Cahiers d’Asie centrale

23 | 2014 Le en mutation Les steppes kazakhes entre colonisation et soviétisation (1800-1920)

Catherine Poujol (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/asiecentrale/2104 ISSN : 2075-5325

Éditeur Éditions De Boccard

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2014 ISBN : 978-2-84743-095-0 ISSN : 1270-9247

Référence électronique Catherine Poujol (dir.), Cahiers d’Asie centrale, 23 | 2014, « Le Kazakhstan en mutation » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 17 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/ asiecentrale/2104

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Peu connue dans nos contrées, l’histoire des steppes kazakhes nous interpelle. Elle nous fascine par le puissant appel au voyage qu’elle suscite en Europe depuis le Moyen Age, comme par l’énigme géopolitique qu’elle continue de poser depuis le début du xxe siècle, quant à sa réalité et son impact dans l’histoire de ses voisins. Conçu comme une succession de terroirs parfois difficilement identifiables, l’espace kazakh résiste à l’analyse des structures de pouvoir, des échanges, des flux économiques, des contraintes sociales, des permanences culturelles, telle qu’on la pratique pour les sociétés sédentaires voisines de Transoxiane, comme de Russie ou de Chine. Il faut donc s’efforcer de combler ces lacunes, au moins d’y contribuer, car il existe une nouvelle école d’études kazakhes qui, à l’échelle locale comme internationale a porté ses fruits depuis deux décennies. La tâche est ardue tant elle est d’envergure, par le silence des sources sur de nombreuses questions et leur forme parfois difficilement exploitable scientifiquement. C’est pourquoi il faut privilégier les études « micro-régionales » ponctuelles, sur des thèmes précis, tout en croisant des approches différentes : historique, politique, sociologique, démographique, anthropologique. C’est là le but du présent ouvrage qui a toute sa place dans la prestigieuse bibliographie des Cahiers d’Asie centrale. Offrir au lecteur occidental soucieux de mieux connaître ce nouvel État du Kazakhstan surgi des décombres de l’Urss, en plein essor économique aujourd’hui, un détour historique par le xixe siècle et le début du xxe, afin d’éclairer ce qui fonde sa personnalité spécifique dans le concert des nations contemporaines. Dédié à Nurbulat Massanov, disparu prématurément le 6 octobre 2006, ce recueil dirigé par Catherine Poujol rassemble, outre les dédicaces d’Irina Erofeeva et de Vincent Fourniau et un article d’érudition de Nurbulat Massanov, les contributions de plusieurs spécialistes du monde kazakh, historiens et anthropologues : Kassym Aouelbekov, Laure du Teilhet, Xavier Hallez, Marlène Laruelle, Isabelle Ohayon, Sébastien Peyrouse, Laura Yerekesheva, qui, en une succession de chapitres très documentés, offrent au lecteur français, un livre rare, s’appuyant sur un corpus de sources difficilement accessibles et pourtant fort utiles pour découvrir la richesse historique et culturelle d’un pays et d’un territoire encore largement méconnus.

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SOMMAIRE

Nurbulat Masanov, le chercheur et le débatteur Vincent Fourniau

Dédicace à Nurbulat Masanov Irina Erofeeva

L'espace kazakh ou comment diviser l'infini

Introduction : Penser la steppe ? Catherine Poujol

Découpage de l’espace et normes de comportement chez les Kazakhs Seïtkassym Aouelbekov

La Grande Horde (Uly Žuz) au croisement des sources Nurbulat Masanov

Of Culture and Religion : The Conversion into Christianity in the XIXth-century Kazakh Steppe (1800 -1850) Laura Yerekesheva

Le temps des ruptures : de la colonisation à la sédentarisation

Aperçu de la colonisation russe des steppes kazakhes (XVIIIe -début du XXe siècle) Marlène Laruelle

Formes et usages du territoire à la période coloniale : la première sédentarisation des Kazakhs Isabelle Ohayon

Le développement d'une intelligentsia entre plusieurs modèles

Akmolinsk entre histoire et mémoire Laure du Teilhet

Du statut d’allogène à celui de citoyen soviétique : la route des Kazakhs vers une autonomie politique (1905 -1920) Xavier Hallez

Les exilés russes et polonais dans les steppes : leur apport à la connaissance et à la russification du monde kazakh Sébastien Peyrouse

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Nurbulat Masanov, le chercheur et le débatteur

Vincent Fourniau

1 Il ne me semble pas possible de publier ce recueil sur le Kazakhstan au xxe siècle sans évoquer ici l’un de ses plus éminents historiens, anthropologues et commentateurs de sa vie publique, Nurbulat Masanov.

2 Nurbulat Masanov est aussi l’un des contributeurs de ce volume et c’est par ses mots mêmes, du moins dans leur traduction, que notre collègue trop tôt décédé peut être découvert ou abordé par le lecteur français ou francophone. Ce lecteur, s’il s’intéresse au Kazakhstan, peut ressentir le besoin d’être guidé, dans l’imposante bibliographie existante en langue russe, vers les ouvrages et les auteurs les plus importants, parmi lesquels N. Masanov se trouve au premier rang. On lui doit des études sur son principal champ de réflexion, les sociétés kazakhes, leur économie et leur culture pastorales ainsi qu’une foule d’articles et d’interviews commentant la vie et la politique kazakhstanaises contemporaines, surtout sur la période du Kazakhstan indépendant, depuis 1991. 3 Nurbulat Masanov jouissait d’une solide notoriété internationale, qui se traduisait par de nombreuses invitations à des colloques sur tous les continents, jusqu’en Afrique du Sud, des rencontres avec des acteurs politiques et économiques et des séjours de chercheur et d’enseignant invité. C’est ainsi qu’il a été plusieurs fois directeur d’études invité à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) comme à la Maison des sciences de l’homme (MSH), où il a pu exprimer ses vues, dans le cadre des séminaires qu’il a donnés, sur les questions du nomadisme comme sur celles touchant au Kazakhstan contemporain. Les chercheurs de Paris ou de passage ont pu s’y entretenir avec lui. Ses liens avec la France se sont renforcés considérablement depuis la fin des années 1990, quand une collaboration suivie s’est établie avec l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC), dont le siège à l’époque était à Tachkent et dont l’activité s’implantait de façon systématique dans tous les pays de la zone centre - asiatique, à commencer par le Kazakhstan. N. Masanov a découvert aussi l’Ouzbékistan

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par le biais de l’IFEAC, ce qui constituait une fierté pour le rôle régional de cet institut et le signe du changement d’époque. 4 Ce changement d’époque, Nurbulat Masanov l’a mis à profit avec une boulimie d’activités de chercheur et de débatteur politique, analysant avec un sens critique sans égal les transformations en cours aussi bien au Kazakhstan que dans l’ancienne urss et dans le monde occidental. Il a été un acteur ardent du débat public du Kazakhstan des quinze premières années de son existence en tant qu’État indépendant et un chercheur fondant les bases d’un nouveau courant d’études sur le nomadisme kazakh. 5 Le père de Nurbulat, Edige A. Masanov, était l’auteur d’une grosse monographie sur l’histoire de l’étude ethnographique des Kazakhs parue en 1966 et que l’on trouve dans les bibliothèques parisiennes. Ce thème de l’histoire de l’étude d’un peuple, qui constituait aussi une nationalité dans la « politique soviétique des nationalités », était un des meilleurs angles à l’époque pour faire valoir à la fois la spécificité d’une culture et pour la mettre en avant parmi les autres peuples soviétiques. Cette monographie illustre le développement, dans chaque république fédérative de l’urss, de sciences sociales réalisées sur place par des auteurs appartenant majoritairement à la nationalité dont la république tire son nom. L’affirmation de ce que l’on pourrait déjà qualifier de pensée nationale, se renforce dans chaque république au sein d’institutions d’enseignement supérieur et de recherche en pleine expansion :les années 1960 et 1970 sont en effet celles de la croissance la plus soutenue dans toute l’histoire de l’urss d’établissements de ce type et du nombre des personnels qualifiés qui y sont rattachés. Les Occidentaux ont longtemps vu les sciences humaines et sociales de l’URSS à travers la production des grands centres européens de ce pays. Le fait que le russe soit devenu très majoritaire dans les écrits académiques, y compris à Douchanbé ou Almaty, a probablement fait illusion auprès des observateurs occidentaux de l’époque sur une sorte d’unicité de la production soviétique, alors que celle -ci peut plutôt être regardée en autant d’entités qu’il y avait de républiques fédératives. Un discours sur soi y a été forgé dans chacune d’entre elles avec une opiniâtreté passionnante à réévaluer depuis que l’URSS s’est écroulée.

6 Nurbulat Masanov, né en 1954 à Karaganda (au Nord -Est du Kazakhstan, le pays de ses ancêtres), a donc été élevé dans une famille de l’intelligentsia kazakhe de la capitale : sa mère était également historienne et son grand -père maternel avait été doyen de la faculté d’histoire de l’université d’Almaty. Il a grandi dans un environnement connaissant une double série de transformations : celles du système ainsi que des sociétés soviétiques. Il est de la génération de ceux qui vécurent dans une société qui atteignait enfin une forme d’aisance, comparativement aux générations précédentes, et qui était partie prenante de changements d’équilibre dont les conséquences ne semblaient pas favorables à Moscou :Prague (1968), l’Afghanistan (1979), Solidarnosc (1980). Avec l’extension de sa zone d’influence à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, l’urss s’était exposée à des crises extérieures et à la mondialisation des crises. Un creuset formidable pour structurer l’esprit dialectique d’un jeune étudiant en histoire qui a toujours cultivé l’analyse conjointe entre contexte local et contexte global, mais aussi pour un jeune homme qui, ayant perdu son père trop tôt, se plongea d’autant plus dans les études pour construire sa vision du monde et son approche critique des événements. 7 Comme souvent dans les familles de chercheurs du Kazakhstan ou d’Asie centrale, Nurbulat suivit le chemin tracé par son père et son grandpère maternel, mais en le

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sublimant et le transformant à la mesure de son intelligence et de sa puissante volonté : il alla au coeur de la spécificité historique des sociétés kazakhes, le pastoralisme nomade. La Civilisation nomade des Kazakhs est non seulement le titre de sa monographie de 1995, qui est tirée de sa thèse d’État, mais ce titre indique également le sens général qu’il a donné à ses recherches sur le monde kazakh. , on pourrait s’en étonner d’ailleurs, il fut un novateur courageux en imposant ce thème par cette monographie importante. La première édition de sa thèse date de 1995 et la deuxième édition, revue et augmentée, sous le même titre, de 2011. 8 Ce livre est la première étude de cette ampleur sur le nomadisme de la partie occidentale de la Grande steppe eurasiatique, qui correspond surtout au territoire de l’actuel Kazakhstan. Cet ouvrage renouvelle entièrement les éclairages portés jusque -là sur la steppe kazakhe et propose la première somme sur le nomadisme kazakh, on pourrait s’en étonner d’ailleurs, écrite dans un remarquable dialogue des disciplines. Il vient combler un vide et reste sans équivalent depuis sa parution. Une analyse des différents milieux végétaux, des conditions climatiques et de la densité des troupeaux, selon les espèces animales élevées, est prolongée par une discussion sur la question des échanges entre groupes nomades et sur l’organisation sociale des Kazakhs. 9 Les représentations du nomadisme en URSS étaient généralement négatives, ce qui ne lui était certes pas propre. Mais dans le cadre d’une production des sciences sociales très contrôlée par le pouvoir politique, le discours académique soviétique sur le nomadisme s’est plutôt porté sur les questions relatives au rôle militaire et politique des grands empires nomades du Moyen Âge ou sur l’étude ethnographique de « petits peuples » éleveurs de rennes du grand Nord ou de Sibérie, dont le caractère nomade correspondait bien, dans tous les cas, aux représentations d’arriération économique et culturelle qui s’attachaient communément aux sociétés nomades contemporaines. Dans ce contexte, il semblait sans doute gênant que la population « titulaire » d’une grande république fédérative devenue agricole et industrielle, le Kazakhstan, puisse être rappelée à un passé nomade récent. En outre, les Kazakhs n’ont jamais formé « d’empire des Steppes » expansionniste – l’autre représentation majoritaire qu’on a de l’histoire des nomades – comme les Mongols ou les Huns. Enfin, l’élimination définitive du nomadisme kazakh au moment de la collectivisation de l’agriculture durant le premier plan quinquennal (1928 -1932), a provoqué une terrible famine dont on ne pouvait encore rien dire à l’époque soviétique. Bien que le sujet de la famine des années 1930 ait pris de l’ampleur dans les publications kazakhstanaises depuis, il n’avait encore pas cette visibilité en 1992. Le thème du nomadisme kazakh renvoyait donc à de multiples réalités et en présentant sa thèse d’État en 1992 sur l’histoire de ce nomadisme, Nurbulat Masanov n’était soutenu par aucun contexte historiographique favorable, par contre, il ouvrait un champ. 10 Ainsi, dans les sciences sociales kazakhstanaises des années 1960 -1980, alors que la majorité des Kazakhs étaient pasteurs nomades moins de cent ans auparavant, il y avait un trou béant dans le discours sur soi : celui de l’étude historique et économique du nomadisme kazakh. L’inspiration académique de Nurbulat Masanov était elle -même la démonstration de son sens critique, car le discours universitaire kazakh avait par ailleurs construit une représentation de l’histoire largement fondée sur la sédentarité kazakhe et sa tradition urbaine, tradition qui ne concerne que l’extrême Sud du pays, notamment le bassin du Syr -Daria, et qui n’est d’ailleurs aucunement contradictoire avec La civilisation nomade des Kazakhs. Au Kazakhstan indépendant, on continue

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d’associer prioritairement la grandeur de l’héritage culturel du pays aux, établissements urbains de sa frange extrême méridionale, qui correspond au contact entre monde nomade et cultures sédentaires et constitua pour cette raison l’un des itinéraires de la Route de la soie. 11 Ce sens critique, Nurbulat Masanov l’exerça également en tant que commentateur de la vie politique de son pays, domaine dans lequel il s’imposa aussi dans le paysage public kazakhstanais. D’ailleurs, il lui arrivait assez fréquemment d’être abordé dans les rues d’Almaty par quelqu’un qui voulait lui témoigner sa reconnaissante « pour ce qu’il faisait » ou que le chauffeur d’une voiture saisie au vol pour une course en ville ne prenne pas d’argent pour exprimer son estime et sa gratitude « pour ce que vous êtes » et « pour ce que vous faites ». Il donnait régulièrement à la presse des interviews sur la situation politique ou économique du Kazakhstan ou sur d’autres pays de l’ancienne urss. Conjointement à cette présence publique, il animait avec ferveur un centre de réflexion sur le Kazakhstan et le monde contemporains, appelé le Politon et créé en 2002. S’y retrouvaient des journalistes, des activistes politiques, des citoyens ordinaires et des intervenants kazakhstanais ou étrangers. C’était un centre très vivant, connu de tous à Almaty, où débats et confrontations d’idées étaient la règle, le climat naturel d’une convivialité sans concession sur les idées de chacun, mais accueillante à la diversité. Le Politon était vraiment un lieu unique. 12 Bien qu’il ait déployé une très grande activité politique durant les dix dernières années de sa vie, Nurbulat Masanov restait profondément attaché à ses thèmes de recherche sur le nomadisme et il luttait en parallèle pour les faire accepter institutionnellement au Kazakhstan. Ce fut enfin le cas en 2005, quand fut créé l’Institut kazakh de recherches scientifiques sur l’étude de l’héritage culturel des nomades, dont il prit la direction. Comme le dit Irina Erofeeva dans sa « Dédicace à Nurbulat Masanov » dans ce volume, il eut le temps, en quelques mois à la direction de cet institut, d’élaborer une stratégie de recherches sur les questions du nomadisme kazakh qui ouvraient des chantiers complètement neufs. Il eut également le temps de réunir une équipe de chercheurs dans des disciplines variées qui firent de l’institut à peine ouvert un lieu d’excellence, réunissant historiens, archivistes, économistes et archéologues. Ces recherches furent poursuivies après sa disparition en octobre 2006 par la nouvelle directrice, l’historienne I. Erofeeva, et par de nombreuses publications, en particulier des atlas historiques du nomadisme. On en donne les titres ci -dessous. Malheureusement, cet institut a été fermé en 2011. Ces études sont la suite naturelle des recherches et de la pensée de Nurbulat Masanov. Il aurait eu soixante ans en 2014.

BIBLIOGRAPHIE

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Liste des publications de l’Institut kazakh de recherches scientifiques sur l’étude de l’héritage culturel des nomades, entre 2007 et 2011

EROFEEVA I.V., 2011, Ot Altaâ do Kaspiâ. Atlas pamâtnikov i dostoprimečatel’nostej prirody, istorii i kul’tury Kazakhstana [De l’Altaï à la Caspienne. Atlas des monuments et des lieux naturels, historiques et culturels remarquables du Kazakhstan], 3 vol., Almaty : Seimar Social Fund.Kz.

2010a, Rol’ nomadov v formirovanii kul’turnogo naslediâ Kazakhstana [Le rôle des nomades dans la formation de l’héritage culturel du Kazakhstan], Naučnye čteniâ pamjati N. E.Masanova. Sbornik materialov meždunarodnoj naučnoj konferencii, Almaty, 23 -24/04/2009, Almaty : Print -S.

2010b, Rol’ nomadov evrazijskikh stepej v razvitii mirovogo voennogo iskusstva [Le rôle des nomades des steppes eurasiatiques dans l’art de la guerre], Naučnye čteniâ pamâti N. E. Masanova. Sbornik materialov meždunarodnoj naučnoj konferencii, Almaty : Lem.

2008, Vklad kočevnikov v razvitie mirovoj civilizacii [L’apport des nomades aux civilisations du monde], Sbornik materialov meždunarodnoj naučnoj konferencii, Almaty, 21 -23/11/2007, Almaty : Daik -Press.

2007, Fenomen kočevničestva v istorii Evrazii. Nomadizm i razvitie gosudarstva [Le phénomène du nomadisme dans l’histoire de l’Eurasie. Le nomadisme et le développement de l’État], Sbornik materialov meždunarodnoj naučnoj konferencii, Almaty, 19 -20/12/2005, Almaty : Daik -Press.

EROFEEVA I.V., AUBEKEROV B.Z., ROGOŽINSKIJ A.E., KALDYBEKOV B.N., ZANAEV B.T., KUZNECOVA L.L., SALA R.D., NIGMATOVA S.A. & DEOM Z.M, 2008, Anyrakajskij treugol’nik: istoriko -geografičeskij areal i khronika velikogo sraženiâ [Le triangle d’Anyrak, un espace géographico -historique et chronique d’une grande bataille], Almaty : Daik - Press.

EROFEEVA I.V., MASANOVA L.E. & ŽANAEV B.T., 2011, Istoriko -kul’turnyj atlas kazakhskogo naroda [Atlas historico -culturel du peuple kazakh], Almaty : Print -S.

ŽANAEV B.T., 2009, Naučnye čteniâ pamâti N. E. Masanova. Sbornik materialov meždunarodnoj naučnoj konferencii [Rencontres scientifiques à la mémoire de N. E. MASANOV. Recueil des contributions de la conférence internationale], Almaty : Daik -Press.

Enfin, indépendamment de cet institut, sa famille a fait paraître l’ouvrage :

MASANOV A., 2007, Â, Nurbulat Masanov. Sbornik statej i interv’û [Moi, Nurbulat Masanov. Recueil d’articles et d’interviews], Almaty : Iskander.

Une large partie de ces titres se trouvent dans les bibliothèques universitaires parisiennes, notamment la Bulac.

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AUTEUR

VINCENT FOURNIAU

Vincent Fourniau, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales(EHESS) et ancien directeur de l’Ifeac, est historien de l’Asie centrale moderne et contemporaine. Sa direction d’études se nomme « Empires et sociétés en Asie centrale ». Il a été directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (Ifeac) de 1998 à 2002. Son dernier ouvrage De l’indigénisation à l’indépendance est à paraître en 2015. [email protected]

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Dédicace à Nurbulat Masanov

Irina Erofeeva

1 Les plus grandes avancées réalisées dans le dernier quart du xxe siècle dans l’étude de l’histoire et de la culture des anciens peuples nomades de l’Asie centrale sont étroitement liées au nom de Nurbulat Masanov (1954 -2006). Cet homme de science et analyste kazakh respecté, d’une personnalité vive et non conformiste, fut un talentueux organisateur des études historicoethnologiques. En tant que représentant éminent de l’école du nomadisme du Kazakhstan, il a apporté une contribution personnelle considérable au développement de ses meilleures traditions, assurant la continuité scientifique et la formation des jeunes cadres historiens et ethnologues.

2 Nurbulat Masanov est né le 20 avril 1954 à Karaganda dans la famille du célèbre savant kazakh Edige Masanov (1926 -1965). Sa famille déménage ensuite à Alma -Ata où, en 1976, il finit brillamment la faculté historique de l’Université kazakhe d’État S.M. Kirov (renommée KazGu et KazNu après 1991). De 1976 à 1986, il travaille comme collaborateur scientifique adjoint et, après 1983, comme collaborateur scientifique principal de l’Institut d’histoire, d’archéologie et d’ethnographie S. Valikhanov de l’Académie des sciences de la République socialiste soviétique kazakhe (IIAE). De 1986 à 1988, il est secrétaire scientifique de la section des sciences humaines de l’Académie des sciences kazakhe. En 1980, Nurbulat Masanov soutient sa thèse de IIIe cycle en sciences historiques intitulée « La politique fiscale du tsarisme au Kazakhstan durant les années 1820 -1860 (analyse sociale et économique) » et, douze ans plus tard, il obtient à Moscou sa thèse de doctorat d’État à l’Institut d’anthropologie et d’ethnologie N.N. Miklukho - Maklaj de l’Académie des sciences de l’URSS, sur le sujet suivant : » La spécificité du développement social des nomades kazakhs durant la période prérévolutionnaire (aspects historico -écologiques du nomadisme) ». 3 En 1995, le texte de sa thèse est publié sous forme d’une monographie intitulée La Civilisation nomade des Kazakhs : les bases de l’activité vitale de la société nomade1. De 1992 à 1998, Nurbulat Masanov enseigne à l’Université d’État al -Farabi (KazGu) où il obtient d’abord le titre de chargé de cours et ensuite celui de professeur. En 1998, il doit quitter l’université contre son gré et, pendant quelques années, travaille comme analyste indépendant dans le domaine du nomadisme et de la politologie. À partir de 1998, il devient également professeur invité à l’École des hautes études en sciences sociales

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(EHESS) à Paris. Durant les trente -deux années de son activité scientifique, il a publié deux cents travaux scientifiques et de vulgarisation scientifique, la plupart consacrés à l’histoire et à la culture des nomades. 4 À la fin de l’année 2005, N.E. Masanov est devenu directeur de l’Institut kazakh de recherches scientifiques sur l’étude de l’héritage culturel des nomades, formé sous l’égide du ministère de la Culture et l’Information de la république du Kazakhstan. Durant les dix mois passés à la tête de cet institut, il a eu le temps d’élaborer une stratégie à long terme pour le développement des études scientifiques consacrées aux problèmes de l’histoire et de la culture des nomades au Kazakhstan, de définir les principales directions de l’activité de la nouvelle institution scientifique et de faire un programme détaillé de son travail. Cependant, le 6 octobre de l’année suivante, le fondateur de cet institut quitte subitement ce monde, laissant sa famille, ses amis et la communauté scientifique désemparés. 5 Nurbulat Masanov avait un esprit créatif, des connaissances et des intérêts scientifiques variés et était l’instigateur de plusieurs idées originales. Dans sa monographie fondamentale et dans une série d’articles spécialisés, il a clairement désigné et étudié en profondeur un large spectre de problèmes diversifiés de l’histoire et de la culture du nomadisme en Asie centrale. Cet homme de science élaborait ses théories avec une vision d’ensemble, appréhendant le nomadisme, autant comme un des modes les plus rationnels à l’époque préindustrielle d’utilisation des maigres ressources naturelles des régions arides couvrant presque le quart de la surface terrestre, que comme mode de fonctionnement social dans des niches écologiques circonscrites au moyen d’une économie nomade d’élevage. Selon sa conception, le nomadisme a joué un rôle déterminant dans la formation du système de gestion de l’environnement et de support économique de la population locale, dans la formation de sa culture matérielle et spirituelle, de sa mentalité et de sa conscience sociale, dans l’établissement de ses relations sociales, économiques et diplomatiques, ainsi que dans son organisation sociale et son système politique. L’histoire, durant trois millénaires, et la culture des peuples nomades du continent eurasiatique ont été étroitement liées avec le nomadisme. 6 Avant Masanov, jamais une approche aussi complète des peuples nomades de l’Eurasie n’avait été entreprise dans les sciences humaines. Il a non seulement été le premier à désigner ces problèmes et à les introduire avec des concepts et des termes nouveaux, mais aussi à observer en détail les mécanismes de l’adaptation de l’homme aux conditions spécifiques du milieu géographique. 7 Selon l’opinion de la grande majorité des savants russes et occidentaux les plus éminents, spécialistes du nomadisme, le grand apport de Nurbulat Masanov a consisté dans sa critique « déconstructrice » et argumentée de la conception classique définissant comme « relations patriarcales -féodales » le caractère de l’ordre social chez les Kazakhs, les Kirghizes, les Mongols, les Kalmouks et autres peuples nomades de l’Eurasie. Sur la base de la systématisation et de l’étude approfondie d’innombrables faits concrets tirés de sources authentiques et d’une vaste littérature scientifique, il a argumenté en détail l’idée du mode de production particulier au monde nomade. Dans ses travaux scientifiques, il a montré d’une manière convaincante que le monde nomade représentait une voie originale de l’évolution historique. De fait, dans le cadre de l’étude de l’histoire, de l’organisation sociale, de la vie politique et de la culture des peuples nomades du monde, l’utilisation de notions et termes empruntés aux

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connaissances venues de l’expérience socio -historique des peuples sédentaires agricoles n’est pas pertinente. Le mérite scientifique le plus important de N.E. Masanov est d’avoir élaboré une telle position théorique fondamentale, ce fut aussi sa plus grande contribution à l’étude des nomades dans le monde. 8 L’approche écologico -historique de la question de l’émergence et de l’évolution du nomadisme dans l’Eurasie continentale était jusqu’alors méconnue dans la science historique ex -soviétique, voire même par une grande partie des historiens étrangers. Elle a été soigneusement argumentée par Masanov à un niveau conceptuel et théorique et elle a été strictement utilisée dans sa pratique de l’étude systémique de l’histoire des Kazakhs nomades. À vrai dire, avant lui, certains auteurs avaient écrit que l’aridité croissante du climat et que son implication dans le milieu naturel géographique avaient servi de conditions contribuant à la genèse du nomadisme dans la partie intérieure du continent. Or Nurbulat Masanov a amplement développé cette idée en établissant que le nomadisme était dans le passé non seulement l’unique mode d’adaptation de l’homme à un milieu aride, mais encore qu’il déterminait souvent la spécificité du fonctionnement du système de production matérielle, le caractère des rapports sociaux chez les nomades -éleveurs de bétail, ainsi que la diversité des formes de la culture matérielle et spirituelle. Son étude détaillée des mécanismes de fonctionnement du mode nomade de production à différentes périodes de l’histoire des nomades de la steppe est également fondamentale, propageant cette approche conceptuelle tant à l’époque soviétique que de nos jours. Dans ce contexte, l’apport essentiel de Masanov, dans l’ensemble de ses travaux sur les nomades, est la remise en question de la thèse classique de l’historiographie soviétique et moderne selon laquelle « le développement évolutionniste du nomadisme s’achève dans la sédentarisation ». Son affirmation argumentée pose, au contraire, que la sédentarisation se produit hors de la principale aire du système nomade, dans des zones marginales et dans les régions sédentaires agricoles. Sur la base de diverses données réelles, incluant les relevés statistiques rapportés dans les nombreuses sources de la fin XIXe -début du XXe siècle, il a démontré que le travail agricole ne constituait pas la condition sine qua non de la sédentarisation des nomades dans les zones arides, et que ce processus lui -même n’a pas connu de développement significatif au sein de la population nomade du Kazakhstan durant la période prérévolutionnaire. 9 Il a examiné de manière absolument inédite les principes de l’organisation sociale chez les nomades eurasiatiques, en premier lieu chez les nomades kazakhs prérévolutionnaires. Les aspects vitaux de la nauté, comme la coopération au travail dans l’exploitation rationnelle des pâturages et du pacage du bétail, ont été révélés par ses travaux qui ont défini de manière assez complète deux types de communautés nomades, « minimale » et « élargie », chacune avec leurs propres fonctions. Ses recherches sur le principe généalogique de l’organisation sociale des nomades et sur la grande variété des structures sociales de la population nomade kazakhe, en tant que « communauté associative » et « organisation militaro -politique », présentent une grande valeur scientifique et pratique. Sur ce thème, il est arrivé à cette conclusion fondamentale : en raison de la faible densité de la population, de l’absence de villes et de villages sédentaires dans les régions nomades ainsi que du faible développement de la division du travail collectif chez les nomades, les formes avancées de pouvoir et du gouvernement ne furent pas développées. Ce qui lui permet d’établir que l’institution d’État fut importée dans la steppe kazakhe par l’Empire russe ; lequel créa sur le territoire du Kazakhstan un nouveau système d’administration territoriale, des

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institutions de pouvoir supra -clanique, un système fiscal, etc. Néanmoins, l’autocratie russe ayant conservé l’ancien système des relations socioéconomiques et de la propriété communale de la terre chez les nomades, l’organisation traditionnelle sociale de la société kazakhe s’était, selon Masanov, adaptée avec succès à ces innovations. 10 À la différence de la majorité écrasante de ses éminents collègues de l’ex -Union soviétique Nurbulat Masanov n’était pas seulement un savant de cabinet étudiant le passé historique des nomades. Obéissant aussi à des buts idéologico -moraux précis, tout en occupant une position civile active, il s’est efforcé de développer dans la pratique la fonction sociale de la science historique et, sur la base de sa connaissance profonde de l’expérience nomade des proches ancêtres des Kazakhs contemporains, il donna d’amples et nombreuses interviews aux organes des mass média ainsi que des recommandations écrites aux divers représentants de l’élite politique nationale sur les voies les plus optimales de réforme de l’économie du Kazakhstan indépendant, ainsi que sur les institutions publiques et gouvernementales. Grâce à sa constante activité culturelle et civilisatrice, politique et sociale, il a incarné le lien entre le passé historique qu’il a étudié au cours de sa vie scientifique et cette époque qu’il a embrassée durant ses années de pleine maturité, joignant par son intelligence et sa nature énergique l’histoire à la modernité, et créant de ce fait une nouvelle forme de connaissance qu’il voulait inscrire dans de nouveaux rapports sociaux.

BIBLIOGRAPHIE

Les idées fondamentales de N. Masanov sont argumentées dans les travaux suivants:

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NOTES

1. Masanov, 1995a.

AUTEUR

IRINA EROFEEVA

Irina Viktorovna Erofeeva, docteur en histoire, est spécialiste de l’histoire du Kazakhstan aux xvIIIe et xIxe siècles. Elle a été la directrice de l’Institut kazakh de recherches scientifiques sur l’étude de l’héritage culturel des nomades de 2006 à 2011, suite au décès prématuré de N. Masanov. Elle a publié sous son nom propre ou en collaboration avec ce dernier et d’autres auteurs de nombreux ouvrages portant sur les khans kazakhs ou la période des premiers contacts entre le monde kazakh et la Russie. Son dernier ouvrage, sous presse, concerne l’héritage épistolaire des souverains kazakhs. [email protected]

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L'espace kazakh ou comment diviser l'infini

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Introduction : Penser la steppe ?

Catherine Poujol

1 L’espace kazakh occupe le nord de l’Asie centrale et partage avec elle une partie de la trajectoire historique qui en fait sa spécificité : la diffusion des tribus scythes, le recouvrement des confédérations turciques, l’islamisation progressive de l’Eurasie jusqu’aux contrées tatares, la conquête mongole de Gengis -Khan, la poussée colonisatrice russe en direction de l’Afghanistan, la construction des cinq républiques socialistes soviétiques « d’Asie moyenne et du Kazakhstan » (selon les termes consacrés) délimitées entre 1924 et 1936 à partir du territoire du gouvernorat général du Turkestan et du gouvernorat des steppes, leur accession à l’indépendance durant l’automne et l’hiver 1991. Le Kazakhstan est d’ailleurs la dernière république soviétique à avoir proclamé son indépendance, le 16 décembre 1991.

2 Lieu de passage de multiples vagues migratoires, de conquérants cherchant de nouvelles fortunes politiques, du cheminement des caravanes quittant la transversalité des Routes de la Soie pour les marchés de l’Oural et de la Sibérie, mais aussi point de départ du premier homme dans l’espace en 1961, les steppes kazakhes conjuguent tradition et modernité. 3 Cet immense territoire de 2,7 millions de km2 (cinq fois la France) et peuplé de 17 millions d’habitants environ a subi de plein fouet un xxe siècle fait de ruptures et de transformations qui ont scellé la disparition du mode de vie nomade, de son écosystème, de son organisation sociale et d’une part considérable de son assise culturelle ancestrale pour l’ancrer dans une modernité démonstrative. 4 Depuis son indépendance, ce jeune État plein d’avenir, ouvert au monde et tourné vers l’Europe se projette vers le futur à travers sa nouvelle capitale judicieusement déplacée vers le centre -nord du pays depuis 1997, après avoir « nomadisé » entre Orenbourg, Kzyl -Orda, Alma -Ata – Almaty. Il est l’héritier d’une culture « traumatisée par l’histoire » dont la richesse n’est pas entièrement assumée, en premier lieu par ses détenteurs, tant ils ont refoulé leur mémoire nomade au profit de celle des urbains, coulée dans le béton des villes. 5 Pour le public occidental, ce territoire des confins évoque l’Empire des steppes en référence au célèbre ouvrage de René Grousset, un lieu difficile à situer aux marges de

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la Russie et de la Chine, connu pour son pétrole et ses matières premières abondantes et pour les documentaires exotiques sur la chasse au vol qui ont fleuri sur quelques chaînes de télévision française depuis la fin de l’urss. Aux mélomanes, il rappelle le poème symphonique du compositeur russe Borodine écrit en 1880 et intitulé « Dans les steppes de l’Asie centrale » où le pas des chevaux et des chameaux se superpose au chant des soldats russes. Comme pour le reste de la région, son empreinte mythique a souvent pris le dessus sur sa réalité historique.

Une histoire paradoxale

6 L’histoire du Kazakhstan est donc paradoxale. Elle hésite entre assurance d’un ancrage plurimillénaire et difficulté d’assumer une mémoire largement immatérielle. Elle doit, pour acquérir sa plénitude, se débarrasser du complexe qui la mine face à l’histoire intangible des sédentaires, partenaires en civilisation dans cette vaste zone centrasiatique dans laquelle les steppes occupent l’espace septentrional entre mer Caspienne et plaines sibériennes.

7 Ainsi l’histoire des steppes kazakhes se doit de dépasser l’arrogance des pouvoirs voisins s’exprimant dans l’urbanité, l’écrit et le durable et qui négligent toute notion de survie économique et d’adaptation optimale, pragmatique et modulable à un environnement inhospitalier. Elle n’est pas entièrement écrite, loin s’en faut. Elle n’est pas complètement mémorisée non plus, sauf à traquer la vérité historique dans les méandres des épopées, des généalogies réelles ou mythiques, des improvisations des poètes -akyn. 8 Il lui faut se reconstruire, patiemment, obstinément, en convoquant toutes les sources disponibles, en faisant le siège des gisements d’archives qui s’ouvrent peu à peu aux chercheurs étrangers depuis deux décennies, quitte à en imaginer de nouvelles, là où les habitudes académiques s’arrêtent, les carcans idéologiques se referment, les questions ne sont pas posées. 9 Tissée d’attendus sur l’immensité des espaces, la fluidité des allégeances, l’oralité des cultures, la rupture de leur mise à l’écrit, cette histoire doit aujourd’hui prouver son originalité en même temps que sa propre existence. En effet, victimes du « syndrome nomade », nombreux sont ceux qui s’interrogent, y compris parmi les Kazakhs contemporains, sur les contours de la culture steppique. Autant mythifiée que méconnue, elle est ancrée dans un passé rémanent et recouvre un terroir sans limites apparentes, mais pourtant encore bien délimité dans l’esprit de ses habitants et de leurs ancêtres, pasteurs -nomades. 10 L’État kazakhstanais contemporain le sait bien, lui qui depuis plus de vingt ans travaille à restituer la mémoire d’une culture malmenée par un xxe siècle sans concession et qui a vu l’achèvement des processus de sédentarisation des nomades impulsés par la domination coloniale tsariste, les grandes famines, les déplacements de population, les répressions massives liées à la révolution bolchévique et au stalinisme dans les steppes, lui qui a payé au prix fort l’industrialisation du pays et sa participation à la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, il réécrit son histoire dans la perspective de combler les « taches blanches », d’en éclairer les drames, d’en magnifier la portée pour les générations actuelles et futures, et surtout afin de produire un sentiment national

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unitaire dans un pays constitué d’importantes minorités ethniques (Russes, Ukrainiens, Ouzbeks, Tatars, Allemands, Ouïgours), en plus de la nation éponyme kazakhe. 11 L’histoire des steppes kazakhes se construit donc dans la contradiction des paradigmes. Elle hésite au long des siècles entre l’émiettement d’entités disjointes et le rassemblement en grandes structures suprarégionales, entre dispersion des pouvoirs et soumission à un chef unique. Elle conjugue le vide des espaces à la pérennité du souvenir, le construit du funéraire au déstructuré du vécu, la rumeur des villes aux silences de la nature intacte ou ponctuellement violentée par la quête industrielle, l’infini des paysages aux limites des zones urbaines. Elle est le lieu de rencontre et de sidération réciproque entre la culture européenne des sédentaires au nord, la culture musulmane des sédentaires au sud et celle « au milieu » des pasteurscavaliers que le xxe siècle a fini par sédentariser. Elle mêle ainsi le temps révolu des grands nomades transhumants à celui des colons descendus de Russie, le temps suspendu des Kazakhs nouvellement citadins, « les Kazakhs de l’asphalte », à celui arrêté des cadres slaves venus mettre en valeur les terres vierges et des innombrables peuples ou individus punis, déplacés en terre kazakhe par un pouvoir coercitif répondant aux contraintes réelles ou supposées de la Seconde Guerre mondiale, tous aujourd’hui à la recherche de leurs racines respectives qu’ils veulent catégoriquement démarquer. 12 Elle illustre enfin la juxtaposition entre la modernité européenne exogène campée sur des soubassements chrétiens, mais largement acceptée par l’ensemble de la population par -delà les brassages ethniques et les déplacements forcés et la double allégeance aux traditions chamaniste et islamique des autochtones, aujourd’hui renouvelées depuis la disparition de l’idéologie soviétique, qui a lancé les citoyens du Kazakhstan dans une quête effrénée de leurs références religieuses et identitaires.

Dépasser les raisons de la méconnaissance

13 L’histoire des steppes kazakhes nous interpelle. Elle nous fascine, malgré le peu de connaissances précises dont nous disposons, pour le puissant appel au voyage qu’elle suscite dans nos contrées depuis le Moyen Âge, comme pour l’énigme géopolitique qu’elle continue de poser depuis le début du xxe siècle, quant à sa réalité et son impact sur l’histoire de ses voisins.

14 C’est pourquoi, si l’on cherche à comprendre les raisons pour lesquelles l’histoire kazakhe est si peu documentée en Occident, on aboutit à un enchaînement de circonstances qui ont, chacune à sa façon, contribué à entretenir ce « trou noir » ou au moins cette « zone grise » historiographique au sein de l’orientalisme européen. Entre les récits des envoyés du pape Innocent Iv auprès de Gengis -Khan, Guillaume de Rubruquis et Jean du Plan Carpin, formant le socle intangible du regard exogène à l’époque médiévale et les travaux soviétiques et postsoviétiques en russe et en kazakh, inaccessibles au grand public occidental, la bibliographie occidentale est peu prolixe sur cette partie de l’Eurasie. 15 L’espace kazakh, vaste portion spécifique de l’Asie centrale constituant un « monde en soi », ce que la période actuelle postsoviétique ne dément en aucune façon, offre donc le paradoxe de la concentration, de l’accumulation et de la conservation mémorielle inversement proportionnelle à la dilution de l’espace et à la rareté du bâti, une sorte d’hypertrophie de la mémoire immatérielle par rapport aux vestiges visibles. L’empilement des héritages qui font accéder cette zone à sa redéfinition

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contemporaine, doit être soigneusement étudié. Il recèle de nombreuses explications pour d’innombrables questions encore sans réponses. Parmi celles -ci, la prédisposition séculaire des habitants de la région à accueillir la modernité et l’innovation, dans le cadre de leurs relations sociales complexes est une des facettes de leur pragmatisme persistant, tout comme leur capacité à inventer de nouvelles stratégies de survie et d’adaptation à leur environnement, en tâchant de les insérer au mieux dans le carcan des traditions qui demeurent une structure formelle, déclarative, parfaitement malléable et évolutive en fonction des contraintes du moment. 16 Les conséquences de cette fascination pour ce qui est vu comme le prolongement dans le temps de l’empire des steppes, sont perceptibles encore aujourd’hui. Elles sont autant individuelles que collectives, à travers les explorateurs, photographes, et autres marcheurs solitaires, les hommes d’affaires qui arrivent en masse, les touristes audacieux (cinq millions seraient attendus pour les trois mois que durera l’exposition internationale « Astana -expo 2017 »). Le caractère illimité des steppes a lui -même contribué à renforcer la puissance onirique de cet immense espace, que le binôme centralité/enclavement n’a fait qu’exacerber depuis le XIXe siècle. 17 Ainsi, le rôle de plaque tournante des échanges commerciaux entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud dévolu à l’Asie centrale en général et à sa portion steppique en particulier, a développé cette idée d’incontournabilité du centre -continental, au moins, jusqu’à la fin du xve siècle, lorsque fut découvert par Vasco de Gama l’itinéraire maritime de contournement de la pointe de l’Afrique en dérivant jusqu’au Brésil. D’espace devant nécessairement être traversé, les steppes sont devenues dans sa portion méridionale, le lieu de déploiement d’un faisceau d’itinéraires à usage local et saisonnier, scellant, surtout après l’arrivée au pouvoir en Perse de la dynastie safavide (en 1500), le début d’une longue séquence d’enclavement qui explique, en partie, l’intérêt suscité en Russie pour son Sud. Enfin, le mythe de la centralité des steppes kazakhes a été largement renouvelé par les géopoliticiens de la fin du xIxe siècle et du xxe siècle, avec le concept de « pivot du monde » de Sir Halford Mackinder et plus tard, la théorie du Rimland promue par des politologues américains comme Nicholas Spykman. 18 Une telle perspective permettait d’inscrire ce territoire dans une nouvelle modernité, laquelle allait radicalement changer la donne dans l’espace steppique pour parvenir aux recompositions géostratégiques contemporaines, aux projets de développement des infrastructures de transport, comme « la nouvelle Route de la Soie ». Depuis la fin de l’urss, ces projets marquent de leur empreinte technologique cette zone du monde au coeur du vieux continent eurasiatique, chemin qui reste le plus court pour relier la Chine à l’Europe, la « fenêtre de la Chine sur l’Europe », avant d’en devenir « La porte ».

La fin du xixe siècle ou l’introduction de la modernité ?

19 Si le pouvoir russe a mis plus d’un siècle à asseoir son influence dans la zone médiane des steppes qui le séparait les déserts méridionaux d’Asie centrale de son propre territoire, il ne lui faudra que quelques décennies pour introduire certains éléments de modernité qui vont favorablement interpeler les cultures locales. Ce dialogue entre innovations technologiques et préservation des valeurs traditionnelles fait incontestablement partie de l’histoire moderne des steppes kazakhes. La construction du chemin de fer Transaralien au début du xxe siècle succède à l’épopée du

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Transcaspien réalisée en marge de la conquête russe des territoires turkmènes jusqu’à Samarcande et Tachkent entre 1880 et 1888. Elle sera complétée par la mise en service du Turksib en 1931, fer de lance de la planification soviétique en Asie. Dès lors, la perception de l’espace et du temps sera radicalement modifiée pour la première fois dans la longue histoire des échanges continentaux par caravanes.

20 Une volonté de renouvellement culturel, de participation aux processus politiques en cours, de reconquête d’une certaine autonomie dans le cadre contraignant de l’administration tsariste touche les élites locales. Dans le même temps, quelques intellectuels russes, notamment Dostoïevski envoyé en relégation à Semipalatinsk pendant quatre ans, voient s’ouvrir devant eux un champ d’application de leurs idées politiques et culturelles, un laboratoire d’expérience du contact avec le peuple, de collecte ethnographique d’une culture en sursis, à la veille de profondes transformations. 21 De périphérie lointaine peuplée de « bons sauvages », remuant et insoumis comme l’écrivait dans sa correspondance avec Voltaire l’impératrice Catherine II qui préférait les voir convertis à l’islam plutôt que restés chamanistes, les steppes devenaient espace central.

La centralité d’une périphérie ?

22 Se pose alors la question du rapport entre centre et périphérie. La ceinture steppique qui place les grands socles sédentaires à une certaine distance les uns des autres, sauf en quelques points névralgiques dans la région des Pamirs et du Badakhchan, ne serait -elle qu’une dilution spatiale de toutes les périphéries ? Certes oui, lorsque l’on se place du point de vue du voisinage sédentaire, mais certes non, si l’on prend l’histoire des steppes au miroir de ses propres questionnements.

23 Le rapport entre l’histoire locale et l’histoire globale doit se faire comme partout, sans que la catégorie « culture nomade », « histoire nomade » même dans son effacement au profit d’une culture sédentarisée, modernisée, constamment réinventée, ne vienne perturber la réflexion. Au contraire, ces catégories doivent quitter leur rôle de seul objet d’étude anthropologique pour accéder pleinement au champ historique. 24 Si les steppes kazakhes ont été plusieurs fois dans l’histoire, une périphérie lointaine pour un Empire ou un État dont le centre de gravité se situait ailleurs, on ne peut que remarquer l’apport original du xxe siècle : celui de forger une centralité nouvelle au sein de ce qui jusqu’alors n’était qu’une périphérie. Telle pourrait être l’histoire de la construction de l’État socialiste kazakh à partir des années 1930 : celle du Kazakhstan, séparé comme entité distincte de l’Asie centrale. Enfanté dans la douleur, mais advenu là où l’espace à dominer était vu en termes de compromis incertain entre la souche kazakhe démographiquement minoritaire et la souche slave, devenant majorité parmi les minorités, au moins jusqu’à la fin des années 1970, lorsque la proportion de Russes, Ukrainiens et Biélorusses a commencé à baisser sensiblement. Le dernier recensement soviétique de 1989 faisait état de 44 % de Kazakhs, pour 40 % de Russes. 25 Dès lors, l’avènement d’un État indépendant s’accompagnera de mesures d’incitation au renforcement de la nation éponyme. En 2010, les chiffres sont les suivants : 53 % de Kazakhs, 30 % de Russes. La majorité mathématique de la portion kazakhe de la population est assurée. Il n’y avait plus qu’à la conforter en appelant vers la mère -

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patrie des milliers de Kazakhs qui l’avaient quittée au cours des deux siècles précédents, appelés aujourd’hui les Oralman. L’histoire du Kazakhstan indépendant s’appuie sur cette nouvelle configuration permettant au peuple kazakh de reprendre possession de l’intégralité de l’espace géographique, historique et culturel tout en ménageant, dans le discours politique, une place pour le multiculturalisme et le dialogue interreligieux, ce qui nécessite un certain savoir -faire politique et social. 26 La création d’une nouvelle capitale à Akmola en 1997, devenue Astana, sera la marque de l’ancrage définitif d’un centre de pouvoir au centre d’un territoire, l’emblème du décollage économique d’un pays et de la volonté de maintenir la souveraineté d’un État unitaire dans les frontières héritées de l’urss quoi qu’il arrive. Il restera aux jeunes générations kazakhes un long chemin à parcourir pour assumer leur héritage mémoriel. Les jeunes citadins notamment devront envisager autrement les milliers de pétroglyphes gravés sur les rochers qui constituent la plus grande bibliothèque à ciel ouvert du monde, se réapproprier la lisibilité des collines innombrables que sont les kurgan abritant les restes des sultans, des poètes fameux ou des bergers anonymes et leur fonction de « signalétique de la steppe » pour se repérer dans l’adyr, l’espace sauvage des Anciens. Il faudra à terme qu’ils assument leur « territoire du vide » dont les entrailles gorgées de ressources fascinent bien au -delà des archéologues et livrent régulièrement des trésors ensevelis, porteurs d’une culture persistante faite de signes d’un passé lointain tout autant que récent, ouverte à l’innovation, réactive à la modernité. Il faudra qu’ils s’approprient l’histoire locale et globale des steppes, l’une et l’autre n’étant à ce jour pas totalement écrites.

De la nécessité des études ciblées

27 L’espace kazakh est situé au coeur d’une Asie centrale dont on connaît les grands mouvements historiques, les conquêtes déferlantes, les ruptures politico -culturelles majeures. Large segment d’une centralité que l’on mesure surtout à l’aune des pressions ethno -politiques, économiques, culturelles exercées par les voisins, il pose en permanence, sans la résoudre, l’équation à plusieurs inconnues du temps long dans un espace non circonscrit, mais traversé de frontières invisibles.

28 Ainsi, outre les périodes tsariste et soviétique pour lesquelles la documentation russe est abondante, ce que l’on a plus de mal à appréhender est l’inscription de séquences historiques complètes dans un territoire délimité. L’histoire des steppes kazakhes est possible dans les grandes lignes, en tant qu’histoire totale sur le long terme. Elle devient plus floue dès lors que l’on s’attache à une question précise dans une portion de territoire donné, à une époque donnée, hormis l’histoire des principales villes du pays, de leur construction à leur devenir actuel à laquelle l’historiographie soviétique et postsoviétique a largement contribué. 29 Conçu comme une succession de terroirs parfois difficilement identifiables, l’espace kazakh résiste à l’analyse des structures de pouvoir, des échanges, des flux économiques, des contraintes sociales, des permanences culturelles, telle qu’on la pratique pour les sociétés sédentaires voisines de Transoxiane, comme de Russie ou de Chine. Il faut donc s’efforcer de combler ces lacunes, au moins partiellement, car il existe une nouvelle école d’études kazakhes qui, à l’échelle locale comme internationale a porté ses fruits depuis deux décennies. Mais la tâche reste ardue tant elle est d’envergure, par le silence des sources sur de nombreuses questions, leur forme

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parfois difficilement exploitable scientifiquement. C’est pourquoi il faut privilégier les études ponctuelles, « micro -régionales » sur des thèmes précis tout en conjuguant les approches différentes : historique, politique, sociologique, démographique, anthropologique. 30 C’est là le but du présent ouvrage : offrir au lecteur occidental soucieux de mieux connaître ce nouvel État surgi des décombres de l’urss, en plein essor économique aujourd’hui, un détour historique argumenté sur ce qui fonde sa personnalité spécifique dans le concert des nations contemporaines. À travers des questionnements précis, des analyses approfondies, une richesse d’approche historique, anthropologique, sociologique, qui témoigne du renouvellement des perspectives de recherches dans cette partie de l’Eurasie, se laissent découvrir l’intérêt et l’originalité de l’histoire des steppes kazakhes au xixe siècle et au tournant du xxe siècle. 31 Dédié à Nurbulat Masanov, disparu prématurément le 6 octobre 2006, ce recueil s’ouvre par un hommage rendu par deux de ses proches amis historiens, Irina Erofeeva et Vincent Fourniau. Il rassemble les contributions de plusieurs spécialistes français du monde kazakh, historiens et anthropologues qui, en une succession de chapitres très documentés, offrent au lecteur français et francophone, un livre rare, s’appuyant sur un corpus de sources difficilement accessibles et pourtant fort utiles pour découvrir la richesse historique et culturelle d’un pays et d’un territoire encore largement méconnus dans une période de profondes mutations. 32 C’est pourquoi cet ouvrage s’ouvre en première partie sur une analyse de l’espace kazakh à travers son organisation immatérielle. Ainsi, dans le premier chapitre, Seïtkassym Aouelbekov s’interroge sur la division d’un espace infini en apparence, mais qui s’organise en une déclinaison de frontières géo -sociales invisibles, délimitant les comportements sociaux en un faisceau d’itinéraires individuels connus et assumés par la mémoire collective. Cette grille d’analyse est appliquée à la société contemporaine en une série d’exemples particulièrement éclairants. 33 Le deuxième chapitre présente une étude approfondie de la très complexe subdivision des tribus et clans de la Grande Horde que l’on doit au grand spécialiste kazakh Nurbulat Masanov auquel est dédié l’ouvrage. Il fournit un exemple très mal connu d’organisation généalogique spécifique au monde nomade dont on comprend qu’elle subira un choc frontal lorsque le pouvoir sera exercé selon une logique de sédentaires, construisant un modèle de gouvernance totalement différent, malgré la persistance de quelques éléments de repérage social pour les ex -nomades confrontés aux transformations du xxe siècle (ce qui sera critiqué par le pouvoir soviétique sous le terme « žuzisme »). 34 Dans le troisième chapitre, Laura Yerekesheva met en lumière une utile présentation des questions religieuses dans la steppe durant la première moitié du xixe siècle. À partir de documents d’archives, l’auteur retrace en particulier la subtile alchimie des conversions au christianisme qui ont touché la partie la plus pauvre des populations nomades, en prélude à l’instauration d’une zone de contiguïté pluriconfessionnelle qui traversera le siècle suivant, par -delà l’idéologie soviétique. 35 La deuxième partie est consacrée aux ruptures politiques et sociales, notamment celles induites par la colonisation russe. Le quatrième chapitre est signé par Marlène Laruelle qui établit la grille événementielle nécessaire à la compréhension de l’émergence du Kazakhstan contemporain dans ses rapports complexes avec la Fédération de Russie. Elle retrace les grandes lignes de la stratégie russe en direction des steppes kazakhes

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dont les multiples conséquences sont déclinées au fil du texte, en termes de relations bilatérales entre le pouvoir tsariste et les trois hordes, de réactions sociales à travers les nombreuses révoltes qui ont embrasé la région et présente les principales dispositions juridiques destinées à la contrôler, la pacifier, la russifier, avant le tournant de la Révolution de 1917. 36 La question cruciale de l’organisation politique et économique du pouvoir colonial dans les steppes est traitée dans le cinquième chapitre par Isabelle Ohayon dans une étude minutieuse de la « première sédentarisation forcée des nomades », des politiques administratives et fiscales qui ont conduit à l’intégration des pasteurs nomades des trois hordes kazakhes au corps social territorialisé entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle. Ce travail complexe qui s’appuie sur de fructueux sondages dans les archives kazakhes permet de mieux comprendre dans quel contexte déjà fortement transformé, vont s’inscrire les bouleversements mieux connus de l’histoire soviétique dans cette zone en général et durant la période stalinienne, en particulier. 37 Une facette localisée des transformations, des ruptures et de la modernisation à l’oeuvre dans les steppes est mise en scène au sixième chapitre par Laure du Teilhet qui relate, dans ses grandes lignes, l’histoire de la région d’Akmolinsk et de la ville de Celinograd, future Astana, ayant servi de ville pionnière pour la campagne des « terres vierges » lancée par Khrouchtchev entre 1950 et 1960 et qui est, depuis 1997, la capitale du Kazakhstan indépendant. Ayant enquêté auprès des anciens pionniers soviétiques vivant encore dans la partie originelle de la ville, l’auteur rend compte d’expériences vécues d’anonymes aux origines et aux idéaux multiples, ce qui tranche avec l’image monolithique en usage encore aujourd’hui. 38 La troisième partie met en exergue l’action des individus exilés par la contrainte ou simplement politisés dans cette région éloignée des zones centrales de turbulences qui vont agiter la fin du xIxe et le tournant du xxe siècle. Sébastien Peyrouse livre au chapitre sept, l’histoire peu connue des exilés russes et polonais dans les steppes, leur production intellectuelle, leur influence sur les intellectuels locaux, leur statut juridique, préfigurant leur participation à l’histoire soviétique locale. L’auteur démontre que la diversité nationale du Kazakhstan contemporain provient en grande part du rôle de zone de déportation dévolu à cette région par le pouvoir russe. Le chapitre huit que l’on doit à Xavier Hallez termine l’ouvrage par une présentation circonstanciée des acteurs et des différentes pièces qui ont eu pour théâtre divers centres de la zone kazakhe à partir des premiers bouleversements révolutionnaires qui ont touché l’édifice impérial tsariste de 1905 jusqu’en 1920, ouvrant la décennie cruciale du xxe siècle. Par sa connaissance intime des archives russes et kazakhes, l’auteur décrypte les méandres politiques et idéologiques qui ont vu la mise en place d’une « autonomie nationale kazakhe », bien avant la création de la République socialiste soviétique du Kazakhstan en 1936. 39 Devant le développement des technologies informatiques liées à la recherche, la mise en ligne de documents d’archives, la mise à disposition de textes auparavant inaccessibles, de sources orales collectées par des anthropologues pouvant séjourner longuement au sein des populations concernées par cette recherche, il nous a paru nécessaire de souligner l’importance grandissante des études ciblées, des bibliographies disponibles pour aller plus loin, des forages ponctuels dans des gisements de sources désormais accessibles, des éclairages spécifiques sur des aspects méconnus de l’histoire kazakhe, politique, mais également intellectuelle, binôme

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rarement convoqué tant il reste tributaire d’une vision essentialiste et réductrice de la culture nomade dans ce qu’elle a laissé comme traces conscientes ou non dans les mentalités du xxe siècle et jusqu’à nos jours. Bonne lecture.

AUTEUR

CATHERINE POUJOL

Catherine Poujol est professeur des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales et l’auteur de nombreuses publications sur l’Asie centrale. Son dernier ouvrage : L’Asie centrale, au carrefour des mondes, Paris : Ellipses, 2013. [email protected]

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Découpage de l’espace et normes de comportement chez les Kazakhs

Seïtkassym Aouelbekov

1 Le milieu naturel que l’homme habite n’est pas neutre. Par ses lieux d’habitation et ses activités, il en occupe une petite partie, au sein d’une nature sauvage et sans limite, et afin de s’approprier le territoire où il vit, de le sécuriser, il le divise. Ce découpage du monde permet à l’homme de s’enraciner sur ses terres.

2 L’analyse des normes traditionnelles de comportement chez les Kazakhs, notamment par le biais de leur droit coutumier, permet de dégager plusieurs éléments structurels de l’espace.

Éléments structurels de l’espace traditionnel kazakh

Šangyraq1

3 Le premier espace est celui de la yourte. L’intérieur de la yourte est séparé de l’extérieur par des éléments sacrés : le seuil [tabaldyryq en kazakh], le treillis qui sert d’armature aux parois de la yourte [kerege], l’anneau de bois qui sert de dôme et de trou de fumée [šangyraq] et les perches courbes qui relient le šangyraq au kerege et forment l’armature du toit de la yourte [uyq].

4 Le šangyraq représente le dôme de la yourte et, par métonymie, la yourte tout entière. Il se transmettait par héritage, symbolisant la continuité des générations. La yourte qui portait le šangyraq hérité du père s’appelait en kazakh qara šangyraq [šangyraq noir]. Lorsqu’ils acquéraient leur indépendance, les fils apportaient dans la maison du père « la part des ancêtres » [aruaqtardyng sybaghasy] – un morceau d’animal abattu. Les objets transmis par héritage étaient rares chez les Kazakhs. Provenant de défunts, ils étaient appelés aruaqtardyng közìn körgen [ceux qui ont vu les ancêtres dans les yeux]. On croyait qu’ils portaient chance et protégeaient du malheur. 5 Une force mystique et secrète était aussi attribuée à la perche baqan 2, comme en témoignent certaines coutumes. Selon I. Ibragimov,

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Si un vol s’est produit dans l’aul [campement] et qu’on ne peut pas retrouver le voleur, alors on prend un baqan et on le plante dans la terre au centre de l’aul. Cela forcera le voleur à avouer car autrement, les Kirghizes [Kazakhs] pensent qu’il devra endurer la colère de Dieu et du baqan.3 6 Un autre élément essentiel de la yourte est la nappe utilisée pour les repas. La coutume kazakhe du nan ustau [serment prononcé le pain à la main] s’est conservée jusqu’à nos jours. L’ensemble des éléments constitutifs de la yourte divise le monde en deux parties hétérogènes : l’intérieur de la yourte [üj ìšì] et l’extérieur [syrt].

7 L’intérieur de la yourte est lui-même socialement divisé en plusieurs parties : à droite, la partie masculine, plus valorisée [ong žaq] et à gauche la partie féminine [sol žaq] ; près du seuil, dans l’espace du bosagha [chambranle] trouvent place les jeunes, les pauvres et les femmes et, dans le fond, en face de l’entrée, dans le tör, s’assoient les personnes d’âge mûr et les riches. Les « étrangers » se placent aux endroits « périphériques » de la yourte, au point de jonction de deux treillis, appelés žapsar ou üjdìng žapsary. Un jeune homme qui vient visiter pour la première fois les parents de sa fiancée est assis au niveau du žapsar. L’organisation intérieure de l’espace de la yourte reproduisait donc un ordonnancement idéal du monde. 8 Sous la voûte du šangyraq, près du foyer inextinguible, vivait une substance immatérielle [yrys, baq ou qut] qui pouvait se manifester extérieurement dans la richesse ou le statut social élevé du chef de famille. Les rites magiques qui suivaient sa mort avaient pour fonction de conserver et de transmettre cette substance. N. Izrazcov écrit : « Lors de la levée du corps, on tourne autour de la tête du défunt un récipient contenant du blé, du riz ou du millet, puis on le fait cuire et seuls en mangent les héritiers »4. Selon R. Karutc : Le premier soir qui suit la mort de quelqu’un, parents et amis se réunissent dans la yourte, prient ensemble et prennent un repas. Après le départ des invités, les gens de la famille mettent du pain et de la viande dans un sac, le tournent au-dessus de la tête du défunt puis en mangent le contenu.5 9 La yourte du chef de la famille étendue s’appelait ülken üj [grande yourte] ; chaque yourte de ses enfants kìšì üj [petite yourte]. Ce modèle se reproduisait à chaque niveau de l’échelle généalogique. Dans la yourte du chef de clan – possesseur à la fois des pouvoirs judiciaire, administratif et religieux, intermédiaire entre la collectivité des vivants et les ancêtres disparus – s’exprimait la solidarité du groupe. G. Balandier écrit à propos du chef couronné en pays kongo : Cet héritier des pouvoirs traditionnels affirme et entretient la suprématie de l’ensemble clanique ; il contrôle le système des interactions établies entre le clan idéalisé et sacralisé (la collectivité des disparus), le clan actuel (la communauté des vivants généalogiquement liés) et la terre clanique.6 10 Chez les Kazakhs, les chefs de clan, les membres riches et influents de la société, étaient appelés aruaqty atalardyng balasy [fils de la génération des esprits des ancêtres qui sont forts].

11 Le fil qui relie le culte des morts, le foyer domestique et la tradition perpétuée par les vivants tisse la corde la plus tangible de la conscience sociale. Les actions profanes répréhensibles menées dans la yourte peuvent offenser la société des vivants comme les esprits des morts. 12 Tout ceci déterminait la sévérité des mesures prises en cas de crimes accomplis à l’intérieur de la yourte. Le vol de biens à l’intérieur d’une yourte était puni d’une amende trois à quatre fois plus importante que s’il avait lieu hors de celle-ci7. Le

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meurtre d’une femme dans une yourte devait être compensé par le paiement d’un qun [prix de la vie d’un homme] complet, alors que, pour réparer le même crime perpétué à l’extérieur, il suffisait d’acquitter la moitié d’un qun à titre de dédommagement8. 13 La yourte était le centre rituel et social de la famille et, plus largement, du clan. C’était précisément dans la yourte qu’avait lieu le rite consistant à réunir le cercle étroit des « siens » afin de prendre des décisions importantes9. La parole y était sérieuse, car le rire nuit au rituel. Comme l’écrit M. Bakhtine, « dans la culture de classe, le sérieux est officiel, autoritaire, il se compose avec la force, les interdits et les limitations ; s’y mêle une certaine dose de peur et d’intimidation »10. Mais dès qu’on sortait de la yourte, le contrôle s’affaiblissait, et c’est à la périphérie que rire et plaisanteries pouvaient trouver leur place.

Esìk aldy

14 Le second espace, appelé en kazakh esìk aldy ou üj aldy, correspond à la surface en croissant qui se trouve directement devant la yourte, délimité d’un côté par les parois extérieures de la yourte, de l’autre côté par diverses constructions destinées au bétail (abris, enclos, piquets d’attache).

15 Selon G. Zagrâžskij : Celui qui passe devant la porte et non derrière la yourte, ou celui qui s’approche directement de l’entrée de la yourte sans s’arrêter derrière (alors que son statut ne lui en donne pas le droit) doit être sanctionné sévèrement. Les chevaux doivent être attachés à l’arrière de la yourte. Les bij 11 réprimandent ceux qui attachent leur cheval près de l’entrée ou sur le côté ; si un tel cheval blesse ou tue quelqu’un, son propriétaire sera redevable du qun pour dommage ou pour meurtre » 12. L. Ballûzek précise que le dédommagement attendu dépendait de l’endroit exact où le cheval se trouvait : « s’il s’avère que le cheval qui a rué était attaché exactement à l’arrière de la yourte comme le veut l’usage, il n’y a pas de qun à payer ; si c’était sur le côté de la yourte, celui qui a attaché le cheval doit s’acquitter d’un demi qun; enfin si c’était presque devant la porte, au niveau du bosagha, alors l’amende équivaut à un qun complet »13. Selon le Code des lois kirghizes [kazakhes], « si quelqu’un frappe une femme qui se trouve dans la yourte ou à proximité [i.e. juste devant la yourte, à quelques mètres de l’entrée] et lui laisse une marque ou une blessure au visage, alors il doit lui payer huit têtes de bétail et un chameau, mais s’il la frappe alors qu’elle se trouve à 40 sažen 14 [85 m] de la yourte, alors il lui suffit de demander pardon.15 16 La coutume du bet ašar [dévoilement du visage] – l’un des éléments du rite de passage lié à l’arrivée de la jeune mariée dans la maison du mari16 – commence au cercle de l’esìk aldy et prend fin une fois le seuil franchi. C’est le bosagha qui constitue ici le centre symbolique ; et le périmètre externe du croissant de l’esìk aldy en forme la frontière intérieure.

17 La partie extérieure de la yourte qui se trouve à l’opposé de l’entrée s’appelle üjdìng arty ou tüz [partie extérieure ou, de manière générale, dehors]. En kazakh, üj ajnalu [aller derrière la yourte] correspond à « aller au petit coin ». Seule la partie antérieure à la yourte est donc dotée d’un contenu sémantique valorisé, tandis que la partie postérieure est renvoyée à la périphérie ; c’est là que se trouve la zone où peuvent arriver les étrangers.

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Üj ìrgesì

18 Le troisième espace est celui qui entoure la yourte et les enclos ; il est appelé üj ìrgesì ou üj ajnalasy. Il commence à la limite de l’esìk aldy et finit à la frontière qui sépare la yourte des autres, à l’endroit où commence, pour ainsi dire, l’espace « public ». L’ùj ìrgesì est marqué par l’enclos où les moutons passent la nuit [qotan], le piquet d’attache pour les chevaux [at bajlaghyš ou mamaghaš] ou la corde d’attache [kerme].

19 V. von Gern écrit que : […] Si quelqu’un doit, pour une raison ou une autre, partir un mardi [jour défavorable], il sort de sa yourte la veille [donc lundi], fait quarante pas dans la direction qu’il doit prendre le lendemain et enterre là une poignée de sel enveloppé dans un linge. Le lendemain, après son départ, il s’arrête à ce même endroit, déterre le sel et l’emporte avec lui afin de prévenir tout danger en route, croyant fermement que, cette réserve de sel pour la route étant partie dès le lundi, cela annule les effets maléfiques liés à un départ le mardi.17 20 Cette pratique magique définit précisément la limite de cet espace, bien que la distance de quarante pas soit évidemment arbitraire et qu’elle varie en fait selon les particularités topographiques.

21 L’üj ìrgesì est une zone de transition où finit le territoire individuel de la yourte et commence celui de l’aul. Le droit coutumier définit avec précision les normes du comportement des étrangers dans ce secteur. Ils devaient accomplir un rituel particulier leur permettant de passer progressivement d’un espace à l’autre, jusqu’à la yourte. L. Ballûzek écrit : Tout voyageur qui passe près d’un aul qu’il ne connaît pas, s’il veut s’y arrêter pour s’y reposer ou demander son chemin, ne doit pas l’approcher de face, mais obligatoirement par derrière et doit s’arrêter à une distance respectable de la yourte. De là, il doit crier : Söjleskendej adam bar ma, au !? [Y a-t-il quelqu’un ?]. S’il a l’intention de passer la nuit dans l’aul, il doit obligatoirement descendre de cheval et s’asseoir le visage tourné vers l’aul, d’où quelqu’un doit nécessairement sortir rapidement pour l’accueillir et lui offrir l’hospitalité, s’il le souhaite. Dans le cas contraire, si le voyageur ne respecte pas ces règles et s’approche sans cérémonie tout près d’une yourte, alors il peut être chassé et les gens de l’aul ne sont tenus d’exprimer aucune amabilité à l’égard de ce malappris. Par ailleurs, il n’est pas interdit à un voyageur d’approcher de l’aul à pied, et même d’entrer dans la yourte sans s’annoncer, à la condition expresse qu’il ait laissé son cheval à une certaine distance de l’aul.18 22 En réalité, le traitement de ce « malappris » pouvait être moins rude. Ce qu’il est important de noter, c’est d’abord le caractère cérémonial et progressif de l’approche de l’étranger – qui doit franchir les espaces les uns après les autres, jusqu’à la yourte – ensuite, l’importance accordée au cavalier – qui doit descendre de cheval et laisser sa monture à distance de la yourte, selon la coutume. Le contraste entre le cavalier et le piéton est d’autant plus frappant que ce dernier, même inconnu, peut s’approcher de la yourte et y entrer sans prévenir19. Tout voyageur a d’ailleurs un statut ambivalent : il est à la fois hôte et étranger.

23 Selon les usages kazakhs, « en arrivant à un aul, il n’est pas de bon ton de s’approcher directement de l’entrée d’une yourte, mais il faut s’arrêter à une vingtaine de mètres et attendre que quelqu’un sorte »20. L’hôte devait approcher lentement, attacher son cheval au lieu convenu : au piquet, à la corde d’attache ou encore au beldeu21.

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24 Les bonnes manières voulaient que les cavaliers, mêmes familiers, mais éloignés à une distance physique définie, contournent la yourte par l’arrière [üjdì ajnala kelu] avant de s’arrêter dans la partie antérieure de l’espace qui s’étend autour de la yourte. Le fait même que le cavalier se trouve à une certaine distance, sur le territoire de l’üj ìrgesì, le soumettait à cette étiquette. Une fois devant la yourte, le cavalier devait descendre de cheval, entrer dans la yourte et manger quelque chose. Le fait de grignoter un petit morceau de pain était déjà une marque de respect envers le foyer de la yourte [nan auyz tiû]. Il ne pouvait s’en dispenser qu’appelé par une affaire urgente, par exemple la recherche de bétail perdu. 25 Quelques traits dominants des normes comportementales peuvent donc être dégagés ; dans le premier secteur, ils éclairent et soulignent le caractère sacré de la yourte et, dans le deuxième, à son abord, ils enjoignent au respect d’un ensemble d’usages.

Aul ìšì

26 Le quatrième espace est l’intérieur de l’aul, appelé en kazakh aul ìšì. Il se trouve entre les périmètres des üj ìrgesì des différentes yourtes.

27 De nombreux règlements du droit coutumier insistent sur la nécessité de respecter dans l’aul calme, silence et ordre. Cris, tapage et disputes sont proscrits à l’intérieur de cet espace. Selon G. S. Zagrâžskij : Celui qui crie et fait du bruit dans l’aul, surtout la nuit, trouble la tranquillité de ceux qui y vivent et se voit passible d’un blâme sévère de la part du chef de l’aul ou du district ; de même, celui qui galope à cheval autour de l’aul ou dans l’aul et perturbe ainsi le calme général, se voit passible d’un blâme sévère de la part du chef de l’aul.22 28 Cette proscription était encore plus catégorique lors des cérémonies rituelles et notamment au cours des repas funéraires. Le tapage aurait été interprété comme un manque de respect à l’égard des esprits des ancêtres [aruaqtardy syjlamau, aruaqtardy qorlau]. Le même auteur remarque : Lors des rassemblements d’une certaine importance, ceux qui se livrent à des disputes, des bagarres ou des esclandres et nuisent à l’ordre établi seront punis de neuf à quinze coups de fouet, à la discrétion du chef de l’aul ou du chef du district.23 29 Ces fauteurs de trouble étaient appelés žiyn buzghan tentek [tapageurs] et ils étaient redevables à l’organisateur de la fête d’un at-ton ajp [tort du cheval-pelisse], soit une amende consistant en un cheval et un habit24. En cas de conflit, les adversaires se demandaient l’un à l’autre de désigner le lieu de leur combat singulier [turysatyn žer].

30 Dans l’espace de l’aul, les normes de comportement des « étrangers » sont réglementées de manière détaillée. Lors de leur première venue, les beaux-parents ne devaient pas entrer directement dans l’aul. Ils devaient faire halte, informer leurs hôtes de leur arrivée et se diriger vers l’aul seulement après y avoir été invités. N. I. Grodekov écrit : Quand il s’approche de l’aul du père de la fiancée, le père du fiancé doit d’abord s’arrêter chez des parents de celui-là puis, de là, faire connaître son arrivée. Alors, le père de la fiancée informe ses autres parents et amis de l’arrivée de la belle- famille et fait monter une yourte pour les invités.25 31 Suivant la coutume d’at bajlau, le fiancé, arrivé pour la première fois dans l’aul de la fiancée, descendait de cheval à la limite de l’aul [aul šetì] et se dirigeait à pied vers la

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maison de la fiancée. Il était accueilli loin de la yourte [üj ajnalasy, üj ìrgesì] et on attachait son cheval, service qu’il devait rétribuer d’un cadeau [käde].

32 Un étranger ne pouvait faire irruption dans l’aul, même lorsqu’il poursuivait un voleur. L. Ballûzek note par exemple : Pour être entré au galop et à grand bruit dans l’aul à la poursuite de quelque coupable que ce soit, et avoir exigé effrontément qu’il lui soit livré, sous la menace de coups ou de meurtre, le fautif ayant perturbé le calme de l’aul doit s’acquitter d’un aiyp [amende] équivalant au moins à un toghyz [lot de neuf objets 26]. Les Kirghizes [Kazakhs] appellent ce délit aulga at-džugurtu [aulgha at žügìrtu]. Un délit semblable, commis alors que l’aul nomadise – migration qui s’appelle koč [köš] – est qualifié d’attaque du convoi, ou kočke-tiû [köške tiû], et équivaut à une attaque de l’ aul une fois installé.27 33 Selon le droit coutumier, les mesures prises à l’encontre des criminels dépendaient du lieu où ils avaient commis leur crime : à l’intérieur ou à l’extérieur d’un aul et lequel. « Si le crime avait eu lieu dans l’aul du criminel, la punition était plus sévère. [...] La peine était allégée si un vol avait été commis dans une autre volost’ [district] » écrit P. E. Makoveckij28.

34 Qu’un Kazakh porte outrage à ses propres parents, qu’il les batte par exemple, était considéré comme un fait rarissime. Selon A. I. Levšin, Si un fils avait eu l’audace d’insulter ou de battre son père ou sa mère, on le faisait asseoir à l’envers sur une vache noire, on lui attachait une vieille pièce de feutre au cou, puis on promenait la vache autour de l’aul en donnant des coups de fouet au fautif.29 35 De son côté, L. A. Slovokhotov note : Quand quelqu’un a volé des membres de son propre aul, on l’étend sur le sol et on fait passer sur son corps les moutons que le juge l’a condamné à livrer en dédommagement.30 36 Faire le tour d’un objet, individuellement ou collectivement, est un rite magique couramment pratiqué dans les sociétés traditionnelles. Chez les Kazakhs, l’accomplissement d’actes répréhensibles tels que décrits précédemment mettait toute la société en état d’alerte rituelle et était susceptible d’attirer des forces maléfiques de l’au-delà [bäle äkelu]. En décrivant un cercle autour de l’aul, le criminel « neutralisait » les conséquences néfastes qui devaient inéluctablement en découler. On disait : Bälesì özìmen ketsìn [Que la malfaisance parte avec celui qui l’a commise] 31. Ce rite place l’homme à la frontière de la vie et de la mort ; il le tue métaphoriquement. Il existe en kazakh une žer qylu [transformer, réduire en terre] et žerden alyp, žerge salu [mettre en terre ce qui a été pris dans la terre] i.e. tuer. Le verbe žerleu signifie « enterrer » ou encore « tancer vertement ». Faire passer le bétail sur le corps représente l’équivalent rituel de « mettre, réduire en terre ». C’est pourquoi le châtiment d’el ajnaldyru [faire le tour de l’aul] était, selon L. A. Slovokhotov, rarement prononcé par les juges.

37 Par ce procédé, l’espace social non seulement se purifiait d’un chaos qui avait dominé pendant un instant, mais aussi conservait intactes pour les vivants la force, la richesse et la prospérité que les Kazakhs appellent baq et qut [baq qašpasyn, yrys ketpesìn]. 38 Des rites analogues étaient également pratiqués à l’encontre des vivants qui changeaient de statut social, qui « s’altérisaient ». Quand la promise quittait pour la première fois l’aul de ses parents pour aller dans celui de son futur mari, l’un des habitants de l’aul lui barrait le chemin [žol kesu].

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39 L’aul représente donc non seulement le lieu d’un ordre social idéal, assurant vie et unité, le terrain le plus favorable au bien-être du groupe, mais aussi une parcelle de terre où se concentrent au plus haut degré des essences spirituelles nécessaires à la vie et aux activités de tous. 40 L’espace de l’aul est socialement homogène. Y vivent les membres d’un même groupe généalogique, unis par l’entraide et la solidarité. Les relations interindividuelles y revêtent un caractère personnel, les actes sont contrôlés par un appareil symbolique et mythologique unifié, par les mécanismes rituels et cérémoniels de la mobilisation et de la sanction sociale. Le signe tangible de l’existence d’un tel espace est le haut degré de contrôle du comportement individuel et collectif ; la part du hasard et de l’anormalité est réduite au minimum dans les stéréotypes comportementaux. 41 Dans l’espace de la yourte, de l’aul et des territoires contigus, le droit coutumier tisse un réseau dense de normes détaillées. Les comportements sont réglementés de manière relative et orientée, le contrôle ayant tendance à se renforcer au centre et à se relâcher au fur et à mesure qu’on s’en éloigne, c’est-à-dire qu’il devient à la fois plus général et moins sévère. L’ensemble de ce territoire est découpé en secteurs formant des cercles concentriques autour de la yourte qui en représente le centre. Les prescriptions citées visent à y conserver l’ordre social par tous les moyens. Ces normes sont orientées différemment selon les personnes auxquelles elles s’appliquent. Pour « nous », les membres de l’aul, c’est l’interdit strict des actions antisociales à l’intérieur de ces espaces. Pour « les autres », i.e. les étrangers, tout mouvement vers le centre n’est autorisé que s’il progresse par étapes définies, respectant un ordre déterminé.

Aul ajnalasy

42 Le cinquième, est l’espace nommé en kazakh aul ajnalasy [territoire autour de l’aul], aul syrty [partie extérieure de l’aul] ou encore aul šetì [extrémité de l’aul]. L’extension de ce territoire dépend des caractéristiques topographiques locales, qui définissent la configuration de l’espace domestiqué. Avant l’intégration dans l’empire russe, à une époque que les Kazakhs appellent žaugeršìlìk zaman [le temps des guerres], le choix des lieux de campement était déterminé par la visibilité qu’ils offraient. En témoignent ces paroles récurrentes dans les épopées : « Üj aldynda qyr bolsa, ertteulì attan nesì kem » [S’il y a un tertre devant la yourte, en quoi le cède-t-elle à un cheval sellé ?]. Sur un terrain plat, s’ouvrant largement à la vue, l’espace domestiqué s’étend loin du centre (la yourte) ; mais si des collines viennent raccourcir l’horizon, la nature sauvage se rapproche.

43 À quelle distance du centre se trouve la limite de l’aul ? Il convient, me semble-t-il, de prendre en compte deux points de vue pour la définir : un point de vue de l’intérieur et un point de vue extérieur. 44 Chez les Kazakhs, le bétail se divise en üjdegì mal [bétail qui paît près de la maison] et en örìstegì mal ou tüzdegì mal [bétail qui paît sur les pâturages éloignés]. 45 Les jeunes et les femelles traites demeurent à proximité immédiat de l’aul. Non loin, pâturaient les moutons, les chèvres et les vaches, surveillés par un berger qui ramène troupeau le soir à l’aul. Ainsi, par les excréments du bétail et l’état des pâturages, il n’était pas difficile de repérer les limites de chaque aul.

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46 Les chevaux sont envoyés dans les pâturages [otar] qui se trouvent à 10 ou 15-20 km de l’aul. Les codes militaires et cérémoniels reflètent cette délimitation. Le fait qu’un détachement fasse halte, drapeau levé, aux abords d’un aul ennemi [auldyng šetì, eldìng šetì] était un appel à la guerre. L’apparition dans le champ de vision de l’aul, signe de non respect des conventions, équivalait à une invasion soudaine. 47 Le droit coutumier marque donc une certaine ambivalence par rapport au territoire de l’aul ajnalasy (ou aul syrty). D’un côté, c’est le prolongement du territoire de l’aul, et certaines exigences du code comportemental y demeurent effectives. Ainsi, les habitants d’un aul étaient punis s’ils n’interceptaient pas ou n’aidaient pas à intercepter un malfaiteur ayant commis un crime à proximité de l’aul. Selon L. Ballûzek, « les habitants d’un aul qui n’aidaient pas à poursuivre des voleurs ayant dérobé du bétail près de chez eux étaient passibles d’une amende »32. 48 Mais d’un autre côté, c’est une zone que des étrangers peuvent pénétrer librement, voire même habiter. Comme le précise N. I. Grodekov : Le fiancé ne peut pas se rendre chez des parents de la fiancée ni dans son aul. Il [l’] attend en dehors de l’aul. Des femmes lui apportent à manger, car il ne peut lui- même aller dans la demeure de son futur beau-père ni même des gens qui lui sont apparentés.33 49 Comme le confirme une autre source, au fiancé « est dévolue une yourte particulière, à proximité de l’aul où habite sa promise » 34. Il n’en disposait qu’après avoir payé la moitié du kalym [prix de la fiancée] ; cette coutume s’appelait qalyngdyq ojnau35 [jeu avec la fiancée] ou encore ìrge basyp, qalyngdyq ojnau [jouer avec sa fiancée après être entré au bord de l’aul].

50 C’est à la limite du territoire de l’aul que se déroulaient les jeux tels que l’alty baqan [la balançoire], aq süjek [l’os blanc]36 ou qyz ojnaq [le jeu avec la jeune fille], dont les règles permettent aux garçons d’exprimer leurs sentiments ouvertement et librement, en touchant de la main le corps des filles. Une conduite effrénée pouvait y être réprimandée, mais pas sévèrement condamnée. C’est là, à la limite du territoire de l’aul et de la steppe, qu’avaient lieu les courses de chevaux [bäjge] et le jeu d’arrache-bouc [kökpar]. Ces jeux populaires, plutôt violents, s’accompagnaient de tapage et de fréquentes disputes. Tout le public s’y mêlait, dans un même élan émotionnel, quels que soient l’âge et le statut de chacun.

Les pâtures

51 Certains auteurs, tels que N.L. Žukovskaâ, qui étudia le découpage du territoire chez les Mongols, incluent les pâtures dans le secteur de l’espace domestiqué37. En réalité, plus on s’éloigne du centre, plus les frontières deviennent floues. Certaines données linguistiques gênent le tracé de lignes de démarcation bien nettes.

52 En kazakh, la notion de « pâture » correspond à plusieurs termes : žajylym, örìs et otar. Žajylym désigne le pâturage en général, c’est-à-dire une surface de terrain suffisamment étendue pour que le troupeau puisse y paître en ordre dispersé. Les Kazakhs distinguent aul mangyndaghy žajylym « pâture près de l’aul» et örìs ou otar « pâture éloignée ». Si l’on retient comme critères les excréments du bétail sur le pâturage et la présence d’un berger qui les surveillait, tel que défini précédemment, alors les pâturages lointains sont certainement exclus de l’espace socialisé.

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53 Je rappellerai par ailleurs cet article du droit coutumier affirmant la responsabilité des habitants vis-à-vis des crimes commis non loin de l’aul38. Par déduction, au-delà d’un certain rayon qui semble correspondre à l’aul ajnalasy, la responsabilité des habitants de l’aul n’est plus impliquée. 54 Le vol de bétail proche [üjdegì mal] était qualifié de vol véritable [urlyq], tandis que lorsqu’il s’agissait de bétail qui paissait sur les pâtures lointaines [tüzdegì mal], les verbes employés étaient alu, ajdap ketu [prendre, enlever (du bétail)]. Si les normes juridiques définissaient précisément le vol véritable, comme en témoigne tout un arsenal de punitions, parfois extrêmement sévères, la deuxième forme de rapine ou de détournement, était qualifiée de manière beaucoup plus floue et ambivalente. Commises en dehors de l’aul, ces rapines n’entraînaient généralement pas de poursuites judiciaires. Dans ce domaine, c’était la loi du plus fort qui régnait. 55 Il me semble que d’autres articles de la loi coutumière kazakhe justifient cette affirmation. Comme l’indique L. Ballûzek’, si quelqu’un a souffert d’un piège à gibier, on considère l’emplacement exact du piège : S’il se trouvait à une distance de l’aul telle qu’à cet endroit, le bétail kirghize [kazakh] a l’habitude de paître, gardé par des bergers, alors celui qui a posé le piège est tenu responsable, en fonction des conséquences subies. Mais si les pièges étaient placés loin de tout aul, au-delà des zones de pacage surveillé, là où seul se promène le bétail sans gardien, alors l’usage […] décharge le poseur du piège de toute responsabilité.39 56 Le même auteur explique : Les vols, et précisément les vols de bétail […] sont d’autant plus faciles chez eux que le bétail paît jour et nuit loin des auls, dans la nature, où la surveillance est difficile. Par conséquent, la situation des voleurs est beaucoup plus enviable que celle des propriétaires.40 57 Ainsi la ligne de démarcation passait entre les zones de pacage proche, surveillé et les zones de pacage lointain, c’est-à-dire, libre.

Adyr

58 Le dernier espace est celui de l’adyr. Les Kazakhs nomment les terres vierges adyr [désert]. L’étymologie de ce mot – lié à un autre partageant la même racine : ajyr (aj [séparer, diviser]) – le définit comme « un lieu vallonné ». Cependant, il dénote la terre « vide », non conquise, non domestiquée. Il a pour synonyme ajdala, construit sur aj et dala [steppe, partie extérieure]. Dans les contes kazakhs, les déplacements du héros dans l’adyr sont conçus comme des errances, où le temps et l’espace s’étirent indéfiniment ; la « route » dure des mois et des années [bir aj öttì, bìr žyl öttì].

59 L’adyr est ambivalent. C’est un « espace sacré » car c’est là que l’homme peut acquérir des dons surnaturels. Qydyr, protecteur et bienfaiteur des voyageurs, habite au fin fond des steppes. En même temps, l’adyr représente une sphère marginale de l’espace, où le monde de la nature est passible d’infiltrer celui de la culture. Là, les signes positifs et négatifs perdent de leur netteté et tendent à se confondre. Les normes culturelles peuvent s’y métamorphoser. C’est le terrain de la mouvance, de l’imprévision et de l’instabilité. C’est pourquoi l’adyr suscite crainte et appréhension. Dans l’épopée Qozy Körpeš - Baân Sulu, le jeune Qozy, allant en secret voir la jeune Baân dans son aul, se

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transforme en berger pelé dans l’adyr, puis rencontre la jeune fille à l’insu de ses parents41. 60 Les hommes d’importance ne s’y promènent pas seuls. Les riches Kazakhs qui partaient en voyage s’entouraient d’une suite nombreuse. La vue de leurs habits permettait de connaître leur appartenance clanique42. Reproduisant tout un corps d’éléments rituels propres à la yourte, comme centre de l’espace domestiqué, la suite extériorisait explicitement son identité individuelle et collective et manifestait ainsi clairement son refus des transformations spontanées dans un espace hétérogène. I. Zavališin écrit : Dans ces déplacements, le riche Kirghize est toujours entouré, non seulement d’une garde d’honneur, mais aussi de nombreux clients […] Une foule de cavaliers l’accompagne et il se sentirait blessé dans son amour-propre s’il sortait de l’aul sans une escorte montée.43 61 Et V.V. Vel’âminov-Zernov de préciser : « La célébrité et la richesse des gens peuvent se déterminer au nombre de ceux qui les accompagnent lorsqu’ils se déplacent à cheval. » 44

62 Le déplacement solitaire d’un homme d’importance en dehors des terres de son clan était jugé comme un fait sortant de l’ordinaire, appelé suyq žürìs [marche froide]. Il éveillait la suspicion et on disait de lui : urydaj žalghyz dala kezu [il est seul, comme un voleur dans la steppe]. 63 Dans les circonstances habituelles, les chefs demeuraient dans la yourte. Tout un groupe de personnes séparait ce centre rituel et social des autres secteurs de l’espace. Ces gens avaient des fonctions spécialisées : les uns, appelés šabarman, transmettaient simplement les ordres et les décisions du chef ; d’autres appelés atarman exécutaient des missions, souvent en employant la force ; d’autres encore pouvaient jouer le rôle de délégués du chef dans des négociations, etc. 64 Le héros du conte Aldar Köse se trouve aux antipodes de ce modèle. C’est un voyageur professionnel, anonyme et solitaire. Il n’a ni nom ni âge. Son surnom est Aldar [le trompeur], köse [sans barbe], car la barbe connote déjà un certain statut social. C’est l’enfant de l’adyr, asocial, dont le comportement échappe à la normalité. Il vit suivant le code de ce monde inconstant. Son art, c’est celui de la tromperie. 65 Dans l’épopée kazakhe Qyz-Žìbek, le preux Tölegen est tué dans la steppe inhabitée, au lieu dit Qosoba45, alors qu’il n’est accompagné de personne de son clan. C’est apparemment à cause du lieu de l’assassinat qu’aucun qun n’est réclamé à titre de dédommagement, bien qu’il soit le fils d’un membre riche et important du clan Žaghalbajly et que le nom du meurtrier soit connu. Une malédiction courante en kazakh exprime explicitement le danger couru par un homme seul dans la steppe : « Adyra qalghyr ! » [Que tu restes seul dans l’adyr !] 66 G.N. Potanin rapporte un mythe d’origine du peuple kazakh. Le fils d’un khan était né tacheté [ala]. Son père avait chassé le nourrisson dans le désert avec sa mère, afin qu’il n’amenât pas le malheur à son peuple du fait de son aspect extraordinaire. Quelques années plus tard, ayant eu vent de l’intelligence et de la bravoure de ce fils banni, le khan l’envoie chercher afin de lui léguer son pouvoir. Sur le conseil de sages bij, il fait partir cent džigit [jeunes gens] non mariés à la recherche de son fils. Ils ne reviennent pas et restent avec le fils du khan dans la steppe. Trois ans plus tard, le khan envoie encore cent jeunes gens, et de même trois ans après. Personne ne rentre. « Étant tous célibataires, ils se livraient souvent à l’enlèvement de femmes et au vol de bétail »46. En partant dans la steppe, les džigit échappent à la soumission au khan et vivent selon

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leurs propres règles, celles de la guerre. Cet exemple illustre bien la versatilité qui règne à la frontière de deux mondes, l’un sauvage et l’autre domestiqué. 67 Enfin, c’est dans l’adyr que s’exprime le potentiel agressif de la société. C’est là, dans cet espace naturel, que sont renvoyés les conflits que les juges sont restés impuissants à régler. Selon le droit coutumier, quand les parties ne peuvent parvenir à un accord, le poursuivant prend l’initiative de se faire justice lui-même. Il opte généralement pour la barymta, c’est-à-dire qu’il vole le bétail de son adversaire, ou de n’importe quel représentant du même clan, le forçant ainsi à subir les conséquences du jugement qu’il a refusé47. L’intensité de l’antagonisme et le degré de violence employée variaient selon les cas, mais il était toujours plus aisé d’obtenir satisfaction quand son propre clan était grand et riche. De cette manière, des barymta mutuelles et successives pouvaient se répéter pendant des années. Mais, quand les parties acceptaient de s’en remettre au bij, « alors aucun lot de neuf choses ne pouvait être dû » selon le droit coutumier, c’est-à- dire aucune amende. De même en cas de blessure. 68 Par l’intermédiaire d’une institution telle que la barymta, le conflit sortait du territoire domestiqué pour se régler en terrain neutre. C’était précisément dans la steppe, sur un laps de temps plus ou moins long, que l’antagonisme devait éteindre l’excès d’agressivité, afin que la société (locale et globale) reconnaisse d’elle-même la priorité du droit sur la force débridée. La dialectique entre liberté et sécurité comporte une dimension spatiale qui s’exprime dans un système dualiste opposant d’une part, la yourte, le sacré et la paix, d’autre part l’adyr, le profane et la guerre. 69 Des voyageurs russes et des fonctionnaires de l’administration impériale ont décrit des réunions publiques kazakhes, par exemple à l’occasion de l’élection des khans. La veille du jour choisi pour l’élection du khan, au milieu d’un grand terrain, on étend des feutres et des tapis ; le lendemain, au lever du jour, tous les sultans et les députés s’y réunissent et s’assoient selon l’ancienneté de leur clan […] Pour débattre des affaires publiques, on choisit des lieux de ralliement... L’assemblée, divisée en cercles, examine les questions proposées au débat, puis tous se réunissent en un grand cercle, où chacun prend la parole selon son rang. Lors de ces discussions, on se dispute, on crie, parfois même on se bat et on se sépare sans avoir rien tranché.48 70 Cette source situe le lieu d’élection du khan dans la steppe. Là, chaque participant a conscience qu’il peut donner libre cours à ses passions, sans risquer de heurter l’honneur de ses adversaires. Il ne peut notamment pas être accusé d’offenser la terre, de ne pas respecter les esprits des lieux, actions condamnées par l’étiquette. Les emportements émotionnels qui s’expriment lors des discussions loin des aul, imputables à l’intensité de la rivalité, sont excusables.

71 La division territoriale était très relative chez les Kazakhs, qui connaissaient autant les terres d’autrui que les leurs propres. En principe, selon A. Leroi-Gourhan, chacun se représente sa terre comme le centre de son univers, d’où il voit le soleil se lever à « son » Est et se coucher à « son » Ouest ; l’immobilité des étoiles lui donne l’impression que le soleil tourne autour de sa terre ; et tous les autres territoires lui semblent périphériques par rapport au sien49. Cependant, les Kazakhs étaient des nomades, qui traversaient et faisaient halte sur le territoire d’autrui. La mobilité relativise la division territoriale mais ne l’annihile pas, car les séjours sur les terres des autres étaient toujours considérés comme provisoires ; ils constituaient les étapes d’un chemin aboutissant toujours au retour sur les terres propres. C’est sur les terres d’autrui qu’on envoyait malédictions et maladies50.

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L’opposition centre-périphérie dans la pratique politique contemporaine des Kazakhs

72 Dans l’actuel Kazakhstan sédentarisé, que reste-t-il du modèle traditionnel du découpage de l’espace et des normes comportementales qui y sont liées ?

73 En paraphrasant l’expression de l’éthique du langage dans les sociétés traditionnelles, je dirais que les Kazakhs ne vont pas n’importe où, n’importe quand et n’importe comment. Je ne me pose pas la question d’étudier la diversité de types comportementaux, d’attitudes qui en dérivent ou sont basées sur ces normes. Je me limiterai à analyser comment l’opposition spatiale centre et périphérie est interprétée dans la pratique politique des autorités kazakhes contemporaines. Deuxièmement, j’étudierai la structure du segment que j’appelle « centre ». Si l’on prend pour le modèle idéal de l’organisation spatiale l’aul kazakh, alors la yourte du chef serait le centre politique (de la même manière, rituelle et sociale). Analogiquement, les hauts éléments de la structure politique seront en l’occurrence le centre politique de la société kazakhe d’aujourd’hui. 74 Dans la société kazakhe, d’une façon ou d’une autre mais continuellement, l’archétype de la Grande yourte est reconstruit. Prenons par exemple la résidence de l’administration d’une région quelconque. C’est un immeuble à l’architecture monumentale. Même dans les années 1990 de chaos et de destruction globale cette résidence restait toujours parfaitement entretenue. Les trottoirs de ses abords propres, il y a un bon éclairage autour d’elle et une équipe de police permanente est présente. C’est ainsi qu’est instaurée une frontière invisible entre le centre et l’univers quelconque de la « masse » du peuple. 75 Après cette première zone, la deuxième ligne s’esquisse. C’est le département d’obtention du laissez-passer. Pour avoir rendez-vous avec n’importe quel fonctionnaire, le solliciteur est obligé de posséder un laisser-passer spécial. L’entrée de ce département se trouve du côté extérieur de la résidence. Le solliciteur doit pouvoir prouver au service que la résolution de son problème nécessite vraiment l’intervention d’un tel haut fonctionnaire. Une fois la permission obtenue, il se présente au poste de police installé à l’entrée de la résidence. Le policier communique par téléphone avec le fonctionnaire, et c’est seulement si ce dernier est d’accord pour l’accepter sans prétexter qu’il est « occupé », qu’il « monte ». Il est si difficile de franchir toutes ces étapes, qu’un citoyen ordinaire, c’est-à-dire de la rue, n’y parvient pas. 76 Ce modèle est reproduit à tous les niveaux du pouvoir politique, ainsi que dans les institutions économiques importantes de l’État. 77 Comment peut-on expliquer cette obsession du cloisonnement du centre sacré ? Pourquoi cet archétype subsiste-t-il ? 78 L’analyse nécessite deux remarques préalables. La société kazakhe du début du XXe siècle appartenait au type traditionnel, « soumise à la souveraineté du mythe ». Étant donné que le mythe comporte une part d’idéologie, c’est-à-dire une fonction justificatrice de l’ordre social, faisons un bref exposé de l’idéologie traditionnelle de l’autorité. 79 Selon la conception traditionnelle kazakhe, c’est aux « gens attitrés », [žaqsylar], qu’est confié le privilège de gouverner le peuple [köpšìlìk], le commun des mortels. Constituées

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de groupes de leaders et de leur proches, ces personnes symbolisent les valeurs et idéaux de la société. Les « gens attitrés » dirigent la masse lui étant moralement supérieurs. C’est ce qu’évoque le mythe kazakh de Majqy bij, l’aïeul de la parole. Il a introduit la rhétorique de l’autorité et a instauré le consensus dans l’univers originellement sourd au dialogue. Il est aussi le premier juge, le garant de l’ordre. Pour que la « multitude » vive et prospère, il faut suivre les « maîtres » [el iesì : propriétaire, possesseur (du peuple)]. Abandonné par le maître, le peuple finit par perdre l’union et l’indépendance. Ces idées de supériorité sont représentées dans le corpus didactique traditionnel et sont le sujet typique de la poésie épique : ayant regagné sa patrie, le héros retrouve son peuple « dispersé aux quatre vents », asservi par des ennemis. Le maître bat les agresseurs, rassemble son peuple, le gouverne. 80 Deuxièmement, il faut élucider l’importance de l’acceptation et de l’adaptation de l’autorité soviétique. Аfin de réduire le désordre et les perturbations qui peuvent résulter de son irruption, la présence bolchevique devrait être « placée » dans la conscience sociale kazakhe. Les mythes populaires des années vingt ont créé l’image de Lénine fantastiquement riche, désirant partager sa richesse avec les pauvres. Une anthologie sur ce thème, publiée à cette période et consacrée à l’anniversaire de la révolution d’Octobre, en est un parfait exemple. Imaginant l’autorité bolchevique comme un homme fort et impérieux, l’un des auteurs suggère à la jeune génération : « Tiens-toi au bas de son manteau , alors tu as bien assuré ta vie ». Rendons-nous compte du rôle de l’appareil idéologique dans l’apparition de ce type d’idées. Notons toutefois que l’éloge d’une puissance mythique et autoritaire n’était pas complètement étranger « à la plume » de créateurs populaires. C’était plutôt la suite d’une longue tradition mythologique. L’image de l’administration coloniale russe en tant que force omniprésente [à longue quryq » 51 et toute-puissante a subi un léger vent de transformation, car les soviets ainsi que l’empire tsariste étaient, pour les Kazakhs, les mêmes Russes. 81 D’un autre côté, de nouveaux cadres politiques recrutés dans les basses couches sociales kazakhes ont identifié leur propre rôle avec celui des chefs traditionnels, intégrant l’ancien modèle dans le système global. Cette tendance s’exprimait en mode de fonctionnement technique de la nouvelle bureaucratie locale (arbitraire administratif et bureaucratique, corruption), ainsi que politique (poursuite de la lutte inter clanique à travers les appareils étatiques). Quoique critiqué, ce phénomène n’était jamais considéré par les autorités russes comme un problème d’importance politique capital. J’en vois les raisons suivantes. En termes stratégiques, les nouveaux dirigeants kazakhs n’empêchaient le pouvoir central de « geler » la vie politique locale que dans un cadre contrôlé par eux-mêmes. Ils accomplissaient parfaitement la fonction de médiateur entre la société kazakhe et l’autorité russe, amortissant ainsi les effets négatifs de leur présence et la légitimant. La « simplicité » de la doctrine bolchevique, au moins dans l’interprétation locale, c’est-à-dire le modèle bipartite de la société (« adeptes » – membres du parti bolchevique et « masse »), ainsi que du pouvoir (« chefs » des communistes et de « simples membres ») a déterminé le caractère spécial d’identification de l’autorité soviétique. Un accord tacite avait été mis au point : alors que les Russes observaient en toute discrétion et à son insu les « maladies de croissance » de la bureaucratie kazakhe, celle-ci exprimait sa loyauté envers les premiers. Il est vrai que de telles déductions nécessitent des précisions, elles nous permettent néanmoins de remettre en cause la thèse d’un total désaccord entre le système soviétique et la structure de la société kazakhe. En réalité, il semble qu’entre

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ces deux univers culturels il y avait matière à entamer un processus d’adaptation mutuelle, même superficielle et hors norme. 82 À présent, nous pouvons passer de la description du modèle idéal kazakh au fonctionnement de celui-ci dans le système politique global. Au Kazakhstan post- soviétique, on constate l’intérêt croissant pour l’histoire traditionnelle (réelle et mythique). Leur passion pour l’histoire généalogique, dite šežìre, en est la meilleure preuve. Le président actuel du Kazakhstan N. Nazarbaev se nomme le descendant direct, à la huitième génération, du Qarasaj batyr, qui vécut au XVIIe siècle. L’aspect mythique de cette histoire laisse entendre que l’esprit protecteur de son ancêtre sous la forme d’un tigre rouge tacheté, qyzyl šubar žolbarys, protège maintenant N. Nazarbaev52. 83 On peut observer le profil pratique de cette tendance, ayant pour but de mettre en évidence la nature unique et exclusive de sa personnalité, et implicitement le caractère sacré de son pouvoir. Pendant la campagne présidentielle de 2005, au cours de laquelle N. Nazarbaev renouvela son mandat, à chaque étape, le même scénario était mis en scène : il posait la première pierre d’une future usine, d’un hôpital ou d’une école etc. ; il distribuait des cadeaux pour les vétérans de la guerre, pour les personnes âgées ; il offrait aux jeunes mariés les clés de leur appartement. La cérémonie évoque toujours des actions profondément généreuses, sources de bien, garantes de l’avenir ; par ces manifestations mêmes, la distance entre la « masse » et ce que lui représentait était bien marquée. Le contraste est d’autant plus remarquable qu’ordinairement il se montre très rarement en public. Les détenteurs du pouvoir évitent habituellement toute rencontre privée avec les citoyens. 84 Je dois dire que le phénomène des voyages officiels du chef de l’État n’est pas une invention récente. Ils ont fait partie des moyens de manipulation de la société par le régime communiste en vue de sacraliser et légitimer leur monopole. Dans cette entreprise, une importance primordiale est accordée au plus haut dirigeant kazakh. 85 Prenons par exemple le Premier secrétaire du parti communiste d’une région. Ordinairement, il se déplaçait très peu vers la périphérie. À la différence des instructions qui, elles, circulaient vers les organisations « basses » – comité communistes de départements, celles de sovkhozes et des kolkhozes. Dans l’autre sens, les rapports de prise de mesures « remontaient ». Si parfois, il entreprenait la visite d’une exploitation, on procédait d’une façon spéciale : la visite se préparait. Qu’est-ce que cela signifie ? Le mythe idéologique communiste se représentait comme une source exclusivement créatrice, matérialisée dans la lutte permanente contre les forces destructrices du désordre (« les difficultés provisoires » selon le langage officiel). Selon cette conception, le symbole du pouvoir ne pouvait en aucun cas aller de pair avec les forces du « désordre ». Le drame de la « bataille » entre deux natures antagonistes se déroulait à l’arrière-plan, hors de l’écran de la télévision officielle, par exemple. En pratique, cela impliquait que pour résoudre un problème soudainement apparu, un fonctionnaire était envoyé en mission. Tout problème devait trouver sa solution (réelle ou apparente) par l’intermédiaire de ce fonctionnaire. Apparaissait alors le personnage du Premier secrétaire. L’ensemble des événements successifs étaient donc destinés à renouveler le mythe. 86 Là où les procédés spéciaux ne pouvaient jouer ce drame, le symbole politique n’apparaît jamais. Dans l’année 1976, suite à une fuite de gaz sur le pipeline qui passait à travers mon aul et à l’incendie qui en avait résulté, cinq personnes sont mortes. Le troisième fonctionnaire de l’échelle de la région arriva en hélicoptère, mais pas le

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premier. Pourtant, mon aul n’était qu’à trente kilomètres du centre administratif de la région. 87 Aujourd’hui, quand je demande pourquoi les personnes les plus importantes ne rendent pas visite là où c’est le plus urgent, on avance la raison suivante : à quoi servirait, disent-ils, la visite, si la catastrophe s’est déjà produite ? Il est amplement préférable d’y aller avec un plan précis dans la poche. « Le Premier, soulignent-ils, ne peut parler, c’est-à-dire promettre quelque chose, qu’une seule fois. Il faut donc que le moment de son intervention soit le même que celui de la mise en œuvre du processus de réparation pour que sa venue (promesse du pouvoir) corresponde à l’instauration de l’ordre idéologiquement idéal ». Quand j’exprime une autre méthode en leur disant que ce serait bien plus efficace que le chef vienne le premier pour avoir les informations de « première main », ils répliquent brièvement : « On fait ça, parce que c’est comme ça ». Une telle logique exclut par définition un déplacement non ritualisé, sous entendu « banal ». C’est l’expression de la tendance du système global à transformer la conception kazakhe des rapports sociaux traditionnels en rapports-type de l’individu à l’État contemporain. Ce rapport de force entre les dirigeants et la société ordinaire joue un rôle considérable. 88 Dans la société traditionnelle kazakhe ainsi que celle d’aujourd’hui, la relation politique entre la société et l’autorité est unilatérale : la première manifeste un système de dépendance envers le sommet de la pyramide administrative, politique, économique, etc., alors que, face à elle, l’État conduit l’appareil gouvernemental. Si l’on transpose cette logique en termes spatiaux, nous constatons qu’il n’y a pas d’espace politique en dehors du centre politique. Au peuple périphérique correspond l’espace indifférent de la « rue ». Le mot kazakh dala signifie « en dehors de la maison », ainsi que « dehors » en général, le désert. 89 Selon cette conception, le Premier personnage symbolise l’autorité unique locale, il est associé au « maître » de l’unité territoriale. Il s’ensuit que toute forme de manifestations n’ayant pas été lancée, sanctionnée par le Centre est culturellement aberrante. Son rôle ainsi conçu le rend responsable de la totalité des faits. Dans un entretien, le rédacteur en chef de L’Encyclopédie kazakhe des grands personnages, D. Ašimbaev, en évoquant un éventuel changement politique après les élections présidentielles, écrit : Quand le rating (pourcentage du scrutin en faveur du chef d’État) est le plus haut et celui des opposants le plus bas, c’est ce qu’il y a de naturellement mieux pour lui (le chef d’administration) [...] Celui de la ville d’Almaty par exemple (où le rating du chef d’État a dépassé tout ce qu’on pouvait attendre), il peut dormir sur ses deux oreilles […] alors que ceux dont les résultats sont médiocres ont tout à craindre.53 90 Ce modèle dualiste centre-périphérie est en réalité le reflet de deux univers antagonistes de codes et de symboles dirigeants les normes comportementales. Pour simplifier l’analyse, prenons le mode d’organisation des manifestations urbaines. Traditionnellement, dans une situation de confrontation sociale, le chef était placé en tête, à cheval. Son statut et son segment spatial lui imposaient ce modèle précis, de façon impérative. Or, la forme actuelle est en contradiction avec cette configuration culturelle. Je citerai un exemple qui illustre cette contradiction. Au milieu des années quatre-vingt-dix, les ouvriers des mines de phosphore de la petite ville de Žangatas dans le sud du Kazakhstan étaient sortis de la ville et se dirigeaient vers le centre de la région pour réclamer le salaire qu’ils n’avait pas perçu depuis des mois. À la tête des manifestants marchait l’opposant Petr Svoik. J’écoutais cette information à la radio

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avec mes camarades. « Récemment, Šerkhan Murtaza a visité la région. Les compatriotes lui ont offert un cheval et un manteau traditionnel. Où est-il donc maintenant ? » a remarqué l’un d’entre eux. Murtaza était à l’époque rédacteur en chef du journal officiel de la république, et cela équivalait à un grade important dans la hiérarchie. Selon la coutume, le cadeau est un simple signe de respect. Cependant, dans ce cas précis, le don ayant été fait lors d’une fête régionale, il devait en retour rendre divers services mentionnés par mon camarade.

91 Je n’énumérerai pas toute la gamme des difficultés fragilisant la situation de Murtaza. Je me bornerai à souligner les éléments suivants. L’organisation d’une manifestation de type européen (marche à pied) va à l’encontre de son identification sociale en tant qu’homme vénérable et de son poids politique. Il subit une triple disqualification : a) il se montre « faible » parce qu’il se trouve, spatio-culturellement, « en dehors » ; b) de ce fait, il se met a priori en confrontation ouverte avec le « centre » ; c) ce qui signifie, l’exclusion du domaine de la parole, c’est-à-dire du processus politique au sens sens le plus large du mot. À la tête des manifestants, Petr Svoik estimait que les valeurs de Murtaza étaient secondaires. Dans une certaine mesure, il est donc justifié d’en conclure que la discrimination politique de la société kazakhe est un simple effet de la « discrimination symbolique » de la « rue ». Reprenant l’idée de Ralph Linton nous pouvons noter que : 92 [...] puisque toute culture est une configuration dont les parties sont mutuellement adaptées, l’introduction de tout nouvel élément culturel bouleverse du même coup l’équilibre de l’ensemble. Pendant les premières étapes de son adoption, au moment où il est encore une alternative, il est toujours en concurrence avec quelque autre élément ou groupe d’éléments ; pour que, finalement, il puisse faire partie du noyau de la culture, c’est-à-dire devenir un universel ou une spécialité, de nouvelles adaptations sont nécessaires.54 93 Enfin, le procédé selon lequel les hauts fonctionnaires kazakhs paraissent en public est constitué d’une combinaison de ces divers éléments. Pendant le « voyage à travers le pays » de l’actuel président du Kazakhstan, N. Nazarbaev, à chaque étape, son itinéraire est couvert d’un tapis rouge de deux à cinq mètres de large et de deux cents à trois cents mètres de long, bordé de policiers ; ses gardes du corps l’entourent. Les étudiants des collèges, des universités participent à la scène et l’acclament. Il s’arrête là où « les représentants du peuple » expriment leur gratitude. Les groupes folkloriques chantent, dansent, le Président se mêlant parfois à eux. 94 La scène représente plus qu’une situation d’interaction entre chef de l’État et le peuple. L’événement a lieu sur un territoire dont la nature n’est pas neutre. Chez les Kazakhs, on l’a vu, l’espace est toujours « à quelqu’un » – une unité « appartenant » à un maître. De ce point de vue, la visite du chef de l’État est considérée par le gouverneur local comme une visite personnelle chez lui. Il accueille le Président à qui il doit personnellement tout ce qu’il est : selon la Constitution, les gouverneurs sont nommés par le Président. 95 Il est parfaitement conscient du fait que son chef est au courant de tous les problèmes du pays : le fossé entre les riches et les pauvres, la corruption totale du système bureaucratique, le mauvais fonctionnement de la justice, l’arbitraire des forces de l’ordre, etc. Il est conscient de ce qu’on attend de lui. C’est pourquoi il ne peut pas laisser les choses suivre leur cours, c’est-à-dire permettre aux citoyens d’accéder au Président. Il met en pratique l’ensemble des moyens dont il dispose pour exclure toute

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possibilité de contact spontané avec ce dernier. Le tapis rouge, la musique de haut- parleurs, les groupes de danses et chants folkloriques sont censés l’y aider. 96 Porteurs des mêmes modèles culturels, les acteurs sont conscients du code du lieu. La scène se déroule dans un espace profondément « sauvage » contre la volonté du chef local de lui attribuer des valeurs positives. Le Président est « en route ». De ce fait, deux stratégies objectivement opposées coexistent. La première est celle du Président qui veut éviter ce champ d’action peu contrôlable et résolument hostile à la conception de son pouvoir prétendu sacré. La deuxième relève de la société qui cherche à « capturer » le pouvoir caché derrière le décor pour lui révéler une autre réalité. Le code de la « rue » veut que le plus habile l’emporte. J’ai assisté à une scène typique de ce procédé. Cela s’est passé lors de l’arrivée de N. Nazarbaev dans une région. On voyait des milliers de drapeaux, de slogans. On entendait la musique ; le public scandait « N. Nazarbaev – notre Président ! », « Houra ! ». L’un après l’autre, les « représentants du peuple » exprimaient leur gratitude. Alors qu’il passait par le couloir, une fillette de six ou sept ans à qui les policiers n’avaient certainement pas prêté attention, surgit et remit une lettre au Président. Le lendemain, j’appris que c’était une lettre de ses parents qui demandaient une aide pour se loger. Le plus malin est celui qui gagne. Plus un fonctionnaire est haut placé dans la hiérarchie, plus les comportements de ceux qu’il côtoie sont normalisés, afin d’éviter toute « errance ». Le hasard et l’écart par rapport aux règles créent de l’ambivalence et éveillent les soupçons, dont tous jusqu’aux plus puissants, refusent de devenir les victimes involontaires. 97 Ces petites ruses, ces manifestations soudaines de modèles traditionnels nous font pénétrer au cœur du fonctionnement du système politique. Le phénomène culturel que j’appelle, faute d’un meilleur terme : « les normes de comportements spatio- culturellement déterminées », étant une partie constitutive des coutumes régulant la vie quotidienne, on les retrouve dans le fonctionnement des institutions étatiques, dans l’établissement de diverses formes de la hiérarchie, ou en tant qu’instrument de stratégie de sacralisation du pouvoir d’un parti politique ou d’une personne. 98 C’est aussi une force conservatrice, car elle résiste aux innovations venues de l’extérieur : les éléments sociaux alternatifs, culturellement « étrangers », ont du mal à s’y adapter. Le modèle constitue également un moyen légitime de l’organisation et de la gestion du conflit interne de la société.

Pour conclure

99 Les Kazakhs divisent grossièrement le milieu naturel en deux espaces, l’un domestique et l’autre sauvage. Celui-là se décompose à son tour en plusieurs parties symboliquement hétérogènes, où les normes de comportement connaissent de grandes variations, notamment du centre à la périphérie. La yourte du chef de l’aul représente le centre social, spatial, symbolique et rituel de la société locale. La conduite y est strictement ritualisée et le contrôle social y atteint son point culminant. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre, les prescriptions comportementales s’assouplissent et deviennent facultatives. Dans l’adyr, espace sémantiquement « vide », envers du miroir où les modèles sont inversés, sont renvoyés tous les actes servant d’exutoire au potentiel agressif accumulé au sein de la société. Le contraste des normes comportementales entre le centre et la périphérie conduit à l’existence de mécanismes servant d’éléments de liaison ; ils permettent d’éviter au centre, incarné par le chef de

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l’aul, d’être directement confronté aux agissements excessifs caractéristiques de l’adyr et jouent également un rôle d’intermédiaire dans les relations avec autrui.

100 La vie politique actuelle au Kazakhstan montre la persistance de certains principes présents dans la société traditionnelle, tel le caractère relatif des valeurs qui varient selon les lieux. Conscients de ce découpage spatial, les acteurs, bien que sédentarisés depuis longtemps, ne cessent d’en jouer. 101 Traduit du russe par Carole FERRET

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NOTES

1. La translittération utilisée pour les mots kazakhs suit la norme NF ISO de juin 1995. Les ethnonymes sont écrits en transcription francisée (N.d.T.). 2. Baqan : perche à l’extrémité fourchue, utilisée lors du montage de la yourte pour la mise en place du šangyraq. 3. Ibragimov, 1878, p. 241. Au XIXe siècle, les Russes appelaient les Kazakhs actuels Kirgiz-Kajsak ou bien simplement « Kirghizes ». 4. Izrazcov, 1897, p. 9. 5. Karutc, 1910, p. 81. 6. Balandier, 1974, p. 226. 7. Zagrâžskij, 1876, pp. 102-103 ; voir Tronov, 1891, p. 86 ; MKOP, 1998, pp. 68-69, 71, 177. 8. MKOP, op. cit., p. 275. 9. Makoveckij, 1886, pp. 49-50 ; Mkop, op. cit., p. 362. 10. Bakhtin, 1965, p. 101. 11. Bij : juges populaires kazakhs qui souvent étaient aussi chefs de clan. 12. Zagrâžskij, 1876, p. 171; Каrutc, 1910, p. 81. 13. Mkop, op. cit., pp. 284-285 ; cf. Törequlov & Qazbekov, 1993. 14. 1 sažen = 2,13 m. 15. MKOP, op. cit., pp. 54-55. 16. Dans le Sud kazakh, il se déroule ainsi : la jeune mariée, qui vient de franchir le seuil de sa nouvelle maison, est conduite en dehors du cercle de l’esìk aldy. Deux jeunes femmes la soutiennent par les avant-bras (bìlek). Un homme, généralement jeune, lui présente, sous une forme poétique, les parents du fiancé. Dès qu’il cite un nom, la fiancée et les deux femmes qui l’accompagnent s’inclinent puis avancent de quelques pas, pour s’incliner devant la prochaine personne qui sera nommée. Le rite de passage s’achève lorsque la fiancée est menée dans la pièce [törgì bölme] où mangent les anciens et les parents les plus respectés, devant lesquels elle s’incline. 17. Von Gern, 1899, p. 3. 18. MKOP, op. cit., pp. 292-293. 19. MKOP, op. cit., p. 293. 20. Karutc, 1910, p. 81 ; Zagrâžskij, 1876, p. 17.

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21. Beldeu : corde fixée serrée autour du kerege, au-dessus du feutre qui le recouvre, afin de le maintenir en son milieu. Comme signalé plus haut, le cheval doit être attaché à l’arrière de la yourte. 22. Zagrâžskij, 1876, pp. 170-171, 134 ; voir aussi MKOP, op. cit., pp. 283, 294. 23. Zagrâžskij, op. cit., p. 170. 24. MKOP, op. cit., pp. 283, 294. 25. Grodekov, 1889, p. 59. 26. Toghyz [neuf] : dédommagement composé de neuf têtes de bétail, que le coupable d’un délit ou d’un crime est condamné par le juge à verser à sa victime. Pour plus de précisions, voir Slovokhotov, 1905, pp. 131-132. 27. MKOP, op. cit., p. 283. 28. Makoveckij, 1886, pp. 65, 81 ; MKOP, op. cit., p. 374, 388-389. 29. Levšin, 1832, p. 369. 30. Slovokhotov, 1905, p. 137 ; voir aussi Grodekov, 1889, pp. 246-247. Cette coutume s’appelle en kazakh mojnyna qurym ìlìp, aul ajnaldyru. 31. En kazakh, bäle (ou bäleket) désigne une force maléfique, susceptible d’apporter le malheur. 32. MKOP, op. cit., p. 287. 33. Grodekov, 1889, pp. 62-63. 34. Mkop, op. cit., p. 102 ; voir aussi Mkop, p. 335. 35. Le verbe ojnau a deux sens en kazakh : 1) jouer ; 2) avoir des relations sexuelles (hors mariage). Ojnap qoû [avoir joué (avec quelqu’un)] signifie « tomber enceinte sans être mariée » ; et, avec un partenaire d’âge mûr, on dit žanasyp qoû [avoir été en contact]. 36. Dans le jeu aq süjek, jeunes filles et jeunes gens partent de nuit, à la lumière de la lune, chercher un os blanc jeté dans une direction inconnue. 37. Žukovskaâ, 1986, pp. 118-134. 38. Mkop, op. cit., p. 287 ; cf. supra § 5. 39. Ibid., p. 283. 40. Ibid, p. 224. 41. Batyrlar žyry, 1959, pp. 405-424. 42. Dans le roman de Mukhtar Äuezov, Abaj žoly, on trouve plus d’une dizaine de sortes de couvre-chefs [börìk] des divers clans et tribus de l’Est kazakh. 43. Zavališin, 1867, p. 119. 44. Vel’âminov-Zernov, 1853, p. 8. 45. Oba : tas de pierres qui servait à marquer la frontière entre les territoires de deux clans ou de deux tribus. Qosoba signifie « double oba ». 46. Potanin, 1916, pp. 54-55. 47. Voir Grodekov, 1889 ; Fuks, 1948, p. 150. 48. Gejns, 1897, pp. 93-94. 49. Leroi-Gourhan, 1965, p. 162. 50. Al’žanov, 1895. 51. L’image en question correspond à une longue perche au bout de laquelle est fixée une corde [quryq]. 52. Selon la légende du clan Šapyrašty, Altyn abyz, le prophète – le père de Qarasaj batyr – prévient son fils qu’une sécheresse se prépare. Il donne donc l’ordre d’emmener le bétail ailleurs. Esìm, célèbre khan des Kazakhs, ne prête pas attention aux paroles du prophète et son pays connaît une terrible famine. Pour sauver la vie du khan, le prophète lui offre du bétail. Il conseille cependant à son fils de n’accepter aucun cadeau du khan excepté le mangdaiša de sa yourte, sachant qu’il est sacré [Le Mangdaiša est un élément de la porte de la yourte qui fixe deux montants verticaux par le haut – S. A.]. Tout se déroule comme l’abyz le souhaitait. Esìm khan

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offre le mangdaiša à son fils, Qarasaj batyr, qui part avec qyzyl šubar žolbarys, le tigre rouge tacheté, « maître » et compagnon de route de la yourte du khan, symbole de son pouvoir. Dès ce moment, le jeune batyr de dix-sept ans devient célèbre. Il bat tous ses ennemis, le peuple se rassemble autour de lui. À la fin de sa vie, Qarasaj batyr offre le mangdaiša à son fils Köšek qui est, d’après le šežìre, l’ancêtre direct de N. Nazarbaev. C’est donc lui, N. Nazarbaev, qui est le « gardien du foyer sacré ». Aujourd’hui, Qarasaj batyr est estimé comme le saint du clan Šapyrašty. Le Mangdaiša est conservé comme une relique sacrée au musée de Qarasaj batyr qui se trouve dans le village natal de N. Nazarbaev (Kaliev & Pil’čuk, 2002). 53. Ašimbaev, 2005. 54. Linton, 1968, pp. 377-378.

RÉSUMÉS

Cet article analyse la présentation spatiale des kazakhes en relation avec des normes légales communes. L’auteur identifie sept éléments de la structure spatiale et démontre les changements des normes juridiques en fonction des lieux où surviennent les « évènements » : dans la yourte, devant la yourte, autour de la yourte, au sein de l’aoul, autour de l’aoul, sur le pâturage et dans la steppe inhabitée. Cet article expose ensuite le fonctionnement de cette tradition dans la vie politique du Kazakhstan moderne.

This article explores the spatial presentation of Kazakh people in relation with common legal standards. The author identifies seven elements of the spatial structure and demonstrates the changes of the legal standards according to the place, where the “events” take place : in the yurt, in front of the yurt, around the yurt, inside the aul, around the aul, on the pasture and in the uninhabited steppe. This article further demonstrates how this tradition functions within the political life of modern Kazakhstan.

В статье изучается пространственное представление казахов в его взаимосвязи с обычноправовыми нормами. Автор выявляет семь элементов пространственной структуры и показывает изменение юридических норм в завивимости от места «события» : в юрте, перед входом в юрту, вокруг юрты, внутри аула, вокруг аула, на пастбище и в необитаемой степи. Показывается, как эта традиция функционирует в политической жизни соверменного Казахстана.

INDEX motsclesru пространственная структура, юрта, аул, политическая жизнь, Казахстан Mots-clés : structure spatiale, yourte, aoul, vie politique, Kazakhstan Keywords : spatial structure, yurt, aul, political life, Kazakhstan

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AUTEUR

SEÏTKASSYM AOUELBEKOV

Diplômé d’histoire à l’Université d’Al -Farabi d’Almaty en 1983, S. Aouelbekov a été professeur d’histoire à l’Université d’Aouezov de Chimkent. En 1987 -1990, il a été aspirant de l’Université d’État M.V. Lomonossov de Leningrad et obtint, en 1990, son diplôme de kandidat filosofskikh nauk. Il devint en 1993 -1997 postdoctorant de la même université. Depuis 1998, il est chercheur indépendant en France. [email protected]

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La Grande Horde (Uly Žuz) au croisement des sources

Nurbulat Masanov Traduction : Alié Akimova

Introduction

1 Jusqu’à la veille de la colonisation russe, la société nomade des Kazakhs se divisait traditionnellement en communautés ethniques autonomes et indépendantes qui fonctionnaient parallèlement. La société kazakhe se reconnaissait une origine ethnique commune à caractère mythique, un certain Alaš ou Qotan étant considéré comme l’ancêtre éponyme. Elle se divisait en trois žuz (horde en français, orde en vieux français).

2 Le mot žuz signifie littéralement « centaine » (cent hommes) et plusieurs chercheurs l’expliquent par la persistance du système décimal dans l’organisation militaire des nomades et en particulier dans l’armée de Gengis-Khan. Sur le plan sémantique, ce terme signifie « partie de quelque chose ». 3 Le reste de la société, en particulier, les familles de hautes lignées étaient intégrées dans le groupe appelé Aq suyek (Os blanc) qui se subdivisait en Töre (descendants de Gengis-Khan) et Hoža (descendants du Prophète et de ses disciples). Les représentants de ces deux groupes occupaient donc une place privilégiée dans la société kazakhe. Le milieu des Töre formait l’élite au pouvoir, tandis que les leaders spirituels et religieux venaient du groupe Hoža. Les femmes appartenant à ces deux groupes ne pouvaient épouser quiconque d’un statut inférieur.i

Un système spécifique ethno-territorial

4 La division des nomades kazakhs en trois hordes – la Petite, la Moyenne et la Grande (ou cadette, moyenne et aînée) – est liée au système de parenté et aux catégories

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généalogiques, ce qui a entraîné un système tribal complexe, s’appuyant sur des relations fortement subordonnées.

5 Ce système en trois hordes est dû à la spécificité du processus historique, économique et culturel qui s’est déroulé dans les trois aires géographiques conjointes : le Semireč’e et le sud du Kazakhastan (Grande Žuz), l’ouest du Kazakhstan (Petite Žuz) et le nord, l’est et le centre du Kazakhstan (Moyenne Žuz). Cette spécificité du développement régional relève, comme d’ailleurs plusieurs autres aspects de la vie nomade, des catégories du système de parenté généalogique. 6 Les Kazakhs de la Grande Horde occupaient traditionnellement le territoire du Semireč’e et en particulier le bassin du fleuve Ili et ses nombreux affluents, ceux situés au pied des montagnes Alatau, Qaratau et des chaînes de montagnes kirghizes, le territoire pris entre les fleuves Tchou et et le haut et moyen Syr-Daria. Les pâturages d’hiver se trouvaient, en général, dans les plaines sablonneuses, les vallées et aux pieds des montagnes. Les lieux d’estivage se situaient dans les régions de hautes montagnes de l’Alatau et des Tian-Chan et au nord – le long des fleuves et des lacs. Ils pratiquaient l’élevage extensif, mais dans les vallées fluviales, dans les oasis et dans les plaines situées au pied des montagnes, ils avaient également recours à l’agriculture irriguée en construisant des canaux d’irrigation.1

Les premières mentions dans les sources : la polémique

7 La Grande Horde, en tant que formation ethno-territoriale a été mentionnée

8 pour la première fois au début du XVIIe siècle2. Les tribus de cette horde, nommées également Ujsun sont souvent confondues avec les Usun des anciennes chroniques dynastiques chinoises. Cette hypothèse proposée au milieu du XIXe siècle par l’orientaliste russe Grigor’ev fut ensuite développée à l’époque soviétique dans les ouvrages scientifiques concernant l’histoire ethnique du Kazakhstan méridional. 9 Pourtant cette thèse, basée surtout sur la ressemblance entre ces deux termes ethniques n’est pas fondée, car ces ethnonymes sont séparés par un abîme temporel de 1 500 ans. Des raisons linguistiques peuvent être aussi invoquées. En fait, l’ancienne transcription chinoise du terme Usun étant o-swôan ou uosuan 3, il est fort probable que les auteurs qui pensent que l’ethnonyme kazakh Ujsun n’a rien à voir avec l’ancien terme chinois u-sun aient raison. 10 À notre avis, l’ethnonyme kazakh Ujsun est plus récent et provient plutôt du terme mongol Ušin ou Hušin qui est lié au partage par Gengis-Khan de son empire entre ses quatre fils. On sait que son fils aîné Djochi a hérité de 4 000 soldats dont 2 000 appartenaient à une tribu nommée Hušin 4. C’est Aristov qui fut le premier à attirer notre attention sur ce fait en disant que les Ujsun kazakhs ne sont que les traces d’une tribu mongole nommée Ujšin. De plus, la majorité des ethnonymes kazakhs concernant les tribus de la Grande Žuz ont des origines mongoles (Dulat, Žalajyr, etc.). 11 À une époque postérieure, la tribu connue sous le nom d’Ujsun a fait partie des Ouzbeks du Dašt-i Qypčak et s’est déplacée probablement vers le sud et le sud-est du Kazakhstan au temps des campagnes de Muhammad Chaybani-Khan au Mavarannahr. Là, ils auraient pu s’emparer du pouvoir politique des tribus nomades locales. C’est au XVIe ou

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au XVIIe siècle que les Ujsun, selon la tradition nomade, ont attribué leur nom à toutes les tribus conquises, sous le vocable général de Kazakhs de la Grande Žuz. 12 Les peuples vivant sur le territoire de la Grande Horde à l’époque médiévale étaient sans aucun doute, les nomades qui ont fait partie de l’ulus Čagataj et, après sa disparition, du Mogolistan. Dans les narrations de l’époque, on note souvent le caractère clanique des tribus mongoles qui comprenaient les sous-tribus suivantes : Qerait, Qangl, Arkanud, Sulduz, Doglat, Čoras, Qurlagut, Qarluk, Itarči, Qonči-sagryči, Qušči, Bajrin, Qaliči, Bulgači, Arlat, Barlas, Dohtuj, Ârqi, Ordabegi, Merkit, Šunkarči, Narin, Dolan, Balyqči, Tatar, Turqat, Hibat, Uzbek, Daruga, Quqanut, Qaj, Qadak, Nojgut, etc.5

Retour sur le contentieux entre Kazakhs et Kalmouks (Djoungar)

13 Il est évident que toutes ces tribus ne sont pas à l’origine des Kazakhs de la Grande Žuz, car une bonne partie d’entre elles vivait en dehors du territoire du Kazakhstan du sud- est, en Djoungarie et au Turkestan oriental. Ainsi, la tribu nommée Čoras vivait à l’est du Mogolistan, en dehors du Semireč’e. Il faut dire que la majorité des tribus mongoles ont quitté le territoire du Mogolistan au cours de campagnes militaires. Au cours du processus de kazakhisation du Kazakhstan du sud et du sud-est qui a commencé apparemment dans les années 1460 et a duré jusqu’aux XVI-XVIIe siècles, les tribus mongoles ont perdu successivement leur influence politique au profit de celle des Ouzbeks et des Kazakhs. En plus, il n’est pas à exclure que certaines tribus n’aient pas conservé leurs noms ethniques pour en acquérir de nouveaux, déjà kazakhs.

14 Plus tard, à l’époque de l’expansion djoungare vers l’ouest, les Kazakhs de la Grande Horde ont lutté pour leurs pâturages pendant plusieurs années. Vers les années 1680, ils avaient totalement perdu leurs territoires à l’est du Semireč’e pour être poussés loin vers l’est, sur le territoire entre les fleuves Tchou et Talas et ensuite encore plus loin vers la région du Syr-Daria. Ainsi en 1697, selon les sources historiques, la frontière des Kalmouks (Djoungar) […] confinait à l’ouest aux peuples de la Horde kazakhe le long des fleuves Talas et Tchou et du mont Ulutau »6. Les sources historiques témoignent également que « les Zengor erraient le long du fleuve Ili et aux alentours du lac nommé Balkhach- nur, situé au 48O de latitude nord et dans lequel se jette le fleuve Ili. Ils avaient au pouvoir leurs khans et souverains...7 15 Les légendes et traditions populaires témoignent de la lutte acharnée des Kazakhs contre les Djoungar. Ce n’est qu’après la défaite du khanat Djoungar par la Chine des Tsin en 1758, que les Kazakhs de la Grande Horde se réinstallent sur leur territoire au Kazakhstan du sud-ouest et, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, au Semireč’e, pour avancer ensuite vers l’est, en Asie intérieure sur le territoire de la Djoungarie.

La question de la possession de Tachkent

16 Les sources historiques du milieu du XVIIIe siècle (1748) notent :

17 On élit les khans de la Grande Horde [...] Le Khan vit à Tachkent, mais à l’heure actuelle ils n’ont pas de khan [...] Les khans n’y sont pas héritiers mais élus [...] Les noms des anciens khans ne sont pas connus, car il n’y existe pas d’histoire écrite8.

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18 En 1779 le capitaine G. Liligrane a écrit :

19 Les Kirghizes de la tribu Kungrad ont fait la guerre contre les Kirghizes de la tribu Usun appartenant à la même Horde. Les Kungrad ont perdu 500 hommes et les Usun 200. C’est pourquoi les Koungrad se sont considérés vaincus et, ayant abandonné tous leurs biens, se sont sauvés pour chercher la protection d’Ablaj-Khan...9 20 En 1802, les envoyés russes Pospelov et Burnašev ont rapporté que les Kazakhs de la Grande Žuz non seulement ne dépendaient pas du souverain de Tachkent, mais gênaient souvent les urbains car leurs pillages qui duraient depuis longtemps représentaient un vrai danger. Plusieurs villages étaient à leur merci. Mais voilà que depuis trois ans ledit souverain s’est mis à les soumettre à son pouvoir, plus par force que par douceur. En 1798, il a conquis sans verser le sang toute la Grande Horde avec ses villes et ses villages. Depuis ce temps-là, ils sont devenus ses sujets et ont aidé à plusieurs reprises les Tachkentois dans la lutte contre leurs ennemis. Le nombre des Kirgiz-qajsak n’est pas inférieur à celui des Tachkentois10.

La structure tribale de la Grande Horde, divergence d’approche

21 La composition tribale des Kazakhs de la Grande Žuz est évoquée dans toutes les sources depuis la fin du XVIIIe et jusqu’au début du XXe siècle, d’une façon contradictoire et inadéquate. Le témoignage le plus ancien de l’envoyé tatare Mirza Tevkelev, daté de 1748 précise que Dans la Grande Horde, il y a dix tribus, toutes appelées Ojsun, mais ce titre se subdivise en Botboj ojsun, Čerm ojsun, Žanes ojsun, Sikam ojsun, Adbansuvan ojsun, Sary ojsun, Sly ojsun, Čanekly ojsyn, Kanly ojsun, Čalaer.11 22 Ryčkov en 1759 a fait la description suivante des Kazakhs de la Grande Žuz : Cette horde reconnaît comme son souverain le khan nommé Aubasar et son fils Ablyazi saltan. Cette horde est plus pauvre et moins nombreuse que celles qu’on décrit plus bas. Les plus illustres tribus qui la composent sont les suivantes : Žanys, Sejkym (de la tribu d’Aubasar khan), Šymyr, Ujsun, Kanly, Šanyškly, Alban-suan, Yssty. Elles sont sous le pouvoir d’Abljazi-saltan.12 23 Les sources historiques du début du XIXe siècle, en particulier la Description des tribus de la Grande Horde datée de 1825, témoignent que « Les Kirghizes de la Grande Horde s’appellent tous les Ujsun. Ils se divisent en cinq tribus nommées Dulat, Alban, Žalajyr, Čaprašty, Suan »13. Selon Valikhanov, Tobey avait un fils : Ujsyn, qui à son tour avait quatre fils : Mekren, Lajki et Qogam. Mekren est à l’origine de la tribu des Žalajyr. Qoelder a eu un fils nommé Qatagan, Majki a eu un fils nommé Abak et Qogam a eu pour fils Kanly. Abak est à l’origine des tribus Yssty, Bajdabek, Šaprašty et Ošakty. Sary Ujsun et Džaršak, fils de Bajdabek, ont donné naissance aux tribus Alban, Duvan et Suvan14.

24 L’orientaliste russe Venûkov affirme que : Les Kirghizes de la Grande Horde se divisaient depuis longtemps en trois grandes tribus : Žalajyr à Qaratal, Adban des deux côtés de la chaîne montagneuse Altyn-Imel et en partie à Tcharyn, et Dulat à l’ouest de Tcharyn jusqu’au lac Balkhach et au sud de l’Ili jusqu’aux montagnes de l’Alatau.15 25 À la seconde moitié du XIXe siècle, Smirnov a noté que les Kazakhs de la Grande Žuz se divisaient en deux branches : Ujsun et Dulat. Les Ujsun comprennent les tribus

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suivantes : Sary Ujsun, Srgeli, Tarak, Yssty, Ošakty, Ojmaut, Šaprašty, Suan, Abdan et Qatagan. Les Dulat se divisent en Šymyr, Šanyškly, Žanys, Kangly, Alair, Botpaj et Sejkym16.

26 Radlov à la fin du XIXe siècle propose une structure assez originale des Kazakhs de la Grande Žuz. Il estime que cette horde se divise en « aile ouest et aile est ». 27 Ce sont les tribus Suan et Abdan qui composent l’aile est qui s’étend de la frontière chinoise jusqu’au lac Issik-kul. La partie ouest comprend la tribu Syhim près de Tchimkent, Žamys, Temir, Šymyr, Botpaj près d’Aulieata et Qur ulus, Beš teng bala, Sireli, Yssty, Otaqči, Žalajyr, Šappas près de Tachkent. On y rencontre également les peuples- serfs appartenant au sultan : les Karakalpaks, les Turekpen, les Qangdi et les Telengut17.

De la généalogie appliquée au territoire

28 Les traditions généalogiques des Kazakhs notées par le spécialiste d’ethnographie kazakhe Potanin, attestent que l’ancêtre des Kazakhs de la Grande Žuz a eu deux fils nommés Abak et Tarak.18 Abak, selon certaines sources, a eu trois fils : Dulat, Alban et Suan. Pour les autres sources Sary Ujsun fut son quatrième fils. Sa seconde femme (Toqal) fut à l’origine d’autres tribus au nombre de quatre : Šaprašty, Ošakty, Yssty et Srgeli. Tarak a donné naissance à la tribu Žalajyr. Les tribus Kangly et Šanyškly sont étrangères, nouvelles venues (kermè).

29 Par ailleurs, selon des traditions populaires modernisées, les Kazakhs de la Grande Žuz se divisaient en groupes tribaux suivants : Žalajyr, Ošakty, Dulat, Kanly, Sary Ujsun, Šaprašty, Šanyškly, Syrgeli, Yssty, Alban, Suan. La place des Katagan, des Bestamgaly et de certains autres groupes dans cette horde n’est pas encore bien précisée. 30 Ainsi, la structure hiérarchique des groupes tribaux de la Grande Horde n’est pas claire. Une remarque de Černovskij qui a étudié le système d’installation des Kazakhs dans le bassin du fleuve Tchou nous paraît interessante. Il a écrit : La Grande Horde s’est installée en haut du fleuve, elle est suivie par la Horde Moyenne et la Petite Horde se trouve en bas du fleuve. À l’intérieur de chacune d’elles, les aînés s’installent plus haut sur le courant du fleuve.19 31 Il est probable que le droit d’aînesse strictement hiérarchisé de la plupart des tribus kazakhes ait déterminé leur territorialisation et ait été la conséquence directe de leur domination politique et militaire qui a servi de base au système de relations hiérarchiques et subordonnées. Il semble que la domination de certains groupes tribaux sur les autres ait pris plus tard une forme de mythes et ait été interprétée dans le cadre de principes et de catégories de parenté généalogique.

Approche démographique : complexité et approximation

32 Les sources du début du XIXe siècle indiquent que le nombre global des Kazakhs de la Grande Horde atteignait 70 000 familles20. En 1824, le responsable du ministère des Affaires étrangères de Russie, Neselrode, écrit que 165 000 Kazakhs mâles de la Grande Horde sont devenus sujets russes21. Gagemejster a noté que leur nombre s’élevait à 200 000 personnes au milieu du XIXe siècle22. Vers la fin du XIXe siècle, Aristov estimait que le nombre des Kazakhs de la Grande Horde était de 110 000 familles23. Le chiffre avancé par Tynyšpaev – plus de 1 200 000 personnes – nous paraît excessif24. Selon ces deux

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dernières sources se rapportant à la fin du XIXe siècle, la Petite Horde comptait, 1,2 million de personnes et la Moyenne, 1,5 million.

33 En réalité et selon l’analyse de sources authentiques, le nombre des Kazakhs de la Grande Horde, à la charnière des XIX-XXe siècles est estimé à 680-700 000 personnes dont 200 000 Dulat, 100 000 Žalajyr, 15-20 000 Ošakty, 110-120 000 Alban,10 000 Sary Ujsun, 55 000 Šaprašty, 35-40 000 Syrgeli, 60-65 000 Yssty, 30-35 000 Suan, 10 000 Anyškly et 50 000 Kanly. 34 Ces chiffres sont confirmés par les documents du premier recensement de la population de l’Empire russe de 1897 qui a établi que 834 586 personnes vivaient dans les régions de Vernyj, Kopalsk, Džarkent, Aulie-Ata et de Tchimkent. Si l’on en déduit les membres de la Moyenne et de la Petite Horde, nous obtenons le chiffre sus-mentionné. 35 L’annexion du territoire des Kazakhs de la Grande Horde par la Russie a eu lieu au milieu du XIXe siècle. Une Commission de gestion spéciale des Kirghizes de la Grande Horde a été créée, dans un premier temps, en 1848, sous la direction d’un Commissaire. En 1856, cette gestion a été modifiée lors de la formation de la région d’Alatau. En 1854, les Kazakhs de la Grande Žuz vivant au nord du Semireč’e sont entrés dans la région militaire de Kopalsk. À la suite des réformes de 1867, 1886 et 1891, ils ont formé les districts de Kopalsk, Vernyj et de Džarkent au sein de la région de Semireč’e et les districts de Tchimkent et Aulie-Ata au sein de la région de Syr-Daria, qui faisaient partie de l’Empire russe. La tribu Dulat

Sa localisation

36 Ses membres occupent la majorité du territoire de la Grande Horde. Leurs zones de campement s’étendent de l’est à l’ouest à des centaines de kilomètres de l’Ili jusqu’au Talas et au Tchou ; des montagnes de l’Alatau et du Karatau jusqu’au cours moyen du Syr-Daria ; du sud jusqu’au nord du Tian-Chan, jusqu’au Tchou, aux sables de Moyunkum et au sud du lac Balkhach.

37 Selon une information datée de 1846 :

38 Les sultans et les bij de la Grande Horde appartenant aux tribus Dulat, Abdan, Suan, Čapraš, et Žalajyr ont pris la décision de considérer le sultan rebelle Kenesary Kasymov et ses partisans comme un ennemi, de rompre tout contact avec lui et de l’éloigner des lieux leur appartenant.25 39 En 1858, le gouverneur des Kirghizs du Syr-Daria a fait savoir que les Kazakhs de la tribu Dulat, aidés des représentants des autres tribus […] ont assiégé Aulie-Ata et les autres forteresses telles que Čulak, Aqsajuta, Tukpak-Čilek et ont contraint le gouverneur de Tachkent à s’enfermer à l’intérieur de la forteresse. Selon les dernières informations, la forteresse de Merk a été prise par la tribu Dulat.26 40 Plus tard, Venûkov parlant du loyalisme envers l’État russe des Kazakhs de la Grande Horde du sud-est du Kazakhstan, a noté que « les Dulat, voisins de nos terres de l’autre côté de l’Ili sont plus sûrs que les autres tribus, mais en 1861 au moment de l’insurrection des Kokandi dans cette région, ils ne se sont pas conduits d’une façon correcte »27.

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41 Plusieurs auteurs lient les origines des Dulat aux Turcs occidentaux, connus dans les anciennes chroniques chinoises sous le nom de Dulu. Une telle hypothèse est néanmoins fort discutable à nos yeux car l’ancienne transcription chinoise correspondait au nom ethnique Tuet-liuk, ce qui n’a rien à voir avec l’ethnonyme Dulat. Le savant Barthold a de surcroît indiqué que le rapprochement des termes Dulat et Dulu n’était pas du tout pertinent : Jusqu’au xvIe siècle, écrit-il, cet ethnonyme se transcrivait comme « Duklat ». [Les Duklat] étaient au XIIIe siècle, voisins des Tajdžiût vivant à Selenga, lesquels, selon Rašid ad-Din, étaient Mongols. Ces Duklat ne pouvaient rien avoir de commun avec les Dulu turcs.28 42 Il est donc évident que le nom tribal Dulat vient directement de l’ethnonyme mongol Duklat. Les Duklat représentaient une des tribus les plus proches de celle de Gengis- Khan, ayant pour origine commune l’aïeul légendaire des Mongols, Alan-goa. Ils faisaient partie du groupe tribal Nirun et jouèrent un rôle très important dans l’ascension politique de Gengis-Khan.

43 Barthold a écrit : Les Duklat, sont apparus en Asie centrale à la seconde moitié du XVIe siècle. C’était une tribu d’élite dont les représentants ont occupé des postes clés dans l’État de Timour et de ses successeurs et dans les régions orientales de l’ancien État de Čagataj. Les Duklat du Turkestan chinois ont été encore plus puissants, car ils y régnaient sur d’immenses territoires en tant que princes, régents et étaient capables d’élever sur le trône ou d’en déloger les souverains de la dynastie régnante.29 44 À l’époque suivante, les Duklat écrit comme Doglat, sont mentionnés comme une partie des tribus de Mogolistan. Ûdin, célèbre orientaliste kazakhstanais a écrit : Les Doglat ont pris une part active à la vie politique du Mogolistan et représentaient une de ces plus puissantes tribus. Au cours des siècles, ils ont joué un rôle d’une grande importance dans la vie politique de Kachgar et de Khotan, aux frontières d’Andijan, de Fergana, de Hissar et probablement d’autres régions de l’Asie centrale.30 45 Il paraît tout à fait certain qu’à la suite de tous ces événements, les Dulat sont entrés dans la Grande Horde pour devenir une des plus puissantes tribus de ce groupe ethno- territorial. En plus, selon les informations de Makšeev, les Dulat du groupe Ujsun sont aussi mentionnés comme faisant partie du groupe turcophone mi-sédentaire Kurama, installé dans la région de Kurama, ainsi que parmi les Turkmènes31.

Son importance numérique

46 Les Dulat représentent une des plus importantes tribus de la Grande Horde. Au début du XIXe siècle, ils comptaient, selon plusieurs auteurs, 40 000 familles. Vers le milieu du siècle, le chiffre précis était de 37 672 familles, pour atteindre selon Aristov 40 000 familles à la fin du siècle32.

47 Tynyšpaev a évalué qu’au début du XXe siècle, on comptait 460 000 Dulat, soit 140 000 dans la région de Tchimkent, 140 000 dans celle d’Aulie-Ata, 100 000 et 80 000 dans celles de Vernyj et de Pišpek33. Cependant, l’analyse de ces chiffres est contestable. En effet, selon les informations officielles présentées par l’administration tsariste, en 1856 dans le nouveau district d’Alatau, il y avait 9 500 familles Dulat. Plus tard, Abramov a noté que, vers les années 1860, dans les environs d’Almaty vivaient 6 672 familles

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Dulat34. Selon Makšeev, pendant la même période, il y avait dans la région de Tchimkent, 4 800 familles Dulat et Šaprašty, dans la région d’Aulie-Ata 7 850, dans la région de Tachkent 380 familles, dans la région de Vernyj 12 09635. 48 Au début des années 1870, Les Documents statistiques du Turkestan recensent 7 840 familles Dulat dans la région de Vernyj, ce qui représente 40,4 % de l’ensemble de la population de cette région, 5 250 familles dans celle de Tokmak, 11 902 familles – ou 59 510 Dulat – dans celle d’Aulie-Ata, soit 46,89 % de la population de la région. Vers la fin des années 1880, selon Grodekov, dans la région de Tchimkent, il y avait 8 824 familles Dulat36. L’on peut donc en conclure que le chiffre global, pendant cette période, s’élevait à 35 000 familles Dulat. 49 Au tournant du XXe siècle, selon les sources de Fedorov, il y avait dans la région de Pišpek 43 546 Kazakhs Dulat37, ils étaient plus de 61 000 dans celle de Vernyj et, dans l’ensemble du Semireč’e, l’on en comptait plus de 104 600. En 1913, 2 457 familles Dulat vivaient dans la région de Tchou et dans le bas Talas. L’ouvrage Documents concernant l’étude de la région de Semireč’e, réunis sous la direction de Rumâncev, estime à 10 834 familles le nombre de Dulat dans la région de Vernyj au début du XXe siècle38.

50 Ainsi, les Kazakhs de la tribu Dulat représentaient une partie importante de la population nomade kazakhe dans les trois régions du Kazakhstan du sud : Vernyj, Aulie-Ata et Tchimkent, ainsi que dans les régions limitrophes de l’actuelle Kirghizie. Leur nombre global à la fin du XIXe et au début du XXe siècle était supérieur à 200 000.

Sa généalogie

51 Les Dulat se divisaient en quatre groupes généalogiques importants : Botpaj, Šymyr, Sejkym et Žanys. Certaines traditions généalogiques y incluent aussi les Sary Ujsun, Yssty, Šaprašty et les groupes des autres tribus, mais cette information n’est pas confirmée par les actuels šežere (arbres généalogiques) kazakhs. Pourtant il ne faut pas exclure qu’au bas Moyen Âge, tous ces groupes aient pu faire partie des Dulat pour se séparer d’eux à une époque postérieure.

Ses clans

Les Sejkim

52 Selon Ûžakov, ils se divisaient à leur tour en groupes tribaux suivants : Kosijrek, Šuuldak, Togotaj et Boras, et selon la liste de la région de l’Alatau en : Qara-kojly, Ak-kojly, Kkosijrek et Šuuldak39. D’après Abramov, la tribu Sejkym se divise en cinq clans : Qarakojly, Aqkojly, Kusayryk, Šuuldak et Biglan 40. C’est dans l’ouvrage de Tynyšpaev que l’on trouve les informations les plus complètes. Il présente la structure suivante des Sejkym : Boras (Qara-kojly), Togotaj, Buas, Šuuldak (Bajseit), Kosayryk (Tokseit), Akylbek, Kuttybaj, Aq-kojly (Esbol, Eskeldy et Qara)41.

53 Abramov a souligné que les Sejkym vivaient dans la région d’Almaty et que les autres trois grandes tribus Dulat (Butbaj, Čimyr et Žanyh) nomadisaient d’Almaty jusqu’à Tachkent et de l’autre côté du Kopal vers l’Ili. Le clan Sejkym possèdait ses propres territoires de campement d’été et d’hiver dans les montagnes de l’Alatau et dans les vallées des fleuves Turgen, Talgar, Bile-Bulak, Kuturbulak, Alamata, Kaskelen, Kargala, Čemolgan, Uzun-Agač, Qarastek.

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Les Botpaj

54 Selon Aristov, ce second clan se composait de deux groupes tribaux : les Kudajkul et les Čagataj. Le groupe Kudajkul était lui même formé des Bes-tursuk, Alim-žanys et Syirši. Celui des Čagataj comprenait les sousclans suivants : Esenbaj, Žan-kojlyk, Asan-tajlak, Akša, Kožaj, Bijdas et Kuralys42. Les Botpaj, selon Tynyšpaev, se divisaient en Kudajkul (Tortarys), Šagaj (Alty-), Bidas et Korolas 43. Selon Ismagulov, le clan Botpaj était constitué des Bestorsyk, Bidas, Korolas, Kudajkul et Šagaj44.

Les Šymyr

55 Selon Ûžakov, ce troisième clan se divisait en groupes suivants : Šinkoja et Bekbolat. Le groupe Šinkoja à son tour comprenait les sous-clans Temir et Šokaj ; les Bekbolat se subdivisaient en Klyš, Šilmambet et Bok-kajnat45. Selon d’autres informations, les Šymyr se divisaient en Kuntu, Sambet et Kokrek. Tynyšbaev présente une description similaire selon laquelle le clan Šymyr se divise en Bekbolat, Šinkoja et Temir46. Ismagulov ne mentionne que trois sous-clans à l’intérieur des Šymyr : Bekbolat, Temir et Šinkoja47.

56 Quand Kenesary Kasymov a envahi le Kazakhstan du sud dans les années 1840,

57 la lignée Čemyr Bajzak et Belži-bij avec Medeu-bij à leur tête, celle des Sejkim dirigée par Hudajbergen, la lignée Botpaj dont les chefs furent Sypataj-batyr et Andes-batyr, le groupe Šaprašty avec Sauryk-batyr, les Dulat dirigés par Rustem-sultan et d’autres chefs se sont présentés au conquérant avec des cadeaux et des preuves de leur soumission.48

Les Žanys

58 Selon Aristov, ce quatrième clan se divisait en groupes tribaux suivants : Žarylkamys, Žantu, Žantaš, Žailmys, Bais, Karaman, Kapal, Otemis, Tortkara et Gyr 49. Ûžakov y ajoute les Bogožal, Akpaj-kudaj, Alžankul et Otebaj-tole. La liste de la région d’Alatau rapporte que le clan Žanys se divisait en Žolseit, Žarty, Kybraj et Kudajkul50. Selon Tynyšpaev, le clan Žanys comprenait les sous-clans suivants : Žarylkamys, Šegir, Otej, Žalmambet (Bokejžaly), Žantu, Ojmaut et Žantan. Selon Žunisbaev, le fondateur du clan Žanys a eu trois femmes, dont l’aînée (Bajbiše) a été à l’origine des tribus Žarylkamys, Žantu et Žantak. La seconde femme a fondé les Kapal et Šegyr et la troisième, les Ojmaut et Bokenši 51. Ismagulov présente une autre composition du clan Žanys comprenant les Otej, Šegir, Žarylkamys, Žalmambet, Žantaj, Ojmaut52.

59 Les sources historiques témoignent du fait qu’au début de l’année 1863, au moment du soulèvement des Qypčak contre Khudojar-Khan de Kokand, le chef des Žanys, Mumin- bek Šojbakov a envahi Tchimkent53. 60 Le cri de guerre (uran) des Dulat est « Bakhtiâr ! ». Pourtant chacun des grands détachements de Dulat possédait son propre uran. Ainsi l’uran des Šymyr est « Šymyr ! » et « Kojgeldy ! » ; celui des Sejkym est « Sejkym ! », « Qyzyl ! » et « Rysbek ! » ; s’agissant des Botpaj : « Botpaj ! » et « Samen ! » ; et enfin chez les Žanys, on retient « Žanys ! » et « Tole ! ». La tribu des Žalajyr 61 Ses membres vivaient essentiellement dans la région de Kapal, au sud-ouest des chaînes de l’Alatau de Djoungarie, de l’Altynemel et de Malajsary et entre les fleuves Ili et Qaratal. Ils s’installaient également le long des innombrables affluents du Qaratal, dans

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les sables du lac Balkach et dans les montagnes d’Arkharly. Les Žalajyr se déplaçaient le long de la rive droite de l’Ili de Kapčagay à Arkharly, ainsi qu’à Malajsary, Ičkeulmes, Mukur, Labasy, sur les bords du Balkach et dans le cours inférieur des fleuves Biže et Tentek, les sables du Bektas et la région de Bekanas, enfin, dans les montagnes Qarakoj, Burakoj, Daulbaj, Kajrakty. On les trouvait également le long de deux rives du Qaratal, du et du lac de Sarykol. Une partie des Žalajyr habitait sur la rive gauche de l’Ili jusqu’aux montagnes de l’Alatau Zaili et sur la rive droite du moyen Tchou. Un groupe de Žalajyr vivait dans la région du Syr-Daria.

62 Selon les traditions généalogiques kazakhes, dans le système des relations tribales de la Grande Žuz, la tribu Žalajyr possédait le droit d’aînesse de primogéniture. Aristov a écrit : 63 La tribu Žalajyr est considérée comme l’aînée. Lors de festins, avant de servir les mets, on posait la question : y a t-il dans l’assistance des représentants des Žalajyr, tribu aînée ? Cet honneur est surtout répandu au moyen Syr-Daria où les Žalajyr furent hautement appréciés en tant que chefs de la garde mongole.54 64 En 1843, les clans Žalajyr suivants, Kušum, Murza, Bajšegyr, Spataj, Syirši et Orakty ont adressé au Gouverneur des Kirghizes de Sibérie, le colonel Višnevskij, une requête pour la création d’une région sur le fleuve Qaratal qui leur serait octroyée « pour nous protéger de l’oppression des Tachkentois et des Kara-kirghizes »55. 65 La même année, les sultans et les bij des Žalajyr ont demandé à Višnevskij de leur accorder un système de gouvernement sous la direction de S. Ablajkhanov, qui serait différent de celui des Dulat sous prétexte « qu’il y avait beaucoup de gens furieux contre nous. Ils errent le long de l’Ili et nous qui sommes sous le pouvoir du sultan Alij Adilev, ne pouvons être protégés du mal qu’ils nous causent »56.

Ses origines

66 La majorité des chercheurs considère les Žalajyr dans le contexte de l’ethnogenèse générale des groupes tribaux de la Grande Žuz. Ainsi Aristov a noté que les Žalajyr avaient des origines communes avec les Dulat, les Kirghizes, les Karluk et les Adban 57. L’origine de l’ethnonyme Žalajyr est liée au nom d’une tribu médiévale mongole Žalajyr. Selon les traditions généalogiques mongoles, Gengis-Khan et son clan Boržigin ont hérité de cette tribu qui appartenait à Unagan-bogol. Les grands émirs en proviennent.

67 Barthold a avancé que, par la suite, les Žalajyr faisaient partie de l’ulus Čagataj où ils ont joué un rôle important en exerçant une grande influence. Ils ont quitté le Semireč’e pour l’Asie centrale à la seconde moitié du XIIIe siècle. Au XIVe siècle, ils habitaient le bassin du moyen Syr-Daria et leur centre était Khodžent. Ils luttaient contre Timour pour s’emparer du pouvoir58. Les Žalajyr sont mentionnés dans le Babur-Name, où les noms des dignitaires de Babur ont été accompagnés des noms de leur tribu et en particulier, Kasim išik-aga Žalajyr59. 68 L’ethnonyme ‘ir’ existerait dans la partie occidentale de l’ulus Čagataj, ainsi que parmi les Ouzbeks médiévaux des hordes du Dašt-i Qypčak et les Noga (Mangyt) 60. Plus tard, Firdaws al-Ikbal a témoigné que les Ouzbeks du Mavarannahr se divisaient en quatre groupes, où « les Kongrat et les Qyat forment un tepe et les Žalajyr et Ali-eli se sont rangés du côté des Qyat »61.

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69 On peut donc supposer que les Žalajyr, qui habitaient d’abord l’ouest et le nord-ouest de la région, faisaient partie de l’ulus Čagataj et des Ouzbeks du Dašt-i Qypčak et du Mavarannahr. Au cours de la kazakhisation du Kazakhstan, ils ont migré vers le sud et sud-est de la région et, au XIXe siècle, en tant que membre de la Grande Žuz, se sont installés dans les piémonts de l’Alatau djoungar. Les Žalajyr sont aussi mentionnés comme faisant partie d’un groupe turcophone kurama qui vivait au XIXe siècle entre Tachkent et Khodjent.

Son importance numérique

70 Makšeev fut le premier à noter que, vers le milieu du XIXe siècle, dans la région de Vernyj, il y avait 7 321 familles Žalajyr62. En 1880, dans la région de Tchimkent, on en comptait 296. Selon d’autres données, 734 familles Žalajyr vivaient dans le bas Talas et dans le bassin de Tchou, au début du XXe siècle63.

71 La source la plus fiable du début du XXe siècle, Documents concernant l’étude de la région du Semireč’e, note qu’un petit groupe Žalajyr de 112 familles se trouvait dans la région de Vernyj, tandis que dans celle de Kopal vivaient 20 000 familles64. Fedorov a évalué le nombre de Žalajyr au 1er janvier 1908 dans la région de Kopal à 86 919 personnes et leur nombre total dans le Semireč’e à plus de 86 900 personnes65. 72 Selon les données d’Aristov, le nombre approximatif de Žalajyr, à la fin du XIXe siècle, était de 17 000 familles66. Tynyšpaev donne, au début du XXe siècle, un chiffre excessif de 130 000 personnes, y compris 120 000 dans la région de Kopal et 10 000 dans celle d’Aulie-Ata67. Par contre, Ismagulov a minimisé leur nombre en citant le chiffre de 45 000 personnes68. En fait, selon des sources avérées, le nombre de Žalajyr à la charnière des XIX-XXe siècles a atteint à peu près 100 000 personnes.

Sa généalogie

73 Les sources du début du XXe siècle nous fournissent les données suivantes concernant la composition des Žalajyr : Andas, Myrza, Kušuk, Syirši, Kalpe, Balgaly, Spataj, Qarašapan, Bajšygyr, Kajšyly, Aryktanym et Kyksyldar. En 1845, les sous-clans suivants de Žalajyr ont demandé la citoyenneté russe : Kušuk, Myrza, Spataj, Kalka, Akbuûm, Aryktanym, Bajšeger, Syirši, Qaračapan, Balgaly69.

74 Au milieu du XIXe siècle, Abramov a divisé les Žalajyr en deux groupes : les Čumanak et les Syrmanak. Les Čumanak se divisaient en Andas, Murza qarašapan, Orakty, Akbuûm, Kalpe et Spataj, Bajšygyr, Kajšyly, Aryktanym et Kyksyldar. Celui des Syrmanak comprenait les Aryktanym, Bajšygyr, Syirši, Balgaly et Kalšyly. Plus tard, le clan Kušuk y est entré. 75 Auparavant, Valikhanov a donné presque la même structure des Žalajyr, sans mentionner pourtant les Orakty70. Aristov a repris la structure Žalajyr telle que l’avait présentée Abramov71 tandis que Balhašin y a ajouté les Abdan et les Suan 72, ce qui peut confirmer leur origine généalogique commune. 76 Selon Šakarim Kudayberdy-uly, les Žalajyr se divisaient en : Andas, Myrza, Qakašapan, Orakty, Akbuûm, Kalpe, Sypataj, Aryk, Tynym, Syirši, Bajšegyr, Balgaly, Kajšyly et Kušik73. Mais c’est Tynyšpaev qui reconstitue la structure la plus ramifiée des Žalajyr. Selon lui, ils se divisaient en trois grands sous-clans : les Čumanak, les Syrmanak et les Syiršy. À leur tour, les Čumanak se divisaient en sous-groupes : Orakty, Myrza, Qaračapan, Mangytaj,

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Kušuk, Kalpe, Akbuûm et Supataj. Celui des Syrmanak comprenait les Kajšyly, Balgaly, Aryktnym et Bajčegyr ; celui des Syiršy réunissait Sugur, Togymbet, Baimbet et Syrmbet74. 77 À l’époque soviétique une tentative de rendre la généalogie des Žalajyr plus ancienne a été entreprise. Margulan a essayé de lier les ethnonymes čumanak et syrmanak aux noms des fleuves Tchou et Syr-Daria, ainsi qu’aux anciens Turcs-tuzsue. C’était évidemment fort peu probable. Ismagulov a également proposé la structure suivante : les Syrmanak se divisaient en six clans : Aryktynym, Bajšygyr, Syiršy, Balgaly, Kajšyly et Kušuk. Les Čumanak comprenaient sept clans : Andas, Myrza, Qarašapan, Orakty, Sypataj, Akbuûm et Kalpe75. 78 L’uran des Žalajyr est Bakhtiâr, koblan et Boribaj. La tribu des Ošakty 79 Cette tribu peu nombreuse et peu présente dans les sources historiques nomadisait principalement dans le bas Talas, sur les pentes sud-est du Karatau et dans les vallées des fleuves de la partie occidentale du Kazakhstan méridional.

Ses origines

80 Aristov a fait une supposition assez étrange et infondée selon laquelle les Ošakty descendraient des Oghuz76. Certains auteurs les lient aux Yssty et aux Šaprašty 77, tandis que d’autres aux Suan78. Les Ošakty n’étant pas nommés parmi les autres peuples turcophones, on peut supposer que ce terme est apparu assez tard et fait partie du vocable ethnique kazakh.

81 Il faut noter qu’à la seconde moitié du XIXe siècle, les Ošakty sont mentionnés comme faisant partie des Usun ouzbeks habitant la région du fleuve Zéravchan et participant à la prise de Samarcande. Grebenkin précise que « les chansons des Ujšun ainsi que leur langue sont kirghizes [kazakhes] »79. Il faut dire également que les Turkmènes Ëmud mentionnent un clan nommé Ošak. Ainsi la mention concernant les Akly-ujsun qui faisaient partie de la Horde Nogaj dans les documents russes des XVI-XVIIe siècles, représente un intérêt considérable80. On peut en déduire que le noyau de ce clan kazakh remonte aux Ujsun médiévaux, ou que les Ošakty se sont divisés en plusieurs groupes au cours de dissensions et qu’un de ces groupes est entré dans la Grande Žuz. 82 Dans ce contexte, il paraît tout à fait normal que dans le système des relations tribales de la Grande Žuz les Ošakty aient occupé la seconde place après les Žalajyr. D’après les traditions généalogiques kazakhes Ûparbajbiče, la mère-fondatrice de la Grande Žuz, étant jeune fille a eu un fils naturel qu’elle a caché dans un four (ošak), d’où provient le nom de ce clan. Une légende entendue au cours d’enquêtes de terrain vante les femmes de ce clan considérées comme les meilleures cuisinières et ménagères parmi toutes les tribus kazakhes.

Son importance numérique

83 Aristov donne le chiffre de 2 000 familles vers la fin du XIXe siècle. Tynyšpaev, encore une fois, apporte des données excessives : 70 000 personnes, dont 60 000 dans la région d’Aulie-Ata et 10 000 dans celle de Tchimkent81.

84 Les témoignages historiques ne confirment pas d’informations sur l’ampleur de cette tribu. Selon les Documents statistiques..., au début des années 1870 dans la région d’Aulie- Ata, on comptait 9 680 Kazakhs de la tribu Ošakty (7,6 % de la population de la région).

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Dans les années 1980, on ne dénombrait dans la région de Tchimkent que 527 familles Ošakty82. Au début du XXe siècle, 1 663 familles étaient recensées dans le bas Talas et dans le bassin du Tchou. 85 Ainsi dans la seconde moitié du XIXe siècle, le nombre global des Kazakhs Ošakty ne dépassait pas 15-20 000 personnes.

Sa généalogie

86 Les arbres généalogiques kazakhs ne contiennent que très peu d’informations sur la généalogie de ce groupe tribal. Selon Tynyšpaev, il se divisait en : Bajly, Tasžurek, Konyr et Atalyk83.

87 L’uran des Ošakty n’est pas mentionné dans les sources historiques que nous avons étudiées. La tribu des Alban 88 Cette tribu de la Grande Žuz habite à l’est, au sud du Semireč’e, dans le piedmont de la chaîne d’Altynemel, les pentes nord de l’Alatau et le long de l’Ili et de ses nombreux affluents du Tekes à Tcharyn. Un petit groupe d’Alban (Adban, Abdan) vit dans la région du Syr-Daria.

89 À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Alban s’avancent dans les régions de montagnes de la Djoungarie occidentale. À ce propos, Venûkov relève le fait suivant : 90 Les Adban traversent souvent la frontière dans la région de l’Ili en Chine, surtout depuis la fondation à Kuldža de la souveraineté musulmane. Džiten, un des bij Adban, a acquis une certaine notoriété par les raids qu’il faisait en traversant la frontière84. 91 En 1846, le responsable des Kirghizes de Sibérie a envoyé un rapport au gouverneur de Sibérie occidentale où il notait que Kenesary Kasymov « ... avec ses partisans est venu chez les Kirghizes Abdan et Dulat pour s’approvisionner et acheter des chevaux qu’il payait cher... »85.

Ses origines

92 Elles ne sont pas très claires, car on ne possède aucun témoignage concernant leur histoire et leur ethnogenèse. Certains chercheurs pensent que la parenté de Alban avec les Dulat laisse supposer que leurs histoires ethniques et leurs origines sont liées 86. D’autres, comme Vostrov, ont tenté de lier l’apparition de l’ethnonyme alban au terme albatu, ce qui est mis en doute87. L’Albatu mongol était un vassal qui devait payer une redevance – l’alban – à son seigneur. Il est cependant peu vraisemblable que les Alban kazakhs soient liés au système fiscal mongol.

93 On ne trouve pas non plus l’ethnonyme alban dans le milieu des Ouzbeks du Dašt-i Qypčak, ni parmi les tribus de Mogolistan, la Horde Nogaj, l’ulus Čagataj et les Qypčaks médiévaux. Pourtant la tribu Albat est mentionnée comme faisant partie de Keraits médiévaux : « Le détachement de cents soldats d’Albakar faisait partie de l’armée de Gengis-Khan »88. 94 On peut donc supposer que l’apparition du groupe tribal Alban se situe à une période plus tardive et à ce titre, étant purement kazakh, il ne pourrait être lié aux Mongols. A priori, on pense que ce terme pourrait désigner un certain groupe de nomades kazakhs qui, longtemps, furent dépendants des Oïrates (Kalmouks).

Cahiers d’Asie centrale, 23 | 2014 61

95 Parmi les origines du groupe Alban figurent probablement les tribus turcophones nomades locales du Kazakhstan du sud et du Semireč’e. Les traditions généalogiques kazakhes indiquent que les Dulat appartenaient à l’un de ces groupes. 96 En ce qui concerne l’ethnonyme alban, il se termine avec un affixe an qui, dans les anciennes langues turques désigne le pluriel. De plus, l’étymologie de ce mot, selon Caplin, peut être interprétée comme « héros » et « tribu des héros ». Il fait un rapprochement du mot alp (héros) confirmé par les inscriptions en turc ancien. On sait que ce mot a servi de base pour le nom d’une des tribus Qypčak Alp erli-alperi89.

Son importance numérique

97 Au début du XIXe siècle, on comptait, selon certaines données, 8 477 familles Alban. Au début des années 1870 dans la région de Vernyj, il y avait 5 132 familles de ce groupe. En 1880, 230 familles habitaient dans la région de Tchimkent90. À la même époque, Venûkov a compté en Djoungarie du sud-ouest plus de 2 000 familles Alban 91. Dans les années 1860, elles étaient 2 500 en Chine du nord-ouest. Pantusov, connu pour sa compétence, a donné un chiffre de 28 220 personnes habitant en 1870 dans la région de Kuldža. Aristov considérait que, vers la fin du XIXe siècle, le nombre global d’Alban au Semireč’e avait atteint 15 500 familles92.

98 S’agissant du début du XXe siècle, les Documents concernant l’étude de la région du Semireč’e font état de 2 535 familles Alban dans la région de Vernyj. Fedorov avance le chiffre de 7 341 personnes dans cette région et 74 065 dans celle de Džarkent, soit plus de 82 000 personnes dans l’ensemble du Semireč’e93. Selon Tynyšpaev, on compte 80 000 personnes en tout – 70 000 dans la région de Džarkent et 10 000 dans celle de Vernyj94. Ismagulov donne un chiffre inférieur : 50 000 personnes95. 99 En fait le nombre total d’Alban à la charnière des XIX-XXe siècle a atteint 110 000-120 000 personnes, y compris celles vivant dans la région de Kuldža.

Sa généalogie

100 Les sources du XIXe siècle présentent les clans suivants : Segizsary, Ajtbozum, Alžan, Konyrborik, Kyzylborik, Ak-kystyk, Qara-kystyk. Vers le milieu du siècle, cette liste est modifiée : on y trouve désormais les Ajtbozum, Segizsary, Qyzylborik, Konyrborik et Alžan. Valikhanov présente la subdivision suivante : Qyzyl-borik, Segizsary, Ajtbozum, Alžan, Kystyk et Konyr-borik. Radlov, Kaulbars, Venûkov et d’autres apportent des divisions similaires. Selon Šakarim Kudajberdy-uly, les Alban se divisaient en Qyzylborik, Konyrborik, Ajtbozum, Segizsary, Kurman, Alžan et Kystyk96.

101 Selon l’arbre généalogique kazakh, Alban a eu deux fils : Šybyl et Sary. Šybyl à son tour a eu deux fils qui ont été à l’origine des Qyzyl-borik et des Konyr-borik. Sary a fondé les clans Ajtbozum, Segizsary, Kurman, Alžan et Ottokal-kystyk. Selon d’autres sources, Sary fut à l’origine des Segizsary, Ajt, Bozum et Kurman 97. Certains auteurs considèrent les Ajt et les Bozum comme deux clans indépendants 98, d’autres les réunissent en un seul, les Ajt- bozum99. Ismagulov présente une autre classification des Alban qui se diviseraient en deux branches : les Sary et les Šibyl. Les Sary comprenaient les Suierkul (avec un sous- clan Segizsary) et les Sujmendi (avec les Ajt, Bozym et Kystyk). Les Šibyl se divisaient en Kzylborik (avec Molboldy et Žolboldy), Konyrborik (avec Otej et Bojdak) et Kurtkamaj. 102 L’uran des Alban est Rajymbek.

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La tribu des Sary Ujsun 103 Les documents de la région d’Alatau donnent les indications suivantes concernant la tribu Sary Ujsun :

104 Cette tribu nomadise toujours sur la rive droite de l’Ili. Ses lieux de campement d’hiver sont dans les montagnes de Kunčuel, Čurk et Aču-tasly, tandis que ceux d’été se trouvent dans la vallée de Ters-akka (affluent du Koksu) et sur la pente sud de la montagne Kuturkej100. 105 Aristov a écrit que les Sary Ujsun se sont installés sur la rive droite de l’Ili en 1868 après l’instauration du gouvernement général du Turkestan, au moment où l’Ili est devenu frontière entre les régions de Vernyj et de Kopal. 106 Les Sary Ujsun ont choisi la région de Vernyj pour vivre à côté des Dulat qui leur étaient familiers. Leurs lieux de campement se trouvaient dans les sables désertiques de Sary- Tau kum où la végétation était pauvre. 107 Les Sary Ujsun vivaient essentiellement sur la rive droite du bas Ili et près du fleuve Kurtu au nord jusqu’à Qara-Turangy perdu dans les sables de Sary-Tau Kum, ainsi que sur la rive droite du Talas, le long du fleuve Kuragaty jusqu’à son embouchure dans le Tchou. En 1832, le sultan Suk Ablajkhanov a écrit au gouverneur de la région d’Omsk : Les Kazakhs Sary Ujsun avec le sultan Rustem et les Kirghizes subordonnés qui ont assassiné cinquante-six habitants de Kokand se sont réfugiés dans la vallée Qar- Qara pour fuir les mesures de rétorsion de la part des Tachkentois.101

Ses origines

108 La majorité des chercheurs les lient aux Usun des sources chinoises102, ce qui est infondé car on ne peut pas se baser uniquement sur la consonance des mots. La thèse de l’origine historique commune des Ujsun kazakhs et des U-sun des chroniques chinoises est absolument fausse.

109 Pourtant Aristov croyait qu’ils étaient les descendants des anciens Usun, fondateurs du peuple Kara-kirghiz. Après la dégradation de l’union Usun, les Sary Ujsun ont perdu le pouvoir, quitté le milieu des Kara-kirghizes et ont rejoint les Kangly et les Dulat. L’origine kirghize des Sary Ujsun est confirmée par : • L’absence de noms similaires à ceux qui étaient répandus parmi les

110 Kangly et les Dulat.

111 - La présence de mots kryk ou kyrk qui a été à l’origine d’ethnonyme

112 kyrgyz.

113 - La différence de tamga des Sary Ujsun de ceux des Kangly et des

114 Dulat.

115 - Le nom même de cette tribu...103

116 Aristov note également :

117 […] étant peu nombreux et d’origine particulière la tribu Sary Ujsun ne pouvait pas jouer un rôle important dans la Grande Horde et par conséquent elle ne fut pas notée dans les grands événements historiques. Probablement, elle fut contrainte d’errer dans les Montagnes de sable jaune.104 118 On peut donc parler de l’origine médiévale du terme Sary Ujsun qui fut probablement lié à la tribu mongole Ušin/Hušin et aux Ujsun/Ujšun ouzbeks du Dašt-i Qypčak et de la

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Horde Nogaj. Les Ujsun sont aussi mentionnés parmi le clan Toqtamys des Turkmènes (Aq-ujsun et Qara-ujsun)105. 119 Les Ujsun se sont déplacés du nord-ouest vers le sud et sud-est du Kazakhstan, apparemment au moment de la conquête de Mavarannahr par les Ouzbeks. Ils y ont eu une domination politique et ont attribué leur nom aux Kazakhs de la Grande Žuz. Les Sary Ujsun feraient partie des Ujsun médiévaux et auraient gardé ce nom historique. C’est pourquoi ils seraient mentionnés aussi bien parmi les tribus des Ouzbeks du Mavarannahr que au sein du groupe turcophone mi-sédentaire Kurama qui vivait sur le territoire de la région de Kurama. On ne peut pas exclure que les Ujsun kazakhs au cours de la segmentation soient entrés dans la composition des Ouzbeks et aient ainsi fondé les Kurama.

Son importance numérique

120 Au milieu du XIXe siècle, il y avait 1 700 familles Sary Ujsun. En 1885, les Sary Ujsun étaient 3 433 dans la région de Vernyj. Vers la fin du siècle, on dénombre 1 200 familles. En 1880, dans la région de Tchimkent, 40 familles106. Selon Aristov, vers la fin du XIXe siècle leur nombre était de 1 500 familles107. Au début du XXe siècle, les Documents concernant l’étude de la région du Semireč’e estiment qu’il y 1 464 familles dans la région de Vernyj108. Fedorov mentionne 10 145 personnes pour la même région vers 1908, et 10 000 personnes pour la région du Semireč’e109. Un petit groupe de Sary Ujsun (328 familles) vivait dans le bas Talas et dans le bassin du Tchou. Tynyšpaev évalue leur présence à 10 000 personnes qui, toutes, vivaient dans la région de Vernyj. Ismagulov cite un chiffre excessif de 15 000 personnes110.

121 En fait, le nombre total de Sary Ujsun à la charnière des XIXe et XXe siècles s’élevait à près de 10 000 personnes111.

Sa généalogie

122 Selon Aristov, les Sary Ujsun se divisaient en groupes suivants : Kutlumbet, Žanaj, Žolaj- tanaj, Žan-dosaj, Kuluke et Qyrk112 ; selon d’autres données, ce sont les : Žakyp, Rajymberdy, Žangeldy, Kojke, Qyrk, Kalča et Kuluke. Šakarim Kudajberdy-uly présente les groupes suivants : Kuttymbet, Žanaj, Žolaj, Talaj, Žandosaj, Kuleke et Qyryk 113. Une autre version, que l’on doit notamment à Ismagulov, ne distingue que deux groupes : Kalča et Žakyp.

123 L’uran des Sary Ujsun n’est pas noté dans les sources étudiées. La tribu des Šaprašty 124 Cette tribu nomadisait dans les vallées de l’Ili et ses affluents de la rive droite, sur la rive droite du Tchou et dans les piedmonts de l’Alatau. La majorité des Šaprašty vivaient dans la région d’Almaty. [En 1831] le sultan Suk Ablajkhanov [...], le frère du défunt khan Valiy, confirme sa loyauté envers les honorables bij et envers les régions Čapračlin et Âlair dépendant de lui où habitent 50 000 personnes de sexe masculin...114 125 En 1832, le boukhariote Izberdeev a fourni une information, selon laquelle il a été au marché de janvier à avril de l’année courante chez les Kirghizes errant le long des Sept fleuves, et portant les nom de Dulat, Atban, Žalajyr et Šaprašty. Le marché a été moins profitable que l’année précédente car les percepteurs envoyés de Tachkent s’y trouvaient...115

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126 Les sources historiques témoignent du fait suivant : [En 1846], « les sultans et les bij de la Grande Horde appartenant aux tribus Dulat, Abdan, Suan, Šapraš et Žalajyr ont pris la décision de considérer le sultan rebelle Kenesary Kasymov et ses partisans comme un ennemi et de rompre tout contact avec lui...116

Ses origines

127 Elles sont inconnues, mais la thèse proposée par certains chercheurs selon laquelle les Šaprašty descendent des anciennes tribus Čigil et Čumul, mentionnées par Mahmud Kachgari, nous paraît absolument impossible. Les traditions généalogiques kazakhes les lient également aux Dulat et Sary Ujsun.

128 On ne peut que supposer que leur origine remonte aux groupes turcophones des nomades locaux du Kazakhstan méridional. En ce qui concerne l’ethnonyme šaprašty, il est évident que son origine est purement kazakhe, car il est inconnu en dehors du Semireč’e.

Son importance numérique

129 À la fin du XVIIIe siècle, Andreev a écrit que dans la région des Ujsun, il y avait 1 500 familles Šaprašty qui nomadisaient vers le sud du Tarbagataj 117. Vers le milieu du XIXe siècle, leur nombre a atteint 2 000 familles pour s’élever, à la fin du siècle, à 7 000 familles, selon Aristov. Tynyšpaev, quant à lui, évalue leur présence dans la région de Vernyj à 70 000 personnes, ce qui est excessif. En réalité, au début des années 1870, dans cette région, il n’y avait que 4 000 familles Šaprašty118.

130 Les Documents concernant l’étude de la région du Semireč’e relèvent 8 384 familles dans la région de Vernyj au début du XXe siècle. Fedorov, au 1er janvier 1908, donne le chiffre de 50 210 personnes dans la région de Vernyj, 2 326 personnes dans la région de Pišpek et 51 500 personnes dans tout le Semireč’e. Un petit groupe Šaprašty – 368 familles – vivait dans le bas Talas et dans le bassin du Tchou. Selon ses estimations, le nombre total de Šaprašty atteint, donc vers le début du XXe siècle, 55 000 personnes119.

Sa généalogie

131 La Description des tribus de la Grande Horde, publiée en 1825, atteste que les Šaprašty se composaient des groupes suivants : Teke, Tolemis, Šybyl, Ekej, Eskoža, Ažike et Kenej 120. En 1845, les groupes Asyl, Šybyl, Apkyš, Ekej et Eskoža ont demandé la protection russe (podanstvo). En 1846, les bij des trois groupes Ajsyl, Ajkum et Ekej ont demandé au gouverneur Višnevskij de nommer chef le sultan Suk Ablajkhanov121.

132 Selon Aristov, les Šaprašty se divisaient en : Ikej, Iskoža, Asyl, Emyl et Toretukum122. Žunisbaev cite trois groupes : Maldystyk, Želdystyk et Kyldystyk. Les Želdystyk se subdivisent en Asyl et Šybyl ; les Keldystyk ne comportent qu’un seul groupe – Aykym – et les Maldystyk réunissent les Ekej et Emil123. 133 L’uran des Šaprašty est Qarasaj. La tribu des Srgeli

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134 Au XIXe et au début du XXe siècle, les Srgeli sont localisés sur la rive gauche du moyen Tchou, au bas Talas et en amont du fleuve Bugun, ainsi que dans le piedmont du Qaratau près des lacs Akkol, Astčikol, Sorkol, Bijlikol et de la rivière Assa.

135 Apparemment, les Kazakhs Srgeli ont pris une part active à la lutte contre l’invasion des Djoungars. Les légendes kazakhes exaltent les personnages des preux chevaliers (batyr) Srgeli Elčibek-batyr, Žajlaubaj-batyr et d’autres qui ont acquis une notoriété par leurs exploits à l’époque héroïque de la première moitié du XVIIIe siècle124.

Ses origines

136 L’origine des Srgeli est liée selon Vostrov à la Horde Nogaj 125. Aristov indique aussi une affinité des tamga (emblèmes) Srgeli avec ceux des autres groupes tribaux kazakhs et en particulier, avec les tamga des Kangly, des Qypčak et même des Kerej 126. Or il est essentiel de noter l’appartenance de ce groupe, non seulement à la Grande Žuz, mais aussi à une grande tribu ouzbèke Ûz et à une autre tribu ouzbèke, celle des Qanžigaly-ktaj proche de celle des Qypčak 127. Cela indique que les Srgeli descendent à l’époque médiévale des Qypčak et ont plus tard fait partie des Ouzbeks du Dašt-i Qypčak. Cela peut également signifier que leurs origines et leur histoire ont été liées à un moment donné. L’existence de l’ethnonyme srgeli parmi les Kazakhs du groupe Uak de la Horde Moyenne confirme cette hypothèse128.

137 On peut donc supposer que l’ethnogenèse des Srgeli, à la différence de certaines tribus de la Grande Žuz dont les origines furent liées à l’ulus Čagataj, a été directement affiliée aux Qypčak et aux Ouzbeks du Dacht-i Qypčak. Les ancêtres des Srgeli seraient venus au Kazakhstan du sud avec les tribus ouzbèkes pendant la conquête de Mavarannahr par ces dernières.

Son importance numérique

138 En 1880, il y avait 4 871 familles Srgeli dans la région de Tchimkent 129. Avant cette date, Makšeev en a dénombré 800 et 1 410 dans la région de Tachkent130. Au début du XXe siècle, dans le bassin du Tchou et dans le bas Talas, on ne comptait plus qu’une centaine de familles Srgeli131. Selon Aristov, leur nombre total à la fin du XIXe siècle a atteint 7 000 familles132. Tynyšpaev donne le chiffre excessif de 70 000 personnes dans la région de Tchimkent133. On trouve le chiffre 35 000-40 000 personnes à la charnière des XIXe-XXe siècles.

Sa généalogie

139 Selon les traditions généalogiques kazakhes, l’aïeul des Srgeli a eu huit fils qui ont fondé huit groupes tribaux : les Bajžigit, Qarabatyr, Batyrlar, Uštamgaly, Ilibaj, Žakabaj, Ajtbozum et Torttamgaly134. Dans d’autres sources, les groupes ont été les suivants : Torttamgaly, Uštamgaly, Batyrlar, Qarabatyr, Žanaj et Bozeke135.

140 L’uran des Srgeli est Bakhtiâr, Toganas. La tribu des Ytsy (ou Sty) 141 Cette tribu vivait essentiellement au Semireč’e, dans l’embouchure de l’Ili et de ses affluents, près du lac Balkhach, le long de l’Ili moyen jusqu’aux piedmonts de l’Alatau, sur la rive gauche du Tchou, sur les pentes sud-est du Qaratau, près du fleuve Bugun, le

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long du moyen Qarasu, sur la rive droite du Talas et au bord des lacs Bijlikol, Akkol, Ačikol et du fleuve Assy dans les régions de Tchimkent et d’Aulie-Ata136.

Son origine

142 Les origines de cette tribu, selon Aristov et Amanžolov, sont liées aux Kangly médiévaux 137. Vostrov déclara a priori que les Ysty nomadisaient depuis le XIIIe siècle entre les fleuves Tchou et Talas138. Pourtant, il est évident que l’ethnonyme ysty est apparu plus tard et que cette tribu ne figure pas parmi celles du Mogolistan, du Dašt-i Qypčak, ni de la Horde Nogaj, comme elle ne faisait pas partie des Mongols ou des Qypčaks médiévaux. En réalité, la première information concernant les Ysty est datée du milieu du XVIIIe siècle139.

143 Dans le système hiérarchique tribal de la Grande Žuz, la tribu Ysty était la cadette et la plus dépendante. À la fin du XIXe siècle, Aristov a noté que cette tribu ne jouait pas de rôle important dans la Grande Žuz et que « les Ysty peu nombreux et étrangers aux Dulat vivent dans le delta de l’Ili ou dans le Sary-tau-kum, endroit peu adapté au bon niveau de vie des éleveurs nomades »140. On sait que Černovskij pensait que les tribus inférieures étaient situées en aval du fleuve141.

Son importance numérique

144 Au milieu du XIXe siècle, leur nombre a atteint 7 514 familles142. Dans les années 1870, il y avait 6 425 personnes dans la région d’Aulie-Ata143. En 1880, en comptait 3 521 familles dans la région de Tchimkent144. Vers la fin du XIXe siècle, selon Aristov, le nombre total d’Ysty était de 6 000 familles145. Fedorov cite, pour le 1er janvier 1908, le chiffre de 11 574 personnes dans la région de Vernyj et 11 600 personnes – dans tout le Semireč’e146. À la même époque, on comptait 1 835 familles dans le bas Talas et dans le bassin du Tchou147. Tynyšpaev cite un chiffre inférieur de 50 000 personnes, y compris 20 000 dans la région de Tchimkent, 20 000 dans celle d’Aulie-Ata et 10 000 dans la région de Vernyj148.

145 Ainsi, le nombre total d’Ysty à la charnière des XIXe-XXe siècles était de 60 000-65 000 personnes.

Sa généalogie

146 Selon les traditions généalogiques kazakhes, les Ysty se divisaient en deux groupes : les Tlik et les Ojk149. Les Tlik, selon Tynyšpaev, se divisaient en Konyr, Tasša et Sulgetaj ; les Ojk en Kyzylkurt, Kokče-koz et Auz-sujgen150.

147 L’uran des Ysty est Žauatar. La tribu des Suan (Suvan) 148 Ils vivent dans les piedmonts de l’Altynemel et sur les pentes sud-est de l’Alatau djoungar, sur la rive droite de l’Ili vers Kokterek à l’ouest et vers la rivière Khorgos à l’est. Un petit groupe habite dans la région du Syr-Daria et dans les régions limitrophes de la Chine occidentale151.

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Son origine

149 Selon les traditions généalogiques, les Alban et les Suan ont des origines communes 152. Les deux ethnonymes qui se terminent par un affixe « an » – marque du pluriel153 – ne sont connus que dans le cadre de notions kazakhes ; mais le mot suan existait également parmi les Ouzbeks154.

150 Certains chercheurs lient les Suan aux Dulu, Duglat ou Doglat, comme c’était le cas des Alban155. Cette thèse est néanmoins fragile, car elle ne se fonde que sur d’éventuelles consonances de certaines transcriptions chinoises d’ethnonymes turcs ancien où figure le mot suan. On suppose que suan représente un ethnonyme de l’époque postérieure à l’origine kazakhe. 151 Il semble plus censé de lier cet ethnonyme au mot kazakh su (l’eau), ainsi qu’à sa forme suvan, aux mots anciens ouïghours et de l’Orkhon suv, sub. Plus tard, ce mot se serait transformé en suan, ce qui veut dire « tribu vivant auprès de l’eau ». Cela devait être un grand lac ou un fleuve, tels que le Syr-Daria ou l’Ili. L’ethnonyme suan qui existait dans le milieu ouzbek témoigne en faveur du Syr-Daria.

Son importance numérique

152 À la fin du XVIIIe siècle, Andreev a écrit que 3 500 familles Suan vivaient dans la région de Bajsuan156. Vers la fin du XIXe siècle, selon Aristov, elles étaient 4 000157. Tynyšpaev et d’autres citent un chiffre excessif de 40 000 personnes vivant dans la région de Džarkent158. Un certain nombre de Suan se trouvait en Chine, au nombre de 7 200, selon Venûkov159. Pantusov estime que dans la région de Kuldža dans les années 1870, il y avait 9 010 personnes160.

153 En 1908, Fedorov a évalué leur nombre à 23 664 personnes et dans toute la région du Semireč’e à plus de 22 000 personnes161. Ainsi, vers le début du XXe siècle, le nombre total des Suan s’élevait à 30 000-35 000 personnes.

Sa généalogie

154 Les traditions généalogiques kazakhes du début du XIXe siècle nous fournissent les groupes suivants : Tokarstan, Bajtugaj, Bagys et Žasagyr 162. Selon les arbres généalogiques du milieu du même siècle, on parle des Bajtugaj, Turdymbet et Murat163. Selon Valikhanov : Bajtugaj, Tokarstan et Koškar164 ; selon Aristov : Bajtugaj et Tokarstan165 ; selon Tynyšpaev : Murat,Turdymbet et Baubek qui sont réunis par un nom commun Tokarstan166.

155 L’uran des Suan est Rajymbek, Bajsuan. La tribu des Šanyškyly 156 Les légendes généalogiques de la Grande Horde représentent cette tribu comme kerme (parvenus, étrangers). Ses membres vivaient en général dans les régions de Tchimkent et Tachkent le long du Syr-Daria, dans les piémonts du Qaratau, dans les vallées de rivières , Arys et Čirčik167.

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Ses origines

157 Certains auteurs les lient, d’ailleurs sans aucun fondement, aux Kangly et aux Qypčak médiévaux168. Les traditions généalogiques kazakhes les rapprochent plutôt de la tribu ouzbeko-kazakhe des Hatagin169.

158 Les Hatagin représentaient la tribu mongole la plus proche du clan de Gengis-Khan, car son origine remontait au fils aîné de l’aïeule légendaire des Mongols Alan-goa. Les Bugu-hatangi faisaient partie du groupe tribal Nirun et ont lutté contre l’ascension politique de Gengis-Khan170. 159 Les Hatagin et les tribus Saldjiut, Durban, Tatar et Honkirat ont juré fidélité par un serment qui est le plus fort dans le milieu des Mongols et qui consiste dans le rite suivant : ils tuent un étalon, un taureau et un chien et disent :« Ô, Seigneur du ciel et de la terre, voici notre serment. Ces mâles représentent la racine et la source de ces animaux. Si nous ne sommes pas fidèles à notre pacte, que le destin de ces bêtes nous frappe. » Ainsi ont-ils juré leur fidélité dans la lutte contre Gengis-khan et On-khan171. 160 Les Hatagin sont une grande tribu mongole turquisée plus tard. Après leur installation au Semireč’e, ils ont joué un rôle important dans l’histoire de l’Asie centrale172. Ils ont également fait partie de la Horde Nogaj173. 161 Vers la fin du XVIe siècle, les Hatagin se sont déplacés vers Kachgar à cause d’un conflit dans la région ; ceux qui sont restés ont été tués au cours de la lutte entre Tursun- Muhammad et Esim. Ûdin, orientaliste kazakhstanais, suppose que, depuis cette époque, les Hatagin ne sont plus présents parmi les tribus kazakhes 174. Pourtant les traditions populaires disent que les Hatagin qui ont échappé à la mort se sont attribué le nom de Šanyškly175. 162 Ûdin insista sur l’erreur de cette thèse176. Selon d’autres données, les Hatagin représentaient un groupe tribal à part, occupant une position indépendante parmi les tribus de la Grande Horde177. 163 Grebenkin a noté que « le physique des Hatagin du Mavarannahr ressemblait

164 à celui des Kirghizes du Syr-Daria, mais les traits kirghizes y sont plus adoucis »178.

165 Pour conclure, relevons les analogies que présente l’ethnonyme šanyškly chez d’autres peuples turcophones, en particuliers, chez les Nogaj 179. Tout porte à croire qu’à la charnière des époques médiévale et moderne, cet ethnonyme existait dans le milieu des peuples turcophones parallèlement avec celui de hatagin, qu’il finit par supplanter au XVIIe siècle au cours de la kazakhisation du sud du Kazakhstan. Cela était probablement dû à l’intégration des Hatagin et des Šanyškly ou à l’ascencion politique des Šanyškly par rapport aux Hatagin, ou encore, au fait que les Šanyškly aient pu absorber les Hatagin.

Son importance numérique

166 Selon Aristov, le nombre de Šanyškly et de Kanly a atteint siècle 10 000 familles à la fin du XIXe. Dans les années 1880, dans la région de Tchimkent il n’y avait que 65 familles Šanyškly et 415 familles Šanyškly et Kanly180.

167 Selon Makšeev, dans la région de Tachkent il y avait 2 000 familles Šanyškly181. Ainsi leur nombre total était de plus de 10 000 personnes.

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Sa généalogie

168 Selon Tynyšpaev, les Šanyškly comprenaient les groupes tribaux suivants : Korbaka, Darhan, Kryksadak, Bektau, Žansyp, Bogys182.

169 L’uran des Šanyškly est ayrylmas, bajterek, šanyškly. La tribu des Kanly 170 Cette tribu vivait essentiellement le long de la rive gauche d’Ili et dans les piedmonts de l’Alatau. Les groupes peu nombreux de Kanly vivaient également dans les autres régions de Semireč’e et du Kazakhstan du sud en voisinage avec les nomades Šanyškly183.

Ses origines

171 Certains auteurs les lient aux anciens Kangûam, Kangly médiévaux et aux Qypčak 184. D’autres mettent en doute, à juste titre, la thèse de liens entre anciens Kamgûam et kangly médiévaux185. Il est évident que l’ethnonyme kazakh kanly vient du turc kangly ce qui justifie les origines Qypčak de la tribu Kanly.

172 Il faut noter que l’ethnonyme kanly/kangly est largement répandu sur le territoire d’implantation des peuples turcs. On le rencontre dans la Horde Nogaj et les tribus ouzbèkes du Dašt-i Qypčak186. À l’époque postérieure, ils ont fait partie des tribus de Mogolistan, ont été nommés Bečik et joué un rôle important dans l’histoire du Kazakhstan du sud-est187. Le Babur name mentionne les Bečik comme l’une des deux tribus mongoles les plus puissantes188. De toute évidence, cette dénomination a disparu cédant la place à l’ethnonyme kanly. Cependant, on trouve parfois l’ethnonyme bečik parmi les Ouzbeks du Mavarannahr.

Son importance numérique

173 Dans les années 1880, dans la région de Tchimkent, le nombre global de Kanly et de Šanyškly ne dépassait pas 444 familles 189. Au milieu du XIXe siècle, Makšeev s’appuyant sur les données officielles a dénombré 3 500 familles dans la région d’Aulie-Ata et 1 650 dans celle de Tachkent190.

174 Aristov a avancé un chiffre de 50 000 personnes à la charnière des XIX-XXe siècles191.

175 Les Documents concernant l’étude de la région du Semireč’e ont fixé la présence des Kanly, au début du XXe siècle dans la région de Vernyj, à 1 202 familles192. Fedorov cite le chiffre de 19 228 personnes dans la région de Vernyj et 18 000 personnes dans tout le Semireč’e193. Ainsi, le nombre général de Kanly peut être évalué pour cette période à 160 000 personnes. Tynyšpaev surestime cette présence à 160 000 Kanly et Šanyškly vivant seulement dans la région de Tachkent. Par contre, Ismagulov donne un chiffre inférieur, soit 40 000 personnes.

Sa généalogie

176 Selon les traditions généalogiques kazakhes, les Kanly se divisaient en Sary-kanly (Bes [ata]) et Qara-kanly (Alty-ata) 194 ; dans d’autres sources, on y trouve également les Kyzyl- kanly et les Ak-kanly 195. Les Sary-kanly comprenaient les Omurtka, Kumurska, Alimbet, Akbarak, Sultanym et Tokaj ; les Qara-kanly se divisaient en Toguzbaj, Onbaj, Karnamas, Kaspan, Badrak et Kyzyl-kanly196.

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177 L’Uran des kanly est Ayyrlmas, Bajterek.

Conclusion

178 On comprend que la structure de la Grande Horde est complexe, formée d’unités qui peuvent provenir d’autres tribus, ou se retrouver dans d’autres segments ethniques de cet immense espace. Ainsi, une partie des onze tribus constituant la Grande Horde décrites dans ce chapitre est bien d’origine autochtone et leur l’ethnogenèse est liée aux tribus de l’ulus Čagataj et des tribus du Mogolistan. Cependant, l’autre partie des tribus de la Grande Horde fut, dans les temps anciens, liée aux Ouzbeks du Dašt-i Qypčak, à la Horde des Nogaj et aux Ouzbeks de Mavarannahr ainsi qu’à des groupes portant des ethnonymes kazakhs (Šanyšklyet Ošakty). Ce mélange de tribus ouzbèkes et mongoles avéré dans la Grande Horde témoigne de leur histoire ethnique commune, ce qui rend leur étude à la fois intéressante et difficile à mettre en oeuvre.

179 On peut dire qu’au cours du processus de kazakhisation du Kazakhstan du sud et sud- est, les tribus ouzbèkes et mongoles se sont mélangées. Les tribus ouzbèkes se sont déplacées de l’ouest à l’est et du nord-ouest au sud-est pour occuper une partie occidentale du futur territoire des Kazakhs de la Grande Horde, tandis que les tribus locales Čagataj et mongoles, sont restées aux endroits traditionnels de leur habitation dans la partie est et moyenne avec les pâturages au pied des montagnes dans le sud de la région et les déserts arides. Ces mouvements de population sont mentionnés dans la tradition orale, ainsi que dans les sources compilées par les observateurs du XIXe et du début du XXe siècle.

180 La reconstitution de la structure d’une des trois hordes kazakhes est un sujet rarement abordé, tant il relève de la compilation d’une mémoire éparse, transmise de génération en génération, avec ses zones d’ombre, de mythes et ses informations reposant essentiellement sur le décompte approximatif des populations concernées, leurs lieux de pâturage, leurs stratégies d’alliance et l’analyse de l’ethnonymie qui reste totalement tributaire de la mémoire généalogique.

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VOSTROV V.V., MUKANOV M.S. - 1968 Rodoplemennoj sostav i rasselenie Kazakhov, konec XIX-načalo XX vv. [Composition tribale et distribution des Kazakhs, fin du XIXe-début du XXe siècle], Alma-Ata : Nauka.

ZDANKO T.A. - 1950 Očerki Ètničeskoj istorii Karakalpakov [Essais d’histoire ethnique des Karakalpaks], Moskva : Akademiâ Nauk SSSR.

ZUNISBAEV K. - 1962 « Qazahstannyng XVII-XVIII ghassyrladandagi tarihina », Voprosy Istorii Kazakhstana i Vostočnogo Turkestana, Alma-Ata, Akademiâ Nauk Kaz. SSR.

NOTES

1. L’essentiel de ce chapitre provient de la publication majeure de son auteur : Masanov, N.E., 2011 (édition augmentée de 1995), Kočevaâ civilizaciâ Kazakhov : osnovy žiznedeâtel’nosti nodmadskogo obŝestva [La civilisation nomade des Kazakhs, les fondements du mode de vie de la société nomade]. 2. Ibragimov & Ûdin, 1969, pp. 242-243. 3. Gafurov, 1972, p. 131 et sqq. 4. Rašid ad-Din, 1952, p. 274. 5. Ûdin, 1965. 6. Gol’denberg, 1976, p. 232. 7. Bakunin, 1995, p. 21. 8. Kireev, 1961, p. 408. 9. Kireev, 1964, p. 96. 10. Kireev, ibid. 11. Kireev, 1961, p. 407. 12. Ryčkov, 1896, p. 71. 13. Kireev, 1964, p. 223. 14. Valikhanov, 1984-1985, t. 1, p. 539. 15. Venûkov, 1871, pp. 335-336. 16. Smirnov, 1887, pp. 318-319. 17. Radlov, 1889, p. 111. 18. Potanin, 1884, p. 14. 19. Černovskij, 1915, p. 14. 20. Sadykova, 1948, p. 512. 21. Kireev, 1964, p. 214. 22. Gagemejster, 1854, p. 10. 23. Aristov, 1894, p. 400.

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24. Tynyšpaev, 1925, p. 63. 25. Kireev, 1964, p. 327. 26. Kireev, ibid. 27. Venûkov, 1871, p. 336. 28. Barthold, 1968, p. 270. 29. Barthold, ibid., pp. 529-530. 30. Ûdin, 1965, p. 75 ; Gubareva, 1980, p. 232. 31. Galkin, 1868, p. 6. 32. Aristov, 1894, p. 400. 33. Tynyšpaev, 1925, p. 63. 34. Abramov, 1867, p. 268. 35. Radlov, 1889, p. 114. 36. Grodekov, 1889, pp. 17-19. 37. Fedorov, 1910, p. 109. 38. Rumâncev, 1913, pp. 48-68. 39. Aristov, 1894, p. 396. 40. Abramov, 1867, p. 267. 41. Tynyšpaev, 1925, p. 65. 42. Aristov, 1894, p. 395. 43. Tynyšpaev, 1925, p. 65. 44. Ismagulov, 1977, p. 13. 45. Aristov, 1894, p. 396. 46. Tynyšpaev, 1925, p. 66. 47. Ismagulov, 1977, p. 13. 48. Kenesarin, 1992, p. 21. 49. Aristov, 1894, pp. 396-397. 50. Aristov, ibid. 51. Žunisbaev, 1962, p. 159. 52. Ismagulov, 1977. 53. Nabiev, 1973, p. 65. 54. Aristov, 1894, pp. 407-408. 55. Aristov, ibid., p. 296. 56. Aristov, ibid., p. 318. 57. Aristov, ibid., pp. 406-407. 58. Barthold, 1968, p. 172. 59. Gubareva, 1980, pp. 229-230. 60. Sultanov, 1977, pp. 166-168,170. 61. Ibragimov & Ûdin, 1969, p. 452. 62. Radlov, 1989, p. 114. 63. Černovskij, 1915, p. 14. 64. Rumâncev, 1913, pp., 158, 192. 65. Federov, 1903, pp. 107, 80. 66. Aristov, 1894, p. 400. 67. Tynyšpaev, p. 63. 68. Ismagulov, p. 15. 69. Kireev, 1964, p. 224. 70. Valikhanov, 1984-1985, p. 542. 71. Aristov, 1894, p. 397. 72. Balkhašin, 1897, p. 29. 73. Kudajberdy-uly, 1990, p. 67.

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74. Tynyšpaev, 1925, p. 68. 75. Amanžolov, 1959, p. 13. 76. Aristov, 1894, p. 398. 77. Vostrov & Mukanov, 1968, p. 52. 78. Ûžakov, 1867, pp. 759-760. 79. Grebenkin, 1872, p. 84. 80. Trepavlov, 2002, p. 504. 81. Aristov, 1894, p. 400 ; Tynyšpaev, 1925, p. 63. 82. Grodekov, 1889, pp. 17-18. 83. Tynyšpaev, 1925, p. 67. 84. Venûkov, 1871, p. 336. 85. Kireev, 1964, p. 326. 86. Aristov, 1894, pp. 401,461. 87. Vostrov & Mukanov, 1968, p. 24. 88. Rašid ad-Din, 1952, p. 267. 89. Caplin, 1975, p. 105. 90. Grodekov, 1889, p. 18. 91. Venûkov, 1872, p. 28. 92. Pantusov, 1881, p. 150 ; Aristov, 1894, p. 400. 93. Fedorov, 1903, p. 106. 94. Tynyšpaev, 1925, p. 63. 95. Ismagulov, 1977, p. 14. 96. Kudajberdy-uly, 1990, p 67. 97. Tynyšpaev, 1925, p. 67. 98. Aristov, 1894, p. 424. 99. Ismagulov, 1977, p. 14. 100. Aristov, 1894. 101. Kireev, 1964, p. 262. 102. Valikhanov, 1984-1985, pp. 206, 400. 103. Aristov, 1894, p. 463. 104. ibid., p. 464. 105. Galkin, 1868, p. 8. 106. Grodekov, 1889, p. 17. 107. Aristov, 1894, p. 396. 108. Rumâncev, 1913, pp. 126-148. 109. Fedorov, 1903, pp. 106, 80. 110. Tynyšpaev, 1925, p. 63 ; Ismagulov, 1977, p. 12. 111. Ismagulov, ibid. 112. Aristov, 1894, p. 422. 113. Kudajberdy-uly1990, p. 67. 114. Kireev, 1964, p. 251. 115. Kireev, ibid, p. 260. 116. Kireev, ibid., pp. 317-318. 117. Andreev, 1795-96, p. 80. 118. Aristov, 1894, p. 400 ; Tynyšpaev, 1925, p. 63. 119. Fedorov, 1910, pp. 63, 106. 120. Kireev, 1964, p. 224. 121. Kireev, ibid, pp. 305, 318. 122. Aristov, 1894, p. 400. 123. Junisbaev, 1962, p. 162.

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124. Valikhanov, 1984-85, t.1., pp. 224-225. 125. Vostrov & Mukanov, 1968, pp. 52-53. 126. Aristov, 1894, pp. 404, 416. 127. Grebenkin, 1872, p. 100. 128. Masanov, 1980, p. 132. 129. Grodekov, 1889, pp. 17-20. 130. Radlov, 1989, p. 114. 131. Černovskij, 1915, p. 14. 132. Aristov, 1894, p. 400, et 1986, p. 352. 133. Tynyšpaev, 1925, p. 63. 134. Aristov, 1894, p. 396. 135. Tynyšpaev, 1925, p. 67. 136. Aristov, 1894, p. 398. 137. Aristov, 1894, p. 405, 415 ; Amanžolov, 1959, p. 14. 138. Vostrov & Mukanov, 1968, p. 49. 139. Ibragimov & Ûdin, 1969, p. 156 et sqq. 140. Aristov, 1894, p. 400. 141. Černovskij, 1915, p. 14. 142. Vostrov & Mukanov, 1968, p. 24. 143. Loginov, 1872, p. 92. 144. Grodekov, 1889, pp. 17-19. 145. Aristov, 1894, p. 400. 146. Fedorov, 1910, p. 80, 106. 147. Černovskij, 1915, p. 14. 148. Tynyšpaev, 1925, p. 63 149. Aristov, 1894, p. 396 ; Tynyšpaev, 1925, p. 67. 150. Tynyšpaev, ibid. 151. Aristov, 1894, p. 398. 152. Ibragimov & Ûdin, 1969, p. 156. 153. Caplin, 1975, p. 105. 154. Radlov, 1989, p. 104. 155. Aristov, 1894, p. 401 ; Amanžolov, 1959, pp. 35, 88 ; Ûdin, 1965, p. 59 ; Vostrov & Mukanov, 1968, p. 46. 156. Andreev, 1796, 116, p. 79. 157. Aristov, 1894, p. 400. 158. Tynyšpaev, 1925, p. 63. 159. Venûkov, 1872, p. 28. 160. Pantusov, 1881, p. 149. 161. Fedorov, 1910, p. 108. 162. Kireev,1964, p. 224. 163. Kireev, ibid, p. 305. 164. Valikhanov, 1961, t. 1, p. 542. 165. Aristov, 1894. 166. Tynyšpaev, 1925, p. 66. 167. Valikhanov, 1961, t. 1, p. 204 ; Aristov, 1894, pp. 398-399, 404 ; Bejsembiev, 1987, p. 79. 168. Aristov, 1894, p. 403-404. 169. Aristov, ibid, pp. 395, 405. 170. Rašid ad-din, 1952, pp. 14-15, 117-118. 171. Rašid ad-din, ibid., p. 117. 172. Karmyševa, 1976, pp. 103-107, 238-246.

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173. Trepavlov, 2002, p. 500. 174. Ibragimov & Ûdin, 1969, p. 326. 175. Valikhanov, 1961, t. 1, p. 452. 176. Ûdin, 1965. 177. Aristov, 1894, pp. 399, 403, 405. 178. Grebenkin, 1872, p. 86. 179. Gadžieva, 1979, p. 61. 180. Grodekov, 1889, pp. 18-19. 181. Radlov, 1889, p. 114. 182. Tynyšpaev, 1925, p. 67. 183. Valikhanov, 1961, p. 203-204, 451-452 ; Aristov, 1894, pp. 398-399. 184. Aristov, 1894, pp. 403-404 ; Tynyšpaev, 1925, pp. 6-7. 185. Barthold, 1968, p. 272 ; Ždanko, 1950, p. 111. 186. Trepavlov, 2002, p. 500. 187. Ûdin, 1965, p. 74. 188. Gubareva, 1980, p. 231. 189. Grodekov, 1889, pp. 17-19. 190. Radlov, 1889, p. 114. 191. Aristov, 1894, p. 400. 192. Rumâncev, 1913, pp. 22-36. 193. Fedorov, 1910, p. 106. 194. Tynyšpaev, 1925, p. 67. 195. Kajdarov, 1984, p. 41. 196. Tynyšpaev, 1925, p. 67.

RÉSUMÉS

Les origines des tribus de la Grande Horde (ou Žuz aînée) demeurent peu claires et sont largement hétérogènes. Il apparaît nécessaire de rassembler les sources disponibles sur l’organisation des trois hordes kazakhes d’ascendance mythique, qui partagent un fond ethnique commun. Cette organisation repose sur la gestion des hommes en un système tribal complexe et sur la gestion d’un territoire difficile à contrôler et nécessitant un modèle économique adapté à la précarité des ressources et à l’immensité des espaces. Le but de ce chapitre est de présenter au lecteur francophone un état des connaissances sur les onze grandes tribus constituant la Grande Horde, avec une tentative de nommer leurs subdivisions claniques, de les localiser (près des rivières ou des piémonts), d’en présenter leur origine et leur « généalogie reconstruite », et de rapporter les polémiques existant à leur sujet. Pour ce faire, l’auteur puise aux sources qui relèvent de la tradition orale consignée par des observateurs du XIXe et du début du XXe siècle, mais également des généalogies tribales qui constituent une partie essentielle du patrimoine écrit de ces populations. Ces éléments sont propres à l’organisation nomade de la société kazakhe et expliquent le caractère descriptif du propos. Ils représentent un document significatif pour comprendre l’originalité de cette forme d’organisation du pouvoir sur l’espace et les groupes sociaux kazakhs, à la veille des bouleversements du XXe siècle.

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The origins of the tribes of the Great Horde (or elder žuz) remain unclear and quite heterogeneous. It is important to collect the available sources related to the organization of the three Kazakh hordes, who share a mythic origin and common ethnic features. This organization largely consists in managing people through a complex tribal system and in managing a territory difficult to control and requiring an economic model adapted to the scarcity of resources and the vastness of space. The purpose of this chapter is to introduce the French speaking readers to the state of art about the eleven tribes constituting the Great Horde, with an attempt to highlight their clan subdivisions, to locate them (near rivers or piedmont areas), to explain their origin and ‘reconstructed genealogy’ and to report the existing controversies about them. In order to do this, the author draws on sources, coming both from the oral tradition recorded by observers in the XIXth and beginning of XXth century, and from tribes’ genealogies which constitute the main corpus of the people’s written heritage. These features are specific to the nomad organization of the Kazakh society and explain the descriptive approach of the author. They represent a significant step to understand the uniqueness of this form of power management over space and Kazakh social groups, on the eve of the XXth century disrupts.

Истоки племен Великой Орды (или старший жуз) до сих пор не ясны и достаточно разнородны. Очень важно собрать доступные источники, имеющие отношение к структуре трех казахских орд, которые имеют общие мифические корни и этнические характеристики. Эта структура в основном состоит из управления народа посредством комплексной родоплеменной системы и управления трудноконтролируемой территорией, которая требует внедрения экономической модели, приспособленной к ограниченным ресурсам и огромным пространствам. Цель этой главы познакомить франкоговорящих читателей с современными знаниеми об одиннадцати главных племен, входящих в состав Великой Орды, с попыткой выделить клановые подразделения, определить их местоположение (около рек или предгорий), выявить их истоки и их «перестроеную генеалогию» и сообщить существующие противоречия между ними. Для этого, автор использует источники устного народного творчества, записанные экспертами в 19 -ом и начале 20 -го века, а также генеалогии племен, которые составляют основную часть письменного наследия народа. Эти особенности характерны кочевой культуре казахского общества и объясняют описательный подход автора. Они являются значительным шагом к пониманию уникальности этой формы управления властью над пространством и над казахскими социальными группами накануне потрясений 20 -го века.

INDEX motsclesru Орда (жуз), племя, клан, родство, генеалогия, элита, кочевничество, военная структура, казахизация Keywords : horde (žuz) tribe, clan, kinship, genealogy, elite, nomadism, military organization, kazakhisation Mots-clés : horde (žuz) tribu, clan, ethnogenèse, parenté, généalogie, élite, nomadisme, organisation militaire, kazakhisation

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AUTEURS

NURBULAT MASANOV

Né le 20 avril 1954, à Karaganda, spécialiste du nomadisme kazakh, politologue, ethnologue, directeur de l’Institut kazakh de recherches scientifiques sur les problèmes de l’héritage culturel des nomades, décédé le 6 octobre 2006 à Almaty.

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Of Culture and Religion : The Conversion into Christianity in the XIXth-century Kazakh Steppe (1800 -1850)

Laura Yerekesheva

Introduction

1 According to the historical facts, the affirmation of Russian empire's influence in Central Asia has officially begun in 1731, when the khan of the Small Žuz1 of the Kazakh Steppe Abulkhair-khan and his subjects acknowledged the suzerainty of Russia. Subsequently, the territory of Small Žuz that bordered the Russian lands became a range ground where the main principles of Russian policy towards its new Asian subjects began to evolve and be put into practice. One of the important aspects of Russian colonial policy was religion. It had two dimensions.

2 On the one hand, it aimed at elaborating the religious policy of inclusion rather than exclusion. The main point was that for all inovercy (other believers or those pursuing other that Orthodox Christianity beliefs), Russia should become the highest patron and protector. Such policy of tolerating all beliefs, laid by Russian Imperatriz Anna Ioannovna and Catherine the Great, became a specific characteristic of their reign and resulted, for instance, in the institutionalisation of Islam.2 As an example, the Orenburg Mohammad Spiritual Assembly set up in 1788 became the first organised and State supported body, which was perceived as a tool to use the religion in strengthening the State. As such, it had to follow the example of Synod as the highest governing body dealing with all Orthodox religion affairs. 3 On the other hand, during the process of governing over the new Asian subjects, the evolvement of inovercy into the orbit of the Christian Orthodox religious model, traditional for the Russian society, had also began to take its shapes.

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4 These two dimensions, more or less, became the key elements of Russian empire’s religious policy in Central Asia at the beginning stage of this process. 5 For scholars this particular theme and historical time are of a great interest due to several reasons. From a historian point of view, it allows to trace and reconstruct the undisclosed pages of the nation's past which were a terra incognita during a nearly whole century. For sociologists of religion and cultural studies researchers, it gives a clue to understanding the interplay between culture and religion in general, as well as limits and abilities of different socio-cultural systems of both colony and Metropolis to interact with and reflect each other. And more precisely, it helps to understand the role of traditional culture and beliefs in questioning new challenges that were aimed at shaping a new socio-cultural environment. In a broad sense it explains how religious beliefs are culturally conditioned and vice versa. 6 Several questions could be raised in this regard. How the cultural systems of colonial Central Asia which were based (although unevenly in space and time) on a specific Islamic model – a mixture of pre-Islamic beliefs with Islamic elements – reflected the new vector of development which Russia inevitably promoted on its new territories? How and to what extend the sociocultural spaces of both colonies and Metropolis handled the process of adaptation and acculturation while dealing with the ‘we-other’ identity issues? These questions are of an importance especially with regards to the issues of forming a colonial identity and mentality.

Historical Background of the Religious Specificity in the Steppe

7 The Kazakh Steppe – or Dešt-i-Kipčak as it is known in historical sources – as well as the whole region of Central Asia, has been a meeting place for various religions and beliefs. The pivotal force and starting point for Central Asian historical space were the ancient nomadic traditions, later diversified by the religious conceptions spread along the settled population of oases and towns and particularly, along the Great Silk Road. The primordial pool included Tengrism, Shamanism, Totemic and Animistic cults, conventionally referred to as pre-Islamic beliefs. They were later completed with Buddhism, Zoroastrianism, Christianity, Manicheanism, Mithraism and Islam. This continuous interflow was a remarkable feature especially at the time of dominance of the terrestrial space over the sea. It coincided with the functioning of the Great Silk Road as a bright manifestation of this dominance. By its very nature, the concept of Great Silk Road itself reflected and promoted further the flourishing of religious pluralism and syncretism making it a vibrant feature of that time.

8 As regards Christianity, it was historically characterised by numerous branches: the Eastern Syrian (Nestorian), the Western Syrian (Jacobite), and the Catholic (Melkite) Churches. The divisions among them were mainly theological and differed with their interpretation of the relation between the deist and human nature of Jesus Christ.3 The Orthodoxy was a main religion of Byzantium, the Jacobites dominated in Armenia, Egypt and Western Syria, while the Nestorians were predominant in the East, i.e. in Eastern Syria, the Sassanid empire, Parthia, Sogdiana, Margiana (Central Asia), China4 and India.5

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9 The origin of the Nestorian and Jacobite extension in the region was due to their persecution by Byzantium and further ousting to the East – including China – as referred to in the IV-V century AD. The first mention of Merv episcopate (near the town of Mary in modern Turkmenistan) that was later transformed into the Metropolis, is dated back to 334 AD.6 Merv was an important centre of Christianity spread under the Sassanids. In the Vth century, the Merv episcope was elevated to the rank of Metropolis,7 becoming one of the highest hierarchies of the Christian Church in the East. It is interesting to note the activity of Ilâ, the Metropolitan of Merv, who was also known as the ‘Apostle of the Turks’ because of the fact that he was the first who converted into Christianity many Turkic tribes populating the Steppe near the oasis of Merv.8 As one of the cultural centres of that time, Merv also hosted an Orthodox (Catholic) Metropolis. 10 In the middle of XIIIth century, Samarqand as well became a residing place for Nestorian Metropolis.9 In Semireč’e and Southern Kazakhstan, the Nestorian Church became widely spread in VII-VIIIth centuries. This was marked by the opening of Christian Churches in Taraz and around: Merke, Nevaket and other places. 11 During the Arab conquest of the region, there was a competition between Christian Church branches. The Arabs mainly favoured the Nestorians. In the XIth century, “the Caliphate has decreed that the episcopes of Jacobite and Melkite Churches should subdue to the Nestorian Catholicos and fulfil its edicts; since 987 the Catholicos was approved and supported by the Caliph, despite the willingness of episcopes.”10 The conciliation between Nestorians and Jacobites took place only in 1142.11 However, these two Christian branches were popular mainly in oases and along the Silk Road trade routes, as were Buddhism, Zoroastrianism, and Manichean. Therefore they had not been totally mainstreamed and step by step, by the XIII-XIVth centuries, they were pressed back to the periphery of religious thinking and practice in the region.12 12 Speaking of Christianity, it should be mentioned that the Roman Catholic Church came to the region in the XIIIth century. The missionary and strategic tasks set before the special missions headed by Friars Plano Carpini (1245-1247) and Willem (Guillom) de Roebruck (1253-1255) became a wonderful page in the book of history between East and West. Plano Carpini, an Italian born Franciscan monk and close friend and follower of Francisco Assisi, was given the bulla of the Pope Innocentius IV on the one hand to establish favourable relations with the Mongol-Tatars, whose empire had reached its climax by that time with an expansion to Central and Eastern Europe and, on the other hand, to learn the religious environment and to spread Christian teaching among the nomads. The second mission was led by the Minorit monk Willem (Guillom) de Roebruck (1253-1255) who participated in the VIth Christian Crusade. He was even more successful not only in depicting the beliefs and traditions of the people of Central Asia, but in spreading the knowledge on Catholic creed among the Mongols as well as among the Nestorians, who formed the near circle of the Mongol Great Khan, Mangu (Munke) Khan.13 13 Another wave of Christianity came with the Russian colonisation of Central Asia, starting from the middle of the XVIIIth century and in the course of which Orthodoxy began penetrating into the region along with Russian and Cossacks settlers concentrated mainly on the Frontier lines. With the establishment and reinforcement of new Metropolises, as well as with the slow but continuous inclusion of the local population into the orbit of colonial development, the contours of political, socioeconomic and sociocultural influences started to evolve. The Orthodox

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Christianity has played a significant role in this process since the sociocultural system of the Russian empire adapted to the so called ‘religious line.’ Religion was able to make this space a steady one in a new environment and, at the sametime, was aimed at transforming this space according to its own algorithm. 14 The spread of Christianity was a prolonged process experiencing the ups and downs and depending on the political situation of the empire. The relative success of early stage evangelisation at the beginning of the XIXth century was due to several factors. First, one should mention the syncretic worldview of the nomads of the Kazakh Steppe, the low socioeconomic status of newly convert, which was aggravated by crop failures (džut). This can be explained by the broader political context, when the empire endeavoured to position itself as a faith protecting State. This policy of peaceful inclusion, based on the early principle formulated by Catherine the Great and then generally supported by the Alexander I, stated the following: “We own you, you subdue to us and pay the taxes; for all this you may live and believe as you want.”14 In Eurasia this aspiration towards religious and social quiet had historical parallels with the Mongol Golden Horde. Its sovereigns proposed the same views to allow the vast and multi-religious population of the conquered land to adopt the new reign eagerly (for their own cultural systems).15 As for the Mongol-Tatars themselves, to build the safe system of socioeconomic management and administering. 15 At the end of the XVIIIIth century, the religious policy of the Russian empire tried as well to reflect this principle mixed up on the ideas of enlightenment and humanism. As a gaining factor, the Russians intended to outspread their political protectorate to receive the status of great colonial power and stability on their far borders. As mentioned above, in practice, these ideas were reflected in the policy of favouring Islam that became officially institutionalised. 16 The local context and the specific way of life of the nomads have played significant role too. Their perception of the world followed the ancient ecological paradigm of cosmic rhythms in their economic, social and spiritual life. Their philosophical conceptions of nature rested on a syncretic, holistic dimension and were characterised by tolerance, openness for inclusion of new elements, a favourable perception of the ‘other’ and the strong influence of archaic primordial layers at the same time.16 These conceptions had clearly a purely ecological dimension. 17 This characteristic paved the way of a symbiosis between old cosmic cyclic Tengri- Shamanic beliefs and new religious conceptions like Islam at the time of its spreading in the Steppe. This caused the inevitable adaptation of both religious conceptions to each other, as well as the wide preservation of archaic non-Islamic layers in new Islamic religious practices.17 18 The particularity of social links in the nomadic society was deeply connected with its general economic model of activity and was characterised by maintaining traditional kin relations within the vast dispersed space. This led to the division of the three Žuz, which brightly reflected the specific contacts of each Žuz with its neighbours. The contact zones became a place of co-existence and inter-influence between numerous paradigms of development. It is not surprising that the openness and favourable perception of the ‘other’ have simultaneously resulted in a wide interaction with it. For example, the existing division along the ‘nomadic-settled population’ line in contact zones was washed away and led to a special type of economic activity,18 while the dispersed groups of the same ethnos drew into the orbit of neighbouring cultures.

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Geographically and historically the contact zones of the nomads varied ranging from sociocultural spaces of the Russian empire (based on Orthodoxy) to Bukhara, Khiva, Samarqand and Eastern Turkestan (based on Islam). All this could not help reflecting the quality, the pace, and the borders of inter-influence and inter-absorption of various cultural and, subsequently, religious models. 19 The analysis of Christianity spread in the Steppe is most vibrantly expressed on the sample of the Small and Middle Žuz, which were both in close contact with the Russian empire. On the contrary, Bukhara, Khiva and Kokand were annexed to the empire later in the 1860s. This interaction was not highlighted due to totally different period and sociocultural paradigm. In the last case the focus was made on the ways and possibilities of adaptation and connections of Metropolis toward an Islamic-based sociocultural model. 20 Thus the implementation of other types of colonial policy, i.e. the inclusion of the ‘ other’ (the nomads) into the Russian orbit was made possible in the Western and Northern contact zones of the Kazakh Steppe. This is a reason to refer to this particular geographic location in our analysis. However the conditional character of this division is fully acknowledged by the author – as elsewhere in the world there were a multitude of forms, colours and semitones reflecting different cultures. Rather it should be stressed that the particular division shows only the key, mainstreamed trends of both religious policy and religious status-quo of the region. 21 Chronologically the research embraces the first half on the XIXth century, due to the fact that this period has a limited coverage in research literature. The few existing works on the spread of Christianity in the region concentrate on the second half of the XIXth and early XXth centuries.19

Trends of Evangelisation and Perception of the ‘Other’

22 The main institutionalised agencies in the imperial religious policy field were the Ministry of Foreign Affairs (Asian Department, set up in 1819) and, following the consolidation of new territories, the Ministry of Home Affairs (first as the Chief Administration and later as the Department of Spiritual Affairs Related to Foreign Beliefs). Apart of this, there were two main bodies located in the town of Orenburg, in the Volga river region: the Orenburg Spiritual Consistory and the Orenburg Frontier Commission. The first one was in charge of religious affairs while the second had implemented since 1799 a judicial power towards new subjects. Both of them played a key role in administering everyday life in the new territories.20

23 At the initial stages of colonisation, the Metropolis has just prepared the ground and defined a general frameworks for proselytism. The accent was made on the associated attempts of some priests settled down along the border lines. The creation of organised missions and separate eparchies on the new territories was still a matter of time. At the end of XVIIIth – beginning of XIXth centuries, the conversion of the Kazakhs in Christianity was mostly the result of socioeconomic factors: their calamitous situation and the loss of kinship relations. In contact regions – mainly along the special Frontier Line, a buffer zone between the nomadic and settled population – the interaction has led to the dissolving of all borders – geographic, behavioural and mental. Under the pressure of bad harvests and cattle plague (džut), Kazakhs entrusted their children to

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Russian border officials or Cossacks in order to save them. At the same time, people asked for “eternal Russian citizenship” to avoid the economic calamities. The prerequisite for this was the conversion to Orthodoxy.21 24 The other category of those appealing for “introduction into the faith of the Christian law” was also the indigenous population who, unlike the first ones, had no relatives. They expressed their desire to “take in the saint christening and to remain in the local place in the Cossack cavalry” or “to take in the faith of the Greek belief and stay in the Russian citizenship.”22 The acceptance of Christianity was considered by them as one of the ways to relatively stable economic situation, either within the Cossack service or as a serf (krepostnoj). Here one could eagerly draw a parallel with conversions in other parts of the world. For example, in the Indian subcontinent, the converts mainly belonging to the low caste or to untouchables (Harijan in Hindustani) considered their conversion to Catholicism or to Islam as an opportunity to upgrade their economic and social status.23 25 According to many cases of the Orenburg Frontier Commission, in 1800-1810 poverty was the main reason for which parents were forced to sell their children.24 The wide spread feature of this phenomenon has paved a way to its institutionalisation: the sale of children by poor Kazakhs was legalised in 1808. This sale was made possible to Russians such as border officials or Cossacks who had no children or who had retired and wanted to educate children;25 as well as to foreigners, missionaries even if they were from a competing Christian branch, for instance Catholics.26 26 The latter case is very prominent and is worth mentioning since it shows firstly, the active work of non-Orthodox missionaries in the Kazakh Steppe and the delta of Volga (especially in Astrakhan27); secondly, it shows the relatively tolerant attitude of Russian authorities towards non-Orthodox missionaries at the time; and thirdly, it confirms the fact that Russian authorities considered the baptising of the ‘other believers’ (inovercy) – even into other Christian branches – more desirable than to “leave them in the faith of Mohammad.” From the Russian standpoint, the adoption by Kazakhs of Christian values – especially in towns or in stanica (large Cossack villages) – would help rooting out their habits and adapting to a totally different way of living. These measures were viewed as a way to promote their loyalty to the empire and their eventual Russification. 27 The change of religion became a key element of their new sociocultural identity. The conversion to any branch of Christianity was regarded by the Metropolis – at least at the beginning – as strengthening the State power. In such cases the State itself observed closely the destiny of baptised Kazakhs within a rather long period of their life. Studying such a process helps therefore portraying a general picture of the administration and governance of religious issues by the Russian empire in the first three decades of the XIXth century. This is in particular the case of the following story: Ivan Petrov Baleev, an inhabitant of Astrakhan of Armenian origin, bought in 1815 two children named Kul of four years old, and Erembek of three years old. To fix the deal he received a consent letter from the boys’ father – the Kirgiz-kaisak (Kazakh) Kušumbaj Suûndukov. The letter had been verified by the administrator of the Small Žuz Karimov and by the uezdnyj (administrative unit) court of Astrakhan. After getting the permission, he later resold the children to the Catholic priest Pater-superior Ësif Surin. The latter, in its own turn, registered this deal by appealing in February 1817 to the Orenburg Frontier Commission to be granted the permission to have rights on the children. In accordance with the Imperial Decree of 1808, he had the obligation to take

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care of the children until they turn twenty-five years old, after which they would decide by themselves whether they stay with the Pater-superior or leave him.28 During seven months the Frontier Commission addressed the case of the two boys by verifying the statements of Baleev (the first buyer), inquiring about the copies of the documents from the administrator of the Small Žuz. In September 1817, the Frontier Commission gave a final permission to the Pater-superior. However, the story was not completed yet. In 1837, when the children turned twenty-five, the State reopened the case, as stipulated by law. The Frontier Commission asked the provincial (gubernskoe) body “to search for father Surin and take away the Kirgiz boys along with the written permission.” Further the town police of Astrakhan reported that, according to a certain catholic Grigory Miritarov, the Pater-superior Surin left Russia in 1820 and entrusted him his older boy Kul. As for the younger brother Erembek, he had died by that time. Kul was converted to Catholicism, received a new name – Petr Grigoriev – and “during the revision, has been listed by the provincial body to the lower middle class (meŝanskoe obŝestvo).” The police also reported that now “Petr is a service man of one bureaucrat named Âkov.” As a result of all this, the provincial governing body decreed to search for Petr Grigoriev, took him to the Orenburg Frontier Commission to make a decision on his future life. This is where the archive case is interrupted. 28 On the basis of this story, it could be concluded that religious issues, especially those referring to non-Orthodoxy, were observed very thoroughly by State authorities. Governing bodies were involved at all levels: Frontier Commission, provincial administration and town police. While conversion to Orthodoxy was mainly left to local authorities and has been fixed in relatively few cases, it was the opposite for the Catholic mission. After christening, the Kazakhs were given new Russian names and surnames.29 In case of appeals from elderly persons, they were sent for settlement in Russian villages or Cossack stanicy. These measures had far-reaching consequences: on the one hand the general system of kinship was destroyed; on the other hand, the convert was given the opportunity to escape the condemnation of his kin members. In other words, the traditional sociocultural environment had totally switched. 29 As mentioned earlier, the conversion was regarded by Kazakhs as a measure against economic hardships and especially against hunger. The material support provided by Christianisation was considerable. For example, elderly Kazakhs willing to “take in the faith of the Greek belief” were sent to remote Cossack villages and were offered five to ten roubles and tax privileges for three years. Young children could be adopted or taken for upbringing provided their obligatory christening. The decree of the Orenburg Frontier Commission of 18 June 1804, as suggested by the military general-governor duke Volkonsky, appeared to be the main legal document regulating this situation at the early XIXth century.30

30 Later, the decree of 1822 extended the tax privileges from three to six years. The decree of 1836 stipulated that those who were converted to Christianity “should be given from the State treasury twenty-five roubles in assignation.”31 The amount could go up as to a hundred roubles,32 for instance in the following case of the conscription of Kazakhs to a Cossack Cavalry of the regiment: two brothers Kopzasar and Torûbaj Mataev expressed their willingness to be conscribed to the Cossack Cavalry, to “acquire household items.”33 Archival materials state that they were conscribed to the Ural regiment and were given one roubles each, only after the two brothers “have taken in the saint baptising and were renamed Gavril and Stepan.” In this particular case, the

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Ural regiment authorities were able to get money for both of them, so the final sum was rather important. 31 The cases of conversion at the beginning of the XIXth century are interesting also in connection with the social relations and the religious and cultural interactions taking place in the Steppe. For example, the appeals on conversion to Christianity were made not only by Kazakhs, but also by Persians34 and Kalmyks.35 After being captured by the Kazakhs, the Kalmyks managed to escape from the Steppe and appealed to Russian border authorities to settle in Astrakhan, a multicultural metropolis of that time. As it became a common practice of all inovercy, they had to take in the Christian faith. According to the official protocols of the Orenburg Frontier Commission, the Kalmyks were not converted to Islam when they were living under the Kazakhs. They were not forced to do so because, for the Kazakhs, the issue of strong observance of a faith was not a core principle. To live and work with non-Muslims was not forbidden, rather, it had a pure utilitarian character (housekeeping, cattle-breeding, etc.). In this part of the Steppe, the political protectorate of the Russian empire was not related to dar al-Islam or dar al-Kharab. Unlike Bukhara’s and Ferghana's theologians, who were troubled by the rapprochement between the theological dogmas of Islam and their new status within a non-Muslim Russian empire,36 in the Kazakh Steppe the question was not raised. This reflects the specific loose character of Kazakhs’ Islam, where archaic Tengri-Shamanic beliefs continued to frame a tolerant perception of the ‘other.’ Rather than excluding it, the inclusion of the ‘other’ in its ‘own’ sociocultural system did not aim at totally transforming the ‘other.’ Rather, the new ‘other’ only had to be slightly adapted while its main key religious and cultural elements were allowed to be the same. 32 For the captives of the Steppe this approach meant that being economically and socially involved into the new way of living, however, their basic religious symbols have not been lost at all. As for the Kazakhs this approach had two consequences: on the one hand, the tolerance towards the ‘other’ and the enrichment of its ‘own’ sociocultural system; on the other hand, the possibility to dissolve and – in extreme cases – lose their‘own’ identity, especially in the periphery of their sociocultural system (i.e. in contact zones) or in a totally different sociocultural environment. This explains, among other reasons discussed earlier, the relatively favourable attitude of the Kazakhs towards conversion at that time, and why geographically this practice became possible in the North-Western and not in the Southern contact zone of Russian Central Asia. 33 It is worth mentioning that, in the Russian sociocultural environment, those who escaped from the Steppe had by all means to appeal for conversion in Orthodoxy. This shows us a totally different type of interaction between religion (State religion) and culture (sociocultural system). The religion here fully performs the causal function obliging newcomers to change their relation to faith and acquire a new one. The cases of the escaped Kalmyks who converted to Christianity perfectly illustrates this process. 34 In this regard, a parallel can be drawn between Christian and Islamic models, each of them trying not only to include the ‘other’ but also to transform it according to their own algorithm. The causal function of both Christian and Islam religions shows their high potential and vitality along the course of their interaction with local practices. However, these beliefs previously spread in the Steppe had also a hidden but high potential. For instance the original forms of Islam, as they were perceived in Arabia,

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had been considerably transformed in the Steppe and were given a new dimension influenced by Shamanic beliefs. As such the Central Asian Islam, especially among the nomads, had acquired new dimension and forms. 35 As another sample of the causal function of religion and the approach to transform the ‘other,’ this time, by the Islamic tradition, here is a telling case. It states about Alexander Ivanov, a corporal of the Orenburg Cossack regiment, who had been imprisoned in Bukhara but escaped and managed to return home.37 At the time, the capture and auction of Russians and Cossacks in Southern contact zones such as Bukhara was a frequent practice. According to the archives, Corporal Ivanov was captured by four Kazakhs, then was sold to another man who, in its own turn, has resold him to a citizen of Bukhara. There, the corporal told his new owner that he was “ of Mohammad law.” As a result, he became free. Later he managed to join the Russian trade caravan, being guarded by the Kazakhs, and headed back to the city of Troitsk, a fortress on the Orenburg Frontier Line. During his interrogation at the Troitsk border commission, he explained that “in Bukhara he deliberately called himself a Muslim so that, thanks to his knowledge of the Tatar language, he could escape from captivity.” 36 Interestingly in this case, the corporal had the ability to speak Tatar and a perfect command of local traditions. It is worth mentioning the initial uneven status of Islam among the Kazakhs and the people of Bukharan. When for Kazakhs the status of ‘being a Muslim’ did not produce any effect, then for Bukhara’s dwellers it meant a lot, mainly the necessity to guarantee freedom to their co-believer. The Orenburg Frontier Commission has suitably rewarded the corporal and gave him “a compensation of eighty roubles for the endured material hardships” and for “his patience and nowadays poor condition.” 37 However such happy ends were not common. In another case, the captured Russian peasant Ivan Avvakumov, living among Kazakhs for more than twenty years, has been accustomed to local culture to such extent that he married a Kazakh girl, took in Islam and was circumcised. The Frontier Commission made a rigorous decision towards him.38 The conversion to Islam from Orthodoxy was not only unfavourable but nearly prohibited. This was caused by the general framework of imperial ideology stating a symbiosis or “symphony” between State and religion. According to it, the Orthodoxy was granted an official religion status while the monarch was considered as its custodian. In accordance with the 1845 Penalty Code (uloženie), “conversion to Islam resulted in the abolition of all property rights and the exile to hard labour (penal servitude) for a period of 8-10 years. In special violent cases, the term went up to 12-15 years.”39 38 The above mentioned case of Ivan Avvakumov’s conversion to Islam was the only one reported in the available materials of the Orenburg Frontier Commission during the first half of the XIXth century.40 Following the ideological framework, the Commission tried to tear him out of his new Kazakh culture and to re-include him again in the previous Orthodoxy-based sociocultural environment. In practice Ivan Avvakumov was resent to his native village of the province of Simbirsk in spite of his age – at that time he was sixty years old – his new family and three children and also despite the fact that he had practically forgotten the use of Russian language. He spoke with the Commission representatives through an interpreter (tolmač). This case reveals that the State, represented by the Frontier Commission, tried to severely restore the traditional status-quo, i.e. the religious and sociocultural identity of a convert.

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39 These two cases are telling of the causal function of religion, the high degree of transforming the ‘other’ or restoring the previous status by both Islamic and Christian traditions. The policy of the Metropolis towards its subjects who happened to be in other cultural (i.e. Muslim-based) environment was dependent on the degree of their inclusion into the ‘other’ culture or, on the contrary, of its rejection. In the first case, Corporal Alexander Ivanov preferred to return to the previous status of being a Russian and a Christian, thus rejecting his incorporation into the cultural context of Islam- based Bukhara. The second case showed the opposite. The State used different policies, either as a carrot or a stick. One of the facets of the State religious and administrative policy was strict control over the cases and the maximum cooperation with local elites. 40 Material and bureaucratic resources became the significant stimulus for the interaction with the Steppe elites. In the case of Ivan Avvakumov who, initially, was not a fugitive but a captive, the sultan and two high ranking judicial officials (bijs) who found him were granted by the Frontier Commission “five aršin41 of broadcloth, by fifteen roubles each to the first, and ten roubles to the second; while bij Manku Kulov who has previously rendered such services was promoted to the title of tarkhan.” 42 The other stimulus measure was, for example, the promotion of a mullah into the military rank.43 As such, this could be considered as an extraordinary measure. But bearing in mind the State-religion symbiosis it could also be regarded as a partial display of the extremely high role of the State in the religious sphere and vice versa. 41 It is impossible to present precise figures on baptising due to the lack of accurate report of all cases, especially at the beginning of the process. Later, in the second half of the XIXth century the new tendency evolved into the so called de-evangelisation or exit of the Kazakhs from Orthodoxy. However, according to the Orenburg Frontier Commission, in 1804-1840 there were more than fifty cases of christening of Kazakhs. Such cases included the liberation from serfdom of a christened Kazakh, the runaway of a baptised Kazakh slave, the dismissal of a christened Kazakh from the Cossack army, the promotion to the rank of gentlemen (nobility) to baptised Kazakhs, etc.44 In each case the number of people varied from one person to the whole family. According to the Omsk regional governing body (oblastnoe pravlenie) in 1822-1838 there were only twelve cases of conversion of Kazakhs.45 In the middle of the XIXth century, the Steppe Commission counted 127 converts among the Orenburg Kazakhs (in 1855-1864) and 109 converts among the Siberian Kazakhs (in 1860-1864);46 according to the eparchy, there were 149 converts in 1860-1865.47 42 At the initial stage of colonisation, the number of Kazakh converts was incomparable with the later period (the middle and second half of the XIXth century) because of a lesser geographical expansion of the empire and a relatively weak institutionalisation of religion – i.e. specially organised missions, missionary societies, independent eparchies in the Steppe, vigorous State support and Russification policy. All this powerful administrative resource of the State in support of the Orthodoxy will be activated as from the middle of the XIXth century. This will have two effects: on the one hand, it will result in the increase of the number of neophytes; on the other, it will trigger the opposite process of rejecting the ‘other’ and strengthening the ‘own’ traditional religious identity of the Kazakhs, thus leading to de-evangelisation.

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Conclusion

43 According to the archival materials, the conversion of Kazakhs in the first half of the XIXth century was not widely spread. Still it became a wellknown process for those Kazakhs who lived along the Frontier Line and the nearby fortresses. The highest numbers of reported conversions date back to the first decade of the XIXth century which was mainly caused by economic poverty and financial hardships among the Kazakhs.

44 How reasonably and consciously the neophytes considered their conversion? Because of their longstanding experience of tolerance towards religions, the Kazakhs did not view Christianity in hostile terms. The religious (Orthodox) meaning and symbolism of the Russian sociocultural system was considered by ordinary Kazakhs as a practical element, rather than a spiritual challenge to their traditional values. As a rule, notably during the initial period, they regarded Christianity and conversion as a utilitarian event that did not torment the soul but safeguarded the families from economic hardships, especially hunger. Later towards the end of the XIXth and early XXth century, the rise of nationalistic movements and new perception of religious and national identities (combined with the new ideologies of socialism, class struggle and public participation) altered the attitude of the Kazakhs towards Christianisation. The general policy of the Russian empire towards its nationalities (repressions and Russification) paved a way to the negative perception and the consequent rejection of Christianisation. 45 Converts were mainly economically deprived poor people, while the most stable position of traditional religion – Tengri-Shamanic-based Islam – was observed among the wealthy population of the Steppe. This religious division along the ‘elite-common’ people line was not specific to Orthodox evangelisation. An analogous situation took place in South Asia when the least advantaged untouchables converted to new religions. In Central Asia, during the first centuries of Islam spreading (up to beginning of the second millennium AD), the first Islamic preachers made also a wide use of the economic factor. As Bartold states, the Arabs paid two dirkhem to each person attending service in the mosques. Meanwhile the most fervent opponents to Islam were among the wealthy people.48 It is revealing that in the above mentioned case of Ivan Avvakumov, the captured peasant was sold to a wealthy Kazakh man, fervent follower of Islam, who in fact had accepted him into his own circle through the marriage of his daughter and his conversion to Islam. 46 The examples of religious interplays in the Kazakh Steppe from early XIXth century illustrate the inner logic of culture-religion interaction. During this process, both the effect and causal functions of religion (and culture) were fully performed. For the Kazakh culture, based on Tengri-Shamanic Islam, the effect function of its religion took place in the maintenance of a traditional way of living, which was given the unconditional preferences. This is not surprising, bearing in mind the definition of the cultural system embracing by itself all walks of life, and rather slow pace of changes undergoing in it. From a historical viewpoint, a century and a half is quite a short period. Unlike Islam, which came in a region characterised by polyreligious background, poly-theistic views and limited national identities, Christianity was less ‘ fortunate’ here. By the time of its appearance the local arena was already occupied by the same monotheistic religion which actively took part in the process of national

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identity building. Thus, Islam has been interwoven in the Kazakh culture and became a considerable part of the Steppe cultural identity. In this regard, Christianity had relatively few chances and could not expect quick results. Religious transformation took place only among the peripheral part of the Steppe, both in a geographical and strata meaning. At the beginning of the XIXth century, Russian authorities tried to adjust themselves to a new situation and elaborate a corresponding policy within the strict frames of the State-religion symbiosis ideology. In no way the Russians were forcing evangelisation. Later in the second half of the XIXth century, they changed their approach and advocated a powerful and more aggressive conversion, actively performed by such Statesman as N. Ilminskyj (in the educational sphere) and G. Kolpakovskyj (the general-governor of Turkestan kraj). 47 As for the causal function of religion of the Kazakh, only one case stated the change of belief within the ‘other’ culture, i.e. the conversion into Islam of Avvakumov. Since such cases were very sensitive for the Russian Metropolis, the converts were severely punished. This may explain the fact that they were not widely spread, at least at that time, or they could have been filed in separate archives. 48 In the Russian cultural system, the causal function of religion cannot be addressed only through the Christianisation policy. Its achievements were due to both economic and cultural factors. The material hardships experienced by poor Kazakhs, especially during the first decade of the XIXth century, were combined with the open, cosmic and holistic character of the nomads’ perception of the world, which played a significant part in their modus vivendi. This has paved a way to religious tolerance and enlarged the frames of perception of the ‘other’ and the knowledge of the world in general. That is the reason why Christianity among the Kazakhs, notwithstanding its limited results, had gained the right for existence. One could even acknowledge a relative success of Christianisation in the Steppe, in comparison to Southern contact zones, where the Metropolis adapted itself to Islam and was not aiming at changing the religious environment. The effect function of religion in the Russian empire context was manifested in the spread of its religion, culture, values and way of living on the vast territories of the region. After October 1917 revolution, this general model – although it changed considerably from ideological and religious stances – strengthened its position and dominated the local cultural landscape for decades. 49 Throughout its long history, the Kazakh Steppe was an arena of constant interactions between various ethnic and religious groups, both local and external. An experience of numerous religious and cultural interactions was able to make an input in the formation of the historical memory of the ethnos, its own and shared cultural heritage. These constant interlinks framed the habit of respecting the ‘other’ and strengthening the ‘own’ identity at the same time. The open-minded nomads of the Steppe were inevitably influenced by new cultural waves, as well as by their traditional bases that best reflected the nomadic way of life. Their own culture had a vast potential to perform its own development even in case of some changes undergoing in their system periphery. 50 The spread of Christianity in the Steppe is a clue to understand more generally the structure-agency interaction, particularly the culture-religion interplay which are inseparable but at the same time rather autonomous when religion and culture interpenetrate into each other and become mutually conditioned. Following the Vajrayana Buddhism theology, the transforming power takes place when:

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51 “the intellectualism of the Sutras melts and reappears as a vast array of symbols moulding and transforming within our mind’s eye, a transformation that we become a part of. By sharing in the mystical nature of the transformation, we ourselves arise as the deity to perform the mantra recitation that releases a wave of enlightened energy.” 49

BIBLIOGRAPHY

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Archival Materials (in Order of Appearance)

TGA RK – Central'nyj gosudarstvennyj arkhiv Respubliki Kazakhstan (Central State Archive of the Republic of Kazakhstan)

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 63 – “File on the Dealings of Ural Military Chancellery on the Extremely Impoverished Kyrgyzs that Give Their Small Children for the Service to Different People, March-June 1804” (in Russian).

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TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 63, 604 – “File on the Order of the Orenburg Military Governor the Duke Volkonsky On the Reckoning In the Belief of the Greek Creed of the Kyrgyz Man Karagut Babalin Due to His Solitude and Absence of Relatives. 3 October 1804” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 75, 75 oborot – “Recording of the Ural Military Chancellery in the Journal of the Orenburg Frontier Commission. 18 June 1804” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 98, 98 oborot – “File on Giving by Kyrgyz Konurbaj Kulusov His Small Son to the Retired Cossack Grigory Halin for Upbringing, 27 March 1804” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 439-440 – “File on Persian Man Named Mamet Muhametev Who Escaped from the Kyrgyz-Kaisak Captivity, Adopted the Christian Creed and Expressed the Desire to Have a Permanent Residence in the Town of Astrakhan. 8 June 1804” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 672, 672 oborot – “File on Kalmyk Man Kulčuk Šadišinov Who Escaped from the Kyrgyz Captivity with His Young-Age Son and Expressed the Desire to Adopt Christian Creed. 31 October 1804” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 675, 676, 676 oborot, 680, 685, 685 oborot – “File on the Rapport of the Trojtsk Fortress Commandant the Colonel Halepin on the Corporal of the Cossack Regiment Alexander Ivanov Who Escaped from the Captivity in the Town of Bukhara. 1 November 1804” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 246, sv. 171, l. 1-17 – “File on Issuance of the Written Permission to Buy the Kazakh Children Given to Catholic Priest Surin. 1817-1837” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 321, sv. 191, l. 9 oborot – “The Petition of the Kazakh Woman Ânkarina for Divorce. 1837” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 341, sv. 196 – “Correspondence with the Orenburg Military Governor on Granting the Rights of Nobility to the Christened Kazakh Aleksandrov. 3 November 1839” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 1178, sv. 276, l. 1, 1 oborot, 2, 2 oborot – “File on Promotion of Mullah of the 3 Mesčerâkskij Canton the Horunžij Muhamet Vali Ûsupov Who Stays at the Sultan Šigaj (Nuraliev), into the Rank of Sotnik. 27 February 1817” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 1537, sv. 295, l. 2-19 – “File on the Conversion into Muslim Religion of the Captive Man Avvakumov. 1 August 1832” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 1898, sv. 330 – “File on Freeing From Serfdom Based on the Appellation by the Newly Christened Kyrgyz Man Andrei Prokofiev Who Seeks Freedom From the Titular Councillor Motusova” (in Russian).

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TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 2030, sv. 345, l. 1, 1 oborot, 2 – “File on Issuance of the Allowance to Acquire Household Items Given to the Baptised Kazakhs Mataev. 16 March 1832” (in Russian).

TGA RK f. 4, op.1, kn.1, delo 2109, sv. 353 – “File on Exclusion from the Cossacks of Christened Kazakh Fedorov. 29 October 1831” (in Russian).

NOTES

1. The Small Žuz – or Small Horde – covered the Western and North-Western parts of contemporary Kazakhstan. 2. The policy of pacifying Islam became a turning point in governing religious affairs after the previous periods of repressions against it and so called pagan beliefs. This tough stand was accompanied by the forced conversion of the Upper and Central Volga river region pagans and Muslims into the Orthodoxy in the XVI-XVII centuries. 3. Nikitin, 1984, p. 122. 4. In China starting already since 635 there existed a Nestorian community founded by A-lobeng. More in: Lomanov, 2002; Bartold, 1964, p. 275. Datsyshen mentions that there are the assumptions that the visits of Syrian missionaries to China could take place as early as in II century. See: Datsyshen, 2007, p.16. 5. After Oecumenical Council in Efes (431), the Nestorian patriarch has sent Nestorians with their families to Malabar Coast of India to set up a Nestorian community, which throve there during IX-XIV centuries. See: Matveyev, 1968, p. 124. 6. Bartold, 1964, p. 271; Nikitin, 1984, pp. 121-137. 7. Drevniy Merv, 1994, p. 61. 8. Drevniy Merv, ibid., pp. 95-96. 9. Bartold, 1964a, pp. 275-278; Bartold, 1964b, pp. 317-318. As Bartold suggested, the Christians have already had in VI century their own episcope in Samarqand. 10. This interesting fact could be interpreted as the inclination of the Caliphate to establish a specific monopoly on governing all religious affairs and not only Islam. At the same time it shows a specificity of Islam and Islam-based governance connected with the junction and non- separateness of two spheres – religious and political. 11. Bartold, 1964b, p. 276. 12. According to some researchers, the Nestorian Church existed in Semirč’e relatively long, till the end of the XIVth century, as indicated the archaeological discovery of numerous religious artefacts (Orynbekov, 2005, pp. 174-185). 13. Carpini, Roebruck, 1993, pp. 128-146. Although the Great Khan Mangu (Munke) Khan (1251-1259) was inclined to Christianity (known to him in a form of a Nestorian teaching), he continued following the Shamanic beliefs. As Guillom de Roebruck witnessed, Mangu Khan kept the fast in some days, celebrated Easter. However everyday he followed auspicious rites, using the sheep’s shoulder-blade to tell fortunes: “Khan doesn’t do anything in this whole world without preliminarily finding a council in these bones” (Carpini, Roebruck, p. 131). This episode is a bright sample of primordial beliefs so deeply embedded in culture that they became culturall justified and culturally sanctified tradition with which other new beliefs should be reckoned with. This explains that the Khan's Christian beliefs could be defined as nominal ones. From the normative Christian (Catholic) standpoint he was still regarded as a pagan. 14. Cited in Arapov, 2001, p. 19.

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15. Under the first Mongol-Tatar rulers, the basis of the sociocultural systems of Central Asia and Rus (Ancient Russia) – namely the religion – was in fact unchanged. As such, “the Mongols, like all Shamanists, equally treated and respected all religions and equally freed the Muslim, Christian and Buddhist clergy from all kinds of taxes and duties. In Mongolia itself, Christianity was spread as long as before Genghis Khan. The strong tribe of kereit was known to follow the Christian faith […]. The most favourable condition for Christians was during the reign of the great khan Guûk (1246-1248), who had received the Christian upbringing” (Bartold 1964a, p. 316). 16. The archaic primordial layers were influential also because of the fact that the way of living of the nomads of the Steppe had in fact not basically undergone any radical changes till the end of the XIXth century. 17. For details, see Toleubaev, 1991 and Valikhanov, 1986, pp. 298-318 18. Khazanov, for example, states the inter-targeted influence of nomadic and settled societies that has led to such phenomenon of nomadism as its inseparable and indispensable link with the outer world (Khazanov, 2002, pp. 68-69). 19. See for example Geraci, 2001, pp. 274-310; Sadvokasova, 2005; Uyama, 2007, pp. 23-63; Zaitsev, 2002, pp. 67-74. 20. Since the introduction of the Decree on Orenburg Kyrgyzs and the abolition of the khan's power in the Small Žuz, the Orenburg Frontier Commission conducted the whole spectrum of governance, ranging from administrative to judicial. The same referred to Middle Žuz, after the introduction of the 1822 Decree on Siberian Kyrgyzs. It is worth noticing that after the inclusion of the Southern part of Central Asia (Bukhara Emirate, Kokand and Khiva khanates) into the Russian empire in the second half of the XIXth century, the judicial power remained initially within local elites. 21. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 63. 22. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 63, 604. 23. Alam, 1995, pp. 43-45; Ašrafân, 1995, pp. 74-75; Ûrlova, 1989, pp. 118-121. 24. The sale of children by poor families was rather a wide spread phenomenon not only in the Steppe, but also in other parts of the world at that time (even in the XXth century for example, in Asia and Africa the sale of children to missionaries and wealthy people, especially during calamities and revolutions, was considered as a way of saving them from hunger). In the Russian empire till 1861 the practice of serfdom commonly consisted in selling serf people (krepostnoj) or whole families and even villages to wealthy owners. 25. See for example, TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 98, 98 oborot. 26. TGA RK, F. 4, op.1, kn.1, delo 246, sv. 171, l. 1-17. 27. On the activity of the Edinburg Missionary Society in Astrakhan in the first half of the XIXth century, see Zaitsev, 2006, p. 10. 28. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 246, sv. 171, l. 1-17. 29. It is revealing that as a result of the first wave of Christianisation among ancient Turks of Central Asia, the newly baptised were given new Christian names which were used along with their own Turkic names. According to Orynbekov (2005, pp. 174-185), this phenomenon was widely spread on the territory between Talas and -Kul, inhabited by the Kangly tribe, in modern Eastern Turkestan, where Uighurs live, and on the land of the Naimans in today’s Western Mongolia. In general, the assumption of a new name as a result of baptising reflects the general tradition in Christianity as well as in other religions, aimed at showing the new status and new life of a convert. This phenomenon could be referred to the concept of identity in general, notwithstanding the type of identity (religious or national) and the historical time. In this regard, it is worth mentioning that Soviet Kazakhstan had a widely spread tradition of naming Kazakhs with Russian names in a process of socialisation with the Slavic population. For example, Kazakhs named Borabaj or Turganbaj could be given informally the Russian name Borâ

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or Tolk. On the one hand, this trend could be regarded as a linguistic simplification and the reflection of the ideological tasks of that time – the creation of a “unified Soviet people”. On the other hand, it clearly represents the affirmation of one culture – and all its symbols – in a different cultural environment. It shows the causal function of a dominant culture in its long- term interaction with another culture. This can be seen also today in independent Kazakhstan, where the affirmation of the State identity encourages Kazakhs to change their Russified family names (ending with ‘ov/ova’ or ‘ev/eva’), into a more traditional naming. 30. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 75, 75 oborot. 31. Nurgalieva, 2005, pp. 38-39. 32. In the 1830s, one hundred roubles was a rather big amount of money: for ninety roubles, one could buy two horses, and a good embroidered caftan cost twenty roubles (TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 321, sv. 191, l. 9 oborot). 33. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 2030, sv. 345, l. 1, 1 oborot, 2. 34. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 439-440. 35. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 672, 672 oborot. 36. Komatsu, 2007, pp. 6-9. 37. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 205, sv. 147, l. 675, 676, 676 oborot, 680, 685, 685 oborot. 38. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 1537, sv. 295, l. 2-19. 39. Nurgalieva, 2005, pp. 39-40. 40. By the end of the XIXth century, the number of such cases began to increase. This was caused, among other reasons, by the general political context, the growing crisis of the Russian empire in its ruling of peripheries, the rise of ethnic and religious identities among the local population and the influence of all these processes on the Orthodox citizen. 41. The aršin is an old measure of length equalling to 0.71 meter. 42. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 1537, sv. 295, l. 18. 43. TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 1178, sv. 276, l. 1, 1 oborot, 2, 2 oborot. 44. See, in particular: TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 1898, sv. 330; TGA RK, F. 4, op.1, kn.1, delo 2109, sv. 353 TGA RK, f. 4, op.1, kn.1, delo 341, sv. 196. 45. Nurgalieva, 2005, p. 39. 46. Cited in Uyama, 2007, p. 26. 47. Cited in Sadvokasova, 2005, p. 94. 48. Bartold, 1964b, p. 274. 49. Meditations on the Lower Tantras, p. ix.

ABSTRACTS

This chapter deals with the spread of Orthodox Christianity among the nomads of the Kazakh Steppe during the first half of the XIXth century, a time when the Russian empire began to formulate on its periphery a policy towards the religious sphere. Although this policy was still vague, it met a spontaneous reply from the local population. Based on the archival materials of the Central State Archive of the Republic of Kazakhstan, many of which are introduced for the first time, the chapter analyses the process of interaction between the ‘own’ and ‘other’ cultural systems, as well as the results of such inter -influence.

Cahiers d’Asie centrale, 23 | 2014 100

Ce chapitre traite de la diffusion de la chrétienté orthodoxe au sein des populations nomades de la steppe kazakhe dans la première moitié du XIXe siècle, à une époque où l’empire russe commençait à développer dans sa périphérie une politique visà - vis des affaires religieuses. Bien que cette politique fût encore imprécise, elle rencontra un accueil spontané de la part des populations locales. Basé sur un corpus d’archives provenant des Archives centrales d’État de la république du Kazakhstan, dont beaucoup sont présentées pour la première fois, le chapitre analyse le processus d’interaction entre les systèmes culturels de « soi -même » et de « l’autre » ainsi que les résultats de leurs influences réciproques.

В статье рассматриваются вопросы распространения православия среди кочевников казахских степей в первой половине 19 века, в эпоху, когда Царская Россия в приграничных зонах на своей периферии стала более активно артикулировать политику в религиозной сфере. Несмотря на то, что данная политика все еще была довольно расплывчатой, она получила некоторый отклик со стороны местного населения. В статье на обширном фактическом архивном материале, представленном впервые из фондов Центрального Архива Республики Казахстан, анализируется процесс взаимодействия между культурными системами, « мы -другие » и результаты данного взаимовлияния.

INDEX

Mots-clés: systèmes culturels et sociaux, fonctions religieuses, steppe kazakhe, chrétienté en Asie centrale, conversion vers l’église orthodoxe, catholicisme, chamanisme, tengrisme, islam, administration tsariste des religions Keywords: cultural and social systems, functions of religion, Kazakh steppe, Christianity in Central Asia, conversion into Orthodox Christianity, Catholicism, Tengrism, Shamanism, Islam, Tsarist religious administration motsclesru социальная и культурная системы, религиозные функции, Казахская степь, христианство в Центральной Азии, обращение в православие, католичество, шаманизм, тенгрианство, ислам, религиозная политика царской администрации

AUTHOR

LAURA YEREKESHEVA

Dr. Laura Yerekesheva is deputy director of the Institute of Oriental Studies in Almaty, Kazakhstan and head of the Department of Central and South Asian Studies. She also coordinates the UNESCO Chair of the Institute. Her areas of research interest are comparative religious studies; history, sociology of religion; theory of systems; politics of identity in Central Asia and South Asia. She is the author of Religion and Politics in South Asia (2005) and co -editor of four books including UNESCO conference proceedings (2007, 2013) and Kazakh -Indian conference proceedings (2009, 2014). [email protected]

Cahiers d’Asie centrale, 23 | 2014 101

Le temps des ruptures : de la colonisation à la sédentarisation

Cahiers d’Asie centrale, 23 | 2014 102

Aperçu de la colonisation russe des steppes kazakhes (XVIIIe -début du XXe siècle)

Marlène Laruelle

Introduction

1 Le domaine kazakh occupe une grande partie de la zone steppique comprise entre la Sibérie et les oasis d’Asie centrale, plus précisément entre le sud de l’Oural, la Caspienne et les chaînes de l’Altaï et du Tian-Shan. Zone de grande migration depuis l’époque préhistorique jusqu’aux différents Empires des steppes, le territoire kazakh actuel a connu de nombreuses confédérations de peuples irano-scythiques, submergées par des populations turciques à partir du VIIIe siècle. L’islamisation y fut réduite en comparaison avec les zones sédentaires de la basse Asie centrale. Après la disparition de la Horde d’or mongole puis de la Horde blanche, en Sibérie occidentale, différents groupements politiques nomades prennent possession de la steppe. Les migrations sont alors massives et l’ethnonyme kazakh se fixe au XVe siècle, en partie par opposition à des tribus ouzbèkes en voie de sédentarisation.

2 Les Hordes, confédérations tribales kazakhes attestées dès le XVIe siècle, entrent dans des coalitions changeantes avec les groupes et les États voisins mais se trouvent principalement confrontées à un Empire russe en pleine expansion. Ce dernier n’est pas, au moment de la conquête, un État moderne et son profond sentiment d’infériorité (qui n’existe que depuis le XVIIIe siècle) envers l’Occident est peu à peu annulé par l’expansion en Asie. La stratégie de l’Empire dans les steppes subit cependant un échec cuisant puisque les Russes ont des difficultés à saisir le fonctionnement des sociétés nomades auxquelles ils ont affaire. Il leur faudra ainsi un siècle et demi pour maîtriser les steppes entre la « Ligne amère » [Gorkaâ liniâ] au nord et celle du Syr-Daria au sud et ce, alors que la domination sur le monde sédentaire du Turkestan sera bien plus rapide. Ainsi, si les premiers traités d’allégeance sont signés dans les années 1730-1740 par la

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puissante aristocratie clanique locale (sultans et bij), l’intégration réelle de la société kazakhe au monde russe date seulement de la deuxième moitié du XIXe siècle.

Une expansion pluriséculaire

3 Lorsque l’Empire russe conquiert les steppes kazakhes, il dispose déjà d’une longue tradition d’expansion : l’intégration des khanats tatars de Kazan et d’Astrakhan remonte respectivement à 1552 et 1556 ; l’Oural est franchi en 1581, l’océan Pacifique est atteint par les Cosaques dès 1680, l’Alaska est sous autorité russe en 1741, le khanat de Crimée, vassal de l’Empire ottoman, devient formellement indépendant en 1774 avant d’être absorbé par la Russie en 1783. Alors que, jusque-là, les Russes avaient choisi les voies d’eau comme la Volga ou la Caspienne pour leur expansion, la préférence donnée à la voie terrestre, à partir du XVIIIe siècle, est lourde de significations pour l’évolution de l’Asie centrale.

4 La colonisation des steppes kazakhes prend place dans un mouvement plus vaste d’expansion de l’Empire russe vers le sud. La Russie fut pendant longtemps l’unique partenaire européen des khanats ouzbeks et si ces derniers avaient au début l’initiative des relations russo-centrasiatiques, la politique russe s’annonce plus expansionniste après Pierre 1er (1672-1725). La conquête de l’Asie centrale commence donc dans le second tiers du XVIIIe siècle et s’achève en 1895 dans le Pamir, lors du dernier traité russo-britannique instituant l’Afghanistan comme zone-tampon entre les deux empires. Cette colonisation se divise classiquement en trois périodes : la première est celle de l’avancée dans les territoires kazakhs, initiée dès 1730, de loin la plus longue et la plus complexe ; la seconde est celle de la conquête des khanats ouzbeks, qui dure une vingtaine d’années de 1853 à 1873 (constitution d’un protectorat sur Boukhara et Khiva) avec comme date clef, la prise de Tachkent en 1865 ; la dernière est celle du désert turkmène, qui s’achève après la bataille de Gök Tepe en 1881 et la prise de Merv en 1884. La conquête de l’Asie centrale est le dernier volet de l’expansion russe, mais aussi son archétype. Il s’agit d’une colonisation par continuité géographique, faite au nom de l’État par des fonctionnaires et des militaires en poste au Turkestan qui outrepassent souvent les consignes officielles et où les intérêts économiques existants sont considérés comme moins primordiaux que les intérêts stratégiques. 5 La colonisation des steppes stricto sensu se divise, quant à elle, en trois périodes : l’établissement des lignes de frontière jusqu’en 1740, la conquête à proprement parler jusqu’en 1850, suivie de la consolidation du système administratif et de la colonisation économique. Les objectifs russes à l’encontre du monde steppique ont cependant évolué en fonction du développement intérieur du pays et de l’évolution du contexte international. Comme pour la Sibérie, la conquête russe des steppes kazakhes ne rencontre ni contestations territoriales majeures ni complications diplomatiques avec les grands États voisins, la Chine et la Perse étant à cette époque particulièrement affaiblies. Elle est également spécifique puisqu’elle préserve l’illusion juridique de l’accord kazakh avec la soumission « volontaire » de la Petite Horde en 1731 (sous protectorat en 1734), de la Moyenne en 1740, puis l’absorption de la Grande Horde à la moitié du XIXe siècle.

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Le précédent bachkir

6 La Russie définit sa politique envers les steppes kazakhes dans l’élan qui suit la conquête de la Sibérie et la fin de l’encerclement de la Bachkirie sous Pierre 1er. Après la prise de Kazan, la famille Stroganov disposait en effet d’un droit exclusif de commerce avec les steppes mais portait en réalité son intérêt sur la seule Sibérie et ses richesses en fourrures. Dans le dernier quart du XVIe siècle, la Russie est en campagne contre le khanat de Sibérie, dont Ermak défait le khan Kučum, en 1582, avec seulement quelques centaines de Cosaques. L’expansion russe se porte alors plus vers l’est que vers le sud des steppes. Cette avancée sibérienne, la fondation de Tobolsk en 1587 et de Tomsk en 1604 amorcent cependant, par le nord, les premiers liens avec le monde kazakh.

7 Il a fallu deux siècles à la Russie pour venir à bout du domaine bachkir, au sud de l’Oural et à l’est de la Volga, cette « Mongolie d’Europe » selon la formule de René Grousset1. La Russie y met au point une stratégie qui sera réemployée dans les steppes kazakhes : lignes de fortification, colonisation légale par ces « paysans-soldats » des marges de la Russie que sont les Cosaques, colonisation illégale par des paysans fuyant le servage. Au début du XVIIIe siècle, plusieurs missions russes sont envoyées dans les steppes jusqu’à Khiva. La mission Bukhgoltz inaugure ainsi la ligne de fortification de l’Irtych en construisant les trois premiers forts, Omsk en 1717, Semipalatinsk en 1718, Oust-Kamenogorsk en 1720, et revient avec la conscience que les Djoungars2 sont moins favorables aux Russes que les Kazakhs. Le monde kazakh commence alors à entrer dans la pensée stratégique de son voisin et à être cerné par les avancées russes, tant vers l’Oural que vers l’Altaï. En 1735, la construction d’une seconde ligne de fortification à Orenbourg3 ayant pour fonction d’encercler la Bachkirie amène la Russie au seuil du domaine kazakh. Se fonde alors la fameuse « Ligne amère », frontière mouvante de la Russie s’étendant sur plus de 3 000 kilomètres et reliant entre elles les fortifications de l’Oural et de la Sibérie via les forts de l’Ichim, de l’Irtych et de Kolyvanov. Le gouvernorat d’Orenbourg, institutionnalisé en 1744, devient la nouvelle porte russe vers l’Orient steppique. 8 Lorsque la Russie s’engouffre dans les affaires intérieures des steppes, le domaine kazakh est affaibli par son voisinage hostile : la Chine, les khanats ouzbeks mais plus particulièrement les Djoungars. Ces derniers, constitués en khanat en 1635, ne cessent tout au long du XVIIe et du début du XVIIIe siècle d’attaquer les campements kazakhs. Ces dévastations, surtout celles de 1723-1727, entraînent la fuite d’une grande partie de la population kazakhe et restèrent marquées dans les mémoires sous le nom de « grand malheur » (aktaban chuburyndy alqakel sulama). L’entité politique kazakhe, affaiblie, va alors se laisser entraîner dans la polarisation de ses relations avec le voisin du nord. La résistance des populations locales nomades et semi-nomades et leur capacité d’adaptation ne cesseront cependant de poser problème aux Russes, incapables de saisir leur structure politique et sociale et ne sachant comment adapter leurs stratégies de soumission. 9 Bien que, dès le XVIIe siècle, la Russie reçoive ses premières demandes d’aide de la part des Kazakhs, elle reste peu impliquée dans le jeu politique des steppes et s’en désintéresse au profit de l’Oural. Ce n’est qu’à cette époque qu’un sentiment européocentré de supériorité naît en Russie : jusque là, les nomades et les musulmans étaient considérés comme des partenaires égaux, bien qu’hérétiques. Le but de la

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Russie n’était pas, alors, d’annexer les steppes, mais de créer une frontière imperméable lui permettant de renforcer ses échanges avec les marchés asiatiques sans prendre de risques. Les routes commerciales vers le Turkestan passaient en effet par les steppes (en longeant, soit l’Oural, soit l’Irtych) et les caravanes étaient régulièrement attaquées par les Kazakhs, en particulier lors des guerres avec les Djoungars. 10 Comme le montrent les cartes de la Russie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le territoire de la Petite Horde n’est pas considéré comme une terre d’Empire4. La présence russe y est en effet plutôt symbolique et les forteresses cosaques ne font longtemps office que de foires commerciales. La présence russe se renforcera avec la levée des taxes sur les nomades, mais la société kazakhe montrera une forte capacité de reconstitution. La politique russe dans les steppes connaît donc un certain succès tant que son but n’est pas l’annexion. La situation change sous Catherine II (1729-1796), lorsque l’Empire se décide à mener une politique de conquête et d’administration directe.

L’allégeance de la Petite Horde

11 Dès 1700, plusieurs traités sont signés entre la Russie et la Petite Horde, les khans kazakhs promettant leur allégeance en échange de la protection militaire russe contre les incursions djoungares. Face à ces dernières, la Petite Horde s’avance en effet depuis le Syr-Daria vers le fleuve Oural et s’intéresse alors aux terres russes de l’Oural, région peuplée de Bachkirs mais dominée par les Cosaques.

12 En 1730, le khan Abul Khayr (1693-1748) demande à l’impératrice Anna Ivanovna (1693-1740) son intégration à la Russie et la possibilité de recevoir la « protection » (poddanstvo) russe dans les mêmes conditions que celles qui furent accordées aux Bachkirs et aux Kalmouks de la Volga. En 1734, la mission Kirillov est à l’origine du premier acte d’État de la Russie spécifiquement dirigé vers les Kazakhs (possibilités de commerce, rassemblement de données sur le milieu et les populations, relevé de cartes). Le traité est 13 avantageux pour les deux parties : il garantit au khan une stabilité politique intérieure et un renouveau du commerce caravanier sur ses terres ; la Russie est censée obtenir la paix le long de ses lignes de fortifications et espère la maîtrise du fleuve Oural5. Cette première allégeance n’entraîne cependant pas, dans la pratique, de paiement d’un tribut aux Russes et, dès la signature du traité, certains membres influents de la Petite Horde dénoncent cet accord et le limitent à la soumission du clan du seul khan6. 14 De plus, la Petite Horde n’est pas libérée des conflits extérieurs, la Russie continuant à jouer sur la rivalité entre nomades pour les pâturages. Les Kazakhs de la Petite Horde affrontent ainsi les Bachkirs mais également les Kalmouks, les Cosaques et même la Moyenne Horde. Le khan Abul Khayr cherche alors la protection du shah de Perse et espère, grâce à son aide, migrer vers Khiva. À sa mort en 1748, la Russie soutient l’élection de son fils Nur Ali Khan (qui régnera jusqu’en 1786), mais le pouvoir de ce dernier reste précaire face aux clans du Sud, alliés au sultan Žanibek, lui-même allié aux Djoungars et au khan de la Moyenne Horde, Ablaj. Les relations Russie-Petite Horde se détériorent donc rapidement, particulièrement en 1756 lorsque la Russie lui interdit le passage du fleuve Oural et l’accès aux riches pâturages situés entre l’Oural et la Volga. Les tensions s’amplifient encore lorsque la Chine, après avoir repoussé les Djoungars, commence à courtiser les Petite et Moyenne Hordes. En 1762, Nur Ali envoie

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une délégation à Saint-Pétersbourg mais également à Pékin, et cette dernière est si bien reçue en Chine que le khan pense pouvoir s’émanciper de la Russie. L’Empire du Nord reste cependant maître du jeu en obligeant les Kazakhs à céder lors des conflits territoriaux avec les Kalmouks. 15 La Petite Horde sera encore plus affaiblie par la création, en 1801 sur ordre de Paul 1er (1754-1801), de la Horde Intérieure ou Horde de Bukej, fils de Nur Ali. Cette nouvelle Horde inféodée à la Russie (Bukej reste indépendant des gouverneurs d’Orenbourg et d’Astrakhan en échange du paiement d’une taxe) permet à environ 7 500 familles kazakhes de prendre le contrôle des pâturages de la région de Peski. Jusqu’à la suppression du titre de khan de la Petite Horde en 1824, après la mort de Šir Gazi, cette partie du monde kazakh reste dans une situation matérielle difficile et est la première à souffrir du manque de terres et de l’enfermement territorial imposé par la Russie. L’isolement de la Horde de Bukej a, par la suite, donné lieu à une nouvelle communauté socio-politique kazakhe indépendante des autres hordes.

La Moyenne Horde et la personnalité d’Ablaj

16 La Moyenne Horde transhumait dans les régions de Semipalatinsk, d’Akmolinsk et au nord du Semireč’e. Encerclée par les Cosaques au nord et les Djoungars au sud, elle connaît également des divisions intestines lors des luttes entre deux khans, Ablaj (1711-1781) d’un côté, et Semeke puis son fils Abul Muhammad de l’autre. Si les seconds penchent plutôt pour une alliance avec les Djoungars, les deux partis se rallient à la Russie lorsque tout espoir de conciliation avec ces derniers s’estompe. En 1739, le président de la commission frontalière d’Orenbourg, V. A. Urussov, espère étendre la ligne de fortifications d’Orenbourg à Troitsk et propose aux khans de la Moyenne Horde, Ablaj et Abul Muhammad, d’intégrer l’Empire, ce qui est confirmé par le traité d’allégeance signé en 1740.

17 Le khan Ablaj reste la grande figure de la Moyenne Horde, pour ne pas dire du monde kazakh de son époque. Dernier des grands khans indépendants, il est extrêmement puissant et c’est en son nom que se feront les plus grandes révoltes anti-russes du XIXe siècle, dont celle de Kenesary Kasymov, son petit-fils. Dans les années 1750-1760, bon diplomate, il réussit à maintenir l’équilibre entre Russes, Djoungars et Chinois. Bien que fait prisonnier puis relâché par les Djoungars, Ablaj cherche à garder de bonnes relations avec eux, comme avec la Chine des Qin, afin de faire contrepoids à la Russie. En 1757, il reçoit une proposition de soumission de la part de la Chine ; les documents restent cependant contradictoires pour savoir s’il a refusé ou accepté, dans l’espoir de recevoir les pâturages de Djoungarie. Il se méfie également des Russes : bien que proclamé khan dès le début des années 1760, il refuse d’aller recevoir l’investiture officielle russe à Orenbourg et d’occuper le palais construit pour lui par les Russes en face du fort de Petropavlovsk. 18 À cette époque, la Russie n’ignore pas (rapport de Bouver) les difficultés économiques et sociales nées de l’interdiction faites aux Kazakhs de migrer sur certaines terres, mais Catherine II ne fait rien pour y remédier. 19 À sa mort en 1781, Ablaj laisse une Moyenne Horde et un pouvoir du khan affaiblis. Les divisions politiques commencent sous le règne de son fils Vali : une partie de la Moyenne Horde est absorbée par la Grande Horde, elle-même sous domination

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chinoise. En 1798, la Russie établit sa première administration directe de la Moyenne Horde en créant à Petropavlovsk un tribunal (composé de Russes et de Kazakhs) censé régler les disputes internes. L’effondrement de la Horde s’accélère alors : en 1806, Vali fuit en Chine, en 1816 la Russie nomme Bukej et Vali co-khans mais les deux meurent respectivement en 1817 et 1818 et le titre de khan de la Moyenne Horde n’est alors plus renouvelé.

La Grande Horde et la conquête du Turkestan

20 La Grande Horde, qui occupe le territoire du Semireč’e, s’étendant du sud de l’Altaï vers le Syr-Daria, n’est intégrée dans son entier à l’Empire qu’au cours du XIXe siècle, lors de l’avancée russe vers la basse Asie centrale sédentaire, le Turkestan. La Grande Horde fut en effet plus longtemps que les autres sous domination des Djoungars, puis, après la défaite de ces derniers en 1756, passa sous domination chinoise. Une partie de ces Kazakhs décide alors de migrer vers les pâturages djoungars ; une autre se dirige vers Tachkent et passe sous le contrôle de Kokand lorsque le khanat ouzbek prend la ville en 1808 ; enfin, une troisième s’installe dans l’est du Semireč’e. Ce dernier groupe est le premier de la Grande Horde à devoir choisir entre deux dominations, chinoise ou russe, et à prendre parti pour la seconde. En 1846, les Russes fondent en effet un nouvel okrug au nord du lac Zajsan et, en 1848, dissolvent la Grande Horde (en réalité la partie qu’ils possèdent) et créent un conseil spécifique pour l’administrer. Dès 1854, ce territoire devient donc partie du gouvernorat de Semipalatinsk.

21 Le reste de l’ensemble du territoire de la Grande Horde est vite cerné. Les Russes organisent en effet plusieurs missions dans les steppes afin de mieux mesurer l’avancée des khanats ouzbeks de Khiva et de Kokand (ce dernier s’avance dans la vallée du Ferghana et vers l’Issyk-Kul)7. Le Gouverneur général V. A. Perovskij lance alors l’ambitieux projet de construction d’une ligne de forts (ligne dite du Syr-Daria) bien plus au sud de la Ligne amère. 22 Partant de la mer d’Aral vers Kazalinsk qu’elle atteint en 1853, elle rejoint vers l’est Aktau, Alatau, Kopal et Lepsink. Vernyj, future Alma-Ata, est fondée dans ce même élan en 1854. Au sein de la Grande Horde, les clans se divisent selon leurs choix stratégiques : certains se tournent vers la Russie, d’autres vers Kokand au nom de l’unité religieuse musulmane. C’est le seul cas important de ralliement religieux des Kazakhs, la Grande Horde ayant été plus islamisée que les deux autres. La Russie profite cependant des révoltes kazakhes et kirghizes contre Kokand pour essayer de se rallier les Hordes. Cette présence au Semireč’e permet à l’Empire de commencer les campagnes contre Kokand, confirmant l’encerclement par le sud de la Grande Horde. 23 Toutefois, la politique russe envers le Turkestan n’est pas particulièrement cohérente et, dans les cercles dirigeants, tous ne souhaitent pas une conquête et une incorporation de la région dans l’Empire. A. M. Gorčakov (1798-1883), ministre des Affaires étrangères, pense par exemple que le Turkestan coûtera trop cher à gérer. En 1862 cependant, un accord entre la Grande-Bretagne et l’émir afghan fait penser à la Russie que les Britanniques visent Boukhara. L’Empire des Romanov décide alors de s’avancer au Turkestan, espérant également profiter du coton centrasiatique en cette période d’embargo sur le coton américain dû à la guerre civile Nord-Sud8. En 1864, Alexandre II (1818-1881) lance des attaques contre les villes de Turkestan, Aulie-Ata et Čimkent, des zones mixtes où Kazakhs et Ouzbeks se côtoient. Tachkent est occupée en

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1865 et la nouvelle région passe sous le commandement militaire du général M. G. Černâev (1828-1898), futur Gouverneur général du Turkestan. L’ensemble de la Grande Horde est alors intégré à l’Empire mais divisé entre le futur gouvernorat des steppes et celui du Turkestan.

Les révoltes kazakhes

24 Outre la réduction des itinéraires de nomadisation, les Kazakhs ne peuvent accepter le principe de cooptation par la Russie des élites coloniales. Ainsi par exemple, les délégués envoyés par la Petite Horde à Orenbourg pour la représenter ne sont acceptés qu’après avoir été approuvés par la Russie elle-même. Ils réfutent également la valeur juridique donnée aux chartes d’allégeance : aux yeux des nomades, elles ne sont qu’une alliance temporaire contre un tiers ennemi et non une soumission définitive à un État étranger. Peu gagnante dans son alliance avec la Russie, la Petite Horde participe ainsi à une échelle importante aux révoltes paysannes qui secouent l’Empire lors du soulèvement de Pougatchev de 1773 à 17749. Nur Ali décide en effet, dès la première année du conflit, de se saisir des pâturages interdits puis s’engage peu à peu, comme les Bachkirs, aux côtés des révoltés. Vers 1775-1776 cependant, le khan est perçu comme un valet de la Russie et la Petite Horde connaît des divisions internes qui ne la quitteront dorénavant plus. Si la révolte de Pougatchev révèle l’état d’insoumission des allogènes de l’Empire, vite associés à la paysannerie russe contre le centre pétersbourgeois, elle éclaire également la déchéance du pouvoir des khans dans la Petite Horde.

25 Après les révoltes de Pougatchev, la Petite Horde est encore secouée par les soulèvements menés de manière régulière par Srym Datov entre 1783 et 1797. Celui-ci s’oppose tout particulièrement au pouvoir de Nur Ali et de ses enfants qui ont participé aux opérations punitives menées par les Russes dans les steppes. Il combat également le khan succédant à Nur Ali et désigné par la Russie, Esim, fils de Semeke, et préfère soutenir le sultan Abilgazi, dont le père régnait à Khiva. Srym Datov se rapproche ainsi des khanats ouzbeks de Khiva et de Boukhara et, à travers eux, de l’Empire ottoman, alors en guerre contre la Russie (1787-1791). En 1797, les Russes décident de créer un conseil gérant la Petite Horde, avec à sa tête le sultan Ajšuak. Les Russes reconnaissant une partie des revendications kazakhes, Srym accepte de cesser la guerre et de devenir membre de ce conseil. Ces révoltes n’étaient, en effet, pas seulement une volonté d’opposition au pouvoir politique russe ou à celui des khans soumis aux Russes, mais également l’expression du fort sentiment de restriction des itinéraires nomades habituels que connaît la Horde. Srym Datov restera particulièrement important dans la mémoire de la Petite Horde et les soulèvements suivants se feront en son nom. 26 Les réformes administratives russes des années 1820 sont loin d’amener la pacification des steppes. Les désordres proviennent ainsi pour beaucoup de la Horde Intérieure (Horde de Bukej) qui, cernée entre les terres de la Petite Horde et celles de la Russie, subit de plein fouet la détérioration de sa situation économique. Le khanat de Bukej connaît ainsi de nouvelles révoltes entre 1836 et 1838 sous la conduite de Isataj Tajmanov (1791-1838), qui dit lancer une guerre sainte [gazavat] tant contre les khans que contre les Russes. Ce soulèvement sera violemment réprimé par les Cosaques. 27 La Moyenne Horde connaît, quant à elle, ses principaux soulèvements à partir des années 1830 sous la direction de Saržan Kasymov. Après sa mort, son frère, Kenesary

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Kasymov (1802-1847), petit-fils d’Ablaj et grande figure nationale, va lancer la plus grande révolte kazakhe du siècle, entre 1837 et 184710. Fort d’une haute conscience politique, Kenesary Kasymov cherche à restaurer le prestige politique des hiérarchies traditionnelles et se proclame khan, bien que la dignité ait été officiellement supprimée par la Russie. Il réclame le retour des pâturages perdus et la destruction des forteresses russes. Kenesary Kasymov semble avoir été un chef de guerre de grande envergure, n’hésitant pas à lancer ses attaques simultanément contre les forts russes et contre Kokand. Son armée aurait compté jusqu’à 20 000 hommes en 183711. Il cible ses attaques sur les bataillons cosaques de répression, en particulier aux forts d’Aktau et d’Akmolinsk, puis se replie sur le territoire des autres Hordes. Ne pouvant obtenir le soutien de la Grande Horde, il entre en conflit avec les Kirghizes, qui le font prisonnier et le livrent mort aux Russes en 1847. Kenesary Kasymov est le dernier des khans à réussir à unifier la Moyenne Horde, très divisée, contre ses deux ennemis, la Russie et Kokand, et à s’allier à la Petite. Il n’hésite pas pour cela à jouer sur le prestige de son aïeul Ablaj, sur son image positive dans toutes les steppes et non seulement dans sa propre Horde. 28 Il tente également de réorganiser et de moderniser la société kazakhe, en particulier sur le plan juridique. Ses réformes, basées sur le Žetì Žarġhy, la loi coutumière kazakhe mise par écrit par le khan Tauke (1680-1718), séparent ainsi la justice religieuse (la chariat avec les qadis) de la justice locale, celle des bij, dont il régularise l’autorité. 29 Après lui, les révoltes resteront plus localisées face à une présence russe accrue : les Cosaques, encerclant maintenant l’ensemble du domaine des Kazakhs, les repoussent vers les marges des déserts centrasiatiques. Quelques soulèvements se produisent cependant encore, par exemple celui des Kazakhs sédentaires de la région du Syr-Daria, avec à sa tête Žankoža Nurmuhammedov (1780-1860), qui prend la forteresse de Kazalinsk en 1856. Les révoltes dureront jusqu’à la fin des années 1860 au sein de la Petite Horde, qui cherche un soutien auprès de Khiva et même de l’Empire ottoman. Les bataillons punitifs envoyés et les jugements rendus par la justice russe sont à ce titre particulièrement sévères. 30 En 1870 encore, la péninsule de Mangyšlak, pourtant sous contrôle russe depuis 1846, est agitée par la révolte des Kazakhs Adaj et des Turkmènes, qui se sont vu interdire le droit de transhumer vers le fleuve Oural suite aux remaniements administratifs de 1867-1868. La violence des premières répressions menées par Rukin à la tête des Cosaques de la forteresse d’Alexandrov a fait entrer dans la révolte la plus grande partie des aul de la péninsule. Les rebelles disposent du soutien de Khiva, mais le khanat est lui aussi cerné par les Russes. Le soulèvement est écrasé par des bataillons venus du Caucase et des règlements de compte se poursuivront jusqu’à la prise de Khiva en 1873. Après l’avancée russe dans le désert turkmène, la région, jusqu’alors rattachée à Orenbourg, constitue la nouvelle Transcaspie12.

Les réformes administratives, une réponse russe aux révoltes ?

31 La Russie n’a pas de plan préconçu concernant les steppes. Elle agit au coup par coup et n’a pas de stratégie uniforme définie pour toutes ses colonies. Son maillage administratif est donc sans cesse remodelé. L’accroissement du contrôle russe peut cependant se mesurer au développement de l’appareil colonial : réformes d’Igel’strom

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en 1787, de Speranskij en 1822, suppression de la dignité de khan dans la Petite et la Moyenne Horde en 1824, dans la Grande en 1842, dans celle de Bukej en 1845, découpage administratif à peu près définitif dans les années 1860, réglementations d’ensemble établies tardivement dans les années 1890. La Russie répond donc aux soulèvements kazakhs par des arrangements administratifs et semble avant tout soucieuse de la sécurité de ses caravanes en route vers les marchés asiatiques. La structure administrative mise en place correspond alors à une stratégie de cooptation des élites kazakhes, qui est à l’origine du contrôle de plus en plus serré des populations.

32 Lors des premières révoltes, celle de Pougatchev mais surtout celle de Srym, le gouverneur général d’Orenbourg, K. G. Igel’strom (1799-1856), convaincu que ces soulèvements mettent en danger, non pas le pouvoir de Nur Ali, mais celui de la Russie, invite Catherine II à l’action. Par un ukaz de 1784, cette dernière crée une Commission des frontières censée régler les problèmes entre Russes et Kazakhs et contribue au développement de l’islam dans les steppes. Ce dernier restera peu apprécié et jugé pro- russe par les Kazakhs eux-mêmes jusqu’à la moitié du XIXe siècle. La réforme lancée par Igel’strom en 1787 supprime le khanat de la Petite Horde et le divise en trois sections administrées par un conseil russo-kazakh. Cette réforme ne sera cependant appliquée que de 1787 à 1790 et restera peu efficace, les Kazakhs s’y opposant13. 33 Les grandes réformes datent en réalité de 1822, lorsque M. M. Speranskij (1772-1839), Gouverneur général de Sibérie, est chargé de la compilation des lois de l’Empire, qui vise entre autres à étendre le découpage administratif russe à la Moyenne Horde et à consolider le pouvoir central. Il propose un nouveau découpage de la Sibérie en une région orientale (Irkoutsk) et une région occidentale (Tobolsk puis Omsk) ; cette dernière inclut les territoires de la Petite et de la Moyenne Horde sous le nom d’oblast’ des Kirghizes de Sibérie14. Speranskij élabore un nouveau statut pour les allogènes (inorodcy), catégorie qui regroupe les peuples du Grand Nord, les Tchouktches et les nomades (groupe le plus nombreux). Les allogènes sédentaires représentent, quant à eux, la seconde phase, supposée transitoire, vers le statut de sujet. En en faisant des citoyens de seconde zone, Speranskij espère en fait mettre les allogènes à l’abri des abus de l’administration russe et préserver leur mode de vie et leur autonomie de gestion (absence d’obligations militaires pour qu’ils n’apprennent pas le maniement des armes à feu modernes, garantie de culte et de commerce, maintien des privilèges des aristocraties claniques). Il pense par ailleurs que la sédentarisation ne peut qu’être volontaire. Les nomades doivent cependant payer des redevances locales que n’ont pas à assumer les petits peuples sibériens. 34 La structure administrative russe (oblast’, okrug, volost’, aul) est alors appliquée aux steppes kazakhes15. La plus petite division administrative est l’aul (rodovaâ uprava), qui compte une quinzaine de familles, une douzaine d’aul formant une région (volost’). La fonction de khan est remplacée par un système d’élection-cooptation d’un sultan ou d’un membre de l’aristocratie élu par les anciens (staršin ou aksakal) à la tête des aul. Les steppes sont alors divisées en 87 volost’, regroupés en huit districts (okrug). Chacun est administré par un prikaz et un comité regroupant un sultan, deux Russes envoyés par les autorités d’Orenbourg et deux élus kazakhs. Les Cosaques sont chargés de la police, le Comité de la justice. Speranskij espère en effet codifier l’adat kazakh et publie en 1841 une sorte de Code de lois pour la steppe, mais cette codification ne fut pas réellement systématique avant les années 1860. Les tribunaux traditionnels ne sont

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maintenus que pour les affaires courantes et internes à la communauté, les affaires criminelles étant instruites par la justice russe elle-même. 35 Le projet Speranskij est quasiment immédiatement modifié par la Charte des Kirghizes d’Orenbourg de 1824. La Russie décide en effet de donner un statut de sultan-régent pour chaque ancienne Horde à trois puissants sultans, Karataj Nur Ali, Temir Er Ali uli et Žuma Kudaj Meni uli, chargés de collecter les taxes en échange d’un salaire et d’une demeure offerts par les Russes. La Petite Horde est alors placée sous le contrôle du Département asiatique du ministère des Affaires étrangères russe et du commandement militaire d’Orenbourg. Ces mesures ne stabilisent pas pour autant les steppes et cette période reste marquée par des désordres intenses, des violences et l’institutionnalisation de la corruption. Dès 1858, Ignat’ev est envoyé dans les steppes pour préparer une nouvelle réforme. 36 La nouvelle commission chargée d’étudier les steppes en 1865 (avec Č. Valikhanov et le scientifique A. Levšin), n’hésite pas à en critiquer la situation : la division entre le gouvernorat d’Orenbourg et celui de Sibérie occidentale n’a pas de sens alors que l’unité de peuplement kazakh ne fait pas de doute ; le mauvais fonctionnement de l’administration coloniale est en grande partie dû au principe de cooptation de la noblesse locale, au double système de justice et à la division de l’administration (dominée par les Russes dans les oblast’ et par les Kazakhs dans les okrug et volost’). La commission, appelant à une sédentarisation volontaire des nomades, invite donc, avec la conquête du Turkestan, à faire des steppes une partie intégrante de l’Empire, bénéficiant à ce titre d’une administration uniformisée. Saint-Pétersbourg décide alors en 1867-1868 la création de deux gouvernorats, l’un des steppes, l’autre du Turkestan. 37 Il faut cependant plusieurs modifications pour atteindre le statut final du Turkestan en 1886 et la toute fin du siècle, en 1891, pour que le gouvernorat des steppes dispose d’un Gouverneur général. Avant cette date, les steppes sont sous le contrôle de trois gouvernorats, celui d’Orenbourg (région d’Ouralsk), celui de Sibérie occidentale (régions d’Akmolinsk et de Semipalatinsk) et celui du Turkestan (Semireč’e), laissant le territoire de l’ancienne Horde Intérieure au gouvernorat d’Astrakhan et la péninsule de Mangyšlak sous contrôle des armées du Caucase. En 1891, le domaine kazakh est enfin divisé en six oblast’, cinq dans le gouvernorat des steppes (Akmolinsk, Semipalatinsk, Semireč’e, Ouralsk, Tourgaï) et une dans le Turkestan, celle du Syr-Daria. Les réformes de 1867-1868 touchent également le domaine de la justice : la cour de l’Empire devient active sur le territoire des steppes, même si la justice traditionnelle des bij et celle, religieuse, des qadis, est maintenue dans les aul.

Les évolutions juridiques et sociales dans les steppes

38 L’édifice politique et social des Kazakhs ne commence à être réellement déstabilisé par l’avancée russe qu’à la fin du XVIIIe siècle. En effet, à partir de 1780, on ne peut plus parler de « rattachement volontaire » des Hordes à la Russie, seuls certains khans jouant cette carte politique afin de faire face à la désintégration de leur pouvoir. Celui des clans, déjà affaibli au xvIIIe siècle, décline au siècle suivant en grande partie car ces derniers ne peuvent plus assurer leur fonction, qui consiste à garantir des pâturages à leurs membres. L’élite sociale et politique kazakhe est composée des « Os blancs », les familles régnantes descendantes ou prétendument descendantes de Gengis-Khan, ainsi que des hodja, les familles saintes de l’islam. Les classes supérieures se divisent et les

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rivalités sont donc nombreuses entre les « Os blancs » : une partie se rallie au pouvoir russe, les autres refusent et participent aux soulèvements, deviennent de grands propriétaires fonciers ou se paupérisent. Certains, comme les bij, se spécialisent dans le commerce caravanier et le prêt d’argent.

39 Les Russes détruisent ainsi les élites traditionnelles sans pour autant les remplacer immédiatement par de nouvelles. L’aristocratie est en effet reconnue dans un certain nombre de ses droits : possession de terre (mais interdiction de l’esclavage depuis 1822), gestion du clergé et des écoles religieuses, etc. Lorsqu’elle occupe des fonctions administratives comme celle de sultan-régent, elle doit payer des taxes au pouvoir russe. Ce dernier transforme ainsi les nobles kazakhs en de simples administrateurs soumis : ils ne sont pas membres de la noblesse de l’Empire alors que les noblesses tatare, géorgienne et caucasienne sont intégrées à la table des rangs (čin) de l’aristocratie russe. 40 Tout au long du XIXe siècle et malgré les rapports administratifs ne cachant pas la dégradation de la situation matérielle des steppes, la politique russe reste ignorante des besoins kazakhs. La limitation de l’accès aux terres de pâture du Nord, plus fertiles après la saison estivale, repousse en effet certains Kazakhs vers les zones arides du sud. On assiste ainsi à la naissance de classes paupérisées, les konsy et les bajgus, les premiers travaillant pour les propriétaires fonciers kazakhs et les seconds près des lignes frontalières, au service des Cosaques. Le passage à une économie monétaire inaugure également une longue période de troubles sociaux et de profonds changements. Le système fiscal russe décidé par les réformes de 1868 est encore plus mal adapté aux nomades que le précédent : l’impôt, qui se payait au prorata du bétail possédé, se compte dorénavant par feu, donc par yourte, et non en fonction de la richesse du cheptel. Les taxes monétaires, récoltées par les anciens de chaque village, sont introduites à la fin des années 1830 pour financer l’appareil judiciaire, l’administration locale et le système scolaire et médical naissant. Elles ne cesseront d’augmenter et de se diversifier tout au long du XIXe siècle.

Agriculture et industrialisation à la fin du XIXe siècle

41 Depuis Catherine II, la Russie pousse les Kazakhs à la sédentarisation. La législation offre de la terre (propriété de l’État) à toute famille kazakhe décidée à s’installer mais, dans la pratique, le refus de distribuer la terre aux allogènes, les restrictions de déplacement et l’impossibilité de changer de volost’ sans l’autorisation des autorités locales n’ont pas convaincu les nomades16. Une première agriculture kazakhe se développe cependant entre 1830 et 1860 le long du fleuve Oural puis du Syr-Daria. Elle touche majoritairement les Kazakhs les plus pauvres, ceux ne disposant pas de cheptel. Les terres les plus fertiles ne sont données qu’aux Cosaques et les nomades désirant transhumer dans ces espaces doivent leur payer un loyer. Si les terres sont données gratuitement aux paysans russes, elles sont payantes pour les Kazakhs au-delà de quinze déciatines ; le reste, sous contrôle du pouvoir colonial, est distribué aux paysans demandant leur départ pour la Russie d’Asie. Après les révoltes agraires de 1906-1907, la politique de P. A. Stolypine17 de résorption de la « faim de terres » est ainsi particulièrement défavorable aux Kazakhs18.

42 Ceux du Turkestan, concentrés dans la région du Syr-Daria, ne sont pas touchés par les lois russes (qui ne s’intéressent alors qu’à la majorité sédentaire de la population de

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cette région) avant 1900. Après cette date, le tsar donne le droit à l’installation des paysans russes dans le gouvernorat du Turkestan et les nomades sont alors invités à se sédentariser. Nombre de Kazakhs sont ainsi obligés d’adopter un mode de vie semi- sédentarisé conjuguant une petite agriculture de subsistance à un pastoralisme réduit. Le nombre de sédentarisés augmente dans la première décennie du XXe siècle, surtout dans le nord des steppes. En 1916, 80 % des Kazakhs dépendent en partie d’une petite agriculture. Les mauvaises conditions climatiques en 1879-80 et 1892-93 paupérisent les Kazakhs sédentarisés, en particulier ceux du Syr-Daria qui ne disposent que des terres arides du Betpak-Dala (steppe de la Faim). Se développe alors l’aul-obŝina, nouvelle organisation sociale empruntée aux Russes, communauté semi-sédentaire fondée sur la propriété commune de la terre. 43 Le domaine kazakh entre lentement dans l’économie russe grâce au commerce, aux mines, au chemin de fer, mais également à la politique d’exil du tsarisme, qui amène en Asie centrale des intellectuels russes et polonais envoyés en relégation et qui participeront à la russification des steppes19. Le commerce russe, en grande partie mené par des Tatars, passe par ces mêmes steppes en direction de la Chine et de la Perse. En effet, les produits russes, qui ne sont pas compétitifs sur les marchés européens, le sont du côté asiatique. Les Russes vendent également des graines et des produits manufacturés aux Kazakhs et commencent à développer l’industrie du coton dans les années 1850-1860. Avant même le Transsibérien, les chemins de fer russes traversent la partie occidentale des steppes kazakhes : la ligne Samara-Orenbourg en 1874-1878 est ainsi prolongée en 1891-1893 jusqu’à Ouralsk. 44 Dès 1844 se développent dans le futur Kazakhstan central, vers Karaganda, des hauts- fourneaux ainsi que des mines de sel ou de charbon où travaillent de manière saisonnière des Kazakhs paupérisés. À la fin du siècle, le domaine kazakh est déjà l’un des principaux fournisseurs de la Russie en cuivre après l’Oural et le Caucase. Dans les années 1890 naissent les premières entreprises à capitaux russes pour l’extraction des métaux et du pétrole. Ainsi, seule une petite part de la population kazakhe a réellement vu son niveau de vie augmenter avec la présence russe, ne concernant que les classes déjà favorisées ainsi que ceux sachant profiter de l’essor commercial (élevage de chameaux pour les caravanes par exemple).

L’arrivée massive des colons russes

45 La colonisation des steppes kazakhes par l’Empire tsariste ne consiste pas uniquement en la prise de contrôle politique et social des allogènes vivant sur ce territoire, mais également dans le développement d’une réelle politique d’occupation des terres par les masses paysannes russes. Dès la conquête du domaine bachkir, un flux ininterrompu de paysans russes se constitue en direction des steppes. Cette colonisation paysanne est, dès ses débuts, double : essentiellement volontaire et illégale, elle révèle la volonté des paysans de fuir le servage, mais elle a également un versant légal puisqu’elle est encouragée par les gouverneurs locaux qui ont besoin de main-d’oeuvre, de soldats, et qui voient dans ce flux un mode d’intégration économique et culturelle des nouvelles terres à l’Empire. Si, jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, l’État russe n’est pas lui- même à l’origine de ce mouvement d’expansion agricole, il l’encourage en protégeant les paysans par la construction d’avant-postes militaires.

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46 Cette avancée russe dans les steppes peut être divisée en trois étapes principales. Au XVIIIe et dans le premier quart du XIXe siècle, les Russes (principalement des troupes cosaques, des exilés et des vieux-croyants) occupent des espaces aujourd’hui à la périphérie de l’actuel Kazakhstan : le bassin du fleuve Oural, les régions montagneuses de l’Altaï, les rives des fleuves Ichim, Tobol et du Haut-Irtych. Le territoire kazakh est alors cerné par la Russie de trois côtés, à l’ouest, au nord et à l’est20. Dans une deuxième phase qui couvre le reste du XIXe siècle, la colonisation paysanne devient parallèle à la conquête militaire et se voit régulée par le pouvoir central. Elle suscite de bien plus nombreuses tensions puisque les paysans et Cosaques empiètent très nettement sur les lieux traditionnels de transhumance des Kazakhs. 47 Si la colonisation rurale s’est, dans un premier temps, opérée lentement et a été étroitement contrôlée par la Commission des steppes, elle s’est accélérée à partir des années 1860 avec l’abolition du servage, puis à la fin de la décennie 1880 : l’État russe, de plus en plus préoccupé par la crise agraire qui sévit en Russie centrale et méridionale et la « faim de terres », d’une ampleur encore inconnue, qui s’ensuit, décide d’ouvrir les steppes à la colonisation. Une loi promulguée en juillet 1889 permet alors à chaque paysan russe d’être candidat à un déplacement dans les steppes et d’y recevoir jusqu’à trente déciatines de terre. Profitant des privilèges que leur octroie ce statut de colons, les paysans s’accaparent de grandes superficies des terres les plus fertiles et empruntent aux Kazakhs semi-nomades les principes de l’agriculture irriguée. En 1870, les Russes représentent déjà un quart de la population des régions d’Akmolinsk et d’Ouralsk21. 48 Le rythme des départs vers les steppes s’accélère avec la famine de 1891-1892. Le recensement de 1897 comptabilise alors dans le gouvernorat un peu plus de 4 millions d’habitants dont 3,3 millions de Kazakhs. Les Russes sont déjà plus de 150 000 dans les régions Akmolinsk et de Semipalatinsk, 160 000 dans celle d’Ouralsk et 70 000 dans le Semireč’e. À la différence du Turkestan, où la population russe est essentiellement urbaine, la colonisation du domaine kazakh est agricole (40 % sont des paysans, 30 % des Cosaques, 18 % des commerçants). Elle se double donc d’une appropriation des pâturages qui va à l’encontre de la mobilité du pastoralisme kazakh et s’accompagne, de la part de l’État russe, d’une volonté de sédentarisation des nomades, d’une imposition toujours plus importante sur le bétail et le fourrage22. 49 La troisième phase, qui commence vers 1900, consiste en une arrivée massive de paysans russes qui va profondément bouleverser le devenir des steppes et introduire des changements démographiques majeurs, sur le long terme, pour la population kazakhe. L’utilisation du sol par les Russes passe de 14 millions de déciatines à la fin du XIXe siècle à 40 millions en 1914, occupant ainsi les 20 % les plus fertiles de la surface agricole du pays. Alors que le nombre de colons russes installés plus ou moins légalement en Asie centrale en 1896 est estimé à 400 000, les effectifs d’immigrants atteignent un million et demi de personnes en 1916, ce qui représente un tiers des départs enregistrés vers la partie asiatique de l’Empire. 50 Les tensions agraires du début du siècle ne font donc que s’aggraver au vu de la pression démographique russe : en 1914, le seul Nord du futur Kazakhstan compte plus d’un million de paysans russes, encouragés par la politique agraire de P. Stolypine lancée en 1906. Les Russes restent présents principalement dans les régions d’Ouralsk, de l’Altaï, de Koktchetau et de Petropavlovsk. Dans les régions du Syr-Daria (ouvertes plus tardivement à la colonisation) et du Semireč’e, on compte déjà 225 000 Russes23.

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L’ensemble du domaine kazakh compte à la même époque trois millions d’Européens pour cinq millions de Kazakhs. Ces derniers entament donc très tôt leur processus de « minorisation » et resteront en situation minoritaire dans le Kazakhstan soviétique jusqu’à la fin des années 1970.

L’échec des tentatives de christianisation

51 À l’exception de certains moments historiques plutôt brefs, la Russie n’a pas réellement cherché à convertir les populations dominées depuis le XVIe siècle. Catherine II mena même une politique d’islamisation des allogènes chamanistes, considérant que l’islam était plus conciliable et docile que les religions dites “païennes”. Le domaine kazakh ne connaît ainsi aucune restriction religieuse jusqu’à ce que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le clergé local passe sous le contrôle du ministère de l’Intérieur et du muftiat d’Orenbourg. La sensibilité nationale qui touche le pouvoir russe à partir du règne de Nicolas 1er (1825-1855) tend en effet à modifier quelque peu cette politique, en particulier envers les musulmans de l’Empire. Le pouvoir reste cependant très réticent à l’ouverture de missions orthodoxes dans les steppes kazakhes et ce, malgré les demandes répétées du clergé depuis le début du XIXe siècle.

52 Comme en pays tatar, l’Église orthodoxe s’identifie au pouvoir colonial et s’efforce de convaincre ce dernier de la défiance de la religion musulmane : elle insiste sur son caractère ambivalent, la présentant non seulement comme une foi mais également comme un mouvement politique. Brandissant le spectre du panturquisme et du panislamisme, elle martèle le danger d’une tatarisation des steppes. Il lui faut cependant attendre 1881 pour obtenir enfin l’autorisation d’ouvrir une mission dite « antimusulmane » dans les steppes kazakhes (Kirgizskaâ protivomusul’manskaâ missiâ), dépendante dans un premier temps du diocèse de Tomsk, lui-même rattaché à la mission de l’Altaï. 53 Cette mission fut un échec. À l’instar de ce que l’Église avait déjà connu en Sibérie, les quelques missionnaires présents dans les steppes refusèrent toute indigénisation de l’orthodoxie. Leur attitude méprisante envers les Kazakhs, leur refus d’apprendre les langues vernaculaires et leur image de représentants du pouvoir colonial ont vite fait disparaître tout espoir d’évangélisation des steppes. À cet état d’impréparation s’est ajoutée la concurrence d’un islam qui a, entre-temps, considérablement gagné en influence, véhiculé par les mollahs tatars, voire par des religieux venus directement de l’Empire ottoman. De plus, les quelques Kazakhs convertis au christianisme ont non seulement souffert de leur exclusion du milieu national, mais encore, vu le peu de moyens financiers donnés à la mission par l’État, une telle « promotion » sociale ne leur a pas permis d’atteindre le niveau de bien-être qu’elle était censée leur garantir. Le congrès tenu à Kazan en 1910 ne put donc que constater l’échec de la mission kazakhe et l’Église eut encore plus de mal à obtenir du pouvoir l’ouverture d’une mission dans le Turkestan musulman. D’une stratégie offensive à l’égard de l’islam, proposée lors de longues négociations avec les autorités au cours du XIXe siècle, l’Église orthodoxe est donc passée à une tactique défensive qui consiste à cultiver la foi de la communauté russe présente dans la région plus qu’à promouvoir une politique de conversion des autochtones24.

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La politique de russification

54 La politique de russification constitue l’élément le plus déterminant, sur le long terme, de la colonisation des steppes. Dès le XVIIIe siècle, les Russes fondent des écoles de garnison dans les forts cosaques. Omsk est la première ville concernée : en 1789 une « école asiatique » y est ouverte puis, en 1813, un institut militaire, qui deviendra en 1847 l’école des Cadets. Le même phénomène se produit par la suite à Orenbourg. Ces écoles, que fréquentent les Russes de ces régions et les enfants des élites kazakhes, enseignent des disciplines militaires et scientifiques mais également le russe et les langues orientales. Les écoles militaires et lycées russo-kazakhs d’Omsk et d’Orenbourg ont pour fonction de créer une nouvelle administration coloniale soumise à l’Empire, les élèves devenant par la suite traducteurs ou secrétaires de l’administration locale chez les sultans-régents. Cette politique de cooptation des élites kazakhes ne peut cependant atteindre pleinement son but puisque les familles aristocratiques sont en grande partie discréditées par leur collaboration avec la Russie et leur haut degré de corruption.

55 Jusque dans les années 1860, la Russie s’intéresse à la russification des seules élites, laissant aux populations les écoles traditionnelles musulmanes comme unique lieu de formation. À cette date cependant, l’islamisation des nomades commence à être perçue négativement : les écoles tatares deviennent des concurrentes du système scolaire russe et sont accusées de remettre en cause la loyauté à l’Empire par leur panturquisme et leur panislamisme sous-jacents. Sous l’impulsion d’Alexandre II et la montée d’un sentiment national russe, la politique de respect des traditions des peuples conquis prend fin. Le choix d’une russification massive est particulièrement visible pour les peuples des marges occidentales de l’Empire, Polonais, Ukrainiens, Finnois et Baltes. Dans les steppes et en Sibérie, la politique est de submerger les autochtones par la venue de Russes plus encore que de les russifier ou de les « orthodoxiser ». Le développement de l’islam dans les steppes (il n’entre réellement dans la vie kazakhe qu’au début du XIXe siècle, surtout dans l’aristocratie, puis connaît un épanouissement important à la fin du siècle) décide cependant la Russie à lancer un programme scolaire plus massif de russification. 56 Ainsi, pour contrer le défi tatar, Nikolaj Il’minskij25 (1822-1891) ouvre à Kazan, en 1864, une école d’un nouveau type, qui se répandra par la suite dans les steppes : son but est de donner une éducation à l’occidentale (sciences et techniques, langues vivantes) dans un esprit de fidélité à la Russie et à l'orthodoxie. Cet enseignement est dispensé dans les langues vernaculaires turciques par des professeurs autochtones, mais avec enseignement intensif du russe et cours religieux orthodoxes. Si Il’minskij s’intéresse à tous les peuples allogènes, il attache une attention toute particulière à la conquête de l'Asie centrale, travaille plusieurs années à la Commission d’Orenbourg et apprend le kazakh. Comme le fera plus tard le pouvoir soviétique, le tsarisme, en développant les langues locales turciques, tente d’assimiler les allogènes en les différenciant afin d’é viter la constitution d’un bloc turco-musulman « naturellement » sécessionniste. 57 Certaines personnalités kazakhes, comme Ibraj Altynsarin (1841-1889), poursuivent elles aussi une politique de scolarisation destinée aux masses et non aux seules élites. Él ève à l’école d’Orenbourg, Altynsarin, figure majeure de la pédagogie kazakhe, est surtout un autodidacte formé au contact des penseurs russes. Il fonde, dans les années 1880, le premier système d’école moderne russo-kazakhe dans le district de Tourgaï

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puis à Kustanaj et Aktûbinsk, ouvre des pensionnats de jeunes filles ainsi que des écoles professionnelles et agricoles. Il invite à la création d’écoles d'aul qui suivraient les dé placements saisonniers des nomades, tout en espérant leur sédentarisation. Il rédige é galement des manuels en kazakh cyrillisé, est l'auteur d'une première grammaire du kazakh et d’un dictionnaire russokazakh, et publie quelques articles d’ethnographie en tant que membre de la Société de Géographie de la section d’Orenbourg. Comme les É veilleurs [prosvetiteli] de son époque, il pense que seule l’éducation et la maîtrise des sciences et techniques modernes permettront aux Kazakhs de s'adapter à leur situation politique et sociale au sein de l'Empire russe26. 58 La présence massive de paysans russes ainsi que la fréquentation d’une bourgeoisie européenne commerçante écoulant ses produits dans les villes commencent à d é stabiliser les activités traditionnelles kazakhes, à transformer les modes de vie et de penser, à faire entrer des pratiques culturelles russes dans la vie quotidienne kazakhe. Les premiers journaux kazakhs, comme Kirgizskaâ stepnaâ gazeta – Dala Vilayeti [Journal de la steppe kazakhe], apparaissent dans les années 188027. À la fin du XIXe siècle, le syst ème scolaire russe s’est étendu dans les steppes : on compte plus d’une centaine d’é coles, souvent avec internat, dans les villes mais également dans les aul, avec plus de 4 000 élèves. Ce réseau russo-kazakh reste cependant parallèle à l ’enseignement traditionnel coranique dans les mekteb et dans les medresse, qui ne sera détruit que par les Bolcheviks, et se trouve en concurrence ouverte avec les écoles réformées (djadides) et la prédominance intellectuelle tatare sur les steppes jusqu’en 190528.

La naissance d’une culture kazakhe moderne

59 Comme dans tous les pays colonisés, l’impact de la domination européenne amène à la naissance d’une nouvelle élite intellectuelle, formée à l'occidentale mais servant d'intermédiaire avec sa culture d’origine. Ainsi, dès la seconde moitié du XIXe siècle, les grands noms de la littérature et de la science kazakhe cherchent à conjuguer modernité russe et traditions nationales. Tous russophones, ils n’en restent pas moins animés d'une volonté nationale : s'ils invitent la société kazakhe à accepter les emprunts russes, c'est pour pouvoir mieux résister à ce qui est déjà ressenti comme une perte d'identité. La fin du XIXe siècle est ainsi une période clef pour l'identité kazakhe, même si la russification ne touche encore que des couches limitées de la société.

60 L’ouverture de sections régionales de la Société impériale de géographie à Orenbourg, puis à Semipalatinsk et Tachkent, la création d’un Comité aux statistiques dans les steppes, la présence d’exilés russes et polonais tout au long du XIXe siècle, la collaboration des populistes russes aux expéditions ethnographiques, le réseau scolaire russo-indigène ont contribué à la naissance d’une nouvelle génération moderniste dite des Éveilleurs ou des Lumières. Les figures les plus connues en sont Čokan Valikhanov (1835-1865), Abaj Kunanbaev (1845-1904) et Ibraj Altynsarin. Ils ont tous trois grandement influencé les pédagogues et écrivains kazakhs du XXe siècle et ont formé une génération qui sera en pleine activité entre 1905 et 1917 et jouera un rôle fondamental dans l'histoire du pays jusqu’aux années 1930. Valikhanov est le plus connu mais il n'est pas le seul Kazakh ethnographe au service des Russes. Notons ainsi la personnalité de Hodža Muhammed-Salyk Babadžanov (1834-1893), lui aussi ancien él ève de l'école des Cadets (mais cette fois-ci d'Orenbourg), qui, travaillant à la Commission des frontières, publiera dans les journaux russes de nombreuses études

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ethnographiques et archéologiques. La naissance d’une littérature kazakhe écrite à la m ême époque trouve son incarnation dans Abaj, aujourd'hui l'objet d'un véritable culte de la personnalité dans le Kazakhstan indépendant. 61 La culture kazakhe de cette époque ne se limite cependant pas aux nouvelles élites russifiées, elle continue de se développer dans des milieux plus traditionnels. Ainsi, tout au long du XIXe siècle, les révoltes kazakhes contre les Russes mais aussi contre les khanats ouzbeks donnent naissance à de nouvelles oeuvres épiques. Le plus connu des poètes épiques, Mahambet Otemisulin, proche de Isataj, participa par exemple à la ré volte de la Horde de Bukej et ne cessa de conjuguer son action politique anti-russe à son travail littéraire. À la fin du siècle, apparaît également le mouvement Zar Zaman, dit des poètes des temps difficiles. Parmi eux, les plus connus à développer une langue litté raire kazakhe sont Šortmabaj Kanaj uli (1818-1881), Dalut Babataj uli (1802-1871) et Abubakir Kerderi (1858-1903). Musulmans opposés à la Russie, ils sont également mé fiants envers l'islam lorsque celui-ci s'oppose aux traditions et au mode de vie des Kazakhs. 62 La politisation des élites kazakhes et la diversification des sensibilités nationales et politiques n’éclateront cependant au grand jour que lors de la révolution de 1905. Alors que les troubles des premières semaines sont limités aux milieux ouvriers russes du Transsibérien, les Kazakhs précisent par la suite leurs revendications nationales autonomistes. Le mouvement national se divise alors, schématiquement, en deux approches de la « question kazakhe » : certains sont partisans d'une affirmation nationale forte qui fait passer le religieux au second plan, d’autres sont plus conservateurs et accordent une plus grande importance à l'appartenance à l'islam. Tous seront cependant déçus des activités des premières Doumas : ces dernières sont en effet peu tournées vers les marges de l'Empire et se refusent à discuter, sur demande kazakhe, le problème de la propriété de la terre. Les années 1905-1906 voient également la constitution et l'échec du premier mouvement unitaire pan-musulman de l’Empire lors des congrès Ittifak. 63 Les Kazakhs se séparent alors des Tatars : les nouvelles lignes de partage seront dé sormais nationales et non plus religieuses, avec la fondation par Ali Khan Bukejkhanov, membre du Parti constitutionnel-démocrate russe, du groupe Alaš Orda. L'ukaz de 1916 décrétant la mobilisation des allogènes du Turkestan et des steppes entraînera l'une des plus grandes révoltes qu’a connue l'Asie centrale contemporaine. La répression, l'exode de milliers de Kazakhs en Chine et en Mongolie laisseront la zone en pleine confusion au moment des deux révolutions de 191729.

Les différents modes de légitimation de la conquête par les contemporains

64 La conquête des steppes kazakhes joue un rôle clef dans le discours historique russe puisqu’elle constitue l'une des jonctions entre histoire ancienne et histoire moderne (avant et après la prise de Kazan en 1552), entre les principautés russes et un empire asiatique dont il faut démontrer les liens intrinsèques. La Russie du XVIIIe avait la Sibé rie pour toute colonie, ce qui facilitait l'argumentation des deux parties également divis ées : l'empire a sa métropole en Europe et ses colonies en Asie30. Au XIXe, la Russie avance encore, tant au Caucase, en Asie centrale qu’en Extrême-Orient : la justification

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devient alors plus difficile et nécessite l'élaboration d'un nouvel argumentaire qui permette de réconcilier l'espace géographique de l'Empire avec l'espace culturel et historique de la nation. Les associations de défense des intérêts russes jouent ainsi un grand rôle dans l'existence de publications régulières justifiant la colonisation, comme par exemple la revue Niva ou le Bulletin de la Société impériale de géographie de Saint- Pétersbourg. Pour tous, la Russie ne fait que représenter l'Europe dans les confins asiatiques et espère ainsi participer à la mission civilisatrice d'un Occident blanc et chr étien.

65 Alors qu’aux XVIIe-XVIIIe siècles, l’avancée dans les steppes est justifiée par le mythe d’un sous-sol riche en métaux rares, au début du XIXe siècle, c'est le thème de la route vers l'Inde qui sert de légitimation première31. Les historiens russes rattachent pourtant traditionnellement la conquête des steppes à celle de la Sibérie occidentale commencée par la prise de Kazan, et non à la conquête du Turkestan, considérée comme spé cifique32. Plusieurs thèmes dominent ce discours légitimateur de la colonisation : l'idée de la vengeance historique, celle du prestige stratégique et de la mission civilisatrice en Asie, celle de la « naturalité » de l 'avancée russe dans les steppes. Les arguments classiques de la première moitié du XIXe siècle, chez les historiens auteurs de manuels scolaires ou universitaires comme N. M. Karamzin (1766-1826), K. Kajdanov (1782-1843), N. A. Polevoj (1796-1846) ou M. P. Pogodin (1800-1875), insistent sur l’honneur national, le retour des terres perdues, la recherche des frontières naturelles et la pacification des zones périphériques. Depuis Karamzin en effet, les historiens russes légitiment l’avancé e dans les steppes comme une mesure de protection de la Russie contre un monde instable mais également comme la juste vengeance historique des nombreuses agressions nomades subies à l’époque kiévienne et sous le joug mongol. Karamzin lui-m ême justifie ainsi explicitement la conquête par le parallèle entre Polovtses33 et Kazakhs, les seconds n’étant que les descendants des premiers et, à ce titre, méritant d ’être punis pour leurs actes passés. 66 Dans la seconde moitié du siècle, des auteurs comme S. Soloviev (1820-1879), N. I. Kostomarov (1817-1885), V. O. Klûčevskij (1841-1911) ou S. F. Platonov (1860-1933) exaltent eux aussi des terres recouvrées et le besoin de sécurité nationale. Les khanats ouzbeks sont décrits comme des repaires de barbares et de brigands ; l'impossibilité d'une coexistence pacifique avec les musulmans est mise en avant. Outre l’ argumentation économique (l'accès aux richesses de la Caspienne), l'histoire est une fois encore mise au service de la colonisation : la zone steppique à l'est du Pont Euxin est présentée comme déserte, inhabitée, uniquement traversée de temps en temps par des nomades. Cette vision des événements ne divise pas les historiens selon des caté gories politiques puisque même Klûčevskij, pourtant réputé pour son historiographie libérale, parle d'expansion de la Russie « contre son gré » dans des espaces vides de population, et se refuse à comparer l'avancée russe au colonialisme occidental, toujours décrié. 67 Tous développent également l’idée que la Russie a une politique nationale positive, prenant sous sa protection les peuples qui ne pouvaient plus défendre leur spécificité comme les Arméniens, les Géorgiens ou bien encore les Kazakhs. Pour les militaires comme Skobelev ou Kuropatkin, c'est l'argumentation stratégique qui reste centrale : il existe un lien étroit entre leur volonté de régler la question de l'Orient au profit de la Russie et la nécessité de menacer la Grande-Bretagne dans ses possessions indiennes via l'Asie centrale. Ainsi, la conquête restaure le prestige du tsarisme, terni après la dé

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faite de la guerre de Crimée (1853-1855) et ce, même si la possession des steppes et du Turkestan n'est pas nécessairement rentable du point de vue économique. L'historien Serge Solov'ev s'est, quant à lui, concentré sur l'aspect géographique de la conquête. Il définit ainsi l'expansion territoriale russe par trois caractéristiques : la géographie comme principe déterminant de l'expansion, le rôle des frontières naturelles qui font de la Russie une « formation organique » car sans barrières naturelles34 et la capacité hors du commun des Russes d'assimiler les allogènes. 68 Notons également l'existence d’un courant particulier, celui des « asiophiles », pour qui la conquête du monde turcophone n'est que la réalisation de la mission aryenne de la Russie, celle de protéger les peuples sédentaires et en particulier le monde indo-persan des invasions dites touraniennes (turciques). Ce courant est animé par d 'anciens panslavistes déçus comme V. P. Vasil'ev (1818-1900) et S. N. Ûžakov (1849-1910), mais é galement par le penseur N. F. Fëdorov (1828-1903). Pour ce dernier, l'opposition entre civilisations fondées sur l'exploitation de la terre et civilisations nomades est le principe dynamique de l'histoire. Seul le travail de la terre pouvant sauver de la dé cadence, la Russie, forte de ses communautés (obŝina) paysannes, a donc pour mission d'unir les peuples agricoles indo-européens d'Asie autour d'elle contre le monde turco- mongol des steppes et ses prétendus alliés, les puissances maritimes, avec à leur tête la Grande-Bretagne. Malgré son originalit é apparente, ce discours sur la fraternité aryenne demeure au service des intérêts coloniaux russes puisque l'ennemi reste la Grande-Bretagne et que l'enjeu tourne autour de la possession des Indes35.

Conclusion

69 La colonisation des steppes kazakhes constitue le principal événement de l'histoire moderne du monde kazakh : ses implications sont considérables et ne prennent pas fin avec l'indépendance de 1991, malgré le sentiment d'une juste réparation historique et l'idée qu'une parenthèse se ferme.

70 Dès la libéralisation politique de Gorbatchev et plus encore après la chute de l’URSS, le Kazakhstan indépendant, comme les autres républiques exsoviétiques, a entrepris de r éécrire son histoire nationale, réécriture entraînant également une série de changements toponymiques et onomastiques. Si les discours historiques ont bien été reformulés en fonction des changements politiques, la méthodologie marxiste n’est que lentement remise en cause et constitue toujours le principal bagage conceptuel des historiens kazakhs. L'historiographie nationale contemporaine, s'appuyant sur les oeuvres des Éveilleurs kazakhs du début du siècle et des historiens dissidents des anné es 1960-1970, a ainsi bien compris l'enjeu qui se cachait derrière la bataille narrative de la steppe, lui permettant d'exclure le monde russe et de se réapproprier l'ancien espace de pastoralisme. La nouvelle histoire nationale se veut ainsi une histoire du Kazakhstan entendue comme histoire exclusive des Kazakhs. Elle se construit autour des thèmes de l'unité territoriale, du caractère ininterrompu de l’« étaticité » ( gosudarstvennost’) kazakhe mais aussi du reproche envers les Russes36. 71 Pourtant, si le discours officiel, politique et historique, est critique sur la période coloniale, la vie quotidienne kazakhe reste profondément russifiée. Comme tous les peuples colonisés, les Kazakhs sont entrés de manière violente dans la modernité par la Russie et ont pu ou peuvent encore la considérer comme étrangère. Toutefois, l'accès à la littérature mondiale se fait aujourd'hui encore par le biais de la langue russe et les

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catégories de pensée ne peuvent se départir si rapidement du prisme russo-soviétique. Ainsi, les conceptions de l'État et de la nation, mais également de l'espace public et des relations entre groupes nationaux, restent empreintes de l'approche russo-soviétique tout en étant pleinement intégrées et considérées comme kazakhes. 72 S'il est impossible de comprendre le Kazakhstan contemporain sans revenir sur cette pé riode fondatrice, matricielle, de l'histoire kazakhe, la conquête des steppes, archétype de l'avancée russe en Asie, est également un élément clef pour la Russie. En effet, le discours russe illustre la difficulté, voire l'impossibilité de construire une nation détach ée d'un espace impérial jugé « naturel » et le refus, à l’époque tsariste, comme à la pé riode soviétique (à la notable exception des ann ées vingt) et aujourd'hui, d'une comparaison de l'expansion russe avec le colonialisme occidental. Ainsi, si la Russie n'est pas prête de quitter l'horizon politique, économique et culturel kazakh, le Kazakhstan constitue également, par la colonisation qu’il a subie et la présence d'une minorité russe encore importante (23,7 % de la population au recensement de 2009), un révélateur des actuelles difficultés de la Russie à penser son passé impérial dans cette zone37.

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SOLOV’EV S. - 1859 Otečestvennye zapiski 69.

NOTES

1. Grousset, 1921-1922. 2. Rappelons que les Djoungars installés près de la Volga sont traditionnellement appelés Kalmouks. 3. La ville prendra rapidement le nom de Orsk, tandis qu’un nouveau fort qui prend le nom d’Orenbourg est fondé en 1740 sur le fleuve Oural. 4. Olcott, 1995, p. 32. 5. Les Russes pensaient à l’époque que le Syr-Daria reliait l’Aral à la Caspienne. Poujol, 1985. 6. Pour plus de détails, voir Baymirza, 1984 ; Apollova, 1948. 7. Halfin, 1974. 8. Kinžapina, 1984. 9. Bodger, 1988. 10. La révolte de Kasymov a également été au coeur de polémiques historiographiques au XXe siècle, en particulier avec la dite « affaire Bekhmakhanov ». Ce dernier a en effet tenté, dans son Kazakhstan des années 1820-1840 (1947) de présenter la révolte comme un événement symbole de l’unité nationale des Kazakhs contre les Russes. 11. Olcott, op. cit., p. 66. 12. Halfin, 1965. 13. À la notable exception de Srym, qui obtient en échange du ralliement de son clan le droit pour celui-ci de passer l’Oural pour poursuivre ses routes de transhumance. 14. Voir Poujol, 2000, p. 43. 15. Pour plus de détails sur cette question le chapitre d’Isabelle Ohayon. 16. Apollova, 1960. 17. P. A. Stolypine (1862-1911), homme d’État conservateur, est nommé ministre de l’Intérieur et Président du Conseil des ministres par Nicolas II en 1906. Il se fixe pour objectif d’instaurer de profondes réformes agraires en Russie afin de développer le pays mais également de neutraliser les tendances révolutionnaires de la paysannerie en en faisant une classe de petits propriétaires. Ses réformes donneront ainsi une plus grande liberté aux paysans dans le choix de leurs représentants dans les zemstvo (mais non à la Douma), le droit de devenir propriétaire et de quitter leur commune. Stolypine espère ainsi inciter les masses paysannes à s’installer en Sibérie, mais également dans les steppes kazakhes ouvertes au peuplement agraire. 18. Voir Galuzo, 1965. 19. Pour plus de détails le chapitre de Sébastien Peyrouse sur le sujet. 20. Erofeeva, 2001, p. 202. 21. Erofeeva, ibid., p. 214. 22. Pour la période soviétique, sur ce sujet, consulter Ohayon, 2005. 23. Ohayon, ibid., p. 246.

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24. Sur ce sujet, consulter Peyrouse, 2004. 25. Sur la vie et l'action de N. Il'minskij, on pourra se reporter, entre autres, à Il'minskij, 1892. 26. Voir le chapitre de Xavier Hallez. 27. Voir Bennigsen & Lemercier-Quelquejay, 1964. 28. Ainsi, avant 1905, seule la ville de Kazan avait une typographie permettan d'écrire le kazakh en graphie arabe. 29. Carrère d'Encausse, 1981. 30. Bassin, 1999. 31. Poujol, 1985. 32. À l'exception, par exemple, de M. K. Lûbavskij (1996) qui rattache la conquête des steppes à celle du Turkestan et non à celle de la Sibérie. 33. Également appelés dans l’historiographie occidentale Coumans. Les troupes de ce peuple des steppes venu de l'Oural – contre lequel la Rus'kiévienne se bat de nombreuses fois au cours des XIe-XIIe siècles – iront jusqu’en Hongrie et dans les Balkans. 34. Sur l'influence de la nature sur l'histoire russe, voir Sergej Solov'ev, 1859. 35. Sur le sujet, voir Laruelle, 2005. 36. Voir Ohayon, 1998. 37. Sur la situation contemporaine des Russes du Kazakhstan, Laruelle & Peyrouse, 2004.

RÉSUMÉS

Ce chapitre offre un aperçu de la colonisation russe des steppes kazakhes à partir du second tiers du XVIIIe siècle en suivant les trois étapes de ce processus : l’établissement des lignes de frontière jusqu’en 1740 ; la conquête progressive des trois Hordes kazakhes jusqu’en 1850 ; enfin la consolidation du système administratif et la colonisation économique. Au cours de cette période, la transformation territoriale, administrative et juridique des steppes kazakhes mais aussi et surtout l’arrivée massive de colons russes ont façonné une société moderne, dont le Kazakhstan a largement hérité à son indépendance.

This chapter presents an overview of the Russian colonisation of Kazakh steppes since the second third of the XVIIIth century and follows the three stages of this process : the establishment of boundaries until 1740 ; the gradual conquest of the three Kazakh Hordes until 1850 ; and finally the consolidation of the administrative system and the economic colonisation. Throughout the period, the territorial, administrative, and legal transformation of the Kazakh steppes, as well as the massive arrival of Russian settlers have moulded a modern society that was to a great extent inherited by independent Kazakhstan.

Эта глава представляет обзор русской колонизации казахских степей начиная со второй трети 18 -го века, следуя трем этапам этого процесса : установление пограничных линий до 1740 г. ; поступательный захват трех казахских орд до 1850 г. ; и консолидация административной системы и экономическая колонизация. В течение этого периода, территориальная, административная и юридическая трансформация казахских степей, а также массовое прибытие русских колонизаторов сформировали современное общество, которое во многом унаследовал независимый Казахстан.

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INDEX

Mots-clés : colonisation russe, conquête, réformes, russification, révoltes kazakhes motsclesru русская колонизация, захват, реформы, руссификация, казахские восстания Keywords : Russian colonisation, conquest, reforms, Russification, Kazakh rebellions

AUTEUR

MARLÈNE LARUELLE

Titulaire d’une thèse de l’Institut national des langues et civilisations orientales, Marlène Laruelle dirige le Central Asia Program de la Elliott School of International Affairs à l’Université George Washington (Washington D.C., États -Unis). [email protected]

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Formes et usages du territoire à la période coloniale : la première sédentarisation des Kazakhs

Isabelle Ohayon

Introduction

1 À la veille de la sédentarisation forcée des populations kazakhes entreprise en 1928-1936 pendant la collectivisation au Kazakhstan soviétique, le nomadisme, défini par une mobilité pastorale annuelle concernant la totalité du corps social et justifié par la nécessité de conduire des grands troupeaux sur des pâturages saisonniers, ne constituait plus un mode de vie et de production majoritairement partagé dans les steppes kazakhes. D’après le recensement soviétique de 19261, les formes intermédiaires qualifiées de « semi-nomadisme » et « semi-sédentarité », caractérisées par des déplacements se réduisant à une seule période de l’année ou ne concernant plus qu’une partie de l’unité domestique et économique, souvent marquées par l’existence d’une résidence d’hiver fixe, primaient sur le grand nomadisme. Les foyers ne nomadisant que l’été représentaient 65 % de la population kazakhe, tandis que le grand nomadisme n’en concernait que 7 à 8 %. Enfin, les Kazakhs sédentaires formaient le quart de la population autochtone. L’élevage pastoral qui restait l’activité économique néanmoins la plus répandue présentait, au début du XXe siècle, des formes diversifiées et nouvelles de mobilité et d’organisation : nomadisme, agropastoralisme et sédentarité coexistaient et avaient un poids plus ou moins similaire. Cette situation résultait d’un processus complexe de transformation des institutions politiques, économiques et sociales provoquée par la colonisation russe depuis sa consolidation au début du XIXe siècle. En s’appuyant principalement sur les sources savantes russes de l’époque coloniale, ce chapitre montrera en quoi ces évolutions relèvent d’un processus de « première sédentarisation » provoquée par l’incorporation des nomades dans un système de gouvernement conçu par et pour des sédentaires.

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2 Parmi les diverses incidences de l’intégration des steppes kazakhes à l’Empire russe, la modification du rapport au territoire de la société nomade kazakhe occupe une place centrale. L’évolution des pratiques et des représentations spatiales des Kazakhs fut corrélée à la construction des nouveaux rapports entre pouvoirs locaux, territoires et autorités coloniales, et à l’apparition de pratiques économiques et sociales inédites. Ce chapitre distingue deux grandes étapes dans l’histoire de la transformation des formes et des usages du territoire qui correspondent respectivement aux grandes réformes administratives et territoriales appliquées par le régime impérial dans les steppes kazakhes – celles de 1820-1822 puis de 1867-1868 – et qui font chacune l’objet d’une partie. Dans un troisième temps, il examine l’impact de la pression législative et foncière dans ses liens avec la politique de peuplement européen et dans ses conséquences sur la paupérisation de la population kazakhe puis sur l’établissement de nouveaux critères de différenciation sociale. Entre les années 1820-1822 et la chute du régime tsariste, l’intervention croissante de l’Empire sur l’espace des Kazakhs constitua un facteur déterminant du processus global d’acculturation connu par la société pastorale kazakhe. 3 Pour apprécier l’ampleur du changement social provoqué par la confrontation du modèle colonial russe avec les populations nomades kazakhes, il n’est pas inutile de définir la structure idéal-typique de la société kazakhe précoloniale, sur laquelle les autorités impériales s’appuyèrent pour dominer les steppes et parce qu’elle fut elle- même l’objet d’une transformation majeure. L’aul, unité sociale de base référant au groupe de nomadisation, réunissait le plus souvent plusieurs familles conjugales fondées par les descendants mâles en ligne directe d’un même ancêtre. Le ‘lignage’, reposant également sur la consanguinité masculine, ne comprenait que les agnats et les épouses alliées et comportait plusieurs aul dont les membres mâles étaient apparentés sans précision de degré mais pouvant se réclamer d’un ancêtre commun jusqu’à la septième génération. Dirigé par un chef, le lignage portait le nom de l’ancêtre dont ses membres descendaient, éventuellement complété par celui de la tribu à laquelle il appartenait. Son nom le différenciait des autres lignages en même temps qu’il l’agrégeait à la tribu. C’est au niveau du lignage que se négociaient et s’organisaient les déplacements, la répartition des pâturages. 4 La ‘tribu’, quant à elle, était une fédération de lignages, dont les membres se disaient issus d’un ancêtre commun. Son chef tirait sa légitimité politique de sa filiation gengiskhanide réelle ou fictive (khan, sultan) et/ou de son statut de dirigeant d’un lignage dominant. 5 Enfin, les tribus étaient réparties entre trois confédérations, les žuz : la « Grande Horde » (Uly Žuz, aînée), la « Horde Moyenne » (Orta Žuz, moyenne), et la « Petite Horde » (Kìčì Žuz, cadette)2, chacune dirigée par un khan. La première mention de l’existence des žuz remonte au XVIIe siècle, mais la datation et les facteurs de la genèse de cette structure restent très controversés3. Plutôt qu’un processus de segmentation d’une confédération kazakhe au XVIe siècle dont l’existence est contestée, elle serait le résultat de l’union politique et militaire de tribus nomades de la steppe, partageant un patrimoine linguistique et un même mode de production4, face aux menaces d’invasions des peuples alentours et en particulier des Djoungares. L’organisation en trois groupes correspondrait à trois régions biogéographiques et historiques5 où étaient localisées les tribus composant chacune des žuz, et leurs itinéraires de nomadisation 6. Par ailleurs, un mythe fondait l’unité des Kazakhs et la généalogie des žuz, rattachant

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tous les groupes de parenté (tribus, lignages, familles) à une même entité : les trois žuz seraient le résultat du partage de l’ancêtre de tous les Kazakhs de ses campements entre ses trois fils, respectivement l’aîné, le cadet et le benjamin. 6 Ainsi, les relations sociales et politiques étaient conçues chez les Kazakhs selon le modèle des relations familiales. En sorte que le schéma de l’organisation sociale peut être lu comme la projection de l’organisation familiale, plusieurs familles formant le lignage, plusieurs lignages constituant la tribu, saisie comme une association de lignages unis par un lien analogue à celui qui existe entre les membres d’une même famille, ce qui s’illustrait par un recours constant à une paternité commune à tous les échelons de la structure sociale. Cette structure était constamment vouée à se segmenter à son niveau le plus bas et à générer la division du groupe en différents lignages, dès que celui-ci ne pouvait plus subvenir à ses besoins (croissance démographique), dès que le croît du troupeau entraînait une pénurie de pâturage, en cas de surpâturage, etc.7

La première phase de construction administrative : la territorialisation des Žuz et la conquête des lignages (1822-1868)

7 Depuis la première allégeance à la Russie due au khan Abul-Hair en 17318 jusqu’à l’abolition du titre de khan en 1822, les steppes kazakhes connurent une certaine instabilité caractérisée par des affrontements militaires entre groupes kazakhs et régiments de l’Empire. Durant cette période de soumission partielle des steppes kazakhes à la Russie, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, il existait un système de direction frontalière destiné à maintenir l’ordre et la paix le long des lignes de fortifications impériales, système dans lequel la Petite et la Moyenne Žuz avaient conservé l’institution du khan et ses prérogatives. Cependant, le pouvoir impérial n’eut de cesse de vouloir affaiblir les khans et profita de leur déclin pour en abolir le titre9. La mort des deux derniers khans de la Žuz Moyenne, de Bukej (1771-1819) et de Vali (1781-1821) dont les échecs politiques pour le premier, la faiblesse face au pouvoir colonial pour le second et la perte de leur légitimité aux yeux de la population kazakhe constituèrent des conditions propices à la liquidation du titre de khan et de son pouvoir. De la même façon, la mort du dernier khan de la Petite Žuz – Sergazy (1824), qui avait été littéralement désigné et confirmé par le pouvoir impérial, fut l’occasion de l’abolition du titre10.

8 Alors, le système de direction politique élaboré pour gouverner les Petite et Moyenne Žuz se substitua en quelque sorte au pouvoir du khan. Il tenta de se fonder, comme celui du khan, sur le cadre généalogique de la žuz, auquel, dans une conception expansionniste, il associait un territoire. Ainsi, la première phase de construction administrative du territoire des žuz coïncida avec la disparition de la dignité de khan et s’appliqua d’abord aux Moyenne et Petite Žuz11, la Grande Žuz dans sa majorité restant jusque dans les années 1850, hors de l’orbite politique et territoriale de l’Empire russe. 9 Les années 1820 marquèrent ainsi l’installation du pouvoir impérial sur une large bande est-ouest, contiguë aux lignes de forteresses et comprenant une grande partie du Kazakhstan central. En dépit des révoltes, insurrections et affrontements qui se poursuivirent au-delà du territoire conquis jusqu’à la fin du processus de colonisation,

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le pouvoir impérial construisit un premier système administratif qui visait le maintien et l’organisation du territoire conquis ainsi qu’un certain contrôle des populations kazakhes nomades.

L’intégration de la Žuz Moyenne dans le gouvernorat de Sibérie

10 L’intégration de la Žuz Moyenne dans le gouvernorat de Sibérie commença en 1822, date à laquelle le comte M.M. Speranskij, gouverneur général de Sibérie promulgua la Charte (ustav) sur les Kirghizes [Kazakhs] de Sibérie12, acte fondateur qui instituait le statut d’allogène et y fixait ses droits et devoirs. Elle divisait le gouvernorat de Sibérie en deux parties : orientale, dont la direction centrale était établie à Irkoutsk, et occidentale, avec son centre situé dans un premier temps à Tobolsk puis à partir de 1839 transféré à Omsk. La Sibérie occidentale était elle-même composée de trois oblast’ (dites aussi guberniâ) : Tobolsk, Tomsk et Omsk. Cette dernière comprenait le territoire de la steppe kazakhe occupé par les nomades de la Žuz Moyenne et en partie par ceux de la Grande Žuz. Cette oblast’ d’Omsk, pour laquelle fut spécifiquement conçu le texte de 1822, fut également appelée « oblast’ des Kirghizes [Kazakhs] de Sibérie », jusqu’à la grande réforme de 1867-1868.

11 La charte prévoyait la création dans l’oblast’ des Kirghizes de Sibérie d’okrug dits extérieurs et intérieurs, où « extérieurs » faisaient référence pour l’administration impériale aux okrug situés au sud de la ligne de l’Irtych. Cette distinction soulignait le statut d’exception des territoires et des populations kazakhes des steppes nouvellement contrôlés, en opposition à Omsk et aux forteresses administrées depuis les années 1720, qui correspondaient aux quatre okrug intérieurs : Omsk, Petropavlovsk, Semipalatinsk, et Oust-Kamenogorsk. Entre 1822 et 1844, huit okrug extérieurs furent ainsi formés, comprenant chacun entre quinze et vingt volost’ composées de dix à douze aul administratifs, ces derniers regroupant cinquante à soixante-dix tentes 13. Le terme d’« aul administratif », renvoyait pour l’administration coloniale à un nombre donné de campements, sans distinction de lignage, et sans que cela ne corresponde à l’aul comme unité sociale. Si bien que l’aul administratif, formation ex-nihilo, ne coïncidait pas avec une entité sociale existante et pouvait comprendre plusieurs aul-campements14. 12 Contrairement aux divisions les plus petites, la formation des okrug se fondait, elle, sur l’identification des lieux d’hivernage (qystau) des Kazakhs. De sorte que la définition des frontières des okrug résultait d’une vision organisée du territoire des nomades. Les populations vouées à être recensées et administrées par l’okrug étaient identifiées comme ayant coutume d’hiverner dans les limites territoriales de la nouvelle division administrative, même si elles pouvaient en sortir pour rejoindre leurs pâturages de printemps et d’été. Ipso facto, l’okrug tenait également compte des divisions lignagères de la société liées à la répartition des stations saisonnières, et faisait coïncider dans une certaine mesure l’organisation sociale et la parenté avec les territoires administratifs15. 13 Cette distribution territoriale par lignage était cependant plus marquée dans la constitution même des volost’, subdivisions des okrug, qui portaient des noms de lignages et dont la composition faisait l’objet d’une surveillance et d’une observation précises de la part de l’administration. Comme en témoignait un compte rendu de l’assesseur de l’okrug de Kokpekty en 1844 publié dans l’édition locale de la Société russe de géographie au début du XXe siècle16, l’administration régionale recensait les

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volost’ et les aul administratifs, leur composition lignagère, le nombre de tentes et le bétail. 14 Elle allait jusqu’à tenir compte de l’absence de certains campements et notait les lieux vers lesquels ils s’étaient déplacés. Dans la configuration territoriale administrative des steppes kazakhes, la volost’ constituait le seul cas où un territoire circonscrit était associé à une catégorie endogène de la société colonisée, en l’occurrence le lignage, et où par conséquent le lignage était strictement identifié, au moins par l’administration, au territoire qu’on lui attribuait. L’administration impériale avait manifesté ainsi un souci de rationaliser la construction de ces unités, okrug et volost’, qu’elle voulait rendre opératoire pour la société kazakhe en essayant de l’adapter aux réalités de son organisation. Okrug et volost’ n’étaient effectivement pas destinés à servir de cadre à une politique de peuplement cosaque et russe, projet qui n’était pas encore à l’ordre du jour à cette époque : l’un des décrets de 1822 spécifiait bien « qu’il était rigoureusement interdit aux ressortissants de Russie (rossiâne) de s’installer de leur plein gré sur les terres appartenant aux allogènes »17. 15 À l’échelle du gouvernorat, la žuz constituait aussi un référent sur lequel l’administration impériale s’appuyait. La Charte des Kirghizes de Sibérie légiférait explicitement sur cette institution kazakhe alors même qu’elle en avait aboli la dignité de khan, i.e. la plus haute instance politique, et utilisait la žuz comme cadre de construction du pouvoir colonial. Elle continuait à reconnaître la réalité de la Moyenne Žuz en promouvant des chefs locaux aux différents niveaux de la nouvelle hiérarchie administrative, dans les okrug, les volost’, les aul administratifs qu’elle avait créés pour organiser le territoire de la žuz18. La Charte des Kirghizes de Sibérie prévoyait en effet la création de charges d’okrug sous la responsabilité d’un aga-sultan19 accompagné de deux assesseurs, d’un traducteur, d’un secrétaire et d’un trésorier tandis que le volost’ était placé sous la direction d’un sultan de rang inférieur, dit « de volost’ », et l’aul d’un do20yen d’aul21. Le terme de sultan, employé et choisi par l’administration coloniale, réf érait directement à l'institution kazakhe qui désignait les personnages de descendance gengiskhanide21 seuls habilités à occuper la fonction de khan, de sultan ou de bij (juge) en raison de leur filiation. Dans le même temps, cette politique, matérialisée par l'attribution de privilèges aux fonctionnaires locaux, se coupla d'une exemption de l'impôt pour les fonctionnaires kazakhs et de l'attribution de récompenses en avantages de types variés, en échange des loyaux services rendus par les dignitaires kazakhs. Parmi ces avantages, d’après la Charte des Kirghizes de Sibérie, les aga-sultan, soit le maillon le plus élevé de la hiérarchie kazakhe dans l'administration coloniale du gouvernorat, bénéficiaient d'un accès à la « propriété de la terre ». Ils pouvaient entrer en possession de cinq à sept verstes carrées22 « adaptées à l’agriculture, à l’élevage et à d’autres usages, qu'ils pouvaient utiliser tant qu’ils étaient en poste, mais sans priver les populations du droit au passage sur les pâturages communs »23. Si la société des nomades ne connaissait pas de forme juridique de propriété privée de la terre, l'Empire russe l'inaugurait et l'entérinait par cette première mesure. Cependant, en raison du statut de la terre, défini dans ces sociétés en fonction des rapports de propriété envers le bétail24, cette loi resta quasiment sans écho dans cette première période d'installation du pouvoir colonial. 16 Ainsi, l'appareil administratif impérial coopta les autorités en place au profit du contrô le colonial, tout en éliminant le statut le plus fédérateur (khan) qui lui était directement concurrent. Tout comme pour sa politique de délimitation des okrug, le

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gouvernorat de Sibérie occidentale s'appuya sur les formes d'organisation sociale et politique indigènes pour rendre son pouvoir opératoire. De même, la construction du maillage des okrug s'inspirait de l'inscription territoriale saisonnière des groupes, cherchant de la sorte à correspondre à une certaine réalité des pratiques des Kazakhs.

La Petite Žuz : tribus et territoires administratifs

17 La Petite Žuz connut un sort régi par des principes similaires, même si sa structure propre et les caractéristiques de l'avancée de la conquête dans le gouvernorat d'Orenbourg aboutirent à une situation originale.

18 En 1822, le gouverneur général du gouvernorat d'Orenbourg, P.K. Essen, élabora un texte sur l'administration des populations conquises dit « Charte des Kirghizes [Kazakhs] d'Orenbourg ». Entériné en 1824, il mettait fin au pouvoir du khan et en abolissait, à son tour, le titre dans la Petite Žuz. En application du texte, au sein même du gouvernorat d’Orenbourg, fut créée une division spéciale dénommée « Commission des frontières d'Orenbourg » dédiée en propre à l'administration des Kazakhs. Composé e d'un président, de quatre conseillers et de quatre assesseurs, elle avait pour obligations le maintien de l’ordre dans la steppe, la surveillance des fonctionnaires locaux kazakhs et des curateurs, la récolte de l'impôt, la justice et la politique sanitaire. La commission des frontières exerçait ainsi des fonctions fondamentales dans la direction du gouvernorat d'Orenbourg, assurant également le découpage territorial et l'organisation des pouvoirs. 19 En divisant le territoire de la žuz en trois parties25 – orientale, centrale et septentrionale – et en définissant leur composition lignagère respective, le gouvernorat manifesta sa volonté d’adapter les nouvelles « frontières » administratives à la répartition tribale de la žuz. Dans la partie orientale de la Petite Žuz, la population était composée 26 de ressortissants des tribus Älìm-uly27, les Šömekej et les Qypčaq 28, la partie centrale, des Žetì-ru29 et d'une partie des Älìm-uly, la partie septentrionale comprenait quant à elle la branche Baj-uly30. Ces trois entités administratives conçues pour être provisoires occupaient un territoire mal défini31 correspondant au mode d'occupation de l'espace non borné des nomades. Ces unit és étaient dirigées par des dignitaires appelés « sultans-régents »32, employés et rémunérés par le Gouvernorat comme fonctionnaires de la Commission des frontières d'Orenbourg. Cette dernière qui ne possédait, effectivement, ni conseils, ni départements, déléguait ses affaires directement aux sultans-régents. Le recrutement de ces dignitaires se faisait néanmoins et exclusivement parmi les sultans en titre reconnus par la société kazakhe selon les principes évoqués ci-avant. Dans la partie nord-occidentale et centrale, par exemple, ce sont respectivement des descendants des khans Abul-Hair et Kaip33 qui jouirent de ce pouvoir au moment de l'instauration de la fonction. Ils étaient secondés par des hommes qui, dans un premier temps, se prévalaient également d'une ascendance gengiskhanide. Les sultans-régents étaient nommés par le Gouverneur général militaire d'Orenbourg et leurs subordonnés par la Commission des frontières. Chaque sultan-ré gent disposait d'une petite armée de 100 à 200 hommes et leurs quartiers étaient install és dans des stanica cosaques ou dans les forteresses. 20 En 1831, la construction administrative dans la Petite Žuz se poursuivit et se complexifia avec la création de 56 entités34, appelées en russe distanciâ. En effet, jusqu'en 1831, les Kazakhs des trois parties de la Petite Žuz se répartissaient aux yeux

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de l'administration entre deux catégories : ceux des steppes et ceux vivant près de la ligne de fortification. Considérant l'implantation progressive et de plus en plus significative des populations kazakhes aux abords des forteresses, la Commission des frontières instaura en 1831, la distanciâ, nouvelle division administrative correspondant au territoire intermédiaire situé entre deux forteresses. Ces distanciâ étaient elles-mê mes divisées en mestnost’ puis en aul administratifs, désignés aussi par le terme « starš instvo »35, alors que les mestnost’ équivalaient au territoire qui se trouvait entre deux avant-postes. 21 Ainsi, le nouveau découpage qui intensifiait le mode d'occupation colonial de l'espace, morcelait un territoire en entités de petites superficies se succédant le long des lignes de fortification suivantes : Orenbourg-Gouriev en longeant le fleuve Oural, Orenbourg- amont du fleuve en passant par Aktioubinsk, Orenbourg-Koustanaï en longeant la frontière actuelle du Kazakhstan et de la Russie. L'institution des distanciâ se répandit dans les espaces de steppes éloignés des forts et perdit ainsi sa situation et sa signification (distance entre deux forteresses) premières, prenant alors le nom de « distanciâ des steppes ». À la t ête de ces nouvelles divisions, distanciâ et mestnost’, conformément au principe de cooptation des élites politiques kazakhes, furent promus des chefs, recrutés parmi les sultans ou parmi les anciens, nommés par les sultans-ré gents. L'organisation territoriale et administrative de la Petite Žuz devait ainsi permettre, dans un premier temps, de contrôler et de collecter un impôt par foyer, ce qui pouvait justifier un maillage si resserré. Ce système perdurant dans la Petite Žuz de 1831 à 1868, le nombre des distanciâ, leur superficie, leur composition lignagère, et le volume de leur population ont changé plusieurs fois en 37 ans. 22 La gestion du territoire de la Petite Žuz répondait, depuis les premières initiatives du gouvernorat d'Orenbourg, à un principe de distinction des tribus et était fonction du degré d'influence dans ces groupes des sultansrégents. Pour cette raison, la taille des entités nouvellement créées et leurs effectifs démographiques36 ne furent pas, dans cette première phase, homo-gènes. Si les distanciâ de forteresse correspondaient pour la plupart à des unités militaires russes, les distanciâ des steppes avaient été conçues pour englober chacune un groupe de parenté, le mélange des groupes de filiation se faisant dans une plus large mesure près des lignes de fortifications. 23 Avec la consolidation du pouvoir des sultans-régents en charge de la quasi-totalité des domaines d'administration, le poids des sultans non recrutés ou non engagés dans l'appareil colonial s'affaiblit considérablement et, avec lui, le pouvoir de l'aristocratie kazakhe. Ce phénomène accéléra le processus de cooptation des élites kazakhes : les lignages étaient encouragés à procurer des chefs aux administrations locales, si bien que la plupart des distanciâ et des mestnost’ étaient contrôlées par des chefs tribaux officiellement reconnus. On comptait néanmoins des chefs non soumis ou non reconnus par la Commission des frontières. D'après ses propres données37, sur 241 chefs effectifs de lignage et de division administrative correspondante, seuls 107 étaient officieux. Cependant, ces derniers ne contrôlaient que des aul isolés et peu peuplés. Ainsi, la politique d'intégration des élites politiques et sociales et l'inscription territoriale d'un groupe via la promotion de son chef à la tête d'une entité administrative constituèrent les deux stratégies majeures de « fixation » des populations et de leur contrôle, et ce, aussi bien pour la Moyenne que pour la Petite Žuz, dans la première phase de construction administrative du territoire conquis.

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24 Avant les changements fondamentaux qui survinrent avec la réforme de 1867-1868, il y eut des modifications transitoires consécutives à l 'avancée de la conquête et à la soumission d'une partie de la Grande Žuz qui n'affectèrent pas le fonctionnement géné ral du système, mais qu’il convient d'évoquer par souci d'exhaustivité. En 1844, le gouvernorat d'Orenbourg remplaça la structure tripartite de la Petite Žuz par des oblast’ , en réorganisa les frontières, tout en conservant l'institution des sultans-régents. De m ême, en 1854, deux oblast’ furent formées dans la Moyenne Žuz : l'oblast’ des Kirghizes de Sibérie et celle de Semipalatinsk (que l'on retrouve parfois appelée « gouvernorat » dans la littérature). Cette dernière comprenait les okrug extérieurs de Kokpekty et d'Aâ guz, les anciens okrug intérieurs d'Oust-Kamenogorsk et de Semipalatinsk, de même que l'okrug de Kopal' nouvellement conquis (sud du lac Balkhach). L'oblast’ des Kirghizes de Sibérie comprenait les six autres okrug extérieurs 38. Dans l'oblast’ de Semipalatinsk, on installa des chefs militaires russes d'okrug chargés de la direction des populations russes et kazakhes39. Quant aux régions du cours moyen et inférieur du Syr-Daria, elles furent contrôlées, à partir de 1854, par la direction particulière qui commandait la ligne du Syr-Daria. Le Semireč'e passa, lui, sous la direction d'un nouvel okrug : « l'okrug de l'Alatau et des Kirghizes de la Grande Horde », placé lui -même sous la tutelle du gouvernorat général de Sibérie occidentale. La soumission des lignages de la Grande Žuz avait débuté en 1824, sous le règne d’Alexandre Ier, qui avait alors accepté l'allégeance de quatorze sultans et de leurs groupes de filiation nomadisant dans le Semireč'e et représentant 165 000 personnes. Vers 1845-1847, tous les lignages de la Grande Žuz é taient dominés à l'exception de ceux qui dépendaient du khanat de Kokand, et qui nomadisaient dans le Sud40. Pour la direction des régions soumises issues de la Grande Žuz, fut créée la fonction de « Commissaire de la Grande Horde », fonctionnaire nommé par le Gouverneur général de Sibérie occidentale et dépendant de lui41. Enfin, en 186342, la Russie soumit 4 000 yourtes du lignage des Kongrat43, et 5 000 de celui des Bestamgaly44, si bien qu'à la veille de la réforme de 1867-1868, la quasi-totalité des lignages étaient dominés. 25 La vocation initiale de la conquête des steppes par l'Empire russe consistait à avancer sur le chemin menant aux mers chaudes et à ma îtriser de ce fait des espaces transitoires. Au XVIIIe siècle, l'Empire n'avait pas de projet d'exploitation et de peuplement colonial ni de plan de construction administrative du territoire. Compte tenu des circonstances diplomatiques et politiques de la soumission des Kazakhs au milieu du XVIIIe siècle, les khans prêtèrent allégeance à la Russie en tant que repré sentants de leur žuz, mais sans évoquer de territoire concerné par cette décision, sans l'accord de toutes les tribus subordonnées, et sans céder explicitement de territoire. L'institution de la žuz était avant tout une association de confédérations, de groupes de filiation, et si l'on pouvait la rattacher approximativement au territoire qu'elle occupait, elle n'en restait pas moins d'abord et surtout déterminée par son unité géné alogique, réelle ou construite, laquelle justifiait sa force politique et sociale. La façon dont les Russes construisirent les premiers systèmes administratifs, en associant un territoire à un groupe, révélait une conception de la colonisation telle que la soumission de populations était mécaniquement corrélée à la mainmise sur leur territoire. Du point de vue des populations kazakhes, la nature des résistances45 et les quelques déplacements de groupes nomades hors de leurs itinéraires face à l'avancée russe dans la première phase de construction administrative (1820-1867), montraient que l'identité politique des lignages kazakhs n'était définie par le territoire que de mani

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ère secondaire et n'était pas, de ce fait, remise en cause par la politique impériale de direction des steppes. 26 L’administration coloniale se fondait précisément sur la structure sociale des Kazakhs pour gouverner les steppes et, dans une volonté de hiérarchiser populations et territoires, elle tentait d'associer un groupe à un territoire donné et réciproquement. Pour elle, attribuer un territoire à chaque entité – à la žuz, un Gouvernorat ; à un ensemble d'hivernages, un okrug ; à un groupe de filiation, une distanciâ ; ou encore à une volost’, un lignage – revenait, dans une logique administrative, à fixer les populations, à les territorialiser. Cette vision organisée de l'espace occupé par les Kazakhs ne signifiait pas la maîtrise effective du territoire par les agents directs de la colonisation (les Cosaques ou les Russes), celle-ci étant placée sous la responsabilité des chefs locaux qui cumulaient implicitement la charge de contrôler des populations. Ainsi, c'est l'allégeance et la soumission des groupes via la cooptation des élites qui préc édaient et conditionnaient la maîtrise d'un territoire. Ce principe fut l'un de ceux qui caractérisèrent la conquête. 27 On peut interpréter le succès relativement rapide de la conquête des steppes septentrionales et centrales comme la marque de la coexistence de deux conceptions différentes du pouvoir et du territoire, respectivement propres aux Russes sédentaires et aux Kazakhs nomades. Les premiers comprenaient conquête et pouvoir comme une mainmise sur des territoires, alors que les seconds concevaient le pouvoir comme une emprise sur les groupes et les populations, n'envisageant pas en priorité la maîtrise du territoire qu'ils parcouraient. De ce fait, cette première phase de construction administrative, parce qu'elle a cherché à maintenir les formes d'organisation politique de la société kazakhe par la délégation du contrôle aux chefs traditionnels et à les inté grer à la direction coloniale, et qu'elle n'a pas couplé sa politique de bornage du territoire à une interdiction réelle et effective de se déplacer, demeura acceptable pour les Kazakhs et conciliable avec le mode de vie nomade pastoral. Dans sa première étape, la politique coloniale n'alla donc pas à l'encontre des principes de légitimité politique de la société kazakhe ni de son fonctionnement économique jusqu'au moment où apparut la question de la gestion de populations sédentaires dans les khanats turkestanais. L'avancée vers le sud, avec la prise de Tachkent en 1865, et la confrontation avec un nouveau type de population ne suffit cependant pas à justifier les revirements de la politique coloniale et la réforme administrative de 1867-1868. Celle-ci relève du processus de réforme mené sous Alexandre II dans l'ensemble de l'Empire russe, qui commence avec l'abolition du servage en 1861 et se poursuit avec la réforme des codes et de l'administration judiciaire, l'instauration des zemstvo (système de gouvernement local fondé sur une assemblée élue), un élargissement du mode de conscription militaire, etc. Pour ce qui concerne la conquête coloniale, les grandes ré formes révélaient également une volonté d 'homogénéisation des systèmes d'administration, de renforcement du contrôle sur les populations ainsi que par des int érêts économiques.

Circonscrire les populations : la réforme de 1867-1868

28 Dans la deuxième phase de construction administrative, les mesures mises en oeuvre renforcèrent l'emprise coloniale sur les steppes, en circonscrivant les populations par la constitution de cadres politiques, économiques et juridiques de gestion. La création

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d'un système administratif unifié associée à la délégation des pouvoirs juridiques et fiscaux vers les plus petites unités territoriales furent les deux entreprises principales qui marquèrent cette deuxième période de la colonisation des steppes kazakhes. Elles préparèrent les conditions d'une possible sédentarisation en imposant différentes limites aux populations kazakhes, notamment territoriales.

L’homogénéisation du découpage administratif

29 Comme exposé pr écédemment, il n'y avait pas, avant 1867, un seul système d'administration pour tous les territoires kazakhs et une certaine confusion régnait dans les prérogatives respectives des différents systèmes. Devant cette constatation, une commission spéciale d'étude avait été réunie en vue d'établir un programme de direction homogène des terres kazakhes. Elle comprenait des représentants du ministè re de l'Intérieur de l'Empire, du gouvernorat général militaire d'Orenbourg et du gouvernorat de Sibérie occidentale et devait concevoir un projet de lois pour la direction des terres kazakhes à partir d'une étude de terrain qu'elle accomplit en deux ans (1865-1866), récoltant d'importants matériaux statistiques. La commission n'eut né anmoins pas le temps d'appliquer son projet en raison de l'évolution de la conquête. La situation de la frontière avec le Turkestan (i.e. avec les khanats centre-asiatiques) et la prise de Tachkent ainsi que d'autres villes exigèrent le renforcement des pouvoirs locaux. De ce fait, la question fut soumise à un nouveau comité spécial, chargé de réflé chir à la création de nouvelles oblast’ centre-asiatiques, démarche qui aboutit à une Ré solution sur le Turkestan adoptée par le Comité des ministres 46. Conformément au texte, le territoire récemment colonisé qui entrait dans la composition du nouveau gouvernorat général du Turkestan fut divisé en deux oblast’ : celle du Semireč'e et celle du Syr-Daria, les khanats centre-asiatiques étant intégrés plus tard.

30 Dans le même temps, au début de l'année 1868, un autre aspect de la réforme administrative fut présenté par la Commission des steppes au Comité des ministres qui concernait la refonte des oblast’ des gouvernorats généraux d'Orenbourg et de Sibérie occidentale et qui fut accepté en octobre 1868 à titre provisoire. Dès lors, la division administrative et territoriale de la steppe kazakhe devait se présenter comme telle : les oblast’ du Syr-Daria et du Semireč'e faisaient partie du gouvernorat du Turkestan, les oblast’ d'Ouralsk et de Tourgaï de celui d 'Orenbourg et les oblast’ d'Akmolinsk et Semipalatinsk du gouvernorat de Sibérie occidentale. Chacune des oblast’ était divisée en uezd (Schéma n°2) en remplacement des okrug. Le nouveau découpage des uezd ne reprenait pas celui des okrug cependant que le maillage local, toujours constitué de volost’ et d'aul administratifs, connut des transformations similaires et se trouva modifi é dans le fonctionnement de ses structures de pouvoir. La nouvelle structure administrative et territoriale comprenait cinq niveaux se succédant hiérarchiquement de la façon suivante : gouvernorat, oblast’, uezd, volost’, aul administratif 47 et se maintint comme telle jusqu'à l'avènement de l'URSS.

31 Quelques changements qui n'affectèrent pas le principe d'organisation administrative du territoire intervinrent cependant entre-temps. En 1881, le gouvernorat d'Orenbourg était aboli et ses deux oblast’ momentanément placées sous la direction du ministère de l'Intérieur de l'Empire. En 1882, le gouvernorat de Sibérie occidentale disparaissait pour laisser place au premier gouvernorat général des steppes qui comprenait les oblast’ d'Akmolinsk, de Semipalatinsk et du Semireč'e48. Enfin, en 1891, date de la Ré

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solution des steppes, les deux oblast’ d'Orenbourg furent transférées dans le nouveau gouvernorat des steppes, qui conserva Omsk pour capitale49 (Schéma n°3). La nouvelle entité, qui unifiait les territoires kazakhs, correspondait à ce que l'on appela jusqu'à la révolution le stepnyj kraj, soit le pays des steppes, expression utilisée de façon souvent anachronique pour désigner approximativement cet espace. Si l'organisation des divisions administratives et du fonctionnement général est sortie inchangée de ce regroupement, on notera cependant l'importance de l'unification administrative des steppes kazakhes dans le processus d'élaboration d'un espace borné con çu pour administrer les Kazakhs. Nul doute que ce territoire unifié servira de socle au tracé des frontières dans les périodes suivantes. 32 Parallèlement, la réforme de 1867-1868 renforça par différentes mesures les organes de contrôle présents dans les chefs-lieux de chaque uezd, mais surtout réorganisa la division de chaque uezd en volost’ et de chaque volost’ en aul administratifs. Cette division, qui existait déjà sous l'ancien régime, fut reconstruite cette fois-ci à partir de critères démographiques et quantitatifs et non plus strictement territoriaux et lignagers, dans un contexte de consolidation de la culture statistique et bureaucratique de l'Empire russe. Le volost’ devait désormais comprendre entre 1 000 et 3 000 « tentes » 50, soit entre 1 000 et 3 000 foyers. L’aul – circonscription administrative (administrativnyj aul) – comptait entre 100 et 200 foyers et réunissait de ce fait plusieurs aul-campements (khozâjstvennyj aul). Le territoire de ces différentes unités, volost’ et aul administratif, fut donc défini à partir d'une norme démographique préétablie, puis à partir des stations d'hiver des populations. Il ne correspondit plus prioritairement aux groupes lignagers comme c'était le cas auparavant. La commission d'uezd chargée du nouveau découpage établissait un journal où elle faisait état du mode de vie de la population, de la localisation des hivernages (qystau), des caractéristiques des estivages de l'aul, et, à partir de ces donn ées devait constituer la carte des divisions administratives de l'uezd. Dans cette configuration, seule la composition de l'aul domestique conserva un caractère propre : la quantité de tentes qu'il comprenait ne dé pendait d'aucun principe administratif51. La définition qu'en donne A. E. Alektorov à la fin du XIXe siècle, est éclairante à ce propos : Les Kirghizes [Kazakhs] vivent en petit nombre dans un même endroit, afin que leur bétail ne soit pas à l'étroit. Ils forment des petites sociétés composées de quelques familles liées par la parenté ou par des profits mutuels. Ces différents petits groupes s'appellent aul. La composition des aul est variée : parfois composé de 2-3 yourtes, parfois de 15-20. L'aul porte le nom de la personne la plus importante. Les yourtes qui ne dépendent pas de cette personne, bien qu'elles puissent être très proches des autres yourtes, sont considérées comme des aul différents.52 33 Quelles furent les conséquences de la réforme de 1867-1868 sur les aul et leurs rapports au territoire ? Comme le soutient E. G. Fedorov, cette réforme contribua à morceler la société des aul et fut, d'après lui, spécialement conçue dans ce but53. Cette analyse renvoie à la notion m ême d'« aul administratif », cr éée de toute pièce par l'administration. Ce nouveau territoire ne correspondait en effet à aucune institution normée chez les Kazakhs. Un aul se définissait d'abord comme une unité domestique et économique, regroupant une parentèle, de taille variable : le nombre de yourtes (de 1 à 50-80) était fonction et de la richesse du groupe de parenté et de la quantité de ses membres. L'aul administratif ne tenait pas compte des caractéristiques économiques et sociales de l'aul domestique. Il renvoyait à une nouvelle unité justifiée d’abord par la dé pendance des différents aul à un pouvoir commun, et par leur proximité géographique.

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La société des aul en ressortait d'une certaine manière morcelée, en tout cas redécoupé e selon un nouvel ordre démographique et politique qui ne correspondait pas à l'ordre social autochtone. Les relations des unités domestiques (regroupements saisonniers, alliance politique, par exemple) avec d'autres s'en trouvaient conditionnées par le nouveau cadre administratif. Par exemple, le déplacement d’une unité domestique d'un aul administratif vers un autre et d'une volost’ vers une autre, quelle que soit son immatriculation (les aul administratifs étaient numérotés, et le nombre d'aul domestiques recensés), était légalement soumis à l'autorisation du chef de yourtes de l'aul administratif mais aussi à l'aval des chefs d'aul idoines et des directeurs de volost’ 54. Le nouveau régime administratif contrôlait et limitait de la sorte la mobilité des populations nomades. B. Sulejmenov, historien kazakh de la colonisation des steppes, affirme quant à lui, se faisant l'écho du point de vue administratif et en citant les archives de la Commission des steppes responsable de la réforme que […] le ministère de l’Intérieur craignait précisément de morceler les aul administratifs. Il considérait que, dans la steppe, les aul domestiques hivernaient tr ès souvent séparément et qu'ils restaient pendant cette période sans aucune surveillance policière. C'est pourquoi les pouvoirs locaux s'efforçaient de concentrer la société de l'aul administratif.55 34 Si son point de vue s'oppose à celui de Fedorov, il confirme que la démarche coloniale é tait bien de circonscrire les groupes pour mieux les contrôler, et que le regroupement auquel elle procéda ne s'appuyait pas sur le fonctionnement habituel du mode de production nomade, ce qui, du point de vue des sociétés nomades, a effectivement conduit sinon à une certaine déstructuration, du moins à des strat égies de contournement de contraintes nouvelles.

35 Le nouveau découpage sapait ainsi certains référents de groupes : la réforme des gouvernorats niait désormais la žuz en tant que territoire, et par conséquent en tant que groupe. La concrétisation des prérogatives de l'aul administratif (entre autres, é tablissement de frontières et de contrôles) ne fit qu'asseoir la prééminence d'une nouvelle unité territoriale d'origine allochtone, comprenant les aul domestiques. Ces derniers, plus petite unité sociale, connurent de ce fait un certain ancrage sur le territoire administratif assigné. Par ailleurs, ni la žuz, ni le lignage, ni l'aul domestique n'eurent plus d'illustrations dans le système administratif.

De l’empire à l’aul : la délégation des pouvoirs politiques, juridiques et fscaux

36 Avec le nouvel appareil administratif, la mise en place à l'échelle des volost’ d'une direction faisant le lien avec l'État et recrutant parmi les autochtones conforta la fixation les populations. Elles devenaient désormais directement associées dans leurs droits et leurs devoirs à une instance territoriale. La maîtrise des populations passa alors par la délégation de trois types de pouvoirs : les pouvoirs de direction administrative, les pouvoirs juridiques et les pouvoirs fiscaux.

Mise en place des pouvoirs de direction administrative

37 La nouvelle réforme instituée par le pouvoir colonial prévoyait l'attribution de postes de direction locale à des Kazakhs, de m ême que durant la première phase de la construction administrative. Elle supprima cependant les postes-clés : ceux de sultan-ré

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gents respectivement responsables de chacune des trois divisions du premier gouvernorat d'Orenbourg, ainsi que ceux d'aga-sultan dirigeants d'okrug dans le gouvernorat de Sibérie occidentale. La nouvelle division, l'uezd, n'était pas commandée par un autochtone. L'administration rétrograda les fonctionnaires kazakhs aux statuts de directeurs de volost’ et d'aul administratifs, soit les plus petites unités. La réforme entérinait de cette façon le recul des Kazakhs aux postes de pouvoir et la russification de la haute administration. Cette tendance à la monopolisation du pouvoir par les Russes inaugurait un nouveau type de colonisation, plus interventionniste que dans la première phase de construction administrative.

38 Comme précédemment, les directeurs de volost’ et les chefs d'aul administratifs ne pouvaient être recrutés que parmi les figures de l’aristocratie kazakhe de descendance gengiskhanide (sultan, bij). Cependant, le titre endogène de sultan était supprimé et, dans les faits, il se pouvait que soient élus des individus issus de l'« Os noir ». Les é lections des directeurs de volost’ et des chefs d'aul, de même que celle de leurs seconds, les « suppléants-représentants », qui se tenaient lors de congrès de volost’ et de ré unions d'aul, avaient lieu tous les trois ans56. Les candidats étaient tous élus, quel que soit le titre convoité, à la majorité relative, par les hommes adultes russes comme kazakhs. Le premier obtenait la charge de directeur de volost’, les suivants, au prorata du nombre de voix obtenues accédaient au titre de suppléants-représentants. Enfin, les directeurs de volost’ et les représentants élus étaient confirmés par le Gouverneur militaire de l'oblast’, et les chefs d'aul et leurs suppléants-représentants par le directeur d'uezd. Comme le précisait le texte de la réforme, les autorités de l'oblast’ et de l'uezd avaient le droit de ratifier ou de modifier les résultats des élections57, ce qui permettait à tout moment d'éviter la promotion d’adversaire du pouvoir russe dans les organes locaux et invalidait de ce fait toute prétention de représentativité. 39 Dans les limites de la volost’, le dirigeant détenait les pouvoirs policiers et administratifs, devait veiller au maintien de l’ordre, récolter l’impôt et avait obligation de conduire et d’accomplir les décisions des juges coutumiers, les bij. Le directeur de la volost’ avait le pouvoir d’ordonner une arrestation pour une durée de trois jours et d’ exiger une amende en argent. Dans les limites de l'aul administratif, le chef d'aul jouissait des mêmes prérogatives que le directeur de volost’. Depuis l'application de cette réforme, l'organisation des pouvoirs n'était plus spécifiquement conçue pour une société nomade. D 'ailleurs, dans les kišlak58 du Syr-Daria (gouvernorat général du Turkestan), le modèle d'octroi des pouvoirs policiers et administratifs répondait exactement aux mêmes principes. Adaptés cependant à la r éalité des soci étés sé dentaires du Turkestan, les pouvoirs étaient confiés aux aksakal59, qui gouvernaient des zones petites ou moyennes de peuplement rural correspondant à une volost’, et dans les villes, des quartiers (mahalla) dont le volume démographique équivalait également à celui des volost’ de la steppe60.

Entre loi coutumière et législation impériale, le système juridique dans l’ aul

40 La réforme de 1867-1868 mit également en place de nouveaux organes juridiques. Elle créa des « commissions militaires juridiques » dépendantes de l'oblast’ et des tribunaux d'uezd qui opéraient sur la base du droit impérial général. Seulement dans les volost’ et les aul, on conserva l'institution indigène des bij pour la steppe, des qazi dans les kišlak

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de l'oblast’ du Syr-Daria. Les tribunaux de bij appliquaient, selon les usages, les lois coutumières (adat) et chariatiques, de même que les tribunaux de qazi s'en référaient essentiellement à la loi chariatique. Quatre à huit bij étaient choisis par volost’ au prorata du nombre de tentes et étaient confirmés par les gouverneurs militaires61.

41 Les fonctionnaires indigènes des volost’ et des aul centre-asiatiques étaient impliqués dans l'appareil juridique global des gouvernorats. La nouvelle réforme octroyait aux employés des tribunaux coutumiers le droit d'assister aux différentes séances des instances de l'oblast’, l'instance la plus importante étant le sénat. Dans la même perspective, les représentants régionaux – directeurs de volost’, chefs d'aul administratifs – étaient tenus responsables de l'ordre général de leur division et par conséquent pouvaient être traduits devant le tribunal militaire pour trahison, pour agitation en défaveur du pouvoir, pour attaque des postes et des diligences transportant les impôts, pour endommagement du télégraphe, pour meurtre d'un fonctionnaire. Les bij, fonctionnaires de la justice coutumière devaient répondre des actes et des délits de toute la population de l'aul ou de la volost’ en charge. Dans le but d'encourager la politique missionnaire tsariste, à partir de 1881, le gouvernement avait érigé en obligation pour les commissions juridiques et militaires d'emprisonner les coupables d'avoir tenté de tuer « une personne empêchant la conversion au christianisme »62. Le plus souvent, pour « les meurtres, le brigandage, le vol, le barymta63, les attaques de caravanes de marchands, la violation de la propriété privée, l'incendie prémédité, la fabrication et la diffusion de fausses monnaies, le vol de biens fiscaux, la violation des lois sur l'impôt et les crimes envers les fonctionnaires des pouvoirs locaux kirghizes [kazakhs], la population indigène était soumise aux lois du code pénal de l'Empire »64. Les tribunaux coutumiers réglaient alors le droit de la famille (dont les héritages et le partage des biens), mais gardaient également prise sur les affaires de meurtres et de barymta, à condition qu'ils concernassent les limites de l'aul ou de la volost’ et n'impliquassent aucun colon. Le droit impérial, comme en Russie centrale, en Pologne ou au Daghestan, combinait délibérément dans une structure juridique imposée des éléments de jurisprudence coutumière qui conféraient aux tribunaux locaux une certaine légitimité et efficacité65. 42 L'institutionnalisation du rôle des juges coutumiers et leur responsabilisation à l'égard des administrations de rang supérieur, participa à la cooptation d'un pan nouveau de l'élite sociale des Kazakhs : les bij. Cela renforça l'emprise sur les petits groupes de population dépendants de ces bij. La reconnaissance de ce statut par les autorités coloniales fut concomitante à la suppression du titre de sultan, remplac é par l'appellation russe normalisée : upravitel’ [l'intendant]. Ainsi, le régime sous-entendait qu'il pouvait recruter en dehors de l'aristocratie gengiskhanide à l 'exception des fonctionnaires de la justice coutumière. Une concession accordée en supprimait donc une autre mais au bénéfice du régime colonial. La mise en place de tribunaux traditionnels subordonnés aux instances impériales contribua à rattacher les populations à une circonscription. Celles-ci devenaient dépendantes d'instances juridiques localisées et se trouvaient par-là attachées à un territoire administratif donn é. Ces instances étaient rendues légitimes aux yeux des autochtones dans la mesure où elles recrutaient des figures reconnues66 par la société kazakhe. D'ailleurs, l'appellation de sultan ou aga-sultan, même si elle n'avait plus de réalité officielle, perdura pour dé signer les chefs d'aul et de volost’, jusqu'à la révolution de 1917. Les rapports de la population kazakhe à l'État, la reconnaissance de facto de cette institution exogène, se

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construisirent ainsi grâce au truchement des fonctionnaires locaux et à l'introduction de la loi coutumière dans le droit impérial.

L’impact de la fscalité

43 Le système d'imposition n'était pas une nouveauté de la réforme de 1867-1868 qui ne faisait que modifier des pratiques instaurées dès 1820-1822. La construction des premiers systèmes d'administration avait rendu possible l'organisation de l'impôt sur les populations nomades des steppes kazakhes. Initialement, du fait du triple système d'administration (gouvernorat d'Orenbourg, gouvernorat de Sibérie occidentale et Horde de Bukej que nous n'abordons pas ici), trois systèmes d'imposition coexistaient. Au cours des années 1830, le Gouvernorat de Sibérie occidentale avait mis en place un impôt destiné aux Kazakhs, que l'on appelait Yassak du nom du droit mongol, et qui consistait en une taxe d'État progressive correspondant à une tête de bétail due pour 100 têtes possédées (les aul domestiques possédant moins de 100 bêtes étaient non imposables). Le gouvernorat d'Orenbourg récoltait, lui, un impôt par « tente », en argent fixé par la direction des impôts de l'État, où le vocable « tente » regroupait tout type d'habitat, auquel l'administration prélevait 1,5 rouble argent. En 1854, les quotas de foyers imposables dans l'oblast’ de Semipalatinsk avaient augmenté en raison d'un changement dans la norme d'évaluation des richesses : une tête de bétail était alors due pour 60 têtes possédées. Ainsi, la Yassak vers le milieu des années 1860 rapportait l'é quivalent de plus de 3 millions de roubles argent, et le compte de l'impôt par « tente » s'élevait, lui, à plus de 4 millions de roubles67.

44 En 1867-1868, les steppes kazakhes furent soumises à un régime d'imposition unifié : l'impôt par « tente », dont le volume était passé à 3 roubles et à 2 roubles 75 kopecks pour les éleveurs du gouvernorat du Turkestan, puis après les réformes de 1886-1891, à 4,5 roubles par habitation, quelle qu'elle soit. Ces sommes représentaient une charge relativement importante pour les foyers (voir ci-dessous), d'autant plus qu'elles n'é taient pas ajustées au niveau de vie. Dans le même temps, la population kazakhe payait une accise sur le déplacement du bétail au-delà de la ligne de forteresse, une « taxe sur l'entretien public », des redevances postales et une série d'autres taxes, dont une partie se transforma au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle en « cotisation sur la terre » 68. Il faut également rappeler que pour la population sédentaire de l'oblast’ du Syr-Daria par exemple, on avait conservé les systèmes d'imposition en vigueur dans le khanat de Kokand. 45 Si les collectes et impôts existaient auparavant dans la société kazakhe traditionnelle (zâket, soghum, šibaga et autres) au bénéfice des khans kazakhs et des figures de pouvoir, ils n'étaient ni très significatifs, ni réguliers et comportaient un caractère collectif. Dé sormais, ils constituaient un système fiscal rigoureux, contraignant et « individualisé » grâce auquel la puissance russe tirait de la steppe des millions de roubles argent utilisés au maintien et aux besoins de l'appareil colonial, aux unités militaires, à l'administration, etc.69 L'une des conséquences du prélèvement en tête de bétail de l'impôt fut la monétarisation du cheptel qui, dans l'économie pastorale, constituait à la fois un moyen de production et un produit. Ce phénomène, assorti à de nombreux autres facteurs économiques et sociaux, les intégra progressivement dans le système d'échange marchand de l'Empire70.

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46 À titre indicatif, le prix du bétail au 15 septembre 1898, était fixé comme suit d'après une résolution71 des bij de tous les volost’ de Vernyj (Alma-Ata), pour le paiement des amendes en nature et de l'impôt72 : 47 Type de bétail Prix en roubles

48 1 chameau de 5 ans 30 roubles

49 1 chameau de 4 ans 25 roubles

50 1 chameau de 3 ans 20 roubles

51 1 chameau de 2 ans 15 roubles

52 1 cheval / vache de 5 ans 10 roubles

53 1 cheval / vache de 4 ans 9 roubles

54 1 cheval / vache de 3 ans 8 roubles

55 1 cheval / vache de 2 ans 7 roubles

56 1 mouton 3 roubles

57 1 mouton antenais 2 roubles

58 L'imposition – dont la responsabilité était confiée aux chefs d'aul puis de volost’ et dont les équivalents en nature étaient déterminés par les bij – était donc parfaitement ancré e dans les plus petites unités de l'appareil administratif et dans la réalité politique locale. En ce sens, elle se présentait comme une démarche supplémentaire inféodant un groupe à une division administrative et à son territoire, démarche confirmée par la taxation des déplacements des troupeaux à l'extérieur de la volost’ de recensement. Ce dernier principe était appliqué de façon aléatoire et était soumis à la négociation selon le degré de résistance des populations. 59 Cette organisation, où les Russes s'ingéraient relativement peu, ou en tout cas jamais directement dans les affaires fiscales des aul administratifs et des volost’, a laissé se dé velopper un phénomène de corruption des administrateurs kazakhs, qui s'intégra rapidement dans la chaîne générale du népotisme des fonctionnaires russes. L'ampleur de ces pratiques a trouvé un large écho dans les témoignages de la période coloniale et dans toute la littérature historique soviétique sur cette période. S'il n'est pas nécessaire d'en rendre compte avec précision ici, il faut souligner que la corruption participa des grandes mutations que connut la société kazakhe, qui sont liées à l'apparition du march é, de la monnaie, et de nouveaux statuts sociaux résultant de la diversification des activités économiques et des sources de revenus. 60 Le découpage administratif, la mise en place d’organes de contrôle locaux et d'un ré gime juridique et fiscal aboutit à enfermer dans des limites territoriales et politiques les sociétés en place. Du fait que chaque aul, chaque communauté, chaque groupe de filiation était rattaché à un maillon politique particulier du système d'administration, ce dernier exerça un rôle déterminant dans l'organisation sociale et politique des nomades. Ces tendances centrifuges73 encouragées par l'Empire russe ont en effet conduit, pour la société nomade kazakhe, à une centralisation du pouvoir autour des unités administratives les plus petites, dépendantes elles-mêmes d'un seul et unique pouvoir. Cette transformation tranche avec les pratiques de l'allégeance traditionnelle des tribus aux lignages et aux žuz dans la mesure où ces derni ères participaient davantage d'un système de référents identitaires actualisé, dans le cas de conflits notamment militaires, que d'une organisation politique hiérarchisée.

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61 À la fin du XIXe siècle, l’évolution de la stratification sociale chez les Kazakhs, l'apparition de sources de revenus autres que l'élevage affectèrent le statut de l'aul : ce dernier passa du campement nomade composé presque uniquement d'éleveurs, à une unité administrative et sociale qui intégra des fonctions économiques plus variées (agriculteurs, marchands, fonctionnaires) et des statuts sociaux tout autant différencié s. La mise en vigueur d’une réglementation sur les usages du territoire, qu'ils soient pastoraux ou agricoles, les mutations de la structure sociale furent autant de conditions qui, s'ajoutant au contrôle administratif du territoire, encouragèrent la sé dentarisation.

Mutations sociales et transformation des rapports au territoire : nomadisme et sédentarisation

Formes et usages du territoire

Nomadisme et déplacements, du droit d’usage à la propriété

62 Le 25 mars 1891, l'Empire adopta un texte intitulé Résolution des steppes, constituant le premier document à légiférer de façon précise sur le droit foncier des indigènes. Il fut ratifié par le Tsar à cette même date et mis en pratique en 1893. Cette résolution comprenait des articles traitant des droits des Kazakhs sur la terre dont les principaux sont ici restitués74. Art. 119 : les terres occupées par les nomades et tout ce qui s'y trouve (y compris les forêts) sont la propriété de l'État. Art. 120 : les terres occupées par les nomades deviennent immédiatement et sans pr éavis d'usage commun, sur la base de la coutume mais également des règles de la pr ésente résolution. Note 1 : « les terres que l'on peut considérer comme superflues pour les nomades passent sous la direction du ministère de l'Agriculture et deviennent propriété de l'État ». Art. 126 : les nomades kazakhs ont la permission de louer les terres de leurs campements d'hiver uniquement pour une durée n'excédant pas 30 ans à des personnes d'origine russe, pour l'agriculture et la construction de fabriques, d'usines, de moulins ou d'autres établissements. La location de la terre est accordée seulement par arrêté du congrès de volost’ confirmé par la direction de l'oblast’. Art. 136 : L'appropriation de terres dans les oblast’ est interdite aux personnes n'appartenant pas au peuple russe, et donc interdite aux indigènes et aux personnes d'obédience non chrétienne. 63 Cette résolution succédait à la Charte des Kirghizes de Sibérie de 1822 où étaient déjà é voquées les mesures présentées ci-dessus, renforcées par la résolution provisoire de 1868. Dès les années 1820, le Tsar avait déclaré l'État de Russie propriétaire foncier supr ême des terres kazakhes. Les effets de ces textes s'étaient surtout illustrés dans la formation administrative du territoire et par l'impôt qui signifiait concrètement aux Kazakhs leur redevabilité à l’égard de l'Empire de pouvoir vivre et exercer une activité économique sur des terres publiques.

64 La nouvelle résolution consolida et précisa les lois sur la terre, ayant pour principale conséquence l’expropriation des « terres considérées comme superflues » et l'institutionnalisation de cette démarche. Elle corrobore un tournant dans la politique impériale qui appliqua dès 1881 une nouvelle stratégie de colonisation par le peuplement, alors que, de 1861 à 1880, l'Empire avait sévèrement interdit toute

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migration paysanne75, sans maîtriser pour autant une immigration clandestine forte76. La Résolution des steppes faisait suite à la promulgation de l’acte juridique de 1889 qui fondait l'immigration paysanne dans les steppes : « Sur l'immigration volontaire des ruraux et de la petite bourgeoisie sur les terres publiques et sur la légalisation des immigrants des types susdits, installés antérieurement. » Enfin, la réforme agraire77 de Stolypine, en 1906, paracheva ce processus en incitant les paysans de Russie à partir vers les gouvernorats coloniaux par l'octroi de crédits et la garantie de la terre. Outre ses conséquences sur la situation démographique des steppes78, ce phénomène priva les populations nomades d’une partie de leurs terres de pâture, souvent les meilleures, aux abords des fleuves, et contraignit les pasteurs à adapter leurs itin éraires de nomadisation ou encore réduisit leur mobilité. Ce préjudice assorti de la loi sur l'usage commun des terres (art. 120) changea radicalement les rapports des populations kazakhes au territoire. 65 Au cours de la rédaction de la Résolution des steppes, les législateurs s'étaient fondés sur le fait que dans les oblast’ des steppes, chez les Kazakhs, il n'existait qu'un usage commun des terres. En effet, la répartition des pâturages entre les lignages et les aul é tait héritée des ancêtres. 66 Elle était réglée par l'usage et implicitement admise, même si elle pouvait être soumise régulièrement à la négociation au sein d'un même groupe ou entre différents groupes dans le cadre de litiges ou de concurrence. De même, elle était portée à changer selon les saisons et les évolutions sociodémographiques de l'aul. 67 C'est à partir de telles analyses que l'usage de la terre fut qualifié de « commun » par l'administration impériale, référent à une communauté d'aul, censée vivre dans les frontières d'un même territoire. En réalité, et déjà à l'époque de l'élaboration de cette r ésolution, on pouvait observer dans les régions de steppe un processus de morcellement des terres dans les communautés et la naissance de petites exploitations privées, l'apparition du marché ne faisant qu'accélérer ce processus. L'administration coloniale n'ignorait pas ces nouveaux phénomènes mais préféra ne pas les prendre en compte dans l'élaboration de la législation foncière. 68 À la suite de l'application concrète des lois de la Résolution des steppes, sous l'influence des paysans russes et de l'administration, le principe de délimitation des espaces exploités suscita une transformation de l'organisation des pâturages. Il s'agissait pour les populations kazakhes de se protéger de l'expropriation par l'acquisition effective de la terre. Ainsi, d'après les travaux de la Direction de l'immigration79 et l'étude de L.K. Č ermak dans l'uezd d'Atbasar (oblast’ d'Akmolinsk)80, on pouvait recenser, en 1897, quatre types de terres correspondant à quatre types d'usage tendant plus ou moins vers la propriété effective, en dépit du fait que l'Empire en était le propriétaire suprême. 1. Usage complètement libre des terres, sans aucune délimitation de frontières où en l'absence de propriété de la terre, seul le simple usage du pâturage existait. Cette forme se rencontrait sur la majorité des estivages [žajlau]. Elle s'apparentait à une possession collective des pâ turages dont l'utilisation était négociée par la coutume. 2. Usage par un groupe déterminé d'une terre qui lui appartenait, mais dont les frontières avec d'éventuels voisins n'étaient pas tracées. Seul l'endroit du campement stricto sensu était propriété tangible des premiers occupants. 3. Usage de terres délimitées et privées, qui restaient non bornées du côté où elles jouxtaient des terres d'usage commun. Cette forme était apparue à la suite de la diffusion des pratiques

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de morcellement et de partage des surfaces communes en parcelles privées. Ce même phé nomène était responsable du quatrième usage : 4. Usage de parcelles issues d'un découpage et d'un partage entre groupes ou au sein d'un groupe. Elles possédaient un caractère fermé et délimité, même si leurs frontières pouvaient être plus ou moins précisément déterminées.

69 Comme le suggère le premier type observé, les pâturages d'été étaient les moins soumis à la d élimitation. Ceci s'expliquait par l'organisation même des déplacements des hommes et du bétail dans le mode de production pastoral des Kazakhs, organisation qui était fonction des caractéristiques saisonnières. Pendant les périodes d'hiver, de fin d'hiver et de début de printemps, la société de l'aul était dispersée car la rareté des ressources naturelles empêchait la concentration du bétail et par conséquent des groupes, de même que la couverture neigeuse entravait la mobilité et exigeait le stationnement des nomades. C'était, comme la qualifie N. Masanov81, la « communauté minimale » de l'aul. À la période chaude, on assistait à un regroupement du cheptel et une concentration des membres de l'aul en une « communauté élargie » qui se ré unissait sur une même station d'été à partir de laquelle le bétail pouvait rayonner vers les divers pâturages.

70 Dans ces conditions, les estivages demeuraient à la fois moins prisés car la saison garantissait un certain volume de ressources, et moins circonscrits que les hivernages qui étaient de ce fait plus stables. Le processus de délimitation gagna ainsi prioritairement les stations d'hiver, le degré de fragmentation d'un territoire dé pendant de son importance économique. La situation de l'uezd d'Atbasar en 189782 l'attestait : sur les pâturages d'été, comme dans toute l'oblast’ d'Akmolinsk d'ailleurs, l'usage des terres était complètement libre. La délimitation concernait surtout les pâ turages d'hiver et répondait à certains principes.

Délimitation des pâturages d’hiver

71 Dans un premier temps, les différents groupes d'une même communauté devaient dé clarer propriété imprescriptible leurs lieux de stationnement saisonnier, i.e. les zones de campement proprement dites, occupées par les yourtes. Mais c'était à partir de l'é tablissement de la « propriété » des stations que la propriété des pâturages attenants pouvait être envisagée. Alors qu'il n'existait pas de frontières, elles se formaient partiellement et progressivement jusqu'à ce que le terrain concerné se démarquât, et que le droit d'usage exclusif fût confirmé pour le groupe en question par la communaut é des aul.

72 On peut apprécier l'étendue de ce processus de délimitation du territoire en s'arrêtant sur ces chiffres qui concernent en particulier les pâturages d'hiver83. Dans l'uezd d'Oust- Kamenogorsk, en 1900, sur 188 communautés, 182 soit 96,8 % d'entre elles exploitaient un territoire aux frontières déterminées. Trois (1,5 %) avaient des frontières qui ne coï ncidaient pas avec des éléments du relief ou du réseau hydrographique. Seules six communautés (3,2 %) exploitaient des territoires dont les frontières étaient indétermin ées. Dans cet uezd, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le processus de Délimitation était quasiment accompli. Dans l'uezd de Petropavlovsk (oblast’ d'Akmolinsk) en 1901, sur 192 communautés, 162 avaient des parcelles aux frontières parfaitement tracées, soit 84,4 % d'entre elles. Vingt-cinq d'entre elles (13 %) n'avaient pas défini les frontiè res de leurs parcelles avec tous les voisins, et cinq communautés (2,6 %) exploitaient

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des terres dont les frontières étaient en principe déterminées mais respectées seulement quand il s’agissait de terres fourragères ou bien quand des disputes et des pratiques de négociations permanentes obligeaient à une définition84. Ainsi, entre 1891 et les années 1900, la grande majorité des hivernages était devenue des territoires dé limités.

Délimitation des pâturages d’été

73 En définitive, dans les steppes du nord, seules les frontières des pâturages d'été n'é taient pas établies systématiquement par les communautés85. On a cependant observé le développement de ce même processus de bornage pour certains estivages. L.K. Čermak, en 1901, avançait les données suivantes pour l'uezd d'Omsk, où un an de recherches avait abouti au recensement de 129 groupes de parenté. Chacun d’eux possédait un territoire propre, comprenant pour la plupart seulement des pâturages d'hiver, et pour 11 d'entre eux des pâturages d'hiver et d'été de telle sorte que ces groupes passaient toute l'année à l'intérieur des « frontières » de leurs terres86. Le bornage des pâturages d'été n'était pas pour autant un phénomène de masse, et appelait quelques nuances. Č ermak87 présente deux formes de délimitation en vigueur. La première se produisait quand les sous-groupes (foyers ou petits aul) d'une même communauté (aul élargi) se ré partissaient chacun une station sur une estive, station sur laquelle chacun avait un usage exclusif, mais les frontières des pâturages n'étaient pas fixées. La deuxième forme se caractérisait par une délimitation précise des territoires de pâture et de stationnement respectif de chacun des sous-groupes, où les frontières s’appuyaient sur des éléments naturels ou conventionnels connus. Le premier type correspondait à l'usage coutumier communautaire tandis que le second accusait une fragmentation aussi bien sociale que territoriale de l'aul.

74 La fragmentation des groupes de parenté en petits aul était attestée également sur les p âturages d'hiver. En 1898-1899, les recherches menées dans l'uezd de Karkaralinsk, montraient que sur 426 communautés, on en comptait 273 soit 64 % pour lesquelles le territoire n'était pas divisé en aul, et 153 soit 36 % dont le territoire l'était. Ce qui veut dire que le morcellement des pâturages d'hiver entre les aul à l 'intérieur des communautés touchait jusqu'à un tiers des communautés. Ces aul étaient propriétaires de leur part de territoire, ce qui a donné lieu à l'appellation « aul-qystau » pour les dé signer. Concrètement, cela signifiait que les propriétaires des troupeaux ne pouvaient faire paître que dans les limites préétablies d'un territoire à la suite d'un morcellement. Dans le cas contraire, l'attribution des pâturages était régie par un usage coutumier plus souple. 75 Le bornage des pâturages, le passage de l'appropriation à la propriété de l'espace ré sultaient de la pression foncière exercée par les Russes qui non seulement s'appropriaient les meilleures terres et réduisaient de la sorte les surfaces de pâture disponibles et de bonne qualité, mais menaçaient de saisir les terres superflues non explicitement investies. La nécessité pour les aul de renégocier à l 'intérieur des communautés le statut de leur part de pâtures et de parcelles fourragères remettait en question leur fonctionnement collectif et conduisait à une sorte de fixation définitive de leurs prérogatives. 76 Si ce phénomène de fragmentation du territoire a touché les zones de pâtures, il a d'abord et essentiellement concerné les terres cultivables et cultivées et c'est la dé finition d'un cadastre agricole qui a déterminé par défaut les zones de pâturages dont

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la division en parcelles n'était pas notée mais déterminée et connue par les groupes. Le marquage de la propriété des pâturages s'est illustré par la construction d'habitat en dur88 pour ce qui concerne les qystau et par la possibilité de les louer ou de les vendre89. 77 L'organisation administrative ne faisait que corroborer cette évolution : au plus petit é chelon, celui de l'aul administratif, le système parvint à fixer le territoire de cette division qui avait été la seule dont les critères de définition n'étaient pas spatiaux mais démographiques. Ce phénomène se manifesta par l'apparition progressive de véritables petits « villages » de maisons, appelés simplement « aul » et souvent dépourvus du qualificatif « administratif ». C'est ainsi que naquit une certaine confusion ou un amalgame entre l'aul-campement et l'aul-agglomération rurale, et que s'opéra le premier glissement sémantique du terme aul vers un sens « sédentaire ». 78 Les populations kazakhes restées complètement nomades passèrent alors à un nomadisme de territoires bornés, encadrés, autrement dit intégré dans une logique sé dentaire. Ces dernières, à la fin du XIXe siècle, représentaient 25 % de la population kazakhe (celle du Turkestan comprise) soit environ 800 000 à 1 million de personnes90. Aucune des oblast’ du gouvernorat des steppes ne comprenait que des nomades. L'é levage nomade se concentrait essentiellement dans les zones désertiques, semi-dé sertiques et steppiques aux sols argileux et de solonchaks, i.e. dans le Sud, le Sud-Ouest, le Sud-Est et la partie centrale du Kazakhstan (péninsule du Mangyšlak, plateau de l'Ust ûrt, une partie de la dépression caspienne, Karakoum aralien91, steppe du Tourgaï, dé serts du Betpak-Dala (steppe de la faim), du Muûn-Kum et du Kyzylkoum. La majorité de ces nomades appartenait aux groupes lignagers de la Petite Žuz (parmi les Älìm-uly : les Šekti, les Qarasaqal et les Šömekej ; parmi les Baj-uly : les Adaj ; parmi les Žetì-ru : les Tabyn et les Tama) et de la Grande Žuz (parmi les Najman : les Baghanaly)92. 79 Seuls ces groupes avaient conservé, à la fin du XIXe siècle, un cycle annuel de dé placements permanents93, subissant souvent le bornage des pâturages pratiqué surtout par les semi-nomades. Devant ces nouvelles contraintes, les nomades modifièrent leurs itinéraires. Par exemple, de retour des žajlau, ils ne pouvaient faire des arrêts que sur les terres d’usage commun car on ne leur permettait plus l’arrêt sur les qystau et les küzdeu (pâturages d'automne) devenus privés94. Beaucoup de ces nomades, certains hivers, allaient jusque dans les frontières du khanat de Khiva où ils payaient des sommes relativement importantes aux fonctionnaires khiviens en échange de l'utilisation des pâturages95. Ces aul d'éleveurs nomades minoritaires étaient beaucoup moins nombreux que les aul-qystau semi-nomades. Formés de 2 à 7 foyers, leur taille pouvait varier au cours de l'année, en fonction des conditions sociales ou naturelles (qualité des pâturages). Ces éleveurs ne possédaient pas de terres fourragères à la diffé rence des groupes semi-nomades vivant dans les zones de piémonts ou dans les marges plus arrosées des steppes arides et des déserts. C'est en effet sur les semi-nomades que la pression coloniale sur la terre eut le plus d’incidences. Le processus de sé dentarisation s'était illustré dans une première étape par la fixation des pâturages d’ hiver et l’établissement de la propriété de la terre, il allait se poursuivre par le dé veloppement de l'agriculture fourragère et d'une économie agropastorale.

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Agriculture fourragère et semi-nomadisme : une évolution vers un ancrage territorial

80 Le développement de la propriété des pâturages fut concomitant à celui des terres fourragères et à leur délimitation. Ce phénomène ne fut possible que dans un cadre juridique imposé par l 'Empire qui, au moment où il livra des terres aux paysans immigrants, fut obligé de légiférer pour garantir un droit minimum sur la terre aux Kazakhs qui devait contrebalancer les lois de 1891. Ainsi, une résolution de 189296 qui sp écifiait que les Kazakhs avaient le droit d'exploiter 15 desâtin 97 de terre par personne, fut votée.

81 Les premières populations concernées par cette mesure furent les Kazakhs semi- nomades qui exploitaient déjà des parcelles fourragères pour assurer principalement l'alimentation des ovins et des bovins sur les pâturages d’hiver. Leur appropriation de facto devint propriété légale. La nouvelle législation coloniale poussa le droit coutumier qui réglait l'utilisation de ces pâturages à s'adapter ou à contrer éventuellement le droit impérial général. Quand les aul reçurent leurs terres, ou plus exactement quand ils s'approprièrent légalement celles qu'ils occupaient ou qu'ils avaient l'intention d'occuper, ils fonctionnaient sous un régime communautaire de gestion des ressources qui combinait une appropriation privée des troupeaux et une possession collective des pâturages. Toutefois, à la suite de cette loi, le mode d’exploitation et de répartition des terres et du travail allait se diversifier.

Question de droit

82 Dans la majorité des cas, la communauté des aul, qui correspondait à l'aul administratif, restait maîtresse de la gestion des terres fourragères. Elle pouvait rendre un emplacement disponible quand l'un de ses membres avait exprimé la volont é de labourer une parcelle, mais dans le respect de l'intérêt des membres (chefs) de la communauté. « La société n'empêche pas d'occuper une terre pour la cultiver si cela ne porte pas préjudice aux autres »98.

83 Cependant la terre attribuée continuait d'être considérée comme commune et se trouvait sous la responsabilité d'un aul tant que celui-ci la labourait. Le fait de défricher une terre vierge fondait le droit sur cette terre labourée si bien qu'un champ laissé en jachère ne pouvait être exploité à nouveau sans la permission de son premier usager. Si ce dernier en abandonnait effectivement l'exploitation, elle revenait à la communauté des aul et ne pouvait pas être vendue. En revanche, il existait un droit de succession sur l'usage, similaire au modèle des règles de transmission du bétail, qui garantissait aux agnats la transmission du droit d'usage en ligne patrilinéaire. Si les surfaces étaient insuffisantes à un aul ou complètement inexistantes, la communauté des aul pouvait dé gager une parcelle parmi ses terres. 84 Cependant, même si en principe, « une communauté d 'aul disposait d’un pouvoir important sur les terres fourragères : elle pouvait mettre son veto sur les nouvelles friches, et interdire pour une raison ou une autre les semences sur des parcelles déjà existantes »99, elle ne put pas forcément faire face au morcellement des communautés en aul et en parcelles correspondant, provoqué par le partage. Ce morcellement du

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territoire, et la constitution de petits pouvoirs sur chacune des parcelles se produisirent dans le cadre de luttes sévères à l'intérieur des communautés. Le manque de précision des rapports à la terre était source de toute sorte de conflits sur la terre, qui dans certains cas, ne pouvaient pas être résolus par les moyens coutumiers et relevaient des décisions de l'administration.100 Initialement, l' utilisation des terres fourragères avait un caractère spontané, mais avec l'importance croissante du rôle des provisions d'hiver, il est devenu indispensable de réguler ce phénomène.101 85 Le renforcement du pouvoir des aul issus de la fragmentation d’un groupe, et le type de cultures exploitées sur les terres donnèrent lieu à des réglementations différentes. Quand, par exemple, dans l'uezd d'Oust- Kamenogorsk, en 1911, les aul issus d'un morcellement disposaient chacun de terres irriguées et qu’ils y faisaient de l'agriculture non fourragère, leur droit sur la terre était quelque peu différent : « L'aul peut disposer de ses terres comme bon lui semble, peut labourer sans l'autorisation des autres aul et a même le droit de la louer. Dans certains endroits, d'après la conception des Kirghizes [Kazakhs], chaque aul a le droit de vendre sa terre à un autre et de la quitter »102. En définitive, l'usage individuel et le rapport de propriété apparurent là où un travail significatif était investi dans la terre, là où protection de la végétation et bonification étaient nécessaires, que ce fût pour les cultures fourragères ou céréalières.

Question d’usage

86 Il existait trois types de rapport de propriété à la terre qui se fondaient sur différents principes législatifs variant selon la nature des exploitations : 1) la propriété et l'usage communautaire (aul élargi), 2) l'usage individuel dans le cadre d'une propriété communautaire (aul-exploitations économiquement autonomes mais dépendants « juridiquement » de la communauté des aul), ces deux premiers points s'inscrivant dans un modèle que l'historiographie soviétique a pu qualifier d'aul-obŝina (l'aul-communaut é), et enfin 3) la propriété privée (foyers ou aul).

87 À chaque type de rapport à la terre, correspondaient une division du travail et un partage des ressources fourragères spécifiques. En 1898, dans l'uezd de Koustanaï, sur 1 578 aul recensés, 797 (50,5 %) aul-foyers fauchaient les foins séparément, 175 (11 %) partageaient une fois par an les foins fauchés séparément, 294 (18,6 %) fauchaient ensemble et partageaient le foin, les 312 restant (19,9 %) pratiquaient plusieurs mé thodes au cours de la même année103. En 1910, dans l'uezd de Pavlodar, sur 1 754 aul, 23 % des aul fauchaient séparément les foins sur des parcelles individuelles, 10 % se ré partissaient les parcelles fourragères avant la récolte, 63 % fauchaient ensemble et partageaient le foin, les 4 % restant avaient des pratiques variées104. Enfin, en 1911, dans l'uezd d'Oust-Kamenogorsk, le fourrage était pour 37,4 % semé par la communauté des aul, pour 15,5 % par des aul, pour 47,1 % par des foyers particuliers. Dans tous les cas pr ésentés ici, l'agriculture fourragère privée occupait une place relativement importante, même s'il existait des disparités régionales notoires. La communauté des aul conservait un rôle capital dans la distribution des produits de la récolte, d'autant plus que les provisions fourragères devenaient indispensables à des groupes qui se sédentarisaient de plus en plus l'hiver. Par ailleurs, le partage des réserves de fourrage était fonction des degrés de différenciation sociale au sein d'une même communauté. Dans l'uezd de Pavlodar, il y avait deux moyens de répartir les foins. Dans certains cas, on divisait le produit au prorata de la quantité de bétail possédé, principe qui était favorable aux baj

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(gros propriétaires de bétail) qui possédaient d'importants troupeaux. Dans d'autres cas, on partageait au prorata de la surface exploitée, soit du travail accompli. « Sur 982 aul-exploitations étudiés qui utilisaient du fourrage, 302 aul-exploitations (30,8 %) partageaient au prorata du bétail possédé via les chefs de la communauté des aul, 680 partageaient selon la parcelle exploitée soit 69,19 % »105. Cette configuration contribua à l'apparition d'une spécialisation fourragère des activités des semi-nomades qui a elle-m ême participé au développement du commerce de la terre. Les intérêts économiques du passage à l'agriculture fourragère – mise en valeur de parcelles qui deviennent à la fois des terres vendables et des sources de revenus directs ou indirects – sont autant de facteurs responsables d'un ancrage territorial de plus en plus fort. 88 La répartition des parcelles et de leurs ressources, la vente et la location de la terre et de ses ressources sanctionnèrent l'apparition de la propriété foncière, statut qui s'appliqua aussi bien aux terres de cultures céréalières, fourragères ou de pâture. Les pratiques d'achat ou de location concernèrent réciproquement les Kazakhs comme les colons. Dans l'uezd de Petropavlovsk, par exemple, en 1901, « sur la totalité des 1 320 aul, 641 louaient des pâturages et des terres fourragères. 48,5 % des aul de l'uezd étaient donc locataires. 415 d'entre eux représentant 3 288 foyers avaient des pâturages en location (soit 31,4 % des aul, et 28,9 % des foyers de l'uezd), et 305 aul comprenant 1 341 foyers louaient des terres fourragères à un propriétaire (soit 23,1 % des aul, et 11,8 % des foyers de l'uezd). De plus, sur 2 843 foyers travaillant la terre, 177 (6,2 %) exploitaient des terres louées. Dans la plupart des cas, les loueurs étaient des immigrés russes ou des Cosaques. Seulement 43 locations (8,2 %) appartenaient à des Kazakhs de l'uezd ou d'uezd voisins »106. On retrouvait ce même schéma dans tous les uezd septentrionaux du gouvernorat des steppes, avec des nuances sur la part des terres loué es. Par exemple, dans l'uezd d'Oust-Kamenogorsk, en 1900, 8,4 % des foyers kazakhs louaient des parcelles céréalières, et 11 % des terres fourragères. Par ailleurs, 6,9 % de la surface ensemencée provenait de terres louées. La part de la culture fourragère y é tait mineure (13 % des surfaces louées), car on louait surtout des terres pour la production céréalière107. Dans l'uezd de Semipalatinsk, la même année, un tiers des foyers (6 139) louait des champs, des terres fourragères et des pâturages. La surface lou ée représentait 2 349 desâtin de champs sur laquelle étaient fauchées 245 000 meules de foin108. Ainsi, le processus de commercialisation de la terre intégrait les Kazakhs comme les colons, qui pouvaient être aussi bien loueurs que locataires, bien qu'il semble que la principale des transactions ait eu lieu essentiellement entre Kazakhs. Il faut également souligner que les terres sollicitées étaient essentiellement des terres à usage pastoral, ce qui révélait la nécessité et le caractère incontournable de l'intégration des Kazakhs sur le marché de la terre. Le passage à la propri été foncière et aux pratiques commerciales immobilières constitua un élément fort du processus d'acculturation de la société kazakhe, sans pour autant fixer définitivement le rapport à la propriété de la terre. 89 Comme l'illustre le rapport de mission des responsables politiques russes, Stolypine et Krivošein, de retour de Sibérie, l'augmentation de la demande foncière due à l'arrivée croissante des paysans russes avait donné naissance à un véritable marché et à une hausse continue de la valeur de la terre. Il y a 3-4 ans les immigrés ne payaient pas leurs locations aux Kirghizes ; l'année suivante, ils la louaient pour 25-30 kopecks la desâtin, la troisième année, les prix allaient de 75 kopecks à 1 rouble. Maintenant, dans les uezd d'Omsk et de

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Petropavlovsk, les Kirghizes louent des terres aux immigrés pour 1,5 rouble jusqu'à 3 roubles la desâtin. 90 Les pratiques de vente étaient également répandues et les prix connurent la même inflation. Dans les uezd de Semipalatinsk et de Pavlodar, les prix sur les parcelles […] sont pass és en trois ans de 25-30 roubles à 40-70 roubles. Les prix sur la terre kirghize montent proportionnellement à la demande.109 91 Ainsi, le tableau général du statut et de l’organisation des territoires présentait, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, d’importantes variations. Les tendances dominantes étaient les suivantes : la majorité des pâturages d’hiver furent délimités et attribués à des groupes définis, qui en étaient des usagers de droit dans un cadre communautaire ou des propriétaires. À la faveur de ce changement de statut du territoire, le semi-nomadisme se développa selon un modèle où l’hivernage s'affirmait comme le point d’ancrage exclusif des groupes. Cette nouvelle situation nécessita un approvisionnement régulier en fourrage et stimula le passage à une agriculture fourrag ère systématique. La terre qui était désormais travaillée par les Kazakhs pour le bétail, acquérait une nouvelle valeur et devenait monnayable dans un contexte de pression foncière tant de la part des colons que des autochtones. Enfin, l'agriculture céréalière, qui même si elle resta assez minoritaire dans l'activité des éleveurs semi-nomades, occupa une place de plus en plus importante, notamment en termes de revenus. Par ailleurs, le développement des pratiques agricoles et de la location modifia considé rablement les rapports sociaux, puisqu'elles introduisaient de nouveaux facteurs d'asservissement des aul les plus pauvres et donc de nouveaux critères économiques de distinction. Le phénomène de paupérisation qui toucha la majorité de la population kazakhe fut l'oeuvre conjuguée du passage à la propriété et au semi-nomadisme, évoqu és jusqu'ici, qui conduisit notamment à des formes de métayage et de travail saisonnier. Mais ce phénomène doit être replacé dans l'histoire de l'évolution de la stratification sociale des Kazakhs et plus particulièrement dans celle de l'ascension de la catégorie sociale des baj qui subit des mutations considérables au cours du XIXe siècle.

Changement social et facteurs de sédentarisation

92 La littérature soviétique a souvent stigmatisé la « classe » des baj comme le point d'articulation des rapports de féodalité dans la soci été kazakhe du xIxe siècle. À l'inverse, elle utilisait aussi cette catégorie pour démontrer l'existence d'une classe d'exploiteurs inscrite cette fois-ci non pas dans une analyse d'un système féodal mais dans la mise en évidence du fonctionnement capitaliste de la société coloniale. La nature de ce débat et de ces analyses, qui ont permis de mettre en valeur de nombreuses données et qui ont suscité un certain foisonnement interpr étatif, ont parfois masqué ou même dissimulé les raisons de l'émergence de cette couche de la soci été kazakhe et ses implications dans le processus de sédentarisation au XIXe et au début du XXe siècle.

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Un tournant dans l’histoire de la structure sociale : l’émergence d’une nouvelle classe de baj

93 Le statut de baj tel qu'il existe à partir du milieu du XIXe siècle et surtout à la fin du XIXe siècle ne réfère plus seulement à la catégorie des gros propriétaires de bétail. Outre les diverses activités productives qui peuvent la définir, elle est d'abord caractérisée par son capital économique et son capital symbolique. Le baj est un homme riche et il exerce de ce fait un certain pouvoir sur la société kazakhe.

94 D'après l'historien soviétique, Mikhajl Vâtkin110 (1895-1967) dans Batyr Srym111, la sociét é des baj apparut avec l'introduction du commerce et le développement des rapports marchands dans les steppes. Pour cet auteur et ses continuateurs, la nature des activité s du sultan-régent de la partie orientale de la Petite Žuz, Akhmet Žanturin, qui vivait du commerce et de l'usure, annonçait la naissance de la classe des baj. D'après certains té moignages de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, certains baj accompagnaient en effet épisodiquement des caravanes de marchands centre- asiatiques ou russes, leur louant des chameaux, ou faisaient euxmêmes du commerce des produits transportés, sans en être toutefois les producteurs. Cette activité concernait pourtant une catégorie infime de la population et ne caractérisait pas particulièrement le statut de baj112. Cependant, il est indéniable que le rattachement des steppes kazakhes à l'Empire russe suscita le développement d’une classe de petits commerçants, de marchands et d'usuriers113 que l'historiographie soviétique rangea rapidement dans la même catégorie sociale et économique que les gros propriétaires de bétail. Ce phénomène résultait directement de la fondation des colonies et des villes russes. Ces dernières, issues des forteresses militaires et des zones de peuplement cosaques, formaient précisément les lieux de développement du marché, notamment par l'organisation de foires, les villes accueillant également les germes de l'activité manufacturière. Aux abords de ces centres urbains, débuta le processus de sé dentarisation par le passage à l'agriculture céréalière et à des activités plus ou moins ré gulières de commerce pour une partie de la population kazakhe. On observait né anmoins une certaine hétérogénéité du développement du marché dans les steppes, laquelle était fonction de l'isolement politique et économique de chacune des régions et de leur situation coloniale. Dans ce contexte, la nouvelle catégorie sociale des commerç ants prit une importance croissante, entérinée par le report de ses bénéfices sur l'acquisition de bétail, pour intégrer effectivement une place dans la nomenclature sociale kazakhe. Le renforcement du rôle des baj et les changements de leur statut ne se réduisaient pas, cependant, à ces seuls facteurs. 95 L'ascension de la classe des baj au milieu du XIXe siècle s'explique aussi par un ensemble de raisons socio-politiques et économiques. Le déclin des institutions de pouvoir de la société kazakhe demeure l'élément majeur pour éclairer ce tournant dans l'histoire sociale des Kazakhs. L'abolition du titre de khan au début du XIXe mit non seulement fin à l'autorité la plus élevée, mais nuisit également, dans une certaine mesure, aux intérê ts des bij qui faisaient office de soutien juridique au pouvoir des khans et le légitimait. Le bien-fondé de la descendance gengiskhanide perdait alors toute concrétisation, n'é tant plus systématiquement représentée dans l'appareil colonial ou tendant à ne plus l'être. Si, dans la première période de construction administrative, les sultans pouvaient accéder à de hauts postes, ils furent, de même que les bij, remplacés petit à petit par des représentants de l'« Os noir » qui avaient su se rapprocher des pouvoirs

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russes114. La catégorie des Töre devait ainsi renoncer aux privilèges du pouvoir politique. Si elle conservait toutefois une forte autorité symbolique, elle allait se fondre dans la classe des baj et ne pourrait plus contrôler leur enrichissement, prélever une part de leurs revenus ou bien les assujettir symboliquement. L'affaiblissement du statut tout autant valorisé des batyr 115, dont l'institution était issue de la longue période de guerres internes et externes (fin XVIe-début XVIIIe), contribua également à libérer le champ de l'autorité sociale et politique, qui, à la faveur de l'apparition du marché et de débouchés vers la Russie, se redéfinissait à partir de critères essentiellement é conomiques. Si les khans, les bij et les batyr tiraient leur fortune de leur statut, les « nouveaux » baj tiraient, eux, leur pouvoir de leurs ressources économiques. À partir des années 1870, l'administration recruta les chefs de volost’ ou d'aul chez ses derniers. 96 En quoi ce phénomène eut-il une incidence sur le processus de sédentarisation ? L'apparition du commerce qui présida effectivement à la formation de la catégorie des baj comme classe émergente concerna d'abord les zones de marges de l'espace steppique et les forteresses, qui constituaient à la fois des marchés demandeurs et des zones de production propices à l'élevage comme à l'agriculture. Les produits échangés par les baj étaient, dans un premier temps, issus de l'élevage (bétail, viande, peaux, graisse, crin, etc.) puis ils se diversifièrent pour répondre à la demande en céréales des villes russes. Rapidement, les baj passèrent du statut de commerçant à celui de producteur-commerçant (éleveur, cultivateur) et furent les premiers avec les plus pauvres parmi les Kazakhs à évoluer vers la semi-sédentarité ou la sédentarité. Ils é coulaient leur production dans les foires, qu'ils pouvaient organiser sur les žajlau ou dans leurs aul116, mais qui le plus souvent se tenaient dans les chefs-lieux d'oblast’. Les foires marchandes occupaient une place capitale à la fois pour l'approvisionnement des nouvelles populations russes, pour l'exportation vers la Russie (Russie centrale et Volga) et pour les populations kazakhes auxquelles les marchands russes fournissaient les produits dont ils avaient le monopole : le thé, le sucre, les articles manufacturés. La farine, produit vendu par les marchands russes plutôt que kazakhs, connut à cette pé riode une large diffusion, modifiant les pratiques alimentaires des Kazakhs. À titre indicatif, à l'une des foires d'Akmolinsk de 1894, on avait écoulé 9 000 chevaux, 13 000 bovins, 142 000 moutons, 50 000 pud 117 (819 000 kg) de laine de chèvre et de mouton, 1 000 pud (16 380 kg) de crin, 573 000 peaux de mouton, 94 000 peaux (cuir de vache) 118. Le volume des ventes des foires des oblast’ d'Akmolinsk, de Semipalatinsk et d'Ouralsk, était passé de 16,7 millions de roubles en 1896 à 89 millions en 1902, soit une augmentation de 5 fois119. Dans la seule oblast’ d'Akmolinsk, il y eut, en 1911, plus de 200 foires pour un volume de ventes équivalant à 16 millions de roubles. L'importance du commerce se faisait croissante dans un contexte d'accroissement démographique dû aux flux migratoires des paysans slaves et allemands dans le gouvernorat des steppes.

Paupérisation et transformation du travail

97 Dans ce contexte d'essor de l'activité marchande, les baj connurent un enrichissement rapide120. Ce qui fit dire, en 1902, à un observateur : Le commerce de foires s'est répandu dans la steppe. Le bétail a pris une valeur marchande et a commencé à être évalué en argent. Et les baj kazakhs qui peuvent parfois se réclamer non seulement de leur haute naissance mais aussi du nombre de leurs troupeaux, ressemblent de plus en plus aujourd'hui à des koulaks russes.121

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98 La combinaison de l'élevage et de l'agriculture céréalière dans l'économie des baj, suscita un fort besoin de main-d'oeuvre qui fut recrutée dans les aul les plus pauvres. Ces derniers, souvent issus de l'union de plusieurs foyers miséreux constituant un petit cheptel à partir du regroupement de leur bétail respectif, pouvaient fournir une main- d'oeuvre disponible. Ils occupèrent les fonctions de bergers, de porteurs, d'employés agricoles saisonniers ou bien encore étaient dévolus à la traite des animaux. Alors que parfois et selon le modèle traditionnel, ces employés pouvaient être intégrés à l'aul du baj et y avoir leur yourte et leur famille, se développait de plus en plus un modèle selon lequel la majorité de cette main-d'oeuvre n'était attachée à l'aul que pendant le temps imparti à leur tâche. Ce phénomène particulier donna naissance à une véritable classe de travailleurs saisonniers (qualifiés de batrak dans la nomenclature sociale soviétique reprise par l'historiographie) et constitua le cadre et l'instrument d'une paupérisation croissante. L'exemple d'un baj de l'uezd de Baân-aul dans l'oblast’ de Semipalatinsk illustrait bien la nette prépondérance des employés saisonniers sur les permanents : ce baj possédait 700 desâtin (764,75 ha) de terre, élevait du bétail pour la vente (250 chevaux, 300 bovins, dont 200 de trait), embauchait 20 à 30 travailleurs permanents pour 300 à 400 saisonniers122.

99 Le Tableau n°1 illustre schématiquement l'état de la structure sociale des Kazakhs au dé but du XXe siècle. Les catégories éleveurs/agriculteurs ne réfèrent pas aux sources de revenus les plus significatives mais à la catégorie symboliquement la plus importante à laquelle sont rattachés les groupes. Le dédain du travail de la terre par les éleveurs nomades restait un argument majeur pour définir le statut social des aul, en dépit de la valeur des biens possédés (pour la répartition des biens de l'élevage et de l’agriculture, voir l’exemple de l'uezd de Tchimkent [Tableau n° 3]). Ainsi, le degré de mobilité réelle des catégories citées dans le Tableau n°1 n'est pas toujours directement lié à l'activité principale. Parmi les sédentaires, on compte les plus gros baj qui, installés en villes, dans les stanica ou même dans les villages de paysans immigrés, délèguent l'entretien de leur cheptel et de leurs champs à des tiers. Parmi les sédentaires, on trouve aussi les catégories les plus pauvres, les egìnšì et les kedej, qui vivent d'une petite économie domestique (un champ et quelques bêtes) et sont tout juste autosuffisants. Les žataq et qongsy peuvent être semi-nomades, semi-sédentaires ou sédentaires selon les travaux dont ils sont chargés dans les aul de baj et selon qu'ils possèdent ou non un petit cheptel privé. Seuls les petits baj et les šarua nomadisent véritablement. Cependant, le volume de terre cultivée est devenu pour toutes les catégories proportionnel à la quantité de bé tail possédé (Tableau n°3), confirmant l'importance croissante de l'agriculture fourragè re dans la plupart des cas et céréalière pour les plus aisés. Les indicateurs de richesse et de statut social sont à la fois les biens en bétail et les biens fonciers. La paupérisation (Tableau n°2) s’est accompagnée de la généralisation des pratiques de travail saisonnier (Tableaux n°4 et 5), lesquelles ne garantissaient pas de revenus en saisons chômées. 100 La main-d'oeuvre d'un riche aul n'était pas seulement constituée de travailleurs saisonniers, mais également d'aul affiliés au lignage, qui étaient accueillis et entiè rement pris en charge en échange de leur participation aux travaux. À ce titre, ils ne sont pas comptabilisés ici, bien qu'ils puissent n'être intégrés qu'en saisons123. 101 Ainsi, la pauvreté était indéniablement associée à la sédentarité et à l'agriculture, comme ce fut souvent le cas dans les sociétés nomades qui se paupérisent124. Les baj, s'ils pouvaient être sédentaires et agriculteurs, réservaient toujours à l'élevage une place de choix et jouissaient d'un quasimonopole sur la vente de bétail dans la steppe.

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Dans les sept uezd de Tourgaï et d'Ouralsk (, Tourgaï, Temir, Ouralsk, Libšensk, Aktioubinsk et Koustanaï), plus de 60 % des chevaux vendus et 58 % des moutons appartenaient à de riches baj125. 102 La paupérisation résultait des changements complexes dus à la colonisation : mutation de la structure de la société kazakhe, r églementation de l'accès et de l'usage des territoires, imposition, etc. Ce phénomène accompagna la sédentarisation, dont il fut l'une des causes. La sédentarisation des pauvres revêtait le plus souvent la forme d'un passage à l'agriculture, mais elle se traduisait aussi, dans une bien moindre mesure, par la naissance des métiers ouvriers dans l'industrie naissante du Kazakhstan colonial. D'autre part, quand la sédentarisation concernait les couches aisées de la population kazakhe, le changement était perçu et vécu comme une ascension sociale : les baj s'é taient enrichis et les anciennes élites politiques étaient cooptées. Ce fut parmi ces derni ères que naquit une intelligentsia kazakhe intégrée dans les réseaux politiques de l'Empire.

Conclusion

103 La caractéristique première du processus de sédentarisation réside dans la progressivit é des modalités de fixation des populations kazakhes nomades par l'appareil colonial. La construction administrative du territoire débuta avec le bornage territorial de la plus haute institution politiquement reconnue par les Kazakhs, la žuz, et se termina avec la constitution de la plus petite des divisions, l'aul administratif, se rapprochant des unités sociales de base. Les territoires administratifs tendaient donc dans un premier temps à inclure, du plus grand au plus petit, des segments de la société déjà constitués (žuz, tribus, lignages). Après quoi, dans une deuxième étape de la construction administrative, à partir de 1867, les critères de définition des divisions territoriales ignorèrent de plus en plus la structure lignagère de la société kazakhe. À ce phénomène se conjugua la cooptation des élites d'abord les plus importantes (khans), suivies des élites locales et tribales (sultans, chefs de lignage, etc.), la participation des organes coloniaux à la formation d’une classe d’intellectuels procé dant du même principe. La fixation des populations par la manipulation de la structure politique de la société kazakhe fut donc un préalable à la sédentarisation « économique » des groupes de pasteurs nomades.

104 Dans les faits, le découpage territorial et la nouvelle législation sur la terre affectèrent l'économie pastorale nomade à trois titres, correspondant à trois étapes de la sé dentarisation. Le bornage des pâturages d'hiver fut la première et la plus répandue des mesures suscitées à laquelle succ éda, en deuxième lieu, le développement de l'agriculture fourragère qui motiva l'évolution vers le semi-nomadisme. Enfin, le passage à l'agriculture pour les plus riches et les plus pauvres constitua la dernière é tape sanctionnant l'abandon de l'économie pastorale. 105 La structure sociale des Kazakhs ne manqua pas d'être ébranlée par ces transformations. Dans les conditions évoquées ci-dessus, l'introduction de la monnaie et le développement du commerce – corollaires de l'évolution du peuplement russe urbain et rural paysan – eurent un impact majeur sur l'évolution de la stratification de la société kazakhe. Ces nouvelles activités commerciales, assorties de la chute des autorités traditionnelles, furent à l'origine de l'emprise économique d'une nouvelle classe de baj, catégorie où se confondaient dès lors les gros propriétaires de terres et de

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bétail et les marchands. Les aul les plus indigents, pénalisés par la délimitation des pâ turages et la fixation des groupes, se présentèrent alors comme la population la plus encline à vendre ses services aux baj, donnant ainsi naissance à des pratiques de mé tayage et de travail saisonnier, à tel point qu'on estime que l'état de pauvreté, au début du XXe siècle, touchait près de la moitié de la population kazakhe.

106 Dans ces conditions, le capital économique et le statut réel ou symbolique de nomade ou de sédentaire, dans l'échelle des valeurs de la société kazakhe, gagnèrent en importance au regard de l'appartenance lignagère qui constituait jusqu'alors le critère de distinction sociale le plus signifiant et le plus opératoire. Le système des repré sentations se trouvait bouleversé par l'apparition de nouveaux signes de diffé renciation qui devaient s'intégrer aux dispositifs déjà existants. 107 La représentation du territoire sortit profondément changée de l'expérience coloniale. Elle était définie dans la société nomade kazakhe par la projection des rapports de filiation fictifs ou réels sur le territoire, de telle sorte que chacun des membres de la société pouvait appréhender l'ensemble des parcours des différentes tribus et lignages, et à l'intérieur de ces itinéraires, les stations propres de chaque groupe126. La repré sentation du territoire était intimement associée à la connaissance de l'usage nomade qui en était fait et elle était donc parfaitement connectée aux pratiques des groupes. Elle perdit une part de son efficacité dans le contexte colonial. La fixation des groupes, le quadrillage de l'espace, le passage à la propri été avec délimitation territoriale, constituèrent autant de changements entravant le maintien de cette projection des rapports de filiation sur le territoire. L'association d'un itinéraire à un groupe ne pouvait être systématique que pour les lignages restés nomades. 108 Pour les populations les plus touchées par la sédentarisation, la représentation du territoire évoluait vers une forme sédentaire, c'est-à-dire bornée, où les déplacements eux-mêmes étaient intégrés dans une logique sédentaire. La fixation des groupes conduisit, pour ces populations, à brouiller ou à complexifier leur appréhension du territoire qu'elles pouvaient désormais définir à la fois à l 'aide du maillage administratif colonial et par la désignation des surfaces privées, mais aussi par l'identification des itinéraires nomades réels ou disparus. La représentation des nomades était ainsi concurrencée par celle de l'administration russe qui, au début du XXe, pouvait se targuer de connaître assez précisément la répartition des groupes kazakhs dans le gouvernorat des steppes127, ôtant aux Kazakhs l'exclusivité de ce savoir. Dans une certaine mesure, la connaissance de la répartition des populations selon le territoire occupé et l 'appartenance lignagère passait dans le domaine du savoir administratif mais également savant. 109 Les valeurs, le rapport au territoire qui faisaient système avec la structure même de la société kazakhe étaient remis en question par les transformations de la période coloniale. En raison de leurs interconnexions fonctionnelles, les structures é conomiques et les structures sociales étaient vouées à subir un même effritement : sé dentarisation des groupes sans ressources, travail saisonnier et paupérisation, affaiblissement des solidarités anciennes et des contraintes collectives (régler le partage des itinéraires et des pâturages n'est désormais plus nécessaire), resserrement des réseaux lignagers sur des unités de plus en plus petites, désagrégation des institutions de pouvoir remplacées par l'administration coloniale, etc. S'il restait, à la veille de la Révolution de 1917, une minorité de la population kazakhe qui avait échapp é aux modalités évoquées ici de l'acculturation, la société kazakhe dans son ensemble

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avait profondément changé, le point central de ce processus restant le passage à une logique sédentaire pour tous. Les intellectuels kazakhs de la charnière des XIXe et XXe siè cles, produits de cette acculturation traduite pour eux par une politisation moderne, se firent l'écho de ces mutations et des problèmes qu'elles suscitèrent. Mais ils prônèrent aussi explicitement une véritable sédentarisation couplée de tous les apanages d'une société étatique. S'ils ne représentaient qu'une frange très minoritaire de la société des steppes, leurs discours et sa diffusion révélaient bien la profondeur de l'acculturation et de la déstabilisation d'une société ébranlée par son intégration dans l'Empire russe.

Annexe : Évolution de la structure administrative des Steppes (1822-1891)

Chronologie des réformes et recompositions administratives des territoires de Sibérie jusqu’en 1822 :

110 1708 : Création du gouvernorat de Sibérie avec Tobolsk pour centre.

111 1764 : Création de deux gouvernorats au sein du gouvernorat de Sibérie : celui de Tobolsk et celui d'Irkoutsk. 112 1782-83 : Réforme territoriale administrative : trois oblast’ composent le gouvernorat de Sibérie : Tobolsk, Kolyvanov et Irkoutsk. 113 1796 : Rétablissement de deux gouvernorats dans le gouvernorat de Sibérie : Tobolsk et Irkoutsk. 114 1805 : Création de l'oblast’ de Yakoutie.

115 1803 : Création du gouvernorat général de Sibérie.

116 1819-1822 : Sous l'administration de Mikhajl Speranskij, instigateur des réformes de la structure de gouvernement des terres conquises de Sibérie, sont créés les deux gouvernorats distincts de Sibérie occidentale (centre : Tobolsk, puis Omsk à partir de 1839) avec les gouvernorats de Tobolsk et de Tomsk et l'oblast’ d'Omsk, et de Sibérie orientale (centre Irkoutsk) avec les gouvernorats d'Irkoutsk et de l'Enisseï, l'oblast’ de Yakoutie, la direction d’Okhotsk, du Kamtchatka, et de Troitsko-Savskoe.

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Tableau 1 Stratification sociale des Kazakhs au début du XXe siècle a

Tableau 2 : Stratification sociale de la population de dix oblast’ de la steppe selon la valeur du cheptel possédé par exploitation a

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Tableau 3 : Stratification sociale de la population de l’uezd de Tchimkent, selon la répartition des biens en bétail et en terres cultivées a

Tableau 4 Quantité d’exploitations qui emploient des travailleurs saisonniers a

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Tableau 5 Quantité d’exploitations regroupées en aul qui fournissent des employés saisonniers (%)a

Schéma n° 1 Le gouvernorat de Sibérie occidentale après la promulgation de la Charte des Kirghizes de Sibérie de 1822

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Schéma n° 2 État de la structure administrative des territoires d’Asie centrale à la suite de la réforme de 1867-1868

Schéma n° 3 Structure administrative du gouvernorat général des steppes

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NOTES

1. Tursunbaev & Mikhailov, 1967, pp. 222-223. 2. Horde étant la traduction russe du mot žuz et de ce fait une interprétation russe de la realia kazakhe, on préfèrera le terme kazakh dans ce chapitre. 3. Voir pour les différentes versions et analyses l’introduction de Vostrov & Mukanov, 1968, pp. 9-23. 4. Amanžolov, 1959, pp. 112-113. 5. La Grande Žuz occupe le Semireč’e, le territoire situé entre le Tchou et le Talas, le Karatau ainsi que le cours supérieur et moyen du Syr-Daria. La Moyenne Žuz occupe le plateau du Tourgaï, la

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plaine de Kulund (région de Pavlodar), l’Altaï occidental et le Tarbagataï, le Betpak-Dala, le cours moyen du Syr-Daria et les steppes du Kazakhstan central. La Petite Žuz occupe le plateau de l’Oust-Ourt, le pourtour de la mer d’Aral, le bas Syr-Daria, l’ouest du plateau du Tourgaï, les contreforts méridionaux de l’Oural, ainsi que la dépression caspienne et la presqu’île du Mangyšlak. 6. « Kazakhi », in Tolstov, 1963, p. 326. 7. Voir pour plus de détails sur l’interaction entre le milieu naturel, le système de production matérielle et le fonctionnement social des nomades : Masanov, 1990, pp. 193-204 et Digard, 1990, pp. 97-111. 8. Erofeeva, 1999, pp. 188-197. 9. Pour plus de détails sur l’histoire politique des steppes kazakhes fin xVIIIe-début XIXe, cf. Erofeeva, 1997, pp. 74-143. 10. Masanov et alii, 2001, p. 175. 11. Nous évacuons dans ce chapitre, la question de la Horde de Bukej et de l formation du khanat éponyme dont les particularités nécessiteraient un traitement à part. 12. Baišev, 1979, p. 156 sqq. 13. Masanov et alii, 2001, p. 177. Quatre à six individus par tente, en moyenne, soit environ 56 000 personnes par okrug, et 450 000 pour les huit okrug. 14. Pour l’aspect général de l’organisation administrative et les modifications survenues au cours de sa formation, se reporter au Schéma n° 1. 15. Idem, p. 158. 16. Voir « Svedeniâ o volostâkh Kokpeptinskogo okruga po isčisleniû, proizvedennomu v 1844 zasedatelem Sukhomlinovym » [Informations sur les volost’ de l’okrug de Kokpekty d’après l’estimation en 1844 de l’assesseur Sukhomlinov], texte complet publié par Konšin, 1905, pp. 70-80. Pour l’exemple, voici les noms de quelques-unes des onze volost’ : volost’ des Testamgaly-Najman, volost’ des Sivan-Kerej, volost’ des Sartan-Uak, etc. Une signature des documents de ces recensements était exigée aux informateurs kazakhs. Du fait de l’analphabétisme des populations nomades, les représentants signaient en reproduisant leurs tamga, i.e. les symboles d’appartenance lignagère qui servaient notamment à marquer le bétail. L’administration coloniale recensa ainsi les tamga des lignages administrés. 17. Materialy političeskogo stroâ, 1960, cité dans Kozybaev, 2000, p. 425. 18. Pour avoir une représentation concrète du découpage, on peut se référer au recensement succinct effectué par Valikhanov sur les okrug d’Aâguz et de Kokpekty (1835-1865). Le premier comprend avant la réforme de douze volost’, le second de quinze. Valikhanov, 1985, p. 196. 19. Que l’on trouve aussi sous le nom de « staršij sultan » soit « sultan-doyen ». 20. Masanov et alii, 2001, p. 177. 21. Appartenant à la catégorie des Töre. Cette catégorie appartient à l'ensemble dit de l'« Os blanc » qui regroupe les hodja, qui sont affiliés selon la tradition orale au Prophète et qui remplissent les fonctions de hauts dignitaires religieux, et les Töre de descendance gengiskhanide et plus précisément djöchide. Cet ensemble se distingue de l'« Os noir » qui comprend tout le reste de la société, sans considération de statut économique. 22. Soit environ 533 à 746 ha. 23. Polnoe sobranie zakonov Rossijsoj Imperii, cité par Masanov, 1995, pp. 229-230. 24. Masanov, ibid., pp. 169-177. 25. D'abord appelées okrug extérieurs car n'incluant pas les forteresses d'Orenbourg et d'Ouralsk jusqu'en 1828. Masanov et alii,op. cit., p. 176. 26. Baišev, op. cit., p. 162. 27. L'une des trois tribus de la petite Žuz. Les Älìm-uly se subdivisent en six groupes de filiation dont font partie les Šömekej (environ 100 000 personnes à la fin du XIXe siècle). Les lignages Älìm- uly ont leurs hivernages de la source du fleuve Emba à la mer Caspienne, jusqu’au nord des

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littoraux de la mer d'Aral. Des stations d’hiver se trouvent également dans les sables Barasuk du Karakoum jusqu'au bas Syr-Daria, entre le Kuvan et le Žana-Daria. Leurs estivages sont répartis sur les bords des cours d'eau Tobol, Tourgaï, Irgiz, Ori, , Hobda, Emba, Uil, et sur tout le territoire des monts Mugodžar. Ils sont au nombre de 300 à 350 000 personnes environ. D'après Masanov, 1995, p. 62. 28. Groupe de la Žuz Moyenne. Présents dans le centre du Kazakhstan, du cours moyen et infé rieur du Syr-Daria au sud jusqu'au bassin du Tobol au nord. Compte entre 140 000 et 150 000 personnes à la fin du XIXe siècle. D'après Masanov, ibid., p. 60. 29. L'un des trois groupes de la Petite Žuz, dont les hivernages sont dispersés sur le cours moyen du Syr-Daria et les régions voisines, et les estivages dans tout le Nord jusqu'aux piémonts de l'Oural. Ils comptent environ 270 à 300 000 personnes, Masanov, ibid., p. 63. 30. Les groupes Baj-uly (parmi lesquels il y a les Adaj), sont localisés entre l'Oural et l'Emba, sur le plateau de l'Oust-Ourt, dans la péninsule du Mangyšlak, sur les bords de la mer Caspienne. Les pâ turages d'hiver sont localisés dans le Sud, dans les zones désertiques et semi-désertiques, les pâ turages d'été dans les zones steppiques, au nord de la région, Masanov, ibid., p. 62. 31. On ne trouve aucune indication de leurs frontières dans les sources consultées pour ce chapitre. 32. En russe, sultan-pravitel’. 33. Baišev, op. cit., p. 163. 34. Baišev, ibid., p. 163. 35. En russe : ancienneté, fait d’être doyen. Désigne l'institution dirigée par les aînés. 36. Baišev, ibid., p. 163. 37. Baišev, ibid., p. 164, d'après CGA KAZSSR [Archives centrales d'État de la RSS Kazakhe], f. 4, op. 1, d. 5255, l. 16. 38. Masanov et alii, op. cit., p. 177. 39. Alekseenko & Alekseenko, 1999, p. 9. 40. Baišev, op. cit., p. 187. 41. Semenov-Tân-Šanskij, 1887, p. 189. 42. Baišev, op. cit., p. 190. 43. Que l'on retrouve aussi sous les noms de kongyrat ou konrad, avec des orthographes diffé rentes suivant les translittérations utilisées. Ce groupe lignager, l'un des plus importants de la Žuz Moyenne, est présent sur le cours moyen du Syr-Daria. À titre indicatif, on en comptait à la fin du XIXe siècle environ 20 000 dans chacun des uezd de Tchimkent et de Perovsk, et une grande majorité dans la région de Tachkent, soit environ 100 000. D'après Masanov, 1995, p. 61. 44. Petit groupe lignager de la Grande Žuz, qui souvent n'est pas mentionné comme faisant partie de la Grande Žuz, de même que les Katagan. D'après Masanov, op. cit., p. 56. 45. Kozybaev, 2000, pp. 321-344. Les résistances (insurrections, attaques) naissent des rivalités entre sultans cooptés et sultans non choisis par le pouvoir russe, puis du rassemblement des mé contents qui grossissent les rangs des insurgés. La question de la circulation apparaît seulement en cas d'entrave profonde, en particulier sur les marges septentrionales des steppes (Oural par exemple). 46. Alekseenko & Alekseenko, 1999, p. 10. 47. Pour lesquels on peut donner les équivalents suivants : gouvernement > région > département > district > commune. 48. Alekseenko & Alekseenko, op. cit., p. 12. 49. Kozybaev, 1997, t. 2, p. 232. 50. Sulejmenov, 1963, p. 42. 51. Sulejmenov, ibid., p. 49. 52. Alektorov, 1890. 53. Fedorov, 1941, p. 149.

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54. Sulejmenov, op. cit. 55. Sulejmenov, ibid. 56. On note cependant plusieurs cas de dirigeants élus à vie suivant les lois précédant la réforme et qui se sont maintenus jusqu'à l'abolition de ce système en 1918. 57. Sulejmenov, op. cit., p. 43. 58. Nom désignant en particulier les villages sédentaires du Turkestan, signifiant é tymologiquement le pâturage d’hiver (> qys : l'hiver) qui furent les lieux privilégiés de la sé dentarisation. 59. Signifie barbe blanche. Chef de village ou de quartier, tirant son statut et son autorité de son âge, de l'expérience et de la sagesse qui y sont associées. 60. Sulejmenov, op. cit., pp. 43-44. 61. Baišev, op. cit., p. 229. 62. Sulejmenov, op. cit., p. 45. 63. Attaque dans le but de dérober du bétail, vol de bétail. D'après Ûdakhin, 1965. 64. Sulejmenov, op. cit., pp. 44-45. 65. Voir sur cet aspect le travail novateur de Jane Burbank, 1997, pp. 82-106. 66. La fonction de bij est héréditaire, les aînés transmettant à leurs descendants les qualités oratoires qui y sont associées ainsi que la connaissance du droit. 67. Masanov, op. cit., p. 228. 68. Pour la population sédentaire de l'oblast’ du Syr-Daria par exemple, on avait conservé les syst èmes d’imposition en vigueur dans le khanat de Kokand. 69. Masanov, op. cit., p. 228. 70. En 1898-1901, 61,5 % des revenus étaient reçus en nature pour les Kazakhs pratiquant en partie l'agriculture dans les oblast’ d'Akmolinsk, de Semipalatinsk et de Tourgaï, contre 38,5 % en argent. On retrouve la même proportion pour les dépenses. D'après Galuzo, 1968, p. 52. 71. En kazakh, èreže. 72. Materialy po istorii gosudarstva i prava..., 1994, p. 50. 73. Masanov, op. cit., pp. 227-228. 74. Tirés de Galuzo, op. cit., pp. 71-72. 75. Alekseenko & Alekseenko, op. cit., p. 111. 76. Coquin, 1969, pp. 195-213. 77. Démantèlements des communes paysannes, encouragement à la propriété privée. 78. De 1870 à 1906, 512 000 migrants s'installèrent dans les steppes contre 714 000 entre 1906 et 1914. Au recensement de 1897, les Kazakhs représentaient 71,1 % de la population et en 1914, 58,5 %, Alekseenko, 1999, p. 115. 79. Organisme chargé de l'installation des nouveaux migrants. 80. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû. Akmolinskaâ oblast’. Atbasarskij uezd, 1902, cité par Galuzo, op. cit., pp. 73-74. 81. Masanov, op. cit., pp. 137-138. 82. Galuzo, op. cit., p. 74. 83. Galuzo, ibid., p. 74. 84. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû [...] Akmolinskaâ oblast’. Petropavlovskij uezd, 1908, p. 97. Texte de Dobrovol’skij cité in Galuzo, ibid., p. 74. 85. Galuzo, ibid., p. 75. 86. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû [...] Akmolinskaâ oblast’. Omskij uezd, 1908, p. 97. Texte de Dobrovol’skij cité par Galuzo, ibid., p. 75. 87. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû […] Akmolinskaâ oblast’. Atbasarskij uezd, op. cit., p. XI. Cité par Galuzo, ibid., p. 75. 88. Semenov & Lamanskij, 1903, p. 208. Sur les hivernages, on peut observer différents types d'habitat qui varient en fonction des conditions climatiques et du statut social des propriétaires.

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Dans les régions du nord, les habitats d'hiver sont en bois et plus rarement en terre, dans l'Altaï méridional et dans le Tarbagataj, les maisons sont construites en pierre et en bois, dans les ré gions de steppes sans forêt et, dans le Sud, elles sont en terre. 89. I. Solovcev décrit dans Zapiski zapadno-sibirskogo…, 1897, l'hivernage du baj Totanov dans l'uezd de Kokčetav, hivernage qui se présente comme « une petite campagne de 24 habitations, organisées en groupe et entourées par une haie. On ne pouvait attendre aucune régularité dans la construction et la disposition des maisons. Leur forme était des plus variée : quelques maisons à quatre murs sans toit mais avec un remblai de terre qui ressemblent à des izbas paysannes, beaucoup de construction en terre. » 90. Tolybekov, op. cit., p. 497. 91. Petit désert de sable situé au nord-est de la mer d 'Aral (à ne pas confondre avec le Karakoum). 92. Tolybekov, op. cit., pp. 496-497 et Šalekenov, 1966, p. 204. 93. Les longs et grands déplacements de printemps et d’automne représentaient des distances d'environ 1 000 verstes l'aller. On parcourait 20 km par jour en moyenne avec des pauses courtes de 2-3 jours tous les 3-4 jours, le rythme était adapté à partir d'une évaluation précise des besoins en eau et en nourriture pour le bétail. 94. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû… Akmolinskaâ oblast’. Atbasarskij uezd, op. cit., p. 27, cité par Tolybekov, op. cit., p. 499. 95. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû […] Turgajskaâ oblast’. Kustanajskij uezd, 1903, p. 7, cité par Tolybekov, op. cit., p. 499. 96. Résolution sur les allogènes, cité par Sulejmenov, op. cit., p. 150. 97. Unité de mesure agraire équivalant à 1,0925 ha. 98. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû … Semipalatinskoj oblasti. Ust’-Kamenogorskij uezd, 1905, pp. 27-28. Cité par Galuzo, op. cit., p. 77. 99. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû […] Semipalatinskoj oblasti. Pavlodarskij uezd, 1903, pp. 25-26. Cité par Galuzo, 1968, p. 77. 100. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû... Akmolinskaâ oblast’. Omskij uezd, op. cit., p. 46. Cité par Galuzo, op. cit., p. 78 101. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû […] Semipalatinskoj oblasti. Pavlodarskij uezd, op. cit., p. 20. Cité par Galuzo, op. cit., pp. 80-81. 102. Materialy po vtoromu obsledovaniû v 1910-1911 […] Ust’-Kamenogorskij uezd, 1913, p. 48, cité par Galuzo, op. cit., p. 77. 103. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû […] Turgajskaâ oblast. Kustanajskij uezd, op. cit., p. 70, cité par Galuzo, op. cit., p. 78. 104. Materialy po vtoromu obsledovaniû v 1910-1911 khozâjstva […] Semipalatinskoj oblasti. Pavlodarskij uezd, 1912. p. 16, cité par Galuzo, op. cit., p. 78. 105. Galuzo, op. cit., p. 80. 106. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû […] Akmolinskaâ oblast’. Petropavlovskij uezd, 1908, op. cit., pp. 220, 228-229, cité par Galuzo, ibid., p. 91. 107. Materialy po kirgizskomu zemlepol’zovaniû […] Semipalatinskaâ oblast’. Ust’-Kamenogorskij uezd, 1905, p. 83, cité par Galuzo, ibid., p. 92. 108. Galuzo, ibid., p. 92. 109. Vsepoddannejšaâ zapiska predsedatelâ Soveta Ministrov […], 1910, pp. 91-92, cité par Galuzo, ibid., p. 93. 110. Spécialiste de l'histoire coloniale des Kazakhs et des Kirghizes, ainsi que de l'histoire é conomique de la Russie impériale. Directeur de l'Institut d'histoire de Leningrad de 1957 à sa mort. 111. Vâtkin, 1998, p. 79.

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112. Tolybekov, op. cit., p. 505. 113. Ibid., p. 505. 114. Ibid., pp. 509-510. 115. Preux guerrier, qui s'est distingué par ses exploits militaires envers l'ennemi djoungare ou russe, dont la gloire est retracée dans l'art oratoire. Ces honneurs lui valent une place privilégiée dans la société où son autorité se traduit aussi par une certaine aisance économique. 116. Sulejmenov, op. cit., p. 76. 117. Mesure de poids : 16,38 kg. 118. Učenye zapiski […], 1941, pp. 181-182. 119. Materialy naučnoj sessii […], 1955, pp. 170-171. 120. On pouvait distinguer quatre catégories de marchands selon le volume annuel de leurs ventes : 1) jusqu'à 500 000 roubles, 2) jusqu'à 200 000 roubles, 3) jusqu'à 50 000 roubles, 4) moins de 50 000 roubles. On en comptait quelques centaines pour les trois premières catégories dans le gouvernorat des Steppes, et environ un millier pour les autres. D'après Sulejmenov, op. cit., p. 78. 121. Dorofeev, 1902, p. 510. 122. Materialy naučnoj sessii […], 1955, p. 173. 123. Ibid., p. 81. 124. Digard, 1990, p. 100. 125. Učenye zapiski Alma-atinskogo […], 1941, pp. 181-182. 126. Via les garants de la connaissance généalogique, comme notamment les aqyn, poètes improvisateurs. 127. La minutie et le degré de précision des données issues des expéditions Šerbin, Rumâncev, etc. en témoignent éloquemment.

RÉSUMÉS

Ce chapitre interroge l’impact de la colonisation russe sur le nomadisme dans les steppes kazakhes à partir des sources savantes russes de la période impériale et de l’historiographie soviétique sur le pastoralisme kazakh de l’époque coloniale. Il prend pour objet le territoire des nomades comme observatoire des mutations politiques, sociales et économiques engendrées par la conquête tsariste. Il montre comment l’administration impériale absorbe les structures sociopolitiques autochtones dans son maillage, par le biais de la cooptation des élites locales et l’octroi de prérogatives politiques, juridiques et fiscales. Il analyse les effets de la législation foncière qui accompagne les vagues de peuplement paysan russe sur les pratiques pastorales des Kazakhs en termes de statut et d’usage des pâtures et des terres cultivées. Enfin, il relie à ces processus les changements qui remodèlent la stratification de la société kazakhe. Fort de ces arguments, il envisage l’expérience coloniale comme une première étape dans le processus de sédentarisation des Kazakhs.

This chapter questions the impact of the Russian colonization on nomadism in the Kazakh steppes, drawing from Russian scientific sources of the Imperial period and from the Soviet historiography on Kazakh pastoralism during the colonial period. It considers the territory of the nomads as an observatory for political, social and economic mutations caused by the Tsarist conquest. It shows how the Imperial administration absorbs the indigenous socio -political structures in its network through the co -optation of local elites and the attribution of political,

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legal and fiscal prerogatives. It analyses the land legislation supporting the settlement of Russian peasants and its effects on the pastoral practices of the Kazakhs in terms of status and use of pastures and cultivated lands. Lastly it connected these processes to the new forms of stratification of the Kazakh society. This chapter depicts the colonial experience as a first step towards the sedentarization process of the Kazakhs.

Исходя из источников русских ученых Царской России и советской историографии о казахском пасторализме в эпоху колонизации, данная глава предлагает рассмотреть влияние колонизации русскими в казахских степях. Предмет изучения – территория кочевников, как обсерватория политических, социальных и экономических мутаций, вызванных завоеванием Россией. В главе говорится о том, каким образом администрация Российской империи поглощает в свои сети социополитические структуры автохтонов посредством назначений местной элиты и выдачи им политических, правовых и налоговых полномочий. Глава анализирует влияние земельного права на скотоводческую деятельность казахов во время массового заселения русских крестьян в рамках положения и использования пастбищ и пахотных земель. В итоге, эта глава устанавливает связь этих процессов с изменениями, которые модифицировали социальную стратификацию Казахов. А также рассматривает колониальный опыт как первый этап процесса седeнтаризации Казахов.

INDEX motsclesru Казахи, кочевничество, пасторализм, седeнтаризация, колонизация, Российская империя, земельное право на пастбища, административное строительство Mots-clés : kazakhs, nomadisme, pastoralisme, sédentarisation, colonisation, Empire russe, foncier pastoral, maillage administratif Keywords : Kazakhs, nomadism, pastoralism, sedentarization, colonisation, Russian empire, pastoral land legislation, administrative networking

AUTEUR

ISABELLE OHAYON

Chargée de recherche au CNRS au Centre d’Étude des mondes russe, caucasien et centreeuropéen (Cercec), Ehess, Paris, France, Isabelle Ohayon travaille sur l’histoire sociale et politique des sociétés pastorales d’Asie centrale coloniale et soviétique. Elle est notamment l’auteur d’un ouvrage sur la sédentarisation forcée des Kazakhs (Ohayon, 2006 ; 2008 ; 2013). [email protected] http://www.cercec.fr/isabelleohayon.html

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Le développement d'une intelligentsia entre plusieurs modèles

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Akmolinsk entre histoire et mémoire

Laure du Teilhet

Introduction

1 L’histoire de la région d’Akmolinsk, des origines de son peuplement jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique est, somme toute, peu connue. Pourtant, elle est cruciale pour comprendre le rôle que cette région a joué en tant que frontière, plaque d’échanges commerciaux, lieu d’exil et d’internement et zone de contact pour de nombreux groupes ethniques et populations diverses. L’histoire de cette vaste région au climat inhospitalier constitue à elle seule celle d’une véritable épopée qui a vu se succéder, entre autres, la période des confédérations turciques, de la conquête coloniale par les armées tsaristes, puis les périodes d’une Akmolinsk révolutionnaire et soviétique. Au cours de cette dernière période, la région connut de nombreuses vagues de migrations forcées mais la plus grande d’entre elles eut lieu dans les années 1950, lorsque Khrouchtchev décida le lancement de la campagne de défrichement des terres vierges et en friche. À partir de 1954, la région accueillit environ deux millions de celinniki1. Pendant dix ans, l’afflux de migrants ne cessa pas. Ils défrichèrent plus de vingt-cinq millions d’hectares de terres au Kazakhstan. Cet événement majeur a marqué de son empreinte l’histoire du pays et celle de la région plus particulièrement, en la transformant profondément sur les plans économique et démographique mais aussi culturel. La campagne et l’idéologie qu’elle véhiculait trouvent encore un écho aujourd’hui dans la mémoire collective de l’ensemble de la population du Kazakhstan. C’est sans doute en partie dans celle-ci que le Président Nazarbaev puisa pour décider du changement de capitale d’Almaty à Astana.

Les steppes entre l’Irtyš et l’Išim

2 Le territoire qui s’étend au sud d’Omsk, entre les fleuves Irtyš à l’est et Išim à l’ouest, fut habité dès le paléolithique inférieur, il y a près de huit cent mille ans. Cependant, ce

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fut au paléolithique supérieur que se situèrent les premiers groupements humains sur ce territoire2. L’ère du néolithique est liée à l’apparition de l’élevage et de l’agriculture. Durant l’âge du bronze (IIIe millénaire av. J.-C.), les vastes étendues steppiques étaient peuplées de tribus qui ont laissé derrière elles une culture originale dite d’Andronovo. C’est à la fin du IIe et au début du Ie millénaire qu’apparut dans les steppes le nomadisme pastoral. Son émergence dans les steppes kazakhes constituait un exemple frappant des capacités d’adaptation de groupes humains à la vie dans des territoires inhospitaliers. Le long des fleuves, l’agriculture s’est développée. Entre les VIe et VIIIe siècles de notre ère, plusieurs confédérations turciques s’installèrent sur le territoire. C’est au cours des Xe et XIe siècles que l’islam toucha les populations nomades turciques et remonta progressivement vers le nord. Le pouvoir musulman mit plusieurs décennies avant d’être établi au sud des steppes. Au XIe siècle, une puissante confédération de tribus Qypčak étendit son pouvoir sur un territoire qui allait de l’Irtyš à l’Edil’ (Volga). S’ensuivit un processus de consolidation ethnique des différentes tribus (Kangla, Kimak, Toksob notamment) en un peuple uni ayant pour but de se protéger des invasions du dangereux voisin oriental. Pourtant, la confédération Qypčak et le territoire des steppes furent sous influence mongole à partir de 1219 et jusqu’au XVe siècle. Au cours de la seconde moitié du XVe siècle, le Mongolistan connut une décadence progressive et le khanat kazakh apparut.

3 Au XVIe siècle, la partie nord-ouest de la région des steppes appartenait au khanat de Sibérie. Son dernier khan, Kučum, combattit le Cosaque Ermak3 pendant plusieurs années, prenant et reperdant la capitale Sibir’ à plusieurs reprises. C’est en 1598, sous Boris Godounov, que Sibir’ fut reprise une dernière fois par les Russes ; une ligne de fortifications fut alors édifiée au nord-ouest de la future région d’Akmolinsk (Tioumen, Tobolsk, Tomsk). 4 La partie sud de la région des steppes appartenait au khanat kazakh, fondé au XVe siècle. C’est à cette période que correspond la fixation de l’ethnonyme « kazakh ». À la fin du XVe siècle, les trois Hordes [Žuz] apparurent : la Grande, la Moyenne et la Petite. Il s’agissait de confédérations tribales qui se fixèrent territorialement sur l’ensemble des steppes kazakhes selon des lieux d’hivernage et d’estivage traditionnels. Pour la première fois depuis la conquête mongole, l’ensemble des terres où nomadisaient les tribus kazakhes se retrouvait sous le même pouvoir, celui du khanat kazakh. Le territoire de la Grande Horde s’étendait du Syr-Daria au Semireč’e, dans l’est de l’actuel Kazakhstan. Le territoire de la Moyenne Horde se situait dans les zones steppiques centrales qui comprenaient les steppes de la région d’Akmolinsk. La Petite Horde vivait à l’ouest, le long des côtes de la mer d’Aral et de la mer Caspienne. L’expansion russe en Sibérie a soigneusement évité les steppes kazakhes à cause de l’infériorité militaire de l’infanterie et du nombre insuffisant de troupes montées de Cosaques face à des armées de nomades à cheval. 5 Jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle, les Kazakhs ne faisaient pas partie de l’Empire russe, mais ce dernier essayait de gagner de l’influence dans la région par le biais de relations diplomatiques plus que par une politique expansionniste. Sous la pression constante liée à la crainte des incursions ennemies, plusieurs khans kazakhs préférèrent signer des traités de protection et d’allégeance formelle avec la Russie en 1731 (Petite Horde), en 1740 (Moyenne Horde) et avec la Chine en 1770. 6 Dans l’historiographie soviétique, cette période fut appelée « l’union volontaire du Kazakhstan avec la Russie »4. Les troupes russes érigèrent une ligne de fortification-

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frontière au nord des steppes situées entre l’Išim et l’Irtyš (Orsk, Omsk, Petropavlosk, Orenbourg, Semipalatinsk, Oust-Kamenogorsk). La constitution de la ligne de fortification inaugura la « pacification des marges méridionales » de la Russie et Orenbourg devint « la porte et la clé de l’Orient ». La construction d’Orenbourg en 1739 fut suivie en 1742 par la formation de la ligne de fortification d’Orenbourg ou « Ligne amère » [Gorkaâ liniâ]5. Cette frontière reliait entre elles les lignes de l’Oural et de la Sibérie en passant par les fortifications de l’Išim et de l’Irtyš. En 1744, lors de la création du gouvernorat d’Orenbourg, la ligne comptait onze forteresses, trente-trois redoutes et quarante-deux postes militaires, entre lesquels le réseau de « villages- cantonnements » [stanica] cosaques s’était implanté.

Akmolinsk l’impériale

7 Dès la fin du XVIIIe siècle, les forteresses russes devinrent de véritables pôles d’échanges économiques, à travers un dense réseau de foires et de marchés de troc. Cependant, jusqu’en 1782, soit cinquante ans après la signature des premiers traités d’allégeance, l’influence russe ne s’étendait guère au-delà des zones frontalières du territoire kazakh. Il fallut encore attendre presque un siècle pour que l’Empire russe n’exerçât son plein contrôle sur la région après la défaite de Kenesary Kasymov (1837-1847, petit-fils du khan Abylaj).

8 En 1822, lors des réformes lancées par Speranski, alors gouverneur général de Sibérie, les crises internes avaient tellement affaibli les khans qu’il y eut peu de résistance à l’abolition de leur autorité politique et à l’imposition d’une administration impériale directe à travers l’Ustav o sibirskikh Kirgizakh [Règlement sur les Kirghizes de Sibérie] 6. Le règlement s’appliquait aux Kazakhs de la Petite et de la Moyenne Horde. Les Russes voulaient consolider leur pouvoir et Speranski décida donc, en 1822, de former la région de Sibérie orientale avec Irkoutsk comme centre, et la région de Sibérie occidentale, avec Tobolsk pour capitale régionale, puis, à partir de 1839, Omsk. Les territoires de pâturages de la Moyenne Horde et d’une partie de la Grande Horde furent adjoints à la Sibérie occidentale sous le nom de « région des kirghizes de Sibérie »7. La Sibérie fut donc divisée en deux parties et une administration sibérienne fut créée ainsi qu’une structure administrative impériale. Celle qui était appliquée à la Moyenne Horde était la suivante : oblast’ [région], okrug [arrondissement], volost’ [canton], aul [village]. Chaque okrug comprenait quinze à vingt volost’, lesquels comptaient dix à douze aul. Un village comptait entre cinquante et soixante-dix yourtes mais leur nombre pouvait parfois excéder deux cents. Le village était dirigé par un ancien, staršin ou aksakal, élu pour trois ans et assisté de deux secrétaires nommés par le gouverneur général. 9 Le 28 mai 1830, sous le commandement du lieutenant-colonel Šubin, un détachement militaire de deux cents hommes avec des chariots chargés de stocks de vivres pour deux mois, se rendit dans la steppe kazakhe pour y asseoir les fondements d’une forteresse au bord du fleuve Išim. Le détachement, en provenance de la forteresse de Petropavlosk, s’arrêta près du passage de Kara-Utkul’ sur le fleuve Išim, à l’endroit où, cet été-là, le sultan Konur-Kul’dža Khumajmendin nomadisait8. Sur la rive droite du fleuve, le détachement se mit à construire une caserne de quatre salles et d’autres bâtiments comprenant notamment l’économat. Les premiers bâtisseurs de la forteresse étaient des Cosaques de Sibérie. On comptait parmi eux, Fedor Ladygin, Dmitrij

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Konûkhov, Nikolaj Šestakov, Grigorij Verevkin, le clairon Ivan Aleksandrov, Mikhajl Plotnikov et l’aide-médecin Gavril Ûdin. Le 22 août 1832, à peine deux ans après l’arrivée du détachement, l’inauguration solennelle de la forteresse d’Akmolinsk eut lieu et l’arrondissement d’Akmolinsk, qui faisait partie de la région d’Omsk en Sibérie occidentale, fut ouvert9. L’arrondissement était géré par un sultan local ayant un rang impérial. Le premier sultan, Konur-Kul’dža Khumajmendin, était un homme riche qui avait milité en 1829 en faveur de la création de l’arrondissement pour obtenir la protection de l’Empire russe contre les razzias de bétails et les incursions étrangères. 10 La réaction de la Moyenne Horde ne tarda pas et prit la forme d’une révolte qui dura plus de dix ans. Elle était menée par le sultan Kenesary Kasymov. Celui-ci voulait abolir le système des arrondissements et réunir les trois hordes en un État unique. L’historiographie soviétique décrivit Kasymov comme un aristocrate réactionnaire qui n’avait pas le soutien de la population alors que les écrivains kazakhs le présentèrent comme un héros national, symbole de la lutte contre l’Empire russe. Au faîte de sa puissance, Kasymov, qui avait été élu khan par les représentants des trois hordes, contrôlait une armée de vingt mille hommes et la majeure partie des steppes centrales à l’exception des lignes de fortifications se trouvant le long des fleuves10. Le 26 mai 1838, il attaqua la forteresse d’Akmolinsk qui était défendue par quatre-vingts Cosaques. Il brûla cinq maisons dans le village et, après six jours de siège, il se replia en ayant volé douze mille chevaux au sultan Konur-Kul’dža Khudajmendin et à sa famille11. 11 La deuxième moitié du XIXe siècle fut marquée par l’expansion et la consolidation de l’Empire russe au Kazakhstan. En 1845, cent familles de Cosaques s’installèrent à Akmolinsk. Un grand village tatar, un autre de soldats et une stanica furent créés à côté de la forteresse. 12 En 1860, un bureau de poste fut ouvert dans la forteresse, laquelle était devenue un point commercial névralgique pour les caravanes en provenance de Boukhara et de Tachkent au sud et d’Omsk et Petropavlosk au nord. Akmolinsk, située sur une route caravanière, commença à jouer un rôle important dans le développement des relations commerciales russo-kazakhes. 13 En 1861, une fonderie de cuivre fut installée et, en 1862, la stanica d’Akmolinsk fut élevée au rang de « ville-ceinture ». Une mosquée de bois fut construite pour les marchands de passage puis, en 1863, une école d’éducation religieuse. L’école était fréquentée par quarante garçons asiatiques aux origines diverses. Des marchands russes et tatars s’installèrent à Akmolinsk et deux églises russes furent construites. En 1864, la ville comptait 1 777 âmes. 14 En 1868, l’oblast’ d’Akmolinsk fut créé avec Omsk en son centre. Son territoire, qui couvrait 530 000 km², s’étendait du Syr-Daria au sud jusqu’à Tobolsk et Omsk au nord. Akmolinsk devint chef-lieu de district. La forteresse d’Akmolinsk se développa et se transforma rapidement en ville et, le 25 mai 1874, le statut de ville lui fut donné. 15 Entre 1870 et 1900, la région d’Akmolinsk devint une zone majeure d’échanges commerciaux entre Russes et Kazakhs. Des douzaines de nouvelles foires furent ouvertes. Le volume des marchandises échangées sur les marchés tripla entre 1882 et 1900 et le montant des échanges passa de 6,6 millions à 18,5 millions de roubles. 16 En 1876, des internats pour garçons kazakhs furent ouverts à Akmolinsk, Petropavlosk et Kokčetav. Akmolinsk comptait 5 640 habitants en 1890. La stanica comprenait, quant à elle, 386 foyers et 2 855 habitants.

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17 À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la région devint l’une des destinations principales des paysans russes, spécialement durant les années 1890 et, après 1907, lors des réformes de Stolypine. En 1891, le gouvernorat général des steppes fut créé et l’ oblast’ d’Akmolinsk fut divisé en différents districts : district d’Omsk, d’Akmolinsk, d’Atbasar, de Petropavlovsk et de Kokčetav. Après l’adoption de ce nouveau « statut des steppes » et la saisie des terres de pâturages aux Kazakhs, les steppes kazakhes devinrent très attirantes pour les paysans russes. Les nouveaux migrants s’approprièrent les meilleures terres du nord de la steppe (le long des points d’eau), lesquelles étaient utilisées par les troupeaux durant l’été. Ces changements désorganisèrent l’élevage extensif des Kazakhs. Durant cette période, de nombreux Kazakhs furent sédentarisés et durent se lancer dans l’agriculture en plus de leur activité habituelle qui était l’élevage. D’autres résistèrent et furent déplacés vers des terres plus arides12. 18 En 1893, la ville d’Akmolinsk comptait 6 428 âmes, trois églises, cinq écoles et lycées et trois usines. Dans l’oblast’ d’Akmolinsk, on dénombrait 530 475 âmes parmi lesquelles, 279 207 hommes et 251 268 femmes. Les Kazakhs étaient estimés à 356 054 et les Cosaques, à 72 94013. Le plus grand nombre d’implantations de Russes eut lieu en 1906, lors de la vigoureuse réforme agraire de Stolypine, alors Premier ministre. Ce dernier espérait que les steppes seraient largement cultivées et qu’elles produiraient des excédents de céréales qu’il serait possible d’écouler en Russie et à l’étranger. L’afflux de migrants a fondamentalement changé la composition ethnique de la région d’Akmolinsk et plus largement, du Kazakhstan. En effet, entre 1896 et 1916, un million et demi de Russes s’étaient installés au Kazakhstan. Plus d’un demi-million d’entre eux avaient élu domicile dans l’oblast’ d’Akmolinsk entre 1897 et 1920. La part de Russes et d’Ukrainiens augmenta rapidement, passant de 11 à 13 %, jusqu’à représenter 57,2 % de la population de la région en 1920. Bien que la population kazakhe ait crû de 427 389 à 445 347 durant cette même période, elle ne représentait que 62,6 % en 1897 et 37,5 % en 1920 de la population totale de la région14. 19 À la fin du XIXe siècle, la région fut aussi un lieu d’exil. Les bannis n’étaient qu’une petite douzaine, mais ils ont influencé la vie culturelle des villes durant les années quatre-vingts en formant des cercles culturels illégaux et révolutionnaires auxquels participaient les Kazakhs et les Tatars locaux. Cependant, leur influence a sans doute été exagérée par l’historiographie soviétique, notamment en ce qui concernait la révolution de 1905. En octobre, une grève générale éclata dans toute la Russie et les employés du bureau de poste et télégraphe d’Akmolinsk y prirent part durant plusieurs mois. En 1906, l’état militaire d’urgence fut instauré dans la région. En 1911 et 1912, les exilés révolutionnaires aidèrent à organiser des grèves répétées dans différentes mines et fonderies de cuivre du district d’Atbasar15. 20 Après quarante ans d’immigrations régulières dans la région d’Akmolinsk, le plus grand nombre de paysans s’était installé le long des fleuves. Une bande de villages s’étendait au nord-ouest d’Akmolinsk, le long du fleuve Išim, tandis qu’au sud de la ville, les implantations étaient rassemblées en grappe le long du fleuve . La masse des paysans implantés dans la région n’exerçait pas une grande influence sur sa vie culturelle. Leurs contacts avec les Kazakhs étaient avant tout d’ordre économique. Malgré tout, leur seule présence a profondément transformé la vie des populations locales. Au début du XXe siècle, la question sociale la plus explosive de la région était celle qui concernait la répartition et l’utilisation de la terre.

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Akmolinsk la révolutionnaire

21 Le mécontentement des Kazakhs s’exprima durant la Première Guerre mondiale lors des fameuses émeutes de 1916. La région d’Akmolinsk devint l’un des centres d’une insurrection nationale kazakhe qui fut la plus importante cause à court terme des révolutions de 1917. Le facteur déclenchant des émeutes fut un décret impérial de juin 1916 qui, outre les réquisitions de bétail, de fourrage, de produits alimentaires et l’augmentation des taxes, décrétait la mobilisation de cinq cent mille recrues inorodcy16 âgées de dix-neuf à quarante-trois ans. Auparavant, c’était précisément leur statut d’ inorodcy qui les écartait des obligations militaires. Les recrues kazakhes des steppes, au nombre de 390 000, devaient effectuer des travaux de construction et de fortification sur la base arrière du théâtre des opérations tout en étant armées de pelles et non d’armes, ce qui acheva de blesser leur amour-propre. Partout où ce décret fut annoncé, il déclencha de grandes révoltes qui embrasèrent les steppes. Dans la région d’Akmolinsk, où le décret fut annoncé le 29 juin, les émeutes étaient menées sous la conduite de Saken Sejfullin17. En juillet et août, il y eut plusieurs agressions de fonctionnaires kazakhs, russes ainsi que de colons russes dans tout le Kazakhstan. Le 16 juillet, une assemblée d’aksakaly de quatre différents districts se tint à Atbasar. Ils décidèrent d’envoyer loin dans la steppe, hors d’atteinte des officiels, tous les hommes en âge d’être appelés sous les drapeaux. Un fonctionnaire russe a rapporté que « dans les districts d’Akmola et d’Atbasar les Kazakhs, en âge de remplir leurs obligations militaires, quittaient leurs villages. Ils ont commencé à se rassembler dans la steppe par milliers et ont annoncé ouvertement qu’ils allaient résister. Ils mourront dans la steppe plutôt que de venir au travail ». À la fin de l’été, presque trente mille kazakhs armés se réunirent dans la région d’Akmolinsk. Les événements arrivèrent à leur terme au cours des mois de septembre et octobre. Des groupes de combattants kazakhs attaquèrent Akmolinsk trois fois entre le 27 septembre et le 6 octobre sans prendre la ville. Puis, en octobre, ils furent finalement défaits par une expédition punitive partie d’Omsk et par les troupes cosaques. À Atbasar, estimant que des hommes armés se cachaient partout, les troupes cosaques brûlèrent des dizaines de campements kazakhs et tuèrent tous les hommes kazakhs qu’ils pouvaient trouver, même ceux qui étaient seuls, désarmés, et qui avaient la malchance de se trouver sur leur chemin. Peu à peu, la résistance armée s’affaiblit et, vers la fin de l’année, 43 316 hommes furent enrôlés à Akmolinsk.

22 Les émeutes de 1916 furent plus violentes encore dans l’oblast’ du Semireč’e, à l’est d’Akmolinsk. Un afflux rapide de migrants et la confiscation des terres laissèrent de nombreux éleveurs kazakhs sans ressources, incapables de nourrir leurs troupeaux. L’hostilité des autochtones se retourna contre les colons russes, de simples paysans. Plus de trois mille colons furent tués et dix mille maisons détruites. Le décret et sa mise en application vinrent s’ajouter à une longue liste de griefs des autochtones contre les autorités et ils furent le facteur déclenchant qui poussa les Kazakhs à agir. 23 Au sud du Kazakhstan et au Turkestan, des membres du clergé musulman lancèrent un djihad contre les Russes. À cette occasion, presque toute la population kazakhe s’unit et montra clairement qu’elle ne désirait plus être un sujet du tsar. Cependant, pour les Kazakhs, les révoltes de 1916 furent un désastre en termes économiques et humains. Cette année-là, les troupeaux furent réduits de moitié. De plus, de nombreux Kazakhs périrent au cours des expéditions punitives qui suivirent les émeutes et environ deux

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cent mille Kazakhs s’enfuirent en Chine et en Mongolie, laissant l’ensemble de la zone en pleine confusion jusqu’aux révolutions de 191718. 24 La Révolution de février qui éclata à Petrograd fut suivie d’une période d’incertitude. La nouvelle de l’abdication du tsar fut connue le 3 mars 1917 à Akmolinsk et elle souleva l’enthousiasme de toutes les couches de la société. La population considérait que cet événement marquait le début d’une nouvelle ère19. Le chef de l’intelligentsia nationale kazakhe, Ali khan Bukejkhanov (1869-1932), qui se trouvait à Minsk lors des événements, s’adressa à la population en ces termes : « Kazakhs, citoyens libres d’une Russie nouvelle » pour les exhorter à soutenir le gouvernement provisoire, garant de l’unité, de la justice et au nom d’une future république démocratique qui devrait restituer les terres volées aux Kazakhs par le pouvoir tsariste. Des manifestations, auxquelles participèrent paysans et bergers des aul et villages des environs, eurent lieu à Akmolinsk. Le 1er mai, la fête du travail fut célébrée pour la première fois à Akmolinsk. Le pope orthodoxe de l’église locale Alexandre Nevskij organisa une contre- manifestation en faveur de Nicolas II. Il défila, icônes en main en récitant des prières pour le tsar20. 25 Le 3 mars, un gouvernement provisoire fut formé. Durant les mois de mars et d’avril, un réseau de comités de soutien au nouveau gouvernement apparut dans les grandes villes, notamment à Akmolinsk. Certains fonctionnaires tsaristes furent remplacés tandis que d’autres étaient reconduits dans de nouvelles fonctions. Les prisonniers politiques furent libérés. Les comités de soutien ne partageaient pas le pouvoir avec les soviets comme à Petrograd ou à Moscou, mais ils occupèrent la scène politique à partir du mois de mars et jusqu’à la fin de l’année. Parallèlement, les premiers soviets de députés ouvriers et soldats russes, ukrainiens, tatars ou même de députés kazakhs apparurent dans les grandes villes et le long de la voie ferrée. En avril, les organisations de députés ouvriers-paysans et soldats étaient au nombre de vingt-cinq. Des comités de coalition furent également formés. Ils réunissaient des mencheviks, des socialistes révolutionnaires ainsi que de grands négociants et des fonctionnaires. Le congrès de la coalition des Kazakhs d’Akmolinsk se tint à Omsk entre la fin du mois d’avril et le 5 mai 1917. 26 En 1917, la nouvelle structure qui prévalait dans les steppes n’était pas celle d’un double pouvoir mais plutôt celle d’un triple, voire d’un quadruple pouvoir réparti entre le gouvernement provisoire, les soviets d’ouvriers-paysans et de soldats russes, ukrainiens, tatars et kazakhs. Dans un premier temps, les différents réseaux du pouvoir acceptèrent une certaine forme de collaboration. Cependant, après la publication par Lénine des Thèses d’avril dans lesquelles il appelait à la fin du compromis à travers le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », la situation se détériora ainsi que la paix civile et de nombreux éléments contre-révolutionnaires vinrent trouver refuge dans les steppes kazakhes21. 27 Du 21 au 28 juillet 1917, se déroula le premier congrès pan-kazakh au cours duquel fut créé l’Alaš Orda, un nouveau parti politique kazakh. Ce parti autonomiste se voulait être l’héritier, à la fois du premier parti politique kazakh (le Parti constitutionnel démocrate kazakh fondé en 1905) et de la communauté des intellectuels progressistes regroupés autour du journal Qazaq22. Il avait à sa tête Ali khan Bukejkhanov. L’historiographie soviétique décrivait l’Alaš Orda comme « le parti du leadership clérical et petit bourgeois » et des « riches éleveurs et négociants ». Un des objectifs du parti était d’enrayer les implantations de Russes et de rendre aux Kazakhs les terres qui

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avaient été réquisitionnées lors de la colonisation tsariste. L’aile radicale de l’échiquier politique était représentée par le parti Uč Žuz [Trois Hordes]. Celui-ci fut formé à l’automne 1917 et ses dirigeants, Ajpekov et Togusov, auparavant pan-islamistes, anti- russes et anti-tatars devinrent pro-bolcheviks et adhérèrent au parti communiste. En plus de ces partis politiques, des groupes radicaux de jeunes furent formés par des étudiants kazakhs. À Akmolinsk, Saken Sejfullin fonda un tel groupe, Žaz Qazaq [Jeune Kazakh] ainsi que le journal Tiršilik d’orientation révolutionnaire et démocratique. Sejfullin devint l’un des révolutionnaires les plus connus de la région de l’Išim et, après la prise du pouvoir par les Soviétiques, il fut nommé Commissaire régional pour l’éducation. Cependant, il fut l’une des victimes des purges staliniennes des années trente. 28 La grande majorité des Cosaques de la région d’Akmolinsk, soit plus de quatre-vingt mille personnes, vivait dans le Nord, à Petropavlosk et Kokčetav. Environ quatre mille Cosaques résidaient à Atbasar et un millier d’autres à Akmolinsk. Ces derniers restèrent sous le contrôle de leur Ataman jusqu’en 1918. Les Cosaques pauvres commencèrent à former des soviets trois mois après la révolution d’Octobre. Toutefois, pendant la guerre civile, ils soutinrent les troupes blanches et matèrent les révoltes paysannes locales. 29 En avril-mai 1917, un soviet d’ouvriers, de soldats et de paysans fut créé à Akmolinsk. Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires y étaient majoritaires. Jusqu’à ce que la ville d’Akmolinsk ne fût traversée par une ligne de chemin de fer et n’eût d’industries majeures, les révolutionnaires russes ne trouvèrent pas de réelle base sociale stable sur laquelle appuyer leur légitimité. Il fallut attendre l’implantation d’ouvriers russes et la prise du pouvoir par les bolcheviks pour que le soviet jouât un rôle véritable à Akmolinsk. Tout au long de l’année, il y eut de nombreux conflits qui prirent la forme de vols, de razzias et autres conflits armés entre les Kazakhs, les Cosaques et les colons. 30 Le 25 octobre 1917, les bolcheviks s’emparèrent du pouvoir en Russie et l’insurrection toucha immédiatement les principales villes des steppes. En décembre, les bolcheviks prirent Omsk. Au bout de quatre mois, soit en mars 1918, les soviets se rendirent maîtres de la situation. Cependant, très vite, la guerre civile et la période dite du communisme de guerre commencèrent. En avril-mai 1918, les troupes blanches, sous la direction de l’amiral cosaque Kolčak et soutenues par certains militants de l’Alaš Orda, reprirent plusieurs régions à l’Armée rouge23, notamment celle d’Akmolinsk en juin 1918. Les membres des soviets furent alors arrêtés et interrogés pendant plusieurs mois par une commission d’investigation qui répondait aux ordres de Kolčak. En janvier 1919, cinquante-sept prisonniers furent transférés à Omsk où des dizaines d’entre eux furent tués. En novembre, l’Armée rouge reprit la ville d’Akmolinsk aux troupes blanches sans aucun combat. En effet, ces dernières avaient battu en retraite, laissant derrière elles un grand nombre de soldats blessés et une grave épidémie de typhus24.

Akmolinsk la soviétique

31 Le 25 novembre 1919, quand l’Armée rouge entra à Akmolinsk, elle restaura le pouvoir bolchevik sous la forme d’un comité révolutionnaire régional, le RevKom. Le décret du 26 août 1920, signé par Lénine et Kalinine, proposait un premier découpage administratif de la République soviétique socialiste autonome kirghize (RSSA kazakhe)

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dans le cadre de la RSFSR, avec Orenbourg pour capitale. Son territoire s’étendait sur deux millions de km² et comptait environ cinq millions d’habitants. Parallèlement, les bolcheviks déclenchèrent une véritable « terreur rouge » en réquisitionnant le grain. Les réquisitions furent particulièrement sévères en 1920 et 1921 alors que la région d’Akmolinsk souffrait de la famine, à l’instar de la Russie centrale, et était inondée par l’afflux de nombreux réfugiés qui venaient des régions voisines et qui mouraient de faim. Grâce à la Nouvelle politique économique (NEP), lancée au cours du printemps 1921, la vie économique recommença à s’animer, mais la tâche était rude car la production industrielle s’était effondrée. Les bouleversements révolutionnaires eurent également de lourdes répercussions sur l’élevage et l’agriculture, avec pour cette dernière, une chute spectaculaire des rendements due à la réduction sensible des surfaces ensemencées. En 1921, alors que le lancement de la NEP était déjà annoncé, les réquisitions forcées de grains menèrent à des soulèvements de Russes et de Kazakhs à Akmolinsk, Atbasar et dans le village d’Alekseevka. Ils furent circonscrits par les formations de l’Armée rouge et par les časti osobogo naznačeniâ (Čon) [détachements pour objectifs spéciaux] de bolcheviks et de komsomols locaux.

32 L’effet le plus important de la NEP dans la région résidait dans le fait qu’une partie des terres des aul kazakhs leur fut rendue. Il s’agissait des terres choisies pour y installer des migrants et que les Cosaques et les colons s’étaient appropriées. La réforme agraire de 1921-1922 se voulait être la réponse politique à la catastrophe économique qui frappait la région alors qu’elle en était une des causes. Il s’agissait d’appliquer sur un terrain spécifique, avec un très faible prolétariat et une classe paysanne « non fixée sur une terre », les théories de la dictature du prolétariat et de la lutte contre les séquelles du colonialisme. Pourtant, entre 1922 et 1927, la production agricole atteignit de nouveau son niveau d’avant-guerre. Le négoce et les marchés (toujours sous la forme de foires) reprirent également de l’importance. La foire annuelle d’Atbasar retrouva son statut de foire la plus vaste et la plus visitée du Kazakhstan de la période d’avant la révolution. 33 Sur le front culturel, l’idéologie soviétique qui n’était pas en reste, tenta de « liquider l’arriération culturelle » de la population locale et de promouvoir les Kazakhs dans les administrations régionales. Les autorités lancèrent une grande campagne d’alphabétisation. Grâce à l’action des comités de Likbez (comités de « liquidation de l’analphabétisme »), le taux d’alphabétisation qui était de 22,8 % en 1926, passa à 76,3 % en 1939. Des bibliothèques mobiles et des « yourtes rouges » itinérantes furent créées ainsi qu’un réseau scolaire d’écoles élémentaires et techniques impliquant la formation de nouveaux pédagogues. La politique culturelle soviétique s’intéressait également de près à l’un des aspects les plus décisifs du développement socio-économique de la région : le statut de la femme. Dans les steppes, les femmes qui étaient superficiellement islamisées n’étaient ni cloîtrées, ni voilées et participaient activement à la vie économique de la région. Elles ne pouvaient donc guère être la cible idéologique privilégiée du mouvement de libération prôné par les autorités : le Hudžum 25. En revanche, leur statut juridique fut modifié, conformément aux nouveaux décrets pris par le pouvoir et concernant l’ensemble des musulmans de l’Union, désormais soumis à la loi soviétique. L’interdiction de la polygamie et du Qalym26 devint effective en 1921, de même que l’âge du mariage fut repoussé à seize ans pour les filles et à dix- huit ans pour les garçons. Le droit de vote des femmes fut promulgué. En 1924, les tribunaux coraniques appliquant la chariat27 furent supprimés ainsi que les adat

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(tribunaux de droit coutumier). Certaines femmes profitèrent des nouvelles possibilités que ces lois leur offraient et n’hésitèrent pas, dès lors, à s’opposer au pouvoir des mollahs et des paysans patriarches. Plusieurs d’entre elles le payèrent de leur vie. Le cas local le plus tragique fut celui de la poétesse Šolpan Imanbaeva qui s’enfuit à Akmolinsk pour échapper à un mariage forcé avec un vieil homme. Elle y resta quelques années, étudiant et écrivant des poèmes jusqu’à ce qu’elle y fût assassinée en 1926. Une « yourte de femmes » itinérante se déplaçait dans la région. Son rôle était d’informer les femmes sur leurs nouveaux droits et de leur fournir une aide médicale. Cette yourte fut une véritable source de contestation car certaines femmes kazakhes parcouraient des centaines de kilomètres afin d’y trouver de l’aide dans le règlement de problèmes juridiques, notamment dans celui de leurs divorces. 34 Le processus de korenizaciâ (action de favoriser les « racines endogènes »), qui consistait à promouvoir les Kazakhs aux postes de l’administration, connut également un certain succès. À la fin des années vingt, plus de deux cents postes étaient occupés par des autochtones. Les langues administratives officielles utilisées étaient le kazakh et le russe. Toutefois, dans certaines régions, la seule langue employée était le kazakh. 35 Cependant, ces changements ne représentaient que peu de chose face aux souffrances ressenties par la population locale lors de la collectivisation forcée de l’agriculture. Il y eut trois phases distinctes dans l’application de la collectivisation : la confiscation des biens des baj28 et des koulaks, la sédentarisation forcée des aul qui étaient restés nomades ou semi-nomades et la création forcée des fermes collectives. La collectivisation commença à la fin 1927 avec un système de taxes punitives appliqué aux paysans aisés et à leurs troupeaux. Parallèlement aux violentes campagnes de réquisitions de grains menées dans la région en 1928-1929 et en 1929-1930, les arrestations massives de dizaines de milliers de personnes furent organisées. La confiscation des biens des baj commença en septembre 1928. La collectivisation et la sédentarisation des aul restés nomades furent menées simultanément entre 1929 et 1933. Tout ce processus s’accompagna d’une grande violence et d’excès étonnants comme, par exemple, l’établissement de villes-colonies sous forme de carrés dans lesquels étaient alignées des rangées de centaines de yourtes. La population rurale, kazakhe ou non, résista et il y eut des centaines de soulèvements (plus de 400 membres du parti communiste furent tués au Kazakhstan). Certains abattirent leur cheptel avant d’entrer dans les fermes collectives. La réaction des autorités ne se fit pas attendre et plus de cinq mille personnes furent arrêtées. Plus d’un million de nomades kazakhs s’enfuirent alors en Chine, en Iran, en Afghanistan et dans d’autres régions de l’Union soviétique29. 36 Cette politique eut pour résultat, entre 1931 et 1933, une terrible famine qui s’abattit sur les régions rurales du Kazakhstan et dont les victimes furent surtout des Kazakhs. On estime le nombre de morts à 2,1 millions (1,75 million de Kazakhs) sur une population totale de 6,2 millions de personnes30. 37 Outre les paysans qui résistaient à la collectivisation, de nombreux leaders religieux (toute obédience confondue) et intellectuels kazakhs furent arrêtés et accusés de résistance à la socialisation de la société. Les membres du Parti communiste du Kazakhstan ne furent pas épargnés tout comme d’anciens membres du parti de l’Alaš Orda, des écrivains, des scientifiques et des fonctionnaires. Ils étaient tous accusés de trotskisme ou de nationalisme. Certains furent fusillés, d’autres envoyés dans des camps de détention, surtout au cours des années 1928-1930 et 1937-1938. Deux camps

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furent ouverts au Kazakhstan, l’un dans la région de Karaganda, l’autre à Akmolinsk. On ne sait pas précisément combien de victimes firent ces purges dans la région d’Akmolinsk mais des dizaines de personnes, Kazakhs et non-Kazakhs, furent arrêtées dans chaque village. En revanche, on sait avec certitude que des dizaines de milliers d’habitants moururent de faim à Akmolinsk. Entre 1926 et 1939, la population des districts ruraux qui composait l’oblast’ d’Akmolinsk (dans ses nouvelles frontières de 1939) avait chuté de 421 000 à 283 000 personnes31. 38 Dans les années trente, le nord du Kazakhstan devint un lieu majeur de camps de détention. En 1931, le tristement célèbre complexe de camps, le KarLag, fut créé dans le district d’Osakarovka, non loin de Karaganda, à environ cent cinquante kilomètres d’Akmolinsk. L’une de ses sections était située dans le village de Malinovka, à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Akmolinsk. Le camp Točka n° 26 était un camp de femmes et d’enfants, plus connu sous le nom de Alžir : Akmolinskij lager ‘žen izmennikov rodiny [Camp d’Akmolinsk pour les femmes des traîtres à la patrie]. Il exista de 1937 à 1956. 6 000 à 8 000 femmes et 400 enfants y furent incarcérés. Elles devaient effectuer des travaux agricoles et trois mille d’entre elles travaillaient dans une usine de vêtements. Les femmes de nombreuses victimes connues des purges staliniennes furent envoyées dans ce camp. Il y eut notamment la belle-sœur d’Alexandre Blok32, la veuve de Mikhajl Tukhaševskij33, les épouses de fonctionnaires du Parti, de Komsomols et d’autres femmes issues de milieux sociaux privilégiés. Mais, il y eut également des trains entiers de paysannes ukrainiennes et de criminelles qui furent déportées dans le camp Alžir34.

Akmolinsk : foyer de migrations forcées

39 Le Kazakhstan et la région d’Akmolinsk particulièrement servirent également, à l’époque de Staline, de « prison des nations » et de lieu d’exil35. En 1930-1931, les premiers des nombreux groupes à être déportés au Kazakhstan furent les victimes de la dékoulakisation36. Ces déportations ont touché 46 091 familles, soit 180 015 personnes. Ces familles venaient de la Volga (29 569), de l’oblast’ de Central’no-Černozemnaâ (10 544 familles), du kraj de Nižegorodskij (cinquante familles), de l’oblast’ de Moscou (2 972 familles), de l’Asie moyenne (159 familles), du Kazakhstan (6 765 familles) et du Caucase (870 familles)37. Puis, entre 1936 et 1952, des peuples entiers y furent déplacés. Soumis au statut de specposelenie [déplacés spéciaux], ils leur était interdit de vivre dans les villes des oblast’ où ils avaient été déportés 38. Il s’agissait de Polonais et de Coréens en 1936-1937, des Allemands de la Volga39 en septembre 1941, puis entre novembre 1943 et novembre 1944, ce fut au tour des Karatchaïs, Kalmuks, Tchétchènes, Ingouches, Balkars, Meskhetes, Tatars, Grecs, Arméniens et Bulgares de Crimée d’être déportés. Les deux plus grands groupes de personnes déportées dans la région d’Akmolinsk furent les Allemands soviétiques et les Caucasiens40. La majorité des Tchétchènes (141 745 personnes sur 176 408), des Ingouches (36 831 personnes sur 38 882) et des Karatchaïs (17 335 personnes sur 30 100) fut déportée du Caucase au Kazakhstan et plus particulièrement dans la région d’Akmolinsk41. Quant aux Allemands, ils connurent plusieurs vagues de déportations : la première concernait 5 535 familles allemandes d’Ukraine en juin 1936, soit 26 778 personnes42, la seconde touchait les Allemands de la Volga et du Caucase nord en 1941 (1,2 million de personnes au total dont 462 000 au Kazakhstan43 et entre 56 000 et 70 000 dans l’ oblast’

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d’Akmolinsk) ; enfin, la troisième vague, qui eut lieu après la guerre, concernait les Allemands de Crimée, d’Ukraine et des régions occupées de la Pologne et de l’est de l’Allemagne par l’Armée rouge. En septembre 1941, lors de la seconde vague de déportation, 366 000 à 388 000 Allemands de la Volga, des descendants des colons invités en Russie par Catherine II et installés sur les rives de la Volga entre 1764 et 1768, furent envoyés en Sibérie et en Asie centrale tandis que la RSSA allemande de la Volga, créée en 1924, était dissoute la même année44. Déjà, entre 1906 et 1910, lors des réformes agraires de Stolypine, de nombreux Allemands avaient été encouragés à émigrer vers les terres vierges du Kazakhstan et du sud de la Sibérie. Puis, en 1915, les autorités tsaristes avaient déplacé les Allemands qui se trouvaient à moins de cent cinquante kilomètres de la frontière germano-russe, ainsi que des colons de la Volga45. Les autorités se méfiaient de leur sympathie éventuelle avec l’Allemagne ennemie. En 1945, on comptait 713 105 personnes déportées au Kazakhstan dont 95 745 dans la région d’Akmolinsk46. En 1949, le nombre de specposelency déportés en Union soviétique s’élevait à 2 300 223 dont 820 165 au Kazakhstan47.

40 Ces derniers représentaient plus du quart de la population de la région. En 1946, Akmolinsk comptait 136 625 colons spéciaux pour une population totale de 508 000 personnes. La majorité des déportés vivaient dans des spectrudposelki [villages de travaux spéciaux] et certains dans les fermes collectives déjà existantes. Ils étaient forcés de travailler jusqu’à l’épuisement, particulièrement en période de guerre, souvent sous la menace, les coups et les humiliations. Ils étaient surveillés par une force de police spéciale, la 4e section spéciale du ministère de l’Intérieur. Ils devaient se présenter à l’enregistrement une fois par mois, procédure qu’ils détestaient et n’étaient autorisés à quitter leur village qu’avec une permission spéciale. Les speckomendanty [commandants spéciaux] pouvaient rendre la vie des détenus plus ou moins pénible en les laissant sans nourriture, en les battant, en les arrêtant arbitrairement, en prononçant de sévères sentences d’emprisonnement ou encore en imposant des obstacles aux procédures de mariage. Un polonais, déporté dans les années trente racontait : « Il y avait différentes sortes de commandants. Certains profitaient de leur pouvoir et prenaient plaisir à nous humilier mais d’autres, plus humains, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour alléger notre sort »48. De nombreux anciens déportés insistent sur le fait que les Kazakhs les traitaient avec compassion et gentillesse et les ont ainsi sauvés de la famine quand personne d’autre ne les aidait. Certaines familles kazakhes ont même adopté ou nourri des enfants orphelins qui avaient perdu leurs parents pendant la déportation. 41 Les déportés d’Akmolinsk se sont adaptés de manières très diverses aux conditions locales, suivant leur lieu et leur ethnie d’origine. Selon les rapports du ministère de l’Intérieur, 8,9 % des Allemands déplacés au Kazakhstan sont morts en déportation entre 1944 et 1949, 10,1 % des Tatars de Crimée, 20,7 % des Kalmuks, 23,3 % des Tchétchènes, de nombreux Ingouches et d’autres membres de peuples montagnards sont morts peu après leur arrivée en déportation. Selon la police, la raison principale de ces nombreux décès parmi les peuples montagnards résidait dans le fait qu’ils étaient tout à fait incapables de travailler. La seconde raison était liée à une épidémie de typhus (non limitée aux seuls peuples caucasiens) qui fit des ravages parmi ces populations durant les mois d’avril et de mai 1944. Durant les années qui suivirent, les Tchétchènes et les Ingouches refusèrent de travailler et résistèrent à toutes les formes

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d’arrangement, alors que les Allemands travaillaient aussi dur qu’ils le pouvaient pour survivre. 42 Alexandre Soljenitsyne, qui fut exilé dans les années cinquante dans l’oblast’ de Džambul dans le sud du Kazakhstan, disait que les Allemands étaient les déportés les plus appliqués en exil, retrouvant la prospérité quelques années seulement après avoir été déportés. Les Allemands ont commencé à s’installer, pas de manière temporaire jusqu’à la prochaine amnistie, ... mais pour toujours... Ils ne se décourageaient pas et même à cet endroit-là, ils se mettaient au travail de façon aussi méthodique et raisonnable que toujours [... ] Dans les mines, dans les stations de machines agricoles et de tracteurs, dans les fermes d’État [...] Les chefs ne trouvaient pas les mots suffisants pour faire l’éloge des Allemands. Ils n’avaient jamais eu de meilleurs ouvriers.49 43 À Akmolinsk, les Allemands étaient considérés comme des ouvriers dignes de confiance et le ministère de l’Intérieur les préférait aux travailleurs des fermes fournis par la police et par les camps de travaux forcés. Il semble même que le ministère rémunérait les travailleurs allemands.

44 Soljenitsyne était exaspéré par les exilés qui, comme les Allemands, n’éprouvaient pas de ressentiment à l’égard des autorités et se refusaient à adopter une attitude hostile envers elles. Selon lui, les exilés tchétchènes étaient les seuls specposelency animés d’un esprit de résistance. Je voudrais dire que de tous les colons spéciaux, seuls les Tchétchènes se présentaient zek50 de cœur. Ils avaient été traîtreusement arrachés à leurs maisons et, depuis ce jour, ils ne croyaient plus en rien. [...] Les Tchétchènes n’ont jamais cherché à plaire où à s’insinuer dans les bonnes grâces de leurs chefs ; leur attitude était toujours hautaine et ouvertement hostile [...] pour les sauver de la corruption, ils n’envoyaient pas leurs filles à l’école, ni même leurs garçons. Ils n’auraient pas permis à leurs femmes de travailler dans les kolkhozes. Eux-mêmes ne voulaient pas non plus travailler comme des esclaves dans les kolkhozes.51 45 S’agissant des colons spéciaux qui avaient été des membres de l’intelligentsia, ils essayaient de travailler en tant qu’enseignant, comme le fit Soljenitsyne. Ils étaient considérés néanmoins comme des « individus anti-soviétiques » même s’ils ne montraient aucun signe évident d’activité politique. L’atmosphère politique à Akmolinsk est restée étouffante et opprimante jusque dans les années cinquante. Avant leurs promotions, des enquêtes étaient menées sur les communistes kazakhs. On voulait s’assurer que leurs oncles ou leurs pères n’avaient pas été baj ou membre de l’intelligentsia kazakhe, purgée en 1937, et on surveillait de près les moindres signes de sentiment nationaliste ou de corruption.

Akmolinsk la laborieuse

46 La rapide industrialisation et le développement économique marquèrent également la région au cours du XXe siècle. Le développement économique toucha en premier lieu d’autres régions du Kazakhstan. La région de Karaganda en était un bon exemple car elle devint une zone minière et industrielle majeure. Les changements les plus importants dans la région survinrent en 1929, lorsqu’Akmolinsk fut reliée au chemin de fer. La ligne reliait Akmolinsk à Borovoe, puis à Petropavlosk et Omsk au nord. En 1931, elle se prolongeait vers le sud-est, en direction de Karaganda et du lac Balkach. En

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1939-1940, la ligne Akmolinsk-Kartaly à l’ouest (près de Magnitogorsk) fut terminée et, en 1952, le tronçon Akmolinsk-Pavlodar à l’est fut achevé.

47 L’année 1939 marqua une nouvelle étape dans le développement de la région, quand la ville d’Akmolinsk devint la capitale régionale du nouvel oblast’ d’Akmolinsk dont faisaient partie les territoires actuels des régions de Koktčetav et de Turgaj. La région d’Akmolinsk n’était plus aussi vaste qu’auparavant lorsqu’elle s’étirait d’Omsk au Syr- Daria, mais elle demeurait fort étendue. Même sans les territoires de Koktčetav (cette région fut détachée en 1944), la région d’Akmolinsk s’étendait sur plus de 152 000 km². 48 Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la production industrielle augmenta de 63 % dans la région d’Akmolinsk et de 37 % dans la république. Grâce aux nouvelles lignes de chemin de fer qui la traversaient, Akmolinsk servit de base pour les transports militaires, ainsi que de centre de mobilisation et d’évacuation. Plus de quatre-vingt mille soldats de la région d’Akmolinsk furent mobilisés. On comptait parmi eux 32 415 ouvriers, essentiellement des colons spéciaux, qui étaient enrôlés dans la trud Armiâ [armée du travail]. Quatre divisions militaires furent formées à Akmolinsk et la région envoya des dizaines de milliers de chevaux et des tonnes de grains au front. Plus de soixante mille personnes furent évacuées dans la région, dont quinze mille enfants52. Plusieurs grandes usines de machines furent transférées dans la région d’Akmolinsk. Le nombre d’entreprises industrielles passa de quatre-vingt-quatorze à cent quarante- neuf entre 1941 et 1945. L’exploitation des mines de cuivre et de charbon, qui étaient déjà en activité avant la révolution et détenues par des compagnies étrangères, s’est également quelque peu développée. 49 La main-d’œuvre industrielle de la région et celle de toutes les entreprises a presque triplé entre la révolution et les années cinquante, passant de huit mille personnes en 1912 à vingt-deux mille en 1953 (dont douze mille mineurs). Néanmoins, la région d’Akmolinsk restait en premier lieu une région agricole. Cette particularité sera amplifiée dès les années cinquante par le lancement du programme de mise en culture des terres vierges et en friche. La région connut à cette époque un véritable essor économique et démographique, avec l’arrivée et l’installation de nombreux migrants (environ 270 000 entre 1954 et 1958) venant des quatre coins de l’Union soviétique. 50 Le développement urbain fut rapide et la ville d’Akmolinsk en représentait un parfait exemple. Avant le lancement de la campagne des terres vierges, les conditions de vie y étaient précaires. La population vivait dans de petites maisons : zemlânki53 ou mazanki54 et rien n’existait pour faire face à une nouvelle vague de migration. Ce sont les nouveaux migrants qui, à partir de 1954, commencèrent à construire de leurs mains une véritable ville. Petit à petit, la vie devint moins difficile et plus prospère pour toutes les nationalités à Akmolinsk. Les magasins étaient bien achalandés. 51 Lorsque les « migrants-défricheurs » arrivèrent dans la région, celle-ci était déjà habitée par des victimes du régime stalinien mais aussi par une population endogène, décimée et privée de presque tous ses leaders, victimes de la famine, des guerres et de la répression stalinienne. Les premières années du début de la campagne coïncidèrent avec les multiplications de libérations et de réhabilitations de détenus politiques (1956) et avec les réhabilitations de certaines nationalités déportées à l’époque de Staline (1957). Alors que le parti envoyait, à grand frais, des « volontaires » peupler les régions des terres vierges, d’autres réformes permirent parallèlement à des dizaines de milliers de personnes de quitter ces mêmes régions. C’est pourquoi, la situation dans la région d’Akmolinsk devint turbulente, voire chaotique.

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52 Les personnes vivant dans la région mirent l’accent sur le nombre de changements qui se sont produits dans la région et plus particulièrement dans la vie des habitants de Celinograd55, ainsi que sur la prospérité qu’elles connurent pendant et après les années 1960.

En guise de conclusion : d’Akmolinsk à Astana

53 En 1992, peu après l’indépendance, lorsque le président Nazarbaev décida le changement de nom de la ville de Celinograd au profit d’Akmola, son choix reflétait un désir de réévaluation de la campagne des terres vierges. Puis, Nazarbaev reprit l’idée émise par Khrouchtchev en son temps lorsqu’il parlait de changer de capitale au profit d’Akmola. Il souhaitait que la capitale soit située dans le centre du pays et qu’elle soit géographiquement plus proche des régions ayant un fort développement industriel. Il estimait également que le fait de déplacer la capitale plus au nord où vit la majorité des Slaves permettrait d’harmoniser et d’améliorer les relations entre populations aux origines ethniques diverses56. Le fait que le choix de la nouvelle capitale se soit arrêté sur l’ancienne Celinograd et non sur une autre ville, démontre bien la reconnaissance officielle du fort potentiel humain et économique de la région et de l’aspect positif de la transformation survenue comme une conséquence de la campagne des terres vierges.

54 La décision de Nazarbaev sera entérinée en grande pompe et en fanfare le 10 décembre 1997, conformément au décret signé par le Président en 1995 à Almaty57. Pour que l’installation se passât bien, le montant minimum des dépenses fut évalué à quatre cent millions de dollars. Un fonds spécial pour financer le transfert de la capitale fut créé. Un décret présidentiel fit d’Akmola une zone socio-économique spéciale dotée de privilèges douaniers et fiscaux pour les entreprises étrangères qui décideraient de s’y implanter. 55 Cependant, très vite, la question du changement de nom se posa. Kunaev, lorsqu’il était premier secrétaire du Parti communiste du Kazakhstan, raconta que c’est Khrouchtchev qui, le premier, avait eu l’idée de faire d’Akmola la nouvelle capitale kazakhe en la rebaptisant Celinograd. Un jour, alors qu’ils voyageaient ensemble dans un wagon gouvernemental, Khrouchtchev lui aurait demandé ce que signifiait Akmola en kazakh. En entendant la réponse « Tombe blanche », il aurait failli s’étouffer et aurait alors donné l’ordre de changer ce nom58. Ce sera Nazarbaev qui le fera finalement car, même si des linguistes kazakhs ont trouvé d’autres acceptions à ce nom comme « Minaret blanc » ou « Mosquée blanche », l’idée d’habiter une tombe n’est guère réjouissante ou confortable59. Le maire de la ville, Džaksybekov, soumit alors l’idée au Président de renommer la ville Astana. Les arguments qu’il avança étaient les suivants : le sens de ce mot est clair puisqu’il signifie capitale en kazakh ; il n’est porteur d’aucune interprétation historique ou politique négative ; il évoque parfaitement la fonction de la ville et son nom est mélodieux60. Ses arguments ont apparemment convaincu puisque le 6 mai 1998, Nazarbaev entérina le changement de nom de la ville au profit d’Astana. Depuis lors, la ville ne cesse de changer de visage, se développant à vive allure grâce aux pétrodollars. Lorsque le premier train, bondé de fonctionnaires du ministère des Transports et Télécommunications, est arrivé en gare d’Astana, il fut accueilli par un chant lourd de sens puisqu’il symbolise l’arrivée des premiers celinniki en 1954, « Edem my, druz’â v dalnye kraâ... » [« Amis, nous allons dans les régions lointaines... »]. Dans l’esprit de la population, cette ville est redevable à ces

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courageux celinniki qui n’ont pas craint la difficulté du travail. Cependant, fallait-il voir dans cette représentation très symbolique, un unique désir de rendre hommage au courage des défricheurs, ou une manière de s’identifier à eux, en se considérant, comme eux en leur temps, des pionniers venant se consacrer à un « projet grandiose » ? L’événement majeur que fut la Celina a posé son empreinte dans l’histoire du pays et plus particulièrement dans celle de la région et de la ville d’Astana. Aujourd’hui, la ville d’Astana se veut être un lien entre l’Est et l’Ouest, avec en son centre « l’œuf de l’indépendance » déposé au sommet de la tour Bajterek, haute de 97 mètres, 1997 étant l’année où fut décidé le transfert de la capitale.

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ZEMSKOV V., 1990, « Specposelency » [Les colons spéciaux], Sociologičeskoe issledovaniâ 11, pp. 3-17.

NOTES

1. « Migrants-défricheurs » : le terme celinnik, formé sur la base du mot celina [terre vierge] est apparu dans le langage courant au début des années soixante. Il sert à désigner les personnes défrichant les terres vierges. 2. Poujol, 2000, p. 13. 3. Le Cosaque Ermak a dirigé une des grandes expéditions russes financée par la riche famille des Stroganov contre le khanat de Sibérie en 1579. Sa victoire, même s’il meurt ensuite au combat en 1585, signe le début de la conquête de la Sibérie occidentale par la Russie d’Ivan le Terrible. Laruelle & Peyrouse, 2004, p. 74. 4. Nurgaliev, 1995, p. 37 ; Ždanko, 1984, p. 327. 5. Kozybaev, 1985, pp. 154-156, 175-185. 6. Nurgaliev, op. cit., p. 38. 7. Poujol, op. cit., p. 43. 8. Strel’cova, 1996d, p. 6. 9. Samigulin, 2005, pp. 44-48. 10. Olcott, 1995, pp. 65-67. 11. Strel’cova, 1996b, p. 6. 12. Olcott, op. cit., p. 92. 13. Strel’cova, 1996a, p. 6. 14. Davies & Sabol, 1998, pp. 473-491. 15. Nurgaliev, op. cit., pp. 43-44. 16. « Représentants des peuples non-russes » : appellation officielle utilisée en Russie jusqu’en 1917. Elle servait habituellement à désigner les minorités nationales des confins de l’Empire russe. Définition tirée du dictionnaire unilingue Ožegov, 2004. 17. Saken Sejfullin : 1894-1938. Enseignant, poète et écrivain kazakh, originaire de la région d’Akmolinsk, il fut le fondateur de l’Union des écrivains du Kazakhstan. 18. Poujol, op. cit., p. 48. 19. Olcott, op. cit., p. 129. 20. Nurgaliev, op. cit., p. 48. 21. Poujol, op. cit., p. 55. 22. Poujol, 2001, p. 18. 23. L’Armée rouge fut officiellement créée le 23 février 1918. 24. Olcott, op. cit., pp. 153-154. 25. Hudžum : « offensive », mouvement pour l’émancipation des femmes musulmanes dans les républiques d’Asie centrale soviétique, impulsé le 12 juillet 1927 et prônant l’égalité entre hommes et femmes. Poujol, op. cit., 2001, p. 123. 26. Kalym : « prix de la fiancée » ou compensation matrimoniale prenant la forme d’une multitude de cadeaux que la famille du futur époux verse au clan familial de l’épouse pour « le prix du lait ». Poujol, ibid, p. 146. 27. Chariat : loi musulmane regroupant la totalité des commandements de Dieu, tels qu’ils sont énoncés dans le Coran et les Traditions, selon les principes analytiques des quatre écoles juridiques orthodoxes. C’est elle qui régit les sociétés d’Asie centrale jusqu’à son interdiction par

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la loi soviétique. Durant la période coloniale, elle restait appliquée en cas de litiges entre autochtones. Poujol, ibid, p. 73 ; Thoraval, 1995, p. 67. 28. Baj : dans la typologie sociale traditionnelle kazakhe, le baj est un grand propriétaire de bétail. Pour les sociétés sédentaires, il désigne un riche propriétaire foncier. Poujol, op. cit., 2001, pp. 49-50. 29. Nurgaliev, op. cit., pp. 52-53. 30. Abylkhožin, Kozybaev & Tatimov, 1989. 31. Nurgaliev, op. cit., p. 52. 32. Alexandre Alexandrovitch Blok : 1880-1921. Poète, il fut considéré comme le plus pur représentant du symbolisme. Arrêté en 1919 par la Tcheka, puis relâché mais surveillé de près, il mourut deux ans plus tard. Chentalinski, 1993, pp. 356, 429, 433. 33. Mikhajl Nikolajevič Tukhaševskij : 1893-1937. Maréchal de l’URSS, officier de carrière dans l’armée impériale, il se rallia à la révolution et reçu le commandement de la première Armée rouge. De 1921 à 1923, il réprima les révoltes des marins de Cronstadt, puis celles des paysans de la Volga. Chef d’état-major en 1928, promu maréchal en 1935, il fut la principale victime de l’épuration de l’armée ordonnée par Staline en 1937. Accusé de trahison, il fut fusillé. Ibid, pp. 448-449. 34. Komarov, 1988a, p. 2 ; 1988b, p. 4 ; 1989, p. 2. 35. Sur les déportations : Nekrich, 1978 ; Zemskov, 1990, pp. 3-17 ; Karžaubaeva, 2000, pp. 151-155 ; Bugaj, 1991, pp. 172-180. 36. Dans les années trente, la catégorie des specposelency ou specpereselency [colons spéciaux] regroupait les familles de koulaks déportées dans le Grand Nord, le Kazakhstan, la Sibérie, l’Oural et l’Extrême-Orient. À partir de 1940, les peuples déportés furent assimilés à cette catégorie. Voir Werth & Moullec, 1994, pp. 356, 648. 37. Zemskov, op. cit., pp. 3-17. 38. Peyrouse, 2003, p. 169. 39. Funk, 1991, pp. 37-40. 40. Sur les déportations du Caucase nord : Pykhalov, 2002, pp. 72-98. 41. Zemskov, 1991, pp. 5-26. 42. Werth & Moullec, op. cit., pp. 376-377. 43. Peyrouse, op. cit., p. 169. 44. Caratini, 1990, pp. 24-25. 45. Funk, op. cit., p. 39 ; Peyrouse, op. cit., p. 169. 46. Karžaubaeva, op. cit., pp. 153-154. 47. Zemskov, op. cit., 1990, p. 10. 48. Bil’, 1989, p. 3. 49. Soljenitsyne, 1974, pp. 400-401. 50. Zek : abréviation de zaklûčennyj [détenu]. 51. Soljenitsyne, op. cit., pp. 401-402. 52. Nurgaliev, op. cit., pp. 57-58. 53. Zemlânka : du russe zemlâ. Simple trou creusé dans la terre et recouvert de branchages. 54. Mazanka : maisonnette crépie d’argile. 55. Nouveau nom donné à la ville en 1961. Littéralement, « Ville de la terre vierge ». 56. Dil’dyaev, 1993, p. 1. 57. Huttenbach, 1998, p. 581. 58. Borissov, 1998. 59. Sur les débats concernant les différentes acceptions du nom « Akmola », voir les articles suivants : Galata, 1995, p. 6 ; Dubitskij, 1995, p. 12 ; Džaksybaev, 1995, p. 3. 60. Sergeev, 2001, pp. 1, 3.

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RÉSUMÉS

D’Akmolinsk à Astana via Tselinograd et Akmola. Tous ces changements de noms reflètent l’histoire haute en couleur de la région et de la ville, des origines de son peuplement jusqu’à aujourd’hui. À travers ses tribulations historiques, nous découvrons le vrai visage de la région qui a, tour à tour, été sous la coupe de différents pouvoirs et influences. Son histoire mouvementée relève d’une véritable épopée qui lui a permis d’accueillir de nombreuses populations, tout en se développant économiquement et culturellement. Les marques de son histoire sont encore visibles aujourd’hui et ont laissé une empreinte forte dans la mémoire collective de la population du Kazakhstan.

From Akmolinsk to Astana, via Tselinograd and Akmola. All these changes of names reflect the vibrant history of the region and the city from the origins of its settlement until today. Through its historical adversities, we discover the real face of a region, which has evolved successively under different powers and influences. Its lively history represents a real epic, in which it has welcome numerous peoples, and reached its economic and cultural development. The legacy of its history is still visible today and has left its marks in the collective memory of the population of Kazakhstan.

Со времен Акмолинска до Астаны, через Целиноград и Акмолу. Все эти изменения в названиях отражают много колоритную историю региона и города, от начала заселения до сегоднящнего дня. Посредством изучения его исторических сложностеи,̆ мы раскрываем истинное лицо региона, которое благополучно развивалось при той или инои ̆ власти или влиянием. Его живая история представлят собои ̆ настоящий эпос, в котором привествуются многочисленные люди, и в котором регион достигает экономического и культурного развития. По сеи ̆ день наблюдается наследие истории, которое оставило следы в общей памяти населения Казахстана.

INDEX motsclesru История, память, Казахстан, Акмолинск, Астана, Россииская̆ империя, Советский Союз, депoртации Keywords : History, memory, Kazakhstan, Akmolinsk, Astana, Russian empire, Soviet Union, deportations Mots-clés : Histoire, mémoire, Kazakhstan, Akmolinsk, Astana, Empire russe, Union soviétique, déportations

AUTEUR

LAURE DU TEILHET

Laure du Teilhet est titulaire d’une thèse de l’Institut des langues et civilisations orientales. [email protected]

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Du statut d’allogène à celui de citoyen soviétique : la route des Kazakhs vers une autonomie politique (1905 -1920)

Xavier Hallez

NOTE DE L'AUTEUR

Je tiens à remercier chaleureusement Irina Erofeeva pour sa disponibilité et pour son aide si précieuse. « Azamat [citoyen], ne baisse pas la tête, relève- toi, tiens-toi main dans la main avec tes frères. Pour la liberté et l’égalité, nous irons contre les ténèbres derrière l’étendard rouge. Notre cri de guerre : en avant ! L’heure de renverser, ceux qui exploitent le peuple, a sonné. [...] Nous n’attendions rien de bon du Tsar. Nous avions à tort confiance dans les fonctionnaires. Ils exploitaient notre peuple. Ils nous traitaient comme des chiens. Et pendant des siècles, la classe ennemie a su nous maintenir dans l’ignorance. [...] Azamat, deviens un soldat dans le régime commun, ouvre les yeux sur le monde. Le drapeau rouge, c’est la force. Tous sous le drapeau rouge ! »

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Saken Sejfullin, « La Marseillaise de la jeunesse kazakhe » (1919)1

Introduction

1 Les premières sources mentionnant l’existence d’une confédération tribale kazakhe datent de la fin du XVe siècle. Cette nouvelle entité politique se forma dans les steppes méridionales de l’actuel Kazakhstan avant de s’étendre à l’ouest et au nord. Malgré une histoire mouvementée, le khanat kazakh préserva son indépendance jusqu’aux conquêtes russes, qui eurent lieu entre le XVIIIe et le XIXe siècle. En 1822, l’administration tsariste promulgua un règlement, qui soumettait les Kazakhs, à l’instar d’autres populations non russes, au statut d’allogène. Il y était noté « la volonté de préserver non seulement la prospérité économique des indigènes, mais aussi leur mode de vie et leurs structures sociales »2. L’intégration administrative des territoires kazakhs à l’Empire russe bouleversa cependant les institutions politiques et sociales kazakhes. Le régime colonial imposa à la fois une autorité régionale exogène et une différence statutaire entre les populations allogène et russe. D’autre part, les institutions impériales dessinèrent la carte administrative de l’Asie centrale non pas dans l’idée d’assurer « la prospérité » des allogènes, mais avec le dessein de favoriser l’incorporation des territoires nouvellement conquis dans le système administratif russe. Il en résulta un découpage arbitraire et changeant des steppes kazakhes entre des guberniâ (provinces) ou des oblast’ (régions) russes et des gouvernorats généraux 3. Une certaine stabilité fut atteinte en 1897, lorsqu’un règlement fixa de nouvelles divisions administratives pérennes jusqu’à la révolution de Février 1917. Durant ces vingt années, les Kazakhs furent répartis entre la horde de Bukej incluse dans la guberniâ d’Astrakhan, les oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï sous l’autorité d’un gouverneur militaire siégeant à Orenbourg, le gouvernorat général des steppes, dont le centre administratif était Omsk, et celui du Turkestan, dirigé depuis Tachkent. L’unité politique kazakhe, déjà fragile avant la conquête russe, fut ainsi progressivement dissoute. Même leur ethnonyme avait été modifié par les Russes, les Kazakhs étant désignés sous la fausse dénomination de kirghize4 depuis la fin du XVIIIe siècle.

2 La période étudiée, 1905-1920, qui débuta par la première révolution russe, s’achève avec la constitution d’une république autonome, rêve bien lointain de certains Kazakhs à l’époque des tsars. La recomposition territoriale, qui a donné naissance en 1920 à une nouvelle entité politique, la République socialiste soviétique autonome kirghize, fut le fruit d’un complexe processus politique, auquel participèrent de nombreux acteurs kazakhs et européens. Ce chapitre met l’accent sur l’élaboration politique de l’idée de nation, qui trouva son expression dans les projets d’autonomie nationale défendus par différents groupes kazakhs. La situation politique et les enjeux propres au Turkestan ne seront pas abordés dans cette étude, car les Kazakhs y résidant ne s’impliquèrent que très marginalement dans l’invention d’une nation kazakhe. L’évolution politique de la horde de Bukej, des deux oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï et du gouvernorat général des steppes, formant les steppes septentrionales, fut en effet indépendante de celle du Turkestan. Si le gouvernorat général des steppes disparut en tant qu’entité administrative avec les révolutions de 1917, laissant place aux oblast’ d’Akmolinsk et de Semipalatinsk, le Turkestan continua d’exister jusqu’en 1924.

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3 La révolution de 1905 marqua l’entrée en politique de l’intelligentsia kazakhe, dont on observe la montée en puissance jusqu’en 1917. Durant cette période, elle introduisit dans les steppes les idées de nation et de liberté politique sans pouvoir leur donner une réalité. Les deux révolutions de 1917 ouvrirent le champ du politique aux projets élaborés par l’intelligentsia kazakhe, qui conquit alors la direction des destinées de son peuple. Au sein même de cette intelligentsia, deux groupes, dont les contours s’étaient esquissés avant les deux révolutions, se distinguèrent au cours de l’année 1917. Le premier, majoritaire dans les steppes, constitua le Conseil national Alaš orda5 et s’opposa au pouvoir soviétique. À l’inverse, le second, exclu du mouvement national, se rallia aux soviets. Cette distinction entre les deux groupes répercuta l’opposition dans toute la Russie entre les Blancs, hostiles à la révolution d’Octobre, et les Rouges, acteurs de cette révolution. Les relations d’Alaš orda avec les différents groupes blancs durant la guerre civile ne seront pas ici traitées en détail, des publications existant sur ce sujet6. L’accent sera mis sur le rapprochement de certains Kazakhs du pouvoir soviétique et sur les négociations entre Alaš orda et ce même pouvoir autour de la question de l’autonomie kazakhe. Les deux dernières parties de cette étude traitent des deux administrations soviétiques kazakhes créées pour mettre en place les conditions d’une proclamation de l’autonomie et d’une soviétisation des steppes. Il s’agit d’abord du Bureau kirghize central du Commissariat aux nationalités, qui fonctionna de mai 1918 à juillet 1919, et ensuite du Comité révolutionnaire kirghize qui remplaça le précédent en juillet 1919 jusqu’au Congrès constitutif de la République autonome kirghize en octobre 1920. 4 L’historiographie soviétique fut très prolixe sur la constitution des soviets, essentiellement russes, sur les campagnes militaires entre Blancs et Rouges et sur la mise en place du système soviétique à partir de 1920, mais peine à donner une vision pleine des conflits politiques de ces années mouvementées. Seuls certains articles et ouvrages, traitent avec quelques détails les clivages politiques existant au sein de l’administration soviétique et des organes du parti entre 1917 et 1920. L’article de N. Timofeev de 1935 sert en ce sens de référence7. Il faut aussi mentionner les travaux importants du collectif d’auteurs Zimanov, Dauletova et Imagulov, qui donnent une première esquisse des différentes questions auxquelles s’intéresse ce chapitre8. L’historiographie kazakhstanaise, se reposant sur les deux ouvrages classiques de ces auteurs, s’est attachée depuis plus de dix ans à redécouvrir en priorité l’histoire du mouvement national kazakh et de ses prémisses. Aucune analyse nouvelle du processus de création de la République soviétique autonome kazakhe entre 1918 et 1920 n’a été produite, hormis un article de D. Amanžolova9. Par contre, des éléments importants apparaissent de manière éparse dans les nombreuses publications kazakhstanaises concernant cette période. 5 Le contexte historiographique depuis les années vingt a eu pour conséquence la reproduction dans la majorité des publications de certaines analyses erronées, de descriptions partielles et partiales des événements et d’erreurs factuelles. L’absence de sources sur de nombreux aspects de l’histoire des Kazakhs de 1905 à 1920 favorisa cette situation et ne nous permet pas de saisir toute la complexité de la période. L’historiographie occidentale et japonaise souffre le plus souvent de ce contexte, peinant à se détacher des contradictions des publications soviétiques et post- soviétiques. L’étude présente se fonde sur la confrontation de cette historiographie et des archives au Kazakhstan, à Moscou et à Tachkent.

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Prologue : permanence et transformations des structures politiques kazakhes depuis le XIXe siècle

6 Tout au long du XIXe siècle et jusqu’à la première moitié du XXe siècle, la référence identitaire tribale resta très prégnante dans la société kazakhe. Les tribus kazakhes étaient reparties entre trois Žuz (hordes) – Grande, Moyenne et Petite -, qui chacune occupait des zones géographiques distinctes. La Petite Žuz était présente essentiellement dans l’ouest de l’actuel Kazakhstan, ce qui correspondait alors à la horde de Bukej, aux oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï et à l’ uezd (département) de Mangyšlak du gouvernorat du Turkestan. La Žuz Moyenne occupait quant à elle les régions centrales et orientales des steppes kazakhes, à savoir les oblast’ d’Akmolinsk, de Semipalatinsk et de Tourgaï. La Grande Žuz se trouvait dans les régions méridionales incluses dans le gouvernorat du Turkestan. Ainsi, si nous nous intéressons aux Petite et Moyenne Žuz, la Grande, présente seulement au Turkestan, ne sera pas mentionnée dans notre travail.

7 La différenciation des Kazakhs selon leur appartenance à l’une des trois Žuz était un élément structurel de la vie politique et sociale kazakhe. Comme le racontait Alikhan Bukejkhanov en 1910 : À la question, qui es-tu ? Chaque Kirghize répond : Üš žüzding balasymyn, à savoir je suis un enfant des trois hordes. Si la question est posée par un Kirghize, l’interrogé nomme une des hordes ou l’une des tribus de celles-ci.10 8 Le sentiment d’appartenance à un même peuple existait bien, mais il était plus largement supplanté par la conscience des intérêts tribaux. Selon les circonstances et selon les interlocuteurs, les Kazakhs avaient recours à toute une échelle de référents identitaires, au centre desquels était la tribu. Celle-ci jouait donc un rôle prépondérant dans la vie politique. L’engagement des Kazakhs était, le plus souvent, non un choix individuel, mais le résultat d’une décision de la tribu. Rares étaient ceux à pouvoir se départir de l’impératif tribal. Au-delà de leur contenu, les oppositions politiques reproduisaient ainsi les conflits entre les tribus. À partir de la colonisation russe, l’enjeu en fut le monopole des positions de pouvoir.

9 Avant l’intégration à l’Empire russe, il n’existait pas de structure étatique stable et continue. Tout en étant régi par des règles établies, le pouvoir n’en était pas moins, avant tout, dépendant de liens personnalisés. À la tête des tribus et des Žuz étaient élus des khans, issus théoriquement du lignage gengiskhanide, dont la reconnaissance du pouvoir résultait d’alliances avec les élites tribales. Élus séparément par des tribus et par des clans, les khans coexistaient dans les steppes. La hiérarchie entre ceux-ci était ensuite régie par le droit d’aînesse. Le principe d’ancienneté ne suffisait cependant pas à affirmer l’unité politique des tribus kazakhes derrière le khan aîné. La représentativité dépendait d’une part des alliances politiques entre les tribus et, d’autre part, d’une reconnaissance populaire acquise dans la défense de l’intérêt général et valorisée par la manifestation de qualités requises. 10 Les descendants de khan, appelés Töre, avaient un statut particulier dans la société kazakhe11. Tout Kazakh leur devait le respect. Ils bénéficiaient aussi d’une position politique privilégiée. Seuls les Töre étaient censés avoir le droit d’être élus khan, constituant ainsi une forme d’aristocratie des steppes. De part leur appartenance présumée à la lignée de Gengis-khan, ils n’étaient pas inclus dans le système tribal. La

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répartition territoriale des Kazakhs et la division entre les trois Žuz ne les concernaient pas. Un Töre pouvait être élu khan par n’importe quelle tribu. Ce statut particulier leur attribuait un rôle fédérateur au sein de la société kazakhe. Cette situation évolua cependant. La stabilisation politique et migratoire commencée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et la colonisation russe au XIXe siècle ont renforcé leur territorialisation12. Les lignages töre furent ainsi progressivement rattachés à l’une des trois Žuz. 11 Au XVIIIe siècle, certains khans kazakhs tentèrent de transformer ce système pour instituer un pouvoir central plus fort et plus stable. Le khan de la Petite Žuz, Abulkhair13, essaya notamment de donner à sa lignée le statut de dynastie régnante et imagina d’affranchir le khan de sa trop grande dépendance envers les chefs de tribus. Il espérait atteindre ses objectifs dans une alliance avec l’Empire russe, qui aurait pu par sa puissance militaire soutenir ses desseins. Abulkhair reconnut la souveraineté du tsar russe en 1738 et fut suivi par d’autres khans de la Žuz Moyenne au cours de ce même siècle. Le pouvoir tsariste se refusa cependant à favoriser une centralisation du pouvoir kazakh. Catherine II déclara ainsi au gouverneur d’Orenbourg que « tant que la situation exigeait le maintien de la dignité de khan (...), il fallait s’en tenir à notre idée d’en multiplier le nombre afin que chaque khan ne soit pas puissant et dépende de vous »14. Une nouvelle horde fut créée à Bukej en 1801 sous l’autorité d’un khan de la Petite Žuz. Le XIXe siècle conforta cette orientation, favorisant le dispersement politique des Kazakhs et le statut de khan fut finalement aboli au cours de la première moitié du XIXe siècle. À partir de ce moment, les seuls représentants kazakhs officiels furent les gouverneurs élus dans chaque volost’ (districts). L’absence de représentants communs à tous les Kazakhs devant le pouvoir russe renforça l’effet centrifuge du rattachement des nomades à plusieurs centres administratifs régionaux (Astrakhan, Orenbourg, Omsk et Tachkent). Le découpage administratif des steppes, qui se mit en place progressivement tout au long du siècle, privilégia en effet la division des Žuz et des tribus. 12 Cette politique se manifesta notamment sous deux aspects. D’une part, lors des élections des gouverneurs de volost’, de nombreux conflits éclataient entre les tribus qui cherchaient à s’assurer le contrôle de leur district. Le règlement du 21 octobre 186815 insistait d’ailleurs sur une délimitation administrative des volost’ favorisant la mixité des tribus. D’autre part, le pouvoir tsariste tenta d’affaiblir la cohésion tribale afin de renforcer l’intégration des Kazakhs à l’Empire russe. Il fut décidé de débaptiser les volost’ nomades afin d’écarter la référence politique inhérente aux tribus. Dans le règlement du 12 juin 1886, il fut ainsi préconisé de remplacer les dénominations tribales par celles des hivernages. 13 Durant le XIXe siècle, les autorités tsaristes et ses acteurs russes dans les steppes réfléchirent au mode d’intégration des Kazakhs. Certains groupes lancèrent de vaines tentatives de christianisation et de russification, mais le pouvoir impérial resta le plus souvent très circonspect quant à ces campagnes16. Il adopta plutôt une attitude ambiguë, hésitant à transformer les structures socio-politiques tout en modifiant constamment les règles d’administration. Malgré la diversité des débats, le pouvoir tsariste refusa toujours d’accorder aux Kazakhs les mêmes droits qu’aux Russes, les maintenant sous juridiction militaire jusqu’en 1917. 14 Les formes de l’administration locale évoluèrent graduellement tout au long du XIXe siècle par des règlements successifs. L’administration des volost’ créés dans les steppes

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fut tout d’abord déléguée à des agha sultan17, élus parmi les Töre. À partir de 1855, l’élite tribale appartenant à l’Os noir18 fut autorisée à briguer ces postes. Finalement en 1868, les agha sultan furent remplacés par des gouverneurs de volost’, dont le choix n’était plus officiellement déterminé par l’origine sociale. La position des élites tribales avait ainsi été renforcée. Malgré l’abolition officielle de leurs privilèges, les Töre restaient néanmoins les représentants légitimes de la Žuz à laquelle était attachée leur lignée, gardant leur préséance dans les affaires politiques jusqu’aux révolutions de 1917.

La naissance de l’intelligentsia kazakhe

15 Les Töre furent aussi les premiers à intégrer un nouveau groupe social, dénommé « intelligentsia kazakhe », qui commença à se former au sein de la société kazakhe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le critère définissant l’appartenance à celle-ci est un parcours scolaire dans des établissements russes. L’Empire russe avait été à l’origine de l’apparition de ce groupe social dont la fonction première était de servir d’intermédiaire entre l’administration tsariste et les steppes kazakhes. L’intelligentsia kazakhe, maîtrisant la langue russe, devait être le relais des idées et de la politique russe au sein de la population nomade. La première génération de ces intelligenty, issus exclusivement des élites kazakhes (Töre, Qoža19 ou chefs de tribu), étudia entre la seconde moitié du XIXe siècle et le tout début du XXe siècle20. Numériquement très faible, elle termina pour sa majorité des études supérieures. La seconde, qui accéda aux études de 1905 à 1917, bénéficia du développement des établissements scolaires dans les steppes et en Sibérie au début du XXe siècle. Plus nombreuse mais toujours très minoritaire au sein de la population kazakhe, elle atteignit des niveaux d’études variés – des diplômes d’écoles en deux classes aux titres universitaires. Elle comprenait notamment un important contingent d’instituteurs. Même si elle appartenait majoritairement aux couches les plus aisées de la société kazakhe, elle avait des origines sociales plus hétéroclites. Très souvent protégée et aidée par la première génération, la jeune intelligentsia kazakhe montra un grand respect envers ses aînés.

16 Introduite dans les milieux politiques et intellectuels russes, l’intelligentsia kazakhe en partagea les réflexions et fut notamment sensible aux débats sur la modernité et sur l’idée nationale, discussions se reflétant aussi sur le mouvement de renouveau musulman21. En effet, au début du XXe siècle, ces questions revêtaient une importance toute particulière devant la grave crise économique et sociale qui touchait les steppes kazakhes. L’intelligentsia en chercha la solution dans la modernisation de la société nomade. Les divisions tribales furent alors perçues comme un frein à celle-ci, qui devait, selon le modèle européen, s’incarner dans la constitution d’un sentiment national. 17 À l’aube de la révolution russe de 1905, une nouvelle forme politique se greffa à ce discours. L’idée autonomiste développée par les régionalistes sibériens se diffusa dans l’intelligentsia kazakhe et parmi les musulmans de Russie. Les publications sibériennes, posant les bases d’une critique de la politique coloniale du pouvoir central russe, proposèrent l’autonomie comme alternative. Le principe premier en était la recherche d’une voie de développement propre à la Sibérie, qui rompe à la fois avec la seule exploitation des ressources naturelles et avec la mise en péril des populations non- russes. L’intelligentsia kazakhe s’en inspira pour réfléchir à une existence politique

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dans le cadre de l’Empire russe qui permette d’assurer la défense des droits du peuple kazakh.

De la révolution de 1905 à la rébellion de 1916 Montée en puissance de l’intelligentsia kazakhe dans les steppes

18 La révolution de 1905 fut un vecteur important des transformations du paysage politique kazakh. Suite à l’ukaz du 18 février 1905, qui autorisait l’envoi de pétitions au tsar, les Kazakhs formulèrent leurs revendications à l’instar des autres populations de l’Empire. Modérées dans leur ton, les pétitions abordaient en priorité les questions religieuses et agraires, à savoir la liberté de culte22, l’arrêt de la colonisation paysanne et le retour des terres aux Kazakhs. Initiés par les intelligenty kazakhs, les rassemblements, qui eurent lieu durant l’été dans les steppes, restèrent tout de même dominés par les élites tribales et religieuses. Malgré une relative unité de contenu, les nombreuses pétitions qui y furent établies ne furent pas présentées conjointement et aucun front commun n’exista entre leurs instigateurs. Elles portaient en effet la marque des divisions tribales existant au sein de la société kazakhe, comme en témoignent les deux principales pétitions : celle de Karkaralinsk, signée en juillet 1905 par 14 500 Kazakhs de la Žuz Moyenne 23, et celle d’Ouralsk, rassemblant 44 noms de dignitaires de la Petite Žuz 24. Elles avaient été rédigées sous l’influence de deux Töre membres de l’intelligentsia, Alikhan Bukejkhanov pour la première et Bakhytžan Karataev pour la seconde. Ils appartenaient chacun à une lignée de khans – de la Žuz Moyenne pour le premier et de la Petite Žuz pour le second.

19 Le ton de ces deux pétitions marquait une différence d’appréciation quant à l’importance des revendications religieuses pour le futur de la société kazakhe. L’existence de ces deux perceptions de la place de l’islam eut d’importantes conséquences sur le développement du mouvement national encore inexistant en 1905. D’un côté, Bukejkhanov regrettait l’accent mis sur les problèmes liés à l’islam dans les pétitions. L’essentiel de la question avait été, selon lui, résolu par l’ukaz du 17 avril 1905 sur la tolérance religieuse25. La pétition de Karkaralinsk, dont il fut l’un des principaux auteurs, privilégia ainsi la question agraire, sans pour autant pouvoir omettre l’aspect religieux. À l’inverse, Karataev et les signataires de la pétition d’Ouralsk réclamèrent en premier lieu une totale liberté de culte, affirmant le caractère profondément musulman de la société kazakhe. La première fut d’ailleurs rédigée en russe, tandis que la seconde fut présentée aux autorités tsaristes en kazakh. 20 La deuxième étape fut le manifeste du 17 octobre 1905 qui instituait une Douma d’État. La population kazakhe bénéficiait aussi de ces nouvelles libertés politiques accordées par le tsar, ayant reçu le droit d’élire des représentants régionaux pour siéger dans la nouvelle assemblée impériale. Le mouvement révolutionnaire, qui avait touché tout l’Empire, avait forcé le tsar à publier ce manifeste. Certains membres de l’intelligentsia kazakhe avaient participé à cette agitation et espéraient beaucoup de ces nouvelles libertés pour améliorer la situation politique et économique des Kazakhs. Ils traduisirent et diffusèrent ainsi le manifeste dans les steppes afin d’informer la population kazakhe de ses nouveaux droits. L’intelligentsia désirait la sensibiliser à l’idée de liberté politique, qui devait prendre son sens dans la participation à la Douma.

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21 Des exigences furent aussi formulées à l’intention du pouvoir tsariste. Dans une lettre adressée en 1905 au président du Conseil des ministres russe, Mukhamedžan Tynyšpaev, figure centrale de l’intelligentsia kazakhe, appelait à une révision des règlements tsaristes qui avaient institué un état d’exception pour les steppes. Les gouverneurs militaires des régions kazakhes avaient notamment le droit de récuser tout représentant kazakh élu et de nommer un remplaçant. Cet arbitraire était renforcé par les conflits entre les tribus pour le contrôle des administrations locales (les tribunaux nationaux, le conseil des aqsaqal [les sages] et le poste de gouverneur de volost’). Tynyšpaev dénonçait cette situation dans laquelle les tribus puissantes imposaient leurs volontés à celles plus faibles. Il demandait ainsi l’établissement d’un état de droit analogue à la Russie qui permette de dépasser les rivalités entre les tribus et d’œuvrer à la prospérité du peuple kazakh dans son entier. 22 Par ailleurs, le droit électoral n’avalisait que les candidats parlant le russe, ce qui réservait de fait la députation aux seuls membres de l’intelligentsia. Des réunions furent organisées pour préparer les élections à la Douma. Dans leur région respective, Bukejkhanov et Karataev furent très actifs pour promouvoir ces élections. Les manifestations ainsi organisées dans toutes les steppes avaient pour objectif de politiser la population kazakhe, dont l’expérience politique était limitée à deux éléments constitutifs, l’appartenance tribale et l’islam. Leur dessein était de donner un corps politique réel à la nation kazakhe qu’ils étaient en train d’imaginer. Chaque Kazakh devait prendre part à la vie politique nationale au-delà de sa propre tribu. L’activité de figures prestigieuses, comme Bukejkhanov ou Karataev, amena de nombreux membres de l’intelligentsia kazakhe à s’investir dans le futur de leur peuple, constituant ainsi de premiers groupes politiques informels. 23 Certains Kazakhs, s’inspirant du modèle du parti constitutionnel-démocrate russe (K.D.), s’étaient réunis pour en créer une filiale nationale. Celle-ci devait représenter la population kazakhe devant la Douma. Cette première tentative de former un parti kazakh eut lieu en décembre 1905, mais le projet avorta faute d’unité. Les principaux acteurs politiques de la Žuz Moyenne ne participèrent pas à la réunion de décembre, n’accordant pas leur soutien effectif à ce premier projet de parti. De son côté, le Comité central du parti K.D. refusa de reconnaître des filiales nationales. Entre 1905 et 1906, les principaux acteurs du mouvement national naissant dans les steppes, Karataev, Bukejkhanov, Bakhytgerej Kulmanov, Khalel Dosmukhamedov [...], tous membres de l’intelligentsia, choisirent néanmoins d’adhérer au parti K.D. Ce dernier paraissait être le parti russe le plus apte à défendre les intérêts kazakhs. Il soutenait notamment le principe de la liberté religieuse et était ouvert à un débat sur la question nationale. Une des critiques très présentes à l’encontre du régime colonial était la politique de christianisation des Kazakhs, qui avait été plus ou moins active selon les périodes. 24 Suite aux événements révolutionnaires en Russie, l’intelligentsia kazakhe affirma son rôle prépondérant dans l’élaboration d’un discours politique national et dans sa promotion auprès des Kazakhs et du gouvernement tsariste. Les revendications portées par l’intelligentsia, qui insuffla de nouveaux principes politiques dans les steppes, furent dès lors présentées au nom de tous les Kazakhs. L’intelligentsia tentait de fonder un mouvement national, dont la légitimation s’ancrait dans la défense d’un intérêt général des Kazakhs. Ce mouvement prenait son sens dans une critique de la politique coloniale tsariste, dont toute la population nomade subissait les effets. L’unité dans la conscience d’une nation kazakhe était revendiquée par cette intelligentsia, qui peina

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cependant à la rendre effective. Son discours était encore trop éloigné des préoccupations premières des Kazakhs, qui demeuraient avant tout celles exprimées dans les pétitions de l’été 1905. Par ailleurs, le pouvoir tsariste s’opposa toujours à la constitution d’un mouvement national dans les steppes. Entre 1905 et 1916, plusieurs membres de l’intelligentsia furent ainsi arrêtés ou exclus de leur établissement scolaire pour activités politiques subversives26.

Scission politique de l’intelligentsia autour des polémiques sur la place de l’islam dans la société kazakhe et sur la sédentarisation

25 Les Kazakhs élirent pour la première fois des représentants régionaux à la Douma d’État, qui siégea d’avril à juillet 1906. Les députés des steppes septentrionales kazakhes et de la horde de Bukej, majoritairement töre, siégèrent aux côtés du groupe K.D. qui dominait largement l’assemblée. La représentation kazakhe changea son orientation politique avec le renouvellement partiel de ses élus à la IIe Douma, dont l’existence se résuma, elle aussi, à quatre mois, de février à juin 1907. Les députés kazakhs décidèrent alors de s’associer à la fraction musulmane, se détournant du groupe K.D. La position de ce dernier s’était en effet affaiblie par rapport à la première assemblée. Privés de leurs propres représentants aux IIIe et IVe Doumas par ukaz impérial, les Kazakhs durent se reposer sur cette fraction jusqu’à la révolution de 1917 pour exprimer leurs préoccupations auprès du pouvoir central russe27.

26 Ce déplacement des libéraux russes vers une politique commune avec les musulmans de Russie provoqua le mécontentement d’une partie de l’intelligentsia kazakhe, dont Bukejkhanov fut le porte-parole. En 1910, dans son ouvrage Kirgizy [Les Kirghizes], il distinguait deux courants au sein de l’intelligentsia : l’un « national-religieux », dans le sens d’une union des Kazakhs avec les autres musulmans, et l’autre « d’orientation occidentale »28. La division établie entre ces deux courants répercutait celle existant entre les Petite et Moyenne Žuz et l’inimitié opposant certaines lignées de khan des deux Žuz. Le premier courant était en effet incarné par Bakhytžan Karataev et Žikhanša Sejdalin – Töre de la lignée d’Abulkhair, khan de la Petite Žuz – et le second par Bukejkhanov – descendant de Barak29, khan de la Žuz Moyenne. Une hostilité toute particulière existait entre les deux lignées des khans Abulkhair et Barak. Après de longues années de concurrence entre les deux khans, le second avait assassiné le premier en 1748 et fut lui-même empoisonné deux ans plus tard30. Ces inimitiés lignagères, même si elles n’étaient plus aussi vives, restaient présentes et elles eurent des répercussions dans les divisions internes de l’intelligentsia kazakhe. 27 Cette opposition au sujet de l’islam prenait source dans une conception différente de la société kazakhe entre les intelligentsias des Petite et Moyenne Žuz. La première était proche des milieux musulmans tatars et turkestanais et était influencée par le mouvement de renouveau de l’islam, connu sous le nom de djadidisme31. La seconde avait des contacts privilégiés avec les régionalistes sibériens et défendait à la fois une kazakhisation et une occidentalisation de leur société32. Bukejkhanov rejetait une présence trop forte de l’islam dans la sphère publique, situation associée par ce dernier à ce qu’il définissait comme le conservatisme et l’archaïsme des sociétés d’Asie centrale. Il n’était cependant pas question de remettre en cause l’islamisation des Kazakhs. Les valeurs de l’islam imprégnaient en effet fortement la société kazakhe. Bukejkhanov mettait par contre en doute la validité de l’islam à répondre aux

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exigences politiques contemporaines. Selon lui, les Kazakhs devaient construire leur avenir en développant les contacts avec le monde européen et par une limitation de l’influence des mollahs à la sphère privée. L’éveil politique des Kazakhs ne devait pas s’exprimer à travers l’idée d’une communauté musulmane mais par l’activation d’une conscience nationale centripète. Bukejkhanov avait notamment dénoncé l’incapacité des députés musulmans à défendre les intérêts kazakhs à la Douma d’État. 28 Le premier courant ne défendait pas non plus une conception panmusulmane de l’avenir des Kazakhs, mais insistait sur la place centrale que devait jouer les préceptes religieux dans la vie politique et sociale des Kazakhs. Une des polémiques importantes fut celle de la primauté de la charia sur l’adat (droit coutumier) revendiquée par ce courant qui considérait que l’islam réformé était la voie vers la modernisation de la société. Le IVe Congrès pan-russe des musulmans, qui eut lieu en 1914 à Saint- Pétersbourg, cristallisa les conflits entre les délégués kazakhs autour de la place de l’islam. Ces altercations marquèrent une rupture définitive entre les deux courants susnommés. Une de celles-ci est la fameuse déclaration de Bukejkhanov au ton provocateur qui affirmait que les Kazakhs n’étaient pas musulmans ou étaient au mieux à moitié musulmans. Karataev accusa alors Bukejkhanov de soutenir la politique de christianisation et de russification des autorités impériales. 29 Un autre sujet sensible opposait les deux groupes. La question agraire se posait en effet de manière urgente. Si Karataev et Sejdalin défendaient une sédentarisation rapide des Kazakhs pour préserver les terres fertiles distribuées aux paysans, Bukejkhanov critiquait cet empressement, qui aurait, selon lui, un résultat inverse à celui désiré. Il releva ainsi trois problèmes principaux : les nomades ne pouvaient devenir des paysans sans une éducation prolongée ; les Kazakhs, auxquels ces terres auraient été attribuées, les loueraient ou les vendraient aux paysans européens plus à même de les cultiver, se privant ainsi du bénéfice de ces nouvelles terres ; d’autre part, les normes d’attribution des terres aux paysans33 étant nettement inférieures à celles nécessaires pour l’élevage, la sédentarisation mènerait les Kazakhs à un abandon forcé de leur activité sans proposer de nouvelles alternatives.

Naissance d’une presse kazakhe : écho des luttes politiques et diffusion des idées nouvelles dans les steppes

30 Ces clivages politiques n’ont pas pénétré la scène publique avant les années 1910, lorsque deux publications kazakhes firent leur apparition. La revue Ajqap, fondée en 1911, et le journal Qazaq, fondé en 1913, furent une tribune exceptionnelle pour l’intelligentsia kazakhe, qui en était à l’origine. Leurs principaux collaborateurs, qui bénéficiaient d’un prestige dans tous les milieux kazakhs, servirent de modèle pour la nouvelle génération. Les débats, qui y furent soulevés, se diffusèrent dans toute la population, en y promouvant l’idée d’une communauté nationale. Hormis l’actualité de la vie dans les steppes, de nombreux articles concernaient l’histoire, l’orature et la littérature kazakhe comme fondement de l’identité nationale.

31 À travers ses écrits, l’intelligentsia tentait de fonder un caractère national et d’édifier les symboles de la future nation. Le nom d’« Alaš » joua en ce sens un rôle central. Dans les généalogies, dont les publications furent nombreuses au début du XXe siècle, Alaš est considéré comme l’ancêtre mythique des Kazakhs. Reflet de leur unité, il est censé avoir été aussi le cri de guerre des Kazakhs au XVIIIe siècle au moment des difficiles

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campagnes militaires contre les Djoungars. Au début du XXe siècle, certains l’utilisèrent en tant que synonyme de « kazakh » pour nommer le peuple dans son entier. Ce terme entra ainsi progressivement en usage au sein de l’intelligentsia pour symboliser la nation kazakhe. 32 Malgré un fort désir d’unité, l’intelligentsia kazakhe ne parvint cependant pas à éviter les scissions, comme nous l’avons vu précédemment. Ajqap, publiée à Troick de 1911 à 1915, était la seule publication périodique à caractère « national » jusqu’en 1913. Ses collaborateurs appartenaient aux trois Žuz et étaient originaires de toutes les régions kazakhes. Les principales personnalités spirituelles et les plus influents poètes et écrivains kazakhs y ont été publiés. Cependant, l’influence politique de la Petite Žuz et des Töre de la lignée d’Abulkhair s’y fit toujours fortement sentir. À de rares exceptions, les principales figures politiques de l’intelligentsia de la Žuz Moyenne n’y publièrent pas. Suite aux polémiques sur la religion et sur la sédentarisation en 1913-1914, la rupture apparut de plus en plus évidente. 33 Le lancement du journal Qazaq en 1913 par Akhmet Bajtursunov marqua un tournant important, car la Žuz Moyenne eut ainsi sa tribune. La composition du collectif d’auteurs ne laisse, en effet, aucun doute sur l’orientation du journal. Les contributeurs appartenaient presque exclusivement à la Žuz Moyenne et plus particulièrement à la tribu Argyn. À l’inverse, les collaborateurs réguliers d’Ajqap, issus de la Petite Žuz, n’apparurent pas dans les pages du journal Qazaq. 34 Durant leurs deux années d’existence concomitante, les polémiques publicistes furent nombreuses entre Ajqap et Qazaq. Une de celles-ci s’intègre parfaitement à notre réflexion. Début juin 1913, Sejdalin et Mukhamedžan Seralin, rédacteur en chef d’Ajqap, présentèrent leur projet d’organiser un congrès pan-kazakh entre la fin août et le début septembre. La crise dans laquelle se trouvait la société kazakhe était vivement ressentie par l’ensemble de l’intelligentsia et il apparaissait nécessaire de définir des orientations politiques communes sur les quatre points sensibles : la question agraire ; la religion ; la justice ; le droit à une représentation à la Douma d’État. Sejdalin critiquait fortement le régime colonial institué dans les steppes au XIXe siècle. Le peuple kazakh est atteint d’une grave maladie. Cette maladie ne peut être soignée qu’avec des médicaments puissants. Il est inutile de prescrire des remèdes comme les medresse [école coranique], les mektep [école kazakhe] ou l’attribution de 15 desâtin de terre 34. [...] Quel est le nom de cette maladie si forte qui touche le peuple kazakh ? C’est un système administratif et judiciaire anormal et l’absence de représentation populaire dans les institutions législatives. Les exigences de l’époque et les particularités du peuple kirghize rendent nécessaire des changements dans ce système.35 35 La proposition de Sejdalin et de Seralin consistait en la tenue à Orenbourg d’un congrès rassemblant des représentants des dix régions, où les Kazakhs étaient présents. L’appel était donc lancé dans la horde de Bukej, dans les quatre oblast’ septentrionales d’Akmolinsk, de Semipalatinsk, d’Ouralsk et de Tourgaï, dans celles du Syr-Daria, du Semireč’e, du Ferghana et de Samarcande et dans l’uezd de Mangyšlak du gouvernorat du Turkestan. Le quorum envisagé était de deux délégués par volost’, ce qui aurait porté leur nombre à neuf cents.

36 Or, comme nous l’avons vu ci-dessus, il n’existait pas de consensus entre les différentes composantes de l’intelligentsia sur les deux points fondamentaux, à savoir la religion et la politique agraire. Karataev avait écrit vers 1912 une lettre à Bukejkhanov, dans laquelle il lui proposait une entrevue pour rechercher une position unitaire,

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notamment sur la réforme agraire. Il y reconnaissait l’influence de Bukejkhanov sur les Kazakhs, lui concédant le rôle de leader. Aucune réponse n’est connue à cette lettre. Bukejkhanov publia, en revanche, une « lettre ouverte » dans le journal Ajqap en 1913 en réponse aux articles de Sejdalin. Bajtursunov fit paraître dans Qazaq une « réponse » à la proposition de ce dernier de tenir un congrès. Soutenant le principe d’un congrès pan-kazakh, les deux hommes estimaient que le moment n’était pas propice. Le délai de trois mois entre l’annonce et la tenue effective était selon eux trop court. Ils étaient également persuadés que le gouverneur général des steppes n’autoriserait jamais le rassemblement de 900 délégués kazakhs à Orenbourg. Bukejkhanov expliquait dans son article que [...] la tenue d’un congrès n’est pas la seule voie pour favoriser le développement de la nation. Le chemin d’une nation est comparable aux cours des grands fleuves de l’Idil [Oural], du Syr-Daria ou de l’Ertis [Irtych]. Les fondements qui sont à l’origine de ce fleuve qu’est la constitution d’une nation, sont une économie prospère, des medresse de qualité, des chefs d’aul [village ou campement kazakh], des gouverneurs de volost’ et des aqsaqal pensant au bien de leur peuple, des revues et des journaux, des éditions et des congrès. Ces derniers sont utiles, mais leurs résultats sont insuffisants.36 37 Les Kazakhs n’étaient pas encore prêts, du moins pas assez pour qu’un tel congrès fût fructueux, d’après Bukejkhanov et Bajtursunov qui rappelaient les difficultés à s’entendre sur des positions communes. Ils affirmaient finalement que le projet proposé n’était pas assez concret. Le refus des deux hommes de soutenir le projet fit avorter la possibilité même de convoquer un congrès.

38 Entre 1913 et 1914, le clivage politique s’était cristallisé entre l’intelligentsia des Petite et Moyenne Žuz, malgré l’idée partagée de « nation kazakhe », qui aurait dû abolir les distinctions tribales. L’unité n’a pu être réalisée, car les conceptions de la future société kazakhe moderne étaient différentes. Les polémiques publiques s’arrêtèrent en 1915, lorsque Ajqap dut fermer pour des raisons financières. Qazaq resta alors la seule presse à caractère « national ». Ce journal s’assura un prestige immense dans les steppes, que le choix du titre ne pouvait que renforcer. Il continua d’ailleurs à être l’écho de la vie politique kazakhe après 1917, n’ayant arrêté sa parution qu’en 1918. Le groupe constitué autour du journal Qazaq se consolida dans les années prérévolutionnaires à la différence de celui d’Ajqap, dont la cohésion politique ne put se renforcer.

La rébellion de 1916 dans les steppes kazakhes

39 Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, si certains Kazakhs étaient opposés à toute participation à une guerre contre l’Empire ottoman, la majorité de l’intelligentsia enjoignit de soutenir la Russie. Elle espérait en effet que les Kazakhs, privés de toute représentation officielle depuis 1907, bénéficieraient d’un retour politique pour leur contribution à l’effort de guerre. Or, les nomades ne pouvaient qu’apporter une aide financière et matérielle, car, de par leur statut, ils étaient dispensés du service militaire. Le débat sur la remise en question de cette exemption, qui avait déjà été l’objet de discussions avant le déclenchement de la guerre, continua pendant les premières années du conflit, autant dans les ministères tsaristes que parmi l’intelligentsia kazakhe. Celle-ci pensait que l’enrôlement des Kazakhs dans l’armée ouvrirait la voie à une vraie reconnaissance citoyenne au sein de l’Empire. Mais les

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autorités tsaristes exprimèrent toujours des doutes sur la loyauté des allogènes et ne cachaient pas leur crainte de révoltes armées.

40 Bien que l’éventualité et les modalités d’une mobilisation dans l’armée aient été fréquemment soulevées dans les publications kazakhes entre 1914 et 1916, la soudaine décision du tsar d’ordonner la mobilisation des indigènes pour le travail sur le front par ukaz, le 25 juin 1916, ne permit aucune préparation ni psychologique, ni matérielle pour sa réalisation. La motivation en avait été essentiellement la situation critique sur le front, qui nécessitait de libérer les soldats des tâches auxiliaires (brancardiers, terrassiers...). Le gouvernement tsariste ne s’était, en effet, toujours pas résolu à mobiliser les allogènes dans l’armée. Les réactions à l’ukaz furent très diverses dans les steppes kazakhes, où les rumeurs régnaient en maître. La population était dans l’expectative, réfractaire à laisser partir ses jeunes au front. Majoritairement, l’intelligentsia appela au respect de l’ukaz. Bukejkhanov, Bajtursunov et Dulatov, dans plusieurs articles publiés en juillet dans le journal Qazaq, tentèrent de convaincre les Kazakhs de ne pas se rebeller. Tout en faisant appel à un patriotisme « impérial », le plus souvent inexistant, ils assuraient qu’une révolte provoquerait une répression terrible de la part des autorités tsaristes. De leurs côtés, les élites tribales cherchaient à négocier les modalités de la mobilisation, la principale demande étant l’obtention d’un délai. Les revendications, exposées dans les pétitions au pouvoir et dans les journaux, portaient aussi sur le principe du volontarisme, sur l’établissement des listes de mobilisés par les Kazakhs eux-mêmes et sur le regroupement des Kazakhs au front. Toutes ces démarches étaient engagées séparément par les tribus, comme cela avait été le cas en 1905. 41 Les autorités tsaristes tinrent peu compte de cette agitation et lancèrent la mobilisation sans informer les Kazakhs ni sur son but et ni sur son déroulement. Critiquant l’impréparation de la mobilisation, l’intelligentsia dénonça l’arbitraire et les brutalités, qui accompagnaient le plus souvent la réalisation du décret, ainsi que la corruption des fonctionnaires kazakhs. Dans ce contexte, la réaction des Kazakhs fut un refus général d’envoyer les jeunes loin de leur patrie participer à une guerre qu’ils estimaient ne pas les concerner. La révolte toucha progressivement toutes les steppes, mais il est difficile de retracer le cours des événements tant les situations furent différentes d’une région à l’autre, voire même d’une tribu à l’autre. Il est en effet impossible de parler d’une rébellion « nationale » ou de l’existence d’un front uni. Comme en témoigne Mendešev en 1931, « la rébellion eut un caractère local. Chaque région avait sa propre organisation. À sa tête, il y avait soit un émir, soit un khan soit juste un chef »37. Dans toutes les steppes, plus de cinquante khans furent ainsi élus au cours de la révolte. Il ne s’agissait donc pas d’un mouvement de libération nationale, tel qu’il fut présenté à partir de la fin des années trente dans les publications kazakhes, mais de la manifestation d’un rejet de la mobilisation sur fond de crise agraire et sociale. 42 Le mouvement prit plus généralement la forme d’une désobéissance civile massive orchestrée par chaque tribu indépendamment et non pas celle d’une vraie rébellion armée. Les combats furent d’ailleurs rares et beaucoup plus meurtriers du côté kazakh. Face aux cosaques entraînés et bien équipés, les Kazakhs, armés de piques et de toqpar [massue en bois], ne pouvaient pas offrir de réelles résistances. Au cours de l’été, les regroupements de Kazakhs atteignirent dans certains cas plusieurs milliers voir plusieurs dizaines de milliers de personnes, mais il n’existait ni discipline, ni stabilité

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dans les effectifs. Ces rassemblements étaient plus impressionnants par leur importance que par le danger qu’ils pouvaient faire encourir au pouvoir russe. 43 Le rôle politique des tribus s’affirma avec force durant tout l’été. Aucune action ne fut entreprise sans une consultation des conseils tribaux. L’unité de la tribu resta centrale. L’intelligentsia fut très active dans les steppes pour promouvoir ses idées, mais la décision politique resta dans les mains des élites tribales et religieuses. La réaction de chaque tribu variait en fonction de sa situation. Dans les oblast’ de Semipalatinsk et d’Akmolinsk, les élites politiques appelaient toujours au calme. Le journal Qazaq s’en fit largement l’écho et ses collaborateurs tentèrent de convaincre les Kazakhs de ne pas prendre les armes. Ainsi, ces régions ne virent aucun mouvement d’ampleur. Durant l’été, un khanat avait bien été formé par des clans de la tribu Argyn de la Žuz Moyenne aux frontières des oblast’ de Tourgaï et d’Akmolinsk, mais dès le mois de septembre, le khan élu décida d’arrêter la rébellion. Au début de l’été, plusieurs membres de l’intelligentsia de l’oblast’ de Tourgaï appartenant à la tribu Argyn, notamment Bajtursunov et Dulatov, s’étaient en effet adressés aux Kazakhs et plus particulièrement à leur tribu pour les engager à se soumettre au décret. 44 Dans la horde de Bukej, les oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï, les membres de l’intelligentsia soutinrent plus ou moins directement la rébellion, après avoir tenté de moduler l’application de l’ukaz. Ce soutien n’impliqua, par contre, que très rarement une participation active à la rébellion armée, domaine réservé des batyr38. L’implication des membres de l’intelligentsia se manifesta par des appels à la rébellion, où la cible principale était l’administration coloniale. De nombreux instituteurs, qui appartenaient à une génération plus jeune et moins socialement marquée que celle des leaders politiques kazakhs, se trouvaient parmi ces « rebelles ». Au cours de l’été 1916, Sejtkali Mendešev et plusieurs de ses collègues instituteurs furent ainsi arrêtés dans la horde de Bukej pour agitation contre l’ukaz et emprisonnés. Les sources sont cependant assez peu explicites sur les réelles activités de l’intelligentsia durant la rébellion et comprennent essentiellement les documents relatifs aux arrestations et des souvenirs publiés a posteriori. 45 Dans l’uezd de Tourgaï, la tribu Qypčaq de la Žuz Moyenne fut la seule dans toutes les steppes à réussir à s’organiser de manière suffisamment efficace pour maintenir des effectifs stables, mener quelques opérations d’envergure avec succès et résister jusqu’au printemps 1917. Cette situation est d’autant plus remarquable que l’un des principaux participants, Alibi Džangil’din, fut ensuite le personnage-clé de la soviétisation des steppes kazakhes. Lors du soulèvement, un khanat kipčak fut constitué, qui rassembla au cœur de l’uezd jusqu’à 50 000 hommes. Cependant, même s’il résista aux cosaques durant de nombreux mois, leurs activités restèrent très limitées. Le fait d’armes le plus important fut la prise de Tourgaï, qu’ils durent abandonner très vite devant l’arrivée de troupes russes. Ce soulèvement fut critiqué par le journal Qazaq qui, tout en appelant au calme la population de l’uezd, s’attaqua à la personnalité de Džangil’din. 46 La répression s’abattit d’une manière brutale à la fin de l’été 1916. Grâce à des renforts de cosaques et avec l’aide de paysans armés par les soins des autorités locales, la rébellion fut sauvagement réprimée. Les représailles furent sans commune mesure avec la réalité de la rébellion : vols, massacres, confiscations de terres et de bétails. Malgré la rébellion, le gouvernement tsariste atteignit son objectif premier. Les quotas demandés en juin 1916 furent en effet presque remplis. Environ 150 000 Kazakhs furent mobilisés

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à partir du mois de septembre. Cette expérience marqua fortement la société kazakhe moralement et matériellement. À la répression sans pitié s’ajoutèrent des conséquences économiques désastreuses. En effet, les récoltes furent très partiellement ramassées durant l’été 1916 et une partie importante du bétail fut confisquée par les colons et les cosaques ou abandonnée par les Kazakhs en fuite. L’hiver 1916-1917 marqua ainsi le début de famines récurrentes dans la steppe, qui durèrent jusqu’en 1922. 47 Les répercussions politiques furent aussi très importantes. L’attitude des fonctionnaires kazakhs et russes acheva de discréditer le pouvoir tsariste, qui était resté sourd à toutes les demandes kazakhes. Au contraire, la pression du régime colonial sur la population nomade se renforça suite à la violente répression. Le fossé entre les colons européens et les Kazakhs s’était également accru. La divergence des intérêts était apparue de manière évidente et les autorités locales privilégiaient ouvertement les colons. Ces événements furent aussi le baptême politique de la jeune intelligentsia. 48 Suite à la mobilisation, de nombreux Kazakhs furent arrachés à leur aul pour être projetés dans un autre monde. Afin de les aider, Bukejkhanov rencontra le prince L’vov, président de l’Union des zemstvo39 et futur chef du gouvernement provisoire russe, pour le convaincre d’ouvrir un Bureau pour les allogènes sur le front ouest40. À partir du mois d’octobre 1916, ce bureau, qui devait aider et soutenir les Kazakhs mobilisés, fut constitué à Minsk. Au cours des dix mois d’existence de ce bureau, Bukejkhanov invita de nombreux étudiants kazakhs à y travailler. Ceux-ci, originaires de toutes les régions de l’actuel Kazakhstan, appartenaient aux trois Žuz.

Les révolutions de 1917 Construction politique du mouvement national kazakh et permanence des scissions au sein de l’intelligentsia

49 La nouvelle de la révolution de Février 1917 se diffusa dans les steppes kazakhes au cours du mois de mars. Elle fut, dans ce contexte, accueillie avec beaucoup d’espoir. Le régime tsariste était la cible des attaques de l’ensemble de l’intelligentsia kazakhe, dont même les plus modérés avaient perdu leurs illusions sur les volontés de l’Empire à prendre en compte les aspirations des allogènes. Le télégramme envoyé le 16 mars 1917 de Minsk par le bureau des allogènes et adressé à de nombreuses personnalités kazakhes dans toute l’Asie centrale commence avec cette phrase : « Le soleil de la liberté, de l’égalité et de la fraternité est apparu pour tous les peuples »41. Ce télégramme appelait aussi à soutenir le nouveau gouvernement provisoire russe. De fait, les premiers actes de celui-ci eurent des conséquences directes sur la situation dans les steppes. Sa déclaration initiale, en date du 6 mars 1917, abordait plusieurs points qui concernaient notamment les Kazakhs : l’amnistie ; la reconnaissance de l’égalité de tous les citoyens ; la promesse d’élections d’organes locaux autonomes et la convocation d’une Assemblée constituante. Par un décret du 14 mars 1917, la mobilisation des allogènes prit fin et la démobilisation commença à partir du mois de mai.

50 La fraction musulmane à la Douma russe s’activa dès les premiers jours de la révolution pour défendre les intérêts de ses coreligionnaires. Elle envoya ainsi le 8 mars une déclaration au gouvernement provisoire où, tout en l’assurant de son soutien, elle regrettait que la liberté de culte ne fut mentionnée et appelait à la cooptation de

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musulmans dans les administrations d’État. En réponse à ces demandes, le gouvernement provisoire décréta le 20 mars l’abolition des discriminations fondées sur la nationalité, la religion et l’origine sociale et créa courant mars le Commissariat musulman du Comité provisoire de la Douma d’État. À travers cette dernière instance, plusieurs musulmans furent choisis pour des postes de commissaire du gouvernement provisoire dans des régions à fortes populations musulmanes. Parmi les premiers, Bukejkhanov fut nommé commissaire de l’oblast’ de Tourgaï le 24 mars 1917. D’autres nominations de Kazakhs suivirent. 51 Parallèlement, une conférence des acteurs politiques musulmans fut organisée à Petrograd en mars 1917, où tous les musulmans furent incités à s’investir dans la construction du nouvel État. Il y fut aussi décidé de convoquer un congrès des musulmans de Russie pour mai. Cependant, certains représentants kazakhs – Bukejkhanov et Dulatov en particulier – exprimèrent déjà l’idée de privilégier l’organisation par chaque peuple de son propre congrès, afin de renforcer localement les mouvements nationaux. Cette position était dans la continuation des réflexions antérieures de Bukejkhanov sur l’inadaptation à la situation kazakhe d’un projet politique unitaire des musulmans de Russie. Celui-ci préférait s’engager dans la promotion d’une autonomie nationale au sein d’une fédération russe.

La politisation des steppes à travers la création des premiers organes de représentation kazakhs régionaux

52 L’intelligentsia fut confrontée à son échec dans la constitution d’un mouvement unitaire avant 1917. Aucun projet commun n’avait pu être élaboré. L’absence de représentation kazakhe à la Douma impériale avait par ailleurs freiné le développement des forces politiques dans les steppes. Les tentatives de constituer un parti kazakh n’avaient pas pu être réitérées après 1906. Les principales figures de l’intelligentsia avaient ainsi adhéré à des partis russes. Leur préférence était allée au parti K.D. et le seul bolchevik était Alibi Džangil’din. Ces adhésions ne concernaient qu’un nombre très limité d’intelligenty kazakhs, la population nomade y restant totalement étrangère avant la révolution. La conquête de l’autonomie politique était néanmoins conditionnée par la structuration du mouvement national dans les steppes mêmes. Les groupes informels constitués avant 1917 autour de Qazaq, d’Ajqap et des associations étudiantes s’investirent totalement dans cette tâche. Leur pratique politique reposait bien entendu sur les affinités politiques qui s’étaient révélées avant 1917. Pour autant, malgré l’aspiration de l’intelligentsia à générer une conscience nationale dépassant les frontières des tribus, l’activation de soutiens tribaux restait au cœur du jeu politique.

53 Suite à la révolution de Février, la steppe était en pleine effervescence. Le changement de pouvoir et les libertés accordées amenèrent la population kazakhe vers une progressive politisation tout au long de l’année 1917. Ce processus s’accompagna de l’affirmation par chaque groupe en formation de sa représentativité quasi exclusive de la population kazakhe. Saken Sejfullin, un des jeunes révolutionnaires kazakhs, raconte ainsi : La quantité de rassemblements et de meetings de tout ordre caractérisaient cette période. Presque chaque jour, quelques comités et bureaux étaient réélus. [...] Tous se sont lancés dans la lutte, tous se sont dépêchés de revêtir le rôle de chef au nom du peuple.42

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54 Les membres de l’intelligentsia jouèrent un rôle prépondérant dans ce phénomène. En effet, comme l’intégration des steppes kazakhes dans une entité politique russe ne fut pas remise en question, la situation des Kazakhs dépendit étroitement des évolutions politiques en Russie même. Le centre russe fut toujours celui qui légitima le pouvoir local. Sous ses différentes formes, il chercha toujours à reconnaître un groupe politique, censé représenter l’ensemble des Kazakhs, et par lequel il puisse s’assurer le contrôle de la région. Seule l’intelligentsia, maîtrisant le russe, pouvait jouer ce rôle et représenter la population kazakhe devant les autorités centrales. À ce titre, elle était la seule à pouvoir briguer des postes de pouvoir, comme en témoignent les nominations de commissaires du gouvernement provisoire.

55 Au cours du mois de mars, une première réorganisation de l’administration dans le gouvernorat des steppes eut lieu par la constitution de comités civils, dominés par les Russes. En parallèle, des comités kazakhs furent créés par l’intelligentsia dans les différentes oblast’ pour s’occuper des affaires proprement kazakhes. Sous le régime tsariste, les Kazakhs avaient pu participer à la gestion administrative seulement au niveau des volost’. Les gouverneurs de volost’ kazakh dépendaient alors directement du responsable d’uezd et du gouverneur militaire, tous deux russes. Ce système rompait avec le principe tribal sans toutefois offrir une alternative fédératrice pour les Kazakhs. Après la révolution de Février 1917, la première déclaration du gouvernement provisoire et l’abolition de toutes discriminations nationales ouvraient le débat sur une redéfinition des relations entre européens et « allogènes ». Elles offraient la possibilité aux Kazakhs de créer les premiers organes de représentation régionaux. Les comités kazakhs avaient été constitués dans ce but et posaient les bases provisoires d’une administration autonome régionale. Dès leur formation, ils déléguèrent des membres dans les comités civils d’oblast’, sans que soit pour autant remise en question la séparation politique entre les populations européenne et kazakhe. 56 À l’instar de la Russie entière, toutes les questions concernant les changements radicaux à instaurer dans l’administration des steppes kazakhes devaient être résolues par l’Assemblée constituante. La vie politique dans les steppes fut donc marquée par la contradiction entre la nécessité de gérer la situation issue des événements révolutionnaires et l’impossibilité de prendre des décisions. Ce hiatus se ressentit tout particulièrement dans la formation d’organes autonomes kazakhs et dans les relations entre ceux-ci et les administrations russes. 57 La création des comités provisoires kazakhs fut la première étape avant la convocation de congrès régionaux, dont la tâche était d’élire des organes légitimes et de définir des orientations politiques. Le principe amenant à l’élection d’organes représentatifs kazakhs reposa non pas sur le système tribal, mais sur le découpage administratif en volost’, uezd et oblast’ hérité de la période tsariste. Comme nous l’avons vu, les Kazakhs ne remirent pas en question leur affiliation à la Russie et leur représentation politique devait donc correspondre au système général russe. Le premier congrès kazakh fut lancé par Bukejkhanov qui, fraîchement nommé commissaire du gouvernement provisoire, arriva fin mars 1917 à Orenbourg, centre administratif de l’oblast’ de Tourgaï. Seuls des délégués des oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï avaient été invités dans l’annonce du journal Qazaq, mais lorsque le congrès se tint du 1er au 8 avril 1917, des délégués des oblast’ d’Akmolinsk, de Semipalatinsk, du Syr-Daria, de la horde de Bukej... s’y présentèrent. L’attente d’un congrès pan-kazakh, dont il avait déjà été question en 1913-1914, était telle que l’annonce de la tenue de ce premier congrès kazakh provoqua

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une forte agitation dans toute la steppe. Ce congrès eut dès lors une signification qui dépassait son cadre officiellement régional. 58 Dès le début du congrès, les clivages au sein de l’intelligentsia ont aussitôt transparu dans les débats. Ainsi, lors de l’élection du président du congrès, Sejdalin s’opposa à la candidature de Bajtursunov, qui fut malgré tout élu. Par ailleurs, le congrès discuta du bien-fondé d’admettre comme députés d’anciens fonctionnaires tsaristes, auxquels il était reproché d’être corrompus et d’avoir abusé de leur fonction. C’est d’ailleurs pour cette raison que Muhamed’âr Tungačin, délégué de l’uezd d’Irgiz, fut exclu du congrès suite aux accusations de Dulatov qui le dénonça comme agent de la police tsariste et interprète corrompu. 59 Lors du congrès, un bureau, comprenant huit membres, dont Bukejkhanov, Bajtursunov et Dulatov, fut chargé de la préparation d’un congrès pan-kazakh. La tribu Argyn de la Žuz Moyenne y était surreprésentée et, à l’inverse, Sejdalin, Karataev et leurs partisans étaient absents du bureau et des différentes commissions. Bukejkhanov s’était assuré cette mainmise sur la direction du mouvement national kazakh, ayant réuni autour de lui un groupe solide face à des opposants plus marginalisés et politiquement dispersés. Il avait de plus réussi à se rallier les élites tribales. 60 Au cours des mois d’avril et de mai, des congrès furent organisés dans les autres oblast’ « kazakhes ». Ces congrès marquèrent l’exclusion progressive de certains leaders politiques kazakhs au profit d’une part des partisans de Bukejkhanov et d’autre part d’un groupe formé autour de Žikhanša Dosmuhamedov et de Khalel Dosmukhamedov, les premiers représentant la Žuz Moyenne et le second la Petite Žuz. Le leadership du Töre Bukejkhanov était reconnu principalement par la tribu Argyn ; laquelle, puissante et majoritaire dans la Žuz Moyenne, était présente dans les oblast’ de Tourgaï, d’Akmolinsk et de Semipalatinsk. Dans l’oblast’ d’Ouralsk, la situation était différente. Les Töre, Sejdalin et Karataev, avaient en effet été écartés au profit de représentants de la principale tribu de l’oblast’, la tribu Bajuly de la Petite Žuz, à laquelle appartenaient Ž. et Kh. Dosmukhamedov. La horde de Bukej était un peu à l’écart et fut représentée durant toute l’année 1917 par un Töre, Kulmanov, nommé commissaire du gouvernement provisoire pour la horde, et par Vali Tanašev, appartenant à la tribu Bajuly. 61 Lors des congrès des oblast’ des steppes, des délégués avaient été élus pour représenter les Kazakhs au Congrès musulman pan-russe, qui eut lieu du 1er au 11 mai 1917 à Moscou. Le principal débat qui anima ce congrès fut la question du choix de la forme d’autonomie pour les populations musulmanes. Les « fédéralistes », partisan d’une autonomie nationale territoriale, et les « unitaristes », défenseurs d’une autonomie nationale culturelle, exposèrent leurs points de vue tout au long du Congrès43. Finalement, les premiers, auxquels s’étaient associés les délégués kazakhs, l’emportèrent à une large majorité. Un fédéraliste déclara ainsi : « Nous devons d’abord nous différencier pour nous unir ensuite »44. Les délégués kazakhs insistaient toujours sur la priorité à donner à la convocation d’un congrès pan-kazakh chargé d’élaborer leur future orientation politique. Les Kazakhs des oblast’ septentrionales furent très peu actifs dans le mouvement musulman pan-russe.

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Les Congrès pan-kazakhs de juillet et décembre 1917 : de la création du premier parti kazakh à la formulation de l’autonomie nationale

62 En 1917, la vie politique dans les steppes se cristallisa autour des deux congrès pan- kazakhs qui se tinrent en juillet et en décembre. Le premier Congrès pan-kazakh siégea du 21 au 28 juillet à Orenbourg. Le bureau élu au Congrès de l’oblast’ de Tourgaï se chargea de son organisation et marqua de son empreinte tout le congrès. Le congrès rassembla 289 délégués de toutes les régions kazakhes, y compris des oblast’ de Ferghana et de Samarcande. Le congrès traita de l’autonomie, de la forme de gouvernement, des questions agraires et religieuses, du choix des députés kazakhs pour l’Assemblée constituante et de la création d’un parti kazakh. Le Congrès se prononça pour une république russe démocratique parlementaire et fédérative, dans laquelle s’insérerait l’autonomie kazakhe à formuler en fonction des particularités nationales et du mode de vie. Ces larges principes furent adoptés sans apporter de plus amples détails. Sur les autres questions, les principales idées avancées étaient : l’arrêt de la colonisation européenne et le passage de l’administration des terres kazakhes aux Kazakhs eux-mêmes.

63 Le projet de création d’un parti kazakh, dont Bukejkhanov avait été l’instigateur, fut adopté par le Congrès. Cette discussion était motivée par la tenue des élections à l’Assemblée constituante pan-russe, dont la date, fixée par le gouvernement provisoire pour le 17 septembre, avait été annoncée le 14 juin. Cette question était d’autant plus importante que, depuis la première déclaration du gouvernement provisoire russe, il avait été clairement dit que la forme du gouvernement y serait décidée et que « l’Assemblée constituante promulguera les lois fondamentales qui garantissent au pays ses droits inaliénables à la justice, à la liberté et à l’égalité »45. La réforme agraire très attendue avait été de la sorte confiée à la constituante. 64 Le choix de créer un nouveau parti kazakh avait été, par ailleurs, dicté par les nouvelles orientations des partis politiques russes après la révolution de Février. Le parti K.D., que plusieurs figures politiques kazakhes influentes avaient rejoint en 1905-1906, était tout particulièrement concerné. Adoptant la ligne politique d’une Russie une et indivisible, les K.D. s’opposèrent à toutes idées autonomistes46. Ce nouveau contexte politique décida Bukejkhanov, membre du Comité central, à quitter le parti K.D. en juillet 1917 et le persuada de la nécessité de fonder un parti pour unifier les forces politiques kazakhes en vue d’obtenir l’autonomie. 65 Suite au Congrès pan-kazakh de juillet, Bukejkhanov s’efforça de réaliser son projet de parti unitaire kazakh, qui fut nommé Alaš pour insister sur l’idée d’une unité nationale. Un des objectifs de Bukejkhanov était l’établissement de listes électorales unifiées pour représenter les Kazakhs à l’Assemblée constituante. Toutefois, les listes du parti Alaš ne furent constituées que pour les oblast’ de Semipalatinsk, d’Akmolinsk et de Tourgaï et dans ces mêmes oblast’ d’autres listes furent aussi déposées. Dans l’oblast’ d’Ouralsk et dans la horde de Bukej, il n’y eut pas de listes du parti Alaš, mais des listes établies par les congrès régionaux. Ainsi, malgré les dires du journal Qazaq, le parti Alaš n’existait à la fin de l’année 1917 que dans la Žuz Moyenne. Les élections virent le succès du parti Alaš dans les oblast’ orientales et celui des partisans des Dosmukhamedov dans la partie occidentale.

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66 Afin de préparer l’Assemblée constituante russe et d’organiser l’autonomie kazakhe, un comité comprenant notamment Bukejkhanov, Dulatov et Bajtursunov, organisa un second Congrès pan-kazakh, qui eut lieu du 5 au 13 décembre 1917 à Orenbourg. La situation politique avait profondément changé depuis le premier Congrès. Les bolcheviks avaient renversé le Gouvernement provisoire russe en octobre et les soviets s’emparaient progressivement du pouvoir dans toutes les régions de l’ancien Empire. D’autre part, le Turkestan et la Sibérie venaient de proclamer leur autonomie à des congrès où des délégués kazakhs avaient été présents47. Dans ce contexte, les organisateurs du congrès pan-kazakh affirmèrent clairement leur opposition à la révolution d’Octobre. Le congrès se tint donc sous la protection des cosaques de l’ataman Dutov. Ces derniers, refusant le nouveau pouvoir soviétique, avaient en effet pris le contrôle d’Orenbourg des mains du soviet local en novembre 1917. 67 Les délégués au congrès vinrent des oblast’ d’Ouralsk, de Tourgaï, d’Akmolinsk, de Semipalatinsk, du Semireč’e, du Syr-Daria, de Samarcande, de la guberniâ de l’Altaï. Les discussions portèrent essentiellement sur les formes et sur l’organisation de l’autonomie kazakhe. L’ensemble des participants s’accordait sur l’intégration de cette autonomie dans une république fédérative russe, mais la prise du pouvoir par les soviets, la convocation incertaine de l’Assemblée constituante et la proclamation des autonomies sibérienne et turkestanaise laissaient planer de nombreuses incertitudes sur l’avenir politique des Kazakhs. Face à cette situation, deux courants se sont opposés au congrès. Le premier, mené par Kh. Kulmanov et Ž. Dosmukhamedov et représentant majoritairement la Petite Žuz, prônait une proclamation immédiate de l’autonomie kazakhe, qui devait s’unir à celle du Turkestan, arguant de leur proximité culturelle et sociale. Celle-ci était d’ailleurs promue par des Kazakhs. Le second courant, animé par Bukejkhanov et représentant la Žuz Moyenne, désirait attendre l’Assemblée constituante avant de s’engager sur la voie de l’autonomie et privilégiait une union avec la Sibérie, considérant que le Turkestan était trop enclin au conservatisme religieux. Un compromis fut finalement atteint. La proclamation même de l’autonomie fut reportée d’un mois, en attendant la décision des Kazakhs du Turkestan sur leur union avec les oblast’ septentrionales. Mais, après ce délai, l’autonomie dénommée « Alaš » devait être proclamée, sinon chaque oblast’ avait alors le droit de choisir indépendamment son avenir politique. Un Conseil national, nommé Alaš orda, qui devait résider à Semipalatinsk, fut formé pour préparer, diriger et organiser l’autonomie. Bukejkhanov fut élu président de ce Conseil national où la Žuz Moyenne était sur-représentée (dix membres sur les quinze48). Le débat houleux, qui agita le congrès au sujet de la délimitation de l’autonomie, montre bien l’extrême fragilité de l’unité nationale kazakhe. 68 En janvier 1918, le Congrès kazakh de l’oblast’ du Syr-Daria refusa de s’unir aux oblast’ du nord, préférant rester au sein de l’autonomie turkestanaise proclamée en novembre 1917. La séparation politique entre les régions septentrionales et le Turkestan fut donc maintenue. Même s’il existait une forme de sentiment communautaire parmi les Kazakhs, l’identité turkestanaise et les affiliations tribales restaient tout aussi présentes. La prise du pouvoir par les soviets dans les steppes au début de 1918 ne laissa pas non plus l’opportunité à Alaš orda de proclamer officiellement l’autonomie kazakhe. Toutefois, le Conseil national se maintint et affirma son autorité sur la population kazakhe des cinq oblast’ de Bukej, d’Ouralsk, de Tourgaï, d’Akmolinsk et de Semipalatinsk.

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La révolution d’Octobre dans les steppes Novembre 1917-mars 1918 : les soviets contre Alaš orda

69 La révolution d’Octobre bouleversa le paysage politique kazakh issu de la première révolution de 1917. La prise effective du pouvoir par les soviets dans les différentes oblast’ des steppes s’effectua entre novembre 1917 et février 1918, rendant critique la situation d’Alaš orda qui avait toujours refusé de reconnaître le nouveau gouvernement. Le 18 janvier 1918, Orenbourg fut prise des mains des cosaques de Dutov. Le 17 février, les soviets s’imposèrent à Semipalatinsk, centre politique d’Alaš orda. Dans cette première phase, le nouveau pouvoir désirait éliminer le Conseil national kazakh de la scène politique, mais il ne pouvait pas compter sur une organisation révolutionnaire kazakhe structurée. La faiblesse des soviets kazakhs ne permettait pas non plus de poser les bases d’une soviétisation de la société nomade.

70 Les groupes opposés à Alaš orda étaient trop dispersés face au réseau des comités kazakhs présents dans tous les oblast’ et ne pouvaient rivaliser avec l’influence d’Alaš orda. Marginaux et désunis, ils luttèrent localement contre le Conseil national durant l’hiver 1917-1918 sans pouvoir présenter ni plate-forme unitaire, ni front commun. Cette opposition comprenait certaines figures de l’intelligentsia proche d’Ajqap et des fonctionnaires écartés lors des congrès de 1917 et des jeunes intelligenty opposés aux orientations politiques et sociales du mouvement national kazakh. Une partie de ceux- ci se radicalisa et profita de la prise du pouvoir par les soviets pour rallier le nouveau régime. Ces Kazakhs se retrouvèrent dans des soviets dominés par les Russes, car la population kazakhe restait majoritairement étrangère aux soviets à la fin de 1917. Ils se rapprochèrent aussi des organisations sociales-démocrates49 et certains y adhérèrent entre l’automne 1917 et le printemps 1918. Leur ralliement à la révolution d’Octobre soulève cependant la question du contenu idéologique de leur adhésion aux thèses maximalistes. La plupart n’avait professé aucun attachement aux théories sociales- démocrates avant 1917 et certains y auraient même plutôt été hostiles. 71 Le pouvoir bolchevik était d’ailleurs sceptique quant à la loyauté de ces différents groupes, qui n’avaient mené aucune activité révolutionnaire avant 1917. Il existait toujours une certaine tension entre les soviets russes et les Kazakhs ralliés au pouvoir soviétique. Seul Džangil’din, bolchevik depuis 1915, bénéficiait de la confiance des leaders bolcheviks. Il avait été expulsé de l’oblast’ de Tourgaï par Bukejkhanov en juillet 1917, alors qu’il tentait de former des soviets kazakhs dans les uezd. Interdit de séjour dans les steppes, il suivit un stage d’instructeur du parti bolchevik et fut envoyé en Crimée travailler pour le parti. 72 Džangil’din rencontra Lénine en décembre 1917 pour préparer la conquête du pouvoir dans l’oblast’ de Tourgaï. Le premier comité révolutionnaire, qui avait été formé à Orenbourg par les soviets le 15 novembre, avait aussitôt été dissout par les cosaques de Dutov. À la suite de ces événements, le pouvoir soviétique central décida d’aider militairement le soviet d’Orenbourg, qui n’avait pas pu résister devant les opposants au nouveau régime. Dans leur discussion, Lénine et Džangil’din abordèrent aussi la situation politique dans les steppes. Suite à ces réunions, le Conseil des commissaires du peuple le nomma commissaire provisoire pour l’oblast’ de Tourgaï à la place de Bukejkhanov. Il avait pour mission d’organiser les soviets kazakhs et d’envoyer des délégués du peuple kazakh à Moscou pour préparer l’autonomie. Dans sa résolution sur

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la question nationale en mai 1917, le parti bolchevik « exigeait une autonomie régionale large [...] et une délimitation des frontières des oblast’ autonomes réalisée par les populations locales, qui devaient tenir compte des conditions économiques et sociales et de la composition nationale ». Ce principe devait cependant toujours être sous-tendu par « les intérêts de la lutte des classes du prolétariat vers le socialisme ». Cette ligne politique avait été réaffirmée dans la déclaration des droits des peuples de Russie le 2 novembre 1917. 73 Dès sa nomination, Džangil’din rassembla un bataillon international sous son commandement, où il mobilisa de nombreux participants à la rébellion de 1916. Aux côtés des troupes rouges, ce bataillon participa activement au combat pour s’emparer d’Orenbourg. Après la victoire, Džangil’din dut recruter des Kazakhs pour organiser les soviets dans l’oblast’. Il raconte dans ses souvenirs, qu’après être entré dans Orenbourg, il s’était adressé à l’intelligentsia et aux anciens fonctionnaires kazakhs pour leur proposer de travailler avec les soviets. Un des premiers à répondre à son appel fut Tungačin, qui fut ensuite rejoint par d’autres opposants au groupe de Bukejkhanov ou à Alaš orda. 74 Džangil’din chargea les plus influents de ces intelligenty, qui l’avaient rejoint, d’organiser des soviets kazakhs dans les uezd pour y remplacer les comités kazakhs. Il préparait en effet activement le congrès régional des soviets de l’oblast’ de Tourgaï. L’objectif de Džangil’din était d’amoindrir l’influence d’Alaš orda pour nommer un nouvel organe régional d’obédience soviétique. Afin de prévenir toute intrusion de partisans d’Alaš orda dans les nouvelles instances soviétiques, Džangil’din insista auprès de Moscou pour que le choix des représentants kazakhs fût avalisé par lui. Son projet était de les élire lors du congrès des soviets de l’oblast’ de Tourgaï, qui devait inclure des délégués de tous les uezd. Cette question était très importante car le Commissariat aux nationalités, dirigé par Staline, constituait alors des commissariats nationaux et qu’il était prévu d’en former un pour les Kazakhs. Džangil’din voulait pouvoir contrôler la nomination du commissaire kazakh. Ce dernier serait en effet chargé de traiter toutes les questions concernant la population kazakhe et tout particulièrement de négocier avec Moscou les modalités de l’autonomie. 75 Džangil’din parvint à organiser le premier Congrès régional des soviets des paysans, des ouvriers, des soldats et des Kirghizes de l’oblast’ de Tourgaï, qui se tint du 21 mars au 3 avril 1918. Deux questions le préoccupaient : le droit électoral et la composition nationale des futurs organes élus. Les modalités d’éligibilité permettaient d’exclure directement les élites tribales, qui avaient été majoritairement représentées dans les comités kazakhs et dans le conseil national d’Alaš orda : baj (riche kazakh), anciens gouverneurs de volost’, mollah... Mais ces restrictions n’étaient pas appliquées de manière stricte lors des élections des délégués dans les uezd, ni même par la commission de vérification des mandats du congrès. Les exclusions étaient le plus souvent le résultat de jeux de pouvoir. Dix députés kazakhs proches de Bukejkhanov furent ainsi exclus, accusés d’être des éléments contre-révolutionnaires. 76 Un nouveau Comité exécutif des soviets de l’oblast’ de Tourgaï fut élu lors de ce congrès. Džangil’din en obtint la présidence et plusieurs Kazakhs y entrèrent. Ce fut notamment le cas de Tungačin. La position des partisans des soviets était cependant très fragile et cette situation se ressentait tout particulièrement dans la population kazakhe. Au milieu du mois d’avril, Džangil’din repartit pour Moscou afin de défendre ses idées pour la soviétisation des steppes kazakhes.

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77 La prise du pouvoir des soviets se déroula différemment dans les oblast’ d’Ouralsk, d’Akmolinsk et de Semipalatinsk, en raison notamment de la présence très forte des partisans de Dosmukhamedov dans la première et du parti Alaš dans les deux autres. L’ oblast’ de Tourgaï était peuplée majoritairement de la tribu Qypčaq de la Žuz Moyenne et des tribus Alimuly et Žetyru de la Petite Žuz, trois tribus minoritaires et peu influentes dans le mouvement national kazakh en 1917. Par contre, dans les trois oblast’ susnommées, les tribus Bajuly de la Petite Žuz et Argyn de la Žuz Moyenne, qui avaient investi l’Alaš orda, dominaient toute la sphère politique, rendant difficile l’implantation des soviets. 78 Dans l’oblast’ d’Ouralsk, Karataev (qui était un Töre), Argančeev (de la tribu des Tölengit issue des servants personnels des khans) proche de Karataev, et Ajtiev (de la tribu Žetyru) ne purent agir directement contre le Comité régional kazakh, dominé par les Dosmukhamedov. Ils durent attendre le Congrès des soviets de l’oblast’ d’Ouralsk qui eut lieu du 18 au 24 mars 1918. Alaš orda y fut déclaré contre-révolutionnaire et l’arrestation de ses principaux membres exigée. Le Comité exécutif régional des soviets, issu du congrès, intégra Karataev, Argančeev et Ajtiev, au poste de vice-président, mais il restait dominé par des membres européens à la différence de celui de l’oblast’ de Tourgaï. 79 Dans les oblast’ d’Akmolinsk et de Semipalatinsk, le parti Alaš contrôlait les comités kazakhs, comme le montra sa victoire aux élections à l’Assemblée constituante dans ces deux régions. Il fusionna de facto avec le Conseil national Alaš orda après sa constitution. Dans ces régions, les deux furent souvent confondus jusqu’en mai 1918, date à partir de laquelle le parti ne fut plus mentionné. Face à Alaš orda, qui avait clairement exprimé son opposition au régime soviétique, un second parti kazakh, nommé Uš-Žuz (les trois Žuz), fut constitué en octobre 1917 et chercha à se présenter comme porte-parole de la révolution kazakhe. Ce parti n’était cependant représenté que dans deux villes, Omsk et Petropavlovsk, comptant de quatre cents à mille membres selon les estimations. Ses leaders appartenaient aux tribus Najman et Kerej de la Žuz Moyenne, absentes du parti Alaš. Dans l’oblast’ d’Akmolinsk, où les Kerej étaient nombreux, le parti Uš-Žuz parvint à dissoudre le Comité kazakh régional, mais toutes les tentatives furent vaines dans l’ oblast’ de Semipalatinsk.

Les soviets à la recherche d’une politique nationale Négociations avec Alaš orda et déclenchement de la guerre civile, mars-mai 1918

80 En parallèle, le pouvoir central soviétique avait opéré un changement de stratégie. Abandonnant la politique d’opposition systématique aux mouvements nationaux constitués en 1917, Moscou chercha à s’allier leur concours dans le vaste programme de construction des autonomies nationales initiées en mars 1918. Comme nous l’avons vu précédemment, le Commissariat du peuple aux nationalités était en train de créer des commissariats nationaux afin de préparer la future constitution de la Rsfsr, proclamée en janvier 1918, et d’y intégrer de nouvelles entités nationales50. Mais, il s’était rendu compte de la difficulté de trouver des interlocuteurs représentatifs et politiquement fiables avec lesquels collaborer pour installer le pouvoir soviétique. Le problème était tout particulièrement aigu dans la steppe kazakhe.

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81 Les leaders bolcheviks n’ayant aucune confiance dans la majorité des Kazakhs ralliés aux soviets, Alaš orda apparut comme l’interlocuteur le plus valable de part son caractère national et sa présence sur l’ensemble des régions septentrionales kazakhes. Sans tenir compte des exigences de Džangil’din, Staline, commissaire du peuple aux nationalités, envoya le 28 mars un télégramme à l’adresse d’Alaš orda à Semipalatinsk, lui demandant « d’envoyer sans tarder des représentants pour organiser le Commissariat pour les affaires kirghizes et pour travailler à la réalisation de l’État kirghize »51. Kh. et Ž. Dosmukhamedov furent chargés par Alaš orda de négocier avec le Conseil des commissaires du peuple et se rendirent aussitôt à Moscou. Les pourparlers revêtirent un caractère circonstanciel, car ni les uns ni les autres n’avaient de réelles affinités politiques. Tout en étant forcé de discuter avec les soviets, Alaš orda resta en contact étroit avec tous les opposants au nouveau régime : régionalistes sibériens, députés de la constituante, officiers, cosaques. 82 Le Conseil national kazakh avait émis deux revendications principales : la libération de tous ses membres arrêtés et la reconnaissance de l’autonomie Alaš, telle qu’elle avait été énoncée au Congrès pan-kazakh de décembre 1917. De son côté, Moscou était prêt à de larges concessions, si les Kazakhs acceptaient de donner une forme soviétique à l’autonomie. Il semble qu’un accord ait été atteint sur la base de ces exigences. Alaš orda reconnaissait l’autorité du Conseil des commissaires du peuple et assurait que l’autonomie Alaš devait s’intégrer dans la Rsfsr en échange de son maintien. La partie kazakhe compléta cet accord d’une série de propositions concrètes. Le territoire de l’autonomie, qui y était délimité, correspondait exactement à celui établi au congrès de décembre 1917 : les oblast’ de Semipalatinsk, d’Akmolinsk, de Tourgaï, d’Ouralsk, du Syr-Daria, du Ferghana, du Semireč’e, de Bukej, l’uezd d’Ordama-Gyšlen de l’oblast’ de Transcaspie, l’uezd de Džizak de l’oblast’ de Samarcande, le district de l’Amu-Daria et les Kazakhs des uezd de Bijsk, de Slavgorog et de Zmeinogorsk de la guberniâ de l’Altaï. De plus, le Conseil national demandait de préserver son autorité jusqu’à la tenue d’un congrès pan-kazakh des soviets. Celui-ci devait transférer le pouvoir à des soviets élus selon une représentation proportionnelle des nationalités. Malgré l’insistance d’Alaš orda, aucune réponse ne fut donnée à ces demandes par Staline. La coopération entre Alaš orda et Moscou resta théorique et aucun représentant du Conseil national kazakh ne fut délégué au Commissariat aux nationalités ou dans une autre administration soviétique centrale. Des divergences politiques cruciales étaient d’ailleurs aussitôt apparues. Contrairement à l’une des revendications d’Alaš orda, le Commissariat aux nationalités affirma, dans un article de la Pravda du 9 avril, son refus d’une représentation proportionnelle dans les soviets, qui devaient être constitués selon le principe de classe52. 83 Néanmoins, le parti Uš-Žuz pâtit lourdement de ces négociations. Son sort fut scellé au mois d’avril 1918 et Alaš orda joua un rôle certain dans sa fin tragique. Des accusations de corruption et d’abus de pouvoir portées à l’encontre des principaux leaders furent largement relayées par Alaš orda dans le but de compromettre définitivement le parti Uš-Žuz aux yeux des soviets. Ces dénonciations portèrent leurs fruits et, le 23 avril 1918, les membres du Comité central du parti furent arrêtés par le Soviet d’Omsk. Sans être reconnus coupables, ils restèrent en prison, où ils se trouvaient encore lorsque les Blancs reconquirent la région. Ils furent exécutés en 1919, mais dès la fin avril 1918 le parti Uš-Žuz avait été de facto décapité.

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84 Le déclenchement de la guerre civile entre avril et mai 1918 ne permit pas la concrétisation de l’accord minimal conclu entre Moscou et Alaš orda. Les cosaques avaient commencé à se soulever à la fin du mois de mars dans l’Oural. Dès le 29 mars, Ouralsk fut reprise par les cosaques blancs et les soviets dispersés. Au cours des deux mois suivants, l’ensemble des stanica cosaques suivirent l’exemple. L’instabilité de la situation associée à l’absence de position claire de Moscou amena à un éloignement progressif des deux parties. Dès le 1er mai 1918, Ž. et Kh. Dosmukhamedov engagèrent leurs troupes aux côtés des cosaques de l’Oural contre le pouvoir soviétique. Dans les deux oblast’ orientales, la rupture eut lieu dans le courant du mois de mai, suivant la progression des Blancs qui reprenaient les villes aux soviets53. De même, les oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï furent conquises par les forces blanches entre mai et juillet 1918, à l’exception des villes de Tourgaï, d’Irgiz et d’Aktioubinsk totalement encerclées.

Le Bureau kirghize du Commissariat du peuple aux nationalités Les premières tentatives vers une autonomie soviétique kazakhe (mai 1918-juillet 1919)

La création du Bureau kirghize du Commissariat du peuple aux nationalités, avril-juillet 1918

85 Peu après le départ de Kh. et de Ž. Dosmukhamedov de Moscou, Džangil’din s’y rendit pour un séjour qu’il prolongea jusqu’au 16 mai 1918. Il rencontra les leaders soviétiques, Sverdlov, Staline et Lénine, pour discuter de la constitution du futur Bureau kirghize du Commissariat du peuple aux nationalités. Comme nous l’avons vu ci- dessus, sa création fut le résultat d’un difficile processus politique lié au projet d’autonomie kazakhe, dont Lénine et Džangil’din avaient déjà discuté peu après la révolution d’Octobre. Avant même de définir les frontières et les compétences de l’autonomie, Lénine et Staline hésitaient fortement sur le choix des interlocuteurs kazakhs pour la préparer. Dès ses premières entrevues, Džangil’din avait proposé sans succès plusieurs candidatures. Le 26 avril, il assista en tant que représentant d’un Commissariat kirghize alors inexistant à une réunion du collège du Commissariat aux nationalités, présidée par Staline. Ce dernier et Lénine avaient alors abandonné l’idée de coopérer activement avec Alaš orda. Finalement, sur recommandation de Džangil’din, Tungačin fut nommé le 11 mai à la tête du nouveau bureau kazakh.

86 Le Bureau kirghize central s’organisa lentement et eut une activité très réduite jusqu’en juillet 1918, manquant de moyens et de personnel. Les tâches du Bureau kirghize fixées par le Commissariat aux nationalités étaient de traiter des questions concernant les Kazakhs et de préparer l’autonomie administrative et territoriale kazakhe sur la base de la constitution soviétique. Avant même la création de ce Bureau kirghize, des commissariats ou des bureaux nationaux avaient été créés dans certaines oblast’ « kazakhes » sous l’autorité des soviets locaux. Leur principale fonction était de défendre dans les soviets les intérêts des Kazakhs. Ils étaient en quelque sorte les premiers organes de représentation kazakhe soviétique, bien que ses membres ne fussent pas élus mais cooptés. Le nouveau Bureau kirghize central était censé servir d’intermédiaire entre les autorités centrales et les bureaux locaux, dont il devait

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favoriser le développement dans l’ensemble des régions kazakhes. Ces bureaux nationaux n’avaient pas vocation à remplacer les autorités locales, mais à s’y fondre en attendant la convocation d’un congrès pan-kazakh. En effet, aucune définition territoriale n’avait été donnée, le texte officiel se contentant de fixer le cadre de ses compétences par l’expression « le peuple kirghize ». 87 À son retour à Orenbourg en mai 1917, Džangil’din relança les préparatifs pour la convocation d’un futur congrès pan-kazakh des soviets, qui était seul légitime à proclamer l’autonomie et à former un exécutif soviétique kazakh. Il envoya un télégramme aux soviets des oblast’ du Syr-Daria, du Semireč’e et du Fergana demandant si : « les uezd kirghizes étaient définitivement entrés dans l’autonomie du Turkestan 54 ou [si] les comités exécutifs estimaient souhaitable l’union de tous les territoires kirghizes » 55. Le reflux des soviets dans les steppes devant l’offensive blanche et la rupture consécutive des relations avec le Turkestan reporta la possible convocation du congrès pan-kazakh.

L’oblast’ de Bukej, fer de lance de la soviétisation des steppes (août 1918-janvier 1919)

88 Hormis le Turkestan coupé des autres oblast’ kazakhes, seule l’oblast’ de Bukej resta sous le contrôle des soviets durant l’été 1918. L’absence de stanica cosaques fut un des facteurs qui facilita la permanence du pouvoir soviétique. L’autre fut l’orientation pro- soviétique de certains Kazakhs qui s’y était dessinée progressivement au cours de l’année 1917. Profitant du départ des deux principaux leaders, Kulmanov et Tanašev, pour le second congrès pan-kazakh, des membres de l’intelligentsia kazakhe aidés par des bolcheviks russes ont dissout le Comité kazakh régional dès le 1er décembre 1917. À sa place, un Comité révolutionnaire fut constitué, qui fonctionna jusqu’à la fin du mois de mars 1918. Un Comité exécutif provisoire des soviets fut alors constitué pour consolider la position des soviets dans la région et préparer la tenue d’un congrès, qui eut lieu du 1er au 8 mai 1918.

89 Dans ce contexte général, Bekentaev, membre de l’équipe de Džangil’din dans l’oblast’ de Tourgaï et nommé vice-directeur du Bureau kirghize, fut envoyé au tout début août à Bukej, où le rejoignit peu après Tungačin. Aucun travail ne pouvait en effet être mené depuis Moscou. Tous deux avaient reçu des mandats du Commissariat aux nationalités pour organiser des bureaux locaux kazakhs auprès des soviets et préparer ainsi l’autonomie future. Le centre de gravité du Bureau kirghize central se déplaça alors à Bukej. Cette région fut le fer de lance de la soviétisation des steppes jusqu’au début 1919, comme l’indiquait Tungačin dans un rapport envoyé au Commissariat aux nationalités : Étant donné l’impossibilité de traverser la ligne de front, nous avons dû limiter nos activités à la seule horde de Bukej et, selon le déplacement du front et la reprise de villes et d’oblast’ par les troupes soviétiques, [...] nous diffuserons et organiserons le pouvoir soviétique local. À cette fin, nous préparons dans notre bureau local des cadres.56 90 Les leaders kazakhs de Bukej se retrouvèrent dès lors impliqués dans la construction de l’autonomie soviétique, que les Kazakhs de l’oblast’ de Tourgaï s’étaient auparavant appropriés.

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La reconquête d’Ouralsk et d’Orenbourg par l’Armée rouge et la convocation en suspens d’un congrès pan-kazakh des soviets, février-avril 1919

91 Entre la fin de l’année 1918 et le début de 1919, l’Armée rouge mena une large offensive pour regagner le contrôle d’Orenbourg et d’Ouralsk, qui furent reprises respectivement les 22 et 24 janvier 1919. Des cadres kazakhs, formés par le bureau local kazakh de l’ oblast’ de Bukej, accompagnèrent la reconquête rouge de l’oblast’ d’Ouralsk pour aider à la reconstitution des soviets kazakhs dans les zones nouvellement recouvrées. Par ailleurs, les Kazakhs arrêtés par les Blancs furent libérés et ceux qui avaient refusé de rallier Alaš orda purent sortir de la clandestinité. Ils rejoignirent les soviets reformés dans la région et certains adhérèrent au parti communiste.

92 Džangil’din, toujours président du Comité exécutif des soviets de l’oblast’ de Tourgaï se préoccupa de réorganiser les soviets dans les uezd kazakhs suivant l’avancée du front dans son oblast’, car il désirait convoquer le plus tôt possible un congrès pan-kazakh. Dès février 1919, Džangil’din et Tungačin, qui s’étaient rendus à Moscou, profitèrent de ces victoires pour demander une nouvelle fois l’accord des autorités centrales sur l’organisation de ce congrès, où seraient représentées les régions de Bukej, d’Ouralsk et de Tourgaï. La reconquête progressive de ces oblast’ impliquait la formation de nouvelles autorités sur ces territoires, mais le contexte politique n’était pas propice à une décision rapide. 93 Au même moment, la politique nationale du parti communiste était en effet l’enjeu de conflits importants au sein de l’équipe dirigeante bolchevik, qui préparait un nouveau programme du parti pour le VIIIe Congrès. D’un côté, Boukharine et Pâtakov récusaient le droit des nations à l’autodétermination, fidèles à l’idée que le principe national devait être abandonné au profit de celui de classe. De l’autre, Lénine soutenait la création d’autonomies nationales soviétiques. Cette polémique trouvait un écho direct dans les comités régionaux d’Ouralsk et d’Orenbourg, qui s’associaient en grande partie aux positions de Boukharine et de Pâtakov. De nombreux communistes russes locaux estimaient à l’instar de Petrovskij, membre du Comité exécutif de l’oblast’ d’Ouralsk, que [...] le prolétariat russe est bien plus révolutionnaire et expérimenté que les pauvres Kirghizes, quasiment incapables de gérer les affaires d’État. Ces remarques montrent le danger que, par sa future autonomie, la région kirghize donne le pouvoir non pas aux pauvres et aux classes prolétariennes mais à la bourgeoisie kirghize.57 94 Lors du VIIIe Congrès du parti communiste, qui se tint du 18 au 23 mars 1919, Lénine défendit son projet pour le nouveau programme du parti. Il réaffirma la justesse de promouvoir des entités nationales et donc l’existence même d’une politique nationale. Il déclara ainsi que « toutes les nations ont droit à l’autodétermination »58, celle-ci restant la pierre angulaire de la politique nationale du parti communiste affichée dans le nouveau programme. Lénine y insista au Congrès : « Nous avons des Bachkirs, des Kirghizes et d’autres peuples et nous ne pouvons pas refuser de les reconnaître » 59. Il confirma ainsi le soutien du pouvoir soviétique au processus de proclamation des républiques autonomes60.

95 Ce débat sur les autonomies nationales n’était pas absent au sein du camp blanc, auquel s’était rallié Alaš orda. Ses membres étaient ainsi depuis décembre 1918 confrontés à un difficile dilemme. Le gouvernement sibérien blanc s’était alors clairement opposé à

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toute forme d’autonomie, se réappropriant l’idéologie blanche originelle d’une Russie une et indivisible. Les Kazakhs blancs avaient dès lors commencé à discuter d’un changement d’alliance avec les leaders bachkirs, qui se trouvaient dans une situation analogue. Mais à la fin de l’année 1918, la situation militaire et politique n’était pas encore favorable à un tel retournement. 96 Suite au VIIIe Congrès du parti communiste et à la proclamation de la République autonome bachkire le 23 mars, plusieurs représentants d’Alaš orda commencèrent à négocier leur ralliement avec le pouvoir soviétique. Les leaders d’Alaš orda de l’oblast’ de Tourgaï, Bajtursunov et Dulatov, entrèrent en contact avec Karaldin, président du Soviet de l’uezd de Tourgaï, afin de négocier ce changement d’alliance. Le ralliement prochain d’Alaš orda donnait un argument supplémentaire aux partisans de la convocation d’un congrès pan-kazakh. Džangil’din envoya, dès le 25 mars, un radiogramme à Lénine, où il annonçait qu’« avait enfin commencé l’union de tout le peuple kirghize des travailleurs derrière le drapeau rouge du gouvernement des ouvriers et des paysans »61. Karaldin avait aussi insisté sur la nécessité d’unir « les Kirghizes de tous les oblast’ »62 pour construire la future autonomie. Cette union et l’intégration consécutive de l’intelligentsia kazakhe apparaissaient aussi nécessaires pour contrebalancer la prédominance russe aussi bien au parti communiste que dans les administrations soviétiques. Cependant, les Kazakhs, qui s’étaient investis dans la construction soviétique, comptaient fermement préserver leurs prérogatives d’avant- garde révolutionnaire kazakhe par rapport aux partisans d’Alaš orda. 97 Afin de concrétiser un accord entre Alaš orda et le pouvoir soviétique, Bajtursunov, Džangil’din et Karaldin partirent pour Moscou, où ils arrivèrent le 1er avril. Profitant de ces négociations, Džangil’din et Tungačin réitérèrent leur demande de convoquer un congrès pan-kazakh et obtinrent satisfaction dans ce nouveau contexte politique et militaire. La situation militaire semblait bien plus favorable aux Rouges au début du mois d’avril, après plusieurs mois d’offensives victorieuses. Ainsi, le Comité exécutif central pan-russe annonça le 4 avril 1919 la tenue prochaine d’un congrès constitutif de l’autonomie kazakhe à Orenbourg et accorda une amnistie aux membres d’Alaš orda. 98 Le lendemain, le Commissariat aux nationalités constitua un groupe d’initiative chargé de la préparation du congrès. Quatre réunions du groupe eurent lieu à Urda, centre administratif de l’oblast’ de Bukej, entre le 25 avril et le 29 avril. Les participants y abordèrent les questions de l’organisation proprement dite du congrès pan-kazakh, qui fut prévu pour le mois de juin à Orenbourg. La délimitation des frontières de la future autonomie fut discutée, sans arriver à un tracé explicite. Suite à ces réunions, Džangil’din fut appelé à Moscou par Staline au début du mois de mai, afin de déterminer les modalités d’une proclamation de l’autonomie kazakhe.

La création du Comité révolutionnaire kirghize (Kirrevkom) Dernière étape vers la proclamation d’une république autonome kazakhe juillet (1919-octobre 1920)

99 Cependant, l’offensive des Blancs en mai 1919 va une fois de plus reporter la tenue du congrès pan-kazakh. Les premiers jours du mois de mai, les Blancs encerclèrent les villes d’Ouralsk et d’Orenbourg. Tourgaï tomba entre les mains des cosaques et des troupes d’Alaš orda. Le changement sur le front interrompit les négociations entre Alaš orda et Moscou et seul Bajtursunov rallia alors le pouvoir soviétique. Ce contexte

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militaire et politique tendu amena les dirigeants soviétiques à réfléchir à une nouvelle stratégie. Les discussions eurent lieu entre la fin du mois de mai et juillet 1919 au sein du Commissariat aux nationalités. À la demande de Staline, Džangil’din resta à Moscou pour définir la nouvelle ligne politique. La solution envisagée fut la création d’un comité révolutionnaire [Kirgizskij Revolûcionnyj komitet – Kirrevkom], qui aurait autorité sur les steppes kazakhes. Il devait être chargé d’instaurer des conditions acceptables pour la convocation d’un congrès pan-kazakh, qui serait ainsi à même de proclamer la République autonome kazakhe. Durant deux mois, de nombreuses réunions eurent lieu à Moscou pour définir à la fois l’étendue des compétences de ce comité dans des régions, où il existait une forte minorité russe, et les frontières territoriales de son autorité, dont la définition aurait une incidence sur la future autonomie kazakhe.

100 Préparé par le Bureau kirghize, le projet fut étudié dans une commission mixte le 25 juin 1919 et y fut approuvé avec quelques changements concernant les frontières. Le projet initial prévoyait d’inclure les oblast’ turkestanaises du Syr-Daria et du Semireč’e dans le domaine de compétence du Comité révolutionnaire ; le règlement final les en exclut provisoirement. Autorité lui fut donc donnée sur les oblast’ de Tourgaï, d’Ouralsk, de Semipalatinsk, d’Akmolinsk et sur les territoires kazakhs de la guberniâ d’Astrakhan. Si le domaine de compétence du Bureau kirghize du Commissariat aux nationalités était le « peuple kirghize », définition non territoriale, celui du Comité révolutionnaire kirghize positionnait clairement son activité dans la création prochaine d’une république autonome, en dénommant les oblast’, où il avait autorité. Celles-ci furent d’ailleurs appelées « oblast’ kirghizes » par les Kazakhs, afin d’y affirmer leur légitimité. Cette transposition du domaine de compétence avait néanmoins nécessité l’insistance de Džangil’din, qui exigea à deux reprises, début avril et début mai 1919, la mention des oblast’ et des guberniâ placées sous l’autorité de l’organe central kazakh. Finalement, la légitimité politique du Kirrevkom, donnée par Moscou, se posa bien en termes territoriaux. 101 Cependant, les frontières de la future république n’avaient pas été définitivement tracées. La rédaction de l’article correspondant ajoutait ainsi la formule « jusqu’à la délimitation du territoire kirghize en accord avec la république du Turkestan, le Congrès kirghize et le pouvoir soviétique central » 63. Cette remarque montrait bien l’indétermination de Moscou à définir clairement un territoire kazakh, dont la forme politique n’avait pas encore été fixée. La formulation de l’article permettait aussi d’envisager un rattachement futur à la république kazakhe des oblast’ du Semireč’e et du Syr-Daria et de l’uezd de Mangyšlak, qui n’avaient pas été inclus dans le domaine de compétence du Kirrevkom suite au refus des représentants turkestanais en juillet 1919. Les leaders kazakhs soviétiques avaient en effet essuyé le même refus qu’Alaš orda au début de l’année 1918. 102 Créé officiellement le 10 juillet par le Conseil des commissaires du peuple, le Comité révolutionnaire kirghize remplaça le Bureau central kirghize, qui devint alors sa représentation à Moscou. Il se composait de sept personnes nommées par Moscou, mais ceux-ci avaient le droit de coopter de nouveaux membres. Les pouvoirs accordés à ce comité furent larges. Il était notamment autorisé à amender toutes décisions des soviets locaux. Le travail du Comité révolutionnaire commença au début du mois d’août 1919, après l’arrivée de ses membres à Orenbourg, sa ville d’attache. Dans sa première mouture, il était composé de Pestkovskij (président), vice-commissaire aux nationalités, Tungačin, Džangil’din, Lukašev, Bajtursunov, Karataev, Mendešev et

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Karaldin (secrétaire). Une des premières difficultés, à laquelle fut confronté le Comité révolutionnaire kirghize, était d’assurer son autorité sur un territoire, qui restait éclaté en juillet 1919 entre de nombreux centres administratifs et politiques, et dont une grande partie était encore sous contrôle des Blancs. 103 Avant l’entrée en fonction du Kirrevkom à l’été 1919, le Bureau kirghize central avait déjà réussi à implanter des bureaux locaux dans les oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï et dans la horde de Bukej, mais tous dépendaient des soviets locaux et ne s’occupaient que des questions concernant les Kazakhs. La situation devait être inversée par le Kirrevkom et, malgré une situation loin d’être évidente, il allait parvenir à imposer progressivement son autorité sur les territoires qui lui avaient été accordés. Dans les conflits de compétences l’opposant aux administrations régionales russes, le Kirrevkom put en effet s’appuyer sur Moscou, qui était bien décidée à accorder une autonomie aux Kazakhs. Le processus de construction territoriale du Kazakhstan fut cependant long et ne s’arrêta pas avec la proclamation officielle de la république autonome en octobre 1920.

Ralliement d’Alaš orda aux soviets

104 Après l’échec des négociations entreprises en mars 1919, le pouvoir soviétique tenta à nouveau durant l’automne de convaincre Alaš orda de le rejoindre pour construire l’autonomie kazakhe. L’Armée rouge était en effet en train de vaincre définitivement les troupes blanches. Bajtursunov, membre du Kirrevkom, défendit notamment l’idée d’une nouvelle amnistie des membres d’Alaš orda pour les associer à la direction politique. Le pouvoir central y était plutôt favorable, persuadé que la soviétisation des steppes ne pourrait se réaliser, du moins dans un premier temps, sans leur participation. De passage à Orenbourg, Šalva Eliava et Grigorij Brojdo, membres de la commission turkestanaise du Vcik et du Snk64, soutinrent Bajtursunov et proposèrent de convoquer une conférence où seraient invités les « travailleurs actifs » [aktivnye rabotniki] kazakhs soviétiques et non-soviétiques. L’objectif de cette conférence était de poser les bases pour une participation de toute l’intelligentsia kazakhe au processus de soviétisation. L’amnistie fut promulguée en novembre et la conférence se tint en janvier 1920. Acceptant les conditions offertes, la branche orientale d’Alaš orda, derrière Bukejkhanov, choisit de rallier les soviets dès le mois de décembre et deux de ses membres, Ermekov et Gabbasov, intégrèrent le comité révolutionnaire de l’oblast’ de Semipalatinsk. La branche occidentale ne se résolut pas à abandonner ses prérogatives et fut dissoute par le Kirrevkom en mars 1920. Kh. et Ž. Dosmuhamedov furent alors exilés à Moscou.

105 Malgré la ligne édictée par le Comité central du parti bolchevik, la plupart des communistes kazakhs et russes locaux furent opposés à une trop forte implication des anciens membres d’Alaš orda dans les affaires politiques. Bajtursunov dénonça cette situation en mars 1920, obtenant l’assurance de l’intégration dans les services du Kirrevkom de Kazakhs « de la partie orientale de la région kirghize » 65. La distinction entre parties occidentale et orientale était justifiée par la mainmise des Kazakhs des oblast’ de Tourgaï, d’Ouralsk et de Bukej sur le nouveau pouvoir. Reproduisant le schéma du clivage tribal, le Kirrevkom et les organisations communistes régionales étaient dominés par la tribu Žetyru de la Petite Žuz et par la tribu Qypčaq de la Žuz Moyenne. À l’inverse, la tribu Argyn de la Žuz Moyenne, omniprésente dans Alaš orda, y

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fut très peu représentée entre 1919 et 1920. La réclamation de Bajtursunov avait pour but d’inclure en premier lieu des membres de cette dernière tribu. 106 Peu après, le paysage politique kazakh fut profondément modifié par la création du Bureau régional kirghize du parti communiste, suite à la réunion le 12 avril 1920 de la fraction communiste du Kirrevkom. Le centre décisionnel kazakh se déplaça progressivement du Kirrevkom à l’organe régional du parti. Bajtursunov en comprit tout de suite la signification. Il organisa à Semipalatinsk une réunion pour discuter des liens à entretenir avec le parti communiste. Il cherchait à convaincre les autres membres de l’ancien conseil national de l’intérêt d’adhérer massivement au parti, de manière à l’infiltrer et à pouvoir ainsi influer sur les orientations données à l’autonomie. Son projet échoua, car la majorité s’y refusa. 107 Pendant l’été 1920, certains anciens membres d’Alaš orda défendirent toutefois aux côtés des communistes kazakhs un projet commun pour la délimitation des frontières kazakhes, mais ils furent toujours écartés de la direction des affaires politiques. Alors que le Kirrevkom et le parti communiste étaient très marginaux dans les steppes, le pouvoir soviétique, militairement victorieux, réussit à dissoudre Alaš orda sans réelles contreparties politiques, ouvrant la voie à la création d’une république autonome soviétique.

Conflits territoriaux et politiques entre le Kirrevkom et les administrations soviétiques régionales

108 Le Comité révolutionnaire kirghize rencontra l’opposition la plus forte dans la mise en place de son autorité auprès des administrations soviétiques et des organisations communistes locales, à majorité russe. Le règlement de juillet 1919 notifiait la soumission des soviets des oblast’ kazakhes au Comité révolutionnaire, mais il était précisé que dans les uezd mixtes les soviets devaient se diviser en deux sections, russe et kazakhe. D’autre part, il n’était pas fait mention explicitement de la population russe, ni d’une participation des soviets régionaux russes à la délimitation du territoire kazakh. L’absence de déclaration claire, à laquelle s’ajoutait la permanence de rapports tendus entre Russes et Kazakhs, provoqua des conflits importants et longs au sujet de la légitimité du Kirrevkom. L’intégration des Russes à une autonomie territoriale kazakhe avait déjà été une cause de polémique au second Congrès pan-kazakh en 1917 et ce problème s’est posé de même en 1919-1920.

109 Les soviets à majorité russe avaient du mal à comprendre pourquoi l’autorité du Kirrevkom devait s’étendre à eux. Son activité était censée, selon eux, concerner seulement la population kazakhe. La faible représentation des Kazakhs dans les soviets et au parti bolchevik ne pouvait que renforcer cette idée. Le pouvoir politique du Kirrevkom mit longtemps à se faire reconnaître par les soviets russes. L’absence d’un organe kazakh du RkP(b) posait aussi la question de la direction politique, qui était censée être assurée par le parti communiste. Localement, les comités exécutifs régionaux des soviets étaient de facto, en 1919, contrôlés par les comités d’oblast’ du parti. Il existait un dédoublement de pouvoir entre les comités d’oblast’ soumis au Comité central à Moscou et les comités exécutifs dépendant officiellement du Kirrevkom. 110 Cette situation est résumée par Ermekov au Congrès constitutif de la république autonome en 1920.

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111 Naturellement, tout le travail du Kirrevkom dut se concentrer avant tout sur l’unification des différentes parties de la Kirghizie, car il n’avait même pas de territoire sur lequel effectuer son travail. Pour atteindre cette unification, les membres du Kirrevkom durent laisser leur travail à Orenbourg pour se rendre dans les oblast’ voisines. Le pouvoir dans ces oblast’ ignorait les exigences légales du Kirrevkom, refusant de coopérer et entravant même la formation de la république kirghize66. 112 Les communistes russes locaux défendaient notamment l’idée d’État mononational, exigeant une nouvelle délimitation des zones sous l’autorité du Kirrevkom. Entre 1919 et le début de 1920, plusieurs tentatives furent faites par des organisations soviétiques et communistes locales pour détacher des oblast’ kazakhes certains uezd considérés comme russes. Ce fut notamment le cas pour la partie septentrionale des oblast’ d’Ouralsk, d’Akmolinsk et de Semipalatinsk et pour l’uezd de Kustanaj. L’absence d’une administration kazakhe structurée et les contextes locaux particuliers issus de la guerre civile provoquèrent la fronde de certaines organisations soviétiques régionales, qui refusèrent de se soumettre à un comité révolutionnaire kazakh faible et politiquement suspect. Jusqu’en février 1920, près de la moitié de ses membres n’étaient pas communistes. 113 Les deux oblast’ d’Akmolinsk et de Semipalatinsk, qui avaient été incluses dans la sphère politique du Kirrevkom en juillet 1919, furent reconquises tardivement entre novembre 1919 et avril 1920. Le Kirrevkom ne put alors faire valoir son autorité, car le Comité révolutionnaire sibérien s’était attribué la direction de ces deux oblast’. Les comités révolutionnaires, formés en novembre et décembre 1919 respectivement dans les oblast’ d’Akmolinsk et de Semipalatinsk, dépendaient directement du Comité révolutionnaire sibérien et ne comprenaient pas de Kazakhs dans leur première composition. Par la suite, on créa des sections kazakhes et des membres kazakhs furent intégrés dans les organes soviétiques régionaux. En 1920, Omsk et Orenbourg s’occupèrent chacun séparément des populations russes et kazakhes, créant ainsi un double pouvoir dans les deux oblast’. 114 Les relations étaient tendues entre le Kirrevkom et le Comité révolutionnaire sibérien. En janvier 1920, ce dernier décida seul de réorganiser l’oblast’ d’Akmolinsk, afin de rattacher les uezd de Petropavlovsk, d’Omsk et de Kokčetav à la guberniâ d’Omsk. Cette résolution ne fut cependant pas confirmée par le pouvoir soviétique central. En avril, une commission du Kirrevkom fut envoyée à Omsk pour discuter des modalités de transfert des régions « kazakhes » sous son autorité, comme le décret du 10 juillet 1919 le signifiait. Mais les autorités sibériennes refusèrent tout au long de l’année 1920 de céder, tentant toujours de récupérer des zones peuplées de Russes et de cosaques. 115 Les rapports entre les organisations régionales d’Ouralsk et le Kirrevkom étaient encore plus conflictuels. Dès février 1919, le Comité régional du parti s’était opposé au projet d’autonomie kazakhe. Dans la continuité de ce dernier, le Comité révolutionnaire d’Ouralsk refusa de reconnaître l’autorité du Kirrevkom et traita directement avec les administrations centrales, Le Kirrevkom envoya un télégramme en décembre 1919 au Commissariat aux nationalités, demandant d’intervenir car « le Comité révolutionnaire de la guberniâ d’Ouralsk [...] n’estime pas être sous la tutelle du Comité révolutionnaire [kirghize] »67. La situation n’évolua cependant pas. Bien qu’il acceptât de faire dépendre les Kazakhs d’une administration autonome nationale, le comité d’Ouralsk insistait pour que la population russe de la région relevât directement des autorités centrales moscovites. En avril 1920, ce projet fut soumis à l’approbation de Moscou. Puis, lors de

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la IIe conférence du parti de la région en mai, la décision fut prise de séparer la guberniâ d’Ouralsk du territoire kazakh. La commission du Comité central pour la question kazakhe, présidée par Staline, rejeta les demandes des organisations d’Ouralsk, confirmant la légitimité politique du Kirrevkom sur la région. S’appuyant sur cette décision, le Comité révolutionnaire kirghize réorganisa à la fin mai les comités révolutionnaires des uezd et de l’ oblast’ d’Ouralsk, y nommant des Kazakhs. L’intégration de la région dans le futur Kazakhstan et la direction politique du Kirrevkom furent ainsi assurées. Le Kirrevkom obtint toujours in fine le soutien de Moscou pour ses revendications territoriales face aux comités révolutionnaires régionaux, même si certains conflits ont duré pendant toute l’existence du Kirrevkom.

Un centre politique pour la future république kazakhe

116 Le choix d’Orenbourg pour accueillir le tout nouveau Kirrevkom avait été dicté par sa qualité de centre administratif pour les régions occidentales kazakhes et par la situation militaire. Ouralsk n’avait été reconquise qu’en juillet 1919 et toutes les autres villes des steppes étaient encore aux mains des Blancs. Au début du mois d’août, les membres du Kirrevkom s’installèrent donc à Orenbourg dans un large bâtiment alloué par le comité local des soviets, sans que soit réellement discutée la localisation du centre politique kazakh.

117 La question fut posée dès septembre, alors que les Rouges s’enfonçaient victorieusement dans les steppes kazakhes. Dans le règlement de juillet 1919, Orenbourg et la guberniâ correspondante n’avaient pas été incluses dans le domaine de compétence du Kirrevkom. Le choix d’Orenbourg ne convenait ni aux communistes russes locaux, ni à la frange dite « nationaliste » du Kirrevkom. Si les premiers demandaient le rattachement des régions russes de la guberniâ d’Ouralsk et de l’uezd d’Aktioubinsk à la guberniâ d’Orenbourg, en renvoyant « le gouvernement kirghize dans les profondeurs de la Kirghizie »68, les seconds récusaient de même l’option d’Orenbourg, qu’ils percevaient comme une limitation de l’autonomie des Kazakhs. L’emprise russe y était trop forte. Ainsi, bien qu’Orenbourg eût été un lieu crucial pour le mouvement national kazakh, ayant accueilli le journal Qazaq depuis 1913 et les deux congrès pan-kazakhs de 1917, Semipalatinsk lui fut préférée en décembre 1917 pour installer le Conseil national d’Alaš orda. 118 Des discussions vives eurent lieu au sein du Kirrevkom. Pestkovskij défendit fermement la solution d’Orenbourg. Lors des réunions du début septembre, il déclara que « la tâche d’Orenbourg est d’être le centre, défendant la construction soviétique et du parti »69. Il soulignait en effet que le nouvel organe kazakh nécessitait « au moins un centre prolétarien » pour mener à bien la politique nationale du parti communiste. En l’absence de villes importantes dans les steppes, Orenbourg semblait la ville la plus apte à remplir les fonctions de centre politique. La présence des influents Comité du parti bolchevik et Comité exécutif des soviets et du Conseil militaire révolutionnaire du Front turkestanais permettait par ailleurs d’assurer un meilleur contrôle de l’activité du Kirrevkom. Les administrations soviétiques locales devaient appuyer la mise en place de la nouvelle administration kazakhe. Celle-ci, manquant cruellement de cadres kazakhs formés, dut compter, pendant toute son existence, sur des collaborateurs russes d’Orenbourg. Les réunions de septembre 1919 finirent pas imposer cette ville pour accueillir le Kirrevkom.

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119 Le débat sur l’emplacement de la capitale de la future république kazakhe fut réactivé au printemps et à l’été 1920, alors que la convocation du congrès pan-kazakh était intensément préparée. Hormis Tachkent et Orenbourg, les villes d’Ouralsk, de Semipalatinsk et d’Aktioubinsk avaient été proposées. Les centres administratifs tsaristes pour les steppes kazakhes avaient toujours été situés dans des zones excentrées, tout comme les villes centrasiatiques. La future république autonome se trouvait donc dépourvue d’une capitale « naturelle ». Le mode de vie nomade et la structure même du pouvoir kazakh n’avaient pas favorisé l’apparition d’un centre politique. La ville de Turkestan, lieu de pouvoir des khans kazakhs et site funéraire située au sud de l’actuel Kazakhstan, était très modeste et le Kirrevkom ne pouvait envisager de renouer avec une tradition alors associée au « féodalisme ». Les réunions se succédèrent jusqu’en août 1920 sans qu’aucune décision ne soit prise. 120 En l’absence d’un consensus, le décret du 26 août 1920, proclamant la République autonome soviétique kirghize, dessina les frontières de cette nouvelle entité, sans mentionner sa capitale. Orenbourg fut finalement choisie par défaut un mois après dans un ajout au décret, qui inclut aussi six districts de l’ancienne guberniâ d’Orenbourg dans les frontières de la nouvelle république. L’histoire du Kazakhstan, marquée par trois changements de capitale en 80 ans d’existence, montre bien l’extrême sensibilité de cette question : Kzyl-Orda de 1925 à 1929, Alma-Ata de 1929 à 1998 et Astana (Akmola) depuis 1998.

Conférence d’août 1920 : l’élaboration finale du décret pour la création d’une République autonome soviétique kazakhe

121 Bien que le Kirrevkom ait toujours reçu le soutien de Moscou pour faire reconnaître son autorité sur l’ensemble des territoires officiellement sous sa compétence, plusieurs administrations régionales restaient hostiles à l’idée de se soumettre à une entité politique kazakhe. Malgré les blocages persistants, le Kirrevkom parvint, en mai 1920, à mettre au point les instructions relatives au futur congrès constitutif de la république autonome kazakhe. Moscou décida alors de convoquer une conférence pour fixer les frontières de cette nouvelle république. Toutes les administrations concernées furent invitées à envoyer leur projet territorial en vue d’une conférence au mois d’août à Moscou. Le Kirrevkom constitua sa commission pour la délimitation des frontières. Dans le rapport rendu par celle-ci en juin, l’existence même de la république est justifiée, en premier lieu, par une situation géographique et économique particulière par rapport aux autres régions de la Russie soviétique. Les second et troisième points constatent la localisation des centres politiques et industriels du territoire kazakh sur ces confins : Astrakhan, Ouralsk, Orenbourg, Koustanaï, Omsk, Semipalatinsk et Tachkent. En conséquence, il y est déclaré : Il est nécessaire pour délimiter les frontières et pour résoudre la question des uezd disputés de se fonder sur le principe d’une préservation des liens existants entre ces uezd et la steppe, étant donné que sa partie septentrionale est le support de l’ensemble des populations nomades et semi-nomades des terres méridionales arides et infertiles70. 122 Le 28 juin, une commission de spécialistes fut formée par le Comité éxécutif central panrusse pour s’occuper tout particulièrement de la question des frontières, qui devaient être déterminées selon des critères historiques, ethnographiques et économiques.

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123 La conférence, qui se tint les 9 et 10 août, fut très houleuse. Même si un consensus de principe existait sur l’union de tous les oblast’ kazakhes dans une république, les délégués s’opposèrent sur la justesse d’une union immédiate devant la faiblesse du Comité révolutionnaire kirghize. Le Kirrevkom n’était pas jugé mûr politiquement pour soviétiser un territoire, qui s’augmenterait des deux oblast’ du Turkestan et de ceux d’Akmolinsk et de Semipalatinsk. Les représentants du Turkestan et de la Sibérie y étaient particulièrement opposés. Ceux-ci ajoutèrent qu’une union précipitée entraînerait des conflits entre Kazakhs et Russes au nord et entre Kazakhs et Ouzbéko- sartes71 au sud. A contrario, Bajtursunov déclara : Si le territoire kirghize ne peut se diriger lui-même, cela signifie que la république n’est pas encore mûre et qu’il n’y a pas encore les conditions pour sa formation. Alors, on n’en parle pas. Si l’on pense que sa création est nécessaire, il faut s’en donner les moyens et alors elle existera.72 124 L’ensemble de la délégation kazakhe était de l’avis de Bajtursunov. Le décret final « sur la création de la République autonome socialiste soviétique kirghize » préparé par le Commissariat aux nationalités fut officialisé le 26 août 1920 après avoir été visé par Lénine. Il officialisa le rattachement des oblast’ de Semipalatinsk et d’Akmolinsk à la nouvelle république, mais pas celui de deux oblast’ du Turkestan. Le congrès constitutif de la République autonome soviétique kirghize put enfin avoir lieu du 4 au 12 octobre 1920 pour élire ses premiers organes centraux, le comité exécutif central kirghize des soviets et le conseil des commissaires du peuple. Proclamée officiellement le 12 octobre 1920, la république kirghize comprenait de jure cinq guberniâ et un uezd : les guberniâ de Semipalatinsk, d’Akmolinsk, de Tourgaï, d’Ouralsk, de Bukej et l’uezd Adaj. À l’exception des deux oblast’ du Semireč’e et du Syr-Daria, les revendications territoriales kazakhes avaient toutes été reçues favorablement par Moscou.

Autonomie nationale ou régionale ?

125 L’aprêté des discussions autour de la délimitation des frontières était due à des visions concurrentes sur la forme que devait revêtir l’autonomie kazakhe. Deux questions concomitantes étaient au cœur du débat : le droit électoral et la redéfinition des rapports entre les populations européenne et kazakhe. La rédaction des « instructions pour la convocation du congrès général du territoire kirghize » en mai 1920 fut en ce sens un moment crucial pour le Kirrevkom, au sein duquel s’affrontèrent une position dite « nationaliste » et celle accusée de « chauvinisme grand-russe ». La première, défendue par Bajtursunov, privilégiait le principe national, estimant que les droits civiques devaient être accordés à tous les citoyens sans considération de classes. L’accent était mis sur l’union de tous les Kazakhs dans une entité administrative autonome qui leur serait propre. Sous l’impulsion en particulier de Karataev, cette conception fut finalement rejetée aux réunions du Kirrevkom entre avril et mai 1920 au profit d’une confirmation de la primauté du principe de classe, le seul acceptable par le pouvoir soviétique central. Le nouveau droit électoral accordait ainsi « le droit d’élire et d’être élu à tous les citoyens des deux sexes ayant atteint 18 ans et appartenant à la classe des travailleurs, indépendamment de leur religion, de leur nationalité et de leur sédentarisation »73.

126 Par ailleurs, le Kirrevkom s’était vu attribué un territoire comprenant une minorité russe. Or, le règlement de juillet 1919 n’apportait aucune précision particulière à propos de la nature de son autorité sur les Russes locaux, qui contrôlaient plusieurs

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administrations régionales. Devant l’ambiguïté de Moscou quant à la forme de la future république autonome, ceux-ci refusèrent de se soumettre à une direction kazakhe et tentèrent en vain de promouvoir l’idée d’État mononational. Jusqu’en août 1920, les membres non-kazakhs du Kirrevkom, toujours minoritaires en son sein, avaient été soit délégués par le pouvoir central, soit détachés du commandement du Front turkestanais. Au printemps 1920, l’affirmation des compétences du 127 Kirrevkom sur l’oblast’ d’Ouralsk et sur la guberniâ d’Orenbourg eut pour conséquence d’associer la minorité russe à la construction de l’autonomie kazakhe. Des représentants russes de ces deux régions furent ainsi intégrés d’abord au Bureau régional kirghize du parti communiste en mai et ensuite au Kirrevkom en juillet-août. Ils participèrent à la dernière phase de l’élaboration de l’autonomie, renforçant la position des partisans d’une autonomie régionale. Le caractère proprement national de l’autonomie fut ainsi atténué. 128 Dans le rapport mentionné précédemment « sur le territoire et les frontières du territoire kirghize », la commission du Kirrevkom débutait sa présentation en explicitant les raisons de la délimitation des frontières qu’il avait proposée. 129 La république autonome kirghize, comme partie de la Rsfsr, ne se constitue pas seulement dans le but de résoudre la question nationale kirghize dans les meilleures conditions pour nous, mais aussi parce que ce territoire, de par sa situation géographique et économique particulière et radicalement différente des autres régions de la république [Rsfsr], exige une administration propre. De plus, tant pour les questions territoriales et économiques que nationales, nous devons nous appuyer sur les principes de la rationalité économique et de la préservation des intérêts de la république et du prolétariat74. 130 La référence à la question nationale passait ici au second plan pour privilégier l’idée d’une cohésion territoriale et économique des territoires revendiqués pour la future république kazakhe. L’intitulé même des « instructions pour la convocation du congrès général du territoire kirghize », définitivement adoptées en août, notait ce changement en abandonnant le terme de pan-kazakh pour qualifier le futur congrès. 131 Le droit de représentation au Congrès général du territoire kirghize était donné à tous les travailleurs des oblast’ d’Ouralsk, de Semipalatinsk, de Tourgaï, d’Akmolinsk, de la partie kirghize de la guberniâ d’Astrakhan et des terres du territoire kirghize qui y seraient incluses au moment des élections75. 132 Ni dans ces instructions, ni dans le règlement d’octobre 1920 il n’était fait mention d’un statut privilégié des Kazakhs dans la future république, Russes et Kazakhs bénéficiant des mêmes droits. Ce principe était inscrit dans l’article 22 de la constitution de la Rsfsr adoptée en 1918. 133 Cette dernière, reconnaissant des droits égaux pour tous les citoyens indépendamment de leur race ou de leur nationalité, déclare contraires aux lois fondamentales de la république « l’établissement de privilèges ou d’avantages sur cette base ; l’oppression des minorités nationales ou la limitation de leurs droits subies [dans l’ancien système] ne peuvent pas être prises en compte »76. 134 L’existence de problèmes particuliers aux Kazakhs n’était pas pour autant niée. La politique nationale fut ainsi abordée durant l’été 1920 par le pouvoir communiste sous l’angle de la « question kirghize ». Dans les thèses étudiées au Bureau régional kirghize à cette période, transparaissait l’idée que cette « question kirghize » ne pouvait être

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résolue que par la disparition des antagonismes existant entre les populations russe et kazakhe. La position officielle du Bureau régional était ainsi que « la libération politique, économique et de droit des travailleurs kirghizes » devait se réaliser par « un rapprochement et une uniformisation des différentes nationalités »77. Il y était cependant ajouté que ce processus serait long. En attendant, la législation soviétique devait s’adapter au mode de vie kazakh, laissant une part d’aménagement national pour l’administration de la future république. Les instructions, publiées en août 1920, maintenaient une certaine souplesse dans la définition de l’autonomie. S’alignant sur les recommandations de Lénine, un élément de l’autonomie extra-territoriale avait été retenu78. Les Kazakhs, habitant hors des frontières de la république autonome, bénéficiaient du droit d’élire des délégués ayant une voix consultative. La possibilité de réunir toutes les terres kazakhes dans une unique république avait par ailleurs été laissée ouverte. Le pouvoir soviétique, déterminé à résoudre ce qu’il dénommait la « question kirghize », appelait toutes les administrations soviétiques et tous les organes du parti communiste « à participer au processus de l’autodétermination nationale des Kirghizes »79. Jamais ne fut remise en question la dénomination de république « kirghize », qui devint « kazake » en 1925, puis « kazakhe » en 1936. Par ailleurs, le caractère national de la république autonome était alors garanti par une population kazakhe majoritaire.

Conclusion

135 Retraçant quinze ans de la vie politique dans les steppes kazakhes, ce chapitre a tenté d’esquisser un cadre général pour l’étude de cette période. À partir de la première révolution russe en 1905, l’intelligentsia s’est érigée en porte-parole du peuple kazakh. En effet, l’absence d’un autre interlocuteur dans les steppes pour le pouvoir central russe lui a permis d’accaparer la représentation politique. Aussi bien le pouvoir tsariste que les soviets durent s’appuyer sur elle pour s’assurer le contrôle administratif et politique de la population kazakhe. La nature des relations entre le pouvoir central et le monde kazakh se transforma profondément après la révolution de Février 1917. L’Empire tsariste avait imposé un régime colonial aux Kazakhs qui, sous leur statut d’allogènes, n’étaient pas considérés comme des citoyens à part entière. Entendant rompre avec cette politique, la Russie révolutionnaire abolit ce statut et accorda à toutes les populations de l’ancien Empire le droit d’élire des organes locaux autonomes. L’intelligentsia s’investit aussitôt dans cette tâche, dont le but ultime était la proclamation de l’autonomie nationale au sein d’une fédération russe.

136 Les Kazakhs des steppes septentrionales revendiquèrent une autonomie construite autour d’une idée nationale kazakhe. Ils ne s’investirent pas dans le mouvement musulman pan-russe. L’identité musulmane ne fut pas mobilisée ou que très marginalement par les différents groupes constitués après la révolution de Février, bien que son activation ait été au cœur de la construction du paysage politique kazakh avant 1917. Cette situation est d’autant plus remarquable que les plus ardents défenseurs de l’islam kazakh rejoignirent souvent le pouvoir soviétique athée, contrairement à Bukejkhanov et à ses partisans. Cette situation n’est pas sans rappeler le cas des Vaisistes tatars80. Par contre, le système tribal, décrié par les membres de l’intelligentsia, resta toujours sous-jacent. Il était un vecteur puissant pour l’activation de soutiens politiques.

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137 Le pouvoir soviétique ne remit à aucun moment en question l’attribution d’une autonomie aux Kazakhs. Lénine insista par contre toujours sur le modèle soviétique à suivre. Il désirait garder une forme unique pour toutes les nouvelles entités administratives, afin de favoriser une uniformisation ultérieure. La proclamation des autonomies nationales était vue comme une première étape dans la soviétisation des nationalités de l’ancien Empire et concernait tout particulièrement celles censées être « les moins avancées » – ce qui signifiait, dans le discours bolchevik, celles n’ayant pas de prolétariat formé. Lénine prêtait ainsi une importance toute relative aux frontières, car elle ne servait qu’à délimiter des entités administratives d’un même ensemble soviétique. Les réflexions sur les frontières étaient d’ordre stratégique par rapport aux populations concernées. Leurs objets étaient, d’une part, d’éviter tout conflit et, d’autre part, d’empêcher toutes les recompositions territoriales ou nationales qui pouvaient affirmer un modèle concurrent au modèle soviétique. 138 La création de la république kazakhe fit partie d’un processus général de constitution d’entités nationales autonomes au sein de la Rsfsr. La forme et la délimitation des frontières de l’autonomie kazakhe furent un des principaux enjeux des luttes politiques pour les différents organes kazakhs. Le résultat fut une autonomie régionale fortement teintée de caractères nationaux. Même si la primauté du principe de classe fut réaffirmée, l’idée nationale, défendue notamment par Alaš orda, avait été en partie préservée. Les revendications territoriales furent aussi très largement entendues. La proclamation officielle en octobre 1920 ne mit pas un terme à la construction territoriale de la république kazakhe. Le décret du 26 août incluait les oblast’ d’Akmolinsk et de Semipalatinsk dans la nouvelle république, mais l’administration en était laissée provisoirement à la charge du Comité révolutionnaire sibérien. Le transfert des pouvoirs dans les deux oblast’ eut lieu en avril 1921. Le VCIK entérina en même temps le rattachement à l’oblast’ de Semipalatinsk de 26 volost’ de l’uezd de Zmeinogorsk de la guberniâ de l’Altaï, dont la population kazakhe avait « demandé » à être réunie à la république autonome. 139 L’étape suivante fut le réaménagement territorial du Turkestan et des républiques populaires de Boukhara et du Khwarezm entre 1924 et 1925. À leur place furent constitués les deux républiques socialistes soviétiques ouzbèke et turkmène, les deux républiques autonomes kirghize et tadjike et la nouvelle oblast’ autonome karakalpak. Les oblast’ du Semireč’e et du Syr-Daria furent rattachées à la république kazakhe, ainsi que l’oblast’ autonome karakalpake jusqu’en 1930. Le dernier changement important eut lieu en 1936, lorsque certaines républiques autonomes furent promues au rang de république statutaire de l’URSS. Le Kazakhstan quitta la Rsfsr pour devenir l’une des onze républiques soviétiques constituant l’URSS à cette date. Loin d’amener à une fusion des nationalités, la mise en place des républiques nationales fixa les identités nationales, d’autant plus que la nationalité fut inscrite dans les passeports de tout citoyen soviétique.

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ANNEXES

Liste des abréviations

K.D. : constitutionnel-démocrate

Kirrevkom : Comité révolutionnaire kirghize

RKP(b) : Parti communiste russe (bolchevik)

RSFSR : République soviétique fédérative socialiste de Russie

SNK : Conseil des commissaires du peuple

VCIK : Comité exécutif central pan-russe des soviets

NOTES

1. Sejfullin, 1958, pp. 44-45. 2. Les Kazakhs des steppes septentrionales. 3. Les gouvernorats généraux étaient des administrations militaires réservées aux territoires qui n’avaient pas encore été intégrés au régime général impérial russe. Ils furent créés en Sibérie et en Asie centrale, dont les populations dépendaient le plus souvent du statut d’allogène. 4. Les Kazakhs furent dénommés kirghizes ou kirgiz-kajsak jusqu’en 1925 dans toutes les publications et les sources en russes. Dans le texte du chapitre, kirghize en italique marque l’emploi de ce mot lorsqu’il désigne les Kazakhs. 5. Comme nous le verrons ultérieurement, le Conseil national Alaš orda fut constitué en décembre 1917 lors du IIe Congrès pan-kazakh afin de diriger la future autonomie kazakhe. Il sera en fonction jusqu’à la fin 1919-début 1920. 6. Amanžolova, 1994. 7. Timofeev, 1935. 8. Zimanov et alii, 1981. 9. Amanžolova, 2004.

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10. Bukejkhanov, 1995a, p. 73. 11. Erofeeva, 2000 ; Erofeeva, 2003. 12. Par exemple, la lignée de Bukej (voir note 17) fut attachée à l’uezd de Karkaralinsk, Tursyn petit-fils de Bukej, y ayant été nommé agha sultan (« sultan aîné » à la tête de l’administration locale kazakhe) par l’administration tsariste en 1824. Les descendants de Kenesary Kasymov, de la lignée d’Abylaj, résidaient après la révolte de leur ancêtre au milieu du XIXe siècle dans l’oblast’ du Semireč’e. Les descendants de Vali, de la lignée d’Abylaj, s’étaient installés dans l’uezd de Kokčetav. Les descendants d’Abulkhair se trouvaient majoritairement dans l’ouest de l’oblast’ de Tourgaï, dans l’oblast’ d’Ouralsk et dans la horde de Bukej. 13. Abulkhair (env. 1680-1748), appartenant à la lignée cadette de Džanibek, fut élu khan de la Petite Žuz en 1710, puis devint khan « aîné » des trois Žuz vers 1719. Fin politique et stratège, il fut très respecté dans les steppes et s’allia trois influents batyr (voir note 39). Il sut notamment unir les trois Žuz sous son commandement dans le combat contre les Djoungars entre 1727 et 1729. En 1730, il fut le premier à reconnaître la souveraineté russe, espérant ainsi instituer une stabilité de l’unité des trois Žuz. Jusqu’en 1748, il fut en conflit aigu avec Barak, sultan de la Žuz Moyenne, qui l’assassina. Sur ce sujet, voir Erofeeva, 1999. 14. Zimanov, 1982, pp. 15-16. 15. Les dates sont données dans l’ancien style (calendrier julien), à savoir 13 jours en moins que dans le calendrier grégorien, jusqu’au 1er février 1918, date à laquelle le pouvoir soviétique adopta le calendrier grégorien. 16. Uyama, 2007. 17. Le aġa sultan, littéralement le sultan aîné, était un gouverneur de district dans les steppes kazakhes et dans l’échelle des rangs de l’Empire tsariste il correspondait au grade militaire de major. Le titre de sultan était donné dans la société kazakhe à des descendants de khan ayant autorité sur une ou des tribus. 18. La société tribale kazakhe était divisée en deux groupes distincts : les Os blancs [Aq süek], comprenant les Töre [descendants des khans] et les Qoža [« descendants » des quatre premiers califes] ; et les Os noirs [Qara süek], qui regroupaient tous les autres Kazakhs, dépendant de l’organisation tribale. 19. Les Qoža représentent le second groupe kazakh en dehors de la structure tribale. Très respectés, ils sont censés descendre des premiers califes. 20. Le pouvoir tsariste avait lancé l’idée de former des Kazakhs dans des instituts russes en 1823. Seuls étaient alors concernés les Töre. Mais les Kazakhs, dans un premier temps, ne répondirent pas favorablement à cette proposition. Il fallut attendre les années 1840 pour que de jeunes Kazakhs commencent à intégrer les établissements russes. 21. Dudoignon et alii, 1996 et Dudoignon et alii, 1997. 22. Les revendications des auteurs de cette pétition portaient notamment sur l’autorisation de construction de mosquées, le droit d’ouvrir des écoles religieuses et la liberté de réaliser le pèlerinage à la Mecque. Un autre point fut ajouté par la suite : la demande de reconnaître le vendredi comme jour férié pour les musulmans de Russie. 23. La pétition rédigée en russe se trouve aux archives historiques centrales d’État de Saint- Pétersbourg, CGIAP : fonds 396/2/2053, pp. 54-55. 24. La pétition en langue kazakhe fut publiée en 1905 : 1905 žylda Oral oblysynyng ħäm Torghaj oblysynyng Peterburgha deputat bolyp barghan ìzgì išanlarynyng ħäm bilerìnìng dìn turasyndaghy ħëm žer turasyndaghy hër ministrlerge usynghan sözderì-dur (Pétition de bi et d’išan des oblast’ d’Ouralsk et de Tourgaï en 1905 à l’intention des ministres à la Terre et aux Affaires religieuses), « Matbäghä-i K. M. Tukhfetullin », Ouralsk, 1905, 44p. 25. Bukejkhanov décrit les événements de cette période et donne son point de vue dans le chapitre IV de son ouvrage : Bukejkhanov, 1910, pp. 577-600.

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26. Ce fut le cas notamment de : Ž. Akpaev, A. Bajtursunov,A. Bukejkhanov, Ž. Dosmukhamedov, M. Dulatov, A. Džangil’din, A. Imanov, V. Tanašev et K. Togusov [...]. Il ne s’agissait pas d’affaires en lien avec la rébellion de 1916, que nous aborderons plus tard. 27. Pour la IIIe et la IVe Douma d’État, les allogènes des gouvernorats des steppes et du Turkestan n’eurent pas le droit d’élire des députés. 28. Bukejkhanov, 1995a, p. 77. 29. Barak ( ?-1750), appartenant à la lignée gengiskhanide de Džadik, était sultan de la tribu Najman de la Žuz Moyenne. Vers 1720, il commanda une armée contre les Djoungars. À partir des années 1730, il fut en concurrence avec Abulkhair et leurs relations furent très tendues. Barak envoya son fils en otage au huntajdži djoungar en 1742, ménageant à la fois celui-ci et le pouvoir russe. En 1748, après de nombreuses années de conflits, Barak assassina Abulkhair. Mais isolé dans les steppes et menacé de vengeance par Nuraly, le fils d’Abulkhair, il se réfugia avec ses tribus dans le sud, entre Tachkent et Turkestan, où il fut élu khan. Finalement, il fut empoisonné en 1750 et de nombreux membres de sa famille et ses proches furent assassinés peu après. 30. Erofeeva 1999, pp. 297-308. 31. Le djadidisme avait pour but de renouveler la pensée musulmane et d’intégrer dans les écoles coraniques l’enseignement de matières non religieuses (histoire, géographie, langues,...). Ce mouvement fut largement porté dans l’Empire russe par les milieux religieux tatars, mais il fut aussi présent au Turkestan et parmi les Kazakhs. Les principales figures du djadidisme étaient les Tatars Šigabutdin Mardžani, Musa Bigiev, les Turkestanais Munavvarkari Abdurašidkhanov, Makhmudkhodža Bekhbudi et parmi les Kazakhs Gumar Karašev, originaire de la Horde de Bukej et appartenant à la Petite Žuz. 32. Sur les contacts entre les membres de l’intelligentsia kazakhe de la Žuz Moyenne et les régionalistes sibériens, voir Xavier Hallez, 2002. 33. La norme d’attribution des terres pour les paysans était de 15 desâtin, soit environ 16 hectares. 34. Voir note 34. 35. Sejdalin, 1913, in Ajqap, 1995. 36. Bukejkhanov [1916] 1998 ; 1995b, p. 270. 37. AP RK, f. 811, op. 20, d. 752, l. 9. 38. Les batyr étaient des Kazakhs qui s’étaient distingués par des actes de bravoure. 39. Les zemtsvo étaient des organes élus de gestion locale accordés par le Tsar en 1864, mais la Sibérie et l’Asie centrale en furent privées. 40. Bukejkhanov [1916] 1998, pp. 341-342. 41. Ce télégramme fut écrit par Bukejkhanov, Dulatov et douze autres Kazakhs et envoyé le 16 mars 1917 à vingt-cinq personnalités et membres de l’intelligentsia kazakhe, notamment à Turlybaev à Omsk, Tynyšpaev à Černaev, Dosmukhamedov à Uil et Karaldin à Tourgaï (Qazaq, n° 223 [1917]). 42. Sejfullin, 1975, p. 91. 43. Les discussions sur l’autonomie des populations de l’ancien Empire russe reprenaient essentiellement la distinction entre autonomie nationale-culturelle et autonomie nationale- territoriale. La première accordait une autonomie à une population selon le principe d’une « communauté culturelle » sans lui assigner de territoire propre. La seconde définissait l’autonomie selon le principe d’une « communauté nationale » habitant un territoire délimité. 44. Rasul-zade, 2003, p. 137. 45. Ferro, 1997, p. 926. 46. Kochan, 1967. 47. L’autonomie sibérienne fut proclamée le 2 décembre 1917 lors d’un congrès pan-sibérien extraordinaire à Tomsk. L’autonomie turkestanaise, le plus souvent appelée autonomie de

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Kokand, fut proclamée le 28 novembre 1917 lors du IVe congrès des musulmans du Turkestan, qui s’était tenu dans la ville de Kokand. 48. Dans la résolution du IIe Congrès pankazakh, Alaš orda devait compter quinze membres kazakhs et dix places étaient réservées pour les autres nationalités présentes sur le territoire de l’autonomie kazakhe. Aucune de ces dix places ne fut finalement attribuée et seuls les membres kazakhs prirent leur fonction. 49. Après février 1917, de nombreuses organisations sociales-démocrates avaient vu le jour en Russie, sans être forcément enregistrées auprès d’un des partis. Les bolcheviks cherchèrent à les unifier en mars 1918 par la création du Parti communiste russe (bolchevik). 50. La commission d’élaboration de la constitution de la RSFSR devait comprendre un représentant du Commissariat aux nationalités, avec une voix de décision, et un représentant de chaque commissariat national avec une voix consultative. 51. Télégramme n° 283 (28.03.1918) du Commissariat aux nationalités, GARF, f. 1318, op. 17, d. 26, l. 34. 52. Stalin, 1918. 53. Semipalatinsk fut prise par les Blancs le 11 juin 1918. 54. La précédente autonomie du Turkestan, dite de Kokand, avait été formée en novembre 1917 sous la direction de leaders turkestanais musulmans et fut dissoute par les soviets en février 1918. L’autonomie du Turkestan, dont parle Džangil’din est celle proclamée le 30 avril 1918 par le Ve Congrès des soviets du Turkestan, à savoir la république autonome soviétique du Turkestan. 55. Télégramme de Džangil’din aux soviets des oblast’ du Syr-Daria, du Semireč’e et du Ferghana du 28/05/1918 (Orenbourg), Izvestiâ Turgajskogo oblast’nogo ispolnitel’nogo komiteta sovetov (les nouvelles du Comité exécutif des soviets de l’oblast’ de Tourgaï), 2/07/1918. 56. Tungačin Muhamed’âr, 1963, p. 151. 57. Déclaration faite lors du congrès de l’oblast’ d’Ouralsk fin février 1919, in Timofeev, p. 73. 58. Lenin, 1989a, p. 462. 59. Ibid., p. 461. 60. La République autonome bachkire fut justement proclamée le dernier jour du VIIIe Congrès. 61. Džangil’din, 1975, p. 115. 62. Amanžolova, 1994, op. cit., p. 129. 63. Article 3 du règlement provisoire du Sovnarkom sur le Kirrevkom (10 juillet 1919). Voir Kurpeisov et alii, 1993, p. 14. 64. La commission turkestanaise du VCIK et du SNK fut créée en février 1919 pour raffermir le pouvoir soviétique au Turkestan, isolé du centre pendant plusieurs mois. Elle dut notamment faire face aux conflits entre les organisateurs des soviets au Turkestan opposés à une participation forte des allogènes à la direction politique et un groupe de communistes musulmans et russes, qui voulaient instaurer une nouvelle politique. Elle soutint les seconds. En octobre 1919, une nouvelle commission fut nommée sous la direction d’Eliava, qui fut chargée d’encadrer la préparation d’un projet d’autonomie pour le Turkestan. Elle poursuivit son activité jusqu’en août 1922. 65. Protocole n° 19, 31 mars 1920, §.5, Kurpeisov et alii, op. cit., pp. 81-82. 66. Učreditel’nyj s’ezd sovetov Kirgizskoj (Kazakhskoj) ASSR (Congrès constitutif des soviets de la Rssa kirghize [kazake]), Kaz. Kraevoe Izdat., Alma-Ata, 1936, p. 27. 67. Télégramme du Kirrevkom au Commissariat aux nationalités du 8/12/1919 (Orenbourg), CGA RK, f. 14, op. 3, d. 9, l. 210. 68. Ibid, p.75. 69. Timofeev, op. cit., p. 74. 70. GARF, f. 1318, op. 1, d. 643, l. 197.

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71. Le terme « Ouzbéko-sarte » sert ici à dénommer les populations sédentaires de l’Asie centrale, habitant essentiellement dans les actuels Ouzbékistan, Tadjikistan et dans certaines parties méridionales de l’actuel Kazakhstan. Voir Barthold, 1934. 72. GARF, f. 1318, op. 1, d. 4, l. 71. 73. Point 20, chapitre III : « Izbiratel’nye prava » (Droits électoraux), Instrukciâ po sozybu Vseobŝego S’ezda Kirgizkogo Kraâ (Instructions pour la convocation du congrès général du territoire kirghize), « Izdat. Voen. Rev. Komiteta po uprav. Kirg. Kraem », Orenbourg, 1920, in Pokrovskij & Vilenskij, 1957, p. 199. 74. GARF, f. 1318, op. 1, d. 643, l. 197. 75. Point 2, chapitre I. « obŝoe položenie » (règlement général ), Instrukciâ po sozybu Vseobŝego S’ezda Kirgizkogo Kraâ, op. cit., p. 195. 76. Abdulatipov, 2000, p. 135. 77. « Tezisy o Kirgizskom voprose » (Thèses sur la question kirghize) du Bureau régional kirghize du RKP(b) envoyées en juillet-août 1920 au Commissariat aux nationalités, GARF, f. 1318, op. 1, d. 643, l. 192-196. 78. Dans ses remarques pour le IIe Congrès des organisations communistes des peuples d’Orient rédigées en décembre 1919, Lénine avait noté l’importance d’unir les principes des autonomies territoriales et extraterritoriales. Voir Lenin, 1989b, pp. 472-473. 79. « Tezisy o Kirgizskom voprose » (Thèses sur la question kirghize) du Bureau régional kirghize du RKP(b) envoyées en juillet-août 1920 au Commissariat aux nationalités, GARF, f. 1318, op. 1, d. 643, l. 192. 80. Le mouvement vaisiste est né dans la deuxième moitié du XIXe siècle parmi les Tatars de la Volga. Fondé par Vaisov, il appelait ses « soldats de dieu » à refuser les lois de l’Empire russe pour se conformer au Coran et à la charia. Après la révolution de 1905, le mouvement élabora l’idée d’un socialisme musulman. Les Vaisistes reconnurent le pouvoir soviétique en octobre 1917 et combattirent aux côtés de l’Armée rouge durant la guerre civile.

RÉSUMÉS

Ce chapitre traite de l’élaboration par les Kazakhs de l’idée d’une autonomie politique au sein d’un État russe. Il reconstruit le processus qui a amené à la proclamation d’une république soviétique autonome kazakhe en 1920. Le point de départ choisi est la révolution de 1905 et les autres moments déterminants sont la rébellion de 1916, puis les deux révolutions de Février et d’Octobre 1917 et enfin la guerre civile. L’accent est mis sur les choix politiques adoptés par les différents courants kazakhs et sur leur évolution. Il apparaît que la volonté d’obtenir une réelle autonomie nationale fut largement partagée par l’ensemble des acteurs kazakhs. Ce projet put aboutir sans pour autant garantir une liberté dans la direction politique de la future entité. L’autre élément essentiel de ce chapitre est de montrer la concomitance entre des discours appelant à l’unité nationale et la nécessité pour tous les acteurs politiques de s’appuyer sur des solidarités tribales. Les tribus les plus puissantes s’accaparèrent la direction du mouvement national de 1917. Le refus des intelligenty de ces tribus de collaborer avec le pouvoir soviétique offrit la possibilité à des intelligenty de tribus plus minoritaires de prendre le contrôle des organes soviétiques et communistes kazakhs.

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Une partie importante du chapitre est aussi consacrée à la construction territoriale de la république autonome au travers de l’activité des organes soviétiques kazakhs, du pouvoir central moscovite et des autorités locales dominées par les Russes.

This chapter explores the Kazakhs’ conception of an idea of political autonomy within the Russian state. It reconstructs the process which has led to the creation of a Kazakh autonomous Soviet republic in 1920. The starting point is the 1905 revolution, but other determining moments are the 1916 rebellion, the two revolutions of February and October 1917, and the civil war. Emphasis is put on political choices adopted by the different Kazakh movements and on their evolution. It appears that the willingness to gain a real national autonomy was widely shared by all Kazakh actors.The project succeeded without however guaranteing a free political direction for the future entity. Another significant element of the chapter is to show the simultaneity between discourses calling for national unity and the need for all political actors to rely on tribal kinship. The most powerful tribes seized the direction of the 1917 national movement. The refusal of tribe leaders to collaborate with the Soviet power gave the opportunity to leaders of smaller tribes to take control of Kazakh Soviet and communist organs. The chapter also deals with the territorial construction of the autonomous republic through the activity of the Kazakh Soviet organs, the central power in Moscow and the local authorities dominated by Russians.

Эта глава раскрывает казахскую концепцию идеи политической автономии в рамках Российского государства. Она воспроизводит процесс, который привел к провозглашению казахской советской автономии в 1920 г. Революция 1905 г. выбрана исходной точкой, тогда как другими определяющими моментами являются восстание 1916 г., две революции в феврале и октябре 1917 г. и гражданская война. Отдельное внимание уделено выбору проводимой политики различных казахских движений и их развитию. Можно считать, что большинство казахов разделяло желание обрести настоящую национальную автономию, но это не могло гарантировать политическую свободу будущему подразделению. Другим ключевым элементом этой главы является сосуществование призывов к национальному единству и необходимостью проявления солидарности к родоплеменным связям всех политических участников. Самые сильные кланы захватили руководство национальным движением 1917 г. Отказ интеллигентов этих племен сотрудничать с советской властью позволил другим племенам, которые были в меньшинстве взять контроль над казахскими советскими и коммунистическими органами. Значительная часть главы также посвящена территориальному формированию Автономной Республики посредством деятельности казахских советских учреждений, а также московской центральной власти и местных властей, доминируемых русскими.

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INDEX motsclesru инородцы, русская революция, гражданская война, национальная автономия, интеллигенция, границы, родоплеменной строй, Алаш Орда Mots-clés : allogène, Kazakhstan, révolution russe, guerre civile, autonomie nationale, intelligentsia, frontières, système tribal, Alaš orda Keywords : allogenous, Kazakhstan, Russian révolution, civil war, national autonomy, intelligentsia, borders, tribal system, Alaš orda

AUTEUR

XAVIER HALLEZ

Xavier Hallez, docteur en histoire, a soutenu sa thèse à l’Ehess sur le sujet : « Communisme national et mouvement révolutionnaire en Orient : parcours croisé de trois leaders soviétiques orientaux (Mirsaid Sultan-Galiev, Turar Ryskulov et Elbegdorž Rinčino) dans la construction d’un nouvel espace géopolitique 1917-1926 ». Travaux actuels sur l’histoire politique et administrative de l’Asie centrale XIXe-XXe siècles. [email protected]

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Les exilés russes et polonais dans les steppes : leur apport à la connaissance et à la russification du monde kazakh

Sébastien Peyrouse

Introduction

1 L’histoire de la présence russe dans les steppes kazakhes ne se limite ni à l’avancée militaire des troupes cosaques, ni à l’établissement d’un tissu administratif permettant l’incorporation de la population kazakhe à l’Empire russe. Cette histoire est aussi partie prenante du développement politique de la Russie, puisque de nombreux exilés ont été envoyés en déportation ou en assignation dans les steppes. La présence révolutionnaire russe a joué un rôle important dans la naissance d’une intelligentsia kazakhe au tournant du siècle et a grandement contribué à mieux faire connaître la région sur le plan scientifique. Ce moment de l’histoire kazakhstanaise est fondateur sur le long terme puisqu’il inaugure le rôle de zone de déportation que les steppes joueront à la période soviétique et préfigure la diversité nationale du pays, née précisément de cette place spécifique au sein de l’espace russo-soviétique.

2 Si le thème de ces exilés a été très largement travaillé pour la Sibérie1, il reste méconnu dans son apport au futur Kazakhstan. Rappelons à ce titre la difficulté à définir les frontières du monde kazakh au XIXe siècle : la région est en grande partie intégrée dans le gouvernorat de Sibérie occidentale ; elle n’obtient qu’en 1882 un statut spécifique, celui du gouvernorat des Steppes, et la présence kazakhe s’étend jusqu’à Omsk. Le sujet reste, pour d’autres questions encore, d’une grande complexité d’interprétation : il n’a presque jamais été traité par l’historiographie occidentale mais fut l’un des grands clichés du discours soviétique sur l’amitié russo-kazakhe et le rôle révolutionnaire des exilés. Il invite cependant à se libérer de la vulgate soviétique sur les courants qui auraient préfiguré les événements de 1917 et à rejeter la lecture engagée que ce regard

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téléologique suscite. La thématique des exilés russes dans les steppes nécessiterait des recherches approfondies dans différentes archives régionales du Kazakhstan, pour confirmer ou infirmer les assertions soviétiques concernant leur réelle influence sur les élites kazakhes. Nous proposons dans ce chapitre de dégager les grands axes de réflexion sur le sujet en utilisant ce que l’historiographie soviétique a produit, afin de montrer le poids de ces exilés dans la constitution d’une société kazakhe russifiée et intégrée à son voisin septentrional.

Organisations et vie sociale des exilés dans les steppes

Bref rappel des secousses politiques de l’Empire russe

3 Avant de suivre l’arrivée et le rôle des exilés russes dans les steppes kazakhes, il est nécessaire de rappeler brièvement les principaux événements dits révolutionnaires qui touchent l’Empire au XIXe siècle. En effet, plusieurs grandes vagues d’exilés se distinguent. Entre celles-ci, les périodes intermédiaires ne signifient pas l’arrêt des mesures de répression, mais seulement le nombre moins conséquent d’exilés obligés de s’établir dans les steppes.

4 Première du siècle, la révolte décembriste de 1825 crée une véritable légende romantique, savamment entretenue par l’historiographie soviétique : le soulèvement, même s’il ne dure que quelques heures, suffit à rendre crédible l’attente d’un changement politique face à l’immobilisme du régime tsariste2. Parmi les aristocrates3 et intellectuels arrêtés, plusieurs sont pendus (dont les plus connus sont Pestel’ et Ryleev) et nombre d’entre eux sont condamnés à l’exil. Ils prennent alors le chemin de la Sibérie ou sont assignés en résidence surveillée dans les steppes kazakhes. Une trentaine de décembristes, membres de la Société du Sud comme de celle du Nord, inaugurent ainsi la longue présence d’exilés slaves dans ce qui deviendra progressivement l’Asie centrale russe. Ils seront suivis des participants aux autres mouvements secrets ou aux révoltes qui jalonnent le XIXe siècle des Romanov. Il en va par exemple, du cercle dit des Petraševcy4, créé en 1845 par M. V. Butaševič-Petraševskij et qui regroupe de nombreux intellectuels comme N. Â. Danilevskij, F. M. Dostoïevski, V. I. Lamanskij et A. A. Grigor’ev. Ses membres sont arrêtés en 1849, certains sont condamnés à l’exil (Dostoïevski, Butaševič-Petraševskij), d’autres sont emprisonnés, puis assignés à résidence en province (Danilevskij). Ceux déportés dans les steppes kazakhes, comme les écrivains F. M. Dostoïevski, A. I. Makšeev, l’ami de Černyševskij A. V. Khanykov ou le poète S. F. Durov, serviront dans l’armée ou les institutions coloniales. 5 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est au tour des divers courants populistes de connaître l’exil. Le populisme [narodničestvo], idéologie fondée par l’intelligentsia au nom de la paysannerie, atteint son apogée dans les années 1870, mais se voit fortement persécuté par les autorités après l’assassinat du tsar Alexandre II en 18815. Le célèbre Zemlâ i volâ6, première organisation populiste fondée en Russie en 1861, ne perdra pas de vue les marges orientales de l’Empire et cherchera à s’y établir. La seconde organisation du même nom7, apparue avec la mode du « départ vers le peuple » des années 1873-1875, connaît plusieurs schismes et donne naissance à deux nouvelles organisations révolutionnaires, Narodnaâ volâ8 et Cernyj peredel, dont plusieurs membres

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seront envoyés dans les steppes. Au cours des années 1880-1890, de nombreux exilés qui avaient participé à des actions dans la région de Tûmen purgent eux aussi de nouvelles peines dans les steppes. Au tournant du siècle, le monde kazakh voit l’arrivée d’une nouvelle vague d’exilés, plus nettement marxistes9. 6 Outre les Russes, les rangs des exilés sont également constitués par les Polonais (et parfois les Ukrainiens) qui s’étaient révoltés en 1830-183110 puis en 1863 11 contre la domination tsariste. Dans les deux cas, les répressions sont particulièrement violentes : outre les pendaisons des principaux leaders, de nombreux insurgés sont envoyés dans l’Asie russe. Entre les deux soulèvements, dans les années 1840-1850, l’écrasement de toute revendication nationale se poursuit, en partie par la déportation : membres d’organisations secrètes polonaises démasquées, participants à la révolte de 1846-1848, membres de la Société secrète de Kraiewski, de l’Union de la jeunesse lituanienne, lycéens de Minsk ayant constitué un cercle antigouvernemental, sont envoyés dans différentes régions de Sibérie occidentale. Ils sont rejoints, dans les années 1870-1880, par certains membres de l’organisation socialiste polonaise « Proletariat ». 7 Ainsi, entre 1863 et 1866, plusieurs milliers de personnes auraient été exilées en Sibérie occidentale12. Au 1er janvier 1867, on recense par exemple dans l’okrug de Tobol’sk, qui englobe le nord des steppes (Omsk, Petropavlovsk, Išim, Kurgan, etc.), quelque 656 Polonais assignés à résidence surveillée, 833 en détention administrative et, dans l’ okrug de Tomsk, respectivement 827 et 347 personnes 13. Les bataillons militaires de Sibérie occidentale recensent, quant à eux, 480 Polonais condamnés pour crimes politiques. Les points de concentration des déportés politiques polonais sont Semipalatinsk (65), Petropavlovsk (80) et Ust’-Kamenogorsk (30)14. Outre ces villes, on compte au XIXe siècle des prisonniers et exilés dans les régions de Kyzyl, Troick, Kokčetau, Ural’sk et Verkhne-Ural’sk. Le nombre d’exilés polonais commence à baisser à partir des années 1870, malgré l’arrivée, moins massive, des membres du mouvement socialiste et ouvrier polonais. En 1882, le Conseil russe pour les affaires des prisons (près le ministère de l’Intérieur) considère encore que les villes de Russie asiatique constituent des terrains particulièrement propices à ces déportations : en 1884, une vingtaine de Polonais ayant participé au parti socialiste révolutionnaire « Proletariat » est de nouveau envoyée dans les steppes pour une période de trois à cinq ans15.

Conditions matérielles d’acheminement et modes d’exil

8 L’exil dans les marges asiatiques de l’Empire russe a pour fonction d’isoler les opposants au régime et de les empêcher de constituer de nouveaux cercles d’influence. Au début du XIXe siècle, ils ne sont qu’une poignée, mais leur nombre grandit avec l’arrivée des décembristes16.

9 Les premiers prisonniers sont acheminés avec les détenus de droit commun. Les convois, généralement constitués de 100 à 200 personnes, descendent par Kazan puis continuent jusqu’à Orenbourg, Tobol’sk et les villes fortifiées de la frontière russe. Les prisonniers font le chemin à pied, par étape journalière de 20 à 40 verstes, étalant ainsi le voyage sur plusieurs mois. Après l’évasion de six Polonais en 1835, des convois spéciaux sont affrétés pour les détenus politiques. Ceux assignés à résidence, qui n’ont pas à effectuer de travaux forcés, sont accompagnés sur leur lieu d’assignation par des fonctionnaires de la sécurité intérieure spécialement nommés, certains d’entre eux partent même par leurs propres moyens financiers, accompagnés de gendarmes17. Une

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fois parvenus sur leur lieu d’exil, les prisonniers sont l’objet d’une surveillance étroite, un étau qui se resserrera au fur et à mesure que les troubles révolutionnaires prendront de l’ampleur. Ceux condamnés dans des compagnies de prisonniers sont soumis aux règles de droit commun. Afin de les empêcher de diffuser leurs idées, ils sont envoyés, à l’issue de leur détention, dans les villages isolés des gouvernorats sibériens et ont obligation de se présenter régulièrement à la police. 10 En novembre 1863, le ministère de l’Intérieur et celui de la Guerre renforcent la surveillance des exilés et publient de nouveaux règlements destinés à prévenir tout lien avec la population locale. Le nombre croissant de prisonniers politiques incite le tsar à adopter une réglementation plus stricte en mars 1864. Le pouvoir pratique ainsi la politique du « diviser pour régner » : de nombreux Polonais sont isolés pendant plusieurs années dans les villages tels que Kopal ou Sergiopol, avant qu’un ukaz du tsar, en décembre 1868, ne leur permette de s’installer là où sont concentrés les autres condamnés. Officiellement, toute enfreinte aux lois est passible d’un jugement au tribunal de guerre. Les autorités administratives procèdent à une censure systématique du courrier ; la lecture d’ouvrages politiques et toute activité pédagogique sont strictement interdites. Les prisonniers qui ne sont pas incarcérés dans les forteresses doivent, quant à eux, assurer leurs propres moyens de subsistance : leurs difficiles conditions de vie seront très tôt rapportées aux autorités tsaristes par des personnalités telles qu’A. von Humboldt (1769-1859) lors de son voyage en Asie centrale en 1829. 11 Le 25 août 1881, l’administration chargée de gérer les exilés dans les steppes voit ses droits de décision raffermis : la direction locale peut, par exemple, décider de prolonger le temps d’exil des prisonniers politiques18. Un an plus tard, le Conseil pour les affaires des prisons prend de nouvelles décisions telles que l’envoi des exilés par plus petits groupes, de 50 à 100 personnes, le renforcement de la surveillance, la confiscation de leur passeport, etc. Les autorités souhaitent éviter l’installation des exilés dans les villes industrielles et les principaux centres scientifiques, à l’exception des prisonniers politiques considérés comme les plus dangereux, qui sont laissés en zone urbaine, le pouvoir jugeant leur contrôle plus facile qu’à la campagne. Enfin, suite à quelques évasions réussies – la plupart se sont cependant soldées par un échec19 –, les autorités décident en 1885 d’interdire la vente de chevaux aux exilés20. 12 Outre l’assignation à résidence, de nombreux exilés sont envoyés dans les bataillons postés aux frontières ou sur les lignes de fortification. Ainsi, en 1819, après la révolte de Čuguev (gouvernorat de Novgorod), une douzaine d’officiers ainsi que 276 personnes sont déléguées dans les bataillons d’Orenbourg, tandis que 172 autres se retrouvent dans les garnisons sibériennes réparties sur la ligne de l’Irtych et y restent jusqu’en 182321. Au fil de la progression des armées tsaristes vers le Turkestan, cet exil dans l’armée se voit de plus en plus pratiqué et culmine sous Nicolas Ier (1825-1855) : des centaines d’exilés se retrouvent ainsi dans le corps d’armée d’Orenbourg. Cependant, la croissance du nombre d’exilés, puis la disparition de la ligne d’Orenbourg modifient les modalités de l’exil dans les steppes. Le territoire de déportation s’agrandit et, dans les années 1880-1890, les exilés, auparavant concentrés dans les villes du nord et de l’est de l’actuel Kazakhstan, sont également envoyés plus au sud vers Atbasar, Kazalinsk, Urdu, Ileck, Ridder, et même jusqu’à Tachkent. 13 L’appartenance sociale et l’origine géographique des exilés dans les steppes kazakhes ne sont pas spécifiques par rapport à celles des autres régions de déportation. Les

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steppes servent parfois de zone de transit pour un certain nombre de personnalités déplacées de Sibérie vers le Caucase ou les régions européennes de Russie. Afin de prolonger leur temps d’exil, l’administration pénitentiaire encourage les exilés à faire venir leur famille : en 1865, le Gouverneur général de Tobol’sk déclare par exemple que le statut d’exilé est définitif. Nombre de condamnés refusent cependant de s’installer dans les steppes avec femme et enfants, estimant que leur statut n’est que provisoire et que le sort réservé à leur famille est lui aussi incertain. Ceux qui ont accepté ont ainsi été confrontés à de nombreuses difficultés : les autorités ont longtemps hésité à laisser entrer les enfants d’exilés dans les écoles, jusqu’à ce que le ministère de l’Intérieur tranche en faveur de ces derniers. 14 Parmi les quelques milliers d’exilés russes, ukrainiens et polonais envoyés dans les steppes kazakhes, un certain nombre de personnalités de taille se détachent. Parmi elles, notons S. M. Semënov (1789-1852), secrétaire de la Société décembriste du Nord, qui travaille pendant un an et demi à la chancellerie d’Ust’-Kamenogorsk. Le décembriste M. I. Murav’ev-Apostol est envoyé de 1829 à 1836 à la forteresse de la , dans l’Altaï kazakh. Le Polonais A. Januszkiewicz (1803-1857), ayant participé à la révolte de 1830-1831, est déporté à Tobol’sk en 1832. Il est par la suite autorisé à s’installer à Išim de 1835 à 1840 puis travaille à Omsk à la direction des Kirghizes de Sibérie. Le poète ukrainien Taras Ševčenko (1814-1861) est, quant à lui, exilé dans la région d’Orenbourg de 1847 à 1857. Il participe à la célèbre expédition autour de l’Aral en 1848-1849, laisse de nombreux croquis représentant la vie dans les aul et s’inspire de motifs kazakhs dans l’une de ses nouvelles, Bliznecy [Les Jumeaux] 22. F. Dostoïevski (1821-1881) est lui aussi emprisonné dans la région de Omsk de 1850 à 1854, puis assigné à résidence à Semipalatinsk jusqu’en 1857, date à laquelle il reçoit l’autorisation de retourner en Russie. On citera également E. P. Mikhaèlis, S. S. Gross, A. Leontev ou encore, pour le sud des steppes, à Vernyj et dans le Semireč’e, G. S. Zagriazskij, R. I. Metelicyn, V. A. Monastirskij, A. Flerov, K. Verner et S. M. Dudin.

La constitution de nouveaux cercles dans la région d’Orenbourg

15 Malgré une surveillance étroite, l’exil ne signifie pas, pour les condamnés, l’arrêt de leurs activités politiques et intellectuelles. Nombre d’entre eux tentent d’entrer en contact avec les autres exilés, tant russes que polonais, ainsi qu’avec la population coloniale. Les autorités tsaristes ne parviennent pas, en effet, à maîtriser pleinement la vie des Russes dans les steppes : l’isolement géographique s’avère à double tranchant, pouvant isoler mais également protéger les condamnés. Parvenus sur leur lieu d’exil, ceux-ci espèrent souvent être, au fil du temps, à l’origine d’une activité politique aux marges de l’Empire : constituer des cercles ou organiser des échanges de vue politiques constitue alors un travail de longue haleine. Les concertations et contacts entre exilés ne conduiront cependant pas à des actions concrètes à l’encontre des autorités et leur travail sera plutôt individuel et intellectuel.

16 Les premiers cercles sont créés avant même l’événement décembriste, mais leur activité connaît un regain de vigueur après 1825, avec l’arrivée de nombreux participants exilés. Leur champ d’action reste généralement circonscrit à quelques grandes villes de Sibérie et de Russie méridionale, en particulier Orenbourg, point de départ de la colonisation et lieu des premières réflexions sur l’avenir des steppes. Ainsi, dans la première moitié du XIXe siècle, la Société secrète d’Orenbourg, dirigée par le

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directeur des douanes de la ville, P. E. Veličko, puis, après sa mort en 1821, par P. M. Kudrâšov, est proche de la franc-maçonnerie et inspirée par les idées éclairées du publiciste N. I. Novikov (1744-1818)23. Elle établit rapidement des liens avec les exilés de la ville comme le décembriste N. Koževnikov et le révolutionnaire polonais T. Zan. Après la répression des décembristes, la société connaît un schisme et ceux qui restent en son sein se radicalisent. Selon ses statuts de 1827, l’objectif politique est de renverser le pouvoir en organisant, dans un premier temps, une révolte locale qui s’appuierait sur les personnes influentes dans les instances du pouvoir régional. La Société est cependant découverte cette même année et tous ses participants sont exilés en différentes régions. Les autres grandes villes de Sibérie qui font office de lieu de départ pour les steppes kazakhes et le Turkestan voient également la naissance de nombreux groupuscules politiques, comme par exemple le cercle formé dans le corps des Cadets de Omsk, à partir de 1863, lequel réussira à nouer des relations avec des personnalités kazakhes comme Č. Valikhanov24. 17 Parallèlement, les Polonais, très présents à Orenbourg, tentent eux aussi de s’organiser. Dès les années 1820, ils se réunissent dans une société autour, entre autres, du plus connu d’entre eux, Jan Witkiewicz (1808-1839), exilé pour avoir organisé une société secrète à Varsovie. Leur objectif est de mener des débats d’idées et de fournir un soutien matériel et moral aux exilés. Ces cercles vont perdurer tout au long de la présence polonaise dans la région et plusieurs tentatives seront même faites pour lancer des mouvements semblables à Omsk, Ekaterinbourg et Astrakhan. Bien que ces organisations ne soient pas strictement polonaises, les responsables de ces cercles espèrent qu’une action menée à bien en territoire russe aidera à la réalisation des objectifs politiques polonais. Malgré de multiples revers, quelques groupes continuent à agir dans les années 1840 autour de B. Zaliewski (1820-1880), Z. Sierakowski, B. Koliesinski et L. Lipski, qui font du cercle d’Orenbourg le centre d’action des exilés polonais de Sibérie occidentale25. Ces organisations semi-clandestines connaissent un certain développement et parviennent même, au fil du temps, à nouer des relations avec celles établies en Russie européenne : au milieu des années 1860, des cercles polonais implantés en Sibérie entretiennent des relations étroites avec leurs équivalents à Moscou et Saint-Pétersbourg26. 18 Un nouveau regain de vigueur dans la constitution de cercles révolutionnaires en Sibérie occidentale est observé dans la seconde moitié des années 1860 et tout au long des années 1870. À l’été 1862, G. N. Potanin, membre de l’organisation des patriotes de Sibérie, reçoit la mission de créer une section de Zemlâ i volâ parmi les Cosaques de l’Oural et fait pour cela un voyage dans la région jusqu’à Ust’-Kamenogorsk et Vernyj. Bien que l’organisation soit découverte en 1865 et ses leaders arrêtés, un cercle se réclamant d’elle est mis à jour seulement l’année suivante à Semipalatinsk. À Orenbourg également se développe, entre 1871 et 1874, un groupe exilé d’une trentaine de militants qui entretient des liens étroits avec d’autres cercles situés à Kazan, Oufa, Orsk, ainsi qu’avec ceux des gouvernorats de Kursk, Tul’sk, Astrakhan et Samara. Dans les années 1870, apparaissent plusieurs organisations populistes parallèles à celles existant en Russie européenne. L’Asie centrale reste cependant largement isolée de ces groupes et ce, malgré les liens tissés à l’occasion des voyages clandestins effectués par les responsables des cercles implantés en Europe. Certains d’entre eux partent en effet à la rencontre des exilés et cherchent à faire sortir de leur isolement les activistes politiques : en mai 1863, un agent du comité central de Zemlâ i volâ, F. P. Nekrasov, fait

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par exemple un voyage dans l’Oural et le Priirtych afin d’entretenir les liens avec la population exilée27. 19 Ces relations sont presque réduites à néant dans les années 1880 avec la dissolution de la plupart des organisations révolutionnaires. La déportation, de plus en plus fréquente, d’étudiants de Saint-Pétersbourg et de Moscou dans les steppes contribue cependant à la formation de nouveaux cercles. Des organisations plus ou moins indépendantes sont fondées sous une impulsion locale, par exemple à Ural’sk, où s’organisent à partir de 1877 un certain nombre de populistes de Saint-Pétersbourg28. Les révolutionnaires continueront à affluer dans la région, en particulier les membres de Narodnaâ volâ29. Au début des années 1880, toutes les personnes qui avaient participé au cercle révolutionnaire de Romna sont elles aussi déportées. Une autre organisation est découverte et dissoute à Tomsk en 1881 : 140 personnes, parmi lesquelles plusieurs Polonais, sont arrêtées et exilées.

Influencer la population russe locale

20 Tous ces réseaux informels d’exilés espèrent influer sur le devenir du pays depuis leur lieu de déportation, bien que leur activité sur le plan politique reste au stade des idées et ne connaisse que de rares concrétisations. Les exilés cherchent à développer leurs relations avec les Russes déjà présents dans les steppes, mais également à infiltrer les structures gouvernementales et administratives locales. Certains administrateurs se montrent en effet sensibles aux idées progressistes évoquées par les exilés. On citera ici le cas de A. I. Levšin (1797-1879) qui, tout en travaillant au Département asiatique du ministère des Affaires étrangères, fréquente les milieux décembristes, en particulier V. F. Timkovskij, A. O. Kornilovič et Pouchkine. Il s’intéresse aux steppes kazakhes et y effectue un premier voyage dès 1820. Chargé cette même année de présider la Commission frontalière d’Orenbourg, il entre en contact avec les cercles révolutionnaires et fait la connaissance d’exilés connus comme V. D. Vol’hovskij, G. S. Karelin et G. F. Gens, qui influenceront profondément sa vision du servage, une institution qu’il combattra de manière virulente, en particulier après l’arrivée au pouvoir d’Alexandre II en 1855.

21 Dans les années 1870, les populistes déportés espèrent eux aussi prendre contact avec la population russe présente dans les steppes. Ils tentent par exemple d’intéresser à leurs revendications les bataillons cosaques des frontières, de plus en plus mécontents de leur situation après les réformes du système militaire menant à une baisse de leur représentation. Près de 2 500 Cosaques s’opposent ainsi aux autorités tsaristes et sont envoyés en assignation sur le cours du Syr-Daria et de l’Amou-Daria, ainsi que dans la région d’Orenbourg. Leur concentration dans la région d’Ural’sk ainsi que leur refus de se soumettre suscitent un vif intérêt de la part du cercle de Narodnaâ volâ présent dans la ville30. Une littérature spéciale leur est même destinée, telle que Ural’skoe kazač’e vojsko [Les troupes cosaques d’Ural’sk] de A. Râbinin ou Srednaâ Aziâ i vodvorenie v nej russkoj graždanstvennosti [L’Asie centrale et l’établissement de la citoyenneté russe] de L. Kostenko. 22 Toutes les catégories sociales pouvant servir les desseins des mouvances révolutionnaires sont visées. Les vieux-croyants, très présents dans les steppes, où ils bénéficient d’une plus grande tolérance que dans le reste de la Russie, suscitent tout particulièrement l’intérêt des exilés, qui voient dans leur tradition de résistance au

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pouvoir central un possible soutien à leur action politique. Certaines organisations comme Zemlâ i Volâ organisent même leur activité selon les couches de population visées : sont ainsi formés des sous-groupes spécialisés comme les derevenŝiki, qui agissent parmi la population paysanne, les rabočaâ gruppa parmi les ouvriers, et les intelligentnaâ gruppa parmi les étudiants. Les milieux exilés, s’ils veulent être influents sur leur lieu de déportation, se doivent de posséder et de diffuser une certaine littérature politique, difficile à faire parvenir jusque dans les steppes. Plusieurs ouvrages arrivent cependant31, accompagnés de périodiques célèbres comme le Sovremennik ou encore Kolokol. L’un des organes essentiels de diffusion des idées révolutionnaires reste le périodique Narodnaâ volâ, dont le centre de diffusion pour les steppes est situé à Orenbourg. Certains cercles parviennent même à monter des bibliothèques clandestines, comme à Troick par exemple.

La perception des steppes par les exilés politiques

23 La gestion de l’espace colonial et de ses populations constitue-t-elle, au XIXe siècle, l’un des éléments d’opposition au pouvoir revendiqué par les milieux dits progressistes ou révolutionnaires ? Les territoires nouvellement conquis représentent souvent, pour ces derniers, un espoir de renouvellement et d’opposition : depuis les décembristes, nombreux sont ceux qui pensent que l’avenir de la Russie et le renversement de l’autocratie passeront par la Sibérie et ses populations locales, russes comme autochtones. La perception des steppes a, quant à elle, évolué au gré des programmes politiques de chaque mouvance protestataire : des décembristes aux révolutionnaires du début du XXe siècle, le contrôle des steppes a suscité discussions et dissensions au sein des groupes exilés. Le discours sur les steppes kazakhes est en effet d’une moindre ampleur et se définit comme nettement moins engagé que celui sur la Sibérie : les populations kazakhes sont ressenties comme étrangères et la domination russe semble naturelle. Bien plus qu’un monde spécifique à libérer du colonialisme russe, les marges de l’Empire sont donc, au regard des exilés, un futur lieu d’opposition au régime de la part des Russes qui y vivent32.

24 L’unique dénominateur commun entre les exilés est leur opposition à la politique tsariste. Les décembristes, obnubilés par la question paysanne et les enjeux d’une possible abolition du servage, se sont peu intéressés au monde des steppes, alors encore mal connu. K. F. Ryleev (1795-1826) plaide pour une composition multinationale de l’Empire sans en définir le contenu juridique. A. E. Rozen33 (1800-1884), lui, estime qu’il est indispensable de permettre le développement des cultures nationales : chaque peuple, en s’exprimant dans sa langue, se rendra progressivement compte de l’utilité du russe et les autochtones se mettront d’eux-mêmes à l’apprendre. Seule la mouvance la plus radicale, celle représentée par Pavel Pestel’ (1796-1826), a développé un discours politique sur le devenir des marges orientales de l’Empire. Aussi, Pestel’ souhaite-t-il une Russie très centralisée, unifiée contre toute tendance centrifuge, mais qui aurait annexé la Moldavie, le Caucase ainsi que l’Asie centrale et la Mongolie34. Le programme de Pestel’, Russkaâ pravda [La vérité russe], propose de diviser la Russie en dix oblast’ et deux udel’ autonomes, le Don et l’Oural. Aucun droit à l’autodétermination ne serait accordé aux minorités allogènes ; la russification serait totale car elle seule garantirait l’abolition des privilèges et des classes sociales. Pestel’ attache une importance toute particulière aux contreforts du Tian Chan et de l’Altaï : les Kazakhs, sous influence

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turque, entraveraient volontairement les flux commerciaux de la Russie avec les pays voisins. Il se félicite alors de la soumission du khan Abul Haïr à la Russie, qui lui apparaît comme une étape obligée : l’union de la Petite Horde à l’Empire ne constitue qu’une première étape qui ouvrira les autochtones à la culture européenne et contribuera à leur sédentarisation35. 25 Les décembristes se révèlent ainsi peu sensibles au devenir des allogènes de l’Empire, un devenir entièrement inféodé aux traditionnelles questions paysannes36. Les Petraševcy ont, quant à eux, plusieurs fois tenté de mettre à l’ordre du jour la question des nationalités et espéraient développer leur action chez les peuples non russes. Cette dernière n’était cependant envisageable qu’à une échelle très locale, sans grande influence réelle, et l’idée d’une russification des autochtones domine. Dans la seconde moitié du siècle, les frontières méridionales de l’Empire se sont avancées vers le Turkestan et la question nationale prend une ampleur jusqu’alors méconnue. Les mouvements populistes des années 1870 se doivent donc de s’intéresser également au sort des allogènes et non plus seulement à celui des paysans et des ouvriers russes. Le programme de la section du Don de Zemlâ i volâ propose ainsi une certaine décentralisation pour tous les oblast’, une large autonomie pour les minorités et souvent l’égalité de statut entre les différentes nationalités. Néanmoins, malgré leur libéralisme apparent, ces mouvements se montrent parfois réticents à reconnaître un quelconque droit à l’autodétermination : la Russie ne peut se permettre de voir son territoire se réduire et perdre de sa puissance économique. À partir des années 1890, la présence dans les steppes d’exilés marxistes (par exemple I. Gruvič ou P. Kašinskij) se développe or, là encore, l’accent est mis sur les ouvriers russes travaillant dans les industries d’extraction ou sur les voies de chemin de fer, bien plus que sur la situation des allogènes. 26 Sur ces questions nationales, les exilés polonais se distinguent de leurs collègues russes : leur situation d’opposition au tsarisme n’est pas uniquement une condamnation de l’autocratie mais un rejet de la domination grand-russienne. Ils s’opposent ainsi plus nettement à la politique officielle des nationalités appliquée dans les steppes : si certains d’entre eux sont entrés dans l’administration locale, ils s’engagent plus nettement que leurs confrères russes en faveur des allogènes. C’est par exemple le cas de K. K. Gutkowski (1815-1867) : exilé à Omsk en 1838, il devient le bras droit du Gouverneur général de Sibérie occidentale puis celui du Gouverneur militaire de Semipalatinsk. Pendant plus d’une décennie, il préside l’oblast’ des Kazakhs au sein de la Commission gouvernementale des steppes et est chargé d’étudier l’économie et l’administration des allogènes. Il critique particulièrement la mise à l’écart de la population locale dans les prises de décision et ce, alors que le projet Speranskij de 1822 affirmait associer les élites kazakhes aux choix politiques les concernant. Les exilés polonais condamnent également les Cosaques pour leur mainmise sur les pâturages les plus fertiles et se reconnaissent en faveur d’un retour des terres à la population kazakhe. 27 Si les idées des exilés n’aboutissent à aucune concrétisation, leur entrée progressive dans les organes locaux du pouvoir leur permet cependant d’exercer une certaine influence, voire de laisser leur empreinte. Ainsi, le décembriste G. S. Baten’kov (1793-1863), qui travaille au Comité sibérien entre 1819 et 1823, se penche sur l’organisation politique et économique des Kazakhs, participe à l’élaboration de la Charte des Kirghizes de Speranskij et travaille, à la fin des années 1840, à la direction

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frontalière des Kazakhs de Sibérie. Il apprend le kazakh, s’intéresse à leurs pratiques religieuses et s’affiche alors comme un fervent partisan de la liberté de culte pour tous les allogènes, se démarquant de la politique tsariste qui prône plutôt une orthodoxisation des peuples de Sibérie37. Baten’kov croit également en une autonomie pour tous les peuples turciques de l’Empire. Il propose la création de facultés de géographie et d’ethnographie dans lesquelles serait accordée une attention particulière aux spécificités des allogènes, et particulièrement des Kazakhs. 28 Les programmes politiques de la gauche russe se révèlent donc, dans l’ensemble, peu ouverts sur le monde des steppes. Les Kazakhs, avec le nomadisme, l’islam et l’appartenance au monde linguistique turcique, bénéficient, de la part des exilés russes, d’une sympathie moindre que les petits peuples de Sibérie, plus russifiés et dont le chamanisme est en voie d’orthodoxisation : la steppe est ressentie comme plus étrangère que les espaces sibériens. Tous les courants révolutionnaires sont en effet focalisés sur le peuple russe lui-même et leur volonté de démocratie et de libéralisme prend souvent fin lorsque entrent en jeu les frontières de l’Empire : la liberté politique reste interne au devenir de la Russie et n’inclut pas le droit à l’indépendance, ni même parfois à l’autonomie nationale. Les relations entre exilés et population locale ne se limitent pourtant pas à cet aspect programmatique de la question : au cas par cas, dans leurs recherches scientifiques plus que dans leurs revendications politiques, certains exilés s’ouvrent aux cultures locales et contribuent à approfondir le savoir russe sur les nouveaux espaces conquis.

L’influence des exilés slaves sur les élites kazakhes

29 Quoique les autorités cherchent à soustraire la population coloniale et les allogènes de toute influence révolutionnaire, les exilés parviennent peu à peu à nouer des contacts avec les autochtones, même s’il convient de prendre un certain nombre de précautions sur l’effectivité de ces relations. L’historiographie soviétique a en effet largement amplifié le rôle des révolutionnaires, leur impact sur la population locale et sur son attitude à l’égard du régime tsariste. Si certaines idées progressistes ont bel et bien été diffusées par des intellectuels kazakhs empreints de culture russe, il n’existe aucun lien entre la présence d’exilés, leur propagande révolutionnaire et les soulèvements populaires des nomades kazakhs de l’époque. Les relations politiques entre exilés et autochtones ont existé, mais elles ont été à chaque fois très vite maîtrisées par le pouvoir. Ainsi, en 1827, les autorités arrêtent plus de 80 personnes après la déclaration d’un sous-officier qui révèle que la Société secrète d’Orenbourg travaille dans l’espoir de soulever autant les Cosaques que les Bachkires et les Kazakhs : « le bataillon de l’Oural et les Kirghizes sont d’accord pour se soulever à son appel »38. Plus tardivement, les démarches entreprises par certains Cosaques dans les années 1880 pour associer les Kazakhs à leurs efforts en vue de lancer une révolte contre l’autorité tsariste sont également mises à jour par le pouvoir.

30 Les liens entre les révolutionnaires et les autochtones se renforcent à partir de la fin des années 1860 et tout au long des années 1870, alors que le nombre d’exilés ne cesse de croître. Malgré une concrétisation très relative de leur influence sur la population locale, gouverneurs et responsables locaux s’inquiètent de la croissance de ces échanges. Les autorités prennent donc de plus en plus conscience de l’étendue des liens

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entre la population locale d’une part et les exilés russes et polonais d’autre part. Ainsi, dès 1869, le gouverneur d’Akmolinsk écrit : Je considère que l’envoi d’exilés politiques à Petropavlovsk n’est pas judicieux actuellement, il s’ensuivra que les Polonais exilés influenceront négativement les esprits simplistes des Kirghizes [...] et répandront à travers eux [leurs idées] dans la steppe39. 31 L’action des révolutionnaires s’est particulièrement intensifiée dans les oblast’ de Turgaj et d’Ural’sk : selon la police, les cercles révolutionnaires de certaines villes comme celui d’Akmolinsk, formé en 1883-1884, sont parvenus à inclure dans leurs rangs un certain nombre de Tatars et de Kazakhs. Regroupés de manière compacte, ils peuvent agir de façon davantage organisée auprès des autochtones. Les autorités locales, par exemple le Gouverneur général d’Orenbourg, celui de l’uezd de Kokčetau et celui d’Ust’-Kamenogorsk appellent régulièrement les autorités supérieures à un renforcement des services de police et demandent qu’on cesse les envois de révolutionnaires dans leur région.

32 La plupart de ces clauses sont cependant régulièrement contournées et les exilés parviennent à s’insérer dans des activités intellectuelles aux dépens des autorités administratives, parfois même avec leur consentement implicite et officieux. Que le pouvoir le reconnaisse ou non, les exilés sont utilisés comme des éléments colonisateurs. Ils sont ainsi souvent envoyés dans les forteresses éloignées afin d’y imposer une population coloniale, parfois dans un but d’entretien ou de restauration : les déportés doivent par exemple participer à la reconstruction de la forteresse d’Ak- Mečet’ (Kzyl-Orda). Le manque de professeurs et d’instituteurs dans ces régions isolées contraint également les administrations locales à utiliser les services des exilés pour dispenser un enseignement aux autochtones. Ils contribuent ainsi à la création d’écoles kazakhes, par exemple en 1879 à Petropavlovsk, par lesquelles ils espèrent accroître leur influence. Toutes ces activités liées à l’enseignement, partiellement contournées par l’enseignement à domicile, sont néanmoins considérablement restreintes au début des années 1880. Les activités caritatives destinées à apporter une aide matérielle aux Kazakhs sont, elles aussi, à la même époque, de plus en plus limitées par les autorités : deux années sont en effet nécessaires pour que le gouverneur donne son autorisation, deux autres pour que Saint-Pétersbourg avalise cette décision. 33 Les contacts quotidiens, par lesquels les exilés espéraient diffuser leurs vues politiques, se déclinent donc selon différents vecteurs. Notons ainsi l’importance du soutien médical : de nombreux exilés, médecins de formation, à l’instar de S. Û. Teraevič, se sont régulièrement déplacés dans les steppes afin de soigner les populations locales. Les premières pharmacies de la région (à Džarkent et Prževal’sk) sont même ouvertes au cours des années 1880 par des exilés polonais comme Sienczikowski40.

L’influence russe sur les grandes figures nationales kazakhes

34 Les contacts les plus significatifs sont ceux établis par les exilés avec un certain nombre d’intellectuels kazakhs déjà proches, par leur éducation, des milieux russes, comme le poète et penseur Abaj Kunanbaev (18451904) ou l’ethnographe Čokan Valikhanov (1835-1865). Le pédagogue I. Altynsarin a lui aussi probablement fréquenté certains cercles exilés lors de son séjour, pendant une dizaine d’années, à Orenbourg, mais ces liens sont moins connus, même s’ils semblent avoir influencé ses convictions sécularisatrices. Il est par contre avéré que Altynsarin était abonné au journal libéral

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Sovremennik et qu’il n’hésitait pas à mettre en parallèle la conception herzenienne de l’ obŝina russe traditionnelle avec la structure de l’aul kazakh. Chez Valikhanov et Abaj, le contact des exilés russes semble avoir grandement influencé leur vision du pouvoir tsariste et ouvert la voie à une discrète critique de la gestion coloniale des steppes faite par l’administration locale.

35 L’ethnographe kazakh Č. Valikhanov, grande figure nationale, illustre cette symbiose russo-kazakhe. Né d’un père nomade sultan de la Moyenne Horde, il serait un descendant direct de Gengis-Khan, donc d’une identité kazakhe « sans reproche ». Pourtant, formé aux langues arabe et tatare, il fait ses études en milieu russe, dans le corps des Cadets de Omsk, puis s’engage au service de l’Empire et travaille pour le Gouverneur général de Sibérie occidentale, G. Gasfort. En 1854-1857, il participe aux expéditions organisées dans le centre et le sud du futur Kazakhstan et en Kirghizie, où il étudie l’archéologie des villes anciennes, les pétroglyphes, et collecte du folklore (l’expédition kirghize à laquelle il participe est ainsi la première à mettre par écrit l’épopée de Manas). 36 Après sa rencontre avec P. P. Semënov-Tân-Šanskij (1827-1914), à la tête de la Société impériale de Géographie, il en devient membre et voyage en son nom en 1858-1859 dans le Turkestan chinois, avant de s’installer à Saint-Pétersbourg. Commence alors l’époque de sa plus grande activité intellectuelle, pendant laquelle il rédige de nombreux rapports ethnographiques et établit des cartes de l’Asie centrale pour le Comité militaire. Il devient ainsi l’intermédiaire incontournable de la connaissance russe de l’Orient steppique, sans grande influence sur les Kazakhs mêmes, puisqu’il écrit en russe à une époque où peu le parlent encore. Il représente le point de vue kazakh le plus sécularisé, invitant à la sédentarisation et n’hésitant pas à affirmer, dans une formule restée célèbre, que « sans la Russie nous ne sommes rien de plus que des Asiates ». S’il apprécie le monde russe, il espère néanmoins un renouveau de sa culture nationale, entre russification et islam, et veut faire des Kazakhs des citoyens actifs de l’Empire. 37 Valikhanov entre pour la première fois en contact avec les opposants politiques à l’autocratie à l’occasion d’un séjour à Saint-Pétersbourg de la fin 1859 au printemps 186141. Interprète à la direction frontalière des Kazakhs d’Orenbourg, il fréquente également les cercles de discussion russes et polonais et découvre à travers eux les œuvres des libéraux et occidentalistes russes Belinskij, Dobrolûbov et Černyševskij, ainsi que les revues Kolokol et Sovremennik. Valikhanov est également influencé par son ami G. N. Potanin (1835-1920) : fils de Cosaques ayant lui aussi fini l’école des Cadets de Omsk, il se révèle l’un des leaders du régionalisme sibérien et profite de son exil pour organiser plusieurs expéditions scientifiques en Mongolie et au Tibet42. Selon Potanin, Valikhanov a subi l’influence de trois exilés : celle de N. F. Kostyletskij, un admirateur de Belinskij, celle de P. V. Gonsiewski, un Polonais exilé devenu, selon Potanin, « sa fenêtre sur l’Europe »43, et enfin celle de K. K. Gutkowski, officier de la Commission frontalière. 38 Outre ces trois personnalités particulièrement liées aux milieux exilés décembristes d’Omsk et d’Orenbourg, Valikhanov fréquente également deux anciens membres des Petraševcy : tout d’abord, le poète S. F. Durov, emprisonné à la forteresse d’Omsk puis assigné à travailler auprès de Gutkowski pour les affaires kazakhes, qui lui fait connaître les grands textes du socialisme utopique44. Il rencontre ensuite, en 1854, F. Dostoïevski, tout juste sorti de prison et assigné dans le bataillon disciplinaire de

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Semipalatinsk. Leur correspondance épistolaire, de 1856 à 1862, ne s’est malheureusement que très peu conservée, mais révèle un haut degré d’amitié et un ton très intime45. Dostoïevski l’encourage ainsi à se faire l’intermédiaire entre les deux peuples, à apporter les « Lumières européennes » aux Kazakhs et à faire comprendre aux Russes la signification de la steppe pour l’Empire. Les influences des exilés russes sur la pensée de Valikhanov se sont donc avérées multiples et répétées. 39 Dans le dernier tiers du XIXe siècle, Semipalatinsk compte plus d’une centaine d’exilés russes et polonais. Abaj Kunanbaev, fils d’un des dirigeants de la Moyenne Horde, ayant reçu son éducation tant en madrassa qu’en école russe, se voit lui aussi très influencé par ses rencontres avec les déportés. Plusieurs grandes figures semblent l’avoir profondément marqué : E. P. Mikhaèlis (1841-1913), le Polonais S. S. Gross (1852-1896) et K. I. Dolgopolovyj (1857-1922). Abaj rencontre les deux premiers lors de leur voyage dans les steppes effectué dans les années 1880 afin de rédiger la brochure Ûridičeskie obyčai kirgizov [Les traditions juridiques des Kirghizes]. Abaj est également sous l’influence d’A. L. Blok (1861-1925), exilé en 1883-1884 pour avoir soutenu Narodnaâ volâ , qui travaille au Comité aux statistiques de Semipalatinsk et y organise un musée et une bibliothèque. Tous ces exilés lui font connaître les œuvres de Pouchkine, Lermontov, Tolstoï, Krylov et de nombreux auteurs occidentaux qu’Abaj traduira par la suite. Le pouvoir, inquiet de ces liens, ira jusqu’à les interdire46. Les réflexions lyriques d’Abaj, connues sous le titre de Slova Abaâ [Les paroles d’Abaj], révèlent sa croyance en un rapprochement avec la culture russe, qui serait la seule voie d’accès à la littérature mondiale. Abaj n’hésite pas à critiquer le mode de vie traditionnel des Kazakhs, leur haut degré de corruption et leur immobilisme, invitant à une meilleure maîtrise des savoirs techniques et agricoles comme réponse à la paupérisation. Comme les autres « Éveilleurs », Abaj critique la difficile situation matérielle des Kazakhs sans pour autant remettre en cause la colonisation russe en elle-même. 40 Les exilés russes ont ainsi participé à la constitution d’une première élite kazakhe, russifiée, qui était à la recherche d’une modernisation de la société kazakhe lui permettant de trouver sa place dans l’Empire russe. Le regard profondément laïcisé de personnalités comme Altynsarin et Valikhanov, et celui, plus religieux mais néanmoins ouvert à la russification culturelle, d’Abaj, ne cachent ainsi pas leur vision subtilement critique de la colonisation russe et espèrent une vie politique plus libérale pour l’ensemble du pays. L’amélioration de la situation nationale des allogènes passe donc, pour eux, par une ouverture politique générale et la reconnaissance de certains droits démocratiques.

La participation des exilés aux expéditions scientifiques

41 Nombre d’exilés ont tenté de pallier leur manque d’activisme politique par un travail scientifique avec lequel ils étaient souvent déjà familiers avant leur déportation. Les autorités tsaristes, dès leur avancée dans les steppes, ont encouragé et financé des expéditions scientifiques contribuant à une meilleure connaissance de la zone. Pour les exilés, la participation à ces missions était un moyen de retrouver une certaine légitimité professionnelle et de transformer leur éloignement dans les marges de l’Empire en un avantage. Malgré les interdictions officielles formulées contre toute activité intellectuelle des révolutionnaires exilés, les autorités coloniales n’hésitent pas

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à s’appuyer sur leurs connaissances de la région : si les nombreuses missions scientifiques n’ont pas été organisées sous la direction ou la responsabilité même des exilés, ces derniers participent à la plupart d’entre elles. Les missions sont généralement pluridisciplinaires, mêmes si les objectifs fixés accordent souvent la priorité à un domaine précis. Pour le pouvoir, la première nécessité est de collecter des informations sur les peuples conquis et ce, d’autant plus que les connaissances sur le monde des steppes restent extrêmement sommaires dans la première moitié du XIXe siècle. Les études menées par les exilés ne s’inscrivent cependant pas systématiquement dans le cadre de missions organisées : la rédaction d’articles ou d’ouvrages s’appuie également sur les contacts quotidiens qu’ils nouent avec la population locale et leurs séjours, officiels ou clandestins, dans les zones rurales avoisinantes.

Les expéditions ethnologiques

42 Les premiers rapports de missions écrits par des déportés précèdent l’événement décembriste puisqu’ils sont le fait de V. D. Vol’khovskij (1798-1841), entré dans une organisation d’opposition, Svâŝennaâ Artel’, qui fut active de 1814 à 1817 et qui aurait été le berceau de la société décembriste Sûda. Au cours de son service militaire, il participe à une révolte contre les officiers et, à ce titre exilé, est à Orenbourg. Il prend alors part à la mission Negri et effectue un certain nombre de séjours dans les steppes kazakhes. De retour à Orenbourg en 1825, il participe, avec F. Berg, à la mission de l’Ustûrt, pour laquelle près de 2 000 personnes sont à différents degrés engagées. Vol’khovskij rédige un Topografičeskij žurnal prostranstva Kirgizskoj stepi meždu Kaspijskim i Aral’skim morâmi [Journal topographique de l’espace des steppes kirghizes situé entre les mers Caspienne et Aral], qui offre de nombreuses données géologiques et ethnographiques sur la région. Il sera de nouveau arrêté dès son retour à la forteresse de Sarajčikovsk en mars 182647.

43 Les exilés sont par la suite nombreux à contribuer à une meilleure connaissance ethnologique et anthropologique des peuples des steppes. On citera en particulier les textes de Š. Tokaževskij sur la vie des Kazakhs nomades48, ainsi que les nouvelles comme Kirgizskij Plennik [Le prisonnier kirghize] et Setovaniâ kirgiz-kajsackogo plennika [Les lamentations du prisonnier kirgize-kajsak] de M. P. Kudrâšov, membre de la Société secrète d’Orenbourg, qui n’appartiennent pas seulement à l’école romantique russe mais constituent également des témoignages historiques et ethnographiques sur les steppes. A. I. Levšin, qui travaille depuis 1820 à Orenbourg avec les exilés politiques, publie en 1832 un célèbre ouvrage en trois volumes, Opisanie kirgiz-kasajč’ikh ili kirgiz- kasajckikh ord i stepej [Description des hordes des Kirghizes Kassaïks ou des hordes et des steppes kirghizes-kaïssaks]49 : ce livre, qui s’est particulièrement appuyé sur les missions Negri et Berg, essentielles à la connaissance de la zone, est à l’époque considéré comme le travail le plus accompli sur les mœurs et coutumes kazakhes, ainsi que sur la géographie des steppes. 44 En 1851, les exilés polonais B. Zaliewski et L. Turno participent à une expédition dans la péninsule de Mangyšlak et rapportent de nombreux croquis sur la vie des Kazakhs. Trois ans plus tard, Z. Sierakowski part pour une expédition à Ak-Mečet’, le long du Syr-Daria. Deux autres Polonais se distinguent également par la richesse de leurs travaux : Stefan Baranowski (1817-18 ?), formé à l’Université de Saint-Pétersbourg,

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mène une étude sur la signification économique du chemin de fer en Asie centrale50. Le second, Leopold Seliava, voyage dans les steppes kazakhes et publie en 1881 un récit de voyage, Iz putešestvij po Srednej Azii, kirgizskim stepâm i zapadnoj Sibiri [Voyages en Asie centrale, dans les steppes kirghizes et en Sibérie occidentale]51. 45 Les révolutionnaires ont également pris part aux missions menées par des chercheurs européens destinées, entre autre, à étudier de manière plus précise la géographie de la région. Les recherches anthropologiques sont en effet généralement associées à des études sur la géographie des steppes et du Turkestan, alors peu explorés. On citera en particulier la mission du naturaliste et géographe A. von Humboldt, qui conduit en 1829 une expédition vers l’Oural, l’Altaï et la mer Caspienne et séjourne dans plusieurs forteresses cosaques où il rencontre les exilés et les déportés politiques52. Au cours de sa mission, il voyage en compagnie du décembriste S. M. Semënov et du Polonais Jan Witkiewicz, qui travaille alors à la direction frontalière des Kazakhs d’Orenbourg. En 1848-1849, plusieurs révolutionnaires, dont les Polonais A. Januszkiewicz et G. Zielinski, ainsi que l’ancien Petraševcy A. I. Makšeev (1822-1892), membre de la Société de géographie, participent à une mission dans la région de la mer d’Aral, mission prolongée en 1851 dans le but de trouver du charbon. Cette expédition permet d’améliorer les cartes de la région et d’étudier le milieu naturel et le relief. Makšeev laissera plusieurs textes littéraires marqués par son expérience dans les steppes53. 46 Les missions sont également géologiques : plusieurs exilés, tel T. Zan (1796-1855), conduisent des recherches dans ce domaine en dehors des heures de service auxquelles ils sont astreints. Les publications de Zan sur la question minéralogique lui permettent même, à ce titre, de se rendre à Saint-Pétersbourg et de se voir confier par le pouvoir l’organisation du musée régional d’Orenbourg54. Il rencontre Humboldt, qui intercède auprès des autorités afin de demander sa libération. Une fois rentré dans la Pologne russe, il continue, dans les années 1840, à travailler sur les steppes. Dans les années 1880, un autre exilé polonais, A. Bialowieski, s’engage lui aussi dans une expédition pour l’Altaï ayant pour mission d’en constituer une carte géologique. Les exilés prennent également part au développement d’une vie culturelle locale, en particulier en contribuant à la création des musées régionaux et à la collecte d’objets locaux. C’est par exemple le cas du Polonais S. S. Gross, qui participe à l’élaboration d’une bibliothèque et d’un musée régional sur son lieu d’exil, à Semipalatinsk. À Ural’sk, un musée est ouvert vers le milieu du siècle avec la collaboration de plusieurs exilés comme G. Karelin, A. Beketov, N. Severcev et V. Dandevil’.

Les expéditions politiques et économiques

47 La plupart des expéditions ont des motifs politiques et économiques sous-jacents : elles doivent permettre d’évaluer l’attitude des populations locales par rapport à la Russie et de réfléchir à de nouvelles perspectives d’échanges commerciaux. Les exilés sont alors, aux yeux des autorités, des personnes particulièrement à même de remplir de tels objectifs compte tenu de leurs connaissances de la zone. Les expéditions scientifiques doivent souvent résoudre des problèmes politiques, même si, généralement, les participants n’ont pas le droit de nouer des contacts diplomatiques avec les khans : les seules relations autorisées ont pour objectif de faire libérer les prisonniers russes réduits en esclavage55.

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48 La participation des exilés à ces expéditions de prospective débute avant même la tentative du coup de force décembriste. Ainsi, en 1819, N. N. Murav’ev est envoyé avec une équipe vers Khiva afin d’évaluer le développement de l’esclavage dans la région. En 1822, l’archéologue P. P. Svin’in, proche de la Société secrète d’Orenbourg, lance une mission dans les steppes kazakhes au départ de cette ville. Y participe G. S. Karelin (1801-1872), exilé pour avoir attaqué par écrit le favori du tsar, le comte Arakčeev56. Il publie un compte rendu de cette première expédition sous le titre : Opisanie stepi i opisanie kočevoj žizni Kirgizov [Description des steppes et description de la vie nomade des Kirghizes]. Entre 1826 et 1829, il vit auprès du khan Džangir, dresse une carte de la Horde de Bukej puis participe à l’expédition de Humboldt. En 1831, il est chargé d’organiser une mission de presque trois mois au nord-est des rives de la Caspienne et rédige un rapport expliquant au tsar le désir de certains Turkmènes d’être rattachés à la Horde de Bukej. Une nouvelle expédition, lancée en 1836, étudie les rives orientale et méridionale de la Caspienne et en apporte la première description scientifique. Entre 1840 et 1842, il part une nouvelle fois explorer, en compagnie du géographe et cartographe I. P. Kirilov, la région du Semireč’e, l’Irtych et ses affluents. 49 Un autre exilé, A. A. Žemčužnikov (1800-1846), qui avait participé à l’union Blagodenstviâ ainsi qu’à la Société du Nord, participe, quant à lui, à la construction d’une nouvelle ligne de chemin de fer au Kazakhstan occidental et fait une expédition jusqu’à Boukhara en 1824. Il dresse un rapport sur la situation politique intérieure de la Petite Horde et s’intéresse tout particulièrement au commerce entre les Russes et les différents khanats. Le décembriste A. O. Kornilovič (1800-1834), ancien proche de Ryleev et de Bestužev, est lui aussi à l’origine d’une expédition, organisée en 1834, vers Mangyšlak, et qui conduira à la construction du fort de Novoaleksandrovsk. Condamné à huit années d’exil, il est tout d’abord envoyé dans la forteresse de Petropavlovsk et se penche alors sur les relations commerciales entre la Russie et l’Asie centrale. Il étudie tout particulièrement le rôle de Semipalatinsk en tant que centre commercial de la région et décrit les six voies commerciales pratiquées de Semipalatinsk à Samarcande57. L’objectif de son expédition est la création d’une colonie de peuplement russe à Mangyšlak afin de se rapprocher de Khiva et d’éviter l’esclavage dont sont victimes les Russes et les Kazakhs. 50 Au fil des conquêtes et de l’avancée russe, les missions deviennent un moyen de constituer la somme de connaissances nécessaires à la colonisation, après la conquête des nouvelles terres. L’expédition de Karelin tente par exemple d’apprécier la vision qu’ont les élites locales de l’Empire des Romanov. Il espère l’instauration de liens plus étroits avec la Russie, liens d’autant plus importants qu’ils doivent permettre de limiter l’influence naissante de la Grande-Bretagne dans la région. Quelques années après, Karelin entreprend une nouvelle expédition vers le Semireč’e et noue des contacts avec la population révolutionnaire exilée dans la région. Dans cette même perspective politique, Jan Witkiewicz est envoyé en mission (1835-1839) au Turkestan. Il se rend à Boukhara ainsi qu’en Iran et en Afghanistan (il est le premier Polonais à visiter ce pays) et se fixe pour objectif de recueillir des informations sur l’avancée des Anglais. Dès la soumission à la Russie d’une partie de la Grande Horde, en 1845, une expédition à laquelle participent deux autres exilés, A. Â. et V. I. Ivaškevič, est organisée dans les steppes. À l’heure de l’exacerbation de la rivalité anglo-russe, les expéditions permettent de faire d’une pierre deux coups : outre les informations recueillies sur les

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populations locales, elles informent sur le gain ou le recul de l’influence britannique dans la région.

Les sociétés scientifiques locales

51 Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les recherches sur les steppes et l’Asie centrale s’institutionnalisent avec la création de nombreuses sociétés scientifiques et l’ouverture d’antennes dans les marges de l’Empire. La Société impériale de géographie, subdivisée en plusieurs départements, est ainsi créée en 1845. Des comités aux statistiques s’ouvrent également à Orenbourg, Omsk, Tachkent et Semipalatinsk. La création de ces institutions se conjugue à une sensible augmentation des expéditions scientifiques, auxquelles participent nombre d’exilés politiques.

52 Une filiale de la Société de géographie est créée à Orenbourg, en 1868, animée par des fonctionnaires de l’administration coloniale, des officiers et des exilés populistes. Y entrent des figures connues comme I. Altynsarin, G. S. Karelin, L. N. Plotnikovyj, V. Daulbaev, T. Sejdalin, T. Bekčurin, S. Džantûrin, etc. À partir des années 1870, d’autres institutions scientifiques comme la Commission scientifique des archives, à Orenbourg, sont fondées. En mars 1877, on envisage l’ouverture d’une section de la Société de géographie pour la Sibérie occidentale, à Omsk. L’idée d’un Comité aux statistiques pour l’oblast’ de Turgaj est évoquée pour la première fois en 1878, puis en 1894. La création de ce comité apparaît indispensable aux autorités locales qui ont en charge les populations kazakhes, afin de mettre en place une gestion administrative plus efficace. Le Comité est officialisé en 1895 à Orenbourg et plusieurs révolutionnaires exilés, ainsi que l’intelligentsia kazakhe, y seront rattachés. Au milieu des années 1890, les oblast’ des steppes kazakhes sont en effet étudiés de manière plus systématique en vue du développement de la politique d’immigration et de la préparation du recensement de 1897. Une mission est organisée sous la direction de F. Ŝerbin, lui aussi ancien exilé politique. À la fin du XIXe siècle sont donc recensés dans les steppes (Orenbourg compris) trois départements de la Société de géographie et cinq Comités aux statistiques. Ces activités scientifiques permettent aux exilés de publier leurs recherches dans un certain nombre de revues locales, telles que Orenburgskij listok, Turkestanskie vedomosti, Orenburgskoe slovo et dans les Vedomosti des différents oblast’. 53 Plusieurs Kazakhs comme D. Berkimbaev mentionnent l’aide que les exilés apportent aux expéditions organisées par ces institutions scientifiques et insistent sur leur bonne connaissance du terrain. Par leur intermédiaire sont par exemple rassemblés les objets destinés aux expositions sur la région organisées en Russie européenne, entre autre dans la capitale (Congrès universel des Orientalistes en 1876 à Saint-Pétersbourg), à Moscou ou dans d’autres grandes villes telles que Nižnij-Novgorod en 1896. L’activité scientifique menée par les exilés constitue pour eux un moyen de s’octroyer une nouvelle légitimité face aux autorités et d’obtenir l’autorisation de se déplacer dans les steppes. Ce sera notamment le cas de l’un des plus célèbres exilés polonais, S. S. Gross, qui rédige un ouvrage sur le droit coutumier des Kazakhs après avoir circulé pendant deux ans (1883-1885) dans les steppes. 54 Les restrictions à l’encontre des exilés promulguées au début des années 1880 les touchent jusque dans leurs activités locales. En 1881, il leur est interdit de prendre part à une quelconque activité scientifique, mais cette interdiction n’est pas respectée, tant par les révolutionnaires que par l’administration coloniale. Les exilés collaborent ainsi

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au Comité aux statistiques de Semipalatinsk, fondé en 1879, qui cependant ne fonctionne réellement qu’à partir d’août 1883. Le département de la Société de géographie ouvert en 1902 dans cette même ville est également largement investi par les révolutionnaires. Ils ne pourront cependant pas participer au Cercle d’amateurs d’archéologie du Turkestan créé en 1895 à Tachkent.

Conclusion

55 L’un des spécialistes soviétiques sur la question des exilés russes dans les steppes, V. Z. Galiev, reconnaît lui-même que les révolutionnaires sont difficilement parvenus à toucher la population autochtone. Même entre exilés et membres de l’administration coloniale, les relations restent occasionnelles, permettent certaines actions ponctuelles mais aucun travail organisé sur une échelle géographique et temporelle large. Le mythe soviétique d’une population russe et kazakhe qui aurait été sensibilisée à la question révolutionnaire grâce à la présence, depuis le début du XIXe siècle, des opposants au tsarisme, ne résiste donc pas à la désidéologisation des recherches.

56 La présence des exilés a cependant laissé des traces importantes dans l’histoire du monde kazakh contemporain grâce à leur participation aux activités scientifiques locales. Ils ont en effet constitué, par leur connaissance de la région, des pièces maîtresses du dispositif colonial scientifique et administratif, et se sont même parfois révélés les instigateurs de la constitution d’un savoir russe sur les mondes kazakh et turkestanais. Ils ont également influencé, de manière individuelle mais profonde, certaines des grandes figures intellectuelles kazakhes de l’époque. Par l’échange égalitaire de savoir qu’ils ont permis, ils ont rendu l’héritage culturel russe plus acceptable et accepté : ils prouvent que ce dernier n’a pas uniquement été imposé de l’extérieur, par la conquête militaire et la maîtrise administrative des steppes, mais a également été accueilli du côté kazakh par des intellectuels à la recherche d’une identité nationale renouvelée et modernisée par l’apport russe. 57 Les exilés ont fait figure, en grande partie malgré eux, de facteur colonisateur, à une époque où les autorités qu’ils combattaient cherchaient à implanter dans les steppes une présence coloniale européenne de plus grande ampleur. Là encore, le XIXe siècle préfigure les contradictions du XXe siècle soviétique : le rôle de la zone de déportation du Kazakhstan a donné au pays une diversité nationale qui a pu être vécue par les acteurs eux-mêmes (déportés européens et Kazakhs) comme une richesse. Le pouvoir a voulu punir des hommes et des populations mais les a également instrumentalisés comme un vecteur de colonisation, et a pensé leur installation dans les steppes précisément en tant que colons. Les exilés décembristes et révolutionnaires inaugurent ainsi involontairement une lignée politique qui perdurera pendant un siècle ; ils permettent d’entrevoir, sur la longue durée historique et par-delà les ruptures étatiques, l’importance de l’influence russe pour le Kazakhstan contemporain.

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NOTES

1. Voir par exemple Charrin, 1991 ; Bakhaev, 1980 ; Kopylov, 1977. 2. Libéraux, les décembristes s’inscrivent dans la tradition des Lumières et de la Révolution française : ils revendiquent un régime constitutionnel, veulent faire abolir le servage et demandent la reconnaissance d’un certain nombre de libertés fondamentales. Leur organisation et leur action trouvent cependant rapidement leurs limites : ils restent divisés tant sur leurs objectifs que sur les modalités d’application de ces derniers puisque leurs idéaux vont d’une monarchie constitutionnelle conservatrice à une république centralisée calquée sur le modèle jacobin. 3. Souvent de haute extraction. On citera parmi eux Trubetskoj, Bestužev, Vol’khonskij, Obolenskij, Tolstoj, Galycin, Naryškin, Ŝepin-Rostovskij, etc. Pour plus de détails, voir Szamuely, 1976, p. 220. 4. Cercle créé parmi des anciens élèves du lycée de Carskoe selo, tous intéressés par des lectures d’auteurs socialistes et des débats sur la question paysanne et les révolutions européennes. Le cercle, plus spéculatif qu’activiste, rassemble des fouriéristes convaincus mais également des jeunes gens aux convictions les plus diverses, des athées aux croyants et des monarchistes aux sympathisants républicains. Il est le premier groupe en Russie à considérer le socialisme comme l’idéologie du changement social. 5. Le populisme russe fut théorisé par A. Herzen, N. Černyševskij, M. Bakounine et P. Lavrov. Herzen fonde à Londres, en 1857, le célèbre journal Kolokol, réceptacle des débats du populisme russe. Pour plus de détails, voir l’ouvrage de référence de F. Venturi, 1972. 6. N. Černyševskij et M. A. Bakounine, ainsi que Herzen et Ogarëv, exilés à Londres, furent des sympathisants du mouvement. À la différence de ses successeurs comme Narodnaâ volâ, le mouvement ne passe pas encore à l’action terroriste et espère seulement un soulèvement massif en sa faveur. 7. À l’automne 1876 est créée à Saint-Pétersbourg une organisation populiste dite « révolutionnaire du Nord » qui prend en 1878 le nom de Zemlâ i volâ et regroupe, entre autres, O. V. Aptekman, G. Plekhanov, M. A. et O. A. Natanson, M. Popov. Cette structure entretient des liens particuliers avec les révolutionnaires d’Ukraine et compte rapidement, avec ses différentes filiales, environ 150 membres, souvent de la petite intelligentsia urbaine. Symbole du radicalisme russe, son programme est à l’origine une révolution de masse qui devrait mener à la propriété commune de la terre et à l’élimination du système capitaliste de production, mais l’organisation est en réalité coupée des masses paysannes. Pour plus de détails, voir Tkačenko, 1961, pp. 79-81. 8. Le groupe, qui n’aurait jamais compté plus d’une trentaine de membres, était pratiquement inexistant hors de la capitale et n’est jamais parvenu à établir un programme politique définitif. Après l’assassinat d’Alexandre II, l’association se dissout et seuls quelques groupes subsistent jusqu’en 1885. 9. Sur cette époque du tournant de siècle, on pourra consulter Sapargaliev, 1966. 10. La population polonaise attendait d’Alexandre Ier plus de libertés et la mise en place d’une monarchie constitutionnelle. La réouverture de la Diète, en 1818, semblait donner quelques signes en ce sens, mais la politique russe dans le Royaume de Pologne se durcit à partir de 1820 et suscita des troubles au sein de l’armée : une révolte menée par l’instructeur Wysocki éclate le 29 novembre 1830. La Diète soutint cette révolte, déchut le tsar russe de son titre de roi de Pologne

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et forma un gouvernement national. Les insurgés ne parvinrent cependant pas à s’entendre ni même à s’appuyer sur le peuple. Ils furent battus en mai 1831 par les troupes russes. 11. Alexandre II rétablit en 1862 une partie de l’ancienne autonomie polonaise mais décide d’incorporer les éléments les plus nationalistes, et en particulier les étudiants, dans l’armée, ce qui conduit au soulèvement de 1863. La révolte s’étend aux territoires lituaniens et biélorusses et n’est maîtrisée par les troupes russes qu’en mai 1864. Suivront quelques réformes positives comme l’émancipation des serfs et la question de la terre mais la réponse russe fut avant tout centrée sur la répression politique et la russification des marges occidentales de l’Empire. 12. Maksimov, 1971, p. 147. 13. Ibid, p. 15. 14. Ibid, p. 16. 15. On comptait parmi eux S.S. Gross, I. Zaliecki, V. Dziubinski, N. Dlusski et I. Vitort. 16. Sur ce sujet, voir Rabinovič, 1958a ; Matrievskij, 1952 ; Lapin, 1962. 17. Sapargaliev & D’âkov, op. cit., p. 9. 18. Pour plus de détails, voir Teterin, 1924, p. 178. 19. Dans les années 1860, la tentative d’évasion la plus importante fut celle d’un groupe de 150 personnes qui tentèrent de fuir la forteresse de Kopal afin de retourner vers la Russie en passant par la Chine. Toutes seront rattrapées. Voir Sapargaliev & D’âkov, op. cit., p. 15. 20. Sur la surveillance des exilés, voir ibid, pp. 20-21. 21. Galiev, 1990, p. 65. 22. Sur ce thème, voir Kajšibaeva, 1977. 23. Parmi les membres de cette société, on compte P. V. Eličko, le commandant A. L. Kučevskij, le commandant de la forteresse de Petropavlovsk Samarin, P. M. Kudrâšov, H. M. Družinin, S. G. Dyn’kov, V. P. Kolesnikov, V. V. Vetošnikov, M. M. Starkov, D. P. Taptykov, G. S. Karelin. 24. Une fois encore, le cercle sera découvert deux ans plus tard et une trentaine de personnes, la plupart des soldats, seront arrêtées. 25. Zalevskij B., 1867, cité in Sapargaliev & D’âkov, op. cit., p. 3. 26. Cf. Mitina, 1966, ainsi que Miller, D’âkov & Obusbenkova, 1968. 27. Sur ce thème, voir Lapin, 1967. 28. Galiev, 1978, p. 39. 29. On citera en particulier V. I. Papin, A. Grigor’ev, P. Černyšova, A. Prokop’ev, F. Ivanicskij, S. Šaryj, S. Ivanov, O. Kulâbko, F. Zavališin, N. Kur’ânov, A. Fomin, A. Golikov, A. Matveeva, I. Šarovskij, G. Saračev, A. Adiasevič. 30. Pour plus de détails, voir Popov, 1906, pp. 38 et 123. 31. Les œuvres de Herzen et de Černyševskij, les Istoričeskie pis’ma [Lettres historiques] de P. L. Lavrov, l’Azbuka social’nykh nauk [Abécédaire des sciences sociales] de V. V. Bervij- Flerovskij, etc. 32. Voir à ce sujet Mukhina, 1976. 33. Sur sa vie, voir Barratt, 1975. 34. Égalitaire de la Baltique aux terres centrasiatiques, le régime espéré n’était promis à guère de démocratie : le gouvernement révolutionnaire se devait de régner sur tout, jusqu’au moralisme des citoyens, et ne tolèrerait aucune opposition. Toute association privée, quelle qu’elle fût, devait être interdite. Pestel’ aspirait à la fondation d’un État égalitaire mais policier et prévoyait pour ce faire le triplement des forces policières du pays. 35. Une opinion partagée par nombre de ses contemporains, par exemple par A. Borovkov, proche des décembristes, dans ses articles parus dans le Sorevnovatel’ prosveŝeniâ i blagotvoreniâ, publié à Saint-Pétersbourg de 1818 à 1825. 36. Le cercle d’Orenbourg définit par exemple son programme par quatre revendications : constituer une Russie libre, réduire les années de service pour les petits fonctionnaires, libérer les petits propriétaires paysans, supprimer les châtiments corporels.

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37. À l’exception cependant des terres kazakhes et turkestanaises, pour lesquelles les autorités coloniales ont refusé jusqu’en 1881 la moindre action missionnaire auprès des autochtones. 38. Cité in Rabinovič, 1958b, p. 109. 39. Gaoo, f. 3, op. 6, d. 8992, l. 2, cité in Galiev, 1978, p. 31. 40. Gaoo, ibid, p. 122. 41. Zimanov, 1965, pp. 149-150. 42. À propos de l’influence de Potanin sur l’intelligentsia kazakhe, lire Hallez, 2002. 43. Cité in MacKenzie, 1989, p. 11. 44. Potanin note ainsi que, sous l’influence de Durov, Valikhanov devient de plus en plus critique envers la monarchie russe. Ibid, p. 13. 45. Une de ces lettres est reproduite dans Kereeva-Kanafieva, 1980, pp. 99-102. 46. Burabaev & Segizbaev, 1977, p. 127. 47. Pour plus de détails voir Jansin & Gol’denberg, 1963, pp. 11-12. 48. Pour plus de détails, voir Sapargaliev G. S. & D’âkov, op. cit., p. 147. 49. Encensé plus tard par les Soviétiques, cet auteur serait allé à l’encontre des idées de l’époque qui tendaient à déprécier de manière systématique les Kazakhs. 50. Après avoir été libéré, il fuit à l’étranger et publie à Paris en 1865 les mémoires de son exil dans les steppes kazakhes, Žizn’ kirgizskikh stepej [La vie des steppes kirghizes]. 51. L’article est paru dans Ekho, 1881, n° 164-174. 52. Deux ouvrages seront publiés à l’issue de cette expédition : Fragments de géologie et de climatologie asiatique, Paris, 1831, 2 tomes, et le célèbre Asie centrale. Recherches sur les chaînes de montagnes et la climatologie comparée, Paris, 1843, 3 tomes. 53. Pour plus de détails, voir Fetisov, 1959, pp. 274-321. 54. Sur cette question, voir Krâčkova, 1969, pp. 41-42. 55. Sur l’histoire des esclaves russes dans les khanats ouzbeks, voir Poujol, 1998. 56. Voir les biographies de Blûmin, 1982, et de Pavlov, 1940. 57. Voir Kornilovič et alii, 1957.

RÉSUMÉS

Ce chapitre traite de la présence en Asie centrale d’exilés révolutionnaires russes et polonais et du rôle qu’ils ont joué dans la naissance d’une intelligentsia kazakhe au tournant du siècle et dans la diffusion d’une connaissance de la région sur le plan scientifique. Bien que la thématique de ces exilés eût nécessité un travail approfondi dans les différentes archives régionales du Kazakhstan, ce chapitre propose de dégager les grands axes de réflexion sur le sujet, en utilisant ce que l’historiographie soviétique a produit, afin de montrer l’influence de ces exilés dans la constitution d’une société kazakhe russifiée et intégrée à son voisin septentrional.

This chapter explores the presence of revolutionary Russian and Polish exiles in Central Asia and the role they played in the emergence of a Kazakh intelligentsia at the turn of the century and in the spread of a knowledge on the region in the scientific field. Even though the topic of the exiles would require in-depth research in different regional archives in Kazakhstan, this chapter proposes to bring out the principal axes of reflexion on the subject, using the works of the Soviet historiography in order to show the influence of these exiles in the establishment of a Kazakh society Russified and integrated to its Northern neighbours.

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Данная глава исследует присутствие русских и польских революционеров сосланных в Центральную Азию, их роль в рождении казахской интеллигенции на рубеже века и в распространении знаний о регионе в научном плане. Для изучения темы ссыльных необходимо было тщательно поработать в областных архивах Казахстана. Эта глава предлагает выделить большие направления анализа на эту тему, используя все то что оставила советская историография, чтобы показать влияние ссыльных в становлении обрусевшего казахского общества и его интеграции со своим северным соседом.

INDEX motsclesru ссылка, русские, поляки, национальная элита, революция, колонизация Mots-clés : exil, russes, polonais, élites nationales, révolution, colonisation Keywords : exile, Russians, Polish, national elites, revolution, colonization

AUTEUR

SÉBASTIEN PEYROUSE

Titulaire d’une thèse de l’Institut national des langues et civilisations orientales (2002), Sébastien Peyrouse est actuellement chercheur associé à l’Institut d’études européennes, russes et eurasiatiques de l’Elliott School of International Affairs à l’Université George Washington (Washington D.C., États-Unis). [email protected]

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