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Audiberti . Aymé . Beck . Blondin . Bory . Chardonne . Cocteau . Dabadie . Debray .

1966 Déon Frank Galey Giono Godard Hu- ......

1952 guenin . Ionesco . Jouhandeau . Labro ARTSLACULTUREDELAPROVOCATION N O I T 1952.1966 De 1952 à 1966, chaque semaine, 1966 .

les gens de goût lisaient Arts. PROVOCA A 1952 Henri Blondet, érudit bibliophile, EDEL LA CULTURE DE LA PROVOCATION R ARTS a lu pour vous tous les numéros ; LA CULTU il en a extrait le meilleur dont ARTS Laurent La Varende Malle Mohrt des inédits d’Antoine Blondin, . . . . . Montherlant Nimier d’Ormesson Ory Bernard Frank, Jean-Luc Godard, . . . . Perec Perret Polac Rohmer Sollers Jacques Laurent, Roger Nimier, . . . . . Truffaut Vailland Vedrès Vialatte Vian François Truffaut, Boris Vian… . . . .

TEXTES RÉUNIS ET PRÉSENTÉS PAR HENRI BLONDET

ISBN : 978-2-84734-481-3

9 782847 344813 Imprimé en Italie – mai 2009 25 m Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 2/394 Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 3/394

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HENRI BLONDET

ARTS

La culture de la provocation 1952-1966

TALLANDIER Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 17h19 Page 6/394

© Éditions Tallandier, 2009 2, rue de Rotrou – 75006 www.tallandier.com Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 7/394

SOMMAIRE

AVANT-PROPOS ...... 11

CHAPITRE PREMIER.LES PATRONS ...... 15 Jacques Laurent ...... 15 Roger Nimier ...... 39

CHAPITRE II. LES FUTURS CINÉASTES ...... 87 Jean-Luc Godard ...... 87 Louis Malle ...... 100 Éric Rohmer ...... 105 François Truffaut ...... 115

CHAPITRE III. LES DÉBUTANTS ...... 177 Régis Debray ...... 177 Philippe Labro ...... 181 Pascal Ory ...... 186

CHAPITRE IV. LES TEL QUEL ...... 189 Jean-René Huguenin ...... 189 Philippe Sollers ...... 197 Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 17h2 Page 8/394

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CHAPITRE V. LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 201 Jean Cocteau ...... 201 Jean-Loup Dabadie ...... 204 Eugène Ionesco ...... 212 Michel Mohrt ...... 214 Henry de Montherlant ...... 217 Jean d’Ormesson ...... 220

CHAPITRE VI. LES GRANDS ANCIENS ...... 241 Jacques Audiberti ...... 241 Marcel Aymé ...... 251 Jacques Chardonne ...... 253 ...... 256 Marcel Jouhandeau ...... 263 Jean de laVarende ...... 268 Jacques Perret ...... 277

CHAPITRE VII. LES HUSSARDS ET LEURS AMIS ...... 289 Antoine Blondin ...... 289 Michel Déon ...... 298 Bernard Frank ...... 300 Matthieu Galey ...... 314

CHAPITRE VIII. LES GONCOURT ...... 321 Béatrix Beck ...... 321 Jean-Louis Bory ...... 325 Roger Vailland ...... 337

CHAPITRE IX. HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION . . 341 Michel Polac ...... 341 Nicole Védrès ...... 351 Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 9/394

SOMMAIRE 9

CHAPITRE X. PREMIER ROMAN ...... 365 Georges Perec ...... 365

CHAPITRE XI. PRINCES DE L’HUMOUR ...... 367 Alexandre Vialatte ...... 367 Boris Vian ...... 375

BIBLIOGRAPHIE ...... 383

REMERCIEMENTS ...... 385

TABLE DES MATIÈRES ...... 387 Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 10/394 Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 11/394

AVANT-PROPOS

«J’avais rêvé d’un numéro de Arts où un boxeur eût rendu compte de la dernière pièce de Samuel Beckett, Daniel-Rops, des Six Jours, Jouhandeau, du baptême de Caroline Kelly1.» Cette déclaration de Jacques Laurent précise clairement son projet : loin d’un journal de journalistes, Arts devra raconter l’actualité culturelle, le cinéma, le théâtre, les livres, la musique, les faits divers, d’une façon unique. Bien avant les news et les people, les journaux d’aujourd’hui, Arts est, dans les années 1950, un hebdomadaire pas comme les autres. Un peu avant, en 1945, on assiste, en , à une expansion irrésistible de nouveaux journaux. La parution d’un magazine ayant comme sous-titre « Beaux-arts, littérature, spectacles » n’est pas un événement. Son directeur est Georges Wildenstein, il a dirigé Beaux-Arts de 1924 à 1940. Il est propriétaire de gale- ries (Paris, Londres, New York) et le magazine, un peu poussié- reux dès sa naissance, lui sert de publicité, annonce les expos. Arts s’intéresse à l’avenir des monuments historiques, évoque le renouveau architectural de l’Élysée. Parfois, un article surprend, comme « À Médrano, Buster Keaton sur la piste », le rédacteur annonçant la présence sur les gradins de Chico Marx, Wallace Berry et… Bourvil ! André Parinaud, journaliste, va assumer tous les rôles à la rédaction du journal pendant plus de vingt ans,

1. Daniel-Rops, académicien, auteur d’ouvrages d’histoire religieuse, fut aussi le professeur d’histoire de Roger Nimier. Caroline Kelly, la fille de Grace, épouse Grimaldi. Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 12/394

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il finira par le diriger, jusqu’à son arrêt, un peu avant 1968. Deux rédacteurs en chef ou directeurs vont donner au journal sa répu- tation et faire son succès dans les années 1950 : Louis Pauwels puis Jacques Laurent, dès 1954. Louis Pauwels modernise la revue, développe la rubrique lit- téraire avec Jacques Peuchmaurd (« Je lis un livre par jour »), Marcel Arland. Mais la nouveauté et l’éclat arriveront avec Jacques Laurent. L’auteur des Corps tranquilles est aussi, sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent, le créateur de Caroline ché- rie, qui rencontre un succès considérable d’édition, complété par des films qui consacrent Martine Carol. Avec l’argent gagné, il crée une revue (La Parisienne), achète Arts et en prend la direction. La presse « culturelle » du début des années 1950 est multiple : Opéra (dont Roger Nimier est le rédacteur en chef), Les Lettres françaises, Les Nouvelles littéraires… L’objectif de Laurent est clair : faire de cet hebdomadaire « une feuille d’humeur et de parti pris ». Pas de ligne officielle : deux collabo- rateurs peuvent avoir une opinion divergente et l’exprimer. Il hait le ronronnement, la fausse objectivité et a horreur des publications austères et étriquées. Pas de complaisance : à la une du journal que dirige Laurent, paraîtra une critique assassine d’un de ses romans, « Le cas Valentine, c’est insupportable ! », signée par Nimier. Avec son ami Jean Aurel, Jacques Laurent donne la parole à de futurs metteurs en scène (Truffaut, Rohmer, Godard) qui avant de s’imposer comme les cinéastes de la Nouvelle Vague vont casser le moule de la critique tradi- tionnelle. Le directeur a la culture de la polémique et lors de la rupture Sartre-Camus, il prend parti, contre les deux… Il a aussi la volonté d’« exclusivités » et ne méprise pas les faits divers. C’est ainsi qu’il fait appel pour la couverture du procès Dominici, le plus célèbre de l’après-guerre, à Jean Giono, qui entre Paris Match et Arts, choisit l’hebdomadaire à grand for- mat. Et pendant quatre semaines confie ses impressions de chro- niqueur judiciaire. C’est un succès. Jacques Laurent et Roger Nimier se sont rencontrés à Paris, chez François Mauriac, avenue Théophile-Gautier, un dimanche de 1949, bien avant l’article de Bernard Frank dans Les Temps modernes et son invention des « Hussards » (Blondin, Déon, Laurent, Nimier) dont la cohérence n’existera vraiment que dans Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 13/394

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l’imaginaire de l’auteur des Rats. Pourtant, ils collaboreront tous à Arts plus ou moins durablement et avec plus ou moins d’inten- sité. Frank, polémiste nonchalant, fidèle de France Observateur, écrira aussi pour l’hebdomadaire, avec sa dérision, son humour et sa culture. Jacques Laurent signe des éditoriaux, fait appel à la plume de créateurs (Cocteau, Jouhandeau, Chardonne, Ionesco) qui n’écrivent pas toujours dans leur domaine reconnu. On retrouve dessignaturesdéjàvuesdansAspects de la France mais aussi dans Les Temps modernes et les noms de ceux qui créeront Tel Quel, et beaucoup de futurs académiciens français. Puis Laurent passe à autre chose, s’éloigne de la rédaction, revend le journal (militant de l’Algérie française, il collabore désormais à Esprit public). Roger Nimier écrit dans Arts depuis 1953, même si avec Laurent, ainsi que le raconte Christian Millau, « tout les rappro- chait, sauf la sympathie ». L’auteur du Hussard bleu anime la réforme de l’hebdomadaire, ce qui fait écrire à Jacques Chardonne : Arts,«c’est Opéra, qui se réincarne ». Quand Nimier se lasse, en 1961, c’est André Parinaud, rédacteur en chef, qui reprend la main avec de nouvelles rubriques tenues par Matthieu Galey et Jean d’Ormesson. Nous sommes dans les années 1960, la télévision se déve- loppe, les journaux disparaissent. Arts n’est plus ce qu’il était, il change de slogan après avoir porté comme sous-titre « Le jour- nal de l’homme cultivé d’aujourd’hui », il devient « L’hebdoma- daire de l’intelligence française », et abandonne le grand format. L’Express et France Observateur (qui sera bientôt Le Nouvel Observateur) s'imposent comme des journaux plus riches qui en offrent plus. Oubliée la période où, à Paris, Arts vendait plus d’exemplaires que L’Express, il redevient un hebdomadaire d’informations artistiques dans lequel la polémique s’est vrai- ment estompée.

Les articles choisis dans cet ouvrage l’ont été en toute subjec- tivité, ils veulent simplement essayer de rendre compte de la variété et de l’originalité des collaborateurs de Arts.D’Audiberti à Vian, ces journalistes pas comme les autres ont rendu compte avec bonheur, humour et dérision d’une vie culturelle et poli- Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 14/394

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tique et convaincu, au fil des ans, dans les meilleurs moments, jusqu’à 70 000 lecteurs chaque semaine, en décryptant l’actualité avec un œil acéré et sans se soucier (comme trop souvent aujour- d’hui, de peur que le lecteur ne s’échappe) de la longueur des articles. Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 15/394

CHAPITRE PREMIER LES PATRONS

Jacques Laurent et Roger Nimier furent successivement directeur pour le premier, membre du comité de direction de « Arts » pour le second.

Jacques Laurent

Journaliste, Jacques Laurent le fut dès les années 1930 avec quelques articles pour L’Étudiant français. Vendue par des bénévoles au Quartier latin, la revue comprenait des articles littéraires ou politiques dus à des étudiants et parfois même des lycéens. Envoyant un article par la poste, il eut ensuite le plaisir d’être publié par Combat, animé par René Vincent. Il assista aux conférences de rédaction, qui se tenaient chez Lipp avec Thierry Maulnier, Claude Roy et Kléber Haedens. « C’était une revue anticommu- niste… et il y avait entre Combat et L’Action française une parenté d’attitudes face à l’action », raconte-t-il dans Histoire égoïste. À Vichy, pendant la guerre, il travaille pour Idées et L’Écho des étudiants.En 1945, à Paris, sous le parrainage de François Mauriac, il collabore à la revue La Table ronde et y publie notamment son pamphlet sur Paul Bourget et Jean-Paul Sartre, « Paul et Jean-Paul ». Avec l’argent gagné grâce à Caroline chérie, il crée une revue, La Parisienne, et achète Arts en 1954 à Georges Wildenstein. Il fait table rase et invente le journal qui lui convient. Il écrit des éditos (« C’est mon opinion et je la partage ») mais aussi dans différentes rubriques, avec des pseudos. Il met en avant son goût pour les pastiches, son intérêt pour les faits divers. On ne s’ennuie pas. Il écrit dans le dernier numéro de 1954 : « Un groupe d’écrivains et de journalistes sont en train de multiplier le nombre de lecteurs sans y voir la Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 16/394

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marque d’une déchéance certaine. » Dans ses vœux aux lecteurs de l’heb- domadaire pour 1958, titré « Meilleurs vœux aux Atrides », il précise : « La famille des lecteurs de Arts,ils’agit des Atrides. Nous ne prenons jamais une initiative sans que déferlent sur nous des avis enthousiastes ou exaspérés. » L’ironie est mordante, les collaborateurs prestigieux, mais la politique étant bannie de cette entreprise, quand Laurent milite pour l’Algérie française en 1958, il quitte Arts pour L’Esprit public. Puis, grand reporter, il écrira pour des quotidiens sur la guerre du Vietnam et retrouvera, quand Arts aura disparu, des revues, plus modestes, comme Au contraire qui n’aura qu’un seul numéro.

POUR RADIGUET CONTRE JEAN-PAUL SARTRE

8 mai 1952

Grasset publie les œuvres complètes de Radiguet, ce qui n’est pas une mauvaise idée. Elle surprend pourtant. Entre la désin- volture appliquée, la hâte de vivre et d’écrire presque sans rien voir et l’expression « œuvres complètes », il y a une évidente différence de densité. Radiguet, c’est une fugue et nous sommes habituésàcequ’on ne joue pas à la légère avec des œuvres complètes, choses de poids qui supposent de graves garanties et s’accommodent en général d’une consécration académique. Radiguet n’a eu le temps d’écrire que pendant quelques mois, au moment où la guerre tournait en paix sur une Europe occu- pée à s’occuper, à s’élever des monuments aux morts, à réparer à coups de scandales les régions dévastées et à se faire une raison des quelques révolutions qui, au-delà du Rhin et du Danube, créaient un équilibre stable entre les horreurs de la guerre et celles de la paix. De ce temps violent et frivole, Radiguet n’a laissé filtrer que la part où son tempérament et son goût trouvaient leur compte. Il ne s’est pas forcé. Que l’on me permette de traduire autre- ment cette formule : il ne s’est pas engagé. Il a attendu le reflux des Russes blancs dans les salons qu’il fréquentait, et l’a traité Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 17/394

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comme une extravagance, puisque c’en était une pour les salons que ce revers de fortune qui, au lieu d’atteindre un particulier, en ruinait des milliers. Romanesquement étranger à la fureur d’une guerre qu’il n’avait point faite, il n’a voulu connaître que le héros en permission, l’abandonnant froidement sur le quai de la gare de l’Est. Au moment où Barrès servait, Radiguet se servait. Munis d’une plume sergent-major, les écrivains engagés de l’époque travaillaient dans la grandeur à coups d’anecdotes faussement pudiques, de litotes crânes, et de poilus qui serrent les dents en rigolant. La littérature militairement engagée se reconnaît à ce qu’elle n’est lue que par les civils. C’est déjà beaucoup et l’écri- vain peut espérer que s’étant attaché au char éternel de la gloire et de l’héroïsme national, il bénéficiera de leur longévité et durera autant qu’eux. Et s’il lit Radiguet, il sourit de son impru- dence.

Les archanges en aéroplane

Or, voilà l’erreur : le roman et l’histoire, en France, ne se sont jamais bien entendus (je ne parle pas de ce genre de romans qui utilisent les péripéties de l’histoire quand celle-ci est froide – Dumas, ou Walter Scott – mais des malins qui opèrent à chaud et se prennent pour des vivisecteurs). Il n’est donc pas étonnant que nous dédaignions les milliers de livres écrits à la gloire de nos armées ou plus spécialement du soldat paysan, du soldat prêtre, de l’archange en aéroplane et que de cette période nous retenions seulement le futile Radiguet. Quel texte classique avons-nous gardé qui vantât les victoires du siècle de Louis XIV ? Les épisodes glorieux n’inspiraient pas nos tragédiens, mais tout au plus une infime intrigue de cour. Cherchez l’ouvrage qui marque l’année où des Espagnols vinrent camper sur la Somme, c’est Le Cid. Pendant vingt ans, l’histoire de la France sera celle de nos passions guerrières et révolutionnaires. Nous exécuterons notre roi et entrerons victorieux dans toutes les capitales de l’Europe. Littérairement, les contemporains ne nous auront laissé que la fuite d’un petit gentilhomme besogneux qui regarde des gitanes Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 18/394

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sur le bord des routes et va croupir dans un taudis londonien, Chateaubriand ; ou le récit de notre seul désastre que Stendhal voit avec les yeux d’un petit Italien qui ne rencontre que des fuyards cyniques. La Révolution de 1848 n’ad’autre droit à être connue des amateurs de romans que parce qu’elle infléchit légèrement les sentiments des personnages de L’Éducation sentimentale.La guerre de 1870 nous aura laissé les malheurs d’un dégustateur de petits pâtés chauds (Alphonse Daudet) et d’une gentille prosti- tuée (Maupassant). Les romanciers distingués aiment la guerre parce qu’ils ont l’habitude de tuer leurs héros à la fin et que la guerre peut s’y employer avec plus d’éclat que la mer, le rail, la route ou la maladie. Quand on a déclaré celle de 1939, j’ai pensé, à la gare de l’Est, à tous les personnages de bons écrivains que ces wagons étaient en train d’emporter vers le mot fin. Par la suite, elle s’est compliquée comme à plaisir, offrant des gammes de morts beau- coup plus variées que la précédente et laissant derrière elle une si durable leçon d’orthodoxie que l’on en est encore à ne plus pouvoir traiter cette période avec d’autres couleurs sur les visages des personnages que le blanc et le noir. Nous sommes aussi loin de Stendhal que de Radiguet. Voici des années que la revue de Jean-Paul Sartre répète tous les mois le même slogan : « Les Temps modernes se proposent, sous la pression chaque jour plus sensible de l’Histoire… » Depuis que ça dure. Les Temps modernes eussent cent fois éclaté si cette pression avait été aussi quotidiennement croissante que l’affirme Jean-Paul Sartre. Or, c’est plutôt l’inverse qui s’est pro- duit. Cette école littéraire qui prétendait réduire la littérature au rôle de condiment et se proclamait « profondément engagée dans notre époque, soucieuse d’exprimer cette époque tout entière, avec ses problèmes, ses passions, ses rêves, et, autant que possible, de l’expliquer » perd chaque jour davantage le contact avec le lecteur, s’aménage fébrilement dans sa coquille, et ne conquiert guère que des chaires au Collège de France, comme tous les mouvements d’idées dépassés. De même que c’est dans Radiguet, et à la rigueur dans quelques pages de Montherlant et de Cocteau, que la tragédie de 1914-1918 trouve son expression romanesque et non dans les Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 19/394

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Malherbe, les Le Goffic, les Henry Bordeaux, les Dorgelès et à la rigueur les Drieu la Rochelle, (qui perd beaucoup, le nez écrasé sur Charleroi) de même notre époque ne passera pas dans la littérature sous la plume d’un Sartre. Sa volonté de tout expliquer « autant que possible », et de tout rendre, implique l’idéal exhaustif d’un fabricant de gros et s’oppose à ce qui fait le roman, un mélange douteux d’imagination instinctive et de sentiments sinon éprouvés, du moins ressentis. Le roman est un pique-nique où tout est préparé à l’avance mais où tout se déroule à l’impro- viste. Le roman engagé est bondé comme un autobus : les voya- geurs s’amusent les uns les autres ; parce que c’est « complet », c’est vide. Ceux qui veulent rendre leur temps et l’expliquer, rendent et expliquent seulement les raisons de cette volonté. De l’œuvre de Sartre on tirera tout au plus une connaissance de Sartre. Quand une époque déteint sur un roman, c’est sans pré- méditation, par imprévu, gracieusement. Il serait présomptueux de chercher parmi les romanciers d’aujourd’hui ceux que cette grâce d’état associera à l’histoire de leur temps. Ce sera peut-être Vailland dans la mesure où il est trop naturellement romancier pour tenir complètement la gageure de ses intentions démonstra- trices. On peut penser plus sûrement encore à Marcel Aymé. Mais ce jeu serait sans intérêt. Ce qui importe, c’est de s’adres- ser au romancier qui n’a pas encore commencé d’écrire, et de lui désigner le petit Radiguet. Son héros déclare : « Pour moi, l’armistice signifiait le retour de Jacques. » Voilà une vue roma- nesque du monde. Et le reste est statistique. Et il serait temps que le roman français échappe à cette statistique où quelques professeurs s’efforcent de le mettre au net à grand renfort de fiches et d’états néants.

DE JEUNES ROMANCIERS CONTRE-ATTAQUENT LES AVIATEURS

22 décembre 1954

Le rôle des jurés et des critiques, c’est d’être en retard. En 1913, pas de Goncourt pour Le Grand Meaulnes parce que le Dossier : Document : Arts Date : 5/5/2009 12h20 Page 20/394

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jury en est encore à récompenser les survivants du naturalisme. Cette année il découvre une survivante de l’existentialisme. Jurés et critiques correspondent au Sénat sous la IIIe République. Mais le public qui n’en sait rien se désespère. Sur leur choix, il achète des romans et il est déçu. On entend : « Décidément, il n’ya plus de romans… » Et le succès va ces temps-ci à des œuvres d’ima- gination vécue. Ce n’est pas l’auteur qui a de l’imagination, c’est l’événement vrai. Hitler, l’inventeur d’un nouveau modèle d’avion, la pêche à la morue, les icebergs, les panthères noires pourraient demander des droits d’auteurs. Car les écrivains de cette nouvelle sorte ne sont pas des littéra- teurs mais les héros réels d’une histoire qu’ils transcrivent, et qui est romanesque. Les romanciers, eux, ont laissé pour compte l’aventure. Quel critique d’ailleurs, quel jury s’intéresserait à La Chartreuse paraissant aujourd’hui ou au Rouge ? Pensez des échelles de corde, des filles de geôlier, des poignards, mais c’est du feuilleton. Le prince de Ligne a écrit de lui, jeune : « J’aimais les événe- ments. » Le lecteur aussi. Il veut qu’on multiplie sa vie. Voilà pourquoi il se détourne du roman et achète des aventures vécues. Il serait trop rapide d’attribuer à la seule influence des Temps modernes le déclin du roman français. Qu’on lise l’étude de Léon Pierre-Quint sur Proust et la stratégie littéraire. On y retrouvera le refus de Gide de faire publier Du côté de chez Swann. Gide reprochait à Proust la mondanité et la frivolité de ses héros. Il assimilait déjà le roman à une thèse progressiste. Ayant lu Swann, il se demandait à peu près : qu’est-ce que ça prouve ? Les jurés et les critiques continuent de se poser cette question. Ils ont couronné Simone de Beauvoir et Véraldi parce qu’ils pensaient que leurs ouvrages prouvaient quelque chose quant à la situation de la pensée dans le monde moderne. Ils ont négligé La Régente de Renée Massip ou L’Étrange Peine de Claude Frère ou Auteuil de Freustié ou À peine sont- ils plantés d’Anna Lorme parce que ces romans ne prouvaient rien. C’étaient de romans. Car cette année est encourageante. On y a bien débuté sans que les prix s’en aperçoivent. De jeunes écrivains sont apparus qui écrivent des romans. Ils ont redécouvert que Proust avait