LE SCÉNARIO OU LE FILM VIRTUEL

EMMANUEL LARRAZ Université de Bourgogne

« L'idée directrice, le défilé silencieux des images concrètes, déterminées, valorisées dans l'espace et le temps, ont été projetées pour la première fois dans le cerveau du cinéaste». Luis Bufiuel, « Découpage » ou segmentation cinégraphique in La Gaceta Literaria, n°43, 1er octobre 1928.

Dans cette réflexion sur le scénario que Pasolini définissait comme « une structure tendant vers une autre structure », le terme de virtuel est pris dans son sens traditionnel : « qui n'est qu'en puissance, qui est à l'état de simple possibilité dans un être réel, qui a en soi toutes les conditions essentielles à sa réalisation » (Petit Robert). Cette précision n'est sans doute pas inutile alors que, depuis l'apparition des images œ synthèse et probablement à cause du caractère immatériel de leur support, la connotation qui est Je plus souvent attachée au terme virtuel est désormais « plus celle d'une forme de déréalisation que de potentialité œ 1 réalisation » •

LE TRAV AIL DU SCÉNARISTE Lorsque l'on étudie la production des pays hispaniques à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement, il convient de ne jamais perdre œ vue que le cinéma qui a toujours une dimension industrielle est également

' Martine Joly, Olivier Laüt, Martine Verse! : ALCESTE et Le Monde. Image(s) Virtuel/e(s), in Cinéma et dernières technologies, INA-DeBoeck Université, Paris-Bruxelles, 1998, p. 129-152.

H1SP. XX - 19 - 2001 433 Emmanuel LARRAZ parfois un art. Dans des pays où l'industrie n'a jamais été très puissante, il est logique que les œuvres les plus intéressantes soient des films d'auteur, quelques chefs-d'œuvres, qui ont réussi à s'imposer, de façon quasi-miraculeuse dans un contexte fort peu favorable. Luis Buîiuel qui, au Mexique où il s'était finalement réfugié après la guerre civile espagnole, avait bien été obligé de se plier aux lois du marché pour survivre, n'en était pas moins resté fidèle à la haute idée qu'il se faisait de son art. Obligé de tourner quelques films« alimentaires », en veillant simplement à ce que leur contenu ne heurte pas ses convictions les plus profondes, il défendit toujours l'idée selon laquelle le terme œ cinéaste devait être réservé à«l'auteur » du film, à«celui qui a organisé dans son esprit le défilé silencieux des images», c'est-à-dire au metteur en scène qui a écrit lui-même son scénério. Buîiuel se retrouvait ainsi sur les mêmes positions que d'autres critiques ou réalisateurs tels que Louis Delluc ou Jean Epstein qui établissaient également une distinction entre l'artiste «reproducteur», qui met en scène un scénario écrit par autrui comme c'est la coutume dans le cinéma américain, et l'artiste«créateur» qui est l'auteur total du film qu'il a écrit avant de le réaliser. Il arrive que le cinéaste travaille, au cours de cette étape fondamentale de l'écriture du scénario, avec un collaborateur qui l'aide à structurer son récit et à donner vie aux personnages qu'il a imaginés. Luis Buîiuel lui­ même est un bon exemple de cette méthode de travail, puisque la plupart des scénarios de ses films, mis à part le moyen métrage documentaire œ 1932, Las Hurdes(Terre sans pain), rédigé en solitaire à partir de la thèse de doctorat du géographe français Maurice Legendre, ont été écrits en collaboration. Si le plus célèbre de ses co-scénaristes est sans conteste Salvador Dali avec lequel il a écrit le projet de ses deux premiers films Un chien andalou (1929) et L'Age d'Or(] 930), ses collaborateurs les plus assidus ont été, dans l'ordre, Jean-Claude Carrière et Luis Alcoriza avec lesquels il a écrit six scénarios et Julio Alejandro avec qui il en a écrit cinq. Avec Jean­ Claude Carrière il a écrit les scénarios de ses films « français» et notamment ceux qui, à la fin de sa carrière ont été produits par Serge Silberman, alors que les scénarios écrits avec Luis Alcoriza, aidé parfois de son épouse Janet, correspondent tous à des films mexicains : (1950), (1952), El (1953), El rio y la muerte (1954), Los ambiciosos (La.fièvre monte à El Pao) (1959). Ajoutons que Bufiuel

434 HISP. XX - 19 - 2001 Le scénario ou le film virtuel a également tourné deux films à partir d'adaptations écrites par Luis et Janet Alcoriza, El gran calavera (1949), à partir d'une pièce de théâtre du même titre d'Adolfo Torrado et La, hija del engaiio, à partir du « sainete » Don Quintin el amargao d'Arniches. Par ailleurs, Bufiuel a également écrit avec Luis Alcoriza le scénario d'un film qui a été tourné par Julian Soler, Si usted no puede, yo si. Les deux hommes qui étaient tous deux réfugiés politiques étaient unis par une profonde amitié et Bufiuel raconte dans ses mémoires que lorsqu'il avait mis en scène la pièce de Zorrilla, Don Juan Tenorio à , à l'occasion de la fête des morts, Alcoriza jouait le rôle de don Luis alors 2 que lui-même s'était réservé le rôle de don Diego, le père de don Juan • Fils d'acteurs, né à Badajoz en 1918, Luis Alcoriza avait fini par prendre comme Bufiuella nationalité mexicaine. Probablement mécontent, comme beaucoup de scénaristes, du peu de crédit généralement accordé à leur profession, il se lança à son tour dans la réalisation à partir des années soixante. Il a tourné surtout au Mexique et même, plus tard, dans l'Espagne redevenue démocratique quelques films remarquables. Citons, parmi les plus connus, Tlacuyan (1960), Tiburoneros (1962), Tarahumara (1964) et Mecanica nacional (1971). Deux ans avant sa mort, il a tourné en Espagne une adaptation du roman de : La, sombra del ciprés es alargada (1990). Julio Alejandro, plus âgé qu'Alcoriza puisqu'il était né en 1906, s'était également réfugié au Mexique après un long périple qui l'avait notamment conduit jusqu'aux Philippines. Il écrivait pour le théâtre et il a été l'un des scénaristes les plus sollicités. De 1950 à 1983, date de son retour en Espagne, il a écrit les scénarios d'au moins quatre-vingts films tournés par un grand nombre de réalisateurs mexicains : Tito Davison, Emilio Fernandez, Julio Bracho, Emilio G6mez Muriel, Juan Bustillo Oro, Roberto Gavald6n, Miguel Morayta, Jaime Salvador, Julian Soler, Benito Alazraki, Arturo Ripstein... En 1952, par exemple, il écrit les 3 scénarios de huit films et neuf en 1953 . Avec Luis Bufiuel, il a écrit les scénaros de trois de ses films «mexicains» : Abismos de pasi6n (1953), Nazarfn (1958) et Simon del desierto (1964) et de deux films tournés en Espagne : Viridiana (1961) et

2 Luis Bufiuel, Mon dernier soupir, Editions Robert Laffont, Paris, 1982, p. 105. 3 Esteve Riambau y Casimiro Toreiro, Guionistas en el cine espaiïol... Quimeras, picarescas y pluriempleo. Ed. Catedra-Filmoteca Espafiola, Madrid 1998, p. 132 à 135.

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Tristana (1970). Dans la préface à l'édtion du scénario de Viridiana, Julio Alejandro a raconté que l'entente avec Luis Bufiuel avait été parfaite lors du travail d'écriture:

Con los dos personajes bien pergefiados, la historia fue avanzando sin grandes altibajos, suavemente, con un entendimiento mutuo extraordinario. Un dfa, incorporabamos una fijaci6n infantil que Luis recordaba: el primer corsé femenino que tuvo en sus manos. Otro, yo le hablaba de la ceniza, que es para mf un tema algo obsesivo. Él parecfa abstrafdo, mirando por la terraza. Y cuando callé, de pronto salt6: sf, eso, asf. Y empez6 a explicarme 4 c6mo querfa que lo escribiera •

Viridiana: la ceniza quiere decir penitencia ... y muerte.

Avare de confidences, Bufiuel a cependant donné quelques détails sur son travail de scénariste. Il a toujours accordé une très grande importance au choix du titre, s'inscrivant en cela dans la tradition surréaliste, avec des trouvailles aussi énigmatiques que : Un chien andalou, L'Age d'Or, L'Ange exterminateur, Cet obscur objet du désir...

' Viridia11a de Luis Buiiuel y Julio Alejandro, Talcual, Biblioteca facsfmil de guiones espaiioles, Ed. Alma -Plot, Madrid, 1995, p. 1 1.

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El tftulo puede dar riqueza a la pelfcula, estimular la imaginaci6n. Los pintores surrealistas ponfan a sus cuadros tftulos que « no correspondfan ». Por ejemplo : el cuadro mostraba a una mujer sentada en un jardin y el tftulo era La bienaventuranza llegard el d[a en que mueran. El cuadro adquirfa entonces una nueva significaci6n, y ésa era extraîïa, pero no por fuerza arbitraria. En mi caso, si el tftulo se me ha impuesto de pronto en el pensamiento, lo encuentro inmediatamente adecuado. En cambio, un tftulo mas racional o deliberado puede parecerme demasiado literario o explicativo, y lo desecho5.

Il recherchait l'efficacitévisuelle dès la première version d'une histoire et se montrait extrêmement attentif à la qualité des dialogues qui devaient, disait-il, « être brefs et alertes, faire partie de la progression du film ». Bien qu'il ait eu assez tôt des problèmes d'audition, il avait été profondément marqué par son éducation musicale et il accordait un soin tout particulier à l'élaboration de la bande son :

Cuido mucho los ruidos, porque pueden dar una dimension que la imagen sola quiz:i no tenga. A veces me interesa un ruido que no tenga nada que ver con la imagen y que dé un contraste enriquecedor. La musica la pongo cada vez menos. Cuando hay musica tiene que estar justificada, debe verse la fuente de la que sale: un gram6fono o 6 un piano •

Si Bufiuel est considéré comme le plus grand cinéaste espagnol, le scénariste le plus important est sans conteste Rafael Azcona qui est toujours en activité et qui, tout en se cantonnant à son rôle de collaborateur du metteur en scène, a contribué de façon décisive au succès d'un grand nombre de films. Alors qu'il vivotait en écrivant pour un hebdomadaire satmque, I.a Codorniz, il a commencé sa carrière au cinéma, dans les années cinquante, en écrivant avec le jeune Marco Ferreri le scénario de ses deux premiers films : El pisito (1958) et El cochecito (1959) qui étaient des adaptations de deux livres d'Azcona. Cette collaboration avec Marco Ferreri va se

'Tomas Pérez Turrent y José de la Colina, Bwîuel par /Jwîue/, Ediciones Plot, Madrid, 1993, p. 176. 6 id, p. 177.

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prolonger pendant toute la carrière du cinéaste et l'on ignore parfois que c'est avec Rafael Azcona que Marco Ferreri a écrit le scénario de son chef­ d'œuvre : La grande bouffe (1973) qui est une co-production italo­ française. L'influence de Rafael Azcona sur son œuvre a été mainte fois reconnue par Luis Garcia Berlanga qui, sur une période de vingt-six années, œ Placido (1961) a Moras y Cristianos (1987) a tourné dix films dont les scénarios avaient été écrits avec cet ami à la suite de longues conversations dans les cafés :

Lo que hace realmente Azcona es desmoronar mi barroquismo y convencerme de que las historias deben ser qufmicamente puras, me convence de que lo mas importante es lo que estas contando; que la historia debe ir siempre adelante y no se puede hacer ninguna secuencia en donde el argumenta no avance. En mis primeras pelfculas, de repente, me divertfa una escena que no tenfa nada que ver con el tema y la rodaba sin pensar. Antes era mas dispersa y Rafael me hizo desnudar las tramas. Con Rafael voy a una velocidad vertiginosa, no me deja detener para comentar nada, para recuperar 7 la zona de descanso que para mf era la acci6n paralela gratuita •

La collaboration de Carlos Saura avec Rafael Azcona a commencé en 1967 avec son quatrième long métrage, Peppermint frappé (1967) et elle a été très intense pendant les dernières années de la dictature franquiste, jusqu'à La prima Angélica (1973). Reconnaissant qu'il avait beaucoup appris à son contact, Saura déclarait alors qu'il ne supportait plus le caractère de son co-scénariste, trop misogyne à son goût

RafaelAzcona era un gran soporte creativo, es un hombre muy fuerte, pero nuestros mundos, que empezaron siendo semejantes, poco a poco se fueron diferenciando, por lo que tuvimos que separarnos. De repente yo empecé a rechazar su misoginia, ya que yo soy todo lo contrario. En La prima Angélica nos dimos cuenta de una forma un tanto violenta que no podrfamos volver a trabajar 8 juntos ..•

7 Carlos Caiieque y Maire Grau, ;Bienvenido, Mr Berlanga! Ed. Destina, Colecci6n Destinolibro, vol. 341, Barcelona 1993, p. 72. 8 Agustfn Sanchez Vidal, El cine de Carlos Saura, Caja de Ahorros de la Jnmaculada, Zaragoza, 1988, p. 99.

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En fait, si la séparation a été longue, elle n'a pas été définitive, puisque Carlos Saura a fait appel de nouveau à Rafael Azcona en 1990 pour l'aider à travailler sur l'adaptation de la pièce de théâtre de José Sanchis Sinisterra, jAy, Carmela! . L'importance du rôle joué par R.Azcona dans le cinéma espagnol est attestée par la liste des cinéastes avec lesquels il a travaillé. C'est José Luis Garcia Sanchez qui a eu le plus souvent recours à ses services depuis 1985, date de leur première collaboration dans w Corte de Fara6n, une adaptation de l'opérette du même titre qui était extrêmement populaire. FernandoTrueba qui avait déjà écrit avec lui le scénario de El ana de las luces (1986), écrivit, avec sa collaboration et celle de José Luis Garcia Sanchez, le scénario de Belle Epoque (1992) qui remporta le Goya du meilleur scénario original et l' Oscar du meilleur film étranger. Rafael Azcona a également travaillé, entre autres, avec I. F. Iquino (Un rinc6n para querernos, 1965), Luis Marquina (Tuset Street, 1968), Claudio Guerfn, José Luis Egea et Vfctor Erice (Los desafios, 1969), Antxon Eceiza (ws secretas intenciones, 1969), José Maria Forqué (El monument, 1970 ; w cera virgen, 1972), José Antonio Nieves Conde (w revoluci6n matrimonial, 1974), Roberto Bodegas (w adultera, 1974), Juan Antonio Bardem (El poder del deseo, 1975), Pedro Olea (Pim, Pam, Pum ... fuego, 1975 ; Un hombre llamado Flor de Otono, 1978), José Estelrich (El anacoreta, 1978), José Luis Cuerda (El basque animado, 1985), Manuel Gutiérrez Aragon (El rey del rio, 1994) ...

LE SCÉNARIO ET LA CENSURE On peut constater en Espagne actuellement un regain d'intérêt pour la connaissance des scénarios qui se traduit par la publication à la fois des titres d'œuvres classiques telles que Viridiana (1961) ou El verdugo (1963) et de titres plus récents, tels que Salvajes (2001), le premier long métrage de Carlos Molinero, présenté au Festival de Saint-Sébastien, Leo (2000) de José Luis Borau ou Los otros (2001) d'Alejandro Amenabar qui est en train de battre tous les records de recette du cinéma espagnol. Il convient de distinguer ces publications actuelles, très soignées, qui sont l'un des effets de la lutte que mènent les scénaristes pour la reconnaissance de l'importance de leur travail, des simples continuités dialoguées, établies le plus souvent sur la base du film terminé, que

HISP. XX - 19 - 2001 439 Emmanuel LARRAZ publiaient autrefois dans l'Espagne franquiste des revues telles que Temas de cine Film ldeal, ou Nuestra Cine. Elles sont également bien différentes des découpages après-montage dont la revue L'Avant-Scène-Cinéma s'est fait une spécialité. La présence de la censure a joué un rôle fondamental en Espagne dans le processus d'élaboration des films. L'une des conséquences les plus néfastes a sans doute été l'autocensure qui avait fini par freiner la créativité de tous les artistes, bien conscients de la difficulté qu'il y avait à traiter certains sujets considérés comme tabous. Pour les films, l'autorisation œ tournage n'était accordée qu'après un examen attentif de la première version du scénario, présentée en trois exemplaires tapés à la machine, par la Commission de la Censure, et l'exécution des suppressions et des modifications exigées. Le metteur en scène devait ensuite suivre scrupuleusement le scénario autorisé, véritable maquette du film. Il s'exposait, dans le cas contraire, lors du visionnement du film terminé par les censeurs, avant sa sortie sur les écrans, à de nouvelles interventions qui pouvaient se traduire par des coupures ou l'obligation œ modifier certaines séquences qu'il fallait tourner à nouveau ce qui entraînait des dépenses considérables. Les dialogues étaient particulièrement surveillés, et les scénaristes savaient bien qu'ils devaient éviter d'utiliser certains mots bannis par les serviteurs zélés de la morale officielle et tenter de s'exprimer de façon indirecte en jouant par exemple sur l'ambiguïté de certaines expressions. Les jurons et les mots se référant à des banalités triviales et notamment au corps étaient systématiquement barrés

Cabrfa preguntarse, no sin asombro, en gué manera resultarfa atentatorio contra los principios del Estado la utilizaci6n de palabras coma «sobaco», «ombligo», «calzoncillos» y «bragas», que merecieron el lapiz rojo de algun censor en numerosas ocasiones... Durante cierto tiempo, se produjo incluso una ofensiva en los departamentos censores contra la palabra «mofio», de tan semejante sonido a otra con la que, por lo demas, no parece 9 tener mucha que ver en cuanto a significado •

9 Daniel Sueiro y Bernardo Dfaz Nosty, Historia del Jranquismo, Ed. Sedmay, Madrid, s.a. Tomo Ill, p. 186.

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Les scènes à contenu érotique déplaisaient et, par exemple, dans le cas du scénario de El verdugo, de nombreuses observations des censeurs exigeaient la suppression ou la modification de passages qui leur semblaient trop suggestifs. Le rapport de la Commission de Censure des Scénarios du 17 juin 1963 qui accordait l'autorisation de tournage du film, exigeait des modifications qui se rapportent essentiellement à des scènes jugées trop osées et à une présentation trop ironique des autorités civiles et surtout ecclésiastiques. Par deux fois, les censeurs exigeaient la suppression de la présence de femmes lors de l'exécution du condamné à mort qui avait été prévue par Azcona et Berlanga qui pensaient sans doute qu'un tel spectacle aurait pu provoquer chez ces dames une troublante excitation, liée à des pulsions sadiques. L'on peut regretter que, lors de la publication du scénario de El verdugo, les éditeurs se soient contentés de reproduire la version autorisée, sans signaler les modifications imposées par la censure, privant ainsi le lecteur de la connaissance du projet initial du réalisateur et de son co­ scénariste. Dans le scénario publié, l'on voit bien, de toutes façons, que les indications de mise en scène insistaient de façon répétée sur l'attirance physique que ressentait José Luis, le fossoyeur, pour Carmen, la fille du bourreau, dès leur première rencontre dans l'appartement familial. Voici par exemple la présentation du personnage de Carmen que la pulpeuse Emma Penella allait interpréter à la perfection

Carmen es una chica no demasiado joven y no lo que se dice una belleza excepcional, pero posee los atractivos de los animales sanos y limpios; sus carnes abundantes son macizas y estan bien repartidas, y sus veintisiete o veintiocho aiios estan frescos y 0 apetitosos' .

Plus loin, le scénario indique que le regard de José Luis, véritablement subjugué, s'attarde sur le décolleté et le postérieur de Carmen qui « l'éblouit ». Obnubilés par la chasse aux allusions érotiques, les censeurs ne virent pas toute la charge subversive de l'histoire que leur présentaient Azcona et Berlanga et ils ne comprirent pas que cette comédie

10 Rafael Azcona y Luis Garda Berlanga, El verdugo, Talcual, Bilioteca de textos cinematograficos. Ediciones Plot, Madrid, 2000, p. 13.

HISP. XX - 19 - 2001 441 Emmanuel LARRAZ amère était également un réquisitoire implacable contre la peine de mort et la société qui faisait des bourreaux des fonctionnaires et des assassins patentés. Berlanga qui a été littéralement persécuté par la censure, a souvent expliqué, en ayant recours à des métaphores se référant au monde du football, qu'il avait constamment essayé de « marquer des buts au système», en détournant l'attention des défenseurs de l'ordre moral par l'affichage d'un sujet qui pouvait en cacher un autre. Dans le cas de El verdugo, le producteur avait été également abusé. Il avait bien déclaré sous serment que le film avait respecté la ligne générale du scénario autorisé par la censure, avec « les petites variations propres au 11 tournage qui n'en altèrent ni le sens ni le contenu général » , mais il ne put s'opposer à l'acharnementde la censure après le scandale provoqué par la présentation du film au Festival de Venise. Sanchez Bella qui était Ambassadeur en Italie vit dans le film une attaque aux principes du régime et une manœuvre du Parti Communiste qui aurait prétendu utiliser le film pour donner une image négative de l'Espagne de Franco. Les copies distribuées en Espagne subirent des coupures brutales qui mutilèrent le film. L'on supprima même, sur la bande son, les passages où le cinéaste s'était amusé à faire entendre le bruit métallique que faisait le garrot dans la mallette du bourreau. La sanction pour Berlanga fut impitoyable. Il dut attendre huit ans pour pouvoir tourner à nouveau en Espagne, en 1971, jVivan los novios! L'histoire du cinéma fourmille d'exemples qui montrent l'ingéniosité dont ont fait preuve les cinéastes et les scénaristes pour essayer de tourner les interdits. La censure aux USA était certes moins contraignante que dans l'Espagne franquiste, mais le code Hays n'en a pas moins exercé, jusqu'aux années soixante, un contrôle pointilleux sur le cinéma. Il veillait à exclure, entre autres, l'évocation des actes sexuels, de la nudité, des perversions et prenait bien soin de donner une image négative œ l'adultère, de l'avortement, des mariages interraciaux et bien sûr du

" Nazario Belmar Martfnez, en su calidad de Consejero Delegado de Naga Films, S.A, declara bajo juramento que esta Casa productora ha realizado el film titulado El Verdugo habiendo seguido la Unea general del guiôn censurado con pequefias variaciones propias del rodaje que no alteran ni el sentido ni contenido general del mismo. Y para que conste firma la presente en Madrid a veintiuno de agosto de 1963 Ministerio de lnformaci6n y Turismo. Direcci6n General de Cinematografia y Teatro. Junta de Clasificaciôn y Censura, Expediente n' 28.221.

442 HISP. XX - 19 - 2001 Le scénario ou le film virtuel communisme. Nicholas Ray était l'un des cinéastes de Hollywood qui était passé maître dans l'art de transmettre un message caché sous l'histoire manifeste. C'est ainsi que Johnny Guitar est un bien étrange western où les premiers rôles sont tenus par des femmes et où le moteur de l'action, plus que le désir de s'enrichir, semble être la passion inavouée d'Emma (Mercedes McCambridge) pour Vienna (Joan Crawford). Pedro Almodovar a rendu un hommage discret à Nicholas Ray en choisissant une séquence de ce film pour montrer le travail d'lvan (Fernando Guillén) dans le studio de doublage de Femmes au bord de la crise de nerfs. Curieusement la censure sur scénario peut encore s'exercer, de façon exceptionnelle, en France, de nos jours, comme le rapporte un article récent du quotidien Libération du 24 octobre 2001. Le cinéaste Philippe Barassat qui prévoyait de raconter dans son prochain film, Le nécrophile, l'aventure qui réunit un vieil homme solitaire et une fillette orpheline a vu son scénario refusé par la Ddass qui doit valider tout tournage engageant un enfant. Le journaliste Olivier Seguret, tout en reconnaissant qu'il y a de nombreux détails dans le scénario qu'il est facile d'aligner à charge, s'insurge contre cette mesure où il voit un procès d'intention qui ne tient pas compte de « la dimension fabulatrice et finalement très conte 12 de fées du scénario» • Cette interdiction qui semble définitive car la Ddass a stipulé que le tournagedu Nécrophile où elle a relevé « des scènes de nécrophilie, de nécrophagie et à fortes connotations sexuelles » est « rendu impossible à tout enfant quel qu'il soit» est lourde de conséquences pour la société de production. Elle avait en effet imprudemrnet engagé des frais, constitué des équipes, fabriqué des décors et arrêté le casting. Dans l'Espagne franquiste, c'était l'interdiction du film une fois terminé ou un mauvais classement établi par la commission qui distribuait les aides à la production, qui était catastrophique. C'est la raison pour laquelle les producteurs n'étaient pas fondamentalement hostiles, à cette époque là, à la censure préalable des scénarios, des films virtuels, car ils y voyaient une garantie minimum contre l'arbitraire. C'est ce qu'a expliqué José Maria Garcia Escudero qui fut, dans les années soixante, un Directeur Général de la Cinématographie relativement ouvert:

12 Olivier Séguret, Ça reste à voir. Censure sur scénario, Libération du 24/10/2001.

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para ellos el hecho de tener el gu1on aprobado representaba una garantfa de que luego no les iban a realizar modificaciones sobre la pelfcula ya legalizada. Lo cierto es que no lo quisieron pedir. Yo les invité a ello e incluso creo que lo dije publicamente en algun acto que la Direcci6n General estaba dispuesta a suprimir la censura de guiones en el momento en que la producci6n lo pidiera. 13 Y no lo pidieron porque ellos suponfan que era una garantfa •

Luis Garcia Berlanga, le cinéaste qui a eu le plus à souffir des abus œ la censure avait tellement été excédé par les interventions incessantes du censeur ecclésiastique sur le scénario de son cinquième long métrage Los jueves, milagro, qu'il était allé jusqu'à proposer qu'il figurât au générique. Luis Bufiuel, quant à lui, aurait bien pu faire figurer au générique œ Viridiana le nom du censeur ecclésiastique A velino Esteban y Romero qui, ayant refusé une première version du scénario dont la fin lui semblait illogique et immorale, avait suggéré des modifications dont le cinéaste et son co-scénariste Julio Alejandro s'inspirèrent d'une façon plaisante:

La censure espagnole était alors célèbre pour sa formalité tâtillone. Dans une première fin j'avais simplement imaginé que Viridiana allait frapper à la porte de son cousin. La porte s'ouvrait, elle entrait, la porte se refermait. La censure refusa cet épilogue, ce qui me conduisit à imaginer une nouvelle fin, bien plus pernicieuse que l'autre car elle suggère très précisèment un ménage à trois. Viridiana vient se mêler à une partie de cartes qui oppose son cousin à l'autre femme, qui est sa maîtresse. Et le cousin lui dit : « Je savais bien que tu finirais par 14 jouer au tute avec nous •

LECTURES DU SCÉNARIO, LECTURES DU FILM La publication récente de scénarios en Espagne est généralement justifiée par des considérations didactiques. L'on peut espérer en effet que le lecture des scénarios de films considérés comme des chefs-d'œuvres sera utile à l'apprenti scénariste. Selon le journal du Festival de Saint­ Sébastien (du 27/09/2001) où fut présenté le scénario d'un premier film,

13 Es1eve Riambau y Casimiro Toreiro, op. cit., p. 66. 14 L. Buiiuel, Mon dernier soupir, Editions Robert Laffonl, Paris 1982, p. 292.

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Salvajes, ce qui est exceptionnel, la représentante de l'association DAMA qui gère les Droits d' Auteurs de Moyens Audiovisuels, avait manifesté l'intention de « publier non seulement des scénarios de cinéma, mais aussi de télévision et tout ce qui se rapporte aux différentes phases du travail créatif, textes, plans détaillés etc ... en pensant également à ceux qui veulent apprendre». L'on peut également lire des scénarios de films qui sont restés virtuels car ils n'on jamais été réalisés. Un livre fort intéressant publié à Barcelone en 1978 rassemble ainsi des projets de films écrits par des artistes aussi prestigieux que Federico Fellini, Luis Garcfa Berlanga et Rafael Azcona, Peter Watkins, Richard Lester et Charles Wood, Jorge Semprun et Alain Resnais, Akira Kurosawa et finalement Sergei Mikhailovitch 15 Eisenstein • L'auteur de ce recueil, Calos. H. Knapp, indique dans la préface l'étonnement qui fut le sien lorsqu'il se rendit compte de la difficulté de faire aboutir ·un projet au cinéma. Il se dit également conscient du mal que vont avoir les lecteurs à imaginer, à partir des scénarios qui sont à des degrés différents d'élaboration, ce qu'auraient pu être les films s'ils avaient été réalisés. La Fiesta Nacional de R. Azcona et L. Garcia Berlanga qui lui semblait l'un des scénarios les plus élaborés et les plus faciles à lire a finalement été porté à l'écran en 1984 sous le titre de La vaquilla. Et ce film qui évoquait la guerre civile sur le ton de la farce a même été le film espagnol qui a obtenu en 1985 les plus grosses recettes. La longue patience de Berlanga se voyait ainsi récompensée plus de trente ans après la première ébauche de cette comédie publiée en 1949 dans une revue universitaire :

La idea de La vaquilla nace en el aîio 1949. Recién terminada la Guerra Civil, precisamente en uno de los momentos mas tragicos de la represi6n que yo también sufrf en mi familia, ya se me meti6 en la tripa el deseo de hacer una comedia sobre la Guerra Civil. En esto me anticipé al Partido Comunista, que fue el primero en hablar de reconciliaci6n. Yo querfa constatar el hecho de que en un momento determinado, entre trincheras, desaparece la ideologfa y aparece la 16 supervivencia de la picaresca •

" Films que nunca veremos. Victor Sagi; Servicios Editoriales, Ayma, S.A. Editora, Barcelona 1978. 16 Carlos Cai'\eque y Maite Grau, op. cit., p. 131.

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Un autre scénario publié depuis des années par Salvador Dalf, (en 1932), Babaouo, a également été mis en scène récemment (en 1998), par un réalisateur catalan, Manuel Cuss6-Ferrer, un admirateur des surréalistes dont le premier long métrage, Entractes (1988), évoque la vie et l'œuvre du peintre Joan Brossa. Mais l'on peut également lire, de plus en plus fréquemment, le scénario d'un film que l'on a déjà vu en salle pour le plaisir de découvrir, grâce aux indications de mise en scène, et parfois même grâce aux dessins préparatoires lorsque le scénariste a élaboré un story-board, ses intentions et la façon dont il avait à l'origine imaginé ses personnages. Le scénario inédit de ;Ay, Carme/a! qui nous a été communiqué par Carlos Saura, se présente sous la forme d'un gros cahier où l'on peut voir sur les pages de gauche des dessins ou des croquis qui matérialisent certaines des indications portées par écrit par le metteur en scène sur les pages de droite. L'une des plus belles illustrations de ce qui n'était encore qu'un film virtuel est sans doute celle de la page 7 du tapuscrit où Carlos Saura a représenté l'allégorie de la République que les comédiens sont en train d'incarner devant les soldats du camp républicain, alors que l'orchestre joue 1 'hymne de Riego. La lecture du scénario de Viridiana permet par exemple de confirmer une intuition que l'on a pu avoir lors du visionnement du film où il semblait que le regard des personnages jouait un rôle déterminant. L'on constate alors que L. Buîiuel et J. Alejandro se sont amusés à faire du personage de don Jaime qu'allait interpréter Fernando Rey un incorrigible voyeur. Ainsi, dès l'une des premières apparitions du personnage, en présence de Rita, la sauvageonne, fille de la servante Ramona, il est indiqué que don Jaime se délecte au spectacle qu'il a provoqué des jambes de la fillette qui saute avec une corde qu'il lui a offerte à cet effet: Secuencia 16- EXT .JARDIN. MANSION . DIA Acercamiento Las piernecillas fragiles y sucias de la nifia Rita saltando a la comba. Avanzan, retroceden, se abren y se cierran como un compas. Ya se sostiene sobre la punta de uno de los pies descalzos, ya sobre el otro. Cerca, detras de ella se ven pasar unas piernas masculinas. Al alejarse va apareciendo el busto y después la cara de don Jaime. Sus ojos siguen el ir y venir de las piernas de la niiia. Se sienta en un banco pr6ximo sin dejar de mirarla, con delectaci6n.

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« Se descorre la cortina, y aparece en el escenario una ridfcula y enternecedora alegorfa de la Republica Espaîiola ».

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Ce plaisir des yeux est redoublé peu après, lorsqu'on le voit observer, avec un effetde caméra subjective et une forte plongée, depuis une fenêtre de l'imposante demeure, Rita et Viridiana qui cette fois sautent toutes les deux à la corde

secuencia 57-Medium Shot ... don Jaime deposita en la mesilla la bandeja del desayuno y salta de la cama. Esta en pijama. Se pane las zapatillas y va a la ventana. Mira hacia abajo, a la explanada. Corte Ext. Jardin-Mansi6n-Dfa Medium Long Shot Desde el punto de vista de don Jaime vemos a Rita que esta saltando a la comba.Junto a ella Viridiana. Hace parar a la nifia. Discuten un momento y entonces la Novicia salta a su vez, coma para demostrar algo.

Les dialogues sont également expressifs malgré leur apparente banalité, confirmant que la pulsion scopique est dominante chez don Jaime. Ainsi, lorsque sa nièce Viridiana lui fait remarquer qu'il se lève tôt, il lui répond, sur le ton de la plaisanterie, que c'est pour jouir plus longtemps du plaisir de la voir

Viridiana: iCuanto madrug6 usted hoy, tfo! Don Jaime (off): lo hago para verte mas tiempo.

Enfin lorsque don Jaime, se laissant emporter par la passion, va jusqu'à endormir Viridiana en lui administrant un narcotique, il se contente ensuite de dévorer des yeux celle qui ressemble tellement à sa défunte épouse et qui est à sa merci, allongée sur le lit

Int. Cuarto de Dofia Elvira. Noche ... Don Jaime pasa y repasa lentamente sin dejar de mirarlo, frente al cuerpo yacente de la Novicia. Se detiene un momento y va a sentarse en el lecho. Le acaricia el pela y la frente. Esta terriblemente conmovido ...

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Il y a en fait dans cette séquence un véritable emboîtement de regards, car les scénaristes ont prévu, ici encore, un effet de caméra subjective. La scène est vue« du point de vue de la fillette», c'est-à-dire par ses yeux et cela explique la forte plongée, car Rita épie depuis les branches d'un arbre qui surplombe la chambre. Ici apparaît donc le deuxième personnage manifestement voyeur ch.! film. Dès l'arivée de Viridiana, Rita lui avait dit qu'elle l'avait vue en chemise alors qu'elle se préparait à se coucher et la novice ne peut que la réprimander en lui rappelant qu'il n'est pas bien d'épier ainsi. Il faut dire que la fillette dont l'éducation semble quelque peu négligée a pu prendre exemple sur sa propre mère, Ramona qui elle aussi a épié Viridiana, mais par le trou de la serrure, pour donner à don Jaime des indications sur la façon dont la novice se prépare à passer la nuit de façon ascétique: secuencia 23 -Int. Pasillo. Noche. Full Shot Ramona que se ha alejado unos pasos de la puerta se detiene, piensa un momento y vuelve sobre sus pasos. Aplica su ojo derecho a la cerradura de aquella. El armonium sigue sonando en el salon.

Le scénario prévoit également que c'est par le regard que Ramona va exprimer le trouble que fait naître en elle la présence de Jorge(que va interpréter Francisco Rabat). La fascination qu'elle ressent est si grande que dans un premier temps elle en renverse la soupe qu'elle devait servir a table. Plus tard, dans la séquence du grenier, c'est par le regard que cette servante humble et soumise va sortir de sa réserve pour exprimer de façon non équivoque le désir que Jorge a fait naître en elle

secuencia 164 : ... Jorge se vuelve bruscamente y sus ojos encuentran los de la sirvienta. Ella, azorada al verse descubierta, desv[a su mirada. Jorge se echa a refr. Jorge : lQué te pasa mujer ? lPor qué me miras as[? . La pone frente a sf y sonriente la mira un momento en silencio. Luego le toma la barbilla entre sus dedos.

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Gros Plan de Luis Buîiuel en 1981, tiré du film Petite confession filmée de Jean-Claude Carrière. L'humour de Bufiuel l'a poussé, à ce moment du scénario, à décevoir l'attente du spectateur, lui aussi voyeur, en montrant au lieu de la classique scène plus ou moins érotique, que l'on pourrait espérer entre Ramona et Jorge, une brève séquence qui fonctionne corne une métaphore et où l'on voit un chat ne faire qu'une bouchée d'une souris. Il s'agit d'un procédé classique dans le cinéma de Bufiuel qui est finalement un cinéma pudique qui suggère beauoup plus qu'il ne montre. Dans cet univers peuplé de voyeurs, le plus souvent aveuglés sur leur propre sort, Bufiuel a imaginé, toujours avec humour, le personnage du mendiant aveugle, Don Amalio, qui rappelle par moments l'aveugle du Lazarillo de Tormes, en particulier lorsqu'il est fier de raconter comment il s'était rendu compte, en entendant le bruit des pièces dans ses poches, que son compagnon vidait les troncs des églises sans partager avec lui. Enfinles scénaristes ont également prévu que c'est par le regard que le personnage de Viridiana va exprimer, à la fin du film, le changement profond qui s'est produit en elle après la série d'épreuves qu'elle a subies depuis sa sortie du couvent. Lorsqu'elle ose regarder Jorge dans les yeux, l'on comprend qu'elle a fait le choix de ne plus refuser le monde et œ vivre avec l'homme qui l'attire, en implorant sa compréhension:

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secuencia 223-Int. Cuarto de don Jaime. Noche. Medium Shot ... Frente a Jorge esta Viridiana. Su expresi6n es extraiia, aparentemente de gran calma pero dejando transparentar una gran agitaci6n interior. Jorge ha quedado at6nito al verla. Jorge : lÜcurre algo ? Ella no responde. Intenta mirarle a los ojos, pero vencida vuelve a bajarlos. Luego los levanta para fijarlos en Ramona que respetuosamente permanece en pie. Jorge: lQuerfa hablarme? lEn gué puedo servirla? Jorge intenta penetrar las intenciones de la muchacha. Es inutil. No comprende nada. Viridiana entonces y por fin Lo mira a los ojos, suplicante, como pidiendo comprensi6n y perd6n...

La fin du film est une fin ouverte et offre toute la richesse œ l'ambiguïté recherchée par Buiiuel. Le spectateur a tout loisir de prolonger le filmdans son imagination avec son propre scénario. Dans Je cas du censeur ecclésiastique qui décidait ou non d'autoriser Je tournage des scénarios qu'il avait examinés, il apparaît que M. Avelio Esteban y Romero trouva cette fin bien meilleure que dans la première version qu'il avait refusée. Il la jugeait cette fois acceptable ou tout au moins, selon ses propres paroles, « potable »

Ahora procede todo de modo mas suave, teniendo la conversaci6n delante de Ramona, mientras juegan a las cartas, creo... Por lo que se refiere a esto, la adaptaci6n es « potable17 » .

11 Ministerio de Cultura. Archiva Central, Caja 71.847.

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