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Frontières

George Orwell, combattant et témoin de la guerre civile espagnole Louis Gill

Enjeux politiques et mort Volume 19, numéro 1, automne 2006

URI : https://id.erudit.org/iderudit/016643ar DOI : https://doi.org/10.7202/016643ar

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Éditeur(s) Université du Québec à Montréal

ISSN 1180-3479 (imprimé) 1916-0976 (numérique)

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Citer cet article Gill, L. (2006). , combattant et témoin de la guerre civile espagnole. Frontières, 19(1), 89–93. https://doi.org/10.7202/016643ar

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GEORGE ORWELL, combattant et témoin de la guerre civile espagnole

Louis Gill, Arrivé en Espagne en décembre 1936 à ou indirectement, contre le totalitarisme économiste, professeur retraité, UQAM. l’âge de 33 ans, Orwell s’est intégré aux mili- et en faveur du socialisme démocratique Il y a 70 ans, le 18 juillet 1936, l’Armée ces du Parti ouvrier d’unification marxiste […] dont le véritable objectif est la frater- espagnole sous le commandement du géné- (POUM), un petit parti socialiste antistali- nité humaine» (Orwell, 1995-2001, vol. IV, ral Francisco Franco déclenchait une insur- nien, politiquement proche de l’Indepen- p. 513 et Orwell, 1997b, vol. XVIII, p. 319). rection dont l’objectif était de renverser le dent Labour Party (ILP) d’Angleterre, dont Plus précisément, cette participation à la gouvernement républicain démocratique- il était un sympathisant. Envoyé sur le front guerre civile espagnole doit à juste titre ment élu cinq mois plus tôt, le 16 février, d’Aragon, qui s’étend alors de Teruel au être considérée comme la première source et d’écraser la révolution sociale qui s’était sud jusqu’à la frontière française au nord d’inspiration de ses romans La ferme des mise en marche depuis lors. Elle plongeait et passe à l’est de Saragosse et Huesca, il animaux et 1984. C’est la thèse que j’ai ainsi le pays dans une guerre civile qui allait échappe de justesse à la mort en mai 1937, exposée dans un essai récemment publié, durer près de trois ans, jusqu’en mars 1939, atteint d’une balle qui lui traverse le cou à intitulé George Orwell. De la guerre civile faire près d’un million de morts et se solder quelques millimètres de la carotide, il est espagnole à 1984 (Gill, 2005). par la victoire de Franco et l’instauration démobilisé, ce qui précipite son retour en d’une dictature qui a étouffé le pays pen- Angleterre. Mais cette blessure qui aurait pu LE CADRE POLITIQUE dant trente-six ans, jusqu’en 1975. être mortelle est loin d’être l’événement qui DE LA GUERRE CIVILE Comme on le sait, la résistance sponta- l’a le plus marqué dans sa participation à la Mais comment Orwell en est-il arrivé, née et massive de la population travailleuse guerre civile espagnole, comme il l’a écrit, au cœur de la guerre civile espagnole, à espagnole qui, dès le déclenchement de dès son retour en Angleterre en juin 1937, faire la découverte du stalinisme? Pour le l’insurrection militaire, s’est dressée contre dans un livre passionnant mais peu connu, comprendre, il faut d’abord rappeler que elle les armes à la main et a réussi dans intitulé Hommage à la Catalogne. cette guerre civile, du début jusqu’à la fin, un premier temps à la mettre en échec sur Venu en Espagne pour combattre le fas- n’a rien eu d’une guerre spécifiquement la majeure partie du territoire, a suscité cisme, Orwell y a également fait la décou- espagnole et que son issue a été décidée en à travers le monde l’admiration, l’enthou- verte, au cours de ses six mois sur le champ dernière instance dans les grandes capitales siasme et la solidarité. Voyant dans cette de bataille, d’un autre ennemi, aussi terrible européennes: Berlin, Rome, , Londres résistance un immense espoir dans la lutte que le premier, le stalinisme. Au-delà du et Moscou. Dès les premiers jours, le camp mondiale contre le fascisme et le nazisme, récit des faits vécus au front dans le feu de franquiste a pu compter sur une aide mili- alors déjà implantés dans plusieurs pays, l’action, Hommage à la Catalogne est aussi taire massive de l’Allemagne nazie et de des dizaines de milliers de révolutionnaires le témoignage de cette découverte. Fascisme l’Italie fasciste, ainsi que des intérêts éco- et de démocrates épris de liberté, de plus de et stalinisme se révèlent à lui comme les nomiques et financiers internationaux, alors cinquante pays et soixante-dix nationalités, deux visages d’un même monstre, le totali- que les «démocraties» européennes voi- ont tout laissé derrière eux et conflué vers tarisme, qu’il a décrit de manière percutante sines qu’étaient la Grande-Bretagne et la l’Espagne pour se joindre, au risque de leur dans 1984 et La ferme des animaux. Orwell France ont refusé de venir au secours du vie, au combat du peuple espagnol. Parmi a dit de sa participation à la guerre civile gouvernement républicain légitime que le eux, le célèbre écrivain britannique George espagnole qu’elle a été l’expérience la plus putsch militaire franquiste tentait de renver- Orwell, de son vrai nom Eric Arthur Blair, importante de sa vie et qu’elle en influença ser. Pourquoi ce refus? Parce que le peuple auteur, entre autres, des romans de renom- par la suite tout le parcours: «Chaque ligne espagnol ne s’était pas uniquement dressé mée internationale que sont La ferme des de travail sérieux depuis lors, a-t-il dit à contre Franco, mais qu’il avait, dans son animaux et 1984. la fin de sa vie, a été écrite, directement mouvement pour s’opposer à l’insurrection

89 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006 militaire, entrepris une transformation de leur camp, n’est-il pas inattendu de consta- milices du POUM, parti qui était désigné fond en comble de la société. Voyons ce ter par contre, selon ce qu’en dit Orwell, par Staline comme un repère de « trots- qu’en disait Orwell: que la «Russie soviétique » et son repré- kystes-fascistes» complotant avec Franco, La classe ouvrière espagnole ne sentant en Espagne, le Parti communiste Hitler et Mussolini. Pour éviter d’être arrêté, résista pas à Franco au nom de la espagnol, se soient «jetés de tout leur poids Orwell avait dû passer ses derniers jours en «démocratie» et du statu quo…; sa à l’encontre de la révolution» alors en mar- Espagne dans une semi-clandestinité: résistance s’accompagna – on pourrait che en Espagne? Pour comprendre cette Cela me révoltait… Qu’avais-je fait? Je dire qu’elle fut faite – d’une insurrec- attitude, en apparence contre nature, d’un n’étais même pas membre du POUM. tion révolutionnaire caractérisée. Les pays et d’un parti qui étaient identifiés à la Oui, j’avais porté les armes pendant paysans saisirent la terre; les syndicats révolution d’octobre 1917 en Russie, il faut les troubles de mai, mais comme saisirent beaucoup d’usines et la plus rappeler que, en 1936, quelque vingt années l’avaient fait quarante ou cinquante grande partie des moyens de trans- se sont écoulées depuis cet événement clé mille autres. […] peu importe ce que port… Les églises furent saccagées par- dans l’histoire mondiale. Les douze der- j’avais fait ou n’avais pas fait. Il ne tout… parce qu’on avait parfaitement nières années, sous la dictature stalinienne s’agissait pas d’une rafle de criminels; compris que l’Église espagnole était qui s’est imposée à partir de 1924, ont fini il s’agissait d’un régime de terreur. Je partie intégrante de la combine capita- par balayer toute référence à la révolution n’étais coupable d’aucun acte précis, liste. (Orwell, 1997a, p. 238-241.) et à la république des Soviets ou conseils mais j’étais coupable de «trotskysme». ouvriers démocratiques en instaurant le Il va sans dire que, dans une telle situa- Le fait d’avoir servi dans les milices du pouvoir totalitaire de la bureaucratie. Pour POUM était à lui seul amplement suffi- tion, les puissances capitalistes étaient ce régime, la révolution qui se déployait d’abord préoccupées par la sauvegarde de sant à me mener en prison. (Orwell, en Espagne ne pouvait que constituer une 1997a, p. 207-208.) leurs intérêts et que, selon toute évidence, menace en risquant de s’étendre à d’autres Le quotidien du Comité central du l’instauration d’un régime militaire consti- pays et de raviver en Union soviétique Parti communiste de l’Union soviétique, la tuait à leurs yeux une meilleure garantie une flamme révolutionnaire qui y avait été Pravda ne cachait nullement les intentions pour leurs investissements en Espagne. étouffée. du régime et déclarait clairement en décem- Redonnons la parole à Orwell: Ainsi, en décidant, plus de trois mois bre 1936, quelques semaines après l’arrivée À l’exception des petits groupements après le début de la guerre civile, d’interve- des Soviétiques en Espagne: révolutionnaires qui existent dans tous nir en Espagne en défense du gouvernement les pays, le monde entier était résolu républicain que Franco aspirait à renver- En Catalogne, l’élimination des à empêcher la révolution en Espagne. ser, l’Union soviétique posait ses condi- trotskystes et des anarcho-syndicalistes Notamment le parti communiste, avec tions qui, dans les termes d’Orwell, étaient: a commencé; elle sera menée à terme la Russie soviétique derrière lui, s’était «empêchez la révolution ou vous n’aurez avec la même énergie qu’elle l’a jeté de tout son poids à l’encontre de pas d’armes!» (Orwell, 1997a, p. 243). Elle été en URSS (cité par Alba, 1975, la révolution... Il est à peine besoin de entreprenait simultanément une véritable p. 243-244). souligner pourquoi ce fut cette ligne-là chasse aux opposants. Ses services secrets Pour mener l’opération à terme, il ne qu’adopta également l’opinion capi- omniprésents et omnipotents procédaient fallait reculer devant rien. «Mieux vaut taliste «libérale «. Un énorme capital à l’enlèvement d’opposants, à la torture et condamner cent innocents que d’absoudre étranger était investi en Espagne. La aux exécutions sommaires et recouraient un seul coupable», déclarait la présidente Compagnie des Transports de Bar- à toutes les techniques de répression déjà du parti communiste espagnol, Dolorès celone, par exemple, représentait dix largement mises en œuvre en Union sovié- Ibárruri, connue comme «la Pasionaria» millions de livres de capital anglais; tique. N’oublions pas que 1936 est l’année (cité par Alba, 1975, p. 348). L’un des faits les or les syndicats avaient saisi tous les des premiers procès de Moscou et du début plus marquants de cette frénésie d’éradica- transports en Catalogne. Si la révo- des premières purges de masse, au cours tion de toute opposition par tous les moyens lution se poursuivait, il n’y aurait pas desquelles a été exterminée toute la généra- imaginables est la provocation policière qui de dédommagement, ou très peu; si la tion des révolutionnaires qui ont réalisé la a été à l’origine des émeutes de Barcelone en république capitaliste prévalait, il n’y révolution de 1917, désormais qualifiés de mai 1937, dont la responsabilité faussement aurait pas à craindre pour les inves- contre-révolutionnaires par Staline. attribuée au POUM a été le prétexte à son tissements étrangers. (Orwell, 1997a, interdiction et à l’arrestation et l’exécution p. 240.) LA DÉCOUVERTE de nombre de ses militants et dirigeants. Dans un article rédigé en 1942, inti- DE LA TERREUR STALINIENNE La similitude des méthodes nazies utili- tulé «Looking Back on the Spanish War» Orwell lui-même a été la cible de cette sées en Allemagne et de celles qui ont été (Réflexions sur la guerre d’Espagne), Orwell fureur stalinienne à laquelle il n’a finale- utilisées en URSS au nom de la lutte pour va plus loin: ment échappé que de justesse en atteignant le communisme et en Espagne au nom de la frontière française, en juin 1937, peu de la lutte contre le fascisme est frappante: […] de la manière la plus vile, la plus temps avant que ne soient émises contre interdiction de l’opposition et de la dissi- lâche et la plus hypocrite, la classe diri- lui, sa femme et un de leurs camarades de dence politiques, suppression des libertés, geante britannique a fait tout ce qu’elle l’ILP en fuite avec eux, des accusations d’es- provocations policières et terroristes, per- pouvait pour jeter l’Espagne dans les pionnage et de haute trahison purement sécutions, enlèvements, détentions illégales, mains de Franco et des nazis. Pour- fabriquées, passibles de la peine de mort. Il tortures, assassinats, exécutions sommaires, quoi? Parce qu’elle était pro-fasciste. avait également échappé par pure chance procès politiques, fabrication de preuves, Voilà la réponse évidente. (Orwell, aux tirs répétés dirigés contre lui par les contrôle de l’information, censure et pro- 1953, p. 241.) staliniens lors des émeutes de masse surve- pagande mensongère, etc. Œuvre de pro- Si la défense de la propriété privée et nues à Barcelone en mai, quelques semaines vocateurs nazis, l’incendie du Parlement des intérêts capitalistes a pu amener les plus tôt. Les raisons de ces attaques: sa allemand, le Reichstag, le 27 février 1933, un «démocraties» européennes à choisir ainsi simple participation, au péril de sa vie, aux mois après l’accession d’Hitler au pouvoir,

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006 90 97 cm. X (1999), huile sur toile, 146 Charnier-Serà lo mismo Charnier-Serà M. Lepeer, M. Lepeer,

avait été présenté par les nazis comme un jugés au procès de Barcelone, ou détenus Dans un livre qui a reçu beaucoup de complot communiste qui a servi de prétexte sans procès et exécutés. publicité lors de sa parution en 1994, Pavel à l’interdiction du parti communiste et à La mieux connue de ces victimes est le Soudoplatov, qui a dirigé le service des l’arrestation de ses dirigeants et militants. principal dirigeant du POUM, Andrés Nin. « missions spéciales » du NKVD-KGB de Quatre ans plus tard à Barcelone, l’histoire Enlevé par la police contrôlée par le parti 1939 à 1953, c’est-à-dire du service res- se répétait, mais à une variante près: ce sont communiste espagnol, le jour de l’interdic- ponsable de l’espionnage et « des actes de les anciennes victimes qui étaient main- tion du POUM, le 16 juin 1937, il a été livré sabotage, des enlèvements et des assassi- tenant les bourreaux. Réaction de masse au chef des services secrets de sécurité et de nats de nos ennemis hors de nos frontiè- à une provocation policière dirigée par renseignement soviétiques (NKVD-KGB)1 res » (Soudoplatov, 1994, p. 29), ne fait le parti communiste, les soulèvements de en Espagne et détenu dans une prison privée pour sa part qu’une brève et cinglante mai 1937 étaient présentés par lui comme du parti communiste à Alcalá de Henares allusion à l’assassinat de Nin par le ser- une insurrection fomentée par le POUM, en banlieue de Madrid, où on a tenté de vice des « missions spéciales » de l’URSS, servant de prétexte à l’emprisonnement de lui arracher sous la torture2, des «aveux» en disant de son responsable en Espagne, ses dirigeants et à son interdiction. analogues à ceux qui ont été soutirés aux Alexandre Orlov, qu’il l’avait « fait abat- À Barcelone, contre les dirigeants du accusés des procès de Moscou, pour permet- tre par son équipe de tueurs sur ordre de POUM, comme à Leipzig contre les diri- tre de «confirmer» la prétention stalinienne Staline » (idem, p. 76). La preuve irréfuta- geants du Parti communiste accusés de l’in- d’une alliance entre fascistes et «trotskys- ble des circonstances de l’assassinat de Nin cendie du Reichstag et comme à Moscou tes». Ayant résisté à la torture jusqu’au bout sur ordre de Staline a été révélée par les contre les dissidents antistaliniens, des et refusé d’«avouer», Nin, dont le visage archives de l’Internationale communiste procès essentiellement politiques ont été n’était plus qu’une «masse informe de chairs et du NKVD-KGB dont la consultation intentés contre des accusés qui n’étaient tuméfiées» (idem, p. 107) et qui aurait pu est devenue possible au début des années coupables que de «penser autrement». devenir un redoutable accusateur s’il avait 1990. Deux journalistes de la télévision Mieux encore, à peine libéré de la répression survécu, a finalement été «achevé» par ses catalane, Maria Dolors Genovés et Libert politique hitlérienne, le principal accusé du bourreaux. À l’occasion d’un hommage Ferri, l’ont exposée dans un film intitulé procès de Leipzig, le «communiste» Georgi international rendu à Nin en 1954, Albert Opération Nikolaï diffusé en 1992, qui a Dimitrov, devenu secrétaire général de l’ap- Camus caractérisait ainsi cette fin tragique été réalisé à partir des documents contenus pareil international dirigé par le Kremlin, le dans une lettre adressée à l’ancien dirigeant dans ces archives. «Opération Nikolaï » Komintern, prenait le commandement de la du POUM, Wilebaldo Solano: «La mort est le nom de code donné par le NKVD répression politique stalinienne contre les d’Andrés Nin marque un virage dans la tra- à l’opération qui a mené à la suppression militants du POUM, qui étaient arrêtés et gédie du 20e siècle, qui est le siècle de la de Nin (Broué, 1993, p. 182-183 ; Solano, révolution trahie» (Solano, 2002, p. 177). 2002, p. 197-200).

91 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006 DU PASSÉ avec le recours aux rats et sa transformation guerre civile espagnole sans se remémo- EFFACER LES TRACES en vieillard courbé et décharné ne sont pas rer deux souvenirs précis. Le premier est Parmi la multitude de victimes de la sans évoquer l’image du personnage fictif de celui de la salle d’accueil de l’hôpital de la torture et des exécutions sommaires se Winston Smith créé par Orwell dans 1984 ville de Lerida, place forte du POUM en trouvent des proches camarades d’Orwell, et la cure de «guérison» que lui fait subir Catalogne, où il a été transporté après avoir dont Bob Smillie, membre de l’Independent son tortionnaire O’Brien. été grièvement blessé sur le front d’Aragon Labour Party anglais. Arrêté à la frontière Dans ce monde où Orwell puise bruta- en mai 1937 et où des miliciens blessés sous un faux prétexte de port illégal d’armes lement l’inspiration de ses célèbres romans, chantaient de leur voix triste une chanson alors qu’il rentrait en Angleterre pour par- pour contrôler le futur il faut contrôler le dont le refrain se terminait par les mots ticiper à une tournée d’information après passé, le reconstruire, en effacer ce qui n’est suivants: Una resolución: luchar hast’al avoir passé trois mois au front et avoir tra- pas conforme au dogme, faire disparaître fin! Cette détermination à lutter jusqu’à vaillé plusieurs mois dans les bureaux du tout ce qui pourrait témoigner de la vérité, la fin pour la cause juste se résumait en POUM, Smillie a d’abord été détenu dans non seulement les documents écrits, mais fait, «au-delà de la politique du pouvoir et l’isolement complet, sans pouvoir pren- aussi les acteurs et les témoins des actes. des mensonges journalistiques », à la simple dre contact avec un avocat, pour finale- Cela vaut pour les ennemis clairement recherche d’une vie meilleure considérée ment mourir en prison d’une mystérieuse identifiés. L’assassinat d’Andrés Nin en comme un droit naturel. Orwell la revoyait crise d’appendicite et être immédiatement est, dans la guerre d’Espagne, l’exemple le aussi dans le souvenir du visage du mili- enterré sans que quiconque n’ait pu obtenir mieux connu. Mais cela vaut tout autant cien italien préposé à l’accueil des nou- l’autorisation de voir son corps. «Les trou- pour les exécutants de ces politiques. On ne veaux militants, qui lui avait serré la main bles de Barcelone venaient juste de prendre compte plus le nombre de ceux qui, parmi lors de son arrivée à la caserne Lénine de fin, écrit Orwell, et les autorités étaient à les diplomates et «conseillers» politiques et Barcelone où il s’était joint aux milices du ce moment-là extrêmement soucieuses de militaires délégués par l’appareil stalinien, POUM en décembre 1936: ne laisser sortir d’Espagne personne qui fût ont été purement et simplement liquidés. Il est difficile de penser à la fin pro- en mesure de démentir la version officielle» La plupart ont été exécutés dès leur rappel bable de cet homme sans ressentir (Orwell, 1997a, p. 172). à Moscou en 1937 et 1938, en tant que beaucoup d’amertume. Comme je l’ai L’autre, le belge Georges Kopp, avait témoins encombrants d’une histoire dont il rencontré à la caserne Lénine, il était été le commandant d’Orwell sur le front fallait préserver le caractère officiel, selon probablement trotskyste ou anarchiste d’Aragon. Détenu pendant dix-huit mois, la méthode qui consistait à «renouveler» et, dans les conditions particulières de du 20 juin 1937 au 7 décembre 1938, sans continuellement l’appareil par des purges notre époque, lorsque des gens de ce avoir jamais été inculpé, il pourra finale- et à réécrire en conséquence l’histoire offi- type ne sont pas tués par la , ment en sortir vivant, grâce à une campagne cielle, comme le fit Staline pour l’URSS en ils le sont généralement par le GPU3… internationale en faveur de sa libération, 1938 en publiant une nouvelle histoire du Le visage de cet homme, que je n’ai mais dans un terrible état de détérioration parti communiste au terme de la grande vu qu’une minute ou deux, demeure physique et morale après autant de mois de épuration des années précédentes. Pour ce en moi comme un souvenir visuel sévices corporels et de torture. Robuste et qui est des militaires, ils ont disparu dans de ce qui était le sens de la guerre. en pleine santé avant son emprisonnement, le cadre de la grande purge de l’armée à Il symbolise pour moi la fleur de la il avait été transformé en un vieillard courbé laquelle Staline a procédé en 1937-1938, classe ouvrière européenne, harcelée ne pouvant se déplacer qu’avec l’aide d’une dont le premier acte a été l’exécution du par la police de tous les pays, ceux qui canne, souffrant du scorbut et d’un empoi- maréchal Mikhail Toukhatchevsky et de emplissent les fosses communes des sonnement du sang. Au cours de sa déten- sept autres généraux, accusés de conspira- champs de bataille espagnols et qui par tion, écrit Orwell, il fut interrogé vingt-sept tion avec l’Allemagne au moment même où millions pourrissent dans les camps fois, pendant cent trente-cinq heures en tout, Staline pensait déjà à l’alliance qu’il sou- de travaux forcés… La question est par ses tortionnaires russes qui communi- haitait conclure avec Hitler et qui mènera simple. Est-ce que des gens comme le quaient avec lui par l’intermédiaire d’un en 1939 à la signature du pacte germano- milicien italien en arriveront à vivre la interprète, utilisant tour à tour la flatterie, soviétique. D’autres enfin ont été victimes vie normale, pleinement humaine, qui l’intimidation, la cœrcition et les menaces. de l’antisémitisme stalinien. Peu avant le est désormais techniquement réali- On a tenté de lui faire signer des «aveux» début de la Deuxième Guerre mondiale, sable, oui ou non? Ou l’être humain dans lesquels il aurait déclaré que le POUM écrit l’historien et grand spécialiste des sera-t-il ramené en arrière et plongé regorgeait d’espions et de traîtres. Devant purges staliniennes, Roy Medvedev (1989, dans la boue? Je pense pour ma part son refus, on l’avait enfermé pendant douze p. 473), Staline faisait arrêter et exécuter que l’être humain gagnera tôt ou jours dans l’isolement complet d’un cachot «un autre important contingent de vétérans tard son combat, mais je souhaiterais infesté de rats, supplice qui s’est terminé de la guerre civile espagnole, parmi les- que ce soit plus tôt que tard… Je n’ai par le cri d’un garde de la prison venu lui quels vingt-deux avaient mérité la médaille jamais revu le milicien italien et je n’ai dire: «Cette nuit nous te fusillons!» Ces de “héros de l’Union soviétique”, certains jamais su son nom. On peut être à peu mois de supplice étaient la récompense ayant même été décorés deux fois… Selon près sûr qu’il n’est désormais plus de offerte à ce militant révolutionnaire, qui, toute probabilité, écrit-il, Staline a tué plus ce monde. Quelque deux ans plus tard, dès l’éclatement de la guerre civile, avait de participants soviétiques à la guerre civile au moment où la guerre était de toute tout sacrifié, famille, emploi, nationalité, et espagnole que ne l’ont fait en Espagne les évidence perdue, j’ai écrit ces vers à sa quitté la Belgique pour venir en Espagne. balles fascistes». mémoire: Immédiatement mené sur le front d’Aragon, il y avait bravement dirigé sept batailles DEUX SOUVENIRS […] importantes pendant son séjour, avant IMPÉRISSABLES Bonne chance à toi, soldat italien! d’être jeté en prison «en tant qu’espion et Dans son article déjà cité de 1942, inti- Mais la chance n’appartient pas traître» (Crick, 1984, p. 336; Orwell, 2003, tulé «Looking Back on the Spanish War», aux braves; p. 382-384). L’interminable torture de Kopp Orwell dit ne jamais pouvoir penser à la

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006 92 Qu’est-ce que le monde pourrait périlleuse pour la simple conquête d’une vie te rendre? normale et pleinement humaine, et prête à Toujours moins que ce que tu lui tout sacrifier, y compris sa propre vie, au as donné. service de cette lutte.

Entre l’ombre et le spectre, Bibliographie Entre le blanc et le rouge, ALBA, V. (1975). Histoire du POUM. Le Entre la balle et le mensonge, marxisme en Espagne (1919-1939), Paris, Où trouveras-tu refuge? Champ libre. Car où est Manuel González, BROUÉ, P. (1975). La révolution espagnole Où sont Pedro Aguilar, (1930-1940), Paris, Minuit. Et Ramón Fenellosa? BROUÉ, P. (1993). Staline et la révolution. Le Les vers de terre savent où ils se trouvent. cas espagnol (1936-1939), Paris, Fayard. CRICK, B. (1984). George Orwell. Une vie, Ton nom et tes actes étaient déjà Paris, Seuil «Points-Biographie». oubliés GILL, L. (2005). George Orwell. De la Avant que tes os ne se dessèchent, guerre civile espagnole à 1984, Montréal, Et le mensonge qui t’a tué est enterré Lux Éditeur. Sous un mensonge encore plus grand; HERNÁNDEZ, J. (1953). La grande trahison, Mais ce que j’ai vu dans ton visage Paris, Fasquelle. Aucune force ne peut le ravir: MEDVEDEV, R. (1989). Let History Judge. Aucune bombe qui puisse éclater The Origins and Consequences of Stalinism, N’en fracassera l’esprit de cristal. New York, Columbia University Press. (idem, p. 245-247.) ORWELL, G. (1953). Homage to Catalonia, suivi de Looking Back on the Spanish War, [La traduction à partir de l’anglais Harmondsworth, Penguin Books. est la mienne.] ORWELL, G. (1995-2001). Essais, Articles, Manuel González, Pedro Aguilar et Lettres, Paris, Ivrea et Éditions de l’Encyclo- Ramón Fenellosa sont trois des miliciens pédie des nuisances. qui avaient reçu avec Orwell l’entraînement ORWELL, G. (1997a). Hommage à la Cata- militaire sommaire donné par le POUM à logne, Paris, Ivrea. la caserne Lénine de Barcelone et dont il a ORWELL, G. (1997b). The Complete Works of écrit dans le même article que, selon toute George Orwell, Londres, Secker et Warburg. probabilité, ils avaient d’ores et déjà tous été ORWELL, G. (2003). Orwell en España. tués, tous très jeunes, entre seize et vingt- Homenaje a Cataluña y otros escritos sobre cinq ans (idem, p. 225). la guerra civil española, Barcelone, Tusquets Quant au milicien italien, selon des noti- Editores. ces biographiques constituées par l’historien SOLANO, W. (2002). Le POUM. Révolution Pierre Broué (Broué, 1975, p. 313-314 et dans la guerre d’Espagne, Paris, Syllepse. 758-759), il s’appelait Nicola di Bartolomeo SOUDOPLATOV, P. et A. SOUDOPLATOV et portait le pseudonyme de Fosco. Né en (1994). Missions spéciales. Mémoires du 1901, il avait adhéré au Parti communiste maître-espion soviétique Pavel Soudoplatov, italien en 1921, pour être immédiatement Paris, Seuil. condamné à la prison où il a été détenu de 1922 à 1926 sous le régime fasciste de Notes Mussolini, qu’il a fui en 1927 pour se réfu- 1. Ces services secrets ont d’abord été connus gier en France. Militant trotskyste, il a été sous les acronymes GUP (ou Guépéou), puis expulsé de France en 1936 et s’est réfugié NKVD, d’après les initiales de leur dénomina- en Espagne où il a été arrêté, puis libéré tion en langue russe. Le successeur du NKVD a été le KGB. à la suite d’une campagne du POUM. Il a quitté Barcelone en 1937. Arrêté en France 2. Le terme «arraché» n’est pas exagéré, Nin au début de la Deuxième Guerre mondiale, ayant été poussé à la limite de la souffrance physique et morale par la brutalité de ses il a été livré à Mussolini par la police du bourreaux (Hernández, 1953, p. 103). régime pro-nazi du maréchal Pétain. Il est mort en 1946. 3. La Gestapo (Geheim Staatspolizei) était la police secrète d’État de l’Allemagne nazie. Le rappel de ces quelques faits, igno- Pour le GPU ou Guépéou, voir la note pré- rés d’Orwell bien évidemment, de la vie cédente. tumultueuse du «milicien italien» dont le souvenir n’a cessé de le hanter, ne pourrait mieux illustrer ce à quoi il pensait lorsqu’il écrivait que ce milicien était le symbole de cette fleur de la classe ouvrière européenne, harcelée et poursuivie en permanence par les forces de l’ordre de tous les pays, entiè- rement dévouée à une lutte si difficile et

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