Pamphile AKPLOGAN

L'APPROCHE DE LA DOCTRINE SOCIALE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE SUR L’EFFACEMENT DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS

Thèse présentée à la Faculté de théologie et d'études religieuses de l'Université de Sherbrooke comme exigence partielle du programme de Doctorat en études du religieux contemporain pour l'obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.)

FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET D’ÉTUDES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE SHERBROOKE

2014

© Pamphile Akplogan, 2014

DEDICACE

A Mon Feu Père ABRAHAM et à Ma Mère ODETTE Au fond de mon âme et dans le creux de ma conscience résonne ce Balbutiement : « Honore ton père et ta mère dans l’humble Rayonnement de leur vie discrète et très effacée. » Accueillant cet appel de portée instructive, je le grave Honnêtement dans mon cœur, implorant le Miséricordieux Amour de notre Dieu sur vous, afin qu’en permanence se Manifestent en vous les trésors du Cœur de notre Dieu, Bon et Tendre.

Et si Tout l’héritage reçu de vous conduit à

Ouvrir dans mon cœur un immense sentiment De gratitude filiale à votre Endroit, je me fais le devoir satisfaisant d’inscrire Très sommairement ici vos qualités qui ont modelé Tout mon être : grande foi en Dieu, discrétion Et fidélité à sa vocation d’homme.

Papa, repose éternellement dans la Béatitude de Dieu. Maman, sois bénie et comblée…

A ma ''Petite Maman'', Laurence DOSSOU-QUENUM, Témoin avisé de mon cheminement et Fidèle Lectrice-Collaboratrice de mes écrits; Haut Cadre de l'Administration fiscale béninoise, Bâtisseur d'une nouvelle culture fiscale fondée sur une éthique de responsabilité sociale citoyenne...

A mon Ange-Gardien Intime (Rapha pour l'Archange Raphael), Précieuse Présence visible et invisible de l'Éternel, qui me procure force, courage et persévérance dans tous mes projets, me donnant ainsi la passion de l'homme...

A son Excellence Monsieur PASCAL IRÉNÉE KOUPAKI, Ex-Ministre et Premier Ministre dans le Gouvernement de la République du Bénin (2006-2013), Chantre d'une nouvelle conscience de l'homme béninois à édifier sur les vertus cardinales...

L’Afrique m’a formé, l’Occident m’a transformé, mais l’Église catholique a assuré mon humanisation qui se continue. A l'Église Catholique qui m'a tout donné, et au Diocèse de Saint-Hyacinthe qui m'a offert gracieusement les conditions excellentes à la réalisation de cette thèse...

A la jeunesse africaine qui travaille en Afrique et pour l'Afrique, et qui nourrit le rêve légitime d'un monde plus juste et plus humain, sans esclavages modernisés...

A toutes celles et à tous ceux qui militent pour la transformation des structures de péché en structures de solidarité...

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REMERCIEMENTS

Je remercie avant tout l’Université de Sherbrooke qui m’a accueilli au sein de la grande communauté estudiantine depuis la session d’hiver 2006. Du Bénin en passant par l’Institut catholique de Toulouse (France) où j’ai commencé mon « aventure » intellectuelle à l’Université de Sherbrooke, le parcours fut long, ardu, assidu et déroutant parfois. Si au Bénin j'ai été formé dans la tradition fidèle de l'Église catholique romaine et qu'à Toulouse j’ai esquissé mon premier pas de croyant en quête de Justice sociale et de Justice économique pour tous, à Sherbrooke j’ai revu les fondations et déterminé avec exactitude les principaux contours de mon domaine de recherche que je formule ainsi : L'APPROCHE DE LA DOCTRINE SOCIALE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE SUR L’EFFACEMENT DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS. C’est un vaste édifice dont la construction a exigé, pour parler comme La Fontaine, Patience et longueur de temps. Je remercie ensuite, et plus spécifiquement, le Professeur Pierre NOËL, Doyen de la Faculté de Théologie et d'Études Religieuses, qui a conduit, pendant plus de six (06) années, cette recherche. Sans verser dans des formules protocolaires et sans revêtir par conformisme les atours de thuriféraire, je veux saluer ici, ab imo pectore, sa grande disponibilité, son intelligence analytique, ses intuitions perspicaces, sa compétence professionnelle et sa rigueur toute teintée de bienveillance. Grâce à lui et à sa proximité intellectuelle, j’ai pu acquérir une méthode de travail qui rend la recherche féconde, parce que encourageante et stimulante. Il m'a fait épouser intégralement mon thème de recherche, et m'a même propulsé au-delà de ce que je croyais en être les frontières. Je remercie les Professeurs Jean DESCLOS et Dorothée BOCCANFUSO, co-directeurs, dont l'apport fut inestimable dans la réalisation de cette thèse. Je remercie Madame Ginette BENOÎT qui m'a apporté son soutien logistique indéfectible et sa générosité toujours disponible. Les exigences de mon projet doctoral m'ont imposé une stricte autodiscipline qui m'a éloigné involontairement de ma Famille, de mes Proches et de mes Amis. Je les remercie, maintenant que je suis à l'heure de la moisson, d'avoir accepté cet éloignement-isolement et surtout d'y avoir communié, chacun à sa façon. Je remercie spécialement mon très Cher Père-Évêque, Mgr François LAPIERRE, Évêque du diocèse de Saint-Hyacinthe (Québec, CANADA), qui m’a accueilli gracieusement dans son diocèse et m’a offert les conditions favorables à une réalisation qualitative et quantitative de la recherche universitaire. A travers lui, je remercie spécialement tout le Diocèse de Saint- Hyacinthe où j'ai fait l’expérience concrète de la fraternité ecclésiale au-delà des frontières, hic et nunc...

Que la Très Sainte Trinité (Dieu le Père, le Fils et l'Esprit Saint) soit glorifiée, et la Très Sainte Vierge Marie honorée, eux qui accompagnent et assurent chacun de mes pas.

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MÉDITATION D'OUVERTURE, FORCE DE CONVICTION

Nous ne pouvons laisser à la génération qui vient une Afrique écologiquement naufragée économiquement sinistrée politiquement disloquée socialement désintégrée moralement désorientée spirituellement désespérée. Le seul héritage que nous devons laisser à nos enfants pour le siècle qui vient, c'est : l'Afrique de la Vie l'Afrique de l'Humain l'Afrique de l'Espoir

(Ka Mana, La nouvelle évangélisation en Afrique, Paris - Yaoundé, Karthala - Clé, 2000, pp. 26-27)

En Afrique noire, les tâches d'Évangile s'inscrivent dans une région du monde où les puissances de l'argent ont décidé de faire de ce territoire de l'humanité une réserve d'esclaves et de main-d'œuvre à bon marché. Pour les Églises, la question posée par cette situation est claire : chaque jour, au nom de l'Évangile, écrire l'histoire de la libération effective des opprimés.

(Jean-Marc Éla, Le cri de l'homme africain, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 166)

Cette tâche de libération incombe d'abord aux africains eux-mêmes qui doivent faire leur propre autocritique face souvent à une mauvaise gouvernance que traduisent des comportements irresponsables que Jean-Paul II a appelés structures de péché. Ces comportements sont, notamment, la corruption et les détournements massifs de deniers publics. Pour y parvenir, il faudra travailler à construire une nouvelle conscience de l'homme noir.

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AVERTISSEMENT

Afin d’alléger le texte, les termes et expressions utilisés

seulement au masculin englobent les deux genres

grammaticaux (masculin et féminin).

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TABLE DES MATIERES DEDICACE ...... 2 REMERCIEMENTS ...... 3 MÉDITATION D'OUVERTURE, FORCE DE CONVICTION ...... 4 AVERTISSEMENT ...... 5 ACRONYMES ...... 9 INTRODUCTION GÉNÉRALE ...... 10 I- PROBLÉMATIQUE ...... 10 1- Mise en contexte historique ...... 10 2- Du contexte historique au contexte économique ...... 13 3- Positions de l’Église catholique ...... 17 4- Identification des problèmes ...... 18 II- HYPOTHÈSE ...... 22 1- Du point de vue négatif ...... 23 2- Du point de vue positif ...... 24 III- MÉTHODOLOGIE ...... 25 1- La méthode traditionnelle de la doctrine sociale de l'Église : la trilogie voir, juger, agir 25 2- La méthode de la théologie de corrélation ...... 30 IV- LIMITES DE LA RECHERCHE ...... 35 V- PRÉSENTATION DES SOURCES ...... 37 1- Sur le plan de la théologie ...... 37 2- Sur le plan de l'économie ...... 41 3- Autres sources ...... 43 PARTIE I : CHAMP DISCIPLINAIRE ET ÉTAT DE LA QUESTION ...... 45 CHAPITRE PREMIER : LE CHAMP DISCIPLINAIRE DE LA RECHERCHE : LA DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE...... 46 1- La doctrine sociale de l'Église : « Une Somme catholique en matière économique et sociale » ...... 46 2- Les fondements théologiques de la doctrine sociale de l'Église ...... 49 3- Synthèse du panorama historique de la doctrine sociale de l'Église ...... 51 4- L'anthropologie ou thématique centrale de la doctrine sociale de l'Église ...... 56 CHAPITRE DEUXIÈME : ÉTAT DE LA QUESTION ...... 62 I- LES PONTIFES ROMAINS : DE PAUL VI A BENOÎT XVI ...... 62 1- Paul VI ...... 62 2- Jean-Paul II ...... 68 3- Benoît XVI ...... 71 II- LE SAINT-SIÈGE ET SES INSTITUTIONS ...... 72 1- Le Conseil pontifical Justice et Paix ...... 72 2- Délégations du Saint-Siège à l'ONU ...... 73 3- Les épiscopats et d'autres instances ou corporations ...... 75 III- DES MOUVEMENTS ET ÉCONOMISTES OU TECHNOCRATES EN FAVEUR DE L'EFFACEMENT DE LA DETTE ...... 81 PARTIE II : L’ARCHITECTURE ET LA GESTION DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS : LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES ET LES POLITIQUES OU PLANS DE RENÉGOCIATION ET D’ALLÈGEMENT DE LA DETTE...... 88 INTRODUCTION ...... 89 CHAPITRE TROISIÈME: L’ARCHITECTURE DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS...... 96 I- CLARIFICATIONS CONCEPTUELLES : DETTE ET PRÊT ...... 96

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1- Le Prêt ...... 96 2- La dette ...... 101 II- ARCHITECTURE DE LA DETTE ...... 102 1- Dette intérieure ...... 102 2- Dette extérieure ...... 102 III- AUX SOURCES DE LA CRISE DE L'ENDETTEMENT : SYNTHÈSE DES ORIGINES DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS ...... 104 1- De la reconstruction de l’Europe à l’endettement de l’Afrique ...... 104 2- De l’endettement à la crise de la dette : la flambée de la dette ...... 106 CHAPITRE QUATRIÈME : LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES IMPLIQUÉES DANS LE TRAITEMENT (LA GESTION ET LE RÉAMÉNAGEMENT) DE LA DETTE AFRICAINE ...... 112 I- LA BANQUE MONDIALE ...... 113 1- Création et Mission ...... 113 2- Fonctionnement ...... 114 3- De la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement au groupe de la Banque Mondiale ...... 115 II- LE FONDS MONETAIRE INTERNATIONAL (FMI) ...... 118 1- Création et Mission ...... 118 2- Fonctionnement et stratégies d’action ...... 119 III- LE CLUB DE PARIS ET LE CLUB DE LONDRES ...... 121 1- Le Club de Paris ...... 121 2- Le Club de Londres ...... 132 CHAPITRE CINQUÈME : LA GESTION DE LA DETTE : LES PLANS OU PROGRAMMES DE RÉAMÉNAGEMENT OU DE RÉÉCHELONNEMENT DE LA DETTE, ET LES NOUVELLES INITIATIVES EN FAVEUR DES PAYS PAUVRES ..... 135 I- LES PROGRAMMES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL (PAS) ...... 136 1- Généralités ...... 136 2- Conséquences ...... 136 II- L’INITIATIVE EN FAVEUR DES PAYS PAUVRES TRÈS ENDETTÉS (PPTE) ET L’INITIATIVE D’ALLÈGEMENT DE LA DETTE MULTILATÉRALE (IADM) ...... 141 1- L’Initiative en faveur des Pays Pauvres Très endettés (PPTE) ...... 142 2- L’Initiative d’Allègement de la Dette Multilatérale (IADM) ...... 150 III- CONCLUSIONS : DES POLITIQUES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL AUX NOUVELLES INITIATIVES PPTE ET IADM ...... 152 1- Le remboursement de la dette : une question épineuse et très complexe ...... 152 2- Les initiatives en faveur des pays pauvres très endettés et la corruption ...... 155 PARTIE III : LES STRUCTURES DE PÉCHÉ COMME PARADIGME POUR LA COMPRÉHENSION DES MÉCANISMES DE LA DETTE...... 169 INTRODUCTION ...... 170 CHAPITRE SIXIÈME : LES PRÉFIGURATIONS DU CONCEPT DE STRUCTURE DE PÉCHÉ DANS LA LITTÉRATURE CONCILIAIRE ET MAGISTÉRIELLE RÉCENTE . 173 I- LA LITTÉRATURE CONCILIAIRE : LE CONCILE VATICAN II ...... 173 1- Les origines et les étapes du Concile Vatican II ...... 173 2- Lumen Gentium et Gaudium et Spes ...... 176 II- LA LITTÉRATURE MAGISTÉRIELLE ...... 184 1- Synthèse historique des origines de la théologie de la libération ...... 184 2- Medellin et Puebla : Assises des Conférences épiscopales latino-américaines ... 187 3- Libertatis nuntius et Libertatis conscientia ...... 192

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CHAPITRE SEPTIÈME : LE SENS ET LA PORTÉE DU CONCEPT DE STRUCTURES DE PÉCHÉCHEZ JEAN-PAUL II ...... 196 I- PÉCHÉ / PÉCHÉ PERSONNEL ET PÉCHÉ SOCIAL / SITUATIONS DE PÉCHÉ : RECONCILIATIO ET PAENITENTIA ...... 196 1- Le péché social comme expression de la solidarité, de l'interdépendance ou de la communion dans le péché ...... 200 2- Le péché social comme expression du péché contre l'amour du prochain : des manquements aux droits fondamentaux de l'homme ...... 202 3- Le péché social comme expression de situations, rapports ou comportements collectifs non conformes au dessein de Dieu : la transmutation du mal en fait de société ...... 204 II- L'ENCYCLIQUE SOLLICITUDO REI SOCIALIS : DE PECHE SOCIAL A STRUCTURES DE PECHE ...... 205 III- LES DIVERSES RÉCEPTIONS DU CONCEPT DE « STRUCTURES DE PECHE » ...... 210 1- Les structures de péché sont des « lieux de destruction du bien commun » ...... 211 2- Les structures de péché sont des structures génératrices de dépressions...... 213 CONCLUSIONS ...... 214 PARTIE IV : LES FONDEMENTS DE LA CONDAMNATION DE L'USURE ET LA DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE SUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ÉQUITABLE DE TOUS LES PEUPLES...... 217 INTRODUCTION ...... 218 CHAPITRE HUITIÈME : LA DÉNONCIATION DE L'USURE DANS LA TRADITION DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE : FONDEMENT THÉOLOGIQUE DE L'EFFACEMENT DE LA DETTE ...... 220 I- LA TRADITION BIBLIQUE : L'ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENTS...... 221 1- L'Ancien Testament ...... 221 2- Le Nouveau Testament ...... 234 II- LES PÈRES DE L'ÉGLISE ET LES CONCILES ...... 239 1- Les Pères de l'Église ...... 239 2- Les Conciles ...... 260 III- LA PÉRIODE SCOLASTIQUE ...... 270 1- La théorie scolastique de l'usure et la pensée de Saint Thomas d'Aquin ...... 270 2- La pensée de Saint Thomas d'Aquin ...... 273 3- Synthèse ...... 279 IV- L'ENSEIGNEMENT PONTIFICAL ET MAGISTÉRIEL ...... 281 1- Benoît XIV ...... 282 2- La postérité de Benoît XIV ...... 286 CONCLUSIONS ...... 294 CHAPITRE NEUVIÈME : LA DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE SUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ÉQUITABLE DE TOUS LES PEUPLES...... 297 I- LE BIEN COMMUN ET LA DESTINATION UNIVERSELLE DES BIENS ...... 298 II- L’OPTION PRÉFÉRENTIELLE DES PAUVRES ...... 301 III- LA SOLIDARITÉ ET LA RESPONSABILITÉ ...... 302 IV- LA SUBSIDIARITÉ ET LA PARTICIPATION ...... 304 CONCLUSIONS ...... 306 CONCLUSION GÉNÉRALE ...... 308 BIBLIOGRAPHIE ...... 326 ANNEXES ...... 338

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ACRONYMES

APD Aide Publique au Développement BAD Banque Africaine de Développement BIRD Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement BM Banque Mondiale BRI Banque des Règlements Internationaux CSLP Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté CNUCED Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement CIRDI Centre International pour le Règlement des Différends DSRP Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté DTS Droit de Tirage Spécial FAO Food and Agriculture Organization FAS Facilité d'Ajustement Structurel FASR Facilité d'Ajustement Structurel Renforcé (Organisme de l'ONU pour l'Alimentation et l'Agriculture) FMI Fonds Monétaire International FRPC Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance G7 Groupe des 7 pays les plus développés (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon) G8 G7 + Russie IADM Initiative d'Allègement de la Dette Multilatérale IDH Indicateur de Développement Humain IFI Institutions Financières Internationales NEPAD Nouveau Partenariat pour le Développement de l'Afrique (New Partnership for Africa's Development) OCDE Organisation de Coopération et de Développement Économiques OIT Organisation Internationale de Travail OMC Organisation Mondiale du Commerce ONU Organisation des Nations Unies OPEP Organisation des Pays Exportateurs du Pétrole PAS Plan (Programme ou Politique) d'Ajustement Structurel PED Pays En Développement PIB Produit Intérieur Brut PMA Pays les Moins Avancés PNB Produit National Brut PNUD Programme des Nations Unies pour le Développent PPTE Pays Pauvre Très Endetté

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

I- PROBLÉMATIQUE

1- Mise en contexte historique Depuis plus de cinq siècles, l’Afrique connaît l’exploitation de ses richesses humaines, culturelles et naturelles. En effet, l’exploitation du continent a commencé au 16ème siècle avec le développement du commerce triangulaire et de la traite négrière officialisée en 15181, par

Charles-Quint, alors Roi d'Espagne et Empereur germanique.

Les mécanismes de ce commerce qui se déroulait entre trois continents – L’Europe, l’Afrique et l’Amérique – méritent une attention particulière.

En effet, les bateaux européens accostaient alors en Afrique pour s’y approvisionner en esclaves noirs2 qui étaient ensuite acheminés vers les Amériques où ils sont échangés contre des produits (comme le rhum et la mélasse) qui revenaient en Europe. Puis, les expatriés noirs déracinés étaient constitués en main d’œuvre servile pour les plantations d’Amérique. Les conditions de travail et de vie, en général atroces, faisaient accroître significativement les taux de mortalité. Ce trafic d'êtres humains, qui symbolise certainement l’une des pires bêtises criminelles3 que l’Humanité ait jamais connues, dura jusqu’au 19ème siècle où il fut aboli progressivement en Occident. Mais, une nouvelle forme d’attrait pour l’Afrique naquit en

Europe, l’attrait des richesses naturelles.

1 Cf. Alphonse QUENUM, Les Églises chrétiennes et la traite atlantique du XVe au XIXe siècle, Éditions Karthala, Paris, 1993, p. 9ss 2 Il est important de bien noter ici que la vente des esclaves noirs n’a été possible et effective qu’avec la complicité et l’accord des rois africains. 3 « REDUIRE UN HOMME à l'esclavage, l'acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de véritables crimes, et des crimes pires que le vol. En effet, on dépouille l'esclave, non seulement de toute propriété mobilière ou foncière, mais de la faculté d'en acquérir, mais de la propriété de son temps, de ses forces, de tout ce que la nature lui a donné pour conserver sa vie ou satisfaire à ses besoins. A ce tort, on joint celui d'enlever à l'esclave le droit de disposer de sa personne. » (Condorcet, Réflexions sur l'esclavage des Nègres, "Les livres qui ont changé le monde", Paris, Le Monde / Flammarion, 2009, p. 21). Voir aussi : Françoise Vergès, La mémoire enchaînée. Questions sur l'esclavage, Paris, Albin Michel, 2006; Françoise Vergès, Abolir l'esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d'une politique humanitaire, Paris, Albin Michel, 2001.

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A partir de 1870, les puissances européennes colonisent le continent africain4 afin d’y exploiter le bois, la gomme, l’or, le diamant, le sucre, le café, le caoutchouc, le cuivre ou encore l’ivoire. L’opération, comme bien d’autres, est présentée comme humanitaire, en des termes comme ceux-ci : l’Europe, nouveau Messie, désire sauver l’Afrique de la menace arabe et civiliser le continent. Parfois même, on est passé sous le couvert de l’Évangile et des

églises5 pour réaliser cette entreprise de colonisation (nouvel esclavage) pour laquelle trois forces ou entités se coalisaient : les Marchands, les Militaires et les Missionnaires, communément appelées « les 3 M ». La balkanisation de l’Afrique en États assimilés aux métropoles européennes6 consacra définitivement cette entreprise de colonisation.

Plus tard, aux lendemains de la Première Guerre Mondiale, les colonies allemandes ont été redistribuées entre les Alliés. Ceux-ci étendirent l’exploitation des richesses nécessaires, surtout minières, à l’industrialisation européenne. L’Afrique colonisée fut ensuite largement utilisée par les Alliés durant la Deuxième Guerre Mondiale pour vaincre l’Allemagne nazie7.

4 Voir : Jean Ziegler, Main basse sur l’Afrique. La recolonisation, Paris, Seuil, 1980 ; La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008 ; Jean-Marc ELA, Le cri de l’homme Africain, Paris, L’harmattan, 1980. 5 On peut retenir ici la grande et grave question soulevée par Alphonse Quenum : « Pourquoi et comment les ''pays de chrétienté" ont-ils pu être les principaux acteurs d'une telle aventure? » (Alphonse Quenum, Op. Cit., p. 10) 6 La balkanisation de l’Afrique a été officialisée par la Conférence de Berlin qui s'est réuni du 15 novembre 1884 au 26 février 1885 à l'invitation de Bismark en l'absence de tout représentant africain. Hormis Stanley, membre de la délégation des États-Unis, aucun des participants n'était allé en Afrique noire. Dans l'acte général, conclu « au nom du Dieu Tout-Puissant », les signataires, puissances européennes, Empire ottoman, États-Unis d'Amérique, se disent « préoccupés [...] des moyens d'accroître le bien-être moral et matériel des populations indigènes ». L'acte proclame : la liberté du commerce dans tout le bassin du Congo; la liberté de navigation sur le Congo, le Niger et leurs affluents; la liberté religieuse, le droit d'organiser des missions; l'interdiction de la traite des esclaves; la concertation avec les autres Puissances lors de la prise de possession d'un territoire. (Voir : Gilbert Comte, L'empire triomphant, Denoël, 1988, pp. 41-44, 333-335; Henri Wesseling, Le partage de l'Afrique 1880-1914, Denoël, 1996, pp. 159-164; Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold, Belfond, 1998.) 7 Pendant la seconde guerre mondiale, le continent africain était encore sous domination coloniale. Juridiquement, seuls le Liberia, l’Union Sud Africaine et l’Egypte étaient indépendants. Les possessions coloniales d’Afrique vont donc participer à la guerre comme en 1914 et 1918. Un effort de guerre sera demandé et même imposé. L’effort de guerre imposé au continent africain s’est révélé sous plusieurs formes : contribution en hommes (l’Afrique a fourni des combattants appelés tirailleurs sénégalais évalués à plus d’un million de soldats); fournitures de matières premières; importance stratégique (l’Afrique a servi de théâtre d’opération militaire. En Afrique du Nord, le Maroc et l’Egypte ont été le théâtre de combats violents.) Voir : MICHEL H., La seconde guerre mondiale, H., "Que sais-je ?", n° 265, 1989; Marianne Cornevin, Histoire de l’Afrique contemporaine (de la Deuxième Guerre mondiale à nos jours), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1978.

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Une fois la guerre achevée et vu l’élan de la victoire contre le nazisme, les Africains pensaient pouvoir obtenir enfin leur libération et leur liberté. Mais les métropoles européennes, encore trop attachées à l’exploitation bon marché des matières premières africaines, n’ont pas voulu céder au rêve précieux de libération et de liberté des peuples africains. Toutes les tentatives menées par les Africains dans les années 50 pour leur affranchissement furent alors vivement repoussées par les colonisateurs, appuyés par leurs firmes multinationales respectives. L’ère des indépendances, entre les années 50 et 80, n’advint qu’après une série de négociations jonchées de massacres en vies humaines8.

Malheureusement, les indépendances ne resteront que nominales, puisque les puissances coloniales chercheront à maintenir à tout prix le contrôle de leurs anciennes colonies en contribuant activement à l’instauration de divers régimes politiques destructeurs. On peut en retenir deux formes principales :

- Des régimes de dictature armés dans des pays soumis. On se souviendra ici, hélas,

d’une part des régimes sous le commandement de chefs d’États de triste mémoire

comme : Gnassingbé Eyadema au Togo, Mobutu Sese Seko au Zaïre (actuel Congo

Démocratique), Omar Bongo au Gabon; et d’autre part de ceux encore au pouvoir

comme Paul Bia au Cameroun, Denis Sassou N’Guesso au Congo-Brazzaville et

Blaise Compaoré au Burkina Faso.

- Des régimes de grande autorité autoproclamés socialistes ou marxistes-léninistes,

comme : la Guinée-Conakry du grand dictateur sanguinaire, Feu Sékou Touré, et le

Bénin marxiste-léniniste de Mathieu Kérékou.

8 On peut mentionner ici quelques noms de dirigeants africains assassinés dans le cadre des indépendances parce qu’ils se sont opposés aux intérêts des anciennes métropoles coloniales, des États-Unis et des multinationales : Patrice Lumumba en 1961 (premier ministre du Congo-Léopoldville); Sylvanus Olympio en 1963 (Président du Togo); Thomas Sankara en 1987 (président du Burkina Faso). Il convient d’ajouter à ces assassinats des coups d’État soutenus par les anciennes métropoles, notamment la France à travers la personnalité redoutable du mercenaire Robert (Bob) Denard, mort le dimanche 14 octobre 2007. Militaire de carrière jusqu'en 1952, Denard avait expliqué dans un livre intitulé Corsaire de la République qu'il avait souvent agi en sous-main pour l'Etat français dans son métier de mercenaire.

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Ce fut des périodes de très grande noirceur dans l'histoire de l'Afrique qui continue de s'écrire dans la trame d'un esclavage humain jamais endigué9.

2- Du contexte historique au contexte économique

Tous les régimes de dictature et d'autorité outrancière érigés par naïveté ou par complicité, inconsciemment ou consciemment, ont creusé progressivement la grande fosse actuelle d’endettement de l’Afrique, en détournant souvent et massivement les prêts bancaires dits d’aide au développement et en acceptant des projets onéreux et disproportionnés de pays occidentaux, de la Banque Mondiale (BM) et du Fonds Monétaire International (FMI).

Comme l'indique le rapport de la Commission pour l’Afrique - Notre Intérêt commun, co- signés par Tony Blair, Gordon Brown, Michel Camdessus, Trevor Manuel et autres, « la dette a, pour l’essentiel, été contractée par des dictateurs qui se sont enrichis grâce au pétrole, aux diamants et aux autres ressources de leur pays et qui, pendant la "guerre froide", ont bénéficié du soutien des pays qui aujourd’hui touchent le remboursement de la dette. Nombre de ces dirigeants ont pillé des milliards de dollars à leur pays en se servant des systèmes financiers des pays développés. »10 De plus, une accumulation de circonstances et de faits économiques

(chute du cours des matières premières exportées, hausse des taux d’intérêt internationaux, fluctuations monétaires et arrêt des prêts bancaires), notamment dans les années 80, généra une crise de la dette qui permit à la Banque Mondiale et au Fonds Monétaire International de faire appliquer, dans plusieurs pays d’Afrique et en échange de nouveaux prêts assurant le

9 On lira avec intérêt : François-Xavier Verschave, La Françafrique, le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998. L'auteur y dévoile la face cachée des relations franco-africaines : la confiscation des indépendances, le pillage des matières premières, le soutien de dictatures, la complicité de génocide au Rwanda. La Françafrique désigne la nature des relations franco-africaines. 10 L'ancien Premier Ministre (Tony Blair) et l'ancien Chancelier puis ancien Premier Ministre britanniques (Gordon Brown), de même que l’ancien Directeur du FMI (Michel Camdessus) et l'ancien Ministre des Finances sud-africain sont co-signataires, avec quelques autres, du Rapport de la Commission pour l’Afrique - Notre Intérêt commun, 2005. Ici, p.132. Cité par Jean Merckaert, « Rendre illégales les dettes odieuses, un impératif moral et politique », in Dette & Développement, La loi des créanciers contre les droits des citoyens, Rapport 2005-2006, p. 75.

13 remboursement de la dette, des mesures appelées Programmes, ou Plans, ou Politiques d’Ajustement Structurel (PAS). Dans la plupart des pays où ces mesures ont été appliquées, on a assisté à une dégénérescence croissante de l’économique et du social. Car, comme l'écrit

Gilles Duruflé, « de rééchelonnement en rééchelonnement, on ne fait que leur maintenir (aux pays) la tête hors de l’eau, tout en leur imposant des programmes d’austérité qui contreviennent à toute autre perspective de croissance et de développement qui se traduisent par une dégradation souvent dramatique des conditions de vie des couches importantes de la population. »11 Les pays se retrouvent ainsi socialement et économiquement démunis : une austérité budgétaire accompagnée de privatisations massives des sociétés d’État, se traduisant par des licenciements massifs dans la fonction publique, le démantèlement de l’éducation, de la santé et de l’agriculture; et une plus grande connexion à un marché mondial qui reste toujours défavorable aux pays endettés mis en quelque sorte sous tutelle.

De façon concrète, la dette cumulée des 49 pays dits les moins avancés12, dont 34 pays africains, en 2000 représentait 124% du total de leur PNB (produit national brut). Ceux-ci dépensent beaucoup plus d’argent pour le service de leur dette que pour l’entretien de leurs services sociaux : la plupart d’entre eux affectent annuellement plus de 20% de leurs dépenses budgétaires au service de la dette13. Par exemple, pour la période de 1992 à 1997, la part de budget allouée aux services sociaux de base et au service de la dette se présente comme suit pour 6 pays africains :

11 Gilles Duruflé, L’Ajustement en Afrique (Sénégal, Côte d’Ivoire, Madagascar), Karthala, 1989, p. 14. 12 On désigne par pays les moins avancés (PMA) la partie la plus pauvre de la communauté mondiale. Selon l'Organisation des Nations Unies, ils comptent ensemble plus de 880 millions d'habitants (environ 12 pour cent de la population mondiale), mais représentent moins de 2 pour cent du PIB mondial et environ 1 pour cent du commerce mondial de marchandises. Précisément, d'après l'ONU, les PMA se reconnaissent aux trois critères suivants : 1- Niveau de revenu bas, calculé en fonction du PIB par habitant sur 3 ans; 2- Retard dans le développement du capital humain, mesuré en tenant compte de la malnutrition, du taux de mortalité des enfants, de la scolarisation, et du taux d’alphabétisation; 3- Vulnérabilité économique, calculée en fonction de la taille de la population (ne doit pas excéder 75 millions), du degré d’isolement, des exportations, des différentes cultures agricoles, des catastrophes naturelles et de leurs incidences. Voir : Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, Profil statistique des pays les moins avancés, New York et Genève, 2005, sur : http://unctad.org/fr/Docs/ldcmisc20053_fr.pdf (Consultation, le 30 mars 2013). 13 D'après les données de Campagne Jubilé 2000, citées par Jean Ziegler, L’Empire de la honte, Fayard, 2005, p. 107.

14

 le Cameroun : 4% pour les services sociaux, et 36% pour le service de la dette;

 La Côte d’Ivoire : 11,4% pour les services sociaux, et 35% pour le service de la dette;

 le Kenya : 12,6% pour les services sociaux, et 40% pour le service de la dette;

 la Zambie, 6,7% pour les services sociaux, et 40% pour le service de la dette;

 le Niger, 20,4% pour les services sociaux, et 33% pour le service de la dette;

 la Tanzanie, 15% pour les services sociaux, et 46% pour le service de la dette14.

Le Bénin, notre pays d’origine, ne fait pas exception. Le pays (au rang des PMA) est, en effet, passé par toutes les étapes caractéristiques des pays pauvres très endettés (PPTE) : endettement extérieur dans les années 70 sur fond de guerre froide, récession dans les années

80 et, dans les années 90, ajustement structurel et les nouvelles initiatives en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE et IADM) sous la coupe du Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale. La dette extérieure du pays représentait alors plus des deux tiers de son produit intérieur brut (PIB) et le déficit de son budget annuel était entièrement financé par des ressources extérieures15.

En fin de compte, comme l'atteste Jean Ziegler, « le service de la dette (paiement des intérêts et des tranches d’amortissement) absorbe la plus grande part des ressources du pays endetté. Il ne reste plus rien ensuite pour financer les investissements sociaux : l’école publique, les hôpitaux publics, les assurances sociales, etc. ».16 Autrement dit, le remboursement de la dette absorbe des ressources qui pourraient être affectées à la lutte contre la pauvreté ou à la

14 Voir le vademecum établi par Damien Millet et Éric Toussaint, Les chiffres de la dette 2009, www.cadtm.org (Page consultée pour la dernière fois le 30 mars 2013). Voir aussi, sur le même site et par les mêmes auteurs : Les chiffres de la dette 2012. 15 Voir CADTM, Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers-Monde : Arnaud Zacharie, La dette du Bénin, symbole d'une transition avortée (2002), www.cadtm.org (Page consultée pour la dernière fois le 30 mars 2013). Voir aussi : Profil statistique des pays les moins avancés, New York et Genève, 2005, sur : http://unctad.org/fr/Docs/ldcmisc20053_fr.pdf , p.14. (Page consultée pour la dernière fois le 30 mars 2013) 16 Jean Ziegler, L’Empire de la honte, Fayard, 2005, p. 88.

15 création d’infrastructures. Il en est ainsi parce que les prêts internationaux de la Banque

Mondiale ou du Fonds Monétaire International, ou les prêts entre pays, sont à usure17.

Dans ces conditions de prêts usuraires, le développement de l'Afrique semble compromis, comme le montre cette plaidoirie du Cardinal Bernard AGRÉ, Archevêque émérite d’Abidjan en Côte d’Ivoire :

Développer l’Afrique, continent oublié, continent saturé de mauvaises nouvelles, comme l’on dit, constitue un problème d’une rare complexité. Et cependant, les ressources naturelles ne manquent pas: produits abondants du sol et du sous-sol, présence d’une élite intellectuelle et économique très appréciable… Cette élite provient des universités et grandes écoles locales, elle provient également des universités et grandes écoles de l’Occident. Et plusieurs de ses membres se sont illustrés en Europe et en Amérique par leur compétence et leur créativité. Ces Africains compétents et motivés sont prêts, très souvent, à entreprendre des actions de développement en terre africaine. Mais outre les problèmes de marchés qui freinent souvent leur élan à cause d’une concurrence extérieure très forte, aggravée par les lois sacro-saintes de la mondialisation, ces développeurs africains se heurtent le plus souvent à un système bancaire qui constitue un barrage infranchissable. Il est de bonne coutume d’accuser les Africains de leur mauvaise gestion financière. Mais il y a, comme dans tous les continents, des exceptions encourageantes. Aujourd’hui, en Afrique, il se trouve de bons gestionnaires, de bons entrepreneurs. Mais comment peuvent-ils avoir accès aux crédits qui sont partout dans le monde un levier important de l’entreprise et du développement? Les banques sont en général basées en Europe et font la politique de leur nation. Et même lorsque les entrepreneurs africains présentent des dossiers fiables aux succursales de ces banques qui se trouvent dans nos pays, ils peuvent essuyer un refus catégorique ou poli à cause des intérêts nationaux prioritaires. Il faut aussi noter que les taux pratiqués en Côte d’Ivoire, par exemple, pour ne citer que ce pays que je connais bien, sont fort élevés. On ne prête pas à moins de 17, voire 20 % du capital. Qui peut faire face à de tels taux qui font que le capital double tous les cinq ans? »18

On peut conclure avec Jean Ziegler, au regard des exigences et des conséquences liées aux emprunts et aux prêts, que « la dette extérieure agit comme un cancer qui ne serait pas traité.

17 Voir Cardinal , secrétaire d’État du Saint-Siège, dans une interview accordée au mensuel italien Trenta Giorni en 2006, et que nous mentionnons plus loin. 18 Cardinal Bernard AGRÉ, Extrait d’une allocution prononcée à Rome le 21 mai 2004 lors d’un symposium organisé par le Conseil pontifical Justice et Paix sur le thème : Le développement économique et social de l’Afrique à l'ère de la mondialisation.

16

Elle s’accroît sans cesse. Inexorablement. Ce cancer empêche les peuples dits du tiers-monde de sortir de la misère. Il les conduit à l’agonie. »19

3- Positions de l’Église catholique

Face à cette agonie à laquelle l’Afrique semble encore aujourd’hui assujettie, plusieurs voix, dont celle de l’Église catholique, s’élèvent et demandent, de la part des créanciers, une réduction, un allègement ou un effacement inconditionnel de la dette.

Devant ces différents appels que nous présentons plus loin dans l'état de la recherche, il nous est apparu nécessaire de revisiter l’examen de la dette extérieure des pays pauvres en général, ceux africains principalement. Ce faisant, nous avons été surpris de constater que l’Église a semblé avoir fait économie de déclarations officielles dans le traitement de cette question préoccupante dans sa doctrine sociale. En effet, la lecture minutieuse du récent Compendium de la doctrine sociale de l’Église, en date de 2005, montre que la question n’y est traitée que de façon synthétique. Sur 583 numéros consacrés à différents sujets, on ne retrouve la thématique de la dette extérieure des pays pauvres qu’au dernier paragraphe du neuvième chapitre sur la communauté internationale, un paragraphe bien concis20 :

Dans les questions liées à la crise de l'endettement de nombreux pays pauvres21, il faut avoir présent à l'esprit le droit au développement. À l'origine de cette crise se trouvent des causes complexes et de différentes sortes, tant au niveau international — fluctuation des changes, spéculations financières, néocolonialisme économique — qu'à l'intérieur des différents pays endettés — corruption, mauvaise gestion de l'argent public, utilisation non conforme des prêts reçus. Les plus grandes souffrances, qui se rattachent à des questions structurelles mais aussi à des comportements personnels, frappent les populations des pays endettés et pauvres, qui n'ont

19 Jean Ziegler, Op. Cit., p. 95-96. « Quoiqu’il en soit, et en raison des transferts financiers qu’entraîne le service de la dette, c’est présentement les pays pauvres qui financent le développement des pays les plus riches ! » (Charles Valy TUHO, Ambassadeur de la Côte d’Ivoire auprès de la CEE, « Relations Nord-Sud : les défis de la solidarité », in L’enseignement social chrétien. Les nouveaux défis, Actes du Colloque ‘‘Cent ans d’enseignement social chrétien (1891-1991)’’, Éditions Université de Fribourg, Suisse, 1992, p. 171- 182. 20 Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n.450 21 Référence est faite ici notamment à Jean-Paul II dans : Lettre apostolique Tertio millennio adveniente, 51: AAS 87 (1995) 36; Message pour la Journée Mondiale de la Paix 1998, 4: AAS 90 (1998) 151-152; Discours à la Conférence de l'Union Interparlementaire (30 novembre 1998): L'Osservatore Romano, éd. française, 8 décembre 1998, p. 6; Message pour la Journée Mondiale de la Paix 1999, 9: AAS 91 (1999) 383-384.

17

aucune responsabilité. La communauté internationale ne peut pas négliger une telle situation : tout en réaffirmant le principe que la dette contractée doit être remboursée, il faut trouver des voies pour ne pas compromettre le «droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès»22.

4- Identification des problèmes

a) Premier problème : Traitement épisodique et laconique de la question Comme nous venons de l'indiquer, la doctrine sociale récente officielle de l’Église a accordé très peu de place à la thématique de la dette extérieure des pays pauvres : il y a un écart de fait entre un problème aussi tragique et un enseignement aussi laconique qu’épisodique.

Cette posture signifierait-elle que la question est de moindre importance? Ou bien, devrait-on comprendre qu'elle fait partie de ce que le jésuite philosophe et théologien Jean-Yves Calvez a appelé Les silences de la doctrine sociale catholique ? Dans ce livre, Jean-Yves Calvez déplore l'absence de courage et d'audace de l'Église dans son enseignement social. Il indique notamment quatre questions sur lesquelles la doctrine sociale catholique doit rompre le silence : 1- le problème de l'emploi; 2- la financiarisation de l'économie; 3- la propriété du capital des entreprises; 4- les Droits de l'homme et la démocratie. On peut lire par exemple :

« Au sujet des opérations financières, on demeure pratiquement démuni de directives dans les divers documents, romains ou nationaux, de la doctrine sociale. C'est l'une de ses grandes carences - un de ses présents silences - auxquels il devient urgent de faire face. »23

Le Compendium affirme bien que, « tout en réaffirmant le principe que la dette contractée doit être remboursée, il faut trouver des voies pour ne pas compromettre le ''droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès'' ». Pourquoi ne pas indiquer clairement que l'effacement de la dette constitue l'unique voie pour que le droit fondamental des peuples à

22 Jean-Paul II, Encycl. Centesimus annus, 35: AAS 83 (1991) 838; cf. aussi Commission Pontificale «Justice et Paix», Au service de la communauté humaine: une approche éthique de l'endettement international, Typographie Polyglotte Vaticane, Cité du Vatican 1986. 23 Jean-Yves Calvez, Les silences de la doctrine sociale catholique, Éditions de l’Atelier, Paris, 1999, pp. 58-59.

18 leur subsistance et à leur progrès ne soit pas compromis? Un silence de complicité de la part du Compendium?

b) Deuxième problème : Le principe du remboursement de la dette

La position officielle récente de l’Église dans le Compendium de sa doctrine sociale admet et réaffirme « le principe que la dette contractée doit être remboursée »24. Une telle affirmation se fonde sur la pensée thomiste de la justice inspirée d’Aristote25. Chez Thomas d’Aquin, en effet, la notion de dette dérive de l’exigence fondamentale de la justice qui est d’établir entre les personnes une égalité (aequalitatis) dans la possession de ce qui est dû à chacun selon sa nature et sa condition26. Cette approche thomiste de la justice rejoint bien le sens du mot

« justice » qui, dans le langage commun, revient à « donner à chacun ce qui lui est dû - dare cuique suum » selon la célèbre expression d’Ulpianus, juriste romain du III siècle27. La justice consiste donc à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son

être, de son avoir et de son agir28.

Cette orientation thomiste adoptée par le Compendium de la doctrine sociale de l'Église se distancie de l’enseignement traditionnel biblique et patristique de l’Église sur l’usure et le prêt

à intérêt qui considère exclusivement la situation égalitaire naturelle des parties contractuelles29. La tradition biblique, par exemple, souligne fort bien les pratiques de l'Année sabbatique et de l'Année du jubilé qui consacrent la remise des dettes, sur la base de principes

24 Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n.450 25 Aristote conçoit la justice comme une vertu, c’est la vertu de la relation aux autres ; et comme toute vertu, elle est un juste milieu entre le défaut et l’excès. Il distingue la justice commutative (qui vise l’égalité dans les échanges) et la justice distributive, qui organise la répartition proportionnelle des avantages selon le mérite de chacun. Aujourd’hui, on parlerait de justice sociale qui vise à réduire les inégalités matérielles. 26 Cf. Somme Théologique, II-II, Q. 58, art. 11 27 Cf. le Message de Benoît XVI pour le Carême 2010, « La justice de Dieu s’est manifestée moyennant la foi au Christ ». 28 Cf. Benoît XVI, Caritas in Veritate, n. 6 29 Pamphile Akplogan, L’enseignement de l’Église catholique sur l’usure et le prêt à intérêt, Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de Maître es arts (M.A.) en Théologie, Université de Sherbrooke, Mai 2008. Le Mémoire a été publié sous le même titre à Paris, aux Éditions l’Harmattan, en novembre 2010.

19 clairs comme la destination universelle des biens, l'option préférentielle des pauvres, la justice distributive et la solidarité.

Dans ce sens, le Pape Jean-Paul II observe, dans la Bulle d’indiction du Grand Jubilé de l'An

2000, Incarnationis mysterium, et conformément à la pratique de l'Année du jubilé, que

«beaucoup de pays, spécialement les plus pauvres, sont opprimés par une dette qui a pris des proportions telles qu'elles rendent pratiquement impossible leur remboursement. Il est clair, par ailleurs, que l'on ne peut atteindre un progrès réel sans la collaboration effective entre les peuples de toute langue, race, nationalité et religion. Il faut éliminer les violences qui engendrent la domination des uns sur les autres : il y a là péché et injustice.»30. Dans sa lettre apostolique Tertio millennio adveniente, il va plus loin et se fait la voix de tous les pauvres du monde en invitant les instances décisionnelles, « dans l'esprit du Livre du Lévitique, à penser, entre autres, à une réduction importante, sinon à un effacement total, de la dette internationale qui pèse sur le destin de nombreuses nations. »31

Dans notre Mémoire de maîtrise en théologie32, nous avons montré que la dénonciation de l’usure comme pratique injuste et pécheresse, historiquement perçue dans un cadre de relations interpersonnelles, pourrait être élargie à un État, voire à un continent, notamment le continent africain dont le destin est intimement lié à un endettement écrasant. De fait, l’histoire et l’actualité de l’endettement des pays africains révèlent en soi une forme de

« violence du crédit abusif »33 où « des emprunteurs sont spoliés, des sujets entravés, et des

états affaiblis »34. Il se pose alors, au cœur même de la réalité de l'endettement, la question cruciale des fondements de la justice et de la charité dans les opérations de prêt et, par

30 Incarnationis mysterium, n. 12 31 Tertio millennio adveniente, n. 51 32 Cf. Pamphile Akplogan, Op. Cit. 33 Nous empruntons l’expression au sous-titre du livre de Jean-François Malherbe, La démocratie au risque de l’usure. L’éthique face à la violence du crédit abusif, Montréal, Liber, 2004. 34 La construction de ce membre de phrase suit la dynamique des titres des trois premiers chapitres du livre de Jean-François Malherbe.

20 conséquent, la question de la nature réelle du prêt35. Peut-on, et doit-on réaffirmer le principe du remboursement de la dette quand celle-ci a été contractée sur la base de prêts usuraires?

Sont ici en jeu la vulnérabilité et la précarité de vie des pays emprunteurs.

c) Troisième problème : La dette, une structure de péché.

L'anatomie et la gestion de la dette des pays africains, comme nous le verrons dans la deuxième partie, montrent que le contexte et les conditions des emprunts et des prêts reposent sur une sorte d'injustice structurelle entretenue par des gouvernements et des institutions

«avides de gain et d'une insatiable cupidité » 36, distribuant « en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer »37.

Le Pape Jean-Paul II, intrépide défenseur de la dignité et des droits des pauvres, déclare, dans sa lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, que « l'accomplissement du ministère de l'évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de la fonction prophétique de l'Église, comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices38 », dont le « système monétaire et financier mondial » qui « se caractérise par la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d'intérêt, au détriment de la balance des paiements et de la situation d'endettement des pays pauvres »39. Pour lui précisément, cette situation génère et renforce ce qu’il a appelé les structures de péché 40 et qu’il a explicité de la manière suivante : « Un monde divisé en blocs régis par des idéologies rigides, où dominent diverses formes d'impérialisme au lieu de

35 Voir : Pamphile Akplogan, Op. Cit., pp. 165-173. 36 Léon XIII, Rerum Novarum, n. 2, 2. 37 Pie XI, lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, n. 114. 38 Jean-Paul II, Encyclique Sollicitudo rei socialis, 41. 39 Ibid. 40 Voir Sollicitudo rei socialis, n. 36

21 l'interdépendance et de la solidarité, ne peut être qu'un monde soumis à des "structures de péché" ».41

Il faut noter que ce concept de structures de péché, sans impliquer une notion de faute collective ou impersonnelle42, signifie précisément le désordre que la faute originelle et l’accumulation des fautes historiques successives des hommes ont introduit dans toutes les institutions de la société, en empêchant leur fonctionnement harmonieux et leur orientation vers le bonheur des peuples et de l’humanité. Les lois, ou plutôt les opérations économiques n’échappent pas à cette situation : toute prétention à leur inclination spontanée en direction du bien commun est en réalité un leurre et il est inévitable que leur usage provoque des injustices et des désordres, engendrant ainsi des crises d’endettement.

Les prêts aux pays endettés peuvent alors, dans certaines circonstances, se transformer en structures de péché qui font en sorte que les individus sont atteints dans leur dignité profonde.

Ces structures de péché sont, entre autres : la corruption des systèmes par la perversion des personnes, l'absence de subsidiarité, la recherche du profit excessif.

II- HYPOTHÈSE

A partir de la problématique ainsi définie, nous formulons l'hypothèse que la dette des pays pauvres très endettés et la question de son effacement, en raison de son ampleur et de la gravité de ses conséquences sociales, sont un point important de la doctrine sociale de l'Église catholique. La tradition de l'Église qui a condamné la pratique de l'usure et le discours

41 Jean-Paul II, Sollicitude rei socialis, 36. Voir Gaudium et spes, 25, par. 3 : « … si les personnes humaines reçoivent beaucoup de la vie sociale pour l'accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Certes, les désordres, si souvent rencontrés dans l'ordre social, proviennent en partie des tensions existant au sein des structures économiques, politiques et sociales. Mais, plus radicalement, ils proviennent de l'orgueil et de l'égoïsme des hommes, qui pervertissent aussi le climat social. Là où l'ordre des choses a été vicié par les suites du péché, l'homme, déjà enclin au mal par naissance, éprouve de nouvelles incitations qui le poussent à pécher: sans efforts acharnés, sans l'aide de la grâce, il ne saurait les vaincre. » 42 « … on n'arrive pas facilement à comprendre en profondeur la réalité telle qu'elle apparaît à nos yeux sans désigner la racine des maux qui nous affectent. » : Jean-Paul II, Ibid.

22 ecclésial sur le développement des peuples soutiennent la thèse de l'effacement de la dette contrairement à la position du récent Compendium de la doctrine sociale de l'Église.

Cette hypothèse, que nous distinguons en deux sous-hypothèses (l'une positive, et l'autre négative), repose sur un fondement à la fois historique et théologique.

1- Du point de vue négatif

Historiquement, dans les Écritures et dans l'enseignement de l'Église catholique, il y a une condamnation à la fois de l'usure et des structures de péché auxquelles la dette peut s'apparenter.

En effet, l’usure, qui entraîne un niveau d'endettement excessif et écrasant, est une réalité sociale sévèrement mise à nu dans la tradition de l'Église, depuis les Écritures Saintes jusqu’à l'enseignement pontifical et magistériel actuel43. Tous les auteurs des différentes époques

(bibliques, patristiques, pontificaux et magistériels) l'ont dénoncée et l'ont condamnée comme un acte enclin d’inhumanité, un frein au développement réel des personnes et des sociétés. Ce qui est dénoncé et condamné, ce n’est pas l’intérêt sur le prêt, mais plutôt le taux d’intérêt excessif dont est chargé le prêt; autrement dit, les cas de prêts dont le paiement ou les modes de paiement ne permettent pas aux emprunteurs d’atteindre un niveau de vie viable, expression de la dignité humaine. On parle de taux usuraires, c’est-à-dire de taux qui plongent l’emprunteur dans un gouffre économique, et donc ne favorisent pas l’amélioration de sa situation : « Les pratiques usuraires usent – exténuent – non seulement les sujets sociaux mais la matrice même de leur subjectivation. C’est dire que les pratiques usuraires détruisent l’humain en tant que tel. C’est pourquoi il n’y a de démocratie vivante à mes yeux que combattant la pratique des taux usuraires. »44.

43 Voir : Pamphile Akplogan, Op. Cit. 44 Jean-François Malherbe, Op. Cit., p.90-91.

23

C'est une véritable dictature économique puisque, en définitive, « le prêt à intérêt n’est pas régi par une loi de la nature mais par le poids des habitudes culturelles »45 qui ne tiennent nécessairement pas compte de la situation d’indigence des individus et des peuples. C’est d’ailleurs ce que l’Église et beaucoup d’autres institutions non ecclésiales condamnent dans la dette des pays pauvres dits du tiers-monde à qui l’« on ne prête pas à moins de 17, voire 20 % du capital. »46 Dans un contexte de prêts usuraires, le pauvre n’est pas perçu dans sa dignité d'être humain dont les besoins fondamentaux se ramènent bien à ceux de tout être humain : se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner, s’instruire47.

Au regard donc de la tradition de l'Église, la problématique de la dette des pays pauvres devrait occuper une place capitale, et non épisodique et laconique, dans le développement de la doctrine sociale officielle de l’Église catholique.

2- Du point de vue positif

On relève aussi dans les Écritures et dans la tradition de l'Église des éléments qui militent en faveur d'une destination universelle des biens, et du fait que la solidarité entre les peuples n'est pas seulement un souhait facultatif, mais un impératif quasi catégorique. Cette destination universelle des biens et cette solidarité humaine sont bien illustrées par la double pratique de la remise des dettes à l'occasion de l'Année sabbatique (tous les sept ans) et de l'Année du jubilé (tous les cinquante ans). C'est là un indicateur qui militerait aussi en faveur de l'effacement de la dette des pays africains.

45 Jean-François Malherbe, Op. Cit., p. 15. 46 Cardinal Bernard AGRÉ, cité plus haut. 47 « Tout être humain a droit à la vie, à l'intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l'alimentation, le vêtement, l'habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. » (Jean XXIII, Pacem in terris, n. 11).

24

III- MÉTHODOLOGIE

1- La méthode traditionnelle de la doctrine sociale de l'Église : la trilogie

voir, juger, agir

Dans sa lettre encyclique Mater et Magistra, le Pape Jean XXIII, a mis en valeur la nécessité de la formation à la doctrine sociale de l'Église dont il définit la méthode en ces termes :

«Pour mettre en pratique les principes sociaux, on passe, en général par trois étapes : l’étude de la situation concrète ; l’examen sérieux de celle-ci à la lumière des principes ; enfin la détermination de ce qui peut ou doit être fait pour les appliquer suivant les circonstances de temps et de lieu. Ces trois étapes sont couramment exprimées en ces termes : voir, juger, agir.»48

Cette méthode a été élaborée par Joseph Cardijn. Prêtre, créé cardinal par Paul VI en 1965,

Joseph Cardijn a fondé, en 1925, la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), un mouvement de réflexion, de formation et d'action catholique militant pour une plus grande justice sociale, basée sur le respect de la dignité de chaque personne dans l’esprit du Christ, à la lumière de l’Évangile. La JOC s'est ainsi donné, dès sa création, un double objectif : évangéliser la classe ouvrière, et mettre en œuvre une société plus proche des valeurs évangéliques . Ce faisant,

Joseph Cardijn voulait aider les ouvriers à réfléchir à leur vie ouvrière, leurs conditions de travail notamment, et surtout à voir comment, ensemble, ils pouvaient remédier aux abus les plus évidents dans leur milieu.

A sa naissance, la JOC est essentiellement un mouvement apolitique de jeunes chrétiens; il devient rapidement une réalité internationale, fort lié plus tard au mouvement des prêtres- ouvriers dont beaucoup furent issus de la JOC.

La Communauté Internationale Cardijn, dont l'objectif est de publier en ligne des textes et documents relatifs à la vie du Cardinal Joseph Cardijn, écrit que c'est Joseph Cardijn qui avait

48 n. 226

25 suggéré au Pape Jean XXIII de publier une encyclique pour marquer le 70ème anniversaire de

Rerum Novarum. Dans sa réponse, le pape Jean XXIII aurait alors demandé à Cardijn de fournir un aperçu des questions qu’il conviendrait d’aborder ; ce que fit ce dernier en envoyant un mémorandum d'une vingtaine de pages au pontife romain. Quand parut l'encyclique Mater et Magistra un an plus tard, elle attribuait à la doctrine sociale de l'Église la méthode qui a été définie par Joseph Cardijn pour la JOC : voir, juger, agir49.

En octobre 1964, suite aux critiques de Pères conciliaires du projet antérieur du Schéma XIII, la Sous-Commission Centrale du Concile Vatican II responsable pour le Schéma XIII

(Gaudium et Spes) adopte la méthode voir, juger, agir pour la refonte du Schéma.

Commentant des années plus tard la méthode ainsi élaborée, la Congrégation romaine pour l'éducation catholique écrit :

Le voir est la perception et l'étude des problèmes réels et de leurs causes, dont l'analyse relève de la compétence des sciences humaines et sociales. Le juger est l'interprétation de la même réalité à la lumière des sources de la doctrine sociale qui déterminent le jugement prononcé sur les phénomènes sociaux et leurs implications éthiques. En cette phase intermédiaire se situe la fonction propre du Magistère de l'Église qui consiste précisément dans l'interprétation de la réalité du point de vue de la foi et dans la proposition "de ce qu'il a en propre: une conception globale de l'homme et de l'humanité". Il est clair que dans le voir et le juger de la réalité, l'Église n'est pas ni ne peut être neutre, car elle ne peut pas ne pas se conformer à l'échelle des valeurs énoncées dans l'Évangile. Si, par hypothèse, elle se conformait à d'autres échelles de valeurs, son enseignement ne serait pas celui qui est effectivement donné, mais se réduirait à une philosophie ou à une idéologie de partie. L'agir est ordonné à la réalisation des choix. Il requiert une vraie conversion, c'est-à-dire cette transformation intérieure qui est disponibilité, ouverture et transparence à la lumière purificatrice de Dieu50.

Dans son livre Construire la civilisation de l'Amour. Synthèse de la doctrine sociale de l'Église, Marc-Antoine Fontelle distingue cinq moments importants51 dans cette méthode :

1- La cause causante de la réalité : Pourquoi la question se pose-t-elle?

49 Voir : Communauté Internationale Cardijn, www.cardijn.fr (Consultation, le 23 juillet 2013). 50 Congrégation pour l'Éducation Catholique, Orientations pour l'étude et l'enseignement de la doctrine sociale de l'Église dans la formation sacerdotale, Rome 1988, n. 7. 51 Marc-Antoine Fontelle, Construire la civilisation de l'Amour. Synthèse de la doctrine sociale de l'Église, Éditions Téqui, 2008, 832 p. Voir spécifiquement le chapitre sixième intitulé : Développement et méthode de la D.S.E, p. 143 - 162.

26

A ce premier niveau, on définit la liste des questions et des objections, et on essaie de mettre en exergue les écueils qui émergent.

2- Le contenu de la réalité : Que constate-t-on dans la réalité?

On élabore ici d'abord un inventaire de faits actuels et anciens, et ensuite on hiérarchise les résultats obtenus. Quelques questions de base peuvent servir de guide dans cette opération :

Quoi?, Qui?, Pour qui?, Avec qui?, Comment?, Où?, Quand?, Pourquoi?

3- Les hypothèses et la problématique qui se dégagent de la réalité : Cette réalité met en relief une vérité importante. Laquelle?

A cette étape, on étudie les faits précédemment inventoriés, puis on tente d'énoncer les vérités et les principes qui s'y rapportent. On formule des hypothèses et on élabore une problématique. Le recours aux sciences humaines est important ici, donc l'interdisciplinarité.

4- Le discours de l'Église sur la réalité : Que nous dit l'Église?

On recherche à ce quatrième niveau l'enseignement de l'Église sur la réalité. On dégage cet enseignement de la triple tradition de l'Église : scripturale, patristique et magistérielle.

On confronte ensuite les résultats de la recherche avec les conclusions tirées précédemment dans le but d'éclairer le sujet, et ainsi aboutir à la conclusion que la doctrine sociale de l'Église ne contredit pas les faits observés mais en donne plutôt l'interprétation exacte, l'analyse ainsi que des directives d'action.

5- La réponse aux questions avec l'élaboration d'un plan d'action : On répond aux questions et objections posées au début, et on cherche les moyens à mettre en œuvre.

Après avoir bien réfléchi sur les moyens à mettre en œuvre, puis hiérarchisé soigneusement les objectifs, on définit un plan d'action.

Les grandes encycliques sociales - notamment Mater et Magistra de Jean XXIII, Populorum

Progressio de Paul VI, Sollicitudo rei socialis et Centesimus Annus de Jean-Paul II, et Caritas

27 in Veritate de Benoît XVI, suivent cette méthode trilogique traditionnelle, en présentant successivement dans leur développement :

1- un panorama du monde avec dénonciation des maux qui handicapent le

développement réel de la société dans sa grande diversité;

2- un rappel de quelques grands principes fortement présents dans les Saintes Écritures

(justice, solidarité, charité, vérité, etc.), pour la construction d’un développement

humain intégral;

3- un appel à l’engagement tant personnel que communautaire sur la scène internationale

pour l’établissement d’une société plus humaine et plus humanisante.

Paul VI, dans Populorum Progressio comme dans Octogesima adveniens52, écrit :

Dans le domaine social, l’Église a toujours voulu assurer une double fonction : éclairer les esprits pour les aider à découvrir la vérité et discerner la voie à suivre au milieu des doctrines diverses qui sollicitent le chrétien; entrer dans l’action et diffuser, avec un souci réel du service et de l’efficacité, les énergies de l’Évangile. […] Il ne suffit pas de rappeler des principes, d’affirmer des intentions, de souligner des injustices criantes et de proférer des dénonciations prophétiques : ces paroles n’auront de poids réel que si elles s’accompagnent pour chacun d’une prise de conscience plus vive de sa propre responsabilité et d’une action effective53.

Comme mentionné plus haut, le Pape Jean-Paul II a déclaré, dans Sollicitudo rei socialis, que

« l'accomplissement du ministère de l'évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de la fonction prophétique de l'Église, comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices54 », dont le « système monétaire et financier mondial » qui « se caractérise par la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d'intérêt, au détriment de la balance des paiements et de la situation d'endettement des pays pauvres »55. Mais, « il convient de souligner que l'annonce est toujours plus importante que la dénonciation, et celle-ci ne peut

52 Lettre apostolique à Monsieur le Cardinal Maurice Roy, Président du Conseil des Laïcs et de la Commission pontificale « Justice et Paix », à l’occasion du 80ème anniversaire de l’Encyclique Rerum Novarum, 14 mai 1971. 53 Paul VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens, 48 54 Jean-Paul II, Encyclique Sollicitudo rei socialis, 41.42 55 Ibid.

28 faire abstraction de celle-là qui lui donne son véritable fondement et la force de la motivation la plus haute. (…) L'intérêt actif pour les pauvres – qui sont, selon la formule si expressive, les « pauvres du Seigneur » – doit se traduire, à tous les niveaux, en actes concrets afin de parvenir avec fermeté à une série de réformes nécessaires. »56

Commentant sa propre lettre encyclique Caritas in Veritate, Benoît XVI remarque :

L'amour dans la vérité est donc la principale force dynamique pour le développement véritable de chaque personne et de l'humanité tout entière. C'est pourquoi, toute la doctrine sociale de l'Église tourne autour du principe « caritas in veritate ». Ce n'est qu'avec l'amour, illuminé par la raison et par la foi, qu'il est possible d'atteindre des objectifs de développement dotés de valeur humaine et humanisante. L'amour dans la vérité « est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l'Église, un principe qui prend une forme opératoire par des critères d'orientation de l'action morale » (n.6). L'encyclique rappelle dès l'introduction deux critères fondamentaux : la justice et le bien commun. La justice est une partie intégrante de cet amour « par des actes et en vérité » (1 Jn 3, 18), auquel l'apôtre Jean exhorte (cf. n. 6). Et « aimer quelqu'un c'est vouloir son bien et mettre tout en œuvre pour cela. A côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société... On aime d'autant plus efficacement le prochain que l'on travaille davantage en faveur » du bien commun. Il existe donc deux critères d'action, la justice et le bien commun ; grâce à ce dernier la charité acquiert une dimension sociale. Tout chrétien - dit l'encyclique - est appelé à vivre cette charité, et elle ajoute : « C'est là la voie institutionnelle... de la charité » (cf. n. 7)57.

Au total, dans l’une et l’autre des affirmations des différents pontifes romains, nous pouvons bien percevoir l’architecture tripartite caractéristique de l'Action Catholique, et empruntée par la doctrine sociale de l’Église.

Nous adopterons cette méthode que nous dénommons le CAA (le Constat, l’Analyse et l’Action), mais en l'incorporant à l'approche de la théologie de la corrélation.

56 Ibid. 57 Benoît XVI, Catéchèse du mercredi 8 juillet 2009, publiée sur www.zenit.org

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2- La méthode de la théologie de corrélation

C'est chez Paul Tillich, philosophe et théologien chrétien, que nous trouvons la plus belle expression de la méthode de corrélation en théologie, alors qu'il cherche à mettre en rapport la foi et la culture, la religion et la civilisation58.

Pour lui, en effet, « la culture est la forme de la religion, et la religion est la substance de la culture »59. Il attribue ainsi au théologien la charge fondamentale de concilier la culture et le message chrétien. Pour ce faire, et selon André Gounelle, Tillich souligne « très souvent qu'une réflexion théologique authentique a forcément un caractère existentiel. Elle naît et se nourrit de l'engagement personnel du théologien. Elle suppose la foi et ne peut pas se faire en dehors d'une attitude croyante. ''Le théologien, écrit Tillich, n'est pas détaché de son objet, mais pris en lui''. Il ne peut pas avoir la neutralité ou l'indifférence qu'on rencontre dans d'autres domaines. »60 Il doit donc y avoir une connexion profonde (corrélation) entre l'expérience concrète du théologien chrétien inséré dans une culture et les données ou contenus de la foi.

Ainsi, selon Tillich, « la théologie chrétienne a pour tâche de mettre en corrélation ou en correspondance deux pôles : d'une part la Révélation divine, d'autre part la situation humaine.

58 Voir Sié-Daniel Kambou, « De la corrélation aux théologies contextuelles. Repères pour une théologie pratique », publié sur : http://tondjol.files.wordpress.com/2011/09/dc3a9marche-dune-approche-thc3a9ologique.pdf (Consultation, le 25 juillet 2013). 59 Cité par Gérard Siegwalt, dans « La théologie de la culture de Paul Tillich », Revues des sciences religieuses, 83, n. 4, 2009. Reproduit sur : http://www.premiumorange.com/theologie.protestante/gerardsiegwalt/pdf/2009%20tex%20theol%20culture%20 tillich.pdf (Consultation, le 25 juillet 2013). 60 André Gounelle est professeur émérite de la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier dont il fut Doyen pendant 6 ans. Membre et ancien président de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier, membre et ancien président de l’Association Libérale Évangile et Liberté, Docteur d’État de l’Université de Strasbourg, docteur honoris causa de l’Université de Lausanne et de l’Université Laval à Québec, il a particulièrement travaillé l’histoire de la théologie protestante et s’est spécialisé dans les théologies nord-américaines de la seconde moitié du vingtième siècle (théologies dites de la mort de Dieu, théologie du Process et, tout particulièrement, la pensée du philosophe et théologien germano-américain Paul Tillich dont il codirige l’édition des œuvres en traduction française). Il a publié une vingtaine de livres et environ 800 articles qui s'inscrivent dans la ligne théologique du protestantisme libéral. Voir : www.andregounelle.fr (Consultation, le 25 juillet 2013).

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Elle se caractérise par une double référence, une double attention, une double dépendance.

Elle se présente comme une ellipse à deux foyers. »61

En somme, et selon les termes mêmes de Tillich dans sa Théologie systématique, « la méthode de corrélation explique les contenus de la foi chrétienne en mettant en interdépendance mutuelle les questions existentielles et les réponses théologiques »62. Comme l'a résumé Marc

Dumas, « la corrélation repose sur l'articulation entre un message chrétien immuable, mais transformable pour la situation existentielle »63.

On peut évoquer ici les conseils de Marcel Neusch aux jeunes théologiens et théologiennes qui veulent donner sens à l’acte théologique aujourd’hui :

Karl Barth disait que le théologien doit avoir dans une main la Bible et dans l’autre le journal. Mon conseil, c’est donc de lire les deux ! Il n’y a pas de théologie qui ne soit en situation, ou comme on dit aujourd’hui, qui ne soit contextualisée64. Un théologien doit donc s’enraciner dans la tradition, avec une bonne connaissance de l’Écriture et des grandes théologies du passé. On ne peut faire un authentique travail de renouveau sans s’appuyer sur les anciens. Si nous voulons devenir des inventeurs, il faut commencer par être des héritiers. La tradition peut paralyser, mais elle est d’abord un héritage, riche de l’expérience de ceux qui nous ont précédés. Mais si l’on veut transmettre cet héritage aux hommes d’aujourd’hui, il faut aussi avoir une bonne connaissance de ce qu’ils sont et de ce qui les fait vivre. J’ajoute que la référence à la tradition n’est pas à confondre avec le traditionalisme. Jaroslav Pelikan, qui a écrit une somme sur la tradition chrétienne, disait : "La tradition est la foi vivante des morts; le traditionalisme est la foi morte des vivants".

Cette approche est particulièrement applicable à la doctrine sociale de l'Église qui s'adresse spécifiquement à des problèmes concrets de notre temps qu'elle relit à la lumière de la tradition. Autrement dit, parce qu'elle cherche à établir une corrélation entre les questions

61 André Gounelle, « La théologie selon Tillich », et « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Tillich », sur : andregounelle.fr (Consultation, le 25 juillet 2013). 62 Marc Dumas, « Corrélations d'expériences? », Laval théologique et philosophique, 60, 2 (juin 2004), p. 326 63 Cité dans Marc Dumas, Op. Cit., p. 322. 64 « La foi chrétienne n’existe pas détachée du contexte ou de la culture dans laquelle vivent les chrétiens, mais elle y est imbriquée » (Lieven Boeve, La définition la plus courte de la religion : interruption, p. 15). La pertinence du théologien et de la théologienne réside alors dans sa capacité « à réfléchir aux multiples expériences religieuses vécues la plupart du temps [par des hommes et des femmes] en rupture avec les balises institutionnelles et traditionnelles » (Marc Dumas, L’expérience en théologie ou la théologie en expérience, p. 189).

31 sous-jacentes à des situations réelles et les réponses implicites du message chrétien; parce qu'elle est transversale et interdisciplinaire, du fait qu'elle met en dialogue des textes de diverses époques et qu'elle recours aux sciences humaines, la doctrine sociale de l'Église s'inscrit d'emblée dans une démarche de corrélation. Ceci lui permet d'éviter l'esprit de clocher dans lequel évoluent généralement la théologie apologétique et la théologie kérygmatique.

Car, précisément, la méthode de corrélation ne tire pas les réponses des questions comme le fait une théologie apologétique qui veut se suffire à elle-même, et elle n'élabore pas des réponses sans les relier aux questions comme le fait une théologie kérygmatique qui se veut elle aussi auto-suffisante65.

Vue de près donc, la méthode de corrélation semble bien arrimer avec la méthode traditionnelle de la doctrine sociale de l'Église (voir, juger, agir) qui, comme l'affirme le document final d'Aparecida, « nous permet d’articuler, de manière systématique, la perspective croyante de voir la réalité ; d’intégrer des critères qui proviennent de la foi et de la raison pour mieux la comprendre et la valoriser avec une attitude critique ; et en conséquence, la projection de l’agir comme disciples missionnaires de Jésus-Christ. »66

En combinant la méthode traditionnelle de la doctrine sociale de l'Église et la méthode de corrélation dans notre recherche, nous voulons mieux percevoir les mouvements de continuité et de discontinuité dans les différents discours ecclésiaux et extra-ecclésiaux sur la dette, nous libérant par le fait même d'une interprétation purement scolastique des témoins de la tradition.

Concrètement, il ne s’agit pas ici de faire une thèse à partir de la démarche tillichienne, mais d’approfondir théologiquement la méthodologie propre à la doctrine sociale de l'Église à partir de la théologie de la corrélation.

65 Voir Olivier Abel, « La corrélation religion-culture dans la théorie du symbole chez P. Tillich », Religion et culture (Actes du Colloque du centenaire P. Tillich Québec 1986), Québec: Le Cerf et Les presses de l'Université Laval Oct.1987, p.141-157. Publié sur : http://olivierabel.fr/anthropologie-philosophique/correlation-religion- culture-dans-la-theorie-du-symbole-paul-tillich.php (Consultation, le 25 juillet 2013). 66 Voir : Ve CONFÉRENCE GÉNÉRALE DE L’ÉPISCOPAT LATINO-AMÉRICAIN ET DES CARAÏBES, Disciples et missionnaires de Jésus-Christ pour que nos peuples aient la vie en Lui. «Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie” (Jn 16,4), Document Final, Aparecida, 13-31 mai 2007, n. 19.

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Pour ce faire, nous adopterons une triple démarche :

- D'abord, nous chercherons à bien comprendre ce qui s'est passé pour que les pays pauvres, pays africains en l'occurrence, n'ont pas été capables de rembourser leur dette, et pourquoi on en est arrivé à envisager la solution de l'effacement de leur dette comme une condition majeure de leur développement.

- Ensuite, nous nous appliquerons à analyser ce qui s'est passé en utilisant les sources d'inspiration de la doctrine sociale de l'Église (L'Écriture, la Tradition et le Magistère) qui se concentrent dans l'Évangile.

- Enfin, nous proposerons un corpus conceptuel susceptible d'entraîner les différents acteurs de la question dans un mouvement de conversion à une solidarité fraternelle sans frontière et sans conditions.

Tout ceci nous conduira, d’une part, à identifier les éléments convergents dans les données de notre recherche, et, d’autre part, à les lier afin de proposer un cadre théorique pour l’élaboration d’une doctrine sociale officielle de l’Église catholique sur l’effacement de la dette.

Ainsi, nous commencerons, dans une première partie, par situer le cadre théorique et de notre recherche et l'état de la question en présence. Un premier chapitre nous permettra de définir ce qu'est la doctrine sociale de l'Église : ses fondements ou sources, sa spécificité, son objet. Un deuxième chapitre nous conduira à présenter une recension du discours de l'Église sur le sujet qui nous préoccupe ici : l'effacement de la dette des pays africains.

Nous regarderons, dans une deuxième partie, les origines de la question : qu’est-ce qui a conduit à la situation d’incapacité des pays débiteurs à pouvoir rembourser leur dette? Les prêts consentis par les créanciers étaient-ils de nature à permettre aux pays africains d’accéder

à un niveau minimal de développement? En amont et en aval, nous présenterons l’architecture de la dette, les organisations internationales impliquées dans sa gestion, les différentes

33 politiques et mesures de renégociation et d’allègement pour le remboursement de la dette, les nouvelles initiatives en faveur des pays pauvres très endettés (Initiative PPTE), ainsi que les initiatives d’allègement de la dette multilatérale (IADM). Quelles sont les évolutions capitales des anciens programmes par rapport aux initiatives nouvelles? Quelles incohérences?

Pourquoi ces programmes d'aide ont-ils été dysfonctionnels dans la plupart des pays où ils ont

été appliqués? Portaient-ils intrinsèquement la marque de dysfonctionnement et d'incohérence? Ont-ils donné des résultats satisfaisants dans certains pays? Si oui, pourquoi?

Dans une troisième partie, nous montrerons la dette comme un produit de structures dysfonctionnelles que Jean-Paul II qualifie de structures de péché. Nous procéderons à la présentation du concept de structures de péché et à son analyse dans la pensée et dans l’enseignement pontifical de Jean-Paul II qui en a la paternité théologique. En amont, nous ferons l'inventaire de ce qui, dans la littérature conciliaire et magistérielle, a constitué la trame de fond pour le surgissement du concept, et en aval nous en donnerons le déploiement dans deux dicastères romains et dans les églises locales.

Dans une quatrième partie, nous présenterons d'une part la tradition de l'Église sur l'usure dénoncée comme une plaie sociale qui fragilisait les plus pauvres et les plus démunis de la société. L'usure, telle qu'elle était pratiquée et fustigée, peut être qualifiée de structure de péché. Nous verrons alors qu'on peut établir une correspondance entre l'enseignement traditionnel de l'Église sur l'usure et la pensée de Jean-Paul II sur les structures de péché.

D'autre part, nous présenterons la pensée de l'Église sur l'économie d'une part, et le développement équitable de tous les peuples, d'autre part. Quelques principes directeurs de la doctrine sociale de l’Église seront mis en valeur ici : le bien commun et la destination universelle des biens, l’option préférentielle des pauvres, la solidarité et la responsabilité, la participation et la subsidiarité. Nous soulignerons alors, à l'opposé du Compendium de la doctrine sociale de l'Église, qu'on ne peut pas « réaffirmer "catégoriquement" le principe que

34 la dette contractée doit être remboursée ». Autrement dit, les contextes et les conditions de prêts et d'emprunts doivent conduire à affirmer qu'il faut que la dette soit effacée pour permettre le développement des pays africains. Car, « une annulation pure et simple de la totalité de la dette extérieure des peuples du tiers-monde n'aurait sur l'économie des États industriels et sur le bien-être de leurs habitants pratiquement aucune influence. Les riches resteraient très riches, mais les pauvres deviendraient un peu moins pauvres. »67

IV- LIMITES DE LA RECHERCHE

La question de la dette des pays dits du tiers-monde en général, et des pays africains en particulier, fait encore la une d’une majorité d’institutions étatiques et d’organismes non gouvernementaux. La question en soi est d’abord et avant tout une question d’humanité : elle concerne l’évaluation des pratiques de domination de l’homme par l’homme, l’homme situé dans un environnement social, économique, politique, juridique. Comme telle, elle est une question éthique qui appelle à questionner, dans le système bancaire global, les mécanismes et les contraintes ou lois auxquels obéissent les mouvements de capitaux et de monnaies68.

C’est aussi une question liée au développement des pays, mais à partir de la lecture que l’Église catholique fait du développement. Situé dans la vision chrétienne catholique, « le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c'est-à-dire promouvoir tout homme et tout l'homme. Comme l'a fort justement souligné un éminent expert : "Nous n'acceptons pas de séparer l'économique de l'humain, le développement des civilisations où il s'inscrit. Ce qui compte pour nous, c'est l'homme, chaque homme, chaque groupement d'hommes, jusqu'à l'humanité tout entière" »69.

En d’autres termes, les états et toutes les institutions financières, morales, politiques,

67 Jean Ziegler, L'empire de la honte, Fayard, 2005, p. 105. 68 Voir Commission pontificale « Justice et Paix », Au service de la communauté humaine. Une approche éthique de l’endettement international, Cerf, Paris, 1987, p. 10. 69 Paul VI, Lettre encyclique Populorum progressio, du 26 mars 1967, n. 14

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économiques et sociales doivent chercher ensemble comment mettre capitaux et monnaies au service de l’homme, de tous les hommes en vue d’un développement solidaire de l’humanité70.

Ceci montre assez clairement, et comme défini plus haut, que notre travail, essentiellement théologique71, voudrait proposer, à partir de données de la science économique et de la tradition biblique, des grilles éthiques permettant de reconstruire les relations internationales suivant des perspectives notamment de justice et de vérité, dans la solidarité, la subsidiarité et la participation.

Nous tenons à préciser que notre objectif n’est pas de constituer une tribune de procès où l’Occident, pays et institutions financières confondus, est souvent perçu comme "gourou financier", et l’Afrique comme une victime dépouillée. On a souvent vite fait de faire porter par l’Occident la responsabilité historique des problèmes de l’Afrique, ou de rendre entièrement l’Afrique seule responsable de son mal ou de son sous-développement; ce qui plonge les tenants de ces deux positions dans la haine de l’Occident72 ou dans un afro- pessimisme obscur et parfois incohérent. Comme l'a dit Frantz Fanon, co-fondateur du courant de pensée tiers-mondiste : « Celui qui adore les Nègres est aussi "malade" que celui qui les exècre… Inversement, le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc »73. L’incapacité de remboursement de la dette écrasante des pays africains relève autant de la responsabilité des débiteurs que de la vulnérabilité structurelle des programmes ou plans d'aide mis en place par les créanciers pour la gestion de la dette.

Par ailleurs, nous concentrons notre recherche dans le temps situé entre le ministère pétrinien de Paul VI et celui de Benoît XVI. C'est en effet à partir du Pape Paul VI, élu pendant le

70 Commission pontificale « Justice et Paix », Ibid. 71 Il s’agit ici de la théologie dans ses différents embranchements biblique, social, économique et politique. Cette théologie a pour préoccupation majeure de restaurer l’image et la vocation de l’homme exploité et défiguré. 72 Jean Ziegler. 73 Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs, cité dans Alphonse QUENUM, Op. Cit., p. 5

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Concile Vatican II que l'Église a commencé vraiment à porter une attention spécifique aux questions touchant les pays dits du tiers monde. Le magistère pontifical du Pape François commence au moment où nous rendons les résultats de notre étude.

V- PRÉSENTATION DES SOURCES

Nous sommes redevable de plusieurs sources pour la réalisation des travaux de notre recherche. Nous pouvons classer ces sources en deux grandes catégories, au croisement de deux grandes disciplines architecturales de la doctrine sociale de l'Église : la théologie et l'économie.

1- Sur le plan de la théologie

Nos sources, au plan théologique, sont un assemblage de branches tripolaires constituées par l'Écriture, la Tradition et le Magistère.

a) L'Écriture

L'Écriture, ou la Bible, est la source première à laquelle puise la doctrine sociale de l'Église.

Nous en faisons, par conséquent, la matrice de nos sources. Nous en utilisons spécifiquement la version de la Bible de Jérusalem (BJ).

b) La Tradition

Nous entendons par tradition un ensemble de coutumes, d'habitudes, de pratiques qui sont mémorisées et se transmettent d'une génération à l'autre. Dans l'Église catholique, la Tradition est plus qu'une transmission intellectuelle. Elle s'appuie sur la Parole de Dieu confiée par le

Christ et par l'Esprit Saint aux apôtres qui la transmettent à leurs successeurs pour qu'ils la gardent vivante et la répandent avec fidélité. Cette tradition englobe les Pères de l'Église et les

Conciles.

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Les Pères de l'Église sont des personnalités des huit premiers siècles dont les écrits et la vie ont influé sur le développement de la doctrine chrétienne. Leurs œuvres font autorité en matière de foi et sont reconnues par l’Église. L'étude ou la connaissance des Pères de l'Église et de leurs écrits s'appelle la patristique. Saint Thomas d'Aquin est considéré habituellement comme un Père de l'Église, même s'il ne répond pas au critère de temporalité.

Le mot concile signifie Convocation, réunion, assemblée. Dans l'Église romaine, il désigne la réunion de l'ensemble des évêques unis à Rome et régulièrement convoqués. Un concile peut

être œcuménique, c'est-à-dire universel quand il réunit la totalité des évêques (c'était le cas des conciles d'avant le schisme d'Orient); il peut aussi être général quand il réunit l'ensemble des évêques catholiques du monde (c'est le cas du concile Vatican II bien qu'on ait pris l'habitude de l'appeler "œcuménique"); enfin, il peut être national ou provincial.

c) Le Magistère

Du latin magister, maître, c'est le terme théologique qui désigne la tâche d'enseignement des

évêques et du pape selon la mission confiée par le Christ aux apôtres. Dans l'Église catholique, on distingue deux types de magistère : le magistère ordinaire qui porte sur l'enseignement courant, et l'extraordinaire qui porte sur les définitions dogmatiques.

Rentrent dans la catégorie des textes magistériels :

- les actes pontificaux comme les encycliques, les exhortations apostoliques, les lettres apostoliques, les audiences générales ou catéchèses, les constitutions apostoliques, les messages pontificaux, les discours pontificaux, les homélies pontificaux;

- les textes des dicastères romains comme ceux des Conseils Pontificaux Justice et Paix et Cor Unum;

- les textes des différentes conférences épiscopales, et ceux des évêques.

Nous puisons à chacune de ces sources. Nous nous concentrons surtout sur des textes des derniers Papes (notamment de Paul VI à Benoît XVI), hormis le Pape François.

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A côté du magistère des pontifes romains et de celui des évêques, nous avons le magistère des théologiens auquel nous recourons aussi. Entre autres théologiens pertinents pour notre travail, nous tenons à mentionner quelques-uns dont les noms et les travaux ont marqué la théologie catholique, et plus spécifiquement la doctrine sociale de l'Église :

- Jean-Yves Calvez :

Jésuite, philosophe et théologien, Jean-Yves Calvez était spécialiste du marxisme et de la doctrine sociale de l'Église. Il a étudié et promu une praxis de la doctrine sociale de l'Église qui soit moins euro-centriste et plus tournée vers les graves problèmes de sous-développement qui accompagnèrent la vague de décolonisations bâclées des années 1960. Professeur de philosophie et sciences sociales à la faculté jésuite de philosophie à Chantilly (France), directeur du centre d’Action populaire (aujourd'hui le CERAS, Centre de Recherche et d'Action Sociales), il a participé en 1962, au moment de l'accession de nombreuses sociétés africaines à l'indépendance politique, à la fondation du centre d’études socio-économiques

INADES (Institut Africain pour le développement économique et social) d’Abidjan, en

Afrique. Grand voyageur, particulièrement en Amérique Latine, il fut proche des théologiens de la libération avec lesquels il gardera toute sa vie de fort liens d’estime et d’amitié.

Au total, il a suivi et participé à près de soixante ans de débats et de réflexions dans l'Église et dans la société. Auteur prolifique, nous retenons de lui pour ce qui nous concerne un ouvrage majeur : Les silences de la doctrine sociale catholique.

- René Coste :

René Coste, prêtre de Saint-Sulpice, est professeur honoraire à la faculté de théologie de l'Institut catholique de Toulouse, ancien président de Pax Christi-France et ancien consulteur du Conseil pontifical « Justice et Paix » et du Conseil pontifical pour le dialogue avec les non- croyants. Tout en restant actif dans le dialogue œcuménique et le dialogue interreligieux pour

39 la promotion de la paix, de la justice et la sauvegarde de la Création, il poursuit des recherches fondamentales en théologie systématique. Il est docteur honoris causa de la Faculté de théologie et d'étude religieuse de l'Université de Sherbrooke.

Nous retenons surtout de lui : Les fondements théologiques de l'Évangile social. La pertinence de la théologie contemporaine pour l'éthique sociale; Les dimensions sociales de la foi. Pour une théologie sociale; Théologie de la paix.

- Michel Schooyans

Professeur émérite de l'Université de Louvain-la-Neuve (Belgique) où il a enseigné vingt-cinq ans la philosophie politique, Michel Schooyans est membre de l'Académie pontificale des

Sciences sociales, consulteur du Conseil pontifical pour la famille, auteur de nombreux ouvrages d'une portée internationale. Il porte une attention particulière sur la démographie, la globalisation de l'économie, le libéralisme dont il dénonce la "dérive totalitaire". On le voit très critique de l'ONU dans son livre La face cachée de l'ONU (publié en 2000) qui lui a valu d'ailleurs les félicitations de la reine Fabiola, de Jacques Chirac, de Jean-Pierre Chevènement, et de Kofi Annan. En effet, créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la mission de promouvoir les droits de l'homme et de les faire respecter, Michel Schooyans pense que l'ONU s'est éloignée de sa référence fondatrice, qui l'appelait à édifier de nouvelles relations internationales. Fortement influencée par la pensée anglo-saxonne, l'Institution a tendance à considérer les droits de l'homme comme le produit de conventions qui, une fois ratifiées, acquièrent force de loi. Ici, la recherche de la vérité n'a pas sa place. Le mot consensus est le nouveau talisman, la source du droit; c'est lui qui définit le "politiquement correct". On le voit encore devant l'inertie scandaleuse de l'Organisation à agir pour faire triompher le droit dans les nombreux cas de conflits et de famine dans le monde. C'est pour cela que Michel Schooyans pense que pour apporter une parole d'espérance aux oubliés de la

40 terre, et pour relever les défis du monde moderne l'enseignement social de l'Église (publié en

2004) constitue une avenue certaine.

2- Sur le plan de l'économie

Ici, nous avons surtout privilégié deux groupes d'économistes : d'une part des chercheurs, et d'autre part des professionnels avec une renommée internationale et une expérience de carrière dans des institutions financières internationales, ou à l'ONU. Ils sont critiques de la politique monétaire mondiale, et leurs travaux ou écrits font l'objet d'une large réception planétaire, et même dans les milieux ecclésiaux parce qu'ils témoignent des mêmes préoccupations que l'Église.

- Jean Ziegler

Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation pendant huit ans (2000-

2008), vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l'homme de l'ONU, professeur émérite de sociologie à l'Université de Genève, Jean Ziegler est l'auteur de plusieurs livres74 sur la mondialisation et sur ce qu'il considère être des crimes commis au nom de la finance mondiale et du capitalisme, condamnant en particulier le rôle de la Suisse.

Il s'oppose à la théorie libérale du ruissellement75, qui justifie l'existence des riches par leur

74 On peut retenir ici son livre L'empire de la honte où il fustige le décalage entre le constat désastreux de l'état du monde, et ce qu'il appelle le ''besoin universel d'une injustice exigible''. Face à la mondialisation capitaliste, Jean Ziegler invite à oser ce que Kant a appelé, à propos de la Révolution française de 1789, « la rupture des temps ». 75 La théorie du ruissellement (en anglais : trickle down economics) est une théorie économique d'inspiration libérale selon laquelle, sauf destruction ou thésaurisation (accumulation de monnaie), les revenus des individus les plus riches sont en définitive réinjectés dans l'économie, soit par le biais de leur consommation, soit par celui de l' investissement (notamment via l'épargne), contribuant ainsi, directement ou indirectement, à l'activité économique générale et à l'emploi dans le reste de la société. Cette théorie est notamment avancée pour défendre l'idée que les réductions d'impôt y compris pour les hauts revenus ont un effet bénéfique pour l'économie globale. L'image utilisée est celle des cours d'eau qui ne s'accumulent pas au sommet d'une montagne mais ruissellent vers la base. Jean Ziegler soutient que la théorie du ruissellement est erronée car elle est basée sur l'idée que l'accumulation de l'argent par les individus les plus riches se fait dans l'objectif d'être utilisé pour répondre à des besoins matériels alors que selon lui, passé un certain niveau de revenus, l'argent devient plutôt un moyen de pouvoir. Pour Ziegler, et d'autres critiques de cette théorie, cet argument a été utilisé pour justifier les politiques libérales prônées notamment par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans la décennie 1980, caractérisée par une diminution radicale de l'impôt, notamment pour les revenus les plus élevés. Selon ces critiques, cette politique a entraîné une déréglementation de l'économie, assortie de déficits budgétaires abyssaux

41 rôle dans la redistribution des richesses (par leur consommation et leurs besoins supérieurs, ils créent des débouchés et de l'emploi). Il critique fortement l'action du FMI, qui conditionne ses aides financières à des plans d'ajustements structurels, qui suppose notamment la privatisation des services publics, conduisant souvent, selon lui, à leur dégradation avec des conséquences tragiques pour la santé et l'alimentation pour les pays les plus pauvres. Il rejoint sur ce point

Joseph Stiglitz qu'il qualifie néanmoins de « déserteur qui s'attaque à son ancien patron ».

Enfin, il accuse les États-Unis (« l'empire américain contre la démocratie planétaire ») d'être le bras armé des multinationales. Il insiste sur la spécificité de leur politique étrangère, et leur refus de nombreuses conventions internationales (contre les mines antipersonnel, contre la sanction judiciaire des crimes de guerre - Convention de Rome, 1998, contre le concept de droits économiques, sociaux et culturels - Conférence de Vienne, 1993).

- Joseph Stiglitz

Économiste américain, universitaire et chercheur prolifique, prix Nobel d'économie 2001, représentant célèbre du courant néokeynésien, économiste en chef et vice-président de la

Banque mondiale entre 1997 et 200076, conseiller économique à la Maison-Blanche auprès de

Bill Clinton, Joseph Stiglitz est l'un des économistes les plus influents et les plus écoutés du monde. Critique perspicace du fanatisme du marché et de la financiarisation de l'économie77, il est l'auteur de nombreux ouvrages à succès, dont notamment : La grande désillusion (2002),

Quand le capitalisme perd la tête (2003), Un autre monde est possible. Contre le fanatisme du marché (2006), Le triomphe de la cupidité (2010). Il est aussi Président de la

« Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social » dont les ou de démantèlement des services publics qui ont été à la source de la paupérisation croissante des couches inférieures des sociétés occidentales. 76 Joseph Stiglitz a démissionné de la Banque mondiale en critiquant ce qu'il appelait les fondamentalistes du marchés, et en en dénonçant le rôle auprès des pays les plus pauvres. Il fustige du coup le Consensus de Washington, discours commun au FMI et à la Banque mondiale, qui consiste à soutenir que la libéralisation financière permet le développement du marché des capitaux et, par suite, la croissance dans les pays en développement. 77 Voir, entre autres interviews : Joseph Stiglitz : « Le FMI répond aux intérêts de Wall Street », Le Figaro, www.lefigaro.fr, lundi 19 août 2002 (Consultation, le 17 février 2011).

42 résultats des travaux ont été rendus publics le 14 septembre 2009, puis publiés sous le titre Le rapport Stiglitz. Pour une vraie réforme du système monétaire et financier international

(2010).

3- Autres sources

- Le Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM)

Fondé en Belgique le 15 mars 1990, le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde

(CADTM) est un réseau international constitué de membres et de comités locaux basés en

Europe, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Ses objectifs primordiaux, selon les statuts de l'Association, sont : d'une part, Proposer une analyse approfondie des origines et des conséquences de la dette de la Périphérie et des possibilités techniques et politiques de son annulation ; d'autre part, élaborer des alternatives de financement du développement humain et de transformation radicale de l’architecture institutionnelle et financière internationale, de manière à promouvoir la satisfaction universelle des besoins, des libertés et des droits humains fondamentaux. Il agit en coordination avec d’autres organisations et mouvements luttant dans la même perspective (Jubilé Sud et d’autres campagnes agissant pour l’annulation de la dette et l’abandon des politiques d’ajustement structurel).

- Jubilé Sud

Jubilé Sud est un réseau pluraliste de mouvements sociaux, organisations populaires, groupes religieuses et campagnes sur la dette dans plus de 50 pays en Afrique, Amérique latine et les

Caraïbes, et l'Asie et le Pacifique. Fondée en 1999, il s'inscrit dans le cadre de la lutte globale des peuples vers un autre monde, surpassant le capitalisme et l'impérialisme. Sa contribution spéciale est de donner voix et force vers le Sud dans la lutte contre la domination de la dette.

Son action est fondée sur la reconnaissance que la dette réclamée au Sud, est illégitime et que

43 le Nord doit au peuple du Sud une énorme dette historique, sociale, économique et

écologique.

- Campagne Jubilé 2000

Impulsée à partir de la Grande-Bretagne, la campagne Jubilé 200078 entend créer un vaste mouvement d'opinion en faveur d'une annulation en l'an 2000 de toutes les dettes des pays pauvres très endettés. Dès novembre 1998, elle fédère trente-huit campagnes nationales et douze organisations internationales autour d'un texte qui prône l'émergence d'une médiation ouverte et indépendante pour annuler les dettes.

Nous notifions deux autres sources : le CCFD79 (Comité Contre la Faim et pour le

Développement); RITIMO80 (Réseau d’Information Tiers Monde des centres de documentation pour le développement), DETTE ODIEUSE81.

78 Voir : www.jubilee2000uk.org 79 Voir : www.ccfd-terresolidaire.org 80 Voir : www.ritimo.org 81 Voir : www.detteodieuse.org

44

PARTIE I : CHAMP DISCIPLINAIRE ET ÉTAT DE LA QUESTION

45

CHAPITRE PREMIER : LE CHAMP DISCIPLINAIRE DE LA RECHERCHE : LA DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE

1- La doctrine sociale de l'Église : « Une Somme catholique en matière économique et sociale »

Le 4 octobre 1965, le Pape Paul VI fit cette déclaration solennelle devant l’Assemblée

Générale des Nations-Unies où il avait été invité pour le 20ème anniversaire de l’Organisation :

Laissez-Nous vous dire que Nous avons pour vous tous un message, oui, un heureux message, à remettre à chacun d'entre vous. Notre message veut être tout d'abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution. Ce message vient de Notre expérience historique. C'est comme « expert en humanité » que Nous apportons à cette Organisation le suffrage de Nos derniers prédécesseurs, celui de tout l'Épiscopat Catholique et le Nôtre, convaincu comme Nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale. En disant cela, Nous avons conscience de faire Nôtre aussi bien la voix des morts que celle des vivants: des morts tombés dans les terribles guerres du passé en rêvant à la concorde et à la paix du monde; des vivants qui y ont survécu, et qui condamnent d'avance dans leurs cœurs ceux qui tenteraient de les renouveler; d'autres vivants encore: les jeunes générations d'aujourd'hui, qui s'avancent confiantes, attendant à bon droit une humanité meilleure. Nous faisons Nôtre aussi la voix des pauvres, des déshérités, des malheureux, de ceux qui aspirent à la justice, à la dignité de vivre, à la liberté, au bien-être et au progrès. Les peuples se tournent vers les Nations-Unies comme vers l'ultime espoir de la concorde et de la paix: Nous osons apporter ici, avec le Nôtre, leur tribut d'honneur et d'espérance.

Dans cette déclaration solennelle, Paul VI rappelle principalement à l'ONU sa vocation qui est essentiellement d'être la route indispensable et obligée que les nations doivent emprunter pour l'établissement de "la civilisation moderne et de la paix mondiale". Avant même la constitution de l'ONU, l'Église elle-même, représentée ici par le souverain Pontife, s'est identifiée à cette voie compte tenu de son histoire multiséculaire. C'est à ce titre qu'elle revendique d'être dite « experte en humanité » (Paul VI).

Ceci signifie tout d’abord que l'Église est porteuse d’un message pour toute l’humanité.

Autrement dit, elle est préoccupée par toutes les situations humaines dans lesquelles les hommes se trouvent impliqués, et l’expérience accumulée par sa longue tradition peut

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éclairer, hier comme aujourd’hui, la vie en société. Plus spécifiquement, l’Église aborde toutes les questions qui permettent de promouvoir la dignité des peuples, leur liberté et leur

épanouissement. Elle s’intéresse, en définitive, à tous les lieux de l’humanisation, c’est-à-dire là où l’homme peut devenir davantage homme, depuis la famille considérée comme l’espace social le plus petit, jusqu’à la planète, l’espace le plus large.

On peut ainsi distinguer une variété quasi encyclopédique de lieux de prise de parole et d’engagement de l’Église :

- la famille : la plus petite cellule sociale, mais la plus fondamentale, elle permet le

développement des générations futures, en assurant les conditions de l’amour pour que

les enfants grandissent et se développent humainement;

- le travail : c’est le lieu d’expression de la dignité de l’homme créé à l’image et à la

ressemblance de Dieu; c’est aussi le lieu de la manifestation de la solidarité entre les

hommes;

- la vie économique : c’est l’ensemble des échanges de biens et de services qui créent

mais aussi distribuent la richesse. Elle est censée assurer les conditions pour que tous

les hommes puissent avoir une vie décente, c’est-à-dire compatible avec la dignité de

l’homme;

- La communauté politique : elle est à la fois le lieu d’organisation du pouvoir, de

défense des plus faibles, de soutien et d’orientation de l’économie;

- La communauté internationale : c’est le lieu où toutes les nations sont appelées à vivre

dans une solidarité harmonieuse;

- L’environnement naturel : la terre est un bien qui appartient non seulement à la

génération d’aujourd’hui, mais aussi à toutes les générations passées et futures; il faut

donc s’en préoccuper ici et maintenant et en prendre soin;

47

- La paix : c’est une exigence qui transcende tous les espaces précédents, une sorte

d’antichambre pour l’humanisation, donc indispensable pour la fécondité des six

espaces précédents.

L’Église affronte donc tous les grands défis qui se posent à la société, et elle propose spécialement aux chrétiens des lignes de conduite pour la vie de tous les jours, afin qu’ils puissent non seulement agir en chrétiens dans la société, mais aussi participer, avec tous les hommes, à la construction d’une société plus juste. Ces lignes de pensée et de propositions sont réunies dans un corpus qui est un recueil de nombreux textes appelé doctrine sociale de l’Église, ou enseignement social de l’Église, ou pensée sociale de l’Église82. Nous mentionnons ici deux ouvrages de référence : le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, publié par le Conseil pontifical Justice et Paix en 2005; Le discours social de l’Église catholique. De Léon XIII à Benoît XVI, documents réunis et présentés par le Centre d’Étude, de Recherche et d’Action Sociale (CERAS), sous la direction de Jean-Yves Calvez83, en

2009. Depuis l’Automne 2011, le CERAS consacre un site internet destiné particulièrement à l’étude et à la présentation de la doctrine sociale de l’Église. On y trouve des indications bibliographiques qui offrent une sélection des ouvrages majeurs sur la doctrine sociale de l’Église 84.

Spécifiquement, la doctrine sociale de l’Église peut être définie comme le corps d’enseignements et d’analyses critiques que l’Église catholique porte sur les personnes et les structures qui régissent la vie en société. Le Pape Jean XXIII l'a définie comme « une Somme catholique en matière économique et sociale »85

82 Cf. Jean-Yves Calvez, « Discours, enseignement ou doctrine sociale ? », sur : www.discours-social- catholique.fr . Consulté le 02 mars 2012. 83 Voir aussi : Jean-Yves CALVEZ, Chrétiens penseurs du social, tome I (1920-1940), Cerf, 2002 ; tome 2 : L’après-guerre (1945-67), Cerf, 2006 ; tome 3 : Après le Concile, après « 68 » (1968-1988), Cerf, 2008. 84 Le site est consultable à l’adresse : www.doctrine-sociale-catholique.fr 85 Mater et Magistra, n. 15

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2- Les fondements théologiques de la doctrine sociale de l'Église

La doctrine sociale de l’Église se trouve confronter à une double exigence paradoxale. D’une part, elle cherche à rejoindre tous les hommes de bonne volonté86. Ce qui traduit la volonté de l’Église catholique de ne pas construire un ordre social qui lui soit particulier, qui soit différent de ce qui serait demandé aux non-chrétiens. L’Église catholique veut un ordre de morale sociale qui puisse valoir pour l’humanité entière mais auquel les chrétiens catholiques sont appelés à participer de manière spécifique87. D’autre part, tout en cherchant à être suffisamment pertinent ou structurant pour les hommes en général, et inspirant pour les chrétiens catholiques en particulier, la doctrine sociale de l’Église se construit sur une base de fidélité à ses origines théologiques : fidélité à la longue tradition patristique et magistérielle, mais aussi et surtout fidélité aux Saintes Écritures :

La Parole de Dieu pousse l’homme à des relations animées par la droiture et par la justice ; elle atteste la valeur précieuse, face à Dieu, de tous les efforts de l’homme pour rendre le monde plus juste et plus habitable. C’est la Parole de Dieu elle-même qui dénonce sans ambiguïté les injustices et qui promeut la solidarité et l’égalité. À la lumière des paroles du Seigneur, reconnaissons donc « les signes des temps » présents dans l’histoire, ne refusons pas de nous engager en faveur de ceux qui souffrent et sont victimes de l’égoïsme. Le Synode a rappelé que s’engager pour la justice et la transformation du monde est une exigence constitutive de l’évangélisation. Comme le disait le Pape Paul VI, il s’agit « d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en opposition avec la Parole de Dieu et le dessein du salut ». […] pour ceux qui sont engagés dans la vie politique et sociale, l’évangélisation et la diffusion de la Parole de Dieu doivent inspirer leur action dans le monde à la recherche du véritable bien de tous, dans le respect et dans la promotion de la dignité de toutes les personnes88.

La doctrine sociale de l’Église s’enracine donc d’abord dans la tradition biblique, et singulièrement dans les paroles et l’attitude de Jésus-Christ lui-même : on peut penser ici à ses

86 Aujourd’hui, comme depuis le Pape Jean XXIII, les encycliques sociales ne sont plus adressées aux seuls membres de l’Église catholique, mais, en plus, à tous les hommes de bonne volonté. 87 Cf. Gaudium et spes 26. 88 Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Verbum Domini (30 septembre 2010), n. 100

49 interventions sur le pouvoir89, l’argent, la justice, l’autorité, la résolution des conflits90. Un chrétien qui s’alimente ainsi à la source authentique, le Christ, est transformé par Lui en

« lumière du monde » (Mt 5, 14), et il transmet Celui qui est « la lumière du monde » (Jn 8,

12)91.

La doctrine sociale de l’Église est alors autant un mouvement social qu’un ensemble doctrinal 92 portant, par ce fait même, le sceau de la continuité et du renouvellement. Le Pape

Jean-Paul II affirme à cet effet :

[…] continuité et renouvellement apportent une confirmation de la valeur constante de l’enseignement de l’Église. Ces deux qualités caractérisent son enseignement en matière sociale. D’un côté, cet enseignement est constant parce qu’identique dans son inspiration de base, dans ses ‘‘principes de réflexion’’, dans ses ‘‘critères de jugement’’, dans ses ‘‘directives d’action’’ fondamentales et surtout dans son lien essentiel avec l’Évangile du Seigneur93; d’un autre côté, il est toujours nouveau parce que sujet aux adaptations nécessaires et opportunes entraînées par les changements des conditions historiques et par la succession ininterrompue des événements qui font la trame de la vie des hommes et de la société94.

Tout en reconnaissant cette grande fidélité aux sources, Benoît XVI précise que la doctrine sociale de l’Église s’inscrit aussi, et en définitive, dans une fidélité eschatologique qui lui fait transcender le temps et l’espace :

La doctrine sociale est construite sur le fondement transmis par les Apôtres aux Pères de l’Église, reçu et approfondi ensuite par les grands Docteurs chrétiens. Cette doctrine renvoie en définitive à l’Homme nouveau, au « dernier Adam qui est devenu l’être spirituel qui donne vie » (1 Co 15, 45), principe de la charité qui « ne passera jamais » (1 Co 13, 8). Elle reçoit le témoignage des saints et de tous ceux qui ont donné leurs vies pour le Christ Sauveur dans le domaine de la justice et de la paix. En elle, s’exprime la mission prophétique des Souverains Pontifes : guider d’une manière apostolique l’Église du Christ et discerner les nouvelles exigences de l’évangélisation95.

89 Voir : Pierre Debergé, Enquête sur le pouvoir. Approche biblique et théologique, Paris, Nouvelle Cité, 1997. 90 Voir Paul Valadier, Détresse du politique, force du religieux, Paris, Seuil, 2007. 91 Cf. Benoît XVI, Africae Munus, n. 95 92 Cf. Pierre de Charentenay, Vers la justice de l’Évangile. Introduction à la pensée sociale de l’Église, Desclée de Brouwer, Paris, 2008, p. 9. 93 Nous soulignons là ce qui nous semble constituer les éléments essentiels d'une doctrine sociale de l'Église. 94 Jean-Paul II, lettre encyclique Sollicitudo rei socialis (30 décembre 1987), n. 3 95 Benoît XVI, lettre encyclique Caritas in Veritate, n. 12

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Ceci veut dire que la mission sociale de l’Église, qui est la participation au débat dans la société, est à la fois de discernement critique et de perspectives anthropologiques à la lumière de l’Évangile : « Le modèle par excellence à partir duquel l’Église pense et raisonne, et qu’elle propose à tous, c’est le Christ. Selon sa doctrine sociale, l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend “aucunement s’immiscer dans la politique des États”. Elle a toutefois une mission de vérité à remplir […] une mission impérative. Sa doctrine sociale est un aspect particulier de cette annonce : c’est un service rendu à la vérité qui libère. »96

Autrement dit, par sa doctrine sociale, l’Église offre une contribution fondamentale à la rationalité commune, et elle cherche toujours à aider dans l’éducation des consciences, tant pour la vie publique que pour la vie privée97.

Dans ce sens, « l’Église accompagne l’État dans sa mission; elle veut être comme l’âme de ce corps en lui indiquant inlassablement l’essentiel : Dieu et l’homme. Elle désire accomplir, ouvertement et sans crainte, cette tâche immense de celle qui éduque et soigne, et surtout de celle qui prie sans cesse (cf. Lc 18, 1), qui montre où est Dieu (cf. Mt 6, 21) et où est l’homme véritable (cf. Mt 20, 26 et Jn 19, 5) »98.

3- Synthèse du panorama historique de la doctrine sociale de l'Église

Systématisée au XIXème siècle, la doctrine sociale de l’Église connaît, au fil des années, des ajustements fondamentaux du fait des problèmes qui se sont posés et se posent encore à l’humanité.

96 Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Africae Munus, n. 22 97 Cf. Benoît XVI, voyage apostolique au Mexique et à Cuba (23-29 mars 2012), Rencontre avec les journalistes au cours du vol vers le Mexique, vendredi 23 mars 2012 (www.vatican.va, consulté le 23 mars 2012). 98 Cf. Benoît XVI, Visite apostolique au Bénin (18-20 novembre 2011), discours lors de la rencontre avec les membres du gouvernement, les représentants des institutions de la République, le corps diplomatique et les représentants des principales religions, Palais présidentiel de Cotonou, le 19 novembre 2011.

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Léon XIII donna le ton en 1891 en présentant dans son encyclique Rerum Novarum99 – la première encyclique sociale – les situations concrètes des personnes et des groupes défavorisés par un ordre économique qui facilite non seulement la création de richesses mais aussi leur concentration, déterminant de graves disparités croissantes des classes sociales.

Rerum Novarum formule pour ainsi dire, et pour la première fois, un message complet et cohérent à l’adresse de la société, plus précisément des sociétés nationales en Europe, caractérisées alors par une emprise nouvelle du développement économique et industriel. Elle condamne l'exploitation du travail et des travailleurs, et reconnaît la propriété privée comme un droit naturel. Léon XIII s’adresse, au nom de l’Église, à toute la société, et non seulement à ses responsables politiques. Cette relation, qui implique une distinction formelle, est à la fois la reconnaissance d’une autonomie du temporel et l’affirmation d’une compétence de l’Église

à l’égard de ce temporel, fondée sur la vision thomiste d’une loi naturelle, de source divine, mais accessible à tous. De cette loi, l’Église, « Mater et Magistra » (Mère et Éducatrice), estime détenir une clé d’interprétation irremplaçable.

En 1931, à l'occasion du 40ème anniversaire de Rerum Novarum, Pie XI signe la lettre encyclique Quadragesimo Anno où il approfondit la dimension structurelle de la justice. Cette encyclique, sur la restauration de l'ordre social, convie à un profond changement dans les institutions socio-économiques en vue du renforcement de la justice et de l'équité pour le bien commun.

Trente années plus tard, soit en 1961, Jean XXIII synthétise et développe, dans Mater et

Magistra, l'enseignement de ses prédécesseurs sur la question sociale, mais dans le contexte des années qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Pour la première fois, un Pape aborde le problème des pays en développement, et dans la perspective plus générale de la destinée du genre humain.

99 Un ''coup de tonnerre'' : tels sont les termes employés par Georges Bernanos pour qualifier cette première encyclique sociale d'un Pape. Voir Les Cahiers Croire, Janvier-Février 2012, no 279, p. 30

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Le Concile Vatican II, dans Gaudium et spes (1965), continue et élabore davantage sur la piste tracée par Jean XXIII. Il explore, en effet, les relations entre l'Église et le monde moderne, et appelle l'Église à une mission renouvelée au service de l'homme, de tout le genre humain et de la promotion du bien commun. Il faut dire qu'avec le Concile Vatican II, l’Église ne se présente plus elle même comme étant la voie, mais le sacrement, c'est-à-dire le signe d’un salut offert à tous (Lumen Gentium). Ici donc, et à partir de ce moment, le discours de l’Église ne sera plus celui d’une vérité détenue de toute éternité, mais d’une vérité à constamment découvrir, avec le concours de l’expérience humaine. La reconnaissance de l'autonomie du temporel, déjà ressortie dans Rerum Novarum, devient plus prononcée. On peut lire au paragraphe 36 de Gaudium et spes :

Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. » C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur ordonnance et leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser. Une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont. À ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient100.

100 GS, 36, 2.

53

Il existe donc une juste autonomie des réalités terrestres; cette autonomie doit être respectée.

Cependant, Gaudium et spes ajoute :

Mais si, par « autonomie du temporel », on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit. Du reste, tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures. Et même, l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même101.

C'est un changement profond de cap qui s'opère avec Gaudium et spes dont l'influence a été la plus importante pour l'évolution de la doctrine sociale de l'Église : tous les grands documents sociaux de l'Église publiés depuis lors s'en inspirent et s'en réclament.

En 1967, Paul VI renforce, dans Populorum Progressio, la notion de ''développement intégral'' de l'homme déjà amorcée dans Mater et Magistra par son Prédécesseur. Il fait dépendre le développement social de la liberté et de la paix mondiale. Par ailleurs, il estime que la propriété privée, bien que légitime, a aussi une dimension sociale qu'il convient de ne pas négliger.

A partir de 1979, Jean-Paul II apporte un souffle nouveau à la doctrine sociale de l'Église. Son long pontificat fut marqué par la publication de trois grandes encycliques sociales :

- Laborem exercens (14 septembre 1981) :

Rappelle et développe les principaux thèmes de Rerum Novarum. Elle présente la signification anthropologique du travail et fait valoir sa suprématie sur le capital et les intérêts privés. Tout en insistant sur le droit au travail de tout homme et sur l'importance des associations de défense des travailleurs comme les syndicats, l'encyclique dit qu'on ne doit pas soutenir, directement ou indirectement, les groupes centrés sur eux-mêmes :

La doctrine sociale catholique ne pense pas que les syndicats soient seulement le reflet d'une structure «de classe» de la société; elle ne pense

101 GS, 36, 3.

54

pas qu'ils soient les porte-parole d'une lutte de classe qui gouvernerait inévitablement la vie sociale. Certes, ils sont les porte-parole de la lutte pour la justice sociale, pour les justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions. Cependant, cette «lutte» doit être comprise comme un engagement normal «en vue» du juste bien: ici, du bien qui correspond aux besoins et aux mérites des travailleurs associés selon leurs professions; mais elle n'est pas une «lutte contre» les autres. Si, dans les questions controversées, elle prend un caractère d'opposition aux autres, cela se produit parce qu'on recherche le bien qu'est la justice sociale, et non pas la «lutte» pour elle-même, ou l'élimination de l'adversaire. La caractéristique du travail est avant tout d'unir les hommes et c'est en cela que consiste sa force sociale: la force de construire une communauté... Les requêtes syndicales ne peuvent pas se transformer en une sorte d'«égoïsme» de groupe ou de classe, bien qu'elles puissent et doivent tendre à corriger aussi, eu égard au bien commun de toute la société, tout ce qui est défectueux dans le système de propriété des moyens de production ou dans leur gestion et leur usage102.

- Sollicitudo rei socialis (30 décembre 1987) :

Publiée à l'occasion du 20ème anniversaire de Populorum Progressio, Sollicitudo rei socialis soutient qu'une des causes fondamentales des malheurs du monde à l'époque consistait dans l'existence de deux régimes ou blocs idéologiques, celui de l'Est et celui de l'Ouest qui avaient besoin, tous deux, d'une profonde transformation. Elle dénonce également les «structures de péché» qui freinent le développement des pays pauvres. Elle invite enfin à une mondialisation de la solidarité, avec une option préférentielle des pauvres, en vue de l'établissement de la paix et de la promotion du développement intégral.

- Centesimus Annus : Pour la célébration du centenaire de Rerum Novarum (1er mai 1991) :

Jean-Paul II y situe les principaux enseignements de son prédécesseur dans une perspective historique et en souligne la pertinence prophétique à la lumière des événements de 1989 et

1991, c'est-à-dire l'effondrement du système communiste, version soviétique. Jean-Paul II analyse les causes de cet effondrement et propose des orientations pour le futur. Au cœur de l'encyclique, le Pape consacre un chapitre doctrinal particulièrement important sur la propriété privée et la destination universelle des biens. Si, selon l'enseignement classique de

102 Laborem exercens, n. 20

55 l'Église, tous les biens de la terre ont été mis par le Créateur à la disposition de l'ensemble de l'humanité, la propriété privée reste nécessaire et licite; mais elle doit être modérée par la prise en compte, en vue du bien commun, de la destination universelle des biens. Il y a ici un appel

à la construction d'une société qui promeuve la liberté d'entreprendre, l'entreprise et la participation. Nous pouvons retenir enfin que Jean-Paul II développe une critique profonde du socialisme, des formes radicales du libéralisme économique et de l'État providence, mais aussi de la démocratie dont il montre les limites.

En continuité avec ces enseignements, et plus spécialement encore avec Populorum

Progressio et Vatican II, Benoît XVI signe sa lettre encyclique sociale Caritas in veritate le

29 juin 2009, en pleine crise économique mondiale, à la veille d'une réunion du G8 à L'Aquila en Italie. Le Pape théologien y déploie à la fois une réflexion fondamentale, théologale, sur la charité comme source d'une communion à construire entre les hommes et des analyses de questions particulières liées à la situation du monde contemporain.

Benoît XVI porte sur ce monde un regard fondamentalement positif et plein d'espérance, ouvrant des espaces à la réflexion critique, sans pour autant porter des jugements négatifs.

Cette attitude optimiste et encourageante apparaît comme un parti pris délibéré, en particulier lorsqu'on la compare avec la fermeté de certains de ses propos antérieurs où il critiquait le fonctionnement d'une finance de court-terme, auto-référencée, et sans souci du bien commun103, ou évoquait la «cupidité» comme racine de la crise104.

4- L'anthropologie ou thématique centrale de la doctrine sociale de l'Église

Les grands principes qui traversent la doctrine sociale de l'Église ont été approfondis progressivement au fil des mises à jour. Si la posture de l’Église face au monde a évolué

103 Voir Benoît XVI, Combattre la pauvreté, construire la paix, Message pour la Journée mondiale de prière pour la Paix, 1er décembre 2009. 104 Voir Benoît XVI, L'enseignement du moine saint Ambroise Autpert, Audience Générale, mercredi 22 avril 2009.

56 depuis Gaudium et spes, entraînant une attitude de plus en plus ouverte et dialoguante, le discours lui, reste constant et cohérent dans toutes les encycliques sociales depuis la première

(Rerum Novarum de Léon XIII) jusqu’à la toute dernière (Caritas in Veritate de Benoît XVI).

Cette constante cohérence est ancrée dans une anthropologie théologique nettement perceptible dans Mater et Magistra qui soutient que :

- L’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales ;

- L’homme dont il s’agit est « un être social par nature et élevé à un ordre de réalités qui

transcendent la nature »105.

En un mot, si « les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l'homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu'être social, seule la foi lui révèle pleinement sa véritable identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de l'Église qui, en s'appuyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la philosophie, se propose d'assister l'homme sur le chemin du salut »106. L’homme est, en définitive, la route de l’Église, selon la belle expression de Jean-

Paul II107.

C’est ce même ancrage anthropologique qui a conduit les Papes Pie XI108 et Pie XII109 à développer, sur la base des droits humains fondamentaux, une réflexion sur la nécessité d’établir un ordre social nouveau en changeant ou en réformant et les institutions et les mœurs. Jean XXIII a insisté, quant à lui, sur les thèmes de la réforme des structures et de l’équilibre équitable entre les différents facteurs de l’économie (agriculture, industrie), entre les peuples développés et ceux sous-développés110.

105 Mater et Magistra, n. 219 106 C.A, n. 59. 107 C’est le titre du chapitre VI de C. A. 108 Pie XI, Quadragesimo Anno, 1931, nn. 83-85 109 Cf. Pie XII, Messages de Pentecôte 1941, et de Noël 1944 110 Voir Mater et Magistra et Pacem in terris.

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Dans la perspective nouvelle de destinataires des messages ouverte par Jean XXIII et mentionnée plus haut, le Concile Vatican II, dans la Constitution pastorale Gaudium et Spes111 de 1965, s’adressa, « non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du

Christ, mais à tous les hommes »112. Face à la lourdeur et à la complexité des situations des peuples, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, le Concile a invité à un engagement déterminé et à un effort de coopération sociale et politique en vue d’instaurer plus de justice et de réduire la marge injuste des inégalités :

Le développement doit demeurer sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. Il faut de même que les initiatives spontanées des individus et de leurs libres associations soient coordonnées avec l’action des pouvoirs publics, et qu’elles soient ajustées et harmonisées entre elles. Le développement ne peut être laissé ni au seul jeu quasi automatique de l’activité économique des individus, ni à la seule puissance publique. Il faut donc dénoncer les erreurs aussi bien des doctrines qui s’opposent aux réformes indispensables au nom d’une fausse conception de la liberté, que des doctrines qui sacrifient les droits fondamentaux des personnes et des groupes à l’organisation collective de la production113.

« Honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société » : tel peut bien être résumé le principe fondamental qui guide toute l’action de l’Église dans le domaine économique, d’après le Concile Vatican II.

Aux lendemains du Concile, Paul VI114, Jean-Paul II115 et Benoît XVI116 vont mettre en relief les problèmes éthiques nouveaux surgis, ou aggravés, du fait de la mondialisation des relations économiques et de la disparité des rapports entre les pays les plus riches et les pays pauvres et très pauvres. On relève ainsi, dans l’un et l’autre des documents des trois pontifes

111 Cf. le chapitre III de la IIe Partie, sur La vie économico-sociale 112 GS, n. 2 113 GS, n. 65 114 Cf. l’encyclique Populorum progressio (1967) et la lettre Octogesima adveniens (1971) 115 Cf. les encycliques Laborem exercens (1981), Sollicitudo rei socialis (1987) et Centesimus annus (1991) 116 Cf. Caritas in veritate (2009)

58 romains, des problèmes posés par le système politique, économique et monétaire international, par le prix des matières premières et de l’énergie, par la dépendance technologique, la dette extérieure, la corruption, la mauvaise gouvernance. Par exemple, lors de son deuxième voyage apostolique en Afrique en novembre 2011, Benoît XVI a clamé haut et fort au palais présidentiel de Cotonou, au Bénin :

La personne humaine aspire à la liberté ; elle veut vivre dignement ; elle veut de bonnes écoles et de la nourriture pour les enfants, des hôpitaux dignes pour soigner les malades ; elle veut être respectée ; elle revendique une gouvernance limpide qui ne confonde pas l’intérêt privé avec l’intérêt général; et plus que tout, elle veut la paix et la justice. En ce moment, il y a trop de scandales et d’injustices, trop de corruption et d’avidité, trop de mépris et de mensonges, trop de violences qui conduisent à la misère et à la mort. Ces maux affligent certes votre continent, mais également le reste du monde. Chaque peuple veut comprendre les choix politiques et économiques qui sont faits en son nom. Il saisit la manipulation, et sa revanche est parfois violente. Il veut participer à la bonne gouvernance. Nous savons qu’aucun régime politique humain n’est idéal, qu’aucun choix économique n’est neutre. Mais ils doivent toujours servir le bien commun. Nous nous trouvons donc en face d’une revendication légitime qui touche tous les pays, pour plus de dignité, et surtout pour plus d’humanité. L’homme veut que son humanité soit respectée et promue. Les responsables politiques et économiques des pays se trouvent placés devant des décisions déterminantes et des choix qu’ils ne peuvent plus éviter. De cette tribune, je lance un appel à tous les responsables politiques et économiques des pays africains et du reste du monde. Ne privez pas vos peuples de l’espérance ! Ne les amputez pas de leur avenir en mutilant leur présent ! Ayez une approche éthique courageuse de vos responsabilités et, si vous êtes croyants, priez Dieu de vous accorder la sagesse !117

Les thèmes développés dans l’enseignement des divers papes reçoivent un écho favorable dans les Églises locales où les Évêques sont aussi préoccupés par la question de la justice dans le monde, thème par ailleurs de la deuxième Assemblée Générale du Synode des

Évêques, en 1971.

Si donc la doctrine sociale de l’Église est de portée réellement universelle, « il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays, de

117 Cf. Benoît XVI, Visite apostolique au Bénin (18-20 novembre 2011), discours lors de la rencontre avec les membres du gouvernement, les représentants des institutions de la République, le corps diplomatique et les représentants des principales religions, Palais présidentiel de Cotonou, le 19 novembre 2011, sur : www.vatican.va (Consultation, le 16 juillet 2013).

59 l’éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile, de puiser les principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire »118. Jean-Paul II reconnaîtra et soulignera, comme son prédécesseur Paul VI, que « la collaboration des Églises locales est indispensable pour approfondir et répandre la doctrine sociale chrétienne »119.

Ainsi, dans le traitement de la question de la dette extérieure des pays pauvres en général, et des pays africains en particulier, plusieurs épiscopats ainsi que des théologiens et des associations catholiques vont relayer ou soutenir le discours pontifical en demandant la réduction, l’allègement ou l’effacement de la dette.

Nous avons choisi d’explorer, pour notre thèse de doctorat en Étude du Religieux

Contemporain, la contribution de l'Église catholique au débat sur la dette des pays pauvres, spécialement les pays africains. Nous voulons donc présenter ici les résultats de notre recherche sur la question de l’effacement de la dette des pays africains au regard de la doctrine sociale de l’Église Catholique.

Cette question est d’abord et avant tout une question d’humanité : elle concerne l’évaluation des pratiques de domination de l’homme par l’homme, l’homme situé dans un environnement social, économique, politique, juridique. Comme telle, elle est une question éthique qui appelle à questionner, dans le système bancaire global, les mécanismes et les contraintes ou lois auxquels obéissent les mouvements de capitaux et de monnaies120. C’est aussi une question liée au développement des pays, mais à partir de la lecture que l’Église catholique fait du développement. Situé dans la vision chrétienne catholique, « le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c'est-

à-dire promouvoir tout homme et tout l'homme. Comme l'a fort justement souligné un

118 Octogesima adveniens, n. 4. Nous pouvons situer ici la naissance et le développement des différentes théologies de libération, notamment en Amérique latine. 119 C.A, n. 56. 120 Voir Commission pontificale « Justice et Paix », Au service de la communauté humaine. Une approche éthique de l’endettement international, Cerf, Paris, 1987, p. 10.

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éminent expert: "Nous n'acceptons pas de séparer l'économique de l'humain, le développement des civilisations où il s'inscrit. Ce qui compte pour nous, c'est l'homme, chaque homme, chaque groupement d'hommes, jusqu'à l'humanité tout entière" »121. En d’autres termes, les états et toutes les institutions financières, morales, politiques,

économiques et sociales doivent chercher ensemble comment mettre capitaux et monnaies au service des hommes, de tous les hommes, en vue d’un développement solidaire de l’humanité122.

Notre recherche, essentiellement théologique123, veut revisiter, pour l’élargissement du corpus de la doctrine sociale de l’Église catholique, les fondements des principes de cette même doctrine sociale de l'Église qui devraient permettre de reconstruire les relations internationales suivant des perspectives beaucoup plus humanisantes : le bien commun, la destination universelle des biens avec une option préférentielle pour les pauvres, la solidarité et la subsidiarité avec leurs corollaires que sont la charité et la participation. La structuration de la société humaine dépend de l'harmonisation de ces principes avec le palier trilogique des valeurs fondamentales de la vie sociale que sont : la vérité, la liberté et la justice dans l'amour124.

121 Paul VI, Lettre encyclique Populorum progressio, du 26 mars 1967, n. 14 122 Commission pontificale « Justice et Paix », Ibid. 123 Il s’agit ici de la théologie dans ses différents embranchements social, économique et politique. Cette théologie a pour préoccupation majeure de restaurer l’image et la vocation de l’homme exploité et défiguré. 124 On peut lire dans le Compendium de la doctrine sociale de l'Église : «La doctrine sociale de l'Église, au-delà des principes qui doivent présider à l'édification d'une société digne de l'homme, indique aussi des valeurs fondamentales. Le rapport entre principes et valeurs est indéniablement un rapport de réciprocité, dans la mesure où les valeurs sociales expriment l'appréciation à attribuer aux aspects déterminés du bien moral que les principes entendent réaliser, en s'offrant comme points de référence pour une structuration opportune et pour conduire la vie sociale de manière ordonnée. Les valeurs requièrent donc à la fois la pratique des principes fondamentaux de la vie sociale et l'exercice personnel des vertus, donc des attitudes morales correspondant aux valeurs elles-mêmes. Toutes les valeurs sociales sont inhérentes à la dignité de la personne humaine, dont elles favorisent le développement authentique, et sont essentiellement: la vérité, la liberté, la justice et l'amour. Leur pratique est une voie sûre et nécessaire pour atteindre le perfectionnement personnel et une vie sociale en commun plus humaine; elles constituent la référence incontournable pour les responsables de la chose publique, appelés à mettre en œuvre "les réformes substantielles des structures économiques, politiques, culturelles et technologiques et les nécessaires changements dans les institutions". » (n. 197)

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CHAPITRE DEUXIÈME : ÉTAT DE LA QUESTION

Nos recherches nous ont fait découvrir que les principaux documents et interventions du

Magistère ordinaire de l’Église sur la question de l’endettement des pays pauvres sont un peu disparates. Ces interventions se situent aux lendemains du Concile Vatican II, et se concentrent surtout autour des célébrations du Grand Jubilé de l'Année 2000 décrété par le

Pape Jean-Paul II, à la fin du premier millénaire de l'histoire de l'humanité, et plus précisément à la fin des années 90.

Nous présentons ici un répertoire synthétique des interventions majeures des pontifes romains, relayées par des épiscopats et autres instances.

I- LES PONTIFES ROMAINS : DE PAUL VI A BENOÎT XVI

1- Paul VI

Profondément enraciné dans son époque, Paul VI125 passa tout son pontificat à présenter au monde le message de l’Évangile comme universalité, destination à tous les peuples, don à toutes les langues, invitation à toutes les civilisations, présence à toute la terre, question posée

à toute l’Histoire.

Ayant mené le concile à son terme, il se trouva devant une œuvre considérable dont il ne tarda pas à amorcer l’application. Dans son message de Pâques de l’année 1967, il déclarait, Urbi et

Orbi, qu’il lui semblait « que le moment opportun soit venu, après le récent Concile

125 Il est important de noter que le Pape Paul VI a fait de courts voyages en Amérique latine, en Afrique, en Inde et au Proche-Orient, avant et pendant son pontificat. Ayant été marqué par ce qu’il a vu, entendu et même touché pendant ces courts séjours, il s’est donné le devoir de s’adresser au monde dans des termes concrets, souvent sous forme d’examen de conscience et d’appel diversifié selon les catégories d’acteurs et de responsabilité. On retiendra par exemple qu’en plein concile, il fit deux voyages importants en Terre Sainte (1964) et à l’ONU (1965), respectivement source de l’Église et cœur de la politique des États modernes, soulignant dans toutes ses interventions sa grande préoccupation pour la justice sociale, la solidarité et la paix entre les peuples. Voir Populorum Progressio, 4.

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œcuménique, de reprendre en un autre chapitre l’enseignement sur les questions qui agitent, travaillent et divisent les hommes dans la recherche de pain, de paix, de liberté, de justice et de fraternité. »126 Comme pour irriguer ces questions sociales du temps de la lumière de l’Évangile et de la Résurrection, il signa et annonça127 sa grande et unique encyclique sociale,

Populorum Progressio (sur le développement des peuples), ce même jour de Pâques, dans un contexte de politique mondiale difficile, encline à des disparités majeures entre pays du Nord et pays du Sud.

En effet, le mouvement de décolonisation a entraîné, surtout dans les années 50 et 60, l’indépendance politique de plusieurs nations dont africaines, jusque-là sous hégémonie coloniale occidentale. Ce qui a accru considérablement le nombre des pays membres de l’ONU qui est passé de 82 en 1958 à 123 en 1967128. Cependant, l’autonomie économique des nouveaux États indépendants politiquement, facteur de développement, n’était point un acquis

évident et effectif. On note au contraire une affirmation de faible progrès, avec une forte poussée démographique et une extension de zones de pauvreté, relative et absolue.

A cette même époque des années 50 et 60, les pays du Nord ont connu une forte croissance

économique et une ouverture des échanges commerciaux, avec une élévation des niveaux de vie, la montée des besoins nouveaux et l'installation dans l’opulence.

C’est dans cet environnement de dépendance économique au Sud et de développement au

Nord que désormais, pays pauvres et pays riches durent s’asseoir à la même table des

Nations-Unies, nécessairement dans des rapports de forces diversifiés.

Sensible à cette situation paradoxale entre les pays des deux hémisphères, Paul VI souligne, dans sa lettre encyclique que l’Église suit avec attention « le développement des peuples, tout particulièrement de ceux qui s'efforcent d'échapper à la faim, à la misère, aux maladies

126 Cf. « Le message pascal de S. S. Paul VI », 26 mars 1967, in Doc Cath, 1492, 16 avril 1967, col 706-707. 127 Ibid., col 707. 128 Cf. site internet de l’ONU, « Progression du nombre des États membres de 1945 à nos jours », http://www.un.org/fr/members/growth.shtml (Consultation, le 1er juin 2012).

63 endémiques, à l'ignorance; qui cherchent une participation plus large aux fruits de la civilisation, une mise en valeur plus active de leurs qualités humaines; qui s'orientent avec décision vers leur plein épanouissement »129. Il invite ses contemporains, sans distinction de religion ni de classe sociale, à considérer cette situation comme une situation sociale majeure

à dimension universelle : « Aujourd'hui, le fait majeur dont chacun doit prendre conscience est que la question sociale est devenue mondiale »130.

On peut relever ici qu’à cette même période des années 50 et 60, la coopération internationale s’était déjà organisée pour répondre à ce défi des besoins des pauvres par une mondialisation de la solidarité, avec notamment des programmes d’aides bilatérales et multilatérales, dont :

- le développement de la FAO (Food and Agriculture Organization, soit Organisation

des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, créée en 1945 à Québec) : en

1960 une campagne contre la faim est lancée pour mobiliser un soutien non

gouvernemental et, en 1962, la Commission FAO/OMS du Codex Alimentarius est

créée pour définir des normes alimentaires internationales;

- la création de la CNUCED (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le

Développement) en 1964, dans le but d’aider les pays en développement à tirer le

meilleur parti des possibilités de commerce, d’investissement et de développement qui

s’offrent à eux, et à s’intégrer de façon équitable dans l’économie mondiale.

Paul VI entrait bien dans la dynamique de cette solidarité internationale entre les peuples.

Lors de son pèlerinage à Bombay pour le 38ème Congrès eucharistique international (2 au 5 décembre 1964), il l’avait signifié clairement en réunissant les journalistes de la presse internationale pour leur remettre un important message incluant un appel pour la création d’un grand fonds mondial :

129 PP, 1. 130 PP, 3.

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Messieurs les Journalistes, Bien que Notre pèlerinage à Bombay soit court et chargé d’engagements, Nous avons désiré consacrer quelques instants à une rencontre avec vous. Nous vous remercions pour votre intense travail à l’occasion de Notre visite, vous rappelant que la presse que vous représentez peut être un instrument extrêmement puissant en faveur du bien. Soyez toujours fidèles à la vérité, n’oubliant pas vos responsabilités à l’égard du public et éventuellement de l’histoire. Nous vous confions Notre message spécial au monde. Puissent les nations cesser la course aux armements et consacrer en revanche leurs ressources et leurs énergies à l’assistance fraternelle aux pays en voie de développement. Puisse chaque nation, ayant des « pensées de paix, non d’affliction » et de guerre, consacrer, fût-ce une partie de leurs dépenses militaires, à un grands fonds mondial pour la solution des nombreux problèmes qui se posent pour tant de déshérités (alimentation, vêtements, logements, soins médicaux). Du pacifique autel du Congrès eucharistique, puisse Notre appel angoissé aller jusqu’à tous les gouvernements du monde et puisse Dieu les inspirer pour qu’ils entreprennent cette bataille pacifique contre les souffrances de leurs frères moins fortunés131.

De Bombay, Paul VI appelait donc à « une bataille pacifique contre les souffrances des frères moins fortunés »132, en prêtant attention à quatre besoins fondamentaux, communs à tous les peuples : l'alimentation, le vêtement, le logement et les soins médicaux.

Dans Populorum Progressio, soit trois ans après son message de Bombay, il réitère son appel en l’explicitant de façon plus solennelle encore133.

Il souligne d’abord que la création d’un fonds mondial permettrait à la fois de lutter contre la misère et de soutenir le développement tout en suscitant une collaboration pacifique entre les peuples : « Nous demandions à Bombay la constitution d'un grand Fonds mondial alimenté par une partie des dépenses militaires, pour venir en aide aux plus déshérités. Ce qui vaut pour la lutte immédiate contre la misère vaut aussi à l'échelle du développement. Seule une collaboration mondiale, dont un fonds commun serait à la fois le symbole et l'instrument, permettrait de surmonter les rivalités stériles et de susciter un dialogue fécond et pacifique entre tous les peuples. »

131 Message au monde remis aux Journalistes le 4 décembre 1964. Cf. A. A. S., 57 (1965), p. 135. Voir La Documentation Catholique, numéro 1439, 3 janvier 1965, col 15. 132 Voir : Philippe BORDEYNE, L'homme et son angoisse, p. 146 133 Populorum Progressio, deuxième partie : « Vers le développement solidaire de l’humanité », 1. L’assistance aux faibles, n. 54 surtout. Ici, nous citons à partir du numéro 51 pour permettre une compréhension plus large.

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Il plaide ensuite en faveur d’une coopération qui ne reproduise pas les structures coloniales de domination des nécessiteux par les nantis: « Sans doute des accords bilatéraux ou multilatéraux peuvent être maintenus : ils permettent de substituer aux rapports de dépendance et aux amertumes issues de l'ère coloniale d'heureuses relations d'amitié, développées sur un pied d'égalité juridique et politique. Mais incorporés dans un programme de collaboration mondiale, ils seraient exempts de tout soupçon. Les méfiances des bénéficiaires en seraient atténuées. Ils auraient moins à redouter, dissimulées sous l'aide financière ou l'assistance technique, certaines manifestations de ce qu'on a appelé le néocolonialisme, sous forme de pressions politiques et de dominations économiques visant à défendre ou à conquérir une hégémonie dominatrice. »

Paul VI souligne alors les bienfaits qu’apporterait l’existence de ce fonds mondial, à savoir le soutien des besoins ou droits humains fondamentaux (se nourrir, s’instruire, se soigner, se loger, se vêtir); pour lui, c’est maintenant qu’il faut rendre effective la création du fonds, car

« les peuples de la faim interpellent aujourd'hui de façon dramatique les peuples de l'opulence »134 et « l'Église tressaille devant ce cri d'angoisse et appelle chacun à répondre avec amour à l'appel de son frère »135, au nom même de la solidarité universelle et de la justice :

Qui ne voit par ailleurs qu'un tel fonds faciliterait les prélèvements sur certains gaspillages, fruits de la peur ou de l'orgueil ? Quand tant de peuples ont faim, quand tant de foyers souffrent de la misère, quand tant d'hommes demeurent plongés dans l'ignorance, quand tant d'écoles, d'hôpitaux, d'habitations dignes de ce nom demeurent à construire, tout gaspillage public ou privé, toute dépense d'ostentation nationale ou personnelle, toute course épuisante aux armements devient un scandale intolérable. Nous Nous devons de le dénoncer. Veuillent les responsables Nous entendre avant qu’il ne soit trop tard.

La solidarité apparaît ainsi comme une conséquence immédiate de la destination universelle des biens, principe très fort de la doctrine sociale de l’Église.

134 PP, 3 135 Ibid.

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Mais, pour que cette solidarité ne se mue pas en assistanat ni en régime d’ingérence intempestive, Paul VI s’inscrit dans les limites du droit international pour défendre la prise en compte de la souveraineté des États, quels qu’ils soient. Il appelle alors les États des pays industrialisés à ne pas créer un réseau de dépendance servile avec les pays pauvres, mais une communauté d’États autonomes, agissant dans l’interdépendance. D’où la nécessité d’établir un dialogue fécond où la solidarité devienne la pratique de la charité dans la vérité :

Ce dialogue entre ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient permettra de mesurer les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d'emploi des autres. Les pays en voie de développement ne risqueront plus dès lors d'être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains. Taux d'intérêt et durée des prêts pourront être aménagés de manière supportable pour les uns et pour les autres, équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements. Des garanties pourront être données à ceux qui fournissent les moyens financiers, sur l'emploi qui en sera fait selon le plan convenu et avec une efficacité raisonnable, car il ne s'agit pas de favoriser paresseux et parasites. Et les bénéficiaires pourront exiger qu'on ne s'ingère pas dans leur politique, qu'on ne perturbe pas leur structure sociale. États souverains, il leur appartient de conduire eux-mêmes leurs affaires, de déterminer leur politique, et de s'orienter librement vers la société de leur choix. C'est donc une collaboration volontaire qu'il faut instaurer, une participation efficace des uns avec les autres, dans une égale dignité, pour la construction d’un monde plus humain.

Ici, Paul VI introduit clairement, sur la base de deux autres principes de la doctrine sociale de l’Église (la participation et la subsidiarité), la nécessité et l’urgence de l’allègement des dettes ou des conditions de prêts pour le développement des pays pauvres. Il reconnaît cependant que :

La tâche pourrait sembler impossible dans des régions où le souci de la subsistance quotidienne accapare toute l'existence de familles incapables de concevoir un travail susceptible de préparer un avenir moins misérable. Ce sont pourtant ces hommes et ces femmes qu'il faut tant aider, qu'il faut convaincre d'opérer eux-mêmes leur propre développement et d'en acquérir progressivement les moyens. Cette œuvre commune n'ira certes pas sans effort concerté, constant, et courageux. Mais que chacun en soit bien persuadé : Il y va de la vie des peuples pauvres, de la paix civile dans les pays en voie de développement, et de la paix du monde.

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En définitive, le développement, « nouveau nom de la paix », doit se réaliser dans la collaboration entre peuples, avec le sens de la participation commune et de la dignité égale des peuples.

2- Jean-Paul II

L’un des événements majeurs de la fin du deuxième millénaire, à la fois politiques et ecclésiaux, est sans doute le pontificat du Pape Jean-Paul II, Karol Wojtyla : pape d’origine non italienne, il a parcouru en tous sens, depuis Rome, la terre des hommes, annonçant l’Évangile du troisième millénaire, pesant sur les événements, dialoguant avec toutes les religions et formes de pensée.

Élu le 16 octobre 1978 par un conclave qui n’a délibéré que deux jours, le cardinal Karol

Wojtyla reprit le nom double qui associe les deux papes du concile Vatican II, Jean XXIII et

Paul VI, montrant bien par là que l’Église poursuit sa mission dans une herméneutique de continuité et non de rupture.

Pèlerin de l’unité de l’Église et de la paix dans le monde, il a fait du binôme Justice et Paix la fibre centrale de l’enseignement social de son ministère pétrinien, dans la ligne de ses prédécesseurs.

Dans un long entretien accordé au député européen Jas Gawronski, il déclare avoir puisé son engagement au cœur de sa Pologne natale, « démocratie populaire » athée et satellite d’un système soviétique autoritaire et anti-démocratique : « J’ai grandi là-bas. J’ai donc amené avec moi toute l’histoire, la culture, l’expérience, la langue polonaise. Ayant vécu dans un pays qui a été obligé de lutter pour sa liberté, dans un pays exposé aux agressions et aux diktats provenant de ses voisins, j’ai été amené à profondément comprendre les pays du tiers- monde (…). J’ai compris ce qu’est l’exploitation »136.

136 Jean-Paul II, Entretien avec Jas Gawronski, La Stampa/Libération, 2 novembre 1993, L’Osservatore Romano en langue française du 16 novembre 1993.

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Fort de cette expérience personnelle de la souffrance humaine, Jean-Paul II s’est fait un défenseur infatigable des droits de l’homme et un avocat inlassable de la remise de la dette des pays pauvres.

A l’occasion du 40ème anniversaire de l’ONU en octobre 1985, il a adressé un message à l’Institution, lui faisant part de sa préoccupation pour l’épineuse question de la dette extérieure des pays dits du tiers-monde :

Il est un problème d’actualité internationale sur lequel le Saint-Siège partage les soucis des membres de votre organisation, car il présente aussi un aspect éthique et humanitaire : c’est la question de la dette extérieure du tiers monde […] il existe aujourd’hui un consensus sur le fait que le problème de l’endettement global du tiers monde et des nouveaux rapports de dépendance qu’il crée, ne peut pas se poser uniquement en termes économiques et monétaires. Il est devenu plus largement un problème de coopération politique et d’éthique économique. Le coût économique, social et humain de cette situation est tel qu’il place des pays entiers au bord de la rupture. Du reste ni les pays créanciers, ni les pays débiteurs n’ont rien à gagner à ce que se développent des situations de désespoir qui échapperaient à tout contrôle. La justice et l’intérêt de tous exigent qu’au niveau mondial la situation soit envisagée dans sa globalité et dans toutes ses dimensions, non seulement économiques et monétaires, mais aussi sociales, politiques et humaines. (14 0ctobre 1985).

A plusieurs autres occasions, notamment dans des encycliques, messages, discours, audiences générales, le Pape polonais est revenu sur la même question, en soulignant la dimension

éthique de l’endettement et en appelant à « globaliser la solidarité » afin d’éviter une

« catastrophe générale ». On notera spécialement ses messages pour la journée mondiale de la paix du 1er janvier 1986137, 1987138 et 2005139, et son audience générale du 03 novembre 1999 ainsi thématisée : S’engager à réduire la dette internationale des pays pauvres. De façon plus insistante, il a lancé, dans le cadre de la préparation du Grand Jubilé de l’Année 2000, un

137 « La paix est une valeur sans frontières du nord au sud, de l'est à l'ouest: une seule paix » 138 « Développement et solidarité : deux clés pour la paix. » 139 « Ne te laisse pas vaincre par le mal mais sois vainqueur du mal par le bien »

69 vibrant appel à une amélioration de cette situation dramatique ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, dans la problématique140.

Nous retenons également, entre plusieurs autres interventions de Jean-Paul II sur la question de la dette des pays pauvres :

- ses deux dernières encycliques sociales : Sollicitudo Rei Socialis, Sur la question

sociale et le développement, pour le vingtième anniversaire de Populorum Progressio

de Paul VI, 30 décembre 1987, n. 19; Centesimus Annus, à l’ occasion du centenaire

de Rerum Novarum, 1er mai 1991, n. 35;

- ses Exhortations post-synodales : Ecclesia in Africa, Sur l’Église en Afrique et sa

mission évangélisatrice vers l’An 2000, 14 septembre 1995, n. 120; Ecclesia in

America, Sur la rencontre avec le Christ vivant, chemin de conversion, de communion

et de solidarité en Amérique, 22 janvier 1999, n. 22; Ecclesia in Asia, Sur Jésus-

Christ, le Sauveur, et sa mission d'amour et de service en Asie : «... pour qu'ils aient la

vie, et qu'ils l'aient en abondance» (Jn 10,10) 6 novembre 1999, n. 40

Toutes ces interventions peuvent trouver leur point axial dans cet appel :

La question de la dette des pays pauvres envers les pays riches est l'objet d'une grande préoccupation pour l'Église dans de nombreux documents officiels et dans des interventions du Saint-Siège en différentes circonstances. Reprenant les termes des Pères synodaux, je ressens avant tout le devoir d'exhorter « les chefs d'État et leurs gouvernements en Afrique à ne pas écraser leur peuple par des dettes intérieures et extérieures ». Je lance un appel pressant « au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale, ainsi qu'à tous les créanciers pour qu'ils allègent les dettes écrasantes des pays africains ». Je demande enfin instamment « aux conférences épiscopales des pays industrialisés de se faire les avocats de cette cause auprès de leurs gouvernements et des autres organismes impliqués ». La situation de nombreux pays africains est si dramatique que l'on ne peut admettre l'indifférence ni le refus de s'engager141.

En somme, pour Jean-Paul II, « la gravité de la situation est encore plus compréhensible si l'on tient compte du fait que "déjà le seul paiement des intérêts constitue pour l'économie des

140 Cf. Tertio Millennio adveniente, n. 51. 141 Jean-Paul II, Ecclesia in Africa, n. 120

70 pays pauvres un poids qui enlève aux autorités la disponibilité de l'argent nécessaire pour le développement social, l'éducation, la santé et l'institution d'un fonds pour créer du travail" »142

3- Benoît XVI

Durant son pontificat, le Pape Benoit XVI, à la suite de Jean Paul II, n’a cessé de revenir sur la thématique de la dette des pays pauvres, avec un sens critique du capitalisme sans conscience morale, c'est-à-dire de la recherche de profit abusif.

On se souviendra de sa lettre au Premier Ministre britannique, M. Gordon Brown, pour le G20 d’Avril 2009 à Londres :

La crise actuelle fait peser sur les pays les moins développés, particulièrement en Afrique, le spectre de l’annulation ou de la réduction drastique des programmes d’assistance. L’aide au développement, incluant des conditions commerciales et financières favorables aux pays les moins développés et l’annulation de la dette extérieure de pays les plus pauvres et les plus endettés, n’a pas été la cause de la crise. La plus élémentaire justice exige qu’elle n’en soit pas la victime. 143

Comme pour authentifier sa grande préoccupation pour la question, le souverain pontife romain proposa au peuple chrétien catholique, comme intention de prière générale pour le mois de juin 2009 : « Pour que l'attention internationale aux pays les plus pauvres suscite une aide accrue, en particulier pour alléger leur dette extérieure144 ».

142 Jean-Paul II, Ecclesia in America, n. 22 143 Cf. www.la-croix.com, Lettre de Benoît XVI à Gordon Brown à la veille du G20, Vatican, 30 mars 2009. Voir aussi Michel Schooyans, Pour relever les défis du monde actuel. L’enseignement social de l’Église, Presses de la Renaissance, Paris, 2004, p. 178 : « Il est moralement inadmissible d’exiger des pauvres qu’ils remboursent des prêts qui ont été empochés par les bandits qui les opprimaient. Il faudrait ne pas pratiquer la langue de bois et ne pas hésiter à émettre des réserves et des critiques face à l’action de ‘‘monstres sacrés’’ comme la Banque mondiale, le FMI, le FNUAP, etc. » 144 Sur http://www.zenit.org/, consultation renouvelée le 15 octobre 2012. Quelques années avant Benoît XVI, Jean Ziegler a affirmé sans complaisance : « Une annulation pure et simple de la totalité de la dette extérieure des peuples du tiers-monde n’aurait sur l’économie des États industriels et sur le bien-être de leurs habitants pratiquement aucune influence. Les riches resteraient très riches, mais les pauvres deviendraient un peu moins pauvres. » Jean Ziegler, Op. Cit., p. 105. C’est ce que pensent et défendent aussi les membres du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde, CADTM (Voir: http://www.cadtm.org), et plusieurs autres organismes extra ecclésiaux et non gouvernementaux. Voir notamment : Éric TOUSSAINT et Damien MILLET, « Quels sont les arguments moraux en faveur de l’annulation de la dette des PED ? », in 60 Questions / 60 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, question 41, Pp. 277-279. Voir aussi Joseph Stiglitz, dans La Grande Désillusion : « Ces derniers temps, on a beaucoup parlé de l’annulation des dettes, et avec raison. Si on ne les annule pas, beaucoup de pays en développement ne pourront tout simplement pas se développer. D’énormes proportions de leurs recettes d’exportation actuelles vont directement rembourser leurs emprunts aux pays

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II- LE SAINT-SIÈGE ET SES INSTITUTIONS

1- Le Conseil pontifical Justice et Paix

Le Conseil pontifical Justice et Paix est intervenu plusieurs fois sur la question de la dette des pays pauvres. Parmi ces nombreuses interventions, nous en retenons deux principalement.

 Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement

international145.

Parmi les études plus ou moins récentes sur le sujet, nous relevons une publication importante et intéressante de la commission pontificale Justice et Paix, intitulée : Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international.

Publié en 1986, ce document s’appuie sur de nombreuses études sur la dette des pays pauvres pour suggérer aux débiteurs et aux créanciers, ainsi qu’aux organisations interétatiques une coopération qui dépasse les égoïsmes collectifs et les intérêts particuliers – donc des structures de péché instaurées – pour marquer un progrès véritable sur la voie de la justice

économique internationale : « Le service de la dette ne peut être acquitté au prix d’une asphyxie de l’économie d’un pays et aucun gouvernement ne peut moralement exigé d’un peuple des privations incompatibles avec la dignité des personnes. » Ne se voulant pas technique, le document ne cite aucun pays ni aucun chiffre qui pourraient illustrer le problème qui se posait en termes de gravité et d’urgence, déjà dans les années 80. Après avoir proposé six principes éthiques, il en étudie les applications, pour chacun des acteurs, dans deux circonstances temporelles : les situations de survie « face aux urgences » et les perspectives de moyen – long terme pour « assurer solidairement les responsabilités d’avenir ». Au début et à la fin du document, l’endettement est situé dans son environnement plus vaste (politique et développés. Le mouvement du Jubilé 2000 a réussi une immense mobilisation internationale pour l’effacement des dettes. Il a obtenu l’appui des Églises dans le monde développé. Elles y ont vu un impératif moral, fondé sur les principes de base de la justice économique. » pp. 381-382 145 Conseil pontifical Justice et Paix, Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international (27décembre 1986), Présentation et études explicatives par le père Philippe Laurent, s.j., Paris, Cerf, 1987.

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économique, social et culturel), où résonne un appel aux interdépendances multiples pour une mondialisation plus humanisante.

 Appel du Conseil pontifical Justice et Paix sur la dette internationale, 18 septembre

1997.

C’était en septembre 1997, à l’occasion de la rencontre annuelle, à Hong Kong, des gouverneurs de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International. Parallèlement à cette rencontre, la tenue de nombreuses réunions de personnalités chargées de responsabilités particulières à l'échelle mondiale dans le domaine des politiques financières et monétaires.

Parmi les thèmes à l'ordre du jour dans ces diverses rencontres figurait la question de la dette internationale. Le Cardinal Roger Etchegaray, alors Président du Conseil Pontifical Justice et

Paix, fit cet appel :

Le Conseil Pontifical Justice et Paix a publié un document sur la question de la dette internationale il y a déjà 10 ans. Les Institutions financières internationales reconnaissent de plus en plus que le poids de la dette sur les pays les plus pauvres fait obstacle à leur développement économique et entraîne des conséquences sociales désastreuses. Nous nous réjouissons de cette prise de conscience. Face à l'urgence du problème, il s'agit maintenant d'en tirer les conséquences pratiques, en vue d'une application rapide des nouveaux termes de la réduction de la dette au plus grand nombre possible de pays. Ce sont les pauvres qui font les frais des indécisions et des retards. Dans l'esprit de l'appel lancé par le Saint-Père dans Tertio Millennio Adveniente, au n° 51, je fais confiance aux responsables des Institutions financières internationales en vue d'initiatives rapides et courageuses. Ces institutions ont toutefois besoin pour cela que les nations les plus riches et les économies les plus fortes manifestent une volonté politique plus nette et apportent leur soutien durable. Il ne saurait y avoir de vraie globalisation sans un sens renouvelé de la solidarité internationale.

2- Délégations du Saint-Siège à l'ONU

Mgr , Observateur permanent du Saint-Siège à l'ONU, est intervenu à quelques reprises à la tribune des nations pour faire entendre la voix de l'Église sur la dette des pays pauvres. On retiendra deux de ces interventions bien remarquées.

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D'abord, à la session du Conseil économique et social de l’ONU en 1999, où il clame que « la réduction de la dette pour les plus pauvres peut favoriser leur développement ».146 On peut souligner ici les points saillants de son discours :

MONSIEUR LE PRÉSIDENT, [...] ma délégation voudrait souligner seulement à cette heure tardive du débat le problème de la dette extérieure, comme facteur de pauvreté pour plusieurs pays en développement, une dette dont le service absorbe une grande partie des ressources du commerce et de l’aide. L’opinion publique internationale en général, mais tout particulièrement les Églises et de nombreuses Organisations non gouvernementales, y sont de plus en plus sensibles et demandent pour le troisième millénaire qu’une solution soit trouvée pour les pays les plus endettés. Le Saint-Siège, pour sa part, a soulevé depuis plusieurs années et à plusieurs reprises cette question dans les différentes enceintes internationales. En effet, le poids de la dette condamne les pays pauvres à un sous-développement permanent, paralyse l’épanouissement de leurs systèmes politiques et sociaux et leur interdit tout espoir dans un avenir plus humain. Il suffit d’en analyser quelques conséquences sur les économies et la vie sociale de ces pays : réduction des dépenses dans des secteurs vitaux comme l’éducation et la santé; mise au chômage de fonctionnaires à cause des programmes d’ajustement structurel ; manque d’intérêt de la part des investisseurs étrangers et fuite des capitaux. À ce propos, on ne peut que souscrire à l’avis du Secrétaire général qui nous rappelle que la dette « représente un obstacle à l’investissement productif dans la mise en valeur des ressources humaines et la création d’emplois » et invite donc la communauté internationale à « se pencher sur la situation intenable de ces pays en matière d’endettement et à y remédier dans le cadre de programmes de réforme et d’ajustement économique » (n. 77)147.

Ensuite, lors de la 54ème Session de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU à

Genève en mars 1998, soit quelques mois avant l'intervention précédente, le Saint-Siège est intervenu le 24 mars sur le point VI de l'ordre du jour relatif au droit au développement. A cette occasion, Mgr Giuseppe Bertello souligne que « la dette extérieure des pays pauvres constitue une hypothèque dramatique qui pourrait paralyser le développement de leurs systèmes politiques et économiques, les condamnant à un sous-développement permanent, qui interdirait toute espérance en un avenir plus humain et une jouissance effective des droits

146 Voir : La Documentation Catholique, 3 octobre 1999, n° 2211, pp. 837-838. 147 Ibid.

74 fondamentaux. »148. Il insiste en rappelant d'une part que « le Saint-Siège a soulevé à plusieurs reprises cette question dans les différentes enceintes internationales », et en faisant remarquer d'autre part que « ce drame, qui angoisse tant de pays, pose aussi des questions d'ordre éthique, comme le souligne le Pape Jean-Paul II. La Communauté internationale et ses institutions devraient donc s'interroger s'il est "licite de demander et d'exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoir des populations entières" (Centesimus Annus, n. 36). »149

3- Les épiscopats et d'autres instances ou corporations

Plusieurs épiscopats, notamment ceux des pays riches, et parfois de concert avec d’autres

églises chrétiennes, ont eu à sensibiliser les gouvernements politiques au poids de la dette sur l’économie et le développement pluriel des pays pauvres. Ainsi, à l’occasion de l’assemblée spéciale du synode des évêques pour l’Afrique tenue à Rome du 10 avril au 08 mai 1994 sur le thème : « L’Église en Afrique et sa mission évangélisatrice vers l’An 2000. ‘‘Vous serez mes témoins’’ (Ac 1, 8) », 38 archevêques et évêques d’Afrique ont adressé une lettre ouverte très déchirante à leurs frères évêques d’Europe et d’Amérique du Nord pour solliciter leur intervention auprès de leurs gouvernants occidentaux pour une réduction ou une remise de la dette aux pays africains :

Des centaines de millions de personnes, parmi les plus pauvres de la terre, vivent en Afrique. Le fardeau des dettes150 auxquelles elles sont enchaînées est à la fois un symptôme et une cause de leur pauvreté. C’est un symptôme parce qu’elles n’auraient pas emprunté si elles n’avaient pas été pauvres. C’est une cause parce que le fardeau du remboursement de cette dette les appauvrit davantage. Nous, les évêques d’Afrique qui prenons part au

148 Voir : La dette : une hypothèque sur le développement, Osservatore Romano (éd. française), N. 13 (31. 3. 1998) 149 Ibid. 150 En 1995, la Commission Épiscopale Justice et Paix de Madagascar avait publié une lettre ouverte aux Responsables de la Nation malgache. Dans cette lettre intitulée ‘‘Transparence’’ sur la dette nationale, on retiendra des affirmations comme celles-ci qui vont dans le sens du cri de cœur des évêques africains : « On naît avec la dette, on meurt suivi par la dette. […] Chaque citoyen malgache est condamné à payer la dette tout au long de sa vie. C’est un poids très lourd, et il n’est pas étonnant si le Malgache n’a qu’une espérance de vie assez brève. »150

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synode africain, nous nous engageons à une solidarité absolue avec les pauvres et désirons faire nôtre leur cri : Remettez-nous nos dettes ! Il y a plus de dix ans déjà, le président Nyerere de Tanzanie posait cette question émouvante : "Devons-nous laisser nos enfants mourir de faim pour pouvoir payer nos dettes ?". Dans sa déclaration de 1986 intitulée "Une approche morale à la question de la dette internationale", la Commission Pontificale Justice et Paix a donné une réponse éloquente à cette question. Ce document demande un partage équitable, entre débiteurs et créanciers, des conséquences de la crise de cette dette. Il dit : "Le fardeau ne devrait pas être imposé de façon disproportionnée sur les pays pauvres... Il est moralement mauvais d’enlever à un pays ses moyens de suffire aux besoins de base de ses citoyens pour rembourser sa dette". Un autre document, de la même commission, dit : "Les besoins des pauvres doivent passer avant les désirs des riches". [..] Nous avons confiance que l’on tiendra compte de notre appel, et qu’il offrira à l’Église la chance de faire sienne les joies et les espérances, les peines et l’angoisse de ceux qui souffrent en Afrique151.

Au numéro 47 des Propositions finales de ce premier Synode des Évêques pour l’Afrique, les pères synodaux écrivent : « Le Synode demande au FMI et à la Banque Mondiale et à tous les autres créditeurs étrangers d’alléger les dettes écrasantes des pays africains. Il demande instamment aux épiscopales d’Europe et d’Amérique du Nord de se faire les avocats de cette cause auprès de leurs gouvernements. »

Les évêques des États-Unis d’Amérique eux-mêmes avaient déjà perçu et mis en lumière le cri d’appel au secours de leurs confrères africains dans leur lettre pastorale du 13 novembre

1986 sur la justice économique pour tous152. Ils y déplorent que « les institutions de Bretton

Woods ne représentent pas adéquatement les débiteurs du Tiers-Monde » et que « leur politique ne traite pas avec efficacité les problèmes qui frappent ces pays ». Ils demandent alors que ces institutions fassent « l’objet d’une réforme fondamentale » et que leur politique

151 "Lettre ouverte de 38 archevêques et évêques à leurs frères évêques d’Europe et d’Amérique", dans Maurice CHEZA, Le Synode Africain, Histoire et Textes, Karthala, Paris 1996, p. 144. On lira aussi avec intérêt William Easterly, Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ?, traduit de l’américain par Aymeric Piquet-Gauthier, Éditions d’Organisation, Paris, 2006, chapitre 7 : « Remettez-nous nos dettes », p.155-174. Nous mentionnons que William Easterly fut économiste à la Banque mondiale. A ce titre, il a effectué plusieurs missions dans des pays pauvres. Il a dû quitter l’institution suite à la parution de cet ouvrage qui y a fait scandale. Expert reconnu du développement économique et de l’Afrique, il est aujourd’hui professeur d’économie à l’université de New York et chercheur au Center Global Development. Dans ce livre fulgurant, il montre avec perspicacité le triste résultat de l’aide officielle au développement, puis il indique comment conduire les pays les plus pauvres sur la voie de la croissance durable. 152 Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine , p. 664.

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« soit révisée, en même temps que l’on devra s’attaquer au problème immédiat du Tiers-

Monde. Les États-Unis devraient promouvoir et soutenir ces réformes et ces révisions et y participer à part entière. Un tel rôle n’est pas seulement juste du point de vue moral, il est dans l’intérêt économique des États-Unis. Plus d’un tiers de cette dette est due aux banques américaines. La viabilité du système bancaire international (et des banques américaines) dépend en partie de la capacité des pays débiteurs à gérer leurs propres dettes. »153

Les évêques américains persistent et signent enfin que « des moyens doivent être trouvés pour résoudre les problèmes urgents : moratoire dans le paiement des dettes, conversion en monnaie locale de certaines dettes libellées en dollars, acceptation par les créanciers d’une part de la charge par une réduction partielle de certaines dettes spécifiques, transfert des intérêts au capital, ou même annulation pure et simple. »154

A voir de près, il y a une forme d'injustice structurelle que l'épiscopat américain fustige, et qui consiste dans le fait que « le prix auquel (les pays du Sud) doivent vendre leurs produits d’exportation et acheter leurs produits alimentaires et leurs biens manufacturés, les taux d’intérêt qu’ils doivent payer et les conditions auxquelles ils doivent souscrire pour emprunter de l’argent, les normes du comportement économique des investisseurs étrangers, les montants et les conditions de l’aide extérieure, etc., sont essentiellement déterminés par le monde industrialisé. » Pire, « les cultures traditionnelles de ces pays sont [...] soumises à la pénétration culturelle agressive de la publicité et des programmes des médias (...). Les pays en voie de développement sont, au mieux, des partenaires de seconde zone »155.

Quelques années après les évêques américains, l'épiscopat français a pris position par l'intermédiaire d'un communiqué commun du Conseil national de la Solidarité des évêques de

France, de Justice et Paix-France et de la Commission sociale des évêques de France156. Dans

153 Ibid. 154 Ibid. 155 Idem., p. 660 156 La Documentation Catholique du 17 janvier 1999, n°2196, pp. 75-78

77 ce communiqué, intitulé, Pour célébrer le jubilé 2000 : libérer les pauvres du poids de la dette, on peut lire :

Oui, il est temps de rétablir le droit des pauvres : l'esprit souffle à l'Église du Christ de remettre en valeur le message de libération et de justice contenu dans le Jubilé, même si cela exige « conversion et engagement ». Sur quel point concret faut-il porter cet effort de libération? Regardons notre planète : comme au temps du peuple d'Israël, c'est encore le poids de la dette qui écrase les plus pauvres. Remettre les dettes, ce n'est pas seulement rendre vigueur à une exigence du Jubilé de jadis, c'est l'un des moyens de porter remède (du moins en partie) à une situation d'aujourd'hui, que tout fidèle du Christ doit ressentir comme intolérable : la permanence (et même l'aggravation, en bien des points du globe) de la misère et de l'exclusion157.

Le 13 juin 1999 à Cologne (Allemagne), à la veille du Sommet des sept pays les plus industrialisés (G7), un colloque a réuni des évêques et des théologiens de plusieurs pays pour débattre de ce même problème de la dette. Une délégation des participants à ce colloque a rencontré le Chancelier allemand d’alors, Gerhard Schröder, hôte du Sommet. Les évêques ont approuvé et signé une déclaration commune dans laquelle ils reconnaissent que :

1- La réduction rapide de la dette extérieure des pays pauvres est une première étape essentielle dans l’éradication de la pauvreté. 2- Les remises de dette doivent être importantes et profiter aux pauvres. 3- La transparence et la participation de la société civile – y compris des Églises, des organisations non gouvernementales, des pauvres et des marginalisés comme parties prenantes – sont des éléments essentiels à intégrer dans tous les accords de réduction de dette, d’allocation de ressources libérées, ou d’octroi de crédits et de prêts. 4- Les politiques existantes doivent fonctionner plus rapidement, être plus substantielles et accessibles à un plus grand nombre de pays. 5- Les Programmes d’ajustement structurel, tels qu’ils existent actuellement, doivent être réformés en profondeur. 6- Il faut établir des relations plus équitables entre les gouvernements créditeurs et débiteurs. 7- Il faut mobiliser une volonté politique pour promouvoir les changements politiques, législatifs et financiers nécessaires en vue d’un allégement plus profond, plus significatif et plus rapide de la dette.

Pour les signataires de cette déclaration commune, et comme en indique le titre, il s'agit de

«Faire passer la vie avant la dette»158, c’est-à-dire « effacer la dette chaque fois que son remboursement empêche un pays de mener des politiques sociales vitales pour les

157 Op. Cit., p. 75 158 La Documentation Catholique, 3 octobre 1999, N° 2211, pp. 853-857. Voir, dans le même sens, René Coste, « Remettre la dette du tiers monde », La Semaine Religieuse d'Alger, n° 4, Avril 1999, pp. 100-101.

78 populations»159. A cette même occasion de la rencontre des dirigeants du G-7 à Cologne, il leur a été transmis une pétition de plus de dix millions de signatures visant à effacer la dette des pays pauvres. Ce serait la plus grande pétition de l'histoire160.

En 2005, à la veille de la rencontre du G-7 en Écosse, la Commission des affaires sociales de la Conférence des évêques catholiques du Canada a écrit à M. Paul Martin, Premier Ministre à l'époque :

Monsieur le Premier Ministre, Nous vous écrivons à la veille de la rencontre du G-7, qui doit se tenir en juillet à Gleneagles, en Écosse, pour vous inviter à y proposer des initiatives éclairées en vue d’éradiquer la pauvreté mondiale. Nous vous demandons, en particulier, de faire preuve de leadership au nom du Canada dans deux domaines précis : l’élimination de la dette multilatérale et l’accroissement de l’aide canadienne au développement outre-mer jusqu’à ce qu’elle représente 0,7 pour cent du Revenu national brut (RNB). [...] Il est certain que la très lourde dette qui continue de peser sur les pays du Sud représente un immense obstacle à l’éradication de la pauvreté mondiale et à l’atteinte des Objectifs de développement du millénaire. Alors que plus de 130 000 Africains meurent chaque semaine par manque de prévention, les pays de l’Afrique subsaharienne continuent de verser chaque année quelque 12 milliards de dollars US au service de la dette. Pour que l’Afrique arrive à s’extraire du piège de la pauvreté, cet argent doit servir en priorité aux soins de santé, à l’eau potable, à l’éducation des jeunes et à tant d’autres urgences sociales beaucoup plus pressantes que des paiements qui ne servent qu'à apaiser l'appétit apparemment insatiable des créanciers. [...] À l’approche du sommet du G-7, nous vous demandons de faire preuve de leadership dans l’éradication de la pauvreté mondiale, notamment en recommandant l’annulation de la dette et en haussant l’aide publique canadienne au développement. C’est la conduite qui s’impose et c’est le moment d’agir.161

Le Conseil canadien des Églises va dans la même trajectoire, dans une lettre adressée au

Premier Ministre du Canada, M. Stephen Harper, pour lui signifier que « les pays à faible

159 C'est aussi l'un des trois objectifs poursuivis par DETTE & DEVELOPPEMENT, la Plate-forme d'action et d'information sur la dette des pays du Sud : www.dette2000.org Plusieurs associations et organisations non gouvernementales se sont lancées dans la bataille pour l'annulation de la dette des pays pauvres. Nous retenons principalement : CADTM (Comité pour l'Annulation de la dette du Tiers-Monde); RITMO (Réseau d'information et de documentation pour le développement durable et la solidarité internationale); Jubilé 2000 (Campagne lancée en 1996 par des associations chrétiennes britanniques en faveur de l'annulation de la dette); CCFD (Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement). 160 Cf. Le Journal La Croix, « Dix millions de signatures pour annuler la dette », Paris, Mardi 15 juin 1999, p. 26; voir aussi : 161 "La Commission des affaires sociales demande au Canada de faire preuve de leadership", 26 juin 2005, www.cccb.ca (Consultation le 15 mars 2013). On peut consulter à la même adresse d'autres lettres allant dans le même sens de la dette des pays pauvres, comme : "Pour que tous, nous ayons la vie en abondance", Message pastoral du Conseil permanent de la Conférence des évêques catholiques du Canada à l'occasion du Sommet du G-8 tenu à Kananaskis, Alberta, le 12 juin 2002;

79 revenu ne pourront connaître de développement durable et à long terme tant qu’ils seront accablés de dettes extérieures »162. Pour le développement des pays pauvres, le Conseil formule six initiatives dont les deux premières sont consacrées à la demande d’une annulation de la dette de ces pays :

1. Une initiative multilatérale pilotée par le Canada ayant pour objet l'annulation intégrale des dettes bilatérales et multilatérales des pays où le taux de VIH dépasse la moyenne mondiale de 1,1 % de leur population adulte. 2. Une initiative canadienne visant à libérer l'annulation de la dette envers le Fonds monétaire international et la Banque mondiale de contraintes telles que la privatisation forcée des soins de santé, les limites à l'embauche de personnel de la santé et les frais d'utilisation de services publics. »163

A la veille du G8 du 08 juillet 2009 en Italie, les Évêques du Canada ont réitéré cet appel en demandant aux leaders du G8, à travers une lettre envoyée à M. Stephen Harper164, de protéger les pauvres et de venir en aide aux pays en voie de développement.

Comme on peut le constater, la question de la dette extérieure de l’Afrique, et des pays dits du tiers-monde en général, est une question très préoccupante dont le règlement exige des solutions qui prennent en compte la dignité des individus et des peuples qui quémandent chaque jour l'accès aux droits humains élémentaires. D'autres voix se mêlent à celles de la hiérarchie de l'Église catholique pour réclamer l'effacement de la dette. Nous en retenons ici quelques-unes.

162 Cf. www.cccb.ca, Conseil canadien des Églises, Lettre au très Honorable Stephen Harper, Premier Ministre du Canada, 08 mai 2006. 163 Ibidem. 164 Cf. www.cccb.ca, Lettre des évêques du Canada au Très honorable Stephen Harper et aux leaders du G8, 25 juin 2009

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III- DES MOUVEMENTS ET ÉCONOMISTES OU TECHNOCRATES EN FAVEUR DE L'EFFACEMENT DE LA DETTE165

Le CADTM, que Jean-Ziegler définit comme un puissant et crédible contre-pouvoir face aux institutions issues des accords de Bretton Woods et au Club de Paris, plaide à temps et à contretemps pour une annulation inconditionnelle de la dette des pays en développement.

Pour soutenir sa plaidoirie, l'institution d'origine belge invoque plusieurs raisons d'ordre moral, politique, économique, juridique, écologique et religieux. Nous en retiendrons quelques-unes.

- Au plan moral

Pour Damien Millet et Éric Toussaint du CADTM, la dette pourrait d'abord être considérée comme un mécanisme très subtil de domination et le moyen d'une nouvelle colonisation qui s'ajoute à une longue chaîne d'exploitation des ressources des pays pauvres par les pays riches.

La dette pourrait ensuite être considérée comme le produit de mauvaises politiques des pays créanciers et des institutions financières internationales, comme le G8, le FMI et la Banque mondiale qui dictent aux pays débiteurs leur propre loi dont ils sont à la fois juge et partie.

Enfin, la dette a été contractée par des régimes dictateurs et corrompus pour la plupart qui n'ont pas utilisé les sommes prêtées au bénéfice de leurs populations. Joseph Stiglitz écrit à ce propos :

La responsabilité morale des créanciers est particulièrement nette dans le cas des prêts de la guerre froide166. Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l'argent à Mobutu, le célèbre président du Zaïre (aujourd'hui République démocratique du Congo), ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l'essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu'il maintienne son pays fermement aligné sur l'Occident. Beaucoup estiment

165 Source principale : Damien Millet et Éric Toussaint, 60 Questions 60 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, pp. 277 - 301. 166 Ces dettes sont parfois appelées ''dettes odieuses''.

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injuste que les contribuables des pays qui se trouvaient dans cette situation soient tenus de rembourser les prêts consentis à des gouvernants corrompus qui ne les représentaient pas167.

Au regard de tout ce qui précède, demander aux pays pauvres souvent pourvus en richesses humaines et naturelles considérables de rembourser la dette, c'est les priver de la satisfaction des droits fondamentaux ou besoins élémentaires de tout être humain (la nourriture, le vêtement, le logement, les soins de santé, l'éducation). Donc, faire passer les prétendus droits de riches créanciers en face des besoins vitaux des populations pauvres décimées constitue un acte d'immoralité inacceptable. Il faut alors exiger l'annulation totale de la dette, « car on n'amende pas un esclavage, on ne le réduit pas, on l'abolit »168.

- Au plan politique

Ici, la souveraineté des pays débiteurs n'a pas droit de cité. Les gouvernements sont contraints de se soumettre aux politiques des pays créanciers et des institutions financières, au prix même du sacrifice des intérêts de leurs citoyens. Comme le signifie Joseph Stiglitz :

Telle qu'on la préconisée, la mondialisation paraît souvent remplacer les dictatures des élites nationales par la dictature de la finance internationale. Les pays s'entendent dire que, s'ils n'acceptent pas certaines conditions, les marchés de capitaux ou le FMI refuseront de leur prêter de l'argent. On les contraint - c'est le fond du problème - à abandonner leur souveraineté, à se laisser ''discipliner'' par les caprices des marchés financiers, dont ceux de spéculateurs qui ne pensent qu'au gain à court terme, pas à la croissance à long terme et à l'amélioration des niveaux de vie : ce sont ces marchés et ces spéculateurs qui dictent aux pays ce qu'ils doivent et ne doivent pas faire169.

La dette permet ainsi aux créanciers d'exercer des pouvoirs exorbitants sur les pays endettés, .

Dans une interview accordée à la journaliste suisse Silva Cattori170 pour le compte du Réseau

Voltaire, Ben Bella, président de la République algérienne de 1963 à 1965, déclarait : « Nous avons un drapeau, nous avons un hymne national, le reste ce sont les Occidentaux, toutes

167 Joseph Stiglitz, La grande désillusion, p. 382 168 Damien Millet et Éric Toussaint, Op. Cit., p. 279 169 Joseph Stiglitz, Op Cit., cité dans Damien Millet et Éric Toussaint, Op. Cit., p. 282. 170 Journaliste suisse. Après avoir écrit sur la diplomatie en Asie du Sud-Est et dans l’Océan Indien, elle a été témoin de l’opération « Bouclier défensif » lancée par Tsahal contre les Palestiniens. Elle se consacre depuis à attirer l’attention du monde sur le sort subi par le peuple palestinien sous occupation israélienne.

82 tendances confondues, qui le décident à notre place. Tout cela, enrobé avec de jolis mots, sous couvert de l’aide d’organismes comme la Banque mondiale et le FMI, qui ne sont rien d’autre que des instruments de torture créés par l’Occident pour continuer sa domination. »171 Et il conclut : « Ce qui signifie que nous sommes sortis d’un système de colonialisme direct en

échange de quelque chose qui parait meilleur, mais qui ne l’est pas. »172

- Au plan économique

Dans le domaine économique, la dette n'a pas été octroyée dans des conditions régulières, et les processus de remboursement n'ont pas été et ne sont pas équitables. En effet, d'après une base de données combinées et présentées par le CADTM173, le remboursement de la dette par l'Afrique sub-saharienne se présente ainsi, entre 1970 et 2009 :

En milliards de dollars US Dette extérieure Dont : dette extérieure publique Stock de la dette en 1970 7 6 Stock de la dette en 2010 205 149 Remboursements entre 1970 391 313 et 2009

Ces chiffres montrent que la dette a été remboursée plusieurs fois, et qu'elle n'a cessé d'augmenter. Par ailleurs, les transferts nets sur la dette sont fortement négatifs pour l'Afrique sub-saharienne, comme on peut le remarquer sur ce tableau174 :

Transfert net sur la dette extérieure publique 1985 - 2010 en milliards de dollars US Moyen Orient et Afrique du Nord -110 Afrique sub-saharienne 18 Total 1985 - 2010 -92

171 Voir Réseau Voltaire, article du 21 avril 2006, « De la colonisation à l'ingérence », sur : http://www.voltairenet.org/article138102.html (Consultation, le 13 août 2013). 172 Ibid. 173 Damien Millet, Daniel Munevar & Éric Toussaint, Les chiffres de la dette 2012, CADTM. Voir : http://cadtm.org/IMG/pdf/chiffresdeladette_2012.pdf (Consultation le 13 août 2013). 174 Ibid.

83

- Au plan juridique

Trois thèses de droit international sont à être considérées au plan juridique :

« Le cas de force majeure et le changement fondamental de circonstances »

De façon générale, on peut parler de force majeure quand un gouvernement ou un organisme public se voit soumis, involontairement, à une contrainte extérieure qui ne lui permet pas d'honorer ses obligations internationales, au nombre desquelles le remboursement d'une dette.

Cette contrainte extérieure et non envisagée peut s'expliquer soit par la baisse des prix des matières premières, soit par l'augmentation des taux d'intérêt. Ce fut le cas pour les pays en voie de développement qui avaient emprunté à de bons taux dans les années 1970, mais qui se sont vus finalement très endettés en raison de la hausse des taux d'intérêt et de la baisse des prix des matières premières par les pays industrialisés.

« L'état de nécessité »

L'état de nécessité se caractérise par une situation de menace pour l'existence de l'État, pour sa survie politique ou économique. On peut penser par exemple à une instabilité sociale grave, ou à l'incapacité de l'État de satisfaire les besoins élémentaires de la population.

L'empêchement pour l'État à honorer ses obligations internationales n'est pas nécessairement absolu; mais il se peut qu'en les honorant l'État soit obligé de sacrifier les biens fondamentaux de la population, comme la santé et l'éducation. Ainsi, une étude de l'ONG d'origine britannique Oxfam International, réalisée en 1997 dans sept pays (Bénin, Burkina Faso,

Éthiopie, Mali, Mozambique, Niger et Zambie), montre que si les autorités de ces pays consacraient l'argent du remboursement de la dette au développement humain, trois millions d'enfants pourraient vivre au-delà de leur cinquième année et un million de cas de malnutrition seraient évités175.

175 Oxfam International, Poor Country Debt Relief : False Dawn or New Hope for Poverty Reduction?, avril 1997.

84

Dans l'une des nombreuses résolutions de la Commission des droits de l'Homme de l'ONU sur la question de la dette et de l'ajustement structurel adoptée le 23 avril 1999, on lit : «

L'exercice des droits fondamentaux de la population des pays endettés à l'alimentation, au logement, à l'habillement, au travail, à l'éducation, aux services de la santé et à un environnement sain, ne peut être subordonné à l'application de politiques d'ajustement structurel et à des réformes économiques générées par la dette. »176

« La dette odieuse177 »

La dette odieuse est une doctrine juridique théorisée pour la première fois en 1927 par

Alexander Nahum Sack, ancien ministre russe de Nicolas II et professeur de droit à Paris.

Selon lui, « si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc.. cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ». La population n’a pas à la rembourser.

A en croire les travaux d’universitaires canadiens (Jeff King, Ashfaq Khalfan et Bryan

Thomas) publiés en 2003, une dette est odieuse si elle répond simultanément aux trois critères ci-dessous178 :

- Absence de consentement : la dette a été contractée contre la volonté du peuple;

- Absence de bénéfice : les fonds ont été dépensés de façon contraire aux intérêts de la population.

- Connaissance des intentions de l’emprunteur par les créanciers.

176 Voir le texte intégral en Annexe. 177 Voir : Vincent David et Jean Merckaert, « Dette odieuse : ''Est-ce juste de rembourser une dette que l’on n’a pas contractée ?'' Le scandale des prêts accordés aux dictateurs des pays en développement », dossier présenté sur : http://www.detteodieuse.org/data/File/dp-detteodieusefinal.pdf (Consultation, le 13 août 2013). 178 Ibid.

85

Selon le rapport de la Commission pour l’Afrique présidée par Tony Blair en 2005, et déjà cité plus haut, « la dette des pays du Sud a, pour l’essentiel, été contractée par des dictateurs qui (…) ont bénéficié du soutien des pays qui aujourd’hui touchent le remboursement de la dette »179.

En croisement avec le CADTM, le CCFD se joint à la plate-forme Dette & Développement pour exiger l'annulation de la dette des pays du Sud partout où elle est odieuse180. Ils font même de cette exigence ''un impératif moral et politique181''.

Par ailleurs, le CADTM distingue la ''dette illégitime'' qui se reconnaît selon quatre critères :

- un prêt accordé pour renforcer un régime dictatorial (prêt inacceptable);

- un prêt contracté à taux usuraire (conditions inacceptables);

- un prêt accordé à un pays dont on connaît la faible capacité de remboursement (prêt inapproprié);

- un prêt assorti de conditions imposées par le FMI qui génèrent une situation

économique rendant le remboursement encore plus difficile (conditions inappropriées)182.

En somme, la voix de tous les mouvements, associations et économistes, peut se résumer dans cet appel : « La dette externe des pays du Sud a été remboursée plusieurs fois. Illégitime, injuste et frauduleuse, la dette fonctionne comme un instrument de domination, au seul service d'un système d'usure internationale. Les pays qui exigent le paiement de la dette sont ceux-là mêmes qui exploitent les ressources naturelles183 et les savoirs traditionnels du Sud.

179 Ibid. 180 Voir : CADTM Belgique, La position du CADTM Belgique sur la doctrine de la dette odieuse et sa stratégie juridique pour l’annulation de la dette, sur : http://cadtm.org/La-position-du-CADTM-Belgique-sur (Consultation, le 13 août 2013); Jean Merckaert, Identifier et annuler les dettes odieuses, une question de justice, sur : ccfd-terresolidaire.org/IMG/pdf/detteodieuse.pdf 181 Jean Merckaert, Rendre illégales les dettes odieuses, un impératif moral et politique, sur : http://www.dette2000.org/data/File/Chapitre_6_PFDD_2005-2006.pdf 182 Damien Millet et Éric Toussaint, Op. Cit., p. 292 183 Voir Bonnie Campbell (dir.), Ressources minières en Afrique. Quelle réglementation pour le développement, Presses de l'Université du Québec, 2010, 256 p.

86

Nous demandons son annulation sans condition ainsi que la réparation pour les dettes historiques, sociales et écologiques. »184

Le Magistère de l'Église, sans affirmer directement qu'il exige un effacement inconditionnel de la dette des pays pauvres, a montré un intérêt toujours plus fort pour la question, surtout dans les dernières décennies comme on a pu le constater dans les lignes précédentes. Mais, n'aurait-il pas été plus indiqué que la voix officielle de l'Église se fasse plus insistante en faveur d'un effacement pur et simple de la dette comme l'ont fait les mouvements, les associations et les économistes?

184 Appel des mouvements sociaux, Forum social mondial de Porto Alegre, 2002, n. 13, sur : http://www.humanite.fr/node/444446 (Consultation, le 13 août 2013).

87

PARTIE II : L’ARCHITECTURE ET LA GESTION DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS : LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES ET LES POLITIQUES OU PLANS DE RENÉGOCIATION ET D’ALLÈGEMENT DE LA DETTE.

88

INTRODUCTION

L’Afrique est un vaste continent, couvrant 6 % de la surface terrestre et 20,3 % de la surface des terres émergées. Sa superficie est de 30 415 873 km2 en incluant les îles. Avec une population de plus d'un milliard d'habitants (2010), les Africains représentent 16 % de la population mondiale. Le continent est bordé par la Mer Méditerranée au nord, le Canal de

Suez et la Mer Rouge au nord-est, l’Océan Indien au sud-est et l’Océan Atlantique à l’ouest.

En 1914, du fait de l'essor des empires coloniaux, l’Afrique ne comptait plus que deux États souverains185, l’Abyssinie – ou Éthiopie – et le Libéria, auxquels s'ajoutèrent par la suite l'Égypte, en 1922, et l’Union sud-africaine, en 1931. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le nombre d'États africains indépendants n'a cessé d'augmenter, passant de 4 en 1945 à 27 en

1960, pour atteindre 53 en 1993 et 54 en 2011, avec l'accession à l'indépendance du Soudan du Sud.

L’Afrique chevauche l’équateur et englobe de nombreux climats : tempérés au nord et au sud, chauds et désertiques le long des tropiques, chauds et humides sur l'équateur. En raison du manque de précipitations régulières et d’irrigation, tout comme de glaciers ou de systèmes montagneux aquifères, il n’y existe pas de moyen de régulation naturel du climat à l’exception des côtes.

185 Un État souverain moderne, selon la Convention de Montevideo, est un État qui possède quatre propriétés : une population permanente ; un territoire déterminé ; un gouvernement qui n'est subordonné à aucun autre ; une capacité d'entrer en relations avec les autres états. Par rapport à la reconnaissance de l'État, l’Article 3 de la Convention de Montevideo, du 26 décembre 1933, stipule : « L'existence politique de l'État est indépendante de sa reconnaissance par les autres États. » La Convention de Montevideo sur les droits et les devoirs des États est un traité signé à Montevideo, en Uruguay, le 26 décembre 1933, au cours de la septième Conférence internationale des États américains. Le président américain de l’époque, Franklin Delano Roosevelt, et son Secrétaire d'État, Cordell Hull, annoncèrent alors la mise en route de la Politique de bon voisinage, qui mettait théoriquement un terme à la doctrine du Big Stick. L'accord est signé avec quelques réserves de la part des USA, du Brésil et du Pérou. L'expression doctrine du Big Stick renvoie à la politique étrangère menée par le président Theodore Roosevelt au début du XXe siècle et visant à faire assumer aux États-Unis une place de véritable police internationale. Le but principal de cette doctrine est de protéger les intérêts économiques des États-Unis en Amérique latine, principalement dans la zone des Caraïbes. Elle conduit à un accroissement des forces navales de l'armée américaine et à un engagement plus important sur la scène politique mondiale. Le recours à des représailles militaires est donc mis en perspective en cas d'échec. Roosevelt aurait emprunté le concept d'un proverbe africain : « Parle doucement et porte un gros bâton ». Il a employé pour la première fois cette expression au Minnesota State Fair, le 2 septembre 1901, douze jours avant que l'assassinat du président William McKinley ne le propulse à la présidence des États-Unis.

89

Les frontières des États africains, issues en grande partie de la colonisation, ne prennent que peu en compte les réalités des populations africaines. De même le regroupement des différents pays en sous-régions est utilisé plus dans un souci pratique que par vérité historique. On distingue généralement :

- L’Afrique du Nord ou l’Afrique blanche (limitée au sud par le Sahara, et habitée par des

populations à majorité arabe et berbère) ;

- L’Afrique subsaharienne ou l’Afrique noire (subdivisée en trois sous régions : l’Afrique

de l’Ouest, l’Afrique de l’Est et l’Afrique Centrale) ;

- L’'Afrique Australe, qui jouit d'un climat tempéré et possède le plus fort niveau de

développement économique, est constituée de l’ensemble des territoires situés au sud de

la forêt équatoriale africaine. On y rattache également les îles africaines du sud-ouest de

l'Océan Indien autour de Madagascar (du Canal du Mozambique aux Îles Maurice et de la

Réunion), ainsi que les îles africaines du sud-est de l'Océan Atlantique.

L’Afrique est économiquement le continent le plus pauvre de la planète186. D’après les données statistiques combinées des institutions financières internationales et d’organismes humanitaires internationaux, le produit intérieur brut global de tout le continent est de 1 621 milliards de dollars américains en 2008 (selon les taux de change officiels des monnaies de l'année 2008 - le double si on le calcule en parité de pouvoir d'achat), soit 2,62 % du PIB mondial, estimé en 2008 à 62 250 milliards de dollars, ou bien l'équivalent du PIB du Canada pour la même année. Le PIB par habitant y est en moyenne de 1 636 $ alors que la moyenne mondiale hors de l'Afrique se situe à 10 460 $ par habitant, et la moyenne mondiale Afrique incluse à 9 170$ par habitant (toujours en taux de change officiel 2008 et non à parité de pouvoir d'achat). Selon les estimations les plus récentes de la Banque mondiale sur la pauvreté dans le monde, en 2008, pour la première fois depuis 1981, moins de la moitié de la

186 Voir : Anupam Basu (dir.), Promotion de la croissance en Afrique subsaharienne. Les leçons de l’expérience, Col. Dossiers économiques, FMI, août 2000.

90 population africaine (47 %) vivait avec moins de 1,25 dollar par jour. Ce taux était de 51% en

1981. En Afrique subsaharienne, par exemple, le taux de pauvreté à ce seuil aurait reculé de

10 points de pourcentage depuis 1999. Les perspectives économiques de cette région de l’Afrique affichent, toujours d’après les statistiques de la Banque Mondiale, une progression de la croissance à 5,3 % en 2012, puis à 5,6 % en 2013, alors qu’elle s’établissait à 5 % en moyenne avant la crise de 2008. Toutefois, cette prévision serait révisée à la baisse en cas de dégradation de l’économie mondiale. De nombreux pays de la région enregistrent de la croissance : plus d’un tiers d’entre eux affichent en effet un rythme de croissance supérieur ou

égal à 6 %; une vingtaine de pays feraient même mieux qu’en 2007-2008.

Malgré toutes ces progressions, l’Afrique reste confrontée à de sérieux problèmes de manque de capitaux nécessaires pour son développement. Ce qui conduit les gouvernements des pays africains à se tourner en permanence vers la communauté financière internationale afin de solliciter des fonds pour financer leur développement socio-économique : l’Éducation, la

Santé, la construction d’infrastructures. Ils définissent alors différentes politiques et recourent

à plusieurs instruments de développement, notamment :

- Favoriser l'investissement et faire appel à des capitaux étrangers pour leurs économies

nationales. Il faut noter ici que la Chine s’impose de plus en plus aujourd’hui comme

partenaire économique privilégié des pays africains, faisant ainsi une concurrence de

taille avec l’Europe et l’Amérique dans leur politique africaine décrédibilisée pour de

multiples raisons.

- Bénéficier de dons de la part d'institutions financières appropriées, sous forme d’aide

au développement.

- Recourir à l'endettement international.

Parmi ces trois mesures, l'investissement et l'endettement engendrent des engagements futurs exigeants puisque les créances doivent être remboursées à échéance. Il est en effet nécessaire

91 que les gouvernements emprunteurs s'assurent qu'ils seront capables de rembourser leurs dettes, en gérant les fonds alloués de manière efficace et efficiente afin de générer des revenus qui leur permettent de financer le remboursement. L'endettement international, s’il est bien géré, peut donc être considéré comme un outil de développement puisqu’il est censé permettre aux pays emprunteurs d’assurer le bien-être socio-économique de leurs peuples.

Paradoxalement, la part de la dette extérieure, chronique, constitue une pièce essentielle du budget de l'économie de la majorité des pays africains187. Une partie essentielle de cette dette extérieure est constituée de la dette dite multilatérale, c’est-à-dire envers les institutions financières internationales, en particulier la Banque mondiale et le FMI, où la représentation des pays emprunteurs n’a pratiquement aucun poids. De plus, le bilan des flux financiers montrent que, suite à la crise de la dette, les pays en voie de développement, dont les pays africains, ont remboursé jusqu’en 2009 l’équivalent de 102 fois ce qu’ils devaient en 1970, leur dette ayant été ainsi multipliée par 48188.

La charge des dettes colossales accumulées par les pays africains, les plus pauvres principalement, semble donc constituer un obstacle de fond à leur développement effectif : dans ce cas, la dette devient un instrument d’asservissement, parce que contre-productive.

Pour tenter d’amenuiser cet obstacle, les pays débiteurs et leurs créanciers se sont lancés dans des politiques ou mesures de renégociations des dettes dont l’aventure paraît interminable, et chaque renégociation prend la forme de diverses techniques :

- L'annulation totale ou partielle des intérêts ou même des amortissements liés à la dette

principale.

- Le moratoire, qui consiste en la suppression du remboursement d'une dette, ou d'une

partie de celle-ci pendant une durée déterminée. Il découle soit d'un acte unilatéral du

débiteur, soit d'une négociation entre les parties à partir du contrat initial. Dans le

187 Cf. CADTM, Les chiffres de dette2011, www.cadtm.org, consultation le 10 octobre 2012. 188 Selon les chiffres du CADTM en 2009.

92

premier cas, le service de la dette est suspendu, de fait, par le défaut de paiement de

l'État débiteur; dans le second, le gouvernement du pays endetté cesse ses

remboursements et ne les reprend qu'à la suite d'un accord avec les créanciers. Le

moratoire doit être agréé par le créancier.

- Le refinancement : il permet au débiteur de contracter un nouvel engagement, afin

d'honorer les obligations du contrat initial. Dans ce cas, le nouvel engagement reprend

les termes du contrat initial.

- Le rééchelonnement : c’est un allongement des échéances de remboursement de la

dette principale, éventuellement avec une période de grâce. Il s'applique à une dette

particulière ou consolidée. Le taux d'intérêt du remboursement peut demeurer

inchangé ou être corrigé à la hausse.

Dans cette avalanche de plans à la fois complexes et épuisants aussi bien dans leur élaboration que dans leur application, plusieurs questions fondamentales se posent : Pourquoi et comment l’endettement, qui est supposé être un outil de développement, est-il devenu plutôt un frein au développement? Pourquoi, malgré les renégociations sans fin, la dette continue-t-elle d’être un lourd fardeau pour les pays africains?189 Les politiques de renégociations prennent-elles en considération les situations réelles de pauvreté des populations? Seraient-elles conçues et

élaborées en faveur des créanciers, et donc au détriment des pays débiteurs? Ne serait-on pas dans un recommencement permanent qui traduirait finalement ce qu’en philosophie on appelle "la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave"? Ou bien, l’argent prêté serait-il mal géré par les gouvernements des pays débiteurs? Y aurait-il des détournements des fonds destinés au développement des peuples au profit d’une classe dirigeante minoritaire?

Pour répondre à ces questions, nous commencerons par clarifier, dans un premier chapitre, les concepts en présence : prêt et dette, intérêt et taux d’intérêt, prêts internationaux et aide

189 C'est aussi le cas pour la Grèce et l'Espagne actuellement.

93 publique au développement (APD). Nous présenterons ensuite une brève sémantique de la dette dans ses différentes composantes : dette intérieure et dette extérieure, dette extérieure privée et dette extérieure publique, la part multilatérale, la part bilatérale et la part privée, la dette à long terme et la dette à court terme. Nous donnerons enfin une rapide synthèse historique qui nous permettra de comprendre les origines et la crise de la dette des pays africains.

Dans un deuxième chapitre, nous passerons en revue les organisations internationales impliquées dans la gestion de la dette africaine : la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire

International (FMI), le Club de Paris et le Club de Londres. Nous verrons les raisons qui ont motivé la création de chacune de ces organisations, leur mission spécifique, leur fonctionnement, leurs stratégies d’action, leur composition. Nous y inclurons deux organisations stratégiques dans la gestion de la dette : la Commission des Nations-Unies pour la Coopération Économique et le Développement (CNUCED), et l’Organisation de

Coopération et de Développement Économique (OCDE).

Dans un troisième chapitre, nous aborderons les plans ou programmes de réaménagement ou de rééchelonnement de la dette, de même que les nouvelles initiatives en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE), et l’initiative d’allègement de la dette multilatérale (IADM).

Nous exposerons l’expérience du Bénin à titre illustratif. Ce qui nous fera voir concrètement que tous les plans de gestion de la dette s’opèrent pendant un long processus de rudes

épreuves et de sacrifices d’austérité pour les pays concernés.

En conclusion, nous retiendrons que le remboursement de la dette tel qu’il est organisé pour les pays africains pose en soi une problématique d’une extrême complexité. Nous tenterons de lever le voile de la complexité. Nous retiendrons également que les initiatives en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE et IADM), tout en présentant des incohérences certaines parce que toujours assorties de conditionnalités, ont cependant marqué de grandes avancées

94 dans la gestion de la crise de la dette.

95

CHAPITRE TROISIÈME: L’ARCHITECTURE DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS.

I- CLARIFICATIONS CONCEPTUELLES : DETTE ET PRÊT

1- Le Prêt

a) Généralités

Le concept de la dette appelle celui de prêt, et les deux concepts supposent deux sujets

(personnes) posés dans une relation d’altérité dont la nature repose sur des principes moraux garants de bonheur et d’épanouissement pour chacun et pour tous.

Dans un sens général, le prêt peut se définir comme la cession temporelle d’une chose, à charge de restitution. C’est un contrat par lequel l’une des parties livre à l’autre une certaine quantité de biens, à la charge pour celle-ci de lui en rendre une quantité équivalente et d’égale valeur. Le moment où doit se faire la restitution dépend de la convention ou de l’entente entre les deux parties. Il peut être fixé d’avance, ou laissé à la discrétion de celui qui prête ; mais ce qui est indispensable de retenir, c’est qu’il y a un temps durant lequel la propriété du prêteur est remplacée par une créance, un temps où l’emprunteur devient tout à la fois propriétaire et débiteur.

On distingue deux sortes de prêts : le prêt à usage ou commodat, et le prêt de consommation

(appelé aussi simple prêt) ou mutuum190. Le prêt à usage fait l’obligation à l’emprunteur de rendre la chose prêtée « identiquement »191 ; l’usage ici se confond avec la consommation. Le prêt de consommation, par contre, oblige l’emprunteur à rendre la chose prêtée, non en nature, mais en équivalent. Ici, l’usage se distingue de la consommation192. A la différence du prêt à usage, le prêt de consommation rend l’emprunteur propriétaire de la chose prêtée193. Alors

190 Cf. La Grande Encyclopédie, t. XXVII, col 607. 191 Ibid. 192 Thomas d’Aquin a apporté une distinction importante à propos des deux formes de prêt; voir Pamphile AKPLOGAN, Op. Cit., Paris, pp. 138-147. Voir aussi Jean-François Malherbe, Op. Cit., pp. 28-29. 193 Les romains appelaient le prêt de consommation mutuum, précisément parce que la chose prêtée devient ex meo tuum, c’est-à-dire littéralement « de mien tien ». Ce qui veut dire qu’il y a transfert de propriété.

96 que le prêt à usage est essentiellement gratuit, le prêt de consommation suit d’autres modalités : il peut être gratuit comme il peut avoir lieu moyennant un prix ; ce prix est appelé intérêt, et lorsqu’il est stipulé, le prêt de consommation est spécialement qualifié de prêt à intérêt. En langage bancaire strict, on parle de crédit, un terme dont le décryptage

étymologique révèle justement que l’opération de prêt prend aussi sa source dans la capacité de foi ou de confiance réciproque entre les parties194.

b) L’intérêt et le taux d’intérêt

L’intérêt est le montant payé par l’emprunteur en plus du remboursement du capital pour dédommager le prêteur (ou le créancier) de l’utilisation de son argent.

Le taux d’intérêt est le montant des intérêts exprimé en pourcentage du capital.

On distingue principalement195 :

- Le taux d’intérêt nominal

C'est le taux d’intérêt indiqué dans le contrat de prêt, habituellement sous la forme d’un pourcentage périodique, généralement mensuel ou annuel. Il ne reflète pas l’inflation et ne prend pas en compte les commissions ou autres frais sur le crédit.

194 Crédit vient du mot latin creditum, dérivé du verbe credere qui signifie croire. 195 Source principale : Fiche d’étude présentée par le Groupe Consultatif d’Assistance aux plus Pauvres (CGAP), Aide-mémoire : Mesure et contrôle des impayés et calcul de fixation des taux d’intérêt, http://www.lamicrofinance.org Le groupe consultatif d'assistance aux plus pauvres est une unité rattachée à la vice-présidence de la Banque mondiale, Finance et Développement du Secteur Privé. Le CGAP a été créé en juin 1995. Il est financé par divers bailleurs de fonds visant à accroître les ressources en microfinancement pour élargir et renforcer les résultats obtenus par les premières institutions œuvrant dans ce domaine. Les objectifs du CGAP sont: renforcer la coordination entre les bailleurs de fonds dans le domaine du microfinancement ; développer l'apprentissage et la diffusion des pratiques optimales pour fournir des services financiers aux plus défavorisés sur une base durable; introduire les activités de microfinancement dans les activités de la Banque mondiale; créer un environnement favorable aux institutions de microfinancement; soutenir les institutions de microfinancement qui dispensent des services financiers aux plus pauvres; aider les institutions de microfinancement déjà en place à soutenir la création d’autres institutions similaires dans des régions mal desservies. Pour plus d’informations : www.cgap.org

97

- Le taux d’intérêt effectif

Il prend en compte tous les coûts financiers comme les intérêts, les commissions, les frais de dossier, dans un calcul effectué sur le capital restant dû ; il inclut également les effets des intérêts composés. Le taux effectif correspond au coût financier du crédit pour l’emprunteur.

Il inclut toutes les charges financières exprimées en pourcentage du montant de crédit disponible pendant chaque période de remboursement.

- Le taux annualisé en pourcentage

Le taux d’intérêt sur capital restant dû pendant une période donnée (1 mois) par le nombre de périodes dans l’année (exemple 12 mois) pour arriver au taux annuel. La différence clé entre taux annualisé et taux d’intérêt effectif est que le taux annualisé n’inclut pas les effets des intérêts composés ou de l’épargne obligatoire.

- Le taux d’intérêt réel

Un taux ajusté pour prendre en compte l’inflation. Un taux d’intérêt réel négatif implique que le taux d’intérêt appliqué est inférieur au taux d’inflation. On parle fréquemment de taux d’intérêt positif pour dire que le taux est supérieur à l’inflation.

- Le taux variable ou flottant

Les taux variables sont des taux qui changent pendant la durée du crédit pour refléter l’évolution des taux sur le marché; ils sont donc souvent sujet à de l'incertitude. Le mode d’ajustement de ces taux est clairement stipulé dans le contrat de prêt.

- Le taux concessionnel

Un taux inférieur au taux du marché. Cette différence entre le taux du marché et le taux réellement pratiqué est appelée « part de don » (« grant element » en anglais) du prêt.

98

- Le taux composé

Les taux composés s'appliquent aux intérêts composés servis par le débiteur. Un capital est placé à intérêts composés lorsque les intérêts de chaque période sont incorporés au capital pour l'augmenter progressivement et porter intérêts à leur tour.

c) Prêts internationaux et Aide publique au développement (APD)196

Les prêts internationaux ou aide publique au développement (APD), tels que pratiqués actuellement pour les pays africains, sont caractérisés par :

- un taux d'intérêt;

- un délai de remboursement;

- un délai de grâce (différé de remboursement).

Durant le délai de grâce, le pays débiteur ne paie que les intérêts. La période de remboursement du capital est la période qui suit le délai de grâce, jusqu'à la fin du délai de remboursement.

Pour illustration, un prêt de l00 dollars à 5% d'intérêt sur sept ans, avec deux ans de grâce, aura l'échéancier de remboursement suivant197 :

Année Remboursement Intérêts Service de Capital du capital la dette restant dû (principal) (en fin d'année) 1 0 5 5 100 2 0 5 5 100 3 20 5 25 80 4 20 4 24 60 5 20 3 23 40 6 20 2 22 20 7 20 1 21 0

196 Plusieurs ouvrages ont été rédigés sur l’aide publique au développement. On retiendra particulièrement comme une synthèse claire : Olivier Charnoz et Jean-Michel Severino, L’aide publique au développement, Collection « Repères », 476, Paris, Éditions La Découverte, 2007. 197 Source : ASSIDON, Elsa, Les théories économiques du développement.

99

Pour qu'un tel prêt soit considéré comme de l'Aide publique au développement, il faut qu'il présente un élément de libéralité (c’est-à-dire de réduction ou de don) d'au moins 25% par rapport à un prêt au taux du marché, conventionnellement fixé à 10% par l'Organisation de

Coopération et de Développement Economique (OCDE). Il suffit donc de considérer l'échéancier du prêt, d'actualiser le service de la dette au taux de 10% et de comparer ce montant actualisé à la somme prêtée. Si la différence est de 25% au moins, ce prêt sera considéré comme de l'Aide publique au développement.

Pour notre exemple, l'élément de libéralité est égal à 18,7 % : en effet, les sommes actualisées de la quatrième colonne (le service de la dette) au taux de 10% représente 81,3 dollars. La différence avec le montant prêté (100 dollars) fait apparaître un « élément-don » de 18,7 dollars qui peut s'interpréter comme le manque à gagner du prêteur par rapport à un prêt à

10% qu'il aurait pu effectuer. Ce prêt ne sera donc pas recensé au titre de l'Aide publique au développement. Pour qu'il soit recensé comme tel, le taux d'intérêt ne devrait pas dépasser

3,3%.

L’Aide publique au développement correspond alors à l’ensemble des moyens financiers mis

à la disposition des pays en développement par les pays développés, les institutions financières internationales et les organismes privés ou organismes non gouvernementaux

(ONG).

Schématiquement, l’Aide publique au développement peut être définie suivant quatre fondamentaux permanents: c'est une dépense publique, au bénéfice des pays ou territoires "en développement", ayant pour intention le développement, accompagnée de conditions financières favorables198. Elle peut se libeller sous plusieurs formes dont notamment :

198 Voir : Olivier Charnoz et Jean-Michel Severino, L’aide publique au développement, pp. 7-12.

100

- des prêts concessionnels, c’est-à-dire des prêts consentis à des taux inférieurs à ceux

du marché. Seul est recensé dans l'Aide publique au développement le montant de la

remise par rapport aux conditions du marché;

- des dons, qui représentent les capitaux non remboursables octroyés par des États ou

des organismes officiels des pays industrialisés. Il est à noter que les remises de dette

sont assimilées à des dons;

- de l’assistance technique, qui est l’aide en nature délivrée aux pays en développement.

Cette assistance est très souvent liée à l’octroi d’un financement concessionnel ou non.

Dans ce domaine, la Banque mondiale fournirait la plus grande part de l’assistance

technique multilatérale, notamment par le biais du programme des Nations Unies pour

le développement (PNUD) chargé de coordonner l’assistance dans les pays en

développement.

2- La dette

Pour notre propos, la dette est une somme d’argent reçue à titre de prêt et qui est à être rendue. En opposition à crédit, on parle de débit, ce qui souligne l’obligation morale et juridique de l’acquittement prompt de l’argent reçu en prêt. Celui qui porte une dette est appelé débiteur.

101

II- ARCHITECTURE DE LA DETTE199

La dette totale d’un pays se décompose en dette intérieure et dette extérieure.

1- Dette intérieure

La dette intérieure, contractée à l’intérieur des frontières nationales, est en principe exprimée dans la monnaie du pays. Il convient de noter qu’il y a cependant des exceptions par rapport à ce principe de base. Dans plusieurs pays, en effet, la dette intérieure, bien qu’exprimée en monnaie nationale, est indexée sur le dollar américain. En cas de dévaluation de cette monnaie nationale, comme ce fut le cas au Brésil en 2002, la dette intérieure augmente mécaniquement dans la même proportion.

La dette intérieure a très fortement augmenté depuis la seconde moitié des années 1990 sous l’impulsion de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International.

Selon la Banque mondiale, la dette intérieure publique de l’ensemble des pays en développement est passée de 1 300 milliards de dollars200 en 1997 à 3 500 milliards de dollars en septembre 2005201 (soit 2,5 fois la dette extérieure publique qui s’élevait à 1 415 milliards de dollars en 2005). De plus, le service de la dette intérieure publique représentait en 2007 environ le triple de celui de la dette publique extérieure, soit 600 milliards de dollars. Le service de la dette publique totale, extérieure et intérieure, dépasse donc la somme astronomique de 800 milliards de dollars remboursés chaque année par les pouvoirs publics des pays en développement.

2- Dette extérieure

La dette extérieure des pays en développement se répartit en dette extérieure privée et dette extérieure publique.

199 Pour cette section, cf. Damien MILLET et Éric TOUSSAINT, 60 Questions / 60 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, pp. 51-53. 200 N.B. : tous les chiffres en dollars s’entendent en dollars US. 201 Voir Banque mondiale, Global Development Finance 2006, p. 44

102

a) Dette extérieure privée

La dette extérieure privée est contractée par des entreprises privées (la filiale d’une multinationale du Nord, une banque locale ou une entreprise industrielle locale) et n’est pas garantie par l’État.

b) Dette extérieure publique

La dette extérieure publique est contractée par les pouvoirs publics (État, collectivités locales ou organismes publics) ou par des organismes privés dont la dette est garantie par l’État. En d’autres termes, la dette extérieure totale est la dette due à des non-résidents et remboursable en devises étrangères, en biens ou en services. Elle se décompose en trois parts selon la nature des créanciers :

 La part multilatérale :

Le créancier est une institution multilatérale comme la Banque mondiale, le FMI ou d’autres institutions internationales comme la Banque Africaine de Développement (BAD) et la

Banque Européenne d’Investissement (BEI).

 La part bilatérale :

Le créancier est un autre État.

 La part privée :

Le prêt est octroyé par une banque privée, ou bien les titres d’emprunts sont émis par le pays sur une place financière internationale.

On peut également distinguer deux catégories de dettes selon la durée des prêts :

 La dette à long terme : durée supérieure à 1 an

 La dette à court terme : durée inférieure ou égale à 1 an

103

La dette à court terme est très majoritairement une dette privée. Elle comprend toutes les dettes dont l'échéance initiale est d'un an et moins et les intérêts en retard sur la dette à long terme. La dette des pays en développement est surtout à long terme.

La dette extérieure publique de l’Afrique se chiffre à 130 milliards de dollars en 2009, comme indiqué plus haut.

III- AUX SOURCES DE LA CRISE DE L'ENDETTEMENT : SYNTHÈSE DES ORIGINES DE LA DETTE DES PAYS AFRICAINS202

1- De la reconstruction de l’Europe à l’endettement de l’Afrique

Après la seconde guerre mondiale, les États-Unis ont mis en place, de façon unilatérale, un

Programme de Rétablissement Européen (European Recovery Program ou ERP) pour la reconstruction de l’Europe, plus connu sous le nom de plan Marshall. Proposé en 1947 par

George C. Marshall, secrétaire d’État des États-Unis, ce plan a permis aux États-Unis d’investir massivement dans l’économie européenne, avec un double objectif : aider les pays européens à se remettre de la guerre et à redevenir des partenaires commerciaux solides ;

éviter qu’une situation économique détériorée conduise à leur basculement dans le bloc soviétique. Environ 13 milliards de dollars de l’époque (de l’ordre de 100 milliards de dollars d’aujourd’hui) ont pris la direction de l’Europe, dont plus de 11 milliards sous forme de dons.

Seize pays d’Europe occidentale en ont profité203, tandis que l’URSS et les pays d’Europe de l’Est en ont été exclus.

202 Sources combinées: Raisons et déraisons de la dette - Points de vue du Sud, ouvrage collectif coordonné par le Centre Tricontinental (CETRI), édité par le CETRI et l’Harmattan, Louvain-la-Neuve et Paris, en collaboration avec le CADTM, 2002, Collection « Alternatives Sud », Vol. IX (2002), n° 2-3, 270 p. Voir aussi : MILLET, Damien et TOUSSAINT, Éric, 60 Questions / 60 Réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, Liège et Paris, Éditions CADTM et Syllepse, 2008, 390 p; DEBLOCK, Christian et AOUL, Samia Kazi, La dette extérieure des pays en développement. La renégociation sans fin, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2001, 233 p. 203 Autriche, Belgique – Luxembourg, Danemark, France, Allemagne (RFA), Grèce, Islande, Irlande, Italie, Pays Bas (et Indonésie), Norvège, Portugal, Suède, Turquie et Royaume Unis.

104

De plus en plus de dollars ont été ainsi expédiés à l’extérieur des États-Unis, leur territoire d’émission, et se sont mis à circuler à travers le monde. Conformément aux accords signés à

Bretton Woods en 1944, qui seront valables jusqu’en août 1971, ces dollars sont librement convertibles en or. Mais les autorités monétaires des États-Unis n’avaient pas intérêt à

échanger de grandes quantités d’or de leurs coffres contre des dollars qu’elles avaient elles- mêmes émis, d’autant que le retour des dollars (pour paiements) en excès aurait probablement favorisé une flambée de l’inflation.

A partir de la deuxième moitié des années 1960, elles ont tenté de freiner les demandes de conversion de dollars en or et ont tout fait pour qu’ils restent en Europe. Voilà pourquoi dans les années 1960, les banques occidentales ont regorgé de dollars (appelés de ce fait des

«eurodollars»). Pour qu’ils leur profitent, ces banques privées les ont prêtés alors à des conditions avantageuses aux pays du Sud qui cherchaient à financer leur développement, notamment les États asiatiques et les ceux africains nouvellement indépendants, ainsi que les pays d’Amérique latine en phase d’industrialisation rapide.

A partir de 1973, l’augmentation du prix du pétrole, ce que l’on a appelé le premier « choc pétrolier »204, a apporté des revenus confortables aux pays producteurs qui les ont placés à leur tour dans les banques occidentales, accentuant encore le phénomène. Les banques ont là

204 Sans être la cause directe de la crise économique mondiale de 1973-1975, on peut dire que le choc pétrolier de 1973 a marqué, pour les pays du Nord, la fin d’une période de forte croissance après la seconde guerre mondiale, que l’on a appelée « les Trente Glorieuses » (d’économie de subsistance, les pays étaient devenus des économies d’abondance). En 1973-1975, ces pays ont été touchés par une importante récession généralisée. Un chômage massif voyait le jour. Ces pays riches ont décidé alors de distribuer du pouvoir d’achat aux pays du Sud, afin de les inciter à acheter les marchandises du Nord. D’où des prêts d’État à État, souvent sous forme de crédits d’exportations : c’est l’aide liée. Par exemple, la France prête 10 millions de francs (à l’époque) à bas taux à un pays africain, à condition que celui-ci achète pour 10 millions de francs de marchandises françaises… Au final, cela ressemble fort à une aide aux entreprises du pays prêteur, tout en faisant payer les intérêts aux peuples des pays débiteurs. C’est ainsi que s’est constituée la part bilatérale de la dette extérieure des pays en développement. Très faible au début des années 1960, cette part bilatérale atteint 26 milliards de dollars en 1970, puis 103 milliards de dollars en 1980. Jusqu’à la fin des années 1970, l’endettement est resté supportable pour les pays du Sud car les taux d’intérêt étaient faibles et ces prêts leur permettaient de produire davantage, donc d’exporter plus, et de récupérer des devises pour rembourser et investir. Mais l’augmentation de la dette extérieure des PED a été exponentielle : très faible au début des années 1960, elle a atteint 70 milliards de dollars en 1970 et 540 milliards de dollars en 1980. Elle est donc multipliée par presque 8 en 10 ans. Cf. TOUSSAINT, Éric, La finance contre les peuples. La bourse ou la vie.

105 aussi proposé ces « pétrodollars » aux pays du Sud (y compris les pays exportateurs de pétrole comme le Mexique, l’Algérie, le Venezuela qui n’en avaient pas besoin et qui se sont malgré tout fortement endettés à l’époque) à des taux d’intérêt faibles pour les inciter à emprunter.

Tous ces prêts provenant de banques privées ont constitué la partie privée de la dette extérieure des pays en développement. Proche de zéro au début des années 1960, la part privée de cette dette a atteint 36 milliards de dollars en 1970 et 380 milliards de dollars en

1980.

Qu’est-ce qui peut justifier cette flambée des cours de la dette?

2- De l’endettement à la crise de la dette : la flambée de la dette

 La baisse des cours des matières premières et des produits agricoles

A la fin des années 1970, et jusqu’au début des années 2000, les pays en développement ont

été confrontés à un changement brutal : la baisse des cours des matières premières et des produits agricoles qu’ils exportaient, jusque-là orientés à la hausse. Cette situation propulsa les pays dans l’impasse.

En effet, la grande majorité des prêts avait été contractée dans des monnaies fortes comme le dollar. Or, et c’est là un élément essentiel, les remboursements doivent être effectués dans la même monnaie que le prêt, car le créancier qui, par exemple, a prêté en dollars, veut récupérer des dollars : il n’est absolument pas intéressé par des francs CFA de l’Afrique occidentale francophone ou toute autre monnaie des pays en développement. Au cours des années 1970, leur dette galopant, les pays débiteurs ont donc dû se procurer de plus en plus de devises fortes pour rembourser leurs créanciers. Pour cela, ils n’avaient d’autre choix que de vendre des marchandises à ceux qui possédaient ces monnaies fortes, orientant ainsi leurs politiques

économiques en fonction des attentes d’acteurs économiques situés à l’étranger, notamment dans les pays les plus industrialisés.

106

Conditionnés pour poursuivre les paiements à tout prix, les pays en développement exportèrent davantage de produits tropicaux ou de ressources minières. Ils ont renforcé leur spécialisation dans quelques produits de base, dont ils sont devenus dépendants, comme le coton pour le Bénin, ou le café pour la Côte d’Ivoire. Ce faisant, ils ont mis en même temps sur le marché une quantité accrue des mêmes biens primaires (café, cacao, coton, sucre, arachide, minerais, pétrole, etc.) alors qu’au Nord, la demande n’a pas augmenté dans la même proportion, à cause de la crise qui s’est déclarée. Les pays en développement se sont donc concurrencés entre eux et les cours des matières premières, y compris le pétrole dont le prix avait fortement augmenté à partir de 1973, se sont alors effondrés. Le tournant fondamental eut lieu en 1981 quand le prix du pétrole a fortement chuté, provoquant, en 1982, la crise de la dette du Mexique, pays exportateur du pétrole. Pour certaines matières premières, le prix avait déjà chuté quelques années plus tôt, comme dans le cas du cuivre qui s’est effondré en 1974 et a entraîné une crise de paiement pour le Zaïre (Congo

Démocratique) de Mobutu205.

D’un point de vue global, cette baisse a été irrégulière, avec des périodes d’effondrement suivies de pics plus courts. Mais la tendance moyenne pour la période 1977-2001 fut nettement à la baisse pour toutes les catégories de matières premières, à raison de 2,8% par an en moyenne206. Cette chute a atteint 1,9% par an pour les minerais et les métaux, avec notamment une chute supérieure à 5% pour l’argent, l’étain et le tungstène. Entre 1997, année de la grave crise économique survenue en Asie du Sud-Est, et 2001, les cours ont chuté en moyenne « de 53% en valeur réelle […]. Cela signifie que les produits de base ont perdu plus de la moitié de leur pouvoir d’achat par rapport aux articles manufacturés207 ». Par ailleurs, l’étude de la structure des exportations mondiales montre que les pays riches exportent en

205 Voir la brochure « A qui profitent toutes les richesses du peuple congolais. Pour un audit de la dette congolaise », CADTM, 2007. 206 En dollars constants de 1985. Voir Cnuced, Annuaire des produits de base, 2003. 207 Voir Cnuced, le développement économique en Afrique. Résultats commerciaux et dépendance à l’égard des produits de base, Genève, 2003.

107 valeur plus de deux produits manufacturés sur trois, alors que les pays en développement exportent plus d’un produit de base sur deux. On peut conclure que les pays en développement restent avant tout un lieu de récolte et d’extraction, fournissant le matériau brut indispensable à une économie mondialisée dont ils ne retirent qu’une maigre part des bénéfices. Toujours est-il que suite à l’inversion de tendance des cours au début des années

1980, la situation financière des pays endettés est devenue bien plus difficile. Non seulement accroître la production ne suffit pas, mais cela aggrave encore le phénomène d’une offre trop importante sur le marché mondial. Les filets de protection dont disposaient les pays en développement basculent, faisant place à des politiques d’aménagement pour le paiement des dettes que nous verrons plus loin.

 L’augmentation des taux d’intérêt.

Comme mentionné plus haut, les pays occidentaux industrialisés et les banques occidentales cherchaient à placer leurs eurodollars et leurs pétrodollars. Ils ont alors incité fortement les pays du tiers-monde à s’endetter en leur proposant des conditions d’emprunt raisonnables, voire avantageuses, avec des taux d’intérêt bas. L’inflation que connaît le monde dans les années 1974-1975 va jusqu’à générer des taux d’intérêt réels (taux d’intérêt nominal moins inflation) négatifs. Il était donc très intéressant d’emprunter et d’investir. Pour schématiser, si l’inflation est de 10 % et que le taux d’intérêt est de 8 %, celui qui veut acheter un produit valant 100 a tout intérêt à emprunter 100 pour cela, ce qui le conduit à rembourser 108 un an plus tard au lieu de 110, parce que le bien acquis vaut désormais 110. Certains prêts, notamment ceux contractés auprès des pays les plus industrialisés et des institutions multilatérales, étaient à taux concessionnel, c’est-à-dire à un taux délibérément inférieur au taux du marché (taux communément adopté pour les emprunts traditionnels). Cette différence entre le taux du marché et le taux réellement pratiqué est appelée « part de don » (« grant

108 element » en anglais) du prêt. Un piège pour les emprunteurs ? En tous cas, les pays en développement se sont jetés sur l’occasion ; les emprunts se multiplient.

Tout se passe en effet comme si une part du montant était donnée et l’autre empruntée au taux du marché. En 1970, la part moyenne de don des prêts contractés par les pays d’Afrique subsaharienne était de 47,5 %. En ce qui concerne l’Afrique du Nord, la part moyenne de don variait entre 23 % pour l’Algérie et 48 % pour la Tunisie. Les créanciers officiels (bilatéraux et multilatéraux) étaient plus généreux (part de don de 67,4 % pour l’Afrique subsaharienne, un peu moins pour l’Afrique du Nord), alors que les créanciers privés, qui prêtent plutôt aux pays ayant de solides ressources naturelles, et qui sont donc jugés plus fiables pour les remboursements, concédaient moins de facilités au niveau du taux d’intérêt : 13,3 % de part moyenne de don en 1970, entre 10 % et 15 % pour les pays d’Afrique du Nord. Les conditions dans lesquelles ces prêts furent contractés étaient donc effectivement alléchantes, mais la réalité deviendra autre.

De fait, les prêts à taux réduits aux pays d’Afrique des années 1960 et 1970 étaient en partie des prêts à taux variables, indexés sur les taux d’intérêt pratiqués aux États-Unis (Prime Rate) et au Royaume-Uni (Libor208), taux interbancaire moyen des eurodollars à Londres). A cette

époque, ces taux étaient faibles, les taux aux pays du Sud étaient donc eux aussi faibles.

A la fin des années 1970, la crise économique s’installe aux États-Unis. Pour y faire face, l’administration Carter amorce un virage ultralibéral, qui sera amplifié à partir de 1981 par l’administration Reagan. Le pouvoir états-unien conçoit alors un grand projet militaro- industriel et cherche à attirer les capitaux internationaux pour relancer l’économie. Or pour attirer les capitaux, il faut les rémunérer avec des taux d’intérêt élevés. Le directeur de la

Réserve fédérale américaine (la Fed), Paul Volcker, décide donc une forte augmentation des taux : le Prime Rate passe en moyenne de 7,9 % en 1975 à 15,3 % en 1980 et 18,9 % en 1981.

208 Le Libor est une série de taux de référence du marché monétaire de différentes devises. Son nom a été formé par la contraction des mots anglais London interbank offered rate (« taux interbancaire offert à Londres »).

109

Les taux d’intérêt réels s’envolent, passant en moyenne de -1,3 % en 1975 à 1,4 % en 1979 puis 8,6 % en 1981. Le gouvernement Thatcher, au pouvoir en Grande-Bretagne depuis mai

1979, lui emboîte le pas. Le Libor explose dans la même proportion, passant de 8,4% en

1977-1978 à 15,6% en 1980 et à 17,4% en 1981 et 1982209. Les intérêts des prêts à taux variables déjà contractés en Afrique, qui sont indexés sur ces deux taux anglo-saxons et qui sont révisés périodiquement, augmentent par voie de conséquence : les intérêts sur ces prêts augmentent de façon effroyable, alourdissant, durant ces années, le service de la part de la dette à taux variable210.

Par ailleurs, l’augmentation des taux d’intérêt aux États-Unis engendre une autre conséquence pour les pays d’Afrique. Les détenteurs de capitaux privés, notamment les banques, qui prêtaient aux pays d’Afrique pour que les fonds qu’ils détiennent puissent générer des profits, vont changer de stratégie. Du coup, les États-Unis sont demandeurs de capitaux qu’ils rémunèrent généreusement. Les investisseurs ont donc davantage de perspectives de profits hors d’Afrique : les banques vont prêter alors de préférence aux États-Unis et la source de nouveaux financements privés pour l’Afrique se tarit. Plus de vingt pays (Bénin, Centrafrique,

Comores, Côte d’Ivoire, Djibouti, Gabon, Gambie, Guinée, Guinée-Bissau, Madagascar,

Malawi, Mali, Maurice, Mauritanie, Niger, Rwanda, Sénégal, Swaziland, Tchad, Togo, Zaïre,

Zambie) ont en 1990 une dette envers des créanciers privés inférieure à ce qu’elle était en

1980, alors que les besoins de capitaux, notamment pour les remboursements, sont plus importants.

Les prêts privés se concentrent alors sur les pays émergents d’Afrique (notamment l’Afrique du Nord) et ceux ayant des ressources minières significatives. De plus, certains investisseurs privés considèrent que le risque d’interruption des remboursements devient trop élevé. Les

209 Source : « Financement et dette extérieure des pays en développement – Étude 1985 », O.C.D.E. 1986. Cette étude a été utilisée par la Commission Pontificale Justice et Paix dans : Au service de la communauté humaine. Une approche éthique de l’endettement international. 210 On lira avec intérêt : Joseph Stiglitz, « Comment on étrangle une économie par la hausse des taux d'intérêt », in La Grande Désillusion, pp. 181 - 187.

110 pays les plus fragiles doivent alors se tourner vers les autres créanciers – bilatéraux et multilatéraux – mais ces créanciers-là ne vont accepter de leur accorder cette « faveur » qu’en

échange d’un droit de regard sur leur gestion économique et financière. Ce désengagement relatif des banques privées conduit à une modification globale de la structure de la dette africaine, les parts bilatérale et multilatérale devenant bien plus importantes que la part privée, notamment pour les pays les plus pauvres. La part privée de la dette des pays africains, qui

était passée de 25 % en 1970 à 42 % en 1980, ne vaut plus que 30 % en 1990211.

Sous l’effet de tous ces facteurs, les remboursements liés à la dette pour les pays d’Afrique explosent : 6 milliards de dollars en 1978, puis 11 en 1980, 13 en 1982 et 16 en 1984. Les

économies s’effondrent, les organisations financières internationales et les pays créanciers mettent en place des politiques pour assurer la gestion de la crise en vue du remboursement de la dette.

211 Source : Banque mondiale, Global Development Finance 2004.

111

CHAPITRE QUATRIÈME : LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES IMPLIQUÉES DANS LE TRAITEMENT (LA GESTION ET LE RÉAMÉNAGEMENT) DE LA DETTE AFRICAINE

Depuis la deuxième guerre mondiale, et au regard des aléas économico-financiers, plusieurs réseaux d’influence se sont formés au plan international soit pour vivre une certaine solidarité internationale, soit pour réguler le système financier mondial afin de limiter d’éventuelles catastrophes socio-économiques, soit pour exercer une forme d’hégémonie planétaire. Les institutions financières internationales multilatérales et bilatérales – la Banque mondiale, le

Fonds Monétaire International, les Clubs de Paris et de Londres – prennent place dans le concert de tous ces réseaux. Pour emprunter les paroles de Pie XI, ces systèmes institutionnels, « détenteurs et maîtres absolus de l'argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir […] si bien que, sans leur consentement nul ne peut plus respirer. »212.

Dans ce chapitre, nous voulons présenter ces institutions financières internationales directement impliquées dans la gestion de la dette des pays africains : leur nature, leur composition, leur fonctionnement. Les découvrant, nous pourrons mieux cerner les motivations profondes de leurs interventions auprès des pays débiteurs.

Nous pourrions paraître prolixe et redondant dans notre présentation. Nous avons opté pour ce procédé pour permettre au lecteur de saisir la complexité des mécanismes de nature et de fonctionnement de ces institutions qui sont devenues des lobbies au fil des années.

212 Pie XI, Encyclique Quadragesimo Anno, n. 114. Voir, pour complément de compréhension, les nn. 113; 115 et 117.

112

I- LA BANQUE MONDIALE

1- Création et Mission La Banque mondiale a été créée en 1944 sous le nom de Banque Internationale pour la

Reconstruction et le Développement (BIRD), suite à la conférence monétaire et financière de

Bretton Woods.

A l’origine, elle était principalement destinée à aider à la reconstruction du Japon et de l’Europe213 et, subsidiairement, à favoriser la croissance économique des pays de l’hémisphère Sud (africains, asiatiques et latino-américains) dont une bonne partie était encore des colonies. C’est cette dernière mission qu’on a appelée « développement » et qui a pris de plus en plus d’ampleur.

La lutte contre la pauvreté est donc devenue le principal objectif de la Banque, comme on peut d’ailleurs le lire sur la page identitaire de son site internet : « Mission : Notre tâche est complexe, mais notre mission est simple : Contribuer à réduire la pauvreté. »214

Cette contribution, autrefois limitée au soutien économique aux États et à la mise en place d'infrastructures (routes, ports, aéroports, barrages...), s’étend aujourd’hui à des projets de développement ruraux, d'éducation, d’approvisionnement en eau, de santé ou de développement urbain. A titre d’exemple, en 2002, la BIRD a consenti des prêts d’un montant total de 11,5 milliards de dollars pour soutenir 96 projets dans 40 pays. La même année, l'AID a fourni 8,1 milliards de dollars de financement au titre de 133 projets dans 62 pays à faible revenu.

Par ailleurs, conjointement avec le FMI, la Banque mondiale œuvre aussi à la réduction de la charge de la dette extérieure des pays pauvres les plus lourdement endettés, dans le cadre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et de l’Initiative d’allègement de

213 La Banque a accordé son premier prêt à la France, le 9 mai 1947, pour un montant de 250 millions de dollars, le plus grand prêt en terme réel de l’histoire de la Banque. 214http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/ACCUEILEXTN/EXTABTUSFRENCH/0,,contentMDK:2 0146544~pagePK:64093409~piPK:64093441~theSitePK:328614,00.html (Consultation le 15 octobre 2012).

113 la dette multilatérale (IADM). Le but visé est d’aider les pays à faible revenu à atteindre leurs objectifs de développement sans retomber dans une situation de surendettement. Les services du FMI et de la Banque mondiale préparent alors ensemble les analyses de viabilité de la dette, guidés par le Cadre de viabilité de la dette (CVD) élaboré par les deux institutions215.

2- Fonctionnement

La Banque mondiale fonctionne comme une coopérative, dans laquelle les actionnaires sont ses pays membres. Ces actionnaires sont représentés par un Conseil des Gouverneurs, composé des ministres des finances ou du développement des pays membres. Ce Conseil se réunit une fois par an, à l'occasion des Assemblées annuelles des Conseils des Gouverneurs du Groupe de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Les gouverneurs délèguent certains aspects de leur mandat à 24 administrateurs, qui sont en poste au siège de la Banque à Washington. Les cinq principaux actionnaires (Allemagne, États-

Unis, France, Japon, Royaume-Uni) nomment chacun un administrateur. Les autres pays membres (plus de 180) sont représentés en groupes de 19 administrateurs.

Le Président de la Banque mondiale, actuellement Jim Yong Kim (en poste depuis le 1er juillet 2012), est élu par le Conseil des Administrateurs pour un mandat de cinq ans. Il préside les réunions du Conseil des administrateurs et est responsable de la gestion générale de la

Banque.

Enfin, la Banque compte plus de 10.000 agents répartis dans une centaine de bureaux implantés dans le monde entier.

215 Les pays à faible revenu ont souvent eu du mal à rembourser une dette extérieure considérable. Le poids de la dette a été réduit grâce principalement à des initiatives internationales d’allégement. Dans le cadre des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), le FMI et la Banque mondiale ont élaboré un mécanisme pour guider les pays et les bailleurs de fonds dans la mobilisation des financements nécessaires au développement des pays à faible revenue tout en réduisant les risques d’une accumulation excessive de la dette à l’avenir. Dans cette optique, le FMI et la Banque mondiale ont adopté conjointement le cadre de viabilité de la dette (CVD) en avril 2005, et ils l’examinent périodiquement. Pour plus de détails, voir : FMI, Le cadre de viabilité de la dette établi conjointement par la Banque mondiale et le FMI pour les pays à faible revenu, http://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/fsdsff.htm

114

3- De la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement au groupe de la Banque Mondiale

Alors que la BIRD était à sa création une seule et même institution, elle a été progressivement complétée par 4 autres institutions :

 La Société Financière Internationale

La SFI a été créée en juillet 1956 afin de promouvoir dans les pays en développement les entreprises productives du secteur privé en leur accordant directement des prêts. Elle peut

également prendre des participations dans des prêts d'autres organismes financiers ou administrer ces prêts. Contrairement à ceux de la BIRD, les prêts de la SFI ne sont pas garantis par les gouvernements. La SFI peut aussi prendre des participations dans les entreprises qu'elle finance, jouer un rôle de catalyseur auprès des autres investisseurs du secteur privé et travailler au développement des marchés financiers dans les pays en développement. C'est en quelque sorte une banque d'investissement qui cherche à instaurer un climat de confiance entre les différents partenaires des secteurs privé, public ou semi-public, dont elle permet l'association. Deux comités consultatifs réunissant des banquiers et des gens d'affaires, le Banking Advisory Panel et le Business Advisory Panel, aident les dirigeants à prendre les décisions et assurent la liaison entre la SFI et le milieu des affaires.

 L’Association Internationale de Développement

L'Association internationale de développement (AID216), ou le fonds de la Banque mondiale pour les plus pauvres217, a été créée le 24 septembre 1960, suivant la proposition formulée par les États-Unis lors de l'assemblée annuelle du 29 septembre 1959. Bien que l'idée de l'AID ait

été lancée dès 1949 à L'ONU, il a fallu attendre 1958 pour que le projet se concrétise, à l'initiative du sénateur américain Moroney qui proposait que des ressources spécifiques du

216 L'Association est mieux connue sous son acronyme anglais IDA. 217 Cf. http://www.banquemondiale.org/ida/

115 budget américain, auxquelles pourraient s'ajouter des contributions des autres pays, soient affectées à un fonds géré par la Banque mondiale.

L'AID est affiliée à la Banque mondiale et accorde des prêts presque sans intérêt aux pays les plus pauvres. Mais, l’admissibilité d’un pays à bénéficier des ressources de l’AID dépend avant tout de sa pauvreté relative, laquelle correspond à un RNB par habitant inférieur à un seuil prédéfini et actualisé chaque année (soit 1 165 dollars pour l’exercice 2011). Les prêts de l'AID, connus sous le nom de « crédits», sont accordés pour une période de trente-cinq à quarante ans (selon la surface financière du pays emprunteur), avec un différé d'amortissement de dix ans. Les termes financiers sont relativement généreux. Étant donné la durée du prêt, 85% du prêt équivaut à un don. Cependant, il faut mentionner que les conditions à remplir par les emprunteurs sont aussi rigoureuses que celles exigées pour un prêt de la BIRD destiné aux pays à revenu intermédiaire.

Notons enfin que l'AID n'a pas à strictement parler de capital propre. Ses ressources proviennent des souscriptions et contributions versées par les États membres de la BIRD ainsi que des transferts que fait cette dernière de ses bénéfices accumulés et du remboursement des crédits qu'elle a consentis. Comme les prêts accordés sont à peu près à fonds perdus, l'AID doit procéder régulièrement à la reconstitution de ses ressources. L’AID fait des prêts aux 79 pays les plus déshérités de la planète, dont 39 se trouvent en Afrique. Depuis sa création, elle a accordé au total 222 milliards de dollars de crédits et de dons, au rythme de 13 milliards de dollars par an en moyenne ces dernières années, dont la majeure partie, soit environ 50 %, va

à l’Afrique218.

La Banque a apporté plus de 7,1 milliards de dollars a l’Afrique pendant l’exercice 11, dont 7 milliards de dollars fournis par l’AID et 56 millions de dollars par la BIRD.

218 Ibid.

116

 Le Centre International de Règlement des Différends (CIRDI)

Créé le 14 octobre 1966, le CIRDI n'est pas, contrairement à la SFI et à l'AID, un organisme de financement. Son but est de participer à l'accroissement des transferts financiers vers les pays en voie de développement. Plutôt que d'apporter du financement supplémentaire, il se propose, par des mécanismes d'arbitrage ou de conciliation, d'aider à créer un climat de confiance plus favorable aux investissements directs. Il règle également les différends qui pourraient survenir entre les investisseurs étrangers et les États d'accueil.

En créant le CIRDI, la Banque souhaitait en fait disposer d'une institution d'arbitrage international indépendante et éviter ainsi d'être submergée par les litiges en matière d'investissement. Le CIRDI gère tous les litiges relatifs aux contrats d'investissement internationaux, aux législations et réglementations nationales en matière d'investissement, de même qu'à l'application des traités bilatéraux ou multilatéraux. Le CIRDI joue un rôle de médiation, de conciliation et d'arbitrage, et le recours à ses services est volontaire. Par contre, une fois la procédure enclenchée, aucune des deux parties ne peut renoncer à l'arbitrage et les pays doivent appliquer la décision prise. En l'absence d'accord multilatéral sur l'investissement, et confronté à une véritable prolifération des accords bilatéraux et régionaux, le CIRDI a vu son rôle et son autorité renforcés ces dernières années, notamment pour tout ce qui concerne les litiges liés à des problèmes de guerres civiles, les troubles politiques et l'expropriation. Certains accords régionaux, l'Accord de Libre Échange Nord-Américain

(ALENA) par exemple, possèdent leurs propres mécanismes de règlement des différends. Les entreprises et les États peuvent également faire appel à d'autres institutions d'arbitrage, comme la Chambre de commerce internationale (CCI), l'American Arbitration Association, l'International Bar Association ou encore la CNUDCI; le CIRDI demeure cependant l'organisme privilégié et celui dont l'expertise est le mieux reconnue219.

219 Sur les mécanismes et les débats entourant les investissements internationaux, voir Rémi Bachand, Les mécanismes de règlement des différends relatifs aux investissements. Évolutions récentes et perspectives

117

 L’Agence Multilatérale de Garantie des Investissements (AMGI)

Fondée le 12 avril 1988, l'AMGI a pour mission de favoriser l'investissement privé dans les pays en développement. Elle propose une garantie des investissements pour protéger les investissements des risques non commerciaux tels que les guerres, les troubles civils et les nationalisations. Elle aide également, par ses conseils, les gouvernements à attirer les investissements privés dans leur pays. En l'absence d'accord international en matière d'investissement, l'Agence a joué pendant longtemps un rôle important dans la protection de l'investissement privé.

Ces cinq institutions forment désormais le groupe de la Banque mondiale. Par ailleurs, la

Banque mondiale, initialement composée de 44 pays membres, en compte aujourd’hui 187.

II- LE FONDS MONETAIRE INTERNATIONAL (FMI)

1- Création et Mission

Le Fonds Monétaire International (FMI) a été créé en 1944 à Bretton Woods avec la Banque mondiale, son institution jumelle. Son but était de garantir la stabilité du système monétaire international, dont l’écroulement au moment de la Grande dépression des années 1930 avait eu des effets catastrophiques sur l’économie mondiale. Il s’agissait donc, en créant le FMI, de réglementer la circulation des capitaux. Après 1976 et la disparition d’un système de change fixe, l’institution a hérité d’un nouveau rôle face aux problèmes d’endettement des pays en développement et à certaines crises financières.

Depuis 1976 donc, le rôle du FMI consiste en premier lieu à soutenir les pays connaissant des difficultés financières. Lorsqu’un pays est confronté à une crise financière, le FMI lui octroie

d’avenir, Cahier de recherche 00-3, GRIC, http://www.ieim.uqam.ca/IMG/pdf/Invests.pdf (Consultation le 10 octobre 2012).

118 des prêts afin de garantir sa solvabilité et d’empêcher l’éclatement d’une crise financière semblable à celle qui a frappé les États-Unis en 1929. Dans ce sens, après la crise de 2008, l’Institution a envisagé la construction d’un pare-feu mondial plus solide, à partir de ressources additionnelles, pour enrayer toute autre crise financière220.

Selon l’Article premier de ses Statuts221, le FMI a pour mission principale de :

 promouvoir la coopération monétaire internationale;

 faciliter l’expansion et la croissance équilibrées du commerce mondial;

 promouvoir la stabilité des changes;

 aider à établir un système multilatéral de paiements;

 mettre ses ressources (moyennant des garanties adéquates) à la disposition des pays

confrontés à des difficultés de balance des paiements.

2- Fonctionnement et stratégies d’action

Le FMI compte 188 pays membres, chacun ayant une voix pondérée par sa participation financière à l’organisation (sa « quote-part »). Il prend de nombreuses décisions en concertation avec la Banque mondiale au sein du « Comité de développement ». Le Directeur général (actuellement Mme Christine Lagarde de la France), assisté de quatre Directeurs généraux adjoints, dirige les services du Fonds et préside le Conseil d’administration. Il y a 24 administrateurs représentant des pays et groupes de pays. Huit des pays membres (États-Unis,

Royaume-Uni, France, Allemagne, Japon, Chine, Russie et Arabie saoudite) ont chacun un représentant permanent, pendant que les 16 autres sont élus par les pays membres.

La plupart des décisions sont prises dans les faits à l’unanimité. Cependant, compte tenu des modalités de prise de décision au sein du FMI, qui supposent une majorité qualifiée

220 Cf. Bulletin du FMI en ligne, 20 avril 2012 : www.imf.org/external/french/index.htm (Consultation le 30 avril 2012). 221 http://www.imf.org/external/french/pubs/ft/aa/aa.pdf (Consultation le 30 avril 2012)

119 correspondant à 85 % des droits de vote222, les États-Unis, ou l’Union européenne dans son ensemble, disposent de fait d'un droit de veto sur les décisions du FMI puisqu'ils disposent chacun de plus de 15 % des droits de vote.

Les ressources du FMI liées aux quotes-parts des membres sont de 365 milliards de dollars

(au 12 mars 2012), auxquels s’ajoute la possibilité pour le FMI de recourir à des emprunts envers les grandes puissances économiques (ces crédits sont de l’ordre de 50 milliards dollars). Il faut ajouter que depuis le début de la crise économique mondiale en 2007, le FMI a mobilisé plus de 300 milliards de dollars de prêts en faveur de ses pays membres. À l’issue d’une rencontre organisée le 20 avril 2012 à Washington à l’occasion des réunions de printemps du FMI et de la Banque mondiale, le G-20 et le Comité monétaire et financier international (CMFI) du FMI ont publié une déclaration conjointe223 faisant état d’engagements fermes pour accroître les ressources du FMI de plus de 430 milliards de dollars. Cette déclaration précisait que ces ressources seraient mises à la disposition de l’ensemble des pays membres du FMI et qu’elles ne seraient allouées à aucune région en particulier. Par ailleurs, face à la crise, le FMI a réformé ses politiques d’appui aux pays à faible revenu et quadruplé ses crédits concessionnels. Toutefois le FMI est aussi parfois intervenu dans des pays développés, comme en Corée du Sud à la fin des années 1990, et comme en Europe (en Grèce et en Italie notamment) depuis la crise financière de 2008.

De façon schématique, la ‘‘carte d’identité’’ du FMI224 peut se lire ainsi :

222 Avant la réforme d’octobre 2010, les principaux pays membres par droit de vote étaient : États-Unis : 16,74 % ; le Japon : 6,01 % ; l’Allemagne : 5,87 % ; la France : 4,85 % ; le Royaume-Uni : 4,85 % ; la Chine : 3,65 % ; l’Italie : 3,19 % ; l’Arabie Saoudite : 3,16 % ; le Canada : 2,88 % ; la Belgique : 2,69 %. À noter que l'ensemble de l'Union européenne totalise un peu plus de 30 % des votes. Les principales décisions nécessitent 75 % des votes. En 2010, le FMI est réformé par consensus au sein du G-20 entre les pays riches et émergents. 6% des quotas du FMI (qui ouvrent des droits de vote) sont transférés aux pays émergents ; l'Europe perd en influence, cédant deux sièges (sur les vingt-quatre que compte le conseil d'administration du FMI), au profit des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) qui gagnent en puissance. Depuis 2011, avec l’adhésion de l’Afrique du Sud, le groupe des BRIC devient BRICA (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). 223 Voir : « Joint Statement by the International Monetary and Financial Committee and the Group of 20 Finance Ministers and Central Bank Governors on IMF Resources », Press Release, No. 12/44, April 20, 2012. Source: http://www.imf.org/external/np/sec/pr/2012/pr12144.htm 224 Source : Fiche technique, « Le FMI en un clin d’œil », 18 avril 2012, WWW.imf.org (Consultation, le 30 avril 2013).

120

 Nombre de pays membres : 188 pays  Siège : Washington, États-Unis  Conseil d’administration : 24 administrateurs représentant des pays et groupes de pays  Effectifs : environ 2.503, originaires de 144 pays  Total des quotes-parts : 360 milliards de dollars (au 14 mars 2013)  Complément de ressources promis ou engagé : 1.000 milliards de dollars  Encours des prêts (au 7 mars 2013) : 226 milliards de dollars, dont 166 milliards non tirés  Principaux emprunteurs (montants convenus au 7 mars 2013) : Grèce, Portugal, Irlande  Crédits de précaution les plus importants (montants convenus au 7 mars 2013) : Mexique, Pologne, Colombie  Consultations au titre de la surveillance : achevées pour 122 pays au cours de l’exercice 2011 et pour 123 pays au cours de l’exercice 2012  Assistance technique : prestations dans les pays pour l’exercice 2012 = 246 personnes- année.

III- LE CLUB DE PARIS ET LE CLUB DE LONDRES225

1- Le Club de Paris

a) Naissance

Après la deuxième guerre mondiale, pour faciliter la reconstruction et le développement

économique des pays dévastés par plusieurs années de conflits, les dettes publiques extérieures des États vaincus furent massivement rééchelonnées grâce à la conclusion de traités intergouvernementaux multilatéraux spécifiques. Ce fut, notamment, le cas de l’accord de Londres du 27 février 1953 sur les dettes extérieures allemandes qui réduit de moitié le poids total de la dette allemande. Tout au long du 19ème siècle, les dettes étaient renégociées sur un fondement bilatéral. Mais depuis 1950, elles sont renégociées dans un cadre multilatéral.

225 Sources combinées : Le site du Club de Paris, www.clubdeparis.org; Sophie BÉRANGER-LACHAND et Christian EUGÈNE, Le Club de Paris : instrument stratégique au sein de la communauté financière internationale, in BULLETIN DE LA BANQUE DE FRANCE, N° 8, septembre 2000, publication sur: www.banque-france.fr (Consultation, le 10 octobre 2012); LAWSON, David, Le Club de Paris. Sortir de l’engrenage de la dette; Christian DEBLOCK et Samia Kazi AOUL, La dette extérieure des pays en développement. La renégociation sans fin.

121

En effet, en 1955, à la Haye aux Pays-Bas, le gouvernement du Brésil fit une rencontre avec ses créanciers européens (la Grande-Bretagne, la République fédérale d’Allemagne, les Pays-

Bas, rejoints par l’Autriche, la Belgique, la France, l’Italie et le Luxembourg) pour négocier la convertibilité des monnaies dans le cadre de leurs échanges commerciaux. Ils parvinrent à un accord le 16 août 1955. Cette première rencontre d’un groupe de créanciers et d’un gouvernement en difficultés financières donna ainsi naissance au Club de la Haye.

Près d’un an plus tard, le gouvernement argentin faisait une démarche similaire, souhaitant lui aussi, pour gagner du temps, réunir un maximum de ses créanciers, sans toutefois recourir au

FMI, ni à la Banque mondiale. Les autorités argentines voulaient ainsi éviter une publicité préjudiciable qui aurait pu contribuer à réduire leurs sources de financement extérieur. Pour cette réunion avec les créanciers, le gouvernement de l’Argentine souhaitait que les discussions ne se déroulent pas aux États-Unis, pour des raisons politiques, ni en Grande-

Bretagne, selon lui trop liée aux intérêts américains. Les Argentins choisirent la France, pays latin, connu pour ses ouvertures vers le Tiers-Monde et dont la capitale était le siège européen du FMI et de la Banque mondiale. En outre, la France était la deuxième place financière d’Europe après Londres.

Ainsi, le 16 mai 1956, les autorités financières argentines et celle de ses dix pays créanciers européens (l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, la Grande-Bretagne, le

Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, la Suède et la Suisse)226 se réunirent dans la capitale française : le Club de Paris naquit, devenant rapidement un groupe informel de créanciers publics dont le rôle désormais est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays endettés.

Parmi les différents types de dettes énumérés au chapitre précédent, les accords du Club de

Paris s'appliquent en général aux :

226 A ces dix créanciers originels, se sont joints plus tard la République fédérale d’Allemagne, l’Italie, le Japon et la Finlande, puis d’autres encore par la suite.

122

- Dettes du secteur public, puisque l'accord est signé avec les Gouvernements de pays

débiteurs dans l'incapacité de respecter leurs engagements extérieurs. Les dettes dues

par le secteur privé et garanties par le secteur public sont considérées comme faisant

partie du secteur public.

- Dettes à moyen et long terme. La dette à court terme (dette ayant une maturité

inférieure ou égale à un an) est généralement exclue des accords, dans la mesure où sa

restructuration peut générer un bouleversement important de la capacité du pays

débiteur à participer au commerce international.

- Crédits accordés avant la date butoir (voir plus loin la définition de date butoir).

Depuis, le Club de Paris a conclu 423 accords (voir schéma ci-dessous) avec 88 pays endettés, et le montant total de la dette traitée par les accords s’élève à 556 milliards de dollars227. Voici le schéma de ces accords228:

227 Source : site internet du Club de Paris, http://www.clubdeparis.org/sections/donnees-chiffrees/chiffres-cles (Consultation le 30 avril 2013). 228Source :http://www.clubdeparis.org/sections/services/chiffres-cles/81-accords-conclus-par-les (Consultation le 30 avril 2013).

123

b) Composition et fonctionnement du Club de Paris

 Composition

Le Club de Paris a une composition de membres très variés : membres permanents, membres associés, observateurs.

- Membres permanents

Le Club de Paris compte 19 membres permanents : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique,

Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Irlande, Italie, Japon, Norvège,

Pays-Bas, Royaume-Uni, Fédération de Russie, Suède, Suisse.

Ces membres sont des créanciers publics qui détiennent d'importantes créances sur plusieurs pays débiteurs dans le monde, et qui acceptent les principes et règles du Club de Paris. Les créances peuvent être détenues par le Gouvernement ou par des institutions appropriées, en particulier des agences de crédit à l'exportation. Ces pays créanciers ont constamment appliqué à leurs créances bilatérales, les termes définis dans les procès-verbaux agréés du

Club de Paris.

- Membres d’associés

D'autres créanciers publics peuvent également participer aux sessions de négociation, sous réserve de l'accord des membres permanents et du pays débiteur. Les créanciers invités qui participent aux sessions de négociations s’engagent à agir de bonne foi et à suivre les règles et principes du Club de Paris. Les pays suivants ont participé en tant que créanciers à certains accords du Club de Paris : Abu Dhabi, Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Corée, Israël,

Koweït, Mexique, Maroc, Nouvelle Zélande, Portugal, Trinité et Tobago, Turquie.

- Observateurs à rôles diversifiés

Afin que les délégations gouvernementales puissent bénéficier de leur expertise technique, des représentants d'organisations internationales sont invitées à participer aux travaux du Club

124 de Paris. Néanmoins, ces organisations ne disposent pas toutes d'un statut équivalent dans le processus. Le Fonds monétaire international a un rôle actif privilégié dans les discussions en

Club de Paris. La Banque mondiale et la Conférence des Nations Unies pour la Coopération

Économique et le Développement (CNUCED) peuvent prendre la parole lors des réunions, mais ne participent pas aux négociations. Enfin, d'autres organisations intergouvernementales pertinentes peuvent être invitées à titre d'observateurs et ne participent à aucune discussion.

o Le FMI : un rôle privilégié

Le Fonds monétaire international est la plus ancienne organisation internationale participant aux travaux du Club de Paris. Ses représentants assistent formellement à ses réunions sur une base régulière depuis 1962. Cependant, ils ne peuvent être présents que si l'État débiteur est membre du Fonds monétaire international.

Les représentants du FMI participent aux réunions du Club de Paris en tant qu'experts objectifs et indépendants.

Les consultations périodiques avec ses États membres permettent aux services du Fonds monétaire international de disposer d'informations suffisantes sur la situation financière de ses membres, y compris les pays débiteurs. Lorsque le gouvernement d'un pays qui connait des difficultés financières décide de demander au Club de Paris le rééchelonnement des remboursements de sa dette, les experts du Fonds monétaire international l'aident à recueillir les informations nécessaires à la présentation de son dossier aux créanciers. Le FMI l'assiste

également dans l'initiation du processus de rééchelonnement.

Les informations produites par l'État débiteur concernent l'étendue de la dette, sa nature (son caractère privé ou public), l'identité des créanciers, le taux de croissance national, les conditions dont la dette est assortie (y compris les échéances), les taux d'intérêts et les délais

125 de remboursement, ainsi que tout autre élément susceptible d'influencer les conditions de remboursement de la dette.

Du fait de leur rôle particulier dans les étapes initiales du processus de renégociation de la dette, les experts du Fonds monétaire international sont les seuls représentants d'organisations internationales habilités à participer aux délibérations du Club de Paris. Les créanciers s'appuient beaucoup, en effet, sur l'expertise technique internationale du FMI dans le domaine de la dette.

o La Banque Mondiale et la CNUCED : des observateurs distingués

La Banque mondiale et la Commission des Nations Unies pour la coopération économique et le développement (CNUCED) ont le statut d'observateurs au sein du Club de Paris. Ce statut permet à leurs représentants de suivre les discussions, sans droit de participation active aux négociations, ni droit de vote.

Les experts de la Banque mondiale assistent aux réunions du Club de Paris depuis 1963. Les représentants de la CNUCED suivent ses discussions depuis 1980. Tout comme les représentants du Fonds monétaire international, ils siègent tous à titre d'experts objectifs et indépendants.

Lors des réunions du Club de Paris, un représentant du Fonds monétaire international peut prendre la parole et présenter la situation économique et financière à court terme du pays débiteur dont la situation financière fait l'objet de la réunion. Les représentants de la Banque mondiale évoquent le moyen et le long terme. Les experts de la CNUCED sont là pour rappeler les impératifs d'une économie en développement.

La Commission des Nations Unies pour la coopération économique et le développement est en quelque sorte le porte-voix des pays en développement au Club de Paris. En préparation aux réunions du Club de Paris, elle fournit une assistance technique aux pays endettés qui lui

126 en font la requête. Elle peut ainsi envoyer des équipes de recherche dans les pays débiteurs qui requièrent son aide sur demande expresse, afin de réunir des renseignements sur leur situation économique courante et évaluer leurs perspectives à moyen terme des pays concernés. Le Secrétariat de la Commission des Nations Unies pour la coopération

économique et le développement, sis à Genève, fournit également une assistance technique dans le domaine de la gestion financière.

Ainsi, les experts de la Banque mondiale et de la CNUCED peuvent participer aux réunions avec un droit de parole, même s'ils n'assistent pas aux délibérations du Club de Paris.

Toutefois, les représentants de la Commission des Nations Unies pour la coopération

économique et le développement ne sont autorisés à assister aux réunions du Club de Paris que si les autorités de l'État débiteur l'acceptent. Même si la pratique de la participation de ces deux institutions aux réunions du Club de Paris est bien établie, il existe des précédents contraires. Ainsi, par exemple, au cours des années quatre-vingts, lors du réaménagement de sa dette publique par ses créanciers en Club de Paris, le gouvernement de Madagascar s'était opposé à la participation de la CNUCED.

o La Commission européenne, l’OCDE et les Banques régionales de développement : des invités silencieux.

Des représentants de la Commission européenne, de l'Organisation de coopération et le développement économique (OCDE) et des Banques régionales de développement (Banque

Africaine de Développement, Banque Asiatique de Développement, Banque Européenne de

Reconstruction et de Développement, Banque Interaméricaine de Développement) sont

également invités à suivre les réunions du Club de Paris. Ils n'ont cependant pas le droit de prendre la parole lors des réunions et n'assistent pas aux délibérations du Club de Paris.

En pratique, la Commission européenne a un rôle assez marginal. Ses experts peuvent, en effet, assister aux réunions du Club de Paris, à titre purement informatif. En effet, sur le plan

127 communautaire, contrairement au fonctionnement de l'Union européenne au sein d'autres organismes internationaux, tels que les Nations unies, les gouvernements des pays membres de l'Union européenne n'ont pas à définir de position commune au Club de Paris. Les États créanciers du Club de Paris membres de l'Union européenne n'ont pas d'obligation de position commune ou de concertations préalables.

Les États membres de l'Union européenne et créanciers du Club de Paris sont au nombre de dix. Il s'agit de l'Allemagne, de l'Autriche, du Danemark, de l'Espagne, de la Finlande, de la

France, de l'Irlande, de l'Italie, du Royaume-Uni et de la Suède. Malgré cette forte représentation communautaire au Club de Paris, les diplomaties individuelles des États membres de l'Union européenne l'emportent et malgré des consultations entre leurs représentants et des objectifs assez proches, ils n'ont pas de stratégie commune ni d'impératif de position commune. À la fin des délibérations du Club de Paris, leurs représentants signent donc à titre national et en ordre dispersé les accords bilatéraux de rééchelonnement de dette avec les débiteurs.

En outre, l'Union européenne en tant que telle peut être créancière, mais uniquement par le truchement de la Banque européenne d'investissements (BEI), organisme multinational communautaire. À cet égard, elle est affranchie des contraintes de rééchelonnement de dettes.

La Commission européenne n'a donc pas de rôle de conseil ou de soutien à la coordination des positions des pays membres de l'Union européenne en Club de Paris, contrairement à ce qui se produit aux Nations Unies ou à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), par exemple.

La qualité d'observateur de la Commission européenne est donc d'une importance relative, tout comme celle de l'OCDE et des Banque régionales de développement. Ces dernières sont la Banque africaine de développement (pour les pays débiteurs africains), la Banque asiatique de développement (pour les pays débiteurs asiatiques), la Banque européenne de reconstruction et de développement (pour les pays débiteurs d'Europe centrale et orientale) et

128 la Banque inter-américaine de développement (pour les pays débiteurs américains). Ce statut leur confère un droit à l'information, sans possibilités d'intervenir dans les négociations ou d'assister aux délibérations finales du Club de Paris.

- Représentants du pays débiteur.

Lorsque l'ensemble des participants (créanciers, représentants du pays débiteur, organisations internationales et Secrétariat du Club de Paris sont présents), les travaux de la séance s'ouvrent.

 Fonctionnement du Club de Paris

- Les principes régulateurs du Club de Paris

Les rencontres du Club de Paris fonctionnent sur la base d’une série de mesures :

- Le taux de couverture (pourcentage du service de la dette rééchelonné) : en général,

une partie du total est laissée à la charge du débiteur. Le Club de Paris peut

rééchelonner le principal, mais aussi les intérêts, et même les arriérés de paiement.

- La période de consolidation (en général 12 à 18 mois, mais avec une tendance à

l'allongement) : ce sont les échéances de cette période qui sont rééchelonnées.

- La date butoir (cut off date): date limite de prise en compte des prêts (les crédits

accordés après cette date ne sont, en principe, pas pris en compte par le Club de Paris

au cours de réunions ultérieures). L'idée est, qu'en principe, le pays devrait s'arrêter de

s'endetter après cette date, de manière à pouvoir rembourser d'abord les échéances

rééchelonnées.

- les délais et les taux de remboursement (généralement, les échéances rééchelonnées

sont remboursables en huit à dix ans, avec un taux d'intérêt majoré par rapport à celui

du prêt initial).

Toutes ces mesures peuvent se résumer en cinq points fondamentaux :

- décisions au cas par cas

129

- consensus

- conditionnalité

- solidarité

- comparabilité de traitement.

Ainsi, lorsque l'accord est signé, des accords bilatéraux sont réalisés avec chacun des créanciers, de manière à fixer la liste des dettes prises en compte, et les taux d'intérêt, en respectant un principe de non-discrimination entre créanciers. Rien n'interdit alors chaque créancier d'accorder des conditions plus favorables que celle décidées par le Club. C'est le cas de la France, qui renégocie toujours ses prêts concessionnels au taux d'origine.

- Les termes ou dispositions des négociations

Au cours de différentes réunions du G8 à partir de 1988, différentes dispositions, ou termes, ont été entérinées pour pouvoir réduire le niveau des dettes bilatérales :

- Toronto (octobre 1988) : leur montant peut être réduit d’un tiers en VAN (valeur

actuelle nette). Vingt pays229 ont bénéficié des termes de Toronto entre 1988 et 1991,

date à laquelle ces termes ont été remplacés par ceux de Londres.

- Londres (décembre 1991) : la réduction peut aller jusqu’à 50% de la dette éligible.

Vingt-trois pays230 ont bénéficié des termes de Londres entre 1991 et 1994, date à

laquelle ces termes ont été remplacés par ceux de Naples.

- Naples (décembre 1994) : le niveau de réduction monte jusqu’à 67% avec un

minimum de 50% pour les pays les plus pauvres et les plus endettés. De plus, des

traitements de stock peuvent être appliqués au cas par cas pour les pays ayant respecté

229 Sénégal, Burkina Faso, Niger, Guyana, Zambie, Madagascar, Togo, République Centrafricaine, Mozambique, Tanzanie, Bolivie, Mali, Guinée-Bissau, Tchad, République Démocratique du Congo, Bénin, Guinée Équatoriale, Ouganda, Mauritanie. 230 Sénégal, Burkina Faso, Niger, Guyana, Zambie, Togo, Mozambique, Tanzanie, Bolivie, Mali, Guinée, Tchad, Bénin, Guinée Équatoriale, Ouganda, Mauritanie, Sierra Léone, Côte d’Ivoire, Cameroun, Vietnam, Éthiopie, Honduras, Nicaragua.

130

de manière satisfaisante leurs engagements à la fois envers les créanciers du Club de

Paris et le FMI et pour lesquels il existe une confiance suffisante dans leur capacité à

respecter l'accord sur la dette. On compte 36 pays231 bénéficiaires des termes de

Naples.

- Lyon (décembre 1996) : la réduction peut atteindre 80% pour les pays pauvres très

endettés (PPTE). Cette mesure accompagne les contributions des institutions

multilatérales qui doivent aussi réduire le stock de leurs créances sur les pays

concernés. A ce jour, cinq pays232 ont bénéficié des termes de Lyon. Les termes de

Lyon sont aujourd'hui rarement utilisés par le Club de Paris. Leur utilisation actuelle

est réduite au cas des pays qui en ont déjà bénéficié mais n'ont pas encore atteint le

point de décision de l'initiative PPTE. Les termes de Lyon incluaient aussi la

possibilité pour les pays créanciers de conduire, sur un plan bilatéral et de manière

volontaire, des conversions de dette avec le pays débiteur.

- Cologne (novembre 1999) : le niveau de réduction peut s’élever à 90% ou plus, si c’est

nécessaire pour atteindre le niveau de « Soutenabilité » dans le cadre de l’initiative

PPTE renforcée. Trois conditions sont requises pour bénéficier de ces termes : éligible

aux termes de Naples; avoir respecté ses accords précédents avec le Club de Paris et

avoir mis en œuvre des réformes économiques efficaces ; avoir été déclaré éligible à

l'initiative PPTE par les conseils d'administration du FMI et de la Banque Mondiale.

Trente-trois pays ont bénéficié des termes de Cologne233.

231 Sénégal, Burkina Faso, Niger, Guyana, Zambie, Togo, Mozambique, Tanzanie, Bolivie, Mali, Guinée-Bissau, Tchad, Bénin, Guinée Équatoriale, Ouganda, Mauritanie, Sierra Léone, Vietnam, Éthiopie, Honduras, Nicaragua, Haïti, Cambodge, Comores, République Démocratique du Congo, République Centrafricaine, Afghanistan, Burundi, Congo, Ghana, Yémen, Madagascar, Bosnie-Herzégovine, Sao Tome-et-Principe, Rwanda. 232 Guyana, Mozambique, Côte d’Ivoire, Bolivie, Ouganda. 233 Tanzanie, Mali, Guinée-Bissau, Tchad, Bénin, Mauritanie, Sierra Léone, Éthiopie, Honduras, Nicaragua, Haïti, Cambodge, Comores, République Démocratique du Congo, République Centrafricaine, Afghanistan, Burundi, Congo, Ghana, Yémen, Madagascar, Bosnie-Herzégovine, Sao Tome-et-Principe, Rwanda, Libéria, Côte d’Ivoire, Gambie, Malawi, Niger, Cameroun, Togo.

131

Les accords en Club de Paris, comme dans les termes de Lyon, peuvent contenir une clause offrant aux créanciers qui le souhaitent la possibilité de recourir à des conversions de créances. Ces opérations peuvent consister en des échanges de créances contre des prestations en nature, des programmes d'aide ou des actifs. Ces conversions de créances prennent généralement l'une des formes suivantes :

- Le pays débiteur verse le service de la dette dans un fonds qui est utilisé pour

financer des projets de développement dans le pays (conversions de créances

en projet de développement).

- L'État créancier cède la créance à un investisseur qui, à son tour, cède la

créance au pays débiteur en contrepartie d'une participation au capital d'une

société locale ou de devises locales destinées au financement de projets dans le

pays.

En somme, le Club de Paris constitue un élément central de l'architecture financière internationale et ses décisions ont une portée considérable. Il favorise la réalisation de stratégies multinationales donnant aux créanciers la garantie sur les dettes des pays. Il joue donc un rôle capital dans la régulation de la dette publique extérieure des pays en développement, dont ceux de l'Afrique. Il est secondé en cela par le Club de Londres.

2- Le Club de Londres

Le Club de Londres réunit les banques privées qui détiennent des créances sur les États et les entreprises des pays en développement. La première rencontre du Club eut lieu en 1976 pour tenter de résoudre les problèmes de paiement du Zaïre, l’actuel Congo Démocratique.

Dans les années 1970, les banques de dépôt étaient devenues la principale source de crédit des pays en difficulté. Dès la fin de la décennie, ces banques allouaient déjà plus de 50% du total

132 des crédits accordés, tous prêteurs confondus. A l’éclatement de la crise de la dette en 1982, le

Club s’est tourné vers le FMI pour trouver un soutien.

Aujourd’hui, ces groupes de banques de dépôt se rencontrent pour coordonner le rééchelonnement de la dette des pays emprunteurs. Ce sont en fait des banques ‘‘chefs de file’’ qui négocient pour un consortium parfois composé de centaines d'établissements financiers234. Une fois l'accord conclu, chacune des banques créancières doit l'approuver.

L'accord n'entre en vigueur que lorsqu'un pourcentage préalablement fixé des créanciers aura signé l'accord et que les autres conditions auront été satisfaites (par exemple, le paiement des arriérés). Un nouveau comité consultatif est formé pour chaque nouvelle négociation. Il est exceptionnel que les comités consultatifs donnent suite à un projet sans l’aval du FMI. Ils ne le font que s’ils sont convaincus que le pays mène une politique adéquate.

Pour des raisons essentiellement comptables, le rééchelonnement ne porte normalement que sur les échéances en capital d'une période donnée : en principe, les intérêts doivent être versés et à jour. En revanche, les banques s'engagent à ouvrir des lignes de crédit nouvelles, qui permettront la poursuite des remboursements, tout en conservant ou en créant des facilités de crédit à court terme. Il s'agit souvent d'accords pluriannuels (accords de rééchelonnement pluriannuel portant sur des périodes de 3 à 5 ans), de manière à éviter les incertitudes liées à des rééchelonnements trop rapprochés. Les périodes de rééchelonnement s'étendent souvent sur une douzaine d'années, y compris un délai de grâce de deux à quatre ans. Les taux d'intérêts sont de l'ordre de 1,875 à 2,5 points de pourcentage au-dessus du LIBOR, auxquels

234 Voici la définition que le FMI donne du Club de Londres : « Lorsqu’un pays débiteur éprouve des difficultés à assurer le service de sa dette, un comité de banquiers représentant ses créanciers commerciaux – souvent appelé le Club de Londres – est généralement mis en place aux côtés du Club de Paris. Le Club de Londres a pour but de veiller à ce que toutes les banques créancières obtiennent le même traitement tout en fixant les conditions du rééchelonnement qui doit permettre de rétablir la solvabilité du pays endetté. » Source : FMI, http://www.imf.org/external/np/exr/ib/2000/fra/092300f.htm (Consultation, le 12 août 2012).

133 s'ajoutent des commissions de 1,25 à 1,5 %. Ces accords visent à faire appliquer la règle pari pasu235 : égalité de traitement entre créanciers.

A la différence du Club de Paris qui se réunit toujours à Paris, le Club de Londres ne tient pas toujours ses rencontres à Londres : à New York, à Londres, à Paris, à Francfort, ou ailleurs selon les préférences du pays et des banques.

Le Club de Londres se dissout aussi pour être reconstitué à chaque rééchelonnement236.

235 Dans le cadre des conventions de crédit, les banques imposent le respect de certaines conditions. Le pari pasu est une clause qui oblige l'entreprise à faire bénéficier le prêteur de toutes les garanties supplémentaires qu'elle sera amenée à donner lors de crédits futurs de même rang. Source : le lexique de finance « Le Vernimmen ». 236 Pour une étude synoptique du Club de Londres et du Club de Paris, voir: Sophie BÉRANGER-LACHAND et Christian EUGÈNE, Le Club de Paris : instrument stratégique au sein de la communauté financière internationale, p. 76.

134

CHAPITRE CINQUÈME : LA GESTION DE LA DETTE : LES PLANS OU PROGRAMMES DE RÉAMÉNAGEMENT OU DE RÉÉCHELONNEMENT DE LA DETTE, ET LES NOUVELLES INITIATIVES EN FAVEUR DES PAYS PAUVRES

On entend par réaménagement de la dette, toutes les mesures entreprises par un créancier et un débiteur et qui entraînent une modification du profil de la dette en vue d’en atténuer la charge. Le réaménagement de la dette englobe donc les opérations de remise, de rééchelonnement, de refinancement, de rachat et de conversion.

Le rééchelonnement consiste en la modification des termes d’une dette, par exemple en modifiant les échéances ou en reportant les paiements du capital et/ou des intérêts. Le but ici est de permettre au débiteur de bénéficier, pendant une certaine période, d’une réduction des charges du service de la dette ou de jouir d’un temps de grâce où les remboursements n’ont pas lieu; ce qui facilite le redressement économique.

Le rachat permet à un pays débiteur de racheter tout ou partie de sa dette extérieure, généralement avec une décote. Le pays débiteur réduit ses engagements tandis que le créancier reçoit une certaine compensation.

La conversion est la substitution à la dette d’un autre type d’engagement.

Les opérations de remise, de rééchelonnement et de refinancement s’opèrent essentiellement par le Club de Paris.

Outre ces mécanismes traditionnels de réaménagement traduits par ce qu’il a été convenu d’appeler « Programmes d’Ajustement Structurel » (PAS), il est apparu des mécanismes particuliers d’allègement à la faveur de deux initiatives appelées respectivement Initiative en faveur des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) et Initiative d’Allègement de la Dette

Multilatérale (IADM). Les ressources dégagées à partir de ces mécanismes sont destinées en principe à financer la réduction de la pauvreté.

135

I- LES PROGRAMMES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL (PAS)

1- Généralités

Suite à la crise et pour assurer le remboursement de la dette des pays en développement, avec ses intérêts et sa viabilité, le FMI et la Banque mondiale ont conçu et mis à exécution des plans appelés Programmes ou Politiques d’Ajustement Structurel (PAS). Ces politiques viseraient prioritairement à rétablir l’équilibre des balances de paiement et, au-delà, à assurer les conditions viables pour la croissance économique.

Introduits en 1980, ces programmes se déploient en deux phases principales :

- Premièrement, la phase de stabilisation : elle vise à assainir la situation financière des

pays débiteurs, et à réduire leurs déficits en procédant à la réduction des dépenses

gouvernementales, au contrôle de la masse monétaire et du crédit, et à la dévaluation

de la monnaie.

- Deuxièmement, la phase d’ajustement structurel : elle reprend toutes les mesures de la

phase précédente et les complète par des réformes de structure qui visent à redéfinir le

rôle de l’État et à favoriser l’intégration des pays dans la sphère mondiale. Les

réformes ici impliquent la libéralisation des marchés domestiques, la privatisation de

certaines entreprises publiques et la libéralisation du commerce extérieur.

2- Conséquences

 Au plan politique : les États des pays débiteurs perdent toute souveraineté budgétaire

Tout ceci montre que les programmes d’ajustement structurel, tels que présentés, visent à créer un environnement favorable à l’entreprise privée. Perdant toute souveraineté budgétaire, les états se retrouvent dépossédés de toute prétention à l’initiative en matière économique, politique et sociale. Face aux grandes orientations à prendre dans les domaines stratégiques de

136 la vie nationale, ils doivent s’en remettre aux interventions supra-étatiques. Les choix les plus intimes sont soumis à l’approbation de la tutelle étrangère. Ils deviennent ainsi dépendants et dépouillés, toute marge de manœuvre s’instaurant avec une bureaucratisation de la tutelle. La dynamique des réformes muées en conditionnalités perpétuelles réduit pour ainsi dire chaque

état africain au rôle de caution nationale d’une politique tutélaire qui lui échappe. « Partout, des hauts fonctionnaires, venus du Nord s’installent dans les rouages de l’État, contrôlent les dépenses, distribuent les marchés publics, liquident les sociétés nationales, assurent la sécurité. Partout, le FMI et la Banque mondiale ajustent et restructurent237. »

C’est dans ce contexte, où les états tendent à disparaître pour donner efficacité à la logique marchande, que Abdou Diouf, ancien Président du Sénégal et actuel Secrétaire général de la

Francophonie, confessait : « On nous a enchaînés ! On nous a enlevé toute initiative ! Je me suis même posé la question de savoir si j’avais la possibilité de définir la politique

économique de mon pays avec toutes ces conditionnalités : premièrement, deuxièmement, troisièmement, petit a, petit b, etc. ! »238

Dans ce sens, une étude de Bonnie Campbell239 souligne que les politiques d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI posent une série de problèmes en ce qui concerne le rôle de l’État dans l’économie. Elle mentionne notamment : « La complexité des rapports

237 F. Soudan, « La rage de survivre », Jeune Afrique, nn 1668-1669, 1993. Cité par Jean-Marc Éla, Op., pp. 204- 205. 238 Voir Jeune Afrique Économie, août 1991, Pp. 90-91. Cité dans Jean-Marc ÉLA, Afrique : l’irruption des pauvres. Société contre Ingérence, Pouvoir et Argent, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 203. 239 Bonnie CAMPBELL, D Phil (Sussex), Études en développement, M.A. (Sussex), B.A. (Toronto), est Professeure d’économie politique à la Faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal. Entre autres Présidente Honoraire de l’Association canadienne des études africaines et du Conseil d’administration de l’Institut Nord-Sud, elle a publié 12 volumes, dont Mining in Africa : Regulation and Development, Qu’allons-nous faire des pauvres ?, et plus de 80 articles scientifiques. Elle est actuellement directrice du Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS) et directrice du Groupe de recherche sur les activités minières en Afrique (GRAMA), à la Faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal.

137 entre secteur public et secteur privé; la fragilisation des bases fiscales de l’État; la délégitimisation de l’État »240.

Ne peut-on pas alors affirmer que les politiques d’ajustement structurel, ainsi appliquées, incitent les pays endettés et appauvris à surseoir à tout projet de développement ou de croissance pour faire plutôt face aux déséquilibres budgétaires et monétaires? En effet, comme l'indique Jean-Marc Éla, « au lieu de ‘‘développement’’, il n’est plus question que d’‘‘ajustement’’ au cœur des rapports de force où, en définitive, il faut contraindre l’état de sortir de l’économie au profit des firmes étrangères qui reviennent en force dans le cadre de la privatisation »241.

 Au plan social242

Les effets des politiques d’ajustement structurel n’affectent pas seulement les structures du pouvoir de l’État, ils portent aussi sur la vie des hommes en société. Ainsi, on peut noter spécifiquement, et dans les pays engagés dans ces politiques, comme ce fut le cas pour le

Bénin :

- la montée du taux de chômage à cause des compressions dans le secteur public;

- la baisse du taux de scolarisation;

- le non-paiement des salaires;

- la malnutrition aiguë;

- la recrudescence de la fronde sociale.

240 Bonnie Campbell, « Débats actuels sur la reconceptualisation de l’État par les organismes de financement multilatéraux et l’USAID », http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/061018.pdf (Consultation, le 30 avril 2012). Voir aussi : Sylvie Bélanger, « L’ajustement structurel ou restructurer pour la croissance de l’État », https://depot.erudit.org/id/000587dd (Consultation renouvelée, le 10 octobre 2012). 241 Jean-Marc Éla, Innovations sociales et renaissance de l’Afrique noire, p. 340. 242 Voir, pour plus de détails, entre autres : Gilles Duruflé, L’ajustement structurel en Afrique (Sénégal, Côte d’Ivoire, Madagascar); Bruno Sarrasin, Ajustement structurel et lutte contre la pauvreté en Afrique. La Banque mondiale face à la critique, Paris, L’Harmattan, 1999. Joseph Stiglitz note qu'il y a eu quantité de critiques des plans d'ajustement structurel, et que même le bilan qu'en a fait le FMI relève leurs nombreux défauts. Il souligne que ce bilan a trois composantes : une étude interne réalisée par les services du FMI; une étude externe due à un comité d'experts indépendants; un rapport des services du FMI au conseil d'administration du FMI, qui distille les leçons des deux études. Voir La Grande Désillusion, p. 56, note 6.

138

A titre d'exemple, nous citons un petit pays de huit millions d'habitants en Afrique australe, la

Zambie243. Le revenu annuel par habitant est de l'ordre de 300 dollars. La sécheresse a sévi et le sida se répand. Si les réformes liées à l'ajustement structurel ont permis quelques améliorations en termes de réduction de l'inflation (35% en 1996 contre 200% en 1992) et d'ouverture du commerce aux produits sud-africains, elles sont également responsables de graves désordres pour les populations : le chômage a fait un bon en avant, suite aux nombreux

''dégraissages'' dans la fonction publique et aux fermetures d'usines. La fin des subventions aux produits de base (comme le mais, le carburant ou les transports) a considérablement alourdi le coût de la vie. A Lusaka, le panier moyen de la ménagère coûtait, début 1997, 150 dollars par mois alors même qu'un enseignant gagnait trois fois moins.

Par ailleurs, dans ce pays longtemps considéré comme l'un des modèles africains pour le niveau de scolarisation, moins d'un enfant sur deux fréquente aujourd'hui les bancs de l'école.

Les filles font les frais de cette régression, se marient plus tôt et leurs enfants sont encore moins scolarisés que les autres en raison du coût de la scolarité et le manque de repères culturels.

Au Bénin, la fronde sociale a conduit à une tentative de lapidation du Président du pays, alors

''marxiste-léniniste'', qui a eu l’ingénieuse et salutaire idée de la convocation de la

« Conférence des forces vives de la Nation ». Résultat : l’ouverture d’une nouvelle ère démocratique qui a fait du Bénin un pays de paix, mais toujours en voie de développement, et toujours assujetti aux conséquences sociales douloureuses des mesures concertées entre les institutions financières internationales et le gouvernement. Témoin ce communiqué de la classe syndicale :

243 Rapporté dans le document Faire passer la vie avant la dette (1998), publié par Caritas Internationalis et la Coopération internationale pour le Développement et la Solidarité (CIDSE).

139

Le FMI et la Banque Mondiale dénoncés par les Centrales syndicales au Bénin244.

« Au lieu de chercher à apaiser une tension sociale qui ne cesse de se dégrader au fil des jours, le gouvernement continue de multiplier les actes de provocation en préférant déférer aux diktats des marchands d’illusion du FMI et de la Banque Mondiale, ces vendeurs de tensions sociales et déstabilisateurs des politiques nationales. Ils sont en délégation qui séjourne depuis le 11 mars 2010 dans notre pays en vue de négocier un nouveau Programme d’Asservissement du Peuple (PAP) en lieu et place des Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) déjà dénoncé et détruit par les vrais travailleurs en lutte. Le peuple travailleur, qui, à genoux, se bat contre l’érosion de son pouvoir d’achat, proteste avec véhémence contre cet état de choses qui tend à le replonger dans le passé lugubre d’une politique affameuse au profit des ajustements qui confortent le capital dans sa position de prédateur de fruits de son labeur et de la démocratie. C’est pourquoi les travailleurs béninois exigent : - l’arrêt des lâches discussions qui ont lieu entre le gouvernement et le FMI..... ; - l’arrêt de la hausse constante des prix de l’électricité, de l’eau, des produits pétroliers, etc. ; - l’arrêt des privatisations des entreprises publiques viables... Extrait de la « Motion de protestation » des syndicats lue au Ministre des Finances après leur marche à travers la ville de Cotonou.

En 1987, un rapport d’une étude commandée par l’UNICEF sur l’ajustement structurel245, sans remettre en cause la nécessité de celui-ci, fait ressortir des conséquences sociales liées à ces mesures de réformes drastiques. Ces conséquences sont les mêmes que celles énoncées plus haut. Selon les recommandations de l’étude, l’ajustement structurel doit être remplacé

« l’ajustement à visage humain » qui vise principalement la protection des groupes vulnérables et une croissance soutenue. L’accent est mis ici, entre autres, sur l’importance cruciale d’une aide massive et non pas seulement sur les politiques nationales d’ajustement246.

La Banque mondiale a accueilli favorablement cette étude puisqu’elle a déclaré à son propos :

« Ce livre, L’ajustement à visage humain, a eu un impact extraordinaire. Ce fut certainement l’un des ouvrages les plus percutants de la décennie, et peut-être même de plusieurs

244 Social Watch Bénin, BENIN RAPPORT PAYS 2010 : Repenser finances et développement : les OMD et au- delà, www.socialwatch-benin.org (Consultation, le 15 juillet 2013). 245 Cornia, Giovanni Andréa, Jolly, Richard, Stewart, Frances (sous la direction de), L’ajustement à visage humain : Protéger les groupes vulnérables et favoriser la croissance, Paris, publié pour l’UNICEF par les Éditions Économica, 1987. 246 Pour plus de détails, voir : Marc Raffinot, « L’impact des Programmes d’Ajustement dans les pays africains », in Dette et ajustement structurel, p. 171-173 et « L’ajustement structurel ne respecte pas les droits humains », in Éric TOUSSAINT, Banque mondiale, le coup d’État permanent, pp. 258-260.

140 décennies. Sa thèse principale a rapidement été reçue comme une doctrine. Peu de mois après sa publication, la Banque a prononcé un mea culpa public; ses représentants par exemple ont plaidé coupable lors de la conférence de Khartoum en janvier 1988, à l’accusation voulant que les coûts sociaux et l’impact sur les pauvres ont été négligés dans les programmes d’ajustement structurel de la Banque mondiale. »247

En 1999, la Commission des droits de l’homme de l’ONU prit une résolution qui admet et mentionne clairement que « les politiques d’ajustement structurel ont de graves conséquences pour la capacité des pays en développement de se conformer à la Déclaration sur le droit au développement et d’établir une politique nationale de développement qui vise à améliorer les droits économiques, sociaux et culturels de leurs citoyens »248.

II- L’INITIATIVE EN FAVEUR DES PAYS PAUVRES TRÈS ENDETTÉS (PPTE) ET L’INITIATIVE D’ALLÈGEMENT DE LA DETTE MULTILATÉRALE (IADM)

La Banque Mondiale et le FMI ont certainement entendu et compris les critiques, parfois virulentes, de la conception et de l’application difficile des politiques d’ajustement structurel.

Face à ces critiques, et surtout aux conséquences des politiques d’ajustement structurel, les deux institutions ont mis en place deux nouvelles initiatives complémentaires dans un intervalle de dix ans : l’Initiative PPTE et l’Initiative IADM.

Suivant les données statistiques de la Banque mondiale, en juin 2010, 76,4 milliards de dollars avaient été engagés au titre de l'allègement de la dette en faveur de 36 pays, 30 d'entre eux

247 Cf. Bruno Sarrasin, Ajustement structurel et lutte contre la pauvreté en Afrique, p. 33, note 15. 248 Voir en Annexe le texte intégral de la résolution. Cf. aussi Rolph van der Hoeven et F.P.M. van der Kraaij, L'Ajustement structurel et au-delà en Afrique subsaharienne: thèmes de recherche et thèmes politiques, Paris, Karthala, 1995, voir le paragraphe "Le décalage entre les programmes d'ajustement structurel et les programmes de lutte contre la pauvreté", pp. 187-188; Dimensions sociales de l'ajustement, in "Archives de documents de la FAO", sur : www.fao.org.

141 bénéficiant en outre d'un allègement de dette additionnel de 45,8 milliards de dollars au titre de l'IADM249.

1- L’Initiative en faveur des Pays Pauvres Très endettés (PPTE)250

 Contenu du concept « Pays Pauvres très Endettés »

A la mise en place de l’initiative, les pays potentiellement PPTE étaient ceux qui se caractérisaient par leurs faibles revenus et leur endettement excessif selon les normes des institutions financières internationales. Ces normes étaient établies en fonction du revenu par habitant et du niveau de la dette – en valeur actualisée – rapportée aux exportations et au produit intérieur brut (PIB).

De fait, en 1997, la population cumulée de ces pays dépassait 600 millions d’habitants et leur dette bilatérale extérieure s’élevait à 170 milliards de dollars, tandis que leur dette multilatérale représentait 40% de leur dette totale. Leur dette moyenne est plus de 4 fois plus importante que les bénéfices qu’ils retirent de leurs exportations et bien supérieure à leur produit national brut251.

Un groupe de 42 pays dans cette situation, potentiellement considérés pour l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés, a été défini par les institutions financières internationales. La majorité des pays était localisée en Afrique sub-saharienne, soit 33 sur un total de 42 pays252. Le Laos a refusé d'intégrer l'initiative, probablement à cause de tout le cortège de conditionnalités que comporte le programme.

249 Voir les « Objectifs de développement pour le Millénaire » : http://www.banquemondiale.org/odm/ (Consultation renouvelée, le 10 octobre 2012). 250 Une synthèse de l’initiative PPTE et des données sur certains aspects précis du programme PPTE complexe sont publiés sur le site du FMI : http://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/hipcf.htm (dernière consultation le 10 octobre 2012). 251 Voir : 2002 Global Development Finance Report. Banque mondiale, Washington D.C., 2002, pp. 100 Ss. Cité dans David Lawson, Le Club de Paris. Sortir de l’engrenage de la dette, Paris, 2004, p. 100. 252 Angola, Bénin, Bolivie, Burkina-Faso, Burundi, Cameroun, Comores, Congo, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Guyana, Honduras, Kenya, Libéria, Madagascar, Malawi, Mali, Mauritanie, Mozambique, Myanmar, Nicaragua, Niger, Ouganda, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Laos, Rwanda, Sao Tomé et Principe, Sénégal, Sierra Leone, Somalie, Soudan, Tanzanie, Tchad, Togo, Vietnam, Yémen, Zambie. (Source : site du FMI).

142

Il faut noter cependant que la composition de la liste des pays est variable au fur et à mesure de l’application de l’initiative.

 Définition, fondement et critères d’éligibilité à l’initiative PPTE.

L’initiative PPTE est un cadre d’action exhaustif, intégré et coordonné, mis au point conjointement par le FMI et la Banque mondiale pour résoudre les problèmes d’endettement extérieur des pays pauvres très endettés (PPTE). Ce cadre a été adopté en septembre 1996 après avoir reçu l’aval du Comité intérimaire du FMI et du Comité du développement de la

Banque mondiale. Mais, face à la faiblesse des premiers résultats et aux critiques (par exemple la campagne Jubilé 2000 apporte une pétition de 17 millions de signatures au G8 de

Cologne de juin 1999), le G8 et les Institutions Financières Internationales procèdent à un examen approfondi. L’initiative a été alors renforcée en septembre 1999 afin d’offrir à un plus grand nombre de pays la possibilité de bénéficier d’un allègement plus rapide et plus important, et de resserrer les liens entre l’allègement de la dette, la lutte contre la pauvreté et la politique sociale.

L’admissibilité aujourd’hui à l’Initiative PPTE comporte deux grandes étapes, fruit d’un long cheminement de persévérance éprouvante : le point de décision et le point d’achèvement.

a) Première étape : le point de décision

La condition de base pour un pays qui aspire à l’Initiative PPTE est, d’une part, d’avoir un degré d'endettement insoutenable – hors du champ des mécanismes classiques d’allègement – et, d’autre part, d’établir de bons antécédents253 pendant une période de trois ans dans la mise en œuvre de réformes et de bonnes politiques économiques au moyen de programmes appuyés par le FMI et la Banque mondiale.

253 Ces antécédents sont définis par le FMI. Voir site du FMI : www.imf.org

143

Le pays met ensuite au point, avec la société civile et selon un vaste processus participatif254 dans lequel s'impliquent à la fois les parties prenantes au niveau national et les partenaires extérieurs du développement dont le FMI et la Banque mondiale, un document de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP).

Parfois appelé Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP) ou Stratégie de

Croissance pour la Réduction de la Pauvreté (SCRP), ce document, assez long à rédiger

(comme on peut le constater plus loin dans le cas du Bénin), est intérimaire dans un premier temps255. Tout en présentant la situation économique du pays, il doit préciser dans le détail la liste des privatisations, les mesures de dérégulation économique permettant de générer des ressources pour le remboursement de la dette d'une part, et comment, d'autre part, les fonds résultant de l'allégement seront utilisés, notamment pour lutter contre la pauvreté.

Ainsi, selon le FMI, l’élaboration d’un DSRP doit suivre cinq grands principes. Les stratégies de réduction de la pauvreté doivent être :

- pilotées par les pays et aptes à favoriser l’internalisation des stratégies grâce à une

large participation de la société civile;

- axées sur les résultats et les mesures susceptibles d’avoir un effet bénéfique sur les

pauvres;

- globales, dans la mesure où elles reconnaissent la nature multidimensionnelle de la

pauvreté;

254 Il faut noter cependant que la consultation de la société civile peut être parcellaire et sélective dans certains cas, beaucoup d'organisations n'ayant pas les moyens techniques ou financiers de peser sur les discussions, notamment celles établies hors de la capitale. D'autres, au contraire, ont été créées par des proches du pouvoir pour porter la parole officielle et profiter de quelques crédits alléchants. Les pressions sont parfois intenses pour parvenir rapidement à la signature d'un accord sans provoquer de remous, et en général, la consultation est bâclée pour permettre aux institutions internationales et aux dirigeants africains de parvenir à leurs fins, comme le confirme le PNUD : « Prenons l'exemple du Burkina Faso, où la participation à l'initiative PPTE et à la stratégie de réduction de la pauvreté a pris la forme d'une réunion d'une heure et demie entre donateurs et organisations de la société civile.» (PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 2002). 255 Étant donné le temps que prend la préparation par les autorités nationales d’un DSRP selon un processus participatif, le pays candidat à l’initiative PPTE peut, pendant une période transitoire, atteindre le point de décision sur la base d’un DSRP intérimaire, qui précise son engagement de mettre au point un DSRP complet et ses plans à cet effet.

144

- orientées sur le partenariat via la participation concertée des partenaires du

développement (gouvernement, parties prenantes au niveau national et bailleurs de

fonds extérieurs);

- inscrites dans une perspective à long terme du recul de la pauvreté256.

Durant la période d’élaboration de son DSRP et à l'appui de son programme de réformes, le pays concerné continue de recevoir l'assistance concessionnelle traditionnelle par les donateurs, les institutions multilatérales, de même que les allègements de dette de la part des créanciers bilatéraux, y compris le Club de Paris. Cette période dite « probatoire » doit aboutir

à des résultats positifs dans l'application des mesures de réformes économiques.

Au terme de ce programme, triennal, intervient l'Analyse de Soutenabilité de Dette (DSA)257 dont l'objectif est de déterminer le profil courant de la dette extérieure du pays en question. Si le ratio de la dette extérieure après application des mécanismes traditionnels d'allègement de dette est supérieur à 150%, le pays est admis pour une assistance au titre de l'Initiative. Dans le cas particulier des pays à économie très ouverte (avec un ratio exportation/PIB supérieur à

30%) ayant un endettement élevé par rapport aux recettes budgétaires, et ce malgré l'excellent niveau de recettes mobilisées (au-dessus de 15% du PIB), le ratio de la valeur actuelle nette

(VAN)258 de la dette sur les exportations retenu comme objectif peut être fixé au-dessous de

150%. Dans ce cas, l'objectif retenu pour le ratio VAN de la dette sur les recettes budgétaires est de 250% au point de décision.

256 Source : FMI, Fiche Technique Documents de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP), http://www.imf.org/external/french/index.htm, Consultation octobre 2011. 257 Pour une bonne compréhension de la notion de « Soutenabilité de la dette », voir l’étude claire, à la fois synthétique et analytique de : Marc Raffinot (Maître de conférence à l'université de Paris IX Dauphine), Soutenabilité de la dette des pays pauvres très endettés, in Cahier du GEMDEV n°30 – « Quel développement durable pour les pays en développement ? », pp. 60-73. Publication sur : http://www.gemdev.org/publications/cahiers/pdf/30/Cah_30_RAFFINOT.pdf (Consulté, le 10 novembre 2011) 258 La valeur actuelle nette (VAN) de la dette est le stock total de la dette recalculé en tenant compte du fait que certains prêts ont été contractés à taux réduit. Inférieure à la valeur nominale, cette VAN calcule la valeur qu'aurait la dette si elle avait été contractée entièrement au taux du marché tout en pesant autant sur les finances du pays.

145

En somme, un pays est reconnu avoir atteint son point de décision s’il a :

- des résultats satisfaisants en termes de stabilité économique;

- adopté et mis en œuvre pendant un an au moins une stratégie de réduction de la

pauvreté à travers un processus participatif;

- des indicateurs d’endettement qui dépassent les seuils établis dans l’initiative PPTE.

Le montant de l’allègement de la dette pour ramener les indicateurs d’endettement du pays au niveau établi dans le cadre de l’initiative PPTE est alors calculé et le pays commence à bénéficier d’un allègement intérimaire de la dette.

D’après les statistiques fournies par le FMI, 1 pays a atteint le point de décision en janvier

2013, et est maintenant entre le point de décision et le point d’achèvement : Tchad259.

b) Deuxième étape : le point d’achèvement

Pour accéder à la deuxième étape du processus de mise en œuvre de l'Initiative PPTE, le pays doit, après avoir atteint le point de décision, finaliser son DSRP ou DSRP intérimaire et la mettre en œuvre de manière satisfaisante, tout en poursuivant ses efforts en matière de stabilisation macroéconomique par la mise en place d'un nouveau programme avec le FMI et la Banque mondiale.

A cette période transitoire du processus en effet, le FMI et la Banque mondiale fournissent une aide intérimaire, notamment par des versements au titre des nouvelles modalités de prêt, et par les allègements multilatéraux prévus. Les autres créanciers multilatéraux concèdent aussi une première part de leurs allègements. Cette période transitoire de trois ans dans l'Initiative PPTE initiale, est dite « flottante » dans l'Initiative PPTE renforcée; elle a une durée dépendant des progrès réalisés par le pays bénéficiaire.

259 Voir FMI, « Allégement de la dette au titre de l'initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) », Fiche technique, http://www.imf.org/external/np/exr/facts/fre/hipcf.htm, (30 avril 2013).

146

Au vu des performances économiques du pays et des progrès réalisés dans la mise en œuvre d'une politique de développement axée sur la lutte contre la pauvreté, le FMI et la Banque mondiale décident que le pays a atteint le « point d'achèvement ».

C'est à ce stade du processus que prennent effet les allègements de dette prévus au « point de décision ».

D’après les statistiques fournies par le FMI, 35 pays ont atteint leur point d’achèvement en janvier 2013260.

Une fois le point d’achèvement atteint, l’allègement de la dette au titre de l’Initiative d’Allègement de la Dette Multilatérale commence.

Selon le FMI261 :

- Avant l’initiative PPTE, les pays admissibles dépensaient en moyenne légèrement plus

pour le service de la dette que pour la santé et l’éducation combinées. Aujourd’hui, ils

ont nettement relevé les dépenses consacrées à la santé, à l’éducation et à d’autres

services sociaux. En moyenne, ces dépenses représentent six fois le montant des

paiements au titre du service de la dette.

- Pour les 36 pays qui bénéficient d’un allégement de la dette, les paiements au titre du

service de la dette ont diminué en moyenne d’environ 2 points de pourcentage du PIB

entre 2001 et 2010. La charge de leur dette devrait être réduite d’environ 90% après

allégement total (y compris au titre de l’IADM).

- L’allégement de la dette a sensiblement amélioré la situation d’endettement des pays

qui ont dépassé le point d’achèvement, ramenant leurs indicateurs de la dette au-

260 FMI, Fiche Technique : « Allégement de la dette au titre de l'initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) » : Afghanistan, Bénin, Bolivie, Burkina-Faso, Burundi, Cameroun, Côte d’Ivoire, République centrafricaine, République du Congo, République du Congo Démocratique, Comores, Éthiopie, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Guyane, Haïti, Honduras, Liberia, Madagascar, Malawi, Mali, Mauritanie, Mozambique, Nicaragua, Niger, Ouganda, Rwanda, Sao-Tomé-Et-Principe, Sénégal, Sierra Leone, Tanzanie, Togo et Zambie. Trois pays n’ont pas atteint le point de décision : Érythrée, Somalie, Soudan. Un pays est en phase intérimaire (entre les points de décision et d'achèvement) : Tchad. 261 Ibid.

147

dessous de ceux des autres PPTE et des non-PPTE. Cependant, nombre d’entre eux

restent vulnérables aux chocs, en particulier ceux qui affectent leurs exportations,

comme observé durant la récente crise économique mondiale. Pour réduire leurs

vulnérabilités d’endettement de manière décisive, les pays doivent mener une politique

d’emprunt prudente et améliorer leur gestion de la dette publique.

Il reste cependant que, vue de près, « l’initiative PPTE n’était pas destinée à réduire la pauvreté, mais à rendre la dette soutenable et donc, en grande partie (dans la mesure où la dette n’était pas remboursée), à résoudre le problème…des créanciers »262.

c) De l’Ajustement structurel à l’élaboration de la Stratégie de Croissance pour la Réduction de la Pauvreté. L’expérience du Bénin comme l’illustration d’un long processus.

Le 16 juin 1989, le Bénin a signé son premier plan d’ajustement en échange d’une facilité d’ajustement structurel renforcé (FASR) de 21,9 millions de DTS (droits de tirages spéciaux) du FMI. Au programme de ces droits : réduction des dépenses publiques et réforme fiscale ; privatisation, réorganisation ou liquidation des entreprises publiques ; réforme du secteur bancaire ; libéralisation ; obligation de ne contracter que des emprunts à taux concessionnels

(avec un élément don d’au moins 35%) ; tout à l’exportation concentrée sur quelques produits de base (cacao, coton, huile de palme, café)263. Parallèlement, dès le 22 juin 1989, le pays a signé un premier accord de rééchelonnement avec le Club de Paris pour un montant de 199 millions de dollars et a reçu un allégement de 14,1% de sa dette.

En 1999, le pays s’est engagé dans l’élaboration et la mise en œuvre des Stratégies de

Réduction de la Pauvreté (SRP) ou Stratégies de Croissance pour la Réduction de la Pauvreté

(SCRP). Après la Stratégie de Réduction de la Pauvreté Intérimaire (SRPI), ébauchée en

262 Anne-Sophie Bougouin et Marc Raffinot, « L'Initiative PPTE et la lutte contre la pauvreté », in Les nouvelles stratégies internationales de lutte contre la pauvreté, pp. 284-285. 263 Cf. Groupe de la Banque Africaine de Développement, Bénin, Programmes d’Ajustement Structurel I, II ET III, Rapport d’évaluation de performance de projet (REPP), Département de l’Évaluation des Opérations (OPEV), 19 novembre 2003; document inédit.

148

2000, la première étape de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (SRP 1), pour la période

2003-2005, a servi de cadre stratégique de référence et de dialogue avec les Partenaires

Techniques et Financiers. La Stratégie de Croissance pour la Réduction de la Pauvreté (SCRP

2), pour la période 2007-2009, aurait permis de maintenir le taux de croissance économique autour de 4% en moyenne et d’enregistrer des résultats significatifs dans le secteur social, malgré les différents chocs qu’a subis le pays au cours de ces années. Le processus d'élaboration de la SCRP 3 a démarré en 2009. Cette SCRP 3, qui couvre le quinquennat

2011-2015, serait le résultat d’un large processus participatif qui aurait associé étroitement, à chacune des étapes, l’Administration publique, les opérateurs économiques et la société civile.

Elle s’inspirerait de la vision de long terme décrite dans les Études Nationales de Perspectives

à Long Terme (ENPLT), « Benin-Alafia 2025 »264, et s’appuierait sur les Orientations

Stratégiques de Développement (OSD) définies par l’actuel Gouvernement en 2006, dès la première année de son premier mandat. La SCRP 3 opérationnalise ces OSD à travers un cadre programmatique, le Programme d’Actions Prioritaires (PAP). Comme la SCRP2, elle

comporte les principaux axes stratégiques suivants :

- Accélération durable de la croissance et de la transformation de l’économie;

- Développement des infrastructures;

- Renforcement du capital humain;

- Renforcement de la qualité de la gouvernance;

- Développement équilibré et durable de l’espace national.

264 Selon le plan « Benin-Alafia 2025 » défini par le gouvernement du Président Yayi Boni, « le Bénin est, en 2025, un pays-phare, un pays bien gouverné, uni et de paix, à économie prospère et compétitive, de rayonnement culturel et de bien-être social. » deux grandes ambitions donc : primo, consolider les acquis démocratiques du pays ; secundo, faire du Bénin un pays émergent en réalisant un taux de croissance à deux chiffres. Cf. République du Bénin, Primature, introduction à la rencontre du premier ministre avec des chefs d’entreprise, Cotonou, Novotel, le 26 juillet 2011 ; document inédit.

149

Le Document de la SCRP 3 a été adopté par le Conseil des Ministres en sa séance du 16 Mars

2011265. Un long processus qui requiert patience et persévérance, et qui révèle assez bien les méandres d'un système bancaire (bilatéral et multilatéral) qui protège toujours les prêteurs ou les créanciers.

2- L’Initiative d’Allègement de la Dette Multilatérale (IADM)

a) Objectif

L’initiative d’allégement de la dette multilatérale (IADM) vise l’annulation intégrale des créances admissibles de trois institutions multilatérales – le FMI, l’Association Internationale de Développement (IDA) de la Banque mondiale et le Fonds Africain de Développement

(FAD) encore appelé la Banque Africaine de Développement (BAD) – sur un ensemble de pays à faible revenu, afin d’aider ces pays à progresser sur la voie des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) des Nations-Unies266, dont le but essentiel est de réduire de moitié, à l’horizon 2015, le nombre de personnes vivant dans la pauvreté.

Au nombre de huit (8), les Objectifs du Millénaire pour le Développement définissent donc les besoins humains que chacun dans le monde devrait voir satisfaits et les droits fondamentaux dont chacun devrait pouvoir jouir. On distingue :

- Éradiquer l’extrême pauvreté et la faim. Concrètement, réduire de moitié, entre 1990

et 2015, la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour.

265 Source : Délégation de l’Union Européenne en République du Bénin, Stratégie de Croissance pour la Réduction de la Pauvreté, http://www.eeas.europa.eu/delegations/benin/index_fr.htm, Consultation le 15 décembre 2011. Cf. aussi : République du Bénin, Commission Nationale pour le Développement et la Lutte contre la Pauvreté (CNDLP), Secrétariat permanent, Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté au Bénin 2003-2005, Décembre 2002; République du Bénin, Stratégie de Croissance pour la Réduction de la Pauvreté (SCRP), Version Finale, Avril 2007; document inédits. 266 En septembre 2000, lors du Sommet du Millénaire tenu sous l'égide des Nations-Unies, 189 États membres se sont engagés à œuvrer prioritairement pour l'élimination progressive de la pauvreté dans le monde et pour le développement effectif des peuples. La Déclaration du Millénaire, issu du Sommet, a été signée par 147 chefs d'État et adoptée à l'unanimité par les membres de l'Assemblée générale de l'ONU. Les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) découlent de cette déclaration et des accords et résolutions adoptés lors des conférences internationales organisées par les Nations-Unies dans les années 90. Voir : http://www.un.org/fr/millenniumgoals/

150

- Assurer l’éducation primaire pour tous. D’ici à 2015, donner à tous les enfants,

garçons et filles, partout dans le monde, les moyens d’achever un cycle complet

d’études primaires.

- Promouvoir l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes. Éliminer les disparités

entre les sexes dans les enseignements primaire et secondaire d’ici à 2005 si possible,

et à tous les niveaux de l’enseignement en 2015 au plus tard.

- Réduire la mortalité infantile. Réduire de deux tiers, entre 1990 et 2015, le taux de

mortalité des enfants de moins de 5 ans.

- Améliorer la santé maternelle. Réduire de trois quarts, entre 1990 et 2015, le taux de

mortalité maternelle.

- Combattre le VIH/sida, le paludisme et d’autres maladies. D’ici à 2015, avoir enrayé

la propagation du VIH/sida et commencé à inverser la tendance actuelle.

- Assurer un environnement durable. Intégrer les principes du développement durable

dans les politiques et programmes nationaux et inverser la tendance actuelle à la

déperdition des ressources environnementales.

- Mettre en place un partenariat mondial pour le développement. Poursuivre la mise en

place d’un système commercial et financier ouvert, réglementé, prévisible et non

discriminatoire. Traiter globalement le problème de la dette des pays en

développement267.

b) Fondement

En juin 2005, le « Groupe des 8 » (G-8 : États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-

Uni, Italie, Canada et Russie) grands pays industrialisés a proposé que les trois institutions multilatérales susmentionnées annulent la totalité de leurs créances sur les pays qui ont atteint

267 Voir les sites du FMI, de la Banque Mondiale, et autres organismes de développement.

151 ou vont atteindre le point d’achèvement au titre de l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés (Initiative PPTE).

Comme nous l’avons indiqué plus haut, l’initiative PPTE supposait une action concertée des organisations multilatérales et des États pour ramener à un niveau supportable la charge de la dette extérieure des pays pauvres les plus endettés. L’IADM va plus loin, car elle vise à effacer complètement la dette de ces pays afin de libérer davantage de ressources pour les aider à atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement. À la différence de l’initiative PPTE, l’IADM n’envisage pas parallèlement l’annulation des créances des créanciers bilatéraux publics ou privés, ni d’autres institutions multilatérales que le FMI, l’IDA et le FAD.

Pour qu’un pays bénéficie de l’IADM, il doit, en vertu d’une décision du Conseil d’administration du FMI, être à jour au titre de ses obligations envers le FMI et présenter un bilan satisfaisant qui réponde à :

- une politique macroéconomique;

- la mise en œuvre d’une stratégie de réduction de la pauvreté;

- la gestion des dépenses publiques.

III- CONCLUSIONS : DES POLITIQUES D’AJUSTEMENT STRUCTUREL AUX NOUVELLES INITIATIVES PPTE ET IADM

1- Le remboursement de la dette : une question épineuse et très complexe

Il serait difficile de trouver une solution adéquate au problème de l’endettement des pays africains si l'on ne commence pas par cerner la nature profonde du problème.

Certes, la dette suppose le remboursement qui, à son tour, peut renvoyer à deux types de situations :

152

- Premièrement, une situation d'illiquidité. Il s'agit de difficultés transitoires de règlement,

malgré une valeur des actifs nets positive. Dans ce cas, le problème peut se résoudre en

repoussant quelques échéances, qui doivent pouvoir être honorées normalement par la

suite, sans perte pour le créancier.

- Deuxièmement, une situation d'insolvabilité : dans ce cas, le remboursement n'est

possible ni aujourd'hui, ni ultérieurement (la valeur nette des actifs est négative). Pour

une entreprise, il est relativement facile de constater une telle situation, qui conduit en

général à la faillite. Pour un risque souverain, une créance détenue sur un État, le

diagnostic est plus difficile parce que le problème n’est pas seulement économique, il

est aussi politique et social. On peut dire, en schématisant, qu'il s'agit de savoir jusqu'à

quel point il est possible de réduire le niveau de vie du gouvernement et de la population

pour dégager les sommes nécessaires au paiement des échéances contractuelles; c’est

l’austérité.

Mais il y a deux formes d’austérité : d’abord, celle qui est imposée comme une grande,

mais nécessaire purge. Nous l’appellerions « austérité drastique ». Nous avons

l’exemple de tous les pays où ont été appliquées les politiques d’ajustement structurel.

Des gouvernements africains, pour la plupart très corrompus, ont profité des années de

''vaches grasses'', et ce sont les peuples qui sont obligés de vivre ensemble les années de

''vaches maigres''. Sous d’autres cieux, l'exemple de la Roumanie de Ceausescu prouve

que l'on peut aller très loin dans ce sens : la population a été affamée et la dette

extérieure remboursée dans sa totalité, peu de temps avant la chute du dictateur le 25

décembre 1989. Il y a une deuxième forme d’austérité (« austérité solidaire ») qui doit

être consentie par des peuples solidaires et responsables. Dans ce sens, on peut citer

notamment l’expérience actuelle que traversent la Grèce et l’Italie où les pensions, les

dépenses publiques et les rentes sont revues à la baisse.

153

Dans les approches de solution au surendettement des pays africains pauvres, les créanciers ont voulu d’abord traiter le problème des défauts de paiements comme un problème d'illiquidité, avec les moyens dits traditionnels : rééchelonnements, restructuration de la dette, injections d'argent frais (new money268).

Les rééchelonnements de la dette révèlent un problème fondamental, celui du retardement de la douleur. En effet, les pays qui sont passés et repassent devant le Club de Paris sont de plus en plus nombreux. Par exemple, le Bénin, est rendu à son sixième rééchelonnement en 2003; en 1991, le Congo Démocratique (ex Zaïre) en était à son dixième rééchelonnement, le Togo et le Sénégal à leur huitième, le Niger à son sixième. Il y a là une sorte de logique d’assistanat malsaine qui montre clairement que la dépendance totale des pays africains de l’aide internationale ne crée rien de durable. Il ne s'agit plus apparemment d'aider les pays endettés à franchir un cap difficile : on résout ainsi formellement un problème de court terme, en reportant sur un futur hypothétique le paiement effectif.

Il faut alors bien distinguer le rééchelonnement, qui vise à résoudre un problème ponctuel de manque de devises, de l'aide au développement, qui vise à fournir des ressources à des taux concessionnels.

En cela, on peut se réjouir que le Club de Paris ait assoupli ses règles et a adouci les conditions de rééchelonnement. Contrairement à ce qui se passait dans les années 70, les intérêts sont de plus en plus fréquemment rééchelonnés avec le principal, ainsi que les arriérés; le Club de Paris rééchelonne des échéances de la dette déjà rééchelonnée, ce qui était exclu auparavant. Toutefois, il n'a accepté ni de modifier la date butoir, ni de passer à des périodes consolidées plus longues, de l'ordre de celles de la facilité d'ajustement structurel du

FMI (3 ans). En ce sens, des tentatives avaient été faites (avec la Côte d'Ivoire par exemple)

268 New money : terme utilisé à propos de la dette extérieure des pays du Tiers-Monde lorsqu’un accord avec les créanciers s'accompagne de versement de crédits nouveaux. Source : Denis Clerc, Dictionnaire des questions économiques et sociales, Coll. « Alternatives Économiques », Paris, Éditions de l’Atelier / Éditions Ouvrières, 1997, 315 p. Voir : http://www.alternatives-economiques.fr/ (Consultation, le 13 août 2013).

154 qui se sont soldées par des échecs. La période de consolidation reste donc fixée entre 1 an et

18 mois. Avant les accords de Toronto-Berlin de 1988, la durée de remboursement tendait déjà à s'allonger. En 1989, elle était de l'ordre de 10 ans, avec 4 à 6 ans de délai de grâce. Par contre, le taux d'intérêt conservait le taux du marché comme référence.

Par ailleurs, les initiatives mises en place pour résoudre le problème de la dette des pays pauvres d'une manière plus systématique tiennent compte de l'insolvabilité – au moins partielle – de certains pays débiteurs.

2- Les initiatives en faveur des pays pauvres très endettés et la corruption

a) Des avancées importantes : le processus de participation

Le dispositif des Documents de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté (DSRP) et l’Initiative pour les Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) « renforcée» lancés conjointement par la Banque mondiale et le FMI en 1999 réorientent les relations entre le Nord et le Sud. Si les

DSRP mettent la lutte contre la pauvreté au cœur des politiques de développement, l’Initiative

PPTE renforcée a un double objectif : d’une part alléger durablement la dette de ces pays et, d’autre part, contribuer, par le fait même et de façon significative, à financer leurs DSRP.

Ces deux Initiatives mettent en valeur des concepts novateurs, absents des politiques d’ajustement structurel : l’appropriation (ownership) des DSRP par les pays qui les mettent en œuvre doit accroître leur efficacité tout en renforçant le soutien de l’opinion publique à leur égard; la responsabilité démocratique (accountability) du gouvernement à l’égard des citoyens est considérée comme un garant d’une bonne gestion de l’APD et de l’application effective des politiques de réduction de la pauvreté; enfin, l’insertion (empowerment) des pauvres est un moyen d’accroître leur pouvoir de négociation, en réduisant leur exclusion et en les faisant participer à la définition des politiques.

155

Cette approche constitue un tournant majeur qui découle de la prise de conscience de l’existence de graves lacunes dans les stratégies passées. Elle se distingue des précédentes essentiellement sur trois points :

- d’abord, la lutte contre la pauvreté devient un objectif prioritaire; la mise en œuvre et

le succès des politiques de réduction de la pauvreté constituent une condition de

l’allègement de la dette dans le cadre de l’Initiative PPTE, et de l’octroi de nouveaux

financements, censés dégager les moyens financiers nécessaires à leur application;

- ensuite, afin de maximiser l’efficacité de la stratégie de lutte contre la pauvreté, un

processus participatif associe les bailleurs de fonds et l’ensemble des acteurs sociaux à

l’élaboration, au suivi et à la mise en œuvre des DSRP ;

- enfin, le dispositif des DSRP et l’Initiative (PPTE) renforcée servent désormais de

canaux pour l’ensemble des bailleurs de fonds qui finance l’aide publique au

développement (APD) dirigée vers les pays à bas revenu, c’est-à-dire l’essentiel des

ressources externes de ces pays. Ceci accroît alors la cohérence de l’APD.

On peut lire sur le tableau ci-dessous les avancées majeures que le dispositif des DSRP et l’Initiative (PPTE) renforcée ont apportées269 :

269 Source : CLING, Jean-Pierre, RAZAFINDRAKOTO, Mireille et ROUBAUD, François (dir.), « Un processus participatif pour établir de nouvelles relations entre les acteurs », in Les nouvelles stratégies internationales de lutte contre la pauvreté, p. 176.

156

OBJECTIF PRINCIPAL AJUSTEMENT LUTTE CONTRE LA STRUCTUREL PAUVRETE (Document Cadre de (Document Stratégique de Politique Economique, Réduction de la Pauvreté, DCPE) DSRP)

Intitulé des instruments  Crédit d’Ajustement  Crédit de Soutien à la Structurel (Banque Réduction de la mondiale) Pauvreté (Banque mondiale)  Facilité d’Ajustement Structurel Renforcée  Facilité pour la (FMI) Réduction de la Pauvreté et la Croissance (FMI) Traitement de la dette Indirect (Club de Paris) Allègement de la dette (PPTE) Elaboration  Politique imposée de  Politique élaborée par l’extérieur le pays  Décidée d’ « en  Approche « par le haut » bas »  Secret  Transparence Prise en compte des Faible Forte spécificités du pays Financement Priorité aide-projet Priorité aide budgétaire Indicateurs de suivi / Indicateurs de moyens Indicateurs de résultats conditionnalité

b) Un partenariat de conditionnalités renouvelé

Les Documents de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté (DSRP) ont introduit une nouvelle relation entre créanciers et les pays débiteurs, visant ainsi à responsabiliser ces derniers, tant pour la définition des politiques que pour leur mise en œuvre. A travers cette nouvelle stratégie des créanciers on peut percevoir trois types de contradictions270.

Premièrement, par rapport à la nature même des processus. En effet, comme dans les politiques d’ajustement structurel (PAS), les conditionnalités ne paraissent pas explicitement dans le cadre des DSRP: elles sont seulement implicites puisque, pour obtenir l'allègement de

270 Ibid., pp. 169 Ss.

157 la dette souhaité, les pays débiteurs sont censés définir eux-mêmes une stratégie de politique

économique validée ensuite par le FMI et la Banque mondiale. Dès lors, le principe d'appropriation mis en avant par les DSRP n’est-il pas un camouflage du principe de conditionnalité des PAS? Car, en réalité, le discours qui prône la souveraineté des pays reste largement illusoire : le mode d'intervention des institutions financières internationales repose toujours en grande partie sur une démarche contraignante. Les DSRP sont en effet avant tout une condition imposée par la Banque mondiale et le FMI pour l'obtention d'une aide financière; ce qui biaise dès l'origine le processus d'appropriation. La stratégie devant être entérinée par ces institutions, le respect des conditionnalités et les politiques suggérées par ces dernières priment sur celles que les acteurs nationaux pourraient juger adéquates.

Deuxièmement, la logique des DSRP se traduit par un accroissement de l'aide budgétaire au détriment de l'aide-projet271. L'aide-projet pourrait paralyser le principe d'appropriation des politiques; on peut alors penser effectivement que l'appropriation est plus aisée dans un contexte d'aide budgétaire. Ceci se justifie d'abord par le fait que les fonds libérés par l'allègement de la dette dans le cadre des DSRP se traduisent par une économie du service de la dette publique et constituent donc par nature de l'aide au budget. Par ailleurs, les pays récipiendaires disposent du principe d’appropriation de l'aide, ce qui leur donne une plus grande maîtrise de la gestion de ces financements, caractéristique fondamentale de l'aide budgétaire. Du point de vue des donateurs, cette évolution est contradictoire : elle est moins coûteuse en termes de gestion, ce qui s'accorde bien avec la tendance à la diminution de l'aide publique au développement (et des moyens humains disponibles pour la gestion des projets, ce qui vaut en particulier pour la Banque mondiale). En contrepartie, elle présente l'inconvénient d'une moins grande visibilité, puisque les fonds une fois versés dans le budget

271 L'aide budgétaire correspond à des financements directement affectés à l'État, sans que soit précisée la destination exacte des investissements qui seront réalisés. A l'inverse, l'aide-projet consiste à affecter une enveloppe déterminée à un projet spécifique, conduit ensuite sous le contrôle direct du pays ou de l'organisme donateur.

158 ne sont plus identifiables, tandis que l'aide-projet permet au contraire aux bailleurs de revendiquer leur rôle dans la réalisation des projets en question.

Troisièmement, les critères de conditionnalité changent de nature, puisqu'ils concernent désormais non plus seulement des mesures à mettre en œuvre, mais aussi et surtout des résultats en matière de réduction de la pauvreté. L'évolution de la conditionnalité et l'accroissement relatif de l'aide budgétaire sont intimement liés : en effet, la mise en place des indicateurs de résultats est aussi un moyen de contrôler a posteriori l'utilisation qui a été faite des financements extérieurs, puisque le contrôle permanent qui était opéré dans le cadre de l'aide-projet n'est désormais plus possible. Il est important de ne pas sous-estimer la portée de ce changement. Au lieu d'encourager les gouvernements des pays en développement dans une duplicité les incitant à mettre l'accent sur les aspects formels du respect de leurs engagements, on se préoccupe aussi pour la première fois du fond, à savoir des résultats des politiques; ce qui paraît d'ailleurs un principe de bon sens pour toute évaluation d'une politique dans quelque domaine que ce soit.

L'accent mis sur les résultats des politiques soulève aussi quelques questions préoccupantes : que se passera-t-il si la trajectoire d'un pays s'éloigne des objectifs (ce qui est bien actuellement le cas pour plusieurs pays africains en matière d'espérance de vie par exemple), pour des raisons surtout exogènes, liées par exemple à l'épidémie du sida ou à une baisse prolongée du cours des matières premières exportées par un pays (la chute du prix du coton au

Bénin, ou du café pour la Côte d’Ivoire )? On bute ici sur les limites de la compréhension des liens entre croissance et pauvreté ou de l'impact de l'environnement international sur les pauvres. En d’autres termes, il n’y a pas de place pour les aléas conjoncturels. L'intérêt des pays débiteurs n'est pas suffisamment pris en compte.

159

c) La corruption des gouvernements africains

Soulignons que, dans le cadre de l’Initiative PPTE, si les créanciers ne sont pas tenus de procéder à l’annulation de dettes, les débiteurs sont en revanche obligés de promettre de ne pas payer plus à certains créanciers qu’à d’autres. En d’autres mots, les pays les plus riches de ce monde accordent aux pays PPTE une annulation d’au moins 90% des dettes que ces derniers leur doivent directement à la seule condition que les débiteurs recherchent un traitement « comparable » auprès des autres créanciers.

Ainsi, le système international de résolution de la dette paraît complètement inéquitable : alors que les pays débiteurs sont contraints de satisfaire aux conditionnalités imposées par l’accord PPTE et de respecter les termes contradictoires de leurs créanciers, ils ne sont en revanche nullement protégés par le système financier de gestion de la dette de la communauté internationale.

Par ailleurs, l’objectif principal de l’Initiative PPTE est de parvenir à l’éradication de la pauvreté dans les pays bénéficiaires afin de permettre une croissance viable. Mais le critère d’éligibilité à la base – venir au secours des pays pauvres exclusivement très endettés – semble discriminatoire. Autrement dit, pour qu’un pays soit éligible à l’initiative, il doit être à la fois pauvre et très endetté. Ceci signifie que les pays qui fournissent de grands efforts pour effacer leurs dettes se trouvent écartés de l’Initiative, alors que les pays laxistes

économiquement, avec des régimes politiques de grande dictature et de haute corruption en sont bénéficiaires.

Nous savons très bien aujourd’hui que parmi les gouvernements des pays africains qui ont atteint le point d’achèvement, porte d’accès à l’initiative PPTE, plusieurs entretiennent un système de corruption et de détournements massifs des fonds publics272.

272 On peut lire avec intérêt plusieurs publications à cet effet, dont : 1- Banque Mondiale, La corruption et la gouvernance au Bénin. Rapport des résultats de l'enquête diagnostique, 2007; 2- Wilfrid H. ADOUN et François K. AWOUDO, Bénin : une démocratie prisonnière de la corruption. Investigations sur des faits et scandales de 1990 à 2006, Tome 1, Cotonou, Éditions COPEF, 2007, 388p.; Wilfried L. HOUNGBÉDJI, « Lutte contre la

160

Dans une étude captivante sur les fuites de capitaux de l’Afrique subsaharienne vers les pays les plus industrialisés intitulée ''L’Afrique est-elle un créancier net ?'', deux auteurs universitaires, James K. Boyce273 et Léonce Ndikumana274, arrivent à des conclusions très intéressantes. Ils estiment que la fuite des capitaux au départ de 25 pays d’Afrique subsaharienne275 qui représentent 92% de la population du sous-continent, 93% du Produit intérieur brut et 91 % de la dette externe (l’Afrique du Sud n’est pas comprise dans les calculs) atteint 193 milliards de dollars pour la période 1970 -1996. C’est nettement plus que le stock de la dette extérieure des pays concernés qui s'élevait en 1996 à 178 milliards de dollars. Poursuivant leur analyse, ils estiment que si cet argent avait été placé en banque à un taux d’intérêt normal, 193 milliards plus les intérêts représenteraient au bout de la période 285 milliards de dollars. C’est 50 % de plus que le total de la dette des pays concernés. En clair, dans la première comme dans la seconde hypothèse, les avoirs de l’Afrique déposés à l’étranger sont supérieurs à la dette. Cela leur permet de répondre positivement à la question qu’ils posaient dans le titre de leur étude. Oui, l’Afrique subsaharienne est créancière nette.

corruption : le serpent se mord la queue », in Scandales sous Yayi, Presses de MULTI IMPRESSIONS, 2008, 294p.; Christian TUMI (Cardinal), Ma Foi : un Cameroun à remettre à neuf, Douala, Veritas, 2011, 271p. Dans son livre, le cardinal Tumi indique notamment qu’« une des formes de corruption les plus onéreuses se situe au niveau de l’attribution des marchés (publics) ». « Il arrive que des responsables de services exigent pour eux 30 % (ou) 50 % des sommes prévues pour (un) contrat, parfois davantage, comme prix de leur signature », y rapporte-t-il. Il s’y attarde aussi sur « la corruption sexuelle des mineurs », parlant d’« une situation grave » dont les auteurs sont, dans bien des cas, des responsables protégés notamment par la police ou la gendarmerie. 273James K. Boyce est professeur d’économie à l’Université du Massachusetts, Amherst, où il dirige le programme sur le développement, la paix et l’environnement au Political Economy Research Institute. Ses écrits comprennent notamment : « La Paix et les fonds publics : politiques économiques pour le renforcement de l’État d’après-guerre » (coédité avec Madalene O’Donnell) ; « Investir dans la paix : l’aide et la conditionnalité après les guerres civiles » ; et « Une violence tranquille : vue d’un village du Bangladesh » (coécrit avec Betsy Hartmann). Il est diplômé de l’Université de Yale et a obtenu son doctorat à l’Université d’Oxford, Royaume- Uni. 274 Comme James K. Boyce, Léonce Ndikumana est professeur d’économie à l’Université du Massachusetts, Amherst, où il est Directeur du programme sur la politique de développement en Afrique. Il a assumé les postes de Directeur des politiques opérationnelles, de Directeur de recherche à la Banque africaine de développement et de Chef de l’analyse macroéconomique à la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA). Il a contribué à divers domaines de la recherche, notamment : les questions de la dette extérieure et la fuite des capitaux ; les marchés financiers et la croissance ; les politiques macroéconomiques pour la croissance et l’emploi ; et l’économie des conflits et des guerres civiles en Afrique. Il est diplômé de l’Université du Burundi et a obtenu son doctorat à Washington University à St Louis, Missouri, États-Unis. 275 Liste des 25 pays : Angola, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, République Centrafricaine, République Démocratique du Congo (ex Zaïre), Congo, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Ghana, Guinée, Kenya, Madagascar, Malawi, Mali, Mauritanie, Mozambique, Niger, , Rwanda, Sierra Leone, Somalie, Soudan, Tanzanie, Ouganda et Zambie.

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Au cours de leur étude, ils se réfèrent aux travaux d’autres auteurs qui ont abouti au constat suivant : ''Pour chaque dollar emprunté à long terme par les pouvoirs publics ou avec leur garantie, de 75 à 95 cents semblent avoir été réexportés sous forme de fuite des capitaux''276

James K. Boyce et Léonce Ndikumana affirment :

Il est vraisemblable que la fuite des capitaux aura un effet négatif profond sur la distribution de la richesse. Les personnes qui la pratiquent appartiennent généralement aux élites politiques et économiques du sous- continent qui profitent de leur situation pour faire main basse sur les fonds et les placer à l’étranger. Aussi bien l’acquisition des fonds que leur transfert impliquent des procédés juridiquement douteux, y compris la falsification d’effets de commerce (de fausses factures), le détournement de recettes à l’exportation et des retours juteux sur des contrats passés tant dans le secteur public que dans le privé. Les conséquences néfastes de recettes insuffisantes et du taux de change de devises défavorable sont essentiellement supportées par la population la moins favorisée.277

Ils poursuivent : « Dans la mesure où les emprunts n’étaient pas utilisés au bénéfice de la population africaine, mais servaient à financer l’accumulation des avoirs privés de l’élite dirigeante, la légitimité morale et juridique de l’obligation de rembourser la dette est sujette à caution »278.

Se basant sur différentes études réalisées par Hermes et Lensink, ils pensent également que la fuite des capitaux est proportionnellement plus importante en Afrique subsaharienne qu’en

Amérique latine, continent pourtant renommé pour l’évasion des capitaux. Dans le cas du

Zaïre (devenu la République Démocratique du Congo depuis 1997), selon eux, la fuite des capitaux entre 1968 et 1990 a atteint 12 milliards de dollars, une somme de loin supérieure au montant de la dette extérieure de ce pays à l’époque279.

Dans le tableau suivant280, on peut lire le résultat chiffré en millions de dollars des estimations présentées par James K. Boyce et Léonce Ndikumana :

276 Hermes and Lensink, 1992, cité par James K. Boyce et Léonce Ndikumana, Op. Cit., p. 8 . 277 Op. Cit. p. 5 278 Op. Cit. p. 6 279 Op. Cit. p. 10 280 Selon les calculs de James K. Boyce et Léonce Ndikumana sur la base de : IMF, Direction of Trade Statistics Yearbook (various issues); IMF, International Financial Statistics Yearbook (various issues); World Bank,

162

Pays Stock de la dette Avoirs nets à l'extérieur 1996 Fuite des Fuite des capitaux capitaux Moins stock Plus intérêts de la dette sur ceux-ci Moins stock de la dette Angola 11225,1 5807,4 9179,9 Burkina Faso 1196,1 69,4 700,4 Burundi 1126,9 -308 -146 Cameroun 9541,6 3557,8 7364,4 Centrafrique 941,1 -691 -482,1 Congo RDC 12826,4 561,4 10164,1 Congo 5240,6 -4781,4 -3986,6 Côte d'Ivoire 19523,6 3847,4 15221,9 Éthiopie 10078,6 -4555,8 -2060,7 Ghana 6442,2 -6034,9 -6152,9 Guinée 3240,3 -2897,5 -2806,1 Kenya 6931 -6115,9 -4458,4 Madagascar 4145,8 -2496,8 -2568,3 Malawi 2146,1 -1441 -971,3 Mali 3006 -4209,6 -4533,2 Mauritanie 2404,2 -1273,4 -572,2 Mozambique 7566,3 -2255 -1359,4 Niger 1623,3 -4776,3 -6392,1 Nigéria 31406,6 55355,3 98254,4 Rwanda 1043,1 1072,8 2470,8 Sierra Leone 1205,1 267,6 1072,7 Soudan 16972 -9989,3 -5358,3 Tanzanie 7361,8 -5662,7 -1158,4 Ouganda 3674,4 -1519,5 -358,3 Zambie 7639,4 2984,1 5491,8

Total 178507.6 14515.1 106556.1

Voici le commentaire que donnent les auteurs du tableau : « Pour l’ensemble de l’échantillon de 25 pays, les avoirs extérieurs dépassent la dette extérieure de 14,5 à 106,5 milliards de dollars, selon que l’on compte ou non les bénéfices d’intérêts du côté des actifs. Les actifs de la région représentent 1,1 à 1,6 fois le capital de la dette. Pour certains pays, les résultats sont encore plus dramatiques : les actif extérieurs du Nigeria se montent à 2,8 fois sa dette

World Development Indicators 2000, (CD-ROM edition); World Bank, Global Development Finance 2000, (CD-ROM edition).

163 extérieure selon une estimation prudente et à 4,1 fois si l’on inclut les bénéfices des intérêts des capitaux placés à l’étranger »281.

Nous reprenons à notre compte les lignes importantes de leurs conclusions :

Si l’Afrique subsaharienne est en fait dans la situation de créancier, alors pourquoi ses habitants sont-ils aussi pauvres ? La réponse bien évidemment est que les actifs privés du sous-continent sont détenus par une couche étroite et relativement riche de la population alors que la dette extérieure, elle, est supportée par le peuple par le biais des gouvernements. Une telle asymétrie n’est pas seulement regrettable en ceci qu’elle exacerbe la pauvreté dans une région qui à bien des égards est déjà désespérément pauvre. Elle soulève également des questions fondamentales quant à ce qui exactement appartient à qui, en d’autres termes, comment répartir dans la population le droit de disposer d’actifs extérieurs et la responsabilité de passifs extérieurs... Si les créanciers peuvent montrer où l’argent est allé et comment il a représenté un bénéfice pour les citoyens du pays emprunteur par le biais d’investissements ou de consommation, alors la dette sera considérée comme légitime (et sera donc un actif extérieur du gouvernement ou de la banque créancière). Mais s’il s’avère impossible de trouver à quoi a servi l’argent emprunté, alors les gouvernements africains actuels doivent en déduire qu’il a été détourné dans des bourses privées, et éventuellement en fuite de capitaux. Dans ce cas, on peut avancer que la responsabilité de la dette ne revient pas au gouvernement, mais à ces personnes privées dont la fortune personnelle est la véritable contrepartie de la dette.282

James K. Boyce et Léonce Ndikumana viennent de publier un livre, (La dette odieuse.

Comment l'endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent283) où ils consolident les résultats de leurs observations. En effet, ils y révèlent que, de tous les emprunts contractés par les États africains au cours des 50 dernières années, plus de la moitié des fonds repartent

à l’étranger et se retrouvent dans des comptes bancaires privés et secrets par le biais de diverses méthodes dont la corruption.

281 Op. Cit. p. 26 282 Op. Cit. p. 27-28 283 Léonce Ndikumana et James K. Boyce, La dette odieuse. Comment l'endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, Amalion Publishing, 2013. On peut lire, dans les nombreux commentaires et critiques du livre : « La Dette odieuse de l’Afrique est un ouvrage d’avant-garde qui devrait être lu par tous les étudiants, professionnels et décideurs soucieux des causes du sous-développement de l’Afrique. D’une manière magistrale, mais facilement compréhensible et professionnellement approfondie, les auteurs démolissent le mythe selon lequel les pays africains ont reçu d’importants flux nets de capitaux étrangers. Dans une présentation détaillée empirique, ils montrent plutôt le contraire : un flux massif de capitaux des pays pauvres vers les pays les plus riches. Ce livre devrait modifier radicalement la pensée et la politique. » (John Weeks, Professeur émérite, École des études orientales et africaines (SOAS), Université de Londres).

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Dans la logique de cette affirmation, le Comité Catholique contre la Faim et pour le

Développement-Terre Solidaire (CCFD-Terre Solidaire), première ONG française de développement, avait publié en juin 2009 un rapport intitulé « Biens mal acquis, à qui profite le crime ? ». Le rapport, fondé sur une enquête minutieuse, passe en revue les avoirs détournés de plus de 30 dirigeants de pays en développement : près de 200 milliards de dollars. C'est une somme d’argent colossale qui aurait dû être investie par exemple dans la santé, l’éducation et l’agriculture. On peut lire dans ce rapport :

Michel Camdessus, alors directeur général du FMI, a avancé en 1998 le chiffre de 2 à 5 % du produit intérieur brut mondial, que représenterait le montant total d’argent blanchi chaque année, soit entre 640 et 1 600 milliards $. On peut supposer qu’une partie importante provient de la corruption et des détournements de fonds publics. Lors de la cinquante- septième session de l’Assemblée générale des Nations unies, en 2002, le représentant du Nigeria a déclaré que les actes de corruption et le transfert de fonds illicites avaient contribué dans une large mesure à la fuite des capitaux, l’Afrique étant la première victime de ce phénomène, puisqu’il estimait à au moins 400 milliards $ les sommes détournées et dissimulées dans les pays étrangers. L’ONG Transparency International, en avril 2006, estimait quant à elle que « plus de 140 milliards $ ont été soustraits de l´Afrique illégalement ». L’Union européenne affirme que « les actifs africains volés détenus dans des comptes en banque à l’étranger équivalent à plus de la moitié de la dette externe du continent ». Dans un rapport récent, la CNUCED évalue les capitaux qui ont fui le continent noir entre 1970 et 2005 à 400 milliards de dollars, soit près du double du stock de dette contractée sur la même période (215 milliards de dollars). Elle montre que 13 milliards de dollars par an ont ainsi fui l’Afrique entre 1991 et 2004. Le fondateur du Tax Justice Network John Christensen, ancien conseiller économique de Jersey, juteux paradis fiscal britannique, va plus loin en estimant que « la fuite de capitaux de l’Afrique subsaharienne représente (…), depuis dix ans, 274 milliards de dollars, plus que le montant de la dette». Il conclut : « Ce que les chefs d’État du G8 saupoudrent d’une main, ses banques internationales, ses paradis fiscaux, les bidouillages fiscaux de ses multinationales le reprennent de l’autre. Reste que ce sont aujourd’hui les chiffres de Raymond Baker, universitaire américain, qui font référence. Il estime qu’entre 20 à 40 milliards $ issus de la corruption sont transférés hors des pays en développement annuellement. C’est ce chiffre que les Nations unies et la Banque mondiale ont repris à leur compte. Raymond Baker se base sur une étude faite en 1997 sur 20 pays en développement. Il estime qu’aujourd’hui, le chiffre serait plus élevé.284

284 CCFD-Terre Solidaire, Biens mal acquis. A qui profite le crime?, p. 16.

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On peut lire sur le tableau suivant285 quelques données des fonds publics détournés par des dirigeants africains :

PAYS ESTIMATION ARGENT MONTANT ÉTAT DES DICTATEUR DES TOTAL DES BIENS ACTIONS ANNÉES DE MONTANTS RESTITUÉ DE RESTANT JUDICIAIRES POUVOIR VOLÉS (EN L'ÉTRANGER BLOQUÉS MILLIONS DE (EN MILLIONS DOLLARS us) DE DOLLARS us)

Côte d'Ivoire : 7 000 à 10 000 Aucune procédure H. BOIGNY (1960-1993)

RDC - Zaïre : 5 000 à 6 000 7,2 (Suisse) Blocage MOBUTU temporaire des (1965-1997) fonds jusqu'au 31 octobre 2009

Nigéria : 2 000 à 6 000 160 (Jersey, 602 Continue ABACHA 2004) (Luxembourg) (1993-1998) 594 147 (Suisse, 2002- (Liechtenstein) 2005)

Kenya : MOI 3 000 1 000 (Royaume- (1978-2002) Uni)

Libéria : 3 000 Bloqué en Suisse TAYLOR (1997- et aux États-Unis 2003)

Mali : TRAORÉ 1 000 à 2 000 2,4 (Suisse, 1997) Terminé (1968-1991)

Togo : 1 000 à 2 000 ÉYADÉMA GNASSINGBÉ (1967-2005)

Congo- Au moins 7000 Plaintes déposées Brazzaville : à Paris en 2007 et SASSOU 2008 NGUESSO (1979-1992 et 1997-)

Gabon : BONGO Au moins Plaintes déposées OMAR (1967- quelques à Paris en 2007 et 2009) centaines 2008

285 Ibid., extrait des pp. 202-205.

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Cameroun : BIYA Au moins 70 5 (Suisse) (1982-)

Ce vice structurel que constituent la corruption montre clairement que si les sommes d’argent prêtées aux pays africains avaient été mises au service effectif des peuples africains, le continent ne serait pas aujourd’hui dans la mire d’un sous-développement économique ahurissant.

Devant le désarroi du bas peuple africain qui ploie sous le fardeau d’une misère générée par la corruption, « plus de 150 organisations et collectifs de la société civile africaine ont demandé, en février 2007, au futur président français de ''saisir et restituer les biens mal acquis et les avoirs détournés par nos dirigeants et leurs complices.'' Le 1er janvier 2009, à l’occasion de la messe du Nouvel An, le Cardinal camerounais Tumi, demandait ''la fin de l’impunité'' et ''le retour dans les caisses de l’État des milliards volés''. Dans un livre286 très engagé, il dénoncera la corruption comme ''le crime des crimes contre la nation''.

En France, les milieux d’affaires aussi se sont ralliés à cette demande. En témoignent les propos tenus par Anthony Bouthelier, président délégué du Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN) : ''les contribuables des pays riches n’acceptent plus de payer les frasques immobilières de potentats qui réclament en même temps des remises de dette. On ne peut plus attendre leur mort pour connaître leur fortune et la restituer à leur pays''.

Une remarque s'impose ici : on peut accuser avec raison les gouvernements corrompus de la grande majorité des pays africains. Mais, en toute objectivité, la responsabilité doit être partagée avec les gouvernements des pays occidentaux et les dirigeants des institutions financières régionales et internationales. Car, « c’est dans les pays développés, ou les paradis fiscaux et judiciaires qui en dépendent, qu’est abrité le produit des détournements de fonds publics et de la corruption à des fins d’enrichissement personnel par les hommes politiques du

286 Christian Tumi, Op. Cit.

167

Sud. Jean Ziegler parle ''d’hémorragie des capitaux organisée''. La responsabilité des pays riches est directement engagée. »287 S'il est vrai que les pays et les institutions créanciers ne sont pas responsables des comportements des gouvernements débiteurs corrompus, il faut tout de même reconnaître que leur aveuglément au-delà des signaux d'avertissement sonores peut signifier un état de complicité partagée.

287 Ibid., p. 18.

168

PARTIE III : LES STRUCTURES DE PÉCHÉ COMME PARADIGME POUR LA COMPRÉHENSION DES MÉCANISMES DE LA DETTE.

169

INTRODUCTION

A la fin des années 1970, quand le Cardinal Karol Wojtyla devient en 1978 le 264ème

Successeur de Pierre sous le nom de Jean-Paul II, le monde est encore divisé en deux blocs politiques, séparés par le rideau de fer hérité de la guerre froide, défendant des théories

économiques et sociales antinomiques, vivant sur le pied de guerre, dans la méfiance l’un de l’autre, et au prix de colossales dépenses d’armement.

Sur les plans politique et économique donc, deux systèmes dominent le monde : le capitalisme et le communisme avec, comme arrière-fond de vision, l’exploitation des couches sociales vulnérables et fragiles. On commence à assister à une mondialisation de l’économie ou à une globalisation des marchés, définie techniquement comme une imbrication de plus en plus

étroite des économies des pays.

Paradoxalement, mondialisation et globalisation ne sont pas des phénomènes de la sphère réelle de l’économie là où les producteurs et les consommateurs agissent. Deux mondes se croisent : le monde développé et le monde sous-développé. Malgré les traités de libre-

échange, en effet, les personnes et les marchandises ne circulent pas librement entre les pays.

Ces traités créent des barrières entre les frontières; du moins l’accès aux économies occidentales se fait plus que jamais très étanche; ce qui entraîne une très grande frustration du

Sud qui développe peu ou prou « la haine de l’Occident288 ».

Le milieu ecclésial connaît, lui aussi, d’éprouvantes divisions : la montée des mouvements des théologies de libération en Amérique latine, mais aussi en Afrique; la généralisation de la pratique de l’absolution collective en matière du Sacrement de la Réconciliation, surtout en

Occident, Europe et Amérique du Nord; la négation de la dimension collective, communautaire de la foi : « les églises sont renvoyées à la sacristie289 ».

288 Jean Ziegler, La haine de l’Occident. 289 Jean-Marc Éla, Le cri de l’homme africain, p. 161.

170

Considérant ces situations paradoxales, et jouant à la fois de sa qualité de chef de l’Église catholique, mais aussi de chef de l’État du Vatican, le plus petit État au monde, Jean-Paul II sort des murs du Vatican, et parcourt la terre pour prêcher et défendre sa conception d’un monde plus libre, plus équitable et plus solidaire, et d'une Église plus unie. Cette conception ne s’inscrit dans aucun des deux camps idéologiques ou des deux systèmes, économique et politique, qui s’affrontent : le capitalisme et le communisme. Elle s’adresse plutôt à l’homme, pour qui elle réclame à la fois la liberté, formelle et religieuse, et la possibilité de vivre dignement, déchargé du fardeau de la misère, quelle qu’elle soit. On retrouve ici la spécificité centrale de la doctrine sociale de l'Église qui ne prend de parti pour aucune idéologie, mais défend plutôt l'Évangile qui renferme les droits fondamentaux.

Les conséquences d'une telle vision du monde ne tardent pas à se faire ressentir : le mur de

Berlin290, « mur de la honte » pour les Allemands de l'ouest et « mur de protection antifasciste » d'après la propagande est-allemande, tombe le 9 novembre 1989; le monde soviétique s’effondre en 1991; des régimes dictatoriaux africains disparaissent dès 1989 pour faire place à des gouvernements démocratiques. Partout, un vent de changement souffle, bousculant l’ordre du monde jusque-là contrôlé par des pouvoirs quasi-destructeurs de la dignité de l’homme.

Tout ceci donne des signes d’espérance à Jean-Paul II et l’encourage à se tourner plus fréquemment vers les excès du capitalisme et de la mondialisation qui traduisent, pour notre temps encore, le triomphe de la cupidité291. La société de consommation occidentale et le gâchis de biens qu’elle génère, comparé à l’immensité des besoins et à la misère des populations pauvres, suscitent les mises en garde répétées du pontife romain.

290 Le mur de Berlin (en allemand Die Berliner Mauer), « mur de la honte » pour les Allemands de l'ouest et « mur de protection antifasciste » d'après la propagande est-allemande, est érigé en plein Berlin à partir de la nuit du 12 au 13 août 1961 par la République Démocratique d’Allemagne (RDA), qui tente ainsi de mettre fin à l'exode croissant de ses habitants vers la République Fédérale d’Allemagne (RFA). Le mur sépare physiquement la ville en Berlin-Est et Berlin-Ouest pendant plus de vingt-huit ans, et constitue le symbole le plus marquant d'une Europe divisée par le Rideau de fer. 291 Joseph E. Stiglitz, Le triomphe de la cupidité.

171

Ce message n’est pas de circonstance. Il est plutôt le prolongement de l’impulsion sociale et progressiste en faveur des plus démunis, donnée à l’Église par le Concile Vatican II. Jean-

Paul II l'approfondit et le développe par l'innovation d'un concept théologique très original.

Il s’agit du concept de structures de péché qui éclata « dans un contexte de reprise

économique pour le monde développé, mais de crise constante pour le tiers monde miné par une dette extérieure de plus en plus lourde et par des désorganisations politiques et sociales que les gouvernements n’arrivent pas à dominer292 ». Cette crise constante se lit surtout dans le fait que « certains pays ont cessé le paiement de leur dette. D’autres s’enfoncent dans le chaos, comme la Colombie et le Pérou. Le nombre de personnes en difficulté ne fait que grandir. L’Afrique est soumise aux mêmes tensions sans avoir les moyens économiques d’une reprise. Le bilan général de l’état du tiers monde reste très négatif 293 », avec la signalisation d'un grand fossé d'endettement.

Une randonnée dans les arcanes et les déploiements de la pensée et de l'enseignement social de Jean-Paul II nous permet de comprendre que cet endettement excessif des pays du tiers- monde, ceux africains notamment, est aussi le résultat d'un ensemble de dysfonctionnements structurels tant dans les appareils étatiques des pays débiteurs que dans le cercle des pays et institutions créanciers.

Dans les lignes de cette deuxième partie de notre recherche, nous examinerons successivement :

- Les préfigurations du concept de structure de péché dans la littérature conciliaire et

magistérielle récente

- Le sens et la portée du concept de structure de péché chez Jean-Paul II

- L’utilisation du concept de structure de péché dans le fleuron ecclésial et extra-

ecclésial

292 Pierre de Charentenay, cité dans : Jean-Yves Calvez, Les silences de la doctrine sociale catholique, p. 138 293 Ibid.

172

CHAPITRE SIXIÈME : LES PRÉFIGURATIONS DU CONCEPT DE STRUCTURE DE PÉCHÉ DANS LA LITTÉRATURE CONCILIAIRE ET MAGISTÉRIELLE RÉCENTE

I- LA LITTÉRATURE CONCILIAIRE : LE CONCILE VATICAN II

1- Les origines et les étapes du Concile Vatican II

a) Les origines

Le 28 octobre 1958, le cardinal Angelo Giuseppe Roncalli succédait au Pape Pie XII, sous le nom de Jean XXIII. Le nouveau pape, âgé de 77 ans, donna l’impression d’un pape de transition. Or, à la surprise générale, trois mois seulement après son élection, soit le 25 janvier

1959, il annonça sa décision, prise tout seul (il se serait contenté, quelques jours plus tôt, d’informer l'un de ses principaux collaborateurs, le cardinal Tardini), de convoquer un nouveau concile294, en continuité de l'œuvre du concile Vatican I tragiquement interrompu par la guerre de 1870. Aussi, le 14 juillet 1959, décida-t-il que ce concile s'appellerait « Vatican

II ».

Aussitôt sa décision prise et annoncée, Jean XXIII constitua une commission qui se mit au travail pour préparer ce concile. Le 18 juin 1959, un questionnaire fut envoyé à tous les

évêques, aux universités et facultés catholiques et aux services de la Curie. La commission préparatoire leur demandait de communiquer leurs points de vue sur les problèmes qui leur semblaient importants et sur lesquels le futur concile devrait débattre. Sur 2593 envois, il y eut 1998 réponses qui furent dépouillées et traitées par d'autres commissions préparatoires plus restreintes. Ces dernières préparèrent comme base de travail pour les Pères du concile 70 schémas (projets de texte), souvent prolixes et consacrés aux sujets les plus disparates. Ces

294 Le 25 janvier 1959, après les vêpres dans la Basilique patriarcale de Saint-Paul hors les murs en clôture de la Semaine pour l’Unité de l’Église, lors d’un Consistoire secret extraordinaire réunissant dix-huit cardinaux dans le monastère de Saint-Paul, le Pape Jean XXIII informa les cardinaux de trois décisions importantes : 1- la tenue d’un synode diocésain pour Rome ; 2- la célébration d’un Concile œcuménique pour l’Église universelle ; 3- la mise à jour du Code de Droit Canon, précédée par la promulgation du Code de Droit oriental. Cf. La Documentation Catholique, numéro 1297, 15 février 1959, col. 197-198.

173 schémas devaient être ensuite discutés, modifiés, corrigés et nuancés en congrégations générales par l'ensemble des évêques, avant d'être approuvés et adoptés lors des congrégations publiques présidées par le pape en personne. Le 24 février 1962, le pape fixait au 11 octobre suivant le début des travaux conciliaires.

En réalité, Jean XXIII n'avait pas d'idées très précises sur le contenu même de ce concile, mais deux points lui semblaient essentiels : l’adaptation de l’Église au monde et le retour à l’unité des chrétiens.

En effet, les problèmes de l'Église et du monde ayant considérablement changé depuis presqu'un siècle, Jean XXIII souhaitait, à travers un nouveau concile, une mise à jour ou une adaptation de l'Église et de l'apostolat à un monde en pleine transformation. Cette mise à jour est ce qu’on a appelé aggiornamento. Plus précisément, il s’agit d’une « remise à jour » de la vie, de la pensée et du comportement de l’Église tout entière, à la lumière de l’Évangile qu’elle doit s’efforcer de lire dans la plus pure tradition de la foi. C’est la mise en œuvre conciliaire, comme l’a dit Jean XXIII lui-même, du désir de ne donner aux hommes que du

« pain », et non pas des « pierres », en présentant au monde la seule richesse de l’Église : le

Christ, son Seigneur. Finalement, l’aggiornamento est la conversion de toute l’Église au

Christ, sans lequel l’Église ne serait qu’une institution parmi d’autres.

Pour Jean XXIII donc, il fallait que, grâce à ce nouveau concile, l'Église trouve un mode d'expression adapté au monde dans lequel elle vit et où elle doit témoigner. Dans son discours lors de l’ouverture solennelle du Concile, le 11 octobre 1962, il souhaitait en particulier que l'Église, en toute fidélité au Christ et à l'Évangile, « regarde sans crainte vers l'avenir » en présentant « le dépôt sacré de la doctrine chrétienne d’une façon plus efficace ». Il précise bien que « […] le XXIe Concile œcuménique… veut transmettre dans son intégrité, sans l’affaiblir ni l’altérer, la doctrine catholique qui, malgré les difficultés et les oppositions, est devenue comme le patrimoine commun des hommes. Certes, ce patrimoine ne plaît pas à tous,

174 mais il est offert à tous les hommes de bonne volonté comme un riche trésor qui est à leur disposition. »295 Le temps des condamnations était ainsi terminé, et Jean XXIII mit en garde l'assemblée conciliaire contre toute tentation pessimiste et intégriste.

b) Les étapes

Le Concile se déroula en quatre sessions, entre le 11 octobre 1962 et le 8 décembre 1965, sous les pontificats de Jean XXIII et de Paul VI.

La première session, ouverte le 11 octobre 1962, n'aboutit à aucun texte définitif, mais le travail était bien avancé et les Pères du Concile étaient persuadés qu'il porterait ses fruits lors des sessions suivantes, à condition de mieux cerner les points à aborder. Les 70 schémas

(documents de travail) préparés par les commissions préparatoires étaient trop touffus et disparates. Aussi les Pères conciliaires décidèrent-ils de les ramener tout d'abord à 20 puis, en janvier 1963, à dix-sept.

A la mort de Jean XXIII le 3 juin 1963, le cardinal Giovanni Batista Montini, alors archevêque de Milan, fut élu Pape le 21 juin 1963. Il prit le nom de Paul VI, en référence à l’Apôtre Paul, à la fois mystique et missionnaire, soulignant ainsi l’enracinement de l’Église dans ses origines. Dans son premier message au monde, il déclara que la partie la plus importante de son pontificat serait consacrée à la poursuite du concile œcuménique Vatican II,

« vers lequel sont tournés les yeux de tous les hommes de bonne volonté ».

Il rouvrit donc les travaux du Concile, le 23 septembre 1963, et il le clôtura solennellement le

8 décembre 1965 au terme de trois sessions.

Le Concile adopta 16 grands textes : 4 constitutions296; 9 décrets297; 3 déclarations298. Dans cette liste de textes, nous voulons nous intéresser tout particulièrement aux constitutions

295 Jean XXIII, discours lors de l’ouverture solennelle du Concile, le 11 octobre 1962. 296 Une constitution est un document ayant valeur théologique ou doctrinale permanente. Les 4 Constitutions sont : Sur l'Église : Lumen Gentium, Lumière des nations; sur la Sainte liturgie: Sacrosanctum Concilium; sur l'Église dans le monde de ce temps: Gaudium et Spes, Joies et espoirs; sur la Révélation divine: Dei Verbum.

175

Lumen Gentium et Gaudium et Spes du fait de leur dynamique qui définit la nature de l'Église, et le sens et les lignes du rapport de l'Église avec le monde.

2- Lumen Gentium et Gaudium et Spes

Lumen Gentium (LG) et Gaudium et spes (GS) soulignent, l’une et l’autre, l’influence du contexte social sur la vie morale des hommes. Elles recèlent de nombreuses pistes pour une réflexion sur les structures de péché, même si elles ne débattent pas de la question du péché au plan social parce que ce n’était pas une préoccupation importante et urgente du moment.

a) Lumen Gentium

« Clé de voûte de tous les textes du concile »299, Lumen Gentium est le premier grand document conciliaire de l’histoire traitant de l’Église sous tous ses aspects. Plus spécifiquement, dans Lumen Gentium, « L'Église […] se propose de mettre dans une plus vive lumière, pour ses fidèles et pour le monde entier, en se rattachant à l'enseignement des précédents Conciles, sa propre nature et sa mission universelle » (LG 1).

Adopté à la quasi-unanimité des pères conciliaires (2151 oui contre 5 non) et promulgué par le Pape Paul VI le 21 novembre 1964, Lumen Gentium définit l'Église comme un Mystère d'amour né du cœur de Dieu pour le salut de tous les hommes (chapitre I). Roger Baudoin300 observe que, en définissant l'Église comme Mystère, les Pères conciliaires s'éloignent de la

297 Un décret est une décision (ou un ensemble de décisions) ayant une portée pratique normative ou disciplinaire. Les 9 décrets sont : Sur l'activité missionnaire de l'Église, Ad Gentes; sur la Vie et ministère des prêtres, Presbyterorum Ordinis; sur le Renouveau et l'adaptation de la vie religieuse, Perfectae Caritate; sur les moyens de communication sociales, Inter Mirifica; sur la charge pastorale des évêques, Christus Dominus; sur la formation des prêtres, Optatam Totius ecclesiae renovationem; sur l'apostolat des laïcs, Apostolicam Actuositatem; sur les Églises orientales catholiques, Orientalium Ecclesiarum; sur l'œcuménisme, Unitatis Redintegratio. 298 Sur l'éducation chrétienne, Gravissimum Educationis; sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes, Nostra Aetate; sur la liberté religieuse, Dignitatis Humanae. Une déclaration est l'expression d'une étape dans la recherche et l'explicitation. 299 Cardinal , Découvrir le Concile Vatican II, p. 29. 300 Roger Baudoin, DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE. Une histoire contemporaine, Paris, p. 146.

176 conception de l'Église comme « société parfaite »301, conception présente dans ce qu'il appelle les « encycliques politiques de Léon XIII »302. En définissant l'Église comme mystère, continue Roger Baudoin, les Pères conciliaires font la preuve qu'ils entendent présenter l'Église dans toute sa dimension spirituelle (fondée par le Christ, dans l'Esprit, et pour la gloire du Père), et non comme une institution humaine303. Cette approche se dessine dès les premiers mots du document qui ont donné à la Constitution son nom : « Le Christ est la lumière des nations ». Ce qui veut dire que l'Église ne se reçoit pas d'elle-même, mais du

Christ. Comme telle, commente Mgr Joseph Doré, elle (l'Église) « n'a fondamentalement ou directement à se préoccuper de rien d'autre que du spirituel qui est dans l'homme. »304

De fait, l'Église, depuis Vatican II, se concentre « tout entière sur ce domaine. Elle ne se conçoit pas comme une ''société parfaite'', comme équilibre de pouvoirs ou comme lieu de rapports de forces »305.

Lumen Gentium souligne aussi que l'Église est, « dans le Christ, en quelque sorte le sacrement... c'est-à-dire un signe et un moyen ». Ceci traduit à la fois la nature spirituelle de l'Église, en même temps qu'il entrecroise le spirituel et le temporel, évoquant par là même le rôle actif de l'Église dans le monde : accomplir « un service spécifique, le service de la foi des hommes »306.

Ainsi définie, ainsi référée au Christ et enracinée dans la vie trinitaire, l'Église n'est pas une société ou une institution quelconque, au milieu de tant d'autres qui poursuivent une finalité

301 « Elle (l'Église) possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action » (Léon XIII, Immortale Dei). Mgr Doré a trouvé juste en disant que « l'Église n'est aujourd'hui à la recherche ni de privilèges ni de pouvoirs. Elle a parfaitement admis l'autonomie des responsabilités politiques et des différentes instances qui les exercent dans la société. » Voir : Mgr Joseph Doré, « Église et société : Un survol historico-théologique de leurs rapports pratiques », p. 90. 302 Il s'agit des premières encycliques de Léon XIII qui traitent des questions politiques : Inscrutabili Dei consilio, 21 avril 1878 (deux mois après son élection); Quod apostolici muneris, 28 décembre 1878, sur les erreurs des modernes; Diuturnum, 1881, sur l'origine du pouvoir civil; Immortale Dei, 1885; Sapientiae christiane, 1890, sur les principaux devoirs des chrétiens; Inter innumeras sollicitudines, 1892, sur le ralliement des catholiques français à la République. Roger Baudoin, Op.Cit., pp. 47-48, note 3. 303 Roger Baudoin, loc. cit. 304 Mgr Joseph Doré, Op. Cit., p. 91; cité dans Roger Baudoin, Op. Cit., p. 147. 305 Mgr Doré, Loc. Cit. 306 Mgr Doré, Loc. Cit.

177 terrestre. Comme l'indique Mgr Claude Dagens, l'Église « a un corps, elle est un Corps, celui du Christ, ou plus exactement, elle est son signe et elle a vocation à la fois à laisser transparaître le mystère du Christ vivant et à l'inscrire effectivement dans la vie du monde et des sociétés. »307

L'Église, c'est aussi un peuple, le Peuple de Dieu, peuple immense, dont personne n'est exclu, et auquel tous sont appelés à s'agréger. Dans ce Peuple de Dieu, tous les êtres humains sont frères et sœurs, appelés à vivre la même vie et à célébrer le même culte dans la foi, en offrande d'action de grâces (chapitre II).

Mais ce peuple de frères et de sœurs n'est pas un peuple anarchique et informel, il a une structure hiérarchique du fait même de son caractère de "fonctionnalité" et de sa nature de service. Cette structure hiérarchique est mise en avant dans le chapitre III de la Constitution qui distingue : les évêques, les prêtres et les diacres qui sont choisis dans le Peuple pour le service du Peuple.

En dehors de la hiérarchie et de l'état religieux, Lumen Gentium définit une autre catégorie de membres du Peuple de Dieu, la catégorie des fidèles, abritée sous le vocable de "laïcs", c'est-

à-dire « l'ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l'Ordre sacré et de l'état religieux sanctionné dans l'Église » (chapitre IV). Ils sont membres à part entière du Peuple de

Dieu. Ils partagent la même dignité fondamentale. Ils sont appelés à la sainteté en vivant dans le monde et en le sanctifiant par une vie de témoignage authentique. Le temporel est donc le domaine propre où s'accomplit leur mission singulière (LG 31), à la manière d'un ferment, comme on peut le lire :

Que les laïcs […] unissent leurs forces pour apporter aux institutions et aux conditions de vie dans le monde, quand elles provoquent au péché, les assainissements convenables, pour qu’elles deviennent toutes conformes aux règles de la justice et favorisent l’exercice des vertus au lieu d’y faire obstacle. En agissant ainsi, ils imprégneront de valeur morale la culture et les œuvres humaines. Par là aussi le champ du monde se trouve mieux

307 Mgr Claude Dagens, Méditation sur l'Église catholique en France : libre et présente, p. 39.

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préparé pour accueillir la semence de la Parole de Dieu, et les portes par lesquelles le message de paix entre dans le monde s'ouvrent plus largement à l'Église308.

Ainsi, Lumen Gentium dit clairement que l’animation des institutions d’intérêt public est une mission prépondérante et spécifique des laïcs : « Les fidèles […] doivent, à travers les travaux même temporels, s’aider en vue d’une vie plus sainte, afin que le monde s’imprègne de l’Esprit du Christ et dans la justice, la charité et la paix atteigne plus efficacement sa fin. Dans l’accomplissement universel de ce devoir, les laïcs ont la première place. »309

Cette prépondérance dans la mission des laïcs peut s’expliquer par le fait que, vivant dans le siècle310, ils sont censés avoir plus d’aptitude dans la gestion des choses temporelles. C’est donc leur tâche propre311 que de travailler au renouvellement de tout l’ordre temporel312, de nourrir le monde des fruits de l’Esprit313, d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre314, de baigner les réalités terrestres de la lumière de l’Évangile315.

En somme, Lumen Gentium invite les laïcs, par leur comportement, à s'employer « à rendre plus réceptif le champ du monde pour la semence évangélique »316.

b) Gaudium et Spes

Longtemps appelée schéma 13, la constitution Gaudium et Spes (Joies et espoirs) est un très grand texte qui n'avait pas du tout été prévu lors de la préparation du concile317.

308 LG, 36. 309 LG, 36. 310 LG, 31; Décret sur l’Apostolat des laïcs, Apostolicam Actuositatem (AA), 2. 311 AA, 7; GS, 43. Voir : Yves Congar (dir.), L'apostolat des laïcs, Décret et commentaires, Col. «Unam Sanctam», 75, Paris, Cerf, 1970. 312 AA, 5. L’ordre temporel, ici et dans le langage ecclésial, désigne aussi bien la famille que les professions, les entreprises, la culture, les institutions nationales et internationales ; en un mot, l’ensemble des réalités sociales, économiques, culturelles, politiques. Toutes ces réalités ont leur autonomie, mais toutes sont également concernées, chacune à leur manière, par la christianisation. On trouve cette formule très forte, toujours dans Lumen Gentium 36 : « aucune activité humaine, fût-elle d’ordre temporel, ne peut être soustraite à l’empire de Dieu. » 313 LG, 38; les fruits de l’Esprit sont : charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi (Ga 5, 22). 314 GS, 43 315 Ibid.; voir aussi la lettre A Diognète. 316 Gérard Philips (Mgr), L'Église et son mystère au IIe Concile du Vatican : histoire, texte et commentaires de la constitution Lumen Gentium, T. II, p. 48. Pour usage plus extensif, voir pp. 5-62

179

Dès les premières rencontres du concile, et en complet accord avec Jean XXIII, de nombreux

évêques estimèrent que l'Église, bien loin de se replier sur elle-même, devrait s'ouvrir sur le monde qui l'entoure et dans lequel elle vit. Aussi, à leur demande, les experts mirent-ils rapidement en chantier un projet qui fut longuement discuté et travaillé par les Pères du concile318. Ce très beau texte fut finalement voté par la quasi unanimité des évêques (2309 oui, 75 non et 7 nuls) et promulgué par Paul VI, le 7 décembre 1965, veille de la clôture du concile.

Tout entier consacré aux grandes questions du monde contemporain afin de montrer comment elles sont présentes à la vie de l'Église, on peut dire que Gaudium et Spes a répondu pleinement à la volonté de Jean XXIII lorsqu'il décida de convoquer un concile : instaurer un dialogue entre l'Église et le monde de notre temps. Les premières lignes du texte soulignent fermement cette perspective d'ouverture sur le monde : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n'est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur »319. Cette posture, enracinée dans le monde de son temps, était nouvelle. Jusqu'à Vatican II en effet, lorsque les évêques se réunissaient en concile, ils s'intéressaient presqu'exclusivement aux problèmes de l'Église et si, par exception, ils parlaient du monde, c'était pour dénoncer son péché et ses insuffisances.

Dans Gaudium et spes, c'est tout le contraire de cette option traditionnelle : l'ouverture au monde est prioritaire, et la perspective est résolument optimiste, tellement optimiste, que certains, jusqu'à tout récemment320, ont cru devoir dénoncer une certaine naïveté des pères conciliaires. Mais si le concile a été effectivement très optimiste, c'était sans doute pour imiter

317 Cf. Philippe Delhaye (Mgr), « Histoire des textes de la Constitution pastorale », in L'Église dans le monde de ce temps, Tome I, Col. « Unam Sanctam », 65 a, Paris, Cerf, 1967, p. 216. 318. Cf. Philippe Delhaye (Mgr), Op. Cit., pp. 215-277. 319 GS, 1. 320 Voir Giamcomo Biffi, Memorie e digressioni di un italiano cardinale [Mémoires et digressions d'un italien cardinal], Cantagalli, Sienne, 2007, pp. 183-184, citées sur www.chiesa.espressonline.it (consultation renouvelée le 15 octobre 2012).

180 l'attitude de Dieu lui-même qui regarde toujours le monde et les hommes avec amour et miséricorde. On peut affirmer aujourd'hui que cet optimisme était loin d'être béat et naïf, puisque les pères conciliaires, dont les futurs pontifes Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, n'hésiteront pas à dénoncer vigoureusement les aspects négatifs, mauvais ou pervers de notre monde moderne : les changements profonds et rapides que vit le genre humain aujourd’hui sont provoqués par l’homme (par son intelligence et son activité créatrice), et rejaillissent sur l’homme lui-même, sur ses jugements, sur ses désirs, individuels et collectifs, sur ses manières de penser et d’agir, aussi bien à l’égard des choses qu’à l’égard de ses semblables

(GS 4, 2).

Se mettant ainsi à l'écoute du monde, le Concile prend acte des fabuleux changements qui s'y sont produits (GS 4, 1-3), mais il relève aussi les importantes difficultés que ces progrès ont engendrées. « Jamais, en effet, le monde n'a regorgé de tant de richesses, de tant de possibilités, d'une telle puissance économique. Et pourtant, une part considérable des habitants du globe est encore tourmentée par la faim, l'injustice et la misère... »321

Cette situation de paradoxes notoires engendre et entretient des déséquilibres sociaux importants qui traversent le temps et l'espace, et dont la source fondamentale se trouve dans le cœur de l'homme :

En vérité, les déséquilibres qui travaillent le monde moderne sont liés à un déséquilibre plus fondamental qui prend racine dans le cœur même de l’homme. C’est en l’homme lui-même, en effet, que de nombreux éléments se combattent. D’une part, comme créature, il fait l’expérience de ses multiples limites ; d’autre part, il se sent illimité dans ses désirs et appelé à une vie supérieure. Sollicité de tant de façons, il est sans cesse contraint de choisir et de renoncer. Pire : faible et pécheur, il accomplit souvent ce qu’il ne veut pas et n’accomplit point ce qu’il voudrait (Cf. Rm 7, 14s.). En somme, c’est en lui-même qu’il souffre division, et c’est de là que naissent au sein de la société tant et de si grandes discordes322.

321 GS 4, 4-5. On peut lire en étude complémentaire actualisée de cette thèse du concile : Jean Ziegler, Destruction massive. Géopolitique de la faim. 322 GS., 10

181

Il y a ainsi établi un lien de cause à effet, c'est-à-dire une mise en rapport de l'intériorité et de l'angoisse humaines : les contradictions du monde et les hésitations de la conscience sont attribuables aux nombreux éléments qui se combattent dans le cœur de l'homme. D'un côté, l'homme se saisit comme un être illimité dans ses désirs mais limité dans ses moyens d'action; il ne peut faire tout ce qu'il désire323, et alors il fait la douloureuse expérience que devant chaque situation humaine il lui faut opérer un choix : ou le choix de choisir, ou le choix de renoncer. D'un autre côté, il n'arrive pas souvent à mettre en adéquation son désir et son action

à cause de la marque du péché qui génère en lui une cacophonie des valeurs. 324 Et, « lorsque la hiérarchie des valeurs est troublée et que le mal et le bien s’entremêlent, les individus et groupes ne regardent plus que leurs intérêts propres et non ceux des autres. Aussi le monde ne se présente pas encore comme le lieu d’une réelle fraternité, tandis que le pouvoir accru de l’homme menace de détruire le genre humain lui-même. »325 Ainsi, « un dur combat contre les puissances des ténèbres passe à travers toute l’histoire des hommes ; commencé dès les origines, il durera, le Seigneur nous l’a dit326, jusqu’au dernier jour. Engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et ce n’est qu’au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu’il parvient à réaliser son unité intérieure. »327

On peut lire, de façon similaire, au numéro 25, paragraphe 3 :

[…] les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Certes, les désordres, si souvent rencontrés dans l’ordre social, proviennent en partie des tensions existant au sein des structures économiques, politiques et sociales. Mais, plus radicalement, ils proviennent de l’orgueil et de l’égoïsme des hommes, qui pervertissent aussi le climat social. Là où l’ordre des choses a été vicié par les suites du péché, l’homme, déjà enclin au mal par naissance, éprouve de nouvelles incitations qui le poussent à pécher.

323 Comme l'écrit Saint Paul : « Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas profitable » (1Co 6, 12). 324 Cf. Philippe Bordeyne, L'homme et son angoisse. « La théologie morale de Gaudium et spes », Paris, Cerf, 2004, pp. 200-203. 325 GS, 37 326 Cf. Mt 24, 13 ; 13, 24-30.36-43. 327 GS, 37

182

Le Concile souligne ainsi que le péché n’est pas une affaire purement et simplement individuelle, mais qu’il comporte aussi une dimension sociale, c’est-à-dire des facteurs sociaux qui engendrent des conséquences pour la vie communautaire. On peut même affirmer, dans un sens strict, qu’il existe des péchés sociaux proprement dits : « Ce sont les péchés des structures de la vie publique, péchés qui ne procèdent pas de la volonté des personnes prises individuellement, mais des dispositions de la vie collective; péchés, auxquels chacun a sa part, non en tant qu’individu mais à titre de membre coresponsable de ces institutions sociales, politiques et spirituelles »328. Le Catéchisme de l'Église Catholique synthétise bien cette dimension sociale du péché lorsqu'elle énonce :

Le péché est un acte personnel. De plus, nous avons une responsabilité dans les péchés commis par d’autres, quand nous y coopérons : – en y participant directement et volontairement ; – en les commandant, les conseillant, les louant ou les approuvant ; – en ne les révélant pas ou en ne les empêchant pas, quand on y est tenu ; – en protégeant ceux qui font le mal. Ainsi le péché rend les hommes complices les uns des autres, fait régner entre eux la concupiscence, la violence et l’injustice. Les péchés provoquent des situations sociales et des institutions contraires à la Bonté divine329.

En définitive, on peut conclure que :

1- Si le Concile reconnaît que le monde est un « "monde de péché" ou structuré dans le péché, c'est-à-dire en contradiction avec Dieu ou le Dessein de Dieu »330, il insiste aussi sur la double dimension du péché, individuelle et collective, ou personnelle et sociale.

2- Afin d'aider les institutions sociales publiques à ne pas se transformer en structures de dégénérescence qui produisent des péchés sociaux, le Concile lance un pressant appel aux chrétiens, les laïcs en particulier, pour qu'ils remplissent « avec zèle et fidélité leurs tâches

328 Voir Richard Arès, L’Église dans le monde d’aujourd’hui. Présentation pédagogique de la Constitution pastorale « Gaudium et Spes », Montréal, Éditions Bellarmin, 1977, p. 78-79. 329 CEC, nn. 1868-1869 330 Vincent Cosmao, Changer le monde : une tâche pour l'Église, p. 158.

183 terrestres, en se laissant conduire par l'esprit de l'Évangile. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. »331.

C'est une exhortation à ne pas opérer un divorce entre la foi dont on se réclame et le comportement quotidien, c'est-à-dire le témoignage de vie. La foi doit produire des œuvres, comme on peut lire dans le livre de Jacques332.

II- LA LITTÉRATURE MAGISTÉRIELLE

1- Synthèse historique des origines de la théologie de la libération

Nous trouvons dans la théologie de la libération l'un des terrains les plus favorables à l'élaboration progressive et structurante du concept de structure de péché. On ne peut donc saisir les méandres du concept de péché social ou de structure de péché sans un bain dans les origines de la théologie sud-américaine de la libération. Notre intérêt pour la question de la théologie de la libération est donc uniquement circonscrit à sa contribution à la notion de péché structurel.

a) De la naissance de la théologie de la libération

Aux lendemains du Concile Vatican II, des chrétiens sud-américains s'interrogent sur les implications concrètes sociales de leur foi, dans le contexte de l'Amérique du Sud. Ils se réfèrent à deux grandes sources d'inspiration pour rendre leur réflexion approfondie, et leur action efficiente :

- D'abord, à Gaudium et spes où ils trouvent un point d'appui excellent;

- Ensuite, à ce que nous pourrions appeler ''la théorie de l'Alphabétisation-Conscientisation''.

Selon cette théorie développée par Paolo Freire, un brésilien (1921-1997) professeur d'école,

331 GS, 43. 332 Jacques 2, 14.18

184 l'éducation se présente comme un chemin qui mène à la liberté en deux étapes. La première survient lorsque les gens deviennent conscients de leur oppression et qu'ils transforment leur

état. La deuxième amène un processus permanent d'action culturelle qui favorise l'émancipation. Autrement dit, pour sortir de son aliénation, l'alphabétisation ''naïve'' est insuffisante car l'analphabète doit d'abord prendre conscience de son aliénation et de ses potentialités (libération par l'expulsion de l'oppresseur intériorisé). C'est cette

''conscientisation'' qui rend possible l'alphabétisation qui, à son tour, permet la sortie de l'aliénation333.

A partir de ces deux sources alliées, et durant les années qui précèdent la deuxième conférence du CELAM à Medellin, un groupe de théologiens tient des rencontres qui font

émerger les points principaux d'une théologie axée sur la libération. Ces points fondamentaux allient des schèmes du marxisme et de la théologie chrétienne pour construire une critique de la situation économique et politique. Gustavo Gutiérrez, prêtre péruvien, donne une identité à ce courant de pensée en établissant le concept de ''théologie de la libération'' dont se réclament des théologiens comme le jésuite uruguayen Juan Luis Segundo et le franciscain brésilien

Léonardo Boff.

Lors de la deuxième conférence du CELAM à Medellin, en 1968, les évêques s'inspirent de

Gaudium et Spes, de Populorum Progressio et des travaux des ''théologiens de la libération'' pour tenter de poser un diagnostic ajusté des questions sociales propres à la société sud- américaine afin d'y apporter des suggestions pertinentes. On retrouve d'ailleurs dans le document final de Medellin bien des idées du cercle des théologiens de la libération.

Désormais honorée par le soutien des évêques, la théologie de la libération de répand dans l'ensemble de l'Amérique latine, et se présente comme une forme de théologie engagée au plan politique.

333 Voir Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, La Découverte, 1982. Cité dans Roger Baudoin, Op. Cit., p.194

185

b) De la théologie de la libération à une ''théologie de confrontation''

Comme on peut s'en douter, l'accent politique devient rapidement dominant dans la théologie de la libération. Les conséquences apparaissent immédiatement : les perspectives de Medellin sont extrapolées; l'Église rentre dans une opposition aux pouvoirs politiques qui conduit indubitablement à des affrontements violents; l'épiscopat est divisé, certains évêques se distanciant progressivement d'un courant qui se développe par la base et dont ils perdent le contrôle en partie.

En mai 1971, Paul VI publie Octogesima adveniens où il fait des références au marxisme, et invite à un discernement chrétien334. Ce qui signifie que le Pontife romain se dissocie à la fois des orientations de la théologie de la libération et donc des conclusions du CELAM de

Medellin. Le divorce entre théologiens de la libération et évêques de tendance opposée se trouve par le fait même renforcé. Cependant, dans le document adopté par la deuxième assemblée générale du synode des évêques et signé par Paul VI en novembre 1971 sur la justice dans le monde (Justitia in mundo), les évêques semblent beaucoup plus proches des positions de Medellin que le Pape. Mais, Paul VI s'élève au-dessus de la confrontation en ramenant le débat autour de la question de l'oppression sur le champ proprement théologique.

Il le fait à la faveur de la publication de son exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, dans les paragraphes 25 à 39. On peut lire par exemple au numéro 32 :

Il ne faut pas nous cacher, en effet, que beaucoup de chrétiens généreux, sensibles aux questions dramatiques que recouvre le problème de la libération, en voulant engager l’Église dans l’effort de libération, ont fréquemment la tentation de réduire sa mission aux dimensions d’un projet simplement temporel ; ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut dont elle est messagère et sacrement, à un bien-être matériel ; son activité, oubliant toute préoccupation spirituelle et religieuse, à des initiatives d’ordre politique ou social. Mais s’il en était ainsi, l’Église perdrait sa signification foncière. Son message de libération n’aurait plus aucune originalité et finirait par être facilement accaparé et manipulé par des systèmes idéologiques et des partis politiques. Elle n’aurait plus d’autorité pour

334 Voir Octogesima adveniens, nn 31-36.

186

annoncer, comme de la part de Dieu, la libération. C’est pourquoi nous avons voulu souligner dans la même allocution à l’ouverture de la troisième Assemblée synodale “ la nécessité de réaffirmer clairement la finalité spécifiquement religieuse de l’évangélisation. Cette dernière perdrait sa raison d’être si elle s’écartait de l’axe religieux qui la dirige : le Règne de Dieu avant toute autre chose, dans son sens pleinement théologique ”.

Pour Paul VI, la libération évangélique doit être axée sur le règne de Dieu et sur une vision

évangélique de l'homme, comportant une certaine conversion et excluant la violence (nn. 34-

37).

Peu après le début du pontificat de Jean-Paul II, le CELAM tient sa troisième assemblée à

Puebla, au Mexique. Jean-Paul II qui y a prononcé le discours d'introduction aux travaux s'aligne sur Evangelii nuntiandi en reprenant les grands thèmes de la théologie de la libération avec une insistance sur l'option préférentielle des pauvres, mais dans la même perspective que

Paul VI, celle spirituelle.

En 1984, puis en 1986, la Congrégation pour la Doctrine de la foi rend publics deux documents : d'une part, Libertatis nuntius qui fustige les erreurs de la théologie de la libération ainsi que ses références au marxisme; d'autre part, Libertatis conscientia qui définit le sens chrétien de la liberté en l'analysant sous un ancrage spirituel.

2- Medellin et Puebla : Assises des Conférences épiscopales latino-américaines

a) Medellin

Convoquée par Paul VI en août 1968 à Medellin en Colombie, la deuxième Conférence générale de l’épiscopat latino-américain s’est inscrite dans la lignée de Vatican II, comme son thème de réflexion inaugural le montre : « Présence de l’Église dans l’actuelle transformation de l’Amérique latine, à la lumière du Concile335. »

335 Voir : CONFÉRENCE GÉNÉRALE DE L’ÉPISCOPAT LATINO-AMÉRICAIN, L’Église dans la transformation actuelle de l’Amérique latine, à la lumière du Concile de Vatican II. Conclusions de Medellin, 1968. En guise de base de travail pour les participants est élaboré un document préliminaire où l’on peut lire : « En face de la situation de misères et d’injustice, l’Église n’a pas exercé avec l’urgence voulue son rôle

187

Il s’agissait au départ d’appliquer les encycliques récentes – notamment Pacem in terris de

Jean XXIII (11 avril 1963), et Populorum Progressio de Paul VI (26 mars 1967) – à la situation particulière de cette partie du continent américain. L’évolution des travaux de la conférence déboucha sur une relecture de la problématique de « l’Église dans le monde », qui devint celle de « l’Église dans le tiers-monde ». Le document final de la conférence affirma avant tout une « option préférentielle pour les pauvres », qui ne constituait pas en soi une révolution dans la mesure où il ne s’agissait là que d’une reformulation du message central même de l’Évangile. Mais la véritable rupture qui intervint en 1968 à Medellin résidait dans l’engagement officiel et prophétique336 des épiscopats latino-américains dans la voie de la « libération intégrale » des opprimés. Nous y reviendrons plus loin, dans la troisième partie.

En effet, le texte final des assises expose une véritable typologie des « situations d’injustices » qui ruinent l’Amérique latine, à partir du critère de la paix, critère associé depuis Populorum

Progressio à celui de développement : « Le développement est le nouveau nom de la paix. »337, et « la vraie paix est le fruit de la justice, vertu morale et garantie légale qui veille sur le plein respect des droits et des devoirs, et sur la répartition équitable des profits et des charges338 ». Or, relève Medellin, il y a des injustices qui « conspirent contre la paix » et sont l’expression d’une « situation de péché »339. Ce sont, insiste-t-on dans le document : les situations de « violence institutionnalisée340 », les « tensions internationales et le

prophétique : condamner les injustices et inspirer les changements nécessaires. Bien souvent, elle s’est identifiée avec “l’ordre social” comme s’il était sacré », voir Michel Duclercq, Cris et combats de l’Église en Amérique latine, Cerf, Paris, 1979, p. 21. Voir aussi : Risquer la foi dans nos sociétés : Églises d'Amérique latine et d'Europe en dialogue : [actes du symposium international réuni à Belo Horizonte, Brésil, 7-11 avril 2003] Paris, Collection « Chrétiens en liberté », Éditions Karthala, 2005. 336 Voir Gustavo Gutiérrez, « Option pour les pauvres : bilan et enjeux », Théologiques, vol. 1, n° 2, 1993, p. 121-134, cité sur : http://id.erudit.org/iderudit/602394ar (Consultation, le 25 avril 2013). 337 Paul VI, Populorum Progressio, 87. 338 Jean-Paul II, « Il n’y a pas de paix sans justice, il n’y a pas de justice sans pardon », Message pour la célébration de la Journée Mondiale de la Paix, 1er janvier 2002. 339 Medellin, Conclusiones, 2, 1. 340 Ibid., 2, 16; 14, 4-5; 2, 1-11.

188 néocolonialisme », les « tensions entre les classes sociales et le colonialisme interne », et les

« tensions entre les pays d’Amérique latine341 ».

Toutes ces situations étaient aussi, et sont encore aujourd’hui, celles de la plupart des pays du monde entier en général, et ceux africains en particulier, où « le monde politique se caractérise d'abord et avant tout par un réalisme réducteur et très intéressé, dans le sens où il est organisé autour des intérêts des plus puissants plutôt que dans l'intérêt de tous les peuples et de la multitude des êtres humains »342.

b) Puebla

Cette Conférence, qui se relie plus étroitement à la Conférence de Medellin dont elle célèbre le dixième anniversaire, se donne comme tâche de réfléchir sur le présent et le futur de l’évangélisation en Amérique latine343.

Convoquée par Paul VI en janvier 1979 dans la ville de Puebla au Mexique, c’est Jean-Paul II qui inaugure la Conférence, et son discours d’introduction où il mentionne des « structures marquées par le péché » sera largement repris dans le document final pour désigner tout déséquilibre social qui affecte la dignité de la personne humaine, comme peuvent l’être le trafic des armes, la corruption ou le système économique lorsqu’il marginalise une partie de la population, la partie la plus vulnérable. Les expressions assimilables aux « structures marquées par le péché » sont surtout celles de « structures injustes »344, de « situation d’injustice »345, ainsi que de « situation de péché »346.

341 Ibid., 2, 2-11. 342 Léonardo Boff, Plaidoyer pour la paix. Une nouvelle lecture de la prière de Saint François, p. 28 343 Voir : Construire une civilisation de l’amour. Document final de la Conférence générale de l’épiscopat latino-américain sur le présent et l’avenir de l’évangélisation (Puebla), Paris, Le Centurion, 1980. 344 Cf. nn 16; 573; 587; 1155; 1257. 345 Cf. nn 90; 281; 864; 1094; 1258. 346 Cf. nn 28; 281; 587; 1032; 1259; 1269.

189

Marqués surtout par l’esprit de l’exhortation apostolique sur l’évangélisation dans le monde moderne, Evangelii Nuntiandi347 de Paul VI, les travaux de Puebla ont apporté une renaissance mondiale de la doctrine sociale de l’Église, en insistant spécifiquement sur la dignité humaine, celle des pauvres et des peuples opprimés, exploités, blessés par les injustices séculaires. Les évêques d’Amérique latine, ceux qui avaient participé au Concile comme ceux qui avaient été nommés après le Concile, avaient une juste conception de la doctrine sociale de l’Église. Ils travaillaient pour les pauvres, sans céder à l’interprétation largement diffusée issue de l’analyse marxiste, laquelle considérait les pauvres comme le fer de lance de la lutte des classes.

Dans la Conférence précédente, celle de Medellin, l’option qui avait été choisie n’était pas idéologique, car elle ne faisait pas l’apologie de la violence, malgré certaines interprétations tendancieuses du texte de Medellin auxquelles Jean-Paul II fit longuement allusion dans son discours d’ouverture, dénonçant ainsi des dérives d'une certaine forme de théologie de la libération348 :

(…) on voit circuler aujourd’hui un peu partout — le phénomène n’est pas nouveau — des « relectures » de l’Évangile, résultant plus de spéculations théoriques que d’une authentique méditation de la parole de Dieu et d’un véritable engagement évangélique. Elles créent de la confusion en s’écartant des critères essentiels de la foi de l’Église et du fait qu’on a la témérité de les exposer, comme une catéchèse, aux communautés chrétiennes. Dans certains cas, on passe sous silence la divinité du Christ, ou on tombe en fait dans des formes d’interprétations en opposition avec la foi de l’Église. Le

347 Paul VI, Evangelii Nuntiandi, 8 décembre 1975. Paul VI y définit l’évangélisation comme œuvre de transformation de la conscience humaine à la fois personnelle et collective : «Évangéliser, pour l’Église, c’est porter la Bonne Nouvelle dans tous les milieux de l’humanité et, par son impact, transformer du dedans, rendre neuve l’humanité elle-même : “ Voici que je fais l’univers nouveau ! ”. Mais il n’y a pas d’humanité nouvelle s’il n’y a pas d’abord d’hommes nouveaux, de la nouveauté du baptême et de la vie selon l’Évangile. Le but de l’évangélisation est donc bien ce changement intérieur et, s’il fallait le traduire d’un mot, le plus juste serait de dire que l’Église évangélise lorsque, par la seule puissance divine du Message qu’elle proclame, elle cherche à convertir en même temps la conscience personnelle et collective des hommes, l’activité dans laquelle ils s’engagent, la vie et le milieu concrets qui sont les leurs. […] pour l’Église il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives, mais aussi d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut » (nn. 18 et 19). 348 Voir : Cardinal Alfonso Lopez Trujillo, « Premier arrêt, Puebla », in 30JOURS dans l’Église et dans le monde, mensuel international dirigé par Giulio Andreotti, http://www.30giorni.it/fr/articolo.asp?id=2877; (consultation : le 15 mars 2011).

190

Christ serait seulement un « prophète », un annonciateur du règne et de l’amour de Dieu, mais pas le véritable Fils de Dieu et il ne serait donc pas le centre et l’objet du message évangélique lui-même. Dans d’autres cas, on prétend montrer un Jésus engagé politiquement, un Jésus qui lutte contre la domination romaine et contre les pouvoirs, et qui est donc impliqué dans la lutte des classes. Cette conception du Christ comme politicien, révolutionnaire, le fauteur de subversion de Nazareth, n’est pas en accord avec la catéchèse de l’Église349.

Pour Jean-Paul II donc, la véritable libération ne doit pas donner la priorité à une action collective de modifications des structures sociales. Elle ne doit en aucun cas faire de Jésus un

Christ politicien, un révolutionnaire. Elle doit exclure la violence et les idéologies incompatibles avec la vision évangélique. Car :

Les Évangiles montrent clairement que tout ce qui altérait la mission de Jésus comme serviteur de Yahvé était une tentation pour lui (cf. Mt 4, 8, Lc 4, 5). Il n’accepte pas la position de ceux qui mélangeaient les choses de Dieu avec des attitudes purement politiques (cf. Mt 22, 21 ; Mc 12, 17 ; Jn 18, 36). Il rejette sans équivoque le recours à la violence. Il ouvre son message de conversion à tous, sans en exclure même les publicains350.

Mieux, la véritable libération doit d’abord être personnelle, dans une recherche permanente de pardon et de réconciliation, par l’entraide et le dialogue : « La perspective de la mission du

Christ est beaucoup plus profonde. Elle consiste en un salut intégral par un amour qui transforme, pacifie, un amour de pardon et de réconciliation »351; et c'est de la sève de cet amour que « nous tirons la capacité de servir l’homme, de servir nos peuples, de faire pénétrer l’Évangile dans leur culture, de transformer les cœurs, d’humaniser les systèmes et les structures»352.

Humaniser les systèmes et les structures afin de parvenir à l'édification d’une civilisation de l’amour, c’est-à-dire d’une société où le vivre ensemble repose essentiellement sur la

349 Jean-Paul II, Discours pour l’ouverture des travaux de la troisième conférence de l’épiscopat latino-américain, Puebla de Los Angeles (Mexique), Séminaire Palafoxiano, dimanche 28 janvier 1979, I, 4 et 5. 350 Ibid. 351 Ibid. 352 Ibid.

191 recherche commune de la justice pour tous : tel peut bien être saisi l’objectif majeur des assises de Puebla qui reconnaissent fondamentalement :

1- Le caractère complexe des causes des situations d’injustice sociale.

2- L’enracinement de ces situations dans le mystère même du mal.

Mais, « le changement nécessaire des structures sociales, politiques et économiques injustes ne sera réel et total que s’il s’accompagne d’un changement des mentalités individuelles et collectives, concernant l’idée d’une vie humaine digne et heureuse, et la conversion qu’elle appelle en retour353. » Autrement dit, pour rendre les systèmes et les structures plus humaines,

« il faut éveiller chez le latino-américain une conscience morale saine, une sensibilité

évangélique critique vis-à-vis de la réalité, un esprit communautaire et le sens de l’engagement social354. »

3- Libertatis nuntius et Libertatis conscientia

a) Préludes : une lecture de la théologie de la libération.

Il s’agit de deux textes majeurs, complémentaires et donc très liés, relatifs à la théologie de la libération, publiés par la Congrégation pour la doctrine de la foi : Libertatis nuntius, 6 août

1984; Libertatis conscientia, 22 mars 1985.

Libertatis nuntius est un document très critique de certaines formes de la théologie de la libération pratiquées en Amérique latine, un document qui réagit donc avec vigueur à certaines tendances de cette théologie de la libération et en condamne avec véhémence les erreurs; en somme, une "mise en garde" clairement définie dès le début du document : « La présente Instruction a un but plus précis et plus limité : elle entend attirer l'attention des pasteurs, des théologiens et de tous les fidèles, sur les déviations et les risques de déviation, ruineux pour la foi et pour la vie chrétienne, que comportent certaines formes de théologie de

353 Construire une civilisation de l’amour…, n. 1155. 354 Ibid., n. 1308.

192 la libération qui recourent, d'une manière insuffisamment critique, à des concepts empruntés à divers courants de la pensée marxiste. »355 Autrement dit, les structures qui causent et entretiennent le péché doivent être combattues, mais les moyens mis en œuvre doivent être compatibles avec l’Évangile qui invite constamment à la paix et à la douceur. Entre la violence et le pacifisme, l’Église entend proposer la voie du pacifisme qui peut aller jusqu’à verser le sang, mais le sien plutôt que celui de l’autre. Le document rappelle alors « les trois piliers sur lesquels doit reposer toute théologie de la libération authentique: vérité sur Jésus-

Christ, vérité sur l'Église, vérité sur l'homme »356. Car, il n’y a d’authentique théologie de la libération que « celle qui est enracinée dans la Parole de Dieu, dûment interprétée357. »

Libertatis conscientia, qui doit être lu à la lumière de Libertatis nuntius, cherche à définir les principaux aspects théoriques et pratiques nécessaires à une véritable compréhension des thèmes de liberté et de libération. Le Cardinal Lopez Trujillo, un des grands artisans de la rédaction du document final de Puebla apporte une note spéciale très pertinente ici :

Les textes clairs sur la Théologie de la libération ont été écrits, comme c’est notoire, par dom Helder Camara et moi-même. Je parle des numéros 480- 490 du document final. Et ils ont reçu la pleine approbation de la Conférence. Dans ce texte, on ne condamne pas une théologie de la libération chrétienne simple et authentique. Au contraire. Mais on condamne de façon nette toute dérive idéologique dans un sens marxiste. Permettez- moi de lire le numéro 486 : "C’est une libération qui sait utiliser les moyens évangéliques, avec leur efficacité particulière, et qui ne recourt à aucune classe de violence, ni à la dialectique de la lutte des classes, mais à l’énergie et à l’action vigoureuses des chrétiens". C’est là le sentiment qui prévaut et qui est donc unanime dans le document. L’authentique théologie de la libération manquerait d’originalité si elle était accaparée et manipulée par les idéologies (n. 483)358.

355 L’Avant-propos, paragraphe 5. 356 Paragraphe V, n. 8 357 Paragraphe VI, n. 7 358 Cardinal Alfonso Lopez Trujillo, « Premier arrêt, Puebla », in 30JOURS dans l’Église et dans le monde, n 01 / 2004. Voir, dans le sens de cette thèse de Alfonso : Malik Tahar Chaouch, « La théologie de la libération en Amérique latine. Approche sociologique », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 138 / avril - juin 2007, mis en ligne le 05 septembre 2010. URL : http://assr.revues.org/4822

193

b) Liberté et libération / péché et structures marquées par le péché

Libertatis nuntius et Libertatis conscientia nous intéressent ici pour plusieurs raisons.

- Ils traitent du thème de liberté et de libération mis en lien avec le péché et les structures qui

conduisent au péché, dans la lutte pour la justice sociale, au sens de l’Évangile.

- Un des apports majeurs de Libertatis conscientia est de fournir une définition assez claire du

terme de structures : « Celles-ci sont l’ensemble des institutions et des pratiques que les

hommes trouvent déjà existantes, et qui orientent ou organisent la vie économique, sociale et

politique. » (n. 74) Le document poursuit aussitôt par une appréciation morale : « En soi

nécessaires, elles tendent souvent à se figer et à se durcir en mécanismes relativement

indépendants de la volonté humaine, paralysant par là ou pervertissant le développement

social, et engendrant l'injustice. Cependant, elles relèvent toujours de la responsabilité de

l'homme qui peut les modifier, et non d'un prétendu déterminisme de l'histoire. » (n. 74) A la

lumière de l’Évangile, Libertatis conscientia parle alors de « structure(s) marquée(s) par le

péché » (nn. 54 et 74). Car « les inégalités iniques et les oppressions de toutes sortes qui

frappent aujourd’hui des millions d’hommes et de femmes sont en contradiction ouverte avec

l’Évangile du Christ » (n. 57). Mais, seul l’acte volontaire et libre, c’est-à-dire l’acte qui

engage pleinement la personne dans le mal, est à strictement parler un péché (n. 67). Il est de

la mission de l’Église, autant de discerner ces situations marquées par le péché et l’injustice

que d’appeler à les vaincre pour établir des conditions propices à l’exercice d’une authentique

liberté359.

359 On voit là la spécificité de l’Église catholique dont la mission est exclusivement, dans le sens de l’Évangile, d’aider l’homme pécheur (fragile) à se libérer de ses penchants mauvais pour acquérir la vraie liberté, celle qui confère la dignité. Le témoignage de Gilbert Chesterton est inspirant à cet effet : « Quand les gens me demandent ou demandent à quelqu’un d’autre : "Pourquoi vous êtes-vous unis à l’Église de Rome?", la première réponse est : "Pour me libérer de mes péchés". Parce qu’il n’y a aucun autre système religieux qui déclare vraiment qu’il libère les gens de leurs péchés (...) J’ai trouvé simplement une religion qui ose descendre avec moi dans la profondeur de mon être. » (Voir , Aimer l’Église. Méditations sur la Lettre aux Éphésiens, Traduit de l’italien par Julia Philippe, Éditions des Béatitudes, 2005, p. 86.)

194

Il reste toutefois que les structures instaurées pour le bien des personnes sont à elles seules incapables de le procurer et de le garantir. La corruption qui atteint, dans certains pays, les dirigeants et la bureaucratie d'État, et qui détruit toute vie sociale honnête, en est une preuve.

La droiture des mœurs est condition de la santé de la société. Il faut donc œuvrer à la fois pour la conversion des cœurs et l'amélioration des structures, car le péché qui est à l'origine des situations injustes est, au sens propre et premier, un acte volontaire qui a sa source dans la liberté de la personne. C'est dans un sens dérivé et second qu'il s'applique aux structures, et qu'on peut parler de « péché social »360

Finalement, Libertatis conscientia souligne la réciprocité qui existe entre liberté et justice, c’est-à-dire entre la dimension individuelle et sociale de la liberté humaine et du devenir dans laquelle elle s’inscrit. Les institutions qui organisent et régulent la vie en société sont indispensables au plein exercice de la liberté. Le drame surgit lorsque ces institutions sont iniques, et, au lieu de développer, restreignent et asservissent la liberté. Ces institutions, véritables structures sociales, qui font obstacle à une liberté authentique par l’aliénation de la vérité, peuvent dès lors être perçues, dans le cadre de l’histoire du salut, comme des structures marquées par le péché.

Il y a ici une évolution majeure : le péché est le produit de l'acte humain, volontaire et libre.

360 Voir Reconciliatio et paenitentia, n. 16, mentionné au chapitre suivant.

195

CHAPITRE SEPTIÈME : LE SENS ET LA PORTÉE DU CONCEPT DE STRUCTURES DE PÉCHÉCHEZ JEAN-PAUL II

Le Concile Vatican II, notamment la constitution pastorale Gaudium et Spes, a tenu une place centrale dans l'enseignement social de Jean-Paul II. Jeune évêque déjà, il a participé de très près à l'élaboration de ce texte majeur. Pour lui, si certaines problématiques ont vieilli, les fondements anthropologiques et théologiques restent dignes d'intérêt pour affronter les nouveaux problèmes qui se présentaient alors au monde. Il se lança ainsi courageusement dans la lecture théologique des structures dysfonctionnelles de la société moderne. Avec la création du concept de structure de péché, il devient désormais un "néologiste" averti, un lecteur et un interprète attentif des problèmes du monde contemporain.

I- PÉCHÉ / PÉCHÉ PERSONNEL ET PÉCHÉ SOCIAL / SITUATIONS DE PÉCHÉ : RECONCILIATIO ET PAENITENTIA361

Le concept de structures de péché dans la pensée théologique pontificale de Jean-Paul II est apparu officiellement, mais implicitement, dans l’exhortation apostolique362 post-synodale

Reconciliatio et Paenitentia, comme signature du message du synode des évêques de septembre 1983 sur le thème : « La réconciliation et la pénitence dans la mission de l’Église ».

Dans cette exhortation à la fois spirituelle, dogmatique et pastorale, Jean-Paul II définit le péché comme un acte tout à fait personnel, dénonçant ainsi un courant de pensée très favorable à la socialisation de la faute, donc au déni de la responsabilité personnelle. Ce courant de pensée, très favorable à la socialisation du péché, se fit particulièrement ressentir

361 Exhortation apostolique post-synodale, en date de 2 décembre 1984. 362 Une Exhortation apostolique est un texte semblable à une encyclique par son esprit et ses destinataires. Aujourd'hui, les exhortations apostoliques présentent habituellement les conclusions du pape à une réflexion collective, comme celle d'un synode des évêques. Une Encyclique est une lettre solennelle du Pape adressée à l'ensemble de l'Eglise catholique ou plus spécifiquement à une des parties d'entre elles (évêques, clergé, fidèles). Depuis Paul VI, les encycliques sont aussi adressées « aux hommes de bonne volonté »; ce qui montre que l’enseignement de l’Église peut, et est audible à toute personne : catholique ou non, croyante ou incroyante. Les encycliques sont des textes qui ont le plus souvent valeur d'enseignement et peuvent rappeler la doctrine de l'Église à propos d'un problème d'actualité.

196 au synode où les évêques avaient alors parlé abondamment de « péché social », l’absolution collective étant pratiquée un peu partout, avec un abandon de la démarche personnelle dans la célébration du Sacrement de la Pénitence et de la Réconciliation. Ce qui réduit ou amoindrit la dimension personnelle de la faute, du péché. Jean-Paul II dut alors préciser :

[…] il est une conception du péché social qui n'est ni légitime ni admissible, bien qu'elle revienne souvent à notre époque dans certains milieux : cette conception, en opposant, non sans ambiguïté, le péché social au péché personnel, conduit, de façon plus ou moins inconsciente, à atténuer et presque à effacer ce qui est personnel pour ne reconnaître que les fautes et les responsabilités sociales. Selon une telle conception, qui manifeste assez clairement sa dépendance d'idéologies et de systèmes non chrétiens - parfois abandonnés aujourd'hui par ceux-là mêmes qui en ont été les promoteurs officiels dans le passé - , pratiquement tout péché serait social, au sens où il serait imputable moins à la conscience morale d'une personne qu'à une vague entité ou collectivité anonyme telle que la situation, le système, la société, les structures, l'institution, etc363.

Le péché est certes un acte personnel. Mais les hommes ont un effet les uns sur les autres, dans le bien comme dans le mal. De même qu’ils s’encouragent les uns les autres à se dépasser eux-mêmes dans l’amour, de même ils peuvent induire leurs semblables en tentation et les pousser à pécher. Paul VI soulignait déjà dans une constitution apostolique que « tout péché trouble (...) l’ordre universel que Dieu a établi dans sa sagesse indicible et son amour infini, et il détruit des biens immenses, tant chez le pécheur lui-même que dans la communauté des hommes. »364 Le péché est toujours une déshumanisation de soi et des autres.

Jean-Paul II part de ce présupposé fondamental pour établir un lien de causalité entre la double dimension du péché, personnel et social; le péché social est de l’ordre des conséquences du péché personnel : « C'est pourquoi on peut parler de péché personnel et social : tout péché est personnel d'un certain point de vue, et d'un autre point de vue, tout péché est social en ce que, et parce que, il a aussi des conséquences sociales365. »

363 Reconciliatio et paenitentia, n. 16 364 Paul VI, Constitution apostolique Indulgentiarum Doctrina, 3. 365 Reconciliatio et paenitentia, 15.

197

Pour développer sa pensée et pour faire œuvre de théologie dans l’histoire, Jean-Paul II prend appui sur le texte de la Genèse pour proposer une lecture historique du péché, à partir de ses origines. D'abord, dans la chute d’Adam et d’Ève (Gn 2-3) où apparaissent des conséquences du péché : la division (d'où le nom de diable, celui qui divise) entre l'homme et le Seigneur

Dieu, entre l'homme et la femme (l'homme accuse la femme); la peur (ils se cachent du

Seigneur Dieu); la souffrance et la violence de la mort; l'homme s'éloigne du Seigneur

Dieu366. Ensuite dans la cité universelle, symbolisée par la Tour de Babel (Gn 11, 1-9). Cette immense cité est le signe de la prétention d'uniformisation, de normalisation, en vue du pouvoir, et pour se donner un renom, une gloire : Parler une seule langue, marcher d'un seul pas, n'avoir qu'une pensée, tel est le levier du pouvoir tyrannique. Le péché ici consistait donc

à substituer à l'unité naturelle du genre humain dans sa diversité, une unité de langage arbitraire dans l'uniformité. Cette suppression tyrannique des différences, en faisant tout entrer dans un monde unique, ne peut conduire qu'au désordre, à la confusion (c'est le sens du mot "Babel"), à la lutte entre les pouvoirs.

Si donc d’un côté Adam s’élève contre Dieu et de l’autre les hommes s’unissent sans Dieu, dans l'un et l'autre cas, « nous nous trouvons en face d'une exclusion de Dieu367, par le refus explicite de l'un de ses commandements, par un geste qui manifeste une rivalité face à lui, par la prétention illusoire d'être "comme lui"368 »369. Il faut souligner cependant que :

Dans le récit de Babel, l'exclusion de Dieu n'apparaît pas tellement sur le mode d'une confrontation avec lui, mais comme l'oubli et l'indifférence à son égard, comme si Dieu ne présentait aucun intérêt dans le cadre du projet humain de bâtir et de s'unir. Mais, dans les deux cas, c'est avec violence que se trouve rompu le rapport avec Dieu. Dans la scène du paradis terrestre

366 Cf. Catéchisme de l'Église catholique, n 400. 367 Le Catéchisme de l’Église Catholique précise, de façon plus incisive, que dans ces deux cas de figure «l’homme s’est préféré lui-même à Dieu, et par là même, il a méprisé Dieu : il a fait choix de soi-même contre Dieu, contre les exigences de son état de créature et dès lors contre son propre bien. Constitué dans un état de sainteté, l’homme était destiné à être pleinement " divinisé " par Dieu dans la gloire. Par la séduction du diable, il a voulu " être comme Dieu " (cf. Gn 3, 5), mais " sans Dieu, et avant Dieu, et non pas selon Dieu " (S. Maxime le Confesseur, ambig. : PG 91, 1156C). » Paragraphe 398. 368 Gn 3, 5: «... vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal»; cf. aussi le v. 22. 369 Reconciliatio et paenitentia, n. 14

198

apparaît toute la gravité dramatique de ce qui constitue l'essence la plus intime et la plus obscure du péché : la désobéissance à Dieu, à sa loi, à la norme morale qu'il a donnée à l'homme et inscrite dans son cœur, la confirmant et l'achevant par la révélation. Exclusion de Dieu, rupture avec Dieu, désobéissance à Dieu: c'est ce qu'a été et ce qu'est le péché tout au long de l'histoire humaine, sous des formes diverses qui peuvent aller jusqu'à la négation de Dieu et de son existence : c'est le phénomène de l'athéisme. La désobéissance de l'homme qui - par un acte de sa liberté - ne reconnaît pas la prédominance de Dieu dans sa vie, au moment précis où il viole sa loi.370

En somme, l'exégèse des deux récits de la chute d'Adam et d'Ève, et de la tour de Babel par

Jean-Paul II nous révèle une vérité fondamentale que l'on retrouve au cœur d'un ouvrage du jésuite français Henri de Lubac, Le Drame de l'humanisme athée, paru en 1943 : « Il n'est pas vrai, comme on le dit parfois, que l'homme ne peut pas organiser le monde sans Dieu. Ce qui est vrai, c'est que, sans Dieu, il ne peut finalement l'organiser que contre l'homme.

L'humanisme exclusif est un humanisme inhumain. »371

Jean-Paul II reconnaît cependant qu’il existe de puissants « facteurs externes », des

« habitudes », ou même des « tendances liées à une hérédité » qui peuvent atténuer la liberté de la personne, même si celle-ci est ordonnée de telle sorte qu’aucun conditionnement extérieur ne puisse la contraindre absolument. C’est pourquoi le péché, « au sens propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne, car il est l'acte de liberté d'un homme particulier et non pas, à proprement parler, celui d'un groupe ou d'une communauté372 ». On ne peut donc imputer le péché des individus à des réalités extérieures, que ce soient des structures, des situations, ou tout autre conditionnement extérieur373. Comme l’écrit Albert

Nolan, « le système nous conditionne, il influence nos décisions, il exerce une pression mais il

370 Ibid. 371 Henri de Lubac, Le Drame de l'humanisme athée, 3e édition, Paris, Spes, 1945, p. 10. Cité dans Paul VI, Populorum Progressio, n. 42. 372Populorum Progressio, 16 373 De façon analogique, on peut noter ici l’enseignement de Jésus en Mt 15, 11. 17-19, au sujet du pur et de l’impur : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l’homme. Ne comprenez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis s’évacue aux lieux d’aisance, tandis que ce qui sort de la bouche procède du cœur, et c’est cela qui souille l’homme? Du cœur en effet procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations. » Jésus envisage ici la question plus générale de l’impureté attribuée par la Loi (Lv 11), et il enseigne à faire passer l’impureté légale après l’impureté morale, la seule qui importe vraiment.

199 ne nous détermine pas, il ne nous force pas à pécher. Nous restons libres de résister, bien que cela soit difficile. Le cycle du péché n’est pas un cercle vicieux de causes et d’effets, car il y a un maillon faible : la tentation. Si nous poursuivons le cycle du péché, c’est sous notre entière responsabilité374. »

L’acte volontaire et libre, qui engage au mal, ne peut donc être que le fait d’une personne.

Que peut bien alors traduire l’expression « péché social »? Jean-Paul II lui donne trois sens.

1- Le péché social comme expression de la solidarité, de l'interdépendance ou de la communion dans le péché

Les sciences humaines définissent généralement l’homme comme un être social, communautaire. Ce qui implique que toute action humaine individuelle engendre des conséquences au plan social. Donc :

Parler de péché social veut dire, avant tout, reconnaître que, en vertu d'une solidarité humaine aussi mystérieuse et imperceptible que réelle et concrète, le péché de chacun se répercute d'une certaine manière sur les autres. C'est là le revers de cette solidarité qui, du point de vue religieux, se développe dans le mystère profond et admirable de la communion des saints, grâce à laquelle on a pu dire que «toute âme qui s'élève, élève le monde». A cette loi de l'élévation correspond, malheureusement, la loi de la chute, à tel point qu'on peut parler d'une communion dans le péché, par laquelle une âme qui s'abaisse par le péché abaisse avec elle l'Église et, d'une certaine façon, le monde entier375. En d'autres termes, il n'y a pas de péché, même le plus intime et le plus secret, le plus strictement individuel, qui concerne exclusivement celui qui le commet. Tout péché a une répercussion, plus ou moins forte, plus ou moins dommageable, sur toute la communauté ecclésiale et sur toute la famille humaine. Selon ce premier sens, on peut attribuer indiscutablement à tout péché le caractère de péché social.376

Dans une audience générale quelques années plus tard, Jean-Paul II revient sur cette interdépendance entre péché personnel et péché social :

Il est également vrai que le péché personnel possède toujours une valeur sociale. Alors qu'il offense Dieu et porte préjudice à lui-même, le pécheur se

374 Albert Nolan, Dieu en Afrique du Sud; citation dans Bernard Munono Muyembe, Eglise, évangélisation et promotion humaine. Le discours social des évêques africains, note 77, p. 154. 375 Dans l’Évangile selon Saint Mathieu, Mt 12, 35, on lit : « L’homme bon, de son bon trésor tire de bonnes choses; et l’homme mauvais, de son mauvais trésor en tire de mauvaises. ». 376 Reconciliatio et paenitentia, 16.

200

rend également responsable du mauvais témoignage et des influences négatives liées à son comportement. Même lorsque le péché est intérieur, il produit cependant une aggravation de la condition humaine et constitue une diminution de cette contribution que chaque homme est appelé à apporter au progrès spirituel de la communauté humaine. En plus de tout cela, les péchés des personnes consolident les formes de péché social qui sont précisément le fruit de l'accumulation de nombreuses fautes personnelles. Les véritables responsabilités demeurent évidemment celles des personnes, car la structure sociale en tant que telle n'est pas le sujet d'actes moraux377.

Jean-Paul II précisera bien par ailleurs que l’Église ne reconnaît pas comme siens les péchés de ses enfants, mais qu'elle reconnaît toujours comme siens ses enfants pécheurs378. Et donc, quand l'Église « parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux plus ou moins

étendus, ou même l'attitude de nations entières et de blocs de nations, elle sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels [...] Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes. A l'origine de toute situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs. »379

Le Catéchisme de l’Église Catholique renchérit : « Le péché crée un entraînement au péché ; il engendre le vice par la répétition des mêmes actes. Il en résulte des inclinations perverses qui obscurcissent la conscience et corrompent l’appréciation concrète du bien et du mal. […]

Les péchés provoquent des situations sociales et des institutions contraires à la Bonté divine.

Les " structures de péché " sont l’expression et l’effet des péchés personnels. Elles induisent leurs victimes à commettre le mal à leur tour. Dans un sens analogique elles constituent un

" péché social ". »380

377 Jean-Paul II, « Combattre le péché personnel et les "structures de péché"», Audience Générale, 25 août 1999. 378 Cf. Jean-Paul II, Tertio millennio adveniente, 33. 379 Reconciliatio et paenitentiae, 16 380 Catéchisme de l’Église Catholique, nn 1865-1869; Cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 119.

201

2- Le péché social comme expression du péché contre l'amour du prochain : des manquements aux droits fondamentaux de l'homme

Jean-Paul II fait ressortir ici les manquements aux droits fondamentaux de l’homme; ce que l’on pourrait signifier aussi par la violation des besoins fondamentaux de l’homme (se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner, s’instruire) :

Certains péchés, (…), constituent, par leur objet même, une agression directe envers le prochain et - plus exactement, si l'on recourt au langage évangélique - envers les frères. Ces péchés offensent Dieu, parce qu'ils offensent le prochain. On désigne habituellement de tels péchés par l'épithète « sociaux » et c'est là la seconde signification du terme.381

Cette seconde signification du péché social, Jean-Paul II la décline en cinq paliers distincts et complémentaires :

1- Péché contre l'amour du prochain : « [...] est social le péché contre l'amour du prochain; selon la loi du Christ, il est d'autant plus grave qu'il met en cause le second commandement qui est "semblable au premier". »382

2- Péché contre la justice : « Est également social tout péché commis contre la justice dans les rapports soit de personne à personne, soit de la personne avec la communauté, soit encore de la communauté avec la personne. »383

3- Péché contre les droits de la personne humaine : « Est social tout péché contre les droits de la personne humaine, à commencer par le droit à la vie, sans exclure le droit de naître, ou contre l'intégrité physique de quelqu'un; tout péché contre la liberté d'autrui, spécialement contre la liberté suprême de croire en Dieu et de l'adorer; tout péché contre la dignité et l'honneur du prochain. »384

381 Reconciliatio et paenitentiae, 16. 382Ibid. 383 Ibid. 384 Ibid.

202

4- Péché contre le bien commun : « Est social tout péché contre le bien commun et ses exigences, dans tout l'ample domaine des droits et des devoirs des citoyens. »385

5- Péché par action ou par omission :

Peut être social le péché par action ou par omission, de la part de dirigeants politiques, économiques et syndicaux qui, bien que disposant de l'autorité nécessaire, ne se consacrent pas avec sagesse à l'amélioration ou à la transformation de la société suivant les exigences et les possibilités qu'offre ce moment de l'histoire; de même, de la part des travailleurs qui manqueraient au devoir de présence et de collaboration qui est le leur pour que les entreprises puissent continuer à assurer leur bien-être, celui de leurs familles et de la société entière.386

Antérieurement, en mars 1979, Jean-Paul II avait lancé un défi aux dérives de la société moderne, dans sa première lettre encyclique Redemptor hominis (le Rédempteur de l’homme).

Destiné à tous les catholiques, ce texte entend, au-delà des affirmations théologiques, s’adresser aussi aux puissants du monde, chrétiens ou non chrétiens. Il dénonce les violations exacerbées des droits de l’homme visibles dans « les camps de concentration, la violence, la torture, le terrorisme, et de multiples discriminations 387»; il condamne les gouvernements où le pouvoir est « imposé par un groupe déterminé à tous les autres membres de la société388 ».

Il affirme que l’autorité de l’État « ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. Autrement on arrive à la désagrégation de la société, à l'opposition des citoyens à l'autorité, ou alors à une situation d'oppression, d'intimidation, de violence, de terrorisme, dont les totalitarismes de notre siècle nous ont fourni de nombreux exemples. »389 Il conclut que « c'est ainsi que le principe des droits de l'homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques390. » Mieux, « la paix se

385 Ibid. 386 Ibid. 387 RH, 17. 388 Ibid. 389 Ibid. 390 Ibid.

203 réduit au respect des droits inviolables de l'homme, tandis que la guerre naît de la violation de ces droits et entraîne encore de plus graves violations de ceux-ci391. »

3- Le péché social comme expression de situations, rapports ou comportements collectifs non conformes au dessein de Dieu : la transmutation du mal en fait de société

L’expression « péché social » peut désigner certaines situations, certains rapports, ou encore certains comportements collectifs, dans la mesure où ils ne sont pas conformes au dessein de

Dieu. C’est le cas des guerres, du déséquilibre croissant entre pays riches et pays pauvres ou du poids de la dette extérieure sur certaines nations :

Le troisième sens du péché social concerne les rapports entre les diverses communautés humaines. Ces rapports ne sont pas toujours en harmonie avec le dessein de Dieu qui veut dans le monde la justice, la liberté et la paix entre les individus, les groupes, les peuples. Ainsi la lutte des classes, quel qu'en soit le responsable et parfois celui qui l'érige en système, est un mal social. Ainsi les oppositions tenaces entre des blocs de nations, d'une nation contre une autre, de groupes contre d'autres groupes au sein de la même nation, constituent en vérité un mal social.392

Le caractère anonyme et la complexité qui marquent ces rapports ou ces situations interdisent d’en attribuer la responsabilité à quiconque. Aussi, faut-il parler de « mal social », à moins de comprendre le péché au sens analogique. Car :

Dans tous ces cas, il faudrait se demander si l'on peut attribuer à quelqu'un la responsabilité morale de tels maux et, par conséquent, le péché. On doit bien reconnaître que les réalités et les situations comme celles qu'on vient d'indiquer, dans la mesure où elles se généralisent et se développent énormément comme faits de société, deviennent presque toujours anonymes, leurs causes étant par ailleurs complexes et pas toujours identifiables. C'est pourquoi, si l'on parle de péché social, l'expression prend ici une signification évidemment analogique. Quoi qu'il en soit, parler de péché social, même au sens analogique, ne doit amener personne à sous-estimer la responsabilité des individus, mais cela revient à adresser un appel à la conscience de tous, afin que chacun assume sa propre responsabilité pour changer sérieusement et avec courage ces réalités néfastes et ces situations intolérables.

391 Ibid. 392 Ibid.

204

En définitive, Jean-Paul II n’emploie pas dans Reconciliatio et Paenitentia l’expression de

« structures de péché », mais plutôt celle de « péché social » qui traduit une certaine solidarité dans le péché : le péché de chacun se répercute d'une certaine manière sur les autres. Le péché social est ainsi la conséquence du péché personnel, en même temps qu'il est l'expression de situations de violation des droits humains.

Dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis, le Pape développe davantage ces situations qu’il appelle sans détours des structures de péché.

II- L'ENCYCLIQUE SOLLICITUDO REI SOCIALIS : DE PECHE SOCIAL A STRUCTURES DE PECHE

Dans son encyclique sociale Sollicitudo rei socialis rendue publique le 30 décembre 1987,

Jean-Paul II apporte sur le développement une vision largement renouvelée.

Sortant en effet du cloisonnement d'oppositions radicales et caricaturales entre le monde développé et le monde sous-développé, le Pape polonais ose une réflexion plus globale sur le développement : dans les pays riches comme dans les pays pauvres (« [...] on ne peut ignorer que les frontières de la richesse et de la pauvreté passent à l'intérieur des sociétés elles- mêmes, qu'elles soient développées ou en voie de développement »393), il existe des zones de mal-développement caractérisées surtout par les problèmes de logement et de chômage, mais il existe aussi des zones de surdéveloppement, où l'on observe une disponibilité excessive de biens, source d'un esclavage de la possession et de la jouissance immédiate liée à une conception linéaire et mécanique du développement :

Une constatation déconcertante de la période la plus récente devrait être hautement instructive: à côté des misères du sous-développement, qui ne peuvent être tolérées, nous nous trouvons devant une sorte de surdéveloppement, également inadmissible parce que, comme le premier, il

393 Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, n. 14

205

est contraire au bien et au bonheur authentiques. En effet, ce surdéveloppement, qui consiste dans la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la société, rend facilement les hommes esclaves de la «possession» et de la jouissance immédiate, sans autre horizon que la multiplication des choses ou le remplacement continuel de celles que l'on possède déjà par d'autres encore plus perfectionnées. C'est ce qu'on appelle la civilisation de «consommation», qui comporte tant de «déchets» et de «rebuts». Un objet possédé et déjà dépassé par un autre plus perfectionné est mis au rebut, sans que l'on tienne compte de la valeur permanente qu'il peut avoir en soi ou pour un autre être humain plus pauvre394.

Jean-Paul II fait toucher ensuite du doigt les conséquences lugubres de cet esclavage de la possession et de la jouissance immédiate : « d'abord une forme de matérialisme grossier, et en même temps une insatisfaction radicale car on comprend tout de suite que - à moins d'être prémuni contre le déferlement des messages publicitaires et l'offre incessante et tentatrice des produits de consommation - plus on possède, plus aussi on désire, tandis que les aspirations les plus profondes restent insatisfaites, peut-être même étouffées. »395

Pour sortir de cette conception linéaire réductrice du développement et pour lui rétrocéder ses lettres de noblesse, Jean-Paul II réfère à la définition qu'en a donnée Paul VI : « Pour être authentique, le développement doit être intégral, c'est-à-dire promouvoir tout homme et tout l'homme. »396 Et Jean-Paul II de conclure énergiquement que « les caractéristiques d'un développement intégral, "plus humain", capable de se maintenir, sans nier les exigences

économiques, à la hauteur de la vocation authentique de l'homme et de la femme, ont été décrites par Paul VI »397 :

[...] le vrai développement ... est le passage, pour chacun et pour tous, de conditions moins humaines à des conditions plus humaines. Moins humaines : les carences matérielles de ceux qui sont privés du minimum vital, et les carences morales de ceux qui sont mutilés par l'égoïsme. Moins humaines : les structures oppressives, qu'elles proviennent des abus de la possession ou des abus du pouvoir, de l'exploitation des travailleurs ou de l'injustice des transactions. Plus humaines : la montée de la misère vers la possession du nécessaire, 1a victoire sur les fléaux sociaux,

394 n. 28 395 Ibid. 396 Populorum Progressio, n. 14. 397 Sollicitudo rei socialis, n. 28

206

l'amplification des connaissances, l'acquisition de la culture. Plus humaines aussi : la considération accrue de la dignité d'autrui, l'orientation vers l'esprit de pauvreté (Mt 5, 3), la coopération au bien commun, la volonté de paix. Plus humaine encore la reconnaissance par l'homme des valeurs suprêmes, et de Dieu qui en est la source et le terme. Plus humaines enfin et surtout la foi, don de Dieu accueilli par la bonne volonté de l'homme, et l'unité dans la charité du Christ qui nous appelle tous à participer en fils à la vie du Dieu vivant, Père de tous les hommes.398

Jean-Paul II approfondit ensuite considérablement la dimension théologique de cette définition en rapportant le développement à la création et à la rédemption :

Un développement qui n'est pas seulement économique se mesure et s'oriente selon cette réalité et cette vocation de l'homme envisagé dans sa totalité, c'est-à-dire selon un paramètre intérieur qui lui est propre. [...] Mais pour poursuivre le véritable développement, il est nécessaire de ne jamais perdre de vue ce paramètre, qui est dans la nature spécifique de l'homme créé par Dieu à son image et à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26). [...] A partir de cet enseignement, on voit que le développement ne peut consister seulement dans l'usage, dans la domination, dans la possession sans restriction des choses créées et des produits de l'industrie humaine, mais plutôt dans le fait de subordonner la possession, la domination et l'usage à la ressemblance divine de l'homme et à sa vocation à l'immortalité. Telle est la réalité transcendante de l'être humain, que nous voyons transmise dès l'origine à un couple, homme et femme (Gn 1, 27), et qui est donc fondamentalement sociale.399

Si donc l'être humain porte en lui la marque de transcendance parce que créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, le concept de développement ne peut couvrir seulement un sens «

"laïque" ou "profane" : il apparaît aussi, tout en gardant son caractère socio-économique, comme l'expression moderne d'une dimension essentielle de la vocation de l'homme »400.

Il importe ici de s'interroger sur la moralité de l'économie; Jean-Paul II le fait en établissant un lien si fort entre les choix politiques, les décisions économiques et la réflexion morale qu'il estime qu'«on ne surmontera les obstacles principaux au développement qu'en vertu de prises de position essentiellement morales» (n. 35). En clair, dans l’identification des responsabilités du problème du sous-développement, il faut dépasser les faits collectifs pour remonter au libre arbitre de chacun. Le Pape polonais creuse davantage cette pensée en proposant une lecture

398 Populorum Progressio, nn. 20-21 399 Sollicitudo rei socialis, n. 29 400 Sollicitudo rei socialis, n. 30

207 théologique des situations nouvelles engendrées par la question du développement. Il reprend des analyses déjà esquissées dans Reconciliatio et paenitentia. Les péchés individuels créent des systèmes injustes, des structures dysfonctionnelles qui s'imposent à tous :

Si la situation actuelle relève de difficultés de nature diverse, il n'est pas hors de propos de parler de «structures de péché», lesquelles, comme je l'ai montré dans l'exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia, ont pour origine le péché personnel et, par conséquent, sont toujours reliées à des actes concrets des personnes, qui les font naître, les consolident et les rendent difficiles à abolir. Ainsi elles se renforcent, se répandent et deviennent sources d'autres péchés, et elles conditionnent la conduite des hommes401.

Il précisera dans Centesimus Annus : « Les décisions grâce auxquelles se constitue un milieu humain peuvent créer des structures de péché spécifiques qui entravent le plein

épanouissement de ceux qu'elles oppriment de différentes manières. Démanteler de telles structures et les remplacer par des formes plus authentiques de convivialité constitue une tâche qui requiert courage et patience »402

Le concept de « structures de péché » est ainsi défini, pour la première fois, comme pour suppléer à l’expression antérieure de « péché social ». On pourrait dire que « Jean-Paul II applique dans le domaine de la théologie morale l’analogue du paradigme dit ‘‘individualisme méthodologique403’’ utilisé par de nombreux économistes, ainsi que par des sociologues comme Raymond Boudon404 : le facteur actif est la volonté des sujets; et, sauf à tomber dans

401 Sollicitudo rei socialis, n. 36 402 Centesimus Annus, n. 38. 403Forgée par Joseph Schumpeter, l'expression individualisme méthodologique désigne les méthodes qui analysent les phénomènes sociaux comme le produit d'actions individuelles agrégées. Plus précisément, on peut dire que l'individualisme méthodologique est un paradigme de sciences sociales, selon lequel les phénomènes collectifs peuvent (et doivent) être décrits et expliqués à partir des propriétés et des actions des individus et de leurs interactions mutuelles (approche ascendante). Cette tradition sociologique s'oppose au holisme méthodologique, selon lequel les propriétés des individus ne se comprennent pas sans faire appel aux propriétés de l'ensemble auquel ils appartiennent (approche descendante) : le tout explique la partie. Voir Raymond Boudon, La logique du social. Introduction à l'analyse sociologique, Paris, Hachette, 1979, 279 p. 404Raymond Boudon est un sociologue français né le 27 janvier 1934 à Paris, un des plus importants sociologues français de la deuxième moitié du XXe siècle. Il est le chef de file du courant de l'individualisme méthodologique dans la sociologie française.

208 l’anthropomorphisme, les seuls agents économiques et sociaux animés par une volonté sont les individus, les personnes humaines405 ».

Conscient de la nouveauté et de l’originalité de son propos, Jean-Paul II s'explique plus amplement :

«Péché» et «structures de péché» sont des catégories que l'on n'applique pas souvent à la situation du monde contemporain. Cependant, on n'arrive pas facilement à comprendre en profondeur la réalité telle qu'elle apparaît à nos yeux sans désigner la racine des maux qui nous affectent. Il est vrai que l'on peut parler d'«égoïsme» et de «courte vue»; on peut penser à des «calculs politiques erronés», à des «décisions économiques imprudentes». Et dans chacun de ces jugements de valeur on relève un élément de caractère éthique ou moral. La condition de l'homme est telle qu'elle rend difficile une analyse plus profonde des actions et des omissions des personnes sans inclure, d'une manière ou de l'autre, des jugements ou des références d'ordre éthique. De soi, ce jugement est positif, surtout si sa cohérence va jusqu'au bout et s'il s'appuie sur la foi en un Dieu et sur sa loi qui commande le bien et interdit le mal. En cela consiste la différence entre le type d'analyse socio-politique et la référence formelle au «péché» et aux «structures de péché». Selon cette dernière conception, la volonté de Dieu trois fois Saint est prise en considération, avec son projet pour les hommes, avec sa justice et sa miséricorde. Le Dieu riche en miséricorde, rédempteur de l'homme, Seigneur et auteur de la vie, exige de la part de l'homme des attitudes précises qui s'expriment aussi dans des actions ou des omissions à l'égard du prochain. Et cela est en rapport avec la «seconde table» des dix commandements (cf. Ex 20, 12-17; Dt 5, 16-21): par l'inobservance de ceux-ci on offense Dieu et on porte tort au prochain en introduisant dans le monde des conditionnements et des obstacles qui vont bien au-delà des actions d'un individu et de la brève période de sa vie. On interfère ainsi également dans le processus du développement des peuples dont le retard ou la lenteur doivent aussi être compris dans cet éclairage.406

Après avoir identifié deux tentations d’absolutisation des attitudes humaines – une double racine morale des désordres du monde – qui lui semblent particulièrement caractéristiques de notre époque, à savoir « le désir exclusif du profit » et « la soif du pouvoir dans le but d’imposer aux autres sa volonté »407, Jean-Paul II précise son intention : « J'ai voulu introduire ici ce type d'analyse surtout pour montrer quelle est la véritable nature du mal

405Jacques Bichot, « Sollicitudo rei socialis : finance et structures de péché », dans Paul Dembinski (dir.), Pratiques financières, regards chrétiens, p. 67 406 Sollicitudo rei socialis, n. 36 407 Pour mieux définir chacune des attitudes, on peut leur accoler l'expression « à tout prix » : le désir exclusif du profit à tout prix, la soif du pouvoir à tout prix.

209 auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples : il s'agit d'un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des "structures de péché’". Diagnostiquer ainsi le mal amène à définir avec exactitude, sur le plan de la conduite humaine, le chemin à suivre pour le surmonter. » (n. 37). Ce chemin consiste en « un changement des attitudes spirituelles408 qui caractérisent les rapports de tout homme avec lui-même, avec son prochain, avec les communautés humaines même les plus éloignées et avec la nature; cela en vertu de valeurs supérieures comme le bien commun ou, pour reprendre l'heureuse expression de l'encyclique Populorum progressio, "le développement intégral de tout l'homme et de tous les hommes’". » (n. 38). Autrement dit, il s’agit d’une conversion radicale409, et, plus spécifiquement, d’une conversion à la solidarité (n. 39) que nous développerons plus loin.

III- LES DIVERSES RÉCEPTIONS DU CONCEPT DE « STRUCTURES DE PECHE »

Notre recherche nous a permis de noter qu'il n'y a pas eu, en réalité, une réception enthousiasmée du concept de structures de péché. Nous avons été surpris que les divers

épiscopats de l'hémisphère sud (l'Afrique notamment) ne s'en soient pas saisis pour analyser et aider à mieux comprendre les sources des problèmes sociaux et politiques de leurs pays où règnent surtout, avec impunité, la corruption et ses corollaires.

408 On peut retrouver ici la pertinence de l'observation de Paul VI dans Octogesima adveniens : « Aujourd’hui, les hommes aspirent à se libérer du besoin et de la dépendance. Mais cette libération commence par la liberté intérieure qu’ils doivent retrouver face à leurs biens et à leurs pouvoirs ; ils n’y arriveront que par un amour transcendant de l'homme, et en conséquence par une disponibilité effective à servir. Sinon, on ne le voit que trop, les idéologies les plus révolutionnaires n’aboutissent qu’à un changement de maîtres : installés à leur tour au pouvoir, les nouveaux maîtres s’entourent de privilèges, limitent les libertés et laissent s’instaurer d’autres formes d’injustice. » (n. 45) 409 Comme l’a souligné Libertatis nuntius : « On ne saurait localiser le mal principalement et uniquement dans les « structures » économiques, sociales ou politiques mauvaises, comme si tous les autres maux découlaient comme de leur cause de ces structures, de sorte que la création d'un « homme nouveau » dépendrait de l'instauration de structures économiques et socio-politiques différentes. Certes, il y a des structures iniques et génératrices d'iniquités, qu'il faut avoir le courage de changer. Fruit de l'action de l'homme, les structures, bonnes ou mauvaises, sont des conséquences avant d'être des causes. La racine du mal réside donc dans les personnes libres et responsables, qui doivent être converties par la grâce de Jésus-Christ, pour vivre et agir en créatures nouvelles, dans l'amour du prochain, la recherche efficace de la justice, de la maîtrise de soi et de l'exercice des vertus » (CONGRÉGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Libertatis nuntius, 6 août 1984, n. 15).

210

Des diverses réceptions faites au concept pontifical désormais mis à la portée de tous, nous voulons retenir essentiellement deux synthèses qui présentent les structures de péché comme des lieux de destruction du bien commun, ou des cadres générateurs de dépressions.

1- Les structures de péché sont des « lieux de destruction du bien commun »410

Le Conseil pontifical Cor Unum, « instance du Saint-Siège responsable de l’orientation et de la coordination entre les organisations et les activités caritatives promues par l’Église universelle411 », considère les structures de péché comme des lieux de destruction du bien commun engendrés par l'ignorance même du bien commun.

Il faut aussi souligner le lien récurrent que le dicastère romain établit entre structures de péché et bien commun ou destination universelle des biens ; les structures de péché, situées à différents niveaux, constituent véritablement un coûteux détournement du bien commun; ils déstructurent en quelque sorte le plein accomplissement de la destination universelle et commune des biens de la terre :

L'ignorance du bien commun va de pair avec la poursuite exclusive et parfois exacerbée des biens particuliers tels que l'argent, le pouvoir, la réputation, considérés comme des absolus et recherchés pour eux-mêmes : c'est-à-dire des idoles. C'est ainsi que naissent les "structures de péché"412, ensemble de lieux et de circonstances où les habitudes sont perverses et qui font en sorte que tout nouvel arrivant, pour ne pas les prendre, doit faire preuve d'héroïsme. Les "structures de péché" sont nombreuses : elles sont plus ou moins vastes, certaines à niveau mondial — comme par exemple les mécanismes et les comportements qui engendrent la faim — d'autres à échelle beaucoup plus restreinte, mais provoquant des dissymétries qui rendent la pratique du bien plus difficile aux personnes affectées. Ces "structures" engendrent toujours des coûts élevés en termes humains : ce sont des lieux de destruction du bien commun. [...] Si le fonctionnement économique mondial est globalement médiocre — par rapport notamment

410 Conseil Pontifical Cor Unum, La faim dans le monde, un défi pour tous : le développement solidaire, nn. 25 et 64. 411 Benoît XVI, Lettre Encyclique Deus caritas est, n. 32. 412 Cf. Jean-Paul II, Exhortation Apostolique Reconciliatio et pænitentia (1984), n. 16: AAS 77 (1985), pp. 213- 217 (en termes de péché social produisant des maux sociaux), Lettre Encyclique Sollicitudo rei socialis (1987), nn. 36-37, et Lettre Encyclique Centesimus annus (1991), n. 38. Ces documents utilisent aussi des expressions telles que « situations de péché » ou bien « péchés sociaux » faisant toujours remonter la cause de ces péchés à l'égoïsme, à la recherche du profit et au désir du pouvoir.

211

aux performances de pointe que réalisent certains pays sur des durées assez longues — et si coûteux en termes humains (là où il fonctionne et là où il ne fonctionne pas), c'est qu'il est profondément affecté par le coût des mauvaises habitudes, véritable carcan moral pesant sur les personnes.413

Le document de Cor Unum désigne alors les structures de péché comme des facteurs non négligeables du sous-développement et comme une des causes principales de la faim dans le monde :

Il est moins courant de constater combien elles (les structures de péché) sont dégradantes et coûteuses au plan économique. On peut en donner des exemples frappants414. Les freins au développement ne sont pas seulement l'ignorance et l'incompétence : ce sont aussi et à une grande échelle les nombreuses "structures de péché". Elles agissent comme un détournement contagieux de la finalité des biens de la terre, qui sont en vérité destinés à tous, vers de fins particulières et stérilisantes.

Enfin, à la suite de Jean-Paul II, Cor Unum fait ressortir, mais en les élargissant, les formes principales d’absolutisation des comportements humains415 qui engendrent les structures de péché :

[…] La faim dans le monde nous fait mettre le doigt sur les faiblesses des hommes à tous les niveaux : la logique du péché montre comment le péché, ce mal du cœur de l’homme, est à l’origine des misères de la société, par le jeu, si l’on peut dire, des « structures de péché ». Pour l'Église, il s'agit de l'égoïsme coupable, de la poursuite à tout prix de l'argent, du pouvoir et de la gloire, qui remettent en question la valeur même du progrès. "En effet, lorsque la hiérarchie des valeurs est troublée et que le mal et le bien s'entremêlent, les individus et groupes ne regardent plus que leurs intérêts propres et non ceux des autres." 416

Les structures de péché, qui trouvent ainsi leurs racines dans la cupidité, l'orgueil et la vanité,

« aveuglent celui qui y succombe : il finit par ne plus même voir combien ses perceptions sont

413 Cor Unum, La faim dans le monde, un défi pour tous, n. 25 414 Note du texte : La production de l'arme chimique, sans « retombées » positives, et qui ne sert qu'à attaquer ou à se défendre, en est un témoignage. À titre d'exemple, les 500.000 tonnes de produits mortels, susceptibles de détruire 60 milliards d'hommes, qui sont stockés en ex-Union Soviétique, ont coûté environ US$ 200 milliards à produire, et coûteront autant à détruire. Il s'agit de ressources réelles, et donc d'une perte sèche pour la planète. Cette aventure perverse se traduit par une baisse de niveau de vie des hommes (principalement, mais pas seulement en ex-URSS) allant jusqu'à l'apparition de la faim dans des familles qui autrement ne l'auraient pas connue. 415 Cf. plus haut : le II du chapitre deuxième. 416 Cor Unum, La faim dans le monde, un défi pour tous, n. 25

212 limitées et ses actions autodestructrices »417 Il faut alors substituer aux structures de péché des structures du bien commun ou « structures de solidarité »418 que nous développerons dans la troisième partie.

2- Les structures de péché sont des structures génératrices de dépressions.

Le Conseil Pontifical pour les Services de Santé est chargé, entre autres attributions, de la coordination des activités des différents dicastères de la Curie Romaine en relation avec le monde de la santé et ses problèmes.

Lors de la XVIIIème Conférence internationale de ce Conseil, le Cardinal Paul Poupard, alors

Président du Conseil pontifical de la Culture, intervient sur « Les idées dépressives du monde contemporain ». Dans sa présentation il discerne, dans la culture dominante, de nombreux points de rupture où l’homme se retrouve en situation-limite et devient particulièrement vulnérable jusqu’à sombrer dans les symptômes divers de la dépression. Ces points de rupture sont assimilés aux structures de péché :

Le développement de l’industrie, conséquence des progrès de la technique, la mondialisation du commerce et de la finance internationale, la standardisation des produits portée par la capacité singulière des médias à répandre partout dans le vaste monde des modèles uniques qui n’ont souvent d’autre valeur que celle d’être rentable, sont autant de conséquences d’une conception dépressive de la société. Ce monde industrialisé promu par les ambitions économiques de quelques « puissants » au mépris des idées plus nobles du développement – « le nouveau nom de la paix », pour le dire avec Paul VI dans l’Encyclique Populorum Progressio – et de la justice distributive – qui demande la répartition des richesses –, est la conséquence d’idées dépressives largement répandues dans la société moderne. Le Pape Jean-Paul II ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce les « structures de péché » : il s’agit bien du développement, voulu par certains, de structures gigantesques génératrices de « profits » gigantesques, au mépris total de la dignité humaine, qui n’ont d’autres conséquences que la déstructuration de la personne humaine, et ouvrent de véritables foyers de dépression419.

417 Ibid. 418 On lira avec intérêt : JUSTO, Mullor (Mgr), « Des ‘‘structures de péché’’ aux ‘‘structures de solidarité », La Documentation Catholique, 1993, 5 novembre 1989, Pp. 951-957. 419 Paul Card. Poupard (Président du Conseil Pontifical de la Culture), « Les idées dépressives du monde contemporain », XVIIIème Conférence internationale du Conseil Pontifical pour la Pastorale de la Santé, Cité du Vatican, Salle du Synode, 13 novembre 2003, n. 6

213

On peut déceler, dans les lignes de ce diagnostic, les deux pôles d'absolutisation qui servent de paravent aux structures de péché : la recherche maximale de profit et l'égoïsme sans mesure.

CONCLUSIONS

Jean-Paul II a procédé par gradation pour l'utilisation de son concept de «structures de péché». Il a suivi une démarche en deux paliers.

1- D'abord, il parle de péché social qu'il définit de façon large et extensive. Pour lui, le péché social prend sa source dans le péché personnel individuel. Autrement dit, le péché personnel engendre toujours le péché social. Mieux, le péché social est la conséquence ou la somme de péchés personnels; ou encore, le péché social est le fruit, l'accumulation ou la concentration de plusieurs péchés personnels. Il y a donc une relation de cause à effet entre le péché social et le péché personnel. Par déduction, ce lien de causalité fait ressortir le caractère d'une certaine solidarité dans le péché.

Le péché social, selon Jean-Paul II, c'est aussi le péché contre l'amour du prochain ou le non respect de ses droits; le péché contre la justice et le bien commun et ses exigences; le péché par action ou par omission. L'action et l'omission ici peuvent être saisies comme des signes de négligences et de complicités qui génèrent des situations non conformes au dessein de Dieu sur l'humanité.

2- Les structures de péché, dans le langage de Jean-Paul II, sont l'expression et l'effet des péchés personnels. Elles induisent leurs victimes à commettre le péché à leur tour. Dans un sens analogique, elles constituent un péché social, et elles n'annulent pas la responsabilité personnelle des individus. On ne peut donc jamais parler de structures de péché en évacuant la responsabilité individuelle. Les structures de péché supposent la participation personnelle de

214 chacun à un système qui dévoie les valeurs humaines et l’amour de Dieu. Bien sûr les conditions externes peuvent influer sur la liberté du sujet par des contraintes de divers ordres qui s’exercent de l’extérieur. Mais le péché ne se répand pas malgré le sujet :

Le péché, au sens propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne, car il est l'acte de liberté d'un homme particulier et non pas, à proprement parler, celui d'un groupe ou d'une communauté. Cet homme peut se trouver conditionné, opprimé, poussé par des facteurs externes nombreux et puissants; il peut aussi être sujet à des tendances, à une hérédité, à des habitudes liées à sa condition personnelle. Dans bien des cas, de tels facteurs externes et internes peuvent, dans une mesure plus ou moins grande, atténuer sa liberté et, par là, sa responsabilité et sa culpabilité. Mais c'est une vérité de foi, confirmée également par notre expérience et notre raison, que la personne humaine est libre. On ne peut ignorer cette vérité en imputant le péché des individus à des réalités extérieures: les structures, les systèmes, les autres. Ce serait surtout nier la dignité et la liberté de la personne qui s'expriment - même de manière négative et malheureuse - jusque dans cette responsabilité de commettre le péché. C'est pourquoi, en tout homme il n'y a rien d'aussi personnel et incommunicable que le mérite de la vertu ou la responsabilité de la faute.420

3- Les structures de péché sont imputables le plus souvent au désir exclusif du profit et à la soif du pouvoir dans le but d'imposer aux autres sa volonté. On peut associer ces deux tentatives d'absolutisation des comportements humains à la cupidité, à l'avidité, à l'égoïsme et

à l'orgueil, tous des péchés capitaux ou membres de la famille des péchés capitaux421.

4- Enfin, à travers l’introduction du concept de « structures de péché » dans la doctrine sociale et le patrimoine théologique moral de l’Église catholique, Jean-Paul II a apporté une vision nouvelle de la compréhension du mécanisme complexe de fonctionnement de la société contemporaine. Il « qualifie de "structures de péché" tout ce qui est, sur le plan collectif, exploitation et oppression, impérialisme économique et politique (et notamment, à l’époque de la rédaction de l’encyclique, la division du monde en ‘‘blocs régis par des idéologies rigides’’) »422. Il offre ainsi aux théologiens, aux économistes et autres spécialistes avertis une

420 Reconciliatio et Paenitentia, n. 16 421 Voir Pascal Ide, Les 7 péchés capitaux ou ce mal qui nous tient tête, Paris, Mame-Edifa, 2002. 422 René Coste, Théologie de la paix, Collection « Cogitatio Fidei », p. 321.

215 clé de lecture originale du phénomène et du mystère du mal dans la société contemporaine.

Jacques Bichot et Denis Lensel signent à bon droit la validité et l'authenticité de l'originalité de la pensée du Pape polonais dans ce transport :

Les idées sont des outils de la pensée. Pour agir efficacement, nous avons besoin de comprendre, et comprendre requiert des concepts qui soient en prise directe avec la réalité. S’agissant du bien et du mal, des efforts que font certains hommes pour construire un monde meilleur, des obstacles qu’ils rencontrent ce faisant, il n’en va pas différemment. Le mal tire une part appréciable de sa puissance du brouillard qui le dissimule à nos regards. La notion de structures de péché ou, c’est tout un, d’autoroutes du mal est un phare anti-brouillard. Elle montre comment le mal se structure, se bétonne, comment les sentiers du mal deviennent des autoroutes larges et bien asphaltées. A tous ceux qui veulent faire le bien, Jean-Paul II a donné un formidable renseignement sur l’ennemi : le plan de ses fortifications, en quelque sorte! Son mode de fonctionnement, de recrutement, la façon dont il consolide ses positions, dont il utilise ses conquêtes pour se renforcer423.

Le développement réel des peuples oblige tous les décideurs des nations à travailler pour faire changer les causes structurelles et les comportements individuels ou corporatistes qui entretiennent l'actuel ordre du monde et qui maintiennent une partie importante de la population mondiale dans la grande pauvreté.

423 Jacques Bichot et Denis Lensel, Les autoroutes du mal, p. 8.

216

PARTIE IV : LES FONDEMENTS DE LA CONDAMNATION DE L'USURE ET LA DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE SUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ÉQUITABLE DE TOUS LES PEUPLES.

217

INTRODUCTION

Au cœur de la question de la dette des pays africains se trouve posée la question du développement des pays pauvres. Or, les différentes politiques longtemps mises en place par les institutions financières internationales des pays créanciers semblent contredire le concept même de développement dans la mesure où ces politiques (ayant toutes eu la conditionnalité424 comme point commun) ont été au service des créanciers et non nécessairement ordonnées au bien-être des pauvres, donc des débiteurs. L'homme n'est pas pris en compte dans ce schéma de pensée et d'action.

A l'opposé, la doctrine sociale de l’Église peut être perçue comme une avenue certaine pour une compréhension plus juste et plus nuancée du concept de développement, parce qu’elle place l’homme au cœur de sa réflexion comme nous l'avons longuement montré dans l'introduction générale. Pour elle, en effet, « le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c'est-à-dire promouvoir tout homme et tout l'homme. [...] "Nous n'acceptons pas de séparer l'économique de l'humain, le développement des civilisations où il s'inscrit. Ce qui compte pour nous, c'est l'homme, chaque homme, chaque groupement d'hommes, jusqu'à l'humanité tout entière". […] le vrai développement est le passage, pour chacun et pour tous, de conditions moins humaines à des conditions plus humaines. »425

Le développement ainsi envisagé ne peut se réaliser que dans un mouvement de solidarité, c'est-à-dire d'entraide entre pays développés et pays en voie développement. La solidarité est ici un impératif qui dépasse le simple cadre de partenariat d’affaires : « Le devoir de solidarité

424 Voir : Dette et droits humains. Conséquences de la dette des pays du Sud sur les droits humains et état des lieux de son traitement dans les instances onusiennes, Brochure élaborée par Melik Özden, Directeur du Programme Droits Humains du CETIM et Représentant permanent auprès de l’ONU, Une collection du Programme Droits Humains du Centre Europe - Tiers Monde (CETIM), p. 6. 425 Paul VI, Lettre encyclique Populorum progressio (Le développement des peuples), 26 mars 1967, nn. 14 et 20.

218 des personnes est aussi celui des peuples : "les nations développées ont le très pressant devoir d'aider les nations en voie de développement" »426

Le traitement de la dette des pays africains, qui semble relever d’une logique de partenariat d’affaires, ne prend pas suffisamment en compte cette dimension de solidarité anthropologique, une caractéristique fondamentale du développement. Dans la logique du partenariat d’affaire, le développement se soumet aux « exigences d’un financement anarchique qui pèse comme une chape de plomb »427 sur le présent et l’avenir économique et politique des individus et des pays pauvres.

Dans sa longue et enrichissante tradition, l'Église a fustigé cette conception mécanique et trop matérialiste du développement en dénonçant l'usure et la dette excessive comme des sources de violence structurelle qui empêche à la fois des individus et des peuples entiers de libérer les ressources nécessaires à leurs besoins vitaux. Le développement économique devient alors, dans la pensée sociale de l'Église, un concept qui prend une forme opératoire par l'établissement de critères d'orientation de l'action morale. C’est ce que nous voulons montrer dans cette troisième partie en présentant :

- Les fondements de la condamnation de l’usure dans la tradition de l’Église catholique

- La doctrine sociale de l'Église sur le développement économique équitable de tous les

peuple.

426 Ibid., n. 48. Voir : Gaudium et spes, 86,3. 427 Pascal Arnaud, La dette du tiers monde, p. 125. Voir : Joseph E. STIGLITZ, La grande Désillusion, pp 380- 382.

219

CHAPITRE HUITIÈME : LA DÉNONCIATION DE L'USURE DANS LA TRADITION DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE : FONDEMENT THÉOLOGIQUE DE L'EFFACEMENT DE LA DETTE

Il y a, dans la présentation du concept de structures de péché par Jean-Paul II et les deux lectures, complémentaires, qu'en font Cor Unum et le Conseil pontifical pour les services de la santé, une sorte de dénonciation d'une perversion du concept de développement, perversion basée sur le "désir exclusif du profit" (le crédit abusif) renforcé par un égoïsme accablant.

Cette posture de dénonciation adoptée par le Pape polonais était aussi celle endossée par l'Église aux différentes époques de son histoire pour réprimer la pratique de l'usure, une plaie sociale dont l'expression la plus marquante était le contraste entre la vie luxueuse des riches et l'extrême misère des pauvres. Cette pratique de l'usure, très courante dans les sociétés d'antan, peut être assimilée aux structures de péché, dans la mesure où elle privait les victimes de leurs droits humains fondamentaux (la nourriture, le vêtement, le logement, l'éducation, les soins de santé).

Nos sociétés actuelles, le Nord comme le Sud, connaissent, elles aussi, l’usure et en subissent des conséquences très tragiques : appauvrissement des uns et enrichissement des autres sur la base d’un échange inégal qui a souvent pour résultat de réduire de plus en plus d’individus, et même des pays entiers, au statut de débiteurs totalement privés de liberté et de dignité.

Nous voulons présenter ici, de façon chronologique, ce qui ressort des différentes prises de position de l'Église dans sa longue tradition, en cette matière de la question cruciale de l'usure que nous appellerions aujourd'hui une structure de péché.

220

I- LA TRADITION BIBLIQUE : L'ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENTS

1- L'Ancien Testament

L'usure, ou le prêt à intérêt, était une pratique très répandue dans l’Antiquité, à commencer par les peuples du Proche-Orient ancien, qu’il s’agisse des civilisations babylonienne, assyrienne ou égyptienne. On observait cette même pratique dans les civilisations grecque et romaine, bien qu'elle fût réprouvée par les philosophes, en particulier Aristote, dont la pensée eut une influence considérable sur les Pères de l’Église et sur Saint Thomas d’Aquin, comme nous le verrons plus loin.

Le peuple d’Israël constituait cependant la seule exception parmi les peuples du Proche-

Orient ancien, car ses membres avaient l’interdiction catégorique d’exiger un intérêt quelconque de leurs frères ou compatriotes. Le prêt y était donc sans intérêt.

Pour comprendre le sens de cette interdiction, il nous faut nous référer à une étude

étymologique synthétique des termes d'intérêt et d'usure. Il faut dire alors qu'en hébreu, la langue originelle de l'Ancien Testament, les mots intérêt et usure s'équivalent.

La sémantique nous révèle en effet que l’hébreu a plusieurs termes qui correspondent chacun

à la réalité enchâssée dans le mot "intérêt"; ces termes sont : nésèk, nûktâ, marbît et tarbît428.

Du verbe nâsak qui veut dire mordre, le mot nésèk, signifiant intérêt, a été traduit en grec par tokos (enfantement, rejeton) et en latin par usura (usure en français429). Nûktâ, qui veut dire aussi intérêt, dérive du verbe nekat qui signifie, comme nésèk, mordre.

428 Cf. H. LESÈTRE, les articles sur la « Dette », le « Prêt », et l’« Usure », in Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, Paris, 1912, T. II, col 617- 621 ; 1393-1396 ; 2366-2367. 429 Contrairement au sens moderne de l’usure qui signifie intérêt pour de l’argent prêté à un taux exorbitant, ici, usure se réfère à toute forme d’intérêt, quelque soit le taux de celui-ci. On entend donc par usure, dans l’Ancien Testament – et plus tard dans le Nouveau Testament –, l’addition ou le surplus que l’on exige ou que l’on retire pour des sommes d’argent données pour un certain temps. Cf. Article sur l’«Usure », in La Grande Encyclopédie, op. Cit., col 624.

221

Marbît et tarbît sont deux synonymes qui signifient aussi intérêt ; ils dérivent du verbe râbâh, qui signifie augmenter, multiplier. Ils sont traduits en grec par pleonasmos et en latin par superabundantia (surabondance, excès, superflus).

En définitive, en hébreu, demander un intérêt à un débiteur, c’est exiger de lui qu’il rende quelque chose de plus que ce qu’on lui a prêté (marbît ou tarbît). Mieux, et d'après l'étymologie, c’est le mordre (nâsak et nekat), le dévorer, l’écraser, le ronger et donc le plonger encore plus dans la pauvreté ou l’indigence. Ce qui traduirait l’insensibilité de cœur du créancier qui chargerait d’un intérêt quelconque la somme d’argent mise à la disposition du débiteur déjà pauvre. L’intérêt, c’est alors un profit en faveur du créancier riche et heureux, et un dénuement du débiteur pauvre et malheureux. C’est ce que dénoncent la Loi de

Moïse ou le Pentateuque et les prophètes.

a) La Loi de Moïse

Les fruits du travail législatif sont pour l’essentiel regroupés dans le Pentateuque appelé aussi

Torah ou Loi de Moïse. Trois textes d’inégales importances constituent les recueils de lois se rapportant plus particulièrement à la vie sociale et économique du peuple d’Israël. C’est à l’intérieur de ces trois recueils dits codes législatifs (code de l'alliance, code deutéronomique et code de sainteté) que l'on retrouve les lois relatives au prêt à intérêt.

Le code de l'alliance traite de ce qui touche le compatriote, le code deutéronomique présente l'idéal de la communauté fraternelle, et le code de sainteté se penche sur la situation de l'étranger résident.

- Le code de l'alliance

Dans le code de l’alliance, il est dit que tout prêt consenti à un compatriote démuni doit être gratuit, et donc sans exigence de quelque intérêt. Ainsi : « Si tu prêtes de l’argent à un

222 compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages (un créancier), vous ne lui imposerez pas d’intérêts. » (Ex 22, 24).

La loi est précise et concise, tant au niveau de la forme que du fond. Il s’agit d’un prêt d’argent, d’israélite à israélite. On note qu'une attention spéciale est portée à l’indigent, au pauvre. Le pauvre ou l’indigent, c’est celui qui n’a pas de quoi vivre ; il est généralement malheureux, et inspire pitié : il est misérable, voire miséreux, sans ressources. Sous cet angle, on peut voir dans l’indigence un état scandaleux qui ne devrait pas exister en Israël, un peuple semi-nomade, ayant reçu de Moïse une âme commune, une sensibilité collectiviste. Les espoirs, les épreuves, les biens, tout devrait être en commun. Le bien-être doit donc être pour tous, partagé entre tous car tout est don gratuit de Dieu qui invite au partage. La loi tente ainsi d’atteindre le cœur de l’homme, dont on espère un geste pour secourir l’indigent.

- Le code deutéronomique

Avec le code deutéronomique, ce qui n’était qu’une déclaration de principe dans le code de l’alliance devient une loi ferme. La loi réaffirme en effet l’interdit de tout profit sur quoi que ce soit : « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. A l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse en tous tes travaux, au pays où tu vas entrer pour en prendre possession. » (Dt 23, 20). On voit apparaître ici une distinction claire entre l’étranger, qui ne réside pas en Israël, et l’Israélite, qualifié de

« frère ». Alors qu’il est permis de demander un intérêt à l’étranger, avec l’israélite on exige un traitement de gratuité. On exhorte à la générosité, et on fait poindre une motivation théologique en accord avec la bénédiction qui est un don de Dieu (« afin que Yahvé ton Dieu te bénisse… ») : « Le code deutéronomique lie la législation sur le ger à l’auto compréhension que le peuple a de lui-même : la présence du ger au sein du peuple devient l’occasion de faire mémoire du salut dont Israël a bénéficié dans l’histoire. La mémoire du passé vient critiquer

223 toute stratification sociale selon laquelle un individu ayant part à la vie du peuple serait réduit

à une condition de totale servitude. »430

Il faut souligner aussi que la loi est donnée sous forme d’exhortation et qu'elle n'est pas accompagnée de sanction. L’idéal qu’elle propose parait très proche d’une société sans classes : un peuple unique de frères.

- Le code de sainteté

Si dans le code de l’alliance et le code deutéronomique il est interdit de réclamer de l’intérêt sur tout prêt fait à un compatriote ou à un frère, le code de sainteté fait la même interdiction, mais avec une insistance particulière sur le cas de l’étranger résident désigné sous le vocable de ger431, c'est-à-dire le frère vivant avec : « Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras à titre d’étranger ou d’hôte et il vivra avec toi. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit, ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts : je suis Yahvé votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu. » (Lv 25, 35-38). Ou encore : « Si un étranger réside avec vous dans votre pays, vous ne le molesterez pas.

L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis Yahvé votre Dieu. » (Lv 19,

33-34).

L’étranger dont il s’agit ici est celui qui n’est pas natif d’Israël, mais un "naturalisé" israélite, vivant en Israël et observant les lois et les coutumes d’Israël432. Cet étranger-là, « le ger, est

430 Olivier Artus, op. Cit., p. 75. 431 L’hébreux a deux termes principaux pour désigner l’étranger : d’abord le ger, qui signifie l’étranger résident ; ensuite le nokrî, qui veut dire l’étranger de passage. On peut rajouter à ces deux termes essentiels un troisième non moins important : le Zâr, qui désigne plutôt un statut d’extériorité par rapport à un groupe donné comme c’est le cas dans Dt 25, 5 qui parle du lévirat. Voir Olivier Artus, op cit, p 70 ss. 432 Voir: Jean SOLER, La loi de Moïse. Aux origines du Dieu unique, Tome II, Éditions de Fallois, 2003, p. 91- 100.

224 considéré comme un frère. [… ] Il n’est plus "simplement objet de la loi". Il est aussi "sujet de la loi". »433

Comme dans le cas du code deutéronomique, on relève une motivation théologique en lien avec le temps d’esclavage en Égypte. En effet, « le souvenir de l’esclavage en Égypte invite à avoir souci de tous ceux qui risquent, du fait de leur situation financière précaire, de connaître l’esclavage pour dettes. Le rappel de la condition d’Israël en Égypte sous-tend donc la loi. Le peuple se trouve ainsi invité à vivre une réelle solidarité avec tous ceux qui éprouvent une condition de servitude proche de celle qu’il a lui-même connue. »434 Enfin, la loi se réclame de l’autorité de Dieu et met tout le monde sous la même paternité : «je suis Yahvé votre

Dieu…»

b) Transversales et spécificités des trois codes

- L'étranger non agrégé à Israël

Il est assez surprenant de noter que la loi de Moïse autorise l’Israélite à charger d’intérêt le prêt fait à un étranger non agrégé à Israël : « A l’étranger tu pourras prêter à intérêt. » (Dt 23,

21) L’étranger ici, c’est celui qui est de passage, le nokrî. N’étant pas membre du peuple, la loi fait une exclusion par rapport à lui ; l’Israélite n’est lié à lui par aucune obligation, il n’a aucun devoir vis-à-vis de lui, que ce soit sur le plan de la justice commutative ou distributive que dans le domaine de la charité fraternelle.

Cette différence de traitement entre le « frère » israélite et l’étranger est un signe du caractère nettement nationaliste du législateur, en même temps qu’elle manifeste le caractère restrictif et imparfait de la loi. Dans une étude sur ''La relation à l'argent dans le judaïsme, le christianisme et l'islam dans le cadre de la lutte contre la pauvreté''435, Laurent Lhériau écrit

433 Olivier Artus, op. Cit., p. 75. 434 Olivier Artus, op. Cit., p. 71. 435 Voir Techniques financières et Développement, n. 90, mars 2008; référé dans Richard Sitbon, L'économie selon la Bible. Vers un modèle de développement, p. 124

225 que « cette distinction que l'on trouve dans le Lévitique et le Deutéronome est le reflet de l'expression d'un système religieux national. La prétention à l'universalité n'intervient qu'avec le christianisme et l'islam »436.

Il faut aussi noter qu'à partir du 8ème siècle le commerce était devenu un des fondements de l’économie en Israël, et qu’il se faisait pour une grande part avec les étrangers. Le prêt à intérêt se pratiquant par ces peuples environnants, Israël n’a fait que se calquer sur leur habitude.

- L'autorisation du gage

Même si la loi interdisait de charger d’intérêt tout prêt alloué, elle autorisait cependant le créancier à « exiger un gage pour se protéger contre la défaillance de son débiteur »437 : le prêteur doit laisser son manteau en signe d’engagement. Dans le code de l’alliance, il est précisé que le créancier doit rendre le gage pris le soir même : « Si tu prends le manteau de quelqu’un, tu le lui rendras au coucher du soleil. C’est sa seule couverture, c’est le manteau dont il enveloppe son corps, dans quoi se couchera-t-il ? S’il crie vers moi, je l’écouterai, car je suis compatissant, moi ! » (Ex 22, 25-26) Il y a là un appel à la solidarité envers le pauvre en faveur de qui Dieu lui-même s’engage, un Dieu compatissant qui se laisse remuer les entrailles au cri de souffrance et de besoin de l’indigent. Dans le code deutéronomique, il est même interdit de prendre en gage des objets de première nécessité ; autrement dit, il est interdit de mettre en danger la vie d’un frère, il ne faut pas qu’il meure de froid ni de faim : «

On ne prendra pas en gage le moulin ni la meule : ce serait prendre la vie même en gage. »

(Dt 24, 6). Le principe mis en cause ici, c’est qu’on ne peut, pour aucun motif, priver quelqu’un des biens dont il a vraiment besoin ; dans le cas d’espèce, une couverture pour la nuit. Ce serait le blesser dans sa dignité d’être humain reconnue par le Créateur, Yahvé Dieu lui-même. On impose aussi au créancier de respecter le débiteur dans sa vie privée : « Si tu

436 Voir Richard Sitbon, Op. Cit., p. 126 437 Voir R. De Vaux, Les institutions de l'Ancien testament, p. 261.

226 prêtes sur gages à ton prochain, tu n’entreras pas dans sa maison pour saisir le gage, quel qu’il soit. Tu te tiendras dehors et l’homme auquel tu prêtes t’apportera le gage dehors. » (Dt 24,

10-11). Comme le souligne bien Christopher et pour synthétiser, nous retenons que :

L’usage des gages qui servaient à garantir les prêts était réglementé par certaines directives, qui allaient de considérations pleinement humanitaires (par exemple la nécessité de rendre le vêtement du pauvre avant la nuit, Ex 22, 25-26, l’interdiction de prendre les meules pour gage, Dt 24, 6, et d’entrer dans une maison pour se saisir d’un gage, Dt 24, 10-11) aux grandes règles sabbatiques. La « libération » prescrite pour la septième année en Dt 15, 1-3 incluait probablement la restitution des gages de garantie et la suspension des prêts pour l’année (ou peut-être même leur annulation). Comme le gage, le créancier pouvait prendre une hypothèque sur les terres de son débiteur ou bénéficier du travail de personnes qui dépendaient de celui-ci. La restitution des gages apportait un réel soulagement au débiteur, et son obligation empêchait les créanciers sans scrupules d’étendre leur influence malfaisante. La loi révélait à nouveau dans ce domaine qu’elle connaissait les tendances économiques « naturelles » du cœur humain.438

- L'Année sabbatique et l'Année du Jubilé

La codification de la pratique de l’année sabbatique, qui revient tous les sept ans, s’est précisée au cours des siècles. Au début, elle impose le repos de la terre. Les champs sont laissés en jachère et les pauvres peuvent récolter ce qui aurait poussé spontanément (cf. Ex 23,

10-11). Il en va de même pour les vignes et les vergers qu’on laisse à la disposition des plus démunis (cf. Lv 25, 1-7). Dieu signifie par là qu’il reste l’unique Maître de la terre, et c’est à ce titre qu’il décide que tous les sept ans ce qu’elle produit naturellement appartient aux nécessiteux. Dieu apparaît encore là comme le Dieu de tous, riches comme pauvres.

Plus tard, l’année sabbatique cherchera à remédier au fléau social de l’esclavage. Les petits cultivateurs, à cause de leurs faibles revenus, finissent toujours par s’endetter et sont finalement obligés de se vendre aux grands propriétaires terriens qui les font travailler gratuitement et s’enrichissent à leurs dépens. Ce type d’esclavage constituait une plaie sociale. On cherche à y remédier par deux mesures.

438 Christopher J.H. Wright, Op. Cit., p. 190.

227

D’une part, tous les sept ans les dettes sont remises et les gages rendus à leurs propriétaires : «

Au bout de sept ans tu feras remise. Voici en quoi consiste la remise. Tout détenteur d’un gage personnel qu’il aura obtenu de son prochain, lui en fera remise ; il n’exploitera pas son prochain ni son frère, quand celui-ci en aura appelé à Yahvé pour remise. Qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton

Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton

Dieu, en gardant et en pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui. »

(Dt 15, 1-2. 4-5). La grande préoccupation ici, c’est l’éradication de la pauvreté pour l’instauration d’une société plus juste, dans la fraternité et la solidarité.

Cette pratique de l'Année sabbatique qui prescrit la remise des dettes pourrait soulever une question d'importance majeure. En effet, s’agirait-il d’une remise au sens d’une annulation totale (effacement), ou d’une prorogation, c’est-à-dire une suspension (cessation momentanée) de l’échéance ? La plupart des commentateurs de cette pratique pensent à une annulation qui équivaudrait à une suppression pure et simple. Il nous semble qu'il serait plus approprié de parler de prorogation ou de suspension? Car :

La mesure prise en faveur des débiteurs pendant l’année sabbatique s’explique d’elle-même. Ne recueillant rien de ses champs ni de ses vignes, l’Israélite peu aisé n’était pas capable de payer les dettes qu’il avait contractées. Il était juste de régler ses obligations en tenant compte de la loi du repos. Le législateur veut donc que l’année sabbatique soit pour le débiteur une année de semittâh. Dt 15, 9 ; 31, 10. Ce mot vient du verbe sàmat qui signifie "repousser, renvoyer". Le verbe sàmat est employé dans l’Exode, 23, 11, pour dire qu’il faut "abandonner" la terre sans la cultiver la septième année. Pour rendre le substantif hébreu, les Septante se servent du mot aphésis "renvoi, décharge, remise". […] Ainsi, l’année sabbatique, le créancier "relâchait sa main", il ne pressait pas son débiteur, il abandonnait sa créance comme le cultivateur abandonnait sa terre, c’est-à-dire avec l’intention et le droit de la reprendre l’année suivante… Qui ne voit d’ailleurs à quel inconvénient aurait prêté une loi prescrivant tous les sept ans la remise (l’effacement) des dettes ? Personne n’aurait plus prêté et les malheureux que la nécessité obligeait à emprunter n’auraient plus jamais

228

trouvé de prêteur ; en définitive, un prêt eût presque toujours dégénéré en don, par le fait du débiteur intéressé.439

L’année sabbatique vise, en définitive, à remédier à l’appauvrissement des travailleurs ruraux trop souvent exploités par leurs compatriotes et à freiner la concentration progressive de la richesse au profit de quelques-uns. C’est la mémoire de la sortie d’Égypte qui permettra d’accueillir la loi et de la mettre en pratique.

D'autre part, cette loi de la remise des dettes à l’occasion de l’Année sabbatique se trouve renforcée à un autre moment important. Il s’agit de l’Année du Jubilé célébrée tous les cinquante ans. Le thème fondamental de cette année est celui du rétablissement et de la libération célébrés de façon plus solennelle encore que l'Année sabbatique. Mais la libération ici est d’abord morale. L’homme se libère de ses dettes envers Dieu, du poids du péché qui pèse sur sa vie. De même, le peuple se réconcilie avec Dieu, il se renouvelle en quelque sorte en tant que peuple élu en renouvelant l’alliance fondatrice, au moyen de célébrations et de sacrifices.

L’Année du Jubilé est donc d’abord et avant tout une année sainte : « Vous déclarerez sainte cette cinquantième année et vous proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays » (Lv 25, 10). C'est aussi une année de conversion qui doit se traduire dans la vie sociale par des œuvres concrètes de justice, de charité et de solidarité : « En cette année jubilaire vous rentrerez chacun dans votre patrimoine. Si tu vends ou si tu achètes à ton compatriote, que nul ne lèse son frère. Que nul d’entre vous ne lèse son compatriote, mais aie la crainte de ton

Dieu, car c’est moi Yahvé votre Dieu » (Lv 25, 13-14. 17)440.

Le fondement de la pratique de cette Année du Jubilé est exclusivement théologique comme l'écrit Jean-Paul II :

439 H. Lessètre, article sur « L’Année sabbatique », in Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, Paris, 1912, T. II Col. 1303-1304. 440 Le législateur veut assurer ici l'équité des transactions, et lutter contre l'accaparement des terres dénoncé dans Is 5, 8 ("Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ jusqu'à ne plus laisser de place et rester seuls habitants au milieu du pays") et Mi 2, 1-2.

229

La source d'une telle tradition était strictement théologique, en liaison avant tout avec la théologie de la création et avec celle de la divine Providence. Il existait en effet une conviction commune : à Dieu seul, en tant que Créateur, appartient le "dominium altum", c'est-à- dire la seigneurie sur toute la création, en particulier sur la terre (cf. Lv 25, 23). Si, dans sa Providence, Dieu avait donné la terre aux hommes, cela signifiait qu'il l'avait donnée à tous. C'est pourquoi les richesses de la création devaient être considérées comme un bien commun de l'humanité entière. Celui qui possédait ces biens en tant que propriétaire n'en était en réalité qu'un administrateur, c'est-à-dire un ministre tenu à agir au nom de Dieu, l'unique propriétaire au sens plénier du terme, car la volonté de Dieu était que les biens créés servent à tous d'une manière juste441.

C'est pourquoi la loi prévoit un retour périodique des propriétés et des personnes dans leur

état primitif, de sorte que ni l’indigence absolue ni l’esclavage ne puissent devenir le lot définitif d’aucune famille ni d’aucun Israélite. Ceux qui avaient aliéné leur champ ou leur maison pour obtenir un prêt d’argent rentraient en possession de ce champ ou de cette maison, sans avoir rien à rendre. Il faut rappeler ici que la justice, selon la loi d’Israël, consistait surtout à protéger les faibles, et que l'Année de jubilé devait servir précisément à rétablir aussi la justice sociale. On comprend dès lors que « la doctrine sociale de l'Église, qui a toujours eu une place dans l'enseignement de l'Église et qui s'est développée particulièrement au siècle dernier, surtout à partir de l'encyclique Rerum Novarum, a l'une de ses racines dans la tradition de l'année jubilaire »442.

L’Année du Jubilé est, somme toute, une année de délivrance. Le prophète Ézéchiel l’appelle

« année de liberté » (Ez 46, 17), et le prophète Isaïe en parle comme d’une année de grâce et de liberté rendue aux captifs (Is 61, 1-2), symboles de la rédemption messianique.

En effet, dans le Nouveau Testament, accomplissement de l’Ancien Testament, nous lisons que Jésus de Nazareth, s'étant rendu un jour dans la synagogue de sa ville, se leva pour faire la lecture (cf. Lc 4, 16-30). On lui donna le rouleau du prophète Isaïe, dans lequel il lut le passage suivant : « L'Esprit du Seigneur Dieu est sur moi, car le Seigneur m'a donné l'onction;

441 Jean-Paul II, Tertio millennio adveniente, n. 13; voir aussi Jean-Paul II, « S'engager à réduire la dette internationale des pays pauvres », Audience générale, mercredi 3 novembre 1999. 442 Jean-Paul II, Tertio millennio adveniente, n. 13

230 il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part du Seigneur » (Is 61, 1-2). « Aujourd'hui, ajouta Jésus, cette parole de l’Écriture est accomplie pour vous qui l'entendez » (Lc 4, 21), faisant comprendre qu'il était lui-même le Messie annoncé et qu'en lui commençait le « temps » si attendu : le jour du salut était arrivé, la plénitude du temps se réalisait en lui.

La loi spécifie enfin que l’étranger non résident, le nokrî, ne doit pas bénéficier des faveurs de l’Année sabbatique et de l’Année du Jubilé : « Tu pourras exploiter l’étranger, mais tu libéreras ton frère de ton droit sur lui. » (Dt 15, 3). N'est-ce pas là une mesure discriminatoire mettant en cause la portée universaliste de l'Alliance de Dieu avec toutes les nations à travers l'Alliance avec Israël ?

Synthèse

o La loi établit un lien très étroit entre la pratique du prêt à intérêt et la pauvreté du prochain. Elle invite à considérer le pauvre non pas en fonction de sa situation sociale de pauvreté, mais d’abord en fonction de sa situation de « prochain ». Son appartenance au peuple d’Israël fait de lui un « frère », pour lequel on doit avoir une considération particulière : le législateur pense la relation sociale comme une relation de fraternité, visant à construire une éthique de comportement qui fait du prochain un frère. Le lien social à l’intérieur de la société israélite est ici privilégié vis-à-vis des clivages que produit la stratification de la société en groupes sociaux différents. Finalement, on découvre, à la lecture de la loi, que ce que veut susciter le législateur, c’est une communauté fraternelle.

o L'idée de la loi est marquée par la logique de la gratuité, contraire à la

231 logique de l’exploitation qui impose des obligations, enchaîne par des liens et pèse sur les conditions d’une existence. C’est là une éthique de générosité et de responsabilité qui renvoie

à la solidarité humaine qui impute aux riches le devoir d’aider les pauvres. Car :

Nous sommes responsables les uns des autres devant Dieu, ce qui implique que nous n’avons aucun droit à la jouissance exclusive des biens, même de ceux que nous avons produits nous-mêmes. Dieu seul peut déclarer : « Ceci m’appartient en propre car c’est moi qui l’ai fait. » (cf. Ps 95, 4-5) Une telle affirmation, dans la bouche d’un être humain, se trouverait contredite par le fait que les ressources et la force de les utiliser sont des dons de Dieu. « Prends donc garde de ne pas te dire en ton cœur : ‘‘C’est par mes propres forces et ma puissance que j’ai acquis toutes ces richesses’’. Souviens-toi au contraire que c’est l’Éternel ton Dieu qui te donne la force de parvenir à la prospérité. » (Dt 8, 17-18) Dieu nous juge par conséquent responsables de l’emploi de nos biens : il désire que nous partagions ce qu’il nous a donné de produire avec justice, compassion et générosité443.

Donc, « en interdisant de "tirer profit" de son frère, la Bible met en garde également contre la dérive qui conduit un homme à se soumettre à l’appétit du gain. On ne tire pas profit de l’homme comme on exploite un filon dans la terre. Quand les exigences de lois économiques

établies par des hommes prennent trop d’ampleur, elles écrasent ceux sur qui elles tombent.

[...] La soumission à l’argent blesse le prêteur et l’emprunteur.»444

o L’attitude humanitaire envers l’étranger résident s’appuie sur le souvenir historique de l’Égypte. La reconnaissance de ce que Yahvé a fait alors pour Israël doit guider le comportement du peuple choisi envers l’étranger : « c’est en étrangers que vous étiez vous- mêmes au pays d’Égypte. »

o La loi est donnée et reçue dans le cadre du don de l’Alliance qui lie Dieu à son

peuple. Dans cette perspective, elle devient Torah, c’est-à-dire parole et

instruction de Dieu. Les codes qu’Israël hérite de son histoire ne sont plus alors

443 Christopher J.H. Wright, L’éthique et l’Ancien Testament, Éditions Excelsis, 2007, p. 191-192. Voir aussi pp 201 et 202. 444 Albert Rouet, évêque émérite de Poitiers (France) et ex-conseiller ecclésiastique de la CIDSE (Coopération Internationale pour le Développement et la Solidarité), « Faire passer la vie avant la dette », Colloque de Cologne, juin 1999.

232

seulement la somme des décrets ou commandements promulgués par le

législateur, mais la mise en pratique de l’Alliance. Désormais, la loi définit

autant les relations entre Israélites que la relation à Dieu ; elle a une valeur

particulière parce qu’elle est présentée comme « Parole » de Dieu, révélée

directement à Moïse et transmise par ce dernier au peuple.

A travers la loi, on peut affirmer que le législateur a voulu donner à Israël l’image d’une société de gens simples, cherchant à établir entre eux des rapports équilibrés sous le regard de

Dieu.

On peut retenir finalement que « les lois et les impératifs moraux concernant les prêts, les intérêts […] et la justice en général indiquent qu’Israël se préoccupait en priorité des besoins des humains et non de la propriété. […] La préservation de la propriété et des possessions ne doit venir qu’après les nécessités humaines. La loi israélite donnait la préférence aux personnes sur les propriétés et les possessions. »445.

o La loi accorde priorité aux besoins des humains sur les revendications et les droits légaux :

L’Ancien Testament recommande que l’on prête aux pauvres. Mais les prêts nécessitent des garanties, c’est-à-dire que les débiteurs doivent fournir des gages. Telle était la réalité économique, qui était aussi acceptée en Israël. Cependant, la loi semble à nouveau s’aligner sur les plus faibles, en exigeant du créancier qu’il respecte les besoins du débiteur. D’une part, il y avait le besoin de pain quotidien ; le créancier ne pouvait donc priver le débiteur de son moyen de subsistance (la meule). D’autre part, il y avait le besoin d’abri et de chaleur ; c’est-à-dire que le créancier ne pouvait prendre comme garantie le vêtement du débiteur. Même le droit des pauvres à la dignité et à l’intimité devait être respecté : le créancier ne pouvait entrer dans la maison du débiteur, mais devait demeurer à l’extérieur et laisser le débiteur choisir la garantie qu’il allait donner. Ces lois peuvent sembler insignifiantes, mais elles se mettent du côté des besoins des humains et atténuent l’application des droits et des revendications légitimes446.

445 Robert Karl GNUSE, You Shall Not Steal. Community and Property in the Biblical Tradition, Maryknoll, Orbis, 1985, p. 48; cité par Christopher J. H. Wright, L’éthique et l’Ancien Testament, Traduit de l’anglais par Jacques Buchhold, Richard Doulière et Christophe Paya, Éditions Excelsis, Paris, 2007, p. 169. Voir Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I-II, Q. 105, a. 2. 446 Christopher J.H. Wright, L’éthique et l’Ancien Testament, p. 365-366.

233

2- Le Nouveau Testament

Le Nouveau Testament ne nous offre pas une gamme de textes variés reliés au prêt à intérêt. Il n’existe même pas de lois stipulées comme dans le cas de l’Ancien Testament. Nous avons plutôt deux allusions de Jésus qu’on peut considérer comme enseignement typique et occasionnel sur le prêt ou les opérations bancaires. Nous nous contenterons d’analyser ces deux allusions. Notre analyse sera précédée d’une mise en valeur de Jésus comme accomplissement des lois de l’Ancien Testament.

a) Jésus, accomplissement des préceptes de l'Ancien Testament

Dans le Nouveau Testament, Jésus réalise et accomplit l’Ancien Testament, c’est-à-dire la loi et les prophètes. La loi, rappelons-le, est formulée dans la Torah, plus précisément dans les deux Torot, à savoir la Torah écrite et la Torah orale. La Torah écrite est renfermée dans le

Pentateuque. La Torah orale, appelée halaka, est née du fait de la nécessité d’explication de la

Torah écrite et de son application aux cas concrets. Elle est l’œuvre des docteurs de la loi qui ont tendance à lui accorder la même autorité qu’à la Torah écrite alors qu’elle n’est qu’un commentaire de la loi écrite, une œuvre humaine souvent en contradiction avec le commandement de Dieu447. C’est à cette tendance teintée souvent de subjectivisme que Jésus s’oppose en affirmant clairement et sans ambages le sens de sa mission tel que nous le rapporte Matthieu dans le discours programme du Royaume, le sermon sur la montagne (Mt

5, 21-48). On trouve dans ce discours programme une confrontation, trait pour trait, entre l’ancienne et la nouvelle forme de loi. Jésus donne à divers domaines de la vie humaine une ordonnance nouvelle : l’attitude vis-à-vis du frère (vv. 21-26), et de l’épouse (vv. 27-30) ; le mariage (v.31s) ; la manière de parler (vv. 33-37) ; le comportement envers le méchant et l’ennemi (vv. 38-48). Dans chacun des domaines, l’ancienne loi est transcendée : « N’allez

447 Cf. les paroles de Jésus aux pharisiens et aux scribes en Mc 7, 6-8 : « Il leur dit : ‘‘Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres; mais leur cœur est loin de moi. Vain est le culte qu’ils me rendent, les doctrines qu’ils enseignent ne sont que préceptes humains. Vous mettez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes. »

234 pas croire que je suis venu abroger la loi ou les prophètes. Je ne suis pas venu abroger mais accomplir. » (Mt 5, 17)448

Il s’agit là d’une affirmation de portée générale qui permet de comprendre que le projet de

Dieu sur le monde s’est progressivement révélé dans l’histoire du peuple d’Israël et dans ses institutions. Ce projet divin s’accomplira de manière définitive dans le Royaume inauguré par

Jésus. La caractéristique fondamentale de ce Royaume est l’amour vécu, non pas seulement en sentiments et en paroles, mais également en actes : cet amour, entre autres choses, sacrifie tout aux pauvres449; il aide et soutient le nécessiteux par un prêt désintéressé450.

b) Jésus et le prêt à intérêt451

Dans le Nouveau Testament, on relève deux textes qui ont trait explicitement à la question du prêt à intérêt.

Le premier texte est tiré de l’Évangile de Luc : « Si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? […] Prêtez sans rien attendre en retour. » (Lc 6, 34-

35)452. Jésus invite ainsi à une charité inconditionnelle et sans limite. Il conseille de prêter sans espérer de service semblable ni la restitution du capital : le prêteur doit faire le sacrifice non seulement de tout intérêt, mais aussi du capital453. Cette exigence dans l’enseignement de

448 On peut retenir ici la note explicative que la Bible de Jérusalem affecte à ce verset : « Jésus ne vient ni détruire la loi, Dt 4 8+ (et toute l’économie ancienne) ni la consacrer comme intangible, mais lui donner par son enseignement et son comportement une forme nouvelle et définitive, où se réalise enfin en plénitude ce vers quoi la Loi acheminait », à savoir l’Amour. 449 « Une seule chose te manque : va, ce que tu as, vends-le et donne-le aux pauvres… » (Mc 10, 21). 450 « Prêtez sans rien attendre en retour » (Lc 6, 35). 451 Nous signalons ici que nous n’avons pas eu de la documentation nouvelle ou récente sur cette partie du prêt à intérêt vu et analysé dans le contexte du Nouveau Testament. Toutes les sources que nous avons trouvées et consultées remontent aux années 1700, 1800 et 1900. Nous renvoyons notamment à : « la quatrième proposition » donnée par Bossuet au sujet de la question de l’usure dans son Traité de l’usure ; Dictionnaire de Théologie, publié en 1843 sous la direction de Nicolas Sylvestre BERGIER ; Jules MOREL, La question économique. Du prêt à intérêt, Paris, Lyon, Lecoffre fils et Cie, 1873, p 51-55 ; Albéric BELLIOT, Manuel de sociologie catholique, P. Lethielleux, 1911, p. 159-160. 661. 452 Le Pape Urbain III serait le premier qui, en 1185, se serait servi de ce texte pour condamner l’intérêt sur le prêt. Voir : L’Ami de la religion et du roi, journal ecclésiastique, politique et littéraire, Éditions Le Clergé, 1830. 453 Bien des siècles avant Jésus-Christ, le philosophe Platon se montrait hostile au prêt à intérêt ; il recommandait à l’emprunteur de refuser non seulement le paiement des intérêts, mais encore le remboursement du capital. Voir : Platon, Les Lois, V, 741-742, in Œuvres complètes, tome II, traduction nouvelle et notes par Léon Robin

235

Jésus s’adresse non seulement à ses disciples, mais également à toute personne de bonne volonté et désireuse de bâtir une société fraternelle unie par la solidarité.

Concrètement, pour le prêteur, il s’agit de renoncer au profit que le prêt peut produire selon les lois civiles ordinaires. Plusieurs Pères de l’Église se sont appuyés sur ce texte pour justifier leur condamnation du prêt à intérêt, ainsi que nous le verrons plus loin.

Jésus ne proscrit donc pas l’intérêt sur le prêt, du moins il n’en fait pas une interdiction formelle, rigoureuse et catégorique. Ce qui montre qu’il ne s’agit dans ces versets que d’un devoir de charité dont la violation ne rend pas celui qui la commet coupable d’injustice. Il s’agit plutôt de la mise à exécution de son commandement qu'il appelle nouveau : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »

(Jn 13, 34). Comme je vous ai aimés : le "comme" ici est très important, parce qu’il souligne précisément la spécificité de cet amour qui a conduit Jésus jusqu’à la donation totale de sa vie ; et c’est en cela que réside la nouveauté du commandement. Aimez-vous les uns les autres : voilà la charte du disciple, la pierre de touche de la réalité de sa foi. Mais c’est surtout le signe visible de l’appartenance des disciples au Christ : Ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c’est l’amour que vous aurez les uns pour les autres (Jn 13, 35).

L’amour pour l’autre trouve son expression parfaite dans le don et dans le partage : don et partage de ce que l’on est et de ce que l’on a. Prêter sans intérêt pourrait constituer une forme de cet amour-là.

Le deuxième texte de la prédication de Jésus ayant un lien plus ou moins direct avec le prêt à intérêt est aussi extrait de l’Évangile de Luc. Il s’agit du passage où le maître récompense ceux qui ont fait valoir les mines qu’il leur a confiées, et punit celui qui l’a enfouie dans la terre sans la mettre à fructifier dans une banque. « Pourquoi n’as-tu pas confié mon argent à la banque ? A mon retour, je l’aurais retiré avec un intérêt. » (Lc 19, 23) C'est un texte très

(dir.), « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, p. 800-801. Voir aussi l’article « Prêt à intérêt en Grèce », dans La Grande Encyclopédie, t. XXVII, col 610 b.

236 porté, à première vue, sur l'argent et la gestion qui en découle : mines, faire valoir, produire, mettre en dépôt, argent, banque, intérêt. On pourrait croire que Jésus fait l'éloge de l’argent, qu'il loue les vertus de l'amoncellement et du profit. Ce qui pourrait paraître contradictoire avec le texte précédent où Jésus invite à « prêter sans rien attendre en retour » (Lc 6, 35). Pour lever l’équivoque d’une apparente contradiction, nous allons approcher le texte de plus près en commençant par le genre littéraire.

Le texte de Lc 19, 23 appartient à la grande péricope de Lc 19, 11-27 appelée parabole des mines. On en retrouve une correspondance dans Mt 25, 14-30 communément appelée parabole des talents. Nous avons donc affaire à une parabole, c’est-à-dire à « une histoire, tirée de la vie courante, comprenant deux ou trois personnages, ayant des comportements plus ou moins contraires ou contradictoires, en vue de faire saisir une vérité vécue, ou mal vécue ou contredite »454.

Nous avons deux versions de la parabole, une de Luc et une de Mathieu. Une étude comparative des deux versions permet de noter de larges points de dissemblance :

Le passage de Luc diffère grandement de la parabole des talents chez Matthieu. Non seulement à cause de la valeur de la mine (un 60e de talent, soit le salaire de 100 jours de travail d'un journalier agricole : "une toute petite chose" ; 19, 17) ; non seulement encore parce que Luc encadre la parabole dans un récit manifestement allusif aux déboires d'Archélaüs, un des successeurs d'Hérode le Grand qui, en l'an 4, dut venir à Rome quémander la Royauté contre l'avis d'une ambassade de 50 Juifs qui ne voulaient pas de lui. Deux grandes différences distinguent Luc de Matthieu : le point de départ et la finalité. Chez Matthieu, il s'agit de la venue du Royaume à la fin des temps (aux talents correspondent de nouveaux talents en récompense) ; la finalité concerne ici l'espérance ultime (entrer dans le Royaume ou en être rejeté : 25,12, 30). Telle n’est pas l’optique de Luc. Chez Luc, le point de départ est précisément relaté. Jésus s'est invité à dîner chez Zachée. Tout à la joie de l'accueillir (19, 6), le publicain rachète ses exactions. Jésus de s'exclamer : "Aujourd'hui, cette maison a reçu le salut… car le Fils de l'Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu" (v. 9- 10). L'annonce du Règne de Dieu venant purifier son peuple, trouve là un signe de sa réalisation. Car Zachée opère une restitution de ce qu'il a pris au- delà de l'imposition légitime, selon le barème de la loi. Autre indice : le dîner à Jéricho a lieu pendant la montée à Jérusalem, ville où le Messie doit

454 Raymond Truchon, Les Paraboles, Anne Sigier, p. X.

237

apparaître (9, 51 ; 13, 33) : l’entrée à Jérusalem suit immédiatement notre parabole. Très naturellement donc, Luc note ceci : "Comme les gens écoutaient cela (le discours de Jésus à Zachée), il dit encore une parabole, parce qu'il était près de Jérusalem, et qu'ils (les gens) s'imaginaient que le Royaume de Dieu allait apparaître à l'instant même" (v. 11). Le thème précis de la parabole vise la temporisation de la venue du Règne (thème fréquent dans les épîtres) et l'attitude à prendre pendant cette attente455.

Ce qui est intéressant à retenir, c’est que les deux paraboles ont le même profil, les mêmes personnages, et utilisent un langage et des points d’application très similaires ; les deux traitent du Royaume de Dieu. L’argent évoqué à travers les mines et les talents n'est qu'une métaphore dont le sens s’éclaire progressivement tout au long du texte.

Toutefois, si c'est l'argent qui est utilisé comme vecteur de la parabole, il ne faut pas en ignorer les aspects. Les talents du voyageur représentent une immense fortune, de celle dont ne peuvent que rêver les serviteurs mentionnés. Au-delà de la compréhension moderne du mot "talent" comme "habileté" ou "disposition", le terme signifie bien que ce qui est laissé aux serviteurs a une grande valeur. Si nous acceptons que cet homme itinérant soit Dieu (celui d'Abraham, de Moïse, grands voyageurs), nous remarquons qu'en confiant tous ses biens, il ne peut offrir que ce qu'il a de plus précieux : son Esprit, son Amour, sa Vie. Les serviteurs reçoivent ainsi la perle de grand prix, le trésor caché dans le champ, un bien inestimable. L'attente de Dieu est étonnamment absente en ce début de parabole : Il donne sans retour456

Dieu donne sans retour : ce peut être l’une des leçons à tirer de cette parabole, et c’est en même temps une invitation à l’imitation de Dieu qui appelle tous les êtres humains à vivre dans la fraternité et dans le partage.

En définitive, on peut retenir que l’enseignement de Jésus par rapport au prêt à intérêt repose sur une invitation à la pratique constante de la charité, ou de l’amour fraternel, qui n’est rien d’autre qu’un détachement des richesses matérielles et un partage avec les plus démunis.

Jésus ne fait pas du prêt à intérêt une interdiction, mais il recommande à ses disciples le sens du partage, de la solidarité et de la charité inconditionnelle : « Que ta main gauche ignore ce

455 Mgr Albert Rouet, Archevêque émérite de Poitiers en France depuis 2011, La parabole des talents. Lc 19, 11- 27, www.diocese-poitiers.com.fr/ (page consultée le 29 janvier 2013). 456 Jean-Yves Meunier, La parabole des talents. Lc 19, 11-27, www.diocese-poitiers.com.fr/ (page consultée le 29 janvier 2013).

238 que donne ta main droite. » (Mt 6, 3) Autrement dit, ne rien attendre en échange. La main droite raisonne tandis que la main gauche a des élans que la main droite ne comprend pas. Le cœur dicte, mais la raison a souvent du mal à accepter les dons généreux. Celui qui donne doit

être complètement détaché de l'objet donné qui ne lui appartient plus : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. » (Mt 10, 8)

Jésus vient ainsi confirmer la loi et la mener à sa perfection en étendant la fraternité à tous les hommes, puisqu’il n’y a plus de distinction entre israélites et étrangers : « Vous êtes tous enfants de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous, vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » (Ga 3, 26-28)457.

Dans la Nouvelle Alliance scellée dans le Christ et profondément basée sur la charité, les distinctions de race, de culture, de religion et de classe sociale disparaissent pour faire place à l’unité du genre humain. La « charité comme amour du prochain s’étend [alors] à tous les hommes, chacun étant "un frère" pour qui le Christ est mort » (1Co 8, 11).

On pourrait bien en déduire que la loi telle que Jésus l’a explicitée consiste en un renforcement et en un dépassement de la Torah.

II- LES PÈRES DE L'ÉGLISE ET LES CONCILES

1- Les Pères de l'Église

Les Pères de l’Église ont eu une abondante prédication sur l’usure, plaie sociale de leur

époque. Le caractère le plus marquant de cette époque, et qui est aussi celui de notre époque,

457 Cf. Col 3, 11.

239 est le contraste entre la vie luxueuse des riches458 et l’extrême misère des pauvres. Dans cette société d’économie primitive fondée sur le paysannat et l’artisanat, l’accumulation de la richesse est entre les mains de quelques-uns. Tandis que les négociants peuvent s’indemniser par des spéculations, ceux à qui le travail de leur main fournit à peine de quoi vivre sont

écrasés sous le fardeau. On peut lire sous la plume de Saint Jean Chrysostome : « Si l’on examinait comment ils se conduisent à l’égard des pauvres cultivateurs, on verrait qu’ils sont plus cruels que les barbares. A des gens consumés par la faim et épuisés de travail, ils imposent des contributions incessantes, ils se servent de leurs corps comme d’ânes ou de mulets. Que pourrait-il y avoir de plus pitoyable que la condition de ces gens qui, après avoir souffert tout l’hiver, se retirent les mains vides et restent débiteurs ? »459 Les usuriers s’installent donc et deviennent une source d’exploitation et d’escroquerie pour les pauvres.

Dans les périodes où les provisions s’épuisent, avant les récoltes annuelles, et aux temps de disette et de chômage, ils sont comme des seigneurs puissants à qui la masse des travailleurs, toujours aux prises avec la famine, a recours pour assurer la soudure. Les taux d'intérêt dont ces usuriers cupides chargent les misérables nécessiteux dans les prêts à la consommation qu’ils leur allouent est toujours énorme.

Face à cette situation, et désireux de lutter contre ces prêts à taux excessifs et surtout soucieux de promouvoir l’idéal évangélique de charité prônée par Jésus, les Pères de l’Église vont être unanimes pour une condamnation radicale de toute forme d'usure. Ils donnent d’ailleurs de l’usure une définition très large inspirée du Lévitique 25, 35-37460 : la perception de tout surplus soit en argent soit en nature sur le prêt de consommation. Leurs différentes prises de position visent donc avant tout l’art qui consiste à réclamer aux débiteurs une somme en sus

458 Le luxe prend une couche de couleurs bien différentes : le luxe des demeures, maisons de ville ou villas de campagne ; le luxe de la table. On lira avec intérêt Jean Daniélou, Le IV° siècle, Grégoire de Nysse et son milieu. Notes prises au Cours par les Élèves, Institut catholique de Paris, 1959. 459 Saint Jean Chrysostome, Homélie sur Mathieu, L. XI, 3). 460 «Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts.»

240 du capital prêté. Mais plus encore que cela, leurs exhortations sur l’intérêt proprement dit se mêlent à un enseignement plus large sur l’obligation pour les riches de subvenir aux nécessités des pauvres. Saint Basile dit en ce sens que le riche qui ne partage pas l’excédent de ses besoins ressemble à « un homme qui, prenant place au théâtre, voudrait empêcher les autres d’entrer et entendrait jouir seul d’un spectacle auquel tous ont droit. Tels sont les riches : les biens communs qu’ils ont accaparés, ils s’en décrètent les maîtres, parce qu’ils en sont les premiers occupants. »461

Étant donné la kyrielle importante de Pères qui ont abordé la question, nous nous contentons ici d’en présenter quelques-uns dont les vues et les analyses rendent compte de la pensée générale de l’ensemble. Nous distinguons deux ères culturelles, le monde grec et le monde latin462.

a) Les Pères du monde grec

- Clément d'Alexandrie

Clément d’Alexandrie fut l’un des premiers Pères de l’Église grecque à avoir dénoncé la pratique de l’usure. Son enseignement se situe dans le cadre général de l’usage des richesses.

Il y consacre en particulier deux œuvres : Quis Dives et Stromata463.

Il s’appuie notamment sur l’Ancien Testament qu’il relit dans la perspective exacte de la loi de Moïse : « La loi défend de pratiquer l’usure à l’égard de son frère, dit-il ; non seulement à l’égard de son frère selon la nature, mais encore à l’égard de celui qui a la même religion ou qui fait partie du même peuple que nous, et elle regarde comme injuste de prêter de l’argent à

461 Saint Basile, Homélie 6 sur la richesse, in A. G. HAMANN, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, p. 14. 462 Nous tenons à signaler que nous ferons un usage abondant de citations à cause de l’excellence des textes. Le lecteur pourra ainsi savourer et apprécier la qualité de toute la littérature produite par les Pères et les Conciles en matière du prêt à intérêt. 463 Nous signalons que le Quis dives (Quel riche peut être sauvé?) reste une des œuvres les plus populaires, et peut-être même une des plus actuelles de Clément. Il y commente l’extrait de l’Évangile selon Marc, au chapitre 10, les versets 17 à 31, et plus particulièrement la phrase : «Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille.»

241 intérêt ; on doit bien plutôt venir en aide aux malheureux d’une main généreuse et d’un cœur charitable. »464

On voit transparaître là les convictions profondes de Clément qui s’enracinent bel et bien dans le sol biblique. Celui qui possède or et argent doit les considérer comme des dons de Dieu. Il les possède pour ses frères plus que pour lui-même465. Par nature, la richesse n’est pas instituée pour être une propriété privée échappant à l’utilité commune466. Elle n’a pas autre destination que de répondre aux besoins de tous et d’œuvrer au salut de l’homme. Le bon usage et la finalité des richesses nous sont révélés par le Logos qui est, par essence, en tant que raison divine, le maître qui instruit l’univers et le législateur de l’humanité. Elles (les richesses) doivent alimenter l’aumône; elles doivent servir d'une part à nous faire des amis qui intercéderont pour nous ou nous recevront au ciel, et d'autre part à édifier au ciel un autre trésor impérissable; elles doivent enfin servir à multiplier les secours envers ceux qui ont faim ou soif ou sont dans le dénuement, selon les préceptes évangéliques467. Sans l’existence de la fortune, de multiples aspects de la bienfaisance ne seraient pas possibles et c’est celle-ci qui, seule, la justifie468. Le chrétien possède pour donner, et en donnant il s’attire une récompense céleste qui est le bien le plus précieux avec la richesse tout intérieure du présent terrestre, à savoir « la sagesse difficile à conquérir et qui ne fera jamais défaut »469.

464 Cf. Clément d’Alexandrie, Stromata, 1. II, c. XVIII, cité dans P. G., t. VIII, col. 1024. On peut penser ici à Tertullien qui, dans le IVe livre de son écrit contre Marcion, a tenté de prouver à ce gnostique l’harmonie qui existe entre l’Ancien et le Nouveau Testament, en prenant pour exemple l’enseignement donné sur le prêt à intérêt. D’après Ézéchiel (18,8), dit Tertullien, celui-là est juste qui ne prête pas avec usure et n’accepte pas les intérêts : par ces paroles du prophète, Dieu avait préparé la perfection du Nouveau Testament. Dans l’Ancien, l’homme avait appris à prêter son argent sans intérêt, et dans le Nouveau il a appris à perdre même l’argent qu’il avait prêté. (Voir : Tertullien, Adv. Marcionem, 1. IV, c. XXII, P.L., t. II, col 428). 465 Cf. Quis Dives, 16, 3. 466 Ibid., 31, 6. 467 Ibid., 13, 3-6; Cf. Lc 16, 9 : « Faites-vous des amis avec l'Argent trompeur, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles. » ; Cf. aussi le texte du jugement dernier en Mt 25, 31-46. 468 Ibid., 13, 1. 469 Stromates, V, 23, 2.

242

Il y a là une appréciation positive de la richesse. Elle libère l’homme des contraintes et des soucis de la pauvreté. Mais elle n’est estimée que par son utilité pour autrui et les valeurs surnaturelles que son sacrifice procure au riche.

Finalement, à travers l'argumentaire de Clément, on peut retenir qu’il avait une double préoccupation :

 apaiser les craintes des riches devant la terrible condamnation des richesses que

Jésus énonce : « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un

riche d’entrer dans le Royaume des cieux. » (Mt 19, 24);

 donner l’assurance aux riches, par une bonne interprétation du texte évangélique, que

l’entrée au Royaume des cieux ne leur est pas fermée.

En clair, « pour le riche chrétien à l’écoute du sermon de Clément, la première impression qui le laissait à l’aise dans la joie de conserver sa propriété devait se modifier considérablement quand il comprenait tout ce que ce sermon contenait. Il n’avait pas besoin d’abandonner tous ses biens ; mais à quelle condition pouvait-il les garder ? »470

- Les trois grands cappadociens

Basile Le Grand, son frère Grégoire de Nysse et son ami Grégoire de Nazianze sont communément appelés les « trois grands cappadociens ». Ils sont avant tout des dogmaticiens dont l’œuvre a permis au concile de Constantinople (381) de faire triompher la foi de Nicée.

Ils sont aussi des pasteurs qui ont porté un regard critique sur les problèmes sociaux de leur temps, notamment les problèmes liés à la richesse et à la pauvreté. C’est dans ce cadre global que prend corps leur enseignement sur le prêt à intérêt ou l’usure.

470 Tollington, Clement of Alexandria, A study in Christian Liberalism, vol. I, p. 323.

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Basile de Césarée

Surnommé « Le Grand » dès son vivant, Basile de Césarée a donné plusieurs homélies sur les

Psaumes. Le but de ces homélies est d’édifier et de donner une application morale plutôt qu’une interprétation exégétique du texte ; il le spécifie clairement dans l’introduction de l’homélie sur le Psaume I : « Les prophètes enseignent une chose, les livres historiques une autre ; encore une autre est enseignée dans la Loi, et une autre dans les Livres Sapientiaux. Le

Livre des Psaumes réunit ce qui est le plus utile dans tous les autres ; il prédit l’avenir, rappelle le passé, pose les lois de la vie, nous enseigne nos devoirs – en un mot, il constitue un trésor général d’excellentes instructions. »471

Dans chacune de ses homélies, Basile a abordé différents thèmes qui touchent la vie concrète de ses concitoyens. Ainsi, dans son Homélie sur le Psaume 14, il a livré un discours entier contre l’usure qu’il a présentée comme l’excès de l’inhumanité :

Lorsque le prophète décrit l’homme parfait, capable d’accéder à la sérénité totale, il met au nombre de ses mérites sa répugnance à toute usure. Ces sortes de bénéfices soulèvent maintes fois la réprobation de l’Écriture. Ézéchiel (22, 12) considère comme l’un des plus graves péchés de recevoir intérêt et usure et la loi l’interdit expressément : « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère ni à ton prochain » (Dt 23,19), et ailleurs : « Fraude après fraude, usure après usure. » (Jr 9,6) Et sur la cité qui regorge de vices, que dit le Psaume ? Jamais de sa grande place ne s’éloignent tyrannie et fraude (Ps 54, 12). Dans notre texte, le prophète choisit encore ce désintéressement pour caractériser l’humaine perfection : « Il ne prête pas son argent à intérêt. » (Ps 14, 15)472

Basile affirme par là que c’est un crime de prêter à usure et d’exiger en remboursement plus que le capital prêté. Il souligne, par ailleurs, que le riche doit prêter gratuitement au pauvre.

En lui prêtant à usure, il n’en fait ni un ami, ni un débiteur, mais un esclave, dans la mesure où l’usure contraint à la soumission. Et dans le même temps que ses biens s’augmentent par l’usure, ses crimes s’augmentent bien davantage encore :

471 Hom. In Ps. I, n. I. 472 Basile le Grand, Homélie 2 sur le Psaume 14, in A. G. HAMANN, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, p. 93-94. Voir : POUCHET J.-R., « Basile de Césarée, éducateur de la foi et promoteur de la charité, d’après sa correspondance », dans Revue d’histoire ecclésiastique, Université catholique de Louvain, Tome 102, Janv.- Mars 2007, p. 5-45.

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C’est réellement le comble de la barbarie, quand un homme dénué du nécessaire cherche à emprunter pour soulager sa misère, que le riche, au lieu de se contenter du capital, songe encore à exploiter la détresse de l’indigent pour accroître ses revenus. Les ordres de notre Seigneur sont à cet égard formels. A qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. L’avare voit cet homme brisé par la misère, venir se jeter à ses pieds : quelle humilité dans son attitude et ses supplications! Mais il reste sans pitié devant un malheur aussi immérité : nul sentiment pour cet être, nulle émotion que lui inspirent ses prières. Il conserve tout l’aplomb de son implacable cruauté et demeure sourd aux appels, insensible aux larmes, entêté dans son refus. Il jure au malheureux avec mille imprécations, qu’il se trouve très à court d’argent et qu’il est lui aussi en quête de prêteurs. Ces mensonges sont appuyés de serments et il ajoute encore le parjure à l’inhumanité. Mais lorsque notre candidat à l’emprunt évoque le taux usuraire et parle d’hypothèque, alors son front se déride, il sourit : voilà que lui revient à l’esprit l’amitié qui unissait leurs familles et il ne le traite plus que de « cher ami ». « Allons voir, dit-il, si nous n’aurions pas quelque argent de côté. Un de nos amis a placé de l’argent chez nous pour le faire produire. Il lui a fixé des intérêts fort lourds, c’est vrai, mais enfin nous en rabattrons quelque chose et nous prêterons cet argent à un taux moins élevé. » Voilà ce qu’il lui conte. Abusé par ces sornettes, le malheureux tombe dans le piège. L’autre lui fait signer une reconnaissance de dette et s’en va, après avoir volé sa liberté à cet homme que la misère accablait déjà. Contracter des dettes que l’on ne pourra pas rembourser c’est opter de plein gré pour une servitude éternelle. Quoi, tu veux soutirer au pauvre de l’argent et des revenus ? Mais s’il pouvait t’enrichir, qu’allait-il faire à ta porte ? Il venait vers un allié, il rencontre un ennemi. Il cherchait un remède, il trouve du poison. Tu devrais soulager sa pauvreté et tu doubles sa détresse en réclamant des fruits à un désert. On pense au médecin qui visiterait ses malades non pour les guérir, mais pour leur ôter leurs dernières forces. Oui, tu spécules sur la misère des pauvres. Les paysans souhaitent la pluie pour que germent leurs semences ; toi, tu guettes l’indigence d’autrui pour augmenter ta fortune. Ne sens-tu donc pas que tu gonfles ton capital de péchés bien plus que tu n’accrois tes revenus? Et l’autre reste pris dans un tragique dilemme lorsqu’il songe à sa misère, il désespère de ne jamais pouvoir régler sa dette, mais l’urgence de l’heure le presse d’emprunter. Alors acculé par la nécessité, il cède et son créancier l’abandonne tout ligoté par les contrats et les signatures.473

Pour ne pas être les proies des prêteurs impitoyables, Basile invite les emprunteurs à ne pas recourir à l’argent d’autrui : il leur recommande de vendre tout ce qu’ils possèdent plutôt que de perdre leur liberté par l’emprunt et de voir disperser leurs biens, pour un prix dérisoire, par un créancier pressé de rentrer dans ses débours. Il y a dans cette exhortation le sens de l’honneur et de la dignité, mais aussi un souci d’aider le nécessiteux à se prendre en charge et

473 Ibid., p. 94-95.

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à se valoriser. L’emprunt est non seulement contraire aux intérêts temporels, mais il compromet aussi gravement le salut éternel par les occasions qu’il donne au mensonge, au parjure, à l’ingratitude et à la perfidie. On peut percevoir ici la pertinence de la prière du

Sage : « Seigneur, j’implore de toi deux choses, ne me les refuse pas avant que je meure :

éloigne de moi fausseté et paroles mensongères, ne me donne ni pauvreté ni richesse, accorde- moi seulement de quoi subsister. Car, dans l’abondance, je pourrais te renier en disant : "Le

Seigneur n’existe pas!" ; et, dans la misère, je pourrais devenir un voleur, et profaner ainsi le nom de mon Dieu. » (Pr 30, 7-9). Il y a des emprunteurs qui trouvent des excuses, au moins apparemment, pour justifier leur conduite : les uns sont dans le besoin, et les autres veulent augmenter leur bien-être. Aux premiers, Basile donne l’exemple de l’abeille et de la fourmi qui savent trouver le nécessaire sans emprunter ni mendier. A tout prendre, mieux vaut encore demander l’aumône, si l’on est dans le dénuement et si l’on n’a pas assez de force pour supporter les fatigues du travail. Aux autres, il rappelle que, s’ils n’ont pas assez pour leurs nécessités, leurs commodités ou leurs voluptés, le nombre finira par se multiplier de ceux dont ils sont les débiteurs :

« Bois l’eau de ta citerne » (Pr 5, 15), c’est-à-dire ne compte que sur tes ressources personnelles et féconde l’aridité de ta vie non point avec l’eau du voisin, mais avec tes propres fontaines. Possèdes-tu des vases d’airain, des vêtements, un cheval, des meubles? Vends-les donc! Consens à tout perdre, sauf ta liberté. « Mais c’est trop humiliant d’aller vendre mes biens à la criée », dis-tu. Ne serait-ce donc pire pour toi de voir un inconnu les porter au marché et les vendre à l’encan aux prix les plus vils? Défends- toi d’aller frapper aux portes. « Ils sont étroits, en vérité, les puits des voisins. » (Pr 23, 27) Tâche plutôt de remédier à ta pauvreté par de menues besognes, cela vaut mieux que d’être porté en un jour au faîte de l’opulence grâce à l’argent d’un autre et se retrouver sur le pavé un peu plus tard. Si tu sens que tu es solvable, pourquoi ne pas employer l’argent dont tu disposes à combattre ta pauvreté? Si tu es dans l’impossibilité de rembourser, alors en empruntant tu soignes le mal par le mal. Ne tolère point qu’un créancier vienne faire le tourment de ta vie. Ne te résigne pas à être poursuivi et traqué comme un gibier. L’usure est mère de mensonge, principe d’ingratitude, occasion de perfidie et de parjure. [...] Assumons aujourd’hui les inconvénients de la pauvreté, ne les réservons à demain. Si tu te défends d’emprunter tu resteras aussi pauvre que maintenant. Mais si tu fais des dettes, tu es perdu, l’intérêt rendra ta misère effroyable. Personne aujourd’hui ne songe à te reprocher

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d’être désargenté. Le mal est involontaire. Mais si tu es criblé de dettes, qui ne t’accusera de folie ? N’emprunte pas. Si tu as quelque fortune tu n’as nul besoin de ces prêts. Si tu ne possèdes rien, tu ne pourras rembourser. N’expose pas ta vie à des regrets tardifs ni à la nostalgie de ce temps où tu ne payais pas d’intérêt.474

Il est intéressant de noter que Basile revient et insiste sur la liberté personnelle et l’autonomie de l’emprunteur, sur la dignité et la primauté de l’amitié à sauvegarder. Il termine son homélie en rappelant aux riches, sur un ton de condamnation toute spéciale, le conseil de Jésus ou, pour utiliser ses mots justes, "l’ordre du législateur" : « Donne l’argent qui dort sans emploi, sans le grever d’intérêt, et des deux côtés on s’en trouvera mieux. Les riches, parce qu’ils sauront que leur placement est sûr, les pauvres, parce qu’ils en feront bon usage.»475 L’aumône généreuse est donc préférable au prêt à intérêt, même non usuraire. Les riche ont mission de subvenir aux besoins des pauvres comme des leurs propres. Ainsi se construit la fraternité humaine dans la charité et le partage.

Les textes de Basile sont très touchants, et ils interpellent aussi bien les riches que les pauvres.

On peut les appliquer à la situation que connaissent aujourd’hui les pays d'Afrique très endettés par rapport aux pays du Nord et aux grandes institutions financières mondiales.

Grégoire de Nazianze

Fils d’évêque, Grégoire a été ordonné prêtre par son père qu’il a remplacé comme évêque de

Nazianze. Ami de Basile de Césarée476, il eut un apostolat des plus féconds au point de vue

474 Ibid., p. 96-97. 475 Ibid., p. 100-101. 476 Voici le témoignage de Grégoire lui-même : "Nous regardions ensemble dans la même direction. Dieu m’accorda un bienfait : me lier d’amitié avec le plus sage des hommes, avec celui-là même que sa vie et sa science plaçaient au-dessus de tous. Quel est-il ? Vous le devinez facilement : c’est Basile, l’homme qui servit tellement notre époque. Je partageais avec lui : études, logement, réflexions. Si l’on me permet quelque vantardise, je signalerais que, l’un et l’autre, nous ne passions pas inaperçus en Grèce. Tout était commun entre nous : une seule âme unissait deux corps distincts. Toutefois, ce qui contribua le plus à nous unir, ce fut Dieu et notre commun amour du Bien. En effet, dès que notre confiance fut suffisante pour nous révéler réciproquement l’un à l’autre le tréfonds de nos cœurs, notre amitié n’en devint que plus intime, puisque c’est l’identité des aspirations qui établit l’union des âmes." (Grégoire de Nazianze, Poème sur ma vie, vers 221-236 ; cité par Jean Huscenot, Les docteurs de l’Église, Médiaspaul, Paris, 1997, p 58). Notons que, pour consolider sa position métropolitaine, Basile de Césarée a nommé Grégoire de Nazianze, Évêque de Sasimes, suffragant de Césarée.

247 doctrinal ; tout dans sa vie s’y prêtait. Homme sensible, poète fin, contemplatif, il a joué un rôle déterminant à Constantinople, où il a su rétablir l’orthodoxie et liquider l’arianisme477.

Attentif aussi aux problèmes moraux et sociaux de son époque, il a condamné l’usure comme l’un des crimes qui déshonorent l’Église et arrache à l’homme sa dignité d’être créé à l’image de Dieu. Il fustige, dans l’une de ses homélies celui qui « a contaminé la terre par les usures et les intérêts, amassant là où il n’avait pas semé et moissonnant là où il n’avait pas répandu de semences, tirant son aisance non pas de la culture de la terre mais du dénuement et de la disette des pauvres ».478 Ici apparaît bien clairement l’intérêt porté par Grégoire à la question de la pauvreté, et qu'il explicite dans le Discours XIV sur L’amour des pauvres479.

Grégoire de Nysse

Grégoire de Nysse était le frère cadet de Basile et, comme ce dernier, l’ami de Grégoire de

Nazianze. Il fut institué lecteur, mais se détourna de l’état ecclésiastique et se maria. Sous l’influence de Basile, il s’intéressa à la vie ascétique et finalement devint prêtre. Basile lui confia le petit évêché de Nysse (dans l’Est de la Turquie actuelle).

Parmi les trois Cappadociens, Grégoire de Nysse est à la fois philosophe et mystique. Il prolonge en quelque sorte le travail de Basile, en lui apportant la vigueur de son esprit dialectique et la richesse de sa culture philosophique.

Comme Basile, il s’attaque aux plaies sociales de son temps dont l’usure constitue une exploitation quasi mortifère de la classe des pauvres. Son homélie contre les Usuriers480 est une critique très acerbe, voire injurieuse des usuriers, riches insensibles à la grande pauvreté autour d’eux :

477 L'arianisme est un courant hérétique du 4ème siècle qui nie la divinité de Jésus. 478 Orat., XVI P. G., t XXXV, col. 957. 479 Voir Grégoire de Nazianze, l'amour des pauvres, (Discours 14), in Ichtus 6, Riches et pauvres. Traduction F. Quéré. 480 Grégoire, évêque de Nysse, Homélie contre les usuriers, Reprise d'une traduction de E. Sommer – 1907. Nous utilisons cette version dans les différentes citations de l’homélie.

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… qui que tu sois, déteste un vil trafic ; tu es humain, aime tes frères, et non pas l'argent : ne franchis pas cette limite du péché. Dis à ces intérêts qui te furent si chers la parole de Jean Baptiste : "Race de vipères, fuyez loin de moi; vous êtes les fléaux de ceux qui possèdent et de ceux qui reçoivent ; vous donnez un instant de plaisir, mais ensuite votre venin met dans l'âme l'amertume et la mort ; vous barrez le chemin de la vie ; vous fermez les portes du royaume ; vous réjouissez un moment l'œil de votre vue, l'oreille de votre bruit, puis vous enfantez l'éternelle douleur." Dis ainsi, et renonce à l'usure et aux intérêts ; embrasse les pauvres de ton amour, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. C'est la pauvreté qui le fait te supplier et s'asseoir à ta porte ; dans son indigence, il cherche un refuge auprès de ton or, pour trouver un auxiliaire contre le besoin ; et toi, au contraire, toi l'allié tu deviens l'ennemi ; tu ne l'aides pas à s'affranchir de la nécessité qui le presse, pour qu'il puisse te rendre ce que tu lui auras prêté, mais tu répands les maux sur celui qui en est déjà accablé, tu dépouilles celui qui est déjà nu, tu blesses celui qui est déjà blessé, tu ajoutes des soucis à ses soucis, des chagrins à ses chagrins : car celui qui prend de l'or à intérêt reçoit sous forme de bienfait des arrhes de pauvreté, et fait entrer la ruine dans sa maison. Quand le malade, dévoré par la chaleur de la fièvre, en proie à une soif ardente, ne peut s'empêcher de demander à boire, celui qui par humanité lui donne du vin le soulage un moment tandis que la coupe se vide, mais au bout de peu de temps, la fièvre, à cause de lui, redouble de violence ; de même celui qui tend à l'indigent un or gros de pauvreté ne met pas un terme au besoin, mais aggrave le malheur.

Pour Grégoire, l’usure est un commerce méprisable ; celui qui la pratique est cupide, avide d’argent, capable de sacrifier l’humain au profit d’intérêts pécuniaires. Saint Paul déclare dans ce sens que « la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent. » (1Tim 6, 10). Celui qui prête à usure augmente l’indigence de son emprunteur au lieu de la diminuer. Grégoire présente ensuite un long réquisitoire dans lequel il dépièce l’insolence et la cruauté de l’usurier :

L'oisiveté et la cupidité, voilà la vie de l'usurier : Il ne connaît ni les travaux de l'agriculture, ni les soins du commerce; il demeure toujours assis à la même place, engraissant son bétail à son foyer; il veut que tout croisse pour lui sans semailles et sans labour, il a pour charrue une plume, pour champ un parchemin, pour semence de l'encre; sa pluie, à lui, c'est le temps, qui grossit insensiblement sa récolte d'écus; sa faucille, c'est la réclamation ; son aire, cette maison où il réduit en poudre la fortune des malheureux qu'il pressure. Ce qui est à tout autre il le regarde comme sien; il souhaite aux humains des besoins et des maux, afin qu'ils soient forcés de venir à lui; il hait quiconque sait se suffire, et voit des ennemis dans ceux qui n'empruntent pas. Il assiste à tous les procès, afin de découvrir un homme que pressent des créanciers, et suit les gens d'affaires comme les vautours suivent les armées ; il promène sa bourse de tous côtés, il présente l'appât à

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ceux qu'il voit suffoquer, afin que si la nécessité les force d'ouvrir la bouche, ils avalent en même temps 1'hameçon de l'intérêt. Chaque jour il calcule son gain, et jamais sa cupidité n'est assouvie ; il s'indigne contre l'or qui se trouve dans sa maison, parce qu'il est là oisif et stérile; il imite l'agriculteur qui vient sans cesse demander de la semence à ses greniers; il ne laisse pas de repos à ce malheureux or, mais il le fait passer sans relâche de main en main.

Deux caractéristiques ou deux vices ontologiques de l’usurier sont soulignés dans ce réquisitoire : l’oisiveté et la cupidité. Paresseux, "charognard", l’usurier est un insensible à la misère humaine et sourd à l’appel de Dieu qui résonne en lui (cf. la parabole du riche et de

Lazare (Lc 16, 19-31).

Montrant à partir des Écritures l’extrême bonté et la très grande générosité de Dieu vis-à-vis des personnes généreuses, Grégoire étale un catalogue de soucis auxquels est soumis l’usurier ; c’est un art exceptionnel. Avec fermeté et netteté, il note que l’usure est un péché contre nature, car elle fait obtenir un gain à partir de choses inanimées, alors que, dans la nature, seules les choses vivantes produisent des fruits :

Que si ces paroles semblent étranges à ton oreille, j'ai un témoignage tout prêt pour te prouver que Dieu paye au centuple les personnes pieuses qui consacrent leur or à des bienfaits. Quand Pierre prit la parole et dit : « tu vois que nous avons tout quitté et que nous t'avons suivi, quelle sera donc notre récompense? » « Je vous le dis en vérité, répondit Jésus, quiconque aura quitté, sa maison, ou ses frères ou ses sœurs, ou son père ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle. » Vois-tu quelle générosité? Comprends-tu quelle bonté? L'usurier le plus éhonté prend mille peines pour doubler son argent; et Dieu, de son plein gré, donne le centuple à quiconque ne pressure pas son frère. Écoute le conseil de ce Dieu, et tu recevras des intérêts assurés. Pourquoi, outre que tu te rends coupable, te consumes-tu en soucis? Calculant les jours, comptant les mois, songeant au capital, rêvant des intérêts, craignant le jour de l'échéance, de peur qu'il ne soit stérile comme une moisson frappée de la grêle, l'usurier épie les affaires de son débiteur, ses voyages, ses mouvements, ses pas, son commerce...

Passant ensuite en revue différents passages de l’Écriture qui interdisent l’intérêt sur le prêt,

Grégoire évoque particulièrement le texte dit du Pater pour convoquer l’usurier au tribunal de sa conscience et lui signifier que « la mesure dont on se sert pour les autres servira aussi pour nous » (Lc 6, 38 // Mt 7,2 et Mc 4,24) :

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Ne demande pas un produit au cuivre et à l'or, matières stériles; ne force pas la pauvreté à faire œuvre de richesse, ni celui qui te demande un capital à rendre des intérêts. Ne sais-tu donc pas que la demande d'un prêt n'est qu'une demande d'aumône déguisée? Aussi le livre de la loi, qui nous conduit dans les voies de la piété, ne se lasse pas d'interdire l'usure : Si tu prêtes de l'argent à ton frère, tu ne le presseras pas. Et la grâce, cette source inépuisable de charité, commande la remise des dettes; ici elle dit avec bonté : "Ne prêtez pas à ceux de qui vous espérez recevoir" ; ailleurs, dans la parabole, elle châtie amèrement le serviteur impitoyable qui ne se laisse pas fléchir par les supplications de son compagnon et ne lui remet pas une faible dette de cent deniers, lui qui avait obtenu la remise de dix mille talents. Notre Sauveur, celui qui nous enseigne l'amour, offrant à ses disciples une règle et un modèle de courte prière, y a fait entrer les paroles qui suivent, comme les plus nécessaires et les plus efficaces pour fléchir Dieu : « Et remettez-nous nos dettes comme nous 1es remettons nous- mêmes à ceux qui nous doivent. » Comment donc prieras-tu, toi, l'usurier? De quel front demanderas-tu une grâce à Dieu, toi qui reçois toujours et ne sais pas donner? Ignores-tu que ta prière ne fait que rappeler ton inhumanité?

Tout en sollicitant le repentir pour les usuriers, Grégoire exhorte les emprunteurs à trouver dans leur situation économique les voies et moyens susceptibles de les sortir de la misère ; il les réfère ainsi aux sages conseils de Basile :

J'ai assez combattu les usuriers dans ce discours, et j'ai suffisamment prouvé, comme devant un tribunal, les chefs de l'accusation ; puisse Dieu leur donner le repentir de leurs fautes. Quant à ceux qui empruntent avec tant de facilité, et qui se laissent prendre étourdiment aux hameçons de l'usure, je ne leur dirai rien; il leur suffit des conseils que notre vénéré père, saint Basile, a si éloquemment exposés dans cet écrit où il s'adresse plus encore à l'emprunteur téméraire qu'à 1'usurier cupide.

L’objectif principal de Grégoire dans son long discours sur les usuriers est, en quelque sorte, de réaliser la mission essentielle de Jésus qui est le projet de Dieu sur l’humanité :

«Rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés », c’est-à-dire unir, dans une même famille humaine, riches et pauvres, tous étant créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, et appelés à imiter Dieu, Bon et Généreux. L’imitation même de la générosité de Dieu devient alors une exigence qui passe avant tout par la générosité envers les plus démunis de la société, quels qu’ils soient et d’où qu’ils soient. Grégoire dépasse ainsi les considérations culturelles

251 et raciales de la loi de Moïse pour arrimer son discours à l’Évangile qui étend la fraternité à tous les hommes sans distinction.

Pour les Cappadociens en définitive, le croyant, devenu avec le concours de l’Esprit fils adoptif du Père dans le Fils unique, est appelé, de par son baptême, à entrer dans le mystère de l’Église. L’amour dont il aimera son prochain sera ou, du moins, devra être identique à celui qu’il reçoit de Dieu, sous peine d’infidélité à sa vocation divine, qui transfigure comme à l’infini ses virtualités naturelles de bonté et de bienveillance.

- Saint Jean Chrysostome

Né d’une famille aisée, Jean a connu une jeunesse très féconde, aux succès multiples.

Initialement destiné à une carrière des plus brillantes, il décide de renoncer aux honneurs et à la gloire pour se réfugier dans la vie monastique. Mais, pressé par la charité, il revient dans le monde et devient, après plusieurs années d’activités intenses, patriarche de Constantinople.

Réformateur imbu du message évangélique et de l’esprit apostolique, il s’attaque aux fléaux sociaux de son temps, notamment l’amour effréné du luxe et la cupidité qui engendrent l’exploitation du pauvre par la pratique de l’usure. Dans ses homélies et prédications, il procède à une réfutation philosophique du concept d’intérêt en s’appuyant sur l’Écriture : «

Dans les affaires matérielles, Dieu a défendu que l’argent rapportât de l’intérêt. Pourquoi, pour quelle raison ? Parce que c’est une convention fâcheuse aux deux parties. Le débiteur est ruiné, et le gain du créancier ne fait qu’accroître le fardeau de ses péchés. Voilà pourquoi, dès l’origine, Dieu a donné aux Juifs grossiers ce précepte : "Tu ne prendras pas d’intérêt à ton père et à ton frère" (Dt 23, 19). »481 Pour Jean Chrysostome, l’usure aggrave la misère de l’emprunteur et fait perdre au créancier son âme :

481 Homélies sur l’inscription des Actes, Quarante-Unième Homélie.

252

L’usure de l’argent ruine et celui qui prête et celui qui emprunte ; elle perd l’âme de celui qui reçoit l’usure et écrase la pauvreté de celui qui la donne. Quoi de plus triste que de voir un homme spéculer sur la pauvreté de son prochain et faire commerce du malheur de ses frères ! Il porte une figure humaine et n’a rien que d’inhumain dans sa conduite ; il devrait tendre la main à son frère et il précipite dans l’abîme celui qui a besoin de secours. Que fais-tu, ô homme ? Le pauvre ne va pas chez toi pour que tu augmentes sa pauvreté, mais pour que tu la soulages, et ta conduite ne diffère pas de celle des empoisonneurs. Ceux-ci cachent leurs embûches secrètes dans les mets habituels de leurs victimes, et ceux-là, cachant sous un air d’humanité leur usure fatale ne laissent pas apercevoir le mal à ceux qui doivent prendre ce breuvage mortel. Aussi il est bon de rappeler ce qui a été dit du péché, et à ceux qui prêtent à usure, et à ceux qui empruntent ainsi. Or, qu’a-t-il été dit du péché ? « Pour un peu de temps, il plaît au palais ; mais ensuite il est plus amer que le fiel et plus pénétrant qu’une épée à deux tranchants. » (Prov. 5, 3-4) Voilà ce qu’éprouvent les emprunteurs ; dans votre détresse vous prenez l’argent qu’on vous prête, vous vous procurez ainsi une consolation, mais bien petite et de courte durée ; et ensuite lorsque les intérêts s’accumulent et que le fardeau dépasse vos forces, cette douceur qui flattait le palais devient plus amère que le fiel, plus perçante qu’une épée à deux tranchants, et vous êtes forcés d’abandonner en toute hâte le bien de vos pères482.

Jean voit dans le prêt à intérêt l’acte de semer et de recueillir sans terre, sans pluie et sans charrue. Il va alors condamner l’usure comme un crime, une espèce de rapine, speciosam rapinam, une injustice à réparer par la restitution des intérêts usuraires : « Je parle du crime de l’usure. Il est autorisé, vous récriez-vous, par les législations humaines : oui, elles absorbent le publicain et l’usurier ; mais la loi de Dieu, elle les condamne l’un et l’autre, et c’est à son tribunal que nous serons jugés, si nous ne mettons enfin un terme à l’oppression des pauvres, si nous persistons à abuser de leurs pressantes nécessités, pour grossir nos revenus par de honteuses spéculations. » L’intérêt légal, c’est-à-dire celui autorisé par les lois civiles, est ici expressément condamné.

On le voit bien, Jean Chrysostome se fait grand défenseur de l’éminente dignité des pauvres dans l’Église. Il les protège contre les barbaries financières des riches et des puissants, sans pour autant jamais condamner la richesse. Pour lui, la richesse est une nécessité sociale, un

482 Homélie sur la Genèse, Quatrième Homélie.

253 dépôt ; elle est légitime à condition qu’elle n’assujettisse pas celui qui la possède, et qu’elle contribue à supprimer la pauvreté du prochain : « La richesse est bonne pour son propriétaire uniquement lorsque celui-ci n’en fait pas usage pour son propre plaisir, pour s’enivrer ou dans un but nuisible, mais au contraire, il en jouit avec modération et il partage tout le reste pour donner à manger aux pauvres. C’est alors que les richesses sont bonnes. »483 Le riche n’est pas sommé de dépouillement total, mais il est simplement invité à partager ses biens avec le pauvre, biens dont Dieu seul est propriétaire puisque c’est lui qui les a créés ; le riche n’en est que le gérant : « Même s’il s’agit de l’héritage que tu tiens de tes parents, tu n’es que le gérant de ce que tu as. Tout appartient à Dieu. […] De même que tu confies tes biens à ton serviteur pour qu’il les gère, Dieu te les a confiés pour que tu les utilises comme tu le dois. »484 Ou encore : « Toi, ô riche, tu as reçu bien plus que tous les autres, non pour que tu dépenses à ton goût, mais pour que tu sois un bon gérant pour les autres. »485

Jean Chrysostome estime que l’idéal dans l’humanité serait la communauté des biens matériels. Le partage généreux qui assure cet idéal est le canal privilégié pour la rédemption du riche.

b) Les Pères du monde latin

- Saint Ambroise de Milan

De tous les pères de l’Église, c’est probablement Saint Ambroise qui a le mieux examiné la question de l’usure. Il fonde sa pensée sur l’Écriture, et plus spécifiquement sur le livre de

Tobie dont il exalte l’exemple en matière de générosité486.

483 Sur Lazare Hom. 7, 5 (PG 48, 1052). Cité par Javier QUEREJAZU, L’usage et l’abus des biens matériels dans la pensée de Saint Jean Chrysostome, dans « Connaissance des Pères de l’Église», n. 70, p37. 484 Sur S. Mt. Hom. 77, 4 (PG. 58, 707), ibid., p. 38. 485 Sur Lazare Hom. 2,5 (PG 48, 988-999), ibid., p. 38. 486 Saint Ambroise, Livre de Tobie, in Bibliothèque choisie des Pères de l'Église grecque et latine, ou, Cours d'éloquence sacrée (1824), troisième partie, tome neuvième, Paris, Méquignon-Havard, pp. 97ss.

254

Tobie est un homme imbu d'altruisme, moins occupé de ses propres besoins que de ceux des autres. En effet, il a prêté à Gabaël, sous son seing, une somme d'argent qu’il ne songe pas à lui redemander. Pourtant, cette somme d'argent aurait pu lui être d’un grand secours, surtout dans l’état où il se trouvait; il n’y pense que lorsqu’il regarde comme un acte de justice de ne pas priver son fils d’un bien qui lui était légitimement dû (Tb 9, 1-6).

Partant de cette Figure de grande générosité, Ambroise établit en principe général que tout prêt que l’on charge d'intérêt est mauvais. Pour lui, il est donc abominable de donner son argent, avec le désir de retirer et le capital et un intérêt. Il invite alors à donner quand on le peut; autrement dit, faire profiter les autres de ce qui ne nous sert pas. Il exhorte même à prêter de l'argent comme si cet argent ne devait jamais nous être rendu. Ainsi, si on nous le rend, nous le recevrions comme un gain et comme un profit.

S’adressant plus particulièrement aux usuriers, Ambroise leur rappelle que non seulement l’usure en argent est défendu mais aussi l’usure en nature, car tout ce qui est pris en sus du capital est une usure. Il incite particulièrement les chrétiens à prêter dans l’esprit évangélique

à ceux de qui ils n’espèrent pas recevoir ce qu’ils ont prêté.

A tous, riches et pauvres, Ambroise déconseille l’emprunt, source d’ennuis pour les créanciers, et de pauvreté pour les débiteurs. Il rejoint en cela Basile de Césarée.

Il condamnera les usures comme contraires à la loi naturelle, en déclarant que prendre par les usures quelque chose à autrui est un vice qui ne peut convenir qu’à des âmes serviles et de la plus basse condition et qu’il est contraire à la nature de faire tort à autrui pour se procurer des avantages.

Ambroise touche ici la question de la conscience humaine, et il a le mérite de faire reposer sa condamnation de l’usure à la fois sur la loi divine et sur la loi naturelle. On peut alors supposer que son discours a un caractère avant tout social. Il condamne même l'intérêt que la loi civile autorise. Cette sorte d'intérêt que la loi appelle "centième", Ambroise l'appelle la

255 centième qui donne la mort, et il l'oppose au centuple que donne la terre et à la centième brebis que le bon pasteur va chercher.

- Saint Jérôme

C’est en Exégète averti que Saint Jérôme traite de la question du prêt à intérêt. Il donne, dans ce cadre précis, des commentaires très intéressants du livre d’Ézéchiel (18, 6) et de l’Évangile selon Saint Matthieu. Il commence par observer que l’Écriture interdit d’exiger et de recevoir de l’intérêt sur tout prêt, quelle que soit la nature du prêt :

« Il y en a qui s’imaginent qu’il n’y a d’usure que dans les prêts d’argent ; mais nos livres saints487 condamnent en toutes sortes de choses la pratique d’exiger plus qu’on a donné. Et en effet, nous voyons que, dans la campagne, on a accoutumé de prendre de l’usure du blé, du millet, du vin, de l’huile, et de tous les autres fruits de la terre, ou, comme l’appelle l’écriture, la surabondance »488. Jérôme illustre davantage son propos :

Par exemple, on prêtera en hiver dix boisseaux de grain, et on en recevra quinze dans le temps de la moisson, qui est une moitié de plus de ce qu’on avait prêté : de sorte que ceux qui n’en exigent qu’un quart se croient les plus justes du monde. Et voici comme ils ont accoutumé de raisonner : Le boisseau que j’ai donné en a produit dix à celui qui l’a reçu : n’est-il donc pas juste que je reprenne pour moi un demi-boisseau de plus sur celui qui, par ma libéralité, a profité de neuf boisseaux et demi ? Mais ne vous y trompez pas, leur répond l’apôtre : on ne se moque point de Dieu impunément ; car je demanderai volontiers à cet usurier si charitable s’il a prêté à un riche ou à un pauvre ? Si c’est un riche, j’ai à lui dire qu’il ne devait pas lui prêter ; et si c’est à une personne qui était dans le besoin, je lui demanderai pourquoi il a donc exigé au-delà de ce qu’il avait prêté489.

Enfin, Saint Jérôme synthétise admirablement : « Voyez le progrès de la loi : au commencement, elle ne défend l’usure qu’à l’égard des frères ; le prophète la défend à l’égard

487 Référence est faite ici au livre du Lévitique : « Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts. » (Lv 25, 35. 37). Voir : Bossuet, Traité sur l’usure, troisième proposition, in M. l’Abbé Guillaume, Œuvres complètes de Bossuet, T. dixième, Librairie ecclésiastique de Briday, 1887, p.440. 488 Cf. Marie-Nicolas-Sylvestre Guillon, Bibliothèque choisie des Pères de l’Église grecque ou latine, ou Cours d’éloquence sacrée, T. XX, C. J. Albanel, Paris, p. 301 489Ibid, p. 301-302, entre 1822 et 1829.

256 de tous les hommes, et l’Évangile, donnant le dernier accroissement à la vertu, nous commande de prêter même à ceux dont on n’espère pas recevoir. »490. Pour Saint Jérôme donc, tout ce que l’on perçoit en sus de ce que l’on a prêté « doit être appelé usure et surabondance »491. On voit là une chronologie dans la pensée de Saint Jérôme : l’évangile est l’accomplissement de l’Ancien Testament.

- Saint Augustin

Bien peu d’hommes ont exercé sur la pensée des générations successives une influence aussi profonde et aussi continue que Saint Augustin. Né pauvre, ou du moins de parents relativement peu fortunés, Augustin n’a fait ses études que grâce à la générosité d’un ami de son père. Dans l’élan spontané d’une nature particulièrement douée, il s’était orienté vers une carrière prometteuse, où la gloire serait accompagnée d’avantages matériels nullement méprisables. Mais cet élan se brise par deux fois.

A dix-neuf ans, il s’éprend de la sagesse que lui prêche l’Hortensius de Cicéron et il se croit prêt à lui sacrifier les biens périssables dans lesquels le vulgaire croit trouver le bonheur.

Repris par les ambitions de la jeunesse, emprisonné dans une fausse sagesse, englué surtout dans les passions de la chair, il retourne aux vanités, pour les acheter et les vendre. Mais vers sa trentième année, sous l’influence de la philosophie de Plotin492 et d’Antoine493, et surtout sous l’action de la grâce qui lui fait retrouver la foi de son enfance, il se dégage pour toujours.

Avec quelques familiers, il s’installe d’abord à Cassisiacum, pour y mener la vie communautaire. Mais ce détachement apparent s’inspire d’un idéal humain, quelque peu

490 Saint Jérôme, Commentaire sur Ézéchiel, chapitre 18. 491 Marie-Nicolas-Sylvestre Guillon, T. XX, p. 302. 492 Plotin, fondateur du néo-platonisme, enseigne, par sa doctrine du salut, la démarche par laquelle l’âme peut retrouver l’unité originelle et se fondre en elle ; c’est une mystique au sens chrétien du terme, bien que Plotin ait défendu le polythéisme hellénique traditionnel. 493 Antoine était un jeune homme riche qui avait tout abandonné pour trouver Dieu dans la solitude et la pauvreté du désert. Augustin a écouté le récit de sa conversion.

257 bourgeois : on quitte le vulgaire, mais on reste à son insu dans le monde. Le baptême, les orientations nouvelles, et surtout la vie apostolique transfigurent cet idéal.

Revenu en Afrique, Augustin vend, au profit des pauvres, les quelques arpents de terre que lui a légués son père ; avec quelques autres amis, il s’installe dans la maison familiale devenue une espèce de couvent. Ordonné prêtre, puis évêque, il maintient sa résolution : quiconque voudra travailler avec lui dans les rangs du clergé d’Hippone devra partager la vie commune.

Sur le plan pastoral, Augustin reste un prédicateur talentueux, qui sait toucher le cœur de ses auditeurs « avec pondération, évitant la diatribe qui pourrait blesser "un frère en humanité".

[…] Sa préoccupation première, comme celle des autres évêques de son époque, est de se mettre à l’école de l’Évangile, de modeler en priorité "le cœur" de l’homme, à l’imitation de

Jésus Christ, le vrai Pauvre, "qui de riche s’est fait pauvre". »494 Dans les nombreux sermons qu’il a prononcés, il met un accent particulier sur le caractère éphémère des biens de ce monde dont Dieu seul est le Créateur. Chez lui, tout est orienté vers la Cité de Dieu :

Que le riche se sache pèlerin, en route : que sa fortune lui apparaisse comme une hôtellerie. Qu’il refasse ses forces, puisqu’il est voyageur, qu’il se restaure, puisqu’il passe. Il n’emporte pas ce qu’il trouve à l’hôtellerie. Viendra un autre voyageur, lui aussi en bénéficiera, sans rien emporter avec lui. Tous, nous laissons en ce monde ce que nous avons pu amasser. « Nu, dit Job, je suis sorti du sein de ma mère, nu, je retournerai à la terre. Le Seigneur m’a donné, le Seigneur m’a pris. » (Job 1, 21) Il ne s’est pas retiré, puisqu’il t’a laissé le soin du pauvre : « Nu, je suis sorti du sein de ma mère, nu, je retournerai à la terre. »495

« Tout ce que tu as trouvé dans la création, c’est moi qui l’ai créé ; tu n’as rien apporté, tu n’emporteras rien. Pourquoi ne me donnes-tu pas de ce qui est mien, puisque tu es dans l’abondance et le pauvre dans la disette ? »496 Alors, « donne largement pour t’assurer une vie heureuse, de peur que cette nuit, on ne te redemande ton âme. »497

494 A.-G. Hamman, Partage avec le pauvre, p.70. 495 Saint Augustin, Sermon 14, in A.-G. Hamman, op. Cit., p. 84. 496 Saint Augustin, Sermon 123, in A.-G. Hamman, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, p. 304. 497 Saint Augustin, Sermon 86, in A.-G. Hamman, op. Cit., p. 128.

258

De là, Augustin stigmatise l’usure comme un manque de charité, et invite l’usurier à la patience et à la bienveillance vis-à-vis de son emprunteur, considérant que Dieu seul peut être sujet d’usure :

Lorsque tu cherches à qui donner pour augmenter ton capital, ton client a grande joie de recevoir, mais quand il s’agit de rendre, il est dans l’affliction. Il t’a supplié pour recevoir : pour ne pas rendre, il recourt à la calomnie. « A qui te demande, donne, et de qui veut t’emprunter, ne te détourne pas. » (Mt 5, 42) Ne reçois pas plus que tu n’as donné. Ne provoque pas les larmes de ton débiteur : tu perdrais le mérite de ton bienfait. S’il ne dispose pas actuellement de ce que tu lui as donné, ou si tu lui réclames ce qu’il a reçu de toi par hasard, prends patience : il te rendra, quand il pourra. Ne replonge pas dans la détresse celui que tu en as tiré. Tu as donné, à présent, tu exiges : il n’a pas de quoi, il le fera, quand il le pourra. [...] Tu prétends ne pas être un usurier, et tu voudrais qu’il recourût à un usurier pour te rendre. Tu n’exiges pas d’intérêt, pour ne pas te comporter en usurier, pourquoi alors le jeter dans les mains d’un autre usurier ? Tu le pressures, tu l’étouffes, même quand tu n’exiges que ton dû. En le prenant ainsi à la gorge, en le mettant au pied du mur, tu cesses d’être son bienfaiteur, tu le mets au désespoir. Tu me diras peut-être : il a de quoi rembourser, il possède une maison, qu’il la vende, il a une propriété, qu’il la cède. Eh quoi ! Quand il s’est adressé à toi, ce fut pour ne pas vendre. Tu l’as sorti d’affaire, ce n’est pas le moment de le précipiter dans un désastre. Voilà comment agir avec vos semblables. C’est Dieu qui l’ordonne, c’est Dieu qui le veut.498

On le voit bien, Augustin se situe dans une perspective largement évangélique qui appelle à l’exercice de la charité inconditionnelle et du don sans mesure.

c) Synthèse

On peut retenir que les Pères de l’Église, en parlant de l’usure pour la condamner, font surtout mention des pauvres et de leurs conditions de vie souvent précaires. Pour eux, l’usure peut

être approchée comme le fruit, le profit, l’accroissement du prêt, l’excédant du capital. Leur condamnation prend sa source dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Dans leurs différentes prédications, ils s’en tiennent aux maximes traditionnelles évangéliques du détachement du cœur et de l’aumône généreuse. Mais ils transcendent ces maximes pour rappeler aux riches

498 Saint Augustin, Sermon 239, in A.-G. Hamman, op. Cit., p. 107-108.

259 que leurs devoirs « ne sont pas seulement ceux du détachement du cœur, mais ceux du partage. Ils ne sont pas seulement ceux de la générosité, mais ceux de la justice. »499

Nous retrouvons, sous-jacents à l’ensemble de la prédication des Pères, ce qui aujourd’hui constitue les principes même de la doctrine sociale de l’Église, à savoir : la dignité de la personne humaine, la destination universelle des biens, la solidarité et la subsidiarité. C’est au nom de ces principes, liés au substrat humain et que nous développerons plus loin, que les

Pères se sont évertués à une condamnation sévère de l’usure instaurée en structure de péché.

2- Les Conciles

Dans la littérature scripturaire et patristique, nous avons relevé que l’usure et le prêt à intérêt sont deux concepts exprimant la même réalité : profit qu’on retire d’un prêt au-dessus du capital. Si la Bible réprouve cette pratique et appelle à une solidarité avec les nécessiteux, les

Pères de l’Église, tout en proclamant leur mépris profond des usuriers, ont beaucoup insisté sur la damnation éternelle de ceux-ci sans jamais pouvoir stipuler des sanctions positives à leur endroit. Ce qui ne paraît pas assez suffisant ou convaincant pour endiguer la pratique de l’usure. Comme pour palier à ce vide et dérouter quelque peu les usuriers, des conciles500 n’ont pas hésité à édicter des sanctions claires et fermes vis-à-vis des clercs, puis des laïcs usuriers.

499 A.-G. Hamman, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, p. 8. 9-10 ; on peut trouver dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (n. 329), une belle synthèse de la pensée des Pères de l’Église : « La richesse existe pour être partagée. » 500 D’une manière générale, un concile est une réunion régulière ou ordinaire d’Évêques assemblés pour délibérer et porter un jugement sur des questions d’ordre ecclésial. On distingue les conciles en particuliers et universels ou œcuméniques. Les particuliers se subdivisent en diocésains, provinciaux et nationaux, auxquels on peut ajouter, entre autres, les conciles pléniers et les conciles généraux (de l’Orient et de l’Occident). Un concile œcuménique ou universel est l’assemblée solennelle des évêques du monde entier, réunis à l’appel et sous l’autorité et la présidence du pontife romain pour délibérer et légiférer en commun sur les choses qui intéressent la chrétienneté entière. Les conciles généraux par contre, sont ceux auxquels est largement représenté l’épiscopat des diverses parties de la chrétienneté, mais auxquels n’a pas été reconnu le caractère de l’œcuménicité. Pour de plus amples précisions, voir : 1)- J. FORGET, « Conciles », Dictionnaire de Théologie Catholique, T 3, col 636-676 ; 2)- Nicolas IUNG, « Concile », Dictionnaire de Droit Canonique, T 3, col 1268- 1301.

260

Nous voulons passer ici en revue quelques dispositions conciliaires contenant des interdictions strictes de l’usure avec des sanctions positives. Nous distinguons conciles

œcuméniques et conciles généraux.

a) Conciles œcuméniques

- Premier concile de Nicée

Le premier concile de Nicée, fidèle à la tradition des Pères de l’Église en matière de l’interdiction d’un intérêt quelconque sur le prêt, a émis une ordonnance ferme et sans ambages à l’encontre des clercs qui pratiquent l’usure. Tout clerc qui serait pris en costume d'usurier s'expose à la perte de l’état clérical comme le signifie ce décret conciliaire :

Comme beaucoup de membres du clergé, se livrant à l’avarice et à la honteuse recherche du gain, ont oublié la parole divine qui dit : Il n’a pas donné son argent à intérêt (Ps 14, 5), et, en prêtant de l’argent, exigent des centimes, le saint et grand concile a décidé que, si l’on découvrait que quelqu’un, après cette ordonnance, pratique la prise d’intérêts, ou recherche la chose d’une autre manière, ou réclame une fois et demie le prêt, ou imagine un autre type de gain scandaleux, il doit être chassé du clergé et son nom rayé du rôle. (Can. XVII)501.

Le clerc usurier est donc suspens de son office et de son bénéfice, car la pratique de l’usure rend indigne l’occupation d’une fonction d’ecclésiastique. Les termes utilisés par le Concile sont très directifs et décisionnels, et le canon envisage tous les contours de la question, empêchant ainsi tout détour. On retiendra avec intérêt ce commentaire de A. Bernard :

Non seulement les clercs ne peuvent prendre le centième en argent (…) soit 1/8e du capital par an ou 12 ½ pour 100 permis par les civiles, mais il leur est interdit de prendre des intérêts pour n’importe quel motif et de n’importe quelle manière, notamment, en exigeant la moitié en sus du capital. Cette pratique de l’usure en nature au taux de moitié en plus était courante dans le prêt de denrées et de fruits. Elle avait été autorisée par Constantin dans une constitution publiée deux mois avant la réunion du concile.502

501 G. Alberigo (dir.), Les Conciles œcuméniques. Les Décrets, T II- 1, Nicée I à Latran V, Cerf, Paris, 1994, p. 53 502 A. Bernard, « La formation de la doctrine ecclésiastique sur l’usure », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 15, vol. 2, col. 2329-2330, Paris, Letouzey et Ané.

261

- Conciles de Latran

Deuxième concile de Latran

Au deuxième concile de Latran, les sanctions applicables aux usuriers se transposent du monde clérical à celui des laïcs usuriers dont la conduite est considérée comme ignominieuse, déshonorante, vile et répugnante. Ces laïcs sont exclus des sacrements de l’Église, et donc coupés de la sève qui irrigue l’âme et maintient dans l’amitié ou la filiation avec Dieu. Ils sont même privés de funérailles ecclésiastiques s’ils ne reconnaissent pas, avant de mourir, que l’usure est un péché, et s’ils ne s’engagent pas volontairement à en abandonner la pratique :

Détestable et scandaleuse au regard des lois divines et humaines et rejetée par l’Écriture dans l’Ancien et le Nouveau Testament est l’insatiable rapacité des usuriers : aussi la condamnons-nous et l’excluons-nous de toute consolation de l’Église, ordonnant qu’aucun archevêque, aucun évêque ou abbé de quelque ordre que ce soit ou aucun clerc ordonné n’ose admettre des usuriers aux sacrements sans une extrême prudence. Qu’ils soient tenus pour infâmes toute leur vie et privés de sépulture ecclésiastique s’ils ne viennent pas à résipiscence. (Can. 13)503

Troisième concile de Latran

Le troisième Concile de Latran prend les mêmes mesures punitives que le deuxième, mais

il va au-delà en prévoyant aussi des sanctions pour tout ecclésiastique complice d'un

usurier public :

Presque en tout le crime de l’usure s’est tellement développé que beaucoup, abandonnant les autres affaires, exercent l’usure comme si cela était licite et ne se préoccupent aucunement de ce que l’un et l’autre Testament les condamnent. C’est pourquoi nous statuons que les usuriers notoires ne seront pas admis à la communion de l’autel et ne recevront pas de sépulture chrétienne s’ils meurent dans ce péché ; que personne n’accepte leur offrande. Celui qui l’aura acceptée ou qui leur aurait donné une sépulture sera contraint de rendre ce qu’il aura reçu et demeurera suspens de son office jusqu’à ce qu’il ait satisfait selon le jugement de l’évêque (Can. 25)504.

503 Ibid., p 439. 504 Ibid., p 481; cf. G. Le Bras, Usure, DTC, 15 (1948), col. 2342, 2365, 2366.

262

Quatrième concile de Latran

Au quatrième Concile de Latran, il sera question essentiellement des juifs usuriers. Tandis que l’Église travaille à la réprobation de la pratique chez les chrétiens, les juifs en deviennent armateurs, escrocs des chrétiens. Le Concile prend alors la décision de leur interdire tout commerce avec les chrétiens et réciproquement :

Plus la religion chrétienne se refuse à l’exaction de l’usure, plus la perfidie des juifs s’adonne à celle-ci, si bien que, en peu de temps, ils épuisent les richesses des chrétiens. Nous devons donc en cela veiller à ce que les chrétiens ne soient pas terriblement accablés par les juifs. Aussi statuons- nous par un décret conciliaire que si à l’avenir, sous quelque prétexte que ce soit, des juifs extorquaient aux chrétiens des prêts usuraires lourds et excessifs, tout commerce avec les chrétiens leur soit enlevé jusqu’à ce qu’ils aient satisfait comme il convient pour les préjudices immodérés infligés. Au besoin, les chrétiens aussi seront contraints par censure ecclésiastique, et sans appel, de s’abstenir de tout commerce avec eux505. (Constitution 67)

Le Concile se montre cependant pastoral vis-à-vis des chrétiens, recommandant aux princes d’assurer auprès des juifs usuriers un accompagnement qui les sorte de leur pratique usuraire :

« Nous enjoignons aux princes de ne pas se montrer hostiles aux chrétiens à cause de cela, mais plutôt d’employer leur zèle à détourner les juifs d’une si grande oppression. »506

(Constitution 67)

On ne s’étonnera pas de voir des juifs pratiquer l’usure vis-à-vis des chrétiens, dans la mesure où leur loi (la loi de Moïse) leur donnait la possibilité de percevoir un intérêt sur les prêts consentis aux étrangers. Ici, les chrétiens peuvent être considérés comme des étrangers du fait de leur appartenance religieuse : pour le juif, toute personne sans la foi ni la pratique juives doit être située en dehors de la communauté d’alliance constituée du peuple et de Yahvé. On peut voir poindre déjà là une attitude d’exclusion et de discrimination. Dieu n’est-il pas le

Père de tous les humains, ayant le projet de rassembler tous dans l’unité tous ses?507

505 G. Alberigo, op. Cit., p 565. 506 Ibid. 507 Cf. Jn 11, 52.

263

- Concile de Lyon508

Le deuxième concile de Lyon, dans la ligne directrice de Latran III509 et de Lyon I510, a interdit absolument à toute personne, collège ou communauté, d’autoriser la pratique de l’usure. Les usuriers publics qui enfreindraient à l'interdit sont passibles de sanctions ecclésiastiques dont la défense d'usage ou de location de maisons. On peut lire dans la

Constitution :

Désirant supprimer le gouffre de l’usure, qui dévore les âmes et épuise les biens, nous ordonnons, sous la menace de la malédiction divine, que soit inviolablement observée la constitution du concile du Latran511 contre les usuriers. Et puisque, moins il sera facile à des usuriers de prêter de l’argent, plus leur sera enlevée la liberté d’exercer l’usure, nous ordonnons ce qui suit par cette constitution générale. Ni un collège, ni quelque autre communauté, ni une personne en particulier, de quelque dignité, condition ou état qu’elle soit, ne permettra que des étrangers ou d’autres gens qui ne sont pas nés sur leurs terres, qui exercent ou veulent exercer publiquement des prêts d’argent, ne louent des maisons sur leurs terres dans ce but, n’occupent des maisons louées ou n’habitent en d’autres maisons ; ils chasseront de leurs terres dans les trois mois tous ceux qui sont des usuriers notoires et n’admettront jamais à l’avenir de tels gens. Personne ne leur louera des maisons ou ne leur en accordera sous quelque autre titre pour y exercer l’usure. Ceux qui feront le contraire, si ce sont des ecclésiastiques, des patriarches, des archevêques, des évêques, sauront qu’ils encourent ipso facto la peine de suspension; les particuliers de moindre importance, celle d’excommunication ; un collège ou toute autre communauté, celle d’interdit. Si, le cœur endurci, ils persévèrent pendant un mois, leurs terres seront alors soumises à l’interdit ecclésiastique aussi longtemps que les usuriers y demeureront. En outre, si ce sont des laïcs, ils seront contraints, tout privilège cessant, à s’abstenir d’un tel abus par leurs Ordinaires au moyen de la censure ecclésiastique512 (Constitution 26)513

Ici encore l’usure est décrite en des termes très dévastateurs : un « gouffre qui dévore et

épuise ». Elle est pratiquée par des étrangers. Les ecclésiastiques complices sont soumis à

la peine de suspension, les non-ecclésiastiques encourent la peine de l’excommunication,

508 Thomas d’Aquin mourut en route à Fossa-Nuova, monastère de cisterciens, dans la terre de Labour, où la maladie l'avait forcé de s'arrêter alors qu’il se rendait à Lyon pour le Concile. 509 Cf. le canon 25 cité plus haut. 510 Voir la Constitution Cura nos pastoralis, sur la réforme de l’Église, dans H. Wolter, Lyon I, Coll. «Histoire des conciles», 7, Éditions de l’Orante, Paris, 1966, p. 89- 93. 511 Cf. Latran III, canon 25. 512 Cf. G. Le Bras, DTC 15 (1948), col. 2365. 513 G. Alberigo, op. cit., p 683- 685.

264

et les personnes morales (collège ou communauté), celle de l’interdit. Les peines sont bien

spécifiées. Un usurier notoire ne peut recevoir la sépulture ecclésiastique s’il n’a, avant sa

mort, fait réparation du dommage causé, soit par restitution immédiate, soit par

cautionnement proportionnel au dommage514 :

Bien que des usuriers notoires aient demandé dans leurs dernières volontés que, soit en les précisant, soit d’une façon globale, on restitue les sommes gagnées par l’usure, on leur refusera néanmoins la sépulture ecclésiastique jusqu’à ce qu’ait été faite pleine restitution de leur usure, autant que leurs moyens le permettent, ou bien jusqu’à ce que promesse ait été faite de restituer ce qui s’impose. [...] Nous statuons que tous les religieux et les autres personnes qui oseraient, contre les termes du présent décret, admettre des usuriers notoires à la sépulture ecclésiastique sont soumis à la peine promulguée contre les usuriers au concile du Latran515. Personne n’assistera au testament fait par des usuriers notoires, n’admettra ceux-ci à la confession ou ne leur donnera l’absolution s’ils n’ont pas restitué leur usure ou ne donnent pas une garantie convenable, en fonction de leurs propres ressources, comme il est dit plus haut. Les testaments d’usuriers notoires faits d’une autre manière ne seront pas valides, mais seront tenus pour nuls ipso iure (Constitution 27)516

Le canon est très incitatif et démobilisateur de toute tentative ou tendance à la pratique de

l’usure.

- Concile de Vienne

Le deuxième concile œcuménique de Lyon a renouvelé en 1274 les interdits du troisième concile de Latran portés en 1179. A Vienne, les Pères conciliaires sont restés dans la ligne de leurs prédécesseurs. Ils ont, dans leurs assises, statué sur la réforme du peuple chrétien dans ses pratiques religieuses et sa vie morale517. Des fruits de cette réforme importante, nous retenons la Constitution Ex gravi ad Nos (Sur l’usure) qui énonce bien clairement : « … Si quelqu’un tombe dans cette erreur au point d’avoir la présomption d’affirmer avec entêtement

514 H. Holstein, Lyon II, Coll. «Histoire des conciles», 7, Éditions de l’Orante, Paris, 1966, p. 208. 514 Cf. Latran III, canon 25. 515 Cf. Latran III, canon 25. 516 Ibid., p. 685. 517 Joseph LECLERC, Vienne, coll. « Histoire des conciles œcuméniques », 8, Éditions de l’Orante, Paris, 1964, p. 129-130 et 163-164.

265 que ce n’est pas un péché de pratiquer l’usure, Nous décidons qu’il doit être puni comme hérétique. » Être puni comme hérétique, c’est être « passible d’excommunication, inapte à faire un testament valide et à prêter serment »518.

- Cinquième concile de Latran519 et les Monts-de-piété520.

La dixième session du cinquième concile de Latran a été consacrée principalement à l'élaboration de quatre décrets, dont le premier concerne ce qu'on a appelé les "Monts-de- piété", une véritable institution financière dont l’historique retient attention et intérêt.

En effet, au moyen âge, l'Italie était en proie à la rapacité des juifs qui prêtaient à taux d'intérêt excessif. Un moine récollet, nommé Barnabé de Terni, sensible à la misère des populations pressurées par les Israélites, choisit d’aller à la rescousse des pauvres opprimés. Il monte donc en chaire, à Pérouse, vers le milieu du quinzième siècle, et propose de faire dans la ville une quête générale dont le produit serait employé à fonder une banque qui viendrait en aide aux indigents. Son appel fut accueilli avec empressement, et l’on fonda effectivement cette banque à laquelle on donna le nom de "mont-de-piété", c'est-à-dire de masse, parce que les fonds de la banque ne consistaient pas toujours en argent, mais souvent en nature (grains,

épices, denrées diverses).

D’autres moines récollets emboîtèrent les pas à Barnabé de Terni en excitant, en chaire, le zèle des populations en faveur des monts, et en désapprouvant les usuriers qu’on n’hésitait pas

à qualifier de vendeurs de larmes qui avaient plusieurs bureaux où ils prêtaient jusqu’à 20 pour cent de taux d’intérêt. Ces bureaux ne tardèrent pas à franchir le cap de la défaite. A

Padoue par exemple, un récollet, Bernardin de Feltre, talentueux prédicateur, réussit à mettre

518 Ibid., p. 130. 519 Cf. Dictionnaire universel et complet des conciles (deux tomes) du chanoine Adolphe-Charles Peltier, publié dans l’Encyclopédie théologique de l’abbé Jacques-Paul Migne (1847). Textes publiés sur le site : http://membres.lycos.fr/lesbonstextes/magistere.htm 520 Il est intéressant de souligner ici que Benoît XVI trouve dans la microfinance une forme d'actualisation des Monts-de-piété : voir Caritas in veritate, n. 65, paragraphe 2.

266 en échec toutes les maisons de prêt, entretenues à l'aide des larmes du peuple, et la ville fit

élever, grâce à la pitié de quelques personnes riches, une banque où le pauvre peut venir emprunter, sur nantissement (gage), au taux de 2 pour cent. Cette entreprise de soulagement de la pauvreté signa vite la discorde et la division au sein même des théologiens.

En effet, un moine dominicain réputé grand théologien de la Renaissance (Cajetan), se présenta pour renverser l'œuvre de Bernardin de Feltre. Son intention n’était pas de venir en aide aux usuriers, mais plutôt de dénoncer l'usure dans l'institution des monts-de-piété. Rigide thomiste, il désapprouvait le prêt à intérêt, quelque que soit sa forme, et il accusait formellement les fondateurs de ces banques de désobéissance aux commandements de Dieu et de l'Église. A voir de près cependant, les deux moines plaidaient la même cause, celle du pauvre : l'un en attaquant comme usuraire, l'autre en défendant comme charitable la banque populaire. Les ordres s'en mêlèrent : celui de Saint Dominique se distingua par sa polémique toute théologique ; celui des capucins ou des frères mineurs, par une notion plus profonde des besoins de la société. La querelle dura longtemps, et mit du trouble dans la société. Pour éviter qu'elle s'éternisât, le Pape Léon X décida d'y mettre un terme. Le cinquième concile de Latran s'occupa alors, à la demande du pape, de l’épineuse question des Monts-de-piété. Les Pères conciliaires, à qui la question avait été confiée, l’examinèrent minutieusement, en étudiant et en comparant les nombreux livres des adversaires et des apologistes de ces maisons de prêt.

Ils présentèrent la synthèse de leurs travaux à Léon X qui, après une brève exposition de la dispute, reconnut que ceux qui soutenaient ou combattaient les Monts-de-piété étaient animés d'un vif amour de la justice, d’un zèle éclairé pour la vérité et d’une charité ardente envers le prochain. Mais il déclara qu'il était temps, dans l'intérêt de la religion, de mettre fin à des débats qui compromettaient la paix du monde chrétien. Il définit en conséquence, avec l'approbation du concile, que les Monts-de-piété, établis en diverses villes, et confirmés par l'autorité du Saint-Siège, et où l'on recevait à titre d'indemnité une somme modérée avec le

267 capital, sans que les monts eux-mêmes en profitent, ne présentaient point d'apparence de mal, ni d'amorce au péché, ni rien qui les fasse improuver. Le pontife déclara solennellement qu'un tel prêt est au contraire méritoire et digne de louange, qu'il n'est nullement usuraire, et qu'il est permis de les faire valoir devant le peuple comme charitables et enrichis d'indulgences concédées par le Saint-Siège. Il recommanda même d'en ériger d'autres semblables avec l'approbation du siège apostolique; ce serait cependant, ajouta le décret, une œuvre beaucoup plus parfaite et beaucoup plus sainte, si l'on établissait des Monts-de-piété purement gratuits, c'est-à-dire si leurs fondateurs y attachaient en même temps des revenus, pour payer en tout ou en partie les gages des gens de service qu'on y emploie. Il finit en déclarant excommuniés, par le fait même, tous ceux qui oseraient à l'avenir disputer de vive voix ou par écrit contre les termes de cette définition.

Au total, le cinquième concile revient sur la conception traditionnelle selon laquelle l’usure ne peut être pratiquée par les chrétiens. Mais, ce qui est particulier, c’est que le décret pontifical, approuvé par le Concile, reconnaît et admet la possibilité d’un intérêt moindre, à titre d’indemnité ou de frais de fonctionnements des monts. Ici encore, c’est la situation des pauvres qui doit orienter et fonder toute initiative.

b) Conciles régionaux ou généraux

A l’instar des conciles œcuméniques, plusieurs conciles généraux ont porté un regard d’extrême sévérité sur l’usure, pratiquée surtout par des clercs. Le concile d’Elvire (300) par exemple, concile d’Espagne, a pu légiférer : « Si un clerc est reconnu coupable de percevoir des usures, il doit être déposé et excommunié. »521 Le premier concile d’Arles en 314, concile général d’Occident, est allé dans la droite ligne de la condamnation faite par le concile d’Elvire, en déclarant passible d’excommunication tout clerc usurier.

521 Cf. A. Bernard, « La formation de la doctrine ecclésiastique sur l’usure », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 15, vol. 2, col. 2329, Paris, Letouzey et Ané.

268

Des siècles plus tard, le concile de Tours, commencé le 19 mai 1163, procède à l’interdiction d’une forme de prêt à intérêt masquée qui porte le nom de vadium (ou vadimonium522) mortum, ce qui signifie en français "mort gage". Cette pratique consiste à laisser en gage au créancier un bien qui rapporte des bénéfices (par exemple terres, vigne), et cela de telle sorte que durant tout le temps de la mise en gage les bénéfices produits sont attribués au créancier, même lorsqu’ils ont atteint ou dépassé la valeur du capital prêté. L’abus du contrat s’appelle

Antichresis, c’est-à-dire gage comportant usufruit. Considérant que d’après la justice les bénéfices sont inclus dans le capital prêté, le concile décrète :

Plusieurs parmi les clercs et, nous le disons avec peine, parmi ceux également qui par la profession et l’habit ont quitté le siècle présent, reculent certes devant le prêt à intérêt usuel parce qu’il est plus clairement condamné, mais prennent en gage les biens de ceux qui sont dans le besoin et auxquels ils ont prêté de l’argent, et en perçoivent les fruits produits au- delà du capital prêté. C’est pourquoi l’autorité du concile général a décrété que désormais nul qui est établi dans le clergé ne doit avoir l’audace de pratiquer cette sorte de prêt à intérêt ou une autre. Et si quelqu’un jusqu’ici a reçu en gage le bien de quelqu’un après lui avoir donné de l’argent selon cette clause ou avec cette condition, il doit restituer son bien au débiteur sans condition si, déduction faite des dépenses, il a déjà perçu son capital des fruits produits. Et s’il a un déficit, après qu’il l’a perçu, le bien doit être restitué libre à son maître. Mais si après ce décret il devait y avoir quelqu’un du clergé qui persévère dans ces gains usuraires détestables, que son office ecclésiastique soit en péril, à moins qu’il ne se soit agi d’un bénéfice de l’Église qu’il aura pensé devoir racheter de cette manière de la main d’un laïc523.

c) Synthèse

Les différents conciles ont fixé des mesures punitives très rigoureuses contre les usuriers manifestes. Les peines infligées sont à la fois spirituelles et temporelles. Sur le plan spirituel, les usuriers sont excommuniés et privés de sépulture s’ils meurent dans leur état d’usuriers considéré comme un état de péché mortel. Privés de sépulture veut dire qu’ils ne sont pas

522 Le vadimonium est en fait un engagement pris par l’emprunteur en fournissant caution; Cf. Pierre Flobert (dir.), Le Gaffiot de poche. Dictionnaire Latin-Français, nouvelle édition revue et augmentée, Hachette, Paris, 2001. 523 Cité dans HÜNERMANN, Peter (dir.), Denzinger. Symboles et définitions de la foi catholique, Paris, Cerf, 1996, p. 266-267.

269 inhumés au cimetière ni accompagnés par les prêtres. Sur le plan temporel, ils sont, entre autres, interdits de faire un testament notarié, donc authentique, ou même un codicille524. On voit par là toute la force législative des conciles.

III- LA PÉRIODE SCOLASTIQUE

1- La théorie scolastique de l'usure et la pensée de Saint Thomas d'Aquin

a) Préambules

L’Europe au début du XIe siècle connaît un phénomène de croissance économique qui atteint son apogée au milieu du XIIIe siècle, grâce au développement des méthodes agraires et à la floraison du commerce de gros à longue distance. La société se monétarise et le crédit se développe, surtout à partir du XIIIe siècle. Le prêt comme activité lucrative prend de l’ampleur, faisant resurgir la question de la légitimité des intérêts. De grands débats naissent et mettent en présence trois groupes ou tendances de penseurs :

- Les juristes de droit romain, qui reconnaissent le caractère licite du prêt à intérêt.

- Les scolastiques canonistes, ou juristes du droit canon, qui construisent une législation à partir des décisions des conciles et des lettres pontificales, et en même temps rédigent des commentaires sur cette législation. On peut citer ici le Décret du moine italien Gratien, publié

à Bologne en 1140.

- Les scolastiques théologiens, commentateurs de la pensée du philosophe grec Aristote. Par exemple, Thomas d’Aquin.

Les théologiens, en particulier, essaient d’adoucir l’absolutisme de la doctrine traditionnelle de la prohibition stricte de l’intérêt sur le prêt525 ; ils sont alors amenés à distinguer deux sortes d’intérêts :

524 Un codicille est un acte postérieur ajouté à un testament pour le modifier.

270

- Les intérêts lucratoires : ce sont les intérêts perçus sur le prêt (mutuum) comme

rémunération du service rendu en prêtant ; ils reposent sur le contrat de prêt lui-même.

- Les intérêts compensatoires : il s’agit des intérêts perçus sur le prêt (mutuum), non pas

comme récompense du prêt, mais comme indemnité du dommage que l’on subit ou du

péril de perte encouru, du fait du prêt ; ils reposent sur des circonstances, sur des

considérations extrinsèques au prêt, sur des titres qui ne sont qu’accidentellement liés

au prêt.

On reconnaît désormais la légitimité des intérêts compensatoires toutes les fois qu’ils

reposent sur un titre extrinsèque au contrat de prêt. Mais pour éviter une éventuelle

panoplie de titres anarchiques, on en retient quatre :

- Le damnum emergens, c’est-à-dire le préjudice qui, dans certains cas, peut résulter

pour le prêteur de ce qu’au lieu d’employer son argent à quelque chose d’utile pour

lui, il le met à la disposition d’un emprunteur ; il y a donc une privation volontaire

que le prêteur assume.

- Le lucrum cessans, c’est-à-dire l’impossibilité pour le prêteur, par suite du prêt, de

continuer à réaliser un bénéfice personnel qu’il tirait de ce qu’il a prêté.

- Le periculum sortis, c’est-à-dire le risque plus ou moins grand, pour le prêteur, de

perdre une partie ou même la totalité de ce qu’il a prêté.

- Le titulus legis, c’est-à-dire l’autorisation donnée par le prince, en vertu de son haut

domaine, de percevoir un intérêt.

Grâce aux analyses ultérieures de Thomas d’Aquin, les théologiens concéderont à ces titres une valeur légitime. C’est dire que la pensée de Thomas d’Aquin marque un tournant décisif dans la manière de concevoir et de traiter la question du prêt à intérêt. Avant de présenter cette pensée, nous voudrions nous arrêter sur une œuvre non moins importante dans l’histoire,

525 Nous nous inspirons ici des travaux de L. Garriguet, Traité de sociologie d'après les principes de la théologie catholique : régime du travail, tome II, Librairie Bloud et Compagnie, Paris, 1909, p 148-218.

271 et qui a éclairé de sa lanterne le vaste et complexe champ du prêt à intérêt : le décret de

Gratien.

b) Le décret de Gratien ou premier recueil de droit canonique

Les sources que nous avons consultées526 mentionnent ne rien savoir de sûr de la vie de

Gratien. Ce qu’on peut affirmer, c’est que Gratien était Italien, moine camaldule du monastère des saints Félix et Nabor en Bologne où il aurait enseigné le droit.

Le recueil, reconnu sous le nom de "Décret de Gratien" est une œuvre majeure du droit canonique – le premier recueil du Corpus iuris canonici527 – rédigée aux alentours de 1140.

C’est une véritable compilation constituée entre autres de canons dits apostoliques, de textes patristiques, de décrétales pontificales528, de décrets conciliaires, de lois romaines. Jean

Gaudemet définit ainsi le but et l’esprit qui portent cette compilation :

L’expression de "Décret de Gratien" par laquelle est communément désignée cette compilation n’est pas son véritable titre. Les manuscrits l’intitulent "Concordia discordantium canonum", "Concordance des canons discordants". C’est dire que la compilation ne se proposait pas simplement, comme celles qui l’avaient précédée, de mettre à la disposition des praticiens du droit un nombre considérable de textes. Ces textes, d’époque, de tendance, d’origine très diverses se contredisaient parfois. Et l’on devine quel pouvait être l’embarras de celui qui avait à résoudre une difficulté juridique, lorsqu’il se trouvait en présence de solutions contradictoires. La "Concordia" veut remédier à cette situation. Elle met en parallèle les textes contradictoires, les uns donnant une solution, les autres la solution inverse. Et l’auteur propose une harmonisation, en expliquant (d’une façon plus ou moins convaincante) les raisons de la contradiction et en indiquant la solution à adopter. Le compilateur devient interprète, expliquant les raisons des contradictions entre divers textes529.

Composé de 4000 canons environ, le décret est divisé en trois grandes parties : la première comporte 101 Distinctions, la deuxième 36 Causes subdivisées en Questions, et la troisième 5

526 Jean Gaudemet, Église et cité. Histoire du droit canonique, Cerf/ Montchrestien, Paris, 1994, 742 p ; Jean Gaudemet, La formation du droit canonique médiéval, Variorum Reprints, London, 1980, 382 p ; R. Naz (dir.), «Le décret de Gratien», Dictionnaire de droit canonique, T. 4, col. 611-627, Letouzey et Ané, Paris, 1949. 527 Jean Gaudemet, Église et cité. Histoire du droit canonique, Cerf/ Montchrestien, Paris, 1994, p. 396. 528 De façon générale, une décrétale est une lettre par laquelle le pape, en réponse à une demande, édicte une règle en matière disciplinaire ou canonique. La décrétale peut être prise aussi bien sur un sujet général que particulier ; elle s’oppose au décret pontifical, pris par le pape de son propre chef. 529 Jean Gaudemet, loc. cit.

272

Distinctions. C’est dans la deuxième partie du décret (cause 14) que l’on retrouve la question de l’usure. L’auteur y reprend le canon 17 du Concile de Nicée, ainsi que la décrétale de Léon le Grand, et y ajoute une quarantaine de prises de position de conciles, de papes et de Pères de l’Église. Il cite notamment quelques définitions qui seront reprises par la suite. Nous retenons, entre autres définitions : « il y a usure là où est réclamé plus que ce qui est donné » (article 11 du capitulaire de Nimègue530) ; « tout ce qui s’ajoute au principal – le principal en latin se dit sors – est de l’usure » (Saint Ambroise) ; l’usure, c’est « le surplus (superabundantia) de toute chose » (Saint Jérôme).

Le sors, c’est le capital qui doit être rendu sans que rien ne s’y ajoute. Est donc déclaré usuraire, tout surplus fourni par l’emprunteur au prêteur. Peu importe la nature ou la quotité

(montant) du surplus.

2- La pensée de Saint Thomas d'Aquin531

a) Aristote, source d'inspiration de Saint Thomas d'Aquin

C'est à partir de l'étude étymologique du concept de l'usure tel que présentée plus haut que

Aristote a élaboré sa pensée de réprobation du prêt à intérêt. Plus précisément, il a créé le concept de chrématistique532 pour décrire la pratique visant à l'accumulation de moyens d'acquisition en général, plus particulièrement de celui qui accumule la monnaie pour elle- même et non en vue d'une fin autre que son plaisir personnel. Tout en condamnant cette attitude, Aristote montre533 la différence fondamentale entre l'économique et la chrématistique. La chrématistique, qui n'est rien d'autre que l'art de s'enrichir ou d’acquérir

530 En 789, Charlemagne promulgue la première prohibition séculière de l’usure. Se référant au canon du Concile de Nicée et à la décrétale de Léon le Grand, il « interdit absolument à tous, clercs et laïcs, de prêter quelque chose avec usure ». Cette interdiction sera confirmée à l’article 11 du capitulaire de Nimègue de 806. 531 Considéré comme le « Prince de la scolastique », Thomas d’Aquin (1225-1274) est l’auteur de plusieurs livres rédigés en latin, dont : Commentaire sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote (1271) et la Somme théologique (1266-73). Canonisé en 1323, il sera proclamé docteur de l’Église catholique en 1567. 532 Chrématistique vient du grec chrèmatistikos, qui concerne la gestion ou la négociation des affaires et plus particulièrement les affaires d'argent ; ta chrèmata, les richesses ou deniers. 533 Voir par exemple l'Éthique à Nicomaque.

273 des richesses, s'oppose à la notion d'économie534 qui désigne, elle, la norme de conduite du bien-être de la communauté, ou maison au sens très élargi du terme.

Pour se faire plus compréhensif, Aristote introduit deux formes possibles de chrématistique : il appelle la première, la chrématistique naturelle ou nécessaire; et la deuxième, la chrématistique proprement dite ou commerciale. La première est liée à la nécessité de l'approvisionnement de l'oïkos, c'est-à-dire de la famille élargie au sens de communauté. La seconde est liée au fait de « placer la richesse dans la possession de monnaie en abondance ».

C'est l'accumulation de la monnaie pour la monnaie (la chrématistique dite « commerciale ») qui, selon Aristote, est une activité "contre nature" et qui déshumanise ceux qui s'y livrent : en effet, toujours selon Aristote, l'homme est par nature un "zoon politikon" animal politique

(politikos, citoyen, homme public). Et dans de nombreux textes, Aristote précise bien que le politikos est "fait pour vivre ensemble" ou encore "en état de communauté".

Il est impossible de dénigrer la première chrématistique car elle est nécessaire à la survie, elle est digne de louanges. La seconde, toute en échanges, mérite le blâme, car elle n’est pas conforme à la nature et prend aux uns ce qu’elle donne aux autres : « On a donc parfaitement raison, conclut Aristote, de haïr le prêt à intérêt (obolostatique535). Par là, en effet, l’argent devient lui-même productif et se trouve détourné de sa fin qui était de faciliter les échanges.

Mais l’intérêt multiplie l’argent, de là précisément le nom qu’il a reçu en grec où on l’appelle rejeton (tokos). De même, en effet, que les enfants sont de même nature que leurs parents, de même l’intérêt, c’est de l’argent fils d’argent. Aussi de tous les moyens de s’enrichir c’est le plus contraire à la nature. »536 En clair, l’argent, sous forme de monnaie, a été inventé surtout

534 Le mot économie vient de deux mots grecs : oïkos (la maison, donc la communauté au sens élargi), et nomia (la règle, la norme). L'économie signifie donc littéralement la règle et la norme qui doit régir la maison ou la communauté. 535 Du grec obolostatikê ("Métier d'usurier"), l'obolostatique exprime toute forme de prêt qui puisse produire un intérêt. Aristote écrit à ce propos : « Ce que l'on déteste avec le plus de raison c'est l'obolostatique » (Aristote, Les Politiques, Livre I, chapitre 10). 536 Extrait du Dictionnaire de Théologie Catholique, article sur l’ «Usure », col 2318-2319. Voir aussi Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, I, 37 ; La Politique, Livre I, chap. III et IV, Traduction française de Thurot, Librairie Garnier Frères, Paris, 19.

274 pour faciliter les échanges : « La monnaie est, en vertu d’une convention, un moyen d’échange pour ce qui nous fait défaut. C’est pourquoi on lui a donné le nom de nomisma, parce qu’elle est d’institution, non pas naturelle, mais légale (nomos : loi), et qu’il est en notre pouvoir, soit de la changer, soit de décréter qu’elle ne servira plus. »537

Ainsi, l’usage propre et principal de l’argent est sa consommation ou son abandon, selon qu’il se dépense pour les échanges. L’argent ne devrait donc servir que de simple facteur pour rendre facile l’échange des produits ; mais, le gain qu’on en tire par intérêt lui fait faire au contraire des enfants, comme l’indique son nom en grec tel qu'exprimé plus haut : tokos, enfantement, rejeton, progéniture. Lors donc que l’argent produit de l’argent, c’est une sorte d’enfantement ou d’engendrement. D’où l'affirmation d'Aristote selon laquelle l'obolostatique ou le prêt à intérêt (de l’argent issu de l’argent) est, de tous les moyens de s’enrichir ou de réaliser un profit, le plus contraire à la nature538.

Par ailleurs, de façon générale et contextuelle, « il faut se mettre dans l'esprit que, dans les villes grecques, [...] tous les travaux et toutes les professions qui pouvaient conduire à gagner de l'argent, étaient regardés comme indignes d'un homme libre. [...] Ce ne fut que par la corruption de quelques démocraties, que les artisans parvinrent à être citoyens. C'est ce que

Aristote nous apprend; et il soutient qu'une bonne république ne leur donnera jamais le droit de cité. »539 On peut alors comprendre que l'objectif d'Aristote n'était pas moral, mais simplement politique, et bien qu'il traite la chrématistique comme un ensemble de ruses et de stratégies d’acquisition des richesses pour permettre un accroissement du pouvoir politique, il la condamnera toujours en tant que telle et donnera une place beaucoup plus importante à l’économie : il s'agit de ce point de vue d'un auteur fondamental dans l'Antiquité, et qui aura

537 Éthique à Nicomaque, trad., préface et notes par J. Voilquin, Garnier-Flammarion, Paris, 1965, Livre V, chap. 5, n 11. 538 Voir : BERNARD, A., « La formation de la doctrine ecclésiastique sur l’usure », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 15, vol. 2, col. 2318-2319, Paris, Letouzey et Ané, 1950. 539 Montesquieu, De l'esprit des lois, IV, 8 [La Pléiade, 1951, p. 271].

275 une très grande influence durant toute la période médiévale, notamment sur Saint Thomas d'Aquin.

b) Présentation de la pensée de Saint Thomas d'Aquin

C’est principalement dans la Question 78 de sa Somme théologique540 que Thomas d’Aquin aborde la question de l’usure qu’il analyse en toute perspicacité d'esprit. Dès lors, « on ne sera pas surpris d’y lire une condamnation en règle, mais on demeure frappé par la qualité de l’argumentation qui tranche sur les considérations moins structurées de ses prédécesseurs »541.

Pour Thomas d’Aquin, en effet, l’usure est incontestablement un péché car elle consiste en une inégalité, une injustice : « Recevoir un intérêt pour de l’argent prêté est de soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice. »542

Pour soutenir sa thèse, Thomas d’Aquin part de la distinction aristotélicienne entre l’usage et l’échange (la chrématistique naturelle ou nécessaire et la chrématistique commerciale)543. Il observe que, pour certaines choses, comme le vin et le blé, l’usage se confond avec la consommation tandis que, pour d’autres, comme une maison ou un champ, l’usage ne consiste pas en la consommation de la chose elle-même. Dans le premier cas, remarque Thomas, le prêt implique le transfert de propriété, mais pas dans le second. Quelqu’un peut vendre une maison et en garder l’usufruit tandis que celui qui voudrait vendre du vin et en garder l’usage vendrait deux fois la même chose, c’est-à-dire vendrait pour une part ce qui n’existe pas.

540 Somme théologique, IIa IIae Question 78 ; on retrouve aussi , toujours chez Thomas d’Aquin, quelques développements de la thématique dans ses commentaires d’Aristote, de saint Luc et de Pierre Lombard, dans son De malo, q. XIII, a. 4 , dans son Quodlibet III, a. 19 (cf. le Dictionnaire de Théologie catholique, t. 15, vol. 2, col. 2346). 541 Jean-François Malherbe, La démocratie au risque de l’usure. L’éthique face à la violence du crédit abusif, Liber, Montréal, 2004, p. 28. Nous nous fions à la remarquable présentation synthétique que fait Jean-François Malherbe de l’exposé de Thomas d’Aquin sur l’usure. Nous reprenons donc dans ce chapitre, par endroit et presque in extenso, cette présentation. Voir pp 28-29. 542 Art. 1, Rép. 543 Voir : Politique d'Aristote, Livre I, chap. III, par. 11ss, trad. en français d'après le texte collationné sur les manuscrits et les éd. Principales par J. Barthélemy-Saint-Hilaire, 3e éd. Revue et corrigée, Paris, 1874.

276

C’est exactement ce qui se passe avec l’argent, qui est une chose consommable comme le vin et le blé :

(…) l’usage de certains objets se confond avec leur consommation ; ainsi nous consommons du vin pour notre boisson, et du blé pour notre nourriture. Dans les échanges de cette nature, on ne devra donc pas compter l'usage de l’objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l'on en concède l'usage à autrui, on lui concède l’objet. Voilà pourquoi, pour les objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu'un voulait vendre d'une part du vin, et d'autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou même vendrait ce qui n'existait pas. Il commettrait donc évidemment une injustice. Pour la même raison, l’on pécherait contre la justice si, prêtant du vin ou du blé, on exigeait deux compensations, l’une à titre de restitution équivalente à la chose elle-même, l’autre pour prix de son usage (usus) ; d’où le nom d’usure (usura)544.

Ici apparaît clairement le sens véritable du mot usure tel qu’approché par Thomas d’Aquin : le prix de l’usage d’une chose dont l’usage se confond avec la chose elle-même, exigé en plus de la chose elle-même ou de son prix :

En revanche, il est des objets dont l’usage ne se confond pas avec leur consommation. Ainsi l’usage d’une maison consiste à l’habiter, non à la détruire ; on pourra donc faire une cession distincte de l’usage et de la propriété ; vendre une maison, par exemple, dont on se réserve la jouissance pour une certaine période ; ou au contraire céder l’usage de cette maison, mais en garder la nue-propriété. Voilà pourquoi on a le droit de faire payer l’usufruit d’une maison et de redemander ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations d’immeubles. Quant à l’argent monnayé, Aristote545 remarque qu’il a été principalement inventé pour faciliter les échanges ; donc son usage (usus) propre et principal est d’être consommé, c’est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l’usage de l’argent prêté ; c’est en quoi consiste l’usure (usura)546.

Au bout de cette démonstration si rigoureuse et si éclairante, Thomas d’Aquin enjoint tout usurier à rendre le surplus perçu sur tout capital prêté : « Comme on est tenu de restituer les biens acquis injustement, de même on est tenu de restituer l’argent reçu à titre d’intérêt. » Il

544 Art. 1, Rép. 545 Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, chap. III, n 10 ss; Politiques, Livre I, chap. III, n. 13 et 14. 546 Art. 1, Rép.

277 précise, dans une autre partie de la Somme, que « la restitution ramène à l’égalité l’inégalité causée par le vol547 ».

L’affirmation de Thomas d’Aquin n’est pas cependant radicale ni catégorique. Il nuance sa condamnation de l’usure en admettant que le prêteur peut recevoir légitimement une indemnité en cas de préjudice subi (damnum emergens) du fait du prêt; mais il précise que le principe d’une telle indemnité ne peut être inscrit dans le contrat initial :

Dans son contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre l’usage de l’argent, mais obtenir un dédommagement. Il se peut d’ailleurs que le prêt évite à l’emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s’expose le prêteur. C’est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du second. Mais on n’a pas le droit de stipuler dans le contrat une indemnité fondée sur cette considération, que l’on ne gagne plus rien avec l’argent prêté ; car on n’a pas le droit de vendre ce que l’on ne possède pas encore et dont l’acquisition pourrait être empêchée de bien des manières.548

o Une compensation (lucrum cessans) pour le bienfait que procure le prêt :

La compensation pour un bienfait reçu peut être envisagée sous un double aspect. D’abord comme l’acquittement d’une dette de justice ; on peut y être astreint par un contrat précis, et cette obligation se mesure à la quantité du bienfait reçu. Voilà pourquoi celui qui emprunte une somme d’argent ou des biens qui se consomment par l’usage, n’est pas tenu à rendre plus qu’on ne lui a prêté. Ce serait donc contraire à la justice que de l’obliger à rendre davantage. En second lieu, on peut être obligé de témoigner sa reconnaissance pour un bienfait, par dette d’amitié ; alors on tiendra compte des sentiments du bienfaiteur plus que de l’importance du bienfait. Une dette de cette nature ne peut être l’objet d’une obligation civile, puisque celle-ci impose une sorte de nécessité, qui empêche la spontanéité de la reconnaissance549.

C’est à ce second aspect seul que se rattachait, du temps de Thomas d’Aquin, la dette contractée par le prêt, pour ce qui était de rendre quelque chose en plus de la somme prêtée : le prêt avait le caractère de service rendu, et non d’affaire négociée.

547 II-II, Q. 62, a. 3. 548 Art. 2, sol 1. 549 Art. 2, sol 2.

278

o Un profit (periculum sortis)

Celui qui prête de l’argent en transfère la possession à l’emprunteur. Celui- ci conserve donc cet argent à ses risques et périls, et il est tenu de le restituer intégralement. Le prêteur n’a donc pas le droit d’exiger plus qu’il n’a donné. Mais celui qui confie une somme d’argent à un marchand ou à un artisan par mode d’association, ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, de sorte qu’il participe, à ses risques et périls, au commerce du marchand et au travail de l’artisan ; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice550.

Toutes ces distinctions montrent bien la différence entre le prêt de consommation et le prêt de production. Ne sommes-nous pas ici à un point de transition entre ce qui nous a été donné de penser du prêt d’argent à la période pré-thomiste et ce que nous serions en droit d’en penser aujourd’hui, à savoir qu’il est légitime de tirer profit de son argent ?

L’analyse du rôle de l’argent ainsi faite par Thomas d’Aquin s’insère bien dans l’économie de son temps, une économie pré-capitaliste, où l’argent est perçu comme un moyen d’échange : il intervient pour faciliter l’échange d’une marchandise contre une autre ; on ne l’utilise qu’en le dépensant, qu’en le consommant. Il n’est pas encore un moyen de production comme on l’observera plus tard dans le système d’économie capitaliste. La condamnation que Thomas d’Aquin fait de l’intérêt du capital de prêt est donc liée à son interprétation particulière de la nature et du rôle de l’argent.

3- Synthèse

- A la différence des Pères de l’Église qui ont invoqué en général le principe de charité pour condamner l’intérêt sur le prêt, Thomas d’Aquin a fait appel au principe de justice pour formuler son argumentation de l'usure : « Recevoir un intérêt pour de l’argent prêté est de soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice. »

550 Art. 2, sol 5.

279

Le prêt (mutuum) est un contrat et « les contrats sont soumis à la justice commutative551 qui règle les échanges entre les personnes dans l'exact respect de leurs droits. La justice commutative oblige strictement ; elle exige la sauvegarde des droits de propriété, le paiement des dettes et la prestation des obligations librement contractées552 ». Thomas d’Aquin l’exprime bien quand il fait consister la justice dans la constante et ferme volonté de donner au prochain ce qui lui est dû553 : « justice signifie égalité.554 »

- Confronté aux réalités d’une société à économie organisationnelle, Thomas d’Aquin en arrive à admettre, d’une façon quelque peu paradoxale, la légitimité du prêt à intérêt. Il bâtit sa démonstration en considération de titres dits extrinsèques (c’est-à-dire se situant en dehors du contrat de prêt), et autour de quelques termes juridiques et canoniques dont notamment : contrat, obligation, préjudice, risque, péril. Mais, l’intérêt ne peut être vraiment légitime que s’il est un acte de reconnaissance ou de gratitude de la part de l’emprunteur qui apprécie la générosité du prêteur. C’est donc sous l’angle du couple bienfait/reconnaissance qu’il faut situer la légitimité de l’intérêt : La récompense de reconnaissance regarde dans le bienfait la volonté du bienfaiteur. Or, ce qui la rend surtout recommandable, c’est son caractère gracieux, c’est-à-dire d’avoir accordé un bienfait auquel rien ne l’obligeait. Celui qui en a bénéficié a donc contracté une dette d’honneur, qu’il acquitte en faisant de son côté un don gracieux.

Cette gratuité apparaît seulement si la reconnaissance dépasse ce qu’on a soi-même reçu. En effet, tant que la récompense est inférieure ou seulement égale au bienfait, elle semble bien n’acquitter qu’une dette. Donc, la récompense d’un bienfait doit toujours, dans la mesure du possible, tendre à le surpasser555.

551 Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, 2411 : « On distingue la justice commutative de la justice légale qui concerne ce que le citoyen doit équitablement à la communauté, et de la justice distributive qui règle ce que la communauté doit aux citoyens proportionnellement à leurs contributions et à leurs besoins. » 552 Catéchisme de l’Église Catholique, 2411. 553 II-II, Q. 58, a. 2. 554 Idem. 555 II.

280

- On peut dire qu’avec Thomas d’Aquin il y a eu l'innovation d’une théorie rationnelle de l’usure. Toute la doctrine postérieure de l’Église en la matière sera influencée par son apport original et exceptionnel.

IV- L'ENSEIGNEMENT PONTIFICAL ET MAGISTÉRIEL

A partir du XVe siècle, l’Europe connaît une ère de transformation industrielle et de révolution commerciale. Avec la découverte, en effet, de l’Amérique et des Indes orientales, des débouchés nouveaux s’ouvrent, la production se modifie profondément dans ses moyens, elle se développe étonnamment et la vie manufacturière s’intensifie considérablement. De grandes entreprises se fondent, et ceux qui les lancent se voient obligés d’emprunter de gros capitaux pour les soutenir et les étendre. Ce qui conduit à l’explosion et à l’expansion du prêt de production ou de commerce qui supplante progressivement le prêt de consommation consenti généralement à des nécessiteux qui n’empruntent que pour faire face à des besoins pressants et présents. On prête donc désormais à des personnes ou à des compagnies presque toujours riches qui n’ont recours à l’emprunt que pour faire fructifier les capitaux prêtés et s’enrichir encore davantage.

Un contexte nouveau apparaît, engendrant deux groupes de penseurs diamétralement opposés sur le prêt à intérêt : d’une part les casuistes, dont les Jésuites et les Franciscains, qui défendent la thèse de la légitimité du prêt à intérêt ; d’autre part, les scolastiques qui soutiennent la doctrine de la stricte interdiction du prêt à intérêt. Les protestants aussi –

Calvin notamment – se mêlent du combat, portant un coup direct et dur à la doctrine de la stricte interdiction. C’est dans ce contexte de grands brouhahas conceptuels qu’apparaît le

Pape Benoît XIV qui résume et renouvelle l’enseignement de l’Église sur la question.

281

1- Benoît XIV

A la suite des Pères de l’Église et de Saint Thomas d’Aquin, de nombreux papes ont condamné la pratique du prêt à intérêt. Une condamnation très nette a été faite par Benoît XIV dans sa lettre encyclique Vix pervenit, adressée aux évêques d’Italie le 1er novembre 1745.

Fruit d’un travail soigné et d’une très large consultation556, Vix pervenit prend corps dans un contexte d'événements spécifiques :

Un peu après 1730, la Ville de Vérone fut autorisée par son souverain à emprunter une certaine somme à 4% d’intérêt. Plusieurs théologiens considérèrent cette opération comme usuraire, d’autres auteurs la défendirent. L’évêque de Vérone, Bragandini, se crut obliger d’intervenir et de rappeler nettement les principes traditionnels. L’instruction qu’il donna déplut à beaucoup. Elle fut attaquée par le Marquis Scipion Maffei qui envoya son livre au Pape. La dispute s’envenima et s’étendit dans tout l’État de Venise. L’affaire fut portée à Rome. Une commission fut nommée pour l’examiner et le 1er Novembre 1745, Benoît XIV publia son encyclique557.

Par cette encyclique, Benoît XIV entend donc « barrer la route » à certaines opinions trop libérales en matière d’usure qui reprenaient aisément la distinction établie par Calvin entre, d’une part le prêt de production ou d’entreprise, qui donnerait légitimement lieu au paiement d’un intérêt, et d’autre part le prêt de consommation ou de nécessité, qui devrait être gratuit558. Dans son Synode diocésain, dont la première édition parut en 1748, donc trois ans

556 Voir Préambule où le Pape situe très clairement l’objet et l’occasion de son encyclique. 557 GARRIGUET, Régime du travail, T. II, Librairie Bloud et Cie, Paris, 1909, p.174. 558 Pour la pensée de Calvin en matière de prêt à intérêt, on lira avec intérêt : Édouard Dommen, « Calvin et le prêt à intérêt », dans Finance et bien commun, n° 17 (Automne 2003), Genève, 2003, p. 42- 58. Édouard D. écrit que « Calvin s’est penché à plusieurs reprises sur la question de la légitimité du prêt à intérêt. On peut citer ses commentaires sur Exode 22. 25 (dans les versions actuelles de la Bible, il s’agit d’Ex. 22. 24) où il commente en même temps Lévitique 25. 35-38 et Deutéronome 23. 19-20 ; sur le Psaume 15.5 et sur Ézéchiel 18.8, 17.» (p. 42). L’essentiel de la pensée de Calvin se trouve cependant dans sa réponse à la lettre de Claude de Sachin sur la légitimité de l’intérêt. Pour lui, en effet, l’usure n’est pas contraire à la loi divine. Les interdictions de l’Ancien Testament ont été abolies par le Christ, qui a abrogé la Loi juive. En ce qui concerne le passage évangélique où Luc rapporte que Jésus a demandé de faire des prêts sans rien en espérer en retour, Calvin pense que ce n’est qu’un conseil et non une obligation. Il a établi sept prescriptions ou « exceptions », comme il les nomme, qui servent de cadre au prêt à intérêt : « Premièrement, il n’est pas permis de demander des intérêts aux pauvres et nul ne peut être contraint de payer un intérêt lorsqu’il se trouve dans la misère ou connaît des circonstances difficiles. Deuxièmement, celui qui prête de l’argent ne devrait pas être intéressé au gain au point d’en négliger ses devoirs, ni déposséder ses frères pauvres en plaçant son argent dans des investissements en toute sécurité. La troisième exception est que, dans le cas d’un prêt à intérêt, rien ne doit intervenir qui ne soit naturellement juste et correct. Et si la question est examinée selon la règle de Christ, à savoir ce que vous voulez que les hommes vous fassent etc., elle sera considérée comme valable pour tous. La quatrième exception est que celui qui contracte un emprunt doit tirer autant ou plus de profit de l’argent emprunté (que le créancier). Cinquièmement,

282 après Vix pervenit, le Pontife romain donne un vaste panorama de ce courant dit libéral. Il commence par rappeler la doctrine calviniste soutenue par le jurisconsulte français Charles

Dumoulin (1500-1566) et le philologue humaniste français Claude Saumaise (1588-1653) :

Calvin, a enseigné à propos du XVIIIe chapitre d’Ézéchiel qu’il est permis d’exiger, précisément à raison du prêt, ratione mutui, un profit modéré, non du pauvre, mais du riche. Charles Dumoulin le soutient ex professo dans son Traité de l’usure (n° 10), où il affirme hardiment que l’usure n’est défendue qu’en tant qu’elle blesse la charité. Il distingue ensuite (n° 85) les hommes en trois classes. La première contient les pauvres, qui ne vivent que de charité, et il dit qu’il faut les secourir, non en leur prêtant, mais en leur faisant l’aumône. Dans la seconde classe il place les indigents, qui ont besoin pour le moment, mais qui dans la suite pourront rendre ce qu’on leur a prêté, et il assure qu’il faut prêter à ceux-là, mais gratuitement. Dans la troisième classe sont compris les riches et les marchands, qui n’ont besoin de rien, mais qui cherchent à augmenter leur fortune par le moyen du négoce. Quant à ceux-là, Dumoulin enseigne qu’on peut avec une entière justice leur faire payer une usure modérée, à raison du prêt qu’on leur a fait. Claude Saumaise embrasse aussi cette mauvaise opinion, quoiqu’il la défende par une autre raison. Il prétend que l’usure, à moins qu’elle blesse la charité, est exempte de péché, parce qu’elle est, dit-il, le prix du louage de l’argent, merces locatae pecuniae.559

Benoît XIV fustige ensuite les docteurs catholiques qui défendent la doctrine de Calvin :

Quelques docteurs catholiques n’ont pas craint de souscrire à l’opinion impie de Calvin et de Dumoulin. Ils distinguent, eux aussi, deux espèces de prêt, l’un par lequel on donne de l’argent, ou toute autre chose, pour être consumé ; ce qu’on pratique habituellement avec les indigents, qui empruntent de l’argent pour se nourrir eux et toute leur famille, pour payer leurs dettes, marier leurs filles, etc. L’autre espèce de prêt consiste à donner de l’argent pour être employé dans le négoce ; c’est ce qu’on observe à l’égard des marchands qui, par le moyen de commerce, font valoir l’argent qu’ils ont emprunté et en tirent un profit considérable. Dans le premier cas, ces mêmes auteurs avancent que tout ce qu’on exige au-delà du sort nous ne devrions pas juger selon les coutumes habituelles et traditionnelles (concernant la perception d’intérêts) ce que nous sommes autorisés à faire, ni mesurer les injustices en fonction de ce qui est juste et correct ; nous devrions plutôt régler notre conduite sur la parole de Dieu. Sixièmement, nous ne devrions pas considérer seulement l’avantage de ceux à qui nous avons affaire mais aussi prendre en compte l’intérêt public et servir la communauté dans son ensemble. Parce qu’il est manifeste que l’intérêt versé par le commerçant est une pension publique, il faut donc veiller soigneusement à ce que le contrat fasse plus de bien public que de mal. Septièmement, on ne dépassera pas les limites fixées par les lois locales ou régionales, bien que cela ne suffise pas toujours, car souvent elles autorisent ce qu’elles ne sont pas capables de corriger ou d’interdire. Il faut donc préférer ce qui est juste et correct dans les circonstances et s’interdire ce qui est de trop. » Voir aussi : 1- Bélier, André, La pensée économique et sociale de Calvin, Genève, Georg, 1961; 2- Pascaline Houriez, La légitimité du prêt à intérêt chez Jean Calvin, La Revue réformée, 2013, vol. 64, no266, pp. 71-106; 3- Richard Ondji'l Tomg, Éthique économique et endettement extérieur dans les pays de la CEMAC, Paris, Harmattan, 2009, pp. 287-293. 559 Benoît XIV, Synode diocésain, paru en deux éditions : la 1ère en 1748, et la seconde, revue et augmentée, en 1755. La citation ici est extraite de GARRIGUET, L., Régime du travail, T. II, Librairie Bloud et Cie, Paris, 1909, pp.170-171.

283

principal, est une véritable usure ; mais ils excusent de tout péché d’usure le profit qu’on retire du prêt dans le second cas, pourvu que ce profit soit modéré et qu’on se renferme dans les bornes prescrites par les lois du pays560.

De façon schématique et synthétique, on peut structurer le développement de la pensée de

Benoît XIV dans Vix pervenit autour de trois grands points :

- Premièrement : Il est interdit de toucher des intérêts en vertu d'un contrat de prêt L'espèce de péché qu'on appelle usure réside essentiellement dans le contrat de prêt dit MUTUUM. La nature de ce contrat demande qu'on ne réclame pas plus qu'on a reçu. Le péché d'usure consiste pour le prêteur à exiger, au nom de ce contrat, plus qu'il n'a reçu et à affirmer que le prêt lui-même lui donne droit à un profit en plus du capital rendu. Ainsi, tout profit de ce genre, qui excède le capital, est illicite et usuraire. [...] La loi du prêt a nécessairement pour objet l'égalité entre ce qui a été donné et ce qui a été rendu. Donc, tout homme est convaincu d'agir contre cette loi quand, après avoir reçu un équivalent, il n'a pas honte d'exiger, de qui que ce soit, quelque chose de plus en vertu du prêt lui-même. Le prêt exige, en justice, seulement l'équivalence dans l'échange. Par conséquent, si une personne quelconque reçoit plus qu'elle n'a donné, elle sera tenue à restituer pour satisfaire au devoir que lui impose la justice dite commutative, vertu qui ordonne de maintenir scrupuleusement dans les contrats de commerce l'égalité propre à chacun d'eux, et de la rétablir parfaitement quand on l'a rompue561.

- Deuxièmement : On peut parfois toucher des intérêts compensatoires en vertu d’un titre extrinsèque au contrat de prêt : la cessation d’un bénéfice (lucrum cessans)562, le préjudice subi (damnum emergens)563, le risque de perdre le prêt (periculum sortis). On ne nie point qu'il ne puisse quelquefois se rencontrer dans le contrat de prêt certains autres titres qui ne sont pas du tout essentiels, et pour parler le langage courant "intrinsèques", à la nature même du contrat de prêt considéré en général. Ces titres créent une raison très juste et très légitime d'exiger, suivant les formalités ordinaires, quelque chose en plus de l'argent dû à cause du prêt564.

560 Benoît XIV, Op. Cit., pp. 171-172 561 Ibid. 562 Par exemple, le cas de celui qui, ayant prêté de l’argent, n’en a plus assez pour pouvoir conclure une affaire qui se présente : c’est le gain manqué. 563 Par exemple, le cas de celui qui, ayant prêté de l’argent, n’en a plus assez pour réparer le toit de sa maison, ce qui cause des dégâts : c’est le dommage effectif. 564

284

La vraie nature de ces titres est d’être réellement compensatoires, compensatoires des pertes subies, des profits manqués, des risques courus, mais non pas des gains que l’emprunteur ferait.

- Troisièmement : On peut aussi toucher une véritable rémunération (un profit légitime) sur la base de contrats autres que le prêt.

« On ne nie pas non plus qu'il y ait d'autres contrats d'une nature tout à fait différente de celle du prêt, qui permettent souvent de placer et d'employer son argent sans reproche, soit en procurant des revenus annuels par l'achat de rentes, soit en faisant un commerce et un négoce licite, pour en retirer des profits honnêtes. » Ici, Benoît XIV fait mention explicite à la rente foncière qui consiste en une opération d’entente entre deux personnes, X et Y par exemple. X, propriétaire d’un immeuble (par exemple un champ) reçoit de Y une somme d’argent, et, en contrepartie, s’engage à lui verser périodiquement le tout ou une partie du revenu de l’immeuble ; X est le débiteur de la rente, et Y le crédirentier (titulaire de la rente). Par ailleurs, Benoît XIV fait aussi mention, mais implicitement, aux contrats de société. Il invite ceux qui, en fonction de tels contrats, confient leur argent à autrui et désirent recevoir un gain légitime, à poser clairement leurs conditions et à formuler explicitement leurs attentes :

(…) Il faut avertir ceux qui veulent se préserver de la souillure du péché de l'usure et confier leur argent à autrui, de façon à tirer un intérêt légitime, de déclarer, avant toutes choses, le contrat qu'ils veulent passer, expliquer clairement et en détail toutes les conventions qui doivent y être insérées, et quel profit ils demandent pour la cession de ce même argent. Ces explications contribuent beaucoup, non seulement à éviter les scrupules et les anxiétés de conscience, mais encore à prouver au for extérieur le contrat qui a eu lieu. Elles ferment aussi la porte aux discussions qu'il faut quelquefois soulever pour voir clairement si un placement d'argent qui paraît avoir été fait dans les règles renferme néanmoins une usure réelle, dissimulée565.

En définitive, la doctrine de l’Église redéfinie par Benoît XIV dans Vix pervenit est assez claire : le prêt ne sera jamais de lui-même un titre à un profit. Si l’on veut tirer profit de

565 Par. 9

285 l’argent, il faudra recourir à d’autres formes de contrat que celui du prêt : « Tout homme qui veut agir en sûreté de conscience doit donc examiner d'abord avec soin s'il se rencontre véritablement avec le prêt un autre titre légitime ou s'il peut passer un contrat juste et différent du prêt. A la faveur de ce titre ou de ce contrat il pourra, sans craindre d'offenser Dieu, se procurer le profit désiré»566. Benoît XIV rejoint ainsi Saint Thomas d’Aquin.

2- La postérité de Benoît XIV

La pertinence de l’analyse des solutions apportées par Benoît XIV dans Vix pervenit à la question de l’usure fait du Saint Siège une instance de consultation régulière en la matière.

Ainsi, jusqu’en 1830, Rome, interrogée sur la question, renvoyait toujours aux règles définies par Benoît XIV, et invoquait, pour justifier le prêt à intérêt, un titre extrinsèque à la raison du prêt : le péril à courir, le dommage encouru, ou le gain arrêté. Par exemple, le 16 septembre

1830 et le 21 septembre 1831, la Sacrée Pénitencerie déclarait qu’il n’y avait pas à inquiéter ceux qui permettent le gain tiré de l’argent prêté, au seul titre de la loi civile fixant un taux modéré567. C’est la même réponse que donnait personnellement le pape Pie VIII le 18 août

1830 à l’évêque de Rennes : les confesseurs peuvent absoudre les personnes qui prêtent de l’argent à intérêt, pourvu qu’elles respectent le taux fixé par le droit civil et qu’elles s’engagent à se soumettre aux instructions ultérieures du Magistère568. Le Saint-Office, dans ses réponses du 31 août 1831 et du 17 janvier 1838 fit de même569. Le 29 juillet 1835,

Grégoire XVI étend la portée de l’encyclique Vix pervenit, adressée à l’origine aux seuls

566 Par. 3, 6. 567 Ici, l'usure ne se montre pas seulement à un taux d'intérêt. Il y a une qualification du taux (modéré), variable d'une économie à une autre. . 568 Cf. Dans le Denzinger, n° 2722-2724, cité dans Pamphile AKPLOGAN, Op. Cit., p. 158, note 178. 569 Voir par exemple, dans le Denzinger, n° 2743, la réponse du Saint-Office à l’évêque de Nice : « Question (9 septembre 1837): Des pénitents qui, sur la base d'un titre légal, ont tiré un gain modeste d'un prêt et qui doutent dans leur conscience ou ont mauvaise conscience, peuvent-ils recevoir l'absolution sacramentelle sans qu'il leur soit imposé de (le) restituer, dès lors du moins qu'ils éprouvent une douleur sincère à cause du péché qu'ils ont commis dans le doute ou avec mauvaise conscience, et qu'ils sont disposés à se conformer avec une obéissance fidèle aux commandements du Saint-Siège? Réponse Oui, dans la mesure du moins où ils sont disposés à se conformer aux commandements du Saint-Siège. »

286

évêques italiens, à l’Église universelle570. En 1873, sous le pontificat de Pie IX, une

Instruction de la Sacrée Congrégation pour la propagation de la foi confirme simultanément la doctrine de Vix pervenit et la décision disciplinaire de 1830 :

1. D'une manière générale, il faut dire à propos du gain perçu pour un prêt qu'absolument rien ne peut être perçu en vertu du prêt, c'est-à-dire de façon directe et simplement en raison de celui-ci. 2. Percevoir quelque chose en plus du capital est licite si cela vient s'ajouter au prêt à un titre extrinsèque, qui n'est pas communément lié et inhérent au prêt de par la nature de celui- ci. 3. Si quelque autre titre fait défaut, comme par exemple un gain qui cesse, une perte qui se produit, et le danger de perdre le capital ou des efforts à mettre en œuvre pour retrouver le capital, le seul titre de la loi civile peut également être considéré comme suffisant dans la pratique, aussi bien par les fidèles que par leurs confesseurs à qui il n'est donc pas permis d'inquiéter leurs pénitents à ce sujet aussi longtemps que cette question demeure en jugement, et que le Saint-Siège ne l'a pas explicitement définie. 4. La tolérance de cette pratique ne peut aucunement être étendue jusqu'à rendre honnête une usure, si minime soit elle, s'agissant de pauvres, ou une usure immodérée et excédant les limites de l'équité naturelle571. 5. Enfin, il n'est pas possible de déterminer de façon universelle quel montant de l'usure doit être considéré comme immodéré et excessif, et lequel doit être considéré comme juste et modéré, puisque cela doit être mesuré dans chaque cas particulier en considérant toutes les circonstances tenant aux lieux, aux personnes et au moment572.

A la suite de Pie IX, Léon XIII dénonce en 1891, dans sa grande encyclique sociale Rerum

Novarum, les formes modernes de l’usure qu’il situe alors dans le contexte ambiant :

Nous sommes persuadé, et tout le monde en convient, qu'il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu'ils sont pour la plupart dans une situation d'infortune et de misère imméritées. Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue accroître encore le mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Église, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité573.

570 A. Utz, La doctrine sociale de l’Église à travers les siècles, Rome/Paris, Herder / Beauchesne, 1970, vol. 3, p. 1981. 571 A propos de l’expression équité naturelle, voir NAZ, R. (dir.), Dictionnaire de droit canonique, T. 5, Librairie Letouzey et Ané, Paris, 1953, col. 408. 572 Conclusion tirée de toutes les solutions mentionnées dans l’Instruction, in le Denzinger n° 3105-3109 : 573 Léon XIII, Rerum Novarum, n. 2.

287

Pour marquer le 40ème anniversaire de Rerum Novarum en 1931, le Pape Pie XI fait paraître son encyclique Quadragesimo Anno, sur l’instauration de l’ordre social. Comme son prédécesseur, il y dénonce la dictature économique ambiante (n. 117) ayant succédé à la libre concurrence. Il y va en termes fermes et d'un ton assez grave :

Ce qui à notre époque frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.574

Quelques années avant Quadragesimo Anno, le Code de droit canonique de 1917, élaboré sous le pontificat de Pie X et promulgué par Benoît XV, codifie l’Instruction de 1873 dans son canon 1543 : « Si une chose fongible est donnée à quelqu’un en propriété et ne doit être restituée ensuite qu’en même genre, aucun gain à raison du même contrat ne peut être perçu ; mais, dans la prestation d’une chose fongible, il n’est pas illicite en soi de convenir d’un profit légal, à moins qu’il n’apparaisse comme immodéré, ou même d’un profit plus élevé, si un titre juste et proportionné peut être invoqué. »575 Cette disposition suit la position classique de l'Église, et donc laisse clairement entendre que « le prêt en lui-même n'est pas frugifère : elle

(la disposition) maintient donc ''le principe de la stérilité essentielle du prêt'' en tant que tel, et par suite du contrat de prêt »576. Cependant, le canon admet la légalité d'un intérêt modéré.

Le nouveau Code de droit canonique promulgué par Jean-Paul II en 1983 ne fait aucune mention de ce canon, il ne traite donc pas de la question de l’usure.

574 Pie XI, lettre encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931, n 113-114. 575 Raoul NAZ (dir.), Traité de droit canonique, Tome III, Livre III, Letouzey et Ané, Paris 576 Cardahi Choucri, Le prêt à intérêt et l'usure au regard des législations antiques, de la morale catholique, du droit moderne et de la loi islamique, Revue internationale de droit comparé, Vol. 7, N°3, Juillet-septembre 1955. p. 511

288

Le Catéchisme de l’Église catholique, publié sous le pontificat de Jean-Paul II en 1992 mentionne, quant à lui, l’interdiction du prêt à intérêt parmi les mesures juridiques prises

« dès l’Ancien Testament » pour venir en aide aux pauvres, et il dénonce « des systèmes financiers abusifs sinon usuraires » entre les nations ainsi que « les trafiquants, dont les pratiques usuraires et mercantiles provoquent la faim et la mort de leurs frères en humanité »577. Il faut rappeler ici que plusieurs encycliques sociales avaient déjà dénoncé l’injustice qui s’enracine dans la recherche exclusive du profit et du pouvoir, ainsi que les systèmes économiques entravant le développement global des personnes et générant une mauvaise répartition des richesses et des ressources de la terre578. Nous en avons parlé plus haut.

Une dépêche de l’agence de presse vaticane ZENIT du vendredi 22 novembre 2000 informe que Jean-Paul II, lors de l’audience générale de ce jour et en présence de quelque 40.000 fidèles, Place Saint Pierre, « a lancé un appel pressant à combattre "le phénomène préoccupant de l'usure" et à aider les victimes de "cette plaie qui grandit". » A la fin de l'audience générale, Jean-Paul II a rappelé l'urgence d'un "engagement généreux dans le combat contre cet abus impitoyable des besoins des autres". La même dépêche rapporte que parmi les fidèles assistant à l'audience figuraient des membres de l'Association italienne des

Fondations contre l'Usure et des représentants de différentes fondations régionales.

S'adressant à eux, Jean-Paul II a déclaré : « L'usure est une plaie sociale qui grandit et il est absolument nécessaire d'aller à la rencontre de ceux qui sont pris au piège dans ce filet d'injustice et de souffrances graves. Je souhaite de tout mon cœur que dans le contexte de cette année jubilaire, on puisse faire des progrès concrets pour l'élimination de ce grave fléau, grâce à la contribution de tous. » La dépêche continue en affirmant que Jean-Paul II a

577 Voir, en particulier, les paragraphes 2269, 2438 et 2449. 578 On retiendra, entre autres encycliques : Rerum Novarum de Léon XIII, Quadragesimo anno de Pie XI, Populorum Progressio de Paul VI, Sollicitudo rei socialis de Jean-Paul II. A retenir aussi : le Synode des évêques sur la Justice dans le monde et la Constitution pastorale du Concile Vatican II Gaudium et spes.

289 condamné à plusieurs reprises cet abus et a encouragé les banques à s'inspirer des principes de la coopération et de la solidarité pour combattre ce phénomène. Par exemple, le 11 novembre

2000, à l'occasion d'une rencontre avec les dirigeants et le personnel de la Banque de Rome,

Jean-Paul II a invité les institutions de crédit à s'engager davantage dans la lutte contre l'usure.

Il les a encouragées à soutenir les personnes ayant des problèmes économiques et à ne pas chercher uniquement le plus grand profit579. Déjà dans sa catéchèse du 03 novembre 1999 sur la thématique de la réduction de la dette des pays pauvres, il fustigeait : « Demander des paiements avec des taux d'intérêt exorbitants obligerait à des choix politiques qui réduirait à la faim et à la misère des populations entières. »580

Le Compendium de la doctrine sociale de l'Église, au numéro 341, revient sur la question avec nette précision :

Si dans l’activité économique et financière la recherche d’un profit équitable est acceptable, le recours à l’usure est moralement condamné : « Les trafiquants, dont les pratiques usurières et mercantiles provoquent la faim et la mort de leurs frères en humanité, commettent indirectement un homicide. Celui-ci leur est imputable »581. Cette condamnation s’étend aussi aux rapports économiques internationaux, en particulier en ce qui concerne la situation des pays moins avancés, auxquels ne peuvent pas être appliqués des systèmes financiers abusifs sinon usuraires. Le Magistère plus récent a eu des paroles fortes et claires contre une pratique dramatiquement répandue aujourd'hui encore : « Ne pas pratiquer l'usure, une plaie qui à notre époque également, constitue une réalité abjecte, capable de détruire la vie de nombreuses personnes »582.

Cette déclaration du Compendium de la doctrine sociale de l'Église est en apparente contradiction avec le numéro la déclaration du même Compendium au sujet de la dette extérieure des pays pauvres. Ici, se trouve résolue la problématique de notre recherche : il faut opter pour l'effacement de la dette des pays pauvres parce que la dette contribue à maintenir dans la faim et à provoquer la mort de plusieurs peuples.

579 Pour référence de la dépêche : www.zenit.org (ZF00112202). 580 Jean-Paul II, S'engager à réduire la dette internationale des pays pauvres, Audience générale, 03 novembre 1999. 581 CEC, 2269 582 Jean-Paul II, Discours à l'Audience générale (4 février 2004), 3 : L'Osservatore Romano, éd. française, 10 février 2004, p. 12.

290

Le Compendium du Catéchisme de l’Église catholique présenté par le Pape Benoît XVI voit dans le septième commandement une interdiction de pratiquer l’usure :

Le septième commandement interdit avant tout le vol, qui consiste en l’usurpation du bien d’autrui contre la volonté raisonnable du propriétaire. Il en va de même dans le fait de payer des salaires injustes, de spéculer sur la valeur des biens pour en tirer des avantages au détriment d’autrui, de contrefaire des chèques ou des factures. Il est interdit en outre de commettre des fraudes fiscales ou commerciales, d’infliger volontairement un dommage aux propriétés privées ou publiques, de pratiquer aussi l’usure, la corruption, l’abus privé des biens sociaux, les travaux mal exécutés de manière consciente, le gaspillage.583

Devant une foule de fidèles réunis à la Place Saint Pierre pour l’audience générale du mercredi 23 novembre 2005, le Pape Benoît XVI a déploré la pratique de l’usure, véritable fléau en Italie. Puis, s’adressant aux membres de l’Association italienne nationale contre l’usure (la Consulta Nazionale Aintiusura584) venus marquer les dix ans d’existence de leur fondation, Benoît XVI dit : « Chers amis, votre présence si nombreuse m’offre l’occasion de vous dire que j’apprécie vivement l’œuvre courageuse et généreuse que vous accomplissez en faveur des familles et des personnes frappées par cette déplorable plaie sociale de l’usure. Je souhaite que de nombreuses personnes soient à vos côtés pour soutenir votre engagement, digne d’éloge, au plan de la prévention, de la solidarité et de l’éducation à la légalité. »585

Benoît XVI réaffirme ainsi, comme les Pères de l’Église et ses prédécesseurs, que l’usure est une plaie sociale déplorable dont il faut protéger les couches les plus vulnérables de la société.

« Il faut que les sujets les plus faibles apprennent à se défendre des pratiques usuraires, tout comme il faut que les peuples pauvres apprennent à tirer profit du microcrédit, décourageant de cette manière les formes d’exploitation possibles en ces deux domaines. »586

583 Compendium du Catéchisme de l’Église catholique, n. 508. 584 Pour de plus amples informations sur cette association, voir : www.consultantiusura.it 585 Voir Zénith du 23 novembre 2005, ZF05112303. 586 Caritas in veritate, n. 65, paragraphe 2.

291

Dans une interview accordée au mensuel italien Trenta Giorni daté de juillet-août 2006, le cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d’État du Saint-Siège, à propos des rapports

économiques entre les pays du nord de la planète et ceux du sud, estime que :

Les prêts internationaux de la Banque mondiale et du FMI, comme ceux qui se pratiquent de pays à pays, sont désormais arrivés au stade de l’usure et ils devraient être déclarés illégaux. En effet, la dette se change en usure lorsqu’elle lèse le droit inaliénable à la vie et tous ces autres droits qui, loin d’avoir été concédés à l’homme, lui appartiennent par nature. Certains technocrates, en particulier ceux des multinationales, de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire, ont imposé aux populations pauvres des conditions inacceptables, comme la stérilisation obligatoire ou l’obligation de fermer les écoles catholiques.587

Dans cette déclaration, on peut voir aisément que le cardinal Bertone fait allusion aux

Programmes d’Ajustements Structurels (P.A.S) et autres politiques ou mesures de renégociation et d'allègement de la dette des pays pauvres notamment. Ces politiques sont austères parce que générant souvent des conséquences drastiques et dramatiques, comme nous l'avons montré dans la première partie.

Pour endiguer cette situation d'injustice, « on devrait [poursuit le cardinal Bertone], suivant la doctrine sociale de l’Église, arriver à un capitalisme démocratique populaire, à savoir un système de liberté économique non oligopoliste, qui accueille le plus grand nombre de sujets en leur permettant d’accéder à la créativité et au monde de l’entreprise, et en favorisant un saine concurrence à l’intérieur d’un cadre législatif clair »588.

C'est un peu de cette façon que procèdent les banques islamistes dont la pratique repose sur l'interdiction de l'usure. Selon le texte fondateur de l'Islam (le Coran), en effet, le domaine du commerce et des échanges doit être empreint d’une dimension sociale et morale, donc

587 Tiré de : « Un salésien choisi par Benoît XVI », interview du cardinal Tarcisio Bertone par Gianni Cardinale, in 30Giorni, n. 08, 2006. Publié sur : www.30giorni.it (Conslutation, le 30 janvier 2013). On pourrait lire avec intérêt l'absurdité des rapports entre aide au développement et politique démographique dans : Ruffin L.-M. Mika Mfitzsche, Éthique et démographie dans les documents des conférences épiscopales des cinq continents (1950-2000), Paris, L'Harmattan, 2008. 588 Ibid.

292 religieuse. L’usure, c’est-à-dire la pratique de l’intérêt, appelée « riba », est l'objet d'interdiction formelle. On peut lire différemment dans le Coran :

 « Dieu a permis la vente et a interdit l’usure. » (Sourate II, v. 275).

 Si votre débiteur éprouve de la gêne, attendez qu’il soit plus aisé. Si vous lui remettez sa dette, ce sera encore plus méritoire pour vous. » (Sourate II, v. 280).

 « Ne pratiquez pas l’usure pour multiplier sans cesse vos profits! » (Sourate III, v.130).

L'interdiction de l'intérêt peut être comprise comme conséquence de la place de choix que le travail occupe dans l'Islam : l'intérêt est un revenu perçu sans travail, et sans risque, puisque son montant est déterminé à l'avance. De plus, l’Islam considère cette pratique comme injuste, car les difficultés de l’emprunteur peuvent permettre au prêteur de s’enrichir sans efforts. Il faut noter cependant que les banques islamistes admettent bien le principe de la rémunération des dépôts à terme mais sur une base autre que l'intérêt : la participation. Dans ce contexte, la banque apparaît comme un intermédiaire entre l'épargnant qui dispose d'une capacité de financement, et l'investisseur qui a besoin de financement. Celui-ci soumet un projet; si la banque l'agrée, elle le finance. Le profit dégagé par l'opération est partagé entre l'investisseur comme rémunération de son travail, la banque comme rémunération de ses services, l'épargnant comme rémunération de son placement à risque. C'est ici précisément que réside la différence avec la pratique bancaire classique : la part de profit perçue par l'épargnant est conditionnée et déterminée par la rentabilité ex post de l'investissement. L'épargnant perd les fonds engagés si l'investisseur fait faillite, alors que le taux d'intérêt est déterminé ex-ante, et payé quoi qu'il arrive589.

589 Cf. Georges Corm, « L'importance des valeurs éthiques dans la pensée économique de l'islam », in Le nouveau gouvernement du monde, Paris, Éditions de La Découverte, 2010, pp. 243-251; voir aussi : Cardahi Choucri, « L'usure en droit musulman : le ''riba''», Op. Cit., pp. 527 ss.

293

Dans le système financier classique, on fait la différence entre l'actionnaire qui est un co- propriétaire, et l'obligataire qui est un créancier. Lorsqu'une entreprise financée par souscription d'actions et d'obligations fait faillite, à la liquidation, ce sont les obligataires qui sont désintéressés en priorité; les pertes ne seront que pour les actionnaires. On peut dire que dans le système islamique, il n'y a que des actionnaires, dont le sort (financier) est lié à celui de l'investisseur. En théorie, les banques islamiques sont donc basées sur des principes différents, excluant le recours à l’intérêt590.

Ceci correspond au lucrum cessans de Saint Thomas d'Aquin évoqué plus haut : le prêteur peut percevoir une compensation pour le bienfait que procure le prêt. C'était aussi l'un des points soulignés par Benoît XIV dans Vix pervenit, à savoir que le prêteur peut toucher une véritable rémunération (un profit légitime) sur la base de contrats autres que le prêt.

CONCLUSIONS

La pratique de l'usure a été radicalement dénoncée et condamnée dans la tradition de l'Église, depuis la Bible jusqu'au Moyen-âge. A partir du Moyen-âge, avec Saint Thomas d'Aquin, apparut une nouvelle façon dans l'élaboration de la question.

En effet, à la différence des Pères de l’Église qui invoquaient la charité pour condamner l’intérêt, Saint Thomas d’Aquin a fait appel au principe de la justice pour formuler sa condamnation. Comme Aristote en son temps, il reconnaît que la monnaie n’est pas un facteur de production mais un simple instrument qui doit faciliter les échanges. Il soutient aussi la légitimité d’un intérêt en considération de titres dits extrinsèques (c’est-à-dire se

590 Il convient de noter que l'enrichissement soudain de pays musulmans producteurs de pétrole, lors du boom pétrolier de 1973, a rendu particulièrement difficile le respect de la loi coranique sur le prêt à intérêt. Une question essentielle s'était alors posée : quoi faire avec des milliards de dollars dont on n'a pas un besoin immédiat et qui trouvaient preneur disposé à emprunter avec intérêt? On a recouru à différents moyens pour s'assurer du respect de la loi. Par l'intermédiaire de la BADEA (Banque Arabe de Développement de l'Économie Africaine), on a prêté des sommes considérables à des pays frères qui essaient de se libérer du sous- développement. (Voir Louis O'Neill, « Prêt à intérêt et usure structurelle », in Initiation à l'éthique sociale, Fides, 1998, p.377).

294 situant en dehors du contrat de prêt), et autour de quelques concepts juridiques et canoniques dont notamment le contrat, l'obligation, le préjudice, le risque, le péril. Il ouvre ainsi une nouvelle voie dans la compréhension et le traitement de la question.

Cette nouvelle approche, accompagnée des différentes évolutions de l’économie et de la monnaie, modifia considérablement toute la doctrine postérieure de l’Église. On dénonce surtout désormais les taux d’intérêt très élevés qui engendrent la paupérisation non seulement des individus isolés, mais aussi des groupes et communautés d'individus; on passe à une critique sans merci des États et des Institutions qui, par le biais de l’aide publique au développement, sont devenus des usuriers modernes habiles ou sournois.

L’Église continue ainsi de faire résonner infatigablement sa voix en faveur d'une société plus juste et plus humanisée.

Depuis la fin du XIXème siècle, en effet, on assiste à la production d’un grand nombre d’encycliques sociales qui ne cessent de développer la pensée de l'Église sur les questions sociales. La plupart de ces encycliques traduisent le soin que les papes successifs ont apporté

à l’observation du monde, à son évolution, au devenir de l’homme dans la sphère socio-

économique des pays les plus riches et à sa détresse dans la société des pays les plus pauvres.

Depuis Rerum Novarum591 de Léon XIII jusqu’à Caritas in veritate592 de Benoît XVI, les différents pontifes ont donc compris et exprimé, chacun à sa manière, que l’Église, « vivant dans l’histoire, doit ‘‘scruter les signes des temps et les interpréter à la lumière de l’Évangile’’ »593. C’est ainsi que leurs textes couvrent des champs de réflexion et d’action dont la fécondité dépasse les limites du temps et de l’espace ; ils restent donc actuels de par la diversité des thèmes qu’ils abordent dont ceux notamment du travail, de la paix, du développement, de l’économie et des finances.

591 15 mai 1891. 592 29 juin 2009. 593 Paul VI, Populorum Progressio, n. 13.

295

Dans le vaste champ de l’économie et des finances, il faut noter qu’aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, des institutions financières internationales (comme la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International) ont vu le jour dans le double d'accompagner la reconstruction et le développement des territoires, et de promouvoir une croissance équilibrée du commerce international à longue échéance. Plus précisément, ces institutions prétendent, à partir des années 60, soutenir les pays en voie de développement dans leurs efforts de croissance en leur consentant des prêts à des taux usuraires qui accroissent exagérément le capital. Cette façon de faire que Paul VI a appelée la « dictature économique »594 a conduit à la situation actuelle d’étranglement financier des pays dits du tiers-monde, dont ceux de l'Afrique.

594 Ibid., n. 59.

296

CHAPITRE NEUVIÈME : LA DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE SUR LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ÉQUITABLE DE TOUS LES PEUPLES.

Le sous-développement, situation particulièrement caractéristique des pays africains, est non seulement le résultat de décisions et de choix politiques non pertinents, mais aussi de mécanismes et de structures de péchés qui entravent le plein épanouissement des individus et des peuples595. Le développement, antithèse du sous-développement, n’est pas seulement une aspiration légitime, mais un droit fondamental qui appelle des devoirs.

Pour l’Église, parler de droit au développement, c’est d’abord toucher à son point axial la douloureuse question des souffrances et des besoins des individus et des peuples en état de nécessité existentielle; c’est ensuite définir les principes éthiques qui doivent inspirer et accompagner l’action des structures humaines qui permettent à chacun et à tous de passer « de conditions moins humaines à des conditions plus humaines »596.

Ces principes éthiques, définis dans la doctrine sociale de l’Église et présents (parfois dans des expressions différentes du langage de l’Église) dans plusieurs textes d’Institutions internationales, en particulier dans la Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 4 décembre 1986, sont universellement admis et reconnus par la raison et la foi. « L’Église les désigne comme le paramètre de référence premier et fondamental pour l’interprétation et l’évaluation des phénomènes sociaux, dans lequel puiser les critères de discernement et de conduite de l’action sociale, en tout domaine »

597. Ils portent sur :

- le respect, la défense et la promotion de la dignité de la personne humaine, créée à

l’image et à la ressemblance de Dieu;

595 Voir : Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, n. 16 596 Paul VI, Populorum progressio, n. 20 597 Voir Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 161

297

- l’égalité fondamentale de tous les hommes, fondée sur leur égale dignité : « Tous les

hommes sont égaux ; point de différence entre riches et pauvres, maîtres et serviteurs,

princes et sujets : ils n’ont tous qu’un même Seigneur. Il n’est permis à personne de

violer impunément cette dignité de l’homme que lui-même traite avec un grand

respect… »598.

En dernier ressort, ces principes « renvoient aux fondements ultimes qui ordonnent la vie sociale »599, en même temps qu’ils renferment une exigence morale qui « concerne à la fois l’action personnelle des individus, en tant que premiers sujets irremplaçables et responsables de la vie sociale à tous les niveaux, et les institutions, représentées par des lois, des normes de traditions et des structures civiles…»600.

I- LE BIEN COMMUN ET LA DESTINATION UNIVERSELLE DES BIENS

Le Concile Vatican II définit le bien commun comme « cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée »601.

Le Concile veut souligner par là que la société doit être organisée pour permettre à chaque personne de s’y réaliser intégralement. L’être humain ne peut chercher son bonheur en dehors d’un environnement lui-même humain. Nous apportons certaines choses à la société, et celle- ci nous en offre d’autres. La réalisation de chacun dépend ainsi de l’engagement de tous à rechercher le bien commun602.

Conjointement au bien commun, nous signalons le principe de la destination universelle des biens : le Créateur a mis l’ensemble des biens du monde à la disposition de l’ensemble de

598 Léon XIII, Rerum Novarum, n. 32, § 3. 599 Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 163 600 Ibid. 601 Vatican II, Gaudium et spes, n. 26 602 Cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 164-170.

298 l’humanité (Gn 1, 28-29); nous sommes simplement, et par le fait même, gérants ou gestionnaires de la Création603.

Des textes bibliques vétéro-testamentaires mettent en valeur la destination universelle des biens, s’opposant par le fait même aux tentatives d’accaparement des biens par une petite poignée d’individus. Comme nous l’avons déjà mentionné dans le chapitre précédent, la Loi de Moïse par exemple n’admet pas que les riches deviennent toujours plus riches et réduisent les pauvres à une situation de pénurie toujours plus grave (Dt 15, 1).

Dans le Nouveau Testament, on peut voir en Jésus le Défenseur de la destination universelle des biens. Dans la parabole communément appelée ‘‘ la parabole de Lazare et du mauvais riche’’, il fait clairement comprendre que ceux qui possèdent en abondance les biens de la terre n’ont pas le droit d’en jouir égoïstement, mais doivent en faire bénéficier les moins favorisés. Il s’agit là d’un devoir strict, celui qui s’y dérobe encourt le feu de l’enfer (Lc 16,

24). Saint Jean, dans sa première lettre souligne implicitement que les biens de ce monde sont destinés par Dieu à être partagés entre tous les êtres humains : « Si quelqu’un possède les biens de ce monde et voit son frère dans le besoin et qu’il se ferme à la compassion envers lui, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui? » (1 Jn 3, 17). Les premiers chrétiens, au témoignage de Saint Luc dans deux passages des Actes des apôtres, « étaient unis et mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun. […] Nul ne considérait comme sa propriété l’un quelconque de ses biens; au contraire, ils mettaient tout en commun » (Ac 2, 44-45 ; 4, 32).

Le Concile Vatican II rentre bien dans la perspective biblique lorsqu’il souligne : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité »604.

603 Ibid., n. 171-175 et toute la littérature patristique en la matière. 604 Gaudium et spes, n. 69

299

Dans ce texte, on peut relever deux caractéristiques fondamentales du principe de la destination universelle des biens. D’une part, en effet, on note un fondement théologique : la foi en un Dieu qui crée le monde et le remet à l’homme pour qu’il y trouve tout ce dont il a besoin pour vivre dignement. Le Catéchisme de l’Église Catholique authentifie cet aspect quand il déclare que « la création est voulue par Dieu comme un don adressé à l’homme, comme un héritage qui lui est destiné et confié »605. D’autre part, il y a une exigence éthique concrète qui est énoncée : puisque les biens de la création sont, en droit, « destinés » à tous, ils « doivent », en fait, « affluer entre les mains de tous », de manière « équitable ». Chaque fois que ceci n’est pas le cas, il y a atteinte à la « justice », et donc à la charité. Il convient de préciser que « la charité dépasse la justice, parce qu’aimer c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas ‘‘donner’’ à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers eux. »606

Par ailleurs, il est important de remarquer que, pour le Concile Vatican II, les biens de la création sont destinés non seulement à « tous les hommes », mais aussi à « tous les peuples ».

Ce qui confère au principe de la destination universelle des biens une dimension quasi politique.

Comme l’a bien noté le Pape Jean-Paul II, le principe de la destination universelle des biens est le « premier principe de tout l’ordre éthico-social »607 parce qu’il « invite à cultiver une vision de l’économie inspirée des valeurs morales qui permettent de ne jamais perdre de vue ni l’origine, ni la finalité des biens, de façon à réaliser un monde juste et solidaire »608

605 CEC, n. 299 606 Benoît XVI, Caritas in Veritate, n. 6 607 Jean-Paul II, Lettre encyclique Laborem Exercens, n. 19 608 Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, n. 174

300

Dans ce contexte, la propriété privée, c’est-à-dire les biens possédés à titre privé, doit être ordonnée à l’ensemble de la communauté humaine. Le droit de propriété privée ne se justifie donc que dans une perspective sociale : « quelque soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens. C’est pourquoi l’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu’elles puissent profiter, non seulement à lui, mais aussi aux autres »609.

II- L’OPTION PRÉFÉRENTIELLE DES PAUVRES

Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église affirme que « le principe de la destination universelle des biens requiert d’accorder une sollicitude particulière aux pauvres, à ceux qui se trouvent dans des situations de marginalité, et, en tout cas, aux personnes dont les conditions de vie entravent une croissance appropriée. »610. Il y a, ici, une réaffirmation du principe de L’option préférentielle pour les pauvres apparu dans le langage de l’Église au lendemain du Concile Vatican II, et plus précisément lors des assises de Medellin611.

Historiquement, l’Église s’est toujours engagée aux côtés des pauvres. En effet, beaucoup de congrégations religieuses sont nées avec comme charisme le service des plus pauvres. Des communautés religieuses locales, souvent missionnaires ont érigé, pour l’annonce de l’évangile, non seulement des édifices religieux, mais aussi des hospices, des hôpitaux, des

609 Gaudium et spes, n. 69; Cf. Compendium de la Doctrine Sociale de l’Église, nn. 176-181. 610 n. 182. Voir : le discours du Pape Jean-Paul II à la Troisième Conférence Générale de l’Épiscopat latino- américain tenue à Puebla. 611 Voir José Comblin, Où en est la théologie de la libération? L’Église Catholique et les mirages du Néolibéralisme, Paris, L’Harmattan pp. 24-27 ; voir aussi Gustavo Gutierrez, « Option pour les pauvres : bilan et enjeux », Théologiques, vol. 1. n° 2, 1993, pp 121-134.

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écoles, des banques au service des plus démunis612. Le Concile Vatican II dans le décret Ad

Gentes sur la mission dit bien que « l’Église doit prendre le chemin de la pauvreté pour annoncer l’Évangile » (n. 5). Aujourd’hui en particulier où la question sociale revêt une dimension beaucoup plus mondiale, cette option préférentielle pour les pauvres concerne « les décisions que nous avons à prendre de manière cohérente au sujet de la propriété et de l’usage des biens »613; elle doit donc « embrasser les multitudes immenses des affamés, des mendiants, des sans abris, des personnes sans assistance médicale et, par-dessus tout, sans espérance d’un avenir meilleur »614.

L’option préférentielle pour les pauvres c’est, finalement, « une solidarité avec les pauvres dans la lutte contre la pauvreté »615 et « un engagement pour les pauvres et contre la pauvreté »616. Il ne s’agit pas d’une option discriminatoire, mais préférentielle; ce qui veut dire qu’en vertu des exigences de la justice distributive, les pauvres ont droit à une attention particulière. Il ne s’agit pas d’exclusivité, mais de priorité.

III- LA SOLIDARITÉ ET LA RESPONSABILITÉ

Le principe de la solidarité, qui va de pair avec la responsabilité, récapitule un peu tous les autres principes. En effet, selon le dessein de Dieu, Créateur, la société humaine constitue une grande famille. On ne peut être heureux tout seul. Nous devons nous sentir responsables des autres, en prendre soin. Nous devons nous soutenir mutuellement, nous entraider617.

612 Voir plus haut la pastorale des Pères de l’Église, la création des monts-de-piété. Voir aussi le témoignage du CEC, n. 390 613 Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, n. 42. 614 Jean-Paul II, Ibid. 615 Gustavo Gutierrez, Op. Cit., p. 126. On peut citer ici l’exemple de Joseph Wresinsky, Fondateur de ATD Quart-Monde qui s’est associé aux pauvres pour le règlement de la question de ce qui est appelé la grande précarité en France. 616 Ibid. 617 Gaudium et spes, n. 192-196.

302

Le Concile Vatican II remarque, parmi ce qu'il appelle les signes des temps, le « sens toujours croissant et inéluctable de la solidarité entre les peuples »618, critiquant par le fait même « une

éthique individualiste, ignorant les solidarités sociales traduites dans des institutions, qui servent à améliorer les conditions de vie de tous »619.

Le Pape Paul VI, Pape du Concile, souligne, dans Populorum progressio, les aspirations de l'humanité à un monde plus solidaire. Il écrit en effet que « la fraternité des peuples » engage

à un « devoir de solidarité, de justice sociale, de charité universelle ».620

Jean-Paul II, de par ses origines polonaises et de par son expérience culturelle, consacra toute une encyclique sociale, Sollicitudo rei socialis, à la question de la solidarité entre les groupes sociaux et entre les peuples. Artisan du Concile et dans l'esprit de celui-ci, il se réjouit des

"signes positifs" donnés par « la solidarité des pauvres entre eux, leurs actions de soutien mutuel, les manifestations sur le terrain social... »621. Il salue aussi le fait que des hommes et des femmes à travers le monde « ressentent comme les concernant personnellement les injustices et les violations des droits de l'homme »622. Pour lui, « la solidarité nous aide à voir l'autre - personne, peuple ou nation - non comme un instrument dont on exploite les capacités mais comme notre semblable »623. La solidarité n'est donc pas de l'ordre du sentiment,

«d'impression ou d'attendrissement superficiel» ; elle est plutôt « une détermination persévérante de travailler pour le bien commun, c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous »624. Comme telle, sa réalisation passe à la fois par la justice sociale et par une véritable organisation des échanges « entre les peuples, pour sortir des impasses du mal-développement »625 et du sous-développement.

618 Gaudium et spes, n. 46. 619 Ibid., n. 30. 620 Populorum progressio, nn. 43 et 64. 621 SRS, n. 39. 622 Ibid., n. 38. 623 Ibid., n. 39. 624 Ibid., n. 38. 625 Populorum progressio, n. 64. Voir Jean-Paul II, Message à la Conférence internationale du travail, 9.

303

On ne peut parler de solidarité sans fraternité. Dans ce sens, Benoît XVI propose, dans

Caritas in veritate, de dépasser l'utilitarisme pour un développement du marché et de l'économie de type humaniste et centré sur la fraternité :

Dans l’encyclique Populorum progressio, Paul VI observait que les causes du sous-développement ne sont pas d’abord d’ordre matériel. Il nous invitait à les rechercher dans d’autres dimensions de l’homme : tout d’abord dans la volonté, qui se désintéresse souvent des devoirs de la solidarité; en second lieu, dans la pensée qui ne parvient pas toujours à orienter convenablement le vouloir. C’est pourquoi, dans la quête du développement, il faut « des sages de réflexion profonde, à la recherche d’un humanisme nouveau, qui permette à l’homme moderne de se retrouver lui-même »626. Mais ce n’est pas tout. Le sous-développement a une cause encore plus profonde que le déficit de réflexion : c’est « le manque de fraternité entre les hommes et entre les peuples »627. Cette fraternité, les hommes pourront-ils jamais la réaliser par eux seuls? La société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères Autrement dit, une bonne société ne peut se contenter de l'horizon de la solidarité, parce qu'une société qui n'est que solidaire, et n'est pas aussi fraternelle, serait une société dans laquelle chacun chercherait à s'éloigner. Alors que la solidarité est le principe d'organisation sociale qui consent aux inégaux de devenir égaux, le principe de fraternité est ce principe d'organisation sociale qui consent aux inégaux d'être différents. Une société fraternelle est une société solidaire, mais une société solidaire n'est pas automatiquement fraternelle628.

IV- LA SUBSIDIARITÉ ET LA PARTICIPATION

Comme nous l’avons souligné plus haut, dans la première partie, le premier principe mis en avant par les initiatives post politiques d’ajustement structurel concerne le caractère participatif de la définition de ces mesures. Le FMI et la Banque mondiale préconisent ouvertement la conduite par chaque pays de l'élaboration de son DSRP, et pour ce faire le recours à un processus participatif dont chacun est appelé à fixer les règles précises. La participation ici « est le processus à travers lequel les agents influencent et partagent le contrôle sur la fixation des priorités, la définition des politiques, l'allocation des ressources et

626 Paul VI, PP, n. 20 627 Ibid., n. 66 628 Voir ZAMAGNI, professeur d'économie politique à l'université de Bologne et Consulteur au Conseil pontifical Justice et Paix, « caritas in veritate : ni socialiste, ni capitaliste, mais fraternelle et chrétienne ». Zenit, édition du 8 juillet 2009.

304 l'accès aux biens et services publics. Il n'existe pas de guide de la participation parce qu'elle s'inscrit dans différents contextes, différents projets et différents objectifs629 ». Facteur de renforcement de la démocratie surtout dans des pays à régimes politiques dictatoriaux, le principe de participation inclut les trois grandes valeurs déjà énoncées, et que nous rappelons : l’appropriation; l’insertion et la responsabilité démocratique.

Nous voyons émerger ici deux principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église catholique : la subsidiarité et la participation.

Dans le mot subsidiarité, on retrouve la racine ‘‘subside’’, qui vient du mot latin subsidium.

Subsidium signifie aide. Selon le principe de subsidiarité, il appartient aux pouvoirs publics d’aider les individus et les corps intermédiaires à prendre des initiatives qu’ils sont parfaitement capables de prendre seuls. Il ne s’agit donc pas, pour les pouvoirs publics, de se substituer intempestivement aux particuliers, aux familles ou aux groupes.

L’Église a toujours insisté, à juste titre, et elle insiste plus que jamais sur ce principe de subsidiarité dont le champ d’application ne cesse de s’élargir. Elle dit qu’il faut permettre à toutes les personnes de se réaliser dans l’action, et qu’il faut que les pouvoirs publics les aident dans cette réalisation. Le principe de subsidiarité se fonde sur le fait que les êtres humains sont différents les uns des autres, et qu’ils sont des personnes pourvues de dignité et de liberté630. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église est très exhaustif sur ce sujet :

Le principe de subsidiarité protège les personnes des abus des instances sociales supérieures et incite ces dernières à aider les individus et les corps intermédiaires à développer leurs fonctions. Ce principe s'impose parce que toute personne, toute famille et tout corps intermédiaire ont quelque chose d'original à offrir à la communauté. L'expérience atteste que la négation de la subsidiarité ou sa limitation au nom d'une prétendue démocratisation ou égalité de tous dans la société, limite et parfois même annule l'esprit de liberté et d'initiative631. A l'application du principe de subsidiarité correspondent : le respect et la promotion effective de la primauté de la personne et de la famille; la mise en valeur des associations et des organisations intermédiaires, dans leurs choix fondamentaux et dans tous

629 François Chesnais, Les dettes illégitimes, p. 173. 630 Compendium de la doctrine sociale de l‘Église. nn. 185-188. 631 Voir Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, n. 15

305

ceux qui ne peuvent pas être délégués ou assumés par d'autres; l'encouragement offert à l'initiative privée, de sorte que tout organisme social, avec ses spécificités, demeure au service du bien commun; l'articulation pluraliste de la société et la représentation de ses forces vitales; la sauvegarde des droits de l'homme et des minorités; la décentralisation bureaucratique et administrative; l'équilibre entre la sphère publique et la sphère privée, avec la reconnaissance correspondante de la fonction sociale du privé; et une responsabilisation appropriée du citoyen dans son rôle en tant que partie active de la réalité politique et sociale du pays. […] le bien commun correctement compris, dont les exigences ne devront en aucune manière contraster avec la protection et la promotion de la primauté de la personne et de ses principales expressions sociales, devra demeurer le critère de discernement quant à l'application du principe de subsidiarité.

Quant au principe de participation, participer signifie « prendre part à quelque chose ». Selon

Compendium de la doctrine sociale de l’Église, elle est une conséquence du principe de subsidiarité632 :

La conséquence caractéristique de la subsidiarité est la participation, qui s'exprime, essentiellement, en une série d'activités à travers lesquelles le citoyen, comme individu ou en association avec d'autres, directement ou au moyen de ses représentants, contribue à la vie culturelle, économique, sociale et politique de la communauté civile à laquelle il appartient. La participation est un devoir que tous doivent consciemment exercer, d'une manière responsable et en vue du bien commun. La participation à la vie communautaire n'est pas seulement une des plus grandes aspirations du citoyen, appelé à exercer librement et de façon responsable son rôle civique avec et pour les autres, mais c'est aussi un des piliers de toutes les institutions démocratiques, ainsi qu'une des meilleures garanties de durée de la démocratie.

CONCLUSIONS

Dans notre monde toujours plus interdépendant, l’Église catholique veut surtout affirmer, à travers les différents principes de sa doctrine sociale, que tous les peuples ont le droit de se développer, c’est-à-dire d’exercer ensemble une coresponsabilité internationale qui engage tous et chacun dans la poursuite du bien commun et de la paix.

La Commission des Droits de l'Homme de l'ONU reconnaît bien que tous les peuples de la terre, qu’ils soient développés ou en développement, ont le droit au développement.

632 Compendium de la doctrine sociale de l‘Église. nn. 189-190.

306

Mais il convient de souligner deux écueils en matière de droit au développement. D’une part, lorsqu'on parle du droit au développement on peut courir le risque de se limiter à une discussion académique au lieu de viser directement les souffrances et les besoins des personnes et des peuples, qui vivent dans la pauvreté et la misère. D'autre part, il faut aussi admettre que plusieurs modèles sont tombés en ruine et que la notion même de développement a évolué avec les mutations rapides de la société, de l'économie et des relations internationales.

Aujourd'hui, on s'oriente vers une conception du développement qui comprend des dimensions multiples – économique, sociale, éducative, culturelle, voire spirituelle – et à juste titre les experts soulignent qu'il faut adopter «une approche équilibrée, intégrée et multidimensionnelle»633. En un mot, reprenant une phrase désormais historique du Pape Paul

VI, nous pourrions dire que « le développement ne se réduit pas à la simple croissance

économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c'est-à-dire promouvoir tout l'homme et tout homme »634, lui donnant la possibilité et la capacité d'atteindre une qualité de vie plus humaine qui lui permette d'être soi-même, dans la condition culturelle où il se trouve.

633 Voir la 54ème Session de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU, le Rapport sur les travaux de la deuxième session du Groupe intergouvernemental d'experts sur le droit au développement, Genève, mars 1998, n 27 634 Populorum Progressio, n.14

307

CONCLUSION GÉNÉRALE

Dans l'introduction générale de cette thèse de doctorat en étude du religieux contemporain, nous avons formulé l'hypothèse que la dette des pays pauvres très endettés, en particulier les pays d'Afrique, et la question de son effacement, en raison de son ampleur et de la gravité de ses conséquences sociales, sont un point important de la doctrine sociale de l'Église catholique. Les résultats de notre recherche présentés dans les différentes parties développées confirment cette hypothèse. En effet, les données sur les organisations internationales impliquées dans le traitement de la dette, les stratégies mises en place pour assurer le remboursement de la dette, les conditions de vie réelles actuelles des peuples pauvres et démunis, le discours traditionnel de l'Église sur l'usure et les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l'Église nous permettent de donner un point d'ancrage solide à notre hypothèse.

1 - D'abord, l'architecture de la dette (le traitement de la question de la dette au plan civil) nous a permis d'identifier, de contextualiser et d'actualiser le problème pour nous rendre compte de sa gravité sur le destin quotidien des populations très pauvres. Les plans et les conditions de remboursement de la dette tels qu'ils sont établis par les créanciers empêchent véritablement les pays africains de mettre en place des politiques nationales de développement capables de soutenir les droits fondamentaux de leurs citoyens (se nourrir, se loger, s'habiller, se soigner, s'instruire), comme le confirme une déclaration de la Commission des droits de l'ONU reportée en Annexe II : « Le grave problème de la dette extérieure demeure l'un des principaux facteurs qui nuisent au développement économique, social, scientifique et technique ainsi qu'au niveau de vie dans de nombreux pays en développement; ce qui a de lourdes conséquences sur le plan social »635. La dette qui est censée être un

635 Résolution de la Commission des droits de l’homme 1999/22; citée in extenso en Annexe II, I.

308 instrument de développement devient ainsi un mobile d'asservissement et de pauvreté extrême de nombreuses populations. Les prêts, consentis à des taux élevés (jusqu'à 20% du capital), ont souvent profité non pas aux citoyens, mais à des gouvernements qui ont instauré ce que

Jean-Paul II a indexé comme étant des structures de péché. Nous avons mis en exergue ces structures de péché qui ''saignent le continent africain'' et qui ont pour noms corruption et détournements massifs des fonds publics. En effet, et comme fortement souligné par James

Boyce et Léonce Ndikumana dans leur livre La dette odieuse. Comment l'endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent636, plus de la moitié de la dette extérieure de l'Afrique sort de l'Afrique comme patrimoine personnel de dirigeants corrompus, parfois sous le regard discret approbateur ou le silence coupable de gouvernements et institutions financières occidentaux637, pour être logée dans des banques ou des paradis fiscaux occidentaux. Dans son exhortation apostolique Ecclesia in Africa, Jean-Paul II souligne vigoureusement que « beaucoup de problèmes du continent sont la conséquence d'une manière de gouverner souvent entachée de corruption638 ». Plus précisément, « les problèmes

économiques de l'Afrique sont, en outre, aggravés par la malhonnêteté de certains gouvernants corrompus qui, de connivence avec des intérêts privés locaux ou étrangers, détournent les ressources nationales à leur profit, transférant des deniers publics sur des comptes privés dans des banques étrangères. Il s'agit purement et simplement de vol, quelles que soient les fictions légales qui les couvrent. 639. » Par exemple, les fonds publics détournés par des anciens chefs d'États africains640 s'élèvent environ à 5000 - 6000 millions de dollars us

(par Mobutu, ancien président du Zaïre, Congo Démocratique ), et au moins à 70 millions de

636 Cité plus haut. 637 Selon Jean Ziegler : « Le FMI n'est pas là pour aider à la redistribution du revenu national. Il a été créé pour serrer la vis et assurer le versement régulier des intérêts de la dette » (L'empire de la honte, p. 89). 638 Ecclesia in Africa, 110. 639 Ibid., 113. 640 Selon l'enquête rendue publique par le CCFD-Terre Solidaire dans Biens mal acquis. A qui profite le crime pp. 202-205.

309 dollars us (par Paul Biya, encore président du Cameroun). Une véritable gangrène que Jean

Ziegler qualifie d'hémorragie des capitaux organisée.

C'est précisément dans cette ''organisation'' de la corruption et de détournements de deniers publics que réside la substantifique moelle des structures de péché qui, selon Jean-Paul II, ne sont autre chose que la violation des droits humains fondamentaux ou « la somme des facteurs négatifs qui agissent à l'opposé d'une vraie conscience du bien commun universel et du devoir de le promouvoir »641. Ce concept de structures de péché, Jean-Paul II le lie aux péchés personnels et aux péchés sociaux qu'il diagnostique de la manière suivante :

Or, quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux plus ou moins étendus, ou même l'attitude de nations entières et de blocs de nations, l'Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels. Il s'agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou favorisent l'iniquité, voire l'exploitent; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde; et aussi de la part de ceux qui veulent s'épargner l'effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d'ordre supérieur. Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes. Une situation - et de même une institution, une structure, une société - n'est pas, par elle-même, sujet d'actes moraux; c'est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou mauvaise. A l'origine de toute situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs. C'est si vrai que, si une telle situation peut être modifiée dans ses aspects structurels et institutionnels par la force de la loi ou, comme il arrive malheureusement trop souvent, par la loi de la force, en réalité le changement se révèle incomplet, peu durable et, en définitive, vain et inefficace - pour ne pas dire qu'il produit un effet contraire - si les personnes directement ou indirectement responsables d'une telle situation ne se convertissent pas642.

Le mal personnel se mue en fait de société, et la normalité devient à tort normativité. Ceci a conduit Jean Paul II à mettre l'accent sur toute la question du caractère éthique de l’interdépendance et des relations d’aide entre les individus d’une part, et entre les peuples d’autre part; il écrit :

641 Sollicitudo rei socialis, n. 36 642 Reconciliatio et paenitentia, n. 16

310

Un autre phénomène, typique lui aussi de la période la plus récente - même si on ne le trouve pas partout -, est, sans aucun doute, également caractéristique de l'interdépendance qui existe entre les pays développés et ceux qui le sont moins. C'est la question de la dette internationale, à laquelle la Commission pontificale «Justice et Paix» a consacré un document643. On ne saurait ici passer sous silence le lien étroit entre ce problème, dont la gravité croissante était déjà prévue par l'encyclique Populorum progressio644, et la question du développement des peuples. La raison qui poussa les peuples en voie de développement à accepter l'offre d'une abondance de capitaux disponibles a été l'espoir de pouvoir les investir dans des activités de développement. En conséquence, la disponibilité des capitaux et le fait de les accepter au titre de prêt peuvent être considérés comme une contribution au développement lui-même, ce qui est souhaitable et légitime en soi, même si cela a été parfois imprudent et, en quelques cas, précipité. Les circonstances ayant changé, aussi bien dans les pays endettés que sur le marché financier international, l'instrument prévu pour contribuer au développement s'est transformé en un mécanisme à effet contraire. Et cela parce que, d'une part, les pays débiteurs, pour satisfaire le service de la dette, se voient dans l'obligation d'exporter des capitaux qui seraient nécessaires à l'accroissement ou tout au moins au maintien de leur niveau de vie, et parce que, d'autre part, pour la même raison, ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables. Par ce mécanisme, le moyen destiné au « développement des peuples » s'est transformé en un frein, et même, en certains cas, en une accentuation du sous- développement645.

Sous ce jour, la dette des pays en voie de développement est le produit de structures de péché qui empêchent réellement le développement desdits pays.

2 - Ensuite, la condamnation de la pratique de l'usure dans la tradition de l'Église, condamnation axée sur une éthique biblique dont les objectifs sociaux essentiels se ramènent

à la protection des plus faibles, à la prévention contre la pauvreté et à la régulation

économique selon les principes de justice corrobore notre hypothèse.

Dans la tradition biblique en effet, parmi les multiples dispositions qui tendent à rendre concret le de gratuité et de partage dans la justice inspirée par Yahvé Dieu, la loi de

643 Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l'endettement international (27 décembre 1986). 644 Populorum progressio, n. 54 : « Les pays en voie de développement ne risqueront plus dès lors d'être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains. Taux d'intérêt et durée des prêts pourront être aménagés de manière supportable pour les uns et pour les autres, équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements ». 645 SRS, n. 19.

311 l'année sabbatique (célébrée tous les sept ans) et de l'année jubilaire (commémorée tous les cinquante ans) se distingue comme une orientation importante, bien que jamais pleinement réalisée, pour la vie sociale et économique du peuple d'Israël. En plus du repos des champs, cette loi prescrit la remise des dettes et une libération générale des personnes et des biens : chacun peut rentrer dans sa famille d'origine et reprendre possession de son patrimoine. Cette législation vise à montrer que l'événement salvifique de l'exode et la fidélité à l'Alliance représentent non seulement le principe fondateur de la vie sociale, politique et économique d'Israël, mais aussi le principe régulateur des questions inhérentes aux pauvretés économiques et aux injustices sociales. Il s'agit d'un principe invoqué pour transformer continuellement et de l'intérieur la vie du peuple de l'Alliance, afin de la rendre conforme au dessein de Dieu.

Pour éliminer les discriminations et les inégalités provoquées par l'évolution socio-

économique, tous les sept ans la mémoire de l'exode et de l'Alliance est traduite en termes sociaux et juridiques, de façon à rapporter les questions de la propriété, des dettes, des prestations et des biens à leur signification la plus profonde.646

Comme l'a souligné Richard Sitbon : « Si pendant quarante-neuf ans, la société est perçue comme un marché à conquérir, la cinquantième année, elle redevient une communauté de personnes, certaines perdantes, d'autres gagnantes, dans laquelle des déséquilibres se sont créés et des injustices sont à réparer »647 Dès lors, « l’appel à la solidarité, surtout internationale, et à une remise de la dette comme geste découlant d’un Jubilé, pose une question éthique essentielle à l’activité économique. En dehors de la simple reconnaissance de l’inexigibilité d’une créance, ce qui serait encore un acte spécifiquement économique et rentrant dans les lois et pratiques financières, la remise des dettes constituerait-elle un acte

646 Cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 24 647 Richard Sitbon, Op. Cit., p. 217

312 réparateur d’une injustice intrinsèque à l’activité économique et donc un geste de contestation envers les lois de l’économie d’échange et de l’économie financière? »648

Puisque le problème de la dette des pays africains est aussi un problème de déficit de justice et de charité, l’Année sabbatique et l'Année du Jubilé pourraient être proposées comme deux manières de rythmer les activités des institutions financières internationales impliquées dans la gestion de la dette des pays africains649 De plus, on peut faire une application de la loi sur les gages à la situation des pays africains très endettés de qui les créanciers exigent des gages drastiques à travers une liste interminable de conditionnalités.

Par ailleurs, il faut noter que de nos jours, l'usure est devenue un phénomène à dimension sociale. Elle n’est plus pratiquée entre individus seulement, mais entre groupes d’individus et, chose nouvelle, entre des nations entières et des institutions financières. Le Magistère récent de l’Église catholique se situe dans cette perspective plus large en donnant au prêt à intérêt une dimension spécifiquement sociale : l’usure n’est plus seulement envisagée dans le cadre des rapports entre deux individus, mais aussi et surtout dans les relations d’une nation pauvre entière avec un créancier communautaire (un pays riche ou une institution bancaire). L'usure ici n'est pas quantitative par définition; elle est approchée en fonction de ses conséquences.

Jean-Paul II dit dans ce sens : « [...] parmi les causes qui ont contribué à la formation d'une dette extérieure écrasante, il faut signaler [...] les intérêts élevés. »650. La dette des pays africains a donc une dimension usuraire, dans la mesure où « le seul paiement des intérêts constitue pour l'économie des pays pauvres un poids qui enlève aux autorités la disponibilité

648 Cf. Ernesto Rossi, « Y a-t-il place pour la gratuité en économie? », in Jean-Michel Bonvin (dir.), Dette et Jubilé, Finance et Bien Commun, Supplément n°1, pp. 49-60. De formation juridique, théologique et philosophique, Ernesto Rossi di Montelera a occupé diverses responsabilités au sein d’un groupe familial industriel. Dans le cadre de ses intérêts culturels, il a également présidé le Centre Catholique d’Études à Genève. Depuis sa retraite des affaires, Ernesto Rossi di Montelera poursuit ses activités d’appui à la recherche dans le domaine de l’éthique sociale et économique. 649 Selon le titre suggestif du Prof. Paul H. Dembinski, « Le Jubilé et la crise financière : deux manières de rythmer la finance », in Jean-Michel Bonvin (dir.), Dette et Jubilé, Revue d’éthique financière Finance et Bien Commun, Supplément n°1, pp. 41-48. Économiste, professeur à l'Université de Fribourg, Paul Dembinski dirige l'Observatoire de la Finance depuis sa fondation. Il est également titulaire de la chaire "Éthique & Finance " à l'Institut Catholique de Paris. 650 Jean-Paul II, Ecclesia in America, n. 22

313 de l'argent nécessaire pour le développement social, l'éducation, la santé et l'institution d'un fonds pour créer le travail. »651 L'usure ainsi tolérée et institutionnalisée devient une structure de péché. Elle constitue, dans un sens analogique, un péché social652 qui entretient une culture de pauvreté de nombreuses populations.

3 - Enfin, notre hypothèse trouve sa justification dans le discours de l'Église sur le développement équitable de tous les peuples, sans aucune distinction. Ce discours repose sur des principes d'éthique économique inspirés de la tradition biblique : l'option préférentielle des pauvres; le bien commun et la destination universelle des biens; la charité et la solidarité dans la justice et la subsidiarité.

De tout ce qui précède, nous pouvons affirmer que la question de l’effacement de la dette des pays africains est une question délicate et très complexe qui doit engager d’une part la responsabilité des créanciers et des débiteurs, et d’autre part celle de toute la communauté internationale. Cette thèse n’est qu’une ébauche de ce qui préoccupe tant de chercheurs déterminés à contribuer à l’engendrement d’un monde plus juste, plus fraternel, plus solidaire et plus respectueux de la dignité unique « de tout homme et de tout l’homme ». Au

Compendium de la doctrine sociale de l'Église qui « réaffirme le principe que la dette contractée doit être remboursée », nous opposons l'affirmation ferme que la dette contractée doit être effacée si le droit fondamental des peuples africains à leur subsistance et à leur développement économique653 est compromis.

Mais pour rendre les fruits de l'effacement de la dette plus productifs et plus profitables aux populations, nous proposons ici une feuille de route qui pourrait servir de vade-mecum aussi

651 Ibid. 652 Voir plus haut : Reconciliatio et paenitentia, n. 16. 653 Jean-Paul II, Encycl. Centesimus annus, 35: AAS 83 (1991) 838; cf. aussi Commission Pontificale «Justice et Paix», Au service de la communauté humaine: une approche éthique de l'endettement international, Typographie Polyglotte Vaticane, Cité du Vatican 1986.

314 bien aux créanciers qu'aux débiteurs. Ce peut-être une forme de compendium de la doctrine sociale de l'Église sur l'effacement de la dette des pays pauvres :

- Procéder à un examen des causes internes qui ont contribué à accroître le surendettement des pays africains.

- Situer les responsabilités et les assumer ensemble654, à travers une collectivisation à la

fois des profits et des pertes entre créanciers et débiteurs.

Un audit de la dette, comme le soulignent plusieurs experts ou groupes militant pour l’effacement de la dette des pays pauvres, doit pouvoir conduire à déterminer les responsabilités afin de mettre en lumière la complicité et le silence coupable des uns et des autres. En quoi consisterait précisément cet audit et comment le réaliser? François Chesnais nous en donne quelques contours :

« Le premier objectif d’un audit est de clarifier le passé […]. Qu’est devenu l’argent de tel emprunt, à quelles conditions cet emprunt a-t-il été conclu ? Combien d’intérêts ont été payés, à quel taux, quelle part du principal a déjà été remboursée ? Comment la dette a-t-elle enflé sans que cela profite au peuple ? Quels chemins ont suivi les capitaux ? A quoi ont-ils servi ? Quelle part a été détournée, par qui et comment ? Et aussi : Qui a emprunté et au nom de qui ? Qui a prêté et quel a été son rôle ? Comment l’État s’est-il trouvé engagé, par quelle décision, prise à quel titre ? Comment des dettes privées sont-elles devenues « publiques » ? Qui a engagé des projets inadaptés, qui a poussé en ce sens, qui en a profité ? Des délits, voire des crimes, ont-ils été commis avec cet argent ? Pourquoi n’établit-on pas des responsabilités civiles, pénales et administratives ? […] Un audit de la dette publique n’a rien à voir avec cette caricature qui le réduit à une simple vérification de chiffres faite par des comptables routiniers. Les partisans des audits invoquent toujours deux besoins fondamentaux de la société : la transparence et le contrôle démocratique de l’État et des gouvernants par les citoyens. »655

Les concepts d’appropriation, de responsabilité démocratique et d’insertion comme méthodes spécifiques des DSRP peuvent trouver ici toute leur pertinence en servant de source d'inspiration.

654 Voir : Conseil Pontifical Justice et Paix, Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international, 1986 655 François Chesnais, Les dettes illégitimes, pp. 128-129.

315

- Combattre les systèmes de corruption et de détournements massifs des fonds d’aide au

développement des pays africains.

Nous commençons par évoquer ici le témoignage de Eva Joly656 à propos du système de la corruption, un véritable appareil savamment organisé :

« Ce que j’ai vu et compris me donne des responsabilités vis-à-vis de mes contemporains. […] Je mesure ce qu’il y a de dérisoire à écrire (…) un témoignage sur les mœurs des maîtres de la haute finance, ces silhouettes rapides qui disposent de leurs jets privés et hantent les palaces des capitales européennes, pour qui une commission d’un million de dollars est un simple pourboire, ces hommes qui évoluent dans l’univers sophistiqué des sociétés offshore657 et disparaissent dans le silence ouaté des conseils d’administration. […] Le fléau que j’ai rencontré sur ma route, et dont je n’ai aperçu que la pointe émergée, n’a pas encore de nom. Par habitude, nous utilisons les mots de corruption ou de délinquance financière. Je parlerais plutôt d’impunité : une manière de vivre au-dessus des lois, parce qu’on est plus fort que la loi. C’est le monde à l’envers. Quelle économie peut fonctionner longtemps sans confiance ? Quelle démocratie peut rester vivante si les élites ont acquis, de facto, le pouvoir de violer la loi et la garantie de l’impunité ? Pourtant, telles les marées noires qui, hiver après hiver, déversent leurs cargaisons sur les côtes atlantiques de l’Europe, sans que l’on se soit préoccupé autrement que par de grandes déclarations de ces pétroliers sans propriétaires, dont les responsables se cachent derrière autant de sociétés écrans aux Bahamas, à Zoug ou à Malte, le fatalisme et l’impuissance se sont déployés. Chaque scandale remplace le précédent. La répétition engendre la lassitude. Puisque rien ne change, parlons d’autre chose. Le cynisme gagne du terrain. Je ne m’y résigne pas. Nous pouvons empêcher que nos enfants connaissent, à l’âge adulte, un monde où l’impunité régnerait parmi les élites, où seuls les citoyens lambda auraient des devoirs. Nos enfants ne méritent pas ça. Pourtant, si nous laissons se décomposer l’ordre du monde, qu’ils grandissent à New York ou à Buenos Aires, dans la banlieue de Kyoto ou de part et d’autre du Rhin, ils vivront sans le savoir tout à fait sous la férule de maîtres inconnus, à la fois injustes et invisibles. »658

Pour endiguer cette culture d'impunité, il faut répertorier dans les pays africains les régimes dictatoriaux et autoritaires, voleurs du patrimoine national et négateurs impitoyables des

656 Eva Joly est Magistrat de formation et de profession. Députée européenne et Présidente de la Commission Développement du Parlement Européen, elle a instruit, en tant que Juge d'Instruction, certaines des principales affaires politico-financières des années 1990, l’affaire Elf étant aujourd’hui encore la plus connue d’entre elles. D'origine franco-norvégienne, elle fut candidate à l'élection présidentielle française de 2012. 657 Offshore ou off shore : adjectif invariable, et nom masculin. Société Offshore = Terme de l’économie ; société implantée hors de son pays d’origine, pour lui permettre de bénéficier des avantages fiscaux du pays d’accueil. 658 Eva Joly, Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre ?, p. 18…20

316 droits humains élémentaires659; on doit les sanctionner, eux et leurs complices occidentaux

(chefs d’états et responsables d’institutions financières internationales). Il est important de reconnaître que « la première condition du développement est un gouvernement

économiquement responsable à qui l'on puisse demander des comptes, et non les gouvernements corrompus à qui les agences internationales fournissent les fonds qui assurent leur durée. »660.

- Restructurer le système fiscal, qui est encore du domaine de l'informel dans la majorité

des pays africains, pour que l'impôt assure sa fonction première de solidarité en vue du

développement, comme l'indique le Compendium de la doctrine sociale de l'Église :

Les recettes fiscales et la dépense publique revêtent une importance économique cruciale pour chaque communauté civile et politique: l'objectif vers lequel il faut tendre consiste en des finances publiques capables de se proposer comme instrument de développement et de solidarité. Des finances publiques équitables et efficaces produisent des effets vertueux sur l'économie, car elles parviennent à favoriser la croissance de l'emploi, à soutenir les activités des entreprises et les initiatives sans but lucratif, et contribuent à accroître la crédibilité de l'État comme garant des systèmes de prévoyance et de protection sociales, destinés en particulier à protéger les plus faibles. Les finances publiques s'orientent vers le bien commun quand elles s'en tiennent à quelques principes fondamentaux : paiement des impôts comme spécification du devoir de solidarité; rationalité et équité dans l'imposition des contributions; rigueur et intégrité dans l'administration et dans la destination des ressources publiques. Dans la distribution des ressources, les finances publiques doivent suivre les principes de la solidarité, de l'égalité, de la mise en valeur des talents, et accorder une grande attention au soutien des familles, en destinant à cette fin une quantité appropriée de ressources661.

L'impôt est donc un instrument de développement essentiel, et la réorganisation du système fiscal dans cette optique permettra de lutter contre les évasions et les fraudes fiscales

659Voir : Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD), Biens mal acquis… profitent trop souvent. La fortune des dictateurs et les complaisances occidentales, Document de travail, Direction des études et du plaidoyer, Mars 2007. On peut lire dans ce rapport que « d’après le FMI, la moitié des 300 milliards de dollars de la dette extérieure des 15 pays les plus endettés du monde correspondait à des fonds accaparés à titre privé et transférés dans des paradis fiscaux. » Le rapport mentionne aussi que la Banque Mondiale a prêté environ 300 millions $ à l’Afrique ces dernières années. Pour certains, c’est près d’un tiers de ces prêts qui auraient été détournés. » P. 13. Voir aussi : Geneviève Jacques, Les droits de l'homme et l'impunité des crimes économiques, Paris, Cerf, 2009, pp. 60-63. 660 Dambisa Moyo, L'aide fatale, p. 105 661 Compendium de la doctrine sociale de l'Église, n. 355

317 massives662. On peut louer ici le travail colossal qui a été réalisé au Bénin par le Groupe de

Réflexion sur la Fiscalité de Développement (GRFD)663, mais on doit surtout veiller à sa mise en application.

- Créer entre les pays du Nord et les pays du Sud de nouvelles formes de solidarités qui

permettent de passer de la générosité à la relation.

Dans le sens de cette proposition, nous rejoignons l'invitation de Jean-Paul II à l'établissement des échanges qui respectent la souveraineté des états africains :

« Dépassant les impérialismes de tout genre et la volonté de préserver leur hégémonie, les nations les plus puissantes et les plus riches doivent avoir conscience de leur responsabilité morale à l'égard des autres, afin que s'instaure un véritable système international régi par le principe de l'égalité de tous les peuples et par le respect indispensable de leurs légitimes différences. Les pays économiquement les plus faibles, ou restant aux limites de la survie, doivent être mis en mesure, avec l'assistance des autres peuples et de la communauté internationale, de donner, eux aussi, une contribution au bien commun grâce aux trésors de leur humanité et de leur culture, qui autrement seraient perdus à jamais. La solidarité nous aide à voir l'«autre» - personne, peuple ou nation - non comme un instrument quelconque dont on exploite à peu de frais la capacité de travail et la résistance physique pour l'abandonner quand il ne sert plus, mais comme notre «semblable», une «aide» (cf. Gn 2, 18. 20), que l'on doit faire participer, à parité avec nous, au banquet de la vie auquel tous les hommes sont également invités par Dieu. D'où l'importance de réveiller la conscience religieuse des hommes et des peuples. […] la solidarité que nous proposons est le chemin de la paix et en même temps du développement. En effet, la paix du monde est inconcevable si les responsables n'en viennent pas à reconnaitre que l'interdépendance exige par elle-même que l'on dépasse la politique des blocs, que l'on renonce à toute forme d'impérialisme économique, militaire ou politique, et que l'on transforme la défiance réciproque en collaboration. Cette dernière est précisément l'acte caractéristique de la solidarité entre les individus et les nations. »664

662 Voir : CCFD-Terre Solidaire, Au service du bien commun. Au nom de leur foi, les chrétiens s'engagent pour plus de justice fiscale, 2011. 663 Voir : Laurence Quenum (dir.), Pour une fiscalité du développement. Rapport final, Cotonou, août 2010, 372 p. 664 Jean-Paul II, Sollicitudo rei socialis, n° 39. Voir aussi : 1- Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 22 mars 1986, n. 89; 2- Paul VI, Populorum progressio, n. 48

318

En d'autres termes : travailler à l’instauration des relations de confiance entre pays du Nord et pays du Sud en passer du paternalisme au partenariat. Ceci suppose que l’on ait le souci de

« créer une réelle égalité dans les discussions et négociations »665 Donc, favoriser des formes de coopération respectueuse de la dignité et des droits inaliénables des pays africains qui sont des états souverains. Faire valoir, dans les relations de solidarité, les principes de subsidiarité et de la destination universelle des biens.

- Travailler à rendre effective l’unité africaine en vue d'une réelle solidarité fraternelle

selon le rêve de Kwame Nkrumah666 et conformément à la proposition de Thomas

Sankara pour un Front uni contre la dette667.

Ici, « rassurer les pays auxquels nous disons que nous n’allons pas payer la dette, que ce qui sera économisé n’ira pas dans les dépenses de prestige… Ce qui sera économisé ira dans le développement. » Leur dire « en particulier nous éviterons d’aller nous endetter pour nous armer car un pays africain qui achète des armes ne peut l’avoir fait que contre un Africain. Ce n’est pas contre un Européen, ce n’est pas contre un pays asiatique. »668

Par ailleurs, le Message final de la 2ème Assemblée spéciale du Synode pour l’Afrique invite à une collaboration Sud-Sud : « L'Église en Afrique accueille de tout cœur l'appel lancé dans la

Salle du Synode pour une collaboration Sud-Sud. La plupart des problèmes et des pressions qui pèsent sur l'Afrique existent aussi en Asie et en Amérique latine. Nous comprenons que nous avons beaucoup à gagner non seulement à échanger nos impressions mais aussi à cheminer main dans la main. » (n. 16) Pour ce faire, faire valoir : persévérance, tolérance, critique de nous-mêmes avant celle des autres.

665 Populorum Progressio, n, 61. Voir Le Rapport Stiglitz, « Injustices », p. 248 666 Dans son livre L'Afrique doit s'unir, Kwame NKRUMAH dresse un bilan du passé et propose des plans d’avenir pour l’édification et le développement d’une Afrique moderne, capable de jouer pleinement son rôle dans le concert des nations. Editions Présence africaine, 2009. 667 Thomas Sankara proposait un Front uni d'Addis-Abeba contre la dette : voir Annexe II, II. 668 Voir texte du discours de Sankara en Annexes I.

319

Voici une réécriture de la Parabole du ''Bon Samaritain'' (Luc 10, 25-37) qui peut servir d'encouragement et de toile de fond à cet effort de solidarité et de fraternité entre les états africains :

Il y avait une fois un pays du Sud qui vivait, avec ses joies et ses peines, semblables à celles de n'importe quel pays. Il tomba entre les mains d'économistes, banquiers, chefs d'entreprise (...) et ils le dépouillèrent de tout, l'endettèrent et après l'avoir roué de coups avec les intérêts bancaires, ils s'en allèrent, le laissant à demi-mort. Par hasard, descendait par ce chemin une Église qui priait pour lui de façon paternaliste et lui donna quelques friandises pour la fête de Noel avec les projets d'assistance. Un pays du Nord qui était fort instruit en matière de plans, études et programmes économiques, fit de même mais il n'apportait pas de solutions. Il insistait même en disant : ''Alors, quand paieras-tu ta dette?'' Il n'éprouva aucune espèce de compassion et s'éloigna. Mais un bon pays s'approche de lui. Ce n'était pas un pays riche. C'était l'un de ces nombreux pays du Sud sans forces, sans rien mais il s'unit à d'autres pays, pauvres eux aussi, et voyant le pays endetté, ils furent touchés de compassion. Ils soignèrent ses blessures avec des solutions qui paraissaient au départ utopiques mais qui apportèrent pour finir des issues concrètes et réelles.669

L’Église en Afrique devra donner ici un témoignage évangélique en réduisant son train de vie qui frise parfois, et en certains endroits, de la grande opulence. Comme l’ont rappelé les Pères synodaux dans le Message final de la 2ème Assemblée spéciale du Synode pour l’Afrique

(Rome, 4-25 octobre 2009), l'engagement pour le développement vient de la conversion du cœur, et celle-ci est fruit de l'accueil de l'Évangile (n. 15); de plus, nos diocèses doivent se présenter comme des modèles de bonne gouvernance, de transparence et de bonne gestion financière (n.19)670.

- Étudier et promouvoir une réforme endogène des institutions financières

internationales, notamment la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire Internationale

(FMI)671.

669 Rapporté dans Emmanuel Lafont et Noel Bouttier, Le Jubilé en actes, p. 29 670 Voir Benoît XVI, Africae Munus, n. 104 : « La bonne administration de vos diocèses requiert votre présence. Pour que votre message soit crédible, faites que vos diocèses deviennent des modèles quant au comportement des personnes, à la transparence et la bonne gestion financière. » 671 Voir : Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, p. 362-382; et Le rapport Stiglitz. Pour une vraie réforme du système monétaire et financier international, entre autres pp. 193-232.

320

Faire en sorte que ces institutions soient vraiment des outils de développement équitable, et non des instances de culture d'une certaine injustice structurelle672.

- Réaffirmer le principe de justice distributive et revisiter le concept de l’aide (publique)

au développement673, en y intégrant les principes de solidarité, de subsidiarité et de

responsabilité.

Introduire le sens de la gratuité et de la logique du don au cœur même de l’activité

économique; réguler le profit. La crise financière qui sévit depuis 2008 nous révèle l’effondrement d’un système qui s’est reposé sur la recherche maximale et immédiate du profit. Que faire alors pour que tout être humain ait part à la redistribution des biens de la création? Il faut, par exemple, revenir au capitalisme, tel qu'il a été conçu par son fondateur,

Adam Smith : le profit est une puissante machine pour le fonctionnement de l’économie, mais

à condition que ses acteurs n’oublient pas leurs voisins et la communauté dans laquelle ils vivent. Il est utile de rappeler ici que le sens premier du mot « économie », c’est la gestion commune de la maison commune (la terre), du bien commun. Donner place à la gratuité et au don en économie, c’est reconnaître et promouvoir la contribution décisive des personnes, sans discrimination, dans ce processus; c’est aussi avoir pour horizon le bien de la maison commune qui est l'humanité entière. Comme l'a fort bien souligné Benoît XVI :

La doctrine sociale de l’Église estime que des relations authentiquement humaines, d’amitié et de socialité, de solidarité et de réciprocité, peuvent également être vécues même au sein de l’activité économique et pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle. La sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce que humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique. Le grand défi qui se présente à nous, qui ressort des problématiques du développement en cette période de mondialisation et qui est rendu encore plus pressant par la crise économique et financière, est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que non seulement les principes traditionnels de l’éthique sociale, tels que la transparence, l’honnêteté et la responsabilité ne

672 Voir à ce propos la remarque du Rapport Stiglitz, « Injustices », p. 248 673 Voir Dambisa Moyo, L'aide fatale

321

peuvent être négligées ou sous-évaluées, mais aussi que dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. C’est une exigence de l’homme de ce temps, mais aussi une exigence de la raison économique elle-même. C’est une exigence conjointe de la charité et de la vérité.

En somme, le capitalisme dont nous voyons l’effondrement aujourd’hui est une hérésie tout à fait récente du véritable capitalisme. Il faut donc abandonner la vision de profit maximal et immédiat pour la vision d’une économie plus humaine et plus harmonieuse. Dans ce sens, on peut retenir ce long réquisitoire de Jean-Paul II qui met en lumière la nature et le rôle du profit dans l'économie :

L'Église reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l'entreprise. Quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits. Cependant, le profit n'est pas le seul indicateur de l'état de l'entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu'en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l'entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l'efficacité économique de l'entreprise. En effet, le but de l'entreprise n'est pas uniquement la production du profit, mais l'existence même de l'entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur dans la vie de l'établissement mais il n'en est pas le seul ; il faut y ajouter la prise en compte d'autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l'entreprise. On a vu que l'on ne peut accepter l'affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l'appelle, fait place au seul modèle capitaliste d'organisation économique. Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement. Cet objectif requiert des efforts concertés et responsables de la part de toute la communauté internationale. Il convient que les pays les plus puissants sachent donner aux plus pauvres des possibilités d'insertion dans la vie internationale et que les pays les plus démunis sachent saisir ces possibilités, en consentant les efforts et les sacrifices nécessaires, en assurant la stabilité de leur organisation politique et de leur économie, la sûreté dans leurs perspectives d'avenir, l'augmentation du niveau des compétences de leurs

322

travailleurs, la formation de dirigeants d'entreprises efficaces et conscients de leurs responsabilités.674

- Dans les opérations de prêts, veiller à la mise sur pieds d’un système impliquant trois

sujets : le marché, l’État et la société civile.

C'est ce que met en valeur Benoît XVI dans sa dernière encyclique, Caritas in veritate, en s'appuyant sur Jean-Paul II :

Mon prédécesseur Jean-Paul II avait signalé cette problématique quand, dans Centesimus annus, il avait relevé la nécessité d’un système impliquant trois sujets : le marché, l’État et la société civile (n. 35). Il avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité, mais il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines. Aujourd’hui, nous pouvons dire que la vie économique doit être comprise comme une réalité à plusieurs dimensions : en chacune d’elles, à divers degrés et selon des modalités spécifiques, l’aspect de la réciprocité fraternelle doit être présent. À l’époque de la mondialisation, l’activité économique ne peut faire abstraction de la gratuité, qui répand et alimente la solidarité et la responsabilité pour la justice et pour le bien commun auprès de ses différents sujets et acteurs. Il s’agit, en réalité, d’une forme concrète et profonde de démocratie économique. La solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de tous675, elle ne peut donc être déléguée seulement à l’État. Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des conditions équitables. À côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. C’est de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie. La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi676.

- Instaurer, aux niveaux national et régional des Observatoires de la Dette qui seront des

organes démocratiques regroupant des spécialistes de la question et en provenance

674 Jean-Paul II, Centesimus annus, n° 35 675 Voir Sollicitudo rei socialis, n. 38 676 Caritas in veritate, n. 38

323

d'horizons diversifiés : économistes, fiscalistes, politiques publiques, théologiens,

membres de la société civile.

- Redéfinir, en l'actualisant, le concept de l'usure

L'usure doit être définie aujourd'hui, non pas à partir du taux d'intérêt, mais sur la base des conditions de vie des personnes et des peuples. Le taux usuraire en milieu pauvre peut ne pas l'être dans une région riche. L'intérêt sur le prêt doit être libéré de l'inclination à la cupidité sauvage ou de ce que Jean-François Malherbe appelle la perversion du rapport à l'argent677.

Un prêt, quel que soit son taux d'intérêt, qui ne permet pas à l'emprunteur pauvre d'améliorer sa situation de pauvreté, serait un prêt usuraire.

En définitive, l'effacement de la dette des pays africains, au regard de la doctrine sociale de l'Église catholique, dont nous avons fait une large présentation et analyse dans cette thèse de doctorat, n'est pas une garantie automatique de développement des pays africains. Le développement, suprême ambition légitime de tous les peuples, ne se revendique pas par des slogans, de simples protestations ou des velléités. Il se conquiert par ce que font les peuples ou ce qu'ils essaient d'accomplir. On peut bien crier que l'histoire a été, et continue d'être injuste pour les peuples africains. Mais il faut aussi se convaincre qu'il appartient d'abord aux africains de travailler au développement intégral de leur continent, dans la dignité et le respect d'eux-mêmes678. C'est la condition première et indispensable d'accès à la prospérité et au bien-

être.

En ce qui nous concerne personnellement, nous nous inscrivons dans cette dynamique pour la création d'une institution financière que nous dénommons CaCAO : Caisse Catholique de l'Afrique de l'Ouest.

677 Jean-François Malherbe, Op. Cit., p.53. 678 Voir : Godfrey Nzamujo, « Les africains doivent revenir chez eux », in Timothy Radcliffe (dir.), La voie dominicaine, Montréal, Novalis, 2012, pp. 143-163

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Cette Caisse catholique sera une société coopérative d'épargne et de crédit à capital variable et

à responsabilité limitée, un organisme économique destiné à créer et à faire valoir le capital pour l'amélioration des conditions de vie difficile de la majorité des africains.

Elle sera une coopérative parce que ses membres s'associeront pour mettre en commun leur

épargne et s'offrir un crédit mutuel. Contrairement aux banques ordinaires, elle sera une association de personnes et non de capitaux. Ainsi, chaque membre ne disposera à l'assemblée générale que d'un seul vote, peu importe le nombre de ses parts sociales.

La Caisse sera appelée catholique parce qu'elle s'inspirera essentiellement de quatre principes fondamentaux de la doctrine sociale de l'Église catholique : la solidarité, la responsabilité, la subsidiarité et la participation.

A travers l'institution de la CaCAO, nous voulons nous situer du côté de tous ceux qui s'efforcent de « rendre à l'homme africain la puissance de l'espoir »679 dans le labeur, et donc le refus de l'assistanat paternaliste et de la pauvreté structurelle afin de contribuer à bâtir un monde meilleur.

679 Jean-Marc Éla, Le cri de l'homme africain, p. 165.

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BIBLIOGRAPHIE

I- Monographies et ouvrages de référence

A- Sources ecclésiales de base

1- Sources pontificales

Benoît XIV - L’encyclique Vix pervenit, Sur les contrats, Nouvelle édition avec divisions, notes marginales et commentaires à l’usage des cercles d’études, par l’Abbé P. TIBERGHIEN, Éditions Spes, Paris 79 p.

Léon XIII - Lettre encyclique Rerum Novarum, sur la condition des ouvriers (1er mai 1891)

Pie XI - Lettre encyclique Quadragesimo anno, sur l’instauration de l’ordre social en pleine conformité avec les préceptes de l’Évangile, pour le 40e anniversaire de Rerum Novarum (15 mai 1931)

Pie XII - Radio-message pour le 50e anniversaire de Rerum Novarum, sur la question sociale (1er juin 1941)

Jean XXIII - Lettre encyclique Mater et Magistra, sur l’évolution contemporaine de la vie sociale à la lumière des principes chrétiens (15 mai 1961) - Lettre encyclique Pacem in terris, sur la paix entre toutes les Nations, fondée sur la Vérité, la Justice, la Charité, la Liberté (11 avril 1963)

Paul VI - Lettre encyclique Populorum Progressio, sur le développement des peuples (26 mars 1967) - Lettre apostolique Octogesima adveniens, pour le 80e anniversaire de Rerum Novarum, en réponse aux besoins nouveaux d’un monde en changement, adressée au cardinal Maurice Roy, en tant que président de la commission pontificale « Justice et Paix » et du Conseil des laïcs (14 mai 1971) - Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, sur l’évangélisation dans le monde moderne (8 décembre 1975) - Discours à l'Assemblée générale de l'ONU (4 octobre 1965)

Jean-Paul II - Lettre encyclique Redemptor hominis, sur le Christ Rédempteur de l’homme (4 mars 1979) - Lettre encyclique Dives in misericordia, sur la miséricorde divine (30 novembre 1980) - Lettre encyclique Laborem exercens, à l’occasion du centenaire du 90e anniversaire de Rerum Novarum (14 septembre 1981)

326

- Lettre encyclique Sollicitudo rei socialis, sur la question sociale et le développement, pour la commémoration du 20e anniversaire de Populorum progressio (30 décembre 1987) - Lettre encyclique Centesimus annus, à l’occasion du centenaire de Rerum Novarum (1er mai 1991)

- Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995) - Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America (22 janvier 1999) - Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Asia (6 novembre 1999) - Exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio et Paenitentia (2 décembre 1984) - Exhortation apostolique post-synodale Christifideles laici (30 décembre 1988)

- Lettre apostolique Tertio millennio adveniente (10 novembre 1994) - Bulle d'indiction du grand jubilé de l'An 2000 Incarnationis Mysterium (29 novembre 1998) - Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Africa (14 septembre 1995) - Lettre apostolique Novo millennio Ineunte (6 janvier 2001)

- Messages pour les Journées Mondiales de la Paix + XXe Journée, 1er janvier 1987, Développement et solidarité : deux clés pour la paix + XXVIe Journée, 1er janvier 1993, Si tu cherches la paix, va à la rencontre des pauvres + XXXIe Journée, 1er janvier 1998, De la justice de chacun naît la paix pour tous + XXXIIe Journée, 1er janvier 1999, Le secret de la paix véritable réside dans le respect des droits humains + XXXIIIe Journée, 1er janvier 2000, Paix sur la terre aux hommes que Dieu aime +XXXVIe Journée, 1er janvier 2003, ''Pacem in terris'', un engagement permanent + XXXVIIIe Journée, 1er janvier 2005, Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien

- Messages pour le Carême + Carême 1996, «Donnez-leur vous-mêmes à manger» (Mt 14, 16) + Carême 1999, Le Seigneur préparera un festin pour tous les peuples (cf. Is 25, 6) + Carême 2000, “Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde” (Mt 28, 20)

- Allocution à la XXe Session de la Conférence de la FAO (12 novembre 1979) - Message au Sommet mondial sur l'alimentation de la FAO (10 juin 2002)

- Audiences générales

Combattre le péché personnel et les ''structures de péché'' (25 août 1999)

Benoît XVI - Lettre encyclique Deus caritas est, Sur l'amour chrétien (25 décembre 2005)

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- Lettre encyclique Caritas in veritate, Sur le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité (29 juin 2009)

- Exhortation apostolique post-synodale Africae Munus, Sur l'Église en Afrique au service au service de la réconciliation, de la justice et de la paix (19 novembre 2011)

- Messages pour le Carême + Carême 2006, «Voyant les foules, Jésus eut pitié d’elles» (Mt 9, 36) + Carême 2010, La justice de Dieu s'est manifestée moyennant la foi au Christ (Rm 3, 21-22) + Carême 2012, «Faisons attention les uns aux autres pour nous stimuler dans la charité et les bonnes œuvres» (He 10, 24)

- Discours lors de la rencontre avec les membres du gouvernement, les représentants des institutions de la République, le corps diplomatique et les représentants des principales religions, Palais présidentiel de Cotonou, 19 novembre 2011

Synode des Évêques - Deuxième assemblée générale, Justitia in mundo, sur la promotion de la justice dans le monde (30 novembre 1971)

2- Conseils pontificaux

Justice et Paix - L'Église et les droits de l'homme. Étude synthétique de la doctrine sociale de l'Église sur les droits de la personne humaine, 1983 - Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international, 1986 - Le droit au développement, Textes conciliaires et pontificaux (1960-1990), 1991 - De “Rerum Novarum” à “Centesimus Annus”. Textes intégraux des deux encycliques avec deux études de R. Aubert et M. Schooyans, 1991 - Les droits de l’homme dans l’enseignement social de l’Église de Jean XXIII à Jean-Paul II, 1992 - Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme, 1994 - Compendium de la doctrine sociale de l’Église, 2004 - Pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle (24 octobre 2011)

Cor unum - La faim dans le monde. Un défi pour tous: le développement solidaire (4 octobre 1996)

Congrégation pour l'Éducation Catholique - Orientations pour l'étude et l'enseignement de la doctrine sociale de l'Église dans la formation sacerdotale, Rome 1988

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3- Autres

- Bible de Jérusalem, Éditions du Cerf, 1991

- Le concile Vatican II : Éditions Fides, 2e édition revue et corrigée (Montréal & Paris), Collection « La pensée chrétienne », No 23, 30 mars 1967 + Bulle d'indiction du Concile, Constitution apostolique Humanae Salutis (Jean XXIII, 25 décembre 1965) + Discours de Jean XXIII lors de l'ouverture solennelle du Concile (11 octobre 1962) + La constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et spes (7 décembre 1965) + Discours de clôture de Paul VI (7 décembre 1965) + La constitution dogmatique sur l'Église, Lumen Gentium (21 novembre 1964) + Le décret sur l'apostolat des laïcs, Apostolicam Actuositatem (18 novembre 1965) + Messages du Concile (8 décembre 1965)

- Catéchisme de l'Église catholique, publié par le Service des Éditions de la Conférence des Évêques catholique du Canada, 1993

- Compendium du catéchisme de l’Église catholique, les Éditions catholiques du Bénin, 2005

- Le discours social de l'Église catholique. De Léon XIIII à Benoît XVI : les grands textes de l'enseignement social catholique rassemblés et présentés, accompagnés d'un index thématique, documents réunis et présentés par le CERAS, Bayard, 2009

- Conférence des évêques des États-Unis, Justice économique pour tous : enseignement social catholique et économie américaine, Lettre pastorale, dans La Documentation Catholique du 21 juin 1987, n°1942

B- Sources ecclésiales complémentaires et sources extra-ecclésiales

- A. G. HAMANN, Riches et pauvres dans l’Église ancienne, Lettres chrétiennes n° 6, B. Grasset, Paris, 1962, trad. Fr. Ouéré-Jaulmes, 318 p - AKAM AKAM, André, La politique africaine de Jean-Paul II. L’Église et les défis de l’Afrique noire (1978-1990), Paris, L’Harmattan, 2009 - AKPLOGAN, Pamphile, L’enseignement de l’Église catholique sur l’usure et le prêt à intérêt, Paris, l’Harmattan, 2010, 206 p. - ALBERIGO, Giuseppe (dir.), Les Conciles œcuméniques. Les Décrets, T II- 1, Nicée I à Latran V, Cerf, Paris, 1994 - ARÈS, Richard, L’Église dans le monde d’aujourd’hui. Présentation pédagogique de la Constitution pastorale « Gaudium et Spes », Montréal, Bellarmin, 1977. - ARISTOTE, Éthique de Nicomaque, trad., préface et notes par J. Voilquin, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 - ARISTOTE, Politique, trad. en français d’après le texte collationné sur les manuscrits et les éd. Principales par J. Barthélemy-Saint-Hilaire, 3e éd. Revue et corrigée, Paris, 1874 - ARNAUD, Pascal, La dette du tiers monde, Coll. « Repères », Paris, La Découverte, 1986, 128 p.

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- ARTUS, Olivier, Les lois du Pentateuque. Points de repère pour une lecture exégétique et théologique, Cerf, Paris, 2005, Collection « Lectio Divina » - AUNEAU, Joseph (dir.), Les Psaumes et les autres écrits, Coll. « Petite bibliothèque des sciences bibliques », n. 5, Desclée, Paris, 1990. - ASSIDON, Elsa, Les théories économiques du développement, Coll. « Repères », Paris, La Découverte, 1992, 124 p. - AUVERNY-BENNETOT, Philippe, La dette du tiers-monde. Mécanismes et enjeux, Coll. « Les études de la documentation française », Paris, 1991, 129 p. - BAL, François, L'Évangile du partage des biens, Namur, Éditions Fidélité, 2008 - BAUDOIN, Roger, Doctrine sociale de l'Église. Une histoire contemporaine, Paris, Cerf, 2012, 236 p. - BAUDRY, Gérard-Henry, Le péché originel, Beauchesne, 2000, 411 p. - BERTHÉLEMY, Jean-Claude et VOURC’H, Ann, Allègement de la dette et croissance, Paris, Centre de développement de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques, 1994, 205 p. - BERTHOUZOZ, Roger, L'Église dans le dialogue social. L'intervention des épiscopats catholiques en matière d'économie et de développement, "Cahiers du CIDRESOC" 1, 1998, pp. 3-10. - BERTHOUZOZ, Roger, Éthique, économie et développement. L'enseignement des évêques des cinq continents (1891-1991), éd. avec Roberto Papini, "Études d'éthique chrétienne" 62, éd. Universitaire-Cerf, Fribourg-Paris 1995, 270 p. - BERTHOUZOZ, Roger, Économie et développement. Répertoire des documents épiscopaux des cinq continents (1891-1991), éd. avec R. Papini, C.-J. Pinto de Oliveira, R. Sugranyes de Franch, "Études d'éthique chrétienne" 69, éd. Universitaires- Cerf, Fribourg-Paris 1995, 808 p. - BICHOT, Jacques, « La personne humaine aux prises avec les structures de péché », in Paul H. Dembinski, Nicolas Buttet, Ernesto Rossi di Montelera (dir.), Car c’est de l’homme qu’il s’agit. Défis anthropologiques et enseignement social chrétien, Paris, Parole et Silence / DDB, 2007, 326p, p. 129-142 - BICHOT, Jacques, « Sollicitudo rei socialis : finance et structures de péché », dans Paul Dembinski (dir.), Pratiques financières, regards chrétiens, Paris, DDB, 2009 - BICHOT, Jacques, LENSEL, Denis, Les autoroutes du mal, Paris, Presses de la Renaissance, 2001, 380 p. - BIGO, Pierre, La doctrine sociale de l’Église. Recherche et dialogue, Paris, PUF, 1965. - BIO TCHANÉ, Abdoulaye, et MONTIGNY, Philippe, Lutter contre la corruption. Un impératif pour le développement du Bénin dans l'économie internationale, Paris et Cotonou, L'Harmattan et Le Flamboyant, 2000, 324 p. - BOFF, Léonardo, Plaidoyer pour la paix. Une nouvelle lecture de la prière de Saint François, Traduit de l'anglais par Robert Prud'homme, Québec, Fides, 2002 - BORDEYNE, Philippe, L'homme et son angoisse : La théologie morale de "Gaudium et spes", Paris, Cerf, 2004. - BOYER, Charles, Essais anciens et nouveaux sur la doctrine de Saint Augustin, Marzorati editore, 1970 - CALVEZ, Jean-Yves, 80 mots pour la mondialisation, Paris, DDB, 2008 - CALVEZ, Jean-Yves, L'Église et l'économie. La doctrine sociale de l'Église, Paris, L’Harmattan, 1999. - CALVEZ, Jean-Yves, Les silences de la doctrine sociale catholique, Paris, L’Atelier, 1999

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- SKA, Jean-Louis, Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l’interprétation des cinq premiers livres de la Bible, trad. Frédéric Vermorel, Éd. Lessius, Bruxelles, 2000, Collection « Le livre et le rouleau », 5. - SOGGE, David, Les mirages de l'aide internationale. Quand le calcul l'emporte sur la solidarité, Traduit de l'anglais par Danielle Collignon et Marie-Claude Rochon, Paris, Éditions de l'Atelier, 330 p. - STIGLITZ, Joseph E. (dir.), Le rapport Stiglitz. Pour une vraie réforme du système monétaire et financier international, Édition Les Liens qui Libèrent (LLL), 2010, 299 p. - STIGLITZ, Joseph E. et CHARLTON, Andrew, Pour un commerce mondial plus juste. Comment le commerce peut promouvoir le développement, Coll. « Le Livre de Poche », n° 31626, Paris, Fayard, 2007, 506 p. - STIGLITZ, Joseph E., La grande Désillusion, Coll. « Le Livre de Poche », n° 15538, Paris, Fayard, 2002, 409 p. - STIGLITZ, Joseph E., Le triomphe de la cupidité, Coll. « Babel », n° 1042, Coédition Actes du Sud / Leméac, 2007, 523 p. - STIGLITZ, Joseph E., Quand le capitalisme perd la tête, Coll. « Le Livre de Poche », n° 30388, Paris, Fayard, 2003, 571 p. - STIGLITZ, Joseph E., Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, Coll. « Le Livre de Poche », n° 31130, Paris, Fayard, 2006, 563 p. - Théologies de la libération. Documents et Débats, Avant-propos de Bruno Chenu et Bernard Lauret, Paris, Cerf / Centurion, 1985. - THÉVENOT, Xavier, Les péchés. Que peut-on en dire?, Édition Salvator (3e édition), 1987 - Thomas d’Aquin, Somme théologique, tome 3, Éditions du Cerf, Paris, 1985 - TOUSSAINT, Éric, Banque mondiale, le Coup d’État permanent. L’agenda caché du Consensus de Washington, Paris, Genève et Liège, Éditions Syllepse, CETIM et CADTM, 2006, 310 p. - TOUSSAINT, Éric, La finance contre les peuples. La bourse ou la vie, Paris, Genève et Liège, Éditions Syllepse, CETIM et CADTM, 2004, 638 p. - VERGÈS, Françoise, Abolir l'esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d'une politique humanitaire, Paris, Albin Michel, 2001 - VERGÈS, Françoise, La mémoire enchaînée. Questions sur l'esclavage, Paris, Albin Michel, 2006 - VERSCHAVE, François-Xavier, La Françafrique, le plus long scandale de la République, Paris, Stock, 1998 - VINGT-TROIS, André (dir.), Vatican II, une boussole pour notre temps. Plus de quarante ans après, qu'est devenu le Concile, Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2010, Parole et Silence, 2010 - WESSELING, Henri, Le partage de l'Afrique 1880-1914, Denoël, 1996 - WIÉNER, Claude, Le Dieu des pauvres, Éditions de l’Atelier, Paris, 2000, Collection « La Bible tout simplement ». - YUNUS, Muhammad, et WEBER, Karl, Vers un nouveau capitalisme, Traduit de l'anglais par Béatrice Merle d'Aubigné et Annick Steta, éditions Jean-Claude Lattès, 2008 - YUNUS, Muhammad, et WEBER, Karl, Pour une économie plus humaine. Construire le social-business, Traduit de l'anglais par Béatrice Merle d'Aubigné et Annick Steta, éditions Jean-Claude Lattès, 2011 - ZIEGLER, Jean, Main basse sur l’Afrique. La recolonisation, Paris, Seuil, 1980

335

- ZIEGLER, Jean, Les Nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002, 363 p. - ZIEGLER, Jean, La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008 - ZIEGLER, Jean, Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Seuil, 2011 - ZIEGLER, Jean, Présentation du discours sur la dette de Thomas Sankara, Paris, Elytis, 2014, 64 p. - ZIMMERLI, Walther, Esquisse d’une théologie de l’Ancien Testament, trad. Irénée Saint-Arnaud, Fides, Montréal, 1990, Collection « Loi et Évangile »

II- DICTIONNAIRES, ENCYCLOPÉDIES, REVUES

- AUBERT, J.-M., « Prêt à intérêt », Catholicisme, tome 11, 1988, col. 860-870 - BERNARD, A., 1950, « La formation de la doctrine ecclésiastique sur l’usure », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 15, vol. 2, col. 2316-2336, Paris, Letouzey et Ané - BERTHOUZOZ, Roger, Implications éthiques des modèles actuels d'individualisme, "Lumière et Vie", n. 184, 1987, 83-96. - Calvez, Jean-Yves, « Discours, enseignement ou doctrine sociale ? », www.discours- social-catholique.fr . - DORÉ (Mgr), Joseph, « Église et société : Un survol historico-théologique de leurs rapports pratiques », Intervention à l'Assemblée des évêques de France à Lourdes, 2003, Documentation Catholique, n 2306 du 18 janvier 2004 - DU PASSAGE, H., 1950, « La doctrine à partir du XVIe siècle », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 15, vol. 2, col. 2372-2390, Paris, Letouzey et Ané - DUMAS, A., 1953, « Intérêt et usure », Dictionnaire de Droit Canonique, t. 5, col. 1475-1518, Paris, Letouzey et Ané - Marc Dumas, « Corrélations d'expériences? », Laval théologique et philosophique, 60, 2 (juin 2004) - GOUBERT, Guillaume (Collectif), « L'ABC DE LA DOCTRINE SOCIALE », La Croix Hors série, Paris, Bayard Presse, 2009, 98 p. - H. LESÈTRE, les articles sur la « Dette », le « Prêt », et l’« Usure », in Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané, Paris, 1912, T. II, col 617- 621 ; 1393-1396 ; 2366-2367. - HÜNERMANN, Peter (dir.), Denzinger. Symboles et définitions de la foi catholique, Paris, Cerf, 1996. - JUSTO, Mullor (Mgr)680, « Des ‘‘structures de péché’’ aux ‘‘structures de solidarité », La Documentation Catholique, 1993, 5 novembre 1989, Pp. 951-957. - KESSLER, André, Richesses et pauvreté chez Saint Basile, dans « Connaissance des Pères de l’Église», n. 70, p 27-34 - La Grande Encyclopédie, t. XXVII, col 607 - LATOURELLE, René, « Gaudium et Spes », in LATOURELLE, René (dir.), Dictionnaire de théologie fondamentale, Montréal / Paris, Éditions Bellarmin / Cerf, 1992, pp. 478-481. - LE BRAS, G., 1950, « La formation de la doctrine ecclésiastique sur l’usure à l’époque classique (XIIe-XVe siècle) », Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 15, vol. 2, col. 2336-2372, Paris, Letouzey et Ané - Les Cahiers Croire, Janvier-Février 2012, no 279, pp. 22-34

680 Alors Nonce Apostolique, Observateur Permanent du Saint-Siège auprès de l’Office des Nations Unies à Genève.

336

- M. l’Abbé Pierrot, «Usure», Dictionnaire de Théologie morale, t. second, 1849, col. 1080-1138 - MALINGREY, Anne-Marie, Un Prédicateur populaire, dans «2000 ans de christianisme», T 1, 1985, p 242-245 - MERCKAERT, Jean, « Rendre illégales les dettes odieuses, un impératif moral et politique », in Dette & Développement, La loi des créanciers contre les droits des citoyens, Rapport 2005-2006 - MONDET, Jean-Pierre, Riches et pauvres dans l’Église ancienne : La problématique de la remise des dettes chez les Pères Grecs du Ive Siècle, Cours de Patrologie grecque, inédit - QUEREJAZU, Javier, L’usage et l’abus des biens matériels dans la pensée de Saint Jean Chrysostome, dans « Connaissance des Pères de l’Église», n. 70, p 35-44 - RAMLET, Denis, « La prohibition de l’usure au Moyen Age », Finance et bien commun, n° 17 (hiver 2003/2004), Genève, 2004, p. 18-27 - RAMLET, Denis, « La rémunération du capital à la lumière de la doctrine traditionnelle de l’Église catholique », Catholica, n° 86, 2005 - SCHOOYANS, Michel, « Dérives totalitaires et ‘‘structures de péché’’. A PROPOS DE L’ENCYCLIQUE ‘‘SOLLICITUDO REI SOCIALIS’’ », NRT 110 (1988), pp. 481-502. - SIEGWALT, Gérard, « La théologie de la culture de Paul Tillich », Revues des sciences religieuses - TUHO, Charles Valy, « Relations Nord-Sud : les défis de la solidarité », in L’enseignement social chrétien. Les nouveaux défis, Actes du Colloque ‘‘Cent ans d’enseignement social chrétien (1891-1991)’’, Éditions Université de Fribourg, Suisse, 1992 - WIGODER, Geoffrey (dir.), Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Cerf, Paris, 1993 ; art. «Usure», «Pauvre et pauvreté».

III- Mémoires et thèses

- AKPLOGAN, Pamphile, L’enseignement de l’Église catholique sur l’usure et le prêt à intérêt, Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de Maître es arts (M.A.) en Théologie, Université de Sherbrooke, Mai 2008

IV- Ressources Internet

- Le Saint-Siège (Vatican) : www.vatican.va - Comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers-Monde (CADTM) : www.cadtm.org - Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD-Terre Solidaire) : www.ccfd-terresolidaire.org - Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) : www.cccb.ca - Communauté Internationale Cardijn : www.cardijn.fr - Gounelle, André, « La théologie selon Tillich », et « Philosophie de la religion et méthode de corrélation chez Tillich », andregounelle.fr - Le FMI : www.imf.org - La Banque Mondiale : www.worldbank.org - Le Club de Paris : www.clubdeparis.org

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ANNEXES

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ANNEXE I : LEXIQUE

I- TERMES PROPRES A LA DETTE EXTÉRIEURE681

Aide publique au développement (APD) On appelle aide publique au développement les dons ou les prêts consentis à des conditions financières privilégiées accordés par des organismes publics de pays industrialisés. Il suffit donc qu'un prêt soit consenti à un taux inférieur à celui du marché (prêt concessionnel) pour qu'il soit considéré comme une aide, même s'il est ensuite remboursé jusqu'au dernier centime par le pays bénéficiaire. Les prêts bilatéraux liés (qui obligent le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services au pays prêteur) et les annulations de dette font aussi partie de l'APD.

Banque centrale La banque centrale d'un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l'émission de la monnaie nationale. C'est auprès d'elle que les banques commerciales sont contraintes de s'approvisionner en monnaie, selon un prix d'approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.

BRI (Banque des règlements internationaux) La Banque des règlements internationaux (Bank of international Settlements) a été fondée en 1930 pour gérer les réparations allemandes après la Première Guerre mondiale. Établie à Bâle, en société anonyme, elle gère une partie des réserves en devises des banques centrales des pays les plus industrialisés et de quelques autres.. Cette banque joue un rôle important dans la collecte des statistiques relatives aux opérations bancaires internationales qu'elle publie dans un rapport trimestriel depuis le début des années 1980. La BRI est chargée de gérer les risques financiers liés à la libéralisation des marchés financiers. Elle est aussi elle-même une banque qui fait des opérations: elle reçoit, principalement des banques centrales, des dépôts en or et en devises qu'elle place sur les marchés; elle accorde aussi des crédits à certaines banques centrales. Site: www.bis.org

Club de Londres Ce Club réunit les banques privées qui détiennent des créances sur les PED.

Club de Paris Créé en 1956, il s'agit du groupement de 19 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un Français. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 80 pays en développement. Les membres du Club de Paris détiennent près de 30% du stock de la dette du Tiers Monde. Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits; ils se matérialisent par le statut d'observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris qui s'en remet à son expertise et son jugement macro-économiques pour réaliser l'un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l'action du Club de Paris

681 Voir : Éric TOUSSAINT, Banque mondiale Le Coup d'État permanent, p. 289 à 298

339 préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d'ajustement dans les pays en voie de développement. Site: www.clubdeparis.org

CNUCED Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement. Elle a été crée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Site: www.unctad.org

Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser « l'attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l'octroi d'une aide ou d'un prêt.

Convertibilité Désigne la possibilité légale de passer d'une monnaie à une autre ou d'une monnaie à l'étalon dans laquelle elle est officiellement définie. Dans le système actuel de taux de change libéralisés (c'est l'offre et la demande de devises qui détermine leurs cours respectifs – taux de change flottants), les monnaies flottent autour du dollar (étalon-dollars).

DETTE  Dette multilatérale Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque Africaine de Développement, et à d'autres institutions multilatérales comme le Fonds Européen de Développement.

 Dette odieuse Notion juridique selon laquelle si un régime illégitime ou dictatorial contracte une dette contraire à l'intérêt des populations, cette dette est qualifiée d'odieuse. La régime démocratique qui lui succède peut la dénoncer. Elle est alors frappée de nullité de n'a pas à être remboursée.

 Dette Privée Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.

 Dette Publique Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.

 Rééchelonnement de dette Modification des termes d'une dette, par exemple en modifiant les échéances ou en reportant les paiements du principal et/ou des intérêts. Le but est en général de donner un peu d'oxygène à un pays en difficulté en allongeant la période des remboursements pour en diminuer le montant ou en accordant une période de grâce où les remboursements n'ont pas lieu.

 Service de la dette Remboursement des intérêts et du capital emprunté, à comparer au montant annuel des exportations.

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 Transfert net sur la dette On appellera transfert net sur la dette la différence entre les nouveaux prêts contractés par un pays ou une région et son service de la dette (remboursements annuels au titre de la dette – intérêts plus principal). Le transfert financier net est positif quand le pays ou le continent concerné reçoit plus (en prêts) que ce qu'il rembourse. Il est négatif si les sommes remboursées sont supérieures aux sommes prêtées au pays ou au continent concerné. Depuis le milieu des années 1980, le transfert net sur la dette publique des PED pris ensemble est négatif.

Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté – DSRP (en anglais, Poverty Reduction Strategy Paper-- PRSP Mis en œuvre par la Banque mondiale et le FMI à partir de 1999, le DSRP, officiellement destiné à combattre la pauvreté, est en fait la poursuite et l'approfondissement de la politique d'ajustement structurel en cherchant à obtenir une légitimation de celle-ci par l'assentiment des gouvernements et des acteurs sociaux. Parfois appelés Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP).

Eurodollars Le marché des eurodollars trouve son origine dans les sorties de capitaux américains dans les années 1960. Pour freiner ces sorties de capitaux, les autorités américaines ont introduit en 1963 une taxe sur les emprunts des non-résidents. Celle-ci a eu pour effet de déplacer la demande de financements en dollars du marché américain ver les euromarchés, où les filiales des banques américaines pouvaient opérer en toute liberté.

Facilité pour la Réduction de la Pauvreté et la Croissance (FRPC) Facilité de crédit du FMI avalisée en 1999, accordée fin 2005 à 78 pays à faible revenu (dont le PIB par habitant 2003 est inférieur à 895 dollars). Elle comporte la notion de lutte contre la pauvreté, mais dans une stratégie économique globale toujours axée sur la croissance. Les autorités nationales sont alors chargées de rédiger un vaste document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), sorte de programme d'ajustement structurel avec une touche de social, en accord avec les institutions multilatérales. En cas d'éligibilité, le pays peut emprunter, dans le cadre d'un accord de 3 ans, un montant variable suivant ses difficultés de balance des paiements et son passé envers le FMI, en général dans la limite de 140% de sa quote-part au FMI. Le aux annuel est de 0,5% sur une durée de 10 ans, avec une période de grâce de 5 ans et demi.

Indicateur de développement humain (IDH) Cet outil de mesure, utilisé par les Nations unies pour estimer le degré de développement d'un pays, prend en compte le revenu par habitant, le degré d'éducation et l'espérance de vie moyenne de sa population.

INFLATION Hausse cumulative de l'ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d'autres prix, etc.). L'inflation implique une perte de valeur de l'argent puisqu'au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent donc en priorité à combattre l'inflation pour préserver la valeur du capital rentier.

341

Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir. Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998 et de l'Équateur en 1999.

New Deal Nom donné aux mesures prises aux États-Unis par le président démocrate Franklin Roosevelt pour faire face à la crise économique déclenchée en 1929. À partir de 1932, cette politique interventionniste eut pour but de lutter contre l'instabilité des marchés financiers en permettant aux pouvoirs publics de rationaliser l'économie, de rétablir l'équilibre du système bancaire, d'aider les chômeurs et d'injecter des fonds publics pour relancer la consommation.

Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l'OCDE regroupe trente membres en 2006: les dix neuf membres de l'Union européenne auxquels s'ajoutent la Suisse, la Norvège, l'Islande; en Amérique du Nord, les USA et le Canada; en Asie-Pacifique, le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l'OCDE: le Mexique qui forme l'ALENA avec ses deux voisins du Nord; la Corée du Sud. Site: www.oecd.org

Organisation mondiale du commerce (OMC) Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d'assurer qu'aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d'accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d'un tribunal international (l'Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech. L'OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l'armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissant dans le «green rooms». Site: www.wto.org

Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) En anglais, OPEC: Organization of the Petroleum Exporting Countries. L'OPEP regroupe onze PED producteurs de pétrole: Algérie, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Indonésie, Irak, Iran, Koweït, Libye, Nigéria, Qatar, Venezuela. Ces onze pays représentent 41% de la production de pétrole dans le monde et possèdent plus de 75% des réserves connues. Créée en septembre 1960 et basée à Vienne (Autriche), l'OPEP est chargée de coordonner et d'unifier les politiques pétrolières de ses membres, dans le but de leur garantir des revenus stables. À cette fin, la production obéit en principe à un système de quota. Chaque pays, représenté par son ministre de l'Énergie et du Pétrole, se charge à tour de rôle de la gestion de l'organisation. Site: www.opec.ord

Pays Moins Avancés (PMA) Notion définie par l'ONU en fonction des critères suivants: faible revenu par habitant, faiblesse des ressources humaines et économie peu diversifiée. La liste comprend

342 actuellement 50 pays, les derniers pays admis étant le Timor oriental et le Sénégal. Elle n'en comptait que 25 il y a trente ans.

Plan Marshall Ce plan a été conçu par l'administration du président démocrate Harry Truman, sous le non de European Recovery Program. Il sera ensuite connu sous le nom du secrétaire d'État de l'époque, Georges Marshall (qui a été chef d'état-major général entre 1939 et 1945), chargé d'en assurer la mise sur pied. Entre avril 1948 et décembre 1951, les États-Unis accordent, principalement sous forme de dons, à quinze pays européens et à la Turquie une aide de 13,3 milliards de dollars. Le Plan Marshall visait à favoriser la reconstruction de l'Europe dévastée au cours de la deuxième guerre mondiale. En dollars de 2006, il faudrait réunir environ 90 milliards pour obtenir l'équivalent du plan Marshall. Entre 2000 et 2004 (cinq ans), les gouvernements des PED pris ensemble ont offert aux créanciers via le transfert net négatif sur la dette publique externe l'équivalent de trois plans Marshall à leurs créanciers.

Produits intérieur brut (PIB) Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.

Produits national brut (PNB) Le PNB traduit la richesse produite par une nation, par opposition à un territoire donné. Il comprend les revenus des citoyens de cette nation à l'étranger.

Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) Créé en 1965, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD, siège à New York) est le principal organe d'assistance technique de l'ONU. Il aide – sans restriction politique – les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l'initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l'ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s'appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d'experts, un tiers et originaire du Tiers Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l'Indicateur de développement humain (IDH). Site: www.undp.org

Récession Croissance négative de l'activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres.

Spéculation Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.

Taux d'intérêt Quand A prête de l'argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération

343 financière. Le taux d'intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l'importance des intérêts. Prenons un exemple très simple. Si A emprunte l00 millions de dollars sur 10 ans à un taux d'intérêt fixe de 5%, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement ( l0 millions de dollars) et 5% du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5% ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu'à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5% de ces 10 millions de dollars restants, soir 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s'élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d'arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé... Le taux d'intérêt nominal est le taux auquel l'emprunt est contracté. Le taux d'intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d'inflation.

Allègement de la dette (Debt relief) Toute forme de réaménagement de la dette qui allège le fardeau total de la dette. Il y a allégement de la dette lorsque la valeur actualisée des obligations au titre du service de la dette est réduite et/ou les échéances sont différées de sorte que les obligations à court terme au titre du service de la dette sont moins élevées – ce qui peut se mesurer, dans la plupart des cas, par une durée plus longue de ces obligations; autrement dit, les paiements deviennent plus lourds à la fin de la durée de vie de l'instrument d'emprunt. Cependant, si le réaménagement de la dette donne lieu à des modifications de la valeur actualisée et de la durée des obligations dont les effets sur le fardeau de la dette se compensent, il n'y a pas allégement de la dette, à moins que l'effet net ne soit important, comme dans le cas d'une forte réduction de la valeur actualisée (accompagnée d'une faible baisse de la durée) ou d'un accroissement considérable de la durée ( avec une faible augmentation de la valeur actualisée).

Analyse de la Soutenabilité de la dette Debt Sustainability Analysis Étude de la situation de la dette à moyen et à long terme d'un pays. C'est sur la base d'une semblable analyse, réalisée conjointement par les services du FMI, ceux de la Banque mondiale et le pays en question, qu'il sera déterminé si un pays est admissible à bénéficier d'une aide au titre de l'initiative PPTE.

Créancier (Creditor) Entité détenant une créance financière sur une autre entité.

Créanciers multilatéraux (Multilateral Creditors) Il s'agit des institutions multilatérales comme le FMI et la Banque mondiale, ainsi que des autres banques multilatérales de développement.

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Créanciers privés (Private Creditors) Créanciers qui ne sont ni des gouvernements ni des organismes du secteur public. Il s'agit des investisseurs privés en obligations, des banques et autres institutions financières privées, des industriels, exportateurs et autres fournisseurs de biens qui détiennent une créance financière.

Date butoir (Cutoff Date) Date (fixée lors de la première réorganisation/restructuration de la dette d'un pays par le Club de Paris) avant laquelle les emprunts doivent avoir été contractés pour que le service y afférent puisse être restructuré. Les nouveaux crédits accordés après la date butoir ne feront pas l'objet de rééchelonnements (hiérarchisation des créances). Dans des cas exceptionnels, les paiements d'arriérés au titre de la dette postérieure à la date butoir peuvent être différés pour une courte durée dans le cadre des accords de restructuration.

Date d'engagement (Commitment, Date of) Date à laquelle l'engagement est pris.

Défaut de paiement (Debt Default) Manquement à l'engagement pris de régler une dette, qu'il s'agisse du remboursement du principal ou du versement des intérêts. Un débiteur qui a des arriérés ou est en retard dans ses paiements est techniquement «en défaut», car, en ne s'acquittant pas de ses obligations, il n'a pas respecté les conditions dont elles sont assorties. Dans la pratique, le moment où l'on considère qu'il y a «défaut» de paiement varie.

Dette éligible ou service de la dette éligible (Eligible Debt or Debt Service) Dans le cadre du Club de Paris, dette qui peut être rééchelonnée, à savoir la dette contractée avant la date butoir et assortie d'une échéance d'un an ou plus.

Dette non consolidée (Nonconsolidated Debt) Dette exclue en totalité ou en partie du rééchelonnement. Elle est à rembourser suivant les modalités d'emprunt initialement fixées, à moins que les créanciers n'acceptent qu'il en soit autrement.

Élément de libéralité ( ou élément de don ) (Grant Element) Degré de concessionnalité d'un prêt. Il correspond à la différence entre la valeur faciale du prêt et la somme des paiements futurs, en valeur actualisée, à effectuer par l'emprunteur au titre du service de la dette, exprimée en pourcentage de la valeur faciale du prêt. Le taux d'actualisation utilisé par le CAD et la Banque mondiale pour le calcul de l'élément de libéralité des prêts officiels est de 10%. (Voir Comité d'aide au développement. Niveau de concessionnalité et Aide publique au développement.)

Facilité d'ajustement structurel (FAS) Facilité d'ajustement structurel renforcée (FASR) (Structural Adjustment Facility (SAF) Enhanced Structural Adjustment Facility (ESAF)

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Créée en 1986 par le FMI, la FAS n'est plus opérationnelle. La FASR, établie en 1987 à titre temporaire, a été transformée en facilité permanente en septembre 1996. Elle a été rebaptisée Facilité pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance en novembre 1999. (Voir Facilité pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance.)

Facilité pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance (FRPC) (Poverty Reduction and Growth Facility (PRGF) Facilité du FMI connue jusqu'en novembre 1999 sous l'appellation de facilité d'ajustement structurel renforcée (FASR). La FRPC est accessible aux pays qui ont des problèmes de balance des paiements persistants et sont éligibles à des emprunts dans les termes concessionnels de l'Association internationale de développement (AID). La FRPC appuie des programmes qui sont compatibles avec les stratégies énoncées par le pays emprunteur dans le document de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP). Ce document décrit la stratégie globale que le pays emprunteur a lui-même établie et à laquelle ont souscrit, dans leurs domaines de compétence respectifs, les Conseils du FMI et de la Banque mondiale. Les fonds sont assortis d'un taux d'intérêt annuel de 0,5%. Ils sont remboursables en 10 ans, avec un différé d'amortissement de 5 ans et demi. (Voir Facilité d'ajustement structurel).

Niveau de concessionnalité (Concessionality Level) Calcul de la valeur actualisée nette, mesurée à la date d'octroi du prêt par la différence entre l'encours nominal de la dette et la valeur des paiements futurs au titre du service de la dette, actualisée au taux d'intérêt de référence pour la monnaie de la transaction. Le niveau de concessionnalité est exprimé en pourcentage de la valeur nominale de la dette. Pour la dette bilatérale (dette liée), il est calculé de façon analogue, mais ce n'est pas l'encours nominal de la dette mais la valeur faciale du prêt qui est utilisée, c'est-à-dire qu'il est tenu compte à la fois des montants décaissés et non décaissés, et la différence est appelée élément de libéralité. (Voir Élément de libéralité et Valeur actualisée nette.)

Option de réduction du service de la dette (Debt-Service-Reduction Option) Option offerte dans le cadre des restructurations de la dette concessionnelles en Club de Paris: le créancier réduit la valeur actualisée de la dette en appliquant un taux d'intérêt réduit. (Voir Restructuration concessionnelle.)

Prêts concessionnels (Concessional Loans) Prêts accordés à des conditions bien plus avantageuses que celles du marché. Leur concessionnalité s'exprime par des taux d'intérêt inférieurs à ceux du marché, par un différé d'amortissement, ou par les deux à la fois. Les prêts concessionnels sont généralement assortis d'un différé d'amortissement de longue durée.

Réaménagement (Rephasing) Révision des modalités de remboursement d'une dette.

Réaménagement/restructuration de la dette (Debt Reorganization/Restructuring) Le réaménagement de la dette s'opère en vertu d'un accord bilatéral entre le créancier et le débiteur qui porte modification des modalités du service de la dette. Cette opération recouvre

346 le rééchelonnement, le refinancement de la dette, la remise de dettes, la conversion de créances et les remboursements anticipés.

Rééchelonnement de la dette (Debt Rescheduling) Opération consistant à différer officiellement les paiements au titre du service de la dette et à établir pour les obligations différées un nouvel échéancier prévoyant un délai de remboursement plus long. Le rééchelonnement donne lieu à un allégement de la dette sous la forme d'un recul des échéances et, dans le cas d'un rééchelonnement concessionnel, d'une réduction des obligations du service de la dette.

Rééchelonnement suivant les termes de référence (Terms-of-Reference Rescheduling) Rééchelonnement dans le cadre du Club de Paris auquel participent seulement un petit nombre de créanciers. En général, le pays débiteur et ses créanciers n'ont pas à se réunir et se mette d'accord par correspondance.

Refinancement de la dette (Debt Refinancing) Conversion de la dette initiale, arriérés inclus, en un nouvel instrument de la dette. Autrement dit, les paiements en retard ou les obligations futures au titre du service de la dette sont «réglés en totalité» à l'aide d'un nouvel instrument d'emprunt. Dans le Guide, comme dans le MBP5, il faut rendre compte d'une modification des caractéristiques d'un instrument d'emprunt en considérant qu'il y a extinction de la dette initiale et création d'un nouvel instrument.

Remise de dettes (Debt Forgiveness) Annulation volontaire de la totalité ou d'une partie de la dette par accord contractuel entre un créancier d'une économie et un débiteur d'une autre économie.

Renégociation de la dette (Debt Workout) Recherche d'une méthode satisfaisante de remboursement de la dette extérieure d'un pays, notamment restructuration, ajustement et apport d'argent frais.

Restructuration concessionnelle (Concessional Restructuring) Restructuration de la dette aboutissant à une réduction de la valeur actualisée du service de la dette. Dans le cadre du Club de Paris, les conditions de restructuration concessionnelles accordées depuis octobre 1988 aux pays à faible revenu donnent lieu à une réduction de la valeur actualisée (VA) de la dette admissible à hauteur d'un tiers (termes de Toronto); celles qui leur sont accordées depuis décembre 1991, à une réduction pouvant aller jusqu'à 50 % (termes de Londres ou «concessions renforcées» ou «termes de Toronto améliorés»), et celles octroyées depuis janvier 1995, à une réduction de la VA pouvant aller jusqu'aux deux tiers (termes de Naples). Dans le cadre de l'initiative PPTE, les créanciers ont consenti en novembre 1996 à une augmentation de la VA de la dette à hauteur de 80 % (termes de Lyon), pourcentage porté en juin 1999 à 90 % (termes de Cologne). Cette restructuration peut prendre la forme d'un traitement de flux ou d'un traitement de stock. Les modalités applicables

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(différé d'amortissement et échéance) sont classiques, mais les créanciers peuvent choisir parmi plusieurs options pour procéder à l'allégement de la dette.

Valeur actualisée (Present Value) Somme actualisée de tous les paiements futurs au titre du service de la dette à un taux d'intérêt donné. Si le taux d'intérêt est le taux contractuel, la valeur actualisée est égale, par construction, à la valeur nominale, mais, si le taux d'intérêt est le taux du marché, la valeur actualisée est alors égale à la valeur de marché de la dette. Dans les négociations des réaménagements de la dette, le concept de valeur actualisée sert à déterminer de façon cohérente la charge de la réduction de la dette que chaque créancier devra supporter, ce qui peut être illustré par l'exemple suivant : Le débiteur A doit 100 à la fois au créancier B et au créancier C. Les prêts ont la même échéance. Le prêt du créancier B est assorti d'un taux d'intérêt de 3% et celui de C, d'un taux d'intérêt de 6%. Supposons que le «taux du marché» est égal à 8%, c'est-à-dire que B et C auraient pu obtenir ce taux pour leurs prêts. En conséquence, le coût d'opportunité qui résulte pour B et C de l'octroi des fonds à leurs taux d'intérêt respectifs, et non au taux du marché, peut être calculé par actualisation des paiements futurs au taux du marché de 8% (valeur actualisée) et par comparaison du résultat avec la valeur nominale de 100. Si VA (B) représente la valeur actualisée pour B et VA(C) la valeur actualisée pour C, on aura : VA(B) < VA(C) < 100 VA(B) est inférieure à VA(C) car le montant des paiements futurs que A devra effectuer à B est inférieur à celui de ses paiements futurs à C. Et les paiements de A à C sont eux mêmes inférieurs à ce qu'ils auraient été si un taux égal à celui du marché avait été appliqué, ce qui est illustré par les paiements d'intérêts annuels. A aurait versé 3 à B, 6 à C et 8 au taux d'intérêts du marché. Au sujet de la répartition de la charge de la réduction de la dette, comme les créances de B sur A sont déjà inférieures à celles de C sur A, bien qu'elles aient la même valeur nominale, la réduction de la dette requise de B pourrait bien être inférieure à celle requise de C. On peut voir ainsi qu'en utilisant un taux d'intérêt commun pour actualiser les paiements futurs, on obtient des mesures comparables de la charge que chaque prêt représente pour le débiteur.

Valeur actualisée nette (VAN) de la dette (Net Present Value (NPV) of Debt) Encours nominal de la dette moins la somme des obligations futures au titre du service de la dette existante (intérêts et principal), actualisée à un taux d'intérêt différent du taux auquel la dette a été contractée. Ce concept est étroitement lié à celui du coût d'opportunité : si le prêt est assorti d'un taux d'intérêt de 3%, il est clair qu'il est plus avantageux pour le débiteur qu'un prêt à 10%. Mais si les engagements futurs au titre du service de la dette sont actualisés à 10% et si l'on compare les résultats avec le montant emprunté, la VAN nous dira combien l'opportunité d'emprunter à 3% au lieu de 10% vaut pour le débiteur. La VAN peut servir à évaluer la rentabilité des rachats d'obligations, encore qu'il soit nécessaire de tenir compte du mode de financement de ces rachats. L'élément de don calculé par le Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE est un concept de VAN, car il correspond au pourcentage de la valeur faciale du prêt que la VAN représente, si l'on utilise un taux d'actualisation de 10%. Dans le cadre du Club de Paris et de l'initiative PPTE, la valeur actualisée est parfois confondue avec la VAN.

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II- TERMES ECCLÉSIAUX

Audience Générale Accueil par le pape des pèlerins qui se rendent à Rome. Les audiences ont lieu habituellement le mercredi. Cette coutume fut instaurée par Pie IX.

Bulle papale Lettre solennelle du pape. Elle est scellée soit d'une boule de métal (origine du mot), soit d'un cachet de cire. Les constitutions apostoliques (équivalent d'une loi) se présentent souvent sous forme de bulles.

Canon Du grec kânôn : règle, norme. Ensemble des lois ecclésiastiques concernant la foi ou la discipline religieuse. Ces textes juridiques font obligation aux chrétiens d'adhérer, dans la foi, aux vérités proposées par le Magistère de l'Eglise.

Carême Du latin quadragesima (dies): ''le quarantième (jour) avant Pâques, ce temps dure quarante jours. Le Carême est un temps de pénitence et de conversion, qui s'ouvre avec le mercredi des cendres et culmine dans la semaine qui précède Pâques, la semaine sainte. Celle-ci commence avec le dimanche des Rameaux (célébration de l'entrée solennelle du Christ à Jérusalem) et inclut le jeudi saint (célébration de l'institution de l'eucharistie par le Christ), le vendredi saint (célébration de la Passion du Christ et de sa mort sur la croix) et s'achève avec la veillée pascale, pendant la nuit du samedi saint au dimanche de Pâques (jour par excellence du baptême et de l'eucharistie).

Casuistique Du latin casus qui signifie : un événement fortuit, imprévu. Partie de la théologie morale qui étudie et s’applique à résoudre les cas de conscience

Catéchèse Enseignement des principes de la foi. Elle repose sur le contenu de l'Ecriture, l'enseignement du Christ et la tradition ecclésiale. Elle est indissociable de la célébration liturgique.

Catéchisme de l'Église catholique Un synode des évêques convoqué par le pape Jean Paul II pour réfléchir sur les conséquences du Concile demanda que soit rédigé un catéchisme de toute la doctrine catholique tant sur la foi que sur la morale, qui serait comme un texte de référence pour les catéchismes qui sont composés dans les divers pays.

Clerc Selon le droit canon, sont appelés clercs les fidèles ayant reçu l'ordination de diacre ou de prêtre.

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Clergé Le clergé est l'ensemble du corps social et religieux constitué par les ministres ordonnés et institués que l'on appelle les clercs, les fidèles étant désignés par le terme de laïcs (du grec laos, le peuple).

Compendium Mot latin qui signifie : abrégé, condensé Le Compendium du catéchisme de l’Eglise catholique présenté par le Pape Benoît XVI en juin 2005, est un condensé de la doctrine de la foi catholique. Sa formulation plus synthétique en facilite la compréhension et l’utilisation. Il existe plusieurs types de compendium sur différents grands secteurs de l’enseignement de l’Eglise.

Conférence des évêques ou conférence épiscopale Réunion de l'ensemble des évêques d'un pays qui a pour raison d'être, dans le respect de l'autorité de chaque évêque au service de son Église particulière, de permettre à tous les évêques du pays d'exercer conjointement leur charge pastorale et de promouvoir davantage le bien que l'Église offre aux hommes.

Concile Convocation, réunion, assemblée Dans l'Église romaine, il désigne la réunion de l'ensemble des évêques unis à Rome et régulièrement convoqués. Un concile peut être ''œcuménique'' , c'est-à-dire universel quand il réunit la totalité des évêques (c'était le cas des conciles d'avant le schisme d'Orient), "général " quand il réunit l'ensemble des évêques catholiques du monde (c'est le cas du concile Vatican II bien qu'on ait pris l'habitude de l'appeler ''œcuménique''), national ou provincial.

Constitution apostolique Document solennel du pape, légiférant sur des questions de dogme, de discipline générale ou de structure de l'Eglise.

Conversion Du latin Convertere : tourner, changer C'est ouvrir son cœur et son intelligence à Dieu et avec sa grâce, réaliser de véritables changements dans notre existence en se détournant du péché et en étant de plus en plus fidèle à l'Évangile. La conversion est indispensable à la foi. Elle permet de recevoir le Christ, source de la vie éternelle.

Curie romaine Ensemble d'organismes (congrégations, conseils et offices divers) appelés dicastères et chargés d'assister le pape dans le gouvernement de l'Église. La Curie a été réorganisée par Paul VI après Vatican II pour mieux répondre aux besoins de l'Église universelle. La présence de collaborateurs choisis dans le monde entier facilite une meilleure compréhension des questions qui se posent.

Décret Actes de gouvernement de la hiérarchie ecclésiastique dont relève les canons des conciles et certaines décisions officielles des Papes.

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Dicastère Du grec dikasterion : cour de justice Chacun des principaux organismes de la curie romaine.

Docteur de l'Église L’Eglise attribue officiellement ce titre à des théologiens auxquels elle reconnaît une autorité particulière de témoins de la doctrine, en raison de la sûreté de leur pensée, de la sainteté de leur vie, de l’importance de leur œuvre.

Encyclique Lettre solennelle du Pape adressée à l'ensemble de l'Église catholique ou plus spécifiquement à une des parties d'entre elles (évêques, clergé, fidèles). Les encycliques sont des textes qui ont le plus souvent valeur d'enseignement et peuvent rappeler la doctrine de l'Église à propos d'un problème d'actualité.

Exhortation apostolique Texte semblable à une encyclique par son esprit et ses destinataires. Aujourd'hui, les exhortations apostoliques présentent habituellement les conclusions du pape à une réflexion collective, comme celle d'un synode des évêques.

Lettre apostolique Document solennel émanant du Saint Siège par lequel le pape s’adresse soit à un responsable de l’Église, soit à une catégorie de fidèles. Il souhaite ainsi leur faire connaître une orientation ou un enseignement qui concerne l’un ou l’autre des destinataires. Elle n’a pas de portée universelle, mais elle se veut être aussi «une lettre ouverte».

Nonce apostolique Agent diplomatique du Saint Siège, accrédité comme ambassadeur du pape auprès des États.

Nonciature Du latin nuntius : ''envoyé'' Fonction, résidence d’un nonce.

Pape Evêque de Rome et donc, selon la tradition catholique, Pasteur de l'Église universelle. Le Pape est aussi chef de la Cité du Vatican . Pour l'ensemble de ces fonctions, il est assisté d'une organisation appropriée, curie romaine et nonciature, apostolique (ambassade du Saint Siège auprès des pays étrangers).

Pères de l'Église Personnalités des huit premiers siècles dont les écrits et l’exemple ont influé sur le développement de la doctrine chrétienne. Leurs œuvres font autorité en matière de foi et sont reconnues par l’Église. La connaissance des Pères de l'Église et de leurs écrits s'appelle la patristique.

Saint Siège Ce terme fait référence au pape, en tant que successeur de l'apôtre Pierre et chef de l'Église Universelle. Il désigne aussi l'ensemble des organes du gouvernement pontifical qui l'assistent dans sa mission (Secrétaire d'État, Congrégation). À ne pas confondre avec le Vatican.

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Synode d'Évêques Institution émanant du concile Vatican II qui réunit des évêques délégués du monde entier. Ce rassemblement se termine par l'adoption d'un rapport dont le pape peut reprendre les conclusions pour les publier dans une "exhortation apostolique post-synodale".

Testaments En hébreu berith et testamentum; en latin c'est-à-dire alliance.

- Ancien Testament : C'est l'ensemble des livres exprimant l'alliance entre Dieu et le peuple juif.

- Nouveau Testament : C'est l'ensemble constitué par les quatre évangiles, les Actes des Apôtres, les Epîtres de Paul et d'autres apôtres, l'Apocalypse de Jean. Les disciples de Jésus y voient le signe et la manifestation de l'Alliance Nouvelle et définitive qu'en lui, Dieu a contractée avec l'humanité.

Théologie Discipline qui traite essentiellement du Dieu de la foi connu dans sa Révélation. La théologie fait appel aux différentes méthodes scientifiques parmi lesquelles l'histoire tient une place particulière, en restituant les documents de la foi à leur contexte, et en s'employant à les faire revivre. Mais la théologie bénéficie des apports de la philosophie de la psychologie, de l'ethnologie et, en général, de toutes les sciences qui permettent de mieux connaître l'homme, auquel Dieu se révèle.

Théologie de la libération Courant de pensée théologique chrétienne venu d’Amérique latine vers la fin des années 60. Né d’une expérience partagée, ce mouvement reliant étroitement le social et l’évangélique a pour traits caractéristiques l’engagement radical auprès des pauvres et le rejet du capitalisme. Il vise à rendre dignité et espoir aux pauvres, aux exclus et à les libérer d’intolérables conditions de vie. Aujourd’hui les thèses soutenues par les théologiens de la libération rejoignent les mouvements altermondialistes dans leurs actions. L’Église, si elle approuve les fondements bibliques de la proximité avec les pauvres, reste vigilante par rapport à certaines implications politiques de cette théologie.

Vatican Ce terme caractérise le territoire et la structure institutionnelle de l'Église catholique. Le Pape est le chef de l'état du Vatican. À ne pas confondre avec le Saint Siège, même si les mots sont souvent interchangeables.

Vatican II Le 11 octobre 1962, Jean XXIII ouvrait à Rome le concile œcuménique Vatican II. Dans son discours d'ouverture, le Pape donna le ton et l'esprit des travaux: "Notre devoir n'est pas seulement de garder ce précieux trésor comme si nous n'avions souci que du passé, mais nous devons nous consacrer, résolument et sans crainte, à l'ouvre que réclame notre époque, poursuivant ainsi le chemin que l'Église parcourt depuis vingt siècles". De 1962 à 1965, ce concile rassemblant tous les évêques du monde fut un événement considérable par le nombre et l'importance de ces propositions.

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Vétérotestamentaire : Du latin vetus « ancien » et testamentum « alliance »

Relatif à l’Ancien Testament. La révélation vétérotestamentaire nous met en présence d’un Dieu, unique « Yahvé, le Seigneur notre Dieu, est le seul Seigneur » (Dt, VI, 4).

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ANNEXE II : TEXTES ET DOCUMENTS

- I -

Effets des politiques d'ajustement économique consécutives à la dette extérieure sur la jouissance effective des droits de l'homme, en particulier pour l'application de la Déclaration sur le droit au développement

Résolution de la Commission des droits de l’homme 1999/22

La Commission des droits de l'homme,

Rappelant que la Déclaration universelle des droits de l'homme vise à la promotion et à la protection intégrales des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

Réaffirmant la Déclaration sur le droit au développement, adoptée par l'Assemblée générale dans sa résolution 41/128 du 4 décembre 1986, ainsi que les résolutions et décisions adoptées par l'Organisation des Nations Unies concernant le problème de la dette extérieure des pays en développement, en particulier la résolution 1998/24 de la Commission en date du 17 avril 1998,

Tenant compte du fait que les niveaux absolus où sont parvenus la dette extérieure et le service de la dette des pays en développement indiquent que la situation reste grave, que les derniers épisodes de la crise financière en Asie et dans d'autres régions ont provoqué une nouvelle détérioration de cette situation, et que la charge de la dette extérieure devient de plus en plus intolérable pour un nombre considérable de pays en développement,

Consciente que le grave problème de la dette extérieure demeure l'un des principaux facteurs qui nuisent au développement économique, social, scientifique et technique ainsi qu'au niveau de vie dans de nombreux pays en développement, ce qui a de lourdes conséquences sur le plan social,

Prenant note de la réunion interinstitutionnelle tenue par la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme avec le Secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, les chefs de l'Organisation internationale du Travail, de l'Organisation mondiale de la santé et de l'Organisation mondiale du commerce, des représentants du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ainsi que d'autres institutions spécialisées des Nations Unies, et les rapporteurs spéciaux ou experts de la Commission s'occupant des questions relatives à la dette extérieure,

Soulignant que le processus de mondialisation de l'économie crée de nouveaux problèmes, risques et incertitudes pour l'exécution et le renforcement des stratégies de développement,

Préoccupée par le fait que, malgré les rééchelonnements répétés de leur dette, les pays en

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développement continuent à payer chaque année des sommes supérieures à celles qu'ils reçoivent au titre de l'aide publique au développement,

Reconnaissant que, même si des programmes de réduction ont aidé à en diminuer le montant, de nombreux pays pauvres très endettés supportent encore le gros de leur dette,

Considérant que les mesures destinées à atténuer la gravité du problème de la dette, publique ou privée, n'ont pas abouti à une solution efficace, équitable, propice au développement et durable du problème de la dette en cours et du service de la dette d'un grand nombre de pays en développement, en particulier des pays les plus pauvres et lourdement endettés,

Tenant compte de la relation entre la lourde charge de la dette extérieure et l'accroissement considérable de la pauvreté qui est constaté au niveau mondial et qui prend une ampleur particulière en Afrique,

Reconnaissant que la dette extérieure constitue l'un des principaux facteurs qui empêchent les pays en développement d'exercer pleinement leur droit au développement,

1. Souligne que les politiques d'ajustement structurel ont de graves conséquences pour la capacité des pays en développement de se conformer à la Déclaration sur le droit au développement et d'établir une politique nationale de développement qui vise à améliorer les droits économiques, sociaux et culturels de leurs citoyens;

2. Souligne également qu'il importe de continuer à prendre d'urgence, dans le cadre de la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels, des mesures efficaces et durables pour alléger la charge de la dette et du service de celle-ci qui pèse sur les pays en développement en proie à des problèmes de dette extérieure;

3. Affirme que la solution définitive du problème de la dette extérieure réside dans l'instauration d'un ordre économique international juste et équitable, qui garantisse aux pays en développement, notamment, de meilleures conditions sur le marché et de meilleurs prix pour les produits de base, des taux de change et d'intérêt stables, un accès plus facile aux marchés financiers et aux marchés de capitaux, un apport adéquat de ressources financières nouvelles, ainsi qu'un accès plus aisé à la technologie des pays développés;

4. Souligne la nécessité de tenir compte, dans l'élaboration des programmes économiques liés à la dette extérieure, des caractéristiques, de la situation et des besoins particuliers des pays débiteurs, ainsi que la nécessité d'y intégrer la dimension sociale du développement;

5. Affirme que l'exercice des droits fondamentaux de la population des pays débiteurs à l'alimentation, au logement, à l'habillement, à l'emploi, à l'éducation, aux services de santé et à un environnement salubre ne peut pas être subordonné à l'application de politiques d'ajustement structurel et de réformes économiques liées à la dette;

6. Souligne qu'il importe que les initiatives concernant la dette extérieure, en particulier l'Initiative pour la réduction de la dette des pays pauvres très endettés et la décision du Club de Paris visant à aller plus loin que les conditions de Naples, soient menées à terme avec souplesse, et note en outre avec préoccupation la rigidité des critères d'admissibilité approuvés par la communauté des pays créanciers dans le cadre de ces initiatives, qui devient une source d'inquiétude croissante compte tenu des derniers symptômes de la crise financière

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internationale;

7. Souligne également la nécessité d'orienter de nouveaux flux financiers provenant de toutes sources vers les pays en développement débiteurs, en sus des mesures d'allégement, y compris d'annulation de la dette, et engage les pays créanciers et les institutions financières internationales à accorder une aide financière accrue à des conditions de faveur, ce qui encouragerait l'application des réformes économiques, la lutte contre la pauvreté et la réalisation d'une croissance économique soutenue et d'un développement durable;

8. Prie le Rapporteur spécial sur la question des effets de la dette extérieure sur l'exercice effectif des droits économiques, sociaux et culturels de lui présenter tous les ans un rapport analytique sur la mise en œuvre de la présente résolution, en s'intéressant tout particulièrement :

a) Aux effets négatifs de la dette extérieure et des politiques adoptées pour y faire face sur l'exercice effectif des droits économiques, sociaux et culturels dans les pays en développement;

b) Aux mesures prises par les gouvernements, le secteur privé et les institutions financières internationales pour atténuer ces effets dans les pays en développement, en particulier dans les pays les plus pauvres et les pays lourdement endettés;

9. Prie le Secrétaire général de fournir au Rapporteur spécial toute l'assistance nécessaire, en particulier les ressources humaines et financières, pour s'acquitter de son mandat;

10. Engage les gouvernements, les organisations internationales, les institutions financières internationales, les organisations non gouvernementales et le secteur privé à coopérer pleinement avec le Rapporteur spécial dans l'accomplissement de son mandat;

11. Invite les gouvernements, les organisations internationales, les institutions financières internationales, les organisations non gouvernementales et le secteur privé à prendre les mesures voulues pour faire respecter les engagements, accords et décisions des principales conférences et des principaux sommets de l'Organisation des Nations Unies organisés depuis le début des années 90 sur des questions en rapport avec la dette extérieure;

12. Invite également les gouvernements, les institutions financières internationales et le secteur privé à étudier la possibilité d'annuler ou de réduire sensiblement la dette des pays pauvres très endettés, en donnant la priorité aux pays qui sortent de guerres civiles dévastatrices ou qui ont été ravagés par des catastrophes naturelles;

13. Reconnaît qu'une plus grande transparence, une participation de tous les États et une prise en considération des résolutions pertinentes de la Commission des droits de l'homme sont nécessaires dans les délibérations et activités des institutions financières internationales et régionales;

14. Considère que, pour trouver une solution durable au problème de la dette, il faut qu'il existe, au sein du système des Nations Unies, entre les pays créanciers et les pays débiteurs, un dialogue politique fondé sur le principe des intérêts et des responsabilités partagés;

15. Prie de nouveau le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme d'accorder

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une attention particulière au problème du fardeau de la dette des pays en développement, en particulier les moins avancés, et spécialement aux incidences sociales des mesures liées à la dette extérieure;

16. Décide de poursuivre l'examen de cette question à sa cinquante-sixième session, au titre du point pertinent de l'ordre du jour.

52e séance 23 avril 1999 [Adoptée par 30 voix contre 15, avec 8 abstentions, à l'issue d'un vote par appel nominal. Voir chap. X.]

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- II -

1- THOMAS SANKARA682 : POUR UN FRONT UNI CONTRE LA DETTE683 (http://thomassankara.net/spip.php?a...)

Monsieur le président, Messieurs les chefs des délégations, Je voudrais qu’à cet instant nous puissions parler de cette autre question qui nous tiraille : la question de la dette, la question de la situation économique de l’Afrique. Autant que la paix, elle est une condition importante de notre survie. Et c’est pourquoi j’ai cru devoir vous imposer quelques minutes supplémentaires pour que nous en parlions. Le Burkina Faso voudrait dire tout d’abord sa crainte. La crainte que nous avons c’est que les réunions de l’OUA se succèdent, se ressemblent mais qu’il y ait de moins en moins d’intéressement à ce que nous faisons.

Monsieur le président, Combien sont-ils les chefs d’Etat qui sont ici présents alors qu’ils ont été dûment appelés à venir parler de l’Afrique en Afrique ?

Monsieur le président, Combien de chefs d’Etats sont prêts à bondir à Paris, à Londres, à Washington lorsque là-bas on les appelle en réunion mais ne peuvent pas venir en réunion ici à Addis-Abeba en Afrique ? Ceci est très important. [Applaudissements] Je sais que certains ont des raisons valables de ne pas venir. C’est pourquoi je voudrais proposer, Monsieur le président, que nous établissions un barème de sanctions pour les chefs d’Etats qui ne répondent pas présents à l’appel. Faisons en sorte que par un ensemble de points de bonne conduite, ceux qui viennent régulièrement, comme nous par exemple, [Rires] puissent être soutenus dans certains de leurs efforts. Exemple : les projets que nous soumettons à la Banque africaine de développement (BAD) doivent être affectés d’un coefficient d’africanité. [Applaudissements] Les moins africains seront pénalisés. Comme cela tout le monde viendra aux réunions.

Je voudrais vous dire, Monsieur le président, que la question de la dette est une question que nous ne saurions occulter. Vous-même, vous en savez quelque chose dans votre pays où vous

682Thomas Sankara (1949-1987) fut président du Burkina Faso (pays africain autrefois connu sous le nom de Haute-Volta), de 1983 à 1987. C’est lui qui changea en 1984 le nom du pays pour Burkina Faso, qui signifie «le pays des hommes intègres». Pour ne pas subir les dictats des financiers internationaux, il refusa toute aide du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. Son pays semi-désertique, affamé, endetté, avec une mortalité infantile des plus élevées du monde, ne pouvait compter que sur lui-même. «Deux repas et 10 litres d’eau pour tous et tous les jours» ou bien « choisir entre le champagne pour quelques-uns ou l’eau potable pour tout le monde » devinrent son slogan et son programme; et en quatre ans, ce programme devint réalité: il avait en effet réussi à rendre son pays auto-suffisant dans le domaine alimentaire. Cependant, le fardeau de la dette extérieure, accumulé par les gouvernements précédents, menaçait son pays. Le 29 juillet 1987, Sankara prononçait le discours suivant à la 25e Conférence au sommet des pays membres de l’OUA (Organisation de l’Union Africaine) à Addis-Abeba, en Éthiopie, appelant tous les pays africains à un front uni contre la dette, et déclarant, entre autres: «Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence!» Sankara fut assassiné le 15 octobre 1987, trois mois après ce discours. Que comprendre par cet assassinant? 683 Pour une analyse de ce discours, voir : ZIEGLER, Jean, Présentation du discours sur la dette de Thomas Sankara.

358 avez dû prendre des décisions courageuses, téméraires même. Des décisions qui ne semblent pas du tout être en rapport avec votre âge et vos cheveux blancs. [Rires] Son Excellence le président Habib Bourguiba qui n’a pas pu venir mais qui nous a fait délivrer un important message a donné cet autre exemple à l’Afrique, lorsque en Tunisie, pour des raisons économiques, sociales et politiques, il a dû lui aussi prendre des décisions courageuses.

Mais, Monsieur le président, allons-nous continuer à laisser les chefs d’Etats chercher individuellement des solutions au problème de la dette avec le risque de créer chez eux des conflits sociaux qui pourraient mettre en péril leurs stabilités et même la construction de l’unité africaine ? Ces exemples que j’ai cités, il y en a bien d’autres, méritent que les sommets de l’OUA apportent une réponse sécurisante à chacun de nous quant à la question de la dette. Nous estimons que la dette s’analyse d’abord de par son origine. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêtés de l’argent, ce sont eux qui nous ont colonisés. Ce sont les mêmes qui géraient nos économies. Ce sont les colonisateurs qui endettaient l’Afrique auprès des bailleurs de fond, leurs frères et cousins. Nous sommes étrangers à la dette. Nous ne pouvons donc pas la payer. La dette c’est encore le néo-colonialisme ou les colonialistes qui se sont transformés en " assistants techniques ". En fait, nous devrions dire en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des " bailleurs de fonds ". Un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le "bâillement" suffirait à créer le développement chez d’autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des dossiers et des montages financiers alléchants. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus. La dette sous sa forme actuelle, est une reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers. Faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est- à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale. Ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser.

Monsieur le président, Nous avons écouté et applaudi le premier ministre de Norvège lorsqu’elle est intervenue ici même. Elle a dit, elle qui est européenne, que toute la dette ne peut pas être remboursée. Je voudrais simplement la compléter et dire que la dette ne peut pas être remboursée. La dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également. Ceux qui nous ont conduits à l’endettement ont joué comme au casino. Tant qu’ils gagnaient, il n’y avait point de débat. Maintenant qu’ils perdent au jeu, ils nous exigent le remboursement. Et on parle de crise. Non, Monsieur le président, ils ont joué, ils ont perdu, c’est la règle du jeu. Et la vie continue. [Applaudissements] Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous n’avons pas de quoi payer. Nous ne pouvons pas rembourser la dette parce que nous ne sommes pas responsables de la dette. Nous ne pouvons pas payer la dette parce qu’au contraire les autres nous doivent ce que les plus grandes richesses ne pourront jamais payer, c’est-à-dire la dette de sang. C’est notre sang qui a été versé. On parle du Plan Marshall qui a refait l’Europe économique. Mais l’on ne parle pas du Plan africain qui a permis à l’Europe de faire face aux hordes hitlériennes lorsque leurs économies

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étaient menacés, leurs stabilités étaient menacées. Qui a sauvé l’Europe ? C’est l’Afrique. On en parle très peu. On parle si peu que nous ne pouvons, nous, être complices de ce silence ingrat. Si les autres ne peuvent pas chanter nos louanges, nous en avons au moins le devoir de dire que nos pères furent courageux et que nos anciens combattants ont sauvé l’Europe et finalement ont permis au monde de se débarrasser du nazisme. La dette, c’est aussi la conséquence des affrontements. Lorsqu’on nous parle de crise économique, on oublie de nous dire que la crise n’est pas venue de façon subite. La crise existe de tout temps et elle ira en s’aggravant chaque fois que les masses populaires seront de plus en plus conscientes de leurs droits face aux exploiteurs. Il y a crise aujourd’hui parce que les masses refusent que les richesses soient concentrées entre les mains de quelques individus. Il y a crise parce que quelques individus déposent dans des banques à l’étranger des sommes colossales qui suffiraient à développer l’Afrique. Il y a crise parce que face à ces richesses individuelles que l’on peut nommer, les masses populaires refusent de vivre dans les ghettos et les bas-quartiers. Il y a crise parce que les peuples partout refusent d’être dans Soweto face à Johannesburg. Il y a donc lutte et l’exacerbation de cette lutte amène les tenants du pouvoir financier à s’inquiéter. On nous demande aujourd’hui d’être complices de la recherche d’un équilibre. Équilibre en faveur des tenants du pouvoir financier. Équilibre au détriment de nos masses populaires. Non! Nous ne pouvons pas être complices. Non ; nous ne pouvons pas accompagner ceux qui sucent le sang de nos peuples et qui vivent de la sueur de nos peuples. Nous ne pouvons pas les accompagner dans leurs démarches assassines.

Monsieur le président, Nous entendons parler de clubs - club de Rome, club de Paris, club de Partout. Nous entendons parler du Groupe des Cinq, des Sept, du Groupe des Dix, peut être du Groupe des Cent. Que sais-je encore ? Il est normal que nous ayons aussi notre club et notre groupe. Faisons en sorte que dès aujourd’hui Addis-Abeba devienne également le siège, le centre d’où partira le souffle nouveau du Club d’Addis-Abeba contre la dette. Ce n’est que de cette façon que nous pourrons dire aujourd’hui, qu’en refusant de payer, nous ne venons pas dans une démarche belliqueuse mais au contraire dans une démarche fraternelle pour dire ce qui est. Du reste les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique. Ceux qui veulent exploiter l’Afrique sont les mêmes qui exploitent l’Europe. Nous avons un ennemi commun. Donc notre club parti d’Addis-Abeba devra également dire aux uns et aux autres que la dette ne saura être payée. Quand nous disons que la dette ne saura être payée ce n’est point que nous sommes contre la morale, la dignité, le respect de la parole. Nous estimons que nous n’avons pas la même morale que les autres. La Bible, le Coran, ne peuvent pas servir de la même manière celui qui exploite le peuple et celui qui est exploité. Il faudra qu’il y ait deux éditions de la Bible et deux éditions du Coran. [Applaudissements] Nous ne pouvons pas accepter leur morale. Nous ne pouvons pas accepter que l’on nous parle de dignité. Nous ne pouvons pas accepter que l’on nous parle du mérite de ceux qui paient et de perte de confiance vis-à-vis de ceux qui ne paieraient pas. Nous devons au contraire dire que c’est normal aujourd’hui que l’on préfère reconnaître que les plus grands voleurs sont les plus riches. Un pauvre quand il vole ne commet qu’un larcin, une peccadille tout juste pour survivre et par nécessité. Les riches, ce sont eux qui volent le fisc, les douanes. Ce sont eux qui exploitent le peuple.

Monsieur la président, Ma proposition ne vise pas simplement à provoquer ou à faire du spectacle. Je voudrais dire ce que chacun de nous pense et souhaite. Qui, ici, ne souhaite pas que la dette soit purement et

360 simplement effacée? Celui qui ne le souhaite pas peut sortir, prendre son avion et aller tout de suite à la Banque mondiale payer. [Applaudissements] Je ne voudrais pas que l’on prenne la proposition du Burkina Faso comme celle qui viendrait de la part de jeunes sans maturité, sans expérience. Je ne voudrais pas non plus que l’on pense qu’il n’y a que les révolutionnaires à parler de cette façon. Je voudrais que l’on admette que c’est simplement l’objectivité et l’obligation. Je peux citer dans les exemples de ceux qui ont dit de ne pas payer la dette, des révolutionnaires comme des non-révolutionnaires, des jeunes comme des vieux. Je citerai par exemple : Fidel Castro. Il a déjà dit de ne pas payer. Il n’a pas mon âge même s’il est révolutionnaire. Egalement François Mitterrand a dit que les pays africains ne peuvent pas payer, que les pays pauvres ne peuvent pas payer. Je citerai Madame le premier ministre de Norvège. Je ne connais pas son âge et je m’en voudrais de le lui demander. [Rires et applaudissements] Je voudrais citer également le président Félix Houphouët Boigny. Il n’a pas mon âge. Cependant il a déclaré officiellement et publiquement qu’au moins pour ce qui concerne son pays, la dette ne pourra être payée. Or la Côte d’Ivoire est classée parmi les pays les plus aisés d’Afrique. Au moins d’Afrique francophone. C’est pourquoi, d’ailleurs, il est normal qu’elle paie plus sa contribution ici. [Applaudissements]

Monsieur le président, Ce n’est donc pas de la provocation. Je voudrais que très sagement vous nous offriez des solutions. Je voudrais que notre conférence adopte la nécessité de dire clairement que nous ne pouvons pas payer la dette. Non pas dans un esprit belliqueux, belliciste. Ceci, pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner. Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence ! Par contre, avec le soutien de tous, dont j’ai grand besoin, [Applaudissements] avec le soutien de tous, nous pourrons éviter de payer. Et en évitant de payer nous pourrons consacrer nos maigres ressources à notre développement. Et je voudrais terminer en disant que nous pouvons rassurer les pays auxquels nous disons que nous n’allons pas payer la dette, que ce qui sera économisé n’ira pas dans les dépenses de prestige. Nous n’en voulons plus. Ce qui sera économisé ira dans le développement. En particulier nous éviterons d’aller nous endetter pour nous armer car un pays africain qui achète des armes ne peut l’avoir fait que contre un Africain. Ce n’est pas contre un Européen, ce n’est pas contre un pays asiatique. Par conséquent nous devons également dans la lancée de la résolution de la question de la dette trouver une solution au problème de l’armement. Je suis militaire et je porte une arme. Mais Monsieur le président, je voudrais que nous nous désarmions. Parce que moi je porte l’unique arme que je possède. D’autres ont camouflé les armes qu’ils ont. [Rires et applaudissements]

Alors, chers frères, avec le soutien de tous, nous pourrons faire la paix chez nous. Nous pourrons également utiliser ses immenses potentialités pour développer l’Afrique parce que notre sol et notre sous-sol sont riches. Nous avons suffisamment de quoi faire et nous avons un marché immense, très vaste du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Nous avons suffisamment de capacité intellectuelle pour créer ou tout au moins prendre la technologie et la science partout où nous pouvons les trouver.

Monsieur le président, Faisons en sorte que nous mettions au point ce Front uni d’Addis-Abeba contre la dette. Faisons en sorte que ce soit à partir d’Addis-Abeba que nous décidions de limiter la course aux armements entre pays faibles et pauvres. Les gourdins et les coutelas que nous achetons

361 sont inutiles. Faisons en sorte également que le marché africain soit le marché des Africains. Produire en Afrique, transformer en Afrique et consommer en Afrique. Produisons ce dont nous avons besoin et consommons ce que nous produisons au lieu de l’importer. Le Burkina Faso est venu vous exposer ici la cotonnade, produite au Burkina Faso, tissée au Burkina Faso, cousue au Burkina Faso pour habiller les Burkinabé. Ma délégation et moi- même, nous sommes habillés par nos tisserands, nos paysans. Il n’y a pas un seul fil qui vienne d’Europe ou d’Amérique. [Applaudissements] Je ne fais pas un défilé de mode mais je voudrais simplement dire que nous devons accepter de vivre africain. C’est la seule façon de vivre libre et de vivre digne.

Je vous remercie, Monsieur le président. La patrie ou la mort, nous vaincrons ! [Longs applaudissements]

N.B. Avec un tel discours, le Président Sankara devenait pour les Financiers un scandale qui devait être éliminé. Il fut assassiné le 15 octobre 1987 par un coup d’État mené par Blaise Compaoré (le président actuel), qui se hâta de retourner dans le giron du FMI et de rejeter les réformes de Sankara, ce qui fait que le Burkina Faso compte aujourd’hui parmi les trois pays les plus pauvres au monde. Une semaine avant de mourir, Sankara déclarait: « Les individus peuvent être assassinés, mais vous ne pouvez pas tuer les idées.»

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