Le Grand Rire Des Hommes Assis Au Bord Du Monde R O M a N
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Titre original : Am Weltenrand sitzen die Menschen und lachen, Enzyklopädien eines Ichs, von Paulette Blanchard, herausgegeben von Louis de Neufville Titre original : Am Weltenrand sitzen die Menschen und lachen, Jona Jonas, Terrain vague, Erzählung Titre original : Am Weltenrand sitzen die Menschen und lachen, Cahiers, Chantal Blanchard, Siebtes Heft – November 2010 bis März 2011 Titre original : Am Weltenrand sitzen die Menschen und lachen, Akios Aufzeichnungen, Akio Itō (Transkription) Titre original : Am Weltenrand sitzen die Menschen und lachen, Die Glückseligen Inseln, Abra Aoki Éditeur original : Suhrkamp Verlag, Berlin ISBN original : 978-3-518-42817-7 © Suhrkamp Verlag, Berlin, 2018 Tous droits réservés et contrôlés par Suhrkamp Verlag, Berlin ISBN 978-2-02-141936-8 © Éditions du Seuil, août 2021, pour la traduction française Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com LIPP WEI PHI SS LE GRAND RIRE DES HOMMES ASSIS AU BORD DU MONDE R O M A N Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni SEUIL Paris, 1870. Paulette, dix-sept ans, jeune femme récalcitrante et dotée d’un appétit de vivre démesuré, est à deux doigts d’étouffer dans son existence étriquée. Son entourage – une famille d’ingénieurs de la grande bourgeoisie – annihile ses passions et la conjure d’adopter un mode de vie conforme à son rang et à son sexe. Seules l’insurrection de 1871 et les journées de la Commune lui apporteront la libération espérée. Elles montrent à la jeune femme qu’on peut se soulever contre les situations établies. Mais l’expérience socialiste s’achève sur un massacre. Fuyant son chagrin, Paulette s’enfuit à Vienne pour aller visiter l’Exposition universelle de 1873, où elle fait la connaissance de son futur époux, le Japonais Tetsuo. En sa compagnie, elle abandonne l’Europe. C’est l’une des premières femmes de ce continent à se rendre dans le Japon de l’époque meiji, c’est-à-dire dans un pays qui s’ouvre à l’Occident après plus de deux siècles d’isolement et se transforme radicalement. Philipp Weiss est né en 1982 à Vienne. Il a suivi des études de langue et civilisation allemandes et de philo- sophie. Il est l’auteur de pièces de théâtre qui lui ont valu plusieurs distinctions. Le Grand Rire des hommes assis au bord du monde est son premier roman. D’UN MOI PAR PAULETTE BLANCHARD SOUS LA DIRECTION DE LOUIS DE NEUFVILLE PARIS, 1881 À L’ÉDITEUR DE CE LIVRE À L’ÉDITEUR DE CE LIVRE, LOUIS DE NEUFVILLE Paris, le 17 août 1880 Cher Monsieur, Permettez-moi de vous faire parvenir un petit texte singulier, avec la demande quelque peu impertinente de bien vouloir faire usage de votre esprit d’expert pour l’examiner. C’était en 1870, j’étais une jeune fille, lorsque deux objets me tom- bèrent entre les mains : d’un côté, un Journal aux pages encore vierges ; de l’autre, la somptueuse Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, dont j’ai trouvé les lourds volumes empoussiérés au grenier, dans la maison de ma grand-maman malade. Vous qui êtes un homme de lettres, vous comprendrez peut-être quelle euphorie s’est emparée de moi en feuille- tant ces gros ouvrages qui contenaient le monde. J’ai alors moi-même décidé de devenir encyclopédiste – et pourtant j’ai fini simple chro- niqueuse. J’ai commencé à écrire dans mon Journal, page après page, emportée par une fête secrète du Moi dont personne ne savait rien ou ne devait rien savoir. Au cours des années suivantes – sous le coup d’une guerre, d’une insurrection, d’une maladie, d’une Exposition universelle, d’un mariage, d’un voyage en Extrême-Orient –, ce sont plusieurs mil- liers de pages de notes qui ont été rédigées, une masse écrasante que j’ai longtemps gardée par-devers moi, ou plutôt que je me suis dissimulée à moi-même dans un recoin perdu de la maison, si bien que je n’ai pas tardé à l’oublier totalement. L’an passé, cependant, alors que ma vie se décomposait de plus en plus et partait en quenouille, j’ai ressorti ces carnets et me suis mise à les lire, systématiquement, pénétrée par le désir de les mettre en ordre et, finalement, de comprendre pourquoi la somme de toutes ces émotions et de tous ces événements pouvait bien avoir produit cet état désespéré où je me trouvais. J’ai commencé à regrouper mes notes, à les classer sous certaines rubriques, pressée que j’étais de savoir comment ce Soi s’était métamorphosé, comment il avait eu selon les époques des apparences disparates, voire extrêmement 8 À L’ÉDITEUR DE CE LIVRE contradictoires. Bref : j’ai découpé, redisposé. De la même manière que Duchenne de Boulogne, dans ses études, disséquait le visage humain, déchiffrait le mécanisme de l’expression physionomique des sentiments par la stimulation électrique des différents muscles, isolait par exemple le muscle de la souffrance et celui de la lubricité pour reconstituer au bout du compte un monstrueux faciès grimaçant, je me suis mise, moi aussi, à disséquer et à redisposer les différents muscles de mon âme. Ils sont devenus, pour moi, des objets qui ont trouvé un gîte dans l’alpha- bet. Et cet ordre, me semble-t-il, qui plaçait tout dans une simultanéité entrelacée plutôt que dans la succession, était bien mieux à même de rendre compte des événements et émotions de cette époque confuse que les pages de mon Journal, qui ne faisaient jamais que s’enchaîner sans fin les unes aux autres. Alors seulement, j’ai compris que j’étais devenue cette encyclopédiste que j’avais rêvé d’être quand j’étais petite fille. Mais comme elle était différente, mon encyclopédie ! Et il n’y en avait pas qu’une, mais plusieurs à la fois. Diderot a écrit : « Quand on vient à considérer la matière immense d’une Encyclopédie, la seule chose qu’on aperçoive distinctement, c’est qu’elle ne peut être l’ouvrage d’un seul homme. » J’ai fini par noter : « Quand on en vient à considérer la matière immense d’une vie humaine, la seule chose qu’on aperçoive distinctement, c’est qu’on ne peut en aucun cas la trouver dans une unique encyclopédie. » J’ai donc créé plusieurs encyclopédies, ou en d’autres termes : des alphabets, dont certains circonscrivaient une sec- tion de ma vie. Je les ai pourvus de commentaires, les différentes men- tions ont été liées par des renvois et le texte a été revu ici et là, lorsque cela me paraissait adapté, sans jamais toutefois désormais imposer au fond la moindre déformation. Ainsi est né le manuscrit d’origine, qui regroupait environ quatre mille feuillets grand format. Mais un millier d’entre eux contenaient uniquement et à eux seuls les rêves que j’avais consignés. Vous pouvez certainement imaginer combien de mal j’ai eu à en tirer un nouveau manuscrit condensé à l’extrême. Ce travail eût été impensable si je n’avais pas eu la boule à écrire Malling-Hansen, qui m’a coûté bien des années d’économies et que j’ai finalement eu la chance de pouvoir acquérir lors d’une liquidation à Paris. Seule cette machine m’a permis de mettre mes notes en petits morceaux. Là où À L’ÉDITEUR DE CE LIVRE 9 l’écriture manuscrite crée toujours du lien, la machine désagrège. Elle transforme les pensées en lointains mercenaires qui me regardent depuis la feuille de papier, étrangers, comme s’ils venaient d’un autre monde et n’avaient strictement rien à voir avec moi. Alors que l’écriture à la plume me force à suivre constamment des yeux la succession des lignes, des lettres et des mots, le texte est à présent coupé de moi-même. Bien éloignées de la main qui presse et martèle, qui imite le rythme de notre temps, et dérobées à l’œil, les lettres sont déposées d’un coup sur le papier dans leur forme complète. Si j’ôte, pour finir, la feuille achevée, c’est l’écriture d’une étrangère que je lis. Si mes Journaux m’ont avant tout appris à m’écrire à moi-même, les Encyclopédies m’ont enseigné à m’observer comme si je me trouvais entièrement hors de moi-même. Ainsi le texte que vous avez devant vous a-t-il vu le jour, pourvu, comme vous vous en apercevrez peut-être, d’un singulier étique- tage. Mais voilà, je compte au nombre de ces fantasques qui rêvent d’un monde où le singulier aurait une place au soleil et ne serait pas condamné à être broyé entre les meules de la conformité. Je vous envoie donc ce manuscrit non pas en tant que documentation de l’in- time ou que célébration de la sensibilité, ni comme œuvre des sciences et encore moins des arts, mais peut-être comme une œuvre qui pourrait être tout cela à la fois, en alternance et de manière interchangeable. Peut-être pourrez-vous, comme moi-même, y découvrir quelque chose d’universel, à savoir ces moments dans lesquels le monde s’abat sur le Moi. Mais peut-être ce Moi s’est-il déjà brisé sous le poids du monde, peut-être le regard déformé ne voit-il que des chimères là où se trouve, en vérité, du vide.