Transition démocratique et marche vers les droits humains : Nouvelles expressions de l’indignation en Tunisie

Mémoire

Anne Leblanc

Maîtrise en anthropologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Anne Leblanc, 2020

Transition démocratique et marche vers les droits humains : Nouvelles expressions de l’indignation en Tunisie

Mémoire

Anne Leblanc

Maitrise en anthropologie

Université Laval Québec, Canada

Sous la direction de :

Martin Hébert, directeur de recherche

Francine Saillant, codirectrice de recherche

© Anne Leblanc, 2020

RÉSUMÉ

La révolution tunisienne de 2010 et 2011 fut l'occasion de repenser les rapports entre la société civile et les institutions gouvernementales. Mon projet de recherche vise à comprendre la relation qu’engage une ONG issue de la société civile avec le système de droits humains en Tunisie, dans un contexte de transition démocratique. Une ethnographie de cette organisation axée sur la surveillance parlementaire et la mobilisation citoyenne a été menée afin de comprendre ses représentations sociales sur la bonne gouvernance des droits et libertés dans ce pays. Une analyse sociopolitique articulant une dialectique entre les facteurs limitant le plein déploiement d’un régime de droits humains et les actions militantes citoyennes a été effectuée. Les résultats de cette analyse indiquent une désillusion devant des promesses non remplies de la révolution démocratique ainsi qu’une canalisation grandissante de l’indignation vers une plus grande politisation.

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ABSTRACT

The 2010 and 2011 was an opportunity to rethink the relationship between civil society and governmental institutions. My research project aims at understanding the relation that an NGO from civil society engages with the human rights system in within the context of a democratic transition. An ethnography was conducted on this parliament-observing organisation that mobilizes the citizenry as to understand its social representations on the good governance of rights and freedoms in this country. A sociopolitical analysis has been carried on and articulates a dialectic between the factors limiting the full deployment of a human rights regime and the militant actions of the citizens. The results of this analysis indicate disillusionment with unfulfilled promises of the democratic revolution as well as a growing channel of indignation towards greater politicization

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ملخص

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ...... ii ABSTRACT ...... iii iv ...... ملخص LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES ...... ix LISTE DES FIGURES ...... x LISTE DES TABLEAUX ...... xi REMERCIEMENTS ...... xii INTRODUCTION ...... 1 CHAPITRE 1 : CADRE THÉORIQUE ...... 3 1.1 Les droits humains ...... 3 1.1.1 Quelques perspectives des droits humains pour l’anthropologie ...... 3 1.1.2 La justice sociale ...... 9 1.1.3 La justice sociale : perspective du genre ...... 12 1.2 La démocratie ...... 13 1.2.1 La gouvernance de la décentralisation ...... 14 1.2.2 L’engagement à la citoyenneté ...... 15 1.2.3 La démocratie au féminin ...... 16 1.3 En bref ...... 17 CHAPITRE 2 : CADRE CONTEXTUEL ...... 18 2.1 Une brève histoire sociopolitique de la Tunisie ...... 18 2.1.1 Les régimes autoritaires ...... 18 2.1.2 Un historique des mobilisations sociales ...... 19 2.1.3 Un aperçu de la révolution tunisienne ...... 20 2.2 Depuis la révolution ...... 23 2.2.1 L’instauration d’un nouveau régime politique ...... 23 2.2.2 Les contestations devant ce régime ...... 24 2.2.3 Le découragement de la population ...... 25 2.3 Quelques sources de difficultés ...... 26 2.3.1 Issues du néolibéralisme ...... 26

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2.3.2 Issues de l’Assemblée des représentants du peuple ...... 28 2.4 Les élections municipales ...... 29 2.5 L’Instance Vérité et Dignité ...... 30 2.6 Les luttes contre un contexte oppressif ...... 34 2.6.1 Des discriminations sociales...... 34 2.6.2 La proposition analytique ...... 36 2.7 En bref : la question de recherche ...... 37 CHAPITRE 3 : CADRE MÉTHODOLOGIQUE ...... 39 3.1 L’échantillonnage et le recrutement ...... 39 3.2 La collecte de données ...... 41 3.2.1 Les observations directes ...... 41 3.2.2 Les entrevues individuelles ...... 42 3.2.3 Les focus groups ...... 43 3.2.4 Les sources « grises » ...... 43 3.3 L’analyse...... 44 3.4 Les mesures d’éthique ...... 47 3.5 Les défis de la recherche ...... 48 3.5.1 Sur la langue ...... 48 3.5.2 Sur le religieux ...... 49 3.5.3 Sur la recherche en milieu institutionnel ...... 50 CHAPITRE 4 : PRÉSENTATION DE L’ORGANISME ...... 51 4.1 Le développement Al Bawsala, d’hier à aujourd'hui ...... 51 4.2 La vie quotidienne au bureau ...... 52 4.3 Quelques activités ad hoc ...... 56 4.4 Quelques éléments transversaux des pratiques d’Al Bawsala ...... 57 4.5 La place des femmes dans Al Bawsala ...... 60 4.6 Le fonctionnement du conseil d’administration ...... 62 4.7 En bref ...... 62 CHAPITRE 5 : DROITS HUMAINS ...... 64 5.1 Quelques éléments de philosophie politique ...... 64 5.1.1 La société civile ...... 67 5.1.2 La citoyenneté ...... 69

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5.1.3 Les mouvements sociaux et la révolution...... 69 5.2 Les droits des femmes ...... 70 5.2.1 La Loi intégrale de lutte contre les violences faites aux femmes...... 70 5.2.2 Les femmes et les inégalités sociales ...... 72 5.3 Le travail global d’Al Bawsala pour la lutte des droits humains ...... 73 5.3.1 Le reporting ...... 74 5.3.2 Les plaidoyers ...... 75 5.3.3 Les infographies ...... 76 5.3.4 Le procès de l’Instance Vérité et Dignité ...... 81 5.3.5 La Cour constitutionnelle ...... 85 5.3.6 Le réseau des politiques alternatives...... 88 5.3.7 Le projet de loi sur les discriminations raciales ...... 90 5.3.8 Le projet de loi sur les données personnelles ...... 90 5.4 Les obstacles rencontrés dans la lutte aux droits humains...... 92 5.4.1 Une critique des médias ...... 92 5.4.2 Une critique de la perte d’un esprit militant...... 93 5.4.3 Une critique du financement des associations de la société civile ...... 93 5.4.4 Des représentations critiques du néolibéralisme ...... 95 5.4.5 Des représentations critiques du système policier ...... 97 5.5 En bref ...... 98 CHAPITRE 6 : DÉMOCRATIE ...... 100 6.1 La révolution ...... 100 6.2 Des critiques de l’ARP ...... 101 6.3 La démocratie municipale ...... 103 6.3.1 Le Code des collectivités locales ...... 104 6.3.2 Le projet des observateur.trice.s locaux.les...... 104 6.3.3 La première séance des conseils municipaux ...... 106 6.3.4 Les mobilisations contre les infractions municipales ...... 108 6.4 La démocratie et les femmes ...... 110

6.4.1 La place idéale en démocratie ...... 110 6.4.2 La situation actuelle en politique ...... 111 6.4.3 Les observatrices locales ...... 112

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6.4.4 Le budget sensible au genre dans le Code des collectivités locales ...... 113 6.5 En bref ...... 116 CHAPITRE 7 : INTERRELATIONS ENTRE LES DROITS HUMAINS ET LA DÉMOCRATIE ...... 117 7.1 La Loi sur la déclaration d’intérêts et de patrimoine ...... 117 7.2 La Loi organique du budget ...... 118 7.3 La justice fiscale ...... 119 7.4 La lutte pour l’accès à l’information...... 121 7.5 La lutte contre la corruption ...... 124 7.6 En bref ...... 126 CHAPITRE 8 : UN AVENIR IDÉALISÉ : LES LUTTES POUR LES DROITS ...... 130 8.1 Un point de vue sociohistorique en Tunisie ...... 131 8.2 L’avant/après de la révolution ...... 132 8.3 Une comparaison avec d’autres pays ...... 136 8.4 Les alliés et les adversaires ...... 137 8.5 L’aspect combatif avec le parlement ...... 140 8.6 En bref ...... 144 CONCLUSION ...... 145 BIBLIOGRAPHIE ...... 149 ANNEXE 1 : GRILLE D’OBSERVATION ...... 158 ANNEXE 2 : THÈMES ET QUESTIONS DES GRILLES D’ENTRETIEN DE GROUPE ...... 161 ANNEXE 3 : COMMUNIQUÉ COMMUN DES ASSOCIATIONS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE SUR LA POURSUITE DES TRAVAUX DE L’IVD ...... 162 ANNEXE 4 : COMMUNIQUÉ COMMUN : ATTAQUES CONTRE LE PROCESSUS DE JUSTICE TRANSITIONNELLE EN TUNISIE ...... 164 ANNEXE 5 : RÉSUMÉ DES PROCÉDURES DE TRAITEMENT DES DOSSIERS DE L’INSTANCE VÉRITÉ ET DIGNITÉ ...... 167

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LISTE DES SIGLES ET ACRONYMES

AFP : Agence -Presse

AMT : Association des Magistrats Tunisiens

ANC : Assemblée nationale constituante

ARP : Assemblée des représentants du peuple

CCL : Code des collectivités locales

CEDAW : Convention pour l’élimination de toutes les formes de violence à l’égard des femmes

DCAF : Geneva Centre for Security Sector Governance

DUDH : Déclaration universelle des droits de l’homme

ISIE : Instance Supérieure Indépendante pour les Élections

IVD: Instance Vérité et Dignité

LGBTQ+ : Lesbiennes, gais, bisexuel.le.s, trans, queer et autres minorités de genre et d’orientation sexuelle

LOB : Loi organique du budget

ONG : Organisation non gouvernementale

PGO : Partenariat pour un gouvernement ouvert

PNUD : Programme des Nations Unies pour le développement

UGTT : Union générale tunisienne du travail

TVA : Taxe sur la valeur ajoutée

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LISTE DES FIGURES

Figure 1 : Un exemple d’infographie, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 et compilant des infractions commises à l’ARP en les catégorisant selon le type ...... 60 Figure 2 : Capture d'écran de la vidéo sur la Cour constitutionnelle, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 ...... 77 Figure 3 : Capture d'écran de la vidéo sur le projet de loi sur la déclaration d'intérêts et de patrimoine et sur la lutte contre l'enrichissement illicite et les conflits d'intérêts, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en juin 2018 ...... 78 Figure 4 : Capture d'écran de la vidéo sur les élections municipales, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 ...... 79 Figure 5 : Un avertissement sur des constats d'infractions, publié sur la page Facebook d’Al Bawsala en juin 2018 ...... 80 Figure 6 : Capture d'écran d'un gif invitant l'auditoire à participer au programme des observateur.trice.s locales.aux, publié sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 ...... 81 Figure 7 : Une infographie des mouvements de député.e.s entre les partis rappelant le mercato sportif, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 ...... 123

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LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1 : Opérationnalisation d'un des concepts de la recherche (Anne Leblanc 2017) ...... 45 Tableau 2 : Synthèse des propositions pour une démocratie en Tunisie selon Al Bawsala (Anne Leblanc 2019) ...... 143

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REMERCIEMENTS

Mes premiers remerciements vont bien évidemment à l’équipe d’Al Bawsala et à l’ensemble de ses membres, passé.e.s et présent.e.s, qui ont croisé mon chemin dans le cadre de cette recherche. Vous lui avez donné vos couleurs et j’espère leur faire honneur dans cette synthèse. La générosité avec laquelle vous m’avez accueillie, le temps que vous avez pris pour répondre à mes nombreuses questions, la sincérité des échanges et la passion que vous réussissez à transmettre par votre mission donnent tout son sens au travail anthropologique. Je me considère choyée d’avoir pu partager votre quotidien et d’avoir tissé des liens aussi serrés avec autant d’entre vous.

Mes séjours en Tunisie n’auraient pas été si marquants sans les autres rencontres d’individus tout aussi passionnants et passionnés : colocataires, ami.e.s, militant.e.s, et toute autre personne m’ayant guidée de près ou de loin dans ce parcours.

Il en va de même pour les personnes ayant eu ce rôle au Québec, dont celles qui ont participé à la traduction de documents et à la correction d’autres. Un merci profond et chaleureux à mes collègues et ami.e.s, qui m’ont épaulée, encouragée, alimentée et réénergisée dans toutes les situations possibles et qui me font réaliser à chaque jour comment je suis bien entourée.

Un merci spécial va également à mon directeur et à ma codirectrice pour avoir cru en ce projet et pour m’avoir stimulée, soutenue et appuyée tout au long de ce processus.

Un autre remerciement s’adresse au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, au Fonds de recherche du Québec – Sociétés et culture et au Département d’anthropologie de l’Université Laval pour leur précieux soutien financier.

Enfin, merci à vous qui prenez le temps de lire ce mémoire, permettant de faire circuler le savoir et de le sortir de nos journaux de terrain.

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INTRODUCTION

Le 14 janvier 2011 marqua un point tournant dans l’histoire de la Tunisie : suite à quelques mois de vives manifestations, le peuple fit fuir son dictateur et un gouvernement de transition fut mis sur pied. Jusqu’alors, la place de la société civile dans les processus décisionnels était presque nulle. Au même moment où la résistance citoyenne individuelle et collective se mettait en place, celle de la société civile s’organisait aussi. Le processus de rédaction de la Constitution, adoptée en 2014, fut l’occasion de repenser les liens entre cette société civile et les institutions gouvernementales. Ce fut également le moment propice pour se questionner sur les significations que l’on voulait désormais accorder à la démocratie, et au type de régime de droits à mettre de l’avant au travers des mesures institutionnelles. Aujourd'hui, la Tunisie est considérée par plusieurs (Sadiki 2015, Kerrou 2017, Mamelouk 2015, Moghadam 2014, Nachi 2016, Chékir 2014) comme un des rares pays ayant vécu un printemps arabe qui a réussi à instaurer les bases d’un changement démocratique et d’un régime de droits et libertés, sans intervention de l’armée ni coup d’État. Pour autant, cette démocratie n’est pas encore stabilisée, en témoigne notamment l’absence de Cour constitutionnelle –appelée dans d’autres pays la Cour suprême –, garante du pouvoir judiciaire, formant selon une approche montesquienne l’un des trois piliers d’un État moderne, avec le législatif et l’exécutif (Montesquieu 1955 [1758]).

Ce projet vise à analyser les discours et pratiques émanant de ces processus, toujours en cours, dans un contexte de transition démocratique débutée en 2011. Cette recherche consiste en une ethnographie de l’une des associations nées des suites de la révolution, du nom d’Al Bawsala, dont la traduction en français est « La Boussole ». Les activités d’observation, de vulgarisation et de critique de la vie parlementaire de cette organisation ont donné naissance à un projet complémentaire, celui de la formation de citoyen.ne.s aux affaires municipales. Je m’interroge d’abord sur la perception qu’elle peut avoir des droits humains et plus particulièrement de ses dispositifs. Parmi ces dispositifs figurent l’ensemble des législations (lois, décrets, etc.), des conventions ratifiées et des mesures sociales, juridiques et politiques émanant d’un État ou d’une instance internationale permettant à la population citoyenne de se prévaloir de ses droits. Ici je fais interagir perception des pratiques politiques et représentations sociales, à la manière de Marc Abélès (1997), qui aborde le monde politique comme une série de rituels donnés à voir au public ; celui-ci, devant cette mise en représentation, en tire une symbolique particulière. Ainsi, en ayant accès à la perception qu’une population donnée, ici une association de la société civile, a des dispositifs de droits humains, nous pouvons en extrapoler des représentations de son monde sociopolitique. J’explore également la transition démocratique, au regard des transformations amenées par la révolution, et dans les pratiques de participation citoyenne à la vie publique. Le cadre municipal m’est apparu comme le plus pertinent dans cette section, afin de voir

1 comment des règlements adoptés par l’État sont contestés, appuyés et réappropriés par la population civile, qui est désormais dotée d’un espace de parole et d’accès à l’information. En effet, l’échelle locale a pour particularité de donner à la population citoyenne un sentiment d’accessibilité aux rouages des pouvoirs, ainsi que celui de détenir un pouvoir d’influence au sein de ce palier décisionnel. Cherchant à voir les interrelations entre droits humains et démocratie, je m’appuie principalement sur les concepts de vie sociale des droits (Wilson 2006, Eberhard 2009, Merri 2006, Goodale 2017), de société civile (Bourgeois 2013, Merry 2013, Kerrou 2018, Martin 2015, Mahfoudh et Mahfoudh 2014, Saillant 2016) de citoyenneté (Margalit 1999, Neveu 2004, Couldy 2006, Nachi 2016, Dahlgren 2006, Ben Amor 2016, Jenson 2011,) et de décentralisation du pouvoir (Belhadj 2016, Markoff 2011, Eberhard 2009). L’apport des femmes est également souligné tout au long de ce travail.

Ce mémoire est organisé de la façon suivante : le premier chapitre expose le cadre théorique ayant servi de base à la réflexion élargie, puisant dans les disciplines de l’anthropologie et de la science politique. Le cadre contextuel lui fait suite pour situer les éléments d’histoire récente de la Tunisie, au travers des régimes de gouvernance et de leurs contestations. J’y aborde les effets de la révolution sur la participation citoyenne aux affaires publiques, les mesures gouvernementales pour assurer une réparation digne aux victimes des précédents régimes, ainsi que d’importantes difficultés entravant ces projets. Le troisième chapitre, le cadre méthodologique, détaille l’expérience de l’ethnographie au sein de l’ONG qu’est Al Bawsala et comprend une description des méthodes et des limites de la cueillette des données. Les observations participantes, entrevues semi-dirigées, focus groups et littérature grise s’insèrent dans une analyse constructiviste. S’ensuit une présentation de l’organisme dans son fonctionnement, sa structure et ses principales activités. Ensuite vient l’analyse de ces données, présentant d’abord les résultats relatifs à la vision qu’a Al Bawsala du système des droits humains de son pays, ainsi que les actions qu’elle entreprend pour entrainer des changements sur les dysfonctionnements qu’elle constate. Je poursuis le même exercice ensuite avec la thématique de la démocratie, avant de chercher comment chacune peut s’analyser en complément l’une de l’autre, éclairant ce faisant les notions de justice sociale et de citoyenneté. Je conclus cette recherche en présentant l’essor d’une vision de lutte vers un meilleur régime de droits humains en contexte de démocratie participative.

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CHAPITRE 1 : CADRE THÉORIQUE

Deux principales sections composent ce chapitre. La première est relative au développement de l’anthropologie des droits humains. Je chercherai ici à voir quelles sont les cadres d’études possibles devant l’objet que constituent les droits humains dans la discipline anthropologique. Ses premières réflexions historiquement situées sont caractérisées par une frange américaine qui s’est opposée aux instruments de gouvernance internationale des droits. La position de plusieurs de ces chercheur.euse.s se tourna peu à peu vers la critique des législations des droits tout en reconnaissant leurs apports potentiels pour les populations marginalisées. J’aborde ensuite quelques formes possibles d’engagement en anthropologie, puisqu’une réflexion sur la position des sciences sociales devant l’étude des injustices me semble incontournable. Les concepts théoriques que sont la vie sociale des droits, la société civile et la citoyenneté font ensuite passer la réflexion du plan structurel vers le plan des rapports sociaux concrets. Mis ensemble, ils contribuent à la réflexion sur l’objectif global de quête de la justice sociale et de la dignité humaine. Je présente en seconde partie des éléments importants théorisés par des anthropologues et des politicologues relatifs à la démocratie. Nous voyons ici quels sont les apports et les limites de ce que la littérature a appelé la gouvernance et la décentralisation. Je présenterai ensuite la citoyenneté comme une manière de s’engager en société et à participer à la répartition du pouvoir que postule la démocratie. Ces deux sections portent également une attention spécifique à la dimension du genre dans ces études.

1.1 Les droits humains

1.1.1 Quelques perspectives des droits humains pour l’anthropologie

L’histoire du développement de l’anthropologie des droits humains est riche et complexe, et dans le cadre de ce mémoire, je ne présenterai que les éléments clés les plus pertinents pour la recherche. Elle est intimement liée au développement des codes internationaux des droits humains, dont une incarnation des plus notables est la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) de 1948, et à leur critique. Selon Francine Saillant (2016a), les principaux malaises qu’éprouvait l’American Anthropological Association – une association anthropologique des plus influentes à cette époque et aujourd'hui encore – devant cette déclaration portaient sur son insuffisante reconnaissance de la diversité des pratiques et des systèmes juridiques au sein de l’ensemble des cultures et sur l’impérialisme de son ordre moral, à tendance élitiste. Le lien y était jugé trop étroit entre le concept des droits humains et ceux du progrès et de la modernité, tous inscrits dans un schéma évolutionniste. Bref, l’anthropologie des droits humains s’est attardée à ses débuts à

3 la critique de ce qui devait initialement être une protection des minorités de tous genres, mais qu’elle percevait comme devenant finalement un programme de diffusion des valeurs dites occidentales. La discipline prit un tournant théorique et pratique au cours des années 1990 pour finalement travailler non plus contre les droits humains, mais avec eux, tout en cherchant à s’éloigner du débat entre universalisme et culturalisme. Le compromis auquel aboutirent des anthropologues américain.e.s se résume bien dans la phrase suivante : « […] while international human rights norms must be universal, the process for implementing them cannot yet be » (Zaunbrecher, dans Bourgeois 2013 : 2). On chercha dès lors à exercer une anthropologie critique des droits humains, avec un regard attentif sur le mouvement des instruments institutionnels vers l’exercice local des droits. Ceci peut prendre la forme d’une traduction culturelle, ou vernacularisation comme l’appelle Sally Engle Merry (2006), à échelle locale, nécessaire selon elle à la bonne réappropriation de ces principes et du pouvoir qu’ils sous-tendent, celui-ci étant ainsi mieux partagé entre chaque groupe social.

La définition des droits humains dans le champ disciplinaire anthropologique qui a guidé ce travail s’ancre dans une période contemporaine puisque c'est sur elle que ce sont basées les contributions récentes des anthropologues aux travaux sur les droits humains : il s’agit de la « constellation des dimensions philosophique, pratique et phénoménologique à travers desquelles les droits universaux, compris comme émanant d’une humanité commune, sont promulgués, débattus, mis en pratique, violés, envisagés et expérimentés » (Goodale 2006 : 490). Un des objectifs de l'anthropologie des droits humains est justement de visibiliser « des pratiques infrapolitiques, [contribuant] à remettre en cause le monopole étatique sur la production normative » (Piccoli, Motard et Eberhard 2016 : 12). Ajoutons qu’un accent est mis par les anthropologues sur la réappropriation de ces droits par la population. Ceci en fait un objet théorique allant au- delà d’un corpus de lois internationales et de processus de résolution de conflits entre les murs des cours de justice. Plutôt, à la manière de Mark Goodale, Karine Bates, Christoph Eberhard, Richard Ashby Wilson, parmi d’autres, je m’intéresse aux concepts, pratiques et expériences dépassant l’aspect légaliste des droits humains. Ceux-ci peuvent être vus comme l’ensemble de normes érigées comme suprêmes par la communauté internationale, particulièrement par ses plus hautes instances, devant être effectives universellement autour de la qualité de dignité de la vie humaine ; ces normes sont performées, revendiquées, réinterprétées et contestées, et ce, à tous les échelons d’une société et d’un État. La notion du relativisme culturel peut être utile ici, permettant de soulever les tensions et la discordance des voix quant à la conception des normes, qu’elles soient issues de l’intérieur ou de l’extérieur d’une communauté donnée.

Ceci rappelle la formulation d’Eberhard, voulant que les droits humains soient ancrés dans des « mouvements de réappropriation, d’évitement, de traduction, de réinterprétation, de mobilisation, de critique des droits de l’homme entre dynamiques locales et globales » (2009 : 88). Cet auteur réitère l’importance des acteur.trice.s

4 dans l’étude anthropologique des droits humains. Ceci implique de déplacer notre attention « de ce dont on parle vers ceux qui parlent » (2009 : 84 [italique dans le texte d’origine]), en référence à la théorisation de l’herméneutique diatopique de Panikkar (dans Eberhard 2009). Comprendre le topos originel entre chaque partie impliquée à partir de son propre point de vue, et non à partir d’une représentation produite par autrui, permet de mieux les situer dans les univers de sens en perpétuelle transformation. Ainsi en ressort dans la recherche une dynamique de pouvoir inversant celle des faits sociaux observés sur le terrain : laisser les groupes sociaux marginalisés parler d’eux-mêmes leur permet de véhiculer leurs représentations et topoi désirés en limitant les possibilités de réappropriations par des groupes dominants. La recherche anthropologique peut donc participer d’une lutte contre les relations de pouvoir inéquitables qu’elle constate grâce à son épistémologie dynamique et processuelle.

À partir des années 1990, une dynamique de vernacularisation est devenue à la fois une méthode et un objet théorique de l’anthropologie des droits humains. Elle peut par exemple porter sur une composante collective des droits, alors que la tradition occidentale du droit, imposée mondialement, est plutôt apparentée à l’individualisme. La dimension relationnelle des individus est globalement amoindrie, sinon évacuée du langage international des droits humains. Karine Bates (2012) fait une critique approfondie de l’idéologie libérale et occidentale ayant primé dans l’écriture des standards internationaux, parmi laquelle se trouvent les idées de l’objectivité et de la rationalité, allant jusqu’à l’effacement de son ancrage historique. Elle s’attaque à l’idée d’un individu autonome et au centre de l’organisation sociale qui est le premier objet des droits humains. Ce schéma hérité de la tradition occidentale est celui qui s’est érigé comme norme à visée universaliste, hiérarchisant les cultures entre elles de manière plus ou moins prononcée. La vernacularisation s’accompagne ainsi de la reconnaissance d’un pluralisme juridique inhérent à la diversité de l’organisation sociojuridique et des modes de résolution de conflits. De même, les anthropologues sont de plus en plus amené.e.s à décrire les interactions entre les pluralismes juridiques et les normes internationales, ces rencontres faisant émerger des pratiques inédites en matière de droits et de devoirs.

Parmi les autres objets théorisés par l’anthropologie des droits humains à la fin du XXe siècle est la critique des systèmes sociopolitiques internationaux comme fondements d’inégalités des droits. Qui incluent-ils et qui laissent-ils de côté ? Qui a accès à quels privilèges, comment sont-ils mobilisés et reproduits ? Comment les barrières sont-elles érigées et renouvelées contre la pleine jouissance des droits ? Cela a mené les anthropologues à s’intéresser également à la notion de droits collectifs et aux stratégies de résistance des populations aux moyens de gouvernance internationale. À partir de cela, Goodale proposa de considérer les droits humains comme un outil d’empouvoirement (empowerment) potentiel pour les groupes marginalisés, tout en gardant une critique de leur normativité (2006).

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L’engagement des anthropologues, particulièrement dans le champ des droits humains, peut être ouvertement admis devant des contextes d’oppression, afin de laisser une voix aux groupes et individus qui s’en sont vus privée ou retirée une partie. Les communautés marginalisées, quelles qu’elles soient, sont depuis longtemps un sujet d’intérêt pour les anthropologues, au point où iels seraient particulièrement enclin.e.s à devenir leurs « avocat[.e.]s naturel[.le.]s » (Leiris, dans Eberhard 2009 : 81). Goodale décrit comment, au cours des années 1990, les anthropologues renouvelèrent l’attention portée aux droits humains, invitant la communauté scientifique à faire un usage moral de son capital symbolique et politique, en plus de mettre ses connaissances, théories et méthodes davantage au service de la défense de la diversité (2006 : 490). Le plaidoyer pour des politiques émancipatrices peut suivre une recherche engagée.

Les possibilités d’engagement envers une communauté sont multiples, et particulièrement discutées dans le champ des droits humains en anthropologie. Les principales formes sont recensées et catégorisées dans un article coécrit par Setha Low et Sally Engle Merry (2010) : (1) le partage et le support, (2) l’enseignement et l’éducation populaire, (3) la critique sociale, (4) la collaboration, (5) le plaidoyer, (6) l’activisme. Ce positionnement réflexif conditionne notre regard théorique et analytique, comme c'est le cas de ce présent mémoire. L’attention portée aux enjeux publics et aux pratiques de résistance envers différentes autorités en est une manifestation, afin de faire ressortir les éléments tendant vers une plus grande justice sociale. Parallèlement, s’engager en faveur des droits de groupes minorisés implique souvent la critique des conditions et systèmes ayant mené aux droits oubliés, rejetés ou partiellement appliqués. Ceci peut être, par exemple, la dénonciation du traitement trop rapide ou uniquement légaliste de conflits amenés en cour, simplifiant parfois à outrance certains enjeux. La critique peut également porter sur des systèmes oppressifs retrouvés à l’intérieur même des communautés avec lesquelles nous travaillons : tel est le cas du sexisme ou du patriarcat trouvant racine dans nombre d’entre elles. Merry rapporte que certains hommes, sous couvert de la tradition, qu’ils ont d’ailleurs rigidifiée, posent des actions allant contre les principes d’égalité qu’eux-mêmes défendent (2006 : 45). Les États, dont les lieux de pouvoirs sont très majoritairement investis par des hommes, peuvent devenir source de ces discriminations. Isabelle Bourgeois (2013) rapporte des situations où il leur est arrivé de refuser d’appliquer pleinement des obligations émanant de conventions internationales, comme celle relative à l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1979, puis entrée en vigueur deux années plus tard. Ainsi, la critique devrait servir de levier à la réflexion afin d’ouvrir des chantiers encore peu explorés au sein des droits humains (Panikkar 1996 : 92), permettant aux droits humains de devenir source d’émancipation individuelle et collective.

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Pour Panikkar (1982), la défense de la dignité humaine devrait être ce moteur de l’engagement. Il insiste d’ailleurs sur le fait que cette dignité devrait être celle de la personne et non de l’individu. Cette différence dans le choix des mots témoigne d’un détachement de ce qu’il perçoit comme une pensée occidentale fortement imprégnée dans le concept des droits humains. S’il fait lui aussi état du concept des droits humains ainsi enraciné, et donc de son origine culturellement située, il avance que cela ne doit pas pour autant être un frein à leur universalisation – l’ordre socioéconomique contemporain étant en soi une raison suffisante pour s’en saisir. Pour lui, cela devrait être fait selon une réappropriation locale de ces droits, et une réassignation de leur sens, ou une leur reformulation selon «leurs propres notions homéomorphes correspondant ou s’opposant aux "droits" relevant de la conception occidentale » (1982 : 111) de la part des différentes communautés à travers le monde. C’est ce qui me fait dire que la réappropriation locale des droits humains fait partie du concept de la vie sociale des droits. Plus largement, cette approche demande d’analyser non pas « ce qui doit être » en matière de droits politiques, mais plutôt s’attarder à « ce qui est » (Cowan 2006 :11). L’action collective est centrale dans cette perspective, et se déploie de manière optimale à l’intérieur d’un régime démocratique. La vie sociale des droits fait souvent référence aux mouvements sociaux – locaux, nationaux ou internationaux –, terreau fertile pour la demande de droits civils et humains de la part de la population selon John Markoff. Cet auteur fait valoir en effet que plusieurs formes de dynamiques de traitement des droits peuvent être trouvées dans une démocratie : d’abord, un peuple qui se perçoit souverain a tendance à se sentir investi d’un désir de prise en charge de lui-même ; un peuple pour qui le gouvernement est à son service et pourvoit à ses besoins réclame ce traitement, et enfin, un peuple pour lequel le gouvernement est constitué de ses représentant.e.s pousse à l’action celleux qui ne s’y reconnaissent pas (2011 : 258-259). Bien que les revendications de droits soient également présentes dans des régimes autoritaires, le dialogue entre les dirigeant.e.s et la population générale, et plus particulièrement la société civile, m’apparait un élément important du contrat social qui les relie. Ce mouvement vitalise et dynamise une vie sociale des droits, telle que négociée et transformée par la population civile, donnant lieu à des revendications saillantes.

La vie sociale des droits implique, comme mentionné plus tôt, l’adaptation culturelle des discours sur les droits et les normes, sans quoi les populations pourraient les rejeter en tout ou en partie. Cela revient à nouveau à partager la responsabilité collective, ici de la transposition des idées émanant des élites, nationales ou internationales, vers les institutions et les significations locales, par le biais des intermédiaires, ou traducteur.trice.s, ainsi que l’argumente Merry (2006). Une autre façon de le formuler est avec l’image de Goodale, de faire passer la « hard law » dans la « soft law », où des normes prescrites par des autorités s’incarnent dans le sens commun du légalisme et de la justice (2017 : 210). Pour évaluer ce qui rend une idée persuasive ou non au sein d’une communauté, nous pouvons nous référer au concept de cadrage

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(« framing ») mis de l’avant par Merry. Elle en offre la définition suivante :« Frames are not themselves ideas but ways of packaging and presenting ideas that generate shared beliefs, motivate collective action, and define appropriate strategies of action » (2006 : 41). Le cadrage culturel peut donc devenir une condition à l’émergence de mouvements sociaux destinés à revendiquer des droits et libertés en ayant comme référent des normes internationales.

Eberhard (2009) nous rappelle, avec la vie sociale des droits, que la notion de droit implique aussi celle de la responsabilité, qui se doit d’être partagée dans ce cadre. Jusqu’à sa prise en compte analytique, les conflits se résolvaient principalement avec une perspective de judiciarisation1 : on identifie un.e ou des coupables, on leur attribue la responsabilité du crime ou de l’offense, puis une peine ou sanction quelconque, le tout « par le biais de procédures institutionnalisées » (Ost et van Drooghenbroeck, dans Eberhard 2009 : 93). La vie sociale des droits implique plutôt une responsabilisation partagée de la prise en charge du bien-être collectif. Ceci peut impliquer par exemple l’analyse des conditions sociales, économiques ou politiques ayant mené ces individus à commettre leurs gestes, et chercher à les transformer pour agir en mode préventif et prospectif. Dans des conflits où des institutions étatiques seraient accusées ou reconnues coupables, cette approche de la justice alternative peut être étudiée.

Cette vie sociale des droits, objet de mon questionnement, s’ancre du point de vue de la société civile, qui est un concept clé de la présente recherche. Cette notion peut se définir de la manière proposée par Peter Dahlgren : « at the general level, civil society is seen by many writers as the societal terrain between the state and the economy, the realm of free association where citizens can interact to pursue their shared interests, including political ones » (2006 : 271)2. Parmi les groupes figurant dans cette définition, nous comptons principalement les ONG, dont le travail est particulièrement documenté (voir notamment Bourgeois (2013), Merry (2013), Mahfoudh et Mahfoudh (2014) et Saillant (2016b)) et les organisations d’origine citoyenne, syndicale, associative et militante de défense des droits.

La société civile est particulièrement active et visible dans les régimes démocratiques guidés par les droits. On peut lui attribuer certaines grandes caractéristiques, dont celles formulées par Alexander Peter Martin (2015) : la tendance « libérale-associative » – où, à l’intérieur d’un cadre libéral, on met de l’avant l’idée du consensus –et « oppositionnelle résistante » – où, si les actions militantes sont légalisées et en contexte démocratique, on s’oppose à l’État pour lui faire des requêtes. Ces deux cas de figure ont pour objectif similaire de fournir

1 Cette perspective est toutefois commune dans les systèmes de justice contemporains. 2 Cette définition volontairement englobante peut toutefois être précisée, du fait de l’hétérogénéité des incarnations possibles de la société civile. Des débats se tiennent à savoir si parmi les groupes qui la composent nous devons faire rentrer ceux d’obédience religieuse fondamentaliste et ceux à caractère antidémocratique, raciste, sexiste ou plus généralement invalidant la dignité d’une communauté structurellement marginalisée dans son identité. Dans le cadre de ce travail, j’inclus les groupes qui se revendiquent religieux et tous ceux dont les actions, bien que pouvant s’adresser à une communauté spécifique, n’entrainent pas la privation de droits et libertés fondamentaux d’autres groupes, donc qui s’ancrent dans une perspective démocratique.

8 aux individus qui les composent, autant qu’à ceux qui n’en font pas directement partie, une base pour l’analyse, la critique et la réforme des institutions politiques.

Que ces figures de la société civile soient politisées ou non, leur travail l’est dans tous les cas. Chercher à faire avancer les intérêts d’une population ou de l’une de ses communautés, ou à la sensibiliser à des enjeux est éminemment politique. C'est dans le fait de se réunir pour former un levier collectif que se trouve une de leurs principales forces. Leur travail s’adresse donc tant aux citoyen.ne.s qu’à l’État, devant qui elles s’érigent en interlocutrices.

Dans le cas où la société civile entre en dialogue avec les citoyen.ne.s, elle effectue un travail d’éducation aux valeurs démocratiques et offre un espace de parole à celleux qui veulent bien l’investir. Alors un mouvement d’individus désirant s’impliquer à leur tour dans ces espaces collectifs peut prendre forme, afin de les faire grandir, et à leur tour attirent davantage de personnes, donnant lieu à une forme de spirale de mobilisation collective croissante. Les organisations de la société civile peuvent également s’appuyer entre elles, ou encore critiquer leurs actions mutuelles pour transformer certaines visions des intérêts communs.

Dans le cas où ses actions sont surtout tournées vers l’État, la société civile peut, selon Mohamed Kerrou, incarner un lieu de contestation, d’opposition et d’innovation pluraliste et démocratique (2018 : 98). Son affiliation avec les institutions de l’État peut être plus ou moins importante et sa reconnaissance de son rôle peut elle aussi être fluctuante. La société civile cherchera ici à examiner et à inscrire juridiquement les obligations des États, et parfois d’autres acteurs comme les entreprises privées, envers la population, sur laquelle un pouvoir est exercé. La société civile exige alors la reconnaissance de ses droits, surtout ceux qui se font émergents et sont donc moins souvent abordés comme tels (les droits économiques et sociaux, celui à la paix, ceux des collectivités, etc.).

1.1.2 La justice sociale

En raison de leur examen commun des conditions de participation sociale, de responsabilisation collective et individuelle et de jouissance des droits et leur protection, il est possible de lier l’anthropologie des droits humains à l’étude des transitions démocratiques. Toutefois, cette dernière est principalement produite en science politique, et l’on peut constater que peu de sources ont analysé l’étroite relation entre les changements de régime politique et l’espace de parole investis par gens qui les côtoient de près (Sadiki 2015 : 709).

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Mamoudou Gazibo (2011) décrit les transformations des régimes politiques avec l’image des vagues pour faire aboutir à une démocratie, ayant au préalable nécessité une certaine libéralisation politique. Mon intérêt est centré sur cette dimension processuelle de la transition qui occasionne, si ensemble de conditions sont réunies, un régime de droits humains. C'est que le cadre démocratique permet l’identification à une citoyenneté unie, et donc à une communauté politique réfléchissant de manière critique aux droits et libertés qu’elle souhaite voir déployés.

Le travail de revendication des droits humains par la société civile vise quelques finalités, dont la plus importante est surement celle de réaliser les objectifs attachés à une vision de la justice sociale. Considérant que l’autorité politique est plus souvent détenue entre les mains d’une élite ou d’un groupe dominant, la société civile cherche à redistribuer ce pouvoir ; la revendication puis la jouissance des droits permettent d’établir une forme de contre-pouvoir. Cela rejoint l’idée d’Anderson (2012) qui traite, à partir d’une théorie de Miranda Fricker (2007), des injustices de nature testimoniale et herméneutique. Ces deux formes sont semblables au sens où elles s’appuient toutes deux sur un préjudice vis-à-vis de quelqu’un, l’excluant d’une apparence de crédibilité à prendre parole (testifying). Là où elles sont dissemblables, c'est dans leur origine. L’injustice testimoniale se présente lorsqu’un auditoire disqualifie un message porté par une personne en raison de la perception de son manque de crédibilité. Dans le cas de l’injustice herméneutique, d’emblée la personne prenant parole est discréditée, en raison d’un trop grand écart entre son monde social et celui de son auditoire. Dans ce cas, au-delà du témoignage, c’est une vision sociale, une interprétation du monde qui est rejetée parce qu’incomprise ou niée par les gens qui portent et reproduisent la norme. Cet auditoire, dont font partie les dominant.e.s, est incapable de faire sens de ce message, et cela contribue à la marginalisation de la personne qui tentait de prendre parole.

Ce détour par la philosophie démontre que la lutte pour la justice passe par une déconstruction très fine des rapports sociaux du pouvoir, et que ceux-ci peuvent être de natures extrêmement variées. Leur multidimensionnalité permet de repenser la privation de droits dans des endroits peu communs. L’analyse détaillée des processus d’exclusion des sphères politiques rend visible la privation des groupes marginalisés de droits communément entendus, de nature sociale et politique (catégorisés dans une première génération de droits), mais aussi socioéconomique (deuxième génération). Ce raffinement de la pensée des formes d’exclusion des conditions d’accès à la dignité a permis, plus récemment dans l’histoire, de pousser la revendication vers le droit à la protection environnementale, le droit à la technologie, le droit à l’héritage culturel et à la justice fiscale. Cette troisième génération des droits demeure informelle, mais est parfois reconnue institutionnellement, notamment à l’occasion de la conférence des Nations unies sur l'environnement de 1972, aussi connue sous le nom de la conférence de Stockholm (Organisation des Nations Unies 1972).

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Une autre incarnation possible de la confluence entre démocratie et droits humains se trouve dans le concept de la justice transitionnelle. Cette notion est relativement récente dans les cercles de pensée juridicopolitiques et est née des suites de vagues de transition démocratique touchant plus particulièrement l’Amérique latine et l’Europe de l’Est dès la fin du XXe siècle. En voici une définition : « The theories and research programmes that explain, justify, compare and contest specific practices of moral and social repair, and the political and social movements concerned with dealing with the past, address what we now call ‘transitional justice’. Roughly expressed, the function of transitional justice is to do justice and to provide some form of repair in the wake of horrifying violence » (Walker, dans Andrieu 2010 : 538). Il est donc question d’une reconnaissance institutionnelle et étatique de la valeur des droits dans un nouveau contexte de gouvernance, et parallèlement de violences perpétrées à l’endroit de groupes et d’individus dès lors considérés comme des victimes d’actes injustes.

Les violences dont il est question sont de plusieurs ordres, notamment physique et structurel. Particulièrement présentes au sein des régimes autoritaires, ces violences sont (ré)exposées en période de transition démocratique, qui peut alors être accompagnée d’un mode de résolution de conflits nationaux offert par la justice transitionnelle. L’objectif est alors de démanteler le système d’imputabilité qui régnait jusqu’alors, pour au contraire donner pleine responsabilité aux acteur.trice.s ayant perpétré ces violences. La responsabilisation sera d’ordres légal, moral et politique, par le biais de différentes actions, telles que des procès criminels, des commissions vérité et réconciliation et des réformes institutionnelles (O’Rourke 2013 : 3). S’ensuivront des actions de réparation, telles des réinhumations et des excuses publiques.

On vise donc à instaurer une nouvelle idée du bien commun, grâce à une réconciliation nationale, combinée à un processus de reconstruction de la paix. Afin d’y arriver, il importe de redonner leur pleine subjectivité aux victimes des actes criminels3. Leur récit est un élément clé de cette reconstruction, permettant d’instaurer une base de confiance de la part de la population générale envers ses élu.e.s. Les cadres institutionnels sont des moyens importants pour ce faire, et permettront d’ériger des barrières contre les futurs abus, tout en s’assurant d’une application du droit conforme à la législation en vigueur (Andrieu et Girard 2015 : 83). Ainsi, la dialectique des temporalités « backward- and forward-looking » comme la nomme Kora Andrieu (2010 : 538) permet de puiser dans les éléments du passé pour construire un avenir tourné vers une gouvernance basée sur la confiance et l’imputabilité.

3 Une limite possible de la notion de justice transitionnelle se trouve toutefois dans, qui y est au cœur de la réparation, et tend à réifier son statut, en opposant deux catégories de personnes et de groupes : ceux qui commettent les violences, et ceux qui les subissent (Andrieu et Girard 2015).

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La société civile est elle aussi une actrice clé de la justice transitionnelle. Son rôle est multidimensionnel : « It can act as innovator, facilitator, temporary substitute, educator or critic » (Andrieu 2010 : 550). Les nouveaux pouvoirs et espaces de parole dont elle est désormais dotée peuvent lui insuffler une vigueur renouvelée, lui permettant d’être moteur de mouvements sociaux originaux (2010 : 549).

Catherine O’Rourke (2013) voit dans la justice transitionnelle un potentiel de dénonciation des violences genrées, pour travailler vers un rééquilibre des pouvoirs, qui sont majoritairement détenus par des hommes. Pour elle, ces réflexions sur les violences antidémocratiques sont un terreau fertile d’une analyse comparée pour voir comment des abus étaient dirigés spécifiquement contre les femmes, dont une forme parmi d’autres est les violences sexuelles, et plus particulièrement le viol comme arme de guerre (2013 : 21). Nombreux sont les groupes féministes réclamant des réparations en conséquence. Parmi les mesures demandées, la pleine reconnaissance des violences commises dans le champ privé des individus, afin de faire écho au slogan militant « The private is political ». Un autre type de demandes est la pleine reconnaissance cette fois des droits spécifiques aux femmes comme faisant partie des droits humains (pensons notamment aux droits reproductifs). Peut-être qu’une justice transitionnelle gagnerait en inclusivité à passer ses réformes législatives et institutionnelles à la loupe du féminisme intersectionnel4 (O’Rourke 2013).

1.1.3 La justice sociale : perspective du genre

Si la justice sociale implique une attention aux rapports de pouvoir en général, elle concerne aussi spécifiquement les enjeux liés au genre. Nombreux sont les groupes socioculturels historiquement marginalisés devant l’accès à la justice et à la jouissance pleine de leurs droits, mais mon intérêt de recherche porte sur les femmes, en raison de ma positionnalité de chercheuse intéressée par les réalités multiples de femmes, et surtout par leurs stratégies de résistance devant les manifestations du patriarcat. Les discriminations qu’elles vivent sont même exacerbées durant des mobilisations sociales. Jabeur Fathally (2012) rapporte qu’à l’intérieur de révolutions, dont l’objet est une meilleure garantie de justice et de droits et libertés, les hommes ont tendance à s’arroger les mérites de la lutte. Ceci oblige leurs partenaires féminines à poursuivre en deuxième temps d’autres batailles pour des revendications plus spécifiques.

Cette invisibilisation des efforts peut également se remarquer dans les réflexions suivant les mobilisations. Selon Juliette Gaté (2014), malgré l’investissement massif de femmes d’horizons très diversifiés lors des

4 Cette expression a d’abord été théorisée par Kimberlé Crenshaw (1989, 1991), qu’elle a désignée comme l’expérience combinée de discrimination et d’exclusion en étant à la fois femme et noire (ou minorité visible) en matière de justice pénale, d’employabilité, et plus généralement dans les politiques sociales. Ce faisant, elle pointa l’intersection entre le patriarcat et le racisme systémique dont l’expérience des femmes de couleur est empreinte. J’utilise toutefois ce terme dans la reformulation moderne de cette autrice, qu’elle compare à un « prisme pour percevoir les manières par lesquelles des formes diverses d’inégalité opèrent souvent de manière commune tout en s’exacerbant mutuellement » (entrevue de Crenshaw dans Steinmetz 2020).

12 révolutions du printemps arabe, la place qui leur a été accordée dans leurs suites politiques fut minimisée. Pour Dorra et Amel Mahfoudh, le blâme revient à l’État quant à la marginalisation des mouvements féministes revendicatifs. Ces auteur.trice.s dénoncent que l’histoire officielle, donc institutionnelle, retienne principalement que ce soient les États qui accordent aux femmes leurs droits et libertés, les confinant dans un rôle de passivité (Mahfoudh et Mahfoudh 2014, Labidi 2006).

Ensuite, il faut que ces États veuillent bien garantir la même application des droits à tous les genres. D’un côté, fait valoir Gaté, un système d’impunité règne souvent en faveur des agresseurs et criminels, et de l’autre, la législation est parfois dans un langage plus indicatif que prescriptif quant au respect des droits de l’ensemble de la population. Il est donc possible de retrouver des formulations constitutionnelles telles que « L’État veille à l'égalité entre femmes et hommes dans tous les droits » (2014, paragraphe 84)5.

Devant ces constats, les solutions sont multiples et variées, selon Valentine Moghadam, mais passent toutes par l’empouvoirement des femmes : représentation parlementaire (point sur lequel les quotas trouvent leur utilité), réformes légales, amendements constitutionnels sur l’égalité, ou nombre et visibilité accrus des groupes de militance féministe (2014 : 138). À la lumière de ces réflexions, nous pouvons affirmer que la lutte pour l’égalité concerne ainsi tant l’application de la loi que la nature de son propos.

1.2 La démocratie

Dans le cadre de cette recherche, je m’intéresse à la démocratie et plus largement à la politique du point de vue de la société civile, dans sa compréhension et sa réappropriation du pouvoir. Ceci explique que les enjeux relatifs à la classe gouvernante ne soient qu’esquissés. À la manière de ce qui a été abordé dans la section précédente, l’objet de mon questionnement se situe plus du côté de la perception des théories et des pratiques démocratiques par les individus et groupes ne faisant pas partie des classes au plus grand capital politique, et cherchant à exercer leur agencéité dans ce contexte où les relations de pouvoir se veulent partagées (c'est là le fondement même de la démocratie), mais se retrouvent malgré tout souvent concentrées entre les mains de ces classes dirigeantes.

Une définition d’un système politique démocratique facilitera la réflexion. Parmi l’ensemble de celles proposées dans la littérature, je retiens celle-ci pour sa subdivision entre le système de gouvernance et les pratiques effectives : « A democratic political system is one in which the ordinary citizen participates in political decisions, a democratic political culture should consist of a set of beliefs, attitudes, norms, perceptions and the

5 Cette formulation est tirée du 11e article de la Constitution égyptienne. La Tunisie connut en 2014 un débat similaire alors qu’il avait été proposé d’inscrire la complémentarité entre les sexes dans la Constitution, et non leur égalité.

13 like, that support participation » (Almond et Verba, dans Martin 2015 : 798). Nous verrons maintenant certaines de ses composantes.

1.2.1 La gouvernance de la décentralisation

Si le modèle politique occidental dans sa jeune modernité était celui du gouvernement par le droit et par l’État, de forme pyramidale, celui de la gouvernance, selon Eberhard (2009), lui aurait succédé. Il définit ce concept comme une « mise en forme politico-juridique "en réseaux" – plus axée sur la participation responsable de toutes les parties prenantes aux projets qui les concernent » (2009 : 80).

La gouvernance, de par la pluralisation des rôles qu’elle suppose, incite à la diversification des positions de pouvoir, et à une déconcentration de l’autorité, des responsabilités et des compétences de gestion. L’auteur voit ce changement d’un bon œil puisqu’il pourra, à terme, mener à des conditions propices à une « nouvelle éthique de l’agir collectif » (2009 : 80)6. Sa préoccupation pour le pluralisme juridique s’en voit également teintée. Une extrapolation de ce concept de la gouvernance peut mener à celui de la décentralisation. Voilà le modèle politique pour lequel Souhaïl Belhadj (2016) fait un plaidoyer. Selon lui, la décentralisation est gage d’une meilleure démocratie, en raison de ses institutions politiques locales qui gagnent en autonomie.

Parmi les éléments caractéristiques de la décentralisation figure le pouvoir local, dont un exemple est les conseils municipaux. Pour Behladj, la décentralisation s’éloigne du modèle oppositionnel entre le groupe dominant et celui du peuple, et elle entraine une recomposition du partage du pouvoir et des ressources, et ultimement, des rapports de force. Cet aplanissement du pouvoir pourrait s’observer chez une société à la tradition démocratique aussi bien que chez une qui est en phase de transition vers ce régime. Dans ce cas, argumente-t-il, le pouvoir local agit comme un ingrédient favorable au succès de cette entreprise qu’est la décentralisation, parmi l’ensemble des conditions politiques, sociales et économiques qui lui est nécessaire. Cet auteur trace un parallèle entre la décentralisation et l’émergence des droits civiques, puisque le pouvoir local, une fois installé, peut s’autonomiser du pouvoir central. Ce faisant, son énergie investie à lui relayer les enjeux d’intérêts locaux peut être plutôt consacrée à s’y investir et adresser les enjeux plus directement. La concertation des expertises pour les examiner peut alors plus facilement prendre racine auprès de la société civile locale qu’auprès des hauts fonctionnaires. Une étude anthropologique des transitions de régimes politiques peut s’avérer alors utile pour éclairer ces processus d’implantation et de consolidation d’un régime de droits7.

6 Cela ne veut pas pour autant dire que le pouvoir disparait de la sphère publique, mais qu'il s’incarne sous d’autres formes, possiblement moins nettes. 7 Il existe également une littérature des transitions démocratiques en science politique, parmi laquelle figure la transitologie. Voir par exemple le travail de Mamoudou Gazibo sur les pays africains (2011).

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Cette position n’est pas exempte de critiques, et Belhadj lui-même est conscient que la décentralisation n’est pas forcément le fruit d’un nouveau contrôle populaire et citoyen, mais peut aussi être le résultat d’une indifférence d’un État, ce qui n’aura pas les mêmes aboutissements. De plus, des auteur.trice.s comme James Ferguson (1994) argumentent que l’idée de la décentralisation tend à dépolitiser les institutions, ou à tout le moins à invisibiliser leurs rapports de force, pour ne les voir que comme des instruments de gouvernance au service de la population. Des intérêts humains demeurent toutefois présents, comme dans un État centralisé, et ce sont ceux d’une minorité d’individus à la tête de cet appareillage. Ferguson soulève également le risque d’une plus grande bureaucratisation et celui de l’imposition d’une logique développementaliste servant davantage le capitalisme que la population citoyenne. Ainsi, la décentralisation n’entraine pas forcément une rationalisation de la gouvernance.

De même, puisque les dynamiques du pouvoir sont variables et parfois divergentes entre la théorie et les pratiques, il est constaté que la démocratie est source de tensions, concernant notamment la manière dont elle peut se déployer (Markoff 2011). Le rôle critique de l’anthropologie sur cet écart est nécessaire afin de ne pas idéaliser ce mode de gouvernance, sujet à de nombreuses critiques. La démocratie au contraire est historiquement constituée et aujourd'hui encore traversée de relations de pouvoir, telles que modelées par le racisme ou le néolibéralisme. Aussi devrait-elle, afin d’être le plus inclusive possible, retenir à leur juste part les contributions réflexives de penseur.euse.s, de philosophie politique par exemple, de régions marginalisées, tels le Moyen-Orient ou l’Afrique. Bref, la démocratie n’est pas positive de manière inhérente, mais quelques éléments peuvent servir d’appui à une réalisation se préoccupant du bien-être de l’ensemble de la population.

1.2.2 L’engagement à la citoyenneté

Le lien étroit entre la décentralisation et le pouvoir local invite à intégrer dans ces réflexions une place importante à la société civile. Considérant qu’une gouvernance locale nécessite une participation politique plus importante de plus d’individus qu’en contexte de pouvoir hautement centralisé, elle peut se concevoir comme le lieu démocratique et inclusif d’un exercice de citoyenneté politique. Peter Dahlgren (2006) va même jusqu’à inviter les mouvements sociaux issus de la société civile à défier les individus détenant le haut pouvoir dans un régime démocratique.

L’exercice de sa citoyenneté est à la fois un tenant et un aboutissant d’un régime démocratique actif. Par ailleurs, une définition classique de la citoyenneté peut être la suivante : « un statut social (membership), codifié juridiquement et conférant un ensemble de droits aux individus à qui ce statut est reconnu. C’est aussi un ensemble d’obligations, formelles ou informelles, qui exigent — le plus souvent — que les individus

15 prennent part aux affaires de la Cité et participent activement aux affaires publiques d’une entité politique (l’État-Nation le plus souvent) dont ils sont membres » (Déloye dans Neveu 2004 : 2).

Pour Catherine Neveu, la citoyenneté, d’un point de vue anthropologique, consiste en une relation avec un État, mais aussi avec une collectivité « à la fois juridiquement constituée, et socialement construite » (2004 : 4). Les liens entre les études sur la citoyenneté et celles des droits humains sont tissés avec le tremplin analytique des conditions sociopolitiques octroyant l’espace pour exercer une citoyenneté non pas que formelle, mais substantielle. Ceci permet de dépasser le registre seulement individuel de la citoyenneté8. En plus de son obligation morale à protéger les droits de sa population, le rôle de l’État est primordial dans la création des conditions propices à l’accès à la citoyenneté. C'est là toutefois un objectif difficilement mesurable et des obstacles tels que le néolibéralisme tendent à promouvoir les libertés (surtout individuelles), tout en érigeant des barrières, notamment le laisser-aller du marché économique (Dahlgren 2006 : 268).

Une nouvelle forme de citoyenneté peut aussi se déployer en contexte de transition démocratique. Numa Murard et al. (dans Neveu 2004 : 4) parlent d’une dimension sous-estimée de la citoyenneté, celle de l’horizontalité des rapports sociaux qui s’y développe grâce à l’amenuisement des figures d’autorité. Cette forme de la citoyenneté se caractérise par l’élément de la projection dans nos rapports concitoyens. Le fait de se projeter sur autrui permet le développement d’une reconnaissance interpersonnelle, et donc d’une base égalitaire aux échanges. Bref, la citoyenneté peut être la base d’une réflexion sur l’égalité et sur la justice. Son dynamisme, son ouverture au dialogue et sa capacité réflexive sont des atouts pour assurer sa pérennité, sa diversification et son adaptation aux différents contextes.

1.2.3 La démocratie au féminin

Les pratiques de la citoyenneté ne sont pas non plus exemptes de racines patriarcales et sexistes. Douja Mamelouk (2015) soutient toutefois que les révolutions peuvent être des moments pour que les femmes saisissent un instant historique de leur histoire nationale pour s’y inscrire en tant qu’actrices et combattantes de front. Elles peuvent alors documenter ces mouvements sociaux par le témoignage sous forme de récits autobiographiques, par le roman fictif inspiré des faits ou encore par le pamphlet, parmi d’autres possibilités. Investir l’écriture de ces moments forts est une stratégie de gain d’autorité et de resubjectivation.

Bronwyn Winter argumente qu’aux éléments révolutionnaires descriptifs et symboliques doit suivre la représentation substantielle dans les sphères de pouvoir. Les femmes devraient alors participer à un

8 Avishaï Margalit (1999) offre un éventail des composantes possibles de la citoyenneté en s’appuyant sur le travail de T.H. Marshall. Celles-ci se catégorisent sous des formes légale, politique, sociale et symbolique.

16 renversement des forces régnant préalablement à leur investissement des lieux de parole, dans le but de repenser les priorités politiques (2016 : 524). Ces femmes qui parviendront à briser le plafond de verre, selon elle, devront poursuivre la lutte pour celles n’ayant pas acquis tous leurs privilèges, et ainsi amener la législation en vigueur à mieux correspondre aux besoins de toutes les femmes marginalisées, particulièrement celles vivant d’autres axes d’oppression (de religion, de classe, de pauvreté, etc.).

Une autre précaution s’impose, relevée par Jane Jenson (2011), cette fois analytique. Malgré une attention renouvelée aux femmes dans certains systèmes démocratiques, il arrive que derrière l’accent sur le mot égalité et les idéologies de sensibilité au genre se cachent des intentions de gouvernance autres : on ne cherche pas forcément à atteindre cette égalité pour la fin qu’elle constitue en soi, mais pour répondre à un autre besoin politique. Il en est de même lorsque des gouvernements octroyèrent des droits relatifs à la maternité – ou plus généralement à la sollicitude, care en anglais, attendue dans les comportements des femmes –, mais en ayant en tête les besoins des enfants en tant que futur.e.s travailleur.euse.s. Bref, les mouvements féministes ne doivent pas se contenter d’être objets de politiques publiques, mais amener les femmes à être des actrices de premier plan des changements législatifs (Jenson et Lépinard, dans Jenson 2011 : 40).

1.3 En bref

L’anthropologie des droits humains est une sous-discipline qui a récemment pris forme et qui rapidement encouragea ses tenant.e.s à exercer une forme d’engagement devant des populations marginalisées par un État ou des conditions difficiles émanant notamment du néolibéralisme. Dès lors, l’accent fut mis sur une compréhension transculturelle des droits et sur leur vernacularisation pour les groupes locaux. La vie sociale des droits est un outil pour étudier ces dynamiques, particulièrement du point de vue de la société civile. On cherche à mettre en œuvre une vision de la justice sociale, qui compte, parmi ses composantes celle du genre. Puisque les régimes de droits humains se déploient plus facilement dans un cadre démocratique, ce mode de gouvernance fait objet d’une attention théorique, plus particulièrement s’étendant jusqu’à la décentralisation. Grâce à un pouvoir plus diffus, les citoyen.ne.s sont davantage encouragé.e.s à investir les lieux de pouvoir et à exercer leur citoyenneté. Les femmes gagnent à réclamer ce pouvoir afin de faire reconnaitre leurs implications dans les mouvements sociaux et de participer à l’élaboration des législatures qui les concernent. Ce qui suivra offrira un regard plus ancré sur les éléments sociopolitiques de cette recherche.

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CHAPITRE 2 : CADRE CONTEXTUEL

Ce chapitre se concentre sur des évènements de l’histoire récente de la Tunisie, soit avant, pendant et après la révolution. Son objectif est de situer géographiquement et temporellement ma recherche parmi les études publiées en sciences sociales grâce à la mise en place d’éléments socioculturels propres à la Tunisie. J’exposerai les régimes de gouvernance du pays des dernières décennies et comment la population y a répondu en termes de mobilisations. J’ai pour postulat que la révolution de 2010 et 2011 a amené des demandes citoyennes sur le plan de la dignité, d’abord pour des mesures de développement socioéconomique, ensuite pour davantage de droits et de libertés individuels et associatifs, et ce, d’une manière qui a rejoint l’ensemble des groupes sociaux. C'est d’ailleurs une des caractéristiques marquantes de la révolution, du fait que les revendications aient réuni l’ensemble des secteurs socioéconomiques et des régions. Afin d’éviter d’adopter un récit linéaire, je cherche enfin à mieux comprendre les obstacles actuels à l’implantation d’un régime de droits humains dans le cadre démocratique maintenant en consolidation. Je m’intéresse ensuite aux réponses institutionnelles sur les questions de la gouvernance par la mise en place d’élections municipales et d’un organe parapublic chargé d’assurer une forme de justice transitionnelle (l’Instance Vérité et Dignité). Ce cadre de la contextualisation aboutit à ma question de recherche.

2.1 Une brève histoire sociopolitique de la Tunisie

2.1.1 Les régimes autoritaires

Un survol historique des éléments de politique nationale s’impose afin de mieux saisir les enjeux d’aujourd'hui. La Tunisie a connu une période de protectorat français de 1881 à 1956, et comme c'est le propre de la gouvernance des métropoles colonisatrices, la sienne nia une bonne part de son autonomie. De son indépendance en 1956 jusqu’en 1987, la société tunisienne vécut ce qui est communément qualifié de dictature éclairée avec . Parmi ses caractéristiques marquantes, ce président instaura une tradition de réforme par le haut au sein de son pays (Charrad 2016). Kerrou (2017) parle même de ces réformes comme d’une idéologie étatique. Elles visaient à faire entrer la Tunisie dans la modernité en alliant le développement socioéconomique du pays notamment par le contrôle des naissances et par l’émancipation des femmes (Gastineau 2012). Le charisme de ce président inspire aujourd'hui encore nombre d’individus et de groupes, au point où des partis politiques fondés après la révolution se revendiquèrent du bourguibisme. Toutefois, et c'est une part d’autoritarisme importante pour l’analyse qui suit, il y avait une impossibilité de franchir les portes du parlement, et cette tendance s’est maintenue sous le régime suivant, celui de Zine el-

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Abidine Ben Ali, de 1987 à 2011. Suite à son coup d’État de 1987, la transparence des décisions était nulle, et la corruption, indubitable. Il était impossible d’exercer une quelconque surveillance des pouvoirs et toute tentative de contestation était violemment réprimée (Benslama 2011). En outre, une des manières choisies par Ben Ali pour poursuivre le travail de modernisation de son prédécesseur fut d’entamer une lutte contre l’islamisme. Celle-ci prit la forme entre autres d’une répression des libertés religieuses et de la contestation d’une tradition jugée désuète, s’incarnant notamment dans l’interdiction du port du niqab dans les établissements publics et la stigmatisation du hijab (Kilani 2018)9. Ces régimes politiques ayant nié tout droit d’association furent contestés par certaines franges de la population.

2.1.2 Un historique des mobilisations sociales

La revendication des droits passa par une nécessité de se réunir en groupes divers, et cela entraina une politisation plus importante des organisations de la société civile. Parmi ces groupes exprimant leur désaccord devant ce non-respect des droits humains se trouvaient des femmes, qui se battirent à l’époque de Bourguiba pour obtenir le droit de vote. Il leur fut effectivement accordé, mais un an après l’élection de l’Assemblée nationale constituante de 1956 (ANC, l’instance parlementaire d’alors). Cette même époque fut marquée par le début d’un contrôle social prenant forme notamment par la surveillance des associations par le gouvernement. Seules les plus proches du pouvoir se voyaient autorisées à se constituer légalement. Le régime de Bourguiba, avec son féminisme d’État (Ben Achour 2002), avait beaucoup à gagner à agir ainsi, puisque d’un côté il avait un statut de progressiste dans le monde arabe, agissant en protégeant des groupes sociaux marginalisés telles les femmes, et en accordant des droits et libertés jusqu’alors inédits avec le Code du statut personnel10. De l’autre, il s’assurait un contrôle du discours sur les droits en censurant les associations déviantes de sa pensée, et cette tendance s’accentua avec Ben Ali (Khalil 2014, Charrad 2016).

La tâche de critique et de mobilisation de ces femmes était embrouillée par certains droits absents ou non respectés par les autorités. Le déficit de crédibilité dont elles souffraient (Fricker 2007) les incita à faire relayer leurs revendications par des hommes, dont plusieurs intellectuels, sensibilisés à leur cause et ayant une lecture du Coran davantage progressiste. Leurs analyses d’oppressions multiples jetèrent une lumière sur les entremêlements entre le colonialisme et le patriarcat. Il suffit de penser au fait que lorsque des hommes étaient emprisonnés pour des motifs politiques, leur épouse devait s’occuper seule du foyer, avec des difficultés saillantes dues à leur déficit en droits (gérer un compte en banque seule, occuper un emploi suffisamment rémunéré, etc.) (Mahfoudh et Mahfoudh 2014).

9 Pour Mondher Kilani d’ailleurs, le port ou le non-port du voile par les femmes tunisiennes peut se lire dans certains cas sous le signe de la protestation contre le régime ou le parti au pouvoir. 10 Texte de loi particulièrement marquant dans l’histoire moderne de la Tunisie selon plusieurs observateur.trice.s dont Hafidha Chékir (2014) et Rim Aloui Gtari (2006). Ces autrices offrent une lecture complémentaire l’un par rapport à l’autre de ce qu’a représenté ce code au regard de la réforme de la juridiction tunisienne.

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Dans une période de temps plus rapprochée de la nôtre, un autre mouvement contestataire a fait office pour plusieurs de préambule à la révolution de 2010-2011. Tant Mohamed Kerrou que Rhida Ben Amor voient en les soulèvements de 2008 autour du bassin minier de la ville de Gafsa des éléments similaires aux demandes sociales exprimées deux années plus tard. Bien que concernant cette région spécifique, les manifestations et les grèves étaient à la fois une réaction au déclin économique notoire et un mépris pour les politiques publiques corrompues, suite à l’annonce des résultats d’un concours de recrutement dans le secteur minier aux résultats hautement contestés (Kerrou 2018 : 47 ; Ben Amor 2016 : 466). Les bouleversements s’étalèrent sur six mois, avec pour résultats des centaines d’emprisonnements, des dizaines de blessé.e.s et trois morts. La légitimité de l’État était remise en cause, tant comme régulateur économique que comme rempart ultime contre l’injustice sociale, pour reprendre l’expression de Ben Amor (2016 : 467).

Cet auteur argumente que la brutalité policière et la violente répression gouvernementale occasionnèrent une nouvelle forme de politisation de la population, qui redoubla sa critique sociale, dont le champ lexical versait de plus en plus dans celui des droits humains, de la citoyenneté et du travail. En effet, « la notion de "droit" [est] à prendre ici dans le sens d’obligation attendue […], car [les jeunes] pensent que les acteurs institutionnels tout autant, bien qu’à un moindre degré, que les agents économiques (entreprises, etc.) sont dans l’obligation de les leur fournir » (2016 : 467-468). Ce droit au travail était entendu comme argument surtout chez les jeunes diplômé.e.s, qui invoquent leurs études comme condition de mérite à l’accès à l’emploi rémunéré.

2.1.3 Un aperçu de la révolution tunisienne

Il faut donc insister sur l’importance des causalités multiples des protestations de 2010-2011, qui versèrent dans le macrosocial. Jusque-là, les conditions et la structure sociales occasionnèrent le façonnement d’une résistance marquée plus par la subtilité que par l’éclat dans les rues. Les mobilisations débutées en décembre 2010 leur firent contraste de par la grande visibilité qui les caractérisa. C'est ce qui fait que plusieurs les qualifièrent dans le registre du renouveau, selon la recension faite par Catusse, Signoles et Siino (2015) des expressions selon différents médias et instituts internationaux : « réveil », « accélération de l’histoire », « revanche » ou « printemps ». La Tunisie, contrairement à d’autres pays ayant aussi vécu un « printemps », put organiser des premières élections libres à ces suites. Ces auteur.trice.s établissent le lien dans ce pays entre l’ouverture politique au changement et l’ouverture à la recherche, de par les conditions sociales qui se mirent en place pour faciliter les échanges d’idées et d’informations. Les penseur.euse.s sur place cherchèrent dès que possible à écrire leur propre histoire et à se (ré)approprier le récit de leurs mobilisations et de leur révolution.

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Il est communément admis, tant dans la littérature que chez les militant.e.s, que le point déclencheur des différents printemps se situe temporellement en décembre 2010, et géographiquement en Tunisie, à Sidi Bouzid. Un jeune marchand de fruits, Mohamed Bouazizi, s’était vu interdire sa pratique commerciale ambulante et, dans un geste de désespoir, s’est immolé. Les tensions, qui étaient déjà présentes et vives dans sa région en raison du chômage endémique, ont explosé et traversèrent rapidement l’ensemble du pays : « La place publique devient, de la sorte, un lieu symbolique d’expression des conflits politiques » (Kerrou 2018 : 51). Il ne s’agissait pourtant pas de la première immolation de l’année, mais le terrain économique était particulièrement favorable à Sidi Bouzid pour relayer cette indignation parce que la population paysanne y était aux prises avec des dettes bancaires et des saisies de terres importantes. On réclama d’abord des mesures de contrôle socioéconomique pour enrayer ce chômage qui excluait et marginalisait tant de gens et particulièrement dans les régions du sud, délaissées par les projets de développement du gouvernement, et puis les revendications se tournèrent vers davantage de libertés et de droits individuels et collectifs. La justice sociale réclamée concernait une meilleure redistribution des richesses et des ressources nationales. Ce geste de l’immolation, devenu le symbole d’une colère populaire, fut donc le résultat d’une escalade d’insatisfactions politiques et économiques, et mena à la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011, date marquant à la fois la fin de son règne et le début d’une nouvelle ère. Trois-cents-trente-huit personnes payèrent de leur vie l’expression de leur indignation. Ce mouvement contestataire s’est distingué des précédents en raison du caractère pluriel des groupes sociaux y ayant participé et de la prolifération des activités sur l’ensemble du territoire (Kerrou 2018, Benslama 2011).

Une des analyses qui brosse ces thématiques se trouve dans les travaux de Mohamed Kerrou. Dans son plus récent livre (2018), il dresse un portrait de ces manifestations à partir de cinq grandes thématiques11, creusant dans ses origines et terminant avec les défis à venir. L’article qu’il a écrit peu avant (2017) peut être lu à sa suite puisqu’il s’attarde principalement aux enjeux auxquels le pays est aujourd'hui confronté, soit la sécurité, la corruption et la fraude, ainsi que les grandes difficultés économiques.

Kerrou écrit à partir du postulat suivant : la révolution, qui visait une reconnaissance de la citoyenneté entière, et qui avait dirigé ses demandes autour du travail, de la liberté et de la dignité, a abouti aujourd'hui à un processus « inachevé et inégal » (2018 : 11). D’abord, bien que la révolution ait été menée par des jeunes, les individus à la tête de l’État hier et aujourd'hui n’y ont pas pris part et appartiennent à une tranche d’âge bien

11 Celles-ci étant le mythe de Bouazizi comme fondateur du mouvement révolutionnaire, l’investissement des places publiques, la réémergence de l’islam public et politique, les multiples formes de la société civile et la représentation politique par les chefs d’État et autres leaders.

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éloignée de celle des manifestant.e.s. Ceci lui fait dire que le pouvoir actuel s’apparente à une gérontocratie : le « pays réel se trouve en divorce avec le pays légal » (2018 : 10).

La transition est donc toujours en cours, et il souligne l’importance d’aborder les dialectiques entre l’État et la société afin de rechercher un équilibre entre le vivre-ensemble, le pluralisme politique et la croissance des conditions socioéconomiques. Son intérêt, comme le mien, est particulièrement tourné vers le rôle qu’a eu, et a toujours la société civile dans la transition démocratique. C'est d’ailleurs une frange de cette société civile qui a emporté le prix Nobel de la paix en 201512, mais il voit avec cet honneur la clôture d’un cycle de succès et le début d’une aire de dépression. Les difficultés économiques se sont multipliées (investissements dans la création d’emplois insuffisants, dette croissante, etc.), ainsi que les enjeux de sécurité nationale et de corruption (qui se serait répandue des élites d’autrefois jusqu’aux administrations publiques dans leur ensemble), ce qui le porte à dire que le pays est dans une phase critique de sa consolidation démocratique. La société civile assure donc un apport de résilience, tout en encourageant la population citoyenne à faire de même. Résilience d’ailleurs est un mot clé chez Kerrou, qu'il voit comme une politique de la survie. Elle prend de multiples formes, que ce soit par l’économie informelle, qui pourrait atteindre la moitié des transactions au pays (Jossour, dans Kerrou 2017 : 7), ou dans la militance de la société civile, notamment les mouvements féministes13, qui ont lutté pour que le gouvernement adopte une nouvelle loi, en juillet 2017, contre les violences faites aux femmes, s’appuyant sur les principes de la Convention pour l’élimination de toutes les formes de violence à l’égard des femmes (CEDAW).

Aussi, ce qui caractérisa les manifestations de 2010 et de 2011, selon lui, fut leur importante multiplication, avec l’enthousiasme de s’intéresser à l’univers politique national, à se regrouper en associations ou en partis politiques. Cet intérêt citoyen pour la gouvernance nationale s’est maintenu jusqu’à à peu près la première année de pouvoir du parti Ennahdha, parti d’inspiration initialement islamiste. Bien que ses sièges aient été emportés démocratiquement, les personnes qui ne s’étaient pas prononcées en la faveur de ce parti eurent crainte de la tendance vers laquelle ses lois puissent tendre, et exercèrent une surveillance accrue. Toute annonce était susceptible de provoquer une fougue et d’engendrer des manifestations. À ce sujet, Kerrou écrit que « spontaneous social protest movements that are not organized and structured can represent both an asset and a challenge to resilience – in Tunisia as elsewhere. Nevertheless, the protest movement of 2010– 2011 is the only one involving the local, national, regional and global levels » (2017 : 9). Aujourd’hui, moins de personnes exercent ce droit de surveillance et de manifestation, mais certaines associations, comme Al Bawsala, se sont spécialisées dans ce rôle, ce qui ne le laisse pas vacant pour autant.

12 Le Quartet du dialogue national joua un rôle de première ligne dans le rapprochement entre les islamistes et les sécularistes, ayant été un facteur clé pour une consolidation démocratique. 13 Al Bawsala, l’organisme étudié dans le cadre de mon ethnographie, a aussi pris part à ce plaidoyer.

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2.2 Depuis la révolution

2.2.1 L’instauration d’un nouveau régime politique

La fuite de Ben Ali et la dissolution de son parti occasionnèrent la mise en place d'un gouvernement de transition, auquel suivirent des élections en octobre 2011. Il en ressortit un gouvernement d’alliance entre des partis nommés Ettakatol, Congrès pour la République et Ennahdha, celui-ci alors qualifié d’islamiste modéré et alors majoritaire en chambre. La popularité d’Ennahdha peut s’expliquer du fait que ce parti avait été interdit dans le précédent régime et, selon l’électorat, n’avait que peu de chances d’avoir eu des liens avec les dirigeant.e.s autoritaires d’alors, assurant donc un pacte de confiance pour entamer une transition démocratique. Les tâches de réformes gouvernementales étaient d’une ampleur colossale, dont celle d’écrire une nouvelle constitution. Cette confiance, selon Mohamed Nachi (2016), a été toutefois trahie, en raison de la reproduction de certaines pratiques clientélistes, et du fait que le président élu alors, Béji Caïd Essebsi, avait siégé aux gouvernements de Bourguiba et de Ben Ali, ou encore en raison de l’impunité judiciaire dont bénéficiaient les ministres et le président, étant hautement critiquable selon l’approche politique des droits humains.

Des mesures qualifiées de progressistes par la communauté internationale furent néanmoins mise en place durant ce régime de transition. D’abord, la Constitution fut votée en 2014, garantissant un ensemble de libertés civiles et politiques, affirmant l’égalité de chaque personne devant la loi, ainsi que l’égalité entre les femmes et les hommes14. Aussi, afin de soutenir les initiatives de la société civile et de les coordonner aux actions de l’État, un nouveau ministère fut créé, celui des Droits de l’homme et de la Justice transitoire, ce qui laissait place à l’espoir d’une réconciliation nationale éventuelle (International Crisis Group 2012). Doris H. Gray et Terry Coonan (2013) rapportent qu’il s’agissait là du premier ministère de ce type au monde. Un autre exemple de législation avant-gardiste fut le Décret 88, régissant depuis 2011 les rapports entre le gouvernement et la société civile, lui accordant alors nombre de libertés.

Il y a toutefois depuis quelques années une volonté de réformer ce texte de la part du pouvoir exécutif et en partie aussi du législatif. Ceci serait dans le but de laisser beaucoup moins de place aux groupes militants dans la sphère publique de l’action politique. On invoque, parmi d’autres raisons, un manque de transparence des associations dans leur écriture des comptes-rendus et dans leur gestion de fonds, en plus de liens que certaines d’entre elles entretiendraient avec des réseaux djihadistes ou islamistes radicaux. Les tensions entre

14 Le terme d’égalité avait toutefois été débattu pour lui préférer celui de complémentarité entre les hommes et les femmes. Voir Winter (2016) pour les détails de cet épisode.

23 toutes les parties pourraient éventuellement mener à de graves conflits, et la société civile craignait en 2018 de voir révoquées ses libertés par le gouvernement15.

2.2.2 Les contestations devant ce régime

Le régime politique nouvellement instauré ayant satisfait seulement une part des conditions exigées par la population, depuis la révolution, les tensions sont maintenues et refont surface de façon cyclique. Un récent épisode de confrontation remonte à janvier 2018. Des motifs économiques et politiques sont en cause, avec un chômage en croissance depuis la révolution et des élections municipales retardées alors de plus de cinq mois par rapport à ce qui avait initialement été promis, en plus d’une loi sur la réconciliation nationale adoptée par les parlementaires d’alors qui pardonnait les membres du gouvernement précédent pour leurs abus et crimes économiques, les déresponsabilisant du même coup de leurs actes (Szakal 2018). Ce qui anima par- dessus le tout la colère des classes moyenne et pauvre fut l’entrée en vigueur ce mois-là de la Loi de finances, comportant de nouvelles mesures d’austérité qui réduisaient leur pouvoir d’achat. On appela donc à une révision du budget, et plus largement à une lutte plus sérieuse contre la corruption (Radio-Canada 2018, Le Monde 2018 et Tunisie Numérique 2018b, notamment). Les revendications de ce mouvement sont donc similaires à celles de la révolution, ce qui est confirmé par la reprise de quelques-uns de ses slogans. Le gouvernement avait beau être plus à l’écoute des besoins exprimés par la population, on jugeait que les mesures compensatoires de ce budget austère – un revenu garanti pour les familles les plus pauvres, une couverture maladie universelle et une aide à l’acquisition d’un logement – étaient loin d’être suffisantes pour pallier aux problèmes ambiants (Galtier 2018b).

Le gouvernement réagit en déployant par centaines les équipes policières antiémeutes. Le ministère de l’Intérieur rapporta que près d’un millier de personnes furent arrêtées durant ces manifestations (AFP 2018a), dont la plus importante se tint le 14 du mois, à l’occasion de l’anniversaire de la chute du régime de Ben Ali. Les corps policiers avaient devant eux des degrés de violence variables, écho aux diverses stratégies de résistance alors mises en place. Les manifestant.e.s usèrent de barrages de routes, du déclenchement d’un incendie dans un poste de police et de la prise d’assaut d’un tribunal. La réponse du pouvoir fut une escalade de la violence ayant abouti à la mort d’un homme. Le discours du gouvernement devant ces tensions put paraitre ambivalent, ayant annoncé d’un côté que « pour remédier à la situation, […] près de 86 millions de

15 Il n’était question à ce moment que de réunions, dont une série avait été organisée, notamment pendant la durée de mon séjour, et ayant fait appel à des expert.e.s juridiques en qui la société civile avait confiance et que le gouvernement avait recruté.e.s. Cette rencontre visait la proposition d’idées phares pour rédiger une loi organique encadrant les activités des associations de la société civile et qui remplacerait le décret, en plus de la création éventuelle d’une plateforme qui faciliterait les processus d’enregistrement des ONG pour rendre le tout plus transparent. Ce projet est piloté par Democratic Institute, avec un financement américain, qui est entre autres alloué aux consultations. Le climat de tensions politiques actuelles, comprenant une réforme inachevée du système policier, une volonté de ne pas renouveler le mandat de l’IVD, l’absence d’une Cour constitutionnelle, parmi d’autres, rendait les négociations difficiles.

24 dollars seraient investis pour venir en aide à quelque 250 000 familles démunies » (Radio-Canada 2018). De l’autre, le président finit par défendre la violence et la répression des policier.ère.s (AFP 2018b). Les organisations internationales de surveillance des droits humains ne restèrent pas sans rien dire devant la situation, et la tendance fut plutôt à la vive critique de ces répressions de la liberté de manifester. Le Haut- Commissariat des Nations unies aux Droits de l’homme, bien que condamnant les actes de vandalisme des manifestant.e.s, réprouva que les corps policiers aient ciblé la jeunesse dans ses arrestations (la majorité de ces individus ayant eu entre 15 et 20 ans), qui étaient en outre souvent aléatoires (2018). L’ONG Human Rights Watch dénonça pour sa part les nombreux refus du droit d’accès à un.e avocat.e lors de cet épisode de janvier. De plus, « [a]u moins huit personnes [durent] passer en jugement pour "distribution de matériel portant atteinte à l’ordre public", alors que les tracts "contenaient des critiques pacifiques des politiques du gouvernement et des appels à la justice sociale", selon l’ONG, qui [réclamait] l’abandon des poursuites » (dans AFP 2018a).

Plus récemment encore, en janvier 2019, une grève d’une ampleur notable fut menée par la fonction publique et par les entreprises publiques, organisée par la centrale syndicale Union générale tunisienne du travail (UGTT), et ayant touché le quart de la population active tunisienne. Les grévistes, employé.e.s notamment dans les écoles, dans le transport public et dans TunisAir, réclamaient principalement des augmentations de leur salaire (AFP 2019). Celui-ci allait être révisé à la hausse, mais l’écart pour assurer une vie digne était jugé trop important : pour l’année 2018, le pays avait enregistré une inflation de 7,5% (AFP 2019). Cette grève, aux actions directes dans la rue et aux multiples blocages, peut se lire également comme une réponse aux mesures austères imposées par des bailleurs de fonds internationaux qui visent justement à maintenir l’endettement sous un seuil préétabli.

Ces mobilisations sociales furent finalement ponctuelles, puisque le découragement devant des obstacles structuraux prit le dessus. Les pratiques néolibérales n’étant pas écartées, il est difficile de concevoir un modèle alternatif pouvant opérer un changement rapide dans les conditions actuelles. Entretemps, ce sont deux grands partis politiques, Ennahdha et , qui s’échangent le pouvoir : « l’impression d’épuisement du paysage politique domine aujourd’hui la transition démocratique » (Moussa, dans Belhassine 2018a). Les manifestations organisées ont beau se faire moins nombreuses, la colère demeure toujours présente.

2.2.3 Le découragement de la population

Par contraste, il est constaté de manière unanime que la population est moins prompte aujourd'hui à descendre dans les rues si elle vit une insatisfaction politique, peut-être par essoufflement. Elle a tendance à

25 personnaliser le débat et à émettre des critiques sur les individus qui gouvernent. Les défaillances parlementaires systémiques sont moins facilement comprises, d’où la nécessité pour les ONG locales et internationales d’un accès aux informations vulgarisées. Une autre source d’exaspération est que n’importe quelle organisation civile a beau réussir à amener une idée de projet de loi devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), un.e ministre peut le lendemain balayer l’ensemble, ce qui peut laisser un sentiment amer de la lutte collective qui ne fait pas le poids devant le pouvoir des individus haut placés.

Il n’est pas rare d’entendre chez des citoyen.ne.s que la démocratie est un cadeau empoisonné. Plusieurs vivent un sentiment de trahison de la part des politicien.ne.s, critiqu.é.e.s comme étant motivé.e.s plus par leurs intérêts personnels que par leur travail pour le bien commun. Cette critique s’étale plus généralement sur l’ensemble du gouvernement et du système politique. Il suffit de penser au fait que l’état d’urgence qui était en vigueur au moment de ma collecte de données, en 2018, déclaré par l’État tunisien en raison de risques terroristes, stipulait que les associations maintenaient leur droit de rassemblement, mais que celui-ci pouvait être levé par le ministre de l’Intérieur à tout moment pour interdire « la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boisson et lieux de réunion de toute nature » (Article 7 du décret réglementant l’état d’urgence, dans : République tunisienne, 1978). Les mots de Lilia Blaise résument bien la situation : « Là où le gouvernement a compris comment endiguer le mouvement, c’est en arrêtant puis en relâchant les activistes, c’est-à-dire en empêchant un leadership réel de se créer au sein de ces mouvements de jeunes » (2018b). Ceci ne peut qu’alimenter le sentiment d’impuissance devant la politique nationale ressenti et exprimé par plusieurs.

2.3 Quelques sources de difficultés

2.3.1 Issues du néolibéralisme

L’optimisme de la révolution est également affecté par une situation économique difficile : comment se réjouir, par exemple, d’une liberté associative, ou à l’inverse critiquer une insoumission d’un.e député.e à un procédé de transparence, si on ne peut plus garantir sa sécurité économique personnelle ? Les augmentations de taxes et l’inflation, parmi d’autres difficultés économiques et financières, ont précarisé les classes moyenne et pauvre, en plus d’affecter le bon déroulement des activités des associations, qui sont à la merci du financement étranger (voir chapitre 5). La population fait le constat douloureux que les libertés acquises avec la révolution n’ont pas amené la qualité de vie rêvée alors. Mahdi Elleuch a phrasé la situation ainsi : « L’enjeu socioéconomique est peut-être la principale menace de la transition démocratique » (2019).

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En effet, un rapport publié par l’International Crisis Group (2018) fait état d’une situation socioéconomique aggravée depuis la fin de l’État autoritaire, ce qui fait associer chez plusieurs citoyen.ne.s la précarité économique à l’État décentralisé (« faible », devant la force de ce qui avait auparavant marqué le pays) : « La situation actuelle est devenue bien plus complexe qu’elle ne l’était en 2011, car à la cherté de la vie et aux demandes sociales s’ajoutent toutes les récriminations, rancœurs et règlements de comptes politiques qui se sont accumulés depuis sept ans » (Blaise 2018b).

Les écarts socioéconomiques se creusent, et cela serait attribuable aux tendances néolibérales teintant les choix de l’État, dans ses organes tant législatifs qu’exécutifs. L’idéal de compétitivité prôné par le néolibéralisme est organisé autour du libre-échange et amène une précarisation pour la majorité des citoyen.ne.s par le biais de jeux de pouvoir économiques sur la sphère géopolitique16. L’État joue un rôle de contrôle et de régulation moins fort qu’en contexte providentiel par exemple, pour le laisser au marché, ce qui a une incidence sur la taille du filet social. Ceci a pour effet d’augmenter la vulnérabilité et la précarité des individus n’ayant pas tous les outils et ressources pour faire face à cette mise au jeu. Une compréhension approfondie du fonctionnement du néolibéralisme influence directement le traitement des droits humains par le gouvernement et par la société civile.

Le néolibéralisme s’incarne dans quelques pratiques gouvernementales à l’échelle nationale. Une première forme est la mauvaise redistribution des richesses par des impôts en raison d’un nombre de paliers fiscaux insuffisant pour représenter la diversité des réalités fiscales et économiques. Une critique peut également être faite des taxes sur la consommation comme moyen de prélèvement en raison de sa nature d’égalité et non d’équité. Pensons aussi à la lutte à l’endettement qui est un principe étatique moderne visant la réduction des dépenses publiques afin d’atteindre l’équilibre budgétaire : ces dépenses publiques se révèlent en bonne partie être des dépenses en salaires de la fonction publique, et donc à des emplois en son territoire. Un autre grand morceau de ces dépenses publiques revient au financement des services publics, qui profitent à l’ensemble de la population, mais particulièrement aux catégories les plus vulnérables, qui ne peuvent compenser leur perte par l’usage des services privés, plus onéreux. Enfin, dans ce filet social affecté par le néolibéralisme, nous pouvons inclure les achats groupés que fait un État de certains produits de base afin d’assurer des tarifs préférentiels à sa population.

16 Ces effets de précarisation ne sont pas sans compter une dimension genrée. Plusieurs études attestent des effets dédoublés du néolibéralisme pour les femmes. Parmi elles, celle de Karim Malak et Sara Salem (2017) recense des tensions relatives à des processus d’octroi de microfinance auprès de femmes rurales afin de les insérer dans une économie de marché. Or, ceci s’inscrit dans la recherche de profit et affaiblit des liens de solidarité et les valeurs d’autosubsistance. Parallèlement, ces pratiques renforcent un certain discours affirmant que les femmes rurales dans les pays dits en développement doivent être libérées, et que leur agencéité passe principalement par l’entreprenariat.

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Bref, il y aurait incohérence dans le fait pour un État de chercher à la fois à appliquer une économie libérale et à cultiver le bien-être social. Le néolibéralisme a fait objet de bien des critiques, dans bien des secteurs, mais il m’apparait intéressant d’analyser la révolution tunisienne comme grandement affectée par le modèle néolibéral. Les suites de la révolution n’ont pas changé la nature du système économique ni sa philosophie, faisant en sorte que la Tunisie se retrouve avec les mêmes difficultés sur ce plan et que les inégalités sociales voient leur écart croitre. Et aucun parti politique au pouvoir ne propose pour l’instant de changement sur ce point. Considérant que mon approche des droits humains inclut leurs composantes sociales et économiques, et que le néolibéralisme assoit sa légalité et une grande partie de sa puissance sur des décisions étatiques, l’étude de ce système peut fournir des réponses à des questions de participation citoyenne aux changements sociaux et politiques.

2.3.2 Issues de l’Assemblée des représentants du peuple

Les tensions financières et économiques prennent siège également au sein de l’ARP, l’organe législatif actuel de l’État tunisien : neuf ans après la révolution et après plus de cinq ans de système parlementaire, cette instance élue n’a toujours pas son indépendance financière et administrative. C'est plutôt le ministère des Finances qui lui octroie son budget. Cela donne donc une situation où c'est l’exécutif qui contrôle le législatif. Ceci, selon les hypothèses d’école, est un frein à son bon fonctionnement. Des exemples de ce disfonctionnement qui se répercute dans le travail quotidien sont un personnel nettement insuffisant pour épauler les député.e.s dans leurs tâches, ou encore une absence de bureaux indépendants. L’autonomie retrouvée dans la Loi de finances était au stade du débat lors de mon séjour, en raison du retard accusé par la loi qui organise les éléments qui lui sont relatifs, soit la Loi organique du budget (LOB).

Si de telles situations se présentent, c'est que d’autres défaillances sont constatées au sein de l’ARP. Mais voyons d’abord quelle est cette instance et ce qu’est son mandat. L’Assemblée est composée de l’ensemble de député.e.s élu.e.s par la population citoyenne de Tunisie. Son travail s’y divise en séances plénières et en commissions. Les projets de loi y sont débattus principalement en commissions, et certains peuvent prendre des années avant d’être adoptés, faute de moyens ou de volonté. Le pouvoir exécutif est détenu par les ministères, le chef du gouvernement et le président de la République. Les propositions de projets de loi sont généralement émises par le pouvoir exécutif, et il arrive, à de rares occasions, qu’elles soient inconstitutionnelles. Les député.e.s n’ont cependant pas forcément la formation nécessaire pour se rendre compte de ces inconstitutionnalités, et cela peut alors mener à des conflits, d’autant plus qu’une grande diversité des allégeances politiques règne à l’ARP. Un exemple de projet de loi inconstitutionnel est celui sur la carte d’identité biométrique, en opposition avec les normes nationales de protection des données

28 personnelles17. La société civile plaide donc pour que les député.e.s aient des assistant.e.s ou des conseiller.ère.s parlementaires pour effectuer les recherches nécessaires à la défense de leurs idées.

Un autre obstacle à la bonne tenue des travaux, tant pour les député.e.s que pour la société civile, est son calendrier parlementaire flou. Les rencontres des commissions peuvent n’être annoncées que le jour même, et certaines autres, reportées sans préavis. Cela rend difficile le suivi par les gens de l’externe et devient un obstacle à la mise en œuvre de la culture de la transparence décisionnelle. Un autre problème soulevé est la division idéologique entrainant des frictions entre les différents organes institutionnels. Un exemple flagrant est le suivant. De 2015 jusqu’en septembre 2018, une coalition gouvernementale avait été formée notamment par les partis Nidaa Tounes et Ennahdha, les deux plus grands partis au pays. Elle prit toutefois fin dans une « atmosphère électrique » selon les mots de Bobin (2018). Le premier ministre en poste alors, , fonda en juin 2019 un nouveau parti au cours de son mandat de chef du gouvernement, au nom de Tahia Tounes, en raison de grandes tensions avec son président d’alors, Béji Caïd Essebsi. « C'était un divorce personnel à défaut d’être une fracture politique », pour reprendre les mots de ce journaliste pour qualifier ces jeux de pouvoirs.

2.4 Les élections municipales

Du côté de la politique locale maintenant, au printemps 2018 était adopté le Code des collectivités locales (CCL), une charte de haute importance pour l’histoire politique tunisienne plaçant la décentralisation comme un choix constitutionnel18. C'est à la suite de la publication de ce code que les premières élections municipales du pays ont pu être tenues en mai 2018. Celles-ci ont été organisées dans des conditions difficiles : il s’agissait de la cinquième date proposée par l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE), dont une raison était le fait qu’à chaque fois, les partis politiques ne se disaient pas prêts, obligeant un report. Des inquiétudes avaient été soulevées sur l’adoption très tardive du Code, qui a chevauché le début des procédures électorales. Enfin, la volonté politique de certaines municipalités avait été remise en question puisque leur taux de transparence, déterminé en fonction de certains documents administratifs (comme leur budget) fournis à des observateur.trice.s, était parfois chiffré à 0 %. Leur image devenait alors floue. Ceci avait toutefois été contrebalancé par des efforts de sensibilisation tant des candidat.e.s que de l’ISIE ou d’organisations de la société civile pour inciter la population à participer massivement.

17 Ce projet est détaillé en chapitre 5, mais pour une autre critique du processus législatif à travers lequel il est passé, voir Mzalouat (2018). 18 Al Bawsala y avait fait une surveillance étroite pendant toute la durée de son processus de délibération. L’ONG, en collaboration avec d’autres, veillait à l’implémentation de décrets techniques, portant par exemple sur quelle instance réfléchit et gère la participation citoyenne dans les municipalités élues, mais aussi une reconceptualisation large des thèmes tels que la transparence, les finances locales, les domaines de compétences des municipalités ou le champ de compétences des maire.sse.s.

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Durant la tenue de ces élections, beaucoup de défaillances furent relevées par des associations de surveillance, comme le manque de sécurité dans des bureaux d’élections, ou des logos de listes faussés : « Le membre de l’ISIE, Anouar Ben Hassen a annoncé, ce mercredi, que l’instance a déféré devant la justice pas moins de 120 infractions graves au code électoral. Des infractions qui se hissent au niveau de "crime", a-t- il précisé » (Tunisie Numérique 2018a). Le jour même, selon ce même député, on comptabilisa 900 violations, et ce, malgré les 6000 observateur.trice.s nationaux.les dispersé.e.s partout (Vidano 2018), sans compter la surveillance externe, comme celle de l’Union européenne. De plus, des jeux de pouvoir se sont érigés au sein même de ces associations : le président de la plus importante d’entre elles en matière de surveillance électorale, l’ISIE, avait alors été destitué. D’autres difficultés ont aussi été rapportées dans le fait que plusieurs personnes élues au sein de municipalités ne connaissaient pas les principes et valeurs du CCL, ce qui a embrouillé le processus de décentralisation du pouvoir, en plus du fait qu’elles avaient mal assimilé les rôles, fonctions et ressources des municipalités. Ceci a alimenté le découragement de la population, à qui les élu.e.s avaient promis des rêves difficilement réalisables avec d’un côté leur budget local limité et de l’autre l’austérité nationale (Bobin et Haddad 2018).

Soulignons toutefois les efforts faits en vue d’une participation plus représentative de la population : chaque liste électorale était dans l’obligation de présenter une parité hommes/femmes en alternance dans ses candidatures, en plus d’au moins une personne en situation de handicap et une personne de moins de 35 ans. Ce processus de mise en visibilité des personnes socialement marginalisées s’accompagne d’un autre processus de transfert progressif des compétences, soit du ministère de l’Intérieur vers les municipalités elles- mêmes. Cette décentralisation des pouvoirs et des compétences est prévue d’être étalée par phases sur une période de 27 ans (Galtier 2018a), mais déjà elles sont de beaucoup renforcées, avec un budget en conséquence. Ceci est une première étape de la réalisation d’une des plus grandes demandes de la révolution. Déjà, certains effets sont visibles, puisque selon les chiffres rapportés par l’ISIE dans Tunisie Numérique (2018a), la fourchette paritaire a été atteinte lors de ces élections avec 47 % des sièges remportés par des femmes.

2.5 L’Instance Vérité et Dignité

En 2011, un ministère des Droits de l'homme et de la Justice transitoire a été créé par le parlement de transition, l’ANC, et la loi de la Justice transitionnelle a été votée dans cette lignée. Le ministère est aujourd'hui dissout, et a été remplacé par l’Instance Vérité et Dignité (IVD), une commission vérité et réconciliation propre à la Tunisie, qui fut mandatée de comptabiliser, de manière indépendante, les crimes contre l’humanité commis de juillet 1955 à décembre 2010. Bref, elle « responsabilise les auteurs de violations

30 des droits de l’Homme et de la dignité humaine tout en œuvrant à la protection des victimes affectées par la publication et la diffusion d’informations sensibles les concernant » (extrait d’un communiqué commun des associations de la société civile19, voir Annexe 3). Ajoutons que « [c]ette évaluation vise non seulement à reconstituer les cas individuels de violations graves qui date [sic] de plusieurs décennies, mais, également, à identifier la nature systématique des violations et les chaines de commandements » (de Greiff 2018). Elle aura été pendant plus de quatre ans l’organe principal opérant le processus de justice transitionnelle en ayant le statut de cour spécialement dédiée à la justice transitionnelle. Le rôle qui lui a été attribué était de conserver la mémoire collective, dans un but de non-répétition des crimes et, en second temps, de réformer les institutions pour que l’État ne soit plus source de violence des droits.

L’occasion m’a été donnée d’assister à un séminaire d’importance où cette instance présentait l’avancement de ses travaux ainsi qu’un plaidoyer pour la prolongation de son mandat, prévue par la loi en cas de besoin, mais mise en péril à ce moment par des décisions politiques motivées par une pensée de l’impunité. En effet, malgré la loi relative à l’instauration et à l’organisation de la justice transitionnelle votée en 2013, l’ARP avait refusé en mars 2018 la demande de l’IVD de prolonger ses travaux jusqu’en décembre 2018. Selon les chiffres retrouvés sur le site web de l’IVD, 70 député.e.s sur 217 avaient participé à ce vote20 21. La présidente d’Al Bawsala était modératrice de cette activité forte en émotions. Plus d’une centaine de personnes y étaient présentes, dont nombre de journalistes et plusieurs caméras pour diffuser ces conférences à un public élargi. Le tout s’est déroulé dans un contexte très formel.

Le mot de bienvenue fut prononcé par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. Il dénonça le laxisme dans certaines institutions et le retour de la force policière, tout en spécifiant que la Tunisie était dans un croisement charnière de son histoire. Il termina son allocution en rappelant la force de la résistance sociale, l’importance d’humaniser les victimes et leur besoin d’une reconnaissance sociale. Un premier panel porta sur la progression de l’IVD dans le traitement des dossiers (63 000 reçus, 57 000 traités22 23) et les obstacles affrontés, et rassemblait parmi les conférencières Sihem Ben Sedrine, présidente de l’IVD, et les présidentes de deux de ses commissions. Selon ce qui a été énoncé, la justice transitionnelle dérange parce qu’elle révèle des souffrances et des séquelles du passé ainsi qu’une certaine fracturation de la société. Le 2 mars 2018,

19 Ce communiqué figurait parmi la série de documents distribués à l’entrée d’une conférence de presse organisée par l’IVD, et plaidait en faveur de cette prolongation et du processus général de la justice transitionnelle. Il faisait écho à la dénonciation par l’IVD du laxisme retrouvé dans certaines institutions politiques aujourd'hui encore. La dénonciation de la violence policière fait partie du processus de résistance sociale visant à humaniser les victimes, en quête de reconnaissance sociale, selon les signataires. 20 http://www.ivd.tn/le-rapporteur-special-sur-la-jt-ecrit-au-gouvernement/?lang=fr 21 Quelques mois plus tard, l’Instance Vérité et Dignité signait un accord avec le gouvernement pour lui permettre cette prolongation. Elle déposa son rapport final en mars 2019. 22 Les 6 000 autres rejetés l’ayant été pour des motifs telle l’impossibilité de rejoindre le ou la plaignant.e. 23 Pour un résumé des procédures qui ont été déployées dans la recension des histoires des victimes et l’analyse de leur dossier, voir l’Annexe 5.

31 l’IVD présentait les premiers auteur.trice.s des crimes officiellement accusé.e.s, qui pour la plupart refusent de demander pardon aux victimes. D’importants lobbies voulaient toutefois maintenir un système d’impunité pour ces criminel.le.s. Ces tentatives d’amoindrissement ont plutôt eu l’effet contraire selon la présidente de l’institution et ont renforcé la justice transitionnelle, puisqu’un des buts de la justice est de mettre en œuvre la redevabilité. Un autre exemple d’obstacles est que l’État refusait une reconnaissance aux victimes, alors que l’Instance souhaitait une prise en charge des programmes de soins par le ministère de la Santé, mais sa réponse était négative en raison de leur taille trop imposante, et du fait qu’ils concernaient en bonne partie des maladies chroniques, qui demandent un budget particulier.

Le second panel portait sur la société civile et son regard sur l’arrêt prématuré des travaux de l’IVD. Parmi les groupes représentés, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, l’Association des Magistrats Tunisiens (AMT), la Coalition pour la Dignité et la Réhabilitation et la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme. On y a plaidé pour une filtration efficace d’un héritage de corruption, de répression, de tyrannie et de despotisme et pour le besoin d’établir un État de droit, au contraire d’un État d’instruction (Rhaouda Karafi, présidente d’honneur de l’AMT). Il a aussi été argumenté que la non-prolongation des travaux de l’IVD sur décision de l’ARP relèverait de la mascarade politique (Mokhtar Trifi, FILDH) et qu’elle entrainerait une sanction pour les victimes puisque cela ne leur ferait pas honneur du fait qu’elles aient eu le courage de raconter leur histoire. Parmi les autres bénéfices de prolonger la durée du mandat, retrouvés sur le site web de l’IVD24 : « La nécessité d’un processus complet de recherche de la vérité pour favoriser l’intégration sociale » ; « Un processus complet de recherche de la vérité comme l’une des garanties de non-répétition » ; « Respecter l’indépendance de la Commission Vérité et Dignité » et « Reconstruire la confiance civique dans les institutions de l’État comme un objectif primordial de la justice transitionnelle ».

L’IVD avait obtenu de l’État la création de chambres spécialisées dans la justice transitionnelle, et les procès pour les crimes amenés devant cette instance ont débuté pendant mon séjour. J'ai donc assisté au tout premier procès des crimes contre l’humanité commis lors de ces régimes autoritaires. Je le précise d’emblée, mais ceci sera détaillé en chapitre 5, qui traitera du discours et des pratiques en matière de droits humains. Ces crimes étaient d’une telle ampleur que l’expression « crime contre l’humanité » a été utilisée pour les qualifier par l’Instance, bien qu’elle ne fasse pas partie du vocabulaire juridique tunisien (ni de la loi antiterroriste dans le code pénal), et que l’on parle plutôt de torture dans la Constitution. Ceci attestait le désir d’amener la réflexion juridique vers un nouveau pan de son histoire. Voici en rafale quelques statistiques qui indiquent l’étendue de la situation, selon les chiffres tirés des enquêtes de cette organisation, sur les 57 000

24 http://www.ivd.tn/le-rapporteur-special-sur-la-jt-ecrit-au-gouvernement/?lang=fr

32 dossiers qu’elle a traités : - 120 000 délateur.trice.s sont estimé.e.s avoir pénétré tous les secteurs de la société ; - 50 023 dossiers concernaient des violations des droits humains civiques et politiques ; - 19 252 dossiers concernaient des violations graves de droits humains, tels des homicides, de la torture, des viols, des procès inéquitables aboutissant à une condamnation à mort ; - 15 608 dossiers concernaient des violations de droits économiques, sociaux et culturels ; - 4 166 cas de corruption et de détournement de fonds publics ont été recensés ; - 220 dossiers concernaient les discriminations méthodiques dont ont été victimes des villes, villages et quartiers ; - 32 types de violations ont été identifiés.

Le nombre de dossiers présentés est loin du nombre réel de crimes commis, en raison de multiples facteurs, telles la peur de dénoncer les agresseur.euse.s et la crainte que l’histoire personnelle des victimes soit sue de leur communauté (selon Ibtihel Abdellatif, présidente de la Commission femmes de l’IVD, dont les propos sont rapportés dans Ben Hamadi 2016, en ligne).

La reconnaissance des violences multiples a cependant permis d’élargir le débat sur les conséquences d’un régime autoritaire pour les victimes, qui se voyaient souvent refuser un travail en sortant de prison ou l’accès à des soins médicaux de qualité. Ces violences multiples s’alimentaient aussi l’une l’autre : « Pour la Commission, le système despotique tunisien était fondé sur une corrélation étroite entre violations des droits de l’homme et corruption financière. Il s’agissait d’une machine dotée de quatre bras : la répression policière, la superpuissance du parti-Etat, les médias comme instrument de propagande et de mensonges officiels, et la délation » (Belhassine 2018b).

Les violences basées sur le genre ont elles aussi été comptabilisées. Le sexisme avait lui de même plusieurs têtes, bien que les dossiers n’aient été déposés qu’à 23 % par des femmes (Ben Hamadi 2016) 25. Les violences sexuelles des plus graves niveaux (comme le viol) ont atteint 350 femmes, et 486 cas d’atteinte au droit vestimentaire, en majorité le port du voile, ont été recensés. Ces femmes étaient à l’occasion doublement victimisées, puisqu’il arrivait qu’en sortant d’un interrogatoire de police où elles avaient subi une ou plusieurs forme de violence sexuelle, leurs proches leur accolaient un stigmate leur enlevant une part de leur dignité.

25 Cette sous-représentation s’explique par différents facteurs. Abdellatif attribue le fait que peu de femmes dénoncent publiquement les violences qu’elles subissent d’abord par peur du jugement de leur famille. Ceci est attesté par une recherche universitaire et militante sur les femmes emprisonnées lors des régimes autoritaires en Tunisie. Dans cette étude, on fait état de l’autocensure que ces femmes s’imposent par crainte de multiples représailles ultérieurement à leurs dénonciations. Par ailleurs, on ne sait même pas exactement combien de femmes ont été détenues en prison lors des années de dictature, les estimations variant entre 300 et 1 500. Il n’était pas rare non plus que des femmes soient mises derrière les barreaux sans même avoir subi de procès (Gray et Coonan 2013).

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Les épouses, filles ou sœurs d’hommes ciblés par la police pouvaient également être sujettes à du chantage menant à des violences, tous genres confondus. De même, Abdellatif dit ceci : « Quand il sort de prison, l’homme est considéré comme un héros, alors que les femmes sont confrontées au jugement de la société. Il y a une femme dont le mari était prisonnier politique. Ce dernier l’a quittée parce qu’elle a été violée devant lui » (dans Ben Hamadi 2016, en ligne). Ceci sans compter le fait que lorsqu’un homme pourvoyeur pour sa famille était arrêté, c'était une femme, souvent son épouse, qui devait à la fois s’occuper du foyer et trouver un emploi lui permettant de couvrir ses besoins de base. De cette façon, plusieurs n’ont pas considéré de prime abord ce types de conséquences sur la vie des femmes proches des prisonniers politiques, et ont refusé de les voir comme elles aussi des victimes. Ce refus de la reconnaissance des violences perpétrées à leur endroit constitua pour plusieurs femmes un dédoublement de la violence. Toutefois, l’IVD cherche à montrer la pleine étendue des dommages collatéraux des régimes autoritaires sur la vie des citoyen.ne.s.

Les membres de l’IVD ainsi que nombre d’organisations de la société civile s’inquiétaient d’une tradition chez les accusé.e.s de nier obstinément les faits. L’enjeu se posait de savoir comment faire participer au processus des personnes autrefois en position de haute autorité, telles que des ministres. Les critères de la Cour pénale internationale ont ainsi été mobilisés et les auteur.trice.s des crimes, appelé.e.s par la présidente de l’Instance à répondre positivement au procès (Marzouki 2018). Mais, pour reprendre le questionnement de Teycir Ben Naser (2016), sachant que les intérêts d’organismes internationaux ont une portée plus puissante que ceux à l’échelle nationale, comment garantir la pérennité et l’indépendance d’organisations telle l’IVD ? Celle-ci a le mandat d’établir un processus judiciaire auprès des victimes, mais également de veiller à ce que les institutions nationales ne reproduisent plus les structures qui ont mené à ces terribles violences. La suite de ces réflexions est à ce jour en train de se mettre en place26.

2.6 Les luttes contre un contexte oppressif

2.6.1 Des discriminations sociales

Nous venons de voir des discriminations de nature particulièrement teintées par le politique, et ayant mené à des violences parfois extrêmes, mais arrêtons-nous maintenant à un autre type. Nombreuses sont les sources de discrimination sociale, mais je me penche sur trois d’entre elles : le racisme, le sexisme et les inégalités régionales. Ce sont elles qui sont apparues les plus saillantes à la fois dans la littérature et dans les

26 Les travaux de l’IVD ne se sont pas effectués sans critiques et accusations. Outre celles sur le fait que sa présidente de l’époque, Sihem Bensedrine, elle-même ancienne victime des régimes dictatoriaux n’ayant pas présenté de dossier, soit juge et parti (Belhassine 2020), une mauvaise gestion budgétaire de fonds publics a été dénoncée dans les médias et reconnue de la part de l’Instance. Lors d’une conférence de presse, l’organisme public et indépendant veillant à la surveillance de ses comptes, la Cour des Comptes tunisienne, a pointé du doigt la tenue d’audiences publiques dont les couts se sont élevés bien supérieurs à ce qu’ils auraiemt dû être, pour cause d’appels d’offres mal ficelés (Belhassine 2019).

34 entrevues.

Comme dans la majorité des sociétés, des formes prégnantes et variées de racisme se sont installées dans les habitudes d’une frange de la population. Toutefois, un des plus grands enjeux lors de ma collecte de données était le fait que les crimes motivés par la haine raciste n’étaient pas passibles d’un châtiment avec circonstances aggravantes d’un point de vue juridique. Aucune loi ne sanctionnait jusqu’en octobre 2018 le motif raciste comme source de violence. Un décret adopté dans la foulée de cette loi prévoyait également la création d’une commission nationale de lutte contre les discriminations, avec pour mandat de récolter les données relatives à l’ensemble des formes que prend la discrimination raciale. Les actes reconnus comme racistes sont maintenant passibles d’une peine de trois ans de prison ou d’une amende. Haïfa Mzalouat (2018a) rapporte que la société civile tunisienne militait pour cette reconnaissance légale de la violence depuis au moins 2016. Selon cette journaliste du média d’enquête Inkyfada, ces associations, soutenues par quelques député.e.s, cherchaient à « mettre en place des mécanismes pour lutter efficacement contre le racisme en Tunisie : des politiques de sensibilisation au sein des institutions publiques, une criminalisation des actes discriminatoires, un meilleur accès à la justice, ainsi que la création de structures visant à protéger les victimes du racisme ». Faute d’avoir été considéré comme prioritaire par l’ARP, elle avait été délaissée en cours de débat. La nouvelle loi a été adoptée quelques temps après, mais avec un total d’articles bien en-deçà de sa première version. Une députée qui soutenait cette version initiale s’en est vue déçue en raison du caractère insuffisant de sa reconnaissance des réalités plurielles de la vulnérabilité ethnique, mais voyait un progrès tout de même notable dans la lutte (Jamila Ksiksi, dans Mzalouat 2018a). Blaise (2018a), quant à elle, rapporte que les associations demeuraient sceptiques quant aux changements des mentalités sur la reconnaissance du racisme par la population même.

Sur le sexisme, à nouveau la diversité des formes retrouvées dans une même société est grande, mais j’en pointe une seule, dans la sphère politique. La participation des femmes aux mobilisations de 2010 et 2011 fut remarquable, mais ne fut que partiellement traduite dans les postes publics de responsabilité une fois les élections passées, ce qui a eu pour effet d’invisibiliser en partie leurs efforts. Pourtant, une balise avait été mise en place avec une loi sur la parité dans les listes de candidatures de chaque parti, qui avait été votée quelques mois avant cette élection. « Soutenue à la fois par des progressistes et des islamistes, cette disposition [avait été] votée par deux tiers des membres de la commission [faisant de la parité] l’un des points fondamentaux du nouveau contrat politique et social de la transition démocratique en Tunisie […] » (Chaalala et Hammami Bekri 2018). Le résultat fut que des 217 sièges à l’ANC (l’instance législative ayant précédé l’ARP), 24% revinrent à des femmes. Andrea Khalil (2014) fait l’hypothèse que l’électorat s’est moins basé sur le genre des candidat.e.s pour faire un choix de politicien.ne.s que sur leur appartenance au parti politique

35 d’accointance religieuse qu’est Ennahdha. Du côté de l’exécutif, sur 35 ministres nommé.e.s, 3 seulement étaient des femmes, et à des postes traditionnellement féminins et aux budgets moindres que leurs collègues.

Une autre réponse étatique à ces deux formes de discriminations se trouve dans la création de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité, un outil parlementaire qui a pour objet de revoir l’ensemble des législations tunisiennes pour les rendre compatibles avec les libertés et l’égalité homme/femme instituée dans la Constitution. Ce comité a déposé lors de mon séjour, le 8 juin 2018, un rapport contenant une série de recommandations, notamment en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité et de l’abolition de la peine de mort, un code des libertés individuelles et un projet de loi pour l’égalité, dont celle concernant la succession dans l’héritage. Toutefois, ces mesures sont non contraignantes et serviront de guide pour la législature à venir.

En outre, les inégalités régionales sont flagrantes et entrainent des opportunités grandement variables d’une communauté à une autre, en raison notamment d’une très mauvaise distribution historique des ressources (en particulier relativement aux infrastructures), suite au favoritisme des anciens chefs d’État27. Ceci a un écho aujourd'hui dans les capacités de chacune d’entre elle d’assurer son développement socioéconomique. Cette frustration populaire s’est traduite aux urnes lors de l’élection présidentielle d’octobre 2019 : le candidat Kaïs Saïed l’a emportée en partie grâce à son engagement à lutter contre les disparités régionales, qui est tombé dans l’oreille des jeunes. C'est grâce à ce groupe social, selon plusieurs analystes et firmes de sondages, qu'il aurait été porté au pouvoir (Emrhod Consulting et Sigma Conseil, dans Dejoui 2019 et Larbi 2019). Ses positions conservatrices sur plusieurs sujets sociétaux ne furent pas autant considérées par son électorat que son ambition au développement économique des régions. L’avenir nous dira la satisfaction qu’aura le peuple vis-à-vis des mesures qu'il mettra à exécution.

2.6.2 La proposition analytique

Les éléments de contexte ci-mentionnés ont pour caractéristique commune de faire partie d’un contexte oppressif, national et international, pour un plein déploiement d’un régime démocratique sain en matière de droits humains. Ceux-ci, puisque accumulés, ont fait perdre confiance à une grande frange de la population en leurs élu.e.s, et les différents paliers gouvernementaux n’arrivent pas à regagner sa confiance, même après la révolution. Force est de constater que cette méfiance est parfois justifiée, puisque le droit de manifester est remis en danger (Blaise 2018b), que les journalistes sont victimes d’une surveillance gouvernementale (Sayadi 2018a) et que les arrestations politiques n’ont pas cessé suite à la révolution (Sayadi 2018b). Ainsi,

27 Par exemple, Mohammed Hellal (2013) énumère les travaux de modernisation qu’amena le président Habib Bourguiba dans la ville de Monastir lors de ses années au pouvoir, du fait qu’elle ait été sa ville natale. C'est ainsi qu’il y fit construire une université, un palais de justice et une mosquée, parmi d’autres aménagements, dans une perspective de développement.

36 les associations de la société civile, dont Al Bawsala fait partie, se positionnent dans une perspective de lutte sur plusieurs plans : contre certaines décisions de personnes en position de pouvoir, contre les actions arbitraires des institutions publiques, contre les projets de loi qualifiés de liberticides, contre certaines idéologies plus générales analysées comme allant à l’encontre du bien commun.

Ceci sera la trame de fond de mon analyse, schématisée par un balancement entre ce contexte oppressif et la résistance qui s’en suit. Je ferai répondre les actions militantes au contexte social, politique et économique. Ainsi nous pouvons faire ce portrait sommaire :

 Au contexte de sous-financement des activités législatives, Al Bawsala plaide pour l’indépendance financière et administrative de l’ARP ;  Au contexte d’accès fluctuant à l’information, l’ONG fournit des statistiques et arguments clairs, simples et nuancés sur différentes plateformes ;  Au contexte de manque de volonté politique de la part de certain.e.s décideur.euse.s d’opérer la décentralisation, elle répond par une éducation citoyenne visant à investir les milieux politiques ;  Au contexte social de sexisme se dresse une résistance par une prise en compte de la part d’Al Bawsala des femmes dans la conception de ses projets (en tant que sujets) et dans l’inclusion décisionnelle (en tant qu’actrices).

Cette lutte est la suite de la révolution de 2010-2011, et les activistes, dont fait partie Al Bawsala, sont bien déterminé.e.s à la gagner.

2.7 En bref : la question de recherche

Depuis l’époque de la colonisation française, le peuple tunisien vit dans un contexte politique oppressif. La révolution amena son lot de changements, mais plusieurs facteurs, tant internes qu’externes, limitent leur portée. Malgré des signes encourageants d’une installation durable de la démocratie avec la tenue des élections municipales, ou encore de l’enquête nationale de l’IVD pour rendre justice aux victimes des crimes contre l’humanité commis précédemment, la volonté politique est questionnée. C'est ce qui m’incite à utiliser un schéma dialectique entre les décisions des politicien.ne.s et les réponses civiles.

L’étude de ces éléments contextuels, couplée à celle des théories anthropologiques des droits humains et de la démocratie, m’a amenée à m’intéresser à la place de la société civile dans les échanges avec les autorités politiques et avec la population générale. Je cherche à comprendre comment des citoyen.ne.s engagé.e.s dans un milieu associatif perçoivent ces dispositifs de protection des droits à l’intérieur d’un régime

37 démocratique en transition, et comment iels s’inscrivent à l’intérieur de ce cadre. Quels éléments sont critiqués, négociés, acceptés ? Ceci m’a amenée à forger une question de recherche pour guider mon travail :

Comment une ONG tunisienne d’action politique entre-t-elle en relation avec le système des droits humains de son pays, dans un contexte de transition démocratique?

D’autres questions découlent plus précisément de la première :  Comment ce groupe perçoit-il les dispositifs de droits humains tunisiens mis en place par les autorités politiques ?  Comment les mobilise-t-il dans ses propres pratiques de mobilisation citoyenne ?  Qu’en est-il de la place des femmes au cœur du renouvèlement des valeurs démocratiques fondées sur le droit ?

La présente recherche, suivant l’idée de Markoff (2011 : 258-259), part du principe qu’un régime démocratique offre des conditions propices à une résistance aux actions gouvernementales n’agissant pas dans les intérêts citoyens, et qu'il est favorable à l’essor des mouvements sociaux. L’organisme qu’est Al Bawsala sert d’étude de cas à cette prémisse pour voir les interrelations entre le mode de gouvernance et le rapport aux droits humains.

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CHAPITRE 3 : CADRE MÉTHODOLOGIQUE

Pour me permettre de répondre à la question de recherche, centrée autour des représentations sociales des droits et des moyens d’agir sur les dispositifs de droits humains dans une Tunisie en transition politique, un terrain de recherche a été effectué en Tunisie, au sein d’une ONG préalablement ciblée, de mai à juillet 2018, pour une durée totale de trois mois. Sont ici exposées en premier lieu les motivations à avoir choisi l’ONG qu’est Al Bawsala pour mon ethnographie, puis les stratégies de collecte de données – soit les observations participantes, les entretiens individuels et de groupe et l’examen de la littérature « grise ». Je positionne ma recherche selon une analyse des discours et des pratiques campée dans une approche épistémologique dite du constructivisme social, mais m’appuie sur diverses méthodes pour guider mon analyse, telle celle visant à mieux appréhender la « charge émotive ». En plus des mesures éthiques, j’exposerai des défis auxquels j'ai été confrontée et qui ont teinté ma recherche, soit la langue, la dimension religieuse et le milieu institutionnel.

3.1 L’échantillonnage et le recrutement

C'est lors d’un pré-terrain mené au cours de l’été 2017 qu’il m’a été donné d’être mise en contact avec l’organisme qu’est Al Bawsala, grâce au bouche à oreille. Je cherchais à rencontrer une ONG ou une association œuvrant dans le monde des droits humains et ayant une attention particulière pour les questions de justice sociale réfléchies depuis la révolution. Parmi mes autres critères de sélection, elle devait être issue directement de la société civile tunisienne (au contraire d’une filiale locale d’une organisation internationale), et avec le français comme une langue d’usage. Parmi les ONG présentes dans le paysage des droits humains en Tunisie, cela venait donc circonscrire mon choix autour de quelques-unes. Toutefois, il s’est posé sur Al Bawsala puisque les thématiques parlementaires et citoyennes qu’elle étudiait correspondaient très bien aux éléments qui pourraient fournir des réponses à ma question de recherche.

J’avais pu mener un entretien exploratoire avec la présidente d’alors afin de valider la pertinence de mon projet et l’intérêt de l’organisme à m’accueillir dans son milieu l’été suivant. Entre-temps, je m’étais informée des activités qu’il menait, et sa crédibilité m’a semblée tout à fait adéquate pour en tirer des données dans la perspective d’un terrain. De plus, le CV du président (un nouveau ayant été élu à la suite de mon pré-terrain, en septembre 2017) ainsi que de la directrice générale étaient garnis d’expériences dans des ONG d’envergure internationale : Oxfam, UNESCO, Amnistie International, etc. Cette inclinaison vers un engagement en faveur des droits humains m’annonçait une perception étudiée de cette thématique qui m’alimenterait dans ma cueillette de données. L’organisation avait une sensibilité particulière aux droits des femmes puisque trois des quatre personnes ayant occupé le poste de la présidence depuis sa fondation avaient été des femmes, et les activités étaient autant que possible menées pour assurer une participation de

39 la population féminine du pays. Toutefois, elle n’avait pas de mandat particulier à cet égard, il s’agissait plutôt d’un élément de culture organisationnelle. Son travail pour les droits des femmes s’accordait avec un schème de valeurs parmi lesquelles on retrouvait une démocratie inclusive.

L’organisation n’entretenant aucun lien de partisannerie avec des formations politiques selon ses propres principes éthiques et mandats, sa positionnalité était, et est encore, pourtant assumée publiquement sur ses idéaux d’incarnation de la bonne gouvernance et de la place que devraient occuper les droits humains dans la sphère politique nationale. On parle ici notamment de la responsabilisation politique des élu.e.s passant par des principes de transparence financière, d’imputabilité et de proximité avec les citoyen.ne.s. Elle entretient un réseau de contacts nationaux et internationaux étoffé, ce qui lui offre des occasions de financement ou de partenariat. Son activisme prend plusieurs formes. Il s’agit en premier lieu d’un organisme de surveillance parlementaire (de l’ANC, puis de l’ARP) cherchant à exposer les décisions des parlementaires au grand public sur les formations politiques auxquelles appartiennent les député.e.s, les votes, les débats autour des projets de loi, etc. Une part de son activité est consacrée aux relations médiatiques nationales et internationales, à titre de consultante experte sur les enjeux sociaux et politiques. Elle exerce un pouvoir d’influence auprès des élu.e.s, principalement nationaux.ales, mais également municipaux.ales, en plus de vouloir rejoindre la population citoyenne. Elle occupe un rôle d’éducatrice à la vie publique et politique afin d’outiller les citoyen.ne.s pour investir la démocratie dans une forme ou une autre.

Notre entente s’est formalisée les mois suivants le séjour du pré-terrain par la signature d’un plan de collaboration28. Une fois le milieu choisi, le recrutement des participant.e.s s’est opéré à partir du haut de la pyramide organisationnelle de l’ONG, commençant par son président et sa directrice générale, avant d’inclure les autres membres. Quelques semaines avant mon arrivée, la directrice générale avait envoyé mon courriel introductif et mon descriptif de projet de recherche à l’ensemble de l’équipe de travail. Le cadre conceptuel que je mobilisais initialement, partagé avec la directrice, avait alors soulevé beaucoup de questions de la part des membres de l’équipe, surtout par rapport aux éléments relatifs à l’islam, qui était initialement une composante de cette recherche. Lors de la première semaine sur place, j’ai choisi de privilégier l’établissement des liens de confiance, en fraternisant avec les individus intéressés par la recherche, mais sans assister aux réunions formelles. Le premier mois fut principalement consacré aux observations pour me familiariser avec les activités et les programmes menés par l’organisme. Par la suite, seul.e.s les membres d’Al Bawsala ont fait partie de mon recrutement, qui a été progressif, selon l’intérêt de chaque personne pour les thématiques et activités autour desquelles je souhaitais discuter. La directrice générale m’a explicitement

28 Ce plan de collaboration, en plus de présenter le projet, comportait des sections sur les rôles et responsabilités pour les parties prenantes, les modalités d’encadrement, les ressources matérielles et humaines, la propriété intellectuelle, les engagements éthiques et les modalités éthiques dans l’éventualité où ce projet changeait de forme et devenait collaboratif.

40 encouragée à participer au plus de réunions et activités pertinentes possible. Son objectif ce faisant était de me donner une vue d’ensemble la plus complète possible des activités de l’organisme.

Devant des personnes ne faisant pas partie de l’équipe, des membres m’ont présentée comme une stagiaire, lançant à la blague que je venais les observer, ce après quoi j’expliquais à ces personnes auprès de qui j’étais introduite les raisons de ma présence. Pour d’autres, j'ai rapidement été regardée en tant que collègue de travail partageant l’espace des bureaux, et avoir cette relation de proximité avec ces gens m’a très surement ouvert plus de portes que si je n’avais pas eu de relation particulière désignée. Cette observation s’appuie notamment par les paroles d’un de ces individus : « Je te considère comme ma collègue, une des nôtres, donc je n’ai pas de malaise à te partager ça, tu as droit de savoir aussi. »

3.2 La collecte de données

Je précise d’emblée que ma recherche se divise en deux volets : l’observation d’un processus de construction discursive et celle de la mise en action des éléments mis en représentation. Les pratiques démocratiques étant en train de s’implanter au sein des élu.e.s et de la population générale en Tunisie, elles se discutent autant qu’elles se vivent, ce qui les amène à être constamment reconceptualisées et traversées de nouvelles couches de significations. La notion de droits humains se conçoit de manière similaire et se réfléchit différemment depuis la chute du dernier régime autoritaire. C'est depuis ce temps, grâce au nouveau souffle de la liberté de parole, que la société civile développe une perception raffinée de ses droits, et qu’elle les met en œuvre à une plus grande vitesse.

3.2.1 Les observations directes

Les observations directes furent ma première méthode de collecte de données. Elles s’inscrivaient principalement dans le registre du quotidien professionnel du personnel d’Al Bawsala dans ses bureaux. Cela comprenait des séances de travail individuel ponctuées d’interactions plus ou moins formelles, des réunions d’équipes et des conférences données par des membres à leurs collègues. J'ai alors cherché à bousculer le moins possible les habitudes de travail.

Combinées à ces premières furent les observations d’évènements extra-ordinaires, tels qu’un procès historique, une conférence de presse, une retraite stratégique ou des réunions avec d’autres membres de la société civile. Une grille d’observation a été préparée à ces fins (voir Annexe 1) et a été adaptée en fonction de chaque évènement, avec une attention particulière portée aux processus de réflexion sur les projets alors discutés. C'est cet outil qui a guidé ma pratique d’observation participante, m’amenant à chercher à collecter

41 les informations sur les manières de mettre en œuvre concrètement les droits humains et les pratiques démocratiques pour Al Bawsala : comment se planifient ses activités, avec quelles ressources, quels objectifs, quels résultats et quelles retombées. L’observation et les réflexions entretenaient une relation itérative. Les mots de Beaud et Weber reflètent bien ma pratique de l’observation ethnographique, guidée par « un va-et- vient permanent entre [n]os perceptions, leur explication mentale, leur mémorisation et le cahier ([n]otre "journal de terrain") » (2010 :128). C'est ce mouvement de balancier qui m’a amenée à m’intéresser au positionnement de l’organisme dans le paysage des ONG tunisiennes, tout comme aux critiques qu’il adressait aux institutions politiques, civiles et économiques, et à son rapport aux bailleurs de fonds. Enfin, puisque ma participation n’était jamais centrale aux activités, cela m’a laissé le loisir de prendre des notes d’un bon niveau de détails.

3.2.2 Les entrevues individuelles

Les entrevues individuelles, au nombre de 25, ont eu pour but principal d’approfondir des éléments soulevés en activité de groupe ayant figuré dans les observations directes. Elles ont servi à creuser les valeurs et idéologies motivant les actions de l’organisme, tout en m’ayant permis de sonder une dimension processuelle de la construction sociale des représentations des droits relatives aux pratiques politiques et à la justice des droits. Ces entretiens furent de nature semi-dirigée, avec pour point de départ une grande thématique pour chacun d’entre eux, et des questions affinées au fur et à mesure qu’avançait la discussion. Parmi les thématiques abordées : les justifications du positionnement de l’organisme concernant les débats sur la Cour constitutionnelle, les valeurs dégagées dans les infographies produites par l’ONG, les moyens mobilisés pour aller faire la diffusion en direct des réunions des conseils municipaux sur les réseaux sociaux, etc. Ainsi, j’avais un accès privilégié aux informations concernant l’ensemble de mes sous-questions de recherche (la perception des dispositifs de droits humains mis en place par les autorités politiques, l’utilisation de ces dispositifs dans ses propres pratiques de mobilisation citoyenne et la place des femmes dans le renouvèlement des valeurs démocratiques) grâce à l’approfondissement des justifications des discours aux médias, à l’utilisation des ressources et aux intérêts pour les questions féminines. Dans la majorité des cas, le ou la participant.e approuva de faire objet d’un enregistrement audio à des fins de codage et d’analyse. Les autres discussions furent résumées avec détail tout au long.

Les membres employé.e.s par l’ONG, au nombre de 27 rencontré.e.s durant l’ensemble de la recherche29, occupaient des postes d’analyste, d’agent.e de saisie de données, de technicien.ne administratif.ve, de développeur.euse informatique et de graphiste. Le personnel était fluctuant durant mon séjour : les périodes d’embauche étaient nombreuses, notamment pour des reporters parlementaires et des gestionnaires de

29 Toutes les personnes ont accepté de faire partie des données d’observation, mais certaines n’ont pas fait objet d’un entretien.

42 communauté virtuelle, et en contrepartie plusieurs personnes quittèrent le milieu. Le personnel embauché était hautement diplômé et, pour la grande majorité, soit détenait un master universitaire, soit était en voie de l’obtenir. Les domaines d’études de ces individus étaient variés : design graphique, marketing, relations internationales/diplomatie, gestion des affaires (business management), développement informatique, droit public, droit foncier, finance, muséologie ou encore littérature, langue et civilisation française. Quelques personnes avaient déjà fait des voyages coopératifs, mais, pour l’ensemble de l’équipe, le trait distinctif de leurs activités précédentes était moins militant qu’associatif, marqué par exemple par des emplois dans d’autres ONG.

3.2.3 Les focus groups

J'ai eu l’occasion de mener des entrevues de groupe, au nombre de deux : la première ayant rassemblé cinq personnes et la seconde, trois30 31. Au contraire des entrevues individuelles, celles-ci visaient à lancer des discussions sur des thématiques plus générales, telles que la conception du rôle idéal de la société civile dans les dynamiques politiques du pays. L’objectif était de comprendre la conceptualisation large d’une bonne démocratie et d’un bon dispositif national de droits humains pour les membres qui y participaient, les critiques aux pratiques alors en place et les améliorations possibles de ces systèmes (voir Annexe 2). Les entretiens de groupe m’ont été utiles afin de créer une parenthèse dans le quotidien des membres y ayant participé pour prendre part à une réflexion collective sur la vision de certaines grandes thématiques. De plus, ainsi que le théorise Jocelyn Hollander (2004), avec une épistémologie du constructivisme social, les sentiments ou opinions des individus sont toujours modelés selon un processus interactif et itératif, et le cadre d’une entrevue de groupe est un prétexte pour provoquer une interaction sociale et les analyser. Je cherchais donc à percevoir un processus révélant une vision du monde en construction de son sens. Ce fut en outre l’occasion de mener des « entretiens centrés », portant sur un objet plus précis que ne l’est la recherche entière. Pour Campenoudt et al. (2017 : 243), « [l]’entretien centré, mieux connu sous son appellation anglaise de focused interview, a pour objectif d’analyser l’impact d’un évènement ou d’une expérience précise sur ceux qui y ont assisté ou participé ». Dans le présent cas, quelques questions ont concerné la contextualisation des évènements de la révolution de 2010-2011. Ces entrevues furent enregistrées, transcrites, codées et analysées de la même manière que les entretiens individuels.

3.2.4 Les sources « grises »

30 Ma méthodologie initiale en prévoyait davantage, dont au moins un avec des femmes uniquement, mais les contraintes du terrain, notamment de temps, m’ont amenée à revoir ce nombre. 31 Une personne a participé à la fois aux deux focus groups et aux entrevues individuelles, quatre à un focus group et aux entretiens individuels, et deux à seulement un focus group.

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Le sujet qu’est la révolution tunisienne, et plus encore son processus actuel de transition, voire de consolidation démocratique, entraine certaines considérations théoriques menant à des pratiques méthodologiques spécifiques. En raison de leur ancrage temporel dans une histoire récente et dans l’actualité, nombreuses sont les recherches en sciences sociales qui sont encore en cours, et toutes les avenues de recherche n’ont pas encore été empruntées. La transition démocratique tunisienne ayant fait suite à la révolution a donc fait objet d’un nombre de publications scientifiques relativement limité. Ceci a motivé mon choix méthodologique à consulter de nombreuses sources de littérature dite grise, comprenant des articles de journaux, des blogs journalistiques et des entrevues radiophoniques, et à les inclure dans mon analyse et dans la présentation des résultats. La révolution tunisienne a été richement documentée de cette manière par les individus et groupes qui y participaient, ce qui a forgé une certaine tradition d’utilisation de ces médias. Ce « vide » relatif de la littérature scientifique a donc pu se convertir en avantage, en m’incitant à ancrer des faits d’actualité dans la théorisation des interprétations et des contextes plus généraux produits après les soulèvements de 2010 et de 2011.

La collecte de données dans les médias nationaux et internationaux visait principalement à répondre à la première sous-question de ma recherche, soit de comprendre les perceptions d’Al Bawsala au sujet des droits humains et de la démocratie de son pays. Parmi les éléments recensés, des rapports d’observation des sessions parlementaires, des notes théoriques ayant servi de matériel pédagogique à des fins de formations citoyennes, des entrevues écrites et orales données à divers médias, des communiqués communs signés conjointement avec d’autres associations, des infographies et des publications publiques ou privées sur les réseaux sociaux (avec l’accord des personnes les ayant rédigées). Je faisais une veille journalistique quotidienne, compilant articles et entrevues sur les thématiques suivantes, parmi les principales : les élections municipales et présidentielles, les projets de loi débattus, les lois adoptées, la contextualisation des mouvements sociaux relatifs à la révolution et les manifestations subséquentes. Ces données ont ensuite été triées en fonction de leur pertinence, de leur crédibilité (par contre-vérification des faits) et de la participation ou non d’Al Bawsala à leur vulgarisation ou diffusion. Cette collecte de données de littérature grise s’est poursuivie plusieurs mois à la suite du séjour sur le terrain.

3.3 L’analyse

Mon analyse a été guidée par une approche du constructivisme qui peut être qualifié de social selon Hacking (2001), de critique selon Boulianne (2017a) ou de radical selon Schnegg (2015) ; c'est la première formulation qui m’interpelle le plus. Le constructivisme social est le tremplin qui m’est apparu le plus adéquat pour aborder la perception, menant à une mise en œuvre des droits humains et de la participation démocratique. Cela permet de mieux saisir comment une société appose des couches de sens les unes sur les autres à partir d’un

44 phénomène telle l’émergence d’une expression démocratique dans une société donnée, ou encore comment ces couches de sens et idées se confrontent et se négocient. Considérant que j'ai été mise devant des représentations sociales ayant majoritairement pour finalité de transformer les institutions et de poursuivre un idéal social, le constructivisme social comme approche analytique, tel que théorisé par Ian Hacking (2001), se révélait porteur. On y critique le statu quo pour plutôt se pencher sur notre pouvoir d’agir.

Afin de passer des considérations théoriques à une mise en application des concepts, j'ai usé de la formule de l’opérationnalisation des concepts proposée par Manon Boulianne (2017b). Le tableau suivant est un exemple d’une version adaptée de l’outil qu’elle a développé :

Tableau 1 : Opérationnalisation d'un des concepts de la recherche (Anne Leblanc 2017)

Mon projet de recherche, qui consiste en une ethnographie d’une ONG de défense des droits par la surveillance parlementaire et par la mobilisation citoyenne, se décline en trois grands concepts : la perception de la place des droits humains en Tunisie et du système démocratique, la mise en œuvre des droits humains et de la démocratie, ainsi que le rôle des femmes dans ces essors (qui est l’objet du tableau ci-présenté). Les lignes qui suivent sont un descriptif condensé de ce tableau.

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La perception des droits humains et du système démocratique dans ma recherche se déclinait en deux dimensions, celle du privé et celle du public, à savoir l’opinion verbalisée des membres d’Al Bawsala à l’interne, mais aussi celle dite « officielle », offerte au public. Parmi les éléments recherchés, l’idéal des droits humains et la perception et la critique des pratiques courantes des autorités politiques. Ensuite, concernant la mise en œuvre des droits humains et des pratiques démocratiques, je déclinais ce concept à nouveau en deux dimensions, soit celle de la préparation des activités du groupe et celle du déploiement de ces activités. Mes repères ici comprenaient les ressources humaines et économiques mobilisées pour y arriver, ainsi que la gestion organisationnelle (notamment les objectifs des activités et programmes, leurs méthodes d’action et leur public cible). Enfin, sur le rôle des femmes dans le déploiement des valeurs de démocratie et de justice, je me suis intéressée aux discours de l’organisme sur la dimension genrée de sa mission et sur les moyens de promotion de ses idées, tant par ses activités visant le grand public que par les dynamiques entre les genres en son sein.

Cette méthode analytique fut ma première base pour organiser les éléments que je désirais observer, et ma codification fut guidée par l’analyse qualitative de contenu, soit, dans ce cas, les représentations sociales. S’appuyant sur le texte de Lionel Dany (2016), nous pouvons voir cette méthode analytique à partir de quatre grands points : l’organisation de l’ensemble des éléments constituant les représentations sociales, les phénomènes sociaux plus larges desquels ils témoignent, le sens que nous pouvons leur attribuer, et enfin ce qu’ils indiquent sur la participation sociale des individus et des groupes sur les rapports sociaux (2016 : 1). Cette méthode rappelle également la schématisation de la dialectique entre représentations sociales et actions, du fait que les représentations « circulent dans les discours, sont portées par les mots, véhiculées dans les messages et images médiatiques, cristallisées dans les conduites et les agencements matériels ou spatiaux » (Jodelet dans Dany 2016 : 3). Enfin, l’analyse qualitative de contenu est une méthode qui s’articule bien avec le constructivisme social.

Je me suis également inspirée d’une méthode élaborée par Krista McQueeney et Kristen Lavelle (2017) qu’elles ont appelée la « charge émotive » (emotional labor ). Cet outil analytique centré sur la réflexivité est une forme d’introspection qui s’est révélée simple et efficace en contexte ethnographique. Typiquement, il peut être utile dans le cas où un.e participant.e émettrait des propos racistes ou sexistes et plus globalement qui vont à l’encontre de nos valeurs et de notre conception (parfois critique) des systèmes sociaux. On peut alors se sentir divisé.e entre notre devoir d’engagement envers les personnes prenant part à notre recherche, et le respect de notre propre vision de la justice sociale. Les autrices proposent alors de se prêter à l’exercice suivant : d’abord, définir les émotions ressenties d’une côté comme de l’autre ; ensuite, les contextualiser, par exemple, avec le contexte sociopolitique dans lequel baignent les participant.e.s, et en portant attention aux

46 inégalités auxquelles ces individus sont confrontés ; enfin, déchiffrer les relations de pouvoir derrière les inégalités pour les resituer dans notre expérience subjective ou notre parcours personnel. Puisque la sentimentalité peut être définie par le contexte de la discussion, et il importe donc à la personne menant la recherche d’identifier son rôle, celui de la personne devant elle, leurs attentes respectives, ainsi que les facettes de leur identité, engageant un processus de réflexivité émotionnelle.

Ce procédé a eu une utilité importante dans ma méthodologie critique. Le travail du labeur émotionnel32 est généralement invisible, ou plutôt invisibilisé, quoi que de plus en plus réexposé dans les travaux féministes (voir par exemple Veldstra 2020 dans le milieu scientifique, et Wilkinson 2018 dans le journalisme). Dans le contexte d’une entrevue, il s’agit de ressentir de l’empathie pour les gens qui prennent part à notre recherche, sans pour autant laisser cette empathie nous induire dans un biais de raisonnement. Je me suis donc servie de cet outil pour tenter une médiation de mes émotions dans certains contextes. Il m’a aidée à ne pas catégoriser les gens dans des stéréotypes, et à me resituer ma propre personne aussi comme un produit de mon temps, de ma culture et de mes expériences. Cela a pu concerner les différentes formes que prend le féminisme à travers le monde. Cette méthode permet d’à la fois se décentrer et se recentrer des évènements parfois anecdotiques, selon une analyse sociale plus globale.

3.4 Les mesures d’éthique

L’organisme qu’est Al Bawsala a été rencontré lors d’un pré-terrain que j’avais mené lors de l’été 2017. Une entente verbale avait été conclue avec la présidente d’alors, selon laquelle l’ONG m’accueillerait au cours de l’été suivant. Des contacts à distance se sont maintenus entretemps, pour en arriver d’abord à une rencontre virtuelle au cours de l’automne 2017 avec le nouveau président, afin de confirmer la pertinence du projet pour l’organisme, mais aussi de valider l intérêt du groupe à m’inclure dans son quotidien ainsi que ses capacités et limites en temps à m’accorder. Ensuite nous avons procédé à la signature d’un plan de collaboration entre le président, la directrice générale et moi-même à l’hiver 2018.

Ce projet de recherche a été soumis puis approuvé par le Comité d’éthique et de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval. Suivant son Énoncé de politique des trois Conseils, j’avais présenté mon projet à des personnes en position de l’autoriser au sein d’Al Bawsala avant d’entamer plus sérieusement les démarches éthiques et de collecte de données. J'ai par la suite introduit mon projet à l’ensemble du groupe lors de la première journée à ses côtés, en spécifiant qu’à tout moment toute personne pouvait me demander

32 Cette expression, introduite et développée par une sociologue, désignait à la base la performance de certaines émotions, particulièrement dans le cadre d’un emploi (Hochschild 1983).

47 de ne pas être incluse pas dans mes observations. Les risques que les individus encourraient ont été minimisés grâce à des mesures de mitigation.

Lors des entrevues, chaque personne avait été informée que son consentement à la recherche devait être libre, éclairé et continu (rétractable en tout temps), et que son anonymat serait respecté. Le tout s’est fait de manière orale, en offrant un formulaire de consentement papier si la personne souhaitait le consulter par écrit. De plus, je considérais attentivement toute interrogation et inquiétude afin d’assurer à chaque personne le bien-être qu’elle mérite. J'ai eu accès pendant plusieurs mois au groupe privé de l’organisme sur Facebook. Je n’avais pas droit de faire de capture d’écran, mais je pouvais citer des propos avec l’autorisation personnelle des personnes qui les avaient tenus. De plus, lors de ma première rencontre en personne avec le président, il s’est enquis de mon bien-être dans l’organisme. Je lui ai demandé s’il y avait des conditions de confidentialité particulières que je devrais respecter, outre que celles auxquelles je m’engageais déjà auprès du Comité d’éthique et de la recherche avec des êtres humains. Il m’a répondu que non puisque l’organisme prône la transparence et doit donc montrer l’exemple, mais que quelques exceptions pourraient s’appliquer.

Un retour des données a été effectué à la fin de mon séjour sous la forme d’une conférence devant les personnes ayant participé à la recherche, afin de valider la qualité et la pertinence des données recueillies, et les commentaires soulevés ont été pris en compte pour l’analyse. À la suite du séjour sur le terrain, lorsque je proposais des communications publiques, pour des colloques par exemple, je m’assurais de les faire relire par au moins une personne qui avait participé à la recherche. De plus, une copie virtuelle de ce mémoire sera remise à chacune des personnes ayant pris part à ce projet lorsqu’il sera sanctionné.

3.5 Les défis de la recherche

3.5.1 Sur la langue

Une des principales raisons pour lesquelles j'ai choisi la Tunisie parmi l’ensemble des pays arabo-musulmans est pour la langue. La Tunisie, en raison de son passé sous protectorat français, a le français comme une de ses langues couramment utilisées. J’ai acquis certaines connaissances de base en langue arabe avant mon départ, par des cours universitaires au Québec et par un cours intensif dans un institut reconnu à en 2017 (l’Institut Bourguiba des Langues Vivantes), mais il était clair que cette langue n’allait être qu’une dimension connexe à mon séjour, et non ma langue d’usage. J’avais donc un bagage de connaissances minimales pour pouvoir être opérationnelle sur place en cas de besoin. Cependant, l’arabe enseigné dans les écoles au Canada, comme dans les pays arabophones, est un arabe classique, celui des médias et des communications officielles. Dans la vie quotidienne, ce n’est pas le moyen d’expression courant. Chacun des

48 pays du Maghreb parle plutôt ce que certain.e.s appellent un dialecte, la derja en Tunisie, avec pour base linguistique l’arabe classique33. Je me suis donc retrouvée devant une difficulté que j’avais mal anticipée, même après mon premier séjour sur place : je n'avais pas pris conscience d’à quel point il y avait une division marquée entre ces formes d’expression. J'ai donc dû suivre sur place des cours de derja, afin de me permettre de suivre quelques éléments de conversations, et j'ai tenu un carnet de vocabulaire le plus détaillé possible. Mais ce fut trop peu trop tard. Par chance pour moi, les mots issus d’un registre plus technique étaient souvent en français : « académie », « rapport d’évaluation », « comité de pilotage », etc. Aussi, lorsque des membres d’Al Bawsala dialoguaient et réalisaient que j’écoutais, iels passaient parfois au français pour m’inclure, étant donné que la grande majorité des membres était familière avec ma langue. Et pour les évènements en derja où je perdais le fil, je demandais à une personne concernée de me résumer ses propos par après, mais ceci avait l’inconvénient de gâcher l’élan de la spontanéité, bien que permettant en contrepartie de ne retenir que l’essentiel.

3.5.2 Sur le religieux

Mon cadre théorique comprenait initialement une section sur la religion, particulièrement sur les débats sociétaux autour de la place désirée de l’islam en politique et dans la conceptualisation des droits humains. Thème maintes fois discuté durant la période révolutionnaire, il m’apparaissait central à la compréhension des mouvements sociaux tunisiens. Toutefois, il s’est avéré sur place que ma compréhension des enjeux qui lui sont relatifs était trop fragmentaire pour apporter quelque nouvel éclairage que ce soit sur ces tendances. De plus, les membres de l’organisme au sein duquel j'ai fait ma collecte de données avaient une appartenance idéologique généralement laïque en matière de droits humains et de démocratie. Cette laïcité pouvait toutefois prendre plusieurs formes, et certaines discussions où des divergences d’opinion sur les manières de l’appliquer se dessinaient m’ont enjointe à ne pas m’y attarder. Une charge émotive est généralement présente dans ces discussions, charge que j’allais possiblement réactiver par mes questions. En tant que femme occidentale étant peu confrontée à des débats similaires dans mon quotidien, je ne souhaitais pas tomber dans les analyses (consciemment ou non) dichotomiques devant lesquelles sont couramment mis.es les Tunisien.ne.s. Les enjeux alliant ou opposant démocratie et religion, droits humains et religion ou encore tradition et modernité sont suffisamment débattus au pays pour que je ne me sois pas sentie légitime d’emprunter cette avenue et revenir vers des lieux communs auprès de ces individus pour ma seule compréhension. Bref, les données que j’avais recueillies à ce sujet m’ont semblées incomplètes à la suite du séjour, et les participant.e.s du projet m’ont possiblement jugée inapte à comprendre ces dilemmes, qui traversent la société civile et la société en général. Le peu de généralités que je pouvais en tirer

33 Il y a des débats pour faire sortir la derja de l’étiquette de dialecte. Voir par exemple les initiatives de l’association Derja, http://www.derja.tn/indexp.html

49 scientifiquement m’a également menée à laisser de côté cette dimension de la recherche. Les études occidentales sur les pays arabes accordent pour la plupart une place plus ou moins grande à l’élément religieux dans leur interprétation des faits sociaux, et faire de même dans ma recherche du simple fait que la Tunisie appartienne au monde arabo-musulman aurait sans doute été une forme de versement dans l’orientalisme. Cela ne veut pas dire la dimension religieuse est absente des sphères publiques et privées, mais mon analyse des mobilisations sociales postrévolutionnaires est volontairement campée dans une dimension plus sociale que culturelle afin de prioriser d’autres éléments.

3.5.3 Sur la recherche en milieu institutionnel

Certains obstacles pratiques ont jalonné mon parcours. Ils consistaient surtout en des accès restreints à certaines activités ou l’annulation d’autres. Considérant l’importance qu’a l’ARP dans le travail quotidien d’une bonne frange de l’équipe d’Al Bawsala, il m’apparaissait incontournable d’assister à au moins une activité parlementaire en accompagnant quelques membres dans ce lieu à haute symbolique du pouvoir. Cependant, malgré la valeur de cette observation participante pour ma recherche, je n’ai pu recevoir les autorisations nécessaires en raison de mon statut d’étrangère pour franchir ses murs. J'ai alors compensé cette lacune d’informations par une collecte de données plus fine sur l’opinion publique et critique d’Al Bawsala sur la vie parlementaire, partagée dans différents médias.

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CHAPITRE 4 : PRÉSENTATION DE L’ORGANISME

Le chapitre qui suit traite de l’historique de l’association qu’est Al Bawsala, de son mode de fonctionnement par projets – Marsad Majles, Marsad Baladia et Marsad Budget –, de ses activités qui chevauchent leurs frontières thématiques. Je présente également quelques éléments de routine du travail, l’organisation générale de la structure hiérarchique du conseil d'administration, en questionnant la place des femmes sur les plans discursif, pratique et organisationnel. Je me penche aussi sur des éléments structurant les activités de plaidoyer et de diffusion des messages auprès de la population. Ce sont là des éléments plus descriptifs qu’analytiques qui permettront de dresser un portrait du milieu et de sa culture organisationnelle. Cela fera également état des champs d’activités de l’ONG et de ses moyens d’action, entrepris dans quels buts.

4.1 Le développement Al Bawsala, d’hier à aujourd'hui

À la création d’Al Bawsala en 2012, l’intention première de cette ONG tunisienne était de suivre les travaux de l’ANC – l’organe législatif ayant précédé l’instauration de l’ARP – ainsi que les débats sur l’écriture de la Constitution, adoptée en 2014. La visée de cette surveillance était au besoin d’intervenir pour dénoncer toute dérive, tels les délais de temps non justifiables, ou tout abus législatif. Des trois projets d’Al Bawsala en place lors de l’année 2018, Marsad Majles, Marsad Baladia et Marsad Budget – traduits en français respectivement par Observatoire de l’Assemblée, Observatoire des Municipalités et Observatoire du Budget – c'est donc le premier qui est le plus ancien34. Le deuxième, Marsad Baladia, créé en 2014, travaille sur l’accès à l’information, sur la décentralisation et sur la participation citoyenne auprès des 350 municipalités en Tunisie. Le troisième, Marsad Budget, cherche à outiller les citoyen.ne.s dans leur compréhension du budget étatique selon les ressources et dépenses ministérielles, présidentielles et législatives. Al Bawsala a pavé la voie à d’autres associations dans le travail autour de l’accès à l’information politique et s’est fait connaitre tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger en gagnant plusieurs prix internationaux qui soulignaient son engagement militant35. Ceci lui a donné une notoriété et une légitimité sur lesquelles elle s’appuie pour faire entendre ses revendications auprès des élu.e.s des différents paliers politiques. Elle cherche à développer son expertise sur des champs connexes à ceux dans lesquels elle opère, puisqu’elle est constamment en recherche de formations professionnelles pour perfectionner les savoirs et les compétences de ses membres, sur des sujets comme le live-tweet ou le budget sensible au genre. Enfin, c'est une association qui est politisée depuis ses débuts, mais non partisane : elle a un principe d’équidistance avec tous les partis politiques.

34 Marsad Majles, au nom d’Al Bawsala, est d’ailleurs la seule organisation encore aujourd'hui à suivre les travaux quotidiens de l’ARP. 35 Notamment le Prix numérique et transparence 2017 et l’OpenGovTn Awards 2012.

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Sa mission première s’est quelque peu transformée avec les années. Par exemple, les actions de plaidoyer étaient déjà présentes à ses débuts, mais leur importance s’est accrue. Al Bawsala cherche à ce que les député.e.s portent sa voix au sein des instances de pouvoir, et que ces instances rendent transparents les processus décisionnels qui motivent leurs actions. Son but n’est pas que de rendre redevables les partis individuellement, mais d’entrainer des modifications dans le système parlementaire en lui-même. Al Bawsala ne cherche pas non plus la confrontation avec les partis, mais à amener une critique structurelle à ce système. Aussi compte-t-on aujourd'hui, parmi les éléments les plus importants de sa mission, l’accès à l’information, la transparence, l’engagement politique citoyen et l’amélioration des conditions de vie des citoyen.ne.s par la défense de leurs droits. Ce volet de mobilisation citoyenne fait donc écho à celui du plaidoyer auprès des représentant.e.s du peuple.

L’ONG est en croissance depuis sa création et mobilise de plus en plus de ressources humaines et financières pour répondre aux besoins de ses projets. La recherche de financement auprès de bailleurs de fonds de natures diverses est donc un enjeu de taille. Au moment de ma collecte de données, puisque la mobilisation financière était une priorité pour assurer la pérennité de l’organisation, on pouvait voir des rencontres avec des partenaires se tenir à raison d’une fois par semaine. Parmi les partenaires financiers et bailleurs de fonds de cette ONG, on compte Oxfam, l’Union européenne, Open Society Foundations et l’ambassade de l’Allemagne en Tunisie. Les pratiques en matière de financement sont variables selon les offres émises et proposées par chaque institution, dont les critères de sélection peuvent orienter la définition d’un projet. Par exemple, certaines financent un projet ou une activité d’Al Bawsala, et une autre apporte le soutien financier d’un réseau de recherche duquel Al Bawsala est membre fondatrice. L’ONG tente au mieux possible d’appliquer le principe éthique et stratégique d’avoir une diversité des bailleurs de fonds, qui sont en grande majorité étrangers ou internationaux, indépendants ou gouvernementaux. Elle doit continuellement mettre en visibilité ses activités dans l’espace public (une part du budget de chaque projet est d’ailleurs dédié à cela) et à faire du réseautage pour se faire connaitre par le plus de groupes possibles afin d’assurer un apport financier continu pour l’ensemble de ses projets. Celui-ci doit être assuré de 6 à 8 mois avant la fin de chacun d’entre eux. Une des grandes difficultés de cette recherche est la nécessité de répondre en priorité aux besoins des bailleurs de fonds et non à ceux de la population, situation se manifestant par le financement octroyé par ceux-ci pour des projets au cas par cas et non pour la mission des ONG.

4.2 La vie quotidienne au bureau

Cette quête et ces défis se traduisent au quotidien par la recherche de partenariats financiers et techniques, que ce soit pour les trois principaux projets de longue durée en 2018, ou pour des projets connexes d’ampleur

52 variable. Cette responsabilité est du ressort des trois chefs d’équipe et de la directrice générale.

Les activités au jour le jour, à l’intérieur des bureaux, comprennent aussi des vérifications budgétaires de chacune des municipalités, l’organisation d’activités d’éveil politique et de formation à la surveillance chez les citoyen.ne.s, la rédaction de chroniques sur les travaux parlementaires, la rédaction de communiqués de presse ou encore des activités de recherche approfondie pour faire des analyses comparatives entre pays sur des sujets amenés par le parlement. Parmi les éléments de discussion typiques que j'ai pu entendre : des individus se demandant si des études comparées seraient nécessaires pour défendre tel point sur tel thème devant telle instance, se questionnant sur comment lire le budget d’un ministère, cherchant s'ils avaient pris position sur tel point dans tel plaidoyer. L’ordinateur portable individuel se révèle être le principal outil de travail, et de façon marquée. La recherche et les communications se font en grande majorité par cette voie d’accès. De plus, l’organisme gère une page Facebook36 dont le but est d’informer ses abonné.e.s de l’actualité politique par des vidéos retransmises en direct sur cette plateforme et suscitant des réactions instantanées. À cela s’ajoutent un compte Twitter37, où sont rapportés les principaux échanges à l’intérieur de commissions et séances plénières au parlement, ainsi que des sites web38.

À ce travail aux tâches majoritairement individuelles s’ajoutent des réunions d’équipe39, des réunions des chefs d’équipe avec la directrice générale et un stand up meeting où pendant environ une heure chaque partie – les trois projets et les technicien.ne.s administratif.ve.s – fait état de l’avancement de ses tâches de la semaine en expliquant aux autres les orientations guidant ses décisions et les nouvelles reçues de la part d’autres groupes, individus ou institutions. On aborde aussi les objectifs de la semaine à venir avec les moyens prévus pour les atteindre, tels que des appels téléphoniques à faire auprès de certains organismes, médias ou député.e.s. Toutes ces rencontres sont majoritairement hebdomadaires. L’intérêt de ces réunions est de mutualiser les informations et d’éviter que les trois projets deviennent trois départements distincts.

En bref, le travail d’Al Bawsala peut être compris comme divisé en deux principaux pans. D’abord, la résistance aux pratiques politiques jugées comme discordantes avec les principes démocratiques et avec les droits et libertés fondamentaux, où cette ONG se positionne comme une figure ouvertement combative dans la cartographie de la société civile tunisienne. Ensuite, l’empouvoirement citoyen, où l’idée est de mettre en place des outils permettant aux citoyen.ne.s et aux autres organisations de la société civile de comprendre les lois qui sont votées, mais aussi d’avoir un poids dans le processus qui y aboutit. Appliquée au travail par

36 https://fr-fr.facebook.com/AlBawsala/ 37 https://twitter.com/AlBawsalaTN 38 https://www.albawsala.com/ (l’organisme) ; https://majles.marsad.tn/2019/ (Marsad Majles) ; http://baladia.marsad.tn/ (Marsad Baladia) ; https://budget.marsad.tn/ar/ (Marsad Budget) 39 Les équipes de travail ici font référence aux trois principaux projets de l’ONG.

53 projet, ce sont surtout Marsad Majles et Marsad Budget qui assurent le pan de la surveillance du gouvernement central, et Marsad Baladia qui accorde une attention particulière à la mobilisation citoyenne et aux gouvernements locaux.

Marsad Majles : « Conçu comme un répertoire des élus, il intègre leurs biographies : affiliation politique, propositions, votes au sein de l’assemblée constituante, interventions et suivi de leur présence. L’objectif de Marsad Majles est d’offrir aux citoyens, via la plateforme en ligne, un accès libre et facilité aux informations liées à l’exercice politique de leurs élus », tel que le présente l’ONG en ligne40. Ce projet, comme les autres, a son propre site web dans lequel sont compilées, en plus des informations relatives aux élu.e.s, celles à caractère analytique juridique sur les projets de loi en cours de débat ou déposés, le calendrier des activités de l’ARP, des chroniques sur des séances choisies de plusieurs commissions parlementaires et d’autres documents de ressort parlementaire. Chaque membre de cette équipe est responsable, selon ses intérêts et expertise, de la surveillance d’une ou deux commissions parlementaires (pouvant étudier plusieurs projets de loi en même temps) par session parlementaire, en plus des débats en plénière lorsque leur horaire le permet.

Les activités de Marsad Majles sont caractérisées par plusieurs éléments, dont voici deux principaux : le reporting (se traduisant au mieux en français par « reportage ») et le plaidoyer. Le premier a pour visée le partage d’informations à caractère politique lors des échanges en séance plénière de l’ARP ou dans ses commissions. L’utilité de cette pratique est de suivre l’actualité et de faire circuler l’information en temps réel, au contraire d’articles journalistiques publiés avec un certain délai, et dépassant largement la vitesse de mise à jour du site web de l’ARP même, dont les retards de publications sont dénoncés. Pour ce faire, on fait grand usage des réseaux sociaux. Typiquement, les messages sur Twitter sont écrits en français afin de rejoindre un public à l’international – partenaires, bailleurs de fonds et journalistes – et ils rapportent les principaux évènements, débats et décisions. Le reporting peut aussi prendre la forme de la diffusion web en direct sur Facebook, le plus souvent portant sur les débats en commissions. Le site web du projet est quant à lui en arabe, avec une traduction en français et en derja pour plusieurs articles. Indissociable du reporting et lui faisant suite se trouve le plaidoyer qui, quant à lui, a une visée explicite d’influence sur les décisions des député.e.s, du moment où le projet de loi est déposé à l’ARP jusqu’à son vote en plénière. Une analyse juridique est faite pour les projets de loi cadrant dans les intérêts servant la mission de l’ONG, et est suivie d’une série de recommandations, telles des propositions d’amendements d’articles de loi. Les activités de plaidoyer nécessitent la participation d’un nombre de personnes variant grandement selon l’importance du projet de loi et des besoins en recherche et débats. Les interventions et recommandations dans les plaidoyers peuvent être très efficaces puisqu’un projet de loi qualifié de liberticide en a ainsi été avorté en 2016,

40 https://www.albawsala.com/projets/marsad_majles

54 concernant une carte d’identité compilant des données biométriques de la population tunisienne. Le plaidoyer peut se faire formellement, lorsque des consultations publiques sur des projets de loi spécifiques ont lieu, ou informellement, directement auprès des élu.e.s de l’ARP dans les couloirs, par exemple. Chaque membre du projet Marsad Majles a dans son carnet d’adresses des informations relatives aux député.e.s et à des membres de réseaux experts sur des sujets variés. Les expertises en dehors des institutions politiques sont recherchées dans le but de bâtir des argumentaires pour chaque série de recommandations par projet de loi, ou encore pour les solliciter à prendre parole publiquement en faveur ou en défaveur d’une situation donnée. Autrement, les arguments juridiques retrouvés dans ces recommandations ont pour bases principales la Constitution, des analyses juridiques comparées (entre pays, par exemple), des indices ou facteurs internationaux et des conventions internationales. On cherche alors un plus grand déploiement des droits humains, par exemple en délimitant autrement les définitions de certains concepts juridiques, en demandant la création d’une instance spécialisée pour traiter d’un enjeu donné ou en positionnant des débats sous de nouveaux angles.

Marsad Baladia : Ce projet a lui aussi une mission de transparence et de surveillance, cette fois auprès des élu.e.s des municipalités. Il fait donc affaire avec les conseils municipaux et agit comme un pont entre ceux-ci et les citoyen.ne.s. Le reporting de Baladia comprend les procès-verbaux des réunions des conseils municipaux, les informations sur les ressources de chaque municipalité, leur budget annuel (mis en perspective avec ceux des années précédentes), leur fiscalité (transferts étatiques, taxes collectées, etc.) et leurs ressources humaines. Les informations sont tirées d’une méthode uniforme de collectes de données développée par l’équipe en se basant sur la législature nationale relative à l’accès à l’information, et elles sont contre-vérifiées à la source par plusieurs membres de l’équipe du projet. Pour ce faire, l’équipe a constitué un important système d’archives : ces documents sont classés soit par gouvernorat puis municipalité, soit selon la catégorie des demandes d’accès à l’information qui ont été faites. Cette dernière façon de procéder a pour but de garder des preuves tangibles de chaque requête en transparence institutionnelle. Il arrive que l’équipe dénonce certaines infractions auprès de l’Instance de l’accès à l’information, notamment. Marsad Baladia a également élaboré plusieurs activités afin de constituer un réseau d’observateur.trice.s loca.les.aux, destinées aux citoyen.ne.s ordinaires de chaque municipalité au pays. Ces gens sont des volontaires désirant s’impliquer dans leur communauté et agir pour des activités de reporting dans les instances municipales. Le travail quotidien des membres de l’équipe de Marsad Baladia comprend donc l’élaboration de quelques formations, notamment sous forme de retraites, à l’attention de ces bénévoles, au nombre aujourd'hui de quelques centaines à travers le pays. Une relation éthique relie ces gens à Al Bawsala, cimentée par une charte de valeurs, sans toutefois que cette relation ne soit légale ni contractuelle. Une réunion d’équipe hebdomadaire est planifiée pour partager l’avancement personnel du travail de chaque membre, par exemple

55 sur les statistiques des président.e.s des conseils municipaux. Ici aussi, le réseautage et le carnet d’adresses ont leur importance dans la mise en place et la participation aux activités.

Marsad Budget : Un extrait d’entretien résume les activités principales de cette équipe : « À Marsad Budget, le travail […] est centré sur le processus budgétaire, dans quelle mesure le processus budgétaire tunisien obéit à des principes constitutionnels tels que la transparence, dans quelle mesure ça favorise la participation citoyenne. On compte également tacler lors de la prochaine Loi de finance et des travaux futurs le budget et la demande d’un angle de justice sociale et de justice fiscale » (extrait d’entrevue avec Basma41).

L’équipe fait un travail de plaidoyer et de reporting lorsqu’il y a des projets de loi où il y a un enjeu budgétaire, circonscrivant ces activités, lors de l’été 2018, aux différentes lois de Finance et à la LOB, étudiée depuis 2015 par la commission des finances, avec un rythme qualifié de très faible par l’équipe. Au jour le jour, ceci implique un travail d’études comparatives entre différents pays, avec pour base des recherches sur le web et des entrevues avec des expert.e.s sur les sujets étudiés. Lors de mon terrain, des membres élaboraient également un document d’orientation (« policy paper ») comme outil de positionnement et de plaidoyer synthétique sur une politique publique devant des décideur.euse.s, ceci à la suite de l’acceptation d’un.e membre au sein d’un programme du German Council on Foreign Relations sur la réforme fiscale et la croissance inclusive.

4.3 Quelques activités ad hoc

Les dossiers qu’Al Bawsala traite au quotidien ne relèvent pas toujours que d’une équipe de travail précise. Certains d’entre eux sont en cours depuis quelques années, mais demandent un travail conjoint entre les équipes, et d’autres sont intimement reliés à l’actualité et nécessitent une mobilisation des membres de tous les projets, voire une expertise complémentaire. Alors, à chaque fois qu’un sujet général est repris ou travaillé pour la première fois, une personne responsable présente les enjeux principaux aux autres membres afin de les mettre au courant de la situation dans une vue d’ensemble, pour le questionner et au besoin l’actualiser. Dans le cadre de la présentation des résultats de ma recherche, j'ai sélectionné deux de ces dossiers : une mobilisation devant des infractions commises par des conseils municipaux et la participation d’Al Bawsala au Partenariat pour un gouvernement ouvert (PGO). Ce sont là des enjeux reflétant de la façon la plus complète son travail sur les plans local et global parmi les données que j'ai amassées. Voici en bref en quoi ces enjeux consistaient, et ils seront détaillés respectivement en chapitres 6 et 7.

41 L’ensemble des prénoms des participant.e.s à cette recherche a été modifié. Un prénom ainsi qu’un genre leur ont été attribués au hasard. L’écriture inclusive et non genrée a été préconisée pour relater l’expérience de l’ensemble de ces individus afin d’assurer un niveau de confidentialité supplémentaire.

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1- À la fin du mois de juin, suite à l’établissement des conseils municipaux à travers le pays42, Al Bawsala a été informée par des observateur.trice.s de ces localités que des infractions à la loi avaient été commises par quelques-uns d’entre eux et pouvaient constituer une menace à l’établissement d’une démocratie locale selon les mesures et principes prévus par la loi. Une « cellule de crise » a été constituée, ce qui a mené des membres d’Al Bawsala à émettre des communiqués divers afin d’enclencher une mobilisation large devant cette situation jugée alarmante.

2- Le Partenariat pour un gouvernement ouvert (PGO) est une initiative qui remonte à 2011. « Ce partenariat se présente comme une plateforme d’échange de bonnes pratiques entre innovateur public pour promouvoir la transparence de l’action publique, l’intégrité des agents publics, la participation citoyenne et l’innovation démocratique » (sur le site web de ce mouvement43, duquel 79 pays font partie). Al Bawsala est un partenaire de la société civile auprès du gouvernement tunisien depuis 2013. J'ai donc récolté dans mon ethnographie des informations sur les réunions du comité de pilotage auxquelles un.e des membres avaient participé, dont une à l’été 2018, en vue de proposer des thèmes sur le prochain plan d’action du PGO en Tunisie.

4.4 Quelques éléments transversaux des pratiques d’Al Bawsala

En plus des activités de plaidoyer et de reporting amenées plus tôt, quelques éléments traversent les pratiques d’Al Bawsala. Ceux-ci sont communs à l’ensemble des trois projets, en plus des activités ad hoc : l’usage des articles de loi, les apparitions médiatiques et les infographies.

L’importance des articles de loi se trouve dans leur utilisation comme outil de plaidoyer. C'est là un élément maitrisé par les juristes des équipes de travail et sur lequel repose une bonne partie de leur argumentaire. On parle ici principalement de la Constitution, de lois organiques régissant l’organisation globale d’un pouvoir particulier, ou encore, dans un sens élargi, de lois relevant du droit international régi notamment par des conventions et des traités. Ces articles sont souvent objet de débats au sein d’une équipe ou d’une autre pour savoir comment interpréter tel ou tel élément de contenu. Par exemple, un questionnement dont j'ai été témoin était à savoir sous quel angle les « crimes contre l’humanité » pouvaient être arrimés entre les législations tunisienne et internationale, puisque cette appellation n’existe pas en tant que telle dans le vocabulaire juridique tunisien ; pourtant, l’IVD avait ainsi qualifié certains crimes, entrainant un.e membre à chercher si cela avait des implications particulières en termes pénaux.

42 Les élections municipales avaient eu lieu le mois précédent, et il s’agissait des premiers conseils municipaux élus de l’histoire du pays. 43 https://www.opengovpartnership.org/

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Les apparitions médiatiques d’Al Bawsala sont relativement nombreuses et variées : « il faut dire que si on veut inviter la société civile tunisienne au[x] débat[s] [sur la politique nationale], le nom d’Al Bawsala s’impose. Du point de vue crédibilité, du point de vue apport, expertise, la quantité d’informations qu’on peut avoir et leur qualité… C’est normal qu’on soit beaucoup invité » (extrait d’entrevue avec Souhel).

De même, une personne est désignée pour faire des chroniques hebdomadaires concernant l’actualité parlementaire à la radio nationale. Il s’agit du même contenu d’informations rapportées sur le site web, mais en version orale. Al Bawsala est aussi invitée régulièrement à plusieurs émissions, reportages, entrevues et articles de médias locaux et internationaux. Sa présence médiatique a ainsi été particulièrement importante notamment lors des élections municipales de mai 2018. À cela s’ajoutent des communiqués de presse occasionnels, selon l’actualité politique. Puisqu’il n’y a pas de poste de porte-parole officiel.le, l’ONG s’organise afin d’assurer que les personnes invitées sporadiquement à agir à cet effet puissent avoir l’information nécessaire pour représenter le groupe44. L’équipe a créé un dossier partagé sur le web par Google Drive où sont consignés entre autres des résumés de positions et des argumentaires de l’organisme sur certains enjeux qui intéressent les journalistes. L’équipe anticipe donc des questions potentielles de ces journalistes et s’accorde à donner les mêmes réponses. La cohérence tant d’idées que d’actions entre les membres est souhaitée, tout comme la neutralité politique. La neutralité ici est gage de crédibilité, afin de ne pas tomber dans les accusations à saveur polémique. Toutefois, il y a un certain degré de subjectivité assumé avec quelques positionnements et critiques lorsque jugés nécessaires à des fins publiques, et seulement auprès de quelques médias. Cet investissement délibéré et calculé dans les médias de la part de la société civile fait écho à ce que souhaite Justin Lewis (2015) pour favoriser une démocratie par le bas. L’engagement dans les médias peut en soi devenir une résistance à un système dominant et aplatissant. Ceci participe d’un processus pour créer des conditions favorables à un éveil politique visant le développement d’une citoyenneté élargie et le décloisonnement d’un certain pouvoir vers de multiples classes sociales. Le débat social se revitalise d’autant plus que les intérêts financiers dans le journalisme sont questionnés.

Al Bawsala produit de manière régulière, soit environ deux fois par semaine, des infographies et des vidéos animées (Voir figure 1). Un.e graphiste a été engagé.e pour cette activité au printemps 2018. Ces informations illustrées sont diffusées principalement sur la page Facebook de l’organisme et sont parfois reprises par

44 Il y a à ce sujet un débat interne à ce qu’il n’y ait pas de porte-parole officiellement désigné.e. D’un côté, avoir une personne attitrée à ce rôle permettrait d’apposer un visage sur l’organisme et de favoriser une fidélisation du public avec une figure stable. La personnalisation faciliterait possiblement aussi le contact avec les médias, qui sauraient rapidement auprès de qui se tourner pour des demandes d’entrevues, qui pourraient se multiplier. De l’autre, l’ensemble des membres a une expertise à partager auprès des médias sur au moins quelques dossiers, et laisser à chacun.e la possibilité d’accorder des entretiens à des médias favoriserait la répartition de l’autorité et le partage de la parole dans l’espace public. Le compromis trouvé et globalement appliqué lors de mon séjour était que ce soient les chef.fe.s d’équipe qui aient ce rôle.

58 d’autres groupes de la société civile. Elles concernent principalement des votes parlementaires, en vulgarisant des projets de loi, mais ne sont pas limitées à ces éléments politiques. Il s’agit d’une plateforme médiatique propre à cet organisme, au contenu davantage contrôlé qu’une entrevue donnée à autrui. On cherche à atteindre le plus de gens possible pour les informer de l’actualité politique de manière simple et allant à l’essentiel. Les infographies peuvent être considérées comme la figure type du travail de vulgarisation d’Al Bawsala, dans l’idée de donner les outils aux gens pour que chaque personne soit en mesure de prendre connaissance des actualités et débats politiques. De par certains outils comme des symboles clés et une charte graphique, Al Bawsala cherche à transmettre un message clair sur ce qu’elle juge essentiel à savoir d’un enjeu politique apparaissant à première vue complexe et éloigné des réalités à échelle individuelle.

Les infographies sont aussi le lieu d’expression de certaines valeurs sociales inhérentes à l’organisme. Il y a un effort conscient de mettre des figures féminines et masculines en égale représentation dans les images véhiculées, et cette pratique s’est cristallisée à l’été 2018 :

Pour moi, […] l’icône international d’un humain, que ce soit un homme ou une femme, de l’Homme, c’est l’icône que j’ai mis [un bonhomme allumette]. Pour moi ça incluait les femmes et les hommes. Pour moi une femme ne porte pas forcément une jupe, et […] il y a aussi des hommes qui ont les cheveux longs ou [dressés en pics], et là il n’y a rien. Pour moi c’était ça, l’Homme. Après Warda m’a convaincu.e que dans notre société, quand [iel] voit ça, [iel] se dit que ce sont des hommes, et ça encourage les hommes à être plus présents que les femmes [dans la sphère publique], donc on doit s’adapter à notre société et mettre plus d’icônes qui représentent les femmes, pour mettre dans la tête des gens qu’il y a une égalité entre les hommes et les femmes. Donc je suis convaincu.e maintenant, je vais mettre des cheveux, des jupes partout ! (extrait d’entrevue avec Wided)

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Figure 1 : Un exemple d’infographie, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018 et compilant des infractions commises à l’ARP en les catégorisant selon le type

Ainsi, les infographies ont pour but à la fois de faire passer des messages informationnels, concernant par exemple un projet de loi, mais aussi des valeurs d’égalité entre les genres : habituer la population à voir certains symboles, telles des figures féminines, peut avoir pour effet de contribuer à la lutte contre l’invisibilisation des femmes dans les médias. Il en va de même pour la couleur de peau des personnages insérés dans ces images explicatives. Al Bawsala cherche donc à avoir une influence dans la formation des représentations sociales et aspire à une transformation des pratiques.

4.5 La place des femmes dans Al Bawsala

Dans le même axe de l’inclusion de la variable genrée dans la représentation, la langue devient chez Al Bawsala un véhicule militant. Une manière concrète de s’engager dans la lutte pour l’égalité des genres est mise de l’avant par l’écriture non sexiste. On entend par là l’arrêt de l’application de la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. Ceci se traduit par l’écriture épicène (le corps policier vs les policiers, la population tunisienne vs les Tunisiens) et par l’usage des doublons (les représentants et représentantes vs les

60 représentants ou les politiciennes et politiciens vs les politiciens) et des troncations (les citoyen.ne.s vs les citoyens, les élu-e-s vs les élus). L’écriture non sexiste est donc adoptée dans les contrats produits par Al Bawsala. Depuis 2018, l’organisme l’intègre graduellement dans ses publications Facebook, dans ses communiqués et dans ses rapports. Dans la langue arabe, c’est un processus qui se voit à l’occasion, quoi qu’aucune règle n’y soit formellement établie par des autorités linguistiques pour écrire de façon inclusive. Mais Al Bawsala, en arabe standard, y va avec l’usage des doublons afin de respecter l’esprit de la langue45. Bref, l’écriture non sexiste fait partie des mécanismes visant à reconnaitre le travail des femmes dans la société, afin de lutter contre leur invisibilisation à la fois dans la langue et dans la sphère publique.

Cette lutte au sein de l’organisme se traduit dans des pratiques professionnelles. Des quatre personnes s’étant succédées au poste de la présidence depuis sa fondation, la période couverte par mon séjour était la première où un homme y siégeait. Ce président de l’organisme est aussi celui du conseil d'administration, lequel est également composé de deux autres hommes et quatre femmes, pour un total de sept personnes. Du point de vue de l’exécution des projets, il y a une directrice générale ainsi que trois hommes chefs des grands projets de l’organisme. Quant aux employé.e.s, plusieurs personnes m’ont unanimement dit qu’elles ne voyaient pas de distinction entre les genres, seulement que les compétences. Certain.e.s reconnaissaient cependant qu'il pouvait s’agir d’un problème que les chefs de projet ne soient que des hommes, mais regrettaient dans la même phrase que si peu de femmes postulent pour occuper ces fonctions. L’organisme n’avait toutefois pas de mesures incitatives pour hausser le nombre de candidatures féminines sur ces postes lors de ma collecte de données. Telle est la place des femmes d’un point de vue hiérarchique dans l’ONG.

Du côté décisionnel quotidien, il m’a semblé que le poids de la parole des femmes était égal à celle des hommes lors des discussions de groupes, entendu ici que leurs idées étaient écoutées, considérées et retenues aussi souvent que celles de leurs congénères masculins. Toutefois, j'ai fait le constat que moins de femmes prenaient spontanément cet espace de parole, de façon générale46. Cette observation s’est confirmée à une occasion particulière, lors d’une retraite stratégique que le groupe a tenue à la fin du mois de juin. Un membre du conseil d'administration ne participant pas habituellement aux activités quotidiennes s’était déplacé pour l’évènement, étalé sur trois jours. Cet homme croyait beaucoup au travail des femmes comme moteur de changement social, et il m’a dit qu’il consultait individuellement les personnes les plus silencieuses du groupe lors des pauses pour entendre leur voix et la porter au reste du groupe. Il m’a confié chercher

45 En arabe classique, on conjugue les verbes selon le nombre et le genre, ce qui peut représenter une difficulté de plus qu’en français dans l’établissement des pratiques d’écriture non sexistes. 46 Le concept de la socialisation genrée peut apporter une explication sociologique à cette tendance. L’article de Jarlégan (2016) s’inscrit dans la continuité des études attestant une différenciation genrée de la prise de parole dans des groupes mixtes dès l’école primaire. Elle recense les recherches qui démontrent depuis plus de 25 ans que les garçons dominent l’espace sonore dans les groupes mixtes et que les dynamiques qui s’y rattachent sont très souvent inconscientes de la part des parties prenantes.

61 durant cette retraite à discuter personnellement avec chaque individu qu’il avait au préalable identifié comme introverti. C'étaient là quasiment toutes des femmes, élément qu'il avait lui aussi remarqué.

Ainsi, des personnes en position d’autorité sont conscientes des défis qu'il reste à relever pour assurer une pleine participation des femmes à l’intérieur des structures décisionnelles de l’organisme. Diverses stratégies étaient considérées pour rehausser cette participation, tels des cercles de discussion de femmes. Toutefois, quant à d’autres enjeux de représentativité, une forme d’autorégulation était appliquée. Par exemple, la fourchette paritaire au sein du conseil d'administration était atteinte, mais pas explicitement voulue : c'était là plutôt le fruit du hasard selon le champ de compétences des membres.

4.6 Le fonctionnement du conseil d’administration

Le conseil d'administration requiert une variété d’expertises. Certains rôles sont formalisés, tel que la trésorerie, mais les tâches sont attribuées selon « la bonne volonté et la contribution de chacun[.e] en fonction de son domaine d’expertise et de sa disponibilité » (extrait d’entrevue avec Rihab). Ainsi, les secteurs d’origine des membres du conseil d'administration vont du travail syndical aux organisations onusiennes en passant par le blog militant. Le tout est délibéré afin que chaque personne puisse apporter sa pierre à l’édifice et ait une valeur ajoutée au projet militant et professionnel. Le président a pour fonction notamment d’assurer une jonction entre le conseil d'administration et l’équipe exécutive, avec qui les pouvoirs sont partagés, le volet opérationnel étant par exemple laissé à la directrice générale. Sur le plan idéologique, il y a un travail de va-et- vient : « L’équipe, de par sa connaissance du terrain, des projets qu’elle porte, du contexte, des difficultés, des enjeux, des blocages, réfléchit de manière collective, fait des propositions au [conseil d'administration], que le [conseil d'administration] étudie finement et ensuite tranche » (extrait d’entrevue avec Rihab). Il agit à ce titre en « conseil des sages », pour reprendre une expression de Rihab, en quête d’un projet ambitieux de la part de l’équipe exécutive et « qui soit porteur d’espoir par rapport au devenir de cette organisation ».

4.7 En bref

Le travail d’Al Bawsala se divise en trois principaux projets et équipes : Marsad Majles, dont le mandat principal est la surveillance de l’organe législatif qu’est l’ARP, Marsad Baladia, qui se concentre sur la décentralisation opérée au sein des villes et sur la mobilisation citoyenne et Marsad Budget, qui se penche sur la gestion du budget étatique. Le travail de ces équipes est appuyé par des personnes engagées par Al Bawsala pour agir sur les volets administratif, infographique et technique. La collaboration entre ces équipes est mise de l’avant pour des dossiers précis. Ce chapitre a ouvert la fenêtre sur deux de ces éléments, qui

62 seront décrits plus longuement dans les chapitres 6 et 7, soit la rédaction de communiqués de presse durant la crise des conseils municipaux ayant enfreint le Code des collectivités locales ainsi que la participation d’Al Bawsala au Programme pour un gouvernement ouvert. Quelques éléments figurent parmi les stratégies communes de l’organisme pour qu’il atteigne ses objectifs de sensibilisation. Parmi les outils qu’il mobilise afin d’avoir un impact sur la législature en construction et sur les représentations sociales populaires figurent le reporting, le plaidoyer, les communiqués de presse, les documents d’orientation et les infographies diffusées sur les réseaux sociaux. Il tente au mieux de mettre en pratique les valeurs qu’il prône, non sans défis. Les chapitres suivants se concentrent davantage sur les représentations qu’Al Bawsala se fait des thématiques relatives aux droits humains et à la démocratie, et constituent le cœur de mon analyse.

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CHAPITRE 5 : DROITS HUMAINS

Ma présence au sein de l’équipe d’Al Bawsala m’a donné l’occasion de conduire deux entretiens de groupe. Si je pouvais voir de mes yeux le déroulement de nombre d’activités, donc la mise en œuvre d’une conception particulière des droits humains, je souhaitais également entendre les membres discuter de leurs motivations à agir au nom de valeurs reliée à l’inclusion et à la justice sociale, donc leur philosophie politique. Le premier élément de ce chapitre est une synthèse de ces focus groups. Vient ensuite une discussion sur la prise en compte des besoins des femmes dans les projets de l’organisme. Puis, un volet plus pratique aborde la mise en œuvre de la défense des idéaux d’une bonne gouvernance axée sur le respect d’un ensemble de droits et libertés. Ceci se fait au moyen de descriptions ethnographiques d’évènements et d’éléments tirés d’entrevues individuelles portant sur des projets de loi. Enfin, je présente quelques obstacles se dressant devant l’avènement de la société civile et de la population générale. Ces obstacles consistent principalement en des critiques émises par l’ONG sur le contexte sociopolitique national et international. Ces critiques permettent de mieux saisir comment elle se situe à l’intérieur du paysage des ONG nationales, mais également devant les structures de pouvoir économique et policier.

5.1 Quelques éléments de philosophie politique

Les discussions de groupe ont d’abord porté sur les stratégies de déploiement des droits en démocratie, notamment par le vote obligatoire, combiné à la comptabilisation du vote blanc. Si certaines personnes se positionnaient en défaveur de cette idée puisque l’obligation enlève généralement toute motivation intrinsèque aux individus à agir en ce sens, d’autres disaient que le travail d’éducation et de conscientisation pourrait servir à redonner une valeur au vote chez elleux. Passant vers l’échelle collective, les enjeux théoriques de la dynamique entre pouvoirs et contrepouvoirs ont été abordés. La société civile exerce-t-elle un rôle de contrepouvoir face au gouvernement ? Sans être un pouvoir procédural au sens propre, elle peut exercer une fonction d’alerte en cas d’abus du gouvernement , auprès de la population générale ou des autres structures politiques institutionnalisées, et serait donc plutôt un contrepoids. Cela toutefois revient à une vision spécifique de la société civile, dite à la française, de type plutôt confrontant. Il est également possible de voir une relation de coopération entre les pouvoirs et les contrepouvoirs, ou même entre les gouvernements et les sociétés civiles. Cela se produit ainsi typiquement en prenant part à des processus législatifs de façon conjointe.

Quant à savoir quelle est la valeur des droits humains aujourd'hui, pour une personne, c'est le premier article de la DUDH qui incarne son essence : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en

64 droits »47. Une autre tenait à souligner l’importance de la deuxième vague des droits, ceux dits économiques et sociaux, retrouvés dans les pactes internationaux à partir de 1966, étant donné qu’une philosophie libérale est présente et critiquée dans la DUDH (également chez Bates 2012, Bourgeois 2013 et Panikkar 1982). À ce libéralisme est associée une place centrale de l’individu dans les réflexions et les actions, place aujourd'hui de plus en plus nuancée avec les apports du droit à la paix et au développement durable, pour ne nommer que ceux-là. On constate également que les compréhensions des droits sont multiples et changeantes selon les époques, notamment en raison des processus de mondialisation, du mauvais soin à l’environnement et de la place de la technologie dans le monde contemporain, ce qui amène à penser que « lier la définition des droits humains à un texte juridique, c'est les confiner dans un moment présent dans l’histoire » (Souhel, en échange de groupe). Cette adaptabilité est accueillie avec enthousiasme et soulagement, en raison des défis à venir pour l’humanité.

Bien que l’universalité des droits humains soit centrale pour les membres d’Al Bawsala présent.e.s aux discussions sur le sujet, il a été souligné que la Tunisie a certaines spécificités culturelles au regard de sa vernacularisation des droits et libertés. Une personne disait que ce sont surtout les militant.e.s qui sont porté.e.s à défendre une conception universelle des droits humains, mais que cette représentation doit être entendue par tant les décideur.euse.s que le peuple. Le milieu socioculturel duquel sont issus ces gens y est pour beaucoup dans leur perception des enjeux, et un grand travail de pédagogie serait nécessaire pour faire passer certains messages. Merry parle dans son cas de vernacularisation des droits humains de l’échelle internationale vers les milieux locaux (2006). Ses recherches l’ont menée à ne pas concevoir les standards internationaux en matière de droits humains comme incompatibles avec les pratiques locales. Il s’agit plutôt d’une reconfiguration de sens que les activistes apposent sur l’un et l’autre de ces volets (2013).

On disait également que répondre aux besoins primaires selon le schéma de la pyramide de Maslow – ou autrement dit, qu’avoir un standard de vie minimum – est favorable, voire nécessaire à la bonne réappropriation des droits humains : on a moins de réceptivité aux droits des minorités (par exemple) si on est soi-même en situation de pauvreté48. Un argument allant dans un autre sens disait que le bien-être socioéconomique comme première étape à l’appropriation locale des droits humains ne devrait pas influencer notre sensibilité à nos droits et libertés fondamentaux ou ceux d’autrui : « La liberté n’attend pas quoi que ce soit. La liberté doit toujours être réclamée. La liberté et l’égalité sont des principes qui sont supérieurs à tout, absolument tout, et qui n’obéissent pas à des priorités, encore moins des priorités socioéconomiques » (Souhel, en échange de groupe). Ceci était d’ailleurs une réponse à un argument souvent entendu de la part

47 Assemblée générale des Nations unies, 1948. Déclaration universelle des droits de l'Homme (217 [III] A). Paris. 48 Le prisme analytique de l’intersectionnalité de Crenshaw est ici utile pour comprendre cet entrelacement des systèmes d’oppressions.

65 de politicien.ne.s, en disant que la priorité du pays n’est pas de consacrer l’égalité successorale ou les droits des personnes LGBTQ+. Ainsi, le travail pédagogique concerne toutes les couches de la société. D’un côté, il concernerait les politien.ne.s qui reproduisent certains patterns autoritaires dans leur philosophie politique : « On est une société "Moi mon père m’a battu très durement quand j’étais petit, il a fait de moi un homme" » (Jalel, en échange de groupe). De l’autre, il s’adresserait aux jeunes générations pour les mettre en contact avec l’idée de l’universalité des droits et libertés.

Pour une personne interrogée, la pédagogie a toutefois une place moins importante que l’activisme direct : C'est que le consentement populaire pour moi n’est pas une condition pour consacrer l’égalité et les libertés. C'est-à-dire que même si la majorité des Tunisiens est contre la dépénalisation de l’homosexualité, je ne vais pas attendre que la majorité des Tunisiens soit d’accord pour dépénaliser l’homosexualité. Ni pour abolir la peine de mort, ni pour consacrer l’égalité successorale. Si c'est possible que le peuple tunisien soit d’accord, tant mieux, mais je ne vais pas attendre que le peuple soit suffisamment mûr pour être d’accord pour consacrer ça, parce que ce sont des droits humains universels, et ce sont souvent aussi des droits de minorités, des minorités qui peuvent difficilement avoir le soutien de la majorité. Rien ne justifie qu'on attende. (Souhel, en échange de groupe)

On met ici en opposition démocratie et droits et libertés, ces derniers devant passer devant la première. L’opinion populaire ne devrait pas être le critère le plus important, précisément parce que tout le monde n’a pas eu accès aux mêmes ressources pédagogiques dans l’éducation aux droits humains, et par le temps que ceci soit fait, trop de personnes resteront marginalisées. De même, la raison du sentiment religieux de la population est souvent invoquée par les autorités pour justifier des inégalités, une des plus discutées étant relative aux règles d’héritage, mais une vision laïque de la chose serait de ne pas appliquer la règle successorale religieuse dans la législature étatique plutôt que de la modifier dans le Coran.

Une autre spécificité culturelle de la Tunisie serait justement en lien avec l’identité religieuse. La concordance entre les principes universaux et les règles religieuses est généralement recherchée dans la législature. Les pratiques religieuses de la vaste majorité des citoyen.ne.s sont d’obédience islamique et cet état de fait est traduit politiquement. Ainsi, chaque réforme internationale est évaluée sur le plan de la législation nationale afin de la faire concorder avec les grands principes islamiques49. Ceci ne pose pas de problème particulier pour certain.e.s membres d’Al Bawsala, et en irrite d’autres. Par exemple, la conception de l’égalité des minorités est sujette à des interprétations parfois contradictoires sur qui elle concerne, de quelle manière et jusqu’à quelle portée. Cela mène un.e membre à affirmer qu’ « un militant des droits humains qui n’est pas laïc, pour moi ce n’est pas un militant des droits humains, c'est un militant de certains droits humains ». De

49 L’article premier de la Constitution dit ceci : « La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime. » Différentes interprétations sont possibles à savoir si l’appartenance religieuse est celle de l’État, impliquant une législation en conséquence, ou celle du peuple, en tant que constat sociologique.

66 même, « en tant que société civile, en tant que militants des droits humains, on n’a pas à négocier ou à calculer ou à chercher un compromis entre les droits humains et le background religieux de la société tunisienne ». La société civile doit être force de proposition sans nuance, et ce sont les décideur.euse.s politiques qui adapteront au besoin certains éléments pour répondre aux besoins des autres lobbys. C'est d’ailleurs le modus operandi d’Al Bawsala de façon générale : la radicalité des demandes a pour but l’inclusion de toustes.

5.1.1 La société civile

Lors de ma collecte de données, les discussions sur la société civile donnèrent lieu à de vifs échanges. De façon plutôt consensuelle, les personnes y participant concevaient la société civile comme l’intermédiaire entre les citoyen.ne.s et le pouvoir politique, ou, reprenant une théorie gramscienne, comme l’opposé de la société politique, résistant contre le pouvoir dominant, ou encore comme un garde-fou de ce pouvoir. Une personne allait même jusqu’à qualifier la société civile comme une forme de contre-pouvoir. Cette société civile, telle que conceptualisée dans ces discussions, comprend les organisations collectives défendant une cause, un projet ou une idée: une association culturelle ou sportive, un syndicat et les médias en font tous partie. Même si un groupe donné ne se perçoit pas comme politisé ou politique, ses actions peuvent avoir un fondement qui s’en rapproche. Il peut également être question de sensibilisation sur des enjeux divers auprès des autres concitoyen.ne.s, et pas forcément auprès des élu.e.s. Sans pour autant lui être circonscrite, les dimensions de la localité et de la vie quotidienne étaient aussi très présentes dans les représentations qu’en faisaient les membres qui réfléchissaient à la notion de société civile : enjeu environnementaux, éducation, jardinage collectif, loisir, etc. L’élément de la reconnaissance par les pair.e.s est sorti à quelques reprises. La base de l’idée est le rassemblement des citoyen.ne.s qui ne sont pas des élu.e.s pour exercer un pouvoir gouvernemental ou paragouvernemental. Cependant, l’inscription des changements dans les pratiques et visions des institutions serait nécessaire : « [la société civile] a un rôle de lobbying et peut faire du plaidoyer, mais le changement se fait par le pouvoir politique et pas le pouvoir civil. On pousse les gens à changer, mais finalement, on ne prend pas la décision de changer » (extrait d’entrevue avec Hajer).

Quelques débats demeuraient à savoir qui inclure dans la notion de société civile. L’un d’entre eux concernait la nécessité ou non pour une organisation d’avoir une structure et un statut juridique : pour qu’un groupe organisation fasse légitimement partie de la société civile, doit-il être inscrit dans un cadre légal et déclarer ses activités et finances ? Pour certaines personnes, cela permet de matérialiser le travail pour chercher à atteindre certains objectifs sociaux. Pour d’autres, une organisation pourrait volontairement être acéphale et anarchique mais tout de même être dans une position de lutte politique. Et bien qu’il y ait eu consensus pour dire que la société civile agit pour le bien commun, puisque la conception de celui-ci varie énormément, un

67 autre débat arriva sur la table, portant sur les fondements idéologiques de la société civile. Pour une personne, l’élément civil, qui « historiquement s’est substitué au lien naturel du clan, de la religion, de la race, et de tout ça » (Souhel, en échange de groupe) avait une connotation très moderne, voire révolutionnaire, et a donc appelé à défendre des valeurs telles la citoyenneté, la liberté et l’égalité. Mais un élément demeurait en suspend à savoir s’il était même possible de déterminer si un groupe lutte pour ces valeurs ou non : si un groupe se revendique d’un fondamentalisme religieux, ou même seulement d’une appartenance religieuse quelconque, peut-il défendre ces mêmes valeurs dans l’inclusivité ? Pour une personne, considérant qu’il est impossible de dresser une liste de valeurs exhaustives qu’une organisation doit défendre pour entrer sous le parapluie de la société civile, il vaut mieux garder une certaine ouverture de la définition. La religion ici pourrait donc servir de référentiel idéologique dans le cadre de ses activités. Pour une autre, un groupe religieux ne peut être compris dans la définition que si son travail est caritatif, et donc sans dimension prosélytisme connexe.

Toutefois, les enjeux sont autres si un groupe veut faire la promotion de valeurs allant contre les droits fondamentaux d’autrui, tel que dans le cas d’un groupe raciste, fasciste ou néonazi. La question n’est pas de savoir si leurs motifs sont acceptables ou non, mais si leur présence dans la société civile l’est. L’enjeu s’est retourné en termes de légalité constitutionnelle : en Tunisie, la loi interdit les activités aux fondements racistes. Toutefois, en contexte autoritaire, la légitimité de la société civile pourrait avoir une valeur supérieure à la légalité, en vertu de la quête du bien commun. On peut donc poser le problème plutôt selon une restriction de la définition de la société civile non pas selon la composante légale, mais selon la valeur accordée à la citoyenneté humaniste et unificatrice, et donc à partir d’une perspective républicaine.

La mise en forme d’une société civile en santé soulève donc de nombreuses questions. Elle demande par exemple de constamment être en recherche de la forme la plus adaptée à une réalité complexe et changeante. Si l’on estime d’emblée que la société civile est l’espace se trouvant entre le pouvoir officiel et les citoyen.ne.s, pour plusieurs membres d’Al Bawsala, la mission de cette société civile est d’œuvrer comme agente de liaison entre ces deux entités : « C'est-à-dire que le pouvoir agit en tant que pouvoir, le [ou la] citoyen[.ne] de son côté n’a pas forcément envie d’être politisé[.e] ou de faire de la politique, de s’intéresser à la chose publique et politique. […] C'est comme si une partie de la société se distinguait pour s’intéresser à la chose politique. Pour moi c'est ça la société civile » (extrait d’entrevue avec Hajer). D’autres complètent en affirmant que « le rôle de la société civile est de conscientiser le [ou la] citoyen[.ne] sur sa citoyenneté » (extrait d’entrevue avec Moncef) et que « la société civile, c'est aussi l’une des façons d’expérimenter, de réaliser, de pratiquer sa citoyenneté » (extrait d’entrevue avec Souhel).

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En effet, la citoyenneté peut se concevoir, d’un côté, de manière individuelle et privée lorsqu’une personne vote lors d’élections ou en payant ses impôts ; mais une fois passée du côté collectif, si cette personne fait partie d’une association par exemple, sa pratique de la citoyenneté l’amène à « [contribuer] d’une manière ou une autre dans le débat public » (extrait d’entrevue avec Basma). L’exercice de sa citoyenneté peut donc être une clé de la compréhension de la société civile. Elle serait même sa « raison d’être », et plus encore, d’un point de vue moral « un devoir et une obligation » (extrait d’entrevue avec Hajer).

5.1.2 La citoyenneté

À la base de la société civile se trouvent donc les individus, qui se dotent de moyens d’agir qui lui donnent sa forme du moment. Nous pouvons voir la citoyenneté selon un rôle de ciment social, à la recherche du bien commun par l’action à plusieurs échelles, et les formes de ces actions. Il importe finalement d’analyser la citoyenneté à travers l’hétérogénéité des principes d’égalité et de justice qui contribuent à la définir. La citoyenneté est en effet dynamique, ouverte au dialogue et réflexive, et c’est ainsi que la sphère publique prend tout son sens (Dahlgren 2006).

Nous pouvons faire résonner les études sur la citoyenneté avec celles sur les droits humains en élargissant le débat non aux seuls individus, mais aux conditions sociales et politiques permettant l’exercice d’une citoyenneté substantielle et non pas que formelle. Reprenant la théorisation de Neveu (2004) dans le chapitre 1, « [ê]tre citoyen, c’est en effet non seulement être dans une relation avec un État, mais c’est aussi être membre d’une collectivité, à la fois juridiquement constituée, et socialement construite » (2004 : 4). Il faut donc chercher à comprendre l’engagement moral d’un État vis-à-vis de ses citoyen.ne.s pour à la fois protéger leurs droits, mais aussi pour créer les conditions propices à leur bon usage.

5.1.3 Les mouvements sociaux et la révolution

Une citoyenneté bien disposée grâce à une société civile assurée est donc tout indiquée pour mener à la formation de mouvements sociaux. Cette réflexion sur la citoyenneté à l’intérieur des mouvements sociaux peut nous inciter à « [refondre] notre être au monde » selon Christophe Eberhard (2009 : 94), et donc à repenser notre place en tant qu’être humain et que citoyen.ne, au sein d’une société à l’intérieur de laquelle nous avons des responsabilités individuelles et collectives par une participation à la vie publique. Notre engagement par la résistance organisée vise la transformation en collectivité des structures, et ce, de plusieurs manières : accompagnement dans l’écriture de lois, formation de partis politiques, réformes légales, établissement de priorités parlementaires (Moghadam 2014 et Arfaoui et Moghadam 2016). Ces négociations avec le pouvoir pour fonder un État de droit sont souvent le résultat d’une colère canalisée vers une demande d’une dignité reconnue institutionnellement. Dans le cas de la révolution tunisienne, Mohamed Kerrou (2018)

69 voit les mouvements sociaux spécifiquement comme une demande de dignité à l’emploi. Cette demande pour une redistribution des ressources et des richesses en est donc une contre les disparités, et parallèlement pour une justice sociale, afin d’assurer des conditions de vie décentes à chaque corps social. Les motifs de l’indignation actuelle ne sont donc pas loin de ceux de 2010 et de 2011. Les jeunes, ayant mené plusieurs luttes dans la rue au début de la décennie, sont encore aujourd'hui des victimes du chômage structurel, ce qui les mène à ne pas cesser d’être au front par des protestations sociales, cette fois seulement peut-être plus essoufflées. Les systèmes gouvernemental et policier étant plus stables et organisés, il est désormais plus facile de contrôler les rassemblements populaires contestataires. Un leadership civil est difficile à maintenir et à pérenniser, en raison des abondantes arrestations, et les revendications se multiplient. Le défi pour les mouvements sociaux est de faire converger les difficultés sociales et économiques ; par exemple une colère devant le peu d’emplois dans une région vers celle d’une mauvaise régulation économique de l’État généralisée, donc de l’échelle parcellaire à celle macrosociale.

En ce sens, à Al Bawsala, on considère que la première utilité des mouvements sociaux est de veiller à la défense des droits sociaux – ceux des individus dans les groupes, pour dire sommairement – et sociétaux – ceux des groupes dans la nation. Une personne a toutefois exprimé sa crainte de voir les enjeux sociétaux de plus en plus délaissés par les groupes associatifs au profit de ceux davantage orientés vers ceux dits sociaux. Parmi les quelques associations encore actives sur ce plan, elle s’inquiète de voir qu’elles ne sont pas assez entendues. L’actualité étant pleine d’évènements choc concernant les libertés individuelles, il est plus aisé pour les groupes de dénoncer des cas circonscrits de violations des libertés fondamentales, tel un policier frappant un citoyen, que des politiques de délaissement de la prise en charge du bien-être de la population, comme le racisme systémique au sein des forces policières. Les questions de fond sont également moins souvent relayées par les médias puisqu’elles demandent un certain temps d’investigation. La quête pour leurs réponses sont moins subventionnées par les bailleurs de fonds puisque le travail qu’elle nécessite s’échelonne sur de longues périodes notamment, et les résultats sont moins écoutés par le gouvernement : « Disons les choses comme elles sont, qui est le parti au pouvoir, ou enfin la coalition ? Oui elle a une certaine vision sociale, mais elle est beaucoup plus dans la préservation des acquis – et pour certains acquis c'est nécessaire – que dans la revendication d’un changement social » (extrait d’entrevue avec Souhel). Une autre vision donnée à Al Bawsala au sujet des mouvements sociaux est que, en leur intérieur, la défense des libertés individuelles et les revendications sociales des droits des groupes n’a pas raison d’être hiérarchisée, puisque ce peut être un travail non pas en concurrence l’un avec l’autre, mais en complémentarité.

5.2 Les droits des femmes

5.2.1 La Loi intégrale de lutte contre les violences faites aux femmes

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S’attardant maintenant à un autre axe d’oppression, un exemple de lutte directe au sexisme ne s’est pas produit lors de mon séjour ethnographique comme tel, mais y a alors plutôt vu son premier anniversaire souligné alors. À l’interne de chez Al Bawsala, les célébrations de l’adoption de la Loi intégrale de lutte contre les violences faites aux femmes m’ont intriguée et poussée à me renseigner sur le sujet. Al Bawsala s’est engagée en 2017dans le plaidoyer d’un projet de loi sur la prévention des violences faites aux femmes. Pour quelques éléments de contexte, bien que la Tunisie ait été signataire de la CEDAW, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies, elle n’avait jusqu’alors aucun texte de loi spécifique au sein de son corps législatif concernant les violences fondées sur le genre. De même, la Constitution de 2014 avait inscrit un article, le 46e, stipulant que « L’État s’engage à protéger les droits acquis de la femme et veille à les consolider et les promouvoir. […] L’État prend les mesures nécessaires en vue d’éliminer la violence contre la femme. » Toutefois, aucune mesure directe ne suit ce principe.

Un projet de loi germait pourtant depuis 2006, mais était source de tensions sur la portée qu’il devait avoir. La société civile a porté une attention soutenue aux débats entourant son écriture, et Al Bawsala en faisait partie. Le plaidoyer mené en juillet 2017 avait nécessité un travail préalable de six mois. Cette plage de temps est particulièrement longue étant donnée la nature pénale de ce projet de loi. Dans ses versions préliminaires, Al Bawsala reprochait la formulation des textes pénaux puisque, relativement aux violences sexuelles, « [u]n mot, un terme mal utilisé [pouvait] ouvrir une porte, une brèche pour des lacunes juridiques, instaurer une règle d’impunité pour les violeurs » (extrait d’entrevue avec Sana). L’exemple le plus flagrant est celui du viol conjugal, qui si non explicité comme tel, ne faisait pas partie des relations sexuelles non consensuelles. Un autre problème relevé par Al Bawsala concernait encore les violences sexuelles. Depuis 1980, le viol n’était pas considéré comme tel s’il n’y avait pas une pénétration complète, ni s’il était commis sur un homme ou par voie anale. Ce biais hétérocentré remontant à quelques décennies auparavant a alors été dénoncé. On reprochait également l’inflexibilité de l’âge minimal pour consentir à une relation sexuelle, soit la majorité, sans quoi cet acte rentrait dans la catégorie d’un acte criminel passible d’emprisonnement. La solution, pour un homme reconnu coupable pour échapper à cette sentence était jusqu’alors le mariage avec la victime. L’ensemble de ces conditions a été dénoncé par moult organisations de la société civile, dont plusieurs d’assignation féministe. Malgré que tous les amendements proposés n’aient pas été acceptés, on soulignait, avec beaucoup d’émotion, qu’une « bataille » avait été gagnée. Pour ces militant.e.s, un tournant avait été franchi dans l’histoire nationale. Il s’agissait là d’un début signifiant une nouvelle approche politique de la violence genrée, et cela relevait d’une véritable richesse, de « la vraie égalité entre hommes et femmes ». Certes, du travail d’éducation restait à faire, concernant l’application de cette loi ainsi que sur la délimitation des rôles et responsabilités de chaque institution, mais un premier pas avait été franchi. Pour dire comme

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Hafidha Chékir, « [d]ans tous les pays, l’égalité de tous ou l’égalité entre les sexes concerne la jouissance des mêmes droits et des mêmes devoirs et se limite à l’égalité devant la loi et non dans la loi » (2014 : 12). L’égalité concerne donc l’application de la loi, et non pas que son contenu même. Cette barrière de l’égalité inscrite juridiquement avait donc été levée à l’occasion de l’adoption de ce projet de loi.

Une fois reconnus, ces droits devront maintenant pouvoir être traduits dans les actions, notamment par l’accès à la justice. C'est une des grandes difficultés soulevées par Gaté (2014) quant à l’exercice des droits des femmes suite à leur passage dans une législation. Ainsi, au contraire de Chékir, elle voit une difficulté potentiellement majeure dans leur application puisque les droits sanctionnés se retrouvent parfois dans une position d’effectivité moindre. Pour contrer cette tendance, Gaté soulève quelques principales mesures. D’abord, dans la hiérarchisation des normes, la Constitution doit apparaitre comme prioritaire, devant la loi coranique dans les pays arabes. Cet enjeu de l’importance de chacun de ces régimes juridiques, sans pour autant qu’elle soit absente des débats en Tunisie, n’est pas une tendance notable. Ensuite vient la part de contrôle des tribunaux des éléments de la Constitution qui leur sont présentés. Les juges peuvent avoir différentes interprétations des articles et des conflits juridiques peuvent s’en suivre, ce qui revient à réitérer l’importance de la mise en place de la future Cour constitutionnelle en Tunisie. Enfin, pour se rendre aux tribunaux afin d’en connaitre l’expertise, il faut même en premier lieu que les femmes connaissent leurs droits afin de tenter de les faire valoir. Je complèterais ce portrait avec l’élément d’un certain regard optimiste au fait d’investir temps et efforts pour défendre sa preuve : si l’on sait de façon certaine que l’on a été victime d'un viol, mais que dans la jurisprudence, seul un petit pourcentage d’agresseurs ont été reconnus coupables, il est possible de perdre foi en le processus et en ses capacités à prouver la culpabilité d’autrui, hors de tout doute raisonnable. Ce découragement peut s’accentuer par des questions sexistes posées en interrogatoire à la victime (sur sa tenue vestimentaire au moment de l’agression, son état d’alcoolémie, etc.).

5.2.2 Les femmes et les inégalités sociales

Une autre façon pour Al Bawsala de s’investir dans la lutte pour la reconnaissance des droits des femmes est par sa dénonciation des effets néfastes du système d’inégalités socioéconomiques jouant en leur défaveur. La lutte ici prend une forme plus indirecte, mais est intentionnée ainsi, afin de s’attaquer cette fois à un contexte favorisant les injustices et non à des mesures spécifiques. La position défendue ici par Basma est que le néolibéralisme est source d’accroissement des inégalités de genre. On compare ce système économique à un rouleau compresseur, en raison d’un besoin croissant en main-d’œuvre abordable afin de satisfaire la demande du marché et les préoccupations des investisseurs pour le profit. Et qui dit personnel minimalement rémunéré dit précarisation du travail. De plus, une proportion considérable de l’économie tunisienne est de

72 type informel, qui par défaut contourne les règlements étatiques. Ceci mène Basma au constat que les inégalités sont plus flagrantes dans ce secteur.

Le cas des femmes œuvrant dans le domaine agricole a été dénoncé dans quelques conversations informelles au sein de l’organisme. Nombreux sont les accidents de la route impliquant des véhicules transportant des femmes ouvrières des milieux agricoles avec une sécurité minimale, mais un d’entre eux, ayant causé la mort de 13 personnes, a soulevé un mouvement de foule en 2019 (Brésillon 2019). L’indignation est celle des familles et des ONG, dénonçant l’extrême précarité dans lesquelles ces travailleuses opèrent, la grande majorité sans contrat et pour des revenus dérisoires. Symbole d’une double discrimination socioéconomique, du fait d’être femmes et rurales, ces travailleuses sont prises dans un système qui les appauvrit en dépit de leurs efforts. Ce sont des initiatives d’entreprenariat alimentaire et textile qui semblent être parmi les solutions les plus prometteuses en ce qui les concerne. C'est en dépassant peu à peu leur condition de mères et d’épouses, ainsi que le formulent Dorra et Amel Mahfoudh (2014) qu’elles peuvent s’engager en tant qu’individus autonomes dans les champs associatifs et professionnels revendicateurs de meilleures conditions de vie. L’exploitation au travail relève certes à petite échelle du domaine privé, mais est symptomatique d’une réalité d’inégalités flagrantes : « seules les femmes peuvent accepter de telles conditions de travail » selon ce que rapporte Khawla Omri (2019), des mots mêmes des employeurs. Fathally (2012) insiste sur l’agentivité dont les femmes aux prises avec ce système doivent faire preuve afin d’aller au-delà de l’« attentisme godotien » et investir la place publique avec des débats politico- économiques, ceci notamment en joignant ou en créant des associations. Ainsi, la reconnaissance des inégalités systémiques liées notamment au néolibéralisme entraine une indignation qui pousse à l’action et éventuellement au changement structurel.

5.3 Le travail global d’Al Bawsala pour la lutte des droits humains

Maintenant, d’un angle plus pratique, le travail global d’Al Bawsala pour la lutte des droits humains est caractérisé par plusieurs éléments. D’abord, la relation des membres avec les standards internationaux de droits humains passe par les conventions et chartes internationales, dont iels connaissent les principales composantes. Ces déclarations de principes entre les pays, sans être sources palpables d’informations quotidiennes, servent plutôt d’outils argumentatifs au besoin dans les plaidoyers. Il s’agit d’une base référentielle, vérifiée régulièrement, permettant un positionnement stratégique. Les instances internationales en matière de droits humains devraient en effet être au-dessus du code pénal tunisien, d’un point de vue de philosophie politique promu par Al Bawsala et par Merry (2006, 2013). Celle-ci présente d’ailleurs la vernacularisation des politiques transnationales comme un moyen d’adapter les réflexions sur les notions

73 d’harmonie sociale/violence et de droit/injustice globale vers des indignations qui font sens dans les communautés locales.

5.3.1 Le reporting

Pour Al Bawsala, le travail de défense des droits humains passe par un transfert d’informations de qualité afin de démocratiser l’accès au savoir spécialisé. Cette pratique du reporting, rappelons-le, a pour visée le partage d’informations à caractère politique lors des débats en séance plénière de l’ARP ou dans ses commissions. Elle se décline ici en live-tweet, en diffusion vidéo-caméra en direct et en chroniques parlementaires, les plateformes de réseaux sociaux étant choisies selon l’effet désiré – un partage seul des informations ou la génération d’un débat. Dans les tweets, le vocabulaire choisi se veut neutre, mais l’organisme cherche à faire passer certains messages par les évènements rapportés, la formulation des propos et le ton général, particulièrement s'il s’agit d’un projet sur lequel il a travaillé. Il fera ainsi preuve d’insistance sur certains points, comme sur la volonté que les déclarations des intérêts des élu.e.s soient publiques, ou sur le fait que la décentralisation est un processus de démocratisation nécessaire à suivre pour assurer un meilleur accès au marché du travail pour les femmes et les jeunes.

Complémentaire au reporting se trouve la pratique du fact checking, un autre cheval de bataille d’Al Bawsala. Un blogueur en fait une description similaire à l’usage et aux idéaux d’Al Bawsala :

Bien réalisé – et à condition de sortir de s’en tenir purement aux faits et non à leur exégèse – le fact checking se révèle précieux quel que soit le lieu, le contexte et le régime politique. Au-delà de démentir ou d’alimenter des polémiques (la logique froide du “vrai” ou “faux”), celui-ci permet très souvent d’obtenir des éléments de contextualisation (historiques, sociologiques ou encore économiques). Dit autrement : le travail du fact-checkeur ne se limite pas à démentir ou confirmer une information, comme le ferait un détecteur de mensonges ou un commissaire de police. Souvent, son travail consiste à rappeler, resituer et parfois révéler les circonstances qui ont permis la circulation d’une information (ce processus s’impose à lui), et ce quelle que soit sa teneur. C’est d’autant plus vrai en période électorale, où des politiques et des journalistes tordent, sciemment ou pas (il y a des erreurs de bonne foi, le monde n’est pas si sombre) des chiffres ou des faits à leur avantage. Où les réseaux sociaux peuvent constituer le départ d’une rumeur plus ou moins avérée, avec ce qu’elle peut contenir d’approximations, en terme, par exemple – et basiquement – de temporalité (la date d’une info est primordiale) ou de traduction (quand celle-ci provient d’un pays étranger) (Kefi 2018).

Al Bawsala a été invitée à titre d’experte à une série de questions et réponses publiques en format reportage sur la base de cette motivation. Cette série a été organisée par le blogue cité ci-haut, Nawaat, en collaboration avec le journal Libération, dans le but de relier les citoyen.ne.s aux élu.e.s, mais aussi d’éclairer la population à travers la brume d’informations qu’elle reçoit. Elle tente également, tel qu’en discute Lewis (2006), de parler

74 des faits autrement que pour eux-mêmes afin de les relier à un contexte plus global et de sortir de la tangente du divertissement de l’actualité. Autrement, beaucoup de faits rapportés par certains médias de masse tendent à accorder une place relativement grande à des nouvelles de type « faits divers » qui ne servent pas foncièrement l’intérêt public et ne s’inscrivent pas dans une continuité quelconque.

5.3.2 Les plaidoyers

Un autre des principaux outils de défense des droits de la collectivité auprès des élu.e.s, tel qu’introduit précédemment, est le plaidoyer. Nous avons vu comment il est opéré, mais cette section aborde les principes qui guident sa pratique. Il relève principalement du travail de Marsad Majles, mais cette équipe n’est pas la seule à en faire usage.

Le plaidoyer a pour but explicite de tenter de sensibiliser des personnes détenant un pouvoir politique important à certains enjeux d’intérêt public. Puisque les lois sont débattues et adoptées par le pouvoir législatif, c'est donc auprès de lui, plus précisément de l’ARP, que le travail de sensibilisation doit être fait. On tente donc de voir quel parti politique ou quel.le.s député.e.s indépendant.e.s ont quelle influence au sein des débats parlementaires. Un travail préalable pouvant prendre généralement quelques mois pour chaque projet de loi est nécessaire, et il est accompli d’abord individuellement, puis en équipe, menant parfois à faire des simulations internes d’auditions publiques. Les membres de l’équipe me rapportaient lors de conversations informelles que cet aspect de partage du poids décisionnel, relevant d’une démocratie interne, est apprécié, puisque l’autorité décisionnelle n’est pas détenue que par les personnes aux plus hautes responsabilités. Le résultat de ces concertations sert à approcher les député.e.s avec un travail de recherche déjà complété. Ceci est une porte d’entrée plus sûre vers une argumentation de qualité à leur transmettre, pour qu’à leur tour iels puissent relayer ces informations dans leur parti et devant leurs collègues. On cherche donc à éviter de ne proposer que des valeurs, mais surtout des faits appuyés par des états comparatifs ou des indicateurs quantitatifs de sources sûres. Le tout se fait généralement de manière formelle, en audiences publiques par exemple, mais l’équipe est connue à l’ARP depuis ses débuts, ce qui l’a amenée à gagner la confiance des gens qui y travaillent. Ces bonnes relations de travail lui permettent d’avoir des discussions de couloir sur des sujets qualifiés de sensibles afin de guider une réflexion, ou encore de la nourrir par des arguments vérifiés.

Ces arguments sont basés sur certains idéaux vers lesquels l’ONG souhaiterait que le gouvernement tende. Prenant l’exemple d’un projet de loi sur l’Économie sociale et solidaire, un.e membre m’a expliqué avoir pris pour bases des « pays où l’économie sociale et solidaire est plus développée et ancienne, et où il y a des expériences riches par rapport à ça » (extrait d’entrevue avec Hassen). Les pratiques politiques de ces pays étaient ensuite mises en perspective avec celles des pays catégorisés comme pauvres, ou avec de

75 nombreuses similarités avec la Tunisie sur les plans des droits et libertés, de l’économie et des finances, dans le but de faire un contraste entre leurs politiques respectives et d’en faire ressortir les faits saillants. L’écart déterminé servait à proposer un modèle de solutions, en concordance avec les réalités socioéconomiques tunisiennes. À cela, Al Bawsala ajoutait sa couleur en fonction de la vision plus spécifique qu’elle défendait. Dans l’exemple ci-donné, le plaidoyer avait pour raisonnement que la relation entre l’économie sociale et solidaire et la décentralisation est intime et forte, mais il est souvent question également d’accès à l’information, par exemple. Cette liaison est assurée par des arguments tirés de conventions internationales desquelles la Tunisie est signataire : on cherche à ce que les éléments soient concordants les uns avec les autres afin d’offrir des recommandations et des amendements répondant au mieux aux standards internationaux en matière de droits et libertés.

Enfin, le plaidoyer se fait surtout sur le contenu législatif débattu, mais à l’occasion aussi sur le fonctionnement même du système parlementaire : Al Bawsala a auparavant appelé à fusionner certaines commissions (dont le nombre était en augmentation) et à redéfinir leurs priorités et modes de fonctionnement pour plus d’efficacité dans le traitement des dossiers.

5.3.3 Les infographies

Si la sensibilisation par le plaidoyer à l’ARP vise une certaine catégorie sociale, soit les politicien.ne.s, les messages à intérêt politique prennent une forme différente selon le public. Pour la population non spécialiste des affaires publiques, les infographies, rappelons-le, sont diffusées sur la page Facebook de l’organisme et cherchent à transmettre un message sur un thème politique de manière vulgarisée. Ceci implique d’épurer le message global, pour renforcer son impact sur le public, et de choisir le meilleur support selon chaque cas : image simple, gif ou vidéo. On se demande aussi quels éléments de contenu pourraient être accrocheurs afin d’inciter les personnes généralement peu politisées à s’intéresser à l’actualité politique nationale. Ceci peut passer aussi par une certaine qualité esthétique afin de capter l’attention de l’audience avant même qu’elle ait lu le texte pour l’encourager à creuser le sujet. Cette stratégie visuelle offre en outre la possibilité de se distinguer parmi le flot d’images circulant sur internet. Dans le même ordre d’idées, on veut laisser sa marque afin que le public puisse facilement reconnaitre, de par la charte graphique et la continuité des icônes utilisés, une certaine signature de l’organisme.

Parmi les thèmes des vidéos et gif produits à l’été 2018 : 1- le débat sur la mise en place de la Cour constitutionnelle 2- le projet de loi sur la déclaration d'intérêts et de patrimoine et sur la lutte contre l'enrichissement illicite et les conflits d'intérêts 3- les élections municipales et la mise en place des conseils municipaux et 4- un appel à recrutement pour le projet des observateur.trice.s loca.les.ux de Marsad Baladia.

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1- Cour constitutionnelle : Ayant généré 2700 vues et 130 partages dans l’espace des trois premières heures suivant sa mise en ligne, elle fait état des candidatures rejetées puis acceptées quant à la nomination des prochain.e.s juges de la Cour constitutionnelle. Son ton est accusateur du non-respect des procédures et des délais qui se sont multipliés depuis l’ouverture de ce dossier. Elle mise sur l’importance du consensus entre les partis à l’ARP pour élire les premières personnes qui siègeront à cette cour. Elle dénonce du même coup le projet de loi qui vise à abaisser le seuil de la majorité (le faisant passer du 2/3 des voix à la 1/2 des voix plus une). Elle termine sur un sentiment d’urgence en explicitant le danger de cette impasse, dont le projet de loi fait partie, pour l’ensemble de la collectivité. Elle propose en contrepartie d’instaurer le vote transparent des député.e.s, renversant donc le critère actuel du secret, ainsi qu’un effort de consensus sur certains critères d’élection dont la légitimité se voyait alors contestée.

Figure 2 : Capture d'écran de la vidéo sur la Cour constitutionnelle, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018

2- Projet de loi sur la déclaration d'intérêts et de patrimoine et sur la lutte contre l'enrichissement illicite et les conflits d'intérêts : Cette vidéo s’inscrit dans la thématique d’une demande de transparence vis-à-vis des élu.e.s et des fonctionnaires de tous les paliers, en contexte de lutte à la corruption. Cette loi, d’une grande importance selon Al Bawsala, visait la publication des revenus de ces personnes élues ou

77 employées par l’État et l’instauration de sanctions pour quiconque ne s’y conformerait pas ou tenterait de s’enrichir illégalement. Selon les propos de l’organisation dans la vidéo, cette loi est nécessaire pour « compléter l'arsenal législatif de lutte contre toutes les formes de corruption » [traduction libre]. Al Bawsala, par cette vidéo, positionne la Tunisie dans un contexte international afin de comparer les pratiques, et inciter le gouvernement à se conformer aux normes de transparence déjà établies ailleurs. Cette vidéo cherche également à responsabiliser les citoyen.ne.s pour qu’iels respectent le caractère confidentiel des déclarations prévues par le projet de loi. Enfin, elle comprend un volet de plaidoyer argumentatif en faveur du projet de loi en faisant valoir la plus grande efficacité du traitement des dossiers par la commission pour la lutte à la corruption, en la dotant de meilleurs moyens matériels et logistiques, ainsi qu’en reliant la population citoyenne aux agent.e.s de la fonction publique par un lien de confiance établi grâce à la transparence qu’amèneraient ces déclarations.

Figure 3 : Capture d'écran de la vidéo sur le projet de loi sur la déclaration d'intérêts et de patrimoine et sur la lutte contre l'enrichissement illicite et les conflits d'intérêts, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en juin 2018

3- Élections municipales et mise en place des conseils municipaux : Une première vidéo, ayant demandé un grand travail préalable, avait engendré 7 000 vues sur Facebook dans la semaine qui avait suivi sa publication. Avec un but de sensibilisation et d’information sur le processus législatif de la mise en place des conseils municipaux, elle insiste sur la place que peuvent prendre les citoyen.ne.s et la société civile à l’intérieur de ce processus. Ceci peut prendre la forme d’une présence physique au sein des réunions des conseils municipaux, ou encore de la consultation des comptes-rendus des séances publiées sur son site internet. Un mois et demi plus tard, suite au constat d’infractions de la part de certains conseils municipaux, un

78 communiqué a été rédigé et publié, avec pour titre « Alerte : Les citoyens sont empêchés d’assister aux séances d’investiture des conseils municipaux » [traduction libre]. Cette fois, on cherche à alerter l’opinion publique en dénonçant les violations du CCL sous la forme d’une liste, en rappelant les articles de loi relatifs aux dispositifs invoqués, notamment sur le droit à l’information. Le champ lexical est connoté négativement : entachés, empêcher, expulser, absence, violation flagrante, etc. On invite quiconque détenant de l’information à signaler d’autres abus auprès de l’organisation, via sa messagerie privée ou par un document ouvert partagé avec le public en ligne.

Figure 4 : Capture d'écran de la vidéo sur les élections municipales, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018

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Figure 5 : Un avertissement sur des constats d'infractions, publié sur la page Facebook d’Al Bawsala en juin 2018

4- Projet des observateur.trice.s loca.les.ux de Marsad Baladia : Ce gif est le seul qui ne soit pas à caractère informatif, mais interpellatif. L’utilisation de la deuxième personne grammaticale contraste avec le contenu des autres productions médiatiques. Le champ lexical est connoté très positivement : libres, actifs, chance, rendre service, programme de formation complet et continu, amélioration. Considérant la perception de mauvaises nouvelles constantes dans l’actualité, utiliser un vocabulaire aussi enthousiasmant permet de faire naitre chez les citoyen.ne.s intéressé.e.s par le programme un désir de faire partie de ce mouvement de transformation sociale. Ceci va dans la ligne directe de l’empouvoirement citoyen que prône Al Bawsala, invitant la population à faire partie intégrante de la solution au contexte politique qui lui est défavorable.

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Figure 6 : Capture d'écran d'un gif invitant l'auditoire à participer au programme des observateur.trice.s locales.aux, publié sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018

5.3.4 Le procès de l’Instance Vérité et Dignité

Le travail de lutte pour les droits humains s’est matérialisé sous forme d’actions temporellement définies lors de mon séjour. Je présenterai ici les résultats saillants d’ethnographies faites lors de deux évènements particulièrement importants, soit le premier procès de l’IVD et les réunions d’informations sur la mise en place de la Cour constitutionnelle.

Le premier évènement s’est tenu à la fin du mois de mai 2018 dans la ville de Gabès, à 6h en bus au sud de Tunis. Il s’agissait d’un moment clé dans le processus de la justice transitionnelle tunisienne puisque c'était là un procès historique, le premier où l’IVD appelait en justice les bourreaux des dictatures. L’objectif de ce système est d’avoir un processus de justice parallèle pour traiter des dossiers plus rapidement que dans les tribunaux normaux, avec des juges spécialisé.e.s sur ces questions. Le premier procès à Gabès s’est déroulé dans un des treize tribunaux dédiés à la justice transitionnelle du pays. Al Bawsala s’y est présentée pour live-tweeter cette actualité et pour documenter ce moment historique. L’ONG était pour l’occasion associée à plusieurs autres dont les missions se trouvaient dans le même domaine de la surveillance des

81 droits humains (Fesh Nestanew, Avocats sans Frontières, Human Rights, IWatch, etc.), ainsi qu’à des journalistes locaux.les et internationaux.les travaillant sur la justice transitionnelle. Nous étions parti.e.s la veille, dans l’après-midi du 28 mai, pour dormir à Gabès dans des hôtels réservés, pour arriver tôt le matin suivant devant le palais de justice, où une foule de plus de 200 personnes s’étaient réunies à l’extérieur. Il y avait un grand stress au sein des équipes depuis le soir précédent, puisque personne n’avait la garantie de pouvoir entrer à la cour. Des slogans étaient criés dans la foule (« Non à l'impunité », « Justice équitable pour un pays sécurisé »), et à l’occasion quelqu’un prenait le micro pour y clamer un discours. Une chanson sur les martyrs de la révolution a été projetée à quelques reprises. Des clowns sont venu.e.s faire un numéro satirique. La plupart des gens n’ont finalement pas pu entrer à l’intérieur du palais, mais Al Bawsala a fait partie du groupe autorisé, et moi-même par le fait même. À l’intérieur de la salle, j'ai estimé un nombre de 100 personnes, en plus des policier.ère.s, des député.e.s, de l’ancien ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitoire et de la trentaine d’avocat.e.s en toges. J'ai alors dénombré quatre caméras de médias étrangers, dont France 24 et Al Jazeera, et environ une personne sur cinq filmait le premier discours du juge en chef avec son cellulaire, avant qu’il ne demande d’arrêter cette pratique pour protéger l’identité et la sécurité des spécialistes, des victimes et des témoins de l’affaire présentée ce jour. Al Bawsala a pu faire une diffusion en direct sur Facebook de ce moment marquant. Se sont enchainés les témoignages des victimes, ayant suscité des sentiments empathiques de tristesse et de colère dans la foule. Ensuite, les témoins ont été appelé.e.s à être auditionné.e.s. L’enchainement des évènements prévoyait par après le témoignage des accusés. Un seul d’entre eux avait reçu son invitation au procès en mains propres, mais ne s’est pas pointé pour autant. Les autres avaient une adresse non valide ou à laquelle personne ne répondait50. La première journée de ce procès s’est terminée vers 15h30 et il a été statué que la prochaine séance du procès se tiendrait le 10 juillet.

Le mandat d’Al Bawsala pour cette journée relevait donc de l’ordre du reporting. Le plan initial comprenait une diffusion en direct, mais suite aux instructions du juge données à l’audience remplissant à pleine capacité la salle, seule une transmission écrite était autorisée : « [il fallait] à la fois garantir le droit de l’accès à l’information et préserver l’identité des gens. On pourrait les mettre en danger en citant leur nom. Imaginons un témoin qui dit des vérités très graves, qui peuvent menacer sa vie, on divulgue son identité, et dès qu’il sort du tribunal il aura forcément des… on ne sait pas » (extrait d’entrevue avec Hajer). On voulait donc éviter les risques d’une justice populaire, pour rester dans les cadres de la justice officielle. Des deux personnes représentantes d’Al Bawsala, une avait pour tâche spécifiquement d’assurer le live-tweet, et avait pour

50 Un avocat sur place lors de ce procès m’a spécifié que si les accusés ne se présentent pas, le juge fait un mandat d’amener et s’ils ne viennent pas à la séance suivante, ils sont automatiquement reconnus coupables. C’est le magistrat responsable du dossier qui distribue ces invitations. Il y a erreur de procédure si la personne accusée prouve ne jamais avoir reçu l’invitation, et alors elle peut demander de recommencer à zéro le procès.

82 l’occasion créé un hashtag afin de faciliter le retraçage de l’information pour les gens qui la suivaient, et afin que cette information puisse être partagée et reprise le plus possible. Ces messages ont circulé de manière satisfaisante pour l’organisme, bien que des enjeux de traduction et de fidélité aux propos se soient posés.

Outre ces dispositions sur la forme de la diffusion des témoignages, le fond a donné matière à réflexion à Al Bawsala. Un élément qui a suscité de vives réactions au sein de l’auditoire qui, rappelons-le, était constitué en bonne partie des membres de la société civile, concernait la violence. Un témoin, ex-bourreau sous le régime de Ben Ali, a prononcé une phrase choc au sujet des mesures punitives dont la victime, aujourd'hui décédée, avait été objet. Ce témoin défendait la violence physique et verbale, notamment lors d’un interrogatoire, vis-à-vis de gens soupçonnés d’actes criminels, afin d’accélérer le processus d’enquête. Il se défendait d’utiliser des pratiques tortionnaires, ou plutôt une forme de violence atténuée et ordinaire selon lui, au nom du bien commun. Al Bawsala, comme de nombreux.ses autres représentant.e.s de la société civile présent.e.s cette journée au palais de justice, a adressé des critiques par rapport à cette distinction entre violence douce (telle une « petite claque » en interrogeant quelqu'un accusé d’un crime) et une violence plus prégnante et impétueuse que plusieurs personnes dans les corps policiers passés et présents opéraient. Plutôt, sa vision est que la violence est un continuum dont on ne peut départager les formes aussi aisément. Faire autrement serait d’aller contre les fondements des droits humains, en portant atteinte à la dignité et à l’intégrité morale d’une personne, même si elle se révèle coupable de crimes graves.

Ainsi, alors que ces organisations de défense des droits ont une vision universaliste de la condamnation de la violence sous toutes ses formes, les membres des corps policiers pratiquant une forme ou une autre de violence le feraient pour des motifs coutumiers et de praticité, en circonscrivant leur réflexion aux cas devant eux à un instant donné. Le propos de Wilson (2006) est utile sur ce point. Bien qu’en termes analytiques une justice sociale complète se doive de mettre de l’avant les points de vue de groupes spécialisés sur la question et sur les victimes, dans une perspective restauratrice, les bourreaux des crimes ont des discours éclairants dans les situations d’injustices systémiques. C'est en tenant compte de la multiplicité des points d’observation des évènements étalés dans le temps que l’on peut saisir toute la complexité qui les imprègne. Cet auteur s’inquiète des tendances positivistes que peuvent prendre certaines formes de réécriture de l’histoire lors de travaux de réconciliation nationale. Plutôt, il défend l’idée que c'est par la prise en compte de la subjectivité et de l’intentionnalité de chaque acteur.trice de la situation donnée que l’on peut voir des tendances multiformes et multidimensionnelles se dessiner quant au développement historique et à la contextualisation de la violence. Ce serait donc une stratégie pour mieux comprendre comment la violence vient qu’à être érigée en stratégie politique par des représentant.e.s de l’État, et comment elle est source de conséquences diverses

83 chez les victimes, pour reprendre la formulation des idées de Buur (dans Wilson 2013 : 80). Ainsi, l’épistémologie de la subjectivité pourrait répondre à ce défi.

Suite à ces évènements forts en émotions, notre groupe retourna à Tunis. Deux jours après, une réunion se tenait dans les locaux rassemblant tou.te.s les membres disponibles afin de faire un retour sur les points considérés comme réussis et ceux à améliorer concernant cette expérience, et plus particulièrement celle du reporting. Globalement, l’entreprise a été qualifiée de succès. Une grande fierté a été exprimée quant au live- tweet du procès complet du fait notamment de l’exclusivité de cette activité dans le réseau des droits humains en Tunisie. Cette fierté s’appuyait aussi sur le fait que la diffusion en direct de l’entrée au tribunal suivie du discours du juge ait attiré un nombre de visionnements élevé à 78 000 dès la première soirée (et le double deux jours après, du jamais vu pour Al Bawsala) et dans le fait que cette vidéo ait été reprise par la chaine de télévision internationale Al Jazeera. Quelques modalités techniques ont été évaluées comme à corriger dans le but d’avoir une plus grande visibilité, telle la rédaction des tweets en derja. On cherchait ici à accroitre le potentiel de viralité, que ces messages soient partagés avec un commentaire par les internautes, afin de créer une plus grande interactivité avec les gens du public. Un constat a été fait ensuite comme quoi cette couverture du procès avait créé des attentes pour les suivants de la part de la société civile. Un débat s’est tenu entre les membres afin de déterminer l’essence de ce nouveau volet au reporting : fallait-il suivre l’ensemble des procès à venir au cours des prochains mois ou années, ou pas ? Sur quels critères choisir ceux qui auraient l’attention du groupe ? Comment ne pas handicaper la mission première d’Al Bawsala relative au parlementarisme ? Faut-il avoir une équipe se relayant les éléments couverts par ces tribunaux dispersés dans le pays ou plutôt mandater une seule personne ? Quelles relations faut-il entretenir avec l’IVD ? D’autres partenariats avec des ONG seraient-ils bénéfiques ? Quelle langue privilégier pour quelle diffusion ? Comment financer cette nouvelle activité ?

Nous voyons donc apparaitre des questionnements centraux à travers l’exercice d’une justice transitionnelle à grand déploiement. La notion de justice transitionnelle va de paire avec celle de la démocratie puisque l’objectif de ce processus est la réconciliation nationale et la reconstruction de la paix. Kora Andrieu et Charles Girard (2015) déclinent ce processus en deux principales phases, soit celles du peacemaking et du peacebuilding, afin de redonner à la paix son sens de dynamique durablement construite. Le lien entre ces concepts et celui du bien commun est étroit, et nécessite un détachement de ses intérêts personnels et une remise en question du capital politique que l’on détenait, et surtout détient aujourd'hui encore. L’exemple détaillé ci-haut démontre que la structure institutionnelle a beau se bâtir à coups de consultations publiques, de rapports, de décrets et de lois organiques, si le pouvoir n’est pas déconcentré des mains d’une élite, quelques obstacles, mineurs à première vue, peuvent au final entraver l’ensemble de la démarche. Selon

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Walker (dans Andrieu 2010), la justice transitionnelle a pour visée d’une part l’attribution d’une responsabilité tant légale que morale et politique durant une période de violences extrêmes lors d’un régime autoritaire. D’autre part, elle cherche aussi à rendre justice à des victimes de violences graves dans un cadre étatique, ces violences relevant des domaines physique, psychologique, économique et structurelle. Toutefois, si cette même structure politique et institutionnelle reste inchangée – ici il est question de la concentration des pouvoirs législatifs et exécutifs – aucun progrès sur le plan des conditions de vie des victimes ne peut être accompli durablement. O’Rourke (2013) fait aboutir sa liste des mesures procédurales de justice transitionnelle par des réformes institutionnelles (précédées de procès criminels, de commissions vérité et réconciliation et de réparations). Or, la confiance des citoyen.ne.s victimes d’un régime de mauvaise application et protection des droits humains doit se gagner, et la transparence est un atout majeur ici pour ce faire.

5.3.5 La Cour constitutionnelle

La Cour constitutionnelle est la plus haute instance en matière judiciaire au pays. La Constitution de 2014 a prévu sa création au maximum une année et demie après les élections, mais à l’heure où ces lignes sont écrites elle n’est toujours pas mise sur pied. À l’été 2018, un projet de loi a été débattu pour faire avancer le processus de sa mise en place. Le principal problème observé chez les spécialistes quant à la création de cette cour est le blocage dans la nomination des quatre juges par l’ARP. La Constitution prévoit que douze juges y siégeront, dans l’ordre d’entrée suivant : quatre élu.e.s par l’ARP, quatre nommé.e.s par le président et quatre par le Conseil supérieur de la magistrature. Pour l’élection des juges par l’ARP, la loi requiert la majorité renforcée, soit celle des deux tiers des voix (145 voix sur les 217 sièges). Un projet de loi avait toutefois été déposé en 2018, afin de faire passer le seuil d’élection des deux tiers à la majorité simple (50% des votes +1). La cause de cette tentative de changement de législature était le fait qu’un consensus n’avait jusqu’à date pas été officialisé entre les deux tiers des membres de l’ARP de manière officielle pour trois juges sur quatre, et réduire le nombre de voix nécessaires à l’élection des juges accélèrerait le processus de leur mise en place. Al Bawsala rapporte que lors de discussions préalables entre les député.e.s, ce consensus des votes avait été atteint, mais que c'est lors du passage au vote qu’il s’est dissout. Alors que l’on pouvait considérer cette situation comme une grande « difficulté à tenir des négociations consensuelles au sein de l’Assemblée » (Attia 2018), l’ONG y voyait plutôt une tactique politique malhonnête qu’elle critiquait fermement. À cela ajoutons les éléments suivants :

L’esprit partisan n’est pas le seul frein à l’œuvre à l’ARP. Les soupçons de corruption – visant surtout des élus de Nidaa Tounes –, la transhumance politique et l’absentéisme récurrent des députés ont aussi un impact certain sur l’Assemblée, dont l’agenda n’obéit plus à des priorités législatives, mais à l’actualité. Un viol a ainsi précipité l’examen du projet de loi contre les

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violences faites aux femmes, et l’arrestation ultramédiatisée de deux fumeurs de cannabis a provoqué l’amendement de la loi 52 relative à la consommation de stupéfiants (Dahmani 2018).

Une importante réunion rassemblant différent.e.s membres de la société civile s’est donc tenue dans les locaux d’Al Bawsala à la mi-mai 2018 pour débattre du projet de loi en question. Les éléments qui suivent sont tirés d’une ethnographie de cette réunion, suivis des idéaux politiques rapportés en entretien, en discussion de groupe restreint et dans différents médias lors d’entrevues et de communiqués de presse.

À l’annonce de ce projet de loi, une réunion avait été convoquée d’urgence par Al Bawsala, réunissant des groupes militants des droits humains (Avocats sans Frontières, Oxfam, Beity, etc.) ainsi que des constitutionnalistes (Faculté des sciences sociales et juridiques de l’Université de Tunis, AMT). Plus tôt dans la journée, la salle de réunion avait été préparée pour accueillir une vingtaine de personnes. Des pochettes contenant quelques documents avaient été distribuées, des boissons étaient servies, ainsi que des pâtisseries. Le président de l’organisation était présent, attestant de l’ampleur de l’évènement. Neuf autres membres d’Al Bawsala étaient initialement présent.e.s, et plusieurs se sont ajouté.e.s au fil de la réunion. Le tout s’est déroulé en arabe littéraire (surtout), agrémenté parfois de derja et de français, selon la personne qui parlait. Durant la première heure, le président d’Al Bawsala attribuait les tours de parole pour faire une table ronde et entendre les opinions de chaque personne, qui parla alors deux ou trois fois, à raison de quelques minutes à chaque intervention. Parmi les arguments entendus chez les invité.e.s : des exemples de différents pays et de leurs politiques respectives pour éviter la marchandisation politique dans le cas des cours constitutionnelles élues ; la comparaison des procédures de vote entre la Cour constitutionnelle et d’autres instances paragouvernementales (plus particulièrement l’ISIE) ; des spéculations sur la place des partis politiques quant à leurs trajectoires décisionnelles respectives ; une phobie de la politisation, puis cette même phobie critiquée (avec l’argument selon lequel un.e juge élu.e par un parlement ne sera jamais étanche politiquement) ; des questionnements sur la légitimité des décisions prises par cette cour puisque ce projet de loi va au-delà des règles de procédure juridique (malgré que les juges aient des positions éthiques, comment mesurer leur bonne volonté à servir le pays ?) ; le besoin de cohésion au sein de cette cour, mêlé à son rôle d’arbitre sociale, etc. Durant la deuxième et dernière heure de cette rencontre, les discussions se sont faites plus vives entre les individus, et les positions se sont peu à peu dessinées plus clairement.

Un consensus était admis chez ces spécialistes et parmi les juristes qu’Al Bawsala avait au préalable contacté.e.s qu’il y avait un blocage total dans la procédure. Il fallait savoir comment dénoncer une situation qui pouvait relever d’une illégitimité parlementaire. L’expression « mauvaise loi » a été employée à quelques occasions, et on parlait d’instrumentalisation de la Cour. À quelques reprises même, différentes personnes qualifiaient l’entreprise de l’ARP de « mascarade ». La plupart des spécialistes présent.e.s ce jour semblaient

86 se positionner contre le projet, mais il fallait ensuite trouver une alternative à proposer. Les arguments juridiques ne semblaient pas satisfaisants au regard de cette situation, surtout en l’absence d’un.e arbitre. Il fallait pourtant chercher quels arguments étaient les plus audibles, afin de savoir sur quoi se reposer.

La position du groupe ici était celle de la nécessité d’agir en tant que levier de mobilisation en attendant l’avis de juristes spécialistes de ces enjeux : la société civile se devait de faire preuve de vigilance devant toute décision de l’exécutif. Cette vigilance pouvait s’exercer plus facilement si le vote des député.e.s n’était plus dans une modalité du secret, et allait plutôt vers la transparence. De même, Al Bawsala voulait exprimer son opinion en public par les médias et un communiqué de presse au cours des jours suivants, ce qui impliquait de gagner du temps en reportant l’examen de la loi par l’ARP. Et puisque le public n’allait pas forcément voir le possible conflit d’intérêts, il avait été établi qu'on aurait besoin qu’à chaque argument en faveur de la loi, un contre-argument soit préparé (« On pourrait être attaqué sur ce point »), ce qui mène à penser une certaine idée de la confrontation, renforcée par l’établissement de camps de différentes personnalités politiques.

L’objet principal de la critique reposait sur le fait qu’il s’agissait là, dans le blocage de l’élection des quatre premier.ère.s juges par l’ARP, de l’initiative d’un parti politique en particulier, considéré comme un des principaux au sein de l’ARP, et anticipé comme le majoritaire aux élections à venir, et duquel était issu le premier ministre du moment. Ainsi, le risque était qu’un des grands partis en place puisse élire et nommer huit juges sur les douze que comptera la Cour constitutionnelle si leur élection avait suivi celle des député.e.s aux législatives prévues l’année suivante. Ceci était si l’élection à majorité simple entrainée par le possible amendement ne devançait pas déjà cette prédiction en amenant une inégalité entre les grands partis devant les petits (le pouvoir contre l’opposition). Quant à eux, « les deux tiers [exigeaient] le consensus entre les différents blocs, puisqu’il n’y a pas deux ou trois blocs qui arrivent à eux seuls à rassembler cette majorité. Donc ça englobe aussi l’opposition, qui a son mot à dire dans la nomination des juges » (extrait d’entrevue avec Souhel). Dans le cas craint par Al Bawsala et les autres membres de la société civile, la Cour « ne pourra [alors] pas vraiment s’opposer au pouvoir [exécutif et législatif] alors qu’il y a des chantiers qui vont s’ouvrir probablement avec la révision de la Constitution, qui passe impérativement par la Cour constitutionnelle » (extrait d’entrevue avec Souhel). Plusieurs des enjeux en question étaient de l’ordre des droits humains, comme la dépénalisation de l’homosexualité. L’autre théorie possible au blocage était que les député.e.s avaient initialement voté comme le chef de leur parti, mais que ce n’était qu’une fois le vote rendu secret que leur véritable opinion s’était exprimée. Dans tous les cas, Al Bawsala voyait la Cour constitutionnelle comme un enjeu relevant d’un contre-pouvoir que peut représenter cette institution face au gouvernement. Le fait que son élection soit possiblement directement liée aux idéaux d’un parti politique pouvait mettre en danger son autonomie morale. Elle qui avait été vue positivement par de multiples

87 observateur.trice.s comme une balise nécessaire dans un État de droit, voilà son intégrité questionnée avant même sa mise en place de par un possible pouvoir discrétionnaire dont elle serait sujet et objet (Ben Hamadi 2014). Le simple fait que les candidatures soient proposées par les partis politiques pouvait en soi représenter un danger quant à leur indépendance au sein de la Cour.

5.3.6 Le réseau des politiques alternatives

Un réseau des politiques alternatives était en train de se mettre en place durant mon séjour. Celui-ci, officialisé en novembre 2018 par le dépôt des statuts, se compose de quelques associations tunisiennes51 et est financé par Oxfam, pour une première mission de deux ans. Un.e membre d’Al Bawsala en assure la trésorerie.

Le centre de recherche [est] l’unique projet de ce réseau et l’idée est de constituer des unités de recherche travaillant sur des thématiques diverses. […] On parlait tout à l’heure de redistribution des richesses, des inégalités sociales. Nous, on considère que la croissance d’un pays et le développement des pays ne peut pas se faire sur la base d’une société qui est tiraillée par les inégalités (extrait d’entrevue avec Basma).

Ainsi le centre dirige son attention sur des politiques alternatives au modèle économique en vigueur qu’est le néolibéralisme, vu comme déficient vis-à-vis des droits humains. Trois grandes thématiques sont les priorités du centre : les finances de l’État (les manières de mobiliser l’argent, la dette publique), la redistribution des richesses (à travers les services publics, la fonction redistributive de la fiscalité par les impôts et possiblement les enjeux de fraude et d’évasion fiscales) et les droits des générations futures (la mobilité sociale par rapport aux discriminations, l’accès à l’eau). Al Bawsala s’engage donc à travailler sur certaines de ses thématiques selon l’expertise de son équipe, qui reposera sur les questions en matière fiscale et sur la compensation. La compensation ici se rapporte à la procédure où l’État achète un certain nombre de produits répondant à des besoins de base, afin d’en garantir une meilleure accessibilité économique à la population, à qui ils sont revendus. Pour donner un exemple plus précis d’une idée d’activité d’Al Bawsala au sein de ce réseau, à la lumière de ces thématiques, les discussions initiales tournaient autour de la conception d’une nouvelle réforme « audacieuse » sur l’impôt sur le revenu en vue de diminuer, voire d’abolir l’impôt sur la consommation.

Cette réforme aurait pour principal objectif l’établissement d’un impôt sur la fortune combiné à l’abolition de l’avantage fiscal de titres de la taxe des dividendes puisqu’ « il n’y a absolument aucune raison qu’il y [ait] de distinction dans la taxation des revenus du travail et des revenus du capital. Que ce soit d’un point de vue de la justice fiscale, de l’équité fiscale, d’un point de vue social plus globalement ou même d’un point de vue

51 Il s’agit, en plus d’Al Bawsala, de IWatch, l’Association tunisienne des contrôleurs publics, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux et le webzine engagé Inkyfada. Les ONG se devaient d’être locales pour intégrer le réseau, mais il a été statué que des collaborations pourraient être entreprises avec celles de l’international.

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économique » (extrait d’entrevue avec Basma). À cela s’ajouterait la proposition d’un impôt à caractère progressif plus prononcé, soit avec un nombre plus important de tranches que ce qui est en vigueur jusqu’ici en Tunisie, afin d’étaler la charge fiscale plus équitablement au sein de la population. Ce projet de réforme serait étayé par des arguments chiffrés dans une posture revendicative et approfondie.

Une nuance se doit d’être faite à ce stade : les éléments factuels concernant ce centre relèvent d’informations pratiques et des faits vérifiés, alors que ce qui suit, concernant la critique du néolibéralisme, est le fruit d’un entretien avec un.e membre, avec des propos tenus en son nom propre.

Cette personne considère le modèle de développement économique actuel comme défaillant vis-à-vis des droits humains, particulièrement concernant les droits économiques et sociaux :

Le néolibéralisme part d’un constat et dans un cadre de pensée selon lequel il y a un niveau d’endettement tel, un déficit budgétaire tel, qu’il faut absolument réduire les dépenses publiques, et quand le néolibéralisme parle des dépenses publiques, il parle en fait des dépenses de fonctionnement de l’État et donc de la fonction publique. Il part de l’impératif de réduire cette masse salariale et de réduire la fonction publique, et également les dépenses dites sociales, c'est-à-dire tous les minima sociaux que l’État peut octroyer aux chômeur[.euse.]s, aux catégories vulnérables socialement, mais également tout le système de compensation […]. Donc toutes ces dépenses sont dans le viseur du néolibéralisme, et selon cette doctrine il faut absolument réduire ces dépenses (extrait d’entrevue avec Basma).

Un autre exemple donné pour justifier cette affirmation est celui des inégalités entre les régions du pays, qui ont chacune un accès différent aux ressources publiques en fonction de leur éloignement des plus grands centres. Ces ressources peuvent être celles en divertissement et en clubs et activités culturels et artistiques, mais peuvent aussi concerner un enjeu aussi fondamental que l’accès à l’eau. De plus, étant donné le secteur industriel parfois limité à l’extraction des ressources naturelles de certaines de ces régions, les possibilités de pratiquer un métier ou de gravir les échelons sociaux sont moins nombreuses. L’accumulation des facteurs que sont la marginalisation, l’exclusion, et les inégalités régionales pourrait même menacer la transition démocratique en Tunisie.

À cette vision que ce.tte membre considère comme dangereuse à l’égard du bien-être de la collectivité et de l’environnement de par la compétition perpétuelle dans tous les secteurs (vision partagée par Nay 2010, Speed 2006 et nombre d’autres), iel propose plutôt de tendre vers un modèle développemental en harmonie avec les écosystèmes et respectueux d’une coopération et d’une solidarité entre les individus et leur société. Bref, « [c]'est philosophiquement et socialement sortir de cette société de "chacun pour soi", pour passer à une société du "tous[tes] ensemble" » (extrait d’entrevue avec Basma).

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5.3.7 Le projet de loi sur les discriminations raciales

Passant maintenant d’un axe d’oppression globale à celui de la nation, Al Bawsala a suivi les débats autour de certains projets de loi ainsi que leur vote en assemblée, dans le cadre de ses activités de reporting et de plaidoyer. Une commission parlementaire avait été créée sur l’enjeu du racisme en Tunisie. Sa mission principale était d’étudier un projet de loi sur les discriminations raciales préalablement déposé en assemblée. Ce projet de loi a finalement été adopté, pénalisant désormais les crimes racistes, mais sans les modifications proposées jugées importantes par Al Bawsala52. Une de ces propositions visait à élargir le spectre de la criminalisation à tous les types de discriminations (basées par exemple sur l’orientation sexuelle ou la religion), mais celle-ci a été rejetée en examen par l’Assemblée.

Al Bawsala juge quelques éléments défaillants relativement à ce processus. Par exemple, elle critique le fait que la commission n’ait pas été indépendante du gouvernement. Il s’agit d’un problème de fond et d’ordre systémique qui ne puisse être appréhendé adéquatement qu’avec une indépendance politique. Toutefois, l’association se réjouissait de la mise en place de la fonction d’un.e procureur.euse spécial.e et de la création d’une autre commission, qui allait approfondir l’analyse de ces enjeux, notamment par des études et des statistiques nationales. À ce jour, il n’y avait pas de données chiffrées sur le harcèlement au pays. En contrepartie, la critique était faite que sa compétence relève de l’autorité du ministère de la Justice et non d’une organisation non politiquement affiliée, telle la future Instance des droits de l’Homme. Un certain contrôle parlementaire pourra néanmoins être exercé avec le rapport que cette commission déposera devant l’ARP.

5.3.8 Le projet de loi sur les données personnelles

Une autre activité de reporting et de plaidoyer menée par un.e membre d’Al Bawsala concernait le projet de loi sur les données personnelles contenues dans une carte d’identité biométrique, déposé en aout 2016 et suivi en commission des droits, libertés et relations extérieures. Des données personnelles étaient déjà prélevées et stockées puisque chaque citoyen.ne avait une carte d’identité dont les informations étaient détenues au sein du gouvernement. Mais cette nouvelle carte allait amasser encore plus d’informations personnelles et nécessitait de prendre des mesures supplémentaires en matière de conservation et de sécurité. Le projet de loi a rapidement été dans la ligne de mire d’Al Bawsala puisqu’il soulevait d’importantes questions sur la transparence et la sécurité des informations personnelles de la population :

52 Al Bawsala, pour une raison de priorisation des projets, n’a fait pas de plaidoyer comme tel devant une instance politique pour ce projet de loi, mais a donné son appui à d’autres organisations de la société civile spécialisées sur ces questions. Ce projet de loi a fait objet d’une entrevue dans ma collecte de données.

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Et j’ai tout de suite vu quelque chose qui clochait avec la carte d’identité biométrique, surtout sur la question sécuritaire et les données personnelles avec l’infrastructure informatique de la Tunisie et du ministère de l’Intérieur, i[e]ls ne peuvent pas assez sécuriser les données personnelles des citoyens qu’ils [allaient] collecter. Et, on [n’avait] aucune idée où on [allait] stocker ces données. Il n’y [avait] rien qui concerne ça qui [était] cité dans le projet de loi. Tout le projet de loi posait trop de problèmes, surtout par rapport aux droits et libertés individuels (extrait d’entrevue avec Sana).

Le blogue engagé Inkyfada, parmi d’autres associations de la société civile, se posait aussi plusieurs questions à son sujet53. Sa journaliste Haïfa Mzalouat rapporte que parmi les principales motivations à proposer ce projet de loi, on comptait des démarches administratives simplifiées par l’informatisation et une lutte plus efficace contre le terrorisme (2018b). Elle soulignait toutefois que non seulement aucune précision n’était indiquée sur où les données allaient être stockées, mais qu’en plus personne ne pouvait exactement dire combien de temps elles le seraient ni comment y avoir accès.

Al Bawsala a proposé des amendements importants, qui ont été acceptés en commission, et l’essence du projet a été changée en janvier 2018. Parmi les points principaux soulevés alors, mentionnons le stockage inévitable de ces données gérées par une corporation étrangère, étant donnée l’absence de plateforme suffisamment grande au sein du gouvernement et plus largement dans le pays ; l’absence de garantie de non consignation d’informations sensibles, telles des maladies ; l’inaccès à la puce de cette carte chez les citoyen.ne.s, voire la méconnaissance générale de la population sur les informations la concernant54. Une des grandes craintes était de donner par ce biais un pouvoir disproportionnel aux policier.ère.s, de manière à ce que des abus s’en trouvent multipliés. Pour remédier à cette situation, une étude de droit comparé a été menée avec pour points de comparaison des pays ayant été confrontés à des enjeux similaires. Les éléments saillants de cette recherche ont été partagés avec quelques député.e.s, qui ont été encouragé.e.s à questionner le ministre de l’Intérieur et à le faire reculer sur ses premières intentions. Les amendements proposés étaient d’une telle ampleur que l’ensemble du texte a été reformulé. Les corrections nécessaires à la protection de la vie privée ont été faites sur ces points.

La vision d’Al Bawsala sur les liens entre la restriction du droit à l’accès à l'information, l’imputabilité et la transparence rejoint celle de Darius Adamski (2014). L’accès aux documents faisant partie du concept de la transparence, il avance que le contrôle du pouvoir par le public et par la dénonciation de dérives de corruption est facilité par la connaissance de l’entièreté d’un processus de traitement. Adamski reprend également les

53 Ce blogue fournit par ailleurs une chronologie de l’étude de ce projet de loi : https://inkyfada.com/fr/2018/03/22/carte-identite- biometrique-tunisie/ 54 Ce dernier élément allait même en contradiction avec une autre loi sur l’accès à l’information et la protection des données personnelles.

91 mots de Peter Dyrberg : «Transparency may be considered part of accountability or a prerequisite to it: how can the public hold public authorities accountable if the public is not allowed to know what goes on within the public authorities, or if what goes on is obscure?» (2014 : 521). Les propos d’Al Bawsala sur les données ouvertes (open data) sont fondamentaux dans la définition de sa mission, et nous y reviendrons en chapitre 7. Retenons pour l’instant, ainsi que le formule Valery Gantchev (2019), que l’intérêt public de l’automatisation des données, de par une efficacité accrue dans le traitement de l’information, ne doit pas entrer en conflit avec les droits primaires d’accès à l’information pour les individus concernés. Ces droits relèvent des concepts d’autonomie et d’autodétermination informationnelle, et la protection des données a pour objectif de trouver un équilibre entre ces éléments. Autrement, l’on risque de tomber dans ce que Meg Leta Jones nomme la gouvernance des algorithmes (2017). Cette gouvernance, dans le cas qui nous intéresse, ressert une forme de contrôle administratif limitant l’exercice de ses droits d’accès à l’information. Le traitement de l’information, dans un processus désincarné et lointain, ne permet que peu, voire aucune connexion avec les citoyen.ne.s. On arrive ici à l’idée d’un dialogue social par le gouvernement et sa population grâce à l’accessibilité à l’information, telle que formulée par Adamski. Ceci va de pair avec la confiance placée en les institutions démocratiques.

5.4 Les obstacles rencontrés dans la lutte aux droits humains

Si la société civile offre de nombreuses possibilités de transformer la nation, la valeur de la citoyenneté et la force des mouvements sociaux, quelques autres éléments peuvent agir en tant qu’obstacles à son plein déploiement. Une vigilance est de mise afin de ne pas faillir à sa mission de surveillance, et donc d’autosurveillance. Al Bawsala était en constante position de critique de la société civile, sur différents plans. J’en relève quelques-uns ici parmi les plus sensibles : le traitement de l’information émanant de son sein, l’idéologie managériale au profit de celle plus près d’un militantisme d’origine, les défaillances sur les modes de financement des associations, la place grandissante du néolibéralisme dans la gouvernance actuelle et la tendance aux pratiques apparentées à un État policier.

5.4.1 Une critique des médias

D’abord, en considérant que les médias nationaux font partie du grand ensemble de la société civile, un point plusieurs fois énoncé par divers.e.s membres de l’organisme concerne la dérive sensationnaliste des médias qui abordent les enjeux sociétaux et sociaux. Ça en était même un sujet de rigolade au sein des équipes. Dans une entrevue donnée au sujet des élections municipales, une personne s’est indignée que les questions aient été orientées vers une réponse quasi catastrophiste : « Êtes-vous inqui[et.ète] pour la Tunisie ? » (La réponse donnée alors a été que oui, il faut toujours s’inquiéter, et même en faire un devoir). Cette journaliste cherchait alors un titre plus fort et négatif sur le taux de participation plus bas qu’anticipé afin de susciter un sentiment d’indignation au sein de la population. Les réponses données par l’association sont néanmoins

92 allées dans une direction moins alarmiste et plutôt dans les zones de gris. Al Bawsala a aussi émis des critiques sur les thématiques des articles et reportages des médias nationaux et s’est irritée de n’avoir vu aucun d’entre eux au cours du premier procès de l’IVD, ayant laissé le champ aux médias étrangers de faire la couverture de cet évènement d’une portée inégalée au pays.

5.4.2 Une critique de la perte d’un esprit militant

Une autre critique d’importance concerne une perception d’une décroissance de l’esprit militant dans les associations actuelles au profit d’une professionnalisation des groupes. Selon quelques membres d’Al Bawsala, au sein de la société civile, les individus se percevraient de plus en plus avant tout comme des salarié.e.s, et ensuite, le cas échéant, comme des militant.e.s. Cette professionnalisation de la société civile serait symptomatique d’un mode de pensée issu des entreprises qui imprégnerait les pratiques associatives. On parle même d’une colonisation de l’esprit par les entreprises. Cette image se veut forte, mais elle est une réponse à l’indignation de plusieurs devant une forme rampante du néolibéralisme qui opérerait un changement de valeurs au sein des groupes. Peu de solutions se dessinent à l’horizon de ce problème, si ce n’est qu’une lutte à l’appât du gain dans un volet économique de l’activisme. L’efficacité de la conception et de la mise en place des projets ne devrait pas se faire au prix d’une dénaturalisation de la mission d’origine des groupes.

5.4.3 Une critique du financement des associations de la société civile

Le financement des associations et ONG en Tunisie était lui aussi objet d’appréciations ambivalentes. À l’intérieur d’Al Bawsala, on a constaté que tout juste après la révolution, un flux massif d’argent avait été distribué dans le pays par les puissances politiques étrangères. Ces nouvelles entrées de capitaux ont favorisé et accéléré la création de nombreux groupes qui cherchaient à bénéficier de cette affluence, amenant l’esprit de militantisme pré-révolution à prendre de nouvelles configurations. La société civile institutionnalisée a donc vu une croissance exponentielle, dont les retombées laissent certain.e.s membres d’Al Bawsala perplexes. On se questionne sur les motivations de certains groupes créés lors de cette période effervescente, que l’on compare à d’autres, actifs depuis longtemps et ayant des principes forts de don de soi sans attente en retour. Une réserve émise lors d’une entrevue de groupe concerne également un conflit de loyauté : plusieurs associations auraient plus redonné aux bailleurs de fonds qu’à la société, en raison de l’obligation implicite du retour sur l’investissement envers les premiers. En plus, ces bailleurs de fonds auraient imposé leurs priorités et programmes politiques et économiques de manière plus ou moins directe comme condition aux allocations. Ceci put se faire par exemple en octroyant du financement sur des critères de projets spécifiques, ou plus généralement certaines thématiques d’activités au détriment d’autres besoins exprimés par la communauté comme plus décisifs pour leur développement – Merry invoque comme exemples les activités entourant le

93 trafic d’enfants ou les mutilations génitales féminines, devant celles portant sur l’eau potable accessible, les emplois garantis ou les routes durables (2006 : 42). Le risque alors est que les associations deviennent des outils à des programmes de développement dont les principes seraient édictés par des regroupements connaissant peu la réalité du terrain. Kerrou, pour sa part, critique l’usage excessif de certains mots par ces groupes financiers, tels que « société civile », qui finissent par en perdre leur sens initial (2018 : 98).

Le principe de conditionnalité de l’aide, quant à lui, est traité dans un texte écrit par Olivier Nay (2010). L’auteur rapporte qu’en sciences sociales, les critiques du rôle des bailleurs de fonds dans la dépendance des pays économiquement marginalisés remontent aux années 1960, dans un courant nommé les théories de la dépendance. Bien que le fondement de l’allocation des fonds ait grandement changé – par exemple, un tournant a été pris en 2005 avec la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide, où désormais les pays partenaires ont un plus grand pouvoir d’appropriation des programmes – il n’en demeure pas moins qu’une certaine culture de l’évaluation de l’efficacité des programmes tient toujours en place. Dans celle-ci, ce sont les bailleurs de fonds qui font des contrôles réguliers de « la conformité des réformes aux prescriptions imposées » (2010 : 143), se réservant donc le dernier mot sur l’appréciation de la qualité du contenu d’un programme et de sa mise en œuvre. Nay accuse également ces politiques d’évaluation d’être plus portées sur l’efficience, particulièrement économique, des processus d’application des programmes que sur l’efficacité de ces programmes et projets au regard du bien-être de la population. Un remède possible serait de recevoir moins de financement du secteur privé, et plus du public. Mais dans un cas comme dans l’autre, les risques de sujétion à une principale source d’argent sont présents : « La vertu du financement public, c'est qu’il n’est pas conditionné par quoi que ce soit à part la transparence, et que l’argent va vraiment dans les activités associatives. Mais voilà, la question que tu poses est "est-ce qu’il suffit d’être indépendant des pouvoirs publics pour être indépendant réellement ?" » (extrait d’entrevue avec Souhel).

Ceci peut mener au constat que l’importance, sur le plan de l’autonomie d’une organisation de la société civile dans son financement, se trouve moins dans la source de celui-ci que dans sa diversification. Un autre enjeu se pose donc : celui du manque de diversité généralisé des bailleurs de fonds au sein des associations. Cette multiplication des sources de revenus ne s’obtient que difficilement, ce qui amène malgré tout un besoin pour du financement étranger. Ainsi que Mahfoudh et Mahfoudh l’indiquent, depuis un certain désengagement de la part de l’État dans le soutien aux associations, les organismes internationaux offrent beaucoup de ressources, en plus des investissements financiers. S’y ajoutent « apport d’expertise, offre de formation aux associations et militantes, production de diagnostics et d’outils de sensibilisation, réunions de coordination » (2014 : 31-32). Le financement de sources plurielles se révèle un élément prioritaire, tant pour les ONG en général que pour Al Bawsala en particulier, réduisant l’effet de redevabilité à une institution en particulier, donc en accroissant le

94 niveau d’indépendance. Suite à des constats similaires, certaines organisations internationales pourvoyeuses de fonds obligent désormais le cofinancement avec une organisation partenaire. C'est le cas de l’Union européenne, qui exige aux associations de trouver préalablement soit 10 % des fonds de leur projet auprès d’une organisation nationale, soit 33 % avec une organisation internationale. Ainsi, Al Bawsala a bénéficié d’une subvention à raison de 66 % de l’Union européenne et de 33 % d’Oxfam pour son projet Marsad Baladia.

5.4.4 Des représentations critiques du néolibéralisme

Le néolibéralisme est perçu chez un.e spécialiste de la question chez Al Bawsala comme un obstacle majeur au déploiement des droits économiques et sociaux. Les défaillances de ce système participent à l’accentuation des inégalités au pays de par le peu d’attention dont elles sont le sujet et donc du peu de réflexion globale visant à doter le pays de programmes et de mesures palliatifs. Plus que de les accroitre, il est même avancé que le « néolibéralisme se nourrit des inégalités » (extrait d’entrevue avec Basma). Et considérant que les droits économiques et sociaux tiennent de la deuxième génération des droits humains, les inégalités socioéconomiques ici sont intrinsèquement de cette allégeance.

Maintenant, si dans les représentations de plusieurs organisations de la société civile, le néolibéralisme est accusé d’être cause de mauvaises conditions de vie auprès d’une grande partie de la population, on cherche maintenant à valider cette hypothèse factuellement. Comment cette interprétation théorique trouve-t-elle ancrage dans le contexte spécifique du pays ? Les observations actuelles, qui sont en cours de travail chez Al Bawsala, tendent à formuler les interprétations suivantes : elles concernent la collecte des richesses et leur redistribution.

Le rôle qu’a à jouer l’État dans une justice économique commence par le nombre de strates de l’impôt sur le revenu qu'il établit. Un nombre de paliers d’imposition insuffisamment grand occasionne une concentration du capital entre les mains d’une élite. C'est dire que les classes riches et très riches paient la même proportion d’impôt l’une que l’autre, ce qui est jugé problématique.

Donc, là où la charge fiscale était étalée sur toutes les couches de la société, on l’a concentrée sur la classe moyenne et on a fortement réduit le taux marginal supérieur, qui était en Tunisie de 68 %, qui est passé à 35 %. Le néolibéralisme s’appuie sur l’idée selon laquelle on ferait de la redistribution de la richesse par le ruissellement (extrait d’entrevue avec Basma).

Autrement dit, les individus gagnant des revenus parmi les plus élevés de la société, au cours des quelques dernières années, ont vu la proportion d’impôts sur ces entrées d’argent diminuée de près de la moitié. Ceci

95 s’explique par le fait que ces individus, souvent à la tête d’entreprises, sont considérés comme de potentielles sources de revenus étatiques futurs, dans l’idée qu’ils peuvent créer davantage d’emplois en ayant un bon capital de départ pour investir en des ressources humaines locales. Toutefois, les analyses mondiales tendent à dire que les investissements anticipés à l’intérieur du pays, dans l’économie réelle, vont plus être portés vers des marchés spéculatifs, où les rendements sont de bien loin supérieurs. L’argent épargné par ces personnes aisées en impôts se trouve donc non pas réinvesti dans le pays, mais transféré en bourse. Selon ce.tte spécialiste à Al Bawsala, un meilleur équilibre économique pourrait donc plutôt se trouver dans les taux d’imposition progressifs, avec un nombre élevé de paliers.

La redistribution des richesses, quant à elle, serait également mal calibrée dans l’état actuel des choses. Un des leviers les plus importants pour une circulation fluide des richesses est par des services publics forts. On parle ici par exemple de programmes sociaux et étatiques de qualité : santé, éducation, transport, etc. Un constat fait à la suite d’une transition vers une économie de marché de type néolibéral est que ces services sont déposés peu à peu entre les mains du secteur privé, sous promesse d’une meilleure efficacité. Ceci a toutefois pour conséquence de faire augmenter leurs prix, et donc de diminuer leur accessibilité. L’accessibilité se trouve réduite d’un point de vue tant financier que géographique en raison d’une logique de rentabilité : si une école nécessite X montant pour être construite et dessert une population de 1 000 enfants en ville, mais de 250 en campagne, il est plus profitable de la construire là où la demande est la plus forte. Les régions rurales ainsi se voient accorder des services en quantité insuffisante pour assurer une qualité de vie décente aux personnes qui y habitent. Selon Nay (2010), cette privatisation de l’économie est critiquée de l’intérieur même du système financier de la Banque mondiale. Citant son ancien économiste en chef, Joseph Stiglitz, une plus grande intervention étatique dans l’économie de marché aurait plusieurs bénéfices et favoriserait notamment le développement de meilleurs services sociaux. Elle assurerait un meilleur contrôle de la volatilité des capitaux, et plus globalement une « définanciarisation » de l’économie. L’investissement à long terme dans les ressources nationales, couplé au renforcement de l’autonomie étatique, permettrait de stimuler l’économie vivrière, soit une économie par et pour la population locale. La recherche du profit rapide, telle que cultivée aujourd'hui, ferait graduellement place à l’offre de chances égales à toute la population d’un même pays dans le contrôle de ses richesses.

Tout ceci se discute dans le but « d’évaluer des défaillances du modèle actuel aux yeux justement des droits économiques et sociaux et d’essayer d’imaginer, d’élaborer une alternative économique qui serait favorable à ces droits économiques et sociaux » (extrait d’entrevue avec Basma). Puisque la justice fiscale est objet de peu de préoccupation de la part du néolibéralisme, il importe donc de sortir la société de ce modèle, en proposant une nouvelle voie conciliant la croissance et le respect des droits et libertés.

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5.4.5 Des représentations critiques du système policier

À quelques reprises, dans la rue et ailleurs, j'ai entendu des individus qualifier l’État tunisien d’État policier. J’ai supposé que cette réflexion était due au souvenir encore récent du régime précédent, mais il a été nécessaire de valider cette affirmation par un.e membre d’Al Bawsala en entrevue. La réponse donnée est plus spécifique : ce serait plutôt le ministère de l’Intérieur qui chercherait à faire pencher la Tunisie vers un État policier. Par « État policier », on entend « un État où l’exécutif ne s’allie pas au règlement et à la législation en vigueur, et du coup, [qui n’entraine] pas des failles, mais des manipulations, des actions qui sont contre la loi, ce qu'on appelle dans le jargon juridique des vices de procédures » (extrait d’entrevue avec Sana). Un exemple de législation garantissant des droits et libertés de première nécessité, mais souvent ignorée en pratique, est une loi votée en 2016 relative à la détention des suspect.e.s dans les centres dédiés. Celle-ci donne le droit à une personne suspecte et d’appeler son avocat.e et de ne parler qu’en sa présence si elle est confinée dans un poste de police. Sa perte temporaire de libertés ne doit pas pour autant la déposséder de ses droits constitutionnellement protégés. Toutefois, en plus du non-respect de cette loi, une autre mesure vient mettre un frein au respect de ce droit fondamental, soit le décret présidentiel de l’état d’urgence. Celui-ci, légal depuis 1978, mais appliqué de façon continue depuis novembre 2015, suspend certains droits et libertés pour donner un plus grand pouvoir aux corps policier afin de les laisser mener à bien leurs opérations de pistage d’actes terroristes. Ceci implique notamment ne pas avoir besoin de mandat de perquisition pour aller effectuer des fouilles à domicile. Ou encore, cela donne le droit à certains corps policiers d’effectuer des tâches normalement réservées à des collègues. Al Bawsala qualifie le décret régissant l’état d’urgence d’anticonstitutionnel, tout en critiquant son caractère maintenant permanent, alors que conçu initialement pour être temporaire. Les juristes de l’équipe s’expliquent mal sa mise en vigueur.

Le travail de collaboration avec d’autres associations de la société civile a également contribué à faire reculer l’ARP devant plusieurs projets de loi de répression des actes criminels de la part des forces de l’ordre, eux aussi qualifiés d’anticonstitutionnels. L’un de ces projets de loi visait à instaurer un principe d’impunité, autorisant par exemple les policier.ère.s à porter en permanence leur arme, même en n’étant pas en service :

C'était catastrophique ! Et l’explication, ou la légitimisation de ce projet venait du ministère de l’Intérieur, comme s’il voulait protéger les forces armées des actes terroristes. On leur a rappelé qu’il y avait primo la loi pour la lutte contre le terrorisme, et en second lieu, si on parle de protection financière de la famille, il y avait une autre loi ratifiée en 2015 qui donnait le droit aux policier[.ère.]s d’avoir la notion de l’accident de travail et de récupérer une somme pour la famille […] La volonté des policier[.ère.]s de faire passer une telle loi était en elle-même porteuse de l’essence de l’État policier (extrait d’entrevue avec Sana).

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Une interprétation donnée à cette justification repose sur la distinction juridique des policier.ère.s devant le reste des citoyen.ne.s ne leur ayant pas permis avant 2018 de voter. Celle-ci légitimait à leurs yeux d’autres privilèges compensatoires, comme des avantages fiscaux, voire une certaine impunité. Cette non-traduction en justice a beau ne pas avoir été ratifiée légalement, elle s’applique pourtant dans les faits. La personne qui m’a expliqué la situation est restée profondément marquée de certains évènements : « J'ai assisté à des scènes de violation des droits [humains], mais c'était… exquis ! C'était magnifique ! Mais je te promets, il[.e]s ont frappé un mec devant moi ! En me disant de venir voir. Et j’étais [assis.e] sur ma chaise en ayant peur parce qu'il y avait un minimum de 50 policier[.ère.]s. Et je me disais qu’il allait mourir ! [Rire] On en rit, mais c'était affreux. C'était vraiment affreux » (extrait d’entrevue avec Sana).

Elle constate que la révolution n’a pas changé le système policier, qui est demeuré le même que sous les précédents régimes, dictatoriaux, pendant près de 60 ans. De plus, la révolution aurait accentué l’animosité entre la population générale et lui, en raison de la menace citoyenne qui planait constamment lors des manifestations, par exemple en brulant un poste de police. La formation donnée alors, et aujourd'hui encore, aux corps policiers et militaires sur les droits et libertés serait de loin insuffisante pour les outiller à les respecter. Cette formation, selon Al Bawsala, pourrait naitre de la réforme législative du système judiciaire, attendue depuis 2012. Elle serait la base d’un État de droit, avec un code et des procédures pénaux en conformité avec les standards internationaux ainsi qu’avec la Constitution. Cette réforme pourrait encadrer plus clairement les travaux et le quotidien des forces policières et les forces de sécurité nationale. Elle garantirait la traduction en justice les personnes dans cette position d’autorité en cas d’infraction criminelle ou de non-respect de la Constitution, par le biais des actions en vices de procédures. Ceci permettrait de lutter contre le sentiment d’impunité que critique une partie de la population devant le peu de sanctions attribuées aux policier.ère.s. À cela pourrait être combiné un second élément de réforme, actuellement plutôt de l’ordre d’un idéal éloigné. Il existe un corps de police judiciaire, qui travaille à la fois pour le ministère de la Justice, par le biais du procureur général, et le ministère de l’Intérieur, de qui il reçoit sa rémunération. Cette réforme placerait la police judiciaire sous la tutelle directe du ministère de la Justice, afin d’éviter les conflits d’intérêts qui l’animent actuellement, et d’assurer une meilleure formation en droits humains au personnel.

5.5 En bref

Les représentations sociales des concepts relatifs à un régime de droits humains en santé placent l’action citoyenneté dans le cœur du devoir d’agir, que sa politisation soit intentionnelle ou non de la part des acteur.trice.s. civil.e.s. Al Bawsala, tant par ses pratiques quotidiennes de communication des informations politiques que dans sa participation aux évènements d’envergure et ponctuels, cherche à agir comme garde-

98 fou de tendances dites liberticides du gouvernement et comme initiatrice de réflexions approfondies sur les conditions socioéconomiques dans lesquelles sont plongé.e.s nombre de Tunisien.ne.s. Des éléments de contexte sur les plans civil, financier, économico-politique et systémique dressent néanmoins des barrières devant ses ambitions. À force de critiques, elle cherche à éveiller les consciences et à former une résistance organisée collectivement.

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CHAPITRE 6 : DÉMOCRATIE

Ce chapitre aborde principalement les représentations politiques, d’abord sur un ton de désenchantement des effets de la révolution, au regard de lacunes dans le système parlementaire. Al Bawsala propose des solutions en réponse à ces constats, soit l’indépendance financière et administrative, l’investissement citoyen des lieux de pouvoir locaux et une plus grande participation des femmes à la vie politique et publique, mais ces revendications ne trouvent pas écho partout. Des difficultés sont également constatées dans le processus de décentralisation, concept cher à l’organisme, et nous verrons en quoi le CCL répond de cet esprit dans ses principes, et la résistance apposée par certains tenants du pouvoir. Je terminerai avec la dimension du genre, que l’ONG a cherché à inscrire dans un volet du CCL, en adaptant sa stratégie initiale de plaidoyer.

6.1 La révolution

La révolution tunisienne est un moment clé inscrit dans un processus de démocratisation plus large que cette seule série d’évènements. Ainsi qu’énoncé en chapitre 2, Ben Amor (2016) a étudié ce mouvement de contestation et ceux qui l’ont précédé, et en a tiré quelques constats. D’abord, les évènements de 2011 tirent leur origine de protestations ayant débuté en 2008 dans les régions du sud de la Tunisie, particulièrement celle du bassin minier de Gafsa. Celle-ci, aux prises avec des problèmes de chômage systémique, fut le théâtre de grandes critiques, en particulier de la part des jeunes. Ceux-ci voyaient une injustice dans le fait d’être marginalisé.e.s économiquement en raison de leur région d’appartenance, et associaient cette réclusion à une citoyenneté de seconde zone combinée à une notion d’indignité. Mêlées à cela, des critiques devant la corruption dans les domaines politiques : l’argent gagné par de haut.e.s fonctionnaires aurait pu être distribué à toute la population de la région par des emplois en plus grande quantité et mieux rémunérés. C'est donc devant le constat d’inégalités socioéconomiques que la politisation des jeunes s’est développée, mais s’est davantage déployée lors des manifestations de 2011. C'est alors que les mouvements sociaux se sont dessinés plus nettement, et de manière de plus en plus formalisée. Ils se sont également alors attaqués plus distinctement aux lieux de pouvoir politique, ce qui éventuellement rejoignit davantage de groupes sociaux, qui se sentirent interpellés à leur tour. Selon Ben Amor, c'est d’ailleurs le trait distinctif des protestations de 2010- 2011 que d’avoir réuni le spectre le plus large de la population en termes de catégories sociales.

Un.e membre de l’ONG, pour sa part, voit en les manifestations de 2010 et 2011 un tournant radical : «There is no civil society without the revolution, there is no possible without the revolution, there is no democracy without the revolution, there is no parliament, there is just nothing » (extrait d’entrevue avec Hedia). Il est d’ailleurs entendu par l’ensemble des membres que ni le projet, ni même la mission d’Al Bawsala n’auraient pu être possibles sans la révolution. Pour Souhel, la valeur symbolique et concrète qu’elle a engendrée est

100 différente, peut-être moins grandiose, et, citant le défunt président Beji Caïd Essebsi, a énoncé qu’il n’y a pas eu de printemps arabe, seulement qu’un début de printemps tunisien. D’autres, à l’inverse, ont vécu une déception devant ce qu’a apporté la révolution en termes de changements démocratiques, et considèrent même avoir été bluffé.e.s devant ses promesses. « Une grosse bagarre », ce serait le résultat de ces bouleversements pour Jalil, qui dénonce du même souffle la corruption toujours aussi robuste, l’absentéisme des député.e.s en commission (généralement au mieux de 10 personnes présentes sur 22 selon les estimés statistiques de Hafsa), le clientélisme, la lutte pour les intérêts et le pouvoir personnels et le manque de gens pour les dénoncer. Ceci l’amène à douter de la bonne foi de plusieurs politicien.ne.s à agir au nom de la population générale.

6.2 Des critiques de l’ARP

Des défaillances plus techniques sont aussi constatées au sein de l’ARP. Une première concerne le contrôle budgétaire, notamment dans la future LOB. L’ARP n’aurait pas les moyens financiers suffisants pour mener à bien l’entreprise de cette surveillance budgétaire, et cette dépendance à l’exécutif laisserait trop de place à ce dernier dans la conduite des débats. Par exemple, pour l’étude de projets de loi plus costauds, certains détails donnés par les ministères sont insuffisants pour que les député.e.s puissent prendre des décisions éclairées, ce qui les force à faire des démarches supplémentaires en requête d’informations afin d’avoir tous les outils nécessaires à la bonne compréhension de la situation globale. S’iels ne s’enquièrent pas de ces détails de plus par d’autres moyens, leur vue d’ensemble se limite à une porte ouverte par le ou la ministre qui présente le projet de loi. Ceci mène des membres à voir la situation sous la loupe d’un déséquilibre des pouvoirs : dans une démocratie saine, argumente Hafsa, le gouvernement (ou autrement dit le cabinet ministériel) devrait prendre sa légitimité du parlement, mais iel constate dans ce cas que c'est l’inverse qui se produit. Les défaillances seraient ainsi politico-philosophiques, mais également législatives et individuelles : le cadre légal définit de manière vague les relations entre chaque institution, et la cohérence entre les paroles et les actions des député.e.s est questionnable, puisqu’il leur est arrivé de critiquer pendant toute une séance un projet de loi, celui de la Loi de finance, et au final de l’adopter malgré l’absence des changements initialement envisagés comme nécessaires.

Une autre défaillance constatée par Al Bawsala concerne l’Académie parlementaire, un programme auquel sont soumis.e.s les député.e.s de l’ARP pour les former sur les dossiers qui leur sont méconnus, tels le CCL, ou les lois concernant des réformes institutionnelles comme sur la mise en place de l’Instance de lutte contre la corruption. L’Académie fait office de support technique aux député.e.s et « est sensée renforcer les capacités des député[.e.]s, de façon à ce que demain, on ait des député[.e.]s capables de poser les bonnes questions, de formuler les bonnes propositions d’amendement, de tenir les vrai[.e.]s responsables de

101 certaines activités gouvernementales, de certains aspects critiques » (extrait d’entrevue avec Achraf). Toutefois, Al Bawsala relève que l’un des principaux bailleurs de fonds de ce programme, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), a des pratiques défaillantes. Une des principales critiques concerne les expert.e.s invité.e.s, controversé.e.s en raison du fait que le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) chercherait la facilité dans les personnes qu’il choisirait pour donner ces formations : « Il fait appel aux expert[.e.]s qu’il connait déjà, avec lesquels ils ont déjà travaillé sur certaines thématiques. Les agent[.e.]s du PNUD aujourd'hui en Tunisie sont souvent des gens qui ont été recyclés par l’administration publique, et intégrés dans le circuit du PNUD. Ce sont des gens qui ont un certain attachement à l’ancien système administratif. Ce ne sont pas des révolutionnaires dans les idées, quoi » (extrait d’entrevue avec Achraf).

Ces gens exerceraient une forme de lobbying auprès du législatif et seraient liés de près ou de loin à l’ancien régime. On donnait pour exemple la formation autour du CCL, menée par une personne « qui était vraiment loin d’être un fan de la décentralisation ». Ces invité.e.s professionnel.le.s auraient donc des intérêts personnels à défendre, ce qui aurait nui, et nuirait encore, au processus législatif global, et donc à la mise en place de la démocratie.

L’une des solutions mises de l’avant par Al Bawsala devant une ARP jugée défaillante est la promotion de l’indépendance financière et administrative. Elle se défend notamment dans les situations où un projet de loi est présenté en assemblée et comporterait des anomalies législatives : dans les cas où une inconstitutionnalité est constatée par Al Bawsala, peu de recours effectifs lui sont à disposition pour informer l’ensemble des personnes concernées. Toutefois, avoir des assistant.e.s parlementaires dans les équipes de député.e.s permettrait, dans un premier temps, d’assurer que le bon fonctionnement administratif de l’ARP soit pris en charge par ces employé.e.s et, dans un deuxième, que leur soit déléguée une partie du travail de recherche. Ainsi, si l’ARP pouvait être autonome dans la gestion de son budget, elle pourrait se permettre d’engager les spécialistes nécessaires au bon fonctionnement de son quotidien sans avoir à dépendre du financement du ministère des Finances et des ressources humaines fournies par une organisation extérieure à la législature nationale. Répondre à ses besoins en termes de personnel allégerait donc le travail des député.e.s pour leur permettre de se concentrer sur leurs tâches politiques et non sur les tâches administratives. De plus, avoir en main un travail de recherche déjà entamé sur un sujet donné permettrait de mieux défendre certains points, puisque chaque personne ne peut être spécialiste de l’ensemble des projets de loi présentés en assemblée. À long terme, ceci pourrait inciter des personnes d’une plus grande diversité de milieux à présenter leur candidature aux élections.

L’idée de l’indépendance financière et administrative est discutée régulièrement chez Al Bawsala de façon

102 autant pratique que théorique. À ce sujet, elle a eu recours à une expertise externe (ici l’AMT) afin de récolter des informations sur divers éléments de philosophie politique, tels que sur l’équilibre des pouvoirs. Il est argumenté ici que l’indépendance financière et administrative permettrait au pouvoir législatif (les député.e.s) de ne plus être directement lié au pouvoir exécutif (les ministres, le président et le premier ministre), qui se retrouve ici avec le plus grand poids symbolique et pratique en étant celui qui gère le budget.

6.3 La démocratie municipale

En réponse au constat d’un État défaillant ne délivrant pas l’ensemble des services de base aux municipalités, et plus généralement devant un contexte de concentration des pouvoirs, l’une des principales réponses d’Al Bawsala est de favoriser le principe et le processus de la décentralisation politique. Parmi toutes ses formes possibles, l’organisme a choisi de s’attarder à celle de la démocratie municipale. Celle-ci devrait se lier à une déconcentration du pouvoir central55, ainsi qu’à une décentralisation de la prise de décisions et de l’exercice des compétences. Tel que mentionné précédemment, Al Bawsala a fait campagne auprès de l’ARP afin de l’inciter à adopter le CCL avec tous les principes que cela induit.

Toutefois, une certaine résistance a été rencontrée de la part de quelques élu.e.s, argumentant que ces principes notamment de décentralisation allaient avoir une incidence notable sur l’unicité de l’État. Sur ce point, Al Bawsala critique les partis au pouvoir qui auraient voulu induire une certaine peur auprès de la population, concernant la survie de l’État. D’autre part, l’ONG explique les réticences auxquelles elle a fait face par un manque de connaissances tant des pratiques politiques à l’international que du cadre légal national, notamment sur le plan des compétences des municipalités. Enfin, la population craint que la corruption présente dans l’État centralisé se retrouve elle aussi, décentralisée, dans les municipalités.

Cette crainte peut trouver justification dans le fait qu’au moment de la désinstitutionalisation des organes politiques suite à la révolution, d’un côté, l’État central, selon l’interprétation de Belhadj, a poursuivi ses opérations d’avant, mais de l’autre, « l’ensemble des anciens conseils municipaux ont été dissous et remplacés par des "délégations spéciales" autonomes (2016 : 480). » Dans tous les cas, ces structures locales se trouvaient sous l’autorité des gouverneurs, soit une extension du pouvoir central, ce que Belhadj qualifie d’« appendice de l’État ». La décentralisation qui a suivi en était une qui n’avait pas été pensée comme telle, sans planification structurée ni ressources suffisantes pour opérer ces changements. Bien que consacrée par après dans la Constitution de 2014, il aura fallu attendre 2018 avant d’avoir une véritable loi-

55 « La déconcentration consiste en un transfert de certaines attributions administratives du pouvoir central vers l’échelon local, au bénéfice d’un agent de l’Etat. C’est donc l’Etat central qui va désigner (nommer) un agent pour exercer, en son nom, ses compétences » (Marinese 2007, en ligne).

103 cadre pour baliser ce processus56. Ainsi, considérant les liens forts entre le pouvoir local et le pouvoir central jusqu’à ce moment, la méfiance qu’exerçait la population à l’égard de l’État s’est, à tout le moins en partie, répercutée sur les conseils municipaux.

6.3.1 Le Code des collectivités locales

Ainsi que présenté en chapitre 4, Al Bawsala a fait un plaidoyer devant l’ARP en faveur du Code des collectivités locales pendant plusieurs mois au cours du printemps 2018. Ceci consistait en un texte de loi majeur donnant davantage de pouvoirs aux municipalités tunisiennes ; il s’agit du premier de la sorte en Tunisie. Le plaidoyer comporta des réunions avec tous les blocs parlementaires, la préparation d’un argumentaire et de propositions d’amendements à des articles de cette loi, la participation à des auditions publiques de la commission chargée de cette étude et des conversations informelles avec les député.e.s.

L’ONG ne veut toutefois pas se faire d’illusion : bien que le CCL ait été adopté, la décentralisation aura des divergences entre ses principes théoriques et son application concrète dans le cas de l’établissement des nouveaux conseils municipaux. C'est plutôt un processus qui s’échelonnera sur plusieurs années, jusqu’en 2030 selon certaines estimations (rapportées par Achraf). « Des décrets gouvernementaux devront être promulgués auprès des municipalités ou auprès même de l’administration en général. Il faudra aussi la loi de la déconcentration. Il y a plusieurs points qui nécessitent un travail de fond. Donc ce plaidoyer n’est pas fini » (extrait d’entrevue avec Achraf).

Cela n’empêche pas Al Bawsala de se réjouir du plus grand rôle que pourront avoir malgré tout les citoyen.ne.s dans le contrôle public des instances municipales. Les instances de contrôle sont surtout destinées à vérifier les décisions et les budgets à l’échelle nationale, mais la vérification citoyenne sur le plan local sera désormais ainsi assurée avec une plus grande motivation.

6.3.2 Le projet des observateur.trice.s locaux.les.

C'est dans ce but qu’Al Bawsala, par le projet Marsad Baladia, a décidé d’offrir des formations à des observateur.trice.s locaux.les sélectionné.e.s. Ce projet consiste en une retraite annuelle de trois jours, transport, repas et hébergement assurés, pour des bénévoles sélectionné.e.s sur l’ensemble du territoire tunisien, avec un nombre limité par gouvernorat (division régionale), afin d’assurer une répartition géographique des connaissances transmises lors de l’évènement. L’équipe de Marsad Baladia leur prodigue

56 La Constitution tunisienne ne fait qu’une brève mention de la décentralisation, en disant pour l’essentiel qu’elle est le fondement du pouvoir local (article 131).

104 des connaissances techniques sur les compétences des municipalités et leurs droits citoyens dans cette structure. Le but est de les former à exercer leur droit d’observation et d’intervention dans les affaires municipales : « [Les citoyen.ne.s ont] droit d’assister aux réunions et activités de [leur] municipalité, de proposer, d’observer, de contrôler, de demander des comptes. Nous, on les appuie et on les forme, on les encadre, motive, pousse à exercer ces rôles » (extrait d’entrevue avec Anis). Suite à cette formation, des échanges sont maintenus dans le but de faire des partages d’informations de part et d’autre.

Un appel à volontariat avait été lancé en ligne quelques semaines préalablement à la retraite tenue au mois de mai 2018. L’initiative devait se reproduire au courant de l’été, mais pour diverses raisons techniques, a été reportée à l’année suivante. Néanmoins, l’effet boule de neige en participation a eu son effet, puisque 544 personnes avaient répondu positivement au sondage d’intérêt lancé peu après la retraite de mai. De toutes ces personnes, quelques-unes allaient être sélectionnées, principalement sur la base de leur motivation et de leurs disponibilités (celles pour la formation, pour la participation aux séances des conseils municipaux et pour la mise en forme de possibles plaintes adressées aux institutions). Il fallait que ces individus soient majeurs, et qu’ils ne soient pas non plus membres d’un parti politique. Par ailleurs, l’équipe cherchait ici à couvrir une diversité aussi large que possible en termes d’âge, d’horizons politiques, de milieux de provenance, en ayant également un souci particulier à former la plus jeune génération afin d’assurer une certaine relève ; cette diversité étant objet de fierté au sein des membres de l’équipe. L’ONG cherche à ce que ces gens deviennent des relais, des références dans leur communauté respective.

En ce qui concerne l’édition du mois de mai 2018, 37 personnes ont répondu présentes et ont été formées. Ces personnes sont désormais reliées à Al Bawsala par un contrat éthique, et inversement. Elles s’engagent par exemple à respecter le bon fonctionnement des conseils municipaux, à maintenir des relations cordiales avec les élu.e.s et à ne pas parler publiquement au nom d’Al Bawsala. Aussi, elles ne sont pas membres comme telles de l’organisation, ni n’ont de statut légal, mais sont parrainées par cette dernière. Leur trousse de départ comprend notamment des modèles de lettres de demande d’accès à l’information ou de demandes d’autorisation pour la captation vidéo d’une séance municipale. La formation en elle-même était une combinaison de notions présentées magistralement et d’apprentissage participatif, par le biais notamment du design thinking. Les sujets abordés comprenaient notamment les éléments constitutionnels relatifs au pouvoir local, les mécanismes de la participation citoyenne et les procédés d’accès à l’information.

Suite à ces quelques jours de formation, l’équipe de Marsad Baladia tint une réunion pour délibérer des bons coups de l’évènement et des points à améliorer, à laquelle j’ai été autorisée à assister en tant qu’observatrice. Il a été convenu globalement que la démarche avait été un succès puisque l’ambiance avait été agréable, que

105 les valeurs d’Al Bawsala avaient été bien assimilées et que le réseautage avait bien fonctionné. Les perceptions et commentaires avaient été récoltés par des fiches d’évaluation : on cherchera désormais à repenser l’équilibre entre les activités interactives et celles de connaissances théoriques, en plus de diversifier les méthodes de formation, comme en intégrant davantage de graphiques.

Les notions de participation citoyenne et de démocratie participative sont au cœur de ce discours : « Nous voulons, à Al Bawsala et à Marsad Baladia principalement, que le [ou la] citoyen[.ne] soit actif[.ive] dans son rôle, qu’i[e]l active sa citoyenneté, qu’i[e]l soit présent[.e.], une sorte de « garde-fou » des nouveaux conseils municipaux. Certainement, il y aura des abus dans ces conseils. Certainement, il ne faut pas rêver. Nous avons 350 municipalités, donc 350 conseils municipaux, et à différentes échelles, certains conseils seront constitués de 60 membres, et d’autres, de 12 » (extrait d’entrevue avec Houda).

Cette forme de participation citoyenne fait écho au concept de « culture de la citoyenneté » que Nick Couldry (2006) analyse et cherche à redéfinir. Pour lui, la citoyenneté implique autant de droits que d’obligations, ce qui engendre un rehaussement de la connexion publique. À cela doit se combiner l’offre d’espaces multiples à une voix citoyenne, sans quoi plusieurs n’auront pas le sentiment d’avoir une parole digne d’être entendue. Peter Dahlgren voit même la démocratie comme les échanges continuels entre les citoyen.ne.s et les individus incarnant une forme ou une autre de pouvoir. Cela revient à parler de l’ensemble des parties prenantes comme intégrées à des « microdynamiques de la démocratie [traduction libre] » (2006 : 282). La participation citoyenne, à l’intérieur d’une démocratie, participative ou non, devient donc une obligation morale dans le cadre de ce contrat social. L’autorité de la légitimité est donc répartie entre toutes les parties impliquées, dans une hypothèse théorique. Aux yeux de John Markoff (2011), cela fait en sorte que la protestation populaire et la surveillance électorale ont la même valeur relative. Il apparait clair dans cette vision que le fait d’inciter les individus à s’intéresser à la vie publique, en comprendre les mécanismes, processus, pratiques et acteur.trice.s clés revient à les inscrire dans la culture de la citoyenneté, en leur donnant des outils afin d’accorder une valeur significative à ce travail de petite échelle pourtant essentiel au plein déploiement d'un contre-discours politique. Chacun.e s’en trouve empouvoiré.e.

6.3.3 La première séance des conseils municipaux

Dans le cadre de ce processus de décentralisation, les premières élections municipales en Tunisie eurent lieu en mai 2018 et déterminèrent qui serait à la tête des prochains conseils municipaux. Une fois le vote passé, Marsad Baladia s’est donné le mandat d’assister à certaines de ces investitures afin d’y faire des activités de reporting. En tout, ce sont dix municipalités qui ont été sujettes à une captation vidéo par les membres, qui se relayaient dans les déplacements. Certaines municipalités avaient été choisies en fonction d’un itinéraire

106 pratique, afin d’optimiser les déplacements et de couvrir quelques municipalités dans une même région, et d’autres, selon des critères symboliques. Attardons-nous sur ces dernières.

Tunis a été sélectionnée en tant que capitale et ville la plus peuplée, mais aussi parce que c'était la ville où les chances de reprises des vidéos par la population étaient les plus élevées, afin de visibiliser l’initiative. Parmi celles dont le choix était symbolique figure aussi la commune de Klibia, où est né.e un.e membre du groupe et donc étant considérée comme un point de contact aisé en raison des relations de proximité déjà établies. Il s’avère aussi qu’elle m’a été citée comme exemple de bon fonctionnement : le conseil avait fait usage des principes de coopération et le consensus des membres avait été trouvé entre les partis représentés dans ce conseil. Les décisions avaient été prises dans le but de servir la municipalité et sa population, et non les intérêts des partis et de leurs membres. Mahres, quant à elle, a été choisie en raison de son taux de transparence établi à 100 % selon les critères de Marsad Baladia. L’objectif d’aller y faire une diffusion en direct était de prouver à l’ensemble de la population, mais particulièrement aux gouverneurs, qu'il est possible que les citoyen.ne.s assistent à cette séance sans la perturber, et ainsi qu’elle fasse figure d’exemple positif duquel s’inspirer. De fait, cette activité s’est très bien déroulée selon les observations de Marwa. L’assiduité de certain.e.s citoyen.ne.s a été soulignée, puisqu’iel rapportait qu’à chaque municipalité visitée, des personnes étaient toujours présentes à son arrivée.

Ceci est un des points de satisfaction des actions de diffusion en direct de ces séances. Marwa mentionne avoir même vu des femmes y assister avec leurs enfants, ce qui serait signe d’une grande volonté d’implication dans leur communauté. Parmi les autres signes reçus positivement, le nombre de visionnements en direct des vidéos et la rétroaction générale du public. Un exemple donné concerne une des villes, Nabeul, où il y avait toujours au moins une cinquantaine de personnes à la fois qui en faisaient le visionnement. Ce nombre s’explique par la quantité de personnes qui ont réussi à être rejointes alors que par exemple elles ne peuvent pas se déplacer. Aussi, Marwa invoquait la réaction des citoyen.ne.s devant la captation en direct. Les membres d’Al Bawsala entraient sur leur base de citoyen.ne.s et non de professionnel.le.s et ne s’identifiaient que si on le leur demandait. De plus, iel «[…] filme les gens pour que les autres citoyens qui regardent puissent voir qu’il y a le public qui peut ne pas interrompre la mise en place, être bien sage sans parler. Wallah, c'est très important parce qu’apparemment, parmi les arguments que les gouverneurs donnent pour ne pas laisser les gens rentrer, c'est qu’ils vont faire [du grabuge] » (extrait d’entrevue avec Marwa).

La réaction la plus commune à cela était positive, et certaines personnes étaient tentées de faire pareil avec leur téléphone portable afin de, elles aussi, partager l’information partagée sous leurs yeux. L’ONG a bon espoir que cela devienne une pratique plus courante à l’échelle du pays. Les citoyen.ne.s ont vu par cette

107 pratique qu'il est possible de physiquement circuler lors d’évènements similaires et d’ainsi s’approprier l’espace public. C'est en fait un souhait qu’Al Bawsala a émis si les conditions budgétaires le permettaient que de fournir une trousse avec tout le matériel nécessaire à la diffusion en direct à chaque observateur.trice participant aux retraites de Marsad Baladia. Voilà d’ailleurs ce que l’organisme souhaite comme finalité de ce projet : que chaque personne puisse se sentir légitime d’exercer son droit de surveillance des conseils politiques.

À l’inverse, la commune d’Akouda a été sélectionnée parce qu’elle avait été rapportée comme problématique. Le gouverneur avait donné l’ordre de fermer au public la réunion d’élection du président du conseil municipal. En arrivant sur place, des citoyen.ne.s étaient entassé.e.s, furieux.ses de se faire barrer l’accès par une tierce personne sur les ordres du gouverneur, de qui elle répondait. Pourtant, dans le cadre du nouveau CCL, le rôle du gouverneur devait se limiter à convoquer la tenue des conseils municipaux pour une date qu'il décidait, sans plus. Les membres d’Al Bawsala ont contesté cette décision devant cette personne, mais voyant son refus de coopérer, ont décidé de diffuser en direct sur les réseaux sociaux les propos d’individus, activistes ou non, désirant exprimer leur colère devant cette situation. Ce fut la manière jugée la plus adéquate pour contourner cette situation difficile et la dénoncer en même temps.

Dans les autres problèmes rencontrés en faisant la tournée des municipalités, une situation inusitée est arrivée à Djebel Oust. Sur 12 membres du conseil, une égalité avait été constatée entre celleux provenant de deux partis. La procédure prévoyait alors un deuxième tour dans lequel le ou la plus jeune membre devient président.e, afin d’assurer la meilleure place à la jeune génération. Toutefois, chaque parti a voulu présenter une personne plus jeune que l’autre, dans un esprit de compétition. Chacun s’est campé dans cette position et, au moment de l’entrevue, le délai d’élection avait été largement dépassé, et la municipalité se trouvait toujours sans maire.sse. Voilà donc une illustration des stratégies politiques utilisées par certains partis afin de s’assurer de gagner du pouvoir, devant laquelle Al Bawsala se trouvait en situation d’impuissance.

6.3.4 Les mobilisations contre les infractions municipales

Toutefois, devant d’autres situations problématiques, l’ONG a pu user de différentes stratégies de mobilisation pour faire face aux infractions de certaines municipalités. « Donc le 20 juin dernier, il y a cinq jours précisément, il y a eu dans Al Bawsala un moment de crise parce que [des villes de] deux gouvernorats, celui de Tatatouine et celui de Monastir avaient décidé de tenir leur première réunion de conseil municipal close, à huis-clôt. Et ça, ça constituait une entrave au CCL, donc tout le monde qui était disponible vous avez pris la journée pour écrire d’abord un communiqué général » (extrait d’entrevue avec Hajer).

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Voilà qui met la table pour bien décrire l’évènement. Le huis-clos avait été décidé par le gouverneur de ces régions, ce qui était illégal selon le nouveau code, puisque brimant tant l’autonomie des conseils municipaux que celle des citoyen.ne.s désirant assister à leur mise en place. Toute personne dans l’organisme qui ne travaillait pas sur un dossier urgent a été mandatée de se joindre à la « cellule de crise » afin d’élaborer les stratégies pour les actions à venir : il fallait savoir comment dénoncer cette situation illégale, auprès de qui, avec quels arguments législatifs (donc quels articles du CCL pouvaient être utilisés) et comment mobiliser les citoyen.ne.s à s’indigner et à agir pour réclamer leurs droits à la participation démocratique. La tension au bureau était haute puisque c'était le fondement même de la décentralisation qui était mis en péril par les décisions des gouverneurs que de tenir les réunions en huis-clos. Un premier communiqué a été rédigé et était à visée publique citoyenne, mais par les canaux de diffusions d’Al Bawsala même, soit principalement Facebook, et le suivant en était un de presse, donc adressé à un regroupement de médias, dont certains avaient été contactés individuellement pour s’assurer qu’ils relaieraient la nouvelle.

Le premier était à visée incitative d’action citoyenne afin que chaque personne puisse se tenir au courant des infractions possiblement commises dans sa municipalité, reste vigilante et revendique son droit d’accès à l’information en cas de besoin : « Alerte : Les citoyens sont empêchés d’assister aux séances d’investiture des conseils municipaux » et « Les gouverneurs empêchent aux habitants de se présenter aux assemblées municipales et les élus restent silencieux » étaient les titres de ces différents communiqués. Les observateur.trice.s loca.les.aux ont été sollicité.e.s pour transmettre à Al Bawsala toute information pertinente, à la manière d’un crowd-sourcing en ligne (au mieux traduit par « externalisation ouverte ») et dont les informations étaient vérifiées par l’organisme, par le biais des observateur.trice.s loca.les.aux. Les gens ont répondu à cet appel en nombre jugé satisfaisant. Par ce biais, Al Bawsala souhaitait faire valoir aux « citoyen[.ne.]s, [aux] habitant[.e.]s, [a] la société civile et [aux] journalistes d’être conscient[.e.]s de leur rôle de contrôle, de sensibilisation » (extrait d’entrevue avec Hajer).57

Le communiqué de presse, quant à lui, visait des médias nationaux, et ici l’équipe poursuivait l’objectif non seulement de communiquer l’information de ce cas précis, mais également de se faire de plus en plus connaitre comme organisation à toutes les échelles. Sachant que les médias sont une forme de pouvoir, on tente de les avoir comme alliés pour faire passer des messages plus globaux et de manière de plus en plus fréquente. On tente donc d’atteindre autant les médias sociaux, dont les messages sont facilement « réappropriables », que les médias classiques qui bénéficient d’une crédibilité et d’une place assurées dans la société.

57 En plus de ces mesures destinées à la population générale, le chef du gouvernement a été contacté par l’association pour user de son autorité auprès des gouverneurs pour mettre fin à ces abus de leur part.

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Dans les moyens de mobilisation déployés par Al Bawsala devant cette situation, en plus des alertes générales à la population qui ont été émises, une plainte formelle a été adressée à l’endroit d’une des municipalités jugées fautives pour excès de pouvoir. Cette municipalité souhaitait éviter la tenue de la réunion de son conseil prévue pour le lendemain. La plainte a été portée auprès du tribunal administratif du pays par une personne spécifiquement contactée dans cette situation d’urgence, en endossant les messages d’Al Bawsala. Elle a été écrite avec l’aide et l’avis de juristes, de magistrat.e.s et d’avocat.e.s afin d’être en conformité avec les procédures légales. Ces spécialistes ont également collaboré à l’élaboration d’un modèle de plainte en vue de demandes d’accès à l’information. Ce modèle, avec pour base un argumentaire juridique, fut rendu disponible pour quiconque désirait s’en servir pour dénoncer une injustice similaire dans le pays, incluant toutes les étapes de la démarche procédurale. Pour les citoyen.ne.s des municipalités dont la première séance des conseils municipaux avait déjà été tenue, et pour les autres, il s’agissait d’un rempart pour éviter des abus similaires à l’avenir.

Ces abus étaient prévisibles selon certaines personnes. Ils seraient symptomatiques d’un manque de volonté politique devant la déconcentration des pouvoirs et la décentralisation. Les gouverneurs, dont le rôle était bien plus important dans le cadre de l’État centralisé, se doivent de déléguer certains de leurs pouvoirs en vertu du CCL. Leur habitude était de donner des consignes, mais la configuration de la décentralisation promeut le pouvoir aux gens élus et délaisse l’importance de ceux qui sont nommés, comme dans leur cas. Parallèlement à cela, c'est aussi aux conseils municipaux de revendiquer leur autonomie et d’exercer leurs prérogatives.

6.4 La démocratie et les femmes

Si jusqu’à présent nous avons abordé la démocratie d’un point de vue généraliste (ou même androcentrée, pourrait-on arguer), une attention au rôle des femmes me semblait importante dans le cadre de ce travail. Il est convenu par plusieurs auteur.trice.s que la démocratie serait plus près d’un idéal participatif si les idées et le travail des femmes étaient reconnus à leur juste valeur. Pour Mahfoudh et Mahfoudh (2014), les interrelations entre les mobilisations pour la démocratie, pour la citoyenneté, pour les droits des femmes et contre le patriarcat sont indissociables. Dans une perspective intersectionnelle, cette analyse se conjugue bien avec celle des croisements des axes d’oppression, et une lutte pour l’un n’est pas réellement inclusive si elle ne porte pas d’attention aux autres.

6.4.1 La place idéale en démocratie

Il était donc de mise de poser des questions sur ces enjeux à des femmes d’Al Bawsala. À savoir comment

110 l’une d’entre elle percevait la place des femmes aujourd'hui dans son pays, elle répondit qu'on est loin de la démocratie. Celle-ci ne serait pleinement atteinte que lorsque les individus seront jugés sur la base de leurs compétences et non à partir de leur profil social. Cette personne affirmait que s’il y a aujourd'hui une distinction genrée, dans le milieu professionnel ou politique par exemple, c'est que les personnes qui recrutent ou qui votent assument que les individus qui leur sont présentés ne sont pas égaux, notamment de par leurs caractéristiques masculines ou féminines. L’obligation dans le milieu électoral des listes paritaires dans les candidatures serait symptomatique de ce biais de perception de la population. Bien que ces listes puissent être critiquables dans leur principe et surtout pour ce qu’elles évoquent – que les femmes ne peuvent se faire autant élire sans quota –, selon cette personne, elles demeurent essentielles dans la mesure où elles sont un outil pour assurer une transition vers une démocratie représentative. Celle-ci sera pleinement opérationnelle lorsque les citoyen.ne.s voteront pour des candidat.e.s sur la base de ce qu’iels proposent de faire et comment, non sur qui iels sont.

6.4.2 La situation actuelle en politique

Devant la proposition de cet idéal, des faits constatés demeurent. Al Bawsala rapporte des critiques émises par d’autres organisations qui ont assuré la surveillance des élections municipales, dont certaines sur l’application de la parité dans les listes électorales. La parité se présente sous deux formes : horizontale et verticale. Ceci veut dire que chaque parti qui se présente dans deux circonscriptions ou plus doit proposer en part égale des hommes et des femmes en tête de liste (parité horizontale). Chacune de ces listes doit comprendre ensuite une alternance femme/homme (parité verticale). De fait, ceci est un changement par rapport aux anciennes procédures électorales, bien qu’il s’agissait alors d’un autre palier politique. Il avait été constaté que la parité verticale, la première instaurée, était insuffisante pour rehausser les candidatures féminines de façon notoire. Toutefois, certains partis, de manière stratégique, ont été critiqués pour avoir présenté des candidats masculins sous une bannière indépendante, puisque les partis indépendants ne sont pas soumis à cette mesure, précisément puisqu’ils ne sont pas présents dans plus qu’une municipalité. Selon certains de ces partis, cela se justifie du fait que les femmes veulent moins que les hommes prendre les commandes de ces listes et cumuler les responsabilités.

Selon certains éléments de la littérature, un des plus grands défis demeure le recrutement en politique des femmes rurales. Selon Andrea Khalil (2014), l’exclusion historique des régions par des politiques nationales, combinée aux discriminations sexistes, ont davantage isolé les femmes rurales en tant que groupe social. Les enjeux sociaux différant grandement entre ces régions, il pouvait être très mal considéré que ce soit majoritairement les besoins des villes du nord qui soient la source de lois pour l’ensemble du pays. Ceci a mené à une précarité des régions du sud encore visible aujourd'hui, traduite notamment par une pauvreté plus

111 importante et des infrastructures mal adaptées aux réalités contemporaines. Les possibilités de développement socioéconomique pour les femmes du sud sont limitées et les préoccupations d’engagement politique sont parfois loin derrière celles de nourrir leur famille, sans compter la réticence de certains hommes à les voir participer à la vie associative, ou même publique.

De même, si le système des listes paritaires, même imparfait, est obligatoire pour présenter des candidatures aux élections, le gouvernement n’est pas tenu de se soumettre aux mêmes exigences quand vient le temps de former un cabinet ministériel. Ceci a pour résultat que la proportion des femmes au sein de ce cabinet est bien moindre (6 sur 33 en 2020) et les mairesses sont en nombre de loin inférieur aux maires (20 % des maire.sse.s élues au dernier scrutin étaient des femmes) (AFP 2018c) qu’en tant que candidates pour les élections d’un palier ou d’un autre. Un.e membre d’Al Bawsala interprète cela comme une peur de voir les femmes prendre des décisions, traduite de la fragilité de l’égo de certains hommes. La solution serait que les femmes prennent davantage de place collectivement et ne constituent plus une figure d’exception lorsqu’elles gagnent en pouvoir. Cela peut prendre la forme de la création de partis politiques par des femmes, mais mixtes, afin d’habituer les hommes au leadership féminin. Pour cela, elles doivent apprendre les règles du jeu politique pour mener de front le combat, en plus d’acquérir une éducation de meilleure qualité et investir davantage le monde du travail. Un effort collectif se doit également d’être entrepris, sur le plan de l’éducation notamment, afin de garantir plus de ressources dans le but de former des leaders qui auront conscience des problèmes politiques et sociaux, et surtout des réponses qu’il faut leur apporter. Ceci rejoint les propos de Fathally, qui prône un effort fourni des deux côtés, soit à la fois pour les hommes de cesser d’entrer en relation avec les femmes comme si elles leur étaient « un être relatif » (2012 : 226) ; et de l’autre, que celles-ci dépassent éventuellement la vision dichotomique entre bourreau et victime pour se considérer toustes allié.e.s de la lutte pour un meilleur vivre-ensemble, et ainsi établir les véritables bases d’un partenariat social durable.

6.4.3 Les observatrices locales

En réponse à ce manque présumé d’intérêt pour la chose publique et décisionnelle, une des stratégies employées par Al Bawsala est dans le recrutement citoyen afin d’intéresser davantage de personnes traditionnellement peu impliquées en politique. À partir du constat du peu de place que prennent les femmes en politique, le programme des observateur.trice.s loca.les.aux de Marsad Baladia joue sur l’inclusivité des genres. La parité est un objectif, l’esprit d’égalité, une nécessité. De même, on tente ici de rejoindre autant de jeunes que possible, dans le but d’initier des changements sur le long terme auprès de leur entourage, en plus du fait qu’une jeune personne a plus d’années devant elle pour s’investir dans son milieu. De fait, la diversité des profils sociaux est recherchée, et les facteurs discriminatoires sont étudiés afin de les contourner lors du

112 recrutement. Ainsi, lors de la retraite organisée par Marsad Baladia tenue en mai 2018, Houda m’a assurée que la fourchette paritaire avait été atteinte. Considérant le nombre limité de places pour ces formations, dans le cas où plus d’une personne se présentait pour une même municipalité, une sélection se devait d’être faite et des principes de discrimination positive ont été appliqués afin d’obtenir une représentativité la plus juste possible de la société tunisienne. Malgré tout, l’équipe de recrutement doit chaque fois faire face aux aléas des candidatures, considérant que les personnes se présentent sur une base volontaire. Elle espère ainsi que de fois en fois, le projet se fera connaitre et interpellera des personnes issues de milieux encore plus variés.

6.4.4 Le budget sensible au genre dans le Code des collectivités locales

L’attention dirigée vers les femmes l’est pour celles qui ont un intérêt pour la politique dans ce projet, mais aussi, dans un autre, vers celles qui ne s’y sentent pas particulièrement rejointes, tout en demeurant bénéficiaires des services municipaux. Al Bawsala s’est ainsi engagée à inscrire le budget sensible au genre dans le cadre législatif du CCL. Il s’agit d’opérer un changement conscient dans la prise en compte des besoins des femmes et des filles à l’intérieur des budgets et des documents stratégiques municipaux, alors que la perspective androcentrée est la plus commune lorsqu’il est question de priorités budgétaires. Par exemple, dans les services municipaux dédiés aux loisirs, si une somme X est consacrée à un terrain de sport, cela va d’emblée rejoindre les intérêts des hommes et des garçons en priorité, alors que si cette même somme est plutôt allouée à l’approvisionnement d’une bibliothèque municipale, tout le monde se sent plus globalement inclus.e.

Les député.e.s avaient déjà reçu une première formation sur le budget sensible au genre de la part du PNUD dans le cadre de l’Académie parlementaire. Toutefois, ce concept et ses principes généraux auraient été très mal compris et assimilés. La présidente d’une association féministe nommée Beity a constaté ce manquement, combiné à celui de la suppression systématique des éléments relatif au genre dans le CCL. Elle a donc contacté d’urgence d’autres organisations de défense des droits afin de créer un contrepoids collectif et de mener une défense du budget sensible au genre dans un plaidoyer du CCL. Des membres des équipes de Marsad Majles et de Marsad Baladia ont donc suivi la formation sur le budget sensible au genre donnée par Beity et par l’Association tunisienne des femmes démocrates afin de l’intégrer dans leur propre plaidoyer à la fin du printemps 2018 et de dénoncer la situation dans un communiqué de presse commun. Ceci a donc été fait en concertation avec les autres groupes. Al Bawsala a également travaillé dans son champ de spécialité, soit la proposition d’amendements à des articles de loi aux député.e.s, plus particulièrement autour « de l’égalité dans la rédaction des plans d’aménagement, dans les plans d’investissements et [au sein d’]un rapport annuel sur les mesures nécessaires pour promouvoir l’égalité » (extrait d’entrevue avec Lotfi).

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Le plus difficile dans ce plaidoyer selon Lotfi a été l’exposé de motifs justificatifs aux amendements proposés. Il a fallu pour cela chercher des défaillances dans d’anciens budgets municipaux, avec la loupe des inégalités de genre, en plus de tirer un argumentaire de conventions internationales telle la CEDAW et d’un projet-pilote dans une municipalité tunisienne, Médenine, en 2016. Ensuite, il a fallu raccrocher cela à des articles en cours d’élaboration. Enfin, l’équipe a cherché à articuler le tout avec d’autres thématiques, la principale étant la décentralisation, mais aussi l’environnement, l’égalité des chances, l’augmentation des ressources des conseils municipaux et la limitation du pouvoir central sur les municipalités.

Le résultat en plénière de l’ARP fut multitendance. D’abord, l’ensemble des amendements proposés par Al Bawsala a été adopté tel que proposé, ce qui a constitué une grande fierté pour l’équipe. Toutefois, les autres associations avaient de leur côté présenté une cinquantaine d’amendements relatifs au genre, ce qui a été déduit après coup comme trop massif pour les député.e.s, qui alors n’ont pas voté en faveur de chacun d’entre eux, ou encore ont fait passer la question du genre dans des articles jugés moins importants.

La réaction des député.e.s pris.e.s individuellement a elle aussi pris plusieurs directions : « Globalement, c'est une bonne réceptivité, […] plus de onze articles au sein desquels ont été intégrées, non pas le budget sensible au genre, mais des mentions relatives au genre, tel qu’au sein de chaque municipalité par exemple, [elles] doivent [faire] figurer une commission chargée de, bon on a changé le mot "genre" parce qu’il portait une confusion chez les député[.e.]s, donc on parlait plus de l’égalité des sexes ou d’égalité des opportunités » (extrait d’entrevue avec Lotfi).

La confusion décrite fait référence à une réaction émotive des député.e.s, qui comprenaient mal ce qui était entendu par « l’approche de genre ». Par exemple, la question du genre pour plusieurs en Tunisie fait référence par association à celle de l’homosexualité. Les groupes de défense cherchaient donc à redonner le sens premier de ce mot, sans pour autant invalider la pertinence des luttes des communautés LGBTQ+. Un autre enjeu s’est posé du fait qu’un des principaux partis au pouvoir s’est totalement opposé à la catégorie sémantique du genre, et donc par association d’idées, aussi au budget sensible au genre. Un représentant de ce bloc a eu la réaction suivante, décrite par Lotfi :

[Il] était très agressif [...] : "Vous êtes en train de faire des enchères, vous êtes en train d’utiliser la femme pour des buts illicites" […] Pour lui, on était en train de parler au nom de la femme tunisienne, alors qu'on ne représente pas la femme tunisienne, la femme tunisienne n’a rien à foutre avec la question du budget sensible au genre et ça ne peut servir personne, et c'est juste les bailleurs de fonds qui sont en train de nous imposer leurs instructions!

Selon Lotfi, le terme de genre pouvait résonner avec les idéaux venant d’Occident, par le biais de bailleurs de fonds. La population féminine de Tunisie était donc instrumentalisée pour servir des intérêts étrangers dits

114 progressistes, alors que leurs besoins seraient autres. À l’inverse, des député.e.s d’une formation politique plus de droite, Ennahdha, avaient adopté ce vocabulaire et usé des arguments donnés par Al Bawsala pour défendre ces amendements en faveur de l’approche du genre. La solution de compromis que l’organisme a trouvée fut de parler non plus de genre, mais d’égalité des opportunités. Bien que le focus ait été recadré, cette formulation comprenait la même essence de valeurs pour lui et a permis l’intégration des amendements souhaités.

Pour Al Bawsala, ces changements sociopolitiques relèvent d’une importance particulière. La parité est obligatoire dans les listes électorales, mais n’est pas constatée dans les instances décisionnelles suite aux élections, et cela se traduit dans les politiques adoptées au cours des années subséquentes. Il s’agit plutôt d’un travail qui s’étalera sur le temps et qui s’accompagnera d’un « changement de mentalités » (extrait d’entrevue avec Lotfi) pour que les femmes soient représentées à la hauteur de leur proportion au sein de la société vers les milieux politiques. Mais d’ici là, il est possible d’élaborer des mesures législatives pour tenir compte des besoins des femmes et les inscrire dans la fiscalité locale. Ainsi, la parité dans les mesures budgétaires serait aussi importante que celle dans les instances décisionnelles. À cela devraient se coupler des enquêtes à l’échelle du pays pour comptabiliser les inégalités basées sur le genre, sur la pauvreté par exemple. Pour cela, les municipalités sont un bon levier d’action, les localités étant le point de départ vers un changement national. Pour Al Bawsala, cela relève encore du défi : elle devra faire un suivi assidu afin de valider que les municipalités respectent les dispositions auxquelles le CCL les engage sur le plan de l’égalité des opportunités et de la participation citoyenne.

Cette expérience de plaidoyer pour le budget sensible au genre devant les député.e.s a même fait objet d’une présentation lors d’un évènement international de partage des expériences comparées sur cette thématique précise au Maroc à la fin du mois de juin 2018. Cet évènement était financé par Oxfam. Il s’agissait d’exposer les étapes de ce plaidoyer, ses réussites, obstacles et limites, devant un public sensibilisé à la question, mais peu connaissant du contexte culturel, pour mieux planifier une prochaine expérience du même type dans son propre milieu. Un.e membre délégué.e d’Al Bawsala, en compagnie d’un.e représentant.e d’Oxfam, a donc fait état notamment des bénéfices des collaborations entre associations lors de cette situation. Le duo a également discuté de la meilleure concertation à prévoir, comme celle relative au besoin de choisir à l’avenir des articles de loi prioritaires pour les propositions. Il a aussi présenté l’avantage de faire une analyse de pouvoirs à l’intérieur de l’ARP dans le but de mieux cibler le public réceptif à un plaidoyer pour le budget sensible au genre.

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La présentation en elle-même était d’une trentaine de minutes devant un public de plus de 20 personnes sous le format d’un atelier. La réception de ce public a été jugée satisfaisante et certains éléments de la présentation ont été retransmis en direct sur le web. Les leçons retenues par l’organisme semblent avoir suscité une réflexion profitable à la salle, notamment sur comment choisir les partenaires dans ce type de projet. Ce fut également un moment de réseautage avec des groupes de l’international, avec qui l’organisme est resté en contact en vue d’échanges futurs.

6.5 En bref

L’autonomie est le concept reliant l’ensemble des éléments ci-présentés. Une première forme est celle du peuple dans sa souveraineté face au gouvernement, élu ou non. Une deuxième est celle d’une assemblée législative qui ne peut être pleinement opérationnelle que si elle est libérée financièrement du pouvoir exécutif, qui, dans le cas qui était celui du moment marquant ma collecte de données, maintenait une part de contrôle sur elle. L’autonomie prend également forme au niveau municipal par le pouvoir local se détachant du pouvoir central par le biais de la décentralisation. Cela implique que les conseils municipaux puissent être souverains devant les décisions des gouverneurs qui, jusqu’à l’adoption du CCL, assuraient leur gestion et leurs relations avec l’État. Cela implique également que les citoyen.ne.s puissent constater de leurs yeux propres cette autonomie administrative, demandant à ce que les séances des conseils soient ouvertes au public. Enfin, l’autonomie est aussi celle des femmes afin qu’elles puissent exercer un pouvoir démocratique, qu'il soit à échelle nationale, locale ou civile.

Al Bawsala milite pour toutes ces formes d’autonomie des manières suivantes : par la demande de l’indépendance financière et administrative de l’ARP, par le plaidoyer en faveur des principes de décentralisation dans l’adoption du CCL, par celui du budget sensible au genre dans une composante de ce code, par la dénonciation médiatique et judiciaire des infractions aux procédures prescrites pour la gouvernance locale et par le projet des observateur.trice.s loca.les.aux pour un investissement citoyen des lieux du pouvoir local.

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CHAPITRE 7 : INTERRELATIONS ENTRE LES DROITS HUMAINS ET LA DÉMOCRATIE

Ce chapitre présente les possibilités de confluence dans l’étude des représentations des droits humains et de la démocratie. Divers outils et mécanismes institutionnels se prêtent bien à l’exercice. J’expose d’abord des projets de lois débattus visant à contrôler le pouvoir des individus et celui des institutions dans le but de mieux gérer les dépenses publiques pour optimiser leur utilisation pour le bien commun. Ensuite, restant dans le thème des fonds publics, je présente les principaux éléments d’une conférence sur la justice fiscale et sur les bénéfices que la société gagnerait si elle appliquait ses principaux mécanismes. J’enchaine avec le lien intime entre la lutte à la corruption et l’importance du droit d’accès à l’information. L’exposé de la dialectique entre droits humains et gouvernance démocratique se conclut avec l’essor d’une société inclusive, représentative et offrant les bases à un plein exercice de sa citoyenneté.

7.1 La Loi sur la déclaration d’intérêts et de patrimoine

La Loi sur la déclaration d'intérêts et de patrimoine et sur la lutte contre l'enrichissement illicite et les conflits d'intérêts fut un enjeu d’importance pour l’équipe d’Al Bawsala. Débattue à l’ARP depuis octobre 2017 et adoptée en juillet 2018 (soit pendant mon séjour), elle avait fait l’objet d’un suivi particulier par l’équipe de Marsad Majles puisqu’elle visait, comme son titre l’indique, à lutter contre l’enrichissement illicite et les conflits d’intérêts, notamment ceux des fonctionnaires et des élu.e.s, et plus généralement de toute personne recevant rémunération par l’argent public (touchant donc tout un pan de la société civile, dont les journalistes et les entreprises faisant affaire avec l’État). Les plaidoyers de l’ONG ont concerné plusieurs articles de ce projet de loi et avaient pour objectif de proposer des amendements en accord avec ses valeurs défendues. Al Bawsala avait également participé à une audition publique tenue préalablement aux débats en assemblée et en commission. Une des principales recommandations qu’elle a émises était la publication des données personnelles des fonctionnaires, ceci dans le but de faciliter le travail des journalistes d’investigation et de quiconque œuvrant dans le domaine de la surveillance publique et de la lutte à la corruption, tout en respectant les restrictions relatives à la protection des données personnelles et de la vie privée. Il était proposé par exemple de rendre publics les actifs financiers de ces individus, tout en masquant leur adresse personnelle. Plusieurs député.e.s demeuraient sceptiques au sujet de la pertinence même de ce projet de loi, et le cœur des débats se trouvait dans la recherche de cet équilibre. Des « batailles » ont finalement été gagnées à ce sujet, réitérant le rôle actif de la société civile : « On fait le contrepoids, certes. Mais on est un contre-pouvoir qui participe activement au processus législatif » (extrait d’une publication interne au sujet de l’adoption de cette loi).

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Ceci aura cependant nécessité un travail échelonné sur presque un an. Avant qu’elle ne soit adoptée, cette loi avait perdu beaucoup de son essence selon un.e membre, et ce constat avait ravivé alors une ardeur de la lutte au sein de la société civile, sans quoi de grands points allaient être ignorés par les député.e.s. Alerter l’opinion publique était nécessaire, tout comme exercer de la pression sur les élu.e.s, notamment sous la forme de vidéos. Pendant mon séjour, il a donc été choisi d’agir en demandant à des député.e.s de fournir à Al Bawsala leur propre déclaration d’intérêts ; des activistes, des artistes engagé.e.s et des journalistes se sont ajouté.e.s par la suite. L’organisme a ensuite produit et diffusé sur le web une vidéo pour chacune des 12 personnes ayant répondu à l’invitation et y expliquant sa motivation à se conformer à cette pratique. La forme de cette campagne de communication relevait à la fois de l’information et de la sensibilisation, pour la population générale et pour les fonctionnaires visé.e.s par le projet de loi. La qualité du travail a été reconnue par d’autres associations et par des député.e.s et a finalement suscité l’intérêt de certain.e.s d’entre eux. Bien qu’il ne s’agissait pas d’un enjeu sensationnel éveillant les passions au sein de la population et du parlement, cela demeurait toutefois l’un des piliers du travail de transparence que mène Al Bawsala.

7.2 La Loi organique du budget

Consacrer le principe de la transparence par la législature est un moteur idéologique fort. Un autre projet de loi sur lequel ont travaillé des membres d’Al Bawsala, depuis 2015 cette fois-ci, est celui de la Loi organique du budget (LOB), visant à organiser toutes les Lois de finances et leurs démarches, et dont une partie consiste en donner de l’indépendance administrative et financière à l’ARP. Ce projet de loi n’aura abouti en loi définitive qu’en avril 2019. Selon les analystes du groupe, cela est dû à un manque de volonté politique, traduit notamment par un travail épisodique en commission, d’autant plus que les député.e.s n’accordaient pas autant de valeur à ces idéaux. Ce projet de loi était alors pourtant considéré comme majeur par l’organisme, en tant que levier potentiel pour instaurer l’indépendance financière et administrative de l’ARP et celle de chacun des ministères et autres services étatiques. Rappelons que cette situation avait mené à l’étroite relation entre différents pouvoirs, où par exemple le judiciaire était directement dépendant de l’exécutif en raison de l’allocution de son budget par le ministère de la Justice. Cette loi pouvait également devenir un outil de décentralisation du pouvoir en faisant en sorte que les municipalités puissent gérer leur propre budget avec une plus grande autonomie, au lieu de dépendre elles aussi d’un ministère. De même, un budget décentralisé pouvait permettre de prévoir des activités répondant plus adéquatement aux besoins locaux, en plus de faire une meilleure surveillance des dépenses publiques. Cette loi se révélait donc être une incarnation d’une répartition des ressources financières jugée plus équitable au sein de l’État par Al Bawsala.

L’équipe responsable de ce dossier en 2018 était Marsad Budget, qui menait un plaidoyer pour une inclusion des clauses de transparence des budgets des instances publiques à l’intérieur des amendements de cette loi.

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Ceci s’expliquait par le fait que le budget est perçu comme un outil de distribution du pouvoir économique au sein de ministères et des instances paragouvernementales : selon les dires de Salah en entrevue, la place proportionnelle de chaque élément d’un budget indique sa valeur aux yeux du gouvernement, étant donné que toute opération se conceptualise financièrement. Émerge alors l’importance relative accordée à divers enjeux (décentralisation, services sociaux, éducation, etc.) par chaque gouvernement en fonction du budget qu’il lui accorde. De plus, il est argumenté qu’une démocratie saine devrait visibiliser les mouvements d’argent entre les organes gouvernementaux. Un budget dont les informations sont accessibles au public serait donc gage d’un meilleur accès à la compréhension des intentions politiques de chaque gouvernement pour la population. Bref, cette transparence budgétaire servirait un meilleur équilibre des pouvoirs, afin que la population constate par elle-même que le législatif et le judiciaire sont financièrement indépendants de l’exécutif.

7.3 La justice fiscale

Cette section présente les éléments d’une conférence58 sur la justice fiscale donnée par un.e membre d’Al Bawsala qui ne se revendique pas expert.e, mais chercheur.euse. Cette présentation magistrale, mais sous le signe de la détente, avait pour objectif de faire état de ses recherches des dernières semaines en matière de justice fiscale d’un point de vue théorique et en contexte appliqué à la Tunisie. La conférence était divisée en trois parties, soit les notions et principes généraux de l’équité fiscale, ses mécanismes d’application et les grandes orientations de la politique fiscale en Tunisie. Des notions autour de la dette publique et des articles constitutionnels y ont été aussi présentées.

La conférence visait à défendre des principes et des valeurs progressistes, argumentant qu’ils ne devraient pas uniquement être discutés, mais éventuellement transposés dans des pratiques et des politiques. Ces principes s’opposaient directement à l’appareillage néolibéral. Cette présentation avait également une visée d’exportabilité auprès d’autres associations, de syndicats, voire de l’Académie parlementaire. Elle était animée d’un principe de souveraineté intellectuelle par l’éducation et la pédagogie populaire : puisque la fiscalité est l’ensemble des recettes et des ressources propres à un État et que la Tunisie est gouvernée dans un cadre républicain, donc mettant de l’avant une idée de la souveraineté du peuple, il était avancé qu’elle devrait l’objet d’un débat à l’échelle nationale. Considérant la réalité socioéconomique tunisienne contemporaine, qualifiée alors de « morbide », la fiscalité était alors conceptualisée comme modèle important de croissance et de développement à même de changer cette situation de précarité. Ce qui suit consiste en la logique argumentaire venant appuyer cet énoncé.

58 « L’équité fiscale, impératifs et mécanismes d’application », présentée le 25 juin 2018 à Tunis.

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En termes théoriques généraux, l’impôt sur le revenu serait un pas vers le bien commun, moyennant un certain sacrifice financier, avec l’obligation de participation de tout.e citoyen.ne, qui devrait être pensée sur une base équitable et juste. Cette équité fiscale est vue comme mieux desservie par le système de l’impôt progressif (variable en fonction de la capacité contributive de chaque personne) que par l’impôt proportionnel (au taux de contribution fixe, avec quelques paliers). À cette mesure destinée aux individus devrait être additionné l’impôt sur les sociétés, afin que les entreprises participent elles aussi à l’effort collectif en raison des ressources étatiques dont elles bénéficient. L’objectif est donc de moduler les apports de chaque personne physique ou morale aux revenus étatiques pour la faire participer de façon la mieux adaptée possible à la justice globale du pays.

À l’inverse, un outil de prélèvement fiscal qui était alors critiqué dans cette présentation était celui de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), mise en place par la France en 1954 et imposée en Tunisie avec un Plan d’ajustement structurel. C'est là possiblement l’impôt le plus fraudé, et cette charge affecte davantage les ménages que les entreprises, bien que ce soient celles-ci qui sont les plus grandes génératrices de revenus, donc ayant théoriquement une plus grande capacité contributive. La TVA est un impôt controversé d’autant plus qu’il verse dans l’égalité fiscale et non dans l’équité : bien qu’une personne riche dépense en moyenne plus dans sa consommation qu’une personne pauvre, la proportion de l’écart de leur consommation respective en biens et services – et donc leurs montants absolus dédiés à la TVA – n’équivaut toutefois pas à celle de leurs revenus59. Pour cela, un système compensatoire pourrait être davantage développé, soit celui de la taxe sur les produits de luxe, qui atteint 400 % de la valeur du produit à certains endroits dans le monde. Bref, l’importance soulignée ici était d’axer les collectes de taxes et impôts non sur la consommation absolue, mais sur les revenus, ce qui permettrait de les moduler en fonction des capacités de chaque ménage selon sa situation socioéconomique.

De plus, les enjeux de fraude et d’évasion fiscales ont été abordés lors de cette conférence : la Tunisie est accusée par plusieurs d’opacité fiscale en raison d’un manque de volonté à alimenter une culture de la transparence, sans pour autant être un paradis fiscal. La différence entre la fraude et l’évasion fiscales se trouve dans respect partiel de la loi pour la première, et une interprétation biaisée de la loi pour payer le moins d’impôt possible dans la seconde. Ces deux formes de contournement de l’impôt ont pourtant pour point commun d’empêcher la mobilisation de toutes les ressources publiques pour veiller, par exemple, à la construction d’infrastructures en nombre suffisant, tels des hôpitaux ou des écoles. La lutte à la fraude et l’évasion fiscales, parallèlement à l’instauration d’un système d’imposition progressif et à celle d’une taxe sur

59 Cet écart se justifie notamment avec une proportion plus importante du budget des ménages riches accordée aux placements et aux investissements.

120 les produits de luxe seraient des éléments clés pour assurer une mobilisation de ressources en faveur des droits humains.

7.4 La lutte pour l’accès à l’information

Un autre point phare des pratiques globales d’Al Bawsala est la lutte pour la transparence et celle pour l’accessibilité de l’information puisqu’elles peuvent devenir des leviers de lutte générale pour les droits humains. Sans avoir de pouvoir de contrainte comme tel, un recours juridique est possible en cas de non- divulgation de documents administratifs de la part de certaines instances dans les délais requis. Le procédé habituel, bien que considéré comme trop long, est de s’adresser à l’Instance de l’accès à l’information, qui se charge ensuite de la transmission du dossier au tribunal administratif de manière indépendante du gouvernement. Al Bawsala entre en contact régulièrement avec cette instance pour des recours d’accès à l’information au sujet de divers projets de loi. Il lui est arrivé par exemple d’entamer une poursuite à l’endroit de l’ANC en la personne qui la représentait légalement, son président de l’époque, pour non-publication de procès-verbaux dans les temps requis après la fin de séances en commission parlementaires. Al Bawsala a eu gain de cause trois ans plus tard, ce qui a constitué un précédent dans la jurisprudence.

Un cas similaire m’a été rapporté dans cette foulée par Warda. Un litige important a entouré l’interprétation de la loi de Justice transitionnelle (loi organique votée sous l’ANC). Cette loi avait été objet d’une question chaude : est-ce qu’il était préférable de prolonger le mandat de l’IVD et d’en aviser l’ARP ou alors fallait-il plutôt que l’instance attende l’aval du parlement pour que son mandat soit prolongé ? (Voir chapitre 2) Certaines personnes avaient choisi d’interpréter la loi selon la première possibilité, et d’autres, la seconde. Al Bawsala avait cherché à avoir une interprétation de la loi selon l’esprit dans lequel un article précis avait été écrit, pour connaitre l’intention des législateur.trice.s de l’époque, et avait donc demandé l’accès au procès-verbal de l’écriture de cette loi. L’administration du parlement avait répondu qu’elle n’avait que la version audio des discussions, et que la version écrite (procès-verbaux) n’avait jamais été produite. Pourtant, normalement, les procès-verbaux de chaque commission sont écrits et publiés, bien que l’équipe de transcription accusait un grand retard dans ses travaux. À la question de pourquoi seules les versions audio étaient disponibles alors, on lui a répondu que le président de l’ARP – en 2018, il s’agissait de – avait demandé l’arrêt de l’écriture de tous les procès-verbaux de l’époque constituante. Deux principales raisons pouvaient expliquer cela : soit le président avait fait cette demande pour optimiser les ressources de l’assemblée en raison du retard des transcriptions, décision relevant d’un choix pragmatique, soit Ennaceur pouvait être compromis dans certains dossiers de justice transitionnelle et avait un intérêt personnel à arrêter la consignation des procès-verbaux de l’époque constituante et de certains projets de loi en particulier. Warda avait contacté , ancien président de l’ANC, pour lui poser personnellement la question à

121 savoir si, avant de partir de l’Assemblée, il avait fait la demande d’arrêter l’écriture des procès-verbaux, que son successeur aurait réitérée. À cela, il affirma que non. Sachant qu’Ennaceur avait aussi fait une demande pour forcer l’arrêt des travaux de l’IVD, ce manque flagrant de transparence encouragea Al Bawsala à garder une distance critique envers des gens impliqués dans ce dossier.

Toutes ces démarches n’arrivent qu’en dernier recours, puisque le souhait de l’organisme est que les différents paliers soient coopératifs dès le début et rendent leurs informations accessibles dès que possible. Une amélioration est même constatée depuis quelques années puisque certaines organisations municipales envoient leur documentation avant même qu’elles aient été invitées à le faire, et valident par après que le tout ait bien été reçu ; c'est une chose qui ne se voyait pas dans les débuts de la transition démocratique selon Marwa.

Ces injonctions éthiques et légales d’accessibilité et de transparence, Al Bawsala les destine tant aux fonctionnaires qu’à elle-même. Ceci se traduit sur plusieurs plans. D’abord, l’accessibilité des documents et des publications de l’ONG se veut accrue par une diversification des langues dans lesquelles ils sont rédigés (arabe classique, français et anglais), chose à laquelle elle n’est pas tenue légalement. La plupart du temps, ce sont des membres qui font ces traductions. L’effort d’accessibilité se remarque également par le choix adapté sur le plan de la langue selon à qui ces publications sont adressées. Ainsi, si l’on veut rejoindre un public peu connaissant de l’actualité politique, on fait appel à du contenu vulgarisé, notamment par le biais des métaphores. En effet, lors d’une rencontre informelle à laquelle j’ai assisté, on discutait des différentes possibilités pour illustrer le fonctionnement de la dialectique entre le pouvoir et le contre-pouvoir, notamment par le biais de l’imaginaire relatif au sport. Une analogie faisant écho au marché sportif a été produite avec l’illustration du mercato, afin de clarifier les mouvements de député.e.s entre certaines formations politiques (voire Figure 2). De même, le choix des supports visuels (infographies, vidéos et gifs) est fait pour faciliter la compréhension d’une population non spécialisée. Ces supports sont habituellement plus compréhensibles et attrayants pour le grand public que la documentation officielle écrite dans un champ lexical plus spécialisé. Voilà ce qui fait dire à Achraf qu’Al Bawsala cherche à « communiquer de manière proactive ».

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Figure 7 : Une infographie des mouvements de député.e.s entre les partis rappelant le mercato sportif, publiée sur la page Facebook d’Al Bawsala en mai 2018

Les données ouvertes sont elles aussi considérées comme une condition méliorative du droit d’accès à l’information. L’organisme vante leur potentiel, qui réside dans le fait que quiconque puisse se réapproprier les données d’autrui si elles sont ainsi classées, amenant un potentiel d’exploitation qualifié d’extraordinaire. Un discours entendu chez nombre de politicien.ne.s est qu’il manque de statistiques et de recherches sur divers éléments sociopolitiques en Tunisie, mais on argumente dans l’équipe qu'il y en a bien plus que ces gens ne soupçonnent. Seulement, si elles étaient toutes mises en ligne sur un format exploitable (base de données, Excel, etc.), selon les mots de Warda, chaque personne qui a un intérêt particulier sur le sujet, que ce soit dans le cadre de ses études, de ses hobbies ou autre, pourrait faire toutes les extrapolations, jeux de données ou recoupements qu’elle veut. Il y a une infinité de possibilités d’analyses en reprenant le travail ouvert d’autres personnes, tel.l.es les journalistes. L’organisme souhaite que ces personnes intéressées puissent saisir ces données et les manipuler comme elles le veulent, de la façon la plus libre possible. De ce fait, il soutient et fait la promotion de l’initiative d’un portail de données ouvertes, Data4Tunisia (https://www.data4tunisia.org/fr/), créée par l’association Les Cahiers de la liberté.

Al Bawsala, pour sa part, s’engage à ouvrir ses données traitant des enjeux parlementaires et celles sur les municipalités, avec leur indice de transparence (basé sur leurs ressources, leurs prêts, etc.). Ses données concernent aussi le budget de l’État, et nombre de questions pourraient être investiguées par les citoyen.ne.s

123 cultivant cet intérêt, telles que les lançait Warda : Combien l’État a-t-il investi sur cinq ans en réformes institutionnelles relatives aux droits humains ? Est-ce que les dépenses étatiques ont évolué concernant la santé rurale ? Est-ce que la collecte des taxes est équilibrée selon les moyens respectifs des municipalités ? Et cela suscite avec le temps l’intérêt de plus en plus de personnes, qui font des sollicitations, par exemple pour obtenir le format exploitable de diverses infographies.

Cela est gratifiant pour l’organisme puisqu’il voit qu’il est un facilitateur de compréhension et d’action pour les citoyen.ne.s. Cela permet même de l’autre côté de nourrir sa propre analyse puisqu’il ne peut aller dans tous les détails possibles dans le cadre de ses travaux, comme sur le profil social des député.e.s qui votent en faveur de projets sociaux, ou ceux à caractère financier en lien avec l’austérité, ou encore sur le profil sexospécifique ou d’âge des député.e.s. L’organisme souhaiterait aussi en savoir plus sur la durée de vie des projets de loi : un projet portant sur la fiscalité et la corruption est-il plus rapide à adopter qu’un portant sur les droits ?

Bref, les principes de transparence de l’information et de son accessibilité, qui peut aller jusqu’aux données ouvertes, rejoignent les idéaux de lutte à la corruption, et cela s’incarne en un projet global en alliance avec d’autres associations.

7.5 La lutte contre la corruption

Une autre manière pour Al Bawsala de s’engager dans la lutte contre la corruption est par le projet du Partenariat pour un gouvernement ouvert (PGO, aussi connu sous son nom anglais, l’Open Government Partnership), dans lequel elle détient un rôle actif dans le comité de pilotage tunisien. Ce programme vise à appliquer les grands principes de la transparence sur le plan de la législation des pays partenaires. Comme amené en chapitre 4, il s’agit d’une instance internationale de réflexion et de propositions de projets de société ralliant à parts égales des membres du gouvernement et de la société civile pour les 79 pays membres. Parmi les projets proposés par le PGO en Tunisie, l’un d’entre eux porte sur les données ouvertes, ce qui a constitué un point d’intérêt pour Al Bawsala lors d’un premier plan d’action en 2013.

J'ai eu l’occasion de faire l’observation participante de deux réunions à l’interne qui avaient pour objectif de déterminer les thèmes que proposerait le comité de pilotage pour le troisième plan d’action du PGO tunisien, en plus d’un entretien avec la personne qui représentait Al Bawsala dans ce comité depuis ses débuts. Elle avait pour mandat d’y défendre les principes de transparence, de redevabilité et de défense des libertés individuelles et collectives, et d’assurer un engagement continu de la société civile. Talonner les dirigeant.e.s

124 pour assurer une législation en adéquation avec les besoins fait également partie des priorités des membres de la société civile avec qui elle travaillait, et avec les moyens disponibles. L’intérêt de faire partie d’un regroupement semblable est de « bénéficier de ressources matérielles et en termes de capacity building, des ressources humaines, de training, etc. » (extrait d’entrevue avec Feriel).

La place de la société civile est primordiale dans ces démarches : « La société civile inspire à la fois le gouvernement, lui donne du souffle et des moyens nouveaux de travail, mais crée aussi de la pression et une sorte de levier pour tous les projets sur lesquels on s’est mis d’accord » (extrait d’entrevue avec Feriel). De plus, la structure de fonctionnement du PGO est l’égalité complète en termes de pouvoir avec les figures dirigeantes, non seulement dans le choix initial des projets à entamer, mais également dans leur poursuite ou non, et à quelles conditions. L’expertise de la société civile est nécessaire pour mettre en branle ces projets puisqu’au moins un organisme est responsable de chacun d’entre eux selon les thématiques explorées, que des réunions mensuelles de suivi l’impliquent et que la mise en œuvre des activités peut relever de la responsabilité gouvernementale (ou publique), civile ou un mélange des deux. Al Bawsala se réjouit aussi d’une mesure de balisage qu’a mise en place le PGO, le Mécanisme de rapport indépendant, qui fait acte de conscience que le gouvernement a généralement plus d’intérêts à défendre que la société civile dans la reddition de comptes, donc que la société civile a des buts davantage tournés vers le service à la population et mérite d’être écoutée attentivement.

En 2018, le comité formé de 12 personnes en était à la fin du deuxième plan d’action du PGO, (chaque plan s’étalant sur deux ans). Les démarches de consultations publiques de ce plan avaient été plus fastidieuses, en raison notamment de l’instabilité gouvernementale, mais le comité avait l’intention de les améliorer lors de l’élaboration du troisième plan. C'est dans le cadre des préparatifs pour ce nouveau plan que la personne responsable de ce dossier à Al Bawsala avait organisé des réunions formelles avec l’entièreté de l’équipe. Elle cherchait à prendre son pouls sur la pertinence de poursuivre son engagement avec le PGO et sur la forme que pourrait prendre cet investissement dans ce troisième plan d’action national. Il a été retenu dès la première réunion qu’Al Bawsala allait ne pas être qu’un soutien aux autres ONG présentes, mais devenir « force de proposition » (selon les mots de Warda) et, idéalement même un catalyseur, ou un poids fédérateur : « we don’t want to agree or disagree on something that already exists, c’est notre mission naturelle » (Warda, en échange de groupe). L’ONG cherchait à avoir un impact sociopolitique quantifiable et à rentabiliser son investissement en temps et en énergie. C'est ainsi qu’un groupe de travail s’est créé afin de proposer un argumentaire au comité sur l’implication souhaitée d’Al Bawsala. Un des projets thématiques présentés au comité de pilotage portait sur le transfert fiscal, dans le but d’apposer une transparence budgétaire et fiscale à un ministère qui avait jusqu’alors toujours été réticent à produire des rapports sur les

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éléments de sa fiscalité. On cherchait ici à devenir un site miroir du ministère des Finances, parce que beaucoup de données étaient alors manquantes, omettant d’y inclure celles de certaines institutions gouvernementales. Le deuxième projet concernait les zones grises de la législation sur les droits humains et l’impact social de ces lois qualifiées de liberticides. Le thème de la transparence des données revenait ici aussi, cette fois ciblant le ministère de la Justice, concernant arrestations (pour se demander qui est incarcéré.e, pour quel crime et pendant combien de temps, et ce, avec l’aide d’un système d’anonymisation). Un troisième projet allait devenir un carnet d’adresses de l’État (mais cette thématique était encore en discussion auprès des autres membres et était donc en peaufinement à mon départ). De plus, il avait été décidé d’user de l’expertise des membres du groupe pour ajouter une composante portant sur la décentralisation à l’intérieur des projets proposés.

Bref, cette participation à ce programme d’envergure par une concertation et des dispositifs internationaux sur une meilleure gouvernance démocratique vise une pénétration des processus décisionnels publics par la société civile. Les concertations et la responsabilisation partagée sont comprises comme des caractéristiques de la bonne gouvernance. Darius Adamski (2014) abonde en ce sens dans le fait que l’accessibilité aux documents officiels poursuit des buts bien sûr de transparence, mais également d’ouverture à l’examen discussif, d’imputabilité et de renforcement de légitimité ; en ce sens cela fait office de reddition de comptes. Il dit aussi que les chiens de garde publics, référant ici aux individus et organisations militant pour une cause de nature publique, ont pour fonction d’ouvrir un débat en nourrissant le public d’informations primaires. Cette poursuite de la légitimité gouvernementale se fait sur un plan légaliste, donc sur les procédures relevant du domaine factuel, et sur le plan idéologique du discours démocratique.

7.6 En bref

Plusieurs éléments et interrelations conceptuelles ressortent entre les droits humains et la démocratie. Cependant, il est possible de tirer des conclusions plus générales : Al Bawsala croit que la démocratie est obsolète sans droits humains, et vice versa. Les éléments suivants sont tirés d’échanges de groupe s’étant tenus dans le cadre d’une retraite stratégique où la mission et la vision de l’organisme ont été rediscutées à la lumière de l’évolution de ses activités depuis sa fondation.

La démocratie vise l’instauration d’un contexte de plein déploiement des droits humains.

L’organisme se positionne en défaveur d’un conditionnement de la dignité par un système politique. Celle-ci devrait être absolue et irrévocable peu importe le contexte dans lequel un individu se trouve puisque toute personne, de par sa simple existence, s’en trouve pourvue ; cela rejoint l’esprit de l’article 1 de la DUDH. Ainsi,

126 un État, peu importe son système politique, devrait être garant de la protection de cette dignité innée dans l’éventualité où une personne physique ou morale tenterait d’amoindrir ou de soustraire celle d’un individu tierce. L’État a donc un devoir de protection de ses citoyen.ne.s et se trouve ainsi dans une position de redevabilité. Celle-ci, comme le théorisait Zied en échange de groupe, s’opère sur deux plans : vertical et horizontal. Le premier concerne sa relation avec sa population, particulièrement en contexte de corps législatif et exécutif élus. Le second est relatif à sa constitutionnalité, donc à son cadre de fonctionnement et à sa structure interne, incluant les institutions qui le composent. Je propose ici de compléter cette vision avec la réglementation internationale, puisqu’un État est forcément en relation avec des entités externes mais constituées similairement.

L’État opère sa gouvernance par l’élaboration de politiques publiques, touchant des sujets variés, tels sur la démographie, la santé, la culture, le genre, l’urbanisme, etc. Aussi larges que puissent être ces politiques, elles devraient toujours être au service de l’ensemble la population gouvernée. Ceci relevant d’une théorie de la philosophie politique, la réalité terrain est autre. Devant le constat que son État est lacunaire et ne remplit pas cette mission, Al Bawsala incite les citoyen.ne.s à devenir actif.ive.s devant leurs droits et libertés, d’ordre tant individuel que collectif. Ceux-ci, de par leur valeur innée, se doivent d’être arrachés s’ils ne sont pas respectés dans le cadre d’une constitution. La tâche est double en contexte autoritaire puisqu’en plus de lutter contre ces pratiques limitatives, il faut contester l’appareillage structurel et idéologique qui rend possible de telles activités.

Voilà ce qui motive Al Bawsala à utiliser un vocabulaire axé sur l’empouvoirement. Ainsi, au lieu d’utiliser des formulations telles que « les droits et libertés sont garantis », elle juge préférable d’énoncer que « les citoyens et citoyennes jouissent de leurs droits et libertés ». Même, il est possible d’aller plus loin en faisant valoir que l’expression « jouir de » n’est pas assez active et que l’idée devrait être poussée : sensibiliser, conscientiser et éduquer, pour amener un changement des comportements sur les niveaux individuel (citoyen.ne.s et décideur.euse.s) et structurel (les institutions) afin de garantir le respect des droits et libertés par des interactions dynamiques et positives entre ces niveaux. La création d’espaces d’échanges sur ces plans est donc nécessaire, et nous amène au point suivant.

Le respect des droits humains permet une participation citoyenne dans un cadre démocratique afin d’assurer l’établissement d’une société inclusive dans sa diversité d’opinions et de réalités sociales.

L’objectif ici est de s’assurer que les individus puissent avoir une voix afin d’avoir des politiques publiques à leur image, notamment grâce à la défense de leurs intérêts. Voilà ce qui explique pourquoi la mission d’Al

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Bawsala est de rapprocher les citoyen.ne.s de la vie politique, voire de les mettre au cœur du discours et de l’action politique. Ici, pour revenir sur cette idée de l’échange, nous pouvons concevoir le rôle des citoyen.ne.s en termes de pouvoir, afin d’amener un équilibre des pouvoirs publics. Dans cette perspective, il peut être utile de penser la coopération avant la confrontation avec le pouvoir étatique, et cette coopération devrait commencer par l’ensemble des membres de la société civile, en voyant ce qui les unit d’abord et avant tout. Cela peut se résumer encore à la prise en compte des besoins de toutes les tranches de la population, afin de contrebalancer des façons de faire courantes qui consistent à privilégier ceux de groupes déjà favorisés (dans une société sexiste, ce sont les hommes ; dans une société raciste, ce sont les personnes à la peau claire, etc.). Pour autant, la démocratie ne doit pas devenir la tyrannie de la majorité, mais la protection de ces minorités (Warda, en échange de groupe). Nous pourrions même parler de groupes minorisés, impliquant que ces inégalités sont le fruit d’une construction sociale. Panikkar abonde en ce sens : « Les droits [humains] sont un dispositif juridique destiné à assurer la protection des groupes numériquement faibles (la minorité ou l’individu) en face de la puissance du nombre » (1982 :101).

Cela peut se contrer par des mécanismes forts de mise en œuvre de participation citoyenne. Ceci implique de mener plus que de simples consultations publiques avant de concevoir un projet de politique publique. Il est question ici de participation citoyenne à toutes les étapes de la formation et de l’exécution d’un tel projet. C'est donc de concevoir aujourd'hui les citoyen.ne.s comme des futur.e.s preneu.se.r.s de décision, ce qui mène à considérer comme nécessaire le fait d’imaginer la politique par le bas. Par ailleurs, la participation citoyenne peut ne pas forcément être dans le but d’influencer les politiques, dans l’état courant des choses ; elle peut également simplement servir de moteur à un sentiment d’appartenance à une communauté. Précisons aussi que cette participation peut être discutée autrement qu’en regard de l’influence sur la législature, mais en outre dans l’étendue de toutes les institutions législatives sans pour autant qu’elles aient de pouvoir décisionnel. Ultimement toutefois, son but demeure que chaque personne puisse jouir de ses droits et libertés.

Ces droits et libertés, que l’État garantit et qui sont réclamés par la population, sont conceptualisés avant tout comme de nature politique, particulièrement dans le cadre d’une transition démocratique comme c'est le cas en Tunisie. En poursuivant cette logique c’est en donnant plus d’accès aux droits et libertés politiques aux citoyen.ne.s qu’ils pourront arracher leurs droits et libertés économiques (Hafsa, en échange de groupe). Cela inspire certaines personnes à parler de prospérité, au regard du bien-être social. C'est ici que la dignité humaine s’ancre plus durablement, grâce à un confort matériel, culturel et intellectuel.

Ainsi, dans cette logique, les droits et libertés sont une finalité en eux-mêmes, de même que la participation citoyenne. Pour y arriver, on peut se reposer sur deux grands concepts : l’égalité et l’équité. Le premier se

128 réfère à la place de chaque individu devant la loi et peut être renvoyé aux droits politiques ; le second, aux différences sociales qui devraient être objet de mécanismes publics pour donner à chacun.e le même accès aux chances et aux ressources, en liens avec les droits socioéconomiques. Les deux vont donc de paire.

La notion de citoyenneté, que nous avons abordée plus tôt, est importante à nouveau ici pour nous, car se situant à la frontière de ces concepts. Margalit affirme qu’il s’agit d’« un statut d’appartenance qui implique des droits » pouvant même être conceptualisé comme un « bien public » servant une certaine conception de l’État providence (1999 :148 ; 153). Si nous avions déjà abordé quelques éléments théoriques, ce sujet mérite ici qu’on s’y arrête pour réfléchir sur ses limites. Ainsi que Neveu (2004) le relate, la relation entre la citoyenneté et la nationalité est très étroite, au point où plusieurs la confondent. Cela trouve racine dans l’implantation de ces éléments dans la culture politique, considérant qu’ils sont tous deux apparus dans le cadre du développement de l’État-nation et que l’un et l’autre sont des statuts menant à la protection des droits par celui-ci. Si Neveu cherche à repenser la citoyenneté en apposant une distinction entre ces notions principalement par la réflexion autour de l’ethnie, les discussions chez Al Bawsala s’orientaient vers le levier des mouvements transfrontaliers contemporains. Plusieurs personnes, comme les réfugié.e.s, ne sont pas citoyennes au sens formel, et ne bénéficient pas de toutes les protections étatiques possibles. Les réalités migratoires devraient servir de moteur à une nouvelle définition et réglementation de ce qu’implique la citoyenneté, de manière non contraignante juridiquement pour quiconque désire s’en prévaloir.

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CHAPITRE 8 : UN AVENIR IDÉALISÉ : LES LUTTES POUR LES DROITS

La lutte pour les droits chez Al Bawsala, tant dans sa vision, sa mission et ses objectifs, prend appui sur la Constitution, sur la DUDH et sur d’autres conventions internationales. Ce corpus normatif constitue un horizon à atteindre, sur lequel les pratiques d’aujourd'hui devraient se moduler. On cherche à ce que l’ensemble des individus puisse se prévaloir, s’ils le désirent, des droits qui sont leur garantis dans les traités internationaux, mais qui sont parfois contestés tant à l’échelle locale qu’au parlement, n’en déplaisent à certain.e.s (par exemple, que les femmes puissent hériter autant que les hommes). Dans ce chapitre, j’esquisse un schéma relevant de la téléologie suivant l’ordre suivant : les obstacles surmontés par le passé par la population tunisienne devant ses dirigeants, la comparaison de la Tunisie avec d’autres pays sur le plan des droits et libertés et des politiques publiques et l’espérance d’un avenir où les droits seraient garantis et respectés.

Pour parler de téléologie, je m’appuie sur la vision qu’en propose Sibelo Ndwandwe (2018) qui, bien que située en contexte panafricain, trouve écho dans le propos véhiculé ici. Son énoncé principal est que l’idée du bien commun se conceptualise le mieux dans une perspective téléologique. D’un côté, la philosophie traditionnelle africaine générale à laquelle elle fait référence tend à placer les intérêts de la collectivité au- dessus de ceux de l’individu et à insister sur ses responsabilités ; de l’autre, celle des droits humains, aux racines plutôt occidentales, ainsi qu’expliqué dans chapitre 1, a des assises individuelles ; la position du bien commun téléologique vise à effacer cette dichotomisation. L’idée du bien commun reconceptualisée ici vise le respect des droits propres à chaque personne, tout en construisant l’avenir de la communauté par la conjugaison d’à la fois une responsabilisation et une reconnaissance mutuelles. L’aspect téléologique est alors à comprendre comme une sorte de développement personnel collectivisé, alliant le « community-creating » et « [the institutionnalisation of] a sense of shared interest in joint self-development » (2018 : 116). Bref, « [w]hen conceived in teleological grounds, rights and the common good are mutually constitutive » (2018 :102). Ce qui relève du bien, selon Wiredu (dans Ndwandwe 2018), est ce qui promeut et maintient les intérêts humains dans l’harmonie. Le bien commun devient donc le vecteur de l’action de l’humain en société, ou autrement dit, sa finalité. Wilson, quant à lui, parle de positivisme inhérent à l’étude de droits humains, dans l’optique d’assurer un avenir dépourvu des erreurs du passé, qui elles, auront alors été réparées (2006). Ceci peut se comprendre comme une modulation particulière de la vie sociale des droits, qui se nourrit de cet idéal représenté afin de guider les actions menées aujourd'hui.

Ceci rejoint la vision d’Al Bawsala, où l’intérêt commun est l’élément clé de ce qui constitue la politique noble. Les personnes légiférant avec en tête leurs propres besoins en premier, ou ceux de leur groupe (parti, appartenance sociale, etc.), vont donc dans une direction différente et s’éloignent de ce qui est ici vu comme

130 noble. Si ce n’est une gouvernance pour toustes, c'en est pour une élite, non inclusive. Cette vision binaire est très présente dans les débats militants, et ce, de manière internationale : les individus et groupes ne cherchant pas à améliorer les conditions de vie de l’ensemble de la population sont catégorisés comme des adversaires, dont on doit soit changer les idées, soit freiner les actions.

8.1 Un point de vue sociohistorique en Tunisie

Sur cette idée de l’évolution des pratiques sociales vers un bien commun, il est considéré que c'est la modernité étatique qui est la plus apte à réaliser cet objectif. C'est dans ce contexte historique que peut le mieux se déployer la société civile, en comparaison avec une organisation sociale plutôt déterminée par des liens claniques, tribaux, familiaux ou religieux. C'est ce qu’avançait Souhel en entrevue de groupe, appuyé.e par les autres présent.e.s, puisqu’une modernité donne lieu à des réformes structurelles contraignantes pour tout le monde. Bourguiba est considéré par cette personne comme le meilleur exemple comme quoi il serait possible de changer profondément une société par le droit moderne : « quand il a fait adopter le Code du statut personnel, si on avait organisé un référendum, 95 % au moins, si ce n’est 99 % des Tunisiens auraient voté contre, en 1956 ». Le Code du Statut personnel est un texte de loi ayant marqué le pays et étant considéré tant par les citoyen.ne.s que par les analystes (Chékir 2014, Gastineau 2012, Aloui Gtari 2016, parmi d’autres) comme un document particulièrement avant-gardiste pour son époque et, fait notable, ayant été adopté seulement trois mois après l’indépendance60. « Lorsqu’il a accédé au pouvoir, je pense qu’il a drastiquement fait changer les choses, aussi bien au niveau social que sociétal, et il a prouvé que les deux ne sont pas en concurrence, et il a prouvé que les deux vont de paire en fait » (Souhel, en échange de groupe). Cela fait écho au rôle du dictateur éclairé, parce que bien que Bourguiba ait été mené au pouvoir par des élections, son régime relevait davantage de l’autoritaire que de la démocratie. Sans s’avancer plus loin vers cette avenue puisqu’elle mériterait une attention bien plus soutenue, retenons que de grandes différences existent quant aux moyens de mener des réformes sociales entre le contexte politique de Bourguiba et celui d’aujourd'hui, où des membres du parlement, bien qu’élu.e.s, doivent répondre aux attentes de leur base électorale.

La facilité d’action qu’a eue cet ancien despote est de ne pas avoir eu à convaincre ses collègues ou adversaires à chaque élément législatif qu'il amenait. Ses actions ayant été davantage dirigées vers ce qu'il jugeait bon pour son peuple et non seulement pour ses propres intérêts – ce qui le distingue d’un tyran – il a été amené à définir une ligne idéologique claire et avec peu de compromis. Ses décisions ne pouvaient être que difficilement remises en cause. Le peuple a dû se soumettre à sa politique générale, et, avec le temps, a

60 Ce code de lois, parmi d’autres éléments, interdisait la polygamie, donnait le choix aux femmes de leur époux, et celui d’en divorcer, et fixait un âge minimal au consentement au mariage, soit 15 ans pour les femmes et 18 pour les hommes.

131 adopté nombre de ses idées. Ceci correspond au schéma que Goodale esquisse (2017), avec la « hard law » s’incarnant en la « soft law ». La définition de cette dernière m’apparaissant la plus juste dans ce contexte est donnée par Alan Boyle, et consisterait en « a variety of non-legally binding instruments used in contemporary international relations by States and international organizations » (2006 : 142), et la première est bien sûr son contraire. Autrement dit, un schéma fréquemment observé est celui des normes dictées par une autorité qui s’incrustent dans les représentations courantes de la justice et des droits. Toutefois, les mouvements sociaux, incluant ceux de la Tunisie, cherchent à déplacer cette « soft law » vers la « hard law », et donc inverser la tendance pour plutôt institutionnaliser des pratiques et représentations sociales déjà présentes parmi la population.

Toutefois, nous arrivons à un stade où les générations actuelles commencent à ressentir une certaine distance entre elles quant à leur vision d’une bonne gouvernance. Les jeunes qui aujourd'hui prennent part pour la première fois à la vie publique ont vécu davantage d’années sous le régime démocratique qu’autoritaire et sont de plus en plus placé.e.s devant les discours modernes des droits humains. Leurs ainé.e.s, en revanche, n’ont connu cette situation qu’à des degrés variables. C'est ce qui amène Jalel à placer son espoir d’une gouvernance démocratique véritablement entrelacée avec les notions de droits humains propres à l’ère contemporaine entre les mains de la jeune génération. Si l’on éduque ces enfants de cette manière, alors que peu à peu iels « sont habitué[.e.]s à respecter les autres, à être respecté[.e.]s [iels]- mêmes, d’ici trois à quatre générations, tu auras face à toi, dans des postes de ministres, de conseiller[.ère.]s, etc., des gens qui savent ce que c'est que le respect, les droits [humains], qui respectent les homosexuel[.le.]s, qui respectent les différences » sans pour autant que cela ne soit motif de discrimination (extrait d’entrevue avec Jalel).

8.2 L’avant/après de la révolution

Il m’apparait ici important de souligner une dimension historique comparative entre l’ère pré- et post- révolutionnaire, et amenant avec elle son lot de nuances. Pour citer Pierre Puchot, publié dans le blog d’enquête tunisien Inkyfada : « C’est grâce pourtant à la mémoire qu’un peuple tire les leçons du passé et avance vers un futur porteur de progrès. Mais en Tunisie, cette mémoire est falsifiée, détournée, niée, travestie pour servir un autre but : refermer la parenthèse ouverte par la révolution afin de réinstaller le grand récit d’une "élite" politique héritée des années Habib Bourguiba, le premier président du pays » [date inconnue].

Le piège à éviter est alors celui du récit héroïque, notamment parce que si l’on considère que le peuple a aujourd'hui gagné l’ensemble de ses droits démocratiques, cela implique que le gouvernement en place actuellement l’est de façon tout à fait légitime, et que l’État n’a plus à se reprocher quoi que ce soit de ses

132 actions passées (sans oublier qu’elles n’ont pas été réparées selon la société civile), puisque la priorité est désormais de s’attarder aux problèmes de la vie quotidienne. Ainsi, l’enjeu de la mémoire traverse celui de la responsabilisation, criminelle ou non, des actions du passé.

Les revendications portées par le peuple tunisien en 2010-2011 concernaient une visée de justice sociale et de dignité. Tel que souligné dans le chapitre 2, le tout a commencé par des soulèvements pour des questions sociales, suivi par des enjeux de liberté politique. Cette révolution a amené plusieurs changements, et c'est de cela dont il sera question dans cette section, selon les témoignages récoltés en entrevues formelles et informelles.

Il y a d’abord la question des tabous : quelques membres ont souligné puis insisté sur le fait que de nombreux tabous soient tombés au regard de la discussion sur les droits humains. Le printemps 2011 a amené ceci de différent que les individus et la population de manière générale n’ont plus, ou presque plus, crainte d’évoquer des sujets dits sensibles, tels que l’homosexualité ou la remise en question des règles coraniques sur l’héritage : « […] même si on est toujours loin d’une conception tunisienne de droits [humains] qui est indépendante des exigences religieuses, mais au moins, on aborde ce genre de sujet, on a mis ce genre de débat [sur la table] » (extrait d’entrevue avec Saïda). Une autre personne allait plus loin en disant qu'il n’y a simplement plus de tabous sur les questions de droits humains puisqu’ils auraient été aujourd'hui dépassés. Le propos n’est pas de dire que tout le monde conçoit ces droits de la même façon, en particulier si l’on intègre une dimension religieuse à leur analyse, mais plutôt qu’ils peuvent désormais être débattus et que cela est en soi un gain énorme. Toutefois, une autre personne faisait remarquer que ce débat est loin d’être serein. Elle prenait pour exemple le fait que les individus travaillant pour des associations de défense des minorités sexuelles sont la cible de fortes pressions sociales visant à ce qu’elles cessent certaines de leurs activités ou modifient leur discours public. Le débat social est donc en voie de mutation, tant sur le fond que sur la façon de le tenir.

Les membres ayant participé à cette discussion se sont toutefois réjoui.e.s de cette visibilité accrue des associations de défense des droits dans la sphère publique et du fait que leurs revendications soient amenées devant les député.e.s. C'est même quelque chose qualifié de révolutionnaire, du fait qu’elles puissent « se constituer, faire des activités, s’organiser, faire des manifestations » (extrait d’entrevue avec Souhel). Un premier pas est donc franchi si l’on compare la situation actuelle avec la Tunisie sous Ben Ali ou à d’autres pays aux conditions sociopolitiques similaires : « C'est-à-dire que si on jette un petit coup d’œil aux autres pays arabes, on est loin devant, on a fait des pas de géants et je pense que dans ces matières sociétales, le plus difficile est de casser le tabou, le reste c'est une question de temps. On veut consacrer l’égalité

133 successorale aujourd'hui ou dépénaliser l’homosexualité aujourd'hui, ça viendra, dans deux ou trois ans, quatre ans, cinq ans, dix ans, ça viendra » (extrait d’entrevue avec Souhel).

Ceci est particulièrement vrai chez la jeune génération, de 30 ans et moins, qui a une énergie prononcée à revendiquer ses droits et libertés. D’un côté il est vrai qu’elle n’a participé qu’à degrés variables à la révolution en raison de ses âges parfois trop bas à l’époque, mais elle voit aujourd'hui les déceptions de ses ainé.e.s, qui ont sans doute eu trop d’attentes de résultats rapides pour voir les effets de la démocratie sur leur vie quotidienne. Il est donc vrai que « [l]es fondements de cette démocratie naissante sont encore fragiles et la mainmise des partis politiques est encore importante dans cette phase de transition » (entrevue à Radio Tunis Chaîne Internationale à l’émission Dans le vif du sujet). Toutefois, avec un regard optimiste, il est possible de dire que ces jeunes font partie de la victoire révolutionnaire puisqu’elle est grandement motivée à reprendre le flambeau. Il n’y a qu’à penser à des formations comme Manich Msemah qui insufflent une nouvelle motivation aux mouvements revendicatifs.

C'est d’ailleurs la peur qu’un parti islamiste soit au pouvoir qui a aussi motivé plusieurs citoyen.ne.s à s’intéresser à la politique. Le parti Ennahdha est celui ayant remporté le plus de sièges aux élections de 2011, et il aurait pu poursuivre sa gouvernance et mettre en place son projet sociétal pendant encore des années s’il n’avait pas été rattrapé par Nidaa Tounes. Quelques personnes comparent maintenant l’arrivée au pouvoir de ce dernier parti , aux élections législatives de 2014, à l’époque de Ben Ali, soit en posant un constat de relâchement de l’intérêt public pour les affaires politiques nationales « mais avec cette nuance près qu’il y a un tissu associatif qui est là, qui est vigilant, qui fait son job» (Souhel, en échange de groupe), en faisant référence à la situation du contrôle public par la sécurité, voire au retour à l’impunité policière. Toutefois, ce parti se revendiquant du bourguibisme, donc héritier d’une certaine tradition politique, plusieurs franges de la population le voient comme l’actualisation d’une tradition séculière. Considérant la multiplicité des partis politiques du pays, il est difficile pour chacun d’entre eux de se hisser au rang de grand parti, et le vote stratégique (par exemple, voter contre un parti à tendance islamiste) s’avère pour plusieurs une solution de dernier recours. Nombreuses sont les personnes se sentant prises entre des partis aux idées auxquelles elles n’adhèrent pas entièrement, cherchant à éviter ce qu’elles considèrent comme le pire. Un des grands facteurs ici est de nature religieuse, selon Souhel, qui voyait une contradiction entre les idéaux de tradition islamique, faisant partie de la tunisianité de la population, et ses aspirations à l’ouverture aux discours globaux sur les droits humains61. Et ces conflits sociaux se reflètent par le vote. Cette fragilité de l’investissement démocratique et la désillusion devant son pouvoir rassembleur fait écho à la réflexion d’Eberhard sur le vivre- ensemble (2009). Il aborde dans une section de son article ce qu’il appelle l’« épistémologie de la fragilité »,

61 Bien que ces tensions identitaires soient de véritable intérêt anthropologique, elles ne seront pas abordées en profondeur dans le cadre de ce travail.

134 d’un point tant individuel que collectif. Celle-ci répond au besoin de reconnaissance de la fragilité de la vie humaine et de celle de la planète. Cette reconnaissance invite donc à la mesure de nos gestes afin que nous les inscrivions comme des responsabilités à l’égard d’une éthique de la fragilité (2009 : 90). C'est d’une pensée analogue que découle la protection des droits humains, à laquelle la composante du dialogue interculturel, ou ici interreligieux, s’ajoute graduellement. Nous pouvons interpréter ceci comme une invitation à la bienveillance dans nos gestes en société, ainsi qu’à l’entrée dans un dialogue social en tenant compte de la vulnérabilité de nos interlocuteur.trice.s. Peut-être que cette conceptualisation du vivre-ensemble mènerait alors à une implication active de notre responsabilisation au moyen d’une écoute active dans les débats sur les droits humains en transition démocratique et d’une réponse posée ; bref, du partage d’idées et de ressentis.

La révolution a également amené des changements en deux principaux moments, ou deux séquences d’évènements, selon la conceptualisation analytique d’un.e membre. D’abord, ceux du 17 décembre 2010 – l’immolation de Mohamed Bouazizi, ayant sonné la cloche aux premières protestations, de nature sociale, particulièrement relatives à l’accès à l’emploi. Celles du 14 janvier 2011, ayant fait fuir le dictateur Ben Ali, étaient des réclamations de libertés politiques et sous l’angle des enjeux sociétaux. Selon cette personne, c'est cette dernière vague de revendications qui a eu le meilleur succès. Et pourquoi ? « Parce que la priorité a tout de suite été donnée aux questions politiques. D’ailleurs, j'ai envie de dire à juste titre, parce que qu'il fallait quand même fonder un système démocratique, qui est le préalable justement à tout changement socioéconomique » (Souhel, en échange de groupe). Dans cette visée, selon Souhel « si on tranche la question, la bataille des libertés individuelles, ça va libérer les énergies et pousser les gens un peu réfractaires ou je sais pas quoi [vers] la question sociale, à s’y intéresser, donc il sera grand temps que toutes les énergies se concentrent sur la question sociale ». L’expression des libertés individuelles était ici employée en référence aux enjeux sociétaux, ou autrement dit, relatifs aux interactions entre les individus et leur société. Selon son interprétation, il serait plus facile de trancher en faveur ou en défaveur d’une liberté individuelle et de légiférer sur elle que de réfléchir à une politique sociale se mettant en œuvre sur un plus long terme. Les enjeux sociaux relèvent de chantiers plus larges, tel que relatifs à l’économie, et demandent une planification sur une plus grande échelle de temps. Les implications des débats pour la phase post-révolutionnaire seraient donc de nature plus sociale. Ceci relève d’un défi plus important pour les activistes, qui jusqu’alors ont davantage été porté.e.s à défendre et formé.e.s sur des éléments plus spécifiques plutôt que de concevoir une politique économique s’arrimant avec un déploiement des droits humains de la manière la plus inclusive possible.

Le système politique démocratique peut donc être vu comme une condition favorisant le développement économique et une meilleure garantie des droits socioéconomiques. Mais l’opinion inverse a aussi été partagée : « Je pense que ce qui est de l’ordre social est un préalable pour la transition démocratique si les

135 régions marginalisées continuent d’être marginalisées et exclues ; c'est de nature à menacer la transition démocratique en Tunisie » (extrait d’entrevue avec Basma). Nous sommes donc face à une situation comparable à celle cherchant à savoir qui, de l’œuf ou la poule, est apparu.e en premier. Il m’apparait toutefois plus judicieux de ne pas considérer ces éléments comme en concurrence dans l’échelle des priorités. La thèse défendue ici est que le développement démocratique et des droits et libertés sont dépendants l’un de l’autre pour favoriser l’essor d’une société démocratique, ainsi qu’expliqué dans le chapitre 7. Tout demeure donc une question de temps afin de mettre ces éléments en place et les gains sociétaux et sociaux, peu à peu, en amènent d’autres. Une dynamique s’installe au sein de la société civile, et celle-ci tente au mieux possible de répondre aux besoins d’aujourd'hui et de demain.

8.3 Une comparaison avec d’autres pays

On compare donc l’époque contemporaine à celles du passé et celles d’un avenir imaginé. On compare également les idées et actions du pays à ce qui est vu ailleurs, en faisant des parallèles spatiaux et temporels avec les situations rencontrées. Les analyses comparées entre pays sont un outil d’importance pour formuler les arguments dans les plaidoyers devant l’ARP et d’autres instances. Il a souvent été question dans les conversations informelles et même les entrevues auprès de médias de « rattraper le retard » devant des pays avec une longue tradition démocratique, d’être « un pays leader dans la région [du Maghreb, voire du monde arabo-mulsulman] », de s’inspirer de révolutions ailleurs pour proposer des modèles de développement politico-économiques alternatifs. En entrevues, différentes personnes ont positionné la Tunisie en rapport avec une « avancée sur le plan sociétal en Bolivie », ou selon une crainte d’« une régression démocratique, comme la Turquie ou la Pologne [qui] ne sont certainement pas des exemples à suivre ». Ainsi, la notion de progrès relatif ressort, mêlée à celle, chez les militant.e.s, d’un spectre d’un régime autoritaire. La totalité des Tunisien.ne.s (membres d’Al Bawsala ou non) que j'ai entendu s’exprimer autour de la Constitution de leur pays le faisaient avec fierté, et très souvent il y avait dans leur discours un élément de comparaison avec celle des autres pays arabo-musulmans, avec un jugement plus positif pour la leur. Ces gens appliquaient ici une logique téléologique en se comparant avec les autres pays reconnus comme faisant partie de la famille arabe, un point de référence politico-culturel. Les militant.e.s semblent ne pas vouloir se contenter de ces acquis, mais aller au-devant afin de devenir un modèle et prouver que le monde arabe – si une telle notion peut même exister – peut être le terreau fertile d’une culture démocratique forte. Au contraire, iels s’appuient sur divers standards internationaux pour faire valoir leurs points, et c'est ce qui les mène à se considérer comme progressistes. Les mesures progressistes défendues se définissent comme « conforme[s] avec les conventions internationales auxquelles la Tunisie adhère et est signataire [et qui sont aussi] respectueuse[s] des droits et libertés publics tels qu’ils sont définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Les référentiels universels, auxquels s’ajoutent nombre de conventions internationales, servent ici à se

136 positionner à savoir si les politiques du pays sont en adéquation ou non avec ces standards, donc « de leur temps », ou si elles accusent du retard. Retenons donc deux idées, soit d’abord qu'on peut s’inspirer de certains pays, et s’éloigner des pratiques d’autres, et ensuite qu’en Tunisie comme ailleurs, les conventions internationales doivent être compatibles avec la Constitution, et les projets de loi, avec la Constitution : une Constitution progressiste devient donc une ligne directe comme standard référentiel avec les standards internationaux dans la lutte pour les droits humains.

Les comparaisons avec les autres pays se font donc sur la base de la défense des droits et libertés, mais également sur le ton donné aux politiques publiques. Par exemple, Basma évoquait avec admiration les mesures prises au cours des dernières années par Evo Morales, président de la Bolivie, qui a distancié son pays de plusieurs institutions financières internationales aux politiques de développement contraignantes, telles que les Plans d’ajustement structurels, similaires à ce qu’a connus la Tunisie. Son plan de relance, à la philosophie économique inverse de ce que prône le néolibéralisme – donc avec de nombreuses dépenses publiques au contraire de l’austérité – inspirait grandement la personne qui en parlait puisqu’elle voyait de nombreux recoupements possibles avec la situation de la Tunisie, qui selon elle, profiterait d’actions similaires sur le plan des droits socioéconomiques, particulièrement relatifs aux droits du travail.

Un autre point de comparaison en matière de politique publique se trouve dans l’établissement des règles de législation constitutionnelle. Relativement à la nomination des juges de la Cour constitutionnelle qui se mettait en place, il a été rapporté lors d’une entrevue que « [m]ême dans les modèles comparés, c’est toujours la majorité renforcée, et pas la majorité relative ou absolue » (extrait d’entrevue avec Souhel) à peu d’exceptions près, qui alors vivent une « régression démocratique ». À nouveau, on cherche à prendre appui sur des pays aux politiques jugées porteuses, afin d’en extraire les éléments qui s’accolent le mieux au contexte du pays et de cheminer avec cet idéal en tête.

8.4 Les alliés et les adversaires

Afin d’atteindre ces idéaux progressistes basés sur des standards internationaux, outre le ton général de la lutte contre différents éléments de contexte, on peut percevoir des points d’alliance ou au contraire de rupture idéologique avec certaines organisations, qu’elles soient issues de la société civile ou de l’État. Toutefois, avant d’établir ce type de positionnement, un questionnement s’impose à Al Bawsala sur le type de relation à avoir avec différentes entités, comme les associations ou les expert.e.s sur des sujets précis, ce qui dictera les comportements à avoir avec elles. L’ONG est constamment aux aguets sur les potentiels conflits d’intérêts que pourraient avoir les associations et institutions dans leur travail et cherche à collaborer avec des

137 organisations à l’éthique la plus près de la sienne et aux projets militants similaires (thèmes, méthodes et visées).

Elle est, dans cette visée, en recherche continue de partenariats (l’expression « networking » était couramment utilisée dans les bureaux), qui peut même être une motivation principale à des voyages outre- mer62. Ces partenariats sont de deux principaux types, soit techniques et financiers. Si un partenaire (allié) diverge de son éthique, Al Bawsala a un jugement critique sévère par rapport à ses agissements : « Mais il est faible, leur communiqué ! Et ils veulent que nous le signions tous !63 ». De même, si une organisation propose à Al Bawsala un partenariat, elle s’assure de vérifier sa compétence, sa crédibilité et son expertise avant de donner une réponse positive.

Ce point, significatif pour les représentations sociales des institutions et de la société civile, se conjugue donc sur le plan des relations, entrainant une forme d’actions à l’égard d’autrui. C'est le statut de ces relations qui détermine la façon dont on se comporte devant l’autre : « Je sais plus c’est quoi ma relation avec lui : si je le mets dans les emails ou pas […] Mais il reste consultant, alors oui je le mets. » Sur le plan de l’ARP, cela prend la forme notamment d’une cartographie plus ou moins formelle qui est faite entre les membres, répertoriant qui pense quoi de quel projet de loi chez les blocs parlementaires, voire au sein des député.e.s et qui a quelle influence sur qui à l’ARP (en se faisant écouter par l’ensemble du groupe et basant ses arguments avec des informations vérifiées ou non). Ainsi certain.e.s membres qui font des plaidoyers ciblent plus particulièrement les gens en faveur des intérêts qu’iels défendent afin de leur donner le plus d’arguments possible. D’autres vont tenter de faire pencher la balance d’un vote en allant plus vers les personnes neutres à l’origine. Bien que les plaidoyers soient adressés à tous.tes les élu.e.s, l’énergie est concentrée sur les allié.e.s.

Les partenariats jugés porteurs pour l’organisation sont nombreux. D’abord, il y a ceux à l’échelle individuelle sur un format plus ou moins formel (« Bon, ça je le tiens pas d’Al Bawsala parce que j'ai plusieurs amis dans le système sécuritaire ») ou aux réseaux de contacts d’avocat.e.s servant au processus d’aiguillage dans les procédures d’accès à l’information. D’autres sont au contraire officialisés par l’organisation. Pensons simplement à l’Association Tunisienne pour l'Intégrité et la Démocratie des Élections, avec qui elle collabore sur le dossier de validation des procédés démocratiques, ou encore à Avocats sans Frontières et Human

62 Je fais ici référence à une conférence en Allemagne organisée par Deutsch Welle Media Service (radio allemande) à laquelle un.e membre a participé lors de mon séjour. La thématique touchait moins directement le travail d’Al Bawsala – le rôle des médias dans la lutte aux inégalités dans le monde – et c'est l’opportunité de rencontrer de potentiels partenaires qui était moteur de sa participation à l’évènement. 63 Après discussion informelle avec une autre personne, ici il était question d’un communiqué qui ne présentait rien de percutant et ne proposait pas de mesure d’action, ce qui explique la teneur du mot « faible ».

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Rights Watch pour celui de la justice transitionnelle. Aussi souhaitais-je m’attarder sur un des groupes avec qui Al Bawsala a noué un partenariat officiel, duquel j'ai pu faire une ethnographie d’une première rencontre dans le but d’élaborer les bases d’un nouveau projet commun. Celui-ci relevait du domaine du contrôle parlementaire sur le budget ministériel de la sécurité.

Au cours du mois de mai 2018, deux représentants internationaux du Geneva Centre for Security Sector Governance (DCAF)64 sont venus dans les bureaux d’Al Bawsala pour discuter avec trois membres. Iels cherchaient à travailler plus étroitement avec la Commission de sécurité et de défense, que l’on qualifiait, lors de cette rencontre, de plus froide à accorder plus de pouvoir au parlement sur les enjeux de sécurité, comme sur le contrôle de l’armée. Des consultations de facilitation pouvaient alors être envisagées pour développer des plans de travail. Toutefois, les ressources manquaient au parlement pour effectuer ce travail. Ainsi, les tenant.e.s de cette discussion se sont tourné.e.s vers les questions thématiques et non pratiques, comme le rôle que les député.e.s peuvent avoir sur la rédaction, et la diffusion de certains documents. Le DCAF n’avait pas alors une idée claire de ce qui pouvait être fait, mais souhaitait impliquer la société civile dans le développement d’un programme dans le domaine délicat du contrôle parlementaire sur le budget de sécurité. Délicat, parce que, selon les échanges de cette réunion, le contrôle parlementaire n’est pas valorisé par le parlement. Le constat général des défaillances était similaire entre le DCAF et Al Bawsala, ce qui fait penser que ces deux groupes partageaient un même regard sur la situation parlementaire tunisienne.

Ces échanges se sont faits dans un français éloquent, avec un ton clair, décisif et posé, sous une forme de respect et de politesse (« Pardon je vous ai coupé.e »). Le projet émanait du DCAF, et Al Bawsala avait ici un rôle davantage consultatif : les principaux éléments décisionnels venaient surtout du DCAF, comme la durée du projet, le groupe à influencer en premier, la note conceptuelle comme activité. Le focus qu’il fait sur la sécurité, venant de sa mission même, entrainait la recherche d’une influence plus grande sur les ministères de l’Intérieur et de la Défense. C’était lui qui posait les questions, et les membres d’Al Bawsala y répondaient. « Que pensez-vous de [tel problème] ou de [telle solution] ? », « Moi je pense/vois que […] » ce à quoi la réponse était souvent « Oui je suis d’accord que […] ». À la suite de cette rencontre, on a procédé à un échange de cartes d’affaires, agrémenté de questions sur l’organisme qu’est Al Bawsala et sur les parcours professionnels de ces personnes.

À l’inverse, des rencontres ne se sont pas nouées en des partenariats si enthousiastes. Par exemple, une alliance avec la Jasmine Foundation n’était pas assurée de déboucher sur un échange fructueux, puisqu’Al Bawsala jugeait que les conflits éthiques étaient plus propices avec cette organisation, étant donné qu’elle a

64 Il s’agit d’un think tank sur la sécurité et la démocratie, basé à Genève, en Suisse. Le DCAF fait un travail de type coopératif avec les ministères tunisiens de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice, mais aussi avec des médias et des membres de la société civile. Pour en savoir plus : https://www.dcaf.ch/.

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été fondée par la fille du président d’Ennahdha, un parti politique inspiré par l’islamisme. D’autres associations, avec qui Al Bawsala a travaillé sur le CCL ont été sujettes à des critiques dans des échanges informels : « Qu’est-ce qui leur prend de faire des choses comme ça ?! » Ici l’important est moins la teneur du propos que ce qu’il représentait comme attitude relationnelle. Similairement, il a été énoncé en entrevue que le PNUD ferait moins de travail qu’avant, qu'il fonctionnait par des approches de l’ancienne école, et avait une constante participative moindre dans ses travaux. C'est ce qui a mené cette personne à dire que l’« Académie parlementaire est parasitée par le PNUD ». Des mots forts comme ceux-ci témoignent d’un sentiment en grande dissociation des pratiques, et au final de l’ensemble même de certaines organisations.

8.5 L’aspect combatif avec le parlement

Une nuance mérite d’être ici posée avant d’aller plus loin : si certaines personnes en entrevue avaient un discours sur fond de dichotomie adversaires/allié.e.s notamment au sujet de l’ARP, d’autres m’ont dit qu’iels avaient de bonnes relations avec l’ensemble de ces individus et qu’iels s’en faisaient un devoir que de maintenir ces échanges sous une perspective d’alliance auprès de toustes puisqu’Al Bawsala est non partisane. Ainsi, cette approche serait plus en mesure de faire porter sa voix, et particulièrement celle du peuple, entre les murs de l’ARP, peu importe par quelle personne. Cela vaut comme garde-fou d’un discours essentialisant de faits constatés, avec le décentrement comme outil principal.

La tendance générale se trouvait toutefois ailleurs, et certaines personnes l’ont même dit tel quel : « Ce sont nos collaborateur[.trice.]s en quelque sorte, des adversaires et des collaborateur[.trice.]s à la fois » (extrait d’entrevue avec Saïda, en faisant référence ici aux député.e.s). Cela se reflète également dans un sentiment d’amour/haine des député.e.s vis-à-vis d’Al Bawsala : « I[e]ls nous aiment assez. Des fois i[e]ls font des trucs comme tricher lors d’un vote et là i[e]ls nous détestent parce qu’on le publie, mais i[e]ls savent très bien que notre travail est parfait. Plus parfait que plusieurs autres administrations publiques. Notre travail est plus professionnel que d’autres partis » (extrait d’entrevue avec Sana). Ainsi, les divergences de valeurs n’empêchent pas des relations cordiales : « Le terrain favorable d’Al Bawsala, c'est la relation avec les député[.e.]s. Donc on a la possibilité d’influencer davantage que les autres ; on a une crédibilité plus que les autres associations » (Rihab, en échange de groupe) ; « Parce qu’on a de bonnes relations avec les député[.e.]s, donc généralement, i[e]ls nous écoutent, i[e]ls sont au courant qu’on maitrise nos sujets ; pour e[lle]ux, c'est une source d’enrichissement de parler avec nous sur des projets, et généralement, i[e]ls sont pas tou[ste]s des juristes » (extrait d’entrevue avec Saïda) ; « Oui on a nos allié[.e.]s, mais il y a des gens who we think won’t cooperate with us, but we talk to anyways » (extrait d’entrevue avec Salah). Ce discours peut trouver théorisation dans les idées d’Abélès (1997) sur la théâtralisation du politique. Cet auteur distingue de nombreux types de rites entre acteur.trice.s de la scène politique, surtout institutionnelle, qu’il catégorise

140 globalement en deux pans : les rites consensuels et ceux dits d’affrontement. Tous ont leur importance dans le fait de renforcer soit des liens d’alliances, soit des idéologies. Ils constituent également des ancrages identitaires forts, permettant aux groupes de réaffirmer leur positionnalité dans la cartographie politique.

Le but ultime reste l’avancement des intérêts du pays, et pour Al Bawsala cet avancement passe par un schème de valeurs dont une des plus importantes est la transparence. « Il vaut mieux donner le lead dans la société civile locale, et s’il faut qu’elle soit appuyée par une société civile nationale, on peut former les associations pour qu’après elles-mêmes aillent former les élu[.e.]s municipaux[.les] » (extrait d’entrevue avec Achraf). Et l’avancement ici peut prendre la forme d’un schème selon le continuum progressisme/conservatisme. Les partis, de par leur autodéfinition ou de par l’analyse de leurs actions, peuvent se ranger d’un côté ou d’un autre de ce spectre, et cela peut varier entre plusieurs thématiques et dossiers. Dans cette logique, si l’on constate des inégalités dues à l’ancrage de certains systèmes, juridiques, économiques, sociaux par exemple, la logique conservatrice, qui tient plus du statu quo en termes sociétaux, n’est pas la voie à prioriser sur ce point.

Il arrive par exemple de lire ou d’entendre des expressions comme « Le gouvernement accuse un retard inacceptable » ou « Nous héritons d’un arsenal juridique liberticide » (entrevue donnée à Radio Tunis Chaîne Internationale à l’émission Dans le vif du sujet), témoignant d’une volonté à susciter l’indignation. De même, Al Bawsala critique diverses violations constitutionnelles et légales afférentes au respect de différentes lois par les instances gouvernementales, telles que « l’absence du quorum et l’insistance manifestée par le Président de l’ARP et certain[.e.]s député[.e.]s à interpréter la loi organique no 53-2013 de manière à rejeter la prolongation du mandat de l’IVD [jusqu’au 31 décembre 2018 au lieu de la date initialement prévue du 31 mai 2018]. » (Communiqué commun : Processus de la Justice Transitionnelle, voir Annexe 4). Enfin, dans ce même communiqué commun, on se préoccupe des effets des décisions sur la participation citoyenne à la vie publique et de la confiance envers leurs institutions étatiques et de l’absence de justice pour des victimes de violations de droits humains. Les associations signataires estiment que « l’avenir de la Tunisie et le bien-être de son peuple reposent sur l’atteinte d’une réconciliation nationale qui prend en ligne de compte le dévoilement de la vérité, la reconnaissance des violations subies par des individus, des groupes et des régions, la mise en cause des responsables, la présentation des excuses officielles aux victimes, la réforme des institutions et les garanties de non-répétition ».

Les intérêts sociaux sur le plan des droits et libertés se verront donc mieux défendus par les actions qualifiées de progressistes. Ainsi cadrent plusieurs expressions et phrases entendues chez de nombreuses personnes de l’équipe d’Al Bawsala, avec un ton combatif qui leur était accolé : « gagner la bataille », « le droit chemin »,

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« avec tout de même une récente victoire [concernant la loi de déclaration du patrimoine et des intérêts, suivi d’applaudissements] », « les listes [indépendantes] [sont] très souvent assez modernistes, ce ne sont pas des listes trop rétrogrades », « Mais même si on est encore loin de ce qu’on veut réaliser, je sens qu'on avance. Une fois qu'on a mis ces débats sur la table, je pense qu’au bout de dix ans, quinze ans je ou sais pas quoi, nous aurons une société bien meilleure, je suis optimiste », « les acquis de la révolution », « projet de loi liberticide », « projet de loi qui était un pas en arrière et une véritable catastrophe », « le chemin sera long et difficile ». Nous revenons à ce qui a été amené plus tôt dans ce chapitre : en matière de droits humains, ce qui est « bien » ou « bon » est donc ce qui est conforme à la Constitution (conception tunisienne) et aux standards internationaux (conception universelle), et s’en dégage une idée d’une progression vers un idéal. Cet idéal est celui du bien commun traçant la voie suivante : une justice sociale, dirigée ensuite vers une équité sociale, qui elle, prend la forme entre autres d’une équité fiscale et d’une législation sans discrimination (ni dans le texte de loi, ni dans son application). Ainsi, marcher vers le droit chemin peut vouloir dire de se conformer aux procédures juridiques, à la rigueur de l’étude des projets de loi, aux délais prescrits et à la protection des droits et libertés par une application stricte de la Constitution. L’image de la boussole – pour rappel, c'est là la traduction française du nom de l’organisme – est donc conséquente sur cet aspect procédural, relatif aux façons de faire de la politique. Le droit chemin concerne également le fond des projets de loi, suivant les principales valeurs défendues par l’organisme – transparence, décentralisation, accès à l’information, séparation des pouvoirs, participation citoyenne, responsabilisation des élu.e.s, etc.

Sur ce dernier point, une véritable peur de la dérive était celle de se diriger vers un État policier, marqué notamment par un principe d’impunité aux corps policiers. Un retour à un État autoritaire était une autre composante de cette hantise, le côté régressif étant teinté par le spectre du régime de Ben Ali. Une ligne évolutive que notre imagination peut donc tracer serait partant d’un point ce type de régime politique, jusqu’à un idéal démocratique :

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Régime politique craint Régime politique souhaité  Conservatisme sociétal  Modernisme sociétalement progressiste  Droits et libertés soumis à la volonté des dirigeant.e.s  Droits et libertés en concordance avec les et à certains lobbies règles internationales du droit et la constitution  Structures juridiques ébranlées par le contournement  Respect des procédés juridiques des lois (ex. : évasion fiscale)  Processus décisionnels ne sont pas rendus publics  Grande participation de la population aux décisions collectives et à leur mise en œuvre  Impunité des classes dirigeantes ou privilégiées  Poursuite en justice des individus contrevenant aux lois et condamnation si retrouvés coupables  Interrelations décisionnelles entre les institutions ;  Indépendance entre les organes ingérence du secteur privé dans les affaires étatiques gouvernementaux et paragouvernementaux  Concentration des richesses dans les mains d’une  Inclusivité territoriale et sociale dans la prise élite en compte du développement national  Etc.  Etc.

Tableau 2 : Synthèse des propositions pour une démocratie en Tunisie selon Al Bawsala (Anne Leblanc 2019)

La peur du « retour en arrière » se manifeste aussi par la non-application de certains principes édictés dans la Constitution, donc par une divergence entre le droit constitutionnel en théorie et sa mise en œuvre dans le droit commun. Celle-ci s’explique par l’héritage d’un arsenal juridique qualifié de très liberticide, datant de l’époque des régimes autoritaires, mal adapté à la réalité législative, voire constitutionnelle, contemporaine. L’extrait suivant le démontre, en faisant référence à un épisode au cours de l’été 2018 pendant le Ramadan, où des manifestations s’étaient déroulées pour revendiquer l’ouverture de davantage de restaurants et de cafés, afin de ne pas soumettre les personnes ne jeûnant pas aux mêmes restrictions religieuses que les autres : « C’est pour cette raison qu’on peut parfois vivre certaines crises comme celle que vous venez de souligner, où d’un côté on a une Constitution qui est sensée protéger la liberté de conscience, mais de l’autre côté, des circulaires qui émanent du ministère de l’Intérieur et qui interdisent finalement aux non- jeûneur[.euse.]s de ne pas jeûner. Donc on est un peu dans une phase de transition hybride où on a d’un côté des garanties constitutionnelles, mais qu’on a du mal à faire respecter » (extrait d’entrevue avec Rihab).

Une volonté politique serait d’ailleurs dans cette lignée de détricoter ces garanties en les remettant en cause ou à tout le moins les assouplissant, notamment en changeant la loi électorale ou en refondant des lois encadrant les activités des associations, voire de modifier la Constitution, mais « c’est encore des paroles

143 heureusement, ça ne s’est pas encore traduit en proposition concrète » (extrait d’entrevue avec Souhel). C'est ce qui amène un certain découragement même dans une base militante au regard du respect des droits fondamentaux, « les choses les plus banales » comme l’intégrité physique ou la liberté de conscience qui bien que théoriquement garanties par la législation, ne le sont pas en application. On critique alors une lacune nationale concernant la culture de la juridiction constitutionnelle. Il faut donc légiférer sur les moyens d’appliquer l’ensemble des lois, et cela revient à militer pour l’indépendance des pouvoirs et pour la transparence décisionnelle établis en principe commun. Voilà le rôle dont s’est mandatée Al Bawsala afin de précisément instaurer cette culture de la juridiction en Tunisie. Comprendre le passé autoritaire du pays est la clé des aspirations au changement aujourd'hui.

8.6 En bref

L’expérience de la démocratie s’est révélée décevante pour plusieurs en Tunisie, qui espéraient voir améliorées leurs conditions sociales, économiques et politiques précarisées par les régimes politiques précédents. De nombreux facteurs alimentent le cynisme de la population, tels que les abus des corps policiers, la stagnation économique et la perte de confiance généralisée envers le système politique et administratif. On craint également de « revenir en arrière » et de se voir retirer les droits et libertés arrachés. Toutefois, la politisation des groupes sociaux permet de mieux critiquer les défaillances qu’ils observent parce qu’ils sont à même de les replacer dans leur globalité. De plus, se placer dans une positionnalité de combat et de lutte en tissant des liens avec des groupes et individus considérés comme des alliés permet d’envisager un avenir où les conditions de vie austères ne seront plus aussi déterminantes pour jouir de sa dignité humaine.

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CONCLUSION

L’objectif principal de cette recherche était de comprendre comment, en contexte de transition démocratique, une ONG tunisienne d’action politique entre en relation avec le système des droits humains de son pays. J'ai érigé l’ONG en question, Al Bawsala, en tant que figure de cas afin d’analyser les rapports entre la société civile et les institutions gouvernementales tunisiennes. J'ai cherché à comprendre les représentations sociales de la démocratie et du système de droits humains en émergence et en consolidation dans ce pays. Ce sont les concepts de vie sociale des droits, de citoyenneté et de décentralisation, principalement, qui ont guidé cette analyse. Ceci, pour reprendre l’idée de Wilson (2006 : 78), nécessita d’observer les pratiques et discours ayant forgé des politiques officielles de droits, impliquant le questionnement des dynamiques des mobilisations sociales autour des droits. J'ai cherché à interroger les grands idéaux tels que la démocratie, les droits humains et la justice sociale afin de voir ce qu’ils pouvaient impliquer pour un acteur civil du terrain. L’étude des liens entre la révolution, les dialogues entre la société civile, les composantes gouvernementales (comme la Cour constitutionnelle à venir) et paragouvernementales (telle l’Instance Vérité et Dignité (IVD)) permet de mieux discerner ce qui balise les pratiques démocratiques pour garantir le respect des droits et libertés.

Il en ressort quelques constats principaux. Al Bawsala, comme plusieurs autres groupes de la société civile, répond au besoin d’accompagnement du gouvernement vers la transition démocratique. Elle lui offre un soutien en tant que facilitatrice et, parallèlement, agit en tant qu’ « empouvoireuse » d’individus faisant partie de la population civile (Rihab, en échange de groupe). Chacun de ses projets – Marsad Majles (Observatoire de l’Assemblée), Marsad Baladia (Observatoire des Municipalités) et Marsad Budget (Observatoire du Budget) – répond à au moins un de ces objectifs. Quelques éléments alimentent son travail.

D’abord, de par les outils qu’elle utilise, tels que le plaidoyer, le groupe, et particulièrement Marsad Majles, cherche à implanter des pratiques et des idées relevant de sa conception de la bonne démocratie auprès des représentant.e.s du pouvoir politique. Il s’est donné un rôle proactif dans l’étude du Code des collectivités locales (CCL) et dans celle de différentes lois comme celle sur l’Économie sociale et solidaire avant qu’elles ne se soient rendues au stade du débat au sein de l’ARP. De même, il se donne pour mission d’en recadrer d’autres qu’il juge liberticides, dont celle, finalement avortée, sur la carte d’identité biométrique. C'est ce qui fait dire à Rihab que « l’ONG ne veut pas que contribuer à l’élaboration d’un cadre [démocratique], mais aussi le sécuriser ».

Ensuite, Al Bawsala fait de la transparence un outil de lutte à la corruption ; elle en serait même son meilleur remède (extrait d’entrevue avec Achraf). Cette transparence se comprend sous l’angle de l’accessibilité à

145 l’information, voire celui des données ouvertes, permettant une démocratisation du savoir et obligeant une redevabilité de toute personne ou groupe détenant des connaissances d’intérêt public. Ainsi, ce qui est demandé aux élu.e.s nécessite un devoir d’exemplarité de la part de la société civile.

La lutte à la corruption passe également par une déconcentration des pouvoirs et par une décentralisation à l’échelle nationale, selon Al Bawsala. Une gouvernance démocratique s’appuie sur une séparation nette des pouvoirs, tant entre les institutions publiques et parapubliques qu’entre les paliers politiques. La décentralisation est également une façon de rapprocher le pouvoir de la population, qui aura alors plus facilement accès aux processus décisionnels, et qu’elle pourrait même potentiellement influencer.

La transparence comprend un grand volet économique et financier. Tout financement privé peut influencer les activités du groupe qui en bénéficie, si ce financement n’est pas carrément conditionné à répondre à certaines demandes des bailleurs de fonds. La transparence de ses sources d’entrées d’argent devient nécessaire pour comprendre ce qui guide les actions de tout groupe. Ainsi, la notion de transparence se lie aisément à celle d’indépendance du financement. Nous pouvons légitimement nous demander s’il faut être indépendant de tout financement privé pour être indépendant sur la ligne directrice de la gestion de ses opérations. Les instances parlementaires vivent des pressions similaires, bien que financées avec de l’argent public. L’indépendance financière et administrative de l’ARP est donc elle aussi objet de nombreuses discussions, puisqu’une fois qu’elle sera consacrée, selon des observateur.trice.s comme Al Bawsala, elle permettra une meilleure priorisation de ses objectifs, sans influence de l’exécutif, tout en garantissant un processus de suivi simplifié pour des groupes de l’externe, notamment issus de la société civile tunisienne. Le projet Marsad Budget en fait là un de ses principaux chevaux de bataille.

Plus généralement, Al Bawsala cherche également à inculquer à la population civile un sentiment de devoir de politisation. Elle cherche à diriger l’indignation, voir la colère populaire, vers une action de mobilisation citoyenne traversant plusieurs couches politiques. C'est un défi de taille considérant le contexte économique généralement austère dirigeant l’attention de la population générale vers sa propre sécurité financière, ce qui fait dire à Mohamed Slim Ben Youssef que « la fragmentation du champ revendicatif et protestataire endigue l’apparition d’un mouvement politique global fondé sur un projet politique émancipateur pour tou.te.s les violenté.e.s du monde social » (2018). Pour ce faire, une des stratégies préconisées est l’utilisation des médias à des fins de sensibilisation et de popularisation des savoirs politiques. La constitution d’une alternative aux médias de masse quant à la diffusion de l’information permet la diffusion de messages critiques du pouvoir autrement tamisés, sinon tus (Lewis 2015).

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Toutefois, les groupes de la société civile font face à différents facteurs limitant la portée de leurs actions. D’abord, il y a la résistance de la part des élu.e.s : « Les mentalités n’ont pas beaucoup évolué dans l’administration tunisienne habituée à l’opacité et à la culture du secret, c’est le lourd héritage de 60 ans de régime dictatorial », ainsi que le dit Selim Kharrat (Lafrance 2018), ce qui se traduit au quotidien par le fait que certains de ces individus se méfient de la surveillance à leur endroit, encore plus lorsqu’ils se font prendre en faute pour ne pas s’être conformés aux processus édictés par les lois, ou pour ne pas avoir cité de bonnes sources dans leur argumentaire.

Pour d’autres, tel l’ancien président de l’ANC Mustapha Ben Jaafar, l’origine des difficultés connues actuellement par la Tunisie se trouve au palier gouvernemental, par la mise en place inachevée des instances constitutionnelles, telle la Cour constitutionnelle, qui aurait dû suivre celle de la Constitution de 2014 (dans HuffPost Tunisie). Enfin, une autre opinion que l’on peut retrouver, cette fois chez les spécialistes des sciences sociales, est que pour compléter la révolution politique et juridique, une révolution citoyenne devrait suivre (Kerrou 2018). La révolution telle que communément conçue aurait réussi à changer de régime politique, mais aurait failli à changer le système politique dans nombre de ses rouages et à assurer une pleine éducation aux droits et libertés auprès de la population. Ceci est sans parler des obstacles tels que des éléments de sexisme, de racisme, d’urbano-centrisme ou d’homophobie teintant les décisions prises par les membres de l’ARP et privant de nombreuses communautés de la pleine jouissance de leurs droits et libertés.

Les associations de la société civile ne restent pas inactives devant ces constats, et opèrent plutôt une visibilisation des problèmes en les mettant sur la place publique et en tendant vers une convergence des luttes, afin d’intégrer les analyses de genre, de race et d’autres identités opprimées par des structures sociopolitiques dans l’ensemble de leurs projets. Elles cherchent également à désencastrer les problèmes sociopolitiques des murs des gouvernements et à forcer ces gouvernements à considérer la société civile dans son ensemble comme une nécessaire interlocutrice, pour suivre l’idée globale avancée par Ben Youssef (2017), ou pour reprendre le schéma de la militance, à « imposer d’autres modalités de débat » (Ben Youssef 2018) pour s’ériger en tant qu’élément de résistance afin de renverser le rapport de force actuel. Et entre- temps, des solidarités peuvent se créer : « La lutte, c’est un espace où on apprend à se connaître, où on met en place des ritualisations et des pratiques collectives, où on se dote d’une identité collective singulière. C’est l’espace où on se représente l’utopie. C’est le lieu de se départir de ses passions tristes pour embrasser les passions joyeuses de l’effervescence du groupe » (Ben Youssef 2018). C'est ainsi le cas du Réseau des politiques alternatives – dont fait partie Al Bawsala – qui, par la production de contenu scientifique, cherchera à produire un contre-discours à l’idéologie néolibérale guidant nombre d’éléments de politique nationale.

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Tout ce cheminement a donc pour finalité l’horizon d’un meilleur vivre-ensemble. Les réflexions ici ont pour but d’entrainer une action terrain et, à terme, un changement de pratiques, tant de la part des décideur.euse.s que des citoyen.ne.s. Il en ressort aussi qu’une éducation à la citoyenneté est facilitante, voire nécessaire à une expérience positive de participation démocratique. Critiquer un système, une idéologie ou des pratiques pour en proposer d’autres formes nécessite des connaissances suffisantes en quantité et en qualité dans le domaine visé. L’acquisition de tels compétences, savoirs, savoir-faire, savoir-être peut se faire à l’intérieur de la société civile. Dahlgren abonde en ce sens et propose l’idée que la société civile peut servir de terrain de préparation aux citoyen.ne.s à leur participation et à leur engagement politique possiblement élargi (2006 : 272)65. Cet auteur a d’ailleurs développé le concept analytique de la « culture civique » (2003), dans laquelle des conditions – qu'il s’agisse de dispositions, de pratiques ou de processus – modulent la participation des citoyen.ne.s dans la sphère publique (2003 : 154-155). Un des éléments majeurs de son analyse pour la multiplication des actions citoyennes est le sentiment d’avoir une voix et un espace où la porter. C'est là où le travail d’Al Bawsala tire son sens, avec son projet Marsad Baladia. En formant la population à exercer elle- même à la participation et à l’engagement, elle l’invite à jouir de ses droits de surveillance et d’accès à l’information auprès du pallier politique municipal. Du même mouvement, cela oblige les conseils municipaux à s’ancrer durablement dans une perspective d’imputabilité face à leur communauté, renouvelant ainsi un contrat social.

Cette voix et cet espace sont en train de se constituer en Tunisie. L’Instance constitutionnelle des droits de l’homme, dont la loi organique votée en octobre 2018 prévoit la création, avec le soutien du Système des Nations unies, est un autre exemple qui vient compléter ceux déjà nommés et qui pourrait devenir un élément clé de la protection des droits humains au pays. La société civile prit part à ce processus d’élaboration législatif, ce qui porte à dire que son rôle consultatif est de plus en plus reconnu.

À des fins de recherches ultérieures, une ethnographie des relations entre la société civile et les institutions de l’État tunisien pourrait venir enrichir la compréhension de la transition démocratique. De même, le volet d’action d’Al Bawsala étant national, poursuivre la réflexion sur la réappropriation des principes de de décentralisation, de transparence et d’accès à l’information par des groupes locaux m’apparait pertinent. Les partenariats avec ces groupes sont prometteurs.

65 L’investissement citoyen dans une forme ou une autre de la société civile est abondamment recensé. Voir notamment Lewis (2006) sur la sphère médiatique citoyenne et Lawrence (1991) sur l’exercice citoyen de leurs droits juridiques au sein des tribunaux. La santé de la démocratie passe dans le premier cas par la qualité de l’information, et dans le second, par un engagement dans le pouvoir juridique à l’intérieur des procès.

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157

ANNEXE 1 : GRILLE D’OBSERVATION

Date :

Activité principale :

Raison de la tenue de cette activité :

Objectifs et visées de cette activité :

Préparation préalable :

Déroulement chronologique :

Suite de l’activité :

Personnes

Nom, description sommaire et rôle dans Al Bawsala (ou lien avec l’organisation) :

Nom : (1) (11)

(2) (12)

(3) (13)

(4) (14)

(5) (15)

(6) (16)

(7) (17)

(8) (18)

(9) (19)

(10) (20)

Autres notes :

Interactions

Qui avec qui :

Durée moyenne des interventions :

Règles ou procédures d’intervention :

158

Stratégies argumentatives et rhétoriques :

Ton des interventions :

Thématiques des interventions :

Référence à des lois particulières ?

des mécanismes politiques ?

des mécanismes juridiques ?

des éléments de culture tunisienne ou arabe ?

des éléments du printemps tunisien ?

des éléments relatifs au genre ?

Valeurs mobilisées :

Justifications morales ou pratiques :

Points de mésentente/conflit :

Résistance

de qui ?

envers qui ?

de quelle manière ?

aboutissements ?

Utilisation de symboles (comment et pourquoi) :

Mon rôle et influence :

Autres notes :

Autres activités simultanées (s’il y a lieu)

Individuelles :

(1) (11)

(2) (12)

(3) (13)

(4) (14)

(5) (15)

159

(6) (16)

(7) (17)

(8) (18)

(9) (19)

(10) (20)

De groupe :

Lieux

Emplacement géographique :

Taille :

Raison du choix de ce lieu :

Matériel - Utilisé, et de quelle manière :

- Non utilisé :

Disposition géographique :

Influence sur les interactions ?

Autres notes :

160

ANNEXE 2 : THÈMES ET QUESTIONS DES GRILLES D’ENTRETIEN DE GROUPE

Identification des personnes : nom, profil social, fonction dans l’organisme, rôle(s) dans l’organisme.

Consentement verbal ou écrit à participer à la recherche sous les conditions proposées

Présentation de la chercheuse Nature du projet Déroulement du projet Avantages et inconvénients possibles liés à la participation Participation volontaire et droit de retrait Confidentialité Plaintes ou critiques

Politiques des droits humains

Définition d’un droit humain Pratiques gouvernementales actuelles quant aux droits humains Changements apportés par le printemps tunisien Pratiques juridiques actuelles relatives aux droits humains dans le pays Influence des organismes internationaux de défense des droits sur les pratiques gouvernementales Améliorations concrètes possibles Finalité et idéal des droits humains Place d’Al Bawsala à l’intérieur du système des droits humains du pays

Politiques démocratiques

Définition de la démocratie Pratiques gouvernementales démocratiques actuelles Changements apportés par le printemps tunisien Améliorations possibles du système politique Place d’Al Bawsala à l’intérieur du système politique du pays

Société civile

Définition de la société civile Finalité et idéal de la citoyenneté au sein de la société civile Place réellement investie par les citoyens et citoyennes dans la société civile

Place des femmes

Pouvoir des femmes dans le contexte politique de transition démocratique Finalité et idéal de la place et du rôle des femmes dans les structures politiques Finalité et idéal de la place et du rôle des femmes dans les activités citoyennes Place et rôle des femmes au sein d’Al Bawsala Place et rôle des femmes dans les activités organisées par Al Bawsala

Désirez-vous discuter d’autres points ou sujets?

161

ANNEXE 3 : COMMUNIQUÉ COMMUN DES ASSOCIATIONS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE SUR LA POURSUITE DES TRAVAUX DE L’IVD66

Tunis le 19 mars 2018:

Des associations tunisiennes appellent l’Instance Vérité et Dignité à conserver et sauvegarder les données personnelles des citoyens tunisiens sur le territoire Tunisien:

L’Instance Vérité et Dignité (IVD) est un organisme indépendant qui traite les violations des droits humains et responsabilise les auteurs de violations des droits de l’Homme et de la dignité humaine tout en œuvrant à la protection des victimes affectées par la publication et la diffusion d’informations sensibles les concernant.

Le 28 février 2018, l’Instance Vérité et Dignité a publié un appel d’offres sur son site officiel pour une plateforme numérique des fichiers de sauvegarde, d’archivage et de vidéo. L’IVD a proposé de lancer un appel d’offres pour les entreprises pouvant fournir la dite plateforme.

Cependant, le transfert d’archives vers les plateformes de stockage hors du territoire Tunisien pourrait contenir des risques potentiels, ce qui est incompatible avec la législation en vigueur et la souveraineté nationale, puisque les propriétaires des données n’avaient aucune information sur la façon dont leurs données seraient stockées, collectées et conservées, ainsi que sur l’identité de ceux qui pourraient y accéder, sachant qu’ils ont confié leurs témoignages et leurs données personnelles à l’Instance Vérité et Dignité.

Le 1er mars 2018, l’Instance Vérité et Dignité a publié une déclaration dans laquelle elle a annoncé que l’appel d’offre lancé auparavant ne concerne que les enregistrements audiovisuels et ne couvre pas toutes les archives de l’Instance. L’IVD a également précisé que les enregistrements audiovisuels ont dépassé les 80 000 giga-octets, ce qui l’a incité à publier l’offre et à rechercher des solutions alternatives pour conserver les données personnelles.

Etant donné que les enregistrements audio-visuels sont également confidentiels et à caractère sensibles, et que l’Instance est tenue de les garder sous protection dans des archives tunisiennes, au vu de la sensibilité des témoignages recueillis sur les cas de torture et de corruption et autres, le fait que leur masse est volumineuse ne doit en aucun cas entraîner leur transfert hors du territoire tunisien, puisque ceci présente des risques de violation de la vie privée des témoignants et pourrait nuire à la souveraineté nationale.

Le 28 février 2018, les Archives Nationales et l’Alliance Tunisienne pour la Dignité ont organisé un colloque intitulé «Archives des victimes: Un outil pour la réconciliation et la préservation de la mémoire ». Les objectifs du colloque étaient d’aborder les problèmes et les défis de la conservation et la responsabilité des institutions étatiques, de garantir la sécurité et la protection des archives des victimes et d’en faciliter l’accès en conformité avec le système juridique et les normes internationales tout en pensant aux moyens de conserver la mémoire.

Parmi les participants à ce colloque : M. Omar Safraoui, président de la coordination nationale indépendante de la justice transitionnelle et M. Mohamed El Hedi Oueslati, juge administratif et membre permanent de la Commission nationale pour la protection des données personnelles et M. Imed Hazgui, Président de l’Instance d’accès à l’information pour discuter du cadre légal du traitement des données personnelles et de la manière de leur conservation.

66 Consulté sur Internet : https://www.accessnow.org/des-associations-tunisiennes-appellent-linstance-verite-et-dignite-a-conserver-et- sauvegarder-les-donnees-personnelles-des-citoyens-tunisiens-sur-le-territoire-tunisien/

162

Les associations soussignées condamnent l’appel d’offre de la Commission et expriment leur préoccupation quant à l’archivage des données personnelles des victimes tunisiennes dans un pays étranger vu ses vastes pouvoirs en matière de collecte d’informations et d’enquêtes sur les violations graves des droits humains commises et enregistrées durant son mandat. Ceci est clairement non conforme à l’article 24 de la Constitution tunisienne, qui stipule que la Tunisie est un Etat qui ” protège la vie privée, l’inviolabilité du domicile, la confidentialité de la correspondance, les communications et les données personnelles …”

Textes juridiques pertinents:

Le chapitre 44 des statuts article n ° 53 de 2013 en date du 24 décembre 2013 portant sur l’administration et l’organisation de la justice transitionnelle “Recommande à l’Instance de prendre toutes les mesures qu’elle juge nécessaires pour préserver la mémoire nationale des victimes de violations. Elle peut également établir les activités nécessaires à ce sujet.

Comme le mentionne l’article 68 des Statuts n ° 53 de 2013, “les travaux de l’Instance prennent fin à l’échéance de la période prévue par la loi et tous les documents ainsi que les preuves doivent être remis aux Archives nationales ou à une institution dédiée à la préservation de la mémoire nationale à cette fin. “

Loi n ° 95 de 1988 du 2 août 1988 – Chapitre 27: – Aviser les Archives Nationales à l’avance par courrier recommandé de la sortie de toute archive privée du territoire national, qu’elle soit temporaire ou définitive, afin d’obtenir l’autorisation.

Premiers signataires :

 Access Now  Al-Khatt  Association Vigilance pour la Démocratie et l’Etat Civique (Yaquadha)  Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie – (CRLDHT)  Forum Tunisiens des Droits Économiques et Sociaux (FTDES)  Democratic Transition & Human Rights Support – DAAM –  La Coordination nationale indépendante pour la justice transitionnelle (CNIJT)

163

ANNEXE 4 : COMMUNIQUÉ COMMUN : ATTAQUES CONTRE LE PROCESSUS DE JUSTICE TRANSITIONNELLE EN TUNISIE

Attaques contre le processus de justice transitionnelle en Tunisie : 24 organisations de la société civile réagissent67

Communiqué commun Tunis, le 17 avril 2018

C’est avec une profonde préoccupation que les organisations de la société civile ont suivi les travaux de la session plénière de l’Assemblée des Représentants du Peuple, tenue le 24 mars 2018 pour délibérer sur la décision de l’Instance Vérité et Dignité (IVD)de prolonger son mandat, ainsi que les violations constitutionnelles et légales y afférentes, notamment l’absence du quorum et l’insistance manifestée par le Président de l’ARP et certains députés à interpréter la loi organique n°53-2013 de manière à rejeter la prolongation du mandat de l’IVD.

Cette session a coïncidé avec un contexte politique tendu et marqué par l’affaiblissement de la confiance que les citoyens portaient aux différentes institutions de l'État, qui ne ces sent de renoncer à exercer leurs responsabilités par rapport aux exigences de la transition démocratique, notamment la réhabilitation des victimes de violations flagrantes des droits de l'Homme.

Le choix de la justice transitionnelle pour traiter les violations graves des droits humains, rompre avec la politique d'impunité et atteindre la réconciliation nationale, est une décision commune à toutes les composantes du peuple tunisien qui a ratifié la Constitution de janvier 2014, estimant que l'avenir de la Tunisie et le bien-être de son peuple reposent sur l’atteinte d’une réconciliation nationale réelle qui prend en ligne de compte le dévoilement de la vérité, la reconnaissance des violations subies par des individus, des groupes et des régions, la mise en cause des responsables, la présentation des excuses officielles aux victimes, la réforme des institutions et les garanties de non-répétition.

Réaffirmant leur engagement envers le processus de justice transitionnelle, et la nécessité de le poursuivre jusqu'à la dernière étape et de mettre en œuvre les recommandations de l’IVD comme condition sine qua non d’une rupture avec les violations graves, et soucieuses d'éviter un sérieux revers pour la transition démocratique, et de contribuer à surmonter cette crise politique qui menace le parcours de la justice transitionnelle, les organisations de la société civile soussignées;

-expriment leur indignation envers les violations commises lors de la séance plénière du 24 mars à l'Assemblée des Représentants du Peuple qui ont conduit au vote, en l’absence du quorum requis pour la tenue d’une AG, contre la prolongation du mandat de l’Instance Vérité et Dignité,

-demandent à l'ARP de ne pas entraver la prorogation d’une période de sept mois (31 décembre 2018) du mandat de l’IVD période au cours de laquelle elle a confirmé être en mesure de terminer ses travaux et de préparer le rapport final,

-demandent à l’ARP d'accélérer le comblement des postes vacants au sein de l’IVD depuis 2014,

67 Document reçu en version papier à l’occasion du séminaire sur l’IVD tenu le 14 mai 2018 au sujet de la prolongation de son mandat. Cette annexe trouve sa source de la version web de ce document, disponible à l’adresse suivante : https://www.asf.be/wp- content/uploads/2018/04/ASF_TUN_JT201804_FR.pdf

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-appellent les membres de l’IVD à laisser de côté les divergences, à renforcer la coordination et la coopération avec les diverses organisations de la société civile. Dans le temps qui lui reste, l’IVD doit se concentrer sur les priorités pour achever les travaux d'enquête et d’investigation afin de dévoiler la vérité, déterminer les responsabilités ,transférer les dossiers prêts aux chambres judiciaires spécialisées en justice transitionnelle et à veiller à inclure dans son rapport final ses recommandations pour assurer la réhabilitation des victimes, la conservation de la mémoire nationale, et la réforme des organes, des institutions et de la législation afin de garantir la non-répétition des violations, de rompre avec les politiques de l'impunité et d’atteindre une vraie réconciliation nationale sans exclusive.

-appellent l’IVD à appliquer la décision de suspension d'exécution prise par le Tribunal administratif relative aux membres expulsés et l’invitent à respecter les autorités judiciaires,

-appellent les autorités exécutives et judiciaires, le Chargé des contentieux de l’Etat, ainsi que tous les acteurs étatiques, à respecter la loi sur la justice transitionnelle et à coopérer pleinement avec l’IVD, notamment en ce qui concerne la mise à disposition des archives du ministère de l’Intérieur et les dossiers relatifs aux procès des martyrs et des blessés de la révolution,

-appellent les différentes acteurs politiques et forces de la société civile à agir aux côtés du système de justice transitionnelle en lui apportant son soutien et en le renforçant contre les diverses tentatives visant à le faire échouer, à réformer la loi qui l’encadre, à le détourner ou à le vider de son contenu et de ses objectifs nobles, notamment une réconciliation nationale sans exclusive

-décident de multiplier les concertations et consultations en vue de concevoir des mécanismes de coordination efficaces tels que la création d’un Observatoire de la société civile pour la justice transitionnelle afin d'accompagner et d’appuyer le processus de justice transitionnelle, de suivre de près les travaux de l’Instance et de se préparer pour la poursuite des travaux qui s’enchaineront après la fin du mandat de l’IVD à savoir notamment, la mise en œuvre des recommandations qui seraient incluses dans le rapport final de cette Instance.

Les ONG et associations signataires:

-Association tunisienne de Défense des Libertés Individuelles –ADLI

- Association Justice et Réhabilitation –AJR—

- Association Al Bawsala –Al Bawsala-

-Association Al-Karama –Al-Karama—

- Association des Magistrats Tunisiens –AMT—

- Association Tunisienne des Femmes Démocrates –ATFD-

-Association Tunisienne des Jeunes Avocats –ATJA—

- Association INSAF, Justice pour les Anciens Militaires –INSAF—

- Création et Créativité pour le Développement et l’Embauche –CCDE—

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- Centre de la transition démocratique et des Droits de l’Homme –DAAM-

-Le Labo Démocratique –Labo’Démocratique—

- Lan Nensekom, association des martyrs et blessés de la révolution

-Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme –LTDH—

- Organisation Contre la Torture en Tunisie –OCTT—

- Psychologues du Monde Tunisie –PDMT—

- Réseau Doustourna–Doustourna-

-Réseau Tunisien de la Justice Transitionnelle –RTJT—

- Syndicat National des Journaliste Tunisiens –SNJT—

- Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture –ACAT—

- Avocats Sans Frontières –ASF—

- Centre International pour la Justice Transitionnelle –ICTJ-

- Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme –FIDH—

-Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives –FTCR—

- Organisation Mondiale Contre la Torture –OMCT—

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ANNEXE 5 : RÉSUMÉ DES PROCÉDURES DE TRAITEMENT DES DOSSIERS DE L’INSTANCE VÉRITÉ ET DIGNITÉ

L’IVD a procédé à un travail étalé sur quatre ans visant à comptabiliser les renseignements du public et des archives tunisiennes sur les crimes contre l’humanité commis de juillet 1955 à décembre 201068. Des séries d’auditions furent tenues, ayant mené à l’analyse de quelque 57 000 dossiers. Trois principaux critères déterminaient leur admissibilité à une étude approfondie : leur temporalité (les crimes ont-ils été commis durant la période de temps ciblée ?), la nature de la violence (était-elle grave ou systémique ?) et son origine (émanait-elle de l’État ou de sa tutelle ?). Les échantillons ont en outre été construits de manière à représenter le plus fidèlement possible la diversité sociale tunisienne, avec la prise en compte de multiples variables telles que le genre, la tranche d’âge et la région d’origine. Pour procéder à l’analyse de ces cas, des sources externes furent également mobilisées, tels des rapports d’Amnistie Internationale, ceux d’ONG spécialisées sur le sort des détenu.e.s, des thèses doctorales et des communiqués de presse.

L’Instance passa ensuite à l’écoute du témoignage de 10 000 personnes de manière individuelle ou groupée. Ces séances d’écoute, parfois à vocation thérapeutique, se sont tenues dans une centaine de bureaux partout au pays, avec le soutien de 200 écoutant.e.s. La présence d’un.e juriste et d’un.e psychologue ou d’un.e sociologue a été mobilisée pour chacune de ces séances, qui pouvaient durer de 40 minutes à plusieurs jours.

Parallèlement, des consultations étaient menées auprès de l’ensemble de la population tunisienne afin de connaitre ses perceptions d’une bonne justice transitionnelle. Plus de 6 000 personnes ont été interrogées de mars à décembre 2017 par une commission spéciale de l’IVD. Celle-ci cherchait également à connaitre leur avis sur les types de réparations qui seraient les plus appropriés pour les circonstances présentées. Parmi les faits saillants de ces consultations, il fut avancé que des impacts psychologiques marquèrent la famille entière de nombreuses victimes directes, menant par exemple leurs enfants à des échecs scolaires. Les réparations, conclut-on, doivent donc dépasser la compensation pécuniaire, en allant vers la prise en charge étatique de la santé mentale de la population, pour ne nommer que cette mesure. La Loi organique relative à la Justice transitionnelle, adoptée en 2013, va dans ce sens et établit qu’une personne proche d’une victime peut elle- même avoir un tel statut. On tient donc compte des conséquences indirectes de la répression, telles que l’exclusion des victimes de leur communauté et le refus de certaines autorités de leur délivrer des services publics, ayant mené à la désaffiliation sociale de certaines d’entre elles.

68 Les informations suivantes sont tirées de la conférence organisée par l’IVD sur la prolongation de son mandat le 14 mai 2018 à l’hôtel Majestic à Tunis. À ce moment, 42 000 dossiers avaient été clôturés sur les 57 000 acceptés.

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32 types de violations furent définis dans le rapport de l’IVD et des juges furent formé.e.s en justice transitionnelle pour répondre à ces nouveaux besoins. Les plus graves de ces crimes furent traduits en justice, si la preuve était suffisante et que les accusé.e.s étaient joignables et toujours en vie (ce n’était le cas que d’une minorité). Des individus furent donc poursuivis en cour, mais aussi des institutions. Ces dernières étaient souvent visées par des accusations de fraude puisque les éléments de corruption comptabilisèrent des détournements de fonds atteignant des milliers de milliards de dinars tunisiens. Les institutions ciblées n’ont fourni que peu de support pour retrouver cet argent par la suite. La loi sur la justice transitionnelle accordait au gouvernement un an à la suite de la publication du rapport final de l’IVD pour élaborer un programme d’action afin de mettre en application ses recommandations et propositions.

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