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© Les Éditions du Sonneur, 2011 ISBN : 978-2-916136-40-0 Dépôt légal : octobre 2011 Conception graphique de la couverture : Sandrine Duvillier Conception graphique de l’intérieur : Anne Brézès

Spurs a été publié pour la première fois en 1923 dans le Munsey’s Magazine.

Les Éditions du Sonneur 5, rue Saint-Romain, 75006 Paris www.editionsdusonneur.com Spurs 72 p. 05.09.11.qxd:Mise en page 1 06/09/11 11:51 Page5

TOD ROBBINS les éperons

Traduit de l’américain par Anne-Sylvie Homassel Préface de Xavier Legrand-Ferronnière Spurs 72 p. 05.09.11.qxd:Mise en page 1 06/09/11 11:51 Page6 Spurs 72 p. 05.09.11.qxd:Mise en page 1 06/09/11 11:51 Page7

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LA LISTE EST LONGUE des classiques de la littérature fantastique ou d’horreur qui ont alimenté l’usine à « cauchemars » hollywoodienne du début des années 1930 jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Les succès publics de Dracula et de Frankenstein, tous deux portés à l’écran en 1931, ont consacré un genre déjà sollicité avant l’apparition du parlant. De moindre notoriété que Bram Stoker ou Mary Shelley, de nombreux romanciers, dramaturges ou nouvellistes ont éga- lement été associés à l’essor du cinéma de genre. Tod Robbins est de ces auteurs méconnus. Sa nou- velle Les Éperons (Spurs, 1923) fut à l’origine de l’une des œuvres les plus remarquables – et l’une des plus controversées – de l’histoire du cinéma, le Freaks (1932) de .

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Clarence Aaron Robbins (le surnom de Tod le suivra dès l’université) est né à Brooklyn le 25 juin 1888. Issu d’une riche famille new-yorkaise, il fré- quente les meilleurs établissements. Du fait de sa haute position sociale, Tod Robbins, qui ne se des- tine à aucune carrière, se contente de gérer la for- tune héritée de son grand-père en 1904. Ses années de formation sont l’occasion de se forger une sta- ture d’athlète et, selon ses propres dires, de « s’in- téresser à l’écriture sans craindre le ridicule ». En 1909, il fait la joie des gazettes mondaines en épou- sant précipitamment une jeune femme de Long Island, Edith Norman Hyde (première Miss Amé- rique en 1919), avec laquelle il aura deux enfants. Cette union sera de courte durée : ils divorceront en 1914. Entre-temps, Robbins se lance dans l’écri- ture : un court roman, Mysterious Martin, paraît en 1912 (il sera republié plusieurs fois sous diffé- rents titres en des versions remaniées). On y trouve déjà les ferments d’un imaginaire grotesque qui s’affranchit allègrement des limites du bon goût :

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l’histoire est celle de Burgess Martin, auteur d’un livre contenant des scènes de meurtre tellement réalistes que ceux qui les lisent sont conduits à commettre des crimes. L’ouvrage s’achève sur la préparation du suicide de l’auteur, qui souhaite en décrire fidèlement les sensations. Cette curiosité est suivie d’un roman allégorique (The Spirit of the Town, 1912), puis d’un recueil de poésies (The Scales of Justice, 1915). Entre-temps, à la fin de 1914, Robbins se remarie avec une jeune héritière de la haute société bostonienne, Lilian Ames Cha- tham. 1917 est une année décisive pour Robbins : ses premières nouvelles paraissent dans des maga- zines tels que Parisienne, All-Story Weekly, The Smart Set (à partir de 1918). C’est dans le second qu’est publié en 1917 The Unholy Three (publié en volume la même année et traduit en français en 1932 sous le titre Le Club des trois). Le roman est adapté avec succès par Tod Browning en 1925 avec Lon Chaney et par Jack Conway une nouvelle fois en 1930 avec le même Chaney, dont ce sera le der-

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nier film. En 1919, Robbins donne plusieurs récits extravagants au Thrill Book. Son dernier roman « américain », Red of Surley, paraît en 1919. L’an- née suivante, Silent, White and Beautiful rassem- ble quelques-uns de ses meilleurs récits. D’autres nouvelles paraîtront épisodiquement dans le Phy- sical Culture Magazine, le Munsey’s Magazine (qui publie Les Éperons en février 1923), le Every- body’s Magazine, The Forum, Mystery Magazine (qui publie ses dernières nouvelles en mars et octo- bre 1926). Après un deuxième divorce au début des années 1920, il se marie une troisième fois et, francophile averti, s’installe sur la Riviera française. Sa car- rière littéraire connaît alors un long moment de léthargie. C’est en Angleterre qu’il trouve de nou- veaux éditeurs : quelques-unes de ses meilleu- res nouvelles sont rééditées en 1926 en volume, sous le titre Who Wants a Green Bottle? Le recueil, qui inclut Spurs, sera publié en France chez Jean Vigneau sous le titre Une bouteille verte, en 1943

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(à noter que cette édition omet très curieusement Les Éperons). En 1929, paraît In the Shadow, recueil à tonalité morbide composé de huit nou- velles interdépendantes. Robbins divorce une nouvelle fois en 1933, se remarie en 1934 avec la joueuse de tennis Nelly Adamson. Sa vie mondaine et plaisante d’Améri- cain sur la Côte d’Azur sera interrompue par la guerre. Resté en France, il est arrêté et emprisonné par les Allemands, épisode encore enveloppé de mystère. Deux ans avant son décès à Saint-Jean- Cap-Ferrat le 10 mai 1949, paraît chez un édi- teur monégasque, sans doute à compte d’auteur, sa dernière extravagance : Close their Eyes Ten- derly. Un autre titre annoncé à la même période, To Hell and Home Again, ne verra jamais le jour. Atypique, insaisissable, Tod Robbins n’a pas fini d’intriguer les amateurs d’étrangeté. XAVIER LEGRAND- FERRONNIÈRE

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1. JACQUES COURBÉ était un romantique. Soixante et onze centimètres seulement séparaient la plante de ses pieds minuscules du sommet de son crâne. Et cependant, parfois, lorsqu’il péné- trait dans l’arène sur son noble destrier, Saint Eustache, il avait l’impression d’être un valeu- reux chevalier de jadis s’en allant mener bataille pour la dame de ses pensées. Peu importait que Saint Eustache n’eût rien du noble destrier, hormis dans l’esprit de son maî- tre – ni même du poney : c’était un gros chien de race indistincte, doté du long museau et des oreilles droites du loup. Peu importait que l’en- trée en piste de monsieur Courbé fût invariable- ment saluée par des rires moqueurs et des lan-

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cers de peaux de banane et d’orange. Peu impor- tait que la dame de ses pensées n’existât point et que ses hauts faits se bornassent à la stricte imi- tation des écuyères qui l’avaient précédé. Détails sans importance pour ce tout petit homme qui vivait dans ses rêves et préférait fermer ses yeux en boutons de bottine aux tristes réalités de l’existence. Le nain n’avait pas d’amis parmi les autres phé- nomènes du cirque Copo. Ces derniers le trou- vaient égoïste et renfermé ; lui méprisait leur allé- geance à la réalité des choses. L’imagination était l’armure qui le gardait des regards curieux d’un monde insistant et cruel, du fouet cinglant du ridicule, des projections de peaux de banane et d’orange. Sans ce bouclier, il se fût étiolé, il eût péri. Mais ces autres ? Ah, pas d’armure pour eux, tout juste le cuir épais qui leur servait de peau ! La porte qui menait au royaume de l’imagina- tion leur était fermée à double tour ; bien qu’ils n’eussent aucune envie de l’ouvrir, bien que les

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richesses de ce monde-là ne leur manquassent pas, ils n’éprouvaient que méfiance et ressenti- ment pour tous ceux qui en possédaient la clef. Or il advint qu’après d’innombrables et humi- liantes cavalcades dans l’arène, que ne rendaient supportables que les rêves, l’amour fit son entrée sous le chapiteau et se signala d’un geste impé- rieux à monsieur Jacques Courbé. En un clin d’œil, le nain fut submergé par une vague de pas- sion, sauvage et tumultueuse. Mademoiselle Jeanne Marie était une écuyère de cirque que rien n’effrayait. La première soirée qu’elle parut sur la piste, exécutant sur le dos puissant de sa vieille jument, Sappho, toute une série de brillantes pirouettes, le cœur minuscule de monsieur Jacques Courbé cessa un instant de battre. Grande femme blonde à la stature d’ama- zone, elle avait des yeux ronds d’un bleu tendre qui ne révélaient rien de son âme de paysanne avaricieuse, les lèvres carmin, les joues presque aussi rouges, de grandes dents blanches qu’elle

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montrait cons tamment en un sourire étincelant et des mains si énormes que ses poings serrés étaient deux fois gros comme la tête du nain. Son partenaire de scène était Simon Lafleur, le Roméo du chapiteau, jeune colosse basané au regard noir et insolent, à la chevelure aussi luisante de graisse que le dos de Solon, l’otarie apprivoisée. À compter de cette première apparition, mon- sieur Jacques Courbé aima mademoiselle Jeanne Marie. Son corps chétif se convulsait de désir, des pieds à la tête. Les charmes plantureux de l’écuyère, généreuse ment mis en valeur par ses collants et ses sequins, empourpraient le nain et lui faisaient baisser les yeux. Les privautés qu’elle accordait à Simon Lafleur, les frottements acroba- tiques de leurs deux corps lui faisaient bouillir le sang. Attendant d’entrer en scène, à califourchon sur Saint Eustache, il grinçait des dents, torturé par une rage impuissante devant ce spectacle : debout sur le dos de Sappho qui galopait autour

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de la piste, le fier Simon, en une étreinte exta- tique, serrait dans ses bras mademoiselle Jeanne Marie, laquelle levait très haut l’une de ses jam - bes, superbe et scintillante. – Le chien ! grondait monsieur Jacques Courbé. Un de ces jours, je lui apprendrais à se tenir, à ce grossier garçon d’écurie. Ma foi*, oui, j’irai lui frotter les oreilles ! Saint Eustache ne partageait nullement les sen- timents de son maître pour mademoiselle Jeanne Marie. Dès le début, il lui manifesta une franche détestation, grondant sur le passage de l’écuyère, retroussant férocement ses babines et dévoilant ses crocs acérés. Maigre consolation pour le nain que de constater que le chien réagissait avec encore plus de hargne à la présence de Simon Lafleur. Monsieur Jacques Courbé souffrait de constater que son noble destrier, son seul ami, son compagnon de lit, n’éprouvait pas pour la

* Toutes les expressions en italiques figurent en français dans le texte d’origine (note de la traductrice).

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splendide géante qui risquait sa vie tous les soirs devant la populace ébahie le même amour, la même admiration que son maître. Parfois, lors- qu’ils étaient seuls, le nain reprochait sa grossiè- reté au chien. – Chien du démon, piaillait-il. Pourquoi ne peux-tu t’empêcher de gronder et de retrousser tes vilaines babines lorsque l’adorable Jeanne Marie condescend à te remarquer ? N’as-tu pas un cœur sous cette rêche fourrure ? Vil cabot, c’est un ange que cette femme, et tu lui montres les dents ! As-tu donc oublié que je t’ai trouvé dans un caniveau parisien alors que tu n’étais qu’un chiot affamé ? Et tu oses aujourd’hui menacer ma princesse ? Espèce de grand cochon poilu ! Ingrat ! Le seul parent qui restât à monsieur Jacques Courbé n’était pas un nain, comme lui, mais un homme de belle stature, fermier prospère qui habitait non loin de Roubaix. Bien plus âgé que Jacques, il ne s’était pas marié et lorsqu’on le

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trouva mort, un jour, d’une crise cardiaque, son microscopique neveu – pour lequel, il faut bien l’avouer, le fermier avait toujours éprouvé une cer - taine répugnance – hérita d’une belle propriété. En apprenant la nouvelle, le nain enserra le cou velu de Saint Eustache. – Ah, s’exclama-t-il, désormais nous pouvons prendre notre retraite, nous marier et fonder un foyer, cher vieil ami ! Je vaux plusieurs fois mon poids en or ! Ce soir-là, tandis que mademoiselle Jeanne Marie se changeait après son numéro, un coup léger retentit à sa porte. – Entre, dit-elle, pensant qu’il s’agissait de Simon Lafleur. Il lui avait promis de l’emmener à l’Auberge du Sanglier sauvage, lui offrir un verre de vin pour nettoyer la sciure qui lui voilait la gorge. – Entre, mon chéri ! La porte s’ouvrit lentement ; monsieur Jacques Courbé s’avança sur le seuil, droit et fier, en cos-

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tume de soie et jabot de dentelle, comme un courtisan. À sa taille pendait une petite épée à la poignée incrustée d’or. Il approcha, ses petits yeux luisant de désir, pour contempler les char - mes de la vigoureuse élue de son cœur, très large- ment exhibés. Il approcha à près d’un mètre de la dame, assise sur sa chaise, puis tomba à genoux et posa les lèvres sur la pantoufle rouge qu’elle portait au pied. – Oh, sublime et audacieuse dame, s’écria-t- il d’une voix aussi stridente que le grincement d’une aiguille sur une vitre, daignerez-vous enfin prendre l’infortuné Jacques Courbé en commi - sération ? Il a faim de vos sourires, il brûle de se repaître de vos lèvres ! Toutes les nuits, il se tourne et se retourne dans son lit en rêvant de Jeanne Marie ! – Quelle comédie me jouez-vous là, mon joli petit homme ? demanda-t-elle, se penchant avec un sourire d’ogresse. Est-ce Simon Lafleur qui vous envoie me taquiner ?

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