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LEs CoURTISANES DE LANTIQUITÉ

MARIE MAGDELEINE Bruxelles.-Typ. de A. LACRonx, VERBockHovEN et C", boulevard de Waterloo, 42 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

MARIE MA(|)ELEINE

P A R

MARC DE MONTIFAUD

L'amour brise mon âme, comme le vent renverse les chênes sur les montagnes. SAPPHo.

TROISIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE INTERNATIONALE 15, B o U L Ev ARD M ONTMARTH E, 1 5

A, LACROIX, VERBOECKBIOVEN ET Cie, ÉDITEURS A BRUXELLES , A LIVOURNE ET A LEIPZIG 1sto Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

A M. CAMILLE FLAMMARI0N

:

Monsieur,

Permettez-moi de vous dédier Marie Magdeleine, à vous qui, au milieu des travaux arides de la science, conservez le culte du beau, l'attrait toujours vivant de l'inconnu. Ce n'est point un roman, c'est l'histoire; après la vie de Jésus devait venir naturellement la vie de Marie Magde leine. Dans l'examen des origines du christianisme ne pou vait être omise cette grande figure, qui, tout en appartenant à la carrière romantique du Nazaréen, accomplit après sa mort le rêve idéal de la résurrection. Je vous l'offre ici sous ses deux faces, comme courti sane, et comme amante de Jésus. Vous ne vous étes occupé,

, il est vrai, gue des corps planétaires, mais la femme n'est elle pas une étoile, un monde inexploré dont vous pourriez être le Herschel ou le Halley? L'étude des constellations n'a pas éteint en vous l'attrait des parfums de la terre que nous offrent les courtisanes, ces pécheresses blondes, qui, si elles n'ont pas le sel de la sagesse, ont, du moins, le sel de

l'amour. - Vous, Monsieur, dont le talent atteint déjà la gloire de Fontenelle, peut-être trouverez-vous du charme, après avoir deviné la vie mystérieuse qui rayonne sur les autres mondes, à observer aussi celle qui palpite ici-bas dans les amours terrestres; peut-être, après la comparaison des sphères et le spectacle de la voie lactée, aimerez-vous jeter l'ancre un ins tant au pays des hétaïres et des vierges folles, traversé par les fulgurants éclairs de la passion.

MARC DE MONTIFAUD INTRODUCTION

L'ORIENT

QUE LES RELIGIONS DE L'oRIENT oNT ENFANTÉ LEs PREMIÈREs COURTISANES, ET DE LA GRANDEUR DU RôLE DES CoURTISANEs

DANS LES CIVILISATIONS.

Certainement Vénus est l'ouvrière de la con corde et de la bienveillance mutuelle qui est entre les hommes et les femmes, mêlant ensemble par le moyen de la volupté les âmes et les corps. PLAT. BANQ., t. I, pag. 403.

« On trouve presque partout, » a dit Voltaire, « l'ex trême folie jointe à un peu de sagesse dans les lois, dans les cultes, dans les usages. » Les religions de l'Orient ont démontré, les premières, la présence de ces deux éléments dans leurs constitutions. En propageant 6 INTRODUCTION

l'universalité du culte du plaisir, ces religions ont enfanté une vraie civilisation, épuré les mœurs, développé pro fondément les facultés artistiques d'un peuple; il est fa cile de le prouver. Le culte de Vénus, comme plus tard les institutions religieuses de la Grèce, devait tendre à exciter et à développer la sensibilité de l'homme. ll ne s'agissait nullement, ainsi que dans nos théologies mo dernes, de lui faire envisager la souffrance et les mal heurs comme composant sa destinée; de lui montrer un Dieu arbitraire accablant les humains d'un joug immé rité. Les divinités antiques surgissent toutes souriantes à l'aube des sociétés, enfantées par l'imagination amou reuse. L'homme n'est point sensé apporter en naissant le stigmate d'une faute originelle.Vénus, la déesse aux doux sourires, la bienfaisante déesse, est celle que son esprit concevra, après la figure du grand Zeus, comme le principe de la vie, l'emblème de la génération, la mère de tous les êtres. Elle lui apportera les promes ses et les séductions. C'est elle qu'il invoquera comme la divinité primitive; celle qui restera pour lui le sym bole de la fécondité et du plaisir. Peu à peu ce dernier caractère prévaudra dans le culte de Vénus et dominera tous les autres, Ce fut sous le nom d'Anaïtis, d'Astarté, de Mylitta, qu'on lui dressa des autels en Orient. Mais la figure la plus curieuse du rite qu'on pratiquait, c'était celle qui consistait, pour les femmes, à sacrifier à Astarté, en se L'ORIENT 7 donnant aux étrangers que les intérêts de leur commerce amenaient sur ces rives fameuses. Hérodote, qui avait fait un long séjour chez les Babyloniens, parle de la façon dont les femmes sacrifiaient à Vénus Mylitta. « Toute femme née dans le pays est obligée, une fois dans sa vie, de se rendre au temple de Vénus pour s'y livrer à un étranger. Plusieurs d'entre elles, dédaignant de se voir confondues avec les autres, à cause de l'orgueil que leur inspirent leurs richesses, se font porter devant le temple dans des chars couverts. Là, elles se tiennent assises, ayant derrière elles un grand nombre de domestiques qui les ont ac compagnées; mais la plupart des autres s'asseyent dans ume pièce de terre dépendante du temple de Vénus, avec une couronne de ficelle autour de la tête. Les unes arri vent, les autres se retirent. On voit en tous sens des allées séparées par des cordages tendus ; les étrangers se promènent dans ces allées et choisissent les femmes . qui leur plaisent le plus. Quand une femme a pris place en ce lieu, elle ne peut retourner chez elle que quelque étranger ne lui ait jeté de l'argent sur les genoux. Il faut que l'étranger en lui jetant de l'argent lui dise : « J'invoque la déesse Mylitta. » Or, les Assyriens don nent à Vénus le nom de Mylitta. Quelque modique que soit la somme il n'éprouvera point de refus : la loi le dé fend, car cet argent devient sacré. Elle suit le premier qui lui jette l'argent, et il ne lui est permis de repousser personne. Enfin, quand elle s'est acquittée de ce qu'elle 8 INTRODUCTION devait à la déesse, en s'abandonnant à un étranger, elle retourne chez elle; après cela quelque somme qu'on lui donne, il n'est pas possible de la séduire. Celles qui ont

OI partage une taille élégante et de la beauté ne font pas un long séjour dans le temple; mais les laides y restent davantage, parce qu'elles ne peuvent satisfaire à la loi. Il y en a même qui y demeurent trois ou quatre ans. » Le prophète Baruch raconte qu'il a vu à Babylone de belles filles, la taille entourée d'une ceinture de corde, assises au bord des routes, brûlant des parfums. Cette ceinture de corde symbolisait la pudeur qui n'envelop pait la femme que d'un lien fragile, et que l'hôte étranger qui survenait allait bientôt briser. Autour des monuments sacrés, les cèdres et les lentisques couvraient de leur ombre ceux qui venaient sacrifier à la divinité, en s'aban donnant l'un et l'autre à leurs transports amoureux. Le culte des adorateurs allant toujours croissant, le temple devint bientôt trop petit. Auprès de l'édifice était une en ceinte où se dessinaient des bosquets, des bassins, des parterres de plantes aromatiques. Le terrain étant consa cré, nul époux n'avait le droit de venir surprendre sa femme lorsqu'elle accomplissait l'acte de dévotion en l'hon neur de Mylitta.Aussi leur ferveur atteignait-elle le plus haut degré au moment de l'adolescence, et s'éteignait elle avec les années quand les charmes physiques dispa raissaient. Les prêtres de Babylone, qui ne se refusaient rien auprès des séduisantes adoratrices de Vénus, étaient L'ORIENT 9 moins empressés pour celles qui vieillissaient. Leur tem ple était donc le rendez-vous des belles Babyloniennes, qui subissaient, sans se plaindre, cette servitude imposée par la loi, de se donner une fois en sa vie à un étranger. La prescription ne leur semblait pas rigoureuse, puis qu'elles revenaient d'elles-mêmes s'offrir à de nouveaux personnages. En agissant de la sorte elles ne faisaient qu'accomplir les rites du culte de Vénus Mylitta, et nul n'avait le droit de blâmer leur pieuse assiduité. Ce fut en Chaldée et dans l'Inde que les religions créèrent les premières courtisanes. Dans cette dernière contrée, à l'abri du sanctuaire, se forma une sorte d'école, ou de collége, où les femmes furent formées pour la volupté. On peut se rendre compte du type de ces ins titutions, d'après celles que décrivait Raynal dans son Histoire philosophique des deux Indes, et qui étaient créées sur le plan original des premières écoles de courtisanes : « Les bayadères danseuses de l'Inde vivent réunies en troupes dans des séminaires de volupté. Les so ciétés de cette espèce, les mieux composées, sont consa crées aux pagodes riches et fréquentées. Leur destination est de danser dans les temples, aux grandes solennités, et de servir aux plaisirs des brahmes. Ces prêtres qui n'ont pas fait le vœu artificieux et imposteur de renoncer à tout pour mieux jouir de tout, aiment mieux avoir des femmes qui leur appartiennent que de corrompre à la fois le céli - bat et le mariage. Ils n'attentent pas aux droits d'autrui; 10 INTRODUCTION mais ils sont jaloux des danseuses dont ils partagent et le culte et les vœux avec leurs dieux, jusqu'à ne per mettre jamais sans répugnance qu'elles aillent amuser les rois et les grands. « On ignore comment cette institution singulière s'est formée. Il est vraisemblable qu'un brahme qui avait sa maîtresse ou sa femme s'associa d'abord avec un autre brahme qui avait sa maîtresse ou sa femme; mais, qu'à la longue, le mélange d'un grand nombre de brahmes et de femmes occasionna tant d'infidélités, que les femmes de vinrent communes entre tous ces prêtres. Réunissez dans un seul cloître des célibataires des deux sexes, et vous ne tarderez pas à voir naître la communauté des hommes

et des femmes. - « Il est vraisemblable qu'au moyen de cette commu nauté d'hommes et de femmes, la jalousie s'éteignit, et que les femmes virent sans peine le nombre de leurs semblables se multiplier, et les hommes le nombre des brahmes s'accroître : c'était moins une rivalité qu'une conquête nouvelle. Il est vraisemblable que, pour pallier aux peuples le scandale d'une vie si licencieuse, toutes ces femmes furent consacrées au service des autels. Il ne l'est pas moins que les peuples se prêtèrent d'autant plus volontiers à cette espèce de superstition, qu'elle renfer mait dans une seule enceinte les désirs effrénés d'une troupe de moines, et mettait ainsi leurs femmes et leurs filles à l'abri de la séduction. » L'ORIENT 11

Ainsi en attachant un caractère sacré à ces espèces de courtisanes, les parents virent sans répugnance leurs plus belles filles, entraînées par cette vocation, quitter la maison paternelle pour entrer dans ce séminaire, d'où les femmes surannées pouvaient retourner sans honte dans la société; car il n'y a aucun crime que l'inter vention des dieux ne consacre, aucune vertu qu'elle n'avilisse. La notion d'un être absolu est, entre les mains des prêtres qui en abusent, une destruction de toute morale. Une chose ne plaît pas aux dieux parce qu'elle est bonne, mais elle est bonne parce qu'elle plaît aux dieux. ll ne restait plus aux brahmes qu'un pas à faire pour porter l'institut à sa dernière perfection : c'était de per suader aux peuples, qu'il était agréable aux dieux, hon nête et saint, d'épouser une bayadère de préférence à tOute autI'e... Il est des troupes moins choisies dans les grandes villes pour l'amusement des hommes riches, et d'autres pour leurs femmes. De quelque religion, de quelque caste qu'on soit, on peut les appeler. Il y a même de ces troupes ambulantes conduites par de vieilles femmes, qui, d'élèves de ces sortes de séminaires, en deviennent à la fin les directrices. Par un contraste bizarre, et dont l'effet est toujours choquant, ces belles filles traînent à leur suite un musi cien difforme et d'un àge avancé, dont l'emploi est de 12 INTRODUCTION battre la mesure avec un instrument de cuivre que nous avons depuis peu emprunté des Turcs, pour ajouter à notre musique militaire, et qui, aux Indes, se nomme tam. Celui qui le tient répète continuellement ce mot avec une telle vivacité, qu'il arrive par degrés à des convulsions affreuses, tandis que les bayadères, échauffées par le désir de plaire, et par les odeurs dont elles sont parfumées, finissent par être hors d'elles-mêmes. Les danses sont presque toutes les pantomimes d'amour. Le plan, le dessin, les attitudes, les mesures, les sons et les cadences de ces ballets, tout respire cette passion, et en exprime les voluptés et les fureurs. Tout conspire au prodigieux succès de ces femmes voluptueuses : l'art et la richesse de leur parure, l'adresse qu'elles ont à façonner leur beauté. Leurs longs cheveux noirs épars sur leurs épaules ou relevés en tresses, sont chargés de diamants et parsemés de fleurs. Des pierres précieuses enrichissent leurs colliers et leurs bracelets. Elles attachent même des bijoux à leurs narines; et des voyageurs attestent que cette parure qui choque au pre mier coup d'œil, est d'un agrément qui plaît et relève tous les autres ornements par le charme de la symétrie, et d'un effet inexplicable, mais sensible avec le temps. Rien n'égale surtout leur attention à conserver leur sein, comme un des trésors les plus précieux de leur beauté. Pour l'empêcher de grossir ou de se déformer, elles l'enferment dans deux étuis d'un bois très léger, LoRIENT 13 joints ensemble et bouclés par derrière. Ces étuis sont si polis et si souples, qu'ils se prêtent à tous les mouve ments du corps sans aplatir, sans offenser le tissu délicat de la peau. Le dehors de ces étuis est revêtu d'une feuille d'or parsemée de brillants : c'est là, sans contre dit, la parure la plus recherchée, la plus chère à la beauté. On la quitte, on la reprend avec une légèreté sin gulière; ce voile qui couvre le sein n'en cache point les palpitations, les soupirs, les molles ondulations; il n'ôte rien à la volupté. Ces danseuses croient ajouter à l'éclat de leur teint, à l'impression de leurs regards, en formant autour de leurs yeux un cercle noir, qu'elles tracent avec une aiguille de tête teinte d'une poudre d'antimoine. Cette beauté d'emprunt relevée par tous les poètes orientaux, après avoir paru bizarre aux Européens qui n'y étaient pas accoutumés, a fini par leur être agréable. Cet art de plaire est toute la vie, toute l'occupation, tout le bonheur des bayadères. On résiste difficilement à leur séduction; elles obtiennent même la préférence sur ces belles Cachemiriennes qui remplissent les sérails de l'Indostan, comme les Géorgiennes et les Circassiennes peuplaient ceux d'Ispahan et de Constantinople. La mo destie, ou plutôt la réserve naturelle à de superbes esclaves séquestrées de la société des hommes, ne peuvent ba lancer les prestiges de ces courtisanes exercées. Si nous revenons à l'Orient primitif, nous voyons 14 INTRODUCTION

que ces servantes des dieux, comme on les désignait, étaient plus instruites que les autres femmes, et l'on venait prendre auprès d'elles des leçons d'éloquence et de goût; elles savaient corriger la nature dans ce qu'elle avait de défectueux. C'est d'après les règles qu'elles ont transmises à l'occident, que les femmes ont appris à rehausser leur beauté, à se servir de la pourpre, de l'or, de l'ivoire, du pouch. Telle n'avait pas d'éclat et parvenait à se donner les carnations bron zines des physionomies dorées par le soleil. Telle autre apprenait à faire tressaillir une gorge d'albâtre, tout en dévoilant les molles inflexions des hanches. Les courti sanes asiatiques enseignèrent à celles de la Grèce leurs poses nonchalantes et cette démarche onduleuse à la quelle les hétaïres ajoutaient leur grâce fière. L'Asie a donc eu cette priorité sur l'occident, que ses religions ont créé les premières courtisanes. Vénus était aussi adorée sous le symbole du cyprès pyramidal. Cet arbre était androgyne ou hermaphrodite, c'est à dire qu'il personnifiait les deux sexes. Ne porte t-il pas sur un même pied des chatons mâles et des chatons femelles? Le cyprès, chez les Assyriens, était un emblème représentant un dieu et une déesse : Vénus et Baal, et exprimait ainsi l'idée de l'union conjugale à laquelle Éros, ou l'amour, devait sa naissance. On avait représenté, chez les Assyriens, Éros, sortant des flancs de l'arbre sacré, qui personnifiait, chez les Asia L'ORIENT 15

tiques, Vénus et son époux divin. L'attribution de cette souveraine puissance à un arbre n'est point un fait isolé. Une légende persane, empruntée au tome II du Zend Avesta, fait naître d'un arbre Meschia et Meschiané, le premier homme et la première femme, et l'occident - conserva longtemps des traditions religieuses sur une race d'hommes, née du tronc des arbres, et particulièrement des chênes. Il n'est donc pas étonnant qu'on ait repré senté Vénus, la mère primitive, sous cette image et qu'on ait cherché à donner au cyprès, la forme des flancs d'une femme, ainsi que le témoigne la reproduction de quel ques bas-reliefs assyriens. L'Anahid, ou la Vénus Mylitta des Babyloniens, était donc honorée sous cette figure. Ainsi, sous ce culte du cyprès pyramidal s'enrôlaient toutes les souveraines de l'empire qui voulaient desservir les autels de la déesse, de la façon décrite par Hérodote. Tandis que les hommes créaient ce culte de Vénus, qui personnifiait la femme, emblème de la génération, les jeunes filles imaginaient celui d'Adonis, qui représentait l'homme et la participation du principe mâle, dans la vie des êtres. Ces deux symboles se reproduisirent chez les différents peuples sous des noms particuliers. Les Égyptiens eurent Isis, symbole de la terre, mère de tous les êtres; et Osiris, le soleil, qui, dans son hymen avec elle, semblait le principe de la fécondation. Les deux cultes régnèrent l'un près de l'autre, et l'on vit s'élever les temples de Vénus à Tyr, à Sidon, à Héliopolis, en 16 INTRODUCTION

Syrie et à Aphaque, près du mont Liban. Une fiction poétique prétendait qu'Adonis était un jeune chasseur, aimé de Vénus, qu'un sanglier avait tué, et ravi quelque temps à la tendresse de sa divine amante. Lorsque l'épo que était arrivée où l'on célébrait le deuil de la déesse des ris, le plus beau des prêtres remplissait le rôle d'Adonis, ou celui d'Atta, exposé pendant une journée sur un lit de parade, dont les sombres draperies faisaient ressortir la blancheur de ses membres nus. De jeunes garçons et de jeunes filles, les plus remarquables par leurs traits ingénus, disposés par groupes, représentaient Vénus, les grâces et les amours éplorés. Bne lampe d'al bâtre projetait ses lueurs sur le parvis du sanctuaire jonché de narcisses. La seconde matinée était consacrée tout entière aux plaisirs excités par la résurrection du nouveau Dieu. Ce dernier choisissait, dans l'essaim des prêtresses ou des vierges, celle qui devait être sa compagne, et l'hymen s'en célébrait au moment même. L'Égypte (1), de l'aveu d'Apulée, célébrait deux des mêmes mystères sous les symboles d'Isis et d'Osiris. Hérodote, qui avait été initié par les prêtres égyptiens à tous leurs secrets, mentionne des souterrains où s'ac complissaient ces rites étranges auxquels le culte d'Isis

(1) Ce n'est qu'en 364 de J.-C. que l'Égypte fut attribuée à l'empire d'Orient, nous croyons cependant, dans ce coup d'œil général, ne pas deyoir séparer les courtisanes des deux pays, à l'exception de Cléo pâtre que nous étudierons séparément. L'ORIENT 17 donna lieu. Le même auteur parle de la vogue d'une certaine Rhodopis, qui vivait sous Amasis, 600 ans avant Jésus-Christ, et qui, dit-on, était originaire de Thrace. Sa beauté attira dans ses liens le noble et pas sionné Charaxus, qu'on prétend frère de Sappho, et auquel elle dut une partie de ses richesses. Chaque année un navire chargé des produits de Naucratis le ramenait dans sa patrie. La tradition rapporte qu'un jour Rhodopis, attendant impatiemment le retour de son amant d'Ionie, se promenait rêveuse sur une sorte d'éminence ou de terrasse, regardant au loin le Nil; une de ses sandales glissa; un aigle l'aperçut soudain, la saisit dans son bec, et l'emporta; mais dans sa course il la laissa tomber. On ne sait comment cette sandale fut mise sous les yeux du pharaon Amasis, qui voulut savoir quel pied mignon elle pouvait chausser. Grand émoi dans la cité. On parvint cependant jusqu'à celle à qui appartenait l'objet convoité, . et le pharaon voulut avoir Rhodopis pour maîtresse.Telle fut sans doute l'origine du joli conte de . Quoi qu'il en soit, Charaxus retrouva encore celle qu'il aimait ; la Grèce l'a célébrée sous le nom de Dorica. On retrouve dans un ouvrage de Pausidippe, sur l'Éthiopie, cette strophe adressée à l'amante du frère de Sappho : « Un nœud de rubans relevait tes longues tresses; des parfums voluptueux s'exhalaient de ta robe flottante; aussi ver meille que le vin qui rit dans les coupes, tu enlaçais dans tes bras charmants le beau Charaxus. Les vers de Sappho 18 HNTRODUCTION l'attestent et t'assurent l'immortalité, Naucratis en conser vera le souvenir, tant que les vaisseaux vogueront avec joie sur les flots du Nil majestueux. » Naucratis était donc le centre où venaient se ruiner d jeunes débauchés, où s'était organisée, en quelque sorte. une école de courtisanes, féconde en savants enseigne ments. Le grand règne des courtisanes paraît avoir été celui des Ptolémées, troisième siècle avant Jesus-Christ. Le sérail de Ptolémée Philadelphe était composé, en grande partie, de joueuses de flûtes qui, presque toutes, étaient grecques. L'une d'elles, Bilistique, descendait de la race des Atrides; mais, en Égypte comme dans l'Inde, à Babylone comme à Biblos, la femme apparaît comme une gaie aventureuse, se prêtant à toutes les exigences ' des rites enfantés par les dogmes de Mylitta ou d'Anaïtis, savante en expertises et en ruses, dominatrice de l'homme. Chez les Perses, les fonctions principales des habitantes du harem, selon Macrobe et Athenée, consistaient à faire résonner, pendant les repas, la flûte, la lyre, le tambour, le psaltérion. la cour de Darius était renommée en parfumeurs, en tresseurs de couronnes, en cuisiniers, en cavaliers, en courtisanes musiciennes. Après la défaite d'Arbelles, Parménion, général d'Alexandrie, compta, dit-on, trois cent vingt-neuf captives, dans le butin abandonné par les vaincus. Le culte de Baal-Phégor, ainsi appelé du nom de Baal L'ORIENT 19 ou de Bel, qui signifie Seigneur, et qu'on adorait sur une montagne appelée Phégor ou Phogor, comme celui d'Osiris, déifiait sans doute le rôle que joue le principe mâle dans la création; mais en Syrie il entraina à de violents désordres. Les femmes desservaient aussi des temples, mais cette religion de Baal-Phégor n'entrainait point les riantes prescriptions qui accompagnaient la religion de Vénus. A Vénus seule revient le droit d'avoir été l'une des divinités les plus tutélaires. C'est elle qu'on croira voir apparaître à travers la vapeur qui s'élève, à l'aube, sur les houles de l'océan. Pour les imaginations avides de fictions, c'est son haleine parfumée qu'on croira sentir glisser sur le front et les lèvres, dans le souffle tiède des zéphyrs. C'est sa voix qu'on se figurera entendre résonner dans les accords desbrises au fond des bosquets de myrtes. Si le flot virginal éprouve une sorte de fré missement mystérieux, c'est sans doute parce qu'il aura eu dans ses ondes le contact du corps divin de la déesse.

II

A ce culte de Vénus est liée intimement l'histoire d'une femme qui en fut l'une des plus zélées prêtresses : Sémi ramis. La civilisation assyrienne eut sa plus éloquente per sonnification sous le règne de cette ancienne maîtresse de 20 INTRODUCTION

Ninus, qui parvint à l'épouser à force d'audace et d'astuce. Pomponius Mélo assure que ce royaume ne fut jamais plus florissant que pendant qu'il fut gouverné par cette reine courtisane, dont le génie effaça celui de ses con temporains, au point qu'on attribua à plusieurs autres femmes les actions qu'elle accomplit à elle seule. La date de sa naissance, qu'on se plut à entourer de circonstances merveilleuses, n'a jamais été précisée; selon quelques uns, l'opinion qui se concilierait le mieux avec la suite des faits qui composent l'histoire d'Assyrie, est celle qui la fixe en 1240.On la prétendait née de Dercéto, fille de Vé nus, la grande divinité des Syriens adorée dans Ascalon. D'après la légende elle eût été abandonnée par sa mère sur un rocher et nourrie par des colombes. Sémiramis veut dire en effet colombe. Cette origine si poétique qu'on se plaisait à lui donner, contribua sans doute à cette haute fortune que sa beauté lui fit rapidement conquérir. Arrivée à l'âge nubile, elle devint la femme ou plutôt la maîtresse de Ménonès, général des armées de Ninus. Elle ne tarda pas à inspirer une violente passion au roi, qui menaça Ménonès de lui faire crever les yeux s'il ne la lui cédait. L'amour de Ninus naquit, selon Diodore de Sicile, à la suite d'un acte de témérité accompli par Sémi ramis. L'armée assyrienne était campée devant Bactres. Le siége menaçait de traîner en longueur. Ménonès fait dire à son amante, demeurée à quelque distance du camp, de venir le rejoindre. Sémiramis revêt un costume mas L'ORIENT 91 culin, prend une poignée d'hommes, arrive à cheval jusque sous la forteresse de Bactres, et là, surprenant par son impétuosité les gardiens qui ne l'avaient pas vu ve nir, elle parvint, sous une grêle de flèches, à s'emparer de ce poste important. Ménonès, charmé d'une semblable bravoure, la présente à son maître et ne songe point qu'il conduit ainsi sa maîtresse dans les bras du roi. Ninus signifie à Ménonès qu'il ait à la lui céder. Le général, contraint d'obéir, va ensuite se donner la mort. Sémira mis, qui a remporté ainsi d'assaut la citadelle de Bactres et le cœur de Ninus, voit poindre pour elle l'aurore de la puissance suprême. Les versions varient sur l'événement qui l'amena à la possession sans partage du trône. Athénée, non pas ce lui qui nous a laissé le Banquet des philosophes en quinze livres, mais celui qui gouvernait la Cilicie, sous les Romains du temps d'Auguste, prétend que le roi d'Assy rie, qu'elle avait gagné par ses attraits, l'ayant laissée maîtresse de l'empire pendant cinq jours, elle en profita pour le faire mettre à mort et régner à sa place. Diodore de Sicile, qui parle d'elle assez longuement, ne s'explique pas là - dessus, mais les différents actes qu'il lui prête, tandis qu'elle gouvernait le royaume, peuvent faire sup poser que la mort de Ninus fut peut-être son ouvrage. Les mœurs assyriennes nous autorisent à croire que l'existence de la reine comprenait certains plaisirs vo luptueux sur la nature desquels on ne peut se tromper.

2 92 INTRODUCTION

Mais ses instincts avides de richesses, ses goûts raffinés, son ambition, son culte des jouissances physiques durent créer une civilisation grandiose. Les passions des pro digues, leur soif de luxe, et leurs appétits immodérés de plaisirs servent la cause des civilisations. C'est de cette façon que Sémiramis a réellement enfanté celle de l'Assyrie. Ninus avait fait construire Ninive; elle voulut élever Babylone. Le rêve du génie est d'éterniser un nom par la pierre ou le marbre. Elle fit venir des ouvriers de tous les endroits de son royaume. Selon Diodore de Sicile, son principal historien, ils étaient au nombre de deux millions. Après avoir amassé tous les matériaux néces saires à son entreprise, elle mit l'Euphrate au milieu de son plan, et fit faire un mur de trois cent soixante stades qui était partagé et fortifié par de grandes et grosses tours. Daprès Clitaque, un de ceux qui suivirent Alexandre en Asie et qui en écrivirent l'histoire, on avait affecté de donner au circuit des remparts autant de stades qu'il y a de jours dans l'année. C'est à dire trois cent soixante

cinq. - « Les murailles, » dit Diodore, « étaient faites de bri ques liées avec du ciment. Leur hauteur allait à soixante coudées et leur largeur était de plus de deux chariots de front. Enfin, elles étaient flanquées de deux cent cin- . quante tours d'une grosseur et d'une hauteur proportion nées au reste de l'ouvrage. « La reine contruisit un pont sur l'Euphrate de cinq L'ORIENT 23 stades de long. Entre les piles, il y avait une distance de douze pieds. Les pierres étaient liées entre elles par des clefs de fer, et les joints remplis par du plomb fondu. Aux piles, de chaque côté du flot, se trouvaient des épe rons extrêmement avancés qui coupaient l'eau de fort loin et la faisant glisser le long de leurs flancs arrondis, en réduisaient presque à rien le coup et le poids. Ce pont de trente pieds de large avait un plancher en bois de cèdre et de cyprès posé sur des poutres et des soliveaux de palmiers. » En même temps, la capitale de la Babylonie s'embellis sait par des quais, aux murs presque aussi larges que ceux de la ville et de la longueur de cent soixante stades. De chaque côté du pont était construit un palais. L'Eu phrate traversant la ville du septentrion au midi, ces deux monuments étaient exposés l'un au levant et l'autre au couchant. Le monument du couchant comprenait un terrain de soixante stades de tour, que Sémiramis avait fait environner de murailles très hautes de briques cuites. Elle fit faire en dedans un second mur à l'enceinte très ronde. Avant que la brique fût séchée, on y avait fait représenter en relief des animaux de toutes sortes qu'on avait peints de très vives couleurs, en sorte qu'ils sem blaient se mouvoir.Ces briques vernissées gardèrent une inaltérable solidité, au point qu'en les exhumant des ruines de Babylone on retrouva toute leur fraîcheur de

coloris. - 24 INTRODUCTION

« Ce second mur du premier palais, » ajoute Diodore, « avait quarante stades de tour, trois cents briques d'épais seur et cinquante toises de haut. » De fortes tours l'ac compagnaient, hautes, selon Ctésias, de soixante et dix toises. Enfin, un troisième mur environnait la citadelle dont le tour était de trente stades. Sur ce troisième mur, ainsi que sur les tours qui le partageaient, étaient sculp tées plusieurs sortes d'animaux, représentant une chasse. Au milieu d'eux paraissait Sémiramis à cheval, perçant un tigre de son dard, et auprès d'elle, Ninus tuant un lion d'un coup de lance. Qu'on se figure ces dimensions imposantes du palais assyrien, dans lequel les succes seurs de Sémiramis devaient s'abandonner à leur éner vante oisiveté parmi la multitude des ennuques et des femmes. Dans les salles, aux parois d'airain qui s'ou vraient par un mécanisme secret, cette reine courtisane présidait ces fêtes orgianesques, tantôt s'abandonnant aux caresses de ses favoris, tantôt le sein haletant, le front enflammé, choisissant du regard celui d'entre eux qui partagera sa couche royale. Pendant que les feux s'éteignaient avec les derniers accents de l'ivresse, l'Eu phrate roulait son cours silencieux au pied des deux puissants édifices, dessinant leurs silhouettes massives dans la nuit opaque. Le second palais, situé au levant, n'avait que trente stades de tour; on y avait placé les statues de Jupiter, celle de Ninus, de la reine et des principaux officiers de L'ORIENT 25

l'État. Le temple de Jupiter qui le surpassait en magnifi cence était construit de briques et de bitume. Dans le haut était placée la statue de Jupiter dans la disposition d'un homme qui marche; celle de Rhéa représentée assise dans un chariot d'or. A ses genoux, deux lions, et, à côté d'elle, deux énormes serpents d'argent pesant trente talents.Junon était réalisée debout, ayant à la main droite un serpent qu'elle tenait par la tête, et dans la main gauche un sceptre chargé de pierreries. Une table d'or, longue de quarante pieds, large de quinze et du poids de cinq cents talents, était placée devant ces divinités. On y avait disposé deux urnes, deux cassolettes et trois coupes. Ce temple était nommé aussi Bélus par les Macédoniens. Un lac avait été creusé dans le lieu le plus bas des en virons de Babylone.Sa profondeur avait trente-cinq pieds, et chacun de ses côtés trois cents stades de long. On y fit entrer l'Euphrate, tandis qu'on exécutait une galerie sous le lit du fleuve.Sémiramis voulait aller d'un de ses palais à l'autre par cette voie nouvelle. La galerie avait quatre vingt-quinze pieds de largeur. Les murs étaient enduits en dedans d'une couche de bitume très épaisse. On leur avait donné vingt briques de large, et douze pieds de haut jusqu'à la naissance de la voûte. Deux cent - soixante jours après, le travail était achevé et le fleuve ra mené dans son lit ordinaire. Ainsi s'était élevée la capitale de l'empire assyrien sous la puissance de volonté de cette courtisane qui, en attei 26 INTRODUCTION gnant le rang suprême et affamée de gloire et de plaisir, créait un État, une armée, une société; donnait aux arts de luxe une impulsion que nul n'avait imprimée avant elle. Sa personnalité apparaît comme une de ces puissances co lossales qui ont fondé leur souveraineté au delà du désert, et qu'un rayonnement mystérieux environne aux yeux des peuples qui les mettent au rang des dieux.Sa stature con serve dans l'imagination un caractère gigantesque. On la voit, tour à tour, dans ses expéditions guerrières contre les Mèdes, les Perses, les Lybiens, les Éthiopiens, domp tant de nouveau ceux qu'avait déjà vaincus Ninus; asser vissant les autres, campant au sommet des hautes monta gnes; souvent pour abréger le chemin, faisant couper les rochers, combler les précipices, et traçant ainsi sa route à grands frais. En parcourant l'immense étendue de pays qu'elle possédait en Asie, elle changeait en plaine les monta gnes. Dans les endroits pleins au contraire, on lui voyait faire élever des terrasses pour y placer les tombeaux des principaux officiers de son armée qu'elle avait aimés, ou des collines pour y bâtir des villes. A Chaone dans la Médie, elle fit construire plusieurs habitations d'où elle pouvait observer ses soldats campés dans la plaine. Dio dore assure qu'elle resta très longtemps dans cet endroit « se livrant à toutes les voluptés qui se présentaient à son esprit. » Elle choisissait, avec la fougue de ses désirs qui n'admettait aucun frein, les plus beaux hommes de ses troupes avec lesquels elle voulait goûter plaisir d'amour. L'ORIENT - 27

IElle se donnait à eux sans réserve pendant un jour et une nuit; mais, après leur avoir procuré les enivrements qui devaient les plonger dans une sorte de torpeur, soit par des philtres qu'elle leur administrait, ou par l'effet de ses charmes; après leur avoir accordé la plus insi gne faveur, pendant les heures nocturnes, elle les faisait immoler le matin. Sémiramis ne voulait point que celui qui avait reçu ses royales caresses, pût ressentir d'autres ivresses que celles qu'elle lui avait inspirées. Elle ne vou lait point que celui qui avait partagé sa couche pût pro faner son souvenir en y mêlant un autre culte. Étrange femme! Cruelle et passionnée; aimant de toute la vio lence qu'allumait en elle un sang jeune et ardent; héroï que et criminelle; trouvant du temps pour la politique, la conquête et l'amour; tantôt se livrant à toute la vitesse d'un coursier fougueux au milieu d'un combat, ou dor mant nonchalamment sous la poupre syrienne à la suite d'un exploit galant; vivant en courtisane et laissant après

elle l'ouvrage d'un grand homme. - Si l'on en croit Moïse de Khoren, elle s'était éprise, après la mort de Ninus, d'un certain prince arménien, nommé Araï, et sur le refus qu'il avait fait de l'épouser, elle lui avait déclaré une guerre dans laquelle il avait péri.Son corps étant tombé au pouvoir de Sémiramis, elle avait prétendu qu'il était ressuscité, et fait bâtir une ville en Arménie, où, depuis, elle allait passer les étés, lais sant le gouvernement de Ninive et de l'Assyrie au mage 20 - INTRODUCTION

Zerdust ou Zoroastre, prince de Mèdes. Mais Diodore re jette ce fait comme une fable. Quoi qu'il en soit, la cour assyrienne était un centre de débauches, et il est présu mable que la voluptueuse souveraine posséda généraux, dignitaires et serviteurs sans se préoccuper du rang. L'oracle, de l'aveu des chroniques, aurait prédit à Sémira mis qu'elle mourrait de la main de son fils Ninyas.Soit que le fer ou le poison tranchât réellement savie, elle disparut soudainement et Ninyasprit les rênes de l'État. Quel temple ou quel monument reçut sa dépouille mortelle?C'est ce que l'on ignore. Plutarque, tome II de ses Apophthegmes, prétend qu'elle s'était fait construire un tombeau de son vivant, et qu'à l'entrée du caveau était une inscription qui engageait à fouiller le tombeau pour y trouver de l'or. Darius l'ayant fait ouvrir, n'y aurait trouvé, au lieu d'un trésor, qu'une autre inscription raillant l'avidité de celui qui osait violer la cendre d'une morte. Polyen a transcrit une inscription où elle parle en ces termes : « La nature m'a donné le corps d'une femme : mes actions m'ont éga lée au plus vaillant des hommes. J'ai régi l'empire de Ninus qui, vers l'Orient, touche au fleuve Hylianaxe; vers le sud, au pays de l'encens et de la myrrhe; vers le nord, aux Saques et aux Sogdiens. Avant moi aucun Assyrien n'avait vu de mers. J'en ai vu quatre que personne n'abor dait, et je les ai soumises à mes lois ; j'ai contraint les fleuves de couler où je voulais, et je ne l'ai voulu qu'aux lieux où ils devaient être utiles. J'ai fécondé les terres L'ORIENT 29

stériles en les arrosant de mes fleuves.J'ai élevé des for teresses inexpugnables. J'ai construit des routes à tra vers des rochers impraticables. J'ai pavé, de mon ar gent, des chemins où l'on ne voyait que les traces des animaux sauvages, et au milieu de ces travaux j'ai trouvé du temps pour mes plaisirs et pour ceux de mes amis. » Si cette inscription a été inventée après coup, on n'y voit pas moins tracé le rôle de la courtisane assyrienne dans toute sa grandeur. Les jalons de la civilisation asia tique sont jetés par elle. En vain la Babylonie, l'Orient subiront-ils les asservissements des Perses, d'Alexandre, de ses généraux. Les vaincus instruiront leur maître dans l'art des voluptés, et communiqueront à l'armée macédo nienne leur fièvre de débauche et tous les raffinements d'un luxe éblouissant. Mais avant de décrire cette corpo ration puissante, qui s'abritait auprès du trône après être sortie de l'autel, étudions la Chaldée, ce berceau des so ciétés primitives. Voyons comment les femmes des pa triarches, les princesses de la Bible n'ont été que de véritables courtisanes.

III

Faire l'apologie de cette classe de filles, toutes vouées au plaisir et à l'amour, n'est pas entreprendre celle du vice. Le vice n'est ainsi qualifiable que parce qu'il obéit à des mobiles bas. Le vice implique un caractère de dé 3() INTRODUCTION

pravation; la passion ennoblit. L'un est le stigmate infa mant, l'autre est la flamme qui purifie. La vertu s'apprend parfois sous l'inspiration de la passion. Il en est qui n'auraient jamais été grandes si elles n'avaient aimé. A l'aube des sociétés, dans l'Asie, il est probable que les formes des constitutions, des lois, n'étant pas nette ment dessinées, la femme vint près de l'homme, sans qu'il lui parût nécessaire de se lier à lui par un contrat. En Chaldée, les institutions religieuses créent une sorte de mariage qui lui prescrit de rester toujours auprès du maître qu'on lui donne; mais ce maître peut augmen ter, jusqu'au chiffre qu'il lui plaît, le nombre de ces - épouses. C'est sa richesse, et plus il a de femmes plus il comptera d'enfants ou de serviteurs qui travailleront et accroîtront ses domaines. C'est ainsi qu'il établira sa race, qu'il fondera sa royauté. Le mariage primitif impliquait donc en germe l'institution des sérails, et les épouses n'étaient autres que des courtisanes. Ces Chaldéennes ap partenaient à celui qui les prenait, et se donnaient assez insouciamment. Tout étranger qui franchissait le seuil domestique possédait ce privilége, d'avoir pour lui les femmes de son hôte si bon lui plaisait. Quand Abraham eut reçu les voyageurs, que le texte sacré désigne comme des anges, et qu'il les eut abrités pendant une nuit sous son toit, Sara se trouva mère sans que son mari pût prétendre avoir été pour quelque chose dans la paternité d'Isaac. Loth ne craignit peut-être pas L'ORIENT 31 d'offrir ses deux filles aux deux hommes qui vinrent lui demander asile l'avant-veille de la ruine de Sodome. Dans l'Écriture, lorsqu'un grand événement va survenir, comme la naissance d'un enfant qui réjouira le cœur du patriarche, c'est toujours après la visite de deux étrangers qu'on prétend des envoyés divins, et qui ont fait au maître l'in signe faveur de passer la nuit dans sa maison. I es textes hébraïques fourmillent de preuves, révélant que la femme appartenait suscessivement à tel ou tel membre de la fa mille où elle se trouvait. Juda, quatrième fils de Jacob, a ait marié successivement deux de ses fils à une fille nommée Thamar qui, à la mort de son premier mari, avait épousé son beau-frère. Elle se promettait, à la mort de ce second époux, selon la coutume juive, d'épouser encore le fils aîné de Juda; mais son beau-père, craignant qu'elle ne devînt jamais mère, s'y refusa. Thamar s'enveloppa d'un voile et, dit la Genèse, s'étant placée sur le passage de Juda, elle sut lui inspirer de l'amour, et demanda en gage des promesses qu'il lui fit si elle se donnait à lui, de lui céder son anneau, son bracelet, et le bâton qu'il portait. Juda ne la reconnaissant pas y consentit. Quelque temps après, s'apercevant que sa belle-fille allait avoir un enfant, Juda la crut coupable d'un crime et voulut qu'elle fût brûlée vive. Mais elle lui renvoya l'anneau, le cachet et le bâton, en lui faisant connaître la vérité, et l'injus tice de ses soupçons; aucune peine ne fut infligée à Thamar. 32 INTRODUCTION

Ainsi, en Chaldée, et plus tard dans le pays de Kénaan, les épouses de tous ces grands chefs patriarcaux peuvent passer successivement à chacun des membres de la fa mille, et forment une troupe nombreuse. La plus an cienne jouissait d'une sorte d'autorité sur les autres, mais là se bornaient ses priviléges. Mosché(Moïse) défendit les alliances entre parents. Il eut pour maîtresse une Éthio pienne auprès de laquelle il aimait à passer les heures qu'il dérobait au travail de la législation. Marie, sa sœur, ayant blâmé cette liaison, le cœur du prophète s'attrista, et, Marie étant devenue lépreuse, on crut que c'était un châtiment de ses murmures. Les étrangères, c'est à dire celles qui ne rendaient pas un culte au vrai Dieu, les Égyptiennes, les Moabites, n'étaient donc pas mal vues des tribus d'Israël qu'elles distrayaient des maux du voyage. Mosché eût été sourdement incriminé de réclamer de ses frères des sacrifices qu'il ne faisait pas lui-même ; mais sa patience se lassa et il fit éclater sa colère contre ceux qui avaient voulu honorer Baal-Phégor en se don nant aux filles de Moab. Lorsque Josué succéda à Mosché, il envoya deux espions à Jéricho qui couchèrent dans la maison d'une étrangère nommée Rahab; elle les servit de son mieux, et les protégea, ainsi qu'il est dit au chapitre II du livre des Juges, contre les gardes du roi de Jéricho. On l'épar gna dans le sac de la ville, avec sa famille, et on l'a laissa habiter dans Israël. Il est certain qu'après que Mosché fut L'ORIENT 33 mort, on ne ressentait pas une haine bien implacable pour ces étrangères. A l'époque de la naissance de Samson, la femme de Manoah dit à son mari : « Il est venu auprès . de moi un homme de Dieu, dont la face est semblable à la face d'un ange de Dieu fort vénérable; mais je ne l'ai point interrogé d'où il était, et il ne m'a point déclaré son nom. » Manoah voulut revoir celui qui était venu vers elle, et l'auteur du livre des Juges ajoute qu'il confirma la promesse faite à la femme qu'elle enfanterait un fils. Il est permis de croire que cet inconnu ne fut pas étranger à la naissance de Samson, qui vint au monde quelque temps après. Voué au Seigneur , cela n'empêcha point Samson d'épouser une jeune fille du pays des Philistins, mais il ne demeura pas longtemps avec elle. Se rendant à Gaza, ville que possédaient les ennemis d'Israël, il entra chez une courtisane et y passa une partie de la nuit. La Bible ne dit point pour cela que l'inspiration divine se soit re tirée de lui et qu'il en ait subi aucun châtiment; après avoir goûté quelque jouissance dans la société de cette femme, il la quitta au milieu de cette même nuit pour aller à la rencontre des Philistins rassemblés, et arracha les portes de Gaza qu'il transporta sur une haute mon tagne. Une autre courtisane, nommée Dalila, réussit à se faire aimer de lui au point qu'une intime liaison s'établit entre eux. Soit que Samson ne récompensât pas assez géné 3 INTRODUCTION reusement son amour, soit qu'elle s'en lassât, elle prêta l'oreille aux suggestions des ennemis de son amant, qui cherchaient à la soudoyer pour s'emparer de lui. Dalila avait dompté Samson et, ainsi qu'Omphale, éprouvait un profond sentiment d'orgueil en songeant qu'elle enchaînait, par la fascination de sa beauté, l'homme le plus valeureux d'Israël. Il n'était pas difficile aux Philistins de pressentir que ce chef, invincible pour tous, devait se courber plus que les autres sous le joug de sa maîtresse.Aussi ce fut dans ses bras que ses adversaires allèrent le chercher lorsqu'elle l'eut endormi par ses caresses. Avant Samson, Israël avait vu le fils d'une femme de Galaad, Jephté, consacrer au Seigneur la virginité de sa fille pour expier ce qu'avait été sa mère. C'est ce qu'il est permis de supposer, d'après le récit symbolique du livre des Juges, qui prétend que Jephté, pour accomplir un vœu fait pendant une guerre, aurait sacrifié sa fille en holocauste. Ce fait n'est sans doute qu'une figure, pour exprimer qu'elle prit l'habit de veuve, et mourut sans avoir connu l'hymen. Mais un autre commentateur a pensé, au contraire, que la retraite qu'elle fit sur la montagne ne fut qu'une initiation au culte de Baal-Phé gor qu'on honorait sur les « hauts lieux. » Ainsi Jephté aurait fait de sa fille une courtisane, ce qui ne prouve rait pas qu'on ressentît beaucoup de haine contre celles qui préféraient cette situation aux règles austères du ma riage juif. L'ORlENT 35

Ce culte idolâtrique fut intrônisé plus tard au pays de Kénaan par les filles Benjamites, vouées à Baal, et qui s'étaient unies aux fils d'Israël. Après les Juges, quand la royauté s'établit, les souve rains avaient une grande convoitise pour ces belles Juives, leurs sujettes, qu'on voyait du haut des terrasses, enve loppées de robes ondoyantes, allant remplir leurs outres aux fontaines. David, un jour, se promenant sur cette sorte de plate-forme qui remplace le toit des maisons en Orient, aperçut une femme qui se baignait. Le texte de la Bible ajoute qu'elle était fort belle à voir; il est pro bable que le roi la remarqua dans cette cour intérieure, non couverte, que possédaient toutes les habitations à Iérouschalaïme, et où se trouvait une piscine pour les bains. Que l'on se figure cette scène : une femme nue, faisant glisser l'onde tiéde et claire sur son flanc souple et poli, et en ressortant toute frissonnante pour s'oindre de parfums, tandis qu'un œil avide et curieux épie cette ra vissante vision qui s'efface à demi dans l'ombre.Cette poé tique apparition surgit donc pour David dans une de ces chaudes soirées où les lèvres sont altérées de baisers, où les bras cherchent à étreindre voluptueusement une jeune vierge. C'est ainsi qu'il sentit naître en lui l'ardent désir de posséder Bath-Sebah, la femme d'Urie, l'un des plus braves chefs de son armée. Il envoya vers elle des messagers qui la lui amenèrent, et elle partagea sa couche royale. David, pour prévenir la juste colère d'Urie, 30 INTRODUCTION

se chargea de faire placer celui-ci à un poste assez pé rilleux dans un combat qui se livra contre les enfants de Hammon, au siége de Rabba. Quand il fut mort, le roi épousa sa veuve. Nathan, le prophète, vint lui reprocher son action; mais, après que le roi eut té moigné son repentir, on le vit goûtant les plaisirs de l'amour sur le sein de sa chère Bath-Sebah, et n'étant pas très préoccupé de la façon dont il avait agi pour l'obtenir. Bath-Sebah lui donna un fils qui devait encore surpasser son père en gloire et en exploits galants; ce fut Schelomo (Salomon). Jeune, beau, brave, grevant ses peuples d'impôts pour satisfaire ses goûts fastueux, Schelomo eut son heure de vertige où il fit élever des temples à la déesse des Sido niens; à Camos, dieu des Moabites, et à Moloch, dieu des Ammonites.Sous son règne, selon Josèphe, l'or et l'argent étaient devenus aussi communs que la pierre. Ses haras regorgeaient de chevaux; son sérail contenait plus de mille femmes. On voyait s'élever dans les rues de Iérous chalaïme les tentes bariolées des filles iduméennes. Au temps de sa plus haute renommée, une reine de Yémen, ou de l'Arabie heureuse, que les chroniques arabes nom ment Balkis , voulut connaître le célèbre prince et l'éprouver, ajoute-t-on, par des énigmes dont elle récla mait de lui la solution.Quelles pouvaient être ces énigmes, que la reine de Saba arrivait de si loin soumettre à Sche lomo?Peut-être bien certain mystère d'amour qu'elle vou L'ORIENT 37 lait approfondir avec lui et qu'il dut s'efforcer de lui per suader de son mieux. Il n'y a qu'à chercher quelle était la question qu'unroi voluptueux pouvait le mieux éclaircir, auprès d'une princesse qui venait tout exprès de l'Arabie heureuse. L'histoire affirme qu'elle s'en retourna satisfaite puisqu'elle avait été aimée de Schelomo, malgré sa jambe velue, et qu'elle fut comblée de présents de toutes sortes

par son hôte prodigue. - Un tel souverain ne se conforma qu'extérieurement aux prescriptions de la loi.Vêtu d'une robe blanche, la taille serrée par une ceintnre de pourpre, les bras chargés de bracelets, chaque jour présentait pour lui l'occasion d'une dépense ou d'un plaisir. Soit qu'on le vît conduisant lui même ses chars, ou recevant des mains de quelque belle Sionite un philtre d'amour, il n'est guère présumable que toutes ses matinées aient été consacrées à l'étude de la sagesse. Ce qu'on appelait alors science ou sagesse, n'était que la connaissance de certaines questions de lois ou de poésie, ou quelques préceptes de philosophie qui con sistaient à présenter des doctrines, des règles de conduite, des réflexions sur les différentes situations de la vie, sous la forme de courtes sentences se gravant facilement dans la mémoire. Schelomo excella dans l'art d'écrire des sentences. C'est sans doute ce qui le fait passer pour un sage. En même temps, qu'on lui construi sait des palais aux boiseries de cèdre, on ciselait pour le 38 INTRODUCTION service de la cour une vaisselle d'or où l'on comptait plus de trois mille coupes, tandis que des flottilles, partant du golfe Élanitique, rapportaient d'Ophir les perles, les mé taux, l'ivoire, le bois de sandal, les singes et les paons ; tapis babyloniens aux nuances fondues; vêtements somp tueux; parfums qui brûlaient aux coins des carrefours de Iérouschalaïme; tels étaient les principaux éléments de l'existence. Les fastes modernes ne sont rien comparés aux prodigalités d'un Schelomo ou d'un Assuérus. C'est sous Assuérus, souverain de la Perse et de la Médie, qu'on retrouve une des plus anciennes figures d'un concours de beauté, qui eut lieu à Suzan, capitale du royaume assyrien. Dégoûté de Vasthi, sa favorite, qui avait le titre de reine, il la répudia, mais il sentit peser en lui un ennui profond. On résolut de le distraire de sa sombre humeur, en amenant devant lui les plus belles filles de son empire qu'on assembla et qu'on mit sous la garde d'Hégaï eunuque du roi. Les plus riches ajustements leur furent prodigués. « Quand le tour de chaque jeune fille était venu d'entrer vers le roi Assuérus, ayant achevé tout ce qui lui écheait à faire selon ce qui était ordonné touchant les femmes, douze mois durant - car c'est ainsi que s'accomplissaient les jours de leurs préparatifs, du rant six mois, avec de l'huile et de la myrrhe, et durant autres six mois avec des choses aromatiques, et autres préparatifs de femme. « Alors dans cet état la jeune fille entrait vers le roi.

«, L'ORIENT 39

Tout ce qu'elle demandait lui était donné, pour aller avec elle depuis l'hôtel des femmes jusqu'à l'hôtel du roi. « Elle y entrait le soir, et le matin retournait dans le second hôtel des femmes sous la charge de Sahasgas, eunuque du roi... et elle n'entrait plus vers le roi, si ce n'est que le roi la voulût et la fît appeler. » Ainsi, Assuérus en agissait assez amoureusement avec chacune de ses sujettes, en attendant celle qui fixerait ses vœux inconstants. Il y avait dans la ville de Suzan, une jeune fille nommée Hadassa, nièce du juif Mardochée. « Elle était de belle taille » et, sans doute, à cause de sa beauté, fut amenée dans la maison du roi sous la charge d'Hégaï. Ayant gagné ses bonnes grâces, elle logea dans un des plus beaux appartements de l'hôtel des courtisanes, et, le dixième mois de son séjour, elle fut présentée au monarque qui sentit un nouvel amour naître dans son cœur blasé, et l'épousa. L'avénement de Hadassa - ou Esther - au trône d'Assuérus arrivait à temps pour sauver les Juifs d'un péril imminent. Elle apprend qu'un décret d'Haman, ministre du souverain, ordonnant le massacre de ses compatriotes, va être lancé dans toutes les provinces; aussitôt, à l'insti gation de Mardochée, elle se rend tout éplorée devant Assuérus, ce qui n'était point selon la loi, et obtient de lui qu'il assiste avec Haman à un festin qu'elle lui don nera. Là, elle ose déclarer son origine et obtient de lui une grâce entière. Haman est mis à mort, et Israël goûte 40 INTRODUCTION

une heure fortunée par l'effet de cette puissance d'une jeune fille sur l'esprit d'Assuérus. Chez les Juifs, comme on le voit, les femmes ne craignent point de se livrer pour faire réussir leurs projets. Sous la tente d'Holopherne, Judith s'est livrée aux caresses de son hôte pour le salut

- d'Israël. -

IV

Il n'yapasàseméprendresur le caractèredepresquetou tes les femmes quiont possédéun rangdans l'histoire.Leur rôle est celui d'une courtisane, mais elles tiennent le rang suprême pour la gloire d'un peuple. Pourquoi formaient elles une corporation si puissante?C'est que sans elles un souverain eût manqué de grandeur. L'orient ouvrait ses sérails, ses jardins, ses haras. Ce grand luxe d'entretien de plusieurs milliers de femmes mettait en circulation des . sommesimmenses quifaisaient fleurir l'art, le commerce, la navigation. Les flottilles sillonnaient les mers pour aller chercher l'or, la pourpre, la soie, l'ivoire; et les nations echangeaient entre elles des traités fondés sur leurs in térêts réciproques. De nombreux ouvriers réalisaient en ciselure les joyaux dont les Syriennes se revêtaient, et fondaient ainsi une école artistique. D'autres tissaient le fin lin, ou peignaient de soyeuses étoffes dont elles se couvraient. L'architecte dessinait leurs maisons somp L'ORIENT 41 tueuses. L'artiste sculptait, dans les hautes murailles, des fleurs épanouies, tandis que les ouvriers tyriens mélan geaient dans les tentures des salles, l'azur, la pourpre, l'écarlate. La passion qu'excitaient les courtisanes n'entre tenait-elle pas la tranquillité des cités, et n'est-ce point pendant le calme intérieur qu'un peuple crée sa force et son opulence?Quand les ruisseaux de sang avaient coulé; quand le glaive avait retranché des tribus florissantes, elles apparaissaient comme les vierges symboliques de la paix sur un champ de carnage, pour convier tous les hommes au repos et à l'amour. Couchés à leurs pieds, ils oubliaient de s'entre-détruire; sans elles ils eussent bien vite ressaisi leurs instincts farouches. On les a accusées d'avoir corrompu les mœurs; mais ne les ont-elles pas, au contraire, assouplies en inspirant tous les raffinements du luxe? et leurs occupations ne révèlent-elles pas l'im portance du rôle qu'elles remplissaient? Savantes et mêmes lettrées, d'après ce que dévoile l'école des Almées, établie à Ierouschalaïme sous les Hé rode, elles devaient posséder les règles de la poésie et de la musique. Leur mémoire retenait les plus beaux moals - chants élégiaques-pour les redire en diverses circonstances. Pendant les repas, elles chantaient et for maient ensuite des danses qu'on se figure avoir été comme des sortes de ballets-pantomimes, où elles représentaient tous les actes, toutes les péripéties de l'amour. Parlant mélodieusement le dialecte oriental, elles improvisaient 42 lNTRODUCTION tour à tour pour les femmes, des contes amoureux ou hé - roïques, et les instruisaient dans l'art de faire naître le trouble et l'ivresse par les gestes et les attitudes. C'était là leur vraie langue la plus expressive. La nature était, sans doute, leur seul guide dans la déclamation des pièces ryhthmées, et la continuité des sons tendres, plaintifs et doux, qui s'exhalaient de leurs lèvres amoureuses, devait posséder un charme d'entraînement invincible, et jeter les auditeurs dans une sorte d'extase. Interprètes de tous les sentiments, la douleur et la joie, elles excitaient des émotions douces et plongaient les sens dans un engour dissement voluptueux. Ce monde des courtisanes anti ques formait la vraie société que nul préjugé ne pouvait flétrir, et dans lequel un citoyen tenait à honneur d'être introduit. En Orient, où les femmes étaient presque tou jours la possession des grands, elles pouvaient remuer plus de richesses qu'en Grèce et créer, par conséquent, une civilisation moins profonde et plus fastueuse, mais ce que l'on ne saurait méconnaître, c'est qu'elles ont intro nisé, les premières, ce culte et ce sentiment idéal de la beauté. Et, n'est-ce point ce culte si fervent qui les préservait d'aucun avilissement?Celle qui retrouvait en elle ce divin caractère de la beauté pouvait-elle perdre en de vulgaires contacts, cette finesse et cette grâce d'allure qui la ren daient semblable à une déesse ? C'est aux courtisanes qu'il appartient de transmettre aux races qu'elles enfan L'ORIENT 13 tent, la perfectibilité des formes, la pureté et la noblesse plastique; sans ces divers caractères, l'homme perdrait sa séduction, deviendrait informe et bestial. Les races, allant en décroissant, l'amoureux désir n'enlacerait plus les êtres, la grossière laideur les désunirait. Ce culte de la ma tière, qu'on veut parfois méconnaître, implique donc la

plus noble idée de la grandeur humaine. - Les courtisanes ont été les vraies femmes dans l'anti quité, car elles ont tenu parfois entre leurs mains les des tinées d'un grand peuple. En vain cherche-t-on à les flétrir, leur beauté est un rempart. Les vraies femmes ne sont-elles pas celles qui ont pâli sous la passion, ou qui sont mortes du doux mal d'aimer? Non, le caractère idéal de la femme ne peut s'altérer; courtisane ou matrone, reine du plaisir ou vierge en démence, une heure de pas sion vraie peut illuminer son front du rayonnement du sacrifice ou de la vertu. L'amour met au cœur de la prin cesse ou de la courtisane la même soif du bien et du beau, leurs lèvres se désaltèrent à la même coupe. L'amour leur ouvre, àl'une et à l'autre, les clefs du paradis. La terre n'enseigne rien à celles qui mettent une garde autour de leur âme; l'amour est ce qui fait croire et ce qui fait at tendre. Celle qui meurt sans avoir songé à cet « au delà » qu'on appelle le ciel, n'a jamais aimé; elle n'a point suivi par la pensée les êtres envolés dans cette patrie où ils nous attendent, où nous les aimons encore à travers le temps et l'espace. L'amour dément tous les sophismes qui A4 - INTRODUCTION

affirment que la mort est le dernier mot de la vie; l'amour atteint plus haut que la science, car il a des ailes et la science n'en a pas. « La vertu, » a dit Montaigne, « n'est point, comme prétend l'eschole, plantée à la tête d'un mont coupé, raboteux et inaccessible. Ceux qui l'ont approchée la tiennent au rebours logée dans une belle plaine fertile et fleurissante; d'où elle voit bien sous soi toutes choses, mais si peut-on y arriver, qui en sait l'adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées, doux fleurantes : plai samment et d'une pente facile et polie comme est celle des voûtes célestes. Pour n'avoir hanté cette vertu su prême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse, pa reillement et courageuse, ennemie professe et irrécon

ciliable d'aigreur, de déplaisir, de crainte et contrainte, - ayant pour guide nature, fortune et volupté pour com pagnes : ils sont allés, selon leur faiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, despité, menaceuse, mimeuse, et la placer sur un rocher à l'escart, emmi de ronces, fantôme à étonner les gens. » Cette vertu, d'un si farouche abord, peut demeurer sur son roc, d'où l'on n'ira point l'arracher. L'amour reste toujours cette pure lumière qui éclaire tout homme ve nant en ce monde. C'est l'amour qui a inspiré cette noble antiquité, terre fleurie des hétaïres. Mais, ce que les courtisanes ont édifié par leur génie dans l'histoire, les révolutions morales qu'elles ont sus L'ORIENT 15 citées, une femme l'a dépassé encore dans un coin de l'Orient. Amante du Nazaréen, elle joue le rôle le plus important, le lendemain du jour où il rend le dernier soupir. C'est après le rêve délicieux de cette pécheresse qui a créé l'ombre de Jésus après sa mort, que le monde s'est écrié avec elle : « Il est ressussité. » C'est après l'apparition, enfantée par son imagination passionnée, qu'un dogme s'est établi depuis dix-huit siècles. C'est sur l'autorité de son affirmation, « j'ai vu » que le sang des martyrs a coulé dans les arènes.Vous avez vu, ô Magde-.. leine, parce que vous avez aimé, et parce que l'amour seul peut faire naître le fantôme d'un ami disparu.Com bien auxquelles il ne sera pas beaucoup remis, et qui n'auront point d'amoureuse vision à évoquer pour char mer leurs douleurs, parce qu'elles n'auront point beau coup aimé !

PREMIÈRE PARTIE

LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

LA GRÈCE

Lhistoire de Marie Magdeleinea pour prologue ce vaste chœur des hétaïres d'Athènes et de Rome, où la femme s'est montrée dans ses révélations les plus piquantes, depuis Hélène délaissant sa quenouille de lin, pour s'aventurer sur les mers avec le beau Pâris; jusqu'à Cléopâtre dont l'audace contre-balance un instant la for

tune romaine. - Une des formes particulières du culte que les premières courtisanes rendaient à Vénus, consistait à se donner à celui qui venait demander asile dans les bois consacrés qui s'élevaient autour des temples de la déesse. Les étrangers y recevaient donc une assez galante hospitalité. A l'ombre des religions s'organisèrent des congréga 50 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ tions de femmes, qu'on élevait dans l'art d'allumer les feux de l'amour, et auxquelles on enseignait tous les raffi nements de la volupté : on apprenait l'art d'aimer en ser vant les dieux. La Grèce accepta bientôt ce culte de Vé nus dont les autels étaient desservis à Chypre, et qui se propagea rapidement dans les îles de l'Archipel. Elle eut presque ses écoles d'hétaïres où l'on étudiait la gymnas tique, la danse, la musique. Lagymnastiquemontrait l'art de faire saillir les formes, en les développant. La danse rhythmait le mouvement, la démarche, caractérisait une pose. La musique comprenait l'éloquence, la philosophie, l'histoire, la poésie. L'opulence, le mouvement, la liberté, résumaient la vie des courtisanes à Athènes. Que l'on se représente ces nombreux étrangers que les navires vien nent de débarquer. Quelques-uns s'avancent sur le Céra mique, quartier de la ville consacré aux sépultures des morts illustres qui reposaient sous des portiques ornés d'inscriptions, à l'ombre des frais bocages. Des femmes, vêtues de tuniques à plis droits, circulent autour des tombes sculptées sous un ciel d'une coloration tranchée. Le jeune Athénien, à peine sorti du banc des lycées, y vient chercher quelque commencement d'intrigue. Quand il a trouvé l'objet de ses désirs secrets, il trace sur le - mur du Céramique, le nom de celle qu'il a convoitée Le lendemain, elle enverra son esclave savoir si son nom est écrit avec quelque dénomination flatteuse.Si elle consent à accepter celui qui l'a remarquée la veille, elle LA GRÈCE 51

viendra se placer auprès de l'inscription, en signe d'ac

quiescemènt. - Solon avait réglé, pour les courtisanes d'un rang infé rieur, le costume, que quelques-unes modifièrent : robes aux couleurs vives, où s'entremêlaient des dessins de fleurs et d'oiseaux; c'est ce que l'on appelait le costume fleuri. Le vêtement des nobles Athéniennes consistait en une tunique de lin serrée par une ceinture au dessous du sein, et descendant jusque sur les talons.Une robe courte, rayée de bandes de différentes couleurs, dont les plis nombreux, retenus à la taille par un large ruban, retom baient ensuite sur la tunique; cette robe était quelquefois garnie demanches laissant une partie du bras à découvert. Le peplum, se déployant sur leurs épaules, en dessinait les fiers contours, tout en faisant saillir les belles pro portions des formes. Parmi les hétaïres, il s'en trouvait qui jouissaient d'une certaine renommée. Celles aux quelles la distinction de l'esprit et leur exquise politesse accordaient une place marquante dans la cité, n'étaient sans doute pas très inquiétées par les lois somp tuaires. Le Pirée, le port de Phalère, et le faubourg de Sciron furent abandonnés pour le Céramique, où affluaient les riches personnages des classes supérieures, généraux, poètes, magistrats; mais, à cette époque où la strophe d'un poète suffisait à lancer une réputation, ce n'était pas toujours la fortune que convoitaient les vraies hétaires, 52 nEs coURTISANEs DE LANTIQUITÉ celles qui n'aspiraient qu'à laisser après elles le renom d'une beauté intacte. Leurs demeures réunissaient l'élite des citoyens, dont elles partagaient les banquets, les réunions. La république, après avoir donné à chacun de ses membres une épouse selon la loi, qui filait la laine de leurs habits, et soignait leurs fils au gynécée, leur permettait des femmes de luxe; tandis que, pour symbo liser l'économie, le silence, la vigilance, on faisait sculpter sur le tombeau d'une femme légitime, une bride, un bâillon et un hibou. Si les hétaïres furent choyées par les Athéniens, il y eut chez des courtisanes d'un rang moins élevé, des femmes auxquelles on accordait une prédilection mar quée. C'étaient les joueuses de flûtes ou aulétrides, qui apparaissaient dans les festins et possédaient l'art de tirer des sons mélodieux de leurs instruments. On avait craint primitivement que cette obligation de gonfler les joues dans le jeu des flûtes n'altérât leur physionomie, mais au cune contraction ne restait imprimée à leurs traits qui ressaisissaient leur harmonie, lorsqu'elles cessaient leurs concerts. Quoique cette profession fût secondaire, celles qui l'avaient adoptée eurent souvent une irrésistible puissance sur les jeunes hommes qui les fréquentaient, parfois plus volontiers que les sages hétaïres. Cet art mimique qu'elles portaient au plus haut degré, dans l'in terprétation des mouvements de la passion, dont elles rendaient graduellement les transports, plongeait leurs LA GRÈCE 53 auditeurs dans un enivrement indescriptible. Dans les fêtes bachiques, elles possédaient des airs particuliers pour chaque intermède des repas. Le premier service était exprimé par le Comos, le second par le Dicomos, le troisième par le Tetrocomos. Les défis que se portaient les buveurs, le cliquetis des verres, le délire causé par l'orgie, étaient rendus par un air qu'on désignait sous le nom de chant callinique. Bientôt les conviés jetaient leurs coupes, retombaient sur leurs lits d'ivoire, et d'autres scènes se succédaient où les aulétrides pouvaient se vanter de l'avoir emporté sur celles de leurs compagnes, qui régnaient sur la Grèce savante et artistique. Il n'est pas inutile d'ajouter ici que les aulétrides avaient la répu tation de s'aimer entre elles à la façon des Lesbiennes, c'est à dire de préférer, à l'affection des hommes, les véhé mentes amours qu'elles ressentaient pour leurs compa gnes dont elles faisaient des amantes. Mais l'un des faits les plus curieux était, sans contre dit, celui que présentaient ces fameux combats de beauté, qui rappelaient ceux qu'avait fondés, sept siècles avant J.-C., Kypsélos, exilé de Corinthe, et qu'il avait établis sur les rives de l'Alphée. Dans ces combats publics, les femmes les plus belles pouvaient concourir; laissant glis ser les voiles qui les enveloppaient, elles se présentaient ainsi aux regards d'un docte aréopage, auquel un tel spectacle ne permettait guère de se contenir. Cette insti tution existait à Lesbos, à Ténédos et ailleurs.A Athènes, 54 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ les joueuses de flûtes imitèrent entre elles ce concours fondé par Kypsélos; mais nul homme n'était admis dans ce jury, dont l'impartialité ne devait pas toujours régler les décrets. Les lettres d'Alciphron nous ont conservé un récit d'une de ces réunions. Mégare écrit à sa compagne Bacchis pour lui transcrire les détails d'une de ces fêtes nocturnes. « Quel repas délicieux! je veux que le seul récit te pique de regret. Quelles chansons! que de saillies! On a vidé des coupes jusqu'au lever de l'aurore. Il y avait des parfums, des couronnes, les vins les plus exquis, les plus délicats.Un bosquet, ombragé de lauriers, fut la salle de festin. Bientôt une discussion s'élève entre les aulé trides; on agite la question de savoir quelle est celle qui pourrait obtenir la palme de beauté. Myrrhine laisse tomber sa ceinture; sa tunique était transparente; elle se tourne : on croît voir des lis à travers le cristal; elle imprime à ses reins un mouvement précipité, et, regardant en arrière, elle sourit au développement de ces formes voluptueuses qu'elle agite. Alors, comme si Vénus elle même eût reçu son hommage, elle se mit à murmurer je ne sais quel doux gémissement qui m'émeut encore. Ce pendant Thryallis ne s'avouait pas vaincue, elle s'avance et, sans retenue : « Je ne combats point derrière un voile; je veux paraître ici comme dans un exercice gym nique, ce combat n'admet point de déguisements! » Elle dit, laisse tomber sa tunique. « Contemple, dit-elle, ô Myrrhine, cette chute de reins, la blancheur et la finesse LA GRÈCE 55 de cette peau, et ces feuilles de roses que la main de la Volupté a comme éparpillées sur ces contours gracieux, dessinés sans sécheresse et sans exagération... » Alors un applaudissement universel lui décerne les honneurs du triomphe. On passa ensuite à d'autres combats : on disputa de la beauté, mais aucune de nous n'osa jouter contre le ventre ferme, égal et poli de Philomène. La nuit s'écoula dans ces plaisirs; nous la terminâmes par des impréca tions contre nos amants et par une prière à Vénus, que nous conjurâmes de nous procurer chaque jour de nou veaux adorateurs, car la nouveauté est le charme le plus piquant de l'amour. Nous étions toutes ivres en nous sé parant. » Si quelques jeunes Athéniens parvinrent à assister à ces soupers, parmi eux se trouvaient sans doute des sculpteurs et des peintres qui puisèrent dans ces fines débauches, leurs plus divins modèles : l'immoralité ser vait la cause de l'art. Athénée a transmis les noms de trois peintres qui, non seulement réalisaient des portraits de courtisanes, mais encore les aidaient à corriger ce que la nature avait laissé de défectueux dans leur physionomie : Pausanias, Aris tide et Niophanes. Mais, tandis que les joueuses de flûtes vivaient insou ciamment au sein de la débauche et des plaisirs, les hé taires avaient une certaine ambition et visaient à l'opu lence; il fallait de l'or pour entretenir ces nombreux 5G LES COURTISANES DE L'ANT1QUITÉ esclaves ettraitergalamment les philosophes et les artistes. Leur gaîté, leur dialogue qu'aiguisait l'ironie, l'amour du beau, leur donnaient la première place dans les assem blées, soit qu'on les vît assister aux représentations des pièces de Sophocle, de Ménandre ou d'Euripide, soit qu'elles se montrassent aux jeux solennels, pour enflam mer par leur présence l'ardeur des adversaires.Tandis que les rênes se brisaient, que les chars volaient en éclats, que les coursiers dévoraient l'arène, pressés par l'aiguillon, elles suivaient toutes les péripéties de la lutte, et contribuaient, par leurs applaudissements, à rendre un triomphe plus flatteur. Sans elles la Grèce n'eût pas connu ce précieux engouement, cette grâce pi quante qui effleurait tous les sujets avec un aimable scepticisme, et rendait légères les chaînes qu'elles fai saient porter. Le règne des courtisanes n'a guère atteint son apogée, en Grèce, que vers le cinquième siècle; mais auparavant elles avaient pris une part active à la civilisation. On re doutait leur blâme; elles propageaient cet attrait des hautes études; elles formaient cette société polie, cor rompue, il est vrai, mais qui puisait, aux sources du goût, de l'éloquence et de la poésie, cette vive lumière qui la dorait comme un prisme. La médiocrité n'avait point accès chez ces belles oisives, aux vêtements odorants, dont les réparties auraient suffi tout un jour à défrayer les con versations d'Athènes. Que de soins pour empêcher une LA GIRÈCE - 57 ride de sillonner le visage, pour cacher à l'aide des plus savants artifices les ravages du temps. Il paraît qu'elles avaient trouvé le secret de certains onguents qui assou plissaient l'épiderme et lui conservaient son cachet de fraîcheur; elles empruntaient à la racine de l'acanthe une sorte de rouge végétal qui veloutait les tissus de la peau. Elles avaient des amis, des protecteurs, des amants qui tenaient à honneur de les servir, d'embellir leur maison, dy venir goûter le repos, soit en savourant les mets de leur table, en dégustant les vins de Lesbos, tandis que leurs oreilles étaient agréablement caressées par les ac cords du mode. lydien. Sans doute, elles recevaient des riches marchands l'argent nécessaire à l'entretien maté riel, tandis que les philosophes et les artistes de tout temps, moins gâtés de la fortune, les aidaient à manger assez joyeusement les dons qu'elles avaient reçus. Dans l'île de Lesbos, abondante en vignes, les traditions de beauté se maintenaient indéfectibles dans la race des courtisanes. On citait leur habileté aux ouvrages de bro derie ou de tissage. Le plus grand nombre étaient es claves; on les transportait dans les principales villes des côtes de la Méditerranée, où elles rencontraient parfois .des maîtres qui, dominés par leur séduction, les affran chissaient. Dans cette curieuse contrée qui les avait vu naître, il y avait des colléges où l'on se chargeait de dé velopper en elles les préceptes de la philosophie épicu rienne et cynique. On les formait pour un art unique, 53 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ celui de plaire.Aussi étaient-elles renommées depuis les temps les plus reculés. Lorsque le chef des Atrides veut fléchir Achille, dans la peinture que fait Ulysse, en son nom, des nombreux présents qu'il lui fera, s'il se rend à ses prières, on remarque ces paroles : « Il te donnera encore sept femmes lesbiennes, irréprochables, habiles aux travaux de leur sexe; toi-même, jadis, tu les a ravies dans la populeuse Lesbos, et il les a choisies, car elles l'emportaient en beauté sur les autres captives. Il te les donnera. » Homère n'en dit pas plus long sur la valeur du cadeau; mais il est probable que déjà on les recherchait et qu'elles se répandirent sur les différents points de la Grèce. L'une des deux colonies ioniennes vit naître Sappho, et l'autre Aspasie qui prononça l'éloge des guer riers morts dans le Péloponèse. Dans cette Grèce si passionnément vouée aux exercices des plaisirs et de l'esprit, on parlait comme on écrivait. Une description nous a été conservée, d'un groupe de courtisanes posant sous l'œil du statuaire, par un tra gique que cite Athénée. « La lune versait un demi-jour mélancolique sur la na ture; j'aperçus un groupe de nymphes. L'une était molle ment renversée, l'œil et le désir comptaient les douces palpitations de son sein demi nu. Une autre dansait, et le zéphir souleva de côté une gaze envieuse. Une troisième était entièrement nue; sa blancheur éclatante brillait comme un fantôme ou comme une divinité dans l'obscu LA GRÈCE 59

rité des ombres.Une autre, entièrement voilée, ne laissait voir que ses bras et ses épaules d'albâtre.Une autre avait le sein couvert, et faisait briller à travers les fentes de sa robe les contours les plus voluptueux. L'amour qui s'im prima à cette vue sur mon cœur comme un cachet brû lant n'y laissa point entrer l'espérance. Ses cheveux blonds voltigeaient au gré de l'haleine amoureuse des vents; unincarnat léger, semblable aux premiers feux de l'aurore, se mêlait à ses lis. D'autres roulaient en riant sur le mol Helénium, et sur des touffes de safran et de violettes. » Ce culte passionné de la femme était le foyer des hau tes inspirations. La femme jetait sa splendeur sur la poé sie, la statuaire, la peinture. La beauté que le temps n'épargnait point se fixait en traits impérissables sur le marbre ou sur la toile, et gardait son éternelle jeunesse dans les créations du génie.

II

HÉLÈNE

Hélène avait douze ans lorsqu'un jour, dansant dans le temple de Diane, un héros, un capitaine d'aventures, " dont le nom avait déjà rempli le monde, Thésée, la vit et l'enleva. Hellenius prétend qu'elle n'était âgée que de sept ans quand ce rapt s'accomplit; mais on a peine à ad mettre qu'elle fût aussi jeune; il est même probable que la violence ne fut qu'apparente et que, sous un semblant de révolte, elle ne dut qu'apporter une grande docilité à la réalisation de ce projet. D'après Plutarque, Hélène n'avait pas encore atteint l'âge nubile. Elle était, disait la lé gende, le fruit d'une nuit amoureuse entre Léda, femme de Tyndaris, roi de Lacédémone, et Jupiter métamorphosé 62 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITE en cygne. Ce récit signifiait probablement qu'un jour un bel étranger ayant été retenu à la cour de Tyndaris, il avait assez galamment passé les heures avec la femme de son hôte. Le fait était sans doute si fréquent qu'il avait passé en usage, et qu'un mari ne songeait guère à s'en alarmer. Celle qui naquit à la suite de cet événement était d'une si grande beauté que sa réputation se ré pandit dans l'Élide et l'Asie Mineure, et qu'une escorte protectrice eût-elle été affectée à sa personne, il aurait fallu commencer par la défendre de ses gardiens. Ravie par Thésée, avec l'aide de Pirithoüs, elle fut emmenée à Aphidnès, et confiée aux soins de sa mère Ethra. Hélène affirma plus tard à ses frères, que le sé ducteur avait borné là ses tentatives; mais il est permis de croire qu'étant intéressée à soutenir cette assertion, elle put en être l'inventeur. Quoi qu'il en soit, cette première aventure lui donna une certaine vogue. C'était préluder de bonne heure dans la carrière des enlève mentS qu'elle personnifia dans l'Élide. Une telle femme ne pouvait être le partage d'un seul, et chacun devait venir à son tour réclamer la faveur de la posséder. Les dieux n'ont pas fait de la beauté un don fréquent, une femme suffira à désunir vingt chefs d'armées, sans qu'on puisse la rendre responsable des luttes qu'elle cau S0I'l. Aussi advint-il que les frères d'Hélène, Castor et Pollux, avertis par un certain Académus, de la ville où HÉLÈNE. 63 elle se trouvait, se mirent en quête d'aller arracher leur sœur à un joug qui ne lui semblait peut-être pas trop lourd. Ils assiégèrent Aphidnès; les portes d'Athènes leur furent ouvertes, et ils parvinrent à ressaisir la jeune captive de Thésée, qu'ils ramenèrent à Lacédémone. Mais, en route, elle s'était arrêtée chez sa sœur Clytemnestre, femme d'Agamemnon. Duris Samiens et Pausanias affir ment qu'elle portait dans sonseincette gracieuse Iphigénie que célébrèrent les poètes, et qui naquit à Argos. Ne voulant pas reparaître à Sparte avec ce fruit de son dés honneur, elle confia Iphigénie à sa sœur qui devait l'élever avec ses propres enfants. On prétend qu'Agamemnon s'en crut le père; mais quelque complaisants qu'aient été les princes de l'Élide à l'égard de leurs compagnes, cette assertion est contestable. Il est assez supposable que le chef des Atrides dut exiger de Clytemnestre certaines explications relatives à celle qu'elle lui présentait comme sa fille. La beauté d'Hélène ne pouvait soutenir aucune com paraison avec une autre femme. Cédrennus lui donne de grands yeux et une gorge d'une pureté et d'une délica tesse de lignes qui n'ont pas été dépassées. La première femme sur les seins de laquelle le sculpteur modela les coupes destinées à l'autel de Vénus fut Hélène. D'après Ovide, son visage n'avait besoin d'aucun artifice pour avoir un brillant éclat, et Constantin Manassès dit que son cou était long et d'une blancheur d'ivoire, d'où les 6 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

poètes ont imaginé de la faire naître d'un cygne. L'esprit achève ces données incomplètes et conçoit à son souvenir le prototype de la grâce : air de tête auguste, œil plein de force et de douceur, coupe de figure d'un ovale sua vement arrondi. La physionomie possède comme une ré flexion lumineuse du soleil, qui doit l'environner d'une sorte d'auréole, en ruisselant sur les ors de son diadème et de ses joyaux. Ses bras s'arrondiront pour former une chaîne amoureuse à l'un de ses amants. Sa bouche, fort petite, était aussi le siége des doux sourires, et des plus voluptueux baisers. Quand elle marchait on pouvait avoir l'idée du port majestueux des déesses, et ses mains devaient ramener pudiquement contre elle ses longs voiles. La vertu d'Hélène eût-elle été enfermée dans une tour d'airain, qu'on eût fini tôt ou tard par la surprendre; n'étant point d'humeur farouche, elle n'offrait pas beau coup de sécurité aux maris, ce qui ne les empêcha point d'aborder à Lacédémone, le jour ou Tyndaris voulut fixer le sort de sa fille; mais prévoyant les maux que pour rait entraîner le choix définitif d'un époux, il fit jurer aux concurrents de devenir l'allié de celui qu'elle aurait accepté, et de déposer ainsi tout ressentiment les uns contre les autres. Selon Hyginus, ce ne fut pas Tyndaris qui choisit son gendre. Celui qu'Hélène consentit à épouser fut le blond Ménélas, à Sparte. Était-ce parce qu'il lui sembla le plus DÉLÈNE (* simple d'entre tous, et qu'elle savait bien qu'avec un tel homme, elle serait aux autres quand cela lui plairait?Ce qu'il y a de certain c'est qu'aucun ne rompit le pacte juré et que Ménélas triomphant emmena la princesse à la face de ses rivaux. Combien de temps jouit-il de celle qu'il avait si diffici lement conquise? c'est ce que l'on ignore, mais elle lui avait donné une fille, Hermione, lorsque l'amour lui réserva une désagréable surprise. De Troie, il était venu à Sparte un prince, savant en galanterie, Pâris, fils du vieux Priam, qui ne convoitait rien moins que la reine et qui réussit à s'en faire aimer. Un poète du cinquième siècle, Coluthus, qui vivait sous l'empereur Athanase,. a dépeint l'arrivée du prince troyen, l'émotion de la reine à sa vue, les suggestions qu'il lui inspira. « Tu sais, » lui dit-il, avec sa fine ironie « que Ménélas est d'un sang qui souffre patiemment les injures; il n'est point dans Argos de femme aussi timide que lui. » Et Hé lène, comme elle sait bien s'y prendre, l'enchanteresse ! avec quel art elle arrive peu à peu à ce qu'elle souhaite, en ayant l'air de lui faire une concession : « Ces murs où tu reçus la vie, » réplique-t-elle, « j'ai souhaité sin- . cèrement de les voir.j'ai désiré de parcourir ces lieux solitaires qui retentirent des chants harmonieux d'Apol lon devenu berger, et ces pâturages où, selon l'arrêt rendu par les autres dieux, il conduisit plus d'une fis ses bœufs. C'en est fait, partons et conduis-moi à Troie. 66 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

Je consens à t'y suivre.je crains peu la fureur de Mé nélas lorsqu'il apprendra que je me suis réfugiée dans Ilion. » Peut-être la connaissance de Thésée avait-elle donné à Hélène le goût des aventures? Celle-ci devait avoir une certaine durée. La fille de Léda fit comme sa mère; après avoir accueilli l'étranger, elle monta sur son vaisseau qui cingla à pleines voiles vers la rive troyenne ; les houles de la mer Égée bercèrent les deux fugitifs qu'attendaient des nuits charmantes au beau royaume de Priam. L'instant était venu pour Ménélas de requérir l'aide de ses anciens concurrents; un même désir les ralliait encore une fois : retrouver celle qu'ils se flattaient sans doute d'avoir à leur tour, et plus d'un dût se repro cher de n'avoir point devancé Pâris, qui allait toujours jouir de sa captive pendant la durée d'un siége. Au mo ment où il se préparait à partir pour Troie, Ménélas consacra à Delphes un collier d'or massif appartenant à Hélène , qu'on prétendait être un don de Vénus. Ce n'est qu'à ce prix que l'oracle lui promit la victoire. Dans la 106° olympiade, quand les Phocéens pillèrent le

- temple de Delphes, ce collier et celui d'Eriphyle, femme du devin Amphiaraüs, furent au nombre des objets que se partagèrent leurs femmes. Vivement disputés, on les tira au sort. Le collier d'Eriphyle échut à une Phocéenne très farouche, qui depuis tua son mari; tandis que celui d'Hélène fut donné à une autre de mœurs assez débau BIÉLÈNE 67 chées qui courut longtemps le monde avec un jeune

Épirote. - On équipa les navires. Bouillants d'ardeur, les chefs de l'Élide abordèrent le sol asiatique, où l'argienne Hé lène était devenue la compagne de son ravisseur. Homère la montre occupée dans son palais, tandis que les deux armées sont aux prises. « Elle tisse un double manteau de pourpre et y trace de son aiguille les nombreux com bats que les Troyens, habiles à dompter les coursiers, et les Grecs cuirassés d'airain, ont soutenus à cause d'elle. » On conçoit que son premier époux ait eu peine à con tenir une rage impuissante.Tandis qu'il se retirait sous sa tente, en songeant à l'infidèle, celle-ci partageait la couche de Pâris, à quelque distance de lui. Elle n'était guère pressée de le revoir, car elle eût facilement pu se dé rober au sommeil, et le rejoindre dans le camp des Grecs, mais peut-être voulait-elle se faire enlever une troisième fois. Sa beauté avait conservé sa grandeur, sa pureté, sa noblesse. « A sa vue, les vieillards troyens échangeaient entre eux à voix basse ses paroles. » Il n'y a point à s'indigner si, pour une telle femme, les Troyens et les Grecs endurent avec constance des maux affreux. « Par ses traits et par sa démarche, elle ressemble aux déesses immortelles. » « Ma fille, » lui dit le vieux Priam, « à mes yeux, tu n'es point coupable, mais les dieux qui ont fait fondre sur moi les Grecs et les fléaux de la guerre. » 68 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITE

Ainsi, pendant qu'une sourde colère précipitait les uns contre les autres les masses gferrières, le chantre d'Ilion nous dépeint « la plus belle des femmes » et son jeune amant goûtant les douceurs de l'hyménée, tandis que Ménélas sent frémir la javeline dont il voudrait percer son ennemi. « Chère épouse, » lui dit Pâris qui a quitté un instant le combat, « livrons-nous aux délices de l'amour. Jamais de tels transports n'ont troublé mes sens, lors même que pour la première fois, au sortir de la riante Lacédémone, après avoir sillonné les flots, je te possédais dans l'île de Cranaé.Aujourd'hui je me sens enivré de dé sirs plus vifs encore. » On a peine à croire, que le ravis seur ait attendu d'aborder en l'ile de Cranaé pour jouir de sa conquête, et qu'elle ne se soit pas donnée à lui avant de sortir de Grèce. Mais Hélène a l'âme haute; c'est en vain qu'il veut s'amollir auprès d'elle; elle gourmande sa paresse et sa frivolité, en le voyant nonchalamment oc cupé à polir son armure. « Hélas, » dit-elle à Hector, « puisque les dieux avaient formé ces funestes desseins, pourquoi ne m'ont-ils pas donné pour époux un guerrier plus vaillant, qui eût senti l'indignation et les outrages des hommes. » On voit qu'elle est plus grande que ceux qui l'ont possédée; quand Pâris succombe sous les murs d'Ilion, elle devient la femme de son frère Deiphorbe, et ne songe pas à déplorer un seul instant ces feux que Vénus allume en elle; n'est-il pas écrit d'ailleurs que nulle mortelle ne peut résister à une déesse? HÉLÈNE 69

Lorsque les Grecs eurent simulé un départ, et que les plus valeureux se furent enfermés dans le ventre du fa meux cheval de bois orné d'airain, instruite de cet ingé nieux artifice par Ulysse qui avait pénétré dans Troie, dé guisé en mendiant, Hélène s'en vint la nuit au temple de Minerve où les Troyens avaient transporté cette lourde masse. Elle imita la voix de chacune des épouses des chefs de l'Élide qui se trouvaient cachés dans les énormes cavi tés du cheval. L'un deux, Anticlos, eut peine à contenir ses transports et voulut répondre. Ulysse le contraignit à se taire en lui pressant la gorge de sa forte main.Quelques heures après, sortant des flancs caverneux de la machine, les Argiens surprenaient les soldats de Priam endormis : les flambeaux placés par la main d'Hélène en haut des tours d'Ilion, donnaient aux vaisseaux des Grecs le signal convenu. Le sang ruisselait sur les degrés de marbre des palais; Deïphorbe succombaitsous les coups d'Atride. La victoire demeurait aux troupes helléniques; Cassandre la prophétesse, la vieille Hécube, Andromaque, étaient conduites en servitude, tandis que la fille de Tyndare, ramenée dans Sparte par son complaisant mari, y repre nait possession de ses appartements d'honneur. Ainsi ce n'est pas en captive qu'elle revient; son retour est un triomphe. L'Élide retentit d'accents d'allégresse. Ménélas s'estime heureux d'avoir encore pour lui, celle qu'Homère appelle : « la plus noble des femmes. » Qu'im porte qu'elle ait attiré les fléaux de la guerre. Un sort 70 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ fatal enchaîne à sa destinée les rivalités et les haines ja louses; mais elle n'est point complice des tourments et des maux qu'elle cause. Dans les Troades d'Euripide, le poète a imaginé que pendant le sac de Troie, Ménélas cherchait Hélène pour la tuer, et que ce fut elle qui allégua de nombreuses excuses à sa conduite passée. Elle dit qu'elle a cherché à s'enfuir pour le rejoindre dans le camp des Grecs, mais que les sentinelles la surprirent, et que Deï phorbe l'épousa de force après la mort de Pâris. Pausanias parle d'une statue qui représente Ménélas poursuivant Hélène l'épée à la main. Il est probable que l'artiste a dépassé la vérité, et que la fureur de Ménélas me dut pas tenir à la vue de cette gorge nue et palpitante, qu'il ne put s'empêcher de baiser. Dans le récit homérique, lorsque Télémaque, à la re cherche de son père, vientdemanderasile à Ménélas, ilvoit descendre la belle Argienne « de sa chambre parfumée » « semblable à la fière Diane », ses femmes l'entourent de soins respectueux. « Adraste avance pour elle un siége élégant; Alcippe apporte un tapis de laine moelleuse, et Phylo lui présente une corbeille d'argent, don d'Alcandre épousede Polybe qui habite Thèbes d'Égypte, où de splen dides palais renferment d'immenses richesses.Alcandre combla Hélène de magnifiques présents. Elle lui donna une quenouille d'or et cette corbeille d'argent ronde bordée d'un cercle d'or. Phylo la lui apporte remplie de fils faits avec soin, et dessus est posée la quenouille cou IIÉLÈNE 7 1 verte de laine violette. » Nul déshonneur n'atteint son front; elle règne dans une superbe demeure, où elle ne se montre sans doute pas moins accueillante aux étran gers. C'est elle qui leur verse dans le vin mélangé : « un baume qui apaise la colère, chasse les soucis et efface le souvenir de tous les maux. » A sa vue, les noirs chagrins s'effacent.On oublie tant de vaillants chefs des cendus à cause d'elle, à la fleur des ans, dans le sombre Erèbe. Qui songerait même à jeter sur elle la moindre flétrissure?La beauté, sublime, reflet d'en haut, n'est point susceptible de souillure, et conserve à jamais l'ineffaçable empreinte de l'effigie divine; elle ne participe point aux chutes de la terre. Le rayon qui resplendit en elle demeure pur de tout alliage. Innocente des crimes qui se commet tent autour d'elle, elle se relève toujours victorieuse des imputations dont on veut la charger. Mais le destin, qui se fait un jeu de trancher le cours des plus radieuses carrières, ménageait un terrible cou ronnement à celle de la fille de Jupiter. Lorsque Ménélas fut descendu au séjour des mânes, Hélène, proscrite par les deux fils naturels de Ménélas, Nicostrate et Méga penthe, vint chercher un asile dans l'île de Rhodes. Polyxo, femme de Tlépolème, qui avait péri sous les murs de Troie, régentait ce royaume pendant la minorité de ses deux fils. Hélène trouva en elle une ennemie im placable et l'heure sonna où sa tête, jadis ornée des bandelettes royales, devait sentir fondre sur elle l'arrêt 72 LES COURTISANES DE LANTIQUITE des Parques cruelles. Pendant qu'Hélène était au bain, Polyxo envoya auprès d'elle des femmes déguisées en furies chargées de la tuer. La compagne , d'un des chefs de l'Hellade, l'épouse de Pâris et de Deïphorbe sentit passer autour de son cou délicat, l'horrible corde qui allait mettre fin à ses jours. Une pendaison infâme avait été ordonnée par Polyxo, qui, sans doute, ne pou vait envisager sans une rage sourde celle dont l'éclatante beauté dominait peut-être encore l'infortune;. et, sur ce noble et pur visage, chef-d'œuvre des dieux, la der nière convulsion d'agonie vint imprimer sa hideuse-cris

pation. : - Mais Hélène devait laisser une impérissable mémoire. Un temple lui fut élevé dans l'île de Rhodes, où on lui voua un culte fervent qui traversa les siècles. Ce monu ment se nommait, selon Pausanias, le temple d'Hélène Dendritis, et il ajoute que « mille gens parlent de la belle Hélène, qui ne savent pas qu'elle fut pendue.» Photius pré tend qu'elle s'étrangla, et qu'auprès de l'arbre auquel elle se pendit croissait une herbe qu'on nommait héléneïon. Pline attribue à cette herbe des vertus merveilleuses, comme d'embellir les femmes, et de rendre gais ceux qui en mettaient dans leur vin. Quoique Ménélas fût un mari complaisant, il montracependant en reprenant Hélène un certain esprit; d'autres l'auraient peut être devancé dans cette action, s'il n'eût trouvé plus prudent de faire valoir de suite ses droits d'époux. Cependant on ne peut BIÉLÈNE 73

disconvenir que, si Hélène demeure « la plus noble des femmes, » Ménélas n'est pas le plus fin ou le plus rusé des hommes, attendu qu'il fut peut-être plus souvent trompé que l'histoire ne le raconte.Cetté race des Atrides est faite pour être trahie. Ménélas va chercher sa com pagne en Asie Mineure, Agamemnon périt à son retour sous le fer d'un assassin aposté par Clytemnestre. Les Rhodiens ne furent pas les seuls qui lui élevèrent des temples. Pausanias parle de celui qu'on lui construisit à Lacédémone. Dans les miracles qu'Hérodote lui attribue, il prétend qu'elle aveugla Stésichore qui avait mal parlé d'elle dans ses poèmes, et qu'elle lui rendit la vue, quand il eut chanté la Palinodie. Elle fit don de beauté à une jeune fille très laide que l'on portait dans son

temple. - . Dans un panégyrique d'Hélène, composé par Isocrate, l'auteur prétend qu'elle avait non seulement l'immortalité, mais qu'elle possédait une puissance divine qui lui permit de mettre ses frères Castor et Pollux, et Ménélas, au nombre des dieux. Ce que les mythologues trouvent plus louable, c'est qu'après avoir confié cette dignité à Ménélas, elle voulut demeurer avec lui éternellement. Les Lacédémoniens lui rendaient, dit-on, les honneurs divins à Thérapne; et on ajoute qu'il y avait dans cette ville un temple dédié à Ménélas, et qu'on croyait qu'il y était enseveli avec Hélène. Plusieurs fables rapportent qu'un édifice avait été élevé 74 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

à Vénus par Pâris, sur le rivage de la terre ferme qui est vis-à-vis l'île de Cranaé, pour perpétuer le souvenir de sa conquête. Dix-huit ans après, Ménélas étant venu le visiter aurait fait mettre de chaque côté de la statue de la déesse, celles de Thétis et de la Placidité, comme pour montrer qu'il ne laisserait pas l'affront impuni. D'autres auteurs prétendent que Pâris et Hélène firent voile pour l'Égypte, qu'ils abordèrent à l'embouchure du Nil nommée Canope, et se réfugièrent dans le temple d'Hercule qui servait d'asile aux esclaves fugitifs. Le roi ' Protée, l'ayant appris par les prêtres, chassa Pâris, ne lui laissant d'autre souvenir d'Hélène, qu'il gardait en otage, qu'un portrait de cette princesse. D'après cette tra dition, les Troyens auraient répondu aux ambassadeurs grecs qui venaient réclamer la reine de Sparte, qu'ils n'avaient point Hélène. Ceux-ci ayant cru qu'on les mysti fiait, le sac de Troie eût été accompli. Après le siége, Mé nélas aurait donc été obligé de faire un voyage en Égypte pour retrouver sa femme. Ces versions ne peuvent être adoptées à cause de leur invraisemblance. On ne doit admettre non plus avec Servius, que Thésée, ayant enlevé Hélène, la remit à Protée, roi d'Égypte, et que Ménélas la lui retira après la guerre de Troie. Cette guerre n'aurait donc pas été causée par l'enlèvement d'Hé lène, mais par le soi-disant refus des Troyens de rece voir Hercule, quand il cherchait Hylas. Enfin il faut ranger dans le même ordre de faits inadmissibles qu'Hé HÉLÈNE 75 lène fut retirée d'entre les mains de Protée à quiThésée l'avait confiée, et qu'étant passée au pouvoir de Ménélas, elle lui fut enlevée par Pâris. Un passage d'Euripide nous rend une conversation qui a lieu entre Peleus et Ménélas. Entre autres paroles adressées à celui-ci, Peleus lui reproche deux fautes : la première, d'avoir agi avec sa femme comme si elle était honnête; la seconde, d'avoir levé une armée pour la con quérir. Mais si Euripide a parfois maltraité Hélène dans ses œuvres, la Grèce a professé pour elle une admiration et un culte sérieux qui la défendront toujours contre toute imputation fausse. Comme beaucoup d'autres, elle a obéi à l'attrait qui la poussait vers l'inconnu; semblable à la voluptueuse et touchante Vénus, elle apporte la consola tion et l'ivresse au monde altéré d'idéal et de plaisir, sa beauté la préserve de toute souillure; de quoi rougirait elle? Ce sont les dieux qui ont mis dans son cœur ces feux redoutables, et qui l'ont jetée toute affolée de crainte et d'amour entre les bras des mortels passionnés.

III -

SAP PHO

Si l'amour est une fureur divine, qui cause des enthou siasmes plus violents que ne l'étaient ceux de la prêtresse de Delphes, ceux des bacchantes, et ceux des prêtres de Cybèle, Sappho en est la plus éloquente expression. Elle était née à Mytilène, dans l'île de Lesbos. Sa mère se nommait Cleis; mais, pour trouver son père, il faudrait choisir entre huit, car plusieurs personnages s'attribuè rent ce titre. Une passion naturelle pour la poésie lui ins pira des odes sublimes; tout révèle que ses amours pour ses amantes et ses amants, excitant en elle les plus fougueux transports, communiquaient à ses vers cette véhémence brûlante, et cette vigueur de touche. Son 78 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

tempérament inflammable la portait à aimer aussi éner giquement ses compagnes ou ses élèves, qu'elle aurait pu le faire pour un homme. Lucien, dans ses Dialogues, prétend que les femmes de Lesbos étaient fort sujettes à cette passion; il ne serait donc pas impossible que Sappho ne l'ait trouvée en usage dans leurs mœurs au lieu de l'avoir inventée. Quoi qu'il en soit, c'est elle qui la per sonnifie. Si l'on en croit Bayle, Sappho florissait dans la 42° olympiade, six cent dix ans avant Jésus-Christ. Il n'est donc pas supposable qu'elle ait pu avoir de liaison avec Anacréon qui vivait dans la 52°, comme le prétend madame Dacier; cette hypothèse mettrait entre eux un intervalle trop long pour qu'ils aient pu se connaître. Si Sappho était, dans la 42° olympiade, dans tout l'éclat de sa réputation, elle pouvait alors avoir à peu près trente ans. Or, comme Bayle dit qu'elle mourut fort jeune étant éprise d'un jeune homme qui la repoussait, cette croyance lui fait rejeter qu'elle ait vécu jusqu'au temps d'Anacréon; enfin en admettant qu'elle ait atteint ce terme, elle aurait eu environ soixante et dix ans, et les feux de l'amour sont ordinairement éteints à cette heure. Visconti, dans son Iconographie grecque, s'appuie au contraire sur Suidas pour prétendre que Sappho était née la première année de la 42e olympiade, en 612 au plus tard. Entre ces deux versions nous ne déciderons point celle que nous pensons devoir adopter de préférence à l'autre; mais si l'on admet avec Visconti qu'elle ne faisait SAPpHO 79 que naître en 612, elle aurait eu quarante-deux ans en 570, époque à laquelle il lui fait composer ses vers contre Rhodopis; par conséquent cette hypothèse qu'elle " se suicida à lafleur de l'âge n'a plus de fondement nonplus. La beauté de Sappho a été l'objet de nombreuses discussions; Platon, la nomme la belle Sappho, ainsi qu'Athénée. Plutarque, dans son livre de Amore, lui con firme ce même caractère. Mais cette beauté est tellement contestée par d'autres, qu'on en est venu à se ranger de l'opinion de madame Dacier, quoique son autorité ait tou jours été fort suspectée. Madame Dacier, s'appuyant sur le vIII°discours de Maxime de Tyr qui prétend qu'elle était noire et petite, et sur Socrate qui ne la nomme belle qu'à cause de la beauté de ses vers, dit que « Sappho n'était pas belle, qu'elle n'était ni grande ni petite, qu'elle avait le teint fort brun et les yeux extrêmement vifs et brillants. » Ovide la fait parler ainsi :

SI mihi difficilis formam natura negavit, Ingenio formæ damna rependo meae. Sum brevis. At nomen quod terras impleat Omnes Est mihi : mensuram nominis ipsa fer0. Candida si non sum : placuit Cepheïa Perseo.

Ainsi les dieux qui avaient créé ce noble et pur génie, lui avaient donné une enveloppe moins brillante, mais on peut croire que cette physionomie devait révéler dans le regard un accent lumineux et profond; que ce front, 80 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ dans lequel bouillonnait l'inspiration, revêtait en de cer tains moments une expressive noblesse; que cette cheve lure brusquement jetée en arrière en touffes abondantes, s'agitait sur son dos nu, au souffle des vents de mer, ou des aquilons orageux. Il n'est point de visage qui n'ait son reflet poétique quand l'âme est émue. Ainsi la per sonnalité de Sappho, à laquelle on a refusé la grâce, devait parfois posséder une certaine grandeur lorsque la passion grondait en elle; quand ses mains frémissantes essayaient de moduler sur sa lyre les accents accompa gnant les paroles qui s'échappaient de ses lèvres, tout son être devait ressentir les effets de cette « fureur divine de l'enthousiasme et de l'amour »; c'est alors qu'elle pouvait avoir un caractère de beauté impétueux etterrible. Mariée à un habitant de l'île d'Andros nommé Cercala, elle en eut une fille qui porta le nom de Cleïs. Soit qu'il lui plût d'adopter, du vivant de son mari, le genre de vie qui lui valut une si grande réputation, soit que ce fût après son veuvage, elle n'en tint pas moins de bonne heure une école de rhétorique, où affluèrent les jeunes filles de Lesbos et de l'étranger. Elle avait voué à ses compagnes une tendresse presque fougueuse, car elle ne savait pas aimer autrement. Ses élèves étaient Andro mède, Télésippe, Mégara, Atthis, Erinna, Cydno, Anac torie, Anagara de Milet, Gongyla de Colophon, Eunica de Salamine, Damanhile de Pamphilie, et parmi elles il en fut avec lesquelles elle dépassa les bornes d'une SAPPHO 81 amitié vive. Plus d'une conférence, qu'on aurait pu croire consacrée aux muses, devenait sans doute pour Sappho l'occasion de satisfaire la violence de ses désirs ; c'est l'idée qui saisit lorsqu'on lit l'ode à une femme aimée : « Celui-là me paraît égal aux dieux, qui assis en face de toi, écoute de près ton doux parler « Et ton aimable rire : ils font tressaillir mon cœur dans mon sein; la voix n'arrive plus à mes lèvres. « Ma langue se brise, un feu subtil court rapidement sous ma chair, mes yeux ne voient plus rien, mes oreilles bourdonnent. « Une sueur glacée m'inonde, un tremblement me saisit tout entière; je deviens plus verte que l'herbe, il me semble que je vais mourir. « Eh bien, j'oserai tout, puisque mon infortune.... » - L'ode est interrompue en cet endroit; mais comme on reconnaît bien, avec Plutarque, que « ce que cette femme chante est mêlé de feu. » Il est impossible que celle à qui s'adressaient ces vers n'ait rempli une grande place dans l'existence de Sappho : c'est le paroxisme de la passion ; on sent qu'elle est tout « éperdue » d'amour, et réelle ment « hors d'elle-même », que l'enthousiasme déborde, et qu'agitée de tremblements convulsifs elle est capable de mourir de la violence de ses sensations.Oui, Sappho a aimé tout objet qui lui semblait assez aimable pour vou loir savourer avec lui l'enivrement de la possession, sans distinction de sexe. Horace, dans la xIII° ode du livre II, 82 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

parle de la poétesse de Mytilène se plaignant sur la corde éolienne des filles de Lesbos :

...... Et AEliis fidibus querentem Sappho puellis de popularibus.

On a donné à ces plaintes cette signification, qu'elles provenaient de la jalousie et de la douleur de Sappho, en face de la froideur ou de l'indifférence de celle pour

laquelle elle ressentait une vive passion. - « L'amour qui brise mes membres, vient de nouveau m'agiter, serpent doux et cruel qu'on ne peut abattre !. Atthis, tu hais mon souvenir, et tu voles chez Andro mède ! « Ne dédaigne pas ces réseaux de pourpre que j'ai fait venir de Phocée, don précieux que je dépose à tes genoux. » Et par un brusque retour : « Ah! Andromède a été récompensée de ses prières.? Mais toi, Sappho, à quoi bon implorer la puissante Vénus? » Ainsi elle avait donc des rivales, elle endurait toutes les tortures de la jalousie en voyant sa jeune compagne lui préférer Andromède; elle appelait Atthis, sa bien · aimée maîtresse, en entrant dans sa couche solitaire où s'écoulaient ses cruelles insomnies, où elle appelait la mort, faute de parvenir à vaincre un cœur insensible, « Je ne crois pas que mes chants touchent le ciel.. le SAPPHO 83 ciel est sourd! » s'écriait-elle dans un élan de désespoir. Rien de plus dramatique que les mouvements qui se suc cèdent en elle, et qui, dans les fragments qui nous res tent, se trahissent par des mots entrecoupés et sans Suite : « Mon souci!. » dit-elle avec une exclamation poi gnante; et elle ajoute : « C'est le secret de mon cœur !» Et comme emportée malgré elle : « Je t'aimais Atthis autrefois ! » La forme de ses poésies est une sorte de monologue amoureux, qu'elle semble toujours entretenir, et dans lequel on peut suivre les différentes péripéties de ses tOurmentS : - - « Tu m'oublies ! ou tu aimes une autre que moi entre les mortelles !» « ... Puissent les vents emporter le souci qui m'acca ble!. » Alors retraçant en sa mémoire les souvenirs de sa pre mière liaison avec Atthis : « Je la vis qui cueillait des fleurs; c'étaitune toute jeune fille. de molles guirlandes entouraient son beau cou. » Et en arrêtant un instant sa pensée sur Andromède : « Est-ce là » dit-elle à Atthis, « celle qui t'a charmé le cœur? cette femme habillée rustiquement, et qui ne sait pas l'art de marcher avec une robe à longs plis. « Ne sois pas si fière pour une bague » ajoute-t-elle cn s'adressant à Andromède. 84 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

Quelle brièveté saisissante, et quelle force de coloration dans ces vers! Comme c'est bien la femme toujours agi tée : « Je retourne mes membres sur ma tendre couche. » Une incessante préoccupation la ronge, celles qu'elle a aimées, celles qu'elle n'aime plus, ou qu'un dépit quelcon que lui fait rejeter. Il est des instants ou l'élévation, la générosité de son caractère, dominent les légitimes res sentiments que lui donnent les souffrances qu'on lui fait endurer : « Je ne suis pas de ceux qui gardent leur colère; j'ai l'âme bonne. » « Ces sentiments sont ceux des autres, mon cœur ne les connaît pas. » Dans ses conversations fines et délicates, ses paroles prenaient un ton caressant : « ... Allons, Mnasidica, mets une couronne sur ta chevelure que j'aime; tresse des branches d'amis entre tes petites mains; orné de fleurs on est plus agréable aux dieux, pour leur offrir des sacrifices : sans couronne on . ne leur plaît pas. » Quand on reconstruit ces fragments éparsil semble que la vie de Sappho se déroule dans ses ardeurs, ses joies, ses secrètes tristesses, ses amertumes et ses accable ments; une telle nature n'aurait pu se contenter de l'ami tié; il lui fallait les entraînements et les effervescences des grandes passions. « L'amour brise mon âme, » disait-elle, « comme le vent renverse les chênes dans les SAPPHO 85 montagnes.» Sur ce sujet elle devait mourir impénitente : « Pour moi j'aimerai la volupté tant que j'aurai le bon heur de voir la brillante lumière du soleil et de contem

pler ce qui est beau. » - Parfois un regret lui échappait au plus fort de la tour mente! « Virginité! virginité! Tu me quittes; où t'en vas-tu? » La Virginité répondait : « Je ne reviendrai plus à toi jamais, à toi, je ne revien drai plus! » Dans cette populeuse cité qu'habitait Sappho, les fem mes que caractérisaient des mœurs contre nature, avaient donc leur préférée auprès de laquelle elles s'asseyaient dans les festins, qui reposait la nuit entre leurs bras, et à laquelle elles rendaient les soins les plus tendres.Au sein des banquets, où circulait à profusion le vin, ce lait de Vénus, Sappho mollement étendue auprès d'Atthis, de Gorgo, ou peut-être de Télésila, la belle guerrière, sa vourait les douceurs d'un commerce amoureux : « Certai nement mourir est un mal », s'écriait-elle, « s'il en était autrement les dieux aussi mourraient. » Quelquefois elle appelait la présence des hommes : « Faites venir le beau Ménon si vous voulez que vos banquets me plaisent. » La musique venait aussi jeter l'ivresse et les transports en elle : « Je vais chanter pour ma bien-aimée un agréable chant. » 86 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITE

« ... Allons, ma lyre divine, parle et prends une voix. « ... La cigale secoue de ses ailes un bruit harmo nieux, quand le souffle de l'été volant sur les moissons les brûle... « Ainsi je chante brûlée du souffle de l'amour. » Mais si Sappho obéissait plus facilement qu'une autre à cette douce loi d'aimer, l'amour faisait naître en elle la poésie; élevée et sublime dans l'ode, elle faisait vibrer l'accent joyeux des chants de fête avec l'épithalame. Celle que l'Anthologie désigne comme une dixième muse, que Strabon appelle une merveille, a dû exercer une irrésis tible influence par la puissance du don lyrique, que nulle femme n'a encore dépassé.Quand cette fièvre du désir la dominait, elle prenait l'instrument mélodieux, et le ' chant s'exhalait de ses lèvres, libre, impétueux, cadencé; tout son être subissait le divin frémissement. C'était sans doute en de semblables moments qu'elle faisait résonner l'hymne à Vénus : « Immortelle Aphrodite, au trône brillant, fille de Jupiter, savante en artifices, je te supplie, n'accable pas mon âme de dégoûts et d'ennuis odieux ! « Mais viens à moi, si jamais en d'autres temps, écou tant mes instantes prières, tu les exauças, et, laissant la demeure de ton père, tu vins ayant attelé ton char doré; et de beaux moineaux agiles, qui faisaient tourbillonner autour de la terre brune leurs ailes rapides, le trainaient du haut du ciel à travers les airs. sAppHo 87

« En un instant, ils arrivèrent; et toi, ô bienheureuse, ayant souri de ton visage immortel, tu me demandas ce qui causait ma peine, et pourquoi je t'appelais. « Et quels étaient les vœux ardents de mon âme en

délire : - « Qui veux-tu de nouveau que j'amène, et que j'enlace

dans ton cœur, ô Sappho? - « Car, s'il te fuit, bientôt il te poursuivra, s'il refuse tes présents, il t'en offrira; s'il ne t'aime pas, il t'aimera, même quand tu ne le voudrais plus. « O déesse, viens à moi encore aujourd'hui! Délivre moi de mes peines cruelles! et tout ce que mon cœur brûle de voir accompli, accomplis-le! et sois toi-même mon alliée! » Quel pouvait être celui qui inspirait cette ardente prière? la légende a prétendu qu'il se nommait Phaon et que Sappho désespérant de s'en faire aimer se préci pita dans la mer du haut du rocher de Leucade. Ceux qu'une folie d'amour y conduisait devaient, selon latradi tion antique, périr ou trouver la guérison de leurs maux dans ces flots glacés comme les ondes du Léthé, et qui éteignaient en eux la passion. Mais Suidas et Photius re poussent cette assertion, en attribuant ce trait à une autre Sappho née à Erésos. Ovide et d'autres ont pu l'adopter, afin de donner carrière à un développement poétique plein de charme. Visconti s'appuie du témoi gnage de Nymphis, d'El'en, de Suidas, d'Apostolius pour 88 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

prétendre que cet événement se rapporte à une autre qu'à Sappho de Mytilène; le silence des autres auteurs sur Phaon lui semble une preuve non moins plausible. « Hé rodote, » dit-il, « qui parle de Sappho, en relevant quelques circonstances de sa vie, de sa famille et de ses poésies, se tait sur l'amour de la poétesse pour Phaon et sur la manière dont elle se donna la mort en se précipi tant dans l'abîme de Leucade; cependant cet usage reli gieux tout à fait bizarre était bien dans le genre de ces faits qu'Hérodote se plaît à recueillir. « Hermesianax, poète plus ancien que Ménandre, a écrit une élégie sur les faiblesses des poètes célèbres; il allègue l'exemple et les égarements de Sappho, à laquelle il donne aussi du penchant pour Anacréon. Mais il se tait absolument sur Phaon, qu'il aurait dû nommer le pre mier; cette passion fatale convenait beaucoup mieux au plan et au but de son élégie que toute autre aventure de la poétesse. « Pinytus, ancien poète, dans sa seule épigramme qui est une épitaphe pour Sappho, ne fait pas non plus aucune mention de cette mort causée par le désespoir, à laquelle du reste on ne trouve aucune allusion dans un grand nombre d'épigrammes de l'Anthologie qui ont pour sujet

la poétesse mytilénienne. -- « Ptolémée Ephestion, dans un livre où il a fait l'his toire du saut de Leucade, et dont Photius nous a con servé un extrait, ne parle point de notre poétesse. Il est SAppHO 89 vrai qu'il ne parle pas non plus de la mort de Sappho d'Érèse, mais cette courtisane, n'ayant jamais atteint à la célébrité de la poétesse du même nom, a pu être omise plus vraisemblablement ou dans l'ouvrage ou dans l'ex trait. A la vérité, Servius parle d'une femme qui fit le saut de Leucade pour l'amour de Phaon, mais il la traite comme une femme obscure et ne la nomme pas. » ll résulterait donc de ces diverses autorités, données par Visconti, que Sappho, n'ayant pas accompli le fameux évé nement tragique, n'avait pas connu Phaon. On lui aurait donné ce bel indifférent comme objet de ses soupirs, tandis qu'il fut peut-être celui d'une autre; ce fut sans doute par un pur caprice de l'imagination, comme celui de Diphilus, auteur comique, qui, ayant un drame sur Sappho, lui avait donné pour amant Archilogue et Hippo nax. Madame Dacier fit la même chose, en la supposant liée avec Anacréon. Bayle, tout en se moquant de ma dame Dacier, adopte l'opinion du saut de Leucade en prouvant que Sappho n'était pas la première qui eût essayé cette façon de guérir, et qu'avant elle, plusieurs hommes l'avaient fait. « Ausone, » dit-il, « dans sa 92° épigramme ayant épuisé tous les conseils qu'il donne à un amant malheureux et le renvoyant au grand remède de tous les maux, se sert de cette expression :

Quod sibi suaserunt Phœdra et Elissa dabunt Quod Canace, Phyllisque, et fastidita Phaoni. 90 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITE et Stace :

Stesichorusque ferox Saltusque ingressa viriles Non formidata temeraria Leucade Sappho.

Quelque vraisemblance que s'efforce de trouver Bayle à ce genre de mort, il a de si nombreux contradicteurs qu'on se met du parti de ses adversaires; et d'ailleurs, nous croyons, avec un de nos plus mordants critiques, que quel que soit celle des deux Sappho qui fit, de son pays, le trajet jusqu'à Leucade, le voyage en était assez long pour qu'en route, l'une ait eu le temps de « changer d'idée, et l'autre de changer d'amant. » Il est certain que Sappho ne s'en tint pas à l'amour des femmes. Ce fut peut-être l'amant qui lui avait inspiré l'ode à Vénus, auquel s'adressaient cès vers : « ... Tiens-toi debout devant moi, ô mon ami! et dé ploie la grâce de tes regards. » Et ces diverses épithètes sur sa personne : « Plus dé licat que le narcisse. d'un parfum royal. » « A qui donc, ô mon bien-aimé, te comparer avec jus tesse? c'est à une branche gracieuse que je te compa rerai. » « Ce ne sont pas des hommes qu'aiment les Les biennes, » s'écrie Lucien; aussi le nom de Sappho réveille il l'idée des affections d'un ordre illicite. Tout en ayant peut-être aimé quelques hommes, elle n'en prenait pas moins des amantes dans son école d'hétaïres. Dans un SAPPHO 91 fragment dé lettre rapporté par madame Lefèvre, elle re présente à un jeune homme qui voulait s'unir à elle, qu'elle ne pouvait l'épouser étant plus âgée que lui. La légende a prétendu même que la belle Rhodopis, qui florissait sous le Pharaon Amasis, environ 600 ans avant Jésus-Christ, avait été sa maîtresse, et qu'un des deux frères de Sappho - Bayle lui en donne trois,- se trouvait être son rival. L'Ode à une femme aimée aurait été adressée à Rhodopis, en grec, Dorica. On ne peut rien affirmer là- dessus. Ce qu'il y a de certain, c'est que Charaxus trafi quait du vin de Lesbos en Égypte, et que dans un de ses voyages il connut la courtisane de la ville de Naucratis, qu'il l'aima et la racheta d'esclavage avec des sommes importantes.Celadéplut à Sappho, qui chargea son frère d'invectives. Athénée remarque que ces reproches contre Rhodopis étaient fondés, à cause des grosses sommes que Charaxus avait dû lui verser pour la racheter; de plus Sappho le blâma fortement sur son engagement avec cette courtisane. Voici comment Ovide nous apprend cette particularité :

Arsit inops frater victus meretricis amore, Mistaque cum turpi damna pudore tulit. Factus inops agili peragit freta cærula remo, Quasque male amisit, nunc male quaerit opes Me quoque, quod monui benè multa fideliter, odit; Hoc Mihi libertas, hoc pia lingua dedit. 92 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

Quelle que soit l'interprétation qu'on ait voulu donner à l'épithète d'Horace sur la Lesbienne, mascula Sappho, en prétendant que cela se rapportait à son mâle et vigoureux génie, il reste prouvé qu'elle eut avec les joyeuses compa gnes qui l'entouraient un rôle assez masculin. L'imagina tion revoit ces scènes voluptueuses où dans les bosquets des jardins de Lesbos ornés de statues et de guirlandes, l'amour enlaçait des couples de jeunes filles et de femmes, * tandisque les danseuses essayaient un pas gracieux dans les prairies, au son des flûtes et des sistres. « Ainsi les Crétoises, autrefois, agitaient en cadence leurs pieds légers autour de l'autel d'amour et foulaient mollement la fleur du tendre gazon.» C'est dans ces brillantes fêtes mytilé niennes que Sappho, emportée par son tempérament exalté, entraitenune véritable fureur de possession, etappe lait de ses doux accents celle qui tardait trop à se rendre à ses vœux. Peut-être mourut-elle la coupe en main, le front couronné de roses, succombant à l'excès même du plaisir. Qu'elle ait ou non conspiré avec Alcée contre Pit tacus, sa renommée égala celle des plus grands hommes. Avec un sentiment prophétique, elle pouvait répéter à ses compagnes, ses élèves, ses émules dans l'art : « Je dis qu'on parlera de nous dans l'avenir. » Aristote, au livre II de sa Rhétorique, parle des hon neurs presque divins qui furent rendus à Sappho après sa mort; et Lefèvre, dans ses poètes grecs, remarque que les Mytiléniens firent graver son image sur leurs SAPPHO 93 monnaies. Qu'aurait-on fait de plus pour une souveraine? D'après Pline, il aurait existé un portrait de Sappho d'un peintre nommé Léon. Chevet, dans son éloge des savants hommes, raconte que les Romains érigèrent en son hon neur une statue de porphyre richement ornée. Il blâme les Grecs d'avoir donné de nombreuses sommes au sculpteur Silénion pourréaliser une sculpture de la Lesbienne. Cicé ron, dans ses attaques contre Verrès, lui reproche d'avoir enlevé au prytanée de Syracuse une statue de Sappho, qu'on disait fort belle. Que pouvaient être ces diverses conceptions de la courtisane de Lesbos?Chez ce peuple grec, qui seul a porté l'adoration du beau jusqu'au délire, le marbre s'animait d'une vie surnaturelle, l'étincelle de vie se révélait encore pour lui dans cette physionomie, dans ce front qui avait enfanté des chants et qu'il devait contempler religieusement; et s'il nous était donné de posséder encore une de ces œuvres d'un ciseau plein de feu, ne semble-t-il pas que la statue de Sappho nous dirait de ses lèvres de pierre : « J'ai aimé et j'ai vu se succéder souvent sur ma cou che solitaire, les nuits orageuses où j'appelais vainement l'ingrate Atthis; mais les dieux m'avaient donné l'inter prétation sublime de mes douleurs, et j'ai parlé le vrai langage de la passion à ceux que le fils de Cypris avait blessés de ses flèches cruelles; qu'importe qu'on ait cher ché à me flétrir ? Si j'ai jeté mon cœur aux fols engoue ments, du moins j'ai connu le divin secret de la vie ; 94 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ mon être est descendu aux demeures d'Hadès tout affamé d'idéal, et mon œil en se fermant à la brillante lumière appelait la renaissante aurore des amours divins. » IV

ASPASIE, THAIS ET GLYCÈRE

Dans le milieu du cinquième siècle avant l'ère chré tienne, une brillante Milésienne, nommée Aspasie, ayant déjà vécu à Mégare, vint s'établir à Athènes pour y fonder une école de rhétorique. Elle amenait avec elle de jeunes étrangères formées par ses soins dans l'art des séductions, et auxquelles vinrent se mêler des Grecques libres aspirant à être initiées aux mêmes mystères, à con naître les mêmes plaisirs. Or, il advint que le chemin de la demeure d'Aspasie se trouva être celui que suivaient généraux, orateurs, poètes, allant à leurs travaux, et qu'ils devinrent d'assidus auditeurs de cette belle fille, instruite par un père vigilant sur tous les moyens de 96 LES COURTISANES DE LANTIQUITE captiver. La fortune ne tarda guère à couronner ces dons précieux; l'engouement saisit chacun des membres de la république qui ne dédaignèrent pas de se laisser guider par ses conseils. Que n'a-t-on pas dit avec grâce, dans ces réunions où l'on ne créait pas les bons mots à la sueur de son front, où Socrate essayait en badinant d'ar racher à Théodote le secret de son empire sur le cœur des plus rebelles. Mais que l'on se figure pour un instant quelques-uns des membres du docte aréopage des savants rassem blés. L'ennui vient de se glisser sournoisement entre eux après leurs graves débats. Ils sont là, Phidias, l'amant mélancolique de Minerve; Periclès, le cerveau envahi par le mirage de ses futurs travaux; quelques-uns son geantàdormir cette nuit auprès de quelque complaisante aulétride; une foule d'amis et de disciples essayant de placer des propos vides et certains poètes, appelant toutes leurs guêpes pour mordre ces cigales. Socrate a cessé de discourir, mais sa pensée n'est pas oisive; tout près de là est la maison de la dame de Milet, merveilleuse dame qui mélange adorablement la doctrine du plaisir à celle de Pythagore, et qui a placé les Grâces à l'entrée de son sanctuaire de philosophie; le maître d'Alcibiade pense avec raison qu'on pourrait lui soumettre quelque problème resté insoluble : « Allons chez As pasie, » dit-il; et cette parole, qui répond peut-être à l'un ASPASIE, THAIS ET GLYCERE 97 des désirs secrets de Périclès, est accueillie, et l'on se hâte de suivre ce précieux guide, ce ferme esprit. Aspasie est au milieu de ses élèves, toujours prête à recevoir quelque visiteur inattendu; elle aperçoit la noble assemblée qui se dirige vers son habitation. « Par Jupiter ! » s'écrie-t-elle, « nous aurons ce soir chez nous la Grèce entière, » et puis elle ne paraît pas entendre leurs pas.Quelle est celle qui n'a fait semblant de ne rien voir, afin de réserver à son visage le jeu d'une douce surprise? La porte s'ouvre. - « Bonjour, » dit Socrate, « nous venons vous proposer certaine question difficile. Il ne s'agit de rien moins que de décider si la vie est un mal ou un bien, si nous devons la considérer comme un pré sent ou un don funeste, si les roses tombées pour nous de la coupe d'Hébé ou du sein de la déesse des amours, nous font respirer le poison ou la volupté?» Et Aspasie de sourire et de se montrer dans le déploiement de ses charmes radieux, au milieu de jeunes Grecs qui ont pres senti cette muette réponse. – Fort bien, répond Périclès, voilà un argument irré sistible, et la meilleure façon de prouver l'excellence de la vie. Là-dessus il embrasse la belle, qui ne s'en effa rouche pas trop. La conversation, ainsi lancée, n'éprouve pas de lan gueurs, les idées, les paroles, les images se croisent ; l'esprit fait jaillir mille étincelles, les heures s'écoulent; 98 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

chacun emporte en sa mémoire cette piquante leçon im provisée sur l'heure, et quand Socrate est demeuré le dernier avec Aspasie : « Il faut bien » lui dit-il, sans se mettre en peine de cacher son front chauve « que nous achevions de nous instruire l'un l'autre : » et le voilà de venu son conseiller. Il lui enseigne l'art de prolonger son empire sur le cœur de ses nombreux amis. « Ne vous hâtez pas, » ajoute-t-il, comme en parlant à Théodote, « de satisfaire leurs désirs naissants : entretenez-les par les charmes de l'espérance, toujours disposée en apparence à répondre à leurs vœux, sachant éluder toujours jusqu'à ce que leur passion ait acquis la plus grande force. Les faveurs reçoivent un nouveau prix quand elles ont été ardemment désirées. »Ainsi savait causer Socrate auprès d'une courtisane, ne dédaignant pas d'allier la profondeur, le badinage, la causticité et - la philosophie; ne regardant pas comme des heures perdues celles qu'il passait à l'entretenir. En devenant la femme de Périclès, Aspasie ne renonça pas à mener son train d'hétaïre, et son mari ne tarda guère à devenir le but de traits satiriques qu'on lui dé cochait au théâtre et dont il affectait de rire. Il est cer tain qu'Aspasie tenait à Athènes école de libertinage, et que mœurs, plaisirs, divertissements, habillements étaient réglés par elle et ses élèves. Tantôt coiffée du ckripale réseau ou du diadème, ou la tête ornée de bandelettes, le pectoral attaché sur l'épaule par une agrafe d'argent, ASPASIE, THAIS ET GLYCÈRE 99 le pied chaussé d'un léger cothurne, la gorge nue, chargée de colliers, elle apparaissait à la tribune, aux jeux, à l'académie. D'autres fois, mollement étendue sur un lit de pourpre, jouant avec un miroir, ou reposant sur le sein d'un de ses familiers, elle écoutait les joyeux accords d'une aulétride, ou des danseuses frappant sur le tym panOn. Dans sa demeure somptueuse se dressaient les lon gues tables qu'éclairaient de hauts candélabres, autour desquels s'enroulaient des serpents de bronze. Auprès d'elle se groupaient ses compagnes aux tuniques trans parentes. La parure apprivoise les hommes autant que la musique. Le luxe en amolissant les mœurs, les adoucit et les épure. Platon n'a-t-il pas dit que l'âme suit les im pressions du corps ? Ces Grecques qui formaient la cour d'Aspasie, trou vèrent en elle une protectrice puissahte. Deux de ses hétaïres ayant été enlevées par les Mégariens, elle obtint de Périclès qu'un corps d'armée serait dirigé contre Mégare. Les Samosiens ayant voulu s'emparer de Milet, elle jura que sa ville natale ne serait pas asservie. On vit alors, au siége de Samos, une armée composée des plus vaillants capitaines qu'accompa gnait une maison d'hétaïres, qui ne contribuèrent pas peu, par leur présence, à raviver le courage des assié geants. La Grèce était entièrement dominée par les courti 100 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ sanes. Jalouses de la toute-puissance d'Aspasie, les femmes légitimes formèrent contre elle un parti violent, qui s'accrut d'ennemis nombreux. On la représenta sur la scène, sous les traits les plus acerbes; quelques-uns l'outragèrent. Enfin un poète comique, nommé Her mippe, dont elle avait peut-être mal accueilli les vœux, l'accusa d'athéisme devant l'aréopage. Le danger était sé rieux, car une telle imputation impliquait la peine de mort ou l'exil. Elle comparut devant des juges et au rait été infailliblement condamnée, sans l'intervention passionnée de Périclès; en face de ses ennemis, il pleura des larmes éloquentes qui détournèrent de cette tête si chère le terrible arrêt; mais lorsque ce même crime fut imputé à ses amis Anaxagore et Phidias, il ne put les soustraire à l'exil. Et cependant Aspasie, après la mort d'un semblable protecteur, ne rougit pas de lui donner pour successeur le grossier marchand de grains, Lysiclès, parce que ses richesses l'aidaient à subvenir aux dépenses qu'occa sionnait sans doute le train dispendieux de ses élèves qu'elle continuait à former et auxquelles elle enseignait la rhétorique. Étrange femme ! alliant à la fois la grâce à la débauche, la sagesse à la corruption, l'amour et la poésie au sentiment du gain, la passion du beau à la servilité des actes, la petitesse à la grandeur. Poète, philosophe, politique, vivant en courtisane et mourant en rhéteur. ASPASIE. THAIS ET GLYCÈRE 101

Ces femmes, auxquelles certains hommes essayaient de décocher mille traits acérés, avaient l'art de replacer dans leurs liens ceux qu'un caprice en détournait. Elles se moquaient de leurs ennemis, les cyniques, qui ne polissaient pas leurs ongles, et qui affectaient de porter en public une longue barbe et des vêtements troués. Les sophistes n'étaient guère prodigues, et parfois d'assez méchante humeur; aussi furent-ils souvent en querelles avec les courtisanes. L'une d'elles, Thaïs, vit un de ces sectateurs détourner de son intimité un jeune homme qu'elle aimait; elle n'éclata pas en imprécations, mais elle sut relever le gant, et envoya à celui qui la délais sait une missive au sel d'Athènes : « Depuis que vous êtes un grand philosophe, » lui écrit-elle, « votre atti tude est fière, votre sourcil rehaussé : relevant d'une main votre manteau, un livre dans l'autre, vous marchez d'un pas grave vers l'Académie, sans détourner la tête, sans apercevoir une porte devant laquelle vous passez tous les jours. « Euthydème, vous êtes fou, vous ne connaissez pas la vanité de ce sophiste qui vous étale ces merveilleux argu ments. « Qu'il m'aurait été aisé de l'enchaîner à mes pieds lorsqu'il briguait mes faveurs; humilié de mes refus, il s'en consola dans les bras d'Herpyllis, esclave de Mé gare. « Je le rejetai, parce que je préférais tes caresses à

sr 102 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ tous les trésors des sophistes; mais puisqu'il t'éloigne de moi, je suis décidée à le recevoir. Insensé! ne voyez vous pas que tout en lui n'est que vanité, folie, cupidité, art de faire des dupes ? « En quoi donc le sophiste diffère-t-il de la courti sane ? Les moyens diffèrent, le but est le même, re cevoir. « Mais que nous sommes et meilleures et plus pieuses ! nous n'avons jamais nié l'existence des dieux. peut-être ne connaissons-nous pas la puissance qui forme les nuées, et qui assemble les atomes; l'ignorance nous place au dessous des sophistes; je suis loin d'être étrangère à ces connaissances. | « Jamais débauché a-t-il songé à troubler l'État, à affecter la tyrannie, à exciter quelque sédition au sortir de nos bras? Enivrés le soir de voluptés, et le matin des dons de , ils dorment jusqu'à la troisième ou la quatrième heure du jour. « Ah! renoncez Euthydème, renoncez, ô mon amour, à cette triste folie! ces yeux charmants ne doivent pas s'armer de regards sombres et sévères. Revenez à votre amie, tel que vous étiez lorsque vous quittiez le lycée : que de nouveau ma main, après les exercices de la palestre, essuie ce corps charmant, et vous présente une coupe parfumée des présents de Bacchus.Venez, recon naissons ensemble la véritable volupté. Le ciel borne le terme de nos jours; ne soyez pas assez insensé pour les ASPASIE, THAIS ET GLYCÈRE 103 consumer en des recherches frivoles, et à déchiffrer des énigmes. Adieu. » Ce sophiste dont parlait ainsi Thaïs, c'était Aristote. Ainsi la lutte devenait parfois acharnée : « Vous cor rompez la jeunesse, » disait Stilpon à Glycère, la maî tresse de Ménandre. « Et toi, tu la corromps et tu l'en nuies, » répliquait-elle. Il fallait bien que cela fût vrai, car les fils de grands citoyens revenaient toujours aux hé taireS. Les philosophes rongeaient souvent leur frein à la porte de ces belles dédaigneuses. Cette même Glycère, jalouse de son poète, lorsqu'il la quittait parfois pour aller as sister aux jeux isthmiques à Corinthe, réussit à lui faire rejeter les offres brillantes de Ptolémée qui cherchait à l'attirer à sa cour. Elle lui fait, d'après Alciphron, une touchante peinture des maux de l'absence. Elle lui rap pelle la part qu'elle prend à sa gloire, quand il livre en tremblant sa pièce à un public avide, lorsque, pla cée au proscenium, « elle épie l'applaudissement et le partage. » Elle seule « prépare ses masques, le rêvet de ses habits, » et goûte avec lui un solide triomphe, ser rant dans ses bras, « cette tête sacrée, source inépui sable de chefs-d'œuvre. » Ce fut un autre qui partit à la place de Ménandre. « Sans Glycère, s'écrie-t-il, quelle serait mon indigence au milieu des trésors ! » Non, mieux vaut pour lui ses rues d'Athènes et son théâtre, où il a pour auditeur « la Grèce 104 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ rassemblée; » mieux vaut cette coupe remplie par sa maîtresse au sortir des représentations scéniques, quand il se repose entre ses bras « des angoisses mortelles » que lui fait subir la terreur des juges austères. Qui lui rem placerait cette animation des jours et les fêtes de ses nuits, cette glorieuse liberté et les champs « de Salamine et de Marathon?» Non, il ne voguera pas vers le Nil superbe. « Puissé-je, ô grand Ptolémée, être toujours couronné du lierre attique ! jouir de la terre et du tombeau de mes pères, sacrifier tous les ans aux autels de Bacchus, célé brer ses saints mystères, surtout présenter dans ces jeux quelque pièce nouvelle, tour à tour plein des transports de l'espérance, des inquiétudes douteuses et de l'ivresse du triomphe.Va, Philémon, jouir de cette fortune. Phi lémon, tu n'as point de Glycère, et, sans doute, tu ne méritais pas un si rare trésor. » LAis

Lorsqu'Apelles parcourait les environs de Corinthe, il rencontra, près de la source de Pirène, une jeune fille aux traits chastes, puisant de l'eau dans une amphore qu'elle chargeait ensuite sur l'épaule. Son bras, formant un arc gracieux au dessus de sa tête pour soutenir le vase d'argile, lui inspira, sans doute, l'idée d'une fine cariatide. Il emmena l'enfant, l'initia à tous les secrets de l'art des hétaïres et goûta les prémices de cette adolescence. Cette jeune fille était Laïs dont l'opulence égala celle des souverains et qui s'établit à Corinthe, la cité des courti sanes. Un jour elle crut entendre en songe la déesse des amours, lui ordonner d'être fidèle à ses préceptes et lui 1 06 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ prédire une fortune rapide. Docile à cette voix, elle se rangea tout entière sous les lois de Cypris et ne tarda guère à conquérir les plus opiniâtres et les plus farou ches. Tout céda sous son empire. On vit débarquer à Corinthe, généraux, étrangers, orateurs, philosophes, artistes. Sa réputation se répandit jusque dans l'Asie. Elle fit de sa demeure un centre des plus accrédités, où régnèrent l'élégance, la politesse et le goût, mais il ne suffisait pas d'aborder le pays où vivait Laïs pour arriver jusqu'à elle; elle arrachait des sommes exorbitantes aux esclaves de ses séductions, et repoussait sans pitié ceux qui ne pouvaient déposer entre ses mains le prix qu'elle exigeait. Insatiable d'or, elle dévorait toutes les fortunes, toutes les existences, comme un vampire. Les exigences des courtisanes de Corinthe étaient con nues, de là le fameux dicton : « Ne va pas qui veut à Co rinthe » qui circulait dans la Grèce entière. On se vantait d'avoir eu Laïs pour maîtresse. C'était une conquête qui comptait dans une vie, car on savait ce qu'il en coûtait pour l'obtenir; et, cependant, par un caprice, elle admet tait parfois auprès d'elle l'homme de génie n'ayant qu'une fortune médiocre. Aristippe, ce fin et délicat épicurien, était devenu son guide et son commensal assidu. Il était de ceux qui ensei gnaient cette science de bonheur qui commence à la mo dération des désirs, et demeure satisfaite d'un champ de seigle, d'une maison, et des caresses d'une amante pré LAIS 107 férée. Il prêchait cette tranquille servitude du cœur dans les liens d'une femme aimée, et comment on peut possé der les biens de la terre sans en être possedé. C'était là une sagesse facile qu'embellissait le couronnement de tous les désirs. Lafastueuse hospitalité qu'exerçait Laïs groupait autour d'elle de nombreux amis auxquels elle préféraitAristippe et Diogène le Cynique, sans qu'on pût expliquer cette pré dilection bizarre qui la poussait vers deux contrastes, l'un riant, l'autre farouche, l'un qui lui pardonnait ses volages amours, l'autre qui grondait comme un dogue à la vue d'un rival; entre ces deux hommes, elle gardait son hu meur alerte. Il était, sans doute, d'un suprême bon ton d'avoir foulé ces tapis babyloniens, pris part aux soupers servis dans la vaisselle d'argent gravé, et dormi sur les lits moelleux, au son des flûtes de Phrygie ou d'Ionie. Dé mosthènes voulut aussi jouir des faveurs de la courtisane, mais elle lui demanda dix mille drachmes. Il prétendit que c'était trop cher acheter un repentir, et s'en retourna comme il était venu. Si l'éloquence de Démosthènes était d'or, cela ne suffisait pas à payer Laïs. Selon Plutarque, les habitants de la mer Égée jusqu'à la mer Ionienne fu rent embrasés de ses feux. D'après cette fortune immense affirmée par Athénée et plusieurs autres, on se représente cette maison d'hé taïre où l'art grec se déployait sous ses plus riches as pects dans le marbre ou le bronze. Lits d'ivoire, 108 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ aux ornements finement fouillés; autour des bassins de pierre servant aux ablutions, se trouvaient disposés les alabastres. Les trépieds bronze et argent se dressaient près des tables aux pieds surmontés de têtes de griffons et chargées des coupes, des amphores et des plateaux. On y voyait sans doute ce luxe des ameublements artis tiques, les pliants, les larges siéges garnis de chaque côté de sphinx; les vases offrant, tantôt des enroulements formés de serpents sculptés, aux nœuds saillants, d'au tres fois des coupes, aux gravures représentant des dan ses ou des scènes privées; les lampes remplies d'huile odorante suspendues dans les salles tendues de pourpre. Quelle recherche dans les vêtements ne possédait-on pas !Si l'on compte dans la garde-robe de Lucullus plus de trois mille chlamydes, n'est-il pas juste de dire qu'une courtisane de Corinthe avait un nombre assez considérable de tuniques, de voiles, de joyaux, et quand cette courti sane se nomme Laïs, l'esprit croit retrouver en sa pos session ces riches ornements que nous représentent les pierres gravées : aiguilles de tête, surmontées de figuri nes ciselées, bagues d'or à camées, agrafes d'argent sous lesquelles viennent se grouper les plis du pectoral, pen dants d'oreilles, colliers, diadèmes. L'imagination revêt Laïs de ces bijoux curieusement travaillés. Sur son front nimbé retombent les boucles légères de sachevelure, à ses bras plusieurs bracelets en serpentins au poignet et au dessous dela naissance dudeltoïde.La taille est serrée par LAIS 109 une ceinture aux larges pams, et le corps se dévoile à travers les plis collants d'une mousseline qui semble tissée d'air. Dans ses mains elle fait jouer l'éventail en plumes de paon, ou peut-être laisse-t-elle résonner sous ses doigts la trigone, ou la lyre d'ivoire aux cordes d'or. Ainsi devait se révéler cette fastueuse habitante de Co rinthe, sur qui ont été brodés les plus piquants écrits et dont les traits les plus saillants appartiennent aux plumes d'Élien, d'Athénée, de Pausanias, de Thucydide, de Plu tarque. Cependant, au moment où nul ne pensait pouvoir lui résister, elle eut à subir un assez étrange échec. Un disciple de Platon, Xénocrate, était demeuré insensible à l'empire qu'elle exerçait, auquel personne ne parvenait à se soustraire. Laïs fit le pari qu'elle viendrait à bout de ce dédain affecté. Une nuit que Xénocrate dormait, elle s'en veloppe d'un voile, et va heurter à sa demeure. Il se lève, et lui ouvre; elle se dit poursuivie par des voleurs, et de mande un asile pour quelques heures; le philosophe le lui accorde, puis il retourne à son lit. Laïs se montre alors dans le puissant déploiement de ses charmes; elle déroule devant lui toute cette mimique savante : variété d'attitude, hardiesse et timidité, œil langoureux et fasci nateur, air de tête chaste et provocant; paroles, étreintes passionnées, caractère de beauté qui se donne et se dé fend tout ensemble, vains efforts; le philosophe n'aurait que la main à avancer pour dénouer cette ceinture et ame 110 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ ner la belle dans ses bras; il préfère se rendormir. Laïs a perdu son pari, mais elle prétend le lendemain ne point payer la gageure, car elle a promis, « de vain cre un homme et non une statue. » Elle se vengeait de ces mépris en refusant à d'autres ce qu'on ne lui avait pas accordé. Le sculpteur Myron, de vant lequel elle avait consenti à poser, devint violemment épris de son modèle, à un âge où les ardeurs sont ordinai rement moins vives : mais elle se rit de ses supplications.A son tour elle aima sérieusement un jeune hommequi venait s'engager dans la lutte des jeux olympiques, nommé Eu bate, et quiavait laissé à Cyrène une maîtresse à laquelle il conservait une foi inviolable; plus il s'obstinait, plus Laïs redoublait ses tentatives. Elle parvint cependant à obte nir de lui qu'il l'emmenât à Cyrène s'il gagnait le prix. Eubate fut vainqueur, mais il n'emporta que le portrait de Laïs, et revint à celle qu'il aimait, craignant de suc comber sous l'obsession d'une semblable rivale. Une sta tue fut érigée à Minerve par l'amante d'Eubate, en mé moire d'un trait aussi rare. Les poètes s'emparèrent de cet incident, le théâtre se l'adjugea, on railla ce nouveau revers de Laïs, et la Grèce applaudit. Plus tard son étoile commence à pâlir; on retrouve cité dans Athénée ce pas sage d'Épicrate faisant partie d'une comédie, intitulée l'Anti-Laïs. « Laïs est oisive et boit. Elle vient errer autour des tables; elle me paraît ressembler à ces oiseaux de proie LAIS 111

qui, dans la force de l'âge, s'élancent de la cime des montagnes, et enlèvent les jeunes chevreaux, mais qui, dans la vieillesse, se penchent languissamment sur le faîte des temples, où ils demeurent consumés par la faim. C'est alors un augure sinistre. Laïs dans son printemps fut riche et superbe, il était plus facile de parvenir auprès du satrape Pharnebaze. Mais la voilà qui touche à son hiver; le temple tombe en ruine; il s'ouvre facilement. Une statère, une pièce de trois oboles sont une fortune pour elle. Jeunes, vieux, elle reçoit tout le monde indis tinctement; l'âge atellementadouci cette humeur farouche, qu'elle tend la main pour quelques pièces de monnaie. » Ainsi cette fortune immense qui avait autrefois entretenu un personnel si nombreux autour d'elle, peintres, sta tuaires, courtisans, esclaves, cuisiniers, n'existait plus. Corinthe seule conservait les édifices qu'y avait fait cons truire l'ancienne amante d'Apelles.Unoubli profond couvre ses dernières années. Si l'on en croit certains historiens, quelques traits de la vie de Laïs se rapporteraient à plusieurs courtisanes de ce nom; mais il n'y en eut qu'une dont la beauté ne connut pas de rivales. D'après Plutarque, le dernier homme qu'elle aima fut Hippolochus, jeune Thessalien, qu'elle voulut suivre dans sa contrée.Un jour qu'elle l'accablait par la fureur de ses embrassements, il se réfugia dans le temple de Vénus pour s'y soustraire, elle l'y suivit et renouvela ses 112 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ tentatives. Les femmes du pays, peut-être les prêtresses, indignées d'une telle audace, l'assommèrent à coups de pierres sur les marches de l'autel. Depuis ce temps le temple fut dédié à Vénus homicide. Dans ce pays qui avait vu accomplir ce meurtre, Corinthe voulut consacrer le souvenir d'une semblable mémoire, et fit ériger un tombeau à Laïs sur les bords du Péné. On ignore quel ciseau sculpta la pierre. mais on avait représenté sur le mausolée une lionne ter rassant un bélier. Le printemps s'éveilla dans les myrtes et les roses, qui entourèrent le funèbre monument, et sur cette terre qui renfermait les derniers restes de la courti sane, la nature célébra la fête éternelle de l'amour. Au bas del'édifice était gravée cette inscription : La Grèce naguère invincible et fertile en héros a été vaincue et réduite en esclavage par la beauté divine de cette Laïs, fille, de l'amour, formée à l'école de Corinthe, qui repose dans les nobles champs de la Thessalie. VI

LA VÉNUS DE PRAXITÈLE

A Athènes, à la même époque où vivait Laïs, existait une courtisane venue de la ville de Thespies, nommée Phryné, qui affectait l'apparence de la matrone la plus rigide. Elle n'apparaissait jamais sur les places publiques, aux bains, aux assemblées, au théâtre, et se dérobait à tous les regards en ne sortant que voilée. Une fois chaque année, à la célébration des mystères d'Éleusis, on la voyait s'avancer sous le portique du temple, et là, aux yeux d'une foule avide et curieuse, quitter sa tunique flot tante.Aux fêtes de Neptune elle se dirigeait vers l'océan et entrait dans les flots inondés de soleil, pour rendre hom mage au dieu selon le rite consacré. Quelques instants 1 1 4 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ après, elle reparaissait, la gorge ruisselante, les flancs bril lants à la lumière, tordant sa longue chevelure brune, elle rappelait ainsi Vénus sortant des ondes à sa naissance. Les acclamations d'un peuple ému, enivré, saluaient en elle la divine apparition de la déesse, qu'on disait avoir em prunté le corps de Phryné pour se montrer aux mortels. Après avoir accompli cet acte et ainsi frappé les imagina tions par le spectacle d'une scène empruntée à l'histoire des dieux, on ne la voyait plus, et elle se retranchait encore à tous les yeux. Mais pénétrée d'un profond sen timent artistique, elle allait poser nue dans les ateliers des sculpteurs et des peintres qui réalisaient d'après ces formes harmonieuses leurs types sacrés. L'art, après avoir traversé cette période austère et imposante des conceptions éginétiques, avait atteint, avec Phidias, la vérité, la profondeur, la majesté, la puis sance. A la sérénité du dessin, Praxitèle devait unir la grâce, la suavité, l'expression tendre, voluptueuse et chaste. Phidias crée les archétypes des divinités hellé niques; son Jupiter olympien est réalisé sur ce pas sage d'Homère : « Il dit, baisse ses noirs sourcils; la chevelure divine s'agite sur la tête du roi des dieux; le vaste Olympe tremble. » Praxitèle joint à cette noblesse, à cette force, un accent moelleux et caressant, un sen timent fin et délicat du jeu des mouvements, une dou ceur et une pureté qu'on ne dépassera point. A lui ap partenait d'enfanter dans la Vénus du temple de Gnide LA VÉNUS DE PRAXITELE 115

la forme hiératique et céleste de la beauté calme, péné trante et lumineuse. Mais ce modèle ne pouvait être donné que par une femme qui offrît le complet assemblage du mélodieux balancement des lignes, de l'élévation des attitudes, de l'expressive combinaison des effets, et chez laquelle on pût rencontrer la révélation de « cette pudeur naïve au moment où tous les charmes du corps viennent d'être découverts. » Ce ne devait être que Phryné, qu'on prétendait être belle, surtout dans ces parties de l'être qui doivent rester cachées. Praxitèle et Apelles voulurent s'inspirer du même type, mais Praxitèle réalisa sa Vénus avant le peintre d'Alexandre. La courtisane vint donc poser devant le sculpteur, et dans chacune de ces séances il découvrait sans doute en elle un caractère nouveau, un reflet plus amoureux, une justesse exquise dans les proportions des parties. L'ima gination se plaît à reconstruire ces scènes charmantes : la main de l'artiste fait tomber les draperies qui lui dé robent le corps de sa maîtresse. On le voit, d'un air pas sionné, en étudier les contours, les fins linéaments des bras et des jambes, les hanches souples supportant un torse plein d'élégance et de mouvement. Devant lui se dévoile la gorgedélicatement prononcée, les cuisses d'un tourénergi que et fier, le ventre poli et lustré, les formes pleines,en veloppées dans une douce clarté. Dans ce coin d'atelier il pouvait à lui seul posséder l'original de l'œuvre divine, 116 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

une vraie chair palpitait devant lui, et d'une touche ferme et inspirée, il devait imprimer au marbre cet accent d'in nocence, d'élévation, de noblesse et de vérité. Combien de temps mit-il à exécuter la statue de Vénus d'après Phryné? c'est ce que l'on ne saurait dire, mais cette création surpasse, selon Pline, toutes celles qu'il avait conçues précédemment. « La première des statues, » affirme-t-il, « non seulement de Praxitèle, mais de toute la terre, c'est la Vénus qui a engagé bien des gens à entre prendre la navigation de Gnide pour la voir.Cet artiste avait fait deux Vénus qu'il mit en vente en même temps : l'une était couverte d'une espèce de voile, et par cette raison ceux de Cos qui avaient le choix, la préférèrent quoiqu'ils pussent avoir l'autre au même prix, croyant montrer en cela de la pudeur et des mœurs sévères : les Gnidiens achetèrent l'autre. La différence de leur répu tation est extrême, le roi Nicomède voulut dans la suite acheter celle des Gnidiens, sous la promesse de payer les dettes de la ville, qui étaient immenses; mais les ha bitants aimèrent mieux s'exposer à tout que de s'en dé faire, et ils eurent raison; car par cette figure, Praxitèle illustra la ville de Gnide. Le petit temple où elle est placée est ouvert de toutes parts, afin que la figure puisse être vue de tous côtés, et qu'on croit ne pas dé plaire à la déesse; et de tous côtés qu'on la voie elle excite une égale admiration. On voit à Gnide d'autres statues de marbre d'artistes illustres; un Bacchus de LA VÉNUS DE PRAXITÈLE 117

Bryaxis, un autre Bacchus et une Minerve de Scopas; et ce qui prouve mieux la beauté de la Vénus de Praxitèle, c'est qu'entre ces beaux ouvrages on ne parle que d'elle seule. » Ainsi fut terminée la conception de la Kypris, type à la fois aimable et chaste, dont la pose fut sans doute inventée par Phryné. La déesse est debout, de sa main droite elle serre mollement la draperie dont elle vient de dépouiller son corps et qui est soutenue par un vase à parfums.Avec l'autre main elle cache pudiquement les parties qui dé voilent son sexe. Son buste est un peu incliné et la tête penche légèrement sur le côté droit. Les épaules sont finement découpées; les reins exprimés dans un mouve ment plein d'aisance, de noblesse et de vérité. Le col se meut gracieusement, et les bras font sentir leurs moel leuses articulations. Dans ce dessin si sobre, si concis, qui prend le style des hautes figures du grand art, dans cette attitude qui excite à un si étonnant degré l'intérêt et la passion, au point d'avoir allumé la convoitise dans le cœur de quel ques-uns, réside l'inaltérable empreinte de la force et de la grâce. La physionomie a des linéaments si transparents qu'il semble qu'elle devait paraître respirer, dans cette clarté pénétrante et douce du temple de Gnide, tandis que l'ensemble de la statue révèle ce caractère délicat et en chanteur que lui communique le jeu des grandes lignes harmonieusement combinées et soutenues. Non, ce ne fut 118 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ pas seulement le portrait de sa maîtresse que le peintre représenta, mais celui de la poétique Cythérée; celle qu'Ovide avait probablement dans sa pensée lorsqu'il dit : « Quand elle se montre sans voile, elle retire à demi en arrière ses charmes inférieurs et les cache de sa main gauche. » Nulle autre, d'après les documents qui nous en ont été transmis, ne manifesta à un degré plus puis sant ce caractère voluptueux; aussi l'Anthologie met-elle sur ses lèvres cette jolie épigramme : « Je me suis fait voir nue à Pâris, à Anchise, à Adonis, mais Praxitèle, où m'a-t-il vue ? » C'est bien la divinité enfantée selon l'hymne homérique : « celle qui, parmi les dieux, a fait maître le doux désir. Les heures aux bandelettes d'or l'accueillirent avec joie et l'enveloppèrent de vêtements immortels; sur sa tête elles posèrent une couronne d'or resplendissante, d'un travail merveilleux; elles passèrent dans ses oreilles percées, des fleurs d'orichalcum et d'or précieux; elles ornèrent son cou délicat et sa poitrine blanche des colliers dont elles-mêmes étaient parées, lorsqu'elles se mêlèrent, dans le palais de leur père, aux gracieux chœurs de divinités. Mais bientôt elles ont achevé sa parure; alors elles la conduisent parmi les immortels; à son aspect tous la saluent et lui tendent la main; chacun désire la prendre pour épouse et l'emmener en sademeure, tous sont frappés de la beauté de Cythérée, couronnée de violettes. » Un autre amant de Phryné, Apelles, emporta d'elle une LA VENUS DE PRAXITELE 1 19

radieuse réalisation. ll avait été également frappé de cette apparition des fêtes de Neptune, il enfanta d'après cette scène la Vénus Anadyomène.Ainsi que le témoignent les épigrammes de l'Anthologie, le peintre représenta Aphro dite au moment où elle surgit entre les vagues arrondies, les flancs baignés par la molle écume. D'après les pierres gravées que cite Paillot de Montabert, la main droite serre légèrement la moitié de la chevelure, tandis que la main gauche presse quelques boucles de l'autre partie. Son visage respire l'étonnement, une sorte de douceur majestueuse. La divinité naissante porte le reflet de ce caractère auguste qu'embellit son aimable abandon. Ce corps souple, surgissant des abîmes du vieil Océan, fut une des créations immortelles d'Apelles, qui plaça son œuvre dans le temple de Delphes, à Cos. Parmi ces épigrammes, il en est une d'Ausonne qui fait ressortir l'œuvre du peintre : « Voyez sous le pinceau d'Apelles, Vénus, à peine sortie du sein de l'onde qui vient de la former. Avec quelle grâce, pressant de ses deux mains son humide chevelure, elle en fait tomber l'écume salée qui la couvrait. Ne semble-t-il pas entendre et Junon et la chaste Pallas lui dire en ce moment : Tu l'emportes, ô Vénus! et nous t'abandonnons le prix de la beauté. » D'après Arnobe l'ancien, Phryné aurait servide modèle à toutes les Vénus que réalisèrent les artistes contemporains; mais celles qui dominèrent les siècles furent les deux types qu'avaient conçus, d'après elle, le sculpteur et le peintre. 120 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

Praxitèle exécuta encore la statue de Phryné, dorée et reposant sur une base de marbre pentélique où se trou vait gravée cette inscription : « Phryné l'illustre Thes pienne. » Cette création fut consacrée dans le temple de Delphes. On voyait aussi à Thespies une autre statue de la courtisane créée par le même ciseau. Une gloire si proclamée, si énergiquement soutenue, qu'on écrivait d'une façon impérissable sur la toile et le mar bre, excita des haines sourdes contre celle que possédait, presque exclusivement, Praxitèle. Les femmes dites ver tueuses, parce qu'elles étaient unies légalement à des citoyens, formèrent une ligue acharnée, et par l'entre mise d'un homme qu'avait toujours éconduit Phryné, nommé Euthias, elles la firent dénoncer au tribunal des Héliastes, comme ayant profané, en les imitant, les mys tères d'Eleusis, et corrompu les citoyens en les détour nant du service de la république. Comme pour Aspasie, l'accusation était grave, et la peine infligée à semblable crime, était capitale. Grande rumeur parmi les courti sanes qui se sentaient solidaires les unes des autres, et auxquelles la condamnation de Phryné eût imprimé une marque infâmante. L'une d'elles, Myrrhine, avait pour amant l'orateur Hypéride, qui avait été aussi celui de la maîtresse de Praxitèle. Il accepta la défense. Les Hé liastes ne veulent rien entendre. Hypéride déploie en vain les arguments les plus plausibles, essayant de cou vrir de son mépris le lâche dénonciateur. Vains efforts ; LA VÉNUS DE PRAXITÈLE 121 le tribunal ne veut pas se laisser vaincre. On inter rompt l'orateur, la cruelle sentence va être formulée, lorsque tout à coup Hypéride, prenant Phryné par la main, la fait approcher des juges, lui déchire sa tunique et dévoile aux yeux de tous cette nudité saisissante, ce précieux type que perdront les poètes et les artistes. Les Héliastes sont éblouis, la cause est gagnée, la beauté a reconquis ses droits triomphants. Phryné est emportée par Hypéride qui reprend ses anciennes prérogatives, et délaisse Myrrhine. Rien de plus rapide et de mieux en levé que cette défense couronnée d'une si charmante possession. Un vice odieux ternit l'éclatante renommée de cette femme, l'avarice : elle ne se donnait qu'au plus offrant. On couvrait de monceaux d'or le seuil de la Thespienne. Les poètes comiques,Timoclès, dans Nérée, Posidippe, dans l'Éphésienne, Ampis, dans Kouris, raillèrent ces richesses ainsi accumulées qui lui servirent cependant à élever dans Corinthe plusieurs monuments. Lorsque Thèbes fut détruite par Alexandre, elle offrit à ses compa triotes de la reconstruire moyennant la publicité de cette inscription : « Alexandre a détruit Thèbes, Phryné l'a re bâtie. » Les Thébains refusèrent. Phryné continua à jouir de sa royale opulence. Il est plusieurs Phryné comme plusieurs Sappho et plu sieurs Laïs, mais toutes sont effacées par la réputation de l'amie de Praxitèle et d'Apelles. 122 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

Malgré son avarice elle inspira cependant parmi ses compagnes des attachements vrais. Une certaine Bac chis, d'un grand caractère, lui voua une solide amitié et lui demeura fidèle dans la terrible épreuve qu'elle tra versa; son histoire se rattache en quelque sorte à celle de la Thespienne. Une anecdote, dont Alciphron est peut être l'inventeur, nous a été transmise. Elle avait reçu d'un de ses amants, nommé Proclès, le don d'un riche collier. Proclès, engagé dans les liens d'une autre hé taïre, nommée Pasiphile, ne peut parvenir à la con vaincre de son amour, à la toucher par ses supplica tions. Elle sait quel présent il a fait à Bacchis, et voudrait se parer des joyaux de sa rivale; elle exige de Proclès qu'il réclame ce collier à son ancienne maîtresse pour lui en faire hommage. Proclès désespéré retourne à Bacchis et lui raconte les odieuses machinations de celle qui l'a supplantée. Bacchis détache le collier de son cou, dernier souvenir de celui qu'elle avait aimé, et le force à l'emporter. Éperdu d'un semblable trait de gé nérosité, Proclès résiste, mais il est si follement engoué de Pasiphile qu'il finit par lui porter ce trophée. Celle-ci pénétrée d'une telle grandeur d'âme accourt vers Bacchis, et veut la forcer à partager Proclès entre elles. Quoique étonnée d'une pareille proposition, les traditions pré tendent que Bacchis ne s'y refusa pas et qu'elles vécurent l'une près de l'autre en parfaite intelligence avec leur amant commun; Proclès fut un homme deux fois heu LA VÉNUS DE PRAXITÈLE - 123 reux. On ignore à laquelle des deux appartint définitive ment le collier qui les avait enchaînées l'une à l'autre. Dans cette anecdote où Bacchis a frisé ce que Diderot nomme la sainte bêtise du sentiment, on ne sait trop quelle qualification donner à ce désintéressement. Bacchis mourut jeune, mais elle avait fixé près d'elle un jeune homme nommé Ménéclide qu'elle laissa incon solable, et dont la plume fait revivre sa mémoire dans une des lettres les plus passionnées du recueil d'Alciphron. « La charmante Bacchis est morte, mon cher Euthyclès ; elle est morte et ne me laisse que des larmes, le sou venir de l'amour le plus tendre, la douleur de l'avoir perdue : « Jamais je n'oublierai Bacchis, non, jamais ! « Quelle douceur ! quelle bonté! Si on l'appelle l'hon neur des hétaïres, on ne fera que lui rendre justice. « Ah! elles devraient se réunir toutes pour placer la statue de Bacchis dans le temple d'Aphrodite ou des Grâces. « Car, enfin, on leur reproche sans cesse qu'elles sont toutes méchantes, infidèles, qu'elles ne regardent que le gain, qu'elles ne s'attachent qu'à ceux qui leur donnent, qu'elles deviennent une source intarissable de maux pour tous ceux qui vivent avec elles. Eh bien, l'exemple de Bacchis change toutes ces accusations en calomnies, tant Ses sentiments et ses mœurs en étaient la réfutation vi vante ! 124 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

« Tu sais bien ce Mède, qui débarqua ici, venant de Syrie, avec une nombreuse suite d'esclaves et l'appareil le plus fastueux? Il fit offrir à Bacchis une maison, des ennuques, des femmes, un luxe asiatique. Bacchis, d'elle même, sans consulter, refusa de le voir. « Contente de dormir sous mon pauvre manteau de laine, et recevant avec joie mes petits présents, elle n'avait que du dédain pour les richesses et la magnifi cence du satrape. « Et ce marchand égyptien qui lui offrit aussi des monts d'or ! Comme elle l'a repoussé ! « Non jamais la nature ne formera une femme d'un cœur aussi excellent! Pourquoi la fortune n'avait-elle pas placé de si admirables sentiments dans une condition meilleure? « Elle est donc morte ! Elle me laisse ! « Chère Bacchis ! te voilà seule, et abandonnée pour toujours ! « O Parques injustes ! Pourquoi ne suis-je pas étendu à côté d'elle, maintenant comme autrefois ? Devais-je ne pas la suivre? « Ainsi donc, je reste, je vis, je mange !. Et j'irai, comme de coutume, voir mes amis et causer avec eux. Mais elle !je ne la verrai plus, me souriant avec ses beaux yeux, où brillaient la joie de l'amour! Elle ne passera plus la nuit près de moi, elle si douce et si aimable, si pleine de naïves et charmantes agaceries ! LA VÉNUS DE PRAXITÈLE 125

« Que de grâces dans ses regards et dans son lan gage ! les chants des syrènes n'avaient pas plus de séduc tions ! Quel suave nectar distillaient ses baisers ! La douce persuasion faisait son nid sur le bord de ses lèvres.Tous les attraits, toutes les grâces, la ceinture même de Vénus, étaient sa parure ordinaire. « Je n'entendrai plus les jolies chansons dont elle égayait nos repas ! Cette lyre que faisaient vibrer ses doigts d'ivoire, je ne l'entendrai plus ! « C'est fini! Bacchis, la favorite des grâces, est éten

due sans voix, - une pierre, une cendre. - « Et, cette infâme Mégare est vivante, elle qui ruina sans pitié Theagène, au point qu'après avoir vu dissi per la fortune la plus opulente, il n'eut d'autres res sources que de s'enrôler comme mercenaire ! « Et la tendre Bacchis qui aimait son amant avec tant de désintéressement, est morte ! « Ah! mon cher Euthyclès, laisse-moi soulager un peu ma douleur en pleurant avec toi. C'est ma seule consola tion de parler de Bacchis et d'écrire son nom. Hélas! il ne me reste que le souvenir ! « Adieu. » Bacchis eut l'esprit de disparaître à propos.Si elle eût plus vécu, elle n'eût fait que décroître. Dans ce temps, où le trépas subit n'était point considéré comme un mal heur, où l'on regardait comme prédestiné celui que Diane perçait de ses « douces flèches », la mort ne nous apparaît 126 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ pas, comme une horrible vieille qui vous étreint de ses bras crochus; on se la représente plutôt, selon le poète antique comme une belle femme mélancolique couronnée de pavots sauvages, qui vous présentait parfois, au sortir des luttes olympiques, la coupe des poisons enivrants, dont le dernier sommeil devait vous bercer de songes voluptueux. VII

LES PRÉCIEUSES DE LA VOIE SACRÉE

Rome en asservissant la Grèce s'était frottée d'hellé nisme. Il se passa, après le sac de Corinthe, un fait assez analogue à celui qui se réalisa en Italie sous les Médicis. Les réfugiés grecs devinrent les maîtres du beau langage et des fines manières dans la cité de Romulus. « Ces Grecs, » s'écrie Juvénal, « voyez-les qui partent les uns de la haute Sycione, les autres d'Amyde, d'Andros, de Samos, de Tralles ou d'Alabande pour envahir les Esqui lies, le mont Quirinal, et s'abattre sur nos grandes mai sons. N'ont-ils pas un esprit subtil, une audace impu dente, la parole plus souple, plus entraînante que l'orateur Isée?Savez-vous ce que c'est qu'un Grec? Quelle profes 128 LES COURTISANES DE L'ANTIQUlTÉ

sion donnez-vous à celui-ci?Il est grammairien, rhéteur, géomètre, peintre, baigneur, augure, acrobate, médecin magicien; c'est un homme universel. Dites-lui de monter au ciel, s'il a faim il ira : en résumé il n'était ni Sarmate, ni Maure, ni Thrace, l'audacieux qui le premier essaya des ailes, Athènes l'avait vu naître. » Ces réfugiés, dont parle Juvénal, étaient très recher chés des matrones, car on les disait aptes à toutes les fonc tions. Ce furent eux qui introduisirent à Rome le goût de l'hétaïrisme, tel qu'il avait existé à Athènes. La fortune des grandes familles devint aussi un puissant auxiliaire de corruption en créant tous les raffinements de la volupté. La société romaine n'en était plus au temps où « un Jupi ter d'argile, dont l'or n'avait pas encore souillé l'effigie, prodiguait aux Latins sa paternelle sollicitude. » Les femmes des hauts citoyens qui leur apportaient en dot un million dc sesterces, achetaient d'eux en même temps le droit du libertinage, ou des plus folles équi pées. Enfermant leurs seins dans un réseau d'or, elles recevaient, en l'absence de l'époux, ceux qu'un hasard adroitement combiné avait placés en face de leurs litières sur la voie sacrée, ou la voie Appienne : là s'accom plissaient leurs promenades quotidiennes.Quelques-unes ne se contentaient pas encore de ce commerce illicite. « La matrone apprend à ses parentes, encore novices, l'art d'envoyer au bûcher, sans honte des rumeurs et du peuple, le corps de leur époux noir du poison. » Quel LES PRÉCIEUSES DE LA VOIE SACRÉE 120 que hyperbolique que semble cette attestation dans la bouche de Juvénal, elle n'est pas dénuée de fondement, vu l'usage reçu de boire des philtres aphrodisiaques composés par les sagæ ou magiciennes, liqueurs qui devaient contenir certains éléments brûlants. Plusieurs de ces matrones s'engouaient follement des gladiateurs et des hommes d'une condition médio cre, tandis que leurs jolies esclaves n'accordaient de faveurs qu'aux fils de grands dignitaires. Aux bains, aux spectacles, sur les cours publics, on les voyait se mêler aux courtisanes en vogue, les fameuses et les pré cieuses, pour accomplir ce que Plaute appelait la chasse à l'œil, en lançant des regards obliques à ceux qu'elles ont convoité dans la foule des jouvenceaux. « Riches ou pauvres, même dépravation; la plébéienne qui parcourt à pied nos rues pavées de noir silex, ne vaut pas mieux que la matrone portée en litière par ses longs esclaves syriens. « Ogulnia n'a pas de fortune; cependant, pour assister aux jeux du cirque, elle loue des vêtements, des sui vantes, une litière, des coussins; elle loue des amies, une nourrice, et une blonde jeune fille qui recevra ses ordres. Lui reste-il quelque chose de l'argenterie pater nelle?Tout jusqu'à son dernier vase, elle donneratout à de jeunes athlètes. » Il paraîtrait qu'à Rome, arrivé à l'âge où l'on com mence à se raser le menton, c'est à dire vers quarante 130 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ cinq ans, un mari, tout sénateur qu'il fût, pouvait cesser de prétendre à conserver sa femme et s'aligner d'avance dans la galerie des ancêtres. La voie sacrée était le centre des matrones et des pré cieuses. C'était là où se retrouvaient les fils de sénateurs, les chevaliers, les héritiers d'un nom illustre, les patri ciens qui venaient d'entrer en jouissance de leurs biens patrimoniaux, en quête de maîtresses, et qui voulaient les choisir parmi les chastes déités récemment engagées sous l'hymen, ou parmi les courtisanes. Chez celles-ci, le luxe dépassait toutes les limites. Chacune rivalisait de hardiesse, et déployait dans ses combinaisons, autant de tactique que des preneurs de ville. Les litières, portées par de vigoureux esclaves, formaient une sorte de cabi net vitré, où les belles indolentes étaient couchées à moitié nues. Il y avait des litières de toute grandeur; depuis la chaise jusqu'à l'octophore qui était tendue de légers rideaux de soie et tapissée de fourrure. Sur une pile de coussins sommeillait la capricieuse favo rite d'un de ces délicats à la figure encore imberbe. Dans les longues nattes relevées des fameuses miroitaient les pierreries de jade ou d'émeraude. Leur gorge étin celait sous les colliers en perles de verre, montrant un nombre variable de chaînettes, qui venaient se suspen dre à la chaîne principale et s'y attacher en festons. D'autres colliers de style gréco-étrusque étaient formés de scarabées en cornaline, enfermés en des châtons pré LES PRÉCIEUSES DE LA VOIE SACRÉE 131 cieux ou composés d'une série de nœuds en fil d'or alter nant avec des perles de verre; à leurs oreilles, on remar quait des pendants de métal découpés en rosaces, ayant au centre une fleur, et, de chaque côté, deux chaînettes

terminées en pointes. - Les courtisanes portaient aussi le diadème à lames d'argent, estampé d'ornements. Leur chevelure, teinte avec le lapis bleu pulvérisé, était retenue par de fines épingles à la tige surmontée d'une figurine de Vénus, ou d'une petite globule d'or. Entre leurs doigts sur chargés d'anneaux massifs à camées, elles faisaient jouer les miroirs, ou agitaient les éventails en plume de

paon. - Les matrones se distinguaient par leur longue robe ou stole, aux plis ondoyants, mais elles étaient sou vent éclipsées par les courtisanes. A leurs visages étaient collées de petites mouches assassines; leur but était le même que celui des premières, et l'imagination les confond avec le cercle des précieuses; quoiqu'elles n'en portassent pas le nom, on peut les désigner de la sorte. Il s'agissait pour les unes et les autres du choix d'un nouveau favori; les esclaves qui marchaient de vant la litière s'écartaient complaisamment, dit Walke naer, à l'approche de cette jeunesse d'Alcinoüs compre nant les fils de grande famille qui s'avançaient à pas mesurés sur la voie antique. De temps à autre un servi teur, aux gages d'une beauté, allait secrètement leur pro 132 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ poser un rendez-vous, de la part de celle qui les avait remarqués, en leur donnant des tablettes de cire sur les quelles étaient écrits le désir ou l'invitation. Devant les litières des courtisanes marchait un cor tége de nains aux mines grimaçantes, des ennuques, des enfants, des joueurs de flûte. Quelquefois ces sortes de palanquins étaient ouverts et abrités par de longs para sols. Souvent les chaises s'ouvraient pour laisser monter un adolescent dont on avait convoité l'argent. Plusieurs de ces capricieuses déesses de la mode montaient de fringantes mules d'Espagne au poitrail ruisselant d'écume, d'autres conduisaient de légers chars en luttant de ra pidité. Il y en avait qui marchaient à pied, jouant avec des boules d'ambre ou de cristal pour se maintenir les mains blanches, en les agitant, et toujours vêtues de pourpre et de soie, gardant l'allure fière et délibérée. Les gladiateurs excitaient de préférence leur convoitise. « C'est une épée que les femmes aiment, » écrivait Ju vénal. « Courez auprès du cirque, vous qui trouvez des charmes à ces filles étrangères coiffées de mitres brodées de couleurs vives; et pendant ce temps, ô Romulus, tes rustiques enfants ont adopté le manteau court des para sites. A leurs cols frottés de l'huile des athlètes, ils por tent des colliers gagnés dans l'arène. » Des lois somptuaires avaient autrefois réglé les cos tumes des courtisanes, mais il est probable qu'on ferma les yeux sur les nombreuses infractions qui furent com LES PRÉCIEUSES DE LA VOIE SACRÉE 133 mises, sous César, sous Auguste et ses successeurs. Les descriptions d'Ovide, de Juvénal, de Martial, ne sont pleines que de ces détails de toilette. Il y avait les sericæ vestes, robes d'une soie transparente que Sénèque désigne comme « une gaze diaphane ». Les Babylonici vestes, sorte de dalmatique traînante, attachée par devant et que Martial prétend brodée par l'aiguille de Sémiramis. Plusieurs portaient la toge, vêtement particulier à leur profession, et y ajoutaient l'amiculum, petit manteau court qui, pa raît-il, était blanc, tandis que la couleur de la toge était verte. Cette teinte avait été adoptée par les débauchés comme par les femmes, à tel point qu'on appelait les premiers les « habillés de vert. » La tiare ou la mitre phrygienne, légèrement recourbée à son sommet, com plétait le costume d'une courtisane de la voie sacrée. Les traditions l'avaient fait porter au berger Pâris, jugeant llbrement les trois déesses; elle signifiait pour cette der nière cause « l'emblème du choix ou du plaisir. » Les fêtes de l'antique Latium contribuaient par leurs rites étranges à plonger les initiés en des transports in descriptibles; aux Lupercales, fêtes de Pan, on écorchait des boucs et des chèvres, dont on revêtait les dépouilles sanglantes, qui avaient la réputation de communiquer une ardeur capricante aux sacrificateurs qui cherchaient les

belles femmes. - Le culte Isiaque, intronisé à Rome, entraînait d'assez etranges prérogatives. Les prêtres formaient une toute 134 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ , puissante agrégation et avaient le droit de favoriser, - dans l'intérieur de leurs temples et de leurs jardins, les rendez-vous d'amour.Aucun mari ne pouvait franchir le seuil de leur demeure; ils se chargeaient des négocia tions secrètes entre les amants et les femmes qui fou laient gaîment les liens d'hymenée; aussi étaient-ils re doutés des époux qui les auraient volontiers précipités dans le Tibre.Cependant ceux-ci pouvaient avoir recours à eux en des circonstances où leur entremise était néces saire pour correspondre avec une autre femme. On doit juger de quelle importance était le rôle de ces prêtres, et avec quel empressement les matrones voyaient approcher l'heure de se rendre au sanctuaire de la complaisante Isis. Les femmes ne durent jamais mieux remplir les obliga tions prescrites par le culte que lorsqu'il leur offrait un semblable attrait, soit dans la personne de ses ministres, ou dans ceux qu'ils se chargeaient d'amener à leur « ten dre et caressante brebis. » Au culte d'Isis se rattachait celui de Bacchus « qui était adoré comme une des divines incarnations d'Osiris. » Les cérémonies, auxquelles cette fête donnait lieu, avaient un caractère non moins étrange. Les hommes et les courti sanes devenaient bacchants et bacchantes. La troupe éche velée avait le droit de se saisir de toute femme et de tout homme qu'elle rencontrait et de les forcer à de vertigineux embrassements. Il y avait là fête plénière pour les amants. Le cachet de cette religion, d'après Tacite, était de se LES PRÉCIEUSES DE LA VOIE SACREE 1:5 croire tout permis. « Agités de mouvements convulsifs, fanatiques, en délire, les hommes jouaient l'inspiré et prédisaient l'avenir. Les femmes travesties en bacchantes et les cheveux épars couraient au borddu Tibre, plongeant dans ses eaux des torches ardentes; elles les en reti raient tout allumées et présentaient comme un miracle ce qui n'était que l'effet du soufre et de la chaux com binés. Précipitant dans le fond des abîmes ceux dont ils voulaient se défaire, les initiés publiaient que les dieux les avaient enlevés. Ils traitaient ainsi ceux qui refusaient d'entrer dans la conjuration. La secte était déjà si nom breuse qu'elle composait, à Rome, un second peuple, dont plusieurs personnes illustres de l'un et l'autre sexe fai saient partie. » Le culte de Bacchus, longtemps proscrit par le sénat, se releva sous les empereurs. Catulle, en parlant des nombreux sujets exprimés sur une draperie antique, en décrit un entre autres représen tant une bacchanale. Cette description peut donner l'idée de ce qu'avait pu être une semblable réjouissance : « Les compagnons du dieu, ivres d'un saint délire, courent de tous côtés, chantant Évoë! Évoë! et bondis sent en secouant leurs têtes. Les uns agitent des thyrses ornés de lierre; les autres arrachent les membres palpi tants d'un jeune taureau; ceux-ci ceignent leurs corps de serpents entrelacés; ceux-là, portant les corbeilles mystiques, célèbrent les orgies dont la vue est interdite aux profanes. Ici le tambourin retentit sous la main qui 136 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

l'élève et le frappe; là l'airain poli des cymbales rend un son clair et perçant. Ajoutez les rauques bourdonne ments des cornets et les sifflements aigus de la trompette phrygienne. » Certains dieux étaient donc particulièrement honorés par les courtisanes qui suffisaient à desservir à elles seules le culte de Bacchus et y prenaient une grande participation. On peut dire qu'il leur appartenait exclu sivement. « On voit encore, » dit Montaigne, « des or donnances de la vieille et sage Rome faites pour le ser vice de l'amour, et les préceptes de Socrate à inscrire

les courtisanes.. » - Les bains, les hôtelleries, les spectacles, les carrefours, étaient les points de réunions, où s'accomplissaient ordi nairement ces licencieux plaisirs. Mais là ne se bornaient pas les jouissances ; les repas étaient une des occupa tions principales. On y prodiguait tout l'or des héritages. Il n'était pas rare de voir les plus fortunés arriver à ven dre jusqu'à leur anneau de chevalier pour satisfaire leurs appétits et celui de leurs femmes. En vain Juvénal disait : « Même pour l'achat d'un poisson, ne convoite pas un surmulet, quand ta bourse ne contient qu'un goujon. » Le luxe des particuliers atteignait le faste impérial.Un festin n'offrait de plaisir qu'à cette condition : posséder une im mense table à larges pieds d'ivoire, représentant un Léo pard la gueule béante; mais on avait soin d'y ajouter « ces provocantes Gaditaines dont les ondulations de LES PRÉCIEUSES DE LA VOlE SACRÉE 137

hanches, quand elles s'inclinent jusqu'à terre, excitent tant de transports. » Juvénal, qui est en quelque sorte avec Martial, Ovide et Tacite, l'historien des mœurs et des matrones, a fait sentir à ces dernières l'aiguillon de son fouet, et nous a conservé des peintures d'une violente énergie : « Je le crois, » écrit-il, dans une de ses saignantes diatribes, « jadis sous le règne de Saturne, la chasteté habita notre terre. Mais insensiblement la pudeur et la justice s'étaient rapprochées des cieux. Bientôt les deux sœurs disparurent à jamais. C'est donc, mon cher Posthu mius, un bien vieil usage celui de profaner la couche nuptiale, de braver son génie protecteur. Et quelle dé pravation toujours croissante ! N'importe !tu as convoqué tes amis, fait rédiger un contrat; tu vas te marier. Déjà peut-être as-tu confié ta tête à l'habileté du coiffeur en vogue; peut-être même as-tu déjà passé au doigt de ta future femme l'anneau des fiançailles?Certes je t'ai connu du bon sens ; comment Posthumius fais-tu cette folie? Dis-moi quelle Tisiphone aux serpents furieux a mis cette rage dans ton cœur?Tu te donnes un maître, lorsqu'il y a tant de lacets pour te pendre, tant de béantes fenêtres

du haut desquelles tu peux te précipiter. Le pont Émi- - lius n'est-il point à deux pas?Non; Posthumius est bien décidé; il veut obéir à la loi Julia. Il pense au bonheur de presser dans ses bras un cher petit héritier; il renonce sans regrets aux volailles rares, aux poissons recher 138 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

chés, à tous les cadeaux enfin que lui prodiguaient les coureurs de testaments. Allons, il n'y a plus rien d'in croyable, puisque Posthumius se résigne, puisque le plus fameux de nos libertins présente, l'insensé, sa tête au joug du mariage, lui qui, tant de fois, pour échapper aux fureurs des maris, dut se cacher dans un coffre à l'exem ple de Latinus jouant une de ses farces. « Mais ce n'est pas tout.Quelle épouse lui faut-il?Une femme de mœurs antiques.Vite, les médecins et qu'on le saigne. Prosterne-toi de longues heures devant le tem ple de Jupiter Tarpéien, immole à Junon une génisse aux cornes dorées, si tu parviens à trouver, ô le plus favorisé des hommes, une femme chaste. Elles sont rares aujour d'hui, les vierges dignes de toucher les bandelettes de Cérès. » Dans les unions, on déclinait rarement autre chose que l'argent monnayé. En décrivant ces associations légales, Juvénal ajoute en parlant d'une femme liée à un Har pagon : « Elle lui a donné un million de sesterces; sur cette dot, il la déclare honnête. Il ne maigrit pas d'amour, non; Vénus ne l'a touché ni de ses flèches, ni de son flambeau. Le trait et les feux qui l'ont atteint partent de ' la fortune. Certaines libertés s'achètent : Cesonna a payé le droit de sourire et d'écrire sans contrainte, devant son époux, à ses galants. Elle est comme veuve la femme riche qui épouse un avare. » Veut-on le portrait d'une élégante de haute volée? LES PRÉCIEUSES DE LA VOIE SACRÉE 139

Voici un tableau de genre où se trouvent réunis certains traits habilement décochés : « Comment notre coquette passe ses journées?Cela n'est pas sans intérêt. Tout d'abord si, pendant la nuit, son mari lui a tourné le dos, malheur à la distributrice des tâches, malheur aux habilleuses. Elle accusera les por teurs de litière d'être en retard; les pauvres gens paie ront pour le sommeil du maître. On frappe ses vic times; l'inexorable créature se peint le visage, cause avec ses amies, considère l'or et le dessin d'une robe nou velle.On frappe encore! Elle parcourt une longue gazette. On frappe jusqu'à ce que les exécuteurs soient rendus. Hideuse, elle s'écrie alors : « Justice est faite; sortez !» Le gouvernement de sa maison n'est pas moins dur que celui de la Sicile par Denys le Tyran. - Mais voici l'heure à laquelle elle est attendue dans nos jardins, où plutôt dans le sanctuaire de la complaisante Isis; sa toilette presse ; il faut qu'elle soit plus séduisante que jamais. - Psécas la coiffe. Malheureuse Psécas! Ses cheveux en désordre, ses épaules et ses seins lacérés sont là pour attester les impatientes colères de sa maîtresse. Pourquoi cette boucle relève-t-elle? Que le nerf de bœuf punisse sur-le champ ce crime de lèse-chevelure! Hélas! quel forfait a donc commis cette esclave? Est-ce la faute de cette en fant, si ton profil aujourd'hui n'a pas le bonheur de te plaire ! - Une autre femme vient réparer le désastre, rassemble les cheveux, les roule en spirales. A cette 140 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

opération préside une coiffeuse émérite que la vieil lesse a condamnée aux fuseaux, mais qui, la première, donne son avis. Après elle, par rang d'âge et de science, les autres femmes sont consultées, comme s'il s'agissait de l'honneur ou de la vie. Il s'agit d'être belle, n'est-ce pas tout?Que d'étages savamment superposés dans l'édi fice de cette coiffure ! Vue de face, c'est le portrait de la majestueuse Andromaque; vue par derrière, elle semble rapetissée; vous croiriez une autre personne. - Ah! pas sons-lui ce stratagème; sans doute, elle est juste de la taille d'un pygmée, quand elle ne se grandit point avec de hauts cothurnes. La voyez-vous se lever sur la pointe des pieds pour atteindre un baiser ? De son mari? Elle pense bien à son mari, non plus qu'au soin de sa fortune. Elle vit avec lui comme avec un voisin. La seule chose qui les rapproche, c'est la haine de la femme pour les amis et les esclaves de l'époux; ce sont aussi les dépenses dont elle l'accable. » L'un des aspects les plus pittoresques de cette société était celui que présentaient parfois les joutes du cirque exécutées par les matrones. Le maniement des armes était passé dans la vie d'une femme de qualité; on l'adop tait pour le développement des muscles. Revêtues du manteau tyrien, à l'heure des évolutions guerrières, elles apparaissaient dans l'arène. Le bouclier était sérieuse ment porté dans la mêlée; les lances volaient en éclat. « Ne les voyons-nous pas se frotter d'huile, comme les LES PRÉCIEUSES DE LA VOIE SACRÉE 1 11 athlètes. Le but contre lequel elles s'escriment, le bou clier au bras, est criblé de coups d'épée dans toutes les règles de l'art. Les voilà dignement préparées aux luttes musicales des jeux floraux. Leur rêve ambitieux est bien autre vraiment ! Elles se disposent à de vrais combats

dans l'arène. - - « Quelle gloire pour un époux, si l'on vient à vendre la garde-robe de sa chaste compagne, d'entendre crier son baudrier, ses gantelets, son aigrette, son demi-jambard gauche; ou ses bottines de course, si ta jeune épousée, heureux mari, s'en tient à cette seule gymnastique. Et voilà, ajoute Juvénal, les frèles créatures qui étouffent sous le plus léger vêtement; dont un tissu de fil de bom byx brûlerait les délicates beautés ! Voyez avec quelle ardeur elles portent les coups; quel poids a ce casque qui leur fait à peine baisser la tête ! Comme elles sont campées sur leurs jarrets, les membres bien serrés dans des bandelettes, et la tunique roulée autour des reins ! » Ainsi se montraient ces matrones, ces précieuses de haut lignage, « ces fières descendantes des Lépidus, des Metellus, des Fabius, » ainsi les voyait-on tour à tour aux bains, au temple, aux promenades, aux spectacles ; s'asseyant à table, la joue fardée, l'œil étincelant, après avoir parcouru les péripéties de la vie patricienne plus nombreuses que les travaux d'Hercule; absorbant dans un repas nocturne les larges huîtres de Baïa, et mêlant, dans une coupe démesurée, des parfums au falerne écumant.

VIII

LES MAITRESSES D'HORACE

Les joies faciles habitent les côteaux du Latium, où la maison d'Horace ouvre son volet au soleil levant. Là, le disciple d'Épicure vient rédiger une dernière strophe à Glycère, entre deux larmes à Lydie, s'endormant le soir entre ses livres, ses fleurs, ses tableaux, ses statues, joyeux compagnon, poète adoré, ami de la frugalité, écrivain du bonheur. N'est pas qui veut le fils de la mé diocrité. Des troupeaux, un esclave vigilant, une ferme dans la Sabine, où l'on venait goûter le laitage de Phydlé et l'agneau succulent, composaient une faible partie de la fortune de l'ami de Mécène. Ce soldat des plaines de Philippes, tandis que le falerne circulait dans l'or, aimait 144 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

à caresser de sa main légère le sein d'une aulétride éblouissant comme un marbre de Paros. Les matrones n'étaient pas d'une proie facile à Rome, et les amateurs de beautés patriciennes avaient à redouter - cette gent mauditedes maris qui arrivaient toujours inopi nément; de là « une porte enfoncée aux hurlements du chien de garde, aux bruits affreuxde la maison ébranlée »; on payait souvent de sa vie la possession d'une de ces femmes à l'altière encolure. Il fallait être deux fois roué pour oser se risquer dans leur maison. « Ces grands cou reurs, » dit Horace, « écoutez,- cela peut vous servir, – par quels labeurs, par quels dangers sans nombre ils achètent ces rares bonheurs d'un instant : l'un s'est jeté du haut en bas de sa maison, l'autre est mort sous le bâton; un troisième, en fuyant, tombe aux mains des voleurs; un quatrième est forcé de se racheter à prix d'argent. » Le poète préférait donc se délasser dans les bras d'une affranchie ou d'une courtisane que de se risquer dans une de ces demeures de femme légitime où il fallait dire en entrant : « A moi prudence.» Il était de ceux qui n'aimaient pas à redouter, dans les situations où l'on est le moins maître de soi, une vive alerte qui vous précipitait dehors, la tunique au vent; aussi s'adressait-il à lui-même les plus pressantes exhortations, en feignant de chercher à convaincre son ami Cérinthe. « Crois moi, si tu veux éviter un grand danger, renonce aux patri ciennes; elles te donneront plus de peine que de plaisir, LES MAITRESSES D'HORACE 115 et, ne te déplaise, ô trop galant Cérinthe, les émeraudes et les diamants de ta maîtresse ne feront jamais que la belle ait la peau plus fine, ou la jambe mieux tournée. Au contraire, il arrive souvent que tout l'avantage ap partient à la courtisane; elle se montre à qui la paie, au grand jour. admirez ce qu'elle a de beau! elle vous montrera en même temps, par dessus le marché, ce que toute autre à sa place eût caché. De la matrone, - et nous ne parlons pas ici de la dame Catia,- nous ne voyons guère que le visage, tout le reste est caché dans l'ampleur d'un long vêtement. Une dame ainsi faite est un rempart; malheureusement, je le sais bien, cela t'ex cite, et le fruit défendu est le seul qui te plaise! il lui faut une suite, une litière, une robe aux longs plis qui tombe à ses talons, et par dessus la robe, un manteau. et des coiffeuses, des complaisantes, autant d'obstacles à tes contentements. Parle-moi de cette autre en robe ouverte et diaphane! on la voit mieux que nue; l'œil s'arrête et tourne autour de la taille, et si la jambe est grêle et mal attachée au genou mal tourné, tant pis pour la belle!. » Ainsi Horace n'aimant point qu'on lui disputât les heu res, préférait ces liaisons qui n'entraînaient point avec elles les grands tumultes; il voulait sa maîtresse accom modante, accorte, fraîche, élégante et bien tournée, et telle qu'elle est, sans rien faire à sa taille, à son teint. A vingt ans il connut Néere, alors qu'inconnu et sans 146 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÈ fortune, il ne pouvait payer qu'en beaux vers les faveurs qu'on lui accordait pour ses yeux noirs; plus tard, revêtu de la charge lucrative de scribe, son grenier et ses champs regorgent des richesses de l'été et, les cheveux déjà grisonnants, il se rappelle cette époque, en essayant de rendre à sa voix un timbre neuf et ingénu pour chan ter les quinze ans de Chloé; mais tout était dit; il ne lui restait plus, avant de descendre chez Pluton, qu'à relire en sa mémoire ces aventures affriolantes qui s'étaient écoulées sous le consulat de Flavius, et où il avait nargué le souci. C'est le moment où il faut le voir, lorsque vo lage il va de Néere à Cinnare, de Cinnare à Gratidie, qu'il quitte pour l : si s, et de lysicus à Lycé. Gratidie, qu'il avait repoussée à cause du métier de saga ou magicienne qu'elle exerçait, n'était plus d'une beauté à séduire, aussi essayait-elle de suppléer au manque d'argent en composant des philtres, vendant ainsi de l'élixir d'amour en bouteilles. Elle tenta vainement de retenir Horace, il brisa le joug. Devenue une infâme vieille, elle le pour suivit longtemps de son courroux haineux. Lui se plaisait au contraire à braver ses menaces en aiguillonnant sa fureur, cela ne l'empêcha pas de voler vers d'autres con quêtes; il a rappelé complaisamment cette vivante époque où tout lui souriait : « J'étais naguère un de ces élégants de la ville en tunique éclatante, en cheveux bien frisés, l'amant heureux, tu le sais, de Cinnare; elle était hors de prix pour tout le monde, et moi j'en étais aimé. pour LES MAITRESSES D'HORACE 1 47

moi-même ! On me citait aussi parmi les plus vrais bu veurs, et volontiers j'étais à table avant midi. » Lycé fut une de celles qu'il tenta de retenir le plus longtemps, mais lui qui ne se piquait pas de constance, ne prétendait pas qu'on en usât de même avec lui, et son intolérance éclatait dans les querelles les plus fréquentes. De peur qu'il ne vînt à la quitter le premier, elle lui donna pour successeur un jeune homme plus riche. Horace fut longtemps à se consoler de cette rupture, et quand les années eurent dispersé quelques-uns des adorateurs de Lycé, il saisit avec joie cette marque de ruine, et la cé lébra avec une force d'accent qui ferait soupçonner que sa passion n'était peut-être pas encore éteinte : « Je suis content, Lycé, je suis content, te voilà devenue vieille. L'amour heurte en passant de son aile mépri sante les vieux chênes ridés par l'âge; il a peur de ton front plissé, de ta dent peu blanche, de tes cheveux

moins noirs. - « La pourpre en vain te couvre; en vain les diamants brillent à ton cou, va, ton compte est fait dans nos fastes, tes beaux jours ne sauraient revenir. « Cette beauté, ces fraîches couleurs, ta marche au des sus des nues où tu m'attirais à ta suite, où sont elles? Qu'as-tu fait de cette Lycé charmante et grande artiste en toutes les choses de l'amour? Elle ne res pirait que l'amour, elle n'avait de rivale heureuse que Cinnare. » 148 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

C'est à Tibur que l'ancien amant de Lycé se consolait de tous ses mécomptes. Là était son séjour de prédilection; il y était poète et chansonnier à ses heures. Écrire une belle et bonne épître à Ménin, rimer une ode à la fortune qui a confié l'empire du monde au divin Octave, « savoir perdre à propos un brin de raison », quoi de plus doux pour un homme qui se disait aimé des dieux! Il l'était vraiment.A son appel Fuscus-Octavius, les deux Messala, accouraient partager son repas arrosé de vin de Cécube. A table il était envié, il savait tout dire; dans son exis tence privée, il restait ami loyal, censeur délicat, sachant porter son aisance. On reconnaissait en lui l'habitué de la cité de Minerve. Il en avait pour toute une semaine d'un passage grec, d'un tableau, d'une statue. La flore de ses jardins, ce jour discret du seuil domestique pro pice aux essais de l'esprit, cette paresse ingénieuse et savante, ce fin bon sens flairant l'intrigue, tout cela for mait ses richesses; il était bon, brave, généreux, superbe, on savait qu'il avait fait ses preuves dans les plaines de Philippes. Il se faisait le publiciste des actions fameuses, le négociateur entre le déshérité et le puissant; avec lui, prudence et folie s'alliaient fort bien; mais dans les sou cis d'amour jamais l'amertume ne semble avoir monté pour lui à la surface du vase.Tantôt il dissertait philo sophiquement avec lui-même, soit qu'il se laissât empor ter par son coursier, soit qu'il s'égarât volontairement à la recherche de Mécène dans ses chères montagnes de LES MAITRESSES D'HORACE 119 l'Apulée. Il composait avant Molière cette piquante comé die des fâcheux qui venaient le surprendre dans sa re traite. Il écrivait des épîtres à la prudence, à la frugalité, à la modération; le soir en regardant son berger danser le pas du Cyclope à la lueur de son fanal, il rêvait à cette vie future des âmes vers laquelle il s'acheminait douce ment. Enfin, il traçait au nom des neuf muses ces con- . seils fructueux d'une poétique éloquente adressée aux Pisons; en même temps qu'il remplissait sa maison de vases étrusques, de livres, de fragments de sculptures grecques, passionné et affamé du beau qu'il plaçait - chose rare chez un épicurien - bien au dessus de l'utile. Cependant les ans marchaient; hâtifs ils sont pour ceux qui savent écarter les chagrins rongeurs. De nombreux automnes avaient couronné les sommets des montagnes de la Sabine. Horace répétait son refrain favori qu'il fai sait murmurer par le centaure à l'oreille d'Achille : « Fils de Thétis, le flot d'azur ne te ramènera pas au seuil de ton palais. Sur cette terre où tu vas mourir, appelle en aide à tes ennuis, le vin, les chansons, les doux entretiens. » Il ne pouvait parvenir à fixer définitivement sa vagabonde humeur. Pendant qu'il avait Lycé, il essaya de conquérir Pyrrha, mais un jour qu'il se promenait dans la campagne, il la surprit dans une grotte couchée entre les bras d'un jeune cavalier. Il contempla longtemps ces deuxcorps fon dus l'un dans l'autre, et disparut sans bruit. Peut-être avait-il compris que ce frais adolescent convenait

I0 150 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

mieux à Pyrrha que sa caducité. Ces jeunes gens étaient à leur place dans cet antre sauvage et parfumé, ce qu'il avait de mieux à faire était de rompre avec l'infi dèle sans essayer de renverser ces obstacles. Il se vengea de cette défaite en essayant d'enlever à son ami, Aristus Fuscus, une affranchie, nommée Lalagé, dont le beau rire, éclatant et sonore, vibrait délicieuse ment en lui, et dont il célébra les charmes dans ses vers. Mais ce fut encore peine perdue, la volage s'échappa; il perdit sa trace et s'acharna plus que jamais à vouloir clouer la constance au cœur de ses maîtresses : on a mauvaise grâce d'exiger des autres ce qu'on n'aurait pas la force d'accomplir. Mais Horace, à trente-huit ans, chassait encore l'utopie. Barine, une de celles dont il avait reçu de nombreux serments, n'eut pas plutôt obtenu de lui la satisfaction de ses désirs qu'elle le quitta. Pour elle il avait dépensé allégrement sa bourse, ses vers et ses journées. Un jour qu'il s'en retournait à Ustica, il rencontra, sur la voie sacrée, deux jeunes femmes coif fées de la perruque blonde, et ayant toutes deux une rectitude de traits remarquables; l'une était la mère, l'autre la fille. Un instant suffit pour qu'il devînt amou reux de chacune; mais la mère se trouvait être une amie de la parfumeuse Gratidie, que le poète avait tant pour suivie de ses amères invectives, il se décida à ne s'adres ser qu'à sa fille, nommée Tyndaris, qui résista longtemps, et à laquelle il envoya une invitation pressante de venir LES MAITRESSES D'HORACE 151 partager avec lui cette médiocrité dorée, qui faisait de sa maison de campagne de la Sabine un séduisant asile, un nid charmant. On respire dans la description qu'il lui en fait comme une exhalaison des gorges boisées ou des coteaux fumeux, où s'élève le toit du laboureur d'Ustica : « Il abandonne assez souvent les vallons de Lycé pour les pentes de mon charmant Lucrétile, le dieu Faune, et c'est bien lui qui protége mes troupeaux contre les ar deurs de l'été, contre les pluies de l'automne. « Sur les pas de leur mari à la forte odeur, mes chèvres parcourent sans danger les vallons paisibles où fleuris sent le thym et l'arbousier. Le Faune défend mes che vreaux de la fureur des loups, du venin de la vipère; sa flûte est la joie de mes collines; l'écho léger répète aux vallons de l'Ustique des chansons que l'écho renvoie aux blancs rochers de Lucrétile. « Je suis vraiment un homme heureux, ma chère Tynda ris; mes respects, mes cantiques plaisent aux dieux; l'abondance répand sur mes domaines tous les trésors de sa corbeille. Arrive, on t'appelle; ici la vallée est pro fonde et t'abrite des feux de la canicule; ici sur la lyre même d'Anacréon - ton maître et le mien - tu chan teras la constance de Pénélope et les enchantements de Circé, la magicienne, amoureuses l'une et l'autre du même héros. « Sous mes ombrages frais, tu rempliras nos coupes rustiques du vin fluet de Lesbos. Ici, Bacchus est un 152 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ dieu clément qui n'a rien à faire avec le dieu des batail les. Chez moi, Tyndaris, ce furieux de Cyrus, sur la foi d'un soupçon, n'oserait guère porter sur ta beauté ses mains sacriléges, déchirer ta robe innocente, arracher de tes beaux cheveux leur couronne de fleurs. » Tyndaris ne se rendit pas encore; on lui avait redit les trahisons d'Horace à l'égard de Gratidie et ses « ïambes vengeurs»;mais dans une ode nouvelle il rétracte ses torts. « J'avais la fièvre, » lui dit-il, « à mon cerveau l'iambe est monté furieux. Grâce et pardon, Tyndaris, à qui se rétracte, à qui revient de ses cruautés, aux sentiments les plus tendres ! accorde à ton poète, en faveur de son repentir, un peu de ta grâce et de ta bonté d'autrefois. » Tyndaris fut vaincue par tant d'instances, et elle récon cilia Horace avec la vieille Gratidie. Mais il ne l'eut pas plutôt possédée qu'il s'enflamma pour Lydie, alors éprise d'un patricien imberbe, que le poète supplanta; à peine savourait-illes fruits du triomphe, qu'elle le força de céder la place au riche et voluptueux Télèphe. Inconsolable, il essaya en vain d'ébranler par ses supplications la porte de sa belle qui restait close pour lui. Après avoir emmené dans sa ferme de jeunes affranchies qui ne tardèrent pas à se lasser de son bucolisme, il revint à Rome et apprit que Télèphe était remplacé près de Lydie par Calaïs, fils d'Ornythus de Thurium. Horace avait alors auprès de lui Chloé, âgée de quinze ans à peine; il accourut vers son ancienne maîtresse, et entre elle et lui se passa cette LES MAITRESSES D'HORACE 153 jolie scène du dépit amoureux, qu'il a transcrite dans un fin dialogue, et à la fin de laquelle ils redevin rent plus follement engoués que jamais l'un de l'autre. Il est vrai de dire que Lydie ne risquait guère son indé pendance en rentrant dans les liens de son fougueux ami, car il les relâcha presque aussitôt pour Phyllis, esclave d'un jeune grec nommé Xantias. Horace avait la taille d'un maître dans ce noble métier de ravisseur, et il parvint, non sans avoir cherché maintes fois à rassurer Xantias, son compagnon et son émule, à partager avec lui les faveurs de Phyllis ; mais à peine avait-il réussi à la faire affranchir, que son ancien rival Télèphe vint de nouveau faire le siége de la vertu de Phyllis, qui fut de moins longue résistance qu'une citadelle, et dut capitu ler au bout de peu de jours. Il y avait alors à Rome, une courtisane qui venait de délaisser Tibulle, Glycère, qui possédait une brillante demeure, des esclaves, des coursiers, des amants qu'elle quittait et reprenait tour à tour. Ce fut une des liaisons les plus durables d'Horace. Glycère exerça sur lui un prestige qui l'enchaîna profondément à son empire, et elle s'arrogea, dans le recueil de ses vers, une large place.Tandis qu'il subissait son joug, il se brouillait avec celles qu'il avait gardées comme amies; il insultait à la vieillesse de Lydie et passait sous sa fenêtre en fredon nant un refrain moqueur. Joyeux de brûler pour sa belle maîtresse : « C'est mon plaisir, » s'écriait-il. « Je renonce 134 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ au bon sens qui me reste. Allons ! ça, réveillons la flûte de Phrygie, et mêlons les bruits de la lyre aux chansons des hautbois ! à pleines mains je veux des roses! je veux que mon voisin le jaloux Lycus, et ma voisine, hélas !trop jeune pour ce triste mari, se réveillent plein d'envie au bruit de nos gaîtés. » Ce fut Glycère qui congédia son poète. Il avait pos sédé autrefois une esclave de Thrace, qui n'avait pu le fixer; Chloé, la blonde, était alors une courtisane en renom; mais elle se défendit de revenir à lui; en vain il supplia Vénus de « toucher de son fouet divin l'arrogante Chloé. » Il chercha alors à renouer avec Lydé, jeune aulétride; il épuisa avec elle la coupe des plaisirs. Horace est à son soleil couchant; les courtisanes refu sent d'aller boire avec lui dans ses « vieilles amphores ». C'en est fait des tourments, des incertitudes, des ardeurs, des soupers luxuriants où il chantait « les vertes cheve lures des Néreïdes »; c'en est fait des belles amours, adieu à ce qui sollicitait hier; il faut savoir se séparer des choses quand elles promettent encore. « O jeunesse, on ne rougit pas de tès gaîtés ! Mais on aurait grande honte de ne pas les quitter quand elles nous quittent ! » Le reste de la carrière d'Horace n'appartient plus aux femmes; elles ont fui sa retraite. Sa main tremble, et les fleurs ne peuvent plus dérober ses cheveux blancs. Mais longtemps après qu'il avait disparu, on modula ses odes sur la lyre d'ivoire; le réveil des saisons devait rap LES MAITRESSES D'HORACE 155 peler son ombre légère et souriante au fond de ces jar dins de Tibur, là ou il se plaisait à redire sa strophe entraînante : « Si la saison des roses est passée, atten dons les roses du prochain avril; c'est sitôt fait la cou ronne de myrthe ! elle convient si bien sous ma treille épaisse, à moi vidant la coupe, à toi jeune échanson qui la remplit. »

IX

LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTHIE

- Avant Horace, un autre grand poète, plus effréné encore dans ses licences, Catulle, avait donné l'esquisse d'une active carrière amoureuse avec une femme nommée Les bie. C'est au milieu de ses nuits orageuses qu'il écrivait ces vers, que la censure chrétienne a si rigoureusement poursuivis dans le quatrième siècle, et qui sont presque tous adressés à sa maîtresse. D'après quelques auteurs, elle était fille du sénateur Métellus Celler, et non sa femme, comme l'a prétendu Bayle; son vrai nom était Clodia. Quoique Catulle ne donne point son portrait, on sait seulement qu'elle devait exercer sur lui une irrésis tible influence, à en juger par la véhémence des expres 1:58 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ sions dont il se sert pour traduire les jouissances qu'il goûte auprès d'elle. Il ne prévoyait pas que rien dût entraver cette passion exquise. « Vivons pour nous aimer, ô ma Lesbie! et moquons-nous des vains murmu res de la vieillesse morose. Le jour peut finir et renaître, mais lorsqu'une fois s'est éteinte la flamme éphémère de notre vie, il nous faut tous dormir d'un sommeil éter nel.» Jamais Catulle n'est rassasié d'amour; dans sa « soif délirante » il voudrait centupler les baisers qu'il reçoit de ses lèvres; mais il avait un rival dans une jeune com pagne de sa maîtresse, pour laquelle elle ressentait un vif amour. Ce fut cette prédisposition particulière de l'amante de Catulle qui la fit surnommée Lesbie, par allusion à ses goûts lesbiens, en caractérisant ainsi, depuis Sap pho, toute passion ressentie par une femme envers une autre femme. Lorsque mourut cette jeune fille, que cha cun désignait sous le nom symbolique, du moineau de Lesbie, le poète célébra cet incident par une élégie assez explicative. « Pleurez grâces; pleurez amours; pleurez vous tous, hommes aimables ! Il n'est plus le passereau de mon amie, le passereau, délice de ma Lesbie! ce pas sereau qu'elle aimait plus que ses yeux !. O malheu reux oiseau! c'est pour toi que les beaux yeux de mon amie sont rougis, sont gonflés de larmes. » Mais Lesbie se lassa d'une affection trop ardente; fati guée des redites de celui qu'elle avait aimée, elle voulut lire en d'autres cœurs, et ouvrit sa porte aux nombreux LESBIE, DÉLIE,.CORINNE, CYNTHIE 159 effeminati qui payaient richement le souper qu'elle leur faisait servir, et la nuit plus enviable qui succédait au souper. Catulle n'essaya pas de renouer avec l'infidèle, son temps était passé. « De beaux jours ont brillé pour toi » se disait-il mélancoliquement, « lorsque tu accou rais aux fréquents rendez-vous où t'appelait une jeune beauté plus chère à ton cœur que nulle ne le sera jamais. IIeureusement signalés par tant de joyeux ébats : ce que tu désirais, Lesbie ne le refusait pas.Adieu donc, ô Les bie!. déjà Catulle est moins sensible; tu ne le verras plus chercher à supplier une beauté rebelle. Toi aussi, perfide, tu gémiras lorsque tes nuits s'écouleront sans que nul amant implore tes faveurs. » Elle s'était mariée avec un homme stupide et grossier qui fermait les yeux sur les actes qu'elle ne se gênait nullement de commettre, à cause des profits qu'il en retirait. Ces ma riages n'étaient que de simples engagements que sanction nait la loi qui les rangeait dans la catégorie des ménages par usucapion, mais qui n'étaient pas le mariage patricien. Cependant Lesbie recevait encore le poète, n'osant pas se livrer tout à fait à son ancienne tendresse envers Ca tulle en face de son maître brutal et jaloux; les lèvres de larusée courtisane lui prodiguaient souvent l'injure, tandis que ses yeux lui tenaient un tout autre langage; c'est ainsi qu'ils parvenaientà s'entendre. « Cet imbécile » pen sait Catulle en songeant au mari, « se figure qu'elle me hait parce qu'elle me maltraite. Sot, tu ne te doutes de 100 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

rien. Si elle ne pensait pas à moi, elle se tairait, et ton honneur serait sauf. Or, elle me gronde, elle m'injurie, non seulement elle pense à moi, mais ce qui est bien pire, elle s'emporte, et sa colère est l'expression de son amour. » Ainsi, à travers les nombreuses infidélités à sa belle, qu'il commettait avec de nouvelles maîtresses, le souvenir de Lesbie survivait à toute chose. Un jour, au théâtre, un murmure admirateur accueillit la présence d'une autre courtisane, Quintia. Regardant comme une in jure envers Lesbie qui était présente, tout culte rendu à un autre, il prit ses tablettes et fit circuler ces vers parmi les spectateurs : « au dire de bien des gens, Quintia est belle; pour moi je la trouve blanche, grande et bien faite, détails que je ne lui conteste point; mais est-elle belle avec tout cela?Non, sans doute, car dans ce grand corps il n'y a rien de gracieux, rien de piquant. Lesbie, au contraire est vraiment belle, toute belle et semble, par un heureux larcin, réunir en elle seule tous les attraits ravis aux autres beautés. » Ainsi elle dominait toujours en son âme, et même lorsqu'il cessa de la posséder, il resta semblable à dont il décrivait les chagrins après la fuite de Thésée : « le cœur gros des fureurs d'un amour indomptable. » « O que notre siècle a le goût fin et dé licat » disait-il ironiquement, en songeant à la vulgaire amante d'un certain Mamurra, qu'on avait comparée à Lesbie. Mais celle-ci ne se maintint pas toujours à la hauteur où l'avait placée son poète; le jour où il la quitta LESBIE, DELIE, CORINNE, CYNTHIE 161 elles'avilit. «Jadis, » lui écrivait-il avec amertume, « tume disais que Catulle seul avait tes faveurs, et que tu préfé rais mes caresses à celles de Jupiter lui-même. mais maintenant je te connais trop; aussi, quoique je sois plus épris que jamais, tu n'as plus pour moi ni les mêmes charmes ni le même prix. » Parmi celles qu'il voyait en dehors de Lesbie, afin de s'efforcer de la rendre jalouse, une courtisane grecque, Ipsilittha, fut de sa part l'objet d'un caprice passa ger. « Au nom de l'amour, » lui écrivit-il, « accorde moi le rendez-vous que j'implore pour le milieu du jour. et si tu me l'accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à tout le monde. » Mais après maintes rup tures, la victoire demeurait toujours à la fille de Mar cellus, et Catulle était forcé de convenir que tout en l'es timant moins, il l'aimait davantage. « Jamais femme n'a été plus tendrement aimée que tu ne l'as été de moi, ô ma Lesbie! jamais la foi des traités n'a été plus religieuse ment gardée que ne l'ont été par moi nos serments d'amour; mais vois où tu m'as conduit par ta faute; vois à quel degré de misère me réduit ma fidélité : quand tu deviendrais la plus honnête des femmes, je ne pourrais te rendre mon estime, ni cesser de t'aimer quand tu te livrerais aux plus honteux excès. » L'existence de Catulle devait être rapidement tranchée. A trente-quatre ans, épuisé par les débauches, il sentait les atteintes d'une précoce vieillesse. Celle qu'il avait 162 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

aimée s'abandonnait à ses rivaux; il l'avait encore une fois quittée, lorsque la mort, spectre affreux, apparut à son chevet. Il fallut dire adieu à ces ivresses brûlantes ; mais Lesbie apprit que son ancien amant allait expirer, elle voulut le revoir. Catulle goûta une âpre volupté dans cet embrassement suprême; une heure avant il avait écrit

CeS VGIS :

Si quidquam Cupido optantique obtigit unquam, et Insperanti, h0c est gratum animo proprie ; Quare h0c est gratum, nobis quoque carius aur0, Quod te restituis, Lesbia, mi Cupido. Restituis Cupido, atque insperanti ipsa refers te Nobis, O Lucem candidiore nota ! Quis me uno vivit felicior, aut magis hac quid Optandum vita dicere quis poterit ?

« Si quelque événement inespéré vient combler les vœux les plus ardents d'un mortel, rien n'égale alors sa félicité. Celle que j'éprouve en ce jour est plus précieuse pour moi que tous les trésors : Lesbie revient à son amant. Il est donc vrai, ma chère Lesbie, que je croyais perdue sans retour, Lesbie se rend à moi. O jour for tuné! est-il un mortel qui puisse comparer son bonheur au mien? En est-il un seul qui ait autant de droit à ché rir l'existence? « Tu me promets, ô ma vie !»ajouta-t-il, « que les doux liens de notre amour seront éternels : grands dieux? faites que cette promesse soit sincère, et que son cœur LESBIE, DÉLlE, CORINNE, CYNTIIIE 163

soit de moitié dans les serments que fait sa bouche ! Puissent les nœuds sacrés qui nous unissent durer jus qu'au terme de notre existence. » Ainsi, dans l'an 50 avant Jésus-Christ, expirait Catulle à trente-six ans, comme plus tard mourait Raphaël, comme disparurent tous ces jeunes délicati de la Rome césarienne, dévorés par les fièvres prématurées des excès voluptueux. En vain ils essayaient de raviver en eux une flamme factice, l'heure terrible les arrachait aux bras de leurs amis, de leurs maîtresses, à la table somptueuse, au doux métier de poète qui conservait en eux un vague instinct d'idéal dans les plus brutales aspirations. Le même jour qu'Ovide, quarante-six ans avant Jésus Christ, naissait aussi, le tendre, l'aimable, le passionné, Tibulle, dont l'organisation délicate ne put lutter long temps contre l'activité des passions dévorantes. Après avoir donné carrière à ses vagabondes amours et possédé plus de cent maîtresses, quoique à peine âgé de vingt ans, il voulut fixer ses inconstants désirs. Il se choisit pour amante une affranchie nommée Plèna qu'il lui plut d'appeler Délie.Comme Dante, comme Pétrarque, il voulut une dame de ses pensées, à qui adresser ses vers, et qu'il espérait prendre pour confidente de ses rê ves. Délie était mariée de la même façon que Lesbie, avec un homme avare qui exploitait habilement ses charmes. Tibulle avait une fortune trop médiocre pour être vu par lui d'un bon œil. Mais Délie avait une complaisante mère 1G4 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ qui amena sa fille au poète.Tibulle lui voua un amour trop idéal pour satisfaire sa jeune compagne. Avec un amant aussi épuisé que l'était Tibulle, elle eût aussi pu desservir les autels de Vesta, sans craindre jamais de forfaire à ses vœux. Et, cependant, les élégies de Tibulle ne respirent que l'ardent désir de tromper les précautions du mari de Délie, et de s'abandonner « à la folâtre Vé nus. » « Tandis qu'il n'y a pas de honte à briser les portes, et que les querelles ont des charmes. » Un jour vint cependant, où, n'ayant plus d'or à déposer sur les genoux de sa maîtresse, il se vit contraint de la partager avec d'autres, à n'avoir avec elle que des rendez vous directement ménagés. On le vit, dans ses écrits, adresser des injonctions à la porte de Délie, porte inexo rable dont il faisait une personnification rigoureuse;« sois battue des pluies, » lui disait-il, avec une fureur qu'on trouve légèrement comique. « Que Jupiter te brise de sa foudre!. ou plutôt sois touchée de mes plaintes, des miennes seules, ouvre-toi furtivement sans faire de bruit en tournant sur tes gonds. Et, si j'ai formé contre toi quelque souhait impie, pardonne à mon désir : que mes imprécations retombent sur ma tête. Souviens-toi plutôt des prières sans nombre que je t'adressai d'une voix sup pliante en ornant les soutiens de guirlandes de fleurs. » Mais la porte ne s'ouvrait pas souvent, et le poète s'en allait gémir chez lui. Il avait beau enseigner à la jeune femme « à faire en présence d'un époux des gestes qui LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTIIIE 165 parlent, et à cacher de douces paroles sous des signes convenus » il ne remportait que de rares victoires. Tibulle eut recours alors aux philtres de toute sorte de magiciennes pour endormir la surveillance de leur espion, en même temps qu'il fatiguait Délie de ses plaintes. Son imagination maladive lui montrait des rivaux partout. Bientôt ennuyée de ses soupirs élégiaques, Délie fut la première à provoquer une rupture. Dans la violence de ses transports, l'amant éconduit alla jusqu'à révéler au mari les ruses qu'il avait enseignées à sa femme pour le tromper. « Plus d'unefois, » lui dit-il, « sous prétexte d'ad mirer ses perles et son anneau, je me souviens de lui avoir pressé la main. Plus d'une fois je t'endormais avec le vin pur; pour moi je buvais sobrement en mettant de l'eau au fond de la coupe, et la victoire me restait. Pen dant que tu es dans ses bras elle soupire pour un absent et feint de subites douleurs de tête. » Après de sembla bles révélations, il ne pouvait plus s'attendre à rentrer en grâce auprès de Délie. Il ne lui restait donc qu'à cher cher fortune ailleurs. Le tort de Tibulle était de vouloir être autre chose qu'un amant à côté de ses maîtresses et d'aimer en poète au lieu d'aimer en homme. Il chercha à posséder une autre courtisane du nom de Némésis, et se persuada qu'il suffirait de lui brûler un peu d'encens dans ses vers pour arriver à la séduire et à l'obtenir.Vains efforts; il y serait plutôt parvenu en pratiquant des trafics méprisables qui

4 1 1t6 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ eussent fait jaillir une pluie d'or aux pieds de la belle, qu'en lui envoyant des élégies sur blanc vélin. Le poète connut l'amer désenchantement et voulut tenter les spé culations hasardeuses : « Vienne la rapine, » s'écriait-il, c« puisque Vénus aime l'opulence, ma Némésis nagera dans le luxe; en marchant à travers la ville, elle attirera tous les regards par la magnificence de mes dons.Qu'elle porte de ces fins tissus où les femmes de Cos entremê lent l'or et la soie. Qu'clle ait pour cortége une troupe de ces noirs Indiens dont le teint est brûlé par les feux que le soleil leur lance de trop près. Que l'Afrique et Tyr lui offrent à l'envi leurs plus brillantes couleurs. » Il voulut alors vendre son patrimoine pour parvenir à réa liser ces projets d'une exécution défectueuse, mais ses amis l'en détournèrent. Jamais vit-on le doux commerce des muses s'allier à des industries mercantiles ? Après un an d'attente, il obtint de Némésis la faveur qu'il sollicitait, mais ce fut tout. Elle le préserva de faire de nouvelles folies en s'engageant dans les liens d'un autre. Il porta alors son volume de vers auprès de la jeune et timide Néere, naïve et joyeuse enfant, que les soucis d'amour n'avaient pas encore effleurée, mais qui n'accorda que son amitié au noble poète. Au printemps de l'âge, il touchait à la décrépitude. Que pouvait-il espérer ? « Race cruelle , sexe perfide, » s'écriait-il, en soupirant. « Mon unique désir, » avait-il dit à Néere, « était de passer de longues années auprès LESBIE, DELIE, CORINNE, CYNTHIE 167 de toi, au sein du bonheur, et de rendre dans un âge avancé mon dernier soupir entre tes bras, lorsque arrivé au terme de la carrière de la vie, il me faudrait entrer dans la barque du Léthé. » Ces vœux ayant été rejetés par celle qui en était l'objet, ce dernier échec avait violem ment ébranlé la frèle complexion de Tibulle, quicherchait à s'étourdir en effaçant de sa mémoire la vision char mante de Néere. « Esclave, qu'un vin généreux remplisse les coupes, et que ta main verse le falerne sans l'épar gner. Fuyez soucis, travaux, troupe importune, et que le jour brille du plus pur éclat. » Une femme eut pitié de ce grand poète qui s'étei gnait; elle voulut en raviver les lueurs mourantes. Sul picie, fille de Servius, ressentit pour lui une compas sion respectueuse, et lui accorda la joie d'aimer encore avant de mourir. Il avait tracé d'elle ce portrait : « La grâce compose en secret chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et suit partout ses pas. Le cœur brûle, quand elle s'avance parée de la pourpre de Tyr. Il brûle encore, lorsqu'elle s'offre aux regards avec une robe d'une éclatante blancheur. Après toi, » ajoutait-il dans une autre élégie, « il n'est plus dans Rome une seule femme à mes yeux. Le ciel envoyât-il à Tibulle une autre amie, il l'enverrait en vain; Vénus elle-même serait sans pouvoir. » Mais, après avoir parlé ainsi, il répondait aux déclarations d'amour de Glycère, et commettait ainsi une infidélité envers Sulpicie. Glycère avait rêvé d'être 168 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ aussi célébrée par Tibulle, comme elle devait l'être par Horace.Tibulle, étonné de la voirvenir à lui, ne songea pas à lui donner dans ses écrits la place qu'il avait accordée aux autres; il se contenta de l'aimer en amant et rien de plus. Glycère, l'ambitieuse courtisane, qui avait voulu autre chose, le quitta furieuse et ce fut pour lui le coup définitif. En vain, Horace essaya d'atténuer son chagrin, Tibulle ne devait pas survivre à la perte de ses espé rances. Il mourut à vingt-quatre ans, entre les bras de sa mère et de sa sœur, d'une maladie d'épuisement. Le jour où son corps fut livré au bûcher, on vit ses deux anciennes amantes, Délie et Némésis, revêtues de deuil, assister à ses funérailles, et prétendre chacune avoir été la plus aimée.Ainsi disparaissait ce poète dont les vers « étaient échappés au délire de l'orgie ou de l'amour, écrits sur la table de Manlius, inspirés dans l'alcôve de Délie, » et qu'il faut pour entendre, selon l'expression d'un de ses biographes, « un peu de l'ivresse du vin de Tokai, et les

caprices d'une jolie femme. » - Un autre compagnon de Tibulle, Ovide, composa pour une courtisane cinq livres d'élégies, dont deux sont brûlés; mais les trois autres suffisent à révéler ses habi tudes voluptueuses. Quoique ayant eu de nombreuses maîtresses, il n'en a célébré qu'une, sous le pseudonyme de Corinne, qui ne fut pas, comme on a voulu le croire, Julia, la fille d'Auguste et la femme de Marcellus.Comme elle était mariée, il était auprès d'elle dans la même situa LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTHIE 169

tion que Tibulle avec Délie; il n'en réussissait pas moins à trouver une mimique amoureuse qui leur permettait de s'entretenir sous les yeux d'un espion. Mais, si leur affection s'en fût tenue là, cela n'eût point fait l'affaire d'Ovide. Il s'agissait d'amener la belle à capituler; elle s'y prêta de fort bonne grâce, en venant elle-même, la tunique relevée, trouver Ovide en sa demeure. C'était dans une matinée accablante, où il se reposait sur son lit de la chaleur du jour. « J'arrachai un vêtement qui pour tant ne me cachait rien de ses appas, » raconte-t-il. « Elle résistait toutefois et voulait garder sa tunique; - mais, comme sa résistance était celle d'une femme qui ne veut pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue. Lorsqu'elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas dans son corps la moindre im perfection! Quelles épaules! quels bras ai-je vus et tou chés ! Quelle admirable gorge il me fut donné de pres ser! Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels larges flancs ! quelle cuisse juvénile ! Pourquoi m'arrêter sur chaque détail, je ne vis rien qui ne fût digne d'éloge.Qui ne devine le reste! Nous nous endormîmes tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes !» Et cependant, il n'était pas heureux, il avait des ri vaux; il le savait et ne pouvait obtenir de Corinne qu'elle leur interdît sa présence. Un jour, il ne pût maîtriser sa fureur et en vint à la frapper. Le lendemain, il déplorait 170 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ son emportement, mais Corinne avait fui, et il maudissait les traces qu'avait laissées sur le visage de celle qu'il aimait, « son ongle impitoyable. » Il rencontrait maints obstacles à son union dans la sourde opposition que lui faisait une vieille conseillère de sa maîtresse, Dipsus, qui cherchait à le faire éloi gner, sous prétexte que ses vers n'étaient pas une mon naie assez sonnante. « Célébrer dans mes vers les belles que j'en crois dignes » répondait-il, à ces perfides insi nuations de Dipsus, qu'il devinait traverser le cœur de Corinne, « voilà ma fortune; à celle que j'aurai choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer les étoffes, l'or et les pierres précieuses se bri ser, mais la renommée que procureront mes vers sera éternelle. » Un tel avenir n'était point à dédaigner; aussi, celle à qui s'adressait cette promesse s'en contentait, tout en ne se gênant guère pour accueillir chez elle de jeunes chevaliers romains. Ovide, de son côté, ne s'abstenait pas entièrement de galants propos et de faits plus positifs avec les jolies esclaves de Corinne, mais son cœur n'était point de la partie. Bientôt la jeune femme l'accapara entièrement. Un certain eunuque, nommé Bagoas, qui rôdait toujours comme un cerbère entre les deux amoureux, avait cessé de montrer les dents. La vie coulait riante et fortunée. Le poète s'en lassa. « De trop faciles amours me deviennent insipides, » lui dit-il un jour avec humeur. Elle eut à LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTHIE 171

subir de sa part un refroidissement sensible. Il restait de glace sous les caresses qu'elle lui prodiguait. Piquée au vif, elle lui donna immédiatement plusieurs successeurs. Il n'en fallut pas davantage pour qu'il revînt de nouveau assiéger sa porte. Il entendait vibrer du des hors les voix joyeuses de ses rivaux. Mais cette fois on ne lui ouvrit pas. Bagoas le menaça de lancer après lui un chien de garde. Il se retira en couvrant d'invectives l'eunuque, le chien et toute la gent femelle. « Aujour d'hui, » murmurait-il avec dépit, « une femme eût-elle l'orgueil des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner beaucoup. Son gardien me défend d'appro cher; elle craint pour moi la colère de son mari : mais si je veux donner de l'or, époux et eunuque me livreront toute la maison. » Ovide résolut de quitter Rome, de se rendre au pays des Falisques, d'y cultiver les lettres et d'oublier ainsi celle qui l'avait si outrageusement dédai gné.Vain espoir.A l'expiration du terme qu'il s'était pres crit, son âme était plus affolée que jamais. Il revint, et on lui apprit que son ancienne maîtresse n'était plus la vo luptueuse courtisane, vivant au sein du luxe, des friands repas, et des capricieuses liaisons, mais qu'elle était des cendue au dernier degré d'avilissement. Ovide lui écrivit encore une fois, et ce fut tout; il conserva son nom dans ses élégies comme on conserve précieusement le parfum d'un ancien amour. Son livre était terminé. Plus que ja mais il se replongea dans l'intimité des femmes. Soit 172 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ qu'il ait eu une liaison avec la fille d'Auguste, ou qu'il ait surpris l'empereur avec Julie, un ordre despotique l'exila sur les rives du Pont-Euxin. Un jour le coup mortel lui fut porté par des nouvelles subitement arrivées de Rome. Il venait d'apprendre que Corinne, l'aimable et fastueuse Corinne, était devenue une vile servante d'auberge des bords du Tibre. Une femme qui se rapprocha par l'éducation, l'esprit et les habitudes, des courtisanes grecques, ce fut l'amante de Properce, Cynthie, celle, dit le poète, « dont l'Anio murmure encore le doux nom » et dont le fantôme sem ble se lever dans les sites les plus délicieux des campa gnes de Tibur où elle a vécu. Cynthie aimait la poésie.Ce fut ce penchant naturel qui la fit choisir Properce pour amant. Elle l'aimait donc sans lui demander d'argent, mais en s'efforçant de lui faire comprendre qu'il fallait se résigner à la voir de temps à autre infidèle sous peine de mourir de faim tous deux. Properce se payait rarement de ces raisons, mais il les subissait. Parmi les nombreux adorateurs de la jeune femme se trouvait un préteur d'Il lyrie, Statilus Taurus, avec lequel elle vivait publiquement et qui menait grand train.Unjour le poète arriva, et voyant la maison de sa maîtresse illuminée, entendant les joyeux accords de la flûte, trouvant un mouvement inusité parmi les esclaves, il s'avança furtivement ; en soulevant la dra perie de la porte du triclinium, que vit-il?Cynthie et Sta tilus Taurus, mollement renversés sur un lit d'ivoire, en LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTHIE 173 face d'une table où fumaient les plats succulents. Les cas solettes brûlaient les parfums arabiques.A ce spectacle, Properce se retira sans montrer de courroux, et écrivit le lendemain à la belle : « Le voilà donc revenu des bords illyriens, ce préteur, riche proie pour Cynthie, cause de tourments pour moi. Ne pouvait-il donc perdre la vie sur les roches Cérauniennes ! Ah! Neptune que de riches offrandes j'eusse déposées à tes pieds ! Aujourd'hui, Cynthie, les convives se pressent à tes soupers, et je n'en suis pas; ta porte la nuit entière reste ouverte pour tous quand elle se ferme pour moi.Très bien; si tu es sage, ne laisse point échapper la moisson que t'offre la fortune, et taille largement dans la toison du stupide; puis quand tes prodigalités l'auront appauvri, dis-lui de faire voile pour une autre Illyrie. » Cynthie mettait à profit de semblables conseils et savait user à propos de chacun de ses deux adorateurs ; l'un était l'amant en titre, et l'autre

l'amant aimé. - Si l'on s'en rapporte à Properce, sa beauté ne récla mait aucun des artifices de l'art. Elle aurait pu se mon trer sans vêtements, n'ayant à cacher nulle défectuosité. « Pourquoi » lui disait-il, « te faire valoir par des produits étrangers, ensevelir sous une parure achetée les charmes de la nature, et ne pas laisser ta personne briller de ses propres richesses?Crois-moi, Cynthie, il n'est point de fard qui convienne à tes traits. L'amour est nu; il n'aime point la beauté qui appelle à son aide les vains artifices.» 174 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

Mais elle ne se rendait pas souvent à ces vœux, quelque ardent désir que manifesta Properce d'arracher cette tu nique et ces draperies qui lui dérobaient un corps divin. Il avait maintes fois décrit à son ami Bassus « ces déli cieuses voluptés cachées sous sa robe discrète. » Cynthie affectait une sorte d'embarras pudique, et refusait de se dévoiler à la lueur des flambeaux, malgré ses supplica tions. « Hélas !» s'écriaitil, tout affamé de plaisirs, « que l'obscurité corrompt les yeux de l'amour! si tu l'ignores les yeux sont mes guides dans nos transports. Pâris s'embrasa, dit-on, des feux les plus vifs, lorsqu'il vit Hélène sortir sans voile du lit de Ménélas, et Endymion charma par sa nudité même la sœur d'Apollon, qui vint reposer une nuit près d'un mortel. Si tu t'obstines à voiler tes attraits sur ta couche, je déchirerai ce lit odieux, et tu éprouveras mes fureurs. Livre à nos yeux ces globes charmants qui se soutiennent d'eux-mêmes. que nos yeux se rassasient d'amour, tandis que les destins le per

mettent. » - Le préteur n'était pas seul chargé d'entretenir la fas tueuse maison de Cynthie, et sous divers motifs, tout en prétextant la célébration des fêtes de Junon, ou de quelque déesse, elle colorait ses refus de recevoir Properce et de passer ses nuits sans lui; il ne devait cependant point ignorer de quelle source provenait l'opulence de sa maî tresse, car il s'écriait parfois avec dépit, en parlant de cette foule de galants qui affluaient chez elle : « Moins LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTHIE 175

nombreux se pressaient dans sa maison les admirateurs de Laïs qui vit à Corinthe la Grèce entière soupirer à sa porte; moins grande était la foule des adorateurs de cette Thaïs, célébrée par Ménandre, et chez laquelle venait s'ébattre le peuple d'Érechthée, ou celle des amants qui enrichirent la fameuse Phryné, dont les trésors auraient pu relever les ruines de Thèbes; mais ce n'est point en core assez pour toi, Cynthie, souvent tu te donnes de pré tendus parents, qui viennent, sous ce titre, t'apporter leurs baisers. » La saison des eaux thermales aux bains de Baïa réu nissait les courtisanes et les citoyens les plus en renom. Chacune y venait étaler le luxe des ajustements, célébrer desorgies ruineuses, nouer denouvelles liaisons.Properce, qui, pour une raison qu'il n'explique pas, n'y accompa gnait point sa maîtresse, la voyait avec jalousie y prolon ger son séjour : « Je ne suis point ta dupe » lui disait-il souvent. « Ces courses continuelles trahissent de furtives amours, ce n'est point la ville que tu fuis, insensée; tu veux échapper à mes regards. Vains efforts !tu dresses contremoiunpiége inutile ;tutends unimpuissant filet dont je connais les trames.» D'autres fois prenant le ton de la supplication : « Abandonne au plustôt»lui disait-il « les ri vages corrupteurs de Baïa, ces rivages qui susciteront . tant de querelles entre les amants, ces rivages, l'éternel écueil de la vertu des jeunes filles. Ah! périssent à ja mais ces eaux condamnées par l'amour ! » Mais elle n'en 176 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ revenait pas plus tôt des bains, et quand elle se décidait à les quitter, elle retrouvait à Rome de nombreux mignons, que la conseillère, la vieille Acanthis, lui amenait malgré les menaces de Properce; quoique convaincu de la per fidie de sa maîtresse il n'avait pas la force de s'en déta cher. Un jour cependant le dépit l'emporta. « Puisque tu refuses d'alléger mon joug » s'écriait-il, « adieu pour toujours à ce seuil tant de fois baigné de mes larmes et témoin de mes plaintes, à cette porte que j'aurais dû bri ser dans mon courroux. » Il essaya alors de faire trève à cette folie de son cœur qui s'obstinait à n'aimer qu'une femme; il courut les fêtes licencieuses. Il s'adonna à de plus faciles jouissances, sans pouvoir arracher de son âme le souvenir de l'infidèle. « Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour» disait-il, « quand je devrais être un Tithon ou un Nestor !» Soudain, il apprend qu'elle est gravement malade, il arrive, s'établit à son chevet, et la soigne avec un dévoûment passionné. Cynthie renaît à l'existence, et de nouveaux serments ont scellé cette ré conciliation. Cynthie ne quittera plus son tendre Properce; la vieille Acanthis, la méchante sorcière qui vendait des philtres, la messagère qu'elle déléguait vers ses autres amants, vient de mourir, le calme renaît dans la maison, mais les rôles sont changés. Tandis que le bonheur est revenu dans l'âme du poète, la défiance est entrée dans . celle de son amante. Une sourde jalousie gronde dans le cœur de Cynthie contre Lycinna, une courtisane qui LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTHIE 177 l'avait remplacée auprès de Properce pendant le temps qu'avait duré sa rupture avec lui. Tout en trouvant du bonheur dans ces querelles qui lui confirmaient que sa maîtresse n'aimait plus que lui maintenant, Properce es sayait vainement de la persuader qu'il avait complétement rompu avec le passé : « L'amour dont je brûle pour toi a tout enseveli » lui disait-il avec ivresse, « jamais aucune femme après Cynthie ne me plia à son doux esclavage. Cesse donc, de tourmenter Lycinna, qui ne l'a pas mé rité. La colère d'une femme ne saurait-elle s'arrêter dans les emportements ? Ah! ne prête jamais l'oreille à des propos mensongers ! Je n'aimerai que toi jusqu'au milieu des flammes qui dévoreront mes restes. » Mais elle n'en faisait pas moins épier activement son cher Properce. Cynthie ne manquait point d'habileté, persuadée que son amant profitait de ses absences pour la tromper, et voulant se convaincre du fait, elle feignit de vouloir aller offrir un sacrifice à Junon Argienne, dans le temple de Lanuvium, qui se trouvait non loin des murs de Rome. Entraînée par les fringantes mules qui traînaient son char, elle disparut aux yeux de son crédule ami, à qui il prit fantaisie de mettre à profit son départ. Aussitôt le voilà, faisant avertir par Lygdamus son esclave, Phyllis et Theïa, qui demeuraient, l'une sur le mont Aventin, l'autre dans les bosquets du Capitole. Elles vinrent chez Properce au quartier des Esquilies. Un fin souper fut donné dans le 178 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ jardin. Le vin et les aromates furent servis avec abon dance. Un même lit réunissait les trois convives; la flûte et les crotales résonnaient; soudain, un bruit se fait en tendre; mais Properce s'est levé trop tard; Cynthie tout échevelée, l'œil hagard, le poing levé, la poitrine hale tante, se précipite sur Phyllis et Theïa, elle égratigne l'une, soufflète l'autre, brise les objets, mord le poète et veut lui crever les yeux. Les deux courtisanes parviennent à s'échapper blessées et meurtries; Properce est aux ge noux de Cynthie la conjurant de se calmer et se soumet tant d'avance à toutes les conditions qu'elle lui dictera. Cynthie exige que Lygdamus qui a prêté la main à cette tentative de Properce soit vendu comme un esclave infi dèle, et que son amant cesse de promener ses regards au spectacle sur les gradins des courtisanes; qu'il ne porte plus ces riches habits qui le font convoiter par toutes les femmes quand il se promène sous le portique de Pompée ou au Forum. Properce ne demande pas mieux que de signer la paix à ces conditions, et, après que tous deux se sont parfumés d'essences, ils vont goûter sur ce même lit ou s'étaient assis les deux malencontreuses rivales, les charmes d'une amoureuse réconciliation. Cynthie avait excité des haines violentes le jour où elle s'oublia jusqu'à défigurer Phyllis et Theïa.Les jeunes dé licati au menton rasé, ne pardonnaient point à Properce de l'avoir emporté sur eux, et accaparé pour lui seul celle dont la beauté les enflammait. Une vile mégère, LESBIE, DÉLIE, CORINNE, CYNTHIE 179

Nomas, devint l'instrument d'un crime, et versa un poison que but la belle Cynthie, et qui l'endormit du dernier sommeil. Properce était absent; à son retour il ne trouva plus que les cendres de ce noble corps qui avait fait ses délices. Une invincible douleur le rongea peu à peu. Celle qu'il avait aimée était inhumée sur la route de Tibur, au bord de l'Anio. Les amies de la courtisane qui lui étaient restées fidèles, Lalagé et la vieille Pétalé, furent soumises à de barbares traitements, ce qui ferait supposer qu'il se trouvait un puissant personnage mêlé à l'odieux attentat. Properce errait dans les environs de la tombe de sa maî tresse, il avait recueilli dans sa demeure la nourrice de Cynthie, Parthénie, et une esclave qu'elle aimait, Latris. De sombres pressentiments l'assiégeaient. Lui-même a raconté ces derniers instants de son existence. Une nuit il reposait « sur le lit alors glacé » où il avait « régné auprès d'elle, » lorsqu'il vit s'incliner sur sa couche « l'amante naguère inhumée sur la route de Tibur, près d'une eau murmurante. Elle avait les mêmes yeux, la même chevelure que sur le lit funèbre; mais ses vête ments étaient à demi brûlés; le feu avait rongé le béril qu'elle avait coutume de porter au doigt et l'onde du Léthé avait terni ses lèvres. Sois à d'autres maintenant, » gémit l'ombre éplorée; « bientôt je te posséderai seule ; tu seras avec moi, et mes ossements se presseront contre les tiens. » Elle dit, et s'échappa à son étreinte. Properce succombant à la douleur qui le consumait sentit appro 180 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ cher avec joie l'instant qui devait les réunir. La vie lui était devenue insupportable; il n'aspirait qu'à s'endormir à son tour du dernier sommeil. Ses vœux reçurent leur accomplissement, et quelque temps après il rejoignait Cynthie au royaume des mânes. X

CLÉOPATRE

Au commencement du premier siècle, une intrigue se joua en Orient, pendant laquelle une femme contre-ba lança la fortune romaine et fut, durant quelque temps, l'objet de l'attention du monde entier. Intrépide et pas sionnée, elle retarda, par ses traits d'audace, la chute définitive de la monarchie orientale. C'était Cléopâtre, la sœur du jeune roi Ptolémée Denys. Ambitieuse et fascinatrice, elle avait gravi les degrés du trône, selon la volonté de son père, Ptolémée Aulète. Elle partagea la couche de l'aîné de ses frères avec sa couronne.Sa beauté égalait en réputation celle d'Hélène. Son corps était, d'après les traditions, une des plus

12 182 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ voluptueuses créations qu'il ait été donné de connaître. Avec un mari de treize ans, elle ne pouvait manquer de traîner à sa suite un sérail d'hommes, au service de ses fougueux désirs. Mais, pendant la minorité de Ptolémée Denys, une sourde opposition se forma en Égypte contre Cléopâtre. Photin et Achillas, qui gouvernaient l'esprit du jeune roi, haïssaient la reine et parvinrent, en 49, à la faire renvoyer du royaume; Cléopâtre proscrite leva des troupes en Syrie et vint attaquer son frère à Peluse, pour reconquérir son héritage. En ce moment, le vainqueur de Pharsale, César, venait de paraître à Alexandrie.Afin de faire leur cour au triomphateur, les lâches serviteurs de Ptolémée, agis sant sur l'ordre de leur maître, envoyèrent à César la tête de Pompée; César accueillit froidement cette flatte rie servile. La guerre civile éclata en Égypte, mais Ptolémée était au pouvoir du conquérant. Cléopâtre, pour gagner le dictateur à sa cause, s'avisa d'une ruse pleine de har diesse. « Elle se mit dans un petit bateau, » raconte Plutarque, « et arriva de nuit devant le palais d'Alexan drie.Comme elle ne pouvait y entrer sans être reconnue, elle s'enveloppa dans un tapis qu'Apollodore, son inten dant, lia avec une courroie, et qu'il fit entrer chez César par la porte même du palais. Cette ruse de Cléo pâtre fut, dit-on, le premier appas auquel César fut pris. » Cléopâtre jouait ainsi le tout pour le tout. Il est CLÉOPATRE 183 présumable qu'à la suite de cet événement bizarre, dans la nuit qui suivit cette soirée, elle sut s'emparer de l'esprit du général romain. Vaincu par ses caresses, il consentit à ce qu'elle exigea, et le lendemain déclara à Ptolémée qu'il eût à rendre à sa sœur la moitié du royaume. Mais bientôt les troubles ayant repris une nou velle activité, le roi perdit la vie dans un combat qu'il livra sur le Nil. Cléopâtre fut reconnue souveraine de toute l'Égypte et mariée à son plus jeune frère, Ptolé mée l'enfant, tandis que César restait l'amant en titre. Pendant quelque temps, le dictateur s'abandonna à la douceur des mœurs orientales, savourant les festins et les siestes voluptueuses sur les lits d'Ionie. Il quitta Cléo pâtre qui mit au monde, après son départ, un fils qu'elle nomma Césarion. L'époux nominal de la reine, Ptolémée l'enfant, mourut empoisonné en atteignant sa quatorzième année, époque de sa majorité, et sa sœur Arsinoé, reine de Syrie, fut assassinée dans le temple d'Éphèse.Seule maî tresse de la monarchie, Cléopâtre rejoignit César à Rome, ainsi que l'attestent Cicéron, Dion Cassius et Suétone. Rome était un séjour assez enchanteur pour qu'une reine s'y complût autant que dans le somptueux palais des Lagides.Cléopâtre, revêtue de ses blanches tuniques, les paupières teintes avec le colh, les cheveux relevés sur la nuque par l'ivoire « aux dents serrées, » était faite pour embraser le cœur de ces jeunes cavaliers que ne défen dait pas l'âpre vertu des Caton. 184 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITE

En 44, lorsque le dictateur périt assassiné, Cléopâtre se déclara énergiquement contre ses meurtriers, revint en Égypte et refusa le concours de sa flotte à Cassius. La guerre allait presque se déclarer avec lui s'il n'eût été rappelé en Macédoine par l'apparition des triumvirs. Mais Cléopâtre ne devait pas toujours rester fidèle à la mémoire de César. Lorsque Antoine l'appela à Tarse pour rendre compte de sa conduite, elle comprit qu'il ne lui restait plus qu'à le subjuguer, à l'envelopper comme dans un réseau qu'il ne pût rompre. Elle vint à sa ren contre sur une galère construite pour cette circonstance. Berghaus a donné le plan de ce vaisseau, qu'il a copié sur un dessin trouvé dans un manuscrit ancien et rare, ayant pour titre : Navigatio antiqua, cum fig., ab octore C. P. E. A., Milano, 1845, fol.; l'auteur en est inconnu. Cette galère était incrustée de lames d'or; aux mâts flottaient des voiles de pourpre brodées de fleurs; les rames étaient garnies d'argent fin, la proue ornée de sculptures et de guirlandes. Sur le pont s'élevait un somptueux pavillon couvert en drap d'or, autour duquel étaient disposés de nombreux vases exhalant des par fums qui embaumaient les rives du Cydnus. Sous cette tente était couchée Cléopâtre, habillée en Vénus, ayant autour d'elle un essaim d'enfants vêtus, en amours, de femmes représentant les syrènes, les néréides et les grâces. Que l'on se figure le vaisseau royal descendant le fleuve, aux sons des flûtes et des lyres, sur lesquels CLÉOPATRE 185 se mesurait le bruit des rames. Un vent léger agite les tentures sous lesquelles repose l'ancienne amante de César, et caresse de son haleine son visage et sa gorge nue. Ainsi elle apparut, dans l'éclat de la lumière orientale, qui faisait ruisseler les ors de son diadème et de ses colliers, aux yeux éblouis d'Antoine. Un tel spec tacle était bien fait pour endormir la prudence et allu mer la passion dans l'âme du triumvir. Il n'eut que la force de tomber aux genoux de l'enchanteresse et de la suivre à Alexandrie. Peut-être n'attendit-il pas d'être dans cette ville pour jouir de cette enivrante possession, et tous deux purent naviguer sur ce beau fleuve, qui n'eut pour eux qu'un trajet paisible. Leur destinée devint indissolublement liée l'une à l'autre; ils ne se quittaient plus. Antoine emmena sa maîtresse dans sa première expédition contre les Parthes. Il se garda d'engager sérieusement la seconde expédition, de peur de rester trop longtemps loin de celle qui possédait sur lui un pouvoir absolu. Il était en effet impossible qu'il ne fût pas ébloui à la vue de tant de charmes, et l'on se trouve très porté à comprendre ces faiblesses amoureu ses d'Antoine, qui ne parvenait pas à s'arracher à cette existence de délices. A la monarchie orientale étaient annexées la Phé nicie, la Syrie, la Crète, la Lybie, Cypre, la Cyrénaï que. Cléopâtre se trouvait ainsi posséder un empire qui pouvait le disputer en puissance à Rome. Le fils 186 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ qu'elle avait eu de César, Césarion, était déclaré roi d'Égypte, avec sa mère, et l'on espérait le voir devenir le chef d'une trente-troisième dynastie qui régnerait sur les rives du Nil. La reine et le triumvir s'abandonnaient aux folles débauches. Ce n'étaient que fêtes, repas, défis qu'on renouvelait, sans jamais trouver la satiété du plaisir. Avant qu'Octave se fût déclaré son ennemi, Antoine lui écrivait pour lui demander compte de sa froideur : « Qui t'a donc changé? Est-ce l'idée que je possède une reine? Mais Cléopâtre est ma femme et ce n'est pas d'hier, car il y a neuf ans. » Ainsi, ils avaient eu le temps de goûter les douceurs d'un voluptueux hymen avant que la guerre éclatât avec l'Italie. Il ne leur paraissait pas, sans doute, que leur existence pût changer de face. Pline raconte qu'une gageure avait été faite entre eux. Cléopâtre avait parié qu'elle dépenserait dans un seul repas dix millions de sesterces; Antoine l'en avait défiée. La reine s'étant fait apporter alors une coupe remplie d'acide, détacha une des deux grosses perles qui lui servaient de pendants d'oreilles, et l'ayant fait dissoudre, l'aurait avalée. Elle allait prendre la seconde, lorsque Plancus, juge du pari, l'empêcha et déclaraqu'elle avait gagné.Ce récit de Pline n'est pas très admissible; car, si l'acide avait une action aussi forte, il eût été dangereux pour Cléopâtre de le prendre. L'historien Josèphe prétend qu'elle avait une soif d'or insatiable et « qu'elle ne craignait point de violer la sain CLÉOPATRE 187 teté des temples, des sépulcres et des asiles, lorsqu'elle espérait en pouvoir tirer de l'argent, » et il ajoute « que tous les trésors de la terre auraient à peine pu suffire pour satisfaire cette somptueuse princesse. » Lorsque Antoine conduisit son armée en Arménie, Cléo pâtre l'accompagna jusqu'à l'Euphrate, et désira connaître la Judée. Hérode la reçut avec de grands honneurs, et Jo sèphe prétend qu'elle ressentit de l'amour pour lui et qu'elle tâcha de lui en inspirer. Son dessein, ajoute-t-il, était de se servir de ce moyen pour trouver une occasion de le perdre. « Quoi qu'il en soit, elle témoignait d'avoir une grande passion pour ce prince; » il paraît qu'Hérode eut un instant l'idée de la faire mourir, prétendant que ce serait rendre service à Antoine, car, si la fortune cessait de lui être favorable, au lieu de recevoir d'elle de l'assis tance, il ne pouvait en attendre que de l'infidélité. Mais ses amis le détournèrent de cette pensée et le préservèrent ainsi d'un péril imminent. S'il l'eût accompli, à quelles violences le désespoir d'Antoine ne se fût-il point porté? « Hérode se laissa persuader, apaisa Cléopâtre par de grands présents, et la conduisit jusqu'en Égypte. » Le tétrarque paya exactement les tributs des pays qu'Antoine avait donnés à Cléopâtre, n'ignorant point de quelle importance il était pour lui de ne point la mécon tenter. L'historien juif affirme que la passion du triumvir pour la reine « était si violente qu'il semblait qu'elle l'eût

ensorcelé. » - 188 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ Octave ne paraissait point prendre garde à l'attitude d'Antoine qui prodiguait les richesses et les provinces à sa maîtresse. Il attendait le moment favorable de disposer les esprits contre l'amant de Cléopâtre et de montrer en lui l'ennemi public. Mais qu'importait l'Occident au trium vir, lorsque ses nuits se passaient dans l'ivresse; « en une nuit chacun peut se croire Dieu » disait plus tard Ovide. Que l'on cherche à se représenter par l'idée ce que de vait être cette splendide demeure d'Alexandrie, ces lon gues salles resplendissant de l'éclat de l'or et de l'argent; ces siéges aux moulures d'ivoire, ces lits « dont la dent de l'éléphant avait fourni les supports, » et qui étaient couverts de draperies de pourpre. Une épigramme de l'Anthologie nous trace ainsi un portrait de la maîtresse d'Antoine. « Arrête-toi, étran ger, et regarde sur sa stèle cette Cléopâtre, que le sort jaloux, non les années, a envoyée chez Pluton. Vénus lui avait donné le privilége de la beauté, Minerve lui avait appris les devoirs charmants de la sagesse, la Muse lui avait enseigné la poésie et la musique, de manière à pouvoir associer des chants à sa lyre., et sachant que pour les mortels, rien n'est plus doux que la lumière du jour, vis en mettant toutes voiles dehors vers les plai sirs honnêtes. Bien que le tombeau cache ta jeunesse et ta beauté, ô Cléopâtre, et que ton corps ne soit plus que poussière, du moins la vertu de ta vie reste à jamais CLÉOPATRE 189 avec les vivants, manifestant la glorieuse pureté de ton âme! » Il ne faut pas s'en rapporter tout à fait aux poètes sur la façon d'écrire l'histoire. Il est vrai de dire cependant que les chroniques qui nous sont parvenues attestent que Cléopâtre parlait dix langues, qu'elle cultivait les lettres, et qu'elle donna à la bibliothèque d'Alexandrie les deux cent mille volumes contenus dans celle de Pergame. Sur un portrait gravé d'après une médaille du temps, Cléopâtre est représentée de profil : coupe de figure assez énergique; front ombragé d'une chevelure opulente, que partage une bandelette. Chaque trait s'accentue avec une virilité caractéristique. L'œil est bien enchâssé sous la saillie, où l'artiste a fait sentir le chevelu du sourcil. Le menton est droit, signe de résolution. Le col large, la poitrine bombée, et, si l'on poursuit par l'imagination le développement de ce type, on se représente une taille majestueuse, un corps à la démarche ondulante, par fois aussi peu vêtu que celui d'une déesse et qu'on devinait posséder de secrètes voluptés. Parmi les nombreuses réalisations de Cléopâtre, il en est trois que présentent les planches gravées par M. de Clarac. La première provient du musée de Dresde, et re présente une statue de femme couchée et endormie. La, tête est gracieusement encadrée dans l'arc du bras droit, tandis qu'elle s'appuie sur le coude gauche; un serpent 190 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ rampe sur le sein découvert. Les draperies sont d'un ca ractère très noble, et le pied dépasse l'extrémité de la tunique et se découpe finement. Mais cette conception n'est sans doute qu'une nymphe endormie ou peut-être Ariane. La seconde, empruntée au musée de Saint-Marc à Ve mise, serait, d'après M. de Clarac, l'œuvre d'un ciseau grec, ce qui permettrait de contester qu'elle représente Cléopâtre, car l'œuvre étant d'une grande pureté d'exé cution appartiendrait à l'une des plus florissantes périodes de la sculpture hellénique et par conséquent serait anté rieure à l'époque où vivait la reine d'Égypte. On ne peut rien décider. Cléopâtre est debout, coiffée du diadème à festons, chaussée des soleæ, et vêtue d'un peplum qui, partant de l'épaule gauche sous le bras droit, revient s'attacher sous le bras gauche qu'il couvre et descend ensuite jusqu'au poignet. De la main droite elle élève un vase, de l'autre qui repose sur un fragment de colonne elle tient un mouchoir. Les traits contractés accusent l'intensité de la souffrance. La troisième statue, empruntée aux antiques collec tions de Fontainebleau, est une femme entièrement nue, levant les yeux au ciel avec un accent de profonde dou leur. De la main gauche elle soutient un serpent sur sa poitrine et la main droite abaissée tient une draperie près d'une alabastrite. Le poids du corps porte sur la jambe droite. Une ligne ferme et soutenue part de son CLÉOPATRE 191

extrémité, profile la cuisse, se renfle élégamment à la hanche, et dessine le buste en faisant saillir les muscles avec douceur, ainsi qu'il convient lorsqu'on exprime une figure de femme. La tête, pleine de noblesse, domine tout cet ensemble de la personnalité, toute cette belle char pente physique, où les grandes lignes étendent la lu mière sur toutes les parties.. D'après ces divers portraits on peut comprendre l'irré sistible séduction que la fille de Ptolémée dut exercer sur Antoine. Mais l'heure du réveil allait sonner pour les deux amants. La guerre éclata avec Rome qui se déclara pour Octave, et considéra Antoine comme traître à sa patrie. Les festins, les plaisirs furent interrompus. Cléopâtre ne quitta - plus le triumvir. A Actium, la reine avait réuni une flotte de soixante vaisseaux. Mais, avant que la victoire se fût décidée pour Auguste, cette flotte prit la fuite à un signal de Cléopâtre. Antoine ne chercha plus à vaincre la for tune, il battit en retraite devant le neveu de César et ne s'occupa plus qu'à retrouver les traces de son amante qu'il rejoignit. La reine voulait fonder un nouvel État sur les bords de la mer Rouge; mais, voyant que tout était perdu, elle fit courir le bruit de sa mort et s'enferma dans une tour.A cette nouvelle Antoine désespéré se sui cida. Octave triomphait, l'Égypte était réduite en pro vince romaine. En 364, elle devait faire partie de l'em

pire d'Orient. - C'est en vain que Cléopâtre voulut essayer encore une 1c2 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

fois de séduire son adversaire.Octave resta insensible. Il est vrai qu'à trente-neuf ans, elle n'avait peut-être plus cette irrésistible puissance de beauté.D'un coup d'œil, elle envisagea sa posîtion, et vit que le vainqueur la ferait figurer parmi les captifs qu'il traînerait derrière son char à son entrée à Rome. La naissance, qui met au cœur des rois les suprêmes fiertés, les préserve de l'abaissement. L'ancienne maîtresse de César et d'Antoine, le dernier rejeton des Ptolémées, eut une heure de résolution héroïque. Ne pouvant vaincre, elle ne voulut pas être asservie. Soit qu'elle présenta son sein à la morsure d'un aspic qu'elle avait fait cacher dans une corbeille de fruits, · soit que, selon Dion Cassius, une des perles de son collier contenant du poison, elle l'ait avalé, elle mou rut au moment où Octave comptait que cette brillante captive allait devenir le plus enviable ornement de son triomphe. Il la contempla froidement dans l'immobilité du trépas, couchée sur un lit environné de guirlandes, et belle, malgré la mort qui sculptait rigidement ses traits. Ses flatteurs voulurent le consoler de n'avoir pu présenter au monde cette riche proie. Un cri d'enthousiasme cé lèbra cet événement. « Et maintenant, mes amis, » s'écria Horace, « il faut boire! et maintenant d'un pied joyeux, frappons la terre ! ô victoire! offrons aux dieux la meil leure part de nos festins ! « Voici l'heure enfin où nous pouvons, sans crime, CLÉOPATRE 193

épuiser le vieux vin de Cécube, enfoui dans les celliers de nos pères. « Nous voilà donc à jamais délivrés de cette reine insolente qui menaçait d'une ruine impossible le Capitole et l'empire! Elle était bien la digne esclave et maîtresse de ces troupeaux d'eunuques qu'elle traînait au milieu de ses ivresses de fortune et d'ambition. « Mais, quand elle eut vu les flammes vengeresses dévorer sa flotte et lui laisser à peine un navire, sa menace et sa rage, excitées par sa débauche même, devinrent enfin de la terreur. « Elle fuyait palpitante à tire-d'aile et tournant le dos à l'Italie, au moment où César, pareil au vautour dans le vent de la colombe, au chasseur sur les traces du lièvre à travers les neiges de Thessalie, arrive et va pour enchaîner son monstre. Elle alors, ambitieuse d'un trépas digne d'elle, regarde en héros le fer qui va l'abattre, et laisse à qui veut fuir la barque légère et les rives inconnues. « Calme et superbe, elle rentre en son palais crou lant de toutes parts; elle manie, intrépide, un affreux serpent dont le venin tantôt fera gonfler sa veine! Et certaine alors de mourir, elle atteignit au plus féroce orgueil. « Par sa mort, Cléopâtre arrache à César le plus superbe ornement de son triomphe, reine et femme jusqu'à son dernier soupir. » 194 LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

Mais, au moment où tombait Cléopâtre, une autre femme apparaissait dans cet Orient, pays des courti sanes, au fond d'un bourg de la Galilée. Instruite sans doute par les almées, comme Salomé, comme Héro diade, elle avait appris l'art de plaire à leur école volup tueuse et se livrait à tous les fils d'Israël avec cette rage, cette fièvre sapphique qui n'a pas été dépassée. Cette femme parcourait alors les premières étapes de son orageuse jeunesse. Mais elle allait jouer plus tard, dans la christologie, un rôle de premier ordre. C'était celle qui devait être un jour la poétique amante du Galiléen Jésus, c'était Marie Magdeleine. - DEUXIÈME PARTIE

- – MARIE MAGDELEINE

LA PÉCHERESSE DE LA VILLE

36. En ce temps-là un pharisien ayant prié Jésus de manger avec lui, Jésus entra dans la maison du phari sien et se mit à table à demi couché. 37. En même temps une femme de la ville, qui était de mauvaise vie, ayant su qu'il était à table chez ce pha risien, y apporta un vase d'albâtre plein d'une huile de parfum. 38. Et se tenant derrière lui à ses pieds, elle com mença de les arroser de ses larmes et elle les essuyait avec ses cheveux, les baisait et répandait ce parfum dessus. 39. Ce que voyant le pharisien qui l'avait invité, il dit

13 198 MARIE MAGDELEINE en lui-même : Si cet homme était un prophète, il saurait sans doute qui est celle qui le touche et ce qu'elle est, et que c'est une femme de mauvaise vie. 40. Alors, Jésus prenant la parole, lui dit : Simon, j'ai quelque chose à vous dire. Il répondit : Maître, dites. 41. Un créancier avait deux débiteurs : l'un devait cinq cents deniers et l'autre cinquante. 42. Comme ils n'avaient pas de quoi payer, il leur remit à tous deux leur dette. Dites-moi donc lequel des deux l'aime le plus? 43. Simon lui répondit : Je crois que c'est celui auquel il a remis davantage. Jésus lui dit : Vous avez bien jugé. 44. Et, se tournant vers la femme, il dit à Simon : Voyez-vous cette femme?je suis entré dans votre mai son, vous ne m'avez point donné d'eau pour me laver les pieds, et elle me les a arrosés de ses larmes et les a essuyés de ses cheveux. 45. Vous ne m'avez point donné de baiser; mais elle, depuis qu'elle est entrée, n'a point cessé de me baiser

les pieds. - 46. Vous ne m'avez point répandu d'huile sur la tête, et elle m'a répandu sur les pieds une huile de parfum. 47. C'est pourquoi je vous déclare que beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu'elle a beaucoup aimé; mais celui auquel on remet moins, aime moins. LA PÉCIIERESSE DE LA VILLE 199

48. Après cela, il dit à cette femme : Vos péchés vous sont remis. 49. Ceux qui étaient à table avec lui commencèrent à dire en eux-mêmes : Qui est cet homme-ci qui remet les

péchés ? - 50. Et il dit à cette femme : Votre foi vous a sauvée;

allez en paix. - Qui était cette femme et d'où venait-elle ?

II -

PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE ()

Le ravissement d'amour est le plus chaud et le plus véhément transport d'entendement qui soit 6ntre t0us. PLUTARQUE.

Le christianisme, en mous léguant ce gracieux type de la Magdeleine, s'est efforcé, pendant une période de quelques siècles, de dérober en elle la beauté plastique et vivante. Pendant l'époque barbare du moyen âge, ses

() Sous le titre de Portraits, on ne doit s'attendre à retrouver que des conceptions enfantées par l'imagination des peintres et des sculp teurs.Cette dénomination n'implique point de réalisations d'après un type original, ainsi qu'on a cru pouvoir le faire pour l'apôtre Pierre. 202 MARIE MAGDELEINE

formes s'affaissent sous les lourdes draperies dont on l'a chargée. Il semble qu'on ne lui ait donné accès dans les temples, qu'à la condition qu'elle s'y présenterait dé pouillée de ses charmes. Seule, la longue chevelure lé gendaire dont on n'a jamais osé dépouiller son front, la fait reconnaître dans ce cortége de saintes et de veuves retracées par le pinceau. Plus tard, brisant le joug mo nacal, quelques peintres ne craignirent point de s'affran chir des règles les plus austères, et représentèrent la belle maîtresse de Jésus dans ses attraits les plus eni vrants : Corrége, Titien, Murillo, etc. C'est à leur touche sensuelle que nous devons les plus franches réa lisations de la Magdeleine. Actuellement, plusieurs compositeurs ont su conserver à cette physionomie son accent romantique; mais dans les fresques, la sévérité des conceptions qu'ils avaient à réa liser, leur interdisait d'y introduire une création d'une grâce trop voluptueuse; il ne fallait pas qu'en levant les yeux aux voûtes du monument sacré, le regard y saisît U1I1e personnalité d'un caractère trop profane, dans les yeux de laquelle on eût deviné une flamme toute terres tre. Dans cette maison où l'on dit à la beauté : « Sou viens-toi que tu n'es que poussière », les ministres d'une religion qui proscrit le culte de la matière, ne veu lent pas voir renaître sous le crayon ou le ciseau les charmes provoquants de Marie de Magdala. L'obligation de draper les figures, leur retire un peu de cet attrait PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 903

- charnel qui fait la fortune et la gloire de quelques-unes des Magdeleines réalisées au seizième siècle. Au premier siècle, le monde des courtisanes, représenté à Ierouschalaïme par les almées qui s'y étaient établies (1), formait un centre artistique et lettré. On comptait dans son sein des femmes de race royale, Hérodiade et Sa lomé. La danse était surtout ce qui exerçait le plus d'empire sur le cœur des grands. Ce talent que Salomé passe pour avoir pratiqué avec une grâce irrésistible (2), et que les Almées, ainsi que nous l'avons vu, enseignaient aux orientales, ne fut sans doute pas ignoré de la Mag deleine; on s'accorde à lui reconnaître un savoir assez étendu pour son siècle (3), que son caractère de femme galante ferait assez accepter. Il est probable qu'à Naïm où elle vivait (4), cette ville étant voisine de son domaine de Magdala, se trouvaient, comme à Ierouschalaïme, des femmes qui tenaient école de galanterie et possédaient ainsi les principaux d'Israël. Les séductions dont elles s'entouraient, leur faisaient ob tenir sur les Juives mariées une préférence qu'elles du rent conserver malgré le scandale de leur vie.Jésus lui même voulut les gagner à sa cause héroïque, en choisissant pour amie celle qui avait fait plus de chemin que les autres

(1) SAvARY, Voyage en Égypte. (2) MARC, chap. vi, 22. (3) RABAN MAUR., Vie de Marie Magdeleine, fol. 1. (4) LUC, chap. vII, 37. Naïm était située dans la plaine d'Esdrélon, près d'En-dôr, et était comprise dans la Galilée. 04 MARIE MAGDELEINE dans la licence. L'amour vrai dont Magdeleine brûla pour lui fit disparaître en elle la trace de ses anciens attache ments, et la fit rougir de s'être follement donnée à tous. Un poète a écrit que la liqueur qu'elle répandit sur les pieds de Jésus, était faite avec les larmes de ceux qu'elle avait consolés. N'est-ce point dire par là qu'elle lui donna ce qu'elle avait de plus précieux dans ses richesses et dans son âme, le parfum qui enivre, le baiser qui imprime l'amour? Les églises devaient être les archives naturelles de l'histoire. On allait y retrouver un jour les traits fonda mentaux de l'existence des principaux sectateurs de la doctrine nouvelle. Les vitraux des temples ont déroulé aux regards des masses les nombreuses épopées se ratta chant à l'existence des vierges et des martyrs. Ces récits légendaires enflammaient les imaginations du moyen âge, inspirant aux populations, avides de merveilleux, le culte de tel ou tel confesseur de la doctrine deJésus, et le désir de placer sous son patronage un pays entier. Les artistes ont ainsi concouru à l'édification du dogme; telle œuvre anonyme, telle création signée d'un nom obscur, nous met aujourd'hui en présence des faits ap pelés à jeter une vive lumière sur cette époque de bar barie. Parmi les nombreux vitraux retraçant les traits suc cessifs de la vie de la Magdeleine, ceux de la cathédrale de Bourges paraissent avoir attiré une attention assez PoRTRAITs DE MARIE MAGDELEINE 205

sérieuse. Leur description a rempli une grande partie de l'existence des pères Cahier et Martin. Le premier panneau du sommet de la verrière est presque entièrement détruit; on suppose qu'il devait exprimer comme une sorte de canonisation de la Magde leine, c'est à dire Jésus désignant à ceux qui l'entouraient dans la demeure céleste, celle dont il proclamait la gloire dans l'avenir. La scène représentée sur le second panneau fait entrer de suite dans le vif de la tradition; à gauche on voit re produit l'acte accompli chez le pharisien, à droite celui qui eut lieu à Béthanie. Dans cette dernière scène seu lement, Marie tient le vase de parfums qui restera comme le signeiconographique auquel onla reconnaîtra dans les autres réalisations. Au troisième panneau, Jésus à Béthanie, le médaillon du milieu montre Marthe occupée aux soins du ménage. Tandis qu'à gauche on reconnaît sa sœur écoutant les pa roles de l'hôte qui les visite; à droite, Marthe se plaint à lui de ne pas être secondée par Magdeleine dans ses oc cupations. La deuxième partie de la verrière est consacrée à l'his - toire de Lazare. Le médaillon du quatrième panneau le représente couché et recevant les soins de ses deux sœurs; à gauche, on voit l'envoyé de Marthe et de Marie arrivant vers Jésus, de l'autre côté la mort de Lazare. Au panneau suivant, Jésus est de retour et est reçu par 90 MARlE MAGDELEINE

Marthe qui l'implore; au milieu, Magdeleine reçoit les consolations des J uifs; à côté, on la voit agenouillée devant celui de la présence duquel elle a été avertie. Enfin sur le dernier panneau est peinte la résurrection de Lazare. Les peintres, les sculpteurs, les poètes, sont les vrais historiens de la Magdeleine; sa personnalité glisse entre l'histoire et la légende, c'est au crayon ou au ciseau qu'il appartenait d'en fixer les formes. Le moyen âge, parmi ses enluminures de missel, nous en offre une assez curieuse, c'est celle que l'on retrouve dans une Bible du douzième siècle qui passe pour avoir été dans la bibliothèque de Charles V. Marie Magdeleine y est représentée au moment où, selon la légende, elle voit Jésus sous la figure d'un jardinier. La physionomie, d'un demi-pouce, est nimbée d'or; une draperie écarlate dissimule entièrement le corps à demi ployé; les bras, un peu longs, sont tendus vers l'apparition. Mais rien de saillant ne se détache de ces compositions de l'âge gothique, où Marie Magdeleine est perdue dans la foule des personnages des descentes de croix. . Un autre monument du quatorzième siècle, une copie de la Cité de Dieu de saint Augustin, et signée Raoul de Presles, nous met en présence d'un sujet impliquant la personnalité de Marie Magdeleine. C'est la représentation du ciel, composition divisée en deux parties. Dans la pre mière région se trouvent des personnages d'un ordre supérieur. Dans la région inférieure, àgauche, onvoit trois PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 907

saintes rangées symétriquement et ayant chacune une amphore. L'une des trois est certainement Marie Magde leine, mais laquelle? c'est ce qu'il. est impossible de reconnaître. Ces physionomies ont du reste une ressem blance qui prouve que l'artiste les procréait en général d'après le même type. Un autre document très ancien est fourni par un ta bleau de René de Provence : Marie de Magdala évan gélisant les peuplades de la Gaule Viennoise. On distin gue au fond le petit port de Massilia; sur la grève sont disposés les auditeurs, parmi lesquels René s'est placé lui-même avec sa femme Jeanne de Laval. La peinture est sèche; les têtes sont anguleuses et dénuées de charme; l'ordonnance est sans beauté, mais le dessin a une certaine incision. Qu'il y a loin pourtant de cette prédicante au stère à la femme amoureuse qui s'attachait aux pas de Jésus ! Une œuvre non moins curieuse du roi René, est celle qui décorait autrefois le maître-autel des Grands Carmes à Aix(1). Au milieu se trouve le buisson ardent dans lequel l'artiste avait placé, au lieu de Jehovah, avec l'enfant sur ses genoux tenant un miroir; à droite Mos ché environné de son troupeau; à gauche un ange vêtu d'une chape ornée de pierreries, retenue par une agrafe. Sur cette agrafe sont peints Adam et Ève près de l'arbre fatal autour duquel est enroulé un serpent à tête humaine.

(1) MILLIN. Planches gravées. 208 MARIE MAGDELEINE L'ange a le front ceint d'un diadème de perles et tient un sceptre d'or de sa main droite. La scène est un site riant éclairé par les feux du couchant; un horizon de mon tagnes se dessine au fond. Le paysage est traversé par un fleuve aux sinueux méandres arrosant une ville gothique. Le tableau est encadré dans une bordure plate à fond d'or bruni, où sont réalisés les douze rois de Juda, chacun dans une niche gothique. Au dessous du cintre, dans les angles, il y a deux figures, l'une à genoux qui sonne du cor, l'autre qui tient une lance et auprès de laquelle sont deux lévriers et un chien basset. Millin assure que dans l'autre angle est une femme assise, sauvant une lionne traquée par des chasseurs, et destinée ainsi à symboliser la pitié. Au dessus de la bordure, une frise partagée en trois divisions, montre le Père éternel environné de la milice céleste et tenant dans sa main la boule du monde surmontée d'une croix. Au bas de la frise est tracée cette inscription : Qui me inveniet vitam et hauriet salu tem a Domino(Sap.); et enfin, à l'extrémité de la bordure : Rubum quemviderat Moyses incombustum, conservatam agno vimus tuam laudabilem virginitatem, sancta Dei Genitrix. Ce tableau possédait des volets curieux et dont l'un des deux, celui de droite, comporte la réalisation de la Magdeleine. René s'y était peint lui-même, vêtu d'une longue robe de velours violet relevée d'hermine et d'un camail semblable. La physionomie, d'un caractère PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 909

assez expressif, annonce le déclin de l'âge. La tête est coiffée d'un bonnet de velours noir dont les bords sont relevés.Le roi est à genoux; devant lui sont déposés, sur un tapis précieux où est brodé l'écusson du prince écar telé de Sicile, d'Aragon, de Bar et de Lorraine, le livre - d'heures à fermoirs et sa couronne. Au bas est un barbet, sans doute le chien familier du roi. Immédiatement derrière lui sont groupés les trois per sonnages, sous le patronage desquels la foi populaire a placé l'Aragon et la Provence. Marie de Magdala, habillée de draperies finement ordonnancées, tient un vase de parfums; la tête coiffée d'un voile et nimbée est d'une grande noblesse. Auprès d'elle est saint Antoine ap puyé sur une crosse grecque; devant lui saint Mau rice portant une riche armure, et dont le casque surmonté d'un panache a sur le devant un camée où est la figure deJésus; un manteau de soie verte est jetésur la cuirasse ; sa main droite s'appuie sur son épée, tandis qu'il tient de sa main gauche une bannière ornée de bâtons croisés aux pointes fleuronnées. Une tapisserie verte rayée de rouge garnit la pièce. Sur le volet gauche est représentée la seconde femme de René, Jeanne de Laval, agenouillée devant son prie Dieu, aux armes de Montmorency et de Bretagne, sur lequel est posé le livre d'heures; la lettre initiale qui commence le psaume est placée dans une miniature qui montre l'Annonciation de la Vierge. 210 MARIE MAGDELEINE

Les cheveux de Jeanne sont relevés en tresses sous son diadème de perles. Sa robe, ou cotte hardie, est en velours rouge, et son surcot en fourrure blanche semé d'hermine. Derrière elle debout, Jean l'Évangéliste por - tant un calice dans lequel est un serpent ailé. A côté de lui, sainte Catherine couronnée, ayant dans la main droite une palme et de l'autre une épée; près d'elle est saint Nicolas habillé d'un surplis, de deux dalmatiques et d'une chape en damas blanc avec des orfrois de velours ciselés. Ses mains gantées portent des bagues; de l'une il donne la bénédiction, de l'autre il tient une crosse. A ses pieds sont trois enfants dans un baquet, son attribut habituel. Un dais de soie verte s'élève sur toutes ces têtes. A l'extérieur de ces volets sont des peintures en camaïeu couleur de marbre; à droite c'est l'Ange Gabriel, à gau che la Vierge.Chacune de ces figures est debout sous des baldaquins gothiques. Ce tableau, si riche par la finesse et la variété des dé tails, est également précieux en ce qu'il conserve une des plus antiques réalisations de la Magdeleine. René ne devait pas oublier ce type charmant et poétique dans ses compositions, lui si passionné des femmes et de la gaie science (1).

(1) Peint à l'huile, ce tableau ferait supposer que René aurait pent être connu Jean de Bruges. On trouve dans l'état de sa maison le noin de deux enlumineurs, Turlère et Bertrand le Berger. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 211

Une peinture en détrempe sur bois, exécutée en Italie, dans le style grec du douzième ou treizième siècle, repré sente Jésus apparaissant à Magdeleine sous les traits d'un jardinier. Il est vêtu d'une draperie qui, passant sous la hanche droite, revient se jeter sur l'épaule gauche, sur laquelle sa tête s'incline complaisamment. Le nimbe est orné dans l'intérieur d'une croix grecque. Le bras droit est levé, et la main gauche tient une bèche qui re pose à terre. Magdeleine agenouillée serre dans ses mains l'un des pieds de Jésus qu'elle va baiser. Sa longue chevelure flotte jusqu'à mi-corps, et elle est vêtue d'une robe à paillettes brodées. A côté d'elle, sur le second plan, est déposé le vase à parfums. Fond de pay sage (1). Un type non moins archaïque, est celui qui a été réalisé dans une peinture sur bois de style gréco-italien, par des maîtres grecs du treizième ou du quatorzième siècle. Les longs cheveux de Marie s'échappent d'un voile et la figure est contractée par la souffrance, tandis qu'elle soutient la mère de Jésus. Les mains, d'une exécu tion meilleure qu'aux époques précédentes, feraient sup poser que cette peinture pourrait bien appartenir au quatorzième siècle (2).

(1) SERoUx D'AGINCoURT, l'Art par les monuments, pl. xCII. (2) IDEM, ibid., pl. III, n° 4, 412 MARIE MAGDELEINE

ll

L'heure d'émancipation de l'esprit humain a sonné avec l'imprimerie. L'un des premiers monuments qui nous en ait été con servé et qui se rattache à l'étude des portraits de la péche resse de Naïm, est le fac-simile d'unlivre d'heures imprimé à Paris en 1512, par Simon Vostre (1). Le sujet est l'en sevelissement de Jésus.Au milieu de la composition, sur un lit de parade, est couché le fils de l'homme, la tête tournée du côté du spectateur. Immédiatement sur le plan principal, est agenouillée la Magdeleine qui tient de sa main droite l'une des mains pendantes de son divin ami. On voit à terre un vase dans lequel elle va puiser comme pour laver ses plaies et le parfumer, et trois clous qui viennent d'être retirés de ses membres. Marie est habillée d'une tunique, à manches étroites, par dessus laquelle est jeté un ample manteau, dont un pan lui couvre le sommet de la tête; de l'autre côté du lit sont groupés la foule des disciples et des amis en diverses attitudes; au milieu est la mère de Jésus ; sur les derniers plans un

(1) Sur la marque de cet artiste on voit (fig. 407, Arts au moyen âge et à la Renaissance, de Paul Lacroix): Simon Vostre, imprimeur à Paris, en 1531, demeurant rue Neuve Notre-Dame, à l'enseigne de Saint Jean l'Évangeliste. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 213 fond de ville. Cette page est contenue dans un élégant en cadrement de colonnettes surmontées de deux figures de saints et portant une sorte de dais aux arcs gracieuse ment évidés; au milieu deux griffons affrontés. Des personnages symboliques sont dessinés à gauche de l'en cadrement; à droite une riche ornementation de feuillage entremêlée de griffons. A mesure que le moyen âge s'efface, la clarté descend dans le ciel de l'art, où l'on n'avait vu encore se dérou ler que les splendeurs de l'architecture gothique (1). Au lieu de ces images qu'on couvrait de pierreries et qui n'avaient d'autre prix que les matières précieuses dont on les revêtait, on voit naître de nouvelles figures chez lesquelles le dessin crée l'expression; on s'habitue à donner aux saints des physionomies moins émaciées; les madones raides, les martyrs d'un style tourmenté, font place, dans les compositions chrétiennes, à des person nages auxquels les peintres de la Renaissance commu niqueront une sorte de majesté idéale. Un rayonne ment de jeunesse et de poésie éclairera la physionomie de Magdeleine, et rajeunira ce type de femme auquel l'ignorance des artistes imprimait une sorte de cadu cité. Dans la naïveté des compositions où sont groupés des personnages d'une époque différente, on voit naître une

(1) Le moyen âge eut cependant ses grands miniaturistes que l'on ne peut méconnaître : Memling, Jean Fouquet, etc.

14 214 MARlE MAGDELEINE grande élévation dans l'air de tête, et la noblesse des poses. Quelques-unes de ces physionomies de saintes demeureront comme les types hiératiques de l'avenir; telles sont Cécile, Magdeleine, Thérèse, Catherine de Sienne. Si l'onremonte aux nouveaux portraitistes de la Magde leine, à peu près vers le quinzième siècle, on trouve un tableau de Cima dà Conégliano, qui représente Jésus enfant adoré par Jean et par Magdeleine. L'ancienne pécheresse est agenouillée devant le bambino assis sur la Vierge, et lui présente en s'inclinant un vase de parfums. Elle est vêtue d'une tunique bleue dont les plis se groupent à la taille sous une bande de draperie jaune; un épais manteau rouge est jeté sur ses épaules. Le per sonnage de Marie se découpe gracieusement sur cette terrasse chaudement éclairée, d'où l'on découvre au fond la campagne de Conégliano. Angiolo Bronzino, dans son tableau de l'Apparition de Jésus à Marie Magdeleine, l'a peinte de profil, la tête légèrement renversée en arrière, les cheveux flottants, à reflets lumineux; ivre d'amour et de joie, elle se jette aux pieds de celui qu'elle a tant aimé. On la reconnaît à l'éclair de passion qui jaillit de son regard. Voici un type emprunté à une composition plus sévère, et donné par Annibal Carrache. Debout et appuyée sur le sépulcre, la Magdeleine contemple Jésus mort étendu sur un linceul et dont la tête repose sur les genoux de PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 21: sa mère. D'une haute stature, elle retient de sa main droite sa longue gerbe de cheveux qui retombe sur l'épaule. L'expression est empreinte d'une grâce languis sante, et sa personnalité se détache, au milieu de ce groupe éploré, dans une lumière sobre, qui lui donne un caractère de beauté touchante et noble (1). C'est encore Magdeleine, qu'Annibal a représentée de bout à l'entrée d'une grotte, la gorge à demi voilée par une draperie rougeâtre qui enveloppe le reste du corps ; à sa droite est une croix qu'elle contemple, et au bas de la croix un livre ouvert posé sur un rocher : figure d'un grand style. La moitié de la physionomie est plongée dans l'ombre large et lumineuse; le dessin est fier, pro fond, accentué (2). Un autre disciple de l'école bolonaise, Guido Reni, a saisi l'un des plus tendres accents de cette beauté, que Corrége a rendue si voluptueusement. Ses yeux ar demment levés au ciel révèlent toute la force du désir dont elle est dévorée. On se souvient, en la considé rant, de cette parole du peintre : « J'ai deux cents ma nières de faire regarder le ciel par deux beaux yeux. » La physionomie est peinte dans une douce lueur argen tine; les mains d'une délicatesse de ligne irréprochable,

(1) Hauteur, 2,77. - L. 1,87.–Toile. Fig. de gr. nat. Musée Napo léon. (2) Hauteur, 1,48. - L. 1,05. - Toile. Fig. de gr. nat. Collection de Louis XVIII, compris dans les lots de tableaux payés 100,000 fr. à M. Scitivaux, le 11 avril 1821. 216 MARIE MAGDELEINE sont chastement croisées sur un sein gonflé de soupirs amoureux, et retiennent sa longue chevelure. Ce buste est sculpté sur la toile comme la Diane de Poitiers peinte par Jean Cousin (1). La voici encore réalisée par Guido, debout, les mains jointes, les yeux tournés à droite vers une croix, faisant pénitence dans sa grotte; mais la stature a conservé son élégance, un rayonnement de jeunesse environne la belle recluse (2). Raphaël a puisé dans l'antiquité les types dans lesquels il a incarné une grâce toute céleste. Ses madones sont d'amoureuses jeunes filles; mais quelques-unes sont bien surpassées par la beauté majestueuse de plusieurs têtes païennes, d'une plus haute noblesse de contour, d'une conception plus profonde. Dans les mains il n'a pas égalé les Grecs.Avant tout, ce qu'il rêvait c'était cette pureté d'expression dont la perfectibilité l'emporte chez lui sur celle de son coloris; et cependant, comme le dit Meng, si les Grecs ont plané avec majesté entre la terre et le ciel, Raphaël a marché avec justesse sur la terre, et ne les a pas atteints dans les figures idéales qui doivent refléter la divinité. Magdeleine convenait à ce crayon d'une grandeur de réalisation si émouvante dans les di

(1) Hauteur, 066. - L. 0,57. - Buste de gr. nat. Collection de

Louis XIV. - (2) Hauteur, 1,12.- L. 0,95. - Toile. Demi-fig. de gr. nat. Collec tion de Louis XlV. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 217

verses affections de l'âme. Jésus mort sur les genoux de sa mère est une composition de neuf pouces de largeur sur six. Marie est assise dans un paysage, portant sur ses genoux son fils mort et tout nu; à gauche, Jean agenouillé soutient le torse; à droite, la Magdeleine prosternée baise les pieds de Jésus (1). La pose est à la fois simple et émouvante. Une autre composition de Raphaël, le Repas chez Simon le Pharisien, s'attaque plus directement à la Magde leine. Elle est représentée sur le plan à droite du specta teur, essuyant les pieds de Jésus avec sa chevelure flot tante. A côté d'elle est le vase à parfums. Le rabbi semble un peu écarté des convives, comme si le peintre avait voulu donner à ce groupe une accentuation plus caracté

ristique (2). - Le Christ en croix, appartenant actuellement, je crois, à lord Ward et ayant illustré la galerie du cardinal Fesch, possède aussi une figure de Magdeleine. Au pied de l'ins trument du supplice, se tiennent debout la mère de Jé sus et Jean; la Magdeleine et saint Jérôme sont age nouillés. Les figures, très allongées, rappellent le style de

(1) Ce tableau a passé successivement dans les collections de Chris tine de Suède et dans celles du duc d'Orléans, à qui il a été vendu 60 guinées. Le comte de Reichberg de Munich l'a également p0s sédé, ainsi que sir Thomas Lawrence et Mgr Whyte.Gravé dans la ga lerie d'Orléans. (2) Cette comp0sition est rangée au cabinet des estampes parmi les dessins. 218 MARIE MAGDELEINE

Pérugin. Raphaël n'aurait, dit-on, pas eu encore dix sept ans lorsqu'il peignit ce tableau. C'est ce qui expli que l'empreinte de l'école de son maître. Dans le Christ porté au tombeau, Magdeleine occupe à peu près le centre du tableau et soutient la main droite du Nazaréen en se penchant amoureusement sur son corps. Un flot de ses cheveux couvre son épaule gauche et des cend sur sa poitrine. Elle est revêtue d'une stola, sorte de robe à longues manches légèrement serrées au dessous du deltoïde, et continuant jusqu'au poignet. Une autre mince draperie dessine sur le buste des plis fins qui se groupent sous une agrafe précieuse sur l'épaule gauche. Il y a de la jeunese et de la grâce dans l'air de tête de cette physionomie contemplant le plus déchirant spec tacle qui se soit jamais offert aux yeux d'une amante (1).

III

Sous le pinceau de Véronèse, la fille de Naïm s'em bellit d'un cachet de grâce mondaine; aucune confusion ne se dévoile sur sa physionomie, on voit qu'elle accom plit son action avec une sorte de complaisance amoureuse. Dans son Repas chez Simon le Pharisien, il la montre au moment où elle vient de répandre son amphore de

(1) Rome, galerie Borghèse. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 219

parfums sur les pieds du jeune docteur, et où elle les lui essuie avec sa longue chevelure. Elle est habillée d'une robe rouge sur laquelle est jetée une seconde jupe d'un vert un peu violâtre. Un léger tissu de gaze est noué sur sa gorge. Elle est placée au centre de la composition. Jésus est vêtu d'une tunique de pour pre et d'une draperie d'un vert sombre. Devant lui est le Pharisien, en tunique rouge, glacée avec des noirs bruns; un peu plus loin, une autre femme habillée d'une robe de soie d'une teinte neutre, sur laquelle est jetée une draperie jaunâtre. Près de cette femme est un jeune garçon portant un plat, et vêtu d'un haut-de-chausse d'une couleur de rose effacé et d'un pourpoint jaune chamois. Sur la seconde table, à gauche, sont des personnages groupés en des attitudes diverses. La scène se passe sous un portique soutenu par des colonnes de marbre. De chaque côté, derrière les tables, s'élèvent des dressoirs . garnis de vaisselles d'argent et d'or. Mais il appartenait au Corrége, au peintre de la grâce, de réaliser l'héroïne de Magdala sous les traits d'une ado rable liseuse. Le corps est jeté sur un lit moufflu de fraîche mousse, qu'environne une feuillée mystérieuse. Le bras droit est appuyé sur la verdure; la main soutient la tête à la chevelure flottante. Les yeux sont abaissés sur les pages d'un livre, tandis que la gorge nue, opulente, aux contours moelleux, dévoile ses voluptueux attraits. Comme on devine le serpentement d'une ligne de reins 220 " MARIE MAGDELEINE ondoyante, sous le mince tissu de la tunique, et quel caractère de beauté vivace et délicate; quelle pulpe de chair savoureuse, quels bras ronds et potelés; comme ce jour, aux tons mélodieux et tranquilles, convient à sa poétique rêverie ! La vraie Magdeleine, c'est celle du Corrége, la beauté qui, après s'être épanouie en pleine lumière, s'enfonce sous les clartés intimes de la forêt, afin d'y vivre dans le culte d'une foi passionnée pour celui qui n'est plus. Titien a des plans tellement fondus, qu'il donne aux figures une harmonie pénétrante. L'œil emporte le mirage de cette couleur, dorée comme par le soleil; les tons sont reliés entre eux par des teintes gaies, mais l'expres sion de ses deux Magdeleine pénitente n'est pas aussi profonde, aussi volupteuse, que celle de la liseuse du Corrége qui respire l'ivresse dans tout son être. Dans l'une des deux compositions de Titien, Marie n'a d'autre vêtement que sa longue chevelure dénouée qui laisse apercevoir les seins très accentués. La tête est au réolée; la main droite presse une partie de cette nappe onduleuse de cheveux, le bras gauche descend à peu près à mi-corps et se replie sur le ventre où la main serre l'autre portion de la chevelure; au fond on aper çoit sur un mamelon, la croix, image du divin supplice. Dans l'autre composition, Marie est habillée d'une dra perie, mais la pose est à peu près semblable : physiono mie très éclairée. A droite du spectateur on voit un vase PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 221 de parfums, à gauche un livre ouvert; fond de collines. Le dessin de ces deux figures est d'un caractère fin et naturel; les teintes sont d'une justesse qui révèle ce senti ment idéal de la coloration qu'on n'apprend pas dans la nature, si on ne l'a point d'abord préconçu en soi. Cette palette de Titien, qui marie si habilement dans les chairs, les notes bronzines d'un éclat chaud à la tonalité argentine, la fermeté à la transparence ; ce crayon qui accuse la rondeur des contours d'une façon si ressentie, si amoureuse; ce pinceau qui fait tomber sur les épaules et les gorges nues la lumière vénitienne, celle dans laquelle doit être entrevue toute beauté; voilà bien les différents caractères avec lesquels on se représente Magdeleine. Il semble que ce soit une de ces figures dont le charme participe à la fois à la Joconde de Léonard, à la Léda de Titien, à l'Endymion de Canova. Ligne, éclat, solidité, couleur, ne sont-ce pas là les éléments qui constituent la beauté voluptueuse de la courtisane dans le monde an tique, comme ce sont encore les conditions essentielles du beau dans le monde moderne? Corrége et Titien ont - été unanimes à les appliquer à la Magdeleine, et ils ont créé des types hiératiques, des types que l'histoire a pour jamais consacrés, quoiqu'ils soient conçus par l'ima gination, car le beau reste toujours le vrai. 222 MARIE MAGDELEINE

IV

Mignard a voulu peindre Magdeleine, mais en lui don nant les traits de Lavallière, lorsqu'elle était dans tout l'éclat de sa beauté, lorsqu'elle pouvait savourer l'engoue ment du plaisir. Aussi la montre-t-il avec les charmes irrésistibles que dévoile l'ampleur de sa gorge nue. Sur ses genoux elle tient l'urne précieuse, tandis que son bras droit, mollement arrondi, laisse retomber une main fine aux tons nacrés et transparents. Quel rayon nement illumine cette tête d'un caractère si tendre et si langoureux ! C'est Magdeleine, au temps où elle goû tait la présence de Jésus à Béthanie.Qui pouvait le mieux représenter cette figure passionnée de la Galiléenne, que la femme qui devint plus tard cette poétique et délaissée vierge pénitente? Il est impossible de ne pas rapprocher, dans la pensée, ces deux types qui ont tant d'affinité l'un avec l'autre, Lavallière et Magdeleine. Chacune a eu au cœur la bles sure inguérissable; chacune est morte de ce qu'elle a aimé. Elles se touchent à travers le temps et s'en sont allées de ce monde cacher leur souffrance, l'une dans le désert, l'autre au fond du cloître. Il est des femmes qui se relèvent d'une première chute par la force d'un nouvel amour qui leur donne comme un PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE " 223

autre parfum de virginité : ainsi a fait Magdeleine. C'est toujours en aimant que la femme atteint la vraie grandeur; pour elle, sinon pour l'homme, ne plus aimer c'est quel quefois mourir. Pour la femme surtout, vivre c'est atten dre; attendre quoi?Celui qui doit tôt ou tard remplir une place dans l'âme oisive; l'être inconnu qui se présentera un jour, et en face duquel on sentira le cœur battre un peu plus vite. Il en est pour lesquelles le secret d'un amour héroïque ment gardé cause encore quelque jouissance, qui craignent de laisser effleurer au contact d'une curiosité vulgaire ce qu'elles ont de plus divin. D'autres qui, après avoir aimé, se réfugient dans la religion d'un seul souvenir; qui dis paraissent de ce monde quand elles ne peuvent plus y reparaître parée de leur première affection. Pour celles là, l'absence n'est que passagère; elles savent que le temps seul les sépare de l'objet qui les a quittées ; elles ont le secret de vivre avec le culte d'une chère mémoire. L'amour pour elles n'a point de passé; elles aimeront encore demain, comme elles ont aimé hier celui qui les a devancées dans la mort. C'est l'histoire de Marie de Mag dala. Une larme avant sur les pieds de Jésus, un sanglot après sur son corps immolé, voilà les deux termes de sa vie. Entre chacune de ces extrémités, elle a vécu trois ans le cœur en fête. Quel est celui ou quelle est celle à qui trois ans d'enivrement ne suffiraient pas pour ne 224 MARIE MAGDELEINE plus rien demander à la terre? On respire le parfum de plusieurs amours, mais il n'en est qu'un qui imprime en nous une marque ineffaçable. C'est en vain que Bossuet a essayé de prouver le néant des affections terrestres : la terre vaut mieux que le ciel quand on peut y saisir une heure enchanteresse. Cette mer des passions où tant de femmes se sont aventurées, quelques-unes viendront encore réclamer leur droit de l'explorer, celles-ci pour en sortir victo rieuses, celles-là pour y voir s'accomplir le naufrage de leur vertu. Il y aura toujours des Pénélope, comme il y aura toujours des Magdeleine, mais Magdeleine est plus touchante. Les fleurs sont quelquefois plus belles entrevues après la rosée de l'orage, que sous le soleil d'une matinée sereine. Vous qui passez, en laissant après vous cette page vierge de la vie où le bonheur n'est pas toujours gravé, vous vous félicitez d'être arrivé au terme sans avoir ef fleuré des lèvres ce vin de l'amour qui enivre. Mais la mort ne possède point pour vous ces mystérieux allége ments qu'elle a pour ceux qu'elle réunit; une nuit froide vous environne. Qui donc viendra réveiller au fond du tombeau celles qui n'auront point aimé? PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 2 2 ;

V

Un autre grand peintre auquel Mignard avait été opposé comme rival, Lebrun, voulut aussi peindre Magdeleine sous les traits de Lavallière, au moment où elle venait d'entrer au couvent.Son tableau, destiné à l'église des Carmélites déchaussées de la rue Saint-Jacques, montre la courtisane au moment où, repentante, elle renonce à toutes les vanités de la vie. Elle est représentée de face, assise devant une table sur laquelle est posé un miroir; ses mains déchirent ses vêtements. Ses beaux yeux pleins de larmes sont levés vers le ciel, tandis qu'au dessus de sa tête brille un nuage lumineux. A ses pieds est renversé un coffret plein de joyaux; sur le plan, à droite du spectateur, des draperies précieuses; au fond, une fenêtre ouverte, par laquelle on aperçoit une tour. Malgré la forme emphatique du style, il y a de la grandeur dans cette figure richement drapée; le dessin n'a pas la fermeté de celui d'Annibal Carrache; mais la conception a de la noblesse, de l'élévation et de la lar geur. Avec plus de fierté et d'audace, un coloris plus solide et des traits plus incisifs, il eût atteint Carrache dans l'expression de Magdeleine. La pécheresse est vêtue d'une tunique de soie orangée retenue à la taille par une ceinture; un épais manteau bleu est jeté sur ses épaules ; 226 MARIE MAGDELEINE la chevelure, légèrement mouvementée, est entremêlée de perles; l'air de tête a de l'éloquence, et la physionomie révèle bien ce reflet de l'âme agitée. On aimerait à saisir un caractère plus profond dans cette tête d'un sen timent vrai quoique d'un effet un peu théâtral (1). Lesueur l'a peinte dans une gamme claire, dans un style d'un tour simple et naïf, au moment où, selon la légende, Jésus lui apparaît près du tombeau vide. La grâce du dessin et la finesse des tons, en ont fait une création chaste, mais qui manque de caractère. La vaste composition de Jouvenet dans laquelle on la voit chez Simon le Pharisien, est d'une haute contexture scénique (2). Au milieu d'une salle, soutenue par des co lonnes doriques, est assis Jésus à l'angle d'une table, autour de laquelle sont couchés plusieurs convives. Il désigne à Simon, Marie, agenouillée à ses pieds, et qui est vue de profil. Elle n'a point quitté ses vêtements d'ap - parat. Un manteau orange laisse retomber ses flots opu - lents derrière elle, tandis que le sol est jonché des roses qu'elle a répandues. L'attitude révèle bien la spon tanéité du mouvement, et ressort heureusement des vieilles poses consacrées de la tradition. Il y a un irrésis tible attrait dans cette figure d'un caractère expressif,

(1) Hauteur, 2,52. - L. 1,71. - Toile. Fig. de gr. nat. Musée Nap0 léon. (2) Hauteur, 3,88. - L. 6,82. - Toile. Fig. gr. nat. Collection Louis XlV. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 227 dont la personnalité s'accentue au milieu de ces types masculins, dans une effusion de lumière tempérée. La gracieuse courbure du buste est pleine de délicatesse et de précision. Dans cette large salle remplie de specta teurs, ce groupe de Jésus et de Marie est exprimé d'une façon nette et décidée, et se détache fièrement des autres personnages avec un cachet pittoresque. Remarquons que chaque peintre rêve un accident de jour particulier pour se représenter Marie de Magdala. Les uns l'ont conçue dans une teinte austère de jour, sur la montagne du crucifiement; les autres, sous l'éclat doré d'une matinée chaude, avec des ombres vagues et légères ; ceux-ci la rêvent dans une gamme tendre et virginale; ceux-là, sous l'effet d'une projection de lumière fantas tique qui déchire la masse ténébreuse environnant le tombeau de Lazare; d'autres, sous les lueurs nocturnales d'un pinceau élégiaque, sur une terrasse d'orient; tantôt il semble qu'elle apparaît le front à demi dérobé sous les enroulements du turban; on la voit, nouvelle Circé, pré sentant à l'un de ses amants, un philtre destiné à faire courir dans ses veines le feu dévorant du désir. Quel quefois elle apparaît à l'imagination mollement accoudée dans unpaysage, auprès de Jésus, l'amoureux pasteur des brebis dispersées. 228 MARIE MAGDELEINE

VI

Rubens, en montrant Marie Magdeleine enlaçant les pieds de son amant cloué à la croix, lui a donné une stature d'une grâce amoureuse. Les bras sont d'une ron deur charnue. Elle est vêtue d'une robe de soie jaune d'un ton très riche. Le brillant du tissu est exprimé avec une magistralité de touche opulente et fière. La physio nomie, modelée en pleine pâte, s'accuse dans un relief puissant avec une fraîcheur de caractère savoureuse et lustrée. Les yeux sont humides et brillants, les lèvres empourprées, les cheveux d'un éclat blond et chaud; c'est ici la beauté florissante, aux lignes arrondies sans mol lesse; les nus sont exprimés avec une touche sensuelle qui n'ariendeflasque(1).Si Rubens avait représenté Mag deleine aux beaux jours de son existence, nul n'aurait mieux révélé cet accent de gaîté, de poésie, d'enivrement qui devait s'en échapper, et n'aurait mieux montré ce caractère de beauté qui est une fête pour le regard. N'est ce pas le peintre qui, dans ses compositions profanes, fait exprimer dans chacune de ses têtes ces effluences de lu mière éblouissantes?On dirait qu'il sait peindre l'air, tant l'atmosphère est imprégnée de soleil. Et qu'elle fluidité dans cette lumière !

(1) Haut., 3,33. L. 2,82, Toile. Fig. gr. nat. Ancienne collection. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 229

Van Dyck a donné deux conceptions de la Magdeleine, l'une a été reproduite en buste seulement. La seconde est la Magdeleine pénitente. Au fond d'une grotte, et devant une tablette chargée d'un livre ouvert sur lequel est posée une tête de mort, Marie est debout; l'un de ses coudes est appuyé sur la tablette à droite du spectateur, ce qui fait légèrement pencher son corps; les mains sont jointes, les yeux levés vers le ciel, et la phy sionomie environnée d'une gloire ardente. Une large dra perie prend le corps en écharpe, et laisse à découvert une partie du flanc droit et de la gorge. Il y a de la finesse et un caractère de dessin très délicat dans ce type où les plans sont harmonieusement fondus.

VII

Mais l'un de ceux qui révèlent une douceur de senti ment exquise dans l'expression de Marie de Magdala, c'est Murillo. Il y a dans sa charmante création une svel tesse de lignes, une suavité de touche, qui lui commu niquent un cachet d'exécution amoureux et chaste. Le talent de Murillo dévoile sa nationalité; par consé quent ce tableau est comme l'interprétation fidèle de la façon dont la dévotieuse Andalousie a compris Magde leine. Sous le brumeux ciel des Flandres ou de la Hol

13 30 MARIE MAGDELEINE lande, elle eût été conçue dans cette note de clair-obscur qui imprime à ia réalité un accent si poétique. Sous la coloration riante du firmament andaloux, au sein d'une population naïvement passionnée, le peintre devait l'en fanter avec un caractère de grâce souriante, d'innocence et de vérité, qui n'exclut pas un certain attrait volup tueux de la forme. L'artiste a donné à son personnage de Magdeleine, dix huit ou vingt ans au plus. L'air de tête est extatique et le regard semble plonger en des cieux entr'ouverts. La main droite presse une partie des cheveux, et l'autre sou tient un pan de l'étoffe du vêtement qui laisse à décou vert le sein gauche délicatement prononcé. Dans cette physionomie, d'un galbe divin, les tons sont moelleux et fondus, les contours purs et coulants; les ombres sont d'un accent mélancolique, sur les teintes claires du vi

sage. Les passions terrestres ne mettent point dans le re- - gard, une flamme plus brûlante et plus langoureuse que celle qui jaillit de ces yeux dilatés par le désir. Les pau pières frangées de longs cils, le front légèrement bombé, dont les plans sont faits pour porter une rejaillissante lu mière, les lèvres pleines de feu, la poitrine comme soule vée par la force des'aspirations, les bras aux lignes étof fées, en font une personnalité à demi païenne. Ce pinceau de Murillo, à la fois sensuel et religieux, qui montre entre les mains des prêtres des cœurs percés par la flèche de Jésus, et jette des anges joufflus et mutins,

- PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 231

comme un cortège de Cupidons, dans les olympes chré tiens, franchit les canons de l'orthodoxie. Avec lui les types de saints s'embellissent tous d'un charme profane. Qui ne se sentirait embrasé en face de cette Magdeleine si enivrante, au visage encadré dans les moires de sa longue chevelure, et dans les yeux de laquelle l'amour allume une ardeur précoce (1). Son histoire a été gravée en une sorte d'épopée gigan tesque dans les peintures de ce monument qui porte son nom - la Madeleine-, et qui fut inauguré comme église en 1842.Ces peintures sont signées Pujol, Bouchet, Cou derc, Cogniet, Signol. La nef possède huit chapelles dont deux sous le vestibule. Dans les espaces demi circulaires, compris au dessus des six autres, on a représenté les prin cipaux actes de la vie de la Magdeleine. Sur le côté droit, elle assiste debout à l'un des discours de Jésus; immédia tement en face, on la voit agenouillée à ses pieds, qu'elle effleure de son front, en essuyant avec un large écheveau d'or de ses cheveux, la liqueur odorante qu'elle y a ré pandue. Composition à grandes lignes nobles et sévères;

(1) On a donné trois manières à Murillo : la première est froide, la seconde chaude, la troisième vaporeuse. La première convient aux sujets de genre ; la seconde à l'expression des miracles; la troisième met en opposition la lumière du jour et cette lumière céleste, que le peintre fait resplendir sur ses vierges. Mais ces trois classifications impliqueraient un esprit de système auquel Murillon'a peut-être jamais songé. C'est un peintre d'inspiration, de tempérament et non de rai sonnement, et nous croirions volontiers, avec M. Beulé, qu'il n'appar tient qu'auxgrands génies de se renouveler ainsi sous plusieurs faces. 232 MARIE MAGDELEINE

style de facture grandiose. Un peu plus loin, la voici sur un des versants du mont du Crâne; elle occupe le centre du panneau, la tête renversée sur les genoux de l'une des femmes qui assistent au drame de la croix.Au côté opposé elle arrive au sépulcre vide, à l'entrée duquel sont placés deux grands anges éphèbes. Sa physionomie semble vouloir interroger l'espace. Au fond du paysage, le jour apparaît en une ligne de pourpre. L'artiste, en détachant Magdeleine du groupe de ses compagnes, lui a imprimé un accent romantique d'une élévation pleine de puissance. En face, le peintre a personnifié les tenta tions de la chair qui l'assaillent dans sa grotte, sous la forme d'esprits séducteurs qui viennent lui offrir des objets destinés à satisfaire ses sens affamés par les jeûnes continuels. Enfin, un peu plus loin, la voici au terme de son pèlerinage, étendue sur sa couche mortuaire. Au dessus du maître-autel, les peintures du dôme, si gnées Ziégler, représentent son apothéose. Dans la ré gion inférieure sont les rois et les empereurs, depuis Clovis jusqu'à Napoléon I°. Dans la région supérieure, Magdeleine est couronnée par le Fils de l'homme. Mais cette coupole philosophique révèle trop l'officialité. Ce n'est point le couronnement du poème héroïque de la Magdeliade qui a l'Évangile pour prologue. Deux toiles que l'on peut ranger dans le cadre de la peinture anecdotique, sont restées populaires. L'une est due au pinceau d'Ary Schœffer qui a représenté la Mag PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 233 deleine aux pieds de Jésus. Le jeune docteur a fait halte à Béthanie.A sa droite est Marthe debout qui vient d'inter rompre l'amoureux entretien pour se plaindre d'être laissée seule aux soins du ménage. Mais, d'un geste grave, le rabbi interrompt ce reproche. Devant lui, Marie, sur le plangau che, est assise à terre, les deux mains croisées sur l'un de ses genoux. Une sorte de langueur règne dans toute sa personne.Sa figure conserve l'accent d'un contemplatisme rêveur, dans l'harmonieuse facture des lignes que revêt une couleur virginale. Paul Delaroche a choisil'undes incidents les plus drama tiques de la vie de Marie Magdeleine.-Le vendredi saint. – Dans une chambre, éclairée d'une lueur blafarde, est étendue, sans connaissance, Marie de Magdala, la chevelure ruisselante sur les dalles. Par le troud'une lucarne, on dis tingue dans le lointain Jésus, portant l'instrument de son supplice, que considère Pierre debout près de l'étroite ou verture. L'apôtre serre le poing convulsivement, tandis que l'œil, profondément encavé sous l'arcade sourcillière, lance un jet de fureur concentrée.Au fond, les autres femmes de la suite de Jésus : Suzanne, Véronique, au milieu sa mère. Mais toute l'attention est absorbée par la personna lité de Magdeleine, qui résume l'intensité de la douleur et de la passion, dans son expression la plus tragique (1).

(1) Les compositions reproduisant la Magdeleine sont innombrables ; tout en n'étudiant que les principales, on est forcé d'en laisser der rière soi d'assez importantes, 234 MARlE MAGDELEINE

La sculpture n'a pas à revendiquer la même partici pation que la peinture à l'histoire de Marie Magdeleine. Les premiers monuments qu'on retrouve remontent aux premiers siècles de l'ère chrétienne.

VIII

Quand les croyances du prétendu voyage de la Magde leine en Provence commencèrent à se répandre dans la Gaule viennoise, l'une des bases sur lesquelles on s'ap puya fut l'existence d'un tombeau retrouvé dans les fouilles de Saint-Maximin. Ce tombeau, construit en albâtre, pas sait pour avoir contenu les restes de Marie de Magdala, et l'on disait qu'ils avaient dormi là plusieurs siècles. A quelle date précise remonte cette construction? c'est ce que l'on ne saurait dire; mais on reconnaît déjà le per sonnage de Magdeleine dans les sculptures. Sur la frise qui couronnait le monument étaient repré sentés plusieurs traits de sa vie : la scène chez le pha risien, l'apparition de Jésus. Sur le côté droit du sarco phage on voyait Marie descendant au sépulcre, et annon çant la résurrection aux disciples en leur désignant la Galilée (1). Les autres sujets, réalisés sur la face antérieure du mo

(1) Monuments inédits pour servir à l'histoire de l'apostolat de Marie Magdeleine en Provence, par l'abbé Faillon, t. II. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 235

nument, étaient divisés en cinq compartiments formés par des colonnettes. Des cinq colonnes qui ont été repro duites, trois étaient torses, les deux autres enguirlandées de feuilles de vigne; entre leurs ramures se jouaient de petites figures mythologiques occupées aux travaux des vendanges. Le premier compartiment reproduisait Jésus au jardin des Olives, les mains liées, la figure un peu massive. Le jardin était représenté par un arbuste droit assez semblable à un roseau. Le second compartiment représentait l'insulte reçue chez le pontife Anne où Jésus était souffleté. Le quatrième, l'interrogatoire chez Pilate; le cinquième la condamnation. Dans le compartiment du milieu, qui a été le plus détérioré par le temps, était la croix entourée de pierres précieuses; à côté, deux sol dats, l'un appuyé sur sa lance, le genou en terre, pa raissant en contemplation. On a voulu retrouver là l'idée de la légion fulminante, où les milices chrétiennes se prosternèrent subitement de vant le signe miraculeux; mais il est avéré que cette date est postérieure à l'exécution. Ces bas-reliefs sont les premiers monuments chrétiens où l'on constate les traces les plus anciennes de la Magdeleine (1).

(1) On distingue, d'après l'abbé de Montigny, deux classes de sar cophages dans l'art chrétien : ceux du sud qui ont pour type les mar bres d'Arles et sont d'un style relativement meilleur, quoique en gé 1néral moins élégant et moins correct, que celui des tombeaux romains ; et ceux du sud-ouest, ceux de Toulouse, qui sont beaucoup plus lourds et plus barbares. 236 MARIE MAGDELEINE

Le saint sépulcre de l'église de Saint-Michel (Meuse), scuplté par Richier, est l'expression de la foi antique qui va être remplacée par un sentiment profane en- - fantant des créations voluptueuses. L'austérité des pre mières conceptions fera place à d'autres réalisations dont le style devra se rapprocher du ciseau italien. Au centre de la composition(1), Richier a sculpté Jésus mort dont le torse est soutenu par un disciple, tandis que la partie inférieure repose sur le genou d'un autre per sonnage.Sur le plan droit, Marie Magdeleine, agenouillée devant les pieds du Nazaréen qu'elle baise.A gauche, une femme tient la couronne d'épines qu'elle contemple avec douleur. Au fond, la mère de Jésus est soutenue par des

anges et considère le corps de son fils.Sur l'un des côtés, à - gauche, deux soldats jouent aux dés la robe de la victime. Magdeleine, entièrement drapée, porte une robe ser rée à la taille et dont les larges manches descendent jus qu'au poignet. Un long manteau descend sur ce premier vêtement et enveloppe sa personne de ses plis habi lement massés par le ciseau du sculpteur; l'un de ses pieds nus sort de ce flot de draperie. La tête est d'un caractère simple et émouvant; de longues tresses des cendent de la chevelure; le profil est dessiné d'une ligne ferme, et la pose pleine de simplicité et d'abandon. L'en semble de ce monument révèle une justesse et un accord,

(1) Voy. les Arts au moyen âge et à la Renaussunce, de l'aul Lacroix. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 237 dans le jeu et la combinaison des attitudes, qui témoigne de la sévérité et de la grandeur des préceptes de cette haute période de la sculpture religieuse. Le portail de l'église de Saint-Sauveur, commencé en 1476, contenait autrefois un groupe représentant la transfiguration. Les apôtres s'y trouvaient représentés de grandeur naturelle ainsi que saint Maximin, Magdeleine, saint Louis évêque de Toulouse, saint Sidoine et saint Mitre : tous protecteurs de la Provence. Les têtes, qui sont détruites, possédaient assez d'expression (1). Germain Pilon, père, semble avoir été l'auteur d'un groupe en ronde-bosse et en pierre de liais, représentant la mise au sépulcre (2), qu'on prétend exécutée en 1496. Jésus est étendu sur un linceul et soutenu par Jean, à côté duquel est Nicodème; au milieu, sa mère assistée par une Galiléenne.Aux pieds du jeune Nazaréen, Magdeleine soulève un pan de la draperie sur laquelle il est étendu et le considère avec angoisse; sa main gauche presse une partie de sa chevelure flottante; l'air de tête est d'un saisissant caractère de noblesse et de passion. Derrière elle sont deux autres femmes, sur les traits desquelles se réfléchit l'impression douloureuse de ces apprêts funèbres. Dans le bas-relief de Jean Goujon, Jésus est étendu

(1) MILLIN, Voyage dans le midi de la France, t. II, pag. 205. (2) ÉMÉRIC DAviD, Histoire de la sculpture française. 238 MARIE MAGDELEINE

à terre sur son linceul et soutenu par Jean et par Joseph d'Arimathie. Au milieu de la composition est une femme prête à s'évanouir de douleur, que retient entre ses bras un autre personnage de cette scène funèbre; c'est sans doute Marie la mère.Un peu plus à gauche, le groupe des autres femmes; l'une est agenouillée et les mains jointes, sa physionomie s'incline sur Jésus; celle-là est certaine ment Magdeleine. Elle est vêtue d'une tunique serrée à la taille; les bras sont nus jusqu'au coude et la tête est coiffée d'un voile. L'ensemble de cette figure est d'un caractère grandiose; il y a dans ce style d'un cachet si majestueux, dans ces lignes étoffées et magistrales une largeur, une simplicité qui en ont fait une des œuvres capitales du seizième siècle. La mise au tombeau, de Daniel de Volterre, rappelle un peu le style de Michel-Ange. C'est un monument en pierre de liais. Le corps de Jésus va être déposé dans le sépulcre par deux disciples. Au fond se tient sa mère, entre un groupe d'amis, contemplant son fils avec dou leur. Près de ce type de la maternité vénérable, on voit surgir le visage de l'amante éplorée qui soulève la main gauche du Nazaréen pour la baiser. Sur l'un des côtés, deux hommes considèrent ce lugubre spectacle; les têtes sont vivantes et accentuées. Les divers sentiments qui émeuvent chacun des acteurs de cette scène se dé voilent d'une façon rapide et saisissante. L'amoureuse attitude de Magdeleine, ce geste tendre, éloquent, pathé PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE - 239

tique qui trahit son âme passionnée, ce regard qu'elle jette sur celui qui est à jamais perdu pour elle, en font une réalisation d'un cadre dramatique où chaque person nalité est marquée d'un trait grandiose. Le ciseau de la statuaire ne s'est guère inquiété, en général, de réaliser la personnalité de Marie de Magdala. Ce n'est que dans les bas-reliefs des descentes de croix, des ensevelissements de Jésus, qu'on la retrouve parmi les personnages traditionnels que l'artiste ne peut omet tre. Mais elle a rarement inspiré une conception parti culière. C'est à l'auteur d'Endymion, de Psyché et de l'Amour, qu'il appartient d'avoir enfanté dans le marbre la noble, touchante et amoureuse Magdeleine. A Canova appartient la gloire de clore cette revue des différents types de la Magdeleine. Ses deux créations, qui ont longtemps fait de la galerie de M. de Sommariva le but de nombreuses excursions, sont toutes romanti eques, et c'est par là qu'elles ont recueilli leur succès. Dans la première, Magdeleine est affaissée sur ses ge noux qui refusent de soutenir ce corps jeune encore, aux membres souples, dont les lignes n'ont subi aucune déviation; les cheveux dénoués flottent sur les épaules et la gorge; la tête retombe sur la poitrine où s'éteignent les derniers battements de la vie. Elle contemple avec une morne stupeur une croix faite de deux morceaux de roseau. Cette attitude d'une simplicité émouvante n'a pas encore été atteinte dans sa grandiose expression. 240 MARIE MAGDELEINE

La Magdeleine couchée (1) est représentée étendue sur un lit de granit, la tête renversée avec une grâce mou rante pleine de poésie. Les deux bras pendent le long du corps, tandis que la croix repose sur l'épaule droite; les seins ont conservé toute leur jeunesse. La draperie qui couvre la partie inférieure est d'un caractère virginal, et laisse apercevoir ce pied nu et délicat qui a gravi les sen tiers de la Palestine, à la suite de Jésus; c'est la dernière halte; la mort va fermer cette paupière amoureuse. Ces deux marbres si palpitants de vie, si chastes, aux extré mités finement accusées, sont les plus populaires créa tions de Canova. Sa Magdeleine a attiré plus de croyants que les miracles attribués à Ignace de Loyola, et ses ado rateurs ont été plus nombreux que les dévots qui encom braient le chemin de Lorette. C'est qu'il fut surtout le sculpteur des femmes, donnant aux détails une haute per fectibilité, et, par la souplesse de son ciseau, commu niquant aux chairs la morbidesse et le moelleux du con tour (2). De nos jours, l'église de la Madeleine a cette grande figure, sculptée à son fronton par le ciseau de Lemaire. Le sujet est le jugement dernier. Elle est agenouillée aux pieds de Jésus qu'elle implore pour le salut des hommes.

(1) Commandée par le comte de Liverpool. (2) Chacun sait qu'afin de donner à ses ouvrages cette teinte favo rable de la vétusté, Canova employait un encaustique dont il revêtait SeS StatueS. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 241

A l'intérieur, le bas-relief du maître-autel nous offre le repas donné à Jésus par Simon le Lépreux, quelques jours avant sa mort; au centre, les convives couchés autour de la table, à l'extrémité de laquelle est placé Jésus ; derrière lui, Magdeleine debout répand le parfum sur sa tête; une longue draperie l'enveloppe. De chaque côté, des serviteurs et des personnages debout consi dèrent cette scène. Les attitudes ressortent savamment dans l'action générale; mais l'héroïne de cette fête ne se détache, dans ce bas-relief, par aucun accent indi viduel. Immédiatement au dessus du maître-autel, le ciseau de Marochetti a réalisé la Magdeleine ravie, soutenue par des anges. Ses longs cheveux forment des tresses opu lentes; au dessus de sa tête se détache un nimbe d'or ; ses bras sont ouverts, dans le mouvement attribué aux vierges dans les assomptions. - Elle est là, planant sur toute une génération de fem mes, vierges du présent ou pécheresses de l'avenir. Elles viennent, pour un instant, prosterner leur orgueil sur les dalles de pierre, et leur beauté paraît plus éclatante en core sous les feux de ce temple à demi païen. On aura beau faire, c'est en vain que la voix des pères formulera les terribles arrêts de la pénitence en cette église; l'âme ne saurait s'y retremper sous les austères aspirations qui naissent parfois dans le silence du sanctuaire. Les liens terrestres ne peuvent disparaître au sein de cette 242 MARIE MAGDELEINE pompe, et ce n'est point ici la maison des pâles éplorées qu'embellit une contrition naissante. On y est encore trop près de la terre pour franchir d'un bond l'intervalle qui nous sépare de Dieu.

IX

Après les portraits réalisés par les peintres et les sta tuaires, viennent ceux des historiens et des poètes. Si nous les plaçons après les premiers, c'est que la peinture et la sculpture ont précisé la figure de Magdeleine d'une façon plus positive. Les artistes sont les vrais historiens, c'est à dire qu'ils arrêtent le caractère typique que pos sédera telle ou telle personnalité dans l'histoire; cela ne signifie point qu'ils n'aient parfois sacrifié la vérité locale, comme Véronèse qui revêt les personnages du premier siècle du costume vénitien; mais ce sont eux qui consa crent les physionomies d'une époque. La ligne et la cou leur nous révéleront une personnalité qui se gravera à jamais dans la mémoire; la plume n'a pas toujours cette puissance sur les masses. Le moyen âge a lu l'histoire de Magdeleine sur les vitraux de ses églises, et dans les enluminures des manus crits de ses moines, beaucoup plus que dans leurs écrits. Les synoptiques la désignent par des traits assez pré cis. Celui qui en parle le plus longuement est Luc qui ra PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 248 conte tout au long l'anecdote de sa visite chez Simon le Pharisien; mais il ne la peint que comme « une femme de la ville qui était de mauvaise vie. » Ce n'est que plus loin qu'en mentionnant les personnes de la suite de Jésus, il nomme : « Marie, surnommée Magdeleine, de laquelle étaient sortis sept démons (1) », c'est à dire qu'elle avait été probablement délivrée de plusieurs maladies nerveuses qui l'obsédaient. Peut-être Luc entend-il par là sept amants avec lesquels elle vivait, et dont son amour pour Jésus l'aurait détachée. Jean, le plus jeune des disciples, a été frappé de la vue de cette femme et de l'acte qu'il lui a vu faire. Il dit, en parlant de la sœur de Lazare : « Cette Marie est celle qui répandit sur le Seigneur une huile de parfum et qui lui essuya les pieds avec ses cheveux(2). » Et en décrivant le dernier repas pris à Béthanie, il ajoute que ce jour-là, « Marie prit une livre de vrai nard, parfum précieux, et le répandit sur les pieds de Jésus. » Mathieu et Marc sont plus obscurs, ils racontent simplement, à propos de cet incident, que, « tandis que Jésus était à table chez Simon le Lépreux, une femme entra avec un vase d'albâtre plein d'une huile de parfum qu'elle lui répandit sur les pieds (3). » Magdeleine n'est pas nommée, mais ce trait la dévoile suffisamment. Combien de fois n'a-t-elle pas

(1) LUC, vIII, 2 et suiv. (2) JEAN, xI,v. 2. (3) MATHIEU, xxvi, 6,7,8 et suiv .; MARC, xIV, 3, 4, 5 et suiv. 244 MARIE MAGDELEINE dû le réaliser auprès du jeune rabbi, depuis le jour où elle l'avait accompli chez le pharisien (1)? Paul ne paraît pas connaître aucune des Galiléennes qui contribuèrent à répandre le bruit de la résurrection(2). Il faut remonter jusqu'au moyen âge pour que l'on rende à l'une d'elles, Marie de Magdala, la place qu'elle remplit dans l'histoire du christianisme. Raban-Maur, abbé de Fuld, au neuvième siècle, a écrit une vie de Marie Mag deleine et de Marthe sa sœur, où l'on puise quelques renseignements sur la famille de Béthanie (3). Dans le portrait de Magdeleine, il parle de la perfectibilité de formes que possédait la courtisane de Magdala. Après avoir dit que Marthe avait une sœur utérine d'une admi rable beauté, nommée Marie, il ajoute : « Qu'elle se fai sait admirer pour l'élégance et la parfaite proportion de

(1) Nous prouverons plus loin l'identité de Marie Magdeleine avec Marie, sœur de Lazare et de Marthe. (2) Cor., xv, 5 et suiv. (3) A Oxford, dans un des vingt-quatre colléges de l'université, on a prétendu avoir découvert un manuscrit sur la vie de Marie Magde leine signé de Raban-Maur. Les titres de cette découverte sont con tenus dans la traduction qui a été faite de ce manuscrit par l'abbé Faillon. La vérité des caractères archéologiques a été constatée; si l'on ne peut affirmer rien de trop absolu, il n'est pas impossible que cette vie n'ait été en effet écrite par l'ancien archevêque de Mayence. Quoi qu'il en soit, notre premier soin est de retrancher ce qui touche à l'ordre surnaturel des faits, et l'apostolat de la Magdeleine en Pro

V0InC0. - Après cela cette biographie n'ayant rien d'inadmissible en elle, et se trouvant la plus complète qu'on ait recueillie, nous croyons devoir nous appuyer sur elle, qu0ique aVec restriction. pORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 245

toute sa personne, les charmes de sa figure, la beauté de sa chevelure, les grâces exquises de son langage. la fraîcheur de son teint (1). » Dans ce style modernisé par le traducteur, qui ferait supposer que certains passages sont apocryphes, on trouve cependant quelques induc tions sur le caractère typique de l'amante de Jésus. Il reste assez clairement prouvé qu'elle avait une pureté de lignes harmonieuse et élevée. Voragine, dans sa Légende dorée, lui consacre une no tice assez longue où il prétend que, « tandis que Marthe, qui était sage, gouvernait la partie des biens de son frère, sa sœur se fit initier à tous les plaisirs du corps, et la Benoîte Magdeleine abondait en richesse, et pour ce que le délect est compagnon de l'abondance de biens, de tant comme elle resplendissait plus en beauté et en richesse, de tant soumettait-elle son corps aux délices, et pour ce perdait-elle son propre nom et fut accoutumée d'être appelée pécheresse. » D'après l'esquisse de Raban Maur ont été tracées toutes les autres, mais les commentateurs et les histo riens se sont attachés à l'expression de la personnalité morale, et se sont refusés, en quelque sorte, à en peindre l'enveloppe matérielle et séductrice.Veuillot se contente de résumer le rôle qu'elle joue, mais il se garde bien de s'aventurer à parler des charmes qui ne furent sans doute

(1) RABAN MAUR, traduction de l'abbé Faillon.

16 246 MARIE MAGDELEINE pas sans puissance sur le cœur de Jésus : « Elle lui de manda la vraie guérison, celle des plaies mortelles de l'âme; elle fit la vraie satisfaction, celle des larmes; elle paya le vrai tribut, celui de l'amour; Jésus lui décerna une gloire qu'il n'a donnée à nul autre : Elle a beaucoup aimé. Cette parole est de celles qui n'avaient pas encore été prononcées dans le monde, et le monde n'avait rien imaginé qui en approchât (1). » Le père Gratry, comme tous ceux qui veulent peindre l'âme, et non le corps, a mis son accent métaphysique dans le portrait qu'il en retrace; mais sa touche n'est pas celle d'un peintre; il commente et ne laisse aucune es quisse : « Elle verse sur la tête du Christ des flots de riches parfums, et brise le vase précieux qui les a conte nus. Glorieux luxe de l'enthousiasme, en présence du divin héroïsme qui va donner sa vie, qui va briser aussi le vase, pour répandre sur toute la terre le parfum de la vie nou velle. son cœur a tout pressenti; son cœur a connu le mystère inconnu des anciens et des sages, elle soutient et ensevelit dans le parfum de son amour et de son enthou siasme, le fils de l'homme qui va mourir (2). » Certes, il est impossible de retrouver un crayon de portraitiste dans aucun de ces fragments. Il est vrai de dire que la figure de Marie Magdeleine n'a jusqu'ici tenté

(1) VEUILLoT, Vie de Jésus, 1 vol. (2) A. GRATRT, Evang. de Mathieu. PORTRAITS DE MARlE MAGDELEINE 247 que les peintres et les statuaires. Les faiseurs d'homélies n'ont voulu voir en elle que le symbole de la contrition, comme s'il n'eût pas été plus rationnel de chercher dans Magdeleine la vraie femme passionnée. Claude de Mail lard prétend qu'elle a aimé Jésus avec une sorte de fureur d'amour et comme de bacchante (1). Le père Laçordaire a voulu peindre cette tendresse avec des touches pleines desuavité, tout en lui reprochant « ses criminels attraits, » qui ne rencontreront peut-être pas autant de détracteurs qu'il paraît le croire. Quiconque a eu le don de beauté me peut subir le stigmate de la honte. Mais dans la poéti que description des actes de la Magdeleine, par Lacor daire, on ne rencontre que d'éloquentes paraphrases du repentir, et aucun trait pittoresque n'arrête le contour de cette attrayante figure, que le spiritualisme s'est efforcé de rendre de plus en plus vague. Ce que l'écri vain a voulu chercher dans cette vie, ce n'est point le ca ractère de la femme, mais plutôt les idées consacrées par le catholicisme : l'humilité, la foi, la repentance, le renoncement, et tous les sentiments érigés en vertus par le dogme. C'est de cette façon que les divers actes de Marie de Magdala sont restés textes à homélies, et ont été interprétés par les théologiens sous la forme d'une rigoureuse orthodoxie, comme si l'amour avait be soin de recevoir une empreinte orthodoxe pour être com

(1) CLAUDE DE MAILLARD, la Madeleine convertie. 21s MARIE MAGDELEINE pris. Mais, cependant, à travers les teintes mystiques dont l'auteur enveloppe l'héroïne de Magdala, comme on retrouve une palette de coloriste! S'il exalte ses pleurs, comme on reconnaît celui qui, en dépit des aus térités du cloître, a conservé le culte passionné de la femme! « Jamais » dit-il, « depuis le commencement du monde, de telles larmes n'étaient tombées sur les pieds de l'homme. On avait pu les adorer par crainte ou par amour; on avait pu les laver dans les eaux embau mées, et des filles de rois n'avaient pas dédaigné, aux siècles de l'hospitalité primitive, cet hommage rendu aux fatigues de l'étranger; mais c'était la première fois que le repentir s'asseyait en silence aux pieds de l'homme, et y versait des larmes capables de racheter une vie (1). » Un poème satirique et chrétien a été fait sur la Mag deleine par le père Pierre de Saint-Louis, mais l'élément comique domine la gravité du sujet. Les pointes d'esprit, les riches pensées, les comparaisons, sont enchâssées comme des brillants en des expressions d'un tour plein d'originalité; on sent percer une verve railleuse qu'em bellissent la variété et l'éclat des images. Dans les descrip tions de la Baume, des aubes et des soirs; dans la peinture des eaux et des cieux, où le soleil semble ruis seler sur les nuages en cascades de lumière, il possède les tons les plus luxuriants, et malgré les extravagances qu'il

(1) LACoRDAIRE, Vie de Marie Magdeleine, 1 vol. in-18. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 249 débite, son poème de la Magdeleine renferme des beautés de premier ordre :

Je découvre les feux, les brasiers et les flammes De la plus amoureuse entre toutes les femmes,

Je raconte la vie étrange, âpre et sévère De celle qui suivit Son amant au calvaire Où son cœur le plus grand qu'il venait conquérir · Mourut cent mille fois en l'y v0yant m0urir.

La belle, la constante et renommée Bébreuse. La beauté du désert, la belle ténébreuse, La princesse d'amour, la reine du plaisir, L'objet de tous les vœux et de tous les désirs

Mais quel saisissant coloris que cette de scription du jour naissant qu'il place dans la bouche de Magdeleine, lorsque la lumière a vaincu la nuit, « cett e reine des Maures. »

- -- s - - - Après les éléments je considère encore Dans les plus beaux matins la pompe de l'aur0re, Sitôt que cette belle ouvrant son pavillon, Vient semer Sur l'azur Son riche vermillon, Pendant qu'on ne voit plus paraître les étoiles, Qui, perdant leur clarté,trouvent toutes des voiles Et puis se vont cacher la honte sur le front, N'osant plus se montrer après un tel affront. Mon cœur tressaillit d'aise à l'aspect qui le touche, Admirant cette fille au sortir de sa couche, Dans son déshabillé de rouge cramoisi, Ou de jaune doré que son père a choisi; Avec sa coiffe d'or et sa jupe éclatante Après avoir tenu tout le monde en attente, Je la vois donc ici monter Sur l'horizOn, Pour venir délivrer la nature en pris0n, 2:50 MARIE MAGDELEINE

Chasser bien loin de soi l'ombre qui la devance, Qui couve le repos et garde le silence, A remettre en son jour cet excellent tableau, Charbonné par la nuit, avec son noir pinceau.

D'autres fois il fait redire à la belle recluse, une page de son passé de courtisane, en des vers demi burlesques qui ne sont que la parodie de l'amour. Il est peut-être le seul qui ait osé aborder ce thème brûlant des rapports de Marie de Magdala avec Jésus, pour les décrire avec une hardiesse de touche remarquable. C'est à la fois un fou et un esprit charmant, qui apporte un cachet expressif dans la peinture des passions :

O Dieu que de plaisir, de miel et de douceur Je goûtais à ses pieds, préférée à ma sœur, Je le beuvais des yeux, si j'ose vous le dire, Et je mourrais de joie en cet heureux martyre, Car mon esprit au monde, autrefois amoureux, Ne goûta jamais rien qui fût plus savoureux, Quand de si faux appas entièrement sevrée, Je me vis de ceux-ci tout à fait enivrée : Pour ne vous rien celer de mes plus grands secrets, Sachez de mon amour l'indicible progrès, Qui depuis l'heureux jour de sa belle naissance, Toujours de plus en plus, augmenta sa puissance, Comme un trait décoché violent et volant, Qui prend force et toujours se roidit en allant; Ainsi de jour en jour mon amour augmentée, Fut en fort peu de temps au plus haut point montée. Mais ce qui plus accrut mon amour, mon souci Ce fut quand je connus qu'il nous aimait aussi, N'étant rien de si fort, ni qui plus gagne l'âme, Qu'un amour réciproque et mutuelle flâme, Mais que ceci soit dit en termes de raison Sans aucun parallèle, et sans comparaison. \ PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 951

Une sorte de complainte nous est restée sur la Magde leine, tirée d'un livre intitulé Cantiques de l'âme dévote, sur l'air : Ruisseau qui cours après toi-même. Cette pièce se rattache, en quelque sorte, à l'étude de ses portraits, puisqu'elle met en scène les divers incidents qui forment la légende de Magdeleine :

MARTHE Éveillez-vous, ô Magdeleine ! Venez asSister au SermOn Tirez-vous des mains du démon ! - Quittez votre vie mondaine Venez ouïr Jésus, sa voix v0uS t0uchera Et sa beauté vOuS charmera.

JÉSUS

Esprit mondain, femme volage, Je prêche à ton cœur cette fois

Ne l'endurcis plus à ma voix, - Viens, je veux être ton partage ; Ne sort plus du sermon que je ne sois vainqueur De ton esprit et de ton cœur.

1MAGDELElNE

Je suis à vous, source de grâce, Mon cœur que vous avez conquis, Vous est entièrement acquis. Je veux marcher sur Votre trace. - Je m'en vais de ce pas quitter mes ornements Et renoncer à mes amantS.

MARTBlE

Eh ! que vois-je, ma bien-aimée? D'où vient un changement si prompt ? 952 MARlE MAGDELEINE

Avez-vous reçu quelque affront Qui vous ait si fort animée 9 Et pourquoi foulez-vous vos perles, vos rubis Vos affiquets, vos beaux habits ?

MAGDELEINE

J'en ai raison, laissez-moi faire, '

Je voudrais mourir de douleur, - Jésus vient de percer mon cœur, Et je ne veux plus lui déplaire. Tout ce qui m'a servi d'instrument contre lui Doit prendre feu dès aujourd'hui

MARTHE

Eh bien, ma sœur, soyez contente, Moquez-vous du qu'en dira-t-on. Allez au banquet de Simon En véritable pénitente. Arrosez de vos pleurs les pieds de Jésus-Christ. AVec un cœur humble et contrit. Essuiez-les de votre tresse, Unissez-vous étroitement Au cœur de ce divin amant, Qui pour vous a tant de tendresse. N'écoutez point les Juifs, laissez-les murmurer Et n'ayez soin que de pleurer. MAGDELEINE Que l'on me blâme et qu'on murmure De me voir aux pieds de mon roi ; Pourvu qu'il ait pitié de moi Je souffrirai toute censure. Et pourquoi craindre ? hélas! mes horribles forfaits Excuseront ce que je fais. Pleurez mes yeux, fondez en larmes ! Mon cœur embrase-toi d'amour, Et consume-toi nuit et jour Pour Jésus l'objet de mes charmes, PoRTRAITs DE MARIE MAGDELEINE 25

Je ne puis vous parler, ô mon divin sauveur, Que par l'amour et la douleur.

JÉSUS

Les anges sont dans l'allégresse De voir cette femme à mes pieds, Qu'elle baise et retient liés De tOuS les cheveux de Sa treSSe. Mais plusieurs sont jaloux du précieux Onguent Que sur mes pieds elle répand.

LE PHARISIEN

Ah ! si cet homme était prophète, Sans doute il ne permettrait point Que la pécheresse qui l'oint Mît sur ses pieds sa bouche infecte. Elle ne pleure ainsi que pour s'en faire aimer, Elle a dessein de le charmer.

JÉSUS Simon, vois-tu bien cette femme ? Ce qu'elle fait est un miroir Où tu découvres ton devoir, Si tu veux brûler de ma flamme. Elle a baisé mes pieds dès qu'elle les a vus Les essuyant de ses cheveux

Je lui pardonne tous ses crimes, Parce qu'elle a beaucoup aimé, Et que son cœur s'est abîmé, Beaucoup plus bas que tu n'estimes. On prêchera partout ses larmes et sa foi Et tant d'amour qu'elle a pour moi. . Va, femme, ta foi t'a sauvée, Calme ton cœur retourne en paix, Tu n'as plus en toi des forfaits Ma grâce et tes pleurs t'ont lavée : Va publier partout malgré tes ennemis Que tes péchés te sont remis. 254 MARIE MAGDELEINE

MAGDELEINE

Souffrez, Seigneur, je vous supplie Que je me tienne auprès de vous Afin de faire voir à tous, Que je viens de changer ma vie. Mes soins, mes plaisirs sont de vous écouter M'unir à vous et vous goûter.

MARTHE

J'agis toujours, ma sœur contemple J'apprête seule le repas Doux Jésus, ne voulez-vous pas Qu'elle travaille à mon exemple ? Dites-lui, mon Sauveur, qu'il n'est point à propos D'être toujours dans le repos.

JÉSUS

Laisse ta sœur en ma présence Et sache que j'estime moins Ton enmpressement et tes soins, Que son repos et son silence. Fais choix comme elle a fait de la meilleure part, En s'occupant de mon regard.

MAGDELEINE

Dieu de mon cœur, ma douce vie, Vos souffrances me font souffrir Et votre mort me fait mourir, Car je vous suis toute asservie Dieu, ne permettez pas que je vive après vous, Mourons tous deux aux yeux de tous.

JÉSUS

Console-toi, fidèle amante Tâche avec Soin de ramasser Le sang que je viens de verser, Demeure toujours pénitente. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 55

Tu m'aimes ardemment et je t'aime à mon tour, Souffre avec moi par pur amour.

MAGDELEINE

Jésus est mort, ha ! que je meure ! Ou que je fonde tout en pleurs, Aux pieds de l'homme de douleurs, Que toute la nature pleure, Helas !je n'en puis plus, on va mettre au tombeau Ma vie unique et mon flambeau.

DEUX ANGES Qu'as-tu perdu, femme éplorée, Nous voici pour t'encourager, Et même pour te soulager, De ta douleur démesurée : As-tu perdu tes biens ? arrête, arrête ici, Et fais-nous part de ton souci.

MAGDELEINE

J'ai t0ut perdu, perdant m0n maître, Je n'ai pas à faire de vous Je cherche mon divin époux, L'auteur et la fin de mon être. Hé! laissez-moi passer, ne me détournez pas, Je le veux chercher jusqu'au trépas. Cher jardinier, dis-moi de grâce Aurais-tu pris dans ce tombeau De tous les hommes le plus beau ? Hé! montre-moi sa sainte face : Déclare où tu l'as mis et je l'enlèverai, Pour le porter où je serai.

JÉSUS

Ne cherchez plus, heureuse amante, Me voici, ne me touche pas, Porte à mes frères de ce pas Cette nouvelle c0ns0lante 26 MARIE MAGDELEINE

Tu me vois avant tous, n'ayant pu me cacher, A ton ardeur, à me chercher.

En 1834 fut publié par Bufquin, une sorte de roman satirique contre l'époque, intitulé la Magdeleine, et qui retraçait son existence de courtisane. On ne saurait se rendre un compte exact du but de l'auteur anonyme. A travers les péripéties de folles aventures, où l'écrivain en traîne son héroïne, il y a une intention cachée de retracer la vie de telle ou telle personnalité; à moins que l'auteur n'ait voulu faire de Magdeleine un mythe personnifiant toutes les courtisanes. Quoi qu'il en soit, la peinture qu'il donne d'elle, empruntée à la fantaisie, doit avoir place dans ces portraits. « Elle marchait comme dans une atmosphère devolupté. « Visage et port, et toute sa personne vous laissaient dans l'éblouissement et le vertige. « Ses yeux à demi ouverts, langoureux, caressants, fascinateurs. ou soudain se dévoilant enflammés et brillants, jetaient des éclairs, des feux, des séductions

dont on était enivré. - « Sabouche aux lèvres vermeilles, fraîches, écarlates. sabouche, à demi souriante, laissant deviner deuxmagni fiques rangées de dents infiniment blanches et brillantes. Sa bouche, excitante, passionnée, voluptueuse, provoquait toutes les bouches, et les invitait aux baisers brûlants, enflammés, délirants. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 257

« Sa gorge semblait forte, arrondie, élancée, douce et fraîche et ferme avec ses deux mamelles amoureuses, pareilles à deux mamelons de montagnes, riches de tré sors, de fleurs, de moissons, de parfum, de murmure, de magie. sa gorge, avec ses deux mamelles, était un trône d'amour que tous les désirs allaient chercher pour le poursuivre, le conquérir, s'y perdre, s'y délecter, y mourir dans les délices !. « Quelle était belle avec sa longue, riche et magnifique chevelure blonde, qui s'épanchait immense, inépuisable en boucles, en flots, en tresses, le long de ses joues fraîches épanouies, le longdesoncoublanc d'ivoire, surses épaules rondes, doucement effacées, suaves, éclatantes !.. Sur son dos auxcontourstendres, ondulants, comme de riantes colli nes, dans une plaine riche et féconde, réjouissante et em baumée!. et de son cou blanc, et de ses épaules rondes doucement effacées, flots, tresses et boucles de l'immense chevelure arrivent en serpentant, en se nouant, et comme en se jouant jusqu'à la naissance de sa belle gorge! de sa gorge voluptueuse : trône d'amour, abîme de délices ! « Quelle était belle! sous son immense et magnifique chevelureblonde! danssariche carnationinfinimentblanche et fraîche !toute éblouissante de jeunesse et d'éclat! avec des veines bleues aux tempes et au cou, comme pour faire reluire la jeune fraîcheur et faire rejaillir la blanche clarté qui rayonnait de sa peau suave et douce. 258 MARIE MAGDELEINE

« Et dans sa riche et magnifique chevelure blonde ! dans sa chair tendre et blanche, également riche et magni fique, elle ressemblait à l'or fin le mieux travaillé, et à l'argent pur qui a atteint le dernier degré du poli. « Et quand elle s'arrêtait un instant, immobile, indé cise, inquiète. désireuse et craintive, passionnée, on était tenté de la prendre pour une ravissante statue de la belle Vénus que Phidias eût faite d'argent et d'or. » Une autre page résume toute cette description de Mag

deleine : - « Forte, élancée, fière et passionnée, les yeux pleins de tendres attraits comme ceux des colombes amoureuses, ou brillants et fascinateurs comme ceux du serpent, bien faite des pieds à la tête et dans sa taille et sa gorge, dans son air, son maintien, sa marche et ses gestes, dans sa ravissante chair et son immense chevelure dorée toute éclatante, magnétique, fatale. (1) » C'est M. Renan qui rend à la haute physionomie de Marie Magdeleine son importance historique. C'est à lui qu'il appartient d'avoir décrit le rôle qu'elle possède, dans toute sa grandeur; en parlant des trois ou quatre Galiléennes dévouées qui accompagnaient le jeune rabbi. « L'une d'elle, dit-il, Marie de Magdala, paraît avoir été une personne fort exaltée. Selon le langage du temps,

(1) Nous sommes loin d'attribuer aucune valeur historique à cette description, mais son originalité lui donnait une place dans cette sé rie des p0rtraits de la Mdgdeleine. PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 259 elle avait été possédée de sept démons, c'est à dire qu'elle avait été affectée de maladies nerveuses et en apparence inexplicables. Jésus, par sa beauté pure et douce, calma cette organisation troublée. La Magdeleine lui fut fidèle jusqu'au Golgotha, et joua, le lendemain de sa mort, un rôle de premier ordre, car elle fut l'organe principal par lequel s'établit la foi à la résurrection (1). » Et dans les récits des principaux incidents qui rem plissent le matin du lendemain du sabbat, il ajoute, en nommant les femmes qui se rendirent au caveau, Marie de Magdala, Marie Cléophas, Salomé, Jeanne, femme de Khousa : « Elles vinrent probablement chacune de leur côté, car s'il est difficile de révoquer en doute la tradi tion des trois Évangiles synoptiques, d'après laquelle plu sieurs femmes vinrent au tombeau, il est certain que dans les deux récits les plus authentiques que nous ayons de la résurrection (2), Marie de Magdala joue seule un rôle. En tout cas, elle eut en ce moment solennelune part d'ac tion tout à fait hors ligne. C'est elle qu'il faut suivre pas à pas, car elle porta, ce jour-là, pendant une heure, tout le travail de la conscience chrétienne, son témoignage décida de la foi de l'avenir (3). » w Magdeleine est un type demi païen, demi chrétien. Par son existence de courtisane elle touche à la société

(1) RENAN, Vie de Jésus. (2) JEAN, xx, 1 et suiv.; et MARC, xvi, 9 et suiv. (3) RENAN, les apôtres. 260 MARIE MAGDELEINE antique. Laplacequ'elle remplit dans la fondationducatho licisme luiassigne unrang presquecatholique; elle tientaux deux mondes à la fois. Soit qu'elle nous apparaisse dans les œuvres des peintres, portant la moisson de roses aux pieds de Jésus, ou se voilant la face avec ses cheveux sur un des versants du Golgotha, c'est une des figures les plus capitales des Olympes du moyen âge; Marie, la mère de Jésus, ne vient qu'après elle, type vénérable de la mater nité. Marie de Magdala est l'élément romantique et en thousiaste de a grande odyssée messianique. Quand on étudie la nature de ses rapports avec le jeune rabbi, il semble qu'elle nous apparaisse comme l'héroïne des fêtes de la Galilée. Non, ce ne fut pas un symbole, mais une grande et saisissante personnalité; les tradi tions et les légendes l'ont proclamé. Et si cela n'était point, peintres, pourquoi auriez-vous jeté sur vos toiles ces flancs étoffés, ces linéaments chastes et nourris, ces teintes ombrées des Sionites, ces arcs de sourcils légè rement cintrés, ces mains finement modelées en nous di sant : Ceci est Magdeleine? Non, la poésie et l'histoire ne mentent point; une femme a possédé tout cela. L'amour a créé cette figure de courtisane et de sainte qui éclaire la carrière de Jésus, comme il a créé cette noble et touchante physionomie du beau Nazaréen, du jeune charpentier embrasé de zèle pour la cause de ses frères. L'histoire, en nous dévoilant leur liaison intime, semble avoir voulu l'entourer d'un poétique mystère; PORTRAITS DE MARIE MAGDELEINE 261 mais elle a presque révélé le charme qui devait s'en exhaler, en nous peignant cette grâce auguste qui rayon nait sur les traits du Fils de l'homme, et cette douceur d'accent qui entraînait à sa suite les dernières Gali léennes.

17

III

CARACTÈRE HIST0RIQUE

DE MARIE MAGDELEINE

1ÉR oUs CHALAiME

Chacun des biographes de la Magdeleine s'accorde donc à lui reconnaître une très haute puissance d'attraits physiques. Raban-Maur prétend qu'elle sortait de noble extraction (1). D'après lui, elle aurait eu pour père, un certain Syrus, gouverneur et prince de toute la Syrie maritime, et pour mère Eucharie. Ce qu'il y a de cer tain, c'est qu'à la possession de plusieurs biens impor

(1) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine, 1.VoRAGINE, Lége nde dorée 264 MARIE MAGDELEINE tants, sa famille joignait encore trois domaines hors de Iérouschalaïme : « Béthanie, à deux milles environ de la ville; Magdala, dans la Galilée sur la gauche de la mer de Génézareth, située dans l'enfoncement d'une montagne à deux milles de Tibériade; et une autre Béthanie au delà du Jourdain, dans ce lieu de la Galilée où Jean donnait le baptême (1). » Sans affirmer l'authenticité de ces posses sions, on peut croire à leur possibilité. Il est suffisamment démontré qu'elle devait être née à Magdala et que ce domaine a pu être une propriété patrimoniale. Quoi que l'esquisse de Raban n'ait été tracée qu'assez tard, ce crayon est resté le type hiératique, d'après lequel ont été réalisés tous les portraits de Marie de Magdala. Aforce d'avoir vécu, la tradition, la légende ont presque acquis l'autorité de l'histoire et on ne saurait guère les démentir. D'ailleurs le caractère idéalest vrai, il a dû exister. Chacun des éléments de grandeur qui le composent se sont cer tainement incarnés dans une personnalité pour former un tout harmonieux. Point d'œuvre héroïque où la femme ne soit mêlée et n'apporte l'élément de la foi, l'élément passionné. Il n'est pas de dogme sans elle. Qu'importe donc certaines variabilités biographiques, certaines dis tinctions d'individualités qu'on veut à toute force établir entre la Magdeleine, Marie de Béthanie, et celle qu'on voit apparaître chez Simon le Pharisien, alors que ces trois

(1) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine. CARACTÈRE HISTORIQUE DE MARIE MAGDELEINE 265 individualités n'appartiennent qu'à une seule ? Ces di verses subtilités n'altèrent pas la beauté et l'exactitude du

type. - Étant admis ce principe, il faut reconnaître cependant que c'est à tort que l'on a fait deux personnes de Marie Magdeleine et de Marie de Béthanie. En réalité, il y a eu deux onctions et une seule femme. Le récit de Luc (1) mentionne des larmes versées sur les pieds de Jésus et décrit une conversion assez marquante, qui aurait suivi cet épisode. Le récit de Mathieu (2) et celui de Jean (3) parlent d'une onction accomplie comme un hommage en vers le maître. Il est facile de voir que chacun de ces événements est accompagné de circonstances très dif férentes, par conséquent cela fait bien deux onctions. Mais ce mouvement d'essuyer les pieds de Jésus avec sa chevelure n'appartient qu'à une seule personne et prouve « une seule âme. Il est des choses qui peuvent se ré péter par l'âme qui les a conçues, mais qui ne peuvent pas s'imiter par une autre. Deux fois une femme se jeta aux pieds de Jésus; deux fois ume femme y répandit la liqueur d'un parfum de grand prix, et les essuya de ses cheveux; mais quand même l'Évangile ne nous l'insinue rait pas, quand même la tradition se tairait, nous serions assurés qu'il n'y eut là qu'une seule inspiration, et que,

(1) LUC, vII, 3 et suiv. (2) MATHIEU, xxvi,6,7,8 et suiv. (3) JEAN, xII, 3 et suiv. 26G MARIE MAGDELEINE si l'onction fut double, il n'y eut qu'un cœur pour la concevoir et qu'une main pour la faire. » Marie de Bé thanie est donc bien l'ancienne débauchée qui entra chez Simon le Pharisien, et n'était autre que Marie Magdeleine. Les sept démons dont on la prétendit délivrée ne fu rent, sans doute, que les libertins avec lesquels elle vi vait, ou les affections nerveuses dont elle était atteinte. De plus il y a une identité de caractère indiscutable entre la femme dont parle Luc, et cette Marie de Béthanie aux instincts contemplatifs si développés qui se tenait tou jours assise aux pieds du rabbi, qui la suivit et l'assista partout. Nous ne pouvons méconnaître, tout en empruntant à Luc les principaux détails de la vie de Marie Magdeleine, que le caractère anecdotique de ses écrits peut le faire soupçonner, un instant, d'être l'inventeur de certains épi sodes. Il travaille sur les versions des autres, il retouche, il retranche, ou il ajoute selon son caprice. C'est un vrai styliste, mais qui a dû maintes fois sacrifier la vérité au plaisir de faire ressortir une fine parabole. En un mot, il faut convenir que l'arrangement et la méthode de son Évangile peuvent le rendre suspect. On sent percer en lui un but, un plan, un parti pris. De plus il écrit en grec. L'hébreu lui est donc inconnu?Enracontant les évé nements longtemps après qu'ils ont subi des altérations successives, peut-être après la prise de Iérouschalaïme, il est plus sujet qu'un autre à se tromper. Mais tout cela CARACTÈRE HISTORIQUE DE MARIE MAGDELEINE 967 n'implique pas qu'il ait tort touchant certains actes de la Magdeleine. Si l'on n'a pas de preuves assez positives pour ad mettre la réalité de la scène qui s'accomplit chez Simon le Pharisien, quelles sont celles qui seraient assez plau sibles pour en repousser l'assertion? Et s'il y a eu une onction de faite sur les pieds de Jésus, dans les der niers temps de son existence, pourquoi n'eût-elle pas été précédée d'autres semblables de la part de laMagdeleine, que Luc assure avoir assisté son maître (1)? N'était-ce pas de cette façon que le jeune rabbi devait consen tir à recevoir quelque soulagement de ses fatigues phy siques?Or, étant acceptée cette donnée, il est impossible de ne pas reconnaître un trait de parité très évident entre Marie de Magdala qu'on prétend avoir été la débauche incarnée, et la pécheresse dont parle Luc et à laquelle « il sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé. » Cette parole, qui a traversé les siècles, éveil lera toujours la mémoire de Marie Magdeleine, et le cœur qui l'aurait prononcée sur elle, la tient pour authentique. Il paraîtrait, d'après les récits allégoriques des textes qui, plus tard, l'ont dit délivrée de sept démons,(2) qu'il y avait en elle quelque prédisposition à des affections nerveuses et même à l'épilepsie, que le contact et pour ainsi dire, le fluide magnétique qui se dégageait de la

(1) LUC, vIII, 2. (2) IDEM, vIII, 2. 268 MARIE MAGDELEINE

personne de Jésus, durent guérir. Soit que son imagina tion ait reçu un choc des désordres successifs auxquels elle se livrait; soit que l'épilepsie, et c'est le fait qui a le plus de probabilité, fût en effet la maladie régnante dans * ces chaudes contrées de l'extrême Orient, et qu'elle attei gnît les plus riches organisations, les documents qui concernent Marie Magdeleine sont invariables dans l'at tribution de ce dangereux délire à la fille de Naïm (1). Il se trouvait alors beaucoup d'aliénés dans cette par tie de la Palestine que Jésus devait visiter. La supersti tion, les supposant torturés par Belzebuth, les con damnait à habiter les grottes désertes (2), leur faisant ainsi traîner, à côté du luxe et de la civilisation, une existence misérable et dégradante. Magdeleine cacha sans doute ses crises dans sa maison du lac de Généza reth où l'exaltation la faisait entrer en de véritables fu reurs (3), et où l'on prétend qu'elle s'enfonça dans toutes les corruptions. Mais cette immoralité n'a-t-elle pas comme celle de Laïs un caractère qui l'absout du blâme?N'y a-t-il pas dans la beauté, dans la jeunesse, quelque chose d'im muable qui domine toutes les souillures, l'étincelle sa crée qui survit à tous les abaissements et demeure pure de tout alliage? Ce que Dieu a fait divin peut-il subir une

(1) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine. (2) MATHIEU, vIII, 28; MARC, v, 2. (3) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine. CARACTÈRE HISTORIQUE DE MARIE MAGDELEINE 269

altération? Hélène, Phryné, Aspasie, sont-elles marquées d'un signe défectible pour avoir fait brûler le cœur des - héros et des sages; n'ont-elles pas au front la flamme magique des déesses, et n'est-ce pas ce culte immortel de la beauté qui donna au paganisme cette force si vive sur toutes les religions de la terre? Iérouschalaïme surgissait alors dans toute sa pompe entre ses trois collines, avec son temple restauré par Hé rode, son palais royal exécuté en marbre blanc. La cité fameuse se dévoilait avec sa ceinture de portes, de tours et de murailles, sa montagne des Oliviers, son Gethsémani et son Jourdain (1). La colline dominante partait du sud ouest, c'était le mont de Tsione, désigné aussi comme la haute ville, Son faîte plongeait dans le bleu pourpré du ciel, et l'on découvrait de l'un de ses points culminants toute cette partie méridionale de la ville qui, au couchant, se bronzait dans ses monuments, ses routes, ses fontaines. Sur un des flancs escarpés du mont, les hauts cyprès s'élevaient en une large bande d'un vert sombre. En se plaçant dans une certaine direction on avait à sa gauche lérouschalaïme, d'où partaient, comme d'une immense ruche, tous ces bruits humains qui montaient à l'oreille du roi prophète. C'est dans ce lieu qu'il venait s'asseoir, à la chute des heures, au versant de la colline antique,

(1) Jourdain signifie fleuve du jugement ;jor, que saint Jérôme traduit par pée6pov, fluvius, et Dan que l'on rend par judicans, sive judicium, en hébreu, Yarden. 270 MARIE MAGDELEINE où il s'enveloppait dans l'ombre solennelle des crépus cules qui gagnaient la forteresse du Tsione. Cette grande figure royale semble planer encore sur les terrasses sacrées, et l'on peut se figurer que la voix assourdie des torrents dispersés n'est qu'un écho de l'accent sublime arraché à ses gémissements. Il avait alors devant lui des jardins descendant de pentes en pentes, de serpentements en serpentements, jusqu'à cette vallée du Kidron aux ondes mornes et froides. Au delà s'ouvrait Josaphat avec ses tombes encastrées dans la terre sombre. Sous les Hérode on y voyait se mélanger, dans l'ordre architectonique, les bouquets de palmes, les cordons d'oves, les corniches égyptiennes et les frises doriques (1). A l'est, après des accidents suc cessifs, l'œil arrivait par gradation jusqu'au bassin de la mer Morte. Le lac Asphaltite était encaissé comme dans un cratère de volcan, entre les hautes montagnes de Judée et d'Arabie marquées de tons violetés, et roulait dans ses vagues lourdes, le sel, le soufre et le bitume (2). Au pied du Tsione était la vallée du Tyropaeon ou des Fromagers, autrefois comblée par Schelomo qui en avait fait la place de la portedes Eaux(3).Cette vallées'étendait vers l'occident, courait vers la fontaine de Siloé excavée d'une vingtaine de degrés dans le roc vif, et sans doute

(1) DE SAULCY, Voyage autour de la mer Morte. (2) MUNCK, Palestine. (3) JosÈPHE Antiq.jud.- l'abbé DUPUIs, Plan de Jérusalem. CARACTÈRE HISTORIQUE DE MARIE MAGDELEINE 971 environnée de quelques touffes de grenadiers et d'arbris seaux d'un vert pâle. La source séparait le fort du Tsione de la ville inférieure, où naissait la seconde colline, le montAcra, presque nivelé par le chefmachabéen Simonqui en avait fait raser la forteresse d'Antiochus Épiphane; en sorte que la cime d'Acra et celle du Moriah qui s'élevait au sud-est n'en formaient plus qu'une seule (1). Le Moriah formait la troisième colline où avaient été jetés les fondements du temple. L'ensemble du monument subjuguait le regard au loin, dans son marbre neigeux frappé par le jet éblouissant des lames d'or massives. Il y avait là pour l'œil un perpétuel enivrement de lumière. Avec sa couverture de pierre, hérissée de broches en pointes métalliques, ses quatre grands portiques, au cou chant, son dôme surmontant la longue galerie qui cou rait de l'orient à l'occident (2), l'œuvre hérodienne qui, par la profondeur de ses assises, faisait corps avec la montagne sacrée, revêtait un inexprimable caractère de puissance et de magistralité.Au sud-ouest, un pont, jeté sur la vallée du Tyropaeon, reliait l'édifice au Xystus, sorte de plate-forme destinée aux assemblées populai res, et qui se trouvait située à l'angle nord est du

Isione (3). -

(1) MUNCK, Palestine. (2) JosÈPHE, Antiq. jud.; MUNCH, Palestine. (3) JosÈPHE, Antiquités judaïques, Guerre des Juifs, parle de ce pont à plusieurs reprises et entre autres à propos d'Hérode Agrippa, ras- . 1972 MARIE MAGDELEINE

Au nord-ouest du Moriah, le temple était flanqué de la tour Baris, ou citadelle Antonia, construite à l'extrémité d'un roc de soixante-quinze pieds, incrusté de marbre dans toute sa hauteur. Ce château, environné d'un mur quadrangulaire , était accompagné de quatre donjons élevés sur les quatre angles, ce qui lui donnait l'aspect d'une petite ville forte.Une voûte souterraine, partant de la citadelle, aboutissait au portique oriental du temple et se trouvait suffisamment vaste pour loger six cents che vaux (1). Le plateau du Moriah devait donc offrir un en semble colossal, puisque l'œil y embrassait d'un seul coup le monument fabuleux avec sa forteresse environnée de remparts; c'était là une œuvre titanesque où se trou vaient enfouis d'énormes lingots de fer et de cuivre, d'innombrables cubes de cristaux et de mosaïques. Les masses de cèdre charpenté, absorbées dans la gigantes - que construction, dépassaient encore les matériaux em

ployés par l'ouvrier phénicien Adoram. - Au nord du Moriah, existait une quatrième colline qui,

semblant le peuple au Xystus afin de le détourner de déclarer la guerre aux Romains. Il raconte qu'Agrippa avait fait placer sa sœur Bérénice dans un lieu en vue de l'assemblée, sur le palais des Asmo néens ; « ce palais qui dominait le Xystus était situé à l'extrémité même de la ville haute, et un pont joignait le temple au Xystus. » M. de Saulcy, dans son Voyage autour de la mer Morte, croit avoir re trouvé trois rangs de voussoirs ayant appartenu à l'arche d'un pont

qui traversait le vallon du Tyropaeon ou des Fromagers. - (1) JosÈPHE, Antiq. jud., xv, 14; Antiq.jud., xIII, 18, 19, 20; Antiq jud., xvIII; Guerres v, 16; Guerres, I, 3, 4,5, 16,17; Guerres, vi, c. 8, 10,11,12,13; Antiq. xVI, 1,9; Guerres, II, 17. CARACTÈRE HISTORlQUE DE MARIE MAGDELEINE 973 plus tard, fut jointe à la cité par un agrandissement de son enceinte désignée sous le nom de Bézétha; le quartier qui se forma fut appelé ville neuve (1). En face du Moriah, se dressait une colline plus sombre et plus accusée, dont les flancs descendaient brusquement dans la vallée de Josaphat (2). C'était le mont des Oliviers, avec son triple sommet surmonté des arbres qui lui ont donné son nom (3), marquant de taches funèbres les sentiers bruns et s'entremêlant de palmiers, de pins et de myrtes (4). Quand on était parvenu à l'extrémité de la colline, on avait devant soi l'horizon vaste, sublime, immense, de . l'un des points du monde les plus travaillés par la pen sée humaine; à l'orient, la plaine de Jéricho, dont la route creusée par Schelomo, entre les flancs rocail leux des montagnes hébraïques, conduisait à travers l'Arabie et la Mésopotamie dans la Perse et les Indes (5). En même temps, à travers les vagues houleuses des sables du désert, on pouvait distinguer entre les lignes on doyantes d'un vallon, le Jourdain au cours vague, s'es

(1) MUNCK, Palestine, description topographique. Les fortification, manquant à Iérouschalaïme au nord, c'est de ce côté qu'eurent lieu chacun de ses siéges. Cette muraille ne fut jointe à l'enceinte que sous Agrippa I". (2) LAMARTINE, Voyage en Orient. (3) MUNCK, Palestine. (4) MUNCK. Le versant 0ccidental, désigné sous le nom de mont des Offenses, mons Offensionis, avait vu célébrer par Schelomo le culte d'Astarté. 1 *. (5) J0sÈPnE, Guerres, règ. de Salomon. 274 MARIE MAGDELElNE tompant des ombres centenaires de la forêt de Saules, et reparaissant une dernière fois à son point de jonction avec le lac Asphaltite. Au sud-est des sources du Jour dain se dessinait la cime neigeuse de l'Hermon (1). A l'occident, Iérouschalaime jaillissait avec ses monu ments, ses piscines, ses ponts, ses jardins, ses plates-for mes. La ville apparaissait baignée par les harmonies san guines des intenses lumières d'un ciel embrasé à son midi. A gauche, les terrasses du Tsione; le jardin royal et sa fontaine d'une coupe ciselée, ses buissons d'aroma tes, ses massifs, où perçaient de nombreux arbustes aux ramures chevelues; on y trouvait aussi le nard, le cinna mome, la myrrhe, l'aloès. Aux remparts de l'ouest s'éle vait la construction hérodienne, le palais du tétrarque, dont les fondations avaient été jetées sous le même règne qui avait fait surgir Césarée des grèves de la mer, édifié le temple d'Auguste et créé Sébaste (2). Non loin de là, le parc rempli de volières de colombes et d'oiseaux, et peuplé de bêtes fauves, ayant ses terrains surchar gés de plantations et ses grands osiers arrosés par les cours des fontaines de bronze (3). Dans le voisinage du palais d'Hérode, se dressaient la tour Hippicos aux quatre faces, de vingt-cinq coudées chacune, surmontée de son bâtiment à double étage enveloppé de ses hauts

(1) MUNCK, Palestine, description topographique. (2) JosÈPHE, Antiquités judaïques, t. IV, chap. xvI. (3) JosÈPHE, Guerres, I, 13. CARACTÈRE HISTORIQUE DE MARIE MAGDELEINE 275 parapets (1); la tour Mariamne (2), d'une longueur de cinquante-sept pieds; la tour Phasaël (3) dans la coupe du phare d'Alexandrie, se détachant avec son collier de crénelures dans le bleu vif des fortes colorations du ciel. On aurait pu distinguer dans l'arène amphithéâtrale (4) l'homme et le tigre du désert affrontés l'un à l'autre; en tendre les rumeurs qui s'élevaient de la place du Mar ché (5), de celle des Fripiers où s'échangeaient les haillons du peuple juif; les clameurs, les vociférations, les notes gutturales, devaient monter comme un grondement dans l'espace. La population se révélait dans ses bigarrures de costume, et l'on pouvait voir flotter en un confus mélange les plis aériens des chlamydes. Les draperies, d'un jaune doréoucouleur d'hyacinthe, s'harmonisaientavec lapourpre ou l'azur des pallium, retenus par des agrafes de jade ou de cornaline orangée. Les aigles romaines rayon naient aux casques en fer ou en acier des gardes et des soldats. Qà et là s'agitaient et se coudoyaient les membres des différentes corporations de la na

(1) JosÈPHE, Guerres, v, 13; Guerres, vI, 43. (2) JosÈPHE, Guerres,v, 13; Antiq., xIv,21,27; Guerres, 1,17; Antiq., xIv, 1,2,6,7,8,11,12,16,17; Antiq., xv, 4, 9, 11. (3) JosÈPHE. Antiq., xIV, 24,25; Guerres, I, 11; Guerres,v,13, Antiq., xVIII, 7; Antiq., xvI, 9. (4) Antiq., xv, 11 ; Guerres, vII, 8. (5) Où se tenait le marché au poisson et de diverses autres choses, situé dans la Ville inférieure. 976 MARIE MAGDELEINE tion, prêtres, docteurs, centeniers, percepteurs d'im pôts, marchands se rendant sur la voie publique pour exposer leurs produits. Dans l'éloignement se dessinait, parfois sans doute, une caravane de chameliers, transpor tant avec euxdes sacs d'orge et de froment, l'huile, la résine et le baume (1). Quelques femmes, habillées comme au temps de Judith, robe de fin lin, avectunique bleue se ren flant à la taille, bande de laine s'enroulant dans la che velure , se montraient dans la voie environnante sur le chemin de Bethléem ou de Jéricho. On pouvait les voir portant sur leurs têtes, tour à tour des corbeilles de dattes, de figues, d'amandes, de raisins, d'olives, de colombes et de gateaux de maïs (2). La ville se dévoilait tout entière dans son éblouissante vision; mais les envi rons étaient arides. Ce n'était qu'au loin, dans la Judée orientale, que se trouvaient les terrains d'Engaddi ployant sous le faix des vignes; les pâturages où s'aventuraient le bœuf, l'âne, la brebis, les essaims de gazelles. Dans les parcs, les forêts et les vallons, croissaient, avec les cac tus, les mûriers et les arbustes d'aloès. On y rencon trait aussi les bananiers, les nopals, les térébinthes, les cyprès, les figuiers, les platanes, les sycomores, les caroubiers (3). En embrassant la Judée jusque dans les environs de la

(1) FLEURY, des Mœurs des Israélites. (2) MUNCK, Palestine, descrip. pittor. (3) IDEM, ibid. CARACTÈRE HISTORIQUE DE MARIE MAGDELEINE 277

Méditerranée, on possédait donc un immense espace frappé de la réverbération du ciel comme un océan ima ginaire, dans lequelles cimes lointaines des monts Gelboé, Ephraïm, Galaad, Abarim, apparaissaient comme des îles (1). D'autrefois, cette chaîne non interrompue des crêtes de Syrie qui semble un prolongement du Liban, apparaissait avec ses extrémités tour à tour coniques, dentelées, arrondies, nageant dans les vapeurs ambiantes du matin et du soir. Au midi on atteignait du regard Be thléem et Hébron (2); le chemin de Bethléem, tout pavé de pierres noires par Schelomo, s'ouvrait dans ses diverses directions (3); au nord-ouest, conduisant à Joppé, à la Méditerranée, à Emmaüs; à l'ouest, à Gaza, en Égypte, GIl Éthiopie; au sud, à Hébron. Et quand on avait arrêté le vol du regard sur les eaux scintillantes du lac de Tabarieh, dans les environs duquel devait s'élever la forteresse de Magdala, l'œil avait embrassé, dans sa jeunesse et sa pompe, la cité royale. C'était bien la Iérouschalaïme or gueilleuse et sacrée, n'ayant pas encore cet accent de douloureuse solennité, qui plus tard l'a frappée sous sa couronne de siècles.

(1) MUNCK, Histoire de la Palestine. (2) IDEM, ibid. (3) JosÈPHE, Guerres, reg. de Salomon.

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IV

L'ART JUDAIQUE

L'ouvrier en fer fait une hache, fait agir le soufflet et forme l'idole à coups de marteau. IsAïE, xLvI, v. 12-13.

A l'histoire de Marie Magdeleine se rattachent, en quel que sorte, les traditions artistiques du pays où elle a vécu. Sur le sol judaïque, comme en Grèce, l'art a communiqué aux femmes le goût des joyaux, des splendides demeures, - des draperies peintes, des vaisselles ciselées. L'Orient était fait pour inspirer, dans ses riches conceptions, les raffinements les plus voluptueux de l'existence. A la vie d'une courtisane se relie donc celle de l'art national de la contrée qu'elle a habitée, puisque l'art lui a servi à re hausser sa beauté avec l'argent et l'or, et lui a fourni 280 MARIE MAGDELEINE les nombreux objets qui flattaient ses habitudes volup tueuSeS. Au premier siècle, sous la dynastie hérodienne, la Judée avait parcouru les phases d'une carrière architec turale qu'on lui a trop arbitrairement déniée. Étant donné le principe que l'art judaïque n'a jamais existé, on n'a pas daigné s'aventurer plus avant. Au nom de la Grèce im mortelle, on a refusé à cette partie de la Syrie d'avoir eu puissance de conception plastique. On a décrété aca démiquement que, vu l'irrécusable précepte : « Tu ne construiras pas d'image sculptée; aucune image soit de ce qui est en haut, au ciel, soit de ce qui est en bas, sur la terre, ni de ce qui est dans les eaux, sous la terre (1), » il ne devait point y avoir eu d'art judaïque, et l'on a dormi là-dessus comme sur tous les principes for mulés par l'infaillibilité des savants. Il ne s'agit point de prouver ici si le degré d'impulsion artistique qu'ont reçu les races hébraïques a été plus ou moins fort, ou d'établir qu'il a donné un développement aux grandes écoles; mais simplement de constater ce fait, qu'il a existé. On a dit d'un livre publié par M. de Saulcy sur cette matière, « qu'il était l'éloquente défense d'une mauvaise cause. » Je tiens à être un des champions de cette cause mauvaise. Au premier siècle, la civilisation juive qui a parcouru

(1) Exode, chap. xx, 4. L'ART JUDAIQUE 281 toutes ses étapes vient d'atteindre son apogée. Les Hé rode ont réalisé une sorte de restauration après les prin ces machabéens. Tabarieh, Sébaste, Césarée de Philippe sont des constructions païennes, mais avant d'en arriver à se fusionner entièrement dans ce principe, l'art judaïque avait réalisé tour à tourles acherims,-statues de divinités féminines servant au culte idolâtrique, - l'arche d'al liance, le trône, la maison d'ivoire et d'autres concep tions d'une curieuse originalité. . En remontant le cours de la civilisation judaïque, l'ex posé des faits est assez précis : la construction d'Henou kia (1), les instruments de musique créés par Yabel, fils de Lamek, sixième descendant du premier homme (2) sont des attestations d'un certain caractère. Entre les mains de Toubal-Kaïn, nous retrouvons les outils de cuivre et de fer (3), et comme indubitable mo nument d'un art plus développé, l'édification de cet édi fice de brique nommé Babel (4). Abraham, le puissant émir, quitte la Mésopotamie, s'en vient au pays des Kenâanéens, et bâtit des autels au Très IIaut, près de Sikem (5). On creuse des sépulcres dans le roc vif : on apprend donc à tailler dans le granit (6).

(1) Genèse, iv, 17. (2) Ibid., Iv, 21. (3) Ibid., Iv, 22. [4) Ibid., xI, 3. (5) Ibid., xII, 6,7 (6) Ibid., xxIII, 6. 282 MAIRIE MAGDELEINE

Lorsque Abraham marie Isaac, Rébecca, sa fiancée, reçoit de l'intendant une bague pesant un demi-sicle d'or (1) et deux bracelets du poids de dix sicles (2), avec plusieurs autres objets, vases, meubles , étoffes, d'une teinture particulière (3) : le travail de bijouterie était donc déjà pratiqué en Kenâan, ainsi que la fabrication des drape ries précieuses. QuandIacoubs'enfuitdeMésopotamie, Rachel, safemme, emporta les idoles de Laban (4). Plus tard on enterra tout ce butin, ainsi que les anneaux d'oreilles des serviteurs de Iacoub, au pied d'un chêne, non loin de Sikem (5), comme représentant les insignes de l'idolâtrie. L'existence de la sculpture assyrienne se trouve donc démontrée. Or, la contrée qu'habitaient les Kenâanéens, ayant au nord la Mésopotamie, au sud l'Égypte, deux centres où les arts avaient acquis un grand degré de force, il en résulte qu'une influence positive dut s'exercer sur cette popula tion, quelque inculte qu'elle fût. De plus, on retrouve les preuves que l'art y était connu et exercé, avant l'établis

(1) Le sicle mosaïque pesait 320 grains.A l'époque romaine, lors de la construction du second temple, son poids était de 384 grains d'orge. (2) Genèse, xxiv. On n'est pas d'accord si ce fut un ornement de nez, une bague ou des pendants d'oreilles. Les traductions diffèrent dans la version. (3) Genèse, xxiv, 53. (4) Ibid., xxx, 19. (5) Ibid , xxxv, 4. L'ART JUDAIQUE 283 sement des tribus d'Israël au sortir de l'Égypte, dans la description des objets qui sont enlevés aux Madiani tes, voisins des Kenâanéens, par les Hébreux (1), et dans cette prescription que doit formuler Mosché contre Ke nâan : « Chassez de devant vous tous les habitants du pays, et détruisez toutes leurs peintures; ruinez toutes leurs images de fonte et démolissez tous leurs hauts lieux (2). » L'art égyptien a dû donner aux tribus captives, les lois de toute œuvre naissante, en pierre ou en métal; l'archi tecture, dans son immobilité solennelle, écrase et asservit les imaginations. Avec leurs figures assises, aux pieds serrés, aux bras pendants et adhérents aux côtés, aux yeux obliquement tirés, aux lèvres scellées comme pour garder le secret du mystère de la vie, les types égyp tiens impliquent cette horizontalité de ligne qui est le trait particulier des monuments de Memphis. On est comme anéanti sous leur masse. Comment ne pas sup poser que les Israélites aient emprunté la science de leurs anciens maîtres ? Durant l'ère d'exil, le colosse, les sphinx, les taureaux ailés, les Osiris à tête d'épervier, surgissaient au fond des sanctuaires. On sculptait dans le flanc du granit, dans la pierre de Thèbes parsemée de points d'or, dans les veines

(1) Exode, xxvI, 1. (2) Nombres, xxxI, 50. 284 MARIE MAGDELEINE d'albâtre, la brèche, le porphyre, le plasme d'émeraude et le basalte. Dans les joyaux des Pharaons, apparaissait l'empreinte du scarabée sacré sculpté en relief. L'onyx, la sardoine, le lapis-lazuli, l'agate, l'améthyste, recevaient la gravure hiéroglyphique. On connaissait le fin travail des enchâssements. Des draperies faites à la navette, avec

des fils de différentes couleurs, étaient exécutées par des - artisans renommés dans le tissage. Mosché se souvenait de ce procédé d'exécution quand il faisait cette ordon nance, dont il savait que l'Égypte avait enseigné la réali sation : « Tu feras pour le tabernacle dix tapis de fin lin tordu en fil blanc, rouge et jaune; tu les feras parsemés de kéroubim, en travail d'artiste (1). » D'après quelques auteurs, et particulièrement War burton les divinités à face d'animaux sont les plus an ciennes. Winckelmann croit cependant pouvoir reven diquer la même antiquité, pour les figures de dieux à face humaine. Quoi qu'il en soit, Mosché pourrait bien avoir puisé l'idée de ses kéroubim, de l'arche, à la vue des êtres symboliques à face de lion ou de taureau qui peuplaient les temples égyptiens. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en quittant les rives du Nil, les Israélites emportaient le secret de certaines réalisations artistiques. Il y avait parmi eux des lapidaires, des joailliers, des graveurs, des travailleurs de métaux, des rakem, - brodeurs; -

(1) Exode, xxvi, 1. L'ART JUDAIQUE 985 d'autres, employés comme préparateurs de peaux de béliers teintes en rouge. Lorsqu'on vint requérir toutes les forces du peuple pour la composition du tabernacle, il était à même d'opérer dans le cuivre, l'or, l'airain et l'argent, ainsi que le prouve cette prohibition, qui n'eût pas possédé de raison d'être si l'on n'eût été tenté de l'enfreindre : « Vous ne vous ferez ni dieux d'ar gent, ni dieux d'or (1). » De plus, l'arche en bois de sit tim, la réalisation des deux kéroubim par la sculpture en repoussé, l'autel des parfums, le chandelier branchagé, n'impliquent-ils pas une force d'exécution très déve loppée? Les vêtements de sacrificature que doit porter Aharon sont, pareux-mêmes, une œuvre complexe. L'éphod d'or, de pourpre ou d'écarlate, est rattaché aux épau lières par deux onyx portant chacun, en gravure de ca chet, les noms des douze tribus. Au pectoral sont douze pierreries où brillent, entre autres, la sardoine, la topaze et l'émeraude, et où sont inscrits les mêmes noms. Une plaque d'or, reliée au turban du grand-prêtre, porte l'inscription : Qodes l'Iahouh,-saint à Jéhovah.Ces divers objets sont une assertion positive qu'il y avait parmi les compagnons de Mosché des ouvriers rompus aux tra vaux de toutes sortes, depuis la métallurgie jusqu'au ser tissage. Deux d'entre eux, Beslal-Ben-Aouri-Ben-Hour et Ahaliab-Ben-Akhisameck, inaugurent la première école

(1) Exode, xx, 23. 86 MARIE MAGDELEINE artistique en Israël, et sont chargés de la direction du grand œuvre. Eux seuls ont renommée d'habileté dans le tissage, la menuiserie, comme inventeurs de dessins en or, en argent et en airain, et dans la broderie, des rou leaux de fin lin destinés au tabernacle. L'idolâtrie servait la cause de l'art en dépit des in terdictions jetées aux simulacres. Le veau d'or dut être moulé par Aharon d'après le taureau Apis. Il est constant que les Israélites étaient sans cesse en contact avec les achérim des Kenâanéens, puisque la défense de rendre un culte à ces images sculptées se renouvelle à tout ins tant. Les peuples qu'il fallut vaincre, avant d'entrer dans la terre de Iacoub, savaient façonner l'argile, la pierre et le fer. Le pays de Basan comptait soixante villes environnées de hautes murailles. Les Kenâanéens possédaient les étoffes de Schinaar, - Babylone, - dont le prix tenta, sous Josué, l'un des membres de la tribu de Juda, qui, dans le butin prélevé sur l'ennemi, s'appropria un man teau de deux cents sicles. Madianites et Philistins possé daient donc une assez large prospérité : abondance de bestiaux, fruits succulents où l'on remarquait les mirabo lanes de Jeriko, « plus doux que miel, » et des idoles pré cieuses qui fournirent aux vainqueurs une immense fusion d'or. Durant l'asservissement d'Israël, et même jusqu'à Da vid, les travaux métallurgiques furent exercés par les Philistins, en ce qui impliquait les constructions d'armes L'ART JUDAIQUE 287 tranchantes.Tandis que les Hébreux excellaient dans l'or févrerie et la ciselure, les forges s'allumaient chez leurs puissants voisins pour exécuter le mekhrasah, et l'at,- la charrue et la houe. - On descendait vers eux afin d'ai guiser le salas-kolsoun, - le trident, - le kardam, hache, - et aussi afin de redresser le darban,- aiguil lon, - faussé (1). Les armes se fabriquaient en dehors d'Israël; cependant Saül put armer David lorsqu'il se présenta pour combattre Goliath. A chaque victoire qui renforçait le trône, le butin pré levé sur l'ennemi était mis sous la garde de Salmout, le lévite, et de ses frères (2), et l'on fondait par lingots les casques, les cuirasses imbriquées d'écailles, les jam bières, les lames de lance pesant plusieurs sicles, et le kadoun, javelot d'airain. Sans doute, le statuaire n'a point cherché à créer, dans le porphyre la Psyché des rêves divins; la ligne fière, accusée, précise du profil juif, n'a jamais été réalisée par le peintre ou le sculpteur; mais l'architecture, la poésie, les arts de luxe, ont poussé leurs branches sur ce sol du royaume de Juda. Chez ces princes, amoureux des fines pierreries, des coupes ciselées et des voluptueuses non chalances, la muse lyrique, la muse de Sion a grandi sur les marches du trône,berçant les ivresses de l'âme et les deuils nationaux.

(1) I SAMUEL, xIII, 19,20,21,22. (2) l Chroniques, xxvi, 20 à 28. 288 MARlE MAGDELEINE

L'école artistique, fondée à la sortie du désert, devait s'accroître, sous David, des Phéniciens envoyés par Hiram pour la construction de la maison du roi. Une vé ritable école fut créée, et s'augmenta des adeptes pris parmi la nation juive, qui ne tardèrent pas à acquérir la profondeur d'habileté de leurs maîtres : polissage du cèdre, enroulement des feuillages autour des colonnes où ressortait la grappe du raisin, « emblème de la terre pro mise », taille de pierre en bossage, lourds chapiteaux; on allait tenter toutes ces réalisations. La période salomonienne, ère de paix, de puissantes conceptions, devait voir s'établir cette même école dans tous ses développements. L'idée gigantesque de la cons truction du temple, rêvée par David, est laissée, dans son éxécution, au nom de Jéhovah, à son plus jeune fils. - David s'est montré tour à tour poète et guerrier, prêtre et soldat; il a brandi sur ses collines la fronde immortelle, et fait résonner sa cantilène quand Saül a été vaincu : « Montagnes de Gelboé, ni rosée ni pluie sur vous et sur vos champs élevés; car il fut insulté le bouclier du héros, le bouclier de Saül. » Une lyre et une épée, voilà David, tandis que Schelomo est un rêveur qui médite, en considérant ses grands lions d'ivoire allongés sur les de grés de son trône finement agrémenté; pour lui, le der nier mot de la sagesse est encore l'amour. Il semble que l'on peut déjà tirer certaines conclusions des faits démontrés. Deux éléments artistiques sont en L'ART JUDAIQUE 989 présence : l'élément phénicien, l'élément égyptien, qui ont longtemps prédominé. De ces deux principes hétéro gènes, naîtra un art national qui se révélera en certaines parties de l'œuvre de Schelomo : ciselure, orfévrerie, sculpture des êtres animés. Après la venue d'Adoniram et les enseignements qu'il répandit parmi le peuple, on put recruter par milliers des artistes au sein même de la race hébraïque. Il ne faut donc point s'étonner si l'on rencon tre, en quelques monuments, des caractères de l'Égypte et de la Phénicie, puisque le style judaïque provient, en quelque sorte, de chacune de ces deux nations; mais sa dénomination expressive, celle à laquelle on ne se mé prend pas, c'est l'ornementation empruntée à la flore d'Orient; c'est ce qui lui conserve son trait d'originalité, à travers le reflet demi égyptien, demi phénicien. Schelomo affermi dans Israël, un rapide élan fut donné. Cent cinquante-trois mille six cents ouvriers étrangers furent disposés, les uns pour l'extraction du bois et de la pierre, les autres comme portefaix, ceux-ci comme sur veillants (1), tandis que les maçons d'Hiram, de Schelomo et ceux de Byblos (2) les préparaient pour les mettre en construction. Trois mille kikar d'or (3) et sept mille kikar d'argent avaient été laissés par David, sans compter ce qu'avaient fourni les chefs de tribu, les chefs de mille, etc. :

(1) I Chroniques, II. (2) Ville située à l'extrémité nord de la côte de Phénicie. (3) Le kikar ou talent pesait 822,000 grains de France. 290 - MARIE MAGDELEINE pierres de Soham, mosaïque, cuivre, fer, se trouvaient accumulés. Aux portes d'Elath et d'Asiongaber, une flotte, sous la direction des pilotes tyriens, avait importé d'Ophir, l'or, les parfums, les bois odorants, l'ivoire. Au mois de ziou, au splendide mois des fleurs, après la coupe des cèdres de l'Hermon, après avoir comblé u vallon et arrasé le sol sur la colline du Moriah, on jeta la structure du puissant édifice. Sept ans après, l'œuvre s'achevait, imposante et dominatrice; ses hauts portails voyaient passer l'arche sainte exécutée au fond du désert, tandis que les voix éclatantes des instruments de cuivre résonnaient sous ses larges voûtes; tandis que dans les cours et sur la plate-forme s'amoncelaient les soldats chaussés des cnémides, revêtus d'armures étincelantes, les chefs de mille, les sacrificateurs, les prophètes au

manteau poilu. - Une muraille de trois cents coudées environnait la pre mière enceinte, sorte de calcaire toujours brûlant à force de réverbérer le soleil. Derrière cette muraille, sur la plate-forme du temple, se trouvait une place vide à l'orient de laquelle s'étendait une galerie. Autour du monument s'élevaient trente chambres en manière d'arcs-boutants. Au-dessus, deux autres étages ayant chacun un nombre égal de salles. Dans leurs plafonds de cèdre poli, on voyait saillir les frèles ramures d'un feuillage découpé(1).

(1) Rois, vII,19,22. L'ART JUDAlQUE 291

A l'est se trouvait un portique, ou pylone, flanqué de deux colonnes d'airain, avec chapiteaux fleuronnés de lis. Des deux bords de chaque chapiteau s'échappaient des festons de grenades qui l'entouraient.Au dessus des étages des chambres, dans le mur du temple, des fenêtres treillis sées avec le jonc des îles (1). L'édifice se fractionnait intérieurement en deux parties. A l'occident, le Débir, ou le saint des saints, et le Héchla, palais. Le Débir était fermé par les deux battants sculptés d'une porte de bois d'olivier sauvage, allumée sous toutes ses faces de cet or vif qu'on voyait ruisseler au plafond, et dont le parquet de bois de cyprès était fortement re vêtu. Aux parois lambrissées également de cèdre, on avait jeté les figures de kéroubim, les anémones, les colo quintes, les palmes. Les contours des objets étaient ornés d'une ligne d'or qui les présentait en demi-saillie comme sur les stèles égyptiens. L'arche sainte était voilée par les ailes de chaque kéroub à face de taureau. On avait fait tomber devant elle une soyeuse draperie de soixante quinze pieds, où le lin, l'hyacinthe et le cramoisi mélan geaient leurs nuances vives et tendres. L'entrée du Héchal était marquée par une porte à larges gonds et recouverte d'un tapis où se montraient l'azur, la pourpre, l'écarlate et le lin. Les murailles étaient entaillées de boutons de fleurs épanouies, de

(1) MUNCK, Palestine. 292 MARIE MAGDELEINE grappes, de glands, de tête de kéroubim jetées entre les fines arabesques. Cet ensemble, d'une si originale concep tion, devait paraître, aux clartés des lampadaires, comme une sorte de monde fantastique, dont l'évocation était peut-être due à quelque mot magique gravé au sceptre de Schelomo.Au plafond et au parquet scintillaient les clous d'or sur les planchettes de cèdre. Devant le voile qui sé parait le Héchal du Débir était placé l'autel des parfums, avec ses quatre cornes disposées aux quatre angles et couronnées d'une bordure travaillée à jour. Non loin de là, la table des pains de proposition et les dix autres tables de sittim plaquées du précieux métal; le chande lier à sept branches, odorant d'huile parfumée.Autour de l'autel s'amoncelaient les coupes, les plats où l'on mettait la fleur de farine, les tasses, les racloirs, les bassins, les vases à encens, les aspersoirs présentant la masse de leurs ors ruisselants. Deux parvis entouraient le temple. Le parvis intérieur, était pavé d'une curieuse mosaïque; les murailles recou vertes de lames étincelantes, en haut desquelles courait une légère balustrade de cèdre. Dans cette portion de l'édifice était l'autel des holocaustes à flamme toujours jaillissante. Ce feu qui dévorait en un instant la victime jetée sur la grille d'airain, tandis que les nuages de fumée s'enlevaient dans le ciel découvert, était comme l'âme du temple. Ensuite venait l'immense bassin, nommé aussi mer, dont l'espace d'un bord à l'autre était de dix cou L'ART JUDAIQUE 293 dées, pouvant contenir dix mille baths d'eau, et qui se trouvait destiné à laver les mains et les pieds des sacrifi cateurs. L'énorme coupe, supportée par une base réalisée en manière de câbles tordus formant colonne torse, re posait sur la croupe de douze bouvillons affrontés. Dix autres vaisseaux de cuivre, disposés chacun sur leur quatre roues, avec leurs figures de kéroub, de lion, d'aigle et de taureau l'accompagnaient. Ce parvis des prêtres était entouré d'un parvis exté rieur, au sol incrusté de cubes de différentes couleurs, où le peuple pouvait avoir accès. Quatre portes de bronze y étaient attachées. En franchissant le pylone du parvis intérieur, oh pou vait voir l'ensemble du Héchal qui ne présentait d'abord à l'œil qu'un flamboiement d'or vif, à travers lequel on dis tinguait les tentures doucement agitées, les panneaux aux têtes de séraphins fouillées dans les lambris, la fumée d'encens montant en spirales bleues. Qà et là, la blan cheur des marbres formait des taches éblouissantes, au sein de la sombre couleur de l'airain. Enfin, circulant au milieu de ces cuves énormes, les prêtres accomplissaient leurs rites mystérieux, et, tandis qu'expiraient les derniers gémissements des victimes, frappaient contre terre leurs fronts nimbés. Que peut-il résulter de l'examen d'une telle œuvre?que la défense énoncée par la bouche de Mosché : « Tu ne construiras pas d'image taillée, etc., » ne concernait sans

19 294 MARIE MAGDELEINE doute que les objets auxquels le peuple eût été tenté de rendre un culte. La représentation d'êtres animés est le fait de la construction salomonienne. Sur les faces ex térieures du temple nous retrouvons les personnages de l'angélologie, les séraphins, indiqués par des contours cernés de lignes d'or qui avivent le trait et lui commu niquent une sorte de relief : c'est le procédé égyptien. Les têtes de ces génies célestes étaient réalisées dans une succession de cadres égaux entaillés dans la mu raille et formés d'enroulements, de boutons et de fleurs. Il semble que nous possédons là une indubitable preuve de la perfectibilité qu'atteignait alors l'art judaïque. Dira t-on que ce fut aux artistes phéniciens qu'on le devait ? Mais David avait commencé ce règne de la pierre élo quente, et il y eut une fusion inévitable entre les envoyés d'Hiram et les Israélites. Cette fusion établit à Iérouscha laïme des préceptes architecturaux qui durent se graver dans ces imaginations. Au temps de Schelomo, les femmes disposaient le long de leurs joues des rangs de perles fines qui, passant sous leur menton, encadraient leur physionomie (1). Leur col était orné de koumitz,- colliers (2). Elles portaient les nezem ou boucles d'oreilles, que l'on désignait aussi sous le nom d'aghel, des ronds ou netiphôth, des gouttes ou

(1) Cantique des cantiq., v. 9, 10. (2) Voy. de SAULCY, Art judaïque. L'ART JUDAIQUE 295 des perles, des boucles de nez appelées nezem, ainsi qu'il était d'usage de passer ces anneaux dans les narines (1). Encore aujourd'hui, cet usage se retrouve parmi les fem mes orientales. L'anneau est d'ivoire ou de métal; il est quelquefois orné de pierres précieuses et pend sur les lèvres (2). Après ces pendants venaient les rabid, chaînes composées de fils d'or, de pierres précieuses et de per les, suspendues autour du cou et descendant sur la poi trine. Aux différentes chaînes étaient attachés des orne ments composés de petits soleils, ou de croissants,-sa harônîm (3), - des amulettes d'or ou des lehaschim, - talismans,- des botté-nephesch,- flacons d'essence.– On voyait deux sortes de bracelets, les uns appelés ecada ou camid(4); le premier entourait le bras près du coude (5), le second se fixait près de la main (6). Ces bracelets étaient faits d'or, d'argent ou d'ivoire. Ceux que l'inten dant d'Abraham donna à Rebecca, pesaient environ dix sicles d'or (7). D'autres étaient en forme de chaînes, schéroth (8). Aux doigts se montraient les tabbath,- ba gues - (9), aux pieds des périscellides ou anneaux. Les

(1) Genèse, xxiv, 47. (2) Dans l'Orient moderne cet usage existe encore. (3) IsAïE, III, 18. (4) De Samad, se lier à, adhérer. (5) lI SAMUEL, I, 10. (6) Genèse, xxiv, 30,47. (7) Ibid., v, 22. . (8) IsAïE, III, 19. (9) lsAïE, V, 21. 296 MARIE MAGDELEINE

femmes arabes en portent encore qu'on appelle khal khâl (1). La chevelure était retenue par un totaphoth, bandeau, - qu'on couvrait quelquefois d'une plaque d'or (2). Les hommes possédaient l'anneau à cacheter et le bâton. L'anneau se portait à un doigt de la main droite (3); d'autres fois on le suspendait sur la poitrine (4), au moyen d'une chaîne appelée pathil (5); le bâton, appelé matté chez les personnages de distinction, devait être surmonté d'ornements de prix. Chez les Babyloniens, chacun portait un anneau à ca cheter et un bâton surmonté d'une pomme, d'un lis, d'une

rose, d'un aigle (6). - Nous voyons Thamar demander un gage à Juda, son anneau à cacheteret son bâton(7). Les bâtons de Moschéet d'Aharon étaient appelés matté, ceux du vulgaire, Makkel ou Misch'éneth, appui (8). Les rois et les grands por

(1) On les retrouve dans les Ceadôth du prophète Isaïe (III, 20), plu sieurs commentateurs retrouvent les périscellides dans les Achasim d'Isaïe; ils prennent alors les Ceadôth pour de petites chaînes qui joi gnaient les deux anneaux des pieds et qui, allant d'un pied à l'autre, servaient à mesurer les pas et à leur donner une grande régularité. (2) Voy. MICHNA, I, c. § 1, et les Commentaires de Maïmonide et de Bartem0ra. (3) Genèse, xLI, 42; Jer., xxII, 24. (4) Cantique, 8, 6. (5) Genèse, xxxvIII, 18. (6) HÉRoDoTE, 1, 195, (7) Genèse, 1, c. (8) Genèse, xxxII, 11; Exode, xII, 11; Nombres, xxII, 27: Juges, vi, 21; . Il Rois, 1 , 31. L'ART JUDAIQUE 297 taient des chaînes d'or au cou et des bracelets (1), et les jeunes gens des boucles d'oreilles (2). Le règne de Schelomo fut le règne de cèdre et de mar bre, l'âge d'or de la Judée raffermie, l'ère poétique, l'ère d'allégresse où l'âme s'épanouit dans un printemps sacré. L'effervescence du luxe atteint toutes les têtes; on mange dans la vaisselle ciselée, incorruptible. Schelomo veut pour lui une demeure où l'on s'enivre du jus de la treille et du plaisir; habitation comme en ont créé tous les sou verains dans les rares instants de leurs jours paisibles, où le sommeil n'endort d'autres fatigues que les soucis d'amour. Le cèdre et les cyprès furent équarris, les fon dations faites en pierres de taille. L'édifice, encadré dans une rangée de colonnes, formait une hauteur de trois étages.Chaque étage avait sa plafonnade en bois du Liban et ses appartements aux lambris sculptés. Un portique de cinquante coudées de long sur trente de haut s'ouvrait dans la façade ornée d'une colonnade prismatique. De là, on pénétrait dans une salle soutenue par seize piliers, où le trône à dossier d'ivoire était garni de deux accoudoirs à face de taureaux. On y montait par six degrés sur cha cun desquels s'allongeait un lion sculpté. L'habitation de la reine était attenante, et les appartements du roi situés au fond de la cour intérieure. De grands et larges blocs formaient les parois que revêtait une triple rangée de

(1) Genèse, xLI, 42. (2) SAMUEL. I, 10. 29S MARIE MAGDELEINE

pierres précieuses enchâssées dans l'argent de Tarchirch; une quatrième rangée était ornée de ramures et de pal mettes ciselées, tandis que le reste de la surface, jusqu'au plafond, était couvert de stuc chargé de diverses pein tures. Dans ces salles, se trouvaient les lits de cèdre à dossier reluisant d'or, les siéges de pourpre, les ten tures de soie ramagées, les nattes symétriquement tres sées, les deux cents boucliers pesant chacun six cents sicles. D'autres édifices furent élevés pour loger le nombreux personnel de la cour. En même temps les vastes haras se remplissaient de quatre mille chevaux d'Égypte, et plus loin se remisaient les chariots de guerre et les chars

de promenade. - Des galeries souterraines appelaient la fraîcheur, tandis que le pavage de verre laissait entrevoir l'eau courante peuplée de poissons, et que l'ombre des co lonnes s'accentuait légèrement sur les allées fleuries des jardins. Il y eut toujours une sorte de contact entre la ville des Pharaons et ce peuple arraché de ses liens. Après le premier vertige d'enthousiasme, la nation qui avait pos sédé la fille d'Égypte fit comme Schelomo et sentit pen cher son cœur vers d'autres dieux.On dressa les hamonim dans la cité sainte (1). « L'artiste fond l'idole, l'orfévre

(1) idoles Surmontant les autels. LART JUDAIQUE 299 la couvre d'or et y soude des chaînes d'argent (1). » De toutes parts on voit s'élever les tentes rayées des étran gères. Languissantes, à peine vêtues, les femmes moa bites s'avancent au devant des jeunes hommes; elles ont aux lèvres la parole provoquante et perfide et les ini tient en peu de temps au culte de Moloch. L'heure de vait arriver où les statues de pierre ou de fonte des nou veaux dieux seraient transportées sous les murs du

temple. - On était donc parvenu, à force d'infractions répétées, à donner une représentation de la personnalité humaine. « L'ouvrier en fer fait une hache, fait agir le soufflet et forme l'idole à coups de marteau. Il y travaille de la force de son bras. - Le charpentier tire le cordeau, trace avec le burin, la travaille avec le rabot, et l'in dique avec le compas, et lui fait une figure d'homme, une magnifique statue humaine pour habiter une mai son (2). » Il est impossible qu'au jour où des fouilles seront ordonnées à Schomrou (3) des fragments de ces sculptures ne viennent donner aux faits une nouvelle direction et relier l'art judaïque au style assyrien. On a déjà constaté qu'il y avait, avec les fragments exhumés des ruines de Ninive et certaines réalisations hébraïques, une profonde identité de caractère.

(1) IsAïE, xI, 19. (2) IDEM, xLvI, v. 12-13. : (3) Samarie. 300 MARlE MAGDELEINE

Mais, tandis qu'on créait les hamonim, la corruption grandissait. Couchés à l'angle du divan et sur les tapis de Damas, les enfants d'Israël s'engourdissaient aux ac cords du nabel et prolongeaient leurs repas jusqu'au cré puscule. Vêtus de blanc, leur longue chevelure ointe d'huile de nard et travaillée avec le fer, ils buvaient en de larges coupes pleines de vin ammonite.Vénus Astarté avait vu triompher ses mystères. C'était l'époque où s'éle vaient les palais d'ivoire, ainsi nommés parce que leurs lambris étaient plaqués ou marquetés avec cette matière. L'heure du réveil sonna contre Juda. Les flèches ailées des satrapes de Nabouchadnetzar devaient renverser ces hommes amollis ; dix mille habitants furent d'abord arra chés au sol et parmi eux un millier d'ouvriers ciseleurs. Un jour vint où un autre homme franchit plus insolem ment les portes de la cité de Schelomo, gravit les degrés du temple, chargea ses chariots des vases, des bassins, des piédestaux, des candélabres et des aspersoirs; c'était le chef des exécuteurs, Nabouzaradan. La mer d'airain fut brisée, ainsi que les deux colonnes du portique, et leurs fragments transportés à Babylone avec les treillages de chaînes des chapiteaux; et quand les Casdim eurent ar raché les festons de grenade et les pierreries, un cordon de flammes courut sur les talus sculptés de la maison de Jéhovah. L'Assyrie avait vaincu; mais il y eut toujours au sein du peuple israélite des germes d'opposition, et comme un L'ART JUDAIQUE 301 noyau de résistance active contre toute autorité illégale ment exercée; nous voulons parler de l'école des pro phètes, chez lesquels ont toujours été contenus les fer ments de révolte. Ce furent eux qui entretinrent, chez leurs compagnons asservis à Babylone, l'idée d'une loin taine délivrance. Si l'on ouvre les traditions, on voit qu'au temps où la dépravation atteint le dernier degré, ils tiennent école d'austérité farouche au fond du désert. Vêtus de bure et portant un sac de cendre, rien ne se soustrait aux rudes atteintes de leur libre parole qui ter rasse comme un glaive les rois coupables et leur met le front dans la poussière.Alors que chacun fléchit le genou devant le maître, eux seuls osent faire résonner le lan gage âpre et sévère, parler de pénitence et d'expiation. Une vie pure, la solitude, et un profond développement d'esprit suffisent à exalter leur âme, à leur faire entrevoir les conséquences de certains actes dans l'avenir; aussi les redoute-t-on, tout en les persécutant. Tour à tour en nemis ou auxiliaires de la royauté, payant parfois de la vie leur témérité, leur mort est un deuil public, leur existence semble participer à celle de la nation entière qui s'est identifiée à eux. Puissants, vindicatifs, passion nés, éloquents, on les voit se lever à l'heure marquée pour prédire la grandeur ou l'abaissement. Leurs écrits forment un monument de la plus haute portée, dans cette partie de l'art hébraïque qui embrasse la forme lyrique, et qui est l'expression des sociétés antiques, comme l'Iliade. 302 MARIE MAGDELEINE

Ézéchiel et Isaïe en offrent les plus saisissants exemples. Ce sont eux qui ravivent les espérances des restaurations d'Israël.En effet, les conquêtes de Cyrus en renversant le dernier successeur de Nabouchadnetzar, amenèrent la re construction du temple. Qu'advint-il, pour la cause de l'art judaïque, des di vers asservissements que subirent les tribus? Une con séquence qu'on peut déduire avec certitude. Dans ces migrations successives, les races hébraïques ont emporté l'empreinte artistique des civilisations étrangères. La ville de Sémiramis a pu leur donner certains procédés - d'exécution durant l'époque de la captivité. On y ren contrait alors ces enceintes fameuses, réalisées par le génie d'une femme, construites en briques vernissées et émaillées, sur lesquelles étaient imprimées plusieurs sortes d'animaux et de sujets : troncs de palmiers, pé tales de fleurs, chasses royales au sein desquelles on avait représenté Sémiramis lançant un trait contre une

panthère (1). - Le modelé offrait un relief léger, et les objets se déta chaient tantôt sur des fonds d'un bleu vif ou d'un émail vitreux. Mais les monuments qui jouèrent le rôle le plus impor tant proviennent des Phéniciens, et les endroits d'où ont été exhumées certaines sculptures touchent en quelque

(1) DE LoNGPÉRIER, Musée Napoléon III. L'ART JUDAIQUE 303

sorte la Palestine. On ne peut parler de l'une sans jeter un coup d'œil sur la contrée dont les artistes se fusion nèrent avec ceux de Iérouschalaïme. Les œuvres phéniciennes présentent un cachet de lar geur et d'originalité remarquable. C'est ce dont on peut se convaincre en examinant le fragment de colosse royal plus grand que nature trouvé à Sarfend, Sarepta. La poitrine est ornée de colliers et les reins portent un vête ment qui s'arrête un peu avant la naissance du genou; une fraction de colonne, rapportée par M. de Saulcy en 1852, montre à son sommet une couronne de fleurs sculptées. Les deux bas-reliefs trouvés à Rouad par M. Ernest Renan, révèlent un fini de travail d'un plus curieux ca ractère. Chacun est composé de deux compartiments sé parés par un bandeau, au milieu duquel est une tresse ; des palmettes, d'une finesse et d'une élégance de dessin délicatement senties, sont jetées dans les compartiments supérieurs. Dans les compartiments inférieurs, on voit, dans l'un, une plante sacrée entre deux griffons; dans - l'autre un sphinx ailé, accroupi, coiffé de la tiare d'étoffe. Le ciseau phénicien a également fouillé le couvercle du sarcophage et jeté sur la pierre ses ingénieux motifs.Ce fut sans doute de leurs alliés, les Sidoniens, que les Israélites apprirent ces frises tombales. Non loin de Jaffa à Ascalon, on a découvert un bas relief représentant, selon M. de Longpérier : « la divinité 304 MARIE MAGDELEINE

locale (1). » C'est un groupe formé de la déesse Athara, peut-être la Vénus Astarté des Philistins, qui occupe le centre de la composition, et de deux autres femmes entièrement nues, assises, portant la main à la cheve lure qui retombe comme une grappe sur l'épaule. Une plante largement feuillée, qui pourrait bien être un cep de vigne, partage le panneau en trois sections. D'après le style, ce monument serait postérieur à l'ère chré - tienne. Il y a une originalité plus tranchée, dans le bas relief moabite représentant un roi ou un guerrier, éga lement rapporté par M. de Saulcy, et qui accuse un trait plus caractéristique, plus marquant dans l'exécution. C'est bien la conception des artistes du pays de Moab se re tranchant dans leur fière et fruste réalisation. Les Israé lites leur empruntèrent moins d'idées et de motifs, leur génie s'attachant plutôt à l'art d'ornementation. Ce per sonnage colossal, casqué, portant l'arc sur l'épaule et de ses deux mains une lance dont la pointe est tournée contre le sol, rappelle ces géants des légendes qui sur gissaient tout à coup entre les hautes collines, et dont la voix retentissante emplissait un vallon. Le mouvement artistique reprend son cours en Judée à la chute du trône babylonien. La domination persane qui avait succédé à celle de l'Assyrie, permit la réédifica tion du temple. Vint la conquête macédonienne. Après

(1) Musée Napoléon III. L'ART JUDAIQUE 305

Alexandre, la Judée est soumise à Séleucus, et met les Grecs, sujets des Séleucides, en rapport avec les Juifs. Sous ce rapport, la domination étrangère introduit quel ques-uns des purs motifs de l'hellénisme dans les créations artistiques des Hébreux. Après l'excursion d'Alexandre à Iérouschalaïme, on avait frappé des monnaies auto nomes, d'une gravure énergique, montrant sur une face un triple bouton. M. de Saulcy prétend reconnaître, avec M. de Longpérier, la triple fleur que tiennent à la main les prêtres représentés sur les palais de Ninive. De l'autre face était la figure du vase sacré dans lequel on offrait le vin à Jéhovah, avec les pains de propo sition. Le burin était depuis longtemps exercé avec suc cès et se montrait dans la décoration des parois des édifices. L'art grec fut le couronnement du style judaïque, qui lui emprunta ses fûts de colonnes, ses détails d'orne mentation, son temple, ses tours et ses tombeaux; ce fut ce qui créa une architecture composite.Un jour, dans le temple saint, la statue de Zeus fut érigée au dessus de l'autel du vrai Dieu. L'acte eut le tort de froisser une reli gion établie, mais la possession de ce type indéfectible eût légué à la Judée, si elle l'eût sérieusement compris, les préceptes et les enseignements du beau plastique qui lui ont manqué. En divinisant, en épurant la forme, ne donne-t-on pas un plus haut reflet d'âme à l'indivi dualité?Si l'on poursuit la question, on s'étonnera donc 306 MARIE MAGDELEINE que cette présence de la divinité hellénique n'ait pas su bitement fait naître dans l'école israélite l'idée de l'éter nelle grandeur et de l'éternelle vérité. Non, tu n'eus pas raison, ô Mosché! d'avoir interdit cette représentation des êtres. Jéhovah n'eût pas moins régné sur les con sciences parce que l'homme eût contemplé sa beauté charnelle ; et quand bien même il eût rendu un culte à la matière, en s'agenouillant devant le beau, il eût réelle ment senti alors cette splendeur du vrai éclairer son âme. La beauté qui n'est autre chose que le reflet de Dieu sur l'être, l'eût fait croire et adorer. Un citoyen osa arborer l'étendard des révoltés contre Antiochus; ce fut Mathathias, père des Machabées. Juda, son fils, rentra dans Iérouschalaïme, purifia le temple, reconstruisit le sanctuaire et l'autel; on suspendit les voiles de lin, les tentures de pourpre, et le monument sacré fut de nouveau dédié, aux sons des lyres et des sistres. Les Machabées devaient être les derniers défen seurs d'une nationalité qui n'a jamais cessé d'être et qui s'est transportée avec les mœurs d'un point du monde à un autre. Simon, successeur de Juda, « envoya quérir les os de son frère Jonathas et les ensevelit à Modein, auprès de son père et de ses frèrés. » Quelle rapidité dans l'ensemble de ces existences et comme chaque per sonnalité est venue à son heure; l'un tombant après l'autre, portant haut l'orgueil de la race et le renom d'Is raël! puis la mort qui termine tout disant le dernier L'ART JUDAIQUE 307 mot de l'héroïque épopée. Mais la mort ne devait point réunir le cinquième frère aux autres, dans ce château sépulcral de Modeïn, que la ville couvrait de loin de son ombre solennelle. Sur le sommet d'un mamelon aux flancs tachetés de nopals, d'arbousiers et de térébinthes, fut construit l'édifice qui consacra leur mémoire dans Sion. Ce monu ment était en pierres de taille avec des colonnes mono lithes. Sous le portique, s'élevaient sept pyramides, à la mémoire des parents ct des cinq frères, dont Simon était le dernier survivant. Aux piliers, on voyait, en façon de bas-reliefs, des trophées d'armes et de navires. Porté par les houles de la Méditerranée, on pouvait distinguer le faîte du mausolée perçant l'horizon (1). L'art avait presque abdiqué ses caractères originaires dans le style hellénique; mais, d'après M. de Saulcy, plu sieurs éléments de cette architecture, autrefois transmis de l'Asie aux Grecs par les Phéniciens, étaient connus chez les Juifs dès le règne de Schelomo. Le génie hébraïque s'inspira donc à toutes les sources. L'Inde créa l'Assyrie, la Chaldée, la Mésopotamie, la Syrie, avec leurs villes de granit. Placés entre l'Asie et l'Égypte, les Is raélites s'assimilèrent les caractères sculpturaux de ces deux pays, et leur style renferma de nombreux carac tères hétérogènes auxquels l'ornementation judaïque im

(1) MUNCK, Palestine, les Machabées. 308 MARIE MAGDELEINE prima cependant l'originalité. On en trouve un exem ple frappant dans le Qbour-el-Molouk, - tombeau des rois. Nous ne voulons pas discuter ici si ce tombeau fut ou non exécuté par les successeurs d'Hérode, ou s'il contint les dépouilles mortelles des rois de Juda depuis David. Ce que nous constatons c'est la gravité, la richesse, l'éloquence de l'œuvre monumentale. A un demi-mille environ de Iérouschalaïme s'élevait cette construction où l'on pénétrait par une salle décou verte taillée dans le roc, dont les murailles encadraient une vaste partie du ciel. Au centre de la muraille mé ridionale, était une porte carrée au dessus de laquelle courait une frise délicatement fouillée, qui représentait d'abord un triglyphe et une métope ornée d'un anneau. A côté, la grappe de raisin symbolique se montrait entre deux couronnes et deux palmes. Ensuite reparaissaient le triglyphe et les métopes. Au dessous de la frise, ré gnait parallèlement un cordon de feuillage, mélangé de pommes de pin, qui descendait aussi perpendiculairement aux côtés de la porte. En s'enfonçant sous un conduit obscur, qui s'ouvrait à l'angle gauche de cette porte, on arrivait à une salle creusée dans le roc qui conduisait en d'autres caveaux de grandeurs différentes; deux de ces chambres avaient dans leurs parois des niches garnies de lampes sépulcrales. Dans l'une de ces pièces, où l'on descendait par six degrés, étaient sans doute contenus L'ART JUDAIQUE 309 les sarcophages aux couvercles sculptés d'ornements ni nivites. L'un de ces couvercles, actuellement au Louvre, présente à lui seul une finesse et une élégance d'exécu tion saisissante. Le motif est un ensemble d'encadre ments composés de guirlandes de fleurs et de fruits, au milieu desquelles jouent des végétaux épanouis, de toutes formes, s'entrelaçant capricieusement. L'air semble agiter ces ramures et relever les contours des pétales étoilés. Des bandes rectangulaires se montrent à droite et à gau che, renfermées dans une torsade, et de ces deux bandes partent des entrelacs délicatement enlevés, sur cette sur face d'un grain un peu dur, veinée de petits filons de si lex. Et, si en sortant du Qbour-el-Molouk, on continue cette étude des tombeaux, on constate dans celui d'Ab salon, ce mélange grec, égyptien, oriental, du monument taillé dans la masse du rocher. Le Qbour-el-Qodha (1), à un kilomètre de Iérouscha laïme, laisse voir une originalité exquise, un caractère naturel essentiellement marqué, dans son style dégagé de toute symétrie dans les ornements de feuillages qui couronnent le fronton de la porte. Enfin le Qbour-el Ambia (2), avec son vestibule taillé en rotonde, dans le quel on descend par une rampe antique, témoigne de ses origines les plus reculées, par une inscription tracée sur

(1) Tombeau des juges. (2) Tombau des prophètes. 310 - NIARIE MAGDELEINE les parois d'une des salles où se trouve contenu le titre de prêtre de Rè ou du soleil (1). En résumé, c'est dans cette série de tombeaux et de sarcophages que l'art judaïque s'est montré dans ses plus curieux développements, dans ses plus riches aspects. Rosaces ciselées, bordures de palmettes, cordons de feuilles et de fruits, parmi lesquels on reconnaît des glands, des amandes, des olives; médaillons formés par des torsades d'où ressortent en relief les grenades, les lis, les coloquintes, les anémones; capricieux enroule ments de pampres; panneaux de pierre où l'on a sculpté griffons, dauphins, sphinx diadémés : tel est l'ensemble des motifs qui se sont déroulés sur les parois des cal caires et des marbres de Judée. C'est sous les Iduméens que le cachet national s'efface pour faire place au style grec ou romain intronisé par la conquête; Iérouschalaïme voit reconstruire les parvis du temple, aux portes majestueuses réalisées en airain de Corinthe. La capitale du tétrarque se montre avec ses revêtements de marbre et ses nombreuses constructions

héraldiques. - Après la restauration d'Hérode, on retrouve encore quelques traces d'art judaïque dans les monnaies frap pées sous Agrippa, et présentant sur une face trois épis, symbole d'abondancé; et de l'autre un parasol, signe de

(1) DE SAULCY, Art judaïque. L'ART JUDAIQUE 311 puissance suprême. Sous les dernières années du règne de Néron éclata la révolte des Juifs, et pendant les quatre années de guerre, on frappa des monnaies qui offraient d'un côté la figure d'un vase à fines cannelures, aux anses élégamment gravées, et de l'autre un pampre; au bas était cette inscription : année deux ou trois de la liberté de Sion. A la seconde révolte qui éclata en 132, le chef de l'insurrection, Simon-Bar-Kaoukab,- le fils de l'étoile, - est nommé prince d'Israël. Pendant l'époque de sa juridiction, les monnaies apparaissent avec diffé rentes empreintes; tantôt celle d'un temple, d'autres fois un faisceau de feuillage accompagné du cédrat, une palme, une lyre, deux trompettes; mais l'exécution manque de fermeté. Ce n'est plus ce burin riche et nourri qui a réa lisé ces cornes d'abondance croisées en sautoir, ces vases consacrés, ces dattiers chargés de fruits, et ces couron nes emblématiques et sacrées, d'olivier ou de chêne, des effigies machabéennes. Désormais la nationalité d'Israël s'éteint sous les persécutions; l'art est étouffé sous leurs progrès sans cesse renaissants ; c'en est fait des somp tueuses demeures, des oisives matinées où le soleil de Palestine éclaire de sa lueur brûlante les amours des filles de Sion. Un voile funèbre s'étend maintenant sur toi, ô Iérous chalaïme! Qu'as-tu fait de ton temple, de tes palais, de tes tombeaux? La mosquée d'El-Sakara couronne le som met du Tsione. Tes forteresses sont rasées; la foudre a 312 MARIE MAGDELEINE

, sillonné tes collines; les turbans de pierres sculptées des Osmanlis s'élèvent au sein des tulipiers et des fontaines ; les mosquées arrondissent leurs coupoles de cuivre dans ce ciel savoureux qui versait sa rosée sur la tête de l'époux des Cantiques. Plus jamais, sans doute, ne renaîtront ces jours où ton enceinte de montagnes environnait un peuple jeune et vif, aujourd'hui vaincu, demain triomphant; tes fils sont dispersés; l'incroyance les raille; en prêtant le surplus de leurs millions aux nations, ils voient s'éteindre la leur. Josaphat montre les débris de ses sépulcres fra cassés; le Jourdain, seul, roule son cours bleu à travers l'amoureuse oasis qui se dessine au fond du désert (1). Un voile funèbre s'étend maintenant sur toi, ô Iérouscha laïme! et pourtant dans tes murs se sont montrés dans leurs causes triomphantes : l'art, la religion, la liberté.

(1) LAMARTINE, Voyage en orient. V

LA CoURTISANE DE MAGDALA

Elle s'est rendue amoureuse des enfants des Assyriens, des gouverneurs et des magistrats ses voisins, vêtus magnifiquement, et des cavaliers montés sur des chevaux, tous jeunes et bien faits. (EzÉCHIEL, xxIII, 12)

On ne possède aucun tableau, aucun monument artis tique qui ait dépeint la première phase de la vie de Marie de Magdala. Le christianisme n'a voulu voir en elle que la sainte, l'histoire seule accuse ses déborde ments. On n'a pas compris encore que ce mystérieux attrait qu'elle excite, provient aussi d'un charme antérieur à sa conversion, et ce qui la rend si coupable aux yeux de quelques membres de la catholicité, est ce qui fait sa fortune auprès des autres. L'imagination qui ressuscite 311 MARIE MAGDELEINE les figures mortes se plaît à la retrouver au sein de ses brillantes amours. On ne saurait affirmer qu'elle eut un mari, quels quesoient les témoignages qui en appuieraient l'assertion (1), cependant il est supposable qu'elle con sentit à enchaîner sa liberté par l'hymen, sans pour cela mettre un frein à la générosité de ses affections. En dé passant toutes les digues naturelles de la passion, sous l'instigation de son ardent tempérament, elle atteignit et put même résumer à elle seule les plus curieux et les plus frappants débordements des hétaïres. Elle fut cour tisane avec toutes les forces de la beauté, de la race et de l'esprit. Comme les textes des Augustin, des Ephrem, des Godescard, disent positivement qu'elle ne se borna pas à UlIle seule affection, mais qu'elle en eut de nombreuses, elle ne dut guère tarder à être connue en Galilée; les hommes les plus riches de Naïm fréquentèrent sans doute Magdalon, et il serait juste de charger leurs épaules d'une partie de ce fardeau d'iniquités qu'ils lui aidèrent à réa

(1) Saint Augustin qui la nomme adultère suppose qu'elle avait été mariée à un riche personnage, possesseur de Magdala dans la Galilée, et que l'ayant perdu de bonne heure, elle hérita de ce château qui lui valut le nom de Magdalena. Nous préférons l'opinion, en faveur de laquelle on réunit le plus grand nombre de preuves, qui est, qu'elle était née à Magdala, sans repousser l'idée qu'elle connut le mariage. En donnant Magdala à Marie Magdeleine, Raban-Maur et les autres historiens ont sans doute voulu dire qu'elle avait l'un des plus im portants de ce petit endroit, et par ce seul fait on lui en attribuait la possession entière. LA COURTISANE DE MAGDALA 315

liser. Le code mosaïque avait beau condamner à mort l'épouse qui violait le lien conjugal, et fulminer ses fou dres contre les courtisanes errantes de la ville, leur exis tence n'en était pas moins tolérée. On supporta celle de l'héroïne de Magdala, malgré la publicité accordée à sa vie; le rang peut avoir été pour quelque chose dans cette indulgence, mais sa beauté, son génie y furent pour le reste; il en advint pour elle ce qu'on retrouve à toutes les époques : le prestige de sa fortune et de sa person nalité la sauvèrent des prescriptions qui atteignaient ses aCteS. Ses occupations furent sans doute celles d'une femme des harems : le jeu, le sommeil, et les repas. Le bain, si fréquent en Orient où l'on ne marchait qu'avec des san dales, et où l'on apportait dans la demeure où l'on entrait la poussière des sentiers, était le délassement le plus or dinaire. La maison des plus riches possesseurs des envi rons de Iérouschalaïme avait dans l'impluvium - cour, un puits ou une citerne (1), et un bassin servant quelque fois de bain (2). On se lavait souvent avec du nitre (3) ou de l'alcali végétal (4). C'était moins un luxe qu'une obli gation de se plonger chaque jour en des ondes parfu mées; la vie devait se passer au bain. Les habitudes de

(1) SAMUEL, liv. II, chap. xvii, vers. 18.

(2) IDEM, chap. II, vers. 2. - (3) JÉRÉMIE, chap. II. vers. 22. (4) MUNCk, Palestine. 316 MARIE MAGDELEINE

Marie nous sont donc démontrées par celles de ces oisi vetés contemporaines qu'on ne peut douter avoir été les siennes. L'œil du statuaire reconstruit par la pensée son type disparu. Il la voit, à l'heure des ablutions, faisant glisser de ses membres, le dernier vêtement, la sindone – tunique - qui la couvrait. Le corps se dévoile dans les fines ramifications de ses lignes; le buste, ferme comme l'ivoire, fait saillir l'harmonieux dessin des han ches puissantes et nourries comme celles de l'Antiope. L'épaule, étoffée, lustrée comme un onyx, reçoit les effleurements de la chevelure que meuvent les brises. Les jambes s'expriment en un contour délicat et fi lant à travers l'eau; les seins ont « une élévation mo dérée. » Dans cette baigneuse, au torse éclairé, il semble que l'on trouve déjà réunis la grâce et le moelleux de Canova, et les tons fermes et fins, chauds et vivaces du Corrége. Son être, dépouillé de tous ses voiles, a l'inaltérable chas teté du marbre. Quelle puissance est la sienne ! elle ap paraît comme les déesses sous le ciel d'un bleu pourpré, au fond de son bassin de pierre, se sculptant dans une de ces poses dont s'enivre un de ses amants. Mais il n'y a pas seulement en elle la forme plastique; il y a une or ganisation encore inassouvie dans ses désirs et que tra versera un accent de passion vive ou de vraie douleur. A travers les siècles, l'artiste revoit la courtisane dans l'impluvium de sa maison de Magdala, dans cette stature LA COURTISANE DE MAGDALA 317 enchanteresse qui prend le caractère viril d'un bronze antique. En sortant du bain on s'oignait d'huile odorante les différentes parties du corps. « L'huile et le parfum ré jouissent le cœur (1). » L'Orient avait reçu de l'Égypte et de la Phénicie tous les raffinements de la civilisation. En ce voluptueux pays, où quelques heures de travail suffisaient pour assurer l'existence quotidienne, l'action était dévorée par le rêve, les langoureuses jouissances de la table, du luxe, du repos. Aussi Magdeleine dut-elle emprunter aux habitudes, aux nonchalances que com portait une vie fortunée, ses mœurs relâchées (2). Son patrimoine solide, surabondant comme celui qui vient des ancêtres, l'exemptait des labeurs et lui permit sans doute quelques faciles débauches. Il semble que l'on voit se dérouler le tableau saisissant d'une de ces matinées de la courtisane : les deux êtres que réunissait leur jeunesse après s'être fait plonger plu sieurs fois à la façon romaine dans cette eau aromatisée, sous les soins des esclaves, devaient montrer une chair brillante et satinée par les onguents. On employait sans doute le nard de Perse, l'amome d'Assyrie, la marjo laine de Chypre, le baume fabriqué avec les graines de Myrobolan (3). « Les parfums venaient en aide à la vo

(1) Proverbes, xxvII, vers.9. (2) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine. (3) Arbuste aromatique qui croît en Arabie. 318 MARIE MAGDELEINE lupté » on en mettait dans tous les mets; on buvait « ces philtres qui rendent le teint pâle (1). » Il est probabl que l'on y usait fortement de ces breuvages où l'on avait fait infuser la mandragore, la pomme épineuse, le chan vre sauvage, qui conduisaient délicieusement à la perte de la mémoire, ou plongeaient dans un état d'excitation pouvant atteindre la folie (2). Tandis que l'encens fumait dans les cassolettes, les amants reposaient doucement unis dans le triclinium. Dans cet usage immodéré de phil tres et de poisons enchanteurs, ils atteignaient, sans doute, ces moments étranges où la raison se perd entière ment sous l'étreinte furieuse des sensations physiques qui dominent l'homme jusqu'à l'épuisement, où l'ivresse produit parfois la mort. Parmi ceux qu'aimait Magde leine, en est-il beaucoup qui sortirent triomphants de ces ardeurs effrénées, et combien ont pu succomber entre ses bras dans un suprême accès de démence amou reuse? Les ajustements ont dû avoir un rôle important dans cette existence; on peut présumer que, revêtue de la sin done soyeuse d'or pâle, sorte de tunique à franjure ou à bordure de pourpre, elle portait, par dessus, un autre vê

(1) OvIDE, Remède d'amour. (2) IDEM.-Pendant cette époque que nous décrivons on put croire qu'il n'y aurait pas assez de parfums pour entretenir l'Orient, la Grèce et Rome. Josèphe parle d'un breuvage d'amour que Mariamne voulut administrer à Hérode son époux. LA COURTISANE DE MAGDALA 319 tement blanc sans manches, le large pallium à rayures vertes ou rouges (1), ou le palliola (2) groupant autour de la taille ses plis nombreux et serrés. Les cheveux, ainsi que l'usage l'exigeait, devaient tantôt former des ondes et se rattacher à la nuque, tantôt ressortir en frisure sous . les étroites bandelettes serrant les tempes, ou disparaître à moitié sous les enroulements des draperies. Du sommet de la tête tombait quelquefois un voile assez semblable au cyclas des Grecs (3). D'après la figure du costume

contemporain, la fine joaillerie était nombreuse chez les - personnages d'un haut rang. On peut se représenter Mag deleine le turban au front, le sachet de myrrhe pendu au col, les poignets caressés par les grains de perles, le pied chaussé de la sandale aux courroies de pourpre. Il est à supposer qu'elle se servait du pouch (4) pour noircir et relever sa paupière, d'un sauvage accent, et qu'elle portait avec elle le miroir ovale formé d'une mince lame d'argent. Ainsi pouvait se dévoiler, dans la beauté du costume sionite, cette Marie de Bethania, soit qu'elle teignît ses ongles ou sa chevelure avec la poudre orangée de copher, soit qu'on vît étinceler à son front ou sur sa

(1) RoBERT DE SPALLART, Costume des Hébreux, t. II. (2) IDEM, ibid. (3) IDEM, ibid. Il est probable que Marie Magdeleine ne porta ses cheveux épars qu'après sa visite chez Simon le Pharisien. (4) Espèce de fard semblable au cohl des Arabes, fort employ chez les femmes juives qui trempaient dedans une aiguille d'argent, d'ivoire ou de bois, pour s'en teindre les cils. On appelait cela « Imettre les yeux en p0uch. » 320 MARIE MAGDELEINE

gorge nue le yasphé-jaspe - ou le schamir - diamant – sertis dans l'or. Selon Raban Maur, Magdala n'était pas un lieu fort avantageux, car la vallée où l'on marque qu'il était placé ' est fort étroite, ayant la mer tout proche d'elle (1); mais les environs offraient la mâle verdure; la terre rendait au centuple le prix des sueurs de l'homme; le lac de Gé nézareth gardait sa transparence sous les nuits bleues de la Galilée, ainsi que le prouvent les descriptions de Josèphe. C'était le pays des pastorales; on y voyait les ceps centenaires et les figuiers opulents environnant chaque ferme (2). Sur les rives de la mer de Galilée se prononçait l'ondulante chaîne montagneuse, aux mamelons couverts d'une végétation nourrissante. Leurs sommets formaient au midi des cimes de Gelboë, jusqu'au nord où l'on distinguait les crêtes de l'Hermon, une masse sombre et compacte, tandis que leurs flancs s'abaissaient vers le Jourdain qui se jetait dans le lac, pour en ressortir et continuer son cours à travers la vallée de Ghor (3). A la jonction du fleuve et de la mer de Tabarieh s'élevait sans doute Kinnereth, et, à deux lieues de là, Kapharnaoum d'où partait un ruisseau qui semblait être une veine du

(1) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine, traduction de l'abbé Faillon. (2) Si la Judée était une des provinces les moins fertiles de la Pa lestine, la Galilée en était une des plus riantes et des plus fertiles. (3) MUNCK, Palestine, description physique. LA COURTISANE DE MAGDALA 321

Nil (1). Au dessous, Bethsaïda s'avançait légèrement sur le lac; enfin, à deux milles de Magdala, se dressait Taba rieh, demi étrangère demi païenne.Si l'on s'enfonçait dans l'intérieur des terres, on rencontrait Saphet, Séphonis, Kanes, les vallons buissonneux de Nazareth. En restant à l'ouest du Jourdain, on avait au sud-ouest le Carmel accusant la projection solennelle de son promontoire dans la Méditerranée, et se découpant sévèrement avec ses lignes de verdure dans les plans foncés du ciel asia tique. Il est peu de pays où l'architecture des montagnes présente des caractères plus saillants qu'en Palestine. Au sud-est du Carmel, le Thabor, aux pentes couvertes de pistachiers sauvages; à l'est du Jourdain, les fiers et doux profils de la Gaulonitide et de la Perée. Enfin, en deçà du fleuve on voyait se dessiner les contours des cimes de Safed. Nous avons déjà reconnu que Magdalon ne se trouvait pas dans le site le plus favorable. Voyons maintenant ce qu'il pouvait être.Au livre de Josué il est parlé de Mag dala situé dans la tribu de Juda; de Magdala en Galilée dans la tribu de Nephtali. L'Exode fait mention d'un Mag dalum étranger à la Palestine. Celui dont il est question ici est Magdalon de Galilée, qui veut dire tour, selon la remarque de saint Jérôme (2), et qui fut, dit-on, ainsi

(1) JosÈPHE, Guerres des Juifs, description de la Galilée. (2) « Magdalene Turris, sed melius sicut a monte, montanus ita turrensis, a turre dicitur. » 322 MARIE MAGDELEINE appelé des tours et des murailles fortifiées que l'on y voyait autrefois. Ainsi que le fait remarquer M. de Saulcy, le nom de Medjel n'est que la traduction du mot grécisé, Magdala, qui signifie forteresse (1). Marie de Magdala n'eût-elle pas été riche par son patri moine, que son métier de courtisane lui eût donné l'opu lence (2). Il est donc rationnel de supposer que sa de meure fut semblable à celles des plus hautes notabilités. Les plus forts propriétaires avaient des appartements d'été au rez-de-chaussée et au nord, et des appartements d'hiver au midi (3); depuis un temps immémorial on éle vait plusieurs étages. La maison qu'elle habita dut être construite d'après le modèle de certains édifices particu liers dont on a conservé les plans, c'est à dire avec une avant-cour environnée d'un mur d'enceinte; un impluvium ou seconde cour placée dans l'intérieur; des salles aux parois incrustées de bois d'almugghim (4), des pièces d'audience ou d'été, aux ventilateurs ouvrant dans le

(1) Voyage autour de la mer Morte. (2) Nous trouvons des preuves assez convaincantes de la fortune de Marie Magdeleine, dans les achats successifs, de parfums et de vase précieux, qu'elle a dû faire pour ses diverses onctions et pour l'em baumement de Jésus auquel elle contribua. - Luc, chap. VIII, V. 1, 2,3, la met au nombre des femmes qui assistaient Jésus « et de leurs biens fournissaient à ses besoins, » il est probable que les disciples durent S'en resSentir. (3) Amos, III, vers. 15. - Juges, III, vers. 20. (4) Probablement importé des Indes. Ce devait être le bois de sandal dont les vaisseaux d'Hiram, roi de Tyr, avaient apporté déjà une forte provision sous Schelomo; I Rois, x, 12. LA COURTISANE DE MAGDALA 323 haut du côté du nord, et un jet d'eau creusé au milieu du pavage de marbre. Dans les chambres, on pouvait voir mélangés les fines boiseries et les ornements d'ivoire. Peut-être les murailles étaient-elles couvertes d'un enduit composé de gypse, par dessus lequel on mettait la chaux et le talk qu'on faisait luire comme sous un polissage d'argent (1). Y voyait-on reproduits au contraire ces cava liers vermillonnés, ou ces teintes semblables à celles qu'on retrouve dans toute leur solidité d'éclat dans les ruines égyptiennes (2)? Devant les parois des salles de certaines habitations, tombait parfois le jet de draperie assyrienne où se dessinaient les guirlandes vertes dans un ciel de pourpre (3). Dans le parquet des somptueuses demeures, se montrait souvent le cèdre lisse ou l'olivier aux tons bruns (4). Le toit était plat, uni, couvert d'un ciment asphalté, construit en terrasse ou en plateforme et garni d'un parapet (5). On le surmontait d'un pavillon, ou chambre haute, que les Arabes nomment alliyya, sorte de retrait où l'on s'était livré autrefois aux actes prescrits par certains cultes comme ceux de Moloch et

(1) RoBERT DE SPALLART, Constructions chez les Hébreux. (2) IDEM, ibid. (3) IDEM, ibid., Ameublements des Hébreux. (4) MUNCK, Palestine; Habitations chez les Hébreux. (5) Le précepte de la loi se formulait ainsi : « Quand tu bâtiras une maison neuve tu feras des défenses tout autour de ton toit, afin que tu ne rendes pas ta maison coupable de sang, si quelqu'un tombait de là. » Deutéronome, xxIII, Vers. 8. 324 MARIE MAGDELEINE d'Astarté, et où l'on avait l'habitude de loger des femmes ou des étrangers. Les murailles extérieures se revêtaient souvent d'une couleur briquetée (1). Tel était l'ensemble que pouvait offrir la maison de Marie-Magdeleine. Cette maison était très probablement dans le voisinage de la forteresse de Magdala, celle que Josèphe déclara impre nable par les troupes d'Agrippa (2). La première partie de l'existence de Marie est taillée dans la pourpre et la soie. Elle a nombreux entourage de serviteurs, demeure héréditaire aux vastes dépen dances (3), impliquant les hauts ameublements. C'est dans ce milieu que l'imagination fait renaître les scènes, les mouvantes péripéties de son règne de courtisane. Il est probable qu'elle suivit, dans ses dérèglements, la même voie que celle de ces femmes que la loi mosaïque ordonnait de lapider. Peut-être avait-elle fait déjà, avant de connaître Jésus, quelques rares séjours à Iérouscha laïme. C'est sous les voûtes du temple où s'établissaient les comptoirs des marchands de tourterelles, offrandes consacrées à Vénus et à Moloch, qu'elle exerça peut-être ses plus fortes séductions sur ces organisations inflam mables. C'est de là qu'elle entraînait, sans doute, dans sa maison, ceux dont elle avait ébranlé la vertu par cette grâce et cette langueur syrienne qu'elle dut porter dans

(1) MuNcx, Palestine; Habitations chez les BIébreux (2) JosÈPHE, Préface de la Guerre des Juifs. (3) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine. LA COURTISANE DE MAGDALA 325 son vrai caractère natif. Raban-Maur donne à Lazare, à Marthe et à Magdeleine quelques maisons à Iérouscha laïme, ce qui est douteux; mais il est presque certain que le séjour habituel de Marie fut Magdala, et que ses com pagnons de licence l'y rejoignirent constamment. C'est à Magdala qu'on lui attribue le domaine le plus important, puisqu'on a pris soin d'en mentionner le nom (1), ce que l'on n'a point fait pour les autres; aussi y retrouvait-on probablement ce qui contribuait au luxe des maisons princières, l'abondance de la chère, à laquelle on attachait du prix (2). Schelomo avait eu un intendant sous lequel se trouvaient douze commissaires, chargés chacun de pour voir, pendant un mois de l'année, aux festins royaux (3). Les grandes réjouissances n'étaient guère moins en usage au premier siècle chez les riches voluptueux; on a donc le droit de présumer que le château de cette peccatrix, à

(1) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine. (2) La sobriété du Syrien, qui est, selon quelques écrivains, une cause de débilité, est reconnue; mais on ne peut méconnaître cepen dant que chez les principaux personnages du premier siècle, il est souvent fait mention de repas offerts à des hôtes de distinction, ou de banquets d'apparat. LUC, vII, xiv, 16; MATHIEU, xiv; JEAN, II. Il est même vraisemblable que la longueur des festins était restée en usage chez les grands, depuis l'époque où Isaïe se plaignait de ceux qui les commençaient le matin et les prolongeaient jusqu'au crépuscule. lsAïE, v, 11. Les jeûnes et les austérités n'étaient pratiqués que parmi les gens vivant religieusement. (3) On y consommait chaque jour trente cors de fleur de farine, soixante cors de farine ordinaire, des bœufs engraissés, vingt bœufs de pâturages, cent moutons, sans compter les cerfs, les daims, les buffles, etc. I Rois, iv, 22 et 23. 323 MARIE MAGDELEINE laquelle chacun sait gré d'avoir péché, était tenu sur un certain pied de somptuosité. L'on a comme une sorte de mirage des repas fastueux qui ont dû s'y succéder et dont la vie opulente que menaient quelques personnages, fournit l'exemple : Sur les tables chargées d'une vaisselle massive d'ar gent et d'or, on pouvait voir ressortir le gabiâ, sorte de calice, le cos ou la coupe, le céphel, espèce de tasse (1), parmi lesquels se dressaient les branches des candéla bres en métal poli. Autour de ces tables on plaçait sans doute les lits d'un demi-pied de hauteur, en bois de cèdre aux fines incrustations d'ivoire (2), à la moelleuse enfonçure où les conviés s'assoupissaient, et sur lesquels on buvait « le sang des raisins » mélangé d'aromates (3). Il était d'usage de servir, avec les quartiers de bœuf et d'agneau, les pièces giboyeuses où figuraient le cerf, la gazelle et le chamois ; les poissons de mer où se mon traient le thon et le coracinus (4); les uggath et les hal loth, gâteaux pétris avec la fleur de farine; les beignets à l'huile et au miel. La dent des plus raffinés devait sa vourer dans ces banquets, la chair fondante des pastè ques, les olives, les dattes, les pistaches, avec lesquelles

(1) MUNCK, Palestine; Moïse se montre peu favorable à la vaisselle de terre cuite qu'il déclare entachée d'impureté et devant être brisée, tandis que la vaisselle en métal peut se purifier par l'eau et le feu. (2) Cantique, III, 9. (3) Cantique, VIII, 2. (4) MUNCK, Palestine. LA COURTISANE DE MAGDALA 327 on avait coutume de mélanger agréablement à l'acidité de l'orange et du citron, les grenades et les cédrats. Nul doute que la danse n'ait joué un rôle actif dans ces réunions. La mimique de la danse actuelle en Orient offre une idée de son caractère à cette époque : une première figurante inventait des pauses, des gestes et des pas (1), que ses compagnes imitaient en frappant l'une contre l'autre leurs celcelim - cymbales - (2), avec l'accom pagnement de l'ouggab (3), du tambourin, des sistres (4) et du triangle (5). Ainsi se passait sans doute ce genre de plaisir à Magdala, soit qu'on y joignît les sons du nabel à dix cordes (6), soit qu'on transcrivît sur le kin

(1) RoBERT DE SPALLART, Danse chez les Hébreux. (2) II SAMUEL, chap. vi, vers. 5, etc.; I Chroniques, chap. xIII,vers. 8. -On distinguait par cilcelé schema (cymbala benesonantia) les casta gnettes composées de deux petits morceaux de bois ou de fer creux et ronds. - Psaumes 150. vers. 5. On appelait cilcelé therouah (cym bala jubilationis) les grandes cymbales formées de deux demi-sphères CreuSeS en métal. (3) Sorte de flûte ou d'orgue, était faite soit d'une peau enflée et de deux flûtes comme la sampagna des Italiens, soit comme la flûte de Pan composée de sept tuyaux de longueur différente et proportionnée. (4) Sistres, en hébreux menaanéim (du verbe noua, agiter, mou voir); II SAMUEL, chap. vi, vers. 5. On suppose que c'est un morceau de bois carré sur lequel descend des deux côtés une chaîne ou une corde garnie de petits anneaux de bois. (MUNCK, Palestine, Instruments de musique chez les Hébreux.) (5) En hébreu, schalischim. On en jouait à côté du tambourin. ATHÉNÉE, Iv, 23, le croit d'origine syrienne. (6) Psaumes 23, vers. 2; Ps., 144. vers. 9. Les Grecs l'appellent nabla.Selon Josèphe, il avait douze sons et était pincé avec les doigts. Le mot nabel ayant aussi le sens d'outre ou d'amphore, on a pensé que l'instrument de ce nom avait quelque ressemblance de forme 328 MARIE MAGDELEINE nor (1) les plus fringantes mesures des airs de baya dère. Chez les Hébreux, la danse était souvent copiée sur le mode égyptien, « les mystères d'amour » fournissaient aux almées les scènes qu'elles représentaient par des gestes significatifs, des attitudes et des regards qui em brasaient les assistants. Leurs corps souples prenaient les inflexions amoureuses exprimant toutes ces figures d'un divertissement plein d'incidents voluptueux. Leurs longs cheveux, tressés et parfumés, descendaient sur leurs épaules. Une légère gaze, serrée à la taille, voi lait à peine leurs seins. Elles commençaient par se ba lancer lentement sur leurs orteils, et la musique préci pitant la mesure, leur communiquait une sorte de délire. Alors, arrachant leurs draperies, elles découvraient ces formes pures et charmantes, ces reins d'un contour si moelleusement ressenti; leur tête se renversait dans l'arc de leurs bras flexibles; leurs lèvres, rouges comme le corail, brillaient sur une blanche denture, et les conviés, ne pouvant sans doute maîtriser la fougue de leurs dé sirs, se précipitaient sur elles au bruit des applaudisse ments, des accords, des flûtes et des cymbales. avec l'amphore ou le vase qui servait à conserver le vin. (MUNCK, Instruments de musique chez les Hébreux.) Selon saint Jérôme il aurait la forme d'une lyre orientale. (1) A ces divers instruments il faut ajouter la cythare qui était peut être le kinnor et qui comptait avec le psalterium parmi les instru mentS Sacrés. LA COURTISANE DE MAGDALA 329

A l'art de rhythmer le mouvement s'est bien sûr ajouté celui du chant qui retentissait aux jours de grandes lies ses; et ne semble-t-il pas qu'au moment où les voix devaient expirer dans l'accablement de l'orgie, on voit Marie de Magdala entraînant l'un de ses jeunes convives, au front couronné de pampres, vers le lieu de repos où elle dormira entre ses bras? « J'ai garni mon lit d'un tour de réseau entrecoupé de fil d'Égypte; je l'ai parfumé de myrrhe, d'aloès et de cinnamome. » Avant que la mort brise le divin ressort de l'être, sachons ce que nous vaut cette vie, et descendons dans l'ombre éternelle, la coupe en main, l'ivresse au cœur. Et, comme horizon du tableau, peut-être en cet instant, le disque solaire em pourprait-il les derniers plans du lac de Génésareth, ou prolongeait-il ses lueurs sur les hautes cimes de l'Hermon.

VI

CHEZ LE PHARISIEN

Quand le roi était sur sa couche, mon nard a répandu son parfum. (Cantique des cantiques, v. 12)

L'organisationsyrienne, tendre, voluptueuse, mystique, a dû produire dans la Magdeleine ce tempérament bizarre, exalté, qui connaît les plus tumultueux égarements des sens, et les plus suaves délicatesses de la passion. Ce n'est plus cette possédée satanique que le moyen âge a enfantée. C'est la femme tout affolée d'amour qui se don nera à la fois à l'esclave, à l'homme libre. Cette impres sionnabilité de caractère qui la montre entrant « en de furieux transports » prouve qu'elle commit le mal, pous sée par l'ardeur de ses instincts ou de son tempérament, 332 MARIE MAGDELEINE et non par des mobiles bas. Les grandes nassions n'en traînent pas après elles l'abaissement; un sentiment vrai, un élan profond les ont parfois dictées. Chez Marie de Magdala, le délire épileptique dont elle fut atteinte, et qui communique à l'être une véritable rage, amena peut être la violence de ses débauches. Son imagination, troublée par la trop vive effervescence des forces de la jeunesse, n'attendait qu'une parole ou qu'un regard pour être guérie. En ce moment une popularité croissante proclamait le nom de Jésus par les villes et dans les bourgades. Les secrètes espérances qu'on nourrissait pour la restauration d'Israël, permettaient à quelques-uns de le considérer comme le futur libérateur des races asservies. On reconnaît dans la Judée une sorte de prédisposition à s'assimiler les doctrines étrangères. La domination per sane a eu son influence sur les croyances judaïques. La Perse conçoit l'histoire de l'humanité en une série de ré volutions, présidées chacune par un prophète durant mille ans. Le cycle des révolutions parcourues, les peuples de vront être pacifiés et le règne de l'union, de la sagesse et du bien s'établir sur la terre; mais l'ère de joyeux avénement sera précédée par des maux sans nombre que Dahak, le mauvais génie, répandra sur le monde. Deux prophètes arriveront consoler l'univers et travailler à la réalisation définitive du grand dénoûment final. Ces idées étaient embrassées par quelques-uns. Or, Jésus survenant CBIEZ LE PHARISIEN 333

à l'heure où ces problèmes agitaient les consciences, voyait d'avance sa cause gagnée. Ne pouvait-il pas être un de ces prophètes sur la venue duquel la Judée avait de vagues pressentiments? Où et comment connut-il la Magdeleine?C'est ce que l'on ne saurait préciser. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il l'avait déjà vue avant l'acte accompli chez Simon le Phari sien. Cet hommage public n'a dû être que le résultat d'un fait antérieur. Quand Magdeleine répand son nard sur les pieds du maître, il y a déjà eu entre elle et lui une rela tion secrète que les synoptiques ne mentionnent pas (1). Certaines natures ont entre elles des affinités qui les font se deviner et se rencontrer. Les orientaux s'imagi nent qu'un même astre peut avoir présidé à la naissance de deux individus, et que leurs âmes possèdent l'une sur , l'autre une sorte de projection qui les fera se connaître un jour. Ce que le Turc admet aujourd'hui comme une cer titude, a une sorte de raison d'être. Oui, à un moment décisif de la société antique, en Galilée, un homme et une femme ont eu un rapprochement qu'on ne peut nier, qui les a liés l'un à l'autre par l'attraction de la jeunesse, par la force de la beauté.Oui, une femme a été vue alors dans une de ces crises douloureuses qui met un stigmate à la personnalité humaine, et d'harmonieuses paroles, un sim

(1) L'abbé Faillon prétend que la première entrevue de Jésus et de Magdeleine a dû être secrète. 334 MARIE MAGDELEINE ple attouchement, ont fait taire en elle le désordre des sens. Une heure d'intimité et de délicieux abandon, dans cet Orient où les nuits versent leurs aromes sur les têtes embrasées, n'a-t-elle pas été leur poétique commence

ment ? - Que fut primitivement cette liaison? De simples rap ports affectueux auxquels dut succéder un sentiment plus vif. Jésus ne nous apparaît pas, comme la Magdeleine, prédisposé à la violence des sensations matérielles. Sa nature délicate n'aima sans doute qu'avec de chastes réserves, comme tous les hommes voués à une mission . humanitaire; il y a en lui ce fond de tendresse vague et indéfinie qui ne concevra pas souvent l'intensité de la passion, mais qui se concentrera cependant sur un seul objet. Ces femmes qui l'accompagnaient furent toutes, plus ou moins, ses amantes, et il les confondit dans sa ferveur platonique; mais celle qui le domina, celle auprès de laquelle il ne put faire autrement que de s'abandon ner à l'attrait d'un sentiment exclusif, ce fut la possédée de Magdala; il a dû aimer la tiède chaleur de son corps sur ses pieds blessés. Que serait-il resté de la personna lité de Jésus sans l'amour de Magdeleine? Un homme et rien de plus. C'est l'amour qui a dépassé les lois natu relles, qui l'a vu dans cet au delà de la mort et en a res suscité la grande figure. C'est l'amour d'une femme, et non les doctrinaires, qui l'a proclamé un dieu. Ce n'est qu'avec des éléments épars que l'on recons CHE7 LE PHARISIEN 335

truit le divin modèle de Marie de Magdala. On essaie de se créer pour soi un type qui rendra palpable cette figure que les traditions ont à peine indiquée. Mais après avoir emprunté à Titien, à Corrége, à Rubens, quelques-uns des caractères dont ils l'ont revêtue, pour en composer un tout, on n'a encore qu'une imparfaite ébauche. Il faut que l'artiste reconstruise sa personnalité avec des frag ments dispersés. Il faut qu'il l'encadre de ce vaste, doux et puissant paysage qu'elle a dû chérir, qu'il esquisse ce groupe, rarement exprimé, de Jésus et de Magdeleine. - Une femme est assise aux pieds du jeune docteur, à la façon tendre et nonchalante de l'esclave antique. Elle est enveloppée de cette longue chevelure peignée et lus trée qui sert à voiler les ardeurs de ses regards. Ses yeux doivent être d'un bleu de mer ou d'un vert pâle. Sous la draperie légère on peut distinguer le contour arrondi d'une gorge, ferme comme un sein virginal, et laissant pressentir toutes les richesses d'incarnat, tous les tumul tueux battements de la vie. On la possède donc par le mirage, et la pensée en enfante le type dans toute sa grandeur. Ce ne sont plus ces coupes anguleuses, ces maigreurs ascétiques des saintes et des cénobites. L'œil caresse les contours des formes épanouies aux méplats dorés par le soleil. A celle que Canova a voulu traduire, durent seuls appartenir ces caractères opulents et fiers du beau plastique, ces chairs fermes et veloutées « comme un fruit encore vert », ces vagues de chevelure, ces cuis 336 MARIE MAGDELEINE

ses polies, ce torse moulé à l'antique, ces carnations vives et chaudes; l'esprit la contemple dans une phase nouvelle. Après l'impluvium de Magdalon c'est un vallon de la Galilée, peut-être un des sentiers de Nazareth ou la cime d'une des montagnes de Safed qui voit Magdeleine au près du rabbi. Soit qu'accoudé à la margelle d'un puits, Jésus laisse errer son regard sur cette belle femme qui l'a suivi, soit qu'elle penche à la hauteur de ses lèvres son outre au large ventre, l'imagination évoque comme une amoureuse pastorale au sein de laquelle ils se meu vent dans une lumière gaie. On ne saurait guère préciser à quel moment Magde leine montra publiquement les nouveaux sentiments qui l'agitaient pour Jésus; un repas qui fut donné chez un des principaux habitants de Naïm, Simon le Pharisien, devint probablement pour elle l'occasion de dévoiler les liens qui l'unissaient au jeune Galiléen. Peut-être en trait-il à son insu un secret désir de montrer qu'elle en était aimée. Le repentir n'a peut-être pas uniquement dicté cette manifestation. Cette action touchante et nesque impliquait sans doute, avec le regret de certains désordres du passé, un assez vif désir d'approcher de celui qu'elle aimait. Tandis que Jésus était à table, mol lement couché sur un lit d'Ionie, elle parvient à pénétrer dans la salle, portant entre ses bras le vase d'albâtre (1),

(1) D'après Millin, il ne serait pas certain que la matière du vase CHEZ LE PHARISIEN 337

« symbole de pureté » rempli de myrrhe ou de cinna mome, et une certaine quantité d'épis aromatiques. L'émo tion fait jaillir ses larmes, et tenant entre ses mains les pieds de celui dont elle est l'amante, elle les embaume des parfums indiens, et les essuie avec la nappe d'or de sa chevelure dénouée. Ainsi elle honorait autrefois les objets de sa séduction. Un murmure s'élève. La morgue pharisaïque s'effraie de voir une aussi émouvante créa ture dans l'assemblée. Jésus, qui veut peut-être justifier sa liaison aux yeux des hommes, déclare que ces larmes ont racheté la courtisane de Magdalon. « Il lui sera beau coup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé. » Qu'im porte la loi, qu'importent les prophètes?l'amour dépasse toute prescription. Cet invincible attrait pour la femme que lui communiquait sa nature exquise, a plaidé la cause d'une vierge folle (1). Est-il plausible d'affirmer après cela que la beauté de Marie a joué un grand rôle dans l'imagination du jeune Nazaréen? Cela est irréfutable. Cet homme dont la chair s'offrait aux baisers d'une ancienne pécheresse, qui sen tait courir sur ses pieds le souffle de son haleine, et sa vait donner aux caresses qu'elle lui prodiguait un prix que ne possédait pas pour lui la fastueuse amitié des grands, cet homme, à de certains moments du moins, a fût de l'albâtre; c'était peut-être une alabastrite. Ainsi qu'on peut se le rappeler, ce genre d'objet était destiné à contenir des parfums. (1) LUC, VII, 36 et suiv. 338 MARIE MAGDELEINE

dû aimer profondément la grâce et les caractères char mels de la beauté; il en a complaisamment accepté les jouissances dans sa courte vie. Il y a loin entre cette individualité historique, et celle qui consiste à en faire un être entièrement dénué de sen sation, comme si de s'éprendre du beau dans la matière, impliquait la bassesse des instincts. On aurait eu alors le spectacle d'une personnalité survenant au sein des sociétés dispersées, avec un génie dépassant celui des Pythagore et des Socrate, auquel la vie austère aurait refusé le cœur humain. Est-il bien certain que Jésus ait toujours passé inerte à côté de toutes les créatures et qu'il ait vu sans les comprendre ces trésors que la femme vend au peintre ou au statuaire à prix d'or? Et cepen dant, à sa venue, le culte de l'esprit détrône le culte du beau plastique; ces fronts mats comme l'ivoire, ces reins lustrés par l'huile odorante, ces charmants caractères de l'antiquité disparaissent à l'aube du christianisme. On dirait, selon l'expression d'un critique, que le Nazaréen a enveloppé le monde dans son linceul. Jésus a-t-il aimé Magdeleine platoniquement ou non? - Jean décrit certains frémissements (1) qui s'élèvent en lui à l'aspect de Marie de Magdala, que la simple affection platonique ne paraît pas suffisante à faire naître.Tout est possible, rien ne peut être absolument affirmé ni abso

(1) JEAN, x1,33. CHEZ LE PHARISIEN 339

lument nié; une objection se présente. Les ordonnances mosaïques interdisant toute relation avec une femme juive, Jésus y a-t-il transgressé?Nous répondrons à cela qu'étant plus éclairé que ses contemporains, il a pu légè - rement enfreindre la loi sans affecter de la violer. Maintes fois, on le voit n'en tenir compte et diriger ses actes relon son inspiration personnelle. De plus, la loi perdait de sa vigueur en vieillissant. Nul autre que lui ne savait mieux se rendre compte de la valeur de certaines dé fenses de Mosché, et, par conséquent, ny accéder que lorsque son jugement individuel le lui prescrivait. Sa grande indépendance d'esprit ne lui permet pas d'ailleurs de subordonner sa conduite aux règles enfantées par un homme; ne reconnaissant d'autre maître que Dieu, d'autre autorité que celle de sa conscience, il pouvait sans scru pule retrancher et admettre des anciens canons mosaï ques, ce qui lui convenait. S'il n'affecta pas de le faire en face de ses contemporains, son exquise pureté d'intention l'y autorisa peut-être en quelques circonstances, dans la secrète intimité de ses relations, lorsque lui seul était en jeu. L'homme qui pardonnait à la femme qu'on voulait lapider, qui allait aux noces en gais entourages et se dé signait comme l'époux impatiemment attendu, n'a point dû se montrer austère à lui-même. On dira que Jésus était entièrement voué à sa cause. Les ennemis qu'il rencontrait dans les castes sacerdotales, lui faisaient pressentir qu'il ne la soutiendrait pas long 340 MARIE MAGDELEINE temps, et il avait à se défendre de tout sentiment pure ment terrestre entre lui et son œuvre. Mais quel obstacle la présence d'une femme met-elle à l'accomplissement des actes les plus héroïques? Plus tard, la grandeur de sa mort ne vint-elle pas du sacrifice qu'il faisait de sa jeune vie, au moment où elle s'offrait à lui sous une réalité si poétique et si fortunée? Les grandes époques se sont quelquefois incarnées dans une femme. La Grèce a eu Hélène, la fille du Cygne, celle « dont les dieux avaient résolu les maux. » Hélène qui servira de prototype aux réalisations des divinités helléniques. Le christianisme a possédé la puissante illu minée de Magdala, qui a traversé tous les récits légen daires de l'histoire, et qui apparaît toujours l'œil plein de visions, avec sa gerbe d'épis aromatiques entre ses bras. Hélène se montre à la lisière du monde ancien ; aucune désuétude, aucune défaillance ne fait incliner son corps sous le poids de ses fautes.Sa honte, elle l'a subie, mais sans éprouver les déchirements du remords pour ces crimes dont elle n'est que l'involontaire instrument. Le poète en la dépeignant enveloppée de ses voiles blancs, quittant la couche de Pâris, l'a vue dans cette grâce émue, souriante, qui fait incliner devant elle les vieillardstroyens aux portes de Scées. Magdeleine, sortant subitement du sein des débauches, plane sur les imaginations de son siècle avec toutes les suaves pureté de l'amour. Les Vénus grec ques se montrent avec leurs tresses roulées par bandeaux CHEZ LE PHARISIEN 341 sur leurs tempes : la Magdeleine laissera flotter la masse onduleuse de cette chevelure dont la soie, en essuyant les pieds de Jésus, s'embaume des parfums sacrés. A partir du moment où elle connut et aima le jeune charpentier, elle quitta son existence scandaleuse. Ce ne fut plus cette rôdeuse des nuits qui guettait au passage le jeune libertin s'échappant du toit paternel; on cessa de la voir sous les murs du temple, le col noyé dans les rabid ciselés et vêtue des draperies de pourpre ou d'hyacinte, entraînant vers sa demeure les plus beaux fils de Juda (1). Les andélabres, aux mêches brûlant dans l'huile aromatique, ne doivent plus éclairer d'une flamme bleuissante les repas, les danses, les gorges nues, les épaules effleurées par les nœuds de chevelure et les chairs diaphanes. Les dernières notes de l'orgie s'éteignent sans doute, avec le joyeux tonnerre des instruments.Ces longues salles dallées de marbre, où sont rangés les couches de cèdre, les jardins aux fontaines de bronze, voient disparaître le cortége des prodigues qui dissipent l'héritage de Marie de Magdala (2). Quand apparaît celui qu'elle doit aimer jusque dans la mort, la débauche dchevelée, la troupe hurlante des beaux mignons d'Is raël, est chassée de sa maison. Elle seule préparera pour lui l'huile et le baume. Elle avait goûté d'âcres voluptés,

(1) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine. (2) IDEM, ibid. 342 MARIE MAGDELEINE d'enivrantes étreintes, les passions altières, et quand elle eut épuisé ce philtre doux et amer, elle s'en fut se jeter tout affolée sur le sein du jeune prédicateur des environs de Tabarieh. A l'aube de sa carrière, Jésus trouva une compagne qui devait le consoler de l'ingrati tude des masses. Les cavaliers vêtus d'écarlate ne devaient plus franchir ce seuil de Marie de Magdala; chacun s'effa çait en face de celui qui s'avançait tout poudreux dans le sentier, et qui abandonnait ses membres épuisés aux caresses qu'elle imprimait sur sa chair meurtrie. VII

JÉSUS ET MAGDELEINE

Qui est celle qui monte du désert, mollement appuyée sur son bien-aimé ? Cant, des camt., vIII, 5.

Au sein des événements, des péripéties et des luttes qui encombrent la carrière de Jésus; au milieu des pré occupations qui l'assiégent, son existence et celle de Marie de Magdala se dévoilent en un tableau délicat et discret. Jésus n'a pu accorder au charme de cette inti mité que les rares instants de son repos, ceux qu'il ne consacrait pas à prêcher dans Israël le règne futur de la justice. La force de cette liaison s'augmenta des liens fraternels qui l'unissaient à Lazare et à Marthe, ces deux membres de lafamille de Magdeleine. « Jésus aimait Marthe, 344 MARIE MAGDELEiNE

et sa sœur Marie, et Lazare (1). » L'affirmation est nette et précise; Béthanie devint donc sa demeure de prédilec tion, dans les derniers temps de sa vie. Au retour des excursions qu'il faisait dans la Samarie et la Galilée, il s'arrêtait à ce bourg; et le soir les trou vait tous groupés autour de la même table, savourant ce jus des treilles, mangeant le poisson ou les quartiers de gazelle. Les habitudes simples et toutes populaires de Jésus encourageaient l'admission des femmes dans ces repas; quelquefois elles servaient les mets, et leur pré sence ne dut pas peu contribuer à l'agrément que trou vait le jeune docteur dans ces fêtes du soir. Leur timi dité, leur tendresse muette, qui ne se révélaient que dans les soins et l'assistance dont elles entouraient l'ami com mun, dépassaient encore l'affection des hommes. Dail leurs, chez les Galiléens qui avaient conservé comme un reflet des mœurs patriarcales, la séparation des sexes n'était pas rigoureusement marquée; à Kana, on voit Marie assister aux noces avec Jésus. Aussi, cette voix claire et vibrante, qui racontait la parabole du grain de blé, et disait à Dieu « mon père », qui, un jour avait résonné mélodieusement à l'oreille de la fille de Jaïre, était faite pour retentir dans ce cercle intime des disci ples et des femmes, et non pour s'engager en d'orageux

(1) JEAN, xiv, 5. Le jour où Jésus connut la Magdeleine, il dut con

naître également Béthanie. - JÉSUS ET MAGDELEINE 345 débats avec les castes sacerdotales. On conçoit que l'idée d'un royaume de Dieu ait pris, en passant par un tel or gane, une puissance d'entraînement excessive. Jésus n'a point parlé de pénitence; il n'a pas contristé ces cœurs qui l'écoutaient, et qu'il entretenait plus volon tiers dans l'attente d'un joyeux avénement de la vérité et de la justice qui devait briser les chaînes des esclaves, rallier tous les êtres dans la fraternité et dans la paix. Il s'est bien gardé d'assombrir le riant horizon des esprits, en leur prêchant les austérités et les macérations en vue des rénovations futures d'Israël. En s'intronisant, comme ce « désiré des nations », ce Messie, qui devait naître de la race de David, il voulait que la confiance, l'amour et non la crainte d'un châtiment céleste, accueillissent sa venue. Ses menaces ne s'adressaient qu'aux scribes, aux pharisiens, aux docteurs de la loi (1), qui, connaissant son origine populaire, refusaient énergiquement de re connaître en lui un rejeton de David.Son indulgence pour ces femmes, auxquelles il pardonnait leurs nombreux dérèglements, interdisait donc, en quelque sorte, qu'elles vécussent dans l'éternel éplorement d'un passé, dont elles ne devaient guère se repentir. On se représente à tort Marie de Magdala, traînant après elle les cuisants regrets de son existence de cour

(1) LUC, chap. xI, 46, 47, 52; chap. xx, 46-47; MATHIEU, chap. xxI, 43-54; chap. xxIII, 13,14,15 et suiv. 346 MARlE MAGDELEINE tisane ; il s'agissait bien de cela, quand on avait près de soi un des rabbi les plus jeunes, le plus attrayant de tous, qu'on voyageait avec lui, qu'on cherchait à prévenir ses moindres désirs, et que lui-même voulait voir l'allégresse régner parmi ceux qu'il visitait. « Tandis que vous avez l'époux, réjouissez-vous avec l'époux. » Quelle est celle qui eût songé à ceindre ses reins d'un cilice, quelque débauchée qu'elle eût été autrefois, en entendant une telle parole? Le christianisme persiste à nous montrer une Magde leine dolente, faisant saigner sa chair, et meurtrissant son corps, mais cette assertion est trop illogique. pour l'admettre. Comment croire qu'une femme s'appesantira sur d'anciens scandales, quand le présent lui fait une part délicieuse; quand, assise aux pieds du charmant paraboliste sur les grèves de Thabarieh, elle pouvait en tendre ce timbre harmonieux, qu'accompagnait le mur mure du petit lac; n'assistait-elle pas à ces poétiques instants où la physionomie de Jésus se transfigurait, sans doute sous l'émotion qu'éveillaient en lui les choses dont il parlait? Non, le remords n'a pas jeté son venin dans ces matinées sereines, où s'accomplissaient ces marches et ces haltes à la suite du maître; la joie seule pouvait être la note dominante, et cela paraît plus sensé qu'une éternelle contrition. Quelles mœurs, quelles habitudes pouvaient les ramener l'un vers l'autre?Cette attraction que ressentaient les races JÉSUS ET MAGDELEINE 347 antiques pour la nature, dans laquelle se manifestaient tous les actes de la vie, plutôt que dans les villes, a pu faire ressembler leur existence à une sorte de pastorale. Il ne faudrait pas évoquer, cependant, les idyles grecques, les peintures peignées des galantes églogues. Il y avait chez ces naïfs Galiléens une rusticité de forme, qui fait que Jésus n'a point dû connaître certains raffinements de civilisation, qui ne pénétraient pas dans les bourgades; mais chez ces populations rurales, la simplicité, l'inno cence des mœurs, conservaient à l'homme un sentiment exquis de l'amour; c'était au sein des campagnes qu'il se développait; ce fut dans ce milieu, dans cette aisance que vécurent, sans doute, Marie Magdeleine et celui qui jetait les fondements de son école parmi ces peuplades oisives et fidèles. Ce n'était point dans les habitations qu'on se rencontrait, mais dans le champ aux gerbes fraîchement coupées, aux environs des grosses fermes établies en Galilée, et des jardins abondants en fruits. Il y avait loin de ces races patriarchales, à cette société de dévots rigides, avares, sceptiques, siégeant à Iérou schalaïme, chez lesquels on ne trouvait point de place ni pour la pitié ni pour les affections terrestres; aussi dans ces étapes successives, à travers la Samarie, ou dans l'espace de temps compris entre les stations qu'on faisait à Kinnéreth, à Bethsaïda, à Kapharnaôum, Jésus et cette compagne qui ne le quittait guère, n'ont-ils pas gravi en semble quelques-unes de ces pentes embaumées, aux 348 MARIE MAGDELEINE massifs d'arbousiers et de nopals; n'est-il pas une heure, entre toutes, qui a consacré, pour eux, des instants qu'ils n'oublièrent jamais? Ce fut, cependant, une innovation que la présence de ces Galiléennes au milieu des douze. Leur présence est affirmée par Luc, qui raconte que, parmi eux se trou vaient « quelques femmes qui avaient été guéries des esprits malins et de maladies; Marie qu'on appelle Mag deleine, de laquelle sept démons étaient sortis; et Jeanne, femme de Chusa, intendant d'Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres, qui l'assistaient de leurs biens (1). » Cette beauté pure et douce de Jésus, cette force de volonté, qu'il se persuadait pouvoir transporter les mon tagnes, a été le seul moyen dont il se soit servi pour guérir ces fous, assis aux bords des chemins, auxquels l'exaltation et une sorte de rage arrachaient des cris sourds et inarticulés. La menace qu'il feignait d'adres ser aux esprits impurs, n'était qu'un moyen efficace de préparer l'imagination du malade à se sentir bientôt délivré. Dans un cas semblable, l'épileptique, convaincu qu'il était sous l'empire d'une puissance démoniaque, s'imaginait que ses réponses aux interrogations qu'on lui faisait, étaient dictées par Satan; quand la formule d'exor

(1) LUC, vIII, 2, 3. Si Luc n'a point été le témoin des faits qu'il ra conte, puisqu'il n'a pas connu Jésus (voyez Moreri), il ne peut être suspecté de fausseté dans ce passage qui s'accorde trop avec ce que l'on connaît d'ailleurs des rapports familiers du jeune Galiléen avec les femmes. JÉSUS ET MAGDELEINE 349 cisme était prononcée, le cri qu'il jetait était considéré par les témoins et par lui-même, comme le départ de Belzebuth (1). Ainsi avait été guérie sans doute, non publiquement, Marie de Magdala. Une étrange erreur a fait d'elle une possédée esclave du démon, par le péché; au contraire on pourrait la considérer comme une sorte de « folle par idéal », une femme qui, à un certain moment, s'est trou vée atteinte, blessée dans une de ses affections, et à laquelle la douleur a communiqué une frénésie et un transport que guérit un autre amour. Cette facilité à se laisser dominer, que possédait le Syrien, cette ivresse que ressentait son imagination maladive à se bercer de l'enivrante pensée de vivre avec Jésus un jour dans le royaume de son père, révèlent ce qu'a été Marie Magde leine. Faut-il s'étonner qu'avec cette prédisposition innée chez la race orientale, de croire au merveilleux dans ce que sa raison dépourvue de force ne lui expliquait pas toujours, la Magdeleine ait vu dans Jésus un être surna turel? Doit-on être surpris de ce qu'elle ait pu lui donner à lui, humble prophète, le don de la ressusciter et de le voir dans sa gloire? Quelle est celle qui refuserait d'ac corder à celui qu'elle aime, le pouvoir de la réveiller dans

la mort ? - Le type extérieur de la personnalité de Jésus n'a été

(1) Histoire de la magie dans l'antiquité et au moyen âge. 350 MARIE MAGDELEINE conservé sur aucune médaille; les peintres, dans l'ex pression de son individualité, ont flotté éternellement entre la régularité du profil grec, et le cachet langoureux des figures syriennes. D'après ce qu'en ont laissé les traditions, le caractère du visage était un peu efféminé. Un soi-disant écrit contemporain, qu'on prétend adressé au sénat et signé Lentulus, lui donne une taille majes tueuse, des traits fins et doux, un galbe virginal (1). Raphaël l'a montré avec sa robe de lin brillante, dans cette lumière qui ruisselle aux flancs du Thabor. Michel Ange a repoussé en lui le doux consolateur des hommes; il en a fait un juge implacable, qui semblait devoir ef frayer les phalanges séraphiques. Carrache, avec son pin ceau énergique, le représente dans la nuit de l'enseve lissement. Le Vinci, a saisi l'accent de tendresse et de poétique mélancolie, que cette figure d'un dessin fugitif devait posséder. Quand paraît Jésus, la puissance, la vi rilité de la stature antique, sont remplacées par la grâce. Pour tracer de lui un portrait de quelque justesse, il faut rassembler les traits épars dans les historiens. Jo sèphe n'a point touché à la personnalité physique. Mais, en 692, le concile quinisexte, tenu à Constantinople ayant permis, la réalisation de la physionomie de Jésus, on se mit en quête de retrouver une empreinte originale de ce

(1) Cet écrit fut probablement inventé quelques siècles après et faussement mis sous le nom de Lentulus. JÉSUS ET MAGDELEINE 351 qu'elle avait pu être. Peut-être forgea-t-on alors le fameux signalement, qu'on disait de la main de Lentulus; « ses cheveux ont la couleur du vin, et jusqu'à la naissance des oreilles sont droits et sans éclat, mais des oreilles aux épaules ils brillent et se bouclent; à partir des épaules ils descendent dans le dos, distribués en deux parties, à la façon des Nazaréens : front pur et uni, figure sans tache et tempérée d'une certaine rougeur, physionomie noble et gracieuse. Le nez et la bouche sont irréprochables, la barbe est abondante, de la couleur des cheveux fourchus. Les yeux sont bleus et très brillants. » A côté de ce profil, en voici un autre de Jean Damascène, non moins accentué : « Taille élevée, sourcils abondants, œil gracieux, nez bien proportionné, chevelure bouclée, attitude légèrement courbée, couleur élégante, barbe noire, visage ayant la couleur du froment, comme celui de sa mère; doigts longs, voix sonore, parole suave. » Le premier de ces deux portraits est demeuré comme la forme hiératique, d'après laquelle ont été construits chaque type; mais il semble extravagant de donner à ses cheveux cette couleur de vin, qu'on n'a dû imaginer que pour le revêtir d'un trait différent des autres hommes. Ce qui ressort de ces deux descriptions, c'est l'idée d'une beauté qui persista jusque dans la mort. Chair diaphane, chevelure aux vagues frissonnantes, buste élancé, œil, langoureux, parole dont les accords devaient se briser harmonieusement dans l'oreille : ainsi pouvait être l'en 352 MARlE MAGDELEINE semble du jeune charpentier. Son vêtement paraît avoir été une simple tunique sans couture, couleur de pourpre, nouée aux reins, manches longues, ouverture ronde, dont les plis, groupés sous le col, étaient retenus par une agrafe, sur cette tunique un pallium azuré. Dans ses excursions, il portait peut-être la chlamyde attachée par une pierre de soham ou de sardoine. Lorsque arrive celui qui prenait en face de tous le titre de « fils de l'homme, » les figures de l'Antinoüs et de l'Apollon, qui réagiront, sous la Renaissance, sur les formes éthérées et mystiques du christianisme, ont fait place au type syriaque qui s'incarne en toutes les imaginations. On divinisera ses plaies. L'Orient créait son Dieu, comme l'Occident avait enfanté les siens. Les instants paisibles et joyeux qu'il put connaître avec Marie de Magdala appartiennent surtout à la première periode de son existence, où il n'avait qu'à paraître pour voir la confiance et l'amitié naître sur ses pas. Séduits par ce charme pénétrant de sa personne, les uns quit taient leur métier de pêcheurs et le suivaient; les autres renonçaient à des emplois plus lucratifs. Il dut vraiment goûter comme une sorte d'expression voluptueuse de la vie, parmi celles qui luttaient d'efforts pour le choyer. Dans un jour de tristesse, s'il a pu dire : « Le fils de l'homme n'a seulement un lieu où reposer sa tête » (1),

(1) LUC, Ix, 58. JÉSUS ET MAGDELEINE 353 il n'est pas moins réel qu'il n'exerçait pas sa profession de charpentier, et que la fortune de Marie de Magdala, à laquelle s'est jointe celle de ses autres compagnes, lui a donné la facilité de vivre dans une sorte d'aisance. D'ail leurs, il n'est pas supposable que la Magdeleine eût laissé la misère atteindre le maître adoré. Cette parole qu'il laisse échapper montre simplement qu'il n'avait rien à lui, mais ne signifie point qu'il ait connu l'indigence. Le vrai compagnon de Pierre, de Jacques et de Jean ne se pique

point d'austérité. - Plusieurs fois, ses excursions le ramenèrent vers Ié rouschalaïme avec sa petite troupe de disciples et de femmes; et dans chacune des haltes qu'on faisait avant d'arriver à la cité de Sion, on conçoit qu'il se soit peut être échangé entre lui et Magdeleine, quelques-uns de ces amoureux épanchements que les nuits d'Orient sem blent faites pour provoquer. La nature y semble mysté rieuse, vaguement agitée, comme dans le premier som meil nuptial. L'air est chargé d'aromes qui plongent les sens dans une sorte de léthargie. La terre est moelleuse comme un divan. Le paysage s'opalise. La dernière étape, avant d'arriver à Iérouschalaïme, Aïn-El-Haramié, que Jésus a sans doute quelquefois atteinte avec les siens, groupait la petite société galiléenne dans une plaine mé lancolique et sévère, désignée aussi comme la « vallée des pleurs. » Ce dernier campement du soir devait ame ner une sorte de rapprochement entre le jeune rabbi et 354 MARIE MAGDELEINE cette femme qui le servait. Dérobés aux yeux de tous dans ce lieu austère, l'humaine nature n'a-t-elle pas tres sailli en eux? Le jour où Jésus et Marie Magdeleine ont pu substituer au rêve platonique une réalité plus forte, c'est assurément dans cette délicieuse plaine d'Aïn-El Haramié, non loin des vieux sites de Beit-el où Iacoub avait peut-être dormi avec Rachel. Il est probable qu'à chaque voyage à Iérouschalaïme, la troupe des frères revenait vers Béthanie, où Jésus fai sait ses stations préférées. Magdeleine laissait alors à sa sœur, les soins nombreux du ménage amenés par la pré sence de l'hôte vénéré, et restait nonchalamment assise à ses pieds. Marthe s'en plaignait doucement, mais le jeune et beau maître qui mettait au dessus de tout soin celui d'aimer, et ne concevait guère qu'on pût se préoc cuper d'autre chose, quand il était là, approuvait Magde line d'avoir choisi « la meilleure part » (1). Comment n'eût-elle pas franchi avec lui les lois d'une vie purement spéculative? Ici on doit constater un fait évident. A l'aube des so ciétés, la femme ne cherche pas à dompter les instincts légitimes de sa nature. C'est la civilisation qui a fait la femme statue, qui lui a ordonné d'éteindre ses sens pour ne laisser brûler en son être qu'une flamme purement spirituelle. C'est le christianisme qui lui a enseigné à

(1) LUC, chap. x,v. 38 et suiv. - --- - . -

JÉSUS ET MAGDELEINE 355 macérer son corps; c'est lui qui jette un froc pénitencier sur ses blanches épaules, qui glace dans son sein les ar deurs de la vivante jeunesse et dispute à l'homme sa vir ginité. Le christianisme a jeté une draperie épaisse sur le flanc de la Phryné. La laideur seule devrait se refouler sous des voiles, car toute forme parfaite veut être nue. La hanche amoureusement renflée appelle la lumière en sortant d'un bain matinal, et, sur une gorge puissante et ferme, on n'aime à voir aucune gaze en dérober l'opu lence. Ce que le monde matériel a édifié vaut mieux que les rêveries métaphysiques de l'esprit : ces rondeurs char nues qui appellent le baiser, ces cuisses si fermement coupées, froides comme une neige virginale, ce ventre poli, ces torses sinueux lui appartiennent. On se plaît à croire que Magdeleine a dû en être une des personnifi cations. Si on l'étudie dans les compositions de certains peintres, ce n'est pas cette beauté frêle et délicate de Marie la mère; on n'a plus devant soi ce buste légère ment courbé comme la tige d'un lis, ce flanc étroit, ces mamelles qui se dessinent à peine sous le corsage de la rosa mystica; non, la Magdeleine semble avoir appartenu au monde charnel. Que Marie, dans son enveloppe imma térielle, reste la reine des Assomptions, la femme couron née d'étoiles, celle dont la bouche des patriarches ose à peine effleurer le pied divin; sa gloire s'arrête là, car ses lèvres sont fermées à la coupe des amours de la terre. 356 MARIE MAGDELEINE

Marie de Magdala est demeurée l'un des types du chef - d'œuvre plastique, comme elle est l'expression volup tueuse des affections terrestres; qu'importe donc qu'elle ait dépassé avec le Nazaréen les canons de la loi mosaï que ? La première, la plus logique à observer, n'est-ce pas celle que lui révélait son cœur, non dans les orgies nocturnes, mais dans ces marches à travers les fraîches collines, que couronnait un repos enivrant sur le sein du fils de l'homme? VIII

DERNIERS JOURS PASSÉS A BÉTHANIE

Et quand Jésus la vit pleurer, il frémit en son esprit et se troubla en lui-même. JEAN, xI, 33.

Un événement inattendu se présenta, lorsque Jésus se trouvait dans cette partie de la Judée qui s'étend au delà du Jourdain, et s'apprêtait à revenir vers Iérouschalaïme pour les fêtes sacrées; Lazare était tombé subitement malade. Marie et Marthe, qui assistaient leur frère, députèrent, en toute hâte, un envoyé auprès du maître pour le prier de hâter son retour. Jésus se mit donc en route vers Béthanie. Jean, qui raconte cette anecdote, prétend que pendant cet intervalle Lazare était mort (1).

(1) Jean, xI, 17.

23 358 MARIE MAGDELEINE

Deux faits sont supposables. Le premier que Lazare ait été dans un sommeil léthargique qui aurait cessé à l'ar rivée de Jésus, ce qui ne serait pas dénué de vraisem blance; le second, que l'acte inadmissible d'une résurrec tion ait été inventé après coup par Jean : les croyances populaires exigeant impérieusement que tout homme doué de facultés extraordinaires pût dominer la mort. Cette dernière assertion nous paraît aussi assez plausible. Nous supposons donc que Lazare, ayant expiré, venait d'être enseveli.Jésus atteignait presque Béthanie, lorsque, par une circonstance assez étonnante, c'est Marthe et non Marie qui, la première, est avertie de son arrivée. Son premier mouvement est de courir à lui. Elle ne peut s'empêcher de laisser percer dans les paroles qu'elle lui adresse une sorte de reproche qu'il ne se soit pas trouvé là. Elle lui demande un miracle. Jésus répond vague ment, mais, à l'arrivée de Marie, il semble perdre son sang-froid et frémit (1). Ce frémissement, qui est pour nous un indice assez remarquable de la puissance qu'elle possédait sur lui, est regardé par la foule des Juifs comme l'avant-coureur de quelque chose d'extraordi naire. Peut-être manifesta-t-il alors le désir de revoir une dernière fois celui qu'il avait aimé. Il se fit con duire à la chambre sépulcrale dont on ôta la pierre (2).

(1) JEAN, xI, 33. (2) Ibid., 41. DERNIERS JOURS PASSÉS A BÉTHANIE 359

Soit qu'il y pénétra lui-même, soit qu'on ait soulevé le couvercle du sarcophage, il dut contempler le visage du défunt. Là, sous l'empire des mêmes sentiments qui nous font parler encore une fois à ceux que la mort vient de nous ravir, a-t-il pu adresser quelques paroles à La zare, ou même un appel, dans lequel on aura vu une injonction de revenir à la vie. Peut-être, au contraire, s'est-il rendu à la maison de Béthanie, où Lazare était dans un état léthargique dont il l'aurait délivré. Chez ces populations crédules, une telle somnolence pouvait faci lement passer pour la mort, ainsi qu'on l'avait vu avec la fille de Jaïre (1). Dans l'un ou l'autre cas, le récit de l'événement, passant de bouche en bouche, aura été grossi de circonstances merveilleuses. Rien n'empêche que, par la suite, Jean n'ait cherché à intercaler dans son ré cit l'attestation d'un miracle facilement accepté, que par une convention tacite on n'eût guère cherché à démentir. La foi justifie les moyens dont elle se sert et ne recule devant aucun pour s'établir. De plus, l'imagination de la race juive va toujours en enchérissant, voulant que chacun de ses prophètes se soit rendu maître de la vie ou de la mort. Élie passait pour avoir réssuscité le fils d'une veuve (2). La même figure se présente dans Mathieu, à l'occasion de l'enfant d'unprince du peuple (3); ensuite, ne

(1) MARC, v, 38,39 et suiv.; LUC, viii, 49 et suiv. (2) Rois, I, 17,18, 19 et suiv. (3) MATHIEU, Ix, 18, 19 et suiv. 360 MARlE MAGDELEINE

voulant pas qu'il fût possible de concevoir l'ombre d'un doute, Jésus est censé rencontrer le convoi d'un jeune trépassé au moment où il franchit les portes de la ville (1); enfin, et toujours d'après le même système d'en chérissement, Jean dépasse le merveilleux de ces deux événements; afin qu'il n'y ait plus moyen de nier le mi racle il le lui fait opérer quand le personnage est déjà dans le tombeau. L'antiquité païenne avait déjà for mulé ce principe, que ses grands hommes devaient pos séder une sorte de prise sur le néant. Prométhée, Escu lape, Hercule sont considérés comme vainqueurs de la mort, L'idée de l'anéantissement répugne si fort à admet tre, qu'un des premiers caractères qui semblent inhérents au génie est celui de pouvoir le dominer (2). Lorsque Jésus eut passé quelque temps à Béthanie, la sourde opposition qui se manifestait contre lui se déchaîna violemment; il sentit bien que sa vie était perdue et ne songea plus qu'à sauver son œuvre. Un voile de tristesse semble s'être répandu sur son entou rage; on se resserre autour de lui. Les femmes furent les seules qui, durant le cours des persécutions qu'il endura, ne se démentirent pas un seul moment. Il put cependant savourer encore d'heureux instants, dans les derniers temps qui précédèrent le dénoûment fatal. Le

(1) LUC, vII, 11 et suiv. - (2) Voy. Strauss. Vie de Jésus, section des miracles. DERNIERS JOURS PASSÉS A BÉTHANIE 361 jour il enseignait au temple; mais le soir il revenait vers le mont des Oliviers, où il devait passer la nuit (1). Après le repas pris en commun, on descendait dans le jardin d'un établissement d'exploitation d'huile nommé Gethsémani (2); sa troupe dévouée de Galiléennes le suivait. Maintes fois, sans doute, avec la plus fidèle d'entre toutes, il remonta cette vallée du Kidron dont le cours arrosait alors un sol verdoyant. Le soleil devait éteindre ses rayons dans le sombre rideau d'oliviers de Gethsémani dont les troncs ont fait souche pour des siècles. Qui pourrait dire quels pensers douloureux firent incliner leurs fronts, en traversant ce site austère? Quels accents, ou quel murmure de leur voix, le bruit du tor rent a dû couvrir? Si l'on gravissait la cime du mont au couchant, Iérouschalaïme se montrait dans les ombres transparentes : solidité, éclat, limpidité, montagnes aux flancs caverneux tranchant sur la profondeur de colora tion du ciel, tendresse et vigueur, n'était-ce pas ce qui devait frapper leurs regards dans ce paysage de Judée ? Les affections reçoivent le contre-coup de la puissance des tableaux extérieurs.Quelques-unes réclament comme stimulant les images voluptueuses du marbre et semblent faites pour être vues dans le cadre grandiose des somp tueuses demeures; d'autres, comme celles de Magdeleine

(1) MATHIEU, xxiv, 3; xxvi, 30; MARC, xiv, 26; LUC, xxi, 37; xxII, 39. (2) MATHIEU, XXVI, 36; MARC, xI, 19; LUC, xxIl, 39, JEAN, xVIII, 1-2. 362 MARlE MAGDELEINE et de Jésus, s'expriment discrètement au sein des bour gades et des campagnes. Jamais plus riant théâtre que la Galilée ne s'était offert aux amours humains, depuis l'Ar cadie; là, tandis que les préceptes rigides du code mo saïque imposaient à tous les jeûnes austères, l'indulgent philosophe consentait à reposer sous le toit des courti sanes, s'attablait à leurs banquets et ne dédaignait point

de s'en faire aimer. - - Il faut bien en convenir, n'en déplaise aux dévots, ce qu'on préfèré dans la Magdeleine, c'est bien plutôt la pécheresse 4ue la prétendue convertie. La pécheresse

us donfflne, et dans cette rénovation, nous ne voyons

ubstitution d'un seul amant au grand nombre de elle possédait avant; à notre insu, nous voulons

elle comme un trait de parité avec son an cienne vie. Alors même qu'on vous dira convertie, ô

Magdeleine ! n'èteignez pas dans vos yeux ces belles flammes. Que cellesNqui n'ont pas eu comme vous ce don d'aimer, ou qui se \rapent dans leur pudeur, faute d'avoir pu trouver l'occasion de s'en dessaisir, vous jet tent une pierre; ne leur enviez pas leur farouche virgi nité. Le monde a tressailli dè\joie en vous possédant, et la fange n'atteint pas vos pieds Narmants.Jésus, en vous déclarant pardonnée, n'a pu se dè(endre d'aimer ces cri minels attraits que d'autres adorèrèqt avant lui. C'est à vous que l'on peut appliquer la pensée\du poète antique : c« Que la correction de la forme vaut bien la vertu. » DERNIERS JOURS PASSÉS A BÉTHANIE 363

Laissez donc aux platonistes le royaume de l'esprit, et gardez pour vous le beau royaume de la terre. Marie Magdeleine a réellement vu dans Jésus plus qu'un thaumaturge.Ardemment convaincue, avec ses dis ciples et ses amis, que les prophéties n'avaient été écrites que pour lui; ne se rendant pas exactement compte de cette épithète de « fils de Dieü », que le rabbi prenait maintes fois, sans avoir l'intention d'imposer sa divinité au monde, cette femme passionnée a peut-être cru aimer un être surhumain. Et cependant cette pensée de Jésus : que son père agit toujours en lui, qu'il l'éclaire à toute heure, qu'ils ne font qu'un, n'impliquait pas cette confu sion. Lui-même avait laissé échapper un jour ce cri de sa conscience : « Je ne puis rien faire de moi-même (1). » Et, quand on lui demande de faire éclater sa puissance, on voit percer en ses paroles un dépit assez prononcé. « Pour vous autres, vous ne croyez si vous ne voyez un miracle (2). » Sa raison exquise ne lui aurait-elle pas en seigné, qu'en écoutant ces demandes, il tomberait dans la grossière erreur des théurgistes? Que la profondeur at tractive de son regard et la connaissance de certains secrets de médecine naturelle lui aient donné le pouvoir de guérir quelques maladies nerveuses ou accidentelles, et de passer pour exorciste, c'est ce que l'on croit devoir admettre; mais là s'arrêtent ses tentatives et sa force.

(1) JEAN, v, 30. (2) Ibid., Iv, 48. 364 MARIE MAGDELEINE

Que l'on ne s'y méprenne point cependant; ce qui a séduit la Magdeleine, c'était moins le dieu que le beau jeune homme qui devait communiquer une tendre pitié à la femme de Pilate. Il est cèrtain que, tout en acceptant l'autorité de son règne messianique, ses charmes ma tériels prédominèrent dans son imagination. Elle a pu savourer le pardon offert à son ancienne existence de courtisane, dans les bras de celui qui les ouvrait autant pour la réhabilitation que pour un nouvel amour; et cette délicieuse expiation ne semblait-elle pas faite alors comme pour inspirer à chacune le désir d'avoir en soi

semblable culpabilité? - Ce fut le 8 du mois de Nisan, de l'an 33 qu'une réunion eut lieu à Béthanie, et qu'un dernier festin fut donné à Jésus, probablement chez Simon le Lépreux (1). A mesure que l'inimitié des hautes classes croissait pour lui, le zèle et l'affection de ses familiers redoublaient. Marthe le ser vait (2). Il est supposable que la Magdeleine accom plissait ordinairement auprès du rabbi ces fonctions qu'Horace avait une si vive jouissance de voir remplir par sa belle Cinnara. Comme Jésus était mollement étendu dans le triclinium, elle prit encore une fois un vase d'al bâtre où se trouvait une liqueur odorante qu'elle ren versa sur ses pieds (3). Un murmure désapprobateur

(1) MATHIEU, xxvI, 6; MARc, xIv,3; LUC, vII, 40,43,44. (2) JEAN, xII, 2. (3) Ibid., XII, 9. DERNIERs JoURs PAssÉs A BÉTHANIE 365 s'éleva de la bouche de quelques-uns, sous l'incitation de Juda de Kérioth qui blâmait cette prodigalité : « On eût pu vendre ce parfum bien cher et en donner l'argent aux pau vres (1). » Cette parole froissa vivement le maître. « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous, » leur dit-il amè rement, « et vous ne m'aurez pas toujours; » et n'écoutant que son affection pour celle qui lui donnait ouvertement ce témoignage, il lui promit que l'histoire consacrerait à jamais son action si poétique et si touchante (2). Ainsi jusqu'au dernier jour de l'existence de Jésus, Magdeleine a eu pour le corps de son doux Galiléen un culte expressif : tantôt répandant sur sa chevelure les huiles vierges de Syrie ou le baume de Mendès; d'au tres fois, peut-être, imprégnant ses vêtements d'aromes légers, ou faisant jaillir sur les meubles des habitations, où il se trouvait « une pluie de nard ou de cinnamome. » C'est bien l'amante fastueuse qui ne recule devant au cune dépense pour embellir les jours de son bien-aimé, et comme les êtres appartenant à une race facilement eni vrable, elle est tout occupée à procurer aux sens les plus fins plaisirs. Les derniers jours qui suivirent cet épisode de Bé thanie sont enveloppés d'un voile sombre. L'entrée de Jésus à Iérouschalaïme, le 9 de Nisan, si fortement ac

(1) JEAN, xII, 5. (2) MATHIEU, xxvi,9; MARc, xiv, 3 et suiv.;JEAN, xII,2,3 et suiv. 366 MARIE MAGDELEINE clamée par ses braves Galiléens (1), avait fait vibrer son cœur un instant, mais il en revint découragé, et dans le peu de temps qui s'écoula jusqu'à son arrestation, il passa, dit-on, quelques heures au val du Kidron, en proie à une mortelle affliction (2). Il est présumable que ce fut avant sa dernière nuit qu'il fut saisi de cette tristesse, car Jean, qui décrit cette nuit dans ses moindres détails, ne parle pas de sa torture morale. Mathieu, Marc et Luc ont donc pu transposer l'incident de Géthsemani, et placer au soir du jeudi, 13 de Nisan, ce qui avait eu lieu avant ; quoi qu'il en soit, il est certain qu'une grande angoisse dut peser sur lui. En effet, arrivé à ce point de l'exis tence de Marie Madgeleine et du jeune et intéressant doc teur, on revoit, par la pensée, les riantes années déjà parcourues; la Galilée et ses fermes où on leur avait servi le miel savoureux, et les boissons spiritueuses où l'on faisait infuser des fleurs odorantes, les entretiens sous les figuiers, les sentiers où ils avaient marché l'âme lé gère et joyeuse, et toute cette troupe enthousiaste qui le suivait et composait le cortége de l'époux; on se rap pelle cette assistance que lui prêtaient toutes ces femmes au sein desquelles il se laissait complaisamment aimer. L'époque était venue où Marie Magdeleine devait l'ac

(1) MATHIEU, xxi, 1,2, 3 et suiv.; MARC, xi, 1,2 et suiv.; LUC, xIx, 29 et suiv.; JEAN, xii, 12, 13 et suiv. (2) MATHIEU, xxvI, 36, 37, 38; MARC, XIV, 31 et Suiv.; LUC, XXII, 29 et suiv, DERNIERS JOURS PASSÉS A BÉTHANIE 367 compagner une dernière fois à Iérouschalaïme. Il est à supposer qu'elle ne pressentit pas le sinistre dénoûment, et que, dans son affection exaltée, elle se persuadait continuer longtemps encore ses fonctions auprès de l'ai mable Nazaréen. Mais le vieux parti clérical, qui veillait sournoisement, songea que l'heure était arrivée d'arrêter celui qui allait détrôner le judaïsme officiel.Un conseil assemblé par les chefs des prêtres (1) déclara logiquement que le sacer doce et Jésus ne pouvaient subsister ensemble; Kaïpha, gendre de Hannan, vieux pontife déposé l'an 14 de l'avé nement de Tibère, prophétisa qu'il était utile qu'un homme mourût pour tout le peuple (2) et cette mort fut décré tée (3). La loi mosaïque, avec laquelle Jésus avait voulu lutter, se retournait contre lui et allait lui jeter une sentence ignominieuse. On songea qu'il fallait faire le coup adroite ment, afin de n'exciter aucun tumulte (4), les familiers du maître furent sondés, de façon à obtenir d'eux quelque indication précise sur ses habitudes, qui permît de s'em parer de lui sans bruit. L'un d'eux, Juda de Kérioth, facile ment accessible à l'appât de quelques pièces d'argent, promit de le leur livrer (5). Le jeudi soir, 13 de Nisan, après un dernier repas pris en commun, Jésus, tou

(1) JEAN, xI, 47,48 et suiv. (2) JEAN, xI, 49 et suiv. (3) Ibid., 50 et suiv. (4) MATHIEU, xxvI, 45. (5) MATHIEU, xxvI, 45. 3G8 MARIE MAGDELEINE jours sous l'empire de funestes pressentiments, se retira au mont des Oliviers (1). Quelque temps après, à la clarté des torches, il vit venir à lui la troupe armée en voyée pour le saisir; et dans cette nuit que l'on se figure froide et accablante, au milieu d'agents brutaux, il fut amené chez le grand-prêtre et la procédure crimi nelle commença. On ignore dans quel endroit se trouvait alors réuni le petit groupe de femmes; peut-être chez Suzanne, femme de Khouza, intendant d'Hérode, qui devait avoir une de meure dans la ville et où elles durent apprendre de la bouche de Céphas ou de quelque autre, l'arrêt du collége

sacerdôtal. -

(1) MATHIEU, xxvI, 30. IX

LE LENDEMAIN DU SABBAT

Marie était debout hors du sépulcre, pleurant. JEAN, xx, 11.

Il est probable que lorsque la condamnation de Jésus fut connue, les femmes, plus passionnées que les hommes dans leur désespoir, gagnèrent de leur côté le lieu de l'exécution (1). Mais on est étonné que, selon l'usage reçu (2), aucune, et surtout la Magdeleine, ne soit venue approcher des lèvres de Jésus le vin aromatisé, destiné à enivrer le patient, à affaiblir l'angoisse physique de la

(1) Il est difficile d'admettre avec Luc, xxIII, 27-31, que Jésus ait prononcé les paroles qu'on lui prête, aux portes de Iérouschalaïme, vu le silence des autres synoptiques sur ce sujet, paroles qui n'ont sans doute été écrites qu'après la prise de la ville en l'an 70, « Filles de Iér0uSchalaïme ne pleurez point Sur moi, mais pleurez sur vous mêmes et sur vos enfants. » (2) Voy. le Thalmud sanhédrin, fol. 43. 370 1MARIE MAGDELEIN

dernièle heure et qu'elles aient laissé ce soin aux sol dats (1). Ce qu'il y a de certain, c'est que celle à qui ce rôle convenait entre toutes, se tenait à quelque dis tance avec Marie Cléophas, Salomé et d'autres (2), et que sans doute elles accompagnèrent cette scène de leurs cris et de leurs lamentations. Ce fut la première fois qu'une femme savoura de telles horreurs, et l'on conçoit que son imagination troublée ait pu subir après, quelques hallucinations; on ne saurait guère préciser depuis quel moment elle était là, et si elle se maintint au loin ou à côté de la croix; tout porte à croire qu'elle regardait ce qui se passait (3). Si les cuisantes souffrances de l'agonie ne jetèrent pas un voile sur les yeux de Jésus, il put con sidérer encore une fois cette sublime amie et ses com pagnes. Le temps était sombre (4). D'après quelques récits, un violent ouragan se serait préparé. L'affreuse torture qu'endurait le maître chéri pouvait être adoucie par ce petit groupe de spectateurs. Car, sur ce mont dé nudé comme un crâne (5), environné de terrains dessé chés, l'amour dominait l'appareil physique des supplices. Ce fut à la troisième heure qu'il expira (6). Vers le soir on obtint la permission de prendre le corps et de l'ense

(1) MATHIEU, xxvII, 34; MARC, xv, 23. (2) Ibidem, xxvII, 55,56; MARC,xv, 40; LUC, xxIII, 49; JEAN, xIx,25. (3) MARC, xV, 40; LUC, xxIII, 49. (4) MATHIEU, xxvII, 43; MARC, xv, 33; LUC, xxIII, 44. (5) Golgotha signifie en effet lieu du crâne. (6) MATHIEU, xxVII, 46; MARC, xV, 37; LUC, xxIII, 44. LE LENDEMAIN DU SABBAT 371 velir (1). Joseph d'Arimathie et Nicodème (2), deux amis de Jésus, s'empressèrent de procéder à l'embaumement. Là, dut se passer encore une scène émouvante. Marie de Magdala et les autres femmes, toujours présentes (3), pressèrent sans doute une dernière fois dans leurs bras les membres de leur ami, et, peut-être, cette belle tête échevelée s'imprima-t-elle en traits ineffaçables en la mé moire de la Magdeleine, au point qu'elle l'eut sans cesse devant les yeux; il est évident qu'elle seule en conserva l'image la plus lucide, et qu'elle emporta au fond d'elle même, le reflet de cette figure exquise. Comme l'heure était avancée, on se contenta de déposer Jésus dans un sépulcre provisoire, taillé récemment dans un jardin qui était tout près de là (4); on roula une forte pierre à l'en trée du caveau, et la foule se retira. Mais auparavant Marie Magdeleine et quelques-unes des Galiléennes exa minèrent minutieusement l'endroit ou l'on avait mis celui qu'elles pleuraient (5). Magdeleine employa avec celles-ci les heures qui res taient, jusqu'à la nuit, à travailler les substances néces saires pour achever l'embaumement (6) qu'on n'avait

(1) MATHIEU, xxvII, 57,58 et suiv.;MARC, xv,42 et suiv.; LUC, xxIII, 50 et suiv.; JEAN, xix,38 et suiv.

(2) JEAN, xix,39,40 et suiv. - (3) MATHIEU, xxvII, 61 ; MARC, xv, 47; LUC, xxIII, 55. (4) JEAN, xix, 41 ; LUC, xv, 53; MARC, xV, 46. (5) D'après Mathieu, xxvII, 60, le sépulcre aurait appartenu à Joseph d'Arimathie. (6) MATHIEU, xvII, 61 ; LUC, xV, 55; MARC, XV, 47. 372 MARIE MAGDELEiNE

réalisé qu'imparfaitement. Elle ne voyait sans doute pas Jésus auprès de son père céleste, mais dans ce tombeau où il allait peut-être se réveiller, et son amour tout ma térialiste lui inspira de préparer de suite ces parfums qu'il avait aimé, la myrrhe, l'aloès et les aromates (1). Le pur et adorable souvenir de sa mémoire n'eût pas été suffisant pour son cœur, il s'y mêlait aussi le désir de revoir encore une fois celui qu'elle avait si délicatement choyé de son vivant. Le lendemain, qui était le sabbat, et dont aucun travail ne devait violer le repos commandé, fut rempli certainement par la pensée de l'absent. Peu à peu l'idée de cette mort terrible devint sans doute moins opinâtre, et, ainsi qu'il arrive en de semblables circons tances, à force de vivre par la pensée avec celui qu'elle aimait, elle dut sentir naître en elle comme une vague es pérance de le revoir. Que de fois, à force de songer à celui qui n'est plus, son ombre ne s'est-elle pas dressée devant nous ? Ah! laissons aux savants, si bon leur semble, le soin d'argumenter sur de tels faits; bornons-nous

(1) Cet embaumement n'était pas celui par incision et par infusion des Égyptiens. C'était l'espèce d'embaumement suivi par les Grecs et les Romains. La question qui reste à décider est celle-ci : les Hébreux prirent-ils cet usage des Romains ? ou bien les Romains des Bébreux ? Moïse, si prévoyant, n'ayant pas interdit l'embaumement, et les Blé breux, pendant quatre siècles de servitude, ayant certainement dû imiter en quelque façon leurs dominateurs, il est probable qu'ils en touraient toujours de parfums les corps des morts, sans cependant pratiquer l'opération longue et compliquée de la momification. (Voyez FEYDEAU, Usages funèbres chez les Hébreux.) LE LENDEMAIN DU SABBAT s73

à reconnaître que l'amour a son domaine où la science n'intervient pas. Ce fut probablement dans cet état d'esprit que Marie de Magdala atteignit le dimanche matin. Les ténèbres ré gnaient encore (1). Munie d'une ample provision d'objets aromatiques, elle se hâta de venir au sépulcre; en arri · vant, elle vit que la pierre en avait été ôtée (2), et quand elle voulut y pénétrer le caveau était vide !. Saisie d'ef froi et de douleur, elle retourna précipitamment vers Céphas et Jean (3), et leur annonça ce fait incroyable. Ils voulurent juger par eux-mêmes. Jean arriva le premier ; du seuil du tombeau, il put constater la disparition du cadavre vénéré (4). Quand Céphas survint, ils entrèrent l'un et l'autre (5), et se rendirent compte que le suaire et es linges étaient pliés et mis à part (6). Pleins de stu peur, ils sortirent du jardin, et en s'en retournant durent disposer toutes les têtes à pressentir quelque chose d'ex

(1) JEAN, xx, vers. 1. D'après Jean, Magdeleine est allée seule au - sépulcre, xx, 1 ; Marc, prétend expressément que Jésus lui apparut d'abord, xvi, 9. Les autres femmes y vinrent aussi, mais comme il est dit qu'elles gardèrent quelque temps le silence sur ce qu'elles avaient vu, Marc, xvi, 8, et que d'ailleurs, selon le même, xvI, 3-7, et Luc, xxiv, 4, 5, elles n'ont eu que la vision d'un message céleste, que Jean ne parle point d'elles, on peut supposer que Marie Magde leine les devança au tombeau. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle connut, la première, l'apparition de Jésus. (2) MARC, xVI, 3-4; LUC, xxIV, 2; JEAN, xx,1. (3) JEAN, xx, 2. (4) IDEM, xx, 5. (5) IDEM, xx, 6-8. (6) IDEM, xx, 6,7.

24 374 MARIE MAGDELEINE

traordinaire. Marie, demeurée seule après eux, pleurait auprès du sépulcre vide (1), se figurant que ceux qui avaient tué son maître l'avaient fait disparaître; cette sup position qu'il pouvait être encore la proie des méchants la dominait, et lui faisait ardemment désirer de lui prodi guer les plus douces caresses. Enivrée de son image, et l'oreille toujours bercée par les sons de sa voix, peut être une brise folle, un tressaillement du vent dans le feuillage lui firent croire à la présence de quelqu'un, et pensant s'adresser au jardinier : « Oh! si c'est vous qui l'avez enlevé, dites-moi où vous l'avez mis (2). » Soudain elle crut voir un homme debout à quelques pas, et l'ac cent de cette voix chérie qu'elle entendait en elle lui sem bla résonner plus fortement, et l'appeler par son nom : « O mon maître !» s'écria-t-elle (3); émue au delà de toute mesure, elle tomba à genoux devant la vision enchante resse qu'évoquaient ses sens égarés; la poétique appari tion s'est effacée, mais c'est bien Jésus qu'elle a revu; c'est bien sa parole suave qui a vibré, l'illusion d'un ins tant lui avait paru une délicieuse réalité (4). Pénétrée d'une joie immense, l'âme débordante d'affec tion, Marie sortit du jardin et revint en toute hâte auprès des disciples. Au récit qu'elle fit de ce qui lui était ar

(1) JEAN, xx, 11. (2) IDEM, xx, 15. (3) IDEM, xx, 16. (4) IDEM, xx, 14 et Suiv.

- - v - LE LENDEMAIN DU SABBAT 375 rivé, on la crut en délire (1); mais, comme elle persista sans doute à dire qu'elle avait reconnu Jésus, et qu'il lui avait parlé, les imaginations ne durent point tarder à s'échauffer, et la version circuler de bouche en bouche, s'augmentant des détails que chacun crut pouvoir y ajouter. Il est facile de se figurer quelle agitation éclata dans la petite communauté à cette assertion si positive ment énoncée par Magdeleine. La négation du miracle fut d'abord formulée (2). Mais la conviction que celui qu'on regrettait allait revenir, s'empara de chacun, les cœurs s'embrasaient, et, dans cette fiévreuse attente, le désir qu'on avait de le revoir dut présenter sa physionomie aux yeux des disciples dans le courant du jour. Vers le soir, assemblés dans une même salle, sous l'empire d'une pareille surexcitation, quelques-uns crurent s'entendre adresser le salut affectueux du maître : « La paix soit avec vous (3). » Chez ces hommes naïfs et simples qu'activa sans doute l'enthousiasme de Marie, l'apparition de leur divin chef put devenir une vision familière à chacun; le refus de croire était considéré comme l'indice de quelque dureté de cœur (4). On avait rapproché les phrases pro noncées par le rabbi (5) de l'événement publié par une

(1) MARC, xvi, 11; LUC, xxiv, 11. - - (2) MARC, xvI, 11 ; LUC, XXIV, 11. (3) LUC, xxiv,36;JEAN, xx, 19-26. (4) MARC, xvI, 14. (5) MATHIEU, xII, 40; xvi, 4-21 ;xvii, 9-22; xx, 19; xxvi, 32; MARC, vin, 31; ix, 8-9,30; x, 34; LUC, Ix, 22; xi, 29-30; xvIII, 31, 32-33; 37G MARIE MAGDELEINE

femme, et bientôt ce grand fait de la résurrection créé par Marie de Magdala ne conserva plus un seul contradic teur parmi les disciples. Ceux qui avaient fait disparaître le cadavre se séparèrent probablement assez vite de leurs compagnons, pour ne rien laisser soupçonner, et surent mourir avec leur secret. Si l'on cherche à expliquer dans le sens le plus ration nel la vision de Magdeleine, on commencera par trouver dans la race syrienne une sorte de prédisposition à l'hal lucination. L'usage de certains agents tels que la bella done ou la pomme épineuse, ou celui de l'opium, par ticulièrement en usage dans les contrées orientales, pouvaient déterminer cette situation; il est prouvé que certains hallucinés croient parfois s'entendre appeler par des voix inconnues, et c'est surtout au sein du silence ou de l'isolement le plus absolu que cette erreur les saisit. L'imagination de Magdeleine que les écrits des synop tiques reconnaissent susceptible d'égarement (1), après avoir été apaisée par la présence de Jésus, devait rece voir un choc de sa mort si prompte, et il n'y a rien d'éton mant à ce que son esprit, longtemps concentré sur un xxiv, 6-7. Il est certain que le plus grand nombre de ces textes a été ajouté après coup.Jésus a pu dire vaguement qu'il ressusciterait après sa mort et que son esprit guiderait les disciples dans la conquête du monde à sa doctrine, Jean, xv, 26; xvi, 5, 7. Mais on ne doit guère supposer que les paroles qui annoncent une résurrection charnelle lui appartiennent. (1) Elle avait été possédée par sept démons. MARc, xvI, 9; LUc VIII, 2. LE LENDEMAIN DU SABBAT 377

seul objet, lui ait offert son image, que son oreille ait cru entendre ses accents. Ces deux faits étaients con séquents l'un de l'autre. On a observé « qu'à peine un aliéné a-t-il commencé à éprouver quelques hallucinations de la vue par exemple, il ne tarde pas à accuser soit des hallucinations de l'ouïe, soit des hallucinations du tou cher, de sorte que très souvent plusieurs sens se trou vent lésés simultanément (1). » Des organes plus délicats, un sentiment plus fin, une nature plus nerveuse prédisposent la femme à voir ce que les hommes ne verront point. Ouvrez la Bible et vous trouverez que c'est la Pythonisse qui évoque l'ombre de Samuel. D'ailleurs entre les morts et nous, il n'y a pas tant d'espace que l'imagination ne fasse la moitié du che min pour aller les retrouver; comment nos yeux ne s'ima gineraient-ils pas parfois que leur fantôme est présent? L'âme ne quitte point ceux qu'elle a aimés; une souffrance plus aiguë, un souvenir, un objet suffisent pour nous faire évoquer leur vision; l'âme est voyante; c'est en vain . que le corps pèse sur elle de tout son poids; ses ailes l'emportent dans les mondes inconnues où sont ceux

qu'elle pleure. - Il y eut au premier siècle une analogie assez frappante avec le rôle que joua Marie Magdeleine le lendemain du

(1) Docteur Calmeil, de la Folie au point de vue thérapeutique, histo rique et judiciaire, 2 vol. in-8°. 378 MARIE MAGDELEINE sabbat, et celui de Jeanne d'Arc quelques siècles plus tard. Sur la foi donnée aux visions que racontait la paysanne de Vaucouleurs, on sauva le royaume; sur la croyance ac cordée à celles de Marie de Magdala, on fonda la doc trine de Jésus; chacune de ces femmes peut revendiquer deux des plus glorieuses parts de l'histoire; l'une avec sa foi robuste relève la nationalité française, l'autre a in trônisé le dogme nouveau et posé la première pierre sur laquelle se basent les religions de l'avenir, en évoquant la figure de Jésus près du sépulcre violé.Quelle plus su blime erreur a dépassé celle qui, depuis dix-huit siècles, fait agenouiller toutes les consciences humaines devant la divinité du Nazaréen? Et cette divinité comment peut-on l'établir aujourd'hui? En ce que Jésus est l'homme qui s'est le plus rapproché du Créateur par la grandeur idéale de ses actes; il y a en lui le plus puissant reflet de la perfection; comme tous les justes il tire sa force d'en haut, et c'est en ce sens qu'il est vraiment fils de Dieu; c'est lui qui nous a légué la plus haute notion de vérité et de justice qui ait jamais été offerte aux sociétés, en des proportions qu'on aurait cru jusqu'à lui devoir dépasser les forces humaines; mais c'est précisément parce qu'il est homme qu'il est si grand; s'il était l'être immuable, l'angoisse ne serait pas suscep tible de l'atteindre, la peur ne chercherait pas à le ter rasser; en quoi consisterait son courage s'il avait la cer titude de vaincre la mort trois jours après?Le plus faible LE LENDEMAIN DU SABBAT 379

raisonnement nous dit qu'un Dieu ne peut souffrir, possé dant en lui le pouvoir de dominer la vie, et que par con séquent c'est l'homme seul qui est héroïque puisqu'à lui seul appartient la lutte. Pourquoi donc avoir mis un Dieu là où il est si glorieux de trouver un homme? Seule, entre toutes, la Magdeleine avait fait revivre Jésus. Un tel miracle d'amour ne saurait être dépassé D'autres femmes vinrent au tombeau (1), mais aucune n'eut la force de concevoir avant elle le fantôme adoré; si elles le virent, ce ne fut qu'après son témoignage, et, sans Magdeleine, le type charmant n'eût pas surgi pour elles à côté du sépulcre. Ceux qui avaient pris le corps se dé robèrent soigneusement aux recherches; il faut se rap peler, quoique l'on n'en soit pas certain, qu'on prétendait que le sépulcre appartenait à un ami de Jésus, à Joseph . d'Arimathie, et que sans doute lui et Nicodème qui était survenu au moment de l'ensevelissement, ne furent pas étrangers à cette disparition; quoi qu'il en soit, ce beau corps, objet de tant de préoccupations, de soins si cons tants, ne devait point se retrouver; mais qu'importait? Pour tous, il était vivant. Celle qui avait fait passer son exaltation dans la petite communauté, se sentit assuré ment entraînée avec ses compagnes à revenir vers cette chère Galilée, où Jésus avait vécu. Certains êtres sont toujours vivants, aux sites où on les a connus ;-quelques

(1) MATHIEU, xxVIII, 1 ; MARc, xvI, 1-2; LUC, xxIII, 55-56; xxIv, 1-2. 380 MARlE MAGDELEINE versions prétendaient qu'il les y précéderait (1). Un nou veau rêve de bonheur dut s'emparer de tous, et particu lièrement de ce cerveau actif de Marie de Magdala.Mag deleine, plus qu'aucune autre, put contribuer à ce retour, puisqu'il s'agissait de retrouver son divin ami.Sans doute, elle le reverrait plus fréquemment là-bas, elle parcourrait encore avec lui cette riante Galilée, ces champs fertiles, ces villages où l'on avait campé; les mélodies des noces résonneraient de nouveau. Elle recommencerait avec l'ai mable docteur cette existence que des méchants avaient - brisée; n'avait-il pas reçu ses soins de préférence à d'au tres. En déclarant qu'elle avait choisi la meilleure part, il la disait nécessairement préférée (2). Non, ce n'était point dans cette cité inique de Iérouschalaïme, où la vile populace jouait avec ses victimes avant de les immoler, qu'il fallait l'attendre, mais dans ces provinces du nord qui lui avaient gardé une foi passionnée. Sur ces rives du lac de Génézareth, il lui parlerait de sa voix harmo nieuse, il s'attablerait au milieu d'eux pour le repas du soir; elle pourrait encore envelopper ses pieds dans le lin de sa longue chevelure, et verser sur eux la liqueur

du mard indien. - Marie revint donc en Galilée avec la troupe fidèle de

(1) MATHIEU, xxvIII. 7, 10, 16. La circonstance des gardes donnés au tombeau par le gouverneur, a été ajoutée sans doute après coup par Mathieu. Le silence des autres évangiles sur ce point, rend le fait inacceptable. (2) LACoRDAIRE. Vie de Marie Magdeleine. - LE LENDEMAIN DU sABBAT 381 femmes et de disciples (1), et là, sans doute, furent moins rares pour elle les apparitions du maître. La présence de ces sites, si souvent explorés avec lui, était faite pour raviver plus que jamais dans son imagination la forme, l'ombre si obstinément cherchée par l'esprit. Ce fut pour elle le commencement de ce grand rêve extatique et amoureux qui remplit très sûrement le reste de sa vie. L'hallucination domina les sens, au point que Magdeleine dut se figurer toucher celui qu'elle faisait renaître par la violence de ses désirs. Pendant quelque temps, Jésus fut vraiment présent et ressuscita, par la puissance de l'idée, par la force de souvenir qui caressait son image fidèlement restée dans la mémoire.C'était en vain que sa dépouille mortelle appartenait à la terre, le cœur de sa maîtresse lui avait créé une existence d'outre-tombe qui se prolongea quelques années (2). En de pareilles circons tances quand la raison est aussi ébranlée, les incidents les plus puérils agissent d'une étonnante façon sur l'or ganisme; un bruissement d'air suffisait peut-être à lui

(1) MATHIEU, xxVIII, 16. (2) Selon Mathieu, xxVIII, et selon Marc, xvI, cette existence au rait été terminée presque de suite.Selon Luc, xxiv, elle aurait eu à peine un jour de durée. L'auteur des Actes lui en donne quarante, Actes, I, 3-11; mais il se rattache à un principe faux qui repousse le voyage de Galilée, qu'admettent Mathieu, xxvIII, 16; Marc, xvi, 7, et auquel Jean fait sans doute allusion, quand il décrit les apparitions de Jésus sur le bord de la mer de Tibériade, xxI. L'auteur des Actes emploie le nombre de quarante parce que c'est celui qui est consacré dans les Ecritures. Moïse reste quarante jours au Sinaï, Jésus jeûne quarante jours au désert, etc. Mais il est probable que la vie d'outre 382 MARIE MAGDELEINE

faire croire à la présence de Jésus. Il ne fallut d'ailleurs qu'une,légère brise, accompagnée de quelques sons, pour convaincre les disciples que le maître était là et qu'il soufflait sur eux l'esprit saint (1). L'idée qu'on pouvait sentir son haleine courir sur le visage était donc arrêtée dans les imaginations, et Marie devait se laisser bercer de cette croyance. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce qu'elle eût été de nouveau en Galilée sous l'empire de visions dont le charme endormait ses regrets.Sans doute il lui a été impossible de se rendre un compte exact de la nature de ses apparitions; en certains moments, Jésus devait lui sembler comme un corps impalpable, subtil, traversant l'espace; d'autres fois elle a pu lui prêter les apparences de la chair, et se persuader qu'elle le touchait. Dominée par l'une ou l'autre de ces deux impressions, il n'en a pas moins été pour elle réel et vivant, et ce qui appuie encore l'autorité du fait c'est que, dans la petite tombe de Jésus se prolongea dans l'imagination des apôtres pendant très longtemps. Paul lui donne plusieurs années de durée puisqu'il parle de sa vision comme de la dernière, et qu'elle n'eut lieu que cinq ou six ans après la mort de Jésus. PAUL, 1; Cor., xV, 5 et suiv. Ce témoignage confirme celui du quatrième Évangile, xxi, qui semble supposer une durée assez longue à cette soi-disant autre vie. Enfin les cinq cents frères dont parle Paul, I, Cor., xv, 6, ne se seraient pas trouvés là le lendemain de sa mort où il n'avait qu'un petit groupe d'amis, et qu'il a fallu un certain laps de temps pour augmenter ainsi la petite communauté galiléenne.(Voyez RENAN, les Apôtres.) (1) JEAN, xx, 22, 23; LUC, xxiv, 49; Actes, II, 1-2. Dans la vision d'Élie Dieu est figuré par un zéphyr léger qui produit un vague mur Imure. I Rois, XIx, 12, 13. LE LENDEMAIN DU SABBAT 383

communauté galiléenne, on croyait aux esprits (1). Telles furent pour Marie de Magdala les préludes de ce songe presque continuel qu'elle transporta peut-être au désert ou dans la solitude. Les scènes intimes et amoureuses, qu'elle avait traversées pendant la vie du rabbi, durent surgir en elle avec une grande force de relief, et ses désirs ne tendaient sans doute qu'à en reprendre le cours interrompu. Pourquoi ne retrouverait-elle pas encore cette intimité avec Jésus? Ce fut peut-être cet espoir qui la poussa vers le désert. L'amour lui avait légué la folie, mais cette folie avait des ailes, puisqu'elle lui permettait de vivre encore avec le spectre chéri. Si la possession absolue que prend une idée sur nous peut constituer une sorte de névrose ou d'aliénation, entre un sage et un fou, il n'y a pas tant de différence; l'un et l'autre ont la mo nomanie de l'idée fixe et mourront tous deux pour leur idée, et la folie du fou est parfois plus consolante que celle du sage. Les traces de la Magdeleine se perdirent, et elle dis parut probablement assez tôt de l'assemblée des frères. Elle s'effaça peu à peu avec ses compagnes dans cette contrée d'où elle était venue à la suite du maître. On ne saurait supposer qu'elle se soit trouvée au milieu des cinq cents personnes qui crurent assister sur une montagne de Galilée à l'ascension de Jésus (2), n'ayant pas con

(1) MATHIEU, xIv, 26; MARC, vi, 49; LUC, xxiv, 37, JEAN, vi, 19. (2) MATHIEU, xxVIII, 16-20. 384 MARIE MAGDELEINE tinué de vivre avec les apôtres.Son existence contempla tive dut commencer presque au lendemain de son arri vée dans ce pays. Ces collines de verdure où tant de fois l'on était monté à la suite du Nazaréen, ce beau paysage avec ses plaines constellées de fleurs, ses coteaux aux larges festons de vignes, ses mignons animaux, son ciel transparent étaient faits pour éveiller en elle des pen sées mélancoliques. Voici le lac où le fils de l'homme s'est promené, les champs environnés d'une ceinture de noyers (1) dont il aimait l'ombre et la fraîcheur; pas une vallée, pas un site qui ne fût plein de lui, la vision du maître divin pouvait s'emparer de Madeleine à chaque pas, et dessiner sa silhouette dans les vapeurs de l'atmos phère à travers les vacillements de la lumière sur les sommets sacrés.Ainsi commencèrent, sans doute, ces ra vissements étranges qui l'attendaient, retirée à Magdala, ou dans quelque ermitage des environs de Génézareth.

(1) Josèphe parle du produit abondant des noyers de la Galilée. X

LE DÉSERT

Je sens que le divin époux est en moi, ou que je suis abîmée en lui. Et dans cet état, mon âme est tellement suspendue, qu'elle pense être hors d'elle même. Sainte THÉRÈsE.

La tradition catholique est responsable d'une fable maintenue avec une imperturbable assurance, et que dé ment la vérité historique : l'émigration de Marie Magde leine en Provence. D'après plusieurs biographes (1), elle se serait abandonnée aux flots avec les chefs des milices chrétiennes. « Poussés par le vent d'est, ils auraient quitté l'Asie, descendant par la merTyrrhénienne, entre l'Europe et l'Afrique; en faisant divers détours, les voyageurs au

(1) L'abbé Faillon, Lacordaire, le comte d'Audifret, etc. 386 MARIE MAGDELEINE raient laissé à droite la ville de Rome et toute l'Italie, ainsi que les Alpes qui, partant du golfe de Gênes et de la mer des Gaules, s'élèvent vers l'Orient, et se terminent à la mer Adriatique. Enfin, l'abordage se serait fait dans la Viennoise, province des Gaules, auprès de la ville de Marseille, dans l'endroit où le Rhône se jette dans la mer

des Gaules (1). » - - Nous ne nous arrêterons pas longtemps à réfuter ce que cette version a d'inadmissible. Le christianisme n'a été intronisé dans le midi de la Gaule qu'après l'évangélisa tion de Chypre, de l'Asie Mineure, de la Grèce et de l'Italie, qui ne connurent la nouvelle doctrine qu'à quel ques années de distance. Il est donc très difficile de pré ciser à quel moment, les mystères du nouveau dogme pénétrèrent dans la Viennoise. Mais ce fut à une époque assez postérieure. Les femmes galiléennes ne jouèrent plus d'ailleurs aucun rôle dans l'établissement du christia nisme. Malgré le brillant et le pittoresque de la tradition provençale, nous croyons devoir la repousser. Le poète peut chanter les eaux suintantes de la grotte assise au flanc de la Baume, et décrire les beautés panoramiques du paysage; une date n'arrêtera pas son élan, et le démenti historique ne lui importera guère. Mais l'historien ne doit qu'accepter les faits dans leur brusque sincérité, quelque déception que produise à l'imagination, la négation de la

(1) RABAN-MAUR, Vie de Marie Magdeleine, traduction de l'abbé Fail lon,t. I. - LE DÉSERT 387

légende catholique. Or, l'impossibilité d'un tel voyage se démontre par le terme des dates, où il eût été entrepris. Quoi! vers la fin de l'an 33, la Magdeleine qu'oublièrent sans doute les apôtres, que ne connurent aucun des pères du désert, eût subitement quitté la bourgade pour évan géliser un pays inconnu!'A quoi bon, d'ailleurs, se sépa rer d'une contrée que remplissait le parfum d'un ancien bonheur, où Jésus vivait encore pour elle?Si l'on s'ap puie, avec quelque certitude, sur les traditions qui dé crivent sa vie jusqu'au lendemain du sabbat, à partir de ce moment, on cesse de les croire acceptables, n'ayant point la possibilité de les corroborer avec les textes des synoptiques; et si, en quelques circonstances, il est per mis à l'imagination de suppléer au silence des traditions, elle ne peut contredire l'ordre chronologique des événe ments, qui fait advenir la doctrine de Jésus dans le midi de la Gaule, à une époque où Marie de Magdala avait cessé d'exister. Avant le treizième siècle, lorsque ces vagues légendes circulaient en Provence, on les basait sur l'existence d'un sépulcre qu'on disait enfoui dans l'ancien cloître de Saint Maximin, et qui devait contenir les restes de l'héroïque Galiléenne. Ces croyances ayant acquis un certain déve loppement, Charles d'Anjou, accompagné d'une nom breuse suite de gentilshommes, vint, en 1279, faire exé cuter des fouilles dans le vieux monument, avec l'espoir d'y retrouver les débris du corps de la Magdeleine; un 388 MARIE MAGDELEINE sépulcre fut effectivement extrait du sol et l'on y reconnut les ossements d'une femme que les traditions saluaient du nom de Magdeleine; or voici ce qu'on lit à ce sujet dans Millin (1), à l'occasion de ce prétendu corps : « Il paraît qu'au temps où les Sarrasins détruisirent le monastère des religieuses cassianites, près de Saint-Za charie, au huitième siècle, une de ces filles, nommée Mag deleine, échappa au massacre que ceux-ci firent de ses compagnes; elle alla se cacher dans une des grottes de la montagne voisine où elle se nourrissait de fruits sauvages, et y vécut si pieusement, que la grotte sanctifiée par son séjour et ses bonnes œuvres fut appelée Sainte-Baume. Cette religieuse mourut à Saint-Maximin où était un mo nastère de l'ordre de Saint-Benoît, etyfut enterrée. D'abord on honora, et on ne voulut honorer à Saint-Maximin et dans les diocèses d'Aix et de Marseille, que la religieuse cassianite nommée Magdeleine; mais peu de temps après, des moines grecs vinrent en France, et y répandirent des opinions nouvelles, relativement aux fondateurs des Égli ses de ce royaume, qu'ils dirent être des disciples de Jésus, ou des missionnaires envoyés par les apôtres. On assura que Maximin, un des soixante-douze disciples, Sidoine, aveugle-né, Magdeleine et Marthe, étaient venus en Pro vence pour y prêcher la foi.Alors la Magdeleine cassia nite fut oubliée, et son culte fut remplacé par celui de la

(1) Voyage dans le midi de la France. Q LE DÉSERT 389 Magdeleine de l'Évangile que l'on prétendit avoir fait pé nitence à la Sainte-Baume et avoir été enterrée à Saint Maximin. » Tels furent les fondements singuliers sur lesquels fut bâti l'édifice du culte de la Magdeleine en Provence, culte que l'on devait s'attendre à voir crouler au premier jour. Le désir de mettre l'église de Massilia sous le patro mage d'une femme, qui joue le premier rôle dans la chris tologie, inspira sans doute cette fable. On sait par expé rience qu'il ne peut exister de religion sans fictions, et la vérité a parfois besoin du mensonge pour s'établir. Quand elle dépasse le cadre du réel, elle a recours au miracle. De plus, on a toujours senti le besoin d'intro duire l'élément féminin, qui représente l'élément enthou siaste en tout dogme naissant; les légendes ont donné à Paul, Thècle, qui se serait mêlée à son apostolat. Mar cien aurait possédé Philumena, comme Jésus a eu son chœur de Galiléennes. Mais, quand bien même l'évangéli sation des provinces viennoises correspondrait à l'époque où la Magdeleine aurait pu y prendre une participation, sa personnalité historique repousserait ce fait. En faire un dogmatiste, un apôtre réfléchi, c'est se méprendre sur son caractère original. Dans l'œuvre messianique, elle n'a vu et connu que Jésus; la doctrine a dû lui importer peu. Le cachet particulier de cette personnalité, c'est l'amour. Sur ce point, elle n'a pu que mourir impénitente, et sans

25 390 MARIE MAGDELEINE doute qu'en vivant de l'attrait du délicieux souvenir du rabbi, elle s'est peu préoccupée des progrès de son œuvre. Quelques années après la mort du maître, le désert eut de profondes attractions. On allait y méditer comme les anciens nazirs; on s'y assujettissait à certains vœux d'aus térité, et l'on y menait la vie agreste et contemplative des premiers solitaires d'Israël. La vie anachorétique avait été déjà inaugurée du vivant de Jésus (1). Au troisième siècle, un adepte de la nouvelle doctrine, Paul, devait embrasser cette existence d'ermite, qu'Antoine mena aussi sur sa montagne de Kolsim (2). L'extase attendait les cé nobites sur ces sommets, où l'œil rêveur pouvait créer dans les nuées des paysages gigantesques. Peut-être un sentiment instinctif poussa-t-il Marie de Magdala vers un endroit semblable. On n'a pas grande peine à admettre que, dominée par une pensée exclusive, elle ait pu se créer un ermitage où elle ait voulu se soustraire à tous les regards, afin d'y savourer le mirage de la figure de Jésus. Qui ne sait que le silence et le calme des objets extérieurs sont d'un puissant auxiliaire pour celui qui cherche à reconstruire en lui les formes exquises d'un être absent?Ce dut être moins le remords de ses fautes qui conduisit Magdeleine au désert que l'amoureux regret dont elle était possédée.

(1) Jean, surnommé le Baptiste, avait vécu quelque temps dans le désert situé au delà du Jourdain, MATHIEU III, 1 et 4;xi,7; JEAN, I, 28. (2) MORERI, Dictionnaire historique. LE DÉSERT 391

Si l'on cherche à évoquer la figure de la maîtresse de Jésus, dans cette dernière retraite qu'elle s'est choisie, c'est sous la forme d'une belle recluse enveloppée des ombres sévères que lui verse la forêt, montrant à nu ses charmes impénitents. Les seins effleurent la terre; une mince draperie couvre ce corps étendu sur les bruyè res sauvages, dérobé à tout regard humain; les jambes ont conservé le contour fin et énergique; le site est bien choisi dans son charme amoureux et austère! Oui, c'est dans une retraite à jamais séparée des vivants qu'elle a dû ensevelir ses poétiques souvenirs, et que l'imagina tion se la représente dans un mouvement de torse volup tueux, la gorge en arrêt, les bras se sculptant dans leur - couleur ivoirine sur la mousse verte. Il n'y avait donc pas besoin de quitter la Palestine pour trouver le désert. Les bords orientaux du lac As . phaltite avaient déjà possédé une génération de Cénobites. Les montagnes étaient creusées par des cavernes (1), la grande figure d'Élie devait paraître planer encore sur le Carmel comme une vision menaçante. Ce fut peut-être dans une de ces grottes, taillées naturellement dans la montagne, que se réfugia Magdeleine. De là naquit sans doute parmi les habitants de Magdalon le bruit d'une re traite au désert, dont s'emparèrent les traditions. Il est probable que ce tempérament ardent connut cer

(1) MuNCK, Palestine. 392 MARIE MAGDELEINE

tains transports. Les effervescences du sang gagnèrent le cerveau.Voragine, dit qu'elle « était enlevée dans les airs par la main des anges, et entendait de ses oreilles cor porelles, sept fois chaque jour, les chants des milices célestes (1). » Ce qui indique que les hallucinations reve naient périodiquement. En de semblables natures, le rêve w envahit l'organisation; l'esprit a une force créatrice qui fait croire qu'on a vraiment auprès de soi un autre être. Sans doute ses sens étaient aiguillonnés par cette image, et elle participait peut-être en esprit à des actes qui lui faisaient ressentir le même enivrement que si elle eût goûté réellement les caresses de son bien-aimé. C'est l'histoire de sainte Thérèse et de toutes les ascétiques du moyen âge qui se figuraient que Jésus venait partager leur couche solitaire. Catherine de Sienne croyait rece voir la visite de Jésus, qu'elle appelait son divin époux. Les Bégards, les Anoméens, les Béguines, les Quiétistes du mont Athos se vantaient de voir Dieu face à face, dans leurs accès de contemplation (2). N'oublions pas que la Magdeleine a aimé comme on aimait dans l'Éolide, même après que Platon eut relégué l'amour dans la tête, et les appétits dans l'estomac, comme aimèrent Sappho, Phryné, Jeanne de Chantal et madame Guyon; l'amour a les mêmes exigences, qu'il naisse après un repas cou

(1) VoRAGINE, Légende dorée. (2) D' Calmeil, de la Folie au point de vue thérapeutique, historique et judiciaire. LE DÉSERT 393

ronné de vin de Chypre ou de Lesbos, ou dans les aus térités du cloître. Soit que Magdeleine ait cru boire en des calices divins l'enivrant breuvage qui la plongeait dans une sorte de « catalepsie d'amour, soit qu'elle s'imaginât voir les anges la percer de leurs « dards en flammés (1), » elle a dû éprouver ces vertiges, ces fré missements d'ardeurs inassouvies des amours physiques mêlés de pleurs et d'emportements, qui font devenir comme la Lesbienne antique : « plus verte que l'herbe »; alors, sans doute, cette fureur de passion communiquait à tout son être ce délire mêlé de feu qu'appelait dans ses nuits la recluse du couvent d'Avila, et qui, en se · montrant chez la Magdeleine, devait la jeter toute dé faillante sur les mousses humides. Dans la solitude ou le cloître, quelques-unes ont donc créé l'expression voluptueuse de l'amour, comme Marie de Magdala en son désert. Dans la tendresse qu'elle res sentait pour le crucifié, les sensations de l'esprit se sont étroitement mêlées à celles de la chair. Il en est pour les quelles la séquestration n'a été qu'un long rêve extatique, et qui sont parvenues à réaliser en elles comme une sorte d'union avec un être imaginaire qui leur a fait connaître certaines jouissances matérielles. Il fallait bien que le christianisme offrît quelque compensation aux vierges qu'il enlevait à la puissance des affections terrestres; mais

(1) Œuvres de sainte Thérèse. 394 MARIS MAGDELEINE elles sont en petit nombre, celles dont les sens délicats ont enfanté la poétique chimère; la Magdeleine reste tou jours ce type primitif et divin, cette incarnation vivante des amitiés héroïques. Le moyen âge a perdu dans ses conceptions ce modèle indéfectible, et n'a point vu dans la pécheresse la beauté corporelle des formes. Il en a fait une femme épuisée par les jeûnes austères; il a couvert d'une bure épaisse ces contours si moelleusement nourris, et marqué d'un pli rigide ces lèvres encore toutes frémissantes des baisers de ceux qu'elle avait consolés. Non, vous ne la rappelez pas, vagues silhouettes de femmes qui apparaissez dans les nuages éthérés des pointures mystiques, car rien d'hu main ne se dévoile en vous; vos bras mollement croisés n'ont jamais réalisé les étreintes passionnées, car dans vos yeux, à demi clos par la prière, on ne peut lire ce doux crime d'avoir aimé ! O chastes déités de I'art chrétien, l'on voudrait saisir en vous une forme quelconque et l'on n'embrasse qu'une vapeur; ces saintes, ravies par l'extase, que caressent les kéroubim du bout de leurs ailes, n'ont jamais comnu d'autre amour que les engouements spirituels. Mais ces manteaux d'un azur pâle, ces robes flottantes dans les nuées, ces nimbes d'or, ces voiles qu'écartent curieuse ment dans la représentation des assomptions les mains des anges mignons, n'ont jamais recouvert une forme humaine. Dans les tableaux des maîtres, glissez sur les LE DÉSERT 395 sphères, beaux corps diaphanes. Croix du rédempteur, brillez entre les mains des saintes délaissées. Ouvrez vos rangs, jeunes hommes qui tenez entre vos bras le théorbe ou la viole d'amour, afin d'accueillir la vierge des apo théoses, vous ravirez les imaginations mystiques, mais on cherchera vainement parmi vous la beauté palpable et vivante, car vous n'êtes que de suaves visions éthérées, vous ne possédez point la ligne voluptueuse et nourrie ! Et toi, vieux monde païen, que dans ton sein se réfugient les poètes, les amants de l'éternelle matière; que devant toi s'agenouillent ceux qui préfèrent à ces êtres dénués de muscles et d'artères, le contour mâle et vigoureux de l'éphèbe, le flanc arrondi et développé de la Kypris, et ces créations à la fois énergiques et délicates ardemment caressées par l'imagination antique ! L'existence de Marie Magdeleine, ainsi que nous l'avons dit, s'évanouit en Galilée; on ne sait où trouver ses traces dans le désert.Sa disparition n'eut peut-être pas un re tentissement assez grand pour préoccuper beaucoup les esprits; il est probable qu'elle resta toujours caractérisée aux yeux de tous d'une sorte de possession démoniaque, ou, du moins, qu'on supposa que son égarement d'esprit pouvait revenir. Le peu de considération qu'on accordait aux femmes en Orient, les couvrait d'une sorte d'obscurité qu'on a essayé en vain de percer. Mieux vaut reconnaître l'impossibilité de relever les derniers actes de sa vie, que d'admettre les versions inconséquentes qu'ont pro 396 MARIE MAGDELEINE mulguées certaines traditions (1). Peut-être son corps n'eut-il d'autre sépulture qu'une des cavernes de la forêt où elle mourut oubliée; peut-être aucune main ne se chargea-t-elle de l'ensevelir, et quand, après de longues périodes d'années, vinrent de nouvelles générations dans ces régions désertes, elles se demandèrent sans doute quels étaient ces ossements blanchis, et quels pieds avaient foulé ces gazons sauvages. Laïs, Sappho, Phryné, Magdeleine, vos gloires sou riantes sont plus solides que les fondements des empires. Les révolutions détruisent les limites des États; à peine quelque tronçon de colonne, quelque sphinx encore debout, quelques pierres jaunies nous disent : ici fut Thèbes, là, Memphis, plus loin c'est Palmyre. Les monuments édifiés par vous subsisteront toujours, car c'est vous qui avez inspiré ces poèmes, ces délicats en

(1) La fameuse crypte qui contient soi-disant les reliques de la Mag deleine à Saint-Maximin, et qui est encore aujourd'hui l'objet de la vénération des Provençaux, fut sans doute construite à l'époque ou l'émigration de la Magdeleine à Massilia acquérait une autorité chaque jour moins disputée. Les pèlerinages se succédèrent à cette crypte qui avait contenu un corps moins illustre que celui qu'on lui attribuait. Plus tard l'abbaye de Vezelay, en Bourgogne, prétendait que Gérard de Roussillon, son fondateur au neuvième siècle, avait en levé de Saint-Maximin les restes de la Magdeleine et s'en affirma dé positaire. Une bulle de 1203, signée du pape Pascal II, autorisa cette assertion et de nouveaux pèlerinages à Vezelay.Ce ne fut qu'au trei zième siècle qu'eut lieu la réaction qui replaça les dépouilles mor telles de la sainte à Saint-Maximin; mais tandis que se formaient ces croyances successives, vers quel point obscur de la Galilée ce corps, objet de tant de convoitise, achevait-il de se corrompre? LE DÉSERY 397 tretiens, ces créations voluptueuses du marbre. Les pas sions que vous excitez ennoblissent l'homme, et vous faites surgir en lui l'idée de ces brillants olympes tout peuplés de déesses, où monte après la mort l'âme du sage ou du héros. On vivait vraiment dans ce siècle mo queur et folâtre où quelques-unes d'entre vous ont régné; qu'importe que la mort anéantisse vos charmes provo cants, l'art ressuscite vos physionomies, depuis la figure qui s'épanouit dans les fêtes du paganisme, jusqu'à celle qui s'accentue toute lumineuse dans une bourgade de l'Orient. Belle troupe d'hétaïres qu'on a réalisées par le ciseau, de Praxitèle à Canova; vierges débauchées et fastueuses, qui mangez si gaîment l'or des prodigues, l'oubli tenterait en vain de vous atteindre; c'est vous qui formez les chaînes de ce monde matériel, qui nous en lacent si puissamment. C'est vous qui nous apparaissez au fond de la Grèce amoureuse et dans la vieille Asie, laissant tomber vos robes de pourpre ou de lin sous cet ardent soleil amant des courtisanes et des poètes. Le temps relègue au loin les noms des conquérants et des grands, et vous consacre des réputations indestructibles. Les renommées fondées sur le glaive périssent; labeauté, après avoir rayonné sur le monde, y laisse « une mé moire qui n'a point de tombeau. »

FIN

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

L'ORIENT

Que les religions de l'Orient ont enfanté les premières courti Sanes , et de la grandeur du rôle des courtisanes dans les civilisations...... 5

PREMIÈRE PARTIE

LES COURTISANES DE L'ANTIQUITÉ

CHAPITRE I. - La Grèce ...... 49

- II. - Hélène ...... 61 – - III. - Sappho . - . - . - - - . - . - 77 - lV. - Aspasie, Thaïs et Glycère ...... 95 – V. - Laïs ...... 105 - VI. - La Vénus de Praxitèle ...... 113 – VII. - Les précieuses de la voie sacrée . . . .. 127 - VIlI. - Les maîtresses d'Horace ...... 143 - IX. - Lesbie, Délie, Corinne, Cynthie ...... 157

- X. - Cléopâtre ...... 181 - --

A00 - TABLE DES MATIÉRES

DEUXIÈME PARTIE

MARIE MAGDELEINE

CHAPITRE l. – La pécheresse de la ville ...... 197

- II. - PortraitS de Marie Magdeleine ...... 201

- lII. - Caractère historique de Marie Magdeleine. - IérOuschalaïme ...... 263

-- IV. - L'art judaïque...... 279

- V. - La courtisane de Magdala...... 313

- VI. - Chez le pharisien ...... 331

-- VII. - Jésus et Magdeleine...... 343 – VIII. - Derniers jours passés à Béthanie . . .. 357

- IX. - Le lendemain du sabbat ...... 369 - X. - Le désert ...... 385

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| - MARIE MAGDELEINE

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MARC DE MONTIFAUD

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