UNIVERSITÉ DE LYON UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2 INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE LYON

L'oeuvre de : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

Bergé Tristan Mémoire de Séminaire "Récit, média, fiction : comprendre et analyser" Sous la direction de : Jean-Michel Rampon (Soutenu le : 5 septembre 2013)

Membres du jury : - Jean-Michel Rampon - Max Sanier

Table des matières

A van t -p r opos . . 5 I nt r odu c tion . . 7 I – Les grandes continuités et l’utilisation des codes du Classicisme . . 13 1) Premiers Éléments . . 13 2) Les règles du jeu du cinéma classique . . 17 1.2.1) La notion de cinéma classique fondée sur les deux aspects de lisibilité et de continuité . . 17 1.2.2) Continuité narrative : pertinence et limites de la structure en actes . . 20 1.2.3) Les repères identifiables dans la mise en scène au service de la lisibilité et de la transparence . . 26 3) Des récits intemporels et universels . . 31 1.3.1) Le théâtre de Shakespeare . . 32 1.3.2) Les autres influences . . 34 Conclusion de la Partie I . . 35 II – S’approprier le cadre . . 36 1) Le Renouvellement des Formes . . 36 2) Exemple 1 : la course-poursuite . . 38 2.2.1) Les choix de mise en scène respectent les codes de linéarité du cinéma classique . . 39 2.2.2) Ces choix de mise en scène ne servent qu’un seul point de vue et assurent la continuité du récit . . 40 3) Exemple 2 : le n é o-noir . . 42 2.3.1) Le ver de la corruption est présent dans la famille et dans l’entreprise. L’exemple de . . 42 2.3.2) La culpabilité de l’homme comme fondement de l’identité culturelle américaine et amplificateur des liens entre polar et tragédie . . 43 Conclusion de la Partie II . . 49 III – James Gray, l’œuvre personnelle . . 51 1) Recomposer le réel . . 52 3.1.1) L’univers fictionnel de Gray est un monde personnel et une « paraphrase » du monde réel . . 52 3.1.2) Recomposer le réel à l’aide des artifices du cinéma : le réel manipulé . . 62 2) L’ambition de James Gray : la recherche d’une « vérité plus grande » . . 68 Conclusion de la Partie III . . 75 Concl u s ion – L’œuvre double . . 77 Références . . 79 Ouvrages . . 79 Articles . . 80 Séminaire . . 80 Autres lectures . . 80 DVD Français . . 80 DVD Américains . . 80 Annexes . . 82 Abréviation . . 82 Textes traduits . . 82 Filmographie de James Gray en tant que réalisateur . . 84 Mots-clés . . 85 Mon travail . . 85 A van t -p r opos

A van t -p r opos «Le cinéma est une pensée qui prend forme, une forme qui pense.» (Jean-Luc GODARD) Les outils d’analyse 1 : les auteurs Dans l’avant-propos du Dictionnaire de la pensée du cinéma, Antoine de Baecque et Philippe Chevallier rappellent qu’il n’existe pas de « pensée du cinéma » en tant que discipline académique conventionnelle.¹ Si, de même, la critique n’est toujours pas considérée comme un secteur de la recherche universitaire, celle-ci s’inscrit néanmoins dans la lignée du commentaire théorique des images, développé tout au long de l’histoire de l’art. À ce titre, elle a affirmé la volonté de voir le cinéma comme un art majeur capable de saisir le monde et de le réfléchir. À la suite de ce processus de légitimation qui a émergé très tôt en France, de très nombreux intellectuels de l’entre-deux guerres et de l’après-guerre se sont emparés du cinéma pour nourrir leurs réflexions, à la fois dans leurs domaines de pensée ou pour construire des théories sur la représentation fondée par les films. Dès lors, le septième art a été, et continue d’être, un terrain d’investissement extrêmement fertile pour tout un pan de la recherche universitaire, exerçant constamment des allers-retours et des influences multiples entre l’outil de réflexion pour des départements académiques aussi divers que l’ethnographie, les sciences de l’information et de la communication, la sociologie, la philosophie ou la littérature, qui puisent dans les films des extensions à leurs théories (univers fictionnels, gender studies, historicité, esthétique, etc.), et le champ d’analyse où chacune des composantes du cinéma (montage, espace, hors-champ, jeu d’acteur, formes de récit, etc) devient un concept (les grandes catégories théoriques du film, les motifs cinématographiques, les mythes et icônes, les genres, écoles et figures propres au cinéma). ______1.De BAECQUE Antoine et CHEVALLIER Philippe (Sous la direction de), « Avant-Propos ». Dictionnaire de la pensée du cinéma, PUF, 2012. 2.histoire, au sens de Genette. « Dans l’usage courant, la diégèse est l’univers spatio-temporel désigné par le récit » ; « diégétique = qui se rapporte ou appartient à l’histoire » (Figures III, p. 71 et 280). Au sens restreint de Genette, le récit « désigne l’énoncé narratif » (Figures III, p. 71), le signifiant de l’histoire (de la diégèse). Ainsi, pour la rédaction de cet exercice de mémoire, seront convoqués tous les auteurs qui ont su contribuer à la conceptualisation de la représentation fictionnelle fondée par les films, qu’ils soient théoriciens-critiques, de formation philosophique, littéraire ou autre, ayant travaillé sur l’objet cinéma, ou cinéastes-penseurs, parfois les deux à la fois. À ceux-là s’ajouteront des références issues du monde académique, dont les travaux ne prendraient pas le cinéma comme exemple, mais qui disposeraient d’une indication fondamentale pour penser l’œuvre d’art ou le travail de cinéaste, notamment des ouvrages philosophies, des travaux en communication ou des travaux de logiques nous aidant à comprendre les domaines de l’explicite ou de l’implicite pour décrypter la puissance de l’ellipse dans les films (L. Dolezel, 1998, J-P. Esquenazi, séminaire 2013), ou d’utilisation plus récurrente les textes et les théories critiques littéraires offrant à la fois un point de vue sur le pouvoir de la fiction et une réserve de vocabulaire spécifique propre au commentaire littéraire et utile à l’analyse des récits cinématographiques (les notions de « diégèse »²ou de « narratologie » développée par Gérard Genette, celles de réalisme ou de critère de qualité par exemple). Notons que la liste des auteurs entre parenthèse est indicative et non exhaustive. BERGE Tristan 5 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

Les outils d’analyse 2 : les compléments essentiels Pour fonder la réflexion et construire les bases de travail, je partirai de la source, c’est-à-dire des commentaires personnels de James Gray et de ses collaborateurs. Ils me permettent de stabiliser les interprétations que je pourrai délivrer de tel ou tel film en me rapportant, pour les fondements, à la démarche du réalisateur et de débuter mon travail sur une version cohérente, première, qui pourra néanmoins être mise en perspective, mais disons une version interprétative A qui m’autorise à apprécier les films sans fausseté. Par exemple, l’importance de la famille dans le cadre fictionnel ou la construction du récit inspirée des dilemmes Shakespeariens, que James Gray souligne sans cesse dans ses entretiens, feront partie de cette version de base (incontestable ?). Le livre de Jordan Mintzer paru en 2012, le seul à ce jour consacré entièrement à James Gray, fait la synthèse de ces commentaires dans une compilation d’entretiens avec le cinéaste, ses principaux collaborateurs techniques (chef-opérateurs, compositeur, monteur), ses différents producteurs et certains acteurs des films de James Gray (, Moni Moshonov et Eva Mendès ; malheureusement Mintzer n’a pas pu s’entretenir avec ). 1 ______1. MINTZER Jordan, James Gray, Synecdoche, David Frenkel, 2012. À ce livre, viennent s’ajouter les commentaires audio offerts dans les suppléments des DVD, français et américains. Le commentaire de La Nuit Nous Appartient, produit par James Gray sur le film entier, fournit une multitude d’informations précises, concernant à la fois des éléments techniques, comme les références du cinéaste, ses choix de mise en scène, les difficultés de production et de tournage, et des éléments plus complexes de la pensée d’un auteur, comme la volonté de créer une atmosphère cosmique qui imprègnerait tous ses films ou la tentative de plonger au cœur de l’émotion tout en refusant le sensationnalisme. Enfin, ces commentaires sont aussi une manière d’observer la façon dont un artiste revient sur son travail, piégé par l’impossibilité d’y apporter une vision autre que la sienne, car comme Gray le répète souvent en interview, une fois le film achevé, celui-ci n’appartient plus qu’au spectateur et à ses infinies façons de l’appréhender.

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Le cinéma : l’art de tous les arts Le cinéma est un objet qui fusionne plusieurs formes d’art. Il puise sa dramaturgie et son récit dans le matériau littéraire ; le scénario est avant tout un objet écrit, qu’il soit une œuvre originale ou une adaptation de roman. Il reprend du théâtre une dimension du jeu d’acteur et une inclinaison à l’improvisation, dont il se sert ou s’éloigne. Il a appris de la sculpture une certaine compréhension des corps dans l’espace, de nombreux cinéastes se réfèrent à l’idée de sculpter l’espace grâce à leur caméra, outil tridimensionnel. Le cinéma s’inspire de la peinture pour imaginer la finalité d’une œuvre. Certains cinéastes à l’instar d’Alexandre Sokourov, pensent leurs films d’abord par la couleur, d’autres peignent leur propre story- board comme James Gray l’a fait pour Little Odessa ; il emprunte à la photographie les conceptions de cadre, de champ et de hors-champ et de l’espace à deux dimensions. Enfin, il utilise la musique pour renforcer ou soutenir son propos, notamment pour le spectacle qui anime le cinéma classique. L’art rongé par le réel À partir de cette décomposition triviale et incomplète (on pourrait encore parler des costumes, des décors et plus particulièrement du montage), on est en mesure de saisir la puissance du mécanisme de création qui fait intervenir une multitude de segments d’élaboration, et de comprendre qu’un film n’est jamais l’œuvre d’une seule personne. C’est notamment pour cette raison, car sa production est profondément décomposable, longue et complexe, que le cinéma est en partie devenu un art industriel. Tout au long de la réflexion qui animera cet exercice de mémoire, ces facteurs seront pris en compte. Ils sont tout à fait essentiels. James Gray a réalisé peu de films en vingt ans pour deux raisons : la première est personnelle, il est un artiste exigeant qui murît ses œuvres dans le temps long et qui poursuit le développement d’une œuvre cohérente traduisant sa vision d’artiste sur laquelle nous reviendrons majoritairement ; la deuxième est inhérente à la genèse d’un film dont nous venons d’évoquer quelques-unes des composantes, son travail de cinéaste est constamment soumis à des pressions financières, à des logiques de production, économiques ou idéologiques (par exemple, la fin de The Yards imposée par Harvey Weinstein visant à rendre le film plus « hollywoodien »), et à des processus techniques et logistiques tels que la formation d’une équipe, l’instauration d’une énergie de travail, autant de contraintes qui ne doivent jamais éloigner l’artiste de son objet et qui pourtant, éloigne considérablement le créateur de ce qu’il avait initialement prévu. James Gray est un réalisateur très méthodique et un artiste de cinéma complet qui écrit lui-même les scénarios qu’il porte à l’écran et qui, dès son premier long-métrage, tient à peindre plan par plan son story-board. Cette intégrité rend le travail d’analyse de son œuvre et du système de pensée de son auteur plus aisé car l’on est assuré de sa présence à chaque étape du processus de construction des films. Le fait qu’il prépare si minutieusement son travail le rend atypique dans le paysage du cinéma américain et nous aide également à mieux mesurer l’écart entre la conception d’une œuvre et sa réalisation, autrement dit ce qui au cinéma relève, plus que dans tous les autres arts, de l’imprévu. Olivier Caïra rappelle 1 qu’un texte littéraire relève toujours de l’intentionnel. Tout ce qui a été écrit a été pensé, l’écriture automatique des surréalistes étant un cas ambigu et mis de côté. En revanche, le

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cinéma offre cette possibilité d’alimenter le travail de son auteur d’un degré de réel toujours prédominant (un film est toujours la captation d’une réalité : celle qui se situe sur le plateau de tournage) mais instable, imprévisible, in-intentionnel, contrariant ou surprenant. Lorsqu’il s’apprêtait à tourner la rencontre entre les deux frères de Little Odessa dans les rues du quartier russe de , à Coney Island, ni Gray ni son équipe n’avaient prévu qu’il aurait neigé toute la nuit et que les rues seraient entièrement recouvertes de neige le lendemain, sur le lieu de tournage. Contraint par un planning rodé au jour près, Gray fit de la neige un élément narratif, qui devint immédiatement un élément « cosmique » (dans ses propres mots), à l’instar du vent ou de la pluie qu’il va jusqu’à recréer numériquement dans La Nuit Nous Appartient (en effet, la scène de course-poursuite en voiture a été tournée sous un soleil de plomb alors que dans le film on voit le personnage de Joaquin Phoenix se débattre sous une pluie d’orage ajoutée par le Studio Digital Domain, spécialisé dans les effets spéciaux numériques), traversant à partir de cet instant tous ses films. Un de nos intérêts sera donc d’observer la façon dont James Gray s’approprie ce réel pour constater qu’il l’utilise toujours au service de l’essence de sa pensée, de ce qu’il ressent et de ce qu’il veut retranscrire dans un univers filmique stable et cohérent. Soit le réel s’impose et il devient une condition, voire une chance de renforcer le pouvoir diégétique du film (la neige dans Little Odessa ; le début d’orage à la fin de La Nuit Nous Appartient qui renforce la dimension mythologique ______1. CAÏRA Olivier, Ch. 1 « La fiction en débat », Définir la fiction, du roman au jeu d’échecs, Éd. EHESS, 2011. et archétypale de la rédemption du personnage de Joaquin Phoenix ; plus généralement,l’improvisation des acteurs présente dans tous les films, notamment celles de Phoenix) ; soit le cinéaste manipule ce réel (par exemple, la pluie de la course-poursuite ou la reconstitution de la discothèque El Caribe à partir de quatre lieux existants réellement à New York, dans La Nuit Nous Appartient) ; soit il le provoque (James Gray a effectué des rondes avec la police new-yorkaise, parfois au risque de sa vie, il en a tiré une connaissance précise sur le monde de la police, récupérant des histoires, des répliques qui ont servi son récit, nourri ses dialogues). À la recherche d’une réalité au-delà de la vie courante Jordan Mintzer débute son Avant-propos dans le livre d’entretiens qu’il consacre à Gray en disant : « En cinéma, quel que soit votre engagement, votre art pourra toujours être mis en péril par des forces que vous ne maîtrisez pas ». Si le processus technique de création filmique est une difficulté, c’est également ce qui rend le cinéma si intrigant et passionnant à analyser comme forme d’art. La démarche de Gray est ainsi souvent transportée par la question : qu’est-ce que le réel m’apporte ? On touche ici au cœur d’une contradiction qui doit rendre l’œuvre de James Gray plus puissante et qui nous intéresse particulièrement :Gray est un énorme préparateur qui conceptualise son travail largement en amont, pendant plusieurs années ; mais l’œuvre finalisée repose autant sur ce que Mintzer nomme l’ « aptitude à s’adapter aux circonstances », c’est-à-dire tout ce qui s’écarte, au moment de la réalisation et du montage, où tout reste à faire dans le plus grand degré de liberté, du plan prédéfini. Ainsi selon Gray lui-même, la capacité du cinéma à recréer des mondes fictionnels est plus grande qu’au théâtre, car ceux-ci se développent dans les détails visuels, dans la perte de contrôle, dans la surprise ou l’improvisation proposée par un acteur au bout de la troisième prise, sans prévenir. Le réalisme proviendrait de fait moins d’une fidélité à l’élément historique ou à la représentation normée, que des failles et des dysfonctionnements de cette représentation. La modernité de Gray est donc à chercher ici, 8 BERGE Tristan I nt r odu c tion

dans la volonté d’aller au-delà d’un schéma préétabli, alors même que cette condition ne peut survenir que dans le cadre de l’hyper préparation de l’œuvre. On pourrait en quelque sorte évoquer l’improvisation musicale, simultanément discipline du corps et libération du corps, ou le texte d’Heinrich Von Kleist Sur le théâtre des marionnettes (1810) et son idée que l’extrême de la grâce suppose l’extrême de l’automatisme, l’absence de conscience faisant le lien entre ces deux états opposés, pour résumer l’ambition de James Gray qui est de faire un film à la fois réaliste et au-delà de la vie courante, dans le but de trouver quelque chose qui « incarne une vérité plus haute ». L’art de la pensée Et je crois de plus en plus que l’art, c’est la pensée ; l’expression de la pensée via l’imaginaire. Je ne parle pas forcément de la pensée rationnelle mais de l’amplitude qui permet à la pensée d’exprimer à la fois l’inconscient et le conscient.(Jean Douchet, Préface de James Gray, Mintzer, 2012) Le travail de James Gray est donc mû par une pensée qui se déploie sur tout le processus de création du film, qu’elle recouvre aléatoirement, au gré de ce qui permettra au mieux d’en rendre compte. Ainsi, si tout est fixé à l’avance, rien n’est fixé à l’avance. On trouve autant d’idées dans le scénario que d’idées qui surgissent sur le plateau de tournage et que de possibilités de monter le film en post-production. Le film n’est pas l’application de toutes les idées imaginées à l’avance mais l’application de toutes les idées qui restent, se développent et naissent dans le temps long, au service de la pensée du réalisateur. Quelle est la nature de ce que nous appelons« pensée » et comment la définir ? Elle est l’accumulation de schémas préétablis sur lesquels sont fondés les films de James Gray, c’est à dire la prégnance du passé, le poids ou l’importance de la famille et des institutions sociales (la police et la famille essentiellement) qui condamnent nos actes, alors même que l’homme ne peut s’épanouir qu’à travers l’acte (Aristote), dont le cinéaste en propose une représentation où vient s’activer le travail personnel d’auteur. Cette représentation est portée par les codes du cinéma classique, dont la tragédie et la transparence des codes esthétiques font par exemple partie, et par la volonté d’y ajouter quelque chose de supérieur, que Jean Douchet évoque comme un renouvellement du classicisme, une modernité rebâtissant les fondements des œuvres classiques. Notre analyse se situe à cet endroit précis, dans ce qui constitue une œuvre hautement personnelle, jonglant constamment entre le discours hollywoodien et le cinéma indépendant: là où James Gray refuse tout à la fois le spectaculaire, le sensationnalisme et l’action, pour produire justement un spectacle d’émotion et de violence. Tout est alors recentré dans le cadre et les mouvements de caméra doivent se faire oublier dans un élan général. Dans le très bel éditorial des Cahiers du Cinéma de mars 2013, Stéphane Delorme distingue le style et le geste comme Roland Barthes avait différencié le style de l’écriture dans Le Degré zéro de l’écriture (1953). Si le style n’est que l’expression de la nature de l’écrivain, soumise à des déterminations renvoyant à sa « biologie », son « passé », « la voix décoratives d’une chaire inconnue et secrète », nous pourrions ajouter ses références (Scorsese, Coppola, Visconti, Kurosawa, dont James Gray reprend à l’identique certains des procédés filmiques) et la langue, « corps de prescriptions et d’habitudes », « acte individuel de sélection et d’utilisation » (Éléments de sémiologie), soumise à des déterminations sociales, qui condamnent James Gray à n’être qu’un cinéaste new yorkais (lui-même affirme être dans l’impossibilité de tourner ailleurs qu’à Brooklyn et Manhattan) représentant continument les mêmes classes sociales (celles dont il est issu), l’écriture est

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la seule instance engageant la responsabilité de l’écrivain dans l’invention de nouvelles formes. Delorme nomme cet engagement le « geste » qui « dépasse la forme ». Nous pourrions l’appeler la « pensée ». L’écrivain invente donc une nouvelle écriture. Mais cette liberté est encore réduite par le poids des formes littéraires anciennes. James Gray déploie justement sa pensée sur l’évocation d’un pan de l’histoire du cinéma : Beaucoup penseront que c’est un cinéma classique, c’est faux. Il me semble que c’est tout le contraire. Au cinéma, la modernité consiste moins à créer du nouveau – ce qui fut l’obsession d’Hollywood pendant ces dernières décennies – qu’à revenir au passé pour construire quelque chose à partir des fondements du cinéma. Par leur pensée et par leur expression, les films de James Gray sont des œuvres classiques qui réinventent notre conception du classicisme. En ce sens, ils sont absolument modernes. (Douchet, Préface de James Gray, 2012) Nous analyserons en détail ce pan de l’histoire, correspondant à la période dite classique et aux récurrences des règles de fonctionnement du cinéma classique qui traversent l’histoire pour influencer, encore, les cinéastes contemporains dont Gray fait partie. Sur cette base, nous verrons ce qui le distingue. Autrement dit, il faudra analyser le degré d’éloignement et de proximité avec les formes classiques, ou la combinaison des deux, qu’il adopte pour créer une œuvre qui ne soit pas simplement une répétition des tendances antérieures. Chez James Gray, il faut représenter la famille, la police, et les débats qui les animent, c’est le travail d’inquisition du réel qui puise autant dans l’autobiographie, les connaissances précises et personnelles que la recherche documentariste, pour satisfaire les exigences de la création d’un univers fictionnel dense et cohérent qui recouvre les quatre films du réalisateur et qui font des trois premiers une trilogie (ou une fausse trilogie selon l’analyse). Pour faire une œuvre personnelle, il faut y ajouter autre chose dans la représentation, s’éloigner du vrai et de la question de l’authenticité. Ce sera le troisième aspect de cet exercice. Ainsi, ce que nous avons posé comme une contradiction n’en est pas une. Gray revendique l’apport de l’observation scientifique et du détail naturaliste : il s’immisce dans la police, il emploie des acteurs israéliens, Moni Moshonov, il dispose de réels policiers comme conseillers techniques sur le tournage, qu’il fait apparaître dans les films, tout comme l’ancien Maire de New York à qui il fait jouer son propre rôle dans La Nuit Nous Appartient. Le même film s’ouvre avec une série de photos en noir et blanc authentiques, prises par un célèbre reporter new-yorkais dont il s’est inspiré pour établir la charte visuelle du film au même titre qu’une véritable couverture du New York Times a inspiré le début de l’écriture. Pourtant, il refuse souvent le détail historique en acceptant les erreurs isochrones (la chanson du groupe Blondie datant de 1979 ouvre le film dont l’action se déroule dans une boîte de Nuit très à la mode en 1988 qui n’aurait jamais passé une chanson démodée) pour satisfaire une sensibilité plus forte que l’artiste doit s’efforcer d’exprimer. Ce sera donc la pertinence de la reproduction réaliste qu’il faudra interroger. Comme chez Proust, qui a cherché à redéfinir la « réalité », nous pensons que nous avons une perception fondamentalement subjective du réel. La réalité brute et immédiate qui s’inscrit sur la pellicule a peu de valeur (elle peut néanmoins en trouver comme le plan d’ouverture de The Yards, tourné par erreur, gardé au montage et s’insérant très habilement dans la suite de la séquence ; il trouve alors toute sa valeur dans la suite des plans et leur cohérence d’ensemble mais pas forcément individuellement) ; la réalité dans la fiction n’est

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pas une donnée brute de l’expérience mais le produit d’une élaboration esthétique qui révèle l’essence du moi. Pour conclure, rappelons que pour Jean-Marie Schaffer, la fiction se développe grâce au support d’un présupposé de conventions qui agit comme modèle de fonctionnement. Toute fiction dresse des hypothèses contrefactuelles pour se déployer. Ces hypothèses sont des théories de la vérité, autant de conceptions d’appréhension et de connaissance du monde qui ne sont pas forcément un miroir de la vérité. C’est donc la nature de la connaissance qu’il faut interroger, savoir si elle est un miroir de la réalité ou une lecture de celle-ci. Avec James Gray, nous verrons que, malgré la tentation naturaliste, il est impossible de filmer le monde tel quel pour capter l’authenticité de la vie courante et des récits universelles ; c’est la croyance à ce monde qu’il faut filmer, en redéfinissant les priorités entre le réel et l’imaginaire. HYPOTHÈSES - James Gray est un auteur car il pense son œuvre de façon stable et cohérente sans se limiter à la récurrence des motifs esthétiques, que nous pourrions qualifier de simples « idées ». Il puise du réel tout ce qui permet de rendre compte de sa « pensée » d’artiste, même lorsque ce réel le dépasse, pour atteindre une « vérité supérieure » qui ne se limite pas aux cadres, et que nous pourrions qualifier de « classicisme moderne » ou de « réalisme au-delà de la vie courante ». Tel est le « geste », l’« écriture », la « pensée ». - James Gray est un auteur qui ne se sépare pas du monde qui le précède. Au contraire, il se nourrit de toutes les influences qui l’inspirent, mais seulement au nom de ce qu’il cherche à accomplir. Notre objectif est d’identifier les éléments auxquels il se rapporte pour déduire le degré d’éloignement ou de proximité aux formes préétablies. Nous procèderons donc à un développement en TROIS étapes pour: 1. Déterminer ce que James Gray retient des codes repérables de linéarités et de continuités du cinéma classique, afin d’affirmer que son travail est ancré dans schémas connus et assimilables. 2. Déterminer comment James Gray s’approprie le cadre rigide en refusant les codes dictés par les genres qu’il semble adopter, par exemple en refusant le spectaculaire dans l’action. 3. Déterminer ce que James Gray invente pour soi, grâce à une approche particulière du réel dans le but de rendre compte de son ambition première : la recherche de l’émotion. Notre ambition, éventuellement, est de tenter de replacer l’œuvre de James Gray, non pas dans une lignée, dans un genre ou une catégorie, mais dans le système de pensée propre de son auteur. Serge Chauvin résume l’héritage du cinéma classique d’une façon qui cadre avec nos hypothèses et que nous tenterons de développer : Paradoxalement, la mémoire du classicisme et la perpétuation du romanesque sont davantage entretenues […] par des cinéastes cinéphiles qui ont su métaboliser la période classique en participant ou en prenant acte des apports de la modernité et en parvenant à concilier ces deux tendances : c’est notamment le cas, dans le cinéma américain, de Francis Ford Coppola ou de Martin Scorsese, sans oublier James Gray – le plus authentiquement classique des contemporains. (Chauvin, 2012, p. 166)

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Ce qui se passe avec James Gray procède de ce phénomène. Son travail est une conciliation de plusieurs tendances, de multiples influences, qui, fondées sur les lignes pré établies du cinéma classique, ne se limite pourtant pas à la répétition incessante de ses codes de mise en scène et d’écriture. Au contraire, elle transforme les lignes pour créer une œuvre personnelle. L’objet de cet exercice est de voir comment. Comment James Gray parvient à « métaboliser » le cinéma classique ?

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I – Les grandes continuités et l’utilisation des codes du Classicisme

1) Premiers Éléments

Rentrer dans l’univers des films de James Gray, revient à pénétrer un monde clos de familles juives new-yorkaises, faites de divisions entre ses membres que l’on voit refuser ou accepter les pesanteurs familiales et celles des traditions, mais dont les échecs personnels se résolvent toujours au sein de la famille. Les quatre premiers films de James Gray que nous commenterons, Little Odessa (1994), The Yards (2000), La Nuit Nous Appartient (2007) et Two Lovers (2008) s’achèvent donc toujours avec des conclusions similaires. The Immigrant (2013)¹ est un exemple encore plus frappant de ce schéma en boucle : alors qu’Ewa retrouve sa sœur à Ellis Island, où s’est déroulée la première scène, le film se referme sur lui-même comme s’il avait pu ne jamais commencer. L’évidence de la finalité du récit, de sa conclusion unique est un pied de nez aux scénarios à rebondissements infinis ou aux fins ouvertes qu’affectionnent beaucoup de cinéastes contemporains…A l’instar des chœurs du théâtre antique qui annonçaient la fin de l’histoire avant que celle-ci ne se termine, James Gray ne craint pas d’éliminer de son histoire certains effets de surprises pour densifier le processus narratif. Pour le cinéaste, la 1. James Gray a réalisé un premier court-métrage de fin d’études, Cowboys and Angels. Il a ensuite écrit et réalisé les quatre long-métrages produits aux États-Unis (il est crédité comme producteur des trois derniers), distribués internationalement, sur lesquels nous ème travaillerons. Cette année au 66 Festival de Cannes était présenté son dernier long- métrage en tant que réalisateur, scénariste et producteur, intitulé The Immigrant et dont la date de sortie est prévue le 27 Novembre 2013. James Gray a aussi co-écrit le scénario de Blood Ties réalisé par et présenté à Cannes en 2013. D’après les informations recensées sur ImdbPro, James Gray travaillerait actuellement sur plusieurs projets de télévision et de long-métrages. J’ai eu la chance de voir The Immigrant au Festival de Cannes ce qui explique que quelques allusions seront faites au film bien que celui-ci ne fasse pas partie de l’analyse de ce devoir. Notons que si James a été nominé 11 fois dans des Festivals de premier plan, notamment 4 fois pour la Palme d’Or à Cannes, il n’a reçu, au cours de sa carrière, que 2 Prix pour le même film, Little Odessa en 1994 (Lion d’Argent à la Mostra de Venise, Critics Award au Festival du Film Américain de Deauville). magie d’un film ne tient pas dans l’ignorance de ce qui va suivre mais dans la façon dont les choses vont se produire. Ce qui l’intéresse, c’est la transformation qui se dégage du processus du retour éternel, ce qui reste une fois que la boucle est bouclée. Si « il faut que tout change pour que rien ne change » selon l’adage du Guépard repris par Jean Douchet, c’est une fois de retour, dans la famille ou dans les rangs de la société, que tout a changé. Retourner au point de départ ne signifie jamais retrouver la situation de départ. La beauté

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tragique ou romanesque des films de James Gray éclate dans la transformation qui parcourt l’achèvement du récit, avant que celui-ci ne se referme, encore une fois sur lui-même. Lorsque les choses retrouvent de l’ordre, les personnages sont transformés, bouleversés, éreintés, amers, amoureux, tendres ou malheureux. Si en apparence rien n’a changé, ce qui d’ailleurs gêne certains critiques qui reprochent à James Gray d’étouffer ses personnages dans des formalités archaïques, tout a changé dans la transformation qui a accompagné le retour aux sources. Volontairement, le cinéaste épure et allège pour densifier. Il opère un retour vers des choix de récits (linéaires, graduels, clairs, totaux, achevés) et de mise en scène (respect des lignes, mouvements lents, refus du montage rapide, etc), que l’on pourra qualifier de codes « classiques ». Mais pourquoi sont-ils plus que cela ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre au long de cet exercice. Dans La Nuit Nous Appartient, le personnage de Joaquin Phoenix a dû abandonner tout ce qui avait pu le rendre heureux pour accomplir ce qu’il a estimé, au cours du film, être un devoir supérieur. La déclaration d’amour qu’il lance à son frère à la fin du film achève de peindre un tableau plein d’amertume dans la recomposition familiale. Pourquoi tant de regrets ? Car, rentrer dans les rangs est un processus qui s’effectue dans la douleur (le père de Bobby est mort sous ses yeux, sa fiancée l’a quitté) et que l’on estime nécessaire tout simplement car il n’aurait pas pu en être autrement. Rentrer dans les rangs n’est pas un signe d’épanouissement. James Gray filme peut être la frustration conditionnelle qui nous anime tous, vers laquelle chacun se retourne à l’évidence à un moment de sa vie. Il filme certainement toutes les épreuves nécessaires à ce retour qui nous fait croire que rien n’a changé. Au contraire, tout a changé grâce aux épreuves qui ont conditionné ce cheminement. C’est dans la production de cette transformation, grâce à cette altération ultra-sensible qui ajoute quelque chose de supérieur à ce que le spectateur estime être inéluctable, que James Gray déploie sa pensée de cinéaste. L’inéluctabilité naît d’une transformation. L’immobilité des choix et des parcours trouve sa source, paradoxalement, dans une altération, une modification à peine perceptible et qui se déploie en douceur tout le long des films de son auteur pour éclater en silence à la fin. C’est parce que le spectateur accompagne le personnage de Joaquin Phoenix au fond de sa déception dans Two Lovers, que le retour final vers Sandra (Vinessa Shaw) est plus troublant. Aurait-il pu faire autrement ? De toute façon Michelle (Gwyneth Paltrow) lui a échappé ; et s’il n’avait pas aimé cette amante aussi intensément, on peut imaginer qu’il n’aurait jamais aimé se retrouver avec sa future épouse. C’est la philosophie du « rien n’a changé ; mais si je n’avais pas traversé toutes ces épreuves, je n’aurais jamais su quelle chance j’ai que rien n’ait changé ». James Gray reconnaît que la famille est le principal noyau du support affectif mais également le centre d’une grande douleur. Il est le petit-fils d’immigrés russes qui avaient réussi, au début du siècle dernier, à fuir les pogroms lancés contre les Juifs, dans lesquels d’autres membres de sa famille ont péri. Mentionner le contexte familial du réalisateur est important car son œuvre est conditionnée par deux dimensions uniquement : les récits familiaux et la ville de New York, l’une renvoyant constamment à l’autre à travers le thème de l’immigration. Lui-même reconnaît que ses films sont largement autobiographiques. C’est au cœur de sa propre famille qu’il a puisé les histoires de fractures de classes et les récits de tensions entre les membres d’une même famille qu’il développe dans ses scénarios. James Gray fait de la famille le centre absolu des passions et des affections. Il peint des tableaux de vie de famille hétéroclite, où la mésentente entre les différentes valeurs que l’on

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peut attribuer à la notion de réussite professionnelle et la discorde entre les classes sociales exacerbent les tensions entre ses membres et provoquent l’éclatement du noyau affectif.¹ Puisqu’il est question de famille, il est forcément question de générations. Chez James Gray, les trois générations illustrent à elles seules une histoire familiale. La première scène de Little Odessa expose clairement cette confrontation entre la grand-mère qui s’exprime en russe essentiellement, le père maîtrisant l’anglais avec un accent russe et le petit- fils qui parle seulement anglais avec un accent américain, dont on devine qu’il est sa langue maternelle. Dans la famille de James Gray, les grands-parents ne pratiquaient pas l’anglais mais parlaient le russe ukrainien essentiellement. Dans Little Odessa, les deux frères s’appellent Joshua () et Reuben (Edward Furlong) Shapira. Le plus âgé des deux frères est un tueur à gage agissant pour la mafia, que le père Arkady Shapira 1. James Gray avoue avec ironie : « Ma femme pense que je suis obsédé par les classes sociales » (My wife thinks I have an obsession with social class), Personal Quotes, Imdb.com. De façon générale, le thème des classes sociales parcourt l’œuvre du cinéaste aussi bien que tous ses commentaires audio ou écrits. Nous en ferons état plus précisément par la suite. (Maximilian Schell) a banni du domicile familial. Reuben, le plus jeune des deux fils, s’éloigne progressivement des aspirations de son père qui espère voir son fils réussir à l’école puis reprendre son petit commerce. Mais Reuben est fasciné par les activités illicites de son frère qu’il continue de fréquenter malgré les menaces de leur père. Il vit les petites aventures mafieuses de Joshua, aussi mystérieuses que mythiques, par procuration et s’éloigne des ambitions que son père a construites pour lui. Joshua vit de fuites permanentes. Il doit sans cesse échapper aux mafieux qui le recherchent, une situation qui le force à vivre de motels en motels. Dans la chambre de son frère, Joshua lance à Reuben : « nous sommes Juifs, nous errons » (51min14) avant d’exprimer de façon nostalgique son envie de renouer avec ses racines (familiales) en émigrant un jour en Russie. Pourtant, son seul point d’attache, le plus fragile car il en est exclu, demeure la maison de ses parents, dont il force l’entrée pour rendre visite à sa mère malade. Comme tous les personnages de Gray, Reuben est un fugitif qui tourne en rond, capturé par l’impossibilité de quitter New York. Cette même impossibilité saisit James Gray lui-même qui n’a jamais réussi, ni tenté, de faire un film (écrit et tourné) en dehors de New York, revenant sans cesse à ses origines personnelles. Cette volonté de fuir ce qui nous rattrape inéluctablement est un thème constant chez le cinéaste. Par ce thème, James Gray exprime la tragédie. Les personnages de James Gray sont condamnés par l’impossibilité d’être heureux dans leur famille, lieu que le cinéaste envisage pourtant comme le seul endroit propice au bonheur, un bonheur apaisé, dans les rangs, pour lequel il ne sert à rien de lutter contre les pesanteurs des traditions religieuses ou celles des institutions sociales auxquelles il faudrait se soumettre. Le bonheur des personnages de Gray est ainsi toujours le résultat d’un sacrifice pour la communauté et non le fruit d’un épanouissement personnel qui est voué à l’échec. Au sein de la famille de James Gray on retrouve les clivages sociaux, intellectuel et d’origine, qui nourrissent dans ses films les raisons du conflit. Son père était un ingénieur électricien ; il restait pour James Gray tout sauf un « intellectuel » à cause de son origine sociale modeste. Au contraire, comme il le confie dans le livre d’entretiens de Jordan Mintzer, sa mère était issue de la classe américaine moyenne, et pour cette différence, les deux familles ne communiquèrent jamais. James Gray, lui, devint l’intellectuel de la famille.

BERGE Tristan 15 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

Né en 1969, il grandit dans le . Adolescent, il se rendait régulièrement dans les cinémas Art et Essai du centre de Manhattan où il cultivait son amour pour le cinéma européen et le nouvel Hollywood, ainsi que dans les théâtres où l’on jouait le répertoire classique, Shakespeare notamment. Diplômé de University of Southern California (USC – School of Cinematic Arts) en 1991, il cite la série du Parrain et Apocalypse Now (1979), Sueurs froides (1958) et Fenêtre sur Cour (1954) comme les films ayant eu la plus grande influence sur sa réflexion de cinéaste. Et depuis son adolescence, il revendique l’œuvre de Shakespeare comme l’unique modèle de « storytelling », créatrice de dilemme entre l’extériorité et l’intériorité du personnage principal. En lisant les critiques, on s’aperçoit que James Gray divise profondément. Pour certains, les films de Gray reviennent tous à dresser des portraits de personnages aux proportions outrageusement tragiques, condamnés à vivre indépendamment de leurs propres choix de vie. Une critique des Cahiers du Cinéma écrivait, après la sortie de Two Lovers, que le message de Gray n’a aucun sens tant il se résume à un « fatalisme plat » et une « gloire négative ».¹ Pour cette même critique, à la différence de Francis Ford Coppola auquel James Gray se réfère intensément, et dont les films sont également des films de famille, Gray laisse se déployer la possibilité de s’échapper un instant de la famille. Mais quel intérêt existe-t-il pour le spectateur et l’histoire si les résultats sont joués à l’avance, si Léonard en adulte-enfant, ne peut qu’obéir aux souhaits de ses parents. Pour ces critiques, James Gray est trop sérieux, trop pesant. Mais le cinéaste a-t-il une intention normative, légitimiste et destinée à inculquer le pouvoir de la famille ? Que ce cache-t-il derrière ce portrait glacé d’un metteur en scène démonstratif ? Dans les commentaires audio de Two Lovers, il décrit sa principale ambition comme étant la recherche sensible de l’émotion, pour laquelle il doit confronter des forces ambivalentes. Pour le cinéaste, son œuvre d’art, qui correspond à l’ensemble de ses films, ne serait que deux choses : une traduction de nos impressions les plus intimes, identifiables et universelles, comme les rapports familiaux, fraternels ou paternels ; une authenticité dans l’émotion, qui peut être réelle comme l’est l’improvisation, ou exagérée, telle que le mélodrame à l’Opéra. Son travail est ainsi conditionné par deux éléments différents mais complémentaires : la transcription de nos émotions les plus sensibles, qu’il déploie sur la base des outils d’écriture et de mise en scène du cinéma classique ; une recherche de l’authenticité, réaliste ou mélodramatique, qu’il décrit comme une plus grande vérité venant doubler, voire casser, l’appareillage classique pour donner à ses films plus de force et de fragilité. 1. “At best, he has no moral sense; he only has flat fatalism […] We can now say that Gray is the filmmaker of negative triumph”, Notes for a Study in Gray, Translated by Anna Harrison, Cahiers du Cinéma, archives en ligne, non signé. Dans les commentaires audio de La Nuit Nous Appartient, James Gray fait état d’un conflit similaire qui anime ses personnages, tiraillés dans leurs vies entre une dimension « élémentaire », qui inclurait la famille et les institutions sociales, et une dimension « mélodramatique », métaphysique, ce à quoi ils aspirent, c’est à dire la liberté contrainte et les passions déchues. Ce dernier fardeau étant typique de la construction des dilemmes shakespeariens. La force ou la faiblesse qui jaillit du choc entre ces deux dimensions est ce qui rend ses films vibrants. C’est cette intention que nous chercherons à démontrer. Derrière la douleur froide que ressentent les personnages se trouve une émotion infinie. L’ultra-sensibilité de James Gray se déploie à cet endroit précis : sur les fondations d’un amour illusoire qui envahit, finalement, ses personnages, telle une récompense immense après une purge ou un sacrifice. 16 BERGE Tristan I – Les grandes continuités et l’utilisation des codes du Classicisme

Plus que tout autre élément, la mort imprègne tous les films de Gray. Pour le critique Robert Alpert,¹ l’expérience de la mort vécue par les personnages du film est indissociable des rituels Juifs destinés à adoucir la peine de la perte. Robert Alpert reconnaît qu’une telle association apparaît de façon très frappante dans Little Odessa. Alors que le père de Joshua confie au chef de la mafia locale, Boris Volkov (Paul Guilfoyle), qu’il a perdu un fils, il prononce le mot yarzheit pour évoquer le deuil. Autre exemple, lorsque Joshua attend son ancienne amie, Alla Shustervich (Moira Kelly), à la sortie de la Synagogue, il tente de la courtiser en lui exprimant sa peine pour la mort récente de son père. En retour, elle dit réciter quotidiennement la prière Kaddish pour son père, dans laquelle la personne qui porte le deuil bénit la grandeur de Dieu. L’avantage procuré par les films de James Gray est que leur analyse se retrouve rapidement centrée autour de thèmes récurrents, limités et uniques : la famille et ses figures identifiables répétées dans les quatre films, les dilemmes narratifs, tous construits sur la même base de fonctionnement, la familiarité avec les arts qui l’ont précédée, notamment ème l’Opéra et la littérature véristes du 19 siècle, désignant une tendance à raconter des histoires intemporelles et universelles, le respect des codes des structures narratives et de mise en scène classiques. Si les quatre films disposent chacun de spécificités, la récurrence des thèmes et des méthodes de travail de leur auteur permettent de les analyser comme une œuvre globale. 1. ALPERT Robert, “The Films of James Gray: Old Testament Narratives Feature”, Articles, Issue 65, site internet Sense of cinema, 10 Décembre 2012. Nous classerons tous les éléments qui confirment l’appartenance du cinéaste aux formalités et à certaines options délivrées par l’histoire du cinéma classique, sous le titre d’ « harmonie du contenu ».

2) Les règles du jeu du cinéma classique

La notion de cinéma classique […] désigne à la fois une période de l’histoire du cinéma et, de façon transhistorique, la conception économiquement et symboliquement dominante d’un cinéma de fiction romanesque, fondé, selon un pacte tacite avec le spectateur, sur la continuité narrative, l’illusion mimétique, la catharsis, la croyance, l’identification, et fidèle aux principes de la dramaturgie aristotélicienne. (Chauvin, 2012, p. 166)

1.2.1) La notion de cinéma classique fondée sur les deux aspects de lisibilité et de continuité Dire de James Gray qu’il est un cinéaste classique, ce qu’il revendique lui-même, ainsi que ses producteurs (à plusieurs reprises dans les commentaires DVD), revient à repérer dans son travail un ensemble de codes, de techniques et de références que l’histoire du cinéma classique a formalisé comme règles d’appartenance à cette conception, et qui s’opposent aux cinémas de la modernité et aux documentaires. Si les règles du cinéma classiques se sont cristallisées très tôt, pendant l’essor du système hollywoodien des studios jusqu’à sa maturité, disons des années 1910 jusqu’aux années 1950, ce qui correspond à la période historique dite classique, elles ont toutes subi à différentes époques un renouvellement

BERGE Tristan 17 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

destiné à ressourcer Hollywood artistiquement et économiquement. Si l’on met de côté la notion de cinéma classique comme période de l’histoire du cinéma, le cinéma classique est donc plus un concept qui, de sa naissance à nos jours a su intégrer dans son cadre des éléments hétérogènes, qu’une référence fixe et figée dans le temps. Ainsi, les références diverses et éclectiques de James Gray sont en majorité des œuvres se situant dans les années 1970, que le cinéaste qualifie aussi de classiques. Notre enjeu n’est pas de savoir si James Gray vit dans l’appartenance à une lignée, à une tradition d’auteurs ou à un genre, mais de mettre en évidence la nature des choix qu’il opère en matière de mise en scène, d’écriture, et éventuellement, de production. La difficulté et l’intérêt du travail est de déterminer si ces choix sont équivalents à une forme d’éloignement, de renouvellement ou de répétition selon un ensemble d’options transhistoriques, récurrentes et repérables, ancrés dans la conception du cinéma classique. Autrement dit, cela revient à tracer un axe des abscisses correspondant à la valeur cinéma classique et à dessiner autour de ce trait la courbe James Gray pour évaluer sa proximité. Pour cela, il faut fixer et dire quels sont les contours de cet ensemble identifiable qui sont autant de règles du jeu de cette notion. La période dite « classique » du cinéma américain est marquée par la maturité du système des studios et un ensemble de codes de mise en scène et d’écriture centré autour de l’idée de continuité et de lisibilité, ce que nous résumons sous le titre d’ « harmonie de contenu ». En revanche, les marques de la période « postclassique », qui annonce la désintégration progressive du système des studios et la concurrence de la télévision à partir des années soixante, ont été suggérées mais pas formalisées. Pour l’historien Justin Wyatt (High Concept), le Nouvel Hollywood correspond justement à une période caractérisée par un conflit entre l’émergence du cinéma d’auteur et les forces dominantes économiques et institutionnelles incarnées par les conglomérats de médias. Dans les années 2000, James Gray éprouve le même tiraillement, qu’il qualifie avec Steven Soderbergh de dilemme ultime. Les deux cinéastes partagent le même sentiment, la même frustration renvoyant à la difficulté nécessaire de créer des films personnels, conditionnés par l’économie des studios capables de les soutenir financièrement. Ainsi, il faut noter que les choix de mise en scène ou d’écriture peuvent relever d’une combinaison particulière, celle d’une option envisagée par le cinéaste et bloquée ou réinterprétée par ses producteurs. The Yards, produit par , est à ce titre l’exemple le plus significatif. Nous y reviendrons en détail dans la Partie 2. Les éléments identifiables à la notion de cinéma classiques que nous retenons renvoient donc aux deux dimensions de continuité et de lisibilité qui conditionnent le travail d’écriture et de mise en scène. En s’appuyant les travaux menés par Kristin Thompson et David Bordwell essentiellement, nous chercherons à développer ce qui fait le lien, chez James Gray, entre la clarté de compréhension et la conception du cinéma classique. Les définitions que l’on a pu retenir semblent particulièrement importantes car elles ont en commun de mettre l’accent sur une règle de clarté, qui est une règle de psychologie du spectateur. Or, Bordwell a fondé toute son analyse de la narration cinématographique sur l’activité cognitive du spectateur. La narration y est envisagée comme un processus de compréhension capable de fournir des informations valables au spectateur à travers l’intrigue et le style. L’intrigue guide l’activité narrative en déployant un système logique de causalité entre ses évènements, obtenu par un montage qui rend immédiatement identifiables les raccords entre les plans, et inséré dans un ordre temporel et un espace cohérents. Quant au style, il renvoie aux procédés techniques qui rendent l’intrigue cinématographique. C’est précisément ici, en parlant de règles de clarté, que l’on s’accorde

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à déclarer le travail de James Gray classique. Le rapport de la compréhension du spectateur à la transparence des intentions de l’auteur est essentiel car il valide l’univers qui se déploie à l’écran si celui-ci est en accord avec les règles de cohérence interne du spectateur, et il permet ensuite à l’univers, la diégèse (définie en introduction), et à l’histoire de se développer. Dominique Château évoque ce rapport à double sens qui conditionne l’activité du spectateur autant que la validité de l’œuvre : Le spectateur est impliqué doublement dans la diégèse, d’une part, quant à l’assentiment qu’il accorde aux règles de cohérence interne définissant le monde du récit considéré et, d’autre part, dans l’exercice même de la lecture qui conditionne son rapport au développement narratif (histoire) réalisant simultanément l’expansion et la conservation du monde supposé. ¹ Au-delà des formes d’écriture récurrentes qui animent la majorité des films américains, régies par le discours de l’industrie à travers ses manuels d’écriture de scénario et son enseignement dispensé dans les grandes universités, Bordwell s’est attaché à démontrer que le cinéma dit « postclassique » s’articule aussi majoritairement autour des canons classiques. Voyons si les canons repérés par ces auteurs, formalisés pendant la période historique, et répétés dans les années 1970 où James Gray puise une majorité de ses influences, s’appliquent au travail du cinéaste étudié. La question posée est également celle de la difficulté de création dans la postérité des maîtres qui ont répété et revitalisé les règles. Kristin Thompson donne les éléments de définition suivants du cinéma classique dans le premier chapitre “Modern Classicism” de Storytelling the New Hollywood. Un récit doit consister en un enchaînement de causes à effets logique simple à CHÂTEAU Dominique, « Diégèse et énonciation », Communication n°38, Paris 1983, p. 128. comprendre pour le spectateur. La clarté de compréhension est le fondement de tout ce qui suit et particulièrement le socle de l’émotion. Le système mis en place par Hollywood est une règle de clarté absolue où les scénaristes et les cinéastes, plus les autres membres de l’équipe du film, conçoivent un ensemble d’espace-temps, d’évènements et de 1 personnages, entièrement compréhensible et évident. En se référant à The Classic Hollywood Cinema 1917-1960, autre ouvrage clé également rédigé par Thompson et Bordwell, et entièrement consacré aux racines du cinéma classique, on retrouve très directement les éléments de continuité et de linéarité qui nous ont permis jusqu’à présent d’envisager la notion de cinéma classique sous cet angle. Cette métaphore particulière de Lewis Herman, citée par Bordwel, retient six éléments de 2 définition du récit hollywoodien qui continue d’insister sur ces caractéristiques : - une architecture cohérente doit relier chaque élément narratif par un système de causes à effets, ce que Bordwell nomme le « plot coherence », autrement dit la logique de l’intrigue (‘’Care must be taken that every hole is plugged’’). Dans un article publié sur son site internet, Bordwell ajoute que les liaisons qui structurent le système de causes à effets constituent le degré de cohérence de l’intrigue : chaque scène est prévue pour poursuivre le récit entamé. -chaque apparition et disparition de personnage doit être compréhensible (‘’that every entrance and exit is fully motivated’’) -chaque coïncidence doit comporter un degré de logique minimum pour être crédible (‘’that every coincidence is sufficiently motivated to make it credible’’)

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-il ne doit pas y avoir d’interférence illogique entre les évènements du passé, ceux du présent et ceux du futur. (‘’that there is no conflict between what has gone on before, what is going on currently and what will happen in the future’’) -une cohérence absolue doit exister entre les dialogues du présent et ceux du passé (‘’that there is complete consistency between present dialogue and past action’’) 1. THOMPSON Kristin, Storytelling in the New Hollywood, Harvard University Press, 1999, p. 10. 2. BORDWELL David, STAIGER Janet, THOMPSON Kristin, The Classical Hollywood Cinema: Film Style and Mode of Production to 1960, Columbia University Press, 1987, p. 18. -aucune question ne doit être laissée en suspens à la fin (‘’that no question mark is left over at the end’’). La métaphore de Lewis Herman présente l’avantage d’insister au maximum sur la notion de cohérence. C’est elle en effet qui guidera les différents critères, composant la notion de cinéma classique, que nous avons réunis sous trois catégories différentes correspondant réciproquement aux deux sous-parties et à la partie suivante : - une structure en acte facilement identifiable, qui s’organise autour de temps forts, destinés à résoudre un conflit pour rendre le récit total. Il s’agit d’analyser la pertinence des schémas structurels perpétrés par les canons aristotéliciens et garantissant un idéal d’équilibre de la forme. - les repères identifiables dans la mise en scène, correspondant à un objectif de transparence et de lisibilité qui incarne l’idéal d’une mise en scène invisible. - le retour aux arts qui ont précédé le cinéma et qui sert de matériau collaboratif dans la construction des films. James Gray s’inspire de la forme opératique délivrée par les ème grands romans du 19 siècle, il puise la consistance des dilemmes dans les drames shakespeariens, il copie la lumière des tableaux de maîtres, et il fait composer une musique d’orchestre qui soutient avec la mélodie les évènements du récit filmique, le tout pour donner à voir un cinéma classique indissociable des fictions romanesques. Enfin, l’univers de James Gray, également soumis aux règles de cohérence interne, a déjà été évoqué mais il continuera d’être détaillé dans la Partie 3 pour le rapport qu’il entretient avec la biographie du cinéaste.

1.2.2) Continuité narrative : pertinence et limites de la structure en actes David Bordwell pose la question suivante : que peut faire un jeune cinéaste dont les plus grands maîtres le précèdent ? Dans les années 1970, au lendemain de l’âge d’or des studios, les cinéastes étaient confrontés à un problème de renouvellement des genres. Hollywood avait depuis longtemps procédé à une segmentation claire des genres cinématographiques et ses maîtres avaient poussé leur art au sommet de ces différentes formes (comédie musicale, western, mélodrame, comédie, thriller-film de gangster). Qui pouvait prétendre faire des westerns plus puissants que High Noon (1952) ou Rio Bravo (1959), des comédies musicales aussi extraordinaires que Singin’in the rain (1952), des comédies aussi brillantes que celles d’Ernst Lubitsch ? Est-ce qu’un novice pouvait prétendre créer des thrillers aussi audacieux que ceux d’Hitchcock et de Fritz Lang ? David Bordwell explique qu’un artiste ne travaille jamais dans le rejet pur des traditions mais que 20 BERGE Tristan I – Les grandes continuités et l’utilisation des codes du Classicisme

le changement s’opère grâce à l’utilisation de la spécificité d’un talent individuel, une fois les conventions connues et assimilées.¹ Dans les suppléments vidéo de la version américaine du DVD de La Nuit Nous Appartient, James Gray cite Stanley Kubrick : « Notre travail de cinéaste ne consiste pas à faire quelque chose de nouveau car tout a déjà été réalisé. Notre mission est de le faire encore mieux ».² Sinon, comment vivre dans l’ombre des monuments qui nous précèdent ? A l’instar du maniérisme qui succédait au XVIème siècle aux maîtres de la Renaissance, Michelangelo, Raphaël, Leonardo Da Vinci, le nouvel Hollywood a puisé dans les niches peu explorées des genres exploités par Hollywood pour se développer. D’où l’engouement pour la science-fiction, les films d’horreur et le fantastique qui reflétaient les goûts d’une génération née avec la télévision et la bande dessinée. (Bordwell, 2009, p. 23) Dans les années 1970, un jeune cinéaste était donc confronté à plusieurs options : se contenter de recycler les conventions du cinéma classique pour faire son mélodrame ou sa comédie ; s’emparer de l’œuvre des maîtres pour renouveler et étendre leurs stratégies narratives; rechercher de nouvelles niches peu ou pas exploitées par les genres hollywoodiens. Le philosophe américain Noël Carroll indique que l’inscription de motifs faisant échos aux films de référence est une tendance qui est née dans les années 1960 et qui s’est amplifiée depuis. L’allusion aux films anciens est pratiquement devenue une condition du plaisir de spectateur à l’heure des connaissances exacerbées par Internet. (Bordwell, 2009, p. 25) James Gray n’a d’ailleurs jamais hésité à employer les acteurs qu’il a toujours admirés et qui ont travaillé avec les cinéastes dont il réclame clairement les influences. Ces acteurs sont (The Yards), acteur dans Le Parrain (1972), Robert Duvall (La Nuit Nous Appartient), qui a également tourné avec Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now (1979). Ni à rendre hommage aux cinéastes qui l’ont influencé. James Gray avoue que dans La Nuit Nous Appartient, le lent travelling pendant 1. BORDWELL David, The way Hollywood tells it: story and styles in modern movies, University of California Press, 2006. 2. “Our job is not to do do something new because it’s all been done before. Our job is to do it better” Special feature, Police action: filming cops, cars and chaos, We Own The Night [DVD US], 2008, 12sec. la minute de silence est similaire à celui de l’ouverture du bal dans Le Guépard (1969). Ici, Gray rend ouvertement hommage à Visconti et sa pensée, un de ses cinéastes favoris, pour qui un film exprime toujours le temps qui passe et rend compte de la « brièveté de nos vies à l’échelle de l’Histoire ». La scène de bagarre entre Léo et Willie (The Yards) est également librement inspirée de la même action dans Rocco et ses frères (1960) de Visconti. James Gray affirme avoir récupéré le processus du couloir sombre du Château de l’Araignée (1957) d’Akira Kurosawa dans la scène de la visite du laboratoire de La Nuit Nous Appartient. Pour Bordwell, il est évident que nous pouvons trouver dans les règles d’écriture contemporaines l’héritage d’Hollywood (l’héritage de ce que les historiens du cinéma ont nommé ‘’the studios era’’. Des dizaines de manuels de scénarios ont été rédigés depuis le début des années 1910 et beaucoup d’entre eux sont toujours utilisés pour l’étude de films dans les universités américaines, notamment à USC où James Gray a étudié à la fin des années 1980. Alors que le système des studios commençait à s’affaiblir dans les années 1960 et que certains départements de scénarios disparaissaient, une décennie plus tard la mode était au ‘’story development’’ dispensés par des manuels de ‘’story analyze’’, censés fournir les clés de cohérence d’un scénario « vendable » à un producteur.

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Bordwell rappelle également que chaque forme d’art est structurée par ses propres règles et fonctions. Si l’écriture de scénario semble moins contrainte que la rédaction de sonnets en poésie ou la composition d’une fugue en musique, chaque manuel d’écriture de scénario converge pourtant vers des points essentiels établissant les formalités de la construction de l’intrigue et celle des personnages. Le protagoniste d’un film doit poursuivre un objectif important et affronter, pour cette raison, des obstacles risqués. La teneur du conflit doit être permanente. Les actions doivent être présentées sous la forme d’un enchaînement logique de causes à effets. Le spectateur doit être capable à la fois d’anticiper et d’être surpris par les évènements majeurs structurant le récit. Enfin, la tension doit augmenter à valeur constante tout au long du film pour atteindre, à la fin, un climax qui permet de résoudre le conflit. Si ces principes sont les valeurs constantes qui irriguent l’écriture des films depuis les années 1910, c’est seulement dans les années 1970 que les chefs de file américains de l’analyse de scénario ont figé ces principes dans un schéma à trois temps. L’intrigue se retrouve répartie sur trois longues parties (correspondant à plusieurs séquences chacune) à l’instar des actes structurants une pièce de théâtre ou d’opéra. Reprenant la proposition d’Aristote selon laquelle une histoire devrait avoir un début, un milieu et une fin, Constance Nash et Virginia Oakley ¹ et Syd Field ² ont tour à tour établi l’idée d’une structure à Trois temps comme moteur narratif régissant chaque scénario. Ils firent de l’écriture de scénario une entreprise formelle, enseignée à l’Université et quadrillée par des règles rigides selon lesquelles l’Acte 1constituerait un acte d’exposition qui pose les problèmes auxquels le héros devra faire face, se terminant par une crise annonçant le conflit majeur à venir, l’Acte 2 la densification de ce conflit puis l’Acte 3 sa résolution. Il est intéressant d’observer que plus tard, ces analystes sont revenus sur cette structure basique pour complexifier, à l’intérieur de ces mêmes actes, l’évolution du récit. Par exemple, en suggérant que l’Acte 2 devrait culminer dans une tension extrême et noire, où tout semble perdu. Bien que la structure en trois actes n’ait pas, au cinéma, d’origine précise, même si elle se situe évidemment sur la base des arts du spectacle qui ont précédé le cinéma, elle a pourtant été adoptée par les productions comme un moyen efficace de produire et de raconter des histoires. Concernant l’écriture des personnages, Bordwell précise que les manuels de référence récents ont mis l’accent sur la vulnérabilité des personnages, une vulnérabilité qui aurait pour source une faute originelle. L’action serait donc portée par l’exorcisation de cette faute. Certains manuels distinguent les désirs du protagoniste qui constituent son but extérieur de ses besoins, autrement dit sa motivation première. La façon dont la faute ressurgit dans l’attitude du personnage ou ses dialogues correspond au sous-texte. Le sous-texte révèle également que le protagoniste manque de connaissance de soi. (Bordwell, 2009, p. 30) C’est à travers la structure en actes de l’intrigue que le tiraillement entre les conflits internes et externes doit être résolu, celui qui est l’essence même des dilemmes dans le travail de Gray. ______1. NASH Constance et OAKLEY Virginia, The Screen-writer’s handbook, What to write How to write Where to sell it, Éd. Collins, 1978. 2. FIELD Syd, Screenplay, The foundations of Screenwriting, Éd. Delta, 1979. La structure à trois temps a cependant été remise en cause par Kristin Thompson pour qui celle-ci n’est qu’une question de timing et d’équivalences mathématiques.¹ Thompson défend la thèse suivante : une structure scénaristique doit être basée sur une logique

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dramatique a posteriori et chaque changement de direction doit être affecté par l’évolution des buts des personnages et la façon dont ils formulent leurs intentions. (Thompson, 1999, p. 25) Pour l’analyste américaine, fonder l’analyse structurelle du scénario sur l’évolution des objectifs du protagoniste permet d’obtenir un schéma d’étude hautement plus plausible. Ce sont ainsi les régularités que nous trouvons dans le traitement que fait le protagoniste de ses objectifs qui permettent d’articuler plusieurs temps dans le scénario. (Thompson, 1999, p. 27) Le raisonnement de Thompson semble logique dans la mesure où la volonté de transparence classique postule la limpidité des motivations des personnages, encore une fois sur la base d’une volonté de compréhension du spectateur. James Gray organise justement tous ses récits d’après le seul point de vue du protagoniste, celui de Joshua, de Léo, de Bobby et de Léonard, sans jamais déroger à la règle, ce qui aura une incidence sur la mise en scène (Partie 2. B.). L’intrigue et les conflits correspondent ainsi toujours aux bouleversements intérieurs de ses motivations. Il semble donc légitime d’évaluer la structure narrative des films du réalisateur sous l’angle que Thompson propose, et qui dans son travail personnel cherche à mettre en lumière les récurrences des schémas narratifs classiques. Thompson a relevé de ses observations une tendance à une dynamique en quatre temps, plus un épilogue. L’ouverture correspondrait à l’Acte 1 classique, défini dans la plupart des manuels comme le cadre posant l’univers des protagonistes afin d’aboutir à un premier renversement au bout d’une demi-heure de film. Assez clairement, Gray fait de ses ouvertures l’espace où est présenté l’univers des personnages. Pendant les 25-30 premières minutes d’ouverture, l’univers des protagonistes est établi : -Little Odessa : Reuben est un adolescent solitaire qui vit dans le quartier russe de Brooklyn chez ses parents, avec sa grand-mère et sa mère malade. -The Yards : Léo sort de prison puis retrouve sa famille pour fêter son retour. Il cherche très visiblement à se rattraper. La famille de sa mère lui offre l’opportunité de retrouver du travail rapidement. -La Nuit Nous Appartient : Bobby Green gère une discothèque avec succès. Son frère et son père sont deux policiers de la NYPD. -Two Lovers : Léonard est dépressif et célibataire. Il vit chez ses parents et travaille dans l’entreprise de son père. Et pour chaque film un turning point boucle l’ouverture et bouscule les fondements qui viennent d’être posés: -Little Odessa : le retour du frère délinquant, Joshua, qui menace les intérêts de son ème père. Joshua rend visite à sa mère à la 23 minute du film. -The Yards : l’accident pour lequel Léo se retrouve présumé coupable. La séquence s’ouvre précisément à la trentième minute du film. -La Nuit Nous Appartient : le premier face à face dans l’église, entre Bobby Green et son père, qui pose le dilemme du film. Des dealers fréquentant la discothèque de Bobby sont recherchés par la police que dirige son père. La séquence où les deux frères s’affrontent réellement pour la première fois se situe précisément à la trentième minute du film. -Two Lovers : le premier dîner avec les amis des parents de Léonard est une première occasion de rencontre pour Léonard jusqu’à présent décrit comme instable et dépressif. Mais juste après, Léonard fait par hasard la rencontre de Michelle.

BERGE Tristan 23 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

Thompson divise le traditionnel deuxième Acte en deux temps qu’elle nomme ‘’complicating action’’ censé renforcer ou reformer les enjeux du film. Prenons l’exemple de La Nuit Nous Appartient qui contient exactement ce type de rythme. er Le 1 mouvement du Deuxième temps correspond à : -La descente de police dans la boîte de nuit El Caribe. Bobby est arrêté par les hommes de son propre frère. Le conflit grandit au sein de la famille. Le dilemme posé initialement par le père de Bobby commence à prendre une dimension plus forte car il implique désormais un danger. ème Le 2 mouvement du Deuxième temps correspond à : -La conversion de Bobby après que son frère Joseph est attaqué par les hommes de Nezhinski. Le danger a pris une tournure irréversible qui précipite les sentiments de Bobby et son choix. (35min50, Bobby apprend au téléphone que son frère a été agressé) Le Troisième temps constitue ce qui traditionnellement relève de l’Acte 2 dans la structure à Trois temps : le « développement ». Bordwell cite Thompson qui décrit la nature du développement de la façon suivante : Ainsi, un ensemble modulable de promesses, d’objectifs et d’obstacles vient d’être introduit. Dès lors, la quête du protagoniste pour ses objectifs devient effective, impliquant la plupart du temps un lot d’incidents qui produisent de l’action, du suspense et des effets à retardement. (Thompson, 1999, p. 28 – texte original en Annexe) Typiquement, le scénario de La Nuit Nous Appartient contient ce genre de déploiement narratif. Le développement survient à ce moment précis, lorsque le personnage de Phoenix fait le choix de la police, c’est-à-dire celui de venger son frère et de se racheter auprès de son père. A cet instant, le dilemme est clos, et toute la suite du récit consiste en son processus de résolution. Sur cette base, James Gray se permet de créer une suite d’incidents qui vient confirmer le choix précédent et qui constitue autant de retards dans l’accomplissement du but, qu’un socle pour l’action et le suspense : -la trahison de Bobby Green s’achevant avec l’arrestation de Nezhinski après l’intervention de la police dans le laboratoire où Bobby s’était infiltré; -la fuite permanente (qui inclut la scène de course-poursuite en voiture) sous la menace de Nezhinski évadé ; -l’entrée du personnage de Phoenix dans la police qui clôt son choix. La scène clé qui ouvre ce troisième acte est certainement celle de l’infiltration du laboratoire. Elle est pour Bobby, qui pénètre le laboratoire comme un martyr, le symbole du sacrifice. Une fois les principaux enjeux posés et après avoir saisi les risques qu’encourent les personnages, la création de scènes de suspense prend du sens car elle est capable de jouer sur l’ambivalence entre la connaissance de ces enjeux et de ces risques. Le suspense fonctionne justement grâce à une participation active du spectateur. Or, à ce stade du film, le choix de Bobby, c’est-à-dire celui de venger son frère, semble clair pour le spectateur. Les risques qu’ils encourent sont d’autant plus appréhendés. C’est une des raisons pour laquelle la scène d’infiltration fonctionne efficacement en termes de suspense : Dès lors que ce dernier sait ce qui pèse sur les personnages, le prosaïsme de la situation fait place à l’intensité dramatique […] La question que se pose le 24 BERGE Tristan I – Les grandes continuités et l’utilisation des codes du Classicisme

spectateur n’est plus : que va-t-il se passer ?, mais : ce que je redoute va-t-il se produire ? (Chauvin, DPC, 2012, p. 672) Une fois le dilemme clos, après que le personnage de Phoenix a accepté d’aider son père contre les dealers, le spectateur de La Nuit Nous Appartient sait que Phoenix risque sa vie dans le laboratoire du dealer, seule raison qui permet d’alimenter le suspense et de construire la scène. Hitchcock ajoute que l’identification aux personnages dépend simplement de la situation dramatique portée par la mise en scène, de sorte que le spectateur devient solidaire de n’importe quel personnage dès lors que celui-ci risque d’être surpris. Ici, Bobby Green a récemment changé de bord et la possibilité qu’il s’allie aux dealers, dominé par la peur, reste éventuellement ouverte. En outre, James Gray a méticuleusement pris soin de ne montrer aucun plan de la police avant que celle-ci n’intervienne, jouant sur la connaissance du spectateur, puisqu’on sait que Phoenix agit sous les directions de la police, tout en alimentant le doute sur sa présence, car du point de rendez-vous au laboratoire, il se retrouve seul avec les hommes de Nezhinski. Pour le spectateur, l’intervention de la police représente finalement un sauvetage heureux qui procure à la fois le plaisir d’avoir pu envisager le pire et la satisfaction de sa résolution. Thompson conclut son analyse en introduisant un quatrième temps qui, traditionnellement, constituerait l’Acte 3 de la structure à Trois temps. Bordwell précise que pour Thompson ce temps suit généralement de très près un moment de doute intense qu’elle qualifie de ‘’darkest moment’’ (Bordwell, 2009, p. 38). En poursuivant avec l’exemple de La Nuit Nous Appartient, on s’aperçoit que le quatrième temps ou ‘’climax’’ est précédé par la mort du père et l’épuisement général du personnage de Phoenix du aux menaces constantes des hommes de Nezhinski pour aboutir au coup final : la dernière scène où le personnage de Phoenix venge son père en finissant par arrêter Marat Buzhayev (Moni Moshonov), qu’il considérait au début de l’histoire comme son propre père. D’après les éléments de continuité que Thompson a repérés dans l’écriture de film classique, les quatre temps qui viennent d’être décrits précèderaient un épilogue qui confirme la stabilité de la situation finale. L’épilogue peut être très bref, à l’image de celui qui clôture La Nuit Nous Appartient, où Bobby, aux côtés de son frère, se trouve promu par la police. Délimiter les temps du film ne relève pas simplement de l’exercice académique. L’anatomie que propose Thompson a des conséquences sur l’expérience du spectateur. L’ouverture, en tant qu’acte d’exposition, pose les clés de compréhension de l’univers dans lequel évoluent les personnages ainsi que leurs problèmes. Ce qu’elle nomme ‘’complicating action’’ augmente l’intérêt du film en modifiant ce qui était annoncé dans l’ouverture de telle manière que l’intensité émotionnelle augmente et redéfinisse de nouveaux enjeux psychologiques pour les personnages. Le développement se concentre sur les opérations qui permettent de résoudre le conflit avant que le Climax présente l’aboutissement de cette résolution. Enfin, l’épilogue sert de jauge d’évaluation pour mesurer l’importance finale du succès ou de l’échec que viennent de connaître les protagonistes. Si Kristin Thompson reconnaît un renouvellement des formes dans l’histoire du cinéma américain, qui a toujours été enclin à l’innovation, elle cherche cependant à délimiter tout au long de ses deux essais des linéarités et des continuités qui seraient repérables dans chaque film. Kenneth Burke résume cette ambition à la psychologie du public : la forme de chaque film est créée dans un objectif de compréhension telle que son intrigue doit engager le spectateur dans une expérience émotionnelle et mentale clairement articulée. ¹ James Gray exacerbe cette forme au risque de la rendre trop simple, presque prévisible. Nous verrons dans le point C comment il défend la prédictibilité du récit. Ce qu’il faut retenir, c’est que les récits de ses films sont organisés en fonction d’une règle de compréhension simple

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qui suit les motivations des personnages et non en fonction d’une intrigue annexe. Dans The Yards et La Nuit Nous Appartient par exemple, l’enquête policière n’a d’intérêt que lorsqu’elle implique les décisions des personnages ou qu’elle a des conséquences sur leur choix. Mais elle n’existe pas en tant que moteur de l’action.

1.2.3) Les repères identifiables dans la mise en scène au service de la lisibilité et de la transparence Kristin Thompson cherche donc à prouver qu’il est possible d’identifier tout un pan de formes récurrentes et repérables qui traversent l’histoire du cinéma américain, à chaque époque, innovantes et renouvelées, mais dont la source commune demeure le cinéma classique hollywoodien dont les règles se sont stabilisées dès les années 1910 et 1920 et ont été cristallisées par la maturité des studios jusqu’aux années 1960. Nous venons de voir que la structure en actes, à travers l’architecture du scénario fortement dramatisée, répond à ces attentes. Mais ces repères identifiables sont multiples et de différentes natures : (1) ils peuvent correspondre à des éléments scénaristiques, c’est à dire autant d’éléments techniques et d’évènements narratifs qui, ensemble, créent la texture des films américains (‘’Appointments, deadlines, causally dense construction, a balance of narrow and wider ranges of knowledge, passages of overtness balanced with less self-conscious ones’’, Bordwell, 2009, p. 50) 1. BURKE Kennet, « The Psychology ofform », Counter-statement, University of Chicago Press, 1957, p.31. (2) ou à des éléments de mise en scène, dont Bordwell retient quatre techniques : le montage, les profondeurs de champ, le gros plans et les mouvements de caméra (Borwell, 2009, p. 121). (1) Nous avons déjà exprimé un exemple de récurrence avec la construction scénaristique. Dans son ouvrage, Thompson continue d’y ajouter plus de détails : les rendez-vous, les échéances, une construction causale, un jeu sur l’équilibre entre les niveaux de connaissance et d’ignorance du spectateur dont on a déjà évoqué l’utilisation du suspense. Les rendez-vous peuvent offrir des situations de surprises, les personnages se donnent rendez-vous et se trompent, ils ne viennent pas ou alors ils se montrent avec des intentions différentes, à l’image de la rupture entre Léonard et Michelle (Two Lovers). Les rendez- vous secrets entre les deux frères jouent un rôle particulier dans Little Odessa, en incarnant à la fois la faute et l’aventure de Reuben. Les échéances poussent les personnages aux frontières de la mort, lorsque Léo franchit les murs de l’hôpital forcé d’éliminer le policier en cause (The Yards), ou que Bobby se propose en indic dans le laboratoire de Nezhinski (La Nuit Nous Appartient). Si les exemples de convention se répètent au-delà de l’ère des studios, dans les années 1970 jusqu’aujourd’hui, le cinéma américain n’a cessé d’inventer et d’adapter ses histoires en fonctions des tendances sociales. Mais pour Thompson, il faut reconnaître comment les forces changeantes ont réussi à assimiler la tradition dominante. Bazin avait raison, reconnaît-elle : l’art classique du cinéma américain est particulièrement vérifiable avec la fertilité dont il fait preuve lorsqu’il est « en contact avec de nouveaux éléments. » (Bordwell, 2009, p. 50 - Annexe) Un exemple de tendance qu’Hollywood a adoptée

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et renouvelée au fil des décennies, est la désacralisation de ses héros au profit d’une complexité mentale plus dense. L’anti-héros a remplacé le beau ordinaire incarné par les figures typiques du cinéma classique, James Stewart et John Wayne (Bordwell, 2009, p. 82). Thompson cite des films aussi différents qu’American Beauty (1999), Dog Day Afternoon (1975) ou L.A. Confidential (1997) pour illustrer la tendance du cinéma américain à accentuer progressivement les failles psychologiques de ses protagonistes. Chez James Gray, les dilemmes sont évidemment des dilemmes d’ordre psychologique, qui relèvent d’un conflit interne et d’un choix individuel. Mais ils se raccrochent aussi à des maux que l’on a identifiés comme contemporains et dont le cinéma se fait le miroir. Thompson écrit que la volonté de faire des protagonistes des anti-héros doit quelque chose à la nouvelle demande en termes de faiblesse des personnages (Bordwell, 2009, p. 84). Cette tendance est le résultat d’une observation sociale. En commentant Two Lovers, dont le personnage principal, solitaire et dépressif et inspiré du roman Les Nuits blanches de Dostoïevski, James Gray évoque ironiquement que si l’auteur russe avait écrit le livre aujourd’hui, son héros prendrait certainement des pilules et du prozac, comme une façon de mettre à jour le personnage (‘’updating the underground man’’, Special Feature, Two Lovers, 13min). (2) En guise d’introduction au second chapitre de The way Hollywood tells it, David Bordwell dresse le portrait de deux cinéastes aux logiques de travail totalement opposées et qui incarnent à elle seules, par leur comparaison, la transformation majeure du processus de fabrication d’un film dans le cinéma américain. En mettant en perspective la mise en scène artisanale de Strong Van Dyke, pour qui un plan devait être tourné en une prise à l’aide d’une seule caméra, et l’effronterie de Brett Ratner qui n’a jamais hésité à tourner la même scène sous 12 angles différents, Bordwell veut mettre en évidence la récurrence des règles de compréhension, qui traversent autant l’écriture de scénario que les exigences de style de chaque cinéaste, et qui permettent la construction d’une fiction cohérente. Nous l’avons déjà dit, celles-ci se sont formées pendant la période du cinéma muet, selon des schémas cognitifs assez simples et qui répondent en majorité, selon Bordwell, à du bon sens. Elles ont ensuite été cristallisées pendant la période classique, notamment à cause de la lourdeur des processus de fabrications (une économie massive qui se met en place, des logistiques de tournage importantes, etc). Aujourd’hui, les nouveaux cinéastes qui ne travaillent pas en référence à une période donnée, sont toutefois absorbés de façon abstraite par ses règles, c’est-à-dire sans les revendiquer mais en les utilisant comme un ensemble codifié de pratiques favorisées. Ainsi, le changement proviendrait-il moins d’un bouleversement des codes stylistiques que de l’évolution de la technique. Ce sont les techniques d’éclairage, l’augmentation de la précision des angles et celle de la profondeur de champ des caméras qui ont modifié les pouvoirs de narration à Hollywood dans les années 1940. Mais les règles de compréhension sont restées les mêmes. Tentons une métaphore qui fait rapidement écho à la lecture plus ample de L’altération musicale.¹Un clavier de piano et les règles d’harmonie musicales restent identiques pour chaque compositeur de musique occidentale. Celles-ci se sont cristallisées en amont et se répercutent similairement dans la musique classique ou le jazz. Ce sont des 1. SÈVE Bernard, L’altération musicale, Éd. Seuil, 2010. données qui ne seront jamais altérées, à moins d’inventer une autre « idée » de la 1 musique. L’évolution de la technique n’est pas plus capable d’en altérer les mécanismes. Jouer sur un clavier synthétique ou sur un piano de concert ne modifie pas ces données. En revanche, l’écoute est altérée, de nouvelles combinaisons sont trouvées pour raconter,

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selon les mêmes règles de compréhension, une histoire enrichie…Le style, tel que Bordwell le nomme, correspondrait à cette recherche de différentes combinaisons (‘’this style’s distinctive strategies’’ ou ‘’a structure of options’’, 2009, p. 120). Mais il ne bouleverse jamais, du moins dans la logique de continuité qui anime le cinéma américain, les principes fondamentaux de construction d’un film (Bordwell, 2009, p. 119). Dans l’épreuve du montage par exemple, James Gray opte pour ce que l’on qualifie de « découpage classique ». Le choix de la profondeur de champ pour composer les plans d’ensemble qui ouvrent chaque séquence de The Yards d’une façon similaire relève d’une même démarche. Le premier plan de chaque séquence du film est un plan d’ensemble filmé loin des personnages, avec une grande profondeur de champ obtenue à l’aide d’une courte focale. A l’instar des chapitres littéraires en accord avec l’architecture du récit, il structure visuellement le film en coordonnant les scènes d’une séquence entière. Il combine ainsi plusieurs méthodes stylistiques qui sont toutes représentatives de l’évolution du cinéma classique, à travers ses refondations permises par la technique, notamment dans les années 1970. James Gray utilise autant le zoom et les ralentis, typiques du nouvel Hollywood, que des profondeurs de champ élevées, rappelant le cinéma américain des années 1940. Avec un usage fréquent des zooms, l’utilisation du ralenti et de plusieurs scènes filmées à l’épaule, Little Odessa fait figure d’exception par rapport aux autres films de Gray où les figures de style visibles et identifiables à une forme de mise en scène plus récente, sont moins courantes. Remarquons que le choix de filmer des scènes caméra à l’épaule n’est jamais gratuit. Il intervient rarement, seulement à quelques reprises pour filmer des personnages dans l’affolement ou l’urgence, par exemple lorsque Joshua enlève le chef de la Mafia en plein milieu de la nuit ou que Bobby saute par la fenêtre pour échapper aux tirs des hommes de Nezhinski. Mais James Gray n’associe jamais le mouvement de caméra avec l’immobilité des personnages. Les champs contre champ sont toujours filmés en plan fixe. 2. Malgré sa volonté de faire entendre une musique entièrement différente, ses détracteurs ont reproché à Charles Ives de se baser sur les logiques d’écriture connues, rf. Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, Éd. Flammarion 2010, 1982, p. 252. Ainsi, si James Gray utilise des figures de style qu’il emprunte au cinéma des années 1970, il concentre sa mise en scène dans une image nette à l’aide d’une profondeur de champ élevée (qui empêche les flous, typiques du cinéma indépendant contemporains), où pratiquement tout passe par le cadre et déterminé par la volonté de produire un espace scénique apparemment simple.. À l’instar de l’ambition que des cinéastes comme Murnau et Ford s’étaient fixée, James Gray élimine du cadre la potentialité d’un hors champ. De cette manière, il propose un spectacle dont la qualité visuelle, ancrée dans un idéal de mise en scène invisible, rappelle le grand cinéma américain et ne se confond pas avec la rhétorique des productions indépendantes contemporaines. Dès lors, son cinéma reste classique puisqu’il est assimilable à des formes connues. Gray confie donc vouloir limiter son travail à ce qui doit servir une histoire classique : pas de plans flamboyants, une caméra fixe, rarement portée à l’épaule¹, un refus du montage rapide, des mouvements lents de caméras qui donnent du sens à l’action sans en rajouter pour eux-mêmes. Lorsque Bobby rejoint le policier qui lui présente le déroulement de l’opération d’infiltration, Gray ne conserve aucun gros plan, seul un lent zoom type années 1970, qui laisse le champ libre au jeu des acteurs. James Gray déclare ensuite ce qui résume entièrement sa méthode de cinéaste : Moi, je suis de l’école qui dit que si on fait tel plan, il faut savoir pourquoi. Les films hollywoodiens savaient très bien le faire. Je doute qu’on en soit encore capable. On est devenu mou. ²

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Il est donc classique dans sa manière de concevoir le cinéma, dans sa façon de vouloir faire un film plan par plan à l’instar de Van Dycke, artisanalement, à une époque où la technologie facilite les prises de vue à plusieurs caméras et pousse les cinéastes contemporains au redoublement des effets de styles. 1. « J’aimerais vraiment que les gens réapprennent à poser leurs cameras sur des trépieds. Je ne sais pas à partir de quand la caméra portée à l’épaule est devenue un tel cliché du cinéma indépendant – les frères Dardenne l’ont merveilleusement utilisée et depuis tout le monde essaie de les imiter » (“By the way, I really wish that people would begin to put cameras on tripods a little more. I don't know when the handheld camera became such a hackneyed device of the art cinema - I feel like the Dardenne brothers did it brilliantly and everyone's trying to steal from them now”), Personal quotes, Imdb.com. 2. GRAY, Commentaires audio de La Nuit Nous Appartient, [DVD France] 2008, 48min50. Rapprocher la théorie de Bordwell et l’ambition de Gray nous semble percutant à ce moment dans la mesure où Gray refuse toute analyse en termes de style mais plutôt selon une notion de compréhension de l’histoire. James Gray a été formé à USC à la fin des années 1980, où l’enseignement était précisément fondé sur l’apprentissage des règles du filmmaking. Il connaît ces règles. Mais, devant un ensemble de pratiques codifiées, un cinéaste choisit sa méthode, c’est-à-dire les directions qu’il applique parmi un ensemble donné d’options (‘’These regularities aren’t rigid commandments but a structure of options’’, Bordwell p. 120). La méthode de James Gray constitue une option « classique » dans la mesure où elle relève d’une contrainte de l’effacement, conditionnée par une réflexion sur le mouvement qui fait écho au cinéma classique. Toutefois, cette démarche est doublée d’une revendication d’une certaine liberté sur le plateau de tournage. Sur un plateau, James Gray est prêt à refaire une prise au-delà des limites fixées par les producteurs. Il dit ne pas être intéressé par les règles formelles de positionnement de la caméra qu’il connaît par cœur et auxquelles il se soumet pourtant. Chaque prise est ainsi conditionnée par deux objectifs : premièrement, la création d’une valeur particulière de plan, autrement dit sa nature, qui inclut la direction d’acteur, son éclairage et son cadrage ; deuxièmement, la logique de ce plan dans l’enchaînement des autres plan selon un axe d’action délimité par la ligne à 180 degrés (règle de cohérence formatée par le cinéma classique qui gouverne le positionnement des acteurs et leurs regards). D’après cette règle, un face à face est filmé en champ contre-champ, comme si la caméra pivotait sur un axe de 180 degrés. Vincent Amiel précise : Complémentarité spatiale et découpage sont donc au principe de cette figure qui va devenir emblématique de l’écriture classique hollywoodienne […] le dialogue est au texte théâtral ce que le champ contre-champ est au cinéma classique. (Amiel, DPC, p. 140) Si le champ contre-champ ne fonctionne que pour l’articulation de deux fragments, les règles de l’axe d’action s’adaptent très bien à la multiplication des fragments dans l’espace pour établir une continuité dramatique et spatiale. James Gray continue de respecter la logique des axes lorsqu’il filme les dialogues de plusieurs personnages toujours en plan fixe. La deuxième scène au commissariat a été tournée 26 fois à cause de la difficulté de trouver une ligne d’action cohérente entre 4 personnages positionnés asymétriquement dans l’espace.¹ ______1. GRAY, Commentaires audio de La Nuit Nous Appartient, [DVD France] 2008, 43min50. BERGE Tristan 29 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

La liberté que s’octroie James Gray sur un plateau, et qu’il revendique largement, n’est dédiée qu’à la recherche d’un mouvement de caméra qui ne se ressente pas et qui symbolise l’idéal d’une mise en scène invisible. Chaque plan doit avoir un sens dans l’absolu, et dans l’enchaînement avec les autres. James Gray refuse le surplus. La scène de l’entremise en sous-sol entre Bobby et un officier de police a été tournée avec plusieurs caméras à cause d’un retard dans Les horaires de la production. Pour cette raison, cette scène est une de celles que James Gray affectionne le moins car il estime que son travail a été forcé par des contraintes extérieures à sa réflexion d’artiste. Dans le même commentaire, il estime que son idéal de metteur en scène est de ne tourner qu’avec une caméra, plan par plan. Au contraire, tourner avec plusieurs caméras « manque d’élégance » (Commentaires audio, 58min27). La logique de montage se trouve aussi affectée par cette exigence. Les trois plans qu’il estimait les plus réussis après le tournage de The Yards, ne convenaient pourtant pas dans l’enchaînement global, ainsi il était impossible de les conserver dans la version finale. Pourquoi avoir choisi Bordwell pour nous aider à repérer les fondements et les formes de continuité du cinéma classique ? Car il met l’accent sur un critère de clarté narrative et stylistique que James Gray revendique également. Gray est un cinéaste classique car il cherche à achever la peinture d’un univers stable et clos grâce à des formules de transparences. Tous ses films sont bâtis sur les schémas de continuité narrative et de clarté de la mise en scène indissociables du cinéma classiques. Quant à l’intensité dramatique, elle est motivée par les choix des personnages, régie par les degrés d’évolution du conflit entre les valeurs externes et internes (entre la volonté et le devoir). L’action ne justifie jamais l’action comme la scène de course-poursuite le démontrera dans la Partie 2. L’action est une conséquence de la faiblesse ou de la force dans les motivations des personnages. James Gray est un cinéaste classique car il organise son travail en fonction de règles de cohérence interne qui définissent le monde du récit considéré. Il est un cinéaste classique car les règles de lisibilité commandent l’écriture et la mise en scène. Dans l’écriture, cette fonction de cohérence interne opère grâce au point de vue unique qui organise le récit. A ce titre, il explique avoir cherché à développer trois points de vue différents avec ses trois premiers films. Little Odessa suivrait le point de vue des gangsters, la fonction narrative de The Yards s’organiserait autour de la relation que Léo éprouve vis-à-vis de la corruption, enfin La Nuit Nous Appartient, à travers le dilemme que Bobby doit résoudre, base le récit d’après le point de vue de la police. Conclusion Après avoir lu David Bordwell et Kristin Thompson, on se rend compte que la forme classique a survécu à la période classique, au moins comme idéal revendiqué empreignant jusqu’aux œuvres les plus modernes d’après-guerre. Ce sont d’ailleurs les manuels de scénario rédigés dans les années 1970 qui établissent comme fondement de référence la structure à trois temps. Mais de nombreux critiques ont écrit, qu’en comparaison de l’âge d’or hollywoodien, les films du Nouvel Hollywood ne sont pas basés sur une logique narrative de causes à effets motivés par des facteurs d’ordres psychologiques, mais plutôt sur des liens narratifs pauvres destinés à offrir des situations de spectacles construites autour de scènes d’action et d’effets spéciaux grandioses. La complexité des traits de caractère et le développement des personnages auraient été délaissés au profit de stéréotypes à une dimension et les intrigues établies dans le seul but de tisser des liens entre les séquences d’action : « la richesse du récit est sacrifié sur l’autel du spectacle ».¹ Pour Serge Chauvin, « l’économie narrative s’efface alors derrière une dépense spectaculaire qui préfère la 30 BERGE Tristan I – Les grandes continuités et l’utilisation des codes du Classicisme

monstration à l’ellipse, l’accumulation à la suggestion » (DPC, p. 170). Si ce jugement est trop sévère, il permet néanmoins de mettre en perspective ce que James Gray refuse dans la modernité « postclassique » et qui pourrait s’apparenter à une récurrence des schémas classiques. Là où il pourrait y avoir accumulation, James Gray suggère, là où il pourrait y avoir monstration, James Gray préfère l’ellipse. Par exemple, l’évasion de Vadim n’est jamais montrée. Dans La Nuit Nous Appartient, James Gray ne filme aucune scène entre les dealers. L’ennemi surgit à l’écran seulement lorsqu’il rencontre son adversaire, comme un respect absolument total du point de vue dans la construction narrative. James Gray ne s’éloigne jamais de ce qui l’intéresse. L’utilisation du ralenti ou des zooms, typiques d’un cinéma postclassique ne relève pas d‘une volonté de se différencier mais de faire sens par rapport à l’histoire racontée. Pour le dire avec Jean Douchet, James Gray n’utilise les ralentis que lorsqu’il le faut (Préface James Gray, 2013). Si Gray opte pour des choix stylistiques qui font référence à la période postclassique, le corps de sa mise en scène trouve bien son essence dans la vitalité esthétique du cinéma classique. 1. “Narrative complexity is sacrified on the altar of spectacle” BUCKLAND Warren cité par Kristin Thompson, Storytelling in the New Hollywood, p. 9. Dans les Parties 2 et 3 nous verrons comment le cinéaste s’approprie l’esthétique du cinéma classique. Nous verrons que celle-ci n’a pour valeur que celle de fondement à dépasser. James Gray n’envisage pas son cinéma de façon rigide et méthodique ; les choix qu’il opère proviennent tous de la même question : qu’est-ce qui est approprié en fonction de mon ambition ? Ainsi, la formule classique est perméable à toutes les influences tant que les choix de cinéaste entretiennent du sens avec la valeur de la scène. Dans la Partie 3, nous définirons cette valeur comme la recherche de l’émotion, capable de justifier toutes sortes d’altérations sensibles dans la mise en scène sans jamais remettre en cause ses fondements. C’est de cet équilibre fragile, entre la répétition des formes anciennes et les expérimentations personnelles que l’on décèlera l’essence des films de James Gray.

3) Des récits intemporels et universels Voir un film classique, c’est vivre un retour en pays connu : celui de la fiction, cette utopie de la totalité qui renoue avec une dimension mythologiques. À ce titre, le cinéma classique prend le relais, dans un medium nouveau et accessible à tous, des arts qui l’ont précédé en offrant pareillement une grande forme populaire : le roman bien sûr, mais aussi le théâtre (du modèle shakespearien au mélodrame et à la comédie de mœurs), l’opéra et la peinture narrative (tableaux d’histoire). Il se présente comme l’ultime avatar des récits considérés comme intemporels et universels. (S. Chauvin, « Classique », DPC, 2012, p. 167) Au même titre que la mise en scène ou que la structure du récit, le sens de l’histoire racontée est confronté à la même question : qu’est-ce qui est approprié en fonction de mon ambition ? Le premier enjeu est de déterminer l’ambition de Gray en ce qui concerne l’histoire racontée. Celui-ci est facilement identifiable. En mettant en scène les tensions qui régissent le fonctionnement de familles closes, là où règnent comme principes fondateurs la responsabilité des fils envers les générations précédentes et la prégnance des institutions sociales et religieuses, James Gray espère raconter des histoires universelles et immémoriales. Elles sont conditionnées par un tiraillement entre le sens du devoir, la liberté

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à laquelle nous aspirons tous et la déception humaine qui découle d’un épanouissement à contre-courant de ce que les personnages, comme nous tous, envisagent. Avec La Nuit Nous Appartient, Gray ne fait pas l’apologie de la police ; il montre Phoenix qui est un autre homme mais pas forcément meilleur, un homme qui devient conformiste. L’idée est de voir comment les personnages de ces films s’insèrent peu à peu dans le système, inéluctablement. En cherchant à garder l’attention sur ce qui fait une histoire intemporelle et universelle, il estime que la question « comment peut-on s’adapter ? » est un concept intemporel. Transposer ces thèmes universels en une proposition cinématographique consiste à saisir les formules appropriées, c’est-à-dire celles qui agissent comme des connivences culturelles, des réservoirs de connaissance assimilables, et des matériaux adaptables au cinéma moderne. Par exemple, avec King Lear, Shakespeare a proposé une formule de l’éclatement familial qui trouve sa force dans le point de non-retour et dont James Gray reproduit les mécanismes de fonctionnement. Ou en s’inspirant du vérisme italien, le cinéaste reprend une formule destinée à rendre honneur à la profondeur des sentiments des gens populaires. Voir un film classique, revient donc à opérer ce « retour » en terrain connu, là où les grandes formes populaires, littéraires, musicales, voire cinématographiques, ont exacerbé une nouvelle fois des tensions dramatiques universelles, souvent issues de la vie courante (sentiment de responsabilité, autorité des pères, amour maternel, poids de la société, désespoir, rupture amoureuse, etc). Distinguons quelques catégories selon lesquelles James Gray n’hésite pas à calquer l’inspiration et les formes de ses récits. Il semble correct de s’exprimer ainsi ; James Gray revendique très ouvertement les origines de son inspiration.

1.3.1) Le théâtre de Shakespeare Le réalisateur cite Shakespeare comme sa plus grande influence. Il applique dans ses films deux formules Shakespeariennes : la construction des dilemmes et la prédictibilité des récits. Le cinéaste prétend que le dilemme de La Nuit Nous Appartient serait inspiré de la nature du dilemme de Mesure pour Mesure (1623) où la jeune Isabella hésite entre son vœu de chasteté, donc son salut, et la défense de son frère. Dans le film de Gray, le dilemme auquel Bobby fait face est similaire, il doit choisir entre la responsabilité familiale et la poursuite de son épanouissement personnel (Mintzer, 2012, p. 129). La clé d’une histoire réussie selon Gray est de confronter deux histoires parallèles aux buts légitimement opposés. Il y a un degré de subversion dans La Nuit Nous Appartient puisque la famille de Bobby ruine la vie qu’il mène alors que la police pourrait lutter efficacement contre les criminels. Une personne peut faire une chose correcte et être privée de sa vitalité, comme Arkady Shapira qui ne sait pas d’où provient la faille dans l’éducation de son fils (Little Odessa), ou Léo Handler qui n’éprouve aucune joie dans la rédemption (The Yards) – « les gens sont inspirés par des êtres humains imparfaits qui luttent pour accomplir de grands choses […] des héros qui font de mauvaises choses pour de bonnes raisons. »¹ Chez Shakespeare, la prédictibilité du récit n’annule pas sa tension dramatique, au contraire, elle l’intensifie. Toutefois, pour densifier la fin attendue, il faut recourir à des rebondissements qui surprennent le spectateur. Dans Roméo et Juliette, Shakespeare vend au spectateur la fin de l’histoire en laissant comprendre que les deux protagonistes finiront par tomber amoureux puis mourir. (Acte I, Scène 1 Two households, both alike in

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dignity […] Do with their death bury their parents’ strife) Si James Gray ne pratique pas le foretelling de façon aussi abrupte, comme chez Shakespeare, il confie pourtant ne pas craindre que le spectateur puisse anticiper toute la finalité de l’histoire (Evenson, 2013, p. 16). James Gray se dit peu intéressé par la résolution de l’histoire pour laquelle il défend peu souvent plusieurs options. L’intérêt réside dans le processus de transformation qui anime les personnages et qui les conduit à mener des choix différents que ceux qu’ils avaient initialement envisagés : Oui, je veux que mes films soient prévisibles. En réalité, j’estime que mesurer la prédictibilité d’un film est une façon immature de discuter du cinéma. Ce qu’on veut ressentir, c’est le caractère inévitable de l’histoire. Dans cette mesure, je voulais vraiment que le spectateur sente l’impossibilité que Joaquin et Gwyneth partent pour San Francisco ensemble. […] Ce qui est important dans un film, ce n’est pas ce qui va arriver mais pourquoi cela s’est produit. Ce qui m’intéresse c’est l’aspect inévitable de l’histoire, je veux que les spectateurs sentent ce qui va arriver sans savoir comment. Partant de là, le spectateur est libéré du questionnement incessant concernant la résolution d’une intrigue. Cela nous permet d’être plus attentifs à ce que je nommerais un plus grand élément psychologique qui fait partie du film. […] Dans l’histoire de l’art, que ce soit au théâtre ou au cinéma ou ailleurs, la notion d’imprévisibilité est en fait assez récente. Prenons l’exemple de King Lear de Shakespeare ; personne ne se demande si King Lear aura une fin heureuse. Dans Henry IV, le Prince Hal s’avance carrément sur la scène au début de la pièce et déclame qu’il finira roi. Mais regardons le, celui qui pendant toute la pièce, va vivre sa folie ! Donc le Prince Hal se débarrasse en quelque sorte de ce qu’on pourrait appeler du suspense et l’histoire commence pour résoudre la façon dont cela s’est produit. C’est la raison pour laquelle Sherlock Holmes ne sera jamais aussi fort qu’Anna Karina. ² Les personnages de Gray son tragiquement incapables de choisir entre le bien et le mal, entre ce qu’ils sont et ce qu’ils vont devenir. Les évènements de leur vie sont prédéterminés, bloquant leur capacité à choisir. ______1. EVENSON J.W., Shakespeare for screenwriters, Éd. Michael Wiese, 2013, p. 98. 2. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers [DVD US] 2009, 1h25min10 – texte original en Annexe. Lorsque dans Little Odessa, Sasha (David Vadim) annonce à Reuben que son frère est de retour à Brooklyn, en l’informant qu’il finira à la décharge s’il divulgue l’information. Reuben se rue à la rencontre de Joshua à qui il avoue que Sasha lui a indiqué où il se trouvait. La prophétie de Sasha se trouve entièrement vérifiée puisque Joshua enterre son frère dans la décharge, après que Reuben a été témoin une première fois d’une exécution similaire. A la fin de la pièce, la mort de Roméo et Juliette semble inévitable. Pourtant, malgré toutes les prédictions annoncées par l’auteur, le spectateur est dans l’impossibilité de prévoir la situation exacte de la fin. Impossible d’imaginer que la lettre de Juliette expliquant à Roméo sa fausse mort disparaitrait ou que Roméo, pensant Juliette morte, se tuerait à son tour. Si la fin tragique de Little Odessa, le spectateur ne devine pas à l’avance qui seront les victimes, Reuben, tué derrière le drap blanc par Sasha venu pour le protéger, et Alla, l’amie

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innocente de Joshua. La prévisibilité n’enlève rien à la nature de l’histoire ; au contraire, elle élève le sens de l’interaction entre les personnages et le spectateur. En guise de conclusion J.W. Evenson rappelle que Shakespeare était un briseur de règles, un auteur anti-conventionnel qui refusait d’obéir aux règles de la tragédie imaginées par Aristote, et dont aucune pièce ne se ressemble (Evenson, 2013, p. 129). Le danger étant de considérer Shakespeare comme un auteur figé dans les conventions. Ce que James Gray retient pourtant, c’est la force de création des dilemmes entre un conflit intérieur et un conflit extérieur, l’essence du dilemme qui traverse l’ensemble de ses pièces (Mintzer, 2012, p. 43). Au-delà de cette proposition, le cinéaste récupère des figures de théâtre pour en faire des personnages de cinéma. Par exemple, il estime que Jumbo (La Nuit Nous Appartient) est une sorte de Falstaff moderne et que l’amitié avec Bobby serait similaire à celle que le Prince Hal et Falstaff entretiennent (Henry IV).

1.3.2) Les autres influences Les influences entre les arts se répètent jusqu’à ce que l’histoire de l’art dessine au fil des siècles ses propres conventions. Shakespeare lui-même était un reproducteur d’histoires déjà écrites. On estime que seulement deux des trente-huit pièces de l’auteur ne disposent pas d’origine connue. Le conflit œdipien entre le père et le fils, peut-être le plus vieux du monde, est à l’origine d’un nombre incroyable d’œuvres, d’Hamlet aux films de James Gray. Il est facile de constater que James Gray puise de l’histoire du cinéma un ensemble d’idées. Le contexte de Two Lovers a été conçu d’après l’exemple de Fenêtre sur Cour (1954). Cette fois, Bobby est un photographe amateur mais le jeu du voyeurisme se déploie toujours vers la fenêtre éclairée d’en face, comme un écran de cinéma. James Gray a associé l’idée d’Hitchcock à celle de K. Kieslowski, qui fait communiquer dans le Décalogue (Partie VI, 1988) les deux amants adultères à travers les fenêtres de leurs immeubles opposés. Il avoue également avoir entièrement « volé » la fin de Two Lovers à La Strada de Fellini. Lorsque Zampano se retrouve épuisé sur la plage, les pieds dans le mou des vagues, l’amour de Gelsomina le bouleverse enfin. Joaquin Phoenix retrouve la bague qu’il vient de jeter sur le sable et part retrouver sa consolation. Les récupérations sont innombrables (Polanski, Kurosawa, Visconti plusieurs fois, etc). Il faut retenir que tout ce que le cinéaste s’approprie, une matière créatrice de dilemme ou une figure de style visuelle, doit faire sens par rapport à l’histoire racontée. James Gray ne refuse jamais de révéler la source de son inspiration dès lors qu’elle est appropriée. Au contraire, l’effet de style démonstratif, récupéré et répété est sans valeur. La musique est une influence similaire. L’influence du vérisme italien, en tant que mouvement artistique, littéraire et musical, trouve chez James Gray tout son sens dans la dignité que son lyrisme et le caractère grandiose de son histoire, confère aux gens populaires (Mintzer, 2012, p. 88, pp. 96-97). Gray, obsédé par la destinée, peint du noir. La couleur et la lumière trouvent aussi leur source dans les tableaux anciens. Henry Savidès (Directeur de la photographie de The Yards) rapporte que James Gray l’accompagnait Metroplitan Museum de New York pour décider de tableaux sources, ceux de Georges de la Tour, de Rembrandt, de Goya ou d’Edward Hopper. Autant que les codes de mise en scène et d’écriture du cinéma classique, la reprise des formules jugées intemporelles qui ont précédé le cinéma contemporain ne sont pas une répétition de motifs esthétiques affectionnés mais valent comme point d’ancrage de la

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pensée du cinéaste. Aujourd’hui comme avant, les cinéastes utilisent ce qu’ils estiment être de puissants outils de narration.

Conclusion de la Partie I

Le cinéma classique est à entendre sous deux angles. Il est à la fois une notion historique, apparentée à la période durant laquelle se sont cristallisées ses règles de fonctionnement et de compréhension, et une conception symbolique et économique qui répète à travers les époques et les bouleversements artistiques (qu’il peut intégrer), les critères de cohérence narratifs et de mise en scène. Ces critères sont ceux qui confèrent au cinéma dit classique une notion d’accessibilité fondée sur les logiques de transparence de la mise en scène, sur l’illusion mimétique produite par l’univers fictionnel et fondé sur les motivations de ses personnages, et sur la structure fortement dramatisée du scénario inspirée des outils de narrations des mélodrames théâtraux créateurs de dilemmes universels. Dire que James Gray fait du cinéma classique est valable tant que ces critères sont appliqués. Cependant, le cinéma classique n’est jamais présenté comme un ensemble fixe de décisions. Bordwell remarque qu’un cinéaste travaille selon un ensemble flexible d’options. Il fait des choix. Or, les décisions de James Gray sont toutes prises en fonction de son ambition, construite sur une série de choix appropriés. Les influences, de Shakespeare à Dostoïevski, de John Ford à Francis Ford Coppola, sont donc multiples car elles peuvent satisfaire plusieurs objectifs différents. L’ambition de James Gray est la recherche de l’émotion et pour cette raison, tout au long de son parcours, il tente de dépasser le cadre fixé par le genre (un film policier, un film d’amour), pour se rapprocher de l’authenticité des émotions des personnages, ce qu’il qualifie de « vérité plus grande ». Ainsi, lorsqu’il réalise un film sur la police, il convoque les outils qu’il estime être capable de retranscrire son histoire. Le cinéma classique est analyser que sous l’angle de ce que le cinéaste en retient : les mouvements de caméra, la lumière, les dilemmes narratifs, etc. Or, ce qu’il renouvelle d’après ces fondements ne sont pas toujours les schémas renouvelés par la période dite post classique. Dans la partie 2, nous verrons ce qu’il refuse de cette évolution pour entamer un travail plus personnel, son propre « classicisme moderne ». La Partie 3 dira qu’elle est l’ambition finale de l’auteur, comment il y parvient, ce qui nous permettra de replacer l’œuvre du cinéaste dans son système de pensée.

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II – S’approprier le cadre

1) Le Renouvellement des Formes

Le cinéma classique s’est formalisé grâce à la rigidité du système industriel hollywoodien. Si les mécanismes de production de masse ont engendré assez tôt une production standardisée capable de répéter à l’infini les stéréotypes narratifs dans une logique de pur divertissement, les conventions de mise en scène et d’écriture, voire idéologiques, n’ont jamais constitué un cadre imperméable à la création et à l’innovation. Au contraire, c’est au sein des contraintes définies par les règles de lisibilité que la plupart des auteurs se sont épanouis et ont développé des ambitions esthétiques différentes ou supérieures à celles fixées par les canons hollywoodiens. En ce sens, Hollywood a toujours offert des portes de sorties pour la création qui ont, à chaque période de son histoire, lorsqu’un genre arrivait à maturité, redonné une vitalité esthétique au cinéma en créant de nouveaux genres ou en dépassant les schémas anciens. « Ce cinéma est donc plus inventif qu’on ne pourrait le penser, assimilant des éléments a priori hétérogènes (Bourget, 1998) et une pluralité d’influences » (Chauvin, p. 168). Si James Gray continue d’assurer la validité des règles de continuité narrative, il demeure ambigu à propos de la finalité de ses récits qui n’achèvent jamais vraiment une histoire particulière, comme si ses personnages avaient tout perdu au cours de l’histoire. Plutôt que d’assister à un mouvement crescendo que viendrait clore la restauration de l’ordre initial, on assiste chez James Gray à une sorte de dégénérescence romanesque et malheureuse motivée par les objectifs sacrificiels de ses personnages. C’est ici que le cinéaste puise le sens du mélodrame et qu’il se défait, en quelque sorte, de certaines formalités narratives pour créer une unité de récit plus floue. Au lieu d’envisager la promesse d’une catharsis formée par la puissance des passions et des conflits, James Gray renverse cette ambition pour offrir à son récit une finalité trouble. Toutefois, cette démarche n’est pas gratuite ; elle suit une logique destinée à densifier la puissance dramatique de la tragédie. On trouve dans le trouble d’une histoire apparemment simple, une ambition supérieure et personnelle que nous pourrions appeler « renouvellement ». Gray croit beaucoup aux grandes idéologies (Horatio Alger) qui ont façonné les mythes de société, notamment sous l’angle de l’influence qu’ils ont eu auprès des immigrés et de la constitution du rêve américain. Le cinéaste réinvente la notion de conflit en faisant des dilemmes qu’affrontent ses personnages, Bobby Green ou Léonard Kraditor, des conflits avant tout sociaux. Dans La Nuit Nous Appartient, Bobby est confronté à un dilemme qui oppose deux conceptions différentes de la réussite professionnelle. Dans Two Lovers, Léonard est face à un choix hautement culturel entre Michelle (Gwyneth Paltrow), la blonde athée et Sandra (Vinessa Shaw) la brune juive. James Gray est un cinéaste obsédé par les classes sociales et leur influence sur nos vies. Il n’hésite pas à citer le post structuralisme d’Althusser pour évoquer le conditionnement de la société sur nos choix de vie. Dans La Nuit Nous Appartient, Phoenix ne parle jamais de son rêve de devenir riche. Il évoque, au

36 BERGE Tristan II – S’approprier le cadre

contraire, la volonté d’avoir une autre vie que celle de son père et de son frère, alors qu’il finira par avoir la même vie qu’eux. Le lent zoom qui plonge sur le personnage de Phoenix lorsqu’il retourne à El Caribe illustre le sens de la destinée qui le poursuit. James Gray n’est pas pour autant un cinéaste démonstratif et ne cherche nullement à provoquer une référence à Althusser à l’aide d’un zoom en contre-plongée. Au contraire, par l’installation d’un processus inconscient que la mise en scène établit, le spectateur doit se sentir attiré par l’inexorable destinée que son personnage contrôle très peu. Ceci est la principale différence entre drame et tragédie : dans le drame, les gens ont la capacité de choisir de faire le bien ou le mal (le cinéaste cite Sur les quais, le film d’Elia Kazan: « Malloy, fais ce que tu dois faire » et il choisit); dans la tragédie, les personnages ne peuvent rien faire, la fin promise est inéluctable. Dans les films hollywoodiens classiques, Thompson a observé que les buts du protagoniste définissaient la principale ligne d’action. Le personnage principal désire quelque chose et ce désir est le moteur du récit. Mais chez James Gray, les désirs sont condamnés, et le moteur du récit trouve sa force dans le tiraillement intérieur du personnage. Si The Yards semble faire exception à cette observation générale, il faut remarquer que la fin a été imposée par la production. Alors que le cinéaste avait proposé une fin ouverte et trouble, le producteur Harvey Weinstein, à la tête de Miramax qui produisait le film à l’époque, avait exigé de tourner une scène finale où Léo Handler dénoncerait sa famille, dans le but d’achever le tableau complet du repenti et de conclure un récit total plus normé. Reprenons la métaphore de Lewis Herman qui vise à délimiter six bornes de définition de la pensée classique. Deux points démontrent que James Gray s’éloigne d’une conception rigide du classicisme : -”There is no conflict between what has gone on before, what is going on currently and what will happen in the future” : précisément chez James Gray, toute action est empêchée par le passé. Cet enfermement justifie un schéma scénaristique en boucle et une mise en scène qui refuse l’action et le sensationnalisme. -“No question mark is left over at the end” : à l’exception de la fin deThe Yards, qui s’explique par des logiques de production de studio, les fins des films de James Gray sont aussi troubles et irrésolues que prétendument fermées, ce qui conduit à des différences d’interprétation. La Nuit Nous Appartient a été en partie huée à Cannes car le film a été compris comme une apologie de la police, ce dont le cinéaste se défend. Si James Gray prétend ancrer son cinéma dans une logique de mise en scène indissociable des codes du cinéma classique, il semble pourtant refuser certaines de ses formalités pour revenir à une mise en scène plus élémentaire et étonnamment personnelle. Nous trouverons deux exemples de renouvellement des codes classiques et des évolutions formelles issus des innovations hollywoodiennes, (notamment à travers l’évolution du cinéma d’action) pour voir que James Gray puise seulement dans l’ensemble d’options offert par l’histoire, ce qui permet de justifier sa pensée d’artiste. A travers l’étude de la scène de course-poursuite en voiture de La Nuit Nous Appartient et le genre néo-noir appliqué au film The Yards, voyons comment James Gray puise dans les codes du cinéma classique et de ses genres postclassiques (le Nouvel Hollywood), pour délimiter les bornes de sa mise en scène et s’y épanouir. Dans quelle mesure le cinéaste trouve un juste milieu où les codes du cinéma classique constituent autant une base de travail que d’éloignement ? Deux exemples qui cherchent à démontrer comment James Gray augmente la tension tragique en refusant l’action dans une scène d’action (B)

BERGE Tristan 37 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

et comment The Yards explore la figure de l’homme déchu pour densifier la relation entre le polar et la tragédie (C).

2) Exemple 1 : la course-poursuite

La scène de course-poursuite de La Nuit Nous Appartient : en quoi renouvelle-t-elle un des plus grands topos du film d’action hollywoodien ? 01h15 min. Dans les commentaires audio des Suppléments du DVD français, James Gray confie avoir regardé et analysé toutes les scènes de course-poursuite du cinéma américain. Nous pourrions considérer que, en tant que thème récurrent du film d’action, des polars ou des thrillers, la course-poursuite constitue un des plus grands lieux communs du cinéma de genre, à tel point qu’il serait possible d’interpréter l’évolution des codes esthétiques du film d’action à travers le seul prisme de la course-poursuite. Par ailleurs, le topo « course- poursuite en voiture » pourrait résumer à lui seul l’ambition du récit hollywoodien : un homme est pourchassé et chaque obstacle à affronter constitue une épreuve de force dont il doit sortir vainqueur. En délimitant quatre bornes dans la généalogie du film d’action, Jean- Baptiste Thoret fait de Peter Yates (Bullit, 1968) l’inventeur de l’action « autonome », dont la course-poursuite dans les rues de San Francisco vient fixer et inventer « le code du film d’action moderne, le clou de son spectacle, sa performance obligée où le récit se met en veilleuse et la machine rutilante du cinéma tourne à plein régime » (Thoret, DPC, p. 8).Or, chez James Gray, les schémas sont inversés. Il n’y a pas de spectacle mais bien au contraire la soutenance et la continuité du récit : la scène de course-poursuite, en montrant l’impossibilité pour les personnages d’être des héros face à la prégnance du destin, influe de manière tragique sur tout ce qui suit. Elle n’est pas disposée, au milieu du film, pour créer un évènement spectaculaire, simplement divertissant, mais elle poursuit ce qui a déjà été entamé, sans l’arrêter dans le temps. De cette manière, elle continue de soutenir le récit au lieu de suspendre le temps de la scène, autrement dit elle n’a pas de valeur divertissante pour laquelle le spectateur abandonnerait toute velléité de comprendre l’action, au sens large du terme. Si Gray a analysé toutes les scènes de course-poursuite, il semble donc que la sienne ne s’inscrive dans aucune lignée, dans une aucune mode, si bien que cette scène de course poursuite n’en est pas une car elle n’a pas de valeur spectaculaire capable de plonger le spectateur en immersion, là où le récit se mettrait « en veilleuse ». Elle n’est pas non plus une scène d’action habituelle dans laquelle le héros répondrait habilement aux attaques de ses ennemis. Ici, le personnage de Joaquin Phoenix subit entièrement le choc de l’attaque et se transforme en nuances. Il continue d’achever la transformation qui le rendra ultra-sensible après la mort de son père. Peu valeureux devant sa fiancée, agissant comme un anti-héros impuissant, le personnage de Phoenix quitte les attributs du roi médiocre qui régnait sur El Caribe pour revêtir ceux d’un être humain vulnérable qui comprend enfin que la peur ne peut pas commander. Deux aspects sont à prendre en compte pour apprécier le travail de réinvention du topo « course-poursuite en voiture » qui a nourri un large pan des polars et des films d’action depuis plusieurs décennies: le cadre esthétique choisi par le cinéaste ou la façon dont James Gray refuse les codes de mise en scène du film d’action contemporain (eux- mêmes issus d’un renouvellement de formes plus anciennes) (2.2.1) ; la portée narrative de la scène qui a pour but de retrouver les éléments clés du récit, notamment la destinée et l’impuissance des personnages face à celle-ci. Il s’agit ici de poursuivre inlassablement le

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récit pour annuler toute ambition de faire un film d’action. (2.2.2). Cette scène ressort ainsi comme l’exemple ultime où James Gray devient à la fois un cinéaste et un penseur apte à renouveler un modèle sans se contenter d’en réinventer les motifs esthétiques. L’analyse de Jean Douchet précise les hypothèses que nous allons développer : Dans la scène de poursuite en voiture de La Nuit Nous Appartient, au lieu de rouler pour quitter son passé, le héros roule au beau milieu de ce passé. Ses actions sont retenues, il ne peut absolument pas agir. Toute l’action est suspendue. Au final, les objectifs du héros ne sont jamais résolus mais laissés en suspens – James Gray suspend le suspense. Du coup, ce qui est intéressant dans cette course-poursuite, c’est qu’il ne faut pas la montrer. Ne pas faire le numéro obligatoire du « regardez ce que j’ai inventé », mais au contraire, de faire une course-poursuite qui n’existe pas. Et c’est là qu’on voit que c’est un grand cinéaste. (Douchet, Préface James Gray, 2012)

2.2.1) Les choix de mise en scène respectent les codes de linéarité du cinéma classique Après que son frère se retrouve gravement blessé par les hommes de Nezhinski, Bobby, bouleversé par la tournure que prennent les évènements, décide enfin d’assister son père dans la lutte contre les narcotrafiquants. Peu avant, Nezhinski s’était rapproché de Bobby qu’il imaginait comme son prochain partenaire dans le trafic de drogue, et dont il ignorait la filiation avec le chef de la police. Dans l’espoir de se racheter auprès de son père et de sa famille toute entière, Bobby décide de profiter de la situation de confiance qu’il vient d’instaurer avec Nezhinskipour pour infiltrer le laboratoire secret dans lequel le dealer procède à la découpe des livraisons de cocaïne. La police finit par arrêter Nezhinskià la fin d’une opération chaotique où Bobby se retrouve blessé, et le voyou russe comprend qu’il a été trompé par son ancien et prétendu complice dont il espérait devenir le proche collaborateur. Une fois évadé de prison, Nezhinski cherche donc activement à éliminer Bobby qui n’a plus d’autre choix que la fuite. La scène de course-poursuite survient à ce moment précis, pendant le transfert de Bobby entre deux lieux sécurisés. Bobby est accompagné d’Amada et tous les deux sont escortés discrètement par deux autres voitures dont une que son père conduit seul en tête de file. Analyser cette séquence revient à repérer tous les éléments de mise en scène allant à contre-sens de l’immersion-spectacle: -Les ennemis ne sont pas identifiables ; -Aucun des protagonistes menacés ne parvient à se défendre. Il n’y a pas d’inserts sur les leviers de vitesse, qui est un motif récurrent des scènes de course-poursuite. Phoenix ne se transforme pas en super conducteur. Au contraire, il peine à maîtriser le véhicule ; -Aucune musique n’accompagne l’action, seulement le son de la pluie ajoutée par images de synthèse et les bruitages supplémentaires ; -La mise en scène est claire et permet deux lectures : la compréhension de l’action (au contraire d’une mise en scène-spectacle censée immerger le spectateur dans une action volontairement illisible, qui signifierait sa rapidité, sa complexité et sa dangerosité) et la compréhension du récit (ce qui se transforme, ce qui change pour les personnages menacés, attaqués et affaiblis). Il y a très peu de plans et ceux-ci sont relativement longs, les mouvements sont clairs et lisibles. La trajectoire des voitures est identifiable dans un espace BERGE Tristan 39 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

linéaire et elle est rappelée par des plans en plongée sur les deux voitures. Le spectateur lit et suit l'action. Etant simple et identifiable, il peut s’en défaire pour mieux capter le caractère dramatique de ce qui se profile à travers cette course poursuite ; -James Gray brouille les pistes visuelles par un autre élément, la pluie, au lieu d’échapper à la compréhension visuelle à cause des mouvements de caméra et d’un montage rapide. James Gray revient à des formulations élémentaires du cinéma classique : continuité et lisibilité. Là où d’autres films préfèrent « un montage visant à multiplier les stimuli sensoriels », il s’appuie sur « les règles de lisibilité et de continuité qui présidaient au découpage classique » (Chauvin, DPC, p. 166). Serge Chauvin ajoute : « les personnages sont fréquemment noyés dans l’action au lieu de la justifier ». Ce que James Gray fait, c’est précisément cela, justifier l’action sans quoi elle ne pourrait pas être montrée.

2.2.2) Ces choix de mise en scène ne servent qu’un seul point de vue et assurent la continuité du récit L’action est justifiée car elle s’insère absolument dans le processus narratif. James Gray inscrit la scène dans le récit au lieu d’en faire un spectacle« en veilleuse », simplement divertissant. Alors que le cinéma hollywoodien a pour coutume de jeter ses héros dans l’action-spectacle, dont ils ressortent plus forts, ici, l’épreuve anéantit les personnages principaux et empêche d’en faire des héros. On peut ajouter que, traditionnellement, un film d’action repose sur une confrontation essentielle entre le protagoniste et le méchant (the villain), son adversaire (Bordwell, 2009, p.109). Pourtant chez James Gray, tout relève d’un conflit intérieur, à tel point que les ennemis ne sont pas visibles dans la course poursuite (on ne distingue jamais un visage, même lorsque le premier tireur extrait son corps par la fenêtre de sa voiture), ou pratiquement invisibles (à l’image de la séquence finale du film lorsque le personnage de Phoenix poursuit Nezhinski à travers les hauts roseaux qui le masquent). Pour résumer, on peut avancer que la scène de course-poursuite a pour but de retrouver la dimension clé du film : la destinée tragique, grâce à la pluie suggérant que les dieux ont une influence sur la vie de Bobby qui assiste impuissamment à la mort de son père. En interview, Gray confie avec une certaine assurance avoir décortiqué toutes les scènes de course-poursuite en voiture du cinéma américain. Mais l’association qu’il n’a jamais remarquée au cours de son enquête est la fidélité au point de vue du personnage et le temps (climatique). Dans le même supplément, le coordinateur des cascades, Manny Siverio ajoute qu’il était crucial que le public puisse assister à la scène depuis la voiture de Bobby (“to have the audience in Bobby’s car”), que le spectateur et Bobby éprouvent la même chose, simultanément. James Gray résume son ambition de la façon suivante : Pourquoi ne pas faire de cette scène une extension du thème du film, à propos du sort que subit une personne et du rôle joué par son destin ? Les Dieux s’acharnent sur son sort et c’est le sens qu’il faut donner à la pluie, littéralement. Et à quel point il est impuissant pour aider son père, comment il fait l’expérience de la violence de ces événements qui sont à la fois déconnectés de sa réalité et pourtant complètement reliés à ce qu’il vit.¹ 1. GRAY, Special Features, “Police action: filming cops, cars and chaos”, We Own The Night, [DVD US] 2008, 1min.

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Tous les choix de mise en scène (décrits dans le point 1.), plus l’ajout de la pluie par images numériques, reviennent à densifier l’unique point de vue de la scène, celui de Bobby, et à justifier la continuité du récit. Ajoutons qu’une partie de l’effort de Gray a été de transformer les accidents de travail (un cascadeur éclate une caméra), les erreurs techniques (Digital Domain a reproché la méthode de travail des techniciens) et la lourdeur du processus, en avantage. Le cinéaste s’est servi de toutes ces rigidités logistiques pour donner à la séquence un effet brut et linéaire. Si la scène de course-poursuite n’en est pas une, par extension c’est toute l’appréhension du genre du film qui est renversée. Finalement, La Nuit Nous Appartient serait moins un polar policier qu’un mélodrame familial. La pluie en tant qu’élément cosmique, paradoxalement métaphysique, doublée par le ralenti final qui accompagne Bobby désespéré de voir son père vaincu par les truands, achève, dans cette séquence, le tableau tragique que James Gray cherche à peindre. On peut noter ici un élément déjà évoqué précédemment. Les personnages de James Gray fuient constamment ce qui leur est promis, la course poursuite étant une illustration à la fois symbolique et physique de cet élément. Pourtant, on sait que ces choix ne sont que des fuites en avant destinées à opérer un éternel retour aux origines de ces mêmes choix. En tant que cinéaste, James Gray filme ces fuites dans un endroit unique : la ville de New York, lui-même saisi par l’impossibilité de filmer ailleurs ou de faire voyager ses personnages. (La seule tentation de voyage survient dans Two Lovers lorsque Léonard finit par acheter des billets d’avion en espérant quitter New York avec Michelle). Si James Gray a regardé toutes les scènes de course-poursuite du cinéma américain, nous estimons que celle-ci est différente de ce qu’il a pu observer car sa mise en scène ne se conforme qu’au seul point de vue de son personnage, elle accompagne le spectateur dans l’expérience que fait Bobby de la violence, et elle continue d’inscrire le récit dans une dimension exponentiellement tragique qui condamne les héros, et qui influe sur tout ce qui suit. Il y a dans The Yards un autre exemple hautement significatif de la volonté du cinéaste de faire une scène d’action qui se démarque du genre. En élargissant simplement les plans, au lieu de couper dans l’action en rapprochant la caméra comme l’avait ordonné initialement Harvey Weinstein, James Gray fait de la scène de lutte entre les deux frères un renouvellement. Sur le tournage, Joaquin Phoenix et Mark Wahlberg n’ont jamais écouté les conseils techniques du coordinateur des cascades qui regrettait que certains gestes ne soient pas cohérents. Les deux acteurs qui portaient des genouillères et des coudières ont assuré les cascades eux-mêmes en suivant la seule direction du cinéaste : se battre, sans aucune intention de maîtriser les gestes ou de les rendre esthétiques, pour donner à voir une scène qui ne ressemble à rien de cinématographique. La scène demeure belle car la caméra de Gray s’en éloigne peu à peu, lentement, en laissant la frénésie au combat et non au mouvement de la caméra. C’est ce mélange d’authenticité et d’élégance, qui est certainement la combinaison la plus typique du cinéaste et celle qui le distingue, sur lequel nous reviendrons en détails dans la Partie 3. De façon générale, James Gray éloigne la caméra des acteurs là où le cinéma classique formalise un rapprochement, notamment dans les scènes d’amour ou d’action. James Gray limite aussi les gros plans (élément repérable d’après Bordwell) à des scènes essentielles, notamment pour capter une émotion intense mais visuellement réduite, telle qu’une larme s’échappant des yeux de Joaquin Phoenix (The Yards,La Nuit Nous Appartient).

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3) Exemple 2 : le n é o-noir

Le néo-noir : comment James Gray exploite un sous-genre pour densifier les liens entre polar et tragédie.

2.3.1) Le ver de la corruption est présent dans la famille et dans l’entreprise. L’exemple de The Yards The Yards est souvent reconnu comme étant le film le plus densément noir de la filmographie de James Gray. Tout en étant fortement ancré dans une réalité urbaine et sociale qui met en scène la corruption de ses leaders politiques, le film est aussi conçu comme une tragédie intemporelle et immémoriale. S’il dépeint froidement le règne de la corruption au sein de compagnies de maintien des métros new yorkais, The Yards cherche également à pousser la confrontation entre les figures du corrompu et du repenti au sommet d’une dimension archétypale et tragique. En mettant en danger la figure du repenti (Mark Wahlberg) au sein de sa propre famille, James Gray continue de questionner la culpabilité de l’homme et sa prédestination au mal. D’après Jean-François Pigoullie, l’idée de la corruption du genre humain reste un des fondements de l’identité américaine que le cinéma américain a sans cesse reformulée sans jamais la nier. ¹ ______1. PIGOULLIE Jean-François, Le rêve américain à l’épreuve du film noir, Éd. Michel Houdiard, 2011. Avec The Yards, James Gray offre un tableau approfondi du rapport entre polar et tragédie. Le film opère un retour aux grands films noirs du cinéma américain où l’interaction entre les affaires de famille et les affaires politiques définissent les termes de l’intrigue. Pourtant, James Gray ne semble pas focaliser le récit sur les luttes d’intérêt économiques entre les compagnies et les familles qui dominent la gestion du métro new-yorkais. Il concentre son récit autour du point de vue de Léo afin de mettre en scène le voyage retour de l’homme déchu en société. Léo agit comme un testeur de la société où la famille autant que l’entreprise sont coupables. Par exemple, en utilisant son cousin Léo, Willie agit avec sa famille comme il agit avec les représentants de la compagnie de Frank. Lorsque la tête de Léo est mise à prix, Willie ne cherche pas à le sauver mais à s’en débarrasser. Si Léo finit par dénoncer les agissements de son oncle dans une fin qui ressemble à un happy ending amer, Léo Handler demeure un repenti qui a commis, au même titre que ceux qu’il dénonce, une faute. À ce titre, tous les personnages de The Yards sont condamnés par l’effondrement des liens familiaux, ce qui représente pour James Gray l’ultime malheur. Dans sa description du film, Jean Serroy écrit : On est là, bel et bien, dans la tragédie la plus pure. Celle qui fait remonter, sous l’apparence policée, la sauvagerie originelle, et qui rend problématique l’idée même du rachat. Si Léo, au but du compte, joue le rôle du repenti, c’est au prix du malheur et de la mort. Dans cette magistrale topographie de la condition humaine, l’horizon est désespérément noir.¹ Sous sa facture classique, James Gray filme les préoccupations politiques et familiales alimentées par la corruption, puis élève son film, pour la première fois après Little Odessa, 42 BERGE Tristan II – S’approprier le cadre

au niveau du mythe antique. D’après Jean Serroy, l’illustration de la malédiction qui pèse sur Léo passe par le traitement de la lumière, l’« indétermination des costumes et des décors », la musique d’ et par le système d’« opposition d’acteurs qui met face à face la génération des pères et celle des fils, et par –dessus tout l’emboîtement inexorable qui, à partir des passions individuelles, joue comme un engrenage où la famille va se broyer elle-même ». D’emblée, lorsque Léo rentre chez lui après sa libération, James Gray filme la pesanteur du moment. La fête est un symbole ambigu. Célébrer une sortie de prison est délicat pour le libéré, qui doit se faire pardonner, et sa famille est partagée entre la joie des retrouvailles et l’effort du pardon. Le décor, la ______1. SERROY Jean, Entre Deux Siècles, 20 ans de cinéma contemporain, Éd. La Martinière 2006 p. 353. lumière jaune, les éclairages, le jeu languissant des acteurs, tout conduit à créer une atmosphère pesante dès la première séquence du film. La mère de Léo pleure timidement, les éclairages sont sombres et l’électricité tombe en panne, « comme le souffle d’une malédiction » (Jean Serroy). De retour chez lui, Léo Handler doit se racheter et répondre aux attentes de sa mère à la santé fragile, qui espère lui trouver un emploi auprès du mari de sa sœur (James Caan). Malheureusement, malgré son désir actif et sincère de rachat, il va se confronter à des difficultés qu’il ne pourra pas maîtriser et dont sa famille est la source. « Le ver est ainsi dans le fruit familial, comme il est dans la grosse pomme new-yorkaise, avec ses policiers véreux. » La famille, les marchés publics qui opèrent de façon illégale sur les réseaux de transports new yorkais, les policiers et les politiques, tout le monde est corrompu et agit sous le poids de la culpabilité originelle. Celle-ci, en irriguant tous les pans de la vie sociale, finira par miner de l’intérieur les liens sacrés de la famille et propulser la tragédie à son paroxysme : la déchéance morale de Frank Olchin (James Caan) et le meurtre de Willie qui tue par accident sa fiancée (). James Gray est considéré comme un héritier du cinéma classique hollywoodien car il partage la même conception du mal que le cinéma classique a tenté de légitimer depuis ses origines, une conception d’ordre éthique qui confronte les notions de liberté, de culpabilité et de responsabilité. C’est cette conception que nous allons explorer pour évaluer la distance ou la connivence que le cinéaste opère avec les genres antérieurs. On remarquera que la vision de la tragédie du cinéaste qui préside à la description de l’expérience tragique, demeure assez conforme à la conception du cinéma classique de la prédestination au mal. En revanche, James Gray récuse la promesse d’une catharsis. Si tout laisse à penser à la possibilité d’une finalité heureuse et/ou morale, James Gray clôt ses récits de façon plus ambiguë. Il n’y a de catharsis que par la privation d’une vitalité originelle. Encore une fois, l’essentiel ne se trouve pas dans la nature de la résolution, mais plutôt dans l’authenticité des émotions que les personnages ressentent une fois avoir traversé toutes les épreuves du destin. C’est cette authenticité que nous mesurerons dans la Partie 3.

2.3.2) La culpabilité de l’homme comme fondement de l’identité culturelle américaine et amplificateur des liens entre polar et tragédie S’il existe une multitude de sous-genres propres au film noir, tous sont pourtant animés par la même volonté de concevoir une culpabilité fondamentale chez l’homme. Jean-François Pigoullie base son analyse sur cette unique assertion : ce serait la prédestination au mal, provoquant les remords de chaque être, qui a alimenté toute l’histoire du film noir. Ainsi, le

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« pessimisme augustinien », selon lequel l’homme serait corrompu depuis la Chute originelle et que Pigoullie place au centre des arguments pour justifier les ressorts du genre étudié, demeure un des fondements de l’identité culturelle américaine que le cinéma a validé et magnifié. Si tout homme est condamné à la déchéance morale, Pigoullie différencie cependant plusieurs thématiques dont relève le film noir augustinien. Selon le sens qu’il donne à sa typologie, nous pouvons croire que La Nuit Nous Appartient représente l’expérience tragique de la Chute à travers les thèmes du conflit puisés dans le théâtre classique et les récits universels. Ce que conçoit le personnage de Phoenix dans le film, c’est le sentiment que la culpabilité éprouvée ne tient pas à l’ampleur d’une faute commise par le passé (Bobby Green n’est jamais présenté comme un truand ou un meurtrier, au contraire, il craint les truands et les meurtriers), mais à la corruption morale de l’être entier. Même s’il n’a commis aucun crime, l’impression d’être mauvais condamne Bobby plus fortement, « parce que la peine à laquelle le condamne le tribunal intérieur de sa conscience est à perpétuité, le malheur de l’homme de la Chute est sans rémission » (Pigoullie, 2011, p. 5). La Nuit Nous Appartient fonctionne par étapes, celle de l’apprentissage d’abord, puis celle de l’expérience de la culpabilité, pour laquelle la tragédie n’offre pas d’issue. Or, bien qu’en proie au mal, l’homme augustinien est responsable de ses actes. Le processus d’apprentissage de soi qui révèle à l’homme l’ampleur de la validité ou de l’invalidité de ses choix, relève d’une possibilité libre indissociable de la notion de responsabilité. La Nuit Nous Appartient met en scène l’expérience du choix que le personnage de Phoenix effectue pour l’honneur de la famille, en dépit de son épanouissement personnel. Ce choix responsable découle d’une possibilité offerte par la liberté, qui met, par la même occasion, l’homme face à la culpabilité, comme étant le résultat de celle-ci. Autrement dit, être libre, c’est pouvoir connaître sa faute et modifier la trajectoire de son choix initial. Selon Ricœur, l’expérience du mal débute justement avec la prise de conscience de sa propre culpabilité que permet la liberté : « ce qui est premier, ce n’est pas la réalité de la souillure […] mais l’usage mauvais de la liberté. » ¹ Ce qui rend James Gray classique, au même titre que Clint Eastwood, estime Pigoullie, c’est une conception du mal fondée sur une explication éthique et non ontologique. James Gray n’a fait le portrait que de personnages qui opèrent un changement dans leurs choix personnels, des personnages libres donc. A l’exception de Joshua (Little Odessa), il n’a jamais mis en scène de pervers ou de psychopathes, des personnages simplement mauvais ou prisonniers d’une maladie mentale qui les forcerait à agir malgré eux et contre nature. La profonde tristesse qui se dégage des films de James Gray, et qui leur procure une ampleur émotionnelle particulière, provient du processus d’apprentissage de soi qu’effectuent les personnages, ce que Pigoullie nomme « la tragédie de la connaissance de soi », et qui condamne la possibilité d’un bonheur fondé sur l’illusion de décider. A ce titre, James Gray condamne deux fois le personnage interprété par Joaquin Phoenix, pour lequel, lorsqu’il interprète Willie ou Bobby, le bonheur est fondé sur l’illusion de la réussite professionnelle. Avec l’équivalent de ce que l’on pourrait considérer comme une réussite amoureuse, Two Lovers procède d’un mécanisme similaire. Ce que l’on retient, ce sont donc des personnages apparemment libres, que le destin force à une confrontation avec soi, d’où provient l’inéluctabilité des choix ultérieurs animés par le remords. Mais que ce remords survienne en cours de route (La Nuit Nous Appartient), qu’il soit le moteur de départ (The Yards) ou qu’il constitue la résolution finale (Two Lovers), c’est toujours la perception éthique de la faute qui précipite le protagoniste dans la voie unique du choix du rachat et de la perte.

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Ainsi chez Gray, la tragédie provient du fait que la quête de rachat est entreprise au nom d’une valeur supérieure, la famille par exemple, qui ne permettra jamais le retour à l’équilibre personnel ni au bonheur du personnage principal. Le Parrain, qui constitue l’ultime référence cinématographique pour Gray, fonctionne sur la base d’une idéologie narrative similaire. Pigoullie écrit : De même que la tragédie classique, la trilogie de Coppola a pour théâtre un monde régi par les lois de la famille traditionnelle. Dans ce monde-là, la famille n’est pas considérée, à l’image de la famille nucléaire, comme un lieu d’épanouissement de l’individu mais comme le cadre dans lequel celui-ci s’acquitte de la dette qu’il a contractée à l’égard des Anciens. Dans ce monde-là, la famille prime sur le bonheur de ses membres. Comme en témoigne Le Parrain, ______RICOEUR Paul, Finitude et culpabilité, Aubier, 1988, p. 257. la question qui se pose, dans cet univers où l’on se sent débiteur envers les générations précédentes, est de savoir si les fils seront dignes de leur père, s’ils sauront faire fructifier l’héritage qu’ils ont reçu de leur part. La culpabilité qui submerge Michael Corleone à la fin de sa vie tient moins à son surmoi chrétien qu’à la conscience d’avoir échoué dans la mission que lui avait assignée son père, d’avoir une dette envers celui qui fut son seul juge. (Pigoullie, 2009, p. 45) La Nuit Nous Appartient met clairement en évidence la confrontation entre deux frères qui ont bénéficié dès l’enfance des mêmes chances de réussite. A travers la figure du père qui éprouve une immense fierté pour son fils Joseph et un dédain sévère à l’égard de Bobby, James Gray schématise la liberté des choix initiaux des deux frères, tous deux soumis à l’option des directives fixées par le père dès l’enfance. Vers la fin du film (1h26min20), Joseph confie à son frère qu’il l’avait toujours envié d’avoir opéré ses propres choix de vie, qu’il l’avait toujours senti plus libre que lui qui n’a fait, toute sa vie, qu’obéir aux conseils de son père. Pourtant, le film ne semble rendre légitime qu’un choix, celui du sacrifice de la liberté ultra individuelle que Bobby incarnait pendant le premier tiers du film. Si la culpabilité est le produit de la liberté qui nous offre une possibilité d’introspection, se défaire du remords ne fonctionne qu’à la condition de sacrifier son sentiment de liberté. L’image de la « carte forcée » inventée par Ferdinand de Saussure, met en évidence l’illusion de décider et renvoie peut-être à la conséquence d’un narcissisme originel de l’homme dont sont victimes les personnages de Gray. Comme l’on tend un jeu de cartes à la langue à qui l’on dit « Choisissez ; mais ce sera cette carte et pas l’autre », dans la mesure où la langue est un système linguistique composé d’options fermées, la liberté de l’homme est contrainte par le système social qui décide et agi à travers les individus. La faute, c’est donc l’homme lui-même à travers le comportement exacerbé de l’ultra-individualisme américain, érigé comme fondement culturel mais punissable, autrement dit la mauvaise utilisation de sa propre liberté évaluée par le prisme des conventions sociales, et pour lesquelles le plan du détenu derrière les barreaux constitue l’ « emblème de l’aliénation dans le cinéma classique hollywoodien » (Pigoullie, 2011, p. 53). Ce que l’on retient, c’est donc la confrontation entre les conventions sociales et la notion de liberté pouvant être associées respectivement au puritanisme et à l’individualisme, comme références clés et conflictuelles de l’idéologie culturelle et sociale américaine. Si James Gray partage la même conception éthique du mal qui gouverne le cinéma classique hollywoodien, c’est que cette conception est basée sur la responsabilité des choix individuels qui fonctionne dans un cadre de conventions donné et qui renvoie à l’outil culturel. Dans ces fondements culturels, on retrouve l’individualisme

BERGE Tristan 45 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

comme produit de la liberté. Mais la liberté est aussi synonyme de responsabilité et le dogme du cinéma hollywoodien impose que chaque homme soit capable d’assurer son salut. Ainsi, La Nuit Nous Appartient correspond à la réparation d’un choix par le sacrifice de sa liberté. James Gray filme ce sacrifice comme unique condition pour se défaire de sa propre culpabilité et assurer son salut, « Si tu fais ça peut être qu’un jour ton frère te pardonnera », glisse Michael à Bobby pour le convaincre d’assumer sa mission d’indic (50min27). The Yards confronte les notions d’infortune et de responsabilité dans l’expérience du rachat, et correspond à ce titre à une autre thématique du film augustinien, celle de la figure de l’homme déchu. La Nuit Nous Appartient et The Yards fonctionnent sur une dynamique inverse qui prend pourtant ses racines au même endroit, sur le socle de la culpabilité morale qui anime secrètement chaque homme. Avec The Yards, James Gray a cherché à évaluer si le retour à la liberté de son personnage pouvait engendrer une quête pour la grandeur de l’âme. A travers la fiction de l’homme déchu, The Yards mesure la portée de la rédemption que le salut de Léo pourrait produire. Si Bobby Green n’a commis aucun crime qui lui fasse courir le danger d’une condamnation pénale, au contraire, le personnage de Léo Handler ouvre le film avec tout le poids d’une faute que la société a punie par ses règles. La figure de l’homme déchu met traditionnellement en jeu un ancien détenu pour insister sur la corruption initiale, avant même que le héros entre en action. La première séquence du film correspond au premier jour de liberté de Léo, prêt à rejoindre sa famille. Pour explorer le concept, il faut comprendre que le hasard et la liberté, la culpabilité et l’innocence œuvrent ensemble, comme un diptyque se refermant sur le même homme. Selon Pigoullie, le hasard et la liberté font partie de la même idéologie. Le hasard accepté dans le cinéma contemporain comme une dimension de l’idéologie libérale prévaut dans les sociétés occidentales au nom, encore une fois, de l’ultra individualisme. Alors que La Nuit Nous Appartient érige un modèle de référence valable pour Bobby que sont la police et la famille, au contraire, Léo Handler se retrouve confronté dans The Yards à un ensemble de références invalides, autant au sein de sa famille où son cousin Willie incarne la médiocrité du self-made-man corrompu, que dans l’entreprise dirigé par Frank sur la base d’opérations illégales. Ainsi, la quête de rachat que Léo entreprend se heurte toujours à la légitimité des gens qui se proposent comme modèles et à la question de la faute commise qui l’a conduit en prison. Puisque le ver de la corruption est à la fois dans la famille et dans la société (l’entreprise et la politique), il n’y a pas de modèle. En condamnant sa propre famille, qui était sa dernière ressource affective, Léo achève sa quête dans le malheur. Il ne sauve qu’un honneur personnel, au nom d’une ambition supérieure mais abstraite car toujours emprunte d’une faute originelle et irréparable. Si Léo réussit toutefois à dénoncer le système qui l’a trahi, le film illustre la décomposition de ce que Pigoullie nomme « la mauvaise conscience américaine. »(Pigoullie, 2009, p. 5), c’est à dire la propension à faire de la réussite professionnelle, le plus souvent celle du self-made-man, un idéal qui éliminerait les traces de son passé au nom de son accomplissement. Si le système se renverse, c’est qu’il n’est pas viable car à la fin de toute chose, « rien n’est plus opposé à la capacité du self- made-man à faire table rase du passé » (Pigoullie, 2009, p. 5). Le drame de La Nuit Nous Appartient puise sa force dans l’illusion de décider tandis que le drame de The Yards relève de l’illusion de pouvoir revenir au temps d’avant la faute. Pigoullie se réfère à la doctrine calviniste qui théorise l’intérêt de la rédemption et sa certitude, dans la mesure où seul Dieu peut décider d’élire et de rejeter. La prédestination au mal selon Calvin, sur laquelle s’appuie le nœud fictionnel, veut qu’il y ait toujours une faute commise par le passé, faute dont il est impossible ou douloureux de se défaire :

46 BERGE Tristan II – S’approprier le cadre

Comme dans la tragédie grecque, le présent est conçu comme une répétition du passé : le protagoniste, faute de pouvoir briser les chaînes du passé, n’a pas tant la latitude d’éviter que se reproduisent les circonstances qui feront de lui un meurtrier que de retarder le moment où il subira le châtiment de la société. (Pigoullie, 2009, p. 51) Pour Pigoullie, cette récurrence n’est rien de moins que la permanence de l’idée de péché originel dans l’inconscient collectif américain. Dans la problématique calviniste, Dieu élit mais ne prédestine pas au mal. L’homme tombe dans le mal par sa seule faute. La prédestination du réprouvé au mal, selon Calvin, s’explique par la déchéance divine et sociale. En revanche, l’homme qui demeure dans le dialogue avec Dieu est destiné à être uni avec le Seigneur et son angoisse de la mort se trouve supprimée.¹« Déchu de la grâce divine, le voilà privé même des consolations de l’association avec ses semblables. Il est doublement isolé, et de Dieu et de la société. » ² ______1. MOUTON Jean-Luc, Calvin, Éd. Gallimard, collection Folio Biographies, 2009. 2. WALZER Michael, La Révolution des saints, Éd. Belin 1987 p. 87. Ce que l’on retient c’est que le cinéma a puisé des figures de société là où l’histoire, à travers les crises économiques et politiques qui ont alimenté la montée de l’angoisse collective, a privé l’homme du sens divin et de la consolation sociale. Après 1929, les hommes abandonnés deviennent des personnages fictionnels. Les guerres mondiales provoquent autant un doute de la raison qu’une crise théologique que le cinéma met en scène à partir des années 1940. La Guerre du Vietnam permet d’explorer la figure de l’homme immoral (Robert Duvall dans Apocalypse Now, que James Gray engage en admirateur en 2007). Il n’est pas étonnant de constater que le renouveau du film noir intervient dans les années 1970 après une dynamique en creux dans les années 1960. Dans les années 1980 et 1990, c’est l’ultra individualisme, la corruption et les déviances du modèle du self-made-man que le cinéma décrit. Ces tendances sont illustrées dans le film par les agissements de la famille de Léo comme autant de déviances des tendances capitalistes et individualistes. En interprétant le calvinisme, la sociologie de Weber a introduit l’idée selon laquelle le travail est la plus noble tâche que l’homme peut effectuer à la gloire de Dieu. La réussite professionnelle incarnée par le capitalisme devient la condition du fidèle pour devenir l’élu de Dieu, celle-là même qui s’invalide dans The Yards car elle n’est pas doublée d’une assurance religieuse qui exempte les fautes de la famille de Léo. The Yards constitue-t-il pour autant un film fataliste ou la prégnance immuable du passé, entaché par la récurrence du pêché, bloquerait toute capacité de rédemption ? Si le cinéma classique a forgé une part de sa noirceur ontologique dans le fatalisme, d’autres cinéastes, humanistes (croyants ?) comme John Ford, ont reconnu à leurs personnages la force de surmonter leurs peurs et leurs faiblesses dans la collectivité, ce que The Yards propose également. Le calvinisme informe le fidèle qu’il est porteur du pêché. Mais il l’informe aussi que vivre signifie être toujours en mouvement, autrement dit qu’il est possible de retirer son angoisse pour vivre dans l’espoir d’accomplir les bonnes œuvres dont Dieu est le seul juge. Il est intéressant d’observer que la fin imposée par le studio confirme la finalité du récit dans le sens romanesque hollywoodien le plus pur. Léo achève son rachat grâce à l’opération accomplie d’une rédemption par la force d’un sacrifice entier, ce que fait Bobby dans La Nuit Nous Appartient en rejoignant la communauté. En revanche, pour braver les déviances de l’individualisme, de la déchéance professionnelle symbolisée par la corruption, Léo agit seul, tel un martyr. Mais à chaque fois, les personnages de Gray

BERGE Tristan 47 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

se retournent contre ceux qui les condamnent avec les mêmes moyens, seul avec tous ou seul contre tous. En termes d’économie narrative, l’efficacité finale tient dans la valeur de la rédemption morale, qui trouve son origine dans l’espérance chrétienne. « Il s’ensuit que le personnage de l’homme déchu n’est rien d’autre qu’une nouvelle incarnation d’un archétype du cinéma américain, à savoir la figure chrétienne du repenti » (Pigoullie, 2011, p. 54). Pigoullie estime ainsi que la doctrine calviniste et l’espoir humaniste chrétien opèrent ensemble pour constituer l’entité morale qui « préside à la fiction de l’homme déchu. » Dès lors, l’espérance que l’humanisme chrétien apporte au fatalisme calviniste du réprouvé, contribue à satisfaire les logiques de conformité du cinéma classique qui s’achèvent dans un « happy end moral ». Lorsque Léo, au chevet de sa mère, confie tristement qu’il ne pourra jamais se faire pardonner, en ajoutant que ce qui vient de lui arriver n’est pas de sa faute, il se projette dans un paradoxe. L’homme déchu est un oxymore, il se situe dans l’écart tragique du « paraître coupable » et du « moi-innocent ». Mais c’est la réduction de cet écart par la réparation du mal commis, autrement dit le combat contre la fatalité, qui rend l’homme déchu plus grand, à l’instar de Job dans la Bible chrétienne (Ancien Testament, Chapitres 38-42). Pour Pigoullie, cet écart correspond au conflit entre la culpabilité morale et la culpabilité pénale qui catalyse toute l’intensité du drame hollywoodien dans les scènes de procès, et sur laquelle James Gray ne fait pas l’impasse : En ce qu’il s’achève sur un happy end moral, le récit de l’homme déchu obéit à une des règles de base du cinéma hollywoodien : plus la culpabilité pénale du protagoniste est lourde, plus les qualités morales dont il fait preuve au plus noir de son destin suscitent l’admiration. Parce que, de la place qu’il occupe, le spectateur est à même de juger de l’écart entre l’apparence et l’être de l’homme déchu, de trancher le conflit entre le droit et la morale, les pouvoirs dont il est investi sont ceux d’un Dieu tout-puissant auquel il est demandé une chose : qu’il accorde son pardon à celui qui a fait montre dans l’adversité, fût-il un meurtrier, d’une grandeur d’âme admirable. En ce qu’elle s’attache à porter sur la nature humaine entachée par le péché originel un regard rédempteur, la fiction de l’homme déchu participe du dogme du cinéma hollywoodien classique selon lequel il n’est pas d’homme, aussi coupable soit-il, qui ne soit capable d’assurer son salut. (Pigoullie, 2011, p. 51) Conclusion : ce qui change James Gray se maintient en équilibre entre deux mondes. En estimant que le personnage de Phoenix dans La Nuit Nous Appartient fait le choix de la conformité, la tragédie ne relève plus des éléments proprement tragiques comme la mort du père, mais de l’insertion inéluctable dans la conformité au système social. Le dénouement du récit hollywoodien demeure impossible à trancher, à l’image de la déclaration d’amour aussi amère que réconfortante que Bobby lance à son frère à la fin du film. Or, c’est ce qui fait tout l’intérêt du cinéma selon Gray, le fait que l’on puisse dire deux choses contraires. D’ailleurs il est étonnant de voir que le casting répond à sa logique narrative. Entre ses deux films, sur une période de sept ans, James Gray inverse les rôles et semble donner au personnage de Joaquin Phoenix l’occasion de se racheter et à celui de Mark Wahlberg la confirmation de ce qu’il a accompli dans The Yards. Lorsque Bobby croit apercevoir Amada dans le public, son frère comprend que la police ne le guérira jamais. La question que James Gray pose et qu’il estime être intemporelle et universelle devient celle-ci : comment l’individu peut-il s’adapter à travers des forces institutionnelles et culturelles plus puissantes que lui ?

48 BERGE Tristan II – S’approprier le cadre

Alors que le cinéma classique, indissociable du romanesque, fait la part belle à la promesse d’une catharsis, résultat du combat s’opposant « à l’ordre existant et à la réalité prosaïque » (Hegel, Esthétique), l’émotion surgit ici de la tristesse de personnages qui ont lutté face au monde pour des valeurs et des idéaux qui n’étaient pas les leurs. Dans The Yards, Léo ne peut résoudre le conflit extérieur qu’en agissant sur le tiraillement des valeurs intérieures qui l’attachent à sa famille. L’originalité de Gray est de resserrer le récit dans un cadre très fermé, celui de la famille, et d’ériger les valeurs familiales comme la seule source de conflits et de repères. Si la fiction représentant l’homme déchu permet, à travers le combat pour la justice morale (souvent incarnée dans les scènes de procès), de déplacer la centralité des lois pour donner une priorité mélodramatique à la moralité des sentiments, dans The Yards, et les autres films de Gray, la moralité des sentiments trouve son terrain prioritaire dans l’amour familial. Léo Handler se rachète non pas pour son propre honneur, mais en premier lieu pour le salut de sa mère, que la faute initiale a condamnée à la maladie, voire à la mort. L’émotion mélodramatique, qui se déploie au cœur de la famille, trouve ainsi son terrain prioritaire dans l’ambivalence entre la force et la faiblesse des personnages. Au cours de ses entretiens, James Gray explique clairement sa volonté de créer un degré minimum d’empathie avec les personnages de telle sorte à ne jamais composer des tableaux trop noirs. Lorsque Frank Olchin, à la moitié du film, avoue qu’il aurait aimé aider son neveu, sa volonté est sincère selon le cinéaste, il n’y pas de tricherie dans l’honnêteté. Mais cette volonté se heurte aux règles du monde qui sont différentes. Les personnages qui composent la tragédie ne sont jamais entièrement bons ni entièrement mauvais. James Gray filme James Caan en train de prendre des pilules, pour montrer la faiblesse physique qui dégrade ce roi de pacotille, plus humain et sensible que féroce et talentueux. Entre deux options pour mettre en scène la mort d’Erica, James Gray a sélectionné celle qui rendait Willie coupable d’un meurtre aussi accidentel que volontaire pour ne pas faire du personnage de Phoenix un monstre privé de sentiment mais un être humain dévasté par sa culpabilité. Rien ne sort jamais du cadre, tout se passe dans le champ de la caméra, depuis le point de vue du personnage principal et dans un cadre narratif restreint, où les enjeux sont tous cachés entre les personnages visibles. Pour reprendre Jean Douchet, James Gray ne cesse de « suspendre le suspens ». Ainsi, les forces qui se détruisent se connaissent déjà. Les récits sont suspendus dans le temps car leurs personnages ne font que lutter contre les éléments interchangeables du passé.

Conclusion de la Partie II

C’est sur des fondements complètement ancrés dans les codes du cinéma classique, tels que la nature du conflit et celle de la tragédie, que James Gray formule une résolution plus moderne, allant à contre-courant des exigences subjectives et capable de faire éclater un pathos, une émotion particulière qu’il s’agira de décrire plus précisément dans la partie suivante. Par exemple, le récit se confronte à des formalités de genre qui définissent les grands rituels du film noir. Les régularités que Pigoullie a relevées dans l’histoire du genre s’appliquent aussi au film de James Gray : Le héros – le plus souvent un ancien détenu […] reste prisonnier de son passé de délinquant. A peine a-t-il le temps de goûter à la liberté qu’il est happé par le destin et n’a d’autre choix que de prendre le chemin d’un nouvel exil, cette fois-ci définitif. (Pigoullie, 2009, p. 5)

BERGE Tristan 49 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

Pourtant, les films de Gray ne sont pas des films de morale, ce que des critiques ont pu lui reprocher. L’ambition de Gray est ailleurs. Il ne s’agit pas pour le cinéaste de peindre des figures tragiques pour ériger des modèles et saluer la force des conventions, faire la morale en quelque sorte, mais de chercher le tragique pour trouver la poésie et l’émotion qui se dégagent de ces conflits. La tragédie est un prétexte à déclencher une émotion qui puise ses forces dans la forme mélodramatique, plutôt que la promesse d’une catharsis qui n’apparaît pas comme un but narratif. Ce qui intéresse Gray, c’est le processus, celui de l’apprentissage et de la connaissance de soi. La tragédie résulte alors de l’incompatibilité entre ce que la liberté nous permet d’apprendre et ce qu’elle nous permet de faire. La liberté chez Gray est toujours doublée d’un élément coupable (Little Odessa, La Nuit Nous Appartient) ou d’un élément responsable (The Yards, Two Lovers). Ceux qui ont vu une apologie de la police lors de la projection de La Nuit Nous Appartient n’ont pas compris que Gray avait asséché Phoenix de toute humanité et de tout sentiment. Même thématique pour Two Lovers : dans les deux films les passions s’évaporent pour se demander si le personnage de Phoenix est plus heureux à la fin de La Nuit Nous Appartient, et plus amoureux à la fin de Two Lovers. Ce sont ces interrogations qui sont émouvantes car, en étant des formules du hasard et de la liberté laissées à l’interprétation, elles procèdent de la même façon que l’espérance. James Gray est intéressé par ce que les personnages deviennent et les nuances du processus de transformation qui aèrent un cadre apparemment rigide. La magie des films ne tient pas dans l’ignorance de ce qui va arriver, mais dans le comment. Sinon, il n’y aurait rien d’autre à voir dans la structure profonde du film. Gray a tenté de se rapprocher de ce qu’il appelle la « réalité cosmique des personnages », là où ils sont amenés à prendre une décision entre deux choix archétypaux. Mais cette capacité est toujours absorbée par des éléments incontrôlables, formules du hasard. Finalement, si la conception structurelle de la tragédie est assez conforme à la composition des récits classiques, James Gray renouvelle son approche en propulsant ses personnages entre deux mondes irréconciliables, sans en faire une solution aboutie. Si Léo, Bobby ou Léonard peuvent faire quelque chose de correct, accomplir une bonne action, ils perdent en même temps leur magie, leur essence, leur vitalité au nom d’un symbole qui, paradoxalement, est censé raviver la flamme de ces éléments. Autrement dit, la liberté et le hasard fonctionnent ensemble dans un cadre apparemment clos. L’épopée poétique du petit frère qui suit au hasard les aventures illégales de son frère dans Little Odessa, le hasard de l’arrestation de Léo pourtant innocent dans The Yards, le hasard que Nezhinski se trouve dans la boîte de nuit que dirige Bobby ou le hasard de la rencontre amoureuse avec Michelle, sont autant de formules de la liberté qui contreviennent à l’idée d’une soumission à un cadre narratif et de mise en scène rigide et normée. L’exemple de la course-poursuite et celui de la tragédie ont eu pour but de montrer que James Gray s’éloigne de l’action lorsque le récit offre une porte d’entrée pour le spectacle et qu’il refuse la noirceur ontologique du film noir classique pour offrir à la figure de l’homme déchu ou du repenti une valeur pathétique émotionnelle différente : James Gray densifie les liens entre le polar et la tragédie en creusant la dimension émotionnelle du polar, qui ne se résume jamais à l’intrigue policière, mais trouve son sens dans le mélodrame familial. Dans la partie suivante, nous creuserons le sens de cette démarche pour tenter de démontrer que ce sont effectivement ces altérations (refus de l’action, production d’une valeur émotionnelle authentique) qui créent l’essence des films de James Gray.

50 BERGE Tristan III – James Gray, l’œuvre personnelle

III – James Gray, l’œuvre personnelle

Si James Gray ancre sa mise en scène dans les codes du cinéma classique, il est difficile pour autant de classer ses films dans des catégories de genre bien définies. Au contraire, James Gray devient un auteur dès qu’il s’éloigne des formalités imposées par le genre. Par exemple, les éléments fondamentaux du thriller policier sont l’enquête policière et l’action, deux éléments que Gray replace volontairement au second plan lorsqu’il réalise Little Odessa ou La Nuit Nous Appartient. En faisant des films policiers, des mélodrames familiaux, Gray renverse les priorités. Mais c’est aussi parce que sa mise en scène est identifiée comme appartenant à un ensemble d’options délivrées par le cinéma classique, que son ambition fonctionne. Les fondations classiques étant tellement solides, l’émotion qui surgit d’un cadre apparemment ultra rigide est d’autant plus frappante. Ce que nous allons explorer ici, ce sont toutes les altérations que le cinéaste crée à contre-courant de ce que le genre envisagé prévoit : le drame familial et identitaire contre l’enquête policière, la sensualité contre la sexualité, la retenue contre le spectacle ou l’action de divertissement, la volupté du noir contre la froideur morbide des couleurs sombres. Ainsi, nous verrons que James Gray utilise ces décalages pour achever son ambition ultime, c’est-à-dire la recherche sensible d’une émotion pure qu’une combinaison unique entre les capacités cinématographiques du réel (par exemple l’improvisation, la recherche d’une authenticité réaliste ou les surprises de la nature) et celle de la fiction est capable de produire. Ce que nous nommons altération constitue l’association de deux éléments apparemment contraires et qui est comme une méthode pour le cinéaste. Il s’agit de mélanger le spectacle et l’authenticité, par exemple la vérité procurée par la recomposition des décors ou des détails de l’histoire et le faux du spectacle, pour faire un film à la fois universel et personnel, vrai et bouleversant. La difficulté est de jongler entre ces deux mondes, sans jamais tomber dans le faux lorsque la volonté du cinéaste est de créer un univers esthétique beau. Créer un film beau ne doit pas signifier créer un film surfait mais un film sans surplus. La démarche de James Gray consiste donc à trouver l’équilibre entre l’authenticité du moment filmé et le spectacle de la fiction pour délivrer une émotion juste et pleine mais qui ne soit pas exagérée. Dans les commentaires audio de Two Lovers, le cinéaste parle de plonger dans l’émotion pour finalement l’effleurer, l’approcher au plus près, comme une découverte, en la laissant s’emparer du spectateur sans forcer le trait. Le cinéaste étudié se dit alors à la recherche d’une émotion authentique, réaliste ou mélodramatique, et qu’il décrit comme une plus grande vérité venant doubler, voire casser l’appareillage classique pour donner à ses films plus de force et de fragilité (cf. 1.A.). Pour forger cette sensibilité, James Gray déploie plusieurs mécanismes qui fonctionnent ensemble. Nous pouvons les diviser en trois catégories correspondantes aux trois sous-parties suivantes pour les analyser : -la sollicitation autobiographique et les connaissances historiques dans la représentation des classes sociales et la peinture des identités, des cultures et des religions assure une part d’authenticité réaliste qui sont autant de facteurs de l’intrigue et qui favorise l’ancrage de l’émotion dans un paysage connu A.1.; le cinéma offre la possibilité de contourner et de manipuler le réel tout en donnant à voir une image conforme au réel qui assure la validité et la continuité de l’univers diégétique et qui permet la création d’un univers fictionnel personnel A.2.; BERGE Tristan 51 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

-la vérité serait nue sans la part de spectacle qui l’accompagne inévitablement au cinéma. C’est de cette combinaison entre la vérité et le lyrisme, ou la poésie, que naît l’essence des films de Gray et que le cinéaste nomme une « vérité plus grande » B.

1) Recomposer le réel

Attention, quel que soit le niveau de proximité de la description de la société selon Gray avec la réalité, celle-ci reste une reconstitution. Ce qu’il faut dire, c’est que James Gray ancre son univers dans un monde qui lui appartient, celui des familles immigrées juives new-yorkaises, mais qui disposent dans la fiction de règles de fonctionnement similaires à celles de la réalité. Plus précisément, c’est dans le rapport direct au réel, essentiellement celui de l’expérience vécue par le cinéaste dont les histoires sont inspirées de sa propre enfance et de son adolescence à New York, que le pouvoir de la fiction est renforcé. En faisant des identités culturelles, religieuses et sociales, assimilables aux identités de la vie réelle, des moteurs de la tension dramatique, James Gray propulse l’élément biographique et historique au rang de facteur de l’intrigue. Avec Esquenazi nous différencierons l’image documentée de l’image documentaire. James Gray étant un cinéaste de fiction, son travail documentariste n’a pour but que d’intégrer dans la fiction finale des éléments cohérents à l’univers diégétique. Ainsi, l’erreur historique n’a pas d’importance tant qu’elle n’est pas repérable dans un univers qui s’affirme non comme la réalité même mais comme conforme à la réalité qu’il décrit. En revanche, son exactitude peut renforcer la densité de l’univers diégétique ainsi que la valeur que le spectateur peut lui accorder. De fait, le travail du cinéaste est un travail de combinaison d’éléments vrais et faux, mais qui deviennent valides dès lors qu’ils entretiennent une logique dans le système diégétique. Outre cette validité qui permet au spectateur d’accepter l’univers et de l’apprécier (à ce titre, relire la citation de Dominique Château, Partie 1), le cinéaste se permet de créer une nouvelle « idée » d’un système de représentation qui lui est propre, par exemple une idée de la police, une idée de la corruption, une idée de l’immigration juive à New York, etc. Autrement dit, au-delà de la recherche documentariste (James Gray a vécu en immersion avec des patrouilles de la police new yorkaise, ndlr), le cinéaste propose enfin sa version de la police qu’il construit à l’aide d’outils propres au cinéma. Dans les deux sous-parties qui suivent, il s’agira de détailler la démarche du cinéaste lorsqu’il puise du réel les éléments qui nourrissent un univers diégétique finalement cohérent et personnel.

3.1.1) L’univers fictionnel de Gray est un monde personnel et une « paraphrase » du monde réel Bien que son travail de mise en scène cherche à respecter les idéaux de transparence du cinéma classique, James Gray dépasse le classicisme en rendant son œuvre immédiatement identifiable à son auteur. Les repères qui rendent ce processus possible sont d’abord à trouver dans l’univers que le cinéaste produit et qui inclut autant les acteurs iconiques aux beautés originales et mémorables, Joaquin Phoenix en particulier (dont il décrit dans les commentaires de La Nuit Nous Appartient le caractère unique de son physique), mais aussi Edward Furlong (Little Odessa) ou Eva Mendès (La Nuit

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Nous Appartient), que les thématiques qu’il met en scène, tirées d’un rapport intime à son expérience vécue. Autrement dit, voir un James Gray, comme l’on pourrait dire voir unHitchcock, revient à associer l’auteur directement aux univers qu’il produit comme ensemble de références identifiables. Ainsi, comme chaque auteur de cinéma, et à l’instar des écrivains de romans, James Gray produit un monde qui est à la fois le résultat de choix thématiques et psychologiques ainsi que le résultat de choix de mises en scène, visuels et sonores. Au-delà de cette acception, il s’agira de voir comment James Gray construit un univers qui est en même temps valable pour le spectateur et qui est pourtant le résultat des choix du cinéaste, inspirés de sa vie réelle. Autrement dit, comment créer un univers qui soit accessible à tous et indissociable de son auteur ? D’après Jean-Pierre Esquenazi qui interroge les pouvoirs de la fiction selon des degrés de correspondance entre le réel et l’imaginaire, il faut distinguer deux étapes dans le rapport qui conditionne l’immersion volontaire du destinataire dans « un espace mental spécifique » : D’une part l’univers fictionnel qui impose ses personnages et ses conventions et d’autre part le monde réel employé comme un répertoire permettant d’interpréter les événements de l’univers fictionnel (Schaeffer, 1999, pp. 179-185). La conscience de cette immersion, qui nous sépare provisoirement d’une vie normale, ne nous interdit-elle pas de prendre au sérieux le récit fictionnel ? ¹ Partant de là, posons une première question : quel est l’univers de Gray, autrement dit « l’univers fictionnel qui impose ses personnages et ses conventions » ? Si nous avons déjà évoqué, voire détaillé les thématiques logiques et psychologiques sur lesquelles James Gray fonde ses mondes, continuons d’étayer ce projet pour voir comment ces éléments peuvent devenir des facteurs de l’intrigue. L’univers fictionnel et personnel de Gray se compose de familles juives new-yorkaises inspirées de sa propre famille, pratiquantes et patriarcales, où les fils se rebellent contre l’autorité atrophiée des pères et se réfugient dans l’amour protecteur des mères. Bien que les films soient autant mélodramatiques que des stéréotypes retraçant le rôle des femmes et des parents dans les familles dépeintes, ce n’est que pour mieux renforcer le dilemme des fils lucides mais piégés par les responsabilités de la famille. Ici, notons que nous continuons d’analyser les quatre films d’un bloc, en gardant l’hypothèse de récurrence des thèmes uniques qui traversent tous les films de James Gray. Nous verrons ensuite pourquoi ces thèmes sont assimilables par le spectateur et ne nous empêchent pas de « prendre au sérieux le récit fictionnel ». 1. ESQUENAZI Jean-Pierre, Pouvoirs de la fiction, séminaire Lyon 3, Novembre 2012 – Mai 2013.

a. L’univers de James Gray en 4 thèmes clés et moteurs de l’intrigue La religion Dieu est une figure tragique chez Gray. Il ne fournit aucune réponse à ses personnages et demeure symbolisé par le chaos (les éléments cosmiques comme la pluie dans La Nuit Nous Appartient ou la lumière sombre qui baigne The Yards) et non par le soutien. Lorsque Joshua demande au chef de la mafia locale qu’il vient de capturer de s’agenouiller, il lui demande d’un air sarcastique si Dieu viendra le sauver, avant de l’exécuter de sang-froid. Selon Robert Alpert, les actions des personnages de Gray seraient modelées à l’image de l’Ancien Testament. Il n’existe pas de récompense pour les pêcheurs et le mal se répète de génération en génération. Comme Job, personnage biblique à travers lequel

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l’Ancien Testament questionne la relation entre l’infortune et la punition divine, Gray met ses personnages à l’épreuve du destin. Ceux qui acceptent la punition seront sauvés. À ce titre, The Yards, La Nuit Nous Appartient et Two Lovers propose des figures sauvées d’un plus grand mal et l’on pourrait croire que James Gray offre la fin de ses récits comme des compensations valables. Au contraire, Litte Odessa est certainement le film le plus sombre de la filmographie de Gray, ne laissant échapper aucune lueur d’espoir. Les personnages y sont tous condamnés, Reuben pour ne pas avoir écouté les commandements de son père, Arkady Shapira pour avoir été trop égoïste et Joshua, qui à l’image de Michael Corleone n’a pas su résister au crime, voit le monde s’écrouler autour de lui. Comme Job, dont Dieu et Satan cherchent à tester la probité, les personnages de Gray affrontent des évènements qui échappent à toute explication rationnelle : Michelle confiant à Léonard qu’elle l’aime mais qu’elle doit partir, Bobby devant prendre la responsabilité de devenir un indic alors qu’il ne fait pas partie de la police, Reuben assistant à la maladie incurable de sa mère, Léo victime d’un crime qu’il n’a pas commis ou Willie tuant accidentellement sa fiancée. Robert Alpert avance également que les identités juives seraient au cœur de la tension dramatique de La Nuit Nous Appartient et de Two Lovers. Dans le premier film, le protagoniste (Joaquin Phoenix) est en conflit avec son père, le chef de la police Burt Grusinsky (Robert Duvall) et son frère Joseph Grusinsky (Mark Wahlberg). Si James Gray a modelé son film d’après l’exemple d’Henry IV de Shakespeare, où Mark Wahlberg serait Hotspur et Joaquin Phoenix Prince Hal, le noyau dramatique se recentre autour de la revendication à l’appartenance religieuse et culturelle juive. Dans la boîte de nuit qu’il dirige, tout le monde connaît le personnage de Phoenix sous le nom de Bobby Green, et ignore sa parenté avec la famille « Grusinsky ». C’est à la cérémonie de police qui se déroule à l’Eglise catholique en l’honneur de son frère Joseph, que le personnage d’Eva Mendès découvre pour la première fois et avec surprise la réelle identité de Bobby qu’il tente de cacher sous le nom de jeune fille de sa mère juive disparue. L’absence de reconnaissance envers l’histoire familiale, la dénégation est pour Gray comme pour ses personnages une faiblesse. Celui qui ne sait pas choisir se condamne lui- même à l’image du dealer Nezhinski qui porte autour du coup une croix chrétienne et une étoile juive. Bien que Nezhinski prétende être en total accord avec lui-même, on observe assez clairement que c’est le personnage qui hésite entre deux histoires qui périt. Dans La Nuit Nous Appartient, Bobby est d’une certaine manière en quête de sa propre identité, à la fois personnelle et certainement religieuse. Robert Alpert interprète justement La Nuit Nous Appartient comme la conversion de son protagoniste du judaïsme au christianisme, symbolisée par le changement de nom de famille, consacré à la fin du film sous le nom de « Robert Grusinsky » pour ses services rendus à la police. Cette ambivalence identitaire est tout autant centrale dans le film suivant, bien que sa résolution soit différente. Après une rupture déstabilisatrice, Léonard se retrouve tiraillé entre l’amour de deux jeunes femmes aux identités très différemment marquées, qui, selon Robert Alpert, représentent deux choix culturels différents. Sandra Cohen (Vinessa Shaw) est juive, brune, vivant à Brooklyn chez ses parents, dont le père dirige une laverie automatique. Il n’est pas étonnant de remarquer que Léonard la rencontre par l’intermédiaire de son père Reuben (Moni Moshonov). D’emblée, si l’on continue de suivre les thématiques développées par James Gray, Sandra apparaît comme le choix légitime et au départ étranger aux émotions de Léonard. Dans ses entretiens avec Jordan Mintzer, Gray confie avoir engagé l’actrice lorsqu’il a appris que son nom de jeune fille n’était pas Shaw mais Schwartz. Tout à fait à l’opposé de la description précédente, la voisine de Léonard Michelle Rausch (Gwyneth Paltrow), dont il tombe fou amoureux, est grande, blonde, athée et fille d’un entrepreneur

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ruiné. Michelle se drogue, travaille dans un grand cabinet d’avocat comme assistante de l’homme qu’elle fréquente, Ron Blatt (Elias Koteas), et dont elle dépend financièrement. Le fait que chaque femme représente un choix entièrement culturel pour Léonard, est incarné dans les détails contextuels. Sandra est associée au Judaïsme à travers la célébration de la Bar Mitzvah de son frère, où l’on assiste à la lecture de la Torah, alors que l’audience porte les bougies, et à la traditionnelle danse de la Horah. Au contraire, Michelle, qui est athée, ne dispose d’aucune connaissance de la culture Yiddish. Lorsqu’elle se réfugie chez Léonard pour fuir les menaces de son père, elle commente l’appartement de Léonard en exprimant une série de stéréotypes sur la culture juive (17min35). Enfin, The Yards, qui ne contient pas de références aussi explicites au Judaïsme, comporte pourtant un lot de détails qui y font directement référence. Par exemple, le nom de famille de Léo, « Handler », suggère que son père a pu être juif. En outre, sa mère Val Handler (), porte autour du cou une croix chrétienne, ce qui rend possible l’option d’un mariage mixte. Les classes sociales Les classes sociales jouent un rôle prioritaire dans l’idéologie de Gray. Dans ses films, elles ne sont pas seulement un contexte narratif mais bien un facteur de l’intrigue. C’est à travers la confrontation des différentes conceptions de la réussite professionnelle, envisagée de façon particulière par chaque niveau de la société, que naissent les conflits internes. Par exemple, dans Two Lovers, le choix amoureux de Léonard se trouve conditionné de bout en bout par les différentes appartenances sociales de Sandra et Michelle. James Gray explique à l’aide de quels éléments il confronte le monde de Michelle à celui de Léonard qui le découvre, fasciné. Lorsque Léonard accompagne Michelle à Manhattan pour la première fois, il découvre dans quel environnement elle vit, un environnement complètement extérieur au sien qui ajoute au personnage de Gwyneth Paltrow autant de mystère que d’attirance : Dans cette scène, Joaquin la regarde, elle entre dans une limousine, ce qui la rend mystérieuse. Evidemment, la voiture est une Mercedes Benz et elle marque la différence de classe sociale et économique avec la sienne, ce qui fascine Léonard.¹ Plus tard, Léonard a rendez-vous avec Michelle et Ron, dans un Manhattan glamour qui n’est pas le sien mais qui appartient au couple : La musique que l’on entend a été composée par Henry Mancini […] l’idée était de promouvoir l’image de Manhattan, qui se trouve à 20 km d’où vit Léonard, comme quelque chose de si étrangement beau et fantastique, qu’il ne pourrait jamais le comprendre. C’était ma façon non seulement de suggérer mais aussi de rendre explicite les différences culturelles et sociales qui sont en partie les raisons pour lesquelles Léonard est attiré par Michelle.(Ibid, 41min25) 1. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers [DVD US] 2009, 25min – texte original en Annexe. Au contraire, James Gray pense que le personnage de Joaquin Phoenix craint le monde banal qui entoure Sandra. Dans le bureau de son futur beau-père, Léonard observe un environnement qui lui est trop familier et qui ne lui procure pas l’excitation similaire aux rêveries promises par Manhattan : Ce qu’on voit dans cette scène, c’est le futur qui attend Léonard dévoilé par le père de Sandra. C’est ma façon de dire que l’environnement qui entoure la

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charmante Sandra, en particulier cet homme comme futur beau-père, la rend moins intéressante aux yeux de Léonard. (Ibid, 1h28min25) Si les familles juives piègent les personnages de Gray, c’est le commerce, l’esprit d’affaire idéalisé par les pères, qui parasite l’humanité des fils. L’importance des classes sociales reflètent également l’expérience de Gray qui a été toute sa vie pris entre deux mondes imperméables, le milieu ouvrier de son père et la petite bourgeoisie dont était issue sa mère. Dans les films de Gray, c’est le milieu des affaires qui se pose en catalyseur de l’échelle sociale. Réfléchir n’est pas utile dans un monde où il faut survivre. Dans Little Odessa puis dans Two Lovers, Gray met deux fois en scène deux pères évoluant dans des appartements remplis de livres. Pourtant, on se tromperait à supposer que ces pères favorisent l’épanouissement et l’autonomie intellectuelle. Par conséquent, le trouble naît de la rupture de ses origines, de ce qui est renié : la culture russe au détriment de l’esprit d’entreprise américain destiné à survivre au sein de la petite bourgeoisie new yorkaise. De fait, l’entreprise, le monde des affaires, apparaît toujours comme la seule alternative de promotion sociale. Lorsque Bobby informe Jumbo qu’il a été choisi par Marat pour diriger le prochain club, il se vante d’être le futur Roi de New York. Si l’entreprise du père de Léonard (Two Lovers) est plus inoffensive que le commerce dirigé par Marat (La Nuit Nous Appartient), elle met pourtant en exergue le même mécanisme idéologique, selon lequel l’entreprise dicte les lois morales et celles de la famille. Ainsi, le père de Léonard cherche à marier son fils avec la fille de son partenaire. Et de ce mariage naîtra une promotion sociale. Bien que les pères dirigent l’entreprise, il arrive que la mère soit également happée par la demande sociale. En évoquant le rêve de voir son fils travailler dans une entreprise, se rendant tous les jours à Manhattan dans un costume de ville, la mère de Léo agit de façon similaire aux personnages des pères qui forcent les ambitions professionnelles des fils. Gray met en évidence l’ignorance de cette mère qui n’imagine pas que ces hommes en costumes nourrissent activement la corruption dans la ville. Le costume va jusqu’à être personnifié dans The Yards lorsque pour négocier un échange Phoenix et son partenaire se mettent nus face l’autre. Gray confie dans les commentaires audio que la scène est inspirée d’une des histoires que son père lui avait raconté. Le noyau affectif familial incarné par l’amour maternel Alors que certains critiques reprochent à James Gray de placer les femmes au second plan des intrigues et des positions de choix ¹, le cinéaste fait des femmes des figures maternelles mystiques, presque métaphysiques. James Gray n’a peint que des femmes fragiles, qu’il filme peu à l’extérieur du foyer, souvent près de la mort (dans Little Odessa, la mère est malade et meurt à la fin du film ; dans The Yards, le personnage d’Ellen Burstyn pleure son fils ; dans La Nuit Nous Appartient, la mère est morte), mais toujours complètement lucides, comme des refuges éternels pour l’affection. Toutes les mères sont attachées à leurs fils dans les films de Gray et le conflit ne provient jamais d’elles. Irina Shapira (Vanessa Redgrave), terriblement malade, cherche à protéger son fils, truand rebelle, comme un enfant. Val Handler est attachée à Léo avec la même force émotionnelle. Dans les deux films, les deux fils s’adressent à leurs mères sur leur lit de mort, comme une ultime révérence, un salut obligatoire pour lequel Léo risque sa vie puisqu’il est pourchassé par la police, et pour lequel Joshua brise le code de la famille en affrontant son père qui l’a banni du foyer. Dans La Nuit Nous Appartient, Bobby est attaché à sa mère défunte à travers l’adoption du nom de famille qu’il a gardé d’elle. Enfin, c’est à sa mère (Isabella Rossellini) que Léonard s’adresse avant de quitter la maison, comme un adieu à sa complice ultime et protectrice, la seule personne qui ait saisi ce qui se tramait dans le cœur de son enfant. C’est donc à sa mère qu’il adresse également le premier regard vaincu lorsqu’il retourne chez lui peu après sa rupture avec Michelle. D’après Robert Alpert, Gray ne positionne 56 BERGE Tristan III – James Gray, l’œuvre personnelle

pas ses films dans la tradition chrétienne du pardon où l’idéal de grâce et de l’au-delà. Les personnages sont condamnés pour leur faute, éternellement. En revanche, il délègue le rôle du pardon aux mères, capables d’oublier les fautes commises par leurs fils, volontairement (Little Odessa), par erreur (The Yards) ou par désespoir (Two Lovers). Si la mère de Léo porte une croix chrétienne, elle se comporte pourtant comme toutes les mères qui figurent dans les films de Gray. 1. « Les femmes doivent toujours quitter la pièce, s’occuper des enfants ou attendre dans la voiture» (“Women are always being told to leave the room, mind the children or wait in the car”), SCOTT A.O. The New York Times, critique de La Nuit Nous Appartient, 17 Octobre 2007. Le personnage d’Ellen Burstyn se conforme aux stéréotypes de la mère juive, extrêmement protectrice et idolâtrée par ses fils. La mère pour Gray est également celle qui pardonne toujours. Encore plus fortement, Little Odessa dresse le portrait d’une humanité conditionné par l’amour maternel. Si Joshua est un truand pathétique, autoritaire et sans émotion apparente (il va même jusqu’à demander à sa copine si il est vraiment bête – scène de la chambre d’hôtel), il s’incline pourtant devant sa mère pour laquelle il retrouve des émotions sensibles, des sourires, de l’affection, voire de la vulnérabilité. La scène finale revient d’ailleurs sur les frères réunis autour de leur mère, comme le symbole d’un temps révolu mais idéal. L’âpreté des émotions qui traversent Little Odessa est certainement extraite de la propre expérience de James Gray dont la mère est décédée d’une tumeur au cerveau. Ce fatalisme, James Gray l’a également puisé dans sa propre vie, en observant, comme il le confie à Jordan Mintzer, ses parents se comporter entre eux, face à la maladie. Dans ce monde clos de familles imposantes, les personnages extérieurs sont des miroirs de la famille. Michelle, qui est l’objet de désir le plus puissant de Léonard, agit comme un reflet de Léonard. Léonard répète les mots de Sandra à Michelle, à savoir qu’il veut prendre soin d’elle. Pourtant Michelle reste dépendante du succès de Ron, de la même manière que Léonard est entièrement dépendant du commerce de son père et des parents de Sandra. Robert Alpert, dans le même article, estime que la relation entre Michelle et Ron est tout aussi incestueuse que le futur mariage entre Léonard et Sandra. Dans la première scène (à revoir) Michelle identifie la voix de Ron à celle de son père, et au moment où Michelle confie à Léonard qu’il est comme son frère, Ron remarque qu’il lui rappelle son fils. Sandra en retour est un miroir de Ron. Elle offre à Léonard un confort de vie grâce au commerce de son père, et elle lui procure des médicaments grâce à son travail de pharmacienne. Lorsque Léonard retourne chez lui, une fois que Michelle l’a quitté, il lance un sourire à sa mère puis s’adresse à Sandra, avant que les deux femmes lui sourient à leur tour. De façon radicale on pourrait avancer que Léonard marie sa mère à travers la figure de Sandra Cohen. Sandra confie qu’elle a voulu rencontrer Léonard le moment où elle l’a vu danser avec sa mère. Avec une attitude aussi protectrice que celle de sa mère, elle affirme vouloir comprendre et vouloir le protéger. Enfin, lorsqu’ils font l’amour pour la première fois, la scène se déroule dans l’appartement des parents de Léonard, la nuit de l’anniversaire de son père. Le commerce Alors que les mères entretiennent le rôle de protectrices et de support de l’affection niée par les pères, ces derniers imposent le respect de la demande sociale américaine, selon laquelle les fils doivent réussir professionnellement. Dans les quatre films, les figures paternelles disposent d’ambitions toutes faites pour les fils. Dans Little Odessa, Reuben

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devra reprendre le commerce de son père, dans The Yards, Frank cherche à intégrer son neveu à sa compagnie, dans La Nuit Nous Appartient, le personnage de Duvall félicite son fils Joseph qui vient d’être promu dans le même service que son père. Enfin, dans Two Lovers le mariage de Léonard est doublé d’un emploi dans la compagnie de son beau-père, selon les vœux de son père. C’est un monde où le commerce a absorbé chaque pan de la société, jusqu’aux réflexes les plus intimes de ses personnages, par exemple lorsque Joshua demande à son frère combien sa Bar Mitzvah lui a rapporté. C’est aussi un monde où l’intérêt personnel pour le profit du commerce est à l’origine des trahisons. Quelle soit celle des petits gens ou de la bourgeoisie, la corruption agit partout de la même façon. Dans Two Lovers, le cabinet d’avocat que Ron dirige lui permet d’entretenir sa maîtresse Michelle, dans le dos de sa famille. Aucune classe sociale, ni aucun personnage n’est exempt de ces phénomènes. La Nuit Nous Appartient peut également être interprétée comme la lutte de Bobby pour la recherche de son vrai père, entre un père juif et un père chrétien disposant de deux idées distinctes de la réussite professionnelle. Le film débute en montrant le succès de Bobby qui dirige une boîte de nuit appartenant à une grande famille juive russe à la tête de laquelle se trouve Marat Buzhayev, le père spirituelle de Bobby. Le film met en parallèle deux mondes. Lorsqu’il se rend chez son patron, Bobby est accueilli comme un prince, il embrasse Marat sur le front qui le traite comme son fils. A l’inverse de Burt Grusinsky, chef de la police new yorkaise pour qui le travail vient toujours avant le plaisir, le monde de Marat semble être un lieu où le travail et le plaisir sont en harmonie. Mais encore une fois, ce monde constitue un compromis où les affaires ont infecté la vie de famille. Dans cette famille, les enfants sont utilisés comme les coursiers qui transportent la drogue. Dans une scène qui rappelle Little Odessa, Bobby insiste pour que Marat se mette à genoux. Pourtant, il refuse de l’exécuter, montrant à la fois la droiture morale qu’il s’est forgée et son amour pour cet autre père.

b. L’univers de James Gray comme « paraphrase » du monde réel Les quatre thèmes que nous venons de détailler fonctionnent comme des thèmes explicites qui nourrissent l’intrigue, par exemple la tension entre la symbolique fragmentation des classes sociales comme produit des conflits internes et des choix amoureux (Two Lovers). Ainsi, James Gray fait des éléments thématiques des moteurs du drame. Il n’y a pas de contexte, tout fonctionne dans le champ de ce qui est présenté. La religion, la famille et l’idéologie capitaliste qu’entretiennent les nouvelles générations d’immigrés ne sont pas des accessoires thématiques qui viendraient nourrir le récit en fond ; ils sont l’histoire. Ainsi, tout fonctionne dans la famille, sur la base de son idéologie. Pas de perversion de l’extérieur, le ver de la corruption se trouve dans la famille (Little Odessa, The Yards). Il n’y a pas non plus de scène de procès qui impliquerait quelqu’un d’autre qu’un membre de la famille concernée. De fait, les personnages secondaires ne sont jamais filmés en dehors d’une scène avec les protagonistes. Les personnages secondaires n’ont aucune scène entre eux. Dans La Nuit Nous Appartient, on découvre simultanément avec le personnage de Bobby le laboratoire de drogue, impliquant la responsabilité qu’il engage pour l’honneur de son père. Le spectateur n’a pas le loisir de découvrir Nezhinski en dehors d’une scène avec Bobby. Lorsque Bobby quitte Amada, le spectateur n’a pas le loisir de la retrouver en dehors du contexte de Bobby (rf. Au point de vue unique Partie 1. B.). Si les films contemporains sont soit des films indépendants intellectuels ou sarcastiques, soit des films à gros budgets qui relatent des histoires improbables ou des contes de fée, les films de James Gray se situent dans un entre-deux. Ils racontent de façon simple et linéaire, les histoires tragiques de personnages qui n’arrivent pas à échapper à leurs sorts. Il nous reste ensuite à voir

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comment James Gray fait accepter cet univers, de quelle manière il recrée ces mondes puis les connecte au spectateur pour l’émouvoir. Jean-Pierre Esquenazi examine les pouvoirs de la fiction à travers le rapport que l’imaginaire entretient avec la vie réelle. Ce qu’il appelle « pouvoirs de la fiction » est la capacité d’une œuvre a priori extérieure au spectateur à pénétrer nos vies. En convoquant Danto, Esquenazi se demande ce qui rapproche et connecte le spectateur au monde de la fiction, ce qui permet au destinataire de « prendre au sérieux le récit fictionnel », ou comme le dit le critique italien : Pourquoi devrais-je, en tant que lecteur, avoir le moindre intérêt pour Don Quichotte, si le livre se bornait à être au sujet d’un homme filiforme non actualisé, cela dans une région de l’être que je n’aurais aucune raison de connaître en l’absence des interventions de la théorie sémantique ? (1993a, p. 183) (Esquenazi, 2013) De même, nous pourrions nous demander : quel intérêt pouvons-nous avoir pour les luttes d’honneur au sein des familles juives immigrés de Brooklyn que James Gray met en scène ? Danto et Esquenazi écartent la question de l’évasion, car l’œuvre fictionnelle n’est pas simplement destinée à nous sortir de notre monde (elle l’est surtout dans le cadre du pur divertissement), pour montrer que l’imaginaire produit provoque et émeut lorsqu’il se rapproche de la vie réelle : Afin de penser ce lien qu’entretient une fiction avec son lecteur à la condition bien sûr que celui-ci soit intéressée par celle-là, Danto propose une formule qui peut sembler d’abord énigmatique : l’œuvre fictionnelle serait « à propos de chaque lecteur qui en fait l’expérience » (1993a : 195). […] Il s’agit d’établir un lien qu’Arthur Danto appelle une identification métaphorique : le lecteur s’identifie, non à l’un ou l’autre personnage, mais à une pensée découverte dans l’œuvre qui fait écho à quelque aspect de son existence. Danto donne un exemple très éclairant : « Un juif dont la vie se passe parmi les Wasps de la classe dirigeante peut trouver qu’il est Charles Swann, non d’une manière littérale mais métaphoriquement » (1993b : 225). (Esquenazi, 2013) Une connexion, ou une forme de résonance, s’établit entre le spectateur et l’univers qu’il assimile. James Gray n’a pas jusqu’à présent réalisé de film fantastique, mais des films dont les thèmes étaient proches d’une réalité accessible au spectateur, identifiable et mémorisable, une réalité que lui-même a vécue et explorée : le monde de la police new- yorkaise luttant contre les cartels de drogue, les famille immigrés russes et/ou juives de Brooklyn, la corruption qui règne dans les milieux d’affaires et les cercles politiques new- yorkais, et à travers ces thèmes les tensions, les joies et les déceptions de la vie courante. A ce titre, la construction de l’univers fictionnel s’opère selon la règle de l’écart minimal proposée par Marie-Laure Ryan. Le destinataire est capable d’utiliser ses connaissances, il suit ce qu’il voit comme des instructions du récit fictionnel et ce qui se passe dans le monde fictionnel suit la logique du monde réel pour ressentir le monde de fiction aussi complet que 1 le sien. ______1. RYAN Marie-Laure, Possible Worlds, Artificial Intelligence, and Narrative Theory, Indiana University Press, (Second Edition), 1992, pp. 48-55.

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En repérant les critères de Lubomir Dolezel, ¹ Jean-Pierre Esquenazi permet d’utiliser la théorie littéraire pour l’analyse des univers fictionnels audiovisuels. Chez Dolezel, trois critères permettent au lecteur de valider la construction de l’univers fictionnel : un critère d’accessibilité d’après notre monde réel. L’accessibilité signifie que nous pouvons comprendre l’univers fictionnel depuis notre monde réel. Elle est le canal d’échange entre l’imaginaire et le réel. Pour Esquenazi, c’est le critère qui rend l’univers de Dallas accessible aussi bien aux chinois qu’aux égyptiens. Les études de réception ont mis en lumière les intérêts différents que chaque communauté portait aux différents aspects de l’intrigue (les égyptiens regardaient Dallas par le prisme de la famille, les Russes s’intéressaient aux affaires, etc). Les logiciens parlent en termes de comptabilité des « encyclopédies » de connaissance. Celles-ci diffèrent selon les personnes et peuvent expliquer qu’un film comme La Nuit Nous Appartient ait été autant hué qu’applaudi lors de sa projection à Cannes. Alors que certains spectateurs y voyaient une apologie de la police en reprochant à James Gray certaines erreurs destinés à légitimer la puissance de la police – notamment le fait d’autoriser à Bobby de porter un fusil à la fin du film alors qu’il n’a pas passé tous les tests. (Dolezel, 1998, pp. 20-23). Un critère d’ « homogénéité ontologique », ou plus simplement de vraisemblance. Les personnages doivent vivre dans le même monde pour rendre l’univers fictionnel cohérent. (Dolezel, 1998, p. 16) Ce qui corrobore l’hypothèse de la récurrence des thèmes destinée à construire un univers fictionnel très homogène. Dans une interview des suppléments de la version américaine de The Yards, James Gray s’étonne de répéter à l’infini (20 ans de carrière) les mêmes récits. Il conclut d’ailleurs sa remarque en disant que les histoires policières de Brooklyn font certainement partie de lui, sans vraiment savoir pourquoi… Un critère d’authentification qui concerne l’acceptabilité des actions et des événements du récit. Les mondes dans lesquels nous vivons sont humains et tout doit être compris à travers les intentions des personnages. 1. DOLEZEL Lubomír, Heterocosmica: Fiction and Possible Worlds, The Johns Hopkins University Press, 1998, pp. 12-28, pp. 170-180. Nous authentifions la scène si nous sommes capables d’attribuer une intention compréhensible au personnage qui construit la scène. (Dolezel, 1998, pp. 145-165). Ici encore, nous avons fait état de l’importance accordée à la dramaturgie psychologique. Même si les états d’âmes des personnages de Gray peuvent sembler simples, ce sont eux qui motivent les conflits et, encore une fois, le récit. En se référant à des thèmes connus et assimilés comme la religion et les tensions familiales, ils sont authentifiables. La thèse d’Esquenazi veut que l’immersion du spectateur soit proportionnelle à la richesse de l’univers fictionnel. Esquenazi étudie les séries télévisées et prend en compte le facteur temporel qui ne fonctionnerait pas pour l’étude des films. Cependant nous pouvons garder comme outil d’analyse la mesure de la densité des univers fictionnel que Dolezel propose, dans la mesure où les thèmes que James Gray emploie et que nous avons détaillés sont récurrents et uniques. Toutefois, si l’on peut estimer l’univers de James Gray valide selon les critères de Dolezel, comme tout monde fictionnel, il est victime de son incomplétude. Un univers fictionnel est co-construit par le narrateur et le lecteur. ¹ Il est le corrélat d’un texte fictionnel, imaginé par l’auteur et construit par le lecteur. Mais le texte fictionnel ne dit pas tout. Lorsque je parle d’une voiture, je ne décris pas forcément les mécanismes automobiles. Bien que les fictions réalistes visent le plus haut degré de complétude, elles ne sont pas capables d’atteindre cet idéal. Au contraire, l’implicite est utilisé comme facteur d’efficacité esthétique et les narrations réalistes sont une illusion. Les

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éléments explicites permettent en revanche d’ancrer le monde fictionnel dans un paysage connu. L’univers de James Gray ne constitue donc pas une fiction autobiographique ni une fiction réaliste dans le sens où il joue volontairement sur les niveaux de connaissance du spectateur ; il est une métaphore du monde réel. Dans Little Odessa, lorsque Reuben rentre chez lui au début du film, sa grand-mère qui ne maîtrise apparemment pas l’anglais s’adresse à lui en Russe avant que son père intervienne en anglais avec un fort accent russe (notons que les dialogues en russe ne sont pas sous-titrés dans la version américaine du DVD). Sans nommer l’immigration, James Gray fait appel à un réservoir de connaissance du spectateur pour l’incarner. ______1. LAVOCAT Françoise, La théorie littéraire des Mondes possibles, Éd. CNRS, 2010. Les niveaux d’explicite et d’implicite agissent comme un tout et constituent la vérité de l’univers fictionnel. Un autre exemple se trouve dans la façon de filmer New York. La ville participe de ce même mécanisme. Elle n’est pas là à titre de contexte mais elle participe au récit, presque comme un personnage à part entière ‘New York has such character, it’s like another character in your movie’ (Gray, commentaires audio 5min20). La ville de New York n’est pas un symbole surfait, représenté à l’aide de vues aériennes ou de plan d’ensemble sur les gratte-ciels de Manhattan pratiquement inévitables dans tous les films contemporains dont l’action se situe à New York, mais un personnage du récit. Dans The Yards, la ville de New York apparaît de cette façon, organique et métonymique, où les rames de métro sont aussi les boyaux de la cité gigantesque qu’on ne vit que de l’intérieur. Ici, le métro new- yorkais agit comme un indice sémantique au sens de Dolezel. Bien que la ville ne soit pas nommée on comprend où se déroule l’histoire ; c’est un niveau d’implicite élevé. Dolezel utilise l’exemple du narrateur d’un roman d’Hemingway qui demande des Pesetas afin que le lecteur devine l’Espagne au lieu de la nommer. (Dolezel, 1998, p. 172). En retour, si le film se passe à New York, le spectateur ne sera pas surpris que Reuben (Little Odessa), Léo (The Yards) ou Léonard (Two Lovers), prennent le métro ; c’est un niveau d’explicite élevé. En jouant sur les deux niveaux, James Gray élève les exigences esthétiques. Ne jamais montrer New York telle que le spectateur lambda la connait, c’est la donner en appartenance aux personnages qui y habitent et c’est offrir une « idée » de la ville de New York. Chez James Gray, New York est comme le territoire sombre et unique où évoluent ses personnages, une ville dangereuse qui se vit de l’intérieur et dont il est impossible de se séparer, comme il est impossible de se séparer de son destin. D’ailleurs, la seule tentative de voyage a lieu dans Two Lovers, et elle échoue finalement. Ainsi, les thèmes détaillés plus haut sont des facteurs de l’intrigue qui surpassent le contexte, étant donné qu’ils animent les conflits intérieurs des personnages. De plus, ils sont organisés selon des niveaux d’intention variable qui fonctionnent comme un facteur d’efficacité esthétique. Bien que les thématiques apparemment réalistes donnent une consistance authentifiable de l’univers fictionnel au spectateur, celui-ci devient une « paraphrase du monde réel » dès lors que la fiction place l’imaginaire et le réel sur un même plan. Par conséquent, les thèmes explorés sont à la fois des éléments assimilables, des facteurs de l’intrigue, mais surtout ils sont une proposition originale formulée par le cinéaste. Désormais, il nous reste à voir comment, à l’aide des outils du cinéma (trucages, décors, recherche du détail, etc), ces propositions sont transposées à l’écran. Ensuite, une fois ces éléments posés, nous serons capable de voir d’où surgissent l’inattendu, l’incertain et le spectacle de la poésie, procurant une «plus grande vérité » aux films. Autrement dit, qu’est-ce qui se dégage d’un film de James Gray, que l’on peut ressentir mais qui n’est pratiquement pas mesurable.

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3.1.2) Recomposer le réel à l’aide des artifices du cinéma : le réel manipulé « Filmer, non pas le monde, mais la croyance à ce monde, notre seul lien. » (Deleuze, 1985) Nous venons de montrer que James Gray construit son univers à partir d’un ensemble d’éléments qu’il puise de son expérience personnelle. Ces éléments constituent à la fois des facteurs de la tension dramatique, ils sont explicites, non contextuels et produisent une vérité relative à l’histoire racontée. Ils sont également considérés comme des thèmes authentifiables qui permettent d’ancrer l’émotion dans un paysage connu, et dont le spectateur valide la production. Toutefois, bien qu’ils soient en rapport à la vie réelle, grâce à l’expérience vécue du cinéaste ou grâce à un processus de recherche qui s’approche parfois de la recherche documentaire – ce que nous allons détailler- il ne faut pas les considérer comme réalistes. En effet, dans cette dernière partie, l’objectif final est de démontrer que si le cinéma de James Gray s’appuie sur des thématiques conformes à la vie réelle qu’il construit à l’aide de méthodes documentaristes, il reste un cinéma de fiction où l’imaginaire prend le dessus sur le réel. A l’entendre, James Gray peut sembler un cinéaste plein de paradoxes. Lorsqu’il confie dans ses entretiens écrits ou vidéo qu’il a intégré, au risque de sa vie, des unités de lutte contre les narcotrafiquants afin d’observer les détails de leur fonctionnement, on imagine que l’objectif de ce type d’étude est de retranscrire ses informations sans la moindre erreur contrevenant à la vérité observée. Au cours de ses entretiens, il explique pourtant que l’erreur isochrone, comme celle du début du film où la musique de Blondie ne correspond pas dans la réalité à la période du film, les détails historiques ou visuels ne l’intéressent pas. Expliquer que le détail réaliste n’intéresse pas toujours James Gray, c’est accepter l’idée que le cinéma est construit sur du faux dans le but de proposer une image qui fasse vraie. Plus précisément, il s’agit de faire assez vrai pour rendre le résultat filmé accessible, selon les critères de validité de l’univers fictionnel proposés par Dolezel, et sur cette base pouvoir développer une idée personnelle du monde fictionnel qui inclut les décors, les costumes et tout ce qui contribue à rendre l’image homogène mais unique. Nous tentons de décrire ici la nature, chez le cinéaste étudié, de la combinaison inédite entre le monde réel qui impose son répertoire de valeurs (a.) et l’univers fictionnel qui propose ses propres conventions (b.). Par conséquent, nous verrons que c’est en éliminant la question du réalisme, dans un cinéma qui se fonde pourtant sur les conditions du monde réel, que des propositions originales peuvent satisfaire les exigences artistiques de la fiction.

a. Écarter la question du réalisme Les images photographiques tirées de clichés authentiques qui constituent le générique de La Nuit Nous Appartient, sont les premières sur lesquelles James Gray a fondé son inspiration pour décrire les unités spéciales de police luttant contre les narcotrafiquants.¹ Les quelques images d’ouverture donnent une idée de la violence et du contexte spécifique à ces groupes d’hommes dans les années 1980. A quoi correspondent-ils dans le film de fiction et comment les différencier d’un discours du vrai ? Jean-Pierre Esquenazi prétend qu’il est impossible de pouvoir déplier tous les paradoxes du film documentaire. ² Pour analyser ce que nous pensons être une image ou un discours vériste, il ne faut pas regarder l’image de l’extérieur mais décortiquer sa mécanique interne, c’est-à-dire les conditions d’ancrage dans le réel et l’intention d’honnêteté du réalisateur. Cette mécanique se divise entre les conditions de possibilité offertes à l’image pour qu’elle soit dans le réel, ce que Jean-Marie Schaeffer nomme le « savoir de l’arché » (la

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ressemblance des signes réels aux modèles réels), et l’engagement du cinéaste ou du photographe sur l’intention de vérité (« ce qui garantit la sincérité de cet engagement, c’est l’intention du cinéaste de présenter X conformément à sa nature propre », Esquenazi, 1996, p. 11). C’est précisément ici que doivent être séparés cinéma de fiction et cinéma documentaire. Le cinéaste de fiction utilise le savoir de l’arché, puisqu’il transpose le récit dans un univers fictionnel cohérent mais il renverse son engagement : au lieu de dire que son intention et son empreinte du réel sont sincères, il s’engage à tromper le réel pour atteindre, par le trucage, l’improvisation, l’amoncellement d’éléments du réel et de la fiction, une réalité conforme au réel. ______1. Le titre We Own the Night correspond au slogan de la Street Crimes Unit, une sorte d’unité de police d’élite formée à la fin des années 1980 pour lutter contre le crime urbain à New York. 2. ESQUENAZI, « Qu’est-ce qu’un discours « vrai » ? L’image « vraie » aujourd’hui »Réalités de l’image, Images de la réalité, (2) Champs visuels, Éd. L’Harmattan, n°2 Juin 1996. Montrer l’image d’un objet réel et dire que cet objet respecte, sur l’empreinte de la pellicule, le contenu de l’objet réel, sont deux modalités nécessaires pour produire un énoncé documentaire. En revanche, dans une fiction reproduisant un objet réel, nous pourrions dire que le montrer commande le dire, au point de noyer l’intention de conformité. Ainsi, le pouvoir de la fiction se déploie sur d’autres domaines. Son analyse permet de montrer pourquoi la ressemblance, l’interprétation documentarisante, la conformité trompeuse, ou tout ce qui trouve son fondement dans le rapport au réel mais qui s’en s’éloigne pour produite autre chose, sont plus déterminants que l’intention du cinéaste à présenter l’objet du réel conformément à sa nature propre. Quel rapport au réel la représentation de la police new yorkaise instaure-t-elle ? Finalement, le réel représenté n’est que le fruit de l’intention du réalisateur. Il suffit de différencier une image sans intervention d’une intervention reproduisant le réel conformément à sa réalité. En prenant l’exemple de Nanook l’esquimau, Esquenazi précise la nature de l’engagement du cinéaste dans la reproduction du réel au cinéma : Qu’est-ce qui justifie Flaherty d’avoir demandé à Nanook de construire un igloo pour sa caméra, sinon le fait que Flaherty lui-même assure que les Inuits construisent leurs igloos de la même façon qui apparaît dans le film ? Cet engagement joue le rôle de condition de vérité de l’interprétation documentaire de l’image : celle-ci est, en ce sens, une image autorisée. (Esquenazi, p. 11) Dans un autre texte, Odile Bächler nous aide à différencier la réalité de l’image, et la vérité 1 de l’image, c’est-à-dire ce à quoi elle se réfère. Comprendre que l’image n’est pas ce qu’elle représente c’est séparer l’image réelle, l’objet qui s’imprime sur la pellicule (virtuel) et le contenu de l’image (l’objet profilmique, capté sur le tournage du film, actuel). Une fois cette distinction faite, il faut penser en termes de références entre les objets, aux associations logiques qui rendent crédible l’existence de ce qui est affirmé à l’image. Ainsi, la « vérité de l’image » n’a pas de sens en soi mais plutôt en fonction du statut de ses référents. « Ainsi pour qu’une proposition, dans un film de fiction, soit vraie, elle implique un monde dans lequel sa référence soit possible. » (Bächler, 1996, p. 23) La différence entre le documentaire et la fiction trouve ici son point d’ancrage : la croyance du spectateur en la vérité du document nécessite une référence actuelle, répercutée dans le

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______1. BÄCHLER Odile, « Réalité et vérité de l’image cinématographique » Réalités de l’image, Images de la réalité, (2) Champs visuels, Éd. L’Harmattan, n°2 Juin 1996. monde réel ; dans une fiction, « il suffit qu’un référent virtuel satisfasse aux critères d’accomplissement de la proposition pour que le spectateur croie en cette proposition » (Bächler, 1996, p. 23). Prenons l’exemple de la police new-yorkaise que James Gray met en scène. Cette idée de la police est une idée au sens de proposition thématique, elle est documentée mais pas documentaire car James Gray ne filme pas la police qu’il a observée. La présence d’acteurs référents actuels, qui joueraient dans le film les personnages incarnés dans la vie réelle, n’est d’ailleurs pas un obstacle. Ici, nous pensons aux réels policiers figurants dans le film, qui ont assisté James Gray dans l’élaboration de détail techniques (par exemple la façon de porter les armes), ou à l’ancien Maire de New York à qui James Gray propose de jouer dans une courte scène son propre rôle (La Nuit Nous Appartient, 37min). Le mélange des références ne bloque pas l’interprétation de la fiction comme fiction dès lors qu’il empêche le documentaire d’être interprété comme tel. Pour résumer : dans une fiction, un référent virtuel doit satisfaire aux critères d’accomplissement de la proposition pour que le spectateur croie en cette proposition. James Gray étudie la police new-yorkaise pour remplir certains critères devant faire échos aux encyclopédies des spectateurs et puiser un ensemble de références originales. Les encyclopédies des spectateurs n’étant pas les mêmes, James Gray combine un ensemble d’éléments inattendus et connus et se permet de jouer avec les niveaux de connaissance des spectateurs. L’idée du charbon que reçoit Phoenix dans la bouche est issue d’une découverte que Gray a faite lors d’une descente avec la police, il l’a ajoutée dans le scénario en étant conscient que les spectateurs ne comprendraient pas de quoi il serait question. Or c’est ce qu’il recherchait pour retranscrire à l’écran, l’état de surprise qu’il avait lui- même ressenti. La recherche documentaire a été particulièrement importante dans La Nuit Nous Appartient puisque James Gray devait reconstituer un monde, celui de la police, qui était extérieur au sien. L’observation participante que James Gray a entreprise plusieurs fois au sein d’unités spéciales de police lui a permis de ressourcer un vocabulaire, des expressions, des méthodes de travail, des comportements et des histoires. Ainsi, la plupart des expressions de Robert Duvall (par exemple : « quand on pisse dans son pantalon on n’a pas chaud longtemps ») sont directement reprises du jargon policier que James Gray a entendu et retenu. Le dialogue entre Joseph et Vadim est aussi tiré d’un vrai dialogue entre un policier et un truand auquel Gray a assisté lors d’une descente. Ils ont des répliques récurrentes telles que : « tu veux que je double la mise », leur propre façon de gérer ce genre d’évènements, avec une attitude atypique et disciplinaire que Gray voulait transposer à l’écran. la police new-yorkaise devient une proposition virtuelle dès lors qu’elle est intégrée au processus fictionnel : ce que le spectateur voit à l’écran est le résultat d’une idée que nous pourrions définir comme référence à un corps diégétique aux propriétés fictives propres. Dans ce cadre d’interprétation, la police new-yorkaise selon James Gray ne peut pas être considérée comme « fausse », elle est le fruit de sa liberté d’imagination. Il est évident que le metteur en scène privilégie les références au monde actuel, accessibles au spectateur et mémorisables. Qu’est-ce donc qui s’éloigne de la référence réelle, quand dépasse-t-on la référence « catégorielle » ? (O. Bächler pour parler du référent

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principal). Quels sont les éléments qui font de la police new-yorkaise filmée dans La Nuit Nous Appartient une proposition virtuelle indissociable de son auteur ? A quel moment passe-t-on du matériel réel, car la référence à un film est toujours et avant tout une référence au monde réel, aux références virtuelles, créées par le monde du film ? La réponse est celle que nous répétons depuis le paragraphe précédent, elle passe par la création d’un univers fictionnel qui dispose de ses règles propres et qui sont autant de choix narratifs et symboliques qu’esthétiques. La police et la famille sont des puissances tragiques, des institutions sociales qui disposent de la capacité à forcer les choix des individus, à orienter le récit de l’action en privilégiant le mélodrame familial à l’intrigue policière. La seule personne que l’on voit derrière les barreaux est Bobby, sermonné par son père, et non Nezhinski, le vrai truand que l’on envoie en prison. Gray cherche à positionner les institutions comme des forces d’attraction supérieures auxquelles chaque personnage est toujours renvoyé. Justement, la police est incarnée par la figure de Robert Duvall, père des deux institutions, la police et la famille. Esquenazi conclut en rappelant le caractère douteux et instable de la réalité. Nous pourrions ajouter le caractère décevant et inintéressant de la réalité qui pousse, en fin de compte, chaque cinéaste à se l’approprier et à la modifier. Ou jouer avec les conventions : décrire la police comme vulnérable, faire de ses héros des anti-héros, est une proposition aussi vraie que fausse. Les choix qui président au découpage du réel sont ainsi conditionnés par le sens esthétique et narratif à donner au film.

b. Proposer son « idée » Les choix artistiques représentent donc un juste milieu. James Gray puise du réel ce qui sert son imaginaire, quitte à se rapprocher ou s’éloigner de l’élément original.¹ Prenons l’exemple des costumes dans La Nuit Nous Appartient. L’enjeu pour Gray et son chef costumier, Michael Clancy, était de créer des costumes identifiables aux années 1980, période pouvant être entendue comme le monde réel, en leur donnant du sens par rapport aux conventions de l’histoire et aux personnages en jeu. Dans les suppléments du DVD américain, Michael Clancy explique que la directive du réalisateur était de ne pas faire une démonstration de style des années 1980. Autrement dit, s’il était important de baser le travail sur cette époque, il ne devait pas être question de s’approcher de la « vérité » des années 1980 affichée comme une preuve d’authenticité, si celle-ci devait contrevenir à l’ambition esthétique du film. La difficulté était donc de faire correspondre les costumes à une idée des années 1980 (chemise larges, motifs, vestes en cuir, jeans, longues boucles d’oreille, etc) plus qu’une vérité– car, comme le dit James Gray, les gens qui passent leur temps à vérifier ce genre de détails…perdent leur temps- en accord avec le reste des décors et de la production artistique, tout en laissant les acteurs les incarner. Avec le même chef costumier, James Gray explique leur démarche pour trouver les habits correspondants le mieux aux personnages de Two Lovers : Il est très difficile d’être juste et je ne sais pas si nous l’avons été. Nous avons pris une série de clichés photos de gens vivant à and nous avons basé notre idée des costumes d’après eux. Mais nous avons piqué différents éléments de chaque personne. Nous avons observé beaucoup de personnes qui ressemblaient à Léonard, on a donc volé des idées de sources diverses pour arriver à créer un style vestimentaire authentique, mais pas stéréotypé.² Dans le texte cité dans le paragraphe précédent, Esquenazi précise d’ailleurs que la question du réalisme n’est pas valable en tant que description de la réalité concrète de

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l’œuvre tant sa vérité ou sa fausseté sont impuissantes à créer une connexion entre le lecteur et le texte fictionnel. ______1. La scène entre Amada, sa mère et Jumbo, a été tournée dans un véritable immeuble considérablement amélioré depuis les années 1980. Les décorateurs ont sali le lieu en rajoutant des graffitis aux murs. La scène du laboratoire a également été tournée dans un lieu original et non un studio. Cependant, il était trop délabré et ne correspondait pas à l’idée que James Gray se faisait d’une cachette aussi effrayante que fascinante. (Gray, 2008) 2. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers [DVD US] 2009, 1h15 – texte original en Annexe. On imagine donc à quel point le travail des équipes artistiques est important. Parfois, la richesse du monde fictionnel peut se trouver dans les détails. Joaquin Phoenix explique que le diamant qu’il porte à l’oreille dans La Nuit Nous Appartient devait procurer du dégout au personnage fermé d’esprit de Robert Duvall, opposant à travers le style vestimentaire les différences de conventions entre le père et le fils, tout en participant à la beauté iconique particulière et attachante de Bobby vêtu de chemises à col ouvert, de vestes et de foulards détachés. Par conséquent, le costume devient un élément narratif. En participant à la logique du récit, comme le diamant le fait en opposant les goûts rangés du père et la marginalité du fils, il est performatif. D’autres exemples pourraient être cités, comme le soin apporté à la création du personnage de Vadim dans La Nuit Nous Appartient. Son allure fut directement inspirée de celle d’un vrai truand russe dont James Gray a conservé le regard intense et la moustache pour l’adapter à Vadim. Il s’est limité à ces éléments pour lui procurer une certaine humanité et un réalisme physique qui ne soit pas seulement associé à sa brutalité, l’idée étant que l’on découvre sa dangerosité au fil du film. Aussi bien que les costumes, les décors contribuent à enrichir le message artistique du cinéaste. La boîte de nuit El Caribe provient de quatre lieux différents et existants que les architectes et décorateurs ont associés pour donner le résultat qui convenait, celui d’un lieu trop beau que Bobby aura du mal à quitter. (Mintzer 2012, p. 136) Le décor, puisé dans les archives du réel, les extérieurs étant originaux, participent au récit. De la création des costumes à celle des décors aussi bien que la coordination des cascades, tous les départements artistiques doivent participer de ce mouvement. Par exemple, dans la scène de fusillade du laboratoire de drogue, James Gray exige du coordinateur des cascades qu’il restreigne les mouvements à l’essentiel, de ne pas « faire trop Hollywoodien » en évitant que les acteurs sur jouent les attaques et les blessures.¹ Encore une fois, l’ambition du cinéaste était d’être aussi vrai que possible sans jamais limiter le nombre d’erreurs pouvant participer à l’illusion. Les erreurs isochrones ou visuelles n’ont pas d’importance tant qu’elles participent à l’homogénéité de la pensée artistique. De fait, devoir ajouter les tours jumelles de Manhattan en image de synthèse en arrière-plan était une exigence des producteurs, et non du cinéaste, car elles ne rajoutent rien en marge du détail historique. Le détail réaliste n’intéresse pas James Gray s’il ne dit pas quelque chose de supérieur. ______1. GRAY, Special features, “Police action: filming cops, car and chaos”, We Own the Night [DVD US] 2008. Par exemple, il commente le choix de faire porter à Micheal Solo des lunettes de très mauvais goût mais qui sonnent justes (feel real) et permettent d’ajouter de la tendresse au personnage. En fin de compte, ce genre de détails dit quelque chose d’autre sur la police,

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ils participent à l’image tendre que James Gray veut donner de la police et s’insèrent dans le sens narratif global, là où le mélodrame familial prime sur l’enquête et l’intrigue policières. Nous observons une nouvelle fois que le cinéma est certainement le plus grand art collaboratif, dans le sens où il nécessite automatiquement le soutien de plusieurs personnes pour s’accomplir (des centaines de personnes dans le cadre de telles productions, ce qui pousse plusieurs fois James Gray dans ses commentaires à comparer le cinéma à un « cheval sauvage »). Dans un entretien vidéo, James Gray remarque qu’il est impossible de se baser sur la vision du cinéaste pour analyser un film tant l’implication des équipes artistiques modifie la donne pendant le processus de création. (Mintzer, 2012, p. 54) Le chef décorateur, le costumier ou les autres producteurs de l’univers fictionnel participent autant à la fabrication du monde que le cinéaste. La divergence entre leurs compétences crée des altérations ou des choix que le metteur en scène n’avait pas envisagés. Par conséquent, un film échappe toujours à son réalisateur. Il s’agit donc de mettre en relation la précision dans la recherche du détail et la liberté que s’octroie le cinéaste par rapport à cette volonté. Dans les suppléments du DVD américain de La Nuit Nous Appartient, il déclare : « j’étais préoccupé par le détail pour que le film puisse avoir à la fois une part d’authenticité sans faire lieu commun ou cliché ». Peu après, il affirme vouloir faire « un film qui soit très beau visuellement mais qui ne semble jamais faux ». ¹ Le réel est manipulé en fonction de sa capacité à créer un évènement. A la question « qu’est-ce que le réel m’apporte ? », James Gray répond : tout ce qui peut participer à l’énergie du cinéma. Par conséquent, c’est moins la question du degré de réalisme qui inspire le cinéaste que la capacité du réel à créer un évènement cinématographique. ² Cet évènement peut être in-intentionnel et inséré au processus de création. Dans Little Odessa, la scène de retrouvailles entre les deux frères sur les quais de Brighton Beach n’était pas censée se dérouler sous la neige. ______1. GRAY, Special features, “A moment in crime Creating Brooklyn in the late 80’”, We Own The Night [DVD US] 2008. 2. André PARENTE parle de processus « imageant », il faut voir dans l’irruption du réel la consubstantialité de la narrativité et de l’image. Le cinéma n’est pas de nature langagière mais de nature imageante. L’image est évènement, rf. Cinéma et Narrativité, Éd. Harmattan, 2012. Au lieu de décaler le tournage, James Gray a décidé d’inclure l’élément naturel pour compléter l’univers visuel ; c’est un choix qui fait sens car la rudesse de l’hiver rappelle la marginalité et la sauvagerie de Joshua contraint de survivre presque constamment à l’extérieur. La démarche peut être de se laisser guider par la beauté de la réalité. James Gray commente le caractère visuel de Brighton Beach qui renvoie à sa préférence de tourner en décors naturels: Brighton Beach est un quartier formidable, tellement laid qu’il en est presque beau. J’ai pensé qu’il combinait parfaitement les deux aspects du cinéma que j’affectionne : un réalisme de la vie de tous les jours et une réalité supérieure. ¹ Ne pas tourner en studio stimule certainement les acteurs, plus aptes à évoluer dans un environnement authentique. Cela peut aussi agir sur les décisions de l’équipe techniques. Lorsqu’il a été décidé que Two Lovers serait tourné dans un véritable appartement, James Gray a imaginé que les difficultés logistiques (moins d’espace pour les prises de vue)

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pourraient aider à reproduire la sensation de claustrophobie et d’étouffement qui se dégage de l’appartement des parents de Bobby. Nous avons vu que, même dans un cinéma qui ancre ses principes dans les conditions et les solutions de la vie réelle, les degrés de réalisme ne suffisent pas à expliquer le pouvoir de la fiction. Finalement, l’ambition la plus personnelle du cinéaste est à trouver dans un mécanisme à deux vitesses qui peut être simplifié de cette manière : faire du beau quitte à être faux mais ne jamais sembler faux en faisant du beau. La retranscription authentique des émotions est ainsi plus indépendante de l’attache réaliste. Il nous reste à voir comment James Gray différencie la notion d’authenticité de celle de réalisme pour poursuivre la recherche de ce qu’il appelle « une plus grande vérité », c’est-à-dire une vérité plus poétique que la banalité du réel mais aussi touchante et universelle que les émotions qui nous traversent tous. Si l’authenticité ne découle pas forcément du réalisme, nous constaterons que l’essence des films de Gray se situe dans la combinaison entre ces deux éléments, lorsqu’il associe l’apparence de réalisme à un imaginaire à peine repérable (rupture du coupage au montage, arrangements mélodiques, improvisation, éléments cosmiques, ralentis imperceptibles, etc). ______1. GRAY, Commentaires audio Two Lovers, [DVD US] 2009, 1h11 – texte original en Annexe.

2) L’ambition de James Gray : la recherche d’une « vérité plus grande »

Lorsqu’il parle de ses objectifs de cinéaste, James Gray revient toujours à la même conclusion. Son cinéma n’est destiné qu’à la retranscription de nos émotions les plus intimes. Pourtant, pour atteindre ce degré d’authenticité, il s’éloigne volontairement des choix opérés par le cinéma indépendant contemporain à la recherche toujours plus active d’une vérité naturelle de l’image. Dès lors, le cinéaste sépare le réalisme de l’authenticité. Chez James Gray, la lumière ressemble aux peintures des vanités ou aux jaunes de Turner. La forme du récit respecte des schémas connus et prévisibles, sa mise en scène s’ancre dans les codes du cinéma classique et ses personnages sont des figures tragiques ou mélodramatiques confrontées à des forces qui les dépassent. Pour autant, les émotions décrites ne semblent jamais exagérées et sont perçues avec une pureté entière. Elles sont aussi sensiblement intimes qu’universelles puisqu’elles se rapportent à des phénomènes de la vie courante (rupture amoureuse, sentiment de trahison, autorité du père, amour maternel, etc). Dans le commentaire suivant, James Gray résume le mouvement de sa pensée : J’ai déjà évoqué rapidement l’idée d’une authenticité des émotions. Celle-ci était vraiment le principe moteur de mon travail. Lorsque j’ai commencé à réaliser [Two Lovers], je me souviens très précisément que mon ambition n’était pas de faire un film nécessairement réaliste, c’est-à-dire un film disposant de tous les clichés habituels du cinéma indépendant actuel, une caméra constamment portée à l’épaule, la volonté de créer une image crue où le réalisateur dirait : « je vais filmer de façon tellement vive et dépouillée que vous serez bluffés par l’authenticité du film ». Pour moi, c’est une idée éculée, aussi bien que toutes les

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idées que le cinéma commercial véhicule. Ce que vous cherchez au cinéma, c’est au mieux une plus grande vérité, une vérité poétique. Car, peu importe la façon dont vous espérez atteindre la vérité, sa représentation peut être réelle mais pas forcément intéressante ni intrigante. Ce qui compte, ce n’est pas la nature réaliste de la présentation mais plutôt l’authenticité des émotions, à quel point celle-ci est ressentie par le spectateur. Par exemple, vous pouvez voir un Opéra de Puccini, qui a une grande authenticité dans l’émotion, sans qu’il soit réaliste, ce qu’il n’est pas, bien évidemment. On pourrait aussi réaliser un film où l’on me verrait en train de me brosser les dents pendant 20min. La scène pourrait sembler réelle, mais qui cela intéresserait ? ¹ ______1. GRAY, Commentaire audio, Two Lovers, [DVD US] 2009, 10min – texte original en Annexe. Ce que James Gray nomme « une vérité plus grande », c’est la vérité de la poésie qui se dégage des émotions qu’il décrit. La dernière question que nous poserons et qui constitue l’achèvement de la « pensée » du cinéaste est : d’où provient la poésie dans ses films ? Les altérations que nous avons nommées dans l’introduction à la Partie 3 constituent des exemples de surgissement de la poésie. L’idée est de constater qu’aucune n’est une figure de style éprouvée, destinée à impressionner le spectateur. Au contraire, elles sont toutes pratiquement imperceptibles. Nous retenons six catégories d’expression comme autant de thèmes où James Gray met à l’œuvre l’expression des émotions. La sensualité contre la sexualité Les personnages de James Gray ne sont pas sexuels ; ils sont sensuels. Ils font l’amour mais n’évoquent jamais leur sexualité. Chaque film dispose cependant d’une scène d’amour. Mais dans l’action, les corps ne sont jamais montrés. Lorsque Léonard et Sandra font l’amour, la caméra se retire légèrement pour épouser le mouvement de balance des corps. L’image ne capte que le visage de Sandra dont la voix se confond avec celle de l’air d’Opéra que le disque de Léonard joue dans tout l’appartement. (Two Lovers) James Gray filme en retrait Charlize Theron retirant son haut avant de couper le plan (The Yards). Gwyneth Paltrow (Two Lovers) dévoile un sein à travers la fenêtre qui la sépare de Joaquin Phoenix. Les deux scènes ne sont pourtant pas gratuites. L’extrême grâce dévouée de Charlize Theron est destinée à contraster le désespoir de Willie, dont elle n’imagine pas la teneur. Lorsque Gwyneth Paltrow recouvre le sein qu’elle vient d’exposer à Léonard, elle baisse le regard, silencieuse et presque honteuse (she feels ashamed, 1h24min10). L’altération provient du contraste entre les sentiments opposés des deux êtres communicants. La retenue contre l’exagération Nous avons déjà étudié dans la Partie 2 la façon dont James Gray s’était réapproprié le topo de la course-poursuite en voiture en retenant l’action dans ses retranchements pour faire primer le point de vue de Bobby et sa difficulté à maîtriser l’évènement. Nous avons également évoqué la scène de combat entre les deux frères pour laquelle James Gray élargit le cadre afin de laisser le combat s’épuiser, au lieu de capter l’action dans le vif pour saisir sa violence, comme le suggérait le producteur. Au-delà de l’élégance du geste de mise en scène, James Gray tente de capter ce qu’il y a de futile dans la brutalité et de beau dans cette futilité. Au lieu d’imposer la force de l’action en contraignant le spectateur à la subir, James Gray interroge sa nature. Dans la scène finale de La Nuit Nous Appartient, Gray ne cherchait pas le plaisir de tuer ; au contraire il fallait qu’une sorte d’insatisfaction,

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de déception découle de la capture de Vadim pour prouver que le besoin de vengeance de Bobby était illusoire. Gray ne filme pas une capture héroïque, bien qu’elle soit courageuse, mais une confrontation finale qu’il qualifie d’anti-romantique (Gray, commentaires audio, La Nuit Nous Appartient, 1h43min40). C’est un moment sans saveur pour Phoenix et pour le spectateur qui ne voit pas Vadim souffrir, déjà à terre lorsque la caméra s’approche vers lui. La retenue préside l’élégance dans le cinéma de Gray. Les personnages bouleversés pleurent peu. Ils ne crient jamais et parlent souvent à voix basse. Les cris de la mère de Reuben sont atténués par la musique (Little Odessa) ; on n’entend ni ne voit la mère de Léo souffrir (The Yards). Comme les mouvements et les gestes dans l’action physique, les voix sont calibrées sur l’exigence de retenue. Les émotions ne sont pas dramatisées dans le sens où elles ne sont pas sur jouées. Dans la seule scène où Bobby crie, sous la pluie, après l’accident de son père, James Gray ralentit l’image et supprime le son des corps pour ne laisser entendre que le bruit de la pluie. Lorsque les deux policiers viennent annoncer au Capitaine Grusinsky que Joseph a été agressé, Robert Duvall reste solennel et ne demande calmement qu’à savoir où se trouve son fils. Pour les policiers, les questions de vie et de mort n’ont rien d’exceptionnel, et le spectateur peut s’attendre à voir réagir Robert Duvall d’une manière aussi sobre. Mais dans le plan suivant, James Gray élargit le champ en éloignant la caméra, et l’on voit le capitaine s’effondrer dans les bras de ses co-équipiers. Il montre subtilement le refoulement émotionnel qu’il portait en lui et qu’il n’aurait pas exposé aux policiers. Les éléments « cosmiques » J’ai tenté d’introduire une qualité poétique au film. C’est-à-dire que le film ne serait pas un film commercial hollywoodien qui vous dévoile une série de mensonges ou de fantaisies au sujet des relations amoureuses. Ni ce qu’on pourrait appeler un film d’auteur, où tout doit être plus vrai que vrai, plus cru que cru, avec autant de caméra portée à l’épaule, jusqu’à ce que le film révèle la laideur du monde. Au contraire, j’ai essayé de trouver un équilibre entre les beautés qui pouvaient se dégager de ces deux mondes. L’utilisation de la pluie ou la scène d’amour sur le toit correspondraient dans ce sens à l’introduction de la poésie dans le film.¹ ______1. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers, |DVD US] 2009, 1h02min50 – texte original Annexe. Au cours de ses entretiens, James Gray qualifie de cosmiques les éléments métaphysiques qui insistent sur la nature des évènements qui se déroulent. Qu’elle soit naturelle ou ajoutée par images de synthèses, la pluie (La Nuit Nous Appartient, Two Lovers) fait partie de ces éléments « cosmiques » destinés à rendre aux films de Gray une texture à la fois réaliste et au-delà de la vie courante. La pluie et l’orage viennent signifier à plusieurs reprises l’emprise de forces extérieures sur le destin des personnages. Le vent qui disperse les cheveux de Gwyneth Paltrow sur le toit dans Two Lovers, la cloche qui sonne au loin pendant le tournage de la scène de l’enterrement ou l’orage qui s’annonce en faisant s’incliner les fougères à la fin de La Nuit Nous Appartient, font aussi partie de cette réflexion. Quand Joaquin Phoenix rentre dans les fougères enflammées, « est-ce réaliste ? » se demande James Gray, « Je ne sais pas » répond-t-il. La question n’est pas là. L’essentiel est que ces éléments forcés, comme la pluie ajoutée par images de synthèse, ou naturels (« Parfois les dieux sont avec vous lors d’un tournage », Gray commentant la séquence final

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de La Nuit Nous Appartient), projettent le film dans une dimension archétypale. Lorsque Phoenix sort des fougères d’où on aperçoit les premières flammes, il est un homme qui renaît. Le vent s’intensifie alors que la musique de Kilar reprend. La nature, en accord avec le film, inscrit la scène dans une dimension « cosmique ». Relevons un autre type d’élément, entièrement contrôlé par la mise en scène, mais qui se rapproche de cette réflexion. Dans la scène de l’enterrement du Capitaine, il se déroule quelque chose d’assez troublant. Joaquin Phoenix lance un regard au-delà du grillage et aperçoit des enfants qui rient et le regardent. En un plan silencieux, complètement opposé à la logique de la scène, James Gray montre que les policiers n’existent pas en dehors de leur monde. (Mintzer, James Gray, p 136) D’autre part, si James Gray utilise peu le hors champ, il apparaît parfois comme facteur d’efficacité esthétique. Lorsqu’on devine qu’Isabella Rosselini écoute à la porte de son fils, il est dit qu’il existe un monde extérieur pour Bobby. L’altération provient de détails de la nature ou de détails volontairement insérés dans une scène destinés à élever imperceptiblement l’intensité du film. Les outils techniques de mise en scène Qu’est-ce que le style ? Faire oublier que la caméra existe. Le style visuel du film devait être simple et complexe à la fois. Simple et facile ne veulent pas dire la même chose. Facile, c’est quelque chose que vous voyez sans arrêt. En revanche, avoir l’air simple revient à faire oublier le travail technique de la caméra, aussi difficile qu’il puisse être, et laisser l’histoire se développer. Avec Joaquin Baca-Asay [chef opérateur], nous avons discuté intensément de l’approche classique abordée dans le film. Pourtant, il y a tant de choses fantaisistes que nous avons expérimentées, en espérant qu’elles ne se repèrent pas car ce n’est pas le but. De nombreux plans du film sans dialogue ont été tournés au ratio de 36 images par secondes, pour ralentir leur vitesse. Celui-ci par exemple [Joaquin Phoenix caresse le bras de Gwyneth Paltrow, 1h09min04]. Une sensation de rêve que vous ne repèrerez pas j’espère. Quand Léonard sort de la voiture au Lincoln Center [Metropolitan Opera], nous avons aussi utilisé cette méthode, 36 images par seconde. On l’a fait beaucoup de fois dans le film 1 dans l’espoir d’ajouter une poésie aux mouvements. Des détails imperceptibles, comme un léger ralenti répété le long du film, propulsent le film sur une échelle de valeurs complètement différentes. L’ambition d’une mise en scène invisible, à l’intérieur de laquelle seraient distillées des altérations poétiques (ralenti, lumière, « off screen », plan-séquence, travail sur les bruitages), qui ne sont pas destinées à impressionner le spectateur mais à souligner la force des émotions en se faisant oublier (￿it would never call attention to itself￿ - souligné et traduit en français ci-dessus), augmente considérablement les exigences esthétique et artistique du film. Dans le même film, James Gray s’est essayé à plusieurs expérimentations du point de vue, pour conférer à Two Lovers une impression de rêve. Le cinéaste a de nombreuses fois exigé que ses actrices dirigent leur regard directement face à la caméra. Par exemple, à la douzième minute du film, de façon quasiment imperceptible, James Gray filme Vinessa Shaw de face qui fixe l’objectif de la caméra. A priori, cela ne se remarque pas mais le trucage permet au spectateur d’épouser le point de vue de Léonard, presque inconsciemment. Dans Two Lovers, la gestion des outils techniques de mise en scène, souvent maîtrisés par le chef opérateur en accord avec le réalisateur, avait pour objet de restituer ce que James Gray appelle une « dream-like quality ». L’exemple d’une des dernières scènes du film, BERGE Tristan 71 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

lorsque Léonard, prêt à partir, attend Michelle dans la cour de l’immeuble, illustre la façon dont les choix techniques conduisent à produire cette qualité, pratiquement imperceptible mais essentielle. Pour le cinéaste, Michelle correspondrait à une idée que Leonard se fait d’elle, complètement différente de la réalité. Pour transcrire cette proposition littéraire en une proposition cinématographique, James Gray filme Gwyneth Paltrow sous une ombre verte noire qui ne provient de nulle part, avançant de loin dans le corridor où l’on devine simplement son corps comme la silhouette d’un personnage inconnu mais que l’on va redécouvrir rempli de déception. ______1. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers [DVD US] 2009, 1h08 – texte original en Annexe. Michelle n’est pas ce que Léonard imagine. Pour transcrire cette proposition littéraire en James Gray a supprimé les bruitages des pas, pour rendre l’entrée plus mystérieuse. Il a aussi demandé à l’actrice de s’approcher au plus près de la caméra afin que sa beauté soit légèrement déformée. La scène s’ouvre sur un plan en contre plongée qui isole le personnage de Phoenix, face au mur des apparences. Le travail sur le son, qui mélange des bruitages de l’océan, du métro, de la ville, de travaux urbains, du vent, est aussi destiné à renforcer de manière inconsciente le trouble de Léonard. Le cinéma devient du cinéma lorsque tous ces outils fonctionnent ensemble pour donner au spectateur une sensation mémorable. Le montage Le montage est un aspect essentiel de cette procédure. La première scène sur le toit est un plan séquence long de quatre minutes trente. James Gray le justifie comme un choix de cinéma car il est approprié à la scène. Il surnomme le plan séquence un plan démocratique, non contraint par le champ-contrechamp, où le spectateur peut poser son regard sur le personnage qu’il veut. Ici, Léonard et Michelle discutent de choses si intimes et sincères que couper le plan briserait ce rapport (« Avec ce niveau de cadre démocratique, on peut regarder où l’on veut et je crois que cette méthode participe à ce que j’appelle une vérité plus 1 grande »). Parfois, un choix de montage apparemment simple peut révéler à une scène toute sa valeur. L’essentiel étant de savoir ce qui est « approprié » à la scène, seule condition permettant d’achever une vérité plus grande car riche de sens. A propos de la seconde scène sur le toit, lorsque Léonard avoue son amour pour Michelle, le monteur a décidé de laisser le plan en contre plongée se prolonger pendant quatre minutes, accompagnant de façon lancinante Léonard dans sa déclaration : Voilà du montage, ça c’est du montage. Le plan dure 4 minutes. Vous allez vous dire « comment imaginer que c’est du montage alors qu’il n’y a aucune coupure ». C’est un choix que le monteur effectue, le choix de ne pas interrompre le moment et que j’estime aussi important que celui d’interrompre le moment. On voit toujours des films nommés aux Oscars, comme The Bourne Ultimatum où les monteurs coupent sans arrêt, en faisant croire aux gens que le nombre de coupes est proportionnel à la qualité du montage, ce qui est une idée ridicule. L’important est de savoir ce qui est approprié à la scène. Avec John [Axelrad, monteur], nous en avons discuté longuement. Nous aimions tous les deux beaucoup le plan, le ______

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1. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers [DVD US] 2009, 58min20 – texte original en Annexe. fait que Joaquin joue la scène pratiquement dos à la caméra. J’aime aussi l’environnement qui les entoure, le fait que l‘on puisse voir le quartier en arrière-plan, suggérant qu’il existe un monde entier derrière le monde du film. ¹ Le réalisme ne provient pas du fait de ne pas couper le plan du plan mais de la logique de montage : la caméra accompagne la déclaration de Léonard comme un geste qui s’accorde parfaitement avec la voix. Le choix technique est approprié car il capte l’authenticité de l’émotion. La lumière Poursuivons la série des altérations avec la lumière. Comme le montage, celle-ci doit trouver son sens (savoir « ce qui est approprié »). En utilisant l’exemple de The Yards, puisqu’il est souvent cité comme le film le plus noir de James Gray, nous constatons que le cinéaste ne se complaît pas dans l’accentuation du sombre mais qu’il cherche à représenter avec la lumière, la volupté de la mort. Comme la « dream-like quality » qui berce Two Lovers, la « voluptuousness of death » traverse The Yards. L’enjeu fixé auprès du chef opérateur Henry Savides était de trouver un équilibre entre une peinture tragique et une douceur dans sa représentation pour ne jamais montrer une image repoussante. Inspiré de Rembrandt, De la Tour (notamment pour les bougies que l’on voit au début du film), Hopper, Goya, Whistler et De Ribera, Henry Savides laisse le noir occuper une large partie du cadre puis compose avec les couleurs jaune, marron et verte afin de donner au film une texture plus tendre venant contrebalancer la froideur de l’histoire. Un léger vert, différent du reste du film a été utilisé pour la scène de l’hôpital. James Gray explique ce choix pour souligner le caractère unique de la scène, lorsque Léo effectue le choix qui décide de tout le reste. Pour prouver que la lumière fait partie du système de pensée du cinéaste au même titre que tous les autres éléments du film, il suffit de rappeler que James Gray a peint une série d’aquarelles (comme il l’avait fait pour Little Odessa) pour chaque scène, comme autant de « specific color schemes » (Savides), destinée à être la base de travail du chef opérateur. ______1. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers [DVD US] 2009, 1h18min – texte original en Annexe. Les acteurs, les personnages et l’improvisation Les acteurs sont toujours le prisme de l’émotion, c’est à travers leurs regards, leurs désespérances et leurs joies qu’elle voyage. Dans les commentaires audio de The Yards, James Gray confie vouloir remplir ses films d’une vitalité émotionnelle (emotional vitality), communiquée par les acteurs. Cette force, il la doit à la qualité de ses acteurs, notamment à la beauté et au jeu particuliers de Joaquin Phoenix que les Cahiers du Cinéma ont récemment qualifié de « plus précieux monstre d’Hollywood » (n°691, p. 36) et que James Gray surnomme « génie émotionnel. » Le jeu de Joaquin Phoenix est complexe. Il est un acteur extrêmement consciencieux, participant à l’élaboration de son personnage. Il est surtout un grand improvisateur sensible. Dans Two Lovers, la scène de danse était improvisée et la réaction de Gwyneth Paltrow naturelle. La scène du toit également improvisée, laissée au soin des mots de l’acteur qui transporte le jeu dans une dimension supérieure au réalisme. Chez Joaquin Phoenix, il y a toujours un dérèglement des sens juste, comme une larme qui tombe, parfaitement maîtrisée (The Yards, La Nuit Nous Appartient). Il est l’acteur de l’altération car il surprend et maîtrise à la fois. Lorsqu’il improvise cette danse, c’est aussi habile que maladroit car l’amour est aussi ridicule que BERGE Tristan 73 L'oeuvre de James Gray : héritage et ambiguïtés dans la postérité du cinéma classique.

délicat. Mais le geste est maîtrisé. Dans Two Lovers, James Gray a créé un personnage qui serait une « version outrancière de nous tous » par lequel passent toutes les émotions, exagérant les sentiments décuplés par l’amour. Son physique, avec sa carrure trapue, ses yeux verts, ce bec de lièvre et un nez droit rappelant les statues grecques, le rend beau mais particulier, iconique. Son jeu dépasse la justesse et « excède la demande » par des subtilités psychologiques – on comprend sur un visage presque immobile toutes les émotions de l’acteur- qui sont toujours en accord avec le corps. Joaquin Phoenix fait penser à l’ « athlète de la dépense » que décrit Valère Novarina : Dans l’un de ses magnifiques textes sur le jeu théâtral, Pour Louis de Funès, Valère Novarina explique à quel point l’acteur est par essence celui qui « excède la demande », un « athlète de la dépense » qui doit donner toujours plus que les figures attendues. Cette dépense est celle des cycles perpétuels de ses apparitions et disparitions, qui le conduisent à en savoir plus que tout autre sur la « renaissance psychique, le rêve et les records de résurrection, sur la chute, la gloire, la rechute » […] C’est un moment de gloire de l’acteur qui passe par le déraillement du jeu, une succession d’écarts à la bienséance qui aboutit à un moment de vérité, un moment de justesse qui passe par le dérèglement.¹ ______1. BEGHIN Cyril, DELORME Stéphane, LEPASTIER Joachim Lepastier et TESSÉ Jean-Philippe, « L’amour des acteurs », Cahiers du Cinéma n°691, p. 8-9. Joaquin participe entièrement à l’œuvre dès lors qu’il propose quelque chose en marge de l’attente, une altération, une « justesse qui passe par le dérèglement ». (« Lorsque vous réalisez un film, la seule chose que vous pouvez demander à votre acteur, c’est qu’il vous surprenne, qu’il apporte quelque chose au rôle auquel vous n’auriez jamais pensé. »).¹ Dans les films de James Gray, les acteurs sont des personnages dont le niveau d’empathie doit transcender le spectateur. Pour ce faire, le cinéaste impose une charte éthique exigeante : supprimer la condescendance entre les personnages, adoucir leur brutalité potentielle. Au cœur de la violence qui l’entoure, Joshua trouve un repos affectif et sincère dans les bras d’Alla. Willie vient de tuer sa fiancée par accident et laisse couler une larme de désespoir. Lorsqu’il rentre de l’hôpital, Bobby s’effondre aux pieds d’Amada, tel une figure de la Pietà. La tendresse du geste différencie certainement La Nuit Nous Appartient d’autres films policiers (« Ce qui m’intéressait dans La Nuit nous Appartient, c’était de faire un film qui n’ait rien avoir avec la procédure policière ou la corruption, mais plutôt faire un film sur la vie de ces gens et leurs émotions »).² Dans Two Lovers, il s’agissait de ne condamner aucun personnage. James Gray explique à propos qu’un film atteint un niveau de transcendance empathique dès lors que l’émotion élimine le sentiment de solitude dans nos luttes contre le monde : Je suis tombé amoureux des films de Fellini dès le début de ma carrière pour cette raison précise. Le film de Fellini que j’aime le moins est Satyricon car il n’existe qu’au niveau d’une expérimentation formelle. En revanche, les films de Fellini que je préfère, il y en a plusieurs, disent tous la même chose : que nous sommes ridicules, que nous sommes idiots mais jamais condescendants les uns envers les autres. Nous nous rendons compte que nous sommes idiots ensemble. ³ L’acteur est donc participant. Il est la formule forte de cette proposition. Il ne joue pas pour jouer mais pour creuser les possibilités de l’œuvre.

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______1. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers, [DVD US] 2009, 40min - texte original en Annexe. 2. GRAY, Special features, Creating We Own the Night, [DVD US] 2008, 1min. 3. GRAY, Commentaires audio, Two Lovers, [DVD US] 2009, 47min – texte original en Annexe. La musique La retenue qui préside l’élégance des films de James Gray vaut pour la musique. Et ici encore, il s’agit de trouver un équilibre capable de créer une différence, une altération. Dans Little Odessa, la musique originelle de Dana Sano rappelle les chants traditionnels russes et la polyphonie orientale. La musique parle à la place des cris de la mère de Ruben malade. Elle exprime une souffrance qui ne peut être entendue. Howard Shore arrange l’air des planètes de Gustav Holst (Op. 32, 1914-1916) pour bercer la volupté du noir qui baigne The Yards. Wojciech Kilar compose une musique originale pour La Nuit Nous Appartient qui se confond avec les bruits de la nature. Le thème mélodique est exprimé à l’aide de peu d‘instruments, une harpe et une contrebasse. Nous avons déjà évoqué l’influence de la période vériste italienne dans le travail de James Gray. Mais utiliser la musique d’opéra est un risque, cela peut sembler exagéré (‘’preposterous’’, Gray dans ses commentaires). Lorsque Joaquin Phoenix s’initie à l’Opéra, il ricane car il découvre une musique à l’antipode de ses goûts (49min) – en se rendant en discothèque au début du film, on imagine qu’il a été un ancien rappeur. Pourtant, la musique finit par diriger les corps de Sandra et Léonard, à tel point que la scène devient inconcevable sans les mélodies de Donizetti et de Mascagni. Entendre Pavarotti (« Una furtiva lagrima ») dans tout l’appartement n’a rien d’exagéré car l’évènement est une initiation pour Léonard, autant que sa première fois avec Sandra. Laisser entendre la musique originale et grandiose a du sens ; c’est un choix « approprié ». Autrement, une façon d’insuffler l’élan de la musique d’opéra en restant dans l’équilibre des nuances revenait à conserver les mélodies des grands airs joués par des instruments à cordes, plus discrètement. Dans Two Lovers, James Gray décide donc de reprendre des airs de Mascagni et du grand Opéra italien. Mais à l’exception de la scène d’amour entre Léonard et Sandra où l’on entend la musique originale, Gray commande pour le reste du film des arrangements des airs de Manon Lescaut à la guitare et d’autres airs de Donizetti à la harpe qui contribuent à achever la « dream-like quality » recherchée.

Conclusion de la Partie III

Ce que nous avons appelé altération correspond finalement à l’ensemble des éléments qui déplace le cinéma de James Gray d’un cadre apparemment classique, dont les thématiques sont fondées sur la vie courante, à une modification sensible capable de capter la pureté des émotions. Altérer l’image, c’est la modifier légèrement à l’aide des techniques du cinéma, presque imperceptiblement, pour arriver à créer une texture apparentée à la douceur du rêve (la « dream-like quality » de Two Lovers) ou à la volupté du noir (The Yards). Nous pouvons apparenter cette recherche à une forme de lyrisme, mais un lyrisme qui laisse sa marque au niveau des impressions intimes du spectateur et non pour l’honneur d’une démonstration formelle de style. Les films de James Gray se différencient donc certainement par la tendresse qui se dégage inlassablement des thèmes à contre-courant de la douceur.

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Dès lors, puisque la pensée de l’auteur est conditionnée par la recherche d’une sensation, une « vérité plus grande » que celle du réalisme, il n’est pas étonnant que d’un film policier à un film d’amour, l’on soit arrivé à repérer les mêmes mécanismes de fonctionnement. Si James Gray parvient – ou du moins tente de parvenir- à ce niveau d’exigence, c’est qu’il supervise et envisage toutes les étapes du processus de création. Il rédige lui-même tous ses scénarios et peint les aquarelles, voire les story-boards entiers, censés fournir la charte visuelle des films. Reprenons une dernière fois la scène de La Nuit Nous Appartient que le cinéaste estime la plus réussie, la visite du laboratoire. Pour assoir un degré de réalisme, notons que James Gray a tourné dans un immeuble réel de Brooklyn, qui a servi à ce genre d’opérations. Notons également qu’il a observé lui-même des dealers de drogue procéder à la découpe de cocaïne, les gestes sont donc professionnels. Rappelons enfin que James Gray a assisté à plusieurs descentes de police (ce qui est rare pour un cinéaste), ce qui le rendrait capable de produire une reconstitution exacte des évènements. D’ailleurs, l’issue de la scène est véritable, James Gray l’a rapportée d’une observation personnelle. Ces trois éléments agissent comme une force d’ancrage dans le réalisme observé. D’où provient la texture particulière, pour parler au niveau des sensations ressenties, qui écarte James Gray de la simple reconstitution ? Au décor naturel, on a ajouté sur les murs du papier- peint et du plastique pour donner plus d’allure aux couleurs. Première idée : faire d’un lieu sale un lieu fascinant en soulignant ce que les murs délabrés peuvent avoir comme qualité cinématographique. Deuxième enjeu, comment signifier la mort ? Très honnêtement, James Gray emprunte à Kurosawa l’idée du personnage qui s’enfonce dans le noir (Le Château de l’Araignée, 1957). Dans ce contexte, les masques de protection rajoutent un effet surréaliste. Le son est la combinaison de bruits d’insectes, d’objets enregistrés qui effleurent le micro d’enregistrement, d’une musique répétant pendant sept minutes la même note et d’un travail minutieux résultant de l’association d’un vrai pouls et d’une pompe à eau destiné à reproduire l’affluence du sang. James Gray continue de créer avec le son, il supprime le bruit des pas de Vadim qui ressemble au diable sorti de nulle part. L’éclairage est le résultat d’un mélange inhabituel entre des lumières incandescentes et fluorescentes qui n’enlève rien à la précision des couleurs. A cela, James Gray ajoute deux éléments « cosmiques » : un plan entrecoupé sur un homme de dos dont on devine le crâne rasé et le tatouage ; le gros plan sur le visage d’un des découpeurs portant un œil de verre. Avec ces deux plans mystérieux, mais pas illogiques, James Gray nous fait rentrer dans l’hallucination éveillée que vit le personnage de Phoenix. Le cinéaste ajoute quelque chose à la banalité de la visite, quelque chose d'imperceptible, car il n’y a pas de démonstration, rien de spectaculaire, mais qui agit si bien au niveau des sensations du spectateur.

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Concl u s ion – L’œuvre double

L’essence des films de James Gray se trouve dans l’équilibre qui vient d’être décrit, un équilibre ténu entre une dimension terrestre et une dimension cosmique. À l’image d’Apocalypse Now, qui est une de ses plus grandes inspirations, il estime que le cinéma a besoin de cette ambivalence, de ce mélange entre vérité et spectacle, à entendre comme expression lyrique, le seul capable de forger dans la fiction des émotions authentiques. James Gray a construit une œuvre double, aussi universelle que personnelle, aussi accessible (voire rébarbative pour certains critiques) que complexe et imperceptible. Serge Chauvin a raison lorsqu’il écrit que le classicisme est entretenu par des cinéastes dont les œuvres « abondent en moments classiques, par la réaffirmation, au prisme d’une sensibilité opératique, des prestiges du romanesque, de la grandeur des passions, du rêve tenace d’atteindre au mythe. » Mais James Gray va plus loin, il pousse la formule à son paroxysme, quitte à regorger de moments classiques, jusqu’à refuser les apports de la modernité : les règles de lisibilité et de continuité justifient des choix de mises en scène appropriés, aussi bien que les personnages justifient leurs actions, sans quoi celle-ci n’aurait pas de sens. Car si elle n’a pas de sens, il ne faut pas la montrer. Le respect du point de vue subjectif des protagonistes est donc total et les choses ont du sens, jusqu’à parfois sembler trop simples. James Gray est classique dans la formulation de son geste, un geste qui embrasse tout, en resserrant l’action dans son cadre, en dessinant des dilemmes simples et grandioses que les personnages subissent comme une responsabilité supérieure et bouleversante. L’intrigue trouve son intérêt uniquement parce qu’elle est motivée par les transformations que les personnages vivent, en nuances. Il puise de l’Histoire du cinéma ce qui donne encore du sens aujourd’hui à une histoire racontée. Pourtant, si la formulation est classique, l’intention est celle que James Gray fonde pour lui-même, celle de sa propre modernité. Pour résumer, c’est un cinéma qui exacerbe la transparence et l’homogénéité narratives mais où l’imaginaire finit toujours par prendre le dessus, inconsciemment, dans l’esprit du spectateur. Le talent de James Gray est d’arriver à exprimer les niveaux de conscient et d’inconscient dans le même film, celui de faire sentir la pureté des émotions par l’ « expression de la pensée » (Douchet) ¹ sans faire de démonstration du style, sans chercher à impressionner ; au contraire, en cachant le style, en le rendant imperceptible. Avec Jean Douchet, nous croyons donc que « par leur pensée et leur expression, les films de James Gray sont des œuvres classiques qui réinventent la conception du classicisme, »et, qu’en ce sens, « ils sont absolument modernes». En commentant Two Lovers, James Gray explique qu’un film existe à la fois en surface et à un niveau plus profond (‘’there is a textual and sub textual level’’). Les films de Coppola n’ont pas peur de nous hanter, de nous « élever au-dessus des idées » (Gray) ² et c’est cette ambition qu’il faut viser, celle qui a servi de point de départ et que Jean Douchet formulait de telle façon : Et je crois de plus en plus que l’art, c’est la pensée ; l’expression de la pensée via l’imaginaire. Je ne parle pas forcément de la pensée rationnelle mais de l’amplitude qui permet à la pensée d’exprimer à la fois l’inconscient et le conscient. Le cinéaste commenté repousse donc les problématiques du genre, la question des références (il affirme ouvertement voler des idées à tous les cinéastes qu’il aime) ou celle du

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réalisme (la réalité est toujours le produit d’une élaboration esthétique), tant qu’elles n’ont pas de valeur dans la logique de pensée de l’auteur. Il préfère poser la caméra pendant deux heures sur un trépied plutôt que de saturer l’image de mouvement pour tenter de lui donner une apparence réaliste. En revanche, si l’ancrage dans un univers fictionnel riche et authentifiable permet de transcrire la force empathique et l’authenticité des émotions, la description naturaliste, inspirée du vérisme italien et du naturalisme français, est justifiée. Ainsi, James Gray filme des univers identifiables car il croit fortement que les aventures de ses personnages sont des métaphores de la vie réelle telles que l’essence subjective du désir et la poursuite de ce qu’on ne peut obtenir. À ce titre, il élabore une œuvre aussi universelle que personnelle où la poésie se trouve dans la nature, dans la beauté d’un paysage que le vent anime par hasard, dans la déclaration improvisée d’un acteur qui creuse en même temps les possibilités de l’œuvre, dans l’humanité de tous les personnages, aussi bien que dans des formes plus mélodramatiques, le tout impliquant à la fois la maîtrise de l’œuvre, la perte de contrôle, la vision et la chance. La capacité à parler de son œuvre de façon si claire et cohérente dans tous ses commentaires prouve que le travail entier est réfléchi, qu’il n’y a pas de hasard dans l’effort et le résultat. La logique du geste et de l’écriture est complète. Il n’est pas étonnant de constater qu’en 20 ans d’activité, le cinéaste n’a réalisé que cinq films, allant jusqu’à réfléchir sept ans à la conception de La Nuit Nous Appartient. Une autre difficulté se pose, celle que James Gray et Steven Soderbergh appellent « le grand dilemme». Le cinéma doit être entendu selon le double jeu de la logique des studios, le système financier qui le supporte et qui peut modifier la trajectoire artistique et l’ambition personnelle. Ainsi, il serait faux de considérer James Gray comme un cinéaste indépendant. Enfin, il est intéressant de constater que son prochain projet est un film de science- fiction, l’imaginaire débordant cette fois entièrement du cadre premier. Nous attendons avec impatience de voir comment le cinéaste réussira à le maîtriser. Avec ce sujet, je voulais explorer le travail d’un artiste que j’admire. J’ai tenté de replacer son œuvre, encore jeune, dans un système de pensée propre plutôt que dans une lignée clairement définie. Ce qui m’intéressait, c’était d’étudier la façon dont James Gray rend chaque aspect de son travail profondément personnel alors que ses films sont immédiatement associés au cinéma classique. Chaque artiste se nourrit d’un pan de l’histoire validée et légitimée comme référence, chaque créateur utilise les outils qu’il estime appropriés à l’histoire racontée. Chaque artiste construit son œuvre sur des éléments pré-fondés. Je voulais voir ce qui se cachait derrière l’acquis, derrière la discipline, pour arriver à comprendre un cinéma apparemment simple et qui était arrivé à m’émouvoir particulièrement. J’ai cherché à comprendre d’où provenait cette particularité qui reste dans les mémoires, et qui est plus puissante que la forme.

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Références

Ouvrages

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Articles

BEGHIN Cyril, DELORME Stéphane, LEPASTIER Joachim Lepastier et TESSÉ Jean- Philippe, « L’amour des acteurs », Cahiers du Cinéma n°691, Juillet/Août 2013. BÄCHLER Odile, « Réalité et vérité de l’image cinématographique » Réalités de l’image, Images de la réalité, (2) Champs visuels, Éd. L’Harmattan, n°2 Juin 1996. CHÂTEAU Dominique, « Diégèse et énonciation », Communication n°38, Paris 1983. ESQUENAZI Jean-Pierre, « Qu’est-ce qu’un discours « vrai » ? L’image « vraie » aujourd’hui »Réalités de l’image, Images de la réalité, (2) Champs visuels, Éd. L’Harmattan, n°2 Juin 1996. SMITH Nigel, “The Immigrant Director James Gray Explains his deeply connection to the film”, site internet Indiewire.com, Mai 2013, mis en ligne à 10h13. Notes for a Study in Gray, Translated by Anna HARRISSON, Cahiers du Cinéma, archives en ligne, non signé.

Séminaire

ESQUENAZI Jean-Pierre, Université Lyon 3 Pouvoirs de la fiction, 2012-2013.

Autres lectures

ECO Umberto, L’œuvre ouverte, 1962. ème HUBERT Marie-Claude, Le Théâtre, 2 édition, Paris, Armand Colin, 2008. TOURSEL Nadine et VASSEVIÈRE Jacques, Littérature : textes critiques et théoriques, ème 2 édition, Paris, Armand Colin, 2008.

DVD Français

Little Odessa, 94min, Opening, 2006. The Yards, 110min, BAC, 2009. La Nuit Nous Appartient, 113min, Wild Side Video, 2012. Two Lovers, 218min, Wild Side Video, 2012.

DVD Américains 80 BERGE Tristan Références

Little Odessa, 98min, Lionsgate, 2002. The Yards, 115min, Miramax, 2005. We Own the Night, 118, Sony Pictures, 2008. Two Lovers, 110min, Magnolia, 2009.

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Annexes

Abréviation

DPC Dictionnaire de la pensée du cinéma

Textes traduits

PARTIE I Page 26 (version papier) By now an extensive set of premises, goals, and obstacles has been introduced. This is where the protagonist’s struggle toward his or her goals typically occurs, often involving many incidents that create action, suspense and delay. (Storytelling the New Hollywood, p. 28) Page 30 (version papier) The classical art of the American cinema is most demonstrable in ‘its fertility when in comes into contact with new elements’. (The way Hollywood tells it, p. 50) Page 32 (version papier) I want the film to be predictable. Whether a film is predictable is one of the most, at least to me, immature level of discussion or discourse about a film. You want the film to feel inevitable. To that end, I wanted the viewer to feel that there was really no way that Joaquin and Gwyneth would end up going to San Fransisco together. […] What is important in a film is not what will happen but why it has happened. I am interesting in an inevitability where the audience can see what is coming but they don’t know exactly how it is coming, they can see something not good is going to happen here. It liberates us from wondering the details of what is going to happen and can enable us to focus on what I would call a greater psychological element to the film. […] In the entire history of art, theatre, movies, etcetera, the notion of unpredictability is fairly a recent one. In King Lear, you don’t go see the play wondering if King Lear is going to have a happy ending. In fact, in Henry IV by Shakespeare, Prince Hal steps out into the stage of the beginning and says at the end of this play ‘At the end of this play I’ll be the king’ but watch me now because I am going to go through all this silliness’; So he literally gets rid off what you may call suspense about the ending right upfront and the whole story becomes an unfolding of why it has happened. It is why Sherlock Holmes is not as good as Anna Karenina. (Commentaires audio de James Gray, Two Lovers, 1H25min10) PARTIE 3 Page 65 (version papier) So here, Joaquin sees her and she enters a limousine and she is mysterious to him. And of course it is a Mercedes Benz car and it seems a different social and economic class

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than he is in and that of course it adds to her a lure. (Commentaires audio de James Gray, Two Lovers, 25min) This music is a piece of music by Henry Mancini […] the idea was to promote Manhattan which is 14 miles away from Coney Island and Brighton Beach where Leonard lives as something so bizarrely beautiful and fantastical, something that he could never understand. He was my way of not only implying but also making explicit the social and cultural difference that made a part of what attracted Leonard to Michelle. (Commentaires audio de James Gray,Two Lovers, 41min25) This is Leonard’s future being laid out by Sandra’s father. This is me trying to say that part of the reasons the lovely Sandra might not be so interesting is this surrounding aspect to their relationship and this man as his potential father-in-law. (Commentaire audio de James Gray, Two Lovers, 1h28min25) Page 76 (version papier) It is very hard to get right and I am not sure you think I did. We took a number of snapshots of people living in Brighton Beach and we based the costuming on them. But we would steal different elements from each person. We saw a lot of people who were a lot like Leonard, we sort of stole from many disparate sources to try to come up with the look which could be authentic and also not stereotypical or type. (Gray, Commentaires audio, Two Lovers, 1h15) Page 78 (version papier) Brighton Beach is a fantastic neighborhood because it is so ugly it is almost beautiful. I thought that it combined both aspects of movies that I like: an earthy realism and also something that is a heightened reality (Gray, commentaires audio Two Lovers, 1H11) Page 79 (version papier) I mentioned briefly the idea of authenticity of emotion. This was really the governing principle of the film. When I started to make it, I remember thinking very specifically the ambition was to do a film which was not necessarily realistic, which did not have the familiar or almost may I say cliché elements of today’s art cinema, which is hand held camera and certain rawness where the director is essentially saying ‘I am going to do something that is so raw, it is going to be so truthful that you almost cannot take it’. This to me is a hackneyed idea, just as surely as mainstream cinema has its own hackneyed idea. But what you are seeking in cinema is at its best a greater truth, a more poetic truth.Because no matter how really you try to get it, it may be real but it certainly may not be particularly interesting or intriguing. And what does matter is not the realistic nature of the presentation but rather the authenticity of emotions, how deeply felt it is. For example you could see a Puccini opera, which has great authenticity of emotion, as opposed to be realistic which of course it is not. You could also make a realistic film in which you would have footages of film in which you would have me brushing my teeth for 20min, it might be real but who cares. And I remember thinking of a quote by Duke Ellington when somebody asks what kind of music he likes, and he says ‘well, there is only two kinds of music, there is the good kind and the other kind’; what he meant was it did not matter what type it was, the only matter with music was whether the music was committed or not. Page 81 (version papier) I was trying to introduce a poetic quality into the movie. That the film would not be a mainstream Hollywood picture which told you essentially a series of lies about relationships or that everything was a joke, that people were idiots as we discussed. Nor would it be

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necessarily what you might called an art film where it is more true than true, more raw than raw, more camera held, that it reveals its ugliness in a way. What I was trying to do was something that straddled both worlds that had a certain beauty to it. And the use of the rain or the rooftop scene would be a poetic introduction to the movie. (Gray, commentaires audio, Two Lovers, 1h02min50) Page 82 (version papier) The visual style of the film was intended to be simple and complex at the same time. Simple and easy are not the same thing. Easy is something you see a million times. Simple is when you let the story do the work and that the camera work might be technically difficult or interesting but it would never call attention to itself. Joaquin Baca-Asay and I discussed that at length about a classical approach of movie making. There are many funky things that we did, hopefully none of which you notice. A great deal of the film for example, many of the shots in which there are no dialogues were shot at the 36 frame per second which a form of slow motion. This for example (1h09min04). A certain dream-like quality that hopefully you never ever notice. When Leonard was getting into the car outside of Lincoln center for example was also 36 frame per second. Many times it has been done in the film. We were hoping to imply a certain poetry. (Gray, Commentaires audio, Two Lovers 1h08) With this level of democratic frame we can look to what we want to look at I believe that the scene works better and can achieve what I keep calling a better truth.(56min20) Page 83 (version papier) This is editing. This is editing. This shot is held for 4min. You say ‘how can it be editing there is not a cut made’. It is a choice the editor is making, not to interrupt the moment, which is equally as important as the choice to interrupt the moment. So, you always see the Academy Awards nominee like The Bourne Ultimatum where they cut cut cut cut, and the people think the more cut the better, which is frankly a risable notion. What matters is what is appropriate for the scene. John and I discussed that at length. We liked the shot very much, the fact that Joaquin was playing the scene almost with his back to the camera. I like also the environment around them, that you can see the whole neighborhood behind them to imply a world behind the world of the film. (Gray, commentaires audio, Two Lovers 1h18min) Page 85 (version papier) I have been in love since the beginning of my life in films with the films of Frederico Fellini for precisely that reason. My least favorite Fellini’s film is Satyricon because it exists only on the level of formal experimentation. My favorite Fellini’s films say the same thing : that we are ridiculous, that we are idiots but we never ever ever ever talk down to each other, that we all realize that we are idiots together. (47min) When you make a film, you direct a film, the only think you can ask the actors is that they surprise you, they bring something to the part that otherwise you would not have thought of. (40min)

Filmographie de James Gray en tant que réalisateur

Little Odessa (1994) Edward Furlong, Tim Roth, Maximilian Schell, Moira Kelly, Vanessa Redgrave.

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The Yards (2000) Mark Whahlberg, Joaquin Phoenix, Charlize Theron, James Caan, , Ellen Burstyn We Own The Night (2007) Joaquin Phoenix, Mark Wahlberg, Robert Duvall, Eva Mendès, Moni Moshonov, Alex Veadov Two Lovers (2008) Joaquin Phoenix, Vinessa Shaw, Gwyneth Paltrow, Moni Moshonov, Isabella Rossellini The Immigrant (2013) , Joaquin Phoenix, Jeremy Renner

Mots-clés

Acteurs Auteur Cinéma Classique Cosmique Famille Image Imperceptible Improvisation Institutions Mise en scène New York Pensée Poésie Réalisme Règles / Codes Renouveler Responsabilité Univers Fictionnel

Mon travail

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Avec ce sujet, je voulais explorer le travail d’un artiste que j’admire. J’ai tenté de replacer son œuvre, encore jeune, dans un système de pensée propre plutôt que dans une lignée clairement définie. Ce qui m’intéressait, c’était d’étudier la façon dont James Gray rend chaque aspect de son travail profondément personnel alors que ses films sont immédiatement associés au cinéma classique. Chaque artiste se nourrit d’un pan de l’histoire validée et légitimée comme référence, chaque créateur utilise les outils qu’il estime appropriés à l’histoire racontée. Chaque artiste construit son œuvre sur des éléments pré-fondés. Je voulais voir ce qui se cachait derrière l’acquis, derrière la discipline, pour arriver à comprendre un cinéma apparemment simple et qui était arrivé à m’émouvoir particulièrement. J’ai cherché à comprendre d’où provenait cette particularité qui reste dans les mémoires, et qui est plus puissante que la forme.

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