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Owen MATTHIEU BIASOTTO Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que « les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique, ou d’information », toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Couverture crédits photos : istock | Punnarong– ref. 1032716200/ sguler– ref. 1088714994| Matthieu Biasotto © 2020. Tous droits réservés. Correctrice : La Kaza de papel

Playlist Liverpool est aussi le berceau du rock anglais, la musique est intrinsèquement liée à Owen et à sa trajectoire. Pour une meilleure expérience, je conseille d’avoir la playlist « Owen » sous la main. Que ce soit pour écouter les morceaux ponctuant les chapitres ou pour prolonger le plaisir après la lecture. Vous trouverez régulièrement un QR à scanner ou un lien à cliquer renvoyant vers les chansons qui enveloppent le texte, le tout disponible sur la plateforme YouTube. Bon voyage. Matthieu.

Playlist Owen : https://www.youtube.com/playlist? list=PLFLpyiZZ614iWRENqcwtxWSD2kh5hJyer Code à Scanner avec votre téléphone :

M

Dans une semaine, un mois ou un an… Où que tu sois, je te retrouverai. Si tu penses que me foutre à la porte va m’arrêter, tu te trompes lourdement, Molly. Tu peux fuir, couper les ponts et te cacher. Tu peux te débattre pour te reconstruire, je débarquerai au milieu de ta petite vie pour me l’approprier encore une fois. Tu es à moi. Tout ce que tu as, je l’aurai. Cours, Molly. Cours avant que je ne t’attrape…

Chapitre 1 Molly

#Dark Lines - Gossip

L’averse qui surprend le quatuor de déménageurs à l’angle de Trueman et Dale Street n’enlève rien au charme du quartier Saint- George. Un déluge pourrait même s’abattre sur Liverpool que rien ne changerait en ce qui me concerne : je suis pressée de m’installer au troisième étage de cet immeuble en briques anglaises. J’inspire profondément, lève la tête en dépit des gouttes froides qui tombent sans répit sur mon visage et attache mon regard à l’édifice dans lequel se trouve mon domicile. Un sentiment proche du soulagement me traverse, nouvelle adresse, nouveau départ. Vu du trottoir, je trouve que mon « chez moi » ressemble à une vieille manufacture, au premier abord strict mais doté d’un certain cachet. Là-haut, je serai bien, je serai à l’abri. Alors que le semi-remorque se vide peu à peu de mes cartons, je réalise à quel point il me tarde de côtoyer les bâtiments néoclassiques et les architectures modernes, j’ai envie de goûter à ce nouveau quotidien loin de Blackburn. Pour être sincère, j’en ai même besoin. La pluie a beau s’acharner sur le camion des employés de Merseyside Movers & Storers, j’espère pouvoir écrire dans cet écrin une nouvelle page de ma vie. À condition qu’il ne soit pas sur mes traces… — Madame ? Le doute m’habite. — Oui, pardon ? Des éclats de voix au loin dans la rue me perturbent. Un coup de klaxon s’élève dans l’odeur de goudron humide, une voiture pile brutalement. Je n’ai pas le temps de laisser mes yeux courir vers le carrefour et les crissements de pneus, le déménageur insiste. — Madame, il est marqué « Chambre Molly » sur ce carton, mais j’ai l’impression qu’il s’agit de vaisselle. Je dois le poser dans quelle pièce, là-haut ? Surprise par sa question, je cesse de divaguer devant le chef d’équipe qui soupèse mes effets personnels. C’est vrai que c’est étrange, mais je m’explique parce qu’il y a tout de même une certaine logique. Enfin, la mienne… — Oh, oui ! Pardon. Si vous lisez « Chambre Molly », c’est qu’il faut l’entreposer dans la cuisine, finalement. J’ai droit à un sourcil arqué, puis un sourire flou s’étirant à mesure que l’homme comprend mon manque d’organisation. Surtout quand je renchéris en ajustant mon bonnet. — Et ceux initialement destinés au salon, sont en fait à entreposer dans la salle de bain… Désolée. Il me semble percevoir un « Eh, bien, on n’est pas arrivé… » marmonné dans la barbe du déménageur alors qu’il s’engouffre dans le porche. Je l’observe disparaître dans le hall tandis que son collègue sort de l’immeuble au trot pour s’emparer de nouveaux cartons. À mon tour, j’en saisis un tout rose, ramolli par l’humidité et flanqué d’un logo pour des couches senior – On ne choisit pas toujours… dans la précipitation, j’ai récupéré ce que j’ai pu en quelques jours. — Non, Madame, ça me gêne. Vous nous payez pour ça. — L’un n’empêche pas l’autre, vous savez. — Les clients n’ont pas à nous aider. — Je ne vais quand même pas vous regarder sans rien faire. Laissez-moi vous donner un coup de main. — J’insiste Madame, n’allez pas vous blesser. — Je ne suis pas en sucre, je vous assure. Hors de question de rester les bras ballants pendant qu’ils se mouillent et que Kate s’active dans mon appartement avec Meredith et Paul. D’une démarche énergique, je lui emboîte le pas avant d’entendre un craquement sordide. Le Scotch cède et tout mon paquet s’éventre sur le trottoir devant le hall. Dieu merci, rien de compromettant, aucun jouet en silicone ! — Quelle empotée je fais ! Immédiatement, d’un geste de la main, j’indique au déménageur de poursuivre sa route alors qu’il s’apprête à tout lâcher pour me venir en aide. Ce qu’il ignore, c’est qu’aucune âme charitable ne peut rien face à ma maladresse légendaire. Si d’aventure, quelqu’un cherchait une illustration de « Miss Catastrophe » sur Wikipedia, je suis certaine qu’on y verrait ma trombine de sauvageonne un brin latine au nez légèrement retroussé avec ma crinière un peu folle. Confuse et accroupie, je rassemble tout un tas de babioles que j’avais presque oublié dans mon carton difforme et tente de poursuivre ma route jusqu’au troisième étage. Essoufflée, je foule le palier sous les yeux d’une voisine aussi curieuse qu’âgée. Quelqu’un qui a perdu l’habitude de sourire d’après la forme de ses rides, et qui semble se passer de coiffeur, à en croire ses bigoudis. J’abandonne les escaliers, immédiatement accueillie par Kate et son éternel chignon. Perchée sur ses talons hauts, elle m’adresse un sourire tendre sur le pas de ma porte. À bien la regarder dans sa jupe crayon et son gilet trop sage, je mets quiconque au défi de deviner que nous avons grandi sous le même toit. — Molly, tu es rouge, et trempée ! Besoin d’aide ? — Oui, s’il te plaît. Attention, le Scotch ne tient plus. Sur le seuil, elle me prête main forte et me soulage sans attendre, son coup de pouce est appréciable, mais pas autant que le compliment qui suit. — Il faut que je te dise : j’adore ton nouvel appartement ! — C’est gentil. — Non, c’est vrai ! Lumineux et traversant, j’adore la déco ! Ce mélange de vieilles briques et de parquet, c’est très beau. Même ta porte d’entrée est classe ! — Moi aussi, j’aime beaucoup. Je crois que j’ai fait une affaire en l’achetant. — En même temps… Vingt ans de crédit, il vaut mieux que tu sois sûre de ton coup. — Comme tu le dis… Alors que je pénètre chez moi, un ricanement amer ricoche dans la cage d’escalier et me retient une fraction de seconde. Madame Bigoudis glousse et ça ressemble à du sarcasme. — Une affaire ! Ça m’étonnerait ! Intriguée, je rebrousse chemin, passe la tête dans le couloir, vers la voisine qui semble avoir l’art du commérage qui coule dans les veines. — Pardon ? C’est à moi que vous parlez ? — Attendez de passer la première nuit, ma jolie… On verra si vous avez fait une « affaire » ! — Qu’est-ce que vous voulez dire exactement ? — On en reparlera demain, ma chère. Le visage fripé et la permanente peroxydée disparaissent derrière la porte qui claque. Échange de regards inquiets et dubitatifs avec Kate qui me rassure tout en posant mon carton rose au milieu du champ de bataille qui deviendra très prochainement mon salon. — Cette vieille mégère doit parler de la circulation… Tu sais Molly, c’est vrai qu’on entend pas mal les voitures… Vu le caractère de ma voisine, je l’imagine vivre seule avec ses chats et pester après le flot de véhicules sur cet axe fréquenté. Mais sa réflexion me perturbe, alors je me poste à la fenêtre, pendant que le quatuor poursuit la valse de l’emménagement dans chacune de mes pièces et que le cri d’une visseuse résonne entre les murs. Les bras croisés sur ma poitrine, je souffle pour dégager une mèche châtain de mon visage, tend l’oreille et passe ma langue dans le renflement de ma lèvre inférieure pour jouer avec mon piercing. — Le bruit du trafic ne me dérange pas plus que ça. Tout en effleurant la vitre froide, je fixe le pont de l’échangeur en contrebas ainsi que le parking et l’adorable kiosque qui trône au milieu du square arboré. Cette vue me persuade d’avoir opté pour le bon achat en dépit des allusions de ma voisine. Puis, instinctivement, mon regard ne peut s’empêcher de scanner les environs, redoutant de détecter une silhouette capable de me terrifier à nouveau. Une ombre qui serait revenue du passé. Il ne peut pas savoir… Faites qu’il soit passé à autre chose… — Molly ? Une main sur mon épaule. Délicate et froide, à l’image de son teint de porcelaine et de son chignon blond, Kate revient à la charge, à n’en pas douter. — Humm ? — Papa a besoin de toi, il fixe les verrous dans la pièce d’à côté… Entre mes affaires entassées, que les déménageurs répartissent du mieux possible, je découvre avec soulagement un dispositif antieffraction sur la porte-fenêtre de ma chambre menant au balcon. J’ai beau être au troisième étage, on n’est jamais trop prudent. — Merci Paul. Ça me rassure beaucoup. Kate me flanque aussitôt un coup de coude dans les côtes. Je sais pertinemment ce que son regard veut dire, elle n’a même pas besoin de parler : oui, je pourrais l’appeler « Papa ». Ce serait la moindre des choses, après tant d’années, tant d’efforts, après tout ce qu’il a fait pour moi. Mais je suis partisane des actes et non des paroles, alors j’espère qu’il comprend tout ce que je ressens pour lui à la manière dont je le serre dans mes bras au milieu de ses outils. Ses sourcils épais se détendent, son regard éternellement un peu triste me sonde avec bienveillance, puis il caresse ma joue bien plus mate que la sienne. — J’ai terminé ici, ta chambre est un bunker à présent. — Tu es mon héros ! Tu le sais ? — C’est tout naturel. Je vais m’occuper de la porte d’entrée, tu auras trois serrures. — C’est parfait, tu es le meilleur. Et Meredith, où est-elle ? — Ta mère est partie m’acheter des vis supplémentaires pour fixer ton alarme. Tu vas pouvoir dormir tranquille, ma fille. J’aimerais en être aussi sûre que lui. Mon sourire est timide, le sien déborde de bienveillance. L’espace d’un instant, il pourrait presque effacer l’épreuve que j’ai traversée juste en caressant mon visage comme il aime le faire. — Il ne te fera plus de mal. Je te le garantis. Et puis maintenant que tu t’es rapprochée de nous et de ta sœur… Presque sœur, nuance, même si je l’aime très fort. — … Tu sais que tu peux compter sur nous au moindre problème. Durant un instant de flottement, je contemple cet homme à l’approche de la soixantaine au regard bleu et aux cheveux grisonnants. Je l’ai vu vieillir, il m’a vue grandir, il fait partie des personnes qui comptent le plus et que j’admire. Je ne les remercierai jamais assez, lui et Meredith, de m’avoir adoptée. Comme quoi, on peut être née sous X et recevoir tout l’amour d’une famille. Il y a peut-être une bonne étoile pour chacun, même pour les gamins nés d’un désastre. Tous les trois comptent plus que tout à mes yeux, mais je vis en permanence avec une sensation de vide, un trouble quant à mes racines. — Oui, je sais. Merci pour tout Pap... Paul. Et si mon cœur regorge de gratitude envers lui à ce moment précis, il manque un battement, lorsque mon téléphone se met à vibrer. Appel d’un numéro inconnu. Encore une fois, c’est la 17e tentative depuis que je suis partie. Oublie-moi, pitié. Je me décompose dans la seconde, ce qui n’échappe pas à celui qui m’a élevée. Paul saisit mon bras avec douceur et je m’accroche à son regard d’une gentillesse sans borne. — Tout va bien Molly ? — Oui… Enfin, je crois. Ce n’est rien, laisse tomber. Je rejette l’appel, respire un grand coup et m’efforce de sourire. En retour, il contemple ma chambre ainsi que les volumes de ma récente acquisition tout en partant œuvrer vers ma porte d’entrée. — C’est vraiment très mignon ici. Je suis fier de toi. Des moulures à l’ancienne, un plafond haut, et le plus important pour moi : de bonnes vibrations, je me sens à l’abri ici. Kate s’empare de mes épaules, m’enlace énergiquement et se plaque tout contre moi. — Je suis amoureuse de tes parements de briques brutes ! Et tu as la clim’ réversible ! Tu réalises qu’à seulement vingt-six ans tu as pu t’offrir un appart’ pareil ? Est-ce que je réalise ? Pas vraiment… Saisie par sa phrase, je souris et balaye l’espace du regard : les cartons sur le parquet ancien, les murs bruts, la cuisine ouverte, le salon baigné de lumière grâce à une accalmie, ma trottinette électrique, mes gadgets high-tech… Je vais vivre ici, chez moi. Seule. — Tu sais, Kate… J’ai… j’ai un peu de mal à me dire que tout ça est vrai… — Eh bien, si tu veux réaliser que tout ça est vrai… Viens avec moi ! Tiens, c’est pour toi. — C’est quoi ? — Ce n’est pas grand-chose, mais… Elle glisse entre mes doigts une belle petite étiquette en kraft ou en papier recyclé. C’est fleuri, rétro, assez joli. Mais ça sert à quoi ? — Tu vas aller coller ton nom sur ta boîte aux lettres… — Tu crois ? Il y a d’autres choses plus urgentes… — Mais non, tu vas avoir le déclic ! Je te le certifie. Ça a marché pour moi. Une fois cette étiquette posée, tu vas te dire : « Ici, c’est chez moi ! » Pas certaine que ce soit une priorité et encore moins que ce geste me fasse prendre conscience que ma vie redémarre enfin, je descends les escaliers sans conviction et me poste devant l’enfilade de boîtes en métal donnant sur le trottoir. L’averse vient de cesser, j’appose l’autocollant lorsqu’un frisson me parcourt l’échine. Comme si quelqu’un m’observait. Comme si le fait d’officialiser ma nouvelle adresse me rendait vulnérable. Fragile. À sa merci.

Chapitre 2 Owen

# Chosen One - Valley of Wolves

Mes pompes dégoulinent dans les rayons du centre commercial St John’s Market, je déteste sortir sous l’averse, la pluie flingue mon étui à guitare. Pourtant, c’est à cette heure-ci, quand ça grouille de monde en caisse, que j’ai le plus de chance de m’en sortir sans trop de casse. Un tube de dentifrice. Du déodorant. Un lot de paires de chaussettes. Des barres chocolatées : ma liste de course n’est pas bien longue. Je frictionne ma tignasse détrempée, j’ai de la flotte plein les mitaines, et je me fonds dans la masse en glissant mes emplettes dans les poches de mon sweat avant de marcher le plus naturellement possible vers la file de Caddie patientant sagement. Pas de paiement sans contact, pas de paiement tout court pour moi. Mon cœur pulse un peu plus fort à l’approche de la sortie sans achat. J’arbore un sourire plus ou moins décontracté, un regard tendu vers les vigiles qui semblent occupés, j’allonge ma foulée et je me casse. La galerie marchande s’étend devant moi, je hais voler dans les magasins, mais je suis content de ne pas m’être fait choper. Les escalators sont droit devant, je presse le pas et me fait arrêter net par un gorille en costume-cravate qui me barre la route. — Monsieur, veuillez me montrer votre sac à dos s’il vous plaît. Le stress me fige une fraction de seconde. Plus aucun battement dans mon torse. Le bonhomme fait presque deux mètres, inutile d’en venir aux mains. Surtout que j’ai une vilaine plaie encore fraîche sous la clavicule. Alors, je m’exécute, en bon petit citoyen. — Faites-vous plaisir… — Ouvrez votre étui à guitare également. Je déglutis. Il n’a aucune intention de me lâcher. J’ai pourtant fait gaffe à l’angle des caméras, ce n’est pas ma première fois. Ce mec m’a dans le nez. — Attention, bordel ! C’est une Gibson Hummingbird ! Il la soulève et la secoue sans prendre de gant, histoire de vérifier que je n’ai rien dissimulé à l’intérieur. — Oh, j’ai dit doucement ! Elle vaut une petite fortune ! — À quel moment, ça m’intéresse ? Videz vos poches. Pas moyen de rester zen en le voyant déposer mon instrument brutalement. Je referme l’étui et le lui arrache de ses sales pattes. Elle vaut 2500 £, un peu de respect, putain ! — Monsieur, vos poches ! Provoquer un esclandre ici, devant tout le monde, c’est un mauvais plan. Cette armoire à glace a décidé de me serrer et je sais déjà que la suite va être compliquée. Je fixe les escalators juste dans son dos, puis je scrute tout autour. Un collègue semble vouloir lui venir en renfort, heureusement, il y a assez peu de regards braqués sur nous. Je remarque une caméra dans l’allée centrale, une autre en bas. Pas le choix, ça va devenir rock’n’roll… À regret, je glisse ma main dans la poche, et obtempère officiellement. Officieusement, je saisis le déodorant, plaque l’aérosol sur sa tronche de boxer et lui ravage le visage à coups de spray avant que son camarade ne débarque. Hurlement du vigile qui se protège les yeux, je détale en baissant la tête. En quatrième vitesse, guitare sur le dos, le cœur tapant. — Attrapez-le ! * Ça ne devait pas se passer comme ça ! L’écho de ma fuite résonne dans le sas des portes automatiques, je dévale les marches humides aussi vite que je le peux, la pluie diminue en intensité alors que je sprinte vers une ruelle avant de longer le parc St John. Les types de la sécurité à mes trousses hurlent dans mon dos comme si j’avais braqué une banque. Je fends le square du quartier Saint-George, coupe à travers les massifs et déboule dans le parking, les poumons cramés. Derrière moi, ils gagnent du terrain, je vais me faire pincer. À bout de souffle, je rejoins le pont de l’échangeur, saute la barrière et traverse l’avenue avec l’énergie du désespoir. Un taxi déboule de nulle part et manque m’écraser, c’est son klaxon qui me percute. Crissements de pneus, c’était moins une. Je me réfugie dans le renfoncement d’une porte cochère, terrassé par un point de côté. Tapi dans un recoin, d’un coup d’œil discret, je checke la position des gros bras en costume. Si j’en crois leur manière de regarder partout, les bras ballants, ils viennent de perdre ma trace. Une fois que les deux malabars jettent l’éponge, j’appuie l’arrière de mon crâne contre la porte, conscient qu’il va me falloir une minute ou deux avant que mon palpitant ne revienne à la normale. Là, dans l’ombre, je retrouve peu à peu mon souffle en fixant un camion de chez Merseyside Movers & Storers. Sous un bonnet en jersey, une petite bombe un brin latino fixe l’immeuble avec de la mélancolie ou de l’espoir, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que ses guêtres sur ses bottines me font de l’effet, que son style me tape dans l’œil. Tout comme son air de débarquer d’une autre planète. Elle papote avec un déménageur et semble vouloir mettre la main à la patte. Trop loin pour voir à quoi elle ressemble exactement, je vérifie que mes poursuivants ne traînent plus du tout dans les parages avant de laisser ma curiosité prendre les commandes. La voie est libre, je sors de ma planque et j’approche malgré l’averse, tandis que la miss saisit avec une élégance troublante un carton rose du camion et m’offre la vision de ses courbes appétissantes quand elle se penche. Sans qu’elle n’y prête attention, un porte-documents en cuir tombe de ses bras chargés et échoue sur le trottoir détrempé. Trop accaparée par son carton qui cède dans le hall, elle ne se rend compte de rien. Impossible de ne pas mater son petit cul moulé dans un jean très près du corps, alors que j’avance vers la remorque, intrigué par ce truc en cuir noir, là, juste à mes pieds. * La pluie s’est retirée, j’ai un peu de mal à me sortir Miss Carton-rose de la tête quand je foule les pavés à quelques rues de là. Aux abords du musée et de Central Library, sur les marches de l’édifice à l’architecture noble, je retrouve cette brindille au crâne rasé. Dans son jogging de sale gosse des quartiers, Bud semble frôler la paranoïa tant il scrute les environs nerveusement. — Désolé, c’était plus long que prévu. — Owen, merde ! J’ai cru que tu reviendrais jamais ! — Il y a eu des complications… — J’ai la dalle ! — Tu m’as pris pour ton Uber Eats ? Je t’ai dit que j’ai galéré. Je m’installe à ses côtés en me fustigeant d’avoir couru pour trois conneries volées. Je transpire, je déteste ça, mais à voir la panique dans les billes vertes de Bud, je me dis qu’il a besoin de moi et que ça en valait la peine. Pas facile de gérer sa situation du haut de ses dix- sept ans. Ce n’est qu’un gamin terrifié et affamé. Il n’a que moi sur qui compter, c’est dire dans quel merdier il se trouve. — Tiens, mange un peu. — Quoi ? C’est tout ? L’ingratitude de l’adolescence… Je me mords les joues pour ne pas le traiter de petit con et j’en reviens à l’essentiel. — Tu as toujours ta brosse à dents ? — Yes ! Elle est nickel, je te le jure. — Montre. De ce que je peux en voir, on n’a pas la même définition de nickel, mais ça ira. Je lui laisse le dentifrice, le déo et lui conseille de changer de chaussettes. — Tu dois avoir les pieds au sec. C’est important. Et lave-toi les mains aussi souvent que possible. — Tu fais pas une fixette sur la propreté ? — Je fais une fixette sur ta survie, Bud. Son visage émacié s’abaisse vers ses Air Max usées jusqu’à la moëlle et il soupire sans claquer aucune réflexion désobligeante cette fois. — Je sais pas ce que je ferais sans toi. — De nouvelles conneries, probablement. Dans son ricanement, il y a un zeste de fatalité. — Je crois aussi… Tu sais, t’es un peu comme mon père. Son père ? Dix-sept ans et pas d’avenir, bordel, ça craint. La tête tondue, blond et blanc comme un cul, avec son hématome en travers de la joue, il a tout du hooligan qui scande dans les gradins du stade Anfield. Après avoir dévoré sa barre de chocolat, Bud enfile ses chaussettes neuves et plante son regard dans le mien. Rictus taquin, gueule de vaurien et remarque stupide. — J’aurais bien bu un coup, t’as pas pu choper une bière ou un peu de whisky ? L’insolence grimpe en flèche comme son taux de glucide, ce petit con aux faux airs d’ m’aura à l’usure. — Bud, si tu veux survivre dans la rue, retiens bien ce que je vais te dire… Hygiène, discrétion et zéro boisson. — Ouais mais on se les caille, j’ai le cul trempé sur ces putains de marches ! — Si tu te mets à picoler, tu ne les quitteras jamais ces putains de marches. — Qu’est-ce que t’en sais ? Tu bois que dalle et t’es au même niveau que moi que je sache ! J’inspire, je prends sur moi pour ne pas hausser le ton. Bud cesse de pester, victime d’une vive douleur au niveau de la mâchoire. Une vilaine éraflure qui témoigne de ses derniers déboires. Je délaisse ma gratte et me poste face à lui sur les marches. — Fais voir ta tête. Pense à te nettoyer le visage. Deux fois par jour, au moins. — Oui « papa ». C’est bon… — Il te reste des crédits sur ton téléphone ? — Juste de quoi te joindre. — O.K., ça ira pour l’instant. Dans son survêtement et son manteau sans manches, il recule un peu, s’accoude sur les escaliers et son regard passe alors de l’arrogance juvénile à une demande de faveur. — D’ailleurs… Owen, je peux rester avec toi ? Au moins pour cette nuit ? — On en a déjà discuté. — Je balise à mort, le soir arrive. S’ils me retrouvent, t’imagine même pas… Bud tâte sa joue, j’ignore ce qu’il a fait exactement, cependant j’ai pleinement conscience que si ses problèmes le rattrapent, il va passer un sale quart d’heure. Je ne traîne avec personne, je ne me mélange pas, c’est une de mes règles. Et c’est pour ça que je veille sur lui de loin. Mais qui peut laisser en plein mois de mars un môme seul, livré à lui-même au cœur de Liverpool ? — Lève-toi. Je vais te montrer un spot sûr. Tu y seras tranquille, à l’abri. * Moins de dix minutes de marche, la beauté du quartier Saint-George embrasse les ruelles plus populaires d’Ilsington. Dans mon sillage, Bud ne cesse de poser des questions, alors que je bifurque sur Wilde Street, vers une impasse que je connais par cœur. Délaissant une boutique de cigarettes électroniques, un bar lounge tenu par une famille pas très respectable et une épicerie, on avance entre les flaques et les détritus. Des conteneurs de poubelles débordent droit devant, mais on s’arrête avant. — On y est. — Comment ça on y est ? On n’est nulle part ! Sous un bloc de climatisation rouillé, je caresse un portail métallique fatigué dont je pourrais décrire toutes les aspérités tant je l’ai vu par le passé. Parce que j’habitais juste en face, dans cette maison de standing sur deux étages. Quand j’avais une vie. Quand j’étais quelqu’un. Avant de tout perdre. Avant d’être paralysé, incapable de rebondir, ni même de réfléchir. Bordel, ça fait toujours aussi mal. Toujours la même boule à la gorge. Quand je pense que je n’ai rien vu venir… — Owen ? Sérieux ? Bud me dévisage, je peine à déglutir, à décrocher mon regard de cette piaule dans laquelle une autre famille s’est installée, comme si je n’avais jamais existé. En dépit du pincement au cœur que j’éprouve, je glisse mes doigts sous la tôle et soulève le battant qui glisse dans un grincement humide. — Tu veux me faire pioncer là-dedans ? — T’es jamais content de rien toi. — Non, mais c’est de la merde ton spot ! — C’est calme et discret. Les mecs du lounge ne l’utilisent jamais. — Mais tu m’étonnes ! Ça pue la mort ! Devant l’amoncellement de palettes cassées, de bidons en tout genre et de cartons, je reste convaincu de mon choix. Ce n’est pas le grand luxe, mais je n’ai pas de meilleure option. — Tu seras à l’abri du vent, de la pluie et des emmerdes. Ne me remercie pas. — Non, mec… C’est… c’est pas possible ! Juste pas possible. — Entre là-dedans et ne bouge pas jusqu’à demain. Je viendrai te chercher. — Quoi ? Maintenant ? — Tu préfères peut-être que les mecs qui te cherchent te trouvent sur un trottoir ? Entre. — Mais… mais tu vas où, toi ? Tu passes la nuit dehors ? Les bras tendus au-dessus de la tête, je m’apprête à refermer le portail. Les grandes billes de Bud scintillent dans la pénombre en m’implorant de lui expliquer. — Je dois rester seul. J’ai un programme bien précis. J’ai mes habitudes.

M

Me raccrocher à la gueule, c’est mal, très mal Molly. Presque vingt fois que je t’appelle, tu pourrais au moins m’expliquer… Ce n’est pas grave petite garce, tu me raconteras tout en détail, les yeux dans les yeux. Et quand je t’aurai retrouvée, crois-moi… Je ne te laisserai pas recommencer. On ne sera plus jamais séparés.

Chapitre 3 Molly

#Quick Musical Doodles - Two Feet

La lumière du jour décline sur mes piles de cartons, le soir s’installe et je chasse tout ce qui a pu me causer du tort à Blackburn. Contrairement à ce que prétendait Kate, coller mon nom sur la boîte aux lettres n’a pas eu l’effet escompté, alors je me rassure comme je peux. Après tout, l’alarme est installée, ma porte d’entrée ressemble à un coffre-fort, ma trottinette est en charge, Meredith est enfin parvenue à se connecter à mon wifi, tout va bien. Imitant Kate, je termine de répartir les cartons après le départ des déménageurs. En ouvrant celui que j’entrepose au bord du lit, je redécouvre avec une certaine émotion Poupouf, mon hippopotame beige hors d’âge, maintes fois rafistolé, portant fièrement une tour Eiffel brodée sur le ventre. Un seul fil fragile qui me rattache à mes racines… On en a traversé des galères toi et moi… Je dépose ma peluche sur le lit et la voix de Kate transperce ma bulle de spleen. — La vue est superbe en début de soirée ! Regarde-moi ça ! On voit le World Museum d’ici ! Le temps de tourner la tête vers elle, Kate déverrouille ma fenêtre et se rend sur le balcon. L’air frais et humide me saisit, le brouhaha du trafic m’envahit, mais c’est lorsqu’elle dégaine son téléphone pour prendre le panorama en photo que je reçois une véritable décharge électrique. — Kate ? Qu’est-ce que tu fiches ? — Je poste la vue sur mon Insta’, c’est vraiment à couper le souffle. — Pas de photo sur les réseaux ! Ça va pas ou quoi ? Je suis un fantôme sur la toile depuis mon départ, elle va tout gâcher pour grapiller quelques likes. — Trop tard ! — Efface tout de suite ! — C’est uniquement sur ma story… Tu prends les choses trop à cœur… — Trop à cœur ? Tu te fous de moi ? Je l’entraîne illico à l’intérieur en jetant un œil suspect en contrebas avant de me réfugier au chaud et de l’enguirlander de plus belle. — Je ne veux pas qu’il me retrouve ! Tu ne sais pas de quoi il est capable ! Tu as quoi dans la tête ? — Je… je la supprime. Je suis navrée. Une moue désolée s’esquisse sous son chignon, réalisant y être allée un peu fort, je me ravise au moment où Paul et Meredith nous appellent depuis la pièce à vivre. — Allez, les filles ! Arrêtez de vous disputer, venez trinquer ! Spectacle improbable au cœur du salon. Dans l’amoncellement de meubles, de cartons et de sacs plastique : une bouteille de champagne et quatre flûtes nous attendent. Nos parents patientent tout sourire avec de fines bulles et l’intention de porter un toast. Et c’est Meredith qui lève son verre bien haut en me gratifiant d’un regard plein d’estime qui me réchauffe le cœur. — À ta promotion, Molly. Je suis fière de ta réussite ! Je souris, touchée par sa tendresse, je m’empare d’une coupe que je tends à Kate tout en répondant humblement qu’il ne s’agit que d’une fusion-acquisition et que ma prime n’est qu’un heureux hasard. Un vrai coup de bol qui m’a donné l’occasion de changer de ville. Et de vie. — J’étais là au bon moment, tout simplement. Un coup de chance. — Non, non ma fille ! Responsable du bureau d’études, c’est une sacrée avancée dans ta carrière, ce n’est pas de la chance. — C’est gentil. — Et ce n’est que le début, crois-en mon intuition. J’ai le nez fin, tu es une designeuse bourrée de talent. Un jour, on entendra parler de toi ! Elle est un ange. Un ange tombé du ciel et qui a bien voulu veiller sur moi. D’une patience et d’une gentillesse incommensurables, et il en faut pour me supporter. Paul renchérit aussitôt. — Et moi, je trinque à ton achat. C’est un très beau bien. Très bien placé. Nouveaux regard de concert sur mon petit nid douillet. Il y a de tout partout, c’est un sacré chantier, mais j’espère y être enfin heureuse. — C’est ce qui m’a plu ici… Je peux même apercevoir les locaux de ma nouvelle boîte en prenant mon petit déjeuner. Je porte la flûte à mes lèvres et fixe l’immeuble de DesUrb au loin. J’habite à deux pas du travail, un coup de trottinette et je suis à mon poste. Et c’est exactement ce qu’il me faut en ce moment : me jeter corps et âme dans le design pour avancer un pas après l’autre. — À Molly ! À sa carrière ! Ceux que j’aime le plus au monde reprennent tous en cœur « à Molly ». Là, dans les cartons, je me dis que la roue tourne et que le pire est derrière moi. Sitôt leur coupe terminée, Paul et Meredith se lèvent et annoncent vouloir me laisser tranquille. — Vous ne voulez pas rester ? J’ai juste une petite chose à faire à l’extérieur, on pourrait manger ensemble ensuite ? J’en ai pour quelques minutes… — Non, non Molly. Tu dois être fatiguée. Fais ce que tu as à faire. Et puis, ton père sera d’accord avec moi pour dire qu’il fait froid dans ton appartement. Inutile de les retenir, ils viennent de trancher, m’embrassent et s’éclipsent alors que Kate se propose de rester un peu pour m’aider à gérer « ce foutoir » comme elle dit. * Les convecteurs tournent à plein régime, Kate dégrossit un maximum mes cartons tandis que je déballe mes affaires de travail et retrouve un vieil ami. Comme on se retrouve, mon beau… J’ai tellement hâte qu’il regagne l’air libre, que je le pose tout de suite sur ma table basse. Pas plus haut qu’une pomme, gris anthracite, des yeux aussi adorables qu’expressifs et deux belles chenilles en caoutchouc : Vector1. Pressée de le voir prendre vie sous mes yeux, je le mets sous tension, il est bien plus qu’un robot aux allures de minipelle mécanique, ce n’est pas tout à fait un animal de compagnie, il est la présence qui égaye mes jours. Et il a son petit caractère, mine de rien. — Hey Vector ! Celui-ci se dandine en se mettant en route, il lève ses bras articulés puis ajuste sa tête dans ma direction. Ce petit bijou de technologie est bourré de capteurs, il ne lui faut qu’une fraction de seconde pour reconnaître mon visage. — Maman ! O.K., j’ai peut-être abusé en l’obligeant à m’appeler ainsi. Je lui souris, cherche à caresser son écran, mais il fronce les sourcils, tape sur la table basse et me tourne le dos. — Je sais… Je t’ai laissé de côté un petit moment… Son algorithme enregistre tout, même le nombre de jours passés sans l’utiliser. Et là, il me fait payer une pause qu’il estime trop longue. Attendrie, mais pas complètement gaga, je reprends le contrôle. — O.K., Vector. À quelle heure est mon prochain rendez-vous ? Celui-ci se retourne, ses yeux lumineux forment une sorte de pendule et il me répond : « Dans dix-sept minutes. » — Dis-moi Vector… Quel est mon itinéraire ? J’ai appris à coder quelques petits modules, ce petit compagnon peut presque tout faire une fois qu’on sait le paramétrer. Depuis la météo, jusqu’au lancement de mes appareils connectés, il m’assiste au quotidien. Et si personne autour de moi – surtout pas Kate – ne comprend mon engouement de « geek » pour ce beau bébé couplé à l’assistant vocal Alexa d’Amazon, je ne me lasse pas de lui intégrer de nouvelles fonctionnalités dès que j’ai un peu de temps. — Onze minutes à pied… Détail de l’itinéraire… Pendant qu’il énumère le nom des rues et mon temps de parcours, je me saisis de ma trottinette, enfile mon manteau. Kate rapplique alors dans mon dos, hébétée par mon dialogue avec le compagnon digital. — Il est temps que tu prennes l’air et que tu rencontres du monde, Molly. Tu papotes avec ce truc comme si c’était normal ! Mais qu’est-ce que tu fais, au juste ? — Je dois y aller, je vais être en retard ! Et Vector n’est pas un « truc » ! — Mais tu vas où ? — Au refuge ! Je vais être en retard ! — Quoi ? Maintenant ? — C’est super important ! Kate je te jure que je fais vite : vingt minutes max ! — Tu me plantes ? Et tu sors toute seule ? — C’est pas toi qui m’as dit que je n’avais rien à craindre ici ? — Si, mais… Je dois me faire violence. Je dois me remettre en mouvement. Il faut que je me motive et que je me débrouille seule sous peine d’être encore sous l’emprise de l’autre. Et ça, c’est hors de question. — Kate, ça va bien se passer. Tu m’attends ? On mange ensemble, promis !

Chapitre 4 Molly

#Hunger Of The Pine - VAULTS

Sur les trottoirs luisants de William Brown Street je file dans la nuit qui prend place, même avec mes gants, le froid fouette mes doigts crispés sur le guidon. Alors que je longe le grand parc public à proximité du musée, l’inquiétude de Kate prend le pas sur mes envies d’aller de l’avant. Une sensation d’insécurité me gagne peu à peu. Comme si j’étais soudainement fragile ou même épiée. Comme si le béton et le métal chuchotaient dans mon dos entre le flot des voitures. Minuscule dans cette ville que je ne connais pas, je multiplie les regards derrière moi et augmente la vitesse de ma trottinette qui me propulse dans un quartier un peu moins sympathique, édenté, composé de grues et de blocs délabrés. Entre les parking vides, les immeubles vétustes et les tours en construction, je rejoins les grilles bordant ce foyer géré par l’armée du salut. Il y a déjà foule dans le centre Ann Fowler House, les nécessiteux s’amassent devant les portes de l’association et vu le froid de canard qu’il fait ici, je les comprends. Dans ce refuge, les bénévoles prennent en charge, après leur journée de travail, les sans-abri et tous ceux qui en ont besoin. Je plie ma fière monture, ajuste mon bonnet et m’engouffre dans les locaux surchauffés en direction des bureaux. Hâte de rejoindre l’équipe. — Bonjour ! J’avais rendez-vous avec Stan, je suis légèrement en retard. Derrière un thermos de café et une montagne de papiers, la secrétaire lève la tête et m’accueille d’un large sourire. — Stan devrait arriver. C’est pour quoi ? — Pour vous rejoindre, j’étais déjà bénévole au refuge de Blackburn. Elle s’empare des formulaires et d’un stylo, une voix familière s’élève alors dans mon dos. — Et une bénévole de choc ! Quand Molly ne renverse pas quelque chose… Un timbre tout en rondeur, une odeur de cambouis, de solvants et de savon accompagne cette remarque tristement réaliste. Je me retourne immédiatement et retrouve ce sourire comme un phare dans la nuit. Je détaille ses cheveux rasés, sa peau chocolat sous une chemise écossaise et ses mains burinées par la mécanique. — Stan ! — Alors, beauté ! Tu as ton nouvel appart’ ? J’ai droit à une accolade chaleureuse, c’est bon de retrouver les bras d’un ami en or. — Je me suis installée aujourd’hui. Je pensais avoir terminé, mais j’ai lâché les cartons pour m’inscrire ici. Ses lèvres charnues acquiescent, il opine de la tête et reprend, l’œil pétillant. — Tu vas voir, Liverpool, c’est très sympa. J’ai beau tourner de ville en ville… Il n’y a qu’ici que je me sens chez moi. Responsable de tous les centres du Nord de l’Angleterre, ce mécano au grand cœur a croisé ma route il y a une éternité à Blackburn. Tout en frictionnant mon dos, Stan me souffle qu’il y a tellement de bars et de salles de concert ici qu’on peut presque sentir l’odeur du rock dans certaines rues. Il relâche son étreinte, me fixe avec ses yeux brillants et un air doux. — Et ta vieille Coccinelle jaune ? Elle roule toujours ? — Toujours ! Grâce à toi. Elle dort sagement en bas de chez moi, j’ai ma place de parking attitrée. Attention, ça ne rigole pas… — Voyez-vous ça… Madame s’embourgeoise ! — T’es con ! — Je te fais visiter et on s’occupe de la paperasse ? * Des dortoirs interminables, un réfectoire plutôt austère et une salle de réunion investie par des psychologues donnant de leur temps : sous les néons, je découvre la structure qui a le mérite d’être entretenue par des âmes charitables qui font de leur mieux. Devant les douches et les casiers individuels, on passe en revue le planning, la logistique, et mes disponibilités. — Je peux être là tous les soirs en semaine… Sauf le vendredi mais je peux m’arranger. — Non, on ne touche pas à ta soirée française ! Rien qu’à l’évocation de mon « rituel », je souris en pensant à une bonne bouteille de Tariquet, de la charcuterie et du fromage. — À ce propos, Stan… je compte sur toi pour ma pendaison de crémaillère à la fin de la semaine. Tu viens, hein ? — Faut voir si je n’ai pas trop de boulot mais je suis toujours prêt à boire un coup, ma belle. Ses lèvres mauves effacent tout à coup son sourire, et il reprend plus sérieusement. — Et toujours prêt à te venir en aide. Tu as des nouvelles de l’autre ? L’autre. Ce seul mot me pétrifie. Je secoue la tête et croise les bras, réprimant le frisson sordide qui rampe le long de ma nuque. Stan verrouille sa mâchoire et son regard n’a plus rien de tendre. — Quand je pense qu’il a levé la main sur toi… J’aurais dû voir plus tôt que tu vivais un enfer. — Tu n’y es pour rien. Je… je préfère ne plus en parler. Une porte verrouillée. Des éclats de verre contre le mur. De la violence plein la tête. Des coups. Et la peur que rien ne l’arrête. Ma gorge se noue sous l’emprise du passé. Sa paume chaude tapote mon épaule et il change de sujet pour mieux me préserver. — Tiens, ça c’est le prospectus du centre et les formulaires. Tu peux commencer demain ? Avant que je n’aie le temps de répondre, un SMS de ma presque sœur me rappelle à l’ordre. Voyant l’heure tourner, elle m’envoie la photo d’une margarita sans olive sur ma table basse. Kate n’arrivera sans doute jamais à intégrer le fait que je puisse manger bio. Stan se râcle la gorge au beau milieu de mes réflexions. — Molly ? Tout va bien ? — Oui, pardon. Je commence demain sans problème. Il faut que je rentre, Kate m’attend. Sur la pointe des pieds, je dépose une bise sur sa peau brune avant de m’éclipser. Stan me retient une dernière fois avant que je ne déguerpisse. — Embrasse-la de ma part. Et attention sur la route, ma belle ! Le quartier est un peu « chaud » en ce moment. * Sur la table basse dont il vient de détecter les bords, Vector joue avec le carton de pizza et celui de mon repas du soir. Du fromage fondu plein la bouche, Kate est vautrée sur mon canapé qui n’a pas encore trouvé sa place définitive. Après une gorgée de soda, elle me demande comment je peux renoncer à une belle grosse part toute chaude. — Franchement Molly… c’est pour les oiseaux les graines ! C’est quoi cette espèce de truc ? — Du quinoa. — Rien que le nom, ça me fait fuir ! — Tu devrais goûter… — Plutôt mourir ! Par contre niveau packaging… Elle se penche, s’empare de l’emballage avec ses doigts gras et détaille sous tous les angles la Biobox2 que je commande de France. Un adorable petit coffret que je reçois régulièrement, contre un abonnement sur Internet. — La boîte fait envie, j’avoue. On a l’impression de perdre du poids, juste en la regardant. Mieux, on dirait que tu sauves la planète simplement en mangeant ce truc. Un design rétro, du papier recyclé et une typographie soignée, j’admets être sensible à l’emballage, c’est aussi important que le contenu en ce qui me concerne. — Kate, par contre… Si tu pouvais enlever tes doigts pleins d’huile… Je les collectionne… Nouveau coup de crocs dans sa part, tandis que Vector grimace et tourne sur lui-même, elle répond la bouche pleine et un sourcil arqué. — Tu collechionnes des boîtes en carton ? Chérieusement ? — Oui, j’aime beaucoup. C’est une boutique bio sur Bordeaux qui les vend sur le Web. Tu sais que j’adore tout ce qui vient de France… — Attends… donc… tu reçois des graines par la poste tous les mois ? Et tu te nourris avec ça ? Et en plus tu gardes les boîtes ? — Mais ce ne sont pas que des graines ! Mastication lente, regard perçant durant une poignée de secondes. Elle glousse et déclare que, décidément, elle ne me comprendra jamais. — Sur cette effroyable évidence, je vais te laisser en paix Miss Graines-de-lin. Repue après avoir englouti au moins deux mille calories, elle tend le poing vers Vector qui lève ses bras articulés pour checker avec elle. — Je crois que tu as eu une grosse journée, je vais méditer sur ta façon de t’alimenter. Des bisous, Molly Pocket. — Je déteste que tu m’appelles comme ça ! — Je tenterai de m’en rappeler à l’avenir. Et essaie de ne pas trop cogiter pour ta première nuit ! * Mes trois serrures sont verrouillées, un soupir, vient le temps de savourer. Une fois seule, dans la chaleur enveloppante du salon, je range ma petite collection de Biobox sur l’étagère qui jouxte la cuisine. Six belles boîtes qui seront collectors un jour, j’en suis sûre. Je dépose la dernière chargée de billets et de pièces avec un sourire satisfait. Un sourire qui me rappelle que je continue d’économiser en cas de coup dur. Un vieux réflexe que je conserve même si je n’ai vraiment plus à me plaindre de mes revenus. Là, je réalise qu’il y a bien longtemps que je n’ai pas connu de soirées aussi paisibles. Finalement, ce nouveau départ annonce peut-être des jours meilleurs. Après tout, j’ai eu une belle promo pour un job que j’adore, je suis propriétaire d’un chouette F4 et je suis en sécurité. — Hey Vector, programme mon réveil pour 5 h 30. — Alarme programmée à 5 h 30. — O.K., lance ma playlist, tu seras gentil. Quelque notes de piano me bercent, le son de Paralyzed rompt le silence et la douceur de « Fleurie » s’immisce entre les cartons. Il reste une tonne d’affaires à déballer, mais pour l’heure, avec un verre de vin comme compagnon, je n’ai qu’une envie, c’est de dessiner pour me détendre. Accoudée sur le plan de travail en granit, je m’apprête à crayonner quelques esquisses en fredonnant, lorsque je me rends compte que je n’ai pas vu passer mon portfolio en cuir dans le déménagement. Où est-il ? À l’intérieur, il y a mes croquis, mes projets et bien plus encore… Il n’est ni dans le carton bureau. Ni dans celui W.C. Nulle part ici, d’ailleurs. Trop tard pour se prendre la tête, j’abandonne pour ce soir, en me promettant de remettre la main dessus demain. — Bonne nuit mon Vector. Épuisée d’une journée décisive, je m’affale sur le lit et retrouve le confort de mes draps. Je me lève dans quelques heures et je compte assurer pour ma première journée dans mes nouvelles fonctions. Je tourne, je retourne, focalisée sur le plafond, puis sur les bruits de la rue. Et ce n’est pas le ronron des moteurs qui me perturbent peu à peu, non… C’est le son d’une guitare acoustique qui vient frapper jusqu’à mes fenêtres. Il ne manquait plus que ça… Bientôt minuit, j’envoie valser la couette avec agacement et me poste devant la fenêtre. Non loin de l’échangeur, dans le square, je distingue la silhouette d’un homme. Abrité par le kiosque, il joue de son instrument à tue-tête. Si ce type à la voix rude et voilée s’en donne à cœur joie et me vole de précieuses minutes de sommeil, la pellicule de givre se formant sur les vitres de mon appartement me tord le ventre. Le pauvre, la nuit est glaciale. Il ne me faut pas longtemps pour rapatrier deux parts de pizza froide et le reste de mon quinoa. Pire que d’entendre jouer trop fort, savoir que quelqu’un passe la nuit dehors juste en bas de chez moi m’empêchera de dormir à coup sûr. Avec un peu de chance et de diplomatie, il va se nourrir et lâcher sa guitare pour passer la nuit dans un endroit sûr. Ni une, ni deux, j’enfile mon jean, ma tunique en laine et mon manteau avant de déverrouiller les trois serrures à l’entrée. Je referme sans bruit sous le spot du palier, lorsque la vieille voisine m’intercepte. — Je vous l’avais dit que ce n’était pas une affaire ! Je me mords les joues par courtoisie et plonge mes clés dans la poche avant de fouler les premières marches sans relever, mais elle m’épingle en reprenant. — Je vous déconseille d’aller voir ce SDF. Ça ne sert à rien. La gentillesse, comme les menaces n’ont aucun effet. Il n’y a que la police qui le… — Vous lui avez déjà parlé ? — Non, quelle idée ! En général, il s’arrête vers 1 h du matin. Il va falloir vous faire une raison. Je reste suspendue à sa dernière phrase, comme si la fatalité était la seule option. Je connais les gens de la rue, je sais qu’une oreille attentive et une main tendue peuvent tout changer. Et puis j’en ai pour vingt ans de crédit, il y a forcément une solution, un compromis. Je fixe mes restes de pizza et de Biobox, me râcle la gorge, et descends une nouvelle marche. — Bonne soirée. — Entêtée à ce que je vois ? Bon courage, ma jolie.

Chapitre 5 Owen

#No Mercy - Zayde Wølf

La température dégringole, j’espère que Bud trouve le sommeil et un semblant de paix dans ma planque. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, à la nuit tombée, c’est toujours le même cérémonial en ce qui me concerne. Une noisette de gel hydroalcoolique pour me laver les mains. Me brosser les dents soigneusement au pied du kiosque puis m’installer. Aligner devant moi ce qui reste de mon ancienne vie. Disposer chaque chose de manière rectiligne, avec une rigueur qui m’empêche de sombrer dans du grand n’importe quoi et de ne pas devenir dingue. Un smartphone, des clés, mon médiator et un portemine en inox. Chaque soir, je souffle sur mes doigts pour les réchauffer, avant de libérer ma gratte de son étui et de me mettre à jouer. Jouer, encore et encore pour ne pas qu’on m’oublie. Pour ne pas que j’oublie. Jouer en fixant les locaux de la société DesUrb. En scrutant l’appartement de l’autre pourri, qui se pavane dans son immeuble à la façade noire. Jouer en contemplant tout ce gâchis. Premières notes grattées vite, sans aucun public pour écouter ma version acoustique de No Mercy, un morceau signé « Zayde Wølf ».

You thought you knew me (Tu pensais que tu me connaissais) You thought you knew me well (Tu pensais que tu me connaissais bien) But I keep on messing it up (Mais je continue de tout gâcher) I drank the poison (J'ai bu du poison) It got into my bones (Il est entré dans mes os) Now I keep on tearing you up (Maintenant je continue de te déchirer)

Ce soir, j’ai envie de hurler, de jouer trop fort. J’ai besoin de me faire mal sur les cordes. Je veux qu’au chaud, à l’abri dans sa vie normale, l’autre enfoiré se souvienne de ce qu’il m’a fait. Je veux qu’il se rappelle que je suis là, dans les ténèbres, livré à moi-même et qu’un jour ou l’autre, il faudra payer pour ça.

You've been calling me insane-ah (Tu m'as appelé fou-ah) Let loose that rage in ya (Lâche cette rage en toi) Cause I don't want your mercy (Parce que je ne veux pas de ta pitié)

Non, je ne veux aucune pitié, juste rétablir la vérité. Revoir où j’ai habité m’a blessé plus que je ne l’aurais imaginé. Ça soulève des choses en moi, une colère et une injustice que j’ai du mal à gérer. L’impuissance et la frustration bouillonnent, ma Gibson crie le plus fort possible sur le refrain, je pourrais m’en briser la voix, jusqu’à ce qu’une nénette traverse la rue d’un pas prudent. Hey, mais c’est la gonzesse du déménagement ? Silhouette fine, discrète bien qu’un peu téméraire pour oser venir me faire chier ? Mais par-dessus tout, une voix légèrement enrouée. — Bon… bonsoir. Une marche après l’autre, elle m’apparaît, sans bonnet, nature et fraîche à la fois. C’est un ovni, peut-être un peu moins candide que je ne le pensais. Un peu hésitante, elle claque des dents en dépit de son écharpe, mais continue de progresser. D’un rapide coup d’œil méprisant, je découvre des traits presque latinos saupoudrés d’une innocence qui me laisse penser qu’elle n’a rien à foutre dans cette ville. Un piercing sur la lèvre, intéressant… Je continue de gratter et l’ignore royalement, mais la petite bombe insiste. — Vous m’entendez ? Je vous parle ! Nouveau regard dans sa direction, à la lueur du lampadaire, ses mèches châtain clair brillent bien qu’elles soient légèrement ébouriffées. Des yeux noisette, rieurs et brillants. Un menton fin, sublimé par une bouche à tomber. J’avais remarqué ses fesses d’enfer, mais pas ses lèvres généreuses, presque enfantines, aux commissures légèrement retroussées. La miss au carton rose est plutôt du genre ultracanon, mais avec son Tupperware à la con, elle fait fausse route. Depuis que je suis dans la rue, il n’y a rien au monde qui me braque plus que la charité. Parce que c’est du flanc, juste un pansement pour les bien-pensants. Je ne réponds pas, détourne mon regard pour le planter à nouveau sur le bureau d’études au loin. Et reprends sur ma guitare de plus belle. I don't want your mercy no no (Je ne veux pas de ta pitié non non) Don't hold back give it to me now (Ne te retiens pas, donne-le-moi maintenant) I don't want your mercy (Je ne veux pas de ta pitié) D’habitude, les gens du coin qui tentent de venir vers moi comprennent en dix secondes qu’ils n’obtiendront pas gain de cause. En règle générale, ça se termine par une patrouille qui déboule un quart d’heure plus tard et me pousse à fuir au dernier moment – mais je reviens toujours, histoire d’avoir le dernier mot. Au contraire, elle approche encore, pose ses yeux sur mes affaires, mon sac, ma guitare. Je la sens curieuse, étonnée, je crois qu’elle cherche à comprendre. Mais il n’y a rien à comprendre, beauté. D’un regard en coin, je l’observe déposer lentement sa bouffe à côté de mon portable. Je la sens intriguée, absolument pas prête à me foutre la paix. — Qu’est-ce que tu veux ? Rentre chez toi. — Je… je vous ai entendu jouer et… — Et quoi ? Tu veux monter un fan club ? Je devine un minisourire alors que ses billes me lancent des éclairs. Je crois que ça me plaît, alors je lui lâche les dents serrées : « Je signe pas d’autographe, tu peux te barrer. » — Pas la peine de me parler sur ce ton ! Je pensais que la rembarrer aurait suffi à la voir décamper mais elle prend racine et ne se démonte pas. Madame est tenace à ce que je vois. — Il me restait un peu de pizza et du quinoa, alors je me suis dit que… Pizza et quinoa ? Bipolarité alimentaire intéressante. Tu m’intrigues. Je cesse de jouer et enlace ma guitare en regardant ce petit mètre soixante de candeur. — Et donc ? Tu voulais te donner bonne conscience ? Sa bouche est un appel au crime, son piercing en plein milieu accroche mes yeux, mais il me faut plus que des lèvres sublimes et un strass blanc pour dissiper la rage qui bouillonne en moi. La miss ne bronche pas, de toute manière, il n’y a rien à dire. — Hein ? Tu comptais m’apporter de quoi t’acheter un sommeil tranquille avant de regagner ton appartement de bourge et ta petite vie rangée ? — Non, juste vous apporter à manger… Délicatement, elle pousse ses restes dans mon périmètre. Je crève la dalle, mais elle ne m’aura pas sur ce terrain-là. — Je veux pas de ta bouffe. Je veux pas de ta pitié. Je veux qu’on me foute la paix. C’est clair ? Elle passe de l’ange châtain à la gamine vexée. Puis, les bras croisés sur ses petits pamplemousses que je me surprends à imaginer, elle recule mais ne cille pas. — En parlant de foutre la paix, vous jouez très bien, mais… Je dépose ma guitare dans son étui, décontenancé par le fait qu’elle soit encore devant moi après l’avoir envoyée chier à chaque fois que j’ouvre la bouche. Elle ose me demander d’arrêter ? — Je viens d’emménager, pour être tout à fait honnête, j’ai pris un crédit sur vingt ans… Je ne me vois pas passer toutes ces années à vous entendre chanter. Ah, voilà, on y est. Madame tient à son petit confort. — Vingt ans de crédit, arrête, tu vas me faire pleurer. — Pardon, c’était déplacé… Elle peut bien mordiller son bijou et me lancer un regard embarrassé, ça ne change rien à ce que je pense des nanas comme elle. — J’étais là avant toi, et je serai là après que tu foutes le camp d’ici. C’est mon kiosque, mon quartier, mon territoire. Va payer tes petites mensualités et lâche-moi la grappe. Première fois depuis que je suis chez moi nulle part, que quelqu’un n’est pas effrayé ou même pressé de partir après un accueil pareil. Qu’est-ce qu’elle fabrique ? Elle s’assoit nature, presqu’à l’aise, ça me déstabilise. Et quand son pied heurte mon téléphone et fout en l’air mon alignement, ça me crispe. Elle fouille alors dans sa poche et me tend un flyer avec un sourire timide mais gorgé d’espoir. — C’est un très bon refuge. J’éclate de rire, et il n’y a aucune joie qui s’échappe de mon corps. — Un refuge ! Tu te fous de ma gueule, en fait ? Pas du tout d’après son regard. Non ses yeux ont une lueur on ne peut plus sérieuse, la miss me détaille comme si elle cherchait à imprimer chaque trait de mon visage dans son esprit. Ça me désarçonne alors qu’elle poursuit. — Là-bas on pourrait vous aider, vous prendre en charge. — Et tu pourras payer ton crédit dans un silence bien mérité. C’est ça l’idée ? Du bout des doigts, je saisis le papier glacé alors que d’étranges étincelles ricochent au fond de ma tête. Des étincelles que je m’évertue à étouffer d’un souffle rauque. — Je me mélange jamais aux autres. Sans même lire une ligne du prospectus, je le froisse et le glisse au fond de la poche de mon sweat. Elle ne bronche pas, ne cligne même pas des yeux. Là, tout de suite, je viens de réaliser que sa beauté et son innocence me sont insupportables. C’est comme si sa « perfection » venait me narguer. Comme si par contraste, j’étais encore moins que rien. Croiser ce genre de nana aux confins de mes échecs, m’enfonce davantage dans les travers de mon histoire. — Vous devriez y réfléchir. Elle me vouvoie, ce n’est pas du respect pour moi, cette distance accentue ce que j’éprouve. Ridicule et démuni, je n’ai pas de toit, je ne suis plus moi. Et elle est là, avec son empathie débordante à essayer de me comprendre. Alors, avec ma honte en bandoulière, je reprends ma guitare, souffle sur mes phalanges, et la dévisage avant de reprendre. — Comment tu t’appelles ? — En quoi ça vous regarde ? Petit menton relevé qui n’a peur de rien, elle a du chien. Un petit caractère qui me fait doucement rire, mais cet instant a assez duré. — Comme ça j’aurai un nom à mettre sur un visage. J’aime savoir à qui je casse les pieds chaque nuit. — C’est à Molly que vous les cassez. — Molly… Dodelinant du chef, j’inspire un grand coup et sonne le glas de cette petite parenthèse. — O.K., écoute-moi bien Molly : rentre chez toi. Achète-toi des boules Quies, offre-toi du double vitrage, ou fous-toi la tête sous l’oreiller et retourne à ta petite vie bien rangée. Parce que je ne bougerai pas d’ici. * Molly

Quel abruti ! J’étais venue en paix, avec les meilleures intentions du monde, mais je jette l’éponge sans un mot. Délaissant le kiosque, mon incisive plantée dans le piercing, je fulmine après cet arrogant désabusé. Mes bottines claquent sur le bitume humide et son animosité rebondit encore dans mon esprit. Son attitude également. Parce qu’au-delà des piques qu’il n’a cessé d’envoyer, il y a des choses contradictoires qui me troublent chez lui. Comme sa guitare, par exemple. Ses tempes courtes, ses cheveux fins, longs sur le dessus et légèrement en bataille témoignent qu’il s’entretient ou qu’il soigne son apparence. D’ailleurs, à bien y réfléchir, ça colle avec son jean bien taillé, son sweat et même son blouson. Quand j’y pense, sa paire de chaussures était aussi impeccable. Depuis combien de temps est-il à la rue ? Très vite, mes questions sont balayées par l’image de sa mâchoire saillante qui ne sait que renvoyer dans les cordes, et de ses yeux d’un bleu envoûtant. Presque gris, vides ou totalement pleins, ils m’ont hypnotisée. En tout cas, j’ai rarement vu un sans-abri si en colère, ni aussi énigmatique. D’ailleurs, je n’en ai jamais croisé d’aussi canon avec un timbre si rauque et profond, et ça me perturbe. Très vite, j’ai des tonnes de zones d’ombres qui trottent dans ma tête. Il avait des clés, un téléphone récent et un tout petit sac pour quelqu’un qui n’a pas d’adresse. C’est bizarre, c’est même impossible, je n’ai jamais vu un profil pareil. Tout était aligné de manière étrange devant lui. Et si sa bouche encadrée d’une barbe naissante ne m’a balancé que des vacheries, elle avait une ligne tout à fait singulière. Une bouche d’acteur un brin prétentieux. Ou juste celle d’un type si aigri qu’il en devient rapidement insupportable. Poussant la porte du hall, je serre les dents en percevant les notes de guitare qui violent à nouveau la nuit. Il joue bien plus fort qu’avant, juste pour me montrer qu’il a gagné la partie. — Quel caractère de merde ! Au troisième étage, à l’abri chez moi, sa chanson envahit mes silences et ça me vexe. Ça me vexe, ça me trouble et ça va m’empêcher de dormir, c’est certain. Presque une heure du matin, je vais ressembler à un zombie demain. La tête enfouie sous mon oreiller, je tente de chasser sa voix puissante, mais les paroles deviennent entêtantes comme un chant de marin. Pas de pitié, pas de quartier, j’ai compris, merci bien. Pas moyen de faire le vide, sa mélodie occupe l’espace, tout comme les images de ses mains agiles sur le manche envahissent ma tête. J’ai l’impression de devenir folle. Jusqu’à ce que des sirènes prennent la relève et que la lueur des gyrophares s’invite dans le noir de ma chambre. Plus de voix. Plus aucune note. Je me relève, intriguée et plutôt inquiète de ce silence soudain. Postée à la fenêtre, j’attache mon regard sur le square en contrebas. La police patrouille, le kiosque est vide. Il a disparu. * Owen #Only One King - Jung Youth

Dans un sprint presque coutumier, je fends la nuit, mon souffle haletant se perd entre les immeubles de verre et d’acier, je cours vers la gare Lime Street et les bretelles de mon étui me cisaillent les épaules. À l’angle d’Horizon Height, je me réfugie dans la pénombre, puis derrière une palissade au pied d’une ruine interdite au public sur Bolton Street. C’est elle qui a appelé les poulets ? Sur cette question sans réponse, les hurlements des voitures de patrouille quadrillent le secteur, je reprends mon souffle tapi dans l’ombre alors que des bruits de pas et les grésillements de talkie-walkie grouillent tout autour. Puis le silence revient enfin. J’extirpe de mon sac de quoi me sécher le visage, ainsi que mon savon liquide parce que j’ai les doigts dégueulasses à cause de cette palissade pourrie et je m’attarde alors sur le porte-documents en cuir que j’ai récupéré au pied du camion. Je souffle une dernière fois profondément en repensant à Mère Thérèsa version super bien roulée et Tupperware en option. Je me surprends à sourire en revoyant son petit cul, son nez retroussé et son carton rose. Une fois au calme, quand mon cœur revient à la normale, la curiosité prend les commandes et je m’empare de son portfolio. — Molly… Voyons ce que tu caches…

M

J’ai retourné chaque pierre de Blackburn, poussé chaque porte. Je t’ai cherchée partout en ligne. Putain Molly, j’ai cru que tu avais réussi à m’échapper. Heureusement que Kate est moins prudente que toi. Une photo d’un balcon sur Instagram, une belle vue vers le Word Museum sur le profil de ta demi-sœur… Maintenant je sais que tu es à Liverpool, Molly. Profite, profite bien de ces instants, j’arrive…

Chapitre 6 Molly

#Malibu Nights – LANY

Lorsque Vector me tire d’un sommeil agité, le réveil est difficile. J’ouvre péniblement un œil et distingue l’heure sur l’écran de mon compagnon connecté. 5 h 30, j’ai beau être adepte du early morning3, ça pique. Je suis censée me lever tôt pour prendre soin de moi, faire un peu de yoga et démarrer la journée en forme, mais je crois que cette pratique ne me convient pas. Surtout quand on subit un concert sauvage une partie de la nuit. Plus fatiguée que la veille, je quitte mon lit avec une pensée pour la voisine acariâtre et sa réflexion concernant mon investissement. Si c’est tous les soirs la même histoire, cet appartement est loin d’être une affaire. Elle m’avait prévenue… La chair de poule s’invite sous ma nuisette en coton, j’augmente le chauffage alors que ma cafetière programmée répand lentement un doux parfum d’arabica depuis la cuisine. J’écrase un bâillement, m’étire et caresse mon autre piercing, à la base de mon cou. — Vector, mets un peu de musique s’il te plaît. La mélodie de « LANY » caresse l’aube, la douceur de Malibu Nights m’accompagne tandis que la petite part de moi désirant devenir yogi est balayée par une flemme monumentale. Alors, je m’accroche à mon mug de café en laissant échapper un nouveau bâillement sans fin tout en checkant mes e-mails depuis mon téléphone. Batterie faible, 10 %, la poisse. D’un œil pas encore vif, je contemple les piles de cartons en me demandant où j’ai bien pu mettre mes câbles et mes chargeurs. La flemme monte d’un cran, mais je dois me faire violence. Il y a des choses qui ne changeront jamais, je passe ma vie à les chercher. M’efforçant de rassembler mes idées, j’abandonne ma tasse à proximité de l’esquisse à peine gribouillée hier soir sur le plan de travail. Et mon portfolio ? — C’est pas possible ! Qu’est-ce que j’en ai fait ? J’ai tout ouvert, tout retourné, fouillé partout où je pouvais, aucune trace de ma serviette en cuir. La réalité me fouette, face au dernier carton sous la fenêtre. Des lueurs orangées dansent depuis la rue pendant que je me fustige, un jour je perdrai carrément la tête. Un bruit sourd et des éclats de voix au rez-de-chaussée attirent mon attention, les éboueurs du quartier ne donnent pas dans la discrétion. Derrière la vitre froide, je les observe malmener les poubelles puis mon œil se perd vers le parking, le square et le kiosque désert. Je me surprends à avoir une pensée pour lui. Et mon cœur se pince, bêtement. * Owen # Bury Me Face Down – Grandson

Nuit de merde, temps de merde, la journée va être longue. Je n’aurais pas dû ouvrir son portfolio, je n’aurais jamais dû poser mes yeux sur ses dessins, je n’en ai pas fermé l’œil. Tout seul dans la nuit, je me suis pris d’admiration pour ses croquis, moi qui n’ai plus une once d’inspiration, j’ai trouvé qu’elle avait un vrai potentiel. Mais j’ai surtout vu cette foutue enveloppe pastel. Stop ! Arrête d’y penser. Je dois cesser de m’imaginer son contenu, il faut me sortir ça de la tête. Sur le trottoir, des cadavres de bouteilles se mêlent au crachin du matin dans cette rue où le pouls de Liverpool palpite à chaque concert. Pas très loin d’ici, les Beatles ont été découverts, après tout, on est dans la capitale du rock à dominante guitare-voix. Liverpool a vu les Wombats, The Coral et de nombreux groupes émerger dans les bars du coin, et celui de Drew ne fait pas exception. Le camion du livreur est pile à l’heure. Le chauffeur est toujours le même, mon rituel ne change jamais, même si j’ai la tête dans le sac. Je l’attends au cul de la remorque, l’aide à décharger les fûts de bière pour les porter jusque derrière le comptoir du pub dont la réputation n’est plus à faire. En poussant les portes du Maya, la chaleur et le son rock de « Grandson » entourent Drew qui passe le balai, cigarette au bec, entre les tables noires. Les claps rythmés de Bury Me Face Down se mêlent aux volutes blanches, le propriétaire des lieux fait la nique à la loi antitabac. Il n’y a qu’à regarder ce barbu bedonnant aux cheveux gris pour comprendre qu’il est de la vieille école et qu’aucun décret ne l’empêchera de cloper. Je salue ce mec qui a un cœur en or et dépose mes affaires à l’abri. Grosse boucle d’oreille, cuir sans manches d’une autre époque et un vieux tatouage aussi flou que délavé sur l’avant- bras, le tenancier du Maya est à mi-chemin entre un des membres des Sex Pistols et un loup de mer avide de piraterie. Mais en réalité, je le connais assez pour savoir que son look de biker à la retraite cache une générosité rare. — Toujours à l’heure, Owen. — Toujours ! Je te pose ça derrière le bar ? — Comme d’hab’, Sir Benett. Prononcé de sa bouche, ce titre de noblesse est d’une ironie très tendre. Je n’ai rien d’un « Sir », mais ça me fait sourire alors qu’il reprend. — Mais ne les prends pas deux par deux, tu vas te péter le dos ! Je dépose les fûts pleins, m’empare des vides et trottine vers le camion pour procéder à l’échange et récidiver. — Ça me fait les bras, Drew. Je suis en pleine forme, ne t’inquiète pas. — Vu ta tronche j’aurais pas parié là-dessus ! Figé, les deux paumes plantées sur le haut de son manche à balai, il me fixe comme le ferait un père et tire sur sa cigarette pour m’interpeller lorsque je reviens. — T’as pas eu trop froid cette nuit ? — J’ai mes habitudes. Je te jure, tu te fais trop de soucis pour moi. — O.K., si tu le dis… Je vais juste me contenter de te faire ton petit dej’. Sans m’inquiéter… Après plusieurs voyages, une odeur de bacon grillé sonne la fin de mes efforts. Drew revient vers son fier comptoir avec une assiette copieusement garnie. D’un signe de la main, il m’invite à me restaurer, et j’ai tellement la dalle que je ne me fais pas prier. — Œuf au plat, bacon, toast grillé, saucisse et tomate : tu me soignes ! — Il faut bien que je m’occupe de toi ! Qui va porter ma bière sinon ? Je souris, lui lance un clin d’œil plein de gratitude et le remercie pour notre petit arrangement. De la manutention contre un peu de bouffe bien au chaud, ça me permet de m’entretenir, d’avoir la sensation d’être « utile ». C’est un rendez-vous fixe, comme un repère pour survivre et ça m’offre surtout l’occasion de manger à ma faim une fois par jour. Après la première bouchée, Drew écrase sa clope et reprend. — La chaudière fonctionne à nouveau. Contrairement à hier, tu auras de l’eau chaude. La bouche pleine, j’acquiesce d’un signe de la tête et fixe la porte sombre ornée d’un drapeau Union Jack au fond du pub. Drew crèche là de temps en temps, et j’ai le droit de prendre une douche chaque matin dans cette remise. À l’instar du rangement rectiligne, la propreté, c’est capital pour mon équilibre mental, il a toute ma reconnaissance pour ça. D’ailleurs, Drew est probablement le dernier être humain sur lequel je peux compter. — Je peux aller me laver du coup ? — T’as même pas besoin de demander, fiston ! Incapable de terminer ma copieuse assiette, je quitte mon tabouret en me promettant qu’un jour, je lui rendrai la pareille. Puis je me fige un instant en lorgnant mon petit dej’. — Est-ce que je peux te demander un dernier service ? Nouvelle clope au bec, les yeux plissés, il me devance. — Tu veux un doggy bag pour le jeune que tu protèges ? C’est ça ? Mon silence approuve, ce type me connait par cœur. Même si « protéger » est un peu exagéré. — File te décrasser, je te prépare ça ! * Je n’y avais jamais prêté attention dans ma vie d’avant, mais une douche chaude est un don du ciel. On ne s’en rend compte que lorsque la vie nous en prive, et ce matin particulièrement, je savoure l’eau brûlante qui ruissèle sur ma peau trop habituée au froid. Sous le jet, je me prélasse un instant et me laisse aller à la réflexion. Je me demande depuis combien de temps Miss Quinoa-Pizza dessine. Simple passion, ou job à plein temps ? Je m’interroge à propos de sa formation, son cursus puis sur cette foutue enveloppe. Stop ! Stop ! Stop ! Frais, rasé, les dents brossées, j’enfile des affaires propres en serrant les dents lorsque je passe mon tee-shirt sur les épaules, cette cicatrice sous la clavicule me fait encore un mal de chien. Devant le miroir aux angles embués, je tire sur mon col et ausculte les dégâts en grimaçant. J’ai eu de la chance, quelques centimètres plus haut et ils me plantaient dans le cou. Après un coup de déo et une fois mes épis domptés, je retrouve Drew qui me tend mon sachet en papier kraft. — Et voilà mon grand. — T’es un chef ! À demain. — Fais attention à toi. — Pourquoi ? C’est quoi cette phrase ? Cramponné au bar, réprimant une quinte de toux, il lisse sa barbe en me considérant de bas en haut. — Je sais pas… T’as l’air de bonne humeur, un peu dans la lune. — Aucun risque. Je le garantis. — D’habitude, t’es toujours un peu sur la défensive. Là, je t’ai vu sourire. T’as rencontré une poule ? — N’importe quoi. Allez, bonne journée ! Et merci pour tout. J’abandonne le Maya et les sous-entendus ridicules du patron. Un bon quart d’heure de marche me sépare du spot de Bud. Je déambule sur les trottoirs avec la sensation d’être à peu près normal. De ce que je peux en voir dans le reflet des vitrines, rien ne laisse penser à première vue que je n’ai plus de toit, et c’est tout ce qui compte à mes yeux. Je refuse d’être un cliché, je rejette tout élan de pitié, je crois que je ne pourrais pas supporter le regard peiné et écœuré de ceux qui ont encore un boulot, un crédit et des petits soucis d’une existence millimétrée. Il n’y a pas un chat qui traîne du côté de Wilde Street, j’évite cette fois de m’attarder sur mon ancienne barraque, pas vraiment d’humeur à ruminer un mélodrame, car c’est une journée importante pour Bud. Pas de témoin à l’horizon, j’ouvre le portail métallique en grand. — J’espère que tu as faim, le petit déjeuner arrive… Rien. Pas la moindre trace de lui. Où est-il encore ce petit con ? Je regarde tout autour, je tente de le contacter par téléphone mais son silence ne présage rien de bon. L’inquiétude me pousse à remonter sur l’avenue, j’espère qu’il n’a pas traîné en ville cette nuit et qu’on ne l’a pas retrouvé. De ruelles en boulevards, la crainte de tomber sur son cadavre au fond d’un caniveau avec un couteau dans le buffet me scie les jambes. Mon palpitant cogne fort à mesure que l’inquiétude enfle, jusqu’à ce qu’il daigne enfin me rappeler. — T’es où putain ? — Euh… Chais pas trop… Rien qu’à sa voix, je comprends qu’il a déconné. Désorienté, du mal à articuler, je n’ai pas l’odeur, mais je suis sûr qu’il pue l’alcool. Ce crétin post-pubère a le don de me faire monter dans les tours, et il tente de se ressaisir comme si de rien n’était. — Ah, si ! J’suis sur le parking du Lidl. — Du Lidl ? En face de B&M ? — Mouais, c’est ça… Sur London Road, à cinq minutes d’ici. Je lui ordonne de ne pas bouger et rapplique dans la foulée. Quand, essoufflé, je le retrouve assis sur le bitume du discounter, mon angoisse a laissé place à une déception musclée. Il a la gueule enfarinée, je suis sûr qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit. Mais ce qui me fout hors de moi, ce sont les trois packs de bières à ses pieds. J’y crois pas ! De la 8.6, ultra forte et premier prix, le genre de bière que boivent les punks à chien. Je suis rongé par une colère sourde, lui, il me sourit comme si tout allait bien. — Tu tires une de ces tronches, mec. — Tu quittes ta planque pour aller te torcher la gueule, maintenant ? Sourire niais et aviné, il pue l’alcool à plein nez. — C’est bon, Owen… On se détend… Et il ose me dire ça en levant une nouvelle fois le coude. D’un geste rageur je tape dans sa canette et l’envoie valser le plus loin possible. — Bud ? Tu es con ou tu le fais exprès ? — Me prends pas la tête, je me suis caillé dans ton trou à rat. Je me réchauffe comme je peux. — Et les Crox Crew ? Tu y as pensé ? Son air béat disparaît à l’évocation du gang, il redescend d’un cran. — Je voulais juste me vider la tête. C’est « secure » ici… — Bordel, tu fais connerie sur connerie ! Qu’est-ce que je t’ai dit à propos de la boisson ? Du bout du pied, je tâte les packs à terre. J’arrive pas y croire, il s’en est enfilé combien ? L’envie de lui coller une baigne pour le ramener à la raison s’efface sous le poids de la réalité de cette journée. Je me ravise, on n’a plus le temps pour les sermons. Je m’accroupis face à lui et m’empare du sachet kraft. — Faut que tu manges un truc. Tiens, avale ça. Je lui jette son doggy bag, Bud ne se fait pas prier, et alors qu’il dévore la moitié de mon petit déjeuner, le besoin de le remettre sur les rails refait surface. — J’en ai plein le cul de te materner. Tu le sais, ça ? — Je suis sûr que t’aimes bien en vrai. Je déteste quand il la ramène comme ça avec sa tête à claques. Son regard vert se pare d’une lueur ambrée, comme s’il avait de la bière jusqu’au niveau du cerveau et il me sourit avec un air de défi. Je prends sur moi, glisse mes mains dans les poches et respire un grand coup. Mes doigts retrouvent alors le flyer de Mère Thérèsa. Molly… Laisse tomber c’est pas le moment. — Quand tu as fini, tu te brosses les dents, tu te parfumes et tu vas te ressaisir, putain ! — Oui « papa ». Des fois, je ne sais pas ce qu’il a dans le crâne – excepté toute la mousse qu’il vient de boire. Ce gosse est un mystère, je me laisse tomber à ses côtés, assis sur le parking. Et même si c’est peine perdue, je tente de le cerner. — Qu’est-ce qui t’as pris de te bourrer la gueule avec le peu de fric qu’il te reste ? — Je suis pas bourré. — Me raconte pas de connerie, arrête de hausser les épaules à chaque question et réponds-moi. — J’en sais rien, moi… Je me faisais chier et voilà, quoi. — À quel moment tu pensais que boire avant ton rendez-vous avec l’assistante sociale était une bonne idée ? Ses épaules accusent le coup. Bud ferme les yeux et lâche dans un soupir qu’il n’en sait rien, qu’il ne sait plus où il va. Au-delà de la peine qu’il me fait, je me dois de tenir le cap pour lui. — Je me débrouille pour t’obtenir de l’aide et tu fous tout en l’air… Gâche pas tes chances de sortir de la rue. Du revers de la main, il retire une miette de sa bouche et soupire à nouveau. — Je sais pas ce qui m’a pris… Je crois que j’arrête pas de penser aux Crox… À ce que ces types vont me faire si jamais ils me retrouvent. J’avais besoin d’oublier… C’est une évidence, avoir des emmerdes avec les Crox Crew à Liverpool ça revient à vivre condamné. Ce gang fait couler autant d’encre dans la presse que de sang sur les trottoirs, il n’abandonne jamais. — Qu’est-ce qu’ils attendent de toi ? De la dope ? De la thune ? Bud, je te parle. Regard dans le vague. Soupir résigné. — Je suis fatigué, Owen… Je voudrais qu’on m’oublie… À la manière dont il prononce cette seule phrase, je comprends qu’il ne tiendra pas longtemps et ça me déchire le cœur. La rue bousille n’importe qui, alors être à la marge si jeune, j’imagine à quel point ça doit être chaud. J’entrouvre la bouche, je ne suis pas très doué pour le réconfort en règle générale, mais Bud me devance et complète sa pensée. — Et toi, t’as l’air en pleine forme. Tu sens bon, t’es propre, on dirait que tu sors de ta chambre d’hôtel, sérieux. Putain, tu me fais passer la nuit dans un trou pourri… et toi, tu dors où ? Touché. Je ferme les yeux, esquive le sujet. — Si tu as froid après ton rendez-vous, traîne du côté de la gare. Pas celle de Lime Street, va au nord, à Moorfields. — Owen, qu’est-ce que tu veux que je foute à Moorfields ? — C’est chauffé là-bas, il y a moins de monde, pas d’agent de sécu. Tu seras loin du gang. Bud froisse le sachet de son petit dej’ et le jette à ses pieds, là ses yeux me scrutent un petit moment et je n’aime pas le rictus amer qui se profile sur sa tronche enfarinée. — T’as aucune intention de me répondre ? Tu vas jamais me dire où tu dors, en fait ? — J’ai mes habitudes, c’est tout ce que tu dois savoir. Je dois y aller. — Alors tu me fais la morale, tu me casses les couilles et tu me laisses ? — Je t’ai nourri, au passage. Fais-moi signe après ton rendez- vous.

Chapitre 7 Owen

# Stomp Me Out - Bryce Fox

Mon téléphone, mon Criterium, mon médiator et mes clés. Le tout soigneusement aligné à mes pieds. Sous le kiosque, je m’installe, pile à l’heure pour le spectacle. Le regard braqué vers l’avenue, j’observe le quartier qui s’anime à l’approche des horaires de bureau. Les portes de la société DesUrb vont s’ouvrir et je ne raterais ça pour rien au monde. Fier navire blanc et vitré, parsemé de panneaux de bois naturel et de plaques turquoise ici et là, ce bâtiment que je connais sur le bout des doigts abrite ce que l’espèce humaine fait de pire. Un panier de crabes. Des ordures qui n’hésitent pas à poignarder dans le dos. Et quand on parle du loup, une Tesla flambant neuve s’immobilise au pied du building. Austin Slater est bien matinal pour un requin. D’habitude, le boss n’arrive qu’aux alentours de 10 h. Un bronzage orangé, même d’ici je peux deviner que ce connard revient d’un week-end sur les pistes enneigées de Courchevel. Je l’observe sortir de sa bagnole hors de prix, ajuster son costard probablement signé Armani et saluer des artisans qui s’activent sur le flanc gauche de l’édifice. — Des travaux, intéressant… Les affaires sont au beau fixe d’après ce que je vois. Après avoir fusionné avec un bureau d’études de Blackburn, il étale son fric sans scrupules et j’assiste maintenant à des rénovations en grande pompe… Les coups de pute payent bien, on dirait. Les gars du chantier se munissent de leurs casques avant de s’atteler vers une porte d’accès bordeaux, laissée sans surveillance. J’ai bien fait d’être ponctuel. Je retiens l’info dans un coin de ma tête alors que la valse des collaborateurs prend vie sous mes yeux. Il y a ceux qui descendent du bus pas très loin du musée, d’autres qui arrivent à vélo, très écolos et branchés. Puis ceux aux dents longues et cheveux gominés qui débarquent dans des berlines qui compensent la longueur de leur queue alors qu’ils habitent le quartier. Carl Atkins appartient à cette catégorie. C’est de loin, la plus grosse ordure de la bande, au point que je peste tout seul à voix haute. — Comme on se retrouve, enfoiré… Un nez aquilin, des yeux de fouine incrustés sous des arcades prononcées et un sourire qui murmure : « Je vais t’entuber. » Ce brun aux cheveux légèrement ondulés a l’élégance de l’escroc, la grâce du traitre et des cernes qui me soulagent un peu. Des problèmes de sommeil ? Tu n’aimes pas la guitare, sale crevure ? Chaque matin, j’attends cet instant avec la même impatience. Ce moment précis où Carl quitte son immeuble à la façade sombre, traîne son cul et pousse la porte des locaux avant de s’interrompre une seconde. Comme tétanisé par le poids de mon regard, rattrapé par la culpabilité. Je savoure cette seconde précise où il se retourne vers moi. Et oui, je suis là, dans le kiosque. Encore et toujours. Je n’oublie pas. D’un geste, je mime un flingue avec mon pouce et mon index. Pan, je t’aurai, c’est qu’une question de temps. Carl se réfugie à l’intérieur alors que je me dis que plus la patience est grande, plus belle est la vengeance. Un jour, je me le promets, j’anéantirai ce traitre, j’y mettrai toutes mes forces jusqu’à ce que mon cœur arrête de battre. Mais pour l’heure, mon palpitant marque un raté devant mon téléphone qui se met à vibrer et ce SMS qui me tord le bide. [Tu dois être en réunion, je te sais débordé, mais je m’inquiète. Je peux t’appeler ?] La honte et le remord me submergent lorsque je réponds dans la foulée. [Pas possible, je suis avec des clients. Gros projet. Tout va bien. C’est moi qui m’inquiète : tu as tes dernières analyses ?] [Le taux de troponine T est faible. Mon petit cœur va bien.] Pas de trace d’infarctus, fausse alerte, cette fois. Je suis soulagé. [C’est le principal, prends vraiment soin de toi maman.] [Tu me manques mon chéri, on se voit bientôt ?] Ma mère est sortie d’affaire, c’est la seule chose qui compte à mes yeux. Je m’abstiens de tout commentaire, je me déteste de lui mentir depuis si longtemps, mais elle n’est pas en état d’apprendre la vérité. Je me dis que ça la tuerait probablement et je fixe à nouveau les locaux de DesUrb. Je m’apprête à plier boutique en me jurant de revenir planter la tente à midi ainsi que ce soir, lorsque j’aperçois Miss Carton-rose sur une trottinette électrique remontant la rue à toute vitesse. Molly ? Où vas-tu comme ça ? Ses cheveux sous son bonnet ondulent dans le vent tandis qu’elle zigzague, un peu affolée. Mère Thérèsa version avion de chasse porte un jean moulant troué aux genoux, un pull qui lui va à merveille et une veste à grosses mailles qui semble vouloir glisser de son épaule pour mieux exposer une petite poitrine d’enfer. Mitaines et guêtres, le cocktail aiguise mon appétit jusqu’à ce qu’elle s’arrête au pied de l’entreprise. Ne me dis pas que tu bosses pour eux ? Là, c’est l’indigestion, surtout quand elle plie son engin en deux et s’engouffre dans les entrailles de DesUrb. Aucun doute possible, elle est avec eux. Ça explique son niveau en dessin, mais ça ne colle pas avec ce que j’ai entrevu de sa personnalité. Je me suis planté sur elle ? La déception est de taille, je vois mal comment Madame Pizza-Quinoa peut survivre dans cette arène infestée de hyènes. — Tu ne sais pas où tu mets les pieds, Molly. À moins que tu ne sois aussi pourrie que toute la bande… * Molly # The Way I Do - Bishop Briggs

C’est quand même incroyable de se lever si tôt pour arriver systématiquement en retard ! Alors que je me fustige d’avoir passé mon temps à retourner l’appartement une nouvelle fois à la recherche de mon portfolio, je m’engouffre dans le hall d’entrée et je me répète qu’il est scandaleux d’arriver sur le fil en habitant à deux minutes des bureaux. Ça la fout mal ! D’un pas pressé, concentrée sur ma première journée, je me bagarre avec le système de fermeture de ma trottinette et je manque m’écraser comme un moustique sur un pare-brise contre une grande colonne blanche. Un monumental pilier sur lequel est exposé le concept qui a fait la fierté – et la fortune de la société : le Shutter Tree. Bien plus qu’un simple volet visant à habiller les fenêtres des métropoles européennes, c’est une sorte de mur végétal. Un élégant panneau de verdure composé de mousse, de capteurs et de plantes soigneusement sélectionnées pour absorber les particules fines dans l’air. Une invention simple, utile et de toute beauté. Quelque chose que j’aurais aimé concevoir. Un coup d’œil sur ma montre, j’arrête de m’extasier, ma réunion va débuter ! Je me présente à l’accueil, essoufflée et tendue. C’est là qu’on me remet un badge, que la secrétaire m’assomme avec tout un speech sur les alarmes, les dispositifs de sécurité et qu’une voix stridente se faufile entre les employés et les ascenseurs. — Molly ! — Beth, ils t’ont gardée, finalement ! — Tu as devant toi, ta nouvelle assistante. Elle est telle que je l’ai quittée et en même temps très différente. Jupe droite, chemisier corail, lunettes un peu rétro et maquillage strict qui colle avec sa nouvelle coupe très courte. La Bethany Carter que je connais a disparu pour laisser place à une nouvelle brune. Elle était stagiaire avant le rachat de notre bureau d’études par DesUrb et je la retrouve avec un job, un vrai. Beth ne sait rien de ce qu’il m’est arrivé à Blackburn, et c’est tant mieux. Je suis heureuse de collaborer avec une tête que je connais, mais elle ne me laisse pas le temps de papillonner. — Et du coup, en tant qu’assistante, il est dans mes prérogatives de te demander de te manier le cul. La réunion débute au 5e ! On te cherche partout ! * J’ouvre la porte discrètement, en pure perte puisque je suis la dernière à me présenter et que monsieur Slater a débuté son allocution. Morte de honte devant l’ensemble des collaborateurs, je prends place pendant que le boss me crucifie du regard tout en poursuivant. — Comme vous le savez, la société DesUrb est le poumon économique de Liverpool, j’ambitionne après la fusion du cabinet d’études Urban-X de souffler un vent d’innovation sur toute la Grande-Bretagne. Je n’ai eu qu’un seul entretien avec Austin Slater, et j’ai toujours la même sensation en l’écoutant parler. Il m’impressionne, me glace le sang. En dépit du charisme qu’il dégage, il a le détachement et l’assurance des grands patrons. Et des yeux parfois sévères qui ont le don de remettre les pendules à l’heure, surtout quand on est retardataire. — Suite à cette restructuration, les collaborateurs historiques de DesUrb vont œuvrer de concert avec la nouvelle équipe venue de Blackburn. J’attends des crépitements d’idées, de l’audace, une vision d’avenir pour le design de nos mobiliers urbains. De la créativité, et de la ponctualité. Il m’adresse un sourire appuyé, qui tranche avec son bronzage. Ses tempes poivre et sel ainsi que sa barbe assortie, lui donnent une allure respectable mais pas franchement avenante, d’ailleurs le patron plante son regard dans le mien et ça me glace. Il insiste à tel point que j’interprète ses attentes exprimées comme un coup de pression qui me cloue sur ma chaise. — Bien, comme vous le savez sans doute, deux fléaux frappent de plein fouet notre ville depuis quelques années. Les gangs et la recrudescence pharaonique de SDF dans nos rues. En ce qui concerne les règlements de comptes qui gangrènent l’estuaire, nous ne pouvons rien. Après tout, nous ne sommes que des créatifs, pas la police. Éclat de rire dans la salle, les fayots sont de sortie. Je tente de suivre le mouvement, de prendre le pli. Le discours se poursuit. — Après l’énorme succès du Shutter Tree, le gouvernement nous mandate afin de trouver une réponse appropriée pour les sans- abri. Et c’est sur ce point que je vous demande de travailler sans relâche. Dès aujourd’hui. J’aime les nouveaux défis, je ne sais pas encore par quel bout commencer, mais je trouve l’idée stimulante. Et puis, avec mon expérience dans les refuges, j’ai une vision du terrain, je suis certaine de pouvoir tirer mon épingle du jeu. Je me sens presque à l’aise à l’idée de débuter, jusqu’à ce qu’Austin Slater prononce mon nom devant tout le monde. — Ce qui m’amène à vous présenter mademoiselle Millie Graham. — C’est Molly. — Très juste. Au temps pour moi. Molly nous vient de Blackburn, elle est responsable du bureau d’études. Une voix inconnue s’élève dans mon dos, interpellant le boss devant tout le monde. — Ce n’est pas le poste de Carl ? — Tout à fait, c’est exact. Carl Atkins occupait également cette fonction au sein de DesUrb jusqu’ici. Et c’est d’ailleurs l’objet de cette première réunion… D’un coup d’œil par-dessus mon épaule, je scrute l’assemblée et arrête mes pupilles sur le seul individu qui me fusille du regard, le fameux Carl. Il me fixe si bizarrement que je me retourne vers l’estrade et le boss, vraiment gênée. — Carl et Molly, je veux que vous développiez chacun de votre côté un concept que je présenterai aux membres du Conseil Privé de Sa Majesté. Du bout des lèvres, d’une voix pas très sûre, j’exprime ma crainte d’avoir saisi la naissance d’une espèce de compétition. — Vous… vous nous mettez en concurrence sur un projet d’envergure nationale ? — Disons que… j’aime penser que le challenge stimule les idées. Surprenez-moi et le job de responsable du cabinet vous tendra les bras. Vous avez un mois. * J’ai encore la sensation que les éclairs dans les yeux de Carl picotent ma peau. J’ai essayé d’aller lui toucher deux mots à la fin de la réunion et de me montrer fair-play mais il a disparu aussitôt. Et c’est en découvrant mon nouveau bureau aux côtés de Bethany, que je partage mes craintes avec elle. — Il avait l’air vraiment furieux. — Mais non, Molly… Tu te fais des idées. — Tu aurais dû voir comment il m’a fusillée du regard. Il me déteste déjà. Sur ce constat navrant, je m’affale sur ma chaise alors qu’elle dispose une tonne de chemises cartonnées sur une étagère avant de méditer tout haut à la question. — En même temps, tu es susceptible de prendre sa place. Ça se comprend. — En quittant Blackburn, je ne pensais pas entrer dans une sorte de défi puéril, ni jouer des coudes avec un cadre historique de l’agence. Je soupire, la gorge sèche, victime d’un affreux nœud à l’estomac avant de m’enfoncer un peu plus dans ma chaise de bureau au cuir neuf et un peu trop ferme. Là, je laisse courir mes yeux sur ce qui m’entoure, cherchant une solution à cette trajectoire qui ne me convient pas. Mon espace de travail est vitré, très lumineux, offrant une vue sur tout le plateau et les collaborateurs. L’espace de conception collaborative jouxte mon antre, les équipements informatiques dernier cri me sidèrent mais pas autant que la conclusion de Beth. — Eh bien, va voir Carl pour le lui dire. Tu mettras les choses au clair. La décision vient du boss, pas de toi. Carl mettra peut-être un peu d’eau dans son vin. Tu ne crois pas ? Elle a raison. Après tout, je n’y suis pour rien, c’est un choix de la direction. Remontée comme une pendule, je traverse l’open space et me rends vers le bureau de Carl pour agiter mon drapeau blanc et repartir sur des bases saines. J’ai l’intention d’aplanir la situation pour travailler dans la meilleure ambiance possible, mais je me stoppe net en percevant une bribe de discussion, des éclats de voix. — Austin, ce poste de numéro deux me revient de droit ! — Je sais. On le sait très bien tous les deux. — Alors pourquoi cette compétition stupide avec cette… ? Tu as vu son âge, putain ? — Et pourquoi pas ? Tu crains qu’une nouvelle recrue ne fasse de l’ombre à ton incroyable talent ? — Très drôle, Slater. Vraiment hilarant, tu as bouffé un clown ? J’approche sur la pointe des pieds, tends l’oreille et retiens mon souffle. — Mon cher Carl, ce n’est qu’un écran de fumée, tu prends tout ça trop à cœur. Je te trouve irritable depuis quelques temps, attention à ne pas me manquer de respect. Un silence. Un soupir. Toujours personne dans le couloir, je colle presque mon visage à la porte et les observe à travers l’interstice. La peur de me faire prendre pulse dans mes veines alors que la conversation reprend. — Je dors mal depuis que l’autre joue de la guitare toutes les nuits. De la guitare… Carl vit dans le même quartier que moi ? La voix du boss renchérit après une courte pause, les mains dans les poches, il rejoint le fameux Carl devant une immense baie vitrée donnant sur la rue. — Fais comme-moi, oublie tout ça, Carl. Je dors comme un bébé. — Comment y arrives-tu ? Regarde-le… Owen est là, dans son kiosque, à fixer cette société jour et nuit. Il va me rendre fou. Je me redresse, adossée à la porte, la main sur la bouche, frappée par l’effroi. Owen ? Ce type à la guitare s’appelle Owen ? Ils se connaissent tous les trois ? Mes battements cardiaques s’affolent, je distingue des bruits de pas dans ma direction, on dirait que le patron s’apprête à quitter le bureau de Carl. Je fais demi-tour paniquée à l’idée d’être prise sur le fait, et m’éloigne du bureau. Mais je suis stupéfaite par la dernière phrase que je perçois. — Il n’a rien contre nous. Il ne peut rien prouver.

Chapitre 8 Molly

# Devil Side – Foxes

On pourrait résumer la fin de ma matinée en un défilé de collaborateurs venant me féliciter ou m’effrayer, la découverte d’un cahier des charges impressionnant émis par le gouvernement anglais alors qu’un profond malaise me colle à la peau depuis la conversation entendue par hasard. Ce mec du kiosque, mon patron, Carl… C’est de la folie ! J’ai le plus grand mal à être productive, je ne fais que ressasser cette histoire de « preuve » captée par indiscrétion. Difficile d’être créative avec ce que je sais à présent, c’est même impossible maintenant que la faim s’en mêle. Mon estomac gargouille si fort que Beth l’entend. — Il est peut-être temps de manger ? Tu veux que j’aille nous chercher un sandwich ? — C’est gentil, mais tu sais… je mange bio, je suis un peu difficile, là-dessus… — Eh bien, un sandwich bio ! Elle est adorable avec ses dossiers sous le bras, sa tablette tactile qui la notifie sans cesse et le sourire de celles qui ont à cœur de bien faire, mais je décline. Je ne veux pas appartenir à cette catégorie de cadres supérieurs qui abusent de leur assistant, et puis j’ai d’autres projets en tête. Comme parler à ce fameux Owen… — Non, je vais y aller. J’ai envie d’une soupe. Je te ramène quelque chose ? Beth replace ses lunettes, laisse échapper un sourire gêné et me répond qu’elle va se contenter d’un sandwich tout ce qu’il y a de plus classique. — Par contre, couvre-toi, Molly ! — C’est juste à côté, pas la peine. — On annonce une vague de froid toute la semaine. Regarde-moi ce temps de chien. Sur ses conseils, j’enfile mon manteau, visse mon bonnet sur la tête et observe le quartier depuis la baie vitrée. Le kiosque, ce mystérieux Owen… Le voir dehors par ce froid me tord le ventre. * Un bus impérial déverse une nuée de touristes sous le pont de l’échangeur, à proximité du Word Museum, j’esquive le groupe qui prend des photos et file, sur un nouveau tuyau de Beth, vers le LoveLocks. Un food truck proposant du bio à deux pas du hall Saint- George. Tout en commandant deux soupes à emporter, je rédige un SMS à destination de Kate concernant ma soirée de vendredi. J’adresse sensiblement le même à Stan, et celui-ci me rappelle juste au moment où je règle mon repas. — Hello ma belle. — Comment ça va ? C’est O.K. pour la crémaillère ? — Je vais pas trop mal, le garage tourne à plein régime. Du coup, je ne peux pas encore te confirmer pour vendredi. Ça ira si je te dis ça au dernier moment ? — Bien sûr, tu plaisantes ou quoi ? Aucun problème ! — Je ne te promets rien, mais je vais me débrouiller pour ne pas terminer trop tard. À ce propos, tu es bien au refuge ce soir ? — Yes, tu peux compter sur moi. Ah, attends une seconde… je récupère ma commande. Stan ne s’éternise pas, il m’embrasse et je raccroche aussitôt avant de retourner aux abords de DesUrb et du kiosque. Parce que j’ai une soupe pour lui et des tas de questions qui me trottent dans la tête. Roulant avec prudence jusqu’au square, je diminue mon allure en voyant le mystérieux guitariste, puis me stoppe, carrément stupéfaite en découvrant une autre silhouette. Je ne pensais pas surprendre Carl et Owen en pleine dispute. D’ici, j’ai l’impression qu’ils vont en venir aux mains. Rageusement, Owen pousse mon futur rival violemment en arrière. Excédé, Carl l’insulte et repart furieux vers le siège de notre entreprise. Ils se connaissent vraiment, j’hallucine… D’un coup de trottinette, je rejoins celui qui a très largement empiété sur mes heures de sommeil tandis qu’il remballe nerveusement ses affaires. Je ne sais pas quoi dire exactement, à présent, je me sens stupide avec ma soupe à lui offrir. — On peut se parler ? — Oh, Mère Thérèsa… la Sainte des Tupperware. — Très drôle, tu es hilarant. — Tu me tutoies maintenant ? — Owen, je… Son regard d’une clarté à couper le souffle se braque sur ma personne. Une lueur colérique côtoie une souffrance à peine dissimulée qui me désarçonne. En plein jour, les nuances azur et métalliques de ses yeux sont stupéfiantes, noyées de doutes et de méfiance quand il me fixe intensément. Comme pour m’engloutir, me dévorer ou me crucifier. — D’où tu connais mon nom ? — Justement, j’ai quelques questions à te poser… L’étui à guitare rejoint ses épaules, son sac également, avec nonchalance, et il s’apprête à partir, bien décidé à ne plus me calculer. J’insiste. — J’ai… je t’ai pris une soupe. Silence. Rictus moqueur. Il dévale les marches et trace sa route sans me répondre. Vexée, je lui emboîte le pas. — On peut discuter ? — De quoi ? — De ça ! De ce qu’il vient de se passer ! Je n’ai droit qu’à son dos, et un mutisme agaçant. Il est braqué, renfermé sur lui-même. J’ai la sensation que son altercation avec Carl est liée à la conversation du boss, mais… Comment, pourquoi ? Mystère. — Je les ai entendus parler de toi au bureau ! — Oublie-moi. Tu es dans le mauvais camp, Miss-j’ai-vingt-ans- de-crédits. — Le mauvais camp ? Ça veut dire quoi ? J’insiste, mais il avance sans se retourner alors que je reste collée à ses talons sans lâcher le morceau. — J’ai rien à te dire, voilà ce que ça signifie ! — Mais pourquoi ? Tu pourrais au moins t’arrêter et m’expliquer ! — Parce que tu travailles pour eux. Y a rien à expliquer. Son animosité tombe comme un couperet, je le sens hostile et je n’arrive pas à comprendre sa réaction vis-à-vis de mes questions. — Qu’est-ce qu’il se passe avec DesUrb ? C’est quoi le problème ? — Reste en dehors de tout ça. Fous moi la paix et va manger du quinoa ! — Qu’est-ce que tu ne peux pas prouver ? Owen ? De quoi Carl a- t-il peur ? Il se fige d’un coup et se retourne enfin, excédé. Pas le temps de freiner, je m’écrase de plein fouet contre son torse. Mon souffle se coupe. Une violente douleur dans le nez et la poitrine me surprend, mes gobelets de soupe éclatent à l’impact. La vache, il est fait en béton armé ! — Oh pardon, ton blouson ! — Putain, c’est pas vrai ! J’ai de la soupe partout, bordel de merde ! — Je suis la reine des gaffes… — Ça tu peux le dire ! C’est ce qu’on appelle un désastre, avec sa gigantesque auréole et les morceaux de légumes, on dirait qu’il s’est vomi dessus, je suis morte de honte et j’ai mal dans le thorax. — Désolée… — Putain, c’est un carnage, comment je vais nettoyer ça ? — En même temps, ça te prend souvent de te retourner sans prévenir ? La phrase de trop. Je le comprends, mais un peu tard. — À chaque fois qu’on me suit en trottinette avec de la soupe dégueulasse et des questions à la con ! Confuse, et un peu vexée par son agressivité, je lui tends la seule serviette en papier que j’ai pu sauver mais il me l’arrache des mains et la jette par terre. — Va chier ! Je veux pas de ton aide, c’est clair ? Je me pince les lèvres, et ce n’est pas bon signe. Ce n’est que de la soupe, je tente d’être diplomate et il me fait une scène ? Au moment où je m’apprête à le recadrer avec son caractère déplorable, je ressens une petite douleur dans le plexus, à l’endroit précis où je me suis écrasée contre son corps. — Qu’est-ce que tu as ? Ça va ? C’est le cœur ? Sa voix est soudainement moins claire. Son regard anxieux me dévisage, pourtant je le rassure. — Ce n’est rien, tout va bien. — Sûre ? Il me contemple un instant d’un air indéchiffrable, il penche la tête vers mon genou et change brutalement de ton ainsi que d’expression sur le visage. — Tu t’es égratignée avec ta… ton truc. Je baisse la tête vers ma rotule et il s’incline, subitement inquiet. Très loin de son aptitude à m’envoyer promener et de sa moue renfrognée. — Ça va aller ? Son timbre prend tout à coup une douceur surprenante. À des années- lumière de l’animal qui refuse toute approche. Qu’est-ce qu’il lui prend ? Il y a soudain dans son regard un voile étrange, un zeste protecteur qui me décontenance. D’un simple coup d’œil, je constate qu’il ne s’agit que d’une entaille superficielle. Je réalise alors qu’il s’est adouci et qu’il vient de désamorcer une discussion mal engagée, alors je dédramatise. Je fais un pas vers lui. — Ce n’est rien. Trois fois rien. J’ai l’habitude… Le sourcil arqué, il m’adresse une minde interrogative. C’est vrai que ma réponse est étrange. Si bizarre que je me sens obligée de me justifier. — Je me cogne souvent ! Dès que je suis de trop près quelqu’un qui me dit non ou que je poursuis un inconnu qui me parle mal. Il faut savoir vivre dangereusement ! Mon trait d’humour ne le fait pas rire. J’avoue, ce n’était pas ma meilleure vanne. Qu’est-ce qui me prend ? J’essuie comme je le peux le sang avant qu’il ne rampe sur mon jean et lorsque mes yeux s’attachent à nouveau aux nuances bleutées et chargées d’énigme de ce musicien plein de secrets, j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose. Qu’il me perçoit différemment. Je sens une brèche, la possibilité d’en apprendre davantage sur son lien avec Carl et le patron. — Owen, je… La sonnerie de son téléphone me prive de toute explication, il décroche aussitôt. Je capte des éclats de voix, peut-être même de la détresse. La mâchoire verrouillée, son visage s’ombrage tout à coup. J’ai l’impression d’assister à une tempête en formation. — Je dois te laisser. — O.K., mais… — Désolé, une urgence. * Owen # Bad - Royal Deluxe

Elle n’avait rien de grave, et j’ai bêtement cru qu’elle me faisait un malaise cardiaque au beau milieu du square. Plus de peur que de mal, je ne sais pas ce qu’elle a entendu sur moi, encore moins ce qu’elle sait de mon histoire, ma seule certitude en galopant vers le chantier naval, c’est que Bud a pris cher et qu’il n’y a pas une seconde à perdre. Presque vingt minutes à me cramer les poumons, je suis à bout de souffle lorsque les docks de Trafalgar se profilent, j’espère juste que le gamin est encore conscient. Il y a la partie du port que tout le monde connaît, belle, entretenue, dédiée aux touristes… et il y a l’autre réalité, loin de l’image de carte postale, c’est de ce côté-là que je m’active, vraiment inquiet. Je longe enfin les canaux aux barrières couvertes de rouille, l’air iodé se glisse dans ma gorge trop sèche, et sous un vol de mouettes excitées, je reste à l’affût, tendant l’oreille d’un entrepôt à l’autre. Portable en main, je compose son numéro, mais Bud ne répond pas. Une nouvelle tentative, le cœur à l’arrêt, je perçois enfin une sonnerie qui agonise à l’angle d’un hangar. — Bud ? Bud ! Merde ! Entre un bidon d’huile et la carcasse d’un bateau de pêche, une silhouette désarticulée gît à même le sol. Vision d’horreur, son jogging est déchiré, sa pommette en kit, et ses lèvres tuméfiées. C’est à peine s’il est en état de bredouiller. — Ils… ils m’ont chopé… Il se rendait chez l’assistante sociale, il n’a pas eu de bol. Une quinte de toux, il crache une dent. Putain, une dent ! À genoux, je le redresse, le tenant dans mes bras. Ce n’est pas joli à voir, ça me fout en rogne et ça me démolit. — Il faut que je t’emmène à l’hôpital ! — Non, non ! Fais pas ça, non ! — C’est sérieux Bud ! — Je… je me suis enfui… Ils vont me retrouver… Je comprends que si je le porte aux urgences, les Crox Crew vont forcément lui mettre la main dessus ou l’attendre à la sortie. Fait chier, bordel ! — Faut que tu m’aides Owen… Me laisse pas en plan. Son coquard à l’arcade enfle à vue d’œil. Le sillon de ses larmes se mêle à des ecchymoses qui me soulèvent le cœur. Je peux pas le laisser comme ça. — Tu peux marcher ? Il opine mollement du chef avant de tenter de se redresser. Je l’aide à tenir debout et sa grimace en dit long sur son état. — O.K., si tu peux tenir le coup, je t’emmène dans ma planque. J’ai de quoi te soigner et te désinfecter. — Ah… Tu… tu vois que t’as une planque… Enfoiré ! Même amoché, il conserve un regard espiègle et un langage fleuri. Et s’il n’était pas si mal en point j’imagine qu’il me ferait un doigt d’honneur juste pour me gonfler. — Souris pas, Bud. Tu fais peur. — Je t’emmerde. Premier pas difficile, je le soutiens comme je peux. Ce petit jeune m’en aura fait voir de toutes les couleurs. Je peste, je m’inquiète et il doit le sentir parce que c’est la première fois qu’il me parle comme ça. — Merci Owen… sans toi… j’sais pas si… — Ça va aller, serre les dents. Mais je veux savoir pourquoi on t’a tabassé, c’est clair ?

M

C’est un quartier charmant, Molly. Si j’en crois le point de vue de la photo, tu te reconstruis à l’angle de Trueman Street. Une belle petite bâtisse à l’ancienne, tu as dû toucher un paquet de fric avant de te débarrasser de moi. Ton étiquette soigneusement décorée est aussi douce que ta peau. Apparemment, tu habites au 3e étage… une chance pour toi que le hall soit fermé à clé. Alors je te laisse une marque, Molly, une marque sur ta boîte aux lettres. Maintenant, je sais que tu sais.

Chapitre 9 Owen

# Last One Standing - WAR*HALL

Le long des graffitis rageurs, dans les relents d’urine, je l’épaule durant plusieurs minutes alors que le vent du large nous glace les os. Le nez de Bud pisse le sang, il s’accroche courageusement tandis que je cherche à cerner la situation, même si elle est crue, même si le fin mot de l’histoire risque de ne pas me plaire. — Qu’est-ce que les Crox Crew te veulent exactement ? — Laisse tomber, Owen… Je veux pas te mêler à toute cette merde… — C’est un peu tard, non ? Le long chant sinistre émis par un ferry engloutit le malaise qui s’installe. Il grimace, je réduis mon allure aux abords de la société de garde-meuble. Box 16, allée 12. — Encore un petit effort. On y est presque. — Tu m’emmènes où ? C’est là que tu crèches ? Sérieux ? Traînant la patte le long des enfilades de box bleus, il doit se contenter de mon silence. Bud semble légèrement quitter son état de choc, il reprend des couleurs. Lentement, je l’installe à même le sol et dégaine mes clés. — Tu ne bouges pas d’ici. Compris ? — Je vois pas bien où je pourrais aller de toute manière. Dix mètres plus loin, je déverrouille le cadenas, fait coulisser le battant et pénètre dans mon emplacement attitré. La lumière des docks tranche la pénombre et ma silhouette se reflète sur la carrosserie de ma vieille Mustang. Sans attendre, je me précipite vers le coffre et l’ouvre afin de retrouver ce qu’il reste du kit de premiers soins. — Putain, mais tu as une caisse ? Sursaut de ma part et volte-face. Bordel, ce gosse n’écoute rien à rien ! — Qu’est-ce que je t’ai dit ? Tu ne devais pas bouger ! — Une Mustang ! Alors c’est ça que tu me caches ? J’hallucine, il approche encore, aucun respect. Je m’empare du coton, du désinfectant et de quelques bandes de gaze avant de claquer violemment le coffre. J’ai beau fusiller Bud du regard, ses yeux pétillent comme s’il ouvrait un cadeau lors d’un matin de Noël. — Je comprends mieux pourquoi tu as un tout petit sac ! Tu fous toutes tes affaires ici. C’est ça ? — N’approche pas ! Tu n’as rien vu. Tu ne sais rien. Et tu oublies tout de suite cette voiture. Si jamais tu en reparles, je te pète les dents qu’il te reste. Compris ? Autant pisser dans un violon, Bud titube encore jusqu’à moi et scrute mon coupé vert anglais de 1970. Je déteste qu’il zieute à l’intérieur et tire ses propres conclusions en ignorant parfaitement mes menaces. — Un duvet… Tu dors dedans ? — Non, je joue aux échecs, Einstein. Un ricanement de sa part, cette fois, il a la force de me gratifier d’un doigt d’honneur, un vrai. Puis il secoue sa main en laissant échapper un souffle admiratif. — Pow, pow, pow ! La vache, ça c’est de la bagnole ! Elle roule ? — Hey ! Enlève tes sales pattes de la portière ou je termine de te casser la gueule ! Son air de défi insupportable reprend le dessus et il ouvre quand même, jouant avec mes nerfs. Je me rue vers lui, et referme aussitôt. — Laisse-moi te soigner le pif, tu vas mettre du sang partout. T’es vraiment qu’un petit con ! Son sourire édenté désamorce ma crispation, Bud ouvre ses mains bien à plat et les lève au niveau de sa tête en signe de reddition. Il renonce et s’installe au niveau du capot. Alors que je panse ses plaies et qu’il geint comme une gonzesse, je m’adoucis et brise le silence. — Elle démarre, mais elle ne roule pas… Du bout des doigts, je tamponne à l’aide de gaze son arcade bousillée et reprends un ton plus bas. — Enfin, le moteur chauffe, je ne peux pas l’utiliser. — Un problème de ventilateur ? — Pas seulement. Il y a quelques pièces à changer… J’enfourne du coton dans ses narines, je me concentre sur sa pommette entaillée et c’est à lui de se livrer. — J’ai fait des paris, Owen. De gros paris sur les matchs de Liverpool… Son regard luisant cherche le jugement dans le mien, mais j’évite de lui donner satisfaction, alors il poursuit après un soupir. — Je dois beaucoup d’oseille à un bookmaker. Et… vu que j’ai une chance insolente… ce type bosse pour les Crox Crew. Dix-sept ans, sa tête est déjà mise à prix. Tout en jouant les infirmières, je me mords les joues, je le laisse se confier. — Le truc, c’est que c’est pas la première fois… Ils sont venus chez moi pour se servir. Mes parents ont pété un câble et m’ont foutu à la porte. — Je comprends mieux… Voilà pourquoi il n’a aucun filet, aucun repère et personne sur qui compter. Je me tais et le laisse continuer. — J’ai traîné du côté de la gare, puis les types du gang m’ont repéré. Alors je me suis enfui et c’est comme ça qu’on s’est rencontrés ce fameux soir… Je revois ce gringalet haletant sortir de nulle part du côté de l’estuaire. C’était il y a quelques mois, j’étais sur les rives du Mersey au pire des moments de mon existence. Quand j’ai balancé ma guitare depuis le petit pont, avant d’enjamber la rambarde, prêt à sauter à mon tour. Bud est apparu, je me souviendrai toujours de ses mots… — Et autour d’un feu, tu m’as dit que la roue tournait quoi qu’il arrive, que se foutre en l’air, c’était… — De la merde. Je le pensais ! Et je le pense toujours, Owen. Il est loin d’être exempt de défauts, mais ce gosse a un mental d’acier. Il est dans une impasse, avec une horde de sauvages sur le dos et des dettes par-dessus la tête et pourtant… il tient bon. C’est sa force de caractère qui m’a retenu à la barrière, son franc-parler a fait le reste ce jour-là. Je me souviens, et me confie à voix basse. — Et tu as sauté dans la flotte pour aller chercher ma gratte. — Alors que tu ne m’as même pas joué un seul morceau depuis qu’on se connaît ! Et d’abord, le feu de camp c’était pour sécher ta Gibson, enfoiré ! — C’était surtout pour te réchauffer. — Arrête, même toi, t’y crois pas une seconde ! C’est faux, ce soir-là, il m’a impressionné. Il était gelé, mais il souriait. Moi, j’avais décidé de renoncer, mais cette fameuse nuit, cette tête de nœud m’a empêché de céder à la facilité. C’est alors que j’ai compris qu’il y avait une autre option pour mon avenir. Ce soir-là, quand Bud est entré dans ma vie, j’ai réalisé que je devais encore y croire et me battre. Je secoue la fiole d’alcool à 90° et je me surprends à lui faire une promesse. — Je te jouerai un truc quand tout sera terminé. — Terminé ? — Mes « projets », tes emmerdes. Il grimace et recule la tête, le désinfectant sur sa joue l’agresse. — S’ils ne me refroidissent pas avant ! — Tant que je serai là, ça n’arrivera pas. — Tu parles. Parce que tu comptes me protéger ? — Je vais essayer. Un jour, ça ira mieux, tu verras. Ses yeux se mettent à luire, son visage de petit con trahissent les traits d’un enfant apeuré et ému aux larmes. — Putain, Owen, tu vas me faire chialer. Doucement, j’applique un pansement sur sa joue et cet abruti me sidère en se jetant dans mes bras. Oh, le con ! C’est moi qui vais verser une larme maintenant… Je lui tapote le dos, je sens des trémolos dans sa respiration, mais il se redresse et frotte le bout de ses doigts, avant de les sentir, l’air dégoûté. — C’est quoi ce truc sur ton blouson ? Tu chlingues, sérieux ! — C’est de la soupe. — De la soupe ? C’est vrai que je pue la popotte. Un cadeau de Miss Catastrophe. Molly, ses Tupperware et ses questions sur DesUrb… Mais… Maintenant que j’y pense… Glissant ma main dans la poche, j’extirpe le prospectus froissé qu’elle m’a donné hier soir. Sous mes yeux, le dépliant du refuge hurle l’évidence et attise la curiosité de Bud. — Mec, c’est quoi ? — Ta nouvelle adresse pour quelque temps. — Sérieux ? — Tu seras en sécurité là-bas. Les questions de Molly me reviennent, l’altercation avec Carl également. J’abandonne le flyer au creux de sa main avant de revenir vers le coffre de la Mustang et de m’emparer d’un pied-de-biche. — Et ça, c’est pourquoi ? T’as quand même une notion de la sécurité bien à toi. Évitant de répondre, je glisse mon nouveau meilleur ami dans mon sac à dos avant de refermer la voiture et de demander à Bud de me suivre. — Owen, qu’est-ce que tu comptes faire avec ce truc ? — Un jour quelqu’un m’a dit que la roue tournait toujours. Ce soir, je compte bien la faire tourner.

Chapitre 10 Molly

# Demons - Jacob Lee

Victime d’un gros déficit d’attention depuis le début de l’après-midi, je n’arrête pas de penser à ma soupe renversée, au départ d’Owen en catastrophe et à la prise de bec de Carl. Son changement d’attitude avait quelque chose de touchant. L’espace d’un instant, j’ai décelé en lui quelqu’un de prévenant. Depuis mon bureau tout de verre et d’acier, cette histoire tourne en boucle dans ma tête jusqu’à ce qu’une note interne du boss ne me remette les pieds sur terre. Un e-mail impersonnel, un coup de pression, mine de rien. Le projet qu’on me confie passe avant tout, j’ai à cœur de montrer ma vraie valeur et de prendre la tête du pôle design, même si je dois en découdre avec ce fameux Carl. Même si Owen a sous-entendu que j’évoluais au milieu des requins. — Bethany ? J’aurais besoin d’une cartographie complète de la situation. On a des chiffres récents sur les sans-abri de Liverpool ? — Euh, là tout de suite… je ne pense pas. — Il me faudrait des statistiques sur les cinq dernières années, le nombre d’associations impliquées. Oh, et si tu peux me faire une pige des mesures prises par la ville en faveur des SDF, ça m’arrangerait. Arrêtés, décrets, partenariats avec les acteurs sociaux… la totale. — Je vais me renseigner, je reviens. Elle valide en m’adressant un salut militaire, Beth quitte mon bureau en quatrième vitesse, et je réalise avoir déjà imaginé quelques concepts sur cette thématique il y a un sacré bout de temps. Il m’est arrivé de dessiner plusieurs projets personnels qui vont dans ce sens. Des esquisses qui se trouvent dans… mon portfolio ! Qu’est-ce que j’ai bien pu en faire, Nom de Zeus ? Et si jamais je l’avais perdu ? Une affreuse boule à la gorge bloque ma respiration en songeant à cette éventualité. La perspective de ne plus jamais revoir ce porte- documents m’angoisse, l’idée de ne plus remettre la main sur son contenu me fait monter les larmes aux yeux. Non, ce n’est pas le moment, ma grande ! Tandis que je me triture les méninges et grignote le bout de mon stylo sans même m’en rendre compte, mon regard se perd au dehors, sous le pont, vers le square et le kiosque vide. La porte s’ouvre dans mon dos, mais ce n’est pas mon assistante qui déboule. Il s’agit de mon rival, et je crois que la visite de Carl n’est pas de la simple courtoisie. — Molly, je venais te souhaiter bonne chance. — C’est gentil. Regard de fouine, posture hautaine et satisfaite. Je n’y crois pas une seconde et il me le prouve en ouvrant la bouche une nouvelle fois. — Non, c’est sincère. Il te faudra beaucoup de chance pour tenir la distance. Ce poste me revient de droit et je vais l’emporter haut la main. Son sourire factice m’annonce qu’il ne fera qu’une bouchée de mes idées, mais je remarque qu’il ne peut s’empêcher de scruter le square à son tour. Cette brèche est bien assez large pour que je m’y engouffre sans prendre de gants. Tu veux me déstabiliser ? J’ai quelques cartes à jouer… — Tu le connais visiblement ? Carl fronce les sourcils, ses yeux semblent s’enfoncer davantage sous ses arcades. — De qui tu parles ? — Je t’ai vu t’accrocher avec Owen dans le parc entre midi et deux. Son regard passe de la surprise à quelque chose de plus menaçant lorsqu’il nie ouvertement. — Je ne sais pas d’où tu le connais, mais c’est un étranger pour moi. Un conseil, Molly… Tu devrais te concentrer sur ton projet. Bon courage. * De prises de notes en croquis inutiles, je tente de garder la tête froide, mais la vérité, c’est que les menaces de Carl me glacent le sang. Il est si arrogant, si sûr de son coup, que je me sens soudainement toute petite pour ce challenge et je n’ai pas envie d’échouer. Pire, je veux absolument m’imposer, je tiens à tirer mon épingle du jeu et montrer au grand patron que je mérite cette place et que les femmes peuvent donner vie à de grandes idées. Lorsque je lève enfin la tête vers la pendule, il est déjà tard, je n’ai pas vu la journée passer. Tout en retrouvant ma trottinette, je me persuade que les choses ne se sont pas si mal passées. Je reviens chez moi, l’esprit ailleurs, l’âme un brin compétitrice. Un regard vers le parc désert, je lutte intérieurement pour ne pas penser à lui, à sa guitare et la soupe qui recouvre ses vêtements, à cette façon subite de s’inquiéter pour moi. Trois tours de clé et me voilà en sécurité. Vector m’accueille, et je lui demande la météo à venir, histoire de choisir des vêtements adaptés pour le reste de la soirée. Il me répond du tac au tac pendant que je me déshabille pour filer sous une douche bien méritée. — 3 °C, averse éparse. — Et pour demain ? — -1 °C, risque de chutes de neige. Mon petit robot chahute et produit des sons étranges le temps que je me savonne, puis il se met à brailler, parce que j’ai une alarme programmée. — C’est bon Vector, stop. Le silence revient au moment où j’attrape mes affaires. J’opte pour quelque chose de bien chaud, pensant aux courants d’air si je suis chargée de l’accueil au refuge. Puis je cherche aux quatre coins du salon un carton sur lequel j’ai écrit au feutre « M ». Un frisson sordide remonte le long de ma colonne vertébrale, et je secoue la tête pour chasser ce mal-être qui s’installe. Lentement, je l’ouvre et en sors une doudoune que je compte bien donner à Owen pour me faire pardonner ma maladresse. Est-il revenu dans le square ? Simplement vêtue de ma serviette-éponge, je scrute le kiosque en contrebas, rien ni personne. Tant pis, je lui donnerai à mon retour, si je le croise. Une fois prête, la doudoune roulée en boule dans mon sac gonflé à bloc, je m’empare de ma trottinette, quitte mon château fort puis dévale les marches à toute vitesse. Au rez-de-chaussée, je me fige de terreur devant ma boîte aux lettres. Mon regard paniqué balaye les alentours. Ce n’est pas possible. Comment ? Pourquoi ? Il y a une lettre qui attire mon attention. Un « M » qui me noue l’estomac. * C’est impossible, ça ne peut pas être lui. Ce n’est qu’une marque, une stupide marque sur une bête boîte aux lettres. J’endigue du mieux possible ma paranoïa sur le trajet alors que le décor se veut de moins en moins accueillant. Entre les grues et les mines patibulaires, je regagne le refuge et étouffe les dernières images d’un homme que je préfèrerais ne jamais avoir rencontré. Ni même aidé. Empêtrée avec mon sac à dos trop gros, je plie mon moyen de locomotion, quand la silhouette de Stan se profile comme un phare dans ma nuit. — Hey ! J’allais t’appeler, ma belle ! Vu l’heure, je pensais que tu ne viendrais pas. — J’ai toujours un petit problème avec le temps, tu le sais. — J’arrête pas de le dire à Evie : les gens ponctuels ont du temps à revendre ! — Evie ? — Ma moitié. C’est tout récent, mais je suis fou d’elle. Sur sa lancée, Stan se confie, j’apprends que c’est une infirmière qui donne également de son temps dans ce centre, à titre bénévole. — Elle n’est pas là ce soir, mais j’ai hâte de te la présenter. C’est une perle ! — J’en suis sûre, ça me ferait super plaisir. — Au fait, c’est O.K. pour moi pour vendredi. Je serai de la partie ! — Oh, génial ! Tu sais quoi ? Viens avec Evie, ça sera l’occasion de faire les présentations. Vendu ! Stan est aux anges. J’ai droit à une accolade chaleureuse, ainsi qu’à son parfum mêlé à des effluves de mécanique. Il m’entraîne à l’intérieur et me guide vers les vestiaires des bénévoles où je peux entreposer mes affaires en toute sécurité. Là, je ne sais pas ce qui m’arrive, c’est comme si l’ombre de l’angoisse reprenait le dessus. Ou que mon passé refusait de me laisser en paix. J’ai beau sourire, me convaincre que tout va bien, mes mains tremblent, et Stan le remarque tout de suite. — Molly, tu es sûre que tu vas bien ? — C’est rien, j’ai froid. Sauf que là, sous les néons, ma mine me trahit. — Tu es pâle. Tu me le dirais si tu avais des ennuis ? — J’ai… j’ai mal dormi. Ce qui est partiellement vrai. Mais insuffisant pour le convaincre à en croire sa moue dubitative. Alors je baisse les armes, et lui dévoile ce qui m’inquiète. — O.K., O.K., il y a cette lettre sur ma boîte aux lettres. Un « M », ça n’y était pas ce matin. — Tu es sûre ? — Je crois, je sais pas. Je sais plus… — Tu penses que c’est Mitch ? Rien que d’entendre son nom me provoque une monumentale chair de poule. De toutes mes forces je voudrais croire à une coïncidence, mais je suis persuadée que ce n’est pas un hasard. C’est même une menace. Je déglutis, mais j’ai soudainement du verre pilé au fond de la gorge. — Je préfère pas y penser, Stan. — En tout cas, cette fois, je serai là pour l’empêcher de te nuire. Je le laisserai pas s’incruster et te pourrir l’existence. Même si c’est adorable, cette phrase me renvoie malgré tout dans l’enfer que j’ai vécu. Une spirale infernale dont on ne se remet jamais totalement. Pour moi, cet homme est mort, rayé de ma vie. Ce calvaire est derrière moi. J’ai besoin de l’oublier et on a déjà trop parlé de lui à mon goût. Mitch ne le mérite pas. — Allez, on s’en fout. Ce n’est qu’une stupide lettre ! On ne va pas s’apitoyer sur mon sort. Montre-moi, ce que je dois faire ce soir. D’un geste de la main, j’envoie valser mes angoisses et je suis Stan dans son sillage jusqu’aux portes grandes ouvertes débordant d’âmes cabossées qui ont besoin d’un tout petit peu de lumière et de sourire. Et c’est bien ce que je compte leur offrir, sauf que je me sens soudainement prise dans le béton, fauchée par une douce anomalie. Me voilà agréablement engluée par la surprise, parce que je reconnais cet étui à guitare. Mes yeux ne peuvent alors s’empêcher de s’attacher à Owen qui vient de débarquer. Lui, son regard presque translucide, accompagné d’un adolescent qu’il semble vouloir protéger.

Chapitre 11 Owen

# Sparks - James Bay

J’ai pertinemment conscience que l’idée ne l’emballe pas plus que ça, mais je ne lui laisse pas le choix : Bud doit passer la nuit au chaud, en sécurité. Il le faut. Parce que je suis fatigué d’assurer ses arrières, parce que je suis incapable de le protéger à temps plein et parce que j’ai d’autres priorités cette nuit. C’est en traînant des pieds qu’il déambule à mes côtés au milieu de cas bien plus désespérés que le mien. Néons froids, carrelage blanc d’un autre temps et murs fanés, ce n’est pas une suite au Hilton, mais c’est mieux que de survivre sur un trottoir quand on a dix-sept ans. Alors que l’accueil croule sous les demandes et que de petits groupes se forment dans la chaleur agréable du hall central, le brouhaha enfle, Bud se décompose après avoir reçu son paquetage ainsi qu’un bon pour se restaurer juste à côté. Je devine que ça ne va pas fort, qu’il hésite. Il s’écarte. Il recule, s’éloigne vraiment, et je vois dans son regard qu’il n’est pas prêt. — Non, je peux pas rester ici ! — Hey, hey ! Attends, regarde-moi. Je m’isole un peu, cherche à capter son attention. J’aimerais que son souffle s’apaise. Je sais que ce n’est pas facile, mais pour une fois dans sa vie, il doit se montrer raisonnable. — Pense à la température dehors. — Là, je touche le fond… — C’est pour mieux rebondir. Bud, réfléchis trente secondes. Il est affolé, dépité, je crois pouvoir capter sa crainte de la déchéance dans son regard. C’est vrai que le centre est peuplé de junkies, de marginaux endurcis, de personnes aux troubles mentaux, mais pas seulement. Et il faut qu’il s’accroche à ça. — Bud, offre-toi une nuit sous un toit, dans un lit. — T’as vu la gueule des lits ? — Tu as vu où tu as passé ta dernière nuit ? Il souffle d’exaspération, mais l’argument fait mouche. Je sens qu’il baisse peu à peu les armes, surtout quand je le prends dans mes bras et lui murmurant que c’est ce qu’il y a de mieux pour lui. — Ce n’est que temporaire. Je passerai te voir aussi souvent que possible. — Et toi, tu vas… Il s’interrompt, stoppé net. Je cherche à comprendre pourquoi. — Quoi ? Qu’est-ce que tu as tout à coup ? Bud se redresse, tâte sa joue meurtrie puis plante ses billes luisantes dans les miennes avant de décrocher et de fixer son regard sur quelque chose derrière moi. — Owen, y a une nana qui nous mate bizarrement. — Où ça ? — À côté du renoi qui a une chemise de bûcheron. Je me retourne lentement et, au niveau de l’accueil, entre les bonnets troués et les ombres épuisées, je reconnais le visage et les traits attirants de la femme la plus maladroite que je connaisse. * Molly # Moment Passed - Dermot Kennedy

Le temps se fige dans la cohue, c’est comme si chaque individu ici se statufiait, comme s’il n’y avait que ses yeux appelant les miens. Je le découvre très protecteur envers ce jeune, est-ce que c’est son fils ? Impossible, vus d’ici, ils ont dix ans d’écart, à tout casser. Peut-être son frère, alors ? Non, ils ne se ressemblent pas du tout ! Quoi qu’il en soit, la lueur bleutée illuminant sa figure m’appelle, plus rien ne compte autour. Il a lu mon prospectus, il a fait le bon choix. C’est plus fort que moi, la surprise de voir Owen ici me pousse à tout lâcher, à abandonner Stan et à prendre mon courage à deux mains pour aller lui parler. — Owen ? Qu’est-ce que tu fais ici ? — Je me posais la même question. — Je suis bénévole. Il réprime un sourire et observe les lieux avant de planter son regard dans le mien. Je suis en quelque sorte fascinée par son visage qui peut être aussi dur et cassant que doux et lumineux. Presque solaire. — Je comprends mieux pourquoi tu m’as donné ce flyer. Pas de soupe pour m’agresser ce soir ? Je passe ma langue sur la tige de mon labret et évite de jeter de l’huile sur le feu de ses sarcasmes. Il y a un blanc, un instant de flottement qui ne ressemble en rien à de la gêne en ce qui me concerne. Je suis simplement étonnée de le voir se mêler à d’autres et contente qu’il trouve refuge dans ce centre. Je remarque qu’il sent bon l’adoucissant et un parfum boisé, mais… Où est passé son manteau ? En tout cas, son attitude avec ce petit blond à la figure amochée est très loin de l’idée première que je me faisais de lui. Owen laisse courir son regard sur le piercing à la base de mon cou, deux strass qui ornent ma peau entre mes clavicules et qui semblent le troubler avant qu’il ne se ressaisisse. — Je te présente Bud. Un… Regard jaugeant celui qui l’accompagne, puis un soupir qui me surprend davantage. — Un ami. Je crois qu’il lui faut du repos. — Tu as des amis maintenant ? Enchantée Bud. L’ado opine de la tête et baisse les yeux vers ses pieds. Il suffit de contempler son visage abimé pour deviner qu’il en a bavé, alors je le prends en charge immédiatement. — Tu as besoin de soins, je vais demander à Stan si on peut te conduire à l’infirmerie. Le fameux Bud glisse ses mains dans ses poches et recule d’un pas. — Pas la peine. — On pourrait au moins examiner tes plaies, histoire de voir que tout est O.K., non ? — Ça ira, sans façon, merci. — Tu veux manger quelque chose ? Il y a aussi des boissons chaudes. — Je n’ai pas faim. — Si tu veux, la psychologue vient d’arriver, ça pourrait te faire du bien de… — Non, je veux juste qu’on me foute la paix. C’est possible ? Owen l’empoigne par le bras et siffle en grinçant des dents. — Hey, un peu de respect, trouduc’ ! — Lâche-moi ! C’est bon ! — Excuse-toi. J’ai l’habitude de ce genre de réactions, insister ne sert à rien. Certains ont besoin d’un petit laps de temps avant d’accepter une main tendue. Ce qui est aussi le cas de mon charmant voisin qui joue trop fort de la guitare. Je lève la tête vers lui et laisse parler ma curiosité. — Par contre, Owen… Tu sais que tu ne pourras pas jouer de musique dans le refuge ? Pas de concert ce soir. Il ricane, passe sa main dans ses cheveux et contemple la foule qui se disperse dans le centre en direction des dortoirs et de la cantine. — Je ne dors pas ici, je te l’ai dit, je ne me mêle jamais aux autres. J’ai simplement accompagné Bud pour qu’il se repose au chaud. Protecteur, mais solitaire… — Du coup tu pourras m’entendre jouer sous le kiosque jusqu’à pas d’heure… Rien ne change, je te rassure. Solitaire et insolent. Quelle tête de mule ! Je riposte aussitôt. — C’est de l’humour ? Je n’arrive pas encore à savoir si tu es drôle ou juste exécrable. — Est-ce que la situation prête à sourire ? Je m’apprête à répliquer lorsque la voix de Stan me coupe l’herbe sous le pied. Il m’appelle, on a besoin de moi, j’ai suffisamment papoté. Ce n’est que partie remise, mon cher… * Owen

Sucré et fruité. C’est ce qui définit le mieux le parfum d’agrumes qu’elle laisse sur son sillage en tournant les talons. J’ai du mal à me sortir son piercing microdermal de la tête. Bud semble se faire une raison et retrouve sa langue. Il m’abreuve d’une salve de questions à propos de la « bénévole super bonne » qui me dérange un peu, même si je nie ouvertement. J’observe la kamikaze de la soupe regagner son poste et servir ceux qui en ont besoin. Le sourire de Molly surmonté d’un autre bijou étincelant est un pansement sur les sutures laissées par la rue. C’est même un rayon de soleil guidant les plus démunis, elle les écoute et n’hésite pas à les escorter là où on sert la bouffe. Il faut la voir se démener, distribuer les couvertures, réconforter ceux qui sont au fond du gouffre. Je l’ai prise pour une bobo voulant faire une B.A. en me donnant son foutu flyer, mais je me gourre sur toute la ligne. Cette nana est juste altruiste, elle a le cœur sur la main. Il y a longtemps que j’ai perdu foi en l’humain, je n’ai jamais rencontré un spécimen pareil, et je crois que ça me touche. — Mec ? Tu te la tapes ? — Non. — Ben tu la regardes comme si c’était le cas. Je soupire en songeant à la remarque de ce petit con. Puis je me réfugie dans un demi-mensonge. — Elle m’intrigue, c’est tout. — Tu comptes te la taper ? — Ça va pas ou quoi ? — Je peux tenter ma chance alors ? C’est stupide, mais je sens mon palpitant accuser le coup. Il sourit en grand et m’offre une vue imprenable sur sa dent manquante. Au niveau séduction, peut mieux faire. Alors pourquoi le simple fait qu’il y pense m’emmerde autant ? J’enfile le masque de l’indifférence et répond dans un souffle totalement neutre. — Du moment que tu passes la nuit ici, tente ce que tu veux. L’innocence des jeunes années… Il se frotte les mains à l’idée de la « pécho » en oubliant parfaitement que sa tronche bouffie ressemble à un plat en sauce et sans se douter une seule seconde que ses projets de drague me saoulent un peu. L’envie de tenter sa chance a au moins le mérite de le détendre, je crois qu’il accepte enfin de passer la nuit entre ces murs. — J’espère que je vais pas crécher avec ce type chelou qui parle seul ! — Qui ça ? — Le blond, tout rouge avec un coussin blanc. Il a l’air sacrément barré. — Il l’est, probablement. Ne cherche pas d’embrouille, reste à l’écart. Pense à dormir en tenant tes affaires entre les bras. Il y a des vols de temps en temps. — Charmant… — Fais profil bas et tout ira bien. Et rappelle-toi, trois règles simples… — Hygiène, discrétion, pas d’addiction. Je sais, tu me bassines avec ça depuis qu’on se connait ! — Quand je vois le résultat… je me dis que je ne te le répète pas assez. — Je t’emmerde ! Son coup de coude n’est rien d’autre qu’un signe d’affection. Bien malgré moi, je lance un nouveau regard vers Molly, je crois que j’aime bien la façon dont elle souffle sur sa mèche pour la faire déguerpir de son minois, au moins autant que l’attention qu’elle porte aux malheurs des autres. Comment peut-on vivre du côté de Saint-George et passer ses soirées ici ? Je n’ai pas la réponse, alors je me rabats sur les dernières instructions pour un môme qu’il faut surveiller comme le lait sur le feu. — Essaie de ne pas faire le con pour une fois. — Oui, papa. — Ni le con, ni le mur. Compris ? — Non, non. T’inquiète. Je vais bouffer un morceau et partir en chasse. Cette petite bombe atomique me donne la trique, sérieux. J’aurais voulu me retenir mais je me surprends à lui broyer le bras. — On se calme sur les hormones, p’tit con ! — Ah, tu vois que tu veux la baiser ! Grillé. Ou pas. C’est compliqué… Une part de moi ne serait pas contre, mais toutes les parcelles de mon âme sont déjà réquisitionnées pour des objectifs qui se trouvent à des années-lumière d’une partie de jambes en l’air. Arrête de la mater ! Reprends-toi, bordel. — Allez, file faire la queue au lieu de dire des conneries, va manger un bout. — Reste avec moi, on partage ? J’hésite un instant, et il murmure qu’après tout ce que j’ai fait pour lui, il peut au moins m’offrir la moitié de son repas. Bud complète un ton plus bas qu’il y a des gars pas très nets ici, que ça le rassurerait. — Et puis, ça compensera avec ton petit dej’, allez, Owen… M’oblige pas à te supplier. * Molly

Plus je le détaille du coin de l’œil tout en rejoignant l’équipe qui sert la nourriture, plus je réalise qu’il détonne. Postée derrière l’immense marmite et les bacs à vaisselle, j’ai du mal à le quitter des yeux. Cet homme n’a rien d’un SDF, il possède même une élégance naturelle qui me fascine, ou du moins, qui suscite ma curiosité. Et ce soir, je le découvre sous un autre jour, à la fois bienveillant et moins renfermé qu’à notre premier contact. Presque paternel, Owen semble accompagner le petit jeune dans le rang qui s’étire devant les plateaux repas. Le duo s’insère dans la file et je me surprends à essayer de les pister du regard. Je m’empare de ma louche, tente de revenir à ce que je suis en train de faire. Sauf qu’à trop me tordre le cou, à m’incliner plus que de raison pour observer ce troublant voisin, je renverse la pile de verres qui explosent dans un fracas monstre. — Merde ! Mais quelle gourde ! Et personne pour m’aider ! Alors que je maudis la foutue fée maladresse qui s’est penchée sur mon berceau à la naissance, je ramasse les débris, confuse. C’est là qu’une ombre recouvre les éclats à terre. Instinctivement, je sais que c’est lui, mon sang pulse d’un coup très fort tandis que la voix d’Owen me surprend en plein malaise. — Tout va bien ? Rien de cassé ? — Tu veux dire à part la vingtaine de verres ? En dépit de ma réponse légèrement cinglante, il ne dit rien. Je sens les regards de toute l’assemblée se porter sur nous si bien que je ne lève pas la tête. Contre toute attente, Owen se met à genoux et m’aide à rassembler les morceaux qui jonchent le sol. — Tu n’as pas fait semblant, il n’en reste pas un seul intact. — J’ai deux mains gauches… Tu le remarques seulement maintenant ? — Attention, il ne manquerait plus que tu t’entailles. Trop tard. Sans doute à cause de la fébrilité, un fragment de verre se plante au bout de mon index. C’est sa faute aussi, je suis perturbée. — Et merde ! Zut, zut et re zut ! Pressant mon doigt au creux de ma main, je peste et me relève. Owen m’imite et demande à voir ma phalange. — La soupe, les verres et maintenant ton doigt… Tu les enchaînes, on dirait. Il examine ma toute petite blessure, sans oser me toucher dans un premier temps. Et finalement, au contact de sa peau, en proie à une proximité sur laquelle je n’aurais pas parié, mes idées se bousculent. Ce que j’éprouve également. Ce regard de malade… Mais, c’est un grand malade ! Stop, je délire. Je retire ma main et retrouve mes esprits. — Pour la soupe, je suis vraiment désolée… D’ailleurs, j’ai pensé à toi. J’ai pris de quoi racheter ma boulette. — Tu as pensé à moi ? Vraiment ? Sa voix rauque et posée roule dans les graves, soulevant au passage une tournure de phrase qui me met dans l’embarras. — Oui, enfin… Euh, je me comprends, c’est juste une façon de parler ! Là, son téléphone sonne et interrompt cette seconde très gênante. Owen consulte alors son écran, devient aussi pâle que les assiettes vides ou le carrelage du centre. Un Huawei P30 ? Mais quel genre de sans-abri se balade avec un mobile aussi cher ? Saisissant que cet appel est peut-être important pour lui, je musèle mes questions et reprends d’une voix étrangement aiguë. — Je te laisse répondre, je vais me mettre un pansement, j’arrive tout de suite. Une surprenante vague de chaleur déferle sur mes joues, je me sens stupide, empotée, et soudainement très embarrassée. Alors, je tourne les talons illico en lui promettant de revenir dans la foulée. À l’intendance, une fois mon doigt passé sous l’eau froide et mon doux trouble contenu, je m’empare de mon sac à dos, et reviens vers le réfectoire avec la doudoune, comme promis. Mais je ne vois que Bud qui cherche Owen partout du regard dans la cantine. Il s’est volatilisé.

Chapitre 12 Owen

# Heart of the Darkness - Sam Tinnesz

Dehors, pendant que je m’éloigne dans l’obscurité, mon visage s’éclaire à la lueur de l’écran. Entre mes doigts, il y a la photo d’un sourire tendre, un numéro que je connais par cœur. Il s’agit d’un appel vidéo insistant de « maman » et elle tombe au mauvais moment. Lui répondre à cet instant précis m’est impossible. J’espère qu’elle n’a rien de grave, mais mon inquiétude se heurte à mes mensonges. Elle ne doit pas me voir comme ça, pas maintenant. Je me persuade que mon père est à ses côtés, mais je ne suis pas sûr que cette idée parvienne à m’apaiser. Mon soupir est étranglé, ma gorge se serre davantage à chaque vibration, jusqu’à ce que je presse le bouton rouge et que ma mère abandonne pour de bon. Je me contente d’un SMS qui prétend que je suis occupé et j’en profite pour demander si tout va bien. Sa réponse me soulage, mais cette prise de contact me ramène à la réalité, à mon déni. Je ne suis pas ici pour minauder auprès de Miss Catastrophe, je dois me recentrer. Ne pas me mélanger aux autres, ne parler à personne, poursuivre mon but, point barre. Alors pourquoi je reste tapi dans l’ombre en observant les lumières de Ann Fowler House ? Peut-être pour m’assurer que Bud ne sorte pas de ce centre d’accueil avant la fermeture des portes. À moins que ce ne soit pour apercevoir de loin Miss Gaffes qui me cherche à l’accueil. Sans doute un peu pour ces deux raisons… Dans le froid qui se veut impitoyable, je reste là, à examiner chacun de ses gestes, à m’accaparer ses attitudes et ses mimiques sous les néons du centre. De toute évidence, Molly est la bonté incarnée, une jolie fleur qui pousse sur le bitume. Il n’y a qu’à la voir reprendre son activité avec son « ami » le responsable, pour comprendre qu’elle donne sans compter. Je l’observe servir le diner avec un sourire qui réchauffe n’importe quel cœur, et discuter avec Bud en lui tendant son plateau repas. Pourquoi un petit bout de femme aussi bien roulé passe ses soirées dans un refuge pour sans-abri au lieu de se faire draguer autour d’une pinte dans un bar sélect du centre-ville ? Je repense à sa bouche aussi innocente que pulpeuse, à ses piercings un peu aguicheurs bien que discrets, et je ne m’explique pas les raisons de son bénévolat dans un coin aussi craignos. Je revois son petit cul moulé dans un Levis et franchement je me dis que sa présence ici n’a ni queue ni tête. Elle bosse pour DesUrb le jour, elle évolue dans l’élite branchouille de Liverpool et tend la main aux plus pauvres la nuit. Elle vit dans un beau quartier et traverse un coupe-gorge pour la bonne cause. Ce grand écart me sidère, Molly tu restes un mystère. À moins que tu n’aies des choses à te faire pardonner ? Je serai bientôt fixé, parce que la soirée touche à sa fin et que les premiers bénévoles quittent le refuge. Bud semble décidé à se tenir à carreau ce soir, et ce n’est pas lui qui m’inquiète pour être tout à fait honnête. En toute insouciance, Molly embrasse le grand black dans sa chemise à carreaux, déplie sa trottinette et file dans les ténèbres. Il est bien tard pour qu’une nana aussi canon se promène seule dans des rues aussi peu fréquentables. Molly, c’est pas une bonne idée… — Ça se voit que tu connais mal le coin… Bordel, je me mets à penser à haute voix maintenant ! Ni une ni deux, j’ajuste les bretelles de mon étui à guitare, je prends mon sac et je la suis de loin. Juste pour m’assurer qu’elle rentre chez elle sans problème. Elle fend l’air glacé et se retourne de temps à autre, sans jamais capter ma présence. Je la devine un peu anxieuse, et si elle savait à quel point ce secteur peut être chaud une fois la nuit tombée, elle n’y remettrait jamais les pieds. J’en profite, sans m’en rendre compte, pour la mater quand elle passe sous les lampadaires, alors que les images de notre discussion me parviennent. Je longe le parc et je refuse d’admettre que ses cheveux châtains aux nuances plus claires et légèrement en bataille m’ont tout de même fait de l’effet. J’aime bien son regard noisette qui vire parfois à l’or avec une pointe de vert, un peu candide et parfois très troublant. Quant à sa poitrine sous son pull gris chiné… J’allonge ma foulée, elle me distance au niveau du carrefour, pas très loin du musée. Nouveau regard derrière elle, la miss semble de plus en plus aux aguets, alors je me terre derrière une voiture stationnée. Tandis qu’un moteur rugit dans mon dos, sa trottinette s’élance sur l’avenue pavée, qu’est-ce qu’elle fout ? C’est le choc. Une bagnole lui coupe la route sans freiner, Molly n’a pas le temps de l’éviter. Un cri, une lourde chute sous mon regard impuissant. — Putain, Molly ! Mon sang pulse violemment alors que l’air refuse d’entrer dans ma trachée. Elle est à terre, elle ne bouge pas. Je lâche tout et tant pis pour ma filature. Ma gratte tombe sur le trottoir, je me précipite vers elle pour lui porter secours pendant que les pneus du chauffard crissent au loin et que le rugissement du moteur disparaît dans la nuit. — Molly, merde ! Tout va bien ? À genoux, sans réfléchir, je la prends dans mes bras et la redresse doucement. Ça cogne fort dans mon buste, les idées se bousculent. Elle gémit mollement puis recouvre ses esprits tout contre moi. — La vache… mon genou… — Dis-moi que tu n’as rien de cassé ! * Molly # Hi-Lo - Bishop Briggs

Je n’ai rien vu venir, j’avais la tête dans la lune. J’ai juste eu le temps d’apercevoir des phares foncer sur moi. Un flash blanc, et me voilà au sol, le souffle court, la rotule endolorie et dans les bras d’Owen, sorti de nulle part. Dans la lueur orangée des lampadaires, ses yeux me lancent des éclairs, c’est la deuxième fois qu’il se fait du souci pour moi. — Faut regarder avant de traverser ! Où avais-tu la tête ? Il m’enguirlande, il m’étreint. Il sent vraiment bon, il est glacé. De mon côté, plus de peur que de mal, si j’en crois ma capacité à détailler ses bras et sa carrure plutôt athlétique. Owen dégage quelques cheveux qui me barrent le visage, je me contente de bredouiller contre son torse. — Je ne sais pas… Je me sentais épiée. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fiche ici ? Je reprends en m’affranchissant de son emprise. — J’avais peur d’être suivie… et manifestement, c’était le cas puisque tu es là ! Avec l’avenue déserte pour seul témoin, sous les premières gouttes de pluie, il y a une étincelle surprenante, une attraction étonnante, quelque chose qui me trouble – pourtant, il ne dit rien. Son regard profond me sonde durant quelques instants, ses mains m’abandonnent et il brise le silence. — Les rues ne sont pas sûres. — Tu m’espionnes ? — Non, j’étais dans le coin. Face à ma moue dubitative, il se redresse, se lève de toute sa hauteur et frotte son pantalon en revenant sur ses déclarations. Puis il me tend la main, en s’expliquant d’un souffle suave. — Je te protège. Le quartier du refuge est malfamé. — Je n’ai pas besoin d’un garde du corps. — Vraiment ? Je refuse son aide et lui lance un regard plus dur qu’à l’accoutumée. L’élancement dans mon genou me tire une grimace quand je me redresse à mon tour. J’avais déjà une égratignure, ce soir, je viens de la peaufiner en beauté. Voyant que je suis en un seul morceau, mon sauveur ramasse ses affaires et s’éloigne en grognant. — C’est compliqué, Molly. Bonne soirée et fais gaffe en traversant. — Attends ! Il se fige un instant, sa guitare sur le dos, les yeux rivés sur mon sac que j’ouvre en boitillant jusqu’à lui. — Puisque tu es là, prends cette doudoune. Elle n’est pas neuve mais c’est de la vraie plume. — Et elle ne pue pas le bouillon de poule… — C’était une soupe de légumes. Je retiens un gloussement, et j’ai du mal à me reconnaître en ce moment. Nos doigts se frôlent, ses mains si habiles sur l’instrument me quittent aussitôt. Owen examine le blouson dans tous les sens avant de braquer ses yeux sur moi. — Tu sais que me fringuer ne m’empêchera pas de jouer de la guitare en bas de chez toi ? — C’est pour m’excuser de la soupe. Rien de plus. Son demi-sourire m’annonce qu’il cède. Dans un soupir, il abandonne son étui et s’empare du cadeau en me remerciant. Transie de froid, spontanément, je reprends. — Écoute… On est à deux pas de chez moi. Il fait un froid de canard… — De canard ? C’est quoi cette expression ? — C’est français. Un sourcil arqué de sa part, une manche enfilée, l’autre ne saurait tarder. J’hésite une seconde puis je me lance, fébrile. — Est-ce que je peux t’offrir une boisson chaude ? En vérité, je regrette aussitôt ma question. Seul le bruit de la fermeture Éclair me répond dans un premier temps. Owen s’avance, sourit vraiment cette fois, et je peux sentir son souffle légèrement mentholé caresser mon visage. D’ici, je peux même cerner le sarcasme qui se profile à l’horizon. — Je n’ai aucune envie de monter là-haut le temps d’un café pour me retrouver à la rue tout de suite après. Une invitation au chaud ne changera rien à ce que je traverse. Je jouerai encore et encore sous le kiosque. — Je n’ai jamais dit que tu pouvais venir chez moi. J’ai juste proposé une boisson que je sache. — Touché, Mademoiselle Catastrophe. Si nos bouches misent sur la prudence, nos doigts s’effleurent de manière irrépressible au cœur de la nuit. Il est proche, trop proche. Owen s’en rend compte et recule d’un pas. Son visage change alors du tout au tout. — Toi dedans, moi dehors. C’est mieux comme ça. Sans savoir quoi lui répondre, je le détaille dans sa doudoune un peu trop grande. Et si je dois admettre qu’il est charmant, le voir porter ce manteau me rappelle tout à coup son ancien propriétaire. La lettre sur la boîte aux lettres. Mon enfer à Blackburn. Une alarme se déclenche tout au fond de moi. J’ai tendu la main à quelqu’un par le passé, Mitch s’est emparé de ma vie, et il a tout détruit. Il a bien failli me briser. Je ne peux pas recommencer, je n’y survivrai pas. — Alors bonne nuit, Owen. Il tourne les talons, se penche pour récupérer sa Gibson, et marmonne dans sa barbe. — Elle risque d’être intéressante… — Pardon ? — Rien, bonne nuit, Molly. — Oh, une dernière chose ! Owen ? — Humm ? — Si tu pouvais jouer un tout petit peu moins fort s’il te plaît… J’ai du travail ce soir. Il ricane, sa fossette se creuse dans la pénombre pour mieux me narguer. — Je vais y réfléchir.

Chapitre 13 Molly

#Night Thinker – Sauvane

Troisième serrure verrouillée derrière moi. Adossée à la porte d’entrée, je souffle tellement d’air que j’ai l’impression de me dégonfler. Je ne sais plus quoi penser. J’abandonne ma monture électrique légèrement éraflée à l’instar de mes certitudes, me mets à l’aise et traîne la patte jusqu’à mes cartons pour trouver de quoi désinfecter mon genou. Un pschit sur ma plaie, un peu de coton pour nettoyer, et ce n’est pas ma peau abîmée qui me lance, mais bien la culpabilité. Arrête de penser à lui. Tu ne peux pas sauver tout le monde, regarde où ça t’a menée ! Tu as du boulot, ma grande ! Sur cette bonne résolution, je m’enveloppe dans un plaid, augmente mes radiateurs d’un cran et retrouve mon ordinateur en tentant d’oublier Owen du mieux possible. Vient alors le chuchotement des articulations mécaniques de Vector qui semble d’humeur joueuse ce soir. — Maman ! — Stop Vector. Je n’ai pas la tête à ça. Il lève ses petit bras pour m’adresser un check, mais je le retourne aussitôt et l’éteins. Maman a du boulot. J’ouvre ma cession, m’empare de mon stylet et replie mon ordinateur Yoga en mode tablette avant d’ouvrir mon logiciel destiné aux esquisses. À portée de main, j’ai le cahier des charges fournis par DesUrb et dans ma tête… une idée floue de ce que je pourrais apporter à l’urbanisme de cette ville en ce qui concerne les sans domicile fixe. Quelques minutes suffisent pour me remettre dans le bain. Il n’y a que deux axes possibles à ce stade du projet, soit une démarche sociale qui tend à améliorer le bien-être des personnes dans le besoin, soit l’inverse qui vise à sécuriser nos rues. Dignité contre paix des quartiers, ma part d’humanité vient de trancher. Mes inspirations s’embrouillent, mes premiers traits sont imparfaits et il est impossible de me concentrer quand la guitare d’Owen s’invite à la fête. Un son rageur, puissant, bien plus fort qu’hier. C’est pas croyable, il le fait exprès ! Agacée, je me poste à la fenêtre, je lâche un soupir qui en dit long sur mon exaspération, j’ai des éclairs noirs dans les yeux en direction du kiosque. Heureusement qu’il devait réfléchir au fait de la mettre en sourdine… Pourtant, ce n’est pas face à mon immeuble que le forcené du médiator joue. Non, il donne de la voix en fixant un autre immeuble où une ombre reste immobile devant la fenêtre. Je suis trop loin pour distinguer le moindre détail, mais je dirais qu’il s’agit de la carrure d’un homme. Carl ? Probablement. Je l’imagine aussi excédé que moi. En bas, Owen profite du refrain pour hurler de plus belle avec sa voix rauque et gratter plus fort encore. Là, tout de suite, l’intensité ressentie pour lui sur le trottoir disparait, Je n’ai plus une once d’empathie. C’en est trop. — Tu veux la jouer comme ça ? Très bien ! Aux grands maux les grands remèdes. Je fouille dans mes affaires de bureau et retrouve mon casque Bluetooth. Le volume à fond, Night Thinker abreuve mes oreilles, je me laisse bercer par les ondes de « Sauvane » en me remettant à l’œuvre. Lentement, la concentration prend le dessus et me plonge dans une phase intense où mes idées s’articulent de fil en aiguille. D’un concept à l’autre, la créativité semble se manifester. Ou pas. Plus j’étudie la situation, plus le champ des possibles devient vaste, plus je noircis les calques de mon logiciel et moins j’ai l’impression d’avancer. Au bout d’une bonne heure, au terme de ratures, de CTRL+Z à répétition et de fulgurances bancales, je jette l’éponge ainsi que mon casque sur le plan de travail. — Je suis nulle, nulle, nulle ! C’est mauvais ! Je m’étire, déforme mon visage à cause de ma médiocrité. Stressée par mon incapacité à trouver le bon angle d’attaque, je masse mes paupières, détends ma nuque puis, inconsciemment, je tends l’oreille. Rien. Un silence absolu dehors, un calme qui m’intrigue et m’attire à nouveau vers la fenêtre. En contrebas, plus de sac, plus d’étui à guitare. Le vide. C’est étrange, vu l’heure… D’après les dires de la vieille voisine, Owen ne devrait pas déserter si tôt. Pour autant, ma petite voix très pro murmure que je devrais en profiter pour me replonger sur mes croquis sans attendre. Et elle a raison. Je me remets donc à la tâche, bien décidée à prouver ce que je vaux aux yeux du grand patron mais mon ordinateur en a décidé autrement. Un gros bandeau sur l’écran affiche « Batterie faible » et me pousse à chercher mon chargeur sous peine d’être au chômage technique pour le reste de la soirée. Et je n’ai qu’un mois pour proposer quelque chose ! Un mois. Panique à bord. Fouillant dans ma sacoche, puis mon sac à dos, je réalise que – pour ne pas changer – j’ai égaré mes câbles et mes prises secteur. Qu’est-ce que j’en ai fait ? Je perds tout en ce moment, et je n’ai toujours pas retrouvé mon portfolio ! Un jour je vais perdre la tête, c’est sûr. — Du calme, Molly. Respire, réfléchis… Où est-ce que tu as utilisé ce satané chargeur pour la dernière fois ? Le privilège de parler toute seule à voix haute comme une vieille fille, c’est que la réponse vient tout de suite. Je suis partie du bureau sans le récupérer. Je me revois débrancher l’ordi, mais pas le câble. Ni une, ni deux, je me saisis de mon badge, je troque mon plaid pour mon manteau et déverrouille mon appartement. Un, deux, trois tours de clé. Un saut en trottinette, vite fait bien fait, et je pourrai reprendre le travail fissa. À pleine vitesse, je délaisse le square et débarque au pied du siège de DesUrb. Depuis le parvis, je distingue un vigile assis bien droit dans le hall, devant ses écrans de contrôle. Je dégaine mon badge et me stoppe une seconde, alertée par un bruit étrange provenant de la rue adjacente. Longeant le bâtiment de la boîte qui m’emploie, je progresse à pas de chat vers la source du tapage. Puis mon cœur s’arrête devant un étui à guitare laissé contre un mur. Devant une porte de service bordeaux, Owen est là. Un pied-de-biche à la main. * Owen # Power - Isak Danielson

C’était de la provocation, il s’est payé ma tête ! Carl me narguait dans son putain de loft, bien droit devant sa putain de fenêtre mais on va bien rire une fois que j’aurai fracturé cette putain de porte ! Mon pied-de-biche bien calé dans l’interstice, je force d’avant en arrière, en espérant que la serrure cède d’ici peu. Ensuite, il me restera à descendre au deuxième sous-sol, au fond à gauche dans les archives. Et là, on verra si l’autre enflure va continuer à me toiser depuis son appart’ luxueux. Je m’excite, j’insiste, balloté par la chute de Molly, cette petite pointe de jalousie au refuge et tout ce que je refuse d’éprouver. Malmenée par la rage, l’ouverture semble avoir un peu plus de jeu, d’ici quelques minutes je serai à l’intérieur… — Allez, encore un petit effort nom de Dieu ! — Alors c’est comme ça que tu survis ? T‘es un cambrioleur ? Ou pas… D’effroi et de surprise, je lâche tout, pris en flag’. Le tintement du pied-de-biche résonne dans la rue et sonne le glas de ma culpabilité. — Molly, c’est pas du tout ce que tu crois ! Ses grands yeux me dévisagent, ils brillent dans l’obscurité et je devine à la lueur de l’expression sur son visage le poids du jugement. — Je crois que tu caches bien ton jeu et que tu mens comme tu respires. Non, merde, c’est pas cette image que je voulais que tu aies de moi. — Depuis le rachat, il y a des alarmes partout et des caméras. — Des caméras ?C’est nouveau ça, Slater a mis le paquet sur la sécurité. L’enflure ! — Pourquoi tu cherches à entrer là-dedans ? Qu’est-ce que tu veux exactement ? Qui es-tu Owen ? — Ne te mêle pas de ça. Ma voix est grave, plus autoritaire que je ne l’aurais voulu. Elle progresse, absolument pas apeurée, la ligne des épaules tendue, des fusils à la place des yeux. Je ne pensais pas que le moment où j’allais la décevoir viendrait si tôt. Et je ne pensais pas que ça me ferait chier à ce point. Elle me scrute, sévère, sa bouche dessine une moue exagérément contrariée. — Non seulement je vais m’en mêler, mais en plus je vais appeler la sécurité si tu ne me réponds pas. Je déglutis, bats des cils. Elle dit qu’elle ne plaisante pas et dégaine son mobile. Du peu que j’en ai vu, je ne crois pas qu’elle ait le cran de mettre ses menaces à exécution. Alors, je la joue au bluff. — Tu ne feras rien du tout. Oublie ce que tu viens de voir. — Ah oui ? J’ai même une meilleure idée… Je vais appeler la police. — Ne… ne fais pas ça, Molly. Molly, Molly, stop ! — Pourquoi ? Donne-moi une seule bonne raison. Alors que mon cœur martèle la panique dans mes tempes et ma jugulaire, je regarde mon sac qui traîne à terre ainsi que mon étui. Il faut absolument que je les récupère, que je me barre d’ici et qu’elle ne sache rien de mes intentions. Je ferai le mort quelques jours, je repousserai cette intrusion, rien n’est encore perdu. — Alors c’est ça ton plan, Owen ? Jouer de la guitare, te rapprocher de moi et voler l’entreprise pour laquelle je travaille ? Elle a vraiment dit « rapprocher » ? — Non, enfin… C’est compliqué. Mais je peux t’expliquer. Les bras croisés, entre dégoût et scepticisme, la nuit dessine sur son visage un air renfrogné et une immense déception. Elle range finalement son téléphone mais n’abandonne pas pour autant. — Alors ? Je t’écoute. — Je cherche quelque chose. — Comme quoi ? Nouveau regard discret vers mon sac, j’avance imperceptiblement, prêt à bondir sur mes affaires avant de détaler le plus vite possible pour ne pas lui expliquer l’inexplicable. — Eh bien, comme… Avant la fin de ma phrase, d’un mouvement brusque, j’attrape la bretelle de l’étui d’une main, mon sac de l’autre, et je bats en retraite. Sauf qu’elle me retient avec plus de force que je ne l’aurais imaginé. Aussi vive que tenace, Molly s’y agrippe si fort qu’elle pourrait me l’arracher. La fermeture cède et le contenu de mon sac atterrit par terre. Toutes mes affaires se retrouvent à l’air libre, avec au beau milieu… son porte-documents. Quelle merde ! Il y a cette seconde terrible où elle comprend. Ce morceau d’éternité où je me sens en dessous de tout. Molly fixe son portfolio, alterne avec mon regard. Je voudrais clarifier la situation mais elle semble si affectée que mes mots restent coincés dans ma trachée. — Alors c’est toi qui me l’as volé ? Et dire que je pensais l’avoir perdu ! — Je… je l’ai pas volé, Molly. Je le jure. — Ça y ressemble beaucoup quand même. Les faits m’accablent, j’en prends conscience mais je joue cartes sur table. — Je l’ai trouvé au pied du camion quand tu as emménagé. C’est la stricte vérité. — Dixit l’homme qui force les locaux d’une entreprise au pied-de- biche… O.K., c’est mort, elle ne me croira jamais. Je me précipite sur mes affaires, mais elle s’empare de sa serviette en cuir, alors je la lui arrache violemment des doigts. — Rends-moi ça, Owen ! — Je peux pas. — J’y tiens beaucoup. Plus que tout ! — Je sais. Le lui avouer semble la sonner, si bien qu’elle lâche tout, comme si elle venait de recevoir une décharge électrique. Je profite de son silence pour me justifier. — Je sais ce que ça représente en nombre d’heures de travail. — Tu n’en sais rien du tout ! Je veux que tu me la rendes ! — Détrompe-toi, tu peux me croire. Son souffle exaspéré ricoche contre les murs, et trahit à quel point ce portfolio compte à ses yeux. Au moins autant que ma recherche de la vérité, autant que les preuves que je dois retrouver. Je me déteste, je vais m’en mordre les doigts, Ça me tord le bide de lui faire ce coup-là, pourtant, je sens que ce truc peut m’être utile, que je peux prendre l’ascendant… Une sorte de monnaie d’échange ou d’assurance-vie, même si c’est pourri. Elle a les dents serrées quand elle prononce la suite. — Lâche ce porte-documents tout de suite. Ce n’est pas que professionnel, j’y tiens ! — Je le sais aussi. J’ai vu l’enveloppe. — Quoi ? Tu l’as ouvert ? Rends-moi ce truc tout de suite où je me mets à hurler ! — Molly… — Je vais crier si fort que le type de la sécurité va rappliquer, crois-moi ! Je ne suis pas un monstre mais hors de question que je cède, j’ai trop à perdre, même si j’ai l’impression d’être la pire ordure de la terre. Bordel, elle prend une profonde inspiration, elle va vraiment gueuler ! Je me jette sur elle, l’enserre un peu trop fort et plaque ma main sur sa bouche. — Non, non, non ! Du calme… Pas la peine de faire un scandale. Son souffle chaud et nerveux se faufile entre mes doigts, ses yeux écarquillés tranchent les ténèbres, là, tout contre moi. — Molly… Écoute-moi bien… J’ai juste besoin de retrouver quelque chose dans cet immeuble. Je ne suis pas quelqu’un de mauvais. Je veux juste rétablir la vérité. Elle ne cherche pas à se débattre, elle ne recule pas. Son corps tiède reste collé au mien, alors, un peu fébrile, je poursuis à voix basse. — Si tu m’aides à trouver… Je… je te le rends. C’est aussi simple que ça. Elle secoue la tête frénétiquement, mon programme ne lui convient pas. Pas du tout. — Je te le rends ET je disparais. Elle ferme longuement ses paupières, je prie fort pour qu’elle revoie sa position. Je m’écarte légèrement, et retire ma main en douceur, pressentant qu’elle n’a plus envie de donner de la voix. Délicatement, je la libère tout en tenant le porte-documents sous le bras. Alors, j’insiste en plaquant délicatement mon front contre le sien. — Plus jamais de guitare… Le silence chaque soir… Vingt ans de crédit, Molly… J’ai l’impression que ces trois phrases brisent un peu ses réticences, alors j’appuie mon propos. — Pense à l’enveloppe qu’il y a à l’intérieur… Je suis sûr que tu y tiens. Au moins autant que je tiens à rétablir la vérité. — Tu me fais chanter ? — Non, je te propose un deal honnête. Ton aide contre le portfolio. Et peut-être l’opportunité de mieux nous connaître, mais je me garde bien de partager cette perspective. Je ne sais pas si c’est de la résignation ou un début d’accord, mais elle ricane amèrement. — « Honnête », j’adore… — Tu as ma parole. Je ne voulais pas t’entraîner là-dedans. — Je n’ai aucune envie de te suivre. Un silence. Une intensité dans le regard et tellement de tristesse quand ses yeux s’attachent à la couverture en cuir. Son souffle résigné lacère alors ma conscience, je crois que la balance penche en ma faveur. — Et comment je suis censée t’aider ? — En mettant la main sur un truc important. Un truc qui m’appartient au sein de DesUrb. Ensuite, tu n’entendras plus jamais parler de moi. Je te le jure. Je répète « Je te le jure » dans un murmure sincère. Une profonde inspiration précède son soupir tout aussi long. Molly ferme les yeux, opine de la tête. Le deal est scellé.

Chapitre 14 Molly

# Indescrutible - Welshly Arms

5 h 30, Vector n’a même pas le temps de lancer son alarme que je la désactive aussitôt. J’ai mal dormi, j’ai passé le reste de la nuit à penser à lui. À son comportement. À son marché. À ses yeux envoûtants. À cette voix grave, suave et voilée. Et je me demande encore comment je peux me retrouver dans une telle situation : coincée, piégée et contrainte à collaborer avec une espèce de voleur dont j’ignore tout. Pire, je suis obligée de lui faire confiance… Une épaisse boule d’angoisse larvée dans mon estomac me rappelle que j’ai déjà connu cette situation par le passé. J’ai ouvert ma porte à Mitch, je l’ai aidé, et la suite… la suite n’est qu’un enchaînement de problèmes, de violence, un engrenage terrifiant menant à une impasse et des ecchymoses. Là, dans mon lit, les yeux grands ouverts, j’envoie un texto à Kate, j’ai besoin de ses lumières, et tant pis pour l’heure. Elle sait pour l’enveloppe dans le portfolio, elle sait tout ce que j’ai traversé, j’espère qu’elle pourra me conseiller dès son réveil. Avec nostalgie, puis d’autres sentiments plus difficiles à décrire, je caresse Poupouf qui gît entre les draps. Envahie par quelque chose entre le spleen et une colère sourde, j’effleure la tour Eiffel brodée sur mon vieux doudou, et j’y vois tout de suite plus clair. Il me faut récupérer ce porte-documents, quoi qu’il en coûte, j’y tiens trop pour renoncer. Mais je veux qu’Owen passe à table, je veux savoir dans quoi je mets les pieds et ce que je risque exactement avec ce « deal ». C’est décidé, j’avale un café, je me prépare et je vais mettre les choses à plat avant que les portes de DesUrb n’ouvrent. * L’air est si froid qu’il agresse ma peau, je traverse l’avenue entre les premiers véhicules qui animent le trafic et je marche d’un pas déterminé vers le kiosque. Il est là, installant lentement ses objets devant lui, un peu comme un rituel où chaque chose doit être à sa place. Toutefois, je suis surprise par l’odeur de gel douche qu’il dégage, mais aussi par son sourire qui me cueille à chaud. — Mal dormi, Molly? — Être complice sans avoir le choix, ça me donne des insomnies. Les lèvres pincées, il hoche mollement de la tête en alignant méticuleusement son téléphone, des clés, un Criterium et son médiator. C’est plus fort que moi, j’ai besoin de savoir, besoin de l’entendre de sa bouche. — Est-ce que tu as ouvert l’enveloppe ? Un blanc, Owen s’immobilise un instant, puis ajuste de quelques millimètres la position de ses clés à côté de son médiator. J’ai l’impression qu’il est un peu beaucoup maniaque, à en croire la manière psychorigide dont il aligne ses affaires. Ça m’interpelle, mais je ne suis pas là pour cerner ses tocs et ses petites manies. Sans prendre la peine de me regarder, il se frotte les mains avec une solution hydroalcoolique pendant que j’insiste. — Je t’ai posé une question ! — Non, Molly. J’ai compris que c’était important. Je ne me serais jamais permis d’ouvrir. Son ton sonne juste. Le soulagement me gagne, je m’installe alors sur le rebord en béton, juste à côté de la guitare et impose immédiatement mes conditions. — Je veux savoir exactement ce que tu attends de moi, et je veux toute la vérité. Je veux tout savoir, Owen. — Parfois, c’est mieux de ne rien savoir, tu peux me croire. — Comment pourrais-je faire confiance à un cambrioleur ? Le vent glacial se lève et agite les arbres du square, une rafale froide s’immisce entre lui et moi. Il ne dit rien, je réprime un frisson, glisse mes mains dans mes poches sans jamais le quitter du regard. Je n’en ai pas terminé avec mes questions. — Et d’abord, qu’est-ce que tu fais avec un téléphone dernier cri ? Et des clés… Et pourquoi tu es si… — Propre ? J’allais dire maniaque mais j’ai senti à son intonation que le sujet pouvait le blesser. Une nouvelle bourrasque nous fouette, ça y est, je claque des dents. Il s’accroupit face à moi, ses billes bleues semblent danser lentement de ma bouche vers mon regard. Je me sens déshabillée, en plus d’être congelée. — Parce que c’est vital, j’en ai besoin pour tenir bon. J’évite de subir le regard des autres en ayant l’air « normal ». La rue ça te bousille, et la crasse, ça te marque au fer rouge. J’ai l’air, tout à fait quelconque, c’est tout ce qui compte. Paraître normal, je peux l’entendre… Son argument me touche bien plus que je ne l’aurais imaginé, et une petite voix sous mon crâne chuchote qu’il est tout sauf quelconque. Owen baisse la tête, s’empare de son médiator qu’il triture machinalement avant de se confier. — Tu veux la vérité ? J’ai tout perdu, et je compte récupérer la vie qu’on m’a volée. — Ce qu’on t’a volé se trouve dans les locaux de DesUrb ? Je l’observe serrer des dents, réfléchir et s’emmurer dans un silence impénétrable. La chair de poule m’enveloppe, j’ai encore une heure à tuer, je veux tout savoir, mais je ne tiendrai jamais assise sous le kiosque. — Owen, ça te dérange si on continue autour d’un thé ou d’un café ? Il doit bien y avoir un bar dans le coin… — J’en connais un, c’est vrai qu’il fait froid ce matin. * C’est sur les pavés du centre-ville à deux pas du kiosque que notre route s’arrête, sous l’enseigne d’un bar appelé le Maya. Owen pousse les portes du pub et m’invite à entrer. Une odeur de tabac se mêle à celle du petit déjeuner, sur fond de musique rock et électro. Un rythme marqué et lent, une distorsion de la voix au micro qui s’échappe du clip diffusé sur l’écran géant attire mon attention. Il y est écrit Indestructible, de « Welshly Arms », je ne connais pas mais ça colle à l’ambiance du pub. Ici, tout est sombre et masculin, une caverne à l’atmosphère rebelle, à l’image du vieux barbu qui se tient derrière le comptoir. — Sir Bennett ! Déjà de retour ? Et en charmante compagnie cette fois ! — Re bonjour, Drew. Sir Bennett ? O.K., j’ai au moins son nom de famille à présent. Les deux semblent se connaître et s’apprécier. Owen dépose sa guitare, m’invite à m’installer sur une banquette et demande au propriétaire s’il peut nous servir quelque chose de chaud. Il semble à l’aise ici, comme chez lui. La doudoune est enlevée, m’offrant l’esquisse de bras puissants sous un sweat près du corps. Mais son charme naturel ne doit pas me duper, je reste prudente, concentrée. Assis face à moi, il croise ses mains élancées et impeccables sur la table, là son regard me happe d’un coup sans prévenir. — C’est un ami. Je décharge quelques fûts de bière le matin pour lui, on se rend service. Je comprends mieux la carrure, les épaules et les bras affûtés. — On peut reprendre où on en était ? Qu’est-ce que tu attends de moi, Owen ? — J’ai besoin de retrouver des traces. Des preuves dans l’enceinte de DesUrb. L’intonation de sa voix laisse présager que c’est sérieux, peut-être même grave. Le fameux Drew s’active derrière son bar, et cette discussion m’intrigue de plus en plus. — Des preuves ? Quel genre de preuves ? — J’ai bossé là-bas, mais j’imagine que Carl a fait le ménage ou qu’Austin a couvert ses arrières. — Tu… Attends, quoi ? Tu as travaillé pour Austin Slater ? Tu as bossé avec mon patron ? Et Carl ? — Je ne peux pas t’en dire plus sans que tu prennes de risque. Drew revient avec deux mugs et une cafetière, interrompant une toute petite seconde notre discussion. Il ne se mêle de rien et repart derrière son comptoir sans émettre le moindre commentaire. Owen souffle alors sur ses mains pour les réchauffer, son regard se perd au fond du bar, l’espace d’un instant, avant de revenir vers moi d’une voix plus énigmatique. — Est-ce que par hasard, tu as entendu parler de Brooke au bureau ? Absolument pas. Ce nom ne me dit rien du tout et je le lui confirme d’un mouvement de la tête. — Qui est cette Brooke ? — Moins tu en sais, plus tu es protégée. Malgré ma curiosité, je suis en train de me laisser bercer par la ligne de sa mâchoire, son petit menton et ses yeux de modèle photo. Zéro pointé pour ma concentration. Il dégage une aura qui me trouble, Owen est un brin ténébreux, très protecteur, mais il me la joue à l’envers. O.K., c’en est trop. Trop de mystère, trop de flou et de pipeau. Je sais repérer un mauvais plan, même quand il émane d’un garçon charmant. J’ai l’habitude qu’on me mente, qu’on me balade et qu’on manigance dans mon dos. Je l’ai subi durant des années avec Mitch, et c’est une certitude, ça ne recommencera jamais. Plus personne n’aura d’emprise sur moi, plus aucun mensonge ne viendra entacher ma nouvelle vie. — Parce que tu crois que je vais chercher dans tout le bâtiment des traces d’une certaine Brooke sans savoir ni quoi, ni qui, ni comment ? Tu rêves… — Je ne peux rien te dire de plus. Désolé, je n’aurais même pas dû t’en parler. — J’ai besoin de concret ! Je veux la vérité ! Imperceptiblement, il passe sa langue sur ses lèvres avant de pincer celle du bas entre le pouce et l’index. J’insiste, je refuse qu’il me fasse mariner plus longtemps. — Owen ? — Très bien, O.K. Je te dis qui est Brooke, si tu me dis qui est Grace. Je déglutis, entendre ce prénom de la bouche d’Owen provoque en moi un profond malaise. Rien qu’à l’idée qu’il puisse avoir posé les yeux sur l’enveloppe me rend incroyablement fragile. Je me décompose. Il sourit, satisfait. — C’est bien ce que je pensais… Toi et moi, on tient à rester évasifs. Ce n’est pas faux. Lentement, tout en me fixant du regard, il porte la tasse de café à ses lèvres. Derrière le mug, ses pupilles me sondent et je ne sais plus quoi penser. Est-ce qu’il est sincère, ou est-ce qu’il me manipule ? Du pouce, il effleure le rebord en céramique, essuie une goutte de café et reprend en soupirant. — Commence par chercher n’importe quel document me concernant. Dans les archives au sous-sol, ou sur le réseau informatique. Ça sera un bon début. — Qu’est-ce que je fais si jamais je trouve du nouveau ? Il fait glisser un bout de papier sur la table, jusqu’à moi. — Tu me préviens à ce numéro. — Et c’est tout ? — Je reviendrai ce soir avec du concret. Il me reste un dessin, un vieux plan dans ma... Il se pince une nouvelle fois les lèvres, cesse de respirer et se rétracte. — Dans ta quoi ? Et un vieux plan de quoi ? — Laisse tomber, Molly. On peut se voir à quelle heure en fin de journée ? — Après mon passage au refuge… Je ne serai pas disponible avant 10 h du soir. — O.K., disons 10 h 30, au kiosque ? * Owen # Do It for Me – Rosenfeld

J’aurais aimé lui parler de mon tout premier croquis du Shutter Tree, la seule chose qui me reste pour emporter cette bataille face à DesUrb. Je voudrais vraiment pouvoir faire confiance à Molly, mais c’est justement la naïveté qui m’a poussé dans la marge de la société. Il n’y a pas si longtemps, j’ai cru les gens sur parole, je ne me suis pas méfié et on m’a tout pris, jusqu’à ma dignité. Molly plisse des yeux et cherche à me jauger dans un silence qui me perturbe. Qu’est-ce qu’elle pense ? Bien sûr que j’aimerais satisfaire la moue attristée qui déforme ses lèvres magnifiques en lui racontant l’histoire de A à Z. Dans l’absolu, j’aurais même préféré la tenir à l’écart de tout ce merdier au lieu d’exercer une sorte de chantage avec son portfolio et cette enveloppe qui attise de plus en plus ma curiosité. Dans une autre vie, j’aurais aimé qu’elle reste Miss Carton-rose, la petite bombe châtain clair qui a un cul d’enfer et qui vient me saouler parce que je joue trop fort. On se serait croisés dans le quartier, j’aurais encore ma piaule, qui sait ? Brooke n’aurait jamais existé… Mais on ne tord pas la réalité à volonté. Je dois me contenter de lui cacher certaines choses, Molly n’est pas prête à savoir qu’elle doit trouver un logo, une signature très particulière ou même des croquis qui m’appartiennent. Elle doit prendre le temps de digérer l’info, de comprendre que je ne raconte pas de bobards. Je lui avouerai peut-être ce soir. Au beau milieu de mes réflexions, elle consulte l’heure et recule sa chaise précipitamment. — Je dois y aller Owen, j’ai du travail. — Fais attention à toi, n’éveille pas les soupçons. Ils ne plaisantent pas. — À ce soir. Lorsque je murmure « À ce soir » en retour, une part de moi voudrait la retenir, peut-être même voir de plus près le bijou sur sa bouche, mais j’ai un programme chargé. Son parfum d’agrumes quitte la table, je l’observe saluer Drew, dégainer un billet pour payer et s’éloigner vers la porte de sortie dans une démarche chaloupée qui affole même le propriétaire du Maya. Il faut que je tombe sur la gonzesse la plus désirable de Liverpool dans la phase la plus pourrie de toute ma vie ! Une fois seul avec moi, Drew se met à siffler et gratte sa barbe. — Sacrée poupée ! — Comme tu dis… Passant mes mains sur le visage, je cherche à faire un reset, renier l’attraction qui se tisse dans mes non-dits et je me fais violence pour ne pas jeter un œil dans son portfolio. Suspendu quelques instants au fil de l’hésitation, je craque. Et puis merde ! J’ai besoin de savoir ce qu’elle me cache, de m’assurer qu’elle est fiable. Alors j’extirpe de mon sac sa serviette en cuir, je caresse la couverture avant de déposer cette enveloppe rose pastel sur la table. Mes yeux s’attardent sur chaque lettre, il est écrit « Grace ». — Putain, c’est mal… Je le sais, je me le dis tout bas et pourtant je le fais. La curiosité l’emporte sur la décence et j’ouvre le pli, m’autorisant une incursion dans l’intime. Mon cœur se pince lorsque mes doigts caressent le papier glacé d’une photo. Une image d’une jeune femme souriante, superbe, portant un bébé dans les bras. Une étrange peluche est au premier plan, une sorte d’hippopotame avec une tour Eiffel cousue sur le ventre. Surpris par un frisson le long de ma nuque, je retourne le cliché et découvre un mot écrit à la main « Je t’aimerai toujours, maman. » — Bordel, qu’est-ce que je fous, sérieux ?Mon cœur semble se glacer, je réalise que mon geste est déplacé, c’est une belle connerie. J’en ai assez vu, même trop pour être précis. Molly, sa mère ? Des centaines de questions se bousculent. Rongé par le scrupule, je replace le tout rigoureusement dans le porte- documents, en me maudissant d’avoir céder à la tentation. Je m’empare de mes affaires, une fois la guitare sur le dos, je salue Drew et j’abandonne le Maya à mon tour en essayant d’oublier cette prise de vue. Au programme, je dois recharger mon sac dans la Mustang, rapporter à la miss le seul indice capable de faire le rapprochement avec le Shutter Tree pour confondre Carl… et ensuite, je dois m’assurer que Bud va bien après sa nuit passée au centre. M’interdire de penser à l’enveloppe ne suffit pas, ce bébé, cette peluche et cette mère me hantent si bien qu’il me faut un peu de temps avant de parvenir à enfouir tout ça au fin fond de ma tête. J’ai beau ne pas être frileux, le vent du large me fauche les jambes ce matin quand j’arrive du côté des docks. Je ne sens plus mes doigts, et j’ai beaucoup de mal à saisir mon trousseau de clés devant l’emplacement que je loue dans le garde-meuble. Mais c’est bien mon sang qui se glace quand je vois mon cadenas fracturé à même le sol. Là, mon cœur s’arrête avant de bondir comme s’il voulait sortir par ma gorge pour hurler de rage. J’ouvre en grand ma planque. Je manque défaillir. — Ma caisse, putain ! La Mustang s’est volatilisée. Ça me tord les tripes, j’en ai un haut-le- cœur. À chaque fois que je fais confiance à quelqu’un, la vie se charge de me le faire payer. Mes pulsations cognent contre mes tempes, j’ai du mal à réfléchir. Mais il n’y a qu’une personne pour me faire un coup de pute pareil ! Une seule personne au courant pour ma voiture : ce petit con de Bud.

Chapitre 15 Molly

# Burn the Stars - Massive Vibes

Je ne sais pas ce qui m’agace le plus, la sincérité dans ses non-dits, la fêlure dans ses yeux à chaque fois qu’il s’est abstenu de m’en dire plus, ou le fait qu’il détienne mon porte-documents et cette enveloppe à laquelle je tiens plus que tout au monde. Le point positif avec toute cette histoire, c’est que pour une fois, je suis en avance au boulot. Encore perturbée par ce marché et ses nombreux secrets, je saute de ma trottinette, exhibe mon badge à l’accueil et retrouve mon bureau, la tête embrouillée par le doute et des tonnes de questions à propos d’Owen. Beth n’est pas encore arrivée, alors j’en profite pour m’éclipser tant que les couloirs ne grouillent pas de monde. Direction l’ascenseur, et plus précisément le deuxième sous-sol, vers les archives pour battre le fer tant qu’il est chaud. Me voilà seule face à une enfilade de cartons sur des rayonnages à perte de vue. Sous les néons, je passe chaque étagère en revue et me demande par quel bout commencer. « Owen Benett », et « Brooke », c’est mince pour un début d’enquête. Les entrailles de DesUrb regorgent de plans et de croquis originaux concernant le mobilier urbain et les inventions réalisées par le bureau d’études. Des travaux collaboratifs, la plupart du temps. Et pour l’instant, aucune trace de mon cambrioleur musicien. — Molly ? Qu’est-ce que tu fabriques aux archives ? Sursaut et vent de panique, je range tout. Rouge à lèvres trop rouge, un gobelet de café à la main et ses sempiternelles lunettes sur le nez, Bethany vient de me surprendre sur le vif. Prise la main dans le sac, je bredouille. Pire, je mens. Effrontément. — Je t’ai demandé des chiffres hier, et je n’ai toujours rien reçu… Je me suis dit qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. J’aurais voulu m’en sortir sans me servir d’un ton cassant qui accable mon assistante, mais j’ai réagi à chaud. Elle s’excuse et ça me fait presque de la peine. — Je n’ai pas encore tout réuni, c’est un peu long, désolée. — Je ne t’en veux pas, mais c’est pour ça que je pars à la pêche aux statistiques. — En fouillant dans les plans et les esquisses ? D’un signe de la main, je balaye le sujet et la rejoins vers l’ascenseur, tentant d’obtenir l’Oscar du meilleur mensonge au passage. — Je ne comprends rien à ce système de classement de toute façon. * C’est en terminant mon déjeuner sur le coin de mon bureau, pendant que Beth mange à l’extérieur, que mon téléphone se met à vibrer, bien après midi. C’est une réponse de Kate, vu l’heure, je réalise que je ne risquais pas de la réveiller à 5 h ce matin. [Coucou ! Donc si je comprends bien, tu te lies d’amitié avec un SDF et tu veux mon avis ? Ma réponse est simple : souviens-toi de Mitch ! Arrête tout ! Fuis !] Elle a raison. Sur le papier, je reproduis exactement la même erreur qu’à Blackburn. Alors pourquoi je mastique mon dernier morceau de pomme en scrutant les résultats de ma recherche sur l’écran de mon ordinateur ? Voilà des heures que je fouine sur le réseau de l’entreprise. J’ai lancé un scan minutieux de chaque disque dur et de chaque serveur pour y trouver le moindre élément contenant « Owen Bennett » ou « Brooke ». Je n’ai toujours pas tiré le gros lot, le curseur tourne indéfiniment. Owen est un fantôme jusqu’ici. J’en viens à me demander si ce qu’il m’a raconté tient la route. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Mon soupir s’étire jusque dans l’open space, je me demande si cet homme au regard d’un bleu envoûtant n’est pas en train de se servir de moi, si je ne retombe pas dans les mêmes travers qu’avant. Après tout, j’ai accepté sur un coup de tête, dans une ruelle sombre, sous le poids du chantage et de cette voix qui me fait tant d’effet. Mais la donne change lorsque j’aperçois Carl, pendu au téléphone dans le couloir, visiblement très agité. À la manière dont il triture sa cravate en faisant les cent pas, je devine qu’il est contrarié, très contrarié. Son visage témoigne d’un manque de sommeil manifeste et d’une anxiété qu’il ne peut pas cacher. Le voir ainsi me rafraîchit immédiatement la mémoire, je l’ai surpris hier avec le patron en train de discuter d’Owen. Une vague intuition me pousse à quitter ma place et à tendre l’oreille. Discrètement, dans son dos, en mode espion, je sors de mon bureau, une flopée de dossiers sous le bras et j’essaie de capter quelques bribes de la conversation en prétextant me faire couler un café. — Non, aucune nouvelle… J’imagine qu’elle est partie sur Londres pour un autre… Il y a de la rupture dans l’air, d’après ce que je comprends. Je m’adosse à l’angle du couloir puisqu’il ne me voit pas, à l’affût de chaque phrase. — Elle est comme ça, qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Brooke est une croqueuse de diamants ! Brooke ? J’en ai un pincement au cœur. Incrédule, presque sonnée, je regagne mon espace de travail, consciente que tout est en train de basculer parce qu’Owen dit vrai. Cette idée ne me quitte pas durant des heures, même quand je parais travailler sur le projet que le boss m’a confié. Et c’est lorsque la recherche cesse sur mon ordinateur en toute fin de journée, que je plonge dans une autre dimension. — C’est pas vrai… Les résultats viennent de tomber, j’en lâche mes croquis. Il s’agit de deux dossiers hébergés sur les serveurs en interne. Le premier appartient à la comptabilité. Mes pupilles se dilatent, mon cœur s’emballe. D’un œil suspicieux, je balaye nerveusement l’open space avant de m’aventurer sur une pente glissante. En quelques clics, je tombe sur des fiches de paie et un contrat de travail. Owen était designer ici, au poste que j’occupe actuellement. Je me sens tout à coup fébrile, fragile, peut-être même victime du syndrome de l’impost. Et si j’avais pris sa place ? Le second dossier m’en dira sans doute davantage, un double clic et j’accède au contenu : il s’agit d’épreuves numérisées. Dans le flux de travail, nos croquis sont dématérialisés puis stockés dans l’historique de chaque projet. Mais celui d’Owen est protégé par un mot de passe. C’est louche, c’est même suspect. De gauche à droite, je scrute à nouveau du regard l’ensemble des bureaux. Beth semble occupée sur son ordinateur, les autres collaborateurs travaillent dans l’espace commun, alors je dégaine mon téléphone et prends quelques photos de mon écran. Je défroisse de ma poche les coordonnées d’Owen et je lui envoie mes captures par MMS au moment où… C’est quoi ce bazar ? Tous les fichiers disparaissent sous mes yeux. Je rafraîchis la page et obtiens le message suivant : « Cette ressource est indisponible. » J’ai beau cliquer, les dossiers semblent avoir été déplacés ou carrément supprimés. * [Il faut qu’on se parle Owen ! Rappelle-moi.] Après plusieurs tentatives d’appels sans résultat, je me rabats sur un SMS alors que je rentre chez moi. Aucune réponse de sa part le temps de me doucher et de me préparer pour le refuge. J’aurais parié qu’il me rappellerait dans la minute, mais Owen fait le mort, si bien que je n’ai toujours pas de nouvelles alors que je débarque dans le centre Ann Fowler House. Je crois que c’est la première fois que je suis dans un tel état lorsque je fais du bénévolat. Je ne suis pas du tout concentrée, moyennement motivée. Tout tourne en boucle dans ma tête, même lorsque Stan vient à ma rencontre, accompagné d’une jeune femme légèrement typée asiatique. — Hey, Molly ! Comment ça va, ma belle ? — Ça va… On fait aller. — Oula ? Dure journée ? Il m’enlace, s’excuse pour le cambouis sur ses manches. Je me fiche pas mal des traces d’huile moteur et je tente du mieux possible de ne pas l’inquiéter. Au bout du compte, je crois que ça marche, parce qu’il change aussitôt de sujet. — Je te présente la seule, l’unique, la vraie : Evie. L’amour de ma vie ! Et accessoirement, une infirmière super douée. Un grand sourire un peu timide, des cheveux bruns parfaitement lisses et un visage qui respire la gentillesse. Elle me salue chaleureusement et la première pensée qui me vient, c’est qu’ils sont merveilleusement bien assortis tous les deux. So cute… Stan embrasse chastement la petite infirmière et me demande si la proposition tient toujours pour vendredi. — Toujours ! On ne décale pas une soirée française, c’est toi qui l’as dit. Je vous attends tous les deux. Ça sera génial. — Parfait, on passera vers 8 h 30. Alors que le centre commence à se peupler à mesure que la nuit tombe, Stan reprend en me tapotant l’épaule. — Au fait, ton « collègue », le type à la guitare… Il est passé au refuge, il y a moins d’une heure. Il cherchait l’ado dont tu t’es occupée. — Owen est venu ici ? Il a vu Bud ? — Ouais, je sais pas s’il l’a retrouvé. En tout cas, il m’a l’air d’être un gars bien, même s’il paraissait un peu tendu. Il était inquiet pour le jeune, je crois. — Qu’est-ce qu’il t’a dit ? — Rien, il est reparti comme il est venu. Bon, c’est pas que j’aime pas papoter avec toi Molly, mais on a du boulot avec Evie. Sitôt seule, je récidive par texto auprès du principal intéressé. [Réponds-moi stp. Tu as des news de Bud ?] * La soirée touche à sa fin, j’aurais voulu faire bien plus, mais j’ai aidé du mieux que j’ai pu. Heureusement, Miss Catastrophe ne s’est pas illustrée. Pas de boulette ce soir, aucun verre explosé par terre, aucune chute en trottinette. Seulement un grand vide en consultant mon téléphone, Owen ne se manifeste toujours pas. C’est exténuée que je quitte le refuge, saisie par des températures agressives, et que je regagne le square d’un coup de trottinette. Je serre les fesses sur le trajet, je n’ai pas du tout l’esprit tranquille dans ce coin de la ville. L’impression d’être suivie ou épiée refait surface, jusqu’à ce que la déception prenne toute la place au niveau du kiosque. Owen n’est pas là alors qu’on devait se voir. Les minutes s’égrènent, le froid m’engourdit et je glisse lentement de l’aigreur provoquée par un lapin posé vers une profonde inquiétude. Je tente ma chance par téléphone, en pure perte. Et s’il lui était arrivé quelque chose de grave ?

Chapitre 16 Molly

# Found – Toulouse

Trois tours de clé à l’étage, ça fait un petit moment que je guette le square depuis ma fenêtre. Vector s’en donne à cœur joie sur la table basse tandis que je me ronge les ongles en proie à l’inquiétude. Le kiosque est toujours désert, il est tard, très tard, lorsque je jette l’éponge et que la fatigue me fauche. Installée dans mon canapé, je pique du nez au milieu des cartons que je n’ai toujours pas déballés. Je sombre dans un profond sommeil et c’est le son d’une guitare qui m’ouvre les yeux d’un coup. Owen ! Quelle heure est-il ? Un regard sur mon portable, 4 h 30 du matin, et un appel manqué d’Owen reçu bien plus tôt. Je ne l’ai pas entendu pendant que je somnolais, trop embrumée pour réfléchir, je me précipite alors au carreau et le découvre à son poste, jouant un morceau teinté de tristesse. Il a passé la nuit dehors… * C’est avec un thermos de thé, deux tasses et une couverture que je traverse l’avenue pour rejoindre le square. Lorsque mes semelles foulent le gravier à proximité du kiosque, l’angoisse s’est estompée, pour laisser place à une profonde empathie, je l’admets. Owen cesse de gratter et il m’accueille dans un silence aussi glacial que la nuit. Sans un mot, je m’installe sur le rebord, fais attention à ne pas toucher à ses affaires parfaitement alignées, et l’interroge du regard. Pas la peine d’avoir fait de grandes études pour comprendre que ça ne va pas. Il semble si triste, et en colère aussi. Je ne pensais pas le voir un jour au bord des larmes. Qu’est-il arrivé ? Délicatement, je verse un peu de thé fumant dans nos tasses, lui en tend une, avant de lui remettre la couverture, sans parler. Je le laisse venir à moi pour ne pas le brusquer, parce que je le sens à vif. Après un long blanc, il se lance. — Tu te dis que j’aurais pu répondre à tes appels… Sans blague ? J’aurais au moins aimé un signe de vie, mais je m’abstiens de tout commentaire. Je me contente de détailler ses joues saillantes, la forme de son nez et la mélancolie qu’il tente de ravaler. — Je… j’ai une voiture… Enfin, j’avais… De ses deux mains, il enserre la tasse et respire les effluves de thé, je peux sentir tellement de frustration, de déception et d’amertume chez lui lorsqu’il reprend. — Je dors dedans habituellement… — Que s’est-il passé Owen ? Il plisse légèrement les yeux, tente d’avaler une gorgée, mais le Earl Grey lui reste en travers, au moins autant que la vérité. — J’ai fait confiance à quelqu’un. Et on m’a trahi. Encore… — C’est Bud ? Son souffle se coupe, presque imperceptiblement. Il consulte son téléphone, comme s’il attendait que le gamin se manifeste, et l’expression qui se profile sur son visage me pince le cœur. — Je n’ai pas envie d’en parler. O.K. ? * Owen

À l’exception de Carl et d’Austin, personne ne m’avait fait aussi mal que ce petit con. Aux abonnés absents depuis que je suis sur ses traces, Bud s’est bien foutu de ma gueule. Quand je pense qu’il a volé ma Mustang alors que je protège son cul depuis des semaines ! Je suis dégoûté, fatigué de la rue et des coups bas du destin. Trop bon, trop con, dans cette discipline je suis médaillé olympique. Je n’arrive pas à croire qu’il ait pu me faire un coup pareil. Molly me dévisage alors que je m’enfonce dans le silence et que des pulsions bien sombres m’assaillent de toutes parts. J’ai tout à coup des images de ma caisse désossée et revendue pour pièces au marché noir, qui me traversent l’esprit. C’est tout ce qu’il me restait, et j’ai envie de chialer. Pas devant elle, y a pas moyen. — Molly ? Je peux rester seul ? C’est dur d’être sur le point d’imploser, de vouloir tout foutre en l’air devant quelqu’un d’une grandeur d’âme pareille. Bordel, ses yeux se mettent à luire et la buée qui s’échappe de sa bouche gourmande cesse un instant. J’ai peur qu’elle ne tombe dans la pitié, ou qu’elle ne verse dans la gentillesse à deux balles, mais en fait, elle me comprend. — Comme tu voudras. Mais, il faut que tu saches pour notre « deal »… Les dossiers que je t’ai envoyés en photos ont disparu tout de suite après. Comme si on voulait m’empêcher de fouiner. Opinant de la tête, j’encaisse la nouvelle, mais je ne suis pas surpris, ces bâtards brouillent les pistes. Molly poursuit. — Je pense que quelqu’un doit me surveiller. Je vais faire profil bas, mais je te crois Owen, je vais chercher et je vais trouver. Elle me croit, bordel ça fait du bien ! Ou ça fait mal, j’en sais rien. Je plaque mes cheveux en arrière, et soupire de soulagement, je suis rassuré par ses mots et pourtant toujours plus en colère. Furieux après ce monde de pourris qui me plantent invariablement un couteau dans le dos. Cette raclure de Carl fait place nette, j’en mettrais ma main à couper… — Merci, Molly. Tu peux me laisser maintenant ? Je ne peux m’empêcher de fusiller du regard l’immeuble cossu dans lequel vit mon ancien « meilleur ami ». Je sens mes poings se serrer à l’instar de mon cœur. Ma gorge m’étrangle à l’idée que sa trahison m’ait paralysé, me privant au passage de toute envie de créer. Et c’est la première fois de toute ma vie que ça m’arrive en présence d’un témoin, une larme que je tente de contenir s’échappe et roule sur ma joue. Une larme de rage. Une larme d’injustice. Une larme qu’elle sèche de sa paume tiède. Je n’ai rien vu venir. Ni son bras, ni le fait qu’elle se soit approchée en passant sa main dans mon dos pour me soutenir. Son geste me surprend, il est tendre, bienveillant. Comme elle, finalement. La chaleur de son attitude me soulage et m’écartèle. Elle me comprend sans dire un mot et assiste à ma détresse en même temps. Là, sa figure pourrait afficher de la pitié, mais elle se contente de me tendre un billet et de tapoter mon genou. — Prends-toi une chambre d’hôtel. La nuit est glaciale. Bien que touché, je grogne que je ne veux pas de son blé. Elle se lève, semble hésiter un instant et tourne finalement les talons sur cette dernière phrase. — Il va faire terriblement froid jusqu’à ce week-end, prends soin de toi. * Elle est rentrée chez elle après s’être retournée une fois ou deux. Un peu déçue. Nature, sublime et fatiguée aussi. Évidemment que j’aime sa compagnie, que son odeur m’électrise et que je la trouve à tomber. C’est certain, dans d’autres conditions j’aurais tout lâché pour la garder un peu avec moi, la faire sourire, et peut-être la séduire. Bien sûr que j’apprécie son geste, mais j’estime que ma déchéance ne se partage pas, il me faut un peu de temps pour encaisser ce que Bud m’a fait. Alors je me suis mordu les joues, je l’ai simplement regardée disparaître en grelottant. En me fustigeant d’avoir malgré tout envie de connaître le goût de ses lèvres, de sentir son parfum d’un peu plus près. J’ai vu son ombre au troisième étage m’adresser un signe, puis j’ai décampé. Molly avait raison, la température ressentie est si violente que je n’ai pas eu d’autre choix que d’opter pour un plan B. Voilà pourquoi après avoir déchargé les fûts de bière chez Drew au petit matin, je passe ma journée dans la gare de Moorfields au lieu de planter la tente devant les locaux de DesUrb. Ici au moins, je suis à l’abri du vent et de l’humidité. Pour ne pas être victime du regard attristé des usagers, je m’installe sur un banc pas très loin des escalators. Ça fait des heures que je joue quelques ballades. Je ne demande rien, je ne fais pas la manche, même s’il est difficile de survivre ici avec les minima sociaux, je m’en sors. De morceau en morceau, je tente de refréner l’amertume que j’éprouve pour Bud. On était si proches, on comptait l’un sur l’autre, quel dégoût. Une petite voix désabusée au fond de ma tête me souffle alors que je risque la même sanction à force de trop faire confiance à Molly. Après tout, je ne sais rien d’elle. Non, je refuse d’y penser. Je ne peux pas croire que Molly soit mauvaise, elle a tout d’un ange tombé du ciel à la peau légèrement hâlée, aux lèvres sensuelles, au regard franc et innocent. Elle est bénévole, elle aime les gens. Si je ne peux pas me fier à elle, c’est sur toute l’espèce humaine que je dois tirer un trait. Un nouveau train s’immobilise sur le quai principal au beau milieu de mes réflexions, une vague de voyageurs se précipite vers le hall, pendant que je gratte pour tuer le temps, mes remords et mes pensées. Dans un tourbillon bruyant, les gens se dispersent et il ne reste très vite que ce type ressemblant à un Irlandais. Un grand, baraqué, presque roux, qui consulte longuement les panneaux des horaires, comme s’il n’était pas d’ici. Celui-ci s’attarde un instant sur ma guitare, sur mes fringues. Pourquoi il me sourit ? Tu veux une photo ? Vas-y barre-toi, ducon ! Cette grande gigue s’éclipse alors qu’un trio de flics pénètre sur le quai. Ma Gibson rejoint son étui, je décampe à mon tour, inutile de se faire remarquer. Je sens dans mon dos le regard des trois poulets alors que j’allonge ma foulée pour les semer. Je n’ai aucune envie de subir un contrôle d’identité, ou de m’expliquer et encore moins de finir au poste. Une fois fondu dans la masse sur les trottoirs menant au centre-ville, je tente une dernière fois de contacter Bud. [On doit se voir. Comment t’as pu me faire ça ? Dis-moi où tu es putain !] Un ultime coup d’œil par-dessus mon épaule, je crois que les policiers ont lâché l’affaire devant le centre commercial. Je me ravise en ce qui concerne Bud, bien conscient qu’il ne se manifestera pas si je le menace. [Je m’inquiète. Déconne pas, dis-moi que tout va bien. Rappelle-moi.] De ruelles en passages souterrains, j’emprunte un raccourci et écrase un bâillement suite à ma nuit de merde, c’est là que mon portable sonne enfin. C’est pas trop tôt ! Je décroche illico. — Bud ? Qu’est-ce que tu as foutu de ma caisse, nom de Dieu ! — C’est Molly, désolée… Gros blanc, honte et perte de contrôle. — Oh ! Ah… Je… Euh… Je me trouve con à bégayer tout en consultant mon écran. Note à moi- même : ne jamais décrocher si vite à l’avenir. Je crois qu’entendre la douceur de sa voix au creux de mon oreille me perturbe bien plus que je ne l’aurais imaginé. — Je ne t’ai pas vu de la journée dans le square, je me suis inquiétée. — Tu t’inquiètes pour moi ? Vraiment ? Je devine un sourire tout en retenue. Est-ce qu’elle perçoit le mien ? L’entendre respirer, c’est troublant, enivrant. Elle reprend, je suis pendu aux fluctuations de sa voix. — Il fait de plus en plus froid, la météo annonce des records de température… Je fais une soirée avec des amis, un truc tout simple… Des amis ? Non, Molly, ne me demande pas de me mélanger. Je ne veux pas être le pauvre SDF qui va distraire tes invités pour ta pendaison de crémaillère. — Molly, tu sais que ce n’est pas une bonne idée. — Je ne peux pas me dire que je vais manger français en te sachant dehors avec ce froid de canard. De canard… c’est bien un truc d’amateur de cuisses de grenouilles, ça. Molly insiste, elle ne lâche rien, mais tout en douceur. — C’est en petit comité, il y aura ma « sœur », Stan et sa copine, c’est tout. On sera juste entre nous, s’il te plaît. Un peu essoufflé, je m’assois sur un banc public et allège mon dos de la guitare. Je dois admettre que la météo est rude en ce moment. En petit comité, ça me semble déjà plus jouable. — Et on mange quoi en France ? Nouveau sourire silencieux à l’autre bout du fil. — J’ai prévu du fromage, du vin, de la charcuterie… Tout simple, je te dis. Accepte, Owen, tu seras au chaud. J’inspire, j’hésite. Non, en fait, je sais au fond de moi que c’est une mauvaise idée. Molly doit le sentir aussi, parce qu’elle renchérit. — Stan est mécano, il connait du monde sur Liverpool… Il pourra peut-être t’aider… Qui dit mécanicien, dit casse. Ça signifie qu’il a peut-être un tuyau pour retrouver ma Mustang, ou qu’il en a entendu parler, c’est suffisant pour abdiquer. — À quelle heure je dois venir ? — Quand tu veux… Je raccroche, je me surprends à sourire à pleines dents. Je viens de dire oui et j’ai du mal à y croire. Officiellement j’ai accepté pour ma voiture, officieusement pour la revoir, tout simplement.

MitchJe déteste ça, tu m’obliges à prendre le train. Mais pour te voir seule et inquiète dans l’illusion de ta nouvelle vie, ça vaut le coup, Molly. Il n’y a qu’à te voir légèrement stressée sur ta trottinette en pleine nuit pour comprendre que tu ne m’as pas oublié. Et tu fais bien de me garder dans un coin de ta petite tête. J’arrive Molly, j’attends juste le bon moment pour frapper à ta porte et ne plus jamais partir.

Chapitre 17 Molly

# Millie Jackson – Eylia

Alors que le ciel décline, que le centre de Liverpool se pare de mille lueurs, le son d’« Eylia » distille une ambiance cosy, et un grain aussi sensuel qu’acoustique issu de sa chanson Millie Jackson. J’ai disposé des bougies ici et là, mon canapé a trouvé sa place idéale. Mon salon s’est fait une beauté, moi aussi, je dois bien l’avouer. Une fois préparée, il me reste à en terminer avec le dernier carton. Je ne suis pas peu fière d’être venue à bout de tout ce bazar. Peu à peu, entre ces murs, je me sens chez moi, et j’en prends pleinement conscience en observant Kate ranger quelques livres dans ma bibliothèque. Heureusement qu’elle était là pour m’aider. À haute voix, elle m’interpelle, surprise par mes lectures. — Je ne savais pas que tu lisais du Lord Hybris4 ! Je ne suis pas cliente pour ce genre de bouquins. Reflets obscurs, rien que la couverture est effrayante… — Moi, j’aime bien, je l’ai découvert par hasard. En tout cas, on y voit plus clair ici, merci du coup de pouce, sans toi, j’y serais encore. Elle abandonne les livres en minimisant son aide et écarquille les yeux, bien incapable de ne pas détailler la tenue que je porte. — Dis donc, tu as sorti le grand jeu ! — Tu trouves que c’est trop ? C’est vrai que j’ai hésité avec ce décolleté très échancré, mais je ne pensais pas qu’une robe crème en tricot, aussi courte soit-elle, pouvait choquer Kate. — C’est pour lui que tu as mis le paquet ? Vector pousse de petits sons étranges et tourne sur lui-même alors que je nie effrontément. — Non, aucun rapport, je voulais juste marquer le coup. J’ai le droit ? Kate lève un sourcil et affiche une grimace qu’on pourrait interpréter par « mouais, c’est ça ». Je suis grillée, mais je m’enfonce. — Je te jure ! — Molly, tu as beaucoup de qualités mais tu as deux gros défauts… Je rétorque qu’il me semble que c’est ma crémaillère, pas ma fête. Pourtant, elle va au bout de son idée. — Tu as un cœur d’artichaut et tu as la mémoire courte. Et tu mens très mal ! — Ça fait trois. Tu comptes lister tout ce qui ne va pas chez moi ? Plutôt que de passer sous le rouleau compresseur de son jugement sans rien faire, je préfère allumer de nouvelles bougies, débouchonner le vin et disposer les plateaux sur la table du salon. — Molly, ne te vexe pas. Ce n’était pas pour être méchante… — Je ne suis pas vexée, mais tu le juges sans le connaître. — Parce que tu le connais ton SDF ? Laisse-moi rire, ça ne fait pas une semaine que tu es ici ! — Owen n’a rien à voir avec un SDF. — Et Mitch n’avait rien à voir avec un type violent, un pervers narcissique et manipulateur… Elle marque un point aux confins de ma conscience. C’est vrai qu’il m’a dupée sur toute la ligne. Je me fige, soudainement glacée à la lueur de mes dernières années passées à Blackburn. J’ai même l’impression d’avoir du sang sur ma langue et de le sentir encore cogner. Kate s’approche et s’empare de mes poignets pour m’obliger à la regarder dans les yeux. — Je ne veux pas que tu retournes aux urgences. Je refuse qu’un autre cas social te fasse vivre l’enfer. Et tu imagines ce que penseraient papa et maman ? — Laisse Meredith et Paul en dehors de ça, s’il te plaît. Je t’assure qu’Owen et Mitch n’ont rien en commun. — Ils ont l’un comme l’autre besoin de toi. Franchement Molly, tu vaux mieux que ça ! À entendre la suite, Kate ne voit en moi qu’une fille qui a désespérément besoin d’affection au point de me jeter sur le premier type en difficulté que je croise. J’en mords mon piercing, je ne suis absolument pas d’accord, et je ne suis pas certaine de pouvoir écouter le reste sans broncher. — Regarde-toi… Tu es sublime, tu pourrais te trouver quelqu’un de bien. — Petit un, il n’y a absolument rien entre lui et moi. Petit deux, c’est quoi quelqu’un de bien selon toi ? Elle hausse les épaules et il ne lui faut pas bien longtemps pour se prononcer. — Quelqu’un qui ne va pas chercher à s’incruster, à t’isoler du monde, quitte à te violenter ! Tu imagines si tu n’arrives pas à t’en défaire de ton Owen ? Et si ça recommençait ? Tu y as pensé ? Au moment où j’ouvre la bouche, bien décidée à la rassurer, on sonne à la porte. * Stan et Evie sont arrivés les premiers, balayant sur leur passage les craintes de Kate. Je suis tellement heureuse de les voir ensemble, on dirait que Stan a trouvé le bonheur. Sa compagne dégage une douceur se mariant à merveille avec les qualités humaines de mon meilleur ami. Le temps des compliments sur ma décoration et l’appartement ne dure pas longtemps, on frappe à ma porte et mon cœur s’emballe sans raison. Ou presque, Owen vient d’arriver. Sur le seuil, jean serré, pull-over gris clair moulant son torse large, un incroyable parfum ambré aux notes aromatiques boisées et un regard qui déclenche un agréable vent de panique sous ma poitrine. Ses cheveux légèrement en bataille retombent sur ses pupilles insondables, sa beauté me désarçonne. Là, dans l’éclairage intimiste de mon appartement, je suis soufflée par son charme et mon sourire timide répond à ses lèvres qui s’étirent lentement en une moue séduisante. — Je ne suis pas en retard ? — Non c’est parfait, entre, je t’en prie. — Tu es magnifique, Molly. Comment ne pas accepter un tel compliment ? Je me sens rougir un peu alors que la bretelle de son étui à guitare quitte son épaule pendant qu’il me tend un superbe coffret de chocolat noir et m’adresse un sourire délicieux. — Tiens, il paraît que les Français goûtent ça avec le vin. — Il ne fallait pas, merci, c’est adorable. Il y a un instant de flottement, une seconde durant laquelle j’aimerais qu’il n’y ait plus personne dans cet appartement. Juste lui et moi. Même si c’est de la folie. * #Half a Man - Dean Lewis Autour de fines tranches de jambon de pays, d’emmental et de verres maintes fois remplis, l’atmosphère se veut détendue. Chacun a la courtoisie de ne pas aborder « la rue » ni aucun autre sujet sensible. Le courant passe bien avec Stan et Evie, même Kate fait un effort. Owen me surprend par son aisance, il prend part à chaque discussion, comme s’il était tout à fait « normal ». C’est Stan, tout en sirotant un merlot de 2016, qui l’interroge à présent. — Et donc, j’ai cru comprendre que tu avais une Mustang ? C’est ça ? Sans même m’en rendre compte, j’observe chacune de ses réactions en retenant mon souffle, comme si inconsciemment, je le soumettais à une espèce de test sans queue ni tête au cours duquel il remporterait chaque épreuve haut la main. Owen vide son verre avec une élégance naturelle et s’adosse davantage au dossier du canapé, avant de laisser ses doigts de musicien sur son jean délavé. — Un modèle de 70, mais on me l’a volé cette semaine. — Ça craint. Quelle couleur ? — Vert anglais. — Tu sais qui a pu faire le coup ? Je peux peut-être me renseigner… Sa mâchoire se crispe, marquant un mouvement pulsatile qui trahit sa part d’ombre, Owen entrouvre la bouche et se ravise, me donnant l’impression que répondre à cette question est au-dessus de ses forces. Un blanc s’étire au-dessus de notre apéritif dinatoire, j’ai peur que la discussion ne bascule sur les aspects les moins reluisants de sa vie, mais c’est Evie qui se charge de changer de sujet. Elle attache ses cheveux noirs et désigne la guitare qui trône non loin du coin cuisine. — Tu fais de la musique depuis longtemps ? — Je dirais une dizaine d’années… — Qu’est-ce que tu aimes jouer ? — Un peu de tout. Du moment que ça me permet de m’évader. Il braque son regard vers moi, passe sa main dans ses cheveux et me dévisage. Pourquoi je bloque sur son torse et les traits de son visage ? Tout va bien, respire. Il faut que je cesse d’être dans la peau d’une groupie, alors je débarrasse le plateau et me lève en direction de la cuisine. Sauf qu’il ne me quitte pas des yeux. — Si ça ne dérange pas Molly, je peux gratter un ou deux morceaux. Je sais que tu apprécies moyennement… C’est possible de se sentir rougir si fort ? Je feins l’indifférence sans pour autant savoir si je suis convaincante. — Du moment que tu ne réveilles pas tout le pâté de maisons… Qui veut du dessert ? Kate se redresse d’un bond et prétexte vouloir m’aider. Autour du plan de travail, je ne peux m’empêcher d’observer Owen sortir son instrument et s’installer au bord de l’assise. Impossible de ne pas attacher mon regard à sa main agile et experte qui prend position sur le manche. En une fraction de seconde, il semble habité, possédé, et son attitude envoie valser tout ce qui pourrait le rattacher à la rue. J’identifie les premières notes de Half A Man, une chanson de « Dean Lewis » qui ne peut être un heureux hasard, elle envahit doucement le salon et me percute le cœur. Un voile usé posé sur les paroles promptes à me faire frissonner, ses doigts glissent sur la Gibson avec une dextérité qui me laisse rêveuse. Son timbre vrai me bouleverse, la manière dont il dompte son instrument aussi, jusqu’à ce que Kate me donne un coup de coude et se confie à voix basse. — Arrête, tu baves. — N’importe quoi ! — J’ai bien vu vos regards brûlants ! C’en est presque gênant. Impossible d’affirmer le contraire, c’est vrai qu’il me fait de l’effet. Je ne sais pas si ça vient de son parfum, de son don pour la guitare, ou du voile sur sa voix mais mes hormones me rappellent qu’il y a sans doute bien trop longtemps que personne ne m’a touchée. Je détourne mon regard, fais semblant de m’occuper et d’être insensible au charme d’Owen, mais Kate reprend en chuchotant. — Bon, je dois admettre qu’il est foutrement canon. « Foutrement » ? Ce mot sorti de la bouche de ma presque sœur me surprend, je la fixe, stupéfaite. Elle vient de lâcher un juron, et elle n’a plus la langue dans sa poche. — Il a de ses yeux… C’en est troublant. Il pourrait être mannequin ! Je comprends mieux pourquoi tu as mis le paquet. Et sa voix, on en parle ? Lorsqu’il se laisse emporter, que le refrain sonne puissamment comme un chant de marins, une fine chair de poule s’empare de tout mon corps. Il alterne douceur et intensité, rien à voir avec la rage qui l’habite quand il est sous le kiosque. Ce soir, c’est comme si je vibrais au gré des paroles, de chaque accord qui sort de sa guitare. J’en viens à me demander comment un homme aussi beau gosse, aussi doué, peut se retrouver pieds et poings liés, contraint à survivre dehors. * Owen

Bercé par les quelques verres d’alcool, je me laisse aller. C’est agréable de toucher les cordes de ma Gibson loin du froid, dans le confort douillet d’un salon bien décoré. Il y a un siècle que je n’ai pas joué au chaud et en charmante compagnie. Une éternité qu’une femme ne m’a pas regardé comme Molly le fait. Pourtant, on s’esquive du mieux possible, comme si elle et moi savions que cette soirée revêtait une part de risque. Je boucle mon petit concert improvisé, le mécano et sa nana applaudissent, un sourire jusqu’aux oreilles. Le fameux Stan demande à haute voix s’il peut aller fumer sur le balcon, Evie l’accompagne dans la foulée. Et avant que Molly ne revienne avec une tarte tatin, j’évite de me laisser happer par son décolleté outrageusement plongeant ou même ses cuisses dévoilées à chaque fois qu’elle se penche, alors je préfère attacher mon regard à son appartement tout en rangeant ma guitare. Des mur gris, une agréable odeur de bougie parfumée, son intérieur est à son image. Doux, simple, et accueillant. Je remarque une curieuse collection de boîtes au look rétro sur une étagère, pas loin de la bibliothèque. C’est écrit en français, on dirait de la bouffe, « Biobox », c’est quoi ça ? Je me lève, m’empare de la première qui semble peser une tonne. Tu économises, Molly ? Un bruit de pièces de monnaie s’en échappe tandis que sa sœur me rejoint et éclaire mes lanternes. — C’est sa lubie. Elle garde ces trucs venus de France. C’est bizarre, n’est-ce pas ? Le plus étrange à mon sens, c’est de se nourrir de graines et de quinoa, mais je ne relève pas. Molly se poste en maîtresse de maison et nous invite à prendre une part de tarte. C’est bon d’entendre des éclats de rires et de passer une soirée socialement normale, aussi bon que son fameux dessert, ou que la vue que j’ai sur sa poitrine et le piercing à la base de son cou. Un bijou de surface, rendant ses clavicules particulièrement attirantes. Deux billes irrésistibles qu’elle effleure de temps à autre, et je trouve ça sensuel. Carrément sensuel. Molly me lance un regard insistant, doré, mâtiné d’un je-ne-sais-quoi légèrement espiègle. Arrête de la mater, tu déconnes à pleins poumons. Mettant un terme à mes échanges silencieux avec elle, Stan et Kate proposent de terminer la soirée dans un pub du centre-ville, Evie suggère de nous rendre à l’Alchimist pour un after, elle y connaît le videur. Ce genre de plan ne m’intéresse pas vraiment, je n’ai aucune envie de siroter des pintes à 7 £ pour être tout à fait sincère. Je m’apprête à décliner l’offre mais c’est notre hôte qui prend les devants. — Allez-y sans moi, je me lève tôt demain. Stan la taquine sur son footing du samedi matin et lui rappelle qu’elle pourrait éliminer une ou deux bières en courant un petit peu plus. Même si je trouve que sa plastique n’a vraiment pas besoin de sport, je m’engouffre dans la brèche en prétextant ne pas pouvoir les suivre « à regret ». Le trio s’éclipse sans insister, je m’empare de la guitare, prêt à quitter l’appartement à mon tour, mais Molly me retient par le bras au dernier moment. Mon palpitant marque un loupé. Premier vrai contact, presque une décharge électrique. — On n’a pas goûté le chocolat que tu m’as offert. Je m’immobilise, hypnotisé par ses yeux, sa bouche sensuelle et son air de ne pas y toucher qui ne me laisse pas de marbre. — C’est vrai. Une prochaine fois, peut-être ? — J’ai une très bonne bouteille, si ça te tente…

Chapitre 18 Molly

# Can you Feel The Heat Now - Fleurie

Je ne sais pas ce qui me prend, sans doute l’alcool qui parle à ma place. La raison voudrait qu’il passe cette porte, que je referme mes trois verrous et que je me contente des non-dits qui m’ont échauffée, de notre jeu de regard tout en retenue. Mais c’est plus fort que moi, et ça n’a rien à voir avec la perspective qu’il passe la nuit dans la rue ou une quelconque pitié. Une part de moi a envie de le découvrir dans un autre contexte, une autre souhaite se délecter de tout ce qu’il est, et enfin, une dernière se montre affamée, prête à jouer. Owen semble surpris, puis il sourit. Le genre de sourire qui ferait fondre n’importe qui. — Un grand cru. Du chocolat. Une belle femme… Comment puis- je refuser ? Il dépose sa guitare à l’entrée, le bleu de ses yeux m’aspire, et j’ai conscience du risque que j’encours en ce moment même. Je dois être malade ou complètement inconsciente parce que cette idée m’attise autant qu’elle m’effraie. J’en mordille mon piercing et reviens lentement vers le salon, étrangement excitée par le danger. J’aime la manière dont il rebrousse chemin en posant sur moi un regard moins pudique qu’en présence de témoins. Owen envahit tout mon espace, mon cœur palpite à l’idée que les dernières heures passées à l’esquiver n’ont fait que me troubler davantage. — Laisse-moi t’aider à ranger avant. Il s’empare des assiettes vides sans me quitter des yeux. J’ai du mal à faire place nette sans me sentir fébrile, délicieusement dévisagée. Impossible de ne pas regarder ses mains, à la fois massives et délicates. Sa manière de tout reposer à sa place m’arrache un sourire, Monsieur est clairement maniaque, il est mal tombé ici, mais je m’en fiche. Postée devant l’évier, je le sens s’approcher alors qu’il dépose des couverts sous le robinet. Un frisson divin me parcourt lorsqu’il me frôle le bras et que son parfum s’immisce dans mon périmètre. J’ai l’impression d’être à nouveau dans ses bras, le genou écorché après avoir eu la peur de ma vie à cause d’un chauffard. Sa bouche aux traits exquis est à un souffle de la mienne. Dans le silence qui suit, nos envies hurlent à l’unisson. Je suis à la merci de son regard doux et ténébreux, en proie à sa beauté qui sonne vrai et m’attire, à tous ses secrets qui façonnent une part de son aura. Ma main effleure la sienne, son torse se soulève et il se pince les lèvres. Comme pour s’éloigner du danger, comme s’il était soudainement gêné, il se râcle la gorge et rompt cet instant d’éternité. — Tu as du nouveau, au boulot ? La bulle qui m’électrisait éclate avec cette seule question, je refoule mon désir sous le tapis et je me reprends. — Mon portfolio est en sécurité ? Ses paupières se ferment longuement, il me le confirme d’un signe discret de la tête, alors je lui réponds. — Rien de neuf depuis mes SMS. J’ai pu retrouver un contrat te concernant, mais je pense qu’on a réduit mes accès sur le réseau, je n’ai pas les autorisations pour tout consulter. Ses pupilles se dilatent, il opine lentement du chef et murmure : « N’éveille pas les soupçons. » J’aime la façon dont il chuchote comme si on pouvait nous entendre et j’apprécie d’autant plus notre proximité. Parce que là, tout de suite, il pose ses mains de part et d’autre de l’évier. Il m’encercle, m’assiège. Je suis coincée, agréablement prise au piège entre ses bras. — Mais fais-moi confiance, je… je vais continuer. — J’ai toute confiance, Molly. Pudiques, nos doigts s’entrecroisent dans une danse plus aventureuse. Ma respiration est au diapason de mes pulsations cardiaques. Adossée au plan de travail, je n’ai jamais été aussi réceptive à un regard ni au contact de la peau de quelqu’un. Et je crois que de toutes ses forces, ma bouche rêve de goûter la sienne. Pourtant, je me rétracte. — Et si on l’ouvrait cette bouteille ? Il ne me faut rien de plus que son sourire pour m’exécuter et me libérer de son emprise. Sous son regard amusé, je m’empare d’un Aloxe-Corton de 2011, une bouteille aux arômes puissants et je cherche mon tire-bouchon, en pure perte. L’éternelle désorganisée que je suis l’a égaré alors que je m’en suis servie en début de soirée, pas moyen de mettre la main dessus, mais peu importe, il y a toujours une solution. J’ouvre le tiroir et opte pour le plan B. Owen ricane, un sourcil légèrement arqué. — Tu comptes l’ouvrir avec un tournevis ? — Rien ne me résiste. — Je ne peux pas dire le contraire. Double effet Kiss Cool, ses yeux rieurs ainsi que la teneur de ses propos m’embrasent de la tête aux pieds. Je masque mon attirance en plantant le cruciforme dans le liège et je me demande jusqu’à quel point il compte m’attiser. En tenant fermement le manche, j’essaie de soulever le bouchon, mais je dois m’y reprendre à plusieurs reprises sous son regard dubitatif. De peur que je ne me blesse, Owen tente de me venir en aide au moment où j’exerce un peu trop de pression. C’est ce qu’on appelle pousser le bouchon trop loin. Je ripe et enfonce brutalement celui-ci au fond du goulot. Une monumentale gerbe de vin rouge gicle par surprise, recouvrant de bourgogne la cuisine jusqu’au plafond mais aussi son pull. — Oh, merde ! Owen ! Pardon ! Je… — Après la soupe, le vin. Miss Catastrophe a encore frappé on dirait… La tête basse, il constate l’étendue des dégâts sur ses vêtements. Une monumentale éclaboussure signée Bibi. L’odeur de fruits rouges venant du pinot noir m’assaille puis le rire de mon invité couvre mes excuses un peu confuses. — Je suis navrée ! Tellement désolée, ça marche d’habitude. Je le jure ! — C’est bon, ce n’est que du vin… Je me précipite sur un torchon que j’imbibe d’eau en essayant désespérément de nettoyer la fibre de son pull. En vain. La main sur son torse ferme, j’étale le désastre au lieu de l’endiguer, et soudain, le désir que j’ai muselé jusqu’ici revient au galop. Surtout lorsque sa main s’enroule sur mon poignet. Troublée par l’intensité de son regard et la douceur de sa réaction, je recule, je me ravise. Parce que de toute évidence, je le trouve scandaleusement sexy. — Tu… tu peux aller te nettoyer dans la salle de bain. Il y a tout ce qu’il faut. — Tu es sûre ? Je peux me passer un coup d’eau ? — Oui, bien sûr ! C’est ma faute. Le vin ça sent fort et ça tache. Donne-moi ton pull, je vais lancer une machine. Après une demi-seconde de réflexion, il s’exécute. Son tee-shirt se soulève par la même occasion, m’offrant la vue d’abdominaux finement dessinés sur un ventre à tomber à la renverse. La ligne de son bassin est saillante, telle une falaise sur laquelle mes doigts aimeraient se jeter. Ses cheveux sont légèrement ébouriffés, ses biceps se dévoilent sous les manches. Je déglutis, réalisant pleinement que je suis fichue, j’ai envie de lui.

Chapitre 19 Molly

# Skin and Bones – Ruelle

Une fois seule, percevant l’eau de la douche qui coule, je me fustige d’avoir bu un coup de trop, déjà que je suis d’une maladresse légendaire à jeun… Éponge en main, j’essuie le cataclysme sur le plan de travail et par terre. C’est au moment où je me rince les doigts que la porte s’ouvre dans mon dos et que je me retourne, le cœur à l’arrêt. Pfiou, chaleur ! Je cille devant des épaules carrées et merveilleusement solides, de la trempe de ceux qui peuvent tout encaisser. C’est un canon. Mais d’où vient cette blessure à la clavicule ? Je cesse de me poser des questions devant son torse appétissant aux formes remarquables, large et gainé. Il reboutonne son jean sur son bassin taillé en V comme si de rien n’était. La peau encore légèrement brillante, les cheveux humides, il me remercie et je le vis comme une véritable mise à l’épreuve. Sois forte Molly ! Toutes les parcelles de mon corps pulsent à la vue de ce corps sculpté comme une invitation à se laisser aller. — De rien… c’est ma faute, je suis la reine des gaffes… Même si une part de moi est pleinement satisfaite du résultat : j’ai un dieu vivant, torse nu, qui me dévore du regard. Là, dans mon appartement. — Non, je voulais te remercier pour tout. Pour ce soir. Pour DesUrb et « l’enquête ». Tu es une sacrée partenaire. — Parce qu’on est partenaires maintenant ? S’il approche encore avec son sourire ravageur, je ne jure de rien. C’est pas bien, je suis en train de faire n’importe quoi. J’ai les jambes en coton, j’éprouve de merveilleuses étincelles dans le ventre et des palpitations qui me chamboulent et que ma raison désapprouve. Owen avance encore d’un pas, puis d’un autre, avec une voix prenante, chaude et suave qui bouleverse mes repères. — Peut-être un petit peu plus que de simples partenaires… Son souffle s’écrase contre moi, je suis déchirée entre la panique à bord et l’envie de céder. L’effluve de gel douche me parvient, son regard m’hypnotise et je m’attache à sa cicatrice sous l’épaule pour ne pas défaillir et me jeter sur lui. Changer de sujet pour ne pas craquer, c’est la seule option qu’il me reste. — On dirait que c’est encore frais. Est-ce que ça te fait mal ? Du bout du doigt, j’effleure sa plaie, un renflement légèrement rosé. Mauvaise idée, sa peau semble m’intimer dans un murmure de ne plus la quitter. Sa réponse se pare d’une tessiture profonde et noble, là je vibre au simple son de sa voix. — Quand on m’a planté, mais maintenant ça va. Je t’assure, ça va même très bien. Des dizaines de questions m’assaillent, mais son visage incliné vers le mien balaye la moindre pensée de mon esprit. N’importe quel raisonnement s’effondre à chaque centimètre qui disparait entre lui et moi. La bouche entrouverte, j’accueille la pulpe de ses lèvres, c’est à croire que j’en ai toujours eu envie. Une douceur exquise m’envahit, mon cœur manque un battement quand je réalise ce que nous sommes en train de faire. Son souffle s’écrase contre le mien, je me délecte de la saveur de son baiser, je m’enivre de sa langue glissant contre la mienne. Owen s’empare de moi, je lui tiens la joue, frôle la ligne de sa mâchoire, en proie à la fougue qui nous anime dans la cuisine. Son pouce effleure mon bijou à la base de mon cou, son visage s’illumine et il conclut notre baiser d’un sourire. Ma respiration s’emballe, mon cœur troublé perd le fil tandis que mes mains deviennent de plus en plus moites. Je recule jusqu’à heurter le plan de travail, mais pour mon plus grand plaisir, Owen réduit aussitôt la distance qui nous sépare. — Et ton piercing, c’est douloureux ? — Absolument pas… Son souffle semble approuver, sa main chaude caresse mon cou et le haut de mon décolleté tandis que j’ai du mal à me remettre de ce que j’ai éprouvé suspendue à sa bouche. Là, son regard tendre devient incendiaire, et même dans les intonations de sa voix, je décèle un appel du pied. — Tu en as d’autres ? — Peut-être… Qui sait ? — Je vais être obligé de les chercher… Une lueur espiègle agite l’océan dans ses yeux et je crois que ça me plaît, mais pas autant que son corps en approche, ou même que son autre main effleurant le dessus de mon genou. Lentement, sans me quitter des yeux, il soulève ma robe, centimètre par centimètre, déclenchant un sublime frisson le long de mes jambes puis sur chaque parcelle de mon corps. Lorsque son front se colle en douceur contre le mien, quand je passe ma main dans sa nuque en le dévorant des yeux, un feu déchaîné gronde en moi. Un bras tendu sur l’évier, une main agrippée à son dos musclé, je respire fort, à la mesure de ce que je ressens et des baisers ardents qu’il laisse sur ma peau sensible. Du bout de la langue, il soulève le piercing sur ma bouche avec une tendresse qui me rend folle. Mes feulements fendent la nuit, son gémissement se meurt dans un nouveau baiser et explose en bouche quand il me demande, fiévreux, de le guider. — Dis-moi si je chauffe ou pas… — Je crois que tu brûles… * Owen

Mon approche se veut lente et langoureuse. Je sais que ce n’est pas bien, que je devrais m’en tenir au plan, mais je n’ai plus vraiment le contrôle lorsque je retrousse sa robe, que j’effleure du revers de la main l’intérieur de sa cuisse et que sa dentelle se présente à moi. Je dépose mon souffle sur son cou qui m’appelle. Molly se cambre délicieusement, elle frémit. Je la savoure, je m’imprègne de son parfum, encouragé par sa respiration moite et agitée. Mon regard croise le sien, et dans la brume sulfureuse de nos désirs, il y a cette complicité que je suis incapable d’expliquer et à laquelle je ne peux pas résister. Au-delà de cette pulsion qui m’anime, de cette attraction irrépressible, une petite voix sournoise au fond de moi murmure qu’avec un peu de chance, cette parenthèse torride peut déboucher sur une nuit au chaud à condition que j’assure. Je n’ai rien contre l’idée, même si c’est discutable. Elle mérite mieux, elle mérite de la sincérité. Et puis merde ! Autant joindre l’utile à l’agréable. Molly frissonne, tout en volupté, sa langue rampe le long de la mienne, premiers gémissements sans retenue. Je n’ai jamais éprouvé ce genre de chose pour une inconnue. * Molly

Le souffle court, victime d’une déferlante dans la poitrine, je me laisse dicter ma conduite par les picotements délicieux qui me submergent. Embrasée jusqu’au bout des ongles, je succombe à une pluie de baisers enflammant mes épaules et mon cou. Accrochée à sa nuque, je suis flattée par son sexe dur et massif qui se presse contre moi, ses râles m’enivrent, mon regard devrait s’attacher au sien pour vivre cet instant d’une intensité rare, mais Vector sort de son sommeil et attire mon attention dans le salon. Le robot roule sur la manche de la doudoune, là, juste dans mon champ de vision. Une doudoune appartenant à Mitch par le passé. Cette seule idée fait exploser en plein vol notre petite récréation, telle une équation dont la réponse est limpide. Doudoune = Mitch = Main tendue = Entrer dans ma vie et ne jamais en partir = Je fais une belle connerie avec Owen. Les inquiétudes de Kate refont surface d’un coup, d’un bloc. Des images de ma vie à Blackburn m’assaillent de toutes parts. Je suis sur le point de coucher avec un inconnu qui dort dans la rue ! L’envie retombe comme un soufflet. Je suis allée trop loin, beaucoup trop loin. Je ne peux pas prendre le risque de recommencer. Ce que j’ai vécu avec Mitch m’a servi de leçon. Je me raidis, repousse Owen sèchement. La bouche encore gorgée de plaisir, je sais pourtant que ce qui vient de se produire ne doit plus jamais arriver avec lui. — Non, attends ! Attends, s’il te plaît ! Stop ! * Owen # Can't Carry This Anymore - Anson Seabra

Qu’est-ce qu’elle a tout à coup ? Je sens mon cœur battre jusque dans mon entrejambe quand elle me rejette sèchement. La main bien à plat sur mon torse, Molly vient de changer radicalement d’attitude. Il y a dix secondes encore, j’étais en train de chauffer, là, c’est l’Antarctique. J’encaisse, j’accepte. Je contiens la frustration dans mon jean, mais je peux lire la panique sur son visage, alors que le plaisir illuminait ses traits jusqu’ici. — J’ai fait quelque chose de mal ? — Non… Ce n’est pas toi. Le souffle court, les pupilles dilatées, elle replace sa robe nerveusement et se rue sur la machine à laver. — Tiens, ton pull est sec ! Elle le roule en boule et le plaque sur mon buste, elle ne parvient même plus à me regarder dans les yeux. — Il n’est pas sec du tout. — Eh bien il est propre au moins ! Comme une furie, cédant à une sorte de crise d’angoisse, elle me pousse vers mon manteau et l’étui à guitare avant d’ouvrir sa porte en grand. Est-ce qu’elle vient de réaliser que coucher avec un sans-abri est inconvenant ? — Tu me fous dehors ? — Tu ne peux pas rester ici. Désolée ! — Et quoi, c’est tout comme explication ? Molly ? — C’est compliqué, tu n’y es pour rien. — On peut au moins en discu… Une porte s’ouvre sur le palier, une vieille dame pas commode me lance un regard noir avant de toiser ma ravissante maîtresse ultrastressée. Molly aboie sur sa voisine : « Vous, on ne vous a pas sonnée ! » avant de me claquer la porte au nez. — Au revoir Owen ! Trois tour de clé, j’ai du mal à réaliser. * Sur le trottoir, au beau milieu de la nuit, un sourire étrange reste gravé sur mon visage alors qu’il n’y a rien de drôle. J’effleure ma lèvre du bout des doigts, histoire de m’assurer que je n’ai pas rêvé. Il y a moins de cinq minutes, j’étais là-haut, pris dans la fièvre d’un corps-à-corps torride, la tête emplie de son parfum sucré aux notes d’agrumes. Je me voyais passer la nuit au chaud et je me retrouve à marcher vers le kiosque. Éconduit. Seul. Sans toit. Sans elle. Et sans aucune explication. C’est de bonne guerre, j’imagine. Fin du sourire. En foulant le square, je me retourne une dernière fois vers les fenêtres du troisième étage. Son ombre disparaît de la fenêtre, je ne lui en veux pas. Sans rancune, même si je n’ai pas vraiment pigé. Et très vite, mes désillusions sont étouffées par la rue qui reprend ses droits. La survie, la violence, mes objectifs. Je suis à nouveau ce même type, cette ombre dans les ténèbres qui cherche à surnager en attendant de porter le coup de grâce. Dans le froid glacial du Nord de l’Angleterre, avec mon pull humide et ma frustration, je n’ai rien de mieux à faire que de partir sur les traces de Bud et de ma Mustang jusqu’à l’aube. Dommage, Molly. J’imagine que c’est mieux ainsi…

Chapitre 20 Molly

# You Don’t Know – Katelyn Tarver

Au petit matin, ma gueule de bois s’accompagne d’une sensation effroyable, celle d’avoir mal agi avec Owen, même si Mitch m’a fait vivre un calvaire. Je me suis mal comportée en succombant à la tentation, et je n’ai pas mis les formes une fois que j’ai réalisé l’ampleur de mon erreur. Dans mon brouillard aviné, j’observe Poupouf, un haut-le-cœur m’envahit, je titube jusqu’à la fenêtre et l’amertume m’agresse. Tu as fait n’importe quoi ma fille… Le kiosque est vide, je soupire, je m’en veux. Mon mal de tête trouve écho dans les regrets, et un début de flemme accentue mon mal-être. Lorsque je chausse à contrecœur ma paire de running, prête à aller éliminer les excès de la veille et oublier ma grosse bêtise, je culpabilise. Je suis allée trop loin, beaucoup trop vite, j’ai mal réagi, j’aurais au moins pu arrondir les angles mais j’ai paniqué. Trois tours de clé, je quitte mon domicile, consulte mon téléphone sur le palier. Aucune réponse au SMS d’excuses que je lui ai envoyé avant de m’endormir – éméchée mais consciente d’avoir abusé. Au rez-de- chaussée, la surprise est de taille, la porte de l’immeuble est cassée, la serrure défoncée. L’espace d’un instant, j’envisage qu’il pourrait s’agir d’Owen ayant laissé sa colère s’exprimer, mais je chasse cette idée. Il n’est pas comme ça ! D’ailleurs, je n’aurais jamais dû le comparer à Mitch. Cette évidence me saisit dès les premières foulées. C’est vrai qu’il n’a pas d’adresse, mais Owen avait une situation d’après les quelques indices que j’ai collectés. Il avait un don, une maison. Ce n’est pas un parasite qui ne vit qu’au crochet de la société ou d’une bonne poire débordant d’empathie. À bien y réfléchir, j’ai dépanné Owen d’un petit billet qu’il n’osait même pas accepter alors que Mitch n’a jamais hésité à me dépouiller. En même temps… Mitch n’a jamais donné dans le cambriolage… Owen détient mon portfolio, il n’est pas tout blanc non plus. Laisse-lui peut-être une chance. Zut, je ne sais plus quoi penser. À la lueur de cette vérité, longeant le square vide, je trottine d’un pas laborieux jusqu’aux pavés du centre-ville. Là, non loin des bars très fréquentés le vendredi soir, je me dis que je pourrais faire un crochet par le Maya. Son propriétaire semble le connaître, il l’appelle « Sir Bennett », peut-être que le vieux biker pourra m’en dire plus à propos d’Owen et de son ancienne vie. Et s’il pouvait avoir des toilettes, ça soulagerait grandement mon envie de faire pipi. Essoufflée, je redouble d’efforts jusqu’à la devanture du bar et je m’apprête à entrer au moment où j’aperçois depuis la vitrine mon mystérieux cambrioleur assis à une table. Owen est installé sur une banquette, visiblement occupé par un appel vidéo sur son téléphone. Il est super bien sapé ! Pourquoi ? C’est décidé, je prends mon courage à deux mains, j’entre. Dans le parfum du tabac froid, j’avance dans son dos jusqu’au comptoir où le tenancier ressemble plus que jamais à un pirate à la retraite. Je commande un café, et jette un regard discret sur Owen, toujours de dos. Petite chemise cintrée, bien coiffé, il est métamorphosé. Bien plus beau que je n’aurais pu l’imaginer, même de dos. On dirait qu’il passe un entretien d’embauche, et je dois dire qu’il mériterait largement un CDI dans cette tenue. Mais on dirait que son interlocuteur est une femme. Je tends l’oreille, le cœur battant alors que Drew revient vers moi et met un terme à mes petites digressions. — Et voilà ma jolie. — Combien je vous dois ? Drew s’accoude au comptoir, me gratifie d’un sourire roublard mais incomplet, puis il ricane. — C’est pour moi. Je ne vais pas faire payer la miss de Sir Bennett. Étonnée, je le remercie, bien que gênée d’être considérée comme la miss d’Owen par le propriétaire du bar. D’un signe du menton, le vieux Drew désigne le fond de la salle et me demande si je souhaite qu’il prévienne « Sir Bennett » de ma présence. — Non, ça ira, c’est gentil à vous. Il a l’air occupé. — Toujours, quand sa mère le contacte sur WhatsApp. Stupéfaite par la nouvelle, je me dévisse la tête dans la direction de mon brun mystérieux. Owen est en contact avec sa mère ? Et il répond en se mettant sur son trente-et-un ? Pourquoi se faire si beau ? J’en fronce les sourcils, le mystère est si épais qu’il doit se lire sur mon visage. Drew gratte sa barbe pas tout à fait blanche et se sent obligé de m’éclairer tout en allumant une cigarette. — Elle n’est pas au courant qu’il a tout perdu. Piquée par la curiosité, je m’incline vers le comptoir et questionne mon indic’ à voix basse. — Il est en bons termes avec ses parents ? Après un regard furtif vers le principal intéressé, Drew se penche à son tour vers moi et m’explique que les parents d’Owen sont à la tête d’un petit empire immobilier. — Ils n’ont jamais compris le métier de designer, pourtant c’est un génie… Un génie, carrément ? Drew fronce les sourcils et balaye le sujet d’un geste de la main. — Bref, pour te la faire courte, je crois que ses vieux rêvaient de le voir rejoindre l’entreprise familiale. Surtout depuis qu’ils développent les affaires aux quatre coins du pays. — Pourquoi ne pas les mettre au courant de la situation ? Après une large bouffée de tabac, Drew exhale une volute blanche qui m’irrite la gorge, il me répond sans pour autant cautionner ce choix à 100 %. — Par fierté, j’imagine… Et puis pour protéger sa mère. Il paraît qu’elle a le cœur fragile. — La protéger ? — Owen, est comme ça… Je pense qu’on n’arrivera pas à le faire changer de ce côté-là. Protecteur, ça ne m’étonne pas… Je l’ai tout de suite senti au refuge en présence du jeune Bug ou Bud, je ne sais plus. Quand je suis tombée en trottinette, Owen a immédiatement accouru. Il pourrait tout avouer à ses parents, mais il préfère s’en sortir seul ou presque. Ce n’est pas forcément ce que j’aurais fait à sa place, je ne suis pas sûre d’approuver, mais ça me touche. Sans que je puisse me l’expliquer, son attitude me séduit. — Bon, par contre ma jolie, ça reste entre nous. Je ne t’ai rien dit. — Ça marche, je ne suis même pas venue ici. Mimant avec mes doigts une fermeture Éclair le long de ma bouche, je lui confirme être une tombe. C’est entendu d’un signe de la tête, le vieux barbu passe un coup de chiffon sur son bar et se penche vers moi. — Du peu que je sais, il tient à toi. Il serait furieux d’apprendre que j’ai balancé des dossiers dans son dos. — Pardon ? Il… il tient à moi ? Je manque en perdre l’équilibre et renverser mon café. Drew me sourit et me souhaite une bonne journée. Je ne connais pas toute la vie d’Owen, mais j’en ai appris assez pour y voir plus clair. Pour être profondément déstabilisée aussi. Il tient à moi… Attendrie par cette tranche de vie et les aveux du vieux biker, je ne veux pas interférer et je préfère m’éclipser. Avant que l’appel vidéo ne prenne fin, je compte disparaître en mode ninja, mais c’était sans compter sur une envie pressante. À chaque fois que je passe du chaud au froid, j’ai besoin d’effectuer un arrêt au stand. Vessie oblige, je ne tiendrai jamais jusqu’à mon retour. — Vous auriez des toilettes s’il vous plaît ? — Juste derrière la porte avec le drapeau. Je me faufile en catimini dans les W.C. Une fois soulagée, je reviens sur mes pas et j’aperçois à travers l’ouverture de la porte que la place d’Owen est vide. Discrètement je me risque à jeter un œil dans la salle, il est au comptoir, toujours rivé au téléphone. Aussi furtive que possible, je me plaque à la porte et tends l’oreille pour capter des bribes de conversation avec sa mère. — Je peux te demander un dernier service mon chéri ? — Oui, ce que tu veux. Tu sais que je ne peux rien te refuser. — Tu te souviens de la maison que nous louons sur Wallasey via Airbnb ? — Difficile d’oublier cette vue sur la mer, c’est toute mon enfance. Qu’est-ce qu’il se passe ? — Les derniers locataires viennent de nous signaler une fuite d’eau. — Il y a beaucoup de dégâts ? — Non, pas assez selon ton père pour payer un plombier. Mais on ne sait même pas de quoi il en retourne exactement. Il faudrait régler le problème rapidement. — Et alors ? Où tu veux en venir ? — Si je te fais parvenir les clés par coursier, tu veux bien aller y jeter un œil ? — Du coup c’est moi le plombier ? Je ne suis pas dans votre business, maman. — Je sais que tu es débordé, si tu ne peux pas, je comprendrai. Tant pis, je saute dans le premier avion et je règle ça avec un artisan. — Ne te fatigue pas. Tu as l’air épuisée, reste où tu es. — C’est vrai ? Tu es un amour ! — Pour les clés, je t’envoie ma nouvelle adresse par texto. — Tu as déménagé ? Et tu ne m’as rien dit ? — Je t’expliquerai. Je t’embrasse, je dois y aller maman. * J’ai cru qu’Owen ne partirait jamais du Maya mais il s’est éclipsé sitôt après avoir raccroché. Je crois que ce que je viens d’entendre remet en question les doutes que je pouvais éprouver à son égard. À mon tour, j’abandonne le bar et m’apprête à le rattraper en courant, ne serait-ce que pour m’excuser de mon attitude de la veille. Mais un appel de Stan sur mon téléphone envoie valser tous mes plans. — Allo ? — Molly ? Tu es où ? Tu es chez toi ? — Non, je fais mon jogging. Qu’est-ce qu’il y a ? Je remarque que sa voix transpire la crainte, c’est rare que Stan paraisse stressé. — Rentre à l’appart’, Molly et enferme-toi ! — Stan, tu me fais peur… — Retourne chez toi et n’en sors pas ! La trouille au ventre, j’aperçois Owen s’éloigner et disparaître au coin de la rue. Je me résigne à ne pas le suivre, mais j’ai besoin de savoir ce qui plonge mon ami dans cet état. — Stan, qu’est-ce qui te prend ? — J’ai cru le reconnaître. Il est passé au refuge avant de s’enfuir. Silence de ma part. J’ai peur de comprendre. Le sol se dérobe sous mes pieds, mon sang se glace sur un terrible aveu. — Molly, je crois bien que Mitch est ici !

Chapitre 21 Molly

# Deep End – Ruelle

Je suis rentrée en quatrième vitesse, paniquée à l’idée d’être rattrapée par le passé. Transpirante, à bout de souffle, j’ai grimpé les marches quatre à quatre avant de m’enfermer et de m’effondrer chez moi. Consciente que le cauchemar n’était pas terminé, j’ai passé le week- end à regarder par la fenêtre, frémissant de peur à chaque fois qu’on tapait à ma porte. Kate est venue me soutenir, Stan aussi. En pure perte, parce que rien ne peut arrêter Mitch, c’est une certitude. J’ai revu bien malgré moi des images sordides et violentes, ressenti la douleur, revécu l’impact de ses poings. Des souvenirs sombres de toutes ces fois où je suis tombée sous les coups d’un géant irlandais, ivre ou à jeun, mais toujours furieux. Je me suis rappelé ses représailles à chacune de mes tentatives visant à le mettre à la porte ou à m’en défaire. J’en ai pleuré, j’ai failli en vomir. Durant tout le dimanche, je suis restée recluse au troisième étage, en pyjama, Poupouf serré tout contre moi, l’esprit balloté entre ce que j’aimerais dire à Owen et l’ombre de Mitch de retour dans ma vie. J’ai vérifié ma porte cent fois, pleuré de peur sous la douche, je suis restée prostrée en proie à une terreur transpirant de chaque pore de ma peau. J’étais si mal que même Vector n’a pas réussi à m’arracher un sourire avec ses pitreries. Puis j’ai décidé que Mitch ne gagnerait pas, pas cette fois et que je pouvais essayer de me remettre en mouvement. Plus facile à dire qu’à faire… Pour m’occuper, éviter de broyer du noir et me vider la tête, j’ai rangé mon appartement, c’est dire mon malaise. Et c’est en terminant la vaisselle de ma soirée française qu’une étincelle de bonheur s’est invitée dans mes idées sombres. L’eau qui ruisselle fait écho aux mots rassurants d’Owen, à sa présence réconfortante. Du vin partout, Owen torse nu, lui et moi, ici même. Là, les mains encore mouillées, je repense alors aux confidences de Drew, à ce que j’ai entendu au Maya. Un protecteur… J’ai fait fausse route en ayant peur qu’Owen nourrisse les mêmes intentions que Mitch, j’ai paniqué à l’idée de répéter les mêmes erreurs au lieu de regarder la vérité en face. Il est peut-être la seule personne que j’aie envie de voir en ce moment, le seul avec qui j’aie envie de parler. C’est une fois dans mon lit, attristée de ne pas entendre la guitare depuis le kiosque, que je me jette à l’eau, avec un texto pour m’excuser. [J’espère que tu ne m’en veux pas.] [Pour mon pull toujours pas sec ? Ou pour m’avoir allumé avant de me jeter ?] [Je regrette de t’avoir mis à la porte de cette façon. Ma vie est compliquée en ce moment. J’aimerais qu’on en discute…] Je reste un moment emmitouflée sous la couette à fixer l’écran de mon téléphone, espérant une nouvelle réponse de sa part. Un signe de vie qui survient juste avant que je ne m’endorme. [Je te rassure, la mienne n’est pas simple non plus. On se capte plus tard.] * Owen

Dans le noir, les doigts frigorifiés, je verrouille mon smartphone avant de vérifier si la voie est libre. Bien sûr, Miss Catastrophe occupe mes pensées depuis vendredi soir, j’ai encore la sensation d’avoir ses lèvres contre ma bouche ou que son parfum me suit partout, mais là, tout de suite, j’ai d’autres priorités. Voilà des jours que je cherche Bud et ma caisse. J’ai beau lui en vouloir à mort pour la Mustang, son silence m’inquiète méchamment. Du nord au sud, d’est en ouest, il reste introuvable. Il n’y a que deux solutions, soit il s’est barré loin d’ici après avoir vendu ma bagnole, soit les Crox Crew l’ont chopé et il agonise dans un recoin puant des bas-fonds de Liverpool. Bud est encore un gosse, je le vois mal boucler une transaction et se faire la belle. La deuxième option me tord les tripes, et je ne peux pas le laisser, livré à lui-même, dans le ghetto. J’ai quadrillé tous les quartiers, en vain, et c’est à regret, sur le qui- vive, que j’erre du côté de Norris Green, à la frontière de Croxteth, là où les maisons délabrées sont alignées sur un goudron fissuré. Là où les graffitis ressemblent à des menaces de mort. Là où la vie n’a aucune valeur pour les jeunes appartenant au gang. Bud, dis-moi que tu es en vie, putain ! Comme une ombre, je rase les murs au cœur de ce secteur sensible dans lequel le canon scié donne de la voix. Cette zone de non-droit est abandonnée par la police, il règne ici un parfum de poudre, une tension palpable dans la pénombre, quand les pitbulls et les gosses sous les capuches agressent quiconque ose pénétrer dans ce territoire. Bud, où es-tu ? * Molly

La reprise est difficile en ce lundi matin, après une nuit chaotique et un trajet à l’affût du moindre danger, je suis surprise de ne pas apercevoir Owen à son poste. Surprise et attristée, j’en ai un pincement au cœur, parce que j’imagine qu’il m’en veut encore d’avoir été mis à la porte avec son pull à peine essoré. Malgré le manque de sommeil et cette crainte chevillée au corps depuis samedi, je tente de faire bonne figure au bureau. Je crois que Beth n’y voit que du feu et se contente de ma version des faits : j’ai un peu trop fêté mon installation toute récente. Entre deux esquisses et attaques gratuites de Carl, je tente d’avancer sur mon projet, mais la fatigue a décidé de faire des confettis avec ma concentration une fois midi passé. Je sauvegarde, prends quelques notes, j’ai besoin d’un café pour ne pas piquer du nez et j’abuse de mon statut en demandant à mon assistante un long noir sans sucre. Aucune réponse. — Beth ? Je lève le nez de mon ordinateur, lâche mon stylet. Elle n’est pas dans le bureau, ni dans l’open space. Je quitte ma place, cherche Bethany dans les couloirs et je la trouve les bras ballants devant la porte du grand patron, avant de détaler d’un coup. Poussée par des éclats de voix qui s’échappent du bureau du boss, elle se réfugie dans la salle de réunion. J’écarquille les yeux et tends l’oreille à mon tour, ça ressemble à une énorme dispute dans l’antre d’Austin Slater. La porte s’ouvre sèchement et il en sort une femme rousse, portant des lunettes de soleil et un long manteau noir d’une élégance folle. Celle-ci marche d’un pas pressé vers la sortie, pendant que monsieur Slater déboule en trombe et lui cours après en meuglant. — Brooke ! Tu ne peux pas me faire ça ! On n’en a pas terminé ! Brooke ? Je suis stupéfaite, je viens de la voir en vrai. Je pense immédiatement à Owen et à ce qu’il m’a dit, mais mon œil ne peut s’empêcher d’être attiré par le bureau du boss, laissé grand ouvert. À l’intérieur, Carl semble agité, on dirait qu’il a pris part à la discussion très animée. Je ne l’ai jamais vu aussi pâle. Il s’empresse de replacer un portrait de John Lennon sur le mur du fond. Un mur dans lequel est incrusté… J’y crois pas… un coffre-fort. Il faut que je prévienne Owen ! Alors que je me demande ce que peut contenir ce truc derrière la figure emblématique des Beatles, le patron revient sur ses pas et me fusille du regard. — Qu’est-ce que vous regardez ? — Rien, pardon. — Vous n’avez rien de mieux à faire ? Je vous conseille d’avoir quelque chose de concret à me présenter d’ici quelques jours. Du balai ! Je me confonds en excuses, mais mon supérieur s’en contrefiche et referme violemment derrière lui. En deux ou trois phrases, je subis un coup de pression qui me glace le sang. Pour autant, je me précipite vers mon bureau et me dépêche de prévenir Owen par message. [Brooke vient de passer, je viens de la voir ! Grosse dispute ici ! Et j’ai découvert un coffre dans le bureau du patron. On fait quoi ?] Bethany, de retour, s’inquiète de me voir soudainement si stressée, je botte en touche évite de répondre à son interrogatoire, et consulte l’écran de mon téléphone toutes les trente secondes. [J’arrive, on se retrouve dès que tu as terminé.] * On s’est donné rendez-vous peu après ma journée de travail. L’œil rivé sur l’horloge, je quitte mon poste pile à l’heure sans demander mon reste. Je m’élance sur ma trottinette afin de rentrer chez moi, l’esprit accaparé par cette scène avec Brooke, ce fameux coffre dissimulé et tout ce qu’Owen ne m’a pas dit à propos de son histoire. Il me tarde de le voir, d’en apprendre plus sur cette rousse et sur son passé. Mais c’est mon propre passé qui me coupe la route en bas de mon immeuble. Un géant sorti de nulle part m’empoigne par le bras. Blackburn, un goût de sang et d’enfer. Je pousse un cri de stupeur, le biceps broyé par sa force bestiale. Il est revenu me hanter, me déposséder de ma vie, de ma liberté. Mon cœur s’arrête, ce n’est pas de la frayeur, c’est de la terreur. Je suis pétrifiée, prise au piège dans un cauchemar qui ne s’arrête jamais. — Comme on se retrouve, Molly ! — Mitch ? À l’aide ! Au secours ! Lâche-moi ! — Si tu cries encore, je te fais la peau, petite garce.

Chapitre 22 Owen

# Wolves - Sam Tinnesz

Je viens juste d’arriver au square, depuis ma position, pas très loin du kiosque, j’observe ma petite Miss Catastrophe remonter l’avenue en trottinette jusqu’à chez elle, puis se figer de panique avant d’être malmenée par un inconnu. Je perds ma part d’humanité, dévorée par celle plus animale. Mes pupilles se dilatent, ce connard lui fait mal. Hey, mais j’ai déjà vu ce grand roux ! Le cri de Molly retentit et mon sang ne fait qu’un tour. D’un bond, je franchis la barrière et traverse la route en courant tandis qu’elle semble se débattre et appeler à l’aide. Au galop, je déboule et m’interpose entre elle et l’Irlandais balaise. Surpris par mon intervention, l’autre raclure lâche Molly et je crois que je pourrais verser dans le sale, quand je préviens cette enflure en grinçant des dents. — D’où tu la touches ? Je te conseille de te barrer avant que ça ne tourne mal. Il recule d’un pas et ricane en me toisant de toute sa hauteur. Je m’assure qu’elle n’ait rien de cassé d’un rapide coup d’œil. En état de choc, elle reste adossée au mur, l’horreur dans le regard, incapable de me répondre. L’autre déborde de confiance dans mon dos et revient à la charge. — Qu’est-ce qu’il veut le guitariste ? — Que tu lui foutes la paix. — J’aimerais bien voir comment tu comptes t’y prendre. J’abandonne mon étui, les poings serrés, la mâchoire verrouillée. Je n’ai pas peur de cette armoire à glace, j’en ai défoncé des bien plus costauds. Je redoute simplement qu’elle me voie péter les plombs et lui casser les dents sauvagement. Molly est en larmes, l’autre trouduc’ sourit, ça va se finir dans un bain de sang. Putain, c’est le mec que j’ai vu à la gare, j’en suis sûr. Je pourrais lui briser le genou et lui sauter à la gorge avant de cogner jusqu’à ce qu’il ne respire plus, mais un mouvement de ma conscience préfère la jouer fine. Une sorte d’inspiration divine. — Approche-toi encore une fois de ma nana et t’es un homme mort. L’Irlandais retient sa respiration, je me tourne vers Molly et effleure son visage. — Tout va bien, trésor ? C’est pire qu’un direct du gauche. Le grand rouquin cesse de montrer les dents. Le visage fermé il incline la tête vers elle. Visiblement blessé par le fait qu’elle soit en couple. — Molly ? C’est vrai ? Alors comme ça tu as déjà un mec ? J’aboie aussitôt. — Bien sûr qu’elle a un mec ! Elle déglutit, d’abord incrédule, avant de se ressaisir. Les joues humides, elle m’attrape par la main avant de se blottir contre moi et d’enfoncer le clou de sa voix cassée. — Oublie-moi Mitch. Laisse-nous tranquilles. L’autre tocard vacille et se décompose, il marmonne qu’on n’en a pas terminé et me pointe du doigt. — C’est ma doudoune… On se retrouvera, le guitariste. Tu peux me croire. — Quand tu veux, où tu veux ! Je t’attends, mon grand. Je vais te la faire bouffer ta doudoune. Au lieu de monter dans les tours et de répondre par les poings, il se contente d’opiner mollement de la tête, le regard vitreux, visiblement désorienté. Je m’approche, lui mets un coup de pression et il effectue un nouveau pas en arrière. Je crois qu’il abdique, mais juste avant de tourner les talons, il la menace une dernière fois. — C’est pas fini Molly. Je te le dis, c’est pas fini… * Molly # Better Than Today - Rhys Lewis

Jamais je n’ai senti la peur pulser si fort dans mes veines. Mitch disparaît sur une ultime menace et je m’effondre dans les bras réconfortants d’Owen. Je tremble toujours de tout mon corps et mes jambes manquent se dérober. Il ne reste alors que le bruit de mon souffle apeuré. C’était un cauchemar et il est intervenu, il m’a défendue sans hésiter. Je sens ses mains rassurantes frotter en douceur mon dos et dompter ma respiration fébrile, Owen m’enlace, me berce légèrement comme s’il pouvait chasser ce que j’ai enduré par sa seule présence. Sans pouvoir les retenir, de nouvelles larmes dévalent contre son torse, le soulagement m’étreint. Là, délicatement, il s’empare de l’ovale de mon visage, dégage en douceur une mèche barrant mes joues humides et il me sourit. Un sourire solaire, tendre, accompagné d’un murmure auquel je m’accroche. — Je suis là, tout va bien. Je ne laisserai personne te faire du mal. Du sel au bord des lèvres, je le contemple à la fois rude et bienveillant, je m’accroche à sa promesse de toutes mes forces. À l’ombre de mon immeuble, entre chien et loup, ses traits semblent se détendre et son regard plonge intensément dans le mien. Son pouce essuie une larme à la commissure de ma bouche, avant de l’effleurer tout entière. Une douce vague apaisante s’empare de moi, je suis en sécurité dans ses bras. Dans un murmure, je le remercie du fond du cœur avant de déposer un baiser sur la pulpe de son doigt. C’est à ce moment précis qu’il cesse de respirer, que le bleu de ses yeux se pare d’une profondeur insondable et qu’il se penche vers moi pour m’embrasser. C’est si délicat, si fin, que je l’accepte tel un bonbon, une bulle d’oxygène, une bouée pour me sauver. À son contact, mon cœur toujours en proie à l’adrénaline se soulève et je sens une larme rouler sur ma joue. La saveur de ce baiser engloutit peu à peu ma terreur pour laisser place à de la gratitude. Et nos soupirs, front contre front, marquent le début de quelque chose de nouveau pour moi. Surtout lorsqu’il me demande à voix basse qui était ce type exactement. — Tu… tu veux bien m’accompagner au refuge ? Je t’expliquerai… Owen hésite, il me donne l’impression de chercher à décrypter ce que je ressens en sondant mes pupilles. Une fossette adorable se profile sur sa joue quand il me dit que ce n’est pas une bonne idée, que je devrais rester en sécurité et me barricader à la maison. Je glisse alors mes doigts entre les siens et serre sa main un peu plus fort tandis que j’insiste. — Je me suis engagée. Ils comptent sur moi, s’il te plaît. — Molly, c’est pas prudent. — Si je me terre dans mon appartement, Mitch aura gagné. S’il te plaît. * Lentement, on marche côte à côte, je pousse ma trottinette dans un silence pudique qui implique un premier pas de ma part. Il a le droit de savoir, j’ai besoin de l’expulser, ça fait trop longtemps que je garde toute cette histoire en dedans. Alors qu’on délaisse le square et mon quartier, je me lance, la gorge un peu nouée. — Je… je l’ai rencontré alors que j’étais bénévole dans un centre pour personnes en difficulté à Blackburn. Il y a quatre ans. Je cherche à frôler sa main, à la tenir pour avoir le courage de tout lui dire. Owen a les doigts gelés, il me répond dans un soupir. — Tu n’es pas obligée de me parler de ton ex si tu n’en as pas envie. Tu ne me dois rien. — Ce n’est pas un ex… Enfin… Pas tout à fait… Subitement, il tourne la tête et accroche mon regard. Je bredouille que c’est compliqué, avant de reprendre mes explications sans trop savoir par où commencer. — J’étais dans une phase difficile… au plus bas. Mitch n’avait plus rien, je… je lui ai tendu la main. Un long silence. J’ignore ce qu’il en pense. — J’étais seule, désœuvrée. L’idée de pouvoir l’aider, c’était comme une bouffée d’oxygène. La gorge serrée, je lui confie que j’ai cédé dans un moment d’égarement. La pire erreur de toute ma vie. — Je travaillais beaucoup, je me sentais seule. Je l’ai invité à la maison, temporairement. Il était gentil au début, très prévenant. Je l’ai beaucoup aidé, que ce soit pour les papiers, les démarches ou sa réinsertion. — Vous couchiez ensemble ? Sa voix me fauche en plein élan, la question me surprend, la pointe de jalousie que je décèle dans son intonation également. Owen se crispe d’un coup et se rattrape aussitôt. — Pardon, ça ne me regarde pas. — C’est arrivé, au début, quelques fois… Un nouveau blanc, je vois bien que sa mâchoire roule parce qu’il serre les dents. J’ai l’impression de lui faire du mal avec mes aveux. — Mais je n’aurais jamais dû le faire avec lui… Parce qu’à partir de là, tout a basculé. Avec un voile de regret sur mes mots, je lui confie la suite de l’histoire. Quand j’ai suggéré à Mitch de se tourner vers une assistante sociale, d’envisager sa réinsertion, nos rapports se sont dégradés. — Il s’emportait facilement… Je n’ai pas vu à l’époque qu’il n’avait aucune intention de partir de chez moi. J’étais la bonne poire, la poule aux œufs d’or. Il avait toujours une bonne excuse. Et les excuses se sont transformées en insultes. — Puis les insultes en coups… — Ce connard a levé la main sur toi ? De rage, il retire sa doudoune et la dépose sur la première poubelle qu’on croise. Je me sens minable et vulnérable, je déglutis puis bats des cils face à son regard plein d’empathie et de fureur. — Mitch est devenu très violent. J’ai rapidement eu peur de lui. Il me terrifiait, il me martyrisait… Le plus vicieux, c’était que Mitch savait jouer entre la brutalité et les périodes d’accalmie. Il soufflait le chaud et le froid sans cesse. Au point de me brûler, ou de me glacer le sang. Si bien que peu à peu, je redoutais le moment fatidique de rentrer chez moi, en priant pour qu’il soit dans un bon jour. J’ai eu droit à des humiliations, j’ai essuyé des coups et des brimades à chaque fois qu’il voulait obtenir quelque chose de moi. — Attends, Molly… Ne me dis pas qu’il a abusé de toi ? Je secoue la tête, le rassure par la négative. Je préférais encore que Mitch me tire les cheveux et qu’il me frappe plutôt qu’il me passe sur le corps. — Un jour, il a voulu me… Je me suis débattue, j’ai pris une gifle si forte que j’ai chuté contre un meuble. Soulevant une mèche de cheveux couvrant mes tempes, je lui dévoile la cicatrice que je garde en souvenir. Le regard que m’adresse Owen me fend le cœur et le rafistole en même temps. C’est étrange comme sensation : un mélange de honte et de soulagement. Parce qu’il semble très en colère mais aussi tellement désolé, j’ai l’impression qu’il me comprend. Dans un murmure étranglé, le cœur serré, je poursuis le récit de mon cauchemar. — Durant quatre années, j’ai tout essayé pour qu’il sorte de ma vie… Changer les serrures, prévenir la police, saisir la justice, faire intervenir les amis, les voisins… Par excès de bonté durant les premières semaines de cohabitation, j’ai commis l’erreur de ne pas imposer de limites. Mitch recevait son courrier chez moi. Ses rares factures étaient domiciliées à la maison. Officiellement, c’était devenu chez lui. Il le savait, il volait peu à peu des bouts de ma vie. Et je crois qu’il avait tout prémédité. Toute femme devrait le savoir, il est presque impossible de mettre dehors un « concubin ». — J’étais dans l’impasse… Je me suis réfugiée dans le travail, de plus en plus… Alors quand on m’a annoncé le rachat, la fusion avec le cabinet de design qui m’employait ainsi que ma nouvelle opportunité de carrière au sein de la société DesUrb… J’ai sauté sur l’occasion. — J’ai reçu une belle prime. J’avais déjà un peu d’argent de côté, le peu que Mitch ne m’avait pas dérobé… Je… j’ai tout de suite réalisé que c’était la chance de ma vie… — Acheter un appart’ bien à toi… Une nouvelle adresse pour te débarrasser de lui. C’est ça ? — Exactement. J’ai tout fait dans son dos. J’ai fait appel à des déménageurs et je suis partie sans rien dire. Owen s’empare de ma main et caresse le dos de celle-ci avec une tendresse qui me réchauffe un peu. Puis il sourit en me glissant à l’oreille : « Je comprends mieux tes trois verrous et ton alarme », avant de renchérir un peu plus haut. — Et ta réaction de vendredi…

Chapitre 23 Owen

# Run Right out of Here - Welshly Arms

Son histoire me touche, sa blessure ressemble à la mienne. Elle a une ambivalence qui sonne vrai : être à la fois meurtrie en ayant tendu la main à quelqu’un et… en même temps… se trouver incapable de ne pas aider. Porter secours quitte à payer les pots cassés. C’est plus fort qu’elle, la preuve, elle n’a pas pu s’empêcher de venir me voir, de prendre soin de moi alors qu’elle se reconstruisait à peine. Molly me sourit, il y a de la pudeur et beaucoup d’espoir quand elle me répond : « Avec toi, ça n’a rien à voir. » Je ne veux pas qu’elle me considère comme un « Mitch », je lui souffle que je n’ai aucune intention de squatter chez elle. — Même si je ne dis pas non à une petite place dans ta vie… Bordel de merde ! J’arrive pas à croire que je viens de dire ça ! Je bredouille, confus que mes mots aient dépassé ma pensée. J’abandonne ses mains, et glisse la mienne dans ma poche. Nouveau sourire, elle se mord légèrement le bijou qui orne sa lèvre inférieure. Je la trouve belle, fragile et tellement courageuse à la fois. Molly est intense, Molly est vraie, elle vit tout très fort, je crois que c’est ce qui m’attire chez cette femme. Elle cesse de marcher, se plante devant moi et pose sa main bien à plat sur mon cœur. — On va essayer de réparer ton injustice d’abord. D’accord ? Sa proposition me déclenche une onde tiède dans le plexus, je suis secoué par la manière dont elle me dévisage. Les yeux encore rougis, elle retrouve un certain peps et une lueur espiègle anime à nouveau son regard. Molly se met sur la pointe des pieds, frôle mon nez avec le sien et scelle sa décision en se retenant de m’embrasser. Souffle contre souffle, je rêve de céder à mes pulsions, de la goûter à nouveau mais je me contiens et lui réponds que l’idée me plaît. Elle me plaît tellement que je saisis l’opportunité. — En parlant d’injustice… Tu as vu Brooke, alors ? — En chair et en os. Elle était furieuse, ou en tout cas… c’était tendu avec le boss. — Cette garce mène toujours la danse… Fait chier ! Elle quitte mon visage. Le refuge se profile au coin de la rue, tandis que Molly reprend de plus belle. — Et pour le coffre-fort dans le bureau du patron ? Tu étais au courant ? — Non, il faut que j’aille voir ça de plus près… J’ai peut-être une idée de la combinaison. Avec un peu de bol… Dans ma tête, les pièces du puzzle commencent à coller. Si Austin couvre Carl, il y a fort à parier que tous les documents compromettants soient cachés dans son bureau. Molly s’arrête de marcher de nouveau et semble frappée par l’illumination. — Et si tu venais avec moi ce soir ? — Ce soir ? Dans les bureaux ? C’est risqué. Je désapprouve d’un claquement de langue mais elle s’en fiche visiblement. — Je te fais entrer avec mon badge, sans effraction. Moi, je ne sais plus quoi chercher ni même par où commencer exactement. J’hésite… Une incursion discrète là-bas sans fracturer de porte est alléchant, ça me permettrait de porter le coup de grâce sans éveiller les soupçons. Reste à gérer les caméras de sécurité, je ne veux pas que ça retombe sur Molly. Elle insiste avec un argument qui pèse dans la balance. — J’aimerais vraiment récupérer mon portfolio. Une part de moi se sent tout à coup minable, je la tiens avec une carotte, je l’entraîne dans mon merdier parce que je détiens ce qu’elle a de plus cher. D’une voix plus rauque que d’habitude, je me prononce enfin. — Laisse-moi y réfléchir. On n’a droit qu’à une seule chance. Un coup pareil, ça se prépare… * Le sujet est clos pour l’instant. Dès notre arrivée dans le refuge, Molly est accueillie à bras ouverts par son pote mécano. Stan me serre la main chaleureusement et je devine que Miss Catastrophe n’a aucune envie de parler de Mitch lorsque le sujet arrive sur le tapis. Je n’insiste pas et m’enfonce dans le mutisme. J’ai beaucoup de mal à la laisser s’activer et prendre son rôle de bénévole très à cœur. J’ai encore plus de difficulté à ne pas la contempler dans sa petite bulle altruiste. Il y a dix minutes, elle était aux abois, et maintenant, elle donne de son temps, généreuse et dévouée. J’aime bien quand elle s’attache les cheveux en une simple queue, je n’ai jamais vu de nuque appétissante à ce point. Je me demande encore comment une nana aussi canon peut passer son temps à aider les autres au lieu d’être dorlotée comme une reine. Ce n’est pas la première fois que l’idée me trotte et ça tourne dans ma tête à la manière d’un mystère indéchiffrable. Ça ne colle pas ! Ça ne colle pas mais ça me touche. Posté dans un coin, je me fais discret et je ne manque aucun de ses gestes en me promettant qu’un jour, je sortirai de toute cette merde. Chacun de ses sourires est à se damner, et j’ai l’impression de porter encore son odeur sur mes fringues. En dépit de l’accrochage avec son salopard d’ex revenu de Blackburn, je suis sur un petit nuage. Mais j’en redescends bien vite quand j’aperçois la mine enfarinée d’un petit con qui se pointe ici, l’air de rien. Je l’ai cherché partout dans cette putain de ville, je ne pensais pas trouver Bud ici. Plus une once de joie sur mon visage, je verrouille ma cible du regard. Mon inquiétude pour lui a disparu puisqu’il est en un seul morceau. Il ne reste qu’une sombre colère qui enfle de seconde en seconde. Il a l’air épuisé, on dirait un zombie qui se présente à l’accueil, mais je sens mon palpitant s’énerver méchamment en le voyant traîner des pieds avec son foutu paquetage. Et quand je me rends compte qu’il part pisser aux toilettes, je fonce l’intercepter sur un coup de tête. On a une explication à avoir lui et moi. Et je lui emboîte le pas dans les W.C. — Toujours vivant à ce que je vois. Comme s’il était foudroyé par une décharge électrique, il se retourne devant les urinoirs. Les yeux grands écarquillés, la panique se lit sur sa gueule d’ado fatigué. Surprise, p’tit con ! — Owen… Je… C’est… c’est pas du tout ce que tu crois ! — Eh bien, je te croyais mort. Ou alors très loin d’ici avec la thune de ma bagnole. Tu m’expliques ? Son souffle est court. Il cesse carrément de respirer lorsque je ferme la porte derrière moi. J’approche alors qu’il ressemble à un animal apeuré. — Je t’ai appelé une centaine de fois. Je t’ai cherché partout. — Je… je voulais pas te faire un coup de pute ! Je te le jure. Pourtant ça y ressemble méchamment. J’approche encore, sa défense est si pourrie qu’elle m’arrache un rictus amer. Bien sûr que l’envie de lui coller une baigne me démange, mais au bout du compte, le voir en vie, même si c’est en sursis me soulage. — J’ai cru que t’étais mort, putain. On a passé des jours et des jours ensemble, c’est plus fort que moi, je me surprends à le serrer dans mes bras. Je l’enlace comme on tiendrait un proche revenu de l’au-delà si c’était possible. Il se protège d’un mouvement réflexe avant d’éclater en sanglots. — Je voulais pas te faire ça, mec… J’avais pas le choix. — Dis-moi où elle est. Me dis pas que tu l’as vendue ? — Je… Il déglutit, son souffle affolé résonne dans les chiottes vides. Puis il passe enfin à table. — J’étais coincé… J’ai promis aux Crox Crew de leur filer une sacrée caisse, de quoi effacer largement mon ardoise. — Bud ? T’as pas fait ça ? J’ai ma seule preuve à l’intérieur de cette voiture, aussi mince soit-elle. Sa déglutition bruyante me le confirme. L’enfoiré, il l’a fait ! — Je l’ai piquée… Mais dès que je me suis mis au volant, je me suis dit que je pouvais pas te faire un coup pareil. Sauf que c’était trop tard… Je savais plus quoi faire. — Sans blague ! Qu’est-ce que tu as foutu de ma Mustang ? — Je… je l’ai mise en lieu sûr, je leur ai envoyé une photo histoire de gagner du temps. J’ai promis de leur donner l’adresse d’ici peu. — Quand ça ? Réponds ! Elle est où, putain ? Ce n’est plus une accolade que je veux lui offrir mais une double paire de claques pour lui tirer les vers du nez. — Ils l’ont déjà ? Réponds, p’tit con ! Sous la pression, ses aveux étranglés, noyés de larmes me tordent le bide. — Non, je n’ai pas encore donné l’adresse… — Je veux récupérer ma bagnole ! C’est clair ? Tu piges, ça ? — Je peux pas te dire où elle est. Je dois trouver du cash avant. — Comment ça tu peux pas me le dire ? Je vais péter un plomb, Bud ! J’ai été patient, mais… — C’est mon assurance-vie pour l’instant. Désolé, mec. — Désolé ? Désolé ! Tu te fous de ma gueule ou quoi ? Je me mords les joues pour ne pas le malmener physiquement. Son visage se décompose, dévasté par le chagrin, mais ce n’est rien à côté du dégoût que j’éprouve pour lui à cet instant précis. — Même si tu me pètes les dents, je peux rien te dire Owen… Je te demande pardon. Je me vois mal le torturer pour obtenir l’info. La rue n’est qu’un ramassis de déceptions et de coups bas pour survivre. Je n’ai pas voulu mettre Bud dans le même panier, mais c’était une erreur. Ce gland même pas majeur en est la preuve vivante. Il me donne la gerbe, tout ce merdier me soulève le cœur. — Tu m’as trahi, Bud. J’ai veillé sur ton cul, mais c’est terminé. — Owen… S’il te plaît, mec… — Tu es mort pour moi. Disparais de ma vue. — Owen, je… — Casse-toi ! Casse-toi avant que je ne te colle une trempe. Bud écrase une larme avant de partir en me filant un coup d’épaule. Un « Je t’emmerde » désespéré retentit dans les W.C., c’en est douloureux, même pour moi. En ressortant vers le hall d’entrée, je prends pleinement conscience que je ne peux plus rester dans cette situation. Sa traitrise ne fait que mettre en lumière ce que la rue fait de plus sale : de la survie, des combines pourries, à n’importe quel prix. C’est en faisant confiance que j’ai chuté au point de me retrouver sans- abri. L’attitude de Bud a au moins le mérite de me décider à agir sans attendre. J’essuie l’unique larme sur ma joue, cette perle de sel cristallise ce que je pense de ce monde : les gens sont une déception permanente. J’espère juste que Molly est l’exception qui confirme la règle. Il faut que ça cesse, il faut que je récupère ma vie. Il faut que la vérité éclate et que je voie le bout du tunnel. Je ne peux pas être condamné à errer sur un trottoir. C’est ce que je me dis lorsque je la rejoins pour lui glisser à l’oreille : — C’est O.K. pour moi. On va le faire... On va rentrer chez DesUrb et trouver les preuves dont j’ai besoin. Surprise, elle abandonne sa paperasse et me lance un regard perçant mais inquiet. — Quand ça ? — Demain soir. Je compte sur toi.

Chapitre 24 Owen

# Even If It Hurts - Sam Tinnesz

Pas de guitare devant les portes du grand méchant loup aujourd’hui. Je préfère miser sur la discrétion avant de frapper. J’ai passé la nuit à cogiter, à surveiller aussi l’appartement de ma complice jusqu’à ce que le jour se lève. Je n’ai fait que penser à elle, je refuse que ma visite nocturne dans les locaux de DesUrb la mette en danger. Et pour y arriver j’ai besoin de wifi, voilà pourquoi j’erre dans la station de Moorfields depuis l’aube, connecté à un hotspot gratuit, à la recherche de tout ce dont j’ai besoin pour forcer l’accès de la forteresse d’Austin Slater. Après des heures de recherches et de navigation, je détiens au creux de ma main, dans un hall de gare dépeuplé, la parfaite panoplie du hacker nomade. Tout un tas de logiciels et de scripts que j’avais hébergés sur des serveurs privés. De quoi réaliser le scan du réseau wifi, détecter les vulnérabilités et effectuer un hack de mot de passe chez DesUrb. Au programme ce soir, une attaque MITM – man in the middle, pour les initiés. Je vais prendre le contrôle des canaux, intercepter la communication entre les caméras et le système de sécurité sans que personne ne se doute de rien. Pas de trace, juste un tour de passe- passe, je pourrai déambuler dans les couloirs sans que personne n’en sache rien. Alors qu’un premier flot de voyageurs inonde les quais, mon portable se met à sonner, un appel de Bud qui me tord le ventre. Il doit être rongé par la culpabilité, rien à foutre. Du pouce, je balaye l’écran et l’envoie promener sur boîte vocale. Mais il insiste une seconde fois, une sorte d’intuition me pousse à décrocher. Et si c’était grave ? Et si le môme était vraiment en danger ? — Owen ? — Qu’est-ce que tu me veux ? On n’a plus rien à se dire. — Je… Ta caisse est au nord de la ville, à Everton. Pris de remord, il vient de craquer, mais je suis ne suis pas d’humeur à verser dans la miséricorde. — Où ça putain ? — Sur le parking du cimetière, mais… À l’air libre, ce gosse repousse les limites de la connerie de jour en jour. Il est encore plus stupide que ce que je pouvais imaginer. Je m’apprête à le pourrir copieusement par téléphone, mais je m’arrête net, l’œil accroché par une silhouette qui se détache des autres usagers sur la voie principale. Un grand roux, une vraie tête de con. Mitch, cette foutue grande gigue irlandaise. — Allô ? Owen ? Tu m’entends ? — À plus tard. Je ne pardonne pas si facilement, le coup fourré de Bud me reste en travers de la gorge et tôt ou tard il va se prendre dans les dents ma façon de penser, mais j’ai d’autres priorités. Après avoir raccroché, j’allonge le pas dans le dos de ma proie. Mitch marche mollement vers la sortie, l’envie irrépressible de le suivre prend toute la place dans ma tête. Alors qu’une averse nourrie s’abat sur la ville, je reste dans le sillage et à bonne distance du cauchemar de Molly. Ma petite filature sous une pluie drue et glaciale me conduit du côté de Fairfields. Il existe des rues dans lesquelles je me demande comment on peut y vivre. Des villas plus vétustes que les barres HLM issues des quartiers chauds, inutile d’être un génie pour comprendre que le gouvernement et La Couronne se contrefichent pas mal de ce secteur laissé-pour-compte. Une demi-heure de marche, trempé jusqu’aux os, pour avoir le plaisir de localiser où crèche cette ordure. Entre lignes à haute tension et bitume défoncé, encadré par la voie rapide et une usine de traitement des eaux, Mitch traîne son cul en direction d’un squat hideux aux allures de coupe-gorge, pas loin du fief des Crox Crew. Je découvre des voitures H.S. et des poubelles amassées au pied d’une ruine de quatre étages. 32 Bowmore Road, c’est noté. J’observe ce salopard saluer des junkies qui guettent à l’entrée, alors que la pluie s’arrête. Mitch s’engouffre dans le hall et ressort une minute plus tard sur le balcon, tout en haut. Une clope au bec, toujours la même tête de con, je me promets de m’occuper de son cas. Bientôt, très bientôt. Mais pour l’heure, j’ai d’autres chats à fouetter : primo, mon intrusion dans les entrailles de DesUrb en compagnie de Molly. Deuxio, récupérer ma Mustang au plus vite. * Molly #Pray (Empty Gun) – Bishop Briggs

Avoir l’air normale. Sourire, entrer et respecter le plan. Tu peux le faire. Je n’ai jamais connu une telle montée d’adrénaline en stoppant ma trottinette devant les portes du hall vitré. Je suis pile à l’heure pour une fois, mais ce n’est pas dans les horaires de bureau. Ce soir, dans les locaux de DesUrb, il n’y a que le vigile à l’entrée qui semble en charmante conversation sur son téléphone, si j’en crois la manière de tenir l’appareil, les bips à répétition et le sourire béat qui s’étend sur son visage pale. Je salue celui-ci qui me répond distraitement sans quitter des yeux sa précieuse conversation. Je présente mon badge, déverrouille l’accès et j’ai le cœur qui tape fort. Je ne suis pas vraiment taillée pour être une espionne, mais je dois avouer que c’est grisant. Il me reste à respecter les instructions d’Owen, le plan. Je feins d’attendre les ascenseurs, vérifie d’un coup d’œil par-dessus l’épaule que le responsable de la sécurité chatte toujours sur Messenger. Jusqu’ici tout va bien. Je n’ose pas lever la tête vers les caméras qui scrutent le hall, en proie au stress, j’attends le feu vert de mon complice. Son SMS vient de tomber, il est synchro ! Ça devient très concret et mes pulsations s’emballent de plus belle. La trouille au ventre, je marche d’un pas pressé vers le couloir en travaux, je me hâte au milieu des bâches de plastique, des pots de peintures et des plaques de plâtres jusqu’à la porte de service bordeaux. Owen m’attend dehors, de l’autre côté. Je sens mon cœur marteler contre ma poitrine quand j’ouvre sans attendre. — Pile dans les temps, mademoiselle. Sous la lueur d’un réverbère, il est détendu, calme et déterminé. Parfumé et beau comme s’il s’agissait d’un rendez-vous galant. En ce qui me concerne, je suis moins apprêtée dans mon poncho en laine et mon slim usé, je suis surtout très loin d’être sereine. — Comment tu comptes t’y prendre pour les caméras ? Son sourire dans le noir me rassure, il me donne l’impression d’avoir tout prévu et je l’invite à entrer tandis qu’il chuchote. — J’ai hacké le système de vidéosurveillance depuis quelques minutes. On ne verra sur les écrans de contrôle qu’une image fixe durant notre petite excursion. — Attends, tu es capable de faire ça ? Mais qui es-tu exactement ? — Le genre de type qu’il ne vaut mieux pas chercher. J’ai pris le contrôle de tout le réseau. — Tu es sûr ? — Hey… Regarde-moi, Molly. Dans la pénombre, éclairée par la faible lueur de la sortie de secours, je me laisse dévorer par ses yeux débordant d’assurance. Il me fixe, intense, Owen s’approche très près, au point que je me trouve adossée au mur. J’ai le souffle court lorsqu’il scelle sa promesse à voix basse. — Jamais je ne te mettrai en danger. Jamais. Tout est sous contrôle, O.K. ? — O.K. * Sous les néons des archives, c’est le cœur toujours affolé, l’esprit écrasé sous la pression de nous faire attraper que je l’aide à passer en revue les documents et les dossiers. Force est de constater que les seules chemises cartonnées mentionnant son nom sont vides. Toutes sans exception, si bien que je brise notre silence studieux. — Tu crois qu’ils ont tout détruit ? La tête penchée dans un énième carton, il reste froid et concentré. Imperturbable et sexy. À moins que ce ne soit la situation qui provoque en moi une espèce d’excitation malsaine. Le risque de nous faire prendre tisse en moi une tension que je n’ai jamais éprouvée jusqu’ici. Owen change de carton, toujours très méticuleux. — C’est impossible, il y a des concepts dont ils ne peuvent pas se passer. Ils m’ont volé assez de croquis et d’épreuves pour que la boîte innove pour les dix prochaines années. — Donc tu es un génie si je comprends bien ? — Plutôt le roi des cons. Il referme l’archive et je le dévisage, un peu incrédule. — Quelle espèce de génie se retrouve à la rue une main devant, une main derrière ? Touché. Je ne sais pas quoi répondre et c’est lui qui rebondit aussitôt. — Il n’y a rien ici. Carl ou Austin ont dû mettre mes travaux à l’abri. Quelle poisse… — Il reste le coffre dans le bureau de Slater. Ses pupilles se dilatent et la décision est prise sur le champ : direction l’antre du grand patron. * J’ai le plus grand mal à respirer normalement en pénétrant dans le bureau de mon boss. La perspective de fouiller dans les petits papiers de mon employeur déclenche une nouvelle vague d’adrénaline qui me rend fébrile. À la lueur de nos smartphones en guise de lampe torche, on s’immisce dans ce vaste espace, total look blanc, depuis l’immense plateau sur lequel trône son ordinateur, jusqu’aux placards de rangements. Très organisé, Owen m’intime de débuter par les étagères, les tiroirs de monsieur Slater tandis qu’il s’installe dans le fauteuil en cuir et s’occupe du poste de travail. De mes doigts tremblants, je cherche sans vraiment savoir quoi, pendant qu’Owen tente de forcer le mot de passe du P.C. — O.K., les identifiants d’Austin sont plus complexes que ce que je pensais… Il faut quelques minutes le temps que le logiciel trouve le Saint Graal. On va passer au coffre, en attendant. Ni une ni deux, il délaisse l’ordinateur et retire du mur le cadre de John Lennon. Sous mon regard inquiet, il y a cette boîte noire avec un digicode et l’espoir de trouver des preuves compromettantes à l’intérieur. Sans une once d’hésitation, Owen tente une première combinaison. En vain. Je fais une piètre braqueuse, me contentant d’orienter le flash de mon téléphone vers le coffre en réprimant des soubresauts nerveux. — Fait chier ! Attends, j’essaie encore un coup. Je retiens mon souffle, je tente de m’apaiser, mais mon pouls bat si fort que j’ai l’impression qu’il s’agit de bruits de pas. Non, ce n’est pas une impression… Quelqu’un marche vraiment ! — Owen ! On a de la visite ! Regards tendus, panique à bord. John Lennon retrouve sa place, l’ordinateur bascule sur off, la poignée s’abaisse et j’ai la sensation de mourir, engloutie par l’adrénaline. La porte s’ouvre, on est foutus.

Chapitre 25 Molly

# Glass Heart - Tommee Profitt

Dans le noir le plus complet, je frise l’arrêt cardiaque. Le souffle coupé, collée tout contre Owen dans le placard, je manque défaillir. Son doux parfum est la seule chose qui m’empêche de succomber à l’apoplexie. Sa main chaude est sur ma bouche, je peux sentir son souffle lent et posé caresser mon visage dans cet espace exigu. Tout comme je peux sentir tout son corps épouser le mien, ou ma peur se laisser envelopper par sa chaleur. C’est troublant, ce contact aussi dangereux qu’étroit chamboule mes sens. Ma frayeur se heurte à l’odeur de sa peau, et à la lueur du risque de me faire prendre, j’éprouve une attirance, quelque chose d’électrique et en parfait décalage avec le contexte. Dans son dos, je perçois le son des semelles qui traversent le bureau, j’en retiens ma respiration. Je reconnais le bruit feutré d’un objet déposé au sol, ainsi que le cliquetis des touches du coffre-fort. En dépit du vent de panique qui me secoue, j’entends un juron, et quand je réalise qu’il s’agit de la voix de Carl, ma poitrine bondit. Owen m’enserre un peu plus fort, perturbant davantage ce que je ressens, tandis que le murmure d’une tonalité téléphonique rompt le silence. — C’est moi, tu m’as menti. Brooke, rappelle-moi, putain ! Brooke, encore ? Le torse d’Owen se soulève, je sens chaque muscle de son corps se crisper à l’évocation de ce nom. Il m’enlace si fort qu’il pourrait me casser les os, et ça ne me dérange pas d’être une chose fragile, pétrifiée entre ses bras au fond d’un placard. J’ai l’impression que notre corps-à-corps dure une éternité. Carl semble perdre espoir et repartir comme il est venu. J’entends la porte se refermer délicatement. Un nouveau juron ricoche dans le couloir, puis plus rien. Si ce ne sont les battements de cœur qui ricochent dans ma tête, plus tout à fait à cause de la peur. La paume d’Owen quitte mon visage, et le soupir que j’exhale ressemble à un cri de soulagement qui cache peut- être le regret de mettre un terme à notre étreinte forcée. Là, dans ce réduit, nos deux souffles s’entrecroisent, la chaleur de son front rejoint le mien. Je suis incapable de parler, c’est à peine si je tiens debout tant j’ai eu peur qu’on nous prenne sur le vif et parce que je me sens totalement privée de repères à son contact. Hors de tout danger, cette proximité me trouble profondément à présent, au point de lui saisir les mains et de réfugier mon visage dans son cou. Quant à Owen, il reste immobile, me donnant l’impression de se contenir, à la fois pour cette scène mais aussi pour une promiscuité un brin excitante. Pourtant, rien qu’à la manière dont il respire, je devine une profonde déception, peut-être même de la tristesse. Dans un chuchotement discret, je me lance. — C’était moins une… Il faut qu’on sorte d’ici. Un blanc. Aucune réponse. Il se contente d’ouvrir le placard. À l’air libre, l’écran de son téléphone tranche l’obscurité. Je devine toute sa peine sur les ombres de son visage et je ne peux pas m’empêcher de le rassurer. — On va finir par trouver… — Pas si Brooke est dans la boucle. Exaspéré, il consulte son téléphone et plaque ses cheveux en arrière. Je me pince les lèvres, de crainte de commettre un impair, mais c’est plus fort que moi, je dois savoir. — Qui est-elle au juste ? — C’est mon ex. Et accessoirement la maîtresse de Carl. * Owen # An Evening I Will Not Forget - Dermot Kennedy

Je ne pensais pas que cette intrusion allait m’affecter à ce point, ni que j’allais finir collé-serré contre Molly. Ses effluves sucrées m’ont tué à petit feu, comment rester de marbre en étant plaqué contre ses seins dans le noir ? J’ai bien cru que j’allais avoir une érection contre son ventre, heureusement que ce que j’ai entendu m’a tout de suite calmé. De toutes les personnes que j’ai connues, la plus volage, la plus menteuse, et de loin la plus vénale… c’est Brooke. Cette garce s’est tapé Carl, je le sais tout au fond de moi. Je ne voulais pas ouvrir les yeux, mais la réalité me rattrape et me remet bien vite les idées en place. Si bien que ce que j’ai pu ressentir dans ce placard contre ma petite bombe s’est envolé avec l’appel de ce type qui était autrefois mon meilleur ami. Je ravale ce truc étrange, j’étouffe ce que je ne devrais pas ressentir en ce moment même et j’évite de laisser mes yeux s’attacher à son piercing. Molly semble d’abord pétrifiée et très perturbée, puis abasourdie par la nouvelle, mais ça ne sert à rien de lui expliquer. Ce n’est ni le moment, ni l’endroit. Et puis, je ne suis pas certain que ça change quoi que ce soit à mon histoire. Pour l’heure, le résultat est le même : on est bredouilles. — Allez, faut qu’on foute le camp. Tu ressors par l’accueil, je prends la porte de service. On se retrouve dehors. — Owen ? — Hum ? — Tu es sûr que ça va aller ? — Y a rien qui va Molly. Mais je te rassure, Brooke n’est plus rien pour moi. * L’air frais me saisit dans la ruelle déserte. Je m’adosse au mur de l’immeuble en levant les yeux au ciel. Bordel, j’arrive pas à croire qu’ils m’aient tous baisé à ce point. Mais finalement, c’est logique tout ça : accorder sa confiance à quelqu’un qui n’est là que par intérêt, c’est prendre le risque d’être trahi. Carl n’a aucun talent, Brooke est une croqueuse de diamants, ils m’ont trompé sans aucun scrupule. Un peu comme Bud qui n’a pas hésité à voler ma voiture… Dans la vie, comme dans la rue, rares sont ceux qui t’aident sans te poignarder dans le dos. Putain, ma Mustang… Je soupire en songeant à cette bagnole qui dort dehors, avec toutes mes affaires dans le coffre et le seul croquis du Shutter Tree qu’il me reste. Un crobard ridicule et imparfait, c’est la seule minuscule preuve que cette idée vient de moi. Il faut que je mette la main dessus. À condition que ma caisse soit encore en un seul morceau. Une épaisse boule à la gorge m’étrangle quand je songe à cette hypothèse tandis que les pas de Molly résonnent dans la nuit. La main sur la poitrine, son petit minois illuminé par l’excitation de notre opération commando ratée, elle a l’air d’être branchée sur 10 000 volts. — On y va ? Faut pas rester ici, ça serait dommage de se faire pincer maintenant ! — Et pour aller où ? Hein ? — Au chaud ? Je t’offre un verre si tu veux. On discutera de la suite du plan. — Quel plan, Molly ? Je l’ai dans le cul pour l’instant. Son enthousiasme s’efface, écrasé par ses humeurs noires. — Tout le monde m’a trahi. J’ai tout perdu. Même ma bagnole ! — Ce n’est que du matériel, je suis là, moi. Sa candeur me désarçonne, son optimisme me surprend et j’ai même du mal à comprendre son dévouement. — Tu comprends pas. Si je ne récupère pas ma voiture, je vais probablement la retrouver désossée sur un parking dans un autre quartier. Il y a toute ma putain de vie là-dedans… — Et aussi la preuve dont tu m’avais parlé… Pas vrai ? Merci de me le rappeler. C’est toujours douloureux de se rendre compte que la situation est désespérée. Je me décompose, contrairement à Miss Catastrophe qui me tire par le bras et m’entraîne loin d’ici. Bizarrement enjouée, elle reprend la parole. — Tu sais où elle se trouve ta voiture ? — Au nord, pas loin du cimetière… Si personne n’y a touché. Mais qu’est-ce que tu fais ? Molly se stoppe, joue avec son piercing et plisse les yeux, façon « j’ai un plan en béton, tu vas adorer ». — On change de programme ! Tu vas la ramener ! — La ramener ? Je sais même pas comment ce petit con a fait pour l’emmener là-bas. Elle est H.S. C’est du délire, Molly. — Eh bien je la remorquerai. Fais pas cette tête, on va y arriver ! — Et tu comptes la remorquer avec quoi ? Ta trottinette ? Elle se fige une demi-seconde et sa bouche esquisse un sourire accompagné d’un clin d’œil. Le genre de moue qui envoie promener tous les problèmes, un petit rayon de soleil dans mes ténèbres. — J’ai une voiture, Monsieur le génie. * J’arrive pas à croire qu’elle m’ait convaincu. Un coup d’œil sur la banquette, je vérifie que ma gratte ne valdingue pas dans les virages. Derrière les vitres embuées d’une Coccinelle jaune bien plus âgée que ma complice, le stade mythique d’Anfield se profile au cœur de la nuit. Le chauffage est réglé à fond, la miss n’a rien perdu de son entrain, elle fredonne l’air de An Evening I Will Not Forget en faisant joyeusement craquer sa boîte de vitesses lors du refrain larmoyant signé « Dermot Kennedy ». Sur le siège passager, la peur de retrouver ma Mustang éventrée sur un parking désert s’estompe peu à peu. Parce que Molly est là. Parce que j’adore la manière dont elle joue des pédales. Parce que la vue de ses cuisses et celle de son sourire font écho à des étincelles qui jaillissent dans ma tête. Chacun de ses gestes m’adoucit. Que ce soit la manière dont elle tient le volant ou celle de me tapoter sur la jambe en demandant son chemin. — À gauche ? À droite ? Où je vais ? — À droite, vers Stanley Park. Quand elle s’insère sur le parking, à la lueur d’un pauvre réverbère fatigué, mon estomac se noue d’un coup. La silhouette de mon véhicule se profile dans le faisceau des phares et j’en ai des haut-le- cœur. Heure du décès, 1 h 30 du matin. Capot, portières et coffre sont grands ouverts. Molly tire le frein à main, je bondis hors de la Coccinelle et je crois que je vais gerber. Les rétroviseurs, un phare brillent par leur absence. On a arraché des durites, je ne sais pas ce qu’il manque au niveau du moteur, mais quelqu’un s’est servi, c’est sûr et certain. Si la sellerie est intacte, on a vidé le coffre et toutes mes affaires… Tout ce qu’il reste de ma vie de merde baigne dans une flaque d’eau à mes pieds. À commencer par mon pauvre dessin, le seul indice, l’unique preuve n’est alors qu’une vulgaire feuille qui se délite. Ce croquis à l’origine du Shutter Tree ne ressemble plus qu’à un morceau de papier peint gorgé de colle. Les larmes me montent, j’ai le cœur serré. La trahison – qu’il s’agisse de celle de Brooke, de Carl ou de Bud – se diffuse comme un poison. Si bien que je pense que je ne m’en relèverai pas si je ne les fais pas payer rapidement. Dans mon dos, Molly fait les cent pas au téléphone tandis que je ramasse mes fringues imbibées de flotte. Je pense à tout ce gâchis, à ce tas de ferraille qui ne roulera plus jamais. Ma rage grandit inexorablement, pourtant, quand elle raccroche et m’aide à rapatrier mes effets personnels pour les remettre dans le coffre, sa douceur s’invite comme une note d’espoir dans mes envies de vendetta. Un arc- en-ciel au milieu de ma nuit, une phrase qui m’offre de quoi encore croire en l’humanité. — Laisse-moi t’aider… Je viens d’avoir Stan. On va mettre ta voiture en lieu sûr. Il nous attend au garage, il est O.K.

Chapitre 26 Molly

# Monster – Besomorph

Le désespoir d’Owen sur le parking du cimetière m’a fendu le cœur. Heureusement que le grand portail métallique se profile à présent dans mes phares, la silhouette de mon mécanicien préféré également. Je freine en douceur devant le hangar de briques, très fière de moi. Un regard dans le rétroviseur, la Mustang est arrivée à bon port, remorquée sans accroc. Pas une seule bourde sur le trajet, je suis satisfaite d’avoir réussi. Aussitôt, Stan se précipite aux côtés d’Owen pour l’aider à pousser la pauvre Américaine à l’intérieur. J’abandonne le volant pour leur prêter main forte, ce qui ne sert strictement à rien. Une fois à l’abri, le vieux coupé vert anglais passe sous l’œil expert de Stan, tandis qu’Owen reste en retrait, le visage fermé. Aussi fermé que lorsque je l’ai rencontré pour la première fois. Alors que les effluves de graisses et d’huile moteur m’incommodent, Stan énumère les pièces manquantes et l’étendue des dégâts en tentant de relativiser et de ne pas noircir le tableau. Quant à Owen, il siffle entre les dents que Bud va morfler, qu’il va le retrouver et qu’ils auront une explication les yeux dans les yeux. J’ignore pourquoi, mais ça me fait souffrir de le voir dans un tel état, alors je tente d’arrondir les angles. Il y tenait à cet ado… — Il avait certainement de bonnes raisons… — De bonnes raisons ? Tu parles ! Si je le chope ce petit con… — Je ne pense pas que le « choper » l’aidera à s’en sortir, tu sais… Délicatement, je pose ma main sur son bras pour l’inviter à garder son calme, mais Owen se dégage aussitôt. Soudainement habité d’une fureur qui m’effraie un peu, il explose. — Mais je suis pas comme toi, Molly ! J’ai pas vocation à aider la terre entière ! Tu vois ma tête ? Je suis pas la Croix-Rouge, moi ! J’accuse le coup, même si c’est son désarroi qui hurle. Je ne l’ai jamais vu aussi tranchant, aussi à vif, prêt à tout foutre en l’air. — D’ailleurs je sais même pas pourquoi tu m’aides ! T’as tendu la main à Mitch, et regarde où ça te mène. Les gens sont pourris, ce monde est pourri ! Tu le vois pas, Molly ? Stan est penché sous le capot et moi je suis sensible aux sanglots qu’Owen cache derrière une épaisse couche acerbe. J’ai mal pour lui, je peux le comprendre même s’il ne me ménage pas. La gorge nouée, je lui tiens tête. — C’est pour ça que je tente de le rendre un peu moins laid… Des fois, un coup de pouce peut tout changer… — Tu te gourres, Molly. J’en suis la preuve ! Quand t’es au fond, t’es au fond ! C’est pas une perche tendue par une âme charitable qui change le karma ! Ne me touche pas ! Alors que je tentais de venir vers lui, je me ravise. Renvoyée brutalement dans les cordes, je suis vexée et revois mes positions. — Peut-être que tu as raison. Peut-être que tu ne le mérites pas. Peut-être même que tu n’as pas envie de t’en sortir et que je me suis trompée sur toute la ligne ! Accablé, il ferme ses paupières, verrouille sa mâchoire et laisse échapper des excuses en grinçant des dents. — Non… Pardon, tu n’y es pour rien. Lentement, j’essaie d’apprivoiser sa colère, de le ramener au calme, ici avec moi. — Écoute… Ta voiture est en sécurité… Presque en un seul morceau… Il faut relativiser… Un ricanement amer déforme son visage. « Relativiser ? Tu parles ! Je pourrai jamais payer les pièces ! » — C’est rien ça… On trouvera une solution. Au moment où il ouvre la bouche pour riposter, Stan nous rejoint en frottant ses mains dans un vieux chiffon, le verdict tombe. — Il manque quelques bricoles, ce n’est pas si grave que ça. C’est juste que les pièces sont rares et difficiles à trouver. Tu dois t’en douter… Auscultant ses doigts noirs, il poursuit en s’adressant à Owen. — Je peux te la garder quelque temps, y a pas de problème. Soupir de soulagement du principal intéressé qui tend la main à mon ami pour lui dire merci. Mais Stan plaque le chiffon sale sur le torse d’Owen et le défi du regard. — Pas la peine de me remercier, je le fais pour elle, pas pour toi. D’ailleurs, si tu t’adresses à Molly encore une fois sur ce ton, j’envoie ta bagnole à la casse. Et si tu la fais souffrir, c’est toi que je balance chez le ferrailleur en pièces détachées. C’est clair ? « Très clair. » Owen déglutit et me lance un regard désolé. Stan revient vers la Mustang pour claquer le capot. Et je suis victime d’une paire de billes bleues d’une intensité rare. Des yeux luisants, d’une profondeur sans nom, teintés de sincérité et de tristesse. — Je me comporte comme un vrai connard des fois. Un connard doté d’un certain charme, je l’admets, même si je ne moufte pas alors qu’il poursuit. — C’est juste que je n’ai pas l’habitude qu’on me porte secours. Ses mains froides s’emparent des miennes, une vague de chaleur m’envahit à la lueur de son repentir, Owen reprend tout en s’approchant. — Excuse-moi, je t’ai mal parlé. Sa mâchoire verrouillée pulse et laisse échapper un soupir. J’ai l’impression que ça lui coûte de se livrer sans filtre. — Alors que tu es là, à vouloir me hisser vers le haut… Délicatement, ses doigts s’enroulent autour de mon poignet, il m’attire jusqu’à lui, puis m’enlace, un peu hésitant, mais tellement sincère. — En fait, je ne sais pas ce que je ferais sans toi. Cette déclaration me bouleverse, son changement d’attitude me fissure. Là, il colle son menton sur le haut de mon crâne et répète dans un souffle rauque « J’sais vraiment pas… » puis dépose un baiser affectueux sur le sommet de ma tête. Ma bouche esquisse un sourire, parce que cette vérité me touche et son geste également. L’envie irrépressible de le taquiner prend alors les commandes. — Tu jouerais de la guitare trop fort en bas de chez moi. Il recule un peu, son sourire refait bel et bien surface, ses yeux pétillent. C’est fou comme en quelques secondes, il peut nous éloigner de son coup de gueule. Je rebondis plus sérieusement. — Je… je sais que ce n’est pas facile en ce moment… Je sais qu’on a égratigné ta confiance, mais on est liés, Owen. — Liés ? — Tu as mon portfolio, et je peux t’aider. Tu peux me faire confiance. J’aimerais lire au fond de ses yeux pour deviner ses pensées. Attirée par tout ce qu’il est tel un aimant, j’ai l’irrésistible besoin de signer une trêve et peut-être même de me lover contre lui. Parce que son coup de sang ne vise qu’à me préserver de ses galères. Protecteur, je n’ai pas oublié… Sa pomme d’Adam roule lentement alors qu’il songe certainement à la situation. Je pourrais passer une bonne partie de la nuit à observer les nuances étranges qui dansent dans son regard en mordillant le piercing sur ma lèvre, mais mon téléphone en décide autrement. Je pense à un message, à un e-mail. Mais il n’en est rien, c’est une notification. Pire, une alerte, en provenance de mon appartement. Je me décompose parce que l’alarme de mon domicile vient de se déclencher. Owen remarque mon changement d’attitude et s’en inquiète aussitôt. — Un problème ? — Il… il y a quelqu’un chez moi ! — Bordel, tu crois que… ? — Et si c’était Mitch ? La stupeur laisse place à un voile plus ténébreux, bien plus combatif sur son visage. Owen me tient par les épaules et plante son regard dans le mien. — Laisse-moi venir avec toi. Je vais m’occuper de ce fumier. À mon tour de t’aider. * Owen

Départ en catastrophe. Trajet tendu en silence. Mes pulsations cognent jusque dans mes poings, cet Irlandais va regretter d’être venu au monde. Le frein à main est tiré, la vendetta ne saurait tarder. Je fouille dans mes affaires, chope le pied-de-biche dans mon sac, et j’en connais un qui va prendre une danse qu’il n’est pas près d’oublier. — Tu restes derrière moi. Elle est pétrifiée, sonnée à l’idée que l’autre enflure ait forcé les nombreux verrous de sa porte. Je reste froid, méthodique. La manière douce n’a pas fonctionné avec Mitch, il reste donc la seule option qui marche avec les ordures de cette trempe. — Si jamais ça dérape, appelle les flics. Je m’engouffre dans son immeuble et monte quatre à quatre les marches jusqu’au troisième. Tenant fermement mon arme telle une batte, j’approche du palier à pas de loup. Je le jure devant Dieu, quand j’en aurai terminé avec lui, il n’osera plus s’approcher à moins de cent bornes de Liverpool. La porte n’est pas fracturée, bizarre. Il a crocheté les serrures ? À l’affût du moindre signe de vie, j’indique d’un geste à Molly de rester à bonne distance et de ne pas broncher. Aucun bruit à l’intérieur. Tout doucement, j’abaisse la poignée. L’autre enfoiré a refermé derrière lui. À voix basse, je demande les clés à la miss, la pauvre, elle tremble comme une feuille. En retenant mon souffle, j’adresse un dernier regard à ma partenaire avant que ça ne bascule dans un carnage et j’ouvre. Le pied-de-biche armé, prêt à cogner sur tout ce qui bouge, j’entre d’un bond pour surprendre l’autre ordure. R.A.S. L’appartement est vide, c’est quoi ce bordel ? — Y a personne, Molly. Le coupable n’est autre que ce petit robot qui tourne sur lui-même. Au centre de la pièce, il éjecte joyeusement les télécommandes et tout ce qui se trouve sur la table basse en poussant des sons farfelus et un rire démoniaque. Je soupire. Soulagé de ne pas avoir du sang sur les mains. — C’est ton robot, Molly. Juste ton robot… — Quoi ? * Molly

Ébahie, je pénètre chez moi, d’abord prudente. Je balaye d’un regard incrédule le salon et je me jette sur mon petit compagnon, en le prenant dans les bras. — Vector ! C’est pas possible… J’ai eu la peur de ma vie ! Tu me fais tourner en bourrique ! Je l’enguirlande copieusement alors que celui-ci répond de sa petite voix digitale « Maman ». Ce n’est qu’un tas de circuits électriques et de capteurs mais je l’aime ce truc, c’est plus fort que moi. Tandis que je caresse sa carcasse de plastique et ses petites chenilles, je sens le poids d’un regard dubitatif dans mon dos. Aussi soulagée qu’embarrassée, je me retourne et amorce les présentations. — C’est Vector. Tu veux le caresser ? — Ne compte pas sur moi, ce n’est qu’un jouet. — Hey ! Ce n’est pas un jouet, Vector, c’est bien plus que ça… Comme sonnée par ma lubie, Owen abandonne son pied-de-biche, pose une fesse sur l’accoudoir du canapé et me répond en soufflant, légèrement dépité. — C’est le grand frère de Cozmo, je suis au courant. — Attends, tu connais Cozmo ? — Un robot programmable de la société Anki. Trois cent soixante composants, deux millions de lignes de code, trois processeurs et quatre moteurs. Je n’ai plus d’adresse mais je suis pas un homme des cavernes. J’en reste médusée. Personne autour de moi ne connaît aussi bien mon petit Vector. Owen désigne mon adorable compagnon connecté d’un signe du menton et renchérit le plus sérieusement du monde. — C’est un ancien de chez Pixar qui a participé au projet, c’est bien ça ? Mais j’ai affaire à Steve Jobs ou quoi ? Un musicien, designer, hacker, puis maintenant geek et fin connaisseur… Combien a-t-il de cordes à son arc ? — Euh… oui. Comment tu sais tout ça ? Owen sourit et secoue légèrement la tête avec une expression à mi- chemin entre le « on s’en fiche royalement » et « t’es pas croyable ! ». Je me ressaisis et prêche pour ma paroisse. — Bref, donc tu sais qu’il a une âme ! Inclinant légèrement la tête sur le côté, Owen m’offre une moue dubitative avant de lever les yeux au ciel. — Une âme, faut pas exagérer non plus. — Je te signale qu’il rit quand il gagne et qu’il boude quand il perd. Il voit tout avec sa petite caméra ! — C’est de l’intelligence artificielle, Molly. C’est un jouet, rien de plus. — Pas du tout, il apprend de ses erreurs ! Je le nourris, je le soigne. Et je peux lui programmer de nouvelle fonctionnalités. — Eh bien, apprends-lui à ne plus déclencher l’alarme, ça nous évitera de stresser pour rien. Ce n’est pas faux. Il vient de me moucher en beauté. Tandis que je dépose le coupable aux airs innocents sur la table, Owen se relève et glisse ses mains dans ses poches avant d’annoncer son départ. — Bon, « Vector » n’a rien d’un Irlandais, je vais te laisser avec lui. — Désolée pour cette fausse alerte… — Tout va bien, c’est l’essentiel. Il faut que je récupère mes affaires et ma gratte dans ta caisse. — Bien sûr… Je t’accompagne. C’est dans un silence contenu que je l’escorte jusqu’à ma Coccinelle. Je suis à la fois reconnaissante et perturbée en arrivant au rez-de- chaussée. La température mord ma peau lorsqu’Owen récupère son sac à dos et sa guitare. — Merci pour la voiture. Merci pour tout, Molly. Là, au milieu de la nuit, même si je l’ai vu dans tous ses états au cours de la soirée… même si on a eu un léger accrochage, je trouve qu’il a des airs de gentleman. Cabossé mais debout. Respectueux mais prêt à tout. Un brin bad boy. Terriblement protecteur. Terriblement indispensable. — Owen ? — Hum ? — Tu veux bien rester ? — Tu as Vector pour veiller sur toi. — Il ne t’arrive pas à la cheville…

Chapitre 27 Owen

# Invincible - Hein Cooper

Qu’est-ce qu’elle me fait ? Du miel dans la voix, du soleil dans les yeux, et une approche plus voluptueuse que jamais. Molly ondule légèrement, me sourit en grand et je ne sais pas comment contenir ce que je ressens quand elle rompt à nouveau le silence. — Il est tard… Tu seras au chaud, passe la nuit avec moi. Avec elle ? Wow ! Wow ! Wow ! Je rêve ou quoi, elle m’allume ? — Pour que je me retrouve dehors avec un pull pas sec ? — Je n’ai pas de bouteille à ouvrir. — Alors c’est une proposition indécente ? Changement d’attitude. Elle mord son piercing, se ravise aussitôt suite à la prise de conscience d’un double sens qui me trouble. — Enfin, pas avec moi, sur le canapé. En tout bien, tout honneur. J’adore cette phrase… — En tout bien, tout honneur, alors… * Je sais que monter ici est dangereux, j’en ai pleinement conscience quand les trois serrures nous enferment au chaud. Même si on a évoqué le divan… Comment résister à présent ? Surtout quand elle avance, me frôle et m’offre un regard fiévreux. Comment une nana peut effacer d’un seul battement de cils cette soirée pourrie ? Sur la pointe des pieds, elle tend son visage innocent, j’alterne mon regard entre la base de son cou orné de son piercing, et sa lèvre inférieure sublimée par un strass. L’espace d’un instant, à travers ses yeux, je me sens normal et désiré. Rien à voir avec le type invisible qui erre dans les rues avec sa guitare, espérant faire éclater la vérité. — Owen, je… Elle retient son souffle, mon cœur retient le sien. Sa bouche entrouverte approche et s’échoue pudiquement au bord de ma lèvre. Il n’y a plus d’injustice, plus d’ex menaçant et plus de voiture épave. Juste elle, moi, et une envie grandissante de me jeter dans le vide. Jusqu’à ce qu’elle complète sa phrase. — Je te souhaite une bonne nuit. Lorsqu’elle tapote mon torse, je devine une pointe de résignation dans son attitude. Un petit quelque chose qui murmure « c’est mieux comme ça ». J’imagine aussi que c’est sans doute plus sage. On a largement dérapé lors de sa crémaillère. Même si je devine qu’elle en crève d’envie, je respecte sa peur. Molly n’est pas prête, pas après ce que lui a fait endurer Mitch. Et pour être franc, bien qu’elle soit carrément bandante, je ne le suis pas davantage, mes désillusions sont sans doute encore trop présentes. Je n’insiste pas, me contente de répondre d’un clin d’œil, j’ai déjà conscience que de m’ouvrir sa porte lui demande un immense effort. Et puis… Quelques heures sur le canapé en compagnie de Vector… C’est mieux que rien. * Molly # Bleed Out - Isak Danielson

En refermant la porte de la chambre derrière moi, je me demande ce qu’il me prend. Je me fustige et balance mon smartphone sur le lit. Je suis folle ! Folle de le garder chez moi, et tout aussi folle de m’arrêter là. Le type le plus canon que j’ai eu l’occasion d’aborder est dans mon salon. Il est bourré de talents, il est sensible et passe son temps à vouloir me protéger… Je meurs d’envie de ne pas le laisser seul et je suis paniquée. Complètement écartelée entre l’attraction que j’éprouve et la peur de retomber dans un engrenage dont on ne sort pas sans y laisser des plumes. Toujours adossée à la porte, je tends l’oreille et perçois le chuchotement de ses mouvements. Il s’est emparé de sa guitare ? Quelques notes très douces, presque en sourdine me parviennent. Ça ressemble à une ballade, quelque chose de mélancolique, qui me touche. Sur la pointe des pieds, je rejoins le matelas et débloque mon téléphone. O.K., maintenant, c’est officiel, je suis dingue. Mon hésitation dure moins d’un dixième de seconde avant que je ne me décide à lancer l’application qui contrôle Vector. C’est mal, c’est même très mal, mais j’accède à l’interface et lance la vue de sa caméra. Sous mes yeux, le salon se dévoile, j’espionne ce brun aux mains expertes qui laisse ses humeurs glisser sur l’instrument. Je m’entends soupirer, j’ai le sourire au bord des lèvres. Manœuvrant discrètement mon petit robot, j’ajuste l’angle de vision. Je ne me lasse pas de son visage, des nuages noirs qui peuvent par moment ombrager ses traits. Je me délecte de la facilité avec laquelle il exprime ce qu’il ressent avec la musique. J’aime ses bras, alors ses mains, je n’en parle même pas. J’aime son nez. Pourtant, je n’ai jamais aimé le nez de personne. Je reste de longues secondes rivée sur sa mâchoire à la fois fine et rude. Le genre de mâchoire habituée à prendre des coups et à mordre pour la bonne cause. Owen… Owen, Owen… Je suis en train de me craqueler de toutes parts. Il fissure chaque jour un peu plus mes barricades. Il est tellement… Tellement Owen. À l’écran, il y a soudain du mouvement, ma pupille se dilate, bloquant les pixels comme si c’était important. Mon doux musicien cesse de jouer, écrase un bâillement et retire son tee-shirt. Pfiou ! Chaleur… La lumière tamisée du salon pare sa peau d’ombres exquises. Son torse est plus massif que jamais, ses épaules comme ses pectoraux lui donnent un air de beau male musclé, un petit côté guerrier. Avec sa cicatrice, c’est vrai qu’on dirait un soldat, oui, c’est ça… un combattant de la vérité. D’ailleurs, je ne l’ai jamais considéré autrement, et surtout pas comme un sans-abri. Et c’est avec de légères palpitations que je l’observe plier soigneusement le haut de sa tenue et l’aligner avec précision sur la table basse avant de s’allonger. En apoplexie devant son ventre gainé. Une main derrière la tête, il s’étire, dévoilant lentement la totalité de ses abdos finement ciselés, puis ferme les yeux. C’est vraiment dommage que je ne puisse pas zoomer sur ses hanches abruptes, l’espace d’un instant, j’aimerais être ce coussin qu’il plaque sur son buste. O.K., je n’en peux plus ! Je coupe la communication, musèle la groupie qui s’agite au fond de moi et contemple la porte de ma salle de bain. Il me faut une douche tout de suite. Une douche bien froide. * Lorsque j’ouvre les yeux, il flotte un parfum de café dans tout l’appartement. J’ai l’esprit embrumé par des rêves aussi troublants qu’inavouables, je suis épuisée de n’avoir dormi que quelques heures, mais je remarque tout de suite que ma porte est entrouverte. À travers l’interstice, Vector roule jusqu’à moi. De ses petits mouvements saccadés, il se positionne au pied de la table de chevet et lève la tête dans ma direction. Je masse mes paupières et m’accoude en fronçant les sourcils alors qu’il prend la parole de sa petite voix robotisée. — Bonjour, petite voyeuse. — Quoi ? Vector ! Mais dis-donc ! C’est mal ! J’hallucine ! Outrée, je couvre ma poitrine avec la couette et je réalise tout de suite après que cette intervention est forcément signée Owen. Il a dû le programmer… Ça veut dire que… qu’il a tout capté de mon petit manège hier soir ! La mine ébahie, intriguée et piquée au vif, je regagne la cuisine bien que je sois morte de honte. Owen est devant une poêle préparant des œufs brouillés, toujours torse nu, m’offrant la vue de dorsaux sublimés par l’éclairage de ma hotte. Je me surprends à pencher la tête pour apprécier les lignes d’un fessier ferme et rebondi avant de rompre le silence avec une pointe de malice. — Mais c’est très mal de coder ce genre de choses ! Tu n’as rien trouvé de mieux à lui apprendre ? Je devine son sourire, pourtant il ne se retourne pas. L’espace d’un instant, une part de moi a la sensation que tous les matins pourraient ressembler à celui-ci. Moi, en nuisette, plus épuisée que la veille, mais heureuse. Lui, charmant, solide comme un roc et taquin, en train de me préparer le petit déj’. Et cette minuscule idée aussi fugace que dingue me déclenche un doux vertige. Les œufs rejoignent nos assiettes et Owen sort enfin du silence. — Me mater avec la caméra, ce n’est pas très glorieux non plus. Oh ! La honte revient me scier les pattes. Owen lève la tête, cherchant à me déstabiliser davantage mais il semble pris à son propre jeu. J’ai même peur qu’il fasse tomber la poêle quand il bloque sur ma tenue. Est-ce dû à mes épaules presque nues, à ce décolleté qui suggère ma poitrine ou à la vue de mes cuisses ? Toujours est-il que son regard s’éclaire et son sourire répond au mien, bien plus espiègle. Je lève le menton, et le mets au défi. — Et qui de nous deux mate l’autre maintenant ? Plantant sa dent sur sa lèvre, il observe le silence ainsi que mes formes. Je me sens déshabillée, désirée quand il répond. — C’est difficile de trancher, non ? Je plaide coupable, j’ai énormément de mal à ne pas le détailler sous toutes les coutures. Owen dresse le couvert sur le plan de travail et me rejoint, façon félin – conquérant, mais prudent. Là, à la vue de son corps tout en force, trop proche de ses charmes visibles, je ne suis plus certaine qu’une douche froide suffise à me rendre sage. — Tu as faim ? Minaudant sous l’influence d’une folle pulsion séductrice, je joue avec le feu. Je ne me reconnais pas. — Très faim, tu n’imagines même pas… — C’est une proposition indécente ? Son index s’amuse avec ma frange, et le regard qu’il m’adresse à présent électrise mes pulsations affolées. Son visage d’une beauté fatale m’abreuve d’envies gourmandes, je suis à la merci de ses yeux bleus et je crois que ça me plaît. Fébrile, je murmure d’un timbre équivoque la même réplique qu’au milieu de la nuit. — En tout bien, tout honneur… Son sourire s’accentue, ses doigts abandonnent mes cheveux pour glisser plus bas, frôler la bretelle de ma nuisette et caresser ma poitrine. Mon cœur se soulève délicieusement, je me cambre, en proie à un frisson divin. Est-ce que c’est mal ? Est-ce que c’est bien ? Je l’ignore. Owen plonge son visage dans mon cou et susurre à mon oreille : — Et si on oubliait un peu l’honneur toi et moi, durant une petite heure ? C’est le corps en feu, le cœur battant, et la peau en émoi que je me prononce sur un feulement fiévreux. Au nom de la frustration éprouvée cette nuit, loin de la peur de notre premier baiser, je plonge et valide sa proposition. — Pourquoi petite ?

Chapitre 28 Molly

# Hiraeth - Olivier Spalding

Je me laisse entraîner vers lui, absorbée en direction du salon, délaissant à chaque pas ce qu’il me reste de volonté. Owen m’enlace et pare ma peau de frissons à mesure qu’il me couvre de baisers incandescents. Mon souffle est une prière dans laquelle je m’abandonne, cambrée, sensible, à l’écoute de nos frôlements. Le canapé nous tend les bras, du plat de la main, je pousse ce corps tendu et saillant, sans me demander où nos envies vont nous mener. Tentatrice aux commandes de nos pulsions, je roule des épaules en enjambant son bassin, mes yeux accrochés aux siens. Perdue dans un bleu envoûtant, je suis affamée, enflammée au contact de ses doigts effleurant mes côtes jusqu’à mes hanches. D’expirations suaves en râles sourds, mon ventre chaud se presse lentement contre le sien. Nos doigts entrecroisés, tout comme ses lèvres jouant au chat et à la souris, marquent le tempo d’une danse voluptueuse. J’aime la manière dont j’existe à travers ses yeux plissés, perçants, furieusement troublants. J’aime ce que je ressens entre ses bras et bien plus encore entre ses jambes. Je pensais tenir les rênes, mais je n’avais rien compris. D’un mouvement vif, comme si je n’étais qu’une plume, Owen renverse la vapeur et m’allonge sur le sofa. Chef d’orchestre d’une partition qu’il est le seul à connaître, il fait exploser mon cœur en me dévisageant, comme si j’étais unique, comme si mon âme lui appartenait. Et il me le prouve d’un baiser langoureux, tiède, d’une douceur qui me surprend. Au contact de mon piercing, il se dévoile tendre, doué d’une sensualité qui dépasse tout ce que j’ai pu expérimenter. Nos jeux de langues et nos soupirs humides m’emportent loin de tout ce que j’ai connu. Entre ses mains, le derme en manque de ses caresses, je ne suis que son nouvel instrument. Une vibration où chaque toucher à fleur de peau dépose des notes frissonnantes, des accords sulfureux. Mes soubresauts délicieux répondent à des caresses semblables à des arpèges, je m’enferme dans des mesures jouées crescendo durant lesquelles mes gémissements versent dans les aigus. Sa dextérité m’asservit délicieusement, un brasier merveilleux me dévore lorsque son index sinue à l’orée de mon nombril. Entre ses mains, je ressens en lui un orage et une pluie d’été à chaque fois qu’il exhale. Il se veut délicat, luttant contre le typhon qui hurle sous ses côtes, passionné bien que blessé. Il est tout à moi et en même temps, je devine que son âme est encore en morceaux. C’est peut-être cette fragilité tellement humaine, cette volonté de me faire l’amour envers et contre tout ce qui nous barre la route qui me met dans un tel état. Adorable et abrupt, j’ai conscience que c’est une bombe à retardement bien qu’il soit très prévenant. Ma poitrine se soulève, traversée par de somptueux éclairs quand sa langue remonte le long de mon cou. Cambrée sur le canapé, agrippée à son bras tendu, les choses deviennent sérieuses jusqu’à ce qu’on sonne à ma porte. Le temps se fige. Mon cœur manque un battement et notre bulle torride éclate dans une terrible frustration. Owen sourit, mais c’est pour masquer une once d’inquiétude. — Tu attends quelqu’un ? Je me redresse, le pouls prêt à battre des records, j’ajuste la bretelle de ma nuisette et répond par la négative d’un signe de la tête. À son tour, il abandonne le canapé et me devance. — Ne bouge pas. Je vais ouvrir, on ne sait jamais. Son dos tout en muscle s’éloigne. Je l’observe déverrouiller toutes mes serrures et tomber nez à nez sur un coursier. — C’est pour quoi ? — J’ai un colis à remettre en main propre pour mademoiselle Graham. Il me faudrait une signature. Intriguée, encore sonnée par cette chute brutale dans la réalité, je chancelle un peu jusqu’au seuil et signe en me demandant qui peut bien m’envoyer quoi que ce soit. Une fois seule avec Owen, j’ouvre l’emballage et il me faut un léger laps de temps pour comprendre. Des clés ? Et un mot qui l’accompagne. « Voici les clés de la maison à Wallasey, merci mon chéri de me rendre ce service. Très heureuse de savoir que tu as une nouvelle compagne. Je t’embrasse. » Face à mon regard incrédule, Owen passe sa main dans ses cheveux, gonfle son torse d’une profonde inspiration et baisse les yeux pour passer aux aveux. — C’est ma mère. — Oui, je vois bien, merci. Et elle t’écrit ici, chez moi ? — J’avais besoin d’une adresse. Et qu’elle ne pose pas trop de questions… Sa visio WhatsApp, la fuite d’eau et la discussion avec Drew me reviennent tout à coup. Gêné, il me demande s’il peut récupérer le trousseau. — J’espère que tu ne m’en veux pas. Je n’en sais rien. Il y a comme un air de déjà-vu : quelqu’un de la rue qui reçoit du courrier chez moi. Utiliser mon adresse me rappelle de mauvaises choses, des souvenirs pas très agréables. Owen doit le sentir car il s’excuse et renchérit en me prenant dans ses bras. — Je voulais juste lui rendre service en évitant qu’elle s’inquiète pour moi. — Tu… tu aurais pu m’en parler, non ? — C’est vrai, mais entre tout, j’ai… Je lui tends les fameuses clés, dans ma tête je crois que tout s’embrouille mais ce n’est rien à côté du tsunami que provoque l’appel surgissant de mon téléphone. Je m’empare de mon portable et réalise qu’il s’agit de Bethany. — Molly ? Tu es où ? Tu es malade ? Quelle conne ! Mes mots restent coincés, parce que je réalise être totalement à côté de mes pompes. Je plaque ma main sur mon front en réalisant qu’il est tard, très tard. Je ne me suis pas réveillée à 5 h 30 comme d’habitude. Trop hypnotisée par Owen, je n’ai pas vu que le jour s’était levé. Et je n’ai même pas percuté en voyant le facteur débarquer que je devrais être au bureau depuis un bon moment déjà, au lieu de céder à la tentation sur le canapé. J’ai les jambes fauchées, je suis fouettée par le stress. Et pour couronner le tout, Beth enfonce le clou. — Molly ? Le boss est furax, qu’est-ce que je lui dis ? — Je… j’arrive ! J’arrive tout de suite ! Panique à bord. J’ai tout juste le temps d’enfiler un jean, un pull et un bonnet. J’intime à Owen de prendre ses cliques et ses claques avant de le pousser vers la porte. La trottinette sous le bras, je lui explique l’état d’urgence, parce qu’il semble surpris par mon affolement soudain. — Je suis méchamment en retard ! On se voit plus tard ! — Hey, mais Molly ? On pourrait discuter de… — Pas maintenant. À plus ! Désolée ! * Owen # Favorite Color Is Blue - Robert DeLong

Deuxième fois qu’elle me met à la porte, même si c’est très différent aujourd’hui. Je reste sur le trottoir avec ma guitare sur l’épaule, une douce frustration à l’intérieur et un sourire béat. Je l’observe s’éloigner à toute vitesse vers les bureaux et j’ai encore la sensation de sa peau au contact de la mienne. Je la vois se stopper net, lâcher sa trottinette pour aider une personne handicapée à traverser l’avenue dans les clous. Cette fille me fait halluciner. Elle est en retard… Tel que je connais Slater, elle va passer un sale quart d’heure… pourtant elle ne peut s’empêcher de venir en aide à ceux qui en ont besoin. Molly, tu es incroyable. Elle disparaît dans les entrailles du panier de crabes. Je respire un grand coup, glousse tout seul et tourne les talons. C’est avec des souvenirs un peu trop chauds plein la tête et les clés de ma mère au creux de la main que je me rends plus au nord, dans le garage de Stan. D’abord pour récupérer quelques broutilles et les mettre à sécher, et ensuite, parce que je suis bien décidé à savoir combien va me coûter la remise en état de ma Mustang. Plus important encore, je voudrais qu’elle puisse rouler dans les temps. Si je ne peux pas me rendre à Wallasey ce week-end comme promis, je vais éveiller les soupçons de mes parents. Et ça, c’est inenvisageable. Au terme d’une bonne heure de marche, je débarque au milieu des odeurs de cambouis, du brouhaha des outils et des rugissements mécaniques. L’ami de Molly est sous le pont, examinant un véhicule surélevé. Et c’est en m’apercevant, qu’il abandonne sa révision pour me saluer. — Ta caisse est encore là, je te rassure. Tu comptes passer la voir tous les jours ? Mais c’est que Stan est un comique…— Je vais en avoir besoin rapidement. Est-ce que tu as une idée de ce que je te dois pour la réparer ? — Euh, je sais pas trop. Quand tu dis « rapidement », c’est-à- dire ? — Ce week-end. Sur son visage ébène son sourire balaye tous mes plans. Stan rigole, et secoue la tête. — C’est court, ça va être tendu. Sans parler du prix ! — C’est jouable ou pas ? — Jouable… tout dépend de la livraison des pièces… Mais ça va te coûter bonbon. — Tu crois que tu pourrais me faire un devis ? Stan me toise un peu, il ne peut pas s’empêcher de m’examiner de la tête aux pieds. C’est vrai que je n’ai pas le profil du type qui peut payer rubis sur l’ongle. Pourtant, j’ai une idée assez précise de la manière dont je vais me procurer ce blé. — Je dirais à la louche… 2500 £5 et je te compte pas la main- d’œuvre. Retranché derrière la dignité, je cille puis opine de la tête en essayant de ne pas me décomposer alors que le couperet vient de tomber. — Désolé, je peux pas te faire moins. — Je comprends, et je ne te demande aucune faveur. — Ce que je peux faire en revanche… C’est te les avancer pour aller plus vite avec mon fournisseur, mais je fais pas crédit, c’est clair ? — J’apprécie. — Par contre, faut me le dire aujourd’hui. Je me contente d’un « O.K., je vais réfléchir », légèrement étranglé. Stan se rend vers l’établi, et revient vers moi avec un bout de papier portant ses traces de doigts. — Appelle-moi à ce numéro, dès que tu as pris ta décision. Sinon on sera jamais dans les temps. * L’étui de ma Gibson cisaille légèrement mes épaules sur le trajet du retour, je rumine le tarif annoncé par Stan, conscient d’être dos au mur. D’après ce qu’il m’a dit, certaines pièces peuvent mettre plusieurs jours à arriver, je dois trouver une solution maintenant. Pendant que je passe en revue les options qui s’offrent à moi, mon téléphone vibre suite à un message de Molly. La pauvre s’est fait déchirer par Slater. Navrée, elle m’explique que son boss lui met la pression à cause de son retard. Elle n’a pas d’autre choix que de mettre les bouchées doubles et se recentrer quelque temps. [Je comprends. Au plaisir de te préparer à nouveau le petit déj’. En tout bien, tout honneur…] J’appuie sur « envoyer » avec un léger pincement au cœur, juste avant d’ouvrir la porte vitrée d’une vieille échoppe – avec le cœur serré, cette fois. C’est à regret que je pénètre chez un prêteur sur gage du centre- ville. Une épaisse boule à la gorge, je me présente au comptoir, face au type chauve qui lève la tête et m’interroge. — Bonjour, c’est pour quoi ? — J’aimerais vendre ma guitare.

Mitch

T’as pas traîné, Molly. J’arrive pas à croire que tu te fasses déjà sauter par le premier venu. Putain de merde, j’ai du mal à digérer que ton bellâtre porte ma doudoune ! T’as l’air heureuse, vraiment occupée, au point de m’oublier. Mais crois-moi, j’ai pas dit mon dernier mot... Oh, non, Molly. Et quand je vais revenir, ça sera la bonne cette fois. Je ne partirai plus jamais de chez toi.

Chapitre 29 Owen

# Hell Froze Over – Kodaline

Assis à ma place attitrée, devant un café offert par Drew, je rejette l’appel vidéo de ma mère. Pas envie de parler ce soir, pas le cœur à me montrer. Pour ne pas l’inquiéter, je prétexte une réunion de dernière minute et lui confirme gérer le dégât des eaux à Wallasey ce week-end. Cet imprévu n’est qu’un demi-mensonge, car j’ai rendez-vous avec Molly en vérité. Un rendez-vous que j’attends comme un rayon de soleil après des jours de déluge. Parce que mon passage chez le prêteur sur gage a terminé de m’achever et que j’ai du mal à m’en remettre, même si c’est pour la bonne cause. Quand on parle du loup, les portes du Maya s’ouvrent, l’air humide s’engouffre, ainsi que le parfum d’agrumes de ma petite bombe latine. Elle semble épuisée sous son bonnet, mais toujours souriante. Ton sourire m’a manqué, Molly. Je m’attache à son visage candide et à sa peau hâlée que j’ai vue de près il y a quelques jours et j’ai le palpitant qui se remet à battre un peu plus fort, comme sur le canapé. Belle à en crever, elle s’avance, retire ses adorables mitaines et s’installe face à moi. Jamais personne ne m’a dévoré des yeux comme elle le fait. Sa main fraîche traverse la table et glisse sur la mienne, comme une évidence, dans un naturel qui me trouble. — Tu es beau comme tout ! On dirait que tu as rendez-vous avec quelqu’un. Sa malice m’invite à entrer dans son jeu, je me surprends à sourire, à être taquin. — J’attends une nana, en effet. Un sacré petit lot. — Et je la connais ? — Ça se pourrait bien… Sous ses longs cils, son regard doré me happe tout entier. Puis Molly passe la langue dans le renflement de sa lèvre, jonglant habilement de son piercing qui m’appelle. — En tout cas, elle a de la chance. — J’allais dire exactement la même chose me concernant. Tu es superbe. — Arrête, j’ai des cernes de folie ! Cette semaine m’a tuée… J’apprends entre deux sourires ravageurs qu’on ne lui passe rien au boulot depuis son retard. Rincer les nouvelles recrues au moindre faux pas, c’est du Slater tout craché. — Le boss m’a mis une pression de dingue. En plus, ce concept sur les SDF de la ville me donne du fil à retordre. Ça me tape sur les nerfs, j’ai l’impression de tourner en rond et de passer à côté du sujet. Fronçant les sourcils, mon ancien « moi » ne peut retenir sa curiosité. Répondre à un cahier des charges par une idée originale, c’est toute ma vie. Du moins, ma vie d’avant. — Tu bosses sur quoi ? — Sur « l’épidémie » de sans-abri dans Liverpool… Je suis censée avoir l’idée qui tue… J’ai beau plancher sur la question, je sèche complet. Elle semble réfléchir à ses soucis en triturant son bijou à la base de son cou. J’avoue avoir le cœur gros suite à la vente de ma Gibson, être au cœur de cette pandémie de misère me rappelle que je suis loin d’être sorti d’affaire, mais la seule présence de Molly me redonne un petit coup de fouet. Caressant le dos de ma main, elle reprend, toujours sur sa lancée. — Le pire, c’est que le projet de Carl tient la route… Je déteste son approche, mais je ne sais pas comment il a fait pour le monter aussi vite. Il a des tonnes de croquis ! Je n’en ai pas un seul de valable… Je passe pour une amatrice… Un concept sur les SDF de Liverpool. Un projet torché rapidement. Carl n’a pas une once de talent. Je comprends tout. — Laisse-moi deviner : il a proposé des bancs anti-SDF ? J’ai l’impression de l’avoir giflée. Molly se raidit, rompt tout contact, figée avec ses grands yeux noisette qui m’interrogent. J’effleure ma tasse et vais au bout de ma pensée. — Un système autonome relié à des panneaux solaires, un programmateur qui déclenche l’apparition de pics métalliques pour empêcher les sans-abri de squatter à la nuit tombée. Je me trompe ? — Co… comment tu le sais ? — Ce n’est pas important. — Au contraire ! Tu rigoles ? Attends… Elle est de toi cette idée ? Owen ? Je me tais. Qu’est-ce que je pourrais bien dire pour ma défense ? Si je garde le silence c’est parce que je ne cautionne pas mon invention. J’étais jeune, j’avais une piaule et j’ignorais tout de la rue. Maintenant que je suis de l’autre côté de la barrière, je regrette profondément. Ce qui me tue, c’est que Carl se serve de mes vieux dossiers contre Molly au profit de sa carrière. Quelle crevure, ce mec ! — Owen ? — Et si on parlait d’autre chose ? — Non, non, non ! C’est mon boulot qui est en jeu ! — Je te filerai un coup de main, c’est promis mais on peut changer de sujet ? — Attends, tu comptes m’aider ? Je l’ai proposé bien vite, je ne sais même pas si je suis toujours foutu d’imaginer quoi que ce soit de correct. — Molly, s’il te plaît. J’ai quelque chose à te dire. D’abord pas tout à fait prête à lâcher l’affaire, je crois qu’elle devine que je suis un peu à fleur de peau. La miss cède à regret avec une petite fossette qui murmure « comme tu voudras ». D’une voix plus rauque que la normale, je me lance en dépit de ses sourcils froncés. — Tu te souviens des clés livrées chez toi ? Une lueur espiègle vient sublimer son regard, je crois en effet qu’elle s’en rappelle très bien. — Je me souviens vaguement du canapé… — Vaguement ? — « En tout bien, tout honneur… » Il faut la voir prononcer cette expression avec son petit air mutin. Elle tord légèrement sa bouche sur le côté et accompagne sa moue d’un regard fixe, intense. Je tente de réprimer le sourire qu’elle m’arrache et je me jette à l’eau. Courage, bordel. — Ces clés sont celles d’une maison au bord de la mer. — Au bord de la mer ? — Du côté de Wallasey, à New Brighton. Je dois m’y rendre pour ce week-end. Et je… Pourquoi j’ai le cœur qui tape si fort ? C’est juste une proposition, une simple proposition… Lance-toi, putain ! — Tu voudrais venir avec moi ? Dis oui, j’en ai très envie. Je frotte mes mains devenues subitement moites. La seconde qui suit me semble durer une éternité. Elle triture son bijou, observe autour de nous et serre délicatement ma main. — J’aurais bien aimé, mais j’ai un boulot de fou… Je suis sur le gril en ce moment, je suis désolée. Aïe. Ne te décourage pas, garçon. — Tu peux emporter de quoi bosser, ce n’est pas un problème. Je m’accroche à ce petit espoir aussi fort que je le peux. Elle se pince les lèvres et me détaille davantage, je crois qu’elle cherche à me taquiner, c’est bon signe. — Ça m’embête un peu… J’ai mon rituel du samedi, j’aime aller courir, tu sais. Je dois vraiment y réfléchir… — Si tu t’inquiètes pour tes petites calories, il y a plein de manières de les dépenser. « En tout bien, tout honneur… » Voilà, c’est dit. C’est à peine si je me reconnais, il y a longtemps que je n’ai dragué personne, des siècles que je n’attends rien des autres. Mon pouls bat si fort que mon palpitant pourrait bondir sur la table. Surprise, faussement scandalisée, elle incline la tête et s’enfonce au fond de la banquette. C’est quand elle joue l’innocente comme ça que je la trouve carrément sexy. — C’est une proposition indécente, mon cher ? — Tu sais que c’est moi qui pose cette question d’habitude ? Disons que c’est une perche tendue pour reprendre là où on en était restés… Sentant que la balance penche en ma faveur, j’appuie mon regard pour la persuader. Et j’ai l’impression que ça marche quand elle se prononce. — C’est tentant, très tentant… — Je te préparerai un bon petit déj’, si ça peut te convaincre. — Tu me prends par les sentiments ? — Pourquoi ? C’est mal ? — Je ne sais pas… Et tu me joueras un peu de guitare façon grand séducteur ? Un peu de guitare… Une question, un coup de poing. Une onde dévastatrice. R.I.P. ma Gibson, c’est comme si je prenais un mur en pleine face. — J’ai dit une bêtise ? Owen ? — Non, c’est rien. Juste une piqûre de rappel. Un déchirement douloureux, tout ça pour remettre en route ma caisse. Et ça me renvoie à l’énorme coup de pute de Bud… Rien de tout ça ne serait arrivé s’il ne m’avait pas planté un couteau dans le dos. Molly fronce les sourcils, examine mon sac et la banquette avant d’ouvrir la bouche. — Mais d’ailleurs, elle est passée où ta guitare ? * Molly

J’ai eu l’impression d’avoir dit une énormité. Il s’est décomposé en un claquement de doigts. Il a eu les larmes aux yeux et m’a tout de suite proposé de sortir pour marcher un peu. Sous un crachin très fin, le long de la voie ferrée, passant mon bras à son coude, je suis suspendue à ses aveux quand il me raconte le pourquoi du comment. — Voilà, tu sais tout maintenant. Bye, bye, ma gratte… Je l’ai trouvé digne, et les modulations sensibles de sa voix me donnent la chair de poule. J’ai si mal pour lui que je m’empare de sa main, presque instinctivement. — Je suis tellement désolée pour toi. — C’est réglé. J’ai l’argent, elle va rouler, c’est le principal. J’imagine qu’il faut savoir concéder quelques sacrifices. — Mais tu aurais dû me demander avant… On aurait pris ma voiture pour aller à Wallasey… J’aurais pu parler à Stan… Owen inspire, gonfle son torse et s’apprête à me répondre en laissant son regard courir au loin vers les encablures hideuses et sans fin. Sauf qu’il ne dit rien. Il abandonne d’un coup mes doigts, se crispe en fixant le chemin de fer et verrouille sa mâchoire. — Qu’est-ce qu’il y a ? Owen ? — Reste-là. Ne bouge pas d’ici. C’est comme si je n’existais plus. Il est focalisé sur une silhouette titubant sur les rails. Ni une ni deux, il m’abandonne les poings serrés et se met à galoper dans la direction de sa cible qui semble ne plus en pouvoir et s’assoir. Mon cœur se soulève quand je reconnais cette tête blonde, celle du jeune qui lui a fait une crasse. Et c’est avec une trouille bleue que je pars à la poursuite d’Owen en tentant de le raisonner. Parce que je sens d’ici que les choses vont déraper au contact de Bud.

Chapitre 30 Owen

# Champion - Barns Courtney

Mes pas claquent sur le gravier, le son de la gare s’élève dans mon dos, tout comme les cris de Molly, mais rien ne couvre le hurlement des pulsions qui m’animent. Quand Bud me voit débouler, il tente mollement de se relever, mais c’est trop tard. Je l’empoigne par le col et le soulève du sol manu militari. — Après tout ce que j’ai fait pour toi ! — Lâche-moi, putain ! Il se débat dans son pathétique jogging, mais à vingt centimètres du sol, Bud n’a pas beaucoup d’options. — J’ai deux mots à te dire, petit con ! Tu vas t’en souvenir. — Je t’emmerde ! — Tu sais dans quel état est ma voiture par ta faute ? Mon souffle animal n’est rien à côté du sien, bruyant et paniqué. Pourtant, même en mauvaise posture, il me fixe droit dans les yeux, dégoulinant de résignation. Cette tête à claques si désespérée me défie sans broncher. — Vas-y, fais-toi plaisir. Éclate-moi la tronche, papa. Ce n’est pas l’envie qui me manque, faudrait pas me le dire deux fois. Les dents serrées, des larmes sur ses joues de pauvre paumé, il poursuit. — Je suis qu’une merde de toute façon. Je suis déjà mort. Alors que ce soit toi, les Crox Crew ou ce putain de train… C’est la même, trouduc’ ! Son fatalisme me pousse à jeter un regard par-dessus-mon épaule. Je distingue Molly affolée qui arrive en courant mais surtout la gare au loin, dans le fond. Alors que des cris aigus me conjurent de ne pas faire de bêtise, je soulève un peu plus ce traitre qui m’a brisé le cœur. — Alors c’est ça ton plan ? Passer sous un train ? — C’est fini Owen, je suis foutu. Une sirène déchire le ciel en provenance des quais, ce n’est plus mon poing qui se serre, mais bien ma gorge devant son envie de crever. J’ai connu cette sensation. Je sais ce que ça fait de croire que tout est fini, qu’il n’y a plus aucune solution. — Alors quoi ? Fais-moi la peau ! Vas-y putain ! J’étais sur un pont, prêt à me noyer dans les eaux gelées. Et c’est lui qui m’a sauvé, moi et ma gratte. Je relâche mon étreinte, ses semelles touchent à nouveau les rails avant que Molly ne rapplique dans mon dos. — Je vais pas te faire la peau. Tu ne vas pas mourir. — J’ai qu’une envie, c’est que tout s’arrête. O.K. ? — Regarde-moi, Bud. Il en est incapable, nerveusement, il défroisse son survêtement et son regard se dérobe vers l’horizon, en direction du train qu’il souhaite prendre en pleine poire. Dix-sept ans, des idées noires. Je ne peux pas le laisser faire, c’est plus fort que moi. — Je t’ai dit de me regarder ! C’est toi qui me l’as dit : c’est jamais fini. Il y a toujours une chance. La roue tourne, pas vrai ? — C’est des conneries ! Je nique tout ce que je touche, je bousille tout. Je suis tellement coincé que je suis devenu une raclure. J’ai plus envie de continuer. Laisse-moi crever ici ! Les vibrations sur les rails s’invitent à la fête, le train se met en mouvement au loin. Je refuse d’assister à ça. Alors je m’empare de la liasse de billets dans ma poche et lui plaque sur son buste noueux. Adieu ma Mustang… — Prends ce cash. Bud ! Prends-le putain ! Ma main sur son épaule, je le tiens fermement et insiste avec la thune de ma Gibson. Il roule des yeux effarés, n’arrive même plus à parler. — Il y a de quoi repartir à zéro pour toi. Achète-toi un billet. Casse-toi loin, le plus loin possible de cette putain de ville. Donne-toi une chance de rebondir ! — Mais… — Barre-toi, bordel ! Et bats-toi pour t’en sortir, putain ! C’est clair ? Lentement, il saisit le liquide, en sanglots, puis il valide de la tête. Bud lâche un merci, cherche à ouvrir ses bras pour m’offrir une accolade, mais je ne suis pas prêt, son sale coup est encore trop frais. Je veux qu’il vive, je n’ai pas besoin de fioritures. Il se rétracte parce que je le rejette, il pleure de plus belle et se met en marche en me laissant un coup d’épaule en guise d’au revoir. Le cœur froid, l’âme grise, je l’observe traîner des pieds hors du rail, croiser Molly qui tombe des nues, avant de poursuivre son chemin dans la nuit qui s’installe. Me déçois pas, petit con. Prends la bonne décision… * Molly # Heaven's Not Too Far - We Three

À bout de souffle, croisant les larmes de ce jeune égaré et abîmé par la vie, je reste immobile, le cœur à l’arrêt devant la liasse de billets qu’il glisse dans son jogging. Je fais immédiatement le lien avec l’argent du prêteur sur gage. Je n’ai jamais rien vu de si bouleversant, Owen ne m’a jamais touchée avec autant de force. Sa part de bonté trouve écho dans tout ce que je fais pour rendre le monde moins laid. J’en ai les yeux embués, il avait de quoi régler ses réparations en sacrifiant sa guitare, et il a renoncé. Pour faire ce qui est bon, ce qui est juste. Encore sonnée, je le rejoins, l’attire hors des rails. Je vois bien qu’il cherche à ravaler ses pleurs, alors tout en douceur je me blottis contre lui, tout contre son cœur en or. — Tu as fait le bon choix… Sifflant sur les rails, le convoi lancé à pleine vitesse nous accable d’un coup de klaxon assourdissant. Une rafale violente balaye mes cheveux alors qu’Owen m’enlace un peu plus fort. Le géant d’acier et de verre poursuit sa route, nous laissant seuls sous le ciel qui s’assombrit, et là, à cet instant précis, une part de moi se fissure. Parce qu’il n’a pas agi dans son intérêt, parce qu’il est allé au-delà de sa propre survie. Owen déglutit, écrase sa paume sur une larme qui ne demande qu’à couler et rompt le silence, bien décidé à assumer. — Il faut que je prévienne Stan. Entre chien et loup, sa bouche m’offre le dessin d’une détermination qui m’émeut. Au point que je meurs d’envie de l’aider. — Je peux m’en occuper, il comprendra, tu sais. — Non, Molly. Tu en as déjà assez fait. Composant le numéro de mon ami, Owen inspire profondément, ses trémolos dans la voix me donnent la chair de poule, une part de moi voudrait le sortir de ce mauvais pas, une autre est fascinée par cet homme qui prend ses responsabilités. — Stan ? — Ah, j’allais t’appeler justement ! On a un problème. — Quel problème ? — Ta caisse ne sera jamais prête pour ce week-end. Owen accuse le coup pendant que mon ami lui dresse l’état des lieux de la situation. — Je n’ai toujours pas reçu le kit admission et carbu. Les rétroviseurs sont coincés à la douane. Je suis désolé, mec. Tu es à pied pour ce week-end et peut-être même pour un petit bout de temps. Sonné, et d’une certaine manière, soulagé, Owen raccroche. Le regard dans le vague, il murmure qu’il reste à prévenir sa mère et soupire que c’est fichu. Moi, je suis encore sous le charme de sa générosité envers Bud, de sa capacité à affronter les coups durs. Et c’est plus fort que moi, j’ai besoin de lui prêter main forte. — On peut encore s’y rendre. On prend ma voiture, qu’est-ce que tu en dis ? Un silence. Et un nouvel argument de ma part. — Tu n’auras pas à te justifier auprès de ta mère comme ça. Elle ne s’inquiètera pas. Il lui faut une petite seconde pour revenir à lui, me gratifier d’un regard luisant qui en dit long. Tenant à être tout à fait sincère, je lui précise juste que je dois récupérer mes dossiers au bureau pour travailler un peu samedi et dimanche. De toutes mes forces, je souhaite qu’il rebondisse et qu’il accepte, alors je désamorce et lui tends la perche. — En tout bien, tout honneur, ça va sans dire…

Mitch

C’est pas bon que je rumine comme ça, Molly. J’aime pas être pris pour un con pendant que tu roucoules, protégée par ton apollon. Je vais me le faire, et lui, et toi. Enivre-toi, Molly. Croque la vie à pleines dents avant qu’on retrouve, toi et moi, nos vieux réflexes dans ton appartement. Le temps joue contre toi, Molly et je perds patience.

Chapitre 31 Molly

# Apply - Glasser

Il n’y a plus grand monde dans le hall de DesUrb lorsque je valide mon accès à l’aide du badge. À l’étage, quelques acharnés enchaînent les heures supplémentaires, même très tard. Suite à ma séquence émotion au bord du chemin de fer, je regagne l’open space d’une foulée vive parce qu’Owen m’attend en voiture. Je rapatrie mes dossiers, le cahier des charges et tout ce qui va m’être utile ce week-end lorsque des éclats de voix me placent en alerte. On dirait une vilaine dispute provenant de la salle de réunion. Mes documents sous le coude, je presse le pas pour sortir de mon bureau, c’est là que le grand patron déboule dans l’espace collaboratif et m’aboie dessus. — Graham ! Venez une seconde ! S’il m’appelle par mon nom de famille, c’est que ça craint vraiment. Rouge de rage, monsieur Slater dénoue sa cravate et entre à nouveau dans la salle comme une furie. Et s’il savait qu’on a fouillé dans son bureau ? Penaude, affolée à l’idée que mon incursion nocturne avec Owen soit révélée au grand jour, je me liquéfie et m’exécute à regret. Avant d’entrer dans la fosse aux lions, je prends une profonde inspiration parce que la joute verbale reprend de plus belle à l’intérieur. — Tu ne peux pas m’évincer comme ça ! — Mais bien sûr que je peux ! Brooke se casse, tu n’as plus rien pour faire pression ! Plus aucune cartouche en stock. T’es fini Carl. — Répète un peu ? Au moment où je passe la tête, le boss balaye violemment tout ce qui se trouve sur la table de réunion. Une nuée de dessins vole devant mon rival au bord de l’implosion. Et le grand patron le toise, d’un air hautain et méprisant. — Tu es hors course, tocard. Je mets la petite Molly sur le coup. — Quoi ? — Ah, Molly, vous êtes là. Approchez. Venez, je vous dis. Je ne sais pas s’il est possible d’effectuer un pas alors que mon cœur a cessé de battre depuis une minute déjà, mais j’obéis, en proie à une sueur froide. — C’est votre projet que je veux défendre. Il n’y a plus de compétition entre Carl et vous. Tombant des nues, je déglutis et bredouille que je n’ai pas encore suffisamment avancé sur mon concept. — Monsieur Slater, je… je dois encore le mûrir. — Eh bien vous allez vous exciter un peu. Lundi, je veux du concret sur mon bureau. — Ce lundi ? — À la première heure ! Bonne soirée. J’opine de la tête, le big boss n’adresse même pas un regard à mon concurrent et sort, toujours aussi agité. Pâle et terriblement gênée d’être adoubée devant Carl qui ramasse ses épreuves crayonnées, j’éprouve de la pitié. C’est inexplicable, j’ai ça dans le sang, je ne peux pas le laisser à genoux rassembler ses travaux alors qu’il vient d’essuyer un terrible revers. Alors je lui prête main forte, même s’il m’envoie royalement bouler. — T’es contente ? Tu jubiles ? — Je n’y suis pour rien ! Si je peux t’aider, si tu as besoin de quoi que ce soit… — Va te faire foutre, Graham. Laisse-moi. — C’est bon, pardon… — Casse-toi putain ! Va fêter ça ! Vexée, j’abandonne et m’apprête à sortir, mais je me pétrifie devant un dessin d’une finesse qui dépasse de loin tous les autres. Une esquisse si aboutie qu’elle sort vraiment du lot. Un croquis portant une signature tout à fait singulière. Un carré orné des lettres O.B. Owen Bennett… Carl s’en empare rageusement et le cache dans son tas de paperasse. Je déglutis, cesse de respirer et m’éclipse comme si de rien n’était. Mais je sais déjà qu’après ce que je viens de voir, il y aura un avant et un après. * C’est décontenancée que je quitte le boulot pour m’installer en voiture. Je crois que vue de loin, j’ai tout d’un zombie. Je suis au ralenti, sonnée, victime d’une énorme pression sur mes épaules, et le nombre de questions dans ma tête se multiplie à une vitesse phénoménale. Dans la chaleur de ma Coccinelle, plantée devant le volant, je tourne légèrement la tête vers mon passager tandis qu’il m’interroge du regard. — On dirait que tu as vu un fantôme. Ça va ? Je mets le contact, passe la première. Je ne pensais pas sortir d’ici dans un tel état. Owen insiste, vraiment intrigué. — Molly ? Expirant en profondeur, j’hésite un instant. Pourquoi j’ai du mal à lui confier ce que je viens de découvrir ? Inconsciemment, ou volontairement, j’ai peut-être besoin d’une accalmie. Parce que je crois qu’il en a assez bavé pour l’instant. C’est vrai qu’on a été secoués depuis quelque temps. Peut-être que je ne veux pas gâcher ce week- end, très égoïstement. Sans doute que j’ai très envie de profiter de l’instant présent avec lui. Je me persuade que je trouverai le bon moment pour lui annoncer. Alors je souris, et c’est à mon tour de le préserver. — Tout va bien, je t’assure. Tu me donnes l’adresse ? * # BOOM - X Ambassadors Dans les bouchons, guidée par le GPS sur mon téléphone, je le sens frôler mon bras alors qu’il lance la musique sur mon vieux poste. La terrible ligne de basse de « X Ambassadors » frappe dans l’habitacle et la voix sophistiquée du morceau BOOM relègue au loin cette scène troublante entre Carl et Slater. Cette chanson me donne aussitôt l’envie de battre la mesure sur le volant. Dodelinant de la tête, Owen se dandine discrètement en cadence pendant que je fredonne sans pouvoir me contrôler. « My feet go boom boom boom. Boom boom boom, boom boom boom. » Quand il se met à chanter à son tour, j’ai la sensation que ce week-end vient vraiment de débuter. — My heart beats boom boom boom. Et en cœur, on reprend les paroles « Walkin' away from you » dans une bonne humeur qui nous rend complices. Ce que je peux aimer le voir sourire et l’entendre chanter. C’est à croire que plus on s’éloigne du centre de Liverpool, moins cette ville entache son moral. Pour mon plus grand bonheur, ce n’est plus tout à fait le même homme que sur la voie ferrée ou sous le kiosque. Je suis surprise de le découvrir moins pensif, moins renfermé. Au rythme des claps crachés par mes vieux haut-parleurs, de refrain en refrain, je crois qu’on se rapproche avec la musique au point d’oublier les embouteillages sous une fine pluie. Même son regard a changé, Owen se dévoile bien plus humain, plus accessible, si bien que je ne vois pas le temps passer jusqu’à l’embarcadère menant au ferry. Lors de la traversée du Mersey, sur le pont du bateau balayé par des bourrasques glaciales, j’observe les lumières de l’autre côté de l’estuaire en essayant de rester concentrée. Ça tangue moins que lors de mon séjour en France, mais suffisamment pour me sentir ballotée. Heureusement qu’Owen est là, je suis frigorifiée, trempée, cramponnée à la rambarde, un peu vaseuse à cause des remous, mais tellement en sécurité dans ses bras. — Tu as le mal de mer ? Sa question murmurée délicatement à mon oreille m’arrache un sourire. Je tente de respirer lentement, mais j’ai le cœur qui se soulève à chaque fois que mon équilibre devient fragile. — Un peu, c’est pour ça que je préfère prendre l’air. — Laisse-moi faire, alors. Lentement, il remonte mes manches, enroule sa main autour de mon poignet. Très consciencieux, il dépose trois doigts à la base de ma paume, comme pour prendre une sorte de mesure. À ma grande surprise, il presse un point douloureux sur chacun de mes avant-bras. — Ça fait un peu mal. — C’est normal, respire. — Qu’est-ce que tu fais au juste ? — Un point d’acupression. Respire, regarde-moi… Je ne fais que ça mon cher… Lentement, il exerce une pression circulaire avec ses ongles et m’invite à prendre de grandes bouffées d’air en même temps que lui. — Là, c’est bien, inspire. — Il y a quelque chose que tu ne sais pas faire ? — Regarde loin devant maintenant, fixe l’autre rive au lieu de dire n’importe quoi. Le visage frais, je m’exécute, charmée par ses dons, ravie d’être prise en charge par le Doctor Love. De plus en plus loin de Liverpool, il m’enveloppe, plaque de temps à autre son visage contre mes cheveux. Et je crois que ce rapprochement fonctionne mieux que n’importe quel point d’acupression sur mon corps. Parfois, je me demande comment la vie peut se montrer si rude avec une si belle personne. Mais je n’ai pas le temps de songer à d’éventuelles réponses, ses doigts abandonnent mes poignets pour designer l’horizon. — On arrive bientôt de l’autre côté. Il n’y en a plus pour longtemps. — C’est presque dommage… — Dommage ? J’aime sentir sa main réchauffer mon dos, là, tout de suite, je me dis que j’ai bien fait de remettre à plus tard ma fraîche intronisation. Parce que ça me permet de goûter à cette aura naturelle loin de la rue et des galères, ce truc qu’il dégage, comme si rien ne pouvait vraiment le détruire ou qu’il ne pouvait rien m’arriver de grave en sa présence. Du coin de l’œil, quand je l’observe comme ça, il me donne l’impression d’être insensible au froid, de pouvoir se relever à chaque fois tant que je suis là. Owen a cette acuité dans le regard, dans sa manière de bouger et d’interagir qui me laisse toujours un peu admirative. Le vent nous fouette violemment, avant de nous laisser en paix, cette fois je me tords un peu le cou, et le contemple sans détour, sans pudeur, ivre de sa beauté froide mais touchante. J’ai envie de croire que je suis la seule à pouvoir lire en lui, la seule à posséder la carte complète de ses fêlures, de ses forces aussi. J’aime penser que je suis celle capable de connaître par cœur toute la palette de ses humeurs. Celle apte à deviner tous les trésors que rescelle son esprit brillant derrière la carapace qui lui permet de survivre. — Tu sais, Owen… Si on m’avait dit en partant de Blackburn… qu’un jour je flirterais sur un bateau… Il cesse de respirer, et bien qu’il soit dans mon dos, je devine qu’il sourit. — Plus personne ne dit flirter depuis au moins 1990. — Hey ! C’est pas sympa, ça ! Volte-face, il vient de me vanner ? Je m’apprête à le repousser mollement, mais il brise mes élans d’un baiser subtilement iodé. Il épingle mes mains sur le garde-corps, et j’accueille sa bouche comme un cadeau, un nouveau trésor contre cette rambarde un peu rouillée. Les embruns du Mersey se mêlent à nos lèvres, et en dépit de la météo capricieuse, toute mon âme prend feu pour cette homme parfaitement imparfait. Les hurlements du vent ne sont rien à côté des battements qui agitent ma poitrine, suite à ce qu’il vient de m’offrir. Le genre de baiser qu’une femme ne peut pas oublier, quoi qu’il arrive après. * J’ai eu le plus grand mal à me concentrer en touchant terre sur l’autre rive. C’est la première fois que je considère la navigation comme quelque chose de magique. Dans ma vieille Coccinelle, on s’est attisés tout le reste du trajet. Sans trop en faire, sans laisser retomber la tension. À nos jeux de regards fripons qui m’ont totalement fait fondre, j’ai répondu par quelques frôlements faussement innocents. De kilomètre en kilomètre, sous un temps affreux, je n’ai vu qu’un soleil noir, magnétique, j’ai senti quelque chose grandir en nous – et dans son pantalon, j’admets l’avoir remarqué autant que je l’ai provoqué. — C’est à droite. Sa dernière indication est survenue au milieu de nos approches tout en séduction, « en tout bien, tout honneur ». Clignotant enclenché, je manœuvre sans m’attendre à avoir la mâchoire décrochée en arrivant à destination. Je suis scotchée alors que tout naturellement, il détache sa ceinture et me prévient. — On y est. — Pardon ? — Bienvenue dans le cottage de mes parents.

Chapitre 32 Molly

# You've Got The Love - Florence + The Machine

Je n’étais pas prête, je ne m’attendais pas à ça. Face à la mer, en première ligne, cette demeure de briques rouges n’a rien d’un simple « cottage » britannique, c’est presque une maison de maître. Dressée fièrement dans la lueur de mes phares, la propriété de ses parents donne dans la démesure et domine tout New Brighton. Je coupe le moteur devant le portail, je suis stupéfaite par cette vue imprenable sur le littoral, charmée par le bruit des vagues. Owen quitte ma vieille Coccinelle et je me demande pourquoi il cache la vérité à ses parents alors qu’ils semblent très à l’aise financièrement. Soit c’est une décision aveuglée par la fierté, soit un choix audacieux mâtiné de courage. Il faut une sacrée force de caractère pour renoncer à ce confort, est-ce qu’Owen refuse de céder à la facilité ou est-ce qu’il s’agit d’un entêtement regrettable qui le contraint à dormir dans la rue ? Je ne sais rien, et j’en suis toujours bouche bée. — Tu viens ? Stupéfaite, je l’observe ouvrir le coffre tout naturellement, décharger nos bagages et se presser de rejoindre la terrasse. Entre le spa dans la véranda et les volumes somptueux, j’en prends plein les yeux tandis qu’il ouvre la porte d’entrée comme si tout était normal ou qu’il s’agissait de sa propre vie. — Tu ne veux pas entrer ? À l’aide d’un sourire et de sa paume chaude, il m’attire à l’intérieur. Ici, tout est à l’avenant, je suis sensible à la décoration soignée mais épurée. Des nuances de gris, des meubles laqués, beaucoup d’espace, mais un agencement chaleureux s’offrent sous mes yeux. À le voir prendre ses quartiers avec une telle confiance et une spontanéité qui me dépasse, j’en perds tous mes repères. On est très loin du kiosque en bas de chez moi. Et je dois dire que ce soir, Owen est à des années- lumière de l’image qu’on pourrait se faire de quelqu’un qui n’a plus de toit. — Mets-toi à l’aise. Je vais m’occuper de cette fuite. C’est étrange, dans cette pièce à vivre tirée tout droit d'un magazine, j’ai du mal à couper les ponts avec le square, les nuits froides, son alignement méticuleux et tout ce que je sais de lui. Plutôt que de bredouiller un son inaudible, j’opte pour un signe de la tête alors qu’il poursuit, mine de rien. — Si tu as faim ou soif, regarde dans le frigidaire, ma mère ne laisse jamais les placards vides. Fixant l’immense cuisine dans son dos et le frigo américain qu’il désigne, je reste sans voix, jusqu’à ce que l’envie de reprendre les commandes dépasse la beauté des lieux. — Plus personne ne dit frigidaire depuis au moins 1990, mon cher. Owen se fige et me dévisage d’un regard rieur, je suis heureuse de l’avoir taquiné, pile dans le mille. Lentement, il retire son manteau, le plie rigoureusement avant de le déposer sur l’immense sofa noir face à la cheminée. Là, il me gratifie d’une expression apaisée, si douce que j’ai du mal à mettre de l’ordre dans mes idées. Quand il s’approche de moi, dans la lumière dorée de la pièce à vivre, et qu’il dézippe la fermeture de mon par-dessus, je sens ma poitrine bondir. C’est bien simple, depuis le ferry, je fremis à chaque fois qu’il me touche. — Tu peux travailler ici en attendant, tu as le code wifi sur la box internet, juste là. — Non, je vais te donner un coup de main, laisse-moi t’aider. Il retrousse ses manches, dévoilant ses avant-bras puissants et arque un sourcil en esquissant un rictus amusé. — Sûre ? — Plus vite c’est réglé, plus vite on est débarrassés, tu ne crois pas ? Il semble réfléchir à cette perspective un instant, alors j’insiste. — En tout bien, tout honneur, bien sûr… Un sourire, un ricanement et un clin d’œil espiègle de sa part. — J’en ai pour deux secondes, j’attrape ce qu’il me faut et on va voir l’étendue des dégâts. Me laissant seule un court instant avec une impression de vivre une soirée irréelle, il s’éclipse dans le garage avant de revenir muni d’une boîte à outils. C’est à l’étage où chaque pièce est desservie par un couloir en parquet flottant que je découvre dans son sillage une salle de bain somptueuse. Dalles anthracite, bain à remous, doubles vasques de grand standing d’une élégance folle, un paradis pour quiconque aime prendre soin de soi. Owen se fige sur le seuil de la salle d’eau, les semelles au contact d’une flaque qui s’étend de l’imposante baignoire d’angle jusqu’à la porte. La scène du crime indique une fuite en provenance d’une canalisation, même moi je l’aurais deviné. — O.K., ce n’est pas si méchant. Se déchaussant pour ne pas « tout saloper », il enjambe les grandes eaux et s’empare d’un stock de serviettes-éponges. Je me propose de lui prêter main forte afin de les disposer par terre mais il réplique aussi sec en dégotant une clé à molette ainsi qu’une pince. — Non, tu vas plutôt m’aider à couper l’eau. Il y a une vanne au bout du couloir. Tu ne peux pas la rater. Le placard du fond, la porte de gauche, un robinet rouge. Je retiens ses indications et me les répète mentalement en boucle parce que dès qu’il s’agit de bricolage, j’ai l’impression que mon cerveau fond comme neige au soleil. Depuis la salle de bain, je l’entends me donner le feu vert. — C’est bon, Molly ? Je reviens sur mes pas, le découvre allongé sur le dos pas très loin de la baignoire. Son tee-shirt dévoile en partie ses abdos sollicités tandis que sa pince agrippe fermement le tuyau. — Oui, j’ai tourné à fond, j’ai serré au max. D’un coup sec, il dévisse et c’est le drame. Un geyser surpuissant s’échappe des canalisations. Je suis pétrifiée devant mon immense bêtise, j’ai ouvert à fond au lieu de couper l’arrivée d’eau. Dans la panique, je tente d’endiguer le jet en me précipitant sur la fuite avec une serviette de bain. — Non ! Va fermer la vanne ! — Désolée ! Je pensais que… — La vanne, Molly ! Trempée jusqu’aux os, je traverse le couloir au galop et me rue sur le robinet rouge pour le tourner dans le bon sens. — Désolée ! Je suis vraiment… …Navrée. Même mes excuses sont humides, mes cheveux gorgés d’eau tombent sur ma poitrine, quant au reste de l’étage… c’est un véritable carnage. Je tends l’oreille, le silence se veut aussi épais que ma culpabilité. Il n’y a que le murmure des gouttes à présent et la respiration d’un plombier à croquer. — Owen ? Dis quelque chose. Je m’en veux tellement… Revenant sur mes pas en dégoulinant de la tête aux pieds, je l’entends éclater de rire, à s’en tenir les côtes. Là, dans la pataugeoire que je viens de provoquer, il se redresse, 100 % mouillé, 100 % irrésistible sous son tee-shirt collé à sa plastique envoûtante. Chaque ombre de sa musculature se dessine sur le tissu détrempé avant qu’il ne le retire sous mes yeux fascinés. — Miss Catastrophe a encore frappé. — Je suis une calamité… Torse nu, la peau luisante, doté d’un charme fatal, il approche tandis que je frissonne. Son regard se porte sur ma poitrine collée au textile alourdi par l’eau, puis il dégage mes cheveux ruisselants de mon visage consterné. Dans le bleu de ses yeux, il n’y a pas une once de colère, juste de la tendresse mâtinée d’envie. À moins que ce ne soit le reflet de mon propre désir et de tout ce que j’éprouve pour lui. Happée par son regard, transcendée au contact de ses mains sur mes joues, je reste suspendue à ses lèvres mouillées quand il sourit enfin. — La plus belle des calamités qui me soit arrivée. * Owen # Walk Through the fire - Zayde Wolf

Son air de chien battu au maquillage ruiné efface les litres d’eau déversés dans la piaule. Elle est sublime quand elle vient de gaffer, et je ressens cette même étincelle que lorsqu’elle a failli se faire renverser par un chauffard. Son top imbibé d’eau est plaqué sur son soutif sombre, une invitation à baisser les armes. Son cou perlé par la catastrophe m’appelle, et le regard qu’elle me coule dévaste tout ce qui aurait pu me freiner jusqu’ici. N’écoutant que mes envies qui grondent de plus en plus, je laisse mes mains courir sur sa chair de poule, il n’y a plus que nos souffles qui chuchotent l’évidence à présent. En délicatesse, Molly, retire une goutte posée sur ma bouche. Lentement, j’ôte son tee-shirt, sans la quitter des yeux, le besoin de la déshabiller se confond avec celui de l’envelopper, de savourer chaque regard fébrile, de nous égarer ici et maintenant. Il suffit d’un battement de cils de sa part pour que mes pulsions écrasent toute raison. Nous ne sommes liés que par un portfolio et des preuves dissimulées, pourtant, au contact de sa peau glissant sous mes doigts, je réalise qu’il s’agit de bien plus que ça. Ses omoplates roulent entre mes mains, sa chute de reins est un récit brûlant que je découvre du bout des doigts. Et le premier baiser qu’elle dépose sur mon buste ressemble à une entorse envers ma peur d’être trahi un jour ou l’autre. De nouveau, ses lèvres fiévreuses effleurent mon derme, ce n’est plus une entorse, mais une fracture, je cède.

Chapitre 33 Molly

# Crazy In Love - Sofia Karlberg

Son souffle a la saveur suave du risque et de l’interdit. Entre deux baisers sur sa peau prompte à me brûler, je me délecte de chaque non- dit chargé d’attirance, de chaque murmure sulfureux qui me pousse à l’abandon. Ivre de lui, ivre de nous, je me cambre sous ses caresses exaltées, frémissant au contact de ses mains humides, à la vue de ses muscles sur lesquels je dessine tout en sensualité, des sillons suggestifs. Prise dans les filets de ses billes bleues qui m’électrisent, je suis victime de la tension qui nous attise, en proie à un besoin inavouable de le posséder, de le comprendre. De céder à la tentation et de débuter les réjouissances. Comme s’il m’autorisait à venir à lui, à se laisser guider, il cesse simplement de respirer au contact de mes doigts sur son torse finement ciselé. Là, suspendue à son regard tout en volupté, entre caresse légère et toucher plus leste, j’adhère au programme qui se profile. Lorsque sa main s’égare dans mon cou, effleurant tel un murmure ardent, le bijou qui orne ma peau, je devine que son envie répond à mon désir et qu’entre nous il n’y a plus aucune gêne. Plus aucun doute ni question en suspens. Juste une attraction délectable, une folie fusionnelle. Vient un premier baiser, exalté et passionné, qui embrase mon corps de la tête aux pieds. Lorsqu’il prend le risque de retirer la fine bretelle de mon soutien-gorge et que ma poitrine s’offre à lui sans pudeur ni retenue, je sens crépiter en moi le vent d’une fièvre insatiable. Dans une confiance aveugle, ma langue rencontre la sienne, déclenchant sur ma peau de subtils soubresauts qui me m’invitent à l’égarement. Il n’y a plus de Miss Catastrophe dans cette pièce, mes doigts, ceux-là mêmes ayant déclenché une calamité un peu plus tôt, se précipitent sur la fermeture de son jean. Effleurant son sexe tendu que je m’approprie, je compte prendre les choses en main. Et je n’ai qu’une envie, là, tout de suite, c’est de l’avoir tout en moi. Lascive et entreprenante, j’ai bien l’intention de savourer chaque centimètre carré qui se dévoile, mais c’est sans compter la fougue qui l’anime, ses pulsions qui l’habitent et l’exhortent à me plaquer contre les dalles anthracite recouvrant le mur. Le froid le long de mon épine dorsale me tire un cri étouffé et amusé. Délicatement, un brin joueur, à la fois défiant et sale gosse, il épingle mes poignets au-dessus de ma tête et les cadenasse d’une seule main. Avant de tracer de sa langue une ligne exquise depuis la base de mon épaule jusqu’en haut de mon cou. D’un geste maîtrisé et subtil, il fait rouler mes dessous sur ma peau, dévoilant mon intimité incendiée. Le souffle haut et court, à la merci de son regard chargé de promesses, je le laisse me détailler, me découvrir et apprécier mes courbes au gré d’une balade humide qui embrase tous mes sens et m’inonde bien plus que je le voudrais. Un brasier merveilleux me dévore lorsque son pouce surprend mon vagin à l’aube d’un massage divin. Telle des gammes exécutée d’une main de maître, de légères pressions circulaires dont lui seul a le secret m’arrachent quelques notes aiguës. Alors, son visage descend lentement mais sûrement vers ma poitrine puis mon nombril entre deux gémissements qui résonnent comme des prières l’invitant à aller plus bas, à me toucher plus profondément. À me goûter. À l’aide de caresses qui me rendent folle, il s’empare de mon désir avec une habileté qui me dévaste. Mon feulement fend l’espace, et quand il introduit sa première phalange, je retiens un cri. Un gémissement que j’étouffe contre mon poing et qui explose quand un autre doigt me surprend. Il manie le silence comme il se joue des idées, décrypte mon plaisir à chaque coup de langue sur mon sexe en apnée. Il a l’art de faire durer le plaisir, c’est un doux supplice que de le sentir respirer entre mes cuisses brûlantes, je ne peux m’empêcher de lui tenir les cheveux afin de le guider mais Owen se débrouille très bien tout seul, comme un grand. J’ai l’impression de fondre, de succomber à ses mouvements circulaires et aux crépitements de mon bas-ventre, mes murmures tremblent, mon derme gémit. À l’écoute de ses doigts humectés par le désir, mon corps voudrait qu’il poursuive son oral jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais mon cœur le veut tout entier. Alors délicatement, je l’invite à se relever, j’enroule mes jambes autour de son bassin abrupte, frémissant à l’idée qu’il me possède ici et maintenant. J’ondule contre ses hanches qui se pressent en cadence. Je me liquéfie sous l’exquise pression de son sexe durci contre ma chair en feu. Sans me quitter des yeux, il s’introduit, me pénètre lentement, jusqu’à me fendre l’âme. L’âme mais aussi l’armure derrière laquelle je me protège. Là, c’est comme si tout son corps était venu au monde juste pour moi. Simplement pour rencontrer le mien, comme si chacun de ses mouvements de bassin langoureux écrivait une nouvelle page de nos destins. Son râle enfoui dans mon cou affole mon cœur perturbé, mais pas autant que ses bras qui m’enveloppent, me protègent dans une bulle où je rêverais d’être prisonnière encore et toujours. Captive de toutes ses attentions, de tous ses élans brûlants, je suis surprise par sa main qui s’empare de mes fesses pour me soulever davantage, m’arrachant au passage un hoquet stupéfait. Il nous fait traverser la pièce, jusqu’à me déposer plus sauvagement sur le marbre sombre et glacé entre les deux vasques face au miroir. Mon corps moite l’aspire tout entier, se l’accapare et le dévore alors que ses caresses redoublent d’intensité et répondent à ses coups de bassin. Le plaisir galope sur ma peau, sur mes seins qu’il pétrit, le plaisir me ronge de l’intérieur, mon pouls s’envole entre les lavabos, au point que je m’accroche à ses cheveux, à ses épaules, à son dos. Entre feulement et gémissement que je ne peux plus étouffer, j’implore une trêve pour mieux en savourer chaque seconde et ne pas mourir ici, tout de suite d’une crise cardiaque. Vient alors une seconde sublime où il reste immobile en moi, silencieux mais tellement plein de vie au fond des yeux. Une seconde durant laquelle je sens son pouls battre entre mes jambes. Une seconde éternelle qu’il rompt, pour en appeler d’autres plus intenses encore, en me retournant dans un mélange de douceur et de pulsions bestiales. Accoudée, lascive, mes reins offerts à lui, je sens mieux que jamais à quel point il est bien bâti. Chaque instant qui suit me fauche les jambes, c’est en le voyant me faire l’amour avec les yeux à travers le miroir que je m’élève dans une autre sphère. Je ne me suis jamais sentie aussi désirée, aussi aimée. Je n’ai jamais voulu quelqu’un aussi fort en mon sein, dans mon ventre qui se consume. Accrochée au reflet de son regard qui hurle en mon nom à quel point c’est bon, je suis balayée par un vent de plaisir qui me dévaste, si bien que je dois m’agripper aux robinets sous peine de m’effondrer de plaisir. Ses mains légèrement crispées s’invitent alors sur mes bras et verrouillent mes poignets, son torse se plaque contre moi, il me recouvre presque tout entière, comme pour mieux me protéger du reste du monde. Les choses deviennent musclées, intenses et profondes avant de se muer en un accord parfait mais bestial, une délicieuse mélodie aux notes primitives. Lors d’un ultime élan sur une partition majeure, je touche l’orgasme en fa dièse de plein fouet, pendant qu’Owen tatoue mon âme à jamais. * Owen # Us - James Bay

De maladresse, elle a d’abord inondé l’espace et la pièce avant de noyer totalement mon esprit sous sa peau satinée, m’offrant des minutes que je ne suis pas près d’oublier. Suspendu à son corps de déesse qui vient de me cribler d’une décharge de plaisir, je suis foudroyé par l’évidence, crucifié par une vérité universelle. Comme si c’était elle la bonne. Comme si je l’avais cherchée toute ma vie. Ou comme si j’avais traversé toutes ces épreuves juste pour avoir la chance de la rencontrer, de frôler le paradis. Ivre de son parfum, de l’odeur de ses cheveux encore mouillés, je réalise que ce que je viens de vivre avec elle ne ressemble en rien à ce que j’ai connu par le passé. Reprenant son souffle, toujours accrochée aux robinets, elle rit, Molly frissonne et soupire. C’est un vent de bonheur qui m’emplit tout entier, une douce mélodie que j’aimerais garder pour le reste de mes jours. Parce qu’elle m’a libéré, m’a ôté un poids, parce qu’elle a fait tomber ma carapace. Mais ce morceau d’éternité que j’estime plus que parfait se trouve tranché net par la sonnerie de son téléphone émise depuis son jean détrempé qui gît sur le seuil de la porte. Molly se retourne, me gratifie d’un baiser, d’un délicieux « Merci » auquel je voudrais répondre. Je voudrais lui confier que mon attirance pour elle a tout dévoré sur son passage dès l’instant où elle m’est apparue sous le kiosque. Mais le romantisme et les déclarations à l’eau de rose, ce n’est pas vraiment ma came. De ses yeux rieurs, voilés par le plaisir partagé, elle me susurre qu’elle doit prendre cet appel, que c’est important. Alors je refrène ce besoin de la retenir ou de la garder encore pour moi, je me rabats sur du concret et lui souffle que je vais tout ranger sans quitter des yeux son merveilleux petit cul qui ondule jusqu’à la porte. — C’est Beth… Il faut vraiment que je décroche. — Je m’occupe de tout, t’inquiète pas. — Tu es sûr ? — Certain. Tu as une autre salle de bain en bas si tu veux te changer.

Chapitre 34 Molly

# Like I’m Gonna Lose You – Jasmine Thompson

Ce ne sont que des chiffres et des statistiques envoyés sur ma boîte mail. Rien d’urgent, rien qui ne méritait de tuer ce sublime instant. Je viens de raccrocher avec Bethany et je dois avouer que ça n’était pas si important, et que je m’en veux d’avoir mis un terme à cette parenthèse divine, en écoutant mes peurs. J’ai côtoyé un plaisir inouï dans ses bras, j’ai caressé tellement d’émotions puissantes que j’ai peut-être eu le besoin de redescendre sur terre immédiatement, c’était tellement fort, si vrai. Son corps m’a délicieusement brûlée, mon cœur porte encore les stigmates de sentiments que je ne peux pas lui avouer, parce que c’est trop tôt, trop risqué, parce qu’une part de moi attend probablement le bon moment. Après une douche délassante au rez-de-chaussée, tout me paraît fade, je reboutonne mon chemisier bohème et retourne à la dure réalité, le travail, le projet qu’on m’a confié, et toute cette pression du boss qui m’accable. Alors que la seule pression que mon esprit souhaite connaître à nouveau, c’est celle de son torse contre mon dos. C’est difficile de garder la tête froide, je ne sais même pas pourquoi, ni comment je me retrouve seule devant mon P.C., connectée à Internet, tentant de décrypter les mécanismes et les indicateurs concernant les nombreux sans-abri qui peuplent Liverpool. Ça n’a aucun sens, je devrais être encore en haut dans la salle de bain, pour l’aider à éponger, prolonger ces merveilleuses minutes qu’on a partagées tous les deux, au lieu de me creuser la tête sur un dossier dont je ne suis pas certaine de maitriser tous les aspects. Le bruit de la douche à l’étage me surprend, alors que je me fais violence pour reprendre mes croquis, mes esquisses et mes notes sans queue ni tête, je tente désespérément de renouer avec le réel. Mais c’est impossible tant les images de notre corps-à-corps sont intenses. Au milieu des ratures, des essais avortés et des regrets, je réalise qu’une part de moi a terriblement peur de s’engager. Hantée par le traumatisme causé par Mitch, je crois que j’ai la trouille de ne jamais vraiment connaitre les gens, et la crainte de m’attacher à lui après avoir mis un pied au firmament. Fin de la douche à l’étage pour lui, j’ai l’impression que tout rentre dans l’ordre, que la vie tristement banale reprend. Owen redescend, je suis surprise de l’apercevoir dans les escaliers simplement vêtu d’une serviette noire sur la taille. On est à des années-lumière des trottoirs de Liverpool et du kiosque, il a tout d’un acteur revenant de sa suite entre deux tournages. Alors que je suis prête à jeter l’éponge sur ces satanées esquisses que je ne parviens pas à sortir, un léger flottement s’installe en sa présence. Difficile de rester stoïque devant cette serviette enroulée autour de son bassin athlétique. Il se penche sur mes travaux et tandis que son parfum trouble mes sens et aiguise à nouveau mon appétit, Owen demande si je m’en sors. — Non je suis foutue, je dois présenter un truc concret lundi à la première heure. C’est mort. — Quel est ton angle d’attaque ? Dissimulant une subtile pointe d’angoisse dans ma voix, je lui réponds que je ne sais pas, que je n’en ai qu’une vague idée. Une idée pas aussi aboutie que celle de Carl – qui n’est autre que la sienne au bout du compte. J’observe la ligne de sa mâchoire, son profil anguleux, je me bats contre les effets que provoque sa merveilleuse odeur sur moi et me râcle la gorge. — À propos… Co… comment vous vous êtes connus avec Carl ? — Tu as vraiment envie de parler de lui ? Là, maintenant ? — Quelle était votre relation au juste ? Owen se braque un peu me cachant encore un fragment de vérité. Son silence s’érige comme un mur et il se contente de botter en touche en changeant de sujet. — Reste concentrée sur ton projet, on se fiche de Carl. Qu’est-ce que tu as de concret ? Sur quoi tu veux partir avec tes croquis ? Consciente que je n’obtiendrai rien de plus à propos de mon ancien rival, j’obéis et balaye du regard mes notes ainsi que mes tentatives crayonnées. — Euh… un frigo de quartier, à disposition de ceux qui en ont besoin. Un bruit de gorge de sa part semble valider. J’imagine qu’il m’invite à poursuivre. — Avec un… un code, j’imagine… Quelque chose géré par les refuges du coin… Owen opine de la tête, semble méditer à la question et reprend : — C’est pas mal du tout, j’aime bien ton approche. — Oui, mais « pas mal » c’est loin d’être suffisant. Il me faut quelque chose de plus fort que ces horribles bancs anti-SDF. Passant sa main dans ses cheveux, on dirait qu’il réfléchit intensément à ma proposition. J’évite de me rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, mes doigts se faufilaient sur sa nuque lorsqu’il conclut à haute voix. — Je vois deux gros défauts dans ton projet, même trois pour être exact. Intriguée et stupéfaite, je l’écoute développer son idée. — D’abord, beaucoup de sans-abri refusent de fréquenter les centres. Bud et moi par exemple, pour commencer. Tu t’imagines même pas la galère que c’était pour qu’il accepte de se pointer au refuge, ce petit con. Évoquer le nom de cet adolescent que j’ai croisé sur les rails avec des larmes plein les yeux est une perche que je saisis au vol, je saute sur l’occasion, même si on s’éloigne du projet. — Que s’est-il passé avec Bud, exactement ? Qui est-il pour toi ? Son regard incertain, son silence brumeux et son visage ténébreux me laissent penser que je vais me prendre un nouveau mur. Pourtant, contre toute attente, Owen se livre un peu. — Le soir où j’ai tout perdu, j’ai compris que je n’avais plus aucun avenir. J’étais du côté du port, sur un pont, assis au bord du vide. Les pieds au-dessus du Mersey. Owen pose une fesse sur la table, la vue de ses cuisses aiguise mes sens jusqu’à ce que sa voix se pare d’un voile mélancolique. — Je me savais incapable de rebondir, de créer, d’espérer. Je voulais me noyer dans les eaux noires et disparaître avec ma gratte, je venais de la balancer à l’eau. Un blanc. Une hésitation. Il poursuit. — Au moment où j’ai voulu sauter dans la flotte pour en finir et rejoindre mon étui, ce petit con est sorti de nulle part. Il m’a fait changer d’avis en quelques phrases, avant de plonger et de récupérer ma Gibson. Là, j’ai compris que… Owen se tait un instant, les yeux brillants, la mâchoire davantage verrouillée. Ses aveux sensibles et sans filtre me font fondre, j’ai conscience qu’il s’ouvre à moi et que c’en est douloureux. Même s’il se recentre très vite sur le principal sujet. — Pour revenir à ton projet, le deuxième défaut, c’est qu’il n’est pas rentable. Slater ne défendra jamais une idée qui ne génère pas de profit. — On ne peut pas faire de l’argent sur tout et n’importe quoi ! — Du point de vue de DesUrb, si. Tu peux me croire. — Et le dernier défaut selon toi ? — Il manque l’hygiène. C’est capital quand tu vis dans la rue. Je sais de quoi je parle. Je me tais, me contente de pincer mes lèvres en évitant de loucher sur son torse aguichant, je reste tout ouïe. — Et puis… Qui va alimenter tout ça ? Qui va gérer la logistique pour tes frigos, d’après toi ? La ville ? La Couronne ? Certainement pas. Son regard se pare alors d’une étincelle fascinante. Il s’assoit à mes côtés, se rapproche de la table et la vision appétissante de son corps parfumé chamboule ma raison lorsqu’il développe sa pensée. — Maintenant que je suis de l’autre côté, je peux me permettre d’en parler. La situation est simple, on a un chômage croissant et en parallèle, une explosion de la pauvreté. Tu es d’accord ? — C’est le moins qu’on puisse dire… — On sait que la Grande-Bretagne connaît une vague sans précédent de gaspillage alimentaire. Tu me suis toujours ? Comme beaucoup de pays. Je valide d’un signe de la tête, je livre à l’intérieur une bataille sans merci sous le charme de son raisonnement mais pas seulement… J’ai bien envie de te suivre n’importe où. J’évite de divaguer et je lutte pour rester concentrée. — Et tu proposes quoi ? Owen paraît soudainement habité, investi d’un magnétisme qui me subjugue dans un silence de cathédrale. Puis il attache ses yeux aux miens, je n’ai jamais fait face à une telle intensité, une telle profondeur. Il inspire et me sidère. — Une boîte. Une simple boîte réfrigérée ou isotherme. Avec deux compartiments. Stupéfaite, je l’écoute m’exposer sa vision des choses à l’aube de son expérience à double facette : à la fois créateur inventif et potentiel bénéficiaire d’un tel projet, même si sa situation n’est que temporaire. De ses mains de musicien, il mime les volumes de l’objet en question, et je percute immédiatement. Toute la beauté de son concept réside dans la simplicité et la manière de me le présenter. — Je sais qu’avec tes graines et ton quinoa c’est particulier, mais… — Hey ! Ça non plus c’est pas sympa ! Ma main s’écrase sur son biceps, j’ai l’impression d’avoir cogné une pierre. Il ne moufte pas et reste focalisé sur le sujet. — Ça t’arrive souvent de cuisiner en trop grande quantité ? — Presque à chaque fois. — Et tu en fais quoi ? Tu jettes ? — En théorie, j’essaie de limiter la casse… — En pratique Molly, dis-moi la vérité. — Ça finit à la poubelle… — Alors, imagine une seconde une sorte de coffret où chacun peut glisser à l’intérieur son excédent alimentaire. — Comment ça ? — Tu cuisines, quand il y en a pour deux, il y en a pour trois. C’est aussi simple que ça. On achète trop, on jette en permanence. C’est vrai pour les particuliers, mais pas seulement. J’apprends de sa bouche sensuelle que 44 % du pain produit en Angleterre termine à la poubelle. 900 000 tonnes chaque année. Je n’ai jamais autant aimé les statistiques. J’arrête de loucher sur ses pectoraux, je suis sidérée, mais ce n’est pas terminé. — Je veux pas faire mon chieur avec un grand cours magistral, mais… — Tu ferais un excellent professeur… Il sourit prenant ma réplique comme un compliment, mais je devine que le sujet lui tient à cœur et qu’il n’y a pas la place pour réclamer un cours particulier. Du moins, pas tout de suite. — Tu sais que les ménages sont responsables de 7 millions de tonnes de déchets alimentaires dans notre pays ? — 7 millions ? — C’est la réalité. Combien pourraient servir à nourrir les bouches qui n’ont pas d’autre option ? Si je ne dis rien, dans ma tête la réponse est limpide : un sacré paquet. Je le trouve de plus en plus brillant, Owen rebondit, toujours sur sa lancée. — Alors, au lieu de jeter les restes, tu glisses la « part du pauvre » dans cette fameuse boîte. À gauche, on pourrait y trouver la partie alimentaire avec la date du jour. Et à droite on peut imaginer un compartiment destiné à glisser une paire de chaussettes, du déodorant, du dentifrice. Qu’est-ce que tu en dis ? J’en dis que depuis une bonne minute je mordille mon crayon à papier. Suspendu à ses mots, mon esprit adhère de plus en plus à son idée. Je me projette et je visualise déjà ce beau bébé. Sur le couvercle, on pourrait y imprimer un message d’encouragement, une lueur d’espoir. Tandis que je parviens peu à peu à conceptualiser la chose, Owen ne s’arrête plus. — Tu poses ta boîte sur le rebord de ta fenêtre, devant ta porte d’entrée ou même sur le trottoir. Et au lieu de jeter ce que tu ne manges pas à la poubelle, tu permets à une ombre de la rue de survivre, d’être un petit peu plus digne. Pas besoin de l’implication des refuges ni de logistique particulière. Simple, clair, net et précis. Un visionnaire, avec des fesses d’enfer. Oups, reprends-toi. — C’est bien beau, mais comment on produit ces boîtes concrètement ? — Dans l’idéal, il faudrait qu’elles soient conçues dans des matériaux recyclables et non polluants. Il faudrait même collecter les boîtes usagées pour en produire de nouvelles. Je valide, j’adhère, j’adore. — Et la rentabilité dans tout ça ? — J’imagine que les boîtes pourraient être recouvertes à l’effigie des sponsors qui participent à l’opération. Toutes les entreprises qui souhaitent redorer leur blason en soutenant l’initiative, par exemple. C’est brillant, il a réponse à tout. Et je prends conscience qu’il devait être sacrément talentueux, qu’il occupait peut-être même mon poste actuel au sein de DesUrb. Alors que mon esprit divague, envoûté par tant de créativité et de sex-appeal réunis en une seule personne, Owen s’empare de mon crayon. — Je peux ? Ça ne te dérange pas ? Il me demande s’il peut griffonner quelque chose « vite fait bien fait », je suis même étonnée qu’il me pose la question. Je devine une espèce d’hésitation, tel un auteur devant sa page blanche. J’imagine que la rue n’est pas un endroit idéal pour entretenir l’inspiration, que les épreuves traversées l’entravent. Je retiens mon souffle, il se lance finalement, en silence. C’est stupéfaite que j’assiste à l’étendue de tout son talent. Il est concentré, habité, il ne fait qu’un avec le papier et ça le rend tellement désirable. Ses mains d’artiste volent sur la feuille, dans une dextérité effarante, je chavire. Des mains qui m’ont déshabillée, qui se sont enroulées sur mes poignets, qui ont galopé sur mon corps. Non seulement son niveau en dessin est époustouflant, mais j’entrevois ici et maintenant, sa vision du monde moins pessimiste que ce qu’il prétend la plupart du temps. J’observe les pleins et déliés, cette mine qui effleure la feuille et trace les contours sublimes d’une idée profondément humaine. Des doigts capables d’exprimer en musique la joie, la peine et aptes à me hisser au septième ciel comme il y a une demi-heure à peine. — Pour… pourquoi tu m’aides ? Pourquoi tu fais tout ça, Owen ? — Tu sais très bien pourquoi. — Non, dis-moi. — Parce que tu es comme moi, au fond. On peut changer le monde, au moins un petit peu, avec une simple esquisse. Tu me rappelles qu’on peut aider les gens avec une bonne idée, et c’est ce que j’aime dans ton approche du métier. J’ai l’impression que son argument coule comme un divin poison dans mes veines, et son explication trouve écho en moi. À ce moment précis, j’ai la certitude qu’il est très exactement à l’opposé d’un loup solitaire, asocial et méfiant. C’est un rêveur né, un idéaliste brillant, victime d’une profonde injustice. Owen dépose son crayon et fait glisser son chef-d’œuvre jusque sous mes yeux. — Si ça te plaît, je te laisse l’améliorer. J’observe les prémices d’une création qui me séduit beaucoup. D’instinct, j’ai envie de glisser à l’intérieur de cette boîte une citation inspirante ou un proverbe que la personne pourra découvrir, comme un message d’espoir. On peut réunir dans cette même idée de l’alimentaire, de l’hygiène et du cœur. Voilà ce que doit être ce coffret : une tape sur l’épaule qui dit à celui qui l’ouvre : « Ça va aller, tu n’es pas seul. Un jour, tout finira par s’arranger. » Alors je me lance, crayon en main, accompagné du parfum envoûtant d’Owen, de son souffle caressant le papier ainsi que mes mains, comme pour m’encourager, me guider parfois. Je frémis lorsque le plus beau des mentors me frôle et à chacun de ses regards porté sur mes suggestions. — Pour la conservation des aliments, on pourrait appliquer un opercule adhésif. Il faut que la partie alimentation soit hermétique. — C’est parfait, tu te l’appropries déjà. Je me sens pleine de confiance quand il acquiesce, séduit par la valeur ajoutée que je peux apporter. L’idée de dessiner avec lui me transcende, et quand il prend ma main alors que je note la liste des matériaux écoresponsables envisagés pour concevoir cette création, ma soif de lui revient au premier plan. Je n’ai rien connu d’aussi magnétique que deux esprits qui collaborent. Deux inspirations qui se retrouvent pour communier autour d’une cause qui me tient à cœur. Je l’ai toujours trouvé attirant, dès la première seconde, mais là… il est simplement irrésistible, unique, quand il se risque à enrouler une de mes mèches autour de son index, avant de me conseiller de ne plus rien toucher sur ce croquis. — Tu le tiens. Inutile d’en rajouter, elle est là ton idée. — Tu crois ? — Le mieux est l’ennemi du bien. Tu t’en sors haut la main. Sa vivacité d’esprit est à la hauteur de ses performances, sa douceur égale son génie créatif, je crois que je succombe à cette bienveillance qui m’enveloppe peu à peu. — Tu devrais protéger cette idée Molly. Il faut que tu la déposes. Il souffle que mon entreprise est un ramassis de requins, une bande d’ordures, un panier de crabes. Son besoin de me protéger alimente le feu qui brûle pour lui sous ma poitrine. Un brasier qui rêve de réduire en cendres cette serviette noire pour me retrouver à nouveau entre ses bras, contre son torse chaud. — Elle est tournée vers les autres, cette idée. Elle peut changer la vie de quelqu’un, un peu comme tu l’as fait avec la mienne. Cette invention te ressemble Molly. J’ai changé sa vie ? Je me sens rougir, pousser des ailes, me consumer… tout ça à la fois. Alors que ses mots me bercent, la vue plongeante sur ses pectoraux m’attise, et même si je ne suis pas ce genre de fille, j’ai terriblement envie de remettre le couvert. Happée par ses capacités intellectuelles, la bonté de son regard, sa vision du monde et sa clavicule encore balafrée, je ne reconnais pas ma voix lorsque j’aggrave la tension sexuelle qui nous prend au piège. — Je n’ai jamais rien déposé sans passer par le service juridique. Tu pourrais m’aider ? Sa main gauche, si douée pour la musique, le dessin et toute forme d’art, remonte lentement le haut de ma cuisse, s’invite en douceur sous mon chemisier alors qu’il murmure pouvoir me guider. — Je serai là pour toi, où que tu veuilles aller. Quoi que tu souhaites faire. « En tout bien, tout honneur… »

Chapitre 35 Molly

# Stand By Me –

La serviette de bain est délaissée par terre, à même le carrelage jonché de croquis, au pied de la table sur laquelle il m’a étendue de tout mon long. Pour me prendre langoureusement, faisant étalage de ses dons et d’une endurance qui me subjugue. Nos travaux pratiques se poursuivent à présent aux quatre coins du cottage jusque tard dans la nuit. Dans les escaliers, cramponnée à la rampe, dans les eaux chaudes du Jacuzzi sous les étoiles de la véranda. Je ne me suis jamais abandonnée à un homme de cette manière. Je ne me suis jamais autorisée à lui offrir tout ce que je lui donne ce soir. C’est la première fois que je le supplie de venir en même temps que moi, stimulée par les remous féroces d’une machine à laver en mode essorage dans une buanderie. Le souffle haletant dans le lit à l’étage, au cœur de l’arène de notre dernier acte, mon corps crépite encore sous les arcs divins d’un plaisir inouï et jamais atteint jusqu’ici. Je sens les digues de ma conscience qui cèdent sous le poids d’une déferlante d’émotions. Les râles étouffés d’Owen me confirment que c’était intense, c’était sincère et plus fort que nous. Ce n’était pas du sexe même si j’en porte le parfum sur chacune des parcelles de ma peau et jusqu’au bout des lèvres. C’était bien plus que ça, quelque chose qui me remue en profondeur, jusque dans la plus petite fibre de mon être. Plaquée contre son corps encore brûlant, j’éprouve un sentiment nouveau, le besoin viscéral de vouloir tout partager avec lui et ne jamais quitter ce regard – qui se pare des couleurs d’un ciel écossais ou des dorures de Buckingham. Dans la joie ou l’adversité, une part de moi veut s’ancrer à ses côtés pour longtemps. Pour toujours. Pendant que je reprends mes esprits, il remonte le long de mon dos, du revers de sa main, et me surprend dans un murmure. Owen chuchote alors qu’il va me rendre le portfolio. — Je l’ai mis dans un endroit sûr. Tu ne mérites pas ce chantage ni d’être entraînée dans mes galères. Sa décision confirme tout le bien que je pense de lui. — Je tiens surtout à l’enveloppe… Plus que tout. Couvrant mon cou de baisers, son souffle chaud laisse échapper qu’il sait ce qu’elle représente. Alors, de ma voix éraillée par nos précédents ébats et une nuée de gémissements, je me livre parce qu’à mon tour j’en ai besoin. — C’était à ma mère. Elle s’appelait Grace... Au gré de ses caresses bienveillantes, de la tendresse qu’il m’offre comme une merveilleuse cage entre ses bras, je me confie davantage. — Je suis née sous X. J’ai été adoptée, elle était franco- britannique… Avec des violons entre les mots, je déroule le récit d’une petite fille délaissée à la naissance, recueillie par des gens bien. Une gamine qui n’a appris que tard l’existence de sa mère biologique, un nom à mettre sur un visage. Une enveloppe, des racines. J’ai tout fait pour la retrouver de l’autre côté de La Manche. J’ai remonté sa piste jusqu’en France, et j’ai découvert qu’elle vivait dans la rue. — Tu as retrouvé sa trace ? — Deux fois. La deuxième est arrivée trop tard, hélas. Elle est morte d’un truc au poumon… Je vivais une enfance dorée, alors qu’elle a passé des années dans la peau d’une SDF. Je n’ai pas pu la sauver, il ne me reste que cette enveloppe depuis son décès. Il a la délicatesse de m’écouter sans relever, de tisser autour de moi un cocon réconfortant et silencieux. Je n’ai jamais parlé de ma mère à quiconque et je réalise que ma volonté de le sauver, lui, d’un destin tragique est mon unique priorité. De toute mon âme, je veux qu’il retrouve sa vie, je souhaite qu’il ait un toit, qu’il renoue avec un brillant avenir. Parce que cet homme le mérite. Parce que je peux peser dans la balance avant qu’il ne soit trop tard. — Merci, Molly. — De quoi ? De verser dans le mélodrame avec une confidence sur l’oreiller ? — De me permettre de te comprendre. Il est bon, tout simplement. Ça se lit sur son visage, quand les aléas de la rue ne l’obligent pas à serrer les dents, quand le froid et la pluie ne le contraignent pas à se montrer rude, quand il est juste lui-même. Du plat de la main, je caresse sa joue légèrement creusée, cette mâchoire qui roule pour mon plus grand plaisir et j’abandonne mes doigts sur cette cicatrice à la clavicule dont il a refusé de me parler jusqu’ici. — Comment tu t’es fait ça ? Owen inspire. Owen soupire. Et il s’empare de mes doigts pour les éloigner de sa blessure. — C’est un coup de couteau. J’en ai souvent pris dans le dos au sens figuré, celui-ci, c’est au premier degré. Un silence, suivi d’un regard pénétrant qui engendre tout un tas de questions, il se lance enfin. — Quand j’ai tout perdu, j’étais sûr que Carl avait volé mes plans, toutes mes idées. Je me suis rendu chez cette raclure, par effraction, pour fouiner. Effleurant la couette avec son pouce, il semble songeur mais ne s’arrête pas pour autant. — Je n’ai rien trouvé, je me suis juré de continuer. Mais étrangement, la nuit d’après, des types cagoulés sont venus me choper en pleine rue. Pour me dissuader de persévérer. Et ils avaient de sacrés arguments. Baissant la tête vers sa plaie, il me laisse entendre que cette entaille était un avertissement de la part de gros bras payés par Carl. — Ça m’a calmé. Mais il est responsable de toute cette merde, tu peux me croire. Il m’a trahi. Et dire que c’était mon ami. Il y a probablement un meilleur moment pour l’annoncer, je ne sais pas si ça peut le rassurer de l’apprendre, mais je crois qu’il est temps que je lui parle de l’éviction de son rival. — Je te crois. Je te crois vraiment, Owen. Il faut que je te dise… Avant de venir ici, au bureau, il s’est passé quelque chose. Intrigué, il se redresse sur un coude, aux aguets. — Le patron et Carl se sont disputés. Carl a été mis de côté, monsieur Slater l’a tout bonnement écarté… pour me confier purement et simplement le projet. — Écarté, tu dis ? — J’imagine que c’est lié à Brooke. J’ai encore entendu son nom. — C’est grâce à elle qu’il a pu me voler toutes mes idées. — Qu’est-ce qu’elle t’a fait ? Pourquoi ? — Oublie-la, elle ne vaut même pas la peine que j’en parle. Il y a dans sa voix une douleur larvée qui me retient d’insister au sujet de son ex. Pourtant, je n’en ai pas terminé. — Il n’y a pas que ça… Owen, tu sais que… j’ai… j’ai vu ta signature sur une des esquisses de Carl. Il se pince les lèvres, opine plusieurs fois de la tête, encaissant la nouvelle plus ou moins bien, le regard perdu dans des stratagèmes dont j’ignore tout. Je sais juste que j’ai envie de l’aider. La première fois que j’ai retrouvé ma mère, elle m’a repoussée. Elle a rejeté ma main tendue alors que j’avais largement les moyens de la sortir de la rue. Je ne veux pas revivre cette histoire, surtout pas avec lui. — Ce dessin était très différent des autres… Il était à toi, j’en suis sûre. Je vais t’aider Owen. Je suis convaincue qu’on va finir par y arriver. — Non, c’est entre lui et moi que ça doit se régler. Pas question que tu t’en mêles. — C’est un peu tard, non ? Les craintes de mon histoire personnelle me poussent à insister mais Owen me devance. — Même si Slater retourne sa veste, ils sont de mèche. Je ne sais pas comment, ni pourquoi, mais ce qui est sûr, c’est que… si Austin découvre que tu fouilles dans son dos… Tu vas le payer cher, et ça je refuse tout net. — Mais… Il saisit délicatement mon menton, m’invite à le regarder dans les yeux et me délivre la suite à souffle portant. — Tu as un crédit sur vingt ans Molly. Tu te rappelles ? Ne prends pas de risque pour moi. — Il… il y a forcément un moyen… Forcément une idée pour les confondre. — Là, tout de suite, les seules pensées qui me viennent ne sont pas de cet ordre. Histoire de changer le sens du vent et du débat, sa main plonge sous la couette avec malice alors qu’il rétorque que je devrais garder mon énergie pour tout autre chose. — Mais il m’en reste, mon cher. J’ai de l’énergie à revendre. — Je suis curieux de voir ça. Subtilement, il dévie le propos en usant de ses charmes et remonte lentement sa jambe le long de la mienne – et ça marche. Son bassin se presse contre ma peau pendant qu’il susurre un programme « bien plus intéressant ». Cédant à son appel du pied, je l’attire à moi et enroule mes jambes autour de sa taille mais je me jure tout au fond que je trouverai le moyen de coincer Carl, quoi qu’il en coûte.

Chapitre 36 Owen

# Crossfire – Stephen

Ouvrant un œil, j’apprécie à quel point il est bon de passer une nuit à l’abri. Une nuit à marquer d’une pierre blanche, d’ailleurs. Parce que je me réveille apaisé, comblé, entier. À mes côtés, l’être le plus incroyable que j’ai eu la chance de côtoyer respire le même air que moi. Miss Catastrophe est belle à en crever dans la lumière du jour. Le chant des vagues au loin vient parfaire le tableau idyllique d’un matin serein, je me délecte de sa peau satinée, de sa poitrine qui ondule paisiblement. J’observe sa moue de bébé à croquer, durant son sommeil de plomb, Molly s’étire mais semble encore exténuée. Je la laisse tranquille, elle a le droit de savourer un repos bien mérité. J’abandonne la chambre sans un bruit, me douche en évitant de penser à toutes ces choses qu’elle m’a faites cette nuit et qui pourraient me donner la gaule pour les siècles à venir. Mais il y a une chose que je ne parviens pas à enfouir, c’est cette espèce de paix intérieure qui ne me quitte pas depuis un petit moment. J’enfile le premier truc qui me tombe sous la main, un pull gris, col en V, et un jean propre. Avant de ranger le salon et nos croquis, comme si j’avais besoin de remettre mon esprit en ordre. Discrètement, je m’empare des clés, ouvre la porte et m’éclipse en bord de mer. À deux pas d’ici, se tient le marché du week-end en plein air. Tout me parait plus vif, plus beau, plus coloré. Je respire à pleins poumons le vent venu du large et j’ai des scrupules à dérober des fruits frais et du thé en vrac comme un vulgaire voleur à la tire... Je me promets que c’est mon dernier vol à l’étalage et même si c’est pour la bonne cause. Je souris, ça fait longtemps que ça ne m’était pas arrivé, tout seul, comme un con. À mon retour, toujours aucun signe de vie de la belle au bois dormant, alors je mets un peu de musique, vraiment pas fort pour ne pas que Crossfire écourte sa nuit et je prépare le petit déjeuner en me dandinant légèrement sur ce son de « Stephen ». Je m’apprête à poser la bouilloire sur le feu, lorsque mon téléphone se manifeste. Ma mère, et son addiction à WhatsApp. Je m’installe à table, respire un grand coup et répond enfin, face caméra. — Salut maman. — Je te réveille ? — Non, du tout. — Tu as l’air en forme ! Frais et dispo à ce que je vois. — Et toi, très fatiguée. Dis-moi que tout va bien ? — On fait aller… Ça va, oui. — Sûre ? — Certaine ! Nous sommes à Chelsea, dans le penthouse, je range un peu de vieilles bricoles avant de repartir signer quelques contrats à Leeds. — Tu me le dirais si ça n’allait pas ? — Je te le promets, mon Owen. Je vois que tu es à Wallasey, je me suis inquiétée de ne pas avoir de nouvelles. — C’est réglé depuis hier soir, j’ai juste oublié de te le dire. — Ce n’était pas trop grave cette fuite ? Contenant un léger rictus, j’hésite un instant puis la rassure aussitôt. — Il y avait pas mal d’eau, j’ai eu une petite complication, mais tout va bien à présent. — C’est ton père qui va être ravi. Tu sais à quel point il tient à cette maison. J’acquiesce d’un signe de la tête puis me pétrifie. Parce que sur mon écran, s’affiche depuis le cadre de la caméra frontale, des jambes interminables et satinées qui dévalent les escaliers, dans mon dos. Cheveux en bataille, chemise ouverte sur une poitrine sans soutif, Miss Gaffes débarque au mauvais moment. Je panique et change aussitôt de position. En pure perte. — Oh, je vois que tu n’es pas seul. Petit cachotier ! — Oui, enfin, c’est pas ce que tu crois… Pivotant sur ma chaise, je renverse les esquisses de la veille et adresse un signe à Molly qui signifie que ça craint, qu’elle pourrait au moins reboutonner son chemisier. — Tu as tout à fait le droit d’emmener ta nouvelle conquête, mon chéri. — Maman, s’il te plaît… — Aurais-je un jour la chance que tu me la présentes ? Ma mère a le don de me narguer avec un simple sourire. Je lève les yeux au ciel alors que le parfum de Molly s’invite à la fête. Sa main sur mon épaule me fait sursauter, et elle passe une tête devant l’objectif. — Bonjour Madame, enchantée. Les présentations sont faites en dépit du malaise qui me secoue, j’en ai les mains moites, la gorge asséchée. D’une spontanéité stupéfiante, Molly s’installe sur mes genoux, comme si nous étions en couple depuis toujours. Elle attache ses cheveux, offre à ma mère un sourire d’ange et glisse tout haut que je l’aide sur un projet. — Vous travaillez ensemble ? Je ne peux pas m’empêcher de me racler la gorge et d’exercer une pression sur la cuisse de Molly avant qu’elle n’ouvre la bouche. Je ne veux pas trop en dire et je ne veux pas qu’elle commette de boulette. — On peut dire ça… * Molly

Il vient de raccrocher en écourtant nos échanges, je suis ravie d’avoir fait connaissance avec sa mère, ça s’est très bien passé mais je sens bien qu’il m’en veut pour cette incursion inopinée. Je m’en excuse en déposant une tendre bise au coin de sa bouche légèrement bougonne. — Tu m’en veux ? — Non. — Je n’allais quand même pas disparaître comme par magie ? Silence. Je me dédouane. — C’était trop tard, ta mère m’avait vue. Allez, tire pas cette tête… — Je fais pas la tête. — En plus, ta mère m’aime bien, on dirait. — On dirait bien. En même temps, c’est difficile de ne pas accrocher avec toi. Mon esprit capture ce petit compliment au passage dans son filet à papillons. Owen se détend alors que je passe mes bras autour de son cou, et je me sens complètement attendrie par le lien qui les unit. Même s’il lui ment, même si elle ignore tout de l’épreuve qu’il traverse. J’aurais aimé avoir des appels WhatsApp avec ma propre mère, j’aurais voulu qu’elle me pose des questions, qu’elle découvre Owen, pourquoi pas. Mais ça n’arrivera jamais… Assise sur ses cuisses, détaillant son visage qui cherche à me cacher ce qu’il ressent à propos de cette situation, je ne suis pas capable de tenir ma langue. — Avec des parents en or comme les tiens, pourquoi… Pourquoi tu ne leur demandes pas de l’aide ? Comment tu as… — Comment j’ai pu préférer me retrouver à la rue au lieu de leur en parler ? Mon silence plaide coupable. Il effleure la surface de la table, songeur et sensible. Je cille, suspendue à ses lèvres. — Ma mère… Ma mère en est à son troisième infarctus. Sa déglutition se veut douloureuse, je m’accroche davantage à lui, adhère à tout son corps, jusqu’à blottir mes pieds entre ses chevilles et enfouir ma tête dans son cou. — Je ne veux pas qu’elle l’apprenne, je ne veux pas lui briser le cœur pour de bon. Quant à mon père… Je sens son torse se soulever, comme si le sujet était plus délicat encore. Ses doigts abandonnent le mobilier — Mon père a toujours voulu que je rejoigne leur « petite » affaire comme il dit. Il n’a jamais considéré le design comme une carrière solide. — C’est dommage. — C’est comme ça. Je le revois me dire que je n’y arriverais pas, qu’on ne bâtit pas un empire avec des crayons et du papier. J’ai essayé de lui prouver le contraire à mes débuts. Mais tu connais la suite… Le naufrage dans son souffle tiède me serre la poitrine, je m’empare de son visage et le force à me regarder. — Tu as du talent, c’est une certitude. Et il n’y a pas de honte à demander un coup de pouce aux gens qu’on aime. Tu ne crois pas ? — Je le vivrais comme un échec. Je voulais tellement réussir par moi-même vis-à-vis de mes parents. Mais j’ai été tellement naïf… — Un accident de la vie, ça arrive à tout le monde. — Ce n’est pas un accident de la vie, Molly. C’est une descente aux enfers, une machination contre moi. On m’a tout pris, c’était soigneusement calculé et je n’ai pas senti le truc m’arriver en pleine poire. Vient alors un soupir qui précède le début d’un récit capable de me déclencher la chair de poule. Lui et Carl ont étudié ensemble dans le cadre d’un master en engineering et design urbain à l’université de Chelsea. — J’ai toujours pu compter sur lui, et je l’ai toujours aidé cet enfoiré. Tu peux me croire, il n’était pas vraiment doué. C’est même moi qui ai appuyé sa candidature alors que DeSurb n’était encore qu’un embryon de petite start-up. C’est à cette époque qu’Owen a rencontré la fameuse Brooke. Mon cœur manque un battement, de peur qu’il ne s’étale sur des détails qui pourraient m’égratigner, mais Owen poursuit en me préservant de leur relation. — Je vais pas m’étendre là-dessus, mais dans les grandes lignes, elle avait des vues sur Carl. — Sur Carl ? Brooke et lui ? — Je crois qu’ils étaient sur la même longueur d’onde en ce qui concerne le pognon et le luxe. Mais moi, je ne vivais que pour inventer, dessiner et concevoir. Un artiste, un idéaliste. Un ange gardien… — Sans me douter une seule seconde qu’il y avait quelque chose entre eux… Quand il me souffle qu’il avait une jolie maison pas très loin de Wilde Street, dans une impasse calme, au fond de laquelle son ex se faisait prendre par son meilleur ami, je m’imagine à sa place, en train de tout perdre, d’être salie sans pouvoir me retourner, et j’en frissonne. — Un jour, j’ai découvert qu’elle avait une liaison. Ça n’allait plus entre nous, mais je refusais de l’admettre, je passais ma vie au bureau à satisfaire Slater et sa folie des grandeurs, à prouver à mon père que je devenais quelqu’un. Tendrement, mon pouce effleure son visage pour l’apaiser lors de confidences sensibles. — À cette époque, Austin me faisait cravacher sur un gros projet qui allait tout changer pour la boîte. Je suais sang et eau sur cette sorte de mur végétal, pendant que tout le monde me trahissait. — Le Shutter tree ? C’est bien de toi ? — Exact. Bien plus jeune, j’avais déjà eu quelques idées sur le sujet. Je voulais que les plantes et la mousse absorbent les particules fines en utilisant la surface des fenêtres, apporter une touche de vert. Dépolluer, embellir, rendre Liverpool moins grise. Et c’est comme ça que DeSurb a explosé. En vendant le projet à un riche investisseur étranger au lieu de le déployer dans tout le Royaume-Uni. C’est suite à cette idée que mon cabinet de design a été absorbé lors d’une fusion-acquisition, un rachat qui a modifié aussi ma destinée. Owen pourrait en être fier, mais je connais la réalité. Son nom a purement et simplement disparu, comme s’il n’avait jamais travaillé sur ce concept. — Officiellement, c’est comme si je n’existais pas : aux yeux du monde, le designer c’était Carl. Je l’ai découvert un beau matin, dans la presse, en une du Guardian. Rien qu’aux modulations de sa voix, je comprends qu’il s’enfonce dans la partie sombre de ses souvenirs. — Brooke venait de me quitter, certainement pour se mettre avec ce connard. Son histoire me touche et m’éclaire sur la personne qu’il était, mais j’ai la sensation de ne pas avoir toutes les pièces du puzzle. — Il y a un truc qui me chiffonne… Comment ça, officiellement ? Comment c’est possible ? Je ne comprends pas. — Il a volé mes plans. Tous mes plans. Enfin, j’imagine que c’est Brooke qui les a pris avant d’écarter les cuisses pour les lui donner afin de bousiller ma vie. — Tu crois que Carl et Brooke ont tout organisé ? — J’en suis sûr. — Et le boss ? Il devait savoir que les esquisses étaient les tiennes, non ? — J’ai demandé des comptes à Austin, qu’est-ce que tu crois ? Mais en bon requin, il avait tout à gagner à fermer les yeux en me laissant sur le carreau. — Attends… Austin Slater t’a viré alors qu’il savait que l’idée venait de toi ? Un sourire amer marque une pause alors qu’il semble réfléchir à tout ça. — Il a empoché le pactole, il s’en fichait pas mal. J’imagine que Carl lui a confié avoir toutes mes esquisses, alors pourquoi me garder quand on peut exploiter mes idées sans me payer ? — Mais… Tu n’as pas… Enfin, j’imagine que tu avais de quoi les traîner en justice ? Un blanc. Le pouls sur sa mâchoire s’accentue, je le sens grincer des dents. — Le procès est en attente depuis des mois. Slater repousse de recours en recours. J’y ai englouti toutes mes économies. Mon dossier est mince. — Il ne peut pas être mince avec tout ce que tu me racontes ! — D’après mes avocats, comment prouver quoi que ce soit alors que je n’ai rien ? Rien du tout. Pas une preuve directe me reliant au Shutter Tree. Je n’avais qu’un vieux croquis… Mon cœur se serre, mais ce n’est rien à côté de ce que j’éprouve en apprenant la suite. Un licenciement, une action en justice qui n’aboutit pas, une compagne infidèle au bras de son meilleur ami… — Tu sais Molly, très vite, le réel te rattrape et le train de vie déraille. Les échéances de la maison rejetées, le banquier qui ne suit plus, le moral au plus bas… Je découvre sa dégringolade effarante. C’est si rapide, si violent. — T’as tellement honte que tu t’isoles, que tu ne vois plus personne et que tu mens. On saisit ta piaule, on ponctionne sur le peu qu’il te reste. Tu es incapable de réfléchir, encore moins de créer pour une autre boîte. Voilà comment tu te retrouves une main devant, une main derrière avec ta bagnole et ta guitare en guise de souvenirs d’une vie qui t’a échappé en un claquement de doigts. Ma gorge se noue devant tant de dignité quand il m’avoue que c’est pour cette raison qu’il squatte sous le kiosque. Parce que c’est tout ce qui lui reste. Jouer trop fort, pour que Carl l’entende depuis son appartement dans ce même quartier. — En attendant de trouver du concret, je voulais que tout le monde me voie matin, midi et soir. Toute la fine équipe. Pour rappeler à cette bande d’escrocs, tout le mal qu’ils m’ont fait. Pour qu’ils réalisent que même seul et sans toit, je ferai valoir mes droits. Je ne lâcherai pas. Délicatement, j’accueille l’ovale de son visage entre mes paumes, avant de déposer mon cri du cœur sur ses lèvres. Son histoire me bouleverse, son injustice me donne la nausée. Il n’y a rien de plus dangereux qu’une femme déterminée, prête à se battre pour une cause qu’elle estime juste et pour quelqu’un à qui elle tient. — Tu n’es plus seul Owen, je suis là maintenant.

Chapitre 37 Owen

# Grace - Lewis Capaldi

Suite à mes aveux, un sentiment étrange de liberté a pris toute la place, et ce, durant le reste de la journée. C’est comme si la vie décidait enfin de m’accorder un répit. Molly a promis d’être à mes côtés, je ne lui en demande pas tant, mais cette phrase résonne en moi bien plus fort que le ressac des vagues lors de notre balade sur le sable. Main dans la main, après avoir ouvert nos cœurs et nos blessures respectives, je me sens délivré, bien plus léger qu’avant, je peux enfin être moi-même. À chacun de ses regards, à chaque sourire, à chaque baiser, je caresse les sensations d’une vie à deux où elle pourrait être mon unique repère. Revenant sur le front de mer, le long de bancs multicolores, on délaisse la marina dans notre dos et, je trouve Molly soudainement bien silencieuse. Poussé par la lame de fond de mes émotions, je lui ouvre la porte de mes souvenirs. Pourquoi ? Je l’ignore, mais je partage une fenêtre ouverte sur une période plus heureuse, cette fois. — Tu sais, j’ai passé une partie de mon enfance ici. À Wallasey. — Tu es de New Brighton, en fait ? — Je suis né à Londres, mais j’ai grandi ici. Et j’y ai passé chaque période de vacances, même lorsque j’étais étudiant. Avec Carl, on a fait pas mal de conneries dans le coin, mais des trucs sympas aussi. Tu vois ces bancs de toutes les couleurs ? — J’aime bien, c’est acidulé, ça apporte un petit côté pop art à l’esplanade. — À l’époque, on a eu l’autorisation du maire pour les peindre, je crois qu’on n’était même pas majeurs. Une période où entre lui et moi, c’était à la vie, à la mort. Évoquer mon amitié avec cette ordure m’arrache un soupir venu du large. — Les choses ont bien changé. Comme quoi, tu crois pouvoir faire confiance à quelqu’un, et ça part en sucette dès qu’il y a un intérêt financier. Elle se love tout contre moi, les yeux voilés d’une confiance inébranlable. Sur la pointe des pieds, Molly effleure mon nez avec le sien, tout gelé, et cherche mon regard. — Pourquoi tu me dis tout ça ? — J’en sais rien. Peut-être parce que je comprends ton déchirement entre l’envie d’aider coûte que coûte et le besoin de te préserver de tout ce qui pourrait impacter ta vie. Elle déglutit, recule et s’assoit sur le banc en me laissant penser que cette vérité résonne en elle. Pourtant, je vois bien qu’elle s’apprête à protester, mais je ne lui en donne pas le temps. — Tu es marquée par la trajectoire de ta mère, et l’expérience amère de Mitch. — Owen… Je m’installe à ses côtés, saisissant ses poignets délicats. — Je ne te ferai jamais de mal. Je ne chercherai jamais à polluer ta vie. Mais je veux juste que tu me promettes de ne jamais me voir comme ce pauvre type qui a fait de ton quotidien un enfer. — Tu n’as rien d’un pauvre type à mes yeux. C’est même tout le contraire, je te le promets… La sincérité dans sa voix me percute, lorsqu’elle m’embrasse pour appuyer son cri du cœur, elle balaye toutes les ombres au tableau et je m’accroche à son sourire de toutes mes forces. Caressant le banc du bout des doigts, je crois qu’elle cherche à se confier à son tour, mais elle fronce les sourcils en effleurant une marque sur l’assise en bois. Un carré, mes initiales. Ma signature gravée au couteau, à côté de celle de Carl. Là, Molly, change du tout au tout et se pare d’une aura plus combative. — Mais la voilà la preuve ! Ta griffe et celle de… — Molly, deux petits logos creusés sur un banc public à l’aide d’un canif, ça n’a rien d’une preuve. En dépit de ma lucidité, elle dégaine son mobile pour prendre le banc en photo, Molly en fait une idée fixe. Son implication me réchauffe le cœur, son dévouement la rend irrésistible, mais elle se berce d’illusions. — Ce n’est pas recevable dans un tribunal. On ne pourra jamais établir le lien avec mes esquisses. Te fatigue pas. — Qui te dit que je compte m’en servir devant un juge ? * Refusant d’envisager qu’un cliché de ce banc puisse me sortir de ce mauvais pas, je l’invite à reprendre notre promenade et à laisser le passé loin de notre bulle hors du temps. Parce que l’espoir nourri par cette piste pourrait me briser si ça venait à tomber à l’eau. Parce que je veux savourer nos instants à deux le long de la côte. Parce que je veux que nos pas dans le sable, dans les rues animées, ou le long des échoppes colorées volent à l’existence de quoi écrire les nouvelles pages de nos âmes. Molly n’a pas insisté davantage, elle se laisse à présent bercer, et je pense qu’elle relègue cette histoire de banc au second plan quand j’ouvre la porte d’une épicerie fine proposant quelques vins français. C’est le cœur débordant de complicité, un sourire jusqu’aux oreilles, et avec un Tariquet d’une très belle année qu’on revient au cottage. Au chaud, dans le confort et le calme, il ne manque qu’un feu de cheminée pour parfaire cette journée de rêve. À la recherche de quelques bûches dans le garage pendant que Molly s’installe sur le canapé, un verre à la main, je tombe avec stupeur sur une vieille guitare appartenant à mon père. Noire, recouverte de poussière, totalement désaccordée, un modèle tout à fait quelconque qu’il a très peu touché. La nostalgie cède la place à l’envie de jouer qui se profile comme la dernière pièce d’un puzzle. Un puzzle reconstituant au fond de moi la perspective d’un « nous », une belle histoire. * Molly

Difficile de cacher les étoiles qui constellent mes yeux lorsque je l’observe accorder la guitare de son père. À la lueur du feu de bois, sa minutie est bourrée de charme, penché sur ses cordes, il m’éblouit. Il a tout d’un artiste, et j’ai droit à un concert privé pour parachever une journée de rêve. Portant mon verre à mes lèvres, les premières notes grattées se mêlent aux saveurs fraîches et moelleuses d’agrumes et de fruits exotiques. En sa compagnie, tout a plus de goût, comme si tous mes sens étaient davantage aiguisés, comme si je vivais plus fort. Son répertoire est 100 % compatible avec mes goûts musicaux. Je reconnais l’air de Grace, l’interprétation acoustique d’Owen m’envoûte, sa voix rauque m’enveloppe des paroles de « Lewis Capaldi », je me sens invincible et je voudrais que ce week-end ne s’arrête jamais. Après quelques gorgées de vin « Première Grives », il me vient l’envie d’attraper mon calepin, mon crayon et d’immortaliser cet instant sur le papier, un portrait de ce surdoué touche-à-tout. Je couche sur la feuille ses lignes délicates, harmonieuses, ses angles masculins, son attitude si habitée, et je tente de retranscrire l’apaisement qui émane de lui depuis que nous sommes arrivés ici. Il est beau, à mes yeux, c’est peut-être le mec le plus canon, le plus touchant, et le seul capable de combler tout ce que j’attends d’un homme. Avec lui, je me sens moi, je me sens femme. Ses mains distillent des couleurs dans mes oreilles, ma mine effleure le grain du papier dans un murmure, même sans un mot, l’évidence me berce : on se complète, il est la moitié qu’il me manquait, celle que j’ai cessé de chercher, celle à laquelle je ne croyais plus. À ses côtés, je suis sa maîtresse, son amie, sa sœur, son infirmière et sa patiente en même temps. C’est étrange d’être si différents et si complémentaires, d’avoir la sensation que nos âmes sont trempées dans le même alliage. La perfection n’existe pas, mais ces minutes au coin du feu s’en approchent, jusqu’à ce que mon téléphone ne vienne perturber notre parenthèse en bord de mer. Owen cesse de jouer. Quand je réalise qu’il s’agit d’un appel de Kate, je prends peur, et lorsque je décroche, mes craintes se cristallisent. — Molly ? Tu es où ? — Je suis à l’extérieur. Qu’est-ce qu’il y a ? C’est quoi cette voix, tout va bien ? — Je suis devant chez toi… Je voulais passer te faire un coucou et j’ai cru voir Mitch ! Mitch ! Tu te rends compte ? Un prénom, une onde de choc glacée qui me tétanise. Il est revenu. — Je suis montée en catastrophe jusqu’à ton appart’ pour m’assurer que tu allais bien, et je… — Quoi ? Dis-moi ! — Il y a une menace peinte sur ta porte. Ça devient grave, Molly. Je tente de déglutir, mais j’ai la gorge si nouée que rien ne passe. Je lâche un « O.K., merci » étouffé par la crainte et je raccroche, sonnée, tremblante. Mon mobile tombe sur le canapé, Owen abandonne sa guitare, intrigué par mon changement d’humeur, il vient m’enlacer, me serrer fort pour museler mes peurs. — Tout va bien ? Hey, regarde-moi, je suis là. Je suis là, Molly. — C’est… c’est Mitch… Sa mâchoire se verrouille et son souffle s’interrompt un instant, avant que je reprenne. — Il est passé chez moi. — Ton alarme ne s’est pas déclenchée ? — Il… il n’est pas entré. Mais, j’ai peur… J’ai très peur Owen. Et cette terrible hantise semble s’évaporer au contact de son torse, quand j’entends son cœur cogner contre ma joue, puis lorsqu’il me serre un peu plus fort et m’intime de le fixer droit dans les yeux. — Tant que je veille sur toi, il ne t’arrivera rien, O.K. ? Ses simples mots m’apaisent, ils sonnent comme une vérité à laquelle je veux croire de toutes mes forces. Mitch a pris dans les dents que j’étais en couple, même si c’était faux – ou du moins, un peu prématuré. D’ailleurs, s’il n’avait pas croisé Owen, Mitch aurait probablement défoncé ma porte, arraché mon alarme et pris ses quartiers de force, chez moi. Avant de perpétuer un nouvel enfer à Liverpool. Cette seule éventualité me terrifie. — Owen… je peux te demander quelque chose ? — Tout ce que tu voudras. — Tu… tu veux bien rester à la maison avec moi ? Je murmure pour compléter « quelques jours seulement », même si du fond du cœur je nous souhaite un bail à durée indéterminée. — Ça me rassurerait. S’il te plaît.

Chapitre 38 Molly

# Survivor - Tim Halperin

D’avant en arrière, poussant des cris de guerre ridicules, Vector cogne contre une bassine posée à même le sol, alors qu’Owen termine d’effacer les insultes sur ma porte d’entrée. Notre parenthèse au cottage s’est vue écourtée, sans une once d’hésitation, il a accepté de me protéger et de prolonger notre week-end par la même occasion. Sa présence me rassure, bientôt, cet épisode avec Mitch ne sera qu’un mauvais souvenir. Et à le voir astiquer rigoureusement, j’ai l’impression que ma faveur confère à notre retour à Liverpool de faux airs de vie de couple. J’aime la façon dont il essore l’éponge sans mettre une seule goutte par terre, les gants Mapa jaunes qu’il porte me font sourire. Je suis fascinée par la façon dont il pose chaque chose à sa place, au millimètre près quand il en a terminé. Owen frise parfois la maniaquerie, mais je trouve ça charmant, d’autant que je suis loin d’être aussi rigoureuse que lui. Il faut le voir rincer la bassine, la ranger soigneusement sous l’évier, faire briller le robinet avec un chiffon microfibre et se laver les mains avec son gel hydroalcoolique tout en me couvrant de regards tendres et réconfortants. Tandis que je termine de vider mon sac et de lancer une machine, je suis touchée par son attitude, à la fois sur ses gardes et méticuleux, tel un locataire de passage, et en même temps très naturel et à l’aise, à l’image de l’évidence qui se tisse entre nous. Attendrie, enchantée par tout ce qu’il est et tout ce qu’il veut bien me donner, je lance un peu de musique, « Tim Halperin » fera très bien l’affaire. Je l’approche en douceur sur la reprise délicate de Survivor et l’invite de baiser en baiser à se poser sur le canapé avec moi. — Tu sais que tu étais pas mal avec mes petits gants jaunes ? Une vraie fée du logis ! Il ricane et me pince la cuisse si fort que je me tortille dans tous les sens. — Tu me vannes, c’est bon signe, non ? — Je crois, oui. Grace à toi. Plus espiègle, je le chevauche à califourchon sur le refrain. Il est un survivant, je suis une naufragée, ici et maintenant, j’ai la sensation que rien ne peut nous détruire. Assise sur ses jambes, je me love tout contre lui et j’avoue que l’ombre de Mitch n’a sans doute pas la même emprise maintenant qu’Owen est sous mon toit. Même si c’est officiellement temporaire, même si j’ai conscience que Mitch risque de ne pas s’arrêter là. De ses bras protecteurs, Owen ceinture mes hanches et dessine de douces caresses sur mes reins avant de cesser un instant. De laisser son regard s’assombrir en me dévisageant. — Je vais m’occuper de lui. Il ne viendra plus t’emmerder, je te le promets. — Promets-moi surtout de ne pas te mettre en danger. Il est violent, Mitch peut être une brute épaisse. — Personne ne m’impressionne. Et puis, on peut faire ça intelligemment, sans jouer les gros bras. L’étincelle maligne dans ses yeux me fait chavirer, et je lui souffle que l’on pourrait peut-être consacrer notre temps à un programme plus agréable qui nécessiterait justement de jouer les gros bras. — C’est une proposition indécente ? — En tout bien, tout honneur, mon cher… Sur cette promesse conclue par la saveur de ses lèvres, une vibration venant de la poche de son jean nous surprend. Puis la mélodie s’invite dans mes élans brûlants si bien que son téléphone nous interrompt. Ces trucs sonnent toujours au mauvais moment ! Owen découvre à regret qu’il s’agit de sa mère, il s’apprête à rejeter l’appel, mais je l’invite à décrocher, c’est peut-être important. Il souffle, râle, puis s’exécute finalement. — Mon chéri ? Tu as vu la photo que je viens de t’envoyer ? — Non, maman. Pas encore puisque tu appelles toujours tout de suite après. Fronçant des sourcils, je tapote sur sa cuisse et lui chuchote de se montrer un peu moins sarcastique. Tendant l’oreille, je perçois la voix de sa mère qui reprend. — Je suis tombée sur des dessins à toi en rangeant. Ils sont en piètre état… Je les jette, je les garde ? Qu’est-ce que j’en fais ? Troublé, il consulte son écran, accède à l’image en question. Là, mon cœur bondit devant les pixels. Ses premiers croquis, toute une ribambelle ! On dirait l’ancêtre du Shutter Tree ! Des crayonnés signés de sa main ! Il n’a pas besoin de m’expliquer, en un regard, nous sommes sur la même longueur d’onde : il s’agit de preuves, même si ses esquisses appartiennent à une autre époque. Le traité dans le dessin, les annotations manuscrites et sa signature sont autant d’indices dont on peut se servir pour rétablir la vérité. — Ne les jette pas. Tu peux m’envoyer d’autres photos si tu en as ? Madame Bennett accepte volontiers, et quelque chose au fond de moi vient de changer. Avec la signature sur les bancs et maintenant, l’existence d’originaux aux caractéristiques irréfutables… je compte bien confondre Carl au boulot le plus tôt possible. J’irai même jusqu’à me frotter au grand patron s’il le faut. Et je ne lâcherai rien. Une fois leur appel terminé, je suis branchée sur 10 000 volts, je ne tiens plus en place. — Owen, on le tient ! On va le coincer ! Tu réalises un peu ? — Je pensais ne plus avoir aucun croquis mais ça commence à se préciser. — Je suis trop heureuse pour toi ! Je vais m’entreprendre Carl, je veux que la vérité éclate ! Et si on se rendait chez lui tout de suite ? Excitée comme une puce, j’imagine déjà son teint cireux changer de couleur en reconnaissant les faits. Je me redresse, fais les cent pas dans le salon et imagine un plan pour que justice soit rendue sur le champ, mais Owen refrène mes ardeurs à ma grande surprise. — Chaque chose en son temps. — Au contraire ! Il n’y a pas une seconde à perdre ! — On se détend, Molly. — Se détendre ? — Ce soir, j’ai juste envie d’être là, avec toi. — Mais… — On ne peut pas changer le cours des choses sur un coup de tête, ça se prépare. Alors, prends un bain, sors-toi cette histoire de la tête pendant que je m’occupe du repas si tu veux bien. — Mais, je ne veux pas prendre un bain ! — Crois-moi, plus la patience est grande, plus belle est la vengeance. * Sortant de l’eau chaude et parfumée, j’ai le plus grand mal à ne pas songer à Carl et je ne comprends toujours pas pourquoi Owen refuse de battre le fer tant qu’il est chaud. Ce n’est pas un stage dans la baignoire à contrecœur qui peut m’aider à revoir mes positions… On a assez d’éléments pour inquiéter son ex meilleur ami, alors pourquoi attendre et ne pas frapper un grand coup tout de suite ? Il a peur ? Il n’y croit pas vraiment ? Est-ce que finalement, il a vraiment envie de s’en sortir ? Non, Molly, tu délires ! Je me fustige d’y avoir seulement pensé et je chasse ces questionnements de ma tête. Une fois séchée, glissée dans mon survêtement préféré, je reviens vers le salon, bien décidée à le faire changer d’avis, j’ai quelques arguments qui plaident en ma faveur, mais aucun son ne sort de ma bouche. Mon sourire disparaît, parce que l’appartement est vide. Une fois passés la stupeur et l’effroi, quand je comprends que ce n’est pas une blague, je retrouve enfin ma voix. — Owen ? Inquiète, je scrute du regard chaque pièce, en vain. L’inquiétude me gagne, le plan de travail est impeccable, Owen s’est volatilisé. Mon cœur se serre dans le salon désert, Vector progresse jusqu’à heurter mon pied. Il lève la tête dans ma direction, et ses yeux composés de LED forment une flèche pointant vers le plafond. Là, sa petite voix digitale me surprend. — Retrouve-moi sur le toit. Aussi intriguée que stupéfaite, je me couvre et sors sur le palier pour emprunter les marches qui mènent tout en haut. La porte est entrouverte, le bruit de la rue couvre les questions qui secouent mon esprit, et lorsque j’ouvre en grand, j’en ai le souffle coupé. Sur le toit du monde, émerveillée par les milliers de lueurs qui scintillent dans le soir, j’ai enfin la réponse à mes questions. Je le retrouve souriant, debout devant une nappe soigneusement étendue. Un pique-nique superbement dressé à ses pieds, et mon plaid sur l’épaule, Owen m’accueille et recouvre ma peau, je fonds. Il s’empare délicatement de mon menton et me livre le fond de sa pensée du bout des lèvres. — Ma seule priorité ce soir, c’est toi.

Chapitre 39 Molly

# Drunk In The Morning - Lukas

C’est le cœur en liesse que j’émerge après une soirée placée sous le signe du romantisme et une nuit fabuleuse qui a probablement choqué ma vieille voisine. Son petit repas improvisé avec le panorama à couper le souffle m’a totalement séduite, Owen a fait de moi sa priorité et je me suis sentie à la fois vivante, désirée et unique entre ses bras. L’entendre respirer, si paisible à mes côtés soulève un vent de douceur qui irradie ma poitrine d'un bonheur sans commune mesure. J'aimerais traîner au lit, le tirer de son sommeil avec gourmandise, savourer encore un peu la chaleur qu'il dégage dans mes draps ce matin, mais la semaine reprend, et j'attaque ce lundi avec une idée fixe : avoir une sérieuse discussion avec Carl. C’est en buvant mon thé qu’Owen me rejoint, charmant – même au saut du lit, avant de filer sous la douche. Pendant que je prépare mes affaires en essayant de ne pas trop réfléchir à ce nouveau quotidien à deux, je reçois un appel de Stan qui se veut bien matinal. — Salut beauté, dis-moi tu as des nouvelles d’Owen ? — Oui, non… Enfin, pourquoi ? — J’ai tenté de l’appeler hier soir, je viens de lui laisser un message à l’instant concernant sa caisse. — Ah ? C’est une mauvaise nouvelle encore ? — Au contraire, un miracle. Appelle-moi Dieu, ma belle ! J’apprends que la Mustang est prête contre toute attente et qu’il peut venir la récupérer, à condition qu’il aligne la monnaie. — Et si tu le vois, dis-lui de penser à apporter la thune, je ne fais pas crédit. Déjà que je me suis démené pour mettre la main sur les pièces en urgence. — Il… il est avec moi, il se prépare. Je lui fais passer le message… Un blanc. Je regrette déjà, j’ai encore gaffé. — Comment ça avec toi ? À cette heure-ci ? Molly, vous couchez ensemble ? — Euh, je… je te rappelle, je vais devoir partir bosser ! — Tu te tapes Owen ? — Je m’occupe de la voiture ! Je te recontacte dès que je peux, bisous ! — Molly ? — Bisous, bisous ! Je suis encore morte de honte quand Owen sort de la salle de bain et que Vector se met à chanter, c’est mon alarme pour le boulot. J’hésite à lui parler du garage et j’ai un autre problème sur les bras : je ne sais pas comment lui dire, sans le vexer, que je ne suis pas encore prête à le laisser seul chez moi. — Owen… Il faut que je te dise un truc… — Est-ce qu’on peut en discuter plus tard ? Je dois y aller. — Tu... tu pars ? — Tu ne pensais pas que j’allais rester au chaud à me rouler les pouces pendant que tu bosses ? De toute évidence, il n’avait aucune intention de squatter. Quand est- ce que mon cerveau va cesser de le comparer à Mitch ? — J’ai pas mal de trucs à faire. Comme m’assurer que Mitch ne revienne pas dans les parages. Mais là, tout de suite, je vais au Maya, Drew doit m’attendre pour décharger les fûts de bière. Je vais être en retard. Soulagée, je me sens stupide d’avoir pu l’imaginer rester chez moi en mon absence. Et puis, très égoïstement, je sais que ce petit job contribue à sa belle plastique, son service rendu dans le bar entretient sa condition physique. Il enfile son manteau et je le retiens, plus dépendante de lui que je ne l’aurais jamais imaginé. — Hey, tu t’en vas comme ça ? Viens là que je te dise au revoir… * Une fois ma trottinette pliée et mon badge exhibé, je prends mes quartiers chez DesUrb. Pour une fois, je suis à l’heure et je me faufile au milieu des employés pour me ruer vers l’ascenseur. À l’étage, je bifurque dans la direction opposée de l’open space afin de presser le pas vers le bureau de Carl et lui sauter à la gorge sans perdre de temps. Et quand on parle du loup, le voilà qui revient à son poste avec une tasse de café. L’air innocent. Mais ça ne va pas durer longtemps. — Carl ? On peut se parler ? — Pas le temps. — Il va falloir le trouver. C’est urgent. — Qu’est-ce que tu veux encore ? Fêter ta victoire de bon matin en venant me narguer devant tout le monde ? Je dégaine mon mobile et exhibe la photo des bancs avant de pencher la tête d’un air satisfait et de siffler entre les dents : « J’ai deux mots à te dire en privé. » Carl devient subitement pâle et me fait entrer dans son antre avant de refermer derrière moi et de déposer délicatement son café sur le bureau. — Où tu as trouvé ça ? À quoi tu joues, Molly ? — Et toi, où tu as trouvé les plans d’Owen ? Comment tu les as volés ? — Attends. Co… comment tu es au courant ? Comment tu connais Owen ? Qui te l’a dit ? — Ne change pas de sujet ! Je sais tout ce qu’il y a savoir sur ce que tu as fait ! Il se rue sur moi et mime de la fermer de son index en jetant des regards inquiets vers la porte. — On ne peut pas en parler ici. Les murs ont des oreilles… — Qu’est-ce que ça peut bien me faire ? Moi je n’ai rien à cacher, contrairement à toi ! — Molly, tu te trompes sur toute la ligne. C’est pas du tout ce que tu crois. Mais par pitié, boucle-la. Son souffle est court. Ses yeux trop enfoncés se noient dans l’affolement. Je le repousse, le défie du regard et réplique aussi sec. — J’ai des preuves, contre toi. Un bon petit paquet. Nouveau coup d’œil tendu vers la porte, il déglutit, dénoue sa cravate puis se met à chuchoter. — Tu te trompes de cible. Écoute… j’ai un rendez-vous à l’extérieur… On peut se retrouver plus tard ? Loin d’ici ? Au Maya ? Qu’est-ce que tu en dis ? * Owen # Phoenix - James Arthur

Dernier fût de bière déposé derrière le comptoir, j’ai les bras en feu, mais je suis content de pouvoir l’aider. Ce petit week-end m’a donné une pêche d’enfer. Tout ce que j’ai partagé avec Molly me donne des ailes. Fidèle à lui-même, ce bon vieux Drew me tend une assiette copieusement garnie et ramène son cendrier vers lui. — Tiens, prends des forces, petit. — Merci, mon vieux. Accoudé à son bar, il sort une cigarette de son paquet et l’allume en me contemplant d’un air que j’ai du mal à interpréter. — Qu’est-ce que tu as foutu de ta Gibson ? — C’est une longue histoire. — T’es parfumé, et déjà douché de ce que je peux voir… Je souris, gêné et grillé. Il exhale une large bouffée de tabac et reprend en me coulant un regard suspicieux. — T’as l’air heureux. C’est la petite pépée qui te met de bonne humeur ? — Y a de ça, ouais. — Sacrée beauté en tout cas… Et gentille avec ça. T’as tiré le gros lot avec cette nana ! — C’est le moins qu’on puisse dire. Elle est stupéfiante. — Et elle a un petit cul ferme qui ne gâche rien ! — Hey ! T’es pas un peu vieux pour reluquer les gonzesses ? — Y a pas d’âge pour admirer les belles choses. — Tu pourrais être mon père ! Drew éclate de rire, écrase sa clope et passe sa main sous le comptoir avant de la faire claquer juste sous mon nez, laissant apparaître quelques billets. — Alors tiens, fiston. Un mec ivre mort a oublié ça ce week-end. Si ça peut te dépanner, Don Juan… Son geste me touche, je le remercie sincèrement, puis un mouvement de ma conscience me plonge dans un état loin de la gratitude. Cet argent me rappelle celui que je n’ai plus, parce que j’ai donné le fric de ma guitare à Bud. Bud… Où es-tu ? Il y a un petit bout de temps que je n’ai pas de nouvelles. J’espère que tu as pris un nouveau départ, petit con. Vidant son cendrier, le propriétaire du Maya m’achève avec une proposition sortie de nulle part. — Et en parlant de vieux… Je suis sur la pente raide, je me fatigue vite. Tu sais fils… Si tu veux te faire quatre ronds, tu pourrais servir le soir. Ici derrière ce comptoir. — Tu me proposes un job ? — Juste une option. Même si je sais que garçon de café, c’est loin d’être à la hauteur de ton C.V. — Je suis pas sûr. Mais c’est gentil, Drew. — Tu y réfléchis. Tu me dis. — J’espère remonter la pente très bientôt. — C’est toi qui vois, mon grand. Je propose, tu disposes. Masquant mon vague à l’âme, je salue Drew, le remercie une nouvelle fois pour le pognon et tout ce qu’il fait pour moi, puis je quitte son antre en essayant de prendre des news de ma tête à claques préférée par texto. Aucune réponse, ne dit-on pas « Pas de nouvelles, bonne nouvelle » ? * # Arise - The Seige En revenant du côté de Dale Street, vers le square où j’ai trop longtemps créché, j’enfouis mes questions vis-à-vis du petit Bud et je me surprends à observer un moment les fenêtres de DesUrb. Je l’ai fait des dizaines de fois auparavant, mais aujourd’hui, c’est différent. Ce n’est pas pour faire culpabiliser qui que ce soit, mais simplement dans l’espoir d’apercevoir Molly à son bureau. Le ciel gris et les reflets ruinent mes chances, je m’apprête à poursuivre ma route en me focalisant sur Mitch et mon envie de lui faire passer un message clair, sauf qu’une silhouette au pied de l’entreprise attire mon regard et renverse l’ordre des priorités. Carl quitte la boîte et marche d’un pas vif sur le trottoir en regardant nerveusement derrière lui. Il a l’air anxieux, pressé et suspect. Suffisamment pour me mettre la puce à l’oreille et me pousser à le suivre. Je m’imagine déjà choper cet enfoiré entre quatre yeux sur le trottoir, mais au moment où je trottine pour réduire un peu la distance qui nous sépare, je m’aperçois qu’il rejoint mon pire cauchemar en bas de chez lui. Une rousse, fine, sévère, cachée derrière des montures solaires. Brooke ! Putain de garce ! Mon cœur se serre, je reste planté dans le béton. Non pas que j’éprouve encore quoi que ce soit pour elle, mais parce que je me rends compte que mes suppositions sont vraies. Ils baisent toujours ensemble, et ce n’était pas qu’une aventure, ils vont encore monter chez lui ! Je les vois entrer dans l’immeuble, le ronron de la rue cesse alors. Plus de son, plus d’image. À part celles de mon passé qui me reviennent en pleine tête. Les soirs où elle découchait. Ce parfum d’infidélité qu’elle portait et que je refusais de m’avouer. Ce fameux matin où j’ai découvert que tous mes plans avaient disparu, mes tiroirs vidés, mon ordinateur aspiré. Et la froideur dans sa voix quand elle a annoncé me quitter pour de bon, pour un autre. Parce qu’elle ne m’a jamais aimé. Parce que j’étais incapable de satisfaire ses attentes. Parce que je n’étais qu’un minable. Brisé, ou en tout cas, sérieusement égratigné, je rebrousse chemin, la tête basse et le cœur gros. Je tente d’oublier que ces deux ordures fricotent, je chasse les souvenirs douloureux en marchant vers l’adresse de Mitch. Alors que ma colère pour cet Irlandais grandit, je me remémore le trajet que j’ai emprunté en filature depuis la gare jusqu’à son squat. C’est à ce moment précis qu’un attroupement à l’angle d’une rue bouleverse mes plans et me soulève le cœur. Des passants affolés qui s’agglutinent, des cris, l’écho de pas qui résonnent alors que des individus prennent la fuite. J’approche, intrigué, poussé par une intuition que je voudrais faire taire. Lorsque je reconnais sur le bitume la paire de Air Max appartenant à Bud, le sol se fissure sous mes pieds. Le cœur battant, la gorge serrée, je me précipite vers celui à qui je dois beaucoup, je le découvre étendu sur l’asphalte, la tronche en sang à côté de son sac à dos. — Poussez-vous ! Reculez, je vous dis ! Du rouge partout, un parfum d’hémoglobine et de terreur, je le prends dans mes bras, le redresse délicatement. La vache, on lui a refait le portrait. — Bud ! Bud, putain ! — Owen ? C’est bon… C’est bon, je te dis… Bien qu’encore sous le choc, il est en un seul morceau. Son œil passablement gonflé semble vouloir me rejeter, et il laisse échapper un juron de sa lèvre éclatée. — Ces bâtards… Les Crox Crew… Ils… ils m’ont retrouvé… Alors que certains dans mon dos indiquent vouloir appeler les secours, Bud se dégage de mes bras et meugle qu’il ne veut pas d’aide. — Tout va bien ! Z’avez jamais vu une baston ou quoi ? Il me repousse davantage et hurle à tous les spectateurs qu’ils n’ont qu’à se mêler de leur cul, je le reconnais bien là. À force de gueuler, la foule se disperse alors qu’il se relève et retient l’écoulement de son pif. Plus de peur que de mal. Je crois qu’en le voyant debout, ma frayeur se dissipe et la raison reprend les commandes. — Bud, qu’est-ce que tu fous encore ici ? T’étais censé te barrer loin, putain ! Il masse sa mâchoire qui a pris cher et ramasse son sac à terre. — J’attends mon train… — Arrête de ma baratiner. — Non, sérieux. Je dois le prendre, je te jure… Ce gosse est inconscient. Il joue avec la mort, une chance qu’il y ait eu des témoins, les mecs du gang l’auraient roué de coups jusqu’à la fin. — Mais ça fait des jours que t’aurais dû le prendre ce putain de train ! Qu’est-ce que t’attendais, bordel ? Regarde dans quel état tu es ! — Je t’emmerde, O.K. ? Je voulais passer voir ma mère… Juste lui expliquer que je partais… J’savais pas comment m’y prendre ni quoi lui dire… Les modulations de sa voix sont sincères. À moins qu’il ne me la joue à l’envers, non, je ne crois pas un mot de son histoire avec sa mère. — Tu as encore le fric au moins ? Réponds, petit con ! — Bien sûr que je l’ai ! Tu me prends pour qui ? Tout en me lançant un regard noir, il tâte son incisive avec son pouce. Bon Dieu, s’il perd encore une dent, il va bouffer de la purée jusqu’à la fin de ses jours. — Me regarde pas comme ça, bordel ! On dirait mon père… — Bud, je suis sérieux. Va prendre ton putain de train avant que quelqu’un te fasse la peau. Il soupire, essuie le sang qui perle depuis sa narine et grimace un peu. — C’est bon, je m’en vais… Tu veux plus de moi, j’ai bien saisi le message. Tu verras plus ma gueule à l’avenir. Levant les yeux au ciel, je grogne qu’il est con comme ses pieds. Ce môme ne comprend rien à rien. — C’est pour ton bien que je fais ça ! Pas pour que tu t’éloignes de moi. — C’est ça. Allez, fous moi la paix… Laisse-moi seul… C’est ce que tu veux, pas vrai ? Il crache un peu de rouge sur le trottoir. Puis il glisse son sac sur le dos, se tient les côtes et boitille en me tournant le dos. — Bud ! Attends. — Je vais le prendre ton putain de train. Y a rien à ajouter. — Prends soin de toi. Un doigt d’honneur bien haut, accompagné d’un « J’t’emmerde ! » en guise de réponse. Je voudrais m’assurer qu’il traîne ses frusques jusque sur un quai, qu’il achète effectivement ses foutus billets et qu’il parte pour de bon, mais je reste là, pantois devant sa silhouette bancale qui s’éloigne de plus en plus jusqu’à disparaître à l’horizon. Il doit le faire seul, il n’y a que lui qui puisse se reprendre en main… Seul, le cœur endolori, même si une part de moi est convaincue d’avoir fait le bon choix, j’espère sincèrement qu’il aura droit à sa seconde chance avant de se faire étriper. Je prie de toute mes forces pour qu’il utilise ce blé à bon escient, qu’il rebondisse, qu’il trouve enfin la paix et quelque chose à quoi s’accrocher loin de Liverpool. Cette ville s’insinue en chacun, elle avale les plus faibles et les garde dans ses entrailles, sous la grisaille, pour figer le destin jusqu’à ce que mort s’ensuive. Alors que ma gorge semble avoir du mal à se dénouer, un klaxon me surprend, je me retourne illico et découvre stupéfait la Coccinelle jaune de Molly. Qu’est-ce qu’elle fiche ici ? Toujours fraîche, toujours solaire, et plus rayonnante que jamais, elle baisse la vitre, sublime et tout excitée. — Tu montes ? — Quoi ? Maintenant ? — Allez, vite ! J’ai une surprise pour toi ! Chapitre 40 Owen

# Million Eyes - Loïc Nottet

Sa conduite est à l’image de son trop plein d’énergie, Molly roule vite, elle semble pressée et tellement enjouée. Au volant, elle ne peut s’empêcher de me poser des questions, cherchant à savoir ce que je fabriquais seul, les bras ballants. Moi, en dépit de son enthousiasme débordant, je botte en touche et m’empêche de loucher sur ses cuisses à chaque fois qu’elle joue des pédales. — Tu m’emmènes où ? — Patience ! — C’est quoi ce sourire conspirateur ? Molly ? — Les choses avancent au boulot, tu aurais dû voir la tête de Carl… Changement de rapport, ses jambes me troublent mais je ne lâche pas le morceau quant à notre destination. — Notre trajet a un rapport avec ça ? — Pas tellement, tu verras bien ! Elle hausse les épaules et complète. — Il faut que je me dépêche, j’ai un rendez-vous tout de suite après. Je lutte contre les images d’une fuite dans une salle de bain à New Brighton, de mains crispées sur les robinets, de nos corps-à-corps dans le cottage, j’évite de la dévisager et cette histoire de rendez-vous m’intrigue toujours. — Sérieusement, on va où ? Sans quitter les yeux de la route, elle me tend un trousseau orné d’un porte-clés en forme de cactus. — Qu’est-ce que c’est ? — Les clés de mon parking. — Quoi ? — Ne les perds pas, y a le double de celles de mon appart’. Incrédule, je les attrape, les serre dans ma main, en me demandant où elle veut en venir et surtout pourquoi me les confier ? Je sais à quel point elle tient à se préserver d’une « intrusion » dans son quotidien, à ce que je ne m’incruste pas dans sa vie comme l’a fait Mitch auparavant. Alors pourquoi ? Molly doit sentir toutes les questions se bousculer en moi parce qu’elle se justifie. — Tu vas avoir besoin de garer ta voiture, mon cher. — Pardon ? — En tout bien, tout honneur… Ne fais pas cette tête, détends-toi et savoure ta surprise ! Me détendre… C’est beaucoup me demander, parce que je me décompose devant le garage de Stan, et je commence à comprendre. Comprendre que ma Mustang est prête et que les quelques billets que Drew m’a donnés sont loin de couvrir le coût des réparations. Je suis dans la merde. Molly tire le frein à main, sort pour rejoindre Stan et m’invite d’un sourire magique à sortir de la Coccinelle. J’abandonne ma portière, tente de ne pas chanceler alors que mon esprit part en vrille devant son ami mécano. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? D’un sourire nacré qui adoucit ses traits ébène, Stan me tend les clés en m’assurant que ma caisse tourne comme une horloge. On y est, je suis en dessous de tout, un moins que rien. La gorge nouée, mon regard alterne entre la carrosserie, le visage d’ange de Molly et son pote black. Je déglutis, je me sens vraiment minable et plonge ma main dans la poche de mon jean pour en sortir le peu de fric que j’ai. Peur de le décevoir. Crainte de montrer à Molly ma déchéance. Honte d’être encore en dessous de tout. Habitude d’être fauché. Je me surprends à bredouiller. — Écoute, Stan… C’est… — D’habitude, quand je ponds un miracle, les clients ne tirent pas cette tête. Allez, prends les clés, fais-la tourner. Tu vas voir comme elle ronronne ! Lorgnant la monnaie laissée par un mec bourré au Maya, je me sens sale à l’idée qu’il ait passé autant de temps sur ma voiture, convaincu que j’allais le régler rubis sur l’ongle. Mais il est l’heure que mon imposture éclate au grand jour. — Je n’ai pas la thune. Je n’ai que ça, je suis désolé. Ne va pas croire que je te prends pour un con, mais… Incapable de terminer ma phrase, je lui tends l’argent, sans trembler, sans croiser le regard de Molly. Mais même en évitant ses yeux, je sens son sourire m’irradier, elle va être tellement déçue. J’aurais voulu qu’elle n’assiste jamais à cette scène et garder l’embarras seulement pour Stan et moi. Sauf que le mécanicien repousse ma main. — Garde-ton fric. Molly a tout payé. — Quoi ? Pardon ? — Cette fille est incroyable… D’ailleurs Miss, tu es au refuge ce soir ? Ce grand noir m’aurait collé une droite que ça m’aurait fait le même effet. Payé ? Molly a tout payé ? Pour moi ? Elle lui répond « Bien sûr » sans même se douter que son avance sur les pièces me ravage. Il s’ensuit un long silence depuis lequel mon humiliation suinte. Je surprends un jeu de regard entre eux, un malaise grandissant, mais qui est très loin d’arriver au niveau de ce que je ressens. Stan change de couleur, lève ses mains bien à plat en guise de reddition et annonce nous laisser seul pour « voir ça entre nous ». Mais y a rien à voir, bordel. — Molly ? C’est quoi cette histoire ? Ses grands yeux me scrutent entre deux battements de cils. Innocents, bienveillants. Sa moue mi-désolée mi-assumée me déstabilise mais pas autant que ce qu’elle me dit. — J’ai pensé que ça te ferait plaisir. Une phrase que je traduis comme « j’ai eu de la peine pour toi » et ça me rend fou. — Mais ce n’est pas à toi de t’occuper de ça ! C’est mon merdier. Je t’ai rien demandé. Elle accuse le coup, mais ne se dérobe pas pour autant. — J’ai vu à quel point tu étais triste de voir ta Mustang dans cet état. J’ai voulu t’aider, c’est tout. — Non, tu as eu pitié. C’est ça que je t’inspire ? Putain, Molly ! Et c’est précisément cette même pitié qui voile son regard à présent. Ce truc qui me fait me sentir plus pitoyable encore. Cette empathie que je déteste et qui me fait perdre le contrôle. — Tu pensais quoi ? Que ta petite B.A. allait satisfaire ta conscience sans que je me sente redevable ? Je ne voulais pas que ça sorte de ma bouche aussi froidement. C’est ma fierté qui vient de hurler. C’est mon égo qui vient de la blesser. Elle baisse les yeux, je me mords les joues d’avoir était aussi virulent, mais il est trop tard lorsqu’elle riposte sèchement. — Venant d’un type qui a donné l’argent de sa guitare à un ado paumé, je trouve ton attitude incompréhensible, Owen. — Ça n’a rien à voir ! Et je t’ai jamais demandé de me comprendre. Encore moins de me prendre par la main pour remonter la pente ! Quel con ! Je lève les yeux au ciel, parce que je me collerais une beigne tellement mes mots ont dépassé ma pensée. C’est trop tard, je viens de la vexer. Et je devine sur son visage une amertume que j’ai bien cherchée. — Tu as eu pitié, pour Bud. Tu as voulu l’aider, c’est exactement la même chose. Et là, tout de suite, tu viens de me saouler. Tu sais quoi ? Fais ce que tu veux avec ta voiture… — Molly, attends… — J’ai un rendez-vous. Tu n’es plus à pied maintenant. Ne me remercie pas, surtout ! * Molly

Je sens les larmes poindre alors je tourne les talons. Je suis la reine des cruches, je pensais bien faire et j’ai encore gaffé. C’est plus fort que moi, je reproduis le même schéma qu’avec Mitch : je vais trop vite, je m’attache avec mon petit cœur d’artichaut et je m’emballe. Tout ça pour quoi ? Pour souffrir encore une fois. C’est Kate qui avait raison, j’aurais dû prendre mon temps, me préserver. J’aurais dû me contenter de trouver les preuves qu’il cherchait afin de récupérer mon portfolio, rester dans le cadre du deal au lieu de prendre le risque d’être blessée par excès de zèle. Définitivement, il faut que je me le rentre dans le crâne, les gens qui ont tout perdu ont une vision des choses que je ne peux pas toujours comprendre. Moi, Molly Graham, je ne peux pas porter le monde à bout de bras. La déception est immense quand je me mets au volant et que j’enclenche la marche arrière. Owen ne me retient pas, il se contente de m’adresser un regard glacé, étrangement fermé. Il avance d’un pas puis se ravise. Trop tard pour rattraper le coup en ce qui me concerne. Je tombe tellement des nues avec sa réaction que j’hésite même à honorer mon rendez-vous.

Chapitre 41 Owen

# After Rain - Dermot Kennedy

Je suis un abruti quand je m’y mets. Incapable de la retenir, je me sens terriblement mal de l’avoir rembarrée sans y mettre les formes. Je voudrais sincèrement rattraper le coup, lui expliquer mon complexe d’infériorité, lui dire que je cherche à me relever seul et que ce n’est pas sa faute, mais je me tais. Il y a toujours une alarme qui s’active au fond de moi à chaque fois que la gentillesse croise ma route. Sa bagnole jaune démarre en trombe, elle en fait crisser les pneus au point d’intriguer le mécanicien. Me voilà à devoir m’excuser auprès de Stan pour cette scène aussi discutable que lamentable. Je suis le roi des cons. Faire face à son regard inquiet n’est pas super agréable, répondre à ses questions, encore moins. — Molly s’est barrée ? — Elle avait un rendez-vous. Regard suspicieux, il n’en croit pas un mot. — Il devait être urgent ce rendez-vous. Elle est partie sur les chapeaux de roues ! Qu’est-ce que tu lui as fait ? — On s’est accrochés. Ma voix n’est qu’un filet d’air, la honte pèse sur ma nuque si bien que j’ai du mal à le regarder dans les yeux. — C’est quoi l’embrouille ? Cette nana est une perle doublée d’une bombe, elle ne veut que t’aider. — C’est bien ça le problème. Le blanc de ses yeux se fraye un chemin à travers mon soupir désolé. — Owen, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Je me pose justement la même question… — Stan, je le jure, je vais te rembourser. Jusqu’au moindre penny, je veux pas me faire entretenir. — Moi, c’est plus mon affaire, vois avec elle. Par contre, c’est la dernière fois que je te le dis : brise-lui le cœur et je te pète les jambes. — Je veux juste la protéger… — Alors on est deux. Sauf que je suis le seul à savoir comment m’y prendre, visiblement. Amen. Même si ça fait mal de l’admettre. — Maintenant, tu prends ta bagnole et tu te casses. Et réfléchis à ton attitude, sans déconner ! Sur ce silence qui m’accable, je serre mes clés au creux de mes mains, me promets de tout faire pour que Molly n’ait plus à dépenser la moindre livre par ma faute. Le V8 gronde, je le sens vibrer entre mes mains lorsque j’enserre le volant. Du bout des lèvres, je lâche un tout petit merci à Stan, celui-ci acquiesce d’un signe de la tête toujours furax de mon comportement, et je quitte l’atelier en songeant à la proposition de Drew. Un petit job, un petit salaire, de quoi rembourser celle qui me fait tenir debout. Ce n’est que temporaire, un simple moyen d’épurer ma dette, une étape avant que la vérité ne me restitue ma vie d’avant, c’est ce que je me répète… jusqu’à ce que je coupe le moteur non loin du Maya. Dans le silence de l’habitacle, j’hésite à envoyer un SMS à Molly pour m’excuser, mais je déteste ce genre de message. Il n’y a pas l’intonation, c’est trop court pour être sincère, trop impersonnel pour exprimer ce qui me déchire en ce moment. Je voudrais simplement ne jamais déceler de pitié dans ses yeux lorsqu’ils se posent sur moi. Profond soupir, de toute évidence, je ne suis pas doué pour ça et j’efface ma tentative de prose pour sortir à l’air libre et annoncer à Drew que je commence dès que possible. C’est déterminé que j’allonge ma foulée vers la devanture du bar esquivant les premières gouttes de pluie, et c’est frappé de stupeur que je me fige devant la vitrine. Absolument pas prêt à assister à ça. Tétanisé, dans l’incapacité de comprendre ce qui m’arrive. J’ai le cœur à l’arrêt en reconnaissant ma belle, souriante et pleine de charme en compagnie de Carl. Un cocktail, une bière, des sourires qui en disent long. C’était ça son rendez-vous ? À quoi elle joue ? Elle lui fait les yeux doux, broyant mon palpitant au passage. Il y a des gestes qui ne trompent pas, la tête légèrement inclinée, elle pose sa main sur celle de mon enfoiré d’ex meilleur ami. Ça me ravage. Carl s’incline vers elle, semble lui murmurer un truc, Molly sourit davantage et joue avec ses cheveux tout en le bouffant du regard comme s’il était une proie appétissante. Pour eux, rien n’existe autour, si bien qu’elle ne me voit pas. Je n’arrive pas à me l’expliquer, je n’arrive même plus à penser devant ce jeu de séduction. Il m’a pris mon ex, mes plans, mon job et maintenant Molly. Les flash-back de Brooke m’annonçant avoir une liaison me soulèvent l’estomac, la trahison de Bud avec ma voiture m’éviscère et la scène à laquelle j’assiste en ce moment me brise en mille morceaux. Je devrais cogner à la vitrine. Je pourrais entrer là-dedans, tout retourner, dire ce que j’ai sur le cœur et arracher Molly des griffes de cette ordure. Ou pas. Je ne fais rien, trop blessé par ce spectacle, je me résigne. Moi et les dernières miettes de ma dignité, on rebrousse chemin, on abandonne le trottoir, je me réfugie dans l’habitacle de ma voiture. Je respire trop fort, je m’étrangle avec l’amertume de la déception. Comment elle peut me faire ça ? J’en reviens toujours au même point, dès que je me laisse aller, la vie m’en met plein la tronche. Au creux de ma main, ce trousseau avec ce stupide cactus me rappelle que j’ai trop souffert et qu’il n’y a qu’une bonne décision à prendre. La gorge nouée, je mets le contact avant de déguerpir avec une monumentale envie de chialer de rage. * Molly

Pourquoi j’ai finalement accepté de m’assoir à une table de ce bar ? Parce qu’en dépit de sa crise pour la voiture, je sais tout au fond de moi qu’Owen est à deux doigts de hisser sa tête hors de l’eau, à un cheveu de faire la lumière sur toute cette histoire. Même si on s’est un peu pris la tête, même s’il lui arrive de péter les plombs. Son caractère parfois difficile et ses sautes d’humeur ne m’empêcheront pas de faire ce qui est bien. Carl n’a pas levé la semelle que je le vois venir de loin avec ses gros sabots. Mielleux, dégoulinant de bonnes intentions, il est à la limite de me faire la cour pour arrondir les angles mais il ignore que je rentre dans son jeu uniquement pour mieux le confondre. D’un geste qui me coûte, je lui effleure la main en mode prédatrice, et l’écoute palabrer sur une situation qui est censée me dépasser d’après ses dires. — Une si jolie fille ne devrait jamais avoir à se frotter à Austin Slater… D’un sourire faussement ravageur, les yeux plantés dans son regard de fouine, je réplique du tac au tac. — Ce n’est pas au patron que je compte me frotter. — C’est une invitation ? — Non, et tous les compliments du monde ne changeront rien à ce que je sais. — Molly, tu es intelligente. Suffisamment pour me croire quand je te dis que ce n’est pas du tout ce que tu penses. — Je le suis assez pour voir ton retournement de veste magistral depuis que je t’ai montré la photo du banc prise du côté de Wallasey. J’incline la tête d’un air condescendant, lui sers un sourire méprisant et il se penche vers moi pour susurrer la suite. — Je suis de ton côté, ne te méprends pas. Entortillant mes cheveux, je savoure cet instant où je vais le coincer. Fin de ma phase séduction. — Tu utilises les plans d’Owen, j’ai des preuves, Carl. Tu n’es du côté de personne. — Alors pourquoi je t’aurais fait venir ici, d’après toi ? — Parce que tu as conscience que je sais tout. Il y a une semaine encore, tu me menaçais sur le projet. Cette idée de bancs anti- SDF n’est pas la tienne. Ai-je tort ? Son sourire séducteur s’efface, pour se muer en une grimace déconfite devant les photos de vieilles esquisses envoyées par la mère d’Owen. Après une seconde de flottement, il nie ouvertement. — Encore une fois, ce n’est pas du tout ce que tu crois. — Je crois que le trait, le style de ses dessins, ses annotations manuscrites et sa signature… sont autant de preuves irréfutables qui permettent de t’accuser. — Tu n’y es pas du tout. — Ah bon ? Je serais étonnée de voir comment tu comptes te défendre face aux jurés. Et des photos, tu peux me croire, j’en ai plein à présenter devant la justice. Carl recule au fond de sa chaise et rompt tout contact avec mes doigts. Sous ses arcades proéminentes, ses yeux me fusillent, et je me réjouis de la saveur qu’a cette victoire et enfonce le clou. — Quant à ta relation avec Brooke, je pense que le tribunal serait ravi d’apprendre que tu as sauté la copine de celui à qui tu as dérobé le Shutter Tree. — Je n’ai jamais couché avec Brooke. Que les choses soient claires. Il se décompose, ment probablement, et je souris davantage pour ne rien laisser paraître. Jusqu’à ce qu’il se livre. — Et j’ai bien les plans d’Owen, mais je les ai volés à Austin. Cette fois, c’est moi qui me trouve décontenancée. — Pardon ? Carl triture ses doigts, scrute les clients du Maya et se livre à voix basse. — Owen venait de se faire licencier. Personne n’a eu la moindre explication quant à son départ. Il ne voulait plus me parler, refusait de me voir ou de répondre à mes appels. — Ça se comprend, non ? — Peut-être… Mais je n’arrivais plus à dormir avec cette histoire. Je me suis réfugié dans le boulot… J’ai toujours été moins doué que lui. Moi, il me fallait bosser sans relâche… Un soupir plus tard, Carl me déroule la suite : une nuit, il est revenu plancher sur les projets, dans les locaux de DesUrb. Le bureau du boss était ouvert, à l’instar du coffre-fort garni d'esquisses. — J’ai tout de suite reconnu le travail d’Owen, je m’en suis emparé pour réclamer des comptes à Slater, mais j’ai tilté en voyant un sac à main de luxe sur son bureau. — Celui de Brooke ? D’un signe de la tête, il valide mon hypothèse et poursuit son récit. — J’ai entendu des bruits pas très catholiques. Je les ai surpris au beau milieu d’un coït dans l’open space, en pleine nuit et c’est là que tout a basculé… — C’est-à-dire ? — Une sorte de chantage, ou plutôt un deal… Austin a menacé de me virer avec pertes et fracas, au même titre qu’Owen. J’allais tout perdre. Et ça, c’était hors de question. — Attends, vous avez conclu un marché ? — J’ai… Dans la panique, j’ai brandi ses plans en menaçant à mon tour de tout balancer si ma carrière venait à connaître un fâcheux incident… On a trouvé un arrangement. Responsable de projet contre le silence sur une infidélité doublée d’un vol industriel. Un équilibre précaire, épouvantable, et parfaitement écœurant. Tout ça sur le dos d’une victime collatérale survivant dans la rue. Ils ont tous tiré la couverture de leur côté, cette histoire me dégoûte. Carl soupire et me donne l’impression de regretter. — Je suis devenu complice par lâcheté. — Et comment un « ami » aussi gluant décide subitement de se racheter après un coup pareil ? — Tu es dure avec moi, Molly. C’est ma carrière que je joue ! — Dure ? Tu penses à toutes ces nuits qu’Owen a dû passer dans la rue ? Ses paupières me le confirment, ses cernes aussi. Bien sûr qu’il y pense. Il ne fait que ça et il n’en dort plus. Et c’est avec les nerfs à fleur de peau qu’il entre dans le vif du sujet. — Brooke a quitté Austin peu de temps après que tu es arrivée. — Comment tu le sais ? D’où tu sors cette info ? — J’ai été le bras droit d’Austin un petit moment. Et Brooke est venue me voir aujourd’hui, cette garce voulait négocier… — Par « négocier », tu veux dire, récupérer les plans ? — Disons qu’elle avait déjà pris contact avec moi il y a quelque temps. On a convenu elle et moi, que je devais déposer un ou deux croquis dans le coffre, au bureau sans qu’Austin le sache. La nuit de notre visite avec Owen, le placard, je me souviens. Carl poursuit sans se douter de rien. — Puis on devait prévenir les autorités ainsi que Slater au dernier moment pour lui faire cracher un max de blé et étouffer l’affaire. L’idée c’était d’organiser un scandale et de miser sur son pognon pour acheter notre silence. — Si je comprends bien… Tu étais en contact avec Brooke pour faire chanter le patron ? En prononçant cette question, je me rends compte que la cupidité est inscrite dans l’ADN de cette société. Définitivement, DeSurb est pourrie jusqu’à la moëlle. — Elle pensait connaître la combinaison, mais je me suis retrouvé comme un con, sans pouvoir l’ouvrir. J’imagine que Brooke voulait soutirer une dernière rallonge financière maintenant qu’elle a mis le grappin sur un type qui a un compte en banque et une queue d’une catégorie supérieure. J’ignore si c’est navrant ou glaçant. Peut-être les deux. Carl ajuste le nœud de sa cravate, lance un regard tendu dans le bar et reprend un ton plus bas. — C’est une croqueuse de diamants, elle n’a jamais aimé Owen. Ni Austin, ni qui que ce soit à part l’argent. — Donc, si on résume… Tu n’es plus en position de faire pression sur le boss, puisque Brooke est partie et que tu n’as pas réussi à ouvrir le coffre ? — On peut dire ça comme ça. — C’est pour cette raison qu’il t’a écarté de la compétition et que tu retournes ta veste à présent ? — Pas du tout ! C’est surtout parce que je vois bien que tu t’accroches farouchement à cette affaire et qu’Owen mérite que justice soit faite. — Carl, si on arrêtait de se mentir ? Réserve cette jolie version à la police ou au juge… — Je n’enjolive rien… Disons que dans les grandes lignes… je n’ai plus rien à couvrir et je n’ai plus envie de me taire… J’aimerais me racheter une conduite. Je n’en dors plus. Le soir où j’ai surpris Slater et Brooke, j’aurais dû faire éclater la vérité pour Owen au lieu d’y voir une opportunité de carrière. J’encaisse la nouvelle. J’assimile l’histoire et j’ai l’impression que ça sonne vrai. Carl boit une gorgée de sa bière avant de reposer son verre bruyamment pour conclure. — Je suis pas le plus honnête des amis, c’est vrai. Ni le plus courageux. Mais Austin Slater est une ordure. Je veux qu’il paie, qu’Owen retrouve une vie décente et je compte sur toi. — Alors qu’est-ce qu’on attend ? — Tu proposes quoi ? — Il faut prévenir Owen ! Il faut passer à l’action, là, tout de suite ! — Non, surtout pas. Il faut frapper au bon moment. Slater ne doit pas pouvoir se retourner, ni user de son fric pour s’en sortir. — Parce qu’il y a un « bon moment », peut-être ? Tu te fiches de moi ! — Je suis très sérieux, Molly. Je connais assez Slater pour savoir qu’il est redoutable, crois-moi. Le patron t’a parlé de la soirée de présentation de ton projet ? — Pas encore. C’est quand ? Combien de temps Owen va devoir endurer tout ça ? — C’est pour bientôt, la date devrait tomber… Il y aura la presse, tout le gratin. C’est ce que j’appelle le bon moment pour appuyer là où ça fait mal. — Tu veux révéler ce scandale devant tout le monde ? — Absolument, mais c’est toi qui vas le faire. Devant les journalistes, la T.V., des parlementaires, histoire de le mettre K.O. Et à en croire tes yeux qui pétillent, je vois que nous sommes deux à le vouloir.

Chapitre 42 Owen

# Before You Go - Lewis Capaldi

Brooke m’a trahi. Carl m’a trahi. Et à présent Molly aussi. Je me hais, parce que j’y ai cru alors que je savais que j’allais souffrir, depuis le début. J’ai nourri l’espoir que ça puisse coller entre un pauvre clodo et une nana qui a tout pour elle. Un remake de La Belle et le Clochard, sans spaghettis et sans happy end. Mais la vérité, c’est que je ne peux pas me frotter à la vie normale, encore moins à une femme au-dessus du lot, parce que je ne suis plus rien. J’ai laissé les lambeaux de mon âme et mes désillusions sur le trottoir mouillé du Maya, pour récupérer mes cliques et mes claques chez Molly. Et c’est la douleur d’être une nouvelle fois trahi qui pulse dans mes veines sur le palier. J’aurais dû me cantonner aux limites de notre petit marché : mes preuves contre son porte-documents. Et si je pouvais revenir en arrière, je ne la mêlerais jamais à ça. Trois tour de clé, mon cactus ridicule entre les mains et les yeux embués, je désactive son alarme. Vector braille joyeusement tandis que j’enfourne mes affaires dans le sac en retenant des larmes qui font mal. Je n’ai pas ma place ici, sa pitié m’a hérissé le poil, les images de son double jeu avec Carl me donnent encore la nausée. Cette vie à deux était illusoire et j’en paye le prix. Je contemple une dernière fois son salon un peu en bordel, le plan de travail, ses dessins qui traînent, sa collection de boîtes bio en carton. Je soupire et m’apprête à partir quand je reçois un message de sa part. [Carl a avoué, il va nous aider. Où es-tu ?] Bordel, Molly, tu as tout dit à cet enfoiré ! Il va te la jouer à l’envers ! Je déchante davantage, nouveau SMS de sa part. [Je pars au refuge. Tu pourrais au moins me répondre…] Qu’est-ce que je pourrais bien dire ? Carl a juste envie te sauter dessus, comme il l’a fait avec Brooke et je suis dans ton appartement, prêt à m’éloigner de ta vie. Incapable de formuler la moindre phrase à l’écrit, je reste immobile devant mon écran. Incrédule et perdu, meurtri et indigne. Vector heurte ma semelle sans discontinuer, Molly renvoie un autre message dans la foulée. [Et pour la voiture… Je t’ai aidé parce que je crois en toi. Ça n’a rien à voir avec de la pitié.] Touché. Peut-être qu’une part de moi croyait suffisamment en Bud pour avoir envie de l’aider. Mais peut-être que Molly se trompe à mon sujet et que mon cas est désespéré. Les yeux luisants, je range mon téléphone et fixe la collection de boîtes vintage sur l’étagère. Je me déteste, mais je m’empare de la première, la plus lourde, celle garnie de fric. Je la vide jusqu’à la dernière pièce. Puis je murmure en fixant les esquisses sur lesquelles on a bossé : « Ça n’arrivera pas. Pas deux fois. » Trois tours de clé, et je me casse en vitesse. Dévalant les marches je me rends vers le parking, et je rumine toute cette histoire qui tourne en boucle dans ma tête. L’averse a cessé, mais j’ai l’humeur toujours noire, je suis toujours déchiré entre ce que j’ai vu au Maya et ce que mon âme pense d’elle. C’est là que je reconnais aux abords de DesUrb une silhouette qui attire mon attention. Bronzage surfait, costard Armani, charisme gluant. Austin Slater, en chair et en os, puant de fric comme jamais et sortant de ses bureaux. L’occasion est trop belle, je porte trop de colère en dedans. Je m’approche à grandes enjambées et tente de l’intercepter alors qu’il monte au volant de sa grosse bagnole pour mieux m’esquiver. Je reste pétrifié devant lui à quelques mètres de son costume, engourdi par la haine et cet étalage de luxe brassé sur mon dos. Et dire qu’un jour, ce type m’a proposé de devenir son associé… Slater démarre, et je sais qu’il m’a vu. Ce connard n’a même pas le courage de soutenir son regard. Sa Tesla bondit, il accélère comme un taré pour foncer dans une immense flaque qui longe le trottoir. Le P.D.G. qui m’a viré m’arrose d’une gigantesque gerbe sur son passage. Je suis trempé, couvert d’eau sale, les pieds dans le caniveau, et empreint d’une rage que je vais avoir du mal à contenir. Son foutu bolide fuse au loin sur l’avenue, et je suis sûr à cet instant précis qu’il vient de signer son arrêt de mort. * Molly

À la lueur des révélations dans le bar, j’immobilise ma Coccinelle à la place qui m’est attitrée et pose un regard teinté de regret sur la place vide à côté de la mienne. Owen brille par son absence, il n’a même pas daigné me répondre par texto. Ce que j’ai appris de mon rendez-vous avec Carl devrait lui donner des ailes, mais j’imagine qu’il m’en veut encore pour les réparations payées. Et son attitude me mine. Vraiment. Une petite voix ressemblant à celle de Kate murmure alors dans ma tête qu’il est un peu instable, qu’il n’est pas aussi fiable que ce que je le voudrais, que la situation n’a rien de « normale », même si j’y mets vraiment du mien. Je chasse cette idée puis toute notion de normalité et file dans mon appartement me changer avant de rejoindre Stan au refuge. Le temps de grimper les trois étages, je consulte à nouveau mon téléphone et le silence d’Owen me laisse un doute amer concernant ce que j’éprouve pour lui. J’ai l’impression que mon aide ne sert à rien, que chaque main tendue le pousse davantage dans le vide. C’est fatigant de marcher sur des œufs tout le temps, de redouter à chaque fois de le blesser en pensant bien faire. Cette impuissance, c’est un peu ce que j’ai vécu avec ma mère : des tentatives désespérées pour la remettre sur pied, chose qu’elle a toujours refusée. On ne peut pas aider quelqu’un qui n’en a aucune envie… Trois tour de clé, la première chose que je remarque, c’est mon alarme désactivée. La seconde, c’est l’absence de mes croquis sur le plan de travail et la dernière, celle qui me tue, c’est ma boîte à économies. Ma Biobox est vide, gisant par terre. Owen, qu’est-ce que tu as fait ? La réponse est simple et j’ai envie de pleurer. L’histoire se répète. Quelle conne ! Je me revois il n’y a pas si longtemps, à Blackburn, dans le même état. Quand j’ai découvert que Mitch signait des chèques dans mon dos. J’hésite entre vomir mon dégoût par terre ou pourrir Owen par téléphone, et j’opte pour la dernière option. Boîte vocale, aucun cran. — C’est moi. Tu as intérêt de me rappeler et me dire ce que tu as fait de mon argent. Je vois que tes grands discours sur la pitié ne sont qu’un écran de fumée. Je ne pensais pas que tu serais capable de me faire un coup pareil ! Rappelle-moi, merde ! Je me suis emportée, d’une voix brisée à l’instar de la confiance que j’avais en lui. Des larmes s’échappent lorsque je raccroche. C’est de la déception, une profonde amertume et beaucoup d’incompréhension. Je n’arrive pas à croire qu’il réagisse ainsi. Comme je n’ai pas compris à l’époque comment ma mère pouvait préférer me rejeter que d’avoir un toit et une fille. De rage, je rédige un nouveau SMS et j’en remets une couche. [Écoute tes messages et rends-moi les clés. Et dis-moi où tu es !] Consciente que de pleurer dans cet appartement vide ne changera pas la donne, je fais taire l’alarme de mon téléphone et me change avant d’aller au refuge sans parvenir à m’expliquer pourquoi je m’évertue à vouloir aider les autres alors que je suis incapable de me sauver moi- même. * Owen

Un message sur répondeur et maintenant un SMS rageur, je crois que la pilule passe mal et qu’elle ne me le pardonnera pas. Je serre les dents, en écho à mon cœur qui s’enferme à double tour. Pourtant, je tente de rester digne – autant qu’on puisse l’être en étant couvert d’auréoles grisâtres, à la borne d’accueil, sous les néons froids et entre ses murs blancs. Mon interlocuteur en costume-cravate frappe sur son clavier à toute vitesse, imprime la facture et me demande comment je souhaite régler. — En espèces. Mon choix lui semble peu commun, mais il accepte. Je dépose le fric de Drew, celui de Molly aussi. J’ignore mon nœud à l’estomac et me répète qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Un coup de tampon scelle mon choix, je m’empare du récépissé ainsi que du bordereau et glisse le tout dans ma poche alors que mon portable chante une nouvelle fois. Mais ce n’est pas Molly, c’est un signe de vie de Bud, je décroche aussitôt. — Comment va mon petit con préféré ? Dis-moi que tu es dans le train. Un blanc, des bruits de pas. Mon cœur s’arrête et repart difficilement. Un souffle haletant et des cris. Non, plutôt des hurlements. — Owen ? Ils m’ont retrouvé ! Ils sont là ! — Tu es où putain ? — Je me suis planqué au refuge ! — Bordel de merde ! T’es pas encore parti ? — Ils vont me tuer !

Chapitre 43 Molly

# Mad Word Jasmine Thompson

Je crois que ce qui me pousse à rouler sur les trottoirs encore humides, c’est la perspective de pouvoir m’épancher sur l’épaule de Stan. Il a toujours été là pour m’écouter, me ramasser à la petite cuillère à chaque fois que je me suis pris un mur. Et Owen, c’est pire qu’un mur en béton armé. Je pense aussi que d’aider d’autres bénéficiaires est une démarche qui remet les choses à leur place. Côtoyer les gens dans le besoin, leur apporter un peu de réconfort, permet de revoir le sens des priorités. Alors je m’accroche à cette idée. Je me rappelle que j’en sors grandie à chaque fois, même si ce soir, je n’ai pas trop le cœur à jouer les bénévoles. Je connais le refrain sur le bout des doigts, tout ce qui ne me tue pas… Entre deux montées de larmes, je délaisse les grues et les chantiers aux abords de Ann Fowler House alors qu’un vieux barbu avec un à sac à dos immense galope dans ma direction en lançant des regards tendus dans son dos. Bizarre… D’étrange éclats de voix attirent mon attention. Que se passe-t-il ici ? Il y a des cris qui s’élèvent. Je croise une dame courant à perdre haleine derrière sa poussette, mère et fille semblent affolées. Sur le parvis du centre d’accueil, je perçois la clameur d’une agitation anormale. Des bruits de verre. Des gens qui s’échappent, ventre à terre. Des hurlements. Je descends de ma trottinette et j’ai les jambes fauchées devant une vision d’horreur. Une émeute, une bagarre. Un règlement de comptes. Et au centre de l’arène, Owen. * Owen # Jungle - X Ambassadors

J’ai tout de suite compris que c’était grave, et je ne me suis pas trompé. Des sweats à capuche noirs, des barres à mine et des lames. Putain, c’est méchamment sérieux. Encerclé devant le refuge, roué de coups par une bande de crevards qui réclame son dû, Bud est à terre, mon sang ne fait qu’un tour. Le voir se faire tabasser libère ma part animale, c’est comme si j’assistais à la mise à mort de mon propre fils, j’en ai mal jusque dans les tripes et je me jette dans la fosse aux lions sans réfléchir. Odeur de sang. Cris de hooligans. Parfum de sueur et de terreur. Griffes acérées, j’empoigne le premier, l’étrangle avec sa capuche en l’éloignant du cercle. Je le retourne et lui pète le nez d’un coup de boule avant qu’il n’ait le temps de broncher. Gerbe rouge, os fracturé, je déglingue le suivant en me rapprochant de Bud qui prend cher. Un éclair de douleur traverse mon dos, j’encaisse mal, mais désarme un Crox Crew avant de lui démonter la mâchoire d’un grand coup de batte de baseball. Bud est recroquevillé, piétiné par deux brutes qui le réduisent en bouillie. Je saute férocement sur le plus grand, le fauche en plein élan d’une béquille en pleine cuisse qui le neutralise au sol. Je ne me reconnais plus en plongeant sur sa tronche. Quand mon poing s’écrase brutalement sur sa pommette qui cède à chaque coup que j’assène. Le craquement des os ne m’arrête pas, je serais même prêt à donner des coups bas. On m’arrache à lui de force, mes fringues sont déchirées et vient un flash rouge et blanc qui me sonne et m’envoie au tapis. Le silence revient, il ne reste que le chaos. La joue sur le bitume détrempé, un déluge de pieds et de poings s’abat sur moi, jusqu’à ce que des bénévoles du refuge ne s’en mêlent. Bombes de défense en main, ils pulvérisent copieusement les visages de ces ordures qui se dispersent en promettant de nous crever la prochaine fois. Lorsqu’une âme charitable me relève, je me dégage d’un geste agacé et me rue sur mon petit con qui peine à tenir ne serait-ce qu’à quatre pattes. Des larmes de rage dévalent ma joue tailladée, j’oublie la douleur et le prends dans mes bras. Je voudrais le pourrir, le maudire, le secouer, le bercer, lui ouvrir les yeux. Mais je me contente de l’enlacer, de le sentir respirer contre moi. J’accueille ses sanglots contre mon épaule, il est vivant et c’est tout ce qui compte. — Bud ! Dis-moi que ça va. — Je suis désolé, mec. De ma lèvre qui a pris cher, je laisse échapper mon soulagement. Même si j’ai l’impression de passer mon temps à lui sauver les miches. — Putain, ne me refais jamais un coup comme ça ! J’ai eu la peur de ma vie ! Deux femmes aux regards choqués et munies de trousses de premiers soins l’embarquent un peu plus loin afin de le prendre en charge. Ma peau martelée se réveille, mais les picotements et les élancements ne sont rien à côté de ce regard qui m’accable au milieu du champ de bataille. Un regard marron, cristallisé par l’effroi. Le genre de regard qui m’achève. Molly, fallait pas que tu me voies comme ça. * Molly

Assister à cette barbarie me soulève le cœur. La sauvagerie d’Owen me détruit à petit feu. Je ne l’ai jamais vu si brutal, si effrayant. Sur le goudron puant, il n’est plus qu’une bête blessée, transpirant de haine. Sa manche arrachée, son visage amoché me rappellent que je viens de le voir se battre comme un chien. Dans une violence effroyable que je ne cautionne pas, je suis prise d’épouvantables nausées. Les larmes qui bordent mes yeux sont poussées par un sentiment atroce, parce que j’ai l’impression de le voir sous son vrai jour, de m’être trompée sur toute la ligne. Agressif, sale, débordant d’une fureur qui me dépasse, il accroche mon regard, et pour la première fois j’éprouve de la peur. Une terrible crainte, parce que je ne le reconnais pas. Il entrouvre la bouche, son visage se pare d’un voile navré. Owen approche, mais je ne peux pas oublier tout le reste. Ses réactions imprévisibles, ses affaires débarrassées à la maison, la boîte à fric. C’est plus fort que moi, je recule. En larmes, je m’en vais. * Owen # Unsteady - X Ambassadors

Je voudrais m’expliquer, lui dire qu’elle est arrivée au mauvais moment. Je voudrais lui dire que je n’ai pas eu le choix, que je ne pouvais pas rester sans rien faire. Que je tiens à Bud bien plus que je ne le soupçonnais, quitte à prendre une balle perdue. Mais dans ses yeux, je vois un reflet que je n’aurais jamais voulu apercevoir. J’ai toujours eu peur qu’elle ait pitié de moi, mais là tout de suite, je croise une lueur de dégoût qui me terrasse. C’est pire que n’importe quel coup dans les dents, pire que la batte qui m’a fêlé les côtes. À travers ses yeux, je me sens dévisagé comme un putain de SDF, tout en bas de l’échelle. Le genre de malaise qui t’enfonce plus bas que terre. Elle recule, en sanglots. Je l’écœure, je l’effraie. Le sol se dérobe sous mes pieds et je crois que mon cœur termine de battre sur le goudron qui se craquelle à mesure qu’elle s’éloigne. L’écho de ses pas se meurt, répondant à mon pouls qui en fait de même. Sur ma langue, le goût cuivré de l’hémoglobine se confond avec l’amertume des regrets. Je suis repoussant, elle me rejette, je me dégoûte, et je regrette tellement. Trop tard, le mal est fait. Tout devient flou et sourd, le refuge se fige, le quartier retient son souffle, Liverpool s’arrête et ma vie aussi. Il ne reste qu’un putain de sanglot larvé entre mes côtes douloureuses, un déchirement qui vibre jusque dans mes os et cette main glacée qui se pose sur mon épaule. — Merci. J’suis qu’une merde, je sais pas quoi te dire. Ses excuses me tailladent l’âme, Bud est en un seul morceau, c’est le principal, mais je l’ai en travers de la gorge. Il est le champion toute catégorie pour attirer les emmerdes à lui. Si je pouvais respirer sans sentir cette brûlure dans les poumons, je soufflerais d’exaspération, mais je me contente de serrer les dents. — Ne dis rien. Bud, franchement, c’est pas le moment. — Mec, je te jure que… — Que quoi ? Que tu allais partir ? Arrête de me bassiner avec tes palabres. Volte-face, je contemple ce mélange étrange de poupée défigurée et d’ange tombé des nues tenant son sac comme s’il s’agissait d’un nouveau-né. Ce petit con aura ma peau. Ça ne peut plus durer. Je le chope par le poignet et l’entraîne sans y mettre les formes vers ma caisse. — Tu me fais mal Owen ! Lâche-moi putain. Seule une perle de sel sur ma joue s’exprime en mon nom. Je me fiche qu’il boite et qu’il couine quand je l’enfourne de force sur le siège passager. — Mec ! Qu’est-ce que tu fous ? — Tu la fermes ! — Je t’emmerde ! — Mets-la en veilleuse avant que je m’énerve franchement. M’installer au volant m’arrache un grognement blessé, chaque putain centimètre de peau malmené semble se réveiller, j’ai mal partout, mais ça ne m’empêche pas de démarrer, pied au plancher. L’autre peut meugler, vouloir se détacher, rien ne m’arrêtera. — Putain, j’ai le droit de savoir où on va ! — Ouvre encore la bouche et je te fais bouffer ton sac. Compris ? Au terme d’un trajet tendu, lorsque je pile et que je ferme les yeux, le regard dépité de Molly s’invite sous mes paupières et je ne sais pas comment vivre avec ça à présent. Quand Bud comprend enfin où on se trouve, il s’accroche férocement à la portière pour ne pas quitter son siège. Rien à foutre, je sors, contourne la Mustang et l’extirpe manu militari. — Owen, me fais pas ça ! C’est à peine s’il touche le sol lorsque je le traîne vers le hall. Au milieu des voyageurs intrigués, il m’implore de ne pas aller au bout, mais ses supplications résonnent jusque sur le quai. Voie 3, je l’écrase sur un banc et, bordel, je me fais penser à un père secouant les bretelles à son rejeton. — Tu vas entrer dans ce putain de train sous mes yeux. — Putain, m’oblige pas, mec. S’il te plaît ! — Ta gueule ! Tu payes ton billet et tu montes là-dedans, c’est clair ? Ses larmes sont bien plus dures à encaisser que les coups de barres à mine ou que n’importe quelle baston de rue. — Qu’est-ce que je vais foutre à Cardiff sans toi ? — Il n’y a pas si longtemps, un petit con m’a dit que la roue tournait un jour ou l’autre. Pour toi, c’est maintenant et faut qu’on en passe par là. — Tu te fous de ma gueule ? Owen, me lâche pas. M’abandonne pas… — Monte dans ce train. Chaque syllabe est sifflée entre mes dents. J’en souffre, moi aussi j’ai envie de chialer, qu’est-ce qu’il croit ? — Je n’ai que toi ! Je déconnerai plus. Plus jamais. — Je veux rien savoir. — Je me ferai tout petit, je te le jure ! Owen, regarde-moi. Tu me crois au moins ? Je sais que si j’ouvre la bouche à cet instant précis, je vais craquer. Je serre les poings, fais taire cette culpabilité qui me ronge et qui me flingue à petit feu. Bud baisse les yeux, secoue la tête et lâche un « Putain, j’arrive pas à croire que tu me fais ça… » qui m’éviscère davantage. Il quitte finalement le banc, je tremble à l’intérieur, mais je ne veux pas avoir son sang sur les mains. Je veux qu’il vive. Je veux qu’il se casse de cette ville maudite. Foulant le marchepied entre les portes ouvertes, son regard bouffi me fustige. Un jour peut-être, une fois à l’abri, il comprendra que j’ai fait le bon choix. Que je ne voulais que son bien. — Tu as toute la vie devant toi. Ne reviens jamais. Un doigt d’honneur, c’est sa manière de m’embrasser une dernière fois. Il se mouche du revers de la main et traîne ses frusques à l’intérieur du wagon. Plus un seul regard, il m’en veut méchamment. On sonne le départ. J’écrase une larme. À ta nouvelle vie, tâche d’être heureux, petit con. * Porté jusqu’ici par les nerfs, c’est dans ma bagnole que je m’écroule. L’abominable douleur d’avoir déçu Molly ressurgit, la souffrance de devoir droper Bud loin des tumultes de Liverpool me déchire, mais ils ont l’un et l’autre besoin d’être protégés, d’être préservés de ce que je suis. Tâtant ma joue, je m’ausculte dans le rétroviseur et j’encaisse en pleine poire la triste réalité : le cœur brisé par elle, la gueule abîmée à cause de lui… Voilà ce que c’est de prendre le risque de faire confiance et d’être trahi encore et encore. Toutes les alarmes clignotaient « danger » au fond de moi et je n’en ai fait qu’à ma tête. Je n’ai plus Bud, j’ai perdu Molly, c’est peut-être mieux ainsi. Il ne reste que moi et ma cause perdue. Désœuvré, je mets le contact, enclenche la première et je trace sans but ni envie, je me casse d’ici.

Chapitre 44 Molly

# Say Something - A Great Big World

Plus rien n’a la même couleur, ni la même saveur depuis que j’ai vu cette bagarre de rue. Même l’ouverture de la porte de mon appartement ressemble à un soupir. Réfugiée chez moi, dans ce domicile qui porte les stigmates du vide laissé par Owen, mes sanglots éclatent à nouveau. J’éteins mon téléphone comme on jette l’éponge, cette fois-ci je renonce. Que ce soit sous la douche ou sur ce canapé, une part de moi reste inconsolable, choquée et incapable de comprendre ce qui m’arrive. Pas en mesure de déceler à quel moment précis je me suis trompée sur lui. Secouée par des spasmes terribles au milieu du salon, Poupouf plaqué contre ma poitrine, j’ouvre les yeux sur la situation, et les élans de Vector pour me distraire n’y changent rien. J’ai cru de toutes mes forces que j’étais en mesure d’améliorer son sort, de le sortir de la rue, mais on ne peut pas sauver quelqu’un qui ne le souhaite pas. — Un peu comme toi, maman… C’est un murmure gorgé de sel et de remords. J’effleure la tour Eiffel sur le ventre de ma peluche, et j’ai la sensation de répéter le même échec en boucle. Il s’écoule de longues minutes durant lesquelles je repousse au loin tout ce que j’ai éprouvé pour lui, en me fustigeant d’avoir dépassé le simple cadre d’une main tendue, je me suis mise en danger, je me suis brûlé les ailes. Puis je balance ma peluche, envoie promener mon petit robot et je me ressaisis. Du moins, j’essaie de m’en convaincre, c’est là qu’on sonne à ma porte. Les yeux rougis, pas vraiment présentable, je grogne que je ne veux voir personne, mais je reconnais la voix de Stan. — Dis-moi que tu vas bien ! Molly, je suis mort d’inquiétude ! Profonde expiration, je plaque mon front contre la porte, le rassure à voix basse et ouvre en grand finalement. Je n’ai pas besoin de parler, mon visage s’exprime à ma place. Sous son bonnet, je le devine inquiet, vraiment préoccupé par mon état. Il se rue vers moi, bras ouverts et m’enveloppe de toute sa bienveillance. — Je suis arrivé en retard au centre, juste après l’incident. L’équipe m’a tout raconté, je suis venu ici dès que j’ai su ! Mes tempes collées aux siennes, je sanglote que c’était bien plus qu’un incident. Non content d’être un épisode violent, ce qui s’est produit au refuge n’est ni plus ni moins qu’une gigantesque fissure entre deux mondes. Sa vengeance, ma reconstruction. — Je t’ai pris un remontant, ma belle. Si tu veux bien d’un vieux pote pour partager un verre… Souriant, il exhibe une bouteille de bourgogne, retire son bonnet et me souffle que ça m’aidera à m’en remettre – ou au moins à me vider la tête. Pas vraiment convaincue, je l’invite à s’installer dans le canapé et reviens sans entrain avec deux verres. De lampées en généreuses rasades, Stan dédramatise, me console tant bien que mal et m’arrache parfois un microsourire. Je dois lui reconnaître un don pour le réconfort et une empathie qui dépasse très largement la mienne. L’alcool aidant, je me détends un petit peu et c’est sans doute en ayant levé le coude un peu trop vite, que je me confie à lui, éméchée. — Tu l’aurais vu cogner si fort et se débattre avec ces brutes… C’était l’apocalypse. C’était complètement fou… — Hey beauté, ne pleure pas… Viens là… — Je croyais le connaître, tu comprends ? — On ne connaît jamais vraiment quelqu’un. Déjà que c’est pas évident de se connaître soi-même… Sa paume réchauffe mon dos et j’appuie ma tête sur son épaule en soupirant mes regrets, il a tellement raison. Même moi, je ne sais plus où j’en suis ni vraiment qui je suis. Stan se ressert et vide la bouteille en tentant d’apporter son point de vue. — Il avait certainement ses raisons… Owen avait l’air de tenir à ce jeune… — Oui, tout comme il avait l’air de tenir à moi… Et il est parti d’ici comme un voleur en prenant mes économies au passage. Alors que son argumentaire visait à mettre de l’eau dans mon vin, je désigne mollement ma boîte à économies vide avant d’enfouir ma tête entre mes mains et de reprendre au bord du chagrin. — Ce n’est pas pour l’argent, c’est pour le geste… — Le bâtard… Ça c’est pas cool. — De toute façon, je me suis trompée. Je ne veux plus en entendre parler. Je ne veux plus personne chez moi ! Bien sûr, cette phrase n’était pas destinée à Stan, pourtant il cesse de respirer un instant, se pince les lèvres et tapote sur ma cuisse. — Je vais te laisser. Tu as besoin d’être seule et de te reposer. — Je disais pas ça pour toi. Stan… Il se redresse, absolument pas vexé et rétorque qu’Evie l’attend chez lui de toute manière. — Allume ton téléphone, si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là, beauté. Ma gorge se noue subitement à l’idée de me retrouver seule et confrontée à cette vie barricadée mais nécessaire à ma survie, alors je me contente de valider de la tête. Stan dépose une bise sur le haut de mon crâne et m’abandonne en laissant son bonnet sur la table basse. J’aurais pu m’écrouler de plus belle après son départ, mais je décide de me reprendre en main – ou du moins, j’essaie de ne pas sombrer plus bas. J’écrase mes dernières larmes, tire un trait sur cette journée épouvantable et dépose les verres dans l’évier lorsque Stan retape à la porte. La tête me tourne un peu, j’ouvre après avoir effectué un détour par la table basse. — Tu as oublié ton bonnet ! Erreur, ce n’est pas Stan. * Owen

Je pensais qu’être seul dans le noir, sur un parking à l’odeur de friture et de carton chaud était le point final de cette journée de merde, mais je faisais fausse route. Les cris qui s’échappent à présent de mon téléphone résonnent si fort dans l’habitacle que je l’écarte de mon oreille. — On répare ta caisse, on se plie en quatre et c’est comme ça que tu réagis ? Elle avance le fric pour tes pièces et tu te comportes comme un vrai connard ! À l’avenir, penser à ne plus décrocher machinalement. Jamais. Je serre les dents, Stan poursuit son sermon ponctué de jurons. — T’es vraiment qu’un enfoiré ! Qu’est-ce que t’as dans le crâne, putain ? Tu te bats comme un chiffonnier au refuge et tu lui piques sa thune ! Ça te plaît de te servir des gens ? Je me tais, j’opte pour laisser passer l’orage dans un silence qui plaide coupable. — Tu dis rien ? Tu sais à quel point elle est mal par ta faute ? Ça ne veut toujours pas sortir de ma gorge. Je déglutis et je souffre à l’idée de l’avoir égratignée. — Elle t’en veut et, bordel, je peux la comprendre ! Toi et tes embrouilles de merde, vous lui foutez la paix. Oublie-la, espèce de sale voleur ! Il me raccroche au nez, c’est tout ce que je mérite : m’enfoncer lentement dans mon merdier, sans aide ni complice. À la lueur jaune des néons du Mac Do, le calme revient, dressant un état des lieux insalubre sur ma putain de vie. Après la trahison, vient le rejet et bientôt l’oubli. Dans quelque temps, pour elle et son sauveur mécanicien, la vie va reprendre comme si je n’avais jamais existé. Tout au plus, je ne serai qu’un mauvais souvenir sur lequel il sera facile de tirer un trait. Ce soir, j’ai besoin de prendre du recul, de changer d’air sous peine de définitivement péter les plombs et d’échouer juste devant la ligne d’arrivée. Pire, je dois me faire discret, parce que les Crox Crew m’ont dans le nez à présent, ils ont promis de me faire la peau. S’ils croisent ma route, je ne suis pas sûr qu’il y ait quelqu’un pour me sauver. Il me faut fuir, me barrer quelques jours, disparaître des radars et tenter de me sortir Molly de la tête. Est-ce que la piaule à Wallasey est libre ? De mes doigts tremblants, je balaye mon écran, à la recherche du wifi gratuit. Une fois connecté, je furète sur Airbnb et consulte les disponibilités de la villa de mes parents. Libre… Le voilà mon refuge, ça fera largement l’affaire. Alors que je compte prendre la route illico pour New Brighton, ma connexion internet déclenche une avalanche de notifications, dont une en provenance de ma banque. Le message me saute à la gorge. Mes pupilles se dilatent sur les pixels affichant mon solde largement créditeur. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Nouvelle sonnerie, ma boîte e-mail se synchronise, je découvre un message de ma mère suite à un « petit coup de pouce », un virement qui me blesse dans ma fierté mais dont je ne peux pas me passer en ce moment. Un nouveau message se télécharge sous mes yeux, il s’agit d’un accusé de réception automatique. Un e-mail provenant de l’Office Britannique de la Propriété Intellectuelle, la preuve de mon dépôt au nom de Molly ainsi que la référence du projet que je tenais à protéger contre un paiement en espèces un peu plus tôt. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, je ne voulais surtout pas que son idée connaisse le même sort que les miennes. Un vent de nostalgie me fouette alors devant cette preuve, j’aurais dû accomplir cette simple formalité pour toutes mes esquisses dans ma vie d’avant. Si seulement j’avais pris le temps de le faire, Carl n’aurait jamais pu les utiliser, DesUrb n’aurait jamais pu me la faire à l’envers. Je n’aurais jamais perdu la paternité du Shutter Tree. Je ne serais pas cette sous-merde errant sur le parking d’un fast-food, traquée par un gang. Et par-dessus tout, Molly ne m’aurait jamais vu comme un sans- abri… J’aurais encore un toit, un job, une vie. Il faut qu’elle sache que son projet est sécurisé… Je dois lui expliquer pour l’argent. Prenant mon courage à deux mains, je me décide à sortir du silence. Je compose son numéro, un peu fébrile, mais je me heurte au répondeur dès la première tonalité. Portable éteint ? Le message d’accueil précède le bip et je reste muet, mes mots sont encore coincés dans ma trachée douloureuse. J’imagine qu’elle m’en veut à mort et qu’elle n’écoutera jamais sa boîte vocale en sachant que l’appel vient de moi. Je raccroche, me sens très con, mais je ne renonce pas pour autant. J’ouvre l’application avec laquelle j’ai codé quelques mots doux sur son petit robot du temps où Molly me considérait autrement que comme un sac d’emmerdes. Elle sera bien obligée d’entendre ce que j’ai à lui dire si c’est Vector le messager. L’interface de son compagnon digital illumine mon visage, je m’apprête à programmer mon message mais l’icône permettant d’accéder à la caméra du petit robot me fait de l’œil. L’envie de la voir, de m’assurer qu’elle va bien prend le pas sur le respect de sa vie privée et j’active l’objectif de la machine. Ce n’est pas bien, mais tant pis. Mon smartphone devient une fenêtre ouverte sur son appartement, son intimité. Au ras du sol, je reconnais le salon, le pied de la table basse. Lentement, je dirige Vector en direction du canapé : rien. Je l’oriente ailleurs, balayant l’espace lors d’une lente rotation. Bingo. Elle est devant sa porte d’entrée, tenant un bonnet dans sa main. Voyeur numérique, j’approche dans son dos et distingue une autre paire de jambes sur le seuil. À l’aide des commandes à distance, je redresse la tête du robot et la caméra me dévoile alors l’identité de son invité. Mon cœur s’arrête. J’ai envie de vomir, victime d’une sensation de déjà-vu ignoble. Ils s’enlacent, elle le laisse entrer, bordel ! Molly l’invite à s’assoir sur le canapé tout de suite après et j’ai envie de gerber. Je coupe tout. Sonné par ce que je n’aurais pas dû voir. Qu’est-ce que Carl fout chez elle ?

Chapitre 45 Owen

# Let It Go - James Bay

J’ai désinstallé l’application, l’esprit assailli de vieilles images de Brooke et de Carl puis d’autres toutes récentes de Molly succombant à la tentation. Cette masse glacée et gluante qui se forme dans le plexus me rappelle à quel point la trahison peut être douloureuse. Elle est même insupportable. Et c’est de ce chaos que naît la résolution la plus limpide que je n’ai jamais prise : remettre les compteurs à zéro. Ce qui signifie arrêter les frais, lui rendre son portfolio, sa lettre, et reprendre mon plan à la source. C’est-à-dire sans m’attacher à qui que ce soit, sans compter sur personne, et surtout… sans penser à elle. Je quitte ce parking glauque au « M » jaune pour rejoindre le quartier animé et peuplé de bars bondés dans le centre. Première étape de ma vie encore plus merdique qu’avant. Après un créneau, j’abandonne ma Mustang et poursuis à pied jusqu’au Maya, le seul lieu sûr que je connaisse. J’ai planqué le porte-documents de Molly dans l’antre de Drew. Du rock frappe fort depuis sa taverne jusque dans la rue, je baisse la tête, histoire de ne pas attirer les regards sur ma tronche bien esquintée. Des jeunes gens éméchés fument sur les pavés, à l’intérieur, c’est noir de monde, je suis assourdi par les guitares saturées. Je fends la foule, les relents de gin et de whisky coca jusqu’à la porte ornée de l’Union Jack et me réfugie dans cette salle que Drew me prête le temps d’une douche. Sous le lavabo, j’ouvre le meuble, et récupère le dernier lien qui me rattache à Molly. Je me surprends à avoir un pincement au cœur, mais c’était une connerie que de l’entraîner là- dedans. Et une monumentale erreur que de lui faire confiance. La soirée bat son plein, Drew est trop occupé pour me calculer, je rebrousse chemin, remontant la marée humaine dense et en transe. Une fois à l’air libre, je m’éloigne du Maya d’un pas vif et je ne vois pas venir cette ombre qui se jette sur moi. Plaqué brutalement contre une gouttière, étranglé par un avant-bras qui comprime ma trachée, je réalise qu’une lame effleure ma joue, juste sous mon œil. Il ne s’agit pas d’une ombre isolée mais bien de quatre types qui me prennent au piège. Des Crox Crew, je suis foutu. — On t’avait dit que c’était pas terminé, bâtard ! La lame menace davantage. Mon cœur bat à mort. De son bras, le petit nerveux appuie si fort que j’ai du mal à respirer. Un autre m’agrippe par les cheveux pour m’obliger à le regarder. — Bud nous doit du fric, t’aurais pas dû t’en mêler. — Lâche-moi, putain ! — Alors, c’est toi qui vas rembourser, « Owen Bennett ». — J’ai… j’ai rien… D’où tu connais mon nom ? — On sait tout ce qu’il y a à savoir sur toi. Soit tu payes cash, soit tu le payes de ton sang. La pointe du couteau se plante dans ma peau, juste assez pour me couper le filet d’air que j’inspire. Le message est clair, reçu cinq sur cinq. — T’as une semaine avant qu’on te fasse la peau. À toi, à Bud, à tous les gens qui t’entourent. C’est clair ? — Allez bien vous faire foutre ! — Tssss… Ça serait dommage qu’il arrive malheur au vieux du bar, à tes parents, au mécano ou la petite pute en trottinette. Tu vois ce que je veux dire ? La terreur me pétrifie. Je ferme les yeux, j’abdique. Le type me relâche, la lame disparaît et je prends une droite monumentale qui me sèche contre la gouttière en guise d’au revoir. En apnée, la joue en feu, j’ai conscience d’être un homme mort. À présent, où que j’aille, quoi que je fasse, ils me retrouveront. Et si ce n’est pas le cas, ils passeront leurs nerfs sur Drew, mes parents, Stan ou encore Molly. Leurs pas s’évaporent dans la nuit froide, ma pommette semble vouloir doubler de volume, et l’adrénaline pulse encore dans mes artères. Je titube jusqu’à ma caisse, les choses sont claires… Plus que jamais je dois m’éloigner, prendre du recul pour réfléchir vite et fort, sous peine qu’ils ne s’en prennent à elle. * Molly Après une nuit sans rêve, plus épuisée que la veille, j’ouvre un œil au milieu d’un champ de kleenex froissés. Je dois mes larmes à Owen pour son attitude ainsi que son silence, sans parler de mon sommeil troublé par les mots de Carl. Il est venu m’annoncer hier soir la date fixée par le boss pour présenter mon projet. L’ex meilleur ami d’Owen l’a appris par indiscrétion, et je suis la dernière à être informée. Selon lui, c’est l’occasion ou jamais de faire éclater la vérité et de confondre le boss, mais je ne suis plus sûre de rien ce matin. Surtout pas certaine de vouloir aller au bout pour Owen. Lasse, croulant sous le poids d’un mal-être diffus, je me traîne jusqu’à la fenêtre et laisse, malgré moi, mon œil morne courir jusqu’au kiosque, tristement vide. Pour ne pas rester engluée dans un spleen latent et une peine de cœur que j’ai du mal à contenir, je me donne un coup de pied aux fesses afin de reprendre ma vie en main. Il n’y a pas eu de soirée française hier soir, pas d’excès à éliminer, pourtant je chausse ma paire de running et je me motive pour un footing. Je peux toujours me persuader que la vie reprend, après tout. Premières foulées dans les entrailles d’une Liverpool endormie, dans mes écouteurs le flot nostalgique de Let It Go signé « James Bay ». Au rythme d’une mélodie qui me plonge dans la grisaille, j’essaie d’oublier la pression imposée par la date fraîchement fixée par Slater. D’ici peu, je devrais dévoiler le projet en grande pompe, faire semblant, faire le bon choix entre une simple présentation et un tribunal à l’air libre. Je cours pour me délester du poids de ma mère – forcément lié à celui que je ressens vis à vis d’Owen. Je galope en tentant de me détacher de toute cette violence, des mensonges, de ce repli sur soi, mais j’ai beau accélérer, l’idée de ne pas pouvoir le sauver de la noyade me colle à la peau si bien que j’en ai les joues mouillées. Je longe le musée, essoufflée, et j’entrevois dans mon cerveau malmené, les yeux de Mitch que je chasse immédiatement en rassemblant mes idées pour le boulot. Cette promotion, c’était la chance de ma vie, je dois m’y accrocher pour ne pas revivre le dernier acte de Blackburn, alors je ressasse les directives à donner à l’équipe de concepteurs 3D dès lundi matin, les grandes lignes du communiqué de presse que DesUrb va diffuser, sauf que tout me ramène à Owen… à cette boîte dessinée presque à quatre mains, à tout ce sac de nœuds auquel je ne comprends plus rien… Très loin du cottage et des illusions qui me berçaient. Cédant à une pointe de côté, je ne peux pas aller plus loin, je rebrousse chemin, et rentre à la maison avec le même poids sur la poitrine. Le cœur en berne, les idées pas très claires, je reprends mon souffle et m’éponge le front en bas de mon immeuble. C’est là que mon cœur cesse de battre devant les escaliers et que la musique s’arrête. Parce qu’Owen tient mon portfolio sous le bras, poussant du courrier dans ma boîte aux lettres. Le visage amoché, des cernes à faire peur, sale et froid, il n’est pas vraiment surpris de me voir, comme s’il m’attendait. — Je suis venu te le rendre. Il me le tend, d’un geste aussi sec que sa voix. Il n’ose pas croiser mon regard tandis que je détaille son teint pâle, ses cheveux ébouriffés et les égratignures sur son visage fermé. Je m’empare de mon bien, et une part de moi se fissure. La gorge nouée, je parcours rapidement mes dessins et vérifie que l’enveloppe de ma mère est toujours là. Je sens mes yeux s’embuer, mais les siens se mettent à luire quand il trouve enfin le courage de me dévisager. — C’était une idée de merde. Désolé, Molly. — Désolé de quoi ? De voler mon argent, de disparaître sans me donner de nouvelles ou d’avoir couché avec moi en me laissant croire que tu voulais t’en sortir ? J’aurais voulu prononcer tout ça sans trembler, mais ma voix s’est éraillée sur la fin. Sur sa joue tailladée, je devine son pouls qui martèle contre sa mâchoire. Owen s’enferme dans un mutisme qui déchire les derniers lambeaux de ce qu’on a vécu tous les deux. J’ai l’impression de revivre les derniers instants avec ma mère. — Dis quelque chose ! — Il n’y a rien à dire. Je supporte pas d’être tombé si bas dans ton estime. Et encore moins que tu sois tombée si bas dans la mienne. — Owen… Dis pas ça… — Stop, Molly. Il refuse d’entendre mes explications. Ses billes bleues retiennent des larmes et s’échappent vers la boîte aux lettres puis dehors, en direction de la rue. Mon cœur est en miettes face à cet homme en qui j’ai cru de toutes mes forces, avant d’être affreusement déçue. — Je te rembourserai les pièces pour ma voiture et l’argent que je t’ai emprunté aussi. Mais je dois disparaître quelques temps. — Tu n’as rien emprunté, tu me l’as volé ! Tu as agi dans mon dos, Owen… C’est ce qui me fait le plus mal. — Je crois qu’on est deux dans ce cas. Du bout des doigts, il tâte sa pommette égratignée, ses pupilles se dérobent de plus belle alors que je cherche à comprendre. — De quoi tu parles ? — De Carl. Au Maya, et puis chez toi. Comment le sait-il ? Sa pomme d’Adam roule, presque bruyamment, et il s’écarte afin de prendre la tangente. C’est plus fort que moi, je le retiens par le poignet, je refuse qu’il parte sur une mauvaise interprétation des faits. — Ce n’est pas du tout ce que tu crois. Il se fige, crispé et à vif. — Je pourrais te dire la même chose en ce qui me concerne. Mais tu t’es fait une idée sur la personne que je suis. Et je crois que moi aussi, je vois clairement qui tu es. Owen retire sa main, un brin agacé et vraiment blessé. Je sens ma gorge m’étrangler davantage alors que j’expire difficilement la vérité. — Je l’ai vu pour toi ! — C’est ce que Brooke aurait pu me dire, avant de baiser avec lui. — Mais c’est la vérité, merde ! Owen ! Regarde-moi ! Et j’aurais préféré qu’il ne lève jamais les yeux vers moi de cette façon- là. Je découvre tellement d’écœurement sur son visage que mon cœur s’arrête. — Le problème avec la confiance, c’est qu’une fois que tu l’as bousillée, rien de ce que tu peux dire ne sonne vrai, Molly. — C’est toi qui me parles de confiance ? Sérieusement ? Cette fois ma voix s’est brisée à l’instar de mon âme. Sa rancœur tombe telle un couperet, un point final. — Adieu Molly. — Tu… tu pars comme ça ? Comme un lâche ? Le fond de ma pensée et mes sentiments dévalent mes joues. Il tourne les talons, foule le trottoir et se contente de me répondre en fuyant mon périmètre. — Ce n’est pas de la lâcheté. Je le fais pour te protéger. Pour me préserver. Je lâche un rire nerveux, désemparé, chargé de peine. J’enserre mon porte-documents comme s’il s’agissait de la peluche de mon enfance. Secouée par une tonne de sentiments contradictoires, je le retiens une dernière fois. — Alors ça se finit comme ça entre nous ? C’est ce que tu veux ? — Oublie-moi. Bétonne ta carrière. Pense à tes années de crédit, reprends ta vie en main. La mienne est en pause, pour ne pas dire foutue. — Owen ! Mon cri du cœur ne sert à rien. Owen renifle, semble écraser une larme. Il part, sans même se retourner et me laisse complètement boxée par l’incompréhension. Au pied du mur de mes blessures, je l’insulte dans un hurlement qui ne me ressemble pas. Ce « Va te faire foutre ! » n’a aucun effet sur lui, il sonnait pourtant comme une seconde chance au fond de mon âme. Ma vision devient floue, ma bouche se déforme, je l’observe s’éloigner et j’ai l’impression de me vider, d’être aspirée par le bas. Chacun de ses pas me détruit avec une force que je n’aurais jamais soupçonnée. Si sa vie est foutue, mon existence est à l’arrêt, en ruines. Parce que je réalise à cette seconde précise, que ce « nous » est bel et bien mort. C’est fini.

Mitch

Putain, je ne tiens plus. Je veux te voir prostrée dans un coin, les joues humides et boursoufflées. Je veux entendre tes cris terrifiés et tes prières. Oui, je veux que tu me supplies d’arrêter, et tu vas implorer mon pardon. Tu vas me demander de ne plus lever la main sur toi, tu voudras même me garder chez toi. Tu vas me promettre de me filer tout ton pognon, comme avant. J’ai tellement hâte petite Molly. Et si tu crois que ton beau gosse peut y faire quoi que ce soit, tu te trompes lourdement. Putain, je ne tiens vraiment plus.

Chapitre 46 Owen

# Dancing On My Own - Calum Scott

Quand j’ai découvert un beau matin que Brooke avait une liaison, j’ai su que je ne m’en relèverais jamais vraiment. Je me revois boxé par l’évidence, tenant un sachet de capote ouvert, devant notre lit défait, le cœur broyé à l’aube de ma vie qui allait exploser. Je croyais avoir touché le fond, j’étais loin du compte. Le jour où Slater m’a mis à la porte, il y a eu mes cartons dans l’open space, l’humiliation d’être éjecté sans explication et le regard des autres qui me détruisait à petit feu. Là, je pensais traverser la période la plus sombre de ma vie, incapable de créer à nouveau, d’imaginer quoi que ce soit mis à part ma fin. Au moment où j’ai compris qu’on avait volé mes plans, que Carl se tapait probablement mon ex et qu’il avait hérité des lauriers sur mon dos avec le Shutter Tree, je me suis vu perdu dans un gouffre abyssal, tordu par la douleur et la trahison. Il s’est ensuivi l’atroce première nuit dans la rue durant laquelle je ne me voyais pas continuer à vivre. Mais ce n’était rien. Rien comparé à ce que j’éprouve en ce moment. Écartelé par les derniers mots échangés avec Molly, je suis une loque au volant. J’ai beau vouloir me mettre au vert, m’éloigner de la menace des Crox, rouler loin d’elle, son image revient se planter dans mon cœur encore et encore. En embarquant sur le ferry, le souvenir de la saveur d’un baiser sur le parapet me déchire bien plus que je ne peux le supporter. J’observe ce garde-corps privé de notre « couple » en ce jour bien triste, et mon cœur se soulève à l’idée que je ne connaitrai plus jamais cette sensation. Que je n’effleurerai plus jamais ce visage espiègle, enfantin et beau à crever. En arrivant à New Brighton, dans le cottage de mes parents, la chance d’avoir la location disponible ainsi qu’un toit au-dessus de la tête s’efface sous le poids d’un week-end passé à ses côtés. Quand j’ouvre la porte, lorsque j’entre dans ce salon, je comprends à quel point elle me hante. Molly est partout, même son parfum aux notes d’agrumes semble encore flotter dans l’air. Même ici, je ne peux pas m’empêcher d’y penser et de m’en vouloir. Il faut croire que les regrets me poursuivront à jamais… * Molly

Pire qu’un acte manqué, bien plus difficile qu’une simple peine de cœur, le départ d’Owen m’a complètement dévastée. Il ne m’a même pas laissé le temps de lui expliquer qu’il se trompait sur Carl, sur l’amant de Brooke, sur moi, sur tout. Mais il est trop tard pour mettre les choses à plat, son adieu m’a tuée, c’est comme si ma vie s’était arrêtée devant les boîtes aux lettres. Après avoir versé toutes les larmes de mon corps dans des sanglots éprouvants, Kate est venue à ma rescousse. Avec du chocolat, des câlins et une oreille attentive. Mais rien ni personne ne peut effacer ou combler ce grand vide. Il n’y aura plus de guitare jouée trop fort sous le kiosque, plus d’étincelle entre lui et moi, plus de deal ni de plan. Tout ça, à cause d’un malentendu, d’un rendez-vous avec Carl. À cette seule perspective, je m’effondre une nouvelle fois sur le canapé en contemplant le portfolio récupéré dans la douleur. Ma sœur a beau me serrer très fort dans ses bras, je reste inconsolable, persuadée de ne pas pouvoir m’en remettre. — Il… il croit que je l’ai trahi… J’aurais dû lui dire tout de suite… — Tu n’as rien à te reprocher. Molly, regarde-moi, tu as fait ce qu’il fallait. De ses mains chaudes, elle me réconforte, sèche mes larmes, en pure perte. J’ai encore ce goût d’inachevé dans la bouche et les battements d’un acte manqué sous la poitrine. Mais je suis résolue à crever l’abcès. — Non, il… il doit savoir, il comprendra. Je dois l’appeler et tout lui raconter ! Alors que je m’empare du téléphone, mes yeux bouffis par le chagrin croisent les siens ainsi que son chignon sévère. Sa paume se plaque sur ma main et elle m’empêche de le contacter. — Ne t’abaisse pas à ça. Tu as eu la même réaction avec Mitch… — Ça n’a rien à voir ! Je ne l’ai jamais… Je n’ai jamais rien éprouvé pour lui ! — Non, je veux dire que tu culpabilises alors que tu n’y es pour rien. Pour rien du tout. Elle me souffle que je ne peux pas m’accuser de tous les maux de la terre, et ma vue se brouille à nouveau en direction de la table basse. Entendre ce bout de vérité m’enfonce davantage dans la peine, Kate caresse la couverture en cuir du porte-documents et renchérit d’une voix plus douce. — Je sais que ce n’est pas facile en ce moment. Surtout aujourd’hui, c’est son anniversaire si je ne me trompe pas. La bouche légèrement tordue par cette date qui me hante, j’opine de la tête en essayant de ne pas sangloter de nouveau. — C’est demain. Elle aurait eu cinquante-huit ans… — Tu as fait de ton mieux, ta mère biologique ne voulait pas d’aide, mais ça ne change rien au fait que tu es la personne la plus dévouée que je connaisse. Molly, regarde-moi, je t’en prie. Je m’exécute avec la plus grande difficulté tant mes yeux sont embués par le chagrin, tant je me sens happée par la détresse. Je m’enfonce, je m’enlise, je m’étrangle mais Kate insiste. — Arrête de croire que tout est ta faute. Parfois, on ne peut pas aider les gens, c’est comme ça. Et t’autodétruire ne sert à rien. À rien du tout. * Après une soirée éprouvante passée dans les bras de ma sœur de cœur et une nuit chaotique sous l’emprise d’un silence assourdissant qui entoure le kiosque, je m’accroche au lundi matin comme à la dernière branche qui m’empêche de sombrer dans un ravin sentimental sans fond. Rien mangé, rien avalé depuis notre rupture, j’ai perdu l’envie. Ce n’est pas évident de se remettre en mouvement, d’accepter son absence, de digérer ce qui est arrivé, mais la vie poursuit son cours, quelle que soit la tristesse qui m’accable. Trois tours de clé, je dévale les escaliers et monte sur ma trottinette pour aller bosser. Impossible de ne pas observer le square, de ne pas ressentir ce terrible pincement au cœur en cherchant Owen du regard, en pure perte. Badge, sourire factice à l’accueil, et masque de working girl devant l’open space. J’enfouis tout ce que j’éprouve derrière une façade fatiguée, mais concentrée, je salue Beth qui semble solaire et en pleine possession de ses moyens puis je m’installe devant mon ordinateur. J’esquive les questions qui fâchent et celles trop personnelles avant de mettre du cœur à l’ouvrage, de me plonger dans le travail, de me noyer dans le dessin pour ne plus penser à lui. Je reprends mes croquis, cale un rendez-vous avec l’équipe chargée de la modélisation 3D et m’investis dans le rôle de chef de projet. Un rôle fade et dépourvu d’intérêt à présent. Il me faut regarder la vérité en face, ce n’est pas pareil sans Owen, cette idée de boîte visant à aider les sans-abri n’existe que parce qu’il est entré dans ma vie. Et je crois que j’ai perdu le feu sacré depuis qu’il m’a quittée. Alors que de nouvelles larmes pointent et que je tente de les retenir du mieux possible, un courant d’air s’engouffre dans mon espace de travail et la voix du big boss également. — Graham, dans mon bureau. Tout de suite. Un ton sec, froid qui a tout d’une convocation en bonne et due forme. Il n’a même pas remarqué mon état. Je déglutis, ravale mon envie de pleurer et tremble un peu en me rendant dans l’antre du grand patron. Austin Slater a la mine des grands jours, son costume impeccable dissimule une excitation que j’ai du mal à cerner jusqu’à ce qu’il m’invite à m’assoir face à lui. — Où en sommes-nous, exactement ? — Le… le projet suit son cours. Difficile de répondre avec du verre pilé au fond de la gorge, d’autant plus que je sais à quel point mon interlocuteur est une ordure. Reste pro, Molly… Il ne doit se douter de rien. — J’ai… j’ai rendez-vous avec l’équipe pour obtenir les rendus 3D. Feuilletant un rapport fraîchement imprimé, le patron acquiesce et marmonne que la rentabilité est excellente, avant de planter son regard dans le mien. — Pensez à caler une réunion avec le marketing, il faut trouver un nom à cette « boîte ». Je leur ai déjà ordonné de plancher sur une punchline pour que la presse puisse s’en emparer. — Bien Monsieur, je vais m’en occuper. — La présentation approche à grands pas. Vous allez écrire vos lettres de noblesse avec ce concept, alors souriez, Molly. Vous pouvez être fière de vous. Plus facile à dire qu’à faire, je ne pense qu’à Carl et à notre plan, quand je ne suis pas fouettée par les souvenirs d’Owen dessinant les prémices de cette invention dans le cottage de ses parents. Slater s’étire, range ses papiers et me libère. — Laissez la porte ouverte en sortant et faites entrer Carl, s’il vous plait. Je me fige, le sang glacé avant de m’exécuter. Le cœur battant, je croise sur le seuil celui qui n’a plus rien d’un rival et je cherche à décrypter son regard sans y parvenir. Celui-ci a tout juste le temps de me glisser à l’oreille : « On se retrouve dehors, à midi. Faut que je te parle. »

Chapitre 47 Molly

# I hate u, i love u - Gnash - us

L’attente est intenable, je suis exécrable avec mes collaborateurs jusqu’à la pause déjeuner, même la pauvre Bethany n’a pas été épargnée. Dehors, sous un léger crachin et dans les effluves de fish and chips émanant du food truck à proximité du musée, le stress me gagne. Je suis si inquiète pour la suite que je m’en ronge les ongles, jusqu’à ce que Carl déboule enfin sur le trottoir. Tout sourire, presque rayonnant. — Je lui ai mis dans les dents la stricte vérité et sous les yeux les photos des esquisses d’Owen. Tu sais, celles que tu m’as envoyées ? Tu aurais dû voir sa tête… Pourquoi a-t-il fait ça ? J’ai du mal à m’impliquer dans ce plan qui n’a plus aucun sens maintenant que je me suis fait plaquer mais je suis surprise par son approche frontale. — Je croyais qu’on devait attendre. Attendre le bon moment. — Je sais exactement ce que je fais. — Et… et alors, il a réagi comment ? — Il vient de me virer avec pertes et fracas. C’est moi, ou il y a un décalage entre son enthousiasme et ce qu’il m’annonce ? Tout son visage transpire le soulagement, j’en suis d’autant plus étonnée. — Comment ça « viré » ? — Dehors, fini, rideau. Je dois remplir mes cartons et quitter le navire d’ici ce soir. Je pensais qu’il tenait à sa carrière, c’est un suicide professionnel. Mon regard alterne entre ses yeux trop enfoncés, mais malicieux et sa bouche qui trahit un ravissement que je ne comprends pas. Jusqu’à ce qu’il brandisse son téléphone avec un air victorieux. — Mais j’ai tout enregistré… D’une simple pression sur l’écran, toute la discussion me parvient. Les aveux de Slater, l’horrible réalité, le profit généré sur le dos d’Owen, et le tout, dépourvu du moindre regret. Carl glisse son smartphone dans sa poche, plus que satisfait. — Il est foutu. On a gagné, Molly. Stupéfaite, j’ai du mal à réagir, même s’il s’agit d’une excellente nouvelle. Il s’est sacrifié, mais j’ai le sentiment que c’est un peu tard. Ses mains se plaquent sur mes épaules, je crois qu’il cherche à partager sa joie, mais je ne ressens qu’un immense gâchis au fond de moi. — Pourquoi tu tires cette tête ? Slater ne s’en remettra jamais. On va demander à Owen de témoigner devant les journalistes, ça va être grand. Il faut le mettre au parfum le plus vite possible ! — Je… je ne sais pas où il est… — Comment ça ? — Le kiosque est désert depuis quelque temps. Ses billes encastrées sous des sourcils froncés me dévisagent. — Eh bien, appelle-le ! — On… C’est terminé, il ne me répondra pas. Cette fois, son sourcil s’arque et m’interroge, je soupire et lui confie la triste réalité. — On a rompu… Enfin, si tant est qu’il y ait eu quelque chose entre nous… Il m’a pris de l’argent et s’est volatilisé. Je me fais violence pour rester digne et ne pas m’écrouler devant lui. Je suis brisée, mais je ne suis pas prête à l’officialiser devant la terre entière. Carl passe sa main sur son visage et déforme ses traits en se donnant l’air de réfléchir à la situation. — O.K., je vois. J’ai peut-être une idée d’où il se cache. En attendant… Écoute bien ce que je vais te dire… Son index se plante dans mon épaule, et son visage affiche une expression déterminée qui me surprend un peu. — Toi, tu ne bouges pas le petit doigt au bureau. Profil bas jusqu’à ce qu’Owen entre dans la danse. Compris ? Même si la tâche s’avère compliquée, je valide d’un signe de la tête et Carl reprend. — Slater ne doit pas te soupçonner, lèche-lui les bottes jusqu’à la présentation officielle. Moi, je m’occupe de ramener Owen à la raison. On va y arriver Molly ! * Au bureau, j’ai fait profil bas, des heures durant. Sur les conseils de Carl, j’ai feint mon implication dans le projet, et depuis l’open space, je pense que tout le monde a bien vu que je prêtais allégeance à DeSurb, comme à l’accoutumée. Alors qu’en réalité, je n’attendais qu’une seule chose : que sonne la fin de la journée pour me réfugier chez moi. Pour penser à lui, pour penser à elle aussi, à cette triste date. L’air humide du soir fouette mon visage, ma trottinette remonte le trottoir de Dale Street et la vie qui grouille tout autour ne m’atteint pas. Parce que je suis ailleurs, dans un mirage, entre ses bras, sur le pont du ferry, sur le toit de mon immeuble, sous la couette, débordant d’amour et aveuglement confiante. Éperdument éprise de lui, totalement folle de croire que je pouvais le hisser hors des eaux noires de son passé. Trois tours de clé, je tente de faire le vide, réponds mollement à Vector qui semble lui aussi dans un mauvais jour et je me rue dans ma chambre pour me jeter sur Poupouf. Il me vient l’envie de contacter Owen, mais une part de moi ne se sent pas le courage d’être à nouveau rejetée. Mon vieil hippopotame serré contre mon cœur, j’allume une bougie et m’empare du portfolio, de l’enveloppe de ma mère. Elle aussi m’a repoussée et c’est le genre de choix qui marque à jamais. — Bon anniversaire maman… Elle me manque, elle m’a toujours manqué. J’ai eu la chance d’être adoptée par une famille adorable, aimante et bien sous tous rapports. Mais mes racines se rappellent à moi chaque année à la même date. Comme si j’avais besoin de souffrir davantage pour me raccrocher à mes origines, j’ouvre l’enveloppe, le cœur serré. Sous mes yeux, j’observe le cliché d’une jeune femme en France, tenant un bébé dans les bras. Le portrait d’une mère qui s’est fait emporter par les tumultes de la vie sans avoir l’envie, le courage ou les moyens de lutter. Un peu comme lui. Devant mon cierge, j’ai une pensée pour celle que je n’ai pas pu sauver, et j’ai du mal à fixer cette photo de nous deux, alors je la range dans l’enveloppe. Une enveloppe qui me noue la gorge et me renvoie à mes échecs. À Owen, forcément… À nos derniers mots devant la boîte aux lettres. La boîte aux lettres ! Ni une ni deux, je quitte mon palier et dévale les marches en me rappelant l’avoir surpris en train de glisser quelque chose à l’intérieur. Fébrile j’ouvre et découvre un document, de l’argent, et un petit mot sur un bout de papier. « Je voulais juste te protéger quoi qu’il arrive et peu importe les conséquences. Elle te ressemble, cette idée. » Entre mes doigts tremblants, le numéro du dépôt concernant la protection de notre concept se dévoile noir sur blanc. Je prends en pleine figure la beauté de son geste. Je me suis trompée sur lui, sur toute la ligne… * Owen

Venir ici, c’est de loin la pire idée que j’ai eue. J’ai l’impression de devenir fou, c’est comme si nos images se superposaient au réel, je la vois partout. Dans la véranda et le spa, sur la table du salon, mon esprit rejoue encore et encore, les plus belles heures de ma vie, ce qui rend mon présent sans elle plus insupportable que jamais. Dans un silence presque religieux, les murs susurrent nos ébats débutés dans les escaliers, poursuivis là-haut à l’étage et prolongés devant cette putain de cheminée que j’ai un mal fou à lancer. Cherchant du petit bois et des bouts de carton dans le garage, je me surprends à sourire entre deux envies de chialer. Parce que je n’ai rien connu de plus fort que d’avoir dessiné avec elle, que ses baisers langoureux faisant la part belle à mes sentiments pour elle. Parce que je me déteste de l’avoir entraînée dans mes galères et plus encore de devoir m’en séparer pour la préserver. L’œil humide, je m’empare finalement d’un bidon d’alcool à brûler sur l’établi et revient devant le foyer faiblard en me torturant davantage. Mon esprit n’est plus qu’un pêle-mêle doux et amer de mains enlacées, de lèvres sucrées, de regards qui en disent long, de toutes les fois où Molly m’a fait l’amour comme personne auparavant. Une tempête se forme sous mes côtes, à base de piercing sur la bouche et à fleur de peau, de gémissements tendres, de cambrures sulfureuses, de sentiments qui me terrassent. Je m’entends encore jouer de la guitare à ses côtés, j’ai l’impression qu’elle m’observe alors que je suis seul dans mon merdier. Quoi que je fasse, je la revois débarquer ce premier soir sous le kiosque. Belle à en crever, un sourire innocent, un bijou que je rêvais de goûter en me l’interdisant formellement. Le feu commence enfin à prendre, et c’est un SMS qui me tire de mes songes devant la cheminée. Je me précipite sur mon portable, le cœur animé par l’espoir de la lire à nouveau, mais ce n’est pas Molly. C’est Bud. [Bien arrivé à Cardiff. J’ai trouvé un petit job au port et même une poule bien gaulée. C’est safe ici, merci pour tout. Tu pourrais me rejoindre et repartir à zéro toi aussi.] L’espace d’un instant, j’amorce ma réponse et me rétracte rapidement. Le savoir en sécurité m’apaise un tant soit peu, mais je ne suis pas certain d’avoir les mots adaptés. J’arrose copieusement les bûches de combustible en songeant à un nouveau départ dans le Sud, au bord de l’eau, pourquoi pas ? À Cardiff, je pourrais surnager loin des Crox, des menaces de mort. À plusieurs centaines de kilomètres d’elle, histoire de fuir cet immense gâchis et de renoncer à une vie que je n’aurai plus jamais. Même si ça me fend le cœur, cette option est peut-être la meilleure qu’il me reste. Le feu gronde et tout le foyer s’embrase sous mes yeux, mais les crépitements sont tout à coup couverts par le bruit d’un moteur, puis le claquement d’une portière. Sur le qui-vive, je lâche tout et me poste à la fenêtre puis distingue un taxi sur le départ. L’écho des flammes répondent à ma colère, je ne réponds plus de rien, parce que le passé me rattrape jusqu’à Wallasey : cet enfoiré de Carl vient toquer à la porte. Comment a-t-il le cran de débarquer ici après les saloperies faites dans mon dos ? Le poing serré, j’ouvre en grand, je me promets de me l’entreprendre ici et maintenant, quitte à le laisser pour mort sur le capot de ma Mustang. Il va regretter de se ramener avec la gueule enfarinée, c’est clair… Ça va saigner.

Chapitre 48 Owen

# Street Fight - Adam Jensen

Mon pouls cogne contre mes tempes, ma fureur n’a plus rien d’humaine, je ne suis qu’une bête prête à mordre. Sur le seuil, il sourit comme un vendeur adepte du porte-à-porte, le genre de moue dégoulinante qu’il m’a servie pendant toutes ces années, mais son air enjoué ne dure pas longtemps. Mon mal-être déborde, ma rage dévaste tout sur son passage. Je le chope par le col, l’ordure se débat, mais reçoit une droite dans le menton. Je ne réponds plus de rien et le pousse en arrière alors qu’il meugle et cherche à s’expliquer. Carl s’affale sur le capot de ma voiture et avant d’encaisser à nouveau mon poing en pleine tronche, il se met à meugler. — Je vais tout te raconter ! — Ta gueule ! Comment tu peux te pointer ici ? — Tu te gourres sur toute la ligne ! Aïe, putain ! Une déferlante de haine agite mon âme, les images de son petit rendez-vous avec Molly au Maya remonte à la surface, celle de la caméra de Vector aussi. J’ai envie de cogner, il peut se protéger le visage que ça ne change rien à mon besoin de le lui faire payer. — Sauter Brooke et voler mes plans ne te suffisait pas ! Faut en plus que tu te tapes Molly ! Cette raclure cesse de gesticuler et me dévisage avec des yeux à la fois stupéfaits et rieurs comme si je venais de dire une énormité. Il se fout de ma gueule ! Je pense que je vais commettre une grosse connerie, parce que je suis prêt à lui refaire le portrait et à l’enterrer dans le jardin tout de suite après. — Owen, t’as rien compris ! Je suis de ton côté ! — Ferme-la, enculé ! Conscient que le voisinage peut assister à la scène, j’abaisse mon poing armé et je l’entraîne de force à l’intérieur. Carl chouine comme une gonzesse alors que je le pousse et qu’il chute à terre. S’il savait ce que je compte lui faire, il se pisserait dessus au milieu du salon. La porte d’entrée claque, sa mise à mort va se dérouler à huis clos, et le fait qu’il se relève comme une bête terrifiée ne lui donnera pas une chance supplémentaire de m’enfumer. — Des nuits dans la rue ! À cause de toi, j’ai tout perdu ! Tu te rends compte de ce que tu m’as fait endurer ? — Je… Owen… Recule… Je vais tout t’expliquer ! Nos années d’amitié, nos études, son contrat, ma confiance, Brooke, mes plans : tout ça vibre et gronde au fond de moi. Sa frayeur se lit sur son visage à la lueur du brasier qui hurle dans la cheminée, mon cœur bat le rythme d’une parade funèbre, je vais le crever. Cette lavette bat en retraite, contourne la table à manger, mais je suis capable de tout retourner pour me le farcir et le voir agoniser en me suppliant d’arrêter. — Je n’ai jamais couché avec Brooke ! Je faisais chanter Slater ! O.K. ? C’est pire qu’un uppercut, je ne l’ai pas vu venir et je l’encaisse mal. Je vacille surtout quand il reprend de plus belle. — C’est Slater qui se la tapait, c’est la vérité ! Je peux le prouver ! Ses mots me percutent et me clouent sur place. Trop occupé à vouloir porter mon projet seul et contre tous, j’aurais tiré des conclusions hâtives en ce qui le concerne ? Tout s’embrouille, les certitudes qui me faisaient tenir debout se fissurent. Vérité ou subterfuge pour me déstabiliser, le résultat est le même : j’ai l’esprit chancelant, le doute s’immisce jusque dans mes poings qui se détendent. — Quoi ? C’est quoi ce bordel ? Ses mains bien en évidence, le corps voûté tel une proie cherchant à fuir, il recule encore et se justifie. — J’aurais dû te le dire plus tôt, mais tu m’as éjecté de ta vie… — Peut-être parce que j’étais en train de dormir sous les ponts par ta faute, connard ! — Je sais et j’en ai perdu le sommeil… — Dixit l’abruti planté devant sa fenêtre bien au chaud alors que je me pelais le cul en bas de chez toi. — Et je m’en suis voulu chaque jour… — Au point d’appeler les flics pour me faire dégager ? Arrête de m’enfumer ! — J’étais rongé de remords… T’entendre jouer, ça me tordait les tripes… — Et piquer mon idée, ça ne t’a fait ni chaud ni froid, enfoiré ? Je fais valser tout ce qui se trouve sur la table qui nous sépare. Je pourrais lui sauter à la gorge tant sa pathétique plaidoirie est larmoyante, ça me fout hors de moi. Pourtant, il persiste et signe. — Owen, j’étais dans la merde, j’ai pas choisi d’être piégé… J’ai pris Brooke et Austin en flagrant délit… J’ai… Arrête de me regarder comme si j’étais le pire des enfoirés, s’il te plaît… Il répète à voix basse « S’il te plaît » et baisse les armes. Des vents contraires me soulèvent le cœur, je ne sais même plus quoi penser quand il poursuit. — Slater avait tes plans, Brooke lui a tout donné pour se faire un max de blé, j’ai profité de leur cinq à sept pour récupérer tes croquis et garder ma place… Il a monnayé sa carrière contre le silence ? Putain, j’arrive pas à y croire ! La table est renversée, ça y est, je pète les plombs pour de bon. — Owen, je t’en prie ! Calme-toi ! Tu sais que Slater ne supportait pas l’idée que tu veuilles développer ton idée sans lui. — Me calmer ? Tu te fous de moi ? — Il faut me croire… Il te voulait comme associé, et tu as refusé… pas vrai ? Me refaire le portrait ne changera rien ! Mon souffle bestial est la seule réponse qu’il obtient. Je suis incapable de parler parce que ce qu’il dit est vrai. — Pourquoi je serais venu jusqu’ici d’après toi ? Je suis de ton côté, Owen… — Comment je peux te croire alors que tu as envoyé des gros bras pour me planter en pleine rue ? Un coup de couteau sous la clavicule, ça ne s’oublie pas. — C’est Austin qui a payé des types quand il a appris que tu étais rentré chez moi. Je n’y suis pour rien ! C’est même Brooke qui l’a convaincu d’utiliser la manière forte ! — Des conneries ! Je te crois pas une seconde ! J’envoie tout valser, la chaise, le combustible et ma patience. Carl panique et se défend d’autant plus. — Ne me frappe pas ! Bordel ! Je lui ai donné rendez-vous chez moi, je voulais enregistrer ses aveux, mais ça n’a pas marché ! Brooke est restée prudente et évasive ! — Tout ce qui sort de ta bouche, c’est de la merde. Tu n’es qu’un crevard qui cherche à briller sur le dos des autres ou à te taper tout ce qui bouge. — Je te jure que tu te trompes… Un instant de flottement survient à contretemps, comme si l’idée venait de loin. Je suis perturbé par ce qu’il vient de dire à propos de Brooke et de ce que j’ai vu : elle et lui en bas de son immeuble. Et si c’était vrai ? Comme s’il me sentait sur le point de basculer, il renchérit d’une voix chevrotante. — Owen, je… je n’aurais jamais dû m’attribuer les mérites de tes créations, c’est clair… mais j’étais coincé. Le rire que je lâche est d’une amertume sans fond. Coincé ? Je lui balance en grinçant des dents qu’il a pris ma place sans sourciller, il a récolté les lauriers du Shutter Tree alors que je crevais de froid dehors. — Je m’en veux… Je m’en veux terriblement. — Tes excuses, tu peux te les carrer bien profond. T’avais pas vraiment l’air désolé en jouant les casanovas avec Molly dans ce bar. — C’est parce que je cherchais un moyen de faire tomber Slater que je l’ai mis dans la boucle. Elle m’aide, c’est la stricte vérité ! Et c’est pour toi qu’on le fait ! Et pour une fois, sa voix sonne juste, si bien que je sens ma colère se déliter. — Répète un peu ? — Molly a des preuves, des esquisses de ta mère, je crois… Et j’ai des aveux… De la bouche de Slater en personne. Avec prudence, il s’empare de son téléphone dans sa veste de costard et lance l’enregistrement. Une conversation houleuse durant laquelle Austin balance tout. Fou de rage, celui-ci le fout à la porte d’après ce que je comprends. Les bras m’en tombent. Ça colle, tous les éléments s’emboîtent parfaitement, je commence à comprendre. — Si c’est vrai… Comment… comment tu comptes t’y prendre ? — On va le faire tomber, avec ton aide. Je suis venu te prévenir… Il faut que tu témoignes. Laisse-moi contacter Molly devant toi… Tu verras que je ne mens pas… Dans un souffle un peu rauque, il laisse échapper qu’il n’a plus rien à perdre, qu’il tient à m’aider. Puisque je ne dis rien, il compose lentement le numéro de Molly et place l’appel sur haut-parleur. * Molly

Mon cœur s'est arrêté à l'ouverture du courrier et semble avoir du mal à repartir lorsque je découvre le détail de la procédure. J'ai la preuve sous les yeux qu'Owen a déposé l'idée auprès de l'Office de la Protection Intellectuelle contre un paiement en cash. Le récépissé est daté du jour où il m'a volé l'argent. Un emprunt pour me protéger, pour que je ne connaisse pas le même sort que lui, pour que le concept ne soit pas absorbé par DesUrb comme c’était le cas avec le Shutter Tree. Aveuglée par mes craintes, je me suis fait une fausse idée de lui. Une larme s’écrase sur le document officiel, une perle de sel aussi douloureuse que libératrice. Un autre malentendu. Je n’ai rien compris, j’ai vu le mal en lui, j’ai tiré un parallèle avec Mitch alors qu’Owen ne voulait que mon bien. La vérité est un coup de fouet, le comprendre me provoque une véritable décharge électrique. Il n’a agi que dans mon intérêt, pensant faire le bien et je m’en veux de n’avoir écouté que mes peurs. Il n’est pas ma mère, il n’est pas l’horrible taré qui a pourri ma vie à Blackburn. Owen est bien au-dessus de tout ça, en prendre conscience fait exploser mon cœur, mais pas autant que l’appel de Carl. * Owen

Le temps s’arrête, mon palpitant également lorsque j’entends sa voix. Un timbre éraillé légèrement enroué, comme si elle venait de pleurer. Toutefois, elle n’est pas surprise par cet appel, les pièces du puzzle de Carl s’imbriquent pour former peu à peu une vérité qui me terrasse : j’ai tout capté de travers. — Molly ? Je suis avec Owen… — Tu l’as retrouvé ? Dis-moi qu’il va bien ! — Oui, enfin je crois. Sous ses arcades proéminentes, son regard m’implore de prendre part à la discussion, mais j’en ai encore le souffle coupé. Face à mon silence, Molly reprend, un peu inquiète. — Vous êtes où ? — À New Brighton, du côté de Wallasey… Owen sait toute l’histoire, je viens de lui dire ce que tu comptais faire pour serrer Slater… Un blanc. J’ai l’impression qu’elle renifle, Molly s’éclaircit la voix et rompt le silence. — Dis-lui que je suis au courant pour la protection du concept et que je m’excuse… J’ai… j’ai commis une terrible erreur de jugement. J’ai été stupide… Carl lève la tête dans ma direction d’un air interrogateur. Toute mon âme voudrait prendre ce téléphone pour éclaircir la situation sur le champ et lui réclamer pardon. Parce que moi aussi, j’ai été le roi des cons en la croyant capable de me détruire ou de vouloir me nuire. J’ai été stupide d’oublier un seul instant que cette femme est différente, qu’elle tient à moi et que ce que j’éprouve pour elle me dépasse. Mais ce que je ressens pour Molly est si violent que je suis sous le choc, incapable d’articuler le moindre mot. — Carl ? Allô ? — Oui, pardon, je suis là, je t’entends. Est-ce que tu veux qu’on passe chez toi, histoire de tout mettre à plat et d’affiner le plan ? — Il vient avec toi ? Carl m’interroge de ses yeux de fouine. Je redécouvre peu à peu sa loyauté, je peux même sentir son repentir, alors j’approuve d’un signe de la tête son initiative et il répercute ma décision à haute voix. — Owen est O.K., on peut être chez toi d’ici une bonne heure, peut-être moins si ça roule bien. Ça ira ? — Je vous attends ! Sitôt raccroché, je me sens affreusement démuni et bête de ne pas lui avoir demandé pardon. Je me sens surtout minable en réalisant que j’ai fabulé une liaison entre elle et Carl. J’ai vu le mal partout, j’ai tout bousillé alors qu’elle ne cherchait qu’à m’aider, peut-être même qu’à m’aimer. Et cette idée me traverse tout le corps comme des arcs électriques qui me poussent à prendre les devants, à empoigner Carl pour le traîner jusqu’à la Mustang. — Je prends le volant ! Bouge-toi le cul ! * Molly

D’un souffle j’éteins la bougie dédiée à ma mère comme on referme un chapitre douloureux pour en ouvrir un nouveau, un peu plus beau. Consciente d’avoir mal interprété sa manière d’agir, je rassemble les documents, les preuves à notre disposition et mes idées par la même occasion. Mes émotions rugissent de toutes parts, la réalité, c’est que je ne pense qu’à lui, je ne vis que pour le voir heureux, le voir tout court. J’ai l’impression que mes réticences se sont réduites en cendres avec l’apparition de la preuve de dépôt. Owen a toujours cherché à me préserver, exactement comme je l’ai fait de mon côté. L’espace d’une seconde, je regrette de ne pas l’avoir eu de vive voix, mais je m’accroche à l’idée que nous allons bientôt toucher au but. Les aveux du big boss sont limpides et font froid dans le dos. Les preuves contre DesUrb sont accablantes, le projet que je dois présenter est bétonné, Slater ne pourra pas se retourner devant un parterre de journalistes, la vérité va éclater – si mon cœur tient le choc jusqu’à la soirée de présentation. Et d’ici peu, Owen va retrouver une vie normale. Tout ce que je souhaite, c’est avoir une petite place dans ce nouveau tableau. Sur la table basse, j’organise scrupuleusement tous les éléments à notre disposition ainsi que mes notes personnelles, je sais à quel point Owen aime l’ordre. Et lorsque ça sonne à la porte, je consulte la pendule avant d’en déduire qu’ils ont roulé sur les chapeaux de roue depuis le cottage familial. C’est stupide mais j’ajuste mon haut sur mes épaules et me surprends à me recoiffer avec mes doigts. Trois tour de clé, je les accueille avec beaucoup d’espoir, un pincement au cœur et des papillons dans le ventre à l’idée de le revoir. — Vous avez fait super vite ! J’ouvre en grand et me paralyse devant une ombre monumentale. C’est la douche froide, un affreux cauchemar. — Pas la peine de me vouvoyer, petite salope. Tu attendais quelqu’un peut-être ? — Mitch ? Non, s’il te plaît ! Recule ! Non ! Mon sang se glace, je voudrais trouver le moyen de m’enfuir ou de prévenir la police. Trop tard, il se rue sur moi, je n’ai pas le temps de me débattre, tout juste celui de hurler à l’aide.

Chapitre 49 Molly

# I'm Not Afraid - Tommee Profitt

Devant le diable personnifié, sous le spot cru du palier, je me tétanise une fraction de seconde avant que le souvenir des coups assénés à Blackburn ne me pousse à vouloir me réfugier chez moi. Mon souffle et mon pouls ricochent dans la cage d’escalier pour se perdre dans mon pire cauchemar. Le temps d’agripper ma porte, Mitch me broie le bras et me tire en arrière par les cheveux pour me maintenir captive, loin de mon appartement. Je crie avec l’énergie du désespoir, il me ceinture, me fait quitter le sol et ouvre les portes de l’enfer. Sa main se plaque sur mon visage pour étouffer mes S.O.S., je le mords aussi fort que je peux. — Sale garce ! Ça sert à rien de me résister. Lorsqu’il me relâche, son regard est celui d’une bête, d’un prédateur. Et malgré ses doigts endoloris, la gifle que je reçois est aussi puissante que sa haine pour moi. Mes larmes coulent, comme avant, je me sens toute petite, fragile, à sa merci. — Tu pensais que j’allais tourner la page ? Tu es à moi, Molly. Aussi longtemps que j’en aurai besoin. D’une poigne féroce, il me soulève, me plaque contre le mur et presse sur ma gorge. Je m’étrangle, asphyxiée par la panique, en proie à son souffle furieux. — Sans ton prince charmant, tu restes ma chose, pigé ? Je ne peux pousser qu’un râle à peine audible, ce dont il se fiche pas mal. — Alors on va entrer chez nous, et faire comme avant. C’est clair ? Un murmure sadique m’annonce qu’il attend ce moment depuis longtemps, son sourire satisfait me soulève le cœur alors que je cherche un filet d’air. Une porte s’ouvre dans son dos, la vieille voisine aux bigoudis débarque et sa curiosité me sauve la vie. — Qu’est-ce qu’il se passe ici ? — Ta gueule la vieille ! C’est entre elle et moi ! — Oh, mon Dieu, j’appelle la police ! Profitant du trouble, je balance un coup de genou dans les testicules de mon agresseur. Mitch lâche un cri de douleur et ma gorge par la même occasion. Avant de me décocher un coup de poing en guise de représailles qui me fait perdre l’équilibre. Fou de rage, Mitch se rue sur moi et me jette dans les escaliers avant de prendre la fuite.

Owen # Man on a Mission - Oh the Larceny

Il y a bien longtemps que je n’ai pas roulé aussi vite, une éternité que je ne me suis pas retrouvé à côté de Carl et c’est bien la première fois que j’éprouve quelque chose d’aussi fort pour Molly. Non content d’être sport, le trajet se veut silencieux, un peu tendu. Depuis la traversée du Mersey en bateau, Carl et moi n’avons pas beaucoup échangé. Parce que c’est encore trop frais et surtout parce que je ne pense qu’à elle. Il me tarde de mettre les choses à plat avec Molly, je me sens prêt à m’ouvrir, à accepter le fait qu’elle me soit indispensable. Cette certitude vibre jusque dans mon âme, après avoir lutté contre mon attirance pour elle, après m’être renfermé pour ne pas souffrir, je n’ai qu’une envie, c’est de m’abandonner à ce « nous » qui se profile à nouveau. Le V8 de ma caisse ronfle dans les artères mouillées de Liverpool, la Mustang fend le bitume jusqu’au quartier Saint-George et des lueurs rouges, puis bleues distillent une appréhension diffuse, un mauvais pressentiment. Et c’est lorsque Carl me saisit le bras en écarquillant les yeux que je comprends que c’est sérieux. — Owen, t’as vu ça ? — C’est quoi ce bordel ? — On dirait un accident… Périmètre de sécurité, police et pompier. Des gyrophares, des spectateurs et une agitation anormale au pied de l’immeuble de Molly m’empêche de respirer. Le cœur à l’arrêt, je tire le frein à main, Carl me devance et se précipite vers les secours. Je galope à ses trousses, au milieu des curieux, des commentaires du voisinage et des instructions meuglées par les autorités. Le hurlement de l’ambulance couvre mes questions, alors j’insiste un peu plus fort auprès du flic qui nous barre la route. — J’ai besoin de passer ! — N’avancez pas ! Du calme, messieurs. — Que s’est-il passé ? — Une habitante s’est fait agresser. Arrêt cardiaque, je suis en apnée. Regard tendu vers Carl qui semble aussi désarçonné que moi. Le flic lâche l’info. — Elle est tombée dans les escaliers. Molly… Une atroce douleur me traverse de la tête aux pieds. Je redoute le pire et cette annonce provenant de ce visage aussi austère que froid me glace le sang. C’est à peine si je peux articuler. — Co… comment va-t-elle ? — Elle est en route pour l’hôpital, elle vient de partir dans l’ambulance, je ne peux rien dire de plus. — C’est pas possible ! Comment s’est arrivé ? — Encore une fois : je ne peux rien vous dire, reculez ! Le sol se dérobe sous mes pieds. L’ambulance se met en route, se frayant un passage entre les témoins nocturnes. Mon cœur crie qu’il faut la suivre aux urgences, et alors que Carl me fait un signe de la tête en désignant ma voiture, une petite main fripée et fragile agrippe mon bras. Une vieille dame aux traits pas commodes me retient, je suis surpris par ses bigoudis et son affreux pyjama, mais pas autant que par ce qu’elle me confie. — Je suis sa voisine… Je vous reconnais vous êtes le tordu à la guitare ! Celui qui joue trop fort ! Alternant entre ses doigts crochus et son visage que je parviens enfin à me remettre, je grogne que je n’ai pas le temps de me prendre la tête sur un tapage nocturne, mais elle me scie les jambes. — J’ai tout vu… — Pardon ? — Tout. L’agression, la chute… — L’agression ? Qu’est-il arrivé à Molly ? Répondez ! — Quelqu’un lui a sauté dessus, elle s’est débattue… — Qui ça ? J’ai besoin de savoir ! — Vous devriez en avoir une petite idée ! C’est votre faute tout ça ! Ça n’arrive qu’avec des gens comme vous ! Des gens comme moi. Son jugement hâtif me hérisse les poils, j’en grince des dents, je m’apprête à lui rentrer dedans lorsqu’elle me coupe le sifflet. — Où étiez-vous ? Hein ? Vous l’auriez vu pousser la petite brutalement vers les marches avant de s’enfuir… C’est moi qui ai prévenu les secours… J’ai tout de suite compris que c’était grave ! Grave… Ce mot déclenche une onde terrifiante qui s’insinue jusque dans mes os. Carl m’attrape par l’épaule et me tire en arrière, je reste sonné, incapable de parler ou de réfléchir, j’ai trop peur de la perdre. — Allez Owen, en route vers l’hosto ! Y a pas de temps à perdre ! Et c’est l’esprit complètement boxé que je m’installe au volant avant de démarrer en trombe pour rattraper le véhicule jaune à damier bleu qui trace au loin. * Hanté par la trouille que le pire n’arrive, je devance Carl et pénètre comme un fou furieux dans les urgences alors qu’une équipe médicale prend en charge Molly. J’ai à peine le temps d’apercevoir son corps au bout du couloir, allongé sur une civière, immobile. La vision du sang sur le drap me saute à la gorge, je manque défaillir, mais presse le pas jusqu’au monte-malades. C’est là qu’une blouse blanche me stoppe net et m’empêche d’aller plus loin. — Désolé, elle part au bloc. Mon âme se délite, impuissante face à la réalité. — Est-ce qu’elle va s’en sortir ? Ma voix n’est qu’un mince filet d’air, une prière. Nous ne sommes pas de la famille, je ne suis rien pour elle, mais elle est tout pour moi. Hélas, ça ne suffit pas à convaincre le toubib de m’en dire davantage sur son état. — Elle doit passer une batterie d’examens, prenez votre mal en patience. Les portes des ascenseurs se ferment au loin, entourée d’infirmières et de médecins, Molly disparaît et je ne peux rien y faire. Les larmes me montent, mon cœur se serre, et ma conscience n’arrête pas de répéter que je n’ai pas su la protéger alors que c’est ce que font les gens qui s’aiment. Encore à bout de souffle, Carl me ramène à la raison. — Owen, viens… Tu vois bien que le docteur ne peut pas t’en dire plus. Ça ne sert à rien de rester dans ce couloir. Je reste les bras ballants, vide de toute substance, le regard hagard rivé vers le monte-malades tandis que Carl insiste. — Ça va aller, tout va bien se passer… Laisse-moi t’offrir un café. * Les minutes sont interminables, dans la chaleur désagréable et le parfum nauséabond de détergents, je bloque sur mon gobelet qui refroidit en priant pour qu’elle s’en sorte. Pas une seule nouvelle, aucune blouse blanche à l’horizon, je crève à petit feu sur l’enfilade de sièges en acier, et les élans de Carl pour me réconforter sont vains. — Desserre les dents, elle va s’en sortir. Elle est jeune et en pleine forme… Elle pourrait s’être tordu le cou, brisé la colonne ou bien pire encore, alors ses tentatives optimistes visant à m’apaiser n’ont aucun effet. Bien malgré moi, je broie le gobelet dans ma paume, au moment où Stan débarque avec du renfort. — J’ai fait aussi vite que possible ! Tu te souviens de Kate, la sœur de Molly ? Je te présente ses parents. Une belle brochette de gens bien sous tous rapports qui me salue en dépit de mines crispées. Sous un chignon strict, sa sœur se contente de me tendre la main et me lance des regards assassins, comme si j’étais le principal responsable – et une part de moi ne lui en veut pas –, c’est peut-être vrai. Le mécano, visiblement aussi anxieux que moi, désamorce la bombe qui menace de faire péter mon cœur. — Ils ont parlé avec le chirurgien, elle sort du bloc, suite à une fracture ouverte du bras. Elle a une commotion cérébrale, Molly doit passer un scanner, mais ses jours ne sont pas en danger… Le père et la mère hochent de la tête, une vague de soulagement m’étreint, et Carl tapote sur mon épaule en soufflant « qu’il avait raison ». Malgré toute la rancœur que j’ai éprouvée à son encontre, je dois admettre que sa présence me réconforte. Contrairement à Stan qui semble encore très affecté et qui m’invite à le suivre en aparté d’un simple signe de la tête qui veut dire « on peut causer » ? — Je suis inquiet, je ne veux pas alarmer ses parents, mais… On est passés chez elle, on a vu les flics… Impossible de mettre la main sur les clés de son appart'. — T’es sûr ? Elle les a peut-être sur elle… Tu crois pas ? Sa bouche se tord dans une moue dubitative, et il me balance une phrase qui change tout. — La voisine m’a harponné. La vieille aigrie, tu sais ? — Oui, elle m’a tenu le crachoir. Et alors ? — Eh bien, elle a tout vu. Elle m’a décrit un grand costaud, rouquin, du genre irlandais. Mec, je crois que c’est Mitch. J’en suis même sûr ! J’aurais dû m’en douter. Je ne suis ni surpris, ni en position de parler. Entendre ce prénom me rend dingue, mon sang ne fait qu’un tour. Avec des envies de meurtre dans les artères, je consulte l’heure sur mon téléphone, coupe la parole à Stan et lui dis que je dois y aller. — Tu vas où ? Je recule, lance un coup d’œil vers la sortie et serre mes clés de bagnole au point de m’en faire mal à la main. — Je sais où il crèche. Je m’occupe de ce tas de merde. — Quoi ? Tout seul ? Mais t’es malade ! C’est un ours ce type ! — Je ne serai pas long. Dis à Molly que je repasserai un peu plus tard. — C’est de la folie ! C’est peut-être de la folie, mais ce que j’éprouve pour elle me pousse à prendre les devants, histoire de m’assurer que Mitch sorte définitivement de sa vie et que ce drame ne se produise plus jamais. J’en fais le serment, il ne reviendra plus la hanter. Je n’ai pas été là pour la protéger, je peux au moins mettre mon temps à profit pour faire en sorte que cette ordure retienne la leçon. Et je bouillonne tellement de rage que je peux certifier la suite : cette grande gigue irlandaise ne rôdera plus jamais dans Liverpool une fois que j’en aurai terminé. Prêt à partir pour une expédition punitive, j’abandonne la famille de ma belle, mais je me trouve confronté à Carl qui me barre le passage. — Hop, hop, hop ! Tu vas où comme ça ? — J’ai des comptes à régler avec le type qui l’a poussée. Laisse- moi passer. Carl ajuste le nœud de sa cravate ridicule, le visage profondément déterminé. Il reprend, comme un ami le ferait. — Je viens avec toi et ce n’est pas négociable !

Chapitre 50 Owen

# Reckless - Jaxson Gamble

Des lignes à haute tension, une route défoncée le long de la voix rapide et de l’usine de traitement des eaux. 32 Bowmore Road, j’aurais dû m’occuper de son cas bien avant. Là, devant le squat de Mitch, je réalise que la seule chose qui m’anime, c’est Molly. Je me contrefous d’être dans un secteur où les Crox Crew règnent en maîtres, je n’en ai rien à cirer que la zone grouille de junkies, rien ne pourra m’arrêter. Mes sentiments sont exacerbés par la crainte d’avoir frôlé un drame et, à présent, le fautif doit payer. Je sens le poids du regard de Carl me scruter depuis le siège passager alors que je coupe le moteur. — Putain, mais ça craint ici, Owen. Ton gars vit dans cette ruine ? — Je l’ai suivi il y a quelques temps. Il crèche au 4e. — Et il y a de la lumière… De la lumière au balcon et pas mal de monde en bas entre deux carcasses de voiture, effectivement. Des tox’, des dealers aussi, ainsi que l’ombre du gang qui a la mainmise sur le quartier. Les Crox Crew ne sont pas physiquement là, mais les graffitis rageurs sont toujours présents et rappellent que cette zone est une sorte de no man’s land où même la police refuse de mettre un pied. J’inspire profondément, dans le silence de la nuit, il ne reste que les cliquetis chauds de mon moteur à l’arrêt ainsi que la respiration stressée de Carl. — Qu’est-ce que tu comptes faire ? Owen, ne me dis pas que tu veux entrer dans ce trou à rat ? — Non seulement je vais y entrer, mais je vais verser dans le sale. Mitch ne sera pas près d’oublier cette soirée. — Et si ça tourne mal ? J’ouvre la portière, murmure à Carl qu’il n’a qu’à m’attendre ici. — Si je ne sors pas dans dix minutes, retourne auprès d’elle. Ma capuche remontée sur la tête, j’avance vers ce cloaque avec un plan très simple : monter au quatrième étage et péter les dents de cet enfoiré de géant, quitte à bousiller la figure de la moindre personne qui chercherait à m’en empêcher. Ça ressemble à une mission kamikaze, mais je peux garantir que si je dois y laisser la peau, je ne ferai pas de cadeau à l’Irlandais. Dans mon dos, Carl parvient à pousser une espèce de cri chuchoté alors qu’il me rejoint en trottinant. — Owen ! Je vais pas te laisser tout seul dans ce guêpier ! Avec sa cravate folle, il détonne franchement et je doute qu’il soit en mesure de m’aider, même si j’apprécie ses efforts pour renouer. — Comment tu comptes t’y prendre ? — Par la manière forte. * Je n’ai cassé qu’un seul nez dans le hall, finalement. Celui d’un petit con voulant rouler des mécaniques en s’interposant. Après mon coup de boule, les autres ont fui comme des lopettes. Dernier étage, je crois que le cœur de Carl pourrait bondir devant la porte à moitié défoncée. Au nom de celle qui a changé ma vie, pour ses points de suture, pour toutes ses journées à craindre l’ombre de Mitch, j’ouvre en grand et déboule dans son taudis. Au milieu d’un capharnaüm sans nom, de sacs-poubelle regorgeant de bouteilles, de papiers gras et de canettes vides, il est là. Sur un fauteuil éventré, surpris de me voir, il cesse de peler son fruit à l’aide d’un canif. Ce grand balourd aux traits ingrats pourrait s’armer d’un bazooka, que je ne reculerais pas. Ça va saigner, c’est une certitude. * Molly

Groggy par les anesthésiants, j’ouvre un œil entre quatre murs vert pâle et le bip monotone des instruments surveillant mes constantes. Une affreuse migraine répond à une douleur lancinante qui mord mon bras, mais le sourire réconfortant de mes proches compense avec ce réveil difficile. Meredith caresse le dos de ma main, Paul semble soulagé de me voir en un seul morceau. Quant à Kate, elle discute à voix basse avec Stan. Celui-ci semble consulter l’heure toutes les trente secondes, j’ai l’impression que mon état de choc revient à la surface. En dépit de mon état brumeux, je n’aime pas le voir si inquiet, ses traits crispés me rappellent pourquoi je suis ici. L’agression de Mitch, la chute dans les escaliers… Mon cœur s’affole d’un coup, parce qu’il me semble avoir entendu la voix d’Owen avant de partir au bloc et qu’il manque cruellement à mon chevet. — Est-ce que… quelqu’un a des nouvelles d’Owen ? Ma voix est faible et engluée, mais elle porte suffisamment pour que Stan se pétrifie et délaisse Kate. Penaud, anormalement gêné, il malaxe sa mâchoire et m’offre une grimace qui ne présage rien de bon. — Il est passé te voir, ma belle… Il m’a fait promette de te dire qu’il allait revenir… Je suis peut-être dans le brouillard, mais pas assez pour ne pas remarquer le silence tendu qui suit. — Quelque chose ne va pas ? Stan ? — Si, si tout va bien… C’est juste que ça fait un petit moment déjà… * Owen # Survivor - 2WEI

Un goût de métal envahit ma langue lorsque j’ouvre un œil péniblement. Ma joue au contact du sol froid me fait un mal de chien. Des bris de verre partout autour de moi, j’ai perdu connaissance, je crois. J’étais en train de l’étrangler, je voulais qu’il lâche son canif, Mitch s’est débattu et s’est jeté en arrière pour me plaquer contre un mur. Je pensais maîtriser la situation, mais c’était si féroce que j’ai tout lâché. Victime d’une douleur atroce à la tête, je me suis étalé. Une sirène lancinante déchire la nuit sans cesse, ça ressemble à une plainte qui rebondit contre les murs fissurés. Comme une alarme de voiture qui rugit depuis la rue. Des pulsations sur ma pommette témoignent d’une rixe qui a mal tourné, ce connard est une force brute à l’état pur. Même si j’ai l’impression qu’un camion m’est passé dessus, je tente de me relever et de chercher Carl dans la pénombre et le bordel ambiant. Le moins qu’on puisse dire c’est que cet Irlandais sait cogner, l’enfoiré ne s’est pas laissé faire. La seule lampe de ce taudis est renversée, tout est saccagé ici. Je quitte le sol et reçoit une vive décharge dans l’abdomen, j’ai l’impression de crever. Putain, c’est quoi tout ce sang ? Une flaque visqueuse à mes pieds et des morceaux de tesson de bouteille dans le bide me tétanisent. Je panique et je m’inquiète d’autant plus pour mon coéquipier. — Carl ? Je titube, toujours enveloppé de ce hurlement strident qui résonne dans les ténèbres. Sous mes pieds, le sol croustille et les rideaux en lambeaux ondulant devant la fenêtre brisée m’interpellent. Chaque pas est un calvaire, j’ai pris cher, mais je m’accroche. Je serre les dents et me traîne jusqu’au carreau en miettes. Une vive appréhension me fait hésiter, puis je passe la tête dehors et découvre l’horreur en contrebas. Deux corps sur le toit d’une voiture en piètre état dont l’alarme refuse de se taire. Mitch s’est défenestré, emportant Carl dans sa chute depuis le quatrième étage. — Carl, putain ! Je me souviens vaguement du coup de bouteille venu se planter dans mon bide, puis de Carl qui a sauté sur cet ours enragé pour me venir en aide, juste avant que l’autre géant ne me mette K.O. Comprimant ma plaie du mieux possible, je chancelle péniblement dans les escaliers, impossible de retenir mes larmes en titubant au rez-de- chaussée. À l’air libre, au pied de cette ruine, j’approche de cette bagnole dont l’alarme hurle à tue-tête et va rameuter tout le quartier. La carrosserie est couverte de rouge, Mitch est raide, vidé de son sang, un gigantesque morceau de verre planté en travers de la gorge. Quand je comprends que cette enflure est morte, un râle agonisant me déchire. Au clair de lune, le visage de mon ami est tordu par la douleur, sa respiration haletante m’arrache une nouvelle larme. Je me précipite vers lui au péril du trou béant qui imbibe mes fringues de sang. — Carl, bordel. Tiens bon ! Regarde-moi ! Son souffle n’est plus qu’une plainte humide qui s’affaiblit à chaque seconde qui passe. — Hey ! Reste avec moi ! Je vais appeler les secours ! Lorsque je m’empare de mon smartphone, il est si fendu que l’écran ne réagit pas au contact de mes doigts fébriles. Terrassé par la douleur, Carl cherche absolument ma main. Il flotte autour de cette carcasse de voiture un parfum de mort… C’est comme si je pouvais voir l’inéluctable se produire, comme si je savais qu’il était déjà trop tard. Bordel de merde, je tremble comme une feuille, je ne veux pas qu’il meure, pas comme ça, pas ici, pas par ma faute. Dans un effort terrible, Carl accroche mon regard, et sa bouche enlaidie d’un filet pourpre me souffle quelques mots douloureux. — Dans… dans ma… ma poche… Mon portable… — Chut, respire ! Respire, mec… Je m’en veux, putain ! Je n’aurais jamais dû accepter qu’il vienne avec moi. Tout est ma faute, encore une fois. Caressant son front, je le soutiens comme je peux alors que son torse ondule de moins en moins. — Les aveux de Slater… dans ma poche… — Doucement, reste avec moi. Ne ferme pas les yeux ! Je claque des doigts, caresse sa joue couverte d’hémoglobine, impuissant face à sa douleur. — Dé… désolé… — Garde tes forces et les yeux ouverts… Carl ! Carl ? Son regard terrifié se pare d’une ombre funeste en s’arrimant au mien, avant d’être vide, figé. Son dernier souffle me laisse seul face à cette terrible réalité, mon ami vient de me quitter. Le cœur battant à tout rompre, boxé et endeuillé, les larmes se déversent sur mon visage et même sur mon âme. Un sanglot féroce me terrasse contre la carrosserie de l’épave. Je reste hagard, démuni, orphelin et incrédule. Je n’arrive pas à me dire que c’est terminé, que je viens de le perdre. Et tout ce que je trouve à faire dans des trémolos affreux, c’est de renouer son éternelle cravate, de l’aligner soigneusement sur son corps cassé, inerte. Victime de spasmes atroces, secoué par des pleurs incontrôlables, je réalise sa dernière volonté et je saisis son téléphone, j’ai conscience que tout ce qu’il me reste de lui, c’est son enregistrement. Je me suis trompé sur son compte, je l’ai écarté de ma vie et il est trop tard pour changer tout ça. Une fois son smartphone en main, je m’écroule au pied de la voiture, préviens les secours, même si c’est trop tard, s’il n’y a plus d’espoir. Je reste rivé à la tonalité jusqu’à ce que des faisceaux lumineux tranchent la nuit depuis ma caisse. L’ombre d’une horde de sweats à capuche encercle ma Mustang et me pousse à me ressaisir. Des menaces fusent au loin, je comprends que je n’ai plutôt pas intérêt à traîner ici. — D’où tu te permets de ramener ton cul Bennett ? J’espère pour ta gueule que t’es venu nous payer, bâtard ? Sinon, t’es un homme mort ! On va te fumer ! Le gang n’est jamais loin, l’alarme attire les Crox comme un aimant, mes emmerdes reviennent toujours comme un boomerang. Ils vont me choper, il y aura trois cadavres au pied de cette ruine. Je suis couvert de sang, tailladé sur tout le flanc, dans un quartier où même les rats peinent à survivre. Grinçant des dents, réprimant ma douleur, j’abandonne le corps de Carl et me fonds dans les ténèbres, avec pour seule étincelle dans mon esprit… l’espoir de revoir un jour le sourire de Molly.

Chapitre 51 Molly

# Love Me or Leave Me - Little Mix

Ni les bras chaleureux de Paul, ni la bienveillance de Meredith ne m’apaisent. L’absence et le manque sont plus douloureux que mes blessures. Clouée au lit au fond d’une chambre surchauffée, les heures passent et m’angoissent si bien que Kate abonde dans mon sens et que Stan n’a plus aucun argument à m’avancer. Aucune de ses tentatives d’appel n’a abouti, mon intuition rugit, je suis sûre qu’Owen a un problème et qu’il a besoin de moi. — Stan ? Il ne répond pas ? — Toujours pas… L’amour qui me lie à Owen dépasse une vulgaire broche dans le bras et un trauma crânien bénin. Ni une ni deux, j’arrache ma perfusion, le cathéter et tout le reste. Je ne sais même pas où je compte aller, j’ignore par où commencer, mais je ne peux pas rester ici. Je me fiche des protestations de ceux qui m’aiment et je me redresse d’un coup, mais la réalité me rattrape aussi sec. Un violent vertige, une envie de vomir, je suis incapable de tenir debout. — Tu ne quittes pas ce lit, jeune fille ! Paul hausse le ton et m’accompagne vers le coussin, de ses mains chaudes, il m’allonge de force tandis que Stan prend enfin le taureau par les cornes, parce que je m’effondre – trop inquiète pour ne pas craquer. — Je vais partir à sa recherche, O.K. ? Mais par pitié, Molly, ne bouge pas ! Tu dois te reposer. Mes larmes l’implorent de le retrouver, je le sens au fond de moi, quelque chose ne tourne pas rond, Owen est en danger. * Owen # Broken - Isak Danielson

Mes râles ricochent contre les briques sales de cette ruelle sans lampadaire, mes bronches me brûlent, mon ventre semble être rongé par de l’acide. Les bruits de pas de mes poursuivants ont disparu, j’ai semé le gang, il ne reste que mes battements cardiaques affolés et une souffrance à la limite du supportable. Je m’accroche à la vie en pensant à Molly, à son sourire sous le kiosque, à son parfum d’agrumes et à son piercing que je rêve d’effleurer à nouveau du bout des lèvres si jamais je m’en sors. Je serre les dents, j’ai chaud, j’ai froid. Je perds trop de sang. Je prie juste pour avancer encore de quelques mètres, pour ne pas crever comme un chien dans une rigole, allez, courage mon vieux, le portail du garage de Stan est au bout de la rue. Lorsque je l’aperçois enfin, accroché au grillage de mes doigts souillés par l’hémoglobine, je sens mes forces me lâcher. Dans mon esprit, le visage de ma belle s’éloigne. Il devient diffus, ma vue se brouille, j’ai de plus en plus froid, je suis épuisé et chaque pas devient une torture. Jusqu’à ce que je m’écroule devant la devanture du mécano. * Je nous revois sur le front de mer, le ciel de New Brighton est gris, mais lumineux. Au moins autant que son visage. Ses traits d’enfant, son regard de femme fatale et cette expression merveilleuse sur sa figure me renvoient un bonheur presque trop beau pour être vrai. Sa main dans la mienne, on marche au gré du chant des vagues vers le cottage, je réalise alors que cette fille est toute ma vie, que je l’aime. Molly abandonne mes doigts et me lance un regard de défi, son piercing brille. Elle enjambe le muret, foule le sable humide et cesse de sourire en reculant vers les eaux froides. Je l’appelle, je veux la rejoindre, mais je suis incapable de mettre un pied devant l’autre. Foudroyé par un éclair atroce au niveau de l’abdomen. Elle recule, inexorablement alors que je tends les bras pour la garder avec moi. Molly s’enfonce dans l’eau alors que je reste impuissant. Je crie son nom de désespoir et c’est mon hurlement qui met fin à ce cauchemar. J’ouvre les yeux, le réel me rattrape et me prive d’air tant c’est douloureux. — Putain, mec ! T’es dans un sale état ! Non, non, tu ne bouges surtout pas, je préviens les pompiers. Penché au-dessus de moi, Stan m’aveugle avec une torche à la lumière crue. Je suis allongé non loin de son établi, l’auréole brune et poisseuse qui recouvre mes vêtements s’étend de plus en plus. Je suis en nage, mais je tremble de froid. Mes idées sont confuses, je ne sais pas combien de temps je suis resté dans les vapes, je sais seulement qu’il ne doit pas appeler les secours. — Pose ce téléphone… — Mais tu dois aller à l’hôpital ! Les Crox m’ont dans le nez, ils ont bien vu que je pissais le sang. J’imagine qu’ils vont fouiner aux urgences, s’ils découvrent que je suis là-bas, ils vont mettre le service à feu et à sang. Je ne veux pas que Molly coure le moindre risque. Mes erreurs ont déjà coûté beaucoup à trop de gens. C’est ce que je bredouille à bout de forces. — Trop dangereux … Je ne veux pas qu’elle s’inquiète. — Mais je peux pas te laisser comme ça ! Faut te recoudre ! Faut qu’on te désinfecte ! Et où est ton pote Carl ? Je secoue la tête, désemparé. L’épais silence qui suit m’étrangle et m’enfonce dans le deuil si bien que Stan semble comprendre qu’il est arrivé quelque chose de grave. D’irréversible. Les yeux embués, la trachée douloureuse, il me faut quelques secondes avant de cesser de me taire. — Ne dis rien à Molly… S’il te plaît. Je l’empoigne mollement, je veux sa promesse et je l’obtiens finalement. — O.K., j’appelle ma meuf. J’espère qu’elle pourra te rafistoler. La fameuse Evie, entre deux absences, je me souviens de la petite infirmière typée asiat’. Tout comme je me rappelle une soirée française, de mon ange châtain aux yeux de braise avant de perdre connaissance une nouvelle fois. * J’ai l’impression d’avoir traversé un long tunnel sombre pour fuir les pleurs de Carl, la sensation d’avoir marché vers la clarté, vers son sourire à elle, pour rejoindre une douce chaleur enveloppante. Un rayon de soleil pouvant panser mes plaies. Puis plus rien. Malgré mes paupières encore lourdes au réveil, je remarque que l’atelier de Stan s’est paré d’une lumière mordorée dans laquelle des particules de poussières virevoltent. Une main délicate éponge mon front, mon infirmière replace ses longs cheveux raides et bruns avant de me contempler d’un air sévère. — Tiens ! Un revenant… Je ne te remercie pas pour les nuits blanches. « Les nuits ? » Combien de temps suis-je resté inconscient ? Péniblement, je redresse la tête et découvre mon torse nu orné d’un bandage qui me ceinture et comprime ma plaie. Elle reprend. — Bienvenue parmi les mortels. Je lâche un grognement en guise de réponse pour exprimer ma gratitude alors que je me redresse sur un coude. Encore dans le coltard, je scrute les environs, aucune voiture sur le pont, zéro capot ouvert, le portail du garage est toujours fermé. — Où… où est Stan ? Evie ouvre la bouche et cherche vraisemblablement ses mots, mais la voix du mécano la devance. — Je gère les problèmes… Et je n’ai pas que des bonnes nouvelles… Dans quel merdier tu t’es fourré ? Celui-ci avance vers moi et sort de la pénombre avant de s’accroupir au pied de mon « lit ». — Les Crox sont venus jusqu’ici… Je m’en suis dépêtré, mais tu ne peux pas rester là. Ça craint, Owen. Ça craint vraiment. Ils se doutent de quelque chose. J’ai encore un peu de mal à organiser mes idées, mais je réalise qu’il a raison. C’est même un miracle que cet endroit ne soit pas encore saccagé par cette bande de tarés. Lentement, je m’assois et cherche à enfiler mes fringues. Stan se râcle la gorge et triture un morceau de papier entre ses doigts. — Ils ont gardé ta voiture, mais ils ne comptent pas en rester là… Tu leurs dois de la thune apparemment ? Nouveau grognement de ma part qui veut dire « c’est compliqué ». Stan ne semble pas vouloir s’en contenter. — Ils m’ont dit de te filer ce numéro, si jamais je te croisais… et de te faire passer le message : si tu ne payes pas, ils gardent ta caisse et t’es un homme mort. Il me tend le bout de papier et marmonne que je dois les contacter pour régler « notre litige » en me coulant un regard désolé et anxieux. En dépit du deuil de ma Mustang, je m’empare des coordonnées, parviens enfin à m’assoir, même si ça tangue méchamment. Je grimace un peu à cause des vertiges et des sutures puis attache mon regard au duo qui m’a sauvé la vie. — Et Molly ? Regard tendu entre les deux. Evie botte en touche et part se laver les mains. Stan me contemple la mâchoire serrée. J’ai peur de ce qu’il va m’annoncer. — Elle est sortie d’affaire… Soulagement total, c’est le principal selon moi. Mais Stan ne s’arrête pas là. Par contre, elle s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles. Je peux pas lui mentir éternellement ! — Dis-lui que je vais bien. C’est tout. —Comme si ça pouvait lui suffire ! Tu la connais assez pour savoir que je ne peux pas jouer la comédie bien longtemps. Je tente de me redresse davantage, il n’a pas tort. Et il renchérit. — C’est vrai pour Molly, mais pour mon garage aussi… Je peux plus t’héberger, je dois rouvrir… Cette fois je regagne la verticale et reste debout dans un équilibre précaire. Stan a raison, il en a déjà fait beaucoup. — Je te remercie pour tout. Je dirai la vérité à Molly, mais pas tout de suite. L’accolade est douloureuse, je grimace mais je poursuis. — Tu peux lui donner ça pour moi ? — C’est quoi ? — Le téléphone de Carl, elle va en avoir besoin… — Et je suis censé lui dire quoi ? — Que c’est pour sa présentation, Molly comprendra.

Chapitre 52 Molly

# I Ran - Hidden Citizens

J’ai l’impression de passer mes jours dans un tourbillon d’infirmières, de soins, de visites et de moments d’absence. Sans parler du manque, Owen occupe toutes mes pensées, le poids de son absence écrase ma poitrine. Il paraît qu’aux informations, la presse s’est emparée d’un règlement de comptes dans les quartiers chauds. La police a découvert le cadavre de deux hommes défenestrés. Quand je l’ai appris à l’hôpital via Kate, juste avant ma sortie, j’ai cru mourir. Mais Stan m’a juré qu’il s’agissait de Mitch et de Carl, me répétant encore et encore qu’Owen s’en était sorti. C’est un terrible choc que de perdre un collègue de travail et un allié de taille, Carl était un dommage collatéral, quelqu’un qui a cherché à se racheter après avoir agi par faiblesse. Il a mis tout son avenir en danger, sa carrière en balance pour accomplir ce qui est juste au nom d’Owen. On s’est beaucoup vu pour mettre en place un plan visant à rétablir la vérité, et tout ça me secoue fortement. Ma seule consolation c’était de savoir Owen vivant, un baume sur mon âme tourmentée. Stan m’a transmis les enregistrements de mon boss en me promettant que j’aurais bientôt des nouvelles du grand absent qui hante mes pensées. « Il a été blessé. Il va bien, mais Owen ne peut pas te voir pour l’instant. Il te contactera bientôt, c’est promis. Désolé, ma belle, je peux pas en dire plus. » C’est mot pour mot, le couplet qu’il m’a servi. Comment survivre avec si peu, comment ne pas imaginer le pire ? Je lui ai fait promettre de ne pas me mentir, Stan me l’a certifié, sans pouvoir m’en expliquer davantage. Alors, je me suis fait une raison en rentrant à la maison. Même si la frustration et le manque d’Owen me rongent, j’ai une échéance pour laquelle je compte me battre et aller jusqu’au bout. Parce que Carl a perdu la vie. Parce qu’Owen court après la sienne. Parce que la mienne n’a de sens qu’auprès de lui. Je refuse d’être en arrêt maladie. Je rejette l’idée de devoir reporter la présentation, pas si près du but. Austin Slater doit payer. Owen doit retrouver ce destin dont on l’a privé. J’ai bien l’intention de porter l’estocade fatale devant tout le monde, même avec le bras en écharpe. Mais pour ce faire, je dois retrouver mes repères et continuer à avancer. Dès demain, je reprends mon poste, au nom de la vérité qui doit éclater. Ça n’est pas simple de retrouver mon domicile ni de faire changer les serrures, même si Paul s’est proposé aussitôt de remplacer les verrous. Dans cet appartement vide, le traumatisme de la visite de Mitch est encore bien présent. À chaque fois que je ferme les yeux, je le vois débarquer sur le seuil de ma porte. J’en garde une vilaine broche au bras, un mal de tête diffus et une angoisse terrible à l’idée de rester seule, mais ce n’est rien comparé à l’absence d’Owen. Il est partout dans ma tête, et en négatif dans mon domicile. Sur ce plan de travail, mon corps a frémi à son contact. Sur ce canapé où j’ai succombé à son charme. Même cette étagère avec ma collection de boîtes vintage me rappelle son manque. J’ai beau me dire qu’il y a une logique à tout ça, une bonne raison… Il n’y a pas une minute où je ne pense pas à lui. Je me demande sans cesse s’il va bien, où il se cache, s’il souffre, si je lui manque. Sa boîte vocale déborde, son téléphone est éteint, son silence me pèse tellement. J’ignore si les mensonges de Stan me meurtrissent ou me rassurent, je crains qu’il soit arrivé quelque chose de grave et en même temps, je sais qu’Owen a toujours voulu veiller sur moi. Alors pourquoi ne répond-il pas à mes messages et à mes appels ? * Owen

Voilà un bon quart d’heure que je serre les dents, agrippé au guichet. Je m’efforce de sourire, j’espère que personne dans cette banque ne se doute que j’ai une balafre encore fraîche qui suinte et menace de lâcher. — En petites coupures, votre retrait ? Molly me manque, je ne pense qu’à elle, ça m’obsède. J’ai hésité des dizaines de fois à la contacter, je me suis fait violence pour ne pas céder et la mettre en danger. Je m’en veux de la tenir éloignée de moi, mais la protéger des dernières éclaboussures de mon merdier n’a pas de prix. — Monsieur ? — Oui, pardon. Ça ira très bien, merci. Comptant les billets sous mes yeux, la conseillère se fiche pas mal des bouffées de chaleur qui me submergent par moment. Je ne cesse de regarder l’heure sur mon modeste portable à clapet, un modèle pas cher et prépayé. Devant la banquière, j’ai une pensée pour ma mère à cet instant précis. Je n’ai jamais voulu de son aide, mais avec son virement, j’achète mon passeport pour la liberté, je compte m’affranchir de l’épée de Damoclès au-dessus de ma tête et effacer l’ardoise de Bud. Parce que les Crox Crew se montrent de moins en moins patients en ce qui me concerne. Parce que Molly mérite que je coupe court avec la rue et ses tentacules capables d’aspirer n’importe qui vers le bas. Parce que j’ai envie d’être avec elle, de me sentir vraiment moi. Et pour bâtir un futur plus beau, il faut savoir concéder quelques sacrifices. Mon compte est vidé, mon sac garni de billets, je quitte l’agence fauché mais sur la bonne voie. Bientôt, ma tête ne sera plus mise à prix, bientôt ma cicatrice ne sera qu’une trace sur ma peau, et bientôt je ne serai plus un danger pour Molly. D’un pas encore fébrile, je rejoins le centre-ville et la rue pavée qui mène au Maya. Je sais que Drew m’y attend, il m’a accueilli à bras ouverts. C’est ici que je crèche le temps que les choses se tassent. Une odeur de clope, de café et un clin d’œil depuis le bar. Ce que j’aime chez cet homme, c’est qu’il a le don pour savoir quand éviter les questions. Et ce, même si mon état l’inquiète, même s’il se préoccupe de ma situation. Il se contente de regarder l’heure, d’écraser son mégot et de se servir un verre. J’évite de m’attarder et pousse la porte au drapeau anglais derrière laquelle j’ai pris mes quartiers. Je m’installe dans cette simple remise composée d’un coin douche, d’un lavabo, d’un clic-clac à côté d’un vieux frigo et d’un jukebox H.S. C’est mieux qu’une cellule de détention, mieux que la rue ou que de pioncer dans une Mustang que je n’ai plus, et en prime j’ai le wifi de Drew. Pourtant, je m’assois sur la banquette qui grince, victime d’un soudain retour de flamme. J’ai cru tenir bon jusqu’ici mais le contrecoup de la mort de Carl me fouette, ici, maintenant. Je n’ai pas pris le temps de digérer l’information, trop occupé à survivre en pissant le sang. Et la réalité se dresse brutalement dans mon esprit, j’ai perdu mon meilleur ami, je n’ai pas assisté à son enterrement, c’est aussi simple que violent. Il n’était pas parfait, il s’est montré faible au profit de sa carrière, Carl ne m’a pas toujours défendu, mais il est revenu vers moi parce que notre amitié ne pouvait pas s’échouer sur les récifs de simples mauvais choix. La tête appuyée sur la housse vieillotte, je pleure sa loyauté, je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces années passées avec lui, à ses projets foireux sur lesquels j’essayais d’apporter un peu de valeur ajoutée et à sa chute du quatrième étage pour que l’autre taré ne me fasse pas la peau. C’est ma faute, c’était à moi de le protéger et je l’ai entraîné dans ce merdier jusqu’au décès. C’est peut-être cette mélancolie qui m’empêche de contacter tout de suite Molly. Parce que je ne veux pas que quelqu’un d’autre soit broyé par mon histoire. Parce qu’elle chercherait par tous les moyens à venir me voir alors que je suis encore en pleine tempête, en guerre et que c’est risqué pour le moment. Parce qu’elle mérite mieux qu’un gros sac de problèmes qui entraîne la mort au tournant. Et c’est ce même spleen qui me pousse à écrire un SMS à Bud, sans doute pour me réconforter, histoire de me rappeler que, lui au moins, j’ai réussi à l’éloigner du danger. Sitôt mon texto envoyé, son numéro apparaît sous mes yeux embués, ce petit con m’appelle dans la foulée. — Je vais bien Owen, je te le dis de vive voix, ça sera plus simple ! Il n’imagine pas à quel point cette phrase me fait du bien. Ce jeune chien fou me rassure tout de suite. — Je me suis trouvé une meuf. Un avion de chasse ! — Dis-moi que tu ne fais pas le con. — Non, je suis posé, ici. T’inquiète pas pour moi « papa ». Je me surprends à sourire, soulagé comme jamais. Je l’imagine à Cardiff, enfin apaisé. À l’aube d’une seconde chance, d’une vie un peu plus rangée. — Ici c’est safe, Owen. Je bosse dans une petite paillotte face à la mer, je sers des cocktails à des bobos qui lâchent des pourboires bien épais. — C’est tout ce que je voulais entendre. — Tu pourrais venir me voir ! Tes leçons de morale me manquent ! Ce petit con m’arrache un nouveau sourire. Aller le voir ? Pourquoi pas, un jour peut-être… Pendant que j’y songe, il reprend. — Et toi ? Toujours la merde à Liverpool ? D’un réflexe stupide, je baisse les yeux vers ma plaie, puis mon sac plein de billets et je m’abstiens de répondre tout de suite. Les flashs de deux corps sur le toit d’une voiture, de Molly sur un brancard et d’une traînée de sang devant le garage de Stan m’assaillent, mais je mens. Pour son bien. Pour qu’il ne s’inquiète pas. Après tout, c’est ce que j’ai toujours fait. Préserver ceux que j’aime en tordant la vérité. Par fierté, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, j’ai toujours eu l’intention de protéger mes parents, Molly, et Bud aussi. Alors j’inspire et me contente d’un demi-mensonge. — Les choses vont s’arranger, c’est pour bientôt. — C’est bon ça ! Je t’envoie l’adresse de mon spot, on ne sait jamais. Si ça craint trop ou si tu te fais chier… tu peux toujours venir me casser les couilles au bord de l’eau. — Ne me tente pas, petit con. — Je t’emmerde ! Même de loin. Nos petits mots doux m’ont manqué. Vraiment. Hélas, Bud doit partir bosser et écourte une conversation que j’aurais aimé prolonger encore et encore. C’était court, mais entendre sa voix me donne la force de prendre enfin contact avec Molly. Je rédige juste quelques mots par écrit, pour lui dire que je vais bien, que je pense à elle sans arrêt, et que j’ai encore quelques trucs à régler avant de pouvoir la retrouver – si elle veut bien encore de moi. J’hésite à appuyer sur « envoyer », je reste suspendu à une seconde interminable, les yeux rivés à mon écran. C’est là que Drew frappe à la porte et passe une tête. — Tu as de la visite.

Chapitre 53 Owen

# Daniel - Sam Smith

Je lâche tout. Je n’ai jamais été aussi fébrile qu’en quittant ce clic-clac. L’estomac noué, je m’attends à voir de nouveaux problèmes arriver, comme une bande de sweats noirs venue renflouer les caisses du gang, par exemple. Mais en regagnant la salle du Maya, je tombe nez à nez avec une surprise de taille. Ma mère. Tailleur, silhouette fine, traits tirés, mais radieux pour une malade en sursis, elle débarque ici juste pour me voir. Ses yeux clairs me détaillent, je ne sais pas ce qu’elle pense exactement à ce moment précis en m’invitant à m’assoir à table. — Qu’est-ce que tu fais là, maman ? Elle s’approche, tire la chaise et m’ouvre ses bras en me gratifiant d’un sourire qui apaise toutes les sutures tirant sur ma peau. — Tu as l’air fatigué, mon chéri. — C’est compliqué. Son étreinte prend fin et elle murmure à souffle portant qu’elle sait tout. Drew l’a prévenue. J’en tombe des nues. — Assieds-toi, Owen. Il faut qu’on parle. Sa voix fluctue entre sévérité et tendresse. Je la sens déçue, bien qu’heureuse de me voir. Je ne peux m’empêcher de laisser mon regard courir vers le comptoir. Ce vieux loup de mer lui a dit que je créchais ici. J’aurais dû me douter qu’il était en contact avec elle. Après tout… Ce sont mes parents qui lui ont vendu ce bar. Une fois mon cul posé, une grimace douloureuse contenue, j’ai du mal à regarder ma mère dans les yeux, mais une question me brûle les lèvres. — Où est papa ? — À Wallasey, à cause de l’incendie. L’incendie ? Je m’adosse à la chaise, frappé par ce qu’elle vient de me dire. — Quel incendie ? — La maison est partie en fumée. La cheminée, le combustible, mon accrochage avec Carl. On est partis comme des dératés. Je suis le roi des cons ! Je me confonds en excuses en bredouillant. — Je… C’est… Pardon… C’est ma faute… Il doit être furieux. Accoudée, toujours bien droite avec un port de tête qui façonne son élégance, elle balaye de problème d’un revers de la main. — Il y a des assurances pour ça. Ses doigts traversent la table et cherche à entrer en contact avec les miens, quand elle reprend sur un ton plus grave tout en laissant échapper un regard en direction de Drew. — Mais il n’y a pas d’assurance pour ce que tu traverses. Je déglutis. La vache, elle sait tout. Drew lui a tout balancé ? — Maman, écoute… — Non, c’est toi qui vas m’écouter. La femme d’affaire refait surface et sort les griffes, façon autoritaire. Ses mains s’emparent des miennes, comme si elle cherchait à me happer durant son explication en règle. — Que tu me mentes pour la perte de ton job est une chose… même si je te laisse imaginer le choc lorsque je l’ai appris… — C’est pour te préserver que je l’ai fait. J’avais trop peur de littéralement te briser le cœur. — Est-ce que tu pensais me préserver en dormant dans la rue ? Est-ce que tu as envisagé une seule seconde qu’une mère puisse laisser son enfant sous les ponts ? Touché. Je cille. Quant à avaler ma salive, j’ai renoncé, ma gorge en a décidé autrement. Sa voix devient alors intensément sensible, presque chevrotante. — Tu consulteras ton téléphone… — J’ai laissé mon portable dans la remise. Pourquoi ? — Je viens de passer à la banque. Jette un coup d’œil à ton compte. — Merci beaucoup pour ton petit virement, mais je ne fais pas la manche. Je ne demande rien. Elle sourit, c’est tendre et un peu condescendant, mais je ne lui en veux pas. — Petit un, il n’est pas « petit » ce virement. Je fronce des sourcils. — Et petit deux, je me fiche que tu sois d’accord ou pas. — Maman, ne te sens pas obligée de me dépanner. Je vais m’en sortir. — Je ne te dépanne pas, je te protège. Tu auras largement de quoi rebondir, cesse de me repousser, par pitié. — Je ne te repousse pas. — Ça y ressemble, quand même. — Je ne pourrai pas te rembourser. Pas tout de suite en tout cas. J’aurais voulu prononcer ces phrases sans aucune modulation dans la voix, c’est loupé. — Tu n’as pas à me rembourser. Je ne te demande rien, mon fils. Si ce n’est de prendre cet argent, d’arrêter de me mentir et d’accepter mon aide. Parce que je t’aime. Il y a peut-être dix ans que je n’ai pas entendu ces mots venant d’elle. Trop occupé à prouver que je pouvais réussir par moi-même, je me suis coupé de cet amour, tout seul comme un grand. Si ma situation est un échec, que je la vis comme une injustice, son geste me touche. Bien plus que je ne l’aurais imaginé. J’en ai les larmes aux yeux, d’être confondu au cœur de la tourmente, de recevoir l’amour d’une mère et un filet de sécurité après avoir passé tant de temps sur le fil du rasoir. Ma mère est bien plus forte que ce que je pensais, je m’en suis fait une fausse idée. Un peu comme Molly, en réalité. — Owen, ton père et moi sommes fiers de toi, on l’a toujours été. Ce n’est pas parce que tu as eu un accident de parcours que nous allons changer notre regard sur toi ou notre façon de t’aimer. Dans un souffle tremblant que j’ai du mal à contrôler, je riposte mollement et avec une pointe d’amertume. — Papa est tellement fier qu’il n’a pas daigné venir – ni même m’appeler depuis des mois. — Il a préféré ne pas interférer pour ne pas te mettre la pression. Tu connais ton père et son caractère légendaire… — Si peu. J’ignore si l’ironie et les sarcasmes ont leur place ici, mais c’est sorti tout seul. — En tout cas, sois sûr d’une chose : il ne veut que ton bien. — Il veut surtout que je bosse pour lui. — Non, il s’est fait à l’idée. Tu peux me croire. — En faisant comme si je n’existais pas depuis toutes ces années ? Ma mère accuse le coup, son regard s’égare dans la salle du Maya en me laissant penser qu’elle chercher ses mots, avant de m’épingler de son regard clair. — Il n’est pas d’accord avec tes choix, mais il te respecte. Il cherche à protéger les siens, quitte à s’isoler et se couper un peu du monde pour ne pas vexer. — Et à se réfugier dans le travail. — Ça me rappelle quelqu’un, mon chéri… Pas toi ? Un blanc, un coup au cœur. Cet instant de vérité met en lumière ma propre tendance à me replier sur moi-même, cet entêtement difficile à expliquer. Ma mère glisse sa main dans la poche intérieure de sa veste et dépose une clé sur la table. Une clé mauve métallisé. — Il n’a pas pu venir, il est avec les experts pour l’assurance, mais il a tenu à te donner ceci. Du bout de l’index manucuré, elle fait glisser la fameuse clé jusqu’à moi. — C’est quoi ? — L’accès à un hangar du côté de Safeton Park, au sud. Quartier calme, vue intéressante. Je suis stupéfait, j’ai peur de comprendre et en même temps l’évidence me serre le cœur. Fouillant à nouveau dans sa poche, elle me tend cette fois un document, et m’adresse un sourire tendre. — Et voici le titre de propriété à ton nom, il n’y a qu’à le signer. Tu verras, il y a un beau potentiel. Ton père a pensé qu’avec tes idées et ton inventivité, tu pourrais y aménager un loft de toute beauté. C’est écrit noir sur blanc, mais ma vue se brouille. Après avoir nagé à contre-courant si longtemps, après m’être battu pour garder la tête hors de l’eau, ce sont mes parents qui me lancent une bouée de sauvetage et me hissent vers le rivage. — On croit en toi mon chéri. On peut se brouiller, s’écarter durant un temps, ne pas se comprendre ou ne pas avoir la même vision à long terme, il n’empêche qu’on sera toujours là. Je m’empare de la clé, caresse la feuille de papier et lutte pour ravaler mes larmes tandis que ses mots déposent un voile de douceur sur mon âme malmenée. — Que ce soit facile ou pas, que tu sois apte à l’accepter ou non… protéger les autres est tout à ton honneur… — Je ne sais pas quoi te dire. — Ne dis rien, mais accepte un peu d’aide en retour, un peu de nous. Parce que les choses ne vont pas que dans un sens, c’est aussi ça, l’amour.

Chapitre 54 Molly

# Always - Gavin James

Depuis quelques jours, harceler Stan par téléphone en vue d’avoir des nouvelles d’Owen est devenue une habitude. Je ne peux plus me contenter de réponses évasives. Tout ce que je sais, c’est que son téléphone est H.S., mais qu’il pense à moi, qu’il se « rétablit », pourtant j’ignore de quelle blessure et ça ne me suffit plus depuis un moment déjà. Stan m’a répété en boucle qu’Owen était en lieu sûr… sans me dire où exactement. Et c’est une torture. Parfois, j’ai le sentiment que ma vie s’est arrêtée, ou d’éprouver quelque chose pour un fantôme, un mirage, un souvenir. Il y a de quoi devenir folle. Je n’ai qu’une certitude, c’est l’intensité de ce qui me lie à cet homme. Un virtuose des idées, un idéaliste avec un genou à terre, un dessinateur hors pair aux mains irrésistiblement douées. Un être à part, un peu fou, un peu blessé, mais qui ne peut s’empêcher de prendre soin des autres. Le seul être qui me manque et que je rêve de sentir tout contre moi. J’ai l’impression qu’il y a une éternité que je l’ai vu pour la dernière fois, c’était lors de la rixe devant le refuge et ce n’était pas joli à voir. Mais à chaque fois que mes yeux se posent sur le téléphone de Carl, une étincelle dans mon cœur relance la machine. Je me rappelle l’injustice subie, tout ce qu’Owen a traversé, tout ce que j’ai aimé en lui et du sacrifice de son ami. Au bout du compte, ses défauts ne sont que le négatif de ses qualités, c’est comme si toute sa personnalité s’imprimait sur une pellicule au fond de mon âme. Comme si mon esprit dessinait un portrait de lui qui me fait vibrer, une étoile à suivre, une espèce de cap à tenir pour traverser la nuit. Même si je souffre de son absence, même si je doute par moment, je tiens bon. Chaque matin, sitôt l’alarme braillée par Vector, je me rue vers la fenêtre, sans trop y croire et je fixe le parc en contrebas en soupirant de ne pas l’apercevoir, un réflexe, un espoir. Le bras en écharpe, je me passe de trottinette pour me rendre au bureau. Pour éviter d’être en retard, je dois me lever encore plus tôt. Aujourd’hui ne fait pas exception. Officiellement, rien n’a changé dans les locaux de DesUrb, si ce n’est les bruits de couloirs incessants à propos de la disparition de Carl et l’effervescence qui augmente à mesure que la date de ma présentation approche. À quelques jours de lâcher ma bombe en public, ce n’est pas le moment de flancher. Bien sûr, j’ai envie de sauter à la gorge du grand patron à chaque fois que je le croise. Slater n’a pas eu un mot, ni même une pensée pour notre ancien collègue décédé. Pas même une couronne de fleurs pour les obsèques. Le big boss est si focalisé sur l’impact médiatique de mon projet qu’il ne se doute pas une seule seconde que cette idée ne lui appartient plus. Parce qu’Owen a voulu me protéger, parce que l’histoire ne se répètera pas une nouvelle fois. Alors je fais profil bas, je surcharge Beth de travail pour qu’elle me laisse en paix, je valide les rendus en trois dimensions avec l’équipe technique, je coordonne les idées du pôle événementiel et j’évite scrupuleusement ce pourri d’Austin Slater. Tout ça, hantée par des yeux bleus pour lesquels je pourrais soulever des montagnes. * Fin d’une journée harassante passée à faire semblant, l’imposture me pèse et j’ai beau vouloir m’en défaire en quittant le bureau, ce double jeu m’use à petit feu et j’ai hâte que le dénouement arrive. Impossible de ne pas laisser mon regard traîner du côté du square, difficile de ne pas sentir la tristesse pointer son nez en contemplant le kiosque vide. Le seul rayon de lumière auquel je m’accroche, c’est cet apaisement nouveau qui m’enveloppe quand je suis dans la rue. Je ne crains plus d’être traquée, je ne redoute plus d’être suivie, et je n’ai plus peur du retour de Mitch… Je te le dois Owen, je le sais… Trois tour de clé, je me retrouve seule face à moi-même. Je consulte pour la deux centième fois mon téléphone dans l’espoir d’y trouver un signe de vie de sa part, mais toujours rien. Je m’apprête à me doucher avant de me rendre au refuge. Même avec mon attelle, j’ai à cœur d’impliquer Stan ainsi que les centres d’aide aux bénéficiaires dans le projet. Pas pour tout de suite, mais une fois que le scandale aura éclaté. Cette boîte en carton destinée à tous ceux qui en ont besoin mérite que l’on travaille tous main dans la main. Alors que je me contorsionne pour enfiler mon top, je me repasse les grandes lignes de mon discours, les points clés que je ne dois pas oublier, jusqu’à ce que Vector roule lentement à mes pieds. À cette heure-ci, mon petit robot réclame rarement mon attention. Pourtant, il lève la tête et ses yeux composés de pixels forment un cœur. Stupéfaite je le prends dans ma main et c’est là qu’il se met à parler. — Retrouve-moi au kiosque. Mon cœur manque un battement, j’en ai le souffle coupé et des papillons dans le ventre. J’ai halluciné ? Histoire d’ôter le moindre doute, je me précipite vers ma fenêtre et ma poitrine explose quand je distingue la silhouette d’Owen en bas. * Les jambes en coton, le pouls qui galope dans mes veines et une douce chaleur irradiant mon ventre, je fends la circulation et rejoins le square, plus fébrile et excitée que je ne l’ai jamais été. Sous le kiosque, son sourire lumineux répond au mien. Il n’a pas de guitare, il n’a pas de sac. Owen est juste là, en pull-over bleu marine et jean clair surmonté d’un duffle-coat. Simple, beau. Beau à mourir. — Je suis le roi des cons, Molly. — J’ai eu si peur ! — Tu ne voulais que mon bien, j’ai merdé. Je réplique à bout de souffle qu’il n’est pas le seul à avoir mal interprété les choses. Avant de rire malgré moi comme une gamine et de laisser échapper mon cri du cœur. — Je m’en fiche de tout ça ! Du moment que tu es là, le reste n’a pas d’importance ! Montant les dernières marches, je m’accroche à son regard intense, puissant, un brin inquiet mais plus confiant qu’à l’accoutumée. Sa mâchoire saillante tout comme les pulsations battant sur sa joue m’appellent. Owen détaille mon bras en écharpe avec un voile dans le regard qui me fait un peu de peine. Pourtant, je n’ai pas besoin de réfléchir, nos gestes ne sont pas calculés, ses lèvres épousent les miennes, et son parfum légèrement mentholé brise mes doutes d’un seul baiser. Collée à lui, j’éclate en mille morceaux, en une nuée de particules qui voudraient se réfugier sous sa peau. Ma vue se brouille, son regard se pare d’un voile brillant. C’est violent et très simple en même temps, à son contact, je suis entière, complète, vivante. Nos souffles s’entremêlent, sa langue caresse la mienne dans une danse tendre et langoureuse. Des murmures chauds et des gémissements s’élèvent à la mesure de nos absences comblées. Ses bras m’enlacent dans une étreinte qui soulève délicieusement mon cœur, nos retrouvailles palpitent et j’ai envie de tout prendre. Envie de le griffer et de cogner sur son épaule pour m’avoir infligé ce manque, besoin de me blottir contre son torse pour ne jamais m’en détacher. Je rêve d’une délicate morsure sur ses lèvres, d’enfouir mes mains dans ses cheveux, de respirer son parfum capiteux jusqu’à l’ivresse et de me noyer dans le bleu de ses yeux. Ça y est, c’est fini, on se retrouve enfin ! — Dis-moi que tu vas bien ! Je me suis fait un sang d’encre ! Tu aurais pu m’appeler, merde ! Sa bouche peine à quitter la mienne, mes doigts courent sur son corps comme si j’avais besoin de redécouvrir chaque centimètre de sa peau. Jusqu’à ce qu’il grimace en se tenant le flanc. — Owen ? Pardon, je t’ai fait mal ? — Ça va, c’est encore douloureux… — Montre-moi. Je t’en prie ! — C’est rien, je t’assure. Tu m’as manqué, Molly. C’est tout ce qui compte. — Toi aussi, tu n’imagines même pas ! J’étais folle d’inquiétude ! Je n’ai pensé qu’à toi ! Sa main toujours plaquée sur le flanc, il m’explique vaguement la raison de son silence. — J’ai dû me cacher. Mais je n’en pouvais plus, fallait que je te voie, que je te touche, que je te sente. Ses paroles trouvent écho à mes envies, son regard se veut doux et pénétrant, d’une force qui me trouble bien plus qu’avant. Mon cœur tambourine de le voir en chair et en os, et mon ventre se crispe répondant à mon désir qui brûle férocement. Pas d’une manière torride, d’une façon plus profonde, comme si mon corps éprouvait un besoin vital de retrouver le sien. C’est fou, c’est irréel et tellement intense, mais on le mérite après tout. De mon bras valide, je m’empare de sa main, l’entraîne dans mes filets, je le veux tout à moi, tout entier, là-haut dans mon appartement. La terre peut s’arrêter de tourner, il est tout ce dont j’ai besoin. Je souhaite plus que tout rattraper le temps perdu, je veux qu’il dévale les marches avec moi. Je veux qu’il sente à quel point la passion m’étreint. Nos baisers et nos jeux de regards en quittant le square pourraient incendier tout le quartier et même Liverpool entière. Sous le porche, à côté des boîtes aux lettres de mon immeuble, je le plaque ma main sur son torse et le force à rester dos au mur. Il cherche à ouvrir la bouche, mais ma faim de lui explose dans la sienne. Au contact de sa langue, mes silences plaident en ma faveur, je regrette notre séparation sur un malentendu, et je crois que nous sommes deux à vouloir le pardon dans cette cage d’escalier. En dépit de ma broche au bras, partir à la reconquête de son corps en m’emparant de ses lèvres est la bataille la plus évidente de toute ma vie. J’ai besoin de lui, de nous. De respirer son air, de me sentir aimée aussi fort qu’à cet instant précis. Son souffle est intense, son buste se soulève, en proie à ma fièvre et je tremble sous ses doigts glissant dans mon dos, pour répondre à mes feulements enflammés. Sentir sa main glisser à l’intérieur de ma cuisse m’attise, quand je devine son index sous l’élastique de ma culotte, je me consume. Alors que l’étreinte affole tous mes sens, que je me refugie dans son cou pour ne pas gémir, une ombre débarque dans le hall avec des sacs de courses. La vieille voisine aux bigoudis se fige, nous détaille d’un air médusé, puis passe son chemin en s’abstenant de tout commentaire. Je n’ai pas honte, cette intrusion n’a aucune incidence sur mon appétit ou mon repentir et j’entraîne Owen vers la première marche avec l’intention d’arriver là-haut pour lui faire des choses qui ne peuvent s’écrire. Mais il résiste subitement, comme pris dans le béton. À croire que cette spectatrice a émoussé son désir ou lui a rendu une lucidité qui m’échappe. — Je voulais absolument te voir pour tenir le coup. Mais je peux pas monter, pas maintenant. Pas aujourd’hui. Tenir le coup ? Pas monter ? Pas aujourd’hui ? J’ai peur de comprendre. Terriblement peur de saisir que ce n’est pas fini. Si bien que mes pulsations ainsi que mes ardeurs redescendent d’un cran et que je me fige. — Attends, qu’est-ce que tu veux dire ? Comment ça « tenir le coup » ? Sa pomme d’Adam roule, et ses doigts cessent de s’entrecroiser aux miens. — J’ai encore un dernier truc à régler. — Tu plaisantes ? — Je suis sérieux. Sa phrase sonne comme un gong, une onde de choc glaciale annonçant qu’un coup du sort me prive de lui. Encore une fois. — Mais… Tu... Attends… Owen, tu… Mes idées s’emmêlent, je ne parviens même plus à articuler tant son visage se verrouille. Ce ne sont pas des retrouvailles, mais un simple pansement. Cet instant avait tout d’un point final à notre « pause », mais je réalise que ce n’est pas fini. C’est la douche froide quand le couperet tombe. — J’ai encore des embrouilles, Molly. Je refuse que tu coures le moindre risque. Pas après la mort de Carl. — Mais on peut en parler ? On peut trouver une solution à deux ! Passant sa langue sur ses lèvres gonflées par mon étreinte, il rejette mon aide d’un signe de la tête, et scrute les environs nerveusement. Et j’ai l’impression qu’il me repousse tout court, que ses ennuis ne s’arrêteront jamais. Je m’attendais à tout, sauf à ça. — Ces types ne plaisantent pas. Ils pourraient s’en prendre à toi et c’est hors de question. — Quels types ? De quoi tu parles ? Owen, regarde-moi ! Réponds-moi ! Son regard se dérobe, sa main quitte la mienne, et je déteste cette sensation de vide laissée sur ma peau. Owen recule d’un pas. Je suis sonnée, déçue. Terriblement frustrée. — Laisse-moi gérer ce merdier. Je t’en prie Molly, ne m’en veux pas. Pas plus tard que tout à l’heure, en traversant le square au comble du bonheur, je ne pensais pas que la tristesse roulerait sur mes joues. Ses billes acier m’implorent de ne pas insister. Je me sens soudainement glacée, démunie, et à nouveau incapable de l’aider. Ma gorge est si nouée que je peine à prononcer une dernière question étranglée dans les escaliers. — Dis-moi que tu seras là pour la présentation ? Dis-moi que ça va se terminer un jour ? — Je te le promets. Je serai là. Prends soin de toi.

Chapitre 55 Owen

# Fade - Lewis Capaldi

Cette parenthèse ressemblait à un parloir, je me suis senti comme un détenu privé de contact, avec des envies aussi belles qu’animales. J’ai eu des scrupules à la retrouver pour la quitter tout de suite après, surtout au beau milieu d’une bulle si passionnée. Je m’en veux de devoir nous contenter d’un simple instant fugace bien qu’intense. Dans son top corail, son jean moulant presque blanc, elle était belle à en crever. Je brûlais d’envie de m’éterniser, de monter au troisième avant de grimper au septième ciel, j’aurais aimé que le temps s’arrête sous ce putain de porche. Son goût, son parfum, ses grands yeux expressifs me hantent, même des heures après. En ouvrant le portail de mon entrepôt à Safeton Park, j’ai l’impression d’avoir encore l’empreinte de son piercing sur mes propres lèvres. J’avais tellement envie d’elle et je déteste la voir pleurer… Devoir l’abandonner m’a fendu le cœur, si bien que je me demande si c’était une bonne idée de la revoir avant le jour J. On s’est peut-être fait plus de mal que de bien, peut-être que j’avais peur que les choses tournent mal pour moi et que je voulais en profiter avant que ça ne dérape. Pourtant, lorsque j’entre dans ce vaste hangar aux murs rudimentaires pour y récupérer mon sac plein de fric, j’ai la certitude d’avoir fait le bon choix, ça me donne du courage. Et je porte en moi cette conviction gravée dans le marbre : c’est la dernière ligne droite, je dois tenir bon. Parce que j’ai rendez-vous dans quelques instants avec le destin. Une dernière transaction, histoire d’avoir les mains libres pour écrire par la suite une fabuleuse histoire avec elle. Ça se passe dans un lieu public, dans le parc du musée. Une arène fréquentée même à la nuit tombée, où les membres du gang ne pourront pas me saigner au milieu des nombreux témoins. Je le fais pour moi, je le fais pour Bud, je le fais surtout pour elle. Parce que la perspective d’un avenir avec Molly m’aide à tenir debout. Mais cet espoir nécessite de repartir sur des bases saines. Je ne veux pas être cette ombre de la rue qui traîne des casseroles à n’en plus finir. Je refuse de l’entacher avec mes ardoises et mes problèmes. Molly vaut mieux qu’un dommage collatéral avec une épée de Damoclès au- dessus de la tête. Je veux lui offrir ce que j’ai au fond, être simplement moi-même, pas un mec en sursis fuyant les Crox, au risque de l’entraîner dans une avalanche de violence. Assis sur un banc au point de rendez-vous, j’observe les passants et tiens mon sac fermement. Je n’en mène pas large et il me tarde d’acheter ma liberté. Une silhouette sous un sweat à capuche me rejoint, escortée par deux gros bras qui me fusillent du regard et laissent apparaître la crosse d’un gun glissé sous leur futal. Les Crox vérifient le contenu de mon sac alors que mon cœur tape de toutes ses forces. Puis j’ai l’impression de me dégonfler tant le poids du soulagement s’envole en une seule phrase quand ils rompent le silence. — O.K., gros. Y a le compte. Il rajoute, triomphant, que la Mustang est sur le parking du Marks & Spencer dans le centre, me tend les clés de ma bagnole, et je m’en saisis aussitôt. Cette raclure sourit, et clôt la transaction d’un air condescendant. — Tu vois que tu peux être raisonnable quand tu veux. « Passe le bonjour à Bud. » Une tape sur ma joue, comme si j’étais un gentil toutou. L’envie de montrer les dents me démange, mais je ne pense qu’à elle. Ne pas faire de vagues. Les regarder s’éloigner et tourner la page. C’est la dernière ligne droite. Le trio se retire en traînant des pieds, roulant des épaules de façon victorieuse. Je me répète que j’ai fait le bon choix, je rumine cette phrase en boucle sans les quitter des yeux, sans bouger du banc. Parce qu’une horde de gyrophares déboule et encercle le parc. Une équipe de flics, l’arme au poing, les prend en tenaille suite à un appel « anonyme ». Ces types vont finir à l’ombre, après avoir tyrannisé des quartiers entiers et mon petit con préféré. Je ne pouvais pas me contenter de payer sans qu’ils trinquent. Voilà une bonne chose de faite, bande d’enfoirés. Je quitte ma place, comme si de rien n’était, laissant la racaille se débattre au sol, gourmette au poignet. Ravi d’avoir égalisé les scores, je disparais. Il me reste à présent une enflure dont je dois m’occuper. Avec l’aide de Molly, le jour J. Je veux assister en direct à la chute de celui qui m’a tout pris. Austin Slater doit payer. * Dans les allées de gravier et la rosée du matin, je défie le froid, restant immobile devant le granit sombre. J’ai hésité toute la nuit avant de me rendre au cimetière. Le silence est épais lorsque je m’accroupis devant la photo de Carl. En dépit des coups bas, des choix regrettables ou discutables… Il était mon ami et je n’ai pas su le protéger. Parce qu’il est mort en voulant m’aider. Parce qu’il était coincé par un odieux patron adepte des infidélités, parce qu’il n’a pas hésité à se jeter sur Mitch pour me porter secours, je pleure la perte d’un camarade que je n’oublierai jamais. Il n’était pas parfait, je suis loin de l’être moi-même. Il n’a pas fait que des bons choix, mais qui peut se vanter du contraire ? J’ai enfoui notre amitié en sombrant dans la rue, sous une bonne couche de colère et de rancœur, mais depuis les mots de ma mère, j’y vois plus clair. J’aurais aimé qu’on se retrouve autour d’une bière, qu’il envoie valser ses cravates horribles pour de bon. J’aurais aimé qu’il voit Slater pris au piège. J’aurais aimé qu’il apprécie Molly et qu’on se côtoie jusqu’à nos vieux jours. Mais c’est ainsi. Il est dans une boîte. Et je respire encore. — Tu vas me manquer… Du bout des doigts, j’effleure la pierre tombale avant de décamper. Parce qu’aujourd’hui est une grande journée, j’en fais la promesse. * Molly

Je l’admets, je l’ai maudit durant plusieurs heures de nous avoir infligé une nouvelle séparation. Je l’ai vécu comme une privation, une apnée, et durant toute la nuit comme une agonie. Puis j’ai reçu à mon réveil tardif, son message qui disait « C’est terminé. Je suis libre. On se voit là-bas et je ne te quitte plus jamais. » et j’ai tout de suite compris que notre histoire allait réellement débuter aujourd’hui, dès la fin de ma « présentation ». Chignon strict, ou cheveux détachés, j’opte pour le naturel. Un simple chemisier blanc sur un pantalon à pinces fluide, ma tenue importe peu, ce sont mes actes que les journalistes vont retenir. Avec une boule au ventre grandissante, je termine de me préparer, ajuste l’écharpe qui maintient mon bras et visualise le moment exact où je vais frapper au nom de la vérité. D’alarmes en e-mails de rappel provenant de ma boîte, le temps me pousse inexorablement vers les portes de DesUrb. Il y a foule devant le hall d’accueil, et je me fraye un chemin à travers les invités qui grouillent au pied de l’écran géant. Dans un tailleur sobre, ses éternelles lunettes sur le nez, Beth m’interpelle puis vient me glisser à l’oreille qu’elle est prête à diffuser l’enregistrement. Je la remercie à voix basse, lui susurre qu’elle assure, avant de l’abandonner, l’air de rien, pour observer de plus près mon arène. Une enfilade d’objectifs et de caméras devant l’estrade, une marée de cartes de presse, des investisseurs, une équipe de T.V., le service communication a rameuté un maximum de monde, voilà qui tombe bien. — Graham ! C’est à cette heure-ci que vous arrivez ! Mon Dieu qu’il est difficile de sourire à cette ordure de Slater et de le saluer sans rien laisser paraître. — Je tenais à ce que tout soit parfait, Monsieur. — O.K., je m’en fiche, peu importe. On débute par une minute de silence pour Carl. Histoire de donner un côté humain à notre storytelling6. — Que vient faire le storytelling là-dedans ? — Un petit hommage pour renforcer la notion de travail d’équipe, c’est bon pour notre image. Ensuite vous attaquez, compris ? Je rêve ou il compte utiliser la mort de celui qu’il a viré sans aucun remord comme un argument marketing ? Cet homme est puant, je ne sais même pas comment je n’ai pas ouvert les yeux avant en ce qui le concerne. Il me dégoûte tellement que je me raidis et que je ne veux pas respirer le même air que lui. Vivement que je plante mon glaive dans tous ses mensonges, pourvu que Bethany tienne bon. — Graham, je veux de l’émotion, de l’humain. Je me suis bien fait comprendre ? — Je vais essayer de faire de mon mieux. — N’essayez pas, faites-le ! Alors sortez-vous le balai que vous avez dans le cul, détendez-vous et ayez l’air naturelle, nom d’un chien ! Si je ne dis rien et que je souris, c’est que j’imagine sa tête une fois que mon balai aura changé de propriétaire à la lueur des révélations exposées au public pour ce projet. Ne se doutant de rien, le big boss est aussi exécrable que stressé, je feins de peaufiner une dernière fois mon pitch et le laisse se gargariser auprès des journalistes. Des yeux, je scrute la foule qui s’installe, cherchant Owen désespérément. J’aperçois au loin Stan que j’ai invité personnellement, je vois le chignon de Kate en compagnie de mes parents. Paul et Meredith se frayent un chemin jusqu’au pied de la scène, je suis si fière de les avoir près de moi aujourd’hui, même si ce que je m’apprête à faire risque de les surprendre un peu. Mon cœur se pince en reconnaissant le propriétaire du Maya, même si je ne comprends pas ce que le vieux Drew fait ici. J’ai beau balayer le parterre d’invités, aucune trace du seul spectateur pour lequel je compte me battre. Slater prend place au premier rang et me dévisage parce que je vais être en retard. Je foule les marches de l’estrade pour affronter les dizaines de regards braqués sur moi avant de m’approcher du micro.

Chapitre 56 Owen

# The Oser Side - Ruelle

Il reste encore pas mal de monde devant les portes du hall, suffisamment pour que les vigiles débordés se contentent de laisser passer les invités. Je me fonds au milieu des retardataires, incognito, en mode casquette et tête basse. DesUrb a mis les petits plats dans les grands à ce que je vois, l’immense espace destiné aux relations presse est soigneusement décoré, l’écran géant est de sortie devant une marée humaine qui s’installe dans un brouhaha presque pro. Quelques hôtesses distribuent la documentation imprimée spécialement pour le projet, et j’aperçois au loin, au premier rang, cette petite ordure de Slater aussi gluant que sous pression. Ton sourire va disparaître, je ne veux pas en louper une miette. Alors que je m’adosse au mur, la lumière s’étiole plongeant l’assemblée dans une pénombre qui tranche avec les spots rivés vers l’estrade. Elle est là, forte mais anxieuse, sûre d’elle mais aussi un peu maladroite, fidèle à ce qu’elle est. Malgré son bras immobilisé, Miss Catastrophe ramasse ses notes, celles qu’elle vient de faire tomber avant d’ajuster le micro sur son pupitre. La peau légèrement halée, son visage ne laisse rien paraître mais ses yeux scrutent l’assemblée longuement. Je retire ma casquette, mon sang se réchauffe tandis que Molly adresse un sourire au public et s’évertue à me chercher du regard. Sa jambe nerveuse cesse alors tout mouvement, les chuchotements des journalistes cèdent la place à un calme pesant. — Mesdames et Messieurs, merci d’avoir répondu présent en ce jour si important. Sa voix est claire, elle porte loin. Molly m’emplit de fierté, elle mérite toute cette lumière, dommage que ma vérité vienne ternir tôt ou tard cet instant de gloire. Redressant son port de tête, elle tient à respecter une minute de silence en hommage à Carl. Le portrait de mon ami est projeté sur l’écran, ma gorge se noue alors qu’un épais silence enveloppe la salle. J’aurais aimé qu’il assiste à ce qui va suivre… Tonnerre d’applaudissements à la mémoire de mon ami, un grondement qui réchauffe l’âme et broie les tripes. Notre « boîte » en carton se dévoile lors d’un clip vidéo sur l’immense toile blanche. Des images de notre doux brainstorming dans le cottage me submergent et m’arrache un sourire qui s’étire jusqu’au cœur. Ma belle inspire, effleure le piercing à la base de son cou, et semble à présent habitée par une force qui dépasse tout ce que je pourrais décrire. — J’ai eu la chance extraordinaire de me voir confier un beau projet, un véritable défi. J’ai eu à cœur de travailler sur une idée capable d’améliorer le monde, et à une moindre échelle, le sort des personnes dans le besoin qui peuplent cette ville. Avec une élégance qui me laisse admiratif, elle déroule son histoire et je suis suspendu à ses lèvres. — Si tout un chacun souhaite naturellement aider son prochain, peu de personnes sur terre ont l’opportunité concrète de changer les choses à grande échelle, j’ai conscience de pouvoir le faire et j’ai l’honneur de partager ce moment avec vous. Le cliquetis et les flashs des photographes accompagnent les mouvements de caméras. Je glisse mes mains dans mes poches, l’âme fascinée, le cœur débordant d’émotions. Plus rien autour ne compte, j’ai l’impression qu’elle crève l’écran. — Ce concept me tient tellement à cœur que j’ai besoin de vous dévoiler les coulisses de sa venue au monde. Parce qu’il y a toujours une histoire derrière l’histoire. À présent, mon regard ne peut s’empêcher de fixer ce connard de Slater qui trépigne sur son siège entre deux grands pontes. — Il n’y a que deux manières d’obtenir une idée qui tienne la route. Je parle d’une idée si forte qu’elle est réduite à l’essence même de ce que doit être une grande invention. La première manière, c’est de jouir d’une fulgurance, une inspiration divine. La seconde, c’est de travailler dur, de tout remettre en question jusqu’à obtenir un tel résultat. Austin se penche à gauche pour murmurer à l’oreille d’un chauve happé par le discours. Molly sourit, et laisse échapper un rire timide avant de reprendre. — Je n’ai pas eu de fulgurance. Et pour tout vous dire, je n’ai pas travaillé dur non plus. La ligne des épaules de l’enfoiré se tend au premier rang, j’ai l’impression que son costard va craquer. L’assemblée se dissipe légèrement avant de retenir son souffle quand Molly reprend. — Non, j’ai rencontré un brillant designer. Un mentor, un SDF. Un ange gardien. Sans Domicile Fixe, cette notion provoque l’effroi et le malaise d’Austin. Le grondement feutré du public ne parvient pas à couvrir les battements de mon cœur. Molly scrute à nouveau le parterre de journalistes et s’arrête enfin sur moi. J’ai l’impression de voler, de crever, sur le point d’imploser d’amour pour elle. — Il faut que je vous parle d’Owen Bennett, c’est à cet homme que je dois la… Slater bondit de sa chaise et aboie en direction de l’estrade. — Graham ! Qu’est-ce que vous foutez ? Même si les vigiles répondent à Slater d’un signe de la tête, ils paraissent hésiter un instant et se concerter. Le grand patron perd peu à peu son autorité, il mime pourtant de couper le micro de Molly ou tout simplement de la faire taire sans grand effet. Le méprisant parfaitement, elle poursuit et j’en ai la mâchoire décrochée tant le début des hostilités se veut prometteur. — Mesdames et Messieurs, cet homme est le designer le plus doué que je connaisse, nous lui devons le Shutter Tree et bien d’autres concepts que la société DesUrb s’est appropriés avant de le mettre à la porte. Purement et simplement. — Graham ! C’est de la diffamation ! Cette fois, le gars de la sécurité au pied de la scène reçoit l’ordre cinq sur cinq et s’apprête à monter sur l’estrade. Je n’ai qu’une envie, c’est de me jeter sur cette bande d’hypocrites sauf que le père de Molly quitte sa chaise, et lui barre le passage. Je suis trop loin pour capter, mais on dirait qu’il siffle entre les dents quelque chose qui pourrait être « laissez la terminer ». Et d’ailleurs, ma belle tient bon et va jusqu’au bout. — Pardon, Monsieur ? Vous n’avez pas licencié Owen ? Vous ne vous êtes pas emparé de ses plans ? Nous connaissons tous les deux la réponse… La clameur outrée de la foule s’empare de la salle, Austin est très agité et se confond en excuses auprès des gros bonnets alors que Molly avance dans son plan tel un train lancé à grande vitesse. — Monsieur Slater s’est enrichi sur son dos alors qu’Owen était à la rue par sa faute. Oui, dans la rue, vous avez bien entendu. Ce qui ne manque pas d’ironie quand on pense au projet dévoilé aujourd’hui. — C’est un scandale, Graham ! On dirait que le vent tourne, que le grand patron perd toute crédibilité. Les projecteurs se braquent sur le requin qui montre les dents et profère des menaces, mais rien n’arrête Molly. — Le véritable scandale, Monsieur, c’est cet enregistrement. Je laisse à chacun le soin de juger ce qu’il en est réellement. Tendez l’oreille, écoutez bien. * — Austin c’est quoi ce bordel ? Tu peux pas me faire ça ! Alors qu’un blanc vertigineux s’installe dans la salle, les enceintes aux quatre coins du public crachent la conversation enregistrée depuis le téléphone de Carl. — Je le peux et je le fais. Je te vire Carl, c’est terminé. Un rire sadique puant et satisfait, on reconnait clairement la voix de Slater. — Brooke m’a quitté pour se taper un fils de ministre, notre petit arrangement ne tient plus. Tu prends tes cliques et tes claques, de l’air. — Tu comptes me la jouer à l’envers ? Hors de question que je me retrouve une main devant, une main derrière comme Owen. — Ce n’est plus mon problème. Tu fais tes cartons, tu dégages. — J’ai ses plans, putain ! Tu les as utilisés, tu lui as piqué ses idées ! Des bruits de pas, de papiers froissés, et l’enregistrement reprend alors que tout le monde ici est médusé. — Et je n’hésiterais pas à recommencer si l’occasion se présentait à nouveau. — Décrocher le jackpot sur le dos d’Owen ne t’a pas suffi ? — Carl, allons… Tu étais bien content de toucher ta prime, de fanfaronner les premiers temps. Et maintenant tu as des scrupules parce que je te vire ? C’est le jeu, mon grand. — Tu n’es qu’une ordure, Slater. — Un homme d’affaire, nuance. — Austin, je te préviens, je ne vais pas me laisser faire ! — C’est ça. Referme la porte en sortant, tu seras mignon. — C’est ce que tu comptes faire à Molly ? Absorber son idée, la revendre et récidiver à l’avenir ? — Autant de fois qu’il le faudra. Dégage maintenant ou j’appelle la sécurité. * Molly

Beth a réussi, elle n’a pas flanché et m’adresse un clin d’œil discret avant d’ôter ses lunettes et de ranger le smartphone de Carl. Grâce à son courage, tout le monde sait à présent. Mon pouls martèle dans mes veines jusque dans ma broche, je me cramponne au pupitre alors que Slater vocifère des menaces en se dirigeant vers la scène. — Je vais vous attaquer en justice, Graham ! C’est une honte ! Paul fait barrage du mieux qu’il le peut, se dressant comme un dernier rempart face à la sécurité qui tente d’obéir aux ordres visant à me museler. Les gorilles en costume semblent ne pas vouloir insister, ma bouche est asséchée par l’adrénaline, mais pas assez pour me faire taire. — Il est trop tard, je laisse le soin à la justice de trancher à la lueur de toutes les preuves que j’ai à ma disposition. Et la véritable honte, c’est vous. — Vous êtes finie Graham ! Finie ! Slater bave, aboie, dénoue sa cravate et gesticule comme un fou furieux. On dirait que les gros bras chargés de le protéger retournent leur veste, un des vigiles lui barre la route au pied du podium alors que l’agitation gagne toute l’assemblée. Tous les objectifs sont rivés sur le responsable qui cherche à se débattre et regagner la sortie de secours. C’est là qu’Owen sort de l’ombre et le coince au milieu de tout le monde. La foule estomaquée retient son souffle. Mon cœur est à l’arrêt. Slater se tétanise quand Owen ouvre enfin la bouche. — Plus grande est la patience, plus belle est la vengeance. — Owen ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Sécurité ! Sécurité, s’il vous plaît ! — Après des mois dans la rue, des années à ton service, je ne pouvais pas manquer le moment où tu allais tout perdre à ton tour. Tout le monde connait ton vrai visage à présent. — Va te faire foutre ! — On en reparlera devant le juge. — Mes avocats vont te broyer, Owen. — Putain, je vais te… — Tu vas quoi ? Lever la main sur moi ? Je t’en prie, on nous regarde. D’ici, je peux sentir Owen se crisper, contenir son envie de cogner l’homme qui l’a plongé dans la rue. Je prie pour qu’il ne dérape pas en public, il s’approche de lui, un peu trop près. Le front presque collé à son pire ennemi, il siffle entre les dents. — Dommage qu’il y ait des témoins, Austin. Je me contenterai de te jouer un petit air de guitare quand tu seras en prison. Fou furieux, Slater crache à ses pieds, se dégage du passage et se rabat vers l’allée centrale sous les objectifs qui n’en perdent pas une miette. Mon cœur bondit quand un vieux loup de mer déboule d’une rangée de chaises et se précipite sur le costume Armani. Drew décoche un coup de poing magistral, Slater titube et perd l’équilibre. — Owen ne peut pas t’en coller une, mais moi, ça fait un moment que ça me démangeait. Un petit cadeau pour les mois passés dans la rue, enculé !

Chapitre 57 Owen

# Be Alright (Acoustic) - Dean Lewis

Suite à ce débordement, les derniers vigiles prêtant allégeance à cette pourriture de Slater ont tout de suite maîtrisé Drew si bien que je n’ai même pas eu le temps de l’aider ni même de croiser son regard rebelle. Des gratte-papiers se sont interposés entre lui et moi, le propriétaire du Maya s’est fait sortir de force par le service de sécurité. Slater s’est enfui en bousculant les curieux sous un déluge d’injures et de questions compromettantes. Les journalistes sont survoltés à présent, et je dois l’admettre, ce grand chaos sur la place publique, j’en ai longtemps rêvé. Sur l’estrade, dans sa chemise blanche, conquérante et diplomate, Molly en appelle au calme et s’éclaircit la voix. — S’il vous plaît ! Je vous en prie ! Je vous demande votre attention. La presse dissipée s’adoucit, les fervents défenseurs de Slater prennent la tangente, mais ça n’empêche pas la femme de ma vie de reprendre de plus belle, façon chef d’orchestre ou reine des médias. Un silence, une profonde inspiration. Toutes les parcelles de mon corps sont suspendues à son piercing, prêtes à boire ses paroles. — Bien. Je… À présent que la lumière est faite sur cette entreprise sans scrupules, je vous demande quelques secondes de concentration. S’il vous plaît, juste le temps de revenir à l’essentiel. Quelques raclements de chaises, des commentaires à voix basse, le brouhaha s’apaise, puis un calme religieux enveloppe à nouveau l’espace. — L’essentiel à mes yeux… C’est lui. Bon sang, sa voix ne tremble pas, son regard luit dans ma direction, c’est comme un coup de tonnerre. Molly, qu’est-ce que tu me fais ? — Je connais bien la rue, du moins, je sais à quel point c’est dur, ma mère ayant erré en France durant des années. Elle est morte sur un trottoir, je n’ai jamais pu l’aider, elle n’a jamais voulu. Ma gorge se serre, j’ai soudain une affreuse boule dans le bide en écoutant son histoire. Et je ne suis pas le seul ici, tout le monde est saisi par l’émotion. — Aussi souvent que je le peux, je travaille main dans la main dans les refuges et les centres d’accueil pour aider les bénéficiaires. Et je l’ai rencontré, lui. Owen Bennett. D’abord embarrassé par tous ces regards qui me dévisagent, je sens toute cette pitié qui m’accable et je ne suis pas sûr de vouloir être mis en lumière de cette manière. Pourtant Molly ne s’arrête pas là. — Je crois qu’il n’y a pas de hasard. Parce que non content d’être la victime des basses manœuvres de DesUrb, de survivre dans la rue, il est aussi un créatif hors norme. Un être exceptionnel. Et j’ai eu la chance de croiser sa route. Le bonheur de le voir entrer dans ma vie. Tous ces yeux braqués sur moi changent de lueur au gré des mots qui s’élèvent depuis l’estrade. — Owen est le meilleur designer que j’aie pu approcher. Mais c’est aussi quelqu’un qui a le cœur sur la main, qui ne cherche qu’à protéger les autres. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. C’est à lui que reviennent les mérites de ce concept. Et j’aimerais… S’il vous plaît… Je déglutis, encerclé par des caméras et des spots qui capturent l’émotion sur mon visage. Avec sa déclaration, cette femme est en train de faire exploser mon cœur devant tout le monde. — J’aimerais qu’il me fasse l’honneur de développer cette idée avec moi… Molly s’interrompt, abandonne son micro et dévale les marches de la scène sans me quitter des yeux. Je meurs, je nais, je palpite, j’enfle et implose. Elle se fiche des spectateurs médusés, une merveilleuse étincelle anime son regard, illumine son sourire lorsqu’elle approche encore, à un souffle de moi. — J’aimerais de tout mon être qu’on la porte ensemble et qu’on ne se quitte jamais. Des flashs crépitent autour de nous, les micros s’invitent dans notre bulle et tous les téléphones immortalisent cet instant. Sa beauté n’a d’égale que sa force. Et les larmes qui ornent sa joue n’ont rien de fragile, elles sont des trésors, de l’espoir, une promesse de continuer à deux. Sur le papier comme dans la vie. — Tu veux bien Owen ? Sa déclaration brise mes dernières chaînes, chacun ici peut en témoigner. Dans un monde auquel je ne croyais plus, après toutes les trahisons qui m’ont poussé à me méfier de tout et de tout le monde, elle est une flèche argentée, une lumière universelle, mon absolue vérité. Je l’estime plus que tout, pour m’avoir rendu l’honneur, la dignité, mon futur et le dernier fragment de mon âme. Mon cœur se soulève, elle vient de me toucher au plus profond de mon être si bien que je m’embrase devant l’évidence. C’est avec elle, ou rien. Il n’y a que Molly pour donner du sens à mon existence, il n’y a qu’à ses côtés que je souhaite avancer. Pour elle, pour tout ce qu’elle est, pour tout ce qu’on a traversé et tout ce qu’il nous reste à vivre ensemble, je lui prends la main et dépose mes lèvres sur les siennes. Parce qu’à elle seule, cette femme a déterré ma part d’humanité, elle l’a dépoussiérée pour que j’en fasse mon étendard, au nom de l’amour, pour un monde un peu moins laid et un peu plus juste. Sa bouche a la saveur d’une délivrance, son parfum des arômes de certitude, je l’aime. Je l’aime au point de remonter sur le ring, de reprendre ma vie en main. De ne plus en vouloir au destin et de ne plus avoir envie de la quitter. Pas même une seule journée. Jamais. * Molly

Essoufflée au terme d’un baiser passionné qui me laisse pantelante et nourrie d’espoir, mon cœur frémit face à ses yeux emplis de sentiments à mon égard. Les lèvres encore gonflées, je palpite au gré des merveilleuses images qui me reviennent par centaines. Sur le pont du ferry, en mode espion dans un placard étriqué, sous le kiosque en bas de chez moi ou les pieds dans l’eau à cause d’une fuite, avant de me tenir aux robinets. Il est celui que je devais sauver, peut-être pour me délivrer moi-même. Il est le seul à gommer mes racines incertaines, mes actes manqués avec ma mère. Son âme est comme la mienne, dans ce monde où la gentillesse est considérée comme une faiblesse… Il est la moitié qui me manquait, à deux, nous en ferons peut-être un droit, un devoir, un art de vivre, une manière de s’aimer, de lier nos âmes comme une incassable tresse. Les micros, les caméras et les cartes de presse s’effacent. Plus rien autour ne compte, c’est comme si nous étions seuls au monde, comme s’il n’y avait que lui, un diamant brut qui ne brille que pour moi. Délicatement, Owen dépose au creux de ma main une clé mauve puis effleure l’ovale de mon visage avant de me gratifier d’un sourire délectable, chargé d’une expression que je n’oublierai jamais. — J’ai déjà un local. Si tu veux partager ta vie avec un maniaque du rangement. Aux anges, le sourire jusqu’aux oreilles, je réponds qu’il prend des risques à vivre avec une Miss Catastrophe doublée d’une vraie bordélique. — Pour toi je prendrai tous les risques, Molly. En tout bien, tout honneur…

Epilogue Owen

# Diamonds - Malky

Quelques mois plus tard… L’été perce à travers les vastes ouvertures, baignant les murs clairs et les poutres métalliques d’une clarté à couper le souffle. L’air tiède se mêle au parfum de la peinture fraîche, et sur le sol en béton ciré, Vector doit probablement faire des grimaces à côté du pot de gris perle fraîchement renversé par ma Miss Catastrophe préférée. À côté de la bouteille de champagne gisant dans la glace, le compte rendu du jugement ondule au gré d’un léger courant d’air alors que les feulements de Molly s’élèvent dans le loft en travaux. Sa peau douce et satinée, ses piercings exquis, ses reins merveilleux offerts à mes yeux, l’intensité qui nous foudroie tous les deux : rien n’a changé. Le plaisir m’emporte un peu après le sien, ses gémissements me terrassent et le doux « je t’aime » murmuré à mon oreille me déclenche une chair de poule que je voudrais porter chaque jour. Même six mois après, je suis fou de Molly et je pourrais passer l’éternité en elle, l’enserrant tout contre moi sur cet ilot central, notre arche perdue dans 200 m² tout juste rénovés. Nos souffles brûlants ricochent dans l’espace, nos corps luisants ne font qu’un, tout est parti d’une trace de peinture, d’une maladresse – jeux de mains, jeux de vilains. Et dans un silence divin, où seul le bruit de la nature dans les environs de Safeton Park se fraye un chemin, je la contemple et la redécouvre à chaque seconde. Avec l’impression de la connaître sur le bout des doigts, et de me faire surprendre à chaque battement de cils, à chaque réplique, à chaque sourire. — Tu es belle, même avec du gris dans les cheveux. — La peinture sur le nez te va bien aussi, je te rassure… J’en ai dans le dos, sur les cuisses et elle en porte les traces sur les poignets et sa poitrine. Nos éclats de rire nous guident jusque vers les bâches qui protègent la salle de bain toute neuve. Aux portes du paradis, j’embrasse ses doigts de bricoleuse du dimanche et lui demande dans un souffle si elle veut une nouvelle coupe de champagne. — Et comment ! Ton succès se fête ! — Notre succès. Ce procès, je te le dois, Molly. Elle mordille légèrement son piercing sur sa bouche et semble réfléchir à cette nouvelle réalité. J’ai récupéré mes droits d’auteur ainsi que des indemnités, sans parler des arriérés concernant le Shutter Tree. Un montant si élevé au total que Slater se retrouve sur la paille. Le plus beau dans tout ça, c’est que cette somme n’est qu’un bonus et on le sait tous les deux. Molly joue avec ses cheveux, elle penche la tête et m’offre sa bouche en cul de poule. — Dépêche-toi de revenir sous la douche avec la bouteille, mon cher. Je meurs de soif ! Elle ondule de la tête aux pieds, le poignet délicat, le petit doigt en l’air, en mimant une fausse bourgeoise vraiment appétissante. Il faut la voir se tortiller imitant une nouvelle riche, pieds nus, drapée d’une bâche qu’elle attrape au vol avant de manquer tomber au passage. Elle me fait rire. Elle me fait bander. Elle me comprend. C’est ma meilleure amie, le miroir qui efface mes limites, mon étoile du Nord, mon associée, celle qui m’excite et me rend meilleur. Elle est tout ce que j’ai et ça vaut bien plus que n’importe quelle montagne de billets. * Molly

Qu’est-ce que je peux aimer nos fous rires après l’amour, cette insouciance jalonne notre bonheur, nos coups de feu au travail et nos coups de chaud sous les draps. Boire du champagne et trinquer à la justice rendue parachève une trajectoire folle, comme la cerise sur le gâteau, comme si la vie avait enfin décidé de nous couvrir de cadeaux. Il le mérite, je le pense du fond du cœur. Le jet de la douche s’invite dans mes pensées, et Owen revient, bouteille en main, sexy et tout sourire. — Le champagne de Madame, s’il vous plaît… Trop pressée pour remettre le couvert, même si l’envie était bien présente de mon côté, je me prépare en vitesse et je nous observe un instant. On est là, complices, complets, rieurs et triomphants dans ce superbe terrain de jeu qui est devenu le siège de notre société. Dans notre chambre où trône de nombreuses guitares, je saute dans une robe fluide, légère et bariolée, à l’instar de mes humeurs, alors qu’il enfile une chemise claire et un bermuda qui lui dessine un cul d’enfer. Un coup d’œil sur la montre, on longe la partie en travaux pour traverser notre « labo » et le stock impressionnant de boîtes en carton qui partent aux quatre coins de l’Europe. D’un simple concept à défendre, lui et moi, sommes passés à un stade supérieur, à des sphères qu’on n’aurait jamais imaginées. Savoir que notre idée est adoptée dans plusieurs pays, qu’elle fait à la fois, le biz’, le buzz et du bien… C’est une satisfaction qu’il faut au moins connaître une fois dans sa vie. Je nous revois encore dans le cottage, imaginant une sorte de boîte à chaussures avec deux compartiments. Quelque chose de très simple permettant à chaque citoyen de gaspiller un peu moins et à chaque sans-abri de ne pas mourir de faim. Une petite voix à l’intérieur de ma tête se réjouit de résumer notre projet ainsi : c’est de l’amour que chacun met à sa fenêtre, c’est une main tendue pour tous ceux qui ont droit à une seconde chance. Et c’est parti de rien, c’est parti de nous. En plus d’être riches de notre amour, nous voilà tranquilles pour les années à venir. Sans parler des idées qu’on développe pour un futur plus beau. Alors qu’on atteint le garage et que je m’empare des clés, Owen m’abandonne un instant, il revient sur ses pas en trottinant et ça me surprend. — Qu’est-ce que tu fais ? — J’allais oublier le plus important ! À son retour, je suis étonnée de le voir porter Vector dans ses bras et de le caresser comme s’il était vivant. — Tu sais que ce n’est pas un enfant ? — Il a le droit de venir avec nous. — Je croyais qu’il n’avait pas d’âme, selon toi. — On ne va quand même pas le laisser tout seul durant le week- end ! Amusée, j’effleure mon petit robot et laisse les clés à l’amour de ma vie, avec une pointe d’ironie. — Je crois qu’il est malade en voiture. S’il se met à vomir, je te préviens, je ne nettoie pas ! Nouvel éclat de rire, le portail s’ouvre alors que le moteur ronfle, le V8 de sa fidèle Mustang rugit à l’air libre sous un soleil radieux. Je boucle ma ceinture depuis le siège passager, notre petit compagnon de route sur les genoux, et m’inquiète enfin pour notre rendez-vous, une dernière étape avant notre petit séjour. — C’est à quelle heure, déjà ? — On ne sera pas en retard, je déteste ça, ne t’inquiète pas. — J’espère qu’ils vont accepter... — Respire, Molly. Ce n’est qu’une contre-visite. Tout va bien se passer. * Peu de circulation, une conduite un peu sportive et une place de libre à deux pas du square, Owen avait raison : il ne badine pas avec la ponctualité. Dale Street est paisible aujourd’hui, tout est lumineux et calme. Un parfum d’été règne au pied de mon immeuble, sur le trottoir, juste en face, un joli petit couple vient d’arriver à pied, tout sourire. Mon cœur déborde de joie, comme à chaque fois que je les vois. Les portières de la Mustang claquent, je laisse mon petit robot sur le tableau de bord et me laisse entraîner de l’autre côté de la rue par mon guitariste scandaleusement sexy. Juste devant le porche, Stan cesse de papoter avec Evie et nous accueille chaleureusement. — Hey, ma belle ! Salut Owen, la forme ? Mon meilleur ami enlace mon homme, et cette seule scène me rend follement heureuse. Mais lorsque je pose les yeux sur le ventre arrondi de sa charmante infirmière, je me sens toute chose. Elle est superbe, rayonnante, elle porte la vie, l’amour et ça se voit. Posant ses mains sur cet heureux évènement qui ne saurait tarder, elle s’excuse de nous déranger un week-end. — Tu parles ! C’est avec plaisir ! On monte ? * Bien sûr, il reste encore quelques-uns de mes cartons – en bonne désorganisée que je suis, je n’ai pas complètement terminé de débarrasser le plancher, mais la lumière chaude qui traverse l’appartement vide est à couper le souffle. Stan est radieux, son sourire nous illumine alors qu’il observe les volumes en hochant de la tête. — C’est presque trop beau pour être vrai, Molly. — Il te plaît toujours ? Evie, toi aussi ? Les tourtereaux répondent à l’unisson par un grand oui. J’en suis ravie. Stan enveloppe de ses bras sa belle Asiatique alors qu’Owen se poste à la fenêtre. — Vous serez bien ici. C’est calme, surtout depuis qu’il n’y a plus de sombre inconnu jouant de la guitare dans le square… Sa remarque s’enroule autour de mon cœur, je le rejoins dans son dos, me blottis contre sa colonne et enserre sa taille. Je complète ce qu’il vient de dire en ayant une pensée pour ma voisine aux bigoudis. — C’est une affaire… Les éclats de rire de notre quatuor résonnent alors dans le F4 vide comme la plus belle des promesses de vente. * Vendre mon appartement à un si joli petit couple, parachève le bonheur que je vis en ce moment. Les deux mâles se saluent d’un check viril, j’embrasse chaleureusement la future maman, Stan et Evie s’apprêtent à partir alors qu’Owen me glisse à l’oreille qu’il me rejoint ici en voiture. Le temps d’un baiser chaste pour lui dire « O.K. », Evie s’empare de ma main et peut-être aussi de mon âme avec cette simple phrase. — Et vous ? C’est pour quand ? À l’idée de penser « bébé », je me sens rougir et déborder d’allégresse, même si ce n’est pas au programme dans l’immédiat. — Oh, tu sais, Owen est à fond sur nos projets pour l’instant… La belle infirmière tapote le bout de son nez avec l’index, et réplique aussi sec. — Ça ne saurait tarder, je sens ces choses-là. Mon sourire s’étire dans un blanc qui ne dément rien. Je suis la seule à connaître la valeur de mon soupir, un truc qui chuchote, « j’aimerais tellement ». Et c’est sur cet instant de flottement gorgé d’espoir que les futurs propriétaires me quittent. Je les observe s’éloigner, se serrer l’un contre l’autre à l’aube de leur nouvelle acquisition, ils me touchent, mais je réalise tout à coup, qu’aucun gros moteur ne ronfle et que la Mustang est toujours sur le parking. Intriguée, je traverse l’avenue et regagne la voiture. Owen est au volant, j’ai du mal à cerner l’air conspirateur et un brin anxieux qui se cache derrière son sourire ravageur. — Tout va bien ? Alors qu’il me rassure, faussement distrait, je m’installe et je demande à mon charmant chauffeur si la route va être longue. — D’ici jusqu’à Cardiff, il y en a pour quatre heures au moins. Tu vas tenir le coup ? Je m’empare de ma paire de lunettes de soleil depuis le vide-poche et l’ajuste sur mon nez avant de replacer mon petit robot sur les genoux et de répondre. — Moi oui, Vector, c’est moins sûr… Owen ricane, mais ne démarre toujours pas. La vieille américaine reste immobile aux abords du square, dans un parfum d’herbe coupée et de bitume chaud. Je nous imagine déjà loin de Liverpool, cheveux au vent, libres comme l’air, pour descendre dans le Sud retrouver Bud et sa nouvelle partenaire. C’est ce qui est prévu, sauf que le contact est encore coupé, et que je dévisage ma moitié. — On y va ? Le bras tendu le long de la portière, il me contemple, à la fois beau et serein. Je n’ai jamais vu Owen si apaisé, si… lui-même, finalement. Je sais qu’il a hâte de proposer à son « petit con » préféré, de nous rejoindre, d’intégrer notre entreprise et d’avoir une vraie carrière, alors que j’ignore ce qu’il attend et pourquoi nous sommes à l’arrêt. Son regard insistant m’intrigue, j’aimerais savoir ce qu’il a en tête et ce qu’il mijote. — Pourquoi on ne prend pas la route ? Son buste s’emplit d’air, puis ses yeux aussi bleus que le ciel s’arriment au kiosque. Je sens mon cœur manquer un battement quand il sort du silence. — C’est lourd de sens ici, ça sera parfait. — Parfait pourquoi ? Surprise, j’observe les alentours, les flèches dorées se faufilant à travers les branchages, le gazon bien vert et personne dans les environs du parc. Je m’attache alors avec nostalgie à l’endroit exact où tout a commencé, au moment où Owen pianote sur son téléphone. Vector lève alors la tête vers moi et prononce de sa petite voix robotisée : — Ouvre la boîte à gants s’il te plaît. D’abord intriguée, j’obéis et découvre un coffret noir, un écrin sublime pour une bague qui envoie valser notre petit road trip hors de l’habitacle. — Owen… Qu’est-ce que… ? Son sourire suffit à m’éclairer, au sens propre comme au figuré. Un superbe anneau reflète le soleil, scintillant comme une promesse, une prière. Mon cœur s’emballe, l’air me manque. Une merveilleuse fossette se profile sur la mâchoire saillante de cet homme plein de surprises. Là, dans le cuir de son vieux modèle, devant ce kiosque chargé de symboles et de souvenirs, avec Vector pour seul témoin, je manque défaillir lorsqu’Owen rompt le silence. — Tu veux me dire oui ? Une simple question comme une caresse sur mon âme. Passant ma langue sur mon piercing, j’alterne mon regard entre l’alliance et l’épicentre de notre histoire. Il me semble encore l’entendre jouer dans le froid, pester et m’inquiéter pour lui. Tout un tas de couleurs et d’émotions me submergent alors. Je songe à nos premiers échanges, à nos épreuves, à ce que nous étions et à ce qu’on est devenus. — C’est une proposition indécente ? — Très indécente. — Alors, en tout bien, tout honneur… Oui, je rêve de porter ton nom, Sir Bennett.

FIN

Merci

Pour avoir pris le temps de vivre cette histoire à mes côtés, pour ta curiosité et ton soutien, merci. Merci du fond du cœur, je n’écris que pour toi, pour te surprendre, pour t’emporter avec les âmes de mes personnages. Je tiens particulièrement à la thématique sous-jacente de ce livre et je dois avouer qu’Owen m’a procuré beaucoup de plaisir et un peu de fil à retordre. Entre suspense et émotions intenses, le cocktail est délicat, le dosage demande de la subtilité. Et je vais continuer de chercher l’accord parfait, sans savoir si un jour je serai en mesure de le trouver… mais peut-être que la quête est plus amusante que l’objectif final au bout du compte. Alors qu’il me faut laisser Owen, Molly et toute la bande vivre en paix, j’ai une pensée particulière pour mon éternelle complice. Je nous revois faire des plans sur la comète, imaginer nos tourtereaux et les nombreux obstacles sur leur route. Je crois que parfois, on ressemblait vraiment à Owen et Molly crayonnant dans le cottage. Je tiens bien sûr à remercier mon équipe de belettes à paillettes, ma deuxième famille, le fameux groupe « Hors Norme ». Quand je doute et me remets en question, elles sont là pour me guider. Chaque personnalité contribue au résultat final, dans la joie et la bonne humeur. Cette équipe me prouve à chaque livre qu’écrire est une aventure humaine de premier plan. J’adresse un wagon de gratitude à l’équipe « très (très) privée », pour leur soutien et leur bienveillance à mon égard, mais aussi à Aly et son groupe New’s Aly Romance. Sans oublier les merveilleux échanges avec des sœurs de plume, confirmées ou débutantes, mais tellement importantes à mes yeux. Enfin, je tiens une nouvelle fois à remercier tous ceux qui me suivent sur les réseaux ou dans la réalité, tous ceux qui rendent cette aventure incroyablement savoureuse et enrichissante. Blogueurs, chroniqueurs et lecteurs. Sans vous, tout ça n’aurait aucun sens. Je retourne à mon travail préparatoire avec ma partenaire de choc, une histoire folle se profile dans ma tête. Rendez-vous en mai pour un nouveau voyage. Prenez soin de vous. Matthieu. En attendant, tu peux m’aider en commentant ta lecture sur Amazon, Babelio ou sur les réseaux sociaux. Et si tu veux me suivre et discuter d’Owen, c’est par ici : https://www.facebook.com/biasottomatthieu/ https://www.instagram.com/matthieubiasotto/ https://matthieubiasotto.com/

Bio Auteur indépendant depuis 2014, édité ponctuellement de manière « traditionnelle », j’ai fait le choix d’être libre et de vivre de ma plume. Issu d’un univers plutôt thriller & suspense psychologique, mon style se veut accessible, parfois rude, souvent existentiel. Papa de trois petits gars, je vis avec Madame, puis Boyan7 et Cozmo dans un petit village à la frontière de l’Ariège, Montesquieu Volvestre. Je partage mon temps entre peinture et écriture (et un peu de tatouage pour mes proches), des modes d’expression qui se complètent. Si les couleurs m’offrent un plaisir instantané, mes textes sont un moyen de me connecter au monde, d’entrer dans les vies, dans les cœurs tout en m’amusant comme un enfant. Je crois que cette vie d’artiste me colle à la peau, et je trouve qu’il n’y a pas de métier plus beau. Après 15 livres teintés de thrillers, j’ai posé ma tronçonneuse, mais je garde mon scalpel pour explorer la romance : plus qu’un genre, c’est une révélation à mes yeux. Un cocktail délicieux qui m’offre une liberté dont je raffole.

Mes livres

Disponibles sur Amazon (Abonnement Kindle et brochés) ainsi que sur mon site internet (Epub et exemplaires dédicacés). Romances : Pictural Jalouse Un Youtuber à Croquer Clay Lazar Owen Thrillers : Un jour d’avance Kraft Persécutée Le supplément d’âme Harper Après moi le déluge Yell Ewa 11 juin PK : Mes derniers mots Le mal en elle 72H Blanche https://matthieubiasotto.com/

Notes

[←1] Petit compagnon robotisé de la société Anki https://amzn.to/3caweTr [←2] Un clin d’œil concernant « Un Youtuber à Croquer », ma première véritable romance. [←3] Méthode de développement personnel aussi appelée « Miracle Morning » d’après l’auteur Hal Elrod. Une tendance consistant à débuter la journée par une à deux heures pour soi. [←4] Le nom de plume d’un mystérieux auteur, « Clay ». [←5] Environ 2872€ à l’heure où j’écris cette histoire. [←6] Méthode qui consiste à raconter une histoire à des fins commerciales ou de communication. [←7] Un hamster russe, mais ça compte quand même. Et Cozmo, le petit frère de Vector