L’espace politique du Détroit de sous le Haut-Empire romain : la désagrégation du Cercle du Détroit ou l’appartenance à un horizon stratégique commun ?

Gwladys Bernard*

La naissance et la signification économique du concept de Cercle du Détroit ayant déjà fait l’objet de plusieurs mises au point au cœur même de cet ouvrage, nous nous attacherons surtout à éclairer la question de la pertinence et du devenir de ce fameux Cercle du Détroit à l’époque romaine. Pour certains chercheurs inspirés par les travaux de M. Tarradell, des relations circulaires auraient existé entre les deux rives de la Méditerranée extrême-occidentale aux époques phénicienne et punique, mais l’emprise de Rome sur la région aurait perturbé, puis conduit ces échanges à la désagrégation1. Pour d’autres archéologues au contraire, les relations particulières entre l’Hispanie et la Maurétanie occidentale se seraient maintenues jusqu’à la fin de l’Antiquité2. Dès les années 1960, M.Tarradell a employé cette expression de Círculo del Estrecho, que l’historiographie française a d’abord traduite par l’expression de Circuit du Détroit (au lieu de la traduction plus littérale de Cercle du Détroit), pour décrire les relations commerciales intenses unissant les deux rives du Détroit à partir du vie siècle avant J.-C.3. Cette expression a connu par la suite une large postérité, jusqu’à devenir le nom du groupe de recherche de l’université de Cadix, qui se consacre aujourd’hui à ces questions4. L’idée majeure du Circuit ou Cercle du Détroit est celle d’une unité économique et commerciale, voire politique et administrative, entre Gadir-Gades et ses relais hispaniques et maurétaniens. Un vaste consortium se serait établi entre les espaces du golfe ibéro-marocain, Gadir réexportant à Rome les productions maurétaniennes comme les salaisons de poissons ou l’huile dans des emballages signés du label gaditain5. Les arguments

* Maîtresse de conférences à l’université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, EA 1571 « Histoire des pouvoirs, savoirs et sociétés », membre de l’ANR Détroit. 1. Parmi les prises de position relativement récentes en ce sens, voir notamment Cheddad 2004. 2. Pour une analyse et une synthèse exhaustive des différentes positions du débat, se reporter à la contribution de D. Bernal Casasola dans le présent volume, ainsi qu’à l’introduction de M. Coltelloni-Trannoy. 3. Tarradell 1959 ; 1960a, p. 61 ; Ponsich 1975, pour le développement de la notion de Circuit du Détroit. 4. Le groupe Círculo del Estrecho: Estudio arqueológico y arqueométrico de las sociedades desde la Prehistoria a la Antigüedad Tardía (PAI-UHM 440) est né au sein de l’université de Cadix en 1996. 5. Ponsich, Tarradell 1965, p. 98-99.

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principaux qui étayaient ces hypothèses étaient l’abondance des amphores de Bétique retrouvées dans tout l’Empire et notamment à Rome, sur le Monte Testaccio, abondance qui contraste avec l’apparente inexistence des lieux de production amphorique en Maurétanie à partir du ier siècle après J.‑C.6 et l’arrêt probable de la fabrication de la céramique à Kouass à la même époque7. Les sites maurétaniens comme produisaient des salaisons de poissons depuis les iiie-iie siècles avant J.‑C. au moins, mais sous l’Empire, il n’existait apparemment plus de figlinae susceptibles de fabriquer les amphores pour les exporter8. Selon l’hypothèse de M. Ponsich assez couramment reprise par la suite, à l’époque impériale, des conteneurs vides auraient donc voyagé depuis les ateliers gaditains jusqu’en Maurétanie pour être emplis de salaisons maurétaniennes et être ensuite expédiés vers Rome9. Ce schéma a été assez vite remis en cause10 : outre le caractère anti-économique de la circulation de conteneurs vides11, on a retrouvé à divers endroits des amphores estampillées en Maurétanie tingitane12 ainsi que des fours d’amphores à salaisons de poissons ayant fonctionné au ier siècle après J.-C. à Thamusida13. Même si ce schéma de type colonial a été largement critiqué, l’expression de Circuit du Détroit est restée prégnante et a même conditionné l’étude des relations politiques : jusqu’à l’expansion romaine, et même au-delà pour certains auteurs, la Maurétanie était surtout considérée comme un

6. Pons Pujol 2006, p. 73-74, qui reprend également dans les notes 11-12, p. 64-65, la bibliographie concernant le Monte Testaccio, des travaux d’H. Dressel à ceux de J. M. Blázquez Martínez et J. Remesal Rodríguez. 7. Sur Kouass : Ponsich 1967b ; 1968a ; 1969a ; 1969b ; 1969-1970 ; Callegarin 2004, p. 526-529 ; Aranegui Gascó, Kbiri Alaoui, Vives-Ferrándiz Sánchez 2004, p. 366-367 ; Kbiri Alaoui 2007. Les fouilles entreprises récemment sur le site sous la direction de V. Bridoux et de M. Kbiri Alaoui amèneront peut-être à nuancer ces résultats (Bridoux et alii 2009). 8. Pons Pujol 2006, p. 73-74. Cette absence curieuse de figlinae sur la rive marocaine du Détroit s’explique sans doute davantage par la faiblesse numérique des sites intégralement fouillés au sud du Détroit que par une prétendue domi- nation économique des productions hispaniques sur la Maurétanie : voir Teichner, Pons Pujol 2008, p. 305-309. 9. Ponsich 1975, p. 672, p. 677 ; Gózalbes Cravioto E. 2001 ; 2002, p. 133-135 ; Bernal Casasola, Pérez Rivera 2000, p. 876-878. 10. J. Boube défend l’idée d’une production locale d’amphores en Maurétanie tingitane dès les années 1970 : Boube 1973-1975, p. 191-192. M. Majdoub inventorie les ratés de cuisson retrouvés au Maroc, signe clair d’une production réalisée sur place : Majdoub 1996, p. 300-302. Voir également Ben Lazreg et alii 1995, p. 108-109. 11. Villaverde Vega 2000, p. 908 ; 2001, p. 541-542. Cet auteur accepte l’idée que les amphores à salaisons de poissons utilisées en Tingitane soient produites en Bétique aux trois premiers siècles de l’Empire, mais propose qu’elles soient remplies d’une solution saline nécessaire à la fabrication de garum pour traverser le golfe ibéro-marocain, évitant ainsi la circulation à vide. 12. Ces estampilles sont des marques d’amphores Dressel 7-11, provenant de Lixus ou de Tanger, signalant un contenu de Cord(ula), c’est-à-dire de conserve de thon jeune (1 à 2 ans). Les lieux de découverte des amphores sont situés en Italie (Pompéi, Herculanum, Aquilée), en Germanie (Augst, Ladenburg, Heidelberg), en Gaule (Toulon) et dans l’épave de Pecio Gandolfo, au large d’Almería. Les références ont été répertoriées à l’occasion d’une nouvelle étude de la cargaison de cette épave par B. Liou et E. Rodríguez Almeida. Leurs conclusions à propos de la provenance des productions retrouvées sont très claires : « PORT n’est que dans le cas du Pecio Gandolfo suivi d’un adjectif dérivé du nom d’un port, Lixos, en Maurétanie tingitane, à l’ouest des Colonnes d’Hercule. Cela suffit pour inter- dire d’interpréter Portus, quand il est réduit à lui-même, comme Portus Gaditanus, Gades (Lequément) ou Portus Malacitanus, Malaca (Dressel). Il nous faut donc revenir à notre hypothèse que port(u)ensis ou portuum pouvait désigner les produits des pêcheries de la région des Colonnes d’Hercule, sans faire nécessairement référence à un port unique, Gadès ou Malaca, Lixos ou . Ce pourrait être par conséquent une sorte de raison sociale, une société commerciale de salsamentarii » (Liou, Rodríguez Almeida 2000, p. 12-13). 13. Voir Pons Pujol 2006, p. 73-74 et surtout Akerraz, Papi (dir.) 2008.

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prolongement de Cadix, comme un appendice de la péninsule Ibérique14. Après l’intégration de Gades dans les cadres administratifs romains et la disparition de la spécificité des comptoirs phéniciens d’Extrême-Occident, cette réalité de Cercle du Détroit semblait logiquement condamnée à la désagrégation et à la dissolution dans les structures provinciales romaines15. Cependant, les sources littéraires et épigraphiques des trois premiers siècles de notre ère indiquent que des relations politiques particulières semblent exister entre les espaces ibériques et maurétaniens. D’Auguste à Dioclétien, des liens administratifs et militaires se tissent ou se maintiennent entre les deux rives de la Méditerranée occidentale, liens qui expliquent l’insertion de la Maurétanie tingitane dans le Diocèse des Espagnes plutôt que dans le Diocèse d’Afrique sous la Tétrarchie. Cependant, les relations politiques sous le Haut-Empire peuvent-elles être également modélisées par cette notion de Cercle du Détroit ? Comment problématiser les relations administratives dans l’espace du Détroit aux trois premiers siècles ?

Le Cercle du Détroit est un concept historiographique fondé par un archéologue avant tout spécialiste des périodes protohistorique, phénicienne puis punique : or, son adaptation à l’époque romaine est plus que problématique. En effet, à partir de la fin du ier siècle avant J.‑C., l’entrée de l’acteur romain dans les affaires de la Méditerranée extrême-occidentale change considérablement la donne : Gades n’apparaît plus que comme une puissance locale, des rapports directs se tissent entre Rome et les rois maurétaniens ou entre Rome et les cités de la péninsule Ibérique méridionale16. Le cadre administratif mis en place par Octavien-Auguste est différent sur les deux rives de la Méditerranée : alors que trois provinces aux statuts divers sont créées en péninsule Ibérique, un royaume unique est mis en place en Maurétanie et confié à un proche du prince. Les spécifi- cités de la zone du Détroit, comme les points communs entre les deux rives de la Méditerranée extrême-occidentale semblent peu à peu s’éteindre dans cet espace du détroit de Gibraltar, entre les règnes d’Auguste et de Claude : les monnayages civiques disparaissent sous le règne de Tibère, les cités du Détroit n’expriment plus leurs caractéristiques communes par ce biais17. Les faciès amphoriques et céramiques s’uniformisent sur les deux rives de la Méditerranée, ce qui entraîne une difficulté supplémentaire pour isoler et caractériser les relations économiques entre les cités du détroit de Gibraltar. Enfin, à partir de Claude, les modes de gestion administrative diffèrent entre les provinces maurétaniennes, confiées à des procurateurs équestres, et les

14. Les travaux de F. López Pardo, dont sa thèse au titre éloquent, publiée en 1987, Mauritania Tingitana: de mercado colonial púnico a provincia periférica romana, sont révélateurs de ce courant : voir López Pardo 1987a ; López Pardo 1987b ; 1988. Voir également les travaux de M. Ponsich (notamment Ponsich 1975) et un article de synthèse d’A. Siraj, qui s’inscrit dans les mêmes traces (Siraj 1998, p. 1355-1364). 15. Voir notamment les conclusions de Cheddad 2004. 16. Sur le traité de 78 entre Rome et Gades et la perte progressive d’autonomie de cette dernière, voir notamment Rodríguez Neila 1980, p. 35-39 ; López Castro 1995, p. 224-225 ; Callegarin 2002, p. 27. Sur les liens entre Rome et les royaumes numides et maures au ier siècle, voir la thèse de V. Bridoux, à paraître. 17. Alexandropoulos 2000, p. 348-349 : pour cet auteur, la disparition des monnaies poliades africaines serait due, non pas à l’inutilité des frappes locales ou à une interdiction impériale, mais à un abandon volontaire des monnayages civiques au profit de la monnaie de Rome. Les populations locales, qui vivent désormais dans le cadre de la cité, auraient souhaité utiliser le même monnayage que les citoyens de l’Vrbs et de l’Empire entier.

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provinces hispaniques, contrôlées par des membres de l’ordre sénatorial et disposant, pour la Citérieure et la Lusitanie, d’une armée légionnaire propre18. Dès la fin du ier siècle après J.-C., il semble très difficile de parler d’un quelconque Cercle du Détroit tant la situation administrative, économique et commerciale des deux rives de la Méditerranée ne semble plus présenter de points communs. Pourtant, les archéologues continuent de relever des traits culturels, des représentations communes, des parallélismes dans l’urbanisme : tous ces traits communs ont fait l’objet de diverses études diachroniques, de rencontres et de colloques autour du détroit de Gibraltar19, qui soulignent tel ou tel aspect de ces similitudes dans la mosaïque ou l’ar­ chitecture. Régulièrement, le terme d’influences apparaît : mais dans quel sens s’exercent-elles et surtout par quelles relations s’expliquent-elles ? Quels déplacements éventuels d’artefacts, de popu- lations, de techniques permettent d’expliquer ces similitudes entre les rives de la Méditerranée ? Les historiens peinent à trouver la réponse à ces questions : si des contacts ponctuels et des migra- tions individuelles existent entre ces espaces qui ne sont distants que d’une vingtaine de kilomètres, les sources littéraires et épigraphiques ne font pas état de déplacements massifs de population. Quelques épisodes, comme le transfert de la population de Zilil à l’époque augustéenne20 ou les incursions maures sous le règne de Marc Aurèle21, ont été abondamment commentés et relayés par l’historiographie pour souligner la proximité entre les rives de la Méditerranée extrême-occidentale. Cependant, ces contacts, explicables par des crises politiques ponctuelles, ne permettent pas de saisir pleinement les points communs visibles dans la culture matérielle ou dans le quotidien des cités ibé- riques et maurétaniennes.

Une gestion administrative commune aux deux rives du détroit de Gibraltar permettrait-elle de comprendre ces influences ténues, mais persistantes, au Haut-Empire ? L’une des spécificités du détroit de Gibraltar est d’avoir abrité des empires transméditerranéens, de Rome jusqu’aux royaumes berbères. La discontinuité morphologique du Détroit n’a pas été un obstacle à la mise en place d’une autorité politique continue, qui parfois a décidé de placer les deux rives sous une même administration. Ce trait, commun avec le détroit « miroir » du Bosphore, n’est pas forcément partagé partout : le détroit de Messine, lui aussi fort aisément franchi, sépare des espaces qui sont restés dans des cadres administratifs distincts pendant toute l’Antiquité. Au contraire, les deux rives du détroit de Gibraltar, qui sont sous contrôle romain à partir de la fin de la République, peuvent même à certaines époques être incluses dans le même ensemble administratif. Au ier siècle avant J.‑C., les colonies romaines et un municipe () fondés dans le royaume de

18. Sur les jeux d’influence stratégique et les solidarités militaires entre des provinces hispaniques et maurétaniennes diversement administrées, voir Bernard, Christol 2009 (Maurétanie tingitane), ainsi que Bernard, Christol 2010 (Maurétanie césarienne). 19. À partir de la fin des années 1980 ont fleuri les colloques internationaux et diachroniques consacrés au détroit de Gibraltar à travers les âges. Ces énormes opus s’intéressaient aux contacts archéologiques et historiques entre les deux rives du Détroit, sans proposer toutefois un découpage chronologique ou une problématisation claire de ces rapports entre l’Afrique nord-occidentale et le sud de la péninsule Ibérique : voir Olmedo Jiménez (dir.) 1987 ; Ripoll Perelló (dir.) 1988 ; Ripoll Perelló, Ladero Quesada (dir.) 1995. 20. Strabon III, 1, 8 : voir Hamdoune 2003, p. 20-25. 21. Voir en dernier lieu Bernard 2009, ainsi que Filippini, Gregori 2009, p. 55-70.

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Maurétanie sont ainsi placés sous le contrôle des provinces hispaniques22. Quatre siècles plus tard, à l’époque tétrarchique, la Maurétanie tingitane devient une province du Diocèse des Espagnes, au lieu d’être rattachée au Diocèse d’Afrique. Ces rattachements administratifs communs ont été parfois interprétés comme les signes d’une fusion organique entre l’espace ibérique et l’espace maurétanien, la Maurétanie tingitane n’étant que la dépendance « transfrétane » de l’Espagne. Bien avant la naissance du concept de Círculo del Estrecho, au tournant du xxe siècle, germait même l’idée d’une fusion administrative entre la Maurétanie occidentale et l’Hispanie. Ce rattachement permettait d’expliquer les liens et les influences constatés entre les rives de l’Extrême-Occident et de comprendre certaines sources de l’Antiquité tardive. Quelques historiens espagnols de la fin du xixe siècle ont élaboré un concept d’union organique entre les espaces du détroit de Gibraltar, union nommée Transfretana, qui plongerait ses racines au cœur de l’Antiquité classique23. Ainsi, L. Galindo Vera affirmait en 1884 que, depuis l’année 69 la Maurétanie tingitane s’appelait España Tingitana ou España Transfretana, une province qui dépendrait civilement du conuentus juridique de Gades et, pour les affaires militaires, des gouverneurs d’Afrique24. Cette interpréta- tion libre des divisions administratives de l’Hispanie romaine résulte d’un certain nombre de confu- sions et de réélaborations successives. La Transfrétanie, ce prolongement ultramarin de l’Espagne sur les côtes africaines, vient d’une mauvaise interprétation d’épisodes historiques, comme les cadeaux fiscaux consentis par Othon à la Bétique en 69 – épisodes sur lesquels nous revien- drons – mais également de l’extension abusive aux périodes antérieures de la situation adminis- trative du ive siècle. En effet, les mentions d’une province de Tingitane rattachée à la dioecesis Hispaniarum mais située trans fretum, « au-delà du Détroit », se trouvent chez des auteurs tardifs, tels que Rufus Festus, dans son Bréviaire écrit dans les années 360-37025, Polemius Silvius dans son Laterculus datant de l’époque théodosienne26, et enfin chez Isidore de Séville27, à l’origine de la

22. D’après le passage de Pline, Hist. Nat. V, 2, qui décrit le rattachement de la colonie de Zilil à la Bétique. Sur cette question, voir notamment Mackie 1983, p. 352 ; Coltelloni-Trannoy 1997, p. 132 ; Bernard 2013. 23. Gózalbes Cravioto E. 2001, p. 69-70. Ce terme de Transfretana est même devenu le titre de la revue de l’Institut d’études de , enclave espagnole au cœur du Maroc, dont l’existence n’est justifiée que par son rattachement historique à l’Espagne. L’archéologie est l’un des arguments de l’ancienne Septem Fratres pour asseoir son statut juridique particulier, remis en question aujourd’hui par le Royaume du Maroc. 24. Discours de 1884 cité par Gózalbes Cravioto E. 2001, p. 71. 25. Rufus Festus, V, 5 : Ac per omnes Hispanias sex nunc sunt prouinciae: Tarraconensis, Carthaginensis, Lusitania, Gallaecia, Baetica, trans fretum etiam in solo terrae Africanae prouincia Hispaniarum est, quae Tingitania cognominatur. 26. Polemius Silvius, Laterculus IV, 46 : Tingitana, trans fretum quod a Oceano infusum terras intrat mittitur inter Calpem et Abinam. Le texte est pour le moins obscur, mais l’on comprend que la Tingitane, sixième des sept provinces du diocèse des Espagnes, est située au-delà du Détroit qui s’ouvre entre les Colonnes d’Hercule. 27. Isidore de Séville, étymologies XIV, 4, 29 : (Hispania) Habet prouincias sex: Tarraconensem, Carthaginensem, Lusitaniam, Galliciam, Beticam et trans freta in regione Africae Tingitaniam. ([L’Hispanie] comprend six provinces : la Tarraconaise, la Carthaginoise, la Lusitanie, la Gallécie, la Bétique et, au-delà des détroits, dans l’espace de l’Afrique, la Tingitane ) [traduction Spevak 2011, p. 80, légèrement modifiée]. Au début du viie siècle, la Maurétanie tingitane n’est plus sous le contrôle de l’Espagne wisigothique, mais sous celui des Byzantins. L’évêque de Séville reproduit les listes datant du début du ive siècle, comme la Notitia Dignitatum, et s’aide sûrement de la lecture du Bréviaire de Rufus Festus. Mais ce rattachement de la Maurétanie tingitane, située sur le sol africain, au Diocèse des Espagnes, semble gêner Isidore de Séville, qui classe, dans deux autres passages, la Tingitane au nombre des provinces africaines (étymologies XIV, 5, § 3 et 12).

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tradition médiévale. Les auteurs médiévaux utilisèrent abondamment par la suite le terme Transfre- tania pour désigner les revendications puis les possessions espagnoles situées sur la rive méridio- nale de la Méditerranée, depuis les époques romaine et wisigothique28. Le mythe est alors ancré : depuis l’Empire et jusqu’à l’invasion arabe de 711, l’Espagne, héritière directe de l’Hispania romaine, contrôlait administrativement et militairement le pays des Maures. Toujours à la fin du xixe siècle, ce fantasme de la Transfrétanie a influencé la lecture de certains documents épigraphiques, comme celle d’un hommage public, connu sous une forme fragmentaire, accordé par la cité de Tanger, qui mentionnait le peuple de la prouinciae no[uae Mauretaniae] / Vlterioris Tin[gitanae]29. A. Héron de Villefosse a été l’un des premiers à voir dans cette Vlterior le pendant d’une hypothétique prouincia uetus Hispania ulterior Baetica30. Selon cet auteur, Marc Aurèle, pour faire face aux fameuses invasions maures, aurait un temps réuni la Maurétanie tingitane à la Bétique en nommant un gouverneur de rang sénatorial doté de troupes légionnaires pour rétablir la situation militaire. E. Albertini avait égale- ment repris cette hypothèse31, encore suivie dans des travaux plus récents32. En fait, les études menées notamment par P. Romanelli33 et J. Desanges34 sur cette inscription ont permis de montrer que cette province noua Vlterior Tingitana est en fait appelée ainsi en opposition à la Césa- rienne35. Cette inscription daterait probablement des premiers temps de l’annexion, à une période où le nom de la province est encore fluctuant. La Bétique, province déjà ulterior par rapport à la Tarraconaise36, ne pouvait devenir citerior en opposition à la Tingitane ; en outre, les qualificatifs ulterior et citerior sont, bien entendu, utilisés pour distinguer des provinces de même nom. Depuis sa création en 42 jusqu’à la formation du diocèse des Espagnes à la fin du iiie siècle et au début du ive, la Maurétanie tingitane reste une province indépendante, qui n’est pas une possession ultramarine espagnole comme une partie de l’historiographie espagnole et française de la fin du xixe siècle ou du début du xxe aimait à le voir. Le concept d’Espagne transfrétane est essentiellement né des aspirations coloniales contemporaines. À aucun moment de l’Antiquité, les rapprochements militaires ou administratifs entre les espaces ibériques et maurétaniens ne sont allés vers une soumission de type colonial de la Maurétanie à l’Hispanie. Si des solidarités stratégiques ont pu s’établir de part et d’autre des rives du détroit de Gibraltar, ces liens n’ont jamais été à sens strictement unique. Quels sont ces liens et ces épisodes qui justifient l’idée

28. Gózalbes Cravioto E. 2001, p. 73-75. 29. CIL, VIII, 21813 (= D. 6872) ; IAM2, 6, inscription de Tingi (Tanger). Dernière édition : Christol 1985, p. 146-147 = Aé, 1985, 989. Voir IAM2, Suppl., 6. 30. Héron de Villefosse 1887. 31. Albertini 1923, p. 116, n. 2. 32. Arce 2005, p. 346. 33. Romanelli 1959, p. 268. 34. Desanges 1960. 35. Sur la Citerior par rapport à une Vlterior ou Extuma, voir Pline, Hist. Nat. V, 13, 95 et V, 19, 1 ; voir aussi les équivalents grecs dans Strabon XVII, 3, 4 et Dion Cassius LXXVI, 13, 5. Voir également Desanges 1980, p. 153. 36. Isidore de Séville explique cette distinction entre Hispanie citérieure et Hispanie ultérieure et il rappelle le sens de ces deux adjectifs dans étymologies XIV, 4, 30.

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d’une fusion administrative entre la Maurétanie et l’Hispanie sous le Haut-Empire ? Et peuvent-ils être compris comme une manifestation du fameux Cercle du Détroit ? Le premier épisode de gestion administrative commune entre la Maurétanie et l’Hispanie est le rattachement aux provinces hispaniques des colonies augustéennes sises dans le royaume maurétanien. Entre la mort de Bocchus II en 33 avant J.‑C. et l’arrivée de Juba II sur le trône de Maurétanie en 25 avant J.‑C., douze colonies de vétérans ont été déduites sur le territoire mauré- tanien : Iulia Constantia Zilil (Dchar Jdid)37, Iulia Valentia Banasa (Sidi Ali bou Jnoun)38, Iulia Babba Campestris39 en Maurétanie occidentale, et Cartenna (Ténès)40, Gunugu (Koubba de Sidi Brahim)41, Zucchabar (Miliana)42, Aquae Calidae (Hammam Righa)43, Rusguniae (cap Matifou)44, Rusazus ()45, Tupusuctu (Tiklat)46, (Béjaïa, l’ancienne Bougie)47 et Igilgili () en Maurétanie orientale (fig. 1). Jusqu’à la conquête du royaume maurétanien en 40-42 après J.‑C. et la création des provinces romaines de Maurétanie tingitane et de Maurétanie césarienne en 42, voire en 4348, ces colonies devaient être rattachées à une province déjà existante. En effet, pour la perception du tributum ou des impôts indirects comme pour les décisions de justice, des colonies et des municipes de droit romain ne peuvent dépendre d’une administration non romaine. L’assiette de l’impôt est calculée au niveau de la province, puis répartie en fonction de chaque cité49. Pour

37. La localisation de Zilil à Dchar Jdid a été confirmée par la découverte de trois bases épigraphes de statues : Lenoir M. 1987, nos 2-4. 38. La localisation de Banasa à Sidi Ali Bou Jnoun est anciennement connue par l’épigraphie : voir Desanges 1980, p. 93-94. 39. Un débat existe à propos de la localisation de Babba Campestris, que ni l’épigraphie, ni la numismatique ne permettent de situer. Les sources littéraires ne sont guère plus explicites (Anonyme de Ravenne, Cosmographie 3, 11 ; Ptolémée, Geogr. IV, 1, 7), mais elles signalent que Babba était une ville de l’intérieur. Le passage de Pline l’Ancien concernant Babba (Pline, Hist. Nat. V, 2, 18) a donné lieu à deux interprétations : M. Euzennat (Euzennat 1989, p. 95-109) a placé la cité à l’emplacement de Qsar el Kebir, tandis que R. Rebuffat l’a localisée successivement sur le site de la Ferme Biarnay puis de Sidi Saïd (Rebuffat 1967 ; 1986). Ce dernier avis est partagé par M. Coltelloni-Trannoy (Coltelloni-Trannoy 1997, p. 126-129). Des travaux récents sur le monnayage de la Babba préromaine permettent d’éclairer davantage la question : les auteurs vont en effet dans le sens de R. Rebuffat en suggérant de localiser Babba à proximité de – peut-être à Sidi Saïd, mais les preuves manquent – car les plus anciennes monnaies de Babba ont été découvertes précisément à Volubilis. Voir Callegarin 2011a et Callegarin, El Khayari 2011. 40. Cartenna à Ténès : CIL, VIII, 9663. Voir Desanges 1980, p. 160-161. 41. Gunugu à Koubba de Sidi Brahim : CIL, VIII, 9071, 9423, 21451. Voir Desanges 1980, p. 161-162. 42. Deux bornes de délimitation du territoire de Zucchabar permettent de situer la colonie à Miliana : CIL, VIII, 10450 ; Aé, 1940, 20. Voir Desanges 1980, p. 179. 43. L’emplacement d’Aquae Calidae à Hammam Righa a été déduit d’après les sources littéraires et notamment l’Itinéraire Antonin XXXI, 4 (voir Desanges 1980, p. 178). 44. Rusguniae au cap Matifou : CIL, VIII, 9247-9250 : voir Salama 1955 et Desanges 1980, p. 169-170. 45. La localisation est ici aussi incertaine : deux bornes milliaires trouvées à Azeffoun semblent plaider en faveur de cette hypothèse que les sources littéraires ne confirment cependant pas. Voir Desanges 1980, p. 172-173. 46. CIL, VIII, 8837 ; CIL, VIII, 8836 (Tubusuctu). Voir Desanges 1980, p. 179-181. 47. CIL, VIII, 8929, 8931, 8933, 20683. Voir Desanges 1980, p. 173-174. 48. Pour la discussion et la bibliographie sur ce point, voir Coltelloni-Trannoy 1997, p. 64, n. 64. Au sujet de Igilgili, voir Desanges 1980, p. 174. 49. Voir notamment France 2003 ; Le Teuff 2010, p. 197 : « Le census provincial sert à connaître la capacité contributive de chaque territoire soumis. Il revêt donc un rôle de toute première importance dans la fiscalité impériale qui fonctionnait, dans les premiers temps de l’Empire du moins, selon une logique de répartition. Une somme fixe était imposée à la province, puis répartie dans les cités selon la capacité contributive de chacune ».

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Fig. 1 – Les colonies augustéennes de Maurétanie césarienne.

la justice, si les autorités des colonies et des municipes peuvent statuer sur les affaires opposant des individus de même statut, les litiges complexes impliquant des citoyens romains et des pérégrins sont en général renvoyés à l’autorité provinciale et sont jugés par les tribunaux de chaque conuentus50. Tout municipe et toute colonie de droit romain doivent pouvoir compter sur une autorité provinciale pour ces questions fiscales et judiciaires. Or, entre les années 20 avant J.‑C. et 42 après J.‑C., il existe en Maurétanie des colonies romaines et au moins un municipe qui ne sont pas situés sur un territoire provincial, mais sur la côte d’un royaume indépendant. De quelle province dépendent-ils ? Ce rattachement administratif n’est malheureusement connu avec certitude que pour une seule cité, la Iulia Zilil, regum dicioni exempta et iura in Baeticam petere iussa selon Pline l’Ancien51.

50. Fournier 2010, part. p. 187. 51. Pline, Hist. Nat. V, 2 : Ab eo XXV in ora oceani colonia Iulia Augusti Iulia Constantia Zilil, regum dicioni exempta et iura in Baeticam petere iussa. (À 25 milles de Tingi, sur le bord de l’Océan, la colonie augustéenne de Iulia Constantia Zilil a été soustraite à la domination des rois et autoritairement rattachée à la juridiction de la Bétique). Le commentaire de J. Desanges (Desanges 1980, p. 87) précise que ce rattachement ne doit concerner que la juridiction majeure, les affaires judiciaires mineures restant bien évidemment du ressort de la cité et non de celui de la province.

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Zilil est donc, dès sa fondation, rattachée à la province d’Hispania Vlterior, province devenue Bétique par la suite52, et elle le reste jusqu’à l’achèvement de la conquête maurétanienne par Claude vers 42 après J.‑C. Zilil est la seule cité pour laquelle ce lien est explicitement précisé dans une source, mais il doit certainement exister aussi entre la Bétique et les autres cités romaines de Maurétanie occidentale, peut-être même avec celles de Maurétanie orientale, si celles-ci ne sont pas sous la juridiction de la Tarraconaise ou de l’Afrique proconsulaire, plus proches d’elles que la Bétique. M. Coltelloni-Trannoy a privilégié dans sa thèse la théorie d’une triple assignation : si Zilil, Tingi, Babba et Banasa semblent être rattachées à la Bétique, Cartenna, Gunugu, Zucchabar, Aquae Calidae, Rusguniae, éloignées géographiquement de cette province, auraient établi des relations déjà anciennes avec la province de Tarraconaise53. Quant aux colonies de Rusazus, Tupusuctu, Saldae et Igilgili, une erreur de Strabon, qui étend le royaume maure à l’oued Soum- mam et qui désigne Saldae comme une ville frontière54, s’expliquerait par la position limitrophe de ces cités qui pourraient être sous la domination de la Proconsulaire voisine. Certes, les colonies de Maurétanie occidentale semblent donc placées sous la juridiction de la Bétique pendant 70 ans : cependant, cet arrangement fiscal et judiciaire ne concerne que quelques cités de Maurétanie occidentale − les trois colonies et sans doute le municipe de Tanger − et ne peut être interprété comme le signe d’une fusion politique entre les rives de la Méditerranée. Cet arrangement existerait peut-être ailleurs dans d’autres provinces, qui n’appartiennent pas forcément au monde ibérique, il n’altère pas profondément l’identité des espaces maurétaniens ni ne semble favoriser d’importants flux de population. Après la création des provinces de Maurétanie, ce statut d’enclave extraterritoriale des colonies n’a bien sûr plus lieu d’être : il disparaît donc après avoir duré plus d’une soixantaine d’années. Ce type de rattachement administratif, s’il nous semble étrange et difficilement applicable compte tenu des distances et des contraintes de déplacement, devait sembler relativement normal, puisqu’il est même réactivé au moment des guerres civiles de 69 après J.‑C. En effet, une remarque de Tacite, au premier livre de ses Histoires, nous renseigne sur la politique de libéralités d’Othon en faveur des cités des provinces occidentales, et notamment d’Hispanie : Eadem largitione diuitatum quoque ac prouinciam animos adgressus : Hispa(l)ensibus et Emeritensibus familiarum adiectiones, […], prouinciae Baeticae Maurorum ciuitates dono dedit55.

52. La date de naissance de la province romaine de Bétique a longtemps été objet d’hésitations, entre 27, 25 ou 16-13 avant J.‑C. (Coltelloni-Trannoy 1997, p. 131). Certes, Dion Cassius (LIII, 12, 4) la mentionne dans sa liste des provinces attribuées au Sénat en 27, mais il n’est pas impossible qu’il ait commis une anticipation et que la Bétique n’ait été fondée qu’à l’issue des campagnes d’Espagne en 25, voire lors d’une réorganisation de la péninsule Ibérique en 16-13 avant J.‑C., c’est-à-dire à l’occasion du voyage d’Auguste. Cette dernière date semble la plus probable. La Bétique correspond en effet à une partie de la province d’Hispanie ultérieure, province séparée en deux districts différents de part et d’autre de l’Anas, la Bétique au sud-est de ce repère et la Lusitanie au nord-ouest. Or, la Lusitanie, qui n’est pas citée par Dion Cassius, serait créée vers 16-13 avant J.‑C. La Bétique stricto sensu serait donc apparue à cette date et Dion Cassius aurait commis un léger anachronisme. Voir Le Roux 2010, p. 60-61. 53. Coltelloni-Trannoy 1997, p. 132. 54. Strabon XVII, 12. 55. Tacite, Hist. I, 78, 1 : « En pratiquant la même politique de libéralités, il [Othon] tenta de gagner aussi des cités et des provinces : les colonies d’Hispalis et d’Emerita furent accrues de nouvelles familles ; […] à la province de Bétique il fit cadeau de cités appartenant aux Maures ».

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Même si cette brève remarque est peu précise quant aux circonstances de ce nouveau rattache- ment, elle permet de mieux comprendre la nature de celui-ci. Pour rallier à sa cause la Bétique et certaines cités stratégiques, notamment les capitales de conuentus comme Emerita (Mérida) ou Hispalis (Séville), Othon développe une politique de cadeaux fiscaux. En effet, en attribuant aux cités de nouveaux citoyens, ou en plaçant des cités maures sous l’administration de la province de Bétique, Othon permet aux cités hispaniques et à la province d’augmenter temporairement leurs ressources56. Une augmentation du nombre de citoyens susceptibles de payer l’impôt, sans accroissement de la somme globale dont les communautés civiques doivent s’acquitter, produit mathématiquement un allégement des charges pesant sur les cités des provinces concernées. Si ces concessions sont, selon Tacite lui-même, « plus ostentatoires que durables »57, elles soulignent néanmoins la prégnance du souvenir du rattachement des cités romaines de Maurétanie à la Bétique, qui les récupère très temporairement, près de trente ans après la création des provinces de Tingitane et de Césarienne. Le texte ne précise malheureusement pas quelles cités maures sont données en cadeau à la Bétique par Othon, mais on peut supposer qu’il s’agit des colonies et du municipe de Maurétanie tingitane et peut-être des colonies de Maurétanie césarienne, autrefois sous le contrôle de la province hispanique à l’époque du royaume de Juba II et de Ptolémée. Des colonies et un municipe de droit romain, situés en territoire maurétanien, ont donc été rattachés à des provinces hispaniques de façon temporaire et purement administrative. Ce fait, comme le déplacement de la population de Zilil à Tingentera, dans la baie d’Algésiras, montre plus la souplesse et le pragmatisme du pouvoir romain qu’une quelconque fusion transfrétane ou qu’une circularité des relations. Il s’agit juste d’un acte de commodité administrative imposé par le pouvoir central qui cherche, avant tout, à maintenir sans heurt sa domination sur les deux rives de la Méditerranée extrême-occidentale. Cependant, la réactivation du phénomène de rattachement, trente ans après sa disparition, semble montrer à quel point les populations locales, et notamment les élites hispaniques, semblaient trouver leur compte dans ce rattachement judiciaire et fiscal. Toujours sur le plan administratif, mais trois siècles plus tard, la réforme entamée par Dioclétien aboutit à rattacher la province de Tingitane, d’une étendue désormais réduite58, aux autres provinces hispaniques, plutôt qu’aux provinces africaines. Si le Diocèse des Espagnes proprement dit, avec son extension à la Tingitane, n’apparaît dans les sources qu’après 31259, avec la liste de Vérone60, la Tingitane et l’Hispanie sont placées sous la même juridiction dès 29861. Les procès de Marcel

56. Mackie 1983, part. p. 352. 57. Tacite, Hist. I, 78, 1 : ostentata magis quam mansura. 58. Sur la réduction du territoire tingitan et le passage de la frontière méridionale au niveau du Loukkos entre 289 et 291, voir notamment Akerraz, Rebuffat 1987, p. 367-369 et en dernier lieu Villaverde Vega 2001, p. 265-270. 59. La date de création des diocèses, autrefois rattachée par l’historiographie anglo-saxonne aux grandes réformes du règne de Dioclétien, est aujourd’hui revue par certains chercheurs, qui la placent à la fin de la Tétrarchie. La réforme provinciale de Dioclétien aurait préparé le terrain à la formation des diocèses, notamment en favorisant l’émergence, dans certaines régions de l’Empire, de vice-préfets du prétoire chargés de plusieurs provinces, mais il faudrait attendre l’action de Constantin pour que ces regroupements deviennent systématiques dans tout l’Empire et portent le nom de diocèses : voir Zuckerman 2002 ; Hostein 2012, p. 230-232. 60. Laterculus Veronensis: Nomina prouinciarum omnium: XI: Dioecesis Hispaniarum: Baetica, Lusitania, Carthaginensis, Callaecia, Tarraconensis, Tingitana (Seeck 1962, p. 250). 61. Di Vita-Évrard 1985, p. 173, n. 99-100.

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le Centurion62, mais aussi des martyrs espagnols Servandus et Germanus63 montrent que les condam- nations à la peine capitale pour des faits commis en Hispanie ne peuvent être prononcées que par le vice-préfet du prétoire, qui siège à Tanger dans les deux dernières années du iiie siècle : les condamnés en première instance sont donc transférés en Tingitane pour que le jugement y soit confirmé par les autorités compétentes et la sentence exécutée. Là encore, cette réorganisation du système judiciaire et administratif n’est ni synonyme de fusion totale, la Tingitane restant une province administrée par un gouverneur autonome, ni symptomatique de la dépendance d’une rive de la Méditerranée par rapport à l’autre. Au cours des années 298-305, le vicaire des pré- fets du prétoire chargé des provinces ibériques siège à Tanger, sans doute de façon temporaire. Cette résidence ne signifie pas que la Tingitane serait devenue le pôle le plus influent du futur Diocèse des Espagnes encore en gestation, mais elle s’expliquerait peut-être par la concomi- tance d’une expédition impériale en Afrique du Nord, et donc par le rapprochement du vicaire du théâtre des opérations militaires, avec son armée de garnison64. La Tingitane n’est pas une His- pania transfretana, elle n’est pas davantage devenue le moteur d’hypothétiques relations circu- laires, mais sa capitale est simplement la résidence temporaire d’un haut personnage de l’État. Le Cercle du Détroit, ce circuit continu de relations égalitaires, n’a pas disparu sous le Haut-Empire : ce paradigme ne convient pas65 et n’a, peut-être, jamais convenu pour définir les relations politiques, administratives et militaires entre les deux rives de l’Extrême-Occident. Cette image est pourtant très séduisante : elle a remplacé le concept erroné et purement idéologique de Transfrétanie, concept qui servait avant tout à justifier les aspirations colonialistes espagnoles sur le Maroc. En outre, un cercle n’introduit aucune hiérarchie entre les acteurs, mais unit dans un circuit harmonieux des rives différentes. La métaphore est donc politiquement et poétiquement séduisante, mais elle a tendance à atténuer, de façon trompeuse, les différences qui existent entre

62. Sur la passion de Marcel le Centurion, voir les éditions de Delahaye 1923, Gaiffier 1971 et Lanata 1972, ainsi que les commentaires philologiques de B. de Gaiffier et de F. Masai (Gaiffier 1941 ; 1943 ; 1969 ; Masai 1965a ; 1965b ; 1966). J. Carcopino et V. Saxer ont proposé des traductions françaises : Carcopino 1943, p. 276-282 ; Saxer 1979, p. 125-130. Pour les commentaires historiques, voir notamment Seston 1950 ; Villaverde Vega 2001, p. 269, p. 280, p. 339-344 ; Rebuffat 2003, p. 387-391 et en dernier lieu Baslez 2007, p. 238-242. Ce dernier commentaire, éclairant sur le plan religieux, se fonde en partie sur l’édition de seconde main et partiellement fautive d’H. M. Musurillo, ce qui induit un certain nombre d’inexactitudes, comme l’appartenance de Marcel à la légendaire légion trajane. Marcel le Centurion serait en fait un centurion ex hastatis primanis de la Legio VII Gemina, jugé en première instance dans une province hispanique et envoyé en un second temps auprès du vice-préfet du prétoire à Tanger pour y être exécuté : voir Bernard (à paraître). 63. Servandus et Germanus sont deux martyrs chrétiens sans doute originaires de Mérida, condamnés en première instance en Hispanie après les édits de persécution de 303-305. Ils seraient morts d’épuisement vers Cadix au cours de leur transfert vers la Maurétanie tingitane, très certainement pour y être jugés en appel par le vice-préfet du prétoire : voir pour l’édition Fabrega Grau 1953, 2, p. 353-357 et pour le commentaire Carcopino, 1943, p. 278-279, Fabrega Grau 1953, 1, p. 161-164, ainsi qu’en dernier lieu Villaverde Vega 2001, p. 345, quoique l’idée d’une déportation punitive vers la Tingitane doive être abandonnée, car elle n’est pas étayée par le texte de la Passion ni par des parallèles qui sont peu convaincants. 64. En mars 298, Maximien triomphe en effet à , après avoir traversé et pacifié les provinces gauloises, espagnoles et la Maurétanie césarienne, tandis que Dioclétien se trouve en égypte. Il ne serait donc pas illogique que le vice-préfet du prétoire en charge des provinces espagnoles siège à Tanger, à proximité des opérations menées par les Tétrarques en charge de l’Occident : voir Zuckerman 1994. 65. Sur la notion de paradigme et d’adéquation entre l’image et la réalité qu’elle représente, voir la contribution de L. Callegarin dans ce volume.

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Fig. 2 – Espaces et cités du détroit de Gibraltar (fond de carte : L. Callegarin).

les deux rives de la Méditerranée et, surtout, à isoler drastiquement le détroit de Gibraltar du reste du monde méditerranéen. Certes, ces espaces ibériques et maurétaniens présentent une certaine spécificité morphologique et humaine. Le caractère de double charnière du détroit de Gibraltar, de pont nord-sud et de connexion entre la Méditerranée et l’Atlantique, lui donne un faciès particulier, au point que certains géographes le qualifient de « parangon de tous les détroits »66.

Pour autant, cette image constante du cercle a un aspect gênant de fermeture : tout particuliers qu’ils soient, ces espaces ibériques et maurétaniens font partie de l’Empire et ne sauraient être étudiés isolément du reste du monde romain. En outre, jusqu’où étendre ce cercle ? Les espaces du

66. Ménanteau, Vanney 2004, p. 59.

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littoral ibérique sont en communication constante avec les capitales provinciales situées plus au nord, avec le monde du Guadalquivir et même avec le nord-ouest de la Péninsule. Les espaces de la rive sud de la Méditerranée sont, quant à eux, en liaison avec le monde atlantique, les riches plaines de l’intérieur, comme les autres colonies de la Maurétanie orientale, elles-mêmes étroite- ment unies aux cités situées en face, de l’autre côté de la mer d’Alborán. Ce cercle ressemble donc davantage à une ellipse aux contours fluctuants (fig. 2)67. Enfin, les relations qui se sont tissées au cours des époques ne sont pas forcément des échanges circulaires. En effet, les deux rives de la Méditerranée, si elles sont en contact quasi constant, ne s’échangent pas les mêmes produits ni les mêmes pratiques. Il n’y a pas nécessairement don et contre-don immédiat entre les espaces ibériques et maurétaniens. Il s’agit en fait plus de mouve- ments de balancier, d’apports d’une rive à l’autre qui se répondent certes parfois, mais avec un siècle d’écart.

67. Lors de la première réunion plénière du programme mené par la Casa de Velázquez avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche, en mai 2011, sur le détroit de Gibraltar aux époques ancienne et médiévale, la question de la définition de ce fameux Cercle, que nous avons plutôt choisi de représenter comme une ellipse, a entraîné des débats passionnés et loin d’être clos.

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