Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses Résumé des conférences et travaux

124 | 2017 2015-2016

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/asr/1497 DOI : 10.4000/asr.1497 ISSN : 1969-6329

Éditeur Publications de l’École Pratique des Hautes Études

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2017 ISSN : 0183-7478

Référence électronique Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017, « 2015-2016 » [En ligne], mis en ligne le 28 novembre 2016, consulté le 06 juillet 2021. URL : https:// journals.openedition.org/asr/1497 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asr.1497

Ce document a été généré automatiquement le 6 juillet 2021.

Tous droits réservés : EPHE 1

SOMMAIRE

Chroniques de la section des Sciences religieuses – année 2015-2016

Professeurs invités par la Section Professeurs invités

Doctorats soutenus à l'EPHE — Section des sciences religieuses Thèses de doctorat par ordre chronologique de soutenance

Liste des diplômes de l’EPHE soutenus à la Section Diplômes EPHE par ordre chronologique de soutenance

Habilitations à diriger des recherches par ordre chronologique de soutenance

Nécrologie Louis Châtellier (1935-2016) Bernard Heyberger

Résumés des conférences

Religions de l’Asie septentrionale La tente sombre, antichambre du rêve Charles Stépanoff

Religions en Mésoamérique La fonction sacerdotale au Mexique préhispanique (IV) Sylvie Peperstraete

Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne Marianne Bujard

Histoire du taoïsme et des religions chinoises Histoire du taoïsme et des religions chinoises Vincent Goossaert

Religions de l’Asie du Sud-Est Religions de l’Asie du Sud-Est Pascal Bourdeaux

Religions de l’Inde : études shivaïtes Religions de l’Inde : études shivaïtes Lyne Bansat-Boudon

Religions of India: Tantric Studies On the contributions of the Śivadṛṣṭi of Somānanda to the Intellectual History of the Pratyabhijñā John Nemec

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 2

Religions de l’Inde : études shivaïtes To Edit or Not to Edit Jürgen Hanneder

Religion de l’Égypte ancienne Religion de l’Égypte ancienne Laurent Coulon

Religions du monde syro-mésopotamien Religions du monde syro-mésopotamien : histoire et archéologie Maria Grazia Masetti-Rouault

Religions du Proche-Orient ouest-sémitique ancien Le Pentateuque : écriture de la Loi et évolution cultuelle Christophe Lemardelé

Anthropologie religieuse Le corps des anges Recherche sur les fondements de l’angélologie chrétienne Serge Margel

Religions et institutions dans le monde grec Religions et institutions dans le monde grec François de Polignac

Religions et institutions dans le monde grec Divinités de la structuration du territoire (suite) : Dionysos à Athènes Despina Chatzivasiliou

Religions de Rome et du monde romain Magie, divination et histoire du corps Véronique Dasen

Religions de Rome et du monde romain Religions de Rome et du monde romain Nicole Belayche

Origines du christianisme Origines du christianisme Simon C. Mimouni

Origines du christianisme La culture gréco-romaine et le milieu rabbinique ou la question de l’identité juive en Palestine romaine Emmanuel Friedheim

Patristique grecque et histoire des dogmes Patristique grecque et histoire des dogmes Marie-Odile Boulnois

Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive) Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive) Michel-Yves Perrin

Christianismes orientaux Le Fragment de Muratori. Un témoin de la formation du canon du Nouveau Testament Enrico Norelli

Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive) Des notes marginales sur le schisme des Trois Chapitres dans le plus vieux manuscrit du De baptismo contra donatistas Warren Pezé

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 3

Histoire du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine Littérature du judaïsme hellénistique. La version grecque du livre de Job Dominique Mangin

Pensée juive médiévale (VIe-XVIIe siècles) Le judaïsme et la Nature (suite) Jean-Christophe Attias

Christianismes orientaux Christianismes orientaux Muriel Debié

Christianisme byzantin Recherches sur Nicéphore de Constantinople Alexis Chryssostalis

Christianisme orthodoxe Christianisme orthodoxe Vassa Kontouma

Histoire de l’art et archéologie du monde byzantin et de l’Orient chrétien Histoire de l’art et archéologie du monde byzantin et de l’Orient chrétien Ioanna Rapti

Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXIe siècle) Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXIe siècles) Bernard Heyberger

Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècle) Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècles) Jean-Luc Lambert

Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval Histoire des philosophies et des théologies de l’occident médiéval Christophe Grellard

Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval Atomisme et théologie au Moyen Âge Aurélien Robert

Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge Olivier Boulnois

Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge L’abstraction, la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle : l’évolution de l’épistémologie de Jean Duns Scot Timothy B. Noone

Arts du langage et théologie au Moyen Âge La locutio angelica dans la scolastique médiévale Irène Rosier-Catach

Arts du langage et théologie au Moyen Âge Théologie, ontologie et sémantique au XIIe siècle : Gilbert de Poitiers et l’École Porrétaine Luisa Valente

Protestantismes et culture dans l’Europe moderne Dialogue et choc des religions dans les manuscrits philosophiques clandestins (XVIe- XVIIIe siècle) – conférences données en janvier-février 2015 – Gianni Paganini

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 4

Religions savoir et politique dans l’Europe moderne Religion, savoir et politique dans l’Europe moderne Sylvio Hermann De Franceschi

Histoire et sociologie des protestantismes Histoire et sociologie des protestantismes Patrick Cabanel

Histoire et sociologie de la laïcité Histoire et sociologie des laïcités – conférences des années 2014-2015 et 2015-2016 – Philippe Portier

Histoire des courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine Histoire des courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine Jean-Pierre Brach

Arts visuels et christianisme (XIXe-XXIe siècles) Arts visuels et christianisme (XIXe-XXIe siècle) Isabelle Saint-Martin

Religions et relations internationales Religions et relations internationales Valentine Zuber

Religions et relations internationales Liberté de conscience : histoire d’une notion et d’un droit Dominique Avon

Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite La figure de ‘Alī b. Abī Ṭālib entre histoire et eschatologie (suite) Mohammad Ali Amir-Moezzi

Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ Godefroid de Callataÿ

Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite Histoire de l’histoire de la sagesse en islam Mathieu Terrier

Mystique musulmane Mystique musulmane Pierre Lory

Philosophie en islam Intelligence divine, intelligence humaine : la philosophie comme éducation de l’âme selon Avicenne, Sohravardī et Mullā Ṣadrā Christian Jambet

Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle) Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle) Mohammed Hocine Benkheira

Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle) Les divergences dans les uṣūl al-fiqh d’après al-Ṣaymarī, juriste ḥanafite du Ve/XIe siècle Abdelouahad Jahdani

Islam contemporain : histoire des doctrines et des courants de pensée Les droits de l’Homme dans la pensée shi’ite contemporaine (suite) Constance Arminjon

Autres conférences Le renouveau de la pensée juive en France après 1945 : l’École juive de Paris Sophie Nordmann

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 5

Autres conférences La pragmatique des dieux aztèques Danièle Dehouve

Autres conférences Le temple de Deir Chelouit : lecture, traduction, interprétation (suite) Christiane Zivie-Coche

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 6

Chroniques de la section des Sciences religieuses – année 2015-2016 Chronicles – Religious Sciences Section

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 7

Professeurs invités par la Section Professeurs invités

1 M. Godefroid de CALLATAŸ, Université catholique de Louvain, Rasā il Ikhwān al-Ṣaf ā’ (Mohammad Ali AMIR-MOEZZI)

2 Mme Véronique DASEN, Université de Fribourg, Images et métaphores du corps dans la divination et la magie antiques (Nicole BELAYCHE et François de POLIGNAC)

3 M. Emmanuel FRIEDHEIM, Bar-Ilan University, Ramat-Gan, La culture gréco-romaine et le milieu rabbinique ou la question de l’identité juive en Palestine romaine (Simon Claude MIMOUNI et Arnaud SÉRANDOUR)

4 Mme Ann C. GUNTER, Northwestern University, Evanston, Cultural Transfer and Cultural Identity across the Eastern Mediterranean (Hedwige ROUILLARD-BONRAISIN)

5 M. Abdelouahad JAHDANI, Université d’Ibn Zohr, Agadir, Les divergences dans les uṣūl al- fiqh d’après al-Sạymarī, juriste ḥanafite du Ve-XIe siècle (Hocine BENKHEIRA)

6 M. E. Martin MEUNIER, Université d’Ottawa, Faculté des Sciences sociales, Sociologie de la sécularisation comparée (États-Unis, Grande-Bretagne, France et Canada) : Théories comparées, régulation étatique de la diversité religieuse et analyse de cas (Philippe PORTIER)

7 M. John NEMEC, University of Virginia, Charlottesville, Usa, An Intellectual History of the Kashmiri Pratyabhijnâ (Lyne BANSAT-BOUDON)

8 M. Timothy NOONE, The Catholic University of America-WASHINGTON, L’abstraction, la connaissance intellectuelle, et la connaissance sensible : l’évolution de l’épistémologie de Jean Duns Scot (Olivier BOULNOIS)

9 M. Enrico NORELLI, Université de Genève, Faculté de théologie protestante, Le fragment de Muratori. Un témoin de la formation du canon du Nouveau Testament (Michel-Yves PERRIN et Muriel DEBIÉ)

10 M. Knut RIO, Université de Bergen, Four Lectures on Religion in the Context of Globalization (André ITÉANU)

11 Mme Luisa VALENTE, Università di Roma, La Sapienza, Théologie, ontologie et sémantique au XIIe siècle : Gilbert de Poitiers et l’école porrétaine (Irène ROSIER-CATACH)

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 8

INDEX

Thèmes : Professeurs invités par la Section

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 9

Doctorats soutenus à l'EPHE — Section des sciences religieuses Thèses de doctorat par ordre chronologique de soutenance

1 La tradition rituelle Guangcheng dans le Sichuan moderne : histoire, liturgie et pratiques contemporaines, par Fu-Chen CHIANG, thèse préparée sous la direction de M. Vincent GOOSSAERT, soutenue le 5 janvier 2016.

2 Le Daimôn grec avant Platon et le gui chinois pré-Qin, par Yiting PAN, thèse préparée sous la direction de M. François DE POLIGNAC, soutenue le 7 janv. 2016.

3 The Characteristics and Development of the Gülen Movement in France : Its Nature and Strategy in the Debate of Islam and laïcité (2000-2015), par Nevzet CELIK, thèse préparée sous la direction de M. Jean-Pierre LUIZARD, soutenue le 12 janv. 2016.

4 Mythopoeïa ou l’art de forger les « mythes » dans l’aire culturelle syro-mésopotamienne et indo-européenne, par Jérôme PACE, thèse préparée sous la direction de Mme Maria-Grazia MASETTI-ROUAULT et M. Jean-Pierre LEVET, soutenue le 12 janv. 2016.

5 Des Indes lointaines aux scènes des collèges : Les reflets des martyrs de la mission japonaise en Europe (XVIe-XVIIIe siècle), par Hitomi OMATA RAPPO, thèse préparée sous la direction de M. Olivier CHRISTIN, soutenue le 13 janv. 2016.

6 Du signe au blason. Description des robes et des marques distinctives du bétail chez les Peuls Fulaabe de l’est du Sénégal, par Sada-Mamadou BA, thèse préparée sous la direction de Mme Odile JOURNET-DIALLO, soutenue le 14 janv. 2016.

7 Être préhistorien et catholique en France (1859-1962), par Fanny DEFRANCE JUBLOT, thèse préparée sous la direction de M. Denis PELLETIER, soutenue le 15 janv. 2016.

8 La pensée de ’Ayn al-Qudât al-Hamadînî (m. 525/1132) entre avicennisme et héritage ghazâlien, par Salimeh MAGHSOUDLOU, thèse préparée sous la direction de M. Daniel DE SMET, soutenue le 15 janv. 2016.

9 Sens et fonctions de la notion de « koto » dans le Japon archaïque : actes de parole, parole des actes, par Enrique Ignacio Luis QUIROS, thèse préparée sous la direction de M. Alain ROCHER, soutenue le 15 janv. 2016.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 10

10 L’acte pur des métamorphoses. Esquisse d’une anthropologie de la dissymétrie à partir de l’exemple des masques pende (RDC), par Robert FAUROUS-PALACIO, thèse préparée sous la direction de Mme Odile JOURNET-DIALLO, soutenue le 18 janv. 2016.

11 Le mahr (don nuptial) dans le droit islamique selon les écoles sunnites, chiites et ibadites, par Ziyad FARROUH, thèse préparée sous la direction de M. Hocine BENKHEIRA, soutenue le 25 janv. 2016.

12 Jean Damascène arabe. Édition critique des deux traités Contre les Nestoriens, par Habib IBRAHIM, thèse préparée sous la direction de M. Paul GEHIN, soutenue le 28 janv. 2016.

13 Les lions qui ne parlent pas. Cycle initiatique et territoire en pays kabye (Togo), par Marie DAUGEY, thèse préparée sous la direction de Mme Danouta LIBERSKI-BAGNOUD, soutenue le 29 janv. 2016.

14 Marsile Ficin et les Ennéades : la genèse et la traduction du commentaire de Plotin, par Christian FORSTEL, thèse préparée sous la direction de M. Philippe HOFFMANN, soutenue le 6 février 2016.

15 Les chaouabtis royaux et le développement de l’Au-delà égyptien, par Cintia ALFIERI GAMA, thèse préparée sous la direction de Mme Christiane ZIVIE-COCHE, soutenue le 5 mars 2016.

16 Anton Van Dale’s De Oraculis (1683-1700). A Critical Introduction, par Francesco Maria PIROCCHI, thèse préparée sous la direction de MM. Hubert BOST et Carlo BORGHERO, soutenue le 7 avril 2016.

17 The Blind Shaman and the Lonely Death: the Last Itako of Japan, par Marianna ZANETTA, thèse préparée sous la direction de M. Alain ROCHER, soutenue le 11 avril 2016.

18 Scientia, potentia et voluntas Dei dans la Lectura super primum Sententiarum de Jacques de Viterbe, par Gianpiero TAVOLARO, thèse préparée sous la direction de M. Olivier BOULNOIS, soutenue le 14 juin 2016.

19 L’union des athées : Une sociologie de l’athéisme contemporain en France (1979-2012), par Hisayo MITAKE, thèse préparée sous la direction de M. Philippe PORTIER, soutenue le 29 juin 2016.

20 Mediums et communication avec les dieux à Taïwan : étude d’une femme medium et de ses apprentis, par Chi-Hsiang HUANG, thèse préparée sous la direction de M. John LAGERWEY, soutenue le 4 juillet 2016.

21 Entre apostolat, propagande et diplomatie : Radio-Vatican de sa fondation à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1931-1945), par Raffaella PERIN, thèse préparée sous la direction de MM. Denis PELLETIER et Daniele MENOZZI, soutenue le 6 juillet 2016.

22 Expression du (res)sentiment dans la poésie sino-japonaise à l’époque de Heian (784-1185) : le genre du jukkai, par Julien FAURY, thèse préparée sous la direction de M. Jean-Noël ROBERT, soutenue le 14 septembre 2016.

23 Point de vue des descendants d’esclaves concernant les politiques nationales de réparations : une perspective martiniquaise, par Roseline ARMANGE, thèse préparée sous la direction de M. Étienne MULLET, soutenue le 27 sept. 2016.

24 Alchemy and Computer – A computational analysis of the Jabirian corpus, par Ilaria CICOLA, thèse préparée sous la direction de MM. Pierre LORY et Giuliano LANCIONI, soutenue le 17 octobre 2016.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 11

25 Le corps dans la falsafa, par Georgio RAHAL, thèse préparée sous la direction de M. Christian JAMBET, soutenue le 27 oct. 2016.

26 La pensée gnostique dans la formation du druzisme à travers les lettres de la sagesse (L69, L70 et L71), par Simon DIB, thèse préparée sous la direction de M. Mohammad Ali AMIR-MOEZZI, soutenue le 28 oct. 2016.

27 Le passage d’une confrérie soufie au politique : la Kasnazâniyya au Kurdistan-Irak (1979-2014), par Awaz SALIHI, thèse préparée sous la direction de M. Pierre-Jean LUIZARD, soutenue le 28 nov. 2016.

28 Réalisme moral ou volontarisme théologique : le problème de l’indépendance morale des normes en contexte théiste (perspectives médiévales et contemporaines), par Ide FOUCHE, thèse préparée sous la direction de M. Olivier BOULNOIS, soutenue le 3 déc. 2016.

29 Jean de Menasce (1902-1973) : trajectoire d’un juif converti au catholicisme. Entre mission et science des religions, par Anaël LEVY, thèse préparée sous la direction de M. Denis PELLETIER, soutenue le 5 déc. 2016.

30 Les « frères larges » en France métropolitaine. Socio-histoire d’un mouvement évangélique de 1850 à 2010, par Sylvain AHARONIAN, thèse préparée sous la direction de M. Jean-Paul WILLAIME, soutenue le 8 déc. 2016.

31 Le temps et ses structures. Dimensions narratives et philosophiques de la temporalité dans les littératures de la Mésopotamie et de la Grèce anciennes, par Ilaria CALINI, thèse préparée sous la direction de Mme Maria-Grazia MASETTI-ROUAULT et M. Umberto CURI, soutenue le 9 déc. 2016.

32 Objets et ornements liturgiques en Alsace de la Réforme à la Révolution, par Benoît JORDAN, thèse préparée sous la direction de Mme Isabelle SAINT-MARTIN, soutenue le 9 déc. 2016.

33 « Yo me la paso de isla en isla ». Formas de habitar e interacciones sociales en el Islote, Caribe colombiano, par Andrea LEIVA, thèse préparée sous la direction de Mme Anne-Marie LOSONCZY-MENGET, soutenue le 9 déc. 2016.

34 Les Chinois catholiques de Paris et de Milan : étude ethnographique comparative de deux communautés de fidèles, par Éva SALERNO, thèse préparée sous la direction de M. Vincent GOOSSAERT, soutenue le 9 déc. 2016.

35 Anthropologie et Providence dans l’Antiquité tardive. Christianisme et philosophie chez Némésius d’Émèse, par Nicolas BLANC, thèse préparée sous la direction de Mme Marie- Odile BOULNOIS, soutenue le 10 déc. 2016.

36 Acquisition, interprétations et circulation des savoirs sur l’« Empire tartare » dans le réseau orientaliste français du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, par Mathieu CHOCHOY, thèse préparée sous la direction de Mme Denise AIGLE, soutenue le 10 déc. 2016.

37 L’Institut Musulman de la Mosquée de Paris (1916-2015), vers un Islam de France ?, par Dorra MAMERI, thèse préparée sous la direction de M. Philippe PORTIER, soutenue le 12 déc. 2016.

38 L’âme et l’unité de l’homme dans la pensée de Fârâbî, par Jawdath JABBOUR, thèse préparée sous la direction de M. Daniel DE SMET, soutenue le 12 déc. 2016.

39 Le pur amour selon Marguerite Porète, par Camille GUYOT DE VILLENEUVE, thèse préparée sous la direction de M. Olivier BOULNOIS, soutenue le 13 déc. 2016.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 12

40 Les experts au concile Vatican II : socio-histoire d’un affrontement culturel à l’intérieur du champ religieux catholique, par François WEISER, thèse préparée sous la direction de M. Denis PELLETIER, soutenue le 13 déc. 2016.

41 Aux sources de la pensée de dom Guéranger (1805-1875). Liturgiste, restaurateur du monachisme bénédictin, par Claudine BLANCHARD, thèse préparée sous la direction de M. Daniel ODON- HUREL, soutenue le 15 déc. 2016.

42 Incarner la parole : Figures du Christ dans la prédication allemande de Maître Eckhart, par Henri BABAUD DE MONVALLIER, thèse préparée sous la direction de M. Olivier BOULNOIS, soutenue le 15 déc. 2016.

43 Un platonisme original au XIIe siècle : métaphysique pluraliste et théologie trinitaire dans le De unitate d’Achard de Saint-Victor, par Iryna LYSTOPAD, thèse préparée sous la direction de M. Dominique POIREL, soutenue le 17 déc. 2016.

INDEX

Thèmes : Doctorats soutenus à l'EPHE — Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 13

Liste des diplômes de l’EPHE soutenus à la Section Diplômes EPHE par ordre chronologique de soutenance

1 Dusum Khyenpa (1109-1193), le premier Hiérarque Karmapa du Tibet : sa vie et ses œuvres, par Peter Hubert KERSTEN, diplôme soutenu le 7 juin 2016.

2 Les « Quatres Préceptes » dans le shi’isme imamite en période d’Occultation : le cas du jihad offensif, par Nasrollah NEJATBAKHSHE, diplôme soutenu le 16 février 2016.

3 Zeus Meilichios. Les cultes dits chthoniens du dieu en Grèce ancienne et la troisième fonction dumézilienne, par Razimamun RAZIM, diplôme soutenu le 6 sept. 2016.

INDEX

Thèmes : Liste des diplômes de l’EPHE soutenus à la Section

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 14

Habilitations à diriger des recherches par ordre chronologique de soutenance

1 Parcours des néoplatonismes, par Laurent LAVAUD, obtenue le 28 mai 2016.

2 De la science sacerdotale en Égypte ancienne : géographie sacrée, religion, magie et médecine (VIIe siècle. av. è. c. – IIe siècle è. c.), par Ivan GUERMEUR, obtenue le 11 juin 2016.

3 Anthropologie des apparitions et des expériences mystiques au Liban, par Emma AUBIN DE LA MESSUZIÈRE, obtenue le 18 juin 2016.

4 La confession orthodoxe de Jacques de Nea Skètè d’après le manuscrit autographe IFEB 22 (1834), par Vassa KONTOUMA, obtenue le 28 juin 2016.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 15

Nécrologie Louis Châtellier (1935-2016)1

Bernard Heyberger

1 Louis Châtellier s’est éteint à Luxembourg le 28 juillet 2016, à 81 ans. Originaire de Normandie, il suivit des études d’histoire à la Sorbonne, au moment où les derniers représentants de l’histoire positiviste y côtoyaient les tenants de « l’histoire économique et sociale » d’Ernest Labrousse. Il est à certains égards resté proche de cette dernière, à laquelle il initiait les étudiants à l’université de Strasbourg au début des années 1970. Mais il évoquait alors aussi dans ses cours les figures tutélaires d’Henri-Irénée Marrou, qui occupait la chaire d’histoire du christianisme à la Sorbonne (1945-1975), et dont les engagements politiques devaient le séduire, et surtout de Victor-Lucien Tapié, dont le principal ouvrage, Baroque et classicisme, avait paru en 1957. C’est sous la direction de ce dernier qu’il s’était inscrit pour préparer une thèse, après avoir réussi l’agrégation en 1963.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 16

Louis Châtellier

Photo Annick Schon-Châtellier. DR.

2 Nommé dans un lycée de Strasbourg, il fut chargé par V.-L. Tapié d’inventorier les monuments et objets d’art de l’Alsace pour une enquête sur le patrimoine diligentée par André Malraux. Ce Normand se plongea alors dans la documentation en allemand et s’initia à la société locale si particulière, à laquelle il s’attacha profondément. V.- L. Tapié, qui avait étudié le baroque à partir du cas tchèque, l’orientait en même temps vers l’histoire de l’Europe centrale et du Saint Empire, auxquels l’Alsace du XVIIe siècle se rattachait encore du point de vue linguistique, politique, religieux et culturel. Son travail d’inventaire sur les pratiques de la « religion populaire », comme on disait alors, ne pouvait que le conduire à la fréquentation d’Alphonse Dupront, et l’associer à la grande enquête sur les pèlerinages de ce dernier1.

3 Sa thèse d’État, soutenue à Strasbourg en 1979, sous la direction de Georges Livet, intitulée Tradition chrétienne et renouveau catholique dans le cadre de l’ancien diocèse de Strasbourg (1650-1770)2, porte sur une région marquée par la division entre catholiques et protestants à une époque où la France en prenait possession, faisant du Rhin une frontière politique et culturelle, alors que le diocèse s’étendait sur les deux rives du fleuve. Cet ouvrage contribua à l’important renouvellement que connaissait alors l’histoire de l’Alsace. Mais Louis Châtellier, pas plus que d’autres artisans de ce renouvellement, comme Dominique Lerch et Alfred Wahl, ne devint prophète dans son pays. Avec un regret lancinant pour sa province d’adoption, il trouva sa place à l’université de Nancy, où il succéda naturellement à un pionnier de l’histoire du catholicisme moderne, René Taveneaux. Il y exerça jusqu’à sa retraite en 2003. Élu membre de l’Institut Universitaire de France en 1994, il devint directeur d’études cumulant à la cinquième section de l’EPHE en 1998, sur une chaire intitulée « Histoire du catholicisme moderne ».

4 Dans l’ouvrage issu de sa thèse, une première partie campe le paysage, la démographie et les institutions dans un territoire complexe. La seconde, consacrée à la « vie chrétienne » se montre résolument anthropologique. Enfin sont retracées les étapes

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 17

d’une mainmise politique et religieuse pilotée à partir de Versailles pour donner au diocèse de Strasbourg « le caractère d’un diocèse français » et y former le clergé sur le modèle « de l’intérieur ». L’ouvrage montre le goût de l’auteur pour la cartographie et l’analyse quantitative appliquée aux faits religieux, qu’on retrouve dans ses ouvrages suivants. Il s’inscrit dans « l’histoire des mentalités » telle qu’elle s’épanouit dans ces années, dans le sens d’une analyse anthropologique des systèmes de croyance et des représentations, fortement ancrée dans le contexte social et institutionnel. Il contribue aux chantiers d’histoire religieuse qui renouvellent alors considérablement l’histoire ecclésiastique, à travers l’étude d’objets comme les visites pastorales3, les confréries4, les pèlerinages, les miracles… Sa thèse est d’ailleurs contemporaine de celle de Robert Sauzet (1976)5 et de celle de Marc Vénard (1977)6.

5 Après avoir relevé les ambiguïtés de la frontière confessionnelle, qu’il était bien difficile de tracer au XVIIe siècle, Châtellier note que la prise de conscience de la différence entre catholiques et protestants n’intervient qu’au Siècle des Lumières, qui est celui de l’éloignement croissant entre les deux communautés chrétiennes. Son travail aurait pu alimenter le concept de « confessionnalisation catholique », que Wolfgang Reinhard promouvait dans les années 1980 pour l’histoire de l’Allemagne, mais la discussion sur cette notion ne s’était alors pas encore acclimatée en France7.

6 À propos de l’art religieux, il fait le constat d’une « grande communauté baroque, de Vienne à Saverne ». Dans les ouvrages suivants, c’est davantage encore qu’il portera son regard sur une Europe catholique allant de la Pologne à l’Espagne, de la Flandre à l’Italie. Cette dimension européenne de l’œuvre de Louis Châtellier est, dans le contexte hexagonal, une de ses grandes originalités. Son grand livre, L’Europe des dévots, paru en 19878, mène l’enquête sur un espace qu’on a pu nommer la « dorsale catholique » de l’Europe, un axe allant d’Anvers à Naples, en passant par Cologne, Ingolstadt, Fribourg (Suisse). Dans cet espace, le réseau des congrégations jésuites mis en place à partir de la fin du XVIe a contribué sur le temps long à la construction d’un habitus catholique spécifique, mêlant paradoxalement l’obéissance à l’ordre établi et le respect des divisions sociales d’une part, à l’initiative individuelle et à l’engagement pour la justice d’autre part. Cette synthèse entre un catholicisme militant et la société aurait posé les jalons d’un christianisme social, incarné jusqu’à nos jours dans les pays concernés par la démocratie chrétienne et le syndicalisme chrétien. Si cette thèse peut être contestée, elle n’en débouche pas moins sur un fécond horizon de débats et de recherches.

7 La religion des pauvres. Les sources du christianisme moderne XVIe–XIXe siècles, paru en 19939, poursuit la même enquête, élargie cette fois à l’Espagne et à la Pologne, et centrée sur un autre outil de cette acculturation catholique, les missions intérieures, à un moment où l’historiographie prenait conscience du lien entre l’apostolat lointain et les « Indes d’ici », et lançait des séries d’enquêtes sur celles-ci10. Par rapport à l’ouvrage précédent, celui-ci se concentre sur l’éducation des pauvres, par laquelle les campagnes- repoussoir, considérées comme siège de l’ignorance et de l’impiété au XVIIe siècle, se transforment en refuges de la piété et de la religion au XIXe siècle. Châtellier veut en même temps démontrer que le modèle post-tridentin des missionnaires a dû s’accommoder d’une forme d’imperméabilité des campagnes, et que le christianisme qui est sorti de ce contact est le résultat de cette acculturation à l’envers, évêques et religieux « réformateurs » devant finalement accepter le culte des saints thérapeutes ou intercesseurs et le dogme de l’Immaculée Conception envers lesquels ils s’étaient montrés réticents.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 18

8 À partir de 1999, les séminaires de Louis Châtellier à l’EPHE se concentrent sur les rapports entre foi, incroyance et science, qui feront l’objet du troisième ouvrage de sa trilogie, Les espaces infinis et le silence de Dieu, Science et religion, XVIe-XIXe siècles11. Il s’agissait d’explorer, notamment au travers d’un certain nombre de figures individuelles, pour lesquelles Châtellier avait une prédilection, comme Mersenne, Leibnitz, Buffon ou Ampère, la nature de la foi des savants confrontés aux révolutions scientifiques de leur époque. Cette enquête venait compléter ou corroborer les conclusions des ouvrages précédents sur l’évolution de la religion au siècle des Lumières. La science progressivement s’est émancipée de la religion, pour construire son propre régime de vérité. Mais la thèse de Châtellier est que la religion s’est transformée également, entre le début du XVIIe siècle et le début du XIXe. La Bible comptait de moins en moins comme source de savoir et de vérité. Dieu s’éloignait de l’univers. Dans le même temps toutefois le Christ se faisait plus proche de l’homme que jamais, y compris du savant.

9 Louis Châtellier a dirigé des thèses de doctorat, et a fait école à travers un certain nombre de disciples qui ont occupé par la suite des postes d’enseignants-chercheurs12. Le plus étonnant a priori est qu’il ait dirigé celle de l’auteur de cette notice13. J’ai fait sa connaissance dès ma première année d’université à Strasbourg. Il m’intimidait et me fascinait en même temps, quand il venait à chaque séance de travaux dirigés en portant sous le bras la pile d’ouvrages concernant le sujet à l’ordre du jour. Mais il a été aussi un des rares enseignants que j’ai osé aborder pour des conversations particulières. C’est par lui que j’ai découvert Montaillou, village occitan d’Emmanuel Leroy-Ladurie et La peur en Occident de Jean Delumeau, qui allaient déterminer le chemin que j’allais prendre par la suite. En préparant l’agrégation, j’ai retrouvé avec plaisir ses cours magistraux riches et bien structurés, par lesquels j’ai commencé à m’initier plus précisément à l’histoire religieuse de l’Ancien Régime. Nous avons noué alors des relations plus personnelles, où nous communions dans notre attachement à l’Alsace. Mais je me sentais attiré par les horizons levantins, pour lesquels il ne se reconnaissait aucune appétence ni compétence particulières, tout en m’encourageant à persévérer dans l’apprentissage de l’arabe. Il a avoué bien plus tard qu’il ne croyait pas à mon projet. Il lui a néanmoins donné l’impulsion décisive lorsqu’il m’a envoyé à Rome avec une bourse de l’École française de Rome et une liste d’archives jésuites à consulter. J’allais retrouver dans les fonds romains concernant les chrétiens de l’empire ottoman, puis dans ceux qui étaient conservés à Alep, les mêmes objets que ceux qu’il avait étudiés : des « courses apostoliques » des missionnaires dans les montagnes, des congrégations mariales jésuites, des manuels de dévotion très diffusés, comme ceux du jésuite Paolo Segneri, traduits en arabe. J’allais me poser à sa suite la question de la construction d’un habitus catholique et d’une différenciation confessionnelle au cours du XVIIIe siècle, mais cette fois dans les villes et les campagnes de Syrie.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 19

NOTES

1. Pour une bio-bibliographie complète de Louis Châtellier, voir sa notice sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Châtellier (consultée le 15 février 2017). 1. Sur Alphonse Dupront, voir ce qu’il écrit dans « Avant-propos », Prière et charité sous l’Ancien Régime = Histoire, Économie et Société 10/3 (1991), p. 281-282. Voir aussi sa contribution « Pèlerins des temps modernes », dans A. DUPRONT (dir.), Saint-Jacques de Compostelle. Puissances du pèlerinage, Turnhout 1985, p. 96-111. 2. Paris 1988, 530 p. 3. Voir M. VÉNARD, D. JULIA (dir.), Répertoire des visites pastorales de la France. Première série : anciens diocèses (jusqu’en 1790), Paris 1977-1985, 4 vol. 4. Pour une synthèse historiographique sur les confréries, voir B. DOMPNIER, P. VISMARA, « De nouvelles approches pour l’histoire des confréries », dans B. DOMPNIER, P. VISMARA (dir.), Confréries et dévotions dans la catholicité moderne (mi XVe-début XIXe siècle), Rome 2008, p. 405-423. Contribution de L. CHÂTELLIER dans ce volume : « De la mutation des confréries au XVIIIe siècle. L’exemple rhénan », p. 193-200. 5. Ouvrage tiré de la thèse : Contre-Réforme et réforme catholique en Bas-Languedoc. Le diocèse de Nîmes au XVIIe siècle, Paris-Louvain 1979. 6. Ouvrage tiré de cette thèse : Réforme protestante, Réforme catholique dans la province d’Avignon au XVIe siècle, Paris 1993. 7. W. REINHARD, « Was ist katholische Konfessionalisierung ? », dans W. REINHARD, H. SCHILLING (dir.), Die katholische Konfessionalisierung, Gütersloh 1995 (Schriften des Vereins für Reformationsgeschichte 198), p. 419-452. 8. Paris 1987, 315 p. Ouvrage traduit et publié en anglais et en italien. 9. Paris 1993, 351 p. Ouvrage traduit et publié en anglais, italien, espagnol et portugais. 10. Voir « Les frontières de la mission », MEFRIM 109 (1997), II, p. 485-782. Contribution de Louis Châtellier : « La mission au XVIIIe siècle, aux frontières de l’esprit tridentin et de l’idéal des Lumières », p. 757-766. 11. Paris 2003, 267 p. 12. Citons P. MARTIN, Pèlerins de Lorraine, Metz 1997, 287 p., et Les chemins du sacré, Metz 1995, 358 p. ; C. MARTIN, Les compagnies de la Propagation de la foi, Genève 2000 ; S. SIMIZ, Confréries urbaines et dévotion en Champagne (1450-1830), Villeneuve-d’Ascq 2002, 402 p. ; L. OREŠKOVIĆ, Le diocèse de Senj-Modruš en Croatie habsbourgeoise de la Contre-Réforme aux Lumières (1650-1770), Tournai 2008, 575 p. 13. B. HEYBERGER, Les chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme catholique (Syrie, Liban, Palestine, XVIIe–XVIIIe siècle), Rome 1994, 665 p. (rééd. 2014).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 20

INDEX

Thèmes : Nécrologies

AUTEUR

BERNARD HEYBERGER Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 21

Résumés des conférences Lecture summaries

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 22

Religions de l’Asie septentrionale La tente sombre, antichambre du rêve

Charles Stépanoff

1 Imaginer : concevoir des situations qui ne nous sont pas fournies par nos perceptions sensorielles et nous y projeter, c’est une faculté que nous partageons avec beaucoup d’autres espèces animales. Dans une expérience conçue par Wolfgang Köhler, un orang- outan voit au-dessus de lui une banane qu’il ne peut atteindre. Près de lui se trouve une caisse. Le singe hésite, regarde la caisse, la banane et à nouveau la caisse. Puis soudain, il se précipite, saisit la caisse, la pousse et en quelques secondes l’escalade pour enfin s’emparer du fruit convoité. L’analyse de cette expérience par l’éthologue Konrad Lorenz est remarquable : Ce singe, nous le voyons tout simplement penser. À l’aide de ses réactions d’orientation et d’une bonne dose d’apprentissage de l’insight, il construit une représentation centrale de l’espace, un schéma qui s’inscrit dans son système nerveux central et représente toutes les données de l’espace qu’il doit maîtriser, et il agit dans cet espace qu’il se représente. Cette action dans l’espace ainsi « représenté », qui précède l’action dans le monde extérieur réel, s’appelle la pensée1.

2 La projection et la prospection sont au cœur de nos vies et guident chacune de nos actions. Sans imagination, comment poursuivre un but et élaborer des stratégies ? Les neurophysiologistes et les psychologues décrivent ces explorations des espaces et des temps comme une capacité au « voyage mental »2. Là où l’imagination humaine se distingue de celle des autres primates, c’est dans sa puissance émotionnelle et dans sa capacité à être communiquée et partagée entre les individus. Nous nous immergeons si parfaitement dans des scènes imaginaires que nous pouvons en oublier notre environnement immédiat. À qui n’est-il pas arrivé de rater la station où il devait descendre pour s’être trop profondément plongé dans sa lecture ou dans une rêverie ? Particulièrement impressionnante d’un point de vue évolutionnaire est la propension des humains à s’immerger collectivement dans des mondes détachés des données sensorielles de l’ici et maintenant. Dans nos sociétés, nous en faisons l’expérience par des dispositifs guidant les imaginations individuelles tels que le théâtre ou le cinéma.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 23

Dans ces dispositifs, l’imagination de chacun est guidée par un modèle conçu par un ou des auteurs. Il n’appartient pas au spectateur d’inventer des personnages ou des événements non prévus par le scénario ou d’intervenir lui-même dans l’action. Son imaginaire n’est pas exploratif mais réactivant. Or dans d’autres sociétés, il existe de nombreux autres dispositifs dans lesquels les imaginations individuelles se coordonnent sans pour autant se soumettre à un scénario préécrit. Comment les sociétés humaines font-elles partager à leurs membres des expériences qui n’ont pas pour cadre l’ici et maintenant ? Un scénario contraignant est-il nécessaire à la communicabilité de l’imaginaire ?

3 Une forme particulièrement impressionnante de dispositif de partage de l’imaginaire est offerte par un rituel qui a connu une vaste extension chez les peuples de chasseurs- collecteurs et d’éleveurs de rennes du monde arctique et subarctique. Ce rituel est mené de la manière suivante : une assemblée se réunit dans un espace sans lumière au milieu duquel se tient un chamane ligoté. Dans l’obscurité totale, on chante, on appelle les esprits, et bientôt des bruits et des voix se font entendre. Ce sont des oiseaux et des animaux de la forêt, mais aussi des ancêtres. Les participants peuvent leur parler, les interroger sur la localisation du gibier qu’ils vont chasser ou sur une maladie dont souffre l’un des leurs. Bref le dispositif permet une communication directe entre des humains et des non-humains.

4 Au cours du séminaire, nous avons exploré les occurrences et les variations de ce rituel dans la littérature circumpolaire. La pratique a été décrite dans l’ethnographie sous divers noms, comme « tente sombre » en Sibérie occidentale et centrale, « voix séparées » dans le nord-est sibérien, « voyage sous l’eau » chez les Inuit et les Athapascans, « tente tremblante » chez les Algonquiens et les Sioux. Du fait de l’ignorance dans laquelle se sont tenues l’ethnologie américaine et l’ethnologie soviétique au cours du XXe siècle, personne ne s’est aperçu de son extraordinaire extension transcontinentale de l’Oural au Labrador et aux Plaines américaines.

5 Ce rituel de la tente sombre, désignation générale qui lui convient le mieux, instaure une distribution du travail imaginatif fortement égalitaire. L’obscurité générale exigée par le dispositif coupe toute information visuelle, ce qui constitue une forme de déprivation sensorielle dont la psychologie expérimentale nous a appris qu’elle est favorable à l’émergence d’images mentales riches. Pour autant, l’imagination de chacun ne travaille pas indépendamment de celle des autres : les imaginaires sont coordonnés autour d’un scénario partagé par des vecteurs publics, chants, voix, cris et autres bruits. À partir des sons entendus, les participants doivent se représenter une situation de face à face dans laquelle ils sont engagés personnellement comme acteurs. Leur production imaginative ne se cantonne pas à la contemplation de scènes représentées, elle est agentive et en grande partie explorative.

6 La tente sombre prend son sens dans le contexte des relations animistes que les peuples du nord entretiennent avec les animaux peuplant leur environnement. Partout, la tente sombre mêle des voix animales et des voix humaines, partout elle donne l’occasion aux chasseurs de parler aux êtres qui sont habituellement leurs proies et aux esprits qui les gouvernent comme à des égaux, en utilisant le langage humain. La tente sombre est précisément un dispositif qui permet à chacun d’envisager les animaux du point de vue de leur intériorité semblable à celle des humains en parlant avec eux une même langue humaine. Ce rapport non prédateur est aussi celui qui caractérise les relations expérimentées en rêve par les chasseurs du nord avec les esprits animaux et dont ils

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 24

tirent des pouvoirs et une protection. En Asie du nord, les Yukaghir et les Chukch nouent par le rêve une relation personnelle avec un esprit qui leur révèle des chants magiques et leur assure protection et succès à la chasse. En Amérique du nord, cette relation onirique est construite à travers la tradition de la quête de rêve. La complémentarité frappante qui unit la tente sombre et le rêve, particulièrement mise en évidence chez les Algonquiens par des auteurs comme Irving Hallowell, Robert Brightman et Emmanuel Désveaux, est résumée en ces termes par Philippe Descola : lorsqu’ils visitent [les Indiens] en rêve, les animaux se révèlent tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire sous leur forme humaine, de même qu’ils parlent dans les langues indigènes quand leur esprit s’exprime publiquement au cours du rituel dit de la « tente tremblante »3.

7 La tente sombre fait en effet expérimenter sur un mode public une relation aux personnes non humaines marquée par la socialité, la confiance et la coopération, qui est reproduite en privé par chaque chasseur dans ses expériences oniriques. En ce sens, on pourrait dire que la tente représente une sorte d’antichambre du rêve, un lieu où les chasseurs apprennent ensemble à rêver.

8 Georges Devereux évoque un tel lien entre rite et rêve à propos des Mohave de Californie : Il est très probable qu’un jeune qui vient d’assister à un rituel de cure puisse, dans le cours de la nuit suivante, avoir un ou plusieurs rêves appartenant à ou dérivés de cette expérience (non logique). En outre, étant donné l’importance des rêves dans la société mohave, il est probable que ce rêve va le préoccuper pendant la journée suivante […]. Cette préoccupation l’amènera à une « élaboration secondaire » du rêve qui sera une expansion du matériel rêvé avec l’addition d’information sur des mythes, chants et rituels acquis à l’état de veille4.

9 Dans l’antichambre du rêve, l’apprentissage de ces expériences de perception non oculaire n’a rien de scolaire. La transmission est typiquement celle d’un schème génératif d’expériences diversifiées plutôt que celle d’un modèle normatif codant des expériences standardisées. Dans l’obscurité de la tente sombre comme dans celle du rêve, les perceptions visuelles sont exclues et aucune image matérielle ne vient guider l’imagination individuelle. Chaque séance de tente sombre est un événement neuf plein de surprises. Quant aux rêves des chasseurs, ils ne reçoivent pas dans la tente sombre un modèle à imiter, mais l’inspiration d’un style de relation qui peut être modulé dans toutes sortes de scénarios individualisés.

10 Pour résumer, dans la tente sombre, le spécialiste rituel, ligoté et invisible, assume en grande partie sa fonction d’intermédiaire en s’évanouissant devant la relation qui s’établit entre humains et non-humains. Le modèle de relation qui inspire et structure ce dispositif est une relation dyadique mettant dans un face à face direct personnes humaines et personnes non humaines. La tente sombre est ainsi le support d’un schème génératif d’expériences d’imagination d’une grande diversité, au premier rang desquelles figurent les rêves.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 25

NOTES

1. Italiques de l’auteur. K. LORENZ, Les fondements de l’éthologie, Paris 2009, trad. J. ÉTORÉ [1978].

2. A. BERTHOZ, Cl. DEBRU (dir.), Anticipation et prédiction : du geste au voyage mental, Paris 2015. 3. Ph. DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris 2005, p. 34.

4. G. DEVEREUX, « Dream learning and individual ritual differences in Mohave shamanism. » American Anthropologist 59/6 (1957), p. 1036-1045.

RÉSUMÉS

Comment les sociétés humaines font-elles partager à leurs membres des expériences qui n’ont pas pour cadre l’ici et maintenant ? Un scénario contraignant est-il nécessaire à la communicabilité de l’imaginaire ? Une forme particulièrement impressionnante de dispositif de partage de l’imaginaire est offerte par un rituel qui a connu une vaste extension chez les peuples de chasseurs-collecteurs et d’éleveurs de rennes du monde circumpolaire asiatique et américain. Ce rituel dit de la « tente sombre » est le support d’un schème génératif d’expériences d’imagination d’une grande diversité, au premier rang desquels figurent les rêves.

INDEX

Thèmes : Religions de l’Asie septentrionale

AUTEUR

CHARLES STÉPANOFF Maître de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 26

Religions en Mésoamérique La fonction sacerdotale au Mexique préhispanique (IV)

Sylvie Peperstraete

1 Le séminaire 2015-2016 a été consacré à la dernière partie de notre étude de la fonction sacerdotale au Mexique préhispanique. Il nous restait à analyser les mythes mésoaméricains, à la recherche d’archétypes des spécialistes rituels et de données nous éclairant sur la nature de leurs fonctions.

I. Le corpus de mythes et le cadre théorique

2 Notre corpus de mythes du Mexique central préhispanique est hélas restreint et fragmentaire. À titre d’exemple, l’une de nos sources les plus importantes, l’Histoyre du Mechique, est, dans la version telle que nous la connaissons actuellement, un assemblage de fragments issus de traditions différentes, certains s’interrompant de surcroît en plein milieu d’une phrase1. Qui plus est, l’iconographie et les documents pictographiques préhispaniques ne montrant guère plus que des allusions difficiles à interpréter en l’absence d’explications écrites, ces mythes nous sont parvenus par le biais de documents coloniaux. Or, les autorités espagnoles ne se sont intéressées aux religions préhispaniques que dans la mesure où il fallait en connaître les fondements afin de faciliter le travail d’évangélisation, ou bien s’en servir comme justification de la conquête. Dans ce contexte, l’attention des auteurs coloniaux s’est focalisée sur les divinités indigènes et sur les rites les plus spectaculaires, en particulier ceux qui impliquaient des sacrifices humains. Hormis lorsqu’ils évoquaient la Bible, ce qui intriguait les missionnaires, les mythes n’intéressaient pas et n’étaient considérés que comme des enfantillages, qu’on ne rapportait, au mieux, que sous une forme abrégée afin de ne pas ennuyer le lecteur2. Il n’est donc guère étonnant que les mésoaméricanistes aient montré moins d’intérêt pour les mythes que pour d’autres aspects de la religion, à quelques notables exceptions près3. Avant d’entamer notre

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 27

analyse, nous avons estimé indispensable de poser quelques jalons théoriques, et de délimiter clairement notre corpus.

3 Jan Assmann définit le mythe comme une « narration sur les dieux dont le début diffère de la fin »4. Il s’agirait, donc, de récits (une « narration »), concernant une époque antérieure et révolue (il y a une « fin ») et mettant en scène des protagonistes divins. Nombre d’épisodes relatés par les auteurs coloniaux, comme celui de la création du Soleil et de la Lune à Teotihuacan ou encore celui de l’origine du pulque, peuvent tout à fait correspondre à cette définition. Nous la considérons toutefois comme trop restrictive : son application réduit notre corpus à une succession de courtes histoires constituant autant de récits fondateurs d’une série de pratiques5, et nous prive de quantités de données utiles pour notre propos.

4 Nous préférons dès lors la définition proposée par Lambros Couloubaritsis, pour qui le mythe est « un discours complexe à propos d’une réalité complexe où s’enchevêtrent le visible et l’invisible, et qui se déploie selon une logique qui lui est propre et en fonction d’un schème transcendantal qui unifie et régularise l’expérience »6. Le mythe ne peut, en effet, être ramené à la seule forme narrative. Tout type de discours peut en relever ; la liste des dieux demeurant dans les différents cieux7, par exemple, est une simple énumération mais elle ressort elle aussi du mythe. Plus intéressant encore pour nous, étant donné la part importante de documents pictographiques parmi nos sources, le discours ne doit pas nécessairement être de type verbal ; une image peut tout autant appartenir au domaine du mythe – comme c’est le cas lorsque, sur le « teocalli de la guerre sacrée », Huitzilopochtli est représenté aux côtés de Motecuhzoma, tous deux faisant des offrandes au Soleil (voir fig. 1).

Fig. 1. Huitzilopochtli et Motecuhzoma font des offrandes au Soleil. Détail du « teocalli de la guerre sacrée », Museo Nacional de Antropología, Mexico.

Cliché Sylvie Peperstraete. DR.

5 Le mythe n’étant pas simple à appréhender, Couloubaritsis le décrit comme « un discours complexe », qui porte non pas sur des histoires concernant un passé lointain mais sur la réalité. Cette réalité est à son tour qualifiée de complexe, car « le visible et l’invisible » s’y enchevêtrent ; c’est là que l’on retrouve les dieux, mais aussi les ancêtres, les différents cieux, les au-delà – c’est-à-dire, de façon plus générale, le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 28

monde invisible, qui est articulé au monde visible. Le mythe parle, précisément, de cette articulation entre les deux univers. Ce n’est pas tant la forme du mythe que sa fonction qui importe : il répond aux interrogations de l’être humain par le biais d’une construction mentale qui unifie le visible et l’invisible. Le mythe, donc, n’est pas figé, il n’appartient pas uniquement au passé, mais au contraire il se dit et se vit au quotidien – on le retrouve d’ailleurs dans les rites qui, fréquemment, y font allusion ou le réactualisent. Les rites étant à leur tour présents dans les mythes, on peut conclure que mythe et rite s’alimentent réciproquement.

6 Enfin, le mythe n’est pas irrationnel mais il a sa logique et son langage propres, ce qui peut le rendre déroutant, surtout lorsqu’on ne dispose pas de toutes les clés pour le comprendre puisqu’il concerne une culture ancienne et fort différente de la nôtre. Une constante est l’utilisation d’un « schème transcendantal qui unifie et régularise l’expérience », c’est-à-dire d’une métaphore tirée du quotidien, sorte de fil conducteur qui assure la cohérence interne du discours. « Transcendantal » est à comprendre ici comme une condition de possibilité, une façon de rendre le lien entre visible et invisible possible. Parmi les schèmes les plus fréquents, on peut citer celui de la parenté – lorsque l’Histoyre du Mechique affirme qu’« un aultre dieu, nomé pilciutentli, et sa femme se appelloyt Chuquiquecal, les quels avoynt ung fils nomé Choquipili »8, elle ne fait rien d’autre que décrire le monde des dieux en recourant à une expérience humaine –, ou encore celui du chemin – pensons par exemple aux pérégrinations des Mexica.

7 Or, dans les mythes mésoaméricains, parmi les schèmes récurrents, se détache celui du rituel. Les mythes sont en effet émaillés d’évocations, de représentations ou de descriptions d’une série de pratiques rituelles, courantes dans le monde préhispanique, et qui sont ici mises à contribution pour traiter de l’enchevêtrement des mondes visible et invisible. Dans cette optique, les actions décrites sont tirées de l’expérience humaine, mais ceux qui les accomplissent sont, le plus souvent, des êtres appartenant au monde invisible – des dieux ou des ancêtres. Ainsi, lors de la création du Soleil, ce ne sont pas des prêtres, mais les dieux, qui s’extraient du sang puis procèdent au sacrifice. Les mythes fondent ces pratiques rituelles mais surtout, ils recourent au schème du rituel pour décrire et définir les modalités de communication entre les dieux et les êtres humains. Certains rites réactualisaient le mythe (lors de la vingtaine d’Ochpaniztli, la création de la Terre, lors de celle de Panquetzaliztli, la création du Soleil, etc.), mais le mythe lui-même utilise le rite comme une métaphore issue de l’expérience quotidienne.

8 Que pouvons-nous, dès lors, espérer retirer des mythes à propos des spécialistes rituels du Mexique préhispanique ? Les plus importantes pratiques rituelles mésoaméricaines s’y trouvent ; l’analyse de leur fonction au sein du mythe permet de mieux cerner quels étaient leur rôle et leur sens dans la vie rituelle des anciens Mexicains et, partant, l’essence même de la fonction sacerdotale. Passant en revue les différentes sources à notre disposition, nous avons réalisé un inventaire des rites qui y étaient présents, puis nous les avons analysés dans leur contexte, et par rapport aux connaissances actuelles sur les pratiques décrites ou évoquées, pour tenter d’en faire ressortir le sens.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 29

II. Les spécialistes rituels dans les mythes du Mexique central préhispanique

9 Bien que ce soient des protagonistes divins qui exécutent les rites dans un certain nombre de mythes, les passages relatifs aux pérégrinations des Mexica ou d’autres populations mettent tout de même en scène des spécialistes rituels, prédécesseurs archétypaux des tlamacazque qui servaient les dieux à l’époque préhispanique. Ils en possèdent certaines caractéristiques mais ont aussi leurs spécificités.

10 Les dieux, bien souvent, n’apparaissaient pas directement à leurs fidèles, mais leur manifestaient leur volonté par le biais de rêves9, ou se laissaient voir sous forme d’animaux10, ou bien encore on les entendait parler mais on ne pouvait les voir11. La plupart du temps cependant, durant les pérégrinations, ils avaient un interlocuteur privilégié qui avait la charge de communiquer avec eux et, surtout, d’exécuter leurs ordres et, le cas échéant, de les transmettre à l’entièreté du groupe. Concernant les Mexica, c’est surtout Huitzilopochtli, en tant que divinité tutélaire, qui intervient de la sorte. Il apparaît, avant le départ d’Aztlan, au cadet des deux frères qui se disputent pour savoir lequel des deux a le dieu le plus puissant12 ; à Coatepec, il s’adresse à Tochancalqui pour qu’il mette le feu à un serpent en bois, avec lequel Coyolxauhqui sera frappée13 ; à Chapultepec, il apparaît à Cuauhtlequetzqui pour lui indiquer l’endroit où enterrer le cœur de Copil et, à Mexico, il s’adresse à Tenoch pour lui dire que c’est là qu’il faut s’installer14. Cristobal del Castillo décrit en détail la façon dont Huitzilopoch a une relation privilégiée avec son dieu ; il est son « gardien et serviteur » et il communique avec lui, puisque le dieu lui apparaît et lui parle. Durant les pérégrinations, la divinité apparaît aussi au reste de son peuple, mais sous la forme d’un aigle15. Tlaloc, en tant que divinité autochtone accueillant les nouveaux venus, se manifeste également au moment de la fondation de Mexico-Tenochtitlan. Il appelle Axolohua en l’attirant sous l’eau, pour lui signifier qu’il souhaite la bienvenue à Huitzilopochtli, et qu’ensemble ces dieux régneront sur le monde16. Dans l’Historia de los mexicanos por sus pinturas, c’est Opochtli, une autre divinité aquatique, qui s’adresse au porteur de Huitzilopochtli et lui dit que le dieu des Mexica et lui doivent être amis, étant gauchers tous les deux17.

11 Les interlocuteurs des dieux sont, de fait, la plupart du temps, les porteurs de leur paquet sacré, et ils sont précisément qualifiés de teomamaque, « ceux qui portent le dieu sur leur dos ». Juan de Torquemada explique le terme et son origine lorsqu’il rapporte la rencontre des Mexica avec Huitzilopochtli, à Colhuacan, au début des pérégrinations : le dieu apparaît à Huitziton et Tecpatzin, leur demande de l’emmener et leur dit qu’il va les favoriser. Ceux-ci acceptent ; le Colibri gaucher leur demande alors de lui fabriquer un siège pour le transporter, et de désigner quatre personnes du groupe pour devenir ses « ministres ». Ceux-ci sont appelés teotlamacatzin (« ceux qui donnent au dieu ») et l’action de porter le dieu sur le dos est nommée teomama18. Équivalents mythiques des prêtres dans les pérégrinations, les teomamaque sont comme eux les serviteurs du dieu. L’expression utilisée est éloquente, « porter sur son dos » signifiant aussi pour les Nahua, au figuré, avoir une charge19. Le Codex Azcatitlan montre les teomamaque des Mexica à plusieurs reprises ; ils portent Huitzilopochtli mais aussi d’autres dieux20. Près de Chicomoztoc, une femme est accompagnée de la glose quimama inteo, « elle porte leur dieu sur son dos », tandis qu’à Coatepec deux teomamaque sont représentés et désignés comme tlatlamacazque in mexica, « les prêtres des Mexica » ; un

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 30

peu plus loin, à Colhuacan, le dirigeant Coxcoxtli est figuré en train de s’entretenir avec des teomamaque et, à nouveau, une glose les identifie comme mexica tlatlamacasque21. Il est intéressant de noter que ces teomamaque pouvaient, comme les prêtres préhispaniques, être en même temps des chefs politiques ou des guerriers, ces catégories étant perméables au Mexique ancien. C’est ainsi que Totoltecatl Tzompachtli Tlailotlateuctli, tlatoani des Teotenanca, était aussi le teomama de leur dieu Nauhyoteuctli Xipil, et que lors de la bataille de Chapultepec, c’est le teomama Cuauhtlequetzqui qui capture et tue Copil22.

12 Les dieux dont les teomamaque avaient la charge sont souvent décrits et figurés sous la forme de paquets sacrés ou tlaquimilolli23. Constitués de restes divins variés – les Anales de Cuauhtitlan mentionnent ainsi le bâton de Mixcoatl, le miroir de Tezcatlipoca ou encore les cendres d’Itzpapalotl24 – qui peuvent former l’enveloppe du tlaquimilolli ou en constituer le contenu, les paquets sacrés, selon Gerónimo de Mendieta, étaient considérés comme des « idoles principales » et vénérés bien davantage encore que les effigies divines en pierre ou en bois25. Manifestations de la divinité et supports matériels pour le culte, ces paquets sacrés jouent un rôle central dans le lien entre les dieux et leurs teomamaque durant les pérégrinations. On leur construisait de petits autels lorsque l’on s’installait à un endroit, même pour très peu de temps et, à Mexico comme dans d’autres villes du Mexique central, ils demeuraient dans les temples, aux côtés des statues des dieux, continuant vraisemblablement à être servis et consultés. Au sein de l’organisation sacerdotale préhispanique, c’était sans doute le teohuatzin du dieu – un spécialiste rituel qui, au sein d’un temple, avait la charge du dieu et était souvent le seul à pouvoir l’approcher26 – qui s’en occupait. C’est, sans surprise, le tlaquimilolli de Huitzilopochtli qui est le plus souvent représenté et mentionné lors des pérégrinations mexica, même si d’autres paquets sont parfois évoqués27. Dans la plupart des sources, le dieu est déjà un paquet dès le départ d’Aztlan, mais certains auteurs rapportent son origine, comme Cristobal del Castillo selon lequel ce sont les os enveloppés du guide des Mexica, à travers lesquels il continuait à leur parler et à les guider, qui formèrent le tlaquimilolli du Colibri gaucher28. En revanche, d’après l’Historia de los mexicanos por sus pinturas, c’est le pagne du dieu qui constituait le paquet29. Mais comment, concrètement, procédait-on pour communiquer avec le dieu ? Les mythes nous dévoilent une série de pratiques, que les spécialistes rituels préhispaniques reproduisaient au quotidien.

III. Les rites dans les mythes du Mexique central préhispanique

13 Dans la version du mythe de création du Soleil que rapporte Mendieta, après le sacrifice des dieux à Teotihuacan, leurs « dévots » erraient tristement, cherchant à les apercevoir, quand Tezcatlipoca apparut à son « dévot » et lui demanda de se rendre à la maison du soleil pour en ramener des chanteurs et des instruments de musique, afin qu’il puisse l’honorer comme il se doit30. Cet épisode pose la question fondamentale des moyens dont disposent les êtres humains pour rendre hommage à leurs créateurs et leur adresser leurs demandes. Les rites présents dans les mythes y font largement écho.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 31

Les rites sanglants et les mortifications corporelles

14 Dans le Codex de Florence, Nanahuatl à Teotihuacan et Quetzalcoatl à Tula sont des modèles du dévot méritant. Les bonnes pratiques de Nanahuatl sont contrastées avec les offrandes de moindre valeur de Tecciztecatl, tandis que les mortifications de Quetzalcoatl sont explicitement dites fonder les pratiques des prêtres : il se tirait du sang des jambes, avec lequel il ensanglantait des épines, il se baignait à minuit à un point d’eau appelé Xipacoya, et cette façon de faire a été reprise par les prêtres à Mexico31 (voir fig. 2). Les Anales de Cuauhtitlan décrivent elles aussi de façon minutieuse les pratiques du Quetzalcoatl toltèque, qui semblent être un inventaire de celles des prêtres (extractions de sang, bains glacés, jeûne, ainsi que, comme les grands prêtres à Mexico qui portaient précisément le titre de quetzalcoatl, une réclusion permanente)32. La sœur du Serpent à Plumes, qui a des pratiques similaires, est quant à elle qualifiée de mozauhqui (« qui jeûne »), comme les serviteurs des temples à Mexico.

Fig. 2. Quetzalcoatl en train de s’extraire du sang dans le Codex de Florence.

Dessin Nicolas Latsanopoulos. DR.

15 Modèle mythique du prêtre, donc, le Quetzalcoatl de Tula passait la majeure partie de son temps reclus, à s’infliger toutes sortes de mortifications corporelles. On aurait pu s’attendre à ce qu’il offre aussi des vies humaines mais, au contraire, de nombreuses sources précisent qu’il ne le faisait pas, voire qu’il s’y opposait33. Bien sûr, chez les auteurs chrétiens qui voyaient un saint homme en Quetzalcoatl, il y avait une volonté évidente de ne pas ternir son image34, mais l’idée vient aussi du fait que la Tula mythique, reflet des lieux d’origine, est un endroit d’abondance où l’on ne meurt pas ; la mort n’y fait irruption que lors des cataclysmes qui mettent fin à l’ère toltèque35. De façon révélatrice, un passage au ton très différent, dans l’Histoyre du Mechique, dit au

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 32

contraire que Quetzalcoatl arrivant à Tula y apporta le sacrifice36. Il a trait à la jeunesse du personnage, qui y est présenté comme un vaillant guerrier, et Tula n’est pas encore la réplique du paradis originel qu’elle deviendra par la suite.

16 Équivalent du sacrifice37, qu’il précède dans les mythes comme dans les rites, l’autosacrifice est comme lui étroitement associé au processus créateur. Les dieux s’extraient du sang avant la création du Soleil, pour le « mériter »38, et avant la création de l’être humain39, la Leyenda de los Soles précisant que « tous ces dieux méritèrent ». Dans les Anales de Cuauhtitlan, Mixcoatl se saigne et un mahcehual, un « mérité », naquit40. L’autosacrifice et les autres mortifications corporelles que l’on s’inflige volontairement visent, on le constate, à acquérir du mérite en vue d’en retirer un bénéfice. Ainsi Ce Acatl va-t-il seul dans les montagnes et s’extrait-il du sang pour devenir un grand guerrier41. Il est même possible, semble-t-il, pour le pénitent assidu, de contraindre les dieux à donner quelque chose contre leur gré42. Donc, même si l’aspect purificateur est présent, l’autosacrifice n’est pas toujours lié à l’expiation d’une faute, contrairement à ce que laissent entendre des auteurs influencés par les conceptions chrétiennes, comme le commentateur du Codex Vaticanus A qui le ramène systématiquement aux « péchés »43. Cette conception explique la raison d’être des pénitences pratiquées au début des pérégrinations44, avant les intronisations seigneuriales45 et, en fait, avant la plupart des rites : il fallait se purifier et acquérir du mérite avant d’entreprendre quoi que ce soit. À l’inverse, les pénitences non respectées ont souvent des conséquences fâcheuses46.

17 L’autosacrifice, donc, visant à acquérir du mérite, précède habituellement le sacrifice. Dans les mythes, celui-ci intervient essentiellement lors de la création du Soleil et de la Terre. La Terre, créée à partir d’un être primordial déchiré, pleure et ne se tait que si on lui donne des cœurs à manger, et elle ne veut porter ses fruits que si elle est arrosée de sang47 ; le Soleil est créé suite à l’immolation de Nanahuatl dans le brasier de Teotihuacan et son sacrifice est suivi de celui des autres dieux, auxquels on ouvre la poitrine pour que l’astre se mette en mouvement48. La Leyenda de los Soles dit explicitement que le Soleil, pour bouger, demande le sang, la servitude des dieux. À leur suite, les prêtres, les tlamacazque, c’est-à-dire « ceux qui donnent », prendront la relève et devront servir en offrant de nouvelles victimes. Car comme la Terre dans le récit de l’Histoyre du Mechique, le Soleil « mange des cœurs et boit du sang » ; à la suite de sa création, dans l’Historia de los mexicanos por sus pinturas, Camaxtli tue les 400 Chichimèques pour le nourrir et il fait la guerre pour continuer à lui donner à manger49, initiant ainsi la pratique.

18 Dans les pérégrinations, les épisodes de sacrifices sont des variantes sur le thème de la création du Soleil et de la Terre. Ainsi, dans les sources dérivant de la Chronique X, la victoire de Huitzilopochtli-Soleil à Coatepec, qui marque l’avènement-aube des Mexica, fonde elle aussi la pratique du sacrifice par cardiectomie50. De surcroît, elle la relie aux Mexica, comme dans d’autres sources qui leur en attribuent la paternité. Dans le Codex de Florence, qui livre un récit détaillé de l’approche des 400 Huitznahua que le Colibri gaucher va terrasser, l’imbrication du mythe et du rite est telle que les étapes correspondent à celles suivies par les victimes sacrificielles lors de la fête de Panquetzaliztli, au cours de laquelle on rejouait la victoire de Huitzilopochtli. L’arme du dieu, le xiuhcoatl, est ici un serpent factice auquel on met le feu, comme dans le rite51. Quant à l’épisode de la « femme de la discorde » à Colhuacan, il s’agit d’une variante du mythe cosmogonique du déchirement de Tlalteotl, et il introduit la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 33

pratique de l’écorchement52. Les rites d’Ochpaniztli, au cours desquels une personnification d’une divinité tellurique était écorchée, y font allusion.

19 Corollaire de son pouvoir créateur, le sacrifice entretient également des liens avec la fertilité. Le fait que la terre donne ses fruits lorsqu’elle est arrosée de sang ou encore que, lors de la famine à Tula, le sacrifice de la fille de Tozcuecuex ramène la prospérité, l’illustre clairement. Dans les pérégrinations, le sacrifice assied aussi le pouvoir des nouveaux venus, puisque les Tlaloque expliquent à Tozcuecuex que c’est pour les Mexica que les plantes reviennent, alors que les Toltèques mourront de faim. Et, lorsque le teomama de Huitzilopochtli jette le cœur de Copil, il est fait référence à la natte de Quetzalcoatl, dont les Mexica vont prendre la place53. Enfin, lors de la fondation de Mexico, les Mexica élèvent un petit autel au pied du figuier de barbarie qu’ils ont découvert, et placent une victime sacrificielle ennemie en son sein54.

Les rites ignés

20 Les anciens Mésoaméricains n’offraient pas que du sang à leurs dieux. Beaucoup d’offrandes étaient brûlées et les mythes ne manquent pas d’y faire référence, notamment à propos de Nanahuatl et Tecciztecatl à Teotihuacan et de Quetzalcoatl à Tula55. Ce sont les pierres précieuses et, surtout, le copal, quasiment systématiquement présent, qui sont les offrandes les plus souvent mentionnées. Brûler quelque chose est une façon de le transformer et de l’envoyer aux dieux, qui en reçoivent la fumée et se nourrissent des odeurs. C’est pourquoi, outre le copal dont la combustion dégage une fumée épaisse et une odeur prononcée, les Mexica brûlaient aussi d’autres substances odorantes – comme le décrit un passage de l’Historia de los mexicanos por sus pinturas, à propos d’offrandes faites à Tula pour Huitzilopochtli56. Le brûlage de copal était à ce point fréquent et caractéristique que, dans l’iconographie des prêtres, l’encensoir portatif tlemaitl est l’un des objets les plus couramment représentés, et est un symbole de l’offrande. Les prêtres tlenamacaque (« qui donnent le feu »), qui étaient plus particulièrement liés à ce type d’activités, sont même occasionnellement mentionnés lors des pérégrinations, comme quand le tlenamacac Tenoch brûle du copal devant Huitzilopochtli après avoir enterré le cœur de Copil57.

21 Un autre aspect important lié aux rites ignés et présent dans les mythes, concerne le traitement réservé aux défunts. Lorsque Quetzalcoatl, ayant dû quitter Tula, meurt, ses « serviteurs » le brûlent, et de là viendrait la coutume d’incinérer les morts58. Surtout, l’Histoyre du Mechique précise qu’à partir de la fumée qui s’élève du bûcher, une grande étoile se forme – probablement la planète Vénus –, tandis que dans les Anales de Cuauhtitlan, les cendres montent vers le ciel et prennent la forme d’oiseaux précieux, puis Quetzalcoatl réapparaît en tant que Tlahuizcalpantecuhtli, c’est-à-dire Vénus. Le caractère transformateur du feu est ici particulièrement explicite – et on se souviendra aussi qu’à Teotihuacan, c’est après leur saut et leur combustion dans le brasier que Nanahuatl et Tecciztecatl deviennent Soleil et Lune – ; il permet l’accès au monde des défunts et à la renaissance, qui en soi est une sorte de re-création.

22 Car le feu possède aussi des propriétés fertilisantes, comme le rappelle l’épisode de la naissance des 1600 dieux à partir d’une étincelle produite par un couteau de silex tombé du ciel59. Allumer un feu, c’est faire jaillir une étincelle de vie, donc c’est un acte de création et la raison pour laquelle, au commencement d’une ère ou d’un cycle, on fait du feu. C’est le tout premier acte de Quetzalcoatl et de Huitzilopochtli et, lors de la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 34

recréation du monde après le déluge, Tezcatlipoca fore lui aussi un feu60. La sortie des Mexica et celle des Chichimèques de leur lieu d’origine, sont accompagnées de la même action61. Qui plus est, le feu allumé par Tezcatlipoca lui permet de relever le ciel, qui s’était effondré, et de bloquer les eaux du déluge. Michel Graulich y a vu une explication aux rites ignés ayant lieu dans les moments critiques (ligature d’années, etc.), ainsi qu’aux feux qui brûlaient perpétuellement dans les temples : le feu, qui permettait de tenir éloignées les eaux du déluge et l’obscurité, maintenait l’écart entre le ciel et la terre62. Le feu est donc un moyen de communiquer avec les dieux, de les honorer et de les nourrir, mais aussi un vecteur de transformation, de création et, en même temps, de maintien à distance des ténèbres, c’est-à-dire du chaos ; par là même, il est un principe d’ordonnancement et sa présence dans les grands mythes cosmogoniques est pleinement justifiée.

23 Le lien est également fort étroit entre le feu, le pouvoir et la guerre. Lorsque les Populoca découvrent le feu dans l’Histoyre du Mechique, ils le considèrent comme un prodige, un « miracle » et Torquemada relate, durant les pérégrinations des Mexica, un émerveillement semblable lorsque Huitziton parvient à faire jaillir du feu de bâtons contenus dans un paquet découvert en cours de route63. Un premier paquet, contenant une pierre verte, avait d’abord attiré les convoitises au point d’entraîner la scission du groupe mais ce sont ceux qui ont choisi le paquet avec les bâtons à forer le feu, les futurs Mexica Tenochca, qui deviendront les plus puissants. Quand, suite à leur découverte, les Populoca allument un grand brasier, c’est à la fois une façon de montrer leur pouvoir et un prélude à la guerre, comme cela se faisait à l’époque préhispanique avant le début d’une bataille.

Le chant et la musique

24 Le chant et la musique étaient omniprésents dans les rites. L’analyse de leur rôle dans les mythes permet de faire ressortir le fait qu’ils constituaient des offrandes à part entière et honoraient les dieux au même titre que le sang et les odeurs. Le mythe qui fonde la pratique n’est autre que celui de l’origine de la musique, que nous avons déjà évoqué, et qui est rapporté par l’Histoyre du Mechique et Mendieta. L’envoyé de Tezcatlipoca, donc, est chargé d’aller chercher des musiciens et des instruments à la maison du soleil. Il appelle les musiciens en entonnant le chant que le Seigneur au Miroir Fumant lui a appris pour l’occasion, et l’un d’entre eux, qui ne peut s’empêcher de lui répondre, s’en va avec lui, apportant la musique qui sera dès lors utilisée dans les chants et les danses en l’honneur des dieux64. Comme l’a souligné Guilhem Olivier, avec la musique, Tezcatlipoca a fourni aux hommes un moyen d’établir un contact entre le monde des mortels et celui des dieux, dans le but de leur permettre d’adorer leurs créateurs65.

25 Surtout, ce mythe montre que le fait de chanter ou de jouer d’un instrument a un effet dynamique : le chant de l’envoyé de Tezcatlipoca cause irrésistiblement la descente des musiciens, d’où sans doute l’une des raisons d’être des sonneries de conques qui marquaient le début des rites, la Relación de Michoacán affirmant d’ailleurs que le son des « trompettes » causait la descente des dieux aux endroits de sacrifice66. Le souffle, par ailleurs, comme le chant et la musique dont il est parfois rapproché, est dynamique et créateur. C’est le souffle d’Ehecatl, le dieu du vent, qui met le soleil en mouvement après sa création car le sacrifice des dieux n’y a pas suffi67. Le souffle du vent est bien

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 35

sûr assimilé au souffle vital, mais il est aussi très proche de la parole, du chant et de la musique. Par conséquent, les prières, les chants et la musique maintenaient la dynamique de l’univers, au même titre que les sacrifices.

26 Les rites sanglants, les rites ignés et les rites impliquant des chants et de la musique sont donc tous trois présents dans les mythes. Ceux-ci soulignent le fait que les trois types de rites peuvent être une offrande, une façon de nourrir et d’honorer les dieux, mais aussi qu’ils ont un aspect créateur, un rapport avec la fertilité, et qu’ils peuvent obliger les dieux à répondre à une demande. Ils sont complémentaires et ont un rôle fondamental dans les processus de création et dans les modalités de communication entre les dieux et les mortels. Les prêtres, qui servent et nourrissent les dieux, ont la lourde tâche de veiller à maintenir le monde en bon ordre de marche et ils sont chargés d’accomplir, suivant des modalités diverses, tous ces rites mentionnés dans les mythes. L’iconographie y renvoie constamment car bon nombre d’images les représentent tenant d’une part des instruments d’autosacrifice ou de sacrifice, d’autre part l’attirail d’encensement. Souvent aussi, ils sont figurés avec des instruments de musique.

NOTES

1. « Histoyre du Mechique, manuscrit français inédit du XVIe siècle », éd. É. DE JONGHE, Journal de la Société des Américanistes 2 (1905), p. 1-41.

2. Voir par exemple D. DURÁN, Historia de las Indias de Nueva España e islas de Tierra Firme, éd. R. CAMELO, J. R. ROMERO GALVÁN, Mexico 1995, t. II, p. 25.

3. Les monumentales études de M. GRAULICH, Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique, Bruxelles 1987, et d’A. LÓPEZ AUSTIN, Los mitos del tlacuache. Caminos de la mitología mesoamericana, Mexico 1990, sont d’autant plus incontournables à mentionner ici qu’elles sont à peu près les seules à avoir envisagé les mythes mésoaméricains de manière globale. Précisons que C. LÉVI-STRAUSS, Mythologiques – Le cru et le cuit, Paris 1974 (19641), p. 184, n. 2, a préféré écarter ces mythes de son corpus, car « en raison de leur mise en forme par des lettrés, [ils] exigeraient une longue analyse syntagmatique avant tout emploi paradigmatique ». 4. J. ASSMANN, « Die Verborgenheit des Mythos in Ägypten », Göttinger Miszellen – Beiträge zur ägyptologischen Diskussion 25 (1977), p. 13. 5. Par exemple, le mythe de la création de la Terre fonde la pratique du sacrifice humain : suite à son déchirement, la Déesse Terre se met à pleurer et ne veut se taire que si on lui donne des cœurs à manger, et elle ne consent à porter ses fruits que si elle est arrosée de sang. 6. L. COULOUBARITSIS, Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles 1986, p. 68. 7. « Histoyre du Mechique », p. 22-23. 8. « Histoyre du Mechique », p. 30.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 36

9. Ainsi, selon D. DURÁN, Historia de las Indias de Nueva España, t. I, p. 72-73, p. 75 et p. 89, Huitzilopochtli donne fréquemment ses directives en rêve : sur l’abandon des Tarasques et de Malinalxochitl, sur la façon dont il faut s’installer à Coatepec, sur le signe qui leur annoncera leur arrivée à Mexico, etc. 10. Tezcatlipoca pouvait par exemple, d’après l’« Histoyre du Mechique », p. 33, prendre la forme d’un singe, ou d’un oiseau qui battait des ailes afin de faire du bruit et de réveiller ceux qui dormaient quand il voulait leur parler. Ou encore, on ne voyait que ses pattes, de coq ou d’aigle : Codex Telleriano-Remensis : Ritual, Divination, and History in a Pictorial Aztec Manuscript, éd. E. QUIÑONES KEBER, Austin 1995, fol. 20v°. 11. Tezcatlipoca était invisible et, quand il s’adressait à un être humain, il était « comme une ombre » : B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex : General History of the Things of New Spain, éd. C. E. DIBBLE, A. J. O. ANDERSON, Salt Lake City 1950-1982, t. III, p. 11. Quant à Huitzilopochtli, à Tula, il apparaissait sous une forme noire et on l’entendait pleurer sous terre : « Historia de los mexicanos por sus pinturas », dans A. M. GARIBAY KINTANA (éd.), Teogonía e historia de los mexicanos, Mexico 1965, p. 44 ; les Mexica l’entendaient sans le voir : F. A. TEZOZOMOC, Crónica mexicana, éd. G. DÍAZ MIGOYO, G. VÁZQUEZ CHAMORRO, Madrid 2001, p. 59. 12. « Histoyre du Mechique », p. 15. 13. B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. III, p. 4. 14. « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 51 et p. 55-56. 15. C. DEL CASTILLO, Historia de la venida de los mexicanos y de otros pueblos e Historia de la conquista, éd. F. NAVARRETE LINARES, Mexico 2001, p. 104-105. 16. « Codex Aubin », dans Geschichte der Azteken. Der Codex Aubin und verwandte Dokumente, éd. W. LEHMANN, G. KUTSCHER, G. VOLLMER, Berlin 1981, fol. 24-26 ; J. DE TORQUEMADA, Monarquía indiana, éd. M. LEÓN-PORTILLA, Mexico 1975-1983, t. I, p. 397-398 ; D. CHIMALPAHIN, Las ocho relaciones y el Memorial de Colhuacan, éd. R. TENA, Mexico 1998, p. 212-213. Voir aussi J. CONTEL, « Tlalloc, Axolohua, Huitzilopochtli et la fondation de Mexico-Tenochtitlan », dans N. RAGOT, S. PEPERSTRAETE, G. OLIVIER (éd.), La quête du serpent à plumes. Arts et religions de l’Amérique précolombienne. Hommage à Michel Graulich, Turnhout 2011, p. 293-313. 17. « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 47. 18. J. DE TORQUEMADA, Monarquía indiana, t. I, p. 114. Les teomamaque sont souvent au nombre de quatre : cf. F. A. TEZOZOMOC, Crónica mexicáyotl, éd. A. LEÓN, Mexico 1998, p. 19 ; « Codex Aubin », f. 4, etc. 19. A. WIMMER, Dictionnaire de la langue nahuatl classique, référence en ligne : http:// sites.estvideo.net/malinal/, s. v. « mama ». 20. Codex Azcatitlan, éd. R. H. BARLOW, M. GRAULICH, Paris 1995, pl. 3. 21. Codex Azcatitlan, pl. 5, 6 et 11. 22. D. CHIMALPAHIN, Las ocho relaciones y el Memorial de Colhuacan, p. 106-107 et p. 158-161. 23. « Chose enveloppée », un mot formé à partir du verbe quimiloa, « envelopper dans une pièce de tissu », qui qualifie aussi l’action d’enveloppement d’un défunt dans un linceul : A. DE MOLINA, Vocabulario en lengua castellana y mexicana, éd. M. LEÓN-PORTILLA, Mexico 1977, f. 90 et 134 ; G. OLIVIER, « Les paquets sacrés ou la mémoire cachée des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 37

Indiens du Mexique central (XVe-XVIe siècles) », Journal de la Société des Américanistes 81 (1995), p. 105-141. 24. « Anales de Cuauhtitlan », dans J. BIERHORST (éd.), History and mythology of the : the Codex Chimalpopoca, Tucson 1992, p. 23, 44 et 49. 25. G. DE MENDIETA, Historia eclesiástica indiana, éd. J. GARCÍA ICAZBALCETA, A. RUBIAL GARCÍA, Mexico 2002, t. I, p. 184. 26. Voir S. PEPERSTRAETE, « La fonction sacerdotale au Mexique préhispanique (III), Annuaire EPHE-SR 123 (2016), p. 9-13. 27. Le Codex Azcatitlan, pl. 3, montre par exemple plusieurs porteurs avec différents dieux dans leurs paquets et, selon D. DURÁN, Historia de las Indias de Nueva España, t. I, p. 72, les Mexica emmenaient sept autres dieux en plus de Huitzilopochtli, renvoyant au lieu d’origine mythique des sept cavernes, où avaient habité sept populations différentes. 28. C. DEL CASTILLO, Historia de la venida de los mexicanos, p. 120-121. 29. « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 44. 30. G. DE MENDIETA, Historia eclesiástica indiana, t. I, p. 185.

31. B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. III, p. 14 et t. VII, p. 43-44. 32. « Anales de Cuauhtitlan », p. 30. 33. Les « Anales de Cuauhtitlan », p. 31, par exemple, expliquent que Quetzalcoatl refusait le sacrifice humain et offrait plutôt des animaux. 34. C’est par exemple le cas de D. DURÁN, Historia de las Indias de Nueva España, t. II, p. 17-24, pour qui Quetzalcoatl n’était autre que Saint Thomas des Indes. 35. M. GRAULICH, Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique, p. 195-199. B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. III, p. 21-29, l’illustre clairement, avec la série de catastrophes provoquées par Tezcatlipoca. Les « Anales de Cuauhtitlan », p. 40, se bornent à préciser que les sacrifices humains ne débutèrent à Tula qu’après le départ de Quetzalcoatl, tout comme le Codex Vaticanus A, éd. F. ANDERS, M. JANSEN, Graz 1996, f. 15 qui explique que ce n’est qu’après Quetzalcoatl que l’on inventa le sacrifice par cardiectomie. 36. « Histoyre du Mechique », p. 35. 37. C.-F. BAUDEZ, La douleur rédemptrice. L’autosacrifice précolombien, Paris 2012, p. 181-207. 38. B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. VII, p. 43-46 ; « Leyenda de los Soles », dans J. BIERHORST (éd.), History and mythology of the Aztecs : the Codex Chimalpopoca, Tucson 1992, p. 148 ; « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 35 ; « Histoyre du Mechique », p. 30. 39. « Histoyre du Mechique », p. 27 ; « Leyenda de los Soles », p. 146. 40. « Anales de Cuauhtitlan », p. 126. 41. « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 37-38. 42. M. GRAULICH, Le sacrifice humain chez les Aztèques, Paris 2005, p. 58-59. 43. En outre, selon le Codex Vaticanus A, f. 7v-8, c’est Quetzalcoatl qui a inventé l’autosacrifice : il faisait pénitence afin d’apaiser les dieux pour qu’ils pardonnent à son peuple et les hommes commencèrent à l’imiter. Parmi ses suiveurs, Totec, qualifié de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 38

« grand pécheur », « fit pénitence et appela les Toltèques à en faire de même car ils avaient tous grandement péché, ayant oublié de servir et de sacrifier à leurs dieux, et s’adonnant aux plaisirs ». Même si la dimension expiatoire n’est pas absente de l’autosacrifice, la pratique visait avant tout à acquérir du mérite et elle est ici détournée de sa fonction première. La relecture chrétienne est encore plus accentuée chez T. DE BENAVENTE, dit MOTOLINIA, Memoriales, éd. L. GARCÍA PIMENTEL, Mexico 1903, p. 13, qui explique que Quetzalcoatl « se tirait du sang des oreilles et de la langue, non pour servir le démon, mais en pénitence contre le vice de la langue et de l’ouïe ; après le démon l’appliqua à son culte et à son service ». 44. D. CHIMALPAHIN, Las ocho relaciones y el Memorial de Colhuacan, p. 84-85, et F. A. TEZOZOMOC, Crónica mexicáyotl, p. 16, précisent que les Mexica se tirèrent du sang à quatre reprises au moment du départ, tandis que dans le Codex Vaticanus A, f. 67, au sortir des sept cavernes, deux hommes sont représentés en train de s’autosacrifier. Dans le Codex Azcatitlan, pl. 5, et commentaire p. 61, n. 21, il se peut que la scène dans l’eau soit à relier à ces actes de purification. 45. À l’instar des rites d’intronisation chez les Mexica, qui débutaient par une période de réclusion au cours de laquelle le nouvel élu jeûnait et s’autosacrifiait, les « Anales de Cuauhtitlan », p. 27 mentionnent le « jeûne seigneurial » (motlatocazauh) de quatre jours qui précéda l’intronisation de Huactli, premier seigneur de Cuauhtitlan, et l’Historia tolteca chichimeca, éd. P. KIRCHHOFF, L. ODENA, L. REYES, Mexico 1976, f. 19v affirme que les seigneurs chichimèques firent de même avant qu’Icxicoatl et Quetzalteuyecac leur perforent le septum nasal. 46. Le Codex Vaticanus A, f. 30v-31 et le Codex Telleriano-Remensis, f. 21v-22 contrastent Quetzalcoatl « honoré par ses abstinences et sacrifices » avec Chantico, « la première à avoir offert des sacrifices » mais qui fut changée en chien car elle avait auparavant mangé un poisson grillé et Tonacatecuhtli fut « offensé de cette insolence d’avoir sacrifié sans avoir jeûné ». Songeons aussi au même Quetzalcoatl qui, après avoir bu du pulque, dut quitter Tula où les cataclysmes s’enchaînaient. 47. « Histoyre du Mechique », p. 29. 48. B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. VII, p. 46-58 ; « Leyenda de los Soles », p. 149. 49. « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 36-37. 50. D. DURÁN, Historia de las Indias de Nueva España, t. I, p. 76-77, et F. A. TEZOZOMOC, Crónica mexicana, p. 58-60. Bien entendu, avant les Mexica, la victoire de Quetzalcoatl sur le Mixcoatepec était déjà une variante de la création du Soleil ; la « Leyenda de los Soles », p. 154, par exemple, rapporte la façon dont les oncles de Quetzalcoatl voulurent l’attaquer mais furent vaincus, et leur poitrine fut ouverte par le jaguar, l’aigle et le loup qui avaient été convoqués par le Serpent à Plumes. 51. B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. III, p. 3-4.

52. D. DURÁN, Historia de las Indias de Nueva España, t. I, p. 84-86.

53. « Leyenda de los Soles », p. 158 ; F. A. TEZOZOMOC, Crónica mexicáyotl, p. 43.

54. « Codex Aubin », fol. 25 ; J. DE TORQUEMADA, Monarquía indiana, t. I, p. 134-135 ; D. CHIMALPAHIN, Las ocho relaciones y el Memorial de Colhuacan, p. 212-213 ; Codex Azcatitlan, pl. 12 ; etc.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 39

55. Nanahuatl : « Leyenda de los Soles », p. 148 ; B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. VII, p. 43-44. Quetzalcoatl : « Anales de Cuauhtitlan », p. 30 ; Codex Vaticanus A, fol. 7v° ; D. DURÁN, Historia de las Indias de Nueva España, t. II, p. 22.

56. « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 44. Voir M. GARCÍA GONZÁLEZ, « Efluvios mensajeros. El copal y el yauhtli en los sahumadores del Templo Mayor », Arqueología Mexicana 135 (2015), p. 44-49. 57. D. CHIMALPAHIN, Las ocho relaciones y el Memorial de Colhuacan, p. 160-161. 58. « Histoyre du Mechique », p. 38. Dans les « Anales de Cuauhtitlan », p. 36, il se brûle lui-même. 59. G. DE MENDIETA, Historia eclesiástica indiana, t. I, p. 181. 60. « Historia de los mexicanos por sus pinturas », p. 25 et p. 33 ; « Leyenda de los Soles », p. 144-145. 61. Codex Azcatitlan, pl. 5 ; Historia tolteca chichimeca, f. 16. 62. M. GRAULICH, Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique, p. 102-103.

63. « Histoyre du Mechique », p. 12 ; J. DE TORQUEMADA, Monarquía indiana, t. I, p. 115.

64. « Histoyre du Mechique », p. 32-33 ; G. DE MENDIETA, Historia eclesiástica indiana, t. I, p. 185. 65. G. OLIVIER, Moqueries et métamorphoses d’un dieu aztèque. Tezcatlipoca, le « Seigneur au miroir fumant », Paris 1997, p. 245-248. 66. Ibid. et Relacion de las cerimonias y rictos y poblacion y gobernacion de los indios de la provincia de Mechuacan, éd. M. FRANCO MENDOZA, Zamora 2000, p. 518. On notera que les pièges que Tezcatlipoca tend aux Toltèques et à Quetzalcoatl, à la fin de l’ère toltèque, impliquent aussi l’effet dynamique du chant et de la musique : B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. III, p. 21-22, rapporte ainsi que Tezcatlipoca chante et joue du tambour pour les Toltèques, qui commencent à chanter à leur tour, et à danser, avançant jusqu’à un gouffre où nombre d’entre eux tombent. 67. B. DE SAHAGÚN, Florentine Codex, t. VII, p. 55-56.

RÉSUMÉS

Le séminaire 2015-2016 a été consacré à la dernière partie de notre étude de la fonction sacerdotale au Mexique préhispanique. Il nous restait à analyser les mythes mésoaméricains, à la recherche d’archétypes des spécialistes rituels et de données nous éclairant sur la nature de leurs fonctions.

INDEX

Thèmes : Religions en Mésoamérique

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 40

AUTEUR

SYLVIE PEPERSTRAETE Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 41

Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne

Marianne Bujard

1 Le premier constat que l’on fait lorsqu’on aborde la question de l’immortalité en Chine ancienne, c’est celui de la pluralité de ses voies d’accès, des différentes apparences que prennent les immortels et de la variété de leurs résidences. Dans le résumé de sa conférence à la IVe section de l’EPHE de l’année 1996-1997, Mme Michèle Pirazzoli- t’Serstevens écrivait : « La période qui va de 50 environ av. J.-C. à 100 apr. J.-C. semble privilégier les immortels bondissant dans les nuages, au milieu d’autres animaux, eux- mêmes pris dans des poursuites. Ces immortels sont aériens, désincarnés, à mi-chemin entre l’homme et l’animal. […] L’image évolue à la fin du Ier siècle de notre ère vers des créatures franchement anthropomorphes, mais ailées, pourvues de grandes oreilles et d’une jupe de plumes. Si l’accent, à la charnière de notre ère, était mis sur des êtres éthérés perdus dans le cosmos, comme si ce qui comptait était d’évoquer leur randonnée céleste, les immortels du IIe siècle ont acquis une sorte de densité corporelle1 ». Nous inspirant de cette analyse, nous avons cherché si la représentation littéraire de l’immortel suivait une évolution similaire et avons exploré pour cela un choix de textes allant du Zhuangzi 莊子 (IVe siècle avant notre ère) au Baopuzi 抱朴子 de Ge Hong 葛洪 (283-343).

2 Dans les inscriptions sur bronze ou les Chroniques des Printemps et Automnes de Maître Zuo (Chunqiu Zuozhuan 春秋左轉), ou les ouvrages des penseurs comme le Han Feizi 韓非子 de l’époque pré-impériale, l’immortalité n’est pas encore un objectif à réaliser hors de ce monde. On se contente de tenter de prolonger la vie sur terre, parfois au moyen de drogues et de recettes magiques ; Yü Ying-shih appelle cette aspiration wordly immortality2. Elle accompagne, dans les hautes couches de la société, une conception du défunt comme être qui revient régulièrement parmi les vivants par le biais du culte des ancêtres, et participe à la vie de la communauté. Cette conception se modifie lors des bouleversements que traverse la société chinoise durant la période des Royaumes combattants (475-221) lorsque les anciennes solidarités féodales se sont disloquées et que parallèlement s’est transformée la structure de la tombe. Celle-ci commence d’être

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 42

conçue à la fin du Ve siècle avant notre ère comme une demeure souterraine dans laquelle le défunt jouit de tout le confort que lui apporte un mobilier funéraire souvent luxueux mais qui constitue aussi une prison hermétiquement séparée du monde des vivants. Se forme chez celui qui va s’y trouver confiné, ou du moins y résider durant un certain temps, la volonté de s’en échapper en échappant à la mort et d’accéder à une vie sans fin dans un monde au-delà du nôtre.

3 Le premier extrait que nous avons étudié est le passage bien connu du Zhuangzi décrivant les êtres divins à la « chair blanche comme de la neige et tendre comme celle des vierges ». Nous avons noté les principales caractéristiques de ces bienheureux – érémitisme, ubiquité, corps diaphane, régime alimentaire composé de vent et de rosée, abstinence de céréales, montures de nuages ou de dragons, thaumaturgie, pouvoirs de faire mûrir les récoltes. Plusieurs séances ont été consacrées ensuite à l’étude et à la traduction du long récitatif ou rhapsodie fu 賦 intitulé Randonnée au loin (Yuanyou 遠遊) attribué au poète Qu Yuan 屈原 (329-299). Ce texte, certainement de composition plus tardive, a été compilé par Wang Yi 王逸, mort en 154 de notre ère. Les étudiants ont eu à préparer chacun la traduction d’une portion de cette longue méditation qui relève d’un genre littéraire que James Hightower disait marqué par « l’accumulation de synonymes tendant à épuiser les ressources des meilleurs dictionnaires »3. Dans ce poème, l’auteur, lassé des frustrations qu’il éprouve ici-bas, décrit le voyage imaginaire qu’il entreprend vers les confins du monde pour rejoindre l’empyrée. Ces quatre-vingts dix stances sont l’occasion de dresser une véritable géographie de l’au-delà et de ses voies d’accès ; on y rencontre tous ceux qui, divinités, êtres fabuleux ou fonctionnaires célestes, peuplent ou gardent le panthéon des immortels tels les bienheureux Chisong Zi 赤松子 et Wangzi Qiao 王子喬, ou les dieux du Vent, de la Pluie ou du Tonnerre. Au terme de sa course, l’élu « regarde sans voir, écoute sans entendre ; il franchit le non-agir (wuwei 無為), retrouve la pureté et rejoint le grand commencement ».

4 Ce privilège est d’abord réservé aux êtres d’exception que sont les empereurs. Le Premier Empereur, Qin Shihuang tenta à plusieurs reprises de rencontrer les immortels, dans l’espoir d’en devenir un lui-même. Au IIIe siècle avant notre ère, ceux- ci habitent dans des îles au large de la presqu’île du Shandong, au-delà des limites orientales de l’empire. Pourquoi dans cette partie de l’empire ? Parce que c’est là que vivent les spécialistes de la longue vie, dans les anciens royaumes de Yan et de Qi, comme le notent Les Mémoires historiques de Sima Qian. Ce sont des spécialistes des « arts de l’empereur Jaune », c’est-à-dire de l’alchimie, de la fabrication de l’or, des pratiques gymniques et respiratoires et de toutes les techniques destinées à prolonger la vie. Ces îles font alors figure d’au-delà pour le ressortissant du royaume de Qin situé à l’extrême occident. D’un ailleurs imaginaire, les immortels sont donc descendus d’un degré pour élire domicile, non pas encore sur la terre ferme, mais sur des îles- montagnes dont on dit qu’elles flottent entre le ciel et l’eau. Celles-ci demeurent pourtant inatteignables, soit qu’un vent violent empêche d’y accoster, soit que les expéditions envoyées à leur recherche n’en reviennent jamais.

5 Au temps de l’empereur Wu des Han (r. 157-87), qui tout au long de sa vie s’efforça de devenir immortel, les bienheureux ont abordé la terre ferme mais résident plus volontiers dans de hautes tours où ils viennent déguster les jujubes et les viandes sèches disposées pour les attirer. Ils ont pour souveraine un personnage à l’allure parfois féroce, la Mère Reine de l’Occident, Xiwangmu 西王母, dont la cour s’est établie

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 43

à l’opposé des îles, de l’autre côté du territoire, dans les mont Kunlun, que l’on situait au-delà des Pamir. Cette divinité dont les premières images datent de la fin des Han occidentaux (206 av. J.-C. – 23) apparaît dans les parties anciennes du Shanhaijing 山海 經 (Classique des montagnes et des mers) tel un être qui émet des cris stridents, mi-femme, mi-bête, à la queue de panthère et aux dents de tigre. Les représentations figurées ont d’ailleurs conservé certains de ces traits, notamment son trône à deux protomés, l’un de dragon et l’autre de tigre. Des deux récits que nous avons étudiés, le premier met en scène le roi Mu de Zhou (Mu Tianzi zhuan 穆天子傳, juan 3, daté du milieu du IVe siècle avant notre ère), les bras chargés de précieux présents, se rendant auprès de la Xiwangmu, décrite dans ce texte comme la fille du Seigneur d’En-Haut. Telle une reine des solitudes, elle vit entourée de bêtes sauvages et de pies bariolées ; au roi Mu, elle offre l’immortalité. Prudent, ce dernier s’esquive et se contente de la célébrer en gravant une inscription sur le mont Yan au pied duquel il plante un sophora. L’anecdote prend le sens d’un récit de fondation d’un lieu saint. La seconde histoire, beaucoup plus tardive (Six Dynasties), appartient à un ouvrage magistralement étudié autrefois par le professeur Kristofer Schipper, le Han Wudi neizhuan 漢武帝內傳4. Dans un mouvement parallèle à celui que l’on a observé pour les immortels, ce n’est plus l’aspirant à l’immortalité qui voyage aux confins du monde vers la déesse, mais c’est elle qui rend visite à l’empereur et lui livre certains de ses secrets. Pas tous, car elle juge l’empereur bien trop attaché aux affaires terrestres pour se consacrer à l’ascèse qu’exige la voie des immortels.

6 Dès le règne de l’empereur Wu, les temples dédiés aux immortels se multiplient dans les lieux élevés que sont les montagnes. On a lu et traduit un poème rédigé par le lettré Huan Tan 桓譚 (43 av. J.-C.-28 apr. J.-C.), à la gloire des légendaires Wangzi Qiao et Chisong zi. Alors qu’il accompagne l’empereur Cheng (r. 33-7), Huan Tan séjourne sur le mont Hua où l’empereur Wu avait autrefois construit un palais pour les deux immortels. Le lettré, ému par la beauté des lieux, rédige un éloge dans l’esprit de la Randonnée au loin de Qu Yuan et le fait graver sur la paroi de pierre. La popularité des cultes dédiés aux immortels s’illustre de façon massive dans le récit de la révolte de 3 avant notre ère, que nous avons lu dans l’Histoire des Han (Hanshu 1983, XXVII, p. 1476). Des foules se réclamant de la Mère Reine de l’Occident déferlent sur la capitale Chang’an en répétant : « La Mère annonce au peuple que tous ceux qui portent son talisman ne mourront pas ; que ceux qui ne le croient pas regardent sous le battant de leur porte, ils y trouveront des cheveux blancs ». L’immortalité s’est démocratisée.

7 Quelques inscriptions sur pierre témoigne de la vogue des cultes de longue vie dans la société des Han orientaux. Pour l’illustrer, nous avons lu la stèle dédiée à un élu originaire du sud-ouest du Shaanxi. Particulièrement privilégié, Tang Gongfang 唐公房 obtint de s’envoler vers le paradis avec toute sa maisonnée : sa femme, ses animaux domestiques et même les murs de sa maison. Le lieu de son apothéose bénéficia depuis lors d’un climat tempéré, ne connaissant ni les ravages des épidémies, ni les invasions d’insectes nuisibles et jouissant de récoltes abondantes et tôt engrangées. On retrouve dans ces bienfaits, les pouvoirs merveilleux des immortels du Zhuangzi.

8 La quête de l’immortalité fut d’abord une affaire individuelle, privée, et souvent secrète. Au Premier Empereur, les magiciens de la cour recommandent de dissimuler ses déplacements sous des allées couvertes afin que ses éventuelles rencontres avec les immortels demeurent cachées. La communication se fait par le rêve, la méditation extatique ou la composition poétique. A mesure que l’idéal de vie éternelle attire

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 44

davantage de candidats, les lieux de cultes s’ouvrent à tous et se multiplient. Les récits historiques évoquent les centaines de sanctuaires administrés par les fangshi 方士 ou « maîtres des recettes ésotériques ». L’épigraphie plus précise et plus diserte détaille les pratiques gymniques et méditatives auxquelles se livrent les adeptes qui se regroupent sur les lieux saints.

9 Par la suite les voies de l’immortalité se complexifient et sont mieux connues. Nous avons étudié et traduit le chapitre dix-sept du Baopuzi de Ge Hong, intitulé « Entrer dans les montagnes »5. Tout en vivant durant les Six Dynasties, Ge Hong demeure un homme empreint de la culture de l’empire Han. Son Traité pour garder l’un expose les méthodes variées qui s’offrent à l’aspirant à la vie éternelle : méthodes physiques – la gymnastique, le contrôle du souffle, les techniques sexuelles –, alimentaires – l’absorption de toutes sortes de drogues, fabriquées par la voie de l’alchimie ou par la cueillette de plantes ou la collecte de métaux particuliers, par la fabrication d’ustensiles en or, dans lesquels les nourritures acquièrent des pouvoirs magiques (une méthode que le fameux magicien Li Shaojun 李少君 enseigna déjà à l’empereur Wu) –, méditatives – en parcourant en pensée les organes du corps. Ge Hong insiste toutefois sur la condition nécessaire à toute ambition visant à la transcendance : la rencontre d’un maître qui guidera l’adepte sur la voie de l’immortalité et lui révélera ce qui ne se transmet que de vive voix.

10 La présentation de l’exposition consacrée à Liu He 劉賀 (92-59), au Musée de la Capitale à Pékin6, et l’étude et la traduction de sa biographie dans l’Histoire des Han (Hanshu, LXIII, p. 2764-2770) ont occupé deux séances. La tombe de cet éphémère empereur (27 jours de règne) a été découverte en 2011 près de Nanchang au Jiangxi où il termina ses jours en qualité de marquis de Haihun ; d’une grande richesse, elle contenait quantité d’objets en or et 2 millions de pièces de monnaie pesant 10 tonnes, mais également des manuscrits dont la teneur exacte n’est pas encore connue.

NOTES

1. M. PIRAZZOLI-T’SERSTEVENS, École pratique des hautes études. IVe section, sciences historiques et philologiques, Livret 12, 1996-1997 (1998), p. 223-225. 2. Yü Ying-shih, « Life and Immortality in the Mind of Han China », Harvard Journal of Asiatic Studies 25 (1964-1965), p. 80-122. 3. J. R. HIGHTOWER, Topics in Chinese Literature : Outlines and Bibliographies, Cambridge (Mass.) 1962, p. 26. 4. K. SCHIPPER, L’Empereur Wou des Han dans la légende taoïste, Han Wou-ti Nei-Tchouan, Paris 1965. 5. Ouvrage en partie traduit par Philippe Che sous le titre : La Voie des divins immortels. Les chapitres discursifs du Baopuzi neipian, Paris 1999.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 45

6. Jiangxi sheng wenwu kaogu yanjiusuo 江西省文物考古研究所 et Shoudu bowuguan 首都博 物馆, Wu se xuanyao : Nanchang Han dai Haihunhou guo kaogu chengguo 五色炫曜 : 南昌汉 代海昏侯国考古成果, Nanchang 2016.

RÉSUMÉS

Programme de l’année 2015-2016 : Devenir immortel en Chine ancienne – sources écrites (IVe siècle av. J.-C. – IVe siècle apr. J.-C.)

INDEX

Thèmes : Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne

AUTEUR

MARIANNE BUJARD Directeur d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 46

Histoire du taoïsme et des religions chinoises Histoire du taoïsme et des religions chinoises

Vincent Goossaert

1 La conférence s’est déroulée en deux parties, occupant chacune un semestre et consacrée à l’étude et la traduction complète de deux textes importants du Canon taoïste.

Les Dix principes du taoïsme

2 Les « Dix principes du taoïsme » (Daomen shigui 道門十規, Daozang n° 1232) écrit en 1406 pour inclusion dans le Canon taoïste par le 43e maître céleste Zhang Yuchu 張 宇初 (1361-1410) est un texte fondateur du taoïsme moderne. Zhang Yuchu, qui est chargé en 1406 de compiler un nouveau Canon taoïste (qui sera achevé après sa mort, en 1445), y donne sa vision d’ensemble de la religion, de son histoire, et des principes qui ont mené son travail de compilation canonique. Comprendre ce texte donne donc les clés pour saisir la structure et les choix du Canon taoïste, dont dépend la plus grande partie de notre vision de l’histoire taoïste ; elle permet aussi d’avoir une vue d’ensemble sur la vision religieuse de l’institution héréditaire de maîtres célestes au Longhushan龍虎山, qui en vient alors à contrôler l’ensemble des procédures d’ordination, et de nomination des dignitaires religieux partout dans l’empire. Nous avons d’abord évoqué la carrière de Zhang Yuchu, qui fut considéré comme un important lettré (ainsi que peintre) autant que comme un grand dignitaire religieux, et qui a porté l’institution du Longhushan au sommet de sa puissance et de son rayonnement1.

3 Le Daomen shigui a déjà retenu l’attention des historiens du taoïsme mais il a trop souvent été interprété, à tort, comme un projet de « réforme » ; la rhétorique de déclin et d’appel à des standards moraux et intellectuels plus élevés qui y est déployée, est tout à fait habituelle dans ce type de texte (dont un exemple ancien est le Lushi xiansheng daomen kelüe 道門科略 de Lu Xiujing 陸修靜, 406-477). Plus importante est la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 47

volonté de Zhang Yuchu de montrer l’unité et la cohérence des diverses facettes du taoïsme au prisme de la carrière et de la progression de chaque individu ; les aspects individuels et communautaires sont sur chaque point mis en regard dans une dialectique systématique. Zhang retrace l’histoire du taoïsme comme une tradition unique, remontant à Laozi et sa première hypostase en tant que Guangchengzi 廣成子, le conseiller taoïste de l’Empereur Jaune – certains textes de Zhang Yuchu suggèrent qu’il se considérait lui-même comme un nouveau Guangchengzi dans son rôle de conseiller des empereurs Ming. Cette tradition se divisa en plusieurs lignages, zong 宗, qui eux-mêmes en vinrent à se subdiviser toujours davantage en branches, pai 派, mais Zhang condamne avec insistance cette tendance à la division excessive. Selon lui, l’orthodoxie taoïste vient de deux sources : les révélations du Lingbao, qui fournissent la structure de sa cosmologie et de sa vision de l’histoire, et les révélations de l’an 142 de notre ère à Zhang Daoling 張道陵 (son ancêtre mythique, et premier maître céleste), qui ont établi le système d’ordinations permettant à la cosmologie Lingbao d’avoir un mécanisme de transmission et de mise en pratique. Pour Zhang Yuchu, toutes les écoles, textes et pratiques taoïstes légitimes sont issues de ces deux sources. Tout en traitant assez longuement et avec respect de la tradition Quanzhen 全真, il ne la considère pas comme un lignage distinct, mais la présente plutôt comme la forme la plus avancée de perfectionnement de soi accessible au sein des divers lignages existants.

4 Pour décrire les différents lignages taoïstes qu’il connaît (et dont il a la responsabilité), Zhang Yuchu a développé deux explications distinctes : dans le Daomen shigui, il sépare (et met sur un même niveau) la tradition Lingbao (qu’il appelle zhaifa 齋法) et les daofa 道法 exorcistes, dont les deux plus important lignages sont le Qingwei 清微 et le Shenxiao 神霄. Dans son long essai « Xuanwen » 玄問2, il adopte une présentation différente, sans opposer zhaifa et daofa, et en énumérant quatre lignages principaux (dans un ordre de prestige décroissant) : Qingwei, Lingbao, Shenxiao, et Fengdu 酆岳. Dans un sermon donné à l’occasion d’une ordination collective, il présente le Qingwei comme incluant le Lingbao3. En dépit de leurs différences, qui montrent à quel point cette période du début des Ming est celle d’une profonde recomposition du taoïsme, ces textes concourent à affirmer, avec toute l’autorité institutionnelle du maître céleste, que toutes les traditions taoïstes sont intégrées dans un système hiérarchique dont le somment est occupé par le lignage Qingwei, qui concentre en lui l’antique tradition Lingbao, l’alchimie intérieure, et la plus puissante des liturgies exorcistes, daofa. Cette position est parfaitement cohérente avec le fonctionnement des ordinations au Longhushan, dont la structure est décrite dans le manuel Tiantan yuge 天壇玉格, un texte que nous avons étudié précédemment en 2012-2013 (voir Annuaire EPHE-SR 121).

L’Hagiographie de Wen le Grand protecteur, général supérieur des esprits terrestres

5 Le Diqi shangjiang Wen taibao zhuan 地祇上將溫太保傳 (Daozang n° 780) est l’une des hagiographies les plus remarquables du Canon taoïste. Composée dans la seconde moitié du XIIIe siècle, elle relate la carrière humaine puis divine d’une des plus éminentes divinités martiales convoquées lors des rites exorcistes, daofa, qui s’imposent alors comme une source essentielle de renouvellement du taoïsme : Wen

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 48

Qiong 溫瓊, plus connu sous le nom de maréchal Wen 溫元帥, son titre taoïste le plus élevé.

6 Tout en ayant commenté au cours de notre traduction de nombreux aspects du texte qui éclairent la théologie, l’éthique et la liturgie taoïste moderne, deux questions ont particulièrement retenu notre intérêt : le rôle de l’hagiographie comme explication du rituel, et le thème de la divinisation de soi. Sur le premier point, la mise en regard du récit avec les textes liturgiques conservés par ailleurs (notamment dans le grand compendium Daofa huiyuan 道法會元 [Daozang n° 1220]), montrent que tous les personnages humains ou divins apparaissant dans le récit sont des protagonistes convoqués au cours du rituel, et que le récit explique pourquoi et comment ces personnages sont en relation (de filiation spirituelle, ou de subordination hiérarchique) avec maréchal Wen. En particulier, l’hagiographie met en scène la construction du lignage (zongpai 宗派) qui transmet les rites de maréchal Wen, et la divinisation des patriarches successifs – à commencer par le fondateur, le 30e maître céleste Zhang Jixian 張繼先 (1092-1127). Cette structure particulière de l’hagiographie est à comprendre dans un contexte historique où les lignages deviennent le mode dominant d’organisation des institutions religieuses.

7 Sur le second point, maréchal Wen offre un récit paradigmatique de divinisation de soi, à partir d’une position particulièrement humble. Dans la vision du monde dessinée par les codes des daofa, tous les défunts font face à un choix : intégrer le panthéon comme « dieu correct », zhengshen 正神, ou rester à l’extérieur. Dans le second cas, ils sont promis à l’annihilation ; dans le premier, ils obtiennent des droits – recevoir un culte –, en même temps que des devoirs – lutter contre les esprits pervers, xieshen 邪神, obéir à la hiérarchie. Les défunts devenus zhengshen ont désormais droit à un temple et des sacrifices sanglants4. De fait, le pays se couvre alors de temples, et la société s’organise désormais autour de ces temples davantage qu’autour des monastères bouddhiques et taoïstes, comme c’était le cas auparavant. Cette question du droit des défunts à un temple sert de trame à notre hagiographie : Wen refuse le culte que se proposent de lui rendre les populations qu’il a aidées par ses miracles, allant jusqu’à menacer de brûler tout temple qu’on lui érigera. C’est que le sacrifice est une arme à double tranchant, tant, depuis l’antiquité, il sert aux humains à manipuler les esprits autant que l’inverse.

8 Le fait que Wen Qiong refuse et une canonisation d’État et des sacrifices populaires est à première vue surprenant : historiquement, Wen est en réalité un dieu local (qui reçoit des sacrifices) avant d’être promu dans l’administration taoïste et il continue à l’être ensuite. Plutôt que de traiter cette apparente contradiction en affirmant que les textes taoïstes ne font que revendiquer une autorité illusoire sur les dieux locaux, il me paraît plus utile d’y voir un discours reflétant les débats sur les hiérarchies des esprits. Si Wen refuse les sacrifices, dans cette hagiographie, c’est que, quand ce texte est rédigé au XIIIe siècle, le choix est réel : il pourrait accepter le culte et il prouve sa valeur morale en déclinant. Il oppose ainsi son statut de dieu honoré dans le rituel taoïste par des offrandes pures5, voire honoré dans un sanctuaire taoïste officiel, guan, à celui, acceptable mais inférieur, de dieu local recevant des sacrifices dans un temple.

9 Car, le récit de la mort de Wen Qiong est celui d’une divinisation commencée du vivant du pratiquant (lui-même exorciste taoïste) et transformée en apothéose au moment du décès6. Soldat engagé dans l’armée, puis fuyard pour échapper à son général qui, inquiet de ses pouvoirs surnaturels, veut l’exécuter, Wen finit au pied du Taishan comme boucher de bovins (un crime devant les dieux, pour qui les bovins sont sacrés7) :

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 49

il est promis à la damnation. Les dieux interviennent pour le sauver et commence alors sa rédemption : il s’engage au service du temple du Pic de l’Est, où il remplit la fonction de « grand gardien », taibao 太保, un terme qui désigne à la fois un titre honorifique militaire à la cour impériale et un prêtre exorciste. Un jour, le duc Bingling (troisième fils du dieu du Pic de l’Est) prit l’apparence d’un taoïste et vint parler à Wen Qiong : « en examinant ton apparence, on voit que le qi qui émane de tes os monte directement vers les dieux ; sans aucun doute un jour tu recevras un culte qui durera éternellement. Comment alors peux-tu violer la loi en abattant des bovins et enfreindre aussi gravement le code céleste ? » Qiong répondit : « S’il en est ainsi, mieux vaut alors que j’entre dans la montagne pour apprendre le Dao, en espérant que quelqu’un viendra me sauver et me permettre de devenir immortel. » Le taoïste répondit : « tu n’as pas les os pour devenir immortel ; à quoi bon te forcer à pratiquer quand même ? » Qiong voulut à nouveau l’interroger, mais le taoïste avait disparu sans laisser de trace. Qiong trouva cela étrange et, de ce moment, il cessa de tuer (pour la boucherie). Il se consacra à aller quêter des offrandes pour le temple du Pic de l’Est et se dévoua ainsi avec assiduité au culte pendant trois ans. Un jour, sur l’un des pics de la montagne, il rencontra un taoïste en habit jaune et les cheveux ébouriffés, qui salua Qiong très bas, lui disant : « aujourd’hui, l’empereur du Pic de l’Est a écrit ton nom ; quand ton destin sera arrivé à son terme, alors tu deviendras le grand gardien du palais de l’empereur. Tu peux ériger une statue dans la partie avant de la salle (du temple de l’Empereur du Pic de l’Est), puisqu’après ta mort tu occuperas cette fonction. » Qiong fit comme le taoïste lui avait dit et fit ériger une statue dans le palais de l’Empereur. De ce jour, tous les taibao se mirent à venir régulièrement consulter Qiong. Un jour, le taibao en service dans la salle, un certain Guan Qiuxiu, dit à Qiong : « si ta statue se transforme, c’est que tu es appelé à ton poste ». Aussi, Qiong venait chaque jour regarder sa statue. Un jeune homme, Meng Yun, se moqua de lui, disant : « tu viens tous les jours regarder cette statue, as-tu peur que quelqu’un la vole ? » Qiong répondit : « Général Guan m’a averti que quand ma statue se transformera, je deviendrai un dieu. Si je deviens un dieu, alors tu seras un soldat à mon service ». Peu après, Meng Yun, aidé d’un certain Wei Yan, enduit la statue de bleu et lui ajouta deux défenses de sanglier dans la bouche. Un jour, Wen Qiong, venant brûler de l’encens au temple, vit que sa statue s’était transformée ; alors il se changea pour revêtir un vêtement bleu, un bonnet bleu, des sandales de chanvre ; il n’apporta au temple que son gourdin de fer qu’il utilisait jadis pour assommer les bœufs. Arrivé là, il mourut immédiatement, en position debout. Meng et Wei vinrent regarder ; (voyant ce qui s’était passé), ils voulurent se prosterner devant lui, mais moururent aussi immédiatement tous deux, debout8. Le 9e jour du 5e mois, un édit (de l’Empereur du Pic de l’Est) fur promulgué ; en attendant, leurs corps n’étaient pas tombés et ne s’étaient pas non plus altérés. L’édit canonisait (Wen Qiong) au titre de Grand général qui manifeste la vertu9.

10 Ce récit d’une divinisation programmée et mise en scène sert de modèle pour de nombreuses pratiques bien documentées par ailleurs.

11 Par ailleurs, la conférence a accueilli quatre chercheurs étrangers de passage à Paris : le 4 janvier, nous avons reçu le Prof. Liu Xun (Rutgers University) qui a présenté ses travaux sur les milieux taoïstes et la sociabilité lettrée et poétique dans le Jiangnan du XIXe siècle ; le 1er février, le Prof. Li Tiangang (Université Fudan) a présenté une synthèse de ses recherches sur l’impact jésuite sur le paysage religieux chinois ; le 21 mars, Wang Xiaoxuan (postdoctorant, Londres) nous a parlé de ses travaux sur les origines, lors de la Révolution culturelle, de l’essor protestant contemporain dans la région de Wenzhou ; enfin le 23 mai, le Prof. Zhang Xuesong nous a retracé l’histoire de la formation des lignages comme mode d’organisation du clergé bouddhique chinois.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 50

NOTES

1. V. GOOSSAERT, « The Four lives of Zhang Yuchu (1361-1410), 43rd Heavenly Master », dans F. VERELLEN et V. GOOSSAERT (dir.), Daoist Lives: Lineage and Community = Cahiers d’Extrême-Asie, n° spécial 25 (2017) (sous presse). 2. Xianquanji 峴泉集 (Daozang n° 1311), 1.11a-22a. 3. « Shoufa pushuo » 授法普說, Xianquanji, 7.12a-18a. 4. Par exemple : « les dieux reconnus n’ont pas le droit de recevoir des sacrifices en dehors des huit jours nodaux de l’année ; ceux qui les accepteraient seront punis de neuf ans de servitude pénale » 諸正神非天地八節,不得受民間祭享,違者徒九年, Taishang hundong chiwen nüqing zhaoshu tianlü, dans Daofa huiyuan, 251.1a. 5. À l’époque des Song, on voit augmenter de façon exponentielle les listes des dieux invités à recevoir ces offrandes pures, notamment lors des rituels d’offrande, jiao 醮. 6. Sur ce thème, voir V. GOOSSAERT, Bureaucratie et salut. Devenir un dieu en Chine, Genève 2017 (collection « Histoire des religions »). 7. V. GOOSSAERT, L’interdit du bœuf en Chine. Agriculture, éthique et sacrifice, Paris 2005. 8. Cette mort (litt. « transformation ») debout est à contraster avec la mort/ transformation assise 坐化 (en méditation) donnée comme modèle de la mort idéale dans le bouddhisme. 9. Diqi shangjiang Wen taibao zhuan, 1b-2b.

RÉSUMÉS

La conférence s’est déroulée en deux parties, occupant chacune un semestre et consacrée à l’étude et la traduction complète de deux textes importants du Canon taoïste.

INDEX

Thèmes : Histoire du taoïsme et des religions chinoises

AUTEUR

VINCENT GOOSSAERT Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 51

Religions de l’Asie du Sud-Est Religions de l’Asie du Sud-Est

Pascal Bourdeaux

1 Au cours de l’année 2015-2016, le séminaire portant sur les religions de l’Asie du Sud- Est a repris sur un rythme hebdomadaire régulier après trois années d’interruption. La raison de celle-ci avait été notre mise en délégation à l’École française d’Extrême- Orient pour une durée de deux ans, prolongée finalement d’une troisième année, pendant laquelle nous avons assuré l’ouverture d’une antenne de l’EFEO à Hô Chi Minh- Ville. Nous y avons mis en œuvre, entre septembre 2012 et août 2015, un programme de recherche intitulé « Culture et environnement du Sud du Vietnam : perspectives historiques, approches contemporaines » qui est, depuis lors, animé par les collègues de l’École française d’Extrême-Orient et auquel nous contribuons de façon sporadique.

2 Éloigné au cours de ces trois années de nos enseignements et de nos recherches en sciences religieuses, nous avons néanmoins assuré l’accueil au Vietnam, en mars 2013, d’une délégation de l’EPHE composée de son président (Denis Pelletier), du doyen de la section des sciences religieuses (Hubert Bost) et de la directrice de la recherche et des relations internationales (Laurence Frabolot), puis la participation de collègues du Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL, EPHE-CNRS, UMR 8582) à un colloque puis à une formation en sciences religieuses à l’Université Nationale des Sciences Sociales de Hanoi. Le colloque franco-vietnamien envisagé à Hanoi en fin d’année 2014 a dû être malheureusement ajourné. Nos retours à Paris ayant été rares, nous avons profité de ces quelques occasions pour assurer plusieurs interventions consacrées à l’histoire religieuse du Vietnam moderne (deux conférences internationales, trois séminaires de recherche de l’EPHE et de l’Université Paris Diderot, une demi-journée d’étude au GSRL), auxquelles il faut ajouter la participation à trois colloques en sciences religieuses organisés au Vietnam (Université Nationale des Sciences Sociales à Hanoi, Université des Sciences Sociales à Hô Chi Minh-Ville) et deux interventions à l’Asian Research Institute de Singapour et au Centre d’études religieuses de l’Université Mahidol à Bangkok.

3 Le programme de l’année 2015-2016 a tâché de renouer avec les thématiques initiées précédemment, tout en tirant bénéfice de l’expérience de recherche acquise dans le cadre de cette délégation. Ceci nous a amené à subdiviser originellement le séminaire

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 52

en deux axes distincts. Le second axe, mineur, devait se consacrer à l’histoire du protestantisme en Asie du Sud-Est (XIXe-XXe siècles) ou, plus précisément, à l’histoire du protestantisme au Vietnam resitué dans son contexte régional. Compte-tenu de l’intérêt suscité par l’axe majeur du séminaire, l’étude du poème Lục Vân Tiên, nous avons fait le choix de consacrer l’intégralité des séances à cette question et de garder l’étude du protestantisme pour l’année suivante. Notons d’ores et déjà que cette dernière vise à dresser l’état des lieux de la question protestante dans cette aire culturelle sous ses aspects historiographiques et problématiques, tout en présentant les sources existantes (presse et littérature grise en langues vernaculaires) et le corpus d’archives (essentiellement, pour l’heure, en langues occidentales) que nous avons constitué pour engager une étude introductive. Mentionnons enfin que cette recherche vient en complément d’une étude collective, d’orientation essentiellement socio- anthropologique, des protestantismes évangéliques en Asie du Sud-Est dont nous avons assuré avec Jérémy Jammes (Associate professor, Université Brunei Durassalam) la coordination depuis 2011 et le parachèvement du manuscrit pour publication en fin d’année 2016.

4 L’étude du poème Lục Vân Tiên de Nguyễn Đình Chiểu (1822-1888) s’étant révélée finalement plus polymorphe et complexe que nous l’estimions, nous avons donc décidé de consacrer l’ensemble de l’année à son analyse pour rappeler la place non seulement prédominante et originale que tient ce poème classique du milieu du XIXe siècle dans le champ littéraire vietnamien, mais surtout ce qu’il apporte à la connaissance des nombreuses dynamiques religieuses qui traversèrent la société vietnamienne, en particulier dans sa partie méridionale, au début du XIXe siècle.

5 Ce poème, rappelons-le, narre les aventures d’un jeune héros, Lục Vân Tiên, qui se rend à la cour impériale pour y passer les concours mandarinaux. En chemin, il libère une jeune femme (Nguyệt Nga) prise à partie par une bande de pillards. De cette rencontre naît un amour contrarié par le devoir de se conformer à la piété filiale. Arrivé au camp du concours, Lục Vân Tiên apprend le décès de sa mère. Plein de tourment et atteint de cécité, il renonce pour rentrer chez lui et y porter le deuil. Le chemin du retour se révèle une alternance d’expériences douloureuses et de rencontres bienveillantes. De son côté, Nguyệt Nga reste fidèle à cette union officieuse mais sincère et subit les foudres de prétendants haut placés qui, par vengeance, réussissent à l’envoyer comme tribut au roi des barbares. Ne trouvant d’autre issue que de mettre fin à ses jours, elle s’exécute en chemin mais est sauvée grâce à l’intercession de plusieurs divinités dont Quan Âm, la déesse de la miséricorde conforme à une conception populaire du bouddhisme. À l’issue de multiples épreuves, Lục Vân Tiên retrouve la vue, réussit à regagner sa terre natale et triomphe aux examens mandarinaux. Premier défenseur de l’Empire, il défait les barbares, retrouve Nguyệt Nga réfugiée dans une région montagneuse. Tous deux rentrent à la cour, accueillis par l’Empereur qui, magnanime, salue leur geste et glorifie leur union.

6 En illustrant les devoirs masculins de loyauté et de piété filiale d’un côté, ceux féminins de fidélité et de conduite vertueuse de l’autre, le poème exprime clairement les vertus cardinales du confucianisme et le processus de moralisation (giáo hóa) qui s’opérait au début du XIXe siècle au sud Vietnam. L’on voit s’y entremêler l’évocation des forces surnaturelles, l’attrait apaisant du bouddhisme, la promotion du bon gouvernement des affaires publiques et privées, autrement dit l’enchevêtrement de croyances populaires

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 53

exprimées sous diverses facettes, la compassion bouddhique et les normes morales d’un humanisme que promouvait la bureaucratie mandarinale d’alors.

7 Rappelons brièvement les circonstances et les raisons qui nous ont amené à nous intéresser à ce poème. La découverte, en septembre 2011, d’un manuscrit enluminé et jusqu’alors inconnu du poème à la bibliothèque de l’Institut de France en a été le déclencheur. Après avoir été composé à Huế entre 1895 et 1897 par un scribe illustrateur à la cour impériale, Lê Đức Trạch, à la demande d’un officier de marine français passionné de littérature, Eugène Gibert, ce dernier a été légué en mai 1899 à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres sans avoir jamais suscité d’intérêt pendant plus d’un siècle1. La valeur littéraire et iconographique de ce manuscrit exigeait une recherche historique approfondie, une description codicologique puis l’édition commentée2 d’un document original qui, à notre connaissance, est la seule œuvre en caractères sino-vietnamiens à avoir été enluminée de la sorte. L’étude du manuscrit nous a ainsi incité à relire la biographie et l’œuvre du grand lettré Nguyễn Đình Chiểu pour replacer le poème Lục Vân Tiên dans le corpus des œuvres littéraires datant de la première moitié du XIXe siècle. Nous avons également questionné le destin unique d’un poème classique dans sa forme, dans son contenu et sa matérialité (distiques lục bát rédigés en caractères Hán-Nôm et imprimés sur planches xylographiques) qui a été très rapidement transcrit en vietnamien romanisé, traduit en français dès le début de la conquête coloniale (au point d’avoir servi initialement de méthode d’apprentissage de la langue « cochinchinoise »), imprimé dans des revues ou sous forme de livres alors même que la détermination de la version originelle du texte était et reste toujours très hypothétique. Ceci s’explique par le fait que, d’une part, le poète est tombé précocement aveugle et que, d’autre part, cette forme poétique était destinée à être déclamée oralement (nói thơ) et mémorisée par une population paysanne majoritairement illettrée. Le Lục Vân Tiên est, selon nous, une œuvre charnière dans la mesure où cette poésie classique en écriture démotique, d’édification confucianiste, d’expression méridionale et de diffusion essentiellement orale a basculé dans le dernier tiers du XIXe siècle vers une forme de modernité favorisée par la transcription romanisée, la traduction française et l’impression de l’œuvre qui, dès lors, s’est diffusée au plus profond de la société vietnamienne.

8 Après avoir, lors des premières séances, retracé l’histoire de ce manuscrit puis resitué le poème dans son contexte intellectuel et socio-religieux de création, celui de l’unification de la monarchie confucéenne, de réactions à la présence chrétienne et de premières tentatives de rénovation du bouddhisme, nous avons réactualisé l’état des lieux de la recherche littéraire et historique portant sur Nguyễn Đình Chiểu et sur le Lục Vân Tiên à travers ses variantes vietnamiennes et ses diverses traductions françaises. Nous avons terminé cette longue introduction en dégageant les principales pistes de recherche qui mériteraient l’expertise de collègues philologues, paléographes, dialectologues et historiens de l’art et de l’esthétique vietnamiennes. Dans ce dernier domaine, nous n’avons fait que questionner la place de l’illustration dans l’édition vietnamienne ancienne, relevé et comparé les éditions illustrées postérieures du poème, analysé enfin l’apport figuratif de cette iconographie unique à la compréhension de certains passages.

9 La seconde partie de l’année a été consacrée à la lecture commentée du poème, à la clarification de sa traduction française exigeant parfois rectification et à la mise en concordance du texte et des enluminures présentes sur les 58 premières planches

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 54

des 134 qui composent le manuscrit, soit les 836 premiers vers d’un poème qui en compte 2088. Tirons-en quelques exemples éclairants.

10 La première planche réalisée comme une page de titre enluminée représente les huit immortels du taoïsme accompagnés de leurs attributs classiques mais flottant, fait peu courant, dans des nuages. L’artiste y dévoile ici toute sa créativité en évoquant l’idéal de perfection atteint par ces personnages divinisés, l’exemplarité de leur accession à la sagesse et à la vertu, le support qu’ils apportent à des histoire légendaires, à des cultes populaires et à des pratiques divinatoires. Cette planche introduit ainsi de façon imagée le protagoniste du poème, Lục Vân Tiên, littéralement Lục (celui qui vit « sur terre ») l’immortel (tiên) des nuages (vân). La planche 2, celle où débute le poème, expose aux vers 4-6 le propos central exprimé par un maître à ses élèves : les personnes honnêtes savent envisager leur avenir en tirant leurs enseignements du passé ; l’honnête homme doit pour cela faire preuve de fidélité (trung) et de piété filiale (hiếu), et la femme de vertu (tiết) et de tempérance (hạnh). L’essentiel est ainsi énoncé sur ces deux planches : la quête initiatique dont il va être question dans cette aventure ; le double rapport aux entités terrestres et célestes ; l’idéal confucéen.

11 Vient ensuite l’épisode des préparatifs au concours (planches 3-10) dans lequel le courage, l’étude et le succès sont évoqués sous les traits de deux animaux légendaires, le phénix (phụng) et le dragon (dao long). La confiance en son destin, notion récurrente dans l’œuvre, est confrontée à la mécanique céleste (máy trời), autrement dit à une cosmologie dont on tente de comprendre le fonctionnement grâce à la connaissance scientifique des Huit figures de divination (bát quái, bagua en chinois), quitte à se protéger des mauvais sorts par divers talismans (phù thần) mais dont on accepte, quoi qu’il en soit, les épreuves car elles édifient l’homme (lập thân) lorsque ce dernier se conforme aux vertus confucéennes ou suit l’exemple, selon les cas, des disciples de Confucius (Tử Lộ, Nhan Huyen) ou de Lao Tseu (sages retirés des tribulations du monde).

12 La rencontre entre Nguyệt Nga et Lục Vân Tiên (planches 11-24) est naturellement placée sous les auspices de la poésie et d’une culture lettrée commune prouvant, au- delà de la seule courtoisie, le respect mutuel et l’accord des sensibilités. Lors du combat introductif qui oppose le jeune homme à des brigands, les paysans spectateurs et apeurés évoquent la figure du tigre (họa hổ), façon pour Nguyễn Đình Chiểu de rappeler la popularité et la puissance de cette divinité aussi ambivalente que l’est la situation, cette intervention courageuse risquant d’entraîner Lục Vân Tiên vers la sublimation ou vers sa perte. Nguyệt Nga s’en réfère quant à elle aux génies des lettres et des arts (linh thần ; Bá Nha et Tử Kỳ) et aux mânes de ses ancêtres pour exprimer son union parfaite avec ce héros au point de lui vouer un véritable culte en plaçant le portrait qu’elle a dessiné au-dessus d’un autel.

13 La visite à la famille de Thể Loan (planches 27-33) avec qui un mariage a été précédemment arrangé, vient en contrepoint de cette rencontre. Si les éléments de piété filiale et d’engagement dans les choses du monde sont bien rappelés, la conversation entre les deux prétendants révèle, d’un côté, l’amitié sincère nouée avec Nguyệt Nga (kết nghĩa đệ huynh, ngũ luân ou respect des cinq relations), de l’autre, une fallacieuse union due aux manquements de Thể Loan à l’égard de la piété filiale, des trois obligations et des quatre vertus de la femme (tam tòng tứ đức).

14 En route vers les concours, Lục Vân Tiên rencontre Hớn Minh avec qui il se lie d’amitié en lui livrant ses réflexions ontologiques. Tous deux sont comparés à des immortels se

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 55

rendant sur la montagne Bồng Lai. Leur halte dans une auberge (planches 33-40) est l’occasion d’organiser une joyeuse joute littéraire avec deux autres candidats de moindre valeur et de moindre vertu. L’épisode permet surtout de mettre en scène un aubergiste qui se révèle un vrai érudit, un « bonze d’or dans une pagode délabrée » (Chùa rách Phật vàng). Il reconnaîtra par la suite être lui aussi un immortel caché en ces lieux. Nguyễn Đình Chiểu explicite ainsi, à l’aide de nombreuses références historiques et métaphoriques, la réalité du tam giáo đồng nguyên, ce triple enseignement confucéen, taoïste et bouddhiste qui traverse toutes les couches de la société et structure l’univers mental vietnamien.

15 C’est alors qu’éclate un véritable coup de tonnerre (planches 41-47) par l’annonce du décès inattendu de la mère de Vân Tiên. L’abattement laisse place aux préparations et obligations rituelles du deuil (rite de Văn Công), à l’abandon du concours pour s’acquitter de la « dette suprême » (trả nợ non nước). Nous trouvons ici la première représentation illustrée de l’au-delà sous des formes effrayantes (le địa ngục, autrement dit l’enfer, avec son génie qui cherche à attirer l’âme – hồn – de la défunte), mais aussi l’accusation de démons maléfiques pour formuler une explication surnaturelle à l’injustice de la maladie, du malheur et finalement de la mort. Afin d’apaiser la dramaturgie et l’impuissance du jeune homme, Nguyễn Đình Chiểu convoque tout le savoir d’alchimiste de l’aubergiste qui lui fournit quelques remèdes protecteurs.

16 La séquence suivante (planches 47-55) confronte le jeune héros et son serviteur à trois médicastres censés diagnostiquer la maladie (cécité) et y apporter un remède. Au médecin (thầy thuốc) présomptueux, intéressé et incompétent en matière de pharmacopée, succède le devin (thầy bói) qui explique, lui, les faits par l’action d’esprits dont il faut se protéger des plus démoniaques (quỉ thần) par la manipulation de talismans. Mais dans le cas présent, les esprits sont trop puissants. Doit finalement intervenir l’exorciste (thầy pháp), seul prétendûment capable d’agir et de soigner par des pratiques d’invocation et des rites conjuratoires. Une fois la séance effectuée, le serviteur s’en retourne chez le médecin qui s’empresse de chasser des hôtes gênants risquant désormais de mettre en péril sa réputation et sa probité. Nguyễn Đình Chiểu montre ici sa passion pour la science médicale qu’il pratiquait en ne manquant pas de pointer la crédulité aveugle des simples gens face aux formes thaumaturgiques que peuvent prendre les pratiques et techniques de guérison.

17 Arrivé à cette césure du texte, nous avons interrompu la lecture et la traduction du poème pour finir en dressant un premier relevé synthétique du lexique religieux. Celui- ci démontre toute la richesse de conceptions relevant de registres aussi bien savants que populaires.

NOTES

1. La notice de la bibliothèque de l’Institut précise : Manuscrit « Ms 3816 » : « Luc Vân Tiên Ca Diên, poème annamite, version populaire illustrée par Lê Dui Trach dit Tho, lettré de la cour de Hué, sous la direction d’Eugène Gibert, chef d’escadron d’artillerie

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 56

de marine » [sic]. Un texte imprimé sur 53 feuillets recto-verso foliotés de droite à gauche, en papier très fin, format in-16. Un texte encadré d’enluminures couleur foliotées de droite à gauche, accompagnées chacune d’une explication en français inspirée de la traduction d’Abel des Michels : 282 feuillets recto, 30 x 21 cm.

2. P. BOURDEAUX, O. TESSIER (éd.), Histoire de Lục Vân Tiên, École française d’Extrême- Orient, Paris 2016, éd. trilingue vietnamien-français-anglais, 2 vol. (vol. I : Manuscrit enluminé, vol. II : Commentaires au manuscrit), 292 p. et 320 p. Pour une description précise du manuscrit, voir notre introduction, « Petite histoire d’un manuscrit enluminé inédit », p. 21-39.

RÉSUMÉS

Au cours de l’année 2015-2016, le séminaire portant sur les religions de l’Asie du Sud-Est a repris sur un rythme hebdomadaire régulier après trois années d’interruption. La raison de celle-ci avait été notre mise en délégation à l’École française d’Extrême-Orient pour une durée de deux ans, prolongée finalement d’une troisième année, pendant laquelle nous avons assuré l’ouverture d’une antenne de l’EFEO à Hô Chi Minh-Ville. Nous y avons mis en œuvre, entre septembre 2012 et août 2015, un programme de recherche intitulé « Culture et environnement du Sud du Vietnam : perspectives historiques, approches contemporaines » qui est, depuis lors, animé par les collègues de l’École française d’Extrême-Orient et auquel nous contribuons de façon sporadique.

INDEX

Thèmes : Religions de l’Asie du Sud-Est

AUTEUR

PASCAL BOURDEAUX Maître de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 57

Religions de l’Inde : études shivaïtes Religions de l’Inde : études shivaïtes

Lyne Bansat-Boudon

I. Le Gītārthasaṃgraha : une lecture śivaïte de la Bhagavadgītā (2015-2016)1

1 Nous avons poursuivi notre examen de la Bhagavadgītā śivaïte et du Gītārthasaṃgraha, « Le résumé du sens de la Gītā », le commentaire qu’en donne Abhinavagupta (Xe-XIe s.). La lecture d’un texte est toujours l’occasion d’en rencontrer d’autres : tels sont les effets de la pratique, ici philologique.

2 À plusieurs reprises, on note, en effet, dans le Gītārthasaṃgraha, des observations qui relèvent de la pensée esthétique indienne. Or un long passage de l’une des gloses aux Spandakārikā, « Les strophes du spanda », texte de l’école śivaïte du Spanda, à savoir, la Vivṛti ou Spandavivṛti [SpV], œuvre de Rāmakaṇṭha (Xe s.), propose une exégèse tout à fait originale de la strophe 222.

3 Dans la lignée des raisonnements d’Abhinavagupta, elle montre combien la pensée esthétique pénètre les spéculations du śivaïsme non dualiste cachemirien et constitue ce que j’appellerai « une approche esthétique d’une phénoménologie de la transcendance ». Pour y avoir consacré plusieurs séminaires, c’est de cette glose que nous allons nous efforcer, ici, de rendre compte, d’autant qu’elle a le mérite d’illustrer l’intertextualité continûment à l’œuvre dans ce système de pensée, une intertextualité qui le constitue, précisément, en système.

4 D’autre part, nous avons eu le privilège de recevoir deux directeurs d’études invités. En mai 2016, le Professeur John Nemec, de l’université de Virginie, a consacré un cycle de quatre séminaires à la Pratyabhijñā, l’autre grande école du śivaïsme non dualiste cachemirien, contribuant ainsi à mettre en lumière le puissant réseau d’intertextualité que nous avons évoqué. En mars 2015, le Professeur Jürgen Hanneder, de l’université de Marbourg, a examiné dans ses séminaires la très intéressante question philologique de l’édition de textes. En raison de diverses obligations, le Professeur Hanneder n’avait pu

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 58

remettre son résumé pour l’Annuaire précédent. On le trouvera ci-après, avec le résumé du Professeur Nemec.

1. Spanda et phénoménologie de la transcendance

5 Le mot d’ordre des Spandakārikā [SpK], à propos de l’expérience inouïe de la Vibration essentielle et transcendante du spanda, est : « Qu’on l’éprouve par soi-même »3.

6 L’expérience se substitue ainsi à la spéculation doctrinale, nécessairement discursive, ou plutôt, elle s’y ajoute et la couronne. Elle est seule capable de faire accéder le yogin à l’Indicible Absolu (anākhya), qui reçoit, entre autres noms, celui de spanda, la vibration archétypale que s’efforce de saisir l’indéfinition de la célèbre formule du Tantrāloka [TĀ] (IV 184–186a) : kiṃciccalanam etāvad ananyasphuraṇaṃ hi yat / [Cette pulsation (spanda)] est mouvement imperceptible (kiṃciccalana), scintillement (sphuraṇa) autonome4.

7 Car un « certain » (le pronom indéfini kiṃcit) mouvement n’est autre qu’un « imperceptible » mouvement.

8 En ce sens, mutatis mutandis, on peut considérer la doctrine du spanda comme une « phénoménologie de la transcendance » – une formule par laquelle nous nous efforçons d’adapter la théorie husserlienne de la « phénoménologie transcendantale » aux enjeux du système indien.

9 Il n’y a pas lieu ici de comparer les deux démarches que sont la phénoménologie husserlienne et celle que représente le système Spanda. Les différences y sont, du reste, plus nombreuses que les analogies. Nous nous en expliquerons dans une version augmentée de ce résumé.

2. Spandakārikā 22

10 Notre examen de la doctrine s’est concentré sur l’interprétation du vers 22 des Spandakārikā, qui met l’accent sur l’intensité et l’immédiateté expérientielles : il faut, en effet, à cette réalisation, ou à cette « reconnaissance », du principe absolu (et vibratile) du spanda, des expériences non ordinaires, seules capables de donner le branle à l’absorption dans la nature ultime de la Réalité, au moins dans un premier temps.

11 Quelles sont ces expériences non ordinaires ? Soit, comme au vers 22, des expériences extrêmes, des hyperesthésies, soit des expériences qui sont de l’ordre de la jouissance sensuelle ou esthétique. Nous reviendrons sur ces dernières dans la dernière partie de ce résumé5.

12 Voici le texte de SpK 22 : atikruddhaḥ prahrṣṭo vā kiṃ karomīti vā mṛśan | dhāvan vā yat padaṃ gacchet tatra spandaḥ pratiṣṭhitaḥ || Au comble de la colère, ou transporté de joie, ou se demandant que faire, ou bien lancé dans une course [éperdue], on atteint le domaine où le spanda est bien établi.

13 La strophe a des antécédents scripturaires, en particulier le Vijñānabhairava [VBh] (v. 73, 101, 1186). La tradition ultérieure en reprendra la teneur – ainsi la Śivadṛṣṭi (I 9-10) et le Tantrāloka [TĀ] IV 182b-186.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 59

14 Comme l’observe le Spandasandoha, « La traite7 du spanda », le vers 22 forme une tétrade avec les vers 23 à 25 : yām avasthāṃ samālambya yad ayaṃ mama vakṣyati | tad avaśyaṃ kariṣye ’ iti saṃkalpya tiṣṭhati || 23 tām āśrityordhvamārgeṇa candrasūryāv ubhāv api | sauṣumne ’dhvany astamito hitvā brahmāṇḍagocaram || 24 tadā tasmin mahāvyomni pralīnaśaśibhāskare | sauṣuptapadavan mūḍhaḥ prabuddhaḥ syād anāvṛtaḥ || 25

15 Les v. 22 et 23 représentent le volet spéculatif de ce passage de l’exposé doctrinal : le v. 22 nomme les cas de figure de l’expérience, tandis que le v. 23 résume admirablement le précédent en donnant, au style direct et à la 1re personne, le contenu de l’expérience. Les v. 24-25 en sont le volet pratique, celui du yoga āgamique relevant, ici, de la pratique de la kuṇḍalinī.

16 Dans le Spandanirṇaya [SpN], commentaire de Kṣemarāja (début du XIe siècle), le contexte est très clairement celui de la jīvanmukti (ou jīvanmuktatā), la « délivrance en cette vie », cela dès le v. 21: Celui qui se recueille constamment et s’abandonne à l’intuition de sa propre (antarmukha) essence, celui-là accède bientôt à sa propre nature, innée, identique au Seigneur. Alors cette nature intime (āntaraḥ svabhāvaḥ), identique au Seigneur, émerge d’elle-même, et, grâce à son absorption perpétuellement présente, le bien- éveillé devient parfaitement éveillé ; il devient un délivré-vivant (jīvanmukta). Tel est le sens8.

17 Selon ce passage du SpN, en effet, les états hyperesthésiques décrits en 22 fonctionnent pour le yogin déjà « éveillé » (prabuddha) comme une initiation à l’expérience suprême qui fera de lui un « parfaitement éveillé » (suprabuddha).

18 Il en est de même dans le préambule (avataraṇikā [avat.]) au SpN ad 23-25, où Kṣemarāja donne un exposé extrêmement lucide, voire initiatique, des enjeux du passage (v. 22-25), qui fait voir une procédure en deux temps : Tout d’abord, le toujours vigilant (satatodyukta), en pratiquant assidûment l’énergie du spanda au moyen des états mentionnés, puis, en y étant continûment attentif au cours de tous les états, obtient la délivrance en cette vie (jīvanmuktatā), qui consiste à s’absorber dans la permanence de cette [énergie du spanda]. C’est cela qu’il enseigne [à présent]9. 19 Kṣemarāja opère donc là une distinction intéressante entre ces « coups d’archet » décrits en 22, qui sont des prolégomènes, ou une propédeutique, à l’expérience du spanda transcendant, et la totalité des états, quels qu’ils soient, même infiniment plus ordinaires, dans lesquels le yogin, aux yeux désormais dessillés, est capable de reconnaître la même réalité suprême que celle que les états hyperesthésiques décrits en 22 lui avaient permis d’apercevoir et d’éprouver. Il n’y a de délivrance en cette vie qu’à cette condition.

20 Ce qu’illustre le vers 22, c’est la reconnaissance (pratyabhijñā ; le terme est récurrent dans le SpN) intrasensible d’une réalité transcendante (ici nommée spanda), qui n’est pas pour autant suprasensible (atīndriya, comme il est dit du dharma, par exemple), mais plutôt hypersensible, sensible de part en part, sans résidu. Du reste, cette expérience s’éprouve dans la modalité sensible de l’émerveillement10. Ce qui explique également qu’elle soit la condition de l’expérience de la jīvanmukti.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 60

21 C’est pourquoi la doctrine distingue entre sāmānyaspanda et viśeṣaspanda, le spanda « générique » (ou « universel ») et le spanda « particulier » (ou plutôt, l’infinie diversité des spanda particuliers), présents, respectivement, aux niveaux transcendant et immanent (cf. la SpV de Rāmakaṇṭha ad 22, que nous allons examiner).

22 En principe, donc – c’est un corrélat à cette conception expérientielle de l’Absolu –, il ne devrait pas y avoir d’obstacle à ce que cette réalisation soit accessible à tous : tous ont fait l’expérience de ces situations extrêmes. Toutefois, les textes montrent qu’il y a une condition implicite d’excellence pour l’aspirant, qui relève d’une compétence (adhikāra) non pas sociale ou rituelle, mais d’ordre spirituel. On l’a vu, l’aspirant à cette réalisation est déjà un yogin, et un yogin « éveillé » qui a vocation à devenir un « parfaitement éveillé ». Les vertus exigées de lui sont l’élan, l’effort (udyoga) – un udyoga qui s’apparente à l’udyama des Śivasūtra [ŚS] I 511 –, donc la ferveur, ainsi qu’une vigilance et une maîtrise incessantes.

23 L’exacerbation émotionnelle et sensorielle que décrit 22 signale l’effraction, aussi soudaine que fugitive, du transcendant dans l’immanent, l’irruption de l’énergie intrinsèque et irrésistible du spanda générique dans ses « réalisations » empiriques, à savoir la multiplicité des spanda spécifiques, ces moments où le sujet est à la plus fine pointe de soi. Et c’est le même dynamisme qui, se renversant, conduit à l’expérience pérenne et toujours vibratile de lui-même, en d’autres termes, à une stase frémissante, pénétrée d’émerveillement, dans laquelle se réalise la « délivrance en cette vie ».

24 Ainsi l’effervescence essentielle de l’Absolu rompt-elle le fil de la pensée discursive12 et fait-elle accéder à un plan supérieur de réalité, qui, néanmoins, n’a jamais cessé d’être là, en tant que l’« archétype », dont les états d’acmé émotionnelle et cognitive ne sont que la concrétisation empirique. Il est de l’essence du spanda d’être continûment surgissant (nityodita)13 et de se trouver ainsi au principe des situations extrêmes de l’expérience phénoménale. Symétriquement, les sensations extrêmes sont l’indice indiscutable d’un au-delà d’elles-mêmes qui en serait la source et le principe. L’homologie ne peut être que totale entre sāmānyaspanda et viśesaspandạ . Elle a, de la sorte, fonction pédagogique et initiatrice : éprouver vaut prouver.

25 Le commentaire de Kṣemarāja propose une métaphore pour cette rupture-effraction, caractérisée par l’intensité et la soudaineté : le sceau qui se brise, révélant le trésor caché, mais toujours déjà là, du spanda – un sceau que lui impose la série indéfinie des pensées dualisantes. C’est la très belle image de l’avat. du SpN ad 22 : […] Grâce à la puissante saisie de celui qui est ardent à le discerner, le trésor du spanda s’offre descellé (unmudrita) au cours de ces états particuliers où cessent toutes les fluctuations mentales […]14.

26 Dans le commentaire de Kṣemarāja, cette idée essentielle d’effraction est principalement exprimée par deux champs sémantiques : 1. celui qui se construit autour du substantif mudrā et de son dénominatif mudrayati (comme dans l’avat. ad 22) ; 2. celui que commande la racine truṭ (et sa variante tuṭ), « rompre, briser, mettre en pièces »15.

27 Les deux analogies trouvent leur contrepartie dans la pratique yogique : d’un côté, avec l’image du sceau brisé, la bhairavī mudrā16, où l’on est yeux grand ouverts, non pour tenir à distance le monde intensément perçu, mais pour l’intérioriser tout entier, et le faire sien, tout aussi intensément17 ; de l’autre, cet élément de la pratique yogique, qui n’est développé que dans des textes à forte connotation ésotérique, à savoir le tuṭipāta,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 61

« la chute du premier instant [de toute sensation] », qui dure, disent les textes, un centième de seconde.

28 Ainsi la soudaineté crée-t-elle le suspens, l’instantanéité la durée, l’effervescence l’immobilité, le vertige l’équilibre, la surprise la reprise de soi, le saisissement le ressaisissement – qualifié d’« infini » par Michel Hulin18 lorsqu’il s’efforce de traduire le concept śivaïte de vimarśa, « prise de conscience de soi ». Gloire du paradoxe !

29 Le sāmānyaspanda, autre nom de la svātantryaśakti, la toute-puissante énergie de liberté, est donc, à soi seul, le moyen et la fin. Il travaille (sous les espèces de l’icchāśakti, l’« énergie d’action ») à se faire (re)connaître de qui l’ignore encore, ou croit l’ignorer.

3. Spandakārikā 22 et l’exégèse de Rāmakaṇṭha

30 Revenons à 22 : Au comble de la colère, ou transporté de joie, ou se demandant que faire, ou bien lancé dans une course [éperdue], on atteint le domaine où le spanda est bien établi.

31 Ces acmés émotionnelles et perceptives sont l’occasion et le moyen d’un retournement : ce qui assujettissait (l’extrême colère et l’extrême joie ne sont-elles pas des « passions » ?) délivre. La colère et la joie, incarnant, dans leur excès même, l’effervescence archétypale qui les suscite, offrent au yogin l’occasion de la reconnaître et de l’éprouver, donc de s’affranchir de la nescience. Et il en va de même pour l’extrême désarroi, puisque le mṛśana du v. 22 (c’est le participe présent mṛśan), par lequel s’interroge vainement l’homme égaré par la terreur, est appelé à s’accomplir en vimarśa(na), prise de conscience de soi.

32 Des quatre exégètes des SpK, Rāmakaṇṭha (également nommé Rājānaka Rāma) est celui qui consacre le commentaire le plus long et le plus approfondi à la strophe 2219. Homme du Cachemire, śivaïte se proclamant le disciple direct d’Utpaladeva20, Rāmakaṇṭha a probablement vécu entre 950 et 1000 de notre ère21, précédant ainsi Abhinavagupta et deux exégètes des SpK : Kṣemarāja et Utpalavaiṣṇava.

33 À l’instar de ses deux successeurs, il donne pour chacun des termes du v. 22 (atikruddhaḥ/ prahṛṣṭaḥ/ kiṃ karomīti m ṛśan/ dhāvan) une interprétation d’ordre psychologique et événementiel : l’exemple de colère extrême est « l’intense courroux que suscite la vue ou la voix d’un ennemi dans une bataille terrible et acharnée » ; celui d’intense joie est l’exultation éprouvée à la vue de la bien-aimée qu’on croyait morte et qui apparaît devant soi, abruptement. Quant au désarroi absolu qu’exprime « kiṃ karomīti mṛśan », il est celui d’un roitelet qui, assailli par un roi plus puissant ou un ennemi furieux, ne sait quelle contre-attaque leur opposer. La situation évoquée par « dhāvan », « courant », est d’un autre ordre, puisqu’il ne s’agit plus d’affects, mais d’une activité procédant d’un karmendriya, un « organe d’action », ici le pied. Si les autres exégètes, là aussi, ne lisent, sous cette rubrique, qu’une situation psychologique (un homme qui s’enfuit devant un éléphant en rut, par exemple, chez Kṣemarāja), Rāmakaṇṭha en propose une autre interprétation, en vertu de laquelle, selon le schéma qu’il met en place pour les autres adjectifs (voir infra), la course ne vaut pas pour elle seule mais pour les catégories d’action que gouvernent les cinq karmendriya. Nous y reviendrons dans une version élargie de ce texte.

34 D’emblée, Rāmakaṇṭha donne une profondeur inattendue aux différents cas de figure évoqués dans le vers, en leur appliquant la grille d’interprétation śivaïte, mais d’origine

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 62

Sāṃkhya, qui organise l’expérience empirique en tattva, « niveaux de réalité ». Une expérience empirique qui commence avec la prakṛti, la « Nature », triplement constituée de sukha, duḥkha et moha – joie, peine et égarement – lesquels se monnaient, à leur tour, en trois guṇa, ou « qualités » : sattva, rajas et tamas (respectivement, les principes d’activité, de plénitude apaisée et de ténèbres). Les trois tattva suivants, qui procèdent directement de la prakṛti, sont buddhi, manas et ahaṃkāra – « intellect », « esprit » et « Ego » –, regroupés sous le chef de l’antaḥkaraṇa, l’« organe interne ». De cet organe interne procèdent, à leur tour, les cinq karmendriya, ou organes d’action, et les cinq buddhīndriya, ou organes de cognition. Or, comme on l’a vu, la quatrième épithète du vers, le participe présent « courant », représente une situation empirique relevant de ces organes d’action. Et, plus avant dans son commentaire à 22, Rāmakaṇṭha dira que les buddhīndriya aussi sont indirectement désignés dans la strophe 35. Les treize « sens » ou « organes » (indriya ou karaṇa) sont donc à lire en filigrane sous les quatre épithètes de la strophe 22, qui fait ainsi référence à la totalité de l’expérience sensible, mais considérée dans sa modalité paroxystique.

35 On n’a pas de mal à voir comment fonctionne l’explication tāttvique de ces affects. La colère, en effet, participe à la fois de rajas et de duḥkha, la peine ; la joie de sattva et de sukha, le plaisir ; le désarroi de tamas et de moha, l’égarement. Toutes modalités qui relèvent de l’activité de l’antaḥkaraṇa qui les perçoit22.

36 À présent Rāmakaṇṭha, recentrant son analyse sur les deux premières épithètes de 22, surimpose sur l’interprétation śaiva-sāṃkhya qu’il a d’abord donnée, une grille d’interprétation empruntée à l’esthétique. Encore le fait-il subrepticement, en laissant le soin au lecteur, après tout un sahṛdaya, un « homme sensible », de reconnaître dans cette nouvelle strate de son exégèse les traits principaux de la doctrine esthétique. Que dit-il ? Le texte est long et nous nous bornons ici à le résumer.

37 Il ressort de ce passage que l’une et l’autre qualification cessent d’être univoques – la colère, la joie – et valent chacune comme paradigme d’une série de quatre affects où l’on reconnaît, une fois les deux séquences réunies, les huit « sentiments permanents » (sthāyibhāva)23. Encore faut-il être quelque peu au fait de la théorie esthétique indienne, car la glose énumère ces huit affects sans jamais employer le terme générique de sthāyibhāva.

38 Respectivement placés sous le chef de rajas et de sattva, ces huit sthāyibhāva se déterminent ainsi comme négatifs ou positifs. La colère gouverne la tétrade rājasique : colère, chagrin, peur, dégoût ; la joie la tétrade sāttvique : joie, fougue, étonnement, rire24 ; voir le tableau ci-dessous.

Tableau

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 63

39 C’est ici que Rāmakaṇṭha introduit dans son exégèse l’ensemble de la théorie esthétique, considérée dans son fonctionnement et dans ses enjeux – à mots couverts néanmoins, car sans jamais en utiliser le lexique technique. En tout cas, l’introduction du paradigme esthétique dans la SpV au vers 22 est inédite dans la tradition exégétique des SpK.

40 Pour quelques-uns des exemples qu’il développe, Rāmakaṇṭha décrit ces éléments constitutifs du processus esthétique que sont les vibhāva et les anubhāva – sans pour autant les nommer tels25. Ainsi, lorsque Rāmakaṇṭha évoque le contexte d’apparition de tel ou tel sthāyibhāva, en décrit-il les causes possibles, autrement dit, ce qui, dans la doctrine esthétique qu’expose le Nātyạ śāstra [NŚ], le « Traité du théâtre » (IIe s.), reçoit le nom technique de vibhāva, « déterminants ». Dans la tétrade des affects négatifs, le tigre ou le serpent sont ainsi les vibhāva de la peur ; la nouvelle de la mort d’un être aimé, le vibhāva du chagrin ; dans la tétrade des affects positifs, la vue d’un objet ou d’un être d’une beauté inouïe est le vibhāva de l’étonnement ; le chatouillement celui du rire.

41 De même Rāmakaṇṭha introduit-il dans sa démonstration, toujours sans les nommer, les anubhāva, « conséquents » ou « effets » d’un affect. Il serait, du reste, plus exact de dire qu’il les introduit in absentia. En effet, s’il évoque « les larmes, etc., qui manifestent le chagrin » (śokavyañjakāsrupralayādi°), c’est pour signifier que l’expérience du spanda qui prend occasion de cette acmé émotionnelle a lieu avant l’apparition de ces larmes26, autrement dit, avant que l’émotion empirique, quelle qu’elle soit, ne se prolonge (ou plutôt se disloque) jusque dans ses conséquences ultimes – ce petit nombre de manifestations externes, suffisamment universelles pour que le Nātyạ śāstra puisse en établir la liste et les affectations.

42 Mais pourquoi cette éviction des anubhāva ? Intervient ici la pratique yogique et mystique. En effet, l’arrachement à l’engluement empirique ne peut se produire qu’au prix d’un effort intense (udyoga)27 : la saisie immédiate de l’affect à son plus haut degré d’intensité coïncide avec un puissant mouvement d’introversion qui établit aussitôt (jhaṭiti) une stase béatifique et émerveillée dans laquelle le yogin s’installe fermement. Et rappelons que l’on pense ici en tuṭi, en centième de seconde. C’est pourquoi il est essentiel que les émotions décrites par 22 soient saisies à l’état naissant, comme y insiste Rāmakaṇṭha28. De ce fait, les vibhāva, larmes, cris, etc., ne sont que des « altérations » (vikāra, vikṛti) de l’état de conscience né de cette émotion intense. C’est ce que montre l’exégèse, inférant de l’extrême colère le processus à l’œuvre dans l’extrême chagrin : Par conséquent, à la façon de qui est extrêmement courroucé, celui qui est extrêmement chagriné accède également au domaine [du spanda], quand il apprend la soudaine disparition d’un être aimé, i. e., quand le chagrin en est à son commencement, avant qu’il y ait altération [de ce « pur » chagrin] par l’épanchement des larmes qui manifestent le chagrin29.

43 Ainsi circonscrite et expliquée, l’expérience du spanda est une émotion pure, exempte d’effets empiriques. L’acmé d’une émotion « mondaine » (laukika) est l’instrument de sa transformation en une expérience « supra-mondaine » (lokottara), celle du spanda générique30.

44 On observera que l’exégèse esthétique de Rāmakaṇṭha ne mentionne pas les rasa, les sentiments esthétiques, correspondant aux sthāyibhāva. Toutefois cette correspondance est implicite : dans le registre esthétique, les sthāyibhāva ne peuvent que s’accomplir en

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 64

rasa, autrement dit, les passions empiriques (qui, réduites à huit, sont déjà un ordonnancement de l’infinie complexité de la psyché humaine) ont vocation à se transformer en sentiments esthétiques – au sens où l’on parle, dans notre typologie, du sentiment tragique, pathétique ou comique –, lesquels impliquent un dépassionnement qui est la clé de la jouissance esthétique (et, au-delà, de la jouissance mystique à laquelle elle s’apparente et dont elle est ainsi l’indice « en ce monde »).

45 En effet, sthāyibhāva et rasa sont coextensifs, pour peu que soit mis en œuvre le processus approprié à la transformation du premier dans le second31. De la même façon, l’expérience du spanda est appelée par (et reconnue dans) le traitement adéquat auquel la pratique yogique soumet les émotions ordinaires, du moins quand elles sont à leur paroxysme.

46 L’homologie qui se met ainsi en place entre spanda et rasa invite à réfléchir à l’expérience esthétique elle-même et à sa doctrine.

4. L’expérience esthétique comme paradigme spéculatif et herméneutique

47 Puisque Rāmakaṇṭha explique le spanda par l’esthétique, on peut faire l’hypothèse symétrique de l’esthétique expliquée par le spanda.

48 Face à leurs objets qui ont en commun d’être alaukika, le spectateur et le yogin sont tous deux des « spectateurs émancipés »32. Toutefois, si l’expérience de la délivrance est acquise une fois pour toutes pour le yogin, quelles que soient les traverses que lui réserve encore le maintien en son corps33, elle est à renouveler, spectacle après spectacle, pour le spectateur.

49 Ces allers-retours incessants entre deux expériences également alaukika (ou lokottara)34 font voir la vocation de l’expérience esthétique à fonctionner, dans le système indien des représentations et plus encore dans le śivaïsme non dualiste du Cachemire, comme un paradigme herméneutique et spéculatif.

50 Nous nous limiterons ici à un exemple, emprunté au Tantrāloka [TĀ] (III 208cd-210) et au Viveka, son commentaire par Jayaratha (XIIIe s.). Le passage explique le concept de sahṛdaya35, – l’homme « de cœur », c’est-à-dire l’homme sensible, profond amateur de poésie – dans le contexte spéculatif de « l’énergie émettrice du Seigneur » (visargaśakti ; 208cd), d’où procède tout « ébranlement » (vibhrama) dont l’essence est félicité (ānanda) (209ab), et, en particulier, l’expérience esthétique (l’écoute d’un chant mélodieux) ou simplement sensorielle (la sensation tactile du santal sur la peau ; 209cd)36.

51 La sahṛdayatā, la « sensibilité », y est définie comme la capacité du yogin à s’affranchir des conceptions erronées du Soi et à s’absorber dans l’expérience béatifique de l’Absolu, ou principe suprême, ou Seigneur, que le spanda représente au vers 210ab. Ainsi le passage met-il en place l’analogie du sahṛdaya-yogin et du sahṛdaya-homme fini. C’est ce que développe le Viveka : même dans le monde, l’être exposé à un plaisir esthétique ou simplement sensoriel éprouve « dans son cœur », la même « expérience de la vibration » (spandamānatā), « qui est énergie de félicité » (ānandaśakti), que celle que connaît le yogin. Parce que cette expérience a lieu dans le cœur, le yogin et l’autre sont également des sahṛdaya, des êtres « pourvus d’un cœur »37.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 65

52 L’expérience métaphysique et mystique du spanda explique ainsi l’expérience esthétique, fournissant un quasi-mythe d’origine à la si fameuse notion esthétique de sahṛdayatā.

53 Le yogin est un sahṛdaya au sens fort du terme, avec toutes les connotations ésotériques qu’implique, en contexte śaiva, l’emploi du mot et de la notion de « cœur » (hṛdaya), c’est-à-dire qu’il accède à une réalité supra-mondaine, qui répond entre autres noms à ceux de « cœur » (hṛdaya) et de « vibration » (spanda). Le sahṛdaya du registre empirique en est la contrepartie, dans l’ordre esthétique du rasa, qui ne peut être qualifié de « mondain » qu’à certains égards seulement. La sahṛdayatā désigne ainsi la qualification (adhikāra) requise de l’un et l’autre sujet.

54 Et Jayaratha conclut son exégèse du passage par une observation qui éclaire la fonction dévolue à l’expérience esthétique, tant dans l’existence empirique, que dans le discours philosophique : elle est l’occasion d’appréhender clairement une vérité métaphysique qui tend à se dérober : S’il est vrai que le déploiement entier de l’univers est une expansion de l’énergie de félicité, on le réaffirme cependant ainsi [avec ces vers] parce que [dans le cas de l’expérience esthétique qu’impliquent les chants mélodieux du v. 209cd] [cette énergie] est perçue avec une [particulière] clarté38.

II. Séminaire de troisième heure : « Questions de grammaire sanskrite »

55 Ce séminaire a pour objet de familiariser les uns avec les fondements du sanskrit, de confirmer les autres dans leur maîtrise de la langue. Il s’articule sur le séminaire principal où nous nous donnons pour principe d’analyser les formes grammaticales les moins immédiatement déchiffrables des textes que nous examinons. Surtout, le séminaire principal constitue, pour le sanskritiste novice ou confirmé, un corpus où saisir dans leur contexte, et en acte, les formes isolées ou les schèmes syntaxiques étudiés dans le séminaire de grammaire : les mots deviennent concepts, la syntaxe organise le raisonnement.

BIBLIOGRAPHIE

L. BANSAT-BOUDON 1992 : Poétique du théâtre indien. Lectures du Nāṭyaśāstra, École Française d’Extrême-Orient, Paris 1992 (Publications de l’EFEO, 169).

L. BANSAT-BOUDON 1992a : « Le cœur-miroir. Remarques sur la théorie indienne de l’expérience esthétique et ses rapports avec le théâtre », L’Orient de la pensée, Philosophies en Inde = Les Cahiers de Philosophie 14 (1992), p. 133-154.

L. BANSAT-BOUDON 1994 : « Définitions indiennes du genre théâtral », dans N. BALBIR (éd.), Genres littéraires en Inde, Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris 1994, p. 195-217.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 66

L. BANSAT-BOUDON (éd., trad.) et K. D. TRIPATHI (trad.) 2011 : An Introduction to Tantric Philosophy: The Paramārthasāra of Abhinavagupta with the Commentary of Yogarāja [translated by Lyne Bansat- Boudon and Kamaleshadatta Tripathi. Introduction, notes, critically revised Sanskrit text, appendix, indices by Lyne Bansat-Boudon], Routledge, Londres-New York 2011 (Routledge Studies in Tantric Traditions, 3).

L. BANSAT-BOUDON 2012 : « Aesthetica in nuce dans le mythe d’origine du théâtre indien », dans S. D’INTINO et C. GUENZI (dir.), Aux abords de la clairière. Études indiennes et comparées en l’honneur de Charles Malamoud, Actes du colloque international, Collège de France, 7-8 octobre 2010, Brepols, Turnhout 2012 (Bibliothèque de l’École des hautes études, Sciences religieuses, 154 – Série “Histoire et prosopographie”, 7), p. 213-238.

L. BANSAT-BOUDON 2014 : « On Śaiva Terminology: Some Key Issues of Understanding », Special Issue on Śaiva Philosophy = Journal of Indian Philosophy 42/1 (2014), p. 39-97.

M. HULIN 1978 : Le Principe de l’ego dans la pensée indienne classique. La notion d’ahaṃkāra, Institut de civilisation indienne, De Boccard, Paris 1978 (Publ. ICI, 44).

J. RANCIÈRE 2008 : Le spectateur émancipé, Fabrique, Paris 2008.

A. SANDERSON 2007 : « The Śaiva exegesis of Kashmir », dans D. GOODALL et A. PADOUX, Mélanges tantriques à la mémoire d’Hélène Brunner, IFP-EFEO, Pondichéry 2007, p. 231-442 (Collection Indologie, 106).

NOTES

1. Nous aimerions corriger une ambiguïté dans le résumé que nous avons donné dans le tome 122 de l’Annuaire EPHE-SR (2013-2014) : « La glose d’Abhinavagupta est le seul témoignage à nous être parvenu d’une tradition d’exégèse śivaïte et cachemirienne de la Gītā […] » (p. 89-90). Comme le montre assez la suite de notre démonstration, il y a eu d’autres commentaires de la Gītā cachemirienne (voir p. 91-92, 94-96). 2. Les Spandakārikā sont constituées de cinquante et une strophes (kārikā). Les différents commentateurs ont secondairement organisé le texte-source en chapitres, selon une distribution qui diffère d’un exégète à l’autre. Nous faisons référence ici à la strophe numérotée 22, dans le texte-source ; la Vivṛti [Spandavivṛti = SpV] de Rāmakaṇṭha la range dans le chapitre II, en sixième position. Ainsi, SpK 22 = SpK II 6, chez Rāmakaṇṭha (et est I 22, chez Kṣemarāja). Nous traduirons indifféremment le terme kārikā par « strophe » ou « vers ». 3. svayaṃ tam upalakṣayet, au vers 41 ; et svayam evāvabhotsyate, au vers 43. Notons que, si l’École Spanda privilégie l’expérience, les exégètes ultérieurs, ceux de la Pratyabhijñā, se chargent de montrer que tradition scripturaire (āgama) et raisonnement (yukti) participent également de l’élaboration de la doctrine. 4. Sur cette définition du spanda, voir L. BANSAT-BOUDON 2014, p. 55, sq. 5. Cf. infra, p. 47, sq. 6. VBh 118 : kṣutādyante bhaye śoke gahvare vā raṇād drute [var. : vāraṇadrute/ ou : vāraṇe raṇe]/ kutūhale kṣudhādyante brahmasattāmayī daśā//, « Au commencement et à la fin de l’éternuement, dans la terreur et le chagrin, dans [le suspens au-dessus d’] un précipice, dans la fuite du champ de bataille, dans un moment de curiosité, au début et au terme de la faim, la condition faite d’existence brahmique se révèle ».

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 67

7. Le Spandasandoha est le commentaire de Kṣemarāja au seul premier vers des SpK – la métaphore étant celle de la « traite » à laquelle l’exégèse soumet la vache-spanda pour en tirer le lait-sens. 8. SpN I 21 : satatam evāntarmukhasvarūpanibhālanapravaṇo yaḥ sa jāgrad eva jāgarāvasthāsthita eva nijam ātmīyaṃ śamkaṛ ātmakaṃ svasvabhāvam acire ṇādhigacchati tathā asya śaṃkarātmā āntaraḥ svabhāvaḥ svayam evonmajjati yena prabuddho nityoditasamāveśāsādanāt suprabuddho jīvanmukto bhavatīty arthaḥ/. 9. SpN, avat. ad 23-25 : evam etāsv avasthāsūktayuḳtyā prathamaṃ spandaśaktiṃ pariśīlya tadanu tām evānusaṃdadhat sarvāsv avasthāsu taddārḍhyānupraveśamayīṃ jīvanmuktatām āharet satatodyukta ity upadiśati/. 10. Un émerveillement qui se condense dans la pratique de la vismayamudrā, la « mudrā de l’émerveillement », décrite dans SpK I 11. Notons que, dans la théorie esthétique, l’étonnement (vismaya) est le sentiment permanent (sthāyibhāva) appelé à se transformer, dans le registre esthétique, en sentiment du Merveilleux, l’adbhutarasa. Voir infra, p. 43, sq. l’usage que Rāmakaṇṭha fait de la théorie esthétique dans son exégèse à 22. 11. ŚS I 5, cité dans SpN 6-7 : udyamo bhairavaḥ, « L’élan est Bhairava [l’Absolu] ». 12. C’est un trait de l’expérience que Kṣemarāja et Rāmakaṇṭha soulignent avec insistance dans leur glose à 22. 13. L’adjectif est un topos des spéculations du Śivaïsme non dualiste cachemirien. 14. SpN ad 22 : yathāsyodyuktasya balavadālambanavaśoditānāyāsatadanyasakalavṛttikṣayamayīṣu niyatāsu yāsv avasthāsu spandanidhānam unmudritam abhimukhībhūtam āste […]/. 15. Le SpN l’emploie sous la forme de son adjectif verbal : truṭita, notamment ad I 11, quand il s’agit de décrire l’expérience merveilleuse de la reconnaissance de sa nature propre comme réalité vibrante (spanda), laquelle implique la disparition des pensées dualisantes (vikalpa = vṛtti) : […] jhaṭiti truṭitasakalavṛttiḥ […], « […] aussitôt, toutes ses activités (ou pensées) se brisent […]. » 16. Le terme mudrā, « sceau », désigne également les attitudes ou postures mystiques. 17. Cf. la définition citée dans SpN I 11 : antarlakṣyo bahirdṛṣṭir nimeṣonmeṣavarjitaḥ/ iyaṃ sā bhairavī mudrā sarvatantreṣu gopitā//. Ainsi la bhairavī mudrā relève-t-elle également de l’oxymore. 18. M. HULIN 1978, p. 289. 19. Outre la SpV, il est sans doute l’auteur du Sarvatobhadra, commentaire à la Gītā cachemirienne. 20. Dans le vers conclusif du Sarvatobhadra. 21. Voir A. SANDERSON 2007, p. 411. 22. SpV ad 22 : duḥkhasukhamohātmaviṣayagrahaṇarūpāntaḥkaraṇavyāpāra°. La question que se pose l’homme en proie au désarroi : « Que vais-je faire ? » résume, du reste, admirablement le processus cognitif que décrit le Sāṃkhya. Le manas saisit les données des sens, l’ahaṃkāra les rapporte au sujet, et la buddhi (volition autant qu’intellect) prend la décision appropriée. En ce cas précis, c’est la buddhi qui fait défaut. 23. Les huit sthāyibhāva sont la colère (krodha), le chagrin (śoka), la peur (bhaya), le dégoût (jugupsā), le plaisir amoureux (rati, ici représenté par la joie, harṣa), la fougue (utsāha), l’étonnement (vismaya), le rire (hāsa), respectivement le substrat émotionnel

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 68

des huit rasa ou sentiments esthétiques : le Furieux (raudra), le Pathétique (karuṇa), le Terrible (bhayānaka), l’Odieux (bībhatsa), l’Amoureux (śṛṅgāra), l’Héroïque (vīra), le Merveilleux (adbhuta), le Comique (hāsya) ; voir tableau, infra, p. 45. 24. SpV ad 22 : […] krodhaśokabhayajugupsābhedena caturvidhasya duḥkharāśeḥ atikruddhaśabdena upalakṣitatvāt/, « […] parce que, avec le mot “très courroucé”, on signifie indirectement la quadruple masse de peine (duḥkha) constituée de la colère, du chagrin, de la peur et du dégoût » ; et : […] harṣotsāhavismayahāsabhedena catūrūpasukharāśer atiprahṛṣṭaśabdenopalakṣitatvāt/, « […] parce que, avec le mot “très heureux”, on signifie indirectement la quadruple masse de bonheur (sukha) qui consiste en joie, fougue, étonnement et rire ». 25. Sur les vibhāva, les anubhāva et les vyabhicāribhāva, voir L. BANSAT-BOUDON 1992, p. 111-117. 26. Cf. infra, n. 29. 27. Cf. supra, n. 11. 28. La colère est saisie par l’aspirant au spanda à l’instant même où elle naît en lui (jātamātrakrodha) ; de même, le chagrin (samunmiṣitamātraśoka). 29. SpV ad 22 : tena atikruddhavat aśaṅkiteṣṭajanavināśaśravaṇādinā kāraṇena atiśokāviṣṭo ’pi śokavyañjakāsrupralayādivikṛteḥ prāg eva samunmiṣitamātraśoko yat padaṃ gacchet/. 30. Cf. SpN avat. ad I 12-13 : […] lokottaratāṃ prakaraṇaśarīrasya spandatattvasya nirūpayati, « Il [l’auteur des SpK] décrit le caractère extraordinaire (lokottaratā) du spanda (i. e., de la vibrante Réalité), thème central de ce traité. » 31. Sur les étapes de ce processus, voir L. BANSAT-BOUDON 1992a, p. 145-151 et L. BANSAT- BOUDON 2012, p. 213, sq.

32. La formule est empruntée (replacée dans un contexte différent) à J. RANCIÈRE 2008. Cf. L. BANSAT-BOUDON, K. D. TRIPATHI 2011, p. 55-56. 33. Sur les raisonnements consacrés aux derniers moments du jīvanmukta, voir le Paramārthasāra d’Abhinavagupta, v. 94-95, dans L. BANSAT-BOUDON, K. D. TRIPATHI 2011, p. 292-298. 34. Cf. supra, n. 30. 35. Notion reprise dans TĀ III 239-241ab, sous la forme de son antonyme, ahṛdaya. 36. TĀ III 208cd-210 : visargaśaktir yā śambhoḥ setthaṃ sarvatra vartate// (208cd) tata eva samasto ’yam ānandarasavibhramaḥ/ tathāhi madhure gīte sparśe vā candanādike// (209) mādhyasthyavigame yāsau hṛdaye spandamānatā/ ānandaśakti ḥ saivoktā yata ḥ sah ṛdayo janaḥ// (210), « L’énergie émettrice de Śambhu est partout présente de la sorte : c’est d’elle seule que procède tout ébranlement dont l’essence est félicité. En effet, à l’écoute d’un chant mélodieux ou au contact du santal, etc., l’expérience de la vibration qui a lieu dans le cœur d’où s’est effacé l’état d’indifférence est cela que l’on appelle “l’énergie de félicité”. C’est elle qui fait qu’un homme est un “sahṛdaya” » . 37. Viveka ad TĀ III 208cd-210 : iha khalu yasya kasyacana pramātuḥ, gītādau viṣaye yadā mādhyasthyavigamaḥ tā ṭasthyaparihāreṇa tadekatānatā, tadā yeyaṃ h ṛdaye viśvapratiṣṭhāsthāne bodhe, spandamānatā tanmayatayā parisphuradrūpatā, saiveyam ānandaśaktir uktā sarvaśāstreṣu abhihitā ity arthaḥ|, « Ici [dans ces vers], donc, quand un être conscient, quel qu’il soit [pas seulement un yogin], en présence d’un objet des sens tel qu’un chant, perd son indifférence [ordinaire], c’est-à-dire, quand, du fait même de la disparition de l’indifférence, il y a attention exclusive à cela [le chant, etc.], alors,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 69

ayant lieu dans le cœur, i. e., dans la conscience, lieu où tout repose, cette expérience de la vibration (spandamānatā) – i. e., le fait [pour le spanda] de fulgurer, parce qu’il y a eu [d’abord] identification (tanmayatayā) – est dite, i. e., appelée, dans tous les śāstra, l’“énergie de félicité” (ānandaśakti). » 38. Viveka ad TĀ III 208cd-210 : […] yady api sarva evāyaṃ viśvaprapañca ānandaśaktisphāraḥ tathāpi sphuṭopalambhād atra tasyā evam uktam/.

RÉSUMÉS

On note, dans le Gītārthasaṃgraha, commentaire d’Abhinavagupta à la Bhagavadgītā śivaïte, des observations qui relèvent de la pensée esthétique indienne. Or l’une des gloses aux Spandakārikā, « Les strophes du spanda », à savoir, la Vivṛti ou Spandavivṛti [SpV], œuvre de Rāmakaṇṭha, propose une exégèse tout à fait originale de la strophe 22. – Dans la lignée des raisonnements d’Abhinavagupta, elle montre combien la pensée esthétique pénètre les spéculations du śivaïsme non dualiste cachemirien et constitue ce que j’appellerai « une approche esthétique d’une phénoménologie de la transcendance ». Pour y avoir consacré plusieurs séminaires, c’est de cette glose que nous allons nous efforcer, ici, de rendre compte, d’autant qu’elle a le mérite d’illustrer l’intertextualité continûment à l’œuvre dans ce système de pensée.

INDEX

Thèmes : Religions de l’Inde : études shivaïtes

AUTEUR

LYNE BANSAT-BOUDON Directeur d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 70

Religions of India: Tantric Studies On the contributions of the Śivadṛṣṭi of Somānanda to the Intellectual History of the Pratyabhijñā

John Nemec

Introduction

1 Śaiva philosophy has increasingly come to be counted as an indispensable dimension of Indian thought, and that this is so may be credited to the evolution and maturation of the scholarly study of the relevant traditions. First examined with an eye toward their own internal logics—as inward-looking and self-contained sectarian theological schools —scholars have more recently mapped the ways in which Śaiva philosophers engage the writings of their Buddhist, Jain and other, orthodox “Hindu” interlocutors. So much is the case with the study of the famed Pratyabhijñā or “Recognition” School in particular, a Śaiva tantric philosophical tradition born in the Kashmir Valley around the turn of the tenth century. Following the printing of the major Pratyabhijñā works in the Kashmir Series of Texts and Studies in the first decades of the twentieth century, a number of translation projects treated them essentially as works of theological speculation, but scholars more recently have mapped the engagement of the authors of the Pratyabhijñā with their non-tantric, and often non-Śaiva, interlocutors, most notably the Buddhist Epistemologists.

2 Guided by the presupposition that Śaiva philosophical traditions require the same degree of critical analysis that has led to the discovery of the particular contributions of individual authors in the history of, for example, Advaita Vedānta or Buddhist idealist traditions, I engaged this series of lectures precisely to contribute to such an intellectual history of the Pratyabhijñā. In doing so, I laid emphasis on the writings of the founding author of the school, Somānanda (fl. c. 900–950), who launched the Pratyabhijñā with the production of his Śivadṛṣṭi (ŚD). Attention was also paid to the writings of his disciple, Utpaladeva (fl. c. 925–975), who composed what is now counted

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 71

as the preeminent work of Pratyabhijñā philosophy, the Īśvarapratyabhijñākārikās (ĪPK), along with two auto-commentaries, a Vṛtti and a Vivṛti, and whose commentary on the ŚD is the only one to survive to the present day (though it is incomplete). Finally, I took note of selections from the writings of the polymath Abhinavagupta (fl. c. 975–1025), the grand-disciple of Utpaladeva and author of, among a host of other items, two sub- commentaries on the ĪPK, the Īśvarapratyabhijñāvimarśinī (ĪPV) and Īśvarapratyabhijñāvivṛtivimarśinī (ĪPVV).

3 Such an emphasis is justified by the fact that the study of the history of Pratyabhijñā thought has been impeded, to date, by the lack of any comprehensive accounting of Somānanda’s ŚD, a difficult work the comprehension of which allows one to see the progressive development of ideas across the three generations of these authors (and beyond). The fourth, fifth, and sixth chapters of the ŚD, in particular, have to date escaped almost all scholarly scrutiny, which is lamentable given Somānanda’s extensive engagement there with the Buddhist Epistemologists (Dharmakīrti in particular), the Nyāya-Vaiśeṣika and, to a lesser extent, the Vedānta, among other philosophical schools. Examining this evidence, I sought to clarify Somānanda’s positions vis-à-vis these opposing philosophical schools and did so in the course of four lectures, as follows.

Engagement with the Realist Nyāya-Vaiśeṣika

4 First, I prosecuted a diachronic reading of Pratyabhijñā philosophy to unearth a rather more significant debt to the Nyāya-Vaiśeṣika in that tradition than has heretofore been recognized. In doing so, I offered an analysis of the ways in which Somānanda apparently modifies—or at least has in mind—Nyāya-Vaiśeṣika ontology in the formulation of his theory of Śiva-as-consciousness (most notably as found in Praśastapāda’s Padārthadharmasaṃgraha).

5 Somānanda’s concern with the Vaiśeṣika is explicit, and is expressed in the opening lines of the sixth chapter of the ŚD (for which no commentary remains extant): atha śakteḥ śaktimato na bhedo dravyakarmavat | sthāpito dravyato bhinnā kriyā no na ca nāsti sā | | 6.1. | | evaṃ tathā śaktimataḥ śaktasya samavasthitā | jagadvicitratā śaive na punar darśanāntare | | 6.2. | | Now, no [ontological] distinction is established [in our view] between the power and the possessor of the power just as [we make no such distinction] between substance (dravya) and action (karman). Action (kriyā) is simply not different from substance (dravyatas), nor is it the case that [action] does not exist. And, in this way, the variegation of the world is fully established for the empowered possessor of power in Śaivism [alone], but not in any other philosophical system.

6 This is to say that Somānanda explicitly criticizes the ontological distinctions found in the Nyāya-Vaiśeṣika, which distinguish between substance (dravya) and action (karman), each being classed as categories of real being or padārthas. Yet, he, and after him Utpaladeva and Abhinavagupta, accepted a notion of the ātman or self—identical as it is with Śiva—that was similar to its Nyāya-Vaiśeṣika counterpart in being conceived of as eternal (nitya), all pervasive (vibhu, sarvagata), formless (amūrta), and—what is key —as a volitional agent of action (this in contrast to the Sāṅkhya formulation, which posits the existence of a self as the passive, though fully conscious, puruṣa). Indeed, to fuse the natures of substance (dravya) and action (karman) as they were understood by the

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 72

Nyāya-Vaiśeṣika precisely accounts for Somānanda’s conception of Śiva as a volitional agent who is at the same time active and ubiquitous.

7 Following this, I illustrated the ways in which Utpaladeva modified this view. Somānanda understood Śiva to have no form, to be possessed of an amūrtatva, and for this formlessness to be a universal quality of all reality; but Utpaladeva, following Bhartṛhari, suggested that spatial form (mūrti) and time (kāla) could be manifested in the phenomenal universe, this at ĪPK 2.1.5: mūrtivaicitryato deśakramam ābhāsayaty asau | kriyāvaicitryanirbhāsāt kālakramam apīśvaraḥ | | 2.1.5 | | Through the variety of physical forms he causes spatial succession to appear; through the manifestation of the variety of actions the Lord also causes temporal succession to appear. (Transl. Torella.)

8 So much exemplifies Utpaladeva’s willingness to adopt positions maintained in the commentaries on Bhartṛhari’s Vākyapadīya, where Harivṛṣabha and Helārāja allow for such a real existence of form in a manner that is not found in evidence in the ŚD, and explain it by appealing to a deśakrama, just as they explain action by appealing to a kālakrama. Thus, Harivṛṣabha’s Vākyapadīyavṛtti (see VPVṛ ad VP 1.1, vol I, p. 9, ll. 1–3) describes two types of vivarta, one related to mūrti, the other to kriyā: mūrtikriyāvivartāv avidyāśaktipravṛttimātram. tau vidyātmani tattvānyatvābhyām anākhyeyau. etad dhy avidyāyā avidyātvam. Spatial (mūrti) and temporal (kriyā) manifestations are nothing but the functioning of the powers of nescience (avidyā). The two cannot be expressed as either identical with nor different from the one whose nature is vidyā. For, the fact of being nescience consists in just that. (Transl. an adaptation from Iyer’s.)

9 And in the commentary of Helārāja on verse 14 of the dravyasamuddeśa (what is VP 3.2.14), kriyā is associated with the power of time (kālaśakti), while mūrti is associated with the power of space (dikśakti): kālaśaktyavacchinno hi kriyāvivartaḥ dikśaktyavacchinnaś ca mūrtivivarta iti mūrtikriyāvivartarūpaṃ viśvaṃ pratipāditam. For, the transformation of action (kriyāvivarta) is circumscribed by the power of time (kālaśakti), while the transformation of form (mūrtivivarta) is circumscribed by the power of space (dikśakti). Therefore, the universe (viśva) is taught to have the transformation of form and of action as its nature.

10 Of course, this offers a formulation that is very close to the one propounded by Utpaladeva and stands, I proposed, as the model for what is stated in the ĪPK.

11 Finally, I suggested that Abhinava, in turn, echoed elements of both his predecessors’ positions on the nature of (physical) form and action in the manifested universe. The lecture illustrated, then, the significance of the “realist” schools on Somānanda’s thought, and the degree to which the authors who followed him modified his position on the nature of things in the world.

New Evidence of Śaiva Arguments Against the Buddhist Pramāṇa Theorists

12 The second lecture, along with a part of the fourth, was devoted to a study of the influence of the Buddhist Epistemologists and Dharmakīrti in particular on Somānanda’s ŚD. Now, it is well known that Utpaladeva’s ĪPK exhibits extensive engagement with this tradition of Buddhist thought, and that Utpaladeva adopted

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 73

much, conceptually and terminologically, from it. Seeking to illustrate the degree to which Somānanda, too, engaged this tradition, I argued that he knew it intimately and had more to say about it than had been known previously, and, moreover, that there is a great degree of philosophical continuity in the tradition as regards Pratyabhijñā arguments against the Buddhist Epistemologists.

13 Somānanda’s arguments presage similar approaches to the Buddhists that are found in the ĪPK. Thus, for example, Somānanda attacks the Buddhist argument for the momentariness of cognitions, this by suggesting that it is impossible for their system to countenance any invalidation of any cognition in the absence of the existence of a single agent—Śiva—who is the basis for and is possessed of such moments of awareness. This is so, Somānanda argues (at ŚD 4.23), because the very momentariness of cognitions renders it impossible for the Buddhist to account for any relationship between one cognition and another, the one being meant to invalidate the other (this, it is implied, unless that Buddhist opponent will accept the existence of a unitary agent of consciousness, of Śiva-as-consciousness, who can unite these moments of cognition): jñānāntareṇa jñānaṃ tadvirodhād atha bādhyate | na bādho bhinnakālatvāt prāktanasyāpy abhāvataḥ | | 4.23 | | Now, if you argue that the cognition [of, e.g., silver] is invalidated by another cognition [i.e., by that of mother of pearl], since it is incompatible with it, [we reply:] there is no invalidation since the preceding [cognition] itself no longer exists [by the time the subsequent cognition arises], because it occurs in a different [i.e., earlier] moment of time [and is, by nature, instantaneous].

14 In doing so, Somānanda explicitly rejected the possibility that either of the two forms of contradiction conceived of by Dharmakīrti, in his Nyāyabindu (NB), could obtain in such circumstances. Dharmakīrti’s two-fold schema of contradiction (virodha) is offered as follows: NB 3.74 : dvividho hi padārthānāṃ virodhaḥ. NB 3.75 : avikalakāraṇasya bhavato ’nyabhāve ’bhāvād virodhagatiḥ. NB 3.76 : śītoṣṇasparśavat. NB 3.77 : parasparaparihārasthitalakṣaṇatayā vā bhāvābhāvavat. [Mutual] contradiction between objects is of two kinds. A contradiction arises when an entity whose cause is unimpaired ceases to exist when another entity comes into being… just as [is the case] with [the sensations of] heat and cold. [A contradiction] also [arises] as a result of the nature [of two entities] being mutually exclusive, as [is the case] with the affirmation and negation [of the same entity].

15 Somānanda dismisses the first of the two forms of contradiction, that of sahānavasthiti, at ŚD 4.24ab: sahānavasthitir nāsti virodhaḥ prāgvināśataḥ | There is no contradiction caused by the co-presence of mutually distinct entities, due to the prior destruction [of the earlier cognition, before the subsequent cognition arises].

16 In explaining the passage, moreover, Utpaladeva’s ŚDVṛ echoes Nyāyabindu 3.75–76: sahānavasthitir api virodho nāsti. na hi jñānaṃ kṣaṇikatvena prāgvinaṣṭam anyena nivartanīyam uṣṇena śītam iva viruddhaṃ bhavati rajataśuktijñānayoḥ. There is no contradiction caused by the co-presence of mutually distinct entities, either. For, when it comes to the cognitions of silver and mother of pearl, the cognition that on account of its being momentary is destroyed in an earlier moment is not suppressed by another [cognition], as cold is invalidated by heat.

17 Next, Somānanda rejects the possibility that the second form of contradiction, that of parasparaparihāra, could obtain, this at ŚD 4.24cd–25:

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 74

anyonyaparihāro vā jñānājñānātmakaḥ sthitaḥ | | 4.24 | | ajñānatve parijñāte tadā syāt svavirodhitā | ajñānatve svabhāvena virodhaḥ kena vāryate | | 4.25 | | Alternatively, [you might argue that] there exists a contradiction by the mutual exclusion of awareness and the absence of awareness. [Reply:] When an absence of awareness is perceived, it is necessarily self-contradictory at that time. When the nature [of the cognition] is that of non-awareness, there is a contradiction [of this nature] with its own nature. By what could this [contradiction] be averted?

18 Here, then, is a moment of consistency among Pratyabhijñā authors as regards their criticism of the momentariness doctrine in Buddhist Epistemology; yet, Somānanda’s contributions to the matter were not well known until recently.1

19 I also argued that Somānanda engages the Buddhist Epistemologists by way of appealing (approvingly, for the most part) to the philosophy of the two Mīmāṃsaka authors, Kumārila and Śabara. He does so by arguing, in sympathy with these Mīmāṃsakas, who made similar claims though much before him, that a sound philosophical system must be able to account for the existence of a connection between speech and objects of speech, between śabda and artha, and that if one were to posit the existence of a moment when such a relationship did not exist, it would be impossible to account for any possible creation of such a relationship. Of course, Somānanda parted ways with his Mīmāṃsaka counterparts in accounting for this relationship by virtue of his appeal to a non-dualist ontology—the Mīmāṃsakas’ of course were dualists—but he apparently accepted the Mīmāṃsakas position regarding the impossibility of any fabricated connection of speech and object-of-speech, agreeing with them that this presented insurmountable challenges to their Buddhist opponents.

20 The matter is first raised at ŚD 4.71–73ab, as follows: ekatattvaṃ vinaitac ca vyavahāro na jāyate | śabdārthayor na saṃbandho bhinnayor bhinnadeśayoḥ | | 4.71 | | viruddharūpayor bhinnakaraṇagrāhyayor api | mukhe hi śabdo bhūmau ca vidyate ’rthaḥ kva saṃgamaḥ | | 4.72 | | amūrta eko mūrtaś ca dvitīyo yogitā katham | Moreover, [human] discourse (vyavahāra) could not occur in the absence of this2 single reality: There could be no relation between speech and object, the two being distinct and situated in different places. Indeed (hi), where can there be a meeting (saṃgamaḥ) of two [phenomena] of [mutually] contradictory forms (viruddharūpayoḥ) that also (api) are apprehended by different instruments (bhinnakaraṇagrāhyayoḥ). For, speech (śabdaḥ) is found (vidyate) in the mouth (mukhe) and the object (arthaḥ) [denoted by it] on the ground (bhūmau); the one is without form (amūrta ekaḥ), and the other has a form (mūrtaś ca dvitīyaḥ); how (katham) can they be [mutually] associated [one with the other, this in the absence of the existence of a single reality]?

21 In referring here to the mutual differences between speech and object of speech, Somānanda makes clear reference to Śabara’s commentary on Mīmāṃsāsūtra 1.1.5, specifically to the notion that the two are perceived as mutually separate entities. The passage in question, which presents the views of a pūrvapakṣin who wishes to challenge the Mīmāṃsā position, reads in part as follows: yadi prathamaśruto na pratyāyayati, kṛtakas tarhi śabdasya arthena saṃbandhaḥ | kutaḥ? svabhāvato hy asaṃbandhāv etau śabdārthau | mukhe hi śabdam upalabhāmahe, bhūmāv artham | śabdo ’yaṃ na tv arthaḥ, artho ’yaṃ na śabda iti ca vyapadiśanti | [Objection:] If [a word] does not denote meaning on first being heard, then it follows that the relation of the word with the object [to which it refers] is created/ artificial (kṛtaka) [and not eternal]. Why? Because (hi) these two, word and object,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 75

are by nature not related. For, we perceive the word in the mouth, the object on the ground. Moreover, [people] make the distinction: « this is the word and not the object ; this is the object, not the word. »

22 The wider argument concerning the denotative power of speech—the very capacity of a word to refer to a thing—is articulated only a few verses later, at ŚD 4.78–81c: kathaṃ na devadattasya yajñadattavad ākhyayā | atra saṃketitatvāc cet saṃketenātra kiṃ kṛtam | | 4.78 | | saṃyogaś cen na dūreṣu mūrtāmūrteṣu yujyate | śabdasyoccāritadhvaṃsān naṣṭānaṣṭadvaye na ca | | 4.79 | | vācyavācakarūpaś cet sa eṣa niyamaḥ kutaḥ | yat tasya vācakatvaṃ hi vācyatvam aparasya tu | | 4.80 | | vācyavācakarūpatve vācyavācakatānvayaḥ | itaś cāsti jagaty aikyaṃ How is one like Yajñadatta not [designated] by Devadatta’s name? [Opponent’s] Objection: because of the fact that there is agreement (saṃketitatva) here [regarding the referent of the name]. [Reply:] What service is done here by the agreement? [Opponent’s] Objection: a connection (saṃyogas) [of the name with the person named]. [Reply:] That [saṃyoga] is not possible (yujyate) for those [mutually] distant (dūreṣu) [entities], which are [respectively] material and immaterial (mūrtāmūrteṣu); nor (na ca), given that speech expires after it is uttered, is it [possible] for the two that have [respectively] perished [i.e., the name ‘Devadatta’, after it is uttered] and not-perished [i.e., Devadatta himself]. [Opponent’s] Objection: it [i.e., the saṃyoga or connection] is in the form of designatum and designator (vācyavācakarūpa). [Reply:] Wherefrom this necessity [of the connection] (niyama) ; for, it [i.e., speech; the name] is that which designates (vācakatvam), while (tu) that which is designated (vācyatvam) is something different (aparasya). If [you argue:] it is [found in] the [very] nature of the designatum and designator (vācyavācakarūpatve), [we reply:] there is [, in that case,] a definite link of the nature of the designatum to that of the designator. And, hence, a unity exists in the world.

23 Now, the argument Somānanda offers is strikingly similar to those maintained by Kumārila in this sense: like Kumārila, he suggests that śabda and artha must be perpetually connected—the saṃbandha or connection between them must be eternal (nitya)—; for if there were a time, prior to their mutual association, when they were mutually unrelated, there could be no way to begin to connect them.

24 At the core of this is a more fundamental claim, however, namely, the notion that concept and percept, speech and object known or denoted by speech, must be mutually implicated. Kumārila articulates this position in a manner that is careful to distinguish it from Bhartṛhari’s pure identification of the two: he speaks of a “double nature” of perception. There is, that is, no perception that is entirely divorced from conceptualization, Kumārila maintains, (this in his Ślokavārttika, at pratyakṣapariccheda 112–113), not in the monistic manner presented in Bhartṛhari’s Vākyapadīya, but in the more limited and realist sense that speech is implicitly present even in non-conceptual perceptions, just as it is implicit in the awareness of children, those who are unintelligent, or the like—not as an ontological unity, but as an implicit but unexpressed dimension of the perception in question. Kumārila says: asti hy ālocanājñānaṃ prathamaṃ nirvikalpakam | bālamūkādivijñānasadṛśaṃ śuddhavastujam | | 112 | | na viśeṣo na sāmānyaṃ tadānīm anubhūyate | tayor ādhāṛabhūtā tu vyaktir evāvasīyate | | 113 | | First there is an initial perception (ālocanā) —a non-conceptual awareness, similar to the awareness of children, mutes, and the like, and arising purely from the object. At that time, neither particular nor universal is experienced, but, rather, the

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 76

individual (vyakti), which is the basis (ādhāra) of both, is apprehended. (Transl. McCrea’s).

25 In such a simple initial perception, merely the individual object of sight is seen, but it embodies implicitly in itself both a universal, abstract entity that is closely associated with language and conceptualization—the fact of being a pot, for example—and the unique particularity of the object in question—that particular pot with all its unique qualities.

26 Somānanda makes clear and explicit reference to this idea at ŚD 4.81d–83ab, as he there quotes Kumārila’s verse 112c–d, as follows: pratyakṣād grahaṇād3 api | | 4.81 | | svalakṣaṇena yogitvād vyavahārasya sarvataḥ | loke cānupapatteś ca pramā vā vyavahāragā4 | | 4.82 | | bālamūkādivijñānasadṛśī kidṛśī kriyā |

27 This passage of the ŚD is a difficult one, and any proper interpretation of it depends on accepting a variant reading recorded in one manuscript, that of pratyakṣād grahaṇād where the editio princeps reads pratyakṣāgrahaṇād. It also requires one to emend, as I tentatively have done, in the last quarter of verse 4.82. Taken together, one can tentatively suggest that this passage may be rendered with the following: Indeed (vā), valid knowledge (pramā) is discursive (vyavahāragā), because discourse (vyavahārasya) is invariably connected with the unique particular (svalakṣaṇa) in the world, even as the result [merely] of the apprehension that is direct cognition, and because of the impossibility [of such discourse, if matters were otherwise]. [After all:] Of what kind is the action that is similar to the awareness of children, mute people, and the like?

28 To put the matter plainly, cognition, even what could be conceived of as purely perceptual cognition, must be connected with speech. Somānanda here agrees, that is, with the Mīmāṃsakas, and he quotes Kumārila to support his point of view: the Buddhists cannot posit a momentary and instantaneous real existent, a svalakṣaṇa, that is entirely non-conceptual in nature, for it would be impossible to connect it to concepts if it weren’t already so connected, and because we see the two connected in the world at all times, anyhow.

29 I know of no passages in the ĪPK or its Vṛtti, nor in the writings of Abhinavagupta, which similarly engage Kumārila and Śabara in treating the theories of the Buddhist Epistemologists. Perhaps the reason for this is simply that Kumārila offers his point of view in explicit contrast to Bhartṛhari’s, and unlike Somānanda, Utpaladeva and Abhinavagupta frequently accommodate Bhartṛhari’s views in their writings. Indeed, both claim that language and reality are interwoven not in the provisional manner allowed by Kumārila, but decidedly so, in the form of an ontological identity that accords with Bhartṛhari’s view of the matter. It does not appear, in this context at least, that the same could be said of Somānanda.

Pratyabhijñā Arguments Against the Vedāntins

30 The third lecture explored the Pratyabhijñā’s somewhat uneven but fascinating history of engagement with the Vedānta. While virtually absent from the ĪPK and their Vṛtti, the Vedānta was known in myriad forms to Somānanda, who refers (in ŚD Ch. 6) to no fewer than twelve distinguishable Vedāntic perspectives on how it is that a multiple world can be manifested by a unitary reality. That is, Somānanda queried and rejected

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 77

a dozen Vedāntic ways of justifying their non-dualism. In doing so, he considered both illusionist and transformationalist arguments, those theories that, respectively, claimed the multiple world to be some sort of illusion (the māyāvāda) or claimed the world to be a natural extension of the unitary divine (the pariṇāmavāda). Also of note is the fact that Somānanda joined his critique of the Vedānta with one of the Pañcarātra in a manner that mirrors the writings of his dualist, Śaiva Siddhānta counterparts, specifically the Paramokṣanirāsakārikā of Sadyojyotis and the Vṛtti thereon, which was composed by Rāmakaṇṭha, who was more or less a contemporary of Somānanda and himself a Kashmiri.

31 I conjectured that this evidence, somewhat scarce as it is, suggested that Somānanda may well have had the writings of his Saiddhāntika counterparts in mind when composing his brief and doxographic account of the Vedānta (and the Pañcarātra); and, apart from this, that his dismissive and apparently incidental interest in the Vedānta— he devoted only 23 verses to their thought, and the passage is adventitious to the larger argument of the ŚD—stood in contrast to the body of work composed by Abhinavagupta, who not only makes more frequent reference to the Vedānta in his ĪPV and ĪPVV but also penned the Paramārthasāra, a text that incorporates, somewhat modifies, and adds to a Vedāntic work of the same name in what appears—to me, anyhow—to be an effort to appropriate any influence such a Vedāntic work might have had in Abhinavagupta’s day.

Philosophy in Context: The Evidence of the Pratyabhijñā

32 The final lecture served to summarize the findings of the previous three, and began to address questions relating to the degree to which each of the respective authors of the Pratyabhijñā innovated novel philosophical arguments, and how well those arguments could be said to conform to a unified tradition—that could be said, that is, to maintain fidelity to a shared notion of their common “theological truths.” The answers I offered, tentative though they were, suggested that these authors did, indeed, write new philosophy and, more importantly, did so in a shared spirit of tradition. Somānanda’s contributions, moreover, insufficiently understood as they might be, were substantial, and often novel; and while sometimes they were left without a legacy in the writings of his successors, engaging them promises deeply to enrich our understanding of Kashmiri—and Indian—intellectual history.

NOTES

1. Some of these materials were presented in J. NEMEC, « Two Pratyabhijñā Theories of Error », Journal of Indian Philosophy 40/2 (2012), p. 225–257.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 78

2. Presumably Somānanda here refers with etat to tattvasyaikyam, which is found at ŚD 4.70a. 3. The reading here recorded, pratyakṣād grahaṇād is that of the manuscript of the Calcutta Sanskrit College. Both the editio princeps and the manuscript of Trivandrum University read pratyakṣāgrahanād. 4. The present reading, that of vā vyavahāragā is a conjectural emendation. Both the editio princeps and the manuscript of Trivandrum University read ca vyavahāragā; the manuscript of Calcutta Sanskrit College reads vācyavahārataḥ. Another possible, though to my mind less likely, reading is vāgvyavahāragā.

ABSTRACTS

In a series of four lectures and in my research program of the last twelve months, I examined the history of Pratyabhijñā thought, primarily through an examination of the philosophical contributions of Somānanda, the founding author of the school. A study of Pratyabhijñā engagement with the realist Nyāya-Vaiśeṣika was followed by an examination of Somānanda’s particular contributions to the Pratyabhijñā arguments against the Buddhist Epistemologists and Dharmakīrti in particular. Finally, I examined the various arguments against Advaita Vedānta ontology in Somānanda’s Śivadṛṣṭi and suggested they exhibited a lesser concern with that school than was evinced in the writings of Abhinavagupta, Somānanda’s great-grand disciple.

INDEX

Subjects: Religions de l’Inde : études shivaïtes

AUTHOR

JOHN NEMEC Directeur d’études invité (2015-2016), M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, University of Virginia

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 79

Religions de l’Inde : études shivaïtes To Edit or Not to Edit

Jürgen Hanneder

1 The following is a brief summary1 of a series of lectures held at the École Pratique des Hautes Études in March 2015. They aimed at explaining the rationale for editing unknown Sanskrit texts by adducing as concrete examples some ongoing editions at Philipps-Universität Marburg. Another aim was to provide an overview of the historical and current editorial principles as well as indological attempts at solving the problems involved in editing.

Modern Translations into Sanskrit

2 One blind spot in the history of Sanskrit literature is certainly the genre of translations into Sanskrit. It is well-known that Sanskrit authors were hesitant to deal with and recognise foreign cultures in writing. When they did, it is all the more interesting.

3 One example for this would be the translation of Don Quixote into Sanskrit. It was produced by the Kashmirian Pandit Nityananda Shastri and Jagadhar Zadoo between 1935 and 1936, and the credit for making this known goes to S. N. Pandita, who described these translations briefly in a chapter of his book on Marc Aurel Stein.2 The background given there is roughly as follows: When Stein was trying to acquire funds to continue his researches, the Harvard Sanskritist Charles R. Lanman tried to find support for his Central Asian tours, Stein was invited to give lectures on Central Asia in Harvard, and the University eventually funded his expeditions. It was in Massachusetts that he met Carl Tilden Keller (1872–1955). After studying in Harvard, Keller worked as an accountant in Boston, and was a renowned book collector interested among other things in translations of Cervantes’ Don Quixote into various languages of the world. The Houghton Library of Harvard University houses his collection, which contains one section devoted to his exchanges with Stein.3 Keller had asked Stein to organize a translation of the Spanish novel into Sanskrit and Kashmiri, which he did. In March 1937 Stein acknowledges the receipt of the translation, but—as with other project completed before the war—nothing more came of it. It has remained in the Harvard

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 80

archive since then, has never been printed or studied. This is most unfortunate, since the Sanskrit text of Don Quixote immediately strikes the reader as unusually literal and thus an interesting departure from a pre-modern style of translation. Sometimes only a glance at the English version clarifies the Sanskrit syntax, which occasionally imitates the English as closely as to be almost incomprehensible. So how does the translator deal with Spanish realia? For instance, in one passage a group of Benedictine monks appear. The monks are called saṃnyāsis, but no such self-explanatory translation for their monastic order was possible, and thus the denomination is simply transcribed as benediktain. When something is paid in the Spanish currency real, the translator decided to transcribe the word in the way he would pronounce it, that is as rīl. Here he could have used the common dīnāra without much loss, so we are led to assume that the translator made it a point of not completely masking the foreign character of the text. This is, however, done with great circumspection. When it is said of one character in the English version that he is not “worth a farthing” the translator does not try to imitate the idiom, but uses a corresponding Sanskrit one : “he does not value him even as grass”.

4 Naturally there were rather complex problems to solve. When reading the following passage in the English version of Jarvis and pondering on how to turn this into convincing Sanskrit, one may get somewhat lost: And immediately he said over the cruse above four-score Paternosters, and as many Ave-Marias, Salves and Credos, and every word was accompanied with a cross, by way of benediction […]

5 Nityananda Shastri did fare well with this ; he decided to retain what he could not translate, but then added something familiar to clarify the context: sadya eva sa tasya śuddhyai aśītisaṃkhyākān pīṭara nŏsṭar āve meris sālvas kriḍoz ityādimantrān viniyogasamanvitān saṃjajāpa | maṃgalārthe ca pratipadaṃ krŏsacihnaṃ vinidadhau |

6 The Sanskrit reader will notice through this that the European prayers with their unfamiliar names were not unlike mantras. They were used for purification and to this end had to be accompanied with a statement of the application (viniyoga). Another such clarification concerns the cross, which, as the translator adds, is used maṅgalārthe. There are many other interesting loan-words like paiṃta “pint” or rauṇḍ-ṭebal vīra “knights of the round table”.

7 The whole project of editing Ḍān Kvikṣoṭa began with leisurely afternoon reading sessions, which were pursued for a few semesters by Dragomir Dimitrov, Stanislav Jager, Maximilian Mehner, and myself, occasionally including other scholars as Martin Straube or visiting scholars like Chandra Bhushan Jha (Delhi) and Shrikant Bahulkar (Pune). They combined interests of the various participants, in Spanish, in Modern Sanskrit, manuscript reading, etc., but in the end it yielded more interesting results than expected.

8 From a modern Indian perspective a translation of Don Quixote into Sanskrit may seem negligible. The author of the first translation from Spanish directly into Hindi, Vibha Maurya, says in an interview4 that “there are translations of El Quijote into Bengali, Marathi, Tamil, Kashmiri, and Hindi. But always made from English.”5 The earlier Hindi translation by the Sanskritist Chavinath Pandey (1964) she considers to be unsuitable for the modern reader, being written in a highly sanskritized Hindi.6 So it seems that the Indian Cervantes experts have failed to notice that this translation is a singular

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 81

instance of an unusually literal translation of a European classic into Sanskrit. Whether this is the first translation into Sanskrit that is not in the classical adaptive style, I am unable to say, since to my knowledge the history of translations of European works into Sanskrit still needs to be written.

9 Of our next translator into Sanskrit, Sāhib Rām, we do not know a date of birth, but he probably died in 1872. He was employed at the court of the Kashmirian Mahārāja Ranbir Singh,7 whose reign gave a great impetus to the study, copying and printing of Kashmirian literature. Many works that now belong to the most interesting areas within Sanskrit literature were discovered when scholars made research tours to Kashmir and were assisted by the Kashmir government. The most well-known report was made by the German indologist Georg Bühler,8 who expressed his appreciation of the works of Dāmodara, the son of Sāhib Rām in no unclear terms: As regards the present state of literary activity, I can say that I saw one really distinguished Pandit, who would be able to hold up his head anywhere,—Dâmodar, the son of Sâhebrâm, the chief teacher in the Mahârâja’s Mudrisssa […] His own poetical composition,—a continuation of the Râjatarangiṇî, and a letter-writer entitled Prauḍhalekhâẖ, which he was good enough to read and to explain to me for hours,—certainly surpass Śrîharsha and Bâṇa, and can be only compared to Subandhu’s Vâsavadattâ.9

10 Now Bühler, at least for German indologists, is of some authority. Why international Indology never even looked at the works of Sāhib Rām and his son Dāmodara therefore remains a mystery to me. Perhaps they never fitted into academic fashions and did not seem to matter to Indology. The interesting question of course remains : Even if Bühler was only mildly exaggerating the literary quality of the works of Dāmodara, was he correct?

11 Solving this question is unfortunately not so simple. Since a few years I have tried to motivate students with an interest in editorial work to take up some of the unknown pieces in Stein’s collection of Kashmirian manuscripts. The first result was the so-called Fifth Rājataraṅgiṇī of Dāmodara edited by my student Bidur Bhattarai in Marburg, 10 a continuation of those of Kalhaṇa, Jonarāja, Śrīvara including the editions by Śuka or Prājyabhaṭṭa. While the work was very interesting, it did not display the sparkling style Bühler was talking about. Stein’s copy was prepared directly from the autograph, and it seems that Dāmodara passed away before finishing the work. Stein writes: “At the time that these passages are passing through the press news reaches me that this most learned and amiable of all Kashmirian scholars has fallen a victim to the epidemic now raging in the Valley […]”.11 The apograph seems to reproduce the author’s copy in much detail: we find that in few places the text is given in two columns, one contains a prose version of the text, the other a versified one. Most probably Dāmodara formulated his ideas in prose first and then put them into Ślokas, for the main part of the text itself is metrical. This is one of the rare and interesting cases, where we can look into an author’s workshop!

12 Then we have a so-called “letter-writer”12 attributed to Dāmodara, which Stein describes as follows: “Specimens of letters, composed by the late Pandit Dâmodar by order of Maharaja Ranbir Singh. Original copy, sold to me by Pt. Mahânandajîva, son of Pandit Dâmodar, who attests that this letter-writer was adapted from a Persian text. Srinagar Sept. 30, 1892 M. A. Stein.”13 If we look at this text, we find letters addressed to various recipients, to the “son” (apatya), to the head of a village, to the king (rājānaṃ prati vijñaptipatrikā fol. 8), to a father (fol. 10ff.), uncle, guru (16ff), the rest is again

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 82

devoted to an apatya. Since there is more than one hand involved and the quality of the text is in some parts problematic, it is doubtful whether this was really, as attested by Pandit Mahānandajīva, the “original”.

13 Then there is another letter-writter attributed to his father, but partly written by the son, which is called “Lekhaśikṣā śrīpaṇḍitasahibrāmakṛtiḥ”. In this manuscript the name sahibrāma stands over a deleted dāmodara. An explanation is given in Stein’s description: “This copy was prepared from the original MS. of the author (written partly by him partly by his son Pandit Damodar) in September 1892. M. A. Stein.”14 From the copy we cannot know where the juncture was. It is written in Devanāgarī and has quite a few corrections by a second hand, which concern usually omissions and misspelt letters.

14 For possible candidates for the artistic style Bühler was praising, there are furthermore the fragmentary historiographic materials written not by Dāmodara, but by his father Sāhib Rām, which have been edited in another Marburg project by Anett Krause.15 After perusing these materials, it is possible to make sense of Bühler’s enthusiasm.

15 The second Lekhaśikṣā, which is attributed to both authors, is written in a highly artistic Praśasti-like style, which reminds one of the classical prose novel in Sanskrit, but its function as a model of courtly communication one could nowadays describe within the genre of “Huldigungsschriften”.16

16 Further indication of a high literary sophistication is not found in works of Dāmodara, but in one of Sāhib Rām. In what appear to be the unfinished materials for a Rājataraṅgiṇī we find a description of the court of Ranbir Singh. One stanza there contains a multilingual paronomasia. Such bhāṣāśleṣas are not unknown, 17 but they usually concern Sanskrit and Prakrit, where the task is to find words common to both languages, as if someone would write a sentence that could be read in Latin and in Italian. In Sāhib Rām’s text, which would be incomprehensible without his long auto- commentary, the Sanskrit yields in the third layer of meaning the names of some individuals in the entourage of Ranbir Singh. An interpretation of a whole stanza is beyond the scope of this summary, but I shall give one example.18

17 Ranbir Singh is described in one expression as moṭīsiṃharasadgalo, which is explained as “one, under whom wealth (mā = lakṣmī) accumulates (ūti = vṛddhi), and who roars like a lion” (siṃharasadgala iti siṃhavad rasan śabdāyamāno galo yasya siṃhagarjanakārītyarthaḥ), not an unusual imagery for referring to a king.

18 In the second layer of meaning the non-Sanskritic (bhāṣā) word moṭī is understood as “pearl” (mauktika). “Lion pearls” are understood as the “best pearls” shining at the kings collar (motīsiṃhā mauktikaśreṣṭhāni tair hāralatārūpeṇa rasan lasamāno galo yasyeti).

19 The third level of meaning is historically the most interesting and the one that explains the almost obscurantistic choice of the words mā for wealth and ūti for growth: moṭīsiṃha is of course Moṭī Singh, the third son of Gulabh Singh’s brother Dhyān Singh. Now the question is: in what sense is Ranbir Singh’s relative Moṭī Singh shining (lasat) at his throat? The question is relevant, since both Moṭī Singh and his brother had demanded land from Gulabh Singh via the British resident in Lahore. The land was not granted by the authorities, but Gulabh Singh gave it to him nevertheless and thereby pacified the potential conflict. The verse contains in the same hidden way the names of many other participants of the royal assembly and displays an extremely artistic

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 83

mastery of Sanskrit. In any case the two examples are sufficient explanation of Bühler’s praise directed to the son, but actually due to the father.

20 Sāhib Rām was furthermore translator of a Persian nīti work, the Akhlāq-i Muḥsinī, into Sanskrit under the name Vīraratnaśekharaśikhā, which is currently being edited in an interdisciplinary Indo-Persian project in Marburg.

How to Edit

21 In the field of textual criticism in European philologies we find a variety of methods, which Sanskrit criticism has inherited. There is firstly the meticulous application of stemmatics. Editors know that a critical edition needs a stemma, so it seems they produce one at all costs, that is, even where it has no effect on the editing process.

22 The fact that contamination is extremely wide-spread has led some Sanskrit editors to adopt an entirely different type of classical textual criticism to deal with contaminated recensions,19 the “Kontaminationskritik” as developed by Pasquali and others. This method may appear to be a roll-back before the time of Lachmann: from objective, stemmatic editing back to subjective decisions. But actually this impression is created only by the undue propaganda of Lachmann.

23 In the lectures the practices of textual criticism in pre-modern India and in 19th century Europe were analysed in much detail as well as the more current Indological solutions to the problem of editing.

Sāhib Kaul’s Works

24 The works of Sāhib Kaul, an author of seventeenth-century Kashmir, are almost a blind spot in the literary landscape of Kashmir. Merely his Devīnāmavilāsa, a highly poetical verse commentary on the Bhavānīsahasranāma, which he wrote at the age of 24, has so far been edited, his other works, a substantial corpus of Stotras, ritual manuals (paddhati) and other treatises, have remained inedita.

25 Sāhib Kaul mentions the names of his works in the concluding verses to the chapters of the Devīnāmavilāsa, and many of these works survive in manuscript. Here is a list of his works:20 Devīnāmavilāsa [edited in the KSTS], Śivasiddhinīti, Gāyatrīmantrabhāṣya, Citsphārasārādvaya [edition forthcoming], Saccidānandakandalī [edition forthcoming], Śivaśaktivilāsa [edition forthcoming], Śārikāstava [edition forthcoming], Guruvṛttacintāmaṇi, Sahajārcanāṣaṣṭikā [edition forthcoming], Nijātmabodha [edition forthcoming], Candramaulīstava, Suprabhātastava, Gītāsāra, Jātakodāharaṇa, Kalpavṛkṣa [edition forthcoming], Kṛṣṇāvatāra, Śrīvidyānityāpūjāpaddhati, Śyāmāpaddhati [edition forthcoming], Hṛllekhāpaddhati, Janmacarita.

26 Sāhib Kaul’s works are not merely devotional Stotras: the so-called Citsphārasārādvaya is a soteriological dialogue, in which the disciple, seeing the suffering of existence (vs. 1c), speaks to his teacher (vs. 2), describes his mental state and requests to be shown how his own self is an abode of being, consciousness and bliss. The teacher, who is said to have found his own luminous self, listens to the words of the disciple, and now starts to teach from his own experience (4). Since the mind of the pupil is fortunately already pure, has escaped like a lotus the mud through his own power and has been washed with the waters of detachment, he is merely in need of the touch of the Sun, that is the

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 84

teaching, to blossom (5). The setting reminds one of the Mokṣopāya, where Rāma, in a religious depression, has all the prerequisites to be liberated through this kind of religious didactic intervention.

27 At this point the author suddenly reveals his identity. It is Sāhib Kaul himself, or rather Śiva acting through him, who teaches the non-duality of the expanse of consciousness —hence the title of the work—to his pupil (6). evaṃ sāntvanam asya satyavacasā kṛtvā svatantrātmavit sāhibkaulapade sthitaḥ sati mahāmāheśvaraḥ paścime sacchiṣyaṃ vyapadiśya śāntamanasaṃ svātmasvarūpaṃ paraṃ provāca prakṛtaṃ vimuktam atulaṃ citsphārasārādvayam (6) Having thus consoled him with true words, the knower of the free self, the great devotee of Śiva, residing in the last state of Sāhib Kaul, taught a true disciple, whose mind was pacified, about the supreme nature of his own self. Thus he taught this (prakṛta) free, incomparable non-duality of the expanse of consciousness.

28 In his disquisition the author uses the Vedāntic triple methodology of hearing, thinking and meditating, in the course of which insight is said to appear on its own accord (svataḥ 7d). According to the essence of the Vedic revelation, Śiva is always liberated, awakened, pure, etc. (8a), whereas the world is identical with him, consists of him, and appears thus, or is, real (8c). We find here in other words a curious blend of ideas from monistic Śaivism and Vedānta, and similarly in the next verse, where the eternal reality brahman, from which everything is born like waves from the ocean, is said to have an egoity (ahantā), and its realization is the recognition of something forgotten (10). Here we do not find the term, but idea of pratyabhijñā.

29 It was already known from the Devīnāmavilāsa that Sāhib Kaul used especially the popular Pratyabhijñāhṛdaya of Kṣemarāja alongside other ideas, but the extent to which he mixes different strands of thought is well worth noting. Also in the Citsphāra we find pieces from the Kashmirian monistic Śaivism : Śiva is said to appear as someone else (asaḥ 12c), like an actor who plays different roles and cannot be recognized. The student is repeatedly urged to give up his limitations, the “contraction” (saṃkoca) that causes suffering. All fears will be groundless, once one’s own nature as Mahābhairava is realized (14).

30 In the text then follow appeals to the disciple in his state of religious despair to understand that he himself is Śiva, is all-pervading, pure, etc. Much of the work is just a rephrasing of this central message with the help of all kinds of religious doctrines and images. The emphasis is here not philosophical or systematical, it is like an individual instruction aiming at bringing the student to the intended realization of his or her true nature.

31 At the end of these lectures, the question, whether producing first editions makes a difference, should have answered itself. Even the brief overview on unedited Kashmirian texts21 shows our deficient picture of India’s literary history, but also that filling in the blank spots is possible, if only we continue unearthing unedited works.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 85

NOTES

1. A monographical version is being published as: To Edit or Not to Edit, New Delhi 2017 (Pune Indological Series 1).

2. S. N. PANDITA, Western Indologists and Sanskrit Savants of Kashmir, Siddharth Publications, New Delhi 2002. See there Kashmiri and Sanskrit Translations of Don Quixote, p. 269–287. 3. Carl Tilden Keller Collection Concerning Sir Aurel Stein. (MS Am 2532). Houghton Library, Harvard University. 4. Interview conducted in November 2007 by Ma. Teresa Elizarrarás for Revista de Estudios Cervantinos 4 (2007–2008). 5. “Se debe mencionar que existen traducciones de El Quijote en bengali, marathi, tamil, casamiri y en hindi. Pero siempre hechas del inglés.” Ibid. 6. “En el año 1964 la Academia de Letras de India publicó la primera traducción hecha del inglés por un profesor de sánscrito, el Dr. Chhavinath Pandey. La traducción contiene errores de comprensión del original, así como el lenguaje es arcaico, sanscritizado, por eso poco asequible.” Ibid. 7. See for instance Sukh Dev Singh CHARAK, Life and Times of Maharaja Ranbir Singh, 1830– 1885, Jammu 1985. 8. Detailed Report of a Tour in Search of Sanskrit Mss. made in Kásmír, Rajputana, and Central India, Bombay–London 1877. 9. BÜHLER: Detailed Report, p. 26. 10. Critical Edition of Dāmodara Paṇḍita’s Pañcamī Rājataraṅgiṇī, Master thesis., Marburg 2010. 11. Preface to M. A. STEIN, Kalhaṇa’s Rājataraṅgiṇī. vol. 1. Sanskrit Text with Critical Notes, Bombay–Leipzig 1892, p. xviii, n. 1. 12. For the genre, see I. STRAUCH, Die Lekhapaddhati-Lekhapañcāśikā: Briefe und Urkunden im mittelalterlichen Gujarat. Reimer, Berlin 2002. 13. Ms. Stein or. c. 10, last folio. 14. Ms. Stein. or. d. 34. 15. Sāhibrāms Arbeiten zur Geschichte Kaschmirs: Erstedition und Analyse ausgewählter Textstellen. Ph.D. dissertation, Marburg 2016. 16. See C. KLEINHUB, J. MANGEI (eds) Vivat! Huldigungsschriften am Weimarer Hof., Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen 2010. 17. See MICHAEL HAHN: “Der Bhāṣāśleṣa – eine Besonderheit kaschmirischer Dichter?”. In R. STEINER (ed): Highland Philology. Results of a Text-Related Kashmir Panel at the 31st DOT, Marburg 2010, Halle 2012, p. 77–105. 18. The passage is discussed by Anett Krause in her dissertation Sāhibrāms Arbeiten zur Geschichte Kaschmirs, p. 56f., see footnote 15. 19. See J. HANNEDER: “Introduction”. In J. HANNEDER and P. A. MAAS (eds): Text Genealogy, Textual Criticism and Editorial Technique. [=WZKS LII–LIII (2009–2010)], p. 12.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 86

20. The forthcoming edition referred to is my critical edition of the works of Sāhib Kaul. 21. The monographical version contains more examples of unedited or recently edited texts, the Maṅkhakośaṭīkā, the works of Sahib Rām, Sahib Kaul, Ratnakaṇṭha and Bhāskarakaṇṭha.

RÉSUMÉS

The following is a brief summary of a series of lectures held at the École Pratique des Hautes Études in March 2015. They aimed at explaining the rationale for editing unknown Sanskrit texts by adducing as concrete examples some ongoing editions at Philipps-Universität Marburg. Another aim was to provide an overview of the historical and current editorial principles as well as indological attempts at solving the problems involved in editing.

INDEX

Thèmes : Religions de l’Inde : études shivaïtes

AUTEUR

JÜRGEN HANNEDER Directeur d’études invité (2014-2015), M., Philipps-Universität Marburg, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 87

Religion de l’Égypte ancienne Religion de l’Égypte ancienne

Laurent Coulon

1 Pour la première partie du séminaire, consacrée à une recherche diachronique sur le développement du culte osirien en Égypte ancienne du IIe au I er millénaire av. J.-C., l’enquête a été centrée sur le fétiche d’Abydos, dont le culte est appréhendé à travers son développement au sein de la métropole osirienne dont il est l’emblème, mais également à travers sa diffusion à Thèbes et dans divers autres sites. Cette année, ce sont les sources relatives au culte du fétiche à Abydos, du Moyen Empire jusqu’à l’époque ramesside, qui ont été étudiées.

2 Dans la deuxième partie du séminaire, consacrée à la lecture d’inscriptions sacerdotales thébaines, l’étude s’est concentrée sur des documents de la XXXe dynastie et du début de l’époque ptolémaïque, pour une bonne part issus de la Cachette de Karnak, qui appartiennent à deux dossiers prosopographiques contemporains l’un de l’autre : la famille de Nesmin, propriétaire du papyrus Bremner-Rhind, et celle des prêtres osiriens enterrés dans la tombe d’Ânkh-hor.

I. Recherches sur le culte osirien (IIe-Ier millénaire av. J.-C.) : enquête sur le fétiche d’Abydos en contexte rituel (I)

3 En choisissant le fétiche d’Abydos comme fil directeur à notre étude du développement du culte osirien, l’objectif était de mieux percevoir les particularités du culte de cet « emblème », très répandu mais mal cerné, et les modalités de sa diffusion en dehors d’Abydos, avec en perspective la meilleure compréhension d’un monument particulier, la chapelle d’Osiris Ounnefer Neb djefaou à Karnak, dont la fonction principale est celle de reposoir du fétiche processionnel. Il convenait d’abord de présenter cet objet singulier et énigmatique1, dont les désignations égyptologiques restent impropres : le terme fétiche, très marqué culturellement et orienté historiographiquement, ne peut être utilisé que conventionnellement ; l’appellation « reliquaire » ne reflète sa fonction qu’à partir de la fin du IIe millénaire ; d’autres expressions, telles que « pilier d’Abydos

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 88

», sont des pis-aller. Si sa partie inférieure est effectivement un pilier, c’est la « châsse » qui surmonte celui-ci qui constitue son élément central. La description relativement précise donnée par les inscriptions des chapelles osiriennes de Dendara (Dendara X, 36, 12-15) la présente comme une « corbeille en roseaux », caractérisation qui a été mise en regard de l’iconographie variée du fétiche, faute de pouvoir disposer d’un exemplaire « réel » de l’objet. Différents éléments caractéristiques sont par ailleurs récurrents dans les représentations : couronne faite de deux hautes plumes, légèrement inclinées vers l’arrière, socle fait d’un signe-ḏw et/ou orné de quatre protomes de lion, dispositifs processionnels plus ou moins élaborés, pavillon en forme de per-nou. Le fétiche est par ailleurs entouré de divinités qui constituent sa garde rapprochée : il a été rappelé que les deux béliers juchés sur des enseignes qui l’encadrent symétriquement, bien que souvent identifiés à tort aux béliers de Mendès ou aux animaux d’Amon, sont en fait deux formes de Khnoum, l’un d’Éléphantine, l’autre de Her-our, comme le précisent explicitement certaines sources (e.g. Hibis III, pl. 25). Des compagnies de dieux-gardiens spécifiques sont par ailleurs préposées à sa protection. Enfin, s’agissant des fonctions assumées par le fétiche abydénien, elles peuvent être provisoirement regroupées sous quatre grandes dénominations, susceptibles évidemment de se recouper : enseigne, bâton sacré, reliquaire et effigie osirienne.

4 Le « fétiche » est connu au moins depuis la IIIe dynastie comme l’idéogramme de la sepat thinite. En revanche, son rôle cultuel n’est véritablement attesté qu’à partir du début du Moyen Empire. Datable du règne de Sésostris Ier, la stèle Caire CG 20561 (ANOC 4.4), au nom d’Antef fils de Nebhou et de Satimen, livre ainsi une des premières représentations de l’objet en contexte cérémoniel, car il apparaît dans l’idéogramme de la barque-nechemet2. Un examen attentif des graphies sur la photographie de l’objet3 a permis de mettre en évidence une variation notable entre les deux occurrences de cet idéogramme sur cette même stèle, variation négligée dans la publication d’H. O. Lange et H. Schäfer. La première occurrence, dans la séquence ḏȝt-nṯr r (Ww)-pqr, « traversée du dieu vers Ou-Peqer » (l. 2), montre le fétiche réduit au pilier et à la châsse le surmontant, tandis que dans la seconde, où la barque avec le fétiche sert de déterminatif au mot nšmt au sein de la « formule abydénienne » (l. 2), la châsse est couronnée des deux plumes avec deux uraei4. Cette transformation reflète à l’évidence le rite de couronnement du fétiche, attesté par ailleurs, qui, en toute logique, doit se dérouler à Ou-Peqer. L’étude de ce document a été l’occasion de faire le point sur le degré de compréhension que nous pouvons avoir des « mystères » abydéniens au Moyen Empire et sur la bibliographie ancienne et récente s’y rapportant.

5 En dehors de l’attestation indirecte de la stèle Caire CG 20561, le culte du fétiche ne semble pas autrement attesté dans les sources du Moyen Empire. Notre documentation est certes lacunaire et fréquemment elliptique. En revanche, les sources concernant la barque-nechemet sont beaucoup plus abondantes5. Une chapelle au nom de Montouhotep II, dégagée partiellement en 2014, montre ainsi une personnification de cette barque associée à une autre déesse incarnant le pieu d’amarrage (mnjt) (mur ouest, reg. inférieur)6. Le fétiche abydénien n’apparaît pas dans la partie de la décoration qui a pu être mise au jour. Néanmoins, la position de la chapelle, désignée comme une mʿḥʿt dans ses inscriptions, l’inscrit dans le même chemin processionnel que les édifices postérieurs aux noms de Ramsès Ier, Séthy Ier et Ramsès II, dans lesquels le fétiche occupe une place essentielle.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 89

6 Deux stèles de la première partie du Nouvel Empire montrent le fétiche abydénien en contexte cultuel, associé à la barque. La première, datable du règne de Thoutmosis IV ou d’Amenhotep III, est la stèle Londres BM EA 1332 (HTBM VIII, p. 38-40, pl. XXXIII), célèbre pour l’énumération des barques sacrées dont son propriétaire, Iounna, a supervisé la fabrication dans différentes localités. Parmi celles-ci est mentionnée la « barque-nechemet maîtresse d’éternité dans le nome thinite », qui est également mise à l’honneur dans le registre supérieur de la stèle, où elle est représentée (Iounna étant désigné là comme « l’artisan de la barque-nechemet »). La cabine centrale de la barque abrite le fétiche abydénien entouré des deux Khnoum sur des enseignes, fixé dans un socle orné de scènes rituelles. La seconde est la stèle Lyon, Musée des Beaux-Arts H 1379, au nom d’Houyou et datable de la XIXe dynastie ; elle est connue par des publications anciennes ou des notices sommaires7, mais absente des Kitchen Ramesside Inscriptions8. Un nouvel examen du monument a permis d’en faire progresser l’étude9. L’un des traits caractéristiques de la représentation de la barque-nechemet abritant le fétiche d’Abydos est ici la présence, au-dessus d’elle, du cartouche d’Ahmosis Nebpehtyrê. Cela permet de relier ce document au dossier du culte posthume de ce roi10, fondateur de la XVIIIe dynastie, particulièrement à l’époque ramesside, où, à l’instar d’Amenhotep Ier, il possède un rôle oraculaire11.

7 À l’évidence, l’époque ramesside offre une documentation autrement plus riche que les périodes précédentes, du fait de la préservation des temples conçus comme des reposoirs du fétiche abydénien, ceux de Séthy Ier, le grand temple à son nom et le plus modeste dédié à son père Ramsès Ier, et celui de Ramsès II. Pour les deux premiers, nous avons analysé les scènes bien connues dans lesquelles figure le fétiche. Dans le temple de Séthy Ier se trouve une représentation très détaillée du fétiche processionnel associé aux enseignes qui l’accompagnent, qui est à mettre en relation avec la description de la réfection de la barque-nechemet par Thoutmosis Ier dans la stèle Caire CG 34007, rapprochement effectué par G. Jéquier12, mais généralement ignoré de la littérature récente. Le texte, qui relève du genre de la Königsnovelle, relate les réalisations de Thoutmosis Ier en faveur de l’équipement cultuel du temple d’Osiris. Il mentionne plusieurs réalisations majeures : une effigie d’Osiris, un dispositif wṯs nfrw, probablement la barque portative, la barque-nechemet et enfin les effigies des dieux accompagnant Osiris sur leurs pavois. La liste de ces derniers (Khnoum maître de Her- our qui réside dans Abydos ; Khnoum maître de la cataracte qui réside dans Abydos ; Thot le sekhem des dieux qui préside à Héseret ; Horus qui préside à Létopolis ; Harendotès ; Oupouaout de Haute-Égypte ; Oupouaout de Basse-Égypte) correspond aux enseignes entourant le fétiche processionnel dans le temple de Séthy Ier, la seule divergence consiste dans le remplacement d’Horus de Létopolis par Onouris-Chou (ces dieux interviennent dans des contextes similaires plus d’une fois). D’autres représentations du fétiche abydénien au sein du même temple ont également retenu notre attention.

8 S’agissant du temple édifié par Séthy Ier pour son père Ramsès Ier, « temple mémorial en miniature » (P. Brand), il place au cœur de son programme décoratif le fétiche d’Abydos, représenté deux fois dans deux scènes symétriques de la paroi ouest13. Parmi les particularités commentées, on retiendra d’une part que, dans la scène de gauche, Séthy Ier, sous forme de statue, présente au fétiche une statue de lui-même portant un vase à onguent, mettant en quelque sorte en abyme la scène d’onction du fétiche abydénien, couramment représenté14 ; d’autre part, le fait que le fétiche est identifié

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 90

pleinement à Osiris, sous les appellations « Osiris Khentyimentiou », « maître de l’éternité » ou « Oun(ne)nefer ». C’est là une des difficultés de notre enquête, l’objet « fétiche » s’efface le plus souvent sous des dénominations moins spécifiques et n’est plus décelable quand le texte n’est pas accompagné de représentations. Ainsi, la lecture de la stèle dédicatoire du temple15 ne nous a pas permis de déceler d’allusions précises ou dépourvues d’ambiguïté au fétiche processionnel, même si le récit des travaux menés pour réaliser l’effigie osirienne et l’équipement cultuel du sanctuaire devait forcément renvoyer, au moins en partie, au fétiche.

9 Avec le règne de Ramsès II, la documentation relative à cet emblème osirien devient abondante, preuve que son culte prend une importance accrue. Nous avons d’abord étudié deux montants de porte inédits provenant d’Abydos (Caire JE 18067-18068), montrant le pharaon en adoration devant le fétiche. La provenance exacte de ce monument nous est inconnue16. Sur les deux montants, le fétiche, nommé « Osiris Khentyimentet » présente une apparence semblable : il est encadré par deux enseignes de Khnoum et il est encastré dans un support disposé sur un traîneau, lui-même posé sur un piédestal. Sa partie supérieure est protégée par un oiseau aux ailes déployées qui, dans la représentation du côté nord (Caire JE 18067), porte une coiffe d’Isis. Nous avons signalé également la mention sur un ostracon portant un compte de construction lié au chantier du « temple-portail » de Ramsès II d’un quai servant aux processions de la barque-nechemet17.

10 Le temple de millions d’années de Ramsès II à Abydos constitue l’une des sources les plus riches concernant le culte du fétiche. Il vient de faire l’objet d’une nouvelle édition qui nous a permis d’en appréhender l’ensemble des éléments constitutifs18. Après une présentation générale de l’édifice, nous avons particulièrement étudié trois espaces dont les décors laissent une place privilégiée au fétiche. Le premier est le « sanctuaire d’albâtre » (salle D/XVI), dans l’axe central est-ouest du temple, qui se trouve au centre d’un groupe de trois chapelles consacrées à la triade osirienne, Osiris (chapelle D), Isis (chapelle E/XVII) et Horus (F/XV). La paroi nord laisse voir, à gauche, une représentation fragmentaire du fétiche abydénien entouré probablement du pharaon et de la déesse Isis. De part et d’autre du fétiche, à des niveaux différents, se trouvent des figures royales qui correspondent vraisemblablement à l’ornementation de la base du fétiche19 ; dans la partie droite de la scène, la représentation d’un dispositif processionnel peut être légitimement identifiée à celle du fétiche abydénien. À côté de celui-ci se trouvent un certain nombre de vases à libation et une figure du roi associé à un vase à onguent. Cette représentation du fétiche d’Abydos dans sa configuration processionnelle est entourée par un groupe de dieux, par séries de quatre sur plusieurs registres, groupe qui peut être identifié à une assemblée divine de trente-six dieux qui assistent au réveil d’Osiris dans une composition qui apparaît à partir du règne de Séthy Ier, dans l’Osireion d’Abydos20. Comme Osiris, le fétiche d’Abydos est appelé à se réveiller de son état de mort et à revivre grâce aux rites de deuil et aux offrandes. De fait, dans le programme décoratif des édifices où le « fétiche » abydénien tient une place importante, sa représentation est très fréquemment mise en relation avec une scène de réveil du dieu.

11 Deuxièmement, nous nous sommes attardés sur les scènes symétriques de la salle M/ XIV montrant le fétiche abydénien recevant l’onction du pharaon en présence d’Isis, sous la protection de dieux armés de couteaux. Nous avons rappelé l’identité de ces dieux coutilliers mis en place pour protéger le fétiche, dispositif que l’on retrouve, sous

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 91

une forme très fragmentaire, dans le temple de Séthy Ier, mais aussi à Thèbes, à Medinet Habou ou dans le temple de Khonsou21. Cette garde rapprochée du fétiche se décline en différents collèges au Ier millénaire av. J.-C., attestée sur différents types de mobilier funéraires (sarcophages, etc).

12 Enfin, nous avons étudié la scène célèbre qui montre un groupe de prêtres, emmené par un prêtre qualifié de « sem de son père », portant le fétiche abydénien fixé sur un pavois (paroi nord de la cour B). La représentation laisse apparaître six rangées de quatre porteurs, ce qui correspondrait au déploiement maximal de la surface du fétiche processionnel22. Le texte prononcé par les porteurs de barque (ḏd mdw jy nṯr sȝ tȝ : « Paroles à dire : vienne le dieu, la protection du pays ! ») accompagne fréquemment les processions23. S’agissant du déroulement de cette procession et de son trajet, seules quelques autres scènes très fragmentaires fournissent des indications. Ces scènes se trouvent dans la partie sud de la cour A (mur sud et mur est). L’interprétation en a été donnée par Klaus Kuhlmann24, qui propose de voir dans ces scènes la sortie du temple et, en s’appuyant sur la représentation de barques en train de naviguer, le trajet vers le temple d’Osiris à Kom es-Sultan.

13 Au final, le fétiche abydénien constitue à l’évidence l’objet central du culte dans le temple de Ramsès II. Celui-ci accueille la procession du fétiche, lui sert de reposoir dans une salle conçue comme une douat protégée par des dieux-gardiens et enfin permet le réveil du fétiche au sein du sanctuaire. Cette importance accordée à cet emblème osirien trouve un écho dans la documentation privée contemporaine. Nombre de stèles montrent ainsi le fétiche comme élément central de leur registre supérieur25. L’objet est également omniprésent dans les monuments qu’a laissés Ounnefer, grand prêtre d’Osiris sous Ramsès II, et nous avons été ainsi amenés à analyser plusieurs d’entre eux. Le premier est la tombe ou chapelle-mémorial découverte par E. Amélineau à la fin du XIXe siècle et à laquelle W. M. F. Petrie a donné le numéro G10026. Elle se trouve à peu près à mi-chemin entre le temple de Ramsès II et la tombe d’Osiris à Umm el-Qaab. La nature du monument dans lequel étaient intégrés les reliefs au nom de Minmès et d’Ounnefer demeure difficile à préciser. Parmi les éléments de décor qui nous ont particulièrement intéressé, deux sont conservés au Victoria Museum de l’université d’Uppsala (n° 134 et n° 1)27. Sur le premier, le premier prophète d’Osiris Ounnefer j.v. est représenté sur une barque de papyrus, tenant à la main une rame. Devant lui se trouve le fétiche d’Abydos, dépourvu de plumes et planté dans un signe-ḏw. Sur l’une des faces du deuxième bloc, trois personnages encadrent le fétiche planté là aussi dans un signe-ḏw (la partie supérieure manque).

14 Un troisième fragment, dont la localisation n’est pas connue, a été répertorié par Amélineau (n° 11, p. 40) et est publié dans KRI III, 460, 2-4 (cf. RITA III, p. 327). Il montre un homme et une femme de part et d’autre d’un fétiche d’Abydos, dont la base est conservée. Le texte dit : « Adoration à toi, ô Osiris mon maître [puisses-]tu m’[accorder] que je puisse [aller] et me mêler aux esprits excellents, et que je puisse [être heureux ?] ; pour le ka du prêtre d’Osiris Mér[y j.v.] ». Deux des reliefs associent donc les rites du fétiche abydénien à un culte funéraire en l’honneur du père d’Ounnefer.

15 Nous avons également traduit le texte de la statue Louvre A66 (KRI III, 452, 5-453,5) montrant Ounnéfer portant le fétiche d’Abydos, particulièrement explicite sur les fonctions du prêtre. En voici un large extrait :

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 92

Je suis le chancelier du dieu, celui qui se tient à l’avant, le prophète d’Hornedjitef. J’ai amené la couronne de justification avec laquelle je transfigure le dieu. J’ai récité les acclamations dans Rô-peker, le siège vénérable de la première fois. […] Je suis le grand prophète dans Abydos, ce parvis d’Ounnefer, aux doigts fermes en fixant le diadème, qui orne le dieu, qui fait traverser le dieu vers Rô-Peqer, qui abat celui qui se rebelle contre la barque nechemet […]. J’ai été promu à Rô-Sétaou, j’ai été récompensé, j’ai été orné de lin rouge, le sceptre-ames dans ma main qui écrase les révoltés, l’arme iaat qui frappe les rebelles. J’ai récité les glorifications faites par Isis, j’ai cherché les reliques dans la nécropole28.

16 Comme l’avait montré Ph. Derchain29, le texte de la statue reprend un extrait d’un rituel abydénien d’« amener la couronne de glorification » (tp-rd n jnt mȝḥ n mȝʿ-ḫrw) connu par le papyrus de Nedjmet.

17 L’enquête que nous avons entamée sur le fétiche abydénien a d’ores et déjà révélé quelle place centrale cet objet cultuel occupait au sein des rites osiriens d’Abydos, et cela de manière particulièrement accentuée à partir du début de l’époque ramesside. L’enquête sera poursuivie lors de l’année 2016-2017 pour ce qui concerne la documentation abydénienne ramesside, avant de pouvoir aborder la diffusion de ces cultes à Thèbes et dans d’autres sites d’Égypte.

18 Le 10 mai 2016, Florence Gombert-Meurice, conservatrice en chef du Département des Antiquités égyptiennes au Musée du Louvre, a présenté un exposé sur « quatre bases d’enseigne » en bronze, ornées de quatre protomes de lion, acquises en mars 2016 par le musée (sous les numéros Louvre E 33393.1-4). Ces objets étaient connus anciennement, notamment pour avoir fait partie de la collection du Dr. Fouquet. Le fait qu’ils soient au nombre de quatre et leurs dimensions modestes avaient pu laisser penser à P. Perdrizet qu’ils avaient servi de pieds de meuble. La provenance qui leur est attribuée, à savoir Léontopolis (Tell Moqdam), reste sujette à caution. L’analogie avec la « base du reliquaire abydénien » en pierre publiée par P. Barguet (Louvre E 11072) ainsi qu’avec l’iconographie de la base du fétiche sur certains reliefs est frappante.

2. Lecture d’inscriptions sacerdotales thébaines – Documents de la XXXe dynastie jusqu’au début de l’époque ptolémaïque (I)

19 La deuxième heure de séminaire a été consacrée à la lecture et au commentaire de textes, pour la plupart épigraphiques, qui émanent du milieu sacerdotal thébain, en nous limitant à la période de la XXXe dynastie au début de l’époque ptolémaïque (IVe- IIIe siècle av. J.-C.). Pour introduire cet enseignement, il a paru utile de s’interroger sur l’intérêt d’étudier ces textes, question à laquelle nous pouvons apporter une réponse triple : • En premier lieu, ces documents nous renseignent sur les acteurs de la religion eux-mêmes, les prêtres. Ce que nous pourrons apprendre de ces textes, ce n’est pas forcément tant les détails de leur existence – les épisodes biographiques sont relativement rares – mais la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 93

composition de leur famille, les dieux qu’ils servent, le niveau hiérarchique qu’ils ont atteint dans la carrière sacerdotale, mais aussi la culture sacerdotale dans laquelle ils sont immergés. • Ensuite, ce corpus textuel forme un complément essentiel aux monuments religieux conservés dans la région thébaine. Les temples et chapelles de Thèbes constituent la source première pour connaître la théologie et les pratiques cultuelles, mais leur témoignage est généralement limité à une période précise, celle de la construction, de la décoration, éventuellement du réaménagement des édifices. Les sources sacerdotales peuvent nous renseigner sur la perpétuation d’un culte au sein de ces édifices à des périodes où l’activité architecturale était plus limitée. • Enfin, cette documentation sacerdotale peut permettre de recontextualiser des rituels connus par les versions qu’en ont préservées des papyrus à vocation funéraire emportés par les membres du clergé dans leur sépulture. Les données prosopographiques que fournissent les papyrus forment une source très précieuse pour rattacher un rituel à son contexte de performance.

La famille des Nesmin, prophètes d’Osiris oup-iched

20 Le premier dossier que nous avons étudié illustre parfaitement le potentiel de cette documentation. Il s’agit de celui de la famille de Nesmin, fils de Padiimennebnesouttaouy, rendu célèbre par le lot de rituels osiriens à son nom conservé au , incluant le papyrus Bremner-Rhind (pBM 10188) et les papyrus BM 10208 et 10209. Un livre des Morts lui est également attribuable (pDetroit, Institute of Arts Acc. No. 1988.10.1-24)30. Parmi les titres caractéristiques portés par ce personnage, on relève celui de prêtre d’Osiris oup-iched (« qui inaugure l’arbre-iched ») et plusieurs fonctions liées à la localité de Hout-Sekhem (Hou), dans la 7e sepat de Haute-Égypte. Par la similitude des titres et des noms, les inscriptions ajoutées sur une colonnade à l’avant de la chapelle d’Osiris oup-iched, proche du tombeau d’Osiris dans le secteur nord-est de Karnak, avaient permis, dans une étude parue en 2005, de mettre en relation les activités cultuelles du propriétaire des papyrus avec ce secteur31. Bien qu’elles ne soient pas remises en cause sur le fond, ces analyses préliminaires se devaient d’être reconsidérées en prenant en compte deux statues issues de la Cachette de Karnak et se rattachant de toute évidence au même dossier : • la statue Caire JE 37160 (B-CK [= Base Cachette de Karnak] n° 399), publiée dans une édition à laquelle nous avons pu apporter de nombreuses améliorations32. Elle appartient à Nesmin, fils de Padiimennebnesouttaouy et de Irmehytoudjanefou, qui porte un très grand nombre de titres identiques à ceux du Nesmin connu par les papyrus et à ceux de la colonnade de la chapelle d’Osiris oup-iched. • la statue Caire JE 43606 (B-CK n° 836), jusqu’ici inédite, appartenant à Padiimennebnesouttaouy fils de Nesmin et de Nehemesrattaouy. Ce personnage porte peu de titres sur ce monument, mais ils sont caractéristiques de cette famille : père divin, prophète d’Amon-Rê roi des dieux, scribe d’Amon, prophète de Neferhotep de Hou, prophète d’Amon- {Rê} aux cornes pointues.

21 L’analyse prosopographique de l’ensemble de ces documents nous amène, bien qu’avec les réserves qu’impose le caractère incomplet des informations disponibles, à dissocier deux Nesmin : à l’un seraient attribuables la statue Caire JE 37160 et les inscriptions de la chapelle d’Osiris oup-iched ; à l’autre, son petit-fils, les papyrus du British Museum et de Detroit. Le fils du premier et le père du second pourraient être, mais cela reste une

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 94

hypothèse, le propriétaire de Caire JE 43606. Le dossier de cette famille doit certainement être enrichi d’autres éléments. Ainsi le titre de prophète d’Osiris oup- iched apparaît également sur un cartonnage de momie inédit conservé au Musée égyptien du Caire sous le numéro RT 26/11/25/9 et appartenant à un certain Nesmin fils de Aset-ouret. Ce cartonnage, à la composition caractéristique des IVe-IIIe siècles av. J.-C., porte une liturgie osirienne attestée sur d’autres cartonnages contemporains (Florence inv. no. 5708B et Louvre AF 12859, MG E 1082)33. Un personnage nommé Nesmin fils de Aset-ouret est également connu par un Livre des morts dit « papyrus Nicholson »34 ; il porte le titre de « prophète de Neferhotep ».

22 Les cultes dont les membres de cette famille avaient la charge ont fait l’objet d’un commentaire approfondi, d’autant que certains d’entre eux sont rarement attestés (Méhyt, Amon aux cornes pointues, Amon aux hautes plumes, etc.). Le culte d’Osiris oup-iched à Karnak a été quant à lui analysé au regard de la décoration de la chapelle éponyme, dont la partie à proprement parler osirienne (l’autre étant un proto- mammisi) révèle une forte tonalité héliopolitaine.

La famillle des prêtres osiriens enterrés dans la tombe d’Ânkh-hor

23 Le second dossier que nous avons étudié concerne une famille de prêtres des IVe- IIIe siècles av. J.-C. dont le mobilier funéraire a été retrouvé dans la tombe d’Ânkh-Hor, fouillé par l’équipe de Manfred Bietak. Ce mobilier, très riche, avait permis à Elfried Reiser-Haslauer d’établir un tableau prosopographique détaillé de cette famille officiant à Karnak et à Coptos, notamment dans les sanctuaires de Khonsou et d’Osiris35. Ce tableau avait été ensuite corrigé et complété par H. De Meulenaere en s’appuyant sur une série de documents épigraphiques, en partie inédits. C’est à la lecture et à l’étude de ces documents, pour une part provenant de la Cachette de Karnak, qu’ont été consacrées plusieurs séances : Caire JE 37173 (B-CK n° 412) ; JE 38041 (B-CK n° 620) ; JE 36990 (B-CK n° 201) ; JE 36989 (B-CK n° 295) ; JE 38016 (B-CK n° 587) ; CG 38917bis (B-CK n° 858) ; JE 37993bis (B-CK n° 531) ; stèles Turin 1573 et Londres BM 8456 et 8461 ; situle Londres BM EA 38212.

3. Introduction à la religion égyptienne : le nom des dieux en Égypte ancienne

24 Le but de ce cours de master est de fournir aux auditeurs une introduction au fonctionnement de la religion égyptienne à partir d’un thème qui sert de fil directeur pour parcourir un certain nombre de sources fondamentales, aborder de grandes problématiques et analyser certains écrits fondateurs de l’égyptologie. Le sujet choisi cette année, « Le nom des dieux en Égypte ancienne », offrait la possibilité d’une relecture critique de l’ouvrage fondamental d’E. HORNUNG, Der Eine und die Vielen : Altägyptische Götterwelt, 6e éd. revue et augmentée, Darmstadt, 2005. Le thème a été décliné selon cinq grandes questions : I. Les noms divins : typologie et étymologies ; II. Épithètes et épiclèses ; III. Invoquer le nom de dieu : Hymnes et rites ; IV. Noms et images des dieux ; V. Le nom, enjeu de pouvoir.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 95

NOTES

1. Un premier état des lieux a été présenté dans L. COULON, « Les uraei gardiens du fétiche abydénien. Un motif osirien et sa diffusion à l’époque saïte », dans D. DEVAUCHELLE (éd.), La XXVIe dynastie. Continuités et ruptures. Actes du colloque de l’Université de Lille-III. 26-27 novembre 2004, Paris 2011, p. 85-108. Il faut ajouter maintenant à la bibliographie : J. M. ISKANDER, « The Lintel of Ptahemheb in Cairo Museum (TR 22/3/25/10) », SAK 39 (2010), p. 153-163 ; D. KLOTZ, « The cuboid statue of Ser-Djehuty, master sculptor in Karnak. Los Angeles County Museum of Art 48.24.8 + Cambridge University, Museum of Archaeology and Anthropology 51.533 », RdE 66 (2015), p. 58-59.

2. M.-C. LAVIER, « Les formes d’écriture de la barque nšmt », BSEG 13 (1989), p. 90.

3. W. K. SIMPSON, The Terrace of the Great God at Abydos : The offering Chapels of Dynasties 12 and 13, PPYEE 5 (1974), pl. 11. 4. Le fétiche a également cette apparence en tant que déterminatif de Tȝ-wr, le nome thinite (l. 3). 5. M.-C. LAVIER, « Les formes d’écriture de la barque nšmt », p. 89-101 ; EAD., « La barque- nechemet dans le chapitre 409 des Textes des Sarcophages », dans J.-C. GOYON, C. CARDIN (éd.), Actes du neuvième congrès international des égyptologues II, Louvain 2007 (OLA 150), p. 1083-1090 ; EAD., « Les mystères d’Osiris à Abydos d’après les stèles du Moyen-Empire et du Nouvel Empire », dans S. SCHOSKE (éd.), Akten des vierten internationalen Ägyptologen Kongresses München 1985, Hambourg 1989 (BSAK 3), p. 292. La barque-nechemet est conçue comme une barque fluviale ; voir C. KARLSHAUSEN, L’iconographie de la barque processionnelle divine en Égypte au Nouvel Empire, Louvain 2009 (OLA 182), p. 17. 6. A. DAMARANY, Y. ABD EL-RAZIQ, A. OKASHA, K. CAHAIL, J. WEGNER, « A new temple : the mahat of Nebhepetre at Abydos », EgArch 46 (2015), p. 4. 7. T. DÉVERIA, Mémoires et fragments. T. I. Notice sur les antiquités égyptiennes du musée de Lyon (Bibliothèque égyptologique 4), Paris 1896, p. 74-76, pl. II, n° 85 ; J.-L. B[OVOT], Notice « Stèle de Houyou avec la barque sacrée du reliquaire d’Osiris », dans Rendre visite aux dieux. Pèlerinage au temps de l’Égypte pharaonique, catalogue d’exposition, Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay 2013, n° 34, p. 74. 8. K. A. KITCHEN, Ramesside Inscriptions I-VIII, Oxford 1969-1990. 9. Nous remercions Mme Geneviève Galliano, conservatrice en chef au Musée des Beaux-Arts de Lyon, pour nous avoir facilité l’étude du monument. 10. St. HARVEY, The Cults of King Ahmose at Abydos, diss. 1998, particulièrement dans le chapitre « Textual Evidence for the Ahmose cults », p. 121-125 ; I. MUNRO, « Zum Kult des Ahmose in Abydos. Ein weiterer Beleg aus der Ramessidenzeit », GM 101 (1988), p. 57–64. 11. Voir la stèle Caire JE 43649, provenant certainement d’Abydos, qui relate un oracle d’Ahmosis sous le règne de Ramsès II. Voir G. LEGRAIN, « Un miracle d’Ahmes I à Abydos sous le règne de Ramsès II », ASAE 16 (1917), p. 161-179 ; J. J. CLÈRE, « La légende d’une scène d’oracle », dans W. HELCK (éd.), Festschrift für S. Schott für seinem 70. Geburtstag,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 96

Wiesbaden 1968, p. 45-49 ; KRI III, 464, 2 - 465, 4 ; RITA III, 330 ; E. FROOD, Biographical Texts from Ramessid Egypt, Atlanta 2007, n° 15, p. 101-103. 12. G. JÉQUIER, « L’ennéade osirienne d’Abydos et les enseignes sacrées », CRAIBL (1920), p. 409-418. 13. H. E. WINLOCK, The Temple of Ramesses I at Abydos, New York Metropolitan Museum Papers 5, New York, 1937, pl. IV ; cf. M. ULLMANN, König für die Ewigkeit. Die Häuser der Millionen von Jahren. Eine Untersuchung zu Königskult und Tempeltypologie in Ägypten, Wiesbaden 2002 (ÄAT 51), p. 202. 14. Ainsi, dans le complexe d’Osiris du temple de Séthy I er à Abydos ( Abydos, éd. Calverley, III, 1938, pl. 6). 15. S. SCHOTT, Der Denkstein Sethos’I. für die Kapelle Ramses’I. in Abydos, Göttingen 1964 (NAWG 1964/1). 16. PM V, 49. Voir la notice de G. MASPERO, Guide du visiteur au Musée du Caire, 4e éd, Le Caire 1915, p. 186-187, n° 722-723 : « Parois latérales d’une porte enlevée vers 1875 du temple d’Osiris à Abydos par un pacha qui les abandonna à Bélianeh sur la berge du fleuve (cf. p. 185-186, n° 703) ; elles furent apportées au Musée en avril 1882. Le pharaon Ramsès II, debout, fait offrande au reliquaire qui abrite les restes de l’Osiris d’Abydos – XIXe dynastie. » Ces blocs ont été ramassés en même temps qu’un linteau en granite au nom de Séthy Ier conservé au Musée du Caire sous le numéro JE 32091, sur lequel sont représentées deux scènes symétriques dans lesquelles le roi Séthy Ier offre les vases- nmst à Osiris sous deux formes : Osiris Ounnefer et Osiris Khenty-Imentet. Cf. P. J. BRAND, The monuments of Seti I, Leyde-Boston-Cologne 2000 (PdÄ 16), p. 185, fig. 93. 17. W. K. SIMPSON, Inscribed Material from the Pennsylvania-Yale Excavations at Abydos, PPYEE 6 (1995), B4, l. 5 ; M.-A. POULS-WEGNER , « The construction accounts from the “Portal Temple” of Ramesses II in north Abydos », dans Z. HAWASS, J. HOUSER WEGNER (éd.), Millions of jubilees : studies in Honor of David P. Silverman, Le Caire 2010 (CASAE 39), II, p. 113, n° 10. 18. S. ISKANDER, O. GOELET, The Temple of Ramesses II in Abydos. Vol. 1, Wall Scenes – Part 1, Exterior Walls and Courts & Part ; Part 2, Chapels and First Pylon, Atlanta 2015. 19. Représentation identique dans la salle M/XIV. 20. Cette composition a fait l’objet d’une monographie récente par J. A. ROBERSON, The Awakening of Osiris and the Transit of the Solar Barques. Royal Apotheosis in a Most Concise Book of the Underworld and Sky, Fribourg-Göttingen 2013 (OBO 262), où il reprend en détail les différentes attestations de cette composition : Cénotaphe de Séthy Ier à Abydos ; tombes de Ramsès VI ; Ramsès IX ; Chechonq III à Tanis ; Mutirdis à Thèbes (3 versions dont une seule bien préservée). Les trente-six divinités qui encadrent le réveil d’Osiris dans la partie inférieure de la composition se retrouvent sur le sarcophage de Mérenptah usurpé par Psousennès (P. MONTET, Les constructions et le tombeau de Psousennès à Tanis. La Nécropole royale de Tanis II, Paris 1951, pl. 90). De même, les noms d’une partie de ces trente-six dieux ont pu être identifiés par Claude Traunecker dans la tombe de Padiaménopé (TT 33). 21. Voir notre étude « Les uraei gardiens… » (supra, n. 1). 22. Voir la discussion dans K. J. EATON, « The festival of Osiris and Sokar in the month of Khoiak : the evidence from Nineteenth Dynasty royal monuments at Abydos », SAK 35 (2006), p. 90-93. Les dimensions du temple de Ramsès Ier semblent n’autoriser que deux

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 97

porteurs par rangée. Pour ce qui est des parallèles iconographiques, La procession représentée sur l’ostracon Louvre N 3958 implique deux rangées de 4 porteurs, tandis que celle visible sur la stèle Londres, UC 14409 montre cinq rangs d’un seul porteur chacun. 23. Chapelle rouge, bloc 303 ; voir P. LACAU, H. CHEVRIER, Une chapelle d’Hatschepsout à Karnak. I, Le Caire 1977, p. 192, § 278 ; F. BURGOS, F. LARCHÉ, La chapelle Rouge. Le sanctuaire de barque d’Hatchepsout, édition électronique, Paris 2015, p. 111. On trouve également différentes variantes de l’expression dans la scène 73 du rituel de l’ouverture de la bouche, au moment où les neuf semerou élèvent la statue ou la momie. Cf. E. OTTO, Das ägyptische Mundöffnungsritual, Wiesbaden 1960 (ÄgAbh 3), II, p. 165. 24. Kl. K UHLMANN, « Der Tempel Ramses II. in Abydos. Zweiter Bericht über die Neuaufnahme », MDAIK 38 (1982), p. 362. 25. Ainsi la stèle Louvre C148, la stèle Turin, Museo Egizio, n° 1465 ou la stèle Bologne KS 1915. 26. U. et A. EFFLAND, « Minmose in Abydos », GM 198 (2004), p. 7-8.

27. P. LUGN, Ausgewählte Denkmäler aus ägyptischen Sammlungen in Schweden, Leipzig 1922, p. 19-20 et pl. XIV (cf. KRI III, 460, 9-11) et p. 21-22, pl. XVI (cf. KRI III, 459). 28. La traduction de RITA III, p. 322, « I sought property in the Sacred Territory », fait peu de sens. E. FROOD traduit par « I deposited offerings in the sacred land » (Biographical Texts, p. 100). Pour ḥḥ ḫt en contexte osirien, voir ainsi Dendara X, 276, 5 (Anubis) : ḥḥ.n.j ḫt.k m jȝwt nt ndb.f « J’ai cherché tes reliques dans les buttes de tout le pays ». 29. Ph. DERCHAIN, « La couronne de justification. Essai d’analyse d’un rite ptolémaïque », CdE XXX (1955), p. 236. 30. Voir la présentation de W. H. PECK, « The Papyrus of Nes-Min : An Egyptian Book of the Dead. Detroit Institut of Arts Acc. No. 1988.10.1-24 », Bulletin of the Detroit Institute of Arts 74/1-2 (2000), p. 20-31 ; bibliographie complémentaire dans I. MUNRO, Der Totenbuch-Papyrus des Hor aus der frühen Ptolemäerzeit (pCologny Bodmer-Stiftung CV + pCincinnati Art Museum 1947.369 + pDenver Art Museum 1954.61), HAT 9 (2006), p. XII. 31. L. COULON, « Trauerrituale im Grab des Osiris in Karnak », dans J. ASSMANN, F. MACIEJEWSKI, A. MICHAELS (éd.), Der Abschied von den Toten. Trauerrituale im Kulturvergleich, Göttingen 2005, p. 326-341. 32. R. EL-SAYED, « À la recherche des statues inédites de la Cachette de Karnak (III) », ASAE 80 (2006), p. 174-178, pl. VI-XI. 33. T. MEKIS, « The Cartonnage of Nestanetjeretten (Louvre AF 12859 ; MG E 1082) and its Enigma », BIFAO 112 (2012), p. 257-261. 34. Ce papyrus ramené d’Égypte par Sir Nicholson fut publié en fac-similé par celui-ci dans ses Aegyptiaca. A Catalogue of Egyptian Antiquities Collected in the Years 1856-1857 and now deposited in the Museum of The University of Sydney, Londres 1891, p. 139-150. Il est passé dans le commerce des antiquités dans les années 1990. Voir les photographies dans le catalogue Sotheby’s New York. December 14, 1994, n° 35. 35. L’étude de ce mobilier a été reprise récemment sous l’impulsion de J. BUDKA.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 98

RÉSUMÉS

Pour la première partie du séminaire, consacrée à une recherche diachronique sur le développement du culte osirien en Égypte ancienne du IIe au Ier millénaire av. J.-C., l’enquête a été centrée sur le fétiche d’Abydos, dont le culte est appréhendé à travers son développement au sein de la métropole osirienne dont il est l’emblème, mais également à travers sa diffusion à Thèbes et dans divers autres sites. Cette année, ce sont les sources relatives au culte du fétiche à Abydos, du Moyen Empire jusqu’à l’époque ramesside, qui ont été étudiées. Dans la deuxième partie du séminaire, consacrée à la lecture d’inscriptions sacerdotales thébaines, l’étude s’est concentrée sur des documents de la XXXe dynastie et du début de l’époque ptolémaïque, pour une bonne part issus de la Cachette de Karnak, qui appartiennent à deux dossiers prosopographiques contemporains l’un de l’autre : la famille de Nesmin, propriétaire du papyrus Bremner-Rhind, et celle des prêtres osiriens enterrés dans la tombe d’Ânkh-hor.

INDEX

Thèmes : Religion de l’Égypte ancienne

AUTEUR

LAURENT COULON Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 99

Religions du monde syro-mésopotamien Religions du monde syro- mésopotamien : histoire et archéologie

Maria Grazia Masetti-Rouault

Littérature, mythe et idéologie : la composition de l’épopée de , IV

1 Le séminaire principal que j’ai tenu pendant l’année académique 2015-2016 constitue la suite d’un cycle de cours donnés depuis 2013, centrés sur une lecture critique et historique de l’épopée de Gilgamesh, qui se terminera l’année prochaine. Il s’agit d’une des œuvres de la littérature cunéiforme akkadienne les plus connues et diffusées dans le monde proche-oriental antique. Lue et appréciée au-delà du cercle des spécialistes, l’épopée de Gilgamesh représente encore aujourd’hui, dans la perception commune, un symbole et un résumé de la culture mésopotamienne, donc remontant à la plus haute Antiquité. La circulation de l’épopée a déterminé aussi, de par la nature et les fonctions de son protagoniste – Gilgamesh, roi d’ –, la formation d’une image particulière de la royauté orientale, mais aussi du destin de chaque homme, qui illustre et reflète un mode de penser et de voir la vie et le monde différent et alternatif, par rapport aux conceptions idéologiques et religieuses qui soutiennent les institutions de la société mésopotamienne. Dans le récit épique, ce système de pensée se trouve à mi-chemin entre, d’une part, la mise en scène d’un despotisme politique hyperactif, arrogant, insensé et moralement ambigu et, de l’autre, la manifestation et l’expression de la sagesse et de l’intelligence les plus profondes et hardies – on dirait prémodernes – réunies dans le caractère héroïque du protagoniste.

2 De ce point de vue, il a été intéressant de développer, au cours de ces années, une comparaison suivie avec la formulation de l’idéologie royale en Mésopotamie, étudiée dans mon cours parallèle, par la lecture des inscriptions royales médio-assyriennes

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 100

(XIVe-XIIe siècles av. n. è.)1. Ces textes, produits par la chancellerie politique de la royauté assyrienne, sont en effet partiellement contemporains de l’édition la plus récente de l’épopée, dite classique ou Standard Babylonian, mise en place à la fin de l’âge du Bronze et du second millénaire av. n. è., qui est la version de l’épopée sur laquelle est développée l’analyse dans le séminaire principal2. La série de tablettes cunéiformes qui fournit matériellement le texte le plus complet de l’épopée, sur lequel se fondent les transcriptions et les traductions modernes, provient des bibliothèques associées au palais néo-assyrien de Ninive, témoignant ainsi de l’importance cruciale de cette œuvre pour comprendre la culture et l’idéologie politique de l’empire assyrien, et des contradictions qui pouvaient les traverser.

3 Le long poème de Gilgamesh – plus de trois mille lignes – a été le premier texte cunéiforme en akkadien qui a montré, de façon frappante, la relation existant entre la littérature cunéiforme et les traditions bibliques. Il a ainsi établi un lien et une forme de dépendance réciproque qui, dès les débuts des études assyriologiques, ont longtemps orienté l’interprétation de l’ensemble de la production textuelle, mythologique et religieuse, mésopotamienne. C’est en effet un fragment de la tablette XI de la série de douze composant l’épopée, identifié et traduit par George Smith en 1872, qui a donné une partie du récit du « déluge universel », attesté dans le livre de la Genèse (Gn 6-9). Cette découverte a ouvert la voie à un débat encore en cours. Bien que sous une forme et par une dialectique bien différentes, avec des objectifs scientifiques autres, la confrontation classique Bibel und Babel se poursuit, exploitant désormais une documentation beaucoup plus vaste. L’épopée de Gilgamesh continue toutefois à occuper une place importante dans la reconstruction du « milieu biblique », si l’on considère sa diffusion dans les cultures proche-orientales anciennes, aussi au Levant. Puisque ce contact entre les deux traditions littéraires est particulièrement évident, à partir des formes et des contenus narratifs des tablettes VIII-XI, étudiées cette année – entre autres, les thèmes du jardin enchanté au milieu des eaux, de l’intégration de la mort dans le destin de l’homme, du déluge cosmique –, la question de leur attestation et de leur nouvelle signification acquise dans les textes bibliques a été souvent évoquée pendant le cours, tout en prenant bien en compte les différences et les problèmes posés par les datations respectives de ces récits. En effet, les recherches sur les modes et les lieux de la réception de la littérature et des savoirs cunéiformes dans les milieux intellectuels et religieux responsables de la rédaction des textes bibliques n’ont pas pu encore aboutir à la définition d’un modèle historique, ni d’un paradigme d’interprétation, susceptibles d’être acceptés et intégrés par les disciplines concernées.

4 La même situation, celle d’une problématique scientifique qui reste toujours active et ouverte, sans solutions immédiates apparentes, est aisément identifiable quand on considère la question des relations entre l’épopée de Gilgamesh et la littérature non seulement mythologique et religieuse, mais aussi épique, de la Grèce antique. Mises en évidence, encore une fois, dès les débuts de l’étude critique du texte par les orientalistes assyriologues3, qui ont rapidement reconnu son influence, même dans la composition du bien plus tardif Roman d’Alexandre, les similitudes entre l’histoire du roi d’Uruk et, celles, par exemple, d’Odysseus ou d’Héraclès, ont été ensuite assumées et exploitées aussi par des spécialistes de la culture grecque. Utilisée dans une perspective d’interprétation souvent anthropologique, la pratique, même extensive, de la comparaison narrative et structurelle entre les deux traditions littéraires n’a pas

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 101

permis d’affronter ni de surmonter le problème de la nette séparation existant entre leurs identités culturelles (et linguistiques) respectives, qui les oppose autant que leur évidente distance chronologique. Comme dans le cas des relations Bibel/Babel – traditions partageant au moins des aires géographique, linguistique et culturelle apparentées –, la comparaison entre textes mésopotamiens et textes grecs anciens donne au fond des résultats semblables. Si son utilité herméneutique est reconnue, l’identification de formes partagées dans l’articulation de la pensée et de l’idéologie – même par opposition structurelle – n’a pas encore permis à la recherche d’évoluer sur un plan historique. Malgré l’interprétation nouvelle d’une série de phénomènes bien documentés, par exemple, par les données archéologiques, nous sommes encore loin de pouvoir reconstituer un environnement intellectuel commun aux cultures de la Méditerranée orientale dès l’Âge du Bronze, et de pouvoir décrire les réseaux de communication, de contacts et d’échanges qui rendraient compte, dans les deux directions, du transfert, du partage et de la réception de certaines formes et contenus des créations littéraires.

5 Continuant, comme les années précédentes, l’étude de la construction et de la transformation du récit au cours du temps, nous avons essayé, à travers la lecture et l’interprétation des tablettes VIII-XI de l’épopée de Gilgamesh, de mettre en évidence la trame intertextuelle qui en soutient la structure narrative et qui permet d’en comprendre la signification. Au cours de ce travail, nous avons souvent pu constater comment l’articulation de ce même réseau intertextuel, établi d’abord dans l’ensemble de la littérature mésopotamienne, permet aussi de suivre et de comprendre, au moins partiellement, le parcours de certains thèmes, motifs, éléments de la narration, vers d’autres productions littéraires et d’autres discours – les traditions bibliques et la littérature grecque ancienne – au-delà des barrières linguistiques et chronologiques. La version Standard Babylonian des tablettes choisies de l’épopée de Gilgamesh a été confrontée en premier lieu à celle, plus ancienne d’environ un demi-millénaire, datée de l’époque paléo-babylonienne amorrite. Nous avons aussi recherché dans le cycle des chants de Gilgamesh rédigés en sumérien des situations et des passages comparables à ceux mis en évidence dans les textes des tablettes VIII-XI. Suivant les changements et les transformations du récit épique depuis ses premières formulations jusqu’à sa structure finale, dans la chronologie comme dans la dynamique de sa traduction/ adaptation, l’analyse réalisée pendant le séminaire s’est efforcée d’identifier et de comprendre les phases, les stades et les paliers de la formation du texte. Ce type de lecture est habituel et traditionnel, quand il s’agit de l’épopée de Gilgamesh, comme le montrent, par exemple, les éditions les plus récentes de ses traductions modernes, qui offrent au lecteur intéressé les différentes versions du récit4, selon les époques et les langues.

6 Toutefois, dans la dynamique du séminaire, il ne s’est pas agi de restituer par la comparaison la simple évolution littéraire du récit épique et la mécanique de la transformation, qui iraient, par la force des choses, dans la direction d’une amélioration continue, qualitative et formelle, à partir d’une tradition « orale » supposée. Par ailleurs, il ne s’est pas agi non plus pour nous de retrouver les racines historiques d’un « conte de fées », de la tradition orale, qui serait automatiquement la plus antique, formulée en sumérien. Plus populaire voire folklorique, une tradition orale primitive concernant l’histoire d’un roi appartenant à une dynastie urukéenne clairement mythologique, aurait précédé la composition écrite du texte sumérien, déjà « littéraire », du cycle épique de Gilgamesh. Constituée par des chants distincts dont

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 102

Gilgamesh est le protagoniste principal, cette création littéraire a été réalisée dans le contexte des « écoles scribales », les cercles où se formaient les intellectuels et les technocrates travaillant, par la suite, dans les administrations et les chancelleries des grandes institutions des états ou des empires mésopotamiens – les cours royales, et les temples. Ces textes en sumérien, ayant de quelque manière stabilisé la structure de la narration sans pour autant la bloquer ni la canoniser, ont fourni la base de l’édition en akkadien de ces chants, désormais réunis en une épopée unique et continue du point de vue narratif.

7 L’épopée de Gilgamesh est créée dans le milieu intellectuel qui a participé à la révolution culturelle installée par la prise de pouvoir, à Babylone, de la dynastie amorrite de Hammourabi, une époque qui a marqué profondément le développement ultérieur de la civilisation mésopotamienne. À l’occasion de sa « traduction », ou mieux du transfert, de l’importation de l’œuvre dans le contexte littéraire akkadien, a été opéré un remaniement profond de la structure du texte. Tout en conservant la référence, désormais érudite, au paysage sumérien du récit, dont la mémoire historique était révolue, l’édition akkadienne de l’épopée a comporté une sélection rigoureuse des parties narratives existantes – avec la suppression, par exemple, de certains éléments plutôt « folkloriques » des chants – par l’ajout d’un axe narratif nouveau, réorganisant la matière du récit. Centré désormais sur l’évolution intellectuelle du protagoniste, l’histoire est scandée par les différents paliers de sa maturation personnelle. Le roi Gilgamesh, après sa rencontre et son union avec , un homme/génie représentant la force de la nature civilisée par la culture, et malgré le succès apparent de son œuvre royale – décrite, suivant la tradition sumérienne, comme la razzia de bois précieux de la Montagnes des Cèdres, sur les rives de la Méditerranée –, reste confronté au scandale du deuil et de la mort, vécu par la perte de son compagnon, et cherche une possible réponse à cette réalité. L’épopée assume ainsi une valeur nouvelle, véhiculant non seulement un modèle d’excellence littéraire et linguistique, utile pour la didactique, mais elle révèle aussi une mentalité différente. Des copies ou des versions dépendant de la forme la plus antique du poème épique ont ainsi été diffusées dans le monde proche- oriental antique, générant parfois, à leur tour, des traductions et des adaptations dans d’autres langues, par exemple en hittite et en hourrite, dans le monde anatolien et égéo-anatolien.

8 Nous avons souligné le fait que l’édition paléo-babylonienne de l’histoire de Gilgamesh était apparue dans le même milieu politique et littéraire qui avait produit l’Atrahasis5, le « Poème du Supersage », et qu’elle y circulait sans doute de façon parallèle, sans que les deux textes ne se citent réciproquement. Dans l’Atrahasis, l’humanité, vue comme partie intégrante de la nature, créée et exploitée sans limites pour satisfaire les besoins des dieux, est amenée, par l’avènement destructeur – mais au fond nécessaire et créatif – du déluge, à se libérer et à se constituer comme une société, structurée par la culture et la religion. Ce changement radical, sans doute un progrès, est désormais identifié dans la narration avec l’introduction de la dynamique sacrificielle par l’homme qui a survécu au déluge, liant la société et les dieux par un pacte social et institutionnel défini. Si l’humanité, qui a montré l’utilité de son travail aux dieux, gagne ainsi, en contrepartie de son engagement dans le service religieux, le droit de survivre pour l’éternité et de ne plus craindre l’annihilation, chaque homme de la nouvelle génération d’après le déluge doit par contre accepter de mourir – toujours trop tôt, avant le temps juste et naturel –,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 103

pour éviter la surpopulation et la surexploitation de la Terre, déjà ressenties comme un risque réel.

9 De ce point de vue, la mort de chaque homme (et de chaque roi), – acceptée dans l’Atrahasis comme un aspect, ou même une conséquence, de la nouvelle position, centrale et dominante, de la société (amorrite) dans le monde, est perçue comme une limite inacceptable et refusée dans l’épopée de Gilgamesh. Ce thème de la mort constitue manifestement un sujet commun du débat philosophique et préscientifique contradictoire développé par la société paléo-babylonienne à travers des récits. Même si la première édition de l’épopée n’intègre pas la question du déluge, qui est centrale dans l’Atrahasis, l’histoire de Gilgamesh constitue manifestement une forme de réponse et de réaction à ce problème de la mort, indiquant, comme possible solution, l’adoption par les hommes d’une attitude presque épicurienne. Le poème paléo-babylonien se conclut en effet par l’invitation faite à Gilgamesh à renoncer à sa quête vaine, à se satisfaire des joies et des plaisirs que la vie offre au quotidien, laissant les dieux garder leur immortalité, dans une atmosphère qui n’a plus rien d’aristocratique ni de royal, mais qui montre l’importance des valeurs bourgeoises, marquées par la satisfaction des besoins primaires dans l’intimité familiale. Ce final est supprimé dans l’édition Standard Babylonian, remplacé, dans les tablettes IX-XI, par le parcours initiatique que Gilgamesh accomplit dans un monde autre, chtonien et aquatique, où il rencontre l’homme qui a survécu au déluge, et qui est responsable de l’accord passé avec les dieux. Cette quête est le fil conducteur du récit des tablettes lues cette année. Si sa recherche de la vie sans fin est un échec, l’expérience lui donnera la connaissance, et tous les savoirs : Gilgamesh n’est pas seulement un grand roi, qui a construit les murailles d’Uruk, mais aussi l’« homme qui a tout vu » et qui, en parlant, produit une histoire et un texte.

10 Le débat sur la contradiction radicale opposée par la mort à l’esprit de l’homme et à sa perception du temps de la vie, est ainsi repris et approfondi dans la nouvelle édition Standard Babylonian de l’épopée, qui s’est imposée vers la fin du second millénaire, à l’époque des grandes transformations sociales et politiques du monde proche-oriental de la fin de l’âge du Bronze. Cette version, qui sera aussi la dernière de l’épopée, présente un récit profondément restructuré et remodelé dans sa signification, qui conteste, de façon apparemment subliminale – mais peut-être plus claire de ce que qu’on peut penser aujourd’hui – les conceptions idéologiques, religieuses et philosophiques fondant le discours du pouvoir et de la royauté, illustrées aussi par les compositions à sujet mythologique. Par exemple, la narration de la campagne vers la Forêt des Cèdres y est connotée comme une opération éminemment anti-héroïque, et le duel avec son gardien, le génie Humbaba, est décrit comme un meurtre inutile. Cette « faute » morale déterminera d’ailleurs, par un jugement divin, la mort d’Enkidu et le deuil de Gilgamesh, qui motive son abandon de la fonction royale et de la vie de la cour, pour chercher ailleurs des réponses à son angoisse existentielle.

11 L’épopée Standard Babylonian, et en particulier le récit des tablettes IX-XI, se relie par contre à la tradition des idées développées par une partie des textes sapientiaux, de la littérature dite de « sagesse »6. Porteurs d’une sévère critique du système idéologique « officiel », ils sont parfois sous-évalués par les historiens modernes, qui préfèrent traiter la culture mésopotamienne comme un cas de « pensée unique », l’autre face du « despotisme oriental ». Naturellement, les choses sont plus complexes. L’épopée de Gilgamesh ne peut pas être considérée comme une représentation ou un discours non officiels ou même anti-officiels, et la signification idéologique ou politique qu’on lui

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 104

reconnait n’a jamais épuisé sa valeur ni sa fonction. En effet, cette édition a continué à circuler et à être recopiée dans les bibliothèques associées à la cour royale néo- assyrienne de Ninive au VIIe siècle, mais aussi dans les temples et autres centres de conservation du savoir à Babylone. Elle a pu y être lue et étudiée, dès l’époque perse/ hellénistique, par des intellectuels polyglottes, qui vivent en Mésopotamie, en connaissent les langues et écritures, mais communiquent avec le reste du monde.

12 Toutefois, dans la mesure où, par exemple dans les traditions homériques, on peut déjà reconnaître des thèmes et des segments narratifs comparables à ceux de l’épopée, les contacts et les échanges qui ont rendu virtuellement possibles ces transferts doivent être envisagés bien avant l’hellénisation de l’Orient, et par d’autres voies que la conquête impériale, ou l’administration grecque. Marques de l’autorité acquise, de quelque manière, par les savoirs mésopotamiens, ces passages d’idées et de modèles expressifs, de fait limités, doivent désormais être étudiés dans une perspective non seulement littéraire, mais aussi historique, et compris comme des processus importants dans l’évolution des cultures. Dans cette perspective, nous avons analysé, par exemple, la rencontre de Gilgamesh avec la mystérieuse dame , qui tient une auberge au seuil du monde « autre » (t. X), renvoyant aux épisodes de Calypso et de Circé, ou encore le cérémonial du début du parcours initiatique de Gilgamesh – la scène et le dialogue du héros avec les génies qui surveillent l’entrée –, lui ouvrant le chemin vers sa nouvelle identité (t. IX), et qui pourrait constituer un modèle comparable, aussi du point de vue visuel, à la scène d’Œdipe et du Sphinx.

13 Notre travail sur la structure narrative du texte de l’épopée et sur la forme de l’expression littéraire d’une idée, ou d’un nœud de concepts, dont l’articulation, l’élargissement et l’évolution sont attestés dans d’autres traditions et systèmes de pensée, a essayé de montrer qu’il ne s’agit pas juste de l’intégration de « mythologèmes » génériques, et très diffusés, dans des récits différents. Leur articulation complexe et leur pertinence montrent que ce n’est pas non plus l’effet du partage d’une structure du langage ni d’un mode de pensée communs. Nous avançons l’hypothèse que les bonnes idées, les bonnes formulations de la pensée, une fois mis au point par la narration, deviennent des objets, des instruments très utiles pour la réflexion philosophique et scientifique, sous n’importe quelle forme, et selon n’importe quelle perspective ou direction. Pour cette raison, s’ils fonctionnent bien, ces objets littéraires circulent, s’échangent, apparaissent selon les besoins, sans que leur origine culturelle, ni même leur première signification aient au fond de l’importance, et doivent être remémorées ou mentionnées. Le cas du « déluge », entre l’Atrahasis, l’édition Standard Babylonian de Gilgamesh, le livre de la Genèse, et pourquoi pas la mythologie et l’épopée grecque, pourraient être un bon exemple.

La mission archéologique française à Qasr Shemamok (Kurdistan, Irak)

14 Dans le cadre de mon enseignement s’inscrivent aussi les recherches archéologiques que je développe, depuis 2010, au Kurdistan d’Irak, à l’est du Tigre, travaillant surtout sur la reconstruction du contexte historique, économique, naturel et environnemental dans lequel la culture, la religion et les systèmes de pensée assyriens se sont formés et développés. Depuis 2015, j’ai assumé la direction de la mission archéologique française à Qasr Shemamok qui fouille depuis 2011 ce site, à environ 25 km au sud-ouest d’Erbil, à

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 105

une vingtaine de km à l’est de l’antique capitale assyrienne Kalakh-Nimrud (fig. 1). Qasr Shemamok a été rapidement exploré par les archéologues du milieu du XIXe siècle, l’anglais A. H. Layard et le français V. Place, puis, en 1933, par une mission archéologique italienne, sous la direction de G. Furlani. Des textes cunéiformes trouvés déjà par Layard en ont permis l’identification avec la cité de Kakzu/Kilizu, connue par des documents d’autres archives assyriennes, qui attestent de son importance particulièrement à l’époque néo-assyrienne (Ier mill. av. n. è.).

15 La ville, contrôlant un important nœud de communications, était alors une capitale régionale de l’empire néo-assyrien, siège de résidences royales et d’un centre renommé de savants. La documentation assyrienne donne déjà quelques informations quant à l’organisation du panthéon local, des temples et des rites célébrés à cette époque. Les données archéologiques permettent désormais d’assurer que l’occupation de la ville et de son environnement immédiat remonte au Chalcolithique, et continue jusqu’à l’époque ottomane. Le site, d’environ 70 hectares (surface estimée de la ville intra-muros au Fer II) est constitué d’un tell principal – la citadelle (fig. 1) – haut d’une vingtaine de mètres, associé à une importante ville basse, sans doute néo-assyrienne, encore bien visible dans la plaine traversée par la rivière Shiwazor. Après l’abandon de la forteresse ottomane qui a sans doute donné son nom au site, le « Château (de la Plaine) de Shemamok », des villages ont été installés à l’extérieur de ses limites. Tandis que la « ville basse » a été exploitée pour l’agriculture, la surface de la citadelle a été occupée, par endroits, par des cimetières, recouverts ensuite par la construction moderne d’un poste militaire de l’armée irakienne. Sa destruction, par un bombardement pendant les derniers conflits, a laissé de traces importantes sur toute l’acropole.

Fig. 1. Qasr Shemamok, vue du nord : la Citadelle.

DR. Mission archéologique française à Qasr Shemamok.

16 Si la présence de niveaux assyriens a été sans doute la raison initiale de notre intérêt pour ce site dès la réouverture des fouilles dans cette région, c’est désormais aussi la possibilité d’y étudier dans la continuité ses occupations, afin de reconstituer une séquence chronostratigraphique étendue, qui nous engage à y poursuivre nos efforts. Dès 2010, nous avons constitué, grâce au soutien de la Commission des Fouilles du Ministère des Affaires Étrangères français, avec l’accord des Directions des Antiquités du Kurdistan (Erbil) et d’Irak (Bagdad), une équipe internationale et pluridisciplinaire,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 106

réunissant des institutions et des chercheurs de nombreux pays, pour réaliser notre programme de recherche, auquel participent aussi plusieurs doctorants et étudiants en master en formation. La Section SVT de l’EPHE participe à nos recherches, par l’engagement de chercheurs de l’UMR 7619 Sisyphe/METIS, dans les prospections géomagnétiques et dans les analyses hydrologiques. La section des Sciences Religieuses soutient de manière constante nos recherches, non seulement en participant au financement des fouilles, mais aussi en nous aidant à organiser des tables rondes, séminaires et colloques internationaux dans ses locaux. C’est dans cet esprit que se sont tenues à Paris, le 27-28 novembre 2015, dans le bâtiment « Le France », les « Journées d’étude de la Mission archéologique française à Qasr Shemamok (Kurdistan, Irak) : Résultats et programmes de l’équipe internationale pour le prochain quadriennal (2016-2019) », réunissant chercheurs, doctorants, étudiants et un large public.

17 Les premières campagnes de fouille, à partir de 2011, ont mis en évidence la séquence stratigraphique des premiers niveaux de l’acropole. Les restes de l’installation militaire irakienne recouvrent des niveaux de constructions d’époque sassanide et parthe, apparemment sans caractère résidentiel, mais à associer, sans doute, à la présence d’un bâtiment administratif et d’une forteresse, établis dans une position stratégique évidente. Ils recouvrent un niveau d’époque hellénistique, constitué, par contre, par un habitat domestique, dans un contexte urbain. Nos travaux ont montré que les phases plus anciennes (âge du Fer II) de la cité avaient été marquées par un programme de restructuration de l’urbanisme de grande envergure, mis en place par le roi assyrien Sennachérib (début VIIe s. av. J.-C.). Ses inscriptions (fig. 2), écrites sur une partie des briques cuites appartenant à ses constructions, indiquent le but de son projet, celui d’entourer la citadelle, ainsi que la ville basse, d’un (nouveau) système de double enceinte, dont la partie extérieure est encore perceptible dans la plaine. L’ampleur de ces travaux dans la citadelle a été illustrée par la découverte d’une vaste terrasse en briques crues, peut-être une partie de l’enceinte, et d’une rampe d’accès monumentale, en briques cuites – intégrant une inscription cunéiforme, qui lui est associée. Mais nos fouilles ont aussi fourni des informations nouvelles, documentant pour la première fois l’occupation de la cité à l’époque médio-assyrienne (XIVe-XIIIe s. av. n. è.) : la découverte en 2013, à l’angle nord-est de la citadelle, des restes d’un palais construit par le roi Adad-nirari Ier, identifié grâce à un sol couvert de briques inscrites, a ouvert pour nous la possibilité d’étudier la stratégie politique et culturelle à travers laquelle la domination assyrienne s’est établie dans cette région, qui au cours du temps deviendra le noyau territorial de son projet impérial. La mission a aussi développé un programme de prospections pédestres, géomagnétiques et géomorphologiques dans les environs immédiats du site, pour comprendre son évolution, et l’impact de sa présence sur le paysage.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 107

Fig. 2. Brique cuite avec, sur la surface laterale, une inscription du roi Sennachérib (29 x 10,5 cm, QS04i1, fin du VIIIe siècle av. n. è.)

DR. Mission archéologique française à Qasr Shemamok.

18 Les découvertes épigraphiques faites en 2015 à l’occasion d’une mission d’étude des textes cunéiformes provenant du site, conservés au musée des Civilisations d’Erbil, ont ouvert une nouvelle perspective pour nos recherches. Les épigraphistes de la mission, travaillant sur des fragments d’inscriptions royales produites, en akkadien, par la chancellerie d’un roi portant un nom de type hourrite, ont pu mettre en évidence certains aspects de la structure politique et religieuse de la cité dans le contexte de la fédération politique mitannienne, sans doute immédiatement avant l’occupation médio-assyrienne. Tout en montrant la relative homogénéité culturelle et idéologique entre la culture locale et les traditions assyriennes, ces documents, dont le contexte et la chronologie restent à préciser, révèlent par ailleurs aussi l’empreinte spécifique de l’identité et du pouvoir hourrites dans la cité, dont un exemple peut être l’importance du culte du dieu de l’Orage, associé à la royauté. En particulier, les textes semblent indiquer une toponymie différente pour le site urbain – « Tu’e » à la place de Kilizu – faisant référence aussi au « pays de Kunsikh ». Une ville de Tu’e est citée dans des textes rituels d’époque néo-assyrienne, plus récents de presque un demi-millénaire, où le toponyme se trouve dans les mêmes contextes où Arbail/Erbil apparaît aussi.

19 La découverte de la documentation relative à l’occupation de la région à la fin de l’âge du Bronze et nos études et interprétations préliminaires ont déjà fait l’objet de plusieurs communications au niveau international. Ces données seront prises en compte pour établir la stratégie des fouilles de la prochaine campagne sur le site, prévue à l’automne 2016, si les conditions de sécurité dans la région le permettent. Après un premier quadriennal (2011-2014), le programme de la mission Qasr Shemamok pour la période 2015-2020 a été évalué positivement par la Commission des fouilles du Ministère des Affaires Étrangères français, qui assure le financement principal des fouilles. Au-delà du soutien de la Section des Sciences religieuses, nos travaux sont financés aussi par des fonds provenant de l’UMR 8167 Orient et Méditerranée, et du Labex ResMed, ainsi que par d’autres institutions scientifiques françaises et étrangères. L’intérêt de notre programme de recherches et de nos premiers résultats a été reconnu en 2016 par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, qui a donné son label à la mission.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 108

NOTES

1. A. K. GRAYSON, Assyrian Rulers of the Third and Second Millennia BC (to 1115), The Royal Inscriptions of Mesopotamia. Assyrian Periods, vol. I, Toronto-Buffalo-Londres 1987, et vol II, Toronto-Buffalo-Londres 1991.

2. Cf. A. R. GEORGE, The Babylonian Gilgamesh : Introduction, Critical Edition and Texts, Oxford 2003 ; pour le texte cunéiforme, voir aussi S. PARPOLA, The Standard Babylonian , Helsinki 1997. 3. Par exemple, cf. O. WEBER, Die Literatur der Babylonier und der Assyrier, Leipzig 1907, p. 90-92 ; A. UNGNAD, Gilgamesh-Epos und Odyssee, Breslau 1923.

4. Cf. S. DALLEY, Myths from Mesopotamia, Creation, , Gilgamesh, and Others, Oxford 1989 (révisé en 2000) ; J. BOTTÉRO, L’épopée de Gilgameš, Paris 1992 ; R. J. TOURNAY et A. SHAFFER, L’épopée de Gilgamesh, Paris 1994 ; B. R. FOSTER, The Epic of Gilgamesh, New York- Londres 2001. 5. Cf. W. G. LAMBERT et A. R. MILLARD, Atra-ḫasīs, The Babylonian Story of the Flood, Oxford 1969 ; J. BOTTÉRO et S. N. KRAMER, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris 1989, p. 526-601 ; S. DALLEY, Myths from Mesopotamia, Creation, The Flood, Gilgamesh, and Others, p. 1-38 ; B. R. FOSTER, Before the Muses. An Anthology of Akkadian Literature, Bethesda, Maryland 2005, p. 227-280. 6. Cf. B. R. FOSTER, Before the Muses. An Anthology of Akkadian Literature, p. 392-421 et p. 914-930.

RÉSUMÉS

Le séminaire tenu en 2015-2016 constitue la suite d’un cycle de cours donnés depuis 2013, centrés sur une lecture critique et historique de l’épopée de Gilgamesh, une des œuvres de la littérature akkadienne les plus connues et diffusées au Proche-Orient antique. De par les fonctions du protagoniste, le roi d’Uruk, l’épopée offre une image particulière de la royauté orientale – mais aussi du destin des hommes – qui reflète un mode alternatif de penser le monde et la vie, par rapport aux conceptions idéologiques et religieuses qui soutiennent les institutions de la société mésopotamienne. Il a été intéressant de développer une comparaison suivie avec l’idéologie royale assyrienne, étudiée dans mon cours parallèle, par la lecture des inscriptions royales du XIVe-XIIe siècles av. n. è.

INDEX

Thèmes : Religions du monde syro-mésopotamien

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 109

AUTEUR

MARIA GRAZIA MASETTI-ROUAULT Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 110

Religions du Proche-Orient ouest-sémitique ancien Le Pentateuque : écriture de la Loi et évolution cultuelle

Christophe Lemardelé

1 Il est de bon aloi de nos jours d’évoquer Spinoza et son Traité théologico-politique pour rappeler comment la critique rationnelle de la Bible a commencé. Mais il s’agit uniquement de rappeler ses arguments contestant l’attribution de la Torah à Moïse, voire de souligner la clairvoyance du philosophe puisqu’il faisait déjà l’hypothèse de la période perse (Esdras) comme contexte d’écriture des textes bibliques (chapitre VIII du traité)1. Son acribie est rarement exposée amplement pour montrer comme il affrontait à son époque les contradictions profondes des récits en supposant divers historiens à l’œuvre dans des textes comme ceux des Juges ou de Samuel2 et en prenant en compte la réalité matérielle de la fixation d’un écrit par des scribes (chapitre IX du traité). Pour ce qui est du Pentateuque, Spinoza écrivait que « dans ces cinq Livres, tous les préceptes et les histoires sont racontés pêle-mêle et sans ordre ; que l’on ne tient pas compte des époques ; qu’une seule et même histoire est répétée souvent, et parfois de diverses manières… »3.

1. Nachexilische Fortschreibung ou Scribal Culture ?

2 La théorie documentaire n’est plus guère acceptée en l’état de nos jours, mais celle dite des fragments et des compléments conserve toutefois les critères stylistiques et la notion d’école rédactionnelle inhérents à cette théorie4. Cette approche tient donc peu compte de la culture scribale des mondes anciens orientaux, mésopotamiens et ouest- sémitiques5. Pourtant, la documentation exceptionnelle de Qumrân montre assez comme les notions d’auteur et de rédacteur ont peu à voir avec cette culture, que la vision canonique des textes, qui conduit les exégètes à s’interroger sans cesse sur l’existence d’un Tetrateuque ou d’un Hexateuque préexistant au Pentateuque, est quelque peu anachronique et empêche de voir la réalité plurielle de la composition de ces textes. À cela, il faut ajouter l’autonomie, relative mais cruciale, des livres6 avant

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 111

qu’ils n’aient été reliés assez artificiellement entre eux. Le Deutéronome apparaît, par exemple, comme étant en complément et en concurrence avec l’Exode et les Nombres.

3 Si le livre du Lévitique a trouvé en Jacob Milgrom son spécialiste, en mesure d’intimider tout collègue par l’ampleur de son commentaire (trois volumes, 2714 pages), le Deutéronome a le sien en la personne d’Eckart Otto. Mais la comparaison s’arrête là car le second ne critique pas la théorie documentaire pour en contester les apports, notamment en termes de datation basse (époque perse), il s’inscrit bien au contraire dans la filiation de Wellhausen7. C’est pourquoi, dans un article faisant la synthèse d’un siècle de recherches, il remet à l’honneur l’idée d’un Hexateuque, post-sacerdotal et post-deuteronomiste, induisant au passage l’abandon de la théorie d’une Histoire deutéronomiste puisque, selon lui, le Deutéronome n’a pu être le point de départ de cette historiographie8. S’il pense ce livre comme une unité littéraire avant tout – le Code deutéronomique révisant et développant le Code de l’alliance (Exode) –, d’ultimes rédacteurs – ce qu’il nomme une relecture postexilique (nachexilische Fortschreibung) – seraient toutefois intervenus afin de l’harmoniser pour l’adjoindre aux quatre autres livres se faisant suite. Le problème vient du fait que cette « nouvelle » hypothèse ne tient pas compte de la réalité matérielle de la conception des textes puisqu’elle présuppose des relectures globales, harmonisant les livres entre eux. Or, plus qu’une nouvelle hypothèse, c’est un changement de paradigme qui est nécessaire. Ce que l’on peut surtout dire des livres bibliques est qu’ils furent diversement développés, cela de manière bien plus empirique que programmatique, en dehors de toute conception protocanonique.

4 En comparant les Nombres au Deutéronome, on voit comment deux livres d’un même ensemble peuvent avoir des points communs, révéler des phénomènes d’intertextualité, tout en manifestant des différences incontournables : les livres sont reliés, ils restent autonomes. Les deux derniers livres du Pentateuque partagent en effet des récits, principalement l’exploration du sud de Canaan et les victoires en Transjordanie contre un roi amorite et un roi du Bashân, tout en les traitant de manière spécifique. En adoptant une réflexion centrée sur un corpus protocanonique (Hexateuque, puis Pentateuque), on interprète ces cas d’intertextualité comme des ajouts sciemment insérés dans ces livres et on tente de les situer dans des strates rédactionnelles quelque peu artificielles9 ; en considérant les livres de manière autonome, on est en mesure d’apprécier autrement ces répétitions. Pour les exégètes, il s’agit toujours d’envisager une source commune à deux traditions (Gn 49//Dt 33 ; Ex 20//Dt 5 ; Lv 11//Dt 14, etc.), alors que l’on peut tout aussi bien penser que les scribes recopiant les livres les augmentaient à mesure, les uns en fonction des autres, bien plus pour les compléter que pour les harmoniser10. Le cas spécifique du Deutéronome peut bien sûr être rattaché à une tradition samaritaine, dans le cadre d’une collaboration entre les autorités des deux temples du Garizim et de Jérusalem11, mais il peut tout autant être un écrit judéen originellement plus ancien qu’Exode- Nombres, conservé et progressivement actualisé par les scribes du temple. Car si le mont Garizim, lieu de culte samaritain, est mis en valeur en Dt 11 et 27 (et dans Josué), c’est sans doute en tant que lieu mythico-historique et repère géographique, en même temps qu’il est un jeu littéraire avec le mont Ébal qui lui fait face : pour l’un la bénédiction, pour l’autre la malédiction. Il faut en outre rappeler qu’à aucun moment Jérusalem n’est mentionnée dans le Pentateuque et que la concurrence entre le temple samaritain et le sanctuaire judéen n’apparaît pas. On peut expliquer l’absence de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 112

polémique de cet ordre par le fait que les événements de ces livres sont censés se dérouler dans un lointain passé – les scribes tentaient de respecter une certaine temporalité.

5 Pour ce qui est de la composition des livres et pour ne prendre que quelques exemples, le livre des Nombres montre une activité scribale quasi-permanente qui invalide de fait toute tentative d’aborder sa composition sous l’angle des strates rédactionnelles : le dernier chapitre (36) revient sur l’épisode légaliste du chapitre 27 afin de rectifier les conditions d’héritage des filles en l’absence de fils ; le chapitre 33 semble être le fait d’un scribe ayant senti le besoin de résumer toutes les étapes du peuple dans le désert, chapitre qui s’insère relativement mal après les premières conquêtes transjordaniennes. Quant au Deutéronome, que l’on pense avec Otto – et c’est notre cas – que les récits de l’exploration de Canaan et des batailles victorieuses contre les rois Sihon et Og aient leur version la plus ancienne dans ce livre ou non, il reste que, dans une lecture linéaire des livres, son début répète des chapitres entiers des Nombres. Cela indique donc que chaque livre avait son autonomie et que l’enchaînement d’un livre à l’autre ne se faisait pas comme dans un codex.

6 Il faut avoir en effet à l’esprit que l’écriture, la lecture et la copie de ces livres se faisait sur rouleau, support de prédilection pour les juifs, alors que les chrétiens fonderont leurs exégèses sur le codex12. Comme l’énonce parfaitement Maria Gorea, il ne s’agit pas seulement d’une évolution considérable dans la manière de lire, désormais sélective et silencieuse, mais, de manière concrète et matérielle, « le format de l’assemblage en cahiers de bifolios facilitait la comparaison des passages se trouvant à distance les uns des autres »13. Avec des rouleaux distincts, la répétition de livre à livre était plus un rappel qu’une redondance. Si la Torah en son entier finit par être fixée sur un seul rouleau synagogal, à Qumrân, un rouleau comportait au plus deux livres du Pentateuque. Ainsi, par sa matérialité, le rouleau impose une certaine autonomie des livres, même si ceux-ci peuvent se comprendre dans un ensemble qui cherche à établir une linéarité narrative. Mais cette linéarité ne peut s’établir et se comprendre comme si le support était un codex. C’est avec ce support révolutionnaire que le rapport au livre change considérablement et que « les livres » (ta biblia) ont pu devenir le Livre (la Bible).

7 Pour revenir au développement des livres eux-mêmes, on devine comment il différa selon leur organisation. Si l’Exode et les Nombres semblent être constitués de prolongements successifs – le premier : un récit supplanté par des lois (anciennes et nouvelles) ; le second : des récits alternant avec des lois –, le Lévitique est composé de deux ensembles distincts de lois (Ps et H, selon la théorie documentaire) et le Deutéronome a vu son code de lois être encadré au fur et à mesure par un début et une fin. Ils sont, quoi qu’il en soit, le produit d’un Work in progress. Pour expliciter son approche des livres bibliques, Karel van der Toorn est parti en amont de la culture scribale mésopotamienne. Molly Zahn part en aval des manuscrits de la mer Morte pour y trouver des techniques de réécritures et d’actualisation. Parmi les désormais fameux 4QReworked Pentateuch, 4Q365 comporte une expansion en Ex 15 avec l’ajout d’un véritable « Chant de Myriam » et Lv 23 a été actualisé puisqu’il est question d’une législation sur le bois à apporter au temple14. On voit d’ailleurs à Qumrân comment une culture scribale élabore des livres. Par exemple, la Règle de la Communauté a connu bien des développements15, le Document de Damas étant même une réélaboration de cette Règle16. Mais la Septante est déjà le témoin de ce mode d’écriture puisque, de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 113

manière spectaculaire, la fin de l’Exode (chapitres 36 à 40) verra son organisation être modifiée dans la version du texte massorétique17. Ainsi, les textes étaient sans cesse travaillés à mesure qu’on les recopiait, cela jusqu’à un état d’achèvement presque définitif.

8 Cette culture scribale n’est naturellement pas propre aux siècles des époques perse, hellénistique et romaine, elle est en fait ancrée en Palestine ancienne depuis l’Âge du Fer. Le spécialiste des écritures ouest-sémitiques anciennes qu’est Benjamin Sass montre que l’apparition d’une écriture cursive sur ostraca précédait d’un bon siècle l’existence d’inscriptions monumentales (vers 830 av. n. è.)18. Ainsi, malgré l’absence d’une documentation suffisamment développée et évidente à cause de la destruction des supports d’écriture permettant les textes longs – parchemins et papyrus –, on ne peut être totalement surpris de l’existence du corpus biblique. Non seulement l’écriture est là depuis longtemps, mais on écrit beaucoup. Cette culture scribale invalide en partie ce qui reste de la théorie documentaire, c’est-à-dire essentiellement la notion de rédacteur et d’école de rédaction – car comment être sûr d’identifier un style quand il peut s’agir de la simple reprise d’un scribe recopiant et modifiant le texte ? –, mais elle invalide véritablement l’hypothèse « grecque » selon laquelle la Bible hébraïque aurait été compilée à Alexandrie à partir du IIIe siècle av. n.è., cela à partir d’auteurs non juifs19. Cette hypothèse ne tient ni compte du long temps qu’il a fallu pour élaborer ces textes ni du caractère hétéroclite et « bricolé » de ces lois. Si l’époque hellénistique est bien une période de fixation des textes, notamment par la création de grandes bibliothèques par les souverains « grecs » des quatre royaumes20, et que la finalisation d’un certain nombre de livres bibliques est à comprendre dans cet élan politique – la traduction en grec des cinq premiers livres a pu précipiter cette finalisation –, il importe de considérer ces textes si composites dans leur propre culture de l’écrit.

2. L’écriture de lois : « fragments » et « compléments »

9 La théorie documentaire a été un progrès immense dans la compréhension du Pentateuque car elle permettait d’y mettre de l’ordre. L’inconvénient est qu’elle a quelque peu figé les connaissances, les méthodes et les textes, par exemple en déterminant l’existence de « codes » de lois assez bien délimités et de deux décalogues. Or, comme l’exprima l’exégète Hans-Josef Fabry – « Noch ein Dekalog ! » –, on trouve bien des « décalogues » dans la Torah, notamment un dodécalogue en Dt 27 qui s’inspire plus du Code de l’alliance (Exode) et du Code de sainteté (Lévitique) que du Code deutéronomique21. Ainsi, opposer ces lois comme étant l’émanation d’écoles de pensée distinctes qui, même, polémiqueraient sur des détails n’est guère pertinent. Par exemple, les différences contenues dans les deux versions du décalogue n’implique pas deux théologies. Si la version d’Ex 20 rattache l’institution du sabbat à la création du début de la Genèse tandis que celle de Dt 5 le fait par rapport à la sortie d’Égypte, cela indique seulement que deux scribes distincts avaient deux interprétations différentes pour justifier l’institution nouvelle du sabbat hebdomadaire. Il existe quelque chose d’assez similaire concernant l’interdit d’ingérer du sang, les interprétations variant en fonction des textes et des contextes (Gn 9 ; Lv 3 et 7 ; 17 et Dt 12), donc, des scribes.

10 Lorsque le spécialiste compare les trois « codes » de lois déterminés comme tels dans le Pentateuque, il observe une évolution linéaire : des lois relativement conventionnelles dans le Code de l’alliance, réinterprétées dans le Code deutéronomique, puis redéfinies

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 114

dans le Code de sainteté, cette évolution s’expliquant par des préoccupations religieuses de plus en plus précises22. Il en va de même en ce qui concerne la présentation des fêtes annuelles puisqu’on observe leur « historisation » progressive en fonction de la sortie d’Égypte, du Code de l’alliance (Ex 23) au Code deutéronomique (Dt 16), de ce code au Code de sainteté (Lv 23)23. Dans le dernier texte réglementant précisément les rites publics à effectuer lors de ces fêtes (Nb 28-29), l’historicisation a disparu, remplacée par un système cultuel édifiant – l’élaboration rituelle s’appuyant sur le « dogme » du sacré et de la pureté (Lv 10,10) a supplanté la rhétorique exodique, le rite performatif prenant la place du discours persuasif. Ce discours atteint son acmé dans le Code de sainteté24 quand il s’agit de mettre en place des règles et des institutions qui peuvent s’avérer difficiles, voire impossibles, à réaliser25.

11 Par exemple, l’année sabbatique de Lv 25 s’accompagne du jubilé, c’est-à-dire que l’agriculture serait à l’arrêt la 49e (année sabbatique) et la 50e année (année jubilaire), ce qui est le meilleur moyen de préparer des famines. En effet, en ne semant pas la septième année, la huitième année n’est pas assurée, il faut ainsi compter sur une nouvelle manne divine (v. 20-21) comme dans le désert. Et en ne semant pas deux années de suite, le désastre est assuré… Il n’est guère question de cette année sabbatique dans d’autres textes de loi26, et moins encore de l’année jubilaire. Les auteurs de ce texte ont visiblement développé une première extension du sabbat issue du Code de l’alliance, mais il n’est question en Ex 23, 10-11 que de ne laisser la récolte aux pauvres, non de s’abstenir de semer la septième année. Le texte du Code de sainteté fait, quoi qu’il en soit, une synthèse de deux textes plus anciens tout en les prolongeant puisque la libération des esclaves (Ex 21 et Dt 15) et la remise de dettes (Dt 15) la septième année sont reprises et ajustées dans la durée du jubilé. De livre à livre, la « machine à fabriquer des lois » semble ne pas devoir s’arrêter pour aboutir à un système rituel complexe.

12 Ainsi, plutôt que de voir la Torah comme une savante construction de documents assemblés par des rédacteurs appartenant à des écoles ou des courants de pensée distincts, il est plus vraisemblable qu’elle soit le fruit, rouleau par rouleau, d’un long travail de scribes ayant fait évoluer progressivement les textes à mesure que se développait l’idéologie des prêtres. Ce que l’on observe si l’on adopte une position de surplomb par rapport à ces textes, c’est le développement de lois à la fin de l’Exode, dans la première partie du Lévitique et dans les Nombres privilégiant de plus en plus les purifications27. Parallèlement, les prêtres lévites (Dt 17-18) sont remplacés par les prêtres « aaronides », les lévites se retrouvant en position d’officiants subalternes (Nombres). La « Torah d’Ézéchiel » semble être le témoin de cette évolution en proposant une conception des rites intermédiaire entre la seconde partie du Lévitique (« H ») et la fin de l’Exode et la première partie du Lévitique (« P »), conception visiblement influencée par le contexte religieux babylonien28. L’ancienneté de cet important livre prophétique est remise en cause29 mais, pour ne prendre que deux indices, il évoque encore ensemble les sabbats et les néoménies, et ne mentionne jamais Moïse comme si l’exil babylonien était supérieur en importance à l’exode30 – la Loi n’est pas la Loi de Moïse mais celle du Temple (Éz 43, 12). Il faut ajouter que ce texte parle aussi des prêtres lévites mais en excluant ceux qui ne sont pas sadocides pour cause de trahison, désormais cantonnés à des tâches subalternes dans le Temple (Éz 44, 10-11).

13 La critique actuelle situe H après P, essentiellement à partir de critères stylistiques. Or, comme nous l’avons vu, la production scribale de ces textes interdit de trop prendre en

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 115

compte des styles faciles à copier comme l’est celui du Code de sainteté. Pour surmonter la difficulté, il est préférable de s’appuyer sur les institutions pour situer ces ensembles textuels les uns par rapport aux autres. Par exemple, le fait que la « Torah d’Ézéchiel » songe à établir de manière assez improvisée un jour de purification du sanctuaire et un jour d’effacement des fautes du peuple à des dates différentes du Yom Kippour (Éz 45, 18-20), solennité qui fera fusionner les deux aspects (Lv 16), atteste que son auteur ne connaît pas le rituel sacerdotal détaillé et complet. Surtout, on peut difficilement supposer que les auteurs de la « Torah d’Ézéchiel » aient voulu réformer une institution aussi importante que le Yom Kippour ; il est plus légitime de penser à une première ébauche. Et si l’on s’appuie sur le Rouleau du Temple trouvé à Qumrân, et qui fait la synthèse de la Torah de Moïse et de celle d’Ézéchiel31, on voit que plus un texte de ce type est tardif et plus il ajoute des solennités rituelles plutôt qu’il n'en retire.

14 En dernier lieu, il importe d’affirmer que P, en tant que document courant de la Genèse au Lévitique, n’existe pas32. D’une part, parce que l’autonomie des livres et leur élaboration progressive dans le cadre d’une scribal culture n’est pas favorable à ce type d’hypothèse – même si la présence d’une pensée sacerdotale est évidemment irréfutable dans l’ensemble du Pentateuque, particulièrement dans Exode-Nombres –, d’autre part, parce qu’il existe des différences de vocabulaire significatives. La tendance récente chez les exégètes de voir dans le récit de création (Gn 1) et dans celui de « re- création » après le Déluge (Gn 9) le programme sacerdotal qui permettrait de lire et de comprendre pourquoi certains animaux sont déclarés impurs (Lv 11 et Dt 14), est non seulement « théologisante »33 mais, qui plus est, fragile d’un point de vue philologique quand on compare strictement ces textes. Par exemple, les bêtes remuantes de l’ensemble Gn 1-9 sont appelées šèrèṣ et rèmèś et ne sont pas déclarées impures, tandis que les deux textes de loi les déclarent ainsi et n’utilisent que le premier terme. La pensée sacerdotale ne s’exprime pas de la même manière dans la Genèse et dans les livres de lois au point que l’on puisse suggérer que les scribes travaillant sur ce livre narratif n’avaient pas les mêmes objectifs que ceux travaillant sur Exode-Nombres et le Deutéronome34. Il en va de même dans les Psaumes – pourtant directement liés au temple eux aussi – où la pensée sacerdotale, notamment en matière de sacrifices, n’est pas présente35. Par exemple, le psaume 50 met en exergue la pratique des vœux et les sacrifices de reconnaissance (tôdāh) tout en disqualifiant les holocaustes de bovins et le sang des boucs pour les purifications.

15 Ainsi, pour reprendre une formule récurrente sous la plume de Thomas Römer, puisque la théorie documentaire est désormais une « théorie » des fragments et des compléments, il faut alors dépasser les appellations et les hypothèses anciennes et partir avant tout des textes de lois, mais en ne les opposant pas les uns aux autres pour en déduire des polémiques quelque peu imaginaires, pour penser au contraire l’évolution relativement linéaire d’une pensée sacerdotale. Quant à la profusion des textes, qu’ils soient narratifs ou prescriptifs, elle est surtout l’œuvre de scribes du temple intervenant sur chacun des livres, certes les uns par rapport aux autres mais sans une réelle « édition » d’un Hexateuque ou/puis d’un Pentateuque. C’est d’ailleurs bien plus la culture juive d’Alexandrie qui a produit le Pentateuque, la culture juive de Jérusalem ne réduisant vraisemblablement pas la « mythistoire » et les lois à cinq livres unis en un corpus. La Loi n’était pas limitée à un corpus de cinq livres en terres judéennes : d’une part, en amont, le terme avait un sens moins strict et moins ample que celui qu’il lui fut accordé par la suite36, d’autre part, elle ne fut pas immédiatement et totalement assujettie aux

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 116

cinq premiers livres puisqu’une tentative de synthèse et d’actualisation eut encore lieu avec le Rouleau du Temple – à Qumrân, la Torah n’était pas seulement le Pentateuque37.

16 Avec la traduction des Septante naissait le Pentateuque, au sens d’un corpus canonique, au détriment d’un ensemble disparate de livres s’ordonnant plus ou moins habilement les uns par rapport aux autres. La traduction grecque produisit donc une coupure, de manière plus conjoncturelle que programmatique, dans l’ordonnancement de ces livres entre eux. Si le petit-fils de Jésus Ben Sira mentionne déjà le Tanakh – la Loi, les Prophètes et les autres écrits – dans le prologue au livre de son grand-père, celui-ci, quelques décennies plus tôt au cours du IIe siècle av. n.è., n’évoquait que « la loi du Très-Haut », « la sagesse de tous les anciens », « les récits des hommes renommés » (Siracide 38, 34 – 39, 1-2).

NOTES

1. T. RÖMER, « D’Abraham à la conquête. L’Hexateuque et l’histoire d’Israël et de Juda », Recherches de Sciences Religieuses 103 (2015), p. 35-53 (spécialement p. 35-36). 2. « (…) la sueur me ruissellerait du front, si je tentais de concilier toutes les histoires qui se trouvent dans ce premier Livre de Samuel, afin qu’elles semblent toutes écrites et mises en ordre par un seul historien », B. SPINOZA, Traité théologico-politique, Paris 2015, p. 203. 3. Ibid., p. 199. 4. T. RÖMER, « Zwischen Urkunden, Fragmenten und Ergänzungen : Zum Stand der Pentateuchforschung », Zeitschrift für die Alttestamentlische Wissenschaft 125 (2013), p. 2-24. 5. K. VAN DER TOORN, Scribal Culture and the Making of the Hebrew Bible, Cambridge-Londres 2007. 6. M. ZAHN, « Introduction : Perspectives on Editing in the Hebrew Bible and Ancient Judaism », Hebrew Bible and Ancient Israel 3 (2014), p. 295-296. 7. E. E. MEYER, « Leviticus 17, Where P, H and D Meet : Priorities and Presuppositions of Jacob Milgrom and Eckart Otto », dans R. E. GANE, A. TAGGAR-COHEN (éd.), Current Issues in Priestly and Related Literature. The Legacy of Jacob Milgrom and Beyond, Atlanta 2015, p. 349-367. 8. E. OTTO, « The Integration of the Post-Exilic Book of Deuteronomy into the Post- Priestly Pentateuch », dans F. GIUNTOLI, K. SCHMID (éd.), The Post-Priestly Pentateuch, Tübingen 2015, p. 331-341. 9. ID., « The Books of Deuteronomy and Numbers in One Torah. The Book of Numbers Read in the Horizon of the Postexilic Fortschreibung in the Book of Deuteronomy : New Horizons in the Interpretation of the Pentateuch », dans C. FREVEL, T. POLA, A. SCHART (éd.), Torah and the Book of Numbers, Tübingen 2013, p. 383-394.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 117

10. Pratique qui se retrouve dans le Pentateuque samaritain : « The Samaritan Tenth Commandment is a conflation of texts, including material from Exod 13:11a; Deut 11:29b; 27:2b-3a, 4a, 5-7; 11:30 », R. T. ANDERSON, T. GILES, The Samaritan Pentateuch. An Introduction to Its Origin, History, and Significance for Biblical Studies, Atlanta 2012, p. 102. 11. G. N. KNOPPERS, « The Northern Context of the Law-Code in Deuteronomy », HeBAI 4 (2015), p. 162-183. 12. M. GOREA, « Volumen, rotulus, folio, codex : les traditions des communautés juives à l’époque byzantine », Semitica et Classica 8 (2015), p. 147-155. 13. Ibid., p. 149-150. 14. M. ZAHN « “Editing” and the Composition of Scripture. The Significance of the Qumran Evidence », HeBAI 3 (2014), p. 298-316, spécialement p. 307. 15. « If, for example, we compare 1QS with 4QSd, we discover that 4QSd begins with 1QS column 5 ; that is, 4QSd never contained anything corresponding to 1QS 1-4 », ibid., p. 307-308. 16. A. STEUDEL, « The Damascus Document (D) as a Rewriting of the Community Rule (S) », Revue de Qumran 25 (2012), p. 605-620. 17. Voir A. LE BOULLUEC, P. SANDEVOIR, La Bible d’Alexandrie. II, L’Exode, Paris 1989, p. 61-66.

18. B. SASS, « Aram and Israel during the 10th-9th centuries BCE, or Iron IIA : The Alphabet », dans O. SERGI, M. ŒMING, I. J. DE HULSTER (éd.), In Search of Aram and Israel. Politics, Culture and Identity, Tübingen 2016, p. 199-227. 19. Voir R. E. GMIRKIN, Plato and the Creation of the Hebrew Bible, Londres-New York 2016 ; and Genesis, Manetho and Exodus : Hellenistic histories and the date of the Pentateuch, Londres-New York 2006. 20. M. FINKELBERG, « Regional Texts and the Circulation of Books : the Case of Homer », Greek, Roman, and Byzantine Studies 46 (2006), p. 231-248. 21. H.-J. FABRY, « Noch ein Dekalog ! Die Thora des lebendigen Gottes in ihrer Wirkungsgeschichte : Ein Versuch zu Deuteronomium 27 », dans M. BÖHNKE, H. HEINZ (éd.), Im Gespräch mit dem Dreieinen Gott : Elemente einer trinitarischen Theologie, Düsseldorf 1985, p. 75-96. 22. B. WELLS, « The Interpretation of Legal Traditions in Ancient Israel », Hebrew Bible and Ancient Israel HeBAI 4 (2015), p. 234-266. 23. F. J. GONÇALVES, « Deux systèmes religieux dans l’Ancien Testament : de la concurrence à la convergence », Annuaire EPHE-SR 115 (2008), p. 121. 24. J. JOOSTEN, « La persuasion coopérative dans le discours sur la Loi : pour une analyse de la rhétorique du code de sainteté », dans A. LEMAIRE (ed.), Congress Volume Ljubljana 2007, Leyde-Boston 2010, p. 381-398. 25. Difficiles, quoi qu’il en soit, à comprendre. Le brusque revirement concernant la loi du lévirat (Dt 25) en Lv 20, 21 semble être de cet ordre. Voir B. WELLS, « The Interpretation of Legal Traditions », p. 255-256. 26. Excepté en Lv 27 généralement exclu du Code de sainteté par une majorité d’exégètes (?), sans doute parce qu’ils ne considèrent pas la composition de cet ensemble comme un Work in progress scribal. Mais Lv 25 et 27 ont beaucoup de points de commun, notamment la question du rachat de biens engagés (profanes et sacrés).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 118

27. C. LEMARDELÉ, « Le sacrifice juif dans le système sacrificiel antique : recherches historiques et anthropologiques », Annuaire EPHE-SR 121 (2014), p. 33-38. 28. ID., « Le système sacrificiel yahwiste. Recherches historiques », Annuaire EPHE-SR 122 (2015), p. 147-152. 29. M. KONKEL, « The System of Holiness in Ezekiel’s Vision of the New Temple (Ezek 40-48) », C. FREVEL, C. NIHAN (éd.), Purity and the Forming of Religious Traditions in the Ancient Mediterranean World and Ancient Judaism, Leyde-Boston 2013, p. 429-452. 30. Même le chapitre 20, qui évoque assez longuement l’exode et que l’on pourrait attribuer à un scribe actualisant le texte, mentionne la descendance de Jacob en exil en Égypte sans évoquer un quelconque prophète guidant le peuple. 31. Une même idéologie du Temple y est développée : F. SCHMIDT, La pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân, Paris 1994, p. 168-183. 32. Bruce Wells écrit : « I am excluding the so-called Priestly Code from most of the discussion because it is not a distinct collection of legal provisions with clear textual boundaries » (« The Interpretation of Legal Traditions », p. 235, n. 3). Par cette expression de « Priestly Code », on voit bien l’ambigüité existant entre les notions de rédacteur et de code législatif, le Document sacerdotal, mal défini, se situant au carrefour des deux notions. Mais même si la première partie du Lévitique (1-16) se comprend assez bien dans le prolongement de la fin de l’Exode, elle s’en distingue toutefois et forme en quelque sorte un « code » sacrificiel. 33. C. LEMARDELÉ, « Le sacrifice juif dans le système sacrificiel antique. Problèmes épistémologiques dans l’historiographie moderne », Annuaire EPHE-SR 120 (2013), p. 217-221. 34. Voir, même si nous ne suivrons pas les conclusions de cette étude, D. EDELMAN, « Genesis : A Composition for Construing a Homeland of the Imagination for Elite Scribal Circles or for Educating the Illiterate ? », dans P. R. DAVIES, T. RÖMER (éd.), Writing the Bible : Scribes, Scribalism and Script, Durham 2013, p. 47-66. 35. C. RADEBACH-HUONKER, Opferterminologie im Psalter, Tübingen 2010. 36. Spinoza s’amusait du peu de consistance que peuvent avoir les diverses mentions du « Livre de la Loi de Dieu » dans la Bible hébraïque, concluant à un livre bien plus restreint que ne l’est le Pentateuque et qui fut inséré dans celui-ci : B. SPINOZA, Traité théologico-politique, p. 186-187. 37. H.-J. FABRY, « Der Begriff “Tora” in der Tempelrolle », Revue de Qumran 18 (1997), p. 63-72.

RÉSUMÉS

L’approche historique des textes bibliques et, principalement, du Pentateuque ne pourra longtemps ignorer la culture des scribes qui a produit ces livres en rouleaux. C’est pourquoi les écoles de rédaction issues de la théorie documentaire et les hypothèses spéculatives les

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 119

concernant ne peuvent guère s’accorder avec l’élaboration progressive et empirique de tels textes. L’activité scribale était telle qu’il importerait de ne plus se fier à des critères uniquement stylistiques pour différencier les textes entre eux et de s’appuyer principalement sur l’évolution des institutions cultuelles.

INDEX

Thèmes : Religion du Proche-Orient ouest-sémitique ancien

AUTEUR

CHRISTOPHE LEMARDELÉ Chargé de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 120

Anthropologie religieuse Le corps des anges Recherche sur les fondements de l’angélologie chrétienne

Serge Margel

1 Ce séminaire fait suite à un cycle de conférences données en 2014 sur la notion de corps de chair dans le premier christianisme. Cette année la recherche a porté sur le corps spécifique des anges dans la patristique grecque et latine. Sur la base d’un corpus de textes délimité, j’ai essayé de montrer deux choses principales : d’un côté, on ne peut pas comprendre la spécificité du corps des anges sans l’inscrire dans le champ de l’angélologie chrétienne, qui assimile l’ange et l’âme, et d’un autre côté, cette assimilation constitue la réponse des premiers penseurs chrétiens aux problèmes posés par le nouveau statut de l’ange après l’événement christique de l’incarnation.

2 I. Comment fonder une nouvelle religion sur la rupture produite par l’événement christique de l’incarnation tout en considérant le passage entre les deux Testaments ? Comment se démarquer de l’angélologie juive, ses médiations et ses fonctions missionnaires, sans éliminer la figure de l’ange comme lumière et fonction noétique ? Autrement dit, en quoi et pourquoi le christianisme a-t-il toujours besoin de la figure de l’ange après l’avènement du Christ, comme nouveau Médiateur, comme Logos ou Verbum ? Devant les conflits entre l’ange et le Christ, dont parle Paul dans l’Épître aux Colossiens, une nouvelle conception de l’ange va s’élaborer avec les premiers Pères de l’Église. On déplace le centre d’intérêt des liens entre l’ange et ses médiations au rapport que l’ange entretient à sa propre création. On passe de l’ange comme messager des desseins de Dieu pour son peuple à l’ange comme adjoint ou collaborateur dans le plan divin de création. Par sa substance, son esprit et son corps, et par le rôle qu’il joue dans l’économie de la création, l’ange représente le lieu des réalités intelligibles du monde, entre l’esprit de Dieu qui a créé le monde et l’esprit de l’homme qui perçoit ou connaît le monde. En somme, il faut constituer une nouvelle angélologie qui ne soit plus fondée sur les fonctions missionnaires de l’ange, mais bien sur les capacités épistémologiques de l’ange. Il ne s’agit plus, pour l’ange, de transmettre un message, d’exécuter un ordre ou de protéger une Cité, mais d’inscrire dans les éléments du monde la raison causale de leur création.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 121

3 J’ai donc abordé dans le cadre du séminaire l’invention de l’angélologie chrétienne, ses sources bibliques et ses fondements théologico-philosophiques, en partant d’une réflexion sur la création de l’ange, son corps, ses propriétés et ses fonctions. Or, le corps des anges est un corps spécifique. Il ne relève pas de la pure spiritualité du corps glorieux, ni de la matérialité des éléments qui composent l’univers, la terre, l’eau, l’air ou le feu. En ce sens, il ne suit pas rigoureusement l’idée courante qui fait de l’ange un agent médiateur, le pur intermédiaire entre le divin et l’humain, l’infini et le fini, le créateur et la créature. Pour comprendre en quoi consiste ce corps d’un autre type, ni purement spirituel ni purement matériel donc, il faut l’inscrire à la croisée de deux grands débats sur la question de l’ange, qui ouvrira la problématique médiévale de l’angélologie. D’un côté, la distinction entre la figure de l’ange dans la tradition théologico-biblique juive, chrétienne et musulmane (séraphins, chérubins, trônes, mais aussi puissances, dominations et souverainetés), et la doctrine des substances séparées et de l’intellect agent, dans la tradition philosophique aristotélicienne. D’un autre côté, l’articulation entre la controverse exégétique sur la chute des anges, dès le livre d’Hénoch, et l’assimilation néoplatonicienne d’Augustin de l’ange et de l’intellect. Sans se confondre, ces deux débats sont très proches, ils traversent surtout les mêmes textes, recourent à des mêmes chaînes de concepts et tendent à comprendre comment des âmes purifiées peuvent devenir des anges. Comme l’écrit le néoplatonicien chrétien Marius Victorinus, sur les traces de Porphyre, au milieu du IVe siècle : Mais, en haut, dans les terres et dans le ciel, tous les êtres sont actes et vivent en acte, engendrés toutefois et déjà devenus ce qu’ils devaient être. En effet, destinés, dès leur point de départ, à leurs fonctions propres, ils parcourent leurs actes propres, grâce à la sympathie de la nature qui les tient ensemble. Que si ces choses qui sont dans le monde, sont des actes, combien plus sont acte et action les choses qui font parties des réalités éternelles et qui sont supra célestes, elles qui ont engendré ces choses de ce monde ci ! De même, l’âme et les anges qui sont devenus anges après avoir été des âmes, et les anges supérieurs aux âmes (Item et anima et angeli ex animis et supra animas)1.

4 Ce rapprochement de l’âme et de l’ange concerne à mon sens la spécificité du corps des anges. Mais en quoi consiste ce corps, et comment le distinguer du corps de chair humain comme du corps immatériel divin ? Je dois avouer, écrit Augustin, que je n’ai pas l’esprit assez puissant pour décider si les anges, en conservant la spiritualité de leur corps pour des œuvres plus secrètes, empruntent aux êtres inférieurs plus charnels quelques éléments qu’ils modifient, retournent comme un vêtement, sous toutes sortes de formes sensibles, voire réelles, comme l’eau véritable changée en vrai vin par le seigneur (Jn 2, 9) ; ou bien si ce sont leurs propre corps qu’ils transforment à leur gré, en rapport avec ce qu’ils ont à faire2.

5 Il faut ici distinguer deux types de questions sur le corps des anges. La première porte sur sa consistance, et concerne les éléments qui le composent, sa matérialité sensible, visible, audible. La seconde porte sur sa provenance, entre le corps propre transformé et le corps étranger, ou corps d’emprunt. La première question est stoïcienne, la seconde plutôt judéo-chrétienne, mais l’une et l’autre se retrouvent quasiment confondues dans la première patristique grecque et latine, depuis au moins Clément d’Alexandrie et Tertullien. On peut rapporter le texte cité d’Augustin à ce passage du De carne Christi, où Tertullien évoque le corps et la chair des anges : Il est clair que la chair portée par ces anges ne leur appartenait pas en propre, puisqu’ils sont par nature des substances spirituelles, qui ont un corps assurément

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 122

mais d’une espèce particulière. Toutefois ils peuvent prendre dans l’occasion figure de chair humaine pour permettre aux hommes de les voir et de les rencontrer3.

6 Tertullien pose la question d’une spécificité du corps des anges : « Il est clair que la chair portée par ces anges ne leur appartenait pas en propre » (constat angelos carnem non propriam gestasse). Mais en quoi consiste la différence entre corps spécifique et corps propre ? Pour l’être humain, cette différence est purement conceptuelle, ou de raison, car son corps propre est lui-même spécifique, en ce sens qu’il se distingue spécifiquement des autres corps vivants. Pour le corps des anges, du moins selon Tertullien, cette différence est réelle. Les anges n’ont effectivement pas de corps propre, comme les hommes ou comme le Christ, en ce sens qu’ils ne possèdent pas leur corps par la voie d’une naissance : Aucun ange n’est jamais descendu pour être crucifié, pour connaître la mort, pour en être ressuscité. Jamais les anges n’eurent de telles raisons pour prendre corps et c’est la raison pour laquelle ils ne se sont pas incarnés par la voie d’une naissance : n’étant pas venus pour mourir, ils n’étaient pas non plus venu pour naître4.

7 Les anges portent une chair, un corps de chair qu’ils ne possèdent pas en propre. Le corps qu’ils portent ou qu’ils assument – « assumant », c’est le terme d’Augustin – ne leur appartient pas, il provient d’autres corps qu’ils transforment, ou transfigurent, comme le Christ dans l’Épître aux Philippiens. Ce corps est toujours l’effet d’un emprunt, le temps de remplir une fonction, d’accomplir une action ou de transmettre un message. Le terme gestasse, qu’utilise Tertullien, le dit bien. Les anges portent un corps, comme on porte un vêtement, évoquant ici la scène biblique des « tuniques de peau », que revêtent les corps d’Adam et d’Ève. Or, pour Augustin, la distinction entre le propre et le spécifique n’est plus valable pour définir le corps des anges. En d’autres termes, Augustin admet non seulement la spécificité mais aussi la possibilité d’un corps propre des anges. Qu’ils empruntent un corps étranger – inférieur, dit Augustin –, à nouveau comme on porte un vêtement, ou qu’ils se manifestent par leur propre corps, dans un cas comme dans l’autre les anges modifient ce corps en vertu des missions qui leur sont assignées.

8 Or, si les anges possèdent un corps propre, ce corps est forcément lié à la nature de leurs substances séparées. Et en ce sens, il y a un corps propre aux substances séparées, un corps dont la spécificité relève de cette substance. On peut donc distinguer deux régimes de corporéité, entre le corps d’emprunt et le corps propre. Le corps d’emprunt est un corps missionnaire, un corps qui se transforme et s’adapte aux fonctions que Dieu ordonne à l’ange d’accomplir. C’est le régime épiphanique du corps des anges : Ensuite, écrit Augustin, quelque soit la solution, ou l’hypothèse obtenue, on se demandera s’il n’y aurait pas eu des choses créées uniquement pour permettre à Dieu de se manifester aux yeux des hommes, comme il a estimé nécessaire ; ou bien si les anges antérieurement créés n’auraient pas été délégués pour parler au nom de Dieu, en empruntant à la nature sensible les livrées corporelles réclamées par leur fonction, chacun suivant ses besoins particuliers ; ou même si, nantis par le créateur de la puissance voulue, ils n’auraient pas changé, remanié le corps pris par eux – car ils n’en subissent pas les lois, mais lui imposent leur volonté – au gré des formes appropriées ajustées à leur tâche5.

9 Le corps propre est d’une autre nature que ce corps d’emprunt, ce corps épiphanique qu’on peut voir, entendre et même toucher, comme Abraham dans la scène de Mambré, qui accueille les anges sous sa tente, leur lave les pieds, mange et boit avec eux (Gn 18, 1-4). Le corps propre de l’ange n’est pas un corps d’emprunt, mais c’est lui qui emprunte un corps, ou qui se transforme en corps visible, audible, tactile, à nouveau

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 123

comme autant de missions divines déterminées. C’est le corps propre qui emprunte un corps épiphanique, afin d’être vu, entendu, perçu par le corps et par l’esprit des hommes. Sa puissance, son pouvoir ou sa δύναμις, consiste en cette capacité à emprunter l’apparence d’un corps visible, inférieur, sans perdre pour autant sa substance spirituelle ou séparée. Sans être créé par les voies de la naissance – ce qui distingue les anges et des hommes et du Christ lui-même –, le corps des anges contient implicitement, comme une propriété intrinsèque et essentielle, comme une propriété qui le spécifie, ce pouvoir de transfiguration épiphanique. Je cite un passage du commentaire d’Augustin du Sermon XII, 9 : L’écriture rappelle que des anges se sont montrés à des hommes. Mais ils ont reçu du seigneur une telle puissance sur les corps, qu’ils en disposent comme il leur plaît. Sans être nés d’une femme, ces anges avaient donc un corps véritable qu’ils pouvaient transfigurer selon que l’exige leur ministère et la nature de leurs fonctions ; mais c’était toujours un corps véritable. Quand le seigneur changea lui- même l’eau en vin, pouvons-nous dire que c’était de fausses eaux ou de faux vins ? Quelques transformations qu’ait subi, par la volonté du tout-puissant, un corps muable dans sa nature et dans la disposition de ses parties, il n’en est pas moins un vrai corps dans son genre ; car quels que soient ces changements, il ne cesse pas d’être corps et corps véritable6.

10 Corps propre, corps véritable, Augustin parle parfois d’angelica corpora, pour dire ou décrire la spécificité d’un corps qui ne perd pas sa nature ou sa substance dans le processus de transformation, comme l’eau et le vin, dans la transfiguration par le Seigneur. Nous ne sommes donc pas dans une logique oppositionnelle, de type platonicien, entre la réalité et l’apparence, la vérité et la tromperie, ou l’illusion. Le corps transformé, c’est un vrai corps qui se transforme, c’est le corps propre de l’ange qui non seulement prend une autre forme, un autre aspect, mais qui prend forme, emprunte un aspect visible et audible, pour montrer et pour dire aux hommes, ou pour leur faire connaître les raisons causales de toute chose, ou les pensées de Dieu, l’intellectum Dei. D’où le lien de spécificité entre la connaissance angélique et le corps angélique, entre l’intellect de l’ange, capable de connaître la notion des choses en Dieu, et le corps des anges capables de se transformer pour communiquer cette notion à l’esprit des hommes. Et c’est là qu’Augustin rapporte la fonction noétique et missionnaire des anges au récit biblique et patristique de la chute des anges : De même le texte de l’écriture où l’on dit que les fils de Dieu aimèrent les filles des hommes, ceux-ci sont appelés aussi « anges de Dieu ». Aussi beaucoup ont-ils pensé qu’ils n’étaient pas des hommes, mais les anges.

11 Ce problème, nous l’avons mentionné en passant sans le résoudre au cours du livre III de cet ouvrage : les anges étant des esprits, peuvent-ils s’unir corporellement avec des femmes ? Il est écrit en effet : « lui qui fait des esprits ces anges » (Ps 104[103],4), c’est- à-dire, ce qui par nature sont esprits, il en fait ses envoyés en leur donnant la charge d’« annoncer ». Le nom grec ἄγγελος qui se présente sous la flexion latine « angelus », signifie en latin « nuntius », messager. Mais est-ce de leur corps qu’il a ajouté à la suite ces mots : « et de ses ministres, un feu ardent », ou est-ce de la charité comme d’un feu spirituel que doivent brûler ses ministres ? Ceci est ambigu. Cependant, au témoignage absolument vrai de l’écriture, des anges ont apparu aux hommes en des corps non seulement visibles, mais qu’on pouvait toucher. Le bruit court et beaucoup affirment qu’ils ont constaté ou qu’ils ont entendu des témoins dignes de foi qui ont constaté que les Sylvains et les Faunes, appelés vulgairement « incubes », se sont présentés avec impudeur à des femmes et ont convoité et consommé leur union avec elles. De même, aux dires de plusieurs personnes de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 124

qualité dont on ne saurait sans effronterie récuser le témoignage, certains démons appelés « Dusiens » par les Gaulois ne cessent d’essayer et d’effectuer sur des femmes des actes impudiques. De tout cela je n’ose décider si des esprits ayant un corps aérien (ces éléments agités par un éventail sensible au toucher corporel) sont capables d’éprouver cette passion pour s’unir à leur manière à des femmes qui ressentent les effets7.

12 II. Augustin rapporte ici littéralement la chute des anges au verset des Psaumes sur la connaissance angélique : « lui qui fait des esprits ces anges (qui facit angelos suos spiritus) » (Ps 104[103],4). Et la question du corps des anges se pose désormais en ces termes : « les anges étant des esprits, peuvent-ils s’unir corporellement avec des femmes » ? Comment l’ange peut-il à la fois s’unir au corps d’une femme et connaître l’intellect de Dieu ? Cette question nous permet de préciser la spécificité du corps des anges. Selon Augustin, comme on l’a vu plus haut chez Tertullien, les anges sont par nature (nature) des esprits. Ce sont de purs esprits dont la mission ou la fonction de messager leur a donné un nom « propre » : ἄγγελος, angelus, signifie le messager, celui qui annonce, nuncius, celui qui déclare ou qui tient lieu de parole officielle. Encore une fois, l’angelus, comme pur esprit, c’est celui qui annonce la parole de Dieu, sa pensée, son intellect ou sa volonté. Plus précisément, c’est celui à qui Dieu a chargé de communiquer sa pensée aux hommes, ou de transmettre à l’homme la notion de chaque chose créée dans son pur intellect divin.

13 Or, à la différence d’une transmission de messages entre les hommes, qui se produit par le langage naturel des signes, les anges ne peuvent annoncer la parole divine qu’en transformant leur nature. Ils ne doivent pas emprunter un corps, comme on porte un vêtement, mais transformer leur corps propre en corps épiphanique. Augustin confirme ici l’hypothèse d’un corps propre des anges, mais sans confondre ce corps avec le corps visible de leur apparition : « au témoignage absolument vrai de l’écriture, des anges sont apparus aux hommes en des corps non seulement visibles, mais qu’on pouvait toucher »8. Augustin ne dit pas que le corps des anges est visible et tactile, mais qu’il peut apparaître aux hommes de façon visible et tactile. Cette capacité est une propriété spécifique, une puissance du corps angélique. Se rendre visible ou sensible, constitue la spécificité du corps propre des anges. Ce qui veut dire au moins deux choses. Se rendre visible, pour l’ange, signifie tout d’abord transmettre aux hommes sa connaissance de toutes choses qu’il a en Dieu avant la création du monde, donc leur communiquer la raison des choses ou la pensée de Dieu. Ce pouvoir de transformation, ou cette métamorphose, veut dire encore que la connaissance angélique est capable de se tourner sur elle-même, ou de se replier sur soi, dit Augustin dans le De Genesi, pour se complaire en soi. Et c’est la chute potentielle, « comme il est arrivé au diable », précise Augustin.

14 Cette chute potentielle ou diabolique est une propriété intrinsèque à la nature de l’ange, à sa nature spirituelle. Autrement dit, la substance spirituelle de l’ange est de telle nature qu’elle peut toujours se contempler, se réfléchir ou se penser elle-même, et en ce sens se complaire dans une forme d’autonomie. Après avoir rappelé, dans ce passage de la Cité de Dieu, le témoignage de l’Écriture sur le corps des anges, Augustin reprend l’idée d’une auto-affection, d’une délectation ou d’une jouissance. Il évoque tout d’abord les légendes gauloises sur les démons qui s’unissent avec des femmes, puis il interroge à nouveau la spécificité du corps des anges. Il se demande si le corps aérien des anges est capable « d’éprouver cette passion pour s’unir à leur manière à des femmes qui en ressentent les effets ». Sans remettre en question ni renverser la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 125

hiérarchie des anges, cette capacité d’auto-affection ou autoréflexive, concerne le corps propre des anges, ou le corps aérien des esprits angéliques. Mais précisons certains points. Augustin ne parle pas d’un corps d’emprunt, ou d’une métamorphose des anges, comme dans les épiphanies bibliques, mais bien d’un véritable corps des anges. Le corps vrai, ou propre, est défini par l’attribut principal de l’air. Ce corps est aérien. Augustin parle des éléments aériens (elementa aera) du corps des anges. Et le terme « elementum » est précieux pour la compréhension d’une spécificité du corps angélique. Non seulement, cet élément relève d’une auto-affection, « agitée par un éventail, écrit Augustin, il est sensible au toucher corporel »9, mais de plus il se réfère directement à la tradition stoïcienne des éléments, aux στοιχεῖα, qui constituent la matérialité corporelle du monde10.

15 L’élément aérien du corps des anges est-il identique à l’air lui-même dans la théorie des quatre éléments, ou s’agit-il d’un autre type, voire d’un cinquième type d’éléments ? Et ce corps aérien des anges fait-il partie du même ordre de réalité que les corps élémentaires qui composent le monde ? En d’autres termes, ce corps aérien existe-t-il depuis la création du monde ou doit-il été créé avec la création spirituelle de l’ange lui- même, avant la genèse du monde ? Dans la tradition stoïcienne des Pères de l’Église, il ne fait pas de doute que tout ce qui existe, tout ens, tout ce qui a été créé par Dieu comporte un corps sui generis. « Tout ce qui est, écrit Tertullien, est corps, en son genre particulier (sui generis) ; rien n’est incorporel sinon ce qui n’est pas »11. Et de même qu’il y a des types de corps, corps animal, corps humain, corps angélique – Tertullien parle aussi de corps divin –, de même tout corps est composé de types d’éléments – du plus lourd au plus léger –, la terre, l’eau, l’air et le feu. Il est donc compréhensible qu’on ait attribué au corps des anges le type le plus léger, subtile ou volatile, l’air, parfois le feu, et même aussi ce cinquième élément assez mystérieux qu’est l’éther. Je cite encore un texte d’Augustin, qui compare la transformation des corps ressuscités au corps éthérique de l’ange : On se demande souvent comment, après la résurrection et la transformation du corps, promise aux saints, nous pourrons voir nos pensées. Eh bien, il faut le conjecturer d’après cette partie de notre corps qui est la plus lumineuse. En effet, les corps angéliques (angelica corpora), tels que nous espérons en avoir, il faut admettre qu’ils sont tous lumineux et éthérés (lucidissima atque aethera) ; si donc bien des mouvements de l’âme sont dès à présent reconnaissables dans les yeux, il est probable que nul mouvement de l’âme ne nous échappera, puisque tout le corps sera éthéré, en comparaison de quoi ces yeux ci sont de la chair12.

16 Les éléments qui composent le corps angélique constituent donc les principes à partir desquels l’ange peut transmettre aux hommes la raison causale des choses qu’il connaît en Dieu. Ces éléments composants jouent en effet le rôle d’un principe constitutif, ou de règles qui conditionnent la possibilité d’une connaissance angélique. C’est la fonction causale des éléments, qu’on trouve chez Aristote, peut-être même déjà chez les penseurs présocratiques. Dans le livre Δ de la Métaphysique, Aristote distingue les principe des éléments, ἀρχαί et στοιχεῖα, par le type de causalité : « parmi ces principes, les uns sont immanents, les autres extérieurs : c’est pourquoi la nature d’un être est un principe, et aussi l’élément, la pensée, le choix, la substance formelle »13. Selon le témoignage de Diogène Laërce, les Stoïciens, surtout Chrysippe, Archidème et Posidonius, ont radicalisé la distinction, non plus selon les types de cause, mais par l’engendrement des formes : Ils [les Stoïciens] affirment qu’il existe une différence entre les principes et les éléments : les principes sont inengendrés [et] incorruptibles, alors que les éléments

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 126

se corrompent lors de la conflagration. Mais les principes sont en outre des corps et sont dépourvus de forme, tandis que les éléments possèdent une forme14.

17 Pour penser la nature spécifique du corps des anges, les Pères de l’Église recomposent l’argumentation stoïcienne. De cette opposition philosophique, ils gardent l’idée selon laquelle l’élément qui compose ce corps est lui-même un corps, d’un côté qui contient une forme spécifique, de l’autre qui joue le rôle d’une cause immanente ou interne. Or, le terme grec στοιχεῖον comporte une attribution cosmique qui n’a pas disparu dans la réflexion des Pères de l’Église. Il désigne les éléments qui composent le monde matériel, mais il indique aussi les régions ou les lieux qui leur sont assignés, les astres, les planètes, voire les signes du zodiaque. Dès les premiers commentaires néoplatoniciens du Timée (Albinus, Jamblique ou Proclus) – en particulier le passage 39 e sur l’engendrement des dieux visibles –, on attribue à chacun des éléments et à leur lieu spécifique une puissance divine, une forme spirituelle, une âme ou un démon : un δαίμων qui joue le plus souvent le rôle de principe ou de cause immanente. Dans le néoplatonisme, il n’y a donc pas de στοιχεῖα sans δαίμονες, comme dans le stoïcisme il n’y en a pas sans σῶμα. Et c’est justement cette double propriété, psychique et somatique de l’élément, ou cette double fonction causale immanente, que les Pères attribuent à la nature de l’ange.

18 Dans ses réponses critiques au gnosticisme de Théodote, qui prétend expliquer l’ordre du destin par l’action des « puissances » gouvernant les planètes, Clément d’Alexandrie soumet ces « puissances » cosmiques à l’ordre des anges préposés par la parole de Dieu. Je cite un passage du VIe livre des Stromates : En réalité, les éléments et les astres, c’est-à-dire les puissances qui administrent l’univers, ont reçu l’ordre d’accomplir exactement ce qui convient à l’économie. Ils obéissent d’eux-mêmes et sont guidés par ceux qui leur ont été très posés, selon les directives de la parole du Seigneur, puisque, par nature, la puissance divine donne secrètement à tous les êtres leur activité15.

19 Dans les Eclogae propheticae, Clément précise que les astres, ou éléments, ne sont que des « corps spirituels régis par des anges » (55, 1). Et dans les Extraits de Théodote, il parle non pas d’anges mais de puissances invisibles : Ainsi donc, par les étoiles fixes et les planètes, les Puissances invisibles, véhiculées par ces astres, régissent les générations [ou : les « natifs »] et y président. Quant aux astres eux-mêmes, ils ne font rien : mais ils indiquent l’influence des Puissances dominantes, de même que le vol des oiseaux a une signification, mais ne produit rien16.

20 Les verbes d’action, « diriger », « guider », « ordonner », « préposer », indiquent clairement que les στοιχεῖα, qu’il s’agisse des astres cosmiques ou des éléments qui les composent, sont animés du dedans par une puissance spirituelle, précisément angélique. Dans ses commentaires bibliques, de Jérémie ou des Psaumes, qui parlent de la terre, du soleil ou des astres, Origène souligne que tous ces éléments sont régis par des anges. Augustin rappelle lui aussi que les choses du monde visible sont préposées ou soumises à l’ordre d’une puissance angélique : Toute chose visible en ce monde est sous la tutelle d’une puissance angélique (res visibilis in hoc mundo habet potestatem angelicam sibi praepositam), comme en témoignent en plusieurs passages les divines écritures17.

21 Les éléments eux-mêmes sont angéliques, ou appartiennent, comme chez Origène, à la même chaîne des elementa huis mundi, dont parle Paul dans l’Épître aux Galates (IV, 3 et 9). On retrouve cette assimilation de l’ange aux elementa mundi chez Jérôme et chez

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 127

Augustin, dans leurs commentaires aux Galates. Ce qui confirme une fois de plus la dimension formelle et corporelle de l’ange, et nous permet surtout de rapporter cette dimension, ou puissance de l’ange, et son pouvoir de connaître l’intellectum Dei.

22 Pour démontrer que les anges eux-mêmes sont des corps, Clément distingue différents régimes ontologiques de corporéité : Mais ni les êtres « pneumatiques » et intelligents, ni les Archanges, ni les « Protoctistes » [« Premiers-Créés »], ni même, il faut l’affirmer, [le Fils] lui-même, ne sont sans forme, sans contours, sans figure, sans corps. Mais il a, lui aussi, une forme propre et un corps en proportion de sa prééminence sur tous les êtres « pneumatiques » : de même que les « Protoctistes » ont un corps en proportion de leur prééminence sur les substances qui leur sont inférieures. Car, d’une façon générale, ce qui vient à l’existence n’est pas sans substance : mais d’un autre côté [ces êtres supérieurs] n’ont pas une forme et un corps semblable aux corps qui sont dans notre monde18.

23 Le corps des anges est d’un autre type, ses éléments relèvent d’un autre ordre de réalité, sinon d’un autre monde, d’une autre création du monde. Origène dira qu’à la différence du corps humain, palpable, lourd et pesant, le corps angélique est un corps de nature subtile, comme un souffle léger (quod est naturaliter subtile quoddam et velut aura tenue) »19. Mais en quoi consiste la distinction entre un corps pesant et un corps léger, un corps palpable et un corps subtil ? S’agit-il d’une distinction réelle, ontologique, ou d’une distinction de raison, purement conceptuelle ? Et peut-on évoquer l’oxymore d’un corps incorporel des anges pour en définir la spécificité ? Pris dans la veine du discours aporétique, pour décrire le corps des anges, Grégoire de Nazianze parle d’un souffle intelligent, d’un feu immatériel, et surtout il évoque l’idée d’une « certaine autre nature (τις φύσις ἄλλη) », étrangère au mélange des éléments matériels qui composent le monde20. En somme, la plupart des termes qu’utilisent les Pères pour décrire l’ambiguïté d’un corps des anges tendent à réduire la propriété matérielle du corps : pur (καθαρός), immatériel (ἄϋλος), incorporel (ἀσώματος), subtil (λεπτός, tenuis), céleste (ἐπουράνιος), intelligent (νοερός). Par là, ils cherchent à s’approcher de cette « autre nature » d’un corps dépourvu des prédicats habituellement attribués aux êtres humains, animés ou terrestres.

NOTES

1. Marius Victorinus, Adversus Arium, IV, 12, 1122b, dans Traités théologiques sur la Trinité, I. Texte établi par P. Henry, introduction, traduction et notes par P. Hadot, Cerf, Paris 1960. Cf. P. HABOT, Porphyre et Victorinus, I, Études augustiniennes, Paris 1968, p. 392-393. 2. Augustin, De Trinitate, III, I, 5. Texte de l’édition bénédictine, trad. et notes par M. MELLET et Th. CAMELOT, Desclée de Brouwer, Paris 1955. 3. Tertullien, De carne Christi, VI, 9. Introd., texte critique, trad. et commentaire de J.- P. MAHÉ, Cerf, Paris 1975. 4. Ibid., VI, 5.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 128

5. De Trinitate, II, VII, 13. 6. Augustin, Sermon, XII, 9-10, dans Saint Augustin, Sermons sur l’Écriture. Éd. établie et présentée par M. CARON, Robert Laffont, Paris 2014, p. 127-128.

7. Augustin, De civitate dei, XV, XXII-XXIII, 1. Texte de B. DOMBART et A. KALB, introd. générale et notes par G. BARDY, trad. G. COMBÉS, Desclée de Brouwer, Paris 1960. 8. Voir ci-dessus, n. 7. 9. Voir ci-dessus, n. 7. 10. Cf. J. PÉPIN, Théologie cosmique et théologie chrétienne, PUF, Paris 1964, p. 307-319. 11. De carne Christi, XI, 3. 12. Augustin, Question 47, De diversis quaestionibus LXXXIII, dans Mélanges doctrinaux. Textes de l’édition bénédictine, introd., trad. et notes G. BARDY, J.-A. BECKAERT, J. BOUTET, Desclée de Brouwer, Paris 1952. 13. Aristote, La Métaphysique, D, 1, 1013a 18-20. Trad. J. TRICOT, Vrin, Paris 1981.

14. Chrysippe, Œuvre philosophique, I, fr. 307. Trad. et commentaire R. DUFOUR, Les Belles Lettres, Paris 2004, p. 406-407. 15. Clément d’Alexandrie, Les Stromates, VI, XVI, 148, 2. Introd., texte critique, trad. et notes P. DESCOURTIEUX, Cerf, Paris 1999. 16. Clément d’Alexandrie, Extraits de Théodote, 70, 1. Texte grec, introd., trad. et notes Fr. SAGNARD, Cerf, Paris 1970. 17. Augustin, Question 79, 1, dans De diversis quaestionibus LXXXIII. 18. Extraits de Théodote, 10, 1. 19. Origène, Traité des principes, préface, 8. Introd., texte critique de la version de Rufin, trad. H. CROUZEL et M. SIMONETTI, Cerf, Paris 1978.

20. Grégoire de Nazianze, Discours, 38, 9, texte critique par Cl. MORESCHINI et trad. P. GALLAY, Cerf, Paris 1985.

RÉSUMÉS

Ce séminaire fait suite à un cycle de conférences données en 2014 sur la notion de corps de chair dans le premier christianisme. Cette année la recherche a porté sur le corps spécifique des anges dans la patristique grecque et latine. Sur la base d’un corpus de textes délimité, j’ai essayé de montrer deux choses principales : d’un côté, on ne peut pas comprendre la spécificité du corps des anges sans l’inscrire dans le champ de l’angélologie chrétienne, qui assimile l’ange et l’âme, et d’un autre côté, cette assimilation constitue la réponse des premiers penseurs chrétiens aux problèmes posés par le nouveau statut de l’ange après l’événement christique de l’incarnation.

INDEX

Thèmes : Anthropologie religieuse

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 129

AUTEUR

SERGE MARGEL Chargé de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 130

Religions et institutions dans le monde grec Religions et institutions dans le monde grec

François de Polignac

1. Recherches sur Poséidon : systèmes cultuels et paysages religieux

1 L’enquête a repris sur le rôle et la place de Poséidon dans la définition de « paysages religieux » spécifiques, liés au monde marin sans pour autant se limiter à celui-ci. C’est en effet non pas en séparant, mais plutôt en réunissant ce que Poséidon fait dans le domaine terrestre et le domaine maritime, qu’on peut le mieux comprendre l’action de ce dieu dans le domaine de la définition des paysages, et en premier lieu des paysages poséidoniens. Il a paru utile de repartir des analyses que Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne avait développées dans Les ruses de l’intelligence1. Dans cet ouvrage en effet, plusieurs chapitres sont consacrés aux rôles respectifs d’Athéna et Poséidon dans des domaines qui touchent à la fois au domaine terrestre et au domaine maritime : la maîtrise du cheval et de la charrerie, en particulier, qui trouvent leur répondant dans l’art de la construction et de la conduite du navire, analogie soulignée par de nombreux faits de vocabulaire (par exemple pour le gouvernail du navire identifié au mors du cheval) ainsi que par tout un ensemble de récits et, parfois, de pratiques cultuelles. Or, dans leur ouvrage, Detienne et Vernant avaient placé la mètis tout entière du côté d’Athéna ; elle seule dispose de la capacité d’invention, de la maîtrise technique qui préside aussi bien au domptage de Pégase par Bellérophon qu’à la construction et au pilotage de la nef des Argonautes. Poséidon, bien que présent, n’a qu’un rôle passif : on lui accorde au passage les honneurs destinés à éviter sa colère, mais il se situe plutôt du côté de la force, de la puissance, que du côté de l’habileté. Parfois même ses interventions paraîtraient négatives.

2 Une relecture attentive du riche dossier portant sur la cavalerie, la charrerie, les navires et la navigation en rapport avec Athéna et Poséidon a montré qu’on ne peut

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 131

maintenir cette opposition telle quelle et que les rôles respectif des deux divinités doivent être réévalués. Ainsi, l’invention du mors attribuée au Poséidon Hippios qu’évoque Sophocle dans l’Œdipe à Colonne ne peut être écarté dans une simple note, même longue, sous prétexte – entre autres - qu’il s’agirait seulement d’une revendication athénienne s’opposant au mythe corinthien de Bellérophon et Pégase2. Car il existe d’autres indices d’un rôle primordial du dieu dans différents aspects de la maîtrise du cheval. On peut évidemment convoquer les différents récits qui attribuent à Poséidon la paternité de chevaux exceptionnels : Areion, que le dieu aurait eu de Déméter, Skyphios qui serait né à Colonne ou en Thessalie. Ce dernier cas est d’autant plus intéressant que certaines traditions associent la naissance de ce cheval Skyphios en Thessalie à Poséidon Petraios, autrement dit au Poséidon auteur du séisme qui creusa la vallée du Tempé et permit ainsi à l’eau qui recouvrait la plaine thessalienne de s’écouler vers la mer : exploit célèbre et paradigmatique des grandes actions de configuration du paysage par le dieu qui tout à la fois tient et ébranle la terre. Mais l’essentiel est de relever tout ce qui montre que Poséidon n’est pas lié seulement à la puissance incontrôlée du cheval, mais aussi à sa domestication et à sa mise en attelage. Plusieurs rites sont assez significatifs de ce point de vue. On peut citer par exemple les précipitations dans la mer, en Argolide, en l’honneur de Poséidon Hippios, de chevaux avec leur mors – détail qui montre bien que l’accent est mis non pas sur la force brute, naturelle, du cheval, mais bien sur son aspect domestiqué. Et surtout le très célèbre rite qui se déroulait dans le grand sanctuaire de Poséidon à Onchestos de Béotie, à mi- chemin entre Thèbes et Orchomène, où des chars à vide étaient lancés avec leur attelage de jeunes poulains dans le bois sacré du dieu : les chars et attelages qui s’en sortaient indemnes poursuivaient leur chemin, les chars qui s’étaient fracassés étaient offerts au dieu, dressés contre son temple. Dans leur analyse, Detienne et Vernant expliquent le rite par l’opposition entre le poulain suffisamment dressé, domestiqué, qui ressort de la technê d’Athéna, et le poulain encore nerveux, incontrôlé, encore trop proche de sa nature poséidonienne3. Mais si on met plutôt l’accent sur la solidité du lien qui unit le char à l’attelage – car c’est bien cette solidité qui est en jeu dans l’épreuve –, autrement dit sur l’habileté et la force du joug, zugos (et Poséidon est parfois zugios), on se retrouve dans le domaine poséidonien bien balisé du « tenir ensemble », cette fonction primordiale que le dieu assume aussi bien pour les chars que pour les détroits et passages en tout genre, voire pour des sanctuaires qui, comme Onchestos, se tiennent au milieu de deux régions qu’ils « solidarisent ». Le rôle du dieu dès lors ne se limite pas à effrayer les chevaux : il participe de l’équilibre de fonctions qu’on voit s’opérer avec Athéna.

3 Athéna et Poséidon se trouvent donc plutôt en situation de complémentarité active, selon des degrés variables, dans le même domaine. Athéna peut se voir attribuer une compétence particulière dans la construction des chars, mais des traditions donnent à Poséidon l’art d’atteler ces chars et à Athéna celui de les conduire. L’action des deux divinités est en fait étroitement imbriquée et non pas distribuée sur une ligne qui irait de la puissance brute à la mètis de la domestication et de la conduite.

4 Pour valider cette analyse dans la transposition maritime du cheval et du char, le navire, l’enquête a pris les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes comme fil conducteur ; le poème abonde en effet en « mises en situation » d’Athéna et Poséidon. Là encore, la relégation de Poséidon en faveur d’Athéna ne fonctionne pas. Bien entendu, la déesse joue un rôle extrêmement important dans la construction d’Argo, dans son pilotage et sa navigation – c’est elle en particulier qui exerce au bon moment une forte poussée

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 132

pour permettre au navire de franchir les Symplégades. Il ne fait aucun doute qu’Athéna déploie toute sa mètis dans le poème. Poséidon n’en est pas réduit pour autant au seul rôle de faire-valoir. Ainsi pour les pilotes : Detienne et Vernant avaient opposé le premier pilote d’Argo, Tiphys, incarnation du parfait savoir-faire du navigateur, à Ancaios, fils de Poséidon qui, lorsqu’il devient pilote à son tour, est incapable de sortir Argo des difficultés. Or cette opposition est artificielle : elle ne tient pas compte de l’existence d’un « troisième homme » dont le rôle est tout aussi important. En effet, si Tiphys et Ancaios sont bien les maîtres du gouvernail, à la poupe du navire, il y a aussi un pilote de la proue qui surveille la mer et guide la navigation, en particulier dans les passages difficiles. Or ce rôle est tenu par Euphémos, fils de Poséidon, le fameux récipiendaire de la motte de terre libyenne qui symbolise le règne futur de ses descendants sur la région. Or Euphémos joue un rôle primordial lors d’épisodes décisifs de franchissement de passages : le franchissement des Symplégades, car c’est lui qui observe les mouvements des roches et guette le bon moment pour s’élancer ; et la sortie du lac Triton, car c’est Euphémos qui reçoit de Triton les indications qui guident les Argonautes vers la passe qui leur permet de rejoindre la Méditerranée. Or la première traversée est placée sous la protection d’Athéna qui propulse le navire entre les rochers, tandis que pour la seconde la nef Argo est prise en main comme un cheval par Triton, fils de Poséidon (et les Argonautes élèvent un autel à ce dernier à la sortie du lac Triton) : à nouveau, pour une même fonction traitant de la conduite du navire dans des passages, les deux divinités agissent de manière complémentaire. Il y a donc bien une parfaite continuité entre les pouvoirs que Poséidon exerce pour aménager son « paysage » spécifique – détroits, vallées, isthmes et passages en tout genre – et ses compétences dans le domaine de la maîtrise et de la conduite – du cheval avec son mors, du char avec son attelage, du navire avec son gouvernail et ses pilotes : dans un cas comme dans l’autre, le dieu du « tenir ensemble » assure la bonne articulation, le bon lien, entre les parties constitutives.

2. Cultes, société et institutions à Athènes : retour sur les héros des tribus clisthéniennes

5 L’enquête entamée il y a plusieurs années sur les tribus clisthéniennes et leurs héros éponymes a été reprise, toujours dans le but de mieux comprendre la signification du découpage territorial et ses liens à la fois avec les fonctions institutionnelles des tribus et leur « identité cultuelle » définie par leur héros. Elle avait d’abord porté sur deux tribus, celle d’Ajax (Aiantis) et celle d’Hippothon (Hippothontis), caractérisées par une très forte cohérence entre la marginalité de leurs héros éponymes (Ajax salaminien, Hippothon éleusinien), la répartition de leurs trittyes sur les frontières terrestres et maritimes de l’Attique, et le rôle d’accueil de l’étranger et de gestion des relations avec l’extérieur que différents rites et récits leur assignent4. Une troisième étude, portant sur la tribu Antiochis, dont l’éponyme Antiochos passe pour un fils d’Héraclès, a cependant montré qu’une même grille d’analyse ne valait pas pour tout le système clisthénien. La tribu Antiochis ne présente pas une cohérence aussi globale entre l’éponyme, la répartition territoriale et l’image fonctionnelle. L’élément déterminant est l’ancrage de la tribu au centre de l’Attique, par l’identification de sa trittye de l’intérieur au dème de Pallène. La tribu se retrouve ainsi investie du rôle majeur que ce dème, ainsi que son très ancien culte d’Athéna Pallénis, joua dans l’articulation entre la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 133

plaine d’Athènes, le pédion, au sud-ouest, et toute l’Attique orientale, mésogée à l’est et au sud-est et plaine de Marathon au nord-est. De ce fait, bien qu’elle n’abritât pas les grands sanctuaires d’Héraclès de Marathon et d’Athènes (Cynosargues), la tribu Antiochis, implantée à mi-chemin sur la route qui relie les deux, est associée à toute une série d’évènements, de pratiques et de récits concernant Héraclès et ses enfants (dont le drame des Héraclides tel qu’il est connu chez Euripide) valorisant le rôle central de Pallène. Cet exemple montre clairement qu’il ne faut pas chercher à vouloir emboîter à tout prix les différents niveaux de signification les uns dans les autres : pratiques, représentations et institutions de niveaux divers se complètent et se renvoient les uns aux autres sans se confondre5.

6 Reprise sur ces bases, l’enquête a porté sur un groupe de tribus présentant une caractéristique bien précise : dans l’Attique orientale, les trittyes côtières et de l’intérieur des trois tribus Aigeis (Égée), Pandionis (Pandion) et Acamantis (Acamas), ainsi énoncées du nord au sud, sont contigües. Cette singularité a fait l’objet de plusieurs tentatives d’explication. Une des plus convaincantes est celle qu’a avancée Peter Siewert, qui accordait une place centrale aux voies de communication (et par là à l’efficacité de la convergence vers la ville des hoplites venant de toute l’Attique) dans la configuration des tribus6. Et il est vrai que, moyennant une rectification des parcours esquissés par Siewert, ces trois tribus sont construites autour de routes qui, partant de divers lieux de la côte orientale (Marathon et Probalinthos, Halai Araphênidès, Philaidai et son sanctuaire de Brauron, Thoricos…), convergent toutes vers Pallène où elles se réunissent pour poursuivre vers Athènes. Cette configuration souligne à nouveau le rôle central de Pallène. Mais quel est le rapport avec le choix des éponymes ? Or, si ces tribus « font bloc » par leur implantation territoriale, elles forment aussi un ensemble parfaitement cohérent du point de vue de leurs héros. C’est en effet la dynastie de Thésée, sauf Thésée, qui est inscrite là dans la géographie de l’Attique. Pandion, père d’Égée, Egée, père de Thésée, Acamas, fils de Thésée (avec Démophon). Et cette implantation, par le biais des tribus, de la dynastie théséenne est hautement significative : l’Attique orientale est en effet, dans les traditions athéniennes relatives au partage de l’Attique entre les fils de Pandion, la région dévolue à Pallas, frère d’Égée, de Nisos et de Lycos. Or Pallas et ses fils, les Pallantides, s’opposent à la prise du pouvoir de Thésée et les lieux du conflit mentionnés dans les textes : Gargettos, Paiania, Sphettos, Hagnous, se trouvent respectivement dans les tribus Aigeis, Pandionis et Acamantis (pour les deux derniers). Les trois premiers sont même les derniers dèmes de chaque tribu avant d’arriver à Pallène. Il y a donc une étroite interaction entre l’espace de ces tribus, leur forte empreinte théséenne et la géographie de la prise du pouvoir par Thésée. Dire interaction, c’est se refuser à donner de manière définitive un caractère d’antécédence à l’un de ses traits qui expliqueraient tous les autres : mais, de quelque manière que cette interaction ait fonctionné, elle a construit une forte logique politique et territoriale autour des trois tribus concernées, qui fonctionnent ici comme un véritable ensemble solidaire.

7 De plus, l’organisation des tribus clisthéniennes, loin de s’opposer ou d’être étrangère à l’organisation religieuse de l’Attique, semble tenir compte de certains sanctuaires où s’opère une conjonction entre espace religieux et espace politique : par exemple à Éleusis pour la tribu Hippothontis, au Phalère et à Marathon (Héraclès) pour l’Aiantis, à Pallène (Athéna) pour l’Antiochis.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 134

8 On voit donc bien que différentes logiques sont à l’œuvre dans les tribus clisthéniennes. Plutôt que de vouloir trouver une explication globale qui fasse sens pour tout, il convient d’identifier des éléments saillants qui, dans différents contextes, permettent de donner du sens à des groupes de tribus, voire à une tribu particulière. Parce qu’elle est censée mettre fin à l’hétérogénéité des statuts et des espaces de l’Attique archaïque, la réforme clisthénienne a été conçue comme réorganisation uniforme de l’espace et de la société. Il faut plutôt penser à une logique homogène où l’unité du dessein peut se traduire par une certaine diversité des dispositifs.

9 Sont intervenus dans le séminaire : • le 24 novembre 2015, Valeria Tosti (post-doctorante ANHIMA, bourse Fernand Braudel) : Sparte κατά κώμας. L’espace et le sacré d’une ville différente ; • le 1er décembre 2015, Zetta Theodoropoulou (Greek Archaeological Comittee, Londres) : Unravelling the cults at the two coastal sanctuaries on cape Sounion ; • le 19 janvier 2016, Véronique Dasen (université de Fribourg, Suisse), directrice d’études invitée : Magie, divination et histoire du corps. La divination corporelle : les traités divinatoires du pseudo-Mélampous ; • le 2 février 2016, Véronique Dasen, Tithonos, la cigale et l’immortalité ; • le 16 février 2016, Adrian Robu (post-doctorant, EPHE-université de Fribourg) : Cultes et sanctuaires sur les rives du Bosphore thrace : divinités et héros protecteurs des marins ; • le 8 mars 2016, Paola Schirippa (chargée de cours, université de Milan) : L’espace du sacré chez Thucydide : le rôle du temple et des sanctuaires dans la Guerre du Péloponnèse.

NOTES

1. M. DETIENNE, J.-P. VERNANT, Les ruses de l’intelligence : la mètis des Grecs, Paris 1974. 2. Ibid., p. 200, n. 92. 3. Ibid.,p. 193-195. 4. F. de POLIGNAC, « Ajax l’Athénien. Communautés cultuelles, représentations de l’espace et logique institutionnelle dans une tribu clisthénienne », dans P. SCHMITT PANTEL, F. de POLIGNAC (éd.), Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude Mossé, Paris 2007, p. 111-132 ; ID., « D’Ajax à Hippothon. Héros marginaux et cohérence des tribus clisthéniennes », dans V. AZOULAY, P. ISMARD (éd.), Clisthène et Lykurgue. Autour du politique dans la cité classique, Paris 2011, p. 107-117. 5. ID., « Une ‘voie héracléenne’ en Attique ? Cultes, institutions et représentations d’un parcours stratégique », dans V. AZOULAY, F. GHERCHANOC, S. LALANNE (éd.), Le Banquet de Pauline Schmitt Pantel. Genre, moeurs et politique dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris 2012, p. 307-316. 6. P. SIEWERT, Die Trittyen Attikas und die Heeresreform des Kleisthenes, Munich 1982 ; avec les remarques de G. R. STANTON, « The Trittyes of Cleisthenes », Chiron 24 (1994), p. 161-207.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 135

RÉSUMÉS

1. Recherches sur Poséidon : systèmes cultuels et paysages religieux ; 2. Cultes, société et institutions à Athènes : retour sur les héros des tribus clisthéniennes.

INDEX

Thèmes : Religions et institutions dans le monde grec

AUTEUR

FRANÇOIS DE POLIGNAC Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 136

Religions et institutions dans le monde grec Divinités de la structuration du territoire (suite) : Dionysos à Athènes

Despina Chatzivasiliou

1 La « double » naissance de Dionysos (Hésiode, Théogonie, v. 940-943 ; Hymne homérique à Dionysos, II et III, v. 1-10 ; Hérodote, II, 146) peut être vue en parallèle avec le besoin d’une « double » entrée du dieu pour qu’il soit reconnu dans l’espace civique, en tant que divinité honorée au même niveau que les autres divinités poliades. Le mythe de Penthée, tel que l’a traité Euripide dans Les Bacchantes, pourrait se présenter comme une justification littéraire de rites devenus incompréhensibles, et ce texte a influencé les traditions postérieures, en fournissant une image quasi complète de Dionysos et des conditions de la réception de son culte. L’introduction du culte de Dionysos à Athènes est connue par la légende d’Ikarios (Hygin, Fables, 130 ; Apollodore, III, 14, 7 ; Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, XLVII, 1-136). La légende de Lycurgue (Iliade, VI, 128-140) en Thrace, la légende de Boutès (Diodore de Sicile, V, 50, 5), la légende du roi scythe Skylas (Hérodote IV, 78-80) qui régnait à Olbia sur le Borysthène, ainsi que la légende de Persée (Scolies Odyssée XIV, 319 ; Pausanias, II, 20, 4 ; 22, 1 ; 23, 7) sur la conquête d’Argos, nous racontent la même histoire : celle du meurtre du représentant du dieu. Enfin, l’introduction du culte, accompagnée de l’introduction de la culture de la vigne et la fabrication du vin, est liée à plusieurs formes de la vie civique et rurale. Dionysos est une divinité particulièrement importante pour le paysage athénien, mais la monumentalisation de ses cultes est assez incertaine.

Dionysos Éleuthéreus

2 Sur les pentes sud de l’Acropole, au sud du théâtre de Périclès, quelques sections de murs ont permis aux fouilleurs des années 1960 de restituer une première forme de scène théâtrale archaïque, ainsi que, encore plus au sud, un petit temple archaïque en l’honneur de Dionysos, auquel appartenait un relief avec des ménades. Ces

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 137

identifications sont aujourd’hui mises en question, puisqu’on propose de voir le Lénaion comme l’endroit où les premières performances dramatiques se seraient déroulées ; mais il nous est difficile de localiser ce sanctuaire dans la ville archaïque d’Athènes. Le culte de Dionysos est attesté avec certitude à partir du IVe siècle dans le deuxième temple situé un peu plus au sud, construit en même temps que le temple de Dionysos à Ikaria.

3 L’acceptation du culte de Dionysos Éleuthéreus, que symbolise l’incorporation d’Éleuthères dans le territoire athénien, se trouve aussi dans la légende du duel de Xanthos et Mélanthos, localisé à Mélainai ou à Oinoé et Panakton (Hérodote, V, 65 et Pausanias, I, 19, 3). L’étude de P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir (Paris 1981), sur les parcours et rites accomplis dans l’espace limitrophe entre l’Attique et la Béotie par les éphèbes dans l’Athènes de la basse époque hellénistique, a montré la persistance dans le temps des phénomènes de réélaboration des espaces « marginaux » et des rites qui leur étaient associés. Le nom d’Éleuthères est souvent associé par les historiens modernes aux Dionysies d’Athènes, se fondant sur une tradition attribuant au roi Pégase d’Éleuthères le transfert de la statue de Dionysos d’Éleuthères à Athènes ; ce transfert serait à l’origine de la fondation des Dionysies urbaines, sans doute par Pisistrate ou les Pisistratides. Néanmoins, le lien d’Éleuthères avec Dionysos n’est ni exclusif, ni évident. Par ailleurs, les autres sites limitrophes, entre l’Attique et la Béotie, depuis le mont Cithéron à l’ouest jusqu’à Marathon à l’est (Platées, Oinoé, Panakton, Drymos, Décélie et Aphidna), forment une zone non clairement définie où l’appartenance ethnique varie et évolue d’une époque à l’autre.

Dionysos en Limnais

4 À Athènes, par son mariage sacré avec la basilinna (épouse de l’archonte-roi), Dionysos féconde symboliquement toutes les femmes athéniennes. Cette hiérogamie est célébrée au cours de la fête des Anthestéries, la plus ancienne des fêtes en l’honneur de Dionysos à Athènes, le 11 du mois Anthestérion pour les Πιθοίγια, le 12 pour les Χόες et le 13 pour les Χύτροι1. Peu nombreux sont les indices qui nous permettent de localiser le sanctuaire de Dionysos Limnaios à Athènes, probablement dans la zone de l’Ilissos à côté d’un marais, sanctuaire qui aurait été fermé la plus grande partie de l’année.

Ikarion

5 Le sanctuaire de Dionysos à Ikarion se trouve sur la pente nord du mont Pentélique dans l’ancien dème d’Ikarion, qui faisait partie de la trittye Epakria, de la tribu Aigeis. Le site est connu par les archéologues depuis la fin du XIXe siècle et fournit une quantité impressionnante de matériel, inscriptions, sculptures, ainsi que les fondations d’au moins sept bâtiments, parmi lesquels un théâtre et le Pythion. Les 26 fragments de sculpture colossale de marbre pentélique sont les rares indices datés de l’époque archaïque (530-520) qui permettent de reconstituer l’image du culte du site2. Le site n’est pas fouillé dans son intégralité et des recherches futures fourniront sans doute de nombreux éléments éclairants. L’aspect du culte de Dionysos dans ce lieu a été éclairé par le mythe d’Érigonè.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 138

Dionysos à Éleusis

6 Depuis l’étude de P. Foucart, Le culte de Dionysos en Attique (1904), les historiens ont souvent voulu voir Dionysos à Éleusis comme divinité des mystères honorée à côté de Déméter. Cette théorie, fondée sur des arguments fragiles, est le résultat de l’identification de Dionysos avec Iacchos, d’après les passages des Scholies à Sophocle (Antigone, v. 1115), Nonnos de Panopolis (Les Dionysiaques, XXXI, v. 64-69) et Arrien (Anabase, II, 16, 3). Dans les sources, on peut discerner une sorte de concurrence des cultes de Dionysos et Déméter par rapport à leur introduction dans l’espace athénien, par la culture du blé et de la vigne. Si par les sources textuelles on ne peut pas prouver la participation de Dionysos aux cultes d’Éleusis, les éléments iconographiques n’éclaircissent pas la question non plus. Ce sujet a pris de l’ampleur avec la discussion entre Metzger3 et Mylonas4 sur l’interprétation des images qui peuvent aller dans les deux sens.

7 Dionysos est une divinité dont les traces remontent à l’époque mycénienne, alors qu’il est souvent mentionné qu’il fut introduit par Pisistrate ou à l’époque de la démocratie. Or la structuration de l’espace cultuel est un processus très lent, long et constant et il semble inapproprié de l’associer à un seul événement de l’histoire.

NOTES

1. Thucydide, II, 15, 4 ; P. Oxy. 853, col. X. 7s ; Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 947-960. 2. Conservés actuellement au Musée national d’Athènes, n° inv. : 3072, 3073, 3074, 3897, ces fragments ont été étudiés plus récemment par G. DESPINIS, « Spätarchaische Statue des Dionysos », AM 122 (2007), p. 103-137. 3. H. METZGER, « Le Dionysos des images éleusiniennes du IVe siècle », RA n. s. 1 (1995), p. 3-22 ; « Dionysos Chtonien d’après les monuments figurés de la période classique », BCH (1944-1945), p. 296-339. 4. G. MYLONAS, « Ἐλευσὶς καὶ Διόνυσος », AE (1960), p. 68-118.

RÉSUMÉS

À la suite de nos conférences de l’année dernière sur Déméter et Artémis, nous avons poursuivi notre enquête sur la structuration de l’espace urbain et péri-urbain de l’Attique à l’époque archaïque et classique, avec les cultes en l’honneur de Dionysos. Les études sur Dionysos sont abondantes mais incomplètes, et nous constatons une vraie lacune dans nos connaissances sur la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 139

localisation, l’implantation et l’évolution des lieux de son culte à Athènes. En revanche, les représentations du dieu des banquets sont fréquentes et éclairantes quant à sa popularité. Une présentation des sources et des vestiges sur Dionysos en Limnais, Lénaion, Dionysos Éleuthèreus et Ikarion offre une large possibilité d’interprétations cultuelles.

INDEX

Thèmes : Religions et institutions dans le monde grec

AUTEUR

DESPINA CHATZIVASILIOU Chargée de conférences, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 140

Religions de Rome et du monde romain Magie, divination et histoire du corps

Véronique Dasen

1 Depuis une dizaine d’années, l’histoire du « corps antique » est en pleine expansion, comme le montrent le bilan historiographique récent édité par Florence Gherchanoc en 2015 ainsi que le projet de Dictionnaire du corps dans l’Antiquité dirigé par Lydie Bodiou et Véronique Mehl aux Presses universitaires de Rennes1. Les quatre conférences données dans ce séminaire s’inscrivent dans ce mouvement de renouveau. Elles ont exploré les logiques à l’œuvre dans un ensemble de technai apparentées, à la croisée de pratiques médicales, rituelles et magiques, qui intègrent le corps humain dans une configuration d’influences humaines, divines et cosmiques, féminines et masculines. Leur étude fait apparaître une sémiologie genrée du corps grec et romain qui opère par métaphores. La divination corporelle, tout comme l’usage d’amulettes et la lithothérapie, révèlent l’existence d’une cartographie corporelle au cœur de la construction de l’identité sociale, politique et sexuée.

Dossier I : La divination corporelle. Les traités divinatoires de pseudo-Mélampous (19 janvier 2016)

2 Le premier dossier traité concerne une pratique divinatoire basée sur l’observation des signes produits par le corps de manière involontaire, de l’éternuement au tressaillement, en passant par les marques cutanées congénitales, comme les verrues ou les grains de beauté. La valeur de ces signes est prémonitoire : ils annoncent toutes sortes d’événements, heureux ou malheureux, qui concernent le destin individuel.

3 La divination corporelle est une procédure savante, comme les autres disciplines divinatoires. À l’instar de l’haruspicine babylonienne2, les présages ne sont pas simplement issus de l’observation du réel, mais des constructions qui doivent être interprétées par des spécialistes. La procédure divinatoire donne ainsi accès à une manière de penser et de catégoriser le corps, la société, le cosmos. Elle constitue une

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 141

mine d’informations, à condition de retrouver toutes les références auxquelles font appel ces savoirs, souvent issus d’une stratification complexe inscrite dans la longue durée.

4 La divination corporelle est bien attestée dans les sources écrites en Mésopotamie au premier millénaire av. J.-C., puis dans l’Antiquité grecque et romaine, ainsi que dans le monde juif et arabe, avec un remarquable regain d’intérêt à la Renaissance. Ses modes de circulation restent à définir, mais les travaux basés sur des papyrus grecs jusqu’ici inédits se multiplient pour tenter de mieux cerner les interactions avec les pratiques proche-orientales3. La mémoire de ces savoirs partagés s’est conservée dans de nombreuses expressions populaires toujours usitées, comme l’oreille qui tinte quand on est le sujet d’une conversation, le bout du nez qui chatouille quand il s’agit d’un échange de pensées.

5 L’art de les interpréter suit le principe général que toute perte de maîtrise du corps est due à une intervention surnaturelle et peut constituer un signe. Deux traités grecs de date incertaine, le Peri palmôn mantikê tou somatos, Sur les palpitations du corps, et le Peri elaion tou somatos, Sur les grains de beauté, réunissent ce type de signes. Ils ont circulé sous le nom fictif de Mélampous, un devin mythique, avec un Lunarium consacré à l’interprétation des phases de la lune lors de son passage dans les douze signes du zodiaque. Ces trois traités n’ont peut-être formé qu’un seul livre, Sur les prodiges et les signes, que mentionne Artémidore d’Éphèse dans son Interprétation des rêves4.

6 Le Peri palmôn mantikê a été transmis par la tradition manuscrite en plusieurs versions différentes, ainsi que par neuf papyrus d’Égypte datant principalement des IIIe et IVe siècles5. Comme dans les traités médicaux et dans les defixiones magiques, le corps entier est passé en revue, du sommet du crâne aux orteils, a capite ad calcem, en passant par toutes les parties du corps, avec un souci d’exhaustivité. La structure suit toujours le même type de formulaire « Si telle ou telle partie du corps palpite » suivie de l’interprétation : « cela signifie que », qui donne un pronostic, avec parfois l’invocation d’une divinité. Un minimalisme dénigré par les Modernes, mais qui se rapporte aux techniques mnémoniques d’un savoir principalement transmis de manière orale.

7 À côté du pronostic général, qui concerne l’homme libre et la femme mariée, trois types de personnes sont aussi désignées : l’esclave, la jeune fille non mariée et la veuve. Ces catégories nous renvoient l’image d’une société où l’esclave est omniprésent et le statut marital de la femme déterminant. Le sens du présage peut se décliner avec des écarts importants selon les catégories de personnes. Une palpitation dans le deuxième doigt du pied droit annonce ainsi de manière générale un voyage, mais à l’esclave et à la jeune fille un dommage, à la veuve une maladie.

8 Comment la valeur du présage est-elle déterminée ? La polarité gauche-droite structure le commentaire. La logique de l’interprétation est parfois simplement conduite par l’anatomie. Un signe qui se produit sur la jambe ou le pied annoncera souvent un déplacement, aux lèvres ou au ventre un désir alimentaire ou sexuel. Parfois, sa logique nous échappe encore. Un chatouillement aux fesses est un signe de prospérité. Des battements dans la tempe droite annoncent grandeur et puissance, mais de mauvais traitements pour un esclave et une entrevue pour une jeune fille.

9 Le système interprétatif se retrouve souvent dans les autres pratiques divinatoires, comme l’oniromancie d’Artémidore. Des éléments de mélothésie sont aussi présents dans la version A où chaque doigt de la main correspond à une planète, le pouce à

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 142

Aphrodite, l’index à Arès, le médius à Kronos/Saturne, l’annulaire à Hélios, l’auriculaire à Hermès. Cette distribution est pratiquement identique à celle transmise par la chiromancie.

10 Le Peri elaion tou somatos, édité pour la dernière fois en 1780 par J. G. F. Franz, dans ses Scriptores Physiognomoniae Veteres, n’est connu que par la tradition manuscrite. Contrairement au Peri palmôn, il n’existe aucune référence antique à cette œuvre. Le traité concerne les taches naturelles de la peau, sans doute des grains de beauté comme les désigne le terme elaia, « l’olive ». Les signes possèdent une valeur non seulement divinatoire mais aussi psychologique, signalant, comme d’autres textes, la contiguïté entre métoposcopie ou morphoscopie et physiognomonie. Pour l’homme, un grain de beauté sur le nez signale ainsi un caractère insatiable en amour, sur l’oreille la réussite sociale, sur la lèvre un tempérament de glouton.

11 Comme dans le Peri palmôn, le traité passe en revue les parties du corps, de la tête aux pieds, en se terminant avec une notice générale, pour l’homme comme pour la femme, selon que la tache se trouve sur le côté droit ou le côté gauche du corps. L’interprétation de l’elaia correspond souvent avec l’emplacement anatomique de la marque. Le sourcil est associé à l’amour, comme chez Théocrite, le nez au comportement sexuel, comme dans la mélothésie hellénistique6. Dans quelques cas, la présence de l’elaia intensifie les fonctions anatomiques. Si l’homme a un grain de beauté sur les lèvres, il sera un glouton. Si l’elaia se trouve sur le pied, il aura beaucoup d’enfants, car les pieds sont aussi la métaphore des organes sexuels dans d’autres textes, notamment astrologiques, une image présente aussi en hébreu dans l’Ancien Testament7.

12 Quelle fut l’influence de ce savoir dans l’Antiquité gréco-romaine ? Le nombre de papyrus et la diversité des variantes montrent que son contenu n’était pas figé dans une doctrine unique. Si la structure formelle est codifiée, des variations importantes d’un texte à l’autre, parfois avec des contradictions complètes, sont la preuve de la vitalité de ce savoir, de sa capacité à s’adapter aux traditions locales, d’où son extraordinaire persistance. Par quels chemins ce savoir a-t-il circulé ? Plusieurs textes font référence à l’existence de professionnels qui sont parfois décrits comme des orientaux.

13 Ces traités de divination corporelle permettent aussi de résoudre l’énigme que pose la présence de verrues ou de grains de beauté sur une série de portraits romains d’époque républicaine et du Haut Empire. Des détails qui surprennent puisque les anomalies cutanées sont classées parmi les uitia, défauts inesthétiques qui enlaidissent, à corriger ou effacer, et que la littérature satirique tourne en dérision.

14 En 1879, Auguste Bouché-Leclercq dans son Histoire de la divination dans l’Antiquité, posait un jugement dédaigneux en qualifiant la divination corporelle de « dégénérescence grossière » et de « la plus ridicule des divinations antiques »8. Les traités attribués à Mélampous sont absents de l’anthologie de traités de physiognomonie éditée par Richard Förster en 1893. Ce mépris s’efface aujourd’hui, une fois ces textes replacés dans leur contexte culturel, en lien avec d’autres technai comme la physiognomonie, l’oniromancie, l’astrologie et la médecine, qui pensent et décodent le corps avec des clés de lecture similaires.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 143

Dossier II : Le corps qui parle : impressions maternelles et taches de naissance (29 janvier 2016)

15 Le deuxième dossier traité met en jeu le corps enceint et le partage des pouvoirs, masculins et féminins, sur le processus de la procréation, la parenté et l’hérédité. Il engage aussi une réflexion sur le statut de l’embryon en tant qu’être vivant, doué de sensations, voire d’une volonté qui lui est propre.

16 La rivalité des forces qui contrôlent ce qui croît dans le ventre maternel se traduit par trois systèmes explicatifs concurrents qui traversent avec des variantes le monde grec et romain, avec d’autres acteurs que la mère ou le père. Dans le premier modèle explicatif, la tache est le signe d’une matérialité partagée entre la mère et l’enfant ; les taches sont dues aux envies soit de la mère, soit de l’enfant qui les transmet à sa mère, comme le mentionne Porphyre9. L’enfant à naître peut également imprimer des marques sur le visage de sa mère, qui varient selon son sexe : « Une femme enceinte a bonne couleur si elle porte un garçon, mauvaise si elle porte une fille »10. La forme de la tache n’est jamais précisée et sa nature est ambivalente. Son apparition est liée à un manque de contrôle de soi, qu’il s’agisse de la femme enceinte ou du fœtus qui ne maîtrisent pas leurs émotions et leurs appétits, ce qui peut aller jusqu’à causer la naissance d’un enfant anormal. Un discours masculin normatif apparaît dans les textes médicaux pour contrôler l’influence de l’alimentation de la mère sur le développement du fœtus. En creux, ces prescriptions signalent le désarroi des jeunes filles face au processus d’une maternité dont elles ignorent encore tout. Célius Aurélien (vers 400 apr. J.-C.), l’adaptateur en latin du traité de gynécologie de Soranos, rapporte ainsi que les malaises des premiers mois sont parfois dus à l’angoisse qu’éprouve la femme enceinte dont le ventre s’arrondit11.

17 Dans le deuxième modèle, le rôle de la mère est évacué, la tache de naissance a une origine exclusivement masculine. Il s’inscrit dans la tradition aristotélicienne où le rôle de la mère est réduit à celui de réceptacle des substances corporelles masculines. Transmise par le père, la tache a une valeur identitaire et sa forme est décrite de manière précise. Elle constitue un signe d’appartenance familiale, au même titre que la dénomination, dont la littérature grecque – et plus rarement l’iconographie – fournit plusieurs exemples. Elles ne sont montrées que quand il s’agit d’un garçon, à l’exception de la princesse Chariclée dans le roman d’Héliodore.

18 Enfin, la tache peut avoir une origine extérieure au couple parental : elle est causée par l’intervention d’un dieu qui a posé son empreinte sur l’enfant pendant la grossesse. Elle est le signe sur le corps de l’inscription du destin dans un ordre supérieur, comme dans le cas d’Auguste, futur kosmokrator, né le corps parsemé de taches qui reproduisaient la constellation de l’Ourse12.

19 La notion antique d’impression par le regard, attribuant aux visions de la femme enceinte une influence physique sur le fœtus, est contiguë, avec différentes fonctions. Pour le père, elle fait partie des stratégies masculines pour limiter le pouvoir maternel sur le corps de l’enfant pendant la gestation, comme le montrent les anecdotes qui rapportent les dispositifs mis en place par le père pour procréer « un bel enfant » en obligeant l’épouse à regarder une statue ou un tableau. Du point de vue féminin, elle peut être un instrument de déculpabilisation si l’enfant mis au monde ne correspond pas à celui qu’on attend, soit parce qu’il est affligé d’une anomalie, plus ou moins

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 144

sévère, soit parce qu’il ne ressemble pas au père. Cependant, aucun texte ne parle d’impressions paternelles, à l’exception de Pline l’Ancien13 qui reconnaît un rôle actif aux deux parents, mais uniquement au moment de la conception.

20 Dans l’Antiquité, ces croyances circulent déjà dans le milieu des éleveurs, où de nombreux textes se rapportent aux animaux marqués par le regard. Dans l’Ancien Testament14, Jacob utilise déjà une ruse similaire pour avoir un troupeau que son oncle Laban lui permet de se constituer à partir des brebis qui naîtront tachetées ou rayées. La croyance est toujours vivante à l’époque de Goethe qui l’utilise dans Les affinités électives (1809) : l’enfant de Charlotte et d’Édouard ressemble à leurs amants de cœur, le Capitaine et Ottilie, sans être issu d’un adultère15.

21 Dans tous les systèmes explicatifs, la tache est le vecteur d’une mémoire du corps, une mémoire secrète, d’avant la naissance, qui relie l’être humain non seulement à l’un ou l’autre de ses parents, mais aussi à l’univers et à l’ordre cosmique, à la manière du divin Auguste.

22 La question de l’identité reconnue à l’enfant avant la naissance a été finalement évoquée au travers du témoignage des pierres gravées de l’époque romaine impériale. L’enfant à naître y apparaît comme un être actif, identifié au jeune dieu Horus Harpocrate manipulant la clé de l’utérus pour déclencher sa naissance. Le schéma fait référence à l’opinion gradualiste des médecins de la tradition hippocratique qui compare le processus de la naissance à l’éclosion d’un poussin qui brise sa coquille. Quand la nourriture devient insuffisante, l’enfant cherche à sortir, remue et rompt les membranes. La violence de l’accouchement est attribuée à ses mouvements. Quand le travail se prolonge, les médecins hippocratiques procèdent à des succussions en secouant la parturiente pour compenser l’absence d’activité du fœtus. Cette lutte de l’enfant pour se libérer participe à la construction de l’image de la mère comme un être douloureux, dont la mort en couches est comparée en Grèce à celle d’un guerrier au combat.

Dossier III : Amulettes et langage du corps (3 février 2016)

23 Le troisième dossier concerne une catégorie de petits objets personnels, les amulettes, longtemps jugées insignifiantes parce que leur apparence est souvent très modeste, comme une dent d’animal portée en pendeloque, même si certaines peuvent aussi constituer de véritables bijoux en matériau précieux comme l’or, l’ambre, ou les pierres semi-précieuses.

24 Le vocabulaire grec et latin donne accès à la façon de penser ce type d’objets que l’on porte « sur soi » (habere secum), souvent désignés par un terme qui exprime une notion de lien (en grec periammata, periapta), et par là le contact physique qui transmet leurs propriétés protectrices et thérapeutiques, en respectant une géographie corporelle qui varie selon l’effet souhaité, l’âge et le sexe. Il convient ainsi de lier l’aétite au bras gauche pour assurer le bon déroulement d’une grossesse, puis de l’ôter pour l’attacher à la cuisse pour faciliter l’accouchement.

25 Les amulettes sont omniprésentes dans la vie quotidienne, en Grèce comme à Rome, pour au moins trois raisons : médicales car elles servent de protection générique contre les influences néfastes jugées responsables de tous les imprévus liés à la santé, des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 145

maladies aux accidents. De nombreuses amulettes sont aussi spécialisées et doivent écarter un mal particulier ou soigner une partie spécifique du corps, comme le dos ou les yeux. Leur usage est aussi identitaire, car leur type et la manière de les porter varient selon le statut social, libre ou non, le sexe et l’âge, telle la bulla en or des Romains, réservée selon les Anciens aux garçons de naissance libre et issus de l’élite, ou la lunule portée par les enfants des deux sexes ou des femmes uniquement. Leur fonction religieuse est également importante : offertes en cadeau à certains moments, puis dédiées à une divinité dans un sanctuaire, ou déposées dans la tombe, les amulettes ont souvent servi à marquer les passages ritualisés de l’existence, et peuvent nous servir à les identifier. D’ordinaire, ces différentes fonctions se combinent car la plupart des breloques associent une fonction défensive, thérapeutique, sociale et religieuse. Ensemble, elles construisent un discours matériel et visuel sur le corps, la santé, le genre et le cycle de la vie dans l’Antiquité, un discours qui diffère au féminin ou au masculin et selon les classes d’âge.

26 Le renouveau de l’intérêt qu’elles suscitent est lié à celui des recherches sur les pratiques dites « magiques », caractérisées, entre autres, par leur dimension privée et individuelle. L’un des grands défis est de réussir à pallier leur manque apparent d’historicité, comme pour les pratiques magiques en général. Les pièges sont nombreux. Comme dans les traités de Mélampous, ces objets mettent en jeu des savoirs qui souvent se donnent de l’autorité en se référant à un passé imaginaire. Le nom de la fameuse aétite ou pierre d’aigle, qui résonne, comme « enceinte » d’une autre pierre, semble être issue d’un jeu de mots akkadien entre « aigle » et « concevoir», mais une telle pierre n’est pas attestée en Mésopotamie.

27 Le séminaire a passé en revue quelques-uns des aspects les plus caractéristiques de cette tradition dans différentes zones culturelles, la Grèce et Chypre, l’Italie étrusque et romaine ainsi que la Gaule romaine. Plus particulièrement, nous nous sommes attachés à distinguer les constantes de la pensée symbolique, inscrite dans la longue durée, et les particularismes de chaque société.

28 Plusieurs convergences apparaissent aujourd’hui, quelle que soit l’aire culturelle et la période envisagée. Les exemples les mieux documentés concernent les membres les plus fragiles de la société antique, les femmes, pour qui la maternité était la principale cause de mortalité, et les enfants en bas âge. Ces objets témoignent du fait que la conscience de la fragilité enfantine n’a pas n’engendré l’indifférence, mais au contraire des soins constants. Les amulettes n’étaient généralement pas portées de manière isolée, mais constituaient des ensembles. Ces « kits » forment un système cohérent qui compose un discours matériel et visuel sur une manière culturelle de penser le corps de l’enfant. Ils fonctionnent de manière métaphorique pour assurer magiquement la survie de l’enfant en l’inscrivant dans l’ordre naturel et cosmique grâce à un réseau de correspondances entre le monde végétal, animal et humain, souvent en relation avec un modèle animal.

29 Certaines amulettes témoignent aussi d’une ritualisation des étapes de la croissance de l’enfant, souvent associées à des fêtes familiales ou collectives, qui mènent de la naissance à l’âge adulte. Elles ont peut-être constitué des cadeaux pour marquer les passages et faire des vœux renouvelés périodiquement, selon un rythme individualisé. L’usage des amulettes apporte ainsi un éclairage nouveau sur la perception du processus de la dentition. En Gaule romaine, leur nombre est particulièrement élevé dans les sépultures des enfants âgés entre six mois et trois ans environ. Cette

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 146

concentration signale l’anxiété des parents pendant la phase de transition qui mène de la pousse des premières dents jusqu’à la fin du sevrage. Cette période est aussi associée à un changement d’alimentation et donc de statut de l’enfant, par le partage d’une nourriture communautaire. La question de la dentition occupe une place importante dans les traités médicaux relatifs aux enfants. Un traité hippocratique d’époque romaine, De la dentition, était entièrement consacré au sujet car cette période était redoutée, comme tous les changements de régime et de mode de vie qui perturbent l’équilibre humoral. La forme et le matériau de plusieurs petits objets semblent se rapporter à ces troubles. Plusieurs amulettes ont la forme de lièvre, un animal dont le corps fournit des remèdes pour soulager la dentition, sans doute à cause de ses dents puissantes, selon le principe que « le même soigne le même ». L’animal ne pourrait-il être l’équivalent de notre « petite souris » moderne ? Des breloques sont aussi composées de véritables dents d’animal ou imitent une grosse dent factice stylisée. « Une dent de loup en amulette », explique Pline, « chasse les frayeurs des enfants et les maladies de la dentition, comme le fait aussi la peau du loup16 ». À la force suggestive des animaux s’ajoute le pouvoir du matériau : les objets sont souvent en ambre dont les vertus thérapeutiques étaient surtout utiles aux enfants.

30 L’étude de ces objets permet aussi de remettre en question une opinion communément admise : soumise, la femme antique aurait intégré l’idée qu’elle est incapable de se contrôler. Les bijoux qu’elles portent tiennent cependant un autre discours. À Augusta Raurica (Suisse), une femme fut ainsi ensevelie avec deux boucles d’oreilles en argent en forme de gourdin et un collier de perles de verre avec une lunula en argent (vers 340-360 apr. J.-C.). La lunule évoque le rythme du cycle menstruel (katamênia, menses) dont les Anciens avaient relevé la synchronisation avec celui de la lune. La massue fait référence au pouvoir d’Omphale sur Hercule, et représente aussi une arme contre les incubes qui menacent la santé de l’enfant à naître. L’ensemble traduit la façon dont une femme pouvait afficher qu’elle savait veiller activement au contrôle de son équilibre humoral, de sa santé et de sa fécondité.

31 De taille modeste, précieuses ou bon marché, parfois étranges au premier regard, toujours en contact direct avec le corps qu’elles doivent protéger, les amulettes construisent ainsi un discours qui éclaire une autre facette des sociétés antiques. Au- delà des particularismes régionaux, elles constituent une réponse d’espoir au lourd tribut que payaient les femmes et les enfants à la maladie et à la mort. Des performances orales étaient sans doute associées aux rites de consécration à une divinité pour les rendre efficaces. Les acteurs de ces paroles et de ces gestes étaient sans doute des femmes auxquelles incombait le soin de veiller sur la santé des petits, mais pas uniquement. Il reste à reconstituer les historiolae associées aux amulettes des enfants aux époques grecque et romaine. Le genre devait être proche de celui des comptines et des jeux qui accompagnent la vie des enfants, à l’instar du jeu de la tortue reconstitué par Andromache Karanika17.

Dossier IV. Corps et lithothérapie. Le sexe des pierres (10 février 2016)

32 La lithothérapie antique met en œuvre un savoir spécialisé qui se traduit par une manière métaphorique de penser le corps, ses points sensibles (certains membres ou organes y sont plus présents que d’autres) et de manière plus large sa physiologie, avec

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 147

des principes et des modes d’action très proches d’autres domaines contigus, comme la médecine. Elle postule l’existence de correspondances secrètes entre le corps humain, les animaux, les plantes et les minéraux.

33 Une longue tradition, principalement littéraire, révèle la dimension genrée des pierres, également capables d’exercer un pouvoir sur la sexualité et la procréation humaines. La lecture des traités relatifs aux propriétés des pierres nous fait entrer dans une pensée analogique où la frontière se brouille entre différents règnes, minéral, végétal et animal. Cette croyance aux passages toujours possibles d’un état et d’un règne à l’autre est partagée par la pensée alchimique.

34 Le plus fameux exemple de cet entre-deux est le corail, « une herbe empierrée », lithodendron, dont le nom gorgonia, vient de sa composante la plus importante, le sang, car le corail naît des herbes pétrifiées par le contact avec le sang de la tête coupée de Méduse.

35 La forme de certaines pierres peut aussi évoquer une partie du corps humain, notamment l’œil, mais aussi le foie ou les reins. La couleur et l’éclat du minéral révèle aussi son genre, masculin ou féminin : une couleur intense, lumineuse, caractérise une pierre mâle, des reflets doux, plutôt mats, une pierre femelle. La sexualité des pierres correspond à celle des humains. Il existe même des pierres hermaphrodites reconnaissables à leurs couleurs mêlant des parties noire et blanche, à moins d’y reconnaître une pierre bisexuelle, la diphuês.

36 La correspondance la plus fréquente des pierres avec le corps humain se fait par leur matériau, qui est associé à une humeur corporelle. La pierre est parfois explicitement issue d’un fluide, comme le sang. Une pierre exemplaire est l’hématite ou « pierre de sang ». Formée par le sang issu de la mutilation du sexe d’Ouranos, la pierre guérit les maladies touchant cette partie du corps. « Ce sera un bon remède pour les parties honteuses, aidoîa, de qui la boira », préconise le Lapidaire Orphique18, sans juger nécessaire de préciser le type d’affection, ni le sexe du malade. La plupart des amulettes en hématite sont cependant gravées du motif de la ventouse symbolisant métaphoriquement l’utérus et devaient servir à conserver la santé des femmes. Cette fonction s’explique par l’effet régulateur de l’hématite sur les flux sanguins, bénéfique pour le processus de la conception et le bon déroulement de la grossesse. L’hématite concentre symboliquement la puissance génératrice du sang pétrifié d’Ouranos. Son application ou son ingestion pouvait ainsi transmettre un principe masculin actif à la matière utérine réputée passive. L’action de l’hématite sur les flux sanguins pouvait être aussi bénéfique pour la croissance de l’enfant en garantissant la régularité de l’apport nourricier de sang in utero. La trouvaille en Israël d’un tube phylactère en argent contenant de la poudre d’hématite pourrait témoigner de ce genre de préoccupation.

37 Cet exemple montre comment les frontières entre masculin et féminin peuvent se brouiller. Une pierre conservée dans la collection W. Skoluda à Hambourg représente sur une face le serpent Chnoubis, à tête de lion radiée, avec son signe, un triple S barré dont les pouvoirs s’appliquent à la région du ventre. S’ajoutent à gauche l’image d’un utérus-ventouse, à droite celle de la clef qui garantit sa fermeture pendant la grossesse, puis son ouverture pour une heureuse délivrance. Le pourtour de la gemme porte une inscription qui suggère l’usage élargi de la gemme : « Chnoubis apaise les maux d’estomac »19. La pierre a pu servir à soigner tous les membres de la maisonnée, du contrôle des règles à l’accouchement pour les femmes, pour les hommes, toutes les

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 148

sortes de maux de ventre, parfois associés aux saignements d’un ulcère. Cette polyvalence peut être saisie dans le vocabulaire anatomique grec et latin où règne une relative imprécision au sujet de la région du ventre. Dans le lexique médical grec, stoma désigne la bouche, l’orifice utérin ainsi que celui de l’estomac, tandis que kardia s’applique aussi bien au cœur qu’à l’estomac. Dans la littérature latine, aluus et uenter concernent le ventre gravide et le ventre qui digère. Chez Celse20, uterus peut désigner le ventre masculin ou féminin de manière générique. De plus, l’estomac possède, comme l’utérus, une volonté et des besoins qui lui sont propres. Il est aussi le siège d’émotions incontrôlées. Pour Galien, les deux organes, creux et de taille relativement importante, partagent les mêmes facultés, rétentive puis expulsive.

38 L’étude des pierres éclaire ainsi différentes manières de catégoriser le monde dans l’Antiquité, de créer de l’ordre dans sa multiplicité. Si le choix des minéraux et des images n’est jamais laissé au hasard, la recherche révèle que leur mode d’emploi obéit à des logiques plus complexes que l’opposition clair/foncé, transparent/opaque, femelle/ mâle. Car si les pierres sont sexuées, il existe aussi des pierres masculines qui accouchent, comme l’espèce mâle de l’aétite, issue d’Arabie, et des pierres « utérines » bonnes pour les hommes.

NOTES

1. Fl. GHERCHANOC (dir.), L’histoire du corps dans l’Antiquité : bilan historiographique, Dialogues d’histoire ancienne, Supplément 14, Besançon 2015 ; L. BODIOU, V. MELH (dir.), Dictionnaire du corps dans l’Antiquité : anthropologie des mondes grec et romain, Rennes, en préparation. Voir aussi le projet de Dictionnaire des images du poétique dans l’Antiquité dirigé par une équipe réunie par J.-Ph. GUEZ.

2. Voir J.-J. GLASSNER, « La fabrique des présages en Mésopotamie : la sémiologie des devins », dans St. GEORGOUDI, R. KOCH PIETTRE, Fr. SCHMIDT (dir.), La raison des signes. Présages, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Leyde-Boston 2012, p. 30-53. 3. En dernier lieu W. FURLEY, V. GYSEMBERGH, Reading the Liver. Papyrological Texts on Ancient Greek Extispicy, Tübingen 2015 ; V. GYSEMBERGH, « Extispicine et palmomancie dans l’Antiquité entre Grèce et Proche-Orient », Journal des Savants 2 (2016), p. 223-239. 4. Interprétation des rêves, III, 28. Voir les travaux du Groupe Artémidore basé à l’Université Paul-Valéry Montpellier III. 5. S. COSTANZA, Corpus palmomanticum Graecum, Florence 2009. Nous en préparons la publication aux Belles Lettres (CUF), avec S. COSTANZA (édition) et M. CASEVITZ (traduction). 6. Théocrite, Idylles, 3.37-38 ; Ptolémée, Tétrabible, III, 7, 209. 7. C. M. CARMICHAEL, « A Ceremonial Crux : Removing a Man’s Sandal as a Female Gesture of Contempt », Journal of Biblical Literature 96 (1977), p. 321-336.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 149

8. A. BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire de la divination dans l’Antiquité, Paris 1879, p. 129-132. 9. Porphyre, Sur la manière dont l’embryon reçoit l’âme, V, 1. 10. Hippocrate, Aphorismes, V, 42. 11. Célius Aurélien, Maladies des femmes, 1, 65. 12. Suétone, Vie d’Auguste, 80. 13. Pline, Histoire naturelle, VII, 52. 14. Genèse 30, 37-9. 15. Sur l’eugénisme par le regard, É. MICHAUD, Un art de l’éternité, l’image et le temps du national-socialisme, Paris 1996. 16. Sur l’importance de prévenir les peurs des enfants, V. DASEN, Le hochet d’Archytas : un jouet pour grandir, dans V. DASEN et P. GAILLARD-SEUX (dir.), Accueil et soin de l’enfant (Antiquité, Moyen Âge), Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest 124 (2017), sous presse. 17. A. KARANIKA, Voices at Work. Women, Performance, and Labor in Ancient Greece, Baltimore 2014. 18. Lapidaire Orphique, 675-676. 19. Hématite, Hambourg, Coll. Skoluda MO85 ; Campbell Bonner Database, Budapest, CBd-1752, http://classics.mfab.hu/talismans/ ; V. DASEN, Le sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes 2015, p. 49, fig. 1.8. 20. Celse, De la médecine, 4, 1, 4.

RÉSUMÉS

Depuis une dizaine d’années, l’histoire du « corps antique » est en pleine expansion, comme le montrent le bilan historiographique récent édité par Florence Gherchanoc en 2015 ainsi que le projet de Dictionnaire du corps dans l’Antiquité dirigé par Lydie Bodiou et Véronique Mehl aux Presses universitaires de Rennes. Les quatre conférences données dans ce séminaire s’inscrivent dans ce mouvement de renouveau. Elles ont exploré les logiques à l’œuvre dans un ensemble de technai apparentées, à la croisée de pratiques médicales, rituelles et magiques, qui intègrent le corps humain dans une configuration d’influences humaines, divines et cosmiques, féminines et masculines. Leur étude fait apparaître une sémiologie genrée du corps grec et romain qui opère par métaphores. La divination corporelle, tout comme l’usage d’amulettes et la lithothérapie, révèlent l’existence d’une cartographie corporelle au cœur de la construction de l’identité sociale, politique et sexuée.

INDEX

Thèmes : Religions de Rome et du monde romain

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 150

AUTEUR

VÉRONIQUE DASEN Directrice d’études invitée, Mme, Université de Fribourg, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 151

Religions de Rome et du monde romain Religions de Rome et du monde romain

Nicole Belayche

I. Pratiques religieuses nouvelles (?) et agents cultuels dans les cités de l’Anatolie romaine (suite)

1 Dans notre enquête sur les formes et pratiques religieuses à l’époque romaine, il est clair que les interprétations données par les savants qui en étudient les évolutions sont particulièrement colorées par les catégories qu’ils utilisent pour rendre compte des religions traditionnelles. Nous avons donc ouvert l’année par deux séances méthodologiques consacrées à ce caveat, en prenant pour champ d’expérience l’emploi d’εὐλογία, une forme rituelle de type hymnique et glorificatrice, que l’historiographie a reliée à des influences orientales, notamment juives1, diffusées à partir de l’époque hellénistique, et qui pose de surcroît la question actuellement débattue de l’individualisation dans le religieux. Or l’appartenance du terme (et sim.) au champ du religieux et de l’hymne n’est pas tardive – elle remonte à la Grèce du Ve siècle avant notre ère –, et les contextes d’énonciation sont largement publics, comme ceux de tout hymne2.

2 Nous avons ensuite poursuivi notre enquête historique sur les pratiques rituelles mystériques (interrompue avec les mystères de l’Artémis d’Éphèse, voir Annuaire 123), qui nous a permis d’interroger deux paramètres qui fondent la définition des mystères antiques : un paramètre idéologique de l’histoire des religions antiques (le développement d’une religiosité individuelle préoccupée de soucis métaphysiques, le « changement d’état » de W. Burkert), et un modèle interprétatif qui prend Éleusis et l’orphisme comme matrice de tous les cultes à mystères (selon la vision d’un religieux uniforme, à l’image d’un système de type catholique qui doit son uniformité à une doctrine et à une organisation hiérarchique)3. La question de la nature religieuse et rituelle des cultes à mystères se double de celle de la multiplication d’attestations de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 152

« mustèria » à l’époque impériale, par exemple dans les honneurs rendus aux empereurs. Qu’avaient donc les « mystères » impériaux de « mystérique »4 ?

3 Nous avons été encouragée à rouvrir le dossier par la publication d’un article de Jan Bremmer issu d’une rencontre scientifique organisée par Francesco Massa (Genève) et moi-même sur « Les “mystères” dans l’Antiquité grecque et romaine : retour sur le concept et les réalités » (Paris, les 24-25 novembre 2014)5. Quelques documents lèvent un peu le voile sur des réalités du rituel. La célèbre lettre de Lucius Pompeius Apollonius d’Éphèse adressée au proconsul Lucius Mestrius Florus en 83/84 pour qu’il confirme l’autorisation des μυστήρια καὶ θυσίαι accomplis tous les ans, depuis l’époque hellénistique déjà, « en l’honneur de Déméter Karpophoros et Thesmophoros et des dieux Augustes » (les empereurs divinisés), par les mystes et les prêtresses6, ne donne aucune indication sur les rites pratiqués, sinon qu’il s’agissait d’une obligation religieuse (οἱ ὠφείλοντες τὰ μυστήρια ἐπιτελεῖν) et qu’ils l’étaient « dans une grande pureté et conformément à la coutume (μετὰ πολλῆς ἁγνείας καὶ νομίμων ἐθῶν) », selon la rhétorique habituelle de la piété. À Pergame, dans le calendrier rituel des « hymnodes du dieu auguste et de la déesse Rome » conservé dans une dédicace à Hadrien (en 129-138)7, les mustèria (le 25 juin) ne se distinguent pas rituellement des autres fêtes du calendrier, qu’il s’agisse de fêtes impériales (l’anniversaire de l’empereur), nationales (les calendes de janvier) ou saisonnières (les Rosalia). Les offrandes prévues sont les mêmes : du vin, de l’argent, du pain (μηνὸς Λῴου γʹ μυστηρίοις οἶνον, μνᾶν, ἄρτον), et le maître des cérémonies (ὁ εὔκοσμος) doit prévoir pour les hymnodes et leurs fils qui officieront à cette occasion des couronnes, des gâteaux, de l’encens et des lampes, comme pour l’anniversaire d’Hadrien et les autres anniversaires impériaux8. Comme l’avait très justement remarqué Simon Price9, dans ces fastes cérémoniels, ni les acteurs du rituel ni les objets utilisés dans le rite ne présentent de singularité « mystérique », de même qu’il n’est pas fait mention de lieu spécifique pour ces cérémonies10. La place donnée aux hymnodes, comme dans toutes les fêtes d’époque impériale, laisse d’ailleurs penser que ces « mystères » comportaient à tout le moins des séquences rituelles avec une certaine audience et publicité, et qu’ils n’étaient pas confinés.

4 Nous avons poursuivi par l’examen systématique des désignations des titres ou fonctions des officiants impliqués dans ces « mystères » impériaux, donc des appellations en « –phantès » (sébastophantès et hiérophantès) sur la base de la tradition éleusinienne et de la documentation épigraphique11. Un même individu assume fréquemment les deux fonctions de sébastophante et hiérophante, mais seule la seconde est explicitement liée aux « mystères » (ἱεροφάντης τῶν μυστηρίων)12. Le premier trait qui se dégage est que ces fonctions font partie de charges civiques, recherchées pour la philotimia – ce qui met à distance d’éventuelles préoccupations intérieures ou métaphysiques. La sociologie des titulaires de ces fonctions – une élite bien hiérarchisée masculine et féminine – présente donc les mêmes caractéristiques que celle des autres titulaires de fonctions civiques : les critères discriminants sont socio-économiques et culturels, et non pas religieux au sens d’un charisme particulier ou d’un savoir propre à une expérience d’initiation. Le pourcentage élevé de citoyens romains trahit des titulaires qui appartiennent aux couches les plus élevées des aristocraties locales – ce qui à nouveau ne singularise pas les « mystères » impériaux au sein des autres manifestations d’honneurs rendus aux empereurs. On notera toutefois que les fonctions liées aux « mystères » impériaux ne sont pas inscrites aux places les

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 153

plus glorieuses dans la carrière de leurs détenteurs. Elles sont sauf exception mentionnées après la grande prêtrise du culte impérial et l’agonothétie13, qu’elle soit provinciale ou locale, et après les grandes fonctions magistrales civiques. Elles précèdent en revanche les fonctions civiques liées à des charges au temple provincial, et bien sûr les charges civiques administratives (agoranome, secrétaire, etc.). Quelle qu’elle fût, la forme rituelle des « mystères » impériaux ne devait pas constituer une expérience religieuse qui aurait illustré ses acteurs de façon spécifique. Les fonctions « mystériques » ne mobilisent pas une rhétorique ou des valeurs autres que celles de la rhétorique sociale, qu’un contenu religieux ou initiatique particulier aurait en revanche rendues nécessaires. On est donc incité à penser que le registre d’expérience religieuse n’était pas différent de celui des pratiques courantes.

5 Le dossier des sébastophantes méritait une attention propre car, malgré leur nom, leur lien avec des « mystères » n’est pas explicite. À Pessinonte – dans un lieu d’autant plus signifiant que les mystères de la Grande Mère font l’objet d’un consensus dans la tradition historiographique –, le σεβαστοφάντης des « mystères » impériaux était (très étymologiquement) l’agent rituel qui montrait les portraits de l’empereur pendant la procession14, donc pendant une cérémonie de grande publicité, de même qu’en Occident il existait des associations de cultores imaginum domus Augustae15. D’autres documents confirment que la fonction de sébastophante n’a pas de lien privilégié avec un contexte « mystérique ». L’adoration des images de l’empereur participe des diversification et embellissement des honneurs rendus à l’Auguste, avec peut-être dans certains cas la constitution de groupes de happy few conviés à ces cérémonies, sans que la nature de ces cérémonies n’ait eu de caractère spécialement « mystérique », avec initiation par exemple. À Ancyre, le soin des statues devait consister en des onctions (ἀλείψ̣αντος ἐκ τῶν ἰδίων) pour les montrer en gloire16, comme on le faisait régulièrement pour les statues des dieux, notamment lors des processions17. Il semble que le decorum somptueux, le kosmos, soit le souci prédominant, et non le secret du « mystère ». À Dorylaion de Phrygie, la fonction de sébastophante est insérée dans un ensemble de fonctions sacerdotales « aux dieux Augustes, aux déesses Augustes, à la Concorde Auguste, à la déesse Rome, au saint Sénat, au peuple romain »18 : Asclépiadès fils de Stratonikos et sa femme Antiochis fille de Teuthras sont tous les deux « sébastophante à vie et prêtre(sse) » « des dieux inscrits ci-dessus (τῶν προγε[γρ]αμμένων θεῶν) »19, sans que des distinctions cultuelles ne soient indiquées entre les diverses puissances divines. Seule la fonction d’Asclépiadès comme ἱερεὺς τῆς τῶν γερόντων Ὁμονοίας καὶ [γρ]αμματεὺς αὐτῶν διὰ βίου 20 est isolée des autres, sans doute parce qu’il s’agissait d’une prêtrise d’association. Une inscription éphébique d’Athènes indique bien que la caisse du service chargé des honneurs de l’Auguste, sans distinction, ἐκ τῶν σεβαστοφορικῶν21, assume diverses distributions aux groupes impliqués dans les cérémonies et le financement de sacrifices (εἰς θυσίας ὑπὲρ τῆς νίκης τῶν αὐτοκρατόρων καὶ ὑγείας τῶν ἀρχιερέων)22. 6 Donc l’agent cultuel qui montre/dévoile l’empereur (sebasto-phantès) en est assez banalement un prêtre, ce que le Greek-English Lexicon de Liddle & Scott traduit par flamen Augusti, en enregistrant (comme l’avait déjà fait Th. Mommsen) la signification donnée par les lexicographes tardifs pour sebastophoros : « les Augustales que les Grecs appellent sébastophores », et qui ont notamment la garde des images des empereurs, τοὺς τῶν βασιλέων τύπους φυλάττοντες23.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 154

7 Un dernier arrêt à Éleusis à l’époque romaine a permis d’examiner le rôle des mystagogues dans les cérémonies éleusiniennes : ils conduisaient les mystes (ce qui est une fonction transparente à leur désignation), en veillant tout spécialement au bon et bel ordonnancement de la cérémonie (ἐν τάξει καὶ κοσμίως) ; ils expliquaient peut-être les interdits (notamment alimentaires) et procédaient aux instructions sur les rites purificatoires préliminaires24. Les mystagogues ne jouaient pas de rôle dans ce qui se passait dans le telesterion sous la conduite du hiérophante. Dans des documents épigraphiques attestant d’initiations d’empereurs (d’Hadrien à Commode), la seule indication rituelle précise est le couronnement des empereurs initiés25, selon la pratique cérémonielle grecque habituelle.

II. Les « puissances divines » en action dans la documentation rituelle du monde romain hellénophone (suite)

8 Après l’approche lexicale de l’année précédente (cf. Annuaire EPHE-SR 123), nous avons centré l’enquête sur les puissances divines en action, parce que cela peut éclairer l’une des questions les plus débattues dans la caractérisation des polythéismes : celle de la cohabitation des puissances, donc de leurs puissances, ou, pour le dire autrement, celle de l’envergure de la puissance des dieux dans des mondes divins pluriels26. La multiplicité de puissances ontologiquement égales en tant que puissances est un trait constitutif de la plasticité polythéiste – le polythéisme n’étant pas un système hiérarchique figé, même s’il est organisé. Chez un même auteur comme Aelius Aristide au IIe siècle de notre ère, la coexistence de divinités de puissances similaires ne trouble pas le dévot chéri d’Asclépios qu’il est. À Asclépios, 42, 4 : « Grands et nombreux sont les pouvoirs d’Asclépios, ou plutôt il a tous les pouvoirs, au-delà de la portée de la vie humaine (Ἀσκληπιοῦ δυνάμεις μεγάλαι τε καὶ πολλαί, μᾶλλον δ’ ἅπασαι, οὐχ ὅσον ὁ τῶν ἀνθρώπων βίος χωρεῖ) ». À Dionysos, 41, 4 : « J’ai entendu autrefois de certaines personnes une autre version de ces choses, que Dionysos était Zeus lui-même. Que pourriez-vous dire de plus grand que cela ? (ἤδη δέ τινων ἤκουσα καὶ ἕτερον λόγον ὑπὲρ τούτων ὅτι αὐτὸς ὁ Ζεὺς εἴη ὁ Διόνυσος. καὶ τί ἂν εἴποις ὑπὲρ τοῦτο;) ». À Sarapis, 45, 21 : « Les citoyens de la grande cité sur la côte de l’Égypte (Alexandrie) l’invoquent comme unique Zeus, car il ne manque jamais, avec sa force supérieure, mais pénètre à travers tout et remplit tout (οἱ μὲν δὴ τῆς μεγάλης πρὸς Αἰγύπτῳ πόλεως πολῖται καὶ ἕνα τοῦτον ἀνακαλοῦσι Δία, ὅτι οὐκ ἀπολέλειπται δυνάμει περιττῇ, ἀλλὰ διὰ πάντων ἥκει καὶ τὸ πᾶν πεπλήρωκε) ». 9 Notre étude a donc interrogé le fonctionnement de ces puissances, prises à la fois séparément et collectivement, dans les honneurs qui leur étaient rendus, la façon dont on exprimait leur puissance, par exemple par des appellations, et les bases sur lesquelles s’établissait la hiérarchisation des puissances. Ces questions, toutes corrélées, rendent des sons différents selon les contextes historiques. La « mondialisation » de l’empire a fait du monde romain un ensemble multireligieux dans lequel les dieux se rencontraient et cohabitaient autant que les hommes. Des puissances topiques, civiques, se retrouvèrent honorées dans tout l’oikoumène. Nous avons examiné si la diffusion d’une divinité dans l’espace, son universalisation, faisait quelque chose à sa puissance. Le cas étudié, celui de l’Artémis d’Éphèse, diffère de celui d’autres divinités « universelles », comme Isis telle qu’elle est glorifiée dans les arétalogies

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 155

isiaques – où elle est puissance « unique » (Thiouis) –, ou de constructions théologiques rompant avec le polythéisme27, qui ont reçu davantage d’attention. Le décret de la cité d’Éphèse qui institua le mois d’Artémision comme sacré, en 162-164 de notre ère, illustre la déesse comme étant honorée non seulement dans sa patrie ([οὐ μόνον] ἐν τῇ ἑαυτῆς πατρίδι), mais aussi « chez les Grecs et chez les Barbares (ἀ]λλὰ καὶ παρ̣ὰ̣ [Ἕλλησίν τε κ]α̣ὶ̣ [β]α̣ρ̣β̣ά̣ρ̣[ο]ις) » – ce qui est l’expression grecque de l’universalité – par des cérémonies, des sanctuaires et des autels, et un mois éponyme « chez les Macédoniens et les autres peuples grecs (παρὰ δὲ Μακεδόσιν καὶ τοῖς λοιποῖς ἔθνεσιν τοῖς Ἑλληνικοῖς) »28. L’Éphésienne a beau jouir de cette réputation universelle, la cité la revendique comme « sa » déesse prééminente (ἡ π]ροεστῶσα τῆς πόλεως ἡμῶν θεὸς Ἄρτε[μις]), celle qu’ils nourrissent et qui les nourrit (ἐν̣ [τῇ] ἡμετέρᾳ πόλει τῇ τροφῷ τῆς ἰδίας θεοῦ τῆς Ἐφ[εσί]ας). Sa diffusion sert de preuve de la reconnaissance de sa puissance, qui rejaillit sur la gloire de la cité (ἣν ἁ[πασῶν τῶν πόλεων] ἐνδοξοτέραν διὰ τῆς ἰδίας θειότητ[ος πεποίηκεν]). Mais elle ne fait que renforcer un discours « localiste » et ne suscite pas une interpretatio théologique universalisante.

10 Puisque les appellations divines ont des choses à nous apprendre sur les statuts des puissances, comme l’enseigne le Cratyle, nous avons examiné ce que certains savants appellent des « épithètes de puissance ». Ainsi Charles Picard, dans son Éphèse et Claros en 192229, mettait sous cette désignation pour Artémis d’Éphèse : despoina (maîtresse), anassa, megalè/megistè et kuria, toutes épithètes souvent créditées d’une origine ou influence orientale ou sémitique. Or megas, le magnus latin, comme megistos, ont couramment traduit la grandeur du chef olympien, surtout à partir de l’époque hellénistique30.

11 Il convient d’abord de distinguer les types de documentation. Ainsi, dans la documentation poétique et littéraire, en latin notamment, la palette lexicale explicitement descriptive de champs de puissance (potens / compotens / bellipotens / omnipotens / armipotens / Trivia potens, etc.)31 est-elle bien plus étendue que dans la documentation rituelle qui se partage entre les champs lexicaux du pouvoir (rex/regina, dominus/a), de la grandeur (optimus, magnus/a, maximus) et de la victoire (invictus, victor/ trix). Le discours poétique se prête plus facilement à l’explicitation de la sphère de puissance d’une divinité car il est descriptif, mais la variété des descriptions qu’autorise l’imagination littéraire ne se retrouvait que partiellement dans les adresses dévotionnelles. Nous avons alors privilégié les dédicaces épigraphiques en grec et analysé les deux répertoires de kyrios/a et de despotès. Pour kyrios/a, l’importance du répertoire a permis des études régionales – trois régions se distinguant : la Thrace et le bas Danube32, l’Égypte33 et le Proche-Orient 34. Les conclusions sont en cours de publication.

12 Selon la tradition, nous avons terminé l’année par un séminaire intensif (le 4 juin 2016) sur les puissances divines du polythéisme (gréco-)romain sous le regard d’Augustin dans la Cité de Dieu, VI-VII. L’évêque d’Hippone y démonte la construction de la pensée religieuse romaine telle que l’a rationalisée le pontife Mucius Scaevola, dans les premières années du Ier siècle avant notre ère, en trois « discours » religieux, trois « théologies », considérées comme également légitimes mais différentes : théologie naturelle ou philosophique, poétique ou mythique, et civile ou politique. Sa stratégie est de rapprocher, voire de confondre, théologies civile et poétique, et de les séparer de la théologie naturelle, qu’il réserve au livre VIII, étant donné l’importance des concepts

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 156

philosophiques grecs, et notamment néoplatoniciens, dans l’élaboration de la théologie chrétienne par les Pères grecs comme latins.

13 Le 27 janvier 2016, Anne-Françoise Jaccottet, Université de Genève, a présenté une conférence sur Peut-on parler d’une architecture des mystères ? L’innocence du regard comme présupposé méthodologique.

14 Le 1er juin 2016, Andrezj Chankowski, maître de conférences à l’Université de Lille détaché à l’UMR 8210 – AnHiMA, a présenté une conférence sur Les courses aux flambeaux dans l’Athènes de l’époque classique : rite religieux, idéologie civique, institution éducative.

15 Véronique Dasen, Université de Fribourg, a été directrice d’études invitée (conjointement par Renée Koch Piettre, François de Polignac et moi-même) du 19 janvier au 10 février 2016 pour un cycle de conférences sur Magie, divination et histoire du corps.

NOTES

1. H. W. PLEKET, « Religious History as the History of Mentality : the “believer” as servant of the deity in the Greek World », dans H. S. VERSNEL (éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leyde 1981, p. 184-189.

2. Pour cette étude, voir N. BELAYCHE, « L’eulogia dans l’épigraphie religieuse de l’Anatolie impériale », dans A. TIMOTIN (éd.), Théories et pratiques de la prière dans l’Antiquité tardive (IIe-VIe s.), Turnhout, à paraître (BEHE-SR). 3. Cf. J. N. BREMMER, Initiation into the Mysteries of the Ancient World, Berlin-Boston 2014 (Münchner Vorlesungen zu Antiken Welten 1). 4. Il est remarquable que l’ouvrage de référence sur le culte impérial, S. R. F. PRICE, Rituals and Power. The Roman Imperial Cult in Asia Minor, Cambridge 1984, n’évoque ces « mystères » qu’en passant, p. 190-191. 5. J. N. BREMMER, « Imperial Mysteries », Mètis NS 14 (2016), p. 21-34 ; à la suite d’une bibliographie dont les étapes les plus significatives sont : M. P. NILSSON, « Kleinasiatische Pseudo-Mysterien », Bulletin de l’Institut archéologique bulgare 16 (1950), p. 17-20 ; A. D. NOCK, « Hellenistic Mysteries and Christian Sacraments », Mnemosyne 5 (1952), p. 177-213 (= A. D. NOCK, Essays on Religion and the Ancient World, I, Oxford 1972, p. 791-820), « the metaphorical use of mystery terminology » ; H. W. PLEKET, « An Aspect of the Emperor Cult : Imperial Mysteries », The Harvard Theological Review 58/4 (1965), p. 331-347 ; F. GRAF, « Lesser Mysteries. Not less Mysterious », dans M. B. COSMOPOULOS (éd.), Greek Mysteries. The Archeology and Ritual of Ancient Greek Secret Cults, Londres-New York 2003, p. 241-262 en part. p. 246 sqq. pour l’Anatolie. 6. I Ephesos 213, 3-6 : μυστήρια καὶ θυσίαι, κύριε, καθ’ ἕκαστον ἐνιαυτὸν ἐπιτελοῦνται ἐν Ἐφέσῳ Δήμητρι Καρποφόρῳ καὶ Θεσμοφόρῳ καὶ θεοῖς Σεβαστοῖς.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 157

7. I Pergamon II, 374 = IGR IV, 353 (trad. R. S. ASCOUGH, Ph. A. HARLAND & J. S. Kloppenborg, Associations in the Graeco-Roman World. A Sourcebook, Wako 2012, n° 117). 8. Ibid. B, 13-20 : παρέξει δὲ ὁ εὔκοσμος τῇ τοῦ Σεβαστοῦ ἐνμήνῳ γενεσίῳ καὶ ταῖς λοιπαῖς γενεσίοις τῶν Αὐτοκρατόρων στεφάνους τοῖς ὑμνῳδοῖς, καὶ τοῖς μυστηρίοις στεφάνωσιν ἐν τῷ ὑμνωδείῳ καὶ στεφάνους ὑμνῳδοῖς καὶ τοῖς υἱοῖς αὐτῶν πάσης ἡμέρας καὶ πόπανον καὶ λίβανον καὶ λύχνους τῶι Σεβαστῶι. 9. S. R. F. PRICE, Rituals and Power, p. 191 : « Nothing in the list or the ritual that is specified marks out the mysteries as being different in kind from the other rituals ». 10. À Pessinonte, Tiberius Claudius Hèra, un membre de l’ancienne dynastie galate, est σεβαστοφάντης τοῦ ναοῦ τοῦ ἐν Πεσσινοῦντι, IGR III, 230 (fin Ier ou IIe siècle). 11. On ne détaillera pas dans ce résumé la totalité du répertoire étudié. 12. À Aphrodisias, Ti. Claudius Diogenès, grand-prêtre de la province d’Asie, n’est que σεβαστοφάντης, et l’inscription, certes lacunaire, ne mentionne pas de mustèria, J. REYNOLDS, ZPE 43 (1981), p. 320-322, n° 4.

13. À Prusias ad Hipium au IIIe siècle (IK Prusias ad Hypium 47, 11-13), Tib. Claudius Pison, chevalier bithyniarque et helladarque, logistès de Nicomédie, est « sébastophante et hiérophante des mystères du grand sanctuaire du koinon de Bithynie (σ[ε]βα̣στοφάντην [καὶ] τοῦ μεγάλου καὶ κοινοῦ τῆς βειθυ[νίας νά]ου τῶν μυστηρίων ἱεροφάντ[ην]) ». 14. J.H. M. STRUBBE, « The Imperial Cult in Pessinous », dans L. DE BLOIS, P. FUNKE, J. HAHN (éd.), The Impact of Imperial Rome in Religions, Ritual and Religious Life in the Roman Empire, Amsterdam 2006, p. 116-117. 15. I. GRADEL, Emperor Worship and Roman Religion, Oxford 2002, p. 216-224 (« his [the emperor] image functioned as his representative », p. 224). Pour les pays hellénophones, M. CLAUSS, Kaiser und Gott : Herrscherkult im römischen Reich, Munich 1999, p. 340-341. 16. IGR III, 208, 6 (sous Hadrien). 17. C’est bien attesté dans la donation de Caius Vibius Salutaris à Éphèse. 18. IGR IV, 522, 3-5 ( Ier-IIe siècle) : [… καὶ θεοῖ]ς Σεβαστοῖς καὶ θεαῖς Σεβασταῖς [καὶ Ὁμονοίαι Σ]εβαστῆι καὶ θεᾶι Ῥώμηι καὶ θεῶι Συνκλήτωι [καὶ τῶι] δήμωι Ῥωμαίων. 19. Ibid. 5-7 et 12-14. Cf. une inscription d’Ancyre en 102 (IGR III, 162, 7-9), où les deux fonctions sont également assumées par un couple, Claudia Balbina la jeune, sébastophante (σεβαστοφαντούσης Κλ(αυδίας) Βα[λ]βείνης νεωτέρας), et le sénateur Iulius Aelius Iulianus, hiérophante à vie (ἱεροφαντοῦντος διὰ βίου Ἰουλίου Αἰλίου Ἰουλιανοῦ). 20. Ibid. 11-12. 21. IG II2 2086, II, 33 (en 163/164). 22. Ibid. II, 35-36. 23. Cf. Jean Lydus, De mens. frt 3, 8 (ἐν ταῖς κατὰ τὸ Παλάτιον τάξεσιν ἦσαν καὶ Αὐγουστάλιοι, οὓς Ἕλληνες σεβαστοφόρους καλοῦσι) et 4, 138 (le 5 octobre, les régionarques et les sébastophores offrent une cérémonie chorale en l’honneur de Tibère). J. N. BREMMER, Initiation into the Mysteries of the Ancient World, Berlin 2014, p. 154-155, dresse un tableau très habituel des activités de ces « functionaries who displayed […] the images of the emperor », tout en parlant d’initiation.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 158

24. SEG 22, 494 (Ier siècle avant notre ère) ; cf. aussi IEleusis 250, très mutilée. 25. IG II2 3620 (= IEleusis 503, 177-180) et 3632 (= IEleusis 502), cf. S. Follet, Athènes au IIe et au IIIe siècles, Paris 1976, p. 289-290 et p. 265. 26. Cf. M. DETIENNE, « Du polythéisme en général », Classical Philology 81 (1986), p. 47-55 : « Il n’y a pas de polythéisme qui n’implique une limitation de pouvoirs en même temps que de compétences. Le pouvoir de chacun reçoit sa frontière et sa délimitation des autres », contra H. S. VERSNEL, Coping with the Gods. Wayward Readings in Greek Theology, Leyde-Boston 2011 (RGRW 173), notamment chap. 1 et 5. 27. Paul, Colossiens 3:11 et Galates 3:28. 28. IEphesos 1, 24B (= LSAM 31). 29. C. PICARD, Éphèse et Claros. Recherches sur les sanctuaires et les cultes de l'Ionie du Nord, Paris 1922 (BEFAR 123). 30. Cf. B. MÜLLER, Megas Theos, Dissertationes philologicae Halenses, 1913 et M. BISSINGER, Das adjectiv MEGAS in der griechischen Dichtung, I, Munich 1966. 31. Voir C. F. H. BRUCHMANN, Ausführliches Lexikon der griechischen und römischen Mythologie, éd. W. H. Roscher, suppl. VII. Epitheta deorum quae apud poetas graecos leguntur (suivi de latinos), Leipzig 1893 (et 1902), et M. SANTORO, Epitheta deorum in Asia graeca cultorum ex auctoribus graecis et latinis, Milan 1974 (Testi e documenti per lo studio dell’antichità 44). 32. À partir des IGBulg. 33. On a notamment étudié les corpus très éclairants de Talmis (Kalabshah), du Paneion et de Deir El-Bahari. 34. À partir des IGLS, mais la documentation est plus dispersée.

RÉSUMÉS

Au premier semestre, l’enquête sur les pratiques rituelles mystériques, qui a pour horizon une réflexion sur la définition des mystères antiques – l’idée du développement d’une religiosité individuelle préoccupée de soucis métaphysiques, et le modèle interprétatif qui prend Éleusis et l’orphisme comme matrice de tous les cultes à mystères, selon la vision d’un religieux uniforme –, s’est concentrée sur les « mystères » impériaux. Au second semestre, l’enquête a porté sur les puissances divines en action, en ce qu’elles peuvent éclairer l’une des questions les plus débattues dans la caractérisation des polythéismes : celle de la cohabitation des puissances, donc de leurs puissances, autrement dit, celle de l’envergure de la puissance des dieux dans des mondes divins pluriels.

INDEX

Thèmes : Religions de Rome et du monde romain

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 159

AUTEUR

NICOLE BELAYCHE Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 160

Origines du christianisme Origines du christianisme

Simon C. Mimouni

1 Cette année, les conférences ont été consacrées à deux programmes de recherche relativement nouveaux : (1) « Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elksaïtes et mandéens) dans l’Antiquité » ; (2) « Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité ».

I. Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elksaïtes et mandéens) dans l’Antiquité

2 La question des mouvements baptistes a déjà été abordée dans ce séminaire sous une forme relativement différente, en 1998-19991 et en 1999-2000 2, dans une recherche restée inachevée. Cette recherche a été fondée au moins sur deux contributions publiées précédemment : l’une en 19953 et l’autre en 2000 4, toutes deux rédigées en 1994 – il n’est pas certain qu’elles ne soient pas à revoir en tout ou en partie. Toujours dans ce séminaire, on a traité, en 2014-2015, des baptistes ou des elkasaïtes dans la Vita Mani du Corpus manichéen de Cologne – une recherche également restée inachevée, mais que l’on espère prochainement publier.

3 On souhaite maintenant reprendre la question des mouvements baptistes en général, pour la développer en fonction d’une problématique plus amplifiée et pour la déployer sous un angle ne distinguant pas trop nettement entre judaïsme et christianisme, du moins pour les deux ou trois premiers siècles de notre ère.

4 Selon toute apparence, on doit l’appellation de « mouvements baptistes » à Joseph Thomas : une appellation qui lui a permis de désigner ainsi un ensemble de groupes et courants divers dont le dénominateur commun est un recours fréquent à des bains ou à des lustrations les plus diverses, en leur donnant notamment une signification purificatrice extrêmement appuyée5.

5 Charles Perrot a proposé une définition des mouvements baptistes qu’il est possible de reprendre sous une forme légèrement retouchée : « le baptisme est un mouvement de réveil religieux, en milieu populaire surtout mais pas seulement, qui proclame

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 161

l’imminence du jugement eschatologique et appelle déjà au salut par la conversion du pardon des péchés »6.

6 Il s’agit d’un phénomène important et non marginal à cause du rôle qu’ont joué les groupes baptistes dans le développement des rituels d’eau tant dans le christianisme que dans le rabbinisme, mais aussi dans le judaïsme sacerdotal et synagogal d’avant ou d’après 70 – une question qui n’est surtout pas à négliger comme elle l’a été et l’est encore parfois, d’autant que Jésus (pour les johannites) ainsi que Mahomet (pour les ébionites) pourraient avoir été en contact avec eux et avoir subi leur influence sous une forme ou sous une autre – il en est d’ailleurs question dans le Nouveau Testament (Lc 1) comme dans le Coran (Sourate II, 138).

7 Les baptistes dont on parle ici n’ont bien sûr rien à voir avec les chrétiens d’obédience protestante qui portent actuellement ce nom, mais dont l’émergence n’est pas antérieure à 1609, date de la création de ce courant évangélique en Hollande sous la houlette de John Smyth un pasteur d’origine anglaise – une Église très répandue actuellement aux États-Unis et ailleurs dans le monde.

8 Sous le titre « mouvements baptistes », on regroupe donc des « groupes baptistes judéens » en général, qu’ils soient d’obédience chrétienne ou non – la distinction pour l’époque envisagée ne paraissant pas déterminante, tout au moins vue de l’extérieur.

9 Ainsi, par « mouvements baptistes », il faut comprendre des groupes religieux pour qui les bains, considérés comme sacrés de diverses manières, prennent une fonction remarquable et une importance capitale. En d’autres termes, le baptisme est un phénomène religieux qui reporte sur les bains ce qui, à une période antérieure, a correspondu à des sacrifices dans les sanctuaires : le salut par le bain et non plus par les sacrifices, ou si l’on préfère le salut par l’eau et non plus par le sang et le feu de l’autel – une définition qu’on a élaborée il y a une vingtaine d’années, et que l’on retrouve partout y compris sur Wikipédia.

10 Notons que dans les groupes baptistes judéens de quelque obédience qu’ils soient, les bains sacrés revêtent la forme de rites de purification par l’eau. Une position qui repose essentiellement sur Za 13, 1 (« Ce jour-là, une source jaillira pour la maison de David et les habitants de Jérusalem en remède au péché et à la souillure ») et Éz 36, 25 (« Je ferai sur vous une aspersion d’eau pure et vous serez purs ; je vous purifierai de toutes vos impuretés et de toutes vos idoles »), où est annoncée une effusion du Salut fondée sur une irruption de l’Esprit, à partir d’un rite de purification et de revivification (voir aussi Ps 51, 9 : « Ôte mon péché avec l’hysope et je serai pur, lave moi, et je serai plus blanc que neige »).

11 De nombreuses « religions » ont pris position vis-à-vis de la posture des mouvements baptistes. Notamment, le judaïsme et le christianisme qui, en devenant de plus en plus institutionnels et normatifs, ont progressivement marginalisé certains de leurs groupes baptistes, ces derniers ayant continué néanmoins à se réclamer de Moïse ou de Jésus, quand ce n’est pas des deux à la fois. D’autres mouvements religieux, comme le manichéisme et le mandéisme, ont aussi pris position contra ou pro le baptisme. Le manichéisme a pris naissance dans un de ces groupes baptistes chrétiens d’origine judéenne (les elkasaïtes) et il est le résultat d’une réaction contre les rites baptistes. Le mandéisme, quant à lui, se situe tout entier dans la lignée d’un de ces groupes baptistes chrétiens d’origine judéenne (les elkasaïtes). On le voit, le baptisme est un élément important des « religions » que l’on appelle judaïsme et christianisme au sens large,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 162

mais il l’est également dans de nombreuses autres « religions » qui en sont ou non issues.

12 Il n’empêche que le judaïsme et le christianisme « normatifs » ont conservé, et conservent encore, certains rites d’eau, sans leur donner toutefois le sens restrictif que l’on a retenu ici.

13 D’où la distinction entre rituels de purification et rituels d’initiation qui est absolument nécessaire7. Il existe cependant une relation entre un rituel d’initiation qui permet l’entrée dans une communauté et un rituel de purification qui permet le maintien dans la dite communauté. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont des rites de passage d’un état à un autre, mais qui reposent sur une abstraction ou une spiritualisation rituelle, voire mystique, sans aucune concrétisation (comme la circoncision ou l’excision qui sont aussi des rites de passage d’un état à un autre)8.

14 Il y a un lien entre la pureté et le péché, comme entre les différentes formes d’impureté et la pureté9.

15 Il est difficile, sinon impossible de faire l’histoire des mouvements baptistes comme celle d’un vaste courant unifié : en dépit des traits récurrents d’un groupe à un autre, il n’y a guère d’unité entre eux, même si des influences mutuelles et des filiations éventuelles sont perceptibles, mais sans vraiment s’imposer. C’est pourquoi, on doit souvent se contenter d’un inventaire des particularités significatives et distinctives possédant entre elles un certain nombre d’affinités communes.

16 Observons déjà que cette difficulté s’explique non seulement par l’éclatement de ces groupes, mais aussi par le caractère spécifique de la documentation qui les renseigne. Souvent pour ne pas dire toujours, la documentation est indirecte, provenant par exemple des hérésiologues chrétiens de la Grande Église qui décrivent les groupes baptistes de manière polémique afin de les dénoncer comme des hérétiques. Il en va de même pour la littérature rabbinique et la littérature musulmane qui n’en parlent que fort rarement, mais quand elles le font c’est dans des perspectives tout aussi polémiques.

17 Les mouvements baptistes apparaissent sur les marges du monde judéen au Ier siècle avant notre ère ou au Ier siècle de notre ère en Occident comme en Orient, dans l’Empire romain comme dans l’Empire iranien – ils sont sans doute antérieurs à ces époques, mais ne se laissent pas facilement percevoir dans la documentation. C’est ainsi que les mouvements baptistes sont attestés avant de disparaître jusqu’au IVe siècle et parfois jusqu’au Xe siècle, mais un seul groupe vraiment baptiste a apparemment persisté jusqu’aujourd’hui, c’est celui des mandéens.

18 D’ores et déjà, il est possible d’émettre plusieurs observations générales : 1. ils présentent pour la plupart des caractéristiques prophétiques, et que les prêtres y ont tenu un rôle non négligeable (c’est le cas, par exemple, chez les mandéens) ; 2. certains groupes baptistes ont eu un fondateur ou un promoteur, éponyme ou historique, resté célèbre (Jean pour les johannites, Dosithée pour les dosithéens, Ébion pour les ébionites, Elkasaï pour les elkasaïtes, etc.). Pour d’autres groupes baptistes, on ne connaît pas la figure fondatrice (ainsi par exemple les mandéens) ; 3. ils se caractérisent par une appartenance plus rurale qu’urbaine, mais ils ne sont pas exclusivement ruraux : cette caractéristique vient surtout de la nécessité de vivre auprès d’eaux vives, qui sont toujours nécessaires aux lustrations et ablutions de toutes sortes.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 163

19 Les baptistes johannites, ébionites, elkasaïtes, mandéens et sabéens, dont il va être principalement question dans cette recherche, relèvent d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, à la fois du judaïsme et du christianisme : c’est pourquoi, ils méritent l’appellation de chrétiens d’origine judéenne, même si leurs caractéristiques chrétiennes ne sont pas toujours évidentes, notamment pour la place qu’ils accordent à Jésus, tantôt considéré comme prophète, tantôt comme messie – lequel est parfois accepté (par les ébionites et les elkasaïtes), parfois refusé (par les mandéens et les sabéens).

20 À l’instar des autres religions antiques, le christianisme s’est doté, plus ou moins dès ses débuts, d’un processus d’initiation comportant, après la reconnaissance de Jésus comme prophète ou comme messie, de cérémonies d’intégration, à savoir, d’une part, le rite purificateur et sanctificateur du baptême et d’autre part, le repas « communiel » de l’eucharistie.

21 L’élément principal de ce processus est évidemment le baptême, qui scelle l’engagement du converti et l’habilite à faire partie de la communauté des chrétiens – c’est lui qui intéresse en premier lieu cette recherche.

22 Quelles que soit les analogies proposées jadis par certains historiens des religions, il ne saurait faire de doute que le baptême chrétien tire ses origines des rites d’eau dans le monde judéen. En effet, on ne saurait donner crédit à une hypothèse avancée par Richard Reitzenstein (1861-1931), qui a pensé pouvoir trouver hors du judaïsme et du christianisme le verbe βαπτίξειν au sens rituel de « baptiser », lui attribuant alors une origine grecque et non pas judéenne10 – ce critique est ensuite revenu sur son interprétation11. À ce sujet, il convient d’observer que le document utilisé par ce critique afin de déployer son hypothèse, une lettre sur papyrus des années 152-151 avant notre ère retrouvée en Égypte, laisse entendre une tout autre perspective : il y est question, dans cette lettre, d’un personnage qui, placé dans une situation désespérée, envisage une issue tragique qu’il compare à une noyade. Par-là, l’auteur de la lettre s’aligne, comme on va le voir lorsqu’on va aborder la terminologie sur le sens le plus courant de βαπτίξειν (= se plonger) dans la langue grecque classique, en dehors des écrits issus du judaïsme et du christianisme12.

23 Ceci étant, il reste à préciser de quel milieu du monde judéen du Ier siècle de notre ère est issu ce rite, qui est à la fois un rite d’entrée et un rite de pardon.

24 On considère généralement, le plus souvent à titre d’hypothèse, que le baptême chrétien entretiendrait des liens plus ou moins étroits avec le baptême de Jean le Baptiste – tout en ignorant cependant les conditions précises dans lesquelles les disciples de Jésus auraient adopté et adapté la pratique du baptême d’eau en usage chez les disciples de Jean. Si cette éventualité s’avérait, elle daterait alors des toutes premières années des communautés naissantes, comme en témoignent notamment Paul de Tarse dans ses écrits lorsqu’il parle de son propre baptême, et cela quelques années seulement après la mort de Jésus, c’est-à-dire plus ou moins autour de l’an 37.

25 L’ordre de baptiser qui figure à la fin de l’Évangile selon Matthieu est attribué au Jésus de la tradition (voir Mt 28, 19) : sa forme trinitaire (« les baptisant au nom de Père et du Fils et du Saint Esprit ») reflète, selon toute apparence, la pratique ultérieure des communautés chrétiennes. Notons toutefois que cette formule trinitaire est attestée aussi en 1 Co 12, 3-5 ; 2 Co 13, 13 et qu’on la rencontre également dans la Didachè.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 164

26 En fait, la tradition synoptique ne rapporte aucun propos du Jésus de l’histoire prescrivant le baptême dans sa prédication : les recommandations du discours aux disciples n’en disant strictement rien (voir Mc 6, 7-13 ; Mt 9, 35 ; 10, 1.5-14 ; Lc 8, 1-6).

27 Cette absence d’une institution du baptême par Jésus semble avoir créée quelques difficultés à ses disciples, notamment lorsque l’essor des groupes baptistes, sans doute au lendemain de la destruction du Temple de Jérusalem en 70 et la plus ou moins disparition des sacrifices, a suscité des controverses entre eux et les disciples de Jean.

28 Les écrits incorporés dans le Nouveau Testament n’offrent nulle part de description d’un rituel d’initiation chrétienne : c’est à peine si l’on peut glaner çà et là quelques indications sur son déroulement.

29 Dans cette recherche, il est postulé que le baptême chrétien est un rite d’eau d’entrée dans le groupe chrétien, qui a été plus ou moins semblable dans la forme – mais non pas dans le sens – aux rites d’eau d’entrée dans les autres groupes (notamment ceux des esséniens ou des pharisiens) qui ont foisonné en Palestine et en Diaspora dans le monde judéen du Ier siècle13. Autrement dit, on tente de montrer que le baptême chrétien est semblable aux baptêmes qu’ont pratiqués, par exemple, les groupes esséniens et pharisiens. Si pour les esséniens, le rite d’entrée est largement attesté, il n’en va pas de même pour les pharisiens. On constate cependant que des traces d’un tel rite sont conservées encore probablement dans la littérature essénienne comme dans la littérature rabbinique.

30 On verra ainsi que le baptême chrétien n’entretient pas nécessairement un lien ancien avec le baptême de Jean le Baptiste, et que les traditions johannites présentes dans les textes chrétiens proviennent d’une élaboration-récupération (interprétation théologique, pourrait-on dire aussi !) plus tardive – une élaboration-récupération qui a été sans doute le fruit d’une entente entre les disciples de Jésus et certains disciples de Jean, considérant que ce dernier n’est que le précurseur du premier.

31 De plus, on ne retient pas l’hypothèse qui veut voir en Jésus et toute sa famille, Jacques en particulier, des baptistes – notamment des disciples de Jean le Baptiste. Cela ne signifie pas qu’ils ne l’ont pas connu, mais de là à les compter parmi ses disciples, il y a un pas que les textes ne permettent pas de faire.

32 Ce n’est pas parce Jésus et Jacques sont apparentés à Jean qu’ils ont nécessairement entretenu avec lui des liens étroits sur le plan idéologique. Jean appartient à une famille sacerdotale proche du temple, son père y officie. Même si l’on accepte l’hypothèse que Jésus et Jacques ont appartenu aussi à une famille sacerdotale, cette dernière n’est cependant pas proche du temple, leur père n’y officie pas – du moins selon la documentation disponible qui est totalement silencieuse en la matière.

33 Pour comprendre ces problèmes entre Jésus et Jean, il faut accepter l’hypothèse de la christianisation posthume de ce dernier. Il faut savoir en effet que les premiers disciples de Jésus sont issus dans leur majorité du mouvement de Jean : ils entretiennent donc la conviction que leur ancien maître a été le précurseur de Jésus. Ce sont ensuite Mt et Jn, écrivant plusieurs décennies après les événements, qui ont donné à cette interprétation subjective une apparence de réalité objective, en racontant que Jean a délibérément et explicitement orienté ses disciples vers Jésus.

34 Mais ce glissement s’explique aussi par la politique missionnaire qu’il sert : il permet aux disciples de Jean de rejoindre les disciples de Jésus. Comme le dit à sa manière Étienne Trocmé, l’auteur de l’Évangile selon Jean s’est efforcé « d’enrôler le Baptiste au

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 165

service de l’Église chrétienne pour combattre le mouvement religieux qui se réclamait de celui-ci », et pour absorber le mouvement de Jean dans le mouvement de Jésus14.

35 C’est ainsi qu’on assiste dans les milieux chrétiens à la manipulation de la figure de Jean durant une période qui s’étend du IIe au Ve siècle – moment où disparaissent les johannites, tout au moins dans la documentation.

36 C’est à cause de cette concurrence entre disciples de Jean et disciples de Jésus qu’il semble difficile que ce dernier, ainsi que son frère, ait relevé de la mouvance baptiste. D’autant que Jésus et Jacques, mais apparemment plus Jacques que Jésus, sont attachés au temple, ce qui n’est pas le cas de Jean qui lui est fermement opposé et a remplacé les sacrifices par les ablutions.

37 De manière générale, il convient de souligner que la nouveauté proposée par une religion – un culte selon le langage antique – est toujours relative, il en va évidemment du christianisme comme des autres religions.

38 C’est surtout le cas en particulier des rites : il est banal, en effet, de dire que les premières pratiques cultuelles du christianisme s’enracinent dans les pratiques cultuelles du judaïsme, qui lui sont antérieures. Comme on va pouvoir le constater tout au long de cette recherche, il en est aussi ainsi d’une des plus anciennes pratiques cultuelles chrétiennes, à savoir le baptême, considéré notamment comme un rite d’entrée dans les communautés des disciples de Jésus.

Plan de la recherche

39 Tout logiquement, la présente recherche part d’un examen des rites d’eau dans le judaïsme ancien tant en Palestine qu’en Diaspora (II), elle explore ensuite dans un premier temps, les groupes baptistes dans le judaïsme ancien aux Ier-IIe siècles (ceux des johannites, des nasaréens et des dosithéens) (III) et dans un dernier temps, les groupes baptistes dans le christianisme ancien aux Ier-IIe siècles (ceux des ébionites et des elkasaïtes) (V). Entre ces deux temps, sera longuement présenté le rituel du baptême dans le mouvement des disciples de Jésus aux Ier-IIe siècles en ses diverses dispositions (IV).

40 Dans une première conclusion est donné un aperçu de la question des mandéens, d’autant que certains chercheurs, sans céder à « la fièvre mandéenne » qui s’est déchaînée au début de ce XXe siècle, pensent qu’ils sont originaires des anciens groupes baptistes tant judéens que chrétiens. C’est le cas par exemple d’Edwin M. Yamauchi qui considère que le mandéisme est un « rejeton des gnostiques mésopotamiens, puisant ses origines dans les anciens groupes baptistes jordaniens »15.

41 Dans une seconde conclusion toujours est donné un autre aperçu de la question des sabéens, un nom que semblent porter deux groupes assez mystérieux qui sont attestés aux alentours de l’émergence de l’islam.

42 Dans un excursus, on verra dans quel sens il y aurait lieu de focaliser tout spécialement la recherche : peut-être sur les notions plus générales de pureté et d’impureté. La question du baptisme est partiellement ou totalement à mettre en relation avec les notions de pureté et d’impureté. En effet, ces notions de pureté et d’impureté demandent une approche qui relève de la phénoménologie religieuse ou si l’on préfère de la philosophie religieuse : ces notions représentent une abstraction, qui se concrétise dans les rites lustraux. De ce point de vue, il convient de relever que l’eau

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 166

n’est qu’un des moyens envisagés pour passer de l’état d’impureté à l’état de pureté, mais que ce n’est pas le seul.

II. Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité

43 Cette recherche sur le prosélytisme n’est pas sans relation avec celle sur la circoncision dont il a été question il y a un certain nombre d’années, et qui a débouché sur la publication d’un livre dont bien des parties seraient à revoir et à compléter16.

44 Le prosélytisme judéen a connu en théorie une longue et parfois brillante histoire. Les chrétiens vont de bien des façons prendre son relais et, ce faisant, en grande partie le neutraliser pour le remplacer progressivement à partir du IVe siècle tant en Orient qu’en Occident.

45 Les rabbins s’en écarteront pour bien des raisons, parmi lesquelles une certaine conception de la pureté et de la halakhah fondée sur la notion de l’élection divine.

46 Les musulmans lui porteront un coup mortel, surtout dans le Proche-Orient, qui a été longtemps sa terre d’élection.

47 Parmi les succès sporadiques que le prosélytisme judéen a connu cependant encore, il faut mentionner comme très marquante la conversion des Khazars de Crimée au VIIIe siècle de notre ère par des Judéens venus vraisemblablement de Byzance.

48 Il est sans doute possible de considérer que le prosélytisme judéen est à l’origine de la conversion massive de certaines populations de l’Europe de l’Est : il s’agit d’une hypothèse qui est controversée, notamment à cause de la carence documentaire et de la diligence idéologique.

49 La grande action du prosélytisme judéen est liée pour une bonne part au mouvement – particulièrement dynamique et productif dans la Diaspora – d’hellénisation, qui se prolongera jusque dans la période romaine, jusqu’à la mise en place d’une Église chrétienne puissante et impérieuse.

50 Les rapports entre le prosélytisme judéen général et la première mission chrétienne sont réels et divers, ils déboucheront sur des controverses qui se poursuivront jusqu’en plein Moyen-Âge.

51 À partir du IVe siècle, l’expansion du christianisme a été cause de bouleversements pour le judaïsme, qui voit une nouvelle mission supplanter la sienne avec un extraordinaire dynamisme accompagné, il est vrai, par la violence et la persécution.

52 Parler du prosélytisme de manière aussi générale que l’on vient de le faire ne va pas de soi. En effet, si pour certains critiques, le prosélytisme judéen a existé, ce n’est pas le cas pour d’autres critiques. L’ambiguïté vient essentiellement du vocabulaire, selon que l’on adopte le point de vue du christianisme ou le point de vue du judaïsme : dans le premier cas, on parle de « prosélytisme » dans un sens actif du point de vue idéologique ; alors que, dans le second cas, on parle de « conversion » dans un sens passif du point de vue idéologique. Le prosélytisme judéen n’a rien à voir avec la conversion chrétienne : le premier suppose l’adhésion ethnique à un peuple ; le second l’adhérence spirituelle à une croyance.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 167

53 On ne peut que le constater déjà, la question du prosélytisme est âprement débattue pour des raisons idéologiques évidentes sur lesquelles on reviendra lorsqu’on traitera de l’historiographie.

54 Pour le moment, citons seulement l’historien américain A. Thomas Kraabel : « Avec une mission juive, il ne serait pas nécessaire de chercher une autre explication pour l’ancienne, l’énergique et la persuasive mission de la nouvelle religion. C’est une des nouveautés [la mission] du christianisme qui dérive du message de Jésus lui-même »17. On le constate, vouloir renier toute réalité historique à une activité missionnaire judéenne à époque antique, c’est l’octroyer comme nouveauté au christianisme…

55 Aborder la question des prosélytes c’est également aborder la question des sympathisants : ces deux questions entretiennent effectivement des rapports assez étroits et doivent être traitées dans le même ensemble.

56 Pour ce faire, il conviendra de différencier le point de vue des Judéens de la Palestine et celui des Judéens de la Diaspora (en distinguant celle dans l’Empire romain de celle dans l’Empire iranien). Il conviendra aussi de distinguer les Judéens synagogaux des Judéens rabbiniques, sans compter les Judéens chrétiens.

57 Par la même occasion, il sera utile de reprendre la question de l’appartenance judéenne, qui, de fait, englobe les questions des prosélytes et des sympathisants, en considérant également ces mêmes distinctions.

58 La question du prosélytisme est délicate, car diversement appréciée par les critiques : on vient d’en dire un mot et il conviendra d’y revenir fréquemment à cause des nombreuses implications idéologiques que cela engendre.

59 C’est qu’elle se heurte à une définition du judaïsme historique considérant ses descendants contemporains comme constituant un peuple particulier et spécifique, et ne pouvant en aucun cas être comparé aux autres. Une définition qui permet d’inculquer l’image d’un peuple exilé au Ier siècle de notre ère par les Romains : un événement qui n’a pourtant jamais eu lieu. Ce mythe de l’expulsion par les Romains à la suite de la destruction du Second Temple est évidemment relié à celui de la déportation par les Babyloniens après la destruction du Premier temple – on le retrouve aussi dans la littérature chrétienne, où il est fondé sur la prophétie punitive attribuée à Jésus (Lc 21, 23-24).

60 Ainsi, pour établir la diffusion et le maintien de ce mythe historique fondateur, il a fallu développer une argumentation en quatre points principaux : 1. passer sous silence le dynamisme prosélyte des Judéens, du IIe siècle avant notre ère au Ve (pour l’Occident) et au VIIIe siècle de notre ère (pour l’Orient) ; 2. ignorer la multiplicité des royaumes judaïsés apparus en diverses zones géographiques périphériques ; 3. effacer de la mémoire collective les grandes masses humaines devenues judéennes sous ces royaumes et qui ont constitué le berceau de la plupart des communautés « juives » actuelles dans le monde ; 4. se faire discret sur les déclarations des dirigeants sionistes, à commencer par David Ben Gourion (1886-1973) et Ben-Zion Dinur (1884-1973), bien au courant de l’inanité de la thèse de l’expulsion massive.

61 Parmi les grands royaumes judaïsés, citons le royaume d’Arbèle en Adiabène (Assyrie) ; le royaume d’Himyar, dans la péninsule arabique (Yémen) ; le royaume de Dahya al- Kahina en Afrique du Nord (Maghreb) ; le royaume de Semien en Afrique de l’Est

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 168

(Éthiopie) ; le royaume de Kodungallur en Inde du Sud (Kerala) et le royaume des Khazars en Russie du sud (Crimée).

62 Certains de ces royaumes sont entourés de mythes et de légendes, mais le caractère historique de la plupart d’entre eux ne saurait faire de doute.

63 Observons, avec Shlomo Sand que l’inexistence de la moindre recherche comparative concernant le phénomène que sont ces royaumes judaïsés, ainsi que les destinées de ses habitants, est curieux et pourrait ne rien devoir au hasard.

64 L’existence d’un prosélytisme judéen florissant et prospère dans l’Antiquité classique et tardive peut apporter la preuve de l’inexistence d’un peuple juif, d’origine unique, errant, en provenance de la Terre d’Israël. Ce qui serait évidemment gênant d’un point de vue politique, mais nullement d’un point de vue culturel ou spirituel, car c’est le sort de toute religion que d’être composée d’apports diversifiés et multiples.

Plan de la recherche

65 Après un examen historiographique et terminologique, dans une première grande partie il est question des prosélytes et dans une deuxième grande partie des sympathisants. Une troisième partie est consacrée à la question de la circoncision aux IIe-IVe siècles, non abordée dans notre ouvrage sur le sujet. Dans trois excursus sont abordés des questions qui dépassent notre champ de spécialisation : (1) la judaïsation des Berbères avant l’arrivée des musulmans ; (2) la judaïsation des Arabes avant l’émergence des musulmans ; (3) la conversion des Khazars de Crimée au judaïsme.

66 La problématique de cette recherche va être envisagée en considérant que le prosélytisme est dirigé vers l’intérieur et non uniquement vers l’extérieur, du moins jusqu’au IVe siècle. La notion même de prosélytisme vers l’extérieur n’existe pas dans l’Antiquité, du moins jusqu’à l’émergence du christianisme qui repose sur la notion de conversion spirituelle – empruntée à la philosophie gréco-romaine qu’il détourne et comprend autrement.

67 Il faudra donc étudier ces concepts de prosélytisme et de conversion dans la profondeur historique (temps et espace).

68 De fait, tout cela dépend de la manière dont on comprend les appartenances ethniques (culte, culture et politique) dans l’Antiquité et leurs transformations à partir du IVe siècle.

NOTES

1. Voir S. C. MIMOUNI, « Origines du christianisme » (Résumé des conférences intitulées : « La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles (I) » et « Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles »), Annuaire EPHE-SR 107 (1998-1999), Paris 2000, p. 281-290.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 169

2. Voir S. C. MIMOUNI, « Origines du christianisme » (Résumé des conférences intitulées : « La communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux Ier-IIe siècles (II) » et « Le rite du baptême aux Ier-IIe siècles (II) »), Annuaire EPHE-SR 108 (1999-2000), Paris 2001, p. 289-300. 3. Voir S. C. MIMOUNI, « Les communautés baptistes entre le Temple et le Désert », Sources. Travaux historiques 38-39 (1995), p. 61-75. 4. Voir S. C. MIMOUNI, « Un rituel mystique chez les Baptistes judéo-chrétiens des premiers siècles de notre ère », dans P. B. FENTON, R. GOETSCHEL (éd.), Expérience et écritures mystiques dans les Religions du Livre. Actes d’un colloque international tenu par le Centre d’études juives. Université de Paris IV-Sorbonne 1994, Leyde 2000, p. 55-74. 5. J. THOMAS, Le mouvement baptiste en Palestine et en Syrie (150 av. J.-C.-300 ap. J.-C.), Gembloud 1935. 6. C. PERROT, Jésus et l’histoire, Paris 19932, p. 98.

7. À ce sujet, voir A. KLOSTERGAARD PETERSEN, « Rituals of Purification, Rituals of Initiation. Phenomenological, Taxonomical and Culturally Evolutionary Reflection », dans D. HELLHOLM, T. VEGGE, O. NORDERVAL, C. HELLHOLM (éd.), Ablution, Initiation, and Baptism – Waschungen, Initiation und Taufe. Late Antiquity, Early Judaism, and Early Christianity – Spätantike, Frühes Judentums und Frühes Christentum, I, Berlin-Boston 2011, p. 3-40. 8. Voir A. VAN GENNEP, Rites de passage. Étude systématique des rites, Paris 1909. Voir aussi M. ÉLIADE, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques, Paris 1959.

9. À ce sujet, voir J. KLAWANS, Impurety and Sin in Ancient Judaism, Oxford 2000.

10. R. REITZENSTEIN, Die hellenistische Mysterienreligion. Ihre Grundgedanken und Wirkungen, Leipzig-Berlin 1910, p. 77. 11. R. REITZENSTEIN, Die hellenistische Mysterienreligion. Ihre Grundgedanken und Wirkungen, Leipzig-Berlin 19202, p. 85-86, et Leipzig 19273, p. 207. 12. Voir F. J. DÖLGER, « Die Beduntung von baptizesthai in einem Papyrus-text des Jahres 152-151 v. Chr. », dans Antike und Christentum, II, Münster Westfalen 19742, p. 57-62 (19301). 13. À ce sujet, voir déjà S. C. MIMOUNI, « Le rituel d’adhésion (le baptême) dans les communautés chrétiennes du Ier siècle : recherche sur les origines », dans N. BELAYCHE, S. C. MIMOUNI (éd.), Les communautés religieuses dans le monde gréco-romain. Essais de définition, Turnhout 2003, p. 169-200 (= La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d’un conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain 2007, p. 325-358). 14. É. TROCMÉ, « Jean Baptiste et le Quatrième Évangile », Revue d’histoire et de philosophie religieuses 60 (1980), p. 129-151, spécialement p. 129. 15. E. M. YAMAUCHI, Gnostic Ethics and Mandaean Origins, Cambridge 1970.

16. S. C. MIMOUNI, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d’un conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain 2007. 17. Voir A. T. KRAABEL, « Immigrants, Exiles, Expatriates, and Missionaries », dans K. DEL TREDICI, A. STANDHARTINGER (éd.), Religious Propaganda and Mission Competition in the New Testament World. Essays Honoring Dieter Georgi, Leyde 1994, p. 71-88, spécialement p. 85.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 170

RÉSUMÉS

Cette année, les conférences ont été consacrées à deux programmes de recherche relativement nouveaux : (1) « Les mouvements baptistes (johannites, ébionites, elksaïtes et mandéens) dans l’Antiquité » ; (2) « Le prosélytisme dans le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité ».

INDEX

Thèmes : Origines du christianisme

AUTEUR

SIMON C. MIMOUNI Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 171

Origines du christianisme La culture gréco-romaine et le milieu rabbinique ou la question de l’identité juive en Palestine romaine

Emmanuel Friedheim

1 La formation du milieu rabbinique après la dévastation de Jérusalem et de son temple en 70 de notre ère et sa place au sein de l’hétérogénéité sociale des Judéens de Palestine au temps de la Mishna et du Talmud (IIe-IIIe siècles), demeure un sujet complexe et débattu dans la recherche historique traitant du judaïsme ancien. L’implication du monde rabbinique dans le contexte politique et économique de la Palestine romaine, devait supposer une connaissance significative du grec, vecteur incontournable des relations sociales avec la culture non-juive locale. On prétendit cependant pendant des années que la maîtrise du grec parmi les Sages, était extrêmement réduite, voire médiocre. La quasi-totalité de la rédaction du Talmud de Jérusalem et de plusieurs ouvrages midrashiques, rédigés en idiome araméen-palestinien ainsi que la ténacité du substrat araméen résistant à l’hellénisation au Levant en général, amenèrent effectivement à penser que la langue grecque était peu connue des Sages. Toutefois, Saül Lieberman a démontré, il y a des années de cela, l’absence d’interdiction halakhique concernant l’apprentissage du grec à titre personnel. Il mit aussi en exergue la prolifération de termes grecs dans la littérature talmudique et la présence de nombreux thèmes mythologiques et historiques au sein des constructions littéraires des docteurs de la Loi, prouvant ainsi une grande familiarité rabbinique pour le grec et la culture hellénistique dans son ensemble. Les nombreux documents épigraphiques synagogaux ou funéraires connus, comme ceux de Besara/Beth Shéarim en basse- Galilée, attestent aujourd’hui indéniablement de l’importance du grec parmi la population juive, tant judéenne que galiléenne1. La connaissance du grec étant susceptible de prédisposer la communauté juive à d’éventuelles influences religieuses et sociales, contraignant ainsi les rabbins, désireux à diriger cette communauté, à se prononcer sur la question.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 172

2 Afin de présenter une approche cohérente, en dépit de la complexité de la réalité historique, il est nécessaire de considérer deux éléments fondamentaux relevant du contexte contemporain. 1. La lente formation de l’élite rabbinique n’occulta en rien la présence de « déviants » de ce milieu, tant sur le plan rituel que dogmatique, voire sociétal. Il suffit effectivement de parcourir la vaste littérature tannaïtique et talmudique pour y observer une société juive composée d’éléments sociaux divergents des uns des autres, aux agissements situés parfois aux antipodes des idéaux rabbiniques, soucieux de les affronter. On trouve ainsi des apostats, des meurtriers, des brigands, des gladiateurs, des « Amei Ha-aretz », des judéo-chrétiens, des collaborateurs avec Rome face à d’anciens zélotes, des riches face à des pauvres faméliques2. Les prêtres issus de la classe sacerdotale d’avant 70 se sont retrouvés, pour certains d’entre eux, au sein du monde synagogal3. 2. On prétendit naguère et pendant longtemps que le paganisme ambiant amorça sa disparition aux premiers siècles de notre ère et que cette conjoncture dicta la souplesse des arrêtés rabbiniques envers ce paganisme déclinant. Autrement dit, contrairement aux temps bibliques où, selon le texte massorétique, les fils d’Israël s’adonnèrent amplement à l’idolâtrie, voilà que depuis l’époque perse jusqu’à celle du bas-empire romain, les Juifs seraient demeurés foncièrement monothéistes, expliquant ainsi au passage les adoucissements halakhiques légiférés par les Sages au fil du temps vis-à-vis de la question de l’idolâtrie. Cette thèse, défendue notamment par Ephraïm E. Urbach et qui remporta l’adhésion de l’ensemble de la recherche pendant des décennies, vola pourtant en éclat il y a quelques années, puisque la vitalité du paganisme ambiant en Palestine romaine fut, non seulement, démontrée, mais également l’existence d’une réalité sociale, au sein de laquelle des Juifs s’adonnèrent au paganisme environnant aux premiers siècles de notre ère4. Les adoucissements halakhiques, devant alors être considérés comme une nouvelle forme de choix juridiques, pour mieux gérer une situation alarmante aux yeux des Sages, à l’heure où les interdits devinrent progressivement inefficaces5.

3 Ces deux éléments sont à prendre sérieusement en considération lorsque l’on tente d’interpréter la présence du dieu gréco-romain du soleil, Hélios/ Sol Invictus au sein de synagogues juives de l’époque romano-byzantine. Car comment concilier la présence du Soleil Invincible (Sol Invictus) au centre de mosaïques synagogales de Galilée, surtout celle de Hammath Tibériade en date de l’ère talmudique (IIIe/IVe siècle), avec l’interdiction biblique récurrente envers les images et l’idolâtrie ? Les positions rabbiniques pouvaient-elles s’accommoder d’une telle liberté artistique ? L’identité religieuse des fidèles qui fréquentaient ces synagogues, était-elle par conséquent « rabbinique » ? Nous avons tenté de montrer ailleurs en détail, que les rabbins ne purent en réalité fréquenter cette synagogue, en raison de la nature cultuelle polythéiste de l’effigie héliaque apparaissant au centre de la mosaïque, à un moment où la popularité du culte solaire parvint précisément à son apogée à l’époque du bas- Empire6, notamment en Palestine romaine et dans les régions adjacentes. Il nous semble que les fidèles juifs de cette synagogue partageaient des conceptions doctrinales hénothéistes, alliant la puissance héliaque païenne à celle du dieu d’Israël.

4 Le refus rabbinique de fréquenter cette synagogue, si particulière au sein du paysage talmudique de Tibériade7, peut apparaître notamment dans une tradition rabbinique, aux versions tant galiléennes que babyloniennes, affirmant nettement que pour les

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 173

Sages du IVe siècle, une des treize synagogues de Tibériade de la fin du IIIe siècle8 finit par devenir un temple païen. Selon la version babylonienne de cette anecdote, ce fut תיבב ) lors d’un débat houleux, qui eut lieu au IIe siècle dans une synagogue de Tibériade (IIe siècle תסנכה לש אירבט ,) qu’un rouleau de la Tora fut déchiré. R. Yossi b. Qisma ( aurait alors affirmé, qu’il ne serait aucunement surpris, si cette synagogue devenait un Ce texte n’est pas .9 ( הימת ינא םא אל היהי תיב תסנכה וז הדובע הרז ) temple polythéiste une création littéraire babylonienne, puisqu’il apparaît également dans une tradition amoraïque galiléenne.10 Toutefois, la version babylonienne rajoute un élément intéressant, relevant d’une strate stammaïtique, selon lequel, cette soi-disant prophétie se serait réalisée11. Comme si des Sages babyloniens qui se rendaient d’accoutumée à Tibériade au IIIe- IVe siècles pour étudier à l’académie rabbinique de R. Yohanan (mort en l’an 279), constatèrent de visu qu’une synagogue de Tibériade (ou de Hammath Tibériade), contenait des caractéristiques religieuses suffisamment païennes, afin de la considérer comme un temple païen ! L’unique synagogue de Tibériade, ou de sa périphérie toute proche, connue à ce jour, pouvant correspondre à ce texte n’est que celle de Hammath Tibériade, arborant au milieu de sa superbe mosaïque, Sol Invictus.

5 Les sources rabbiniques postérieures à la destruction du second temple en 70, et ce durant toute l’époque de la Mishna et du Talmud (Ier-IVe siècle), dévoilent que des Juifs embrassèrent le paganisme, soit par conviction religieuse, soit par nécessité économique. Les rabbins voulurent assurément endiguer cette réalité inadmissible à leurs yeux et polémiquèrent avec virulence contre le paganisme. Cette conjoncture historique les incita à connaître de près les cultes païens environnants pour savoir comment mieux les affronter le cas échéant. Les Sages de la Mishna et du Talmud étaient profondément impliqués dans la vie quotidienne afin d’endiguer, d’adapter voire de judaïser les influences cultuelles à même d’affecter le peuple juif et sa religion, suivant les situations et les époques, attendu que l’objectif principal des Sages était de préserver la singularité monothéiste du peuple juif, face à la défiance d’un univers polythéiste en évolution syncrétique constante.

NOTES

1. D. SPERBER, Greek in Talmudic Palestine, Ramat-Gan 2011.

2. E. FRIEDHEIM, « Le milieu rabbinique face aux diversités sociales et religieuses en Palestine romaine du Ier au IVe siècle de notre ère », dans M.-A. VANNIER (éd.), Judaïsme et christianisme chez les Pères, Turnhout 2015, p. 147-164. 3. J. COSTA, « Qu’est-ce que le “Judaïsme synagogal” ? », Judaïsme ancien/ Ancient Judaism 3 (2015), p. 63-218. 4. E. FRIEDHEIM, Rabbinisme et paganisme en Palestine romaine – Étude historique des Realia talmudiques (Ier-IVème siècles), Leyde-Boston 2006, p. 25-67 ; E. FRIEDHEIM, « Sur l’existence de Juifs polythéistes en Palestine au temps de la Mishna et du Talmud : une nouvelle approche », dans C. CLIVAZ, S. C. MIMOUNI, B. POUDERON (éd.), Les judaïsmes dans tous leurs états

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 174

aux Ier-IIIe siècles – Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins, Turnhout 2015, p. 73-116. 5. E. FRIEDHEIM, « Le contexte historique éclairant le texte halakhique ou les positions des Sages vis-à-vis de la culture gréco-romaine du IIe au IVe siècle », Judaïsme ancien/ Ancient Judaism 2 (2014), p. 43-78. 6. E. FRIEDHEIM, « Sol Invictus in the Severus Synagogue at Hammath Tiberias, the Rabbis, and Jewish Society : A Different Approach », The Review of Rabbinic Judaism, Ancient, Medieval and Modern 12 (2009), p. 89-128. 7. Par souci de précision, on notera qu’il existait en réalité deux cités distinctes l’une de l’autre, celle de Tibériade et celle de Hammath Tibériade, sorte de banlieue sud, jouxtant Tibériade. Toutefois, les textes rabbiniques montrent que dès l’époque d’Ousha (après 135) une synagogue existait à Hammath où R. Méir y délivrait chaque vendredi soir un sermon (cf. TJ, Sota, 1, 4 [16d, Talmud Yerushalmi according to Ms. Or. 4720 (Scal. 3) of the Leiden University Library with Restoration and Corrections, Jérusalem 20052, et qu’à cette ( "ר’ ריאמ הוה ףילי שירד אתשינכב אתמחד לכ יליל אבוש " : [col. 908 époque les deux villes furent réunifiées, [cf. Tosefta ‘Erouvine, 5, 1 (éd. Lieberman, ou en tout cas reliées par ,[" וישכע ינב אירבט ינבו התמח ורזח תויהל ריע תחא " : (p. 111 des constructions et certaines voies souterraines, cf. S. LIEBERMAN, Tosefta Ki-Fshutah – A Comprehensive Commentary on the Tosefta, III, Order Mo’ed, Jérusalem 19922, p. 387, ligne 5 (hébreu). Pour notre propos, il semblerait qu’il s’agissait d’une même entité urbaine fortement “talmudique”, accentuant ainsi davantage la singularité du motif héliaque sur la mosaïque de Hammath Tibériade ! 8. À en croire la version rabbinique babylonienne, cf. TB Berakhot, 8a. Concernant les références littéraires et épigraphiques attestant l’existence de synagogues à Tibériade depuis la fin de l’époque du second temple et jusqu’à l’ère talmudique, cf. E. FRIEDHEIM, « Sol Invictus », p. 125-126, n. 149. 9. TB Yebamot, 96b. 10. TJ Sheqalim, 2, 5 (47a). Cette version stipule notamment qu’il s’agissait d’une synagogue de Juifs originaires de Tarse. On ne sait pas si la synagogue de Hammath Tibériade comptait principalement des Juifs de Tarse parmi ses fidèles. Néanmoins, si tel fut le cas, cela pourrait aisément expliquer la présence prédominante du grec parmi les inscriptions synagogales. Une origine tarsienne serait aussi susceptible d’expliciter la méconnaissance de l’hébreu, non seulement du mosaïste, mais également des fidèles, ainsi que la transcription inversée du signe hébraïque du verseau sur le zodiaque le démontre indubitablement, cf. M. DOTHAN, Hammath Tiberias – Early Synagogues and the is in the ילד Hellenistic and Roman Remains, Jérusalem 1983, p. 46 : « The inscription upper left-hand corner, but in mirror-writing ». suivant les versions imprimées de Vilna et de Pisaro " ןכו הוה " : TB Yebamot, 96b .11 (1508). Le manuscrit Moscow-Guenzburg 1017 reproduit également cette occurrence. Le ." היהו " : manuscrit Munich 95 rapporte, quant à lui, la version hébraïque d’origine Enfin, les manuscrits Oxford opp. 248 (367), Munich 141 et Moscow-Guenzburg 594, autrement dit, selon l’ensemble des variantes de ," השענו " : rendent la version suivante ce texte (hormis celle de Vatican 111), l’aspect idolâtre de cette synagogue de Tibériade fut finalement constaté au temps du Talmud, voire même plus tard.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 175

RÉSUMÉS

La formation du milieu rabbinique après la dévastation de Jérusalem et de son temple en 70 de notre ère et sa place au sein de l’hétérogénéité sociale des Judéens de Palestine au temps de la Mishna et du Talmud (IIe-IIIe siècles), demeure un sujet complexe et débattu dans la recherche historique traitant du judaïsme ancien. L’implication du monde rabbinique dans le contexte politique et économique de la Palestine romaine, devait supposer une connaissance significative du grec, vecteur incontournable des relations sociales avec la culture non-juive locale. On prétendit cependant pendant des années que la maîtrise du grec parmi les Sages, était extrêmement réduite, voire médiocre…

INDEX

Thèmes : Origines du christianisme

AUTEUR

EMMANUEL FRIEDHEIM Directeur d’études invité, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Professeur à l’Université Bar Ilan (Israël)

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 176

Patristique grecque et histoire des dogmes Patristique grecque et histoire des dogmes

Marie-Odile Boulnois

I. Étude du Contre Julien VIII, 43-51 de Cyrille d’Alexandrie (1er semestre)

1 Ce séminaire poursuit le travail de préparation d’une traduction française annotée du Contre Julien [= CJ] de Cyrille d’Alexandrie pour la Collection des Sources Chrétiennes. Ce travail de longue haleine est réalisé en collaboration avec une équipe suisse-allemande qui vient de publier l’édition critique en deux volumes de l’ensemble de l’œuvre1. Grâce à cette collaboration, nous avons pu travailler avec leur texte grec provisoire, leur soumettre nos hypothèses et discuter certains de leurs choix. Les résultats des séminaires que nous avons tenus les années antérieures sur les livres III-V viennent eux aussi d’être publiés dans la collection des Sources chrétiennes2. Il s’agit de la première traduction en langue moderne de cette œuvre qui compte dix livres.

2 Cette année a été consacrée à la fin du livre VIII dont nous avons déjà souligné la spécificité : tout en continuant à réfuter pas à pas le Contre les Galiléens de Julien, Cyrille l’organise de manière à présenter un double traité sur la Trinité et sur l’incarnation. Dans la fin de ce livre, et à la différence de sa pratique habituelle, il ne répond pas de près aux objections formulées par son adversaire dans le fr. 65 et que l’on pourrait résumer ainsi : la Vierge, étant humaine, ne peut enfanter un Dieu ni un Sauveur. Il propose davantage un traité sur les raisons et les modalités de l’incarnation et affronte d’autres objections classiques, la première étant celle de la nouveauté, formulée tant par les juifs que par les païens. Pour répondre à ce grief et prouver que ce mystère n’est pas nouveau, Cyrille recourt à deux types de preuves, bibliques (§ 39-43) et philosophiques (§ 44). Le premier volet avait été traité l’an dernier, nous avons analysé le deuxième cette année.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 177

1. L’incarnation : un mystère connu de certains philosophes grecs

a) Le témoignage d’Amélius3

3 À la différence du cas de la Trinité pour laquelle Cyrille avait pu citer nombre de passages de la tradition platonicienne, pour l’incarnation, les témoignages se réduisent à celui d’Amélius4. Il s’agit d’une citation pour laquelle Cyrille dépend très certainement d’Eusèbe de Césarée (Préparation évangélique XI, 19, 1) auquel il reprend le même incipit et le même desinit5. Néanmoins, la comparaison précise avec Eusèbe est intéressante. Tous deux présentent semblablement Amélius comme un célèbre philosophe platonicien et commentent également la citation en y voyant une paraphrase du prologue de l’évangile de Jean, désigné par Amélius sous le terme de « barbare »6, et présenté par les deux auteurs comme « hébreu fils d’hébreux », dénomination rare pour Jean, ce qui confirme qu’Eusèbe est la source de Cyrille. Les points communs ne doivent pas occulter certaines spécificités de l’utilisation cyrillienne. Il précise qu’Amélius a été florissant à Rome en même temps que Plotin et Gentilianus, information qu’il a peut-être tirée de Porphyre (Vie de Plotin 7, 3 et 20) en lisant trop rapidement sa source, puisque Gentilianus est le nom propre d’Amélius et non le nom d’un autre philosophe. Autre différence : chez Eusèbe, la citation d’Amélius ne présente pas une réelle spécificité par rapport à celles de Platon, Plotin et Numénius qui ont été précédemment invoqués comme garants de l’existence de la cause seconde, Amélius prouvant que les Grecs ont bien emprunté aux évangélistes leur doctrine de la cause seconde, tandis que Cyrille réserve cette citation non à son traité sur la Trinité, mais à son exposé sur l’incarnation. On en a la confirmation dans le commentaire qu’il en donne. « Il sait qu’un Verbe s’est fait homme, il le confesse et ne rejette pas la parole de la proclamation divine »7. C’est le signe d’une utilisation concordiste d’Amélius, d’autant que cet auteur présentait une lecture de Jn 1, 14 à connotation docète : « il tombe dans les corps et, revêtant une chair, il apparaît homme », formulation que ne relève pas Cyrille, à la différence de ce qu’il fait pour certains textes platoniciens dont il souligne les erreurs dogmatiques en matière de théologie trinitaire. En nous appuyant sur les études citées ci-dessus nous avons tenté de commenter ce fragment d’Amélius, en restant prudente sur son interprétation dans la mesure où il est tiré de son contexte8 par les trois auteurs chrétiens qui le transmettent, de sorte qu’il est très difficile de déterminer le sens qu’il donnait exactement à cette paraphrase du prologue de Jean et en particulier si elle était ironique ou favorable.

b) Le manque de foi est rejeté par Platon (Timée 40d6-e3)

4 Pour prouver que le manque de foi est invraisemblable, Cyrille recourt encore à un témoignage philosophique, celui de Platon. Le recours à cette nouvelle autorité païenne est assez habile, car autant, pour la Trinité, Cyrille pouvait invoquer de nombreux textes philosophiques, autant, pour l’incarnation, la moisson était limitée. En réalité, le texte de Platon ne porte pas sur l’incarnation, mais sur le crédit qu’il faut accorder aux descendants des dieux. Ce passage (Timée 40e5-41a3) a déjà été cité plus haut à deux reprises, en CJ III, 4 et en CJ VIII, 25. De manière intéressante, dans ce dernier cas, il s’agissait déjà de commenter un verset du prologue de Jean (Jn 1, 1) pour montrer qu’est Dieu celui qui a été engendré de Dieu. Nous avons étudié l’histoire de l’utilisation de ce passage par d’autres auteurs chrétiens antérieurs et contemporains (Athénagore, Clément d’Alexandrie, Eusèbe de Césarée, Théodoret) pour dégager des filiations, en

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 178

examinant, d’une part s’ils présentent les mêmes variantes textuelles, le même incipit et desinit, d’autre part s’ils l’utilisent de la même manière. Il est apparu que le texte de Cyrille s’écartait nettement du reste de la tradition indirecte et devait avoir pour source Platon lui-même. Par ailleurs, on peut dresser une typologie en fonction du sens que les chrétiens donnent à la position de Platon face aux mythes : défiance ou confiance, Cyrille se situant dans cette deuxième catégorie.

2. Réponse à une objection supposée

5 À partir du § 46, Cyrille répond à une objection sur l’incarnation en s’éloignant du texte de Julien qui, vraisemblablement, ne faisait aucune objection semblable, en tout cas dans le livre I du Contre les Galiléens, sinon Cyrille n’aurait pas manqué de la citer. Cela confirme le caractère particulier de ce livre VIII par rapport aux autres. Cette objection attribuée à des adversaires anonymes est double : elle rejette l’incarnation comme indigne de Dieu à cause de la souillure que suppose cette entrée dans un corps, et suggère que Dieu aurait pu agir autrement en recourant à sa puissance. Il n’y a pas trace de la première partie chez Julien, mais la deuxième est présente en filigrane dans le fragment 50 (CJ VI, 42, 825C). Ces deux éléments sont également présents dans deux autres œuvres de Cyrille : son Commentaire sur Isaïe 40, 12-14 9 et son Commentaire sur l’épître aux Corinthiens 1, 20-2210. Nous avons procédé à une histoire de ces deux objections chez les prédécesseurs de Julien, qu’ils soient païens ou chrétiens11.

a) Pourquoi Dieu n’a-t-il pas eu recours à sa puissance ?

6 La réfutation s’appuie sur deux principes théologiques fondamentaux, auxquels Cyrille a déjà eu recours dans les livres précédents : le caractère insondable des desseins divins et la nécessité de préserver la liberté humaine. Il précise aussi, en marge de cette réponse, qu’il ne s’agit pas de la divinisation d’un homme ordinaire et que l’introduction d’un autre dieu dans la Trinité conduirait à l’anthropolâtrie, erreur que Cyrille avait déjà réfutée en réponse au fragment 47 de Julien qui accusait les chrétiens de vénérer un homme, ou même plusieurs hommes (les martyrs). Cette accusation d’anthropolâtrie est de manière plus large au cœur des controverses christologiques : elle avait été lancée par les apollinaristes contre leurs opposants qu’ils accusaient de professer deux Fils, et Nestorius se défend de cette accusation en présentant sa théologie comme la seule manière d’éviter d’y tomber. Chez Cyrille, en dehors du Contre Julien où l’objection du fragment 47 a pu le conduire à se défendre d’une telle accusation, le terme même d’anthropolâtrie n’apparaît que dans des œuvres rétorquant à Nestorius que sa doctrine, loin de l’en prémunir, l’y fait tomber. Dans ce cadre, il fait allusion à l’objection des païens et des Juifs, qui accusent les chrétiens d’anthropolâtrie s’il s’agit d’un « homme qui ne possède rien de plus que nous »12, ce qui peut être une allusion lointaine à l’objection évoquée dans le Contre Julien ou à celle du fragment 43 (CJ VI, 15).

b) L’incarnation n’entraîne-t-elle pas une souillure ?

7 La deuxième partie a, elle aussi, toute une histoire, dont nous avons retracé les linéaments chez Celse, Porphyre et les auteurs chrétiens, comme Grégoire de Nysse ou Lactance, qui s’en font l’écho. Nous avons relevé que l’objection sur la circonscription

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 179

dans un corps se lit de manière assez proche dans la Lettre Festale XV (datée de 427), ce qui confirme ce que nous avions montré dans les années précédentes : la proximité forte de cette lettre avec le livre VIII du Contre Julien. En réponse, Cyrille adapte à la christologie une réflexion qu’il avait utilisée dans ses œuvres antiariennes : de même qu’en théologie trinitaire, l’engendrement n’implique aucun écoulement, puisque le divin est incorporel, de même, malgré l’incarnation, l’unique Fils qui excède toute représentation corporelle n’est pas circonscrit à un corps, étant tout entier partout et en chaque individu, sans division ni coupure. Tout en étant dans sa propre chair, il remplit tout parce qu’il est hors de tout par nature et en tout en tant que Dieu. Ce paradoxe est développé par Athanase dans son traité Sur l’incarnation, rapprochement d’autant plus intéressant que juste après avoir déclaré qu’il est en tout et hors de tout, Athanase recourt, comme Cyrille, à l’image du soleil pour écarter l’idée que le Verbe serait souillé par sa présence dans un corps et montrer que le Verbe est, au contraire, comme le soleil, celui qui purifie.

8 Chez Cyrille l’image du soleil dont les rayons ne sont pas souillés par le contact avec les bourbiers est également utilisée, et avec une grande proximité lexicale, dans la Lettre festale XV. Cette image est aussi attestée ailleurs chez Cyrille pour prouver que dans sa vie terrestre, le Christ n’a pas été souillé par le contact de ceux qui l’ont fréquenté ou touché (les publicains et les pécheurs, Marie-Madeleine).

9 En raison de l’importance de l’histoire de cette comparaison, nous avons mené l’enquête la plus complète possible sur ses différents emplois dans la littérature grecque et latine des cinq premiers siècles, y compris dans la littérature profane (Euripide13, Diogène Laërce14, Julien) et juive (Testament des douze patriarches15), en utilisant et en complétant les travaux déjà consacrés à ce thème par M. Aubineau et A. Olivar16. En réalité les contextes d’utilisation de l’image sont variés. Le premier auteur chrétien à utiliser l’image est Tertullien qui le fait de manière ironique et en un sens moral proche de celui de Diogène Laërce. L’image n’est pas reprise à son compte mais invoquée par un adversaire qui cherche à justifier la possibilité d’assister à des spectacles. Le soleil lui-même contemple bien des choses mauvaises sans être contaminé. On sent qu’il s’agit ici de reprendre une sorte de topos moral. C’est Origène qui inaugure l’exploitation de cette comparaison comme argument christologique. Or il n’est pas inintéressant de constater que c’est précisément dans le Contre Celse17, en réponse à une objection très semblable à celle que construit Cyrille. Néanmoins, la comparaison n’est pas encore très développée et l’argument est présenté comme une évidence. Il est suivi par Eusèbe de Césarée qui montre que de même que le soleil n’est pas souillé y compris quand il se porte sur des cadavres18, de même la puissance incorporelle du Verbe de Dieu ne peut souffrir quoi que ce soit dans son essence, de sorte qu’il ne peut ni être souillé lorsqu’il s’incarne dans un corps, ni souffrir la passion. Nous avons suivi l’histoire de cette comparaison chez Athanase, Basile de Césarée, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome, Amphiloque d’Iconium, le Dialogue d’Athanase et de Zachée, Titus de Bostra, Théodoret de Cyr, Némésius d’Emèse, Augustin, Jérôme, Pierre Chrysologue. Résumons ici quelques thèmes développés par ces auteurs à partir de cette image : non seulement le Verbe, comme le soleil, n’est pas souillé par ce qu’il touche, même s’il s’agit de cadavres, mais il purifie en communiquant sa vertu à celui qui entre en contact avec lui. Un raisonnement a fortiori peut s’appuyer sur l’expression « soleil de justice » (Mal 3, 20) qui lui donne un fondement scripturaire, avec la précision que ce qui est vrai de la créature doit l’être à plus forte raison du créateur.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 180

L’utilisation de la comparaison pour réfuter l’idée que l’incarnation provoquerait une souillure se rencontre aussi bien face à des objections païennes, que manichéennes ou juives. Mais la comparaison intervient aussi dans d’autres contextes : à propos du contact historique du Christ avec des pécheurs et plus généralement à propos de tout acte de providence divine ou encore contre les donatistes, pour défendre l’idée que les sacrements conservent de manière indéfectible leur sainteté quelle que soit l’indignité du ministre qui les administre.

3. Les philosophes attestent des manifestations divines sous forme humaine qui sont comparativement bien inférieures

10 Cyrille achève ce livre VIII en évoquant, rapidement et de manière assez allusive, le fait que les Grecs n’ont pas à railler l’incarnation, dans la mesure où ils ont eux-mêmes évoqué des apparitions divines sous forme humaine. Il mentionne d’abord Porphyre de façon extrêmement lapidaire, et contrairement à son habitude, ne renvoie à aucun texte précis19. « Porphyre soutient qu’il y a une race de dieux qui, selon ses dires, se transforment par moments en hommes comme s’ils se divertissaient avec notre vie »20. Nous émettons l’hypothèse qu’il pourrait faire allusion à la Lettre à Anébon, dans la mesure où Cyrille la connaît et en a cité deux extraits en CJ IV. Or dans cette Lettre que cite également Augustin21, il est question de « natures trompeuses qui prennent toutes les formes, tous les aspects, se transforment en dieux, en démons, en âmes de défunts » et du fait que ces démons mystificateurs des âmes « trouvent dans les erreurs des hommes un voluptueux divertissement (voluptaria sibi ludibria de hominum erroribus exhibentes) »22. Le passage cyrillien évoquant le fait que les dieux « se divertissent avec notre vie (ἀθύροντας) » ne pourrait-il être un écho du texte rapporté par Augustin ?

11 Après Porphyre, Cyrille invoque Julien lui-même, qui a évoqué les manifestations d’Asclépios sous forme humaine et, pour le prouver, cite à nouveau le fragment 46 déjà réfuté en CJ VI, 22. À la différence du cas de Porphyre sur lequel il ne s’étend pas, il critique assez longuement l’exemple d’Asclépios – comme il l’avait déjà fait au livre VI – en raillant sa naissance23, puis en montrant qu’il n’a rien fait d’admirable en dehors de sa compétence médicale et qu’après avoir péri lamentablement il gît désormais comme un cadavre, ce qui suggère une infériorité par rapport au Christ ressuscité.

12 Le livre VIII se clôt sur une doxologie, ce qui ne se trouve qu’à la fin des livres V et X, et confirme à la fois la répartition de ces dix livres en deux pentades24, et le statut particulier du livre VIII dont le caractère fortement dogmatique justifie cette conclusion solennelle.

II. « Ne me touche pas » (Jn 20, 17) (2e semestre)25

13 Le « ne me touche pas » (Jn 20, 17) que le Christ ressuscité prononce à l’encontre de Marie-Madeleine est source de beaucoup de questions et en premier lieu soulève le problème de la contradiction avec d’autres épisodes similaires ayant lieu après la résurrection : en Mt 28, 9 des femmes lui saisissent les pieds26, et en Lc 24, 39 et en Jn 20, 27, c’est le Christ lui-même qui invite ses disciples à le toucher.

14 Ce désaccord s’ajoute à d’autres dans les récits de résurrection, comme le nombre de femmes venues visiter le tombeau, l’heure de cette visite, le nombre et l’identité des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 181

personnes qu’elles y ont rencontrées. Or la notion de symphonie est essentielle pour prouver la véracité d’une doctrine. Les auteurs chrétiens des premiers siècles ont donc dû déployer toute leur herméneutique pour résoudre les discordances de ces textes, d’autant que celles-ci étaient utilisées par leurs opposants païens, comme Celse, Porphyre ou Julien, pour ruiner la validité de ces récits et les ravaler au rang de fiction27. Nous avons ainsi étudié les différents témoignages de ces objections transmises de manière indirecte par Origène, Macarios de Magnésie, Cyrille d’Alexandrie, Jean de Thessalonique, Theodore Bar Koni, Isho’Dad de Merv, Pierre le Mangeur.

15 Pour résoudre la question de la compatibilité entre Jn 20, 17 et Mt 28, 9, deux solutions sont proposées par Eusèbe de Césarée : il s’agit soit de deux femmes différentes, l’une croyante, l’autre non28, soit de la même femme qui n’aurait pas pu le toucher quand elle ne croyait pas encore en la résurrection, mais en aurait eu le droit une fois qu’elle l’aurait reconnu comme Dieu29. La résolution des contradictions passe par la mise en place d’une chronologie distinguant plusieurs visites, l’une racontée par Jean, la suivante par Matthieu30. Nous avons ensuite analysé les différentes réponses données par plusieurs auteurs : l’Ambrosiaster, Ambroise31, Augustin, Hésychius de Jérusalem.

16 La difficulté pour comprendre cette interdiction faite à Marie-Madeleine vient aussi de la polysémie de la raison donnée par Jésus, à savoir « car je ne suis pas encore monté vers le Père ». Origène donne une explication complexe qui suppose une distinction de plusieurs étapes dans la résurrection : si le Christ est déjà ressuscité lorsqu’il apparaît à Marie-Madeleine, la plénitude de cette résurrection n’est pas encore achevée, puisqu’il n’est pas encore remonté vers le Père pour reprendre l’esprit qu’il lui a remis sur la croix. C’est uniquement une fois qu’il aura retrouvé son intégrité, corps, âme, esprit qu’il pourra se laisser toucher. Eusèbe de Césarée envisage quant à lui deux hypothèses : l’une, subjective, qui explique cette interdiction en se plaçant du point de vue de la femme qui n’a pas encore reconnu la divinité de celui qui lui apparaît ; l’autre, objective, qui s’appuie sur la chronologie des actes du Christ lequel, avant de se laisser toucher, doit d’abord remonter auprès du Père et donner aux disciples une part du charisme de l’Esprit saint en soufflant sur eux (Jn 20, 22). La plupart des auteurs suivants, qu’ils soient latins ou grecs, peuvent se ranger dans l’une ou l’autre de ces explications. Grégoire de Nysse, Sévère d’Antioche, Ambroise, Augustin, Jérôme, Paulin de Nole, Fulgence de Ruspe ont une lecture subjective ; Origène, Marius Victorinus, Cyrille d’Alexandrie ont une lecture objective. Une autre interprétation est proposée par Théodore de Mopsueste et Apollinaire de Laodicée, qui expliquent cette interdiction par la nouveauté de l’état du Christ une fois ressuscité, Apollinaire précisant qu’il faut devenir soi-même nouveau pour toucher celui qui est devenu nouveau32.

17 Cette enquête s’est achevée par l’étude du Commentaire sur Jean de Cyrille d’Alexandrie qui, tout en se rapprochant de la lecture que nous avons appelée « objective » est d’une grande richesse et originalité. Il commence par écarter l’idée que le Christ aurait voulu éviter ainsi la souillure du contact et illustre l’absurdité qu’il y aurait à parler de souillure de la nature divine par l’image du rayon de soleil qui ne subit aucun dommage lorsqu’il vient à toucher des bourbiers. Puis il relève différents exemples montrant qu’avant sa passion, il s’est laissé toucher par des femmes pécheresses et impures. C’est donc que l’interdiction adressée à Marie-Madeleine a un sens typologique : elle préfigure l’ordre selon lequel doivent être administrés les deux sacrements du baptême

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 182

et de l’eucharistie. Dans les églises ne peuvent communier à la chair du Christ que ceux qui ont préalablement reçu l’Esprit saint, et non les catéchumènes, comme le signale la formule liturgique prononcée avant la communion : « Aux saints les choses saintes ». Ce n’est donc pas parce que Marie-Madeleine aurait une foi insuffisante ou parce qu’elle n’aurait pas reconnu sa divinité qu’elle ne peut le toucher, mais parce qu’elle n’a pas encore reçu l’Esprit saint en Jn 20, 17, envoi réalisé par le Christ en Jn 20, 22. Inversement, Thomas a pu toucher le ressuscité (en Jn 20, 27), puisqu’en tant que membre du chœur des apôtres, il a reçu l’Esprit saint même s’il n’était pas physiquement présent lorsque le Christ a soufflé sur ses apôtres. Un autre détail du récit permet de donner un appui à cette lecture sacramentelle : la précision que l’apparition du Christ se réalise le huitième jour, c’est-à-dire le jour des synaxes. Cette exégèse tire donc son explication de la liturgie et inversement donne un appui scripturaire à l’ordre de réception des sacrements.

III. Exégèse chrétienne ancienne de l’hospitalité d’Abraham envers ses trois hôtes (Gn 18) et du lavement de leurs pieds (séminaire de Master)

18 Le mercredi 9 mars 2016 Paul-Hubert Poirier (Professeur à l’Université Laval) nous a fait l’honneur de nous présenter une communication sur « La situation théologique de Titus de Bostra », à l’occasion de la publication de la traduction française du Contre les Manichéens de Titus de Bostra dans le Corpus Christianorum in Translation, 21, Turnhout 2015.

19 Le mercredi 25 mai 2016 Francesca Barone (Chercheuse à l’IRHT) a présenté une communication intitulée : « À propos de quelques passages exégétiques de la Synopsis Scripturae Sacrae attribuée à Jean Chrysostome ».

20 Le mercredi 8 juin 2016, deux doctorantes, Marie-Eve Geiger (Lyon II) et Clary de Plinval (EPHE) ont présenté un exposé, respectivement sur « L’exégèse insolite de trois épisodes des Actes dans les homélies In principium Actorum de Jean Chrysostome » et « Les quatre femmes de la généalogie matthéenne du Christ dans les commentaires patristiques sur Mt 1 ».

NOTES

1. Kyrill von Alexandrien, Gegen Julian. Teil 1. Buch 1-5, éd. Ch. RIEDWEG, introd. Ch. RIEDWEG et W. KINZIG, Berlin 2016 (GCS NF 20). Gegen Julian. Teil 2. Buch 6-10 und Fragmente, éd. W. KINZIG, Th. BRÜGGEMANN, Berlin 2017 (GCS NF 21).

2. Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien, t. II, livres III-V, introd. et notes M.-O. BOULNOIS, trad. J. BOUFFARTIGUE, M.-O. BOULNOIS et P. CASTAN, texte grec Ch. RIEDWEG, Paris 2016 (SC 582), 663 p.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 183

3. Sur Amélius, voir L. BRISSON, « Amélius. Sa vie, son œuvre, sa doctrine, son style », dans H. TEMPORINI, W. HAASE (éd.), Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, Teil II : Band 36.2, Berlin 1987, p. 793-860. 4. Sur cette citation, voir H. DÖRRIE, « Une exégèse néoplatonicienne du prologue de l’évangile de Jean », Studia et Testimonia Antiqua 8 (1976), p. 491-507, et S. VOLLENWEIDER, « Der Logos als Brücke vom Evangelium zur Philosophie. Der Johannesprolog in der Relektüre des Neuplatonikers Amelios », dans A. DETTWILER, U. POPLUTZ (éd.), Studien zu Matthäus und Johannes. Festschrift für Jean Zumstein zu seinem 65. Geburtstag, Zürich 2009, p. 377-397. 5. D’autres auteurs connaissent ce passage. Basile de Césarée y fait allusion sans nommer Amélius dans son homélie In illud : in Principio, PG 31, 472C, et Théodoret de Cyr, Thérapeutique des maladies helléniques II, 87-90, le cite, toujours avec le même incipit et desinit, en corrigeant cependant le pluriel σώματα en singulier σῶμα ce qui donne une lecture plus « orthodoxe » de cette incarnation. Il en propose aussi un commentaire plus long, l’utilisant comme Cyrille pour en tirer des éléments non seulement sur le Verbe éternel, mais aussi sur son incarnation. 6. Sur le sens positif de ce qualificatif, si l’on considère l’influence de Numénius le « barbarophile » sur Amélius, voir S. VOLLENWEIDER, « Der Logos ».

7. Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien VIII, 44 (trad. M.-O. BOULNOIS).

8. Voir les hypothèses de L. BRISSON, « Amélius », p. 825 ; M. TARDIEU, « Les gnostiques dans la vie de Plotin », dans L. BRISSON et al. (éd.), La vie de Plotin, t. II, Paris 1992, p. 540, sur l’appartenance possible de ce fragment à un ouvrage polémique contre Zostrien (traité de Nag Hammadi). 9. Cyrille d’Alexandrie, In Isaiam III, 4, PG 70, 809. 10. K. F. ZAWADZKI, Der Kommentar Cyrills von Alexandrien zum 1 Korintherbrief. Einleitung, kritischer Text, Übersetzung, Einzelanalyse, Louvain 2015, p. 96, mentionne le parallèle avec le Commentaire sur Isaïe, mais ne parle pas du Contre Julien qui n’est d’ailleurs jamais cité dans cet ouvrage, preuve, s’il en était besoin, que le manque d’édition critique et de traduction de cette œuvre, ainsi que son absence du TLG, avait jusqu’à présent conduit beaucoup de chercheurs à l’ignorer. 11. Une partie de ce travail a été l’objet d’une communication dans le cadre d’un colloque Adversus Christianos à l’Université de Fribourg (fév. 2017) qui sera publiée dans la Revue d’histoire ecclésiastique suisse / Zeitschrift für Schweizerische Kirchengeschichte. 12. Cyrille d’Alexandrie, De Recta Fide ad Augustas 47, ACO I, 1, 5, p. 60. 13. Euripide, Héraclès 1231-32 : un mortel ne peut souiller le monde des dieux, de même que le visage d’un homme aussi criminel soit-il ne peut souiller le soleil. L’image est ici employée en lien avec l’idée d’incorruptibilité divine. 14. Diogène le cynique au témoignage de Diogène Laërce, Vies des philosophes VI, 63 : on peut aller dans des lieux impurs sans en être souillé. Il s’agit ici plutôt d’une réflexion morale. 15. Dans le Testament des douze patriarches, l’image est utilisée dans un contexte moral : comme le soleil qui ne se souille pas quand il éclaire du fumier, l’esprit pur n’est pas souillé quand il est entouré des souillures de la terre. 16. M. AUBINEAU, « Le thème du “bourbier” dans la littérature grecque profane et chrétienne », Recherches de science religieuse (1959), p. 185-214 ; A. OLIVAR, « Sol

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 184

intaminatus », Analecta Sacra Tarraconensia. Revista de ciencias historico-ecclesiasticas 25 (1952), p. 1-12 ; A. OLIVAR, « L’image du soleil non souillé dans la littérature patristique », Didaskalia 5 (1975), p. 3-20. Voir aussi P. Courcelle, « Le thème du bourbier dans la littérature latine », Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1973), p. 273-289. 17. Origène, Contre Celse VI, 73, SC 147, p. 363. Selon R. VAN DEN BROEK, Studies in Gnosticism and Alexandrian Christianity, Leyde-New York 1996, p. 243. Origène aurait sur ce point influencé Les leçons de Silvanos (NH VII, 4), 100, 34-102, 1, qui utilise la même comparaison pour évoquer l’incorruptibilité du Christ. 18. Voir Eusèbe de Césarée, Démonstration évangélique IV, 13, 7-8 et VII, 1, 25 ; Louanges de Constantin 14 ; Fragment syriaque 3 des Questions évangéliques. 19. L’édition critique de W. Kinzig et Th. Brüggemann (p. 600) indique : locum non invenimus. 20. Cyrille d’Alexandrie, CJ VIII, 50 : Πορφύριος δὲ γένος εἶναί τι θεῶν διατείνεται, οὓς δὴ καὶ τρέπεσθαι κατὰ καιροὺς εἰς ἀνθρώπους φησὶν οἱονεὶ τὸν καθ᾿ ἡμᾶς ἀθύροντας βίον. 21. Augustin, Cité de Dieu X, 11, 1, BA 34, p. 464-465 22. Augustin, Cité de Dieu X, 11, 2, p. 468-469 = Porphyre, Lettre à Anébon fr. 65u, éd. H. D. SAFFREY, A. Ph. SEGONDS, Paris 2012 (CUF), p. 57. 23. Il remet en cause son origine divine à partir de l’union d’Apollon et de Coronis, en supposant que Coronis a été subornée par un des prêtres du temple. On retrouve dans cette interprétation un écho en retour de la critique de Celse sur Marie qui aurait été mise enceinte par un soldat romain. 24. La diffusion de ces livres sous forme de deux pentades est prouvée par le témoignage des manuscrits (le codex Marc gr 122 écrivant τέλος à la fin du livre V) et par la tradition indirecte citant des passages des livres VI à X comme étant tirés du deuxième tome. Voir W. KINZIG, M. CHRONZ, « Beobachtungen zur Bucheinteilung und zum ursprünglichen Umfang von Kyrills Contra Iulianum sowie Julians Contra Galilaeos », dans A. M. RITTER, W. WISCHMEYER, W. KINZIG (éd.), “ ...zur Zeit oder Unzeit”. Studien zur spätantiken Theologie-, Geistes- und Kunstgeschichte und ihrer Nachwirkung, Hans Georg Thümmel zu Ehren, Mandelbachtal-Cambridge 2004 (TASHT 9), p. 29-62. 25. Voir M.-O. BOULNOIS, « “Ne me touche pas” (Jn 20, 17). Une lecture originale de la rencontre du Christ et de Marie-Madeleine chez Cyrille d’Alexandrie au miroir des Pères de l’Église », dans P. F. BEATRICE, B. POUDERON (éd.), Pascha nostrum Christus, Essays in Honor of R. Cantalamessa, Paris 2016, p. 233-261. 26. C’est l’objet d’une des questions évangéliques d’Eusèbe de Césarée, À Marinos III, SC 523, p. 217 : « Comment se fait-il que la Madeleine qui, selon Matthieu, avait touché avec l’autre Marie le soir du sabbat les pieds du Sauveur, est la même que celle qui entend le matin, le premier jour de la semaine, le “Ne me touche pas” selon Jean ? » 27. Il n’est pas exclu qu’ils aient même tiré leurs objections de questions posées par les chrétiens, comme Origène. Selon R. M. GRANT, « The Stromateis of Origen », dans Ch. KANNENGIESSER, J. FONTAINE (éd.), Epektasis. Mélanges patristiques offerts au Cardinal Jean Daniélou, Paris 1972, p. 285-292, Porphyre aurait pu utiliser les Stromates d’Origène et s’inspirer de ses listes de passages difficiles. 28. Eusèbe de Césarée, À Marinos II, 6-7, SC 523, p. 211-213.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 185

29. Eusèbe de Césarée, À Marinos II, 4, p. 207-209. 30. La chronologie est inversée chez d’autres auteurs comme Jean de Thessalonique : Marie-Madeleine a d’abord pu étreindre les pieds de Jésus (Mt 28, 9) afin d’être aidée dans sa foi, puis se l’est vu refuser (Jn 20, 17) afin que sa foi progresse. 31. Ambroise opte pour la distinction de deux Marie-Madeleine. 32. Par comparaison avec plusieurs passages d’Apollinaire (Fragmenta in Matth. 28, 9, J. REUSS, Matthaüs-Kommentare aus der Griechischen Kirche : aus Katenenhandschriften gesammelt, Berlin 1954, fr. 148, 4, p. 53 ; Fragmenta in Jo 20, 17, J. REUSS, Johannes- Kommentare aus der Griechischen Kirche : aus Katenenhandschriften gesammelt, Berlin 1966, fr. 151, 6, p. 61), nous avons proposé de réattribuer à Apollinaire un fragment classé dans les homélies sur Luc de Cyrille d’Alexandrie (J. REUSS, Lukas-Kommentare aus der Griechischen Kirche : aus Katenenhandschriften gesammelt, Berlin 1984, II, fr. 117, p. 275).

RÉSUMÉS

Les conférences du premier semestre ont porté sur la traduction et le commentaire de la fin du livre VIII du Contre Julien de Cyrille d’Alexandrie, consacré à un traité sur l’incarnation, recourant à des témoignages philosophiques et répondant à des objections supposées sur la puissance divine et la souillure de l’entrée dans un corps. Au deuxième semestre, nous avons étudié l’histoire de l’exégèse patristique de la péricope où le Christ ressuscité interdit à Marie- Madeleine de le toucher (Jn 20, 27).

INDEX

Thèmes : Patristique grecque et histoire des dogmes

AUTEUR

MARIE-ODILE BOULNOIS Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 186

Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive) Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive)

Michel-Yves Perrin

Les motifs de l’entrée dans le clergé durant l’Antiquité tardive (1er semestre)

1 Les résultats de ces recherches tout à la fois historiques et historiographiques ont été exposés lors d’un colloque international organisé à Barcelone au mois d’octobre 2016. On en pourra lire le texte dans les Actes de ces journées d’études.

Ravenne chrétienne (« séminaire de master » et 2e semestre)

2 Dans la continuité des conférences données les années précédentes, on a consacré le séminaire de cette année pour l’essentiel à l’épiscopat de Maximianus (14 octobre 546-22 février 556 ?)1 et commenté la notice que lui consacre Agnellus dans le Liber Pontificalis Ecclesiae Ravennatis, 69-83 (CCSL 199)2.

3 On a tout d’abord évoqué le contexte de la nomination de Maximianus par Justinien comme évêque de Ravenne, à savoir la Crise des Trois Chapitres3 et la reconquête de l’Italie sur les Goths. On s’est attardé sur l’origine istrienne (Pola) de l’évêque et sur l’histoire du christianisme dans cette région4.

4 Les constructions ou dédicaces d’églises de l’époque de Maximien5 ont longuement retenu l’attention : S. Michele in Africisco (dedicatio le 7 mai 545 et consecratio le 7 mai 547)6, S. Vitale dédiée en 547 ou 5487, S. Apollinare in Classe dédiée en mai 5498, S. Stefano Maggiore, dédiée le 11 décembre 550. L’activité édilitaire de Maximien en

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 187

Istrie sera examinée en 2016-2017. On a aussi examiné les travaux effectués à S. Andrea Maggiore9, à la domus Tricoli et à S. Probo à Classe 10. L’évergétisme de l’argentarius Iulianus a été commenté et apprécié à l’aune des pratiques contemporaines11. On a présenté et analysé la décoration en mosaïque de ces édifices – lorsqu’elle est conservée – à l’aide de la précieuse banque de données électronique du Centro Internazionale di Documentazione sul Mosaico de Ravenne (http://www.mosaicocidm.it) 12. Deux dossiers postérieurs à l’épiscopat de Maximien ont été scrutés à cette occasion : d’une part la mosaïque dite de la « Collation des privilèges » sur la paroi nord de l’abside de S. Apollinare in Classe dans l’interprétation qu’en a récemment proposée Salvatore Cosentino13, et d’autre part la double procession des vierges et des martyrs du registre inférieur des parois nord et sud de la nef centrale de S. Apollinare Nuovo assignables à l’époque du successeur de Maximien, Agnellus (557-570)14. Dans ce dernier cas on s’est particulièrement intéressé à la scène de l’Adoration des mages qui orne la paroi nord, car elle constitue, après les Excerpta Latina Barbari15, l’une des toutes premières attestations du nom des trois mages (Balthasar, Melchior, Gaspar)16. Par ailleurs on a traité de la place de Martin de Tours dans la procession des martyrs sur la paroi sud : il semble bien qu’il ait été précédé par un autre saint personnage17.

5 On a examiné ensuite quelques dossiers de l’hagiographie ravennate dans l’antiquité tardive, un domaine fort complexe, où il est parfois difficile de déterminer si tel culte d’un saint originaire d’une cité autre que Ravenne, par exemple de la rive orientale de l’Adriatique (Quirinus, Florianus), est parvenu dans la cité romagnole en voie directe ou via un détour par Rome ou une autre région de l’Italie18. On s’est intéressé en particulier au cas de Vitalis de Bologne19.

6 On a traité enfin de l’œuvre littéraire attribuée par Agnellus à Maximianus, et tout d’abord des deux citations qu’il donne dans le Liber Pontificalis Ecclesiae Ravennatis (§ 42 et 78) d’une œuvre historique ou chronographique de l’évêque. On a souligné l’intérêt des informations contenues dans la deuxième citation pour l’histoire de la crise monophysite à Alexandrie et en Orient dans les années 516-521, un témoignage généralement ignoré des spécialistes de la question20. Agnellus (§ 81) crédite aussi Maximianus d’une œuvre d’éditeur de la Bible (ecclesiasticos libros) en 72 livres et il paraît citer un colophon : Emendavi cautissime cum his quae Augustinus et secundum evangelia quae beatus Ieronimus Romam misit et parentibus suis direxit, tantum ne ab idiotis vel malis scriptoribus vitientur. Pour le commentaire de ce passage qui n’a guère jusqu’ici retenu l’attention, nous avons pu bénéficier de la science généreuse de Dom Pierre- Maurice Bogaert (Abbaye de Maredsous, Revue bénédictine) qui a bien voulu répondre à nos interrogations. Qu’il en soit ici remercié. On se propose de donner ailleurs une note sur ce passage. Enfin Agnellus attribue à Maximianus une œuvre liturgique21 : des missales – un recueil d’oraisons – où le sanctoral succède au temporal. Le secours du Professeur Philippe Bernard (Université d’Aix-Marseille) dans la compréhension des indications d’Agnellus a été d’un grand profit. Qu’il trouve ici l’expression de notre gratitude.

7 En ouverture de chaque séance le directeur d’études a présenté quelques publications ou découvertes récentes dans le champ de l’histoire du christianisme tardo-antique.

8 Le 4 décembre 2015 le Professeur Antonio Maria Corda (Université de Cagliari) nous a fait l’amitié de donner une conférence sur « La cristianizzazione nella Sardegna romana. I dati epigrafici ».

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 188

9 Le 5 février 2016 le Docteur Raúl Villegas Marín, chercheur à l’Université de Barcelone (Programa Nacional Juan de la Cierva) a donné une conférence sur « Le diptyque d’ivoire dit “de la Consécration” (British Museum). Témoignage des polémiques entre païens et chrétiens ou exemple d’“art séculier” au Ve s. ? ».

10 Au cours du mois de mars 2016, le Professeur Enrico Norelli (Faculté de théologie protestante / Université de Genève), directeur d’études invité à l’EPHE à l’initiative de M.-Y. Perrin et de M. Debié, a donné quatre conférences sur « Le fragment de Muratori. Un témoin de la formation du Nouveau Testament ».

11 Le 15 avril 2016, le Professeur Paul-Hubert Poirier (Université Laval, Québec), membre de l’Institut, nous a fait l’honneur de donner une conférence sur « Le dossier scripturaire de Titus de Bostra ».

12 Le 27 mai 2016 le Docteur Warren Pezé (Wissenschaftlicher Mitarbeiter, Université de Tübingen) a donné une conférence intitulée : « Marginalia tardo-antiques : d’Augustin à Eugippe. Nouveaux documents ».

13 Le 3 juin 2016 Matthieu Pignot (doctorant à l’Université d’Oxford) a donné une conférence intitulée : « Le catéchuménat entre l’Afrique et l’Italie dans la première moitié du VIe s. ».

14 Le 15 juin 2016 le Professeur Rocco Ronzani (Institutum Patristicum Augustinianum, Rome) nous a fait l’amitié de donner une conférence intitulée : « Nouvelles recherches en vue d’une édition critique des Dialogues de Grégoire le Grand ».

NOTES

1. Voir la notice consacrée à cet évêque dans L. et Ch. PIETRI (éd.), Prosopographie Chrétienne du Bas-Empire [PCBE], 2. Italie (313-604), Rome 1999-2000, s. v. Maximianus 2, t. II, p. 1446-1453. 2. L’édition et le commentaire par Alessandro Testi Rasponi du Codex Pontificalis Ecclesiae Ravennatis, Bologne 1924, restent bien évidemment essentiels. 3. Voir les contributions réunies dans C. CHAZELLE et C. CUBITT (éd.), The Crisis of the Oikoumene. The Three Chapters and the Failed Quest for Unity in the Sixth-Century Mediterranean, Turnhout 2007 (Studies in the Early Middle Ages, 14). 4. Voir E. MARIN, D. MAZZOLENI (éd.), Il Cristianesimo in Istria fra tarda antichità e alto medioevo. Novità e riflessioni. Atti della giornata tematica dei Seminari di Archeologia Cristiana (Roma — 8 marzo 2007), Cité du Vatican 2009 ; W. LETZNER, Das römische Pula. Bilder einer Stadt in Istrien, Mayence 2005. On indique souvent erronément que Maximianus est né à Vestar (Porto Vestre, Vistrum) au sud de Rovinj (Rovigno) et au nord de Pula (Pola) sur la base d’Agnellus, Liber pontificalis, 74. 5. Voir en dernier lieu les notices correspondantes dans E. CIRELLI, Ravenna : archeologia di una città, Borgo S. Lorenzo 2008, en part. p. 100-103.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 189

6. Cl. SPADONI, L. KNIFFITZ (éd.), San Michele in Africisco e l’età giustinianea a Ravenna, Milan 2007 ; C. L. WHITE, « Reassembled Art and History : the San Michele in Africisco (Ravenna) Mosaics », PhD, Lousiana State University, 2014. 7. P. ANGIOLINI MARTINELLI, La Basilica di San Vitale a Ravenna, Modène 1997 ; I. ANDREESCU- TREADGOLD, W. TREADGOLD, « Procopius and the Imperial Panels of S. Vitale », The Art Bulletin 79/4 (1997), p. 708-723. On signalera la thèse de D. J. Knight, « The Archaeoacoustics of San Vitale, Ravenna », PhD, University of Southampton, 2010. 8. Voir A. AUGENTI (éd.), Classe. Indagini sul potenziale archeologico di una città scomparsa, Bologne 2011, p. 50-58, p. 96, p. 114-116, et p. 160-161. 9. E. CIRELLI, Ravenna : archeologia di una città, p. 207-208.

10. Voir A. AUGENTI (éd.), Classe. Indagini sul potenziale archeologico di una città scomparsa, p. 46-48, p. 155 et p. 247-250. 11. Voir PCBE. 2. Italie, s. v. Iulianus 25, t. I, p. 1192-1195 ; S. Cosentino, « Banking in Early Byzantine Ravenna », Cahiers de recherches médiévales et humanistes 28/2 (2014), p. 243-254 ; C. Carletti, « Epigrafia episcopale di Ravenna nei secoli V e VI. Note preliminari », dans R. FARIOLI CAMPANATI (éd.), Ideologia e cultura artistica tra Adriatico e Mediterraneo Orientale (IV-X secolo). Il ruolo dell’autorità ecclesiastica alla luce di nuovi scavi e ricerche. Atti del Convegno internazionale (Bologna/Ravenna, 26-29 novembre 2007), Bologne 2009, p. 333-344. 12. Voir également A. RANALDI, P. NOVARA (éd.), Restauri dei monumenti paleocristiani e bizantini di Ravenna patrimonio dell’umanità, Ravenne 2013. 13. Voir S. COSENTINO, « Constans II, Ravenna’s Autocephaly and the Panel of the Privileges in St. Apollinare in Classe : A Reappraisal », dans T. G. KOLIAS, K. G. PITSAKIS (éd.), Aureus. Volume dedicated to Prof. Evangelos K. Chrysos, Athènes 2014, p. 153-169. 14. Voir A. RANALDI, P. NOVARA (éd.), Restauri dei monumenti paleocristiani e bizantini di Ravenna patrimonio dell’umanità, Ravenne 2013, p. 110-112 et p. 179-183 ; C. MUSCOLINO (éd.), Sant’Apollinare Nuovo. Un cantiere esemplare, Ravenne 2012 ; E. PENNI IACCO, La basilica di S. Apollinare Nuovo di Ravenna attraverso i secoli, Bologne 2004. 15. Il s’agit d’une traduction latine conservée dans un manuscrit de la deuxième moitié du VIIIe s. (Paris, BNF, Latin 4884), et interpolée, d’une chronique alexandrine en grec des années 530 au plus tôt : pour l’édition du texte, voir Th. MOMMSEN, Chronica Minora 1, Berlin, 1892 (Monumenta Germaniae Historica. Auctores Antiquissimi, IX), p. 272-298 (la référence aux mages se trouve au fol. 51v = Mommsen, p. 278). Sur ce texte, voir en dernier lieu R. W. BURGESS, « The Date, Purpose and Historical Context of the Original Greek and Latin Translation of the So-Called Excerpta Latina Barbari », Traditio 68 (2013), p. 1-56. 16. Sur le dossier du nom des mages, voir H. KEHRER, Die Heiligen Drei Könige in Literatur und Kunst, Leipzig 1908 ; B. M. METZGER, « Names for the Nameless in the New Testament », dans P. GRANFIELD, J. A. JUNGMANN (éd.), Kyriakon. Festschrift Johannes Quasten, Munster 1970, p. 79-99, ici p. 79-85 ; W. WITAKOWSKI, « The Magi in Syriac Tradition », dans G. A. KIRAZ (éd.), Malphono-w-Rabo-d-Malphone. Studies in Honor of S. P. Brock, Piscataway 2008, p. 809-845 ; B. LANDAU, Revelation of the Magi. The Lost Tales of the Wise Men’s Journey to Bethlehem, New York 2010 (avec la recension de A. Y. REED, Sino-Platonic Papers 208 [February 2011], p. 36-54) ; A. PANAINO, I Magi e la loro stella. Storia, scienza e teologia di un racconto evangelico, Milan 2012 ; S. MINOV, « Dynamics of Christian

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 190

Acculturation in the Sasanian Empire : Some Iranian Motifs in the Cave of Treasures », dans G. HERMAN (éd.), Jews, Christians and Zoroastrians : Religious Dynamics in the Sasanian Context, Piscataway 2014, p. 149-201, ici p. 165-199 (on soulignera en passant que l’assignation au Ve s. de l’Opus imperfectum in Matthaeum, qui s’accorde avec certaines traditions syriaques pour donner un nombre de douze mages (PG 56, col. 637-639), est très contestée : voir G. PIEMONTE, « Recherches sur les Tractatus in Matthaeum attribués à Jean Scot », dans G. VAN RIEL, C. STEEL, J. MCEVOY (éd.), The Bible and Hermeneutics. Proceedings of the Ninth Colloquium of the Society for the Promotion of Eriugenian Studies, Louvain 1996, p. 321-350 ; G. PIEMONTE, « Some distinctive theses of Eriugena’s eschatology in his exegesis of the Gospel according to St. Matthew », dans J. MCEVOY, M. DUNNE (éd.), History and Eschatology in John Scottus Eriugena and his Time. Proceedings of the 10th International Conference of the Society for the Promotion of Eriugenian Studies. Maynoth and Dublin, August 16-20, 2000, Louvain 2002, p. 227-244 – je dois ces références à la science de Martine Dulaey –, et les observations critiques d’A. CAVALLINI, « Divina scriptura mundus est intellegibilis. L’ermeneutica biblica nel pensiero di Giovanni Scoto Eriugena », Thèse de doctorat, Università degli studi di Salerno, 2010-2011, p. 78-86). 17. Voir I. BALDINI LIPPOLIS, « La Processione dei Martiri in S. Apollinare Nuovo a Ravenna », dans A. COSCARELLA, P. DE SANTIS (éd.), Martiri, santi, patroni : per una archeologia della devozione. Atti del X Congresso Nazionale di Archeologia Cristiana. Università della Calabria, Aula Magna, 15-18 settembre 2010, Cosenza 2012, p. 383-397. Les critiques de J. DRESKEN-WEILAND, Die früchristlichen Mosaiken von Ravenna. Bild und Bedeutung, Regensburg 2016, p. 196, ne paraissent pas recevables. 18. La Dott. Emanuela Colombi (Université d’Udine), qui a dirigé les deux premiers volumes de la série Le passioni dei martiri aquileiesi e istriani, Rome 2008 et 2013 (Fonti per la storia della Chiesa in Friuli. Serie medievale, 7 et 14), a bien voulu accepter de donner une conférence sur cette thématique le 2 juin 2017 dans le cadre du séminaire. 19. Voir G. MALAGUTI (éd.), Martirio di pace. Memoria e storia del martirio nel XVII centenario di Vitale e Agricola, Bologne 2004 ; C. LANÉRY, Ambroise de Milan hagiographe, Paris 2008, p. 304-347 (qui est encline à faire l’hypothèse d’une origine romaine, et non ravennate, de la Passio SS Gervasi et Protasi – BHL 3514 – sur la base d’une argumentation chronologique discutable : la datation des préfaces milanaises qui fourniraient un terminus post quem non pour BHL 3514 dans les années 450 est tout autre qu’assurée – voir C. ALZATI, Ambrosianum mysterium. La Chiesa di Milano e la sua tradizione liturgica, Milan 2000, p. 82). 20. La Chronique de Maximianus est absente de la récente Encyclopedia of the Medieval Chronicle, G. DUNPHY (éd.), Leyde-Boston 2010. Sur ce texte, voir Th. MOMMSEN, Chronica Minora 1, Berlin 1892 ( Monumenta Germaniae Historica. Auctores Antiquissimi, IX), p. 257-258, A. TESTI RASPONI, Codex Pontificalis Ecclesiae Ravennatis, et tout récemment le commentaire de L. VAN HOOF, « Maximian of Ravenna, Chronica », Sacris Erudiri 55 (2016), p. 259-276. 21. Voir M. S. GROS, « L’œuvre liturgique de l’archevêque Maximien de Ravenne », Ecclesia Orans 21 (2004), p. 227-239, ici p. 233-239.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 191

RÉSUMÉS

Les motifs de l’entrée dans le clergé durant l’Antiquité tardive (1er semestre). – Ravenne chrétienne (« séminaire de master » et 2e semestre)

INDEX

Thèmes : Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive)

AUTEUR

MICHEL-YVES PERRIN Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 192

Christianismes orientaux Le Fragment de Muratori. Un témoin de la formation du canon du Nouveau Testament

Enrico Norelli

1. Trois pages latines pleines d’énigmes. Les évangiles de Marc et de Luc

1 L’objet principal du cycle de conférences est un texte de 85 lignes, mutilé au début et à la fin, écrit en un latin barbare et conservé dans un codex en parchemin du VIIe ou VIIIe siècle, provenant de la bibliothèque du monastère de Colomban à Bobbio et conservé à la Biblioteca Ambrosiana de Milan (Ambrosianus J. 101 sup., fol. 10a-11a). Il doit sa désignation courante au fait qu’il fut découvert et publié en 1740 par le grand érudit de Modène, Ludovico Antonio Muratori, qui le publia en fait comme exemple de corruption de la langue latine au Moyen Âge. Des extraits du même texte ont été insérés dans quatre manuscrits latins de l’Abbaye du Mont-Cassin ; ils ont été publiés en 1897. Le fragment attira bientôt l’attention des savants à cause de son intérêt pour l’histoire de la formation du Nouveau Testament. Il s’applique en effet à définir les écrits retenus pour la lecture liturgique dans le groupe auquel appartient l’auteur, en donnant des renseignements sur leur origine et leur contenu et en excluant d’autres textes. Dans la première conférence, nous avons présenté le document et nous en avons donné une première traduction, à vérifier au fil de l’étude analytique qui suivit. Nous avons ébauché également l’histoire et l’état de la discussion sur les principaux problèmes qu’il pose : l’auteur, la date, la langue d’origine (s’agit-il d’une traduction du grec ?), l’intention. Nous avons examiné ensuite dans le détail sa première partie (lignes 1-8), consacrée aux évangiles de Marc (sur lequel il ne reste qu’une ligne de texte) et de Luc.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 193

2. Les traditions sur la composition de l’évangile de Jean

2 La section consacrée à l’origine et à l’intention de l’évangile de Jean est relativement longue (lignes 9-34). Elle contient une légende spéciale, dont nous avons dégagé l’intention et les origines possibles, tout en la comparant avec d’autres légendes sur l’origine de cet évangile, qui ont été relativement nombreuses aux premiers siècles chrétiens ; nous nous sommes efforcé de les évaluer comme des solutions possibles à des problèmes posés par l’évangile en question. Nous nous sommes penché sur des endroits du texte qui posent des problèmes de traduction et sur certains éléments du contenu dont la fonction n’est pas facile à saisir. Dans ce contexte, nous avons examiné et critiqué la proposition avancée en 2008 par Jonathan J. Armstrong qui essaie d’attribuer le Fragment à Victorin de Poetovio (2e moitié du IIIe s.).

3. Les écrits apostoliques

3 Dans la troisième conférence, nous avons examiné les lignes 34-71, qui traitent des Actes des apôtres, des lettres de Paul et d’une partie des lettres qui allaient entrer dans le groupe des « lettres catholiques ». Les développements sur les lettres de Paul sont d’une grande importance pour comprendre les critères qui ont contribué à la réception de ces lettres dans l’Antiquité. Nous avons abordé également un problème classique posé par le Fragment, là où il semble associer la Sagesse de Salomon aux écrits chrétiens (lignes 69-71). Nous avons avancé enfin l’hypothèse que cet auteur distingue deux Jean, en attribuant à l’un l’Apocalypse, à l’autre l’évangile et la première des trois lettres qui allaient entrer dans le Nouveau Testament sous ce nom d’auteur, ainsi que, vraisemblablement, la deuxième et la troisième.

4. Délimiter la collection : les apocalypses, le Pasteur d’Hermas, les écrits refusés. Le Fragment de Muratori dans l’histoire du christianisme antique

4 Dans sa dernière partie (lignes 71-85), l’auteur du Fragment précise que « nous » acceptons les apocalypses de Jean et de Pierre, mais que « certains des nôtres » repoussent la deuxième, ce qui est un témoignage intéressant sur le caractère encore partiellement ouvert de la collection. Les raisons fournies ensuite pour l’exclusion de la lecture liturgique du livre intitulé Pasteur d’Hermas illustrent aussi bien certains critères de la sélection que l’existence d’une classe de livres considérés comme utiles, mais réservés à la lecture privée. Les toutes dernières lignes, extrêmement confuses, listent des auteurs dont les écrits sont décidément refusés ; il s’est agi de les interpréter dans la mesure du possible. Ainsi parvenus à la fin de notre analyse, nous avons pu prendre position quant au problème de la datation du Fragment, dont l’assignation aux alentours de 200 généralement acceptée a été énergiquement remise en question depuis les années 1970 (en faveur de datations plus tardives). En discutant dans le détail les arguments avancés dans ce sens, nous avons justifié notre préférence pour la datation « traditionnelle ». Enfin, nous avons situé le Fragment dans les processus du IIe et du IIIe siècle qui ont abouti à la formation du Nouveau Testament, formation qui ne

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 194

sera (presque) achevée qu’en plein IVe siècle. Il n’est en aucun cas assimilable aux listes des livres canoniques qui commenceront à être produites à partir de cette époque (c’est pourquoi il faudrait abandonner la désignation très répandue de « canon » de Muratori). En particulier, il témoigne d’une exigence déjà bien profilée de lier à un nombre défini d’écrits l’ensemble de l’enseignement du Christ transmis par les apôtres, en marginalisant de manière décisive la tradition orale, que vers 115 Papias de Hiérapolis avait encore considérée comme plus utile que les livres. Il s’agit là d’un processus crucial dans les développements institutionnels du christianisme, dont le Fragment est un témoin privilégié. De manière plus générale, nous avons essayé d’étudier comment le contenu du Fragment se situe au carrefour de plusieurs dynamiques fondamentales du christianisme en formation.

RÉSUMÉS

L’objet principal du cycle de conférences est un texte de 85 lignes, mutilé au début et à la fin, écrit en un latin barbare et conservé dans un codex en parchemin du VIIe ou VIIIe siècle, provenant de la bibliothèque du monastère de Colomban à Bobbio et conservé à la Biblioteca Ambrosiana de Milan (Ambrosianus J. 101 sup., fol. 10a-11a).

INDEX

Thèmes : Christianismes orientaux

AUTEUR

ENRICO NORELLI Directeur d’études invité, M., Université de Genève, Faculté de théologie protestante, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 195

Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive) Des notes marginales sur le schisme des Trois Chapitres dans le plus vieux manuscrit du De baptismo contra donatistas1

Warren Pezé

1 Le manuscrit El Escorial, Monasterio de San Lorenzo, Camarin de las Reliquias, vitrina 25 (CLA XI 1628-9) est le plus vieux témoin manuscrit du De baptismo contra donatistas (daté d’environ 600), longtemps considéré comme un autographe d’Augustin. Il contient un corpus de plusieurs centaines de notes marginales qui ont aussi été versées dans son apographe, le ms. Oxford, Bodleian Library, laud. misc. 130.

2 Un examen de ces notes permet d’en isoler près d’une vingtaine qui font référence à leur contexte de rédaction. Ces notes évoquent tantôt un, tantôt plusieurs « promulgateurs d’anathème ». Ceux-ci ont excommunié « des pères » « morts dans la paix de l’Église ». Le geste s’apparente à un « schisme » qualifié « d’injuste », de « criminel » et de « sacrilège ». Ce schisme a eu lieu « récemment ». Le reste des marginalia consiste en notes de contenu sur le De baptismo, mettant en exergue l’attitude irénique d’Augustin et de Cyprien de Carthage face aux hérétiques de leur temps. Elles distinguent l’autorité respective de l’Écriture, des conciles généraux et provinciaux et des usages ; les paraboles évangéliques liées à l’hérésie, comme le bon grain et l’ivraie, sont notées. Quelques formules soulignent particulièrement l’état d’esprit irénique de l’annotateur (neminem judicantes, diversum sentire humanum est). À cela s’ajoute un groupe de marginalia scolaires, découpant le texte en questions, réponses, solutions, objections ; ainsi que de nombreux signes critiques (zeta, cryphia, paragraphus, phi, diplai, christogramme), parmi lesquels il faut relever des formulae botrionum (notes en forme de grappe de raisin) originales, puisqu’il s’agit d’authentiques dessins de grappes de raisin, ainsi qu’une série de hic-usque découpant des segments de texte (le manuscrit a donc dû être utilisé pour confectionner un florilège).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 196

3 Ces signes d’extraction donnent l’occasion de dévoiler une découverte réalisée en collaboration avec Jérémy Delmulle : des notes marginales attribuables à l’atelier d’Eugippe dans le ms. Vatican, BAV, pal. lat. 210. En marge de ce recueil d’opuscules augustiniens (la collection De bono conjugali) ont été placés des signes d’extraction alpha-oméga, combinés avec des croix placées dans le texte à l’endroit opportun, qui correspondent exactement aux citations des traités concernés dans les Excerpta Augustini d’Eugippe. Ces signes d’extraction, que l’on peut alors dater d’environ 500, sont de près de trois siècles antérieurs aux plus anciens signes d’extraction attribués jusqu’à présent, ceux d’Alcuin (ms. Paris, BNF, latin 1572)1.

4 On en revient alors aux notes du manuscrit de l’Escurial. Le corpus a été rédigé par deux mains principales. La plus fréquente (environ 80 %) et plus récente est responsable de l’intégralité des notes portant sur le conflit décrit ci-dessus. Plusieurs indices révèlent que l’annotateur est bon connaisseur de l’œuvre de saint Augustin : il a lu la Cité de Dieu.

5 Les indices énumérés plaident avec une très grande certitude en faveur d’un rapprochement de ces notes avec le schisme des Trois Chapitres (années 540-570 pour la plus grande intensité). Le schisme s’est joué autour d’une tentative de rapprochement de Justinien avec les monophysites. L’empereur leur donne des gages en condamnant par un édit (543/544) les textes de trois Pères proches du nestorianisme – Théodoret de Cyr, Ibas d’Édesse et Théodore de Mopsueste –, et en jetant l’anathème sur ce dernier et toute personne ayant communié avec lui.

6 Ainsi s’explique « l’anathème jeté sur les Pères morts dans la paix de l’Église » dont parlent les notes. Ce reproche peut être aisément rapproché des textes des détracteurs de Justinien. Beaucoup de contemporains désignent les monophysites comme « acéphales » : c’est un terme que l’on retrouve aussi dans les notes de l’Escurial.

7 Les parallèles avec Facundus d’Hermiane, auteur le plus prolixe de la controverse, sont éloquents. Celui-ci fait le parallèle entre les cas de Théodore de Mopsueste et de Cyprien de Carthage, qui a tenu des positions hérétiques (le rebaptême des hérétiques pénitents), mais est malgré tout tenu comme un saint. L’Epistula in defensione III capitulorum, dont l’attribution à Facundus est certes contestée et qui date d’environ 571, permet de pousser les parallèles plus loin. Selon l’Epistula, les détracteurs de Théodore, Théodoret et Ibas tirent profit des textes polémiques d’Augustin contre les donatistes pour pousser leurs adversaires à la tolérance. Cela nous fournit la preuve que les traités voisins du De baptismo ont été exploités. Le Contra Mocianum de Facundus (vers 553) offre des parallèles de même nature. Selon Facundus, Mocianus et les siens instrumentalisent les traités contre les donatistes d’Augustin pour pousser l’Église d’Afrique, qui a rompu sa communion avec Rome en 550, à la tolérance.

8 L’Epistula in defensione III capitulorum et le Contra Mocianum montrent que les traités d’Augustin contre les donatistes ont été exploités pendant le schisme des Trois Chapitres – mais par les partisans de Justinien. On comprend mieux alors l’origine des notes du manuscrit de l’Escurial, dont les auteurs sont des partisans des Pères condamnés. Il s’agit de prémunir le lecteur (qui est apostrophé une vingtaine de fois) contre l’interprétation du De baptismo par les partisans de Justinien : Augustin plaide certes pour la tolérance – mais à l’égard des Pères condamnés indûment, pas de leurs condamnateurs. On comprend aussi la présence de ces notes dans le De baptismo contra donatistas : Augustin y conteste l’appropriation de l’autorité de saint Cyprien par les donatistes, qui font valoir que Cyprien, comme eux, rebaptisait les hérétiques. Or, aussi

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 197

bien la querelle cyprianique du rebaptême que la controverse donatiste ont été mobilisées comme précédents pendant le schisme des Trois Chapitres. Le De baptismo offre la possibilité d’exploiter les deux précédents à la fois. Ces notes jettent donc quelque lumière sur le processus de sédimentation des controverses tardo-antiques, mobilisées les unes après les autres comme précédents faisant autorité, et sur l’usage des manuscrits en contexte controversial, à une époque qui ne nous a guère livré d’annotations polémiques comparables à celles du manuscrit de l’Escurial, hormis les célèbres gloses ariennes du ms. Paris, BNF, latin 8907. L’origine géographique de ces notes reste en revanche très incertaine. Les parallèles plaident plutôt pour l’Afrique du Nord, mais la paléographie, dont la datation est du moins compatible avec l’attribution proposée ici, est d’un maigre secours et il faut compter, par prudence, avec les sources perdues.

NOTES

1. Cette étude est sous presse dans la Revue d’études augustiniennes et patristiques. 1. Voir J. DELMULLE, W. PEZÉ, « Un manuscrit de travail d’Eugippe : le ms. Città del Vaticano, BAV, Pal. Lat. 210 », Sacris Erudiri 55 (2016), p. 195-258.

RÉSUMÉS

Le manuscrit El Escorial, Monasterio de San Lorenzo, Camarin de las Reliquias, vitrina 25 (CLA XI 1628-9) est le plus vieux témoin manuscrit du De baptismo contra donatistas (daté d’environ 600), longtemps cru un autographe d’Augustin. Il contient un corpus de plusieurs centaines de notes marginales qui ont aussi été versées dans son apographe, le ms. Oxford, Bodleian Library, laud. misc. 130.

INDEX

Thèmes : Histoire et doctrines du christianisme latin (Antiquité tardive)

AUTEUR

WARREN PEZÉ Collaborateur scientifique, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Eberhard Karls Universität Tübingen

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 198

Histoire du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine Littérature du judaïsme hellénistique. La version grecque du livre de Job

Dominique Mangin

1 Lors de l’année 2015-16, dernière de trois années de conférences1, nous avons étudié le chap. 33 des discours d’Élihou, et en particulier deux passages propres à la traduction grecque, qui ont nécessité des études de détail (33,12-13 et 33,23-25). La deuxième partie de l’année a été consacrée à l’étude plus générale de la fin du chap. 34 (v. 34-37) et de ses passages associés (38,2 et 42,2-6) – ce qui m’a permis d’aborder la question des citations à l’intérieur du livre de Job.

1. La composition du chap. 33, 1-33 dans le texte massorétique

2 Le chapitre 33 est formé d’un premier ensemble de versets à caractère rhétorique (v. 1-7), marqué par une adresse à Job et posant les conditions de possibilité du discours entre Élihou et Job. Ce premier mouvement est suivi de la citation des paroles de Job qui pose l’objet du désaccord entre ce dernier et Élihou (v. 8-11), et de deux réponses, l’une brève et négative (v. 12-13), l’autre longue et positive (v. 14-28, avec sa coda aux v. 29-30). La réponse longue est clairement délimitée par les expressions parallèles des versets 14 et 29 : « Dieu parle une fois, puis deux fois » // « Dieu accomplit tout cela, deux fois, trois fois ». La section ainsi délimitée est scandée par un leitmotiv qui apparaît quatre fois et que structure dans chacun des versets la répétition, avec variatio, des termes nepeš « existence » // ḥayyâ « vie » (ou ḥayyîm) et šaḥaṯ « fosse », avec le sens de « mort » (v. 18, 22, 28 et 30) ; le locuteur du leitmotiv varie également, avec un jeu sur les personnes grammaticales et les référents des sujets des verbes. La quatrième occurrence du leitmotiv, qui clôture la coda de cette réponse longue, dessine poétiquement un chemin vers la lumière et la vie, les termes marqués positivement

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 199

finissant par l’emporter sur les termes marqués négativement. Les deux versets 29-30 sont suivis de la coda du chap. 33 (v. 31-33), chapitre qui est la première réponse adressée à Job. Le chap. 34 aura pour allocutaires des sages anonymes, et le chap. 35 sera à nouveau adressé à Job.

3 Attachons-nous à la section centrale qui développe le savoir d’Élihou. Si l’on met de côté les versets qui délimitent et scandent cette section centrale, celle-ci se décompose en trois unités : deux de trois versets et une de cinq. Dans la première, plus générale (v. 15-17), Élihou affirme que contrairement à ce qu’a dit Job précédemment, Dieu parle à l’homme, mais il lui parle de façon particulière, dans les songes, et que l’homme doit savoir y reconnaître les avertissements adressés par Dieu2. Dans la seconde (v. 19-21), Élihou développe, dans une hypotypose, le cas d’un homme qui a reçu cet avertissement et qui en est affecté au point de ne plus pouvoir s’alimenter. De la première unité à la seconde, il y a focalisation et intensification. Enfin, dans la troisième unité se trouve mise en scène la survenue d’un ange qui permet à l’homme de revenir sur ce qu’il a fait, ainsi que l’intervention de Dieu qui empêche que l’homme qui regrette sa transgression soit entraîné dans la mort.

4 Comme ailleurs dans le livre, le texte du chap. 33 est parfois incertain, il comporte des hapax ou des mots rares ( dis ou tris legomena). Quelques passages font l’objet d’interprétations différentes. Parmi eux, le plus important à divers titres est constitué des v. 23-25, qui mettent en scène la survenue de l’ange, et dont Maïmonide écrit qu’au milieu d’énoncés qui n’ajoutent rien à ce qu’avaient dit Élifaz, Bildad et Tsofar se rencontre, dans ces versets, l’opinion propre à Élihou, son apport au débat3. Plusieurs traductions supposent qu’à la protase du v. 23 correspond l’apodose du v. 25, alors qu’il est possible de la situer au v. 24 (avec waw d’apodose). Par ailleurs, certains sujets de verbes sont indéterminés : s’agit-il de l’ange, de Dieu ? Enfin est discutée la fonction de l’ange : soit un ange qui porte la parole de Dieu à l’homme (c’est le schéma attendu), soit un ange qui intervient auprès de Dieu au nom de l’homme, comme certains le pensent.

5 Abordons les différences quantitatives entre le texte massorétique (TM) et le texte grec (G).

2. Les moins et les plus du texte grec court dans le chap. 33

6 Le TM comporte 33 versets, dont 28 dyadiques et 5 triadiques, soit 71 éléments métriques séparés par un accent disjonctif majeur. Dans le texte édité par Joseph Ziegler (Iob, Göttingen 1982), il y a 12 stiques attribués à Théodotion (θ’), à savoir 33,8a, 33,19b, 33,20b, 33,28a, 33,28b, 33,29a, 33,29b, 33,31b, 33,32a, 33,32b, 33,33a, 33,33b — les 59 stiques restants constituant le texte court (G). Mais il faut tenir compte des particularités suivantes : dans ces 59 stiques, les v. numérotés 30a et 30b dans le lemme de J. Ziegler correspondent en réalité à la traduction de TM30,28α et TM30,28β (comme cela a été noté, notamment par Édouard Dhorme, Le Livre de Job, Paris 1926, ad loc.), ce qui fait que nous avons deux traductions de TM30,28 (G et θ’) et aucune de TM30,30 (ni dans G, ni dans θ’) ; – dans G l’élément métrique TM33,8α n’a pas été traduit à sa place ; mais au début de G33,9a le plus διότι λέγεις en fait fonction ; – le monostique G33,13 semble résumer la teneur des deux éléments métriques de TM33,13, qui, lui-même, est

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 200

l’objet d’interprétations différentes (voir ci-dessous) ; – enfin, le monostique G33,20 résume la teneur des deux éléments métriques de TM33,20. En définitive, si l’on met ces moins de côté, il manque dans G essentiellement la traduction de 33,19β, 33,29, 33,30, 33,31β, 33,32 et 33,33, soit 10 éléments métriques sur 71, nettement moins que dans le chap. 32. De plus 9 de ces 10 moins sont situés, quasiment sans solution de continuité, à la fin du chapitre, du v. 29 au v. 33 – avec l’exception du stique 31a – ce qui est probablement dû à la ressemblance entre le v. 28 et le v. 30, les 3e et 4e occurrences du leitmotiv.

7 Bien que les différences entre G et le TM soient essentiellement réduites à la fin du chapitre, elles n’en touchent pas moins la construction du discours. Premièrement, le quatrième retour du leitmotiv est absent (v. 30) et la traduction rend moins bien lisibles les répétitions et les variations de la formulation de l’hébreu ; ainsi le leitmotiv apparaît- il beaucoup moins en grec que dans le TM ; or il est non seulement un élément essentiel de la littérarité de l’objet esthétique, mais, en même temps, il attire l’attention du lecteur sur ce qui constitue l’essentiel de la réponse d’Élihou dans ce chapitre. Deuxièmement, la clôture de ce premier discours adressé à Job – que j’ai appelée plus haut coda – de 6 éléments métriques en hébreu est réduite à un stique en grec ; or derrière la rhétorique de ces versets (être attentif et écouter, se taire ou parler, répondre aux arguments, reconnaître la justesse, avoir raison ou pas), qui, aux yeux du lecteur pressé, pourraient presque passer pour vides de contenu, derrière cette rhétorique se trouve affirmé l’enjeu du dialogue entre Job et ses interlocuteurs, ce qui le permet et le résultat que l’on en attend, à savoir l’obtention de la sagesse4.

8 Les stiques en plus sont peu nombreux : le v. 6 est constitué de la double traduction du 2e élément métrique correspondant, le 1er n’ayant pas été traduit (à moins que l’on en ait la trace dans le plus καὶ ἐγὼ κατὰ σέ de la fin de G33,5) ; l’enjeu de sens est peu important ; – au v. 23, il y a deux stiques surnuméraires (23c et 23e) et au v. 24, deux autres (24b et 24c), ce deuxième phénomène concerne le passage de l’ange, étudié ci- dessous. À ces plus constitués de stiques s’ajoutent deux plus formés de verbes et qui ont un enjeu de sens : les v. 12a et 13a commencent, respectivement, par les plus πῶς γὰρ λέγεις, et λέγεις δέ (voir ci-dessous). 9 Les grandes lignes des différences quantitatives et structurelles posées, il faut étudier les particularités de G d’un point de vue qualitatif.

3. Les particularités du texte grec court dans les versets 33,12-13 et 33,23-25

10 Dans la traduction grecque ancienne du chap. 33, les formes textuelles de deux principaux passages – 33,12-13 et 33,23-25 – présentent un enjeu de sens. Dans les citations qui suivent (texte grec et traduction), les italiques attirent l’attention sur les particularités de G par rapport au texte hébreu transmis (TM).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 201

a) Les versets 33,12-13

Le verset 33,12

πῶς γὰρ λέγεις Δίκαιός εἰμι, καὶ οὐκ ἐπακήκοέν μου αἰώνιος γάρ ἐστιν ὁ ἐπάνω βροτῶν. Comment peux-tu dire : « Je suis juste et Il ne m’a pas écouté » ? Car éternel est Celui qui est au-dessus des mortels.

11 Le verset du TM ainsi que le grec correspondant ont fait l’objet de nombreuses conjectures (voir les commentaires). Je serai, dans un premier temps, descriptif. Dans le stique a, πῶς γὰρ λέγεις « comment peux-tu dire… » apparaît être un plus, qui introduit en tout cas une citation (mais selon É. Dhorme ad loc., G aurait lu hēḵ à la place de hēn). Δίκαιός εἰμι et οὐκ ἐπακήκοέν μου suggèrent les verbes ṣāḏaq et ʿānâ présents dans le TM, mais autrement vocalisés par G. Dans le stique b, où le théonyme ʾĔlōah n’a pas été traduit, γάρ représente kî, ὁ ἐπάνω (βροτῶν) « celui qui est au-dessus (des mortels) » semble correspondre à l’idée yirbeh min- « être plus grand que (l’homme) », le pluriel βροτῶν « mortels » traduisant le singulier générique ʾĕnôš « humain » ; l’adjectif αἰώνιος « éternel » est propre au grec.

12 Du point de vue de la progression de l’argumentation, le texte grec de 33,12 diverge du TM. En grec Élihou cite Job (πῶς γὰρ λέγεις « comment peux-tu dire… »), alors qu’en hébreu le v. 12 introduit la réponse d’Élihou (« en cela tu n’as pas raison, te dirai-je »), en rappelant un principe général introduit par kî « puisque » (« puisque Dieu est plus que l’homme »), principe partagé aussi bien par Élihou que par Job (ce dernier ne dit rien d’autre en 9,4, bien que dans une tonalité sombre). La citation d’Élihou en grec (Δίκαιός εἰμι, καὶ οὐκ ἐπακήκοέν μου) fait allusion à 9,15a (ἐὰν γὰρ ὦ δίκαιος, οὐκ εἰσακούσεταί μου5) qu’il reprend dans une forme textuelle différente : passage d’une hypothétique à une déclarative, passage d’un composé d’ἀκούειν à un autre. Le grec de la deuxième partie du verset est une réécriture de l’hébreu (« Dieu est plus que l’homme »), qui ne semble pas supposer un texte hébreu différent. Il reste que ce stique est une marque de l’intervention du traducteur, qui transpose la teneur de l’hébreu.

Le verset 33,13

λέγεις δέ Διὰ τί τῆς δίκης μου οὐκ ἐπακήκοεν πᾶν ῥῆμα ; Et tu dis : « Pourquoi n’a-t-Il pas écouté chaque mot de mon plaidoyer ? »

13 Le TM pose plusieurs problèmes d’interprétation, ce qui donne autant de traductions : le verbe ʿānâ signifie « répondre à quelqu’un », mais aussi, pour certains, « répondre de quelque chose » (trad. du rabbinat, TOB) ; le substantif dāḇār, « paroles » ou « actes » ; le suffixe de 3e personne se référer à l’homme ou bien à Dieu ; de plus nous trouvons en 33,13 un écho de 9,3, qui lui-même est l’objet d’interprétations différentes.

14 Dans ce monostique (pour deux éléments métriques dans le TM), λέγεις δέ « Et tu dis » n’a pas de correspondant dans le TM (comme n’en n’avait pas πῶς λέγεις au v. prédédent). Le substantif δίκη, « action judiciaire, etc. » évoque le verbe rîb « intenter un procès », πᾶν ῥῆμα (μου) correspond à kol-dəbārā(y)w « toutes ses paroles » et οὐκ ἐπακήκοεν à lōʾ-yaʿăneh « il ne répondait pas » ; enfin le pronom de 1 re personne μου (moi, Job, un homme particulier) se trouve face au suffixe ambigu de 3e personne.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 202

15 Alors que dans le TM, le propos d’Élihou commence au v. 13 par une question posée à Job, dans G, Élihou poursuit la citation des paroles qu’il reproche à Job (plus λέγεις δέ) dans le droit fil de 33,9 (plus διότι λέγεις) et 33,12 (plus πῶς γὰρ λέγεις). 16 Les v. 12 et 13 introduisent donc clairement dans le texte de G une autre logique que celle du TM.

b) L’ange dans les v. 33,23-25

17 Les particularités des v. 23-25 ont été très étudiées par Homer Jr. Heater, A Septuagint Translation Technique in the Book of Job § 88, p. 101-107, auquel je renvoie.

Le verset 33,23

a ἐὰν ὦσιν χίλιοι ἄγγελοι θανατηφόροι, b εἷς αὐτῶν οὐ μὴ τρώσῃ αὐτόν· c ἐὰν νοήσῃ τῇ καρδίᾳ ἐπιστραφῆναι ἐπὶ κύριον, d ἀναγγείλῃ δὲ ἀνθρώπῳ τὴν ἑαυτοῦ μέμψιν, e τὴν δὲ ἄνοιαν αὐτοῦ δείξῃ, a Y aurait-il mille anges porteurs de mort, b pas un, parmi eux, ne le blessera ; c qu’il ait dans l’esprit de se tourner vers le Seigneur, d ………………………………………………………………6 e ………………………………………………………………7

18 La forme textuelle de G diverge fortement de celle du TM. Il est nécessaire de décrire ce qui rattache G au TM, pour, dans un deuxième temps, faire mieux ressortir les particularités de G.

19 Dans les stiques a et b, ἐὰν ὦσιν traduit ʾim-yēš « s’il y a » et χίλιοι ἄγγελοι θανατηφόροι, εἷς αὐτῶν (οὐ μὴ…) « mille anges porteurs de mort, (pas) un, parmi eux » correspond à malʾāḵ mēlîṣ ʾeḥāḏ minnî-ʾālep « un ange interprète entre mille », qu’il réécrit et explicite en s’appuyant sur le v. précédent (cf. v. 22 laməmiṯîm « ceux qui tuent »), mais sans traduire mēlîṣ ; οὐ μὴ τρώσῃ αὐτόν n’a pas de correspondant en hébreu, si ce n’est que αὐτόν peut être la trace de ʿālā(y)w, litt. « sur lui ». Le stique c, ἐὰν νοήσῃ τῇ καρδίᾳ ἐπιστραφῆναι ἐπὶ κύριον « s’il a dans l’esprit de se tourner vers le Seigneur » est un plus. Dans le stique d, ἀναγγείλῃ ἀνθρώπῳ correspond très probablement, comme l’a proposé É. Dhorme, ad loc., repris par H. Heater, § 88, à l’infinitif construit ləhaggîḏ ləʾāḏām « pour faire connaître à l’humain… » ; mais τὴν ἑαυτοῦ μέμψιν face à yošrô « son devoir » pose problème : É. Dhorme pense que G a rattaché ysrw à yāsar « réprimander » au lieu de comprendre yāšar « être droit » (yōšer), d’où μέμψις « le reproche » ou « le motif de reproche », « le grief », alors que H. Heater § 88, p. 105, estime que G « paraphrases yošrô with its opposite » (lire aussi sa justification au § 65, p. 82). Dans le stique d, H. Heater, ibid., juge que δείξῃ (δείκνυμι « faire voir, montrer, démontrer, indiquer ») a rattaché le premier mot du verset suivant, wayəḥunnennû au pi’el de ḥāwâ « exposer, montrer, informer, enseigner » ; le reste du stique n’a en tout cas aucun correspondant dans le TM.

20 Venons-en à l’enjeu de sens. Le traducteur a explicité le mot « mille » du début du verset « un seul (ange) entre mille » (TM) en s’appuyant sur le verset précédent (33:22

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 203

laməmiṯîm « ceux qui tuent » 8) : il précise donc « sur mille anges porteurs de mort » ; Rashi lui-même (ad loc.) a ressenti le besoin de préciser : bemaggîdê pišʿô wəhûʾ yālîṣ yošrô. Ce qui suit (« pas un ne blessera [l’homme] ») est propre à G9. Mais se trouve effacé, dans G, l’ange-ambassadeur, qui dans le TM est le au-moins-un ange, lequel loin d’accuser, parle à l’homme qui a transgressé pour l’éclairer10. Vient ensuite le stique c, un plus qui précise la condition de l’intervention de Dieu (que l’homme ait à l’esprit le retour à Dieu11), ce qui anticipe une idée qui, dans le TM est présente plus bas, au v. 27. La difficulté de G réside dans l’identité du sujet des verbes ἀναγγείλῃ et δείξῃ, (en 23d- e). Comme il n’est pas fait mention, en grec, de l’ange porte-parole de Dieu, le sujet ne peut être que l’homme (H. Heater, ibid., p. 105), alors que dans le TM le sujet de l’infinitif a pour référent l’ange-interprète. Il est vrai que la construction de la phrase grecque va dans le sens de la remarque de H. Heater : un premier système hypothétique avec protase en 23a (ἐάν + subjonctif) et apodose en 23b (οὐ μή + subj. aoriste, dit « futur emphatique »), un second système débute en 23c (ἐάν + subjonctif) et la protase est continuée dans les stiques 23d et 23e ; vient enfin en 24a l’apodose (futur simple). L’interprétation de H. Heater donne la traduction suivante : « s’il expose à un homme sa faute (litt. ce qu’on lui reproche) / et montre sa déraison, etc. »12. Aussi fondés que soient ces arguments, je reste réticent ; je vois plusieurs obstacles à cette interprétation : 1. le singulier ἀνθρώπῳ (d) ; 2. l’opposition entre le réfléchi ἑαυτοῦ (d) et l’anaphorique αὐτοῦ (e) ; 3. la signification de μεμψίς (d) ; 4. les contextes, dans Jb, des occurrences de ἀναγγέλω (d). 21 1. S’il s’agissait dans ce verset de reconnaissance publique par l’homme de sa faute (wîddûy), le pluriel me semblerait plus approprié que le singulier ἀνθρώπῳ13. Au v. 27, l’homme déclare « J’avais commis une faute, j’avais violé le droit, etc. », et il le faitʿal- ʾănāšîm « devant des hommes ». De façon remarquable à ce même v. 27, dans une formulation propre au grec, l’homme regrette sa transgression en son for intérieur (αὐτὸς ἑαυτῷ λέγων) : εἶτα τότε ἀπομέμψεται ἄνθρωπος αὐτὸς ἑαυτῷ λέγων / Οἷα συνετέλουν, καὶ οὐκ ἄξια ἤτασέν με ὧν ἥμαρτον « Ensuite l’homme se fera alors des reproches, en disant : Il ne m’a pas éprouvé comme le méritaient les fautes que j’ai commises »14. Dans ce passage le texte de G fait porter l’accent sur le for intérieur et non sur l’aveu public de la faute15.

22 2. Il n’y a pas de raison de penser que la différence entre réfléchi et anaphorique ne soit pas respectée dans ce passage ; or en 23e τὴν δὲ ἄνοιαν αὐτοῦ δείξῃ « et montre sa déraison » l’anaphorique αὐτοῦ (la variante ἑαυτοῦ, seulement dans le minuscule 253) ne peut se référer qu’à l’homme qui a transgressé, ce qui suppose donc pour le verbe δείξῃ un sujet différent (Dieu ou un ange). De plus, tout le passage depuis le v. 33,14, dans le TM comme dans G, indique que Dieu parle aux hommes, d’une façon ou d’une autre, qu’il ouvre l’oreille ou l’esprit des hommes (33,16). Il s’agit donc, dans ce passage, d’un homme qui, par définition, était dans l’ignorance de sa déraison et qui regrette sa transgression à la suite d’une révélation.

23 3. H. Heater, ibid., p. 102, en traduisant par « his fault » τὴν ἑαυτοῦ μέμψιν, opère un léger glissement de sens en faisant comme si μέμψις signifiait ἁμαρτία ou παράπτωμα « faute ». Que le mot signifie « reproche » ou « motif de reproche » (« grief »), on s’attend plutôt à ce que cela soit l’accusateur qui fasse part du reproche et que le génitif ἑαυτοῦ se réfère à celui qui émet le reproche 16. Une autre occurrence du mot se

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 204

rencontre en 33,10 : μέμψιν δὲ κατ᾽ἐμοῦ εὗρεν, / ἥγηται δέ με ὥσπερ ὑπεναντίον « Il a trouvé contre moi un motif d’accusation, / Il me considère comme un adversaire. »

24 4. Il me semble enfin que le verbe ἀναγγέλω apparaît ailleurs dans Job dans des contextes qui ne connotent pas l’aveu17. La reconnaissance publique d’une faute devant autrui est essentiellement un procès intransitif, centré sur le sujet, qui a certes besoin de témoins pour que l’acte de parole réussisse, mais sans que ceux-ci aient autre chose à faire que d’être témoins. L’aveu relève en quelque sorte de ce qu’on appelle en grec le moyen. En revanche le verbe ἀναγγέλω « exposer à quelqu’un ce qu’il ne connaît pas » désigne un procès essentiellement transitif, qui suppose un sujet et un destinataire de l’action, autrui passant, lors de ce procès, de l’ignorance à la connaissance. De façon significative, dans un verset théodotionique qui fait écho à notre passage18, le sujet du verbe ἀναγγέλω (*nāḡaḏ au hif’il) est Dieu, qui fait connaître publiquement les transgressions des scélérats : καὶ ἀναγγελεῖ αὐτοῖς τὰ ἔργα αὐτῶν / καὶ τὰ παραπτώματα αὐτῶν, etc. 25 La comparaison de notre texte avec la leçon transmise par le fragment du papyrus de Berlin 11778 (Rahlfs 974) est intrigante. Je m’en tiendrai à quelques remarques élémentaires19. Le texte du papyrus correspondant à 23d a un sens univoque incontestable : ἐξαγορεῦσαι δὲ ἀνθρώποις τὴν ἑαυτοῦ παράπτωσιν « pour dire publiquement aux hommes sa propre chute [= sa faute] ». Dans la Bible grecque, le terme ἐξαγορεύω « dire publiquement que… » est suivi soit de ἀράν, d’où « prononcer publiquement un serment avec imprécation », soit de τὴν ἁμαρτίαν (τὴν ἀνομίαν), d’où « reconnaître publiquement » que l’on a commis une transgression. Ainsi, dans ce fragment, le sujet de l’infinitif ne peut être que l’homme qui regrette sa transgression, le pronom réfléchi ἑαυτοῦ renvoyant au sujet de la proposition. La présence du public est explicite dans le pluriel ἀνθρώποις. Cet énoncé ne s’accorde pas avec le TM pour qui le sujet de ləhaggîḏ est l’ange-interprète. En revanche dans un deuxième fragment correspondant au trois quarts de TM33,24, l’énoncé du papyrus s’accorde en grande partie avec le TM (voir ci-dessous). Notons enfin que le substantif παράπτωσις ne fait pas partie du lexique du Grec ancien de Jb (cf. en θ’36,9b l’emploi de παράπτωμα, doublet de παράπτωσις).

Le verset 33,24

ἀνθέξεται τοῦ μὴ πεσεῖν εἰς θάνατον, ἀνανεώσει δὲ αὐτοῦ τὸ σῶμα ὥσπερ ἀλοιφὴν ἐπὶ τοίχου, τὰ δὲ ὀστᾶ αὐτοῦ ἐμπλήσει μυελοῦ· il [Dieu] l’empêchera de tomber dans la mort, il renouvellera son corps comme une couleur sur un mur et remplira ses os de moelle ;

26 Dans le stique a, τοῦ μὴ πεσεῖν εἰς θάνατον « …pour qu’il ne tombe pas dans la mort » correspond à mēreḏeṯ šāẖaṯ « …de descendre dans la fosse » (šāḥaṯ / θάνατος, cf. v. 18, 22, 30) et le moyen ἀνθέξεται (sur lequel je ne peux m’attarder20) « il [le] retiendra » cherche, semble-t-il, à rendre pəḏāʿēhû, le pronom suffixé n’étant pas rendu dans G (la leçon pəḏāʿēhû est diversement interprétée ; voir les commentaires). Manque également dans G l’équivalent de wayəḥunnennû wayyōmer « qu’il le prenne en pitié et dise ». Le fragment du papyrus de Berlin présente le texte suivant : ἐρεῖ οὖν ἄφετε αὐτὸν τοῦ μὴ ἐμπεσεῖν εἰς θάνατον « il dira : laissez-le, afin qu’il ne tombe pas dans la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 205

mort ». C’est en partie un texte proche de G (τοῦ μὴ ἐμπεσεῖν εἰς θάνατον versus τοῦ μὴ πεσεῖν εἰς θάνατον), en partie différent (ἐρεῖ οὖν ἄφετε αὐτὸν versus ἀνθέξεται). Le verbe ἐρεῖ évoque wayyōmer qui manque dans G, mais le pluriel ἄφετε (la traduction littérale du TM serait le singulier ἄφες) suggère que Dieu s’adresse aux ἄγγελοι θανατηφόροι « les anges porteurs de mort » propres à G et qui ne figurent pas explicitement dans le TM en dehors de laməmiṯîm « ceux qui tuent » au v. 22 (J. Zieger, p. 63). En cela cet énoncé serait rattachable à la tradition représentée par le Grec ancien. En même temps ἐρεῖ οὖν ἄφετε αὐτὸν diverge de ἀνθέξεται.

27 Dans le stique b, nous avons une image propre à G. Comme l’a fait remarquer É. Dhorme, ad loc., ἀλοιφὴν a lu kōper I « bitume » (cf. Gn 6:14, α’ ἀλοιφή) au lieu de kōper IV « rançon » ; la préposition ὥσπερ, qui introduit l’image et ἐπὶ τοίχου « sur un mur » sont des plus. La première partie de ce stique b, s’éclaire si nous la rapprochons, non pas du v. 24 du TM, mais du v. 25 et de sa traduction par G : ἀνανεώσει δὲ αὐτοῦ τὸ σῶμα ὥσπερ versus ἁπαλυνεῖ δὲ αὐτοῦ τὰς σάρκας ὥσπερ : le parallélisme, en partie syntaxique, en partie sémantique, et même synonymique, est frappant. Entre les deux interprétations de l’hébreu, le stique 25a est le plus proche du TM. Ce stique 24b combine en réalité la fin de TM24 et le 1er élément de TM25 (É. Dhorme, ad loc.).

28 Le stique c ne correspond pas au TM, mais son motif (« remplir les os de moelle ») se repère dans le reste du texte massorétique. Ce stique fait en effet écho à TM20:11α : « ses os étaient pleins (de jeunesse) » = ± G33:24c τὰ δὲ ὀστᾶ αὐτοῦ ἐμπλήσει (μυελοῦ) « il remplira ses os (de moelle) » et à TM21:24β pour la mention de la moelle : « … la moelle de ses os (est encore fraîche) » = ± g33 :24c τὰ δὲ ὀστᾶ αὐτοῦ … μυελοῦ. Il y a bien sûr une différence de voix et de temps ; mais il s’agit dans la présente étude d’identifier un motif et non de rechercher le modèle d’une traduction. Ce stique présente aussi un certain parallélisme avec 25b, mais plus sémantique que synonymique – le stique 25 b étant de toute façon moins une traduction du TM qu’une transposition de sens. Il est possible enfin d’opérer un rapprochement entre 24b ἀναωεώσει « renouveler », mais aussi dans certain contexte « restaurer », et 25b ἀποκαθίστημι « rétablir ».

Le verset 33,25

ἁπαλυνεῖ δὲ αὐτοῦ τὰς σάρκας ὥσπερ νηπίου, ἀποκαταστήσει δὲ αὐτὸν ἀνδρωθέντα ἐν ἀνθρώποις. Il rendra ses chairs aussi tendres que celles d’un petit enfant, et le rétablira homme parmi les humains.

29 Dans le stique a, ἁπαλυνεῖ « il rendra tendre » traduit le hapax diversement interprété ruṭăpaš, mais, dans G, le sujet est Dieu (versus TM « sa chair ») ; le pluriel αὐτοῦ τὰς σάρκας correspond clairement au singulier bəśārô et νηπίου à nōʿar, G suppléant un outil de comparaison ὥσπερ. Le stique b ἀποκαταστήσει δὲ αὐτὸν ἀνδρωθέντα ἐν ἀνθρώποις réécrit le TM, avec comme sujet Dieu (versus α’ θ’ ἐπιστρέψει εἰς ἡμέραν νεανιότης αὐτοῦ).

30 Tout comme les v. 33,12-13, les v. 33,23-25 constituent donc une bifurcation de sens importante du texte grec et je laisse aux critiques du TM le soin de déterminer dans quelle mesure ces divergences de G supposent une Vorlage différente du TM.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 206

31 Après plusieurs séances consacrées à l’analyse détaillée des bifurcations de sens dans le chap. 33, nous avons abordé, dans la deuxième partie de l’année, l’étude de trois passages dont les enjeux de sens touchent à la structure du livre.

4. Les versets 34,34-37 : le prononcé du jugement d’Élihou

32 Le chap. 34 se termine par le jugement que prononce Élihou sur Job, plus précisément jugement de certaines de ses paroles. Ce jugement n’est pas adressé à Job, mais à un cercle de sages anonymes, dont Élihou fait partie (v. 37 bênênû « parmi nous »). En grec, les v. 34,34-37 sont un passage marqué d’un autre type que les v. 33,23-25 : en effet coexistent dans la même unité de sens deux versets dont les traductions suivent de très près le TM et deux autres qui en divergent fortement.

33 Le v. 34 dans G suit de près le TM correspondant : διὸ συνετοὶ καρδίας ἐροῦσιν ταῦτα, ἀνὴρ δὲ σοφὸς ἀκήκοέν μου τὸ ῥῆμα « C’est pourquoi les hommes intelligents diront ceci, et l’homme sage a entendu mon propos ». Les différences sont dans le style dominant qui nous fait reconnaître G, à savoir une traduction proche de l’hébreu, mais qui n’hésite pas par endroits à suppléer une articulation logique ou un anaphorique, à transposer un participe en un verbe conjugué, etc. Le v. 35 va plus loin dans sa proximité avec le TM, puisqu’il en respecte même l’ordre des mots et le parallélisme des compléments bəḏaʿaṯ et bəhaśkêl : Ιωβ δὲ οὐκ ἐν συνέσει ἐλάλησεν, / τὰ δὲ ῥήματα αὐτοῦ οὐκ ἐν ἐπιστήμῃ « Job n’a pas parlé avec intelligence / et ses propos sont dépourvus de savoir ».

34 En revanche, les deux v. 36 et 37, dans leur divergence avec le TM, touchent à l’organisation des discours d’Élihou : οὐ μὴν δὲ ἀλλὰ μάθε, Ιωβ, / μὴ δῷς ἔτι ἀνταπόκρισιν ὥσπερ οἱ ἄφρονες, ἵνα μὴ προσθῶμεν ἐφ᾽ ἁμαρτίαις ἡμῶν, / ἀνομία δὲ ἐφ᾽ ἡμῖν λογισθήσεται / πολλὰ λαλούντων ῥήματα ἐναντίον τοῦ κυρίου Néanmoins, Job, instruis-toi ! / ne donne pas une nouvelle fois une réponse d’insensés, afin que nous n’ajoutions pas à nos fautes ; / mais nous seront comptés comme une transgression / les nombreux propos de ceux qui parlent contre le Seigneur.

35 Sans entrer dans l’étude pointilliste qui a été conduite pour les versets du chap. 33, je relève les différences suivantes.

36 En TM34,36 Élihou parle de Job à la 3e personne, mais en grec il s’adresse à lui, dans une phrase où il lui demande de reconnaître son ignorance (μάθε « instruis-toi ! ») ; la 2e personne, soulignée par l’impératif, modifie fondamentalement l’énonciation du discours, s’il est vrai que, dans le TM, le chap. 34 – et tout particulièrement ce qui en fait la substance, le prononcé du jugement – est adressé à des sages anonymes et non pas à Job. Or les différents discours d’Élihou, dans le TM, sont parfaitement adaptés à ses interlocuteurs. Le prologue nous dit qu’Élihou est en colère contre Job et pourtant, lorsqu’il parle à Job, il ne manifeste jamais sa colère ; il s’adresse à Job avec un tact certain, en l’appelant par son nom, mais sans pour autant renoncer à son désaccord éthique et à l’affirmation ferme de sa position. Le ton de son discours est différent lorsqu’il s’adresse à des sages, dont il fait lui-même partie. De ce point de vue, les v. 34,7-8 et 34,34-37 sont durs21. Aussi le fait, dans le texte grec, d’adresser à Job une

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 207

parole qui est adressée, dans le TM, aux sages, manifeste-t-il une rupture de la logique du TM, pour autant que mon interprétation soit exacte.

37 Dans le v. suivant (34,37), la personne grammaticale et le sujet du verbe diffèrent également dans le TM et dans G : alors que, dans le premier, nous avons une 3e personne du singulier représentant Job, nous avons dans le second une 1re personne du pluriel qui se réfère à Élihou et aux sages anonymes. La 1re personne du pluriel est présente dans le verset du TM sous la forme assez discrète du seul bênênû « parmi nous », dans un verset dont le texte est très discuté. En revanche, en grec nous avons trois marques de 1re personne du pluriel (προσθῶμεν ἐφ᾽ ἁμαρτίαις ἡμῶν, / ἀνομία δὲ ἐφ᾽ ἡμῖν), et cela dans un verset dont la signification ne prête pas à confusion : on peut dire que G a amplifié et explicité l’interprétation de ce bênênû. Ainsi, dans G, Élihou ne veut-il pas qu’on lui compte comme faute le fait de permettre à quelqu’un comme Job de tenir un tel discours ; Élihou doit donc lui répondre. Cette idée sur laquelle insiste G n’est pas étrangère au TM, puisqu’en TM32,13 Élihou dit aux trois amis de Job : « Et ne dites pas : « Nous avons trouvé la sagesse : / Dieu seul peut triompher de lui, non un homme » (trad. Tob)22 ; mais le texte grec, dans ce verset, explicite l’idée : ne pas répondre à Job nous serait compté comme une faute. Une surprise s’ajoute à notre étonnement. Rashi, ad loc., développe la même idée. S’appuyant sur 19,4 où Job affirme « Mais soit ! Admettons que j’aie des torts : ces torts ne pèseraient que sur moi » (trad. du Rabbinat), Rashi fait dire à Élihou que lui et les sages anonymes, s’ils ne répondaient pas à Job, auraient à répondre de ses propos. Élihou affirme donc que, contrairement à ce qu’affirme Job, ses errements concernent l’auditoire qui l’écoute. Ainsi un passage divergent du texte grec court, qui est daté par les critiques de la fin du IIe siècle av. è. chr., se trouve rejoindre une annotation de Rashi, le commentateur médiéval du XIe siècle.

38 Le prononcé du jugement d’Élihou présente un autre intérêt au v. 35, qui nécessite l’étude de deux autres passages associés, les v. 38,2 et 42,2-6.

5. Le verset 38,2 : les premiers mots de la logophanie

39 Un énoncé de 34,35 se retrouve dans deux autres passages, dans une forme similaire ou presque littérale, et dans chaque cas, le locuteur est différent (Élihou, Dieu, Job) : 34,35 lōʾ-bəḏaʿaṯ yəḏabbēr « il parle sans avoir de connaissance ». – 38,2 bəmillîn bəlî-dāʿaṯ « avec des propos dépourvus de connaissance ». – 42,3 bəlî-dāʿaṯ « sans connaissance ». Les premiers mots de Dieu sont donc de reprocher à Job de créer, par ses paroles, de l’obscurité (ḥāšaḵ au hif’il 23) par manque de connaissance. Cela est précisément le jugement d’Élihou au chap. 34 et c’est ce que Job reconnaîtra comme vrai dans les derniers mots qu’il prononce, au chap. 42.

40 En 34,35 le syntagme οὐκ ἐν συνέσει ἐλάλησεν traduit littéralement lōʾ-bəḏaʿaṯ yəḏabbēr24 ; mais ni en 38,2, ni en 42,3 G n’a traduit à proprement parler le TM correspondant bəmillîn bəlî-dāʿaṯ et bəlî-dāʿaṯ ; nous trouvons à ces endroits, inséré dans la traduction, un élément interprétatif : 38,2 Τίς οὗτος ὁ κρύπτων με βουλήν, συνέχων δὲ ῥήματα ἐν καρδίᾳ, ἐμὲ δὲ οἴεται κρύπτειν ;

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 208

Qui est celui qui Me cache son dessein, en contenant ses mots dans son cœur, pense-t-il Me les cacher ? 42,3 τίς γάρ ἐστιν ὁ κρύπτων σε βουλήν ; φειδόμενος δὲ ῥημάτων καὶ σὲ οἴεται κρύπτειν ; Qui est en effet celui qui Te cache son dessein ? En évitant de parler, pense-t-il aussi agir à Ton insu ?

41 S’il y a derrière ces trois énoncés le même traducteur, comment doit-on expliquer qu’il a traduit littéralement l’énoncé du TM au chap. 34, mais qu’aux chap. 38 et 42, loin de traduire le texte hébreu transmis, il a inséré à la place un élément interprétatif ? Et de surcroît, un élément interprétatif que l’on relie non sans peine au TM ? Dans un article très intéressant, Karl V. Kutz a essayé d’y répondre25 ; je ne peux pas rendre compte de sa position dans le présent compte rendu. Dit en peu de mots, le problème réside – me semble-t-il – dans la compréhension des discours d’Élihou : peut-on mettre sur le même plan les discours d’Élihou et les parties narratives de 32,1-5 et 42,7 et s., et conclure ensuite que le texte grec de cette section trahit la méfiance du traducteur à l’égard d’Élihou ?

6. Les versets 42,2-6 : les derniers mots de Job26

42 L’étude de ces trois passages nous a conduit à étudier de façon plus approfondie les derniers mots que Job prononce aux v. 42,2-6.

43 Il y a dans le livre de Job un certain nombre d’énoncés qui sont prononcés par tel ou tel personnage au style direct, mais qui sont considérés par les commentateurs comme les citations de la parole d’un autre personnage, alors que pourtant ces énoncés ne sont pas introduits par un verbe de parole, du type ʾāmar. Le verset 4 du chap. 42 fait partie de ces énoncés. Il est considéré par certains critiques comme la citation d’une parole de Dieu, alors que selon d’autres, cela est bien une parole de Job. Aussi les traducteurs ajoutent-ils soit « disais-tu » soit « disais-je », incises absentes du texte massorétique. En 42,4 nous lisons, dans la traduction du Rabbinat français (18991), « Écoute donc [ajoutais-tu], c’est moi qui parlerai ; / je vais t’interroger et tu m’instruiras » ; et, dans la trad. de D. Barthélemy (TOB 20103), « Écoute-moi », disais-je, « à moi la parole, / Je vais t’interroger et tu m’instruiras ». Dans la TOB 1975 1, une note de bas de page à propos de « disais-je » précise « Sous-entendu dans l’hébr. ».

44 Ces quelques lieux indéterminés (cf. aussi, par exemple, 4,17, 22,2, 42,3), selon la façon dont ils sont interprétés, génèrent des bifurcations de sens importantes, qui touchent à l’interprétation du livre dans son ensemble. Il faut s’attarder dans un premier temps sur le TM, car il est difficile d’évaluer les particularités du texte grec court sans avoir à l’esprit, pour autant que cela soit possible, le palimpseste des différentes interprétations du texte hébreu transmis.

45 Qu’est-ce qui permet de rapprocher ce verset 4 d’une parole de Dieu ou d’une parole de Job ? Ce sont les mots ʾešʾāləḵā et wəhôḏîʿēnî, du deuxième élément métrique du TM que l’on retrouve soit en 38,3 // 40,7 où Dieu s’adresse à Job (wəʾešʾāləḵā wəhôḏîʿēnî « Je vais t’interroger et tu me répondras »), soit en 10,2 (hôḏîʿēnî) où Job s’adresse à Dieu (hôdîʿēnî ʿal mah-tərîbēnî « fais-moi connaître au sujet de quoi tu débats avec moi »). Le terme commun de ces versets est le hif’il de yāḏaʿ. En outre, Yosef Kara, qui défend la seconde

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 209

interprétation, la fonde en rapprochant le premier élément métrique de ce verset 4 (šəmaʿ-nā wəʾānōḵî ʾăḏabbēr « écoute et moi je parlerai ») de 13,22, où Job s’adresse à Dieu : ûqərāʾ wəʾānōḵî ʾeʿĕnēh « appelle, et moi je répliquerai ». Le verset qui suit (13,23) contient le même motif et le même hif’il de yāḏaʿ que 10,2 : pišʿî wəḥaṭṭāʾṯî hōḏîʿēnî « ma révolte et ma faute, fais-les-moi connaître »27.

46 La traduction grecque de ce verset 4 du chap. 42 est la suivante : ἄκουσον δέ μου, κύριε, ἵνα κἀγὼ λαλήσω· / ἐρωτήσω δέ σε, σὺ δέ με δίδαξον « Écoute-moi, Seigneur, afin que moi aussi je parle : / je T’interrogerai, et Toi instruis-moi ».

47 À la lumière des différentes interprétations de l’hébreu, le plus du texte grec, le vocatif κύριε, loin d’être une fantaisie de traducteur – la fantaisie d’un traducteur dont on retient volontiers qu’il est généralement paraphrastique – souligne l’adresse de Job à Dieu. La traduction du hif’il de yāḏaʿ par δίδαξον confirme que le traducteur s’inscrit dans la tradition qui attribue cet énoncé à Job : quand le hif’il de yāḏaʿ se trouve dans une parole de Dieu adressée à Job (38,3 // 40,7), la traduction présente ἀποκρίθητι ou ἀπόκριναι (remarquons la variatio sermonis caractéristique de notre auteur) ; en revanche quand cette même forme verbale se trouve dans une parole de Job adressée à Dieu – en 10,2 qui est invoqué par Yosef Kara pour établir son rapprochement, mais aussi en 13,23, dont le motif est le même que celui de 10,2 – la traduction présente le verbe διδάσκω, respectivement δίδασκε et δίδαξον à rapprocher de δίδαξον dans le verset 4 du chap. 42.

48 Ainsi n’est-il pas possible d’affirmer que cette traduction est le fait d’un homme distrait : il n’a pas traduit mécaniquement le hif’il de yāḏaʿ, mais a choisi très précisément le verbe en fonction du contexte ; et tout comme les traducteurs modernes, il a souligné par un plus sa compréhension du texte. Il faut ajouter que la traduction du verset 4 indique au lecteur moderne que la forme textuelle du grec en 10,2, 13,23, 38,3, 40,7, 42,4, par sa cohérence, relève bien du même traducteur. Cette indication, aussi particulière soit-elle, ajoutée à d’autres similaires, compte lorsqu’on cherche à délimiter le Grec ancien de Job en isolant dans le texte court les leçons qui n’en font pas partie : par exemple, ἵνα μακροθυμήσω en 7,16 et οὐ πτοηθήσῃ en 11,16b, qui – bien qu’elles ne soient pas attribuées à Théodotion, Aquila ou Symmaque – sont très probablement des variantes récentes, insérées dans le texte dit court. Il faut rappeler la nécessité de distinguer 1. le texte long de Job transmis par la tradition manuscrite grecque et comprenant les stiques attribués à Théodotion (ce sont les lemmes de A. Rahlfs et de J. Ziegler, qui comportent quelques différences), 2. le texte court qui est pragmatiquement le texte long auquel on a ôté les stiques théodotioniques (un texte non critique) et enfin 3. le Grec ancien (sive la Septante ancienne), un texte critique à reconstruire.

49 Les caractéristiques de la traduction ancienne ne se réduisent pas à ce qui vient d’être décrit en 42,4. Dans le verset 6 de ce même chap. 42 (ʿal-kēn ʾemʾas wəniḥamtî / ʿal-ʿāpār wāʿēper « c’est pourquoi je [me] rejette et [me] désavoue / sur la poussière et la cendre » ou bien « c’est pourquoi je rejette et désavoue [ce que j’ai dit] » / sur la poussière et la cendre) l’idée de « regretter » (TOB « désavouer ») que véhicule *nāḥam est absente en grec (διὸ ἐφαύλισα ἐμαυτὸν καὶ ἐτάκην) ; mais est également absente l’idée qui se superpose à cette signification dans le verbe *nāḥam, celle de « se consoler », de « faire son deuil » – écho à 2,11, où les amis de Job viennent pour le consoler ûlənaḥămô. En revanche, le grec développe en une traduction dédoublée les deux significations possibles de māʾas : soit māʾas « rejeter », « mépriser, dédaigner » (TOB

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 210

« avoir en horreur »), que rend le grec ἐφαύλισα ἐμαυτόν « s’estimer sans valeur, se mépriser », soit māʾas doublet de māsas « fondre » que rend le grec ἐτάκην (cf. en Jb 7,5 τήκω) litt. « fondre, se liquéfier », d’où le sens figuré « se défaire dans sa substance », « dépérir », « se consumer » : « C’est pourquoi je m’estime sans valeur et me consume ». Je traduis les aoristes par des présents28. Enfin, notons, dans le stique b (ἥγημαι δὲ ἐμαυτὸν γῆν καὶ σποδόν « je me considère terre et cendre »), l’élément interprétatif ἥγημαι ἐμαυτόν qui comprend l’hébreu non pas dans un sens concret (Je suis sur la poussière et la cendre – conformément à Jb 2,8), mais dans un sens figuré : je suis poussière et cendre (c’est précisément ce que dit Abraham à Dieu en Gn 18,27). Le verset 6 en grec fait porter l’accent sur l’humilité de Job, triplement marquée par la redondance des croisements de sens des trois verbes, alors que le TM véhicule plutôt, outre l’idée de distanciation avec soi-même (māʾas) ou d’humilité (māsas), l’idée de regret-rétractation et de deuil (*nāḥam). On peut dire que l’interprétation grecque reste dans le cadre des sens possibles de l’hébreu transmis, mais pourquoi le traducteur n’a- t-il pas traduit wəniḥamtî, alors que ce mot, loin d’être un hapax, n’avait rien d’insurmontable ?

7. En guise de conclusion, retour aux discours d’Élihou

50 Pour terminer avec les discours d’Élihou, nous rencontrons un autre cas de citations non marquées dans les chap. 32 à 37. En 34,9 et 35,3 Élihou affirme citer Job, une première fois en s’adressant à des sages anonymes (kî-ʾāmar), la seconde fois en s’adressant à Job (kî-ṯōʾmar) ; or la teneur de la citation (l’homme ne gagne rien à se plaire en Dieu, ou bien à se conformer aux lois de Dieu), exprimée notamment par le verbe sāḵan, renvoie à 22,2, le début du troisième discours d’Élifaz. N. H. Tur-Sinai, ad 22,2, p. 336-7 – qui est conséquent et qui s’appuie sur un ensemble d’autres indices – considère que ce verset et les suivants, bien que prononcés par Élifaz, constituent une citation des propos de Job ; mais la majorité des critiques et traducteurs attribuent ces versets à Élifaz. Il faut dire qu’un courant important de la réception du livre de Job a une vision négative d’Élihou, qui l’empêche de prendre au sérieux ce qu’il dit ; il est étonnant de constater que ce courant remonte à l’Antiquité – avec notamment le Testament de Job où Élihou est dit inspiré par Satan (§ 41-43, Écrits intertestamentaires, Paris 1987, p. 1637-1640) – pour arriver jusqu’au XXe siècle avec, par exemple, D. Barthélemy, qui écrit dans la TOB 19751, ad 34:9, n. l : « La hargne d’Élihou attribue à Job celles des affirmations d’Élifaz (22,2) qui l’ont scandalisé ! » ; le même auteur, ibid., ad 35:2, n. o, écrit : « Élihou attribue à Job les intentions que dénonce le spectre cité par Élifaz en 4,17 ». À l’inverse un auteur comme Maïmonide affirme qu’Élihou est réputé supérieur aux trois autres interlocuteurs de Job (Guide des Egarés, p. 489). Je n’arrive pas à croire qu’Élihou puisse être un sage trompeur, pour reprendre le titre d’un livre récent de Jean-Claude Milner.

51 Ainsi se dessinent trois angles d’étude possibles des discours d’Élihou : il s’agit d’abord de comparer les deux versions de ces discours, celle de langue grecque et celle transmise par la tradition massorétique, pour évaluer leurs différences d’interprétation du reste du livre, s’il y en a ; il faut en même temps situer le texte grec dans l’histoire de la réception du personnage d’Élihou ; il s’agit enfin de mettre à l’épreuve la cohérence du texte grec court dans la deuxième moitié du livre, où se trouve le plus grand nombre de versets théodotioniques.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 211

BIBLIOGRAPHIE

[Bible, hébreu, 1967-19771] Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS), éd. K. ELLIGER et W. RUDOLPH, et al., Stuttgart 19975. – Editio quinta emendata opera par A. SCHENKER.

[Bible, grec, 19351] A. RAHLFS, Septuaginta id est Vetus Testamentum graece iuxta LXX interpretes, Stuttgart 1935. – Editio altera par R. HANHART 20062.

[Bible, grec, Job, 1982] J. ZIEGLER, Iob, Göttingen 1982. Cf. A. PIETERSMA, « Iob : Septuaginta, etc. », Journal of Biblical Literature 104 (1985), p. 305-311.

[Bible, français, 1899] La Bible, traduite du texte original par les membres du rabbinat français, dir. Z. KAHN, Paris 19662 (18991).

[Bible, français, 1971-1975] Traduction œcuménique de la Bible (TOB), comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament, traduits sur les textes originaux hébreu et grec, avec introductions, notes essentielles, glossaire, Paris 20103 (19751). – Traduction du livre de Job par D. BARTHÉLEMY.

J. M. CAÑAS REÍLLO, « Job », dans La Biblia Griega, Salamanque 2013, t. III, p. 411-97.

C. E. COX, « Origen’s Use of Theodotion in the Elihu Speeches », The Second Century 3 (1983), p. 89-98.

C. E. COX, « Elihu’s Second Speech According to the Septuagint », dans W. E. AUFRECHT (éd.), Studies in the Book of Job, Waterloo (Ontario) 1985, p. 36-53.

C. E. COX, « Iob. Translation and Introduction », dans A. PIETERSMA, B. G. WRIGHT (éd.), A New English Translation of the Septuagint, New York-Oxford 2007, p. 667-696.

C. E. COX, « LXX-Job », dans Textual History of the Bible. The Hebrew Bible, Vol. 1C, Writings, Leyde- Boston 2017, p. 175-181.

É. DHORME, Le Livre de Job, Paris 1926.

S. R. DRIVER, G. B. GRAY, A Critical and Exegetical Commentary on the Book of Job together with a New Translation, Édimbourg 1950 (19211).

A. DUPONT-SOMMER, M. PHILONENKO, Écrits intertestamentaires, introd. A. CAQUOT et M. PHILONENKO, Paris 1987.

M. EISEMANN, Job. A New Translation with a Commentary Anthologized from Talmudic, Midrashic, and Rabbinic Sources, New York 2002 (19941).

P. J. GENTRY, The Asterisked Materials in the Greek Job, Atlanta 1995.

H. HEATER, A Septuagint Translation Technique in the Book of Job, Washington DC 1982.

M. KEPPER, M. WITTE, Hiob, dans Septuaginta Deutsch. Das griechische Alte Testament in deutscher Übersetzung, Stuttgart 2009, p. 1007-1056.

M. KEPPER, M. WITTE, Hiob, dans Septuaginta Deutsch. Erläuterungen und Kommentare zum griechischen Alten Testament, Stuttgart 2011, t. II, p. 2041-2126.

K. V. KUTZ, « Characterization in the Old Greek of Job », dans R. L. TROXEL, K. G. FRIEBEL, D. R. MAGARY (éd.), Seeking Out the Wisdom of the Ancients, Winona Lake (Indiana) 2005, p. 345-355.

N. H. TUR-SINAI, The Book of Job. A New Commentary, Jérusalem 19573 (19411).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 212

NOTES

1. Voir l’Annuaire EPHE-SR 122 (2013-2014), p. 153-155, où a été présenté le champ des questions que pose l’étude du texte grec court du livre de Job (Septante ancienne), et l’Annuaire EPHE-SR 123 (2014-2015), p. 183-189, qui présente la singularité des discours d’Élihou (chap. 32-37) et les grandes lignes de l’étude du chap. 32. 2. Il lui parle même « une fois, deux fois », que l’on prenne l’expression dans son sens littéral ou qu’elle signifie « à plusieurs reprises », selon N. H. TUR-SINAI, The Book of Job. A New Commentary, Jérusalem 19573 (19411). 3. Guide des Égarés, III, 23, Paris 1979, p. 489-490 (18561). 4. Les cycles de discours qui se déroulent entre Job et ses interlocuteurs se détachent sur un fond de silence, le silence de Job pendant sept jours et sept nuits (Jb 2,13), silence qui aurait pu se cristalliser en mutisme. 5. Le v. 9,15a représente lui-même une bifurcation de sens de G puisque οὐκ εἰσακούσεταί μου lit le nif’al ʾēʿāneh « je ne recevrai pas de réponse » à la place du qal ʾeʿĕneh du TM « je ne répondrai pas ». 6. Voir plus bas, dans le commentaire, le problème que pose le texte, ainsi que les traductions proposées. 7. Idem. 8. ἤγγισεν δὲ εἰς θάνατον ἡ ψυχὴ αὐτοῦ, / ἡ δὲ ζωὴ αὐτοῦ ἐν ᾅδῃ. « Son être s’est approché de la mort / et sa vie est dans l’Hadès. » Dans le stique a, ἤγγισεν […] ἡ ψυχὴ αὐτοῦ traduit le TM, et εἰς θάνατον explicite šaḥaṯ « la fosse » (comme aux v. 18 et G30 [G30 = TM28]). Dans le stique b, ἐν ᾅδῃ correspond au participe hif’il laməmiṯîm « ceux qui tuent », « les exterminateurs ». É. Dhorme, ad loc., se fonde sur la leçon de G pour corriger le TM par limmqôm mēṯîm ; pourtant, comme il l’a remarqué lui-même, θανατηφόροι « porteurs de mort », dans le stique suivant, traduit laməmiṯîm « ceux qui tuent », « les exterminateurs ». Ainsi un seul mot hébreu (laməmiṯîm) est le support de deux traductions (ἐν ᾅδῃ, θανατηφόροι) qui articulent étroitement les deux versets de G. Il ne s’agit pas tant d’une double traduction que d’une traduction dédoublée. 9. En 23b, le prédicat οὐ μὴ τρώσῃ αὐτόν· « (pas un) ne le blessera » ne correspond à rien de la lettre de TM33,23, mais s’accorde, en la continuant, avec la teneur du verset qui précède (TM33,22) et concrétise la signification de wayəḥunnennû « il lui fera grâce » ; c’est en tout cas une forme textuelle marquée qui se rencontre en 36,14b (τιτρωσκομένη ὑπὸ ἀγγέλων), en 36,25b (ὅσοι τιτρωσκόμενοί εἰσιν βροτοί.) ainsi qu’en 41,20a (οὐ μὴ τρώσῃ αὐτὸν…). Comme le remarquait H. HEATER, ibid., p. 103, sur les sept occurrences de τιτρώσκω, seules deux ont un équivalent dans le TM ; en cela, ce verbe est caractéristique du traducteur ancien, c’est un emploi marqué. 10. La situation est la version en négatif de celle du prologue : dans le prologue, au milieu des anges se trouvait l’Accusateur (śāṭān), ici, au milieu des Accusateurs se trouve un ange porte-parole (mālʾaḵ mēliṣ). C’est une sorte de mise en abyme, l’image inversée de la scène du prologue. 11. Comme l’a fait remarquer É. DHORME, ad loc., on peut établir un certain rapport entre ce stique c (…τῇ καρδίᾳ ἐπιστραφῆναι ἐπὶ κύριον) d’une part, et d’autre part 22,22b (ἐν καρδίᾳ σου) et 22,23a (ἐὰν ἐπιστραφῇς…ἔναντι κυρίου), où les mots grecs ont des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 213

correspondants en hébreu (bilǝḇāḇeḵā…ʾim-tāšûḇ ʿaḏ-šadday) : c’est le motif du retour à Dieu. 12. Les traductions anglaise (A New English Translation of the Septuagint, New York-Oxford 2007, p. 690), allemande (Septuaginta Deutsch, Übersetzung, Stuttgart 2009, p. 1044) et espagnole (La Biblia Griega, Salamanque 2013, t. III, p. 479-80) ont opté pour cette interprétation. Celui qui voudrait interpréter autrement le texte devrait supposer un changement de sujet aux stiques d et e : « qu’il [Dieu] expose à l’humain ce dont il l’accuse, / et montre sa déraison ». 13. Le substantif ἄνθρωπος, dans Jb, est employé quasiment toujours sans article. Sur 42 occurrences, on ne rencontre l’article que quatre fois : – dans le prologue deux fois, au singulier, avec article accompagné d’ἐκεῖνος (ὁ ἄνθρωπος ἐκεῖνος) ; – dans les discours deux fois avec article au pluriel en 7,20 et 37,24. Le mot se rencontre une fois déterminé par πᾶς, une fois par τις, une fois par une relative. Ce substantif sans article a surtout une valeur générique, sauf dans le prologue. Dans les chap. 2 et 3 – dont la fonction est de mettre en place le personnage principal de l’apologue –, sur 6 occurrences il y en a 5 qui ont une valeur spécifique (1,1a, 1,1b, 1,3g 1,8d // 2,3d), mais dans les deux passages parallèles avec référent virtuel, et d’autre part une qui a une valeur générique (2,4c). Dans les discours entre Job et ses trois premiers interlocuteurs (chap. 4 à 31), ἄνθρωπος est massivement employé avec une valeur générique (20 sur 23), dont une seule occurrence avec un article. Il y a un seul emploi clair de valeur spécifique en 5,17 (μακάριος δὲ ἄνθρωπος, ὃν ἤλεγξεν ὁ κύριος· « heureux l’homme que le Maître a mis en cause »), dans la mesure où l’homme en question est implicitement identifié à Job dans le stique suivant : νουθέτημα δὲ παντοκράτορος μὴ ἀπαναίνου « ne refuse pas l’avertissement du Tout-Puissant » ; mais il faut noter l’implicite. Il y a ambiguïté en 28,28. Enfin il y a le cas particulier de 4,13 (ἐπιπίπτων φόβος ἐπ᾽ ἀνθρώπους « une peur tombant sur les hommes ») qui sera amplifié par Élihou en 33,15. Dans les discours d’Elihou, les 14 occurrences (dont une avec un article) sont nettement plus partagées dans leurs emplois : la moitié sont génériques, mais les 7 autres se signalent par leur ambiguïté, aucune ne se référant à individu particulier clairement identifiable, sauf 32,14 qui désigne Job, lequel est en même temps représentatif du genre humain. 14. En revanche le verset G31,33-34 témoigne d’une scène de reconnaissance publique. Le chapitre 31 est un long serment avec imprécation : S’il est vrai que j’ai commis telle ou telle faute, dit Job, alors, que ma faute retombe sur moi. Au v. 34, dans une incise, il affirme que la honte d’avoir commis une faute contre son gré ne l’a pas détourné d’en faire l’aveu en public : (εἰ δὲ καὶ ἁμαρτὼν ἀκουσίως ἔκρυψα τὴν ἁμαρτίαν μου,) οὐ γὰρ διετράπην πολυοχλίαν πλήθους τοῦ μὴ ἐξαγορεῦσαι ἐνώπιον αὐτῶν « […] car devant l’affluence de la foule je n’ai pas eu peur de rien reconnaître devant eux […] ». 15. Le singulier ἀνθρώπῳ pourrait être justifié dans le cas où l’homme reconnaîtrait sa faute devant celui auquel il a causé un préjudice. 16. Cf. 39,7 μέμψιν δὲ φορολόγου οὐκ ἀκούων « n’écoutant pas le reproche du percepteur ». – Dans les 15 autres occurrences du réfléchi dans le lemme de J. Ziegler, ἑαυτόν renvoie au sujet de la proposition, sauf en 21,20a, où le sujet est une partie du corps de la personne dont on parle : ἴδοισαν οἱ ὀφθαλμοὶ αὐτοῦ τὴν ἑαυτοῦ σφαγήν « Puissent ses yeux assister à son propre égorgement ».

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 214

17. 8,10a ; 11,6a ; 13,17b ; 15,17a bis ; θ’17,5a ; 26,4a ; 27,11a ; 32,6d ; 32,10b ; θ’36,9a ; θ’36,33a ; 38,18b ; 42,3c. 18. 36,9-11 « c’est qu’il [Dieu] a voulu dénoncer devant eux leurs œuvres / et leurs révoltes quand ils jouaient au héros. // Il a ouvert leur oreille à sa semonce / et leur a dit de se détourner du désordre. // S’ils écoutent et se soumettent, / ils achèveront leurs jours dans le bonheur / et leurs années dans les délices » (trad. D. Barthélemy, TOB).

19. J. ZIEGLER, p. 14 et 62-64 et P. J. GENTRY, The Asterisked Materials in the Greek Job, Atlanta 1995, p. 36-38. 20. Cf. Septuaginta Deutsch. Erläuterungen, t. II, p. 2112 et La Biblia Griega, t. III, p. 479-80.

21. Un développement particulier serait nécessaire à propos des v. TM35:15-16, où Élihou se réfère à Job à la 3e personne, alors que le chapitre lui est adressé, dans sa plus grande partie du moins, ce que signalent les occurrences répétées de marques de 2e personne (35,2-8 et 14). Comparez le v. TM35:16 et le v. TM34:35. 22. Cf. Annuaire EPHE-SR 123 (2014-2015), p. 188. 23. Du point de vue de la facture poétique du livre, il existe dans le TM un écho entre l’obscurité qu’évoque Job dans sa lamentation, au chap. 3 (en 3,4 et s., ḥōšeḵ mais aussi ṣalmāweṯ, ʿănānâ, ʾōpel, etc.), et ce premier verset de la logophanie dans lequel Dieu reproche à Job de créer de l’obscurité (ḥāšaḵ au hif’il). 24. Je laisse de côté la question de la traduction de daʿaṯ par σύνεσις. 25. « Characterization in the Old Greek of Job », dans R. L. TROXEL, K. G. FRIEBEL, D. R. MAGARY (éd.), Seeking Out the Wisdom of the Ancients, Winona Lake (Indiana) 2005, p. 345-355. 26. Les conférences de fin d’année ont donné lieu à une communication orale, le vendredi 27 mai 2016, lors de la réunion annuelle des collaborateurs de la Bible d’Alexandrie, à Paris. 27. Cité par M. EISEMANN, Job. A New Translation with a Commentary Anthologized from Talmudic, Midrashic, and Rabbinic Sources, New York 2002 (19941). 28. Sur l’aoriste métaptotique se référant au présent (dit par certains « cri du cœur »), voir J. HUMBERT, Syntaxe grecque, Paris 1972, § 246, p. 144-145 et Y. DUHOUX, Le Verbe grec ancien, Louvain-la-Neuve 2000, § 343, p. 393-95.

RÉSUMÉS

Lors de l’année 2015-16, dernière de trois années de conférences, nous avons étudié le chap. 33 des discours d’Élihou, et en particulier deux passages propres à la traduction grecque, qui ont nécessité des études de détail (33,12-13 et 33,23-25). La deuxième partie de l’année a été consacrée à l’étude plus générale de la fin du chap. 34 (v. 34-37) et de ses passages associés (38,2 et 42,2-6) – ce qui m’a permis d’aborder la question des citations à l’intérieur du livre de Job.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 215

INDEX

Thèmes : Histoire du judaïsme à l’époque hellénistique et romaine

AUTEUR

DOMINIQUE MANGIN Chargé de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 216

Pensée juive médiévale (VIe-XVIIe siècles) Le judaïsme et la Nature (suite)

Jean-Christophe Attias

1 Le présent résumé ne se conformera que partiellement aux règles du genre, et ce pour deux raisons : d’une part, parce qu’il vient après quelques années de silence dans les pages de cet Annuaire, d’autre part, parce que l’année 2015-2016 a malheureusement été écourtée en son milieu par deux mois d’absence. Il visera à resituer le séminaire donné pendant cette année dans une dynamique d’enseignement et de recherche pluriannuelle et fera primer les considérations de méthode sur l’exposé des résultats, pour beaucoup encore fragiles et provisoires, et pour les autres livrés ailleurs, dans des publications spécialisées ou à destination d’un public plus large.

2 Un point de méthode, pour commencer. L’organisation du séminaire est constante depuis plusieurs années. Un thème de recherche, largement défini, est d’abord posé par l’intitulé qui lui est donné. J’ouvre le débat par la relecture d’un ou de plusieurs passages bibliques paraissant illustrer exemplairement le thème défini, voire constituer les références premières et obligées de toute approche « juive » et/ou « rabbinique » de ce thème. En 2012-2013 (« Moïse et ses doubles »), on est ainsi parti de l’examen des chapitres 2 à 4 de l’Exode, évocation de la naissance, de la jeunesse et de la vocation du prophète. En 2014-2015 (« Le judaïsme et la Nature »), ce sont naturellement les deux récits concurrents de la Création, les chapitres 1 et 2 de la Genèse, qui ont pour commencer été mis à contribution.

3 Le premier effort demandé aux étudiants et auditeurs est de tenter une lecture à nouveaux frais de ces textes « fondateurs », d’essayer d’oublier à la fois ce que la critique biblique, le judaïsme rabbinique et plus largement la culture occidentale ont pu en faire. C’est à une relecture « naïve » de ces textes que j’invite. Cette « naïveté » est bien sûr en partie une fiction : nul ne saurait retrouver, face à de tels documents, une « naïveté » qui n’a sans doute jamais existé. Il s’agit d’ailleurs bien toujours d’une relecture. Nul n’aborde ces textes délesté de tout bagage. On peut cependant faire effort pour alléger un peu ce bagage. Et retrouver ainsi, sinon une « naïveté » improbable, du moins une certaine fraîcheur.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 217

4 Le meilleur moyen d’y parvenir est au fond assez simple : lire le texte biblique tel qu’il se donne à lire, un peu comme sous une loupe grossissante, en ne cherchant pas à savoir ce qu’il veut dire ou pourrait vouloir dire, mais au contraire en précisant, autant qu’il est possible, ce qu’il ne dit pas ou ce qu’il dit mal. Certains silences ne nuisent-ils pas à sa continuité ? En quoi le passage est-il « incomplet », obscur, contradictoire (en lui-même ou avec un autre passage sur le même sujet) ? En quoi, finalement, tout cela est-il plutôt médiocrement écrit ? Constatant cette imperfection, l’auditeur ne fait rien d’autres qu’expérimenter pour son propre compte la justesse d’un constat rabbinique ancien et assez largement attesté : Dieu n’est pas poète, la Bible n’est pas un monument littéraire, tout cela est assez mal fagoté. Et, nous dit-on, c’est même fait exprès. Pour attirer, justement, le regard du lecteur, et solliciter ses talents d’interprète.

5 Une fois cette lecture « naïve » achevée, ou supposément achevée, j’invite à une inversion du regard. Ce qui est examiné, désormais, est un choix de commentaires juifs médiévaux. Ils sont lus en regard les uns des autres et en regard du texte biblique. L’accent peut être mis sur la variété des contextes socioculturels de leur production, il peut l’être aussi sur les dialogues à distance qui s’instaurent explicitement ou tacitement entre commentateurs, le dernier arrivé s’appuyant sur le travail de ses prédécesseurs et/ou le soumettant à critique. Ces commentaires sont également lus en regard de leurs sources rabbiniques anciennes avérées ou probables (Midrash, Talmud, etc.). Un retour au texte original et complet de ces sources révèle, par comparaison, la nature de l’usage qui en est fait par les médiévaux : citations tronquées, sélection, réécriture, etc. Le plus souvent, l’auditeur réalise que le débat exégétique s’organise précisément autour des « imperfections » du texte biblique que sa lecture « naïve » de départ avait mises au jour : il s’agit de combler des silences, de clarifier des ambiguïtés, de justifier des bizarreries d’expression, de lever des contradictions. On peut enfin élargir le spectre de l’analyse à des textes de nature non strictement exégétiques – halakhiques (juridiques), voire littéraires, narratifs ou poétiques – entretenant un lien, explicité ou non, avec les textes bibliques considérés.

6 Le lecteur médiéval, en tout état de cause, et quel que soit le genre littéraire qu’il pratique lui-même (exégétique au sens strict, juridique ou autre), « explique » en fait rarement le texte biblique auquel il se confronte, mais il ne se contente jamais non plus de simplement « projeter » sur lui ses propres conceptions ou les conceptions des rabbins telles qu’elles ont pu se cristalliser en rapport direct, indirect, ou sans rapport du tout avec ce texte biblique. Ce n’est ni arbitrairement ni de manière complètement justifiée que l’exégète accroche son wagon, chargé de denrées anciennes ou nouvelles, au train du texte scripturaire. Et s’il l’accroche, en fait, c’est toujours parce qu’il a trouvé… une pointe d’accroche : imperfection, silence, obscurité, contradiction.

7 Dès ce moment, l’auditeur n’est plus face à un texte. Mais à une constellation complexe et dynamique de textes : le texte biblique, ses commentaires médiévaux, les sources rabbiniques anciennes de ces commentaires, etc. Cette constellation s’enrichit indéfiniment d’astres nouveaux : commentaires médiévaux et sources rabbiniques sollicitent en effet souvent, à fin de comparaison ou de justification, d’autres textes bibliques – qui eux aussi ont été commentés par les médiévaux et les anciens rabbins. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’année s’achève, et que l’on passe à une autre, qui souvent poursuit sur la même lancée. J’ai ainsi consacré deux années de suite à Moïse (2012-2014) comme à la Nature (2014-2016).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 218

8 Cette complexification raisonnée du débat n’a en principe pas de fin. L’on ne s’autorise en tout cas aucune censure particulière. Si « juifs » que soient ou puissent paraître les textes étudiés, on ne s’interdira pas, au contraire, de les lire en regard de témoins qu’on espère emblématiques d’autres traditions religieuses, spécialement lorsqu’elles sont culturellement proches (christianisme ou islam, par exemple). Et si antiques ou médiévaux que soient ces textes, on ne s’interdira pas de les lire aussi – jamais seulement, bien entendu – à la lumière de préoccupations contemporaines. Impossible d’évoquer Moïse sans évoquer les nouveaux « prophètes » de notre temps et la radicalité « religieuse » dont ils se font les hérauts. Impossible de s’interroger sur les rapports historiquement développés par le judaïsme avec la Nature, sans toucher à la question écologique, au cœur de nombre de débats politiques et sociétaux actuels.

9 Je n’ai jamais conçu mon enseignement autrement que comme une préparation à l’écriture. Et ce que j’écris, pour finir, ressemble beaucoup à ce que j’ai enseigné, ou du moins s’en ressent. Deux années de séminaire sur Moïse, conçues sur le modèle dont je viens de préciser les contours, ont donné Moïse fragile, publié en 2015 aux éditions Alma. Or Moïse fragile n’est pas un livre « scientifique » au sens classique de ce mot. Il n’est ni une relecture critique de la tradition biblique, ni un exposé d’histoire critique des perceptions et des réélaborations de la figure de Moïse dans la culture rabbinique. Moïse fragile est à la fois moins et plus que cela : un nouveau portrait de Moïse, un portrait s’alimentant certes aux sources des littératures bibliques et rabbiniques, systématiquement et critiquement explorées, et dialectiquement mises en regard les unes des autres, mais aussi un portrait capable d’interpeller le lecteur contemporain moyen, pourvu qu’il soit un peu curieux et juge qu’un détour dépaysant a quelque chance de le faire revenir enrichi, et peut-être mieux aguerri, sur les enjeux immédiats du monde où il vit.

10 Il y a tout lieu de penser que le cycle « Le judaïsme et la Nature » entamé à la rentrée de l’automne 2014 débouchera sur un projet d’écriture d’un genre proche. Maintes questions ont été agitées depuis lors, semaine après semaine : Dieu et la nature, l’homme et la nature, la nature et la Loi, nature sauvage / nature cultivée, nature et « industrie », etc. L’interruption de deux mois – en mars et avril 2016 – de l’enseignement 2015-2016 a eu au moins un effet bénéfique. Je suis revenu au séminaire avec un projet mûri de prolongation et d’infléchissement de la réflexion engagée : la nature transformée par l’homme, notamment via la « création » d’espèces nouvelles par hybridation, et de là, le rapport ambigu du judaïsme à l’hybridité et au mélange – à la confusion par l’homme des genres créés par Dieu et/ou institués par la Torah. L’on a ainsi travaillé sur la question de l’hybridation animale et végétale ainsi que sur l’interdit du shaatnez, le tissage ensemble de la laine et du lin (voir par exemple Lévitique 19, 19 et Deutéronome 22, 9-11). Et c’est tout naturellement que l’année 2016-2017 sera placée sous le signe d’un nouveau sujet d’étude, de fait contigu au précédent : « Judaïsme et hybridité ».

11 J’imagine bien, dans le sillage de ces développements, la parution prochaine d’un ouvrage sur ce thème, le concept d’« hybridité » étant entendu en un sens large, et développé selon plusieurs modalités possibles. Linguistique, par exemple : les langues juives ou judéo-langues (judéo-araméens, yiddish, judéo-arabe, ladino, etc.) sont-elles, et si oui en quel sens précis, des langues « créoles » ? Doctrinale et culturelle, ensuite : jusqu’à quel point, dans des contextes socio-historiques variables, le judaïsme s’est-il autorisé à accueillir – en les adaptant, en les naturalisant – les apports de systèmes de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 219

pensée et de représentation concurrents (christianisme, islam, héritage philosophique grec antique et tardo-antique, etc.) ? Sociale : de quelle manière le judaïsme, minorité dispersée, a-t-il construit les « frontières » symboliques susceptibles de le protéger de la menace de dissolution dans son environnement ? Anthropologique, enfin : que fait le judaïsme de l’interdit du « mélange », qu’il s’agisse du mélange du semblable ou du mélange du dissemblable (mélange de semences différentes dans un même champ, tissage de la laine et du lin, mélange des produits lactés et carnés, inceste, homosexualité, intermariage, conversion, etc.) ? On peut penser qu’une telle enquête ne pourra faire qu’écho, quoique à sa façon, bien particulière, à l’obsession fort contemporaine – et assez universelle – de l’identité (et, accessoirement, de l’authenticité).

RÉSUMÉS

Le présent résumé ne se conformera que partiellement aux règles du genre, et ce pour deux raisons : d’une part, parce qu’il vient après quelques années de silence dans les pages de cet Annuaire, d’autre part, parce que l’année 2015-2016 a malheureusement été écourtée en son milieu par deux mois d’absence. Il visera à resituer le séminaire donné pendant cette année dans une dynamique d’enseignement et de recherche pluriannuelle et fera primer les considérations de méthode sur l’exposé des résultats, pour beaucoup encore fragiles et provisoires, et pour les autres livrés ailleurs, dans des publications spécialisées ou à destination d’un public plus large.

INDEX

Thèmes : Pensée juive médiévale

AUTEUR

JEAN-CHRISTOPHE ATTIAS Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 220

Christianismes orientaux Christianismes orientaux

Muriel Debié

I. Présence des Arabes dans la littérature syriaque

1 Afin de mieux comprendre quelle pouvait être l’identité des Arabes représentée dans les textes syriaques du VIIe siècle, au moment des conquêtes, l’essentiel de l’année a été consacré à l’étude de la présence des Arabes dans la littérature syriaque et à l’identification qu’en donnent les textes syriaques, au premier rang desquels la Bible : quels sont les noms employés pour les désigner dans les différents livres de la version de la Peshiṭta par exemple ? En lien avec le cours de master consacré à l’hagiographie, nous avons lu les textes hagiographiques parlant des Arabes (Vies de Milès de Suze, de Malchus, de Paul de Qentos, d’Aḥudemmeh et de Maruta, de Sabrisho ou encore de Qardagh). Ils distinguent entre les ʿArabaye, qui habitent la région du Bet ʿArabaye en Mésopotamie, les tayyaye, le terme générique en syriaque pour désigner les Arabes et après le VIIe siècle les Arabes musulmans, les mhaggraye, désignant à la fois les fils d’Hagar, la servante d’Abraham et les musulmans (muhājirūn qui émigrèrent à Médine), tous distingués des Himyarites d’Arabie du sud. Les textes apocalyptiques (Apocalypse du Pseudo-Méthode et du Pseudo-Éphrem) les resituent dans un scénario biblique qui, des onagres du désert de la Genèse, fait des Arabo-musulmans les déclencheurs du scénario de la fin des temps.

2 Les interventions de Christian Robin et Simon Mimouni ont permis d’éclairer la présence des juifs en Arabie du sud à la veille de l’islam en présentant les derniers travaux sur le sujet, qui contribuent à modifier profondément notre connaissance de l’Arabie tardo-antique, alors même que les études sur le Coran tendent à considérer l’Écriture des musulmans comme un texte tardo-antique, ayant puisé dans les deux traditions juive et chrétienne pour une création scripturaire entièrement nouvelle. Les inscriptions, à côté du dossier hagiographique concernant les martyrs de Najran, permettent de montrer une présence juive plus complexe que celle longtemps envisagée.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 221

II. Enseignements de master

3 L’année a été centrée sur la riche production hagiographique syriaque dans le cadre notamment de la rédaction d’un chapitre intitulé « Syriac Biography » pour l’Oxford Handbook of Biography dirigé par Koen de Temermann à l’université de Gand (projet ERC NOVELSAINTS : Studies in Ancient Fiction and Hagiography : www.novelsaints.ugent.be/ [consulté le 28 mars 2017]). Une réflexion a ainsi été menée sur le genre de l’hagiographie par rapport à la biographie et sur la transmission des modèles littéraires classiques dans l’antiquité tardive, du grec au syriaque. Si les questions de niveau de langue et de niveau littéraire ne se posent pas en syriaque comme en grec, où la distinction entre langue populaire et savante dépend aussi des genres littéraires, la dimension littéraire des textes a jusqu’à présent été largement absente des études syriaques, mais n’est pas moins importante que pour d’autres langues. La persistance de motifs traditionnels du roman grec vers la littérature chrétienne syriaque a pu ainsi être mise en évidence par Flavia Ruani, post-doctorante dans le projet Novelsaints, qui a accepté de venir présenter les résultats préliminaires de ses travaux dans le séminaire. Un renouvellement des problématiques dans l’étude de la production hagiographique est ainsi en cours. Il ajoute à l’intérêt pour le culte des saints et la dimension historique des textes une approche littéraire qui renouvelle avec les concepts de fiction et fictionalisation l’approche de l’écriture de ce genre si productif dans l’Antiquité tardive, héritier des biographies des philosophes aussi bien que du roman hellénistique.

4 Un panorama des « lieux de mémoire » créés par l’hagiographie syriaque a été proposé aux étudiants et auditeurs. Deux corpus nous ont plus particulièrement retenus. L’écriture des actes des martyrs édesséniens a été étudiée en parallèle avec la fameuse Doctrine d’Addaï, qui invente l’histoire de la christianisation d’Édesse, le berceau de la langue et de la culture syriaques et avec les Vies de l’homme de Dieu, de l’évêque Rabbula d’Édesse et d’Euphémie et le Goth. Ce corpus de textes souvent présentés comme « historiques » ou au contraire comme « légendaires » montre surtout la construction d’une mémoire des milieux aristocratiques édesséniens se targuant d’une conversion précoce au christianisme. Ils manifestent aussi autant qu’ils accompagnent sinon suscitent le culte des martyrs locaux et la construction d’une mémoire chrétienne locale. Les très nombreux actes des martyrs persans qui sont une source pour l’histoire de l’empire sassanide participent aussi de la construction mémorielle de l’Église de l’Est et des communautés chrétiennes en milieu zoroastrien, en concurrence avec les groupes manichéens d’une part et les Syro-orthodoxes de l’autre. Une attention particulière a été portée aux modes de rédaction et au projet de ces textes.

5 Les instruments de travail pour étudier l’hagiographie syriaque ont été présentés, qu’ils soient sous forme imprimée ou électronique1.

6 Alors que les études sur l’Antiquité tardive sont florissantes à l’EPHE, elles n’apparaissent pas dans toute leur dimension dans les intitulés des chaires, et l’ampleur qu’elles ont acquises dans les années récentes n’est pas toujours bien mesurée par les étudiants. Trois séances de séminaire transversal de lecture sur l’Antiquité tardive ont donc été lancées, avec S. Azarnouche pour le domaine iranien, Ali Amir-Moezzi pour le domaine de l’islam, M.-Y. Perrin pour le christianisme occidental et M.-O. Boulnois pour la patristique grecque. L’idée était de laisser les étudiants organiser les séances en faisant place à la discussion après la présentation des ouvrages lus au préalable. Cet

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 222

atelier a été l’occasion d’aller lire dans des domaines moins familiers des ouvrages de référence ou des publications récentes touchant à l’Antiquité tardive et de discuter de ce concept qui est aussi une périodisation à articuler avec les débuts de l’islam, les études sassanides et byzantines.

7 Les livres et articles lus et discutés sont les suivants :

8 1re séance : Décadence romaine ou Antiquité tardive ?, de H.-I. MARROU (Paris 1977) et The World of Late Antiquity, de P. BROWN (Londres 1971).

9 2e séance : Mohammed et la fin du monde, de P. CASANOVA (Paris 1911-1913) et The Death of A Prophet : The End of Muhammad’s Life and the Beginnings of Islam, de S. J. SHOEMAKER (Philadelphie 2012).

10 3e séance : Should Sasanian Iran be Included in Late Antiquity ?, de M. G. MORONY (2010) = Sasanika Occasional Papers, I ; A State of Mixture. Christians, Zoroastrians, and Iranian Political Culture in Late Antiquity, de R. PAYNE (Oakland, Californie 2015) – l’auteur est venu présenter dans le séminaire son ouvrage à l’occasion d’un passage à Paris.

11 Intervenants invités :

12 F. Ruani (Post-doctorante, U. de Ghent, Belgique, projet ERC NOVELSAINTS), « L’hagiographie comme un roman : présentation d’un projet en cours », le mercredi 15 novembre 2015. Cette intervention a été l’occasion de réfléchir sur une approche littéraire et pas seulement hagiographique des innombrables Vies de saints et histoires édifiantes, au travers d’exemples syriaques. F. Ruani a montré comment des éléments littéraires présents par exemple dans les romans grecs avaient fait leur chemin dans la tradition syriaque, un aspect qui a à peine été évoqué jusqu’à présent et permet de mieux comprendre la transmission et le renouvellement des formes littéraires depuis l’Antiquité.

13 À l’occasion de la sortie de l’ouvrage : Le judaïsme de l’Arabie antique, Actes du Colloque de Jérusalem (février 2006), C. Robin (dir.), 2015, qui renouvelle notre compréhension de la présence du judaïsme en Arabie à la veille de l’islam grâce à La découverte de dizaines d’inscriptions et de graffites au Yémen et dans le Ḥijāz en Arabie Séoudite, qui a mis en évidence que le judaïsme s’était enraciné en Arabie dès les premiers siècles de l’ère chrétienne et qu’il était dominant au Yémen à partir du IVe s., et probablement plus tôt dans certaines oasis du Ḥijāz. En faisant le point sur les connaissances renouvelées dans ce domaine, cet ouvrage invite aussi à s’interroger sur les formes que prit ce judaïsme.

14 S. Mimouni (EPHE), « Du Verus Propheta chrétien au Sceau des Prophètes musulman », le mercredi 25 novembre 2015.

15 C. Robin (CNRS, Académie des Inscriptions et Belles Lettres), « Le judaïsme en Arabie », le mercredi 2 décembre 2015.

16 Richard Payne (Université de Chicago), de passage à Paris a accepté de venir présenter son dernier opus et répondre aux questions des étudiants : A State of Mixture : Christians, Zoroastrians, and Iranian Political Culture in Late Antiquity, Univ. of California Press (Transformation of the Classical Heritage), 2015.

17 Directeur d’études invité par Michel-Yves Perrin et moi-même, le Prof. Enrico Norelli a présenté lors de quatre conférences ses derniers travaux sur « le Canon de Muratori », un texte essentiel pour l’histoire du christianisme ancien et plus largement pour comprendre la formation des canons scripturaires chrétiens mais intéressant aussi à

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 223

titre exemplaire et comparatif pour d’autres religions à d’autres époques, comme l’islam au VIIe siècle.

NOTES

1. Clavis des textes hagiographiques et des textes apocryphes : J.-M. FIEY, Saints syriaques. Princeton (NJ) 2004 (Studies in Late Antiquity and Early Islam 6) ; A. BINGGELI (éd.), L’hagiographie syriaque , Paris 2012 (Études syriaques 9) ; pour les outils électroniques : Syriac Saints : Qadishe et Bibliotheca Hagiographica Syriaca Electronica : http://syriaca.org/saints/index.html, et http://syri.ac/hagiography (consultés le 28 mars 2017).

RÉSUMÉS

I. Présence des Arabes dans la littérature syriaque. – II. Enseignements de master.

INDEX

Thèmes : Christianismes orientaux

AUTEUR

MURIEL DEBIÉ Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 224

Christianisme byzantin Recherches sur Nicéphore de Constantinople

Alexis Chryssostalis

1 Les recherches menées au cours de la première année (2014-2015) de ce séminaire, dont l’objectif est de préparer une nouvelle édition critique du Contra Eusebium de Nicéphore de Constantinople (758-828) accompagnée d’une traduction française1, ont permis d’étudier les conditions dans lesquelles l’auteur, issu d’une famille persécutée par l’empereur iconoclaste Constantin V, s’est trouvé secrétaire du Concile de Nicée II, qui décréta en 787 la restauration du culte des images, puis patriarche conduit à la démission forcée (815) en raison de son opposition à Léon V, quand ce dernier déclencha le second iconoclasme.

2 Les travaux de cette année ont porté sur la structure du Contra Eusebium ainsi que sur l’argumentation doctrinale utilisée par Nicéphore dans ce traité, en particulier l’analyse très détaillée du terme morphè (forme) qui constitue le point central du développement dogmatique. En effet, ce mot est tiré de l’Épître aux Philippiens de Paul2 où il est employé deux fois pour désigner tour à tour la condition divine (morphè théou = forme de dieu), puis humaine (morphè doulou = forme de l’esclave) du Christ. Dans la Lettre à Constantia, document à contenu iconoclaste attribué à Eusèbe de Césarée que Nicéphore réfute dans son traité3, la forme d’esclave du Christ, c’est-a-dire son humanité, est comprise comme une sorte d’image non réelle contrairement à sa forme divine, considérée comme la seule vraie et immuable. Cette position doctrinale s’oppose directement à l’enseignement de la Grande Église qui accorde aux deux formes, divine et humaine, le même degré de véracité, selon une exégèse patristique continue entre le IVe et le IXe siècle qui identifie la forme à la substance (morphè = ousia). C’est bien ce prédicat que Nicéphore considère comme le sens théologique du terme morphè, après avoir parlé de la nécessité de clarifier les différents sens des mots polysémiques et établi les trois sens de morphè : obvie, philosophique et théologique4.

3 Cette analyse a été complétée par un travail philologique portant sur l’édition du texte, en particulier des chapitres 11 à 16 du Contra Eusebium qui contiennent le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 225

développement sur la morphè, selon trois manuscrits très anciens, les Parisini graeci 910 et 911 (IXe s.), ainsi que le Coislinianus 93 (Xe/XIe s.). De même, une attention particulière a été portée aux problèmes posés par la traduction des termes philosophiques et théologiques, très nombreux dans cette partie du traité.

4 Des questions annexes ont également été examinées, soulevées précisément par l’édition critique du Contra Eusebium : d’une part, certains passages du texte à éditer identifiés par ailleurs comme citations d’un autre auteur, en l’occurrence quatre fragments attribués à Eudoxius, évêque arien du IVe siècle5 ; d’autre part, l’emploi par les auteurs chrétiens des siècles post-chalcédoniens de termes hérités de la philosophie, utilisés délibérément dans un sens chrétien, ce dont témoigne l’œuvre antirrhétique de Nicéphore. À ce titre a été soulignée l’importance des florilèges en circulation à cette époque, qui ont joué un rôle très important dans la transmission du savoir à Byzance6. Le texte de Nicéphore atteste ce mode de connaissance, où les limites entre le vocabulaire philosophique néoplatonicien et le langage théologique chrétien sont souvent difficiles à définir.

NOTES

1. Projet annoncé dans la collection des Sources chrétiennes. Une édition du texte existe depuis le XIXe siècle établie par le cardinal J.-B. PITRA dans Spicilegium Solesmense, t. I, Paris 1852, p. 371-503. 2. Phil. 2, 6-7. 3. Document transmis seulement de manière indirecte et fragmentée dans les Actes du Concile de Nicée II, ainsi que dans le Contra Eusebium. Voir ce texte, recomposé en 1702 par J. Boivin, dans H. HENNEPHOF (éd.), Textus byzantinos ad Iconomachiam pertinentes, Leyde 1969, p. 42-44. 4. Pour une analyse complète des sens de morphè indiqués par Nicéphore, voir A. CHRYSSOSTALIS, « La notion de morphè dans le Contra Eusebium de Nicéphore de Constantinople », Orientalia christiana periodica 79/1 (2013), p. 139-158. 5. Voir ces textes dans l’article de M. TETZ, « Eudoxius-Fragmente ? », Texte und Untersuchungen 78 (1961), p. 314-323. 6. Voir l’édition de deux recueils de définitions philosophiques qui ont circulé à Byzance dans C. FURRER-PILLIOD (éd.), Ὅροι καὶ ὑπογραφαί , Collections alphabétiques de définitions profanes et sacrées, Vatican 2000 (Studi e Testi 395).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 226

RÉSUMÉS

Les recherches menées au cours de la première année (2014-2015) de ce séminaire, dont l’objectif est de préparer une nouvelle édition critique du Contra Eusebium de Nicéphore de Constantinople (758-828) accompagnée d’une traduction française, ont permis d’étudier les conditions dans lesquelles l’auteur, issu d’une famille persécutée par l’empereur iconoclaste Constantin V, s’est trouvé secrétaire du Concile de Nicée II, qui décréta en 787 la restauration du culte des images, puis patriarche conduit à la démission forcée (815) en raison de son opposition à Léon V, quand ce dernier déclenche le second iconoclasme.

INDEX

Thèmes : Christianisme byzantin

AUTEUR

ALEXIS CHRYSSOSTALIS Chargé de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 227

Christianisme orthodoxe Christianisme orthodoxe

Vassa Kontouma

Recherches sur Dosithée II de Jérusalem (1669-1707)

1 Dosithée II de Jérusalem, figure éminente du XVIIe siècle grec, fait l’objet de nos recherches depuis de nombreuses années. En 2002, un important bilan sur la vie, les œuvres et la pensée de ce patriarche avait été dressé par K.-P. Todt dans une étude – désormais incontournable – réalisée dans le cadre de l’opération La théologie byzantine et sa tradition que nous codirigions1. Todt ayant identifié plusieurs pistes à explorer, il s’agissait dès lors de les suivre, voire de les étendre, soit individuellement, soit dans le cadre de collaborations.

2 En 2007, l’obtention d’un CRCT nous avait permis de consacrer un semestre à la traduction et à l’analyse de la Confession de foi de Dosithée, texte normatif célèbre dont nous avons par la suite fait usage dans le cadre du séminaire. En 2011, contactée par les éditeurs des Conciliorum œcumenicorum generalium decreta, nous avons également entrepris l’édition des Actes du Synode de Jérusalem dans lesquels la Confession de foi est incluse2 ; cette édition a été réalisée en collaboration avec S. Garnier, qui travaille lui- même sur d’autres facettes de l’activité du patriarche3. En 2013, nous avons présenté les deux versions de la Confession de foi (1672 et 1690) au colloque L’Union à l’épreuve du formulaire organisé par M.-H. Blanchet et F. Gabriel 4. Enfin, en 2014, à la demande d’A. Binggeli, M. Cassin et M. Cronier, nous avons effectué une nouvelle recherche sur les vestiges de la bibliothèque de Dosithée conservés au Métochion du Saint-Sépulcre à Constantinople, présentant les résultats obtenus au colloque Autour de la Sainte-Trinité de Chalki5.

1. Le réseau de Dosithée

3 Menés sur le temps long, ces travaux nous ont permis d’identifier, derrière la vigoureuse personnalité de Dosithée, un réseau d’intellectuels, de dignitaires ecclésiastiques, mais aussi d’hommes de pouvoir, que nous avons jugé utile d’étudier au

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 228

cours du premier semestre de l’année 2015-2016. On remarquera que les activités de ce réseau, dont le patriarche est l’un des maillons forts, couvrent tout le XVIIe siècle. Elles sont le fruit d’une politique religieuse visant à promouvoir les intérêts de la communauté orthodoxe au sein de l’Empire ottoman, une politique elle-même régie par des principes théoriques, un univers mental, voire une idéologie qu’il s’est agi de définir. Il nous a ainsi été possible de comprendre, à travers l’analyse de certaines sources, que cette idéologie s’appuyait sur deux idées directrices : la notion d’indépendance confessionnelle qui s’affirma, à partir des années 1630-1640, en réaction à l’ingérence combinée et multiforme des confessions occidentales ; celle de sauvegarde patrimoniale, qui s’exprima à travers la symbolique de l’arche (κιβωτός) appliquée à la communauté que ce réseau ambitionnait de piloter, et qui aboutit entre autres à une redéfinition de l’identité orthodoxe.

4 Deux textes ont servi à illustrer ces thématiques. Ils ont été étudiés dans les premières séances du semestre. Le premier est tiré des statuts de la Nouvelle Académie patriarcale, fondée en 1663 à Constantinople par Nectaire de Jérusalem (1661-1669), grâce à l’appui financier du commerçant Manolakès Philippou de Kastoria (1610-1699) et l’influence politique de l’interprète du Grand-Vizir, Panaghiôtès Nikousios († 1673). On y trouve par exemple ce mot d’ordre aussi radical qu’explicite : « il ne [faudra] ni adorer le pape, en produisant des monstres par le discours, ni penser comme les calvinistes et les luthériens, en adorant des ombres [chimériques] » (μήτε διὰ τερατολογίαν παπολατρεῖν, μήτε διὰ σκιολατρείαν καλβινολουτεροφρονεῖν) 6. Le second est la dédicace, au même Manolakès Philippou, des Μαργαρίται Ἰωάννου Χρυσοστόμου, une anthologie publiée à Venise en 1675. On y trouve en effet le passage suivant : De tous les dons, admirons le plus grand et le plus exceptionnel qui t’a été offert par la Providence divine, pour le bénéfice et le salut de l’âme de notre peuple (Γένος). Ce don [à savoir la libéralité (ἐλευθεριότης)], peu d’hommes en ont été dignes, et peu souvent. Envoyés par la Providence divine en ce monde, ils sont comparables à ta noble personne. Le bienheureux Noé a reçu un tel don de Dieu, et il a été digne de sauvegarder la nature humaine du déluge ; ton honneur a reçu le même don, et tu as libéré le peuple des Grecs tout entier du déluge intelligible (ἐλευθέρωσε[ς] ἀπὸ τὸν νοητὸν κατακλυσμὸν κοινῶς τὸ Γένος τῶν Ἑλλήνων). [Noé] a préservé sa postérité de l’abysse sensible des eaux ; toi, de même, tu as délivré ta descendance de l’abysse de l’ignorance. [Noé] a construit une arche (κιβωτός), et dans celle-ci, il a nourri notre nature ; toi tu as construit des écoles (φροντιστήρια), et dans celles-ci tu entretiens les hommes de notre peuple. Mais en cela, tu es sans doute supérieur à Noé. En effet, au temps du déluge, il a seulement pourvu à la nourriture de ceux qui étaient avec lui, durant une courte période, puis il les a renvoyés de par le monde. Mais toi, tu les entretiens pour toujours, sans jamais négliger cette bonne œuvre7.

5 Partageant une idéologie et un projet communs, les principales personnalités de ce réseau, qui se situe en amont de l’activité de Dosithée, sont très diverses du point de vue de leurs fonctions et qualités. De surcroît, comme ceci est souligné dans la dédicace à Manolakès, leurs liens ne sont pas circonscrits dans un espace-temps restreint. Avant tout spirituels, ils concernent trois générations et couvrent une aire géographique étendue. Ils sont cependant bien réels.

6 Tout d’abord, il y a ceux qui unissent maîtres et disciples. Ce sont généralement des liens de fidélité, et ils sont transmissibles. Ils caractérisent la première génération du réseau, ainsi que deux membres de la seconde génération. Nous les avons considérés à propos des personnalités suivantes : Georges Koressios (1566-1654), théologien laïc originaire de Chios, professeur de médecine à l’université de Padoue et conseiller du

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 229

patriarcat de Constantinople ; Théophile Corydalée (1563-1646), philosophe néo- aristotélicien dans la ligne de Cesare Cremonini (1550-1631), enseignant entre autres à Venise et à Athènes, mais aussi directeur de l’Académie patriarcale du temps de Cyrille Loukaris († 1638) ; Mélétios Syrigos (1586-1664), religieux crétois ayant fréquenté le Métochion du monastère Sainte-Catherine à Candie, le patriarcat d’Alexandrie, ainsi que les Pays roumains, où il participa au Synode de Jassy (1642) en qualité de didascale de la Grande Église et d’exarque patriarcal ; mais aussi Nectaire de Jérusalem, qui fut successivement le disciple de Koressios et de son rival Corydalée, et Panaghiôtès Nikousios, qui étudia auprès de Syrigos, lui-même élève « dissident » de Corydalée.

7 Or il nous est apparu que dans ce groupe, c’est l’enseignement de Koressios qui avait prévalu, avant d’être repris par Dosithée, par l’entremise de Nectaire. Théologiquement, cet enseignement fut profondément contraire à celui de Loukaris, même si la politique religieuse de ce dernier, et plus précisément son action pour la préservation des Lieux saints, devait être reconnue comme positive par les membres du réseau. Ainsi, en 1690, Dosithée soulignait-il que « Cyrille […] fut l’avocat et le soutien le plus ferme de [Théophane III de] Jérusalem »8, malgré le scandale qu’il avait suscité dans l’Église.

8 Si la première génération est surtout marquée par les liens intellectuels qui viennent d’être signalés, la seconde forme un groupe beaucoup plus soudé, qui gère au quotidien des affaires politico-religieuses. Durant le semestre, nous avons pris en considération ses principaux protagonistes : Manolakès, ce riche commerçant en fourrures, fournisseur de la Porte en boucherie, qui finança des opérations de grande ampleur comme la fondation de la Nouvelle Académie patriarcale, ou la rénovation de la basilique de la Nativité à Bethléem ; Panaghiôtès, ce talenteux interprète, bras droit du Grand-Vizir Ahmet Fazıl Köprülü (1635-1676) depuis la prise de Candie par les Ottomans en 1669 ; Nectaire, qui acquit une immense autorité spirituelle à partir de son élection au trône de Jérusalem, en 1661.

9 Beaucoup plus jeune que ces trois hommes, Dosithée ne fait certes pas partie de cette génération. Il l’a toutefois intimement fréquentée, comme le manifeste l’épisode très caractéristique de l’élection de Nectaire, qu’il rapporte en tant que témoin dans son Histoire des patriarches de Jérusalem : Après les funérailles de Païssios [de Jérusalem], les officiers [ottomans] de Kastelorizo vinrent nous arrêter […], et nous subîmes des vexations, car les officiers exigeaient que nous leur donnions les biens du patriarche. Délivrés par la miséricorde divine de leur arbitraire, nous gardâmes intacts par devers nous – d’une façon difficile à comprendre – les hatt-i sherif que nous avions en notre possession, c’est-à-dire les édits sacrés des sultans, puis nous prîmes la route d’Antalya pour revenir à Constantinople. Prévenu du décès du vénérable Ancien, le prince Basile [Lupu], qui se trouvait à Byzance à ce moment (son fils Stefan était alors prince de Moldavie), se concerta avec le patriarche Parthénios [de Constantinople], l’interprète Panaghiôtakès, le Synode, les princes et les anciens de Constantinople, les évêques qui se trouvaient sur place, et d’autres éminents pères du Saint-Sépulcre, au sujet [des qualités requises] d’un futur patriarche de Jérusalem. [Premièrement], celui-ci devait être savant (σπουδαῖος) et rompu aux affaires politiques (πρακτικὸς ἐν τοῖς πολιτικοῖς), car ces patriarches circulent beaucoup et honorent de leur présence plusieurs villes, peuples, royaumes et administrations régionales, où on leur pose souvent des questions relatives à la foi ; ils doivent donc bien connaître les Écritures, pour répondre à tous ceux qui les interrogent ; bref, ils doivent être des prédicateurs de la parole divine. Et deuxièmement, [il devait]

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 230

nécessairement être de la juridiction de Jérusalem, dans la mesure où le droit canonique et ecclésiastique ont été conservés sur ce siège jusqu’à nos jours, et que l’ordre et la coutume antiques de l’Église catholique (ἡ ἀρχαία τάξις καὶ συνήθεια τῆς καθολικῆς Ἐκκλησίας) y sont établis comme une image non faussée. Alors Gabriel de Philipoupolis dit que Nectaire le Sinaïte était tout à la fois sage et de la juridiction de Jérusalem, puisque le Sinaï était un évêché [soumis au patriarche] de Jérusalem. En l’entendant, tous clamèrent : Nectaire est seul digne de cette œuvre ! Et immédiatement, ils mirent par écrit les suffrages et rédigèrent les lettres synodales qu’ils envoyèrent au Sinaï par l’entremise de certains frères de Jérusalem. Pour parachever ce travail, et afin que Nectaire ne se trouve pas empêché d’une quelconque façon, ils [lui] envoyèrent de surcroît comme leur émissaire [le métropolite de] Philipoupolis lui-même. […] Emportant les lettres écrites en commun, ainsi qu’un éloge plein de sagesse composé par Nicolas Kérameus, [Gabriel] de Philipoupolis affréta un navire de Symè et, en février [1661], embarqua à Constantinople avec moi9.

10 Très riche en informations sur le réseau qui nous intéresse, et sur ses choix au moment de l’élection de Nectaire, ce texte qui plante le décor de la seconde génération a été analysé et commenté au séminaire. Il a également permis de cerner la mission dont Dosithée se considéra investi dès 1669, date à laquelle il succéda à Nectaire, à l’âge de vingt-neuf ans seulement. La troisième génération du réseau, essentiellement composée de collaborateurs choisis et dirigés par Dosithée, ne fut pas étudiée en 2015-2016. Elle fera l’objet de recherches ultérieures. À ce jour, les liens des deux premières générations ont pu être résumés très schématiquement comme suit (fig. 1).

Fig. 1. Un siècle d’échanges : les protagonistes

DR. Vassa Kontouma, 2017

2. Synergies autour de la Confession orthodoxe de Pierre Moghila

11 Une fois ces relations circonscrites, nous sommes passés à l’étude de deux cas précis dans lesquels ce réseau s’est montré actif. Le premier est celui de l’entreprise de traduction, de validation, puis d’édition de la Confession orthodoxe du métropolite de Kiev Pierre Moghila (1633-1646). Mobilisant les énergies de nos protagonistes de 1642 à 1690, cette entreprise illustre aussi leur synergie et leurs rôles respectifs dans la circulation de cet écrit (voir infra, fig. 2)10.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 231

Fig. 2. Les échanges autour de la Confession orthodoxe de Pierre Moghila

DR. Vassa Kontouma, 2017

12 Composée en latin à la fin des années 1630 pour contrer les thèses de Cyrille Loukaris, la Confession orthodoxe fut soumise à l’approbation d’un synode réuni à Kiev en 1640, sous le titre plus précis d’Exposé de la foi de l’Église orthodoxe en Petite Russie. Ce synode en discuta certaines thèses et l’amenda. En 1642, le document fut de nouveau examiné à Jassy, au cours d’une rencontre organisée par Basile Lupu, à laquelle participèrent des membres du clergé moldave, des délégués de Kiev, ainsi que deux exarques mandés par Parthénios Ier de Constantinople (1639-1644) et porteurs d’une lettre officielle approuvée par le Synode permanent du patriarcat11. Or l’un de ces exarques était justement Mélétios Syrigos, qui tint un rôle majeur dans le débat. Pointant du doigt des assertions que Constantinople ne pouvait admettre, il proposa une traduction grecque expurgée de la Confession de Moghila, et adapta le texte latin de celle-ci par référence à l’original du métropolite de Kiev. Une copie autographe de ce travail est conservée dans le manuscrit Metochion Panaghiou Taphou 360, daté du 15 septembre 1642. Soumise aux patriarches de Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem, cette version de Syrigos recueillit leurs suffrages en 1643. Leurs signatures sont apposées sur la copie bilingue de la Confession de foi conservée dans le Parisinus gr. 1265, un manuscrit désormais consultable en ligne12.

13 N’ayant pas souhaité reprendre à son compte les modifications de Syrigos, Moghila n’édita son texte ni en grec ni en latin. Il en publia en revanche une version slavonne et polonaise connue sous le titre de Catéchisme abrégé (Kiev 1645). Ainsi, c’est beaucoup plus tard que la version grecque validée par les quatre patriarches orientaux connut pour la première fois la presse. Cette édition rarissime13, qui ne porte aucune indication de lieu ni de date, mais qui est précédée d’une lettre de Nectaire de Jérusalem datée de 1662, a suscité de nombreuses conjectures. On sait désormais qu’elle fut imprimée à Amsterdam, en 1666, au terme de démarches initiées par Levinus Warner (ca 1618-1665), Résident de Hollande près la Porte, et poursuivies par son successeur, Joris Crook. Après avoir été bloquée à Raguse, où Crook trouva la mort dans un séisme survenu le 6 avril 1667, puis à Venise, où furent stockées ses affaires, elle arriva à Constantinople en mai 1668 dans les bagages du nouveau Résident, Justinus Colyer (1624-1682).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 232

14 Évoquée par Antoine Galland (ca 1646-1715), mais aussi par Charles-François Olier de Nointel (1635-1685)14, l’histoire de cette édition a été élucidée par K. Rozemond, qui trouva des informations inédites à son sujet dans les archives de la compagnie commerciale du Levant (Directie van de Levantse Handel)15. Elle débuta par la rencontre de Nikousios et Warner, une rencontre facile à concevoir tant les deux hommes partageaient des intérêts communs : connaissance de nombreuses langues orientales, dont l’hébreu et le persan ; constitution de collections de manuscrits anciens ; implication dans la vie diplomatique et commerciale de leur temps, au plus haut niveau. À quoi s’ajoute aussi le fait que Warner vivait en concubinage avec une grecque orthodoxe, Cocona de Christophle, et qu’il recherchait, au moment de sa rencontre avec Nikousios, des interprètes capables de traduire la Bible en turc16.

15 Ce n’est donc pas en raison de son contenu théologique, mais pour rendre service à son interlocuteur haut placé, que Warner expédia en Hollande une copie manuscrite de la Confession orthodoxe, sans doute l’actuel Leidensis BPG 60 C. Son destinataire, l’orientaliste Jacob van Gool (1596-1667)17, devait pourvoir à son édition. Après la mort de Warner, survenue peu de temps après, Crook servit d’intermédiaire entre van Gool et Nikousios, dont il obtint d’ailleurs des instructions très précises. Il fit alors imprimer l’ouvrage chez Joan Blaeu à Amsterdam, aux frais de la compagnie commerciale du Levant. Sortie des presses en août 1666, l’édition ne parvint toutefois à son destinataire que deux ans plus tard, pour les raisons évoquées précédemment.

16 L’histoire de la Confession orthodoxe ne s’arrêta pas là. Imprimée en trente-deux exemplaires reliés en Hollande et en une série de cahiers « non reliés » – λυτὰ ἤτοι ἄδετα dira Dosithée18 –, distribuée gratuitement « pour le bénéfice de l’âme du sieur Panaghiôtès »19, l’édition amstellodamoise fut vite épuisée. En mars 1672, Nointel s’adressait à Colyer pour se la procurer, et ce dernier lui donnait les deux derniers exemplaires reliés qui étaient en sa possession20. C’est à ce moment-là que Nikousios en demanda, semble-t-il, la réédition à l’ambassadeur de France. En effet, dès juillet 1671, Nointel l’avait contacté, car il était à la recherche de ce texte, notamment dans sa version manuscrite de 1643. Panaghiôtès Nikousios lui fit remettre le document le 3 janvier 167221. Il s’agit, comme nous l’avons vu, du Parisinus gr. 1265. Or une lettre datée de 1672 avait été insérée au début de ce manuscrit. Signée par Denys IV de Constantinople (1671-1673), elle constitue un témoignage explicite de la démarche de l’interprète. Expliquant les raisons d’une seconde édition, elle était selon toute apparence destinée à lui servir de préface, à l’instar de celle de Nectaire pour la première édition. Voici en substance ce qu’elle annonçait : Les exemplaires de cette édition étant désormais épuisés, en raison de la distribution qui en fut faite aux hommes pieux […], nous avons jugé convenable de ne pas ménager une nouvelle fois la bienveillance du très digne seigneur [Panaghiôtès], afin de pourvoir à la carence par une seconde impression des livres […]. Et lui, soutenu par son propre zèle et ardemment disposé à faire le bien pour notre peuple, n’a pas dédaigné nos volontés, mais il a accompli cette œuvre avec l’aide de Dieu […]. Ainsi, il a libéralement pourvu à la seconde impression d’une quantité non négligeable de livres, pour les distribuer aux hommes pieux […], mais également pour dédier convenablement [cette édition] à [la mémoire] de son maître, veillant à ce que le travail de celui-ci ne soit pas altéré. En effet, le sieur Mélétios Syrigos, le didascale de la Grande Église […], avait en son temps fourni une révision et une correction du présent livre, à la demande du patriarche et du synode22.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 233

17 Nous savons que cette édition, dont Nikousios souhaitait qu’elle fût parisienne, ne vit jamais le jour, et que le Parisinus gr. 1265 servit principalement à apporter son témoignage en faveur des doctrines de la présence réelle et de la transsubstantiation aux Messieurs de Port-Royal. En outre, Nointel ne parla jamais du projet de Nikousios à ces derniers : dans la Perpétuité de la foi, la lettre de Denys est considérée comme prouvant l’existence d’une réédition de la Confession orthodoxe23. D’ailleurs, la réédition occidentale de ce texte, qui vit le jour à Leipzig en 1695, accompagné d’une traduction latine de Lars Norrman (1651-1703), se fonda sur l’editio princeps de 166624. Et il n’est pas à exclure que cette dernière servit aussi de base à la traduction en slavon, parue à Moscou en 169625. En Orient, le texte grec connut une nouvelle édition en 1699, au monastère de Snagov près de Bucarest. C’est Dosithée qui s’en chargea, avec le soutien financier de Constantin Brâncoveanu, prince de Valachie (1688-1714) et l’aide d’Anthime d’Iviron (ca 1650-1716)26. Cette édition, qui est de loin la plus connue, prit vraisemblablement appui sur l’édition de 1666.

3. Échanges autour de la querelle eucharistique : à propos d’une figure nouvelle

18 Le second cas que nous avons considéré illustre les échanges de ce réseau avec un certain nombre d’Occidentaux, dont Nointel et Galland, déjà mentionnés. Ces échanges tournent principalement autour de la querelle eucharistique engagée par le pasteur calviniste de Charenton Jean Claude (1619-1687). Face aux Messieurs de Port Royal, celui-ci niait l’antiquité des dogmes de la présence réelle et de la transsubstantiation, invoquant en même temps l’autorité de la Confession de foi de Cyrille Loukaris. Un aperçu de cette affaire, basé sur la bibliographie existante27, a été présenté aux étudiants et auditeurs. Nous ne nous y arrêterons pas ici.

19 Nous avons en revanche reconsidéré la chronologie des échanges ayant eu lieu, à Constantinople, entre le 22 octobre 1670 et le 23 septembre 1673, soit durant la période à laquelle Nointel se trouva dans la capitale ottomane pour négocier de nouvelles Capitulations auprès de la Porte. Très complexe, parfois inextricable, cette chronologie a été revue sur la base d’une documentation variée, éditée ou inédite : journaux de voyage, correspondances, annotations manuscrites, témoignages historiques. Renouvelant notre connaissance de cette brève période, elle a aussi fait l’objet d’une présentation synthétique au colloque Livres et confessions28. Enfin, elle nous a conduite à considérer une figure nouvelle dans cette série d’échanges.

20 Il s’agit de John Covel (1638-1722), auteur à la fin de sa vie d’un ouvrage relatif à cette querelle eucharistique – Some Account of the Present Greek Church (Cambridge-Londres 1722) – et dont le témoignage a généralement été négligé par les spécialistes. Présent à Constantinople dès 1671, Covel est bien connu, mais très peu pour ses échanges avec Dosithée, qui se poursuivront d’ailleurs, directement ou indirectement, jusqu’à la mort du patriarche. Arrivé en Orient en tant que chapelain de l’ambassadeur d’Angleterre Daniel Harvey (1631-1672), ce savant helléniste, très à l’aise en grec moderne, acquiert une place importante après le décès de Harvey, et jusqu’à la prise de fonctions de John Finch (1626-1682), le 18 mars 1674. Secrètement missionné par le pasteur Claude pour suivre sur place l’opération de collecte de professions de foi orientales diligentée par Nointel, avec qui il est d’ailleurs en contact, profondément antipapiste, Covel fait officiellement la connaissance de Dosithée en 1675, à Andrinople, et se lie alors d’amitié

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 234

avec lui. Édité en 1998, ce témoignage tiré de son Journal était jusqu’à présent le seul exploité : I here met [in the Metropolis of Andrinople] with the present patriarch of Jerusalem, and grew most intimate with him ; I could write a volume of our conferences. He is certainly as able a man, at all points of schollarship, as any is in Greece. He was at court menaging a controversy with the Franciscans29, and hath quite routed them ; and really, he is a man of so great cunning, and spirit, and (above all) pretty strong in the pocket as he will without doubt mantein his conquest, though all Catholick-Roman princes, and agents here, are cut to the heart, and will certainly oppose him tooth and nayl30.

21 Pourtant l’on sait, de son propre témoignage, que le chapelain s’intéressait à Dosithée bien avant cette rencontre, et qu’il avait même réfléchi à un plan permettant non seulement de susciter des contacts avec les prélats orientaux, mais aussi de contrer l’action de la France au Levant : I was acquainted […] with the famous Dositheus himself, who is mention’d by Monsieur Claude in his Quaeries as Patriarch of Jerusalem, but not named. Parthenius was Patriarch when Sir John Finch first arrived, I discoursed with him and procured him an Audience with Sir John ; likewise I procured Dositheus an Audience (being then at Constantinople) with the same Sir John, as also again when our Court went to Andrinople ; for I knew before Sir John arrived, that there was a design laid by the Latin Friars and party, to turn the Greeks out of the Holy places at Jerusalem ; and in my very heart I thought it but just to keep them in, who were Natives and then in possession of them31.

22 Souvent livresques, les échanges entre Covel et Dosithée ont laissé une intéressante correspondance, entièrement inédite, sur laquelle nous avons commencé à travailler. En 2015-2016, elle a été présentée par extraits au séminaire, et partiellement exploitée dans notre communication orale au colloque Livre et confessions. Elle fera l’objet d’un cours plus complet en 2016-2017 : nous entreprendrons alors son édition. Signalons ici que cette correspondance tourne en grande partie autour du Περὶ ἀρχῆς τοῦ Πάπα (Jassy 1682)32 de Nectaire de Jérusalem, ouvrage que Covel avait traduit en latin et comptait publier, d’abord en hommage à Mary, princesse d’Orange (1662-1694), puis à James, duc d’York (1633-1701) et futur roi d’Angleterre (1685-1688), enfin à Dosithée seul33, en témoignage d’une amitié entre l’Église grecque et l’Église britannique que l’anglican appelait de ses vœux, comme il apparaît dans l’extrait suivant : Vois Seigneur, les deux talents que tu m’as confiés en ont produit deux autres (cf. Mt 25). D’une part, ayant reçu ce livre écrit dans la langue des Grecs, je te le rends dans celle des Romains, et de surcroît multiplié par les voies de l’imprimerie. D’autre part, les pensées du regretté Nectaire m’ayant enrichi, ont aussi produit les études qui sont ajoutées ici […]. Aussi ai-je bon espoir qu’elles ne vous soient pas difficiles à recevoir, et qu’elles n’aient pas été écrites en vain […]. En effet, jusqu’à présent, les choses de l’Église orientale ne nous ont pas été moins accessibles qu’à vous celles de [l’Église] britannique. Car nous ne sommes pas des partisans de Luther ou de Calvin, comme l’affirment les calomnies des Frères Papistes et d’autres missionnaires romains de mauvaise foi. D’ailleurs, ne perdant pas notre temps auprès du Pape, nous n’adoptons pas le schisme. Sa dynastie, nous l’avons mise à bas comme un fardeau insupportable, selon la juste parole de Nectaire. En effet, depuis les temps anciens jusqu’à présent, l’Église britannique a été autocéphale (αὐτοκέφαλος ἡ Βριτανικὴ [ sic] Ἐκκλησία), et de même pour le métropolite de Canterbury (ὁ τῆς Καντουαρίας μητροπολίτης). Ainsi donc, rappelant les paroles de Saint Paul, selon lesquelles les membres de l’Église ont également soin les uns des autres (1Co 12, 25), j’ai fait en sorte que ces choses soient diffusées parmi les miens,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 235

afin que, si l’Église Orientale souffre, la Britannique souffre avec elle ; et si la Britannique est glorifiée, l’Orientale se réjouisse avec elle34.

23 Les échanges de cette période ont été provisoirement schématisés comme suit (fig. 3).

Fig. 3. Les échanges autour de la querelle eucharistique

DR. Vassa Kontouma, 2017

Conférences du second semestre : le thème de la mer dans la spiritualité orthodoxe

24 Au second semestre, nous avons abordé un sujet entièrement nouveau, celui de l’usage des métaphores marines dans la spiritualité orthodoxe. C’est un travail d’exploration qui a été mené, à partir de textes exégétiques portant sur les Psaumes, ainsi que sur l’Apocalypse. Il sera approfondi ultérieurement.

NOTES

1. K.-P. TODT, « Dositheos II. von Jerusalem », dans C. G. CONTICELLO, V. CONTICELLO, La Théologie byzantine et sa tradition, II, Turnhout 2002, p. 659-720.

2. V. KONTOUMA, S. GARNIER, « Concilium Hierosolymitanum. Synod of Jerusalem. 1672 », Conciliorum oecumenicorum generaliumque decreta IV.1, Bologne-Turnhout 2016, p. 265-327. 3. Chargé de conférences à l’EPHE en 2014-2015 et 2015-2016, S. Garnier a ainsi publié un résumé de ses travaux sur « L’édition Dosithée (1683) des Opera omnia de Syméon de Thessalonique », Annuaire EPHE-SR 123 (2014-2015), p. 215-228. 4. V. KONTOUMA, « La Confession de foi de Dosithée II de Jérusalem. Versions de 1672 et 1690 », dans M.-H. BLANCHET, F. GABRIEL (éd.), L’Union à l’épreuve du formulaire. Professions de foi entre Églises d’Orient et d’Occident (XIIIe-XVIIIe s.), Paris 2016, p. 341-372.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 236

5. V. KONTOUMA, « Vestiges de la bibliothèque de Dosithée II de Jérusalem au Métochion du Saint-Sépulcre à Constantinople », communication présentée au colloque Autour de la Sainte-Trinité de Chalki : manuscrits grecs à Constantinople après 1453. ANR i-Stamboul (Istanbul, 14-16 octobre 2015). À paraître dans A. BINGGELI, M. CASSIN, M. DETORAKI, A. LAMPADARIDI (éd.), Bibliothèques grecques dans l’Empire ottoman, Turnhout. 6. B. FONKITCH, « Τὸ Πατριαρχικὸ ἔγγραφο γιὰ τὴν ἵδρυση τῆς σχολῆς τοῦ Μανολάκη Καστοριανοῦ καὶ τὸ ἀντίγραφο τῆς Πετρούπολης », Θησαυρίσματα 26 (1996), p. 309-316 (cit. p. 313). 7. Μαργαρίται ἤτοι Λόγοι διάφοροι τοῦ ἐν ἁγίοις πατρὸς ἡμῶν Ἰωάννου ἀρχιεπισκόπου Κωνσταντινουπόλεως τοῦ Χρυσοστόμου […] παρὰ διαφόρων διδασκάλων πεζευθέντες εἰς ἁπλῆν γλῶσσαν […] ἐκδοθέντες εἰς τύπον συνδρομῇ […] Παχωμίου τοῦ ἐκ τῆς Πόλεως Τουρνάβου […], Venise 1675, p. [2]. 8. Cette affirmation apparaît dans la préface de son édition Τοῦ μακαρίτου Μελετίου Συρίγου […] κατὰ τῶν καλβινικῶν Κεφαλαίων καὶ ἐρωτήσεων Κυρίλλου τοῦ Λουκάρεως, ἀντίρρησις, Bucarest 1690, p. IIIv. 9. Dosithée de Jérusalem, Ἱστορία περὶ τῶν ἐν Ἱεροσολύμοις πατριαρχευσάντων, XII.3, Bucarest 1715, 2e éd. Thessalonique 1983, XI-XII, p. 140-141. 10. Sur la composition et les principaux enseignements de la Confession de Moghila, voir entre autres M. JUGIE, « La Confession orthodoxe de Pierre Moghila. À propos d’une publication récente », Échos d’Orient 28 (1929), p. 414-430 ; G. FLOROVSKY, Les voies de la théologie russe [1Belgrade 1937, en russe], trad. fr., Paris 2001, p. 68-71 ; K. ROZEMOND, « De Confessio orthodoxa van Petrus Moghila », Nederlands archief voor kerkgeschiedenis 45 (1963), p. 193-207. 11. Sur la rencontre de Jassy, voir en dernier lieu O. OLAR, « ‘Un temps pour parler’. Dosithée de Jérusalem et le Synode de Jassy (1642) », Analele Putnei 10 (2014), p. 215-250. Sur la lettre de Parthénios de Constantinople, cf. S. PASCHALIDIS, « Concilium Constantinopolitanum. Synod of Constantinople. 1642 », Conciliorum oecumenicorum decreta [cf. n. 2], p. 255-263. Cette publication reste toutefois incomplète, puisque les actes de Jassy n’ont pas été inclus dans ce même volume. 12. Sur gallica.bnf.fr. 13. Ὀρθόδοξος ὁμολογία τῆς καθολικῆς καὶ ἀποστολικῆς Ἐκκλησίας τῆς Ἀνατολικῆς, s. l., s. d. : cf. É. LEGRAND, Bibliographie hellénique ou Description raisonnée des ouvrages publiés par des Grecs au dix-septième siècle, II-III, Paris 1894-1895, II, p. 202-216 (n° 474). L’ouvrage est désormais consultable en ligne sur anemi.lib.uoc.gr. 14. Cf. Parisinus fr. 7460, f. 129-129v : « [Le Resident d’hollande = Colyer] a dit que Panaiotti ayant envoyé l’exemplaire en hollande pour y estre imprimé a ses frais, Messieurs des Estats n’eussent pas voulu qu’on prit de son argent, et que pour gaigner ses bonnes graces, ils l’avoient fait imprimer a leurs propres despens avec un tres grand soin, et qu’ils en avoient confié plusieurs quaisses a leur residant, pour en faire present à Panaiotti […]. C’est une chose admirable, non pas que ce livre ait esté imprimé en hollande, puisque tout s’y imprime indifferemment par le desir du guain, mais que l’impression s’en soit faitte par l’authorité publique, gratuitement, et avec tant d’exactitude, il est vray, que le desir d’acquérir l’amitié de Panaioti y a contribué » (Journal de Nointel, 14 février-4 mars 1672. Consultable en ligne sur gallica.bnf.fr).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 237

15. K. ROZEMOND, « Een Aanwinst van de Leidse Universiteitsbibliotheek. Orthodoxa Confessio Catholicae et Apostolicae Ecclesiae Orientalis », dans Het Boek, deerde reeks, 36 (1962), p. 25–52 ; EAD., « De Confessio orthodoxa » [cf. n. 10]. Les résultats de Rozemond ont été résumés dans l’article de D. MÎRŞANU, « Old News concerning Peter Mogila’s Orthodox Confession: the First Edition revisited », Archaeus 10 (2006), p. 273-286. 16. Voir à ce propos N. MALCOLM, « Comenius, Boyle, Oldenburg and the Translation of the Bible into Turkish », Church History and Religious Culture 87 (2007), p. 327-362. 17. Van Gool participait au projet de traduction de la Bible en turc : voir N. MALCOLM, « Comenius, Boyle, Oldenburg and the Translation of the Bible into Turkish » [cf. n. 16]. En 1627-1629, il se trouvait d’ailleurs à Constantinople en qualité de secrétaire du premier Résident près la Porte, Cornélius Haga (1578-1654). 18. É. LEGRAND, Bibliographie hellénique [cf. n. 13], II, p. 202. 19. Ὀρθόδοξος ὁμολογία τῆς καθολικῆς καὶ ἀποστολικῆς Ἐκκλησίας τῆς Ἀνατολικῆς [cf. n. 13], p. 14. 20. Ch. SCHEFER (éd.), Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople (1672-1673), Paris 1881, I, p. 65 : « M. l’Ambassadeur [= Nointel] ayant envoyé le sieur Fontaine chés le Résident d’hollande [= Colyer] pour luy demander un exemplaire de la confession orthodoxe de l’Église d’Orient, et pour s’enquérir de luy touchant l’impression de ce livre, il luy en donna deux et luy dit que Mr Desbrosses ayant esté prié du temps de M. Varner par le Sr Panaiotti de luy faire imprimer ce livre en Hollande, il l’envoya. Messieurs des Estats en ayant eu nouvelle, ils en firent la despense qui monta à quatre mille francs, et que, quand il vint pour résider à Constantinople, il apporta six caisses remplies d’exemplaires qui furent données au Sr Panaiotti ». 21. Ibid., I, p. 19. 22. Conservée dans le Parisinus gr. 1265, f. 1, cette lettre a été éditée par É. LEGRAND, Bibliographie hellénique [cf. n. 13], II, p. 213-215. L’extrait que nous traduisons ici se trouve à la p. 214. 23. Arnaud interpréta d’ailleurs la lettre de Denys comme une pièce ayant servi à préfacer un seconde édition orientale de la Confession orthodoxe. Voir La Perpétuité de la foy de l’Église catholique touchant l’Eucharistie, Paris 1674, p. 685-686 : « Il y avoit parmi ces attestations un manuscrit magnifiquement relié, dont le sieur Panaiotti faisoit present à sa Majesté pour estre conservé dans sa Bibliothèque […]. Ce Manuscrit est l’un des Originaux de la Confession Orthodoxe […]. On y a mis à la teste une nouvelle Approbation de Dionysius qui marque que le Sieur Panajotti en a fait faire une seconde Edition à la priere de ce Patriarche ». Une traduction de la lettre de Denys est donnée par la suite, ibid., p. 686-687. 24. Orthodoxa Confessio Catholicae atque Apostolicae Ecclesiae Orientalis, quam cum interpretatione Latina primum edit Laurentius Normannus, Leipzig 1695 : cf. LEGRAND, Bibliographie hellénique [cf. n. 13], III, p. 38-39 (n° 664). L’ouvrage est aussi consultable en ligne sur babel.hathitrust.org. 25. Cf. É. LEGRAND, Bibliographie hellénique [cf. n. 13], II, p. 216. 26. Ὀρθόδοξος ὁμολογία τῆς πίστεως τῆς Καθολικῆς καὶ Ἀποστολικῆς Ἐκκλησίας τῆς Ἀνατολικῆς. Καὶ Εἰσαγωγικὴ ἔκθεσις περὶ τῶν τριῶν μεγίστων ἀρετῶν, Πίστεως, Ἐλπίδος καὶ Ἀγάπης. Τυπωθεῖσα προτροπῇ καὶ δαπάνῃ [...] Ἰωάννου Κωνσταντίνου Μπασαράμπα Βοεβόνδα, τοῦ Μπραγκοβάνου […], Snagov 1699 : cf. É. LEGRAND, Bibliographie hellénique [cf.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 238

n. 13], III, p. 61-75 (n° 684). Un exemplaire de cette édition est conservé à la bibliothèque de l’IFEB à Paris, sous la cote R III 303. 27. Voir en dernier lieu F. GABRIEL, « Les témoins orientaux d’une querelle latine : orthodoxie et professions de foi dans la Perpétuité de la foi », dans L’Union à l’épreuve du formulaire [cf. n. 4], p. 373-389. Pour un état de la question concernant la Confession de Loukaris et sa réception, cf. O. OLAR, « Les Confessions de foi de Cyrille Loukaris », ibid., p. 271-310. 28. V. KONTOUMA, « Londres ou Paris ? Les affinités électives de Dosithée II de Jérusalem dans ses premiers projets éditoriaux », communication au colloque Livres et confessions chrétiennes orientales. Histoire connectée entre Empire ottoman, monde slave et Occident (XVIe- XVIIIe siècles), organisé par T. Anastassiadis, A. Girard, B. Heyberger et V. Kontouma, École française de Rome, 14-16 décembre 2016. 29. Accord sur les Lieux Saints conclu à Andrinople le 5 février 1675. 30. Éd. J.-P. GRÉLOIS, Dr John Covel, Voyages en Turquie (1675-1677), Paris 1998, p. 112.

31. J. COVEL, Some Account of the Present Greek Church, with Reflections on their Present Doctrine and Discipline particularly in the Eucharist and the Rest of their Seven Pretended Sacraments, compared with Jac. Goar’s notes upon the Greek ritual or Εὐχολόγιον, Cambridge- Londres 1722, p. VI.

32. Sur cet ouvrage, voir K.-P. TODT, « Dositheos II. von Jerusalem » [cf. n. 1], p. 670, 672 ; F. GABRIEL, « Tradition orientale et vera Ecclesia : une critique hiérosolymitaine de la primauté pontificale. Nektarios, de Jassy à Londres (v. 1671-1702) », dans M.- H. BLANCHET et F. GABRIEL, Réduire le schisme ? Ecclésiologies et politiques de l’Union entre Orient et Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), Paris 2013, p. 197-236. 33. Ces trois dédicaces sont contenues dans le manuscrit Londinensis Add. 22909, ff. 2-6. La première (à Mary) est datée de 1680, la seconde (à James) du 5 janvier 1684 et la troisième (à Dosithée) du 7 juillet 1685. 34. Traduit du grec à partir du Londinensis Add. 22909, ff. 5-5v.

RÉSUMÉS

Dosithée II de Jérusalem fait l’objet de nos recherches depuis de nombreuses années. Derrière la vigoureuse personnalité de ce patriarche, nous avons ainsi pu déceler l’existence d’un réseau d’intellectuels, de dignitaires ecclésiastiques, mais aussi d’hommes de pouvoir, que nous avons jugé utile d’étudier en 2015-2016. Les résultats que nous présentons ici portent en premier lieu sur l’identification du « réseau de Dosithée » et la délimitation de ses principes idéologiques. Nous illustrons par la suite les synergies de quelques-uns de ses acteurs à travers deux études de cas : diffusion de la Confession de foi de Pierre Moghila ; échanges autour des questions eucharistiques.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 239

INDEX

Thèmes : Christianisme orthodoxe

AUTEUR

VASSA KONTOUMA Maître de conférences, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 240

Histoire de l’art et archéologie du monde byzantin et de l’Orient chrétien Histoire de l’art et archéologie du monde byzantin et de l’Orient chrétien

Ioanna Rapti

1 Les conférences de l’année 2015-2016 ont été articulées sur deux thématiques : la topographie religieuse de l’empire de Trébizonde et l’iconographie de l’évangile. Les deux thématiques se rejoignent dans le rôle fondateur de Gabriel Millet et ses travaux pionniers1. L’analyse historiographique, essentielle dans les deux cas, a permis de mettre en lumière les méthodes et les approches de la recherche et de porter un regard nouveau sur les monuments et les objets d’art examinés.

I. Topographie religieuse de l’empire de Trébizonde

2 L’empire de Trébizonde ou des Grands Comnènes, d’après la dynastie qui y a régné entre 1204-1461, constitue un phénomène particulier de l’époque byzantine tardive. Créé au lendemain de la prise de Constantinople par les Latins, il n’en fut pas une conséquence directe même s’il a nourri des ambitions impériales et aspiré à la reconquête de l’empire latin, du moins pour un temps. Dans la reconfiguration géopolitique du monde méditerranéen et de l’Anatolie, cet « empire de poche », selon l’expression d’Anthony Bryer, a joué un rôle dynamique et durable s’inscrivant dans l’échiquier des forces politiques et commerciales entre la mer Noire et l’Anatolie, le Caucase et l’Asie Mineure, passage et relais majeur sur la route de la soie. L’empire de Trébizonde a été une des premières contrées du monde byzantin à attirer l’attention d’abord des voyageurs et érudits, puis des savants et des chercheurs.

3 Les conférences ont permis un bilan historiographique qui a signalé l’apport des deux études de Gabriel Millet sur les inscriptions et les monuments chrétiens de Trébizonde2

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 241

et proposé une critique de ses travaux en les confrontant avec les compléments apportés ultérieurement par Anthony Bryer et David Winfield3.

4 Première étude des églises de Trébizonde avec une mise au point privilégiée sur les décors peints, l’ouvrage co-signé par Gabriel Millet et David Talbot Rice réunit des approches et croise des regards, parfois contradictoires, portés par deux auteurs de génération, de langue et de formation différentes. Le silence de Millet sur Sainte-Sophie dont les fresques ont été révélées après ses missions reste intrigant, de même que le partage des sites entre Millet et Talbot Rice. La connaissance approfondie des monuments du Pont est due aux travaux qu’Anthony Bryer leur a consacré conjuguant archéologie et géographie historique dans la longue durée. Outre une documentation systématique des églises, les travaux de Bryer permettent d’inscrire les édifices dans leur environnement naturel et bâti et mettent en lumière les cultes privilégiés dans la région, notamment celui du patron de Trébizonde saint Eugène, l’importance des saints militaires et des figures fondatrices du monachisme ancien. Le corpus amène à constater le rôle social des églises, marqueurs d’identité d’une population d’origines diverses fédérées dans l’orthodoxie impériale. La topographie révèle la fonction stratégique des monastères et des églises comme points de contrôle des voies reliant le littoral aux steppes ainsi que leur fonction économique explicitement documentée par les actes du monastère de Vazélon.

5 Une part importante a été accordée aux travaux les plus récents, soucieux de déceler dans l’art de l’empire de Trébizonde l’expression de son idéologie et de sa culture grâce à l’étude comparée entre monuments et sources et par la mise en perspective avec l’empire voisin et rival de Nicée, sans ignorer les autres puissances à ambition étatique dans le monde byzantin.

6 Sainte-Sophie de Trébizonde, le monument le plus célèbre de l’empire et le mieux étudié, a été au cœur d’une exposition organisée pendant cette même année à Istanbul à partir de la documentation historiographique dans laquelle les photographies du fonds Gabriel Millet ont eu une place de choix4. Une nouvelle étude des fresques de la chapelle de la tour a été menée au séminaire à partir de ce matériel photographique, des relevés des fresques publiés par Bryer et Winfield et des photographies inédites prises lors du nettoyage des fresques dans les années 1960, depuis lequel l’intérieur de la tour est restée inaccessible5. L’analyse a privilégié l’agencement du décor dans l’espace exigu de la chapelle pour tenter d’en expliquer la fonction et la finalité. La tour datée au XVe siècle par les inscriptions relevées jadis par Millet mais aujourd’hui disparues marque toujours le site, même si l’urbanisation intense de la ville a diminué son rôle dominant dans l’espace péri-urbain de la cité médiévale. La comparaison avec la tour, aujourd’hui en grande partie démolie, du monastère arménien de Kaymakli au sud-est de la ville suggère la correspondance entre ces deux édifices qui signalaient et dominaient les limites et les accès de la ville. La présence des figures impériales sur la façade méridionale de la tour de Sainte-Sophie témoigne du prestige et de la signification du monastère pour la capitale tout en posant la question de la relation de ces portraits avec le programme iconographique de l’intérieur. Derrière l’enclos monastique, ces peintures extérieures étaient sûrement visibles de la communauté des moines y résidant et des fidèles qui pouvaient y accéder du moins lors de certaines célébrations qui avaient un caractère de festivité populaire. En revanche, la chapelle située au premier étage et reconnaissable de l’extérieur à son abside saillante, ne pouvait être accessible qu’à un petit nombre de religieux ou de fidèles. Malgré la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 242

superficie limitée, l’intention de monumentalité est manifeste dans l’aménagement du sanctuaire dominé par une grande abside dont la fenêtre suffit à illuminer l’intérieur. La Déisis qui s’impose dans la conque associe la prière de l’intercession à la manifestation divine et la vision eschatologique évoquée par la présence de séraphins. Le cortège des apôtres offre l’image archétypale de la communion eucharistique que souligne par ailleurs l’inscription sur la façade de l’arc absidal. Le contenu liturgique du décor présente des analogies significatives avec d’autres décors de la même période dans la région tandis que le message théophanique se prolongeait sur la voûte en berceau dont il ne reste, au niveau de la naissance, que quelques minces vestiges de la Pentecôte et de l’Ascension. Le reste du décor s’articule entre deux axes distincts, l’un christologique et l’autre funéraire. Les épisodes de la vie du Christ occupent toutes les façades mais, tout en se suivant dans un ordre chronologique, les images théophaniques du Baptême et de la Transfiguration autour de la porte glorifient l’entrée. La Résurrection de Lazare et l’Entrée à Jérusalem s’associent aux portraits funéraires qui occupent le mur occidental dominé, comme il est d’usage, par la Dormition, et qui se prolongent sur le mur nord sous la Passion et la Résurrection du Christ. Cet espace semble donc dévolu à la commémoration privilégiée de donateurs laïques et religieux indiquant les liens étroits entre le monastère, la ville et ses milieux dirigeants. Le programme fait écho au décor du XIIIe siècle dans l’église principale Sainte-Sophie suggérant la force et la continuité de la tradition et la cohérence entre les composantes architecturales du monastère.

7 Déjà étudiées dans plusieurs publications dont les monographies de David Talbot-Rice et Antony Eastmond6, les fresques de Sainte-Sophie ont été abordées à la lumière de la bibliographie mais aussi en relation avec l’agencement de l’espace sacré, en dialogue avec le décor sculpté extérieur et les axes de visibilité définis par les passages ouverts au sein de l’édifice (fig. 1). Sur les reliefs du porche sud, l’économie du salut est annoncée à travers la création et la faute d’Adam dans sa dimension symbolique et historique, la dimension temporelle du processus étant accentuée par la présence d’un cadran solaire stylisé que nous reconnaissons au milieu du tympan et par les figures du zodiaque au-dessus du tympan. L’aigle aux ailes déployées qui s’y retrouve est en adéquation avec cette lecture et complète le symbolisme temporel de l’ensemble par une référence au pouvoir.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 243

Fig. 1. Trébizonde, Sainte-Sophie, plan au sol d'après David Talbot Rice.

Tous droits réservés.

8 Le porche nord, ouvrant sur une église dont seuls les fondements subsistent, répond à cette lecture vétérotestementaire par les figures des prophètes et des préfigurations mariales.

9 Ces paradigmes bibliques flanquent le programme christologique qui évoluait à l’intérieur constituant le cadre rituel et cérémoniel de la communauté : la célébration de l’empire en termes de généalogie et de théophanie s’avère doublée d’un parcours eucharistique signalé par les fresques de la pêche miraculeuse à Tibériade (fig. 2). La Passion du Christ constituait un autre chemin contemplatif tandis que l’entrée occidentale de l’église comportait deux paliers propédeutiques : le premier offrait un discours eschatologique imposant, d’une grande finesse à juger des minces vestiges des fresques qui couvraient jadis l’intérieur du porche. Le narthex, deuxième étape liminaire, conserve un discours sotériologique éloquent, fondé sur l’articulation rhétorique des miracles et du ministère du Christ dans les parois. Les voûtes peu élevées sont régies et illuminées par d’amples frises polychromes dont le symbolisme cosmique est renforcé par leur proximité du regard des fidèles.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 244

Fig. 2. Trébizonde, Sainte-Sophie, bêma mur nord, Apparition du Christ au lac de Tibériade.

Cliché I. Rapti, 2015. Tous droits réservés.

10 La question de l’espace a également été abordée à l’échelle urbaine à partir de l’étude de la topographie religieuse et palatiale mais aussi à partir des inscriptions grecques conservées ou relevées jadis par Millet. Dans leur chronologie relative les inscriptions témoignent de l’affirmation du pouvoir sur les remparts de la cité et de l’extension de celle-ci au-delà des murailles corroborant les indications des fondations religieuses suburbaines, comme Sainte-Sophie et le monastère arménien de Kaymakli. L’étude de ce dernier a permis de constituer un dossier épigraphique et d’interpréter le décor peint de l’église à la lumière des sources documentaires. Les inscriptions datées attestent la récupération arménienne du site dès le XVe siècle et son développement à partir des vestiges d’un édifice de l’époque des Grands Comnènes. La datation des fresques et de la petite chapelle adjacente s’avère remonter au XVIIe siècle comme l’avait jadis proposée Sirarpie Der Nersessian, une hypothèse remise en cause en faveur d’une date antérieure par Bryer et Winfield7.

11 En revanche, l’intuition de ces deux savants s’est avérée juste quant à la datation des fresques de la chapelle du monastère de Vazélon, au sud du pays, sur le passage des Alpes pontiques vers la pleine d’Erzerum : bien que fortement détériorées, ces peintures offrent un ensemble pictural magistral, désormais daté avec précision de 1219 ce qui en fait le plus ancien exemple de l’art de l’empire de Trébizonde8.

12 Tout en s’attachant à des monuments spécifiques et à des questions d’historiographie, de datation ou d’iconographie, les conférences sur Trébizonde ont proposé une vision d’ensemble des arts de l’empire des Grands Comnènes dans le contexte géographique et historique de son temps mais aussi dans la longue durée à travers la mémoire préservée dans le Pont et son héritage au monde orthodoxe ou en Occident.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 245

II. Iconographie de l’évangile

13 La seconde thématique sur l’iconographie a proposé un bilan des théories iconographiques un siècle après la parution de l’ouvrage de Gabriel Millet qui a marqué l’émergence de l’histoire de l’art byzantin et la méthodologie de l’iconographie byzantine Recherches sur l’iconographie de l’évangile, Paris, 1916. Dans un premier temps il a été question d’analyser la structure de l’ouvrage de Millet sur le fonds des théories de son époque et des débats entre le rôle des différents pôles du monde romain sur la formation de l’art chrétien. Il s’agissait également de décrypter la logique des classifications proposées par Millet entre écoles dont la définition dans le temps et l’espace, aujourd’hui caduque, ne manque pas d’intérêt et, surtout, surprend par l’ampleur de la documentation collectée, l’envergure des champs examinés et les rapprochements proposés entre formes et œuvres.

14 L’illustration des évangiles, pour élémentaire qu’elle soit, constitue une grande question de l’iconographie byzantine qui dépasse le champ même de l’iconographie du Nouveau Testament. L’accomplissement de l’Ancien Testament dans l’Église chrétienne est, certes, une idée fondamentale de la pensée chrétienne. La contextualisation des images illustrant le texte des évangiles en association avec d’autres scènes inspirées de l’Ancien Testament est attestée dès la naissance de l’art chrétien. À l’instar de Millet qui s’est intéressé à l’art chrétien de l’Orient indépendamment des délimitations confessionnelles et linguistiques, englobant l’Égypte copte, la Syrie mais aussi la Géorgie, l’Arménie et la Russie, l’intérêt s’est porté sur la perméabilité des différentes aires culturelles à certains schémas iconographiques. À partir de du cycle de la Passion, choisi comme étude de cas en raison des nombreux travaux récents qui lui ont été consacrés, les manuscrits et les décors monumentaux ont été examinés en termes de rhétorique, de procédés de narration et d’exégèse mais aussi dans leur rapport avec l’expérience liturgique. L’iconographie de la Passion a été abordée à partir des œuvres spécifiques, étudiées individuellement ou en groupes géographiques ou stylistiques. Les manuscrits du groupe connu sous la dénomination « Decorative style » associé à la région de Chypre-Syrie-Palestine et aux XIIe-XIIIe siècles offrent un témoignage intéressant d’une iconographie particulièrement riche, en recherche d’émotion et de tension dramatique. Les manuscrits réalisés au XIIIe siècle dans le royaume arménien de Cilicie témoignent d’une rhétorique visuelle analogue parfois appuyée par des légendes ou par la mise en page des personnages. C’est le cas des évangiles de la reine Keran où, outre les compositions en pleine page, la Passion se déploie dans les marges du manuscrit à raison des figures ou d’épisodes isolés, constituant un des fils conducteurs du programme iconographique. Le rôle des ordres mendiants, activement présents dans le Levant, dans le renouvellement de l’iconographie de la Passion a été également une question examinée à la lumière des études récentes sur les régions byzantines sous domination ou en contact avec les Latins. Si cette période a été au cœur de la réflexion, certaines séances ont porté sur des œuvres clefs pour l’évolution de l’iconographie byzantine : les homélies liturgiques de Grégoire de Nazianze, Par. Grec 510 ont permis de voir l’état de la question de l’iconographie néotestamentaire au lendemain de l’iconoclasme et d’étudier l’articulation entre différentes catégories d’images bibliques, hagiographiques et liturgiques au sein des compositions conçues comme des préfaces visuelles à des sermons liturgiques. Parallèlement à la codification du texte dans le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 246

cérémoniel orthodoxe, les miniatures reprennent souvent des schémas établis. Or leur interprétation et les associations des images permettent de déceler, à la suite des travaux de Leslie Brubaker9, les messages susceptibles de passer à travers la répétition régulière de ces discours patristiques pour forger une communauté sur les fondements canoniques de l’Église impériale.

15 Les tétraévangiles les plus longuement illustrés, Paris grec 74 et Laur. VI 26, datés pour le premier du troisième quart du XIe siècle et pour le second de la première moitié du XIIe siècle, accessible grâce à leur numérisation intégrale10, ont permis d’aborder l’illustration dans l’espace du livre, examiner les nombreuses facettes de la relation entre texte et image, constater des allitérations iconographiques significatives et réfléchir sur l’élaboration d’un cheminement visuel à travers le texte des évangiles. La question de l’échelle entre texte et image, en plus de celle de la mise en page, mais aussi l’utilisation des livres des évangiles nous a conduit aux évangiles Paris grec 11511 et à son iconographie de transition associant des éléments paléochrétiens avec des innovations de l’époque byzantine moyenne. L’effacement des nombreuses miniatures à la différence d’autres, lisibles et conservées dans un état satisfaisant, a posé le problème de la destruction sélective de certaines images ou de la détérioration due à un usage dévotionnel intense et continu.

16 Des travaux de doctorants avancés et de jeunes docteurs ainsi que des interventions de collègues ont contribué à l’étude de ces deux axes avec des éclairages ponctuels sur la production et l’imagerie monétaire de Trébizonde (V. Prigent), le cycle de la Passion en Serbie (J. Soria), la mémoire de l’empire de Trébizonde en Russie (V. Tchentsova), la croix de Bakkafa (R. Ziadé), les évangiles éthiopiens (C. Bosc-Tiessé).

NOTES

1. G. MILLET, Recherches sur l’iconographie de l’évangile, Paris 1916 et avec D. TALBOT RICE, Byzantine Painting at Trebizond, Londres 1936.

2. G. MILLET, « Les monastères et les églises de Trébizonde », Bulletin de correspondance hellénique 19 (1895), p. 419-459, www.persee.fr/doc/ bch_0007-4217_1895_num_19_1_3650 (consulté le 4 mai 2017) ; « Inscriptions byzantines de Trébizonde », Bulletin de correspondance hellénique 20 (1896), p. 496-501, www.persee.fr/doc/bch_0007-4217_1896_num_20_1_3612 (consulté le 4 mai 2017). 3. A. BRYER, D. WINFIELD, The Byzantine Monuments and Topography of the Pontos, Washington 1985 (Dumbarton Oaks Series 20), avec la bibliographie antérieure. 4. A. EASTMOND (éd.), Byzantium’s Other Empire. Trebizond, Istanbul 2016.

5. I. RAPTI, « The Tower Frescoes : Art at the End of the Empires », dans A. EASTMOND (éd.), Byzantium’s Other Empire, p. 145-170.

6. D. TALBOT RICE, The Church of Hagia Sophia at Trebizond, Édimbourg 1968 ; A. EASTMOND, Art and Identity in Thirteenth-Century Byzantium : Hagia Sophia and the Empire of Trebizond, Aldershot 2004.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 247

7. A. BRYER, D. WINFIELD, The Byzantine Monuments and Topography of the Pontos, p. 208.

8. I. RAPTI, « Un nouveau témoignage sur l’empire des Grands Comnènes : la date des fresques de la chapelle Saint-Élie au monastère de Vazélon », Revue des études byzantines 75 (2017, sous presse), p. 171-205. 9. L. BRUBAKER, Vision and Meaning in Ninth-Century Byzantium : Image as Exegesis in the Homiliesof Gregory of Nazianzus, Cambridge 1999. 10. Par. grec 74, consultable sur gallica.bnf.fr ; Laur. VI 23 : consultable sur teca.bmlonline.it. 11. Consultable sur gallica.bnf.fr.

RÉSUMÉS

Les conférences de l’année 2015-2016 ont été articulées sur deux thématiques : la topographie religieuse de l’empire de Trébizonde et l’iconographie de l’évangile. Les deux thématiques se rejoignent dans le rôle fondateur de Gabriel Millet et ses travaux pionniers. L’analyse historiographique, essentielle dans les deux cas, a permis de mettre en lumière les méthodes et les approches de la recherche et de porter un regard nouveau sur les monuments et les objets d’art examinés.

INDEX

Thèmes : Histoire de l’art et archéologie du monde byzantin et de l’Orient chrétien

AUTEUR

IOANNA RAPTI Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 248

Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXIe siècle) Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe- XXIe siècles)

Bernard Heyberger

1 Le séminaire poursuit différents chantiers concernant le domaine de recherche du directeur d’études. Deux axes principaux se sont dessinés cette année : un premier portant sur les questions institutionnelles et politiques dans la période allant des réformes ottomanes à nos jours, concernant donc le passage de l’empire à l’État-nation. Un second axe a été consacré à la production picturale des chrétiens orientaux aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui voient une véritable renaissance de la peinture religieuse, notamment en Syrie et en Égypte.

Des réformes ottomanes aux États-nations

2 Les transformations du XIXe siècle ont été au cœur du programme de l’année 2015-2016. D’une situation de grande dispersion et de localisme chez les chrétiens de l’empire, on passe progressivement à une unification confessionnelle, puis à une identification de la religion à la nation, ou à l’ethnie. Mais cette évolution est loin d’être achevée lorsqu’éclate la première guerre mondiale. Ce sont surtout les massacres et les expulsions durant le conflit et à sa suite qui mènent à l’achèvement presque complet du processus.

3 Aux XVIIe et XVIIIe siècles, on relève, à Constantinople comme ailleurs, que l’étroitesse du marché matrimonial amène les Latins de la ville à épouser des conjoints orthodoxes. Ces mariages mixtes peuvent contourner l’autorité du clergé en demandant l’assentiment du juge musulman ou du clergé orthodoxe. Mais une bataille est menée, qui se poursuit au XIXe siècle, pour empêcher les mariages mixtes, ou du moins pour les faire entrer dans la norme du concile de Trente et sous l’autorité du clergé catholique et/ou du consul de France. Le clergé catholique dispose à cet effet d’un outil bureaucratique pour s’accommoder des situations complexes de la micro-société levantine : la demande de dispense pour consanguinité / affinité / ou disparité de rite,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 249

qui permet de sauvegarder en apparence l’autorité, tout en adaptant les règles aux exigences sociales. La distinction entre catholiques et non-catholiques ne s’est imposée que très progressivement, par exemple chez les Arméniens, divisés moins entre partisans et adversaires du rapprochement avec l’Occident, qu’entre tenants de l’ambiguïté et de l’absence de rupture, et adeptes de la séparation franche. Fréquenter les mêmes églises et s’associer au culte relevaient d’une certaine « ottomanité », la rupture au contraire pouvant apparaître comme une allégeance aux « Francs », un acte politiquement hostile au souverain et lourd de conséquences.

4 Ce n’est que dans le cadre des réformes ottomanes au XIXe siècle que l’autonomie catholique, marquée par une séparation institutionnelle avec les non-catholiques, pourra s’imposer, sans mettre totalement fin aux pratiques de mixité et de partage du culte. La politique ecclésiastique de Pie IX, voulant imposer l’autorité directe du pape sur les Églises orientales catholiques, au moment où l’État ottoman demandait à celles- ci de s’organiser en « millets » avec leurs propres institutions, provoqua un conflit grave, notamment chez les Arméniens, partagés entre leur fidélité à la Porte et leur proximité avec les Arméniens apostoliques d’un côté, l’injonction qui leur était faite de se soumettre entièrement à Rome de l’autre. À la même époque l’adhésion au protestantisme permettait à des individus de s’émanciper de l’institution ecclésiastique tout en ménageant des compromis. Elle offrait aussi une ouverture sur la science et la raison modernes, censées conciliables avec la foi1. Les modes de vie commençaient alors à se différencier, les chrétiens étant les premiers à adopter les tenues vestimentaires ou le style d’ameublement des logements introduits d’Europe. Ils se distinguaient aussi par une certaine prospérité, alors que l’artisanat urbain plongeait dans la crise à la suite de la concurrence des produits manufacturés européens, dont ils étaient les importateurs.

5 Les réformes ottomanes imposées alors par le haut, et sous la pression des Puissances, menaçaient le fonctionnement social traditionnel, en « ‘asabiyya » autour de notables. La réforme fiscale et l’introduction du service militaire provoquèrent en particulier le mécontentement dans la population musulmane2. Certaines factions de celle-ci furent incitées à lire ces évolutions institutionnelles et sociales en termes confessionnels, et à s’attaquer aux églises et aux biens des chrétiens (Alep 1850, Damas 1860), ces derniers étant considérés comme rangés au service des intérêts étrangers et hostiles à l’empire. Il est vrai que les médias européens, et une partie du clergé oriental, imposaient également une lecture confessionnelle des événements, posant les chrétiens comme victimes du fanatisme atavique des musulmans et insistant sur la protection que les puissances devaient apporter aux minorités chrétiennes de l’empire, n’hésitant pas à remonter aux croisades pour évoquer une « tradition » de cette protection. Chez les « rûms » de l’empire en particulier, l’avènement d’une Grèce indépendante a fortement contribué à l’ethnicisation et à la nationalisation de la religion, s’accompagnant d’un estrangement linguistique, culturel et politique d’une partie des « rûms » ottomans.

6 Les réformes ottomanes renforcèrent partout la place des laïcs dans les institutions communautaires, et créèrent les conditions de conflits lancinants entre clergé et laïcs. Après l’effondrement de l’empire, cette situation se prolongea, mais les institutions communautaires chrétiennes durent s’adapter aux nouveaux cadres institutionnels des États-nations. À Chypre, l’occupation anglaise fut marquée par la constitution des deux principales communautés en corps institutionnalisés : Turcs et Grecs, chacun faisant référence à une patrie-mère. La petite minorité maronite dut s’adapter, et mit alors en exergue son lien avec le Liban. Aujourd’hui, elle affirme sa spécificité, tout en se

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 250

proclamant chypriote avant tout, dans un État qui devrait assumer son caractère multiculturel et plurilinguistique. En Jordanie, l’avènement de l’État-nation entraîna une arabisation de l’Église orthodoxe, accompagnée d’un affrontement entre laïcs et bas-clergé arabophones d’un côté, haut-clergé hellène de l’autre. Français et Britanniques, dans les territoires que leur confia la SDN, veillèrent à conserver les statuts particuliers des chrétiens, bien que ceux-ci entrassent en contradiction avec le projet de construire une unité nationale, autour d’une idéologie nationaliste arabe. Dans un pays comme la Syrie, les minorités ne firent jamais confiance à la majorité musulmane sunnite pour promouvoir un tel projet. Les chrétiens en particulier, se conçurent comme victimes, attachées à la protection extérieure et aux garanties internationales de leurs droits. Le pouvoir finit par être accaparé par une minorité, qui, derrière une idéologie nationaliste arabe, agit en fait pour renforcer les minorités et les sentiments de solidarité familiale, clanique et confessionnelle, en jouant sur la peur d’une définition islamique majoritaire de la nation. Au Liban, la mémoire des massacres de 1860, divergeant entre druzes et maronites, a joué un rôle central dans les orientations idéologiques opposées durant la guerre civile de 1975-1990, et contribua à entretenir la violence3. En Turquie républicaine, la racialisation de l’idéologie kémaliste s’accompagna de la taxation confiscatoire des chrétiens et des juifs, dont certains subirent une forme de déportation intérieure, tandis que beaucoup se retrouvèrent ruinés. Ces mesures contribuèrent à affaiblir la cohésion interne des communautés minoritaires, voire la solidarité intergénérationnelle au sein même des familles4.

7 Interventions de L. Binz, P. Hill, F. Krimsti, A. Massot, C. Santus, S. Dermarkar, de Mgr Y. Soueif, de N. Neveu, N. Meouchy, D. De Clercq, et de H. Georgelin.

Renaissance de la peinture d’icônes et influences extérieures

8 Les images, ainsi que les thèmes iconographiques, circulent, selon des routes parfois inattendues, et souvent difficiles à retracer.

9 C’est le cas de la Madone de Constantinople, conservée à Galata. L’image primitive, de style italien, vient sans doute de Caffa, en Crimée, et est arrivée à Constantinople quand les Génois ont perdu cette colonie. Victime d’un incendie en 1660, elle est couverte d’un revêtement qui en modifie l’iconographie. Ce revêtement commandé en 1698 part du thème byzantin de la Vierge Hodègètria pour y intégrer des éléments iconographiques développés en Occident, et notamment par les Dominicains : la Vierge au Manteau, le Rosaire, le pape Pie V, promoteur de ce culte, et enfin le roi saint Louis, à une époque où la France est devenue la principale puissance catholique présente dans la capitale ottomane5.

10 Au Caire comme à Alep, on assiste à une véritable renaissance de la peinture religieuse chrétienne au XVIIIe siècle. La question du caractère autochtone ou des influences étrangères se pose dans les deux cas. On sait que la Crète, sous occupation vénitienne, a été un centre extrêmement fécond de production d’icônes, qui, au XVIe siècle, ont rayonné dans tout le bassin oriental de la Méditerranée. La proximité de la peinture d’Alep avec cette école de peinture paraît évidente. Mais on sait que les artistes syriens, bien qu’essentiellement fidèles aux thèmes de la liturgie byzantine, ont subi aussi d’autres influences : des peintres italiens y ont exercé. Des chrétiens locaux ont été

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 251

initiés à la peinture lors de leurs études à Rome. Un décor sur bois d’une maison chrétienne (début XVIIe siècle) s’inscrit au contraire dans une tradition iconographique turco-persane6. Le voyageur Paul d’Alep exprime son admiration pour la peinture crétoise, qu’il mesure à la peinture moscovite durant son périple jusqu’en Russie7. Il fait aussi imprimer des images gravées lors de son passage à Kiev. Les miniatures produites à Alep dans son entourage attestent différentes influences. Le caractère antiquisant de certains détails est certainement un indice que les modèles suivis étaient des images imprimées en Occident, dont la circulation était attestée alors en Syrie. L’évangéliaire arabe richement illustré, édité à Rome en 1590, a en particulier pu servir : on sait qu’il a inspiré également la peinture éthiopienne.

11 Au Caire, l’atelier du peintre Hannâ Al-Armânî al-Qudsî a été extrêmement prolifique (350 œuvres connues aujourd’hui), à une époque où une certaine prospérité et une certaine liberté ont autorisé les coptes à restaurer et à décorer leurs sanctuaires. On a voulu voir en lui un peintre authentiquement égyptien, inspiré par la tradition locale. Inversement, on a insisté sur sa prétendue origine hiérosolymitaine pour expliquer les influences qu’il aurait subies. La source la plus probable de son inspiration est la bibliothèque des franciscains de Moski, à quelques pas du lieu où il avait son atelier. Il pouvait y puiser des modèles, tout en opérant des choix et des transformations pour répondre à la demande de ses commanditaires, ou se laisser guider par ses propres choix8.

12 À Chypre, la collection d’icônes (XVIIe–XIXe s.) conservées par les maronites de l’île s’avère extrêmement hétéroclite, montrant les différents liens que la petite minorité avait tissés avec son environnement. On y trouve des icônes peintes par des moines grecs de Chypre (XVIIe siècle), d’autres qui auraient pu être importées du monde orthodoxe, de Crète, ou d’Italie par les franciscains desservant les paroisses maronites au XVIIe et XVIIIe siècle.

13 Dans les milieux dévots libanais actuels, l’image occupe une place essentielle. Les images de la Vierge s’y déclinent en différents styles et avec différentes références, l’addition y jouant un rôle essentiel. Des Vierges réputées et miraculeuses (de Kazan, de Limpias, etc.) sont localement vénérées, et parfois interprétées et adaptées aux préoccupations politiques et spirituelles locales9.

14 L’étude de l’iconographie, atteste, peut-être plus manifestement que d’autres aspects, l’inscription de la vie religieuse des chrétiens orientaux dans des circulations à grande échelle et dans une dialectique du local et du transnational.

15 Contributions de R. Ziadé, C. Nassif, J. Auber de Lapierre, M. Skordi, et E. Aubin- Boltanski.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 252

NOTES

1. P. HILL, « The first Arabic translations of Enlightenment literature : The Damietta circle of the 1800s and 1810s », Intellectual History Review (2015), p. 1-24. En ligne : http://dx.doi.org/10.1080/17496977.2014.970372 (consulté le 9 mars 2017).

2. F. KRIMSTI, Die Unruhen von 1850 in Aleppo : Gewalt im urbanen Raum, Klaus Schwarz, Berlin 2014 ; ID., « The 1850 Uprising in Aleppo. Reconsidering the Explanatory Power of Sectarian Argumentations », dans U. FREITAG, N. FUCCARO (éd.), Urban Violence in the Middle East. Changing Cityscapes in the Transition from Empire to Nation State, Berghahn, New York-Oxford 2015, p. 141–163. 3. D. DE CLERCK, C. EDDÉ, N. KAIDBEY, S. SLIM (dir.), 1860. Histoires et mémoires d’un conflit, Presses de l’IFPO, Beyrouth 2015. 4. Z. BIBÉRIAN, Le crépuscule des fourmis, trad. H. GEORGELIN, Métispresses, Genève 2012 ; ID., La Traînée, trad. H. GEORGELIN, Métispresses, Genève 2015.

5. R. ZIADÉ, « La madone de Constantinople de l’église Saints-Pierre-et-Paul du couvent dominicain de Galata à Istanbul et son revêtement en argent représentant la Vierge au manteau », dans J. CHARLES-GAFFIOT, A. DESREUMAUX (dir.), Grandes heures des manuscrits irakiens : une collection dominicaine inconnue de manuscrits orientaux (XIIe-XXe siècles), Éditions du Net, Paris 2015, p. 80-86. 6. J. GONNELLA, J. KRÖGER (éd.), Angels, Peonies, and Fabulous Creatures. The Aleppo Room in Berlin, Museum für Islamische Kunst-Rhema, Berlin-Münster 2008. 7. B. HEYBERGER, « De l’image religieuse à l’image profane ? L’essor de l’image chez les chrétiens de Syrie et du Liban », dans B. HEYBERGER, S. NAEF (dir.), La multiplication des images en pays d’Islam (XVIIe-XXIes.), Orient Institut der DMG, Istanbul 2003, p. 31-56. C. WALBINER, « “Images painted with such exalted skill as to ravish the senses…” : Pictures in the eyes of Christian Arab travellers of the 17th and 18th Centuries », ibid., p. 15-30. 8. J. AUBER DE LAPIERRE, « Tradition et innovation : la dualité iconographique du peintre Yuhanna al-Armani », Études Coptes XIII, 15e journée d’étude, Louvain-la-Neuve, 12-14 mai 2011, De Boccard, Paris 2015, p. 27-42 ; ID., « La vie de saint Jean-Baptiste par Yuhanna al-Armani, ou la création d’un chef-d’œuvre ottoman », Études Coptes XIV, 16e journée d’étude, Genève, 19-21 juin 2013, De Boccard, Paris 2016, p. 231-250. Voir aussi M. GUIRGUIS, An Armenian Artist in Ottoman Egypt. Yuhanna Al-Armani and His Coptic Icons, The American University in Cairo Press, Le Caire-New York 2008, trad. de l’arabe par A. ELBENDARY. Recension par B. HEYBERGER, Arabica 56/4-5 (2009), p. 466-468.

9. E. AUBIN-BOLTANSKI, « Prêter corps au Christ et à la Vierge crucifié(e)s. Liban 2011 », Archivio Italiano per la Storia della Pietà 26 (2013), p. 367-386 ; ID., « Notre-Dame de Béchouate. Un “objet-personne” au centre d’un dispositif cultuel », L’Homme 203-204 (2012), p. 291-320.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 253

RÉSUMÉS

Le séminaire poursuit différents chantiers concernant le domaine de recherche du directeur d’études. Deux axes principaux se sont dessinés cette année : un premier portant sur les questions institutionnelles et politiques dans la période allant des réformes ottomanes à nos jours, concernant donc le passage de l’empire à l’État-nation. Un second axe a été consacré à la production picturale des chrétiens orientaux aux XVIIe et XVIIIe siècles, qui voient une véritable renaissance de la peinture religieuse, notamment en Syrie et en Égypte.

INDEX

Thèmes : Histoire des chrétiens d’Orient (XVIe-XXIe siècle)

AUTEUR

BERNARD HEYBERGER Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 254

Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècle) Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècles)

Jean-Luc Lambert

1 Cette année, nous avons repris l’étude du système religieux des Ougriens de l’Ob (ouest sibérien) et en particulier l’analyse des chants guerriers (tārnəŋ-ār en khante, tērniŋ- ēryg en mansi), qui ont été notés entre 1844 et 1899. Rappelons que ce sont des textes épiques pouvant compter jusqu’à près de 3 000 vers chantés sur des sites cultuels par des chamanes qui ont alors fonction de bardes. Chaque chant donne la parole à un dieu local et est interprété sur le site du dieu en question. Malheureusement, nous ne disposons pas de véritable description ethnographique du rituel de l’exécution de l’épopée ob-ougrienne, car il s’agit bien d’un rituel, malheureusement disparu depuis plus de 70 ans. Nous savons tout de même que l’interprétation des chants guerriers est associée à des sacrifices effectués lors de grandes fêtes sur les sites cultuels1. De ce point de vue, il est remarquable de constater que systématiquement, à la fin du chant, une fois que le dieu-héros est revenu chez lui après avoir effectué un parcours en boucle, il est question de sang versé d’une manière ou d’une autre. Il peut s’agir d’un authentique sacrifice et parfois non ; par exemple une fille peut être suppliciée par le dieu pour s’être, dit-il, mal comportée avec lui. Comme parfois ce sang versé n’est même pas véritablement justifié dans l’histoire, nous avons dû penser qu’il a nécessairement une fonction extratextuelle. Ce sacrifice décrit dans le texte semble bien renvoyer au sacrifice réel que les hommes effectuent à ce même endroit en l’honneur du dieu dont le barde-chamane chante les aventures.

2 Nous avions vu là un indice sans doute lié à l’idée d’une efficacité de l’exécution du chant épique – dans la Sibérie du Sud, les hommes attendent fréquemment la chance à la chasse de la récitation de l’épopée. L’histoire du dieu et son déroulement renverraient ainsi, d’une manière ou d’une autre, à l’attente des hommes, par exemple le dieu ramène une épouse alors que les hommes attendent quelque chose pour eux. Il est ainsi légitime de penser qu’il y a un jeu de renvois entre les deux, entre ce que le dieu ramène dans le texte et ce que les hommes désirent eux-mêmes avoir. Par l’interprétation du chant, l’un comme l’autre serait obtenu. Il est toutefois certain que

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 255

l’efficacité attendue de l’exécution de l’épopée est différente de celle d’un rituel chamanique, plus facile à concevoir, et nous savons par ailleurs que dans plusieurs sociétés sibériennes, la pratique de l’épopée a historiquement succédé au chamanisme. Nous avions analysé précédemment comment d’un point de vue anthropologique, il était possible de passer d’un mode de communication chamanique à un mode de communication épique2. Dans cette perspective, il devenait pertinent de se demander si les diverses trames narratives des chants guerriers ougriens correspondaient à des attentes réelles différentes des hommes.

3 Nous avions également analysé des textes correspondant à trois des cinq trames narratives ougriennes, et nous avons poursuivi cette recherche en choisissant d’étudier un chant guerrier totalement atypique, très court (291 vers)3, noté par Bernát Munkácsi en 1889 auprès d’un chamane mansi. Ce texte appartient pourtant bien à ce genre même si son intrigue ne correspond à aucune trame connue. Il met en scène le dieu du petit Ob. À l’analyse, ce texte se comprend à partir du chant du baptême qui est lui un chant personnel attribué à un prince mansi du début du XVIIIe siècle, converti par la force. Rappelons que chaque Ougrien de l’Ob, comme chaque Nord-Samoyède, se doit de forger son chant personnel, fréquemment comparé encore aujourd’hui à une carte d’identité. Dans celui-ci, chacun est libre de chanter ce qu’il souhaite, et ce prince a choisi de raconter dans le sien sa conversion forcée à l’orthodoxie qu’il a vécue comme une seconde naissance, douloureuse4. Alors qu’il vivait paisiblement et remplissait honnêtement ses fonctions, le prince est littéralement attaqué dans son village par les cosaques qui accompagnaient les missionnaires. Il ne comprend pas la raison de cet assaut, mais prend les armes et repousse une première fois ses adversaires venus en bateau. Lors de l’attaque suivante, il est vaincu et emmené en prison où il sera converti. Ce chant qui véritablement traverse et travaille l’imaginaire ougrien a également pénétré la sphère épique où il s’est pour ainsi dire diffracté en deux textes différents : le chant guerrier du dieu du petit Ob, atypique, et un chant de l’ours, tout aussi atypique dans le corpus auquel il se rattache. Cette intégration d’un chant personnel dans l’univers épique a été possible sur une base simple : ces trois genres sont chantés à la première personne, et de ce point de vue, les chants guerriers pourraient même être considérés comme les chants personnels des dieux qui les portent, un constat du même ordre serait également valide pour les chants de l’ours.

4 À la différence du prince finalement vaincu, le dieu du petit Ob va parvenir à repousser par deux fois ceux qui l’ont assailli sans raison apparente, il est donc lui victorieux. Une fois passé ce premier constat, le chant guerrier du dieu du petit Ob reste étrange et, à première vue, semble manquer de cohérence interne. Il n’en est pourtant rien. Il est structuré en quatre parties. Tout d’abord, le dieu se présente en précisant qu’il est très puissant et que les hommes l’invoquent avec succès en cas de maladies et lui offrent des sacrifices en retour, ce qui est totalement inhabituel dans les chants guerriers qui se déroulent exclusivement dans un temps mythique. Toutefois, après cette présentation, le chant retourne immédiatement dans cette époque antérieure à celle des hommes. En effet, le dieu du petit Ob est alors agressé, non par des cosaques, mais par les troupes menées par une importante déesse locale, habitant un peu plus loin et qui arrivent en canot. Il tue tous les assaillants à l’exception de la déesse du Kazym qu’il fait raccompagner chez elle une fois qu’elle lui a promis de ne plus revenir. Ensuite, c’est le dieu Tēk qui arrive à la tête de ses troupes, il est également vaincu dans un véritable bain de sang. Lui seul aura la vie sauve et sera renvoyé chez lui par le dieu du petit Ob qui, dans le chant, ne se sera donc pas déplacé pour effectuer un parcours en boucle. Il

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 256

offre donc le cas de figure tout à fait isolé dans le corpus des chants guerriers d’un dieu qui ne bouge pas de chez lui et ne fait que repousser des assauts qui paraissent totalement injustifiés. Et la dernière partie de ce chant revient, comme la première, au temps actuel. En effet, ce sont à présent des hommes menés par un chamane (najt-xum) qui arrivent en canot et ils emmènent avec eux de très nombreux rennes. Une fois qu’ils ont accosté, le dieu se met à parler par la bouche du chamane. Le processus est même décrit puisque le dieu dit (vers 258-259) « Moi, le dieu du petit Ob, je lui [au chamane] installe (pinäslem) [ma] chaleur (rē’il) [souffle vital], je viens à lui et je parle ainsi : », les traductions modernes recourent alors toutes à la notion vide de sens de « transe ». Le dieu demande alors explicitement à ce que les animaux soient sacrifiés pour que les hommes venus le voir en raison d’une maladie recouvrent la santé. Ensuite, ils peuvent rentrer chez eux, guéris.

5 Dans le prolongement de la perspective d’analyse que nous avions progressivement adoptée, ce texte peut être compris. Il paraît ainsi associé à une attente de l’ordre de la cure thérapeutique. En effet, le dieu met dès le début en avant son côté guérisseur et la maladie est bien pensée quant à elle comme une agression extérieure dont la cause ici importe peu, l’essentiel est de parvenir à la repousser. Le sang versé des ennemis dans les deux parties intermédiaires correspond, dans la logique du texte, au sang du sacrifice que les hommes doivent à la fin du chant accorder au dieu du petit Ob qui va les délivrer de leur maladie.

6 Ainsi, ce texte, au premier regard totalement décousu, est à l’analyse à considérer comme un métatexte, qui in fine permet de comprendre ce que signifie chanter l’épopée. Dans l’ouest sibérien, de nombreux récits sont à concevoir comme d’authentiques exégèses autochtones de rituels ou de représentations dont on ne parle pas beaucoup au quotidien. Ainsi, un exemple parmi de nombreux autres, un récit nganassane permet de comprendre le rituel au cours duquel un chamane reçoit son tambour qu’il doit alors chasser comme un renne. Le chant guerrier du dieu du petit Ob permet, lui, de concevoir ce qu’est un chant guerrier et l’attente qui lui est associée. De ce point de vue, ce texte épique peut même être considéré comme une description tout à fait particulière du rituel effectué au moment de la récitation, une description singulière, encodée dans ses parties centrales de manière épique, les acteurs du rituel sont alors symboliquement absents et le chant se déroule au temps des dieux. Les trois dernières parties du chant de ce dieu potentiellement guérisseur sont à l’analyse profondément équivalentes, elles disent la même chose, mais sur des modes différents. Ce texte propose in fine une véritable traduction en langue épique d’actions rituelles effectives. Ainsi, quand le dieu du petit Ob raconte qu’il est assailli par l’armée de la déesse du Kazym ou de Tēk, qu’il la repousse en versant le sang de ses adversaires, cela signifie dans le codage épique que des hommes viennent à lui, lui offrent des sacrifices sanglants afin qu’il repousse la maladie qui les a assaillis. Ce texte, essentiel, fournirait ainsi une authentique clé interprétative permettant d’appréhender l’efficacité attendue de la récitation des chants guerriers. Les analyses que nous avions menées précédemment semblent par contrecoup validées, et cela en dépit du manque d’une véritable description exogène, ethnographique, du rituel.

7 En lien également avec la préparation de la deuxième journée d’étude co-organisée avec Florence Goyet (Université Grenoble Alpes) (« Changer d’auditoire, changer d’épopée », 29 avril 2016, CEMS), nous avons donc ensuite repris l’analyse des textes que nous avions déjà étudiés afin de savoir s’ils pouvaient être interprétés en suivant la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 257

perspective proposée par le chant du dieu du petit Ob, c’est-à-dire en nous demandant si les diverses trames narratives des chants guerriers traduisaient des attentes réelles différentes de la part de ceux qui les chantent. Il apparaît que le plus souvent, c’est la chance à la chasse et à la pêche qui paraît souhaitée, ce qui n’est en rien surprenant puisque les Ougriens de l’Ob vivent avant tout de chasse et de pêche. En ce cas, le dieu ramène chez lui, d’une manière ou d’une autre, une épouse. Deux trames différentes permettent d’arriver à ce résultat. Soit, cas le plus classique et de loin le plus fréquent dans le corpus, le héros entend parler d’une fille magnifique vivant au loin et il part la conquérir avec l’aide de ses frères, ses parents à elle peuvent sans aucun problème être tués jusqu’au dernier et sa ville mise à sac5. Le héros revient victorieux avec la jeune femme, en ce cas clairement associée à du gibier. Le sacrifice effectué par le dieu à son retour renvoie ainsi au sacrifice réel effectué par les hommes en contrepartie des promesses de chasse et de pêche obtenues par l’interprétation du chant. Soit, comme dans les chants du dieu de la ville de glace ou dans celui de la ville de Šameš6, c’est la fille qui choisit le héros et le fait venir à son insu chez elle où il devient son amant, ses frères l’utilisent alors pour régler un problème dont ils n’arrivent pas à bout ou s’ils refusent le choix de leur sœur, ils vont être tués par le héros. Ensuite le dieu ramène son amante chez lui. Derrière cette trame où c’est finalement la fille qui mène l’intrigue de bout en bout, se trouve en filigrane toute la question de l’élection chamanique, puisqu’en ce cas aussi c’est une femme, une femme-esprit, qui élit le futur chamane qui n’a aucun moyen de se soustraire à son désir, sauf en mourant ou en sombrant dans la folie. Le chant épique devant bien se terminer, le dieu accepte toujours l’offre même s’il a ensuite nécessairement affaire aux frères de celle qui l’a choisi… D’autres types de récits ob-ougriens, non épiques, envisagent qu’il puisse refuser, mais inexorablement il meurt très vite dans la misère, la fille étant alors très explicitement liée à la chance à la chasse et à la pêche. L’homme n’a donc d’autres possibilités que d’accepter son élection par cette fille intransigeante qui est en somme à la fois chair et promesse de chair. Plus largement, les Ougriens de l’Ob, comme d’autres Sibériens, semblent véritablement symboliser la force vitale, la chair, par de jeunes femmes célibataires, qui de ce point de vue incarnent par excellence le souffle nécessaire à la vie.

8 Nous avons ensuite étudié un chant7 soutenu par une tout autre structure narrative. Dans celui-ci, le héros a au départ une sœur célibataire et une épouse russe, c’est d’ailleurs le seul exemple où le dieu a une sœur, c’est-à-dire où la fille célibataire appartient à sa propre parentèle. Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, le mariage de celle-ci échoue systématiquement, ce texte ne permet donc en aucun cas de penser l’alliance matrimoniale en tant que telle. En effet, les preneurs potentiels, nénètses, voulaient aussi, bien entendu sans le dire, la superbe épouse qui va trahir de manière éhontée son mari, c’est sans aucun doute pour cette raison qu’elle est présentée comme étant russe et non autochtone. Elle se dissimule dans le canot nuptial qui devait emmener seulement la sœur, cette dernière s’en rend compte, retourne sur la rive prévenir son frère. Furieux, celui-ci s’en prend à sa femme qu’il tue, il sacrifie pourrait-on dire son épouse félonne avant de partir avec ses frères en guerre contre ceux qui ont voulu le tromper, et il vaincra évidemment. À la fin du chant, il n’a plus d’épouse, mais toujours sa sœur qui toutefois disparaît de l’histoire une fois qu’elle est revenue, comme si c’était bien là le point essentiel. Il n’y a absolument aucune connotation incestueuse dans le texte. En l’analysant selon la perspective que nous avons adoptée, on comprend qu’il s’agit alors de ne pas laisser partir sa propre force vitale, symbolisée par cette sœur célibataire qui finalement revient et ne se mariera

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 258

pas. L’exécution de ce chant correspond alors à une cure thérapeutique, la maladie étant conçue en terme de souffle vital dérobé qu’il faut récupérer moyennant le sacrifice de quelque chose d’équivalent, ici l’épouse russe, une femme contre une autre dans le codage épique. Dans les récits nord-samoyèdes, non épiques, qui parlent de cures thérapeutiques chamaniques, le malade est d’ailleurs systématiquement une jeune femme célibataire, et le chamane pour la guérir doit parvenir à la faire revenir du chemin des morts où elle se trouve malgré elle engagée. Il est a priori étonnant que pour parler de grave maladie, les Nord-Samoyèdes recourent toujours à une image de jeune femme célibataire, ce qui heureusement ne correspond pas au cas le plus fréquent dans la réalité. Pour le comprendre, il faut bien penser que la fille est, à ce niveau de représentation, véritablement conçue comme de la force vitale incarnée, l’homme peut aller la conquérir et acquiert la chance ; il peut aussi refuser de laisser partir la sienne, symbolisée par une sœur dans le cadre épique ougrien, on entre alors dans le cas de figure de la cure.

9 Une autre trame narrative parle elle explicitement de vengeance ; nous avions longuement étudié les chants correspondant précédemment8. Le dieu va alors venger son père assassiné longtemps auparavant par des ennemis qui ont assailli son village, où presque tous ont été tués. Les textes sous-entendent aussi clairement que les adversaires peuvent toujours revenir parachever leur œuvre de destruction, ils seront d’ailleurs bientôt aperçus à l’orée de la petite ville. Au-delà de la vengeance en tant que telle, il s’agit sur le fond de mettre un terme définitif à un conflit armé. Il est donc parfaitement logique que, dans le corpus disponible, le dieu qui porte par excellence cette trame soit précisément le dieu de la guerre, Xānt-tōrəm. Pourtant au milieu du XIXe siècle, il n’y a plus de guerres interethniques, la pax russica s’est imposée partout et depuis déjà assez longtemps. Le héros part donc combattre ses ennemis qu’il va traquer et tuer jusque chez eux. Le dernier d’entre eux, particulièrement puissant et intelligent, propose une solution acceptable pour conclure la paix, et le héros l’accepte. Une fille célibataire est toutefois bien présente dans cette structure narrative, elle est à présent dans le camp ennemi. Une fois le rite de réconciliation effectué, le héros la ramène chez lui, mais au lieu de l’épouser, il la met au supplice arguant qu’elle lui a mal parlé, ce qui n’est déjà pas évident du point de vue du texte, mais un sacrifice est bel et bien nécessaire. Par ailleurs, parmi les habitants de la petite ville de Xānt-tōrəm, certains portent les séquelles de leurs blessures anciennes, mais beaucoup aussi sont malades, sans force, sans que l’on ne sache pourquoi. Cette particularité qui ne se retrouve pas ailleurs dans le corpus a valeur d’indice.

10 En travaillant dans cette perspective et à partir des représentations ougriennes, un parallèle évident se dessine entre guerres et épidémies, les deux entraînent des coupes sombres dans la population et sont conçues en terme d’agressions extérieures. Bien au- delà de l’idée de vengeance, on conçoit que ce chant est censé permettre de stopper une épidémie potentielle, à empêcher son retour. Si les guerres sont terminées au XIXe siècle, l’angoisse des épidémies était alors extrêmement forte, en raison notamment de la menace de la variole qui pouvait en quelques jours seulement décimer des villages entiers. Des témoignages du début du XXe siècle décrivent encore dans l’ouest sibérien des villages ou des campements dévastés par ce fléau, seulement comparable pour nous à la peste noire, les très rares survivants essayaient de fuir les lieux en laissant leurs morts sans sépulture et bien entendu au risque de propager l’épidémie. Pour essayer d’y échapper, les Khantes de l’Est – qui ne connaissent pas les

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 259

chants guerriers – décident en 1896 d’effectuer des sacrifices extrêmement coûteux, pas moins de sept chevaux doivent être abattus en divers endroits9. Pourtant les Ougriens n’élèvent ni ne montent les chevaux, en revanche, ils peuvent en acheter aux Russes pour des sacrifices dont le destinataire est évidemment pensé comme étant russe. On offre en effet aux esprits et aux dieux ce qu’ils sont supposés apprécier, et la variole est fréquemment pensée, pour des raisons évidentes, comme venant du monde russe. Cette même logique est à l’œuvre dans le chant de vengeance où le dieu va ramener chez lui pour la « sacrifier » une fille prise chez l’ennemi alors qu’étant lui- même célibataire, il aurait pu, comme il le dit, en faire « sa compagne de lit ». Les paroles jugées désagréables de la jeune femme semblent bien dérisoires. En ce cas, l’efficacité attribuée à l’épopée est largement supérieure à celle du chamanisme, car un chamane ne peut généralement rien faire s’il y a un risque d’épidémie. Surtout, il ne doit pas tenter d’entreprendre un rituel, car inexorablement il attirerait l’attention de l’esprit de l’épidémie sur lequel il n’a aucune prise et ce serait la catastrophe.

11 Ainsi il est possible de concevoir que la pratique de l’épopée ait remplacé dans plusieurs régions de Sibérie le chamanisme. Toutefois les recherches à entreprendre dans ce domaine sont nombreuses. Déjà les chants correspondant à la cinquième trame épique ob-ougrienne restent à analyser, complexes, ils sont liés de près au monde russe et portés par des dieux localisés dans des régions largement russifiées au XIXe siècle. Il sera également nécessaire de restituer les chants guerriers dans le contexte de la reformulation du système religieux ob-ougrien du tournant des XVIIIe-XIXe siècles, directement liée à l’évangélisation de ces peuples, et de s’interroger aussi sur les liens éventuels entre les épopées ob-ougrienne et nord-samoyède.

12 D’autre part, l’analyse du chant du dieu du petit Ob nous a incités à reprendre l’analyse du chamanisme en tant que tel. En effet, nous avions proposé voilà déjà quelques années de caractériser le chamane par son aptitude à se laisser parler par les entités surnaturelles tout en pouvant reprendre la parole en son nom quand il le souhaite10, et ce texte permet de préciser que, du point de vue autochtone, un dieu peut s’exprimer via un chamane en installant en lui son propre souffle. Un lien est donc pensé entre souffle et parole. La maladie est pour sa part fréquemment conçue comme l’intrusion d’un mauvais souffle qu’il faut parvenir à expulser d’une manière ou d’une autre, et c’est ainsi que le malade récupère son propre souffle vital dérobé, l’un chassant l’autre. Nous avons donc commencé à retravailler sur les conceptions métaphysiques des peuples de l’ouest sibérien, soutenues par une véritable économie de la force vitale, pensée en terme de souffle ou de chair, et parallèlement sur les récits d’élection chamanique qui s’inscrivent nécessairement sur cette toile de fond métaphysique. Cette recherche sera également poursuivie l’an prochain.

NOTES

1. J. PÁPAY, « Die ostjakischen Heldenlieder Regulys », Journal de la Société finno-ougrienne 30 (1913-1918), p. 3-6.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 260

2. Cf. notre compte rendu, Annuaire EPHE-SR 122 (2015). 3. B. MUNKÁCSI (éd.), Vogul népköltési gyűjtemény, II/1, Budapest 1892, p. 1-18. Ce chant a fait l’objet de plusieurs traductions, dont une, fiable, en anglais : O. J. VON SADOVSZKY, M. HOPPÁL (éd.), Vogul folklore collected by Bernát Munkácsi, Budapest-Los Angeles 1995 (ISTOR Books 4), p. 1-16. 4. Pour une traduction et une analyse de ce texte, cf. J.-L. LAMBERT, « Les missions orthodoxes du début du XVIIIe siècle vues par les Ougriens de l’Ob (Sibérie de l’Ouest) : Représentations et réélaborations autochtones », dans SHENWEN Li, F. LAUGRAND, NANSHENG Peng (éd.), Rencontres et médiations entre la Chine, l’Occident et les Amériques : missionnaires, chamanes et intermédiaires culturels, Québec 2015, p. 27-51. 5. Cf. notre compte rendu, Annuaire EPHE-SR 122 (2015), p. 374-378. 6. Cf. notre compte rendu, Annuaire EPHE-SR 121 (2014), p. 319-326. 7. I. ERDÉLY (éd.), Ostjakische Heldenlieder aus József Pápay Nachlass, Budapest 1972, p. 256-341. 8. Cf. notre compte rendu, Annuaire EPHE-SR 120 (2013), p. 203-210.

9. A. A. DUNIN-GORKAVIČ, Tobol’skij Sever I., Saint-Pétersbourg 1904, p. 94.

10. J.-L. LAMBERT, « Sans tambour ni costume. Du chamanisme ob-ougrien au chamane », dans K. BUFFETRILLE, J.-L. LAMBERT, N. LUCA, A. DE SALES (éd.), D’une anthropologie du chamanisme vers une anthropologie du croire. Hommage à l’œuvre de Roberte Hamayon = EMSCAT, n° hors série (2013), p. 80-81.

RÉSUMÉS

Cette année, nous avons repris l’étude du système religieux des Ougriens de l’Ob (ouest sibérien) et en particulier l’analyse des chants guerriers (tārnəŋ-ār en khante, tērniŋ-ēryg en mansi), qui ont été notés entre 1844 et 1899.

INDEX

Thèmes : Courants religieux du monde russe et russisé (XVIIIe-XXIe siècle)

AUTEUR

JEAN-LUC LAMBERT Maître de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 261

Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval Histoire des philosophies et des théologies de l’occident médiéval

Christophe Grellard

1 Les recherches développées cette année dans le cadre de la chaire « Histoire des philosophies et des théologies de l’occident médiéval » ont été de trois types. En premier lieu, on a poursuivi et achevé la lecture des Collationes d’Abélard, commencée l’an passé. En second lieu, on a ouvert un nouveau chantier d’enquête consacré à l’ignorance invincible et au problème de l’hétérodoxie. Enfin, en collaboration avec Jean Celeyrette (UMR 8519, STL, Lille), un ensemble de séances a été consacré au statut de la Faculté des Arts de Paris autour de 1340.

1. Les Collationes de Pierre Abélard (suite et fin)

2 Le séminaire de cette année a poursuivi la lecture du deuxième entretien sur lequel s’était achevé le séminaire de l’année passée.

3 Le troisième débat (§ 140-160) entre le Philosophe et le Chrétien porte sur la vision de Dieu. Dieu est identifié comme souverain bien au sens absolu et la vision de Dieu (ou plutôt le plaisir procuré par la vision) comme souverain bien de l’homme. De façon symétrique le souverain mal de l’homme est le châtiment reçu. Le Philosophe défend une forme de théodicée que l’on retrouvera chez le Chrétien à la fin de l’entretien (toute la création est bonne), et la mise en avant du rôle de la créature dans la production du mal. Le débat va alors rebondir sur le rapport entre faute et châtiment. La discussion s’oriente autour du sens qu’il y a à assimiler le souverain bien de l’homme à la vision de Dieu et le souverain mal de l’homme au châtiment infligé par Dieu. Cette thèse du Philosophe est réfutée par le Chrétien au moyen d’un argument qui repose sur la hiérarchie des maux et la distinction entre peine et faute. La faute étant, de l’avis général, un plus grand mal que le châtiment (qui est juste dans la mesure où il répare l’offense), le châtiment ne peut pas être le souverain mal de l’homme. Le Chrétien propose donc une autre solution : le souverain mal de l’homme est la haine de Dieu, et

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 262

le souverain bien de l’homme, l’amour de Dieu. Ce troisième débat en suscite un autre sur la vision de Dieu (dont résulte l’amour qui en est la récompense). À ce niveau du débat, le Philosophe se contente de questions de clarification (et ce sera le cas par la suite également). Parmi les questions posées, le philosophe s’interroge en particulier sur le statut ontologique de la vision de Dieu (est-ce un accident ?). C’est l’occasion pour le Chrétien d’une première mise au point sur le statut du langage théologique. Le langage philosophique est inadéquat pour parler de Dieu : de fait, nous n’avons pas une pleine compréhension des choses mondaines, donc a fortiori de Dieu. Néanmoins, il est possible d’adapter notre langage afin de parvenir à une appréhension vraisemblable du divin : ici l’accident ne doit pas être défini comme ce qui peut cesser, mais comme ce qui survient sur le mode de l’effusion (qui rend possible la participation). C’est cette même notion d’effusion que l’on va retrouver dans la partie suivante consacrée au lieu de la vision et à la question du paradis. Le quatrième débat (§ 161-181) porte, en effet, sur le lieu de la vision de Dieu et sur la question du paradis. Le point de départ est une réflexion sur le sens de l’omniprésence divine, réflexion fortement influencée par la Lettre 187 de Saint Augustin. Le Chrétien soutient qu’il n’y a pas de lieu spécifique de la vision dans la mesure où Dieu est présent partout même s’il ne se montre qu’à ceux à qui Il a choisi de se montrer. Pour rendre compte de cette omniprésence, le Chrétien va développer le concept d’omniprésence par la puissance de l’opération. De fait, Dieu qui est hors du temps et de l’espace, et qui est créateur du monde (c’est-à-dire, des lieux) ne peut pas être dans un lieu. La présence de Dieu est donc une présence par l’opération sur le modèle du gouvernement politique. De même que le roi est présent sur tout son territoire par l’intermédiaire de ses ministres, Dieu est présent partout mais sans intermédiaire : il est capable d’agir partout pour y dispenser sa puissance. À ce modèle politique, le Chrétien ajoute le modèle de la lumière : l’action de Dieu se fait sur le modèle de l’illumination, de la diffusion de la lumière, mais une lumière que rien ne peut obstruer. La conséquence de l’omniprésence divine, c’est qu’il n’y a pas de lieu spécifique de la vision, ni symétriquement de lieu de la punition, mais une présence ou une absence de Dieu qu’Il décide lui-même selon l’effet de sa grâce. Cette thèse est appuyée par une analyse du cas des démons. À partir de là, le débat passe à une seconde phase consacrée à des questions d’exégèse. Comment comprendre les expressions, comme « Royaume des Cieux », qui ont un sens matériel ? Face à cette objection, le Chrétien reproche au Philosophe de « judaïser », d’en rester à la lettre du texte au lieu de chercher le sens caché (retournant contre le Philosophe une ligne argumentative qu’il avait utilisé contre le Juif). C’est l’occasion d’un développement sur les sens de l’Écriture qui valorise le sens mystique (§171). Le Chrétien soutient la nécessité de faire une lecture mystique ou parabolique (allégorique) des formules corporelles, lecture fondée sur l’analogie (similitudo) et le transfert (translatio). Appliquant cette lecture à la notion de « Royaume des Cieux » et aux formules semblables, le Chrétien réduit les différences spatiales impliquées par les idées de Ciel, d’ascension, à l’expression analogique d’une supériorité morale, et à une hiérarchie des dignités. C’est un point que l’on retrouvera dans le débat sur l’enfer, de façon symétrique. L’autre aspect important de ce discours sur le paradis se trouve dans la conclusion (§ 178-181). Reprenant l’idée de l’omniprésence divine par opération, le Chrétien réinvestit le thème du gouvernement divin de façon originale en insistant sur l’inutilité de toute angélologie, voire en soulignant la dissolution de l’Église dans l’état de gloire. Toutes les relations à Dieu sont des relations individuelles, directes et exclusives. Toute médiation disparaît dans la gloire. On retrouve ainsi dans ce texte la tension

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 263

permanente, chez Abélard, entre l’idée de médiation (ecclésiale, angélique, des saints, etc.) et l’affirmation d’un idéal de relation directe des fidèles à Dieu.

4 Le cinquième débat (§ 182-197) est consacré aux enfers. Si le cadre général est celui d’une réflexion sur les peines et les récompenses dans une perspective eschatologique et sotériologique, on a vu cependant que l’on était loin de la pastorale de la peur qui se met en place à la même époque. De façon convergente et symétrique avec les développements sur le paradis, le Chrétien plaide pour une lecture mystique des textes scripturaires portant sur l’enfer. La conception « matérialiste » de l’enfer (validée par Augustin et Grégoire, et dominante parmi les contemporains d’Abélard) est rejetée comme incompatible non seulement avec les textes eux-mêmes (qui ne peuvent recevoir une lecture littérale) mais aussi avec la physique. À l’inverse, la lecture « spiritualiste » est compatible avec la théorie de l’omniprésence divine par opération : celui-ci peut récompenser (par la vision) et châtier de façon indifférente au lieu. Le châtiment, selon une première théorie, est conçu comme une action en deux temps : d’abord le tourment spirituel (les remords) de l’âme séparée du corps ; puis une fois le corps reformé après le jugement, au tourment spirituel s’ajoute le tourment du feu. La seconde interprétation, propre à Abélard, propose de voir dans le tourment infernal une perpétuelle séparation de l’âme et du corps (qui est la chose la plus douloureuse qui soit). On voit donc qu’Abélard a une conception très intellectuelle de la religion, très éloignée de toute conception pastorale. Néanmoins, la conception doloriste de l’enfer est conservée avec la théorie de la séparation perpétuelle. Mais on est encore loin de la réflexion « pénale » sur les tourments, et on retrouve la conception générale de la religion d’Abélard qui privilégie le rapport direct de l’âme à Dieu.

5 Enfin, le dernier débat (§199-227) revient à une théorie générale du bien, à la demande du Philosophe qui réclame une mise au point sur les moyens pratiques d’atteindre le souverain bien. En fait, le débat se déporte du côté de la théodicée. La distinction entre le bien (au sens absolu), le mal et les indifférents conduit à mettre au centre de la réflexion la notion d’intention. On peut résumer de la façon suivante la thèse du Chrétien (assez difficile à suivre, il faut l’avouer). En premier lieu, s’appuyant sur le Timée de Platon, le Chrétien soutient que toute la création est bonne car elle procède de la cause première absolument bonne qui a produit le meilleur monde possible (la meilleure composition possible des biens). Néanmoins, il est possible à la créature rationnelle de faire un usage mauvais de la création (c’est-à-dire, un usage qui contrevient à ce que veut Dieu). Mais ces actions mauvaises sont permises par Dieu et entrent dans le plan providentiel auquel rien ne peut se soustraire. Cela conduit à la thèse paradoxale selon laquelle il est bon qu’il y ait un mal, quoiqu’un mal ne soit pas un bien. De là, la conclusion radicale qui conduit explicitement à la question de la théodicée : tout ce qui arrive dans le monde est bon puisque tout événement procède de la volonté divine providentielle. Même si l’agent immédiat est déraisonnable ou mauvais, et ne vise pas la même chose que Dieu, ce dernier détermine toutes choses en vue du bien.

6 En conclusion, on peut donc suggérer que, d’un point de vue thématique, les Collationes prennent clairement place entre la Theologia christiana (1126) et l’enseignement parisien qui va du Commentaire aux Romains à l’Éthique, en passant par les Sentences. Plusieurs des thèmes développés durant cette dernière période sont clairement présents (quoique de façon inchoative) dans les Collationes. On a donc proposé une rédaction à Saint-Gildas, peut-être dans les années 1132. Ce point sera repris dans les années à venir puisque l’on

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 264

a l’intention de consacrer un séminaire spécifiquement au passage d’Abélard à Saint- Gildas.

7 Le débat sur la rationalité de la religion est présent de façon plus ou moins explicite tout au long des Entretiens. Même quand la question du souverain bien prend la place principale, le souci de rationnaliser le dogme (de la vision de Dieu, des enfers et du paradis, de la théodicée) est encore présent. On peut même dire qu’il y a toujours ce souci de montrer la convergence entre philosophie et christianisme, le christianisme accomplissant les promesses de la philosophie, conformément au schéma augustinien repris dans la Theologia christiana. Les questions propres aux philosophes anciens (vertu, théodicée, vie bonne) sont intégrées aux problèmes théologiques (grâce, salut, mérite) et annoncent les thèmes de l’Ethica (rôle de la vertu, rôle de la volonté et de l’intention, statut du mérite). En un sens, Abélard prend conscience de la dimension proprement philosophique de l’éthique, tout en l’intégrant au questionnement théologique comme si le problème initial du salut des païens et celui classique de la rationalité du christianisme avaient ouvert Abélard à de nouvelles problématiques (relevant de la théologie morale) qu’il fallait traiter par d’autres moyens littéraires.

2. L’ignorance invincible et le problème de l’hétérodoxie, de Pierre Abélard à Bartholomé de Las Casas

8 Le cadre général de l’enquête menée dans ce nouveau séminaire s’inscrit dans les recherches sur les mutations modernes de la religiosité, mutations qui sont liées en partie à l’archéologie du sujet moderne entreprise par Alain de Libera. L’idée motrice est que, dans le cadre de la théologie morale, se jouent un ensemble de mutations autour des questions de la subjectivation et de l’avènement du grand partage reconnu comme constitutif de la modernité par Ph. Descola et B. Latour. La thèse que l’on soutient c’est que les phénomènes intellectuels qui se produisent conjointement vers le XVIe siècle, à savoir Réforme, incroyance et laïcité, relèvent d’un même ensemble de mutations théoriques qui se jouent entre le XIIe et le XIVe siècles dans la théologie médiévale. De façon schématique, cette mutation consiste dans les changements de la notion de foi (changements conceptuels dont il faudra étudier les conséquences pratiques). Si l’on admet qu’il y a dans la foi chrétienne un double pôle, la discretio et la fiducia, c’est-à-dire une dimension cognitive et une dimension de confiance, liée à des questions institutionnelles (médiation ecclésiale), il faut identifier quand et comment le concept de foi perd sa dimension institutionnelle englobante et se trouve réduit à son substrat d’état mental intériorisé et accessible au seul sujet de cet acte, et à Dieu, de sorte que la foi devient davantage un acte de conviction intime qu’un acte d’engagement social. Dans cette perspective, l’ignorance invincible est une « étude de cas ». Il s’agit de l’un de ces concepts qui rendent possibles ces mutations.

9 De quoi s’agit-il ? La question qui nous occupe est une question de théologie morale que l’on peut formuler de façon assez simple : l’ignorance peut-elle excuser le péché ? Si l’on commet une faute, un acte qui contrevient à un ensemble de normes, peut-on échapper au châtiment qu’appelle cet acte, s’il s’avère qu’il a été commis dans un état d’ignorance, c’est-à-dire un état où l’on ne connaissait pas certains paramètres de l’action ? En particulier, si cet état d’ignorance ne pouvait pas être évité, alors même

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 265

que l’on a fait tout son possible (en termes de délibération, d’examen des circonstances) pour s’assurer de la régularité de son acte ? Et si l’on admet ce type particulier d’ignorance, absolument inévitable, jusqu’où peut-on étendre sa portée : l’ignorance de la Révélation (c’est-à-dire, d’une vérité qui sauve, et qu’il est nécessaire de connaître pour pouvoir être sauvé) est-elle concernée ? Comme on le voit, si les deux premiers types de questionnement ont une portée éthique et juridique assez large, le dernier en revanche soulève un problème propre aux religions que j’appellerai sotériologiques, aléthiques et universalistes : des religions dont le but est le salut, le salut de tous les hommes, et le salut de tous les hommes obtenu par des moyens cognitifs, et pas seulement pratiques : la connaissance d’une vérité qui nous dépasse et qui est mise à notre portée par une révélation surnaturelle.

10 Pour appréhender les enjeux du débat, on est parti d’un décret du Concile Vatican II (Lumen Gentium, chap. 13). De fait, y est mobilisée une synthèse des réflexions médiévales sur l’ignorance invincible et de ses conditions pour que la faute soit excusée : 1) l’ignorance ne doit pas procéder d’une faute (en particulier la négligence, la paresse, etc.) ; 2) l’action doit se conformer aux exigences de la conscience : la conscience morale oblige comme on le verra. En effet, c’est la conscience morale qui révèle la loi divine (loi naturelle). Ainsi, celui qui cherche activement le vrai, et suit les ordres de la conscience, mène une vie vertueuse qui le conduit au salut. Le Concile rejoint finalement les positions les plus laxistes parmi celles que l’on verra au Moyen Âge et au début de l’époque moderne, celles qui précisément valorisent la vie vertueuse ordonnée à la conscience morale, par-delà toute exigence de médiation ecclésiale (notamment du baptême, ce qui est une position extrêmement rare). En quelque sorte, Vatican II valorise (comme l’ont fait certains théologiens médiévaux) Hébreux 11, 6, qui présente un corps de doctrine minimal pour le salut : la croyance en l’existence d’un Dieu providentiel et rémunérateur.

11 Après avoir examiné l’un des points d’aboutissement du débat théologique sur l’ignorance invincible dans le cadre des débats de Vatican II (qui vient clore la parenthèse ouverte par la Réforme, laquelle consiste dans une intériorisation de la religion et une dévalorisation de l’extériorité rituelle), débats qui mettent en avant l’importance de la conscience morale propre à chacun et à la recherche effective d’une vérité d’ordre spirituel, on a commencé l’enquête avec ce qui semble être la première apparition du syntagme d’ignorance invincible dans l’école de Laon au XIIe siècle. De façon générale, en effet, les Pères de l’Église et les théologiens du Haut Moyen Âge accordent plus d’attention à la prévarication, et ne considèrent l’ignorance qu’en passant, comme un facteur qui peut alléger le châtiment à défaut de le supprimer. C’est à partir du XIIe siècle, et semble-t-il dans le cadre de l’école de Laon, qu’apparaît le concept. L’hypothèse que l’on a formulée et qu’il faudra tester davantage, c’est que le problème apparaît et s’épanouit dans le cadre d’une morale de l’intention qui accorde une place fondamentale à la conscience morale accessible à Dieu seul. Dans un second temps, cette construction conceptuelle va être séparée de son terreau initial et incorporée à une perspective nettement plus disciplinaire, de soumission extérieure à une norme et à l’autorité qui la porte. Chez Anselme de Laon, le concept n’apparaît pas comme tel, mais il est l’un des premiers, semble-t-il, à prendre en compte dans sa pastorale la question de l’état de nécessité (un état que l’on ne peut pas éviter malgré tous ses efforts). Cette question de l’état de nécessité est intéressante puisqu’elle conduit à considérer sérieusement les exceptions à la règle, par exemple dans le cas des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 266

enfants morts sans baptême malgré les efforts de leurs parents. Dans ce cas, la matière sacramentelle devient secondaire par rapport au désir des parents conforté par la foi de l’Église. Déjà le critère de négligence comme ce qui supprime l’excuse de la nécessité apparaît. Cette idée de nécessité invincible se retrouve dans les sentences du Liber Pancrisis. Néanmoins, c’est dans les Sentences de l’école de Laon, datant des années 1130, que l’expression apparaît véritablement, en lien avec l’idée d’infirmité et opposée à la négligence. L’ignorance invincible accompagnée d’un réel désir de Dieu peut alléger le péché, voire l’excuser.

12 C’est en fait véritablement Pierre Abélard qui va donner toute son ampleur au concept. L’enquête sur l’apparition du concept d’ignorance invincible, après l’école de Laon, et de façon presque contemporaine (vers 1138) nous conduit à Abélard. Ce dernier utilise le concept dans le cadre d’une réflexion sur les persécuteurs du Christ. Dans un document lié au procès de Sens en 1140, et sans doute produit dans le cadre de l’école de Laon, les Capitula haeresum Abaelardi, Abélard est accusé de soutenir que l’ignorance est un motif de non-imputation de la faute, de sorte que les Juifs qui persécutaient le Christ, ignorant sa nature divine, peuvent être excusés. Dans sa réponse, Abélard concède que toute ignorance n’excuse pas et que les persécuteurs du Christ ont péché gravement. Pour comprendre le débat de Sens, il faut revenir à l’éthique d’Abélard. L’examen du début de l’Ethica permet d’introduire les concepts clé de l’éthique d’Abélard, laquelle est une éthique déontologique qui cherche à identifier les conditions de l’action bonne, et négativement de l’action peccamineuse ou mauvaise. C’est d’abord ce dernier point qui l’intéresse : pour qu’il y ait péché, il faut qu’il y ait responsabilité, donc liberté. La liberté n’est pas celle du corps mais de l’esprit. Comme le souligne cette conception de la liberté, l’éthique abélardienne est radicalement dualiste : corps et esprit sont deux catégories hétérogènes et les conditions de la moralité se situent dans la catégories de l’esprit (il faudrait se demander, d’ailleurs, si un tel dualisme est une condition nécessaire pour les morales de l’intention). Dans cette perspective, Abélard aborde la question des persécuteurs du Christ et des premiers chrétiens en soutenant la thèse suivante : 1) leur intention était bonne mais erronée, donc l’acte est moralement mauvais ; 2) il n’y a pas de mépris de Dieu, donc l’acte n’est pas peccamineux. On a donc une action mauvaise qui n’est pas une faute à proprement parler. Deux conséquences s’ensuivent. Tout d’abord, cette thèse permet à Abélard d’insister sur la dimension cognitive ou intellectualiste de l’éthique : pour agir bien, il faut avoir identifié les normes objectives du bien, c’est-à-dire ce qui est voulu par Dieu. Ensuite, il faut distinguer deux sens de pécher : le sens propre où le péché est pris comme mépris de Dieu (qui n’est identifiable réellement que par Dieu lui-même) ; un sens large qui concerne l’action qui n’est pas accomplie de façon droite, c’est-à-dire, en rupture avec la norme objective qui est ignorée.

13 Les péchés au sens large, quand ils relèvent d’une ignorance invincible, entendue comme incapacité à mettre en œuvre la dimension intellectuelle de la morale, peuvent être excusés (au sens où ils n’entraînent pas la damnation), même si les conséquences extérieures doivent toujours être punies corporellement. En revanche, la négligence annule l’excuse de l’ignorance invincible. Cette conception de l’ignorance invincible est appliquée au cas des païens vertueux qui ignorent la Révélation et ne peuvent connaître par la seule raison naturelle l’Incarnation du Verbe. Avant la Révélation, la vertu et la loi naturelle suffisent au salut ; après la Révélation, nul ne peut être sauvé sans la foi ; le païen vertueux après la Révélation se verra envoyer une révélation spéciale avant sa mort (sur le modèle de Corneille) ; si Dieu ne le fait pas, c’est qu’il

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 267

avait prévu que ce païen ne s’en montrerait pas digne (par exemple qu’il serait apostat). La préscience divine est infaillible, ses jugements sont insondables.

14 Au tournant des années 1140, Abélard a mis en place les éléments-clés du débat sur les rapports entre ignorance invincible et infidélité. Peu de temps après, les positions d’Abélard, quoique dénoncées au concile de Sens, vont être diffusées par certains de ses élèves directs ou indirects. Le plus important d’entre eux est le maître Roland de Bologne, canoniste et théologien, qui reprend la notion d’ignorance invincible dans un double contexte autour de 1149. En premier lieu, conformément à l’enseignement d’Abélard, dans le cadre de l’analyse du péché d’Ève, Roland distingue clairement ignorance invincible et vincible (vincibilis), et ajoute comme élément supprimant l’excuse de l’ignorance le fait qu’elle procède d’une faute antérieure. Dans son commentaire au Décret de Gratien, il reprend la distinction introduite par ce dernier entre ignorance du droit et du fait pour la croiser avec celle entre ignorance invincible et vincible. Gratien, quoiqu’il n’utilise pas la notion d’ignorance invincible, est important par les autres critères qu’il propose : refus de l’excuse de l’ignorance du droit naturel ; lien entre le statut social et les objets que l’on est tenu de connaître. Roland produit de son côté une théorie de l’ignorance de type « laxiste », où seule l’ignorance crasse et portant sur ce que l’on est tenu de savoir ne peut pas excuser.

15 Parallèlement, dans le milieu des théologiens, comme l’atteste le cas de Pierre Lombard, les analyses évoluent moins rapidement. Pierre Lombard, dans les Sentences, à la fin des années 50, reprend simplement l’opposition entre vincible et invincible, appliquée au cas du péché d’Ève. Ce sont davantage les théologiens des années 1170 qui vont introduire les innovations des canonistes. Pierre de Poitiers (qui commente Pierre Lombard) est particulièrement intéressant non pas tant par les subdivisions qu’il introduit que par la considération de l’action de l’ignorant, qui doit non seulement être diligens mais aussi ex caritate. Cet état de charité va permettre de distinguer ceux qui sont ou non soutenus par Dieu. C’est un élément qui va acquérir une certaine importance dans la scolastique du XIIIe siècle. Par ailleurs, l’ensemble des classifications converge peu à peu pour distinguer l’ignorance selon qu’elle découle ou non d’une faute antérieure. Enfin, l’autre point important c’est qu’un certain nombre de situations d’ignorance, sans excuser, peuvent néanmoins alléger la peine, cette diminution étant l’adaptation d’un texte d’Augustin sur le péché d’ignorance (qui ne peut excuser, mais seulement alléger la peine). Ces classifications, qui vont être en quelque sorte portées à un haut degré de raffinement et de systématisation par Alain de Lille, constituent le principal legs du XIIe siècle aux réflexions ultérieures sur l’ignorance invincible.

16 On voit que l’importation en théologie de réflexions élaborées en droit canon a permis de mettre en évidence deux points importants dans le débat sur l’excuse de l’ignorance invincible. En premier lieu, les théologiens insistent tous sur les cas où l’ignorance invincible ne peut pas excuser : quand elle est ex culpa (c’est-à-dire, que l’on se trouve par sa propre faute dans un cas d’ignorance invincible) et quand elle porte sur le droit naturel. Finalement, chez bon nombre de théologiens, seuls les enfants et les fous par nature semblent vraiment concernés par ce type d’ignorance. Ensuite, et ici l’influence des juristes est manifeste, les théologiens introduisent dans leurs réflexions la prise en compte du statut de l’ignorant : statut social d’abord, puisqu’il détermine le périmètre des objets dont l’ignorance est légitime ; statut « théologal » ensuite, en particulier

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 268

l’état de charité dans lequel se trouve l’ignorant et qui va permettre de déterminer si celui-ci mérite ou non l’aide de Dieu.

17 C’est à Guillaume d’Auxerre dans la Summa Aurea (vers 1220) qu’il appartient de synthétiser et de transmettre les réflexions théoriques du XIIe. D’un point de vue théorique, pourtant, il n’apporte rien de nouveau. Il clarifie assurément la distinction entre l’erreur et l’ignorance comme absence de science, et s’efforce de limiter les cas où l’excuse de l’ignorance est légitime. Il insiste néanmoins (de façon classique) sur l’importance du facteur de négligence et sur la présence ou non d’une volonté, et surtout il introduit (brièvement) le critère du facere quod est in se (littéralement, faire ce qui est en soi, c’est-à-dire faire de son mieux). Schématiquement, Guillaume semble vouloir s’inscrire à mi-chemin entre une position rigoriste et une position laxiste (renvoyée à l’école porrétaine). Mais cette architecture théorique classique qui valorise la responsabilité dans l’acte de pécher est remise en cause quand il s’agit de se confronter à des cas concrets. Dans l’histoire de l’ignorance invincible, ce décalage entre théorie et pratique est constant, et le traitement des cas particuliers joue sur le périmètre des objets dont l’ignorance n’est pas permise, en particulier en raison de l’inclusion de la foi parmi ces objets. Le traitement d’un certain nombre de casus montre comment Guillaume joue sur les causes de l’ignorance pour en réduire la portée légitime. On a identifié quatre casus représentatifs (parce que repris de façon systématique par les théologiens ultérieurs). Le premier casus est celui de l’enfant baptisé envoyé en prison (et qui a donc une ignorance des vérités de foi, puisque la foi est ex auditu). Contre la position laxiste qui défend l’idée que la connaissance naturelle du Dieu créateur et providentiel suffit, Guillaume utilise le facere quod est in se (c’est-à- dire, l’absence de négligence) pour réintroduire la solution de l’aide surnaturelle (inventée par Abélard !) : celui qui fait de son mieux sera aidé par Dieu (et de façon converse, celui qui n’est pas aidé par Dieu n’a pas fait de son mieux). C’est la même solution extraordinaire (par intervention divine) qui est reprise dans le cas du simple à qui son évêque prêche une hérésie. Les deux derniers casus sont ceux de l’adoration de l’hostie non consacrée et du diable transfiguré. De nouveau, Guillaume d’Auxerre valorise l’idée d’une aide divine pour celui qui a véritablement la vertu de foi et se trouve dans un état de charité. Mais dans le cas du diable transfiguré, il ajoute une autre solution appelée à connaître un certain succès, celle d’une adoration sous condition (« je t’adore si tu es le Christ »).

18 Entre Guillaume d’Auxerre et Thomas d’Aquin, les positions évoluent peu, même si certains raffinements sont encore ajoutés (par exemple chez Jean de la Rochelle et Alexandre de Halès, la distinction précise entre ignorance invincible ex casu et ex natura, et chez ce dernier, la distinction entre l’ignorantia facti probabilis ou non probabilis). De façon générale, il y a consensus chez tous les théologiens pour accepter que l’ignorance invincible excuse, sauf pour le droit naturel, et que l’ignorance ex culpa ne peut pas excuser. Pour saisir la théorie de chacun dans ses aspects pratiques, c’est-à- dire, pastoraux, plutôt qu’une division des modes d’ignorance, il faut considérer les casus dans lesquelles est mise en pratique la question de l’excuse de l’ignorance. On a donc proposé une brève histoire casuistique de la question de l’ignorance en examinant la façon dont les quatre casus élaborés par Guillaume d’Auxerre sont repris par Thomas Chobham (sur lequel on s’est arrêté un peu plus longtemps), la Summa halensis, Bonaventure et Thomas d’Aquin. Les casus ici ne sont pas des expériences de pensée (ou pas seulement) mais bien des cas pratiques susceptibles de se poser dans le cadre d’une pastorale chrétienne. Dans cette perspective, il faut voir comment le concept

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 269

d’ignorance est appliqué et jusqu’à quel point (et avec quelle facilité ou quelle réticence) les théologiens sont prêts à identifier les cas d’ignorance qui excusent, et en particulier les cas d’ignorance invincible.

19 On a ainsi pu faire ressortir quelques points clés. Le premier point manifeste est le caractère massivement admis de l’intervention providentielle divine. Il y a une conviction bien ancrée selon laquelle Dieu aidera quiconque fait de son mieux, soit par une illumination spéciale, soit par un messager divin (humain ou angélique). On peut faire deux lectures de ce recours massif à une illumination providentielle : 1) pour L. Capéran (Le problème du salut des infidèles1), c’est l’honneur de la scolastique d’avoir tempéré le rigorisme de saint Augustin par cette idée d’une bonté providentielle divine selon laquelle les moyens du salut sont offerts à tous les hommes ; 2) de façon moins optimiste, on peut aussi remarquer que cette solution reporte entièrement sur l’ignorant le poids de la faute (c’est frappant dans le cas de la vetula) puisque celui qui ne reçoit pas d’aide divine ne peut s’en prendre qu’à lui-même. L’Église comme institution se dédouane assez largement de ses obligations évangéliques. En revanche, c’est le second point, il y a une évolution parmi les théologiens à propos des deux derniers casus (qui sont des cas d’adoration idolâtre) où l’ignorance invincible peut difficilement être niée (surtout dans le cas du diable transfiguré) : l’idée, assez curieuse, d’une adoration sous condition fait signe vers un nouvel aspect du problème, celui de la place de l’intention ou de la conscience dans la qualification de l’acte. Cette solution permet assurément d’éviter l’excuse de l’ignorance invincible, mais elle introduit aussi un nouveau paramètre qui va être décisif par la suite.

20 Ce qui est clair aussi, c’est que, d’un point de vue pratique, pour les théologiens, l’enjeu est de réduire au maximum la portée de l’ignorance invincible (en jouant sur l’idée qu’il y a une obligation à connaître certaines vérités, ou qu’une telle ignorance est par elle- même l’indice d’une faute antérieure). Il s’agit de faire en sorte que l’ignorance invincible ne puisse pas être alléguée pour justifier les écarts, en particulier ceux des laïcs, par rapport au dogme. Comme le rappelle O. Lottin (« L’ignorance du droit », Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles2), ce rigorisme s’inscrit dans une perspective juridique où l’ignorance du droit, et en particulier du droit divin, est une faute, d’autant plus que Dieu révèle les vérités de foi à tout homme de bonne volonté. Dans ce cas, l’ignorance invincible en matière de foi dérive d’un péché antérieur et ne peut excuser tout à fait. La rupture avec ce modèle classique survient de façon nette et radicale avec Robert Holcot au milieu du XIVe siècle. Mais, l’un des facteurs permettant cette rupture, c’est le statut de la conscience erronée, introduit par Thomas d’Aquin, auquel sera consacré une large part du séminaire de l’année prochaine.

3. Paris 1340 : logique, épistémologie, philosophie naturelle à la Faculté des Arts

21 Le séminaire étant consacré aux débats à la Faculté des Arts de Paris dans les années 1340, il a logiquement commencé par un examen des statuts de 1339-1340, dits « anti-ockhamistes » qui constituent des documents fondamentaux pour la connaissance de l’ambiance intellectuelle à la faculté des arts, documents sur l’interprétation desquels la critique contemporaine s’est longtemps divisée. Nous avons d’abord montré comment un examen de plus en plus précis de ces documents a fait évoluer les analyses pour parvenir à un relatif consensus, notamment sur le fait qu’il est

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 270

vain de chercher chez Ockham des traces des positions condamnées. Les cibles seraient plutôt certains enseignants parisiens, probablement des bacheliers, regroupés sous l’expression « ockhamistae ». Ensuite nous avons procédé à une analyse doctrinale du statut de 1340 sur les diverses notions en question dans ce statut, celles de virtus sermonis, de signification et de supposition. Cette analyse a montré que le statut recommandait une notion large de la virtus sermonis dans la signification des propositions, prenant en compte l’intentio auctoris et surtout la materia subiecta. C’est ce que fait Jean Buridan dans plusieurs de ses écrits. De façon générale, d’ailleurs, l’accord entre la philosophie buridanienne et les recommandations du statut est tel qu’il apparaît probable que Buridan en ait été sinon le rédacteur, du moins l’inspirateur.

22 Afin de préciser ce point, une séance a été consacrée à la théorie de la supposition naturelle mise en place par Buridan. La théorie de la supposition naturelle est défendue par Buridan afin de préserver la possibilité d’une science démonstrative, dans le domaine des mathématiques et de la philosophie naturelle, formulée au moyen de propositions catégoriques d’inhérence au présent, et qui évite les indicateurs d’ampliation ou les reformulations sous forme temporelle ou conditionnelle. Ce faisant, aussi, le but de Buridan est de s’opposer à une conception excessivement rigide de la virtus sermonis qui découlerait d’une sorte de privilège du présent (que Buridan reconnaît lui-même quand il introduit la notion de status qui est le point de départ de l’ampliation). La supposition naturelle permet de restituer l’intention du locuteur et il se trouve que le locuteur savant, comme le montre l’exemple de la science habituelle, a une conception omnitemporelle de la science. Ensuite à un second niveau, la supposition naturelle rejoint la question de la materia subjecta : il y a une logique propre à la science démonstrative qui est celle de la supposition naturelle tandis que la supposition accidentelle convient davantage aux chroniques historiques.

23 Nous avons ensuite présenté les débats parisiens sur « l’objet du savoir », notion également présente dans le statut de 1340, mais en étendant notre étude aux positions, divergentes, de Jean Buridan et de Nicole Oresme dans leurs commentaires à la Physique. Pour rester dans le cadre temporel de notre séminaire nous avons alors dû utiliser pour Buridan le texte inédit dit de tertia lectura de ses questions et non la version plus connue, dite de ultima lectura datée de la fin des années 1350. Traditionnellement, sur ce sujet, les discussions parisiennes sont mises en rapport avec la controverse qui se développe en théologie à Oxford à partir des années 1320, où les différentes positions sont que l’objet du savoir est la proposition démontrée (Guillaume d’Ockham), ou la chose sujet de la proposition (Gauthier Chatton), ou un signifiable de façon complexe (complexe significabile) à savoir le fait pour la chose d’être telle (Adam Wodeham). Les présentations successives des discussions oxoniennes, et du texte sur le même sujet du commentaire des Sentences du maître parisien Grégoire de Rimini établissent clairement l’existence d’une filiation de Grégoire par rapport à Wodeham. En examinant les questions qui lui correspondent dans les commentaires à la Physique de Nicole Oresme et Jean Buridan, nous avons montré qu’il n’en est pas de même à la Faculté des Arts. Certes, Buridan, en distinguant deux types d’objet du savoir, le scitum proximum, la conclusion démontrée, et le scitum remotum, la chose visée, semble adopter une position intermédiaire entre celles d’Ockham et de Chatton, et Oresme, comme Wodeham, considère que l’objet du savoir est un complexe significabile. Mais, contrairement à Wodeham, Oresme donne à ce signifiable une dimension ontologique, ce qui constitue un élément fondamental de sa physique. Par ailleurs Buridan, dans le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 271

commentaire que nous avons examiné, et contrairement à ce qu’il fait dans la version plus tardive, ne fait aucune allusion aux complexe significabilia. En résumé les comparaisons faites avec les textes anglais et le texte de Grégoire montrent que le débat à la Faculté des Arts de Paris est loin d’avoir la même importance qu’en théologie, et que l’argumentation y est très différente. On peut alors avancer que les positions soutenues dans les années 1340 à la Faculté des Arts de Paris sur l’objet du savoir et les complexe significabilia paraissent pour une bonne part indépendantes du débat anglais.

24 Après l’examen du statut de 1340, le premier dossier ouvert a été celui de l’épistémologie. Quelles sont les controverses épistémologiques qui agitent la Faculté des Arts de Paris autour des années 1340 ? L’un des principaux enjeux de ces querelles multiformes est liée à la nature du savoir scientifique, et peut-être (c’est à préciser ou infirmer) à la crise de la rationalité qui affecte les critères de scientificité hérités d’Aristote au début du XIIIe siècle. L’épistémologie médiévale se présentant comme une réflexion sur les méthodes qui permettent de garantir la certitude, c’est-à-dire l’infaillibilité de la connaissance, l’un des débats qui se joue autour de 1340 a trait à ces critères de scientificité : comment peut-on prendre en charge des attitudes cognitives qui ne semblent pas répondre aux standards élevés de « l’aristotélisme » ? Quels critères de scientificité faut-il affaiblir ? L’exigence de vérité, l’exigence de certitude ? Sur ces questions, c’est l’opposition entre Jean Buridan et Nicolas d’Autrécourt qui est principielle comme le montrera le séminaire de l’année prochaine.

NOTES

1. L. CAPÉRAN, Le problème du salut des infidèles. Essai historique, Toulouse 1934.

2. O. LOTTIN, Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, t. III, Problèmes de morale, Louvain- Gembloux 1949, p. 56-62.

RÉSUMÉS

Le séminaire a d’abord clos un dossier ouvert l’année passée, celui des Collationes d’Abélard. La lecture suivie du texte a permis de montrer comment celui-ci ressort très certainement d’une production à Saint-Gildas, avant le retour d’Abélard à Paris. Abélard s’y montre soucieux de promouvoir une religion intellectualisée fondée sur un rapport direct à Dieu. Dans un second temps, nous avons ouvert un second dossier consacré au concept d’ignorance invincible, et aux réflexions sur les excuses possibles de l’hétérodoxie. Ce dossier s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus large sur les conditions intellectuelles de la modernité. Enfin, en collaboration avec

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 272

Jean Celeyrette (UMR 8519), nous avons consacré une partie du séminaire à l’étude des débats de logique, d’épistémologie et de philosophie naturelle à Paris vers 1340.

INDEX

Thèmes : Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval

AUTEUR

CHRISTOPHE GRELLARD Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 273

Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval Atomisme et théologie au Moyen Âge

Aurélien Robert

1 Comment se fait-il que des théologiens médiévaux reprennent à leur compte l’idée antique selon laquelle le monde est composé d’atomes ? C’est la question à laquelle ce séminaire tente de répondre, en cherchant à comprendre les raisons de cette renaissance de l’atomisme au Moyen Âge. À partir d’un ensemble de textes latins ou traduits en latin, de la fin de l’Antiquité jusqu’au XIIe siècle, nous avons tenté de montrer que la matrice de cet atomisme médiéval est à chercher dans la tradition pythagoricienne et platonicienne. Cette philosophie antique, fort différente de celle des atomistes Démocrite et Épicure, fut d’abord relayée par l’Institution arithmétique de Boèce, adaptation latine du texte éponyme de Nicomaque de Gérase, puis progressivement transformée à partir du XIIe siècle. Malgré les arguments d’Aristote contre l’atomisme, de nombreux penseurs, comme Guillaume de Champeaux et Pierre Abélard au XIIe siècle, Robert Grosseteste et Richard Fishacre au XIIIe siècle, reformulèrent cette lecture mathématique de Platon dans un contexte théologique pour expliquer la création du monde.

2 L’atomisme, c’est-à-dire la théorie selon laquelle le monde est composé d’atomes, est généralement associé au matérialisme (Démocrite, Épicure) et à la critique de la religion (Lucrèce). Dans un tel système, où le monde résulte du choc fortuit des atomes dans le vide, le seul discours théologique possible consiste à refuser toute idée de providence divine, ainsi que toute vie après la mort. Les Dieux sont donc pensés comme indifférents aux affaires humaines, occupés à d’autres choses dans un arrière-monde qui ne communique pas avec nous. Comment comprendre, dans ces conditions, le retour de l’atomisme en Occident chez plusieurs théologiens chrétiens entre le XIIe et le XIVe siècle, c’est-à-dire plusieurs siècles avant la traduction latine des Lettres d’Épicure transmises par Diogène Laërce et la diffusion renouvelée du De natura rerum de Lucrèce par l’humaniste Poggio Bracciolini ? Telle est la question principale que nous avons abordée dans ce séminaire.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 274

3 La renaissance de l’atomisme dans l’Occident médiéval est un phénomène connu de longue date, depuis les travaux pionniers de Pierre Duhem, Alexandre Koyré ou Anneliese Maier, et les travaux plus récents de John Murdoch, un élève d’Alexandre Koyré1. Rares sont cependant les études qui se penchent sur les rapports qui unissent cette doctrine au contexte théologique dans lequel elle se développe au Moyen Âge. Pourtant, force est de le constater, les défenseurs de l’atome à cette époque sont très majoritairement des théologiens de métier et, à partir du XIIIe siècle, leurs arguments se trouvent essentiellement dans des textes de nature théologique, au détour de discussions sur la création et l’éternité du monde, sur la nature des anges ou encore l’intensité de la grâce. Ce lien est-il fortuit ? Les philosophes des facultés des arts, contraints par l’exercice du commentaire aristotélicien, ne pouvaient-ils pas se détacher du Stagirite pour défendre une physique atomiste ? Il s’agissait donc se s’interroger sur l’inscription de cet atomisme dans les débats techniques qui agitaient les écoles puis les facultés de théologie des universités médiévales.

4 De ce point de vue, une première voie pouvait être suivie, qui consiste à rapprocher les penseurs latins des théologiens de langue arabe dans la tradition du Kalam. Car la possibilité théorique d’une théologie atomiste non matérialiste et providentialiste a déjà fait l’objet de fines analyses pour ce qui concerne les productions doctrinales de langue arabe, musulmanes et juives, du IXe au XIIe siècle2. Dans ce contexte, l’atomisme constitue un outil conceptuel au service d’options théologiques fondamentales relatives à la nature de la création du monde ou à la liberté humaine. Bien que les contextes latin et arabe soient fort différents, on a parfois supposé que ce retour de l’atomisme en Occident, particulièrement fort au XIVe siècle, était probablement l’effet de la réception de ces débats par l’intermédiaire des traductions latines d’Avicenne, al-Ghazzali et Maïmonide. Il va de soi que la lecture de ces auteurs, très hostiles à l’atomisme du Kalam, eut un effet sur certains débats dans le monde latin. Un Thomas d’Aquin ne critiquait-il pas ouvertement les conséquences occasionnalistes et déterministes de cet atomisme (Dieu créé les composés atomiques et les maintient dans l’être à chaque instant) ? Mais, précisément, à notre connaissance, aucun théologien ne reprend à son compte cet occasionalisme, tandis que, sur le plan philosophique, certains défendent un atomisme très proche de celui des théologiens musulmans, c’est-à-dire un atomisme mathématique (les atomes sont comparés à des points et à des unités) qui suppose l’existence d’une structure géométrique et arithmétique du monde créé.

5 Dans ce séminaire, nous avons toutefois choisi de suivre une autre voie, celle d’une généalogie commune aux deux traditions, de langue arabe et latine, en remontant aux sources grecques qui ont pu leur servir de point de départ. L’hypothèse que nous avons formulée est la suivante : ces théologies atomistes, musulmanes comme chrétiennes, reprennent en réalité un modèle néo-pythagoricien et platonicien dont on trouve l’expression la plus forte chez le philosophe et mathématicien grec Nicomaque de Gérase3. Ceci explique pourquoi cet atomisme médiéval n’a rien à voir avec celui de Démocrite, Épicure ou Lucrèce, et pourquoi il peut s’inscrire dans une perspective théologique réintroduisant l’atome dans une physique finalisée, providentielle et non matérialiste. Car cet atomisme, d’origine mathématique, servait principalement d’outil pour penser la création du monde sur le modèle du Timée de Platon. Pour le dire en quelques mots, là où Platon considérait que la matière avait été organisée par le Démiurge selon un plan géométrique et était ultimement constituée de figures géométriques minimales, l’interprétation néo-pythagoricienne proposait de résoudre

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 275

ces figures géométriques en lignes, puis en points indivisibles, ces derniers étant considérés comme les unités ultimes de la réalité et identifiés à des atomes, c’est-à-dire aux entités ultimes et indivisibles qui composent le monde.

6 Au Moyen Âge, les Latins vont donc se servir de cet atomisme pour assurer leur doctrine de la création inspirée dans ses grandes lignes par Augustin, lui-même redevable de l’analyse platonicienne. Plus lointainement, l’atomisme servira aussi à maintenir un écart infranchissable entre l’infinité divine et le monde créé, ce dernier pouvant être décrit en termes d’unités, de points et d’atomes. De ce point de vue, les atomistes médiévaux trouvaient un leitmotiv dans le Livre de la Sagesse (XI, 21) : Dieu a tout disposé en nombre, poids et mesure. Ce cadre conceptuel étant fixé, il devient possible de suivre à la trace l’évolution et les transformations de cette matrice de thèses et d’arguments sur le temps long, de Boèce au Ve/VIe siècle jusqu’à Jean Wyclif et Marco Trevisano à la toute fin du XIVe siècle. Durant cette première année de séminaire, nous nous sommes concentrés sur la première période de cette histoire, de l’Antiquité tardive au début du XIIIe siècle.

1. L’atome et la providence

7 Dans un premier temps, nous nous sommes intéressés aux critiques de l’atomisme chez des auteurs comme Cicéron ou Galien, qui ont eu une influence considérable jusqu’au Moyen Âge, notamment chez quelques Pères de l’Église, comme Lactance et Augustin. Le but de ce premier parcours était de montrer que ces critiques concernent surtout la négation de la providence et l’absence de téléologie dans la nature, mais aussi le matérialisme (et donc la mortalité de l’âme), ainsi que l’hédonisme qui l’accompagne. En revanche, la notion même d’atome n’est jamais attaquée. Il ne s’agit jamais de dire qu’il est impossible qu’il y ait dans la nature des entités indivisibles qui la constituent ontologiquement. De là, nous avons tenté de montrer comment le concept d’atome pouvait être réinvesti philosophiquement et théologiquement dans le monde chrétien, une fois expurgé de ses conséquences matérialistes et anti-providententialistes.

8 Nous avons ensuite longuement travaillé sur un texte particulièrement important pour cette généalogie de l’atomisme médiéval : les Reconnaissances du Pseudo-Clément. Dans ce qui fut probablement l’un des premiers romans chrétiens, l’auteur anonyme raconte les aventures de Clément de Rome et de ses deux frères Nicetas et Aquila, l’un formé à l’école épicurienne, l’autre à l’école des philosophes sceptiques, et rapporte la prédication de saint Pierre qui les accompagne dans leur périple. Malgré la tonalité parfois anti-philosophique de ce roman, notamment lorsque saint Pierre défend les vrais prophètes contre la parole des philosophes, faisant ainsi écho au discours de saint Paul, on trouve plusieurs discussions philosophiques et notamment un débat autour des thèses d’Épicure. Il est remarquable que dans la version latine de ce texte, datant du Ve siècle, cette partie soit considérablement augmentée par rapport au texte grec. Comme dans la plupart des sources que nous avons lues, le fondateur du Jardin n’est pas critiqué pour avoir affirmé que la réalité est constituée d’atomes, mais seulement pour avoir nié la providence divine. Mais Clément – et saint Pierre semble confirmer son propos – suggère de substituer au modèle épicurien celui du Timée de Platon, seul ouvrage cité dans ce livre. À y regarder de plus près, c’est un Platon légèrement teinté de pythagorisme que ce texte nous donne à lire. Considéré comme authentique au Moyen Âge, et repris parfois verbatim dans certains textes du XIIe siècle, le texte des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 276

Reconnaissances venait donc renforcer l’autorité de cette vision pythagoricienne et platonicienne de la création, déjà suggérée par Augustin, dans ses écrits de jeunesse, comme le De ordine et le De musica, mais aussi dans certains passages de ses commentaires à la Genèse. Il ne restait plus qu’à donner un contenu philosophique précis à cette lecture platonico-pythagoricienne de la création.

2. Boèce et la relecture néo-pythagoricienne de Platon

9 Dans son livre Pour l’histoire de la science hellène, Paul Tannery suggérait que les célèbres paradoxes de Zénon d’Élée reflétaient l’existence d’un débat antérieur entre des éléates et des pythagoriciens qui défendaient une forme particulière d’atomisme. Ce premier débat aurait donné naissance à l’atomisme de Démocrite d’un côté, à celui de Platon de l’autre. En quoi consistait cet atomisme pythagoricien ? Sa caractéristique principale, selon Tannery, était de considérer que « le point est l’unité ayant une position, ou autrement l’unité considérée dans l’espace4 ». L’atome des pythagoriciens serait donc un point géométrique, une unité absolue dans l’espace. Quelques décennies plus tard, la thèse de Tannery fut reprise et amplifiée, dans un premier temps par Francis Cornford, puis par John Earle Raven5. Depuis lors, on ne cesse de discuter de ce que les Anglo- saxons appellent le « point-unit atomism », l’atomisme des « points-unités ».

10 La thèse historique de Tannery est majoritairement rejetée aujourd’hui, mais son analyse conceptuelle conserve une part de sa valeur si l’on déplace le curseur historique vers le néo-pythagorisme et le néo-platonisme. Car bien après Zénon d’Élée on retrouve une conception très proche de celle décrite par Tannery chez Nicomaque de Gérase, un mathématicien grec, défenseur du pythagorisme et auteur d’une série d’ouvrages sur l’arithmétique, la géométrie et la musique. Dans son traité d’arithmétique, il défend longuement l’idée selon laquelle les corps sont constitués de surfaces, lesquelles sont constituées de lignes, constituées à leur tour de points. Il propose donc une analyse complète de la dérivation géométrique de tous les corps à partir de points, qu’il considère comme l’équivalent de l’unité arithmétique avec une position dans l’espace. Par-delà la simple description mathématique de la quantité du monde (sa mesure à partir de l’unité), Nicomaque soutient une thèse métaphysique forte : le monde est réellement constitué de ces points.

11 Ce texte a été traduit une première fois en latin par Apulée, et une seconde fois par Boèce, qui l’adapte légèrement pour son lectorat. La traduction d’Apulée est perdue, mais celle de Boèce a connu un succès phénoménal (nous avons conservé plus de 180 manuscrits). Chez Boèce, comme chez Nicomaque, nous retrouvons dès les premières pages de l’Institution arithmétique l’idée selon laquelle cette manière de subordonner la géométrie à l’arithmétique permet de rendre compte de la théorie platonicienne de la création dans le Timée. Si l’idée générale se trouve aussi chez Cassiodore, Macrobe et même chez Augustin, nous avons chez Boèce le traité le plus complet (avec celui sur la musique) écrit en latin. Comme l’ont montré Irene Caiazzo et David Albertson6, l’arithmétique de Boèce a joué un rôle fondamental dans le développement de la théologie jusqu’au XIIe siècle. Pour Albertson, il faut attendre le XVe siècle, avec Nicolas de Cuses, pour que réapparaisse ce néo-pythagorisme en théologie. Nous pensons au contraire que ce modèle n’a jamais cessé d’être présent, d’être discuté et même d’être défendu entre le XIIe et le XVe siècle.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 277

12 Pour ce qui est du XIIe siècle, on retrouve ce néo-pythagorisme dans l’exégèse biblique (dans les commentaires à la Genèse et dans les Hæxameron), mais aussi, et même surtout dans les commentaires au De arithmetica de Boèce, ainsi que dans des traités de logique. Pourquoi cela ? Principalement parce que dans d’autres textes Boèce se montre plutôt hostile à l’existence de points-atomes. Un véritable débat était né pour établir les limites du modèle pythagoricien et platonicien. Selon nous, ce débat du XIIe siècle fait apparaître la matrice problématique qui continuera d’agiter certains théologiens jusqu’au XVe siècle et montre que si l’arrivée des textes d’Avicenne, d’Averroès et de Maïmonide contre l’atomisme du Kalam a joué un rôle dans ces débats à partir du XIIIe siècle, la possibilité théorique d’une théologie atomiste était déjà ouverte de longue date en Occident. Par ailleurs, contre l’hypothèse dominante aujourd’hui, qui considère que le retour de l’atomisme est dû à une réaction aux arguments anti-atomistes d’Aristote, il faut plutôt dire que les arguments aristotéliciens ont engendré une reformulation profonde de l’atomisme, dont la matrice était déjà bien établie. Il était donc essentiel de nous arrêter sur cet atomisme mathématique du XIIe siècle.

3. Les commentaires au De arithmetica de Boèce et les commentaires aux Catégories d’Aristote au XIIe siècle

13 Après avoir travaillé sur les passages pertinents de l’œuvre de Boèce, nous avons étudié plusieurs textes du XIIe siècle, en particulier les commentaires logiques de Guillaume de Champeaux et Pierre Abélard, lesquels reflètent parfaitement l’état du débat sur l’existence des points-unités-atomes, et le commentaire de Thierry de Chartres au De arithmetica de Boèce qui indique des liens assez évidents entre d’un côté la problématique métaphysique et logique, de l’autre les enjeux théologiques.

14 Guillaume de Champeaux et Pierre Abélard ont longuement discuté la question de l’existence des points et des atomes dans leurs commentaires aux Catégories d’Aristote, en particulier dans le chapitre sur la quantité. Aristote était, comme l’on sait, farouchement opposé à l’atomisme et avait proposé une série d’arguments contre Démocrite et aussi contre certains platoniciens et certains pythagoriciens, notamment dans la Physique et le De generatione et corruptione. Mais dans les Catégories, seul texte disponible en ce début du XIIe siècle, non seulement Aristote ne vise pas les atomistes, mais les définitions qu’il donne de la quantité discrète et de la quantité continue paraissent compatibles avec ce qui sera l’approche du De arithmetica de Boèce, qui se présente lui aussi comme un traité sur la quantité. Le point le plus intéressant pour notre propos concerne la définition du continu. Dans les Catégories, Aristote explique que les parties d’une ligne, d’une surface ou d’un corps sont continues si elles sont en contact et si elles occupent des positions différentes dans l’espace (le temps, lui, est continu bien que ses parties n’aient pas d’existence dans l’espace et n’entrent donc pas en contact). Il n’est donc pas question ici de divisibilité infinie du continu comme dans le livre VI de la Physique et rien n’indique qu’il n’y ait pas de parties indivisibles (alors que dans la Physique, Aristote montre que le contact entre deux indivisibles est impensable). Une petite porte était donc ouverte pour penser en même temps la continuité et l’existence de parties indivisibles dans le continu, y compris dans les corps. Il fallait pour cela considérer les points comme des parties du continu ayant une position dans l’espace.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 278

15 Lorsque Boèce commente ce passage, il a en tête les arguments de la Physique bien qu’il ne cite pas cet ouvrage d’Aristote. Aussi ajoute-t-il que les points ne peuvent être des parties d’une ligne et qu’ils ne peuvent donc a fortiori être des parties des surfaces et des corps. Guillaume de Champeaux et Pierre Abélard tentent quant à eux de montrer que l’analyse de Boèce dans le De arithmetica est pleinement compatible avec les principes d’Aristote dans les Catégories. De même, dans son commentaire au De arithmetica, Thierry de Chartres essaye de rendre l’analyse mathématique de Boèce compatible avec Aristote. Il est remarquable qu’une partie des arguments qu’ils développent dans ce cadre se retrouve chez plusieurs théologiens des XIIIe et XIVe siècles.

16 Nous avons essayé de montrer que c’est à cette époque que se noue définitivement l’idée selon laquelle il est possible de donner une description atomiste du monde sans renoncer à sa continuité, c’est-à-dire sans postuler de vide entre les parties indivisibles du monde. Par ailleurs, il apparaît clairement dans ce premier état du débat que cet atomisme n’implique aucunement le matérialisme de Démocrite ou d’Épicure. Il ne sert qu’à décrire la structure mathématique de la matière qui est le reflet de sa création originelle.

4. Théologie de la création et métaphysique de la lumière chez Robert Grosseteste

17 Pour terminer cette première année de séminaire, nous nous sommes enfin arrêtés longuement sur l’un des témoignages les plus intéressants de cette tradition pythagorico-platonicienne au Moyen Âge : celui de Robert Grosseteste (1170-1253). Dans son traité De luce, mais aussi dans ses Dicta, son Hæxameron, et surtout son commentaire à la Physique, le premier connu en latin, l’évêque de Lincoln décrit la création du monde à partir d’un point indivisible de lumière, lequel s’est multiplié indéfiniment au premier instant de la création de l’univers. Ce processus de diffusion lumineuse crée en même temps la matière et lui donne son extension qui est aussi sa première forme (la forma corporeitatis, concept qu’il reprend à Avicenne et Avicebron). Dans le commentaire à la Physique, Grosseteste place explicitement sa théorie sous l’autorité de Pythagore et Platon. La théorie des pythagoriciens explique le phénomène de la création du côté de la matière, du principe passif, tandis que la théorie platonicienne explique la création du côté de la forme, principe actif. Mais ce sont comme les deux faces d’une même médaille. Contrairement à Guillaume de Champeaux et Pierre Abélard, avec cette métaphysique de la lumière, il peut expliquer pourquoi n’importe quel corps est composé d’atomes, c’est-à-dire de points-unités, puisque tout a été créé au départ à partir de la multiplication d’un point de lumière.

18 Nous avons donc traduit et étudié en détail ces textes de Robert Grosseteste en insistant particulièrement sur ses conséquences philosophiques remarquables : sa théorie de l’infini (deux infinis sont comparables, ils peuvent entrer dans des rapports de proportions, rationnels ou irrationnels), l’idée qu’il existe une mesure absolue en toute chose par-delà les unités arbitraires que nous choisissons (ce qui lui permet de donner un sens au verset de la Sagesse) et son usage d’expériences de pensée (il imagine, par exemple, qu’une seule ligne a été créée pour penser la nécessité d’une unité de mesure absolue et intrinsèque aux choses naturelles : le point-unité).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 279

19 Nous avons terminé le séminaire en évoquant quelques textes qui dépendent directement de l’enseignement de Robert Grosseteste, comme le Carmen de partibus et mundo, un poème didactique écrit au début du XIIIe siècle en latin et composé de 1476 distiques élégiaques, dans lequel on retrouve la même explication atomiste du monde par la multiplication d’un point de lumière. Nous avons aussi parcouru quelques textes de Richard Rufus de Cornouailles et Richard Fishacre chez qui on trouve aussi des traces de cette théorie.

20 Il faudra continuer cette enquête dans les années à venir pour les XIIIe et XIVe siècles, jusqu’au traité De macrocosmo de Marco Trevisano, dans lequel on retrouve une défense forte de cet atomisme néo-pythagoricien. À terme, il s’agira non seulement de montrer l’existence ininterrompue de cette tradition pythagorico-platonicienne du Moyen Âge à la Renaissance, mais de reprendre le débat qui opposait Pierre Duhem et Alexandre Koyré sur le rôle de la science médiévale dans l’avènement de la modernité.

NOTES

1. On trouvera une bibliographie dans C. GRELLARD, A. ROBERT (dir.), Atomism in Late Medieval Philosophy and Theology, Leyde-Boston 2009.

2. Voir par exemple A. DHANANI, The Physical Theory of Kalam., Leyde-New York-Cologne 1994. 3. Nous avons seulement suivi la réception de cet auteur en Occident, mais il était connu et commenté par les philosophes arabophones. Sur la réception de son arithmétique, voir notamment G. FREUDENTHAL, « L’Introduction arithmétique de Nicomaque de Gérase dans les traditions syriaque, arabe et hébraïque », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, vol. 4, Paris 2005, p. 690-694 ; S. BRENTJES, « Untersuchungen zum Nicomachus Arabus », Centaurus 30 (1987), p. 212-239 ; ID., « La transmission arabe de l’introduction arithmétique dans des travaux non- mathématiques au cours du IXe siècle », dans Y. GUERGOUR (éd.), Histoire des Mathématiques Arabes. Actes du 3ème Colloque maghrébin sur l’histoire des mathématiques arabes, Tipaza (Alger, Algérie), 1-3 décembre 1990, Alger 1998, p. 23-29. 4. P. TANNERY, Pour l’histoire de la science hellène, Paris 1887, p. 250.

5. F. M. CORNFORD, « Mysticism and Science in the Pythagorean Ttradition », The Classical Quarterly 16 (1922), p. 137-150 et 17 (1923), p. 1-12 ; J. E. RAVEN, Pythagoreans and Eleatics. An Account of the Interaction between the Two Opposed Schools during the Fifth and Early Fourth Centuries B.C., Cambridge 1948 (en particulier p. 43-65). 6. Voir notamment Thierry de Chartres, Commentum super Arithmeticam Boethii, éd. I. CAIAZZO, Toronto 2014, en particulier p. 163-167. Voir aussi I. CAIAZZO, Lectures médiévales de Macrobe, Paris 2002 (en particulier p. 119-123) ; D. ALBERTSON, Mathematical Theologies. Nicholas of Cusa and the Legacy of Thierry of Chartres, Oxford 2014.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 280

RÉSUMÉS

Comment se fait-il que des théologiens médiévaux reprennent à leur compte l’idée antique selon laquelle le monde est composé d’atomes ? C’est la question à laquelle ce séminaire tente de répondre, en cherchant à comprendre les raisons de cette renaissance de l’atomisme au Moyen Âge. À partir d’un ensemble de textes latins ou traduits en latin, de la fin de l’Antiquité jusqu’au XIIe siècle, nous avons tenté de montrer que la matrice de cet atomisme médiéval est à chercher dans la tradition pythagoricienne et platonicienne. Cette philosophie antique, fort différente de celle des atomistes Démocrite et Épicure, fut d’abord relayée par l’Institution arithmétique de Boèce, adaptation latine du texte éponyme de Nicomaque de Gérase, puis progressivement transformée à partir du XIIe siècle. Malgré les arguments d’Aristote contre l’atomisme, de nombreux penseurs, comme Guillaume de Champeaux et Pierre Abélard au XIIe siècle, Robert Grosseteste et Richard Fishacre au XIIIe siècle, reformulèrent cette lecture mathématique de Platon dans un contexte théologique pour expliquer la création du monde.

INDEX

Thèmes : Histoire des théologies et des philosophies de l’Occident médiéval

AUTEUR

AURÉLIEN ROBERT Chargé de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 281

Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge

Olivier Boulnois

1 Au premier semestre, le séminaire a été consacré au concept de theologia (dans la philosophie grecque et latine, antique et médiévale). Au second semestre, il a été consacré aux théories de la volonté, de l’action et de la liberté, du XIIIe au début du XIVe siècle.

I. Theologia

2 Nous ressentons aujourd’hui la nécessité de prendre en compte, non seulement le fait religieux, mais le sens de ce fait. Ce sens, il est convenu de l’appeler théologie. Mais le terme est ambigu. Il désigne tantôt la compréhension d’une religion par elle-même, dans ses propositions fondamentales, tantôt la compréhension du divin par un discours rationnel, extérieur ou non à cette tradition religieuse. L’objet de ce séminaire était alors double : 1. étudier comment, d’une part, la spéculation métaphysique sur les dieux, le divin et Dieu, s’est transformée en « science théologique », se prolongeant, même dans la spéculation philosophique grecque, par une révélation d’origine divine ; 2. montrer comment, d’autre part, les religions monothéistes se sont construites en théologies, sur les canons de la rationalité grecque.

3 Nous avons vu que theologia signifiait dès Platon (République II, 379 a), un discours mythologique sur les dieux ; c’est encore en ce sens qu’Aristote l’emploie1. En revanche, la métaphysique d’Aristote (ou « philosophie première ») porte sur le premier moteur des sphères célestes, cause finale du mouvement, qui n’est pas directement divin2. De ce fait, la métaphysique peut être dite « science théologique » (Métaphysique E, 1, 1026 a 15-19 ; et K, 7, 1064 a 36 – b 2, d’authenticité douteuse), mais en un sens très restreint : elle ne porte pas sur les dieux, mais sur le divin, et le divin ne désigne pas l’ensemble des dieux comme s’il était une catégorie plus générale : il désigne une propriété partagée à la fois par les dieux et par le premier moteur, l’éternité et la vie intellectuelle (Λ, 7,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 282

1072 b 24-30 ; cf. A, 2, 983 a 5-10). Ainsi, loin de critiquer la mythologie au nom d’une conception rationnelle du divin, Aristote l’utilise comme doxographie pour confirmer les résultats de sa réflexion sur la substance séparée (Λ, 8, 1074 a 38 – b 14). Ainsi, les dieux de la cité restent chez Aristote des objets de vénération, doués de providence.

4 À quel moment une théologie naturelle s’est-elle développée en une science qui prétend être la vérité du discours sur les dieux ? – Il faut d’abord demander quand apparaît le concept de theologia naturalis, et en quel sens. D’une part, les Stoïciens définissent la sagesse comme la « science des choses divines et humaines » (Aetius, Placita I, préface 2 = Stoicorum Veterum Fragmenta [SVF], éd. Diels-Kranz, 2, 35 ; Sénèque, Lettre XIV, 89, 5 et 16). D’autre part, la philosophie reçoit une division tripartite : « morale, naturelle et rationnelle » (Sénèque, Lettre XIV, 89, 9). Or le discours sur les dieux appartient à la physique, qui est le couronnement d’un parcours pédagogique dans lequel les étudiants doivent d’abord suivre des cours de logique, puis d’éthique, avant d’aborder les leçons de physique : « ils doivent enfin accompagner ces dernières du discours sur les dieux (ton peri theôn logon) […] “Parmi les réalités physiques, vient en dernier lieu le discours sur les dieux” (peri tôn theôn logos) » (Plutarque, Des contradictions des stoïciens, chap. 9, 1035 A = SVF 2, 42). C’est ce que Varron appellera une « théologie naturelle ». Celle-ci n’est pas appelée ainsi en raison de la méthode qui l’atteint (les lumières de la raison naturelle), mais de son objet : la nature, qui est le dieu tel qu’il est en vérité.

5 Dans le stoïcisme, les dieux de la théologie populaire (mythique et politique) s’inscrivent à l’intérieur de la nature et ne la transcendent pas, parce qu’ils ne sont pas créateurs ; c’est pourquoi la théologie rationnelle est élaborée à partir d’une spéculation sur la nature, car celle-ci les englobe, malgré leur caractère de puissances. Comment concilier le respect de la religion traditionnelle avec une identification de Dieu à la raison et à la nature ? C’est le rôle de la théologie allégorique. Celle-ci repose sur une explication des mythes : le mythe contient une vérité, à distinguer des déformations que les poètes lui ont infligée, et la méthode de l’allégorie permet de dégager ce noyau rationnel.

6 Au long de la tradition péripatéticienne, la theologikè epistémè d’Aristote reçoit une inflexion nouvelle. Alexandre d’Aphrodise justifie le nom de « science théologique », parce que celle-ci porte sur la cause finale, qui est une forme subsistante, une substance immatérielle et un intellect en acte (In Aristotelis metaphysicam, Commentaria in Aristotelem Graeca [CAG] I, éd. M. Hayduck, Berlin 1891 ; 171, 5-11). Mais Alexandre identifie le premier moteur au premier dieu, c’est-à-dire qu’il passe de l’analogie dessinée par Aristote à une identification directe qu’il n’impliquait pas. Ainsi, la métaphysique a pour objet l’étant en tant qu’étant, mais celui-ci s’identifie déjà au premier dieu, le dieu suprême. Alexandre admet donc une sorte d’« henothéisme » : l’objet de la métaphysique est un dieu parmi d’autres, simplement, c’est le premier. La métaphysique étudie l’étant en tant qu’étant, mais elle doit s’occuper du plus haut degré de vérité et d’être. Elle rejoint alors la « science théologique », discipline universelle parce qu’elle traite des étants les plus parfaits.

7 Le mot de theologia s’applique à la science de Dieu à partir du Moyen Platonisme, à la faveur d’un rapprochement entre les discours des poètes, qui sont les premiers philosophes, et ceux des « physiologues », qui parlent de physique et examinent la divinité sous cet angle (Plutarque, Sur la disparition des oracles, 410 B, 435 D, 436 DE).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 283

8 Ce nom est repris par Proclus, qui considère que Platon est le « théologien » par excellence, celui qui a atteint la vérité (Théologie platonicienne, éd. et trad. H. D. Saffrey, L. G. Westerink, Paris 1968-1997, I, p. 13). Même si tous s’accordent sur la définition de la science, les philosophes comprennent diversement le concept de « dieu ». Seul Platon a connu la vérité la plus haute, car il a lui-même été inspiré par les dieux. La théologie est donc une science divinement inspirée. C’est chez Proclus que l’on trouve l’origine de la distinction entre quatre modes d’expression de Platon, qui donneront lieu à quatre théologies : 1. le mode inspiré (entheastikôs) ; 2. le mode dialectique (dialektikôs) ; 3. le mode imagé (apo tôn eikonôn) ; 4. le mode symbolique (symbolikôs). L’allégorie est donc partie intégrante de la méthode théologique. Ces quatre manières de remonter vers les dieux et de les découvrir dans les causes primordiales de l’univers fonderont, par l’intermédiaire de Denys, quatre sortes de théologie : 1. la théologie mystique ; 2. la théologie tout court (appelée parfois théologie spéculative) ; 3. la théologie des images et des noms divins ; 4. la théologie symbolique3.

9 Telles sont toutes les conditions qui rendront possible la theologia naturalis : il y a une vérité de la religion. C’est une vérité du discours mythologique et des pratiques religieuses civiques. Cette vérité, il appartient à la philosophie de l’établir. Elle l’atteint à partir de la nature. C’est pourquoi le dieu naturel s’oppose à la diversité des représentations mythiques et des cultes, qui relèvent de l’arbitraire des cultures. Il faut donc donner une interprétation allégorique des mythes, de la pluralité des dieux, et de leurs comportements immoraux, afin de ramener le mythe à la rigueur d’un dieu unique et moral. L’interprétant est la raison dans son usage philosophique, l’interprété le mythe et le rituel.

10 Chez Augustin, nous trouvons le mot de theologia sans qu’il soit repris à son compte par lui, et le projet de ce que nous appellerions « théologie » sans le mot4. Dans la Cité de Dieu, Augustin définit le mot de theologia comme « raison ou discours que l’on déploie à propos des dieux ». Il examine l’articulation en trois parties des stoïciens, transmise par Varron, entre théologie mythique, politique et naturelle (VI, 3). Il reprend la critique varronienne de la théologie mythique : ces récits des poètes et des tragiques sont contradictoires et indignes des dieux. Mais il demande que la même critique s’étende à la théologie politique : la doctrine chrétienne se situe au-delà des récits des origines comme des rites et des règles de vie de la cité. La théologie avec laquelle il faut dialoguer est la théologie physique, celle des philosophes. Autrement dit, la religion chrétienne se situe sur le plan de la vérité et non du fondement politique ou mythologique. Il s’agit de concevoir ce qu’une religion a de vrai (dès le De Vera religione). La religion chrétienne ne demande pas simplement des actes de soumission, mais des « actes de vérité », tels que le sujet est requis de dire vrai5. Elle est caractérisée par son obligation de vérité, ce qui signifie que l’exigence limitée naguère aux écoles philosophiques (entre les murs), dans un espace privé, devient une exigence publique (pour tous les chrétiens). Elle implique l’unification du culte, par-delà la diversité des dieux et des cités, et l’exégèse allégorique des mythes, par-delà les contradictions et les infamies des récits.

11 Mais le mot et le concept de theologia ne sont pas repris par Augustin pour désigner l’ensemble des sujets auquel il appartient. Theologia reste un mot grec, qui renvoie à la religion païenne. C’est de surcroît un terme technique, qu’il ne sied pas d’utiliser précisément quand on s’adresse à l’espace commun des chrétiens. S’il arrive une fois à Augustin d’écrire « theologus noster » à propos de Moïse, c’est dans une sorte de rivalité

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 284

mimétique, afin de montrer que les chrétiens non moins que les païens, ont des théologiens. Mais c’est en un sens inférieur : il s’agit d’une théologie poétique, aux côtés d’Orphée et d’Homère, non pas d’une théologie philosophique.

12 Pour Augustin, le christianisme se situe sur le plan de la philosophie : philosophia nostra ou philosophia vera6. Surtout, on trouve chez lui (deux fois) le concept de philosophia christiana. Augustin se situe là dans la longue lignée des apologètes. Cette doctrine est d’abord désignée par référence aux sujets qui l’exercent (nostra : c’est une réalité sociale, et non l’essence de la philosophie). Elle est vraie (nous retrouvons l’exigence de véridiction). Elle est la seule vraie (par différence avec les philosophies qui sont plus ou moins mêlées d’erreur, les platoniciens s’étant approchés au plus haut degré de la vérité). Elle désigne le moment où le platonicien atteint la limite de sa discipline, et doit choisir entre devenir théurge et mage, ou devenir chrétien (Porphyre ou Victorinus).

13 De ce fait, Augustin oppose l’initiative du philosophe (son orgueil qui prétend seul trouver la réalité) à la réceptivité du chrétien (son humilité, qui accepte de la recevoir d’une révélation). Il oppose aussi le petit nombre des philosophes au grand nombre des chrétiens : le commun des chrétiens accède en plus grand nombre, plus facilement et avec moins d’erreur que les philosophes à la vérité. Mais le terme le plus propre pour désigner l’intelligence de la foi chrétienne, est « doctrine chrétienne » (doctrina christiana). C’est-à-dire ce que l’on appellera, à partir d’Abélard, une théologie.

14 Lorqu’Abélard fait de ce concept le titre d’une œuvre, il n’a accès qu’à trois valeurs du mot : les trois « théologies » de la Cité de Dieu d’Augustin, l’expression de Denys l’Aéropagite et Jean Scot, et un passage de Boèce. Le concept latin de theologia s’enracine dans une triple origine : le concept platonicien de théologie comme discipline portant sur le divin ; le concept grec de theologia comme art de composer les Écritures, chez Denys ; le concept aristotélicien de « scientia theologica », chez Boèce.

15 Chez Jean Scot, lecteur et interprète de Denys, la theologia devient une puissance naturelle de l’intellect humain, celle de connaître Dieu, l’Écriture sainte n’étant qu’un pis-aller dû à la faiblesse de l’esprit humain après le péché. « Revenons donc à la théologie (theologia), qui est la partie principale et suprême de la sophia. Et à bon droit, car elle s’occupe ou exclusivement ou au plus haut point de la spéculation sur la nature divine. Et elle se divise en deux parties, je veux dire l’affirmation et la négation, ce qu’on appelle en grec la cataphatique et la apophatique » (Periphyseon II, PL 122, 599 C ; trad. F. Bertin, De la division de la nature, modifiée, Paris 1995, p. 391). En droit, la raison suffirait pour connaître Dieu. En fait, nous avons besoin de l’autorité de l’Écriture. Cette theologia exprimée dans l’Écriture sainte se laisse interpréter triplement. Elle se diffracte en trois concepts, de théologie affirmative, négative et symbolique. Cette dernière manifeste le divin sous la figure de l’inverse – ce qui revient à poser comme essentiel l’art du chiffrement divin, nommé explicitement theologia, et l’art humain du déchiffrement, qui en est implicitement le revers. Le statut de la métaphore et de l’allégorie est la clé de la théologie symbolique. Nous avons besoin d’une métaphorologie.

16 Enfin, dernière piste, Boèce, dans son Second commentaire de l’Isagogè de Porphyre, place au sommet de la philosophie théorique la contemplation des intelligibles (noeta, intelligibilia) – les essences immuables, les réalités divines, que seul l’intellect peut atteindre. Il ajoute : « cette partie de la science, les Grecs l’appellent theologia »7.

17 Nous sommes passés à un autre versant, avec la postérité arabe de la theologia. Celle-ci est passée tout entière du côté de la « science divine » d’Aristote, c’est-à-dire au sein de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 285

la science théologique. C’est à elle qu’il revient d’établir les trois thèses fondamentales du monothéisme : l’existence de Dieu, son unicité et ses attributs. Il existe une autre doctrine, appelée en arabe kalâm, qui est une sorte d’apologétique tous azimuts, et qui prétend trouver des arguments en faveur de la foi monothéiste. Al-Fârâbî déclare ainsi : « Le légiste admet les opinions et les actions que le fondateur de la religion a promulguées de manière absolue, et il les pose pour principes à partir desquels il trouve les choses qui en résultent ; mais le maître de la parole (loquax = mutakallim) défend les choses dont le légiste s’est servi comme principes, sans trouver lui-même d’autres choses grâce à elles » (De Scientiis, éd. F. Schupp, Hambourg 2005, chap. 5, p. 124). Ce kalâm est associé à la Loi : comme le dit Farabi, il défend ce qui a été posé absolument comme Loi. Il relève de la partie pratique et politique de la classification des sciences. Mais alors, il lui revient d’ordonner et d’exclure, et notamment il peut décider d’exclure la spéculation philosophique, dont l’existence est suspendue au bon vouloir de l’ordre politico-religieux. Son existence et celle de la philosophie entrent dans une rivalité mimétique, mais mortelle. Il procède avec des arguments dialectiques, mais non pas démonstratifs, puisque ces thèses ne peuvent pas être fondées sur quoi que ce soit d’autre. Dans la mesure où le Coran contient des énoncés mythiques en même temps qu’une Loi, il appartient à la fois à la théologie mythique et à la théologie politique.

18 Le problème réside donc dans la question suivante : comment interpréter les Écritures révélées ? Al-Farabi reprend à Platon l’idéal du roi philosophe, qui contemple la vérité en entrant en contact avec l’intellect séparé. En l’absence de séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, il est aussi imâm (commandeur des croyants). Cependant la condition la plus fondamentale est d’être philosophe : un roi qui n’est pas philosophe n’est pas vraiment roi. Dans l’ordre politique, l’accès aux règles de vie se fait à la fois par l’image rhétorique et par la contrainte. En tant que Loi et image, la religion contribue aux deux. Mais cette dimension se rapporte à la philosophie comme l’image à la vérité, l’imaginaire à la science, l’extérieur à l’intérieur. Or la même chose ne peut pas être à la fois crue et sue, c’est pourquoi la voie du kalâm est une impasse.

19 Nous nous sommes également attachés à la lecture d’Avicenne, Épître sur le retour (trad. latine par Alpago, début du XVIe s., Compendium de Anima, De mahad id est de dispositione seu loco ad quem revertitur homo vel anima eius post mortem, Venise 1546 ; trad. ital. F. Lucchetta, Epistola sulla vita futura, Padoue 1969). L’ouvrage permet d’approfondir la place accordée à l’exégèse allégorique face à certains énoncés littéraux du Coran : Avicenne donne une interprétation néoplatonisante de la destinée de l’âme, bien différente des énoncés littéraux sur les supplices de l’enfer, qui supposent la permanence de la chair dans l’au-delà. Pour Avicenne, la vérité essentielle (le monothéisme) ne peut pas être énoncée ouvertement dans le Coran, car elle est inaccessible aux peuples grossiers : « la vérité sur laquelle il faut se fonder, l’unité véritable du créateur, de l’artisan unique, libre ou dénué de quantité, de qualité, de lieu, de temps et de situation, et de toute altération. […] Je dis donc que cette vérité ne peut pas être montrée aux nations. Et si l’on énonçait cette vérité, sous cette forme, chez les arabes incultes et les hébreux à l’esprit obtus, ils soutiendraient que c’est un mensonge » (Avicenne, Compendium de Anima, De mahad, chap. 3, p. 43, v°). L’interprétation de l’Écriture suppose donc un élitisme et un ésotérisme : la vérité n’est accessible qu’aux philosophes ; il faut la dissimuler derrière des images métaphoriques.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 286

Nous retrouvons alors le triangle : Loi, symbole, raison ; la théologie politique, la théologie mythique, la théologie naturelle ou rationnelle.

20 Selon Avicenne, la vérité de la profession de foi monothéiste peut être démontrée rationnellement à une élite éclairée. Mais pour cela, il faut que la Loi (la religion) autorise l’étude philosophique. En effet, la vérité scientifique sur l’existence de Dieu, son unicité et ses attributs ne peut pas être communiquée à tous, et le plus grand des prophètes n’y parviendrait pas. Au contraire, le plus grand nombre a besoin d’images, de persuasion rhétorique, de menaces de torture et de promesses alléchantes. Sans cette fonction pédagogique ou persuasive de l’image, la Loi ne pourrait pas être obéie par tous, ni être désirée. Cette fonction rhétorique se manifeste dans le cas du retour de l’âme à Dieu. Pour persuader le peuple, il faut lui promettre des plaisirs corporels et le menacer de peines dans l’au-delà s’il n’obéit pas à la loi (Coran 4, 56 : « Toutes les fois que leurs peaux seront brûlées, Nous leur changerons de nouvelles peaux afin qu’ils augmentent en châtiment »). Mais il est absurde de prétendre que l’homme ressuscitera corporellement identique dans l’au-delà : seule l’âme peut garantir l’identité de l’homme entre ici-bas et au-delà. Il en découle que la Loi musulmane est plus parfaite que les autres, parce qu’elle est accessible à des esprits frustes, sur la plan rhétorique de l’image, sans prétendre se situer sur celui, scientifique, de la démonstration. « Mahomet a écrit les institutions de notre loi, d’une manière plus parfaite que toutes les autres, au point qu’il est impossible de rien y ajouter. Et lorsque les chrétiens affirment à propos de la résurrection des corps, qu’ils doivent rester dans l’autre vie sans aliments, ni vêtements, ni sexualité, leur parole est plus faible, et moins rationnelle, et les peuples y sont moins inclinés. […] Car si la béatitude et la torture est seulement spirituelle, comme disent les chrétiens, quelle sera l’intention, ou qui aura envie de la résurrection des corps ? » (Avicenne, De mahad id est de dispositione, chap. 3 , p. 49 v°). L’affirmation chrétienne que les hommes seront comme des anges, et que les plaisirs et les peines dans l’au-delà seront purement spirituels, ne peut pas susciter l’adhésion du plus grand nombre. Par un paradoxe conscient, Avicenne reproche au christianisme d’avoir divulgué une compréhension spirituelle de l’au-delà : même si lui- même, pour des raisons philosophiques, en soutient une autre, ces interprétations ne doivent pas être divulguées.

21 Alors qu’Avicenne soumettait l’interprétation de l’Écriture au tribunal de la raison, Maïmonide pense une articulation complexe entre la Loi et la philosophie qui repose sur une distinction des ordres. Maïmonide soutient à la fois l’existence d’une Loi (et de l’obéissance qu’elle implique), et celle de la philosophie (qui donne accès aux sciences véritables). Il s’adresse précisément à celui qui, ayant pratiqué la science et la philosophie, et croyant aussi aux énoncés de la Loi, est perplexe à propos du « sens » des énoncés qui expriment celle-ci (Guide des égarés, trad. Munk, Lagrasse 1979, p. 16). Il ne s’agit donc de douter, ni de la philosophie, ni de la Loi : le « perplexe » doute du sens des énoncés de foi, notamment en raison des confusions introduites par le kalâm. Un travail d’interprétation est nécessaire, mais dans un contexte de persécution, cette interprétation devra être élitiste et ésotérique. Il revient à la science métaphysique d’établir certains dogmes rationnels sur Dieu. Pourtant, la solution de Maïmonide n’est pas dans une théologie rationnelle, ou une exégèse accessible à tous des énoncés de foi, il s’agit de justifier et d’articuler, pour des publics différents, d’un côté la philosophie et de l’autre la théologie. Pour cela, Maïmonide entreprend de fonder philosophiquement la religion et religieusement la philosophie. D’une part, nous pouvons établir par la seule raison les principes du monothéisme, donc de la foi religieuse (l’existence de Dieu, son

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 287

unicité et son incorporéité). D’autre part, nous pouvons fonder religieusement la philosophie : Dieu veut nous perfectionner, or ce n’est possible que par l’établissement de certains dogmes rationnels sur Dieu et le bien ; donc il veut que nous établissions par la seule raison ces dogmes. Il veut la philosophie.

22 Maïmonide établit d’abord que la démonstration de la création du monde par le kalâm ne tient pas. Ensuite, ce qu’il faut établir rationnellement, c’est l’existence de Dieu, thèse à la fois philosophique et fondatrice pour la loi juive. On peut le faire en partant du principe suivant : si le monde a commencé, il est créé, donc il a un créateur ; si le monde est éternel, il dépend de Dieu comme premier moteur éternel. Dans les deux cas, on démontre l’existence de Dieu. Néanmoins, la preuve par l’éternité du monde est meilleure, parce qu’elle est infalsifiable, tandis que la création repose sur des démonstrations fausses, c’est donc en elle-même une thèse falsifiable. La difficulté est bien sûr que Maïmonide déclare ne pas admettre l’éternité du monde (Guide I, 71 ; p. 178). Comment comprendre cette contradiction apparente ? Leo Strauss parlait d’un art de la dissimulation en temps de persécution. Mais il nous a semblé que le raisonnement de Maïmonide était fort et cohérent. L’articulation entre philosophie et loi passe entre deux ordres de vérités indépendants et compatibles, mais non pas dans toutes les thèses : le croyant posera que le monde a commencé et le philosophe qu’il est éternel ; ces thèses sont distinguées et articulées au sein de leur structuration épistémologique propre : la philosophie a son ordre cohérent, qui part des phénomènes cosmiques (et du monde comme éternel), mais qui aboutit à l’existence de Dieu, lequel est bien le point de départ de la Loi (dont les trois premiers articles sont l’existence, l’unicité et l’incorporéité de Dieu). Pour Maïmonide, la solution est donc de supprimer le kalâm. Dès lors, il n’y aura plus de mélange conflictuel entre Loi et raison : les deux domaines s’articuleront sans empiéter l’un sur l’autre.

23 Averroès, lui, fait comparaître la philosophie devant le tribunal de la Loi (c’est-à-dire son propre tribunal, puisqu’il est Cadi de Cordoue). Nous avons examiné le Traité décisif déterminant la connexion entre la Loi (sharia) et la sagesse (hikma)8. Averroès y rend une fatwa, un avis juridique. Il distingue trois publics différents auxquels s’adresse la Loi révélée : la foule adhère au sens manifeste et aux images, se tient sur le plan de la rhétorique ou de la dialectique ; les gardiens adhèrent par la voie dialectique ; l’élite, l’homme d’État-philosophe, atteint la vérité par une démonstration scientifique. Or la Loi ordonne l’étude de la vérité, ce qui inclut la philosophie. Puisque la Loi est la vérité, et que la philosophie démontre la vérité, il ne peut pas y avoir de contradiction entre elles : la vérité ne contredit pas la vérité. Mais s’il y a désaccord entre la Loi et la philosophie, il faut interpréter le sens manifeste de la Loi, et trouver un sens caché, plus profond. N’y voyons pas une démythologisation : Averroès n’entend pas mettre en conformité avec la raison tous les énoncés révélés, mais seulement certains. Certes, tout énoncé de l’Écriture pris au sens manifeste doit être interprété dans un sens conforme à la philosophie, mais à condition d’être conforme avec un autre énoncé de l’Écriture, lui- même pris au sens manifeste (§ 22). Averroès appelle donc à une interprétation juridique et grammaticale immanente à l’Écriture, et non à une rationalisation de son contenu. Il y a d’une part des énoncés manifestes et univoques sur les principes dogmatiques qu’il est interdit d’interpréter : face aux versets qui affirment que Dieu « siège » sur un trône, ou à ceux qui affirment qu’il est « descendu » vers les hommes, on répondra qu’il s’agit de versets équivoques, dont nul ne connaît l’interprétation sinon Dieu – ce qui revient à interdire à la foule toute interprétation. Il y a, d’autre part, des énoncés équivoques. Et non seulement les esprits de science (les philosophes et les savants) sont

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 288

les seuls à pouvoir les interpréter, mais ils sont les seuls à le devoir (§ 40, p. 141). Car ils doivent dissiper l’équivoque. Ils ne peuvent pas les prendre au sens littéral. S’en tenir au sens manifeste, ce serait une infidélité, car ils pousseraient les autres à l’infidélité. Par conséquent, ceux qui utilisent l’argumentation pour nier les principes fondamentaux de la Loi doivent être réprouvés et punis.

24 Quels sont les points communs entre toutes ces réflexions sur le rapport entre philosophie et religion ? Essentiellement, le principe selon lequel, lorsqu’il y a opposition entre l’Écriture révélée et la philosophie, il faut se livrer à une interprétation de l’Écriture pour dégager un sens plus profond.

25 Il y a donc trois manières de considérer la connexion entre Loi révélée et philosophie, devenu le triangle entre l’Écriture (théologie poétique), la philosophie (théologie naturelle) et l’ordre politique (théologie politique) : • Al-Farabî propose une harmonisation du texte du Coran et de la pensée philosophique par le biais d’une exégèse allégorique des images inadéquates à la raison. Sa position est radicalement rationaliste et critique ; • Maïmonide sépare les disciplines pour les articuler. La philosophie établit l’existence de Dieu, en neutralisant la démonstration du kalâm sur la création du monde. Et une fois établie l’existence de Dieu, son unicité et son incorporéité, il est possible de croire à l’ensemble des énoncés de la foi juive ; • Averroès reconstruit les énoncés religieux de façon à ce que la concordance entre religion et philosophie apparaisse comme une conséquence des exigences de la Loi révélée, tout en posant symétriquement que c’est la raison qui exige la Loi pour gouverner le peuple. La théologie poétique et la théologie politique ne font qu’un. La théologie philosophique constitue l’autre versant. La Loi commande aux masses l’obéissance, et à l’élite l’intelligence philosophique. Mais la Loi doit intégrer dans les replis de sa lettre une harmonisation possible avec la philosophie. « Philosophe et théologien, Ibn Rushd ne laisse pas d’être cadi »9. Intellectuel organique au service du pouvoir almohade, il donne la clé de l’articulation entre religion et philosophie à l’application juridique de la Loi.

26 Revenant au monde latin après un détour par la pensée arabe, nous comprenons mieux l’innovation d’Abélard10. À sa naissance, le concept de theologia noue ensemble trois brins : le discours sur les dieux d’Augustin, la science la plus haute et l’intellection de la Trinité, comme chez Boèce, mais surtout la démonstration rationnelle de Dieu et de ses attributs, comme chez Anselme. Comme Abélard le dit dans son autobiographie, l’Histoire de mes malheurs, « notre théologie » fut composée « à l’intention des écoliers qui demandaient des raisons humaines et philosophiques ». Par conséquent, pour Abélard, sa théologie reste un traité philosophique, même si celui-ci porte sur l’essence divine. L’élément décisif, déclencheur de la rupture, est bien saint Anselme, qui prétend méditer sur Dieu, son existence et sa nature, sans recourir à l’autorité de l’Écriture. De ce fait, la theologia d’Abélard est un discours rationnel, détaché de l’exégèse. Certes, à la différence du Monologion et du Proslogion, elle contient des références bibliques. Mais elle s’efforce avant tout d’en justifier la rationalité, non d’en analyser le sens dans leur contexte. Elle appartient à la discipline la plus haute de la philosophie, que nous appelons métaphysique, et qu’Aristote appelait « science divine », et elle porte sur l’unité et la Trinité en Dieu.

27 Abélard réussit donc la fusion entre la sacra doctrina, l’enseignement de la révélation, et le sommet de la philosophie. C’est bien sûr de cette harmonie que rêvait déjà Augustin. Mais le centre de gravité s’est déplacé. En se détachant de l’exégèse, Anselme et Abélard

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 289

cessent de faire le va et vient entre l’Écriture et la raison (qui est parfois un grand écart), mais ils se privent précisément du fondement de la « philosophia christiana ». En reprenant les concepts de la métaphysique aristotélicienne, Abélard fait entrer la réflexion sur Dieu dans une nouvelle ère : la théologie chrétienne commence par s’identifier à la plus haute branche du savoir théorique – ce que nous appelons métaphysique.

28 Mais avec la naissance de la théologie comme science, cette identification va se défaire, et se changer en concurrence : nous avons, par comparaison, examiné la position de Thomas d’Aquin, celle de Duns Scot et celle de Nicolas Bonet. Thomas condense les arguments de Maïmonide en faveur d’une spéculation philosophique sur Dieu, et il les transforme en une argumentation en faveur de la théologie comme science (In Boethium De Trinitate pars 2, q. 3, a. 1 resp. 3). Accomplissant ce parcours, Nicolas Bonet est l’auteur de la première Theologia naturalis : une démonstration rationnelle de l’existence du « premier moteur », de son unicité et de son incorporéité, qui ne parle pas de « Dieu ».

II. Volonté, action et liberté (XIIIe-XIVe s.)

29 Ce séminaire devrait faire l’objet d’une prochaine publication.

NOTES

1. Métaphysique A, 3, 983 b 29 ; B, 4, 1000 a 9 ; Météorologiques II, 1, 353 a 35.

2. Comme le montre R. BODÉUS, Aristote et la théologie des vivants immortels, Saint-Laurent (Québec)-Paris 1992. 3. Cf. J. PÉPIN, « Les modes de l’enseignement théologique dans la Théologie platonicienne », dans A. Ph. SEGONDS, C. STEEL (éd.), Proclus et la théologie platonicienne, Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai 1998) en l’honneur de H. D. Saffrey et de L. G. Westerink, p. 1-14 ; S. GERSH, « Proclus’ Theological Methods. The programme of Theol. Plat. I 4 », Ibid., p. 15-27. 4. Cf. O. BOULNOIS, « Philosophia christiana. Une étape dans l’histoire de la rationalité théologique », dans I. BOCHET (éd.), Augustin, Philosophe et prédicateur, Hommage à Goulven Madec, Actes du colloque international organisé à Paris les 8 et 9 septembre 2011, Paris 2012, p. 349-369. 5. Cf. M. FOUCAULT, Du gouvernement des vivants, Paris 2012, p. 317.

6. Sur la postérité médiévale de la vera philosophia, voir G. D’ONOFRIO, Vera philosophia, Rome 2013. 7. Boèce, Commentaire de l’Isagogè, ed. Secunda, éd. S. BRANDT, Vienne 1906 (Corpus scriptorum ecclesiasticorum latinorum [CSEL] 38), p. 8, 3-9.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 290

8. Averroès, Le livre du discours décisif où l’on établit la connexion existant entre la révélation et la philosophie, éd. et trad. M. GEOFFROY, Paris 1996.

9. A. DE LIBERA, « Pour Averroès », préface, dans Averroès, L’islam et la raison, éd. A. DE LIBERA, trad. M. GEOFFROY, Paris 2000, p. 51.

10. Cf. O. BOULNOIS, « Libération de la théologie. Remarques philosophiques sur une histoire », Théophilyon, Revue des facultés de théologie et de philosophie de l’université catholique de Lyon 19 (2014) p. 97-119.

RÉSUMÉS

Au premier semestre, le séminaire a été consacré au concept de theologia (dans la philosophie grecque et latine, antique et médiévale). Au second semestre, il a été consacré aux théories de la volonté, de l’action et de la liberté, du XIIIe au début du XIVe siècle.

INDEX

Thèmes : Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge

AUTEUR

OLIVIER BOULNOIS Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 291

Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge L’abstraction, la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle : l’évolution de l’épistémologie de Jean Duns Scot

Timothy B. Noone

1 En mai 2016, nous avons donné quatre conférences sur l’épistémologie de Jean Duns Scot. Plus exactement, ces conférences ont porté sur la relation entre le premier connu et l’objet de l’intellect. Après avoir dégagé une difficulté systématique qui surgit dans la théorie du développement de la connaissance humaine chez Scot, la conclusion tirée est que, si on la comprend dans sa totalité, la théorie de Scot est bien cohérente, à condition qu’on fasse la distinction entre connaissance actuelle et habituelle que Scot a formulée.

2 La première conférence, en partant des œuvres logiques, des Quaestiones super De Anima, et de quelques-unes des Quaestiones super libros Metaphysicorum, traitait des théories de la sensation et de l’intellection proposées par Duns Scot. Un examen rigoureux de ces textes a mis en évidence l’existence de plusieurs orientations au sein même de l’épistémologie de Scot. Nous avons dégagé ainsi un problème de structure dans sa théorie de la connaissance.

3 Premièrement nous avons étudié le problème de la connaissance en général, et trouvé dans les œuvres logiques et quelques textes des Quaestiones super libros Metaphysicorum, une « théorie » qui semble être tout simplement un mélange des vues philosophiques communes aux écoles philosophiques du treizième siècle : l’opinion que l’objet de notre intelligence est la quiddité matérielle, la supposition que notre intellect peut saisir la nature d’une substance par une abstraction qui engendre l’espèce de cette substance dans l’intellect, et l’idée que l’étant est prédiqué analogiquement.

4 Après cette très courte esquisse de la théorie la plus primitive de Scot, nous avons résumé les théories de la connaissance de Thomas d’Aquin et de Henri de Gand. Ce

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 292

résumé était tout à fait préliminaire – en effet, nous allions proposer une analyse plus extensive des théories de Thomas et de Henri dans la troisième conférence –, mais il suffisait pour dresser l’arrière-plan sur lequel se détachent certaines personnalités de la dernière décennie du treizième siècle.

5 Ce sont à la fois des mineurs et des Mineurs, c’est à dire des membres de l’ordre Franciscain et, pour les historiens de la philosophie médiévale de notre temps, des auteurs mineurs ou de moindre intérêt. En revanche, pour la pensée de Duns Scot, ils sont très importants.

6 Nous avons commencé par le maître franciscain Richard de Middleton, qui est aussi le plus connu de ces trois figures. Richard, un penseur qui possède une propension à systématiser les courants de la philosophie de son temps, prend la problématique de la cognoscibilité de la substance et il la développe en une dichotomie : soit notre connaissance d’une substance commence par la réception d’une espèce de la substance même, soit on infère la nature de la substance, à partir de la connaissance des accidents qui lui appartiennent. La première possibilité n’est pas soutenable puisque nous connaissons des exemples du contraire dans le domaine de notre expérience : nous connaissons la lumière mais ne sommes pas certains de sa nature, ignorants si elle est une substance ou un accident ; de plus, cette hypothèse n’explique pas le développement lent et progressif de notre connaissance intellectuelle des substances. Il nous faut donc adopter la deuxième possibilité, selon Richard. Comme nous l’avons mis en évidence, Duns Scot a suivi l’approche de Richard concernant la connaissance de la substance, en la modifiant tout simplement par la doctrine de l’univocité de l’étant.

7 La deuxième figure de mineur et Mineur est Vital du Four. Il nous a semblé être tout simplement le médiateur par qui le problème de la connaissance se répand parmi les philosophes franciscains à la fin du treizième siècle, quoiqu’il n’ait pas bien compris les éléments transcendantaux du problème.

8 Le troisième Mineur est maître un peu plus tard que Richard, c’est le ministre provincial Raymond Rigaud. Sa pensée nous a interessé parce qu’il discute une position qui affirme que le concept de l’étant est univoque à Dieu et aux créatures. Naturellement, Raymond la rejette, mais sa discussion est néanmoins pour nous valable, puisque ses arguments sont très proches de ceux avancés par Scot.

9 Enfin nous avons présenté les éléments de la deuxième théorie de la connaissance de Duns Scot, en concentrant nos efforts sur le thème du premier connu. Selon Scot, quand on demande quel est l’objet premier de notre connaissance intellectuelle, il faut distinguer entre la connaissance d’un objet confus et la connaissance confuse d’une part, et la connaissance d’un objet distinct et la connaissance distincte d’autre part. La connaissance d’un objet confus est la connaissance d’un objet plus général que l’autre objet : par exemple la conception d’« animal » est une conception d’un objet plus général que celle d’« homme ». La connaissance confuse d’un objet – à distinguer –, est la conception d’un objet plus spécifique par une notion plus générale : par exemple, la conception de l’homme par la notion d’animal. La connaissance d’un objet distinct est la connaissance d’un objet qui occupe le niveau le plus particulier dans le schéma catégoriel : par exemple, le rouge dans l’ordre des couleurs ou l’homme dans l’ordre des animaux. Et la connaissance distincte d’un objet est la conception d’un objet au niveau auquel il est précisément ordonné ; la conception de l’homme comme homme (et non pas seulement comme animal) ou la conception de l’animal comme animal (et non pas seulement comme substance vivante).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 293

10 Dans ce cadre, quel est, selon Scot, l’objet primordial de notre connaissance ? Utilisant les distinctions proposées, il répond que le premier objet de notre connaissance confuse intellectuelle est l’objet de l’espèce la plus particulière, qui frappe le sens avec la plus grande force. Mais l’objet premier de notre connaissance distincte intellectuelle est l’étant et cela nécessairement, puisque seul l’étant représente une notion qui n’est connaissable que par la connaissance distincte, puisqu’il n’y a pas de notion plus générale dans laquelle il pourrait être saisi.

11 Cette conférence s’est donc achevée par la reconnaissance de l’épineux problème suivant : si l’on accepte les distinctions proposées par Scot entre la connaissance du confus et la connaissance confuse d’un côté, et la connaissance du distinct et la connaissance distincte de l’autre, en tenant compte en même temps du fait que l’étant ne peut être compris que distinctement et que l’ordre de notre connaissance confuse intellectuelle précède l’ordre de la connaissance distincte, comment est-il possible que nous puissions concevoir l’étant au commencement de notre connaissance intellectuelle ? Cette dernière thèse tire son origine des œuvres d’Avicenne et elle est soutenue par presque tous les philosophes du treizième siècle, y compris Duns Scot. Mais si l’on accepte la position d’Avicenne, est-ce qu’il faut nier une période de connaissance confuse des choses, contrairement aux principes de Scot ? Et si l’on admet qu’il y a une période de connaissance confuse des choses, est-ce qu’on arrive à la connaissance de l’étant, l’objet premier de notre connaissance distincte, comme à une chose entièrement nouvelle, comme une espèce nouvelle d’animaux jusqu’ici inconnue ? Et si la réponse à cette dernière question est « oui », comment tenir encore pour vrai le dictum Avicennae que les premières conceptions de l’âme intellective sont les conceptions d’étant et de chose ?

12 C’est de ce problème que nous avons traité au cours des deuxième et troisième conférences, avant d’aborder la solution subtile proposée par Scot. Nous avons commencé par une constatation textuelle et historique. Si on lit soigneusement le texte des Quaestiones super secundum et tertium De anima de Scot, on remarque qu’il distingue entre la connaissance actuelle et potentielle, entre la connaissance confuse et distincte, entre la connaissance du confus et du distinct, entre la connaissance de l’ordre chronologique et de l’ordre de la priorité de la nature : mais on ne trouve pas de distinction entre la connaissance actuelle et habituelle. Quand on lit, pourtant, le texte de la Lectura ou de l’Ordinatio, on remarque immédiatement une grande différence : Scot a introduit dans sa discussion une catégorie nouvelle de connaissance intellectuelle : la connaissance habituelle. Quelle est la signification de la connaissance habituelle ?

13 Pour comprendre la signification précise du terme « connaissance habituelle », il faut explorer l’usage du terme chez les auteurs philosophiques, d’abord dans la tradition aristotélicienne et donc dans la tradition scolastique. D’habitude, dans la tradition aristotélicienne on utilise l’expression « connaissance habituelle » pour signifier un mode de connaissance qui est le produit d’une connaissance actuelle d’un objet accomplie plusieurs fois. Par exemple, un musicien qui joue de la guitare et qui l’a maîtrisée a une connaissance habituelle de la guitare et de l’art de la musique qui lui appartient ; c’est à dire que le musicien peut jouer de la guitare quand il veut, et jouer bien sûr la sorte de musique qu’il veut. Son art est tel qu’il a une aptitude à s’exercer immédiatement.

14 Tel est l’usage d’habitude du terme « connaissance habituelle ». Mais il y a aussi un autre usage, peu répandu parmi les commentateurs et auteurs de la tradition

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 294

aristotélicienne, mais un usage que l’on trouve dans des contextes psychologiques et épistémologiques, parmi les philosophes scolastiques. Selon cet usage, un objet est présent dans la connaissance habituelle, si l’on l’a dans l’esprit, quoique on ne l’ait encore jamais consciemment connu. Thomas d’Aquin parle de la connaissance habituelle en ce sens, quand il traite du problème de la connaissance de soi. Remarquons qu’il ne s’agit pas ici d’une connaissance actuelle, mais plutôt d’une connaissance qui précède la connaissance actuelle. Dans les Questions disputées de Thomas, il constate que la présence de l’âme intellective à soi-même et la disponibilité de l’âme à être connu est une sorte de connaissance habituelle intellectuelle de soi. Le même usage se trouve dans les Questions sur l’âme du frère Hugo Snyeth, un théologien dominicain qui enseigne à Oxford dans les années 1290-1293, mais aussi dans les œuvres théologiques de Scot d’origine oxonienne, la Lectura et l’Ordinatio. Scot écrit dans l’Ordinatio, I d. 3 pars 1 q. 1-2 n. 92 (éd. Vaticane III, 60) : « Habitualem voco quando obiectum sic est praesens intellectui in ratione intelligibilis actu, ut intellectus possit statim habere actum elicitum circa illud ».

15 La présence d’un intelligible avant qu’il soit connu est, pour Scot, une sorte de connaissance habituelle. Donc quand nous rencontrons le texte de la Lectura où Scot interprète definitivement le dictum praeclarum d’Avicenne, nous pouvons bien comprendre l’interprétation de Scot : Lectura I d. pars 3 q. 2 n. 80-81 (éd. Vaticane XVI, 255) : « Ad hoc est auctoritas Avicennae I Metaphysicae cap. 5 “Ens et res sunt quae primo imprimuntur in anima prima impressione”, et loquitur de impressione habituali » (nous soulignons).

16 Dans la troisième conférence, nous avons suggéré que la connaissance habituelle que nous venons d’esquisser est une clé de voûte pour la compréhension propre de la théorie scotiste de l’abstraction. Pour montrer cela, nous avons mené une enquête sur plusieurs auteurs : Gilles de Rome, Thomas de Sutton et quelques autres. Un résultat de l’enquête est que la thèse la plus originale dans la théorie de l’abstraction de Scot est qu’il y a deux processus dans l’activité intellectuelle qui se terminent par l’acte d’intellection. Le premier est l’abstraction proprement dite, elle enveloppe l’activité de l’intellect agent et celle du phantasme de l’imagination. L’abstraction produit une espèce intelligible dans l’intellect, mais pas une pensée. Le deuxième processus est l’intellectio qui résulte de l’interaction entre l’intellect possible et l’espèce intelligible, laquelle est déjà présente dans l’intellect possible, grâce à l’abstraction.

17 Donc, selon Scot, toute chose connaissable par nous est initialement présente dans notre intellect possible sous la forme d’une espèce intelligible. Et Scot nous informe que le mode de l’existence de ces intelligibles est la connaissance habituelle.

18 La quatrième conférence a consisté dans une comparaison générale des théories de la connaissance de Thomas d’Aquin, d’Henri de Gand et de Jean Duns Scot.

19 Thomas d’Aquin soutient que l’étant est le premier objet confusément connu de notre connaissance, quoique la quiddité de la chose matérielle soit l’objet propre ou adéquat de notre intelligence. Pour Thomas, notre intellect se développe d’un côté par la connaissance confuse de l’espèce la plus spécifique et de l’autre côté par la connaissance également confuse de la notion de l’étant. La connaissance distincte s’achève par une interaction entre les puissances cognitives des sens et de l’intellect, et la connaissance distincte du concept d’étant est fondamentale pour constituer la connaissance distincte des espèces les plus particulières. Dieu est aussi une chose connaissable par la raison naturelle, mais Dieu est à la fin de la métaphysique et donc à

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 295

la fin des nos enquêtes philosophiques, pas au commencement de notre activité cognitive.

20 Par contraste, Henri de Gand constate que Dieu est le premier objet connu de notre intelligence. Or Dieu n’est initialement pas connaissable comme un objet distinctement connu, mais il est connu dans le concept d’étant, saisi comme la notion de l’étant la plus indéterminée. Pour exprimer sa pensée plus exactement, Henri distingue entre l’étant indéterminé par un manque de déterminations et de qualifications – c’est-à-dire la notion la plus générale de la créature –, et l’étant indéterminé par son incapacité de recevoir une détermination – c’est-à-dire la notion de Dieu qui est l’objet premier de notre connaissance. Pour Henri, notre intellect développe par la connaissance confuse de l’étant et cette connaissance se perfectionne de plus en plus par l’expérience et l’abstraction.

21 Duns Scot, à son tour, soutient que l’étant est a la fois l’objet adéquat ou propre de notre intelligence, le premier objet de notre connaissance distincte, et – c’est le point le plus important –, le premier objet de notre connaissance intellectuelle habituelle. Si l’on accepte ces trois positions de Duns Scot, et sa thèse selon laquelle nous pouvons parler plus exactement que nous ne comprenons, la cohérence de sa théorie de la connaissance est manifeste. Au commencement de notre vie intellectuelle, nous apprenons l’objet de l’espèce la plus particulière dans la connaissance actuelle, mais nous l’apprenons confusément ; et en même temps nous recevons l’impression de la notion de l’étant dans une connaissance habituelle. Ces deux éléments constituent le principe de toute notre connaissance intellectuelle et sont les sources coordonnées du résultat ultime, qui est la connaissance intellectuelle distincte des substances sensibles qui appartiennent a l’espèce la plus particulière. Les étapes qui mènent vers cette fin ultime de notre activité intellectuelle sont bien remarquées par Duns Scot plusieurs fois. Nous procédons de la connaissance confuse des espèces les plus particulières à la connaissance des genres intermédiaires, donc aux genres ultimes dans la connaissance confuse ; donc nous apprenons le concept de l’étant actuellement et distinctement, lui qui jusqu’ici n’était connu que dans une connaissance habituelle, et la période de notre connaissance intellectuelle distincte commence. Enfin, nous revenons aux espèces les plus particulières sur le mode d’une connaissance distincte, et comprenons chaque espèce de substance selon son essence distinctement comprise et sa quiddité saisie précisément.

22 À la fin de la quatrième conférence, nous avons présenté les conclusions les plus générales de l’ensemble des conférences. Si l’on compare la théorie de Scot avec ses prédécesseurs et contemporains, sa théorie de la connaissance est plus compréhensive et globale que les leurs. Thomas d’Aquin et Henri de Gand, par exemple, n’ont pas un principe pour distinguer la connaissance confuse de la connaissance distincte, quoiqu’ils reconnaissent une distinction entre ces deux sortes de connaissance. Ils n’ont pas non plus un schéma aussi clair pour expliquer le progrès de notre connaissance intellectuelle.

23 Or si l’on examine la théorie de la connaissance intellectuelle de Scot dans un cadre plus compréhensif, on pourrait la comparer aux théories de la connaissance d’Aristote et de Kant. En suivant la philosophie aristotélicienne sur certains points, Scot suggère que notre intelligence est informée par l’étant et les modes de l’être comme par le principe de notre connaissance. Mais par contraste avec Aristote, Scot pose aussi que notre connaissance se développe dans le cadre de notions transcendantales, comprises

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 296

soit habituellement soit actuellement. À cet égard, la théorie scotiste est plus semblable à la théorie kantienne qu’à l’épistémologie aristotélicienne. La grande différence entre Scot et Kant, pourtant, est que les catégories et les notions transcendantales sont fondées dans la réalité avant que nous connaissions quelque chose. La grande ressemblance consiste dans le point suivant : pour les deux philosophes, Scot et Kant, les notions transcendantales dont nous ne sommes pas conscients au commencement de notre vie intellectuelle sont le point de départ pour le progrès et l’achèvement de toute notre connaissance intellectuelle.

RÉSUMÉS

En mai 2016, nous avons donné quatre conférences sur l’épistémologie de Jean Duns Scot. Plus exactement, ces conférences ont porté sur la relation entre le premier connu et l’objet de l’intellect. Après avoir dégagé une difficulté systématique qui surgit dans la théorie du développement de la connaissance humaine chez Scot, la conclusion tirée est que, si on la comprend dans sa totalité, la théorie de Scot est bien cohérente, à condition qu’on fasse la distinction entre connaissance actuelle et habituelle que Scot a formulée.

INDEX

Thèmes : Religions et philosophies dans le christianisme au Moyen Âge

AUTEUR

TIMOTHY B. NOONE Directeur d’études invité, M., , École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Catholic University of America (Washington D.C.)

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 297

Arts du langage et théologie au Moyen Âge La locutio angelica dans la scolastique médiévale

Irène Rosier-Catach

1 Que les anges parlent est admis par tous les théologiens, à partir de l’autorité tant des Écritures1, que des Pères. Le parler, locutio, est toujours défini comme manifestation de ses pensées, ou de sa volonté, à autrui : « Nihil est enim aliud loqui ad alterum, quam conceptum mentis alteri manifestare »2. Mais si le parler des anges aux hommes ne suscite pas de discussions particulières, puisqu’on admet généralement que, tout comme les démons, les anges prennent forme humaine pour ce faire, le parler d’un ange à un autre ange soulève de nombreuses questions, dans lesquelles intervient le parallèle avec le parler d’un homme à son prochain. Ce sont ces passages que nous avons étudiés tout particulièrement, en passant en revue un certain nombre de thèmes significatifs3. Soit, en effet, ce sont les différences entre les anges et les hommes qui sont mises en avant, comme arguments contre la nécessité d’un langage angélique, mais alors le parallélisme est toujours rétabli en tenant compte de ces différences, soit ce sont directement les similitudes entre les anges et les hommes qui militent en faveur de l’existence d’un tel langage, avec ses spécificités propres.

2 L’un des premiers thèmes abordés dans les discussions sur la locutio angelica est celui de la transparence, qui semble distinguer radicalement l’ange de l’homme. En effet, les anges, créatures purement intellectuelles, incorporelles, paraissent être dans un état de totale transparence, de communication immédiate, les uns par rapport aux autres : puisqu’ils peuvent contempler directement leurs consciences, ils n’ont pas besoin de langage4. C’est chez l’homme « l’épaisseur du corps » qui fait obstacle à la transmission des pensées, et qui exige le recours à un moyen corporel de même nature, pour les extérioriser5. La double nature du langage est ainsi liée, selon Bonaventure, à la nature même de l’homme : « De même que l’homme est composé d’âme et de corps, de même son parler a quelque chose de spirituel, et quelque chose de corporel »6. Le parler humain est ainsi expliqué par ce « voile de la chair », qui crée l’opacité : « là où n’existe pas le voile de la chair, l’usage du parler n’est pas requis », dit Albert le Grand7. De fait, cette opacité est à la fois un « obstacle » pour l’extériorisation des pensées, et un

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 298

privilège en ce qu’il garantit l’intimité des consciences, la préservation du secret. Les anges n’auraient-ils pas droit en effet, comme les hommes, au secret ? Les théologiens répondent toujours par l’affirmative, en arguant que même s’ils n’ont pas cet obstacle corporel, les anges ne sont pas en état de totale transparence réciproque, et en distinguant entre ce qui est du domaine de la transparence et ce qui est du domaine de l’opacité et qui exige donc transmission. Ainsi, pour Thomas d’Aquin, si les anges possèdent de façon innée les mêmes espèces naturelles, et peuvent voir leurs natures respectives de façon immédiate, par contre les actes de volonté ne sont pas transparents et ils sont multiples. Or la pensée (cogitatio) requiert « une intention de la volonté par laquelle l’esprit se tourne en acte vers l’espèce qu’il a en lui »8. Par essence, les mouvements de la volonté ne sont pas connus des autres, mis à part de Dieu. Par conséquent ce que pense un ange n’est pas visible et connaissable par un autre : « les consciences de chacun ne peuvent pas être pénétrées […] pour ce qui est de leurs pensées en acte9 ». Et de même que la pensée en acte ou cogitatio requiert un premier acte de la volonté, de même l’intention de la communiquer à autrui ou locutio requiert un second acte de la volonté, et ceci vaut pour les anges comme pour les hommes10. L’idée que les contenus sont transparents, mais pas les actes de volonté permettant de les penser et de les transmettre, va être reprise par Gilles de Rome : ordo voluntatis est ab angelo ignotus11. En effet, eÒxplique-t-il, si les contenus génériques ou spécifiques présents dans l’esprit de l’ange sont parfaitement transparents, par exemple le fait qu’il pense à un oiseau en général, par contre qu’il pense à tel oiseau ou à tel autre requiert un acte de volonté particulier qui n’est pas immédiatement visible. L’ange récepteur peut donc savoir ce que vise ou pense le premier in generali, mais pas in speciali, « or savoir ainsi de façon générale revient en fait quasiment à ne pas savoir »12. Gilles va critiquer Thomas sur ce point précis : puisque précisément ces actes de volonté ne sont pas accessibles à l’autre, l’auditeur ne peut pas faire la différence entre une simple pensée et une pensée volontairement ordonnée vers lui, il faut donc à cette pensée quelque chose de plus pour qu’elle devienne parole, pour qu’elle soit reconnue comme telle, à savoir une mise en forme particulière, une « expression », dont Gilles va distinguer de manière originale plusieurs modes13. Il n’est pas besoin d’une telle expression du verbe intérieur lorsque l’ange se parle à lui-même, ou lorsqu’il parle à Dieu, qui connaît sa volonté, le langage se réduisant alors à une simple « ouverture du

3 cœur patefactio cordis1415singulare signatumsingulare vagum1617locutioliberaliter et liberelocutio18vouloir19

4 À partir de ces conceptions différentes, les différents théologiens ont abordé le problème du parler angélique en posant différentes questions, en particulier : - comment un ange peut-il garder ses pensées secrètes ? - pourquoi l’ange parle-t-il ? - peut-il avoir une connaissance du singulier et acquérir de nouvelles connaissances (cette dernière question a fait l’objet d’une condamnation en 1277) ? - peut-il s’adresser à un ange en particulier et comment le fait-il ? - a-t-il besoin de « signes » pour parler, ces signes sont-ils naturels ou « à plaisir », sont- ils des signes discursifs ? - quel est le rôle de la volonté dans la transmission des pensées, et la volonté joue-t-elle un rôle dans la réception du parler par l’autre interlocuteur ? - un ange peut-il mentir ou se tromper ?

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 299

5 Ces chapitres sont intéressants sur le plan des relations entre langage et théologie en ce qu’ils témoignent d’une utilisation abondante des textes augustiniens, en combinant, de façon nouvelle deux types de sources : ceux qui développent une théorie intersubjective du langage et du signe, insistant sur le langage comme parler à autrui (De doctrina christiana, De magistro, De mendacio), ceux qui développent une théorie des trois états du verbe : verbe extérieur-verbe du cœur-verbe mental d’aucune langue (De trinitate). Il restera à déterminer la portée de ces réflexions sur la théorie du langage mental qui sera élaborée à partir du début du XIVe siècle. Par ailleurs, ces chapitres posent le problème général de la nature de ce type d’analyses : elles vont manifestement au-delà d’un questionnement de nature simplement théologique (ou lié à l’exposition des canons), on l’a dit ; s’agit-il alors, comme cela a été suggéré, d’une « expérience de pensée » permettant aux théologiens de réfléchir à ce que serait un langage « pur », détaché de toute corporéité ? Il est clair en tous cas que ces chapitres sont également révélateurs des conceptions – fort différentes – que les théologiens avaient du langage humain.

6 Nous préparons avec Aurélien Robert, et avec la participation de plusieurs auditeurs du séminaire, une anthologie de textes traduits (Guillaume d’Auvergne, Philippe le Chancelier, Alexandre de Halès, Bonaventure, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Gilles de Rome, Pierre de Jean Olieu, Henri de Gand, Duns Scot, François de la Marche, Grégoire de Rimini). Chaque texte sera précédé d’une brève introduction historique et doctrinale explicitant la réponse de chaque théologien à ces questions.

NOTES

1. Le séminaire a été fait en collaboration avec Aurélien Robert (CNRS). Nous préparons ensemble une anthologie de textes des XIIIe et XIVe siècles sur la Locutio angelica. 1. En particulier 1 Cor 13, 10 : « Si linguis hominum loquar et angelorum » ; Is 6, 3 ; Apoc 7, 2, etc. 2. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, q. 107, art. 2, resp. 3. Sur la locutio angelica voir les études suivantes : J.-L.CHRÉTIEN, « Le langage des anges selon la scolastique », Critique 35 (1979) [repris dans La voix nue. Phénoménologie de la promesse, Paris 1990], p. 674-689 ; B. Faes De MOTTONI, « Enuntiatores divini silentii : Tommaso d’Aquino e il linguaggio degli angeli », Medioevo 12 (1986), p. 197-228 ; EAD., « Voci, “alfabeto” et altri segni degli angeli nella Quaestio XII del De cognitione angelorum di Egidio Romano », Medioevo 13 (1987), p. 71-104 ; EAD., San Bonaventura e la scala di Giacobbe. Letture di angelologia, Naples 1995 ; EAD., « Il linguaggio e la memoria dell’angelo in Dante », Dante e la cultura del suo tempo. Dante e le culture dei confini (Atti del Convegno Internazionale di Studi Danteschi), Gorizia 1997, p. 33-52. B. Faes De MOTTONI, T. SUAREZ-NANI, « Hiérarchies, miracles et fonction cosmologique des anges au XIIIe siècle », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge 114/2 (2002), p. 717-752 ; H. GORIS, « The Angelic Doctor and Angelic Speech : The Development of Thomas Aquinas’s Thought on

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 300

How Angels Communicate », Medieval Philosophy and Theology 11 (2003), p. 87-105 ; Th. KOBUSCH, « The language of Angels : On the Subjectivity and Intersubjectivity of Pure Spirits », dans I. IRRIBAREN, M. LENZ, Angels in Medieval Philosophical Inquiry, Aldershot 2008, p. 131-142 ; M. LENZ, « Why Can’t Angels Think Properly ? Ockham against Chatton and Aquinas », dans I. IRRIBAREN, M. LENZ, Angels in Medieval Philosophical Inquiry, Aldershot 2008, p. 155-167 ; C. MARMO, « Lo statuto semiotico della comunicazione angelica nella teologia tra XIII e XIV secolo », dans G. MANETTI (éd.), Atti del convegno Animali, angeli, macchine. Linguaggio e forme cognitive, Sienne 2017, p. 133-153 ; C. PANACCIO, « Angel’s talk, mental language, and the transparency of the mind », dans C. MARMO (éd.), Vestigia, Imagines, Verba. Semiotics and Logic in Medieval Theological Texts (XIIth-XIIIth Century), Turnhout 1997, p. 323-335 ; C. PANACCIO, Le discours intérieur, de Platon à Guillaume d’Ockham, Paris 1999 ; D. PERLER, « Die Systematizität des Denkens. Zu Ockkhams Theorie der mentalen Sprach », Philosophisches Jahrbuch 111 (2004), p. 291-311 ; ID., « Thought Experiments : the Methodological Function of Angels in Late Medieval Epistemology », dans I. IRRIBAREN, M. LENZ, Angels in Medieval Philosophical Inquiry, Aldershot 2008, p. 143-153 ; B. ROLLING, ‘Locutio angelica’. Die Diskussion der Engelsprache als Antizipation einer Sprachtheorie in Mittelalter und Früher Neuzeit, Leyde- Boston 2008 ; ID. « Angelic language and communication », dans T. HOFFMANN (éd.), A companion to Angels in Medieval philosophy, Leyde-Boston 2012, p. 223-260 ; I. ROSIER- CATACH, « “Solo all’uomo fu dato di parlare”. Dante, gli angeli e gli animali », Rivista di filosofia neo-scolastica 3 (2006), p. 435-465 ; EAD., « Les trois états du verbe angélique selon Gilles de Rome et ses contemporains », dans J. BIARD (éd.), Le langage mental du Moyen Âge à l’âge classique, Louvain 2009, p. 60-93, ; EAD., « Le parler des anges et le nôtre », dans S. CAROTI, R. IMBACH, Z. KALUZA, G. STABILE, L. STURLESE (éd.), "Ad ingenii acuitionem", Studies in honour of Alfonso Maierù, Louvain-la-Neuve 2006, p. 377-401. T. SUAREZ-NANI, Connaissance et langage des anges, Paris 2002 ; EAD., Les anges et la philosophie, Paris 2002 ; EAD., « Il linguaggio degli angeli », Prometeo 3/12 (1985), p. 88-93 ; EAD., « Il parlare degli angeli : un segreto di Pulcinella ? », Micrologus “Il segreto” XIV (2006), p. 79-100. 4. Une autre autorité est celle de Grégoire, Moralia xviii, c. 48 : « Cum uniuscuisque vultus attenditur, simul et conscientia penetratur. » 5. Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I [Opera, t. IV-V, Rome 1889], q. 57, art. 4, ad 1 ; q. 107, art. 2, ad 1. 6. Bonaventure, In II Sententiarum liber [éd. Florence, Quarrachi, dans Opera omnia, t. II, 1882], dist. 10, art. 3, q. 1, p. 269 : « Et hoc conveniens est, ut, sicut homo compositus est ex anima et corpore, ita eius locutio aliquid habeat spirituale, aliquid corporale. » 7. Albert le Grand, Summa de creaturis [De homine, éd. BORGNET, dans Opera omnia, t. 35, 1890-1899], tract. IV, q. 60, p. 632 ; Id., ibid., tract. IX, q. 35, p. 377 : « Ubi non est velamen carnis, ibi non est de vocabulis et nominibus indigentia, ergo nec de locutione ». 8. Thomas d’Aquin, De veritate [Quaestiones disputatae de veritate. 1, Quaestiones 1-7, dans Opera, t. 22, Rome, Ad Sanctae Sabinae, 1970-1976], q. 8, art. 13 ; Ibid. q. 9, art. 4, ad 11, p. 290. 9. Ibid. q. 9, art. 4, ad 2, p. 289 : « Ad secundum dicendum, quod conscientia alterius dicitur penetrari quantum ad habitus, et non quantum ad actuales cogitationes. »

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 301

10. Voir la critique d’Ockham, De locutione angelorum [In II Sententiarum, Opera theologica 5, éd. G. GÁL et R. WOOD, Saint-Bonaventure, Franciscan Institute, 1981], q. XVI, p. 359-361. 11. Gilles de Rome, De cognitione angelorum, per Simonem de Luere, Venise 1503 (réimp. Minerva, Francfort 1968), q. 11, f. 107vb. 12. Ibid., q. 11, f. 107rb. 13. Voir B. Faes de MOTTONI, « Voci, “alfabeto” et altri segni… » ; T. SUAREZ, Le langage des anges. 14. Gilles de Rome, De cognitione angelorum, q. 12, f. 111ra ; Id., In secundum librum Sententiarum [Venetiis 1581, vol. 1, reimp. Minerva 1968], q. III, art. 1, resol., p. 481 ; voir la critique d’Ockham, De locutione angelorum, q. XVI, p. 361-364. 15. L’idée d’une manifestation invontaire de ses pensées par les passions du visage ou du corps est empruntée à Thomas d’Aquin, voir Summa theologiae 1, q. 57, art. 4, resp. et ad 3. Mais Gilles fait de ce verbum passionalis un mode d’expression à part entière, une locutio. 16. Henri de Gand, Quodlibet V [Paris 1518], f. 180v-181r. Voir la discussion de cette position par Duns Scot, Ordinatio II [Ordinatio. Liber Secundus. Distinctiones 4-44, Cité du Vatican 2001], dist. 9, q. 2, p. 139-156 ; p. 194-201. 17. Duns Scot, ibid., p. 180. 18. Duns Scot, ibid., p. 169-171 et p. 180-181. 19. Ockham, Quodlibet I, q. 6, p. 39.

RÉSUMÉS

La question du langage des anges est un des lieux privilégiés où les théologiens médiévaux se sont intéressés au langage. De ces analyses ressortent trois points, qui sont liés : d’une part la question est spéculative, au sens où elle n’a pas pour objet l’explication d’un passage scripturaire particulier, et concerne surtout sur le parler des anges entre eux ; d’autre part, les théologiens mènent leur réflexions en mettant systématiquement en parallèle la manière dont les anges parlent et la manière dont « nous » parlons ; enfin, comme c’est le cas pour d’autres questions concernant l’analyse du langage, telle celle des formules sacramentelles ou des noms et attributs divins notamment, les théologiens empruntent des notions aussi bien aux sources philosophiques (Aristote notamment) qu’aux sources théologiques (Augustin en premier lieu).

INDEX

Thèmes : Arts du langage et théologie au Moyen Âge

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 302

AUTEUR

IRÈNE ROSIER-CATACH Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 303

Arts du langage et théologie au Moyen Âge Théologie, ontologie et sémantique au XIIe siècle : Gilbert de Poitiers et l’École Porrétaine

Luisa Valente

1. Introduction : Gilbert de Poitiers et les auteurs porrétains

1 Selon Étienne Gilson, Gilbert de Poitiers a été le plus grand métaphysicien du XIIe siècle. Déjà connu à son époque pour la profondeur, la hardiesse et la difficulté de sa pensée, Gilbert fut soumis à un procès lors du Concile de Reims en 1148, mais, au contraire de Pierre Abélard à Sens et Soissons, il ne fut pas condamné. Sa pensée a été reprise, simplifiée et élaborée par un certain nombre d’autres maîtres que l’on appelle, déjà au Moyen Âge, les Porretani, et, par cette médiation, il a exercé une influence durable sur la philosophie des siècles suivants. Parmi les auteurs qu’on a l’habitude de considérer comme Porretani, il faut distinguer entre les auteurs anonymes de certains commentaires sur la logica vetus et d’autres écrits de grammaire et de logique qui adoptent l’ontologie et la sémantique de Gilbert (Grammatica Porretena, Compendium logice Porretanum, commentaires à Aristote édités par S. Ebbesen), certains maîtres en sacra pagina actifs dans la seconde moitié du XIIe siècle qui suivent Gilbert sur ses thèses philosophiques les plus importantes et caractéristiques (par ex. Alain de Lille et l’auteur de la Summa attribuée à Pierre de Vienne, éd. Häring), des auteurs qui, vers la fin du siècle et surtout dans la région allemande, prennent position d’une façon explicite et très polémique en défendant les thèses imputées à Gilbert à Reims (par ex. Hugues de Honau ; sur cette « petite école porrétaine » cf. Dondaine 1962), et encore des auteurs dont l’approche philosophique générale est très différente de celle de Gilbert mais qui ont pourtant subi son influence sur certains points (par ex. Simon de Tournai ou l’auteur de l’anonyme Invisibilia Dei).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 304

2 Né à Poitiers peu après 1085, Gilbert a étudié à Poitiers puis à Chartres. Il y a étudié surtout les arts du langage – grammaire, logique et rhétorique –, les arts du quadrivium et la philosophie platonicienne connue à l’époque : le Timée de Platon, les Opuscules théologiques et la Consolation de la Philosophie de Boèce. Après Chartres, Gilbert est allé à Laon apprendre la théologie à l’école « exégétique » d’Anselme et de Raoul de Laon. Il y a étudié les Écritures bibliques et les Pères, participant personnellement à la rédaction des certaines gloses bibliques. Il a été maître à Chartres au plus tard à partir de 1124 (selon la plupart des historiens, mais voir Gross-Diaz 1996), puis à Paris à l’école cathédrale à partir d’un moment que l’on ne connait pas exactement, entre 1137 et 1141. Son enseignement à Paris est interrompu en 1142 du fait de son élection comme évêque au siège de Poitiers où il meurt en 1154.

3 Parmi les œuvres de Gilbert, qui n’a pas écrit beaucoup, ses Commentaires sur les Opuscules de théologie de Boèce (éd. Häring, Toronto 1966) sont les plus importants. Gilbert a écrit aussi des commentaires sur l’Écriture (Lettres de saint Paul, Psaumes) dont ne nous sont parvenus que des fragments. Plusieurs autres écrits lui ont été attribués mais ne sont pas authentiques (par ex. le fameux Liber sex principiorum).

2. Théologie

4 Pour Gilbert de Poitiers, la théologie est la plus haute des parties de la philosophie. Sa manière de considérer les différentes sciences et leurs rapports réciproques est strictement liée à sa manière de considérer les différents groupes humains et leurs rapports. Dans le prologue au commentaire sur le De hebdomadibus de Boèce (183 : 1-184 : 45), Gilbert classifie les hommes selon une hiérarchie fondée sur leur différent usage des facultés de l’âme. Les groupes sont de moins en moins nombreux selon que l’on monte vers le haut de cette hiérarchie. Au premier niveau nous trouvons les très nombreux hommes-bêtes, qui n’utilisent que le sens et l’imagination ; ensuite, nous trouvons les hommes qui, suivant un premier mouvement de la raison, désirent aller au-delà du sens et de l’imagination. Parmi eux, certains restent au niveau le plus élémentaire, par négligence ou par faiblesse, alors que d’autres éprouvent un « désir de vérité » qui les pousse à s’élever. Ces derniers sont choisis par les philosophes qui les destinent à devenir philosophes à leur tour. Parmi les philosophes, qui se servent de la raison, la plus grande partie sont conduits à considérer les « images de la sagesse » qui se trouvent dans la réalité naturelle ; d’autres étudient les « natures et les propriétés abstraites » des choses naturelles ; les derniers – très peu nombreux – sont ceux qui arrivent, grâce à l’intellect, à toucher les « secrets de la sagesse » cachés dans toute chose, naturelle ou abstraite. Ces trois derniers groupes d’hommes – les philosophes – sont ceux qui pratiquent les trois sciences spéculatives : la philosophie naturelle, les mathématiques, la théologie. La troisième et plus haute forme de philosophie, la théologie, s’intéresse aux réalités les plus séparées et sans mouvement, à savoir les principes premiers et absolument simples de toute réalité : Dieu, les idées, la matière première.

5 Pour Gilbert, seule la théologie parvient à toucher le vrai fondement des choses qui est l’être divin, source unique de l’être dont toutes choses découlent comme un fleuve (fluxus). La philosophie naturelle, pour sa part, ne considère que l’être principié sans remonter à son principe. Par conséquent, au sens propre et en plénitude, on ne peut dire que de Dieu qu’il est et qu’il est bon. Toutes les autres choses ne sont et ne sont

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 305

bonnes que dans un sens mineur et dérivé, par une denominativa transumptio o transumptiva denominatio (Jolivet 1987 ; de Libera 1996 ; Valente 2008, p. 123-149). Pourtant, la théologie procède, selon Gilbert, en utilisant les termes et les structures formelles de la langue de la philosophie de la nature bien que d’une façon transposée ou figurée (proportionalis transumptio). Cette transposition est justifiée par certaines « raisons », c’est-à-dire des rapprochements ou ressemblances possibles entre les deux domaines. Par exemple, Dieu comme les objets créés peuvent être dit « substances » parce que tous « soutiennent » autres choses : les substances naturelles soutiennent les accidents « comme » Dieu, par la création et la conservation, soutient toutes choses.

6 Les mathématiques aussi tirent de la science naturelle leur langage mais d’autre part elles aident à la constituer grâce à l’abstraction des formes des subsistants. Ainsi les trois sciences spéculatives, les seules qui intéressent vraiment Gilbert, sont liées entre elles par des relations de fondation réciproque et de transposition tant des termes que des structures formelles de leur discours.

3. Ontologie

a. « Subsistants » et formes

7 Les éléments de base du lexique de l’ontologie de Gilbert sont les termes subsistens, subsistentia, concretio, tota forma. Le subsistens (« subsistant ») correspond au id quod est de Boèce (« ce qui est »), l’étant déterminé et singulier, qui soutient et rassemble les accidents. Le subsistant est le résultat de l’inhérence (in-esse) des subsistances, qui lui confèrent son « être substantiel » (esse).

8 La subsistentia (subsistance) correspond au id quo est de Boèce (« ce par quoi est »). Gilbert appelle « subsistance » toute forme substantielle inhérente dans un subsistant. La subsistance est dite aussi natura, nativorum forma, esse (nature, forme des choses qui naissent, être). Les subsistances peuvent être soit simples soit composées par plusieurs autres subsistances : la subsistance humanité par exemple est composée de la forme animalité, de la forme rationalité etc. Dans la composition de l’étant, aux subsistances s’ajoutent les formes accidentelles, qui confèrent aux subsistants les caractéristiques accidentelles de qualité et quantités extensives.

9 Par le terme concretio (concrétion), Gilbert indique l’agrégation ordonnée de plusieurs subsistances et formes accidentelles qui constituent le subsistant : en raison de cette notion, on a appelé sa pensée une « métaphysique du concret » (Maioli 1979). Les formes du subsistant s’appuient les unes sur les autres (ad-esse, con-crescere), en partant des plus génériques et descendant selon des degrés de détermination toujours plus grands (imaginons une structure semblable à un oignon). Les formes plus générales (ex. l’animalité) se rapportent aux formes spéciales directement inférieures (ex. l’humanité) par le biais des formes différentielles (la rationalité). La structure formelle de l’étant déterminé suit donc l’ordre de l’arbre porphyrien.

10 La tota forma (forme complète), dite aussi propria forma ou proprietas, est l’ensemble complet des toutes les formes d’un subsistant : substantielles et accidentelles, présentes, passées, futures et même possibles. Pour Socrate, elle peut être dite « socratité » (socrateitas). Cette forme complète est celle qui donne en même temps au subsistant son être, son être déterminé et son unité. Le principe unificateur qui tient l’ensemble des formes de chaque subsistant dans un tout organique, ordonné et unique,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 306

c’est Dieu. La quantité des formes qui composent la forme complète étant très élevée, cela rend impossible une compréhension adéquate de la part de l’homme : la raison humaine, raison nécessairement finie, ne peut procéder que par des représentations partielles des choses.

b. Singularité, individualité, universaux

11 La théorie gilbertienne de l’individualité s’éloigne consciemment d’une longue tradition qui réunit Boèce, Erigène, Anselme de Canterbury, Guillaume de Champeaux, Thierry de Chartres. Selon cette théorie traditionnelle, la même « qualité communiquée » (qualitas communicata) se trouve toute entière (tota) dans chaque individu d’une espèce : Caton et Cicéron sont un homme et le même homme (idem) du moment qu’ils partagent la même humanité. Ils sont différents l’un de l’autre seulement par la diversité de leurs accidents. Pour Gilbert au contraire, la diversité numérique des individus est due non seulement aux accidents mais à toutes les formes, accidentelles et substantielles, qui les constituent : il y a selon lui autant d’humanités que d’hommes. La singularité, à savoir le fait d’être numériquement un, est selon Gilbert une propriété intrinsèque de toute chose, que ce soit un subsistant ou une forme. Cette thèse, partagée par Abélard, est reprise par les auteurs porrétains selon diverses formules comme par exemple : « Omnis res est singularis. Nulla res est uniuersalis » (Invisibilia Dei).

12 En conséquence et contrairement encore à presque tous ses prédécesseurs, Gilbert différencie les notions de singularité et d’individualité. Selon lui, tout ce qui est individu est singulier, mais tout ce qui est singulier n’est pas toujours individu. Ainsi les subsistants (ex. Socrate) et les formes complètes (la « socratité ») sont singuliers et individus, les formes non-complètes sont singulières sans être des individus (Jacobi 1996). Ce qui fait l’individualité d’un subsistant est la dissemblance : formes complètes et subsistants sont des individus parce que, si nous considérons l’assemblage de tous leur composants formels, ils ne sont semblables à aucune autre chose. En revanche, la forme non-complète, soit simple comme la rationalité soit composée comme l’humanité, est « dividuée » (dividua, partagée) car elle est semblable à au moins une autre forme. L’humanité de Socrate et celle de Platon par exemple, sont semblables l’une à l’autre.

13 Enfin, les étants qui, bien que dissemblables de tout autre étant, sont une partie d’un étant composé par plusieurs étants, ne sont pas des individus parce qu’ils partagent leurs propriétés formelles avec l’étant dont ils sont une partie. L’âme par exemple n’est pas un individu du moment qu’elle partage ses propriétés avec l’homme dont elle est une partie (la rationalité de l’âme de Socrate est la rationalité de Socrate en tant qu’homme). En ce sens, n’étant pas un individu, l’âme n’est pas une personne selon la définition boécienne de persona comme « substance individuelle de nature rationnelle ».

14 « Singularité de toute chose » et « individualité seulement des formes complètes des subsistants et des subsistants qui ne sont pas des parties d’autres subsistants » semblent être deux postulats à la base de la doctrine gilbertienne des universaux (Gracia 1988). À ceux-ci il faut en ajouter un troisième : la constatation d’une certaine ressemblance (similitudo) ou conformité (conformitas) parmi les différents subsistants (Socrate est semblable à toutes les choses blanches selon la blancheur, à tous les

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 307

hommes selon son humanité). L’universel, genre ou espèce, n’est alors rien d’autre qu’une collection (collectio) d’une multiplicité de formes singulières, collection qui est produite par l’intellect de l’homme sur la base des ressemblances relevées au milieu de l’observation des différences. Pour Gilbert, l’unité du genre, comme l’unité d’espèce, ne relèvent d’aucune nature commune. Elles sont plutôt l’une comme l’autre un fait d’abstraction et de langage puisqu’en réalité, il n’y a que des étants absolument singuliers. Ainsi, du moment que les subsistants sont constitués par des agrégations de formes, l’on peut décrire l’ontologie gilbertienne comme un « réalisme des formes » (Jolivet 1992), mais certainement pas comme un réalisme des universaux.

4. Sémantique et langage

a. Herméneutique

15 La philosophie du langage de Gilbert a comme point de départ la triade aristotélico- boécienne « mot-concept-chose » (De interpretatione 16a4) et la définition grammaticale du nom comme la part du discours qui signifie la substance et la qualité (Priscien, Institutiones grammaticae II, 18 et 19). Mais l’approche de Gilbert se différencie d’autres théories de son époque par son caractère « pragmatique » et « herméneutique » : Gilbert voit d’abord le langage comme un instrument que les hommes utilisent pour communiquer les uns avec les autres des contenus de sens. Déjà son lexique est révélateur : il parle souvent de « celui qui parle » (locutor), de l’« auteur » d’un texte (auctor), de « celui qui écoute » (auditor), de « celui qui lit » (lector), de « celui qui essaye de comprendre » (interpres). Et il souligne aussi l’importance du « sens ou concept qui se trouve dans l’esprit de celui qui parle » (sensus / conceptus / intellectus mentis eius, qui loquitur) ainsi que de la vigilance (vigilantia), l’attention (attentio), et de l’intelligence (intelligentia) de celui auquel le message linguistique est adressé.

16 Dans son commentaire au prologue du De Trinitate de Boèce (67 : 50 - 68 : 74), Gilbert nous donne une théorie de l’interprétation des textes d’une rare lucidité. En premier lieu, il fait remarquer que le plan du langage, celui de la pensée et celui de la réalité ne sont pas isomorphes, puisque la réalité échappe en grande partie à la compréhension par la pensée, et que le langage à son tour n’arrive pas à exprimer tout ce que la pensée permet de comprendre. Par conséquent, selon Gilbert, une interprétation attentive et correcte d’un texte n’est possible que si l’on considère cette non-correspondance des trois niveaux : il ne faut pas penser pouvoir remonter de l’intellection des mots écoutés ou lus (intellectus quem scripta faciunt) directement à la vérité dans les choses. Plutôt, il faudra toujours avoir à l’esprit qu’entre les choses et les mots, il y a la médiation de la pensée de celui qui a produit le texte (intellectus ex quo facta sunt) et que cette pensée n’arrive jamais à être complètement exprimée par les mots, et qu’en plus, elle ne correspond jamais complètement à la réalité des choses. La considération du « concept de l’auteur » est particulièrement importante dans l’analyse du discours théologique car celui-ci aura toujours un sens littéral inadéquat étant proféré sur la base d’une transposition de termes et de formes du langage de la philosophie naturelle.

17 À côté du « concept de l’auteur », il y a pour Gilbert d’autres notions dont il faut tenir compte en interprétant les textes, comme l’usage effectif des mots (usus, auctorum usus) : celui-ci n’obéit pas toujours aux règles établies par les grammairiens et peut, au

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 308

cours du temps, engager un changement de signification des mots par rapport à leur sens habituel originaire (vis / natura nominis).

b. Signifié des noms et théorie de la prédication dans la philosophie de la nature

18 Si le grammairien Priscien dit que le nom signifie substance et qualité, ceci veut dire, selon Gilbert, que le nom signifie à la fois le subsistant et la subsistance ou forme. Le nom « homme » signifie par soi un homme singulier (substantia nominis, id quod est) et sa forme « humanité » (qualitas nominis, id quo est). Le contexte propositionnel (ratio propositi) pourra suggérer lequel de ces deux signifiés est celui que l’auteur a effectivement voulu transmettre dans les différentes propositions : dans « Un homme est en train de marcher » il sera l’homme singulier, dans « Homme est la forme de plusieurs individus », l’humanité (cf. Expos. Contra Eutichen, 296 : 31 - 297 : 66).

19 Comme le signifié du nom, de même la prédication reflète la dualité subsistant-formes qui règne partout dans le monde créé. Dans le discours naturel non figuré, l’auteur pose (supponit) le subsistant – ou id quod est – comme ce dont l’on parle par le nom qu’il utilise en position de sujet. À l’inverse, il exprime l’inhérence d’une forme dans le subsistant par le nom qu’il utilise comme prédicat. Ainsi dans « Socrate est un homme », par « est un homme » celui qui parle ou écrit exprime l’inhérence de la forme humanité dans l’individu qu’il représente par le nom « Socrate ».

20 Par ailleurs, il faut remarquer que tout subsistant a plusieurs noms possibles, en fonction de laquelle de ses diverses formes est prise en considération : Socrate est dit « Socrate » si l’on considère sa forme complète « socratité », « blanc » si l’on considère sa forme accidentelle « blancheur », « homme » si l’on considère sa forme substantielle « humanité », etc. Donc, quand on formule une proposition pour affirmer quelque chose d’un subsistant, on choisit d’abord un de ses noms possibles, mais on le fait en fonction de ce que l’on veut prédiquer : « Nous ne prédiquons pas après avoir choisi des sujets, mais au contraire nous choisissons de termes sujets en fonction de ce que nous voulons prédiquer », dit Gilbert1. Nous avons là une version pragmatique particulièrement bien argumentée de ce qui d’ici peu deviendra la « règle de la supposition », à savoir de la référence : « Les sujets sont tels que les prédicats leur permettent d’être »2.

21 L. CATALANI, I Porretani. Una scuola di pensiero, tra alto e basso medioevo, Turnhout 2009.

22 J. JOLIVET, « Trois versions médiévales sur l’universel et l’individu : Roscelin, Abélard, Gilbert de la Porrée », Revue de métaphysique et de morale 97 (1992), p. 111-155.

23 K. JACOBI, « Einzelnes - Individuum - Person. Gilbert von Poitiers’ Philosophie des Individuellen », dans J. A. AERTSEN et A. SPEER (éd.), Individuum und Individualität im Mittelalter, Berlin-New York 1996 (Miscellanea Mediaevalia 24), p. 3-21.

24 J. JOLIVET et A. DE LIBERA (éd.), Gilbert de Poitiers et ses contemporains aux origines de la Logica Modernorum, Actes du Septième symposium européen d’histoire de la logique et de la sémantique médiévales, Poitiers 17-22 Juin 1985, Naples 1987.

25 A. DE LIBERA, « Boèce et l’interprétation médiévale des Catégories. De la paronymie à la denominatio », dans A. MOTTE et J. DENOOZ (éd.), Aristotelica secunda. Mélanges offerts à Christian Rutten, Liège 1996, p. 255-264.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 309

26 B. MAIOLI, Gilberto Porretano. Dalla grammatica speculativa alla metafisica del concreto, Rome 1979.

27 J. MARENBON, « Gilbert of Poitiers and the Porretans on Mathematics in the Division of the Sciences », dans R. BERNDT, M. LUTZ-BACHMANN, R. M. W. STAMMBERGER (éd.), “Scientia” und “Disciplina”. Wissenstheorie und Wissenschaftspraxis im 12. und 13. Jahrhundert, Berlin 2002, p. 37-78.

28 L.O. NIELSEN, Theology and Philosophy in the Twelfth Century. A Study of Gilbert Porreta’s Thinking and the Theological Expositions of the Doctrine of the Incarnation during the Period 1130-1180, Leyde 1982.

29 W. H. PRINCIPE, « Nikolaus M. Häring, S.A.C. (1909-1982) », Medieval Studies 44 (1982), p. VII-XVI (Bibliographie des écrits et des éditions, p. X-XVI).

30 L. VALENTE, Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris 2008.

31 L. VALENTE, « Gilbert of Poitiers », dans E. LAGERLUND (éd.), Springer Encyclopedia of Mediaeval Philosophy, Berlin 2011, p. 413-421.

32 L. VALENTE, « Essentiae : forme sostanziali ed ‘esistenza’ nella filosofia porretana (XII secolo) », dans I. ATUCHA, D. CALMA, C. KONIG-PRALONG, I. ZAVATTERO (éd.), Mots médiévaux offerts à Ruedi Imbach, Porto 2011 (Textes et études du Moyen Age, 53), p. 255-266.

33 L. VALENTE, « La fortuna del metodo euristico e pedagogico di Ugo di san Vittore : il caso del trattato ‘Invisibilia Dei’ », dans Ugo di san Vittore. Atti del XLVII Convegno storico internazionale, Todi, 10-12 ottobre 2010, Spoleto 2011, p. 215-246.

34 L. VALENTE, « Sfera infinita e sfera intellegibile : immaginazione e conoscenza di Dio nel Libro dei XXIV filosofi e in Alano di Lilla », dans P. TOTARO et L. VALENTE (éd.), Sphaera. Forma, immagine e metafora tra medioevo ed età moderna, Florence 2012 (Lessico Intellettuale Eurpeo CXVII), p. 117-143.

35 L. VALENTE, « Supposition Theory and Porretan Theology : Summa Zwettlensis and Dialogus Ratii et Everardi », dans E. P. BOS (éd.), Rise and Development of Supposition Theory. Acts of the 17th European Symposium for Medieval Logic and Semantics, Leiden, June 2008, Turnhout 2012 (Artistarium, Supplementa = Vivarium 51 [2013]), p. 119-144.

36 L. VALENTE, « Forme, contesti e interpretazioni. La filosofia di Gilberto di Poitiers († 1154) », Medioevo 39 (2014), p. 89-134 (avec une longue bibliographie).

37 L. VALENTE, « Philosophia divinitatis e philosophus theologicus : la teologia come parte della filosofia secondo Pietro Abelardo e Gilberto di Poitiers », communication présentée au congrès Filosofia e scienza nel Medioevo. XXI convegno della Società Italiana per lo Studio del Pensiero Medievale (SISPM), Fisciano, 9-12 settembre 2014 (sous presse).

NOTES

1. W. H. PRINCIPE, « Nikolaus M. Häring, S.A.C. (1909-1982) », Medieval Studies 44 (1982), p. VII-XVI (Bibliographie des écrits et des éditions, p. X-XVI).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 310

2. Cf. L. VALENTE, « “Talia sunt subiecta qualia praedicata permittunt”. Le principe de la suppositio et son évolution dans la théologie du XII e siècle », dans J. BIARD, I. ROSIER- CATACH (éd.), La tradition médiévale des Catégories (XII e-XVe siècles). Actes du XIIIe Symposium européen de logique et de sémantique médiévales (Avignon 6-10 juin 2000), Louvain 2003 (Philosophes Médiévaux 45), p. 289-311.

INDEX

Thèmes : Arts du langage et théologie au Moyen Âge

AUTEUR

LUISA VALENTE Directrice d’études invitée, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Université de Rome, La Sapienza

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 311

Protestantismes et culture dans l’Europe moderne Dialogue et choc des religions dans les manuscrits philosophiques clandestins (XVIe-XVIIIe siècle) – conférences données en janvier-février 2015 –

Gianni Paganini

1. Le genre manuscrit clandestin de l’âge classique aux Lumières

1 Le manuscrit clandestin représente un genre très particulier de la communication philosophique propre à l’époque moderne : on peut envisager le Colloquium Heptaplomeres attribué à Jean Bodin, à la fin du XVIe siècle, comme l’archétype du genre, mais les quelques 200 textes répertoriés par M. Benítez1, correspondant à près de 2 000 copies dispersées dans les bibliothèques publiques et privées, remontent pour la plupart à la deuxième partie du XVIIe siècle et au siècle suivant. Leur précurseur bodinien mis à part, l’ancêtre véritable de cette littérature foisonnante s’avère être le Theophrastus redivivus qui, à une date assez précoce (1659)2, fixe le paradigme du traité philosophique clandestin, dans ses traits les plus radicaux : rigoureux anonymat, critique rationaliste de la philosophie et de la religion, mise en valeur de traditions alternatives à la doxa officielle, lecture critique des textes de référence, pour y détecter les signes de l’erreur, voire de la tromperie idéologique. Cette lecture, qui se veut d’une « hétérodoxie totale », dans le sens où elle ne se réduit ni à l’une ni à l’autre des dissidences internes au monde chrétien, s’accompagne de la conscience qu’il serait impossible (et même non souhaitable) d’en divulguer le contenu au-dehors d’un cercle restreint de « déniaisés », pour lesquels la diffusion clandestine du manuscrit sous le manteau représente le moyen de communication le plus sûr et le plus efficace. L’une des phrases classiques qui ouvrent l’un de ces manuscrits, le Symbolum sapientiae, et que l’on trouvera encore en exergue du livre I du Traité de la nature humaine de D. Hume,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 312

vaut certainement comme devise pour l’ensemble de la littérature philosophique clandestine : « Rares et heureux temps, où il est permis de penser ce que l’on veut, et de dire ce que l’on pense » (Tacite, Hist. I, 1).

2 De l’âge libertin au plein épanouissement des Lumières, les manuscrits clandestins traversent une époque de transformations culturelles importantes et reflètent ainsi des orientations différentes : on ne saurait parler de philosophie clandestine sinon au pluriel, compte tenu du fait que ces textes empruntent tour à tour au scepticisme de Montaigne et de Bayle, au rationalisme de Descartes ou de Malebranche, à la métaphysique spinoziste ou au mécanisme de Hobbes, à la méthodologie empiriste et sensualiste de Locke. Surtout, ils explorent des voies nouvelles en combinant des parcours philosophiques parfois hétéroclites, avec la conviction que l’histoire culturelle européenne devrait être lue « entre les lignes », et qu’il faut être toujours à la recherche d’une vérité cachée derrière les professions officielles de foi des écoles ou des auteurs.

3 La littérature philosophique clandestine n’a pas encore dévoilé toutes ses richesses. Elle pose des questions non seulement aux spécialistes de la philosophie et de l’histoire des idées, mais aussi à ceux qui étudient l’histoire des religions. Elle a fini par jeter une lumière tout nouvelle sur les œuvres des grands philosophes. La découverte progressive des fonds de clandestina s’est accompagnée d’un approfondissement des études dans le domaine de l’histoire des idées. Aussi, ne peut-on plus se satisfaire de l’image traditionnelle de la philosophie à l’âge classique, réduite à quelques textes prestigieux. La littérature clandestine nous oblige désormais à lire ces textes dans une perspective différente et à découvrir le véritable contexte intellectuel où le débat public plongeait ses racines3.

4 Ayant largement contribué à l’étude de ce domaine, tant par l’édition d’un texte important et massif comme le Theophrastus redivivus que par plusieurs articles et livres4, j’ai essayé dans le conférences données à l’EPHE de contribuer à l’extension de la recherche dans une direction nouvelle.

2. Dialogue et choc des religions dans les réseaux clandestins

5 Un aspect particulier de cette littérature clandestine est son intérêt pour la comparaison entre les grandes religions de la région méditerranéenne. Ces manuscrits, en effet, apparaissent au terme d’une longue période de rencontres et de chocs. On peut ainsi considérer que le Colloquium heptaplomeres conclut la saison des dialogues où des philosophes comparent les différentes expériences religieuses et décident de la plus véritable en utilisant des catégories rationnelles. Après des auteurs qui peuvent être considérés comme les chefs de file du genre, comme le chrétien Abélard (le Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, 1079-1142) ou le juif Yehuda ha-Levi (Le roi des Khazares, 1086-1041), la perspective du Colloquium Heptaplomeres s’est considérablement élargie, par suite même de la cassure au sein du monde chrétien : son auteur refuse d’opérer un choix net (comme celui du chrétien Abélard ou du juif qu’est devenu le roi des Khazares). À la place du philosophe pur et simple, l’auteur du Colloquium introduit une figure plus complexe, celle de Toralba, qui est à la fois un philosophe mais aussi le partisan de la religion de la nature ou de la raison. Par son refus d’adopter un modèle

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 313

« inclusif » où l’un des monothéismes finirait par inclure et subordonner les autres, Bodin se rapproche du Livre du gentil et des trois sages de Raymond Lulle (1235-1315) ; il s’en rapproche aussi par le plus grand équilibre avec lequel il s’approche des grandes religions, à la différence des deux exemples précédents où l’une ou l’autre avait la prépondérance, même quantitative, à l’intérieur du texte.

6 L’ampleur des horizons, ainsi que la conscience qu’il a du danger que représenterait pour la paix même civile un conflit entre les religions, font que le Colloquium peut aussi être assimilé au De pace fidei de Nicolas de Cues, ce dernier ayant été rédigé, non par hasard, en 1453, année de la conquête turque de Constantinople. Toutefois, le De pace fidei constitue véritablement l’exemple du monothéisme inclusif que Bodin voulait manifestement éviter et qu’il ne considérait plus comme justifié. La discussion de Nicolas de Cues se conclut, en effet, par l’affirmation d’« une seule foi orthodoxe » puisqu’« il n’y a qu’une seule religion même dans la diversité des rites », et il s’agit là précisément du Christianisme. En outre, la perspective d’une religion « naturelle » est tout à fait absente ou, pour mieux le dire, elle est absorbée dans la vérité chrétienne en tant qu’étape préliminaire et implicite : on le voit par l’exemple des Tartares qui vénèrent un seul Dieu suprême et se déclarent étonnés de la multitude de rites cultivés par les autres peuples.

7 Ce n’est pas un hasard si presque tous les dialogues entre les religions que nous avons évoqués se situent au bord de la Méditerranée, qui était un lieu d’échanges culturels important. La représentation des trois grands fondateurs de religions (Moïse, Jésus- Christ, Mahomet) et par conséquent l’approche comparatiste des trois leges traversent la plupart des manuscrits clandestins. Les personnages de Salomon, Octavius, Coronaeus les incarnent dans le Colloquium Heptaplomeres, dans une scène qui se déroule à Venise ; une large partie du Theophrastus redivivus est consacrée aux trois grandes religions monothéistes; les mêmes législateurs occupent une place marquante dans L’Esprit de Spinosa, à la fin du XVIIe siècle. Mais on assiste aussi à la migration des arguments religieux dans le champ de la réflexion philosophique. Or, celle-ci est justement dégagée de tout préjugé confessionnel, grâce à la critique des religions que les manuscrits contiennent et à la diffusion clandestine permettant une plus large liberté d’expression à l’abri de la censure et de tout genre de sanction. La forme du manuscrit clandestin permet non seulement la circulation, mais aussi la transformation, parfois radicale, du sens des textes qu’ils transmettent. C’est ainsi que l’œuvre apologétique du judaïsme écrite par Isaac Orobio de Castro, juif d’origine espagnole émigré en Hollande, circule d’abord sous forme manuscrite dans sa langue originale (on pense surtout aux Prevenciones divinas contra la vana idolatria de la gentes, 1670) et ensuite en traduction française (Traité des préventions divines en faveur d’Israël), toujours clandestine, et enfin publiée, remaniée, sous le titre de Israël vengé, 1770, avec en appendice une Dissertation sur le Messie. Les textes de Orobio subirent aussi un processus de désagrégation et de dissémination, ce qui engendra plusieurs traités clandestins manuscrits, comme le Tratado en el que se expliqua la prophesia de las 70 semanas de Daniel (traduit plus tard en français : Explication des Soixante dix Semaines de Daniel) et l’

8 Explicación paraphrastica del capitulo 53 del propheta YsaiasDivinité de Jésus Christ détruiteConférence d’un juif avec un chrétien

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 314

9 Nous avons donc une documentation assez riche, tant du côté chrétien que du côté juif, des discussions qui eurent lieu entre les deux religions, juste avant les Lumières et à l’époque de la philosophie de Spinoza ; en outre, le développement des « examens » dans les manuscrits clandestins (Examen et censure des livres de l’Ancien Testament, Opinions des anciens sur les Juifs, Examen critique du Nouveau Testament, Dissertation sur Moïse), ainsi que l’utilisation plus tardive faite par D’Holbach des arguments antichrétiens d’origine juive (il faut mentionner ici L’Esprit du Judaïsme ou Examen raisonné de la loi de Moïse publié par D’Holbach), nous permettent de saisir sur le vif les mécanismes qui régissent la représentation du Judaïsme chez les philosophes, un sujet sur lequel les historiens sont très partagés.

3. Les manuscrits clandestins ont-ils évité le danger de l’antisémitisme et celui de l’islamophobie ? Une hypothèse à vérifier

10 En effet, à la condamnation de l’antisémitisme que l’on trouve dans l’ouvrage classique mais daté de Léon Poliakov et qui a été reprise par Arthur Hertzberg et Jakob Katz5, ont fait suite des jugements plus nuancés et plus équilibrés, comme ceux de Bertram Schwarzbach et d’Adam Sutcliffe6 – mais il faut souligner que jusqu’à présent aucune étude ne s’est concentrée spécifiquement sur le rôle décisif de la circulation clandestine des idées. Celle-ci jette une lumière tout nouvelle sur le sens, les limites et les intentions de la critique adressée par les philosophes des Lumières au Judaïsme. Les travaux récents de Jan Assmann7 ont l’avantage de nous donner des catégories historiographiques plus fines, comme celles du monothéisme « inclusif » et « exclusif » ; toutefois, quand ils portent sur le XVIIe siècle, ils négligent les documents de la clandestinité, tant juive que philosophique ; surtout, ces études se concentrent sur l’aboutissement panthéiste de tous ces débats, aboutissement qui est typique de la culture des Lumières allemandes.

11 Ce que nous avons essayé de montrer par l’analyse de certains manuscrits clandestin est le fait qu’à côté d’un courant anti-judaïque qui frôla l’antisémitisme, il y eut aussi un courant philosémite, et que parfois les deux se croisèrent dans le même auteur, selon les différentes stratégies poursuivies (c’est le cas de D’Holbach) ; enfin, que le courant philosémite n’est pas réductible au mythe égyptien du cosmothéisme, comme le soutient Assmann qui se base sur un type de documents différent des manuscrits clandestins. En définitive, l’étude de ces derniers permet d’aller au-delà de la catégorie assez vague d’« allo-sémitisme » qui a été proposée par Sutcliffe et qui semble largement anachronique pour l’âge classique et le début des Lumières.

12 Dans le cas de l’Islam et de la culture arabe nous disposons à présent de quelques études d’ensemble qui font l’état de la représentation de cette civilisation dans l’Europe des Lumières8, mais encore une fois ce qui manque est un approfondissement spécifique consacré aux données et aux interprétations qui ressortent du domaine de la circulation clandestine des idées. Il est vrai qu’il n’y a pas de manuscrits entièrement dédiés à l’examen de la religion islamique ou de la figure de Mahomet, comme il arrive au contraire pour le judaïsme et pour la figure la Moïse ; toutefois, de nombreux traités clandestins traitent de l’Islam dans une perspective comparatiste, à côté du judaïsme et du christianisme. On peut formuler l’hypothèse suivante, qu’on a essayé de vérifier tout

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 315

au long de la recherche : malgré les progrès de l’orientalisme et les efforts de traduction qui se développent au XVIIe et au XVIIIe siècle, on assiste dans le domaine de la communication clandestine à un nivellement croissant de l’image de l’Islam sur le registre de l’imposture et/ou de la religion politique, au fur et à mesure que l’on avance dans la culture des Lumières. Paradoxalement, ce sont les textes plus proches de la Renaissance (comme le Colloquium Heptaplomeres) ou de la première moitié du XVIIe siècle (comme le Theophrastus redivivus) qui montrent une attitude plus positive et sympathisante à l’égard de la religion musulmane : les catégories renaissantes de la rerum varietas d’une part, et de l’autre les schèmes astrologiques du cycle historique des religions (schème qui à leur tout proviennent de la culture arabe) permirent aux intellectuels de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle d’accéder à une interprétation plus riche et plus nuancée de l’Autre par excellence, tandis que l’avènement du concept classique de « raison » produisit un appauvrissement de l’image de l’Islam. C’est ainsi que la religion musulmane se trouva figée dans le cadre tout à fait euro-centrique basé sur l’idée de la religion comme instrument de pouvoir ou imposture politique.

13 En conclusion, l’étude spécifique des manuscrits clandestins et donc d’une pensée qui se développe sans nul besoin de falsifier ou adoucir ses contenus, permet de formuler une sorte de diagramme où deux tendances opposées se croisent : tandis que le domaine clandestin se dégage peu à peu des préjugés antisémites en situant la religion juive dans le cadre de l’histoire générale de l’humanité, l’orientation vis-à-vis de l’Islam va dans le sens opposé. À partir d’une compréhension comparatiste qui est l’aboutissement des tendances les plus ouvertes de la pensée de la Renaissance, au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, l’image de l’Islam demeure considérablement factice.

NOTES

1. On trouvera la liste la plus complète avec une bibliographie, dans la nouvelle édition espagnole du livre de M. BENÍTEZ, La face cachée des Lumières. Recherches sur les manuscrits philosophiques clandestins de l’âge classique, Paris-Oxford 1996 ; La cara oculta de las Luces, Valence 2003.

2. Voir l’édition critique du texte latin, par G. PAGANINI et G. CANZIANI, Theophrastus redivivus¸ 2 vol., Florence 1981-1982 (à présent diffusion Franco Angeli Editore, Milan). 3. Voir l’étude de J. I. ISRAEL, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity, 1650-1750, Oxford 2001. 4. Voir note 2 pour l’édition du Theophrastus redivivus. Cf. G. PAGANINI, Les philosophies clandestines à l’âge classique, Paris 2005. 5. L. POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme, III, Paris 1968 ; A. HERTZBERG, The French Enlightenment and the Jews: The Origins of Modern Anti-Semitism, New York 1968, p. 313 ; J. KATZ, From Prejudice to Destruction: Anti-Semitism, 1700-1933, Cambridge, MA, 1980.

6. B. E. SCHWARZBACH, Voltaire’s Criticism, Genève 1971 ; A. SUTCLIFFE, Judaism and Enlightenment, Cambridge 2003.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 316

7. J. ASSMANN, Moses the Egyptian. The Memory of Egypt in Western Monotheism, Cambridge, MA, 1997. 8. Cf. G. AHMAD, Images of Islam in Eighteenth Century Writings, Londres 1996 ; ID., Perceptions of Islam in European Writings, Leicester 2004 ; dans une perspective différente, A. THOMSON, Barbary and Enlightenment. European Attitudes towards the Maghreb in the 18th century, Leyde 1987.

INDEX

Thèmes : Protestantismes et culture dans l’Europe moderne

AUTEUR

GIANNI PAGANINI Directeur d’études invité, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Università del Piemonte Orientale, Vercelli

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 317

Religions savoir et politique dans l’Europe moderne Religion, savoir et politique dans l’Europe moderne

Sylvio Hermann De Franceschi

I. Orthodoxie thomiste et théologie janséniste : les débats doctrinaux aux XVIIe et XVIIIe siècles

1 Poursuivant des réflexions entamées l’année précédente, le directeur d’études s’est intéressé à la question des différentes formes discursives adoptées par les polémistes catholiques qui s’engagent à l’âge classique dans la moderne querelle de la grâce. L’objectif a été pour eux assez tôt de s’acquérir les faveurs du public que constituaient les gens du monde, et pour produire un ouvrage de théologie qui puisse être lu par un public mondain. Ainsi, la forme de l’entretien a paru aux théologiens polémistes de la fin de l’âge classique la plus naturelle, parce qu’elle renvoyait à la pratique traditionnelle de la conférence réciproque.

2 L’obstination avec laquelle les défenseurs du molinisme ont poursuivi le projet de produire un ouvrage qui fasse pièce aux Provinciales, est un témoignage éloquent des effets polémiques dévastateurs engendrés par la publication du chef-d’œuvre de Pascal. Au début du XVIIIe siècle, le jésuite Jacques-Philippe Lallemant (1660-1748), un polémiste de haute volée, se spécialise ainsi dans la rédaction d’entretiens. En 1705, il fait paraître Le véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augustin, une copieuse réfutation du jansénisme rédigée, comme les Provinciales, sous la forme d’une correspondance fictive rapportant des entretiens1 – ouvrage qui a les honneurs d’une réédition augmentée en 1706 et qui est complété en 1707 par une Suite du véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augustin2. En 1714, le P. Lallemant recourt de nouveau à la forme croisée de la lettre et de l’entretien dans ses Lettres d’un abbé à un évêque où il prend la défense des anathèmes lancés par la Bulle Unigenitus3. L’ouvrage se présente comme un exact compte rendu d’entretiens théologiques, ainsi que la première lettre l’explicite dès ses premières lignes : « Je doute que Votre Grandeur sache tout le travail qu’elle me

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 318

prescrit en m’ordonnant de lui rendre compte de nos conférences sur la nouvelle Constitution »4. Le P. Lallemant devait ensuite publier, de 1734 à 1743, une série de neuf volumes d’entretiens « au sujet des affaires présentes par rapport à la religion » – ainsi que le précise à chaque fois le titre – où il délaisse la présentation épistolaire pour lui préférer le pur et simple dialogue dramatique5. On atteint là à l’ultime degré de stylisation de l’entretien en une représentation pratiquement théâtrale. L’avertissement qui ouvre les Entretiens de Madame la comtesse *** (1734) indique, d’une part, que la théologie peut être vraisemblablement l’entretien des gens du monde, d’autre part, que la clarté de la conversation mondaine fait mieux que la précision du langage scolastique : « La forme d’entretiens, la matière qu’ils renferment et la manière dont ils sont écrits ont fait juger à l’éditeur que le public les lirait avec plaisir et qu’il en serait édifié. Peut-on en effet n’être pas agréablement surpris d’y voir une dame approfondir certains points de doctrine avec autant de netteté et de précision que le ferait un théologien et n’être pas en même temps touché des tendres sentiments de piété dont elle paraît toujours pénétrée »6 ? Pour le P. Lallemant, la forme littéraire de l’entretien permet d’user du triple ressort rhétorique du placere, du docere et du mouere et de faire de la matière théologique la plus retorse l’objet de la conversation le plus irréprochablement mondaine en ordre d’honnêteté.

3 La littérarisation de la théologie polémique à la fin de l’âge classique a procédé de la nécessité dans laquelle les polémistes se sont trouvés de quêter les suffrages du public et d’élargir leur audience ; de leur besoin, également, de faire sortir le discours théologique hors de ses murs. Mouvement impérieux dont le plus grand succès reste d’avoir conféré vraisemblance à des entretiens théologiques entre gens du monde et même entre femmes – et ici le recours au littéraire, à ses formes et à ses usages s’imposait. D’un ouvrage à l’autre, des remarques indiquent que le public de la théologie s’est féminisé. Dans Le véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augustin, le P. Lallemant note : « Si quelqu’un trouvait étrange de voir dans ces lettres des femmes s’entretenir sur les matières de la religion, on le prie de faire réflexion que rien n’est aujourd’hui plus commun dans le monde »7. En élargissant soudainement leur public, les théologiens ont toutefois pris des risques, et il n’est pas certain que l’accord se soit jamais véritablement établi sur la convenance de la matière théologique aux règles de l’honnêteté. Une précision faite par Fénelon dans la conclusion de son Instruction pastorale en forme de dialogues (1714) – un ouvrage rédigé, à la manière des Provinciales comme du Véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augustin, sous forme de lettres rapportant des entretiens –, est très expressive : « Si des femmes vaines et passionnées veulent décider sur le texte de saint Augustin, représentez-leur doucement le souvenir des bienséances de leur sexe, qu’elles ignorent autant que les dogmes de théologie8. » Pour produire un ouvrage de théologie qui puisse être lu par un public non exclusivement composé des agents propres au champ théologique, la forme de l’entretien, qui correspond aux deux genres littéraires canoniques du dialogue et de la pièce comique, a paru la plus immédiatement adaptable aux exigences formelles de la théologie. Il reste que l’accommodement de la matière théologique à la conversation mondaine ne pouvait aller de soi au sein d’une sociabilité qui avait consacré l’honnêteté et la politesse parmi ses valeurs cardinales. Dans son Discours de l’éloquence et de l’entretien, le chevalier de Méré recommandait de ne parler « que bien rarement des choses qui ne sont point de la connaissance ordinaire du monde »9 – et il ajoutait : « Ce sont des sujets ennuyeux pour les esprits bien faits10. » En ordre d’honnêteté, la vertu la plus recherchée est une parfaite intelligibilité. Charles-Olivier Stiker-Métral a relevé

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 319

que, chez Pascal, la conformation de la matière théologique à l’usage des honnêtes gens est passée, dans le genre polémique des Provinciales comme dans l’écriture pédagogique des Écrits sur la grâce, par la mobilisation du sens commun de l’auditeur11. Le but de Pascal et après lui des théologiens qui ont fait recours à la forme de l’entretien a été d’être lus avec plaisir par les femmes et les gens du monde. Afin d’y parvenir, il n’était pas inutile de suivre le conseil du chevalier de Méré : « Pour éclaircir tout ce qu’on dit de plus obscur et de plus difficile intelligence, c’est un bon expédient que de prendre le tour de penser des personnes qu’on entretient […] ; surtout il ne faut rien dire qu’on ne puisse aisément comprendre lorsqu’on a de l’esprit et qu’on sait le monde12. » De nature théâtrale, l’entretien théologique a usé d’une écriture de plus en plus littérarisée au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, et il a dès lors fait l’objet d’une double réception à la fois doctrinale et littéraire. En raison de l’hybridation de son horizon d’attente, le discours théologique polémique a fini par exiger de ses producteurs une légitimité de docteur et d’écrivain et il a consacré l’entrée du théologien en République des Lettres. À l’époque où le P. Lallemant publie ses volumes d’Entretiens au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, son confrère Charles Merlin (1678-1747) fait paraître une Réfutation des critiques de M. Bayle sur saint Augustin (1732) qui est une imposante contribution antijanséniste à la querelle de la grâce et qui, abandonnant la présentation épistolaire, utilise avec virtuosité la forme de l’entretien – et jusqu’à l’entretien dans l’entretien – insérée dans un récit à la première personne, à tel point que son ouvrage présente les caractéristiques formelles d’un roman théologique. La littérarisation du discours de doctrine atteint ici un degré ultime auquel les échanges dialogués sont essentiels. Du P. Daniel au P. Merlin, en passant par le P. Lallemant et Fénelon, se manifeste une prédilection des jésuites et de leurs partisans pour la forme littéraire de l’entretien, comme si le parti moliniste n’avait cessé de vouloir se refaire de l’échec cuisant essuyé au temps de la campagne des Provinciales. Le geste fénelonien, d’écrivain autant que de théologien et de pasteur, était en définitive seul capable de répondre au coup de maître pascalien.

II. Autour du Dictionnaire de théologie catholique (suite)

4 L’autre partie de l’année universitaire a été consacrée à la poursuite des travaux développés l’année précédente autour du Dictionnaire de théologie catholique [ DThC] publié par la maison Letouzey au cours de la première moitié du XXe siècle. On s’est notamment intéressé à la fin de sa publication à l’époque du concile Vatican II. La gigantesque et presque interminable entreprise éditoriale développée au temps des ardeurs de la crise moderniste arrive finalement à bon port, mais dans un contexte intellectuel et théologique profondément changé. Au premier DThC, celui d’avant 1914, pétri d’antimodernisme, avait succédé un deuxième DThC, celui de l’entre-deux- guerres, qui, dirigé par l’abbé Amann, s’était peu à peu essayé à faire la part des choses et qui, à l’instar du discours tenu par l’abbé Rivière dans l’article Modernisme (1929) – à plusieurs égards représentatif d’un sentiment partagé par les nouvelles générations de théologiens et qui reprenait pour les lecteurs du DThC les grandes conclusions de l’ouvrage que Jean Rivière, venait précisément de publier aux éditions Letouzey et Ané sur la querelle moderniste13 –, estimait finalement que « la phase du modernisme aigu » était désormais « close » et qu’« une nouvelle poussée dans ce sens » ne semblait assurément pas « conforme aux vraisemblances de l’histoire »14, avant qu’un troisième DThC, celui des Tables générales, ne vînt couronner un ensemble déjà très imposant. Dans

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 320

une synthèse sur La théologie catholique publiée en 1977 – soit cinq ans seulement après l’achèvement des Tables générales, mais plus d’un quart de siècle après la publication du dernier fascicule du corps du DThC – dans la célèbre collection Que sais-je ? des Presses Universitaires de France, Charles Wackenheim, né en 1931, professeur à la Faculté de théologie catholique de l’Université de Strasbourg, revenait sur l’étonnante floraison de dictionnaires et d’encyclopédies théologiques catholiques durant le premier XXe siècle : « Il semble qu’après le traumatisme moderniste, les théologiens catholiques aient voulu faire le point des connaissances acquises dans les diverses disciplines et montrer que la science ne s’opposait pas aux dogmes de l’Église »15. D’une production massive et quelque peu étourdissante émergeait le DThC, monument d’érudition qui, selon Charles Wackenheim, avait « valeur de symbole »16. L’élaboration de l’ouvrage avait demandé un demi-siècle, et les premiers fascicules avaient rapidement été jugés vieillis, mais Charles Wackenheim relevait que les Tables générales avaient réalisé sur de nombreux points « une tentative de mise à jour »17 – le constat établi en 1977 n’en était pas moins formel : « À l’heure actuelle, les théologiens ne consultent plus guère le DTC que pour des recherches d’ordre historique. On peut dire qu’on y trouve la préhistoire bien documentée des problèmes théologiques qui se posent à notre génération »18.

5 Élaborées grâce au labeur invincible du chanoine Albert Michel et de Bernard Loth (1895-1972) – maître de chapelle des églises Saint-Étienne-du-Mont et Saint-Ambroise, professeur à la manécanterie des Petits chanteurs à la Croix de bois, Bernard Loth avait déjà publié en 1929 un volume de tables du DThC couvrant les lettres A à L qu’il n’avait jamais complété et qui était considéré comme trop sommaire, et il s’était chargé entre- temps de confectionner les tables du Dictionnaire apologétique de la foi catholique –, tous deux décédés en 1972, l’année même où a été publié leur 18e et ultime fascicule19, les Tables générales avaient été divisées en trois parties successivement publiées en 1959, en 1967 et en 1972. À la fin du 150e et dernier fascicule du corps du DThC, un placard publicitaire annonçait fièrement la parution prochaine du premier fascicule des Tables – il s’agissait de « tenir à jour » l’ouvrage : « Au cours de ces dernières années, plusieurs théologiens sont morts que le Dictionnaire n’a pu signaler à leur place alphabétique. La Table les présente brièvement. Des ouvrages importants ont pu renouveler récemment tel ou tel aspect d’une question. La Table en fait état. La publication du Code de droit canonique a rendu caduques certaines références des premiers tomes. La Table met toutes choses au point. Après les bouleversements des deux guerres, le tableau de la situation religieuse dans les divers pays avait besoin de retouches. La Table signale les nouvelles tendances spirituelles et donne les chiffres les plus récents » . Dans une note publiée en tête du premier fascicule des tables en 1951, Loth et Michel indiquaient l’esprit dans lequel ils avaient travaillé et auquel ils avaient demandé à leurs nombreux collaborateurs de se plier : « Les Tables ont été conçues dans un esprit avant tout théologique, cherchant à fournir, pour toutes les questions complexes abordées par les écrivains de toute époque, de toute école, et souvent par des hétérodoxes, une synthèse qui permette de reconstituer facilement la trame de ces enseignements, des réactions qu’ils ont provoquées et finalement de la doctrine formulée par l’Église pour clore le progrès de la tradition » . Pour sa part, Loth travaillait aux Tables générales depuis plus de quinze ans lorsqu’elles avaient été mises en chantier, et la notice qui lui est consacrée dans la prosopographie des auteurs du DThC publiée à la fin du fascicule de 1972 précise qu’il « a assuré, en vue des Tables générales, le dépouillement et la mise en fiches de tout le DTC »20.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 321

6 Le rythme de parution des fascicules des Tables générales a été assidu, mais leur confection n’en a pas moins duré plus de vingt et un ans – si l’on admet logiquement qu’elle a commencé avant la publication du premier fascicule en 1951. La maison Letouzey et Ané n’a pas oublié de vanter les mérites du coordinateur principal des Tables générales. Au dos de la couverture du 8e fascicule, publié en 1959, il est chaleureusement imprimé : « Nos abonnés seront heureux d’apprendre la flatteuse distinction dont vient d’être honoré le directeur des Tables du Dictionnaire de théologie catholique. Monsieur l’abbé A. Michel, qui appartient déjà, depuis plusieurs années, à l’Académie romaine de saint Thomas d’Aquin, à Rome, a été récemment élu membre de l’Académie pontificale de Théologie. Éditeurs, rédacteurs et lecteurs s’associent de grand cœur au juste hommage ainsi publiquement rendu à la science et au jugement de notre éminent collaborateur ». La note introductive insérée au début du premier fascicule de 1951 affirmait que les Tables générales se voulaient aussi théologiques que le dictionnaire qu’elles indexaient. Elle montrait également le souci de faire une mise à jour ponctuelle et limitée du DThC : « Bien que le Dictionnaire, tout au moins dans sa première partie, ait déjà vieilli, il ne pouvait être question d’entreprendre, dès maintenant, une nouvelle encyclopédie ou même de donner un supplément dans le genre du Supplément au Dictionnaire de la Bible. Il a donc été décidé d’insérer dans les Tables quelques compléments, indispensables, principalement bio-bibliographiques, de mettre les articles des premiers volumes en harmonie avec le Code de droit canonique et d’esquisser, pour les quelques notices dont on a regretté l’absence dans le Dictionnaire, les grandes lignes d’un développement ». Ainsi note-t-on dans les Tables générales la présence d’articles consacrés, entre autres, aux papes Pie XI et Pie XII – avec un assez long passage traitant de l’encyclique Humani generis, qui avait condamné en 1950 la « Nouvelle Théologie » –, publiés en 1968, ou encore une notice consacrée à Jean XXIII et publiée en 1962. Une copieuse entrée a été également consacrée au concile Vatican II en 1972. Parmi les théologiens oubliés dans le corps du DThC, le jésuite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) se voit affecter un assez long article. Des notices complémentaires décrivent la situation théologique dans les principaux pays européens ou la production intellectuelle récente au sein des grands ordres religieux. D’autres nuancent les thèses parfois un peu excessives des plus anciens articles – ainsi le P. Fulbert Cayré (1884-1971), assomptionniste et professeur de philosophie patristique à l’Institut catholique de Paris, lui-même collaborateur très ponctuel du DThC en 1914 et qui avait publié en 1927 une synthèse intitulée La contemplation augustinienne : principes de la spiritualité de saint Augustin, a-t-il produit une brève mais significative mise au point à l’article Augustinisme (1953) des Tables générales où il revient sur les conclusions – souvent discutables à un demi-siècle de distance – des fameux trois articles Augustin, Augustinianisme et Augustinisme du P. Portalié 21. D’autres notices complémentaires poursuivent dans les Tables l’exposé chronologique d’une discussion doctrinale dont il a paru nécessaire de retracer le cours depuis la publication de l’article qui lui avait été consacré dans le corps du DThC – ainsi le jésuite Charles Boyer (1884-1986), professeur à l’Université pontificale grégorienne et qui avait été l’auteur des articles Passaglia (Charles) en 1932 et Perrone (Jean) en 1933, a-t-il inséré à l’article Grâce (1959) des Tables générales une notice intitulée Grâce actuelle et motion divine22. Des collaborateurs ont été particulièrement sollicités. Le P. Congar, qui n’avait eu le temps que de rédiger les articles Schisme et Théologie dans le corps du DThC, a coordonné les efforts d’une équipe de dominicains qui a œuvré à compléter les Tables générales en ce qui concerne les frères prêcheurs ; lui-même a rédigé les notices des PP. Marie-Thomas Coconnier

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 322

(1846-1908), l’un des fondateurs de la Revue thomiste en 1893, Francisco Marín-Sola (1873-1932), Thomas Pègues (1866-1936) – tenant conservateur, pour ne pas dire réactionnaire, d’une théologie thomiste purement spéculative et à qui un jugement plutôt sévère est d’ailleurs réservé – et Ambroise de Poulpiquet (1878-1915), entre autres. Parmi les notices complémentaires rédigées par le chanoine Albert Michel – auteur des articles Pie XI et Pie XII et qui a tenu à faire également figurer une courte et très respectueuse biographie de Louis Billot –, Immanence, Intégrisme et Laïcisme. Il reste que Michel a dû assumer une tâche proprement épuisante si l’on en croit sa propre notice : « Outre un énorme – et délicat – travail d’organisation interne, pour présenter les références à une même question selon un ordre qui ne heurte ni la logique ni l’histoire, les Tables doivent au chanoine Michel une multitude de notices, de compléments bibliographiques : pratiquement, tous les textes en petits caractères qui ne portent pas de signature et qu’on ne saurait énumérer ici sans reprendre une bonne part des vocables23 ». Dirigées par un maître d’œuvre assurément peu suspect de progressisme religieux, les Tables générales n’en ont pas moins su faire place limitée mais réelle à une modernité théologique que le corps du dictionnaire avait nécessairement ignorée, et elles ont témoigné d’une ouverture louable, quoique mesurée, aux thèmes les plus récents de la réflexion des théologiens catholiques.

NOTES

1. J.-Ph. LALLEMANT, Le véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augustin. Lettres d’un abbé licencié de Sorbonne à un vicaire général d’un diocèse des Pays-Bas, 3 vol., Bruxelles 1705.

2. ID., Suite du véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augustin. Lettres d’un abbé licencié de Sorbonne à M. le théologal de ***, Bruxelles 1707. 3. ID., Lettres d’un abbé à un évêque, où l’on démontre l’équité de la Constitution Unigenitus etc. et qui peuvent servir de réponse aux libelles qui ont paru contre cette Constitution, Paris 1714. 4. Ibid., 1re lettre, p. 1. 5. ID., Entretiens de madame la comtesse *** au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1734, Entretiens de madame la prieure *** au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1736, Entretiens de M. le commandeur de *** au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1737, Entretiens du docteur au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1738, Entretiens de Mgr l’évêque de *** au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1738, Entretiens de M. l’abbé de ***, grand vicaire, au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1739, Entretiens de M. l’abbé de *** au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1740, Entretiens de M. le curé de *** au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1741, et Entretiens d’un supérieur de communauté au sujet des affaires présentes par rapport à la religion, s. l. 1743. 6. ID., Entretiens de madame la comtesse ***, p. 3.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 323

7. ID., Le véritable esprit des nouveaux disciples de saint Augustin. Lettres d’un abbé licencié de Sorbonne à un vicaire général d’un diocèse des Pays-Bas, t. I, Bruxelles 1706, Avertissement, p. 5. 8. FÉNELON, Instruction pastorale en forme de dialogues, 2e éd., Paris 1715, Conclusion, p. IV.

9. A. GOMBAUD DE MÉRÉ, Œuvres posthumes, Paris 1700, 3e discours, De l’éloquence et de l’entretien, p. 142-143. 10. Ibid., p. 143. 11. Ch.-O. STIKER-MÉTRAL, « La manière d’écrire de Pascal dans les Écrits sur la grâce. La théologie à l’usage des honnêtes gens », dans D. DESCOTES (éd.), Pascal, auteur spirituel, Paris 2006, p. 325-349. 12. A. GOMBAUD DE MÉRÉ, Œuvres posthumes, p. 141-142.

13. J. RIVIÈRE, Le modernisme dans l’Église. Étude d’histoire religieuse contemporaine, Paris 1929. 14. ID., art. « Modernisme », DThC, t. X/2, Paris 1939, col. 2009-2047 [col. 2045].

15. C. WACKENHEIM, La théologie catholique, Paris 1977, p. 107. 16. Ibid., p. 107. 17. Ibid., p. 108. 18. Ibid., p. 108. 19. Les huit fascicules de la 1 re partie des Tables générales paraissent de 1951 à 1959 : 1, Aaron – Arbitrage, 1951 ; 2, Arbitrage – Cajétan, 1953 ; 3, Cajétan – Concordats, 1954 ; 4, Concordats – Dissimulation, 1955 ; 5, Dissimulation – Essence, 1956 ; 6, Essence – Fidèle, 1957 ; 7, Fidélité – Garrigou-Lagrange, 1958 ; 8, Garrigou-Lagrange – Hefele, 1959. Les dix fascicules des 2e et 3e parties sont publiés de 1960 à 1972 : 9, Hefner – Innocent XII, 1960 ; 10, Innocent XII – Jésuites, 1962 ; 11, Jésuites – Juvernay, 1963 ; 12, Kabale – Magie, 1965 ; 13, Magie – Nicon, 1967 ; 14, Nicon – Pénitence, 1967 ; 15, Pénitence – Raison, 1968 ; 16, Raison – Stolz, 1970 ; 17, Stolz – Vaganay, 1971 ; 18, Vaghachapat – Zwinglianisme, 1972. 20. DThC, Tables générales, 3e partie, col. 4477. 21. F. CAYRÉ, art. « Augustinisme », DThC, Tables générales, 1re partie, col. 317-324.

22. Ch. BOYER, « Grâce actuelle et motion divine », ibid., 1re partie, col. 1862-1868. 23. DThC, Tables générales, 3e partie, col. 4480.

RÉSUMÉS

Programme de l’année 2015-2016 : I. Orthodoxie thomiste et théologie janséniste : les débats doctrinaux aux XVIIe et XVIIIe siècles (suite). — II. Autour du Dictionnaire de théologie catholique, les jeudis de 16 à 18 h.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 324

INDEX

Thèmes : Religions savoir et politique dans l’Europe moderne

AUTEUR

SYLVIO HERMANN DE FRANCESCHI Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 325

Histoire et sociologie des protestantismes Histoire et sociologie des protestantismes

Patrick Cabanel

1 Les séminaires de l’année 2016-2017 ont été consacrés à l’institutionnalisation des sciences religieuses en Europe à la fin du XIXe siècle (1er semestre) et à l’histoire et la mémoire dans le monde huguenot. Il s’agissait d’expérimenter des manières de travailler sur des chantiers très divers quant à la mise en œuvre des espaces, des ressources archivistiques et des problématiques. Le premier séminaire aborde le protestantisme comme un cadre théologique et culturel très large, le second invite à entrer dans les lieux où la mémoire d’une minorité infinitésimale s’est forgée et conservée. Les deux thèmes n’en ont pas moins en commun d’entretenir des échos avec nos préoccupations actuelles, autour des statuts de la religion et de la mémoire dans nos sociétés.

L’institutionnalisation des sciences religieuses en Europe à la fin du XIXe siècle

2 Élu au printemps 2015 à la direction d’études « Histoire et sociologie des protestantismes », en remplacement de Jean-Paul Willaime, parti à la retraite, le directeur a entamé ses séminaires au mois d’octobre. Dans la perspective du prochain cent-cinquantenaire de l’EPHE (1868-2018), et en prenant appui sur une recherche déjà ancienne qui avait porté sur la création de la Ve section (sciences religieuses)1, avant divers prolongements, notamment autour de l’historien des religions Franz Cumont2, il a été proposé un premier séminaire sur l’institutionnalisation des sciences religieuses en Europe au XIXe siècle (deux séances de repérage étaient prévues sur l’Amérique du Nord et l’Asie mais n’ont pu être assurées, faute de temps3).

3 Après avoir parcouru très rapidement la période antérieure à cette institutionnalisation4, et insisté sur quelques jalons français ou en traduction française (la préface de Renan à l’Essai de mythologie comparée de Max Müller, 1859 ; l’article

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 326

d’Étienne Vacherot, « La théologie catholique en France », dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1868, p. 294-318 ; le premier chapitre, « La théologie comparée », de l’ouvrage de Max Müller, La science de la religion, 1873 ; et les premières pages des éditions de 1872 et 1885 de La science des religions, d’Émile Burnouf), le séminaire s’est intéressé à la Grande-Bretagne et à la Hollande, les deux pays où, sur fond d’institutions protestantes en quelque sorte « détournées » de leur destination originelle, une première institutionnalisation des sciences religieuses a vu le jour. Les universités britanniques étant restées à l’écart, c’est du côté des éditeurs, des grandes revues, des encyclopédies, que le travail s’est fait ; et surtout au sein des Hibbert Lectures et Gifford Lectures. Les premières, instituées en 1853 pour contribuer à la formation universitaire de futurs pasteurs antitrinitariens (volonté du fondateur), sont « laïcisées » en 1878 pour accueillir des conférences d’histoire religieuse ; les plus prestigieux chercheurs européens en la matière s’y succèdent (Müller, Le Page Renouf, Renan, Kuenen, Réville, Pfleiderer, Goblet d’Alviella…) ; les Gifford Lectures, écossaises, leur emboîtent le pas en 1885, à cette différence qu’elles ont d’emblée la même visée scientifique et comparée.

4 Cette chronologie des années 1870-1880 se retrouve sur le continent, et spécialement en Hollande dont la « révolution » universitaire de 1876-1877 est maintenant bien connue, dans ses origines et son déroulement comme dans ses effets – plus mêlés et modestes, sur le moyen et long terme, qu’on ne pouvait le penser5. On sait que, par une loi sur l’éducation, signée le 6 mai 1876 et effective à la rentrée d’octobre 1877, les quatre facultés hollandaises de théologie protestante se sont dotées d’une nouvelle organisation, tout en conservant leur nom, leurs locaux, leurs professeurs et étudiants, et en supprimant la dogmatique et la théologie pratique mais en introduisant deux nouvelles disciplines, l’« Histoire des religions en général » et la « Philosophie de la religion ». Le séminaire s’est arrêté sur les stratégies universitaires et intellectuelles de la principale figure de cette école hollandaise issue du protestantisme libéral, Cornelis Petrus Tiele (1830-1902), un pasteur arminien qui utilise en 1866, une première fois, le terme de godsdienstwetenschap (science de la religion).

5 L’expérience hollandaise a particulièrement intéressé en Europe, et spécialement en France. Christian Grosse a pu décrire 1880 comme l’annus mirabilis du processus d’institutionnalisation des sciences des religions, avec des circulations de textes et d’hommes entre la Hollande, la France et Genève, toujours majoritairement au sein du protestantisme libéral. Le séminaire a consacré plusieurs séances à ce « moment 1880 » et à ses prodromes en France, en insistant sur le projet de loi sur l’organisation de l’enseignement supérieur déposé dès 1872 par Paul Bert (des chaires d’histoire des religions étaient prévues dans chaque Faculté des sciences économiques et politiques), sur les débats de décembre 1879 au Sénat à propos de la création d’un telle chaire au Collège de France, et surtout sur l’introduction donnée par Maurice Vernes (ancien maître de conférences à la Faculté de théologie protestante, contraint à la démission pour ses idées hétérodoxes6) à la revue qu’il fonde en 1880, la Revue de l’Histoire des Religions, dont un commentaire a été collectivement construit durant une séance. On assiste au Sénat à une intéressante passe d’armes entre Edmond Laboulaye, sénateur et doyen des professeurs au Collège de France, et le ministre Jules Ferry. Quant à Vernes, qui tente (en vain) d’imposer le mot d’hiérographie pour nommer la nouvelle science, il annonce que la revue traitera concurremment « deux études que l’on s’est jusqu’ici habitué à séparer, à savoir celles auxquelles on donne de préférence le nom de mythologie comparée et les études qui ressortissent à la critique biblique ». Il s’agit de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 327

soumettre les monuments qui renseignent sur l’histoire religieuse du judaïsme et les origines du christianisme aux mêmes procédés exacts que l’on applique aux religions de l’Inde et de l’Égypte. Vernes use ici de l’idée de « séparation » dans un sens qui annonce, dans le domaine scientifique, ce que la République allait faire à l’école puis dans l’État : deux choses […] que notre ferme intention est de séparer absolument : l’usage que telle église contemporaine fait des livres qu’il lui plaît dans une intention pieuse, – la rigueur de l’étude scientifique, invariable dans l’emploi des procédés de reconstruction exacte…

6 Ce n’est pas en vain que le texte rend hommage à la Revue Historique (1876) et à un « ami », Gabriel Monod.

7 L’institutionnalisation des sciences religieuses en France est inséparable du musée Guimet et de son fondateur – un catholique –, l’industriel et voyageur Émile Guimet, revenu enthousiaste du musée ethnographique de Copenhague (cf. ses Esquisses scandinaves, relation du Congrès d’anthropologie et d’archéologie préhistorique, 1875). Le séminaire s’est intéressé aux voyages de l’homme et au rapport qu’il rédige en 1877, au terme de sa mission scientifique (en compagnie du peintre Félix Régamey) dans l’Extrême-Orient pour en étudier les religions : le musée Guimet de Lyon, inauguré en 1879 par Jules Ferry, en est issu, avant d’être transporté quelques années plus tard à Paris (le débat sur ce point au sein du conseil municipal a été étudié à partir du Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, du 17 mars 1885). On sait combien le Musée et ses publications, dont la Revue de l’Histoire des Religions et les Annales du Musée Guimet, ont accompagné l’essor des sciences religieuses à Paris (le transfert depuis Lyon s’explique pour des raisons de clientèle et de rayonnement potentiel, avant la réouverture d’un deuxième musée Guimet dans la ville de l’industriel, en 1913, puis son intégration au sein de l’actuel Musée des confluences).

8 Le destin ultérieur du musée, les collections venues l’enrichir, les imitations qui ont pu en être faites aux États-Unis, ont été abordés7, avant que le séminaire ne tente, à partir du cas Guimet, de proposer un panorama des « dieux au musée » dans l’Europe du XIXe siècle. Les questions d’esthétisation, de patrimonialisation et de muséification du christianisme ont été brièvement évoquées pour la France, à partir des exemples de la Révolution française, du romantisme, du Génie du christianisme de Chateaubriand et de l’essor des Monuments historiques, ainsi que, sur un tout autre plan, et en signe d’annonce du séminaire à venir, la mise en place de musées du protestantisme et du judaïsme. L’essentiel du questionnement a porté sur les musées missionnaires, catholiques (avec notamment le Musée de la Propagation de la Foi à Lyon, dont il est banal de rappeler qu’elle est la ville à la fois de Pauline Jaricot, d’un important milieu saint-simonien et de Guimet) et surtout protestants et britanniques, à partir du travail effectué en Polynésie, au début du XIXe siècle, par les envoyés de la London Missionary Society. Le concept qui a paru le plus opératoire est celui de « collecte comme iconoclasme », avancé par Steven Hooper dans un article stimulant8. Le roi Pomaré, converti en 1816, a donné aux missionnaires une poignée d’« idoles familiales » en les accompagnant de cette lettre : Si vous le jugez approprié, vous pouvez les brûler toutes ; ou, si vous le voulez, envoyez-les dans votre pays pour être inspectés par les peuples d’Europe afin qu’ils puissent satisfaire leur curiosité et connaître les dieux ineptes de Tahiti9.

9 L’iconoclasme passe ici par les espèces de la conservation, de la désacralisation, de la neutralisation du pouvoir prêté à l’idole dès lors qu’elle est exposée dans des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 328

circonstances inappropriées. L’apposition d’inscriptions explicatives sur certains objets, à destination des visiteurs européens, est une autre forme de désacralisation iconoclaste.

10 Au terme de cette « excursion » dans les musées, le séminaire est revenu du côté des universités européennes et des chaires d’histoire des religions. Deux pays catholiques – dans des rapports certes très différents au catholicisme – ont été abordés10 : tout d’abord la Belgique, avec l’Université libre de Bruxelles (ULB) et le comte Eugène Goblet d’Alviella (dont il n’est peut-être pas inintéressant de noter qu’il s’était converti au protestantisme), qui a été l’un des grands vulgarisateurs universitaires de sa génération, aux côtés d’un Albert Réville en France11. Goblet a fondé à l’ULB la chaire d’histoire des religions en décembre 1884, après avoir publié L’évolution religieuse contemporaine chez les Anglais, les Américains et les Hindous (1884), avant de donner Introduction à l’histoire générale des religions (1887) et La migration des symboles (1891). Ce dernier volume, traduit en anglais et allemand, semble contenir une dynamique que l’on retrouve, à la génération suivante, chez un Franz Cumont, qui était du reste venu étudier à la section des sciences religieuses de l’EPHE, avec Les religions orientales dans le paganisme romain (1906).

11 La situation des sciences religieuses en Italie ne se comprend pas sans évoquer la crise moderniste – c’est dire par là même le retard d’une génération sur l’Europe protestante et la France et la Belgique, puisqu’il faut attendre le début du XXe siècle pour voir surgir des revues et un travail historico-religieux collectif, même si Rome s’était dotée dès 1886, dans le tempo européen, d’un enseignement d’histoire des religions, confié à Baldassore Labanca (1829-1913) et transformé en chaire en 1893, mais sans véritable fécondité intellectuelle ni institutionnelle. La campagne lancée en 1912 par Salvatore Minocchi (professeur à Florence) en faveur de l’enseignement de l’histoire des religions, et qui l’a conduit à demander leur avis à une série d’intellectuels italiens et étrangers, lui a valu cette caractéristique réponse d’un Georges Sorel : Jules Ferry, qui s’était engagé dans une lutte sans quartier contre l’Église, tenait à déplaire au clergé catholique, et voulait être bien vu de quelqu’une de ces familles protestantes, dont aujourd’hui la puissance est si considérable. Albert Réville était un agréable vulgarisateur, incapable de faire un travail original ; ce n’est pas sans raison que les professeurs du Collège de France ne tenaient pas à l’avoir comme collègue. Son fils lui a succédé, et aujourd’hui le titulaire de cette chaire est l’ex- prêtre Loisy, qui a été nommé après une bien vigoureuse campagne des dreyfusards. […] Il s’agit de faire avec l’érudition ce que Voltaire n’est pas arrivé à faire à travers la polémique amusante12.

12 On a pu percevoir combien les références et les hommes ont circulé dans cette Europe des sciences religieuses. Le séminaire s’est logiquement conclu sur une étude des premiers congrès internationaux des religions ou de leurs sciences – c’est toute la distance qui sépare le Parlement mondial des religions (Chicago, 1893) du Congrès international d’histoire des religions (Paris, 1900), à l’organisation duquel la V e section de l’EPHE a pris une part décisive, après que le projet de Congrès universel des religions, lancé à partir de 1895 par l’abbé Victor Charbonnel (cf. son livre éponyme, en 1897), a vu Jean Réville s’y opposer, tout en se disant séduit par l’idée d’un « concile œcuménique » (Revue de l’Histoire des Religions, 1895, 2, p. 73-79). J. Réville redoutait l’absence de représentants autorisés de l’Église catholique ; il évoquait deux ans plus tard un Congrès religieux universel, qui réunirait « des hommes religieux de toute confession et de toute dénomination religieuse, […] mais simplement en qualité d’hommes religieux, c’est-à-

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 329

dire en qualité d’adhérents au principe même dont le Congrès entend être l’affirmation » (ibid., 1897, 1, p. 266-267) ; c’est dire combien le futur président de la Ve section et successeur de son père au Collège de France réagit là en protestant libéral plus qu’en historien des religions. Le Congrès des sciences religieuses de Stockholm, la même année 1897, était en avance sur lui, même s’il s’est ouvert et clos par une prédication et a rassemblé des participants presque exclusivement protestants (et scandinaves). Nommé l’un des deux secrétaires du Congrès d’histoire des religions, que son père préside, J. Réville se réjouit en 1900 qu’ait été unanimement acceptée la pratique de la méthode critique ou scientifique d’investigation. Bâle en 1904, Oxford en 1908, Leyde en 1912, etc., ont accueilli les congrès suivants13, achevant de donner à l’institutionnalisation des sciences religieuses son aspect international, capital pour leur essor et leur reconnaissance dans un monde marqué par les congrès internationaux, qu’ils aient été ou non réunis à l’occasion d’expositions universelles14.

Histoire et mémoire dans le monde huguenot, XIXe- XXe siècles (première partie)

13 L’objectif de ce second séminaire a été d’interroger ce moment où la minorité huguenote, autorisée mais contrôlée sous l’édit de Nantes, puis interdite pendant un siècle, est sortie du temps de l’histoire pour entrer dans celui de la mémoire, au début du XIXe siècle et dans les décennies suivantes.

14 Il a paru nécessaire auparavant d’évoquer la force du rapport à l’histoire comme récit collectif dans une minorité qui a été immédiatement confrontée à la violence et à une écriture officielle destinée à nier cette violence15. Face aux bûchers puis aux massacres, des historiens ont joué un rôle essentiel dans la définition d’une identité protestante à la française, aux côtés des théologiens, des controversistes, des traducteurs de la Bible et des Psaumes. Leurs ouvrages ont proposé des récits, mais aussi des listes – des « murs des noms » de papier16 –, destinés à conjurer le risque d’oubli et celui d’un deuxième assassinat organisé par le silence d’État. Les « livres des martyrs », un exercice européen puisqu’il en existe quatre grands exemples, allemand, anglais, hollandais et français17, ont été évoqués, et la « Préface » donnée par Jean Crespin à son Histoire des martyrs, sans cesse augmentée et rééditée à Genève par lui-même puis, après sa mort en 1572 (d’un épisode de peste), par Simon Goulart, a fait l’objet d’un commentaire détaillé. Si le livre n’est plus réédité après 1619, il a été souligné que l’établissement de listes de noms est réapparu avec le retour de la violence, chez Élie Benoist au terme de son Histoire de l’édit de Nantes (1693) puis chez Antoine Court, qui a laissé un manuscrit de 202 folios couvrant la période de 1685 à 1732. Le mouvement n’a pas pris fin avec la réintégration définitive des huguenots dans la communauté nationale, au contraire, de nouvelles générations en venant à redouter que l’oubli des « martyrs » soit désormais le fait de l’ingratitude et de la facilité dans une société de pluralisme et d’indifférence croissants. La France protestante, l’encyclopédie biographique des frères Haag, au milieu du XIXe siècle, est encore un martyrologe ; et le musée du Désert, inauguré en 1911, a dressé plusieurs « murs des noms », sur marbre et bois (prédicants martyrs, galériens pour la foi, prisonnières à la Tour de Constance).

15 Une première œuvre d’historien a été étudiée : c’est celle de cet Antoine Court, pasteur du Désert (l’époque des persécutions, au XVIIIe siècle) mais aussi écrivain, épistolier (sa

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 330

correspondance active et passive contient 7000 lettres) et historien18. S’il n’a eu le temps que de rédiger un récit de la guerre des Camisards, ces protestants cévenols révoltés contre Louis XIV, de 1702 à 1705 (Histoire des troubles des Cévennes, 3 vol. posthumes, 1760), il avait envisagé de donner une continuation à l’Histoire de l’édit de Nantes, de Benoit (l’un de ses dossiers contient du reste des lettres envoyées à Benoit pour réagir à des lacunes ou des erreurs relevées dans son œuvre ; un autre, les 1242 pages rédigées mais toujours inédites). Un séjour antérieur dans la Bibliothèque de Genève, où se trouve la belle collection des Papiers Court (118 volumes), a permis d’entrer dans l’atelier de l’historien, dont bien des éléments restent à explorer depuis que Philippe Joutard a montré, dans un chapitre de La Légende des Camisards (Gallimard, 1977)19 la modernité de son approche. Ph. Joutard est précisément venu animer une séance du séminaire pour rappeler combien l’histoire des camisards a également été transmise par la mémoire orale. La troisième partie de la Légende des Camisards montre en même temps que, au moins dans les sociétés européennes, l’oral est toujours mêlé d’écrit, devient de l’oral-écrit, tel témoin en apparence « authentique » ayant en fait lu un ouvrage, un article, ou entendu une conférence, un sermon, une causerie, dont il mêle sans le vouloir des éléments à ce qui lui avait été légué. L’historien venu enquêter sur les lieux où s’est déroulée l’histoire est un acteur, malgré lui, de cette « contamination » de la mémoire orale par le savoir écrit : par les questions qu’il pose, les informations qu’il apporte, l’intérêt même qu’il trahit pour des événements ou des lieux qui s’en trouvent du coup valorisés.

16 Le séminaire s’est intéressé à ces historiens du XIXe siècle, pour la plupart des pasteurs- historiens, une figure de ces clercs érudits qui ont été bien étudiés pour les prêtres catholiques20 mais très peu pour leurs collègues. Le premier d’entre eux, probablement, est le pasteur et poète d’origine ariégeoise, Napoléon Peyrat (1809-1880), dont l’ouvrage paru en deux volumes en 1842, Histoire des pasteurs du Désert, a littéralement réhabilité la mémoire des camisards (tenus jusque là pour de sanguinaires acteurs de désordre par les élites protestantes) ou révélé leur existence. Peyrat était venu en 1837, en pèlerin, sur la montagne lozérienne où la guerre avait commencé ; plus tard il devait en faire de même sur le pog de Montségur, avant de rédiger une vibrante et parfois fantasmagorique Histoire des Albigeois. Si Peyrat, ami de Béranger, Lamennais, Michelet, a été étudié21 et presque entièrement réédité depuis une vingtaine d’années, il n’en va pas de même de son exact contemporain et collègue en histoire militante, destinée à ressusciter les morts oubliés, Alexis Muston (1810-1888), un pasteur venu des vallées vaudoises d’Italie et qui a consacré sa vie à l’histoire et à la poésie des Vaudois. À la suite de ces deux « géants », une longue série de pasteurs se sont consacrés à l’histoire, soit de protestantismes régionaux (un Eugène Arnaud pour la Provence, le Dauphiné, le Vivarais, un Camille Rabaud pour le Tarn, un Charles Bost pour les Cévennes, un Samuel Mours pour le Vivarais encore, etc.), soit de figures de la résistance au lendemain de la Révocation et au cours du XVIIIe siècle (un Daniel Benoit, etc.).

17 Le séminaire a ensuite abordé son objet central, en proposant le concept de « huguenotisation » des protestants : ou comment une minorité jusque là définie par sa différence religieuse (les huguenots, sous le régime de l’édit de Nantes, étaient désignés comme « religionnaires » ou « ceux de la religion » – comme les femmes étaient les « personnes du sexe »…) s’est de plus en plus définie par son histoire, que celle-ci ait cohabité avec la foi ou qu’elle ait été amenée à la remplacer dans l’identité – non pas en l’éliminant mais en comblant le vide laissé par son évanouissement. Dans ce processus, de très nombreux entrepreneurs ou entreprises de mémoire sont intervenus, qu’il n’a

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 331

pas été possible d’étudier en profondeur (plusieurs cas ont été renvoyés à l’année 2016-2017) : citons les traductions et éditions d’autobiographies rédigées au XVIIIe siècle par des figures qui allaient devenir emblématiques des galères ou de l’exil ; les romans, d’Eugène Sue en 1840 à André Chamson plus d’un siècle plus tard ; les pèlerinages d’étrangers venus retrouver le pays de leurs ancêtres ou le théâtre d’exploits admirés (tel le célèbre historien des ingénieurs britanniques dans la révolution industrielle, l’Écossais Samuel Smiles) ; ou encore les lieux de mémoire, la statuomanie, les musées…

18 Les dernières séances ont été consacrées à ces musées22 : après une exploration du « désir de musée » chez ces « huguenots » à la mode du XIXe siècle, le séminaire a entendu Marianne Carbonnier-Burkard, maître de conférences à l’Institut protestant de théologie (Paris), venue présenter les origines, les étapes et les réalisations du premier musée français du protestantisme, le Musée du Désert (1911), installé dans la maison natale d’un chef camisard mort au combat. Elle a montré combien l’histoire et la mémoire offraient un terrain de rencontre et de réconciliation aux deux ailes d’un protestantisme alors gravement divisé entre ses courants théologiques évangélique et libéral. Puis on a présenté, images à l’appui, le musée du protestantisme de Ferrières (Tarn), créé en 1968 mais installé en 2010 dans un bâtiment neuf et avec une exposition permanente entièrement renouvelée. Les deux institutions sont presque à l’opposé l’une de l’autre, puisque la première assume pleinement sa dimension confessionnelle, alors que le second, dont la « devise » est « Du protestantisme à la laïcité », souhaite mettre en avant une dimension exclusivement historienne et laïque. Le séminaire retrouvait, en ce point, les questions soulevées quelques mois auparavant autour des sciences religieuses et des dieux au musée.

19 La question de la « huguenotisation » de la minorité protestante française continuera d’être explorée au cours du premier séminaire de l’année universitaire 2016-2017.

NOTES

1. P. CABANEL, « L'Institutionnalisation des “sciences religieuses” en France, 1879-1908. Une entreprise protestante ? », Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français [BSHPF] 1 (1994), p. 33-80.

2. P. CABANEL, « Les sciences religieuses en Europe et la formation de Franz Cumont », Mélanges de l’École Française de Rome, Italie et Méditerranée 111/2 (1999), p. 611-621. 3. Sur l’Asie, on pourra se reporter à C. MEYER, « The Emergence of “Religious Studies” (zongjiaoxue) in Late Imperial and Republican China, 1890-1949 », Numen 62/1 (2015), p. 40-75 et K. DATE, « Kishimoto Hideo et la laïcité du Japon : parcours d’un chercheur japonais en sciences religieuses de l’après-guerre », dans V. ZUBER et al. (éd.), Croire, s’engager, chercher. Autour de Jean Baubérot, du protestantisme à la laïcité, Turnhout 2016, p. 407-422.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 332

4. En utilisant notamment les études de M. DESPLAND, L’émergence des sciences de la religion. La Monarchie de Juillet : un moment fondateur, Paris 1999, et « Les sciences religieuses en France : des sciences que l’on pratique mais que l’on n’enseigne pas », Archives de sciences sociales des religions (2001), p. 5-25 ; et celles de M. GARDAZ, « Le développement institutionnel des sciences des religions en France au XIXe siècle », Religiologiques 11 (1995), p. 95-107, et « Les manuels d’histoire des religions en France au XIXe siècle », Revue de l’Histoire des Religions [RHR] 214/3 (1997), p. 341-361.

5. Le dossier est traité dans A. L. MOLENDIJK, The Emergence of the Science of Religion in the Netherlands, Leyde 2005, et dans J. G. PLATVOET, « Close Harmonies : the Science of Religion in Dutch Duplex Ordo Theology, 1860-1960 », Numen 45/2 (1995), p. 115-162. Cf., plus globalement, A. L. MOLENDIJK et P. PELS (éd.), Religion in the Making. The Emergency of the Sciences of Religion, Leyde 1998. 6. Sur son parcours : P. CABANEL, « Un fils prodigue du protestantisme : Maurice Vernes (1845-1923) et l’histoire des religions », BSHPF 3 (2003), p. 481-509. 7. Cf. P. RABAULT-FEUERBAHN, « Une entreprise orientaliste. Identité scientifique et échelles de rayonnement du Musée Guimet à l’époque de sa fondation », La part étrangère des musées = Revue germanique internationale 21 (2015), p. 79-98. Sur le fondateur : F. CHAPPUIS et F. MACOUIN, D’Outremer et d’Orient mystique. Les itinéraires d’Émile Guimet, Findakly 2001. 8. S. HOOPER, « La collecte comme iconoclasme. La London Missionary Society en Polynésie », Gradhiva. Revue d’anthropologie et d’histoire des arts 7 (2008), p. 121-133. Lire aussi S. SIVASUNDARAM, Nature and the Godly Empire : Science and Evangelical Mission in the Pacific, 1795-1850, Cambridge 2005. 9. Lettre publiée dans Missionary Sketches III (1818), p. 3. 10. Sur Genève, dont le cas n’a pu être étudié, lire P. BORGEAUD, « L’histoire des religions à Genève. Origines et métamorphoses », Asdiwal 1 (2006), p. 13-22, et un mémoire de licence rédigé sous sa direction, V. BOILLAT, « De la théologie libérale à l’histoire des religions : autour de la naissance d’une chaire », Faculté de théologie de Genève, 1996. 11. Voir les deux articles de J.-P. SCHREIBER, « Eugène Goblet d’Alviella et la création de la chaire d’histoire des religions à l’Université de Bruxelles » et « La mise sur pied du cours d’histoire des religions d’Eugène Goblet d’Alviella en son contexte », dans ID. (éd.), L’école bruxelloise d’étude des religions : 150 ans d’approche libre-exaministe du fait religieux, Bruxelles 2012, p. 31-59 et p. 61-78. 12. Lettre traduite en français à partir de sa traduction en italien, et publiée dans N. SPINETO, « L’histoire des religions en Italie entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle », Mélanges de l’École française de Rome 111/2 (1999), p. 599-609. Voir aussi M. MAZZA et N. SPINETO (éd.), La storiografia storico-religiosa italiana tra la fine dell’800 et la seconda guerra mondiale, Alexandrie 2014 ; et A.-C. FAITROP-PORTA, « Baldassarre Labanca en France », RHR (juil.-sept. 1991), p. 304-325. 13. Tandis que le Parlement de Chicago trouvait des répliques à Londres (1901), Genève (1904), Boston (1907), Berlin (1910). 14. Voir A. L. MOLENDIJK, « Les premiers congrès d’histoire des religions, ou comment faire de la religion un objet de science ? », La fabrique internationale de la science = Revue germanique internationale 10 (2010), p. 91-103.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 333

15. Plus en amont encore, l’ouvrage d’A. MINERBI BELGRADO, L’avènement du passé. La Réforme et l’histoire (Paris 2004), a nourri la réflexion, avant celui d’H. BOST, Ces Messieurs de la R.P.R. Histoires et écritures de huguenots, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris 2001. 16. Qu’évoquaient aussi, au même moment et à leur manière, les portraits des victimes du Bataclan, publiés sur plusieurs colonnes du Monde, jour après jour. 17. Voir notamment I. FERNANDES, Le sang et l’encre. John Foxe (1517-1587) et l’écriture du martyre protestant anglais, Clermont-Ferrand 2012 ; J.-F. GILMONT, « Les martyrologes protestants du XVIe siècle », thèse, université de Louvain, 1966 ; B. S. GREGORY, Salvation at Stake. Christian Martyrdom in Early Modern Europe, Cambridge (Mass.) 2001 (19991). 18. H. BOST et C. LAURIOL (éd.), Entre Désert et Europe, le pasteur Antoine Court (1695-1760), Paris 1998. 19. Un travail prolongé depuis par l’ouvrage dirigé par P. CABANEL et P. JOUTARD, Les Camisards et leur mémoire 1702-2002, Montpellier 2002. 20. G. CHOLVY, « Clercs érudits et prêtres régionalistes », Revue d’histoire de l’Église de France, 186 (1985), p. 5-12. M. LAUNAY, « Prêtres érudits ou prêtres historiens ? L’exemple nantais, XIXe-XXe siècles », dans N.-Y. TONNERRE (éd.), Chroniqueurs et historiens de la Bretagne du Moyen-Âge au milieu du XXe siècle, Rennes 2001, p. 223-232. 21. P. CABANEL, P. de ROBERT (éd.), Cathares et Camisards. L’œuvre de Napoléon Peyrat, Montpellier 1998. 22. Cf. P. CABANEL, M. CARBONNIER-BURKARD (éd.), Les musées du protestantisme, BSHPF 4 (2011), p. 467-632.

RÉSUMÉS

Les séminaires de l’année 2016-2017 ont été consacrés à l’institutionnalisation des sciences religieuses en Europe à la fin du XIXe siècle (1er semestre) et à l’histoire et la mémoire dans le monde huguenot. Il s’agissait d’expérimenter des manières de travailler sur des chantiers très divers quant à la mise en œuvre des espaces, des ressources archivistiques et des problématiques. Le premier séminaire aborde le protestantisme comme un cadre théologique et culturel très large, le second invite à entrer dans les lieux où la mémoire d’une minorité infinitésimale s’est forgée et conservée. Les deux thèmes n’en ont pas moins en commun d’entretenir des échos avec nos préoccupations actuelles, autour des statuts de la religion et de la mémoire dans nos sociétés.

INDEX

Thèmes : Histoire et sociologie des protestantismes

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 334

AUTEUR

PATRICK CABANEL Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 335

Histoire et sociologie de la laïcité Histoire et sociologie des laïcités – conférences des années 2014-2015 et 2015-2016 –

Philippe Portier

1 Ces deux années ont été l’occasion de reprendre le dossier de la genèse de la laïcité républicaine, après deux années consacrées à l’étude de l’élaboration et du développement du régime concordataire.

I. Le « moment 1880 »

2 Le séminaire 2014-2015 a donné lieu à l’exploration du « moment 1880 », qui voit l’arrivée au pouvoir des républicains. On a déployé le travail d’analyse en trois temps. Il s’est agi de rendre compte, d’abord, de la situation du catholicisme contre lequel la pensée laïque du temps se constitue. Si le catholicisme de l’époque est plus divers qu’on ne le croit ordinairement (il est un catholicisme libéral et même un catholicisme républicain), il connaît cependant un fort tropisme intransigeant depuis le milieu du XIXe siècle. Plusieurs figures de premier plan, proches du royalisme légitimiste, lui donnent corps, Louis Veuillot notamment, directeur du journal L’Univers, ou Mgr Pie, nommé évêque de Poitiers en 1849, ou bientôt Mgr Freppel, nommé évêque d’Angers en 1869. Elles trouvent le soutien de tout un petit clergé, et tout un peuple rural, qu’inquiète l’expansion de l’ordre industriel et marchand. Ce courant se retrouve dans la théologie romaine, telle qu’elle a été formulée par Grégoire XVI dans l’encyclique Mirari vos (1832) – où se trouve dénoncée l’entreprise des « pèlerins de la liberté » –, et par Pie IX dans l’encyclique Quanta cura et le Syllabus errorum promulgués l’un et l’autre le 8 décembre 1864, quelques mois donc après le discours de Montalembert à Malines. Ces textes ont fait l’objet d’une étude approfondie. Nous sommes revenus aussi sur le concile Vatican I qui consacre, comme pour contrer la souveraineté du peuple, le dogme de l’infaillibilité pontificale. Ce texte a été relié au livre important de Joseph de Maistre Du pape publié en 1819. À cette consolidation doctrinale s’ajoute un renforcement politique. L’Église s’organise alors à partir d’une « mise en mouvement » de ses fidèles, dont témoignent par exemple la création des « cercles ouvriers » et le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 336

développement des pèlerinages à Lourdes. Mais c’est surtout sur la question de la reconquête de l’instruction par le catholicisme qu’a porté le travail du séminaire, à travers l’étude des débats autour des lois Falloux de 1850 et Wallon de 1875 sur la liberté d’enseignement.

3 Le séminaire s’est arrêté aussi sur la philosophie républicaine. Plusieurs textes importants de Gambetta et de Ferry, mais aussi de Renouvier et Durkheim, ont été étudiés. À la critique du catholicisme intransigeant, s’ajoute le dessein de reprendre les promesses de la grande Révolution. On entend construire l’univers social sur le seul principe d’autonomie : chacun doit pouvoir déterminer sa propre existence, sans être contraint par une puissance extérieure à lui-même, ce qui suppose de reconnaître la liberté de conscience, la liberté d’opinion, la liberté de la presse, le droit de se syndiquer, la liberté d’association et le droit de suffrage. Cette liberté doit-elle se vivre dans l’indétermination axiologique ? On a insisté sur un point clé de la pensée républicaine. Elle opère une distinction entre deux modalités de la liberté. L’une est la « liberté de spontanéité » : elle décrit la possibilité d’opiner souverainement dans tous les registres de l’existence, et notamment dans celui de la religion, en faisant valoir simplement ses préférences individuelles. L’autre est la « liberté de perfectionnement », qui conduit le sujet à s’arracher à la sphère de ses habitudes, pour s’élever jusqu’au domaine de la raison critique. La première fixe le sujet dans son enclos personnel. La seconde l’inscrit dans un « monde commun ». Un débat s’est noué sur le point de savoir comment il fallait articuler ces deux libertés. Le séminaire en a présenté les termes. Considérant que la défense de la religion, qui est « oppression des consciences », ne pouvait avoir partie liée avec la promotion de la liberté, certains, comme Lintilhac ou Allard, ont voulu que la seconde absorbe la première, ce qui les a amenés à militer en faveur d’une législation extrêmement restrictive en matière religieuse. D’autres, comme Ferry ou Briand, ont, au contraire, voulu préserver la première, ce qui les a conduits à défendre une conception large de la liberté des cultes. Une remarque s’impose cependant. Le courant ferryste, qui va finalement l’emporter, ne fait pas alliance avec le modèle anglo-saxon d’abstention étatique : tout en voulant préserver le choix des citoyens en matière de croyance, ses tenants assignent aussi à l’État, qu’ils placent en surplomb de la société civile, la mission de favoriser, par le truchement de son système d’éducation publique (et par le renforcement, sous Ferry même, des contentions concordataires), l’accès de ses administrés à la sphère de l’universel. On pourrait dire qu’ils défendent la liberté de perfectionnement en préservant, dans l’ordre privé, la liberté de spontanéité, quand Allard et Lintilhac choisissent d’abolir, sur le terrain religieux, la liberté de spontanéité pour faire triompher la seule liberté de perfectionnement. L’idée de laïcité vient couronner ce dispositif doctrinal. Souvent identifiée à l’idée de séparation, elle permet, expliquent les républicains, d’affirmer l’indépendance de l’État et la liberté du sujet contre l’emprise cléricale. Une séance a été consacrée aussi à l’articulation entre laïcité et solidarité.

4 Le troisième moment du séminaire s’est attaché au travail législatif des années 1880 : législation sur la mort, législation sur le divorce, législation sur l’école. Nous avons repris les grandes lois scolaires. On en a vu le motif, déjà présent chez Quinet dans son Éducation du peuple (1850) : l’école est la matrice de la citoyenneté républicaine. C’est par son truchement que les jeunes Français pourront s’arracher à l’empire des dépendances traditionnelles pour se préparer à devenir des électeurs rationnels aptes à

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 337

construire un univers de liberté et de progrès. Le nouveau régime s’attache, d’abord, à repenser les structures de l’enseignement. Certaines dispositions visent à exclure le clergé de l’enseignement public. En haut, d’abord, dans les cercles de décision. La loi Falloux avait donné une large représentation aux cultes reconnus dans les organismes de gestion de l’éducation. La loi du 27 février 1880 exclut leurs représentants du Conseil supérieur de l’instruction publique et des Conseils académiques. L’effacement du clergé se repère aussi, en bas, dans les salles de classe. La loi du 28 mars 1882 met fin au droit de surveillance que les ministres locaux du culte exerçaient jusqu’alors dans les écoles communales. Elle leur interdit de surcroît de dispenser le catéchisme dans leur enceinte, tout en prévoyant que « les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse en dehors des édifices scolaires » (article 2). La loi du 30 octobre 1886, dite loi Goblet, parfait le dispositif, en opérant, dans l’enseignement primaire, la laïcisation du personnel enseignant. Les congréganistes, plus largement les clercs, sont interdits de toute fonction d’instruction publique. Cette laïcisation était comme annoncée par la loi du 9 août 1879 qui avait rendues obligatoires dans les départements, après que la loi Falloux eut autorisé leur suppression, les écoles normales primaires destinées à former un corps d’enseignants d’État. D’autres mesures s’emploient à restreindre la liberté d’enseignement. Il ne s’agit pas certes de la supprimer : le principe de liberté d’enseignement posé par les lois Guizot, Falloux et Wallon en la matière demeure. Cette liberté n’est cependant pas sans restriction, comme l’indiquent les deux décrets du 29 mars 1880, qui ont abouti à interdire d’enseignement les membres des congrégations non autorisées (qui étaient hégémoniques dans le privé et très implantées dans le public), mais aussi, pour l’enseignement supérieur, la loi du 18 mars 1880, qui retire aux universités privées la possibilité d’attribuer les grades universitaires, et réservent aux seules facultés d’État cette prérogative. Par la loi Goblet déjà citée, le gouvernement décide également d’interdire le subventionnement des écoles privées (sans remettre en cause cependant les dispositions de l’article 69 de la loi Falloux relative à l’enseignement secondaire), ce qui, au passage, rend inapplicable en leur sein le principe de gratuité de l’enseignement, proclamé pour l’école publique dans la loi du 16 juin 1881. Les contenus différenciés des manuels d’enseignement du privé et du public ont également été présentés. Par ailleurs, des développements substantiels ont été consacrés la législation funéraire et à la question de la crémation.

II. La « grande séparation » de 1905

5 Le séminaire 2015-2016 a abordé, pour sa part, la « grande séparation » de 1905. Elle intervient tardivement, en dépit des promesses de la décennie 1880. Les républicains de gouvernement entendent un temps, en effet, conserver le régime concordataire, qui leur semble leur offrir des moyens juridiques en vue de contrôler les cultes. Quelques séances ont porté sur l’usage républicain du concordat. On a relevé d’abord qu’au cours de la période, le budget des cultes a connu une diminution très sensible. On a observé aussi que les contrôles politico-administratifs exercés sur l’Église se sont renforcés. Sur ce dernier terrain, on a étudié les décisions du Conseil d’État prises dans le cadre du « recours pour abus », mais aussi les espèces dans lesquelles les prêtres se sont vu

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 338

condamner par la Cour de Cassation pour des actes de résistance à l’autorité. Mais c’est bien entendu sur la loi de 1905 que les investigations ont porté principalement.

6 On s’est attaché, en premier lieu, à comprendre le dispositif de génération de la loi de 1905. Les années 1890, placées sous le signe de l’« esprit nouveau » et du « ralliement » de l’Église à la République, avaient rendu la séparation improbable. On a tenté de reconstituer la dynamique qui l’a remise au goût du jour au tournant du siècle. Celle-ci est le fruit d’abord d’une remobilisation militante, activée par l’affaire Dreyfus. D’un côté, autour en particulier des congrégations, et notamment des Augustins de l’Assomption, qui tiennent La Croix, les catholiques intransigeants redoublent d’agressivité à l’endroit de la République telle qu’elle va, fragilisant de ce fait la position de leurs coreligionnaires modérantistes : ils entrent, aux côtés des ligues nationalistes, dans une campagne qui dénonce pêle-mêle les juifs, les maçons, et les protestants, et appellent à reconstituer la France sur le fondement d’un État autoritaire et catholique. De l’autre, les élites républicaines se figent derechef dans un anticléricalisme de combat. Elles trouvent dans l’attitude du catholicisme intransigeant, dont elles estiment qu’il a nourri la tentative de coup d’État de Déroulède et de sa Ligue des patriotes en février 1899, la confirmation du caractère profondément stratégiste du « ralliement » de Léon XIII, et construisent, en juin 1899, sous l’égide de Pierre Waldeck-Rousseau, une coalition de « défense républicaine » appelée à faire barrage au « péril nationaliste, antisémite et clérical ». De ce côté, on agite de plus en plus volontiers l’idée de séparation. À cela s’est ajouté un phénomène d’ostracisation juridique. Le gouvernement de défense républicaine, d’abord sous la présidence de Waldeck Rousseau, puis sous celle de Combes, a mis en place toute une législation d’exception sur les congrégations (lois de 1901, 1902, 1904), qui a encore renforcé la « guerre des deux France ». L’opposition des puissances atteint son paroxysme en 1904 avec le troisième processus marquant de la période : la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège qui rend impossible la poursuite du « dialogue concordataire », et nécessaire la séparation.

7 La séparation, mais laquelle ? Plusieurs écoles s’affrontent. Quelques séances ont été consacrées à cette opposition qui affecte le camp des républicains. Certains défendent l’idée d’une séparation juridictionnaliste, après avoir voulu maintenir le concordat : c’est le cas de Combes, dont on a présenté certains textes et allocutions de 1904-1905. D’autres militent en faveur d’une séparation libérale : c’est le cas de Briand, qui avait pourtant accompagné Combes initialement. Sa position est de tenter le pari de la liberté, liberté pour les non-croyants mais aussi pour les croyants et leurs Églises. On a suivi les débats parlementaires au cours desquels la gauche modérée s’est parfois associée à la droite libérale pour donner naissance à un texte globalement mesuré, fondé certes sur la non-reconnaissance des cultes, mais aussi sur l’affirmation de la liberté de conscience, elle-même associée à la liberté des cultes. La loi de 1905, dans sa version du 9 décembre (on connaît souvent sa version actuelle qui n’a pas exactement le même contenu), a été suivie de manière linéaire, article après article. Le texte fixe des principes (en matière de liberté religieuse) et des interdits (en matière de police des cultes). Il établit aussi des structures. Ce point est essentiel. La loi de 1905 est, en effet, une loi très technique, qui opère une privatisation du culte par substitution des associations cultuelles aux anciens « établissements publics du culte ». On a étudié de près les dispositifs ainsi mis en place par le législateur : définition des associations

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 339

cultuelles, régimes de propriété, statut fiscal, constitution et gestion des associations, relations loi 1901-loi 1905.

8 Quelques séances enfin ont été consacrées à l’étude des positions des cultes (juif, protestant, catholique) à l’égard de la loi du 9 décembre. Les positions catholiques ont été plus particulièrement étudiées. Le champ catholique connaît certes un catholicisme libéral, enclin au compromis. On a surtout interrogé le discours du siège romain, qui, très vite, emporte les évêques derrière sa position intransigeante. Plusieurs raisons ont joué dans cette opposition romaine. Une raison stratégique : la hantise d’un effet domino sur les autres pays catholiques ; une raison juridique : le sentiment que la loi abolit la constitution hiérarchique de l’Église ; une raison doctrinale : le refus de concevoir le politique sous l’espèce d’un ordre autonome vis-à-vis du religieux. Cette opposition n’a pas laissé indemne la loi de 1905. Dès 1907, des ajustements sont intervenus, qui s’avèreront très favorables au catholicisme. Ils seront présentés lors du séminaire suivant.

RÉSUMÉS

Ces deux années ont été l’occasion de reprendre le dossier de la genèse de la laïcité républicaine, après deux années consacrées à l’étude de l’élaboration et du développement du régime concordataire.

INDEX

Thèmes : Histoire et sociologie de la laïcité

AUTEUR

PHILIPPE PORTIER Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 340

Histoire des courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine Histoire des courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine

Jean-Pierre Brach

I. L’Euclide chrétien de Guillaume Postel d’après deux versions manuscrites latines inédites

1 La première heure de notre séminaire a vu la fin de l’examen du texte de l’Euclide chrétien (1573) de Guillaume Postel d’après deux versions manuscrites latines inédites.

2 Insistant sur la providence spéciale responsable selon lui de l’existence de la « régularité », c’est-à-dire de la rationalité mathématique constitutive des corps réguliers platoniciens, et qui s’exerce sur le mode de l’« équivalence » déjà évoqué dans les conférences précédentes1, Postel fait remarquer que cette même providence divine a également permis l’existence d’une « irrégularité » corruptrice, dont Satan est l’auteur et qui s’oppose à la raison et à la vérité. Notre homme dédouane toutefois les quantités irrationnelles d’appartenir à cette catégorie, et de contrevenir à la droite raison, de telle manière que louange et adoration unanimes puissent être rendues à Dieu, auteur de la « régularité » universelle dont il découvre confirmation dans les mesures assignées dans l’Apocalypse à la Jérusalem céleste. Pour lui, cette opération de « mesure » (nous avons vu l’importance de cette notion centrale dans son œuvre2) est effectuée de toute éternité par l’« ange du Grand Conseil » (assimilé en l’occurrence à cette specialis providentia dont il vient d’être question), et la présence du duodénaire dans le texte scripturaire est en consonance avec le fait que le cinquième et dernier des polyèdres platoniciens est un solide à douze faces pentagonales (dodécaèdre), image de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 341

la norme cosmique et, partant, de la « régularité euclidienne » qui lui tiennent tant à cœur.

3 Ainsi, au double témoignage de la raison (mathématique) et de l’autorité (Écriture et tradition de l’Église) vient s’ajouter l’emploi du nombre 12, auquel Postel accorde une portée universelle puisqu’il réunit selon lui – nous en avons déjà parlé dans les conférences précédentes – les valences spirituelles contenues dans le quaternaire et le sénaire, symboles respectifs du monde et de l’arche de la rédemption. Dans ces nombres sont en effet contenus les mensurae universi leges, de telle sorte que tout art de la mesure des choses divines, célestes et humaines n’existe que grâce à ce Bézaléel – identifié au Christ – qui figure pour lui le troisième terme de l’énumération célèbre qui ouvre le Timée de Platon, et que nous avons déjà évoqué3.

4 Il s’avère en effet qu’il existe pour Postel une triple modalité de la mesure universelle des choses, qui correspond à trois modes ou niveaux ontologiques (et cognitifs) différents : dans l’esprit de Dieu, en elles-mêmes et in haberi, c’est à dire selon le mode de saisie intellectuelle propre à l’homme (f. 14v-15r). Naturellement, il remet ces trois plans en correspondance avec la hiérarchie ligne-surface-volume, ainsi qu’avec les dimensions de l’espace, images du ternaire divin à l’œuvre dans la création.

5 Notre auteur insiste sur le rôle majeur joué par le seconde Personne de la Trinité dans cette communication divine que représentent, dans sa vision des choses, la genèse de la réalité et sa perception par l’homme.

6 Postel passe ensuite, en se référant explicitement au De Caelo, à l’examen du « lieu » sine quantitate, qui est le domaine des trois dimensions considérées comme existant antérieurement au dimensionnement et qu’il interprète comme correspondant au cœlum. Ce dernier est censément supérieur à toutes les autres parties du monde et, en dehors de lui, il n’est pas de locum proprement dit mais un spatium, dont le point – principe de cet espace (entendu cette fois au sens usuel) – constitue le centre autour duquel s’organise la « masse » entière de l’univers et se meuvent circulairement les sphères célestes, tandis que le globe terrestre (et aqueux) reste stable (ce qui est peu copernicien !), car figurant justement ce centre immobile. Au sein de ce mélange de données grecques et bibliques, le « lieu » représente donc le suprême degré de l’essence du monde matériel, qui ne peut exister sans lui, pas plus que le corps élémentaire. Une telle façon de voir justifie selon Postel (f. 15v) sa théorie ancienne selon laquelle le Christ aurait assumé souverainement la nature (et non la personne) humaine, théorie qui – dès la fin des années 1540 – l’incitait à imaginer une seconde venue du messie, sous forme féminine cette fois, destinée à assurer la rédemption de la personne humaine dans son intégralité4. Cette faculté supposée du corps humain (en tant que revêtu de la matérialité physique) d’exister également, le cas échéant, selon la modalité du « lieu » sans quantité, faculté qu’il tiendrait et de la nature et de Dieu, illustre justement pour notre homme ce qui a permis à Jésus-Christ de revêtir – simultanément à la nature divine – l’humanité matérielle qui est la nôtre.

7 Mais il y a plus, et la possibilité que le corps du Christ se manifeste à son gré selon cette modalité non dimensionnée (et non pas seulement sous le mode physique ordinaire) est, pour notre auteur, la condition même de possibilité de la présence sacramentelle. Ces différentes manifestations du corps divin ont leur illustration, dans l’ordre géométrique, dans les manières d’appréhender la ligne – en tant que telle (et rapportée au Fils), en tant que côté d’un triangle et principe de la surface, en tant que ligne qui ferme la surface et donne lieu à la figure géométrique complète. Ainsi, selon Postel, la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 342

puissance « formatrice » qui appartient au Fils et a sa source ultime en Marie, en tant que sa mère, se manifeste sous les deux aspects différents des espèces sacramentelles du pain et du vin, respectivement masculin et féminin et rapportés (f. 16r) à ce monde et au rôle de l’Église dans le processus de la rédemption et la survenue des échéances eschatologiques.

8 Ces considérations respectent le christocentrisme accentué de notre auteur, dans la mesure où elles imagent également pour lui les relations intra-trinitaires de la seconde Personne divine avec les deux autres, relations qui doivent idéalement se refléter en l’homme au cours de sa vie spirituelle, en particulier dans et par la communion sacramentelle qui réunit l’action du Verbe et du Paraclet.

9 L’achèvement de ce processus est illustré selon lui par l’ascension corporelle de la Vierge, sous l’action de son Fils et de l’Esprit Saint, dans le « lieu » immatériel et non quantitatif où réside le trône divin.

10 Reprenant alors des considérations qu’il avait partiellement abordées dans son commentaire de l’Apocalypse (Venise, 1548) resté manuscrit, Postel applique ensuite à l’Église et à ses destinées spirituelles les analogies trinitaires et mathématiques développées ci-dessus, au travers du personnage de la Vierge. Le « corps » de l’Église et ses caractéristiques spirituelles sont ainsi envisagés comme la « résultante » de l’action conjointe des trois « dimensions » non quantitatives (ou des éléments ligne, surface, volume), mises en rapport avec les trois Personnes divines, sur le « corps » physique et dimensionné de la communauté des saints, des martyrs et des croyants, soumis au spatium et, donc, au devenir historique et à ses aléas matériels.

II. Contexte de l’élaboration par le spiritualisme anglo- saxon et européen des catégories du « subtil » et des « forces immatérielles »

11 En seconde heure, on a examiné les grandes lignes du contexte culturel (entre 1880 et 1910 environ) au sein duquel le spiritualisme anglo-saxon et européen a élaboré une vision du monde où prédominent les catégories du « subtil » et des « forces immatérielles », avant de passer à l’étude d’exemples concrets de théorisation et d’utilisation du « corps subtil ».

Une technologie occulte

12 Comme l’ont bien montré certaines études célèbres de Bruno Latour (Nous n’avons jamais été modernes, Paris, 1991), la période dont nous avons tenté d’esquisser le profil culturel hérite d’une conception de la « technologie » comme représentant ce qui est censé fonctionner, et de la « religion » comme ce qui est censément incapable de fournir des résultats objectivement mesurables dans l’ordre du réel. Il s’agit d’un héritage évident des Lumières, sous la forme d’un rejet de la religion hors du champ de la pratique scientifique, rejet qui aboutit à une certaine dé-légitimation du religieux ; toutefois, on constate parallèlement que la science et la technique ne sont pas pour autant dépourvues d’un certain caractère « magique » ou religieux, en tant que systèmes d’interactions pragmatiques avec le réel (techniques, instruments exigeant une habileté particulière et des perceptions disciplinées) ou comme un système de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 343

croyances relatives à un ordre du réel imperceptible aux sens, dans la mesure où leur fonctionnement et ses ressorts échappent à la compétence et, parfois, aux intentions de ses utilisateurs. Or, un tel état de choses montre déjà que religion et technologie sont en fait plus proches que ne veut bien l’admettre un certain discours séculariste, et ce déni – cette séparation arbitraire de ce qui est censément réel ou irréel – fait naturellement partie d’un discours plus large de légitimation politique et institutionnel. Produit de la « Constitution moderne », selon B. Latour, la distinction radicale supposée entre affaires de faits et de croyances proclame la séparation ontologique et épistémologique entre science et politique (déjà chez Weber), faits et valeurs, savoir et puissance, au moment même où ces données sont en passe d’être rendues plus interdépendantes que jamais par les représentations et coordinations induites par l’usage de la technologie.

13 Or, le XIXe siècle (et particulièrement sa seconde moitié) enregistre simultanément une croissance importante des mouvements religieux et des transformations technologiques5. Autant se renforcent les développements scientifiques dans le domaine des transmissions (télégraphe, téléphone, radio) ou de l’enregistrement (photo, phonographe, cinéma), autant font parallèlement florès les sociétés missionnaires, les éditeurs et publications religieux, les congrès internationaux) avec, dans les deux cas, l’apparition de véritables réseaux de sociétés savantes (laïques ou non) et de conférenciers qui portent partout, y compris dans les petites villes, la bonne parole spirituelle ou de vulgarisation scientifique.

14 Nous avons vu au cours des années précédentes que l’exemple du spiritisme d’après 1848 est particulièrement probant sous ce rapport : il s’agit en principe d’une communion avec les morts, dans le cadre d’une culture populaire travaillée en profondeur par l’apparition de nouveaux médias, comme le télégraphe. Il y a en conséquence, dans ce cas précis, conjonction d’une religion à base populaire (même si Kardec a toujours nié vouloir fonder une nouvelle religion mais, bien plutôt, une forme scientifique et expérimentale de celle-ci) et de nouvelles techniques de communication, matérielles et « immatérielles »6. En ce sens, le spiritisme se situe au confluent de phénomènes d’ordres aussi divers que possession, guérison spirituelle, communication surnaturelle avec les esprits, et d’autre part de disciplines scientifiques (ou du moins considérées comme telles) comme la phrénologie, l’ingénierie électrique et la psychologie : on a donc affaire à un métissage accentué du spiritualisme, entre magie et science, religion et science, et les catégories du savant et du populaire, du primitif et du moderne. La (les) technique(s) de communication matérielles se dématérialisent (au moins partiellement) et inversement, homogénéisant le temps et l’espace et faisant place à un univers intermédiaire de présence virtuelle, immatériel et autonome. La communication, et donc le contact, s’émancipent de surcroît de la corporéité et de la présence physique humaines, comme aussi de la distance et – jusqu’à un certain point – du temps.

15 La métaphore centrale est ici l’électricité, perçue comme un « flux » qui est à la fois une métaphore linguistique et un élément de base faisant le lien entre activités industrielles, nouveaux domaines d’enquête scientifique et nouveaux régimes de production culturelle. Il y ainsi homologies descriptives entre vie sociale, corps humain et activités scientifiques, selon le schéma du courant électrique7. Mieux, on présente parfois une analogie entre l’âme (séparée ou « au-delà » du corps) et le courant électrique comme représentant un plan immatériel d’existence, intermédiaire entre le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 344

sensible et l’Au-delà proprement dit. Une telle façon de voir a évidemment des antécédents : attraction magnétique, excitation électrique, influx nerveux et autres agents impondérables d’action à distance – éther, fluide universel, naturellement assimilés à l’électricité. Elle correspond à une véritable modélisation du fonctionnement du corps humain et de la communication à distance, y compris avec les « mondes spirituels ».

16 En retour, il est clair que ni le spiritualisme ni le spiritisme ne constituent simplement une réponse traumatique à l’industrialisation de la société, à la révolution urbaine et sociale concomitante et à la diffusion croissante de données scientifiques vulgarisées. Ces milieux développent à leur tour techniques et instruments pour étudier et/ou mesurer la nature des communications avec les esprits, faisant ainsi montre d’un souci de contrôle, de recherche de la preuve et de dépistage de la fraude.

17 Il y a fréquemment accord entre certains spiritualistes et les sceptiques – tenants d’une explication purement naturaliste des phénomènes – sur la nécessité de mettre en cause le « dogme du réel » (M. de Certeau), autrement dit la correspondance supposée du réel et du visible et donc la question de l’évidence sensorielle comme preuve invincible des prétendus faits surnaturels. En ce sens, s’exerce une tendance à inscrire la religion dans l’espace des échanges entre êtres humains et de la (les) technologie(s) afférente(s), et non en dehors ou au-delà de cet espace. Il s’agit de faire fonctionner de concert corps humain, objets matériels et entités immatérielles selon un même ensemble de règles opératoires, imaginées sur le modèle de la conductivité électro-magnétique et de l’induction, une véritable « mise en circuit » du corps, de l’ordre social, du monde naturel et de l’Au-delà. Tout ceci indique un fort recours des spiritualistes aux procédures et aux discours légitimisants de la science, de la médecine et de l’ingénierie, dans une conception commune de la communication comme émission et réception d’un signal de type « électrique », et il existe une forte concurrence en vue d’obtenir la reconnaissance publique, signe d’une forte démocratisation de l’accès au surnaturel ainsi qu’aux connaissances scientifiques (vulgarisées)8.

18 Héritée de la biologie du XVIIIe siècle et des travaux sur l’excitabilité des fibres musculaires, l’importance du système nerveux comme « circuit de transmission » physiologique, dans cette perspective, était déjà marquée (quoique d’une façon différente) au sein du magnétisme animal et les transformations de sa représentation spiritualiste sont sensibles chez un magnétiseur, guérisseur et visionnaire comme A. Jackson Davis (1826-1910), par exemple. Un vocabulaire encore plus ancien comme celui de la « sympathie » – expression d’une loi universelle d’attraction/répulsion –, de la « polarité » magnétique, s’alliant à des conceptions plus récentes, telles les « lignes de force » (M. Faraday) qui expliquent censément les relations entre objets distants au sein d’un champ électromagnétique, semblent mettre en cause le modèle purement mécaniste de l’univers en expliquant sa structure et sa cohésion par un flux d’énergies immatérielles, qui se distribuent selon différents niveaux de réalité en les mettant en réseau.

19 À l’influence déterminante d’un tel climat culturel général, s’ajoutent – en ce qui concerne les spéculations concernant le « corps astral » – celle de la Société Théosophique, dont le programme orientalisant témoigne également d’un fort attrait pour la synthèse entre spiritualité et science.

20 Censément formé de « matière-conscience-énergie », le corps subtil (il peut au demeurant en exister plusieurs) définit du même coup un plan d’existence de même

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 345

nature, différenciée par sa texture énergétique et sa « densité ». Le corps physique occupe simplement le niveau le plus bas de cette hiérarchie, en continuité avec les autres.

21 On assiste dès lors, à partir des années 1880, à la mise en place d’une sorte d’« ontologie subtile », perçue comme une catégorie intermédiaire entre esprit et matière/corps, une substance commune garantissant la continuité entre les deux et liée par ailleurs à l’expérience du Soi et de la subjectivité9.

22 Une telle « matière subtile » sert fréquemment à expliquer le fonctionnement de la magie, à l’instar de l’« astral » de certains occultistes, tel E. Lévi (1810-1875). La période 1880-1910 voit ainsi émerger l’intérêt pour un « second soi », une « conscience secondaire » intuitive, déjà évoquée par le mesmérisme et le spiritualisme. Cette crise de la subjectivité traditionnelle engendre un certain désarroi cognitif et favorise l’apparition d’un cadre nouveau dans lequel dominent les catégories de « pouvoir(s) », de « force subtile », d’énergie, liées aux thèmes du son, de la vibration et de la couleur, avec évidemment de fortes résonances esthétiques. Le Soi « superconscient » détermine l’apparition d’une « conscience vitale » intéressée au sacré, aux mythes, à tout ce qui paraît dépasser les limitations de l’égo individuel ordinaire. Ni le Modernisme artistique, ni la philosophie contemporaine n’échappent à l’influence de ce « vitalisme » qui veut prendre en compte les « forces intermédiaires », énergies subtiles, fluides et « radiations » qui invitent, ici encore, au dépassement des perceptions sensorielles et des limitations de la raison positiviste.

23 Les premières mentions du « corps astral » en milieu spiritualiste (par certains des promoteurs de la Société Théosophique (E. Hardinge-Britten [1823-189910], par exemple), dès le milieu des années 1860 (et avant que le thème ne devienne plus généralement une sorte de lieu commun littéraire et journalistique, vers la fin de la décennie suivante), tentent de se démarquer des théories spirites, voire de les battre en brèche, en présentant la « projection du double » comme le degré suprême de la « magie » et comme un accomplissement essentiel de l’« occultisme pratique », qui vise avant tout à des réalisations censément concrètes, tout en niant la réincarnation et en critiquant l’asservissement de la volonté individuelle que présupposerait la médiumnité. Les manifestations en provenance de l’Au-delà seraient ainsi dues non aux esprits des morts, mais aux « corps astraux » d’adeptes bien vivants mais n’agissant pas physiquement. C’est la théorie de la Hidden Hand (« main cachée »), qui est l’un des ancêtres lointains et méconnus du complotisme contemporain. Cette façon de voir engage des perspectives sur la « constitution occulte » de l’homme et les finalités spirituelles de l’occultisme – Théosophique ou autre – que nous présenterons dans notre compte rendu de l’année prochaine.

NOTES

1. J.-P. BRACH, Annuaire EPHE-SR 123 (2014-2015), p. 255-256.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 346

2. ID., « Guillaume Postel et la ‘sextessence’ », dans R. GORRIS CAMOS (éd.), Les Muses secrètes. Kabbale, alchimie et littérature à la Renaissance. Hommage à François Secret, Genève 2014, p. 81-94. 3. ID., Annuaire-SR 122 (2013-2014), p. 346-347.

4. ID., « Son of the Son of God : the feminine messiah and her progeny, according to Guillaume Postel (1510-1581) », dans O. HAMMER (éd.), Alternative Christs, Cambridge 2009, p. 113-130 (ici, p. 119-120). 5. C. ALBANESE, A Republic of Mind and Spirit. A Cultural History of American Metaphysical Religion, Londres-New Heaven 2007. 6. J. STOLOW, « Wired Religion : Spiritualism and Telegraphic Globalization in the Nineteenth Century », dans S. STREETER, J. WEAVER, W. COLEMAN (éd.), Empires and Autonomy : Moments in the History of Globalization, Vancouver 2009, p. 79-92. 7. Ibid., p. 89-90. 8. « The Spiritual Telegraph and the Relation between Body and Electricity in Spiritualism », [en ligne] http://mediafantasy.hypotheses.org/114 ; « Spiritualism and Telegraphy », [en ligne] http://mediafantasy.hypotheses.org/117 (consultés 18 avril 2015). 9. J. BRAMBLE, « Sinister Modernists. Subtle energies and yogic-tantric echoes in early Modernist culture and art », dans G. SAMUEL, J. JOHNSTON, Religion and the Subtle Body in Asia and in the West. Between Mind and Body, Londres-New York 2013, p. 192-210. 10. On peut consulter à son sujet le site http://www.ehbritten.org/ (consulté le 18 avril 2015).

RÉSUMÉS

I. La première heure de notre séminaire a vu la fin de l’examen du texte de l’Euclide chrétien (1573) de Guillaume Postel d’après deux versions manuscrites latines inédites. – II. En seconde heure, on a examiné les grandes lignes du contexte culturel (entre 1880 et 1910 environ) au sein duquel le spiritualisme anglo-saxon et européen a élaboré une vision du monde où prédominent les catégories du « subtil » et des « forces immatérielles », avant de passer à l’étude d’exemples concrets de théorisation et d’utilisation du « corps subtil ».

INDEX

Thèmes : Histoire des courants ésotériques dans l’Europe moderne et contemporaine

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 347

AUTEUR

JEAN-PIERRE BRACH Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 348

Arts visuels et christianisme (XIXe-XXIe siècles) Arts visuels et christianisme (XIXe- XXIe siècle)

Isabelle Saint-Martin

1 Au cours des années académiques 2014-2015 et 2015-2016, un premier axe du séminaire s’est attaché au décor des églises de l’entre-deux guerres d’une part à travers les figures majeures de Maurice Denis et George Desvallières (objet d’une exposition1 au Petit Palais au printemps 2016), fondateurs en 1919 des Ateliers d’art sacré, d’autre part autour de la thématique de la Grande Guerre qui a suscité de nombreuses manifestations en 2014. Le motif de la Pietà qui ressurgit tant dans les vitraux commémoratifs que dans les monuments aux morts a servi de lien avec une exploration plus contemporaine des variations de la figure christique dans la photographie. Puis, la participation à l’exposition consacrée aux vitraux du XXe siècle par le Cité de l’architecture et du patrimoine2 a conduit à poursuivre les réflexions ouvertes les années précédentes sur la place de l’abstraction et de la figuration dans les édifices religieux.

Denis et Desvallières : retour sur deux grandes figures de l’art sacré

2 Dans la continuité des recherches sur les théories et la pratique de l’art chrétien au XXe siècle, une partie des séminaires a porté sur deux artistes majeurs du renouveau de l’art religieux du premier vingtième siècle : Denis et Desvallières. Couverts d’honneur en leur temps, ils ont subi une éclipse dans l’historiographie avant une phase de redécouverte. Si Maurice Denis, auquel furent consacrées d’importantes expositions3, est plus vite revenu à la lumière, il reste encore maints aspects à éclairer dans le cadre de la préparation du catalogue raisonné sous la direction de Claire Denis. Fabienne Stahl, auteur d’une thèse sur les grands décors de la fin de carrière, en a présenté les grandes lignes lors d’une séance du séminaire. Puis, en écho à l’inauguration de la restauration des chapelles de l’église du Vésinet et au colloque sur les années de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 349

jeunesse de M. Denis, les réflexions ont exploré le cadre théorique de ses conceptions de l’art chrétien4. Peu d’artistes ont en effet manifesté aussi clairement un double talent de peintre et de théoricien, voire d’historien de l’art. Cet intérêt précoce – il donne sa célèbre définition du Néo-traditionnisme (1890) à peine âgé de vingt ans – est déjà présent dans maintes pages de son journal de jeunesse. Si cette ambition s’affirme davantage avec la publication des Théories (1912) puis des Nouvelles Théories (1922) et prend, à la maturité, la forme d’une Histoire de l’art religieux (1939), les positions de Denis sont suffisamment explicites dans les années 1890-1900 pour qu’il soit pertinent de s’y attacher5 en retenant plus particulièrement ses propos sur l’art religieux. En ce domaine, examiner l’originalité relative et les évolutions de ses réflexions invite à les situer entre deux textes d’inégale longueur mais assez denses : les « Notes sur la peinture religieuse », parues en 1896 dans L’Art et la vie, et l’introduction qu’il donne à la traduction par Paul Sérusier de L’Esthétique de Beuron du père Desiderius Lenz (1904). Les croiser avec d’autres articles ou des extraits de son Journal à la même époque a permis de mesurer l’importance des liens avec un idéal de l’art chrétien hérité de la génération de 1830, avant d’aborder la manière dont se dégagent de nouvelles conceptions.

3 La parution en 2016 du catalogue raisonné6 de l’œuvre de George Desvallières concorde avec un renouveau d’intérêt pour ce peintre complexe. Cherchant avec Maurice Denis à rénover l’art chrétien, Desvallières n’a pas seulement voulu lutter contre les fadeurs de l’académisme ou de l’imagerie saint-sulpicienne, mais aussi traduire la force d’une inspiration personnelle. C’est bien dans son traitement du religieux que ce croyant engagé peut surprendre. Lui qui, dès l’époque de sa conversion, en 1904, se lie avec J.- K. Huysmans et Léon Bloy, comprend bien que sa peinture « puisse déplaire. Il [lui] semble que souvent sa place serait dans une chapelle, de côté, où elle attirerait le visiteur et lui prêcherait à sa façon »7. Il ne manque pas de rapporter quelques anecdotes relevant l’incompréhension des fidèles. En effet, « les âmes sensibles ne reconnaîtront pas ici leur joli Dieu à la barbe frisée et à la chevelure bien peignée, qui les regarde d’un œil si tendre »8. Il faut pour autant se garder d’y voir un marginal dans le paysage de l’art religieux de son temps qu’il a profondément marqué par son rôle au Salon d’automne, où il contribue à mettre en place une section d’art religieux en 1922, puis à l’Institut à partir de 1930. Fondateur avec Maurice Denis, en 1919, des Ateliers d’art sacré, il a réalisé maints grands décors d’église à la différence de son ami Georges Rouault qui ne fut sollicité que bien tardivement pour Assy. Lecteur de Jacques Maritain, il vit l’injonction d’Art et scolastique (1920), pour faire œuvre chrétienne : « Soyez chrétien […] ne cherchez pas à faire chrétien »9. Plus que bien d’autres, Desvallières aura montré qu’il n’y avait pas à suivre un « style chrétien ». Aussi suscite- il des réactions paradoxales : « Il met en boule des gens qui devraient l’aimer et se fait respecter et admirer par d’autres qui rejettent en bloc tout son milieu et toutes ses idées » note son ancien élève, le P. Couturier, qui lui rend un hommage vibrant à une époque où il a déjà commencé à prendre ses distances avec ses maîtres des Ateliers d’art sacré et à jeter un regard très critique sur la production d’art religieux de ses contemporains10.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 350

L’imitatio christi dans les vitraux commémoratifs

4 Très marqué par la guerre et la perte de son fils, Desvallières en a fait un thème majeur de sa peinture. Denis et lui ont donné ainsi quelques chefs-d’œuvre dans un genre difficile, la peinture ou le vitrail commémoratifs. Il n’est cependant pas sans intérêt de se pencher sur cet art de commande souvent répétitif qui recèle néanmoins de vraies richesses et traduit l’évolution des sensibilités. La commémoration de la Grande Guerre dans l’art d’église apparaît comme un pendant aux monuments aux morts installés sur les places publiques. Si le parallèle s’impose naturellement entre les projets civiques et patriotiques et le souvenir organisé au sein du sanctuaire, ce dernier s’inscrit également dans la filiation plus large des ex-voto qui, de la modeste plaque jusqu’à l’iconographie d’un vitrail ou d’une peinture, portent la mémoire d’un évènement dramatique associée à la confiance placée dans le monde céleste. L’intérêt pour ces vitraux d’inégale valeur esthétique, et moins aisément repérables que la statuaire publique, a suivi avec un peu de retrait le développement des recherches consacrées aux monuments aux morts11 depuis les années quatre-vingt. Des études précises ont été conduites en particulier pour les régions les plus touchées, telle la Picardie dont les verrières du souvenir ont été analysées par Jean-Pierre Blin12 dans un travail pionnier. La palette des sujets est plus vaste que la seule représentation de la mort du soldat à laquelle on s’est plus particulièrement attachée. Elle demeure en effet centrale tant elle est emblématique du caractère distinctif de cette commémoration au sein de l’édifice religieux : affirmer par le parallèle entre la Passion du soldat et celle de la figure christique le sens de ce sacrifice salvateur et la promesse de la vie éternelle. La palme du martyre, souvent représentée, a suscité une réflexion particulière. Elle s’inscrit en effet dans les débats du temps. Tombé les armes à la main, le soldat ne peut être au sens propre un martyr, mais diverses argumentations théologiques s’affrontent alors et l’iconographie exalte cette thématique sacrificielle. En parallèle, le motif de la Pietà, relevé de manière implicite dans certains monuments aux morts laïques par référence notamment à la célèbre composition de Michel-Ange, est bien présent dans les vitraux où parfois le poilu lui-même est étendu à la place du Christ sur les genoux de la Vierge. La substitution prend tout son sens en relation avec le poème médiéval du Stabat Mater, encore présent dans la liturgie et source d’inspiration pour les musiciens aux XIXe et XXe siècles. La complainte invite le fidèle à suivre la voie sacrificielle : « […] Mère sainte, daigne imprimer / Les plaies de Jésus crucifié / En mon cœur très fortement. / Pour moi, ton Fils voulut mourir, / Aussi donne-moi de souffrir / Une part de Ses tourments / […] Du Christ fais-moi porter la mort, / Revivre le douloureux sort / Et les plaies, au fond de moi » 13.

Variations photographiques autour du motif de la Pietà

5 C’est dans un tout autre contexte que le motif de la Pietà a été exploré dans le cadre de l’axe du séminaire consacré à l’art contemporain. Dans la poursuite de travaux communs entre l’équipe Histara de l’EPHE, l’université de Strasbourg (J. Cottin) et le groupe de recherche de l’université de Lausanne (Ph. Kaenel et N. Dietschy) sur « les usages de Jésus au XXe siècle », un colloque a été organisé à Strasbourg sur les résurgences de la figure christique dans la photographie actuelle. Comme dans l’art

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 351

contemporain en général, celles-ci privilégient la séquence de la Passion au détriment des représentations de la vie publique du Christ ou des scènes de l’enfance. Les « mystères douloureux » répondent à bien des égards davantage à la diversité des usages contemporains de Jésus que l’évocation plus tendre des « mystères joyeux » ou encore celle plus explicitement religieuse des « mystères glorieux » pour reprendre les termes du Rosaire et de la dévotion mariale. Or, à côté des innombrables reprises de la crucifixion, le thème de la Pietà est l’un de ceux qui se sont imposés dans l’imaginaire visuel et l’un des rares qui mettent en scène la figure de Marie ici à égalité avec celle de son fils. Évoquer la fortune de ce motif dans la photographie actuelle fait aussitôt surgir à l’esprit la lecture occidentale qui a été faite de célèbres photographies de presse (notamment G. Mérillon, « La Pietà du Kosovo » 1990, Hocine Zaourar, « La Madone de Bentalha » 1997 ). Cependant la présence de la Pietà ne se limite pas à ces parallèles plus ou moins explicites et se retrouve tant dans le registre du pastiche dans la publicité que comme source iconographique intégrée dans un processus créatif autonome dans la photographie d’art. Le thème de la mère pleurant son fils, devenu en quelque sorte un archétype de l’expression de la douleur dans l’art occidental, se prête ainsi à de multiples lectures au sein desquelles se retrouvent les formes de réemploi de la thématique sacrificielle à des fins séculières diverses : objectifs militants à dimension humanitaire, sociale, politique ou encore jeux parodiques. Parmi les sources explicitement citées, l’importance des réminiscences de la Pietà de Michel-Ange dans le regard des photographes contemporains invite à s’interroger, à travers la puissance du chef-d’œuvre, sur ce qui se dit dans cet agencement spécifique des rapports entre naissance et mort, souffrances de la Passion et mystique nuptiale. Certains toutefois s’affranchissent de ce schème iconique pour réinvestir d’une autre manière la tension entre éros et thanatos et/ou entre maternité et sacrifice qui confère à la Pietà une valeur particulière et contribue à sa présence récurrente soit comme sujet autonome soit au sein d’une série dans les usages photographiques de Jésus14.

6 Enfin, une partie des séminaires a poursuivi une réflexion au long cours sur le rôle de l’art contemporain dans l’espace ecclésial et sur la place accordée depuis plusieurs décennies à l’abstraction, alors que la figuration fait retour dans plusieurs commandes depuis les années quatre-vingt-dix. Ce débat, qui a accompagné une visite commentée de l’exposition de la Cité du patrimoine et de l’architecture sur le vitrail contemporain15, est appelé à se prolonger dans les séminaires des années suivantes.

NOTES

1. I. C OLLET, C. AMBROSELLI DE BAYSER (dir.), George Desvallières. La peinture corps et âme, catalogue d’exposition, Petit Palais, 15 mars-17 juillet 2016, Paris-Musées, Paris 2016.

2. L. DE FINANCE, V. DAVID (dir.), Chagall, Soulages, Benzaken… Le vitrail contemporain, catalogue d’exposition, Cité de l’architecture et du patrimoine, 20 mai-21 septembre 2015, Lienart, Paris 2015.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 352

3. Voir notamment Maurice Denis 1870-1943, musée des Beaux-Arts de Lyon, RMN, Paris 1994 et Maurice Denis 1870-1943, musée d’Orsay, RMN, Paris 2006. 4. I. SAINT-MARTIN « Des “Notes sur la peinture religieuse” (1896) à “L’Esthétique de Beuron” (1905) : théories de Denis sur l’art sacré autour de 1900 », dans F. STAHL (dir.), Actes du colloque « Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye et au Vésinet. L’éclosion d’une vocation artistique (1885-1905) », Les Amis du vieux Saint-Germain 51 (2014), p. 103-122 5. À la suite des travaux de J.-P. BOUILLON, voir notamment l’introduction à l’édition des textes de Denis, Le Ciel et l’Arcadie, Hermann, Paris 1993. 6. Voir C. AMBROSELLI DE BAYSER, George Desvallières. Catalogue raisonné de l’œuvre complet, Somogy, Paris 2016. 7. P. R ÉGAMEY, « Desvallières au Saulchoir (8 au 11 mars 1933) », La Vie intellectuelle XXIII/4 (1933), p. 645-659, p. 657. 8. R. VALLERY-RADOT, « George Desvallières, peintre de l’Incarnation », La Revue des Jeunes 1928, p. 261. 9. J. MARITAIN, Art et scolastique (1920), Desclée de Brouwer, Paris 1965, 4e éd., p. 112-113.

10. I. SAINT-MARTIN, « Desvallières, peintre religieux. Une figure paradoxale », dans George Desvallières. La peinture corps et âme, p. 167-173. 11. Voir notamment A. BECKER, Les Monuments aux morts : patrimoine et mémoires de la grande guerre, Éditions Errance, Paris 1988. 12. J.-P. BLIN, « Le vitrail dans les églises de la reconstruction en Picardie (1919-1939) », dans N.-J. CHALINE (dir.), Le vitrail en Picardie et dans le nord de la France aux XIXe et XXe siècles, Encrage, Amiens 1995, p. 71-92. Voir un point bibliographique dans I. SAINT- MARTIN « Représenter la mort dans les vitraux commémoratifs. De l’imitatio Christi à la promesse de la vie éternelle », dans I. HOMER, E. PÉNICAUT (dir.), Le soldat et la mort dans la Grande Guerre, PUR, Rennes 2016, p. 195-208. 13. Stabat Mater, trad., alors chanté lors de la liturgie du Vendredi saint. 14. I. SAINT-MARTIN « Variations autour de la pietà. Maternité et sacrifice dans le regard des photographes », dans J. COTTIN, et al. (dir.), Le Christ réenvisagé. Variations photographiques contemporaines, Infolio éditions, Gollion 2016, p. 213-234. 15. Voir I. SAINT-MARTIN, « L’Église et le vitrail : art contemporain et spiritualité », dans Chagall, Soulages, Benzaken… Le vitrail contemporain, p. 31-37.

RÉSUMÉS

Au cours des années académiques 2014-2015 et 2015-2016, un premier axe du séminaire s’est attaché au décor des églises de l’entre-deux guerres d’une part à travers les figures majeures de Maurice Denis et George Desvallières (objet d’une exposition au Petit Palais au printemps 2016), fondateurs en 1919 des Ateliers d’art sacré, d’autre part autour de la thématique de la Grande Guerre qui a suscité de nombreuses manifestations en 2014. Le motif de la Pietà qui ressurgit tant dans les vitraux commémoratifs que dans les monuments aux morts a servi de lien avec une

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 353

exploration plus contemporaine des variations de la figure christique dans la photographie. Puis, la participation à l’exposition consacrée aux vitraux du XXe siècle par le Cité de l’architecture et du patrimoine, a conduit à poursuivre les réflexions ouvertes les années précédentes sur la place de l’abstraction et de la figuration dans les édifices religieux.

INDEX

Thèmes : Arts visuels et christianisme

AUTEUR

ISABELLE SAINT-MARTIN Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 354

Religions et relations internationales Religions et relations internationales

Valentine Zuber

1 Pour la deuxième année du séminaire « Religions et relations internationales », le thème choisi était l’évolution de la notion de blasphème depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans la sphère occidentale, puis mondiale.

2 Les premières séances ont été consacrées à la place du blasphème dans les civilisations passées. Un premier cycle du séminaire a ainsi été tout entier dédié à l’étude du blasphème tel qu’il a pu apparaître dans les textes bibliques, dans le Talmud et chez les auteurs païens de l’Antiquité. Lors de ces premières séances, on a d’abord procédé à l’étude comparée de cette notion selon les traditions considérées, puis envisagé les différentes modalités de son utilisation dans les textes, précisé ce qu’en a retenu la tradition, mais aussi étudié leur exégèse ultérieure.

3 Puis nous avons consacré un deuxième cycle du séminaire à étudier la notion de blasphème à la fois dans les évangiles, dans les écrits des premiers chrétiens et chez les Pères de l’Église. Nous avons d’abord abordé le blasphème tel qu’il est envisagé dans les paroles mêmes de Jésus telles qu’elles ont été rapportées par ses apôtres. Puis nous avons pris en compte l’aspect proprement blasphématoire que certains des commentateurs anciens ont décelé dans la geste christique en elle-même.

4 Nous avons pris en compte un certain nombre de questionnements du passé sur le blasphème comme faute et comme péché. Nous avons mis en lumière son changement progressif de statut à la fois dans les textes issus de la tradition chrétienne et dans les décisions des grands conciles, en particulier ceux qui étaient spécifiquement dédiés à la condamnation de diverses hérésies (du Concile de Nicée en 325 jusqu’au IVe concile de Constantinople de 869-870). Nous avons ainsi suivi cette transformation conceptuelle du blasphème, passé progressivement – et à mesure que le christianisme s’enracinait et s’officialisait dans l’Empire romain –, du qualificatif de péché à celui d’hérésie. La question première était alors de savoir si les païens pouvaient encore être considérés comme des blasphémateurs. Puis, l’hypothèse païenne s’effaçant graduellement de la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 355

réalité anthropologique et religieuse de l’Occident chrétien, la problématique du blasphème s’est finalement spécialisée à l’intérieur même de cette communauté de foi, ce qui en a changé radicalement les attendus et l’orientation. Nous avons ainsi montré l’évolution, et l’aggravation – en deux temps successifs – des peines prévues contre l’hérétique puis le blasphémateur, durant les premiers siècles du christianisme. Nous avons retracé l’histoire du traitement juridique du blasphème, passé d’une peine toute symbolique à l’imposition graduelle d’une peine de nature plus corporelle.

5 Un troisième cycle de séances a été consacré à l’étude de la mise en place d’une législation beaucoup plus précise et légalement codifiée contre le blasphème et ce, tout au long du Moyen Âge. Nous avons bien cherché à différencier les différents types de blasphèmes alors envisagés par les autorités civiles et ecclésiastiques du temps (crime de parole, geste, offense, etc.). C’est à cette époque que le blasphème – simple péché – tend à se transformer en un véritable crime, passible de la mort à la fois religieuse (par l’excommunication) et civile (par le bûcher). À cette époque, si le prononcé du jugement relève en premier lieu des autorités religieuses, l’exécution de la peine relève pourtant, dès le début, de la seule autorité civile et politique. Cette partition duale dans les responsabilités religieuses et politiques vis-à-vis du traitement juridique du blasphème, s’est encore accentuée au cours des siècles suivants au profit du seul politique. Et c’est la judiciarisation civile qui est devenue prédominante, au détriment du rôle joué par les seuls tribunaux ecclésiastiques. C’est en effet la justice civile qui maintint jusque très tard – et parfois en contradiction croissante avec les préconisations proprement ecclésiastiques, la qualification de blasphème dans son recueil des infractions civiles et religieuses. Nous avons ainsi détaillé les différentes manières dont le blasphème a été effectivement réprimé, selon qu’il était attribué aux infidèles (juifs, musulmans) ou aux hérétiques issus de la matrice chrétienne. Nous sommes ainsi revenus sur les enjeux de la lutte de pouvoir entre sphère religieuse et sphère politique à travers l’analyse historique détaillée de plusieurs affaires célèbres (Galilée, Giordano Bruno, chevalier de La Barre…). Le blasphème, de crime religieux, s’est transformé graduellement en seul crime politique. Intrinsèquement lié à celui de lèse-majesté envers le roi, représentant de Dieu sur terre, le blasphème devient un crime de rébellion proprement politique. Cet ancien crime religieux s’est finalement et définitivement laïcisé…

6 Un quatrième cycle de séances s’est attaché à la progressive relativisation du blasphème comme crime punissable par la justice civile – et ce, à partir du XVIIe- XVIIIe siècle – sous l’influence à la fois de la sécularisation de la spiritualité et du succès de la philosophie des Lumières. Nous avons enfin étudié son obsolescence progressive dans le cadre de la laïcisation des États-nations modernes au XIXe et XXe siècles.

7 Au cours d’un cinquième cycle de séances du séminaire, nous avons voulu étudier la problématique du blasphème telle que celle-ci s’inscrit désormais dans les sociétés les plus contemporaines. Nous avons donc d’abord retracé la place particulière du péché de blasphème à la fois dans la doctrine catholique et dans l’islam sunnite. Nous avons ensuite pris acte de la persistance d’une législation européenne contemporaine sur le blasphème : en France (droit local résiduel d’Alsace-Moselle) et en Europe. Nous avons ainsi étudié ses permanences, ses remises en question périodiques, et surtout sa persistance dans les différents codes, en dépit de sa non application devenue à peu près générale. Nous avons aussi plus précisément étudié la jurisprudence récente en la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 356

matière émanant de la Cour Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg toutes ces dernières années.

8 Nous avons consacré plusieurs séances à l’étude contextualisée de quelques grandes affaires récentes visant des personnes (comme Salman Rushdie, Taslima Nasreen, Asia Bidi) ou des événements critiques à résonnance internationale (comme la crise des caricatures danoises, le procès de Charlie Hebdo et le débat post-Charlie 2015). Nous nous sommes attachés à bien montrer les différences d’appréciation sur les limites à la liberté d’expression en matière religieuse selon les pays démocratiques considérés (par une étude de cas comparée entre les USA et la France sur la pénalisation des doctrines de haine). Nous sommes enfin revenus sur le débat emblématique tenu au Conseil des droits de l’homme sur la possibilité d’une pénalisation de la diffamation des religions (2005-2011) réclamée par un collectif d’Etats de culture musulmane (OCI).

9 Enfin, nous avons enfin consacré une dernière séance à la définition possible d’un blasphème contre la République et ses valeurs, dans le cadre d’une religion civile inavouée qui aurait été réactivée à partir des premiers attentats islamistes jusqu’en 2015. Nous avons rappelé son incidence sur la limitation proprement française à la liberté d’expression, à travers l’étude de l’élaboration des différentes lois dites « mémorielles », des réactions hostiles à la Marseillaise de Serge Gainsbourg au problème de la minute de silence non respectée par certains élèves suite à l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper casher en janvier 2015.

10 A. CABANTOUS, Histoire du blasphème en Occident (XVIe-XIXe siècle), Albin Michel, Paris 1998 (coll. L’évolution de l’humanité), rééd. 2015.

11 F. BOESPFLUG, Caricaturer Dieu ? Pouvoirs et dangers des images, Bayard, Paris 2006.

12 A. COLOSIMO, Les bûchers de la liberté, Stock, Paris 2016.

13 A. DACEY, The Future of Blasphemy. Speaking of the Sacred in an Age of Human Rights, Continuum, Londres 2012.

14 P. DARTEVELLE, P. DENIS, J. ROBYN (éd.), Blasphèmes et libertés, Cerf, Paris 1993.

15 A. DIERKENS, J.-P. SCHREIBER (éd.), Le blasphème : du péché au crime, Université de Bruxelles, Bruxelles 2012 (coll. Problèmes d’histoire des religions, XXI).

16 Paroles d'outrage = Ethnologie française 22/3 (juillet-septembre 1992).

17 J. FAVRET-SAADA, Comment produire une crise mondiale avec 12 petits dessins, Les Prairies ordinaires, Paris 2007, rééd. Fayard, Paris 2015.

18 J. FAVRET-SAADA, Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU. Droits humains et laïcité, L’Olivier, Paris 2010.

19 C. FOUREST, Éloge du blasphème, Grasset, Paris 2015.

20 M. FOUTMI, A. KYROU, Ceci n’est pas un blasphème. La trahison des images : des caricatures de Mahomet à l’hypercapitalisme, Inculte/Dernière marge, Paris 2015.

21 Injures et blasphèmes, Mentalités, Imago, Paris 1990.

22 D. LAWTON, Blasphemy, University of Pennsylvania Press, Philadelphie 1993.

23 D. NASH, Blasphemy in the Christian World, a History, Oxford University Press, Oxford 2007.

24 J. SAINT-VICTOR, Blasphème. Brève histoire d’un crime imaginaire, Gallimard, Paris 2016.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 357

RÉSUMÉS

Pour la deuxième année du séminaire « Religions et relations internationales », le thème choisi était l’évolution de la notion de blasphème depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, dans la sphère occidentale, puis mondiale.

INDEX

Thèmes : Religions et relations internationales

AUTEUR

VALENTINE ZUBER Directrice d’études, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 358

Religions et relations internationales Liberté de conscience : histoire d’une notion et d’un droit

Dominique Avon

1 Le moment de rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) fut celui de la recherche d’un consensus inédit entre hommes et femmes, venus de divers horizons, sur le terrain de principes mettant l’être humain au cœur d’une représentation du monde. Composée d’un préambule et de trente articles, la DUDH fut adoptée, sans vote négatif et avec huit abstentions, par les membres de l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948. Son article 18 se présentait comme suit : Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites1.

2 Au sein du comité de rédaction de la Commission des Droits de l’Homme, composé de 9 membres, le juriste René Cassin2 et le philosophe Charles Malîk 3 défendirent la reconnaissance explicite du droit de « liberté de conscience » en sus de la « liberté de pensée » et de la liberté « de religion ». Formé dans les Universités libanaise, allemande puis états-unienne des années 1930, de confession grecque-orthodoxe, ayant des affinités avec le néothomisme catholique et marqué par le pragmatisme libéral, le diplomate libanais se situait au confluent de plusieurs traditions. Il joua un rôle décisif sur ce point précis4. Mais, traduite avec des acceptions parfois différentes, diffusée dans le monde entier, la notion de liberté de conscience ne cessa d’être contestée, avant comme après sa définition comme droit individuel.

3 L’expression de liberté de conscience est observable dans des textes en langue allemande, anglaise et française depuis le XVIe siècle5. Elle est souvent confondue avec celle de liberté religieuse ou de tolérance. Si la liberté de conscience renvoie à la possibilité légale de pouvoir s’affranchir publiquement de toute conviction – religieuse ou non – voire de lutter contre celles-ci dans le cadre des lois en vigueur, celle de liberté religieuse, qui présuppose une dimension collective, limite cette potentialité au

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 359

seul champ de la croyance quand ce n’est pas à une ou à un nombre réduit de confessions. Quant à la tolérance, son application instaure un régime d’acceptation de la différence sans préjuger de l’ampleur des libertés de chaque personne.

4 Le cadre d’analyse ayant ainsi été posé, le cycle fut d’abord consacré à l’exploration des rapports entre sujets et autorités au sein de différents ensembles civilisationnels de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge. L’objectif consistait à essayer de comprendre pourquoi la « liberté de conscience » était apparue à l’ouest du continent eurasiatique, dans un climat spécifique. Les acceptions initiales de la formule, lors de la Renaissance et de la Réforme, furent mouvantes. Les conflits furent violents et le prix à payer fut la brisure d’une certaine conception de l’unité politico-religieuse chrétienne. Au début du XVIIIe siècle, la croyance n’était plus l’option par défaut systématique6, ni la dissidence le motif d’une répression voire d’une guerre. La compréhension du monde en termes de forces, de facteurs et de processus immanents avait conduit à une modification du contenu du jus naturale7. La notion de « liberté de conscience » avait glissé par à-coups du droit à la liberté d’exercer publiquement un culte vers le droit à penser ou croire ce qu’une personne veut, sous l’impulsion de philosophes d’inspiration rationaliste8. Les uns s’affranchirent de la conception thomiste, luthérienne ou calviniste liant la « conscience » à la norme objective de la « vérité ». D’autres entendirent lier la « liberté de conscience » à celle de « sujet » jugeant et agissant de sa propre autorité, pour sortir d’un état de « minorité » et « purifier » une religion de « tout ce qui peut opprimer la conscience »9.

5 La charnière du XVIIIe et du XIXe siècle fut un moment décisif, en ce sens qu’il y eût une articulation entre la philosophie et la politique, entre le principe et sa légalisation : la liberté fut conçue comme norme et droit, circonscrite dans des limites plus ou moins importantes en fonction du contexte10. La religion ou, à tout le moins, une religion particulière, put ne plus être un instrument de légitimation politique. La liberté ne s’y exerçait plus d’abord au sein d’une confession donnée, elle devait pouvoir être assumée indépendamment de toute foi. Juridiquement, ce qui devenait un « droit » ne pouvait être garanti que par l’État et non par une communauté religieuse. Deux configurations étaient alors possibles : l’État était séparé de tous les cultes11 ; l’État était attaché à un culte particulier à condition que celui-ci ait reconnu que la vérité dogmatique qu’il portait ne se confondait pas avec l’intérêt général ou le bien commun de la société dans son ensemble. La question était alors de savoir si ce libéralisme instaurait un monisme ou seulement un cadre pluraliste procédural sans fondement métaphysique. Elle était d’autant plus vive que, d’une part, une dimension phallocratique imprégnait les différents régimes qui s’y référaient et que, d’autre part, même les esprits les plus universalistes avaient du mal à étendre l’égalité des droits à toutes les catégories sociales ainsi qu’aux sociétés au-delà de l’espace nord-ouest-européen et nord- américain.

6 Parce qu’ils étaient directement visés, les magistères religieux s’employèrent à contester ce principe et son application. Autorités catholiques, orthodoxes, musulmanes et, de manière moins prononcée, juives et protestantes, entravèrent le mouvement au nom d’une règle commune : l’erreur ne pouvait pas revendiquer de droits face à la vérité, or ce qui était appelé « conscience » était susceptible de se tromper. Les antilibéraux de gauche les rejoignirent, mais sans pouvoir bloquer le processus. Les Européens de l’Ouest, qui abolirent l’esclavage12 mais n’accordaient pas les mêmes droits aux sujets des empires et n’ouvraient que partiellement ceux-ci aux

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 360

femmes, affirmèrent la possibilité d’un code international qui prit forme dans les premières tentatives de règlement international du droit de la guerre, des combattants, des prisonniers, des blessés. À la fin du XIXe siècle, la notion de « liberté de conscience » avait été traduite et diffusée dans de nombreuses langues où elle exerçait un pouvoir d’attraction13, tout en se heurtant à de fortes oppositions au nom de traditions juridiques à référence religieuse, dans ou hors du cadre colonial14. Le chaînon de solidarité de la nation, dont les acceptions étaient variables, gagna du terrain pour intégrer en partie ceux déterminés par une religion15 ou une classe. Lors du premier conflit mondial, inauguré par les guerres balkaniques de 1912-1913, les formes alternatives d’unité et les appels à la paix restèrent cantonnés à la marge. Le traumatisme fut profond.

7 L’État libéral et démocratique, qui s’était déployé pendant deux générations, entra en crise dans les années 1920. Les adversaires ne se contentèrent pas de pointer des dérives, le désordre, la gabegie, la corruption, le clientélisme. Avec plus d’efficience que leurs aînés, ils mirent en question les fondements de ce régime et, au premier chef, le principe selon lequel l’humain était capable de s’agréger librement à d’autres pour former cité. L’individu est une vue de l’esprit, expliquaient-ils, non l’être réel naturellement inscrit dans une communauté (« famille », « classe », « nation », « race »). Dans cette perspective, on naissait juif, hindou ou musulman comme on naissait Allemand ou ouvrier. Culturellement, on naissait aussi chrétien – même si le baptême introduisait une part volontaire de l’acte n’ayant pas d’équivalent dans la circoncision –, ou confucéen, taoïste, bouddhiste. L’ébranlement du point d’attraction libéral provoqua la constitution de modèles alternatifs. Dans ce moment de renforcement radical de l’État, celui de la Nature-race et de l’Histoire-classe, la « liberté de conscience » perdit du terrain, soumise au pouvoir régénéré de mythes mobilisateurs, comme à la force de la modernisation technique. L’homme fut engagé au service de récits initiatiques, de cultes et de dogmes d’un nouveau type16, et subordonné à des institutions de transmission et de répression.

8 Le totalitarisme nazi et ses alliés furent vaincus par une alliance des démocraties anglo- saxonnes et de l’URSS. Poussé par des forces politiques et intellectuelles appelant à rompre avec la thèse de « l’État catholique » et craignant la puissance de la force d’attraction du socialisme athée, le magistère romain reconnut, à la fin de la guerre, une aspiration particulière des peuples au régime démocratique de type libéral ; le nonce Roncalli apporta son soutien à la démarche de René Cassin17. La partition des Indes donna naissance à des États qui, en dépit de la violence de la rupture, se référa initialement à des principes libéraux. La Chine était encore représentée par un pouvoir nationaliste déchiré entre courants autoritaire et libéral et aux prises avec les forces finalement victorieuses du Parti communiste chinois. Dans le monde arabe, une poignée d’États virent leur indépendance reconnue par les puissances mandataires de l’entre-deux-guerres. La conjonction de ces faits ouvrit la porte à ce moment particulier de la possibilité d’une reconnaissance collective dans des principes qualifiés d’universels, dont celui de « liberté de conscience ».

9 Les mouvements et guerres de décolonisation sur les continents asiatique et africain, le combat pour l’extension des droits civiques aux États-Unis, la démocratisation de l’Amérique latine, l’effondrement des démocraties populaires européennes, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, donnèrent l’illusion d’un processus irréversible d’émancipation individuelle garantie par des États. L’Acte d’Helsinki18, en 1975, par

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 361

lequel plus de trente d’entre eux s’engageaient à respecter les droits de l’homme, tels qu’ils étaient définis dans la Déclaration universelle de 1948, était présenté comme l’un des jalons les plus importants sur ce chemin. Or, dès la fin des années 1960, des contre- propositions avaient été affirmées au nom de référentiels religieux. Le Pacte international sur les droits civils et politiques, adopté par l’Assemblée générale de l’ONU le 16 décembre 1966, ne comportait plus, dans son article 18, la mention de la « liberté de changer de religion »19. Le projet de constitution islamique rédigé en 1978 par un comité de savants religieux de l’Université d’al-Azhar fut ouvert à tout État qui se définissait comme « musulman ». Dans la foulée, l’Iran de Khomeyni et le Pakistan du général Zia Ul-Haqq, adoptèrent des lois fondamentales qui tournaient le dos aux principes politiques libéraux20, de même que les trois déclarations de droits de l’homme (1981, 1983, 1990) au nom de l’islam21. Après la disparition de l’URSS, la plupart des responsables politiques des Républiques post-soviétiques, à commencer par la Russie, se démarquèrent de la voie démocratique libérale22. La Chine communiste ne s’y référa jamais, tout en reconnaissant officiellement la persistance du phénomène religieux en dépit des campagnes visant à sa disparition23.

10 Des intellectuels s’interrogèrent sur la dissolution des certitudes libérales dès les années 198024. Une génération plus tard, le phénomène est davantage prononcé : Les critiques habituelles (le débat sur l’universalité, l’opposition entre droits formels et droits réels, l’approche communautariste des droits des minorités, le débat sur les « valeurs asiatiques », etc.) ne suffisent plus à rendre compte de la remise en cause développée depuis les années 2000, qui porte non pas sur tel ou tel aspect des droits de l’homme mais annonce leur « fin »25 .

11 Les juristes sont en première ligne. Certains, en contexte libéral, réclament la reconnaissance de droits différenciés collectifs au nom du respect de traditions culturelles et religieuses dites « minoritaires »26, quand d’autres se battent pour faire prévaloir des libertés individuelles, y compris la « liberté de conscience », dans des sociétés qui ne les reconnaissent pas27.

NOTES

1. DUDH, 10 décembre 1948, consultable sur internet à l’adresse www.un.org/fr/ documents/udhr/ (26 avril 2017). Article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, http://www.un.org/fr/documents/udhr/#a18 (consulté le 26 avril 2017).

2. E. DECAUX, « L’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme », dans De la France libre aux droits de l’homme. L’héritage de René Cassin, Les colloques de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme), La Documentation française, Paris 2009, p. 139-140. 3. M. A. GLENNDON, A World Made New. Eleanor Roosevelt and the Universal Declaration of Human Rights, Random House, New York-Toronto, 2002 (20011), p. 41.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 362

4. K. AZKUL, « Musâhamât Lubnân fî tashrî‘ al-Umam al-Muttahida » [La contribution du Liban aux législations des Nations Unies], Les Conférences du Cénacle 9-12 (1951), p. 216-217. 5. M.-D. LEGRAND, « Michel de L’Hospital : éléments pour une poétique de la liberté de conscience », dans H. R. GUGGISBERG, F. LESTRINGANT, J.-C. MARGOLIN (dir.), La liberté de conscience (XVIe-XVIIe siècles) , Actes du Colloque de Mulhouse et Bâle (1989), Droz, Genève 1991, p. 91. 6. Du pouvoir des souverains et de la liberté de conscience en deux discours, Amsterdam, Pierre Humbert, 1714, 2nde édition « revue & augmentée de plusieurs Notes, comme aussi du Discours de Jean Frédéric Gronovius sur la Loi Roiale & d’un Discours du Traducteur sur la Nature du Sort », p. XXXI-XXXIV. 7. T. HOBBES, Léviathan, Gallimard, Paris 2000 (16511), p. 229-230.

8. P.-H. THIRY, baron d’Holbach, Traité des trois Imposteurs. Moïse, Jésus-Christ, Mahomet, Berg International, Paris 2015 (17771), p. 21-22. 9. Extrait de la Lettre de Kant à Mendelssohn, 16 août 1783, citée dans E. KANT, Lettres sur la morale et la religion, trad. J.-L. BRUCH, Aubier-Montaigne, Paris 1969, p. 95. Reprise par D. BOUREL, « Judaïsme moderne », dans P. RAYNAUD, S. RIALS (dir.), Dictionnaire de Philosophie politique, PUF, Paris 1996, p. 306-311. 10. V. ZUBER, Le culte des droits de l’homme, Gallimard, Paris 2014 (NRF, Bibliothèque des Sciences humaines), p. 33. 11. T. J. GUNN, « The Separation of Church and State versus Religion in the Public Square. The contested history of the establishment clause », dans T. J. GUNN, J. WITTE Jr. (dir.), No Establishment of Religion. America’s Original Contribution to Religious Liberty, Oxford University Press, Oxford-New York 2012, p. 23. 12. A. HELG, Plus jamais esclaves. De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838), La Découverte, Paris 2016, 422 p. 13. B. AL-BUSTÂNÎ, Dâ’irat al-Ma’ârif, Beyrouth 1877, t. VII, p. 2-4.

14. S. DERINGIL, Conversion and Apostasy in the Late Ottoman Empire, Cambridge University Press, New York 2012, p. 97. 15. S. MEWS, « 1880-1920. Vers une société moderne », dans H. MCLEOD, S. MEWS, C. D’HAUSSY, Histoire religieuse de la Grande-Bretagne, Cerf, Paris 1997 (Histoire religieuse de l’Europe contemporaine), p. 144. 16. E. CASSIRER, Le mythe de l’État, trad. B. VERGELY, Gallimard, Paris 1993 (19461), p. 17.

17. A. PROST, J. WINTER, René Cassin, Fayard, Paris 2011, p. 401. 18. Acte final d’Helsinki, 1 er août 1975, document en ligne sur le site « Perspective Monde » de l’Université de Sherbrooke, http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/ servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1450 (consulté le 2 mars 2017). 19. M. LEVINET, Théorie générale des droits et libertés, Bruylant, Bruxelles 2010, p. 309-335 et p. 357-365. 20. O. B. JONES, Pakistan. Eye of the , Yale University Press, New Haven-Londres 2002, p. 24. 21. M. AL-MIDANI (préf. J.-F. COLLANGE), Les droits de l’homme et l’Islam. Textes des organisations arabes et islamiques, Université Marc Bloch, Association des Publications de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 363

la Faculté de Théologie protestante, Strasbourg 2003, p. 103 sqq. R. CASPAR, « Les déclarations des droits de l’homme en Islam depuis dix ans », Islamochristiana 9 (1983), p. 65-73. 22. N. GARDÈRES, « Les origines et modèles de la Constitution russe de 1993 », thèse de doctorat en Droit public, sous la direction de Michel Guillenchmidt et de Frédéric Rouvillois, Université Paris 5, 3 juillet 2013. 23. D. E. MACINNIS, Religion in China Today : Policy and Practice, Maryknoll-Orbis, New York 1989, p. 8-25 ; V. GOOSSAERT, « L’invention des “religions” en Chine moderne », dans A. CHENG (dir.), La pensée en Chine aujourd’hui, Gallimard, Paris 2007 (Folio Essais), p. 185-213. 24. C. LEFORT, « La question de la démocratie », dans ID., Essais sur le politique XIXe- XXe siècles, Seuil, Paris 1986, p. 30. 25. J.-B. JEANGÈNE VILMER, « La fin des droits de l’homme ? », Études (mars 2015), p. 23.

26. M. MALIK, « Minorities and Law : Past and Present », Current Legal Problems (2014), p. 1-32. 27. « La liberté de conscience, principe inédit dans le monde arabe », interview de Yadh Ben Achour par Isabelle Mandraud, Le Monde, 30 janv. 2014.

RÉSUMÉS

Le moment de rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) fut celui de la recherche d’un consensus inédit entre hommes et femmes, venus de divers horizons, sur le terrain de principes mettant l’être humain au cœur d’une représentation du monde. Composée d’un préambule et de trente articles, la DUDH fut adoptée, sans vote négatif et avec huit abstentions, par les membres de l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948. Son article 18 se présentait comme suit :

INDEX

Thèmes : Religions et relations internationales

AUTEUR

DOMINIQUE AVON Chargé de conférences, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Professeur à l’Université du Maine, chercheur au CERHIO, chercheur associé au GSRL

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 364

Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite La figure de ‘Alī b. Abī Ṭālib entre histoire et eschatologie (suite)

Mohammad Ali Amir-Moezzi

La double nature de ‘Alī et sa sacralité

1 Dans le corpus doctrinal shi’ite en général et dans les compilations de hadith-s en particulier, ʿAlī est présenté sous deux aspects différents et en même temps interdépendants : un personnage historique, physique, terrestre et un être spirituel, métaphysique, céleste. Nous retrouvons ici l’omniprésent couple shi’ite de ẓāhir et de bāṭin, de l’apparent et du caché, du manifeste et du secret, de l’exotérique et de l’ésotérique. Le ʿAlī terrestre, imam historique par excellence, est la manifestation, la face révélée de l’Imam céleste, entité métaphysique, souvent appelée elle aussi ʿAlī, laquelle est le lieu de manifestation des Noms et Attributs divins. Cette dernière entité théophanique, premier être créé, est parfois (mais pas toujours) associée aux entités pré-existentielles, aux personnes célestes d’autres figures saintes que le shi’isme qualifie d’Impeccables (maʿṣūm), à savoir Muḥammad, Fātima, al-Ḥasan et al-Ḥusayn ou encore l’ensemble des imams. À l’aube de la création sensible, elle est placée, sous forme de lumière, dans Adam pour être transmise, de génération en génération, aux Amis ou Alliés de Dieu (walī, pl. awliyā’), prophètes, imams, saints et saintes de l’Histoire, pour atteindre son objectif ultime c’est-à-dire le ʿAlī historique. Cette « lumière » de l’alliance divine, faisant de son porteur un homme (ou une femme) de Dieu, réceptacle et transmetteur des enseignements divins, est désignée, avec parfois des nuances, par plusieurs termes techniques dans des contextes théologiques, prophétologiques et imamologiques : walāya (terme difficilement traduisible par un seul mot), waṣiyya (legs, héritage), nūr (lumière), amr (autre mot difficilement traduisible : ordre, chose, affaire…), amr ilāhī (amr divin), juz’ ilāhī (parcelle divine), ou encore par les combinaisons de ces derniers (nūr al-walāya, nūr al-waṣiyya, waṣiyya walawiyya, amr al-walāya/al-waṣiyya…), etc. Il est vrai que, comme on vient de le dire, dans les traditions concernant cette entité, sa création, sa fonction et sa transmission,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 365

les autres membres de l’ensemble des Impeccables, et notamment Muḥammad, accompagnent parfois ʿAlī, mais une prise en compte de l’ensemble du corpus montre clairement que ce dernier constitue de manière évidente le pôle autour duquel gravite la doctrine de la double nature de l’homme divin, et ce d’autant plus que ʿAlī est aussi un des plus importants Noms de Dieu. Dans ce contexte, « la walāya de ʿAlī » désigne un élément doctrinal d’une richesse exceptionnelle : la sacralité de ʿAlī en tant qu’être théophanique, le symbole de l’Alliance avec Dieu (quasiment dans le sens biblique du terme), l’amour du ʿAlī métaphysique grâce à l’amour et la fidélité à l’égard de sa manifestation terrestre, à savoir le ʿAlī historique, le pouvoir spirituel et temporel de ce dernier, la fraternité créée entre les membres de la communauté shi’ite grâce à leur fidélité commune à ʿAlī, enfin la force, la lumière, la parcelle divine qui sacralise l’homme et dont le premier imam est l’exemplum suprême. D’où la centralité de la notion et de la personne qui la symbolise chez les Shi’ites qui, de ce fait, se désignent souvent eux-mêmes comme des ahl al-walāya (le Gens de la walāya) ou encore les ʿAlawīyūn (les Fidèles de ʿAlī).

2 ʿAlī devient ainsi le symbole religieux, l’horizon spirituel d’un secret initiatique, d’un itinéraire spirituel à double face : l’humanisation du divin et la déification de l’humain. La doctrine de la walāya / waṣiyya / amr constitue le noyau de la foi shi’ite, la dimension cachée, ésotérique (bāṭin) enveloppée dans la religion exotérique (ẓāhir) portée par la prophétie (nubuwwa) laquelle est symbolisée par la figure de Muḥammad. D’où l’adage shi’ite, répété à l’envi par toutes sortes de sources : al-walāya bātin al-nubuwwa (la walāya est l’ésotérique de la prophétie). Le ʿAlī historique est le gardien de ce secret dont le contenu ultime est le ʿAlī métaphysique. Ainsi l’Imam est en même temps le sujet et l’objet de l’exégèse de l’Écriture.

3 Après ces lignes introductives, les traditions que nous allons examiner deviendront plus claires : Lorsque Dieu le Très-Haut créa les cieux et la terre, aurait dit le Prophète, Il les appela et ils répondirent, puis il leur présenta ma nubuwwa et la walāya de ‘Alī b. Abī Ṭālib [respectivement, aspects exotérique et ésotérique de la religion en tant que Message divin] et ils les acceptèrent. Puis Dieu créa les créatures et confia à nous deux l’affaire de [leur] religion (amr al-dīn). C’est ainsi que l’heureux est heureux par nous et le malheureux, malheureux par nous. Nous sommes ceux qui rendons licite ce qui est licite pour eux et illicite ce qui est illicite pour eux. 4 La walāya de ʿAlī imprègne toute l’histoire de l’humanité et en constitue la substance spirituelle puisqu’elle se trouve au coeur de toutes les Révélations et toutes les missions prophétiques. Al-Ṣaffār al-Qummī (m. 290/902-3), important traditionniste du shi’isme ancien pré-buwayhide, a consacré plusieurs chapitres de la seconde section de son grand livre Baṣā’ir al-darajāt à ces questions. Selon de nombreuses traditions, remontant principalement aux cinquième et sixième imams, Muḥammad al-Bāqir et Ja‘far al-Ṣādiq, le Pacte prétemporel (al-mīthāq), conclu entre Dieu et les créatures à l’aube de la création et auquel le Coran 7 : 172 est censé faire allusion, concerne surtout la walāya. D’autres hadith-s précisent que seuls les « élites » de la création prêtèrent serment de fidélité à l’égard de la walāya de ‘Alī, à savoir : les Rapprochés (al-muqarrabūn) parmi les anges, les Envoyés (al-mursalūn) parmi les prophètes et les Éprouvés (al-mumtaḥanūn) parmi les croyants. Selon une tradition prophétique, dans le Monde pré-existentiel des Ombres (‘ālam al-aẓilla), le statut des prophètes ne fut parachevé que lorsqu’ils reconnurent la walāya. De même le Pacte accordé à Adam, dont parle le Coran 20 : 115,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 366

concerne la walāya. Celle-ci constitue la raison essentielle de toute mission prophétique : Aucun prophète ni aucun envoyé n’a été missionné, si ce n’est par (ou « pour ») notre walāya. Notre walāya est la walāya de Dieu. Tout prophète n’a été envoyé (par Dieu) que pour/par elle. La walāya de ‘Alī est inscrite dans tous le livres des prophètes ; tout envoyé n’a été missionné que pour proclamer la prophétie de Muḥammad et la walāya de ‘Alī.

5 Le Coran, dans sa « version intégrale originelle », aurait mentionné clairement le fait (les passages en plus par rapport à la version officielle du Coran sont en italique) : Coran 42 (al-Shūrā) / 13 : « Il a établi pour vous ô Famille de Muḥammad, en fait de religion, ce qu’Il avait prescrit à Noé, et ce que Nous te révélons ô Muḥammad, et ce que Nous avions prescrit à Abraham, à Moïse et à Jésus : “Établissez la religion de la Famille de Muḥammad (i. e. la religion de la walāya), ne vous divisez pas à son sujet et soyez unis. Combien paraît difficile aux associationnistes, ceux qui associent à la walāya de ‘Alī (i. e., d’autres walāya-s) ; ce vers quoi tu les appelles concernant la walāya de ‘Alī. Certes Dieu guide, ô Muḥammad, vers cette religion celui qui se repent, celui qui accepte ton appel vers la walāya de ‘Alī” (au lieu de : “Dieu choisit et appelle à cette religion qui Il veut ; Il guide vers elle celui qui se repent”) ».

6 Si Adam fut chassé du paradis, c’est parce qu’il avait oublié la walāya. Si le prophète Jonas fut enfermé dans le ventre de la baleine, c’est parce que, pendant un moment, il avait refusé fidélité à la walāya. Si certains israélites furent métamorphosés en poisson ou en lézard, c’est qu’ils avaient négligé la walāya. C’est que sans la walāya, point de religion. Sans un Dieu révélé dans un de Ses Amis ou sans l’homme divin manifestant le Mystère ultime dans sa personne et ses enseignements, la foi n’a pas de sens. Sans l’esprit, la lettre est morte, n’est que coquille vide, dépouille sans vie. Il est donc tout à fait normal que l’islam, la religion ultime du plus parfait des prophètes, soit encore plus que d’autres centré sur la walāya ; plus, si Muḥammad est Muḥammad, c’est qu’il a été initié, encore plus que d’autres prophètes, en particulier pendant ses ascensions célestes, aux mystères de la walāya de l’Imam, de l’Homme-Dieu symbolisé par le ‘Alī cosmique : « ‘Alī est un Signe de Dieu (āya – au même titre qu’un verset du Coran) pour Muḥammad. Celui-ci n’a fait qu’appeler (les gens) à la walāya de ‘Alī ».

7 Commentant le Coran 94 (al-Sharḥ) / 1, sur la vocation prophétique de Muḥammad, « N’avons-Nous pas ouvert pour toi (ô Muḥammad), ta poitrine ? », l’imam Ja‘far est dit avoir proclamé : « Dieu lui a ouvert la poitrine à la walāya de ‘Alī ». L’ange Gabriel vint à moi, aurait dit le Prophète, et me dit : ‘Muḥammad ! Ton Seigneur t’ordonne l’amour (ḥubb) et la walāya de ‘Alī. Le Prophète fut cent vingt fois élevé au ciel ; pas une seule fois ne se passa sans que Dieu lui eût confié la walāya de ‘Alī et des imams (qui viennent) après celui-ci bien plus que ce qu’Il lui recommanda au sujet des devoirs canoniques. La walāya de ʿAlī auprès du Prophète n’a rien de terrestre, elle vient du ciel, de la Bouche même de Dieu (mushāfahatan ; i. e. message reçu oralement par Muḥammad lors de ses ascensions célestes). 8 Dans une déclaration solennelle attribuée au Prophète, celui-ci fait l’éloge de ʿAlī dans des termes qui sont autant d’allusions claires à la double nature, humaine et divine, de ce dernier : […] Voici le Guide le plus resplendissant, la Lance de Dieu la plus longue, Le Seuil de Dieu le plus large ; que celui qui cherche Dieu rentre par ce Seuil […] Sans ‘Alī, le vrai ne serait pas distingué du faux, ni le croyant de l’incroyant ; sans ‘Alī, Dieu

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 367

n’aurait pas pu être adoré […] Aucun Rideau ne lui cache Dieu, nul Voile entre Dieu et lui. Non ! ‘Alī lui-même est Rideau et Voile […] 9 Dans d’autres traditions remontant à ʿAlī lui-même, notamment dans un certain nombre de prônes censés avoir été prononcés à la mosquée de sa capitale Kūfa, l’identité du locuteur bascule, d’une phrase à l’autre, entre sa personne humaine et sa Face divine. Le premier imam semble y annoncer hardiment son identité avec l’Imam cosmique, l’être théophanique qui révèle en sa personne les Noms et Attributs de Dieu : Du haut de la chaire de la mosquée de Kūfa, ‘Alī, Commandeur des initiés, déclara : Par Dieu, je suis le Rétributeur (dayyān) des hommes le Jour de la Rétribution ; je suis celui qui partage entre le Jardin et le Feu, n’y entre personne si ce n’est par mon partage ; je suis le Juge Suprême (entre le bien et le mal ; al-fārūq al-akbar) […] Je détiens la Parole tranchante (faṣl al-khiṭāb) ; je détiens la Vue pénétrante de la Voie du Livre […] Je possède la science des heurs et des malheurs et la science des jugements ; je suis le Parachèvement de la Religion ; je suis le Bienfait de Dieu pour Ses créatures […] Je suis l’Abeille-reine (ya‘sūb) des initiés ; je suis le Premier parmi les Anciens ; je suis le successeur de l’Envoyé du Seigneur des mondes ; je suis le Juge du Jardin et du Feu […]

10 Au sujet des versets « Sur quoi ils s’interrogent mutuellement ? / Sur l’Annonce solennelle / Objet de leur différend » (Coran 78 : 1-3), ‘Alī est dit avoir déclaré à ses adeptes : Par Dieu, je suis l’Annonce solennelle […] Dieu n’a pas d’Annonce plus solennelle ni de Signe plus grandiose que moi.

11 Dans le prône qui suit, les Noms de Dieu mentionnés dans le Coran sont en italique : […] Je suis le Secret des secrets […] Je suis la Face de Dieu ; je suis l’Œil de Dieu ; je suis la Main de Dieu ; je suis la Langue de Dieu […] Je suis les-Plus-Beaux-Noms par lesquels on invoque Dieu […] Je suis le seigneur de la prééternité primordiale […] Je suis le maître de l’herméneutique [du Coran] ; je suis le commentateur de l’Évangile ; je suis le savant de la Torah […] Je suis Le Premier (al-awwal) ; je suis Le Dernier (al-ākhir) ; je suis Le Manifeste (al-ẓāhir) ; je suis Le Caché (al-bāṭin) […] Je suis Le Créateur (al-khāliq) ; je suis le Créé ; je suis Celui qui donne (al-muʿṭī) ; je suis Celui qui prend (al-qābiḍ) […] Je suis Le Compatissant (al-raḥmān) ; je suis Le Miséricordieux (al- raḥīm) […] Je suis le Lion [du clan] des Banū Ghālib ; je suis ʿAlī b. Abī Ṭālib. 12 C’est dans ce contexte doctrinal que ʿAlī (et à sa suite, les imams de sa descendance) est décrit, dans les ouvrages shi’ites, par des expressions coraniques telles que « le Signe suprême » (al-āyat al-kubrā ), « l’Anse la plus solide » (al-ʿurwat al-wuthqā ), « l’auguste Symbole » (al-mathal al-aʿlā) ou encore des titres tels que « la Preuve de Dieu » (ḥujjat allāh), « la Voie de Dieu » (ṣirāṭ allāh), « le Vicaire de Dieu » (khalīfat allāh), « le Seuil de Dieu » (bāb allāh), etc.

Racines, prolongements et interrogations sur les origines : ‘Alī et le Christ

13 Les deux natures de ʿAlī seront très tôt désignées par les termes de nāsūt (nature humaine) et de lāhūt (nature divine), mots d’origine syriaque que les textes chrétiens arabes utilisent pour la double nature du Christ. Et pour cause : les principales doctrines de l’imamologie shi’ite, indissolublement liées à sa théologie et à sa prophétologie, semblent être héritières des spéculations christologiques de différents courants chrétiens et judéo-chrétiens néoplatonisants de l’Antiquité tardive ou issus de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 368

ces derniers, plus particulièrement divers mouvements gnostiques et le manichéisme. L’Imam métaphysique cosmique, être préexistant manifestant le Verbe lumineux de Dieu et archétype céleste de l’imam terrestre, semble plonger ses racines dans les commentaires de l’Évangile de Jean. On pense notamment aux exégèses de ceux qu’on appelle « les théologiens du Logos », Philon d’Alexandrie, Justin, Origène, Arius, etc. Le statut de ʿAlī, simultanément Imam céleste et terrestre, intermédiaire ontologique entre le divin et l’humain, présente plus d’une analogie avec certains dogmes christologiques depuis Paul (par exemple Col 1, 15 ou 2, 9) jusqu’au Commentaire sur Jean d’Origène, la Thalie d’Arius, les spéculations sur le Christ de Nestorius ainsi que les doctrines christologiques et gnoséologiques de Mani, de Bardesane d’Édesse ou encore de Marcion. Il est intéressant de noter que ces mouvements étaient présents dans l’Irak sassanide, et en particulier dans la cité de Ḥīra, quelques siècles avant et quelques siècles après l’avènement de l’islam. Or, l’Irak est la terre natale du shi’isme, surtout la ville de Kūfa, construite à proximité de Ḥīra. Est-ce la raison du transfert aussi rapide qu’énigmatique de la capitale de Médine à Kūfa sous le califat de ʿAlī ? Le concept de walāya ʿAlī, et son véhicule « la lumière de la walāya / waṣiyya », ainsi que son « voyage » à travers les générations pour atteindre les Alliés de Dieu rappellent, parfois dans le détail, certaines doctrines judéo-chrétiennes et chrétiennes sur l’Esprit Saint, le Paraclet, le Vrai Prophète ou la christologie angélomorphe, telles qu’on les rencontre par exemple chez les Manichéens, les Montanistes ou les Monarchianistes.

14 Ainsi, la figure de ʿAlī b. Abī Ṭālib se trouve à la croisée de ces doctrines spirituelles et en constitue l’épicentre. C’est grâce à sa double nature que ʿAlī constitue le pivot de la spiritualité de différents domaines et groupes islamiques, en tant qu’être théophanique et en même temps guide initiateur par excellence : la religiosité shi’ite (toutes tendances confondues) en particulier dans son chapitre imamologique, la mystique et le soufisme aussi bien shi’ites que sunnites, les sciences occultes, la futuwwa, la littérature et l’art religieux shi’ite, la dévotion et les pratiques des mouvements comme les Nuṣayri-Alaouites de la Syrie, les Ḥurūfiyya, les Nuqṭawiyya, les Bābā’ī, les Bektāshis et les Alévis turcs, les Mushaʿshaʿiyya, les Ahl-e Ḥaqq / Yārersān kurdes… Pour un très grand nombre de fidèles shi’ites, dans la grande diversité de leurs doctrines et pratiques, ʿAlī, véritable manifestation de Dieu, est supérieur non seulement aux autres imams, mais également au prophète Muḥammad. C’est par exemple le cas de nombreuses sectes alides des premiers siècles de l’islam (les Saba’iyya/Kaysāniyya, les ʿAyniyya parmi les Mukhammisa, les Nuṣayriyya Isḥāqiyya…), certains Ismaéliens avec leur doctrine de ʿAlī comme asās, supérieur à l’imām et au prophète/nāṭiq, plaçant ainsi la walāya comme source de la mission prophétique, des Druzes jusqu’aux ordres mystiques actuels, les Shaykhiyya ainsi que les confréries soufies shi’ites (Dhahabiyya, Niʿmatullāhiyya, Khāksāriyya et d’autres), pour qui le Prophète lui-même avait appelé ses fidèles à la walāya de ʿAlī, prouvant ainsi la supériorité de l’ésotérique, de l’esprit, du bāṭin dont ʿAlī est symbole et porte-parole, sur l’exotérique, la lettre, le ẓāhir dont il était lui-même le messager. Pour ces fidèles, ʿAlī, Sceau de la walāya universelle, accompagnant secrètement tous les Envoyés antérieurs et manifestement le prophète Muḥammad, est le lieu de manifestation du Nom Suprême de Dieu (ism allāh al-aʿẓam/al- akbar).

15 Les hérésiographes sunnites, mais aussi les auteurs shi’ites se réclamant de la tradition rationaliste post-buwayhide, ont taxé ces doctrines d’exagération (ghuluww) et ceux qui les professent d’extrémistes (ghālin, pl. ghulāt). L’accusation est bien entendu d’ordre

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 369

idéologique, mais elle ne résiste pas à l’examen critique historique. Nous savons que ces notions imamologiques sont toutes omniprésentes dans le corpus des traditions shi’ites dit « modéré » et considéré comme authentique.

16 Nous avons terminé l’année avec quelques interrogations, suppositions et hypothèses. Le shi’isme est la religion de l’Imam comme le christianisme est la religion du Christ ; de même, la doctrine shi’ite de l’Imam, l’imamologie, déterminant foncièrement la théologie et la prophétologie, est entièrement centrée sur la figure de ʿAlī. Autrement dit, depuis un millénaire et demi, le shi’isme est la religion de ʿAlī, homme divin et guide suprême. Cette figure et les doctrines qui s’y rapportent possèdent donc une très grande puissance spirituelle, entraînant des pans entiers, certes minoritaires, mais très largement représentatifs, de la communauté des fidèles, et ce dès les tout premiers temps de l’islam jusqu’à nos jours. Or, il est difficilement envisageable qu’une telle religion, une telle dévotion à l’égard d’une personne, soit née du néant ou soit uniquement fondée sur une question de succession, fût-ce celle d’un prophète.

17 À ce stade du raisonnement, plusieurs interrogations légitimes surgissent si l’on prend en compte quelques prémisses. Dans de très nombreuses traditions shi’ites (nous en avons vu quelques-unes), le prophète Muḥammad déclare que l’objectif ultime de sa mission est la déclaration de la sacralité de la personne de ʿAlī, c’est-à-dire appeler les fidèles à suivre la personne et les enseignements de ce dernier. Par ailleurs, tel qu’il apparaît dans d’innombrables passages coraniques, le message de Muḥammad est présenté comme étant le prolongement et le parachèvement des religions monothéistes antérieures, en l’occurrence le judaïsme et le christianisme. Enfin, si l’on prenait au sérieux, comme elle le mérite amplement, la vieille thèse injustement négligée de Paul Casanova, Muḥammad serait venu annoncer la Fin des temps ; ce qui est clairement attesté par plusieurs dizaines de courtes sourates finales du Coran, dites à juste titre « eschatologiques », par un des titres du Prophète attesté par quelques-unes parmi les plus anciennes sources, à savoir nabī ou rasūl al-malḥama (« le prophète / le messager des calamités de la Fin des temps ») et par de nombreuses traditions. On pourrait alors émettre l’hypothèse suivante : Muḥammad serait venu pour annoncer la Fin du monde ; appartenant à la tradition religieuse biblique, il ne pouvait pas rester silencieux sur la figure centrale de l’eschatologie biblique à savoir le Sauveur, le Paraclet et/ou le Messie, le Christ Oint (al-masīḥ) ; il aurait présenté ʿAlī comme étant ce Messie de la Fin des temps. D’où les nombreuses mentions explicites, dans le Coran originel, de ʿAlī en tant que Sauveur et la suppression de ces mentions par les adversaires de ce dernier dans la version officielle, mais falsifiée du Coran. C’est du moins ce qu’auraient professé les premiers Alides.

18 Cette hypothèse, à première vue saugrenue, paraît pourtant trouver de nombreuses attestations textuelles dans les sources shi’ites anciennes de toutes tendances ou dans les écrits hérésiographiques sunnites. Il y a quelque chose en toi qui ressemble à Jésus fils de Marie, aurait dit Muḥammad à ʿAlī ; si je ne craignais pas que certains groupes de ma communauté ne disent ce qu’ont dit les chrétiens au sujet de Jésus, je révélerais quelque chose à ton sujet qui aurait fait que les gens ramasseraient la poussière de tes pas afin d’en recevoir la bénédiction. 19 Dans plusieurs de ses prônes, ʿAlī se déclare l’Oint/le Christ, al-masīḥ, le mahdī (le Bien- Guidé) ou le qā’im (le Résurrecteur), le Messie de la Fin des temps identifié par beaucoup à Jésus : « […] Je suis Jésus […] Je suis le mahdī de tous les instants, je suis le Jésus de ce temps […] je suis le grand fārūq […] ». Selon les hérésiographes, les Alides

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 370

Saba’iyya du Ier/VIIe s. refusaient de croire en la mort de ʿAlī. Ils prétendaient qu’à l’instar de Jésus, il était monté au ciel pour revenir sur terre à la Fin des temps en tant que mahdī/qā’im, pour se venger de ses ennemis et remplir la terre de sagesse et de justice. Dans le verset 13 : 7, Dieu parle de deux personnages religieux importants : « […] Tu n’es qu’un Avertisseur (mundhir) et chaque peuple a un Guide (hādin) ». L’exégèse shi’ite soutient unanimement que le premier désigne Muḥammad et le second ʿAlī. Outre le fait que « le Guide » est supérieur à « l’Avertisseur » dans l’économie religieuse, on sait qu’al-hādī est également un des nombreux titres d’al- Mahdī, le Sauveur (les deux termes appartiennent évidemment à la même racine HDY). Peut-on penser alors que, pour certains Alides des premiers temps, Muḥammad était le Paraclet annonçant l’avènement de ʿAlī, le Messie ? Al-Ablaq, un des chefs de la secte des Shi’ites pro-abbassides Rāwandīya vers la fin de l’époque omeyyade et le début de l’ère abbasside, et partisan de la doctrine de la métemphotose (tanāsukh), soutenait que l’esprit de Jésus était installé en ʿAlī. Dans une tradition rapportée par le savant ismaélien Jaʿfar b. Manṣūr al-Yaman (m. avant 346/957), ʿAlī est dit avoir déclaré : « Hommes ! Je suis le Christ (al-masīḥ), je guéris les aveugles et les lépreux […] Je suis lui et il est moi ; Jésus, fils de Marie, fait partie de moi et moi, je fais partie de lui. Il est le Verbe suprême de Dieu (kalimat allāh al-kubrā) ». Et les exemples de ce genre sont nombreux. Ce qui tend à montrer que pour une bonne partie des Shi’ites (dont la plupart seront qualifiés d’« extrémistes » plus tard), ʿAlī était considéré comme étant le qā’im, le Sauveur eschatologique, une nouvelle manifestation de Jésus.

20 Comme dans d’autres traditions religieuses annonçant la Fin du monde, les problèmes surgissent lorsque cette échéance n’arrive pas ; lorsque le prophète « avertisseur » et le Messie annoncé meurent et que le monde n’atteint pas son terme. L’histoire est alors à récrire, la Tradition à réinterpréter, les textes à infléchir. Si l’on se fonde sur la supposition qui vient d’être exposée, on a l’impression que plus on progresse dans le temps, plus la figure de ʿAlī perd sa dimension divino-messianique (l’assimilant à Jésus- Christ) au profit de la figure du seul successeur légitime du Prophète aux dimensions théophanique, initiatique et mystique transmissibles à ses descendants, les autres imams alides. Autrement dit, si l’on prend en compte notre hypothèse, contrairement à ce que pensent habituellement la plupart des historiens et des islamologues, les traditions shi’ites les plus radicales sur les natures divine, christique et messianique de ʿAlī seraient les plus anciennes, évoluant plus tard dans le sens d’une certaine atténuation. Le premier imam va perdre sa connexion étroite avec Jésus et sa dimension christique messianique, mais les vestiges de cet immense poids religieux vont nourrir son statut hautement divin qui le singularise si fortement dans la spiritualité musulmane en général et shi’ite en particulier.

21 Dans le sunnisme, l’évolution de la figure de ʿAlī est totalement différente. La période omeyyade, mises à part quelques courtes parenthèses, semble marquée par une détestation revendiquée, illustrée par des malédictions publiques de ʿAlī et ses descendants, sur ordre du pouvoir. Parallèlement, certains autres « Compagnons » du Prophète auraient été hissés au rang d’hommes divins, très probablement pour neutraliser l’image shi’ite de ʿAlī ; cela semble particulièrement notable dans le cas de ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, adversaire historique de ʿAlī et sanctifié grâce à son image de champion des conquêtes arabes. L’arrivée des Abbassides, d’abord eux-mêmes shi’ites, marqua le terme du culte de la haine de ʿAlī mais, en se « sunnitisant » par pragmatisme politique, le nouveau pouvoir va banaliser et récupérer ce dernier en le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 371

plaçant au même rang que les trois autres « califes bien guidés » et d’autres « Compagnons » désormais canonisés du Prophète.

22 L’année prochaine, nous continuerons l’étude de la figure de ‘Alī comme le Messie de la Fin des temps.

RÉSUMÉS

I. La double nature de ‘Alī et sa sacralité. – II. Racines, prolongements et interrogations sur les origines : ‘Alī et le Christ.

INDEX

Thèmes : Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite

AUTEUR

MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 372

Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’

Godefroid de Callataÿ

1 Sur quatre séances, nous avons cherché à explorer le fameux corpus encyclopédique des Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ ( Épîtres des Frères de la Pureté) et à situer son rôle dans l’histoire des sciences et des idées au Moyen Âge. Les séances ont été articulées comme suit :

Séance 1 : Présentation générale des Rasā’il Ikhwān al- Ṣafā’

Il s’est agi de faire le point sur les derniers acquis de la recherche concernant la paternité et l’époque de composition de ce corpus, ainsi que sur la question des affinités doctrinales de ses auteurs. Les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ peuvent être définies comme une encyclopédie médiévale, idéologiquement marquée, ayant largement circulé et posant aujourd’hui encore de sérieux problèmes de paternité et de chronologie1. Comme sans doute aucune autre œuvre de la littérature arabe médiévale, en tout cas pour ce qui est de l’époque antérieure aux Mamlūks, le corpus des épîtres répond à tous les critères habituellement reconnus pour définir le caractère encyclopédique d’une œuvre : ampleur, ordonnancement du savoir, diversité des sources, volonté didactique. Le choix fait par les auteurs d’écrire sous un pseudonyme, de s’adresser à un lecteur fictif et de discourir généralement par allusions sont autant d’indices du marquage idéologique prononcé de l’œuvre. Le recours aux sources est extrêmement éclectique2, l’œuvre se révélant influencée par une multitude de courants doctrinaux : pythagorisme, néo-platonisme, shī‘isme (principalement mais non exclusivement d’obédience ismā‘īlienne), soufisme, hermétisme, occultisme. En dépit – ou peut-être à cause – de son caractère hétérodoxe, le corpus a abondamment circulé à travers les lieux et les époques, et le nombre important de manuscrits conservés – plus d’une centaine, selon une estimation récente3 – démontre que cette circulation ne s’est en rien limitée à la seule sphère ismā‘īlienne. La paternité et les affinités doctrinales de ses auteurs restent aujourd’hui des points controversés4, même si des avancées significatives ont été réalisées au cours de ces dernières années en ce qui concerne la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 373

chronologie de rédaction des Rasā’il et de leur introduction dans l’Andalus. L’« internal evidence » étant pratiquement inexistante pour répondre à ces questions, le chercheur en est toujours réduit à évaluer la pertinence de témoignages externes anciens (sources ismā‘īliennes ṭayyibites, sources shī‘ites duodécimaines tardives, jugements sévères de représentants de l’orthodoxie sunnite comme Ghazālī ou Ibn Taymiyya, témoignages d’humanistes ou d’historiens tels que Tawḥīdī ou de Ṣā‘id al-Andalusī), lesquels sont tous plus ou moins sujets à caution.

2 En surestimant considérablement l’importance des deux derniers auteurs cités5, la recherche moderne a tout au long du XXe siècle privilégié l’hypothèse selon laquelle la rédaction du corpus aurait eu lieu dans la seconde moitié du Xe siècle et son introduction dans l’Andalus au XIe siècle, via le célèbre mathématicien et astronome Maslama al-Majrīṭī ou son élève Kirmānī. En identifiant Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī, traditionniste ésotérisant de l’Andalus mort en 964, comme l’auteur des traités occultes Rutbat al-ḥakīm et Ghāyat al-ḥakīm / Picatrix – deux traités fortement influencés par les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’, mais que la tradition médiévale avait à tort attribués à Maslama al-Majrīṭī –, un article pionnier de Maribel Fierro paru en 1996 a eu pour effet d’induire par ricochet une révision importante de la chronologie de rédaction et de diffusion des Rasā’il6. Il paraît être généralement admis aujourd’hui que la rédaction du corpus a débuté au début du Xe siècle, voire même au IXe siècle, qu’elle s’est effectuée par stratification, éventuellement sur plusieurs générations7, et que Maslama b. Qāsim al- Qurṭubī fut responsable de l’introduction du corpus dans l’Andalus8. En outre, il semble indéniable que le philosophe mystique Ibn Masarra, mort en 931 et généralement considéré comme le premier penseur original de l’Andalus, fut lui aussi influencé par les Ikhwān, et ce dès avant la première circulation dans l’Andalus. C’est en tout cas ce que qu’on est en droit d’inférer de l’analyse comparative de la Risālat al-i‘tibār et des Rasā’il9. En l’état actuel de nos connaissances, l’hypothèse la plus probable pour expliquer cela est qu’Ibn Masarra pris connaissance du corpus lors de son voyage en Orient.

3 Signe évident du regain d’intérêt pour la pensée des Ikhwān al-Ṣafā’, un projet international de grande ampleur s’est mis en place il y a dix ans visant à la publication de la première édition critique, avec traduction anglaise commentée, de l’ensemble des 51 ou 52 épîtres constituant le corpus. Ce projet est coordonné par Nader El-Bizri et publié par Oxford University Press en association avec l’Institute of Ismaili Studies de Londres10. L’édition critique est effectuée sur la base d’une quinzaine de manuscrits date de 1182, soit environ trois siècles – (ع) dont le plus ancien – Atif Efendi, Ms. 1681 après l’époque supposée de rédaction des épîtres. À l’heure actuelle, environ un tiers du corpus a été publié11. L’étude menée par les différents experts participant à ce projet a déjà pu déboucher sur plusieurs résultats importants confirmant que la tradition manuscrite est d’une complexité sensiblement plus grande que ce qu’on avait imaginé jusqu’ici sur la base des trois éditions non-critiques (Bombay, Le Caire, Beyrouth) qui ont précédé le projet actuel12. Il est aujourd’hui établi, par exemple, qu’il existe au moins deux versions de l’épître 32 (« Sur les Principes Intellectuels selon les Pythagoriciens »)13. De même, il existe deux versions différentes, et mutuellement exclusives, de l’épître 52 (« Sur la magie »), qui conclut le corpus14.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 374

Séance 2 : Une lecture néoplatonicienne et shī‘ite du Coran

Dans l’épître 7 (« Sur les Arts scientifiques »), les Ikhwān proposent une classification des sciences en trois grands groupes15. À un niveau inférieur se situent les « sciences propédeutiques », regroupant un certain nombre de disciplines éducatives comme l’écriture, le calcul, l’artisanat ou l’histoire, dont l’intérêt se limite aux besoins de l’homme dans la vie ici-bas. Au niveau supérieur, et comme en vis-à-vis, se trouvent les deux autres groupes, selon la bipolarité classique des divisions du savoir en Islam16 : d’un côté, les « sciences religieuses et conventionnelles », autrement dit les sciences considérées comme étant directement issues du message de la révélation ; de l’autre côté, les « sciences proprement philosophiques », elles-mêmes regroupées en quatre grandes sections : « sciences mathématiques », « sciences logiques », « sciences naturelles » et « sciences divines ». Avec son découpage en quatre grandes sections (« sciences mathématiques », « sciences du corps et de la nature », « sciences de l’âme et de l’intellect », « sciences nomiques, divines et légales »), le corpus d’épîtres tel qu’il nous est parvenu dans la tradition manuscrite reproduit formellement plus ou moins cette division des sciences philosophiques. Il est bien évident pourtant que, sur le plan du contenu, les sciences conventionnelles s’y trouvent déjà incorporées et fusionnées de manière inextricable avec le savoir rationnel hérité des anciens. En fait, l’ordonnancement des Rasā’il paraît avoir été conçu sous la forme d’une remontée épistémologique (de l’homme au principe divin) faisant pendant à la descente ontologique (du principe divin à l’homme) telle qu’élaborée par les auteurs à partir de la théorie néo-platonicienne de l’émanation17.

4 Comme l’a écrit Ian R. Netton, « The corpus of the Rasā’il is saturated with the Qur’ān like a sponge and innumerable quotations bear witness to the Ikhwān’s deep familiarity with the basic scriptural text of orthodox Islam »18. En fait, les Rasā’il incluent au total plus de 900 versets coraniques (soit environ 1/7 du livre saint de l’Islam), ce qui est beaucoup pour une œuvre dont on a si souvent souligné le caractère hétérodoxe. Les versets sont cités généralement sans indication de leur sourate et ils ne sont que rarement commentés ou explicités. Parfois, l’autorité du Coran n’est invoquée que parmi toute une série d’autres sources (par exemple : Ptolémée, Hermès Trismégiste, la « Théologie » d’Aristote, le Nouveau Testament, des ḥadīth-s, ou même des vers arabes ou persans) auxquelles les Ikhwān semblent accorder pratiquement la même valeur. On trouve dans les Rasā’il de nombreux exemples d’interprétation coranique qui vont dans le sens d’un rejet très assumé de toute forme d’anthropomorphisme. Tout au long du corpus, les Ikhwān s’autorisent à interpréter le Coran de manière assez libre et laissent clairement entendre, à travers l’usage qu’ils font de formules coraniques comme rāsikhūn fī-l-‘ilm (« Ceux qui sont fermement versés dans la science ») ou awliyā’ allāh (« les Amis de Dieu »), qu’ils se considèrent eux-mêmes au nombre des initiés capables de saisir le sens ésotérique (bāṭin) de la révélation et investis de la mission de le transmettre à leurs partisans19.

5 De cette lecture très particulière, l’épître 38 (« Sur la Résurrection ») offre un cas des plus emblématiques, avec la narration édifiante que les Ikhwān élaborent à leur façon sur la base du récit coranique des Dormants de la Caverne de la Sourate 18. L’histoire contée par les Ikhwān est celle d’un roi (entendons Dieu) et de ses sept enfants (les sept prophètes, selon l’ordre suivant : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muḥammad, et le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 375

‘Qā’im de la Résurrection’) nés l’un après l’autre au cours des sept jours d’une semaine (les sept millénaires formant ensemble un cycle de 7 000 ans). Dans le récit ikhwānien, chacun des sept fils est mis en relation avec une planète qui lui est spécifique (Adam avec le Soleil ; Noé avec Saturne ; Abraham avec Jupiter ; Moïse avec Mars ; Jésus avec Vénus ; Muḥammad avec Mercure ; le Qā‘im avec la Lune). Les six premiers fils reçoivent une partie du royaume paternel (les diverses religions prophétiques), mais aucun ne parvient à être obéi suffisamment par son peuple (les différentes communautés de croyants), en sorte que chacun d’eux se voit contraint d’être patient et s’endort dans la Caverne ‘jusqu’au vendredi’ (le millénaire inauguré par le septième prophète, le Qā’im de la résurrection). Le rapprochement d’une telle allégorie avec les cycles prophétiques figurant dans la cosmologie ismā‘īlienne est évident. Le développement que les Ikhwān réservent au sixième millénaire est aussi très particulier dans la mesure où il contient diverses allusions voilées à l’histoire des premiers temps de l’Islam qui ne peuvent avoir été conçues de cette manière que par des penseurs shī‘ites20.

6 L’épître 22 (« Sur les Animaux ») se distingue du reste des Rasā’il du fait qu’elle renferme le fameux procès des animaux et des hommes devant le roi des Jinns, une fable philosophique proposant divers niveaux de lecture et qui oriente elle aussi, à de multiples reprises, le donné coranique dans un sens bien spécifique21. Ainsi en va-t-il par exemple du développement relatif aux abeilles et, en particulier, à « Ya‘sūb, prince des abeilles », dont les Ikhwān font à la fois le roi et le délégué représentant les insectes lors du procès. Dans son plaidoyer, Ya‘sūb affirme lui-même que les abeilles ont reçu de Dieu comme privilège unique le don de royauté (mulk) et de prophétie (nubuwwa), une affirmation qu’il convient naturellement de mettre en lien avec l’exégèse shī‘ite du Coran [Q. 16:68-69] faisant de ‘Alī « le prince des abeilles » (amīr al-naḥl)22.

7 Un passage de l’épître 40 (« Sur les Causes et les Effets ») concerne les lettres liminaires du Coran23. Après avoir fait quelques considérations arithmologiques à leur sujet, les Ikhwān rapportent l’une ou l’autre interprétation classique et optent pour celle selon laquelle elles sont « un secret connu de Dieu seul et de Ceux qui sont fermement versés dans la science ».

Séance 3 : Les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ et les sciences occultes

Les Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ réservent une place de choix aux sciences dites « occultes », telles l’astrologie, l’alchimie et la magie sous ses différentes formes. On se concentre ici sur la « science du ciel » (‘ilm al-nujūm) – une discipline qui comprend à la fois l’astronomie et l’astrologie en réalité – parce qu’elle est omniprésente dans les Rasā’il et qu’elle permet sans doute de saisir comme aucune autre les motivations profondes des auteurs. Les Ikhwān lui consacrent spécifiquement trois épîtres : l’épître 3 (« Sur l’Astronomie »), qui définit les principales notions ; l’épître 16 (« Sur le Ciel et le Monde »), qui situe ces notions dans un cadre principalement aristotélicien ; enfin l’épître 36 (« Sur les Cycles et les Révolutions »), qui est l’épître astrologique par excellence24. En vertu des liens unissant le monde d’en haut et le monde sublunaire soumis à la génération et à la corruption, les auteurs postulent que toute révolution ou conjonction astrale exerce nécessairement une influence sur un cycle du monde ici-bas. Les Ikhwān accordent une grande importance à certaines périodes millénaires, en

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 376

particulier les cycles de 360 000 ans, de 36 000 ans et de 7 000 ans. Dans ces domaines, il apparaît que le savoir des Ikhwān est une sorte de synthèse de doctrines héritées de traditions indienne, iranienne et grecque25.

8 Le cycle de 360 000 ans est considéré comme le plus grand cycle de l’univers. Il correspond à la définition platonicienne de la Grande Année, définie comme la période de temps nécessaire pour que les sept périodes de révolutions planétaires (Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne) reviennent ensemble en conjonction par rapport au premier degré (dans le Bélier) de la huitième sphère, celle des étoiles fixes26. La valeur donnée ici à ce cycle dérive des spéculations astronomiques indiennes, vraisemblablement transmises à l’Islam via l’Iran sassanide. Cette période est appelée « Cycle des Persans » par Abū Ma‘shar, le plus influent astrologue du Moyen Âge et qui fut une source de premier plan pour les Ikhwān.

9 Le cycle de 36 000 ans est la période de précession des équinoxes avec la valeur canonique qui lui fut attribuée depuis Ptolémée (IIe s. après J.-C.). On attribue généralement à Hipparque (IIe s. avant J.-C.) la découverte du fait que l’axe de rotation de la sphère des fixes n’est pas fixe mais accomplit une lente révolution (d’environ 26 000 ans en réalité) autour du pôle de l’écliptique, entraînant le déplacement de l’ensemble de la sphère27. Les Ikhwān rendent ce mouvement responsable de l’alternance périodique des continents et des mers à la surface de la terre. En lien avec ce postulat, il est important de signaler au passage que les auteurs développent, dans l’épître 19 (« Sur les minéraux »), une théorie géologique d’une remarquable cohérence et dont on a pu dire qu’elle anticipe de plusieurs siècles la « vision de James Hutton » au XVIIIe siècle28.

10 Le cycle de 7 000 ans est sans doute le plus important de tous aux yeux des Frères de la Pureté Ikhwān puisqu’ils en font le cadre de leur doctrine des cycles prophétiques. À l’instar de nombreux auteurs ismā‘īliens, les Ikhwān postulent en effet qu’à chaque millénaire constituant ce cycle correspond la venue d’un prophète (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Muḥammad, et le Qā’im de la Résurrection) inaugurant une religion qui abroge la précédente29. Les Ikhwān affirment aussi que les souverains temporels de leur temps sont des usurpateurs et que le sens ésotérique de la révélation doit être transmis secrètement (d’où l’image des Dormants de la Caverne) par une élite jusqu’au jour où une conjonction marquera la venue tant attendue du dernier millénaire et du Qā’im, le dernier prophète du cycle, rendant inutiles les Lois antérieurement promulguées. Le schéma tout entier repose sur la doctrine astrologique dite du transfert des triplicités des conjonctions de Jupiter et Saturne, une théorie héritée de l’Iran sassanide et qui a connu, tant chez les savants arabes que chez leurs successeurs latins du Moyen Âge, un succès retentissant30. Trois types de conjonctions de Jupiter et Saturne sont généralement définis : (1) les « conjonctions courtes », tous les 20 ans, et qui correspondent au remplacement d’individus sur le trône royal ; (2) les « conjonctions intermédiaires », tous les 240 ans, correspondant au transfert d’une dynastie à l’autre ; (3) les « conjonctions longues », tous les 960 ans (valant « environ 1 000 années lunaires », au dire des Ikhwān), correspondant aux changements d’empires et de confessions religieuses31.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 377

Séance 4 : L’impact des Rasā’il

Les recherches actuelles tendent à démontrer que l’influence des Frères de la Pureté fut en réalité considérablement plus étendue qu’on ne l’avait généralement supposée jusqu’à présent32. Du fait que le contenu de l’encyclopédie ikhwānienne se trouve très à la marge de l’orthodoxie classique, les références explicites au corpus ne sont pas légion dans la littérature arabe postérieure. On peut regrouper les auteurs qui font nommément référence aux Ikhwān ou aux Rasā’il en trois catégories. En premier lieu, on trouve des adversaires déclarés de la doctrine, comme le qāḍī mu‘tazilite ‘Abd al- Jabbār (m. 1024-1025) ou bien encore comme les théologiens Ghazālī (m. 1111) et Ibn Taymiyya (m. 1328), deux ardents défenseurs de l’Islam sunnite et qui n’ont pas de mots assez durs (même s’ils s’en inspirent parfois eux-mêmes) pour discréditer et combattre ce qu’ils considèrent comme une hérésie bāṭinite. Ensuite, il y a les sectateurs avoués, qui revendiquent avec fierté les Rasā’il comme un modèle de leur propre mode de pensée. Les premières références de ce genre se trouvent, non pas chez les Fāṭimides – qui pourraient bien n’avoir même jamais connu l’existence des Rasā’il33 – mais bien chez les Ismā‘īliens de la branche musta‘lī-ṭayyibite au Yémen à partir du XIIe siècle, coïncidant donc à peu près avec la date du plus ancien manuscrit connu des Rasā’il, ainsi qu’on l’a vu plus haut. Dans une troisième catégorie se trouvent quelques historiens ou historiographes comme Ibn al-Athīr (m. 1233) ou, bien plus tard, Ḥājjī Khalīfa (m. 1657).

11 Ce qu’on trouve en revanche dans un très grand nombre d’œuvres, ce sont des références indirectes (par exemple, via l’utilisation de formules telles que « les philosophes ont dit… ») mais indiscutables, comme dans le cas des savants juifs Moïse Ibn ‘Ezra (m. après 1138) et Joseph Ibn Zaddiq (m. 1149), lequel affirme, dans son Livre du Microcosme : « J’ai remarqué que le chemin vers cette grande et magnifique sagesse consiste à comprendre les écrits des philosophes purs et des pieux savants – que la grâce de Dieu soit avec eux ! »34. Souvent aussi, la référence se fait de manière plus subtile, par l’utilisation de formules typiques du style des Ikhwān, notamment via les shibboleths suivants (ou bien l’une de leurs variantes), bien connus des lecteurs de l’encyclopédie : « Peut-être ton âme se réveillera-t-elle du sommeil de la négligence et de la torpeur de l’ignorance » ; « Sache, mon frère – Que Dieu nous assiste, toi et nous, d’un esprit qui vient de Lui – que… »35.

12 Même si aucune étude d’ampleur n’a jusqu’ici été consacrée à la question, les premières recherches en ce sens (et qui furent principalement centrées sur l’Andalus), permettent de classer les lecteurs anciens des Rasā’il en cinq catégories, répondant schématiquement aux cinq registres suivants d’écrits suivants (1) politico-religieux ; (2) philosophique ; (3) magico-mystique ; (4) littéraire ; (5) scientifique : 1. Politico-religieux : divers propagandistes de la branche musta‘lī-ṭayyibite au Yémen, tels que Ibrāhīm ibn al-Ḥusayn al-Ḥamidī (m. 1162), ‘Alī ibn Muḥammad ibn al-Walīd al-Anf (m. 1215), Idrīs ‘Imād al-Dīn b. al-Ḥasan (m. 1468) ; Nethanel ben al-Fayyūmī (m. c. 1165), représentant de l’ « ismā‘īlisme juif » au Yémen ; Yūsuf Najm al-Dīn (m. 1798), un propagandiste de la branche musta‘lī-bohra en Inde ; Hovhannēs Erznkac‛i Plowz (m. c. 1293), penseur arménien influencé par l’ismā‘īlisme dans la ville d’Erznka ; 2. Philosophique : une constellation de philosophes juifs néo-platoniciens de l’Andalus entre le XIe et le XIIIe siècle (Bahya Ibn Paquda, Ibn Gabirol, Moïse Ibn ‘Ezra, Ibn Zaddiq, -Tov Ibn Falaquera, Judah Halevi, l’anonyme Me’oznê ha-‘iyyunim) ; le néo-platonicien musulman Ibn al-Sīd al-Baṭalyawsī (m. 1127) ; Sulaymān al-Ghazzī (c. 1100), évêque chrétien en Palestine ;

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 378

l’école ishrāqī en Iran représentée par Shihāb al-Dīn al-Suhrawardī (m. 1191), Shams al-Dīn al-Shahrazurī (m. après 1288), Mulla Ṣadrā Shirāzī (m. 1640) ; 3. Magico-mystique : des philosophes mystiques dans l’Andalus tels que Ibn Masarra (m. 931), Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī (m. 964), Ibn Qasī (XIIe s.), Ibn al-‘Arabī (m. 1240), Ibn Sab‘īn (m. c. 1268) ; Nachmanides (m. 1270), cabbaliste juif ; en Orient, les néo-Ikhwān al-Ṣafā’ des cours mamlūkes, ottomanes et timourides (Sayyid Ḥusayn Akhlāṭī, m. 1397 ; Sā’in al-Dīn Turka Iṣfahānī, m. 1432 ; ‘Abd al-Raḥmān al-Bisṭāmī, m. 1454) ; 4. Littéraire : Kalonymus ben Kalonymus, traducteur du conte des animaux en hébreu en 1316 ; Anselm Turmeda, adapteur de ce même conte en catalan ; 5. Scientifique : des classifications du savoir (Ghazālī, m. 1111 ; Malik al-Afdal, m. 1377) ; des points de sciences naturelles (Idrisī, m. 1165 ; Ibn Ṭufayl, m. 1185, Shem Tov Ibn Falaquera, XIIIe siècle ; Qazwinī, m. 1283 ; Ibn Khaldūn, m. 1406) ; des traductions latines de l’épître 4 (« Sur la Géographie ») et de l’épître 14 (« Sur les Analytiques Seconds »).

NOTES

1. G. DE CALLATAŸ, « Brethren of Purity (Ikhwān al-Ṣafā’) », dans K. FLEET et al. (éd.), Encyclopaedia of Islam, Three, Part 2013-4, Leyde-Boston 2013, p. 84-90.

2. C. BAFFIONI, Frammenti e testimonianze di autori antichi nelle epistole degli Iḫwān al-Ṣafā’, Rome 1994 ; I. R. NETTON, Muslim Neoplatonists. An Introduction to the Thought of the Brethren of Purity (Ikhwān al-Ṣafā’), Londres 2002 ; G. DE CALLATAŸ, Ikhwan al-Ṣafa. A Brotherhood of Idealists on the Fringe of Orthodox Islam, Oxford 2005, p. 73-87. 3. N. EL-BIZRI, « Prologue », dans N. EL-BIZRI (éd.), The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, Oxford-New York 2008, p. 1-32, ici p. 21. 4. Par ex., A. HAMDANI, « The Arrangement of the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ and the Problem of Interpolations [with Postscript] », dans N. EL-BIZRI (éd.), Epistles of the Brethren of Purity. The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, New York-Oxford 2008, p. 83-100. 5. Par exemple, S. M. STERN, « New Information about the Authors of the “Epistles of the Sincere Brethren” », Islamic Studies 4/3 (1964), p. 405-428. 6. M. FIERRO, « Bāṭinism in Al-Andalus. Maslama b. Qāsim al-Qurṭubī (d. 353/964), Author of the Rutbat al-Ḥakīm and the Ghāyat al-Ḥakīm (Picatrix) », Studia Islamica 84 (1996), p. 87-112. 7. C. BAFFIONI, « Ikhwān al-Ṣafā’ », dans Stanford Encyclopedia of Philosophy (online) https://plato.stanford.edu/entries/ikhwan-al-safa (consulté le 16 février 2017). 8. G. DE CALLATAŸ, « Magia en al-Andalus : Rasā’il Ijwān al-Ṣafā’, Rutbat al-Ḥakīm y Gāyat al- Ḥakīm (Picatrix) », Al-Qantara 34/2 (2013), p. 297-343. 9. G. DE CALLATAŸ, « Philosophy and bāṭinism : Ibn Masarra’s Risālat al-i‛tibār and the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 41 (2014), p. 261-312. 10. N. EL-BIZRI, « Prologue ».

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 379

11. Voir « Epistles of the Brethren of Purity » (Oxford University Press) : https:// global.oup.com/academic/content/series/e/epistles-of-the-brethren-of-purity-epbp/ ? cc =be&lang =en& (consulté le 16 février 2017). 12. Sur ces trois éditions, voir I. K. POONAWALA, « Why We Need an Arabic Critical Edition with an Annotated English Translation of the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ », dans N. EL-BIZRI (éd.), The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, p. 33-57. 13. P. E. WALKER, I. K. POONAWALA, D. SIMONOVITZ, G. DE CALLATAŸ, The Epistles of the Brethren of Purity, Sciences of the Soul and Intellect Part I. An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistles 32-36, New York-Oxford 2015, p. 1-13. 14. G. DE CALLATAŸ, B. HALFLANTS, The Epistles of the Brethren of Purity, On Magic. 1. An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistle 52A, New York-Oxford 2011, p. 5-10. 15. G. DE CALLATAŸ, « The Classification of Knowledge in the Rasā’il », dans N. EL-BIZRI (éd.), The Ikhwān al-Ṣafā’ and their Rasā’il. An Introduction, p. 101-122. 16. Sur les classifications des sciences en Islam, voir principalement : H. H. BIESTERFELDT, « Arabisch-islamische Enzyklopädien : Formen und Funktionen », dans C. MEIER (éd.), Die Enzyklopädie im Wandel vom Hochmittelalter bis zur Frühen Neuzeit. Akten des Kolloquiums des Projekts D im Sonderforschungsbereich 231 (29.11.-1.12.1996), Munich 2002, p. 43-83 ; H. H. BIESTERFELDT, « Medieval Arabic Encyclopedias of Science and Philosophy », dans S. HARVEY (éd.), The Medieval Hebrew Encyclopedias of Science and Philosophy. Proceedings of the Bar-Ilan University Conference, Dordrecht et al. 2000, p. 77-98. 17. Y. MARQUET, La philosophie des Iḫwān al-Ṣafā’, Alger 1975.

18. I. R. NETTON, Muslim Neoplatonists, p. 79.

19. G. DE CALLATAŸ, « Rāsikhūn fī l-‘ilm : étude de quelques références coraniques dans l’encyclopédie des Frères de la Pureté », Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012), p. 69-85. 20. G. DE CALLATAŸ, « Astrology and Prophecy, The Ikhwān al-Ṣafā’ and the Legend of the Seven Sleepers », dans C. BURNETT, K. PLOFKER, J. HOGENDIJK, M. YANO (éd.), Studies in the History of the Exact Sciences in Honour of David Pingree, Leyde 2004, p. 758-785. 21. L. GOODMAN, R. MCGREGOR, Epistles of the Brethren of Purity. The Case of the Animals versus Man Before the King of the Jinn : An Arabic Critical Edition and English Translation of Epistle 22, Oxford-New York 2009. Voir aussi L. M. ÁLVAREZ, « Beastly Colloquies : Of Plagiarism and Pluralism in Two Medieval Disputations between Animals and Men », Comparative Literature Studies 39/3 (2002), p. 179-200 ; S. TLILI, « All Animals are Equal or Are They ? The Ikhwān al-Ṣafā’s Animal Epistle and Its Unhappy End », Journal of Qur’anic Studies 16/2 (2014), p. 42-88 ; E. LAUZI, Il destino degli animali. Aspetti delle tradizioni culturali araba e occidentale nel Medio Evo, Florence 2012, p. 95-144 ; G. DE CALLATAŸ, « For Those with Eyes to See : On the Hidden Meaning of the Animal Fable in the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ » (en préparation). 22. D. DE SMET, « Abeille, miel », dans M. A. AMIR-MOEZZI (éd.), Dictionnaire du Coran, Paris 2007, p. 5-7 ; Y. FRIEDMAN, The Nuṣayrī-‘Alawis. An Introduction to the Religion, History and Identity of the Leading Minority in Syria, Leyde-Boston 2010, p. 124-126. 23. C. BAFFIONI, Appunti per un’epistemologia profetica. L’Epistola degli Iḫwān al-Ṣafā’ “Sulle cause e gil effetti”, Naples 2005, p. 109-121.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 380

24. G. DE CALLATAŸ, Ikhwān al-Ṣafā’, Les Révolutions et les Cycles. Présentation et traduction de l’épître XXXVI des Frères de la Pureté, Louvain-la-Neuve–Beyrouth 1996 ; P. E. WALKER, I. K. POONAWALA, D. SIMONOVITZ, G. DE CALLATAŸ, The Epistles of the Brethren of Purity, p. 137-189. 25. Sur ces héritages de l’astrologie arabe, voir : D. PINGREE, « Māshā’allāh : Greek, Pahlavi, Arabic and Latin sources », dans A. HASNAWI, A. ELAMRANI-JAWAL, M. AOUAD (éd.), Perspectives arabes et médiévales sur la tradition scientifique et philosophique grecque. Actes du colloque de la SIHSPAI (Paris, 31 mars – 3 avril 1993), Louvain-Paris 1997, p. 123-136 ; J. SAMSÓ « Astrology », dans A. Y. AL-HASSAN-MAQBUL AHMED, A. Z. ISKANDAR (éd.), The Different Aspects of Islamic Culture. Volume Four : Science and Technology in Islam. Part 1 : The Exact and Natural Sciences, Paris 2001, p. 267-296. 26. E. S. KENNEDY, « Ramifications of the World-Year Concept in Islamic Astrology », dans Actes du 10e Congrès International d’Histoire des Sciences. Ithaca, 26 Août – 2 Septembre 1962, vol. I, Paris, 1964, p. 23-45 ; G. DE CALLATAŸ, Annus Platonicus. A Study of World Cycles in Greek, Latin and Arabic Sources, Louvain-Paris 1996. 27. O. NEUGEBAUER, « The Alleged Babylonian Discovery of the Precession of the Equinoxes », Journal of the American Oriental Society 70 (1950), p. 1-8 ; R. MERCIER, « Studies in the Medieval Conception of Precession », Archives Internationales d’Histoire des Sciences, I, 26 (1976), p. 197-220 ; II, 27 (1977), p. 33-71. 28. F. ELLENBERGER, Histoire de la géologie, vol. I, Paris 1988, p. 78-80 ; G. DE CALLATAŸ, « World cycles and geological changes according to the Ikhwān al-Ṣafā’ », dans P. ADAMSON (éd.), In the Age of al-Fārābī : Arabic Philosophy in the Fourth/Tenth Century. Proceedings of the Conference held at the Institute of Classical Studies and the Warburg Institute (London, 19-21 June 2006), Londres-Turin 2008, p. 179-193. 29. H. HALM, « The Cosmology of the Pre-Fatimid Ismā‘īliyya », dans F. DAFTARY (éd.), Medieval Ismai‘ili History and Thought, Cambridge1996, p. 75-83. 30. J. D. NORTH, « Astrology and the Fortune of Churches », Centaurus 24 (1980), p. 181-211.

31. Y. MARQUET, « Les Cycles de la souveraineté selon les Épîtres des Iḫwān al-Ṣafā’ », Studia Islamica 36 (1972), p. 47–69 ; Y. MARQUET, « La détermination astrale de l’évolution selon les Frères de la Pureté », Bulletin d’Études Orientales 44 (1992), p. 127-146. 32. Sur tout ceci, voir G. DE CALLATAŸ, « Who were the readers of the Rasā’il Ikhwān al- Ṣafā’ ? », Micrologus. Nature, Sciences and Medieval Societies 24 (2016), p. 269-302. 33. F. DAFTARY, The Ismailis : Their History and Doctrines, Cambridge 1990, p. 236.

34. J. HABERMAN, The Microcosm of Joseph Ibn Zaddiq, Rosemont Publication and Printing Corp., Cranbury (NJ)-Londres-Mississauga (ON) 2003, p. 54. 35. G. DE CALLATAŸ, « From Ibn Masarra to Ibn ‘Arabī : References and Subtle Allusions to the Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ in the Literature of al-Andalus », à paraître dans A. STRAFACE, C. DE ANGELO, A. MANZO (éd.), Labor Limae. Atti in onore di Carmela Baffioni, Naples 2016.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 381

RÉSUMÉS

Sur quatre séances, nous avons cherché à explorer le fameux corpus encyclopédique des Rasā’il Ikhwān al-Ṣafā’ (Épîtres des Frères de la Pureté) et à situer son rôle dans l’histoire des sciences et des idées au Moyen Âge. Les séances ont été articulées comme suit :

INDEX

Thèmes : Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite

AUTEUR

GODEFROID DE CALLATAŸ Directeur d’études invité, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Université catholique de Louvain

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 382

Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite Histoire de l’histoire de la sagesse en islam

Mathieu Terrier

1 Ce cycle de conférences propose d’étudier l’histoire d’un genre littéraire et d’une représentation mentale en terre d’islam. Le genre littéraire de l’« histoire des sages » (ta’rīkh al-ḥukamā’) ou de l’« histoire des philosophes » (ta’rīkh al-falāsifa), prolongement et mutation des bio-doxographies de l’Antiquité tardive, apparaît avec le mouvement de traduction gréco-arabe (VIIIe-IXe siècles) ; il accompagne tous les développements de la philosophie en islam, de l’âge d’or de la falsafa à Bagdad ( Xe-XIIe siècles) à la renaissance philosophique en Iran safavide (XVIIe) en passant par la falsafa d’al-Andalus (XIe-XIIe) et le mouvement « illuminationiste » (ishrāqī) initié par Suhrawardī (m. 587/1191). À travers ce genre se forme et se transforme une représentation philosophique et théologique, celle de la sagesse et du sage, mais aussi de l’histoire dans laquelle ils s’inscrivent, une histoire où le profane s’enchevêtre au sacré. L’histoire du genre « histoire de la sagesse » en islam reflète l’évolution de cette représentation. C’est à cette « histoire de l’histoire » que nos recherches sont consacrées.

I. Problématique de la recherche

2 Les premiers traducteurs du grec en arabe avaient rendu le mot philosophia alternativement par le calque falsafa, signant l’origine étrangère de la notion, et par le mot arabe ḥikma, « sagesse », un terme coranique chargé de sens théologique. Dans le Coran, la sagesse est d’abord un attribut de Dieu au même titre que la bonté, la puissance ou la science ; elle est ensuite un don que Dieu fait descendre avec son livre, dont il qualifie les prophètes (David en II, 251 et XXXVIII, 20 ; Jésus en III, 48 ; V, 110 et XLIII, 63) et tout homme de son choix, comme Luqmān (XXXI, 12). « Le Sage » (al-ḥakīm) est l’un des « plus beaux noms » de Dieu, avec les sens de « juste » et de « savant ». Le prophète enseigne la sagesse mais Dieu seul est à proprement parler « le Sage » (II, 129). Le problème est donc le suivant : si la sagesse est un attribut éternel de Dieu,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 383

comment s’est-elle dispensée dans le temps, à des peuples, dans des langues et en des lieux différents, sans cesser d’être une ? Si Dieu est le Sage au sens absolu, quel est le statut ontologique de l’homme ayant reçu la Sagesse et comment se conjoint-il à son être historique ? Si Dieu « donne la sagesse à qui Il veut », l’a-t-il donnée à ces Grecs appelés « sages » (ḥukamā’) ou « philosophes » (falāsifa) ? La philosophie grecque peut- elle alors prendre place dans une histoire humaine et sainte de la ḥikma, justifiant ainsi son existence dans la civilisation de l’islam, mais aussi dans la pensée historiosophique et eschatologique de l’islam ?

3 Le problème de l’historicité et de la pluralité de la sagesse n’a pas été traité en tant que tel par les grands représentants de la philosophie islamique, essentiellement préoccupés de questions métaphysiques. Il a été pris en charge dans ces ouvrages d’histoire des sages ou des philosophes – auxquels s’ajoutent le plus souvent les médecins (aṭibbā’) –, des ouvrages s’adressant à un lectorat d’« honnêtes hommes » et non de spécialistes, des ouvrages dont les auteurs font rarement profession de penser par eux-mêmes, mais se limitent apparemment à rapporter les pensées des autres. Certains philosophes, souvent marginaux, incluent aussi des éléments d’histoire de la sagesse dans des traités polémiques et apologétiques.

4 Sous le titre d’« histoire de la sagesse », nous réunissons donc des ouvrages pouvant appartenir à des registres aussi divers que l’anthologie gnomique, la chronique universelle, l’épître philosophique, le catalogue bibliographique ou le traité hérésiographique. Tous partagent une même matière d’information, héritée de l’Antiquité tardive, sur les anciens sages et l’apparition des sciences ; ils s’empruntent les uns aux autres et forment ensemble un véritable écheveau de données plus ou moins historiques ou légendaires, objectives ou orientées. Tous traitent, sans toujours le théoriser, le problème de l’historicité et de la pluralité de la sagesse. Tous sont conscients de l’enjeu : l’intégration ou l’exclusion des « sciences étrangères » ou « anciennes », à commencer par la philosophie grecque, et, à travers elles, de la pluralité culturelle, linguistique et même religieuse, dans la civilisation de l’islam.

5 Jusqu’à présent, ces ouvrages n’ont été étudiés que d’un point de vue philologique, comme des sources d’informations, et non d’un point de vue philosophique, comme des œuvres de la pensée. Nous procédons à ce renversement de perspective en partant de l’hypothèse de travail que ces textes ne sont pas seulement des témoins, mais des acteurs de l’histoire intellectuelle de l’islam, en ce qu’ils développent une réflexion, absente de la falsafa comme de la théologie du kalām, sur l’universalité de la science, de la religion et de la sagesse philosophique. Mohammed Arkoun soulignait l’intérêt d’étudier l’histoire de la pensée arabe à travers l’examen de ces grandes histoires de la falsafa ou de la ḥikma : « Une étude approfondie de toutes ces sources devrait s’attacher à montrer comment une représentation de l’histoire de la sagesse s’est peu à peu imposée, enrichie ou, au contraire, appauvrie1 ». Nous faisons nôtre ce programme en mettant à l’étude une vingtaine d’« histoires de la sagesse » rédigées sur près de dix siècles, dont sept ont été abordées cette année. Pour chaque ouvrage, nous proposons une présentation de l’auteur et de ses sources ; une analyse du plan permettant de dégager son orientation doctrinale ; plusieurs extraits traduits et commentés.

6 Pour comparer ces ouvrages, nous nous attachons à repérer les procédés d’harmonisation ou d’opposition entre philosophie(s) et dogme(s) religieux, ainsi que la présence ou l’absence de schèmes historiographiques comme le progrès ou la décadence. La récurrence de certains personnages, discours et récits nous permet

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 384

d’apprécier les changements de points de vue sous la continuité des sujets. Dans cette perspective, les informations forgées, leur processus de fabrication et leur intentionnalité, n’ont pas moins d’intérêt pour nous que les informations véridiques et leurs voies de transmission ; s’il faut bien sûr les distinguer, les unes et les autres participent ensemble du même processus de représentation. Suivant le principe de charité intellectuelle consistant à accorder le maximum de rationalité au discours humain, même et surtout quand il paraît aberrant, nous cherchons dans chaque ouvrage une proposition d’un sens de l’histoire de la sagesse.

II. Naissance de l’histoire de la sagesse en islam

7 Le premier ouvrage du genre, Les raretés des philosophes et des sages (Nawādir al-falāsifa wa l-ḥukamā’) de Ḥunayn b. Isḥāq al-‘Ibādī (m. 260/873), ne nous est parvenu que par un résumé intitulé Sentences des philosophes ( Ᾱdāb al-falāsifa)2. L’auteur était un Arabe chrétien nestorien lié par son origine et sa formation à trois cultures : arabe, byzantine et perse. Il fut le maître artisan du mouvement de traduction gréco-arabe – souvent via le syriaque – sous le calife ‘abbasside al-Ma’mūn (r. 198/813-218/833). Son ouvrage est plus une anthologie gnomique qu’une histoire des sages, les données biographiques en étant presque absentes. Des Grecs comme Pythagore, Socrate, Platon et Aristote y côtoient Hermès, la figure arabe légendaire de Luqmān et Salomon. Les textes cousus ensemble proviennent sans doute de sources byzantines tardives contenant, à côté des enseignements bibliques et patristiques, des citations des anciens Grecs.

8 Ḥunayn paraît avoir conçu ce florilège comme un traité d’éthique, un manuel de savoir- vivre philosophique. Son introduction, comprenant une description des pratiques et des lieux de réunion des anciens sages, ainsi qu’une taxinomie des écoles philosophiques grecques, propose un regard anthropologique sur la sagesse antique comme fait spirituel total, intellectuel et religieux, théorique et pratique. En témoigne l’extrait suivant : [On raconte que] les rois grecs, entre autres, quand ils voulaient enseigner à leurs enfants la sagesse et la philosophie et les éduquer aux différents genres de sentences, affectaient pour eux des maisons en or recouvertes de différentes images (ṣuwar) extérieures. Ils n’instauraient ces images que pour disposer favorablement les cœurs et attirer les regards sur elles. Les enfants s’attachaient à ces maisons et s’y instruisaient à cause des images qui s’y trouvaient. Ainsi les Juifs peignirent leurs synagogues, les Chrétiens leurs églises et les Musulmans leurs mosquées, afin d’égayer et d’émouvoir les cœurs3.

9 La doxographie de Pythagore rapportée par Ḥunayn contient une traduction originale des fameux Vers d’or pythagoriciens. Les maximes sapientiales attribuées à Hermès, Socrate, Platon et d’autres, témoignent d’une sagesse identique, intemporelle et transhistorique. Mais un récit édifiant sur l’initiation secrète d’Aristote par Platon montre que si le contenu de la sagesse est toujours le même, l’histoire de sa transmission n’en est pas moins importante en ce qu’elle livre ses propres leçons de sagesse.

10 La deuxième œuvre à notre programme est la traduction d’une authentique doxographie grecque du IIe siècle EC, connue en latin sous le titre Placita philosophorum et longtemps attribué à Plutarque, tiré de la Sunagôgè peri areskontôn, « Recueil des opinions agréées [par les philosophes] », d’un certain Aetius, aristotélicien de la fin du Ier siècle EC4. L’ouvrage servit à son tour de source à plusieurs ouvrages de patristique

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 385

chrétienne présentant l’histoire de la philosophie grecque soit comme une suite d’erreurs dont la venue du Christ aurait été le salut – tel le premier livre de la Refutatio omnium haeresium attribué à Hippolyte de Rome (vers 220 EC), les Philosophumena –, soit comme une suite de sagesses préparant la « bonne nouvelle » du Christ – telle la Praeparatio Evangelica d’Eusèbe de Césarée (m. 340). L’ouvrage fut traduit et adapté en arabe sous le titre de Mā yarḍāhu l-falāsifa min al-ārā’ al-ṭabī‘iyya (« Les opinions physiques agréées par les philosophes ») par Qusṭā b. Lūqā (m. 287/900), de l’école de Ḥunayn b. Isḥāq et du cercle d’al-Kindī (m. 251/866). Cette traduction arabe a servi de source au corpus attribué à l’alchimiste shī‘ite Jābir b. Ḥayyān (fin du IXe siècle), qui présente volontiers les anciens sages grecs comme des prophètes, ainsi qu’à nombre d’histoires de la sagesse ultérieures, comme le Fihrist d’Ibn al-Nadīm et le Ṣiwān al-ḥikma du Pseudo-Sijistānī (tous deux de la fin du IVe/Xe siècle). Elle a connu deux éditions critiques ; la première par Abdurraḥmān Badawī, attribuée au Pseudo-Plutarque ; la seconde par Hans Daiber, nommée Aetius Arabus5.

11 L’ouvrage se distingue sur plusieurs points importants de l’anthologie de Ḥunayn. Son ordre n’est ni historique, ni encyclopédique, mais thématique. Il ne recense pas les opinions par penseur ou par auteur, mais par thème et par problème, associant et opposant tour à tour des philosophes d’écoles différentes. L’Aetius arabus ne dit presque rien de la vie des philosophes, mais cite de nombreux noms absents de l’anthologie de Ḥunayn : Thalès, Pythagore, Empédocle, Parménide, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, Épicure, Chrysippe, etc. De Pythagore, Socrate, Platon, Aristote et des Stoïciens, déjà rencontrés chez Ḥunayn, il rapporte des propos entièrement différents. De par son origine grecque, l’ouvrage ne mentionne aucun personnage de l’histoire sainte biblique. Son objet est d’énoncer les opinions philosophiques dans leur multiplicité, leurs antinomies mais aussi leurs correspondances ; il s’occupe exclusivement des questions théoriques relatives à la nature, là où le livre de Ḥunayn s’intéressait surtout aux questions éthiques. L’introduction témoigne de ce choix épistémologique : Étant résolus à expliquer les idées physiques, nous avons trouvé qu’il fallait nécessairement commencer par présenter la division de l’art de la philosophie, pour savoir laquelle de ses parties est la science physique et quelle est sa valeur. Nous déclarons donc que les Stoïciens (al-riwāqiyyūn) disaient de la philosophie qu’elle était la science des affaires divines et humaines, et de la science qu’elle était la connaissance parfaite de trois genres : physique (ṭabī‘ī), éthique (khulqī) et logique (manṭiqī). La science physique est celle qui fait des recherches à propos du monde, l’éthique est celle qui gouverne l’homme dans ses affaires, la logique est celle qui s’occupe du langage de l’homme et s’appelle aussi dialectique (khiṭāba). Quant à Aristote, Théophraste et tous les philosophes péripatéticiens (al-falāsifa al- mashshā’ūn), ils divisaient la philosophie en disant à son sujet que l’homme parfait doit nécessairement être contemplatif des existants et actif selon le beau6.

12 Pour reprendre la distinction de Pierre Hadot, le Pseudo-Plutarque est un manuel de philosophie comme discours sur le monde quand l’anthologie de Ḥunayn est un manuel de philosophie comme mode de vie ; leurs visées respectives correspondent aux deux sens de la sophia grecque et de la ḥikma arabe : le savoir et la sagesse. Du coup, le « jeu de langage » de cet ouvrage est tout différent de celui rencontré chez Ḥunayn : ce n’est plus la maxime sapientiale offerte à la méditation et à la remémoration, mais l’énoncé neutre d’une opinion physique, généralement dépourvu d’argumentation. Son originalité, dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en islam, est de rapporter nombre de thèses de penseurs grecs ignorés ou occultés ailleurs, comme Parménide, Héraclite, ainsi que les matérialistes Démocrite et Épicure.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 386

13 Le troisième ouvrage est l’œuvre du fils de Ḥunayn b. Isḥāq, appelé Isḥāq b. Ḥunayn (m. 298-9/910-1), lui aussi traducteur. L’opuscule intitulé Chronique des médecins et des philosophes ( Ta’rīkh al-aṭibbā’ wa l-falāsifa)7 se présente comme une histoire de la médecine depuis son apparition jusqu’en 290/902-903 en réponse à la demande d’un vizir. Son introduction retrace brièvement l’histoire de l’histoire de la médecine, soit la multiplication des opinions sur l’origine de cet art, partie intégrante de la sagesse philosophique ; elle exprime aussi une réflexion personnelle sur la vocation de la philosophie à prendre en charge l’histoire de la sagesse. Pourtant, à l’en croire, l’auteur ne fait pour l’essentiel que traduire et compléter l’Histoire des médecins attribuée à Jean Philopon, philosophe du VIe siècle que la tradition musulmane situe à l’arrivée de l’islam. À la fin, il adjoint à sa succession des médecins les philosophes et les prophètes de leur temps, connectant ainsi l’histoire des savoirs et de la pensée à l’histoire sainte. À la différence de l’anthologie composée par son père comme du Pseudo-Plutarque traduit par son confrère, l’opuscule d’Isḥāq b. Ḥunayn, tel qu’il nous est parvenu, s’en tient à un bref récit linéaire sans proposer aucune doxographie des philosophes. Mais son souci de datation, nouveau dans l’histoire de la sagesse en islam, assurera sa postérité. Il est mentionné et utilisé dans le Fihrist d’Ibn al-Nadīm, presque intégralement copié dans le Ṣiwān al-ḥikma du Pseudo-Sijistānī, également exploité dans les ouvrages plus tardifs d’Ibn Qifṭī, d’Ibn Abī Uṣaybi‘a et de Shahrazūrī (VII/XIIIe siècle).

III. L’histoire de la sagesse vue par les philosophes

14 Quatrième acte de notre histoire, le Livre d’Ammonios sur les opinions des philosophes (Kitāb Ammuniyūs fī ārā’ al-falāsifa)8 présente une allure comparable à celle du Pseudo- Plutarque, mais s’avère être une doxographie largement fictive, orientée par une doctrine monothéiste, néoplatonicienne et shī‘itisante, prêtant aux anciens Grecs des opinions parfois très éloignées de celles que nous leur connaissons. Rédigé directement en arabe au IIIe/IXe siècle à Bagdad, il s’agit de la première histoire islamique de la sagesse préislamique composée au moins en partie par un auteur musulman. On ne sait ni qui l’a écrit, ni qui est cet Ammonios censé l’avoir écrit.

15 L’ouvrage prétend exposer les doctrines des philosophes présocratiques et plus tardifs sur le Créateur, les principes de l’univers et d’autres thèmes métaphysiques. On y rencontre surtout des Grecs, notamment Thalès, Pythagore, Empédocle, Xénophane, Épicure et Plutarque, ainsi que le néoplatonicien Proclus, mais aussi Zoroastre et un certain Brahman. Tous sont des philosophes mais tous ne sont pas des sages : il y a les bons (Thalès, Xénophane, Empédocle, Pythagore) et les mauvais (Plutarque, Épicure, Zoroastre). Le pseudo-doxographe opère une coupe transversale dans l’histoire de la philosophie, incluant une partie de celle-ci et en excluant une autre de la sagesse, selon un critère de discrimination théologique et doctrinal. Comme dans le Pseudo- Plutarque, la sagesse y est essentiellement théorique, la dimension pratique secondaire ou inexistante.

16 Les propos rapportés par le Pseudo-Ammonios sont pour partie d’origine grecque (qu’ils soient authentiques ou forgés en grec), pour partie produits en contexte théologique et philosophique ‘abbasside. Les premiers proviennent de la Refutatio omnium haeresium attribuée à Hippolyte de Rome et indirectement d’Aétius, mais aussi de Porphyre (m. 310 EC) et de Proclus (m. 485 EC), des néoplatoniciens anti-chrétiens. Ainsi l’ouvrage puise-t-il ses matériaux à des sources antagonistes, chrétiennes et anti-chrétiennes,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 387

antiphilosophiques et pro-philosophiques. Quant aux propos forgés en contexte islamique, ils avoisinent souvent les positions des rationalistes mu‘tazilites9 tout en présentant une parenté avec les Plotiniana arabica, l’adaptation des trois dernières Ennéades de Plotin produite dans le cercle d’al-Kindī. Il est impossible de déterminer si l’on a affaire à un ouvrage écrit en arabe avec un substrat doxographique tiré d’Hippolyte, comme le pense Rudolph, ou à une traduction-adaptation d’une source tardo-antique néoplatonicienne, peut-être de l’école de Proclus, conjuguée à des sources chrétiennes, comme le soutient Daniel De Smet10.

17 L’auteur anonyme soutient une théologie philosophique particulière, néoplatonicienne et monothéiste, sous le masque d’une doxographie de philosophes anciens dont les « piliers de la sagesse » (asāṭīn al-ḥikma). Les problèmes traités successivement sont ceux des débats qui agitaient Bagdad au IIIe/IXe siècle, quand les courants doctrinaux, notamment shī‘ites, s’étaient multipliés, que les sciences grecques mais aussi perses et indiennes étaient en voie d’assimilation, que l’orthodoxie sunnite se constituait à peine après la fin de l’éphémère domination des Mu‘tazilites. Parmi ses thèses, la création du monde par Dieu sans aucune forme préexistante dans son Essence, la création ex nihilo – désignée par le terme d’ibdā‘, « invention » – des Idées ou Formes platoniciennes comme du monde sensible. L’ouvrage représente la sagesse comme un pur monothéisme philosophique apparemment indépendant de la révélation, et son histoire comme une suite d’accidents conduisant à une occultation progressive.

18 Après le Pseudo-Ammonios, l’histoire de l’histoire de la sagesse en islam se poursuit avec l’Épître sur la vie philosophique (Kitâb al-sîrat al-falsafiyya) d’Abū Bakr b. Zakariyyā al- Rāzī (m. 311/923 ou 320/932)11. Ce médecin et alchimiste de renom était aussi un philosophe, contesté de tous côtés en raison de ses doctrines métaphysiques et de sa conception de la philosophie. Il défendait une théorie gnostique de la chute de l’âme en ce monde et considérait la philosophie (falsafa) comme la voie du retour au monde spirituel d’origine, critiquant l’idée que la révélation et la prophétie soient nécessaires ou seulement bénéfiques à l’homme.

19 L’Épître sur la vie philosophique est un texte polémique et apologétique rédigé par Rāzī vers la fin de sa vie. Il répond à une critique visant son mode de vie qui serait en contradiction avec celui de son « imâm » Socrate. Cette critique, dont on ignore la source, est aussi bien une attaque ad hominem qu’une accusation massive contre la philosophie : d’un côté, Rāzī serait indigne de porter le nom de philosophe du fait de ses activités mondaines ; de l’autre, la philosophie serait foncièrement contre-nature et hérétique par son refus du monde conduisant à la destruction de l’humanité. Si le texte concerne notre histoire de l’histoire de la sagesse, c’est parce que la vie de Socrate est au centre de la disputation et de l’argumentation de Rāzī. À travers la figure du sage, il revendique l’autonomie et la perfectibilité essentielle de la philosophie, esquisse même l’idée de son possible progrès malgré les vicissitudes de l’histoire. C’est peut-être partiellement contre cette représentation que les historiens ultérieurs développeront le portrait d’un Socrate monothéiste, héritier de la science de la prophétie et contempteur de l’idolâtrie. Ainsi commence l’épître de Rāzī : Certains d’entre les gens de spéculation et d’étude, nous voyant fréquenter les hommes et nous occuper de gagner notre vie d’une certaine manière, nous ont blâmé et dénigré en prétendant que nous nous écartions du mode de vie des philosophes (sīrat al-falāsifa), en particulier de celle de notre guide (imāminā) Socrate. Il est rapporté à son sujet qu’il ne fréquentait pas les princes et les dédaignait (…) ; qu’il ne mangeait aucun mets délicieux, ne revêtait jamais d’habit

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 388

somptueux, ne bâtissait pas, n’acquérait pas de bien, n’enfantait pas, ne mangeait pas de viande, ne buvait pas de vin, n’assistait pas au spectacle ; mais qu’il se contenait de manger de l’herbe, de s’envelopper dans un manteau élimé, de faire d’un tonneau son refuge dans la steppe ; qu’il ne pratiquait la dissimulation (taqiyya) ni à l’égard du commun, ni vis-à-vis du pouvoir, mais leur opposait ce qu’il tenait pour la vérité dans le langage le plus clair et le plus franc. Quant à nous, nous serions opposés à cela. Puis ils disent, au sujet des méfaits de cette vie qu’a menée notre guide Socrate, qu’elle est contraire au cours de la nature, à la culture et à la postérité, et qu’elle appelle à la destruction du monde, à l’extinction et à l’anéantissement de l’humanité. Pour leur répondre, disons d’abord que ce qu’ils ont rapporté au sujet de Socrate est exact, car il a bien fait ce qui lui est attribué. Mais ils ont ignoré beaucoup d’autres choses à son sujet, ou bien les ont omises délibérément pour produire une preuve contre nous. En effet, ce qu’ils ont rapporté au sujet de Socrate était vrai au début de sa vie et pendant une longue période. Mais il changea en de nombreuses choses, au point qu’il mourut père de plusieurs filles, combattit les ennemis, participa à des séances de spectacle, mangea des mets raffinés à l’exception de la viande, et but un peu de boisson fermentée12.

20 Le cinquième volet de notre histoire est signé d’un autre al-Rāzī, Abū Ḥātim (m. v. 322/933-934), un missionnaire prédicateur ismaélien de tendance carmathe. Contemporain d’Abū Bakr, il aurait eu avec lui une disputation publique dont témoigne son ouvrage intitulé Les bannières de la prophétie (A‘lām al-nubuwwa)13. Le philosophe y est désigné par l’épithète al-mulḥid, « l’athéiste », et y formule ses propres arguments contre la prophétie.

21 Abū Ḥātim al-Rāzī entend établir la supériorité et la préséance de la science prophétique sur toute science acquise humainement, contre la prétention de la philosophie à l’autosuffisance. Sa trame argumentative comprend une doxographie des Grecs, empruntée au Pseudo-Plutarque et au Pseudo-Ammonios, mélange par conséquent d’opinions authentiquement grecques et de thèses théologiques produites en milieu islamique. Dans les chapitres 3 et 4, il soutient, contre l’« athéiste », une conception de la sagesse (ḥikma) d’origine divine, d’expression prophétique et d’essence éternelle. Abū Bakr al-Rāzī faisait fond sur les divergences des Livres saints pour ruiner l’idée même de la prophétie ; Abū Ḥātim al-Rāzī attribue ces divergences à la seule dimension exotérique des lois révélées et défend l’unité transcendantale de toutes les religions véritables, y compris le zoroastrisme et le manichéisme14. Il expose les opinions des philosophes anciens sur les premiers principes pour montrer qu’il y a davantage de divergences réelles entre eux que de divergences apparentes entre les révélations des prophètes. Il reconnait la validité d’une certaine philosophie, mais sans lui accorder la moindre indépendance vis-à-vis de la révélation ; et il relate comment toutes les sciences procèdent originellement des prophètes. Un extrait de son argumentation : Quant aux premiers sages, chercheurs de vérité, qui ont établi ces règles authentiques en astrologie, en géométrie et dans les autres sciences naturelles, ils étaient les sages et les imâms de leurs époques, les preuves de Dieu (ḥujaj allāh) auprès des hommes de leur temps. Dieu les a assistés par une révélation (waḥy) et leur a enseigné cette sagesse. À chacun d’eux, il fut donné une espèce de sagesse. À certains fut donnée la science de la médecine, à d’autres quelques autres d’entre les sciences de la géométrie et des qualités naturelles. Puis ils ont divulgué ces sciences aux hommes qui les ont reçues d’eux selon ce que Dieu Tout-puissant voulut faire savoir à ses créatures des principes de la sagesse (…) pour que ses preuves se manifestent par leurs langues à ses créatures.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 389

Il est ainsi rapporté que l’astronomie eut son commencement avec le prophète Idrîs. Certains interprétèrent la parole de Dieu [à son sujet] : « Nous le ravîmes en haut lieu » (XIX, 57), en disant que Dieu l’avait élevé sur le mont qui se tient au milieu de la Terre et lui avait envoyé un ange pour lui enseigner les causes de la sphère, les signes du Zodiaque, leurs limites, les astres, la mesure de leurs parcours et tout ce qui relève de l’astrologie. Ils disaient que le Hermès mentionné par les philosophes était Idrîs […] et que son nom, dans tous les autres livres descendus, est Hénoch15.

22 On voit apparaître ici ce qui deviendra un lieu commun du genre : l’origine de la sagesse dans la personne d’Hermès, identifié au prophète coranique Idrîs et au patriarche juif antédiluvien Hénoch. La source première est une brève histoire de la transmission des sciences narrée par l’astrologue Abū Ma‘shar al-Balkhī (m. 272-3/886) dans son traité al-Ulūf16. L’histoire de la sagesse philosophique se voit organiquement liée à celle de la prophétie.

23 Le dernier texte étudié cette année est attribué à l’un des plus célèbres falāsifa, al- Fārābī (m. 950). Il s’agit d’un Commentaire d’une épître de Zénon l’Ancien Grec (Sharḥ risāla ẓinūn al-kabīr al-yūnānī)17 contenant certaines données d’histoire de la sagesse. Le texte rapporte de Socrate à la manière d’un ḥadīth, par une chaîne de transmetteurs fiables que sont Platon, Aristote et Zénon, un enseignement prônant la conformité du philosophe avec la loi de son prophète. Il cite aussi plusieurs maximes et relate quelques habitudes des sages anciens, notamment celle d’apprendre de leurs élèves. Ainsi le texte esquisse-t-il une synthèse entre les positions des deux Rāzī, l’une défendant la perfectibilité de la sagesse, l’autre son lien à la prophétie.

24 À travers ces sept premières propositions, nous avons donc pu constater comment la notion de sagesse en islam oscille entre théorie et pratique, rationalité et mythe, autonomie et subordination à la religion révélée, et comment évolue la représentation de son histoire, rattachée à ou détachée de l’histoire sainte. Les personnages et les topoi rencontrés là reviendront dans les ouvrages plus amples et systématiques composés lors des siècles suivants, au programme de notre prochain cycle de conférences.

NOTES

1. M. ARKOUN, L’humanisme arabe au IVe/Xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, Paris 1982, p. 29, n. 2. Voir aussi l’article séminal pour notre recherche de J. JOLIVET, « L’idée de la sagesse et sa fonction dans la philosophie des IVe et Ve siècles (H.) », dans ID., Perspectives médiévales et arabes, Paris 2006, p. 237-263.

2. Ḥunayn b. Isḥāq, Ᾱdāb al-falāsifa, abrégé de Muḥammad al-Anṣarī, éd. A. BADAWĪ, Koweit 1406 h./1985. 3. Ḥunayn b. Isḥāq, Ᾱdāb al-falāsifa, p. 51. 4. H. DIELS, W. KRANZ, Doxographi Graeci, Dublin-Zürich 19652, p. 267-274.

5. A. BADAWĪ, Arisṭūṭālīs. Fī l-nafs, Koweit-Beyrouth 1980, p. 91-188 ; H. DAIBER, Aetius arabus. Die Vorsokratiker in arabischer Überlieferung, Wiesbaden 1980.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 390

6. A. BADAWĪ, Arisṭūṭālīs. Fī l-nafs, p. 95.

7. Le texte a été édité et traduit en anglais par Franz Rosenthal dans Oriens VII/1 (1954), p. 55-80, et réédité par F. Sayyid avec Ibn Juljul, Ṭabaqāt al-aṭibbā’ wa l-ḥukamā’, 1985, p. 149-156. 8. Éd. et trad. allemande U. RUDOLPH, Die Doxographie des Pseudo-Ammonios. Ein Beitrag zur neuplatonischen Überlieferung im Islam, Wiesbaden 1989. 9. U. RUDOLPH, « La connaissance des Présocratiques à l’aube de la philosophie et de l’alchimie islamiques », dans C. VIANO (éd.), L’alchimie et ses racines philosophiques, Paris 2005, p. 155-170. 10. D. DE SMET , Empedocles arabus. Une lecture néoplatonicienne tardive, Bruxelles 1998, p. 28-33 et p. 48-50. 11. Éd. et trad. fr. P. KRAUS, « Raziana I. La conduite du philosophe. Traité d’éthique d’Abū Muḥammad b. Zakariyyā al-Rāzī », Orientalia IV (1935), p. 300-334. 12. Abi Bakr Mohammadi Filii Zachariae Raghensis (Razi), Opera Philosophica fragmentaque quae supersunt, éd. P. KRAUS, Le Caire 1939, réimp. Damas 2005, p. 99-100.

13. Abū Ḥātim al-Rāzī , A‘lām al-nubuwwa (the Peaks of Prophecy), éd. Ṣ. AL-SĀWĪ et GH.- R. ᾹVANĪ, Téhéran 1360 h. s. / 1982. 14. Abū Ḥātim al-Rāzī, A‘lām al-nubuwwa, p. 167. 15. Ibid., p. 277-278. 16. D. PINGREE, the Thousands of Abū Ma‘shar, Londres 1968, p. 13-18.

17. Dans FĀRĀBĪ, Rasā’il, Damas-Stockholm 2006, p. 127-135.

RÉSUMÉS

La conférence propose d’étudier l’histoire d’un genre littéraire et d’une représentation mentale en terre d’islam. Le genre littéraire est celui de l’« histoire des sages » (ta’rīkh al-ḥukamā’) ou de l’« histoire des philosophes » (ta’rīkh al-falāsifa), prolongement et mutation des bio-doxographies de l’Antiquité tardive. La représentation, philosophique et théologique, est celle de la sagesse et du sage, mais aussi de l’histoire dans laquelle ils s’inscrivent, une histoire où le profane s’enchevêtre au sacré. Au cours de cette première année, nous avons étudié une série d’ouvrages depuis l’apparition du genre au IXe siècle jusqu’à l’âge d’or de la falsafa à Bagdad (Xe-XIe siècles), chez des auteurs non musulmans ou appartenant à des courants hétérodoxes de l’islam.

INDEX

Thèmes : Exégèse et théologie de l’Islam shiʼite

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 391

AUTEUR

MATHIEU TERRIER Chargé de conférences, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 392

Mystique musulmane Mystique musulmane

Pierre Lory

Le péché selon la mystique musulmane ancienne

1 Le cours de cette année a voulu approfondir l’idée de mal et de péché dans l’optique de la mystique musulmane des premiers siècles de l’Hégire. Ces conceptions ne s’identifient pas avec la morale courante dans l’islam sunnite. Dans la perspective d’un effort de rapprochement, voire d’union à Dieu, où se situe pour l’ascète et le mystique la distinction entre les actions bonnes et celles qu’il faut éviter ? Le cours s’est fondé sur la littérature mystique des IIe-Ve siècles de l’ère hégirienne jusque et y compris la Hilyat al-awliyâ’ d’Abû Nu‘aym Isfahânî et les œuvres d’al-Qushayrî.

2 Le point de départ est le mystère même du péché. Un cours précédent (année 2011-2012) avait analysé la comparaison entre humains et animaux dans le commentaire mystique du Coran. Cette comparaison a abouti à des interrogations cruciales. Les animaux sont croyants, ils louent Dieu et obéissent complètement à la « charia » qui leur a été imposée. L’idéal de l’homme musulman serait-il donc de suivre l’exemple des abeilles et des fourmis ? C’est une question réelle, même si elle n’est pas abordée de façon explicite dans nos textes. La comparaison avec les anges avait été opérée durant les séminaires de l’année 2012-2013. Il s’était avéré que même les récits d’éventuels « anges déchus » ne fait que souligner leur vocation à l’obéissance ; ce qui n’explique en rien l’ordre divin adressé aux anges de se prosterner devant Adam (II 34 ; VII 11 ; XV 29-30 ; XVII 61 ; XVIII 50 ; XX 116 ; XXXVIII 72-74). Du coup, un paradoxe récurrent affleure en bien des commentaires : c’est précisément la capacité que les hommes ont de pécher qui pourrait fonder leur supériorité sur les anges et sur les animaux. C’est ce paradoxe que les séminaires de l’année ont voulu aborder. La constatation de la transgression de l’ordre divin chez les hommes acquiert une dimension insigne. Il est un thème central de tout le Coran, voire même la raison d’être de la révélation faite aux hommes.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 393

Le péché d’Iblîs-Satan

3 Deux récits « matriciels » ont été analysés : celui de la rébellion d’Iblîs-Satan, et celui de la faute d’Adam et d’Ève au Paradis. S’agissant d’Iblîs, le séminaire a mentionné sans s’y attarder les origines scripturaires antéislamiques du récit, le débat exégétique quant à savoir s’il était ange ou djinn, et celui sur sa descendance terrestre, les shayâtîn. Il s’est surtout centré sur la dimension plus ésotérique de sa révolte. Le cas d’Iblîs est exemplaire, incontournable, car il a commis le péché des origines, la première désobéissance de l’univers ; non sur un coup de tête, mais sous forme d’un acte argumenté, réfléchi et assumé. Cet acte est fondateur pour le destin de l’humanité, car Iblîs deviendra peu après l’inspirateur des péchés des hommes. Sans la réaction vindicative d’Iblîs, l’histoire humaine n’aurait aucun sens, elle n’aurait même pas eu lieu. Sa faute n’épuise pas les possibilités du péché pour autant. Iblîs n’est pas un négateur dans le sens d’un incroyant. Il croit évidemment en Dieu, mais refuse de se soumettre à l’un de ses ordres précis. Le Coran le désigne comme un « kâfir », ce qui amènera à préciser la portée de ce terme en mystique. Si un « kâfir » n’est pas un incroyant, où réside sa faute ? Selon le théologien mystique baghdadien al-Muhâsibî (m. 857), Iblîs vit à la suite de son péché une forme de « permanence en Dieu » (baqâ’), mais une permanence de châtiment « hors de Dieu » en quelque sorte et non habité par Lui. Ce qui donne le ton de l’enjeu spirituel de ces versets. Iblîs représente ici un important contre-exemple, sur ce qui peut pervertir, voire anéantir une vocation mystique.

4 Le séminaire ne s’est pas trop attardé sur les interprétations de la désobéissance d’Iblîs par la prédestination divine, car elles sont d’ordre théologique et ne se situent pas dans une perspective de progression spirituelle soufie. L’idée de prédestination est néanmoins omniprésente dans les exégèses de type mystique. À propos du verset II 34, un soufi irakien glose : « La parole divine a atteint le cœur (sirr) des anges, et ils ne purent la récuser ; elle a atteint le cœur d’Iblîs, et il ne put (‘âjiz ‘an) l’approuver » (cité par Sulamî, Haqâ’iq al-tafsîr, I p. 56)1. La foi serait une faculté inscrite de toute éternité dans le coeur des êtres ? Qu’est-ce que la foi, qu’est-ce qui fait croire et porte un homme à l’assentiment (tasdîq) du message et de l’ordre divins ? Serait-elle une inspiration envoyée par Dieu, réservée finalement aux seuls mystiques ? Ce n’est pas une question légère : la destinée de chaque individu en dépend pour l’éternité, puisque la mécréance est le pire péché qui soit. L’« orthodoxie » sunnite va opter pour une définition de la foi comme une marque d’élection – selon des modalités diverses – et se limiter à une description plutôt juridique de la foi. Mais qu’en est-il des doctrines internes à la mystique ?

5 Une autre interprétation réduit la révolte d’Iblîs à une désobéissance délibérée, au premier degré, « juridique » en quelque sorte. Un soufi anonyme déclare que la parole de Dieu à Iblîs était de l’ordre de la responsabilité légale (taklîf ; cité par Sulamî, I, p. 221). L’attribution de cette seconde catégorie de transgression à Iblîs est loin d’être négligeable, puisque c’est elle qu’Iblîs va à son tour tâcher d’inculquer aux hommes. Elle n’éclaire cependant en rien les motivations profondes de ce refus, ni leur portée dans une perspective mystique. Une troisième interprétation, strictement mystique est toutefois mentionnée par Sulamî (I, p. 223)2, à propos du verset VII 16-17 « Puisque Tu m'as conduit vers l’erreur, dit (Iblîs), j’occuperai pour eux ton droit chemin, puis je les assaillirai de devant, de derrière, de leur droite et de leur gauche. Et, pour la plupart,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 394

Tu ne les trouveras pas reconnaissants ». Elle affirme en effet qu’Iblîs entend faire surgir des tentations de toutes parts, des bonnes actions comme des mauvaises ; de l’attrait du Paradis comme de l’attrait du bas-monde. Or cette tentation – pécher en agissant dans une intention apparemment justifiée – était précisément celle à laquelle Iblîs aurait succombé. C’est également l’avis de Wâsitî, pour qui il n’y a pas de rebelle plus violent contre Dieu que celui qui considère soi-même (nafsa-hu) avec satisfaction (Sulamî, I, p. 222)3. Or c’est exactement ce que fit Iblîs, qui se considérait lui-même comme digne et juste. Ce qui est renforcé par l’affirmation d’un mystique anonyme : « La cause de la corruption des âmes, c’est de considérer les actes d’obéissance (ru’yat al-tâ‘ât)4.

6 Une quatrième interprétation, d’inspiration similaire, vient s’ajouter de façon décisive. Le péché d’Iblîs y est vu comme l’affirmation de soi face au « Moi » de Dieu. En effet, la vraie louange consiste à oublier soi-même, son ego, face à l’unique Adoré. Ainsi Ibn ‘Atâ’ a-t-il écrit : Iblîs fut voilé par la fierté qu’il avait pour lui-même. S’il avait magnifié Dieu au lieu de lui-même, il se serait oublié lui-même. Lorsque Dieu (al-Haqq) prend possession d’un cœur (sirr), Il le domine et ne laisse rien d’autre subsister (Sulamî, I, p. 222). Dans une telle perspective, le péché fondamental est le « je », « anâ ». Ici, nous nous situons à un niveau strictement mystique, dans l’intimité de la proximité divine. Nous rejoignons la doctrine de Junayd, fondée notamment sur le paradoxe qu’on ne peut faire l’expérience de Dieu qu’en renonçant à la conscience de soi-même : le mystique ne peut être témoin d’un anéantissement en Dieu qui précisément engloutit sa conscience. Si un mystique cherche à faire lui-même l’expérience de Dieu, s’il veut rester présent dans la contemplation, il s’en éloigne en fait, car sa personne, sa conscience même est un obstacle à ladite expérience : « C’est ma présence à moi-même dans la connaissance qui est la raison de la perte de ma connaissance » (Junayd)5.

Le péché d’Adam

7 Ce péché initial d’Iblîs est transféré ensuite à Adam, et au reste de l’humanité. Dans le cadre de la pensée soufie, la transgression d’Adam et d’Ève a été évaluée selon des critères divers. Elle a pu être considérée comme un oubli, une négligence de l’ordre exprimé par le Créateur. Il ne s’agirait toutefois pas d’un oubli vulgaire, banal, mais d’une distraction du niveau spirituel d’un prophète. Kalâbâdhî, dans son Kitâb al- ta‘arruf, (chapitre 25 sur le péché des prophètes) suggère qu’il s’est produit un errement, une transgression extérieure chez Adam – mais intérieurement, ce prophète était resté absorbé en Dieu. Cette différenciation implique un double niveau de la conscience et de l’action qui s’agit de bien saisir. L’expérience de l’oubli n’est-elle pas la base de la conscience humaine, de la « prise » de conscience de l’individu ? L’homme ne devient lui-même qu’en se détournant de son Créateur, en pensant à autre chose que Lui. Un texte attribué à Nasrabâdhî, cité par Sulamî (I, p. 56) suggère : « S’installer dans le repos du Jardin c’était (pour Adam) s’isoler loin de Dieu (al-Haqq). La créature se trouve ainsi renvoyée à la créature, la déficience s’appuie sur la déficience ; nul accès en effet entre la pré-éternité et les êtres adventices. La créature faisant appel aux autres créatures manifeste ses imperfections et l’indocilité de sa nature ». En d’autres termes : dès lors que Dieu a placé Adam et Ève dans le Jardin, dès lors qu’Adam a quitté l’état de pensée prééternelle au sein de Dieu, et qu’il a été modelé dans son argile, placé dans un monde matériel du Jardin, il s’est trouvé éloigné de Dieu, entouré par des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 395

limitations de toute sorte, ne pouvant corriger ces limitations qu’en recourant à d’autres créatures elles aussi limitées, etc. Son péché devenait ainsi complètement inévitable. On pourrait presque dire qu’en tant qu’il s’est installé au Paradis, il est entré « en état de pécher ». L’acte du péché est précédé et induit par l’installation dans le Paradis.

8 Une deuxième interprétation, complémentaire, de la faute d’Adam et d’Ève, est que le Paradis était un lieu d’épreuve, d’initiation. Un mystique anonyme déclara : Dieu leur avait défendu de s’approcher de l’arbre, puis « Il décréta ce qu’Il décréta pour leur faire voir leur impuissance ; pour leur montrer que c’est sa grâce qui les maintient, non leurs efforts ni leur force propre » (Sulamî, I, p. 56-57). Ainsi, Adam et Ève prirent clairement conscience de leurs limites, de leur faiblesse ; et comprirent que le bien en eux, l’obéissance, vient en définitive de Dieu et non d’eux-mêmes. Là aussi, la dimension de l’initiation soufie, applicable à tout chercheur de Dieu, est clairement sous-jacente. Il s’agit de se percevoir comme « agi par Dieu » de l’intérieur. Le plaisir du Paradis était une mise à l’épreuve, car il incluait l’ordre et l’interdiction, selon Kharrâz, cité par Sulamî (I, p. 224). Adam l’a négligé, il n’a pas vu le secret derrière l’ordre divin.

9 Au final, le péché d’Adam fut un grand bienfait. C’est du moins ce que concluent certains pieux anciens comme Abû Sulaymân al-Dârânî (cité par Sulamî, I, p. 223). Selon lui, Iblîs voulait du mal aux hommes ; néanmoins, cette faute permit à Adam d’atteindre les plus hauts degrés spirituels. Adam n’accomplit aucune action plus parfaite (atamm) que cette faute qui l’éduqua et le fit parvenir aux réalités divines. Il se débarrassa de ce qui avait peut-être embrouillé le secret de son cœur au moment de la prosternation des anges ; il revint à la bénédiction première qui avait accompagné sa création dans la main de Dieu. D’une manière plus complexe, Wâsitî commente (ibid. p. 225) : lorsqu’il était à l’état d’argile, Adam n’avait aucune autre pensée que Dieu (al-Haqq). Puis Dieu le rendit conscient d’autres choses que Lui, et alors il Lui fut absent. Puis Adam dit : « Nous nous sommes fait du tort à nous-mêmes » (Coran VII 23), car Dieu lui avait caché ce qu’Il lui avait fait advenir sous une forme autre que Lui [à savoir sous la forme adamique], rompit son union à Lui en l’unissant à Lui sous une forme autre que Lui [sous la forme adamique], en Se faisant voir en lui [Adam], par lui-même, sous une forme autre que Lui [à savoir, que celle de Dieu] ». Autrement dit, grâce à son péché et sa chute, Adam peut rejoindre Dieu par une autre voie que celle de son origine, par l’intermédiaire des êtres et objets terrestres, par sa vie intérieure terrestre. Alors, Adam peut revenir à Dieu - par la voie de la mystique précisément.

10 Quelle est la différence entre le péché d’Adam et celui d’Iblîs ? Selon un mystique anonyme cité par Sulamî (I, p. 224) : Adam avait été ébloui par la grandeur6 (de Dieu) qui le détourna de l’ordre, et il commit ce qui était interdit. Le péché résulterait d’une forme de perplexité mystique ; idée rencontrée précédemment chez Kalâbâdhî, nous l’avons vu. Selon cette vue, Iblîs pensait que le culte (al-‘ibâdât) était d’une importance extrême auprès de Dieu, que le culte s’identifiait purement et simplement à l’adoration demandée, et qu’il ne fallait donc adorer personne d’autre. Il se vit supérieur au genre humain, et chuta. Le commentaire conclut : l’un fut pardonné, l’autre pas. Un nouveau regard est ici jeté sur la charia : considérer la prière comme seule importante, en elle- même, est une disposition satanique.

11 Nous avons vu que pour les mystiques, le péché fondamental, c’est de s’écarter de Dieu, même pour s’adonner aux actes de piété. Le péché d’Adam fut en quelque sorte un « faux » péché ; un bien inférieur choisi à la place d’un bien absolu. Fort bien, mais

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 396

alors, quel est le vrai péché, la vraie transgression ? Ce serait de refuser le culte de Dieu en toute connaissance de cause. Une telle définition peut sembler excessive ; mais après tout, les hommes croyants ne font-ils jamais autre chose que cela ? En tant que distraits de Dieu la majeure partie du temps, ne sont-ils pas en état de péché permanent ?

Le péché chez al-Muhâsibî

12 Le séminaire s’est poursuivi par l’examen de la notion de péché dans le parcours spirituel, selon plusieurs auteurs mystiques anciens, dont Tirmidhî al-Hakîm et al- Hârith al-Muhâsibî (m. 857). L’oeuvre de ce dernier fut l’objet d’une attention toute particulière. En effet, l’effort de Muhâsibî pour traquer toutes les formes les plus subtiles d’orgueil et d’hypocrisie atteint un degré de véritable virtuosité. Il se situe dans l’axe du questionnement posé : pourquoi les humains, créés comme Adam par Dieu, pour Lui, sont-ils si facilement distraits de Lui ? Pourquoi leur est-il si difficile de revenir à ce qui devrait être, au contraire, leur nature profonde et spontanée ? Et pourquoi des personnes engagées dans une voie de piété, voire de mystique, peuvent se laisser égarer de façons si nombreuses et graves ? L’œuvre de Muhâsibî entend répondre à cette question par ce qu’on pourrait appeler une « psychologie mystique ». La base de la mystique chez Muhâsibî, c’est l’opposition dans le composé humain entre deux foyers distincts et contradictoires, l’âme charnelle et le cœur. L’intérêt de la démarche de Muhâsibî est qu’il traque avec une infatigable vigilance toutes les attitudes intérieures (et pas seulement les comportements extérieurs) qui conduisent à adultérer l’effort spirituel de l’adoration due à Dieu et du rapprochement à Lui. Muhâsibî n’est pas le premier à dénoncer comme danger fondamental de tout effort mystique, l’hypocrisie (riyâ’) : avant lui, tout au long du IIe/VIIIe siècle, la tradition attribuée à Hasan Basrî et à ses disciples avait exhorté son audience sur ce point. Notons qu’il s’agit bien d’un des thèmes les plus anciens dans la spiritualité musulmane. Parmi les principaux concepts que Muhâsibî mentionne et met en œuvre dans cette « psychologie mystique », mentionnons en premier « l’âme charnelle », al- nafs. Elle désigne toutes les tendances qui, en l’homme, le conduisent à s’intéresser prioritairement à l’ici-bas. Elle n’est pas foncièrement mauvaise en elle-même. L’âme charnelle est entraînée par le démon (al-shaytân). Celui-ci peut être influent ou mis en échec de plusieurs manières (al-Ri‘âya, p. 197 et p. 202-205)7. Leur mode opératoire n’est cependant pas le même. Le Shaytân ne peut rien provoquer de lui-même, il ne peut pas engendrer directement des actes : il ne crée rien, il n’est en rien un anti-Dieu. Sa tactique consiste à suggérer, à induire des initiatives chez l’homme. Mais c’est l’homme qui décide et qui agit. Ses ruses peuvent être subtiles : ainsi lorsqu’il conduit des ascètes à faire beaucoup trop attention à ses éventuels susurrements. Muhâsibî s’étend longuement sur plusieurs obstacles d’ordre psychologique. Il suggère que l’hypocrisie peut se glisser dans la pratique religieuse d’une façon qui n’est pas consciente. D’où le rôle de l’examen de conscience (muhâsaba) précisément : rendre conscientes les intentions profondes, cachées. Pour l’essentiel, Ghazâlî n’aura rien à ajouter à ces remarques si précises dans le Tiers Livre de son Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn.

13 À l’opposé de l’âme charnelle : le cœur. Muhâsibî reprend l’expression coranique L 36 : « Il y a là une remémoration pour ceux qui ont un cœur ». Il identifie tout de suite la notion de « cœur » (qalb) à celle d’ « intellect » (‘aql ; v. Ri‘âya, p. 28). C’est un point essentiel, et il importe de bien le cerner. Muhâsibî ne s’exprime nullement ici comme

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 397

un « intellectuel ». La faculté dont il est question, c’est une lucidité de type spirituel : celle qui consiste à ne jamais perdre de vue l’objectif de l’au-delà, de la récompense et du châtiment. Le lecteur pourra se demander ici comment il se fait que le cœur soit sensible aux tentations et aux susurrements du démon. Réponse : c’est à cause de trois « nœuds » (‘uqûd fî damîr al-nafs), que sont : 1) aimer la louange, et donc aimer se faire passer pour pieux et vertueux, 2) craindre le blâme et l’humiliation (ex. en Ri‘âya, p. 168-169 ; 284 s.), et 3) désirer le bien se trouvant en possession des gens (Ri‘âya, p. 167, 171), où Muhâsibî note avec acuité que ce n’est pas le désir de ces biens en eux- mêmes qui agit, mais le fait de les savoir possédés par d’autres. On perçoit mieux ici le sens du détachement selon lui : le renoncement à ces trois tentations permanentes qui sont la racine même de ce qui empêche de se tourner vers Dieu.

14 Un des enseignements les plus constants de Muhâsibî, c’est la défiance envers l’hypocrisie de l’ostentation (al-riyâ’). C’est le chapitre principal, peut-on dire, de la Ri‘âya li-huqûq Allâh. Il explique que toutes sortes de vertus essentielles, dès qu’elles se manifestent extérieurement, peuvent jouer le jeu de l’âme charnelle et du démon (Ri‘âya p. 153-154). Muhâsibî cite à cet effet un hadith se réclamant de Abû Hurayra : le combattant ayant succombé lors du jihâd, celui qui a donné ses biens en aumônes, le récitateur du Coran seront tous les trois jetés en Enfer sur ordre de Dieu, s’ils auront agi pour la gloire devant les hommes en prétextant l’obéissance à Dieu (Ri‘âya p. 161-162, 163, 167-168, et p. 200). Il dénonce la perversion de ceux qui, sous couvert d’obéir à Dieu, suivent un but purement humain. C’est le péché le plus grave, assimilé à de l’associationnisme (Ri‘âya p. 164, 165, sur al-shirk al-asghar). Pour résumer de façon positive l’attitude de Muhâsibî, exprimant l’envers du péché d’Adam et d’Iblîs, on peut citer cette belle formule de lui, rapportée par al-Khatîb al-Baghdâdî (Ta’rîkh Baghdâd, VIII, p. 213) : « Abandonner ce bas-monde, tout en l’ayant à l’esprit, c’est l’attitude des renonçants (zâhidîn) ; abandonner ce bas-monde en le perdant de vue, c’est l’attitude des gnostiques (‘ârifîn) ».

NOTES

1. Tafsîr al-Sulamî wa-huwa Haqâ’iq al-tafsîr, éd. Sayyid ‘Imrân, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth 2001, 2 vol. 2. Repris par Rûzbehân, ‘Arâ’is al-bayân fî haqâ’iq al-Qur’ân, éd. Ahmad Farîd al-Mazîdî, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth 2008, I, p. 421. 3. Repris par Rûzbehân, ‘Arâ’is al-bayân fî haqâ’iq al-Qur’ân, I, p. 419-420. 4. Sulamî, I, p. 221. 5. Kitâb al-fanâ’, dans Tâj al-‘ârifîn, éd. S. al-Hakîm, Dâr al-shurûq, Le Caire 2004, p. 247. 6. Lire « al-‘azama » et non « al-khatî’a », selon la lecture fautive de l’édition imprimée. 7. al-Ri‘âya li-huqûq Allâh, éd. ‘Abd al-Qâdir Ahmad ‘Atâ’, Dâr al-kutub al-‘ilmiyya, Beyrouth, s. d.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 398

RÉSUMÉS

Le Coran décrit en de multiples passages l’harmonie sans faille de l’univers : celle des corps célestes et de la météorologie, celle des mondes minéral et végétal. Le monde animal, fréquemment évoqué (cf. cours de l’année 2011-2012) est composé d’espèces intelligentes, obéissantes à leur Créateur. De façon symétrique, les anges concourent également à cette harmonie cosmique (cf. cours 2012-2013). Il n’est que le genre humain pour se montrer ingrat, rebelle, mécréant. Or les humains sont néanmoins considérés comme les lieutenants de Dieu sur la terre, le sommet et le but même de la création – comme si leur capacité de pécher recelait précisément un mystère du projet divin. C’est à explorer le paradoxe de l’impiété humaine que le cours de cette année a été consacré, en se fondant sur la littérature mystique des cinq premiers siècles de l’ère hégirienne, notamment les commentaires des versets coraniques sur les péchés d’Iblîs-Satan et d’Adam.

INDEX

Thèmes : Mystique musulmane

AUTEUR

PIERRE LORY Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 399

Philosophie en islam Intelligence divine, intelligence humaine : la philosophie comme éducation de l’âme selon Avicenne, Sohravardī et Mullā Ṣadrā

Christian Jambet

1 Nous avons, les années précédentes, analysé la fonction pédagogique et politique du guide spirituel, ce qui nous a conduit à rechercher comment concevoir l’éducation proposée par le philosophe, guide de la connaissance. Cette recherche nous permet de distinguer trois grandes formes de guidance philosophique : la pédagogie scientifique et politique du philosophe adepte des doctrines péripatéticiennes (faylasûf), l’initiation à la sagesse illuminative (ishrāqī) exercée par le sage divinisé (ḥakīm), l’éducation de l’intellect par la gnose (ʽirfān), la formation du gnostique ou sage parfait (ʽārif). Les conférences, cette année, ont permis d’explorer les deux ensembles de considérations théoriques, distincts mais organiquement liés, qui sous-tendent ces figures de la direction philosophique, de l’éducation des âmes : la partie de la psychologie qui porte sur l’intelligence et l’intellection humaines et la partie de la théologie qui a pour sujet l’intelligence divine, la science que Dieu a de soi et de toute chose.

2 La définition la plus générale de l’activité philosophique invite à comprendre le lien qui existe entre la science divine, la science intellective que Dieu a de soi-même et des choses, et la connaissance intellective que l’homme acquiert au terme de son triple progrès, sa purification morale, l’actualité de son intellect et son perfectionnement spirituel. En adoptant pour maxime « Se rendre semblable à Dieu autant qu’il est possible à l’homme », le philosophe affirme qu’il est nécessaire de s’assimiler à Dieu, de rechercher une certaine forme de ressemblance avec le Principe de toute chose. L’adoption de la maxime platonicienne permettra de comprendre philosophiquement et spirituellement le sens d’une tradition muhammadienne très répandue chez les soufis et dans le monde shīʽite : Dieu a fait l’homme à son image. S’assimiler à Dieu sera la maxime normative déterminant la démarche de l’unification de soi, conforme autant

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 400

qu’il est possible à l’unification plus que parfaite de Dieu. Il s’agit de dévoiler en soi la forme humaine de Dieu, forme que le sage ou le gnostique nommeront l’Homme parfait. L’éducation philosophique aura pour objectif une certaine forme de divinisation de soi, qui libère le sage des chaînes de l’existence naturelle et de sa condition servile, prisonnière dans le monde sensible et matériel.

3 Nous avons abordé en ces termes l’histoire d’un des problèmes récurrents de la philosophie islamique, celui de la relation entre l’intelligence divine et l’intelligence humaine. Nous l’avons fait en prenant en considération trois moments décisifs de cette histoire : 1. la configuration des termes du problème dans la philosophie d’Abū ‘Alī ibn Sīnā (Avicenne) ; 2. Leur transformation dans l’œuvre du fondateur de la philosophie de l’ishrāq, Shihāb al-Dīn Yaḥyā al-Suhrawardī (Sohravardī) ; 3. la résolution du problème proposée par les œuvres du grand métaphysicien et théologien shīʽite Ṣadr al-Dīn Muḥammad Shīrāzī (Mullā Ṣadrā). Cette exploration, inévitablement partielle, de l’histoire de la conjonction entre science divine et intellection humaine prolonge et enrichit notre enquête qui porte depuis plusieurs années sur les fondations des philosophies constituées à l’époque de l’Iran safavide et sur la généalogie de leurs concepts majeurs.

4 La doctrine avicennienne de l’intellection humaine a été mainte fois étudiée. Avicenne l’expose principalement dans le traité De l’âme qui a sa place dans la Physique présente dans la somme intitulée La Guérison ( al-Shifā’)1. Nous avons mis cette doctrine en relation avec ce qu’Avicenne dit de la science divine. Nous avons ainsi mis en lumière les conséquences de la conception avicennienne de la science intellective de Dieu pour la définition du savant et pour la destinée salvifique de la connaissance de l’homme formé à la science intellective. Nous avons montré qu’il convient, pour comprendre la cohérence de la psychologie avicennienne, pour en tirer les leçons éthiques et spirituelles, de la placer toujours au contact de la théologie avicennienne. Selon nous, quelques unes des principales difficultés du système se dissipent si nous décidons d’inverser l’ordre du Shifā’, et si nous partons de la métaphysique pour rejoindre la physique de l’âme, si nous partons de la définition de la science divine pour rejoindre la définition de la science humaine, car tel est le véritable ordre des raisons présent dans le système de pensée d’Avicenne. Cet ordre des raisons, adopté après Avicenne par ses continuateurs directs, deviendra une thématique explicite dans l’examen critique pratiqué respectivement par Suhrawardī et Mullā Ṣadrā. C’est selon cette méthode que nous avons expliqué certains textes avicenniens, présents dans les ouvrages suivants : La Métaphysique du Shifā’ (livre VII), la Métaphysique de al-Najāt (livre II), les Taʽliqāt, Al- Ishārāt wa al-tanbīhāt, le traité attribué à Avicenne, rédigé en persan et intitulé Livre de l’ascension céleste, Meʽrāj-nāmeh.

5 Sans surprise, le problème central de la doctrine avicennienne de la science divine, problème qui a fait couler beaucoup d’encre, est celui-ci : si Dieu est tout-puissant et omniscient, comment connaît-il toute chose, les réalités en devenir comme celles qui sont stables et éternelles ? Comment connaît-il le particulier, sensible, soumis à la génération et à la corruption ? De la résolution de ce problème dépendent trois indispensables attributs : l’intégralité du savoir divin, l’identité du savoir divin et de la puissance créatrice de Dieu, la supériorité du savoir divin. Dans la Métaphysique du Shifā’, dans les chapitres 6 et 7 du livre VIII2, Avicenne tire les conséquences de ses thèses théologiques fondamentales, qui sont : 1. le Nécessaire est au-dessus de la perfection, et cette suréminence exprime aussi bien le fait qu’il soit seul à être existence pure que le

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 401

fait que son existence soit le principe de l’effusion de toute existence : « Toute existence effuse de son existence, lui appartient et émane de Lui »3 ; 2. le Nécessaire est Bien pur et Intellect pur.

6 Voici les conséquences : Avicenne démontre que le Nécessaire ne saurait intelliger les choses qui ne sont pas lui, et qui sont les existants non nécessaires par eux-mêmes, par un procès de connaissance intellective dont le point de départ serait ces existants dotés d’une existence concrète. C’est donc qu’il intellige par soi-même ces existants, qu’il les intellige à partir de soi-même, et cela du seul fait qu’il est leur Principe. L’intelligence que Dieu a des choses est, par conséquent, concomitante au fait qu’il est Principe d’émanation de ces choses. La conception, qu’Avicenne propose, de la relation entre les choses et le Nécessaire est gouvernée par la doctrine de l’émanation, laquelle doctrine préserve l’extranéité des choses et l’immanence des formes des choses à l’intelligence divine. Le schème de l’émanation permet, en effet, à Avicenne de concevoir ces deux postulations apparemment contradictoires, parce que la réalité qui émane du Principe est aussi la réalité qui retourne à son Principe et qui demeure en son Principe. L’intelligence divine n’est autre que ce triple mouvement d’émanation, de conversion et d’immanence. Avicenne supprime les difficultés qui surgissent dans la compréhension de l’intelligence divine des choses en leur octroyant pour résolution la triade procession, conversion, immanence, qui est le modèle néoplatonicien par excellence.

7 Le Nécessaire est le Principe des existants qui, par essence, sont parfaits. Il n’y a aucune difficulté à concevoir que ces existants parfaits soient connus de lui et par lui. En revanche, les existants soumis au devenir et corruptibles sont connus du Nécessaire en leurs espèces d’abord et par l’intermédiaire de cette connaissance universelle, dans leurs individualités4. Il est donc avéré, aux yeux d’Avicenne, que le Nécessaire intellige toute chose, mais la manière dont il intellige les êtres dont l’existence est corruptible et qui sont en un permanent devenir, reste obscure. Comment l’intellection d’une forme ou quiddité universelle est-elle médiation vers l’intellection divine des individus qui tous possèdent cette quiddité et sont subsumés par la forme universelle ? Surtout, si l’intellection divine est intellection des formes, par impression ou par tout autre mode d’inhésion dans l’attribut divin de la science, comment préserver l’unité de l’essence divine ? Une telle intellection introduit-elle une imperfection dans le Nécessaire, si elle doit être inévitablement multiple ?

8 On sait que l’unicité suréminente du Nécessaire, l’exigence du tawḥīd le plus strict, font partie des thèses théologiques majeures d’Avicenne. En vertu de tels réquisits, il apparaît qu’Avicenne laisse cohabiter deux approches du problème : 1. il conserve la définition de la science intellective, définition la plus générale, et il assimile la connaissance divine à la connaissance par les formes ; 2. il assimile la production concrète de tous les existants émanant du Principe à la connaissance intellective qu’il a de ces existants.

9 Nous avons décelé, en cette seconde manière dont Avicenne résout le problème, l’origine des doctrines les plus radicales, celles que nous trouverons, par exemple, chez un Mullā Ṣadrā. Cette seconde solution ménage cependant un compromis entre transcendance et immanence. Elle concilie les nécessités de l’attestation de l’unicité et de la transcendance divines avec l’immanence du connu au connaissant, de l’intelligé multiple à l’intelligence divine du multiple en tant qu’il est multiple. Le concept majeur en fonction duquel Avicenne concilie cette transcendance et cette immanence est la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 402

catégorie de la relation agente. En vertu de cette catégorie, il est impossible que la relation intellective soit, dans le cas unique de Dieu, celle qui réunit deux existants extérieurs l’un à l’autre. Il faut, par conséquent, la concevoir sous la forme d’une relation purement émanatrice, où l’effet est contenu dans sa cause et donc connu de sa cause. La relation agente, productrice et cognitive, exprime la pure et simple procession des intelligés à partir du principe intellectif, de sorte que l’existence des existants intelligés procède, tout comme leur intellection, du seul fait que le Nécessaire les intellige. Deux des « gloses » d’Avicenne résument cette solution du problème : La relation du Créateur à ces intelligés est une relation singulièrement appropriée (iḍāfa mukhaṣṣasa) qui n’est pas la relation entre la matière et la forme, c’est-à-dire celle du réceptacle [et de la forme reçue] ou l’existence de la forme dans la matière. Mais plutôt la relation du Créateur et des intelligés, laquelle est intelligible, n’a pas lieu du fait que les intelligés seraient existants, car [le Créateur] les intellige depuis son essence (min dhāti-hi) et non à partir de ce qui lui est extrinsèque (min khārij). Il intellige, depuis son essence, qu’il est principe pour eux, car s’il les intelligeait en tant qu’ils sont [préalablement] existants, ou bien alors il n’intelligerait pas son essence et il percevrait la chose lorsque celle-ci existerait, ou bien il ne serait pas principe pour elle, ce qui est impossible. Car il intellige son essence et sa perception des intelligés, parce qu’il lui appartient que de [son essence] effuse toute existence. Cette perception de l’essence entraîne nécessairement la perception de la réalité concomitante à son essence et elle est l’émanation (ṣudūr) des intelligés à partir de lui5. La relation du Créateur à ces intelligés est la relation d’agent (fāʽil) et non de réceptacle (qābil) de ces [intelligés], car leur existence procède de la science qu’il a d’eux, puis leur existence suit son intellection (ʽaqliyyata-hu). Celle-ci est relation de l’agent à la chose, tandis que si l’intellection qu’il a d’eux était consécutive à leur existence, la relation serait la relation d’un réceptacle [à la chose reçue] car elle se produirait en lui de façon extrinsèque6.

10 Nous avons été conduits à montrer que cette seconde solution avicennienne, reposant sur l’usage de la catégorie de la relation active, elle-même soumise au schème de la procession, était ultérieure à la première solution, qui rendait nécessaire le rôle médiateur attribué au premier Intellect, lequel est unique et possède en son unité et sa simplicité une certaine multiplicité tout en étant concomitant du Principe (le « premier un », al-awwal al-aḥadī)7. Les deux solutions s’harmonisent d’une façon assez problématique.

11 Nous avons été conduits, par cette problématisation de la connaissance intellective et créatrice de Dieu, à en examiner les conséquences chez Suhrawardī et chez Mullā Ṣadrā. Cet examen présupposait l’examen préalable et comparé des pages énigmatiques qu’Avicenne a consacrées à la nature de l’homme doué de perfection, qui est le vrai savant (‘ārif). Cet examen nous a permis ensuite de déplacer le terrain de notre enquête, grâce à l’étude du livre consacré par Mullā Ṣadrā à la défense de « l’excellence de la science ». En effet, dans Al-Ishārāt wa l-tanbīhāt8, Avicenne tire, selon nous, toutes les conséquences de sa doctrine de la science divine en s’interrogeant sur la nature de celui qui conduit sa vie de sorte qu’il accède, dans la vie d’ici-bas, au monde divin. Si notre hypothèse est exacte, le sage, le savant véritable (al-ʽārif), prototype du prophète accompli et du philosophe, possédant la « gnose » ou connaissance supérieure, n’est pas l’objet d’une description qui porterait sur quelque figure étrangère à la philosophie et serait, par exemple, l’évocation contingente des soufis contemporains d’Avicenne. Il s’agit bien de l’idéal de la vie théorétique, ce qu’entend clairement Naṣīr al-Dīn Ṭūsī dans son commentaire explicatif :

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 403

Il [Avicenne] entend par « le sage » (al-ʽārif) le parfait pour ce qui concerne la puissance théorétique et « par celui qui s’est rendu éloigné de toute souillure » le parfait pour ce qui concerne la puissance pratique, car la perfection de la puissance pratique est le dépouillement (tajarrud) des attaches corporelles, et appliquer l’expression « la souillure » aux caractéristiques corporelles est une métaphore élégante. En effet [les attaches corporelles] empêchent l’âme de recevoir l’empreinte de la perfection complète, comme la souillure empêche le vêtement d’avoir sa teinte parfaite. Il [Avicenne] dit qu’ils « se sauvent vers le monde de la sainteté » car ils étaient possesseurs de la science de [ce monde] et voici qu’ils deviennent possesseurs de sa vision directe (ʽiyān). C’est comme s’ils étaient allés vers ce monde, mais pas complètement, et que maintenant ils y allaient complètement et que se produise pour eux le plaisir le plus haut qu’il a auparavant mentionné, s’agissant de cette conjonction (wuṣūl)9.

12 La double perfection du sage, le prophète ou le philosophe, celle de la connaissance pratique et celle de la connaissance théorétique a conduit inévitablement à poser la question de savoir quelle connaissance possédait la priorité, la pratique ou la théorique. Il est à remarquer que l’interprétation des pages avicenniennes par Ṭūsī a orienté en un sens bien déterminé la réception de l’ensemble de la doctrine avicennienne par les philosophes shī’ites de l’époque safavide. On n’est donc pas surpris de voir Mullā Ṣadrā situer la question de l’intellection humaine, d’une part en rapport avec sa conception de la vie religieuse, domaine incontestable de la pratique, d’autre part en rapport avec sa propre métaphysique de la science divine et sa propre résolution des problèmes avicenniens liés à l’intellection humaine.

13 Nous avons procédé à l’étude partielle de l’ouvrage où Mullā Ṣadrā expose sa doctrine de la science indispensable à l’homme, telle qu’elle se place dans le cadre de la vie religieuse, et qui est son commentaire du deuxième des livres composant la partie réservée aux « fondements » dans la vaste collection ordonnée de ḥadīth-s du célèbre traditionniste imamite Abū Jaʽfar al-Kulaynī, Le livre de l’excellence de la science10. Composé de vingt deux chapitres, ce recueil de traditions est complètement expliqué par Mullā Ṣadrā dans un volumineux commentaire (plus de six cents pages) dont nous avons analysé les deux premiers chapitres, intitulés respectivement « Le devoir de connaître, l’obligation de la recherche et l’incitation à acquérir la science » et « Description de la science et excellence de la science et des savants ».

14 Le thème général du livre est donné par le premier ḥadīth recensé, attribué au sixième imām, Jaʽfar al-Ṣādiq : « La recherche de la science est un devoir religieux pour tout musulman. Dieu n’aime-t-il pas ceux qui désirent la science ? » Mullā Ṣadrā explique ce ḥadīth en y distinguant deux intentions significatives, l’excellence de la science et la détermination spécifique de la science qui est un devoir pour tout musulman. Le commentaire procède par étapes, l’explication de certains versets coraniques, celle de certains ḥadīth-s, enfin l’exégèse rationnelle. Il en résulte que les savants sont supérieurs aux simples croyants et que l’exégèse spirituelle (ta’wīl) est indispensable, car elle est recommandée par le Livre saint et par les enseignements du Prophète de l’islam et des imāms. Or, la science obligatoire est très précisément définie comme la science intellective. La science intellective est « la présence à l’intellect de la forme séparée des matières et des corps »11.

15 Résumant sa doctrine du mouvement substantiel de l’âme, Mullā Ṣadrā montre comment elle s’élève, grâce à l’illumination (ishrāq) de la lumière de l’intellect sur son essence, illumination qui procède depuis le Principe le plus élevé (l’essence divine médiatisée par l’Intellect premier uni à elle et incréé) jusqu’au degré de perfection

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 404

suprême. L’âme devient un intellect en acte, unissant en lui l’intellection, l’intelligible et l’intellectif. En cette métamorphose, l’âme se transforme en l’un des résidents du monde du Jabarūt, et cesse d’être un résident du monde inférieur. L’excellence de la science est ainsi démontrée, puisque la science, dit Ṣadrā, « fait des morts des vivants et des ténèbres des lumières12 ». L’adoption du modèle de la science intellective, conçue comme présence de l’intelligible, modèle forgé par Suhrawardī, permet à Mullā Ṣadrā de démontrer que la connaissance est supérieure à la pratique, et même qu’elle est la voie unique du salut et de la libération de l’âme. Ce modèle lui permet aussi bien de réconcilier complètement les deux solutions avicenniennes.

16 Mullā Ṣadrā procède à une sorte de dialogue philosophique et théologique avec le grand théologien sunnite Abū Ḥāmid al-Ghazālī, et répond aux thèses que celui-ci propose dans son fameux Livre de la science (Kitāb al-ʽilm) qui ouvre sa monumentale Vivification des sciences de la religion (Iḥyā’ ‘ulūm al-Dīn). Nous avons expliqué en détail les moments de ce dialogue capital, dont l’enjeu est la définition de la science salvifique et la défense de l’intellection et de la vie intellective.

17 La démarche de Mullā Ṣadrā nous a reconduits aux œuvres de son inspirateur, le Shaykh al-ishrāq, Suhrawardī. Nous avons placé en regard l’un de l’autre deux ensembles textuels, l’un présent dans la partie métaphysique de l’ouvrage intitulé Les promenades et les entretiens ( Al-Mashāriʽ wa l-muṭāraḥāt)13, l’autre présent dans La sagesse de l’illumination (Ḥikmat al-ishrāq)14.

18 Dans Les promenades et les entretiens, Suhrawardī commence par examiner le statut de la connaissance intellective, telle qu’elle est théorisée selon plusieurs groupes de chercheurs. Puis il énonce sa propre conviction, en faisant précéder cet énoncé d’une recommandation pédagogique importante : l’exposition complète de la doctrine de la science intellective divine et humaine est faite dans La sagesse de l’illumination (Ḥikmat al- ishrāq), où l’auteur est délivré des embarras que provoque, dans Les promenades et les entretiens, l’adoption de la manière de raisonner des Péripatéticiens. Une seule doctrine, donc, mais exposée incomplètement dans le lexique péripatéticien (id est le lexique avicennien) et présentée sous son aspect véritable dans le lexique de l’ishrāq, ce terme, « illumination », désignant à la fois la philosophie nouvelle élaborée par Suhrawardī et l’objet de cette philosophie, le lever auroral de l’être depuis le Principe, la Lumière des lumières, jusqu’aux plus bas degrés de l’univers hiérarchisé.

19 Pour s’initier à la résolution du problème majeur, la nature de la science intellective divine, le disciple doit étudier préalablement le récit que Suhrawardī fait de l’entretien qui eut lieu entre lui et la « silhouette spectrale » (shabḥ) d’Aristote, dans le séjour de Jābarṣā, l’une des cités du monde imaginal. De ce récit, prenant la forme d’un dialogue platonicien dans Les élucidations inspirées de la tablette et du Trône, il ressort une leçon majeure : l’homme doit rechercher en premier ce qu’il en est de la connaissance qu’il a de soi-même, puis il doit s’élever vers ce qui est plus élevé15.

20 La méthode conduisant de la connaissance de soi à la connaissance de la nature de l’intellection divine permet, par voie d’éminence, de connaître la nature de la connaissance que Dieu a de soi-même et des autres choses. La psychologie devient la voie royale de la théologie. Nous avons expliqué en détail ces ensembles textuels qui démontrent que la connaissance de soi, qu’elle concerne l’homme ou qu’elle concerne Dieu, est une connaissance illuminative qui ne sollicite aucunement une forme ou une trace, mais requiert la seule présence de l’objet connu. La connaissance est la relation singulière (iḍāfa khāṣṣa) entre le percevant et le perçu, relation qui n’est en elle-même

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 405

rien d’autre que la présence de l’objet. Suhrawardī reconduit toute connaissance, médiate ou immédiate, à la présence ultime du connu au connaissant, et il identifie cette présence à leur relation singulière ; il conçoit la présence sous le chef de la catégorie de la relation. Nous avons étudié en détail la nature et les modes de la connaissance divine intellective, en vue de montrer comment Suhrawardī entend résoudre les problèmes jugés par lui insolubles dans le cadre avicennien. Supprimant l’usage de la catégorie de la relation, usage dont Suhrawardī hérite, et qui, nous le savons, lui vient d’Avicenne, Mullā Ṣadrā s’oriente vers un immanentisme radical.

21 Après avoir ainsi traduit et expliqué quelques textes majeurs de Suhrawardī, nous en sommes donc venus à l’étude systématique de la nature de l’intellection divine et de l’intellection humaine telle qu’elle est longuement analysée, sur un mode dialectique, par Mullā Ṣadrā dans sa somme de métaphysique, La sagesse suréminente dans les quatre voyages de l’intellect16.

22 Dans la partie de cette somme consacrée aux questions théologiques, Mullā Ṣadrā expose les divers degrés hiérarchisés de la science que Dieu a des existants qui sont autres que Lui. Cette exposition générale de l’ordre divin est l’un des exposés synthétiques les plus clairs et les plus importants, traitant de la politique divine. Elle prend la forme d’une présentation des concepts majeurs, suivie de l’exégèse des symboles qui leur correspondent. Elle est suivie de la doctrine de l’Homme parfait, justifiée par la thèse selon laquelle la nature originelle de l’homme a été créée à l’image de Dieu. Ainsi les quatre degrés de la nature humaine sont-ils à l’image des degrés correspondants en Dieu. Il s’ensuit la hiérarchie des degrés dans l’ordre de la création du macrocosme, correspondant au microcosme humain. Ainsi, conclut Mullā Ṣadrā, tous ces ordres correspondants les uns aux autres sont-ils des lumières émanant de la lumière de l’Être absolu, et sont-ils les expressions de la science divine. La structure fondamentale de la science divine se hiérarchise selon des degrés dont les principaux sont au nombre de trois : la providence (ʽināya), le décret (qaḍā’) la prédétermination (qadar)17.

23 Renvoyant dos à dos les disciples d’Avicenne, qui affirment l’existence de la providence mais la définissent par les formes qui s’ajoutent accidentellement à l’essence divine, et les disciples de Suhrawardī qui nient purement et simplement l’existence de la providence, Mullā Ṣadrā définit ainsi la providence : la science que Dieu a des choses dans le degré même de son essence, en une connaissance qui transcende tout mélange avec la potentialité et toute composition. La providence est l’être de Dieu tel que les existants non nécessaires lui soient dévoilés selon l’ordre le plus parfait. Ce dévoilement dans l’essence et par l’essence divine entraîne l’existence de ces existants hors de l’essence divine. Ainsi la providence est-elle tout à la fois connaissance essentielle et éternelle et production ou création des choses connues de Dieu.

24 Mullā Ṣadrā refuse que le décret divin soit constitué des formes intelligibles instaurées par Dieu de façon intemporelle, et qu’il soit éternel tout en faisant partie de l’univers créé. Il soutient, au contraire, que ce décret, assimilé à l’Intellect, ne fait pas partie de l’univers créé, qu’il est éternel par essence et qu’il perdure éternellement par la permanence même de Dieu. Cette thèse permettra à Mullā Ṣadrā de penser le retour de l’Intellect en l’essence divine et la conversion intégrale de l’existant par la médiation de l’Intellect incréé. Cette thèse audacieuse sera développée dans l’Épître sur le rassemblement dont nous publions une nouvelle traduction 18. La prédétermination est

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 406

assimilée au degré des âmes gouvernantes des sphères célestes, enveloppée par le décret divin, lui-même enveloppé dans la providence divine.

25 Afin d’établir plus sûrement ce modèle de la science divine, Mullā Ṣadrā critique la doctrine avicennienne de l’impression (irtisām) des formes des choses dans l’essence divine19. Dans ces pages difficiles, Mullā Ṣadrā distingue « les choses droites » des « choses troubles » dans les thèses avicenniennes. Il est d’accord avec Avicenne pour dire que Dieu intellige les choses avant qu’elles n’existent, et que les existants ont une existence actuelle pour Dieu, de par leurs formes intelligibles, avant que ces formes aient une existence concrète. Il remarque qu’Avicenne partage avec les adeptes de l’existence des formes séparées platoniciennes une conviction qui, à ses yeux, est déterminante : que les formes intelligibles soient des formes immatérielles constitutives du monde intelligible ou qu’elles existent dans l’essence divine sur le mode de la providence, l’intellection que Dieu a de son essence est, ipso facto, l’intellection qu’il a de ces formes. Les formes existent en tant qu’elles sont intelligées et elles sont intelligées en tant qu’elles existent. En revanche, tout ce qui conduit à la thèse de l’impression des formes en Dieu est sujet au trouble, et c’est une thèse aussi obscure qu’elle est erronée.

26 Ayant ainsi étudié le statut de la science divine chez Mullā Ṣadrā, nous avons consacré un bon nombre de séances à la question de l’intelligence humaine telle que ce philosophe la conçoit. Nous avons tout d’abord étudié les textes qui démontrent que l’intelligence est le bonheur véritable, bien distinct du bonheur apparent et illusoire20. Sur le fond d’une conception de l’intelligence et du bonheur commune aux philosophes de l’islam, au moins depuis Fārābī, Mullā Ṣadrā identifie l’être, le bien et le bonheur. La conscience de l’être (al-shuʽūr bi l-wujūd) étant bien et bonheur, ces derniers varient selon l’intensité ou la déficience de sorte que, plus un être se libère du non-être, plus son bonheur est abondant. La place du bonheur de l’homme dans la hiérarchie des biens est consécutive à la place que l’âme humaine, dans son perfectionnement croissant, occupera plus ou moins près de Dieu. En appelant à l’autorité d’Aristote, en vérité du Pseudo-Aristote, en citant une page de la Théologie dite d’Aristote qui paraphrase un passage célèbre des Ennéades de Plotin, Mullā Ṣadrā soutient que : Lorsque l’intellect intellige les formes intelligibles, il atteint par elles sa perfection, et son essence devient leur essence, comme tu sais. Mais certaines d’entre elles sont antérieures à ce que se produise la conscience du fait qu’elles sont constitutives de l’essence de l’intellect et l’intellect néglige ce fait, parce qu’il est occupé par ce qui est autre que lui. Lorsqu’il en prend conscience et qu’il s’en aperçoit, il voit cette splendeur et cette beauté dans sa propre essence et il est empli de joie par son essence, il est au comble de la joie21.

27 Le bonheur intellectif est le seul bonheur véritable. Il n’est expérimenté, dit Mullā Ṣadrā, qu’après la séparation de l’âme et du corps, et il présuppose, par conséquent, tout un ensemble de règles morales et d’exercices spirituels qui permettent de se délivrer du corps. Nous retrouvons ici le problème évoqué plus haut de la relation entre la pratique et l’activité théorétique. Certes, la science véritable, qui est la transformation et la divinisation de l’intellect humain, après l’unification de l’intellect et des intelligibles, est supérieure à la pratique religieuse et aux exercices de la vie morale. En revanche, ces derniers sont indispensables à l’ascèse radicale qui, seule, permet l’accès à la vie intellective parfaite. La vie intellective culmine dans la vision directe et dans le plaisir pris à la conjonction avec Dieu :

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 407

Lorsque se rompt le lien entre l’âme et le corps, et que disparaît ce mélange, les intelligibles deviennent contemplation directe, et la conscience qu’on en a devient présence, la science devient vue, la perception devient vision intellective. Alors, le plaisir que l’on prend à notre vie intellective est plus parfait que tout bien et tout bonheur. Tu sais déjà que ce qui procure le plaisir, en vérité, c’est l’être, et singulièrement l’existence intellective, parce qu’elle est délivrée du mélange avec le non-être. Singulièrement l’Aimé véritable, la perfection la plus parfaite du Nécessaire, car il est la réalité de l’être étroitement unie à toutes les dimensions de l’existence. C’est pourquoi le plaisir pris grâce à Lui est le plus précieux des plaisirs et la plus précieuse des quiétudes. Mieux dit, elle est la quiétude qui n’est accompagnée d’aucune douleur22.

28 Cet examen du bonheur véritable, qui est assimilation à l’Aimé divin serait incomplet sans l’examen du malheur véritable, auquel procède Mullā Ṣadrā23. Ne sont pas concernées par ce malheur trois grandes catégories d’êtres animés : les âmes animales, les âmes simplettes, les âmes communes et non désireuses de connaissances intellectives, par exemple celles des maîtres des arts et métiers. Plus généralement, tous ceux qui font partie du commun des êtres humains sont privés, sans doute, du vrai bonheur, mais ils sont épargnés par le vrai malheur, comme c’est le cas, dit Ṣadrā, des femmes et des enfants. Il n’existe que deux catégories de véritables malheureux : les hommes qui ne vivent qu’en vue de ce bas monde (ahl al-dunyā) étant privés de toute perception de l’autre monde, et les « hypocrites » (al-munāfiqūn). Dans le premier cas, l’homme est dans des ténèbres complètes, dans le second cas, quoiqu’il soit prédisposé à recevoir la lumière de la connaissance spirituelle, la dépravation morale conduit aux vaines imaginations, aux ignorances, au doute, à la perplexité.

29 Mullā Ṣadrā développe alors un intéressant parallélisme entre ces deux catégories d’agnosticisme, au sens de privation de la gnose, et diverses leçons de ses exégèses coraniques. Puis, dans la section qui suit immédiatement celle-ci, il étudie les raisons qui font que certaines âmes sont ainsi privées des intelligibles et dépossédées du bonheur dans la vie dernière24. C’est que l’examen du bonheur et du malheur procurés par la perfection ou la privation de l’intelligence ne fait qu’un avec celui du destin de l’âme dans sa vie future, après la mort du corps. Mullā Ṣadrā ne disjoint pas sa doctrine de la vie intellective de sa doctrine eschatologique de la résurrection. Il concentre toutes les questions concernant le mal moral, seul mal véritable, dans cette interrogation eschatologique.

30 Enfin, nous avons traduit et analysé plusieurs textes qui traitent le problème de l’unification de l’intellect et de l’intelligé25. Il est à remarquer que Mullā Ṣadrā cite et soumet à son regard critique, de façon respectueuse et en leur long, les pages les plus topiques d’Avicenne sur ce sujet. C’est donc à un dialogue avec Avicenne qu’il nous invite, avant de proposer sa propre doctrine de l’unification de l’intellect et de l’intelligé, qui est la pièce maîtresse de sa doctrine de l’âme rationnelle et de son destin eschatologique. Le détail de ce dialogue prendra place dans un ouvrage en préparation.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 408

NOTES

1. Ibn Sīnā, Al-Shifā’, K. al-nafs, 5e maqāla, chap. 5 et 6. F. RAHMAN, Avicenna’s De Anima (Arabic Text), Londres 1959, p. 234-250.

2. Ibn Sīnā, Al-Shifā’, al-Ilāhiyyāt, éd. G. C. ANAWATI, et al., Le Caire 1960, 8e maqāla, p. 355-370. 3. Ibn Sīnā, Al-Shifāʽ, al-Ilāhiyyāt, p. 355, l. 9-10. 4. Ibn Sīnā, Al-Shifā’, al-Ilāhiyyāt, p. 358-359. 5. Ibn Sīnā, Al-Taʽliqāt, éd. H. MOUSAVIAN, Téhéran 2013, n° 650, p. 366. Voir Ibn Sīnā, Al- Shifā’, al-Ilāhiyyāt, p. 362-366. 6. Ibn Sīnā, Al-Taʽliqāt, n° 651, p. 366-367. 7. Ibn Sīnā, Al-Taʽliqāt, n° 477, p. 280. 8. Ibn Sīnā, Al-Ishārāt wa l-tanbīhāt bā sharḥ-e Kwājeh Naṣīr al-Dīn Ṭūsī wa Quṭb al-Dīn Rāzī, Qom 1383 h., 9e groupe, « Sur les degrés hiérarchiques des gnostiques (fī maqāmāt al- ʽārifīn) », p. 382-402. 9. Naṣīr al-Dīn Ṭūsī, dans Ibn Sīnā, al-Ishārāt wa l-tanbīhāt, p. 383. Voir infra les thèses de Mullā Ṣadrā, reprises littéralement de ce commentaire de Ṭūsī. 10. Ṣadr al-Dīn Muḥammad Shīrāzī (Mullā Ṣadrā), Sharḥ al-Uṣūl min al-Kāfī, Kitāb faḍl al- ʽilm, éd. Mahdī Rajā’ī, Téhéran 1385 h. Nous avons étudié, l’an dernier, le commentaire du Livre de la Preuve. On trouvera dans notre résumé des conférences toute précision bibliographique utile. Voir Annuaire EPHE-SR 123 (2016), p. 285-291. 11. « Huḍūr al-ṣūrat al-mujarrada ʽan al-mawādd wa l-ajsām ʽinda al-ʽaql », Mullā Ṣadrā, Sharḥ al-Uṣūl min al-Kāfī, Kitāb faḍl al-ʽilm, p. 6. 12. Mullā Ṣadrā Sharḥ, p. 7. 13. Shihābaddīn Yaḥyā as-Suhrawardī, Opera metaphysica et mystica, éd. H. CORBIN, Istanbul 1945 (Bibliotheca islamica 16a), Al-Mashāriʽ wa l-muṭāraḥāt, § 201-211, p. 474-488. 14. H. CORBIN, Œuvres philosophiques et mystiques de Shihabaddīn Yaḥyā’ Sohrawardī (Opera metaphysica et mystica II), Téhéran-Paris 1952 (Bibliothèque iranienne 2), p. 150-153. Voir Suhrawardī, The Philosophy of Illumination. A New Critical Edition of the Text of Ḥikmat al-ishrāq with English Translation, Notes, Commentary and Introduction by J. WALBRIDGE and H. ZIAI, Provo (UT) 1999, p. 104-106. 15. Al-Mashāriʽ wa l-muṭāraḥāt, p. 484. Voir Al-Talwīḥāt al-lawḥiyya wa l-ʽarshiyya, dans Suhrawardī, Opera metaphisica et mystica, Istanbul 1945, p. 70-73. 16. Mullā Ṣadrā, Al-Ḥikmat al-muta’āliyya fī l-asfār al-ʽaqliyyat al-arba’a, 9 vol., Qom 1379 h.. Désormais cité : Asfār, suivi de la tomaison et de la page. 17. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 6, 3e station, chap. 13, « Des degrés de la science qu’Il a des choses », p. 290-306. 18. Ch. JAMBET, La fin de toute chose. Apocalypse coranique et philosophie. Suivi de l’Épître du rassemblement de Mullā Ṣadrā, Paris 2017. 19. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 6, 3e station, chap. 7, p. 189-200. 20. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 9, 4e voyage, chap. 10, 1re section, « De la quiddité du bonheur véritable », p. 121-125.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 409

21. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 9, p. 123. Mullā Ṣadrā cite alors la Théologie dite d’Aristote : « Alors j’entre en moi-même, sortant des autres choses et je vois en moi-même une telle beauté, une telle splendeur, une telle brillance que les langues sont impuissantes à les décrire ». Voir A. BADAWÎ (éd.), Plotinus apud Arabes, Le Caire 1955, p. 22, et Plotin, Ennéades IV, 8, 1, traité 6, Sur la descente de l’âme dans le corps. 22. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 9, p. 125. 23. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 9, 4e voyage, chap. 10, 3e section, « Du malheur qui correspond symétriquement au bonheur véritable », p. 131-136. 24. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 9, 4e voyage, chap. 10, 4e section, p. 136-140. 25. Mullā Ṣadrā, Asfār, vol. 3, 1er voyage, 1re voie, 10e étape, « De l’intellect et de l’intelligé », 1re partie, « De la quiddité de la connaissance », chap. 7, « Pour expliquer que l’intellection désigne l’unification de la substance de celui qui intellige avec l’intelligé », p. 312-321 ; Asfār, vol. 3, ibid., chap. 8, « Pour renforcer la thèse de l’unification de ce qui intellige et de l’intelligé », p. 321-332 ; Asfār, vol. 9, 4e voyage, chap. 10, 5e section, « Sur la manière dont l’Intellect agent existe en acte dans nos âmes », p. 140-143.

RÉSUMÉS

Nous avons, les années précédentes, analysé la fonction pédagogique et politique du guide spirituel, ce qui nous a conduit à rechercher comment concevoir l’éducation proposée par le philosophe, guide de la connaissance. Cette recherche nous permet de distinguer trois grandes formes de guidance philosophique : la pédagogie scientifique et politique du philosophe adepte des doctrines péripatéticiennes (faylasûf), l’initiation à la sagesse illuminative (ishrāqī) exercée par le sage divinisé (ḥakīm), l’éducation de l’intellect par la gnose (ʽirfān), la formation du gnostique ou sage parfait (ʽārif). Les conférences, cette année, ont permis d’explorer les deux ensembles de considérations théoriques, distincts mais organiquement liés, qui sous-tendent ces figures de la direction philosophique, de l’éducation des âmes : la partie de la psychologie qui porte sur l’intelligence et l’intellection humaines et la partie de la théologie qui a pour sujet l’intelligence divine, la science que Dieu a de soi et de toute chose.

INDEX

Thèmes : Philosophie en islam

AUTEUR

CHRISTIAN JAMBET Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 410

Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle) Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle)

Mohammed Hocine Benkheira

1 Tout d’abord, il faut expliquer brièvement le changement d’intitulé de la direction d’études. Auparavant, elle était intitulée : Histoire et anthropologie du droit musulman. Cet intitulé nous a semblé donner lieu à des confusions et malentendus, c’est pour cela que nous avons fait le choix de proposer sa modification. On croit parfois que la principale caractéristique de l’islam sur le plan juridique est qu’il promeut une loi religieuse ; or cela est somme toute secondaire. Une singularité nous paraît plus frappante : à partir du IXe siècle, la Loi est l’œuvre des oulémas, non des gouvernants, au moins dans le monde sunnite et, ce, par le moyen de l’interprétation des textes-sources. C’est un fait connu et établi depuis longtemps, mais on n’en a pas tiré toutes les conséquences sur le plan institutionnel, y compris pour comprendre les faits contemporains. Dans la mesure où les oulémas sont divers et où règne parmi eux une stricte égalité, le processus de canonisation d’une interprétation, quand il a lieu, est long et complexe. C’est pour cela que nous n’avons pas affaire à des corpus juridiques stricto sensu, mais à l’exposé de doctrines juridiques qui sont autant d’interprétations de la loi révélée1. De surcroît, comme depuis notre élection en 1999 à la Section des Sciences religieuses, nous consacrons une grande partie de nos recherches à l’étude des sources les plus anciennes disponibles, à savoir les compilations de traditions que l’on doit à ʿAbd al-Razzāq (m. 211/826), Ibn Abī Šayba (m. 235/849), Ibn Manṣūr (m. 227/841) – sans négliger les compilations des IIIe/IXe et IVe/Xe siècles – ainsi que les compilations exégétiques, comme notamment le commentaire de Ṭabarī (m. 310/923), l’essentiel de notre travail consiste à décrire le processus par lequel les règles juridiques émergent et s’imposent comme « islamiques ». Enfin, il nous a paru important d’insister sur la dimension rituelle de la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 411

Loi en islam, sur laquelle nous avons commencé depuis quelques années déjà à nous pencher.

2 Au cours de cette année, nous avons commencé par examiner une des principales thèses défendues par Joseph Schacht, qui est indéniablement le fondateur des études modernes sur l’histoire de ce qu’il appelait la « jurisprudence muhammadienne ». Il n’a jamais eu de cesse d’insister sur le caractère central de la Loi en islam. Dans son Introduction to Islamic Law, parue la première fois en 1964, il écrivait : « Le loi islamique est le résumé de la pensée islamique, la manifestation la plus typique du genre de vie islamique, le cœur et le noyau de l’Islam lui-même ». Il ajoutait plus loin : « Il est impossible de comprendre l’Islam si l’on ne comprend pas la loi islamique »2 . Ces propos sont d’une grande justesse ; toutefois, il est devenu nécessaire de les nuancer. En effet, la thèse du grand islamologue n’est vraie que pour la période qui commence grossièrement au IIIe/IXe siècle et seulement pour l’aire sunnite dans un premier temps. Si les imāmites reprennent vite le modèle sunnite, les ibāḍites ne suivront cette voie que plus tard. Quant aux courants ultra-minoritaires comme les Druzes, les Nuṣayrī-s et les Nizārites, la Loi occupe chez eux une place secondaire, voire insignifiante. S’il est exact de définir l’islam comme « une religion de la Loi », on ne peut soutenir que cela est vrai de l’islam depuis ses commencements. Si l’idée de loi révélée est bien présente dans le Coran, on ne peut pas dire que ce dernier met la Loi au centre du message religieux. Cette rectification implique qu’il y a une rupture entre la fin du VIIIe siècle et le milieu du IXe siècle, qui a donné naissance à une nouvelle forme d’islam, centrée sur la Loi comme moyen d’obtenir le salut.

3 Au cours de cette même année, nous avons décidé d’introduire de manière plus explicite dans notre enseignement l’étude de la question des « lois » du Coran, c’est-à- dire le statut des versets législatifs. Chaque année ou presque, il nous arrive de nous pencher sur tel verset ou tel ensemble de versets, car le Coran est un des principaux arguments d’autorité invoqués par les juristes musulmans. Ce que nous avons envisagé cette année est différent. Notre point de départ est plus historique : à quoi servent les versets législatifs du Coran ? S’il va de soi que pour les oulémas, ces versets doivent être lus et compris dans le réseau des textes-sources qu’ils ont eux-mêmes mis en place, d’un point de vue historique, le Coran doit être considéré comme le texte témoin d’une religion singulière, sans doute la version la plus ancienne de ce qui va se diffuser dans le monde sous le nom « islam ». Alors que pendant longtemps, nous avons rejeté l’idée de « loi coranique », il nous est apparu que cette idée n’était pas si saugrenue si on en limitait la pertinence aux commencements. Nous ne voulons pas défendre un point de vue évolutionniste3 – il n’y a pas une évolution qui va du plus « simple » vers le plus « complexe », comme le pensait E. Durkheim ; il nous est apparu que la meilleure façon de comprendre et peut-être d’expliquer de nombreux traits de l’histoire juridique et morale de l’islam, c’est non seulement d’envisager l’islam comme un phénomène en perpétuelle transformation, mais c’est aussi de voir dans le Coran le reflet d’un moment particulier et même d’un « système religieux » original. Cette thèse a retrouvé ces dernières années un certain écho, ainsi l’œuvre de J. Chabbi. Selon elle, l’islam du Coran est une religion tribale, ayant surtout des fins pratiques (Allāh serait ainsi une « divinité protectrice »)4. La thèse défendue par Fred Donner est moins radicale5.

4 Quels sont nos objectifs en entamant une telle investigation ? D’abord, dans un premier temps, identifier les versets « législatifs ». Cela permettra d’une part de cerner le contenu juridique du Coran et ce que peut recouvrer l’expression de « loi coranique »,

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 412

d’autre part, sur une telle base, envisager une comparaison systématique avec la « loi islamique », telle que la définissent les juristes dans les ouvrages de fiqh. Nous souhaitons cerner les contours de la « loi coranique » afin de mieux comprendre le milieu où elle a vu le jour et la religion à laquelle elle est associée. Nous envisageons également de cerner le concept coranique de « loi ». Cela passe par un examen lexicographique de plusieurs termes coraniques (hakama, dīn, šarīʿa, širʿa, ḥaqq, kitāb, ḥikma, waḥy, anzala). Cette année, après une présentation générale du programme, nous avons examiné une famille de versets qui énoncent les prescriptions auxquelles sont tenus les fidèles selon le Coran (2, 3-4, 43, 277 ; 5, 12 ; 98, 5 ; 8, 2-3 ; 33, 35 ; 35, 29 ; 9, 112…). Il ressort qu’aucun n’énonce les fameux « cinq piliers », qui n’apparaissent que dans le hadith. Nous avons également lu et tenté de comprendre historiquement les versets 2, 183-185 et 2, 187 qui ont trait au jeûne. En dernier, nous avons commencé à cerner le concept coranique de « loi ».

5 Nous avons également poursuivi l’étude de la casuistique qui a pour objet le jeûne de ramaḍān et qui nous permet d’esquisser une histoire juridique de cette prescription rituelle. L’intérêt de cette approche est d’apporter un éclairage sur l’histoire de l’islam en général. Nous avons abordé deux cas en particulier : le voyageur et la rupture du jeûne involontaire ou accidentelle. Nous avons aussi poursuivi la lecture et le commentaire du Kitāb al-Kasb du pseudo-Šaybānī. Les résultats de ces deux enquêtes seront exposées dans des publications à paraître.

NOTES

1. Le jargon des oulémas nous fournit un argument inattendu : ce que les savants occidentaux appellent « écoles juridiques » s’appelle maḏhab, pluriel maḏāhib. Or le mot maḏhab ne désigne pas stricto sensu une « école », mais plutôt une « doctrine ».

2. Introduction au droit musulman, trad. fr. P. KEMPF et A. M. TURKI, Maisonneuve et Larose, Paris 1983, p. 11. 3. L’évolutionnisme envisage les cultures, les sociétés et les religions à l’instar de l’être vivant, notamment l’homme : enfance, maturité, vieillesse et déclin. Or si les sociétés humaines se transforment, elles ne nous paraissent devenir plus « complexes » que parce que nous disposons pour les périodes les plus tardives de plus de sources et d’informations. Même chez Claude Lévi-Strauss on sent pointer le vieil évolutionnisme quand il oppose « les structures élémentaires de la parenté » à des structures qui seraient « complexes » et propres aux sociétés occidentales modernes. 4. J. CHABBI, Les Trois Piliers de l’islam. Lecture anthropologique du Coran, Seuil, Paris 2016, p. 160. 5. F. M. DONNER, Muḥammad and the Believers. A the Origins of Islam, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge-Londres 2010.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 413

RÉSUMÉS

Au cours de cette année, nous avons commencé par examiner une des principales thèses défendues par Joseph Schacht, qui est indéniablement le fondateur des études modernes sur l’histoire de ce qu’il appelait la « jurisprudence muhammadienne ». Il n’a jamais eu de cesse d’insister sur le caractère central de la Loi en islam…

INDEX

Thèmes : Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle)

AUTEUR

MOHAMMED HOCINE BENKHEIRA Directeur d’études, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 414

Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle) Les divergences dans les uṣūl al-fiqh d’après al-Ṣaymarī, juriste ḥanafite du Ve/XIe siècle

Abdelouahad Jahdani

1 Ces conférences ont eu pour but de présenter la science des uṣūl al-fiqh à partir de l’ouvrage : Masāi’il al-ḫilāf fī uṣūl al-fiqh du juriste ḥanafite al-Ṣaymarī.

I. Présentation générale des uṣūl al-fiqh

2 La première séance a été consacrée à une introduction générale à la discipline des uṣūl al-fiqh (méthodologie juridique), en situant la place et l’importance de cette science dans l’Islam et sa civilisation.

3 La science des uṣūl al-fiqh constitue, avec celle des uṣūl al-dīn (théologie), la base et le ciment de l’Islam : ainsi les deux sciences portent-elles le nom « uṣūl » qui signifie littéralement : les fondements. Les uṣūl al-dīn traitent de l’aspect théorique de la religion islamique, c’est-à-dire de la croyance. Quant à la science des uṣūl al-fiqh, elle s’efforce de déterminer les modalités de la pratique des croyants (afʿāl al-mukallafīn). Ainsi, Abū Ḥāmid al-Ġazālī, qui mourut en 505/1111 et qui demeure l’un des grands théoriciens de la discipline, met en valeur l’importance de cette science dans l’Introduction à son œuvre majeure en la matière – al-Mustaṣfā – où il écrit : La science la plus noble est celle où se combinent, à la fois, la raison et la tradition, et où interviennent, de concert, l’opinion personnelle (ra’y) et la Loi divine (šar‘). Elle emprunte à cette Loi et à la raison (‘aql) le meilleur de leur méthode, qui n’est pas purement rationnel, de façon qu’il soit refusé par la religion. Il n’est pas, non plus, construit sur une simple imitation (taqlīd) de données auxquelles la raison refuserait la garantie de son appui1.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 415

4 Nous avons, au cours de cette première conférence, insisté sur la différence entre le fiqh et les uṣūl al-fiqh. La science du fiqh s’intéresse aux actes des personnes responsables (afʿāl al-mukallafîn), c’est-à-dire à leur éventuelle conformité avec les jugements légaux concernant la vente, le jeûne, le mariage, l’homicide notamment. Quant à la science des uṣūl al-fiqh, c’est elle qui détermine le statut (ḥukm) de l’acte.

II. L’auteur et son œuvre

5 La deuxième séance a porté sur l’auteur et son œuvre. Né à Ṣaymara, un faubourg de Baṣra en (351/962), Ṣaymarī rejoindra plus tard Bagdad, où il poursuivra ses études. Il eut pour maîtres les grandes figures savantes de cette ville au IVe/Xe siècle : al- Dāraquṭnī (385/995) et Ibn Shāhīn (395/1005) notamment.

6 Son maître en fiqh et en uṣūl est Abū Bakr al-Khawārizmī (403/1012), chef de file des ḥanafites à Bagdad à la fin du IVe/Xe siècle. C’est lui qui remplaça Abū Bakr al-Jaṣṣāṣ2. Après la mort d’al-Khawārizmī, c’est Ṣaymarī qui deviendra le chef des ḥanafites à Bagdad jusqu’à sa mort en 436/1045.

7 Les Masā’il de Ṣaymarī sont conçus selon un plan bien précis ou, disons plutôt, selon un canevas serré. Il expose d’abord les opinions controversées. Le procédé qu’il adopte consiste à exposer la doctrine ḥanafite, la sienne, en se référant souvent à Jaṣṣāṣ puis il expose les théories des autres écoles, principalement celles de l’école shāfiʿite. Dans une seconde partie, Ṣaymarī développe les arguments sur lesquels s’appuie sa propre opinion ; son analyse est détaillée et solidement construite. Avec la même précision et le même scrupule intellectuel, il expose l’argumentation et l’analyse de l’adversaire.

8 Enfin, dans une dernière partie, il s’attache à critiquer point par point les arguments de l’adversaire et à réfuter les critiques adressées par ces derniers à la doctrine ḥanafite dont il essaie de démontrer la précellence.

9 Ce procédé qui est caractéristique de la méthode ḥanafite et, en premier lieu, de Ṣaymarī, s’explique par le souci de l’école ḥanafite de donner aux différents statuts des actes du musulman une justification éthico-religieuse. Le problème est donc de connaître tout d’abord la valeur normative de la forme impérative sous son aspect positif (al-‘amr bi-l- maʿrūf) et son aspect négatif (al-nahy ʿan al-munkar).

10 L’étude la valeur normative de l’ordre et de l’interdiction implique que l’on connaisse les différents aspects du discours dans sa généralité (ʿumūm) et dans ses particularisations (ḫuṣūṣ). C’est dans cet enchaînement que Ṣaymarī procède à l’étude du deuxième chapitre des Masā’il consacré au ‘āmm et au ḫāṣṣ.

11 Ensuite, vient le chapitre de l’éclaircissement (bayān) qui veut corroborer la légitimité du processus de particularisation du discours révélé en raison de son sens métaphorique. L’un des moyens de l’éclaircissement du discours divin sont les actes du Prophète (af’āl al-Rasūl) qui sont ensuite l’objet de l’étude par Ṣaymarī dans ces Masā’il. En plus des problèmes classiques discutés dans ce chapitre et qui concernent le ḥadīṯ, sa transmission et son authenticité, l’une des questions clés est celle de l’imitation du Prophète. Il s’agit de savoir dans quelle mesure l’exemple du Prophète doit constituer pour le croyant un modèle à suivre. À partir de là, il est nécessaire de discuter du problème de l’abrogation (nasḫ) et des traditions (aḫbār) qui sont en étroite liaison avec les actes du Prophète.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 416

12 L’auteur aborde ensuite l’étude de l’iğmā’ dont l’examen qui suit montre le rapport étroit que le consensus de l’Umma entretient avec la notion de l’information transmise par voie multiple (tawāṯur). Enfin le qiyāṣ est examiné pour définir la validité, la valeur probante et les procédés rationnels auxquels recourt cette troisième source de la méthodologie juridique.

13 Après l’étude de ces procédés, l’auteur s’attache à circonscrire la notion de l’iǧtihād qui n’est autre que l’effort opérationnel permettant au qiyāṣ d’être fécond. Cette notion appelle à s’interroger sur la fiabilité de celui qui exerce l’iǧtihād.

14 On peut dire que les Masā’il de Ṣaymarī se présentent comme une œuvre unique dans son genre, dans la mesure où elle est consacrée aux divergences dans les uṣūl al-fiqh ; on peut y voir un traité d’uṣūl al-fiqh comparé entre les différentes écoles juridiques de point de vue de la méthodologie juridique.

III. Deux couples : amr (ordre) et naḥy (interdiction), ẖāṣṣ (particulier) et ‘am (général)

15 Notre troisième séance à été consacrée à deux thèmes importants de la théorie des uṣūl al-fiqh, celui du concept de ‘amr-nahī (l’ordre et l’interdit), et celui du ḫāṣṣ-‘ām (le particulier et le général).

1. Amr (ordre) et naḥy (interdiction)

16 Ṣaymarī commence son ouvrage par les problèmes de divergences relatifs au couple amr (ordre) et nahy (interdiction) ; les concepts éthiques représentés par le couple oppositionnel amr-nahy sont en effet les deux pôles autour desquels se développe la théorie fondamentale ḥanafite. Il n’est donc pas étonnant que Ṣaymarī aborde son étude par l’analyse de ces deux principes éthico-juridiques.

17 Dans ce chapitre « De l’ordre et de l’interdiction », dans lequel sont exposés 18 mas’ala, le problème qui nous paraît préoccuper les uṣūlī à cette époque – d’après l’œuvre de Ṣaymarī – et qui était l’une des principales causes de divergence (ḫilāf) en furū’ était celui du statut de l’ordre. Celui-ci implique-t-il une obligation ou simplement une recommandation ?

18 Pour Ṣaymarī, comme pour Ǧaṣṣāṣ3 et l’école ḥanafite, le amr implique une obligation à moins que n’intervienne une preuve levant ce caractère obligatoire4.

19 L’absence de développement théorique de la question amr-naḥy dans la Risālā de al- Šāfiʿī (m. 204/820) constitue une lacune dans la théorie des uṣūl de l’école šāfi’īte5.

2. Ḫāṣṣ (particulier) et ‘am (général)

20 À la suite de cette mise au clair des notions de amr-nahy et de leur implication, l’auteur analyse le cadre conceptuel du langage dont l’uṣūlī a besoin. En uṣūl al-fiqh, les chapitres consacrés au ḫāṣṣ, ‘ām, muṭlaq (illimité), muqayyad (restreint) ainsi que amr et nahy, s’attachent en effet à mettre à la disposition de l’uṣūlī un arsenal lexicologique et philologique dont il a besoin pour mener à bien son travail consistant à déduire des

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 417

données scripturaires (Coran et Sunna) les préceptes juridiques (aḥkām) non explicités dans ces sources.

21 Pour Ṣaymarī, comme pour la majorité des uṣūlī, le taḫsīs peut être pratiqué en s’appuyant sur les preuves scripturaires c’est-à-dire le Coran, la Sunna ou l’iǧmāʿ sur la Tradition rapportée par une seule chaîne de garants (ḫabar al-wāḥid), sur le qiyās et aussi sur le dalīl al-‘aql.

IV. Controverse sur l’Istiḥsān6

22 Notre dernière conférence a été consacrée à l’istiḥsān, qui était l’un des problèmes les plus débattus dans la controverse juridique (ǧadal) entre les uṣūlī, depuis Šāfi’ī jusqu’à l’époque de Ṣaymarī.

23 On remarque tout d’abord que si, pour le ḥanafisme, le qiyās est la « pièce maîtresse », il n’est pas « pièce unique » selon les dires de R. Brunschvig7. Il arrive même aux ḥanafites de prendre le contrepied du qiyās quand ce mode de raisonnement se réduit au (qiyās šabah), et de lui préférer le procédé de l’istiḥsān.

24 Les autres écoles et, en particulier, les šāfi’ites, ont combattu la validité de ce procédé, tenant sa mise en œuvre pour arbitraire. Šāfi’ī8 qui était à la tête des opposants à la validité de l’istiḥsān élaboré et développé par les ḥanafites, voyait en celui qui en use (man istiḥsana), un législateur qui se substitue à Dieu (fa-qad šarraʿa).

25 Ce qui a exaspéré les opposants à ce procédé, c’est que lorsqu’on demanda aux premiers ḥanafites, alors que l’istiḥsān n’était pas encore bien défini ni réglementé, pour quel motif ils étaient amenés à adopter la solution de l’istiḥsān, ils répondirent : « un indice (dalīl) qui surgit dans l’esprit du muǧtahid et qui lui est difficile d’exprimer (yaʿ suru ʿalayhi al-taʿbir ʿanhu) »9. 26 Les opposants à l’istiḥsān en conclurent que les jugements déduits par cette voie ne sont pas régis par les règles et les méthodes juridiques reconnues unanimement, mais par l’opinion irraisonnée, la passion et le désir (al-šahwa wa-l-hawā) personnels.

27 Et on peut ajouter que, quand Ṣaymarī a soulevé le problème de l’istiḥsān, il était conscient qu’une grande partie de la discorde reposait en fait sur une méprise autour du sens même du terme istiḥsān. « Plusieurs adversaires », dit Ṣaymarī, « ont critiqué nos compagnons sur ce problème sans connaissance de nos intentions (irādatinā) et ils ont cru que cela était établi selon une opinion irraisonnée, la passion et le désir sans se reporter à une preuve légale »10.

28 Après avoir présenté les preuves tirées du Coran, de la Sunna et des décisions de l’iğmā’, fondant ce processus, les juristes ḥanafites, dit encore Ṣaymarī, entendent, en utilisant ce terme « istiḥsān », abandonner un jugement en faveur d’un autre plus digne d’être retenu (tarku ḥukmin ilā ḥukmin awlā minḥu).

29 Ṣaymarī conclut en disant que l’istiḥsān est un qiyās prioritaire qui a été préféré à un autre et est du même ordre que le mustahabb admis par l’adversaire. Cette conclusion de Ṣaymarī, qui fait de l’istiḥsān un qiyās, se retrouve également chez Ṣaraḫsī (mort en 490/1096) qui déclarait « qu’en vérité, l’istiḥsān est tout autant une analogie que le qiyās lui-même. La seule différence est que le premier est une analogie cachée et plus forte »11.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 418

Conclusion générale

30 Une vraie connaissance de l’islam et de sa civilisation ne peut être accessible sans la connaissance du fiqh et des uṣūl al-fiqh. Le désenchantement que vit de nos jours le monde musulman, outre d’autres causes profondes, est dû à la perte de cette connaissance, qui a été supplantée par une connaissance « littéraliste » (wahhābisme) dont les dégâts sont flagrants sous nos cieux.

NOTES

1. Abū Ḥāmid al-Ġazālī, al-Mustaṣfā, Beyrouth 1993, p. 4. 2. Abū Bakr al-Rāzī al-Jaṣṣāṣ (370/981) est, à nos yeux, le vrai fondateur des uṣūl al-fiqh ḥanafites. 3. Auteur du plus ancien traité d’uṣūl al-fiqh ḥanafite « Ǧaṣṣāṣ, al-Fuṣūl fī al- uṣūl », est conçu sur le même modèle que celui de Ṣaymarī avec une nette différence en ce qui concerne le couple oppositionnel amr-naḥy. 4. Notons que cette question de l’ordre (amr) qui est très importante dans la théorie et les ouvrages classiques des uṣūl- al-fiqh, ne trouve pas dans Risāla de Šāfi’ī de « développement autonome », comme l’a remarqué R. Brunschvig. On « la rencontre seulement de-ci de-là, d’une manière incidente, à propos, par exemple, du sens général et de l’abrogation, mais elle n’est nulle part traitée pour elle-même ni à fond ; il n’y a point de théorie de l’impératif à prendre dans le sens d’une autorisation ». Cf. R. BRUNSCHVIG, « Le livre de l’ordre et de la défense d’Al-Muzani », Bulletin d’études orientales 11 (1945-1946), p. 147 5. Muzanī (246/877) disciple de Šāfi’ī essaya pour sa part de combler cette lacune en composant un petit traité sur la question. Il s’agit du : Kitāb al-amr wa-l-naḥy ‘ala maʿnā al- imām al-Šāfi’ī (« Le Livre de l’ordre et de la défense selon la doctrine de Šāfi’ī »). Nous avons publié une édition critique de cette œuvre ancienne et majeure : Kitāb al-amr wa- l-naḥy ‘ala maʿnā al- imām al-Šāfi’ī : min masāʼil al-Muzanī, éd. A. JAHDANI, Beyrouth 2014. 6. Nous préparons un article sur les raisons de la polémique autour de l’istiḥsān. 7. R. BRUNSCHVIG, Études d’Islamologie, t. II, Paris 1976, p. 361. 8. D’après Ibn Tamiyya (728/1318), Šāfi’ī avait pratiqué l’ istiḥsān avant qu’il le condamne. Voir G. MAKDISI, « Ibn Taymiya’s autograph manuscript on Istihsān », dans ID. (éd.), Arabic and Islamic studies in Honor of Hamilton A. R. Gibb, Leyde 1965, p. 446-79. 9. Al-Taftazānī, Šarḥ al-talwīḥ ʿalā al-tawḍīḥ, Maktabat Subayh, Le Caire s. d., et C. CHEHATA, « L’équité en tant que source du droit ḥanafite », Studia Islamica 25 (1996) p. 123-138. 10. À paraître prochainement. 11. C. CHEHATA, « L’Équité », p. 127.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 419

RÉSUMÉS

I. Présentation générale des uṣūl al-fiqh. – II. L’auteur et son œuvre.

INDEX

Thèmes : Formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle)

AUTEUR

ABDELOUAHAD JAHDANI Directeur d’études invité, M., École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses, Université Ibnou Zohr, Agadir (Maroc)

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 420

Islam contemporain : histoire des doctrines et des courants de pensée Les droits de l’Homme dans la pensée shi’ite contemporaine (suite)

Constance Arminjon

1 L’année précédente, nous avions observé l’émergence de questionnements sur les droits de l’Homme au sein du clergé shi’ite. Nous avions situé ces interrogations dans l’histoire des débats doctrinaux qui ont accompagné la modernisation du droit dans les pays du monde shi’ite depuis le milieu du XIXe siècle, en distinguant les droits étatiques et le droit savant shi’ite (fiqh) – droit islamique stricto sensu. Alors que des clercs d’Iraq et du Liban ont contribué au renouvellement de la pensée juridique, seuls des clercs d’Iran ont entrepris de confronter leur tradition juridique aux principes des droits de l’Homme1. Il nous restait cette année à étudier les œuvres des auteurs qui se sont engagés dans cette réflexion.

2 Les approches des clercs se différencient selon leurs statuts dans la hiérarchie religieuse. Tandis que les sources d’imitation (marja’ al-taqlīd) reconsidèrent les préceptes du droit savant à la lumière des notions des droits de l’Homme, ce sont plutôt des clercs de rang intermédiaire qui réexaminent les fondements de leur tradition juridique. Ni les uns ni les autres ne sont unanimes. Certains ont une démarche essentiellement apologétique, d’autres s’efforcent au contraire de critiquer leur tradition juridique tout en la reconstruisant.

I. Reconsidérer les préceptes du droit savant

3 Parmi les sources d’imitation, les ayatollahs Montaẓerī (m. 2009), Ṣāne’ī et Jannātī se distinguent parce qu’ils ont consacré certains de leurs ouvrages aux droits de l’Homme. N’ayant pas encore pu accéder aux ouvrages du dernier, j’ai analysé ceux des premiers. Autorités prééminentes de la communauté shi’ite, Montaẓerī et Ṣāne’ī incarnent deux visages de la tradition. Négligeant les reformulations et ruptures qui ont jalonné la formation du droit savant (fiqh) et de la méthodologie juridique (usūl al-fiqh) shi’ites, Montaẓerī perçoit sa tradition comme un héritage immuable à perpétuer, alors que

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 421

Sāne’ī assume le caractère dynamique de celle-ci. Contrairement aux clercs qui examinent les fondements philosophiques et théologiques du droit savant, les sources d’imitation ne se réfèrent pas aux textes des Déclarations des droits de l’Homme ni aux conventions internationales y afférentes.

4 Montaẓerī aborde les droits de l’Homme dans trois ouvrages : le Traité des droits2 (2004), Gouvernement religieux et droits de l’Homme3 (2007) et enfin Châtiments islamiques et droits de l’Homme4 (2008). L’auteur ne vise pas à examiner pour soi le contenu des droits de l’Homme ni les éventuels écarts entre le système juridique dont ils procèdent et celui du droit islamique. Il se soucie de répondre aux questions de ses fidèles et de ses interlocuteurs, ou encore aux polémiques contre l’islam. S’il appréhende comme des « questions nouvelles » un certain nombre de droits, notamment dans le domaine politique (élections, partis politiques, liberté de la presse), Montaẓerī ne décèle pas l’hétérogénéité du système juridique islamique et du droit international des droits de l’Homme. Il réduit le second système au prisme des politiques étrangères des grandes puissances. Méconnaissant les principes philosophiques qui sous-tendent les Déclarations modernes des droits de l’Homme, il insère les nouveautés dans le cadre théorique qui lui est familier et avec lequel il accepte de transiger ponctuellement. Dans le droit substantiel qu’il énonce, les critères confessionnels et de genre sont prégnants.

5 Dans sa doctrine pénale et dans sa conception de la démocratie, Montaẓerī réaffirme fidèlement les principes fondateurs du droit et de la Constitution inaugurale de la République islamique iranienne. Même s’il s’oppose au successeur de Khomaynī, il ne conteste pas la théologie politique du fondateur. En matière pénale, il justifie la doctrine exposée par Khomaynī dans l’œuvre qui a inspiré la législation iranienne au début des années 19805. Il plaide notamment en faveur du relativisme culturaliste. Quant à son esquisse de démocratie religieuse, elle apparaît comme une variante de la conception moniste6 du fondateur du régime clérical plutôt que comme un signe de son ralliement à la démocratie libérale. Pour l’ancien président de l’Assemblée des experts de la Constitution, la démocratie s’apparente à un régime dans lequel le peuple indivis et unanime souhaite l’application du droit savant.

6 Jusqu’à présent, Ṣāne’ī a traité explicitement des droits de l’Homme dans quatre ouvrages : L’Égalité du châtiment de représailles7, L’Égalité du prix du sang8, Les Droits des femmes et des enfants9 et Ijtihâd dynamique et droits de l’Homme10. Les deux premiers sont des traités, les deux autres ont la forme de dialogues. En vertu de ses fonctions juridiques et judiciaires passées11 et de sa position de marja’, Ṣāne’ī a une double compétence en droit savant et en droit étatique. Sans se référer aux textes du droit international des droits de l’Homme, l’ayatollah Ṣāne’ī perçoit ceux-ci au prisme d’une notion, celle de l’égalité des êtres humains. Sur certains points de procédure et surtout dans le droit substantiel relatif aux sanctions de l’homicide et des atteintes à la personne, Ṣāne’ī se démarque à la fois du droit étatique iranien et du droit savant classique. Il cherche à établir des dispositions égalitaires entre hommes et femmes, de même qu’entre musulmans et non musulmans. Mais il continue de justifier des dispositions inégalitaires entre hommes et femmes à propos de l’âge de la responsabilité en matières cultuelle et pénale, de même que pour le témoignage. Des écarts comparables s’observent chez les fidèles. Au terme d’une enquête menée au sein de la jeunesse de la ville de Qom, F. Khosrokhavar constate plusieurs modalités de sécularisation. Suivant ses termes, la « sécularisation différentielle » est un « type de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 422

sécularisation » qui « laisse certaines dimensions de la religion intactes […] Le même constat vaut pour le féminisme qui est souvent différentiel (on peut mettre en cause la polygamie tout en souscrivant à l’inégalité de l’homme et de la femme dans d’autres domaines comme celui du témoignage devant un tribunal ou l’héritage) »12.

7 Alors que Montaẓerī prend note des exigences liées aux droits de l’homme mais justifie la doctrine classique du fiqh, Ṣāne’ī élabore une nouvelle méthodologie en vue d’intégrer les « questions nouvelles » dans le droit savant islamique. Celle-ci consiste à étendre la compétence de la raison et à recourir à une prémisse axiologique dans l’interprétation des textes révélés. Premièrement, si un des droits de l’Homme est contraire à ce qui a été officiellement (rasman) prescrit dans la Révélation, il ne peut être accepté par les juristes religieux. Mais selon le marja’, il y a très peu de cas et peut- être même pas de cas de droits de l’Homme qui relèvent de cette catégorie. Ṣāne’ī rappelle que c’est la Révélation qui détermine le droit. Si la raison collective (‘aql-e jam‘ī) n’est pas en contradiction manifeste avec la Révélation divine, ce qu’elle prescrit est valable. Si au contraire il y a opposition entre raison collective et Révélation, il faut pour Ṣāne’ī donner la priorité à la Révélation13. Tout en cherchant à étendre le plus possible le pouvoir de la raison, le marja’ n’infléchit pas théoriquement la méthodologie juridique shi’ite classique et n’admet pas d’ériger la raison au rang de source (manba’) du droit. Il cherche empiriquement à faire coïncider toujours davantage raison et Révélation14. Deuxièmement, Ṣāne’ī se sert d’une prémisse axiologique – la notion de l’inviolabilité (ḥormat) de la personne humaine – pour sélectionner les éléments scripturaires qui étayent sa vision du sens authentique de l’islam et pour disqualifier les textes qu’il juge en contradiction avec le Coran et la Tradition (Sonnat). Parmi les deux sources du droit, il tend à accorder au Coran la primauté sur la Tradition. Les « questions nouvelles » – les droits de l’Homme – que Ṣāne’ī invoque comme des motifs de redéfinition de la doctrine se résument principalement à un aspect : l’égalité des êtres humains. Son approche partielle informe sa doctrine, qui vise à modifier une partie seulement du droit savant dans les domaines pénal et familial. Dans les quatre ouvrages qu’il a composés à ce jour sur les droits de l’Homme, il ne traite pas substantiellement des autres domaines du droit pénal. Toutefois il s’exprime sur un point crucial : les peines fixes capitales prévues contre les relations sexuelles illicites entre personnes mariées et contre l’apostasie sont inapplicables durant l’Occultation de l’Imâm.

II. Réexaminer les fondements du droit

8 Dans le même temps où les marja’ reconsidéraient certains domaines du droit substantiel shi’ite, plusieurs clercs scrutaient les fondements théologiques et philosophiques du fiqh. Nous avons étudié les œuvres de l’ayatollah Javādī Āmolī et des ḥujjat al-islām Moḥsen Kadīvar et Mojtahed Shabestarī. Les trois auteurs concluent à l’hétérogénéité des fondements du droit savant et de ceux des droits de l’Homme. Mais ils n’en tirent pas les mêmes enseignements.

9 Dans La Philosophie des droits de l’Homme (1996)15, Javādī Āmolī livra l’une des premières réfutations des principes des droits de l’Homme tels qu’ils sont formulés dans les Déclarations des droits de l’Homme et dans les conventions rédigées dans le cadre de l’ONU. Avec cet ouvrage, Javādī Āmolī peut apparaître comme un garant doctrinal de la Déclaration du Caire sur les droits de l’Homme en islam. Ayant exercé d’importantes

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 423

fonctions étatiques16 durant les deux premières décennies de la République islamique iranienne, il est aujourd’hui l’un des plus éminents représentants de la tendance philosophante qui défend une métaphysique théologique. Selon lui, l’antinomie entre le système juridique islamique et celui des droits de l’Homme procède de choix philosophiques. À l’inconsistance du principe de l’autonomie qui sous-tend les droits de l’Homme énoncés depuis deux siècles, le clerc oppose la validité permanente du principe de l’hétéronomie qui structure le droit islamique en général et shi’ite en particulier. Tandis que Montaẓerī et Ṣāne’ī rappellent au fil de leur argumentation certains postulats du droit substantiel, Javādī Āmolī expose méthodiquement les tenants et aboutissants du système tout entier afin d’en prouver la cohérence organique.

10 Le pivot du système juridique qu’il défend réside dans la jonction d’une théorie de la connaissance et d’une métaphysique, celle-ci étant inséparable d’une physique - selon laquelle le monde est hiérarchisé - et de la théologie shi’ite imamite. Pour démontrer conjointement l’inanité des droits de l’Homme et l’inéluctabilité de l’hétéronomie, le clerc articule progressivement ces domaines en suggérant qu’ils sont indissociables. Dans le premier chapitre, il cherche à montrer le bien-fondé de sa méthodologie. Selon lui, on ne peut énoncer de principes de droit sans définir au préalable d’une part l’origine du droit et la nature de l’Homme – le « principe agent », mabda’-e fā’elī – et d’autre part la finalité du droit et celle de l’Homme – « cause finale », mabda’-e ghā’ī17. Tout en faisant valoir la pérennité de la doctrine de l’hétéronomie, Javādī Āmolī cherche à faire converger la théorie de la loi révélée et la conception d’un droit fondé en référence à un ordre naturel hiérarchisé. En se confrontant de manière intransigeante avec une tradition juridique perçue comme totalement adverse, le philosophe shi’ite semble œuvrer à une double légitimation des sources du fiqh ou, en d’autres termes, à l’articulation d’une théologie du droit révélé et d’une philosophie du droit naturel objectif. Il illustre là une tension entre le principe de la primauté de la révélation et celui de la congruence entre révélation et raison. Une seconde tension s’observe entre la primauté affirmée de la nature métaphysique de l’être humain et la prépondérance des caractères naturels-physiques dans la détermination des droits des différentes catégories de personnes.

11 Après avoir été le disciple de Montaẓerī, le cheikh Moḥsen Kadīvar a suivi une tout autre voie que celle de son maître depuis la fin des années 1990. Parmi nos auteurs, il est le seul à ne pas avoir exercé de fonction dans l’État iranien. Dans Le Droit des gens. L’islam et les droits de l’Homme18, Kadīvar part d’un constat sur le dualisme juridique au sein de la République islamique iranienne. Selon lui, du point de vue théorique, de nombreux principes des droits de l’Homme sont supposément contraires aux enseignements divins. Du point de vue pratique, de nombreux articles de la Déclaration des droits de l’Homme et des conventions onusiennes sont contraires à des principes de la Constitution iranienne. Dans une société qui est gouvernée au nom de la religion et où toutes choses sont officiellement expliquées par la religion (fût-ce par une lecture particulière de la religion), il est naturel que la question de la relation entre islam et droits de l’Homme s’impose à la réflexion et soit dans le même temps un sujet de controverses19.

12 Alors que Ṣāne’ī appréhende les droits de l’Homme de manière sélective, se focalisant sur le principe de l’égalité des êtres humains, Kadīvar met en pleine lumière les deux piliers de l’égalité et de la liberté qui structurent la Déclaration de l’ONU et les

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 424

conventions qui en dérivent. Convaincu de l’universalité de l’islam, il l’est aussi de celle des droits de l’Homme dans leur définition onusienne20. Pour accorder les deux universels, il s’engage dans une double démarche. Avec l’étalon de la Déclaration et des conventions onusiennes, érigées en chartes de l’humanité moderne, il inventorie exhaustivement l’héritage juridique de l’islam sunnite et shi’ite. En considérant avec une égale attention les réquisits de l’égalité et ceux de la liberté, il scrute textes sacrés, méthodologie, droit substantiel, philosophie et eschatologie. Sans complaisance il conclut son inventaire : pour demeurer universel, l’islam doit se métamorphoser en « islam spirituel21 ». Son historiographie scrupuleuse s’apparente à une monumentale déconstruction du système juridique islamique classique. Elle se conjugue avec un travail de refondation du droit qui aboutit à une redéfinition des buts et des cadres de la religion même.

13 Aussi méthodiquement qu’il a décelé les « axes de contradiction » (Meḥvarhā-ye ta’āroḍ) entre islam « historique » et droits de l’Homme, il s’engage dans la refondation d’un islam accordé aux temps modernes. Historicisation – des textes, des concepts et des doctrines –, rationalité et liberté forment les trois piliers de son édifice. Conscient de l’ampleur de la tâche, il en aperçoit déjà l’issue. Pour faire éclore l’islam spirituel, il faut recentrer la religion, ce qui implique une importante réduction du champ d’application du droit savant. Résolu à substituer « l’islam de conviction » à « l’islam de contrainte », le clerc se démarque expressément de ceux qu’il appelle les traditionalistes. Il se distingue aussi fermement de ceux qui veulent faire abstraction de la religion dans l’édification des sociétés modernes. C’est pourquoi il promeut à la fois la dissociation de l’État et des institutions religieuses, et la référence aux valeurs morales des religions dans les politiques publiques. Le souci de Kadīvar de définir le rôle de la religion dans une société où prévaut un « islam spirituel » illustre le constat de Khosrokhavar sur les différents modes de sécularisation : « Il y a peu encore, les sciences sociales avaient tendance à croire que la sécularisation affecte le statut de la foi en relation au politique et qu’une fois le processus bien achevé, la religion perd de sa pertinence dans le social et le politique et devient une affaire privée. En fait, il y a plusieurs degrés dans la sécularisation et l’on peut passer à une foi élargie plutôt qu’à l’absence de foi »22.

14 Au terme d’un siècle de débats cléricaux dont il se fait également l’historiographe, Kadīvar repense radicalement les rapports entre islam et modernité. À rebours d’une tradition juridique multiséculaire, qualifiée d’islam « historique » ou « traditionnel », il renverse la perspective sur les dimensions temporelles et universelles de la religion. Pour distinguer le temporel et l’universel, il historicise l’intégralité de l’héritage shi’ite : sa démonstration devient une théorie de l’historicité des traditions religieuses. Le propos de Kadīvar concorde avec celui de Mojtahed Shabestarī, l’un et l’autre ayant le rang de ḥujjat al-islām dans la hiérarchie cléricale et critiquant le monopole étatique de la religion. Nous avons mis en lumière les spécificités respectives de leurs méthodes et des références sur lesquelles ils appuient leurs argumentations. Le premier procède en juriste historiographe, puisant dans sa seule tradition des motifs pour critiquer et refonder celle-ci. S’il se réfère à l’histoire, le second adopte une méthode philosophique et théologique. Il se différencie en outre de tous les autres auteurs par son éclectisme. Dans sa vaste culture musulmane, il se tourne avec prédilection vers les théologiens et les philosophes et vers les poètes persans. Ayant résidé pendant près d’une décennie en Allemagne23, il s’est profondément nourri des philosophies européennes et des théologies chrétiennes, protestantes et catholiques, qu’il a ensuite longuement enseignées à l’Université de Téhéran. Ces sources multiples jalonnent sa réflexion, de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 425

Schleiermacher à Karl Barth, Paul Tillich et Karl Rahner en théologie, à Kant, Wittgenstein et Gadamer en philosophie.

15 Quoique l’on qualifie couramment les ulémas de « juristes-théologiens », la plupart d’entre eux sont surtout juristes. Mojtahed Shabestarī à l’inverse est essentiellement théologien. Comme Javādī Āmolī qu’il réfute explicitement, il vise à démontrer que le droit, la philosophie et la théologie sont organiquement liés. Il prête aussi peu d’attention au droit substantiel ou à la méthodologie du fiqh. Mais tandis que l’un défend une théologie métaphysique, l’autre récuse les « droits de l’Homme métaphysiques » et recourt à la phénoménologie historique de l’expérience religieuse et à l’herméneutique. Il est convaincu que l’islam ne pourra sortir des problèmes théoriques et pratiques engendrés par la civilisation moderne qu’en procédant à une révision des fondements de l’exégèse et de la connaissance de la religion24. Dans son monumental ouvrage sur les droits de l’Homme, Critique d’une lecture officielle de la religion25, Mojtahed Shabestarī témoigne des « crises »26 doctrinales, sociales et politiques qui affectent selon lui le monde musulman en général et l’Iran en particulier. Suivant ses termes, « [l]a lecture officielle de la religion dans notre société est en crise. Cette crise a des causes nombreuses. J’éclaircirai les deux causes principales ». La première consiste dans l’affirmation persistante selon laquelle l’islam implique des systèmes politiques, économiques et juridiques conçus par le droit savant et qui correspondent en tout temps et en tout lieu à la volonté de Dieu. La seconde cause consiste dans l’insistance avec laquelle on prétend que « […] la mission de l’État dans une [société] musulmane est d’appliquer les préceptes de l’islam »27. Le théologien entend montrer qu’il existe une pluralité de lectures de la religion et que toute lecture est critiquable, surtout lorsqu’elle est en crise. Conjointement, il œuvre à la reconstruction de la pensée islamique.

16 Comme Kadīvar, Mojtahed Shabestarī déconstruit la tradition juridique islamique avant de la refonder sur la base d’une redéfinition de la religion elle-même. À l’instar de son principal adversaire dans la controverse, l’ayatollah Javādī Āmolī, il élucide les liens organiques du droit et des autres domaines de la pensée religieuse. L’un et l’autre dévoilent l’imbrication de la gnoséologie, de la philosophie pratique, de l’exégèse, de la théologie, de la méthodologie et du droit savant dans la religion musulmane appréhendée comme une architecture. Aux transformations sociales et religieuses des temps modernes, Javādī Āmolī répond par la défense de sa tradition. Confronté au dualisme juridique, il condamne le système des droits de l’Homme et proclame la supériorité d’un droit ancré dans la métaphysique et la théologie imâmite classique ainsi que dans une Nature immuable et hiérarchisée. Pour le réfuter, Mojtahed Shabestarī retourne un à un ses arguments. À l’ontologie il oppose une théorie de la connaissance et une épistémologie inspirées des philosophies modernes européennes. Il fait prévaloir la philosophie pratique de Kant sur les doctrines du droit naturel objectif qu’il récuse. À la théorie des natures immuables il répond par celle de l’historicité de la vie humaine et de ses réalisations. La déconstruction philosophique du système des « droits de l’Homme métaphysiques » est complétée par une analyse de l’évolution des sociétés musulmanes depuis le XIXe siècle. Il est clair pour l’auteur que le système théologico-juridique de l’islam classique doit être entièrement reconstruit pour que l’Islam puisse s’acclimater à la modernité dans ses multiples dimensions. « Le formalisme est le fléau de la foi ». Cela ne veut pas dire qu’il ne doit pas y avoir de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 426

formes, mais « les formes doivent être au service des expériences […], en harmonie avec ces expériences »28.

17 Dans ce but, à l’aide de la phénoménologie historique et de l’herméneutique, Mojtahed Shabestarī renverse la perspective d’appréhension de la religion en se centrant sur les individus plutôt que sur les textes sacrés de l’islam. Découvrant la liberté inhérente à la foi, il conclut à la nécessité d’adopter les droits de l’Homme universels pour la préserver. Centrée sur la foi de l’individu libre, l’expérience religieuse constitue la clef de voûte de l’islam : sur une théologie moderne, une philosophie juridico-politique et un droit nouveaux peuvent être établis, intégrant pleinement les droits de l’Homme universels. D’après le théologien, pour les philosophes soucieux d’éthique, les droits de l’Homme dans leurs trois composantes représentent la philosophie politique la plus acceptable29. Inversement, l’auteur dénonce comme des sophismes les formulations culturalistes visant à concevoir des « droits de l’Homme islamiques » et une « démocratie islamique ».

18 Outre les évolutions de la pensée juridique shi’ite, cette étude a permis d’analyser l’histoire de la réception des principes des droits de l’Homme au sein du clergé shi’ite contemporain. D’autre part, la controverse révèle non seulement une pluralité de conceptions de la tradition juridique shi’ite, mais aussi le processus même de construction de celle-ci. Ces recherches ont fourni la matière d’un ouvrage à paraître au printemps 2017. Nous les poursuivrons par une étude de la réception des droits de l’Homme dans le monde sunnite.

19 Sont intervenus dans le séminaire :

20 Le 16 mars 2016, M. Augustin Jomier, chercheur post-doctorant à la Fondation Thiers- CNRS/CERHIO, « Une histoire sociale et culturelle du réformisme musulman en Algérie : oulémas ibadites et société du Mzab (1880-1970) ».

21 Le 23 mars 2016, M. Bertrand Mazabraud, magistrat au Tribunal de Grande Instance de Paris, Docteur en Philosophie, « Punir : de quel droit ? Les justifications de la peine en Occident et leurs enjeux contemporains ».

22 Le 11 mai 2016, M. Ismail Warscheid, chargé de recherche au CNRS, Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), « La fin d’un monde ? Érudition religieuse, droit musulman et colonisation dans le Sahara central (1850-1950) ».

23 Le 18 mai 2016, M. Moufid Jaber, étudiant en Master à l’EPHE, a présenté des recherches sur « Mystique et Autorité. Le rôle de la gnose dans l’évolution de la pensée politique shi’ite en Iran au XXe siècle ».

NOTES

1. Cf. C. ARMINJON, « Les droits de l’Homme dans la pensée shi’ite contemporaine », Annuaire EPHE-SR 123 (2014-2015), p. 309-316.

2. H. ‘A. MONTAẒERĪ, Resāleh-ye ḥoqūq [Traité des droits], Téhéran 2006 (13831 AHS / 2004).

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 427

3. MONTAẒERĪ, Ḥokūmat-e dīnī va ḥoqūq-e ensān [Le Gouvernement religieux et les droits de l’homme], Qom 1386 AHS / 2007.

4. MONTAẒERĪ, Mojāzāthā-ye eslāmī va ḥoqūq-e bashar. Pāsokh beh porseshhā’ī pīrāmūn-e mojāzāthā-ye eslāmī va ḥoqūq-e bashar [Châtiments islamiques et droits de l’Homme. Réponses à des questions sur les châtiments islamiques et les droits de l’Homme], Qom 1387 AHS / 2008.

5. R. KHOMAYNĪ, Tahrīr al-wasīla, Beyrouth 1401 AHL / 1981 (composé en 1964-1965), 2 vol. 6. Cf. Sh. AKHAVI, « Islam, Politics and Society in the Thought of Ayatullah Khomeini, Ayatullah Taliqani and Ali Shariati », Middle Eastern Studies 24/4 (oct. 1988), p. 404-431.

7. Y. ṢĀNE’Ī, Barābarī-e qeṣās (zan o mard, mosalmān va ghayr-e mosalmān). Bar gerefteh az nazariyyāt-e feqhī-e āyatollāh Ṣāne’ī [L’Égalité du châtiment (homme et femme, musulman et non-musulman). Conceptions juridiques de l’ayatollah Ṣāne’ī], Qom 1383 AHS / 2004. 8. ṢĀNE’Ī, Barābarī-e diyeh (zan o mard, mosalmān va ghayr-e mosalmān) [L’Égalité du prix du sang (homme et femme, musulman et non-musulman)], Qom 2006 (13841 AHS / 2005).

9. ṢĀNE’Ī, Hoqūq-e zanān va kūdakān [Les Droits des femmes et des enfants], s. l. 1391 AHS / 2012.

10. ṢĀNE’Ī, Ejtehād-e pūyā [L’ijtihād dynamique], s. l. 1390 AHS / 2011. 11. Ṣāne’ī compta parmi les savants juristes membres du Conseil des gardiens de la Constitution, de 1980 à 1983. Puis il fut procureur général près la Cour suprême iranienne de 1983 à 1985. 12. F. KHOSROKHAVAR, A. NIKPEY, Avoir vingt ans au pays des ayatollahs. Vivre dans la ville sainte de Qom, Paris 2009, p. 93-94.

13. ṢĀNE’Ī, Ejtehād-e pūyā, p. 29-35. 14. Sur ce point, je ne partage pas la conclusion de Mavani qui écrit : « Dans les œuvres de l’ayatollah Saanei, on observe un changement épistémologique majeur de la doctrine juridique du shi’isme duodécimain. [Saanei] privilégie le Coran et érige la raison en une source légitime pour découvrir la raison ou ratio legis d’un précepte juridique […] ». Cf. H. MAVANI, « Paradigm Shift in Twelver Shi’i Legal Theory (usûl al-fiqh) : Ayatullah Yusef Saanei », The Muslim World 99/2 (2009), p. 335-355, ici p. 352.

15. JAVĀDĪ ĀMOLĪ, Falsafeh-ye hoqūq-e bashar, Qom 2010, (13751 AHS /1996). 16. Membre de l’Assemblée des experts de la Constitution en 1979, il faisait partie du groupe chargé de rédiger les principes généraux (osūl-e kollī) et les buts (ahdāf) de la Constitution. Il fut ensuite nommé par Khomaynī président du Tribunal révolutionnaire et des juges de droit religieux (hākem-e shar’). Membre du pouvoir judiciaire, le Haut Conseil de la justice (shūrā-ye ‘ālī-e qaḍā’ī), il rédigea les projets des lois pénales qui furent adoptées dans les années 1980. Concurremment, il fut membre de l’Assemblée des experts de la guidance durant les premier et deuxième mandats, de 1983 à 1991, puis de 1991 à 1999.

17. JAVĀDĪ ĀMOLĪ, Falsafeh-ye hoqūq-e bashar, p. 3.

18. M. KADĪVAR, Ḥaqq al-nās. Eslām va ḥoqūq-e bashar, Téhéran 2009 (13871 AHS / 2008).

19. KADĪVAR, Ḥaqq al-nās, p. 7. 20. Selon les termes de l’auteur, « Les droits de l’Homme sont l’un des plus importants nouveaux dons de l’humanité dans les derniers siècles […] ». KADĪVAR, Ḥaqq al-nās, p. 8.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 428

21. Le premier chapitre de son ouvrage est intitulé « De l’islam historique à l’islam spirituel ». 22. KHOSROKHAVAR, Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, p. 118. 23. Mojtahed Shabestarī fut directeur du Centre islamique de Hambourg de 1969 à 1979. 24. M. MOJTAHED SHABESTARĪ, Hermenūtīk, ketāb va sonnat. Farāyand-e tafsīr-e vaḥī [Herméneutique, Livre et Tradition. Le processus de l’exégèse de la Révélation], Téhéran 2010 (13751 AHS / 1996), p. 7-8.

25. MOJTAHED SHABESTARĪ, Naqdī bar qerā’at-e rasmī az dīn (Boḥran-hā, chālesh-hā, rāhḥall-hā), Téhéran 2011 (13791 AHS / 2000). 26. Le sous-titre de l’ouvrage de Mojtahed Shabestarī y fait allusion. 27. MOJTAHED SHABESTARĪ, Naqdī bar qerā’at-e rasmī az dīn, p. 11.

28. MOJTAHED SHABESTARĪ, Īmān va āzādī [Foi et Liberté], Téhéran 2000 (13761 AHS / 1997), p. 41.

29. MOJTAHED SHABESTARĪ, Naqdī bar qerā’at-e rasmī az dīn, p. 186.

RÉSUMÉS

L’année précédente, nous avions observé l’émergence de questionnements sur les droits de l’Homme au sein du clergé shi’ite. Nous avions situé ces interrogations dans l’histoire des débats doctrinaux qui ont accompagné la modernisation du droit dans les pays du monde shi’ite depuis le milieu du XIXe siècle, en distinguant les droits étatiques et le droit savant shi’ite (fiqh) – droit islamique stricto sensu. Alors que des clercs d’Iraq et du Liban ont contribué au renouvellement de la pensée juridique, seuls des clercs d’Iran ont entrepris de confronter leur tradition juridique aux principes des droits de l’Homme. Il nous restait cette année à étudier les œuvres des auteurs qui se sont engagés dans cette réflexion.

INDEX

Thèmes : Islam contemporain : histoire des doctrines et des courants de pensée

AUTEUR

CONSTANCE ARMINJON Maître de conférences, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 429

Autres conférences Le renouveau de la pensée juive en France après 1945 : l’École juive de Paris

Sophie Nordmann

1 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la pensée juive connaît en France un renouveau important, qui s’incarne tout particulièrement dans deux institutions : l’École d’Orsay et les Colloques des intellectuels juifs de langue française. À travers ces deux institutions s’expérimente une manière inédite de croiser pensée philosophique et études juives dans un double mouvement qui, d’une part, éclaire et alimente la réflexion philosophique par l’étude des textes de la tradition juive et qui, réciproquement, renouvelle et enrichit l’approche de ces textes en mobilisant outils et concepts philosophiques.

2 Ce renouveau prend place dans un contexte particulier, dont nous avons cherché, dans les premières séances, à saisir la spécificité. Par un certain nombre d’aspects, la situation du judaïsme en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est unique. La vie juive a gardé une certaine vitalité : la France n’est ni dans la situation des pays d’Europe centrale et de l’Est dont la présence juive a été détruite en quasi-totalité, ni dans celle des zones relativement épargnées par la destruction massive des juifs d’Europe. Un quart de la population juive a été assassiné, on compte de nombreux déplacés, la vie juive y est à la fois suffisamment meurtrie pour que s’y fasse sentir l’urgence d’une reconstruction, et suffisamment épargnée pour que cette reconstruction trouve les forces vives de sa mise en œuvre. Or, si le regard réflexif de la transmission juive sur ses propres conditions de possibilité est quelque chose de constant dans la tradition juive, l’impératif d’une reconstruction se pose au lendemain de la guerre en des termes jusqu’alors inédits : l’assimilation et l’extermination signent l’échec d’un certain modèle d’intégration, en vertu duquel la reconstruction d’une vie juive ne peut pas faire l’économie d’une prise de distance critique avec le modèle d’émancipation d’avant-guerre. Il ne s’agit donc pas seulement de revivifier ce que la Shoah a en grande partie détruit, mais d’inventer un nouveau modèle, qui prenne aussi

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 430

en compte les évolutions et les mutations les plus récentes. Parmi ces évolutions, on peut dégager un certain nombre de facteurs spécifiques à la France de la deuxième moitié du XXe siècle, qui jouent un rôle central dans le développement de la pensée juive française après-guerre : la diversification des « manières d’être juif », avec le développement de nouvelles modalités d’appartenance – culturelle, mémorielle, nationale – à distance de l’observance religieuse ; la diversification des courants religieux, avec l’apparition et le développement de courants orthodoxes non- consistoriaux, mais aussi de courants libéraux et massortim qui prennent une importance croissante à partir des années 1960 ; la diversification des modes d’étude du judaïsme, avec le développement, à côté de l’étude traditionnelle, des approches savantes et universitaires héritées de la science du judaïsme ; la diversification des populations juives avec la rencontre d’une présence juive ancestrale, d’une importante immigration juive ashkénaze à partir des années 1920, et d’une immigration juive sépharade massive à partir de la fin des années 1950. Les quatre premières séances du séminaire ont porté sur l’étude, l’analyse et l’approfondissement de ces facteurs. Nos analyses ont été étayées par les interventions de deux chercheuses : Martine Cohen (GSRL) et Joëlle Allouche-Benayoun (GSRL), qui ont abordé, respectivement, la question des évolutions institutionnelles du judaïsme français après 1945, et celle des mutations sociologiques et religieuses de la vie juive en France dans la seconde moitié du XXe siècle.

3 Les quatre séances suivantes ont été consacrées à l’étude des deux institutions spécifiques, qui ont joué un rôle majeur dans le renouveau de la pensée juive en France après 1945 : l’École d’Orsay, fondée en 1946 et les Colloques des intellectuels juifs de langue française, qui se sont tenus à Paris chaque année à partir de 1957. Nous sommes partis de la manière dont se sont constitués, pendant la guerre, des groupes clandestins engagés dans une forme de résistance par l’étude, qui ont posé les bases de la réflexion collective qui s’est développée après guerre. En nous appuyant notamment sur les travaux de Johanna Lehr (Lehr : 2013), nous avons étudié plus particulièrement les groupes d’étude clandestins qui se sont constitués dans les camps agricoles des Éclaireurs israélites de France, notamment autour de Robert Gamzon, de Jacob Gordin, d’Edmond Fleg ; à Toulouse, autour de David Knout, Claude Vigée, et Paul Rojtman ; au Petit Séminaire Israélite de Limoges autour d’Abraham Deutsch, de Benno Gross, de Théo Klein. Nous avons cherché à comprendre quelles relations se tissent dans la clandestinité et comment s’expérimentent des manières spécifiques de renouer avec l’étude des textes de la tradition, dans des formes jusqu’alors inédites. Au sortir de la guerre, la grande majorité des membres de ces groupes clandestins ont poursuivi leur étude de l’histoire juive, leurs questionnements philosophiques, leur exploration des textes bibliques, talmudiques, kabbalistiques. Ils se sont employés à mettre en œuvre les nouveaux questionnements expérimentés pendant la guerre, et à institutionnaliser les nouveaux modes d’enseignement et d’étude, à travers la création d’écoles juives (notamment à Paris et à Strasbourg), de cercles d’études, d’associations, qui mettent aussi en lumière le caractère intrinsèquement collectif des réflexions amorcées. Nous avons cherché à comprendre comment, dans le cadre de ces structures clandestines, se sont mises en place les conditions théoriques et se sont nouées les rencontres déterminantes qui ont donnée sa physionomie propre au renouveau de la pensée juive en France après la guerre, et tout particulièrement aux réflexions et projets collectifs qui se sont développés dans le cadre de l’École d’Orsay et des Colloques.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 431

4 Nous avons appuyé nos analyses sur l’étude d’un texte programmatique : une conférence prononcée en 1946 par André Neher, acteur majeur du renouveau de la pensée juive en France. Cette conférence, intitulée « Immanence et transcendance » et publiée dans le recueil L’existence juive, reflète la mutation du rapport à l’étude qui s’est opéré dans la clandestinité et annonce les grandes lignes des réflexions qui se sont développées après-guerre. Nous avons approfondi la problématique, centrale dans le texte de Neher, d’une temporalité placée sous le signe de la chaîne des générations, qui conduit Neher à une réflexion sur le temps historique et le temps biblique. Nous avons mis les analyses de Neher en regard de deux autres conceptions, développées par Hermann Cohen dans La religion de la raison tirée des sources du judaïsme et par Franz Rosenzweig dans L’Étoile de la rédemption. Nous avons ainsi pu dégager une notion centrale sous la plume de Neher : l’« inchronisme », qui lui permet de penser, à partir de la transcendance du temps biblique, la concordance des diverses temporalités auxquelles est soumise l’existence humaine. Une demi-séance a été consacrée à la présentation d’un exposé sur le texte de Neher par Étienne Gotschaux, étudiant du séminaire. L’étude du texte de Neher conduit à une réflexion sur l’articulation de l’étude juive et de la philosophie : la position de Neher, qui inaugure un rapport philosophique et existentiel d’un type nouveau au texte biblique, sera largement reprise et approfondie par Neher lui-même et par les philosophes et intellectuels juifs français après-guerre – nous avons vu que cette approche trouve notamment un prolongement dans l’œuvre de Benno Gross.

5 S’ouvre donc au lendemain de la guerre, avec cette conférence, une nouvelle manière de croiser étude biblique et philosophie, dont la dimension existentielle forte est aussi un appel à l’engagement. C’est sous le signe de cet appel que la pensée juive en France a connu un important renouveau à partir de la fin des années 1940, dont la création de l’École d’Orsay, en 1946, constitue un élément important. Nous avons étudié les conditions de cette création, née de la rencontre entre un israélite français, Robert Gamzon, fondateur des Éclaireurs israélites de France, un philosophe juif d’Europe de l’Est, Jacob Gordin, et un juif lettré d’origine oranaise, Léon Askénazi. Nous avons abordé le projet éducatif de l’École, qui s’exprime notamment dans les textes théoriques rédigés par Jacob Gordin et par Léon Askénazi. Une séance a été consacrée à l’étude d’un texte issu d’un cours donné par Léon Askénazi à l’École d’Orsay sur le thème du temps biblique et de la création. Le choix de ce texte, dont la problématique fait écho à la conférence « Immanence et transcendance » étudiée lors des séances précédentes, nous a permis d’approfondir les éléments analysés à l’occasion de l’étude du texte de Neher sur la question du temps historique et du temps biblique. Nous avons ainsi pu dégager une ambition commune à l’École d’Orsay et aux Colloques des intellectuels juifs de langue française : celle d’une réappropriation du judaïsme par lui- même, qui ouvre la voie d’un nouveau modèle d’émancipation.

6 La dernière séance a été consacrée à la présentation des travaux graphiques d’Alain Boudeville, étudiant du séminaire, sur le symbole de la Hanoukkia, présentation complétée par l’étude d’un texte de Levinas consacré à la fête de Hannouka et intitulé « Le clair et l’obscur » (texte paru en 1961 dans Information juive, repris en 1963 dans Difficile Liberté).

7 La conscience juive. Données et débats. Textes des trois premiers Colloques d’Intellectuels Juifs de Langue Française organisés par la Section Française du Congrès Juif Mondial, présentés et revus par É. AMADO LÉVY-VALENSI et J HALPÉRIN, Paris 1963.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 432

8 L. ASKÉNAZI, La parole et l’écrit, I. Penser la tradition juive aujourd’hui, textes réunis et présentés par Marcel Goldmann, Paris 1999 (Présences du judaïsme).

9 J. LEHR, La Thora dans la cité. L’émergence d’un nouveau judaïsme religieux après la Seconde Guerre mondiale, Lormont 2013.

10 E. LEVINAS, Difficile Liberté, Paris 1963.

11 C. NATAF, « Le judaïsme religieux au lendemain de la Libération : rénovation ou retour au passé ? », Archives juives 5/1 (2000), p. 71-104.

12 A. NEHER, L’existence juive, Paris 1962.

13 A. NEHER, Le dur bonheur d’être juif, entretiens avec Victor Malka, Paris 1978.

14 P. SIMON-NAHUM, « ‘Penser le judaïsme’. Retour sur les Colloques des intellectuels juifs de langue française (1957-2000) », Archives Juives 38/1 (2005), p. 79-106.

15 S. SZWARC, Les intellectuels juifs de 1945 à nos jours, Lormont 2013.

16 S. TRIGANO (éd.), L’école de pensée juive de Paris, Paris 1997 (Pardès, 23).

17 C. VIGÉE, La Lune d’Hiver. Récit, journal, essai, Paris 2002.

RÉSUMÉS

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la pensée juive connaît en France un renouveau important, qui s’incarne tout particulièrement dans deux institutions : l’École d’Orsay et les Colloques des intellectuels juifs de langue française. À travers ces deux institutions s’expérimente une manière inédite de croiser pensée philosophique et études juives dans un double mouvement qui, d’une part, éclaire et alimente la réflexion philosophique par l’étude des textes de la tradition juive et qui, réciproquement, renouvelle et enrichit l’approche de ces textes en mobilisant outils et concepts philosophiques.

INDEX

Thèmes : Autres conférences, Philosophie juive contemporaine

AUTEUR

SOPHIE NORDMANN PRAG, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 433

Autres conférences La pragmatique des dieux aztèques

Danièle Dehouve

1 Les très nombreux dieux aztèques étaient évoqués au moyen de leurs noms (récités dans les prières et mentionnés dans les mythes) et représentés (dans les codex divinatoires et les rituels sous forme d’ixiptla – personnifications humaines – et d’images en deux ou trois dimensions). L’an dernier (voir Annuaire 123) nous avons débuté la réflexion sur la notion de panthéon et la difficulté de découvrir le (ou les) principe(s) d’ordonnancement des dieux aztèques. En effet, les divinités ne pouvaient pas être classées selon leur fonction, car elles étaient toutes multifonctionnelles, tendant à concentrer un grand nombre de champs de compétence. C’était le cas de tous les dieux, même de ceux qui renvoient apparemment à un élément naturel, comme la pluie, l’eau ou le feu. C’est à tort que Preuss nommait ceux-ci des « dieux naturels purs », car ils représentaient des constructions sociales au même titre que les autres et exerçaient leurs compétences dans plusieurs sortes d’activités humaines1.

2 Comment reconnaître un dieu ? Les conférences de l’an dernier ont envisagé le problème en ce qui concerne la nomination – c’est-à-dire les noms des dieux – et l’iconographie – c’est-à-dire les attributs, ornements et parures dont ils étaient recouverts. Elles ont débouché sur une série de questionnements : y avait-il des noms et des attributs spécifiquement attribués à un dieu ? Ou l’ensemble des parures d’une divinité devait-il être lu comme un texte parlant de ses multiples fonctions ? Comment expliquer que plusieurs dieux aient partagé les mêmes attributs ? Les conférences de la présente année universitaire (2015-2016) ont traité de ces questions et, dans le but de porter dès à présent à la connaissance du milieu académique une première série de résultats de ces réflexions collectives, plusieurs articles ont été édités dans un numéro de la revue franco-mexicaine Trace intitulé Les dieux aztèques2.

3 Ces articles ont été préparés par les discussions menées au cours de cette année 2015-2016 qui ont comporté deux grands axes : l’intervention des dieux dans les activités humaines et leur iconographie.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 434

I. Dieux et activités humaines

4 Pour poursuivre la réflexion comparative sur la notion de panthéon, nous avons entendu le 1er février 2016 la conférence de Gilles Tarabout (LESC, CNRS-Université Paris Ouest Nanterre La Défense) : « Qui est là ? Réflexions sur les entités divines dans l’hindouisme ». Comment comprendre le « flou » classificatoire des dieux hindous ? Dans un précédent article3, Tarabout avançait que les dieux hindous ne constituent pas une nomenclature du monde. Pour les étudier, une notion s’impose, celle de « champs » ou domaines de relation au divin ; dans l’hindouisme, on peut considérer comme des champs : le diagramme de site (certains dieux sont placés dans un espace orienté), le mantra (formules qui représentent la forme sonore des puissances qu’elles représentent), le champ narratif (mythes, légendes, anecdotes locales) et le champ cultuel (rituel). En fonction de ces champs, on étudiera les dieux en distinguant les contextes d’actualisation du divin. Après avoir rappelé ce point de méthode, Tarabout a considéré la trinité hindoue (Brahma, Vishnou, Shiva) dans le champ cultuel et noté la complexité de leurs jeux d’identité : il peut arriver qu’un seul de ces dieux représente les trois ; chacun d’entre eux possède plusieurs identités selon le contexte, ainsi, Shiva en train de danser n’est pas Shiva maître des ascètes ; il faut aussi distinguer le dieu et sa manifestation énergétique qui est sa forme féminine ; chaque dieu possède également une identité selon le lieu où il est vénéré : un temple peut être dédié à un dieu dans sa forme terrifiante et un autre au « même » dieu dans une forme sereine. Il existe également une diversité sociologique, lorsqu’un même dieu est utilisé par des castes différentes. Parallèlement à ces jeux d’identité portant sur leurs fonctions, il faut également considérer la variété de leurs représentations. Il existe des statues à présence divine permanente et des représentations aniconiques et temporaires. Ces dernières consistent à assembler quelques objets élémentaires, tels qu’un trône ou un miroir, qui fonctionnent comme des « supports d’imagination » et accueillent les offrandes.

5 Le 14 mars, Grégoire Schlemmer (IRD-LESC) a présenté : « Tentatives d’approche d’une multiplicité d’entités spirituelles dans une société à tradition orale de l’Himalaya népalais ». Poursuivant une réflexion précédente4, Schlemmer est revenu sur la notion de panthéon. Il existe, dit-il, deux façons de définir un panthéon : une définition large qui considère qu’un panthéon est un ensemble de dieux et qu’en conséquence toute société polythéiste possède un panthéon ; une définition étroite qui ne parle de panthéon que lorsque les puissances divines font l’objet d’un ordonnancement emic, comme dans le cas du panthéon grec ordonné par des relations de parenté. Si l’on adopte cette dernière définition, on conclut que toutes les sociétés polythéistes ne possèdent pas de panthéon, et c’est notamment le cas de la vallée himalayenne étudié par le conférencier. Comment, dans ce cas, étudier l’ensemble des esprits ? Schlemmer propose, à la suite de Tarabout, d’envisager l’existence de « champs ». Dans la vallée himalayenne qu’il étudie, on distingue le champ des mythes (les histoires dans lesquelles interviennent les esprits), celui de la divination (on énumère tous les esprits pour savoir lequel a rendu le patient malade), et celui du rituel (offrandes). Dans la divination, l’esprit est réduit à être une intentionnalité (puisqu’il est cause de la maladie) et c’est seulement dans le rituel qu’il devient une corporalité (car il est alors évoqué au moyen de gestes et d’objets).

6 Comment agit-on avec les dieux ? Ce sujet a été abordé le 2 mai, lors d’une conférence débat qui a réuni Perig Pitrou et Danièle Dehouve autour du thème : « Co-activité ou/et

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 435

activités paradigmatiques ? ». Dans un cadre théorique général marqué par la « pragmatique », Perig Pitrou (CNRS-LAS) a exposé sa conception de la « co-activité » entre humains et non humains, qui provient d’une réflexion menée à l’occasion d’une recherche ethnographique chez les Indiens mixes de l’État d’Oaxaca (Mexique)5. Il propose de considérer les rituels et les dieux comme des catégories de la vie quotidienne : le rite représente un effort pour coordonner les actions humaines, or, toute activité humaine résulte d’une interaction avec les non humains. On peut distinguer trois modalités de l’action : synchronisation, réitération et transmission. La synchronisation vise à orchestrer la co-activité entre humains et non humains, afin, par exemple, de coordonner l’arrivée des pluies et les semailles. La réitération et la transmission visent à la poursuite de l’action menée dans le passé. Selon l’analyse de Pitrou, un dépôt cérémoniel présenté à une entité témoigne de la recherche d’un alignement du geste rituel sur le geste que l’on attend du non humain. Ainsi, le spécialiste qui élabore un dépôt compte et distribue (des poignées de farine de maïs, par exemple) ; plus tard, lors de l’activité agricole, « Celui qui fait vivre » répartira à son tour des quantités précises de pluie. Les catégories transversales du compte et de la distribution permettent de relier l’action rituelle et celle des non humains. C’est donc une activité mentale d’abstraction qui met en relation des actions différentes.

7 Des exemples apportés par D. Dehouve confirment l’existence de ce mécanisme. Ainsi selon une analyse de prières précédemment publiée6, les spécialistes rituels jouent sur des termes polysémiques pour construire des équivalences entre humains et puissances7 et entre leurs actions 8. Pour ne prendre qu’un exemple nahua, le terme cehuia signifie « rafraîchir » ; il est utilisé dans des prières recueillies dans l’État de Guerrero sous une forme réfléchie (« se rafraîchir », c’est-à-dire « se reposer ») et transitive (« rafraîchir quelque chose », c’est-à-dire « faire tomber la pluie »). La prière assure donc que la puissance pluviale reçoit les offrandes afin de « se rafraîchir », et que plus tard elle « rafraîchira la terre ». Cet exemple conçu par D. Dehouve comme la construction d’une équivalence entre l’action du rite et celle de la puissance pluviale par l’intermédiaire de mots polysémiques9 pourrait aussi être analysé dans le cadre théorique de la « co-activité », comme la recherche d’un alignement de l’activité humaine (rituelle) sur l’activité attendue des puissances.

8 Lors de cette séance de discussion, D. Dehouve a ensuite demandé si le cadre théorique de la « co-activité » peut englober un type d’actions très fréquent chez les Aztèques : les actions archétypales. Celles-ci se différencient de la réitération et de la transmission en ce qu’elles ne se fixent pas seulement pour but la poursuite d’une action précédemment entreprise par les ancêtres. Elles impliquent que les humains assument les rôles endossés par les dieux dès le début du monde, pour naître, mourir, faire la guerre, etc. Par exemple, selon le Florentine Codex, lors d’un rituel de naissance, la jeune accouchée joue le rôle de la Femme-Aigle (Cuauhcihuatl), la sage-femme celui de l’Aïeule du bain de vapeur (Temazcalteci), les vieux et les vieilles chargés des discours rituels ceux du couple primordial (Cipactonal et Oxomoco). Les actions archétypales ont une conséquence sur l’identité des acteurs rituels : ceux-ci assument la personnalité des divinités. Il s’ensuit un brouillage des catégories humain / non humain. De façon générale, la notion aztèque d’ixiptla (« personnificateur ») se fonde sur l’identification temporaire des humains et des dieux10. Elle subsiste de nos jours lorsque, lors de certains rituels propitiatoires mayas, des enfants incarnant les divinités enfantines de la pluie versent de l’eau.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 436

9 Plusieurs autres conférences ont traité de cas particuliers d’actions coordonnées entre les hommes et les dieux. Le 4 janvier, D. Dehouve a parlé de « Chalchiuhtlicue et les eaux terrestres ». Chalchiuhtlicue est « Celle à la jupe de jade », divinité aztèque de l’Eau. Bien qu’on l’ait souvent confondue avec les divinités pluviales (Tlaloc), elle possède sa propre identité. Il s’est agi de restituer la matérialité de l’eau chez les Aztèques du Centre du Mexique. La conférence a donc présenté la formation géologique de la Vallée de Mexico : les lacs, les sources, les digues et les aqueducs préhispaniques, ainsi que le « tourbillon » du Pantitlan, dans les faits et le vocabulaire. Grâce à ce dernier, on a mis en évidence que l’eau était conçue avant tout comme jaillissante, comme une source, comme du liquide en mouvement et en ébullition : c’est-à-dire par des manifestations choisies.

10 Le 11 janvier, D. Dehouve a poursuivi par les champs de compétence de la divinité, c’est-à- dire les activités humaines dans lesquelles elle intervenait. Celles-ci étaient : l’irrigation et la fertilisation ; la boisson et la cuisine ; la grossesse et le bain de vapeur ; la purification et le recyclage des résidus rituels. La multifonctionnalité de la divinité a ainsi été confirmée, car l’eau est présente dans un grand nombre d’activités humaines. Est ainsi apparue la nécessité d’identifier les manifestations et les fonctions de l’Eau, et de ne pas la confondre avec le « complexe Tlaloc » auquel elle a souvent été assimilée.

11 Cet exposé sur la divinité de l’Eau a été complété par Antoine Franconi (EPHE) qui a présenté la totalité des divinités intervenant dans l’agriculture sous le titre « Des dieux, des paysages et des hommes : la perception des divinités de la fertilité dans les vingtaines du Codex de Florence ». Celles-ci étaient Tlaloc et les Tlaloquê ; Opochtli et Nappateuctli ; le vent Ehecatl ; Chalchiuhtlicue, Huixtocihuatl et Chicomecoatl (ainsi que Xilonen et Centeotl), chacune d’entre elles avec sa personnalité et ses fonctionnalités. Le conférencier a analysé l’ensemble de leurs apparitions dans la liturgie annuelle en relation avec les phénomènes atmosphériques.

12 Le 4 avril, David Lorente (INAH, Mexico-GEMESO Paris) a parlé de « Dador de plantas cultivadas, dador de enfermedad. Etnografía del dios maya-chontal del Trueno ». Il étudie actuellement la communauté des 38 500 Indiens de langue chontal dans l’État mexicain de Tabasco. Bien que cette population indienne soit conçue comme acculturée, le conférencier a pu mettre en lumière la multifonctionnalité de son dieu du tonnerre dans les récits, c’est-à-dire, dans le « champ du mythe » selon la terminologie de Tarabout. Une première fonction sociale du dieu tonnerre est d’envoyer la maladie de la « frayeur », lorsqu’il percute la terre de sa hache (la foudre). D’autres récits envisagent le dieu comme maître des pluies, des eaux terrestres et marines, capable de provoquer des inondations. Enfin, le corps du dieu tonnerre a donné naissance à des plantes, conçues comme des plantes-tonnerre, comme la palme de coco et le cocoyol, qui tendent à attirer la foudre. Il faut souligner la nouveauté de cette approche qui prouve l’existence de la multifonctionnalité des puissances chez les Indiens contemporains et la met en évidence dans le champ du mythe11.

II. L’iconographie

13 Les conférences de l’an dernier avaient posé quelques questions concernant l’iconographie des dieux. Une première concernait le rapport de l’iconographie d’un dieu et ses fonctions ou champs de compétence. Puisqu’on avait décidé de considérer les dieux en

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 437

action, pouvait-on considérer les attributs des dieux comme un langage codé parlant d’actions divines dans des situations humaines ?

14 Une deuxième question concernait la façon de reconnaître un dieu, notamment par l’existence d’attributs spécifiques. Il faut partir des typologies des attributs divins élaborées par plusieurs chercheurs. Celle de Bodo Spranz distingue les formes déterminatives qui signalent l’identité d’un dieu : « celles qui renvoient à des porteurs déterminés et en règle générale se trouvent seulement en leur compagnie (formes liées à une personne) […]. La description de chaque divinité contient une liste de formes déterminatives […] Les formes déterminatives ne se trouvent pas nécessairement dans chaque représentation de leurs porteurs […] Des formes isolées, ainsi qualifiées car elles ne se présentent pas dans plusieurs codices, se nomment non déterminatives »12. En d’autres mots, la forme déterminative qualifie en général un dieu précis (et est rarement présente chez d’autres), mais n’est pas nécessairement toujours présente dans son iconographie.

15 La typologie élaborée par Katarzyna Mikulska différencie les « traits distinctifs » (rasgos distintivos) « indispensables à l’identification d’une divinité » et les « traits optionnels » (rasgos discrecionales) « qui peuvent apparaître dans l’image de façon optionnelle (c’est- à-dire que leur absence n’empêche pas l’identification du numen) »13. Le trait distinctif se réfère à la fonction la plus éminente d’une divinité, par exemple, les ornements d’oreille et les crocs de Tlaloc, le pectoral en coquille de Ehecatl, les épis de maïs de Cinteotl et le maguey de Mayahuel (ibid., p. 81). Lorsque des traits distinctifs d’une divinité apparaissent chez d’autres dieux, cela signifie que ceux-ci partagent une même fonction ou caractéristique, par exemple la coquille coupée transversalement (eheilacazcozcatl) appartient à Quetzalcoatl, Ehecatl et Xolotl (ibid., p. 82). Un troisième type de traits est représenté par les traits esthétiques (estéticos o de soporte) sur lesquels prennent place les traits antérieurs. En accord avec cette typologie, Mikulska a déterminé l’identité de Tlazolteotl par la présence des attributs suivants : les ornements de coton (bande de coton, pendentifs d’oreille et, parfois absents, les fuseaux), l’ornement nasal en forme de demi-lune (yacameztli) et la peinture noire autour de la bouche (ibid., p. 98). Comparons la définition des traits distinctifs de Mikulska à celle des formes déterminatives de Spranz : Mikulska préfère le terme « distinctif » emprunté à la linguistique (ibid., p. 84) pour indiquer l’importance du contexte dans la lecture. Cependant, elle se fonde, comme Spranz sur le rôle de l’attribut dans l’identification de la divinité, tout en assurant, comme lui, que celui-ci n’est pas toujours présent, et peut apparaître chez d’autres divinités en qualité de trait optionnel.

16 Une approche différente est celle des ethnohistoriens et archéologues français qui sélectionnent un corpus de codex et cherchent à distinguer, chez un dieu donné, les éléments toujours présents de ceux qui le sont moins souvent. Ainsi, lors des conférences 2014-2015, Nicolas Latsanopoulos a montré que, dans un groupe de cinq codex du Groupe Borgia, les représentations de Xolotl portaient toujours trois éléments : la collerette bordée de coquillages, le pectoral du vent et l’ornement d’oreille du vent. Claire Billard avait trouvé pour sa part six traits toujours présents chez le dieu du Feu, Xiuhtecuhtli. Bien que, à première vue, cette approche ne semble pas tellement différente de celles de Spranz et Mikulska, elle comporte un aspect statistique qui est absent chez ces derniers pour qui des attributs pouvaient être distinctifs sans pour autant être toujours présents.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 438

17 Ces questions fournissent l’arrière-plan théorique de plusieurs conférences de l’année 2015-2016. Existe-t-il des attributs qui identifient un dieu et, dans ce cas, comment les mettre en évidence ? Peuvent-ils être partagés ? Et que faire des traits dont la présence est optionnelle et qui appartiennent à plusieurs divinités différentes ? Pour déchiffrer les attributs divins, plusieurs méthodes ont été mises en application : une étude par dieu (méthode suivie par Cl. Billard, N. Ragot et D. Dehouve) ; une étude par attribut (méthode suivie par Martine Vesque qui a étudié « l’instrument pour voir » ou tlachieloni) ; un retour sur la notion d’élément distinctif (Katarzyna Mikulska) ; une étude par matériau (méthode suivie par Loïc Vauzelle).

18 Le 7 mars, Claire Billard (Université Paris I/Archam) a parlé de « L’iconographie du dieu igné mexica »14. Se situant dans le cadre de l’approche statistique, Claire Billard a présenté un essai de classification des attributs en plusieurs catégories. Ceux qui sont communs aux représentations d’un dieu dans tous les manuscrits d’inspiration préhispanique (c’est-à-dire qui sont toujours présents) sont : le collier bleu, la coiffe cubique, la peau colorée et la peinture faciale noire ; les attributs récurrents, c’est-à-dire fréquemment représentés sont : l’oiseau cotinga ou xiuhtotol, les flèches sommitales, le pectoral en papillon, le bouclier atlatl, le bandeau dit de chalchihuitl, les bracelets bleus, les cheveux jaunes, les bouchons d’oreille, le bouclier dorsal et les nœuds rouges. Une troisième catégorie rassemble les attributs spécifiques aux manuscrits mexicas : le xiuhcoatl et l’ornement de cheville en peau de jaguar. La quatrième met en avant les spécificité des manuscrits du Groupe Borgia : l’ornement nasal, la coiffe crénelée, la coiffe blanche, la peinture faciale en quadrillage, le collier de turquoise, le barbote et les flèches. Une dernière catégorie est composée par les manuscrits coloniaux (Vaticanus A, Tudela, Telleriano-Remensis, Magliabechiano, Ixtlilxochitl, Matritense, Florentin). Les éléments qui y sont toujours présents sont le collier bleu, la peau teintée, la peinture faciale noire, le xiuhcoatl et le bouclier atlatl. Cet exposé se caractérise par la sophistication de l’emploi de la méthode statistique. Enfin, à la question de savoir si les fonctions du dieu apparaissent dans son iconographie, Claire Billard rappelle que les domaines de compétence du dieu Xiuhtecuhtli sont le feu, l’ancestralité, le temps et la guerre. Ce dernier aspect – la guerre – est pratiquement omniprésent dans les représentations.

19 Le 21 mars, Nathalie Ragot (Université Paris VII-Diderot) a parlé de « Mictlantecuhtli : approche iconographique et symbolique d’une divinité de la mort aztèque ». Après avoir présenté quelques-uns des noms du dieu (Mictlantecuhtli, Tzontemoc et Cuezalli), Nathalie Ragot a dégagé des « éléments iconographiques caractéristiques » (elementos iconográficos significativos) ». Le plus immédiatement reconnaissable est l’aspect squelettique de Mictlantecuhtli, qui est exprimé par une variété de procédés (corps, visage, membres ne sont pas toujours décharnés ; l’environnement est également fait d’os : trône, temple, etc.). Les autres attributs sont le couteau de silex (placé dans les cheveux, le nez, la main ou en pectoral ou en remplacement de la langue), l’œil (stellaire ou arraché), les ornements de papier (qu’on retrouve en situation dans les paquets funéraires). Il est à remarquer que Nathalie Ragot, tout en n’apportant pas une définition du concept d’« élément significatif », l’utilise dans un sens, non pas statistique, mais proche de Spranz et Mikulska, car elle recherche les attributs permettant d’identifier la personnalité du dieu.

20 Le 18 janvier, D. Dehouve a présenté « L’iconographie de Chalchiuhtlicue »15, faisant suite aux deux conférences qui avaient présenté la divinité de l’Eau en action.

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 439

Chalchiuhtlicue signifie « Celle à la jupe de jade », nom qui associe deux attributs : la jupe et le jade. L’association de ces deux éléments iconographiques forme le théonyme, le nom représenté graphiquement, un trait qui a déjà été mis en évidence par Mikulska16. Le fonctionnement du théonyme demande cependant à être précisé. On soulignera rapidement qu’il ne s’agit pas d’un phonogramme, mais d’un double logogramme (qui transmet la notion de jupe et celle du jade). Le plus intéressant est l’existence d’un code pluriel, permettant de délivrer l’idée du jade de plusieurs façons différentes : par sa forme (comme perle), son glyphe, les couleurs de son glyphe (vert/ rouge/blanc), et l’association entre le jade et l’or. La pluralité de ces possibilités permet de représenter la « jupe de jade » de multiples façons, mais aussi de répandre le jade sur la totalité du corps de la divinité (face, coiffure, collier et pectoral, ornement d’oreilles, bracelet, sandales, trône, etc.) dans un effet de répétition ou redondance. Enfin, certains détails peuvent renvoyer à des noms subsidiaires de la déesse cités par Clavijero : Acuecueyotl (de cuecueyotia, faire des vagues), Apozonallotl (écume d’eau), Atlacamani (de ahtlacamani : être agitée, bouleversée en parlant de la mer), Xixiquipilhui (clapoter en parlant d’un lac). Ces termes, qui développent l’idée d’eau en mouvement connotée par Chalchiuhtlicue, comme il a été dit supra, pourraient renvoyer aux vaguelettes ou aux spirales de l’eau, souvent présentes dans les habits de l’entité. Selon D. Dehouve, tous ces éléments font penser qu’on reconnaît le théonyme à la répétition, laquelle est autorisée par la démultiplication du code de représentation.

21 Cette étude permet-elle d’apporter des éléments de réponse aux questions posées ci- dessus ? En ce qui concerne l’existence d’éléments déterminatifs ou distinctifs, elle montre qu’il faudrait d’abord rechercher l’existence de théonymes. Mais seul, celui-ci ne suffit pas à identifier un dieu, car il doit être accompagné de redondance, c’est-à- dire d’une série d’attributs associés à un nom. Ceci amène à une utilisation particulière du « code ». En effet, on peut définir celui-ci comme un signe conventionnel qui encode une information. Généralement, le code va de pair avec une économie de moyens (comme dans notre panneau de « sens interdit », par exemple). À l’inverse, dans les représentations des dieux, il est recherché une démultiplication des signes permettant d’encoder la même information. D. Dehouve propose de tester l’existence des théonymes et leur encodage iconographique dans plusieurs autres exemples. Elle pense que la variété des éléments caractéristiques de Mictlantecuhtli présentés par Nathalie Ragot pourrait s’expliquer comme la démultiplication de signes conventionnels désignant le mictlan, c’est-à-dire le lieu des morts.

22 Enfin, y a-t-il un rapport entre l’iconographie d’un dieu et ses fonctions ou champs de compétence ? L’exemple de Chalchiuhtlicue montre qu’on ne peut l’éliminer totalement, car la divinité porte parfois dans les mains des attributs qui désignent sa fonction de purification ; mais de façon générale, la reconnaissance du dieu ne passe pas par ses fonctions, mais par la représentation codifiée de ses manifestations (l’eau brille comme le jade, elle est agitée et fait de l’écume) dont on a parlé. Ces conclusions devront être mises à l’épreuve des faits lors de travaux postérieurs sur d’autres dieux.

23 Le 25 janvier, Martine Vesque (EPHE) a abordé un attribut partagé par plusieurs divinités : « L’instrument pour voir ou tlachieloni »17. Il s’agit d’un objet constitué d’une plaque ronde percée d’un trou au milieu, qui repose sur un manche qui permet la prise en main ; la divinité et/ou son représentant s’en couvrait la face et regardait par le trou au centre. Cet objet, qui n’a jamais fait auparavant l’objet d’une recherche spécifique, fait partie des instruments, pas toujours présents dans toutes les images d’un même

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 440

dieu, et partagés par plusieurs divinités. Se rattache-t-il aux formes déterminatives ou non déterminatives de Spranz ? Ou aux traits distinctifs ou optionnels de Mikulska ? Il est difficile de le dire et la recherche de Vesque montre que ce type d’attributs est particulièrement difficile à définir et étudier. La méthode suivie par Vesque a consisté à faire la liste des dieux portant un tlachieloni (Tezcatlipoca, Xiuhtecuhtli, Tlacochcalco Yaotl, Omacatl et trois divinités du pulque). La conférencière conclut que l’instrument est un attribut de dieux guerriers et qu’il représente symboliquement l’œil et le soleil.

24 Le 9 mai, Katarzyna Mikulska (Université de Varsovie) a prononcé une conférence intitulée : « Le dieu en mosaïque ? La composition de l’image de la divinité dans les codex divinatoires »18. Elle entend réexaminer sa typologie de 2008 (voir supra) afin de spécifier les règles de composition des images divines. Pour cela, son point de départ se situe dans les représentations problématiques, celles qui semblent infirmer l’existence de traits distinctifs, par exemple, les deux divinités (Codex Borgia 35) qui portent les traits distinctifs de dieux différents, Quetzalcoatl, Ethecatl, Tezcatlipoca. Elle porte alors son attention sur les traits partagés par plusieurs entités. Ainsi, Mictlantecuhtli est identifié par une variété d’éléments osseux. Cependant, on trouve aussi ceux-ci chez d’autres entités, comme le hibou, les Cihuateteô et Tlahuizcalpantecuhtli (Vénus). Il s’ensuit que la série sert à identifier Mictlantecuhtli, mais que les éléments isolés chez certains autres dieux indiquent que ceux-ci partagent avec lui la caractéristique d’être non-vivant. Comme autre exemple, Mikulska prend les cheveux jaunes et lisses (tzoncoztli) partagés par un grand nombre de dieux, dont Tonatiuh, Xiuhtecuhtli, Tonacatecuhtli, Ehecatl, Tlahuizcalpantecuhtli, Xochipilli, Piltzintecuhtli et Centeotl. Mikulska démontre que l’existence de cet attribut signale une qualité partagée, celle de produire de la lumière et de la chaleur. Elle conclut que les représentations suivent deux principes de composition. Le premier consiste dans des traits distinctifs (qui parfois expriment le nom de la divinité) ; le second dans une qualité qui peut être partagée par plusieurs dieux. L’intéressant est que ce sont les mêmes attributs qui peuvent parfois jouer le rôle de traits distinctifs et ailleurs celui de qualité partagée. La représentation d’un dieu serait ainsi une mosaïque exprimant la personnalité composite des dieux : on pourrait le montrer par l’exemple de Tlahuizcalpantecuhtli (Vénus) qui serait : une grande étoile, un mort, un être resplendissant et un guerrier à sacrifier.

25 Le 8 février, Loïc Vauzelle (EPHE) a parlé des « Manifestations de la guerre et l’agriculture dans les parures des dieux aztèques ». S’intéressant aux matériaux servant à constituer les attributs divins, Vauzelle part de l’hypothèse que les éléments naturels utilisés sont en liaison avec la personnalité de chaque dieu. Mais la question est compliquée par la polysémie de certains de ces matériaux qui, de ce fait, peuvent s’appliquer à des dieux différents pour des raisons diverses. La conférence a cherché à tester l’hypothèse d’une double signification de certains matériaux. En effet, on considère souvent que la guerre et l’agriculture représentaient chez les Aztèques des activités opposées et complémentaires. Les éléments naturels étaient-ils dotés de ce double symbolisme ? Les éléments qui peuvent le faire penser sont les plumes d’aigrette blanche, le noir de suie, la turquoise, le jade et les plumes de quetzal. Cependant, une telle position reviendrait tout d’abord à réduire la guerre à un seul ensemble, alors qu’elle rassemble de nombreuses notions, comme le sacrifice et la renommée, par exemple. Elle conduirait par ailleurs à ignorer les ensembles thématiques autres que la guerre et l’agriculture : le pouvoir royal (symbolisé par le jaguar et la coiffe conique), la justice (le manteau d’ortie), l’auto-sacrifice (le colibri), la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 441

jeunesse (le perroquet jaune nommé toztli). Il est donc difficile de résumer les symbolismes à deux grands ensembles. Le 15 février, Loïc Vauzelle a poursuivi sa réflexion en se focalisant sur les manifestations de l’agriculture dans les parures. Il a montré les différentes façons de représenter la brume, notamment dans ledit « manteau de brume » de Tlaloc, et l’éclair, par le sceptre de Tlaloc fait de roseau blanc ou du corps d’un serpent.

26 Ces travaux préliminaires ont débouché sur la rédaction d’un article : « Les dieux mexicas et les éléments naturels dans leurs ornements : des matériaux polysémiques »19, dans lequel Vauzelle examine plusieurs éléments naturels. L’aigrette blanche se trouve dans les coiffes des divinités de la pluie et du pulque, portant un symbolisme en lien avec l’eau et la fertilité ; mais lorsque les plumes sont agencés en plumet bifide, elles gagnent un symbolisme guerrier et sacrificiel. L’or est également doté de plusieurs symbolismes, principalement solaire et guerrier, d’une part, et végétal, de l’autre. Dans ce dernier cas, en association avec le jade, il appartient à un groupe de dieux liés à la végétation. En conclusion : si un élément naturel est polysémique, on pourra reconnaître quel symbolisme est activé à un moment donné en portant attention à son contexte d’utilisation : en premier lieu, le type d’ornement confectionné et, en second, la combinaison des éléments naturels, constituent des moyens de spécifier un symbolisme particulier.

NOTES

1. D. DEHOUVE, « Les dieux en action », Annuaire EPHE-SR [En ligne], 123 | 2016, mis en ligne le 12 juillet 2016, consulté le 13 mai 2017, URL : http://asr.revues.org/1423.

2. D. DEHOUVE, « Les noms des dieux aztèques : vers une interprétation pragmatique (Los nombres de los dioses mexicas : hacia una interpretación pragmática) », Trace 71, Cemca (janv. 2017), p. 9-39. K. MIKULSKA, « Le dieu en mosaïque ? La composition de l’image de la divinité dans les codex divinatoires » (El dios en mosaico ? La composición de la imagen de la deidad en los códices adivinatorios), Ibid., p. 40-75. L. VAUZELLE, « Les dieux mexicas et les éléments naturels dans leurs ornements : des matériaux polysémiques » (Los dioses mexicas y los elementos naturales en sus atuendos : unos materiales polisémicos), Ibid., p. 76-110. M. VESQUE, « L’instrument pour voir ou tlachieloni » (El intrumento para ver o tlachieloni), Ibid., p. 111-137, URL : http://trace.org.mx/index.php/trace/issue/view/10/ showToc (consulté le 13 mai 2017). 3. G. TARABOUT, « Quand les dieux s’emmêlent. Point de vue sur les classifications divines au Kérala », dans V. BOTILLER, G. TOFFIN (éd.), Classer les dieux ? Des panthéons en Asie du Sud, Paris 1992 (collection Purusartha, 15), p. 43-74. 4. G. SCHLEMMER, « Jeux d’esprits. Ce que sont les esprits pour les Kulung », Archives de Sciences sociales des religions 145 (2009), p. 93-108 ; ID., « Comment dresser le portrait d’un ‘dieu’ ? Revisiter la notion de ‘panthéon’ à partir du cas des Kulung du Népal », dans C. BONNET, N. BELAYCHE, M. ALBERT LLORCA, A. AVDEEF, F. MASSA, I. SLODODZIANEK (éd.),

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 442

Puissances divines à l’épreuve du comparatisme : constructions, variations et réseaux relationnels, Turnhout, sous presse. 5. P. PITROU, « Figuration des processus vitaux et co-activité dans la Sierra mixe de Oaxaca », L’Homme 2/202 (2012), p. 77-111. 6. D. DEHOUVE, « Analogía y contigüidad en la plegaria indígena mesoamericana », Itinerarios 14 (2011), p. 153-184, http://itinerarios.uw.edu.pl/wp-content/uploads/ 2014/11/09_Dehouve_Itin-14.pdf (consulté le 9 février 2017). 7. Ibid., p. 166-168. 8. Ibid., p. 168-171. 9. D. DEHOUVE, « La palabra polisémica –o sea el juego de palabras– introduce una equivalencia que desemboca en la mención de una causalidad entre la ceremonia concebida como invitación de las potencias y sus consecuencias, la lluvia, la fertilidad y el buen temporal », Ibid., p. 170. 10. D. DEHOUVE, La realeza sagrada en México (siglos XVI-XXI), Mexico 2016, p. 73-80.

11. D. LORENTE FERNÁNDEZ, « Mitología y multifuncionalidad del Trueno entre los chontales de Tabasco », Anales de Antropología 51 (2017), p. 73-82. 12. B. SPRANZ, Los dioses en los códices mexicanos del Grupo Borgia, Mexico 1973, p. 27-28 : « aquellas que remiten a determinados portadores y por regla general se encuentran sólo acompañando a éstos (formas ligadas a una persona) […]. La relación de cada deidad contiene una lista de formas determinativas. […] Las formas determinativas no ocurren forzosamente en cada representación de sus portadores. […] Formas aisladas, en tanto que no se presentan en varios códices, se denominan no determinativas » (ma traduction). 13. K. MIKULSKA, El lenguaje enmascarado. Un acercamiento a las representaciones gráficas de deidades nahuas, Mexico 2008, p. 98 : « Rasgos distintivos : “ imprescindibles para la identificación de una deidad” ; rasgos discrecionales : “los que pueden aparecer en la imagen de forma opcional (es decir, su falta no impide la identificación del numen)” » (ma traduction). 14. À partir de sa thèse : C. BILLARD, « Vies et morts d’une divinité ignée sur les Hauts Plateaux mexicains », Thèse de doctorat, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2015. 15. Trace 71 (janv. 2017). 16. K. MIKULSKA, Tejiendo destinos, Mexico 2015, p. 211.

17. Cf. M. VESQUE, Trace 71 (janv. 2017).

18. Cf. K. MIKULSKA, ibid.

19. Cf. L. VAUZELLE, ibid.

RÉSUMÉS

Comment reconnaître un dieu ? Les conférences de l’an dernier ont envisagé le problème en ce qui concerne la nomination – c’est-à-dire les noms des dieux – et l’iconographie – c’est-à-dire les attributs, ornements et parures dont ils étaient recouverts. Elles ont débouché sur une série de

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 443

questionnements : Y avait-il des noms et des attributs spécifiquement attribués à un dieu ? Ou l’ensemble des parures d’une divinité devait-il être lu comme un texte parlant de ses multiples fonctions ? Comment expliquer que plusieurs dieux aient partagé les mêmes attributs ? Les conférences de la présente année universitaire (2015-2016) ont traité de ces questions et, dans le but de porter dès à présent à la connaissance du milieu académique une première série de résultats de ces réflexions collectives, plusieurs articles ont été rédigés dont la parution est prévue dans un numéro de la revue franco-mexicaine Trace intitulé Les dieux aztèques.

INDEX

Thèmes : Autres conférences, Religions en Mésoamérique

AUTEUR

DANIÈLE DEHOUVE Directrice d’études émérite, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 444

Autres conférences Le temple de Deir Chelouit : lecture, traduction, interprétation (suite)

Christiane Zivie-Coche

1 Devenue directrice d’études émérite, j’ai souhaité poursuivre mon séminaire avec un certain nombre d’étudiants que la difficulté des textes hiéroglyphiques d’époque romaine ne rebute pas, mais au contraire, stimule en aiguisant leur curiosité avec le souci de déchiffrer et de comprendre des inscriptions qui bien souvent, au premier abord, apparaissent comme un magma informe dans lequel il faut distinguer, séparer et reconnaître les signes.

2 Le séminaire de trois heures que je donne tous les quinze jours est en effet désormais entièrement consacré à la lecture, translittération et traduction des textes du temple de Deir Chelouit que j’avais déjà reprises de manière systématique les années précédentes, ceci dans le but de parvenir à une publication qui complètera l’édition des textes que j’avais faite, il y a de nombreuses années. Ce travail s’accompagne bien évidemment d’un commentaire pour replacer ces textes dans le contexte des théologies thébaines tardives et pour dégager ce qui fait la spécificité du temple de Deir Chelouit consacré à Isis, mais où Montou d’Ermant tient une place prééminente.

3 La lecture de ces textes est lente en raison aussi bien des lacunes qui les grèvent plus ou moins gravement que de l’épigraphie adoptée par les sculpteurs qui travaillèrent au temps d’Hadrien et d’Antonin, et qui n’avaient pas toujours la main heureuse. Ainsi on remarque, ce qu’avait déjà noté Serge Sauneron à Esna, que l’espace dont dispose l’artisan au sein d’une colonne pour le texte qu’il est prévu d’y graver, n’est pas nécessairement bien maîtrisé. Il s’y côtoie des signes d’une taille disproportionnée avec de larges espaces blancs entre eux et d’autres, minuscules, entassés les uns contre les autres au sein d’un même cadrat, ce qui n’en rend pas la lecture facile. Néanmoins, le fait de disposer des photographies en couleur, prises par Christian Leitz après le nettoyage du temple qu’a effectué l’American Research Center in Egypt, et qu’il a généreusement mises à ma disposition, a permis de résoudre certains problèmes de lecture qui restaient en suspens, après copie, collations et premières traductions. Dans l’avenir, l’Institut français d’archéologie orientale du Caire a accepté de réaliser une

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 445

couverture photographique en couleur, systématique, destinée à accompagner la traduction, ce qui permettra aux lecteurs tout à la fois de vérifier les lectures dans la mesure du possible et de mesurer la qualité d’un décor peint, très raffiné et relativement bien conservé. Pour l’instant, sur la base de ces premiers documents de travail, nous avons poursuivi la lecture. Pour les auditeurs et étudiants, il s’avère que déchiffrer les inscriptions sur photographies est un exercice d’épigraphie concret, pratiquement comme s’ils étaient devant les parois du temple ; ce qui leur permet aussi de réaliser la différence entre les textes en hiéroglyphes normalisés et imprimés qu’ils peuvent lire dans les grandes éditions de temples ptolémaïques et les textes tels qu’ils se présentent sur un mur, et de mesurer le chemin à parcourir pour les comprendre.

4 Au cours de l’année, nous avons lu les scènes des deuxième et troisième registres des murs latéraux du naos, sud et nord, les deux textes du bandeau de soubassement et une partie des inscriptions de la porte d’accès au naos.

5 Le registre médian des parois sud et nord présente un choix très différent de celui du bas où les Montou du palladium de Thèbes occupent une place prépondérante, avec également les scènes dévolues à leurs parèdres en deuxième position à partir de l’entrée dans le naos. On a affaire dans ce registre intermédiaire à l’Ennéade héliopolitaine, transposée dans le monde thébain et essentiellement dans la ville la plus méridionale de la région, Ermant. Cette Ennéade se présente comme une procession dont les premiers dieux sont le démiurge ou son équivalent, et leurs compagnes, Atoum et Nebethotepet (DC 135) et Rê-Horakhty et Iousaâs (DC 147), suivis de Chou (DC 146) et Geb (DC 134), respectivement accompagnés de Tefnout et Nout ; puis Tanent-Iounyt, Iounyt et Rattaouy, parèdres de Montou d’Ermant (DC 133 et 145) en deuxième position réservée aux dames, et enfin Harsiésis avec Nephthys (DC 132) et Osiris et Isis (DC 144). Nous retrouvons bien là l’Ennéade d’Héliopolis à laquelle s’ajoutent des divinités plus spécifiquement thébaines. Que l’on soit en région thébaine est rappelé par diverses épithètes tout à fait explicites, en particulier pour les déesses qui « résident dans Iounou du sud (= Ermant) » ou « dans la sepat du commencement », autre désignation de la rive gauche méridionale de Thèbes. Atoum est simplement qualifié de seigneur d’Héliopolis, ce qui peut être compris comme un rappel de son origine, mais aussi comme une abréviation d’Héliopolis du sud. Et sa compagne Nebethotepet « réside dans Iounou-Rê de Haute Égypte », désignation unique qui ancre l’Héliopolis du nord à celle du sud, son doublon et son reflet. Seules les épithètes topographiques d’Osiris Ounnefer et d’Isis sur la paroi nord évoquent l’autre côté de Thèbes, puisqu’Osiris est « dans la Benenet », autrement dit le secteur du temple de Khonsou et de celui d’Opet à Karnak, tandis qu’Isis porte son épithète spécifique au temple de Deir Chelouit, celle « qui réside dans la montagne mystérieuse ». Pour lire correctement, selon leur ordre canonique, cette succession de dieux, répartis symétriquement par rapport à l’axe ouest-est du temple, il faut sans cesse sauter d’une paroi à l’autre : Atoum au sud (DC 135) et son doublon Rê-Horakhty au nord (DC 147), Chou au nord (DC 146) et Geb au sud (DC 134), enfin Osiris et Isis au nord (DC 144), Harsiésis et Nephthys au sud (DC 132). Les parèdres de Montou (DC 133 et 145) représentent toutes Ermant et sont en quelque sorte « surnuméraires » dans cette liste, permettant de souligner l’importance de cette ville et de ses dieux et de maintenir la colonne féminine dont nous avions déjà noté les forts liens sur le plan vertical.

6 L’analyse des rites représentés face à ces dieux conduit à des constatations extrêmement intéressantes. Devant Atoum démiurge et Nebethotepet est érigé un

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 446

obélisque (DC 135), auquel est accroché un bucrâne que l’on trouve dans d’autres contextes suspendu au pilier ioun. Les scènes d’érection d’un ou deux obélisques en symétrique de celle du ou des piliers ioun sont rares, et répertoriées seulement à Edfou et Dendara devant précisément Atoum ou Rê-Horakhty et leur parèdre féminine ; elles présentent toujours une forte connotation solaire1. Ici, obélisque et pilier sont réunis en un seul artefact avec le bucrâne attaché à l’obélisque, la formule d’offrande rappelant celle de l’érection du pilier ioun, tandis que le reste des textes évoque la création du monde. C’est dans la scène symétrique d’offrande du vin à Rê-Horakhty, classique et courante, que se manifestent tous les éléments solaires, absents de l’autre côté. Les concepteurs des textes de Deir Chelouit ont donc adapté un modèle existant, connu dans deux autres temples seulement, dont les inscriptions sont plus anciennes. Là se pose, comme dans d’autres cas, la question de la transmission, du modèle – pris dans les temples eux-mêmes – ou dans des recueils regroupant des représentations de rites ? Question à laquelle il est difficile de répondre, faute précisément d’avoir trouvé de tels recueils. On peut songer au Livre du temple, cependant il s’agit d’un compendium relatif à l’organisation générale du temple et à son fonctionnement, et non pas d’un recueil de textes rituels. Avec la présentation du tour du potier à Chou (DC 146), lui aussi créateur à l’instar de son père Atoum, resurgit la question du choix du rite. Il n’est connu qu’à Esna devant Khnoum, ce que justifie parfaitement le rôle du dieu potier qui tourne les êtres humains sur son tour, à l’exception de deux exemples à Philae, devant Khnoum encore. Au point que Serge Sauneron y avait vu un rite spécifique au dieu Khnoum (Esna II, p. XLVI). Il faut admettre ici que le rite est transposé en faveur de Chou qui apparaît à travers toutes ses épithètes comme un dieu créateur, Khnoum pouvant inversement revêtir des aspects de Chou. L’offrande symétrique de pain-chenes à Geb et Nout (DC 134) apporte un complément dans le domaine de la subsistance, souligné dans le texte, et en relation évidente avec Geb sur le dos duquel pousse toute la végétation, mais pourrait aussi évoquer de manière sous-jacente, la matière qui est pétrie sur le tour. Les offrandes suivantes sont plus simples à expliquer. Pour les derniers membres de l’Ennéade, Osiris-Ounnefer et Isis (DC 144) et Harsiésis et Nephthys (DC 132), la présentation de tissus et des couronnes de Haute et Basse Égypte est en relation directe avec les divinités qui en bénéficient : étoffes pour la momification d’Osiris et couronnes pour la légitimation du règne d’Horus. Quant aux parèdres de Montou qui s’intercalent dans ce groupe cohérent, elles reçoivent des objets fréquemment offerts à des déesses : l’outet, longtemps qualifié de clepsydre, et un volumineux collier-beb. Du reste, ils s’inscrivent également dans la cohérence de la proximité verticale, les dames présentes dans ces deux colonnes étant bénéficiaires par ailleurs de l’œil-oudjat et d’un encensoir, de sistres et de miroirs.

7 Le troisième registre est chargé d’une connotation encore différente, renvoyant tout à la fois au monde des morts avec Osiris-Boukhis et Osiris de Djemê accompagnés d’Ahet (DC 13 et 150), Isis et Nephthys (DC 137 et 149), Anubis de Djemê (DC 136) en vis-à-vis de Min Amon-Rê (DC 148), jouant le rôle d’Horus, fils d’Osiris et d’Isis, et au monde originel avec les formes d’Amon et de Montou démiurges (DC 139 et 151), accompagnés par les Khemenyou appartenant eux aussi au temps primordial de la création du monde. On sait par de nombreux textes de Deir Chelouit, et plus généralement de la région thébaine, que la butte primordiale de Djemê abrite aussi bien la sépulture des dieux primordiaux sous leur forme de Kematef, qu’il s’agisse d’Amon ou de Montou, des dieux morts, les Khemenyou, que celle d’Osiris seigneur de Djemê, né à Opet et enterré sur la rive gauche. Ainsi sont réunis sur ce registre supérieur les dieux du commencement et

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 447

celui qui règne sur le domaine des morts, mais un domaine que vient régénérer l’astre solaire lors de son passage nocturne quotidien, comme l’énonce le texte de frise DC 157. Les rites représentés devant chacune de ces divinités renvoient clairement au monde de la douat qui se confond avec celui des temps primordiaux. À Anubis et Min Amon-Rê sont dévolues les huiles medj et merehet, ainsi que les tissus, tous les paraphernalia nécessaires à la préparation d’un dieu mort. Osiris lui-même reçoit l’huile medj, mais aussi le lait, symbole de jouvence et de renaissance, tandis qu’à Montou et Amon accompagnés de l’Ogdoade, sont destinés l’encensement et la libation, caractéristiques des rites funéraires. Isis et Nephthys reçoivent encore une fois des objets rituels attribués spécifiquement aux déesses, sous la forme de sistres et de miroirs.

8 Tout comme on l’avait noté pour la paroi est à l’entrée du naos et pour celle de l’ouest au fond du temple, les deux parois latérales, sud et nord, révèlent une organisation du décor soigneusement élaborée, reflétant la fonction et la signification du temple lui- même, et dévoilant la nature complexe des théologies locales. Montou y apparaît au registre inférieur sous ses quatre formes du « palladium de Thèbes », en protecteur du temple qui se situe sur le chemin conduisant à la butte de Djemê depuis Ermant, flanqué de ses parèdres, avec sa contrepartie amonienne qui n’est jamais oubliée. Mais il est également présent comme dieu primordial accompagné de l’Ogdoade, à l’instar de l’Amon de Medinet Habou. Isis, avec sa sœur Nephthys, est rapprochée des parèdres de Montou, comme elle l’est aussi de manière explicite dans des textes du propylône (DC 11 et 16), mais elle se manifeste avant tout en tant que maîtresse de ce temple, celle « qui réside dans la montagne mystérieuse de l’occident de Thèbes ». Sous sa forme Ahet, déesse bucéphale parèdre d’Osiris-Boukhis, elle est davantage liée à Ermant, même si le Boukhis d’Ermant a reçu une place dans le domaine thébain de Djemê. Enfin l’Ennéade héliopolitaine transposée à Ermant occupe tout un registre, témoignant du lien étroit qui a été établi entre Djemê et Ermant. Le choix de rites très particuliers sur ce registre permet de souligner l’importance accordée par les hiérogrammates au thème cosmogonique adapté aussi bien à la théologie d’Ermant qu’à celle de Djemê. La destruction du temple d’Ermant, à l’exception de ses cryptes, ne permet évidemment pas de dire s’il existait la contrepartie dans cet édifice.

9 Les deux textes du bandeau de soubassement (DC 120 et 121) ont été très abîmés au cours de la longue occupation du temple, alors que n’y était plus pratiqué aucun culte ; aussi est-il difficile d’en donner une traduction suivie complète. On constate cependant qu’Isis est associée à d’autres divinités comme Meskhenet-Renenoutet ou encore Satis et Anoukis, maîtresses de la crue. Au sud est évoquée la construction du temple par le pharaon romain Hadrien pour la déesse, tandis que dans l’un et l’autre texte, ce qui est tout à fait classique dans les bandeaux, elle est invoquée afin d’assurer au pharaon les dons destinés à un roi, « les fêtes de Tatenen, les années d’Atoum, la durée de vie de Rê , la royauté de Geb … » et « la fonction de Chou, le trône de Geb, le titre de propriété d’Ounnefer, juste de voix … ».

10 Le temps en fin d’année ne permettant plus d’aborder une série de textes cohérente et un peu longue, comme les processions économico-hydrologiques du soubassement, nous avons traité des textes de l’embrasure de la porte du naos, gravés eux aussi au cartouche d’Hadrien. Il s’agit d’abord de deux textes en deux colonnes en vis-à-vis (DC 86 et 87) où Isis, dame du temple, pourvue d’épithètes la caractérisant comme divinité solaire, souveraine régissant la terre, épouse d’Osiris et mère d’Horus est invoquée pour accorder des bienfaits, santé, puissance, etc., au pharaon, dont la

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 448

titulature est exposée dans la colonne qui fait face à la précédente. On note que c’est le seul exemple de titulature hiéroglyphique connue pour Hadrien comportant son nom d’Horus, pour lequel il a repris celui d’Auguste à l’instar d’autres pharaons romains, la formule étant devenue canonique. Enfin, l’épaisseur de l’embrasure est occupée de chaque côté par une série de huit lignes (DC 88 et 89) séparées par des motifs décoratifs tels qu’on les trouve à cet emplacement : corbeilles surmontées de signes ankh et ouas, de cartouches flanqués d’uraeus, ou encore de signes des millions. Chacune des lignes de texte qui débute par « vive le dieu parfait » comporte alternativement le cartouche prénom ou nom du souverain, et deux épithètes qui font du roi l’héritier ou le descendant d’une divinité. Ces dernières appartiennent soit au cercle de Djemê / Ermant, Osiris avec différentes épiclèses, Isis, Amon et Mout, Montou et des épiclèses qui renvoient à ce dieu, soit à la constellation plus large de dieux sans connotation géographique locale directe ; ainsi Thot, Ptah Tatenen, ou des formes de divinités solaires, comme Horus de l’orient.

11 Cette année, comme précédemment, nous avons poursuivi les séminaires destinés aux doctorants et post-doctorants, qui ont permis aux uns et aux autres de présenter leurs recherches en cours et leurs éventuelles difficultés ou questions, cela avec une participation nationale et internationale.

NOTES

1. Cf. C. ZIVIE-COCHE, « Les rites d’érection de l’obélisque et du pilier ioun » dans J. VERCOUTTER (éd.), Hommages à Serge Sauneron I, Le Caire 1977 (BdE 81), p. 477-498.

RÉSUMÉS

Les séminaires de l’année ont été consacrés à la lecture de scènes du naos de Deir Chelouit, (sur la rive gauche thébaine), qui est gravé de textes parmi les plus récents dans les temples égyptiens, puisqu’ils datent du règne d’Hadrien. La totalité des scènes rituelles du naos est désormais lue, translittérée, traduite et commentée.

INDEX

Thèmes : Religion de l’Égypte ancienne

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017 449

AUTEUR

CHRISTIANE ZIVIE-COCHE Directrice d’études émérite, Mme, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 124 | 2017