L'espace Politique Du Détroit De Gibraltar Sous Le Haut-Empire Romain
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L’espace poLITIQUE DU DÉTROIT DE GIBRALTAR SOUS LE HAUT-EMPIRE ROMAIn : LA DÉSAGRÉGATIon du CERCLE DU DÉTROIT OU L’appartenance à un horIzon stratégIQUE COMMun ? Gwladys Bernard* La naissance et la signification économique du concept de Cercle du Détroit ayant déjà fait l’objet de plusieurs mises au point au cœur même de cet ouvrage, nous nous attacherons surtout à éclairer la question de la pertinence et du devenir de ce fameux Cercle du Détroit à l’époque romaine. Pour certains chercheurs inspirés par les travaux de M. Tarradell, des relations circulaires auraient existé entre les deux rives de la Méditerranée extrême-occidentale aux époques phénicienne et punique, mais l’emprise de Rome sur la région aurait perturbé, puis conduit ces échanges à la désagrégation1. Pour d’autres archéologues au contraire, les relations particulières entre l’Hispanie et la Maurétanie occidentale se seraient maintenues jusqu’à la fin de l’Antiquité2. Dès les années 1960, M.Tarradell a employé cette expression de Círculo del Estrecho, que l’historiographie française a d’abord traduite par l’expression de Circuit du Détroit (au lieu de la traduction plus littérale de Cercle du Détroit), pour décrire les relations commerciales intenses unissant les deux rives du Détroit à partir du VIe siècle avant J.-C.3. Cette expression a connu par la suite une large postérité, jusqu’à devenir le nom du groupe de recherche de l’université de Cadix, qui se consacre aujourd’hui à ces questions4. L’idée majeure du Circuit ou Cercle du Détroit est celle d’une unité économique et commerciale, voire politique et administrative, entre Gadir-Gades et ses relais hispaniques et maurétaniens. Un vaste consortium se serait établi entre les espaces du golfe ibéro-marocain, Gadir réexportant à Rome les productions maurétaniennes comme les salaisons de poissons ou l’huile dans des emballages signés du label gaditain5. Les arguments * Maîtresse de conférences à l’université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis, EA 1571 « Histoire des pouvoirs, savoirs et sociétés », membre de l’ANR Détroit. 1. Parmi les prises de position relativement récentes en ce sens, voir notamment Cheddad 2004. 2. Pour une analyse et une synthèse exhaustive des différentes positions du débat, se reporter à la contribution de D. Bernal Casasola dans le présent volume, ainsi qu’à l’introduction de M. Coltelloni-Trannoy. 3. Tarradell 1959 ; 1960a, p. 61 ; Ponsich 1975, pour le développement de la notion de Circuit du Détroit. 4. Le groupe Círculo del Estrecho: Estudio arqueológico y arqueométrico de las sociedades desde la Prehistoria a la Antigüedad Tardía (PAI-UHM 440) est né au sein de l’université de Cadix en 1996. 5. Ponsich, Tarradell 1965, p. 98-99. 98860.indb 121 20/05/16 10:22 122 GWLADYS BERNARD principaux qui étayaient ces hypothèses étaient l’abondance des amphores de Bétique retrouvées dans tout l’Empire et notamment à Rome, sur le Monte Testaccio, abondance qui contraste avec l’apparente inexistence des lieux de production amphorique en Maurétanie à partir du Ier siècle après J.-C.6 et l’arrêt probable de la fabrication de la céramique à Kouass à la même époque7. Les sites maurétaniens comme Lixus produisaient des salaisons de poissons depuis les IIIe-IIe siècles avant J.-C. au moins, mais sous l’Empire, il n’existait apparemment plus de figlinae susceptibles de fabriquer les amphores pour les exporter8. Selon l’hypothèse de M. Ponsich assez couramment reprise par la suite, à l’époque impériale, des conteneurs vides auraient donc voyagé depuis les ateliers gaditains jusqu’en Maurétanie pour être emplis de salaisons maurétaniennes et être ensuite expédiés vers Rome9. Ce schéma a été assez vite remis en cause10 : outre le caractère anti-économique de la circulation de conteneurs vides11, on a retrouvé à divers endroits des amphores estampillées en Maurétanie tingitane12 ainsi que des fours d’amphores à salaisons de poissons ayant fonctionné au Ier siècle après J.-C. à Thamusida13. Même si ce schéma de type colonial a été largement critiqué, l’expression de Circuit du Détroit est restée prégnante et a même conditionné l’étude des relations politiques : jusqu’à l’expansion romaine, et même au-delà pour certains auteurs, la Maurétanie était surtout considérée comme un 6. Pons Pujol 2006, p. 73-74, qui reprend également dans les notes 11-12, p. 64-65, la bibliographie concernant le Monte Testaccio, des travaux d’H. Dressel à ceux de J. M. Blázquez Martínez et J. Remesal Rodríguez. 7. Sur Kouass : Ponsich 1967b ; 1968a ; 1969a ; 1969b ; 1969-1970 ; Callegarin 2004, p. 526-529 ; Aranegui Gascó, Kbiri Alaoui, Vives-Ferrándiz Sánchez 2004, p. 366-367 ; Kbiri Alaoui 2007. Les fouilles entreprises récemment sur le site sous la direction de V. Bridoux et de M. Kbiri Alaoui amèneront peut-être à nuancer ces résultats (Bridoux et alii 2009). 8. Pons Pujol 2006, p. 73-74. Cette absence curieuse de figlinae sur la rive marocaine du Détroit s’explique sans doute davantage par la faiblesse numérique des sites intégralement fouillés au sud du Détroit que par une prétendue domi- nation économique des productions hispaniques sur la Maurétanie : voir Teichner, Pons Pujol 2008, p. 305-309. 9. Ponsich 1975, p. 672, p. 677 ; Gózalbes Cravioto E. 2001 ; 2002, p. 133-135 ; Bernal Casasola, Pérez Rivera 2000, p. 876-878. 10. J. Boube défend l’idée d’une production locale d’amphores en Maurétanie tingitane dès les années 1970 : Boube 1973-1975, p. 191-192. M. Majdoub inventorie les ratés de cuisson retrouvés au Maroc, signe clair d’une production réalisée sur place : Majdoub 1996, p. 300-302. Voir également Ben Lazreg et alii 1995, p. 108-109. 11. Villaverde Vega 2000, p. 908 ; 2001, p. 541-542. Cet auteur accepte l’idée que les amphores à salaisons de poissons utilisées en Tingitane soient produites en Bétique aux trois premiers siècles de l’Empire, mais propose qu’elles soient remplies d’une solution saline nécessaire à la fabrication de garum pour traverser le golfe ibéro-marocain, évitant ainsi la circulation à vide. 12. Ces estampilles sont des marques d’amphores Dressel 7-11, provenant de Lixus ou de Tanger, signalant un contenu de Cord(ula), c’est-à-dire de conserve de thon jeune (1 à 2 ans). Les lieux de découverte des amphores sont situés en Italie (Pompéi, Herculanum, Aquilée), en Germanie (Augst, Ladenburg, Heidelberg), en Gaule (Toulon) et dans l’épave de Pecio Gandolfo, au large d’Almería. Les références ont été répertoriées à l’occasion d’une nouvelle étude de la cargaison de cette épave par B. Liou et E. Rodríguez Almeida. Leurs conclusions à propos de la provenance des productions retrouvées sont très claires : « PORT n’est que dans le cas du Pecio Gandolfo suivi d’un adjectif dérivé du nom d’un port, Lixos, en Maurétanie tingitane, à l’ouest des Colonnes d’Hercule. Cela suffit pour inter- dire d’interpréter Portus, quand il est réduit à lui-même, comme Portus Gaditanus, Gades (Lequément) ou Portus Malacitanus, Malaca (Dressel). Il nous faut donc revenir à notre hypothèse que port(u)ensis ou portuum pouvait désigner les produits des pêcheries de la région des Colonnes d’Hercule, sans faire nécessairement référence à un port unique, Gadès ou Malaca, Lixos ou Tingis. Ce pourrait être par conséquent une sorte de raison sociale, une société commerciale de salsamentarii » (Liou, Rodríguez Almeida 2000, p. 12-13). 13. Voir Pons Pujol 2006, p. 73-74 et surtout Akerraz, Papi (dir.) 2008. 98860.indb 122 20/05/16 10:22 L’ESPACE POLITIQUE DU DÉTROIT DE GIBRALTAR SOUS LE HAUT-EMPIRE ROMAIN 123 prolongement de Cadix, comme un appendice de la péninsule Ibérique14. Après l’intégration de Gades dans les cadres administratifs romains et la disparition de la spécificité des comptoirs phéniciens d’Extrême-Occident, cette réalité de Cercle du Détroit semblait logiquement condamnée à la désagrégation et à la dissolution dans les structures provinciales romaines15. Cependant, les sources littéraires et épigraphiques des trois premiers siècles de notre ère indiquent que des relations politiques particulières semblent exister entre les espaces ibériques et maurétaniens. D’Auguste à Dioclétien, des liens administratifs et militaires se tissent ou se maintiennent entre les deux rives de la Méditerranée occidentale, liens qui expliquent l’insertion de la Maurétanie tingitane dans le Diocèse des Espagnes plutôt que dans le Diocèse d’Afrique sous la Tétrarchie. Cependant, les relations politiques sous le Haut-Empire peuvent-elles être également modélisées par cette notion de Cercle du Détroit ? Comment problématiser les relations administratives dans l’espace du Détroit aux trois premiers siècles ? Le Cercle du Détroit est un concept historiographique fondé par un archéologue avant tout spécialiste des périodes protohistorique, phénicienne puis punique : or, son adaptation à l’époque romaine est plus que problématique. En effet, à partir de la fin du Ier siècle avant J.-C., l’entrée de l’acteur romain dans les affaires de la Méditerranée extrême-occidentale change considérablement la donne : Gades n’apparaît plus que comme une puissance locale, des rapports directs se tissent entre Rome et les rois maurétaniens ou entre Rome et les cités de la péninsule Ibérique méridionale16. Le cadre administratif mis en place par Octavien-Auguste est différent sur les deux rives de la Méditerranée : alors que trois provinces aux statuts divers sont créées en péninsule Ibérique, un royaume unique est mis en place en Maurétanie et confié à un proche du prince. Les spécifi- cités de la zone du Détroit, comme les points communs entre les deux rives de la Méditerranée extrême-occidentale semblent peu à peu s’éteindre dans cet espace du détroit de Gibraltar, entre les règnes d’Auguste et de Claude : les monnayages civiques disparaissent sous le règne de Tibère, les cités du Détroit n’expriment plus leurs caractéristiques communes par ce biais17.