Libération - Biens mal acquis : la justice française condamne définitivement Teodorin Obiang

C’est un verdict historique : en confirmant la condamnation de Teodorin Obiang, la justice française crée un précédent dans la lutte contre les kleptocrates qui investissent leur fortune en France. Laquelle pourrait être restituée aux populations lésées. par Maria Malagardis publié le 28 juillet 2021 à 18h55

Lunettes noires et cheveux gominés, Teodoro Nguema Obiang Mangue a longtemps défrayé la chronique people avec son train de vie fastueux. Au volant de l’une de ses innombrables Porsche, Ferrari ou Bentley, il a été plus souvent aperçu dans les rues de Malibu, Londres, Genève ou , qu’aux commandes de la Guinée-Equatoriale, petit pays d’Afrique centrale dont il est pourtant le vice-président mais aussi le chef des armées et des forces de sécurité.

La postérité retiendra certainement une autre réputation, nettement moins bling-bling : Teodorin, fils aîné du président Teodoro, au pouvoir depuis 1979, entre dans l’histoire comme le premier dirigeant étranger définitivement condamné en France pour «biens mal acquis». Ceux dont ont été spoliés les deux tiers de ses concitoyens qui survivent avec moins de 1 dollar par jour (0,85 euro) dans ce petit émirat pétrolier. Avant même de succéder à son père, le jet-setteur âgé de 50 ans vient donc d’être sacré voleur national par la justice française. Ainsi en a décidé ce mercredi la Cour de cassation, ultime recours des avocats du petit prince de l’ancienne colonie espagnole, en confirmant la condamnation à trois ans de prison avec sursis, prononcée en 2017, alourdie trois ans plus tard, en appel, avec 30 millions d’euros d’amendes à régler pour celui qu’un diplomate aurait qualifié de «noceur abruti, mais pas bien méchant».

Le symbole est en tout cas historique : «Par cette décision, la justice française confirme que la France n’est plus une terre d’accueil pour l’argent détourné par de hauts dirigeants étrangers et leur entourage : les patrimoines acquis en France avec de l’argent sale seront confisqués et leurs propriétaires poursuivis et condamnés», s’est réjoui dans un communiqué, aussitôt le verdict prononcé, Patrick Lefas, président de Transparency International France, l’ONG qui a joué un rôle premier dans la chasse aux biens mal acquis depuis 2007.

Un patrimoine aux allures de jackpot de loto

Le dossier est donc désormais clos, et le patrimoine acquis par Teodorin en France, évalué à 150 millions d’euros, déjà saisi, sera même vendu pour être reversé aux populations spoliées. Là encore, c’est une première. Car l’éventualité de cette restitution a été rendue possible par l’adoption définitive la semaine dernière d’une loi sur le développement solidaire qui instaure un dispositif encore inédit en France. Des lignes budgétaires seront mises à la disposition du Quai d’Orsay, chargé de reverser l’argent de la vente des biens saisis à des ONG qui soutiennent les populations locales. Soit directement, soit via l’Agence française de développement (AFD).

Or le patrimoine français de Teodorin a des allures de jackpot au loto : outre une trentaine de voitures de luxe, des bijoux, des œuvres d’art, des collections haute couture, le «dauphin constitutionnel» de la Guinée-Equatoriale possédait également l’un des plus prestigieux hôtels particuliers de Paris, situé au 42 avenue Foch, dans le XVIe arrondissement : 105 pièces réparties sur 4 000 mètres carrés et cinq étages, avec hammam, salon de coiffure et boîte de nuit privée. La première perquisition, en 2012, aurait pris neuf jours aux policiers chargés d’inspecter cette garçonnière cinq étoiles. Malabo a bien essayé de la faire passer pour le siège d’une mission diplomatique, allant jusqu’à porter plainte devant la Cour européenne de justice. Ce fut peine perdue : le pied-à-terre parisien de Teodorin, qui y séjournait trois ou quatre fois par an, sera confisqué.

Reste à savoir comment ce joli magot pourrait être concrètement rendu à ceux qui souffrent du manque d’écoles, d’hôpitaux, d’eau courante, dans un pays où l’espérance de vie ne dépasse pas 59 ans. Devenue soudain richissime avec la découverte, à partir de 1995, d’importants champs pétroliers offshore, la petite mafia familiale qui dirige la Guinée-Equatoriale ne se contente pas d’accaparer à son seul profit le pactole national ; elle se donne les moyens d’étouffer toute remise en cause de ses privilèges.

Comment être assuré que les ONG bénéficiaires des fonds restitués ne seront pas elles aussi inquiétées ou soumises au chantage véreux de celui qui vient d’être sanctionné par la justice française ?

Le journaliste Vincent Hugeux a raconté dans un ouvrage récent (Tyrans d’Afrique, Fayard, mars 2021) comment toute forme d’opposition, de critique dans les médias, conduit à la case prison, «dans les geôles infâmes de Playa Negra», le pénitencier local. Il évoque aussi les témoignages d’investisseurs occidentaux, ouvertement menacés et rackettés par Teodorin en personne. L’héritier apparaissant même parfois «en bermuda» pour exiger sans détour le versement de pots-de-vin. Dans cette ambiance de Cosa nostra tropicale, comment être dès lors assuré que les ONG bénéficiaires des fonds restitués ne seront pas elles aussi inquiétées ou soumises au chantage véreux de celui qui vient d’être sanctionné par la justice française ?

«Nous avons conscience des risques et c’est pour cette raison que nous avons insisté pour mettre en place un dispositif très souple qui permette de s’adapter aux obstacles éventuels selon les situations», explique Sarah Brimbeuf, responsable du plaidoyer grande et flux de financiers illicites au sein de Transparency International. Car l’ONG est également à l’origine de l’instauration de ce mécanisme de restitution. «En amont, il y a toute une série de garanties très strictes. Même l’AFD, si elle intervient, ne sera qu’un garant : elle ne prête pas, ne donne pas. Car ce n’est pas l’argent de la France. Il y aura aussi des négociations d’Etat à Etat pour s’assurer de la bonne utilisation des fonds. Et si jamais on voit que rien n’est possible, il y a toujours la possibilité de financer des ONG en exil», ajoute-t-elle.

Des procédures en cours pour le Congo et le

Le dispositif s’inspire en réalité de celui adopté par la Suisse, qui a déjà permis en trente ans de reverser plus de 2 millions de dollars aux populations misérables de pays dirigés par des millionnaires. En septembre 2019, la justice suisse avait d’ailleurs ciblé elle aussi le vice-président équato-guinéen, en vendant aux enchères 25 voitures de luxe qui lui appartenaient, pour un montant de 21,6 millions d’euros. Le bénéfice étant destiné à des œuvres caritatives qui soulagent les populations du pays.

Mais si la Suisse est désormais familière de ce type de procédures, «la France joue un rôle pionnier au sein de l’Union européenne», souligne Sarah Brimbeuf, qui croit aux «effets d’une boule de neige vertueuse» : «L’UE s’est également engagée à moderniser ses outils. Et en ce qui concerne plus particulièrement Teodorin Obiang, Londres a décidé la semaine dernière de geler ses avoirs et de lui interdire l’accès au Royaume-Uni. Ce n’est pas un hasard, c’est un mouvement qui s’est enclenché.» Reste à savoir si la justice française se montrera aussi implacable avec d’autres potentats africains qui cultivent depuis toujours des liens bien plus étroits avec Paris. Sur la vingtaine de procédures judiciaires en cours visant des biens mal acquis en France, il y a notamment celles qui concernent le Congo et le Gabon. Deux pays dirigés depuis des décennies par les mêmes familles qui ont investi une grande partie de leur fortune dans les beaux quartiers du Monopoly parisien. Les actions en justice ont été engagées en 2007, comme celle qui concerne l’héritier Obiang. Mais les enquêtes ne sont toujours pas achevées. «Dans le cas du Gabon et de la famille Bongo [au pouvoir depuis plus de cinquante ans, ndlr], il y a aussi la complexité de l’instruction. Un patrimoine colossal, bien plus important que celui de Teodorin. Et qui se trouve réparti entre 52 enfants. C’est donc normal que ça prenne plus de temps», note Sarah Brimbeuf. Rappelant également que dans les dossiers gabonais et congolais, les intermédiaires (agents immobiliers, prête-noms divers) «sont pour la première fois eux aussi mis en examen. Alors qu’ils n’étaient que témoins assistés dans le procès Obiang».

Quatorze années auront été nécessaires pour aboutir à ce verdict définitif. Il sanctionne l’impunité des kleptocrates. Mais interpelle aussi les pays dans lesquels ils profitent de leur fortune. «Si le pillage est possible sur place, insiste Sarah Brimbeuf, c’est parce que l’argent peut se cacher ailleurs, à l’étranger. Nous avons nous aussi une responsabilité.»