ALEXANDRE HIGOUNET ALEXANDRE HIGOUNET & LA CROISÉE DES DESTINS BARRETT PINK FLOYD SYD &

M — LE MOT ET LE RESTE R

ALEXANDRE HIGOUNET

PINK FLOYD ET SYD BARRETT la croisée des destins

le mot et le reste 2021

INTRODUCTION

29 avril 1967. La vague psychédélique qui déferle sur Londres connaît son apogée. Pink Floyd en est la tête d’affiche. Il est au moins 5 heures du matin lorsque le groupe monte sur la scène de l’Alexandra Palace pour clôturer le 14 Hour Technicolor Dream, le grand festival organisé au soutien de la publication underground International Times. Une grande partie du public est complètement défoncée du fait de la distribution gratuite d’un nouvel acide dérivé du LSD, le STP 1. Les derniers survi- vants de ce marathon de musique, endormis devant la scène principale, se réveillent aux premières notes de « ». Ils ne sont pas dix mille comme le veut la légende. Quelques centaines tout au plus sont restées. Les membres du Floyd eux-mêmes sont fatigués. Dans la journée, ils étaient aux Pays-Bas pour enregistrer une émission intitulée Fan Club. Ils ont voyagé toute la nuit, en voiture et en ferry, pour gagner l’Alexandra Palace. Ils n’ont pas envie d’être là. La rumeur a même couru dans le public pendant la soirée que Pink Floyd ne viendrait pas. Brian Jones, Jimi Hendrix ou encore John Lennon se sont, eux, joints à la foule. John Dunbar, propriétaire d’une galerie d’art sur Londres, était au domicile de Lennon ce soir-là : « Nous étions à Weybridge en train de regarder la télé. Et soudain on voit que ce truc était en train de se dérouler. 1. Selon le témoignage de Col Turner, un fan historique du groupe, dans le livre de Richard Houghton, Pink Floyd, I Was There. Un igloo en plastique aurait aussi été bâti pour confectionner et distribuer des joints en peaux de bananes.

INTRODUCTION 7 Et on s’est dit : “Putain, on y va !” On s’est retrouvés dans cet endroit où toutes les personnes que j’avais pu un temps connaître dans ma vie passaient à un moment ou un autre dans mon champ de vision. Tous les yeux se tournaient fatalement vers nous car on était avec John, mais j’ai véritablement croisé des gens que je n’avais pas vus depuis le jardin d’enfants et que je n’ai pas revus depuis. » (8)

En arrivant à Londres, à Edbrooke Road, Syd Barrett et , l’un des managers du Floyd, se sont arrêtés pour prendre de l’acide et ils pénètrent défoncés dans l’enceinte. « L’acide a commencé à faire son effet lorsqu’on nous a indiqué l’entrée », raconte Jenner. Jack Lyons, un fan de la première heure, se souvient : « Alors que je luttais contre le sommeil, j’ai aperçu les membres de Pink Floyd avec leur manager Peter Jenner en train d’installer le matériel autour de la scène. Je me suis frayé une voie vers le premier rang pour prendre ma place habi- tuelle, à mi-chemin entre les claviers de Rick et la guitare de Syd, qui avait l’air de ne plus savoir qui il était. C’était un peu comme une anti-apothéose alors que nombreux étaient ceux qui étaient restés toute la nuit pour voir Pink Floyd. » (9)

Mais lorsque le groupe monte sur la scène, le miracle se produit. L’aube arrivant, les premiers rayons de soleil traversent les baies vitrées du Palace… « Et la magie est arrivée, témoigne Col Turner. [L’Esquire Mirror-Disc] de Syd Barrett s’est d’un coup trouvée dans le champ des premiers rayons rosés du soleil. Syd l’a remarqué et alors, les yeux défoncés, il a fait rugir sa guitare de plus en plus bruyamment, alors qu’elle reflé- tait la lumière de l’aube dans les yeux du public et baptisait ceux qui seraient assez chanceux pour suivre Pink Floyd toute leur vie. » (9) Turner poursuit : « L’ambiance était électrique. Ils ont joué comme des dieux, comme s’il ressentait une atmos- phère spéciale. Il y avait une connexion extraordinaire entre le groupe et le public. C’était comme si d’un coup, les gars

8 PINK FLOYD ET SYD BARRETT venaient de comprendre qu’ils étaient désormais des grands musiciens, mais qu’ils voulaient dans le même temps garder leur vie d’avant, tout en sachant qu’il n’y avait plus de demi-tour possible. » (9) Barry Miles, un membre actif de l’underground londonien, écrit à l’époque une chronique pour l’International Times : « Le groupe est monté sur scène alors que les premières lueurs de l’aube pénétraient à travers les énormes vitres roses, la pulsation de la ligne de basse de “” galvanisant le public. Sa musique était mystérieuse, solennelle et apaisante. Après une nuit entière de batifolages, de festivités et de trop-plein d’acide, vint la célébration de l’aube. […] Dans la foule, les gens se donnaient la main les uns les autres. Les Floyd étaient épuisés et n’ont probablement pas joué si bien, mais à ce moment-là, ils étaient superbes. Ils ont donné une voix au ressenti de la foule. Les yeux de Syd brillaient alors que ses notes montaient dans le jour qui se renforçait et que les premiers rayons de l’aube se reflétaient dans sa fameuse Esquire Mirror-Disc, faisant danser la lumière dans la foule. Alors vint la renaissance de l’énergie, d’un nouveau jour, et avec le soleil l’explosion de la dance et de l’enthousiasme. » (12)

Le 14 Hours Technicolor Dream venait en quelques secondes d’entrer dans l’histoire du rock. Le soleil avait fait son choix. Il l’avait choisi, lui, Syd Barrett, le diamant fou du Floyd. Lui qui en quelques mois et un album – The Piper At The Gates Of Dawn – allait faire basculer le rock dans une nouvelle dimen- sion, à mi-chemin entre la structure et son absence, entre la mélodie et la dissonance. Lui sans qui le groupe qu’il avait appelé Pink Floyd ne serait jamais sorti des fonds de cave des pubs londoniens pour y disparaître dans l’indifférence. Lui qui allait bientôt s’effacer du monde rationnel, tournant le dos au soleil pour rejoindre la face cachée de la lune, dans un terrible aller sans retour…

INTRODUCTION 9 Mais en ce 29 avril 1967, Syd Barrett brille, brille et brille encore. Sa créativité déborde dans un flot ininterrompu de chansons. Son rock psychédélique ébouriffant percute l’under- ground londonien. Son charisme sidéral lui permet de l’incarner­ magistralement. Ses mélodies accrocheuses séduisent jusqu’au grand public. Entouré de à la basse, Rick Wright au clavier et à la batterie, il porte Pink Floyd vers le haut des charts. Son premier single « » a pointé à la vingtième place. Dans quelques jours, il composera le tube « », qui grimpera lui jusqu’au sixième rang. Le Pink Floyd de Syd Barrett paraît emprunter alors la voie royale du succès. Il connaît au contraire son apogée. Quelques mois plus tard, le 26 janvier 1968, trois semaines seulement après l’embauche de son ami d’enfance afin qu’il le double sur scène, Waters, Wright, Mason et Gilmour décident de ne pas passer prendre Barrett pour aller au concert de Southampton programmé ce soir-là. Aussi vulnérable qu’ingé­rable, l’esprit broyé par le LSD, rejetant les impératifs de son ascension au nom de son idéal artistique, Syd est viré de son propre groupe. Qui ne se pardonnera jamais vraiment de l’avoir abandonné comme ça, sur le bord de la route, en pleine déliquescence. Inscrit dans son acte de naissance, l’épi- sode marque la mémoire du quatuor Waters-Gilmour-Wright- Mason au fer rouge et hantera sa conscience au fil des ans, au fur et à mesure que s’écrit un terrible croisement des destins : d’un côté le succès mondial du nouveau Pink Floyd, de l’autre l’effacement mental et artistique de son inspirateur initial, consumé dans le feu de son génie à la fin des années soixante.

Le nœud relationnel entre le groupe et son premier leader, au carrefour des sentiments, des ambitions, des non-dits et des moments d’enfance partagés, offre une clé incontournable dans la compréhension de ce qu’est Pink Floyd. C’est tout sauf un hasard si l’un des sommets floydiens, « Shine On You Crazy Diamond », le titre probablement le plus en phase avec

10 PINK FLOYD ET SYD BARRETT son ADN, celui où il réussit la synthèse parfaite entre ses pôles wrightien et watersien, magnifiée par la musicalité de David Gilmour, celui où chacun de ses membres offre la quintessence de son apport à l’œuvre collective, est une chanson dédiée à son ancien leader. « Lorsque je chante “Shine On”, raconte Waters, j’ai sans cesse Syd devant moi car cela parle de lui. C’est une grande chanson. Elle décrit comment j’ai vécu son effondrement. Elle décrit aussi le grand souhait que j’avais à l’époque et que j’ai toujours, mon besoin aussi, de célébrer son talent et son humanité. Et d’exprimer mon amour pour lui. » (17) L’immense mélancolie, la profondeur et la solennité qui s’en dégagent témoignent à quel point l’effacement personnel de Syd Barrett a touché le groupe à vie et à quel point il a exercé une influence sur sa trajectoire artistique, avec en toile de fond un sentiment omniprésent et jamais résolu, car jamais on ne change le passé : la culpabilité.

Pink Floyd et Syd Barrett… Ou comment le Floyd doit son exis- tence au génie si particulier de son premier leader. Ou comment le drame vécu par la suite, de son basculement dans un no man’s land psychologique à sa mise à l’écart aussi douloureuse qu’impérative, influe sur les choix et l’évolution du groupe durant toute sa carrière. Et indirectement sur son succès.

INTRODUCTION 11

QUAND SYD BARRETT EST PINK FLOYD

PINK FLOYD, UNE HISTOIRE D’ENFANCE

Si la relation entre Syd Barrett et Pink Floyd est aussi forte, si le drame vécu par le premier a autant pesé dans la trajectoire du second comme dans son inconscient, c’est que leur histoire commune prend ses racines au cœur de l’enfance, celle de trois gamins de , Roger Waters (né le 6 septembre 1943), Roger Keith Barrett (né le 6 janvier 1946) et David Gilmour (né le 6 mars 1946), trois garçons aux destins intimes mêlés. Mary Waters, la mère de Roger, institutrice, a par exemple le petit Roger Keith Barrett en classe de primaire à l’âge de six ans à la Morley Memorial Junior School. Mary Waters et Winifred Barrett, la maman de Syd, deviennent par la suite de très bonnes amies. La mère du créateur de se souvient : « [Syd] était un jeune garçon toujours très individualiste. [Winifred Barrett] était une mère merveilleuse, et la maison familiale était toujours heureuse. Syd était toujours celui dont elle devait s’occuper plutôt que des autres. Il excellait dans les classes de sport et il pouvait courir assez vite en fait. Il était toujours de bonne humeur, même s’il a traversé une période au cours de laquelle il a développé une phobie de l’école. Ses parents avaient beaucoup du mal à l’y faire retourner. » (6) La rencontre entre Roger Waters, Syd Barrett et David Gilmour remonte à très loin… Le premier a huit ans, les deux autres six, lorsque leurs destins se croisent pour la première fois, à une classe d’art du samedi matin sur Hills Road, à quelques enca- blures de la maison familiale des Barrett. Malgré leur proxi- mité hebdomadaire cette année-là, ce n’est qu’à l’adolescence que les trois se rapprochent. Ou plutôt que Waters et Barrett d’un côté, Gilmour et Barrett de l’autre, nouent une amitié. Gilmour et Waters, eux, ne se fréquentent que de loin. Déjà…

Quand Syd Barrett est Pink Floyd 15 Lorsque l’on remonte en amont du big bang floydien de 1963 1, on comprend à quel point sa galaxie tient en grande partie dans l’amitié de deux groupes de collégiens de Cambridge, l’un en provenance de la Cambridge High School, dite « la County », l’autre de la Perse School for Boys, les deux étant séparées d’un kilomètre sur Hills Road. À la County, se trouvent Roger Waters et son pote Andrew Rawlinson, une année en dessous Storm Thorgeson et 2, une année encore en dessous Syd Barrett, et enfin trois années en dessous 3 : « Ils étaient plus vieux que moi, mais je me souviens d’eux très clairement, ils étaient très cools. Roger avait fait l’histoire en refusant de rejoindre les Cadet Force, il était plutôt rebelle. Et Syd, croyez-le ou non, était mon chef de patrouille aux scouts ! Il était très impressionnant et charismatique, tout comme Roger. » (14) À la Perse School for Boys, sont inscrits David Gilmour, Clive Welham 4, et deux années au-dessus, Anthony Stern, Seamus O’Connell et David Gale. Une grande partie de l’univers floydien repose sur ces deux piliers, autour desquels viendront se greffer au fil des ans plusieurs autres jeunes de Cambridge au gré des soirées et des rencontres, comme Aubrey “Po” Powell, Nigel Lesmoir-Gordon ou encore Paul Charrier, dont certains disent qu’il a eu une grande influence dans la construction de la personnalité de Syd. « Paul a été une très

1. Date de la création du groupe, qui ne s’appelait pas encore Pink Floyd, autour du trio Waters-Wright-Mason. 2. Membre du Floyd jusqu’à la fin 1965 et ami de David Gilmour depuis la toute petite enfance, les deux familles étant proches. 3. Tim Renwick est devenu guitariste professionnel. Il a accompagné Roger Waters sur sa tournée solo de 1984 (aidant au passage ce dernier à retrans- crire les partitions de toutes les vieilles chansons du groupe), puis le Pink Floyd version Gilmour lors des deux tournées de 1987-1989 et 1994. Comme pour boucler la boucle, il a également été deuxième guitare lors du concert du en 2005. 4. Il a joué de la batterie dans le premier groupe de Syd Barrett, Geoff Mott & The Mottoes, puis est devenu temporairement un membre de Jokers Wild, le groupe de David Gilmour avant Pink Floyd.

16 PINK FLOYD ET SYD BARRETT grande inspiration pour Syd, témoigne Jenny Gordon, la femme de Nigel Lesmoir-Gordon et une amie de toute la bande de Cambridge. Je suis convaincue que Syd a été profondément influencé par Paul parce que Paul était une personne tellement extravagante. Il avait cette longue chevelure frisée blonde et ces petites lunettes. Il déambulait à vélo dans les rues de Cambridge en chantant à tue-tête. Ils étaient bons amis, Paul était un peu plus jeune que Syd, mais il avait un caractère très fort. » (8) David Gale confirme : « Paul Charrier était un jeune homme remarquable, un personnage à la Dean Moriarty ou Neal Cassady 1. Il était quelqu’un d’une énergie et d’une exubé- rance incroyables. Paul, Syd et moi nous retrouvions régulière- ment et passions des moments tordants. Paul était extravagant et très drôle, très gentil, mais aussi capable d’être assez sérieux et spirituel. » (8)

Roger Waters et Syd Barrett sont les premiers à se rapprocher à l’adolescence malgré une différence d’âge de deux ans. Les familles Waters et Barrett vivent à quelques mètres l’une de l’autre, les mamans sont proches, les deux Rogers sont donc amenés à se voir régulièrement, au point de devenir amis. En 1988, Roger Waters est revenu sur leur amitié adoles- cente : « Syd et moi avons passé nos années les plus forma- trices ensemble, à rouler sur ma moto, à se bourrer la gueule, prendre un peu de drogue, flirtant avec des filles, tous ces trucs basiques. Syd, qui était de deux ans mon cadet, et moi avions des intérêts communs : le rock’n’roll, le danger, le sexe et les drogues, probablement dans cet ordre. J’avais une moto avant de quitter la maison, et nous avions l’habitude de faire des sorties dingues dans la campagne. Nous faisions des courses la nuit, incroyablement dangereuses, auxquelles nous avons survécu. Ces années, entre 1959 et 1960, étaient enivrantes. » (14)

1. Le premier est le héros du roman Sur la route de Jack Kerouac, inspiré du second, un poète américain ami de Kerouac.

Quand Syd Barrett est Pink Floyd 17 À en croire les témoignages de la bande de Cambridge, deux éléments les rapprochent encore plus. En décembre 1961, Syd Barrett perd son père, terrassé par un cancer, une douleur qui va faire écho au traumatisme vécu par Roger Waters, privé du sien depuis sa petite enfance. L’autre vecteur du rappro- chement est… la musique. Un an avant le décès de son père, Syd Barrett se met sérieusement à la guitare 1. Aux côtés de son grand ami d’enfance John Gordon 2 et de quelques autres, il passe des heures interminables dans son salon à écouter des disques de Buddy Holly, des Shadows ou de Bo Diddley, essayant de reproduire les plans de guitare. Courant 1962, Syd rejoint son premier groupe – Geoff Mott & The Mottoes – à la guitare rythmique, avec Geoff Mott au chant, Keith Noble à la lead guitar, Tony Sainty à la basse et Clive Welham 3 à la batterie. Il n’est pas interdit de supposer que Roger Waters soit à l’origine du rapprochement, Geoff Mott, de trois ans l’aîné de Syd, étant un ancien pote de rugby de Waters à la County. La maison familiale des Barrett, que Syd partage désormais avec sa mère et sa sœur Rosemary, sert de camp de base aux répétitions des Mottoes, auxquelles se serait joint de temps en temps son ami Waters, qui s’initie peu à peu à la basse, tout en restant légèrement à l’écart de la bande des musiciens de Cambridge. Les versions divergent cependant sur le cas Waters : a-t-il vraiment tenu la basse certaines fois ? Oui selon certains. Non pour Clive Welham : « Il y avait toujours quelqu’un pour 1. A priori, il aurait commencé à jouer à partir de 1957-1958, au sein de son escouade de scouts. Deux amis guitaristes lui auraient alors appris ses premiers accords. 2. Nouveau signe de la totale intrication des trajectoires du trio Barrett- Waters-Gilmour, John Gordon, l’ami d’enfance de Syd, est devenu par la suite un membre du premier groupe de David Gilmour, The Ramblers. 3. Tony Sainty et Clive Welham ont eux aussi rejoint l’une des premières moutures de Jokers Wild. À noter en revanche que Clive Welham n’a pas le souvenir de la présence de Tony Sainty au sein des Mottoes, contrairement à ce qui est affirmé systématiquement : « J’ai bien joué avec Tony, mais beau- coup plus tard, et jamais lorsque je jouais avec Syd. » (1)

18 PINK FLOYD ET SYD BARRETT passer chez Syd et tenir la basse pendant que nous répétions. Roger Waters traînait d’ailleurs souvent dans le coin, mais c’était bien avant qu’il ne commence à faire de la musique. » (1) La concordance des temps plaide pourtant pour une partici- pation occasionnelle de Roger Waters aux jams dans le salon des Barrett : nous sommes en 1962, et un an plus tard, Waters fonderait la première mouture de ce qui allait ensuite devenir Pink Floyd, avec Rick Wright, Nick Mason et d’autres élèves de la Regent Street Polytechnique. Il est donc difficile d’envi- sager qu’il ne tâtait pas déjà un peu de la musique en 1962. Les souvenirs de Libby Gausden, première petite amie de Syd, tendent même à indiquer que Waters venait jouer dans le salon familial bien avant les Mottoes : « Il a fallu un certain temps à Syd pour jouer de la guitare, vraiment. […] Mais Roger Waters n’était pas non plus un bon musicien. Ils restaient assis à gratter leurs guitares pendant des heures, que des fausses notes. » (42)

Quoi qu’il en soit l’aventure ne dure pas très longtemps, et au début de l’année 1963, Geoff Mott & The Mottoes se sépare. Non sans s’être produit à leur premier concert payant, en mars 1963, à l’occasion d’une soirée en faveur du désar- mement nucléaire à la Friends Meeting House de Cambridge. Roger Waters, qui est parti à Londres en septembre 1962 pour étudier l’architecture à la Regent Street Polytechnique, réalise ­l’affiche du concert. Avec Syd, les liens sont encore forts. Avant son départ, les deux jeunes hommes ont d’ailleurs évoqué pour la première fois l’idée de monter un groupe ensemble dès que Syd rejoindrait à son tour la capitale anglaise. Le projet était lancé… En attendant, Syd, âgé de seize ans, allait intégrer le Cambridge College of Art, où il allait se rapprocher d’un certain David Gilmour.

Si l’amitié de Syd Barrett avec Roger Waters prend sa source très en amont, dans le contexte intime d’un rapprochement entre deux familles voisines, son lien avec Gilmour se ­consolide plus

Quand Syd Barrett est Pink Floyd 19 tard. Il est directement lié à leur amour partagé de la musique. Lors des happenings musicaux chez Syd, Clive Welham aurait ainsi amené David Gilmour, alors un jeune gars de la Perse de quinze ans dont la réputation de guitariste commençait à se propager. C’est probablement à cette occasion que les deux jeunes hommes apprennent à se connaître, mais c’est entre la fin 1962 et le début 1963 que leur amitié prend forme. Étudiant en langue moderne au Cambridge College of Technology, Gilmour est à quelques mètres seulement de l’autre branche de l’école, le Cambridge College of Art de Barrett. Grâce à l’entremise de son grand ami John De Bruyne, qui est dans la même classe que Syd, le jeune David passe l’essentiel de son temps libre dans l’enceinte voisine, où tous se retrouvent pour jouer de la guitare, notamment à l’occasion des pauses déjeuners. « Nous étions plusieurs à jouer – ou presque en ce qui me concerne – de la guitare entre les cours, et nous avons naturellement commencé à répéter pendant les pauses déjeu- ners, se souvient John Watkins, camarade de classe de Barrett. Dave nous a vite rejoints et il passait de plus en plus de temps avec nous. […] J’avais bien une guitare, mais j’étais sans cesse en train d’essayer de piquer des trucs à Syd, qui m’a tout de même donné quelques conseils, et de harceler David pour qu’il m’apprenne de nouveaux accords. Syd reprenait « Twist And Shout » des Beatles, qui venait juste de sortir, mais c’est Dave qui m’a fait découvrir Dylan. » (1) « On restait là, dans le dépar- tement des arts, à jouer de la guitare tous les midis, confirme Gilmour. À s’apprendre chacun des plans. Le truc avec Syd, c’était que la guitare n’était pas son plus grand talent. Son style était assez rigide. J’ai toujours pensé que j’étais un meil- leur guitariste. Mais il était très malin, très intelligent, artiste à tous les niveaux. » (14) 1 Clive Welham raconte : « David et Syd 1. Le sujet a pu devenir sensible par la suite. À l’occasion d’un article du NME daté du 11 janvier 1975, Gilmour s’est par exemple agacé de lire quelques semaines avant dans le magazine qu’il s’était inspiré de Syd Barrett dans son utilisation de l’écho et de la slide : « Pourquoi ne m’avez-vous pas demandé

20 PINK FLOYD ET SYD BARRETT avaient l’habitude de comparer leurs idées quand ils étaient ensemble à la Tech. David était toujours en avance sur Syd. Syd a commencé à peu près à la même époque que David, et à un moment, ils ont probablement été d’un niveau assez proche. Mais ensuite Dave est parti loin devant… » (14) Forcément empreinte d’une légère rivalité de guitariste 1, leur amitié n’en devient pas moins solide. Souvent les deux se retrouvent avec la bande de Cambridge sur les bords de la rivière Cam, près du Silver Street Bridge et d’un pub, The Anchor. Il leur arrive aussi de faire des petits sets acoustiques en duo au club The Mill, un peu plus loin. Fin 1963, Gilmour fonde Jokers Wild. Syd vient réguliè­ ­rement le voir lors de leur résidence du mercredi soir au Victoria Ballroom. « Syd passait voir Dave jouer parce qu’il maîtrisait mieux ses accords. Je pense que Syd a toujours été un peu curieux de David » (14), témoigne Mick Rock, photo- graphe ami de Barrett, auteur de la pochette de son premier album solo de The Madcap Laughs. Si le destin les sépare à l’été 1964, Syd Barrett partant étudier à Londres, leur amitié, elle, perdure. Pendant les vacances d’été en 1965, ils passent par exemple des jours mémorables avec quelques potes à Saint- Tropez, entre soirées alcoolisées, quête désespérée de Brigitte Bardot et concerts acoustiques sauvages. David ayant appris à Syd quelques chansons du nouvel album Help des Beatles, le duo joue sur le port pour gagner de l’argent pour la soirée, sans savoir qu’en France, il faut une autorisation pour cela… « Un soir où nous faisions la manche, on a été arrêtés pour ces choses-là dans l’interview ? Le fait est que j’utilisais des chambres d’écho bien avant Syd. J’utilisais aussi la slide. J’ai aussi appris pas mal de trucs à Syd au sujet de la guitare. […] Je ne veux pas que l’on dise que je lui ai tout appris, car ce n’est pas vrai. Mais il y a une ou deux choses dans le style de Syd dont je sais qu’elles viennent de moi. » ( 4 5 ) 1. « Ils étaient rivaux, mais d’une façon amicale, se souvient John Gordon. David jouait déjà dans un groupe local, alors que Syd n’avait pas réussi à en monter un. David aimait bien souligner à Syd qu’il n’avait pas encore monté un groupe capable de générer de l’argent. » ( 6 )

Quand Syd Barrett est Pink Floyd 21 trouble à l’ordre public » (8), se souvient David Gilmour. Les deux compères passent la nuit au poste. Gilmour se souvient aussi très bien du retour en Angleterre : « Syd n’arrêtait pas de déconner avec les noms des villes, du genre “We ‘ve been too long in Toulon”, “Nothing to lose in Toulouse” etc. » À l’occasion­ d’une journée à Paris sur le chemin du retour, ils visitent le Louvre. « Syd était comme mon guide personnel, se rappelle Gilmour. Il savait tout sur tout. » (10)

L’histoire de Pink Floyd, sa genèse comme son évolution, est logiquement marquée du sceau de cette enfance partagée. Waters, Barrett et Gilmour ont les mêmes repères, les mêmes souvenirs, la même intimité, les mêmes amis… Bob Klose, camarade d’enfance de Gilmour, fait partie de la première version de Pink Floyd après avoir connu Waters et Barrett à la County. John Gordon, celui de Syd, joue avec Gilmour au sein de Jokers Wild, tout comme Clive Welham, le batteur du premier groupe de Syd. Pink Floyd et Jokers Wild donnent d’ailleurs un concert côte à côte devant tous leurs potes de Cambridge lors d’une soirée en octobre 1965 pour l’anniver- saire des jumelles January, au cours de laquelle joue également un Américain égaré avec sa guitare acoustique, Paul Simon… Storm Thorgeson, qui sort avec l’une des jumelles, est l’initia- teur de la soirée. Quelques années plus tard, Thorgeson, ami de Syd et Roger dans la bande la County, et dont la mère était l’amie de Mary Waters, fondera la société de design Hipgnosis avec Aubrey Po Powell, un autre ancien de Cambridge 1, qui sera en charge de la création de la majorité des pochettes des albums du Floyd. La maison des January sera même utilisée pour la pochette du quatrième album du groupe, . Une anecdote remontant à l’une des premières 1. Aubrey Po Powell a étudié au nord de Cambridge, à la King’s School d’Ely. Il s’est rapproché de la bande de la County et de la Perse via des rencontres interscolaires. Plus tard, il loue un appartement à Cambridge juste à côté de chez Storm Thorgeson, dont il devient l’ami.

22 PINK FLOYD ET SYD BARRETT prises de LSD par Syd trouve quant à elle sa place sur une pochette d’album, ainsi que sur le film accompagnant « Shine On You Crazy Diamond » en live 1. Quand on creuse dans la genèse floydienne, tout ramène à Cambridge…

Les expériences de jeunesse du trio Waters-Barrett-Gilmour sont aussi omniprésentes dans les chansons du Floyd. Si Syd Barrett a l’idée d’écrire une chanson sur un excentrique qui vole les sous-vêtements féminins étendus sur les séchoirs, « Arnold Layne », le premier single de Pink Floyd, sa première marche vers le succès, c’est que l’histoire est réellement arrivée à Mary Waters, la mère de Roger 2. Quand il écrit le texte de « See Emily Play », Syd évoque indirectement ses souvenirs d’enfance avec Roger Waters et la bande de Cambridge. Waters explique en 2004 : « Je sais exactement à quelle forêt Syd fait référence dans la chanson. Il s’agit d’un endroit très précis, sur la route des collines de Gog Magog, où nous allions tous jouer quand nous étions enfants. » (1) La plupart des chansons de l’album The Piper At The Gates Of Dawn ramènent également aux années de Cambridge. « Flaming » dépeint les moments passés à Grantchester Meadows, à s’allonger dans l’herbe et écouter la rivière couler. « » mentionne les méandres de la rivière Cam. « Astronomy Domine » décrit le souvenir que Syd a gardé de son fameux premier trip au LSD, où une plume était devenue la planète Vénus et une orange Jupiter. 1. Un jour d’été, en 1965, Paul Charrier et Syd font leur premier trip au LSD dans la maison de David Gale. Syd bloque littéralement toute l’après-midi sur trois objets : une plume, une orange et une boîte d’allumettes. Storm Thorgeson était présent, et il utilisera une plume, une orange et une boîte d’allumettes pour la pochette d’une compilation de Syd Barrett sortie dans les années soixante-dix, clin d’œil à leur passé commun. 2. Waters : « Arnold, ou appelez-le comme vous voulez, chipait des trucs parmi le linge à sécher dehors. Ils ne l’ont jamais attrapé. Mais il a arrêté quand cela a commencé à devenir chaud pour lui. » (14 ) Barrett ; « J’ai capté la phrase “Moonshine washing line” (“Le linge étendu de minuit”) de Roger parce qu’il y avait un énorme étendoir au fond de leur jardin. » (14 )

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