DIX ANS DE BEN ALI Tu nisie face, Tu nisie pil e H F IL S

Pas de commencement possible à BUENOS AIRES

NBA: L’ANNÉE DE LA RELÈVE?

N O V E M B R E 1997, 5000 L.L. L’O rient-Express en solo

ans la vie d’un journal, un deuxième anniversaire ne se fête pas. Mieux vaut attendre des chiffres plus D ronds. Pour L’O rient-Express, il se trouve cependant que ce deuxième anniversaire est quand même particulier, puisqu’il marque le début d’une nouvelle aventure. À partir de ce numéro, L’O rient-Express sera vendu séparé- ment. Cette étape, inscrite dans l’ordre naturel des choses, devait intervenir un jour ou l’autre. Elle survient même un peu tard puisque, depuis deux ans, nos lecteurs ont acquis des habi- tudes d’achat, et tous les spécialistes du marketing savent que c’est ce qu’il y a de plus difficile à changer. Il nous faut pour- tant la tenter. Comment connaîtrions-nous autrement notre public? Certes, le marché de la presse au Liban, et surtout de la presse francophone, reste trop étriqué pour qu’un journal puisse vivre de ses seuls lecteurs. Mais il n’est pas moins vrai que sans lecteurs, sans acheteurs, il n’y a pas de journal. Des lecteurs, nous en avons, nous le savons au nombre d’en- couragements que nous recevons tous les jours, et des milieux les plus divers. Il s’agit maintenant que ces lecteurs deviennent acheteurs. Mais disons le tout net: cela dépend avant tout d’eux. Pour notre part, nous pouvons leur assurer que L’O rient-Express restera tel qu’ils l’ont connu. Tel qu’ils ont appris à l’aimer. L’O rient-Express

L’ORIEN T-EXPRESS 3 N O VEM BRE 1997 N o 24 . N O VEM BRE 19 9 7

PROCHAINE MISE EN VENTE LE 4 DÉCEMBRE So m m a i r e D IX ANS DE BEN ALI: TUNISIE FACE, TUNISIE PILE 22-32

LES ENFANTS MODÈLES ET LES AUTRES 25

ISLAMISME, LEPRIXDEL’ÉRADICATION 27

D IRIGISME DE MARCHÉ? 29

FORME(S): AU PAYS DES BELLES... ET DES

BÊTES 68-71

TOUS TERRAINS: NBA, L’ANNÉE DE LA

RELÈVE? 72-79

CARTE POSTALE: PAS DE COMMENCEMENT

POSSIBLE À BUENOS AIRES 102-107

H ÉRITIER & FILS

LA RÉPUBLIQUE FAMILIALE 47

CONTINUATEURS OU PARASITES? 49

PAPA, PAPA, CE QUE TU PEUX ÊTRE POSTHUME... 52

CES MESSIEURS DE LA FAMILLE 54

L’O RIENT-EXPRESS, MAGAZINE MENSUEL DE L’O RIENT-LE JOUR, EST ÉDITÉ PAR LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE PRESSE ET D’ÉDITION, S.A.L. Rédacteur en chef Samir Kassir Culture et Société Direction artistique Infographie Photos Photogravure Rédacteur en chef adjoint Omar Boustany Rasha Salti Alexandre Medawar AR–EM PICTS ClockWise Directeur Anthony Karam Enquêtes et reportages Maquette Illustrations Houda Kassatly Impression Camille Menassa Secrétaire de rédaction Carmen Abou-Jaoudé Edouard Chaptini Mazen Kerbage AFP Joseph Raïdy Publicité Caroline Donati Chantal Rayes Pressmedia Tamam S.A.L.

L’ORIEN T-EXPRESS 4 N O VEM BRE 1997 ÉCO & CO : FLOU ARTISTIQUE

AUTOUR DES PME 16

TOPOS: SRI LANKA, LE PARADIS

EN FEU 34

VOICE OF AMERIKA: LES MAINS

SALES 36

D E VISU: AU CŒ UR DES TÉNÈBRES 38-44

MIXED-MÉDIA: UN SPOT, DEUX MESURES 62

H ISTOIRE DE PUB, UNE CASE EN MOINS 64

EXTRÊMES: LES DERNIÈRES HEURES D’UN VILLAGE DE L’E UPHRATE 82-86

TRANSCULTURES:

FÉÉRIE POUR UNE AUTRE FOIS 88

MERZAK ALLOUACHE, EXIL, EXIL 90

FAWAZ TRABOULSI, LE TEMPS RETROUVÉ 94

RICHARD MILLET, LÀ OÙ HURLE LE VENT 96

PORTRAIT MUSIQUE: PORTISHEAD, AFTER HOURS 98

SAVE U RS : L’ALIF BÂ’ DU GOURMAND (I) 108

ALGARADE: JEU DE RÔLES 7 O NT CONTRIBUÉ À CENUMÉRO

Hanan Abboud, Claude Achkar, H ORS-JEU: PYRAMIDES 14 Paul Achkar, Fadi Ariss, Jamal CONTRE-NOTES: M AL-LETTRES 95 Asmar, Christophe Ayad, Médéa Azouri, N abil Badawi, Reeva Ber- LEBANESE D REAM: M ÉGALOPOLE 97 bari, Alain Bifani, Melhem Chaoul, A FRIME COUP DE THÉÂTRE Nadine Chéhadé, Jabbour L : 114 Douaihy, Houda Kassatly, Farouk Mardam-Bey, N ada N assar- Chaoul, Abdallah Raad, N abil L’O RIENT-EXPRESS, Romanos, Michael Young. IMM. MEDIA C ENTRE, ACCAOUI, B.P. ACHRAFIEH 166495 TÉL.: (961-1) 561406 -7 -9 FAX: (961-1) 561412 E-MAIL: [email protected]

L’ORIEN T-EXPRESS 5 N O VEM BRE 1997 algarade SAM IR KASSIR

ONC, C’EST PARTI, SELON constitutionnelles! Or, la Syrie D TOUTES LES APPARENCES. AU d’évidence ne le veut pas. Ou ne le FOND, QUOI DE PLUSNORMAL? À un Jeu de rôles peut. Le fait est, en tout cas, qu’elle an de la présidentielle, on com- s’est fort bien acclimatée aux prend que l’échéance habite tous les esprits et il serait tout à fait concevable que les candidats soient déjà en campagne. Seulement, voilà le hic: si tout rap- Pou rqu oi accepter de préparer les pelle l’échéance, s’il n’y a pas un geste dans l’arène qui ne s’y esprits à u n e con fiscation de volon té? rattache, si tous les maronites en âge de caresser des ambi- tions tressaillent d’excitation, pour l’heure, point encore de contraintes institutionnelles libanaises, elle a même appris à les candidats. manipuler. Saluons au passage cette pédagogie que les respon- On nous le dira assez dans les mois qui viennent: la Constitu- sables baassistes se sont imposée: le droit constitutionnel, on ne tion n’exige pas de dépôt de candidature avant l’élection prési- l’enseigne pas dans les académies militaires ni dans leur école de dentielle et, comme c’est le Parlement qui élit le président, il cadres, et ils ont dû l’apprendre sur le tas. S’il ne tenait qu’à eux, n’est pas besoin de campagne électorale, au sens habituel du ils en feraient l’économie, ils le font bien chez eux. Bel exemple, mot. Ce n’est pas une raison pour qu’à la place nous ayons ce au demeurant, mais il y en a d’autres (la liberté d’information, petit jeu de rôles où ceux qui guignent le poste n’avancent leurs le capitalisme sauvage...), de la manière dont le Liban finit par pions qu’à l’abri des regards comme s’ils préparaient un coup influer sur la pratique politique syrienne. Plus qu’une hérésie fourré, et peut-être le préparent-ils, en croyant que, pour toute constitutionnelle, la croyance en des «spécifications» que le pré- bonne action, il suffit de s’en aller chacun à Harissa allumer un sident à élire doive remplir est donc une imbécillité politique. cierge à Notre-Dame du Liban dans l’espoir d’être celui qui, à Elle montre que, du côté libanais, on n’a toujours pas compris la fin, aura fait le parcours le plus agréable aux grands électeurs. toutes les dimensions des relations avec la Syrie. Bon Dieu, on attend quand même autre chose d’une élection présidentielle! Sans trop d’illusions, d’accord. Mais à défaut de DES SPÉCIFICATIONS, IL Y EN A DANS TOUTE ÉLECTION. Mais elles l’investiture, dans un an, d’un homme d’État qui restaurerait le concernent les candidats, et pas le président. Elles sont d’ailleurs prestige de la fonction et celui de la République et redonnerait stipulées par la Constitution: la possession de la nationalité liba- espoir aux citoyens, ne peut-on espérer, dans l’intervalle, une naise, un âge minimum, un casier judiciaire vierge ou, en tout réflexion de fond sur le fonctionnement des institutions et la cas, la jouissance des droits politiques. À ces stipulations juri- manière de les amender? Et cette réflexion, qui mieux que les diques, on peut assurément imaginer qu’un mouvement démo- candidats à la présidence peuvent l’engager? À moins que l’am- cratique fort qui émergerait dans les profondeurs du pays réus- bition présidentielle se réduise désormais, et c’est le cas chez sisse à en en ajouter d’autres, qui seraient d’ordre politique. Par beaucoup, à envoyer Madame couronner les reines de beauté. exemple, que le candidat n’ait pas trempé dans des crimes de guerre, eussent-ils été amnistiés. Qu’il n’ait pas changé de credo ILS’AGIT DONC D’ÉLEVER LE DÉBAT. ET SURTOUT DE LE PRÉCISER. quatorze fois dans sa carrière. Qu’il ne soit pas soupçonnable En faisant un sort, pour commencer, à cette ritournelle enten- d’enrichissement illicite ou de népotisme. Qu’il ait fait montre due il y a deux ans, avant la prorogation du mandat Hraoui, et d’un minimum de décence dans son propre commerce avec que certains commentateurs, inspirés ou non, ont commencé à Damas ou Anjar. Qu’il ait montré un respect certain des insti- chanter au sujet de supposées «spécifications» (muwasafat) du tutions. Et surtout qu’il ne se pense pas comme un sauveur. président à venir, comprendre son profil. Curieuse perversion: Ça devrait quand même resserrer le cercle, non? Et l’on pour- comme s’il était admis qu’un pouvoir immanent doive anticiper rait le resserrer encore davantage si l’on envisageait, sinon un le choix des élus. Mais quand bien même cela serait, pourquoi dépôt de candidature formel, du moins la présentation d’un lui mâcher le travail, pourquoi accepter de préparer les esprits à programme. Ce n’est pas prévu par la Constitution? Mais un ce qui est une confiscation de volonté? Pourquoi réduire l’élec- mouvement démocratique puissant pourrait fort légitimement tion du président de la République à une désignation? N’est-ce agir dans le sens de son perfectionnement, et il ne serait pas sus- pas ainsi qu’on finit par justifier un attentat contre la Constitu- pect, lui, de le faire pour des intérêts personnels. Et là, on aurait tion, comme la prorogation d’il y a deux ans? du coup une hémorragie de candidats. Parce que beaucoup de Même s’il est vrai qu’il n’a pas fallu attendre la tutelle syrienne ceux qui cultivent l’espoir de tirer la carte gagnante ne sont pour que l’élection présidentielle ici soit la traduction d’une par- habitués à avancer que masqués et que, de toute façon, un pro- tie qui se joue ailleurs, c’est insulter l’avenir que d’accepter qu’il gramme de gouvernement, ils ne savent pas ce que c’est. en soit toujours ainsi. Ou alors il ne faudra pas simplement abo- Encore une fois, même si on suppose que la décision sera fina- lir les formules de componction qui accompagnent les titres des lement prise à Damas, toute action n’est pas interdite. Et ce Excellences, mais faire carrément une croix sur le mot de «pré- serait déjà un beau progrès si la Syrie devait faire son choix sident». «Administrateur» conviendrait parfaitement. Sauf que entre trois ou quatre personnes bien identifiables et toutes assu- les pays indépendants ne sont pas gouvernés par des adminis- rées d’une certaine surface politique. Au lieu que la course de trateurs et que le Liban est un pays indépendant. Et si ce n’est reptation des «présidentiables» la mette en position d’attendre pas ce qu’il doit être aux yeux des dirigeants de Damas – et de la dernière minute pour sortir de son chapeau un lapin. ceux qui rampent à leurs pieds – qu’on en finisse de ces fictions Qui, alors, ressemblerait fort à un dindon.

L’ORIEN T-EXPRESS 5 N O VEM BRE 1997 ici et mai nt enant interexp WADIH

Q uelle solution de rechange préconisez-vous pour financer le retour des déplacés? La loi qui a instauré la Caisse des déplacés stipule que des impôts peuvent être créés à seule fin de la financer. Jusqu’ici, elle a été exclusivement financée par des avances du Trésor – encore une aberration! C’est pourquoi, j’ai présenté il y a quelques mois à la Chambre une proposition de loi que le bloc parlementaire du Front de lutte nationale, dont le chef est Walid Joumblatt, a d’ailleurs approuvée à l’unanimité. Il vise tous ceux qui ont squatté le domaine public maritime, en leur faisant payer une amende au moins égale au loyer des biens- fonds occupés. Cela concerne à la fois les plages naturelles et les remblais qui s’étendent sur le littoral, d’un bout à l’autre du pays. D’ailleurs, cette mesure ne s’appliquerait pas unique- ment aux contrevenants; elle vise aussi ceux qui sont en règle avec la loi mais qui exploitent le domaine public maritime moyennant une redevance symbolique. Elle concerne égale- ment, dans la même mesure et les mêmes taux, les exploitants des carrières, selon qu’elles sont conformes ou pas à la loi. Cette proposition de loi a été approuvée par la commission de l’Habitat et des Déplacés qui l’a portée devant les commis- sions mixtes. Wadih Akl, vous êtes député du Chouf depuis 1996. Pourquoi vous êtes-vous opposé à la surtaxe sur l’essence, proposée par N e craignez-vous pas qu’une telle mesure donne lieu à des le gouvernement dans le cadre du programme dit «des 800 interprétations confessionnelles puisque la plupart des projets millions de dollars», pour financer entre autres le retour des balnéaires se situent dans les régions chrétiennes? déplacés? Absolument pas. Il y a autant de surfaces occupées par des Je n’ai pas encore eu l’occasion de manifester mon opposition musulmans que par des chrétiens. Qu’on se rassure, l’ignomi- à la majoration du prix de l’essence. J’estime cependant que nie est bien la seule chose dans laquelle l’unité nationale se toute taxation indirecte est une catastrophe. Il existe des réalise pleinement. moyens bien plus équitables pour financer le retour des dépla- cés. Le Liban est aujourd’hui un pays en voie de sous-déve- Peut-on garantir que ces fonds iront bien aux déplacés et pas loppement qui a urgemment besoin d’une vision où le social et aux squatters? l’économique soient en symbiose. Or, dans la politique du La loi exige que l’argent soit directement versé à la Caisse des gouvernement, il y a une véritable dichotomie entre l’écono- déplacés, dont les finances sont hors-budget. Dès lors, tout est mique et le social. Le gouvernement se soucie peu des presta- question de transparence dans la gestion de cette caisse, et à tions sociales et de la pauvreté. Il ne s’occupe que de l’écono- vrai dire, il n’y en a pas vraiment. En tout cas, c’est le gouver- mique, et plus précisément, du financier. nement qui a autorité pour donner ce genre de garantie. Mais il est vrai que depuis le début du processus de retour, la grande W alid Joumblatt, dont vous êtes l’allié politique et qui est, par majorité des montants a été versée aux squatters plutôt qu’aux ailleurs, proche de Rafic Hariri était, lui, d’accord pour la sur- déplacés. Je pense en particulier au centre-ville de Beyrouth où taxe sur l’essence. Solidere a fait des ponts d’or aux squatters pour les évacuer En votant la surtaxe, Walid Joumblatt a choisi un pis-aller. Il alors que, dans l’ordre normal des choses, un squatter n’a n’est pas un fanatique de ce mode de financement, mais il sait droit à aucune indemnité. Ailleurs aussi, il y a eu des abus. bien que, depuis que le Liban existe, l’imposition directe des Dans la Montagne, des occupants druzes ont certes reçu des classes riches est impossible. L’impôt sur la fortune est indemnités, mais je garantis qu’elles ne représentent pas le d’ailleurs l’une de ses exigences premières, même si ce n’est centième de ce qui a été versé à Beyrouth. Au demeurant, la pas maintenant que ça va changer. Il a donc trouvé dans les plupart d’entre eux sont aussi des déplacés: il y a, en effet, des arguments de Rafic Hariri une solution au problème urgent du villages druzes qui ont été entièrement rasés. Je pense à Obey, retour des déplacés. Mais j’ai beau être son allié politique et Salima, Kfar Matta et d’autres. De toute manière, la Mon- son ami, je ne suis pas un clone. Du reste, je ne suis pas caté- tagne reste un cas à part. On y clôt un dossier sanglant et les goriquement contre la majoration du prix de l’essence – qui séquelles de la guerre ne peuvent s’effacer d’un jour à l’autre. reste au Liban plus bas que dans la plupart des pays du monde Quelqu’un qui a occupé une maison dans un village déserté à – à condition qu’elle s’inscrive dans un programme socio-éco- la suite d’un bain de sang va forcément exiger des indemnités nomique déterminé et qu’elle figure dans un ordre de priorités pour partir quand il sait que ses semblables ont reçu entre logique. Je pense toutefois qu’il faut donner pour l’instant la 2000 et 3000 dollars au mètre carré dans une région nette- priorité à l’impôt direct. ment moins problématique. Quand on veut régler un dossier

L’ORIEN T-EXPRESS 10 N O VEM BRE 1997 ici et mai nt enant de cette importance, on ne peut se permettre de focaliser sur aux députés; personnellement je ne l’ai pas reçu. De toute ce genre d’abus. manière, ce document n’a aucun intérêt à mes yeux puisque les dépenses les plus importantes sont hors-budget. Le fameux Comment avez-vous réagi au chantage de W alid Joumblatt qui tableau n°9 consiste, semble-t-il, dans une série d’impôts indi- a menacé de fermer son ministère si l’on n’accordait pas les rects censés remplacer la surtaxe sur les carburants. Il va sans fonds nécessaires à la Caisse des déplacés? dire que ces taxations indirectes vont s’abattre impitoyable- Ce n’était pas un chantage, c’était une réaction inévitable. ment sur le petit contribuable. Je pense à cette majoration du Lorsque j’ai rencontré Walid Joumblatt, quelques jours plus tarif de la vignette sur les automobiles. Est-elle concevable tard, il avait déjà renoncé. Mais je le comprends parfaitement; dans un pays où il n’y a pas de transports en commun? Tout on ne va pas à la chasse sans fusil. Or il est clair que le gou- cela est révélateur d’un style de gouvernement: un libéralisme vernement a sciemment torpillé le processus de retour des doublé d’injustice sociale. Ce budget 1998 se place, paraît-il, déplacés, puisqu’il a coupé les fonds. Il n’a pas jugé bon de res- sous le signe de l’austérité. Mais encore une fois, c’est le social pecter l’accord de Taëf qui donne la priorité absolue à cette qui va payer: en taillant des coupes claires dans le budget de la opération. Les déplacés ont bon dos: sur les 800 millions de Santé et de l’Éducation, on prive le citoyen de ses droits les dollars prévus par le programme du même nom, seul le quart plus élémentaires. Il y a aussi des restrictions de dépenses bud- était destiné à la Caisse et encore, M. Siniora les aurait versés gétaires pour les ministères de services. Ajoutée au surendette- au compte-gouttes. Aujourd’hui, en tout cas, la caisse est vide; ment, cette politique d’austérité ne fait qu’aggraver la fracture elle sonne creux. sociale; à savoir l’enrichissement des riches et l’appauvrisse- ment des pauvres. Prenez les grands projets: ils ne profitent En agissant ainsi, W alid Joumblatt n’entendait-il pas faire qu’à ce que j’appelle des «cleptocrates», ces nouvelles dynas- pression pour que soit adopté le programme des 800 millions ties de l’argent et de la guerre, associées aux hommes du pou- de dollars? voir. Et avec ça, on court à la privatisation des services Non. C’était une réaction affective, parce qu’on ne lui donne publics, au pillage organisé des caisses du secteur public. Après pas les moyens de sa politique. cela, je me demande s’il y a encore lieu de parler de souverai- neté. Comment ont été dépensés les 850 millions de dollars qui ont été alloués en cinq ans à la Caisse des déplacés? Il faut savoir que le centre-ville de Beyrouth s’est taillé la part du lion. L’évacuation de la zone a coûté 340 millions de dol- lars versés par Solidere à la Caisse. Le reste a servi à financer dans l’ordre: le retour des déplacés, les travaux d’infrastruc- ture dans les villages et l’évacuation des squatters. Mais je suis incapable d’avancer un chiffre pour ces derniers.

Cela fait cinq ans que W alid Joumblatt est ministre des dépla- cés. Son bilan est-il probant? Tout à fait. Parce que le problème du retour des déplacés est d’abord d’ordre politique, plutôt que financier. Et je ne vois bouk ra pas qui d’autre que Walid Joumblatt aurait pu le traiter. C’est son crédit politique qui a permis d’entamer le processus de Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nas- retour des déplacés, notamment dans la Montagne. Il est vrai rallah, a désormais de fortes chances de réussir cependant qu’au bout de cinq ans l’opération en est encore à ses débuts. Mais cela se conçoit aisément en regard des moyens ce que le président Hraoui risque de rater: la de la Caisse des déplacés et de la parcimonie avec laquelle elle double prorogation. Son mandat, le deuxième était alimentée. Le volet politique en revanche est sur le point d’être clos, ce qui n’est pas peu. consécutif, doit en principe prendre fin lors du Aujourd’hui, beaucoup d’habitations se reconstruisent en prochain congrès du Parti, dans quelques mois. montagne mais le retour des populations n’est pas conséquent. Or les statuts du Hezbollah interdisent que le Les gens attendent encore les derniers versements pour ache- ver les travaux. Comme la plupart ont occupé des bien-fonds secrétaire général exercent trois mandats dans la banlieue de Beyrouth, ils attendent aussi d’être indem- consécutifs. Mais Hassan Nasrallah paraît incon- nisés – l’exemple du centre-ville ayant fait école. À quoi s’ajoute un facteur psychologique de taille. Les déplacés voient tournable, surtout depuis le martyre de son fils, bien que leur retour traîne en longueur, en raison des pressions et l’appui de la majorité lui est acquis pour une et du marchandage entre les pôles du pouvoir pour obtenir les modification des statuts. Seulement, cela ne suf- avances du Trésor. Ils voient bien que l’État ne tient pas vrai- ment à leur retour et qu’il entend les enraciner là où ils sont. fit pas. Comme le Hezbollah adhère à la vilayet À mon avis, cela s’inscrit dans le cadre d’une volonté interna- al-faqih, il doit impérativement obtenir la béné- tionale de maintenir les ghettos communautaires produits par la guerre. diction de Khamenei, le Guide de la Révolution islamique. D’où le voyage du secrétaire général Au-delà de la question des déplacés, vous avez été assez cri- en Iran dont il devrait revenir avec la fatwa tique contre les dispositions du projet de budget 1998. À vrai dire, le document du budget n’a pas encore été distribué idoine en poche.

L’ORIEN T-EXPRESS 11 N O VEM BRE 1997 Enjeu : Pas de jaloux

EUX COUPS POUR RIEN. MAIS POUR QUEL COÛT? Le bilan d’un mois de bisbilles au sommet est contrasté: en politique un match plutôt nul, et même deux, pour l’économie une catastrophe. À son summum, la Dcrise aurait saigné la Banque du Liban de 60 millions de dollars par jour, selon le Safir, et au total, près d’un milliard auraient été déboursés pour contenir les pressions sur la livre. Sans doute la banque centrale a-t-elle pu se refaire ensuite, mais on frémit à l’idée que ce ne soit que la répétition, à petite échelle, d’une hémorragie qu’engendrerait la répétition de telles crises, prévisibles en cette année présidentielle. Et dire que Hariri, au tout début de l’affaire, avait cru pouvoir mettre en garde ceux qui joueraient avec le feu. Qui a joué avec le feu? Mais d’abord lui, par la légèreté avec laquelle il entend souscrire un emprunt d’un milliard, puis Nabih Berry, enfin Elias Hraoui. Il n’y aura pas de jaloux dans la troïka. Enfin, si: Hraoui, mais il s’est vengé. N’allons pas croire pour autant que tout cela n’avait pas de sens. Bien au contraire, la querelle est chargée de significations éclairantes sur le régime de Taëf. À la base, le contentieux habituel, ici poussé à l’extrême, entre le chef au du Législatif et le président du Conseil. Version light: le désaccord sur l’em- prunt puis sur le budget cache un désaccord plus terre à terre sur un train de On nous l’a assez dit, le Liban a nominations administratives et judiciaires. Version hard: le contentieux sun- retrouvé paix et sécurité. Et c’est nites-chiites revisité à la faveur d’une modification dans le modus vivendi vrai, ou ça fl’était, Beyrouth est rede- régissant les relations entre deux ailes du pouvoir syrien. Rien de définitif, venue très vite l’une des villes les cependant, même si une nouvelle fois, c’est le commandant Bachar Assad qui plus sûres du monde et l’on peut cir- semble avoir marqué des points (au Liban) contre la tendance incarnée par culer partout à toute heure de la Abdel-Halim Khaddam. Pour quiconque connaît les dessous de la politique nuit. Mais la rechute n’en est que syrienne, et aussi bien Hariri que Berry les connaissent, il est impensable que plus scandaleuse qui nous replonge cet équilibre soit totalement rompu. En attendant, un round d’observation ne aux pires moments de la guerre. Car, peut faire de mal, il peut même permettre d’influer à partir d’ici sur la refor- enfin, à quoi servent-ils, ces dizaines mulation des équations là-bas et, en retour, sur le fameux hissab al-awzân, de milliers d’agents de sécurité, cette cette balance des acteurs qui sert de boussole aux dirigeants de la IIe Répu- flopée de services parallèles, ces blique. Et de fait, le baromètre accusera au coup de gong un petit infléchisse- deux armées côte à côte, si peut ment en défaveur de Hariri. tranquillement démarrer, au nez et à la barbe de tout le monde, le trafic le Illustration de ce petit recul: l’accord écrit entre le président de l’Assemblée et plus éhonté des voitures volées. Les le chef du gouvernement, véritable insulte au principe de la séparation des tarifs sont de nouveau connus, et les pouvoirs. Circonstance aggravante, aucun des six points de l’accord n’a trait adresses aussi; quiconque a la mal- à l’objet apparent du litige. Mais il est vrai que Hariri obtient du coup une chance de voir disparaître sa voiture nouvelle assurance de durée, quoique sans la liberté de manœuvre qui lui per- sait quelle rançon il doit payer et à mettrait d’amender l’équipe gouvernementale comme il le souhaite. qui. Il sait probablement aussi qui Fin de l’épisode. Comment ça, fin? grogne Hraoui qui a pourtant feint de par- pourra lui obtenir un rabais. rainer la réconciliation. Et de se lamenter que les deux qui se réconcilient Insupportable. Inquiétant aussi, sur- devant lui ne lui laissent plus aucune part, qu’il ne lui revient même pas de tout si on prend le phénomène choisir les maronites de la haute fonction publique et que ça ne peut pas conti- comme indicateur, et pas tant de nuer comme ça, même s’il n’en a plus que pour douze mois. D’ailleurs, qui a l’état de la sécurité au Liban que de dit qu’il ne lui restait que cela? Mais Hariri, tiens donc, et le soir même où a ce qui se passe en Syrie. éclaté la crise autour du projet d’emprunt, lors de sa prestation (ratée) à Et ce n’est pas la spectaculaire opé- Future TV. Ah bon! parce que c’est maintenant Hariri qui décide de la proro- ration militaire menée dans le Her- gation. On va bien voir: puisque que l’on dit que c’est la perspective de la pré- mel le 24 octobre qui est de nature à sidentielle qui empoisonne la vie politique, eh bien moi je vous assure que je rassurer. Au contraire, est-on tenté suis en partance, je partirais même plus vite si je le pouvais. D’ailleurs pour- de penser, puisque le retard injusti- fiable à intervenir contre quelques- quoi n’avancerait-on pas la date de l’élection? ça nous soulagerait tous. unes des bandes responsables des En voilà une bonne idée, mais pas pour ce qu’on croit. Car, dans l’esprit du trafics de voitures - mais pas toutes - chef de l’État, la proposition, qui se double d’une bordée de boulets rouges montre qu'en la matière les calculs contre le général Lahoud, a pour objet de susciter une réponse rapide des déci- politiques liés à la prochaine prési- deurs syriens. Manque de pot, de réponse, il n’y aura point tout de suite, et il dentielle comptent plus que le souci faut retirer la proposition. Diable, ces choses-là se dégustent, pourquoi se pri- de faire prévaloir hic et nunc le droit ver de douze mois pleins de petite politique? des gens.

L’ORIEN T-EXPRESS 12 N O VEM BRE 1997 plan

V«La rai question des recettesou et des dépenses est sujet à débats mais le gouvernement ne dépassera en aucun cas le défi- cit prévu.» Rafic Hariri, L’O rient-Le ue le pont de Nahr reste suspendu parce qu’on a oublié de pro- Jour, 10 octobre 1997 grammer à temps les expropriations qui lui permettraient d’at- «Je vais jusqu’au bout de mes terrir à Nabaa, et incidemment de servir à quelque chose, passe convictions.» Qencore. Mais qu’on ait remonté les bretelles au pont-avenue Elias Elias Hobeika, Prestige, Le (Achrafieh-Tahwita) pour que la rampe débouche sur un angle droit, monde des célébrités, octobre voilà qui dit combien la planification des infrastructures ne tourne pas 1997 rond. Déjà qu’il a fallu attendre des mois après l’inauguration du pont «Êtes-vous arabe? – Je suis pour construire les bretelles. Ah! c’est vrai, le prolongement de la route, phénicien.» c’est un autre projet, d’autres expropriations. C’est surtout une autre Interview de Michel Aoun à la logique. Pas géométrique. chaîne Orbit, 14 octobre J. A. 1997

L’ORIEN T-EXPRESS 13 N O VEM BRE 1997 hor s-j eu PAU L AC H KAR

N PARTANT, VOUS N’Y PRÊTEZ PAS problème du redéploiement EVRAIMENT ATTENTION, SURTOUT syrien!), je disais donc il y a un SI VO US N ’AVEZ PAS LE PIED MARIN. Pyramides tronçon tellement illuminé d’im- Vous cherchez surtout à vous caler menses phares jaunes qu’on y dans le hors-bord qui fonce sur Jbeil, et surtout à convaincre le capitaine de ne pas rentrer dans la petite vague méchante à la hussarde, de mettre plutôt son gant de velours pour U n e gu erre civile, des région s contourner l’obstacle. Plus loin, vous avez comme le cœur qui meurent d’inattention, serré de voir la montagne lépreuse, systématiquement lacérée avec une affreuse détermination. Vous attardez votre regard mais ça marche le plus possible sur la végétation qui entoure encore le nahr Ibrahim, vous mémorisez l’image imprimée, et vous essayez voit comme en plein jour. Autant éteindre ses phares. Mais de faire un fondu enchaîné qui vous emmène tout de suite il ne faut pas oublier de les rallumer un peu plus bas quand (ne regardez pas autour) dans la vieille ville, juste le port et ça devient de petites ampoules jaunes, vous savez de celles la maison de Renan, un tantinet effarouchée. C’est en ren- dont on aura envie dans pas longtemps pour en faire un col- trant que vous les apercevrez le mieux. Comme deux lier de guirlandes. sphinges qui gardent la Ville, la décharge de Bourj-Ham- Octobre est un drôle de mois, la tête en l’air, instable et moud et celle de l’hôtel Normandy. Deux belles pyramides capricieux. Ce soir, les lampes sont restées allumées tard au qui ne s’appellent ni Chéops ni Chéphren, mais qui répon- Palais, mais on n’a pas servi le dîner. On n’était pas d’accord dent aux doux noms de Solidere ou de Linor. Deux énormes sur presque tout. Trois pyramides, ça fait quoi? Une troïka, monticules comme un poteau indicateur, comme pour dire: on ne vous l’avait pas encore faite, celle-là. Ça a duré une «c’est ici la poubelle et pas ailleurs». Voire. petite semaine, et ça a coûté combien? L’addition était salée, Il y a dans le fait de rentrer à Beyrouth par mer, comme une ils auraient mieux fait de manger. Après, ils sont tombés sensation bizarre non point d’accoster, mais d’être accosté. d’accord sur presque tout, surtout sur la nécessité de faire Je ne sais pas si je vais pouvoir expliquer. La mer devient des municipales(!). Ah bon! on ne savait pas que c’était ça le sale, le béton va dans tous les sens comme une muraille écla- litige, on ne sait toujours pas s’ils ont mangé, mais ce dont tée, ces espèces de toits-tours qui surplombent la ville comme on est sûr c’est qu’ils sont sortis bras dessus, bras dessous. des miradors, tout cela donne une impression de cité maf- C’est là que le troisième entre en jeu, cabotin à souhait fieuse, patibulaire comme le Chicago de Tintin. comme il excelle: je fais un inventaire, et si je dérange, je Je vérifie si j’ai toujours mon appareil photo. À propos, m’en vais, j’écourte mon mandat prorogé. C’est quoi ça même si on vous le vole, si vous êtes pressé, ne déclarez pas maintenant? C’est sûrement pas le meilleur moyen de les le vol au commissariat. La déposition passe encore en une tenir, ces municipales. petite demi-heure mais on attend la nachra. Quoi? La Une pyramide sans base, c’est comment? C’est inédit, c’est la nachra, c’est-à-dire votre casier judiciaire, que le préposé a chose publique dans une république pommière. Sans pou- demandé au téléphone au moment où vous avez commencé voirs locaux. Et ça marche bien? Oh! depuis 34 ans, ça à déposer. C’est comme ça, c’est la règle. Vous êtes entré au marche. De temps en temps, il y a une guerre civile. Dans un commissariat pour porter plainte. Dès que vous ouvrez la pays plus petit que l’orifice du scorpion, il y a des régions bouche, il y a un quidam qui demande la nachra. Il paraît qui, par pans entiers, se désertifient et meurent d’inattention, que tous les postes de gendarmerie du pays font comme ça, mais ça marche. Y a qu’à trouver le milliard, et vous verrez et qu’ils demandent tous au même bureau. Si vous avez de la que ça marchera. D’ailleurs ça a toujours marché. chance, ça peut prendre encore une heure. Sinon, c’est parti Et ça tient comment une pyramide sans base? Vous nous pour deux ou trois. Alors, tout à coup, de plaignant vous faites chier avec vos municipales, on vous a dit qu’on allait devenez accusé, dans une salle d’attente exiguë avec deux vous les faire, alors ça va! Et puis si ça vous intéresse, une ados à qui on a piqué la moto et qui attendent, eux aussi... pyramide sans base, c’est une pyramide volante. C’est mieux Dites-moi, et s’il était chargé mon casier judiciaire, qu’est-ce qu’une pyramide qui patauge dans la boue et qui risque d’at- que ça changerait pour mon appareil volé? traper un refroidissement. En plus, si vous voulez tout Dommage que nous ayons la vue et la mémoire courtes: il y savoir, elle est stable même par forte bourrasque, parce a dans le rapport de la commission d’enquête sur l’affaire des qu’elle est sanglée, harnachée si vous préférez. C’est comme timbres fiscaux (Raafat Sleiman de Bednayel, oui, oui, le le saut en parachute ou comme ce que vous allez faire sur la type dont on a retrouvé la tête) assez de demi-vérités pour corniche? Le saut à l’élastique. Voilà, voilà, vous n’êtes pas traîner dans la boue au moins quelques ministères et faire bêtes quand vous voulez: une pyramide sans base, c’est sauter une bourse, même dans une république bananière comme le saut à l’élastique. Et pour vous prouver qu’on n’est (mais apparemment pas dans une pommière), et assez de ni des monstres ni des pharaons, allez, on n’en veut plus de contre-vérités pour éclabousser jusqu’au sommet les cours, nos titres, on les vire. Tous frères, tous égaux, c’est pas beau qu’elles soient de justice ou pas. ça? Quoi, les convois aussi? Décidément, vous êtes incorrigibles, IL Y A QUELQUE PART UN TRONÇON UN PEU AVANT DAHR AL- on vous donne un doigt et vous voulez nous broyer toute la BAYDAR en venant de la Békaa et jusqu’à un peu avant Mdei- main, vous êtes un peuple ingrat, et en plus affreux, sale et rej (je jure que ce n’est pas une approche par la bande du méchant.

L’ORIEN T-EXPRESS 14 N O VEM BRE 1997 e c o & c o FLOU ARTISTIQUE AUTOUR DES PME Si les soubresauts d’une politique financière raison n ée à destin ation des petites et m oyen n es en treprises son t lou ables, en core fau t-il qu e les allègem en ts fiscau x et les aides au crédit soien t m ieu x adaptés au x spécificités de chacu n e.

ES PETITES ET MOYENNES ENTRE- Encourager la création d’entreprises indi- PRISES (PME) DANS L’ÉCONOMIE, viduelles et de PME, c’est en un sens c’est un peu comme la classe tendre vers le plein emploi, donnant aux Lmoyenne dans la société. Et comme la chômeurs les moyens de se lancer par classe moyenne au Liban, les PME sont eux-mêmes sur le marché du travail. Il est VICTOR FERNAINÉ VICTOR de moins en moins favorisées. Certes, d’ailleurs communément admis aujour- elles restent le principal constituant des d’hui dans les économies développées que sociétés du pays, mais il n’est aucune- les PME sont les meilleurs alliés des gou- ment tenu compte de leur spécificité vernements dans leur lutte contre le chô- lorsque sont discutées les nouvelles mage, les grandes entreprises n’ayant plus mesures à imposer aux entreprises, les moyens d’absorber tous les nouveaux notamment en terme de fiscalité. entrants sur le marché du travail, du fait

l t e r c o NL’AURA COMPRIS: avoir des tent nécessaires. Sans compter que ces a comptables ne suffit aucune- chiffres qu’on avance sont aussi contrô- ment à développer une vision lables que la fraude actuelle dans les Onovatrice et efficace de la fiscalité. Le administrations. BUDGET: ministère des Finances n’a aucun mal à Avec la surtaxe de 5000 livres proposée pondre un budget en quelques jours, sur les vingt litres d’essence, les respon- L’IMAGINATION quitte à sabrer des budgets de minis- sables du budget avaient trouvé la solu- tères (celui des Déplacés, en l’occur- tion la plus simple. Débordant d’imagi- AU POUVOIR rence) et à multiplier certaines taxes par nation comme d’habitude, ils ont pris dix. La chose a été exécutée si rapide- un montant et l’ont divisé par le ment que le président du Conseil lui- nombre de bidons consommés en ALAIN BIFANI même avait besoin de sa calculatrice moyenne, sachant que malgré toutes les pour faire les dernières vérifications en augmentations, aucun citoyen, aussi plein Conseil des ministres, comme on défavorisé soit-il, ne pourrait réduire sa l’a vu dans la presse. Après cette même consommation de carburant en l’état séance, on a voulu faire croire aux gens actuel des choses. Voilà à quoi servent que la crise socio-économique était les spécialistes: à effectuer une division. désamorcée. Pensez donc! Un exercice Si c’est trop demander que d’avoir des annuel de budget d’une part, une poli- experts faisant preuve d’un peu plus de tique fiscale à moyen et long terme de créativité, serait-il également impen- l’autre, il fallait être bien naïf pour ne sable de s’assurer qu’ils sont capables pas voir qu’une fois de plus, on se de la faire convenablement, la division moquait de nous. Le fait d’équilibrer un en question? Car enfin, si le quotient budget sans fonds alloués aux déplacés, trouvé était bel et bien de 5000 livres, sans tenir compte du CDR, et avec un pourquoi se sont-ils finalement conten- service de la dette grandissant ne suffit tés de n’en demander que 3000 après le évidemment pas à résoudre la question rejet de leur demande? Et si les 3000 de la provenance des milliards qui res- livres faisaient l’affaire, pourquoi en

L’ORIEN T-EXPRESS 16 N O VEM BRE 1997 e c o & c o pas pris la peine d’examiner les spécifici- tés des petites entreprises pourrait avoir de fâcheuses conséquences pour certaines PME. Par exemple, une entreprise dans un secteur de pointe dont les employés ont acquis un certain niveau de technicité et qui sont difficilement remplaçables sur le marché ne pourrait pas se plier à un gel relatif des salaires sans courir le risque de voir lesdits employés se faire débaucher par la concurrence et ne pas pouvoir les remplacer sans surcoûts importants. Or voilà que, depuis peu, on se remet à parler de crédits différenciés, voire boni- fiés, aux petites entreprises. Une tentative de ce genre avait déjà été faite, il y a plu- sieurs années, mais la formule n’avait pas été trouvée adéquate par les banques commerciales, dont le réseau est seul à

VICTOR FERNAINÉ VICTOR même de pouvoir toucher les petites Et si le gouvernement prenait la peine d’examiner les spécificités des petites entreprises? entreprises là où elles se trouvent sans que l’on ne soit contraint de monter des notamment d’une croissance insuffisante. été envisagée, que ce soit sur les matières comptoirs spéciaux dont le coût de mise Au Liban, ce n’est que récemment qu’on premières, sur le coût des emprunts ou en place et de fonctionnement ne serait a commencé à prendre conscience de ce sur les taxes. Les interventions du gou- pas le bienvenu dans la conjoncture facteur. Jusque-là, les mesures de taxa- vernement dans le sens d’un ralentisse- actuelle. À l’inverse, les banques commer- tion et d’emprunts ne faisaient que peu de ment des augmentations salariales pou- ciales ont souvent paru réticentes à l’idée différences entre les entreprises quant à vaient être destinées entre autres à réduire de s’embarrasser de prêts de sommes leur taille, leur type d’activité ou même les charges des entreprises, et on peut modiques sur lesquels la gestion du dos- leur degré d’ancienneté. Côté charges, penser qu’elles partaient d’une bonne sier pouvait être parfois trop onéreuse aucune mesure de soutien n’avait encore intention. Cependant, le fait de n’avoir pour que le crédit vaille la peine d’être

demander 5000 initialement? Et si le caractère communautaire, lui qui n’a pu être tenté de le croire, on se serait besoin réel n’était que de 2000, et que jamais fait de différence. ingénument mais certainement le reste était prévu à la fois pour les Et les coupes budgétaires, ont-elles demandé où partaient les 30% avant enchères et pour l’argent de poche? Ne suivi une logique communautaire? À leur suppression, à efficacité égale. nous faisons pas d’illusions, nous n’au- bien y regarder, elles ont surtout fait la À force de se poser des questions, on rons pas plus de réponses à cela qu’on différence entre les ministres qui ont pourrait devenir franchement impro- n’a eu d’investigations sérieuses dans voté pour la surtaxe de l’essence et ceux ductif. Pour s’en sortir, il suffirait de les affaires d’escroquerie du ministère qui ont voté contre. En tout cas, le pouvoir faire confiance au gouverne- des Finances. social a une fois de plus été de la fête: ment, à l’administration et au secteur Ce qui amène à se demander si les l’Éducation, la Santé, l’Électricité, les privé, et de se donner à fond, chacun ministères ne sont plus des lieux Travaux publics, les Déplacés, tout ça a dans son domaine. Faire confiance, publics. Le ministre des Déplacés sem- été réduit de 30 à 100%. En revanche, c’est-à-dire arrêter d’être soupçonneux. blait répondre par la négative en le budget de la Défense est intouché. Il C’est ne plus s’imaginer que les projets annonçant qu’il allait procéder à la fer- est vrai qu’avec le nombre de gens en qui sont adjugés à 100 millions de dol- meture de «son» ministère. Il n’est plus uniforme qui nous entourent, on n’a lars n’en coûtent que 50. C’est ne plus de mise de démissionner quand on se pas trop envie de se les mettre sur le penser que pour chaque livre de taxe sent inutile ou qu’on fait un constat dos. payée, la moitié finit dans les poches de d’échec de son action au gouvernement. Mais voyons un peu les commentaires. nos fonctionnaires. C’est ne pas croire Non, si on s’en va, on ne se contente Le ministre responsable de la distribu- que les responsables s’en vont avec une pas de prendre les meubles, c’est toute tion du courant, et qui n’avait pas la fortune décuplée voire centuplée au l’institution qu’on ramène avec soi. On moindre honte à annoncer qu’il n’y bout de quelques mois passés aux ne laisse rien derrière, et surtout pas les aurait plus la moindre coupure une fois affaires. C’est aussi se dire que tous les 850 millions de dollars qu’on n’arrive la Saint-Sylvestre passée, a encore fait efforts qu’on nous demande encore de décidément pas à retrouver chez les une promesse dont on se souviendra. Il faire seront canalisés de sorte à avoir Déplacés, même si une bonne partie est prétend que les services de son minis- une chance de relancer la machine. Sans apparente chez les squatters. Mais sur- tère ne seront en rien affectés par la rire, dans des conditions pareilles, on tout, n’en parlons pas: il paraît que le coupe de 30% de son budget. S’il n’y pourrait presque supporter 5000 livres ministre est allergique aux allusions à avait pas de précédents et qu’on avait de plus sur le bidon d’essence.

L’ORIEN T-EXPRESS 17 N O VEM BRE 1997 e c o & c o octroyé. tion d’un besoin précis qui en détermi- boursement de la petite entreprise, et que En vue donc de stimuler l’allocation de nera en grande partie la période d’amor- cette étude sera réalisée par la banque crédits aux petites entreprises de produc- tissement. commerciale elle-même. Cela sous-entend tion, un mécanisme est en train d’être mis Comme à l’accoutumée, les fonds pour- que comme les banques commerciales en place pour obtenir la garantie de l’Ins- ront être octroyés en livres libanaises ou acceptent déjà de prêter à toute entreprise titut national pour assurer des dépôts et en dollars américains, avec des taux d’in- qui satisfait à leurs conditions, il n’y des crédits à moyen et long terme. Or térêts encourageants: les crédits en livres aurait pas d’exceptions faites à cela après cette institution n’existant pas encore, libanaises porteront un taux de 4% infé- le nouveau projet de loi. M. Bassil se c’est la Banque du Liban qui a élaboré un rieur au taux d’intérêt sur les bons du demande même si l’existence de l’Institut projet de loi visant à modifier la raison Trésor pour une période de 2 ans, alors national de garantie est vraiment néces- sociale et le rôle de l’Institut national que les crédits en dollars américains saire dans le cadre d’un mécanisme pour la garantie des dépôts, projet qui seront supérieurs à Libor+2%, en fonc- somme toute inchangé. devrait être approuvé par le Conseil des tion du niveau de risque encouru vis-à-vis Pour que cette situation change vraiment, ministres assez rapidement. L’Institut est de chaque emprunteur. En terme de il faudrait sans doute que l’Institut natio- un organisme semi-public, puisqu’il risque justement, la banque prêteuse en nal de garantie ait des critères plus favo- regroupe à la fois le secteur public à tra- supportera 25% contre 75% supporté rables aux entreprises de taille modeste vers la Banque du Liban et le secteur par l’Institut. que ceux des banques commerciales, et privé à travers les banques commerciales. Il reste à savoir à quel point cette mesure que ces dernières acceptent de leur côté Il détient actuellement 267 milliards de aura un impact réel sur l’amélioration des de supporter une surcharge de dossiers de livres placés en bons du Trésor. conditions de financement des petites crédits sans que cela n’obère significative- Les conditions portant sur ces crédits entreprises. En effet, même si les banques ment leurs marges. Ce serait un début de sont bien évidemment nombreuses. Le commerciales jouent le jeu et se déclarent contribution du secteur privé à la relance plafond sur le montant des prêts a été fixé par la voix du président de l’Association économique, dans un pays où l’on a sou- à 150 millions de livres libanaises, et le des Banques, François Bassil, favorables à vent tendance à ne blâmer que le secteur remboursement doit s’étaler sur une cette proposition, il est clair que le méca- public. période comprise entre 5 et 10 ans. Bien nisme d’attribution des prêts passera tou- entendu, le crédit sera demandé en fonc- jours par une étude de la capacité de rem- Al. B.

Fiducie prometteuse

’EST UN CONTRAT FORT CONTROVERSÉ ET HARDIMENT INTRODUIT en droit liba- C nais par la loi n° 520/96 du 6 juin 1996 qu’Ibrahim Najjar, avocat et profes- seur de droit à l’Université Saint-Joseph, examine dans son ouvrage de droit finan- À BAS cier, Les contrats fiduciaires, nouvellement paru. Alors que le législateur français LES FRON TIÈRES! hésite toujours à soumettre le projet de loi sur la fiducie au Parlement, le législa- teur libanais a franchi le pas consacrant un contrat qui consiste pour une personne C’est le Premier ministre syrien, appelée fiduciant à conférer à une autre appelée fiduciaire le droit d’administrer et Mahmoud Zohbi, qui a pris l’initia- de disposer, pour une période déterminée, de ses droits et bien meubles qui devien- tive de demander la libéralisation des nent ainsi un patrimoine à part dans celui du fiduciaire. Objectif: accorder au ges- échanges agricoles et industriels entre tionnaire de portefeuille par exemple des pouvoirs très étendus. Le livre a l’avan- le Liban et la Syrie. Cela s’est produit tage de présenter le cadre historique et législatif ainsi que les travaux préparatoires à l’ouverture des travaux de la confé- et les intérêts économico-financiers de cette nouvelle institution inspirée de la légis- rence des hommes d’affaires arabes à lation luxembourgeoise, dans une option résolument appréciative. Adoptant un Beyrouth où M. Zohbi a souligné la plan classique en droit, nature et régime du contrat de fiducie, qui permet à l’au- nécessité d’entreprendre des teur d’en relever les éléments caractéristiques ainsi que les effets sur les deux par- «démarches sérieuses et positives» en ties contractantes, l’ouvrage regroupe aussi le texte officiel de la loi n° 520/96 ainsi ce sens. Et quand on sait l’impor- que les documents législatifs indispensables à la compréhension de ce contrat fort tance que peuvent avoir les souhaits. pratiqué en Allemagne et en Suisse. Destinée à encourager les investissements de M. Zohbi a précisé que les échanges capitaux étrangers notamment arabes dans le cadre plus général du développement agricoles étaient déjà libres entre les des instruments et produits financiers, cette nouvelle législation ne manque pas deux pays, mais que les échanges cependant de présenter des risques pour le fiduciant. Malgré les nombreuses pré- industriels n’en étaient pas encore là. cautions prises par le législateur et pertinemment relevées par le professeur Najjar, Il a assuré que de leur part, les celui-ci reste à la merci de la bonne foi de son co-contractant. Syriens encourageaient la suppres- Dans un pays habitué aux scandales financiers, osons espérer que la fiducie (du sion des taxes douanières sur les mar- latin «fiducia» – «confiance» issu lui-même de «fides» – «foi»), réussira à conser- chandises libanaises contenant une ver son sens étymologique et deviendra, au fil des ans, selon les termes de l’auteur, proportion déterminée de matières «un outil de prospérité aussi important que le secret bancaire». premières. Attendons voir. N. N-C. Ibrahim Najjar – Les Contrats fiduciaires, Beyrouth, 1997 (en arabe).

L’ORIEN T-EXPRESS 18 N O VEM BRE 1997 e c o & c o Audit: des Big Six ou Big Four?

ES FAMILIERS DE L’AUDIT NE PEUVENT taille qui est déjà apparent et qui serait une fédération plus souple de firmes LPAS NE PAS AVOIR ENTENDU PARLER DES encore plus accentué dans ce cas est la nationales. Au Royaume-Uni, les associés «BIG SIX», ces six cabinets d’audit qui diminution de la concurrence dans l’au- de E & Y se sont déjà rencontrés à Bir- sont en tête des firmes mondiales dans le dit, notamment au Royaume-Uni, où mingham, alors que ceux de KPMG ont domaine, et dont les noms représentent à seules 12 compagnies cotées sur le FTSE été convoqués de toute urgence à une eux seuls des labels de qualité et de 100 ne seraient plus auditées par les deux assemblée qui se tiendra dans les jours sérieux. Ces cabinets sont, par ordre de nouvelles méga-firmes, puisque KPMG prochains. revenus annuels, Arthur Andersen (9,5 en audite 24, et Ernst & Young 18, alors Ceci dit, certains hauts responsables des milliards de dollars), KPMG (8,1 mil- que la fusion Coopers-Price en compte autres Big Six considèrent que même si E liards), Ernst & Young (7,8 milliards), 46. Ailleurs dans le monde, des casse- & Y et KPMG envisagent sérieusement Coopers & Lybrand (6,8 milliards), têtes particulièrement délicats sont de fusionner, leur annonce pourrait éga- Deloitte Touche Tohmatsu (6,5 mil- latents, comme aux États-Unis où KPMG lement viser à contraindre les régulateurs liards) et Price Waterhouse (5 milliards). est l’auditeur de Pepsico alors que Ernst du marché à étudier les deux fusions en Il y a un mois déjà, Coopers & Lybrand & Young audite Coca Cola. De même, même temps, ce qui pourrait mener au et Price Waterhouse avaient fait état d’un Citicorp est auditée par KPMG et Bank blocage des deux opérations à la fois. plan de fusion qui les aurait placés en tête of America par E & Y. En tout état de cause, les regards sont des «Big Five» restants, avec 11,8 mil- Un associé d’un cabinet d’une autre Big maintenant tournés vers les deux cabinets liards de revenus cumulés pour 1996. Six a quant à lui essayé d’expliquer ce qui restants: Andersen Worldwide (qui Mais voilà qu’en plus, le second et le troi- se passait par le fait que les firmes cher- regroupe Arthur Andersen Consulting) et sième décident de fusionner à leur tour, chaient tout simplement à se maintenir au Deloitte Tohmatsu International, surtout avec un chiffre cumulé impressionnant niveau des clients qui se globalisent rapi- qu’Andersen qui est bon premier à pour KPMG et Ernst & Young à la fois, dement. Il rajoute d’ailleurs qu’il est sur- l’heure actuelle se retrouverait troisième, égal à 15,9 milliards de dollars de reve- pris de voir qu’un autre grand acteur et que le débat interne bat son plein sur le nus en 1996. Après cela, Arthur Ander- prend tout ce temps pour agir. thème d’une possible fusion. De son côté, sen n’aura qu’à bien se tenir. Quant à KPMG et Ernst & Young ont deux struc- Deloitte se retrouverait au bas de Deloitte Touche Tohmatsu, il se retrou- tures différentes. La fusion entre eux l’échelle, sachant que ce cabinet était, il y vera loin derrière. nécessitera le vote des associés des deux a peu de temps encore, en discussion avec Si les deux opérations de fusion se réali- firmes dans chacun des pays où elles opè- E & Y pour une fusion, mais que les dis- sent, les Big Six qui avaient vu le jour au rent, ainsi que l’approbation des autorités cussions ont buté sur des considérations cours de la consolidation des cabinets des États-Unis, d’Europe et du Japon. de sécurité de l’emploi pour certains asso- dans le début des années 80 ne seront Ernst & Young a une structure plus inté- ciés. plus que les Big Four. Or, un problème de grée que KPMG, ce dernier constituant Tout risque de se passer très vite.

MESSIEURS D U KOWEIT, AVEN IR EN ROSE MERCI POUR LE FRIC POUR SOLID ERE

Il ne fait aucun doute que la libération du Koweit La société de reconstruction du centre-ville de Beyrouth a eu a eu des retombées positives sur l’économie liba- un regain de forme appréciable, d’abord de par la valeur des naise depuis 1992. Même si l’Émirat n’a pas titres A et B qui, après avoir flirté avec les 14,50 dollars, se ouvert les mannes au sens où on aurait pu l’en- maintiennent au-dessus de la barre des 14 dollars, et aussi par tendre, il y a des chiffres qu’on prend le plaisir à les résultats de la société. Les sept premiers mois de l’année relever., Par exemple les 2 milliards de dollars que 1997 font apparaître un bénéfice supérieur de 40% à celui de les Koweitiens ont investis dans le secteur de l’im- l’année 1996 dans son ensemble. Ce chiffre équivaut à la baga- mobilier au Liban entre 1992 et 1996, ce qui cor- telle de 70 millions de dollars. respond au quart du total des investissements Les bonnes nouvelles ne s’arrêtent pas là. Solidere peut respi- dans ce secteur (8 milliards de dollars). rer alors que ses responsables commencent à préparer le lance- Il faut dire que les prix de l’immobilier au Koweit ment de la deuxième phase du projet de réhabilitation: le sont encore bien plus chers qu’au Liban. En tout Conseil des ministres a approuvé en début de mois l’ouverture cas, on ne retiendra que le bon côté de l’affaire. du capital aux étrangers non-arabes. La fin de l’occupation a profité aux voisins. À bon Peut-être même que des fonds d’origine israélienne pourraient entendeur. être tentés, sait-on jamais? Ce sera dur de contrôler.

L’ORIEN T-EXPRESS 20 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs Dix ans de Ben Ali: Tunisie face Tunisie pile A ssain issem en t écon om iqu e, amélioration du niveau de vie, tourisme florissant et lutte sans pitié con tre l’islam ism e: Tu n is est sou ven t m on tré en exem ple. Pou r autant, derrière la facade d’une modernisation en bonne voie, le «m iracle tu n isien » cache bien des z on es d’om bre don t la sit u at ion des droits de l’hom m e et l’absolutisme rampant du régime n e son t pa s les m oi n d res. Bi la n d’u n e décen n ie de pou voir qu i libéralise pou r m ieu x verrou iller.

DOSSIER RÉALISÉ PAR CHRISTOPHE AYAD D. R.

L Y A DEUX TUNISIES: celle de la réussite testant contre les vexations dont les auto- formuler des critiques. Aujourd’hui, son économique, des touristes et des rités l’accablent quotidiennement et sort illustre l’état des libertés politiques plages de Hammamet; et puis il y a la dénonçant l’état des libertés sous le en Tunisie ainsi que l’impasse dans ITunisie des droits de l’homme bafoués, régime de Ben Ali. «Ils l’ont poussé à laquelle se trouvent les démocrates tuni- de la presse muselée et de la peur. Et l’on bout: c’était de la torture morale. Depuis siens. a peine à croire que ces deux réalités un an et demi, mon mari était privé de Pourtant, au lendemain du renversement coexistent dans le même pays. Pourtant, passeport, il a été renvoyé des chemins de en douceur du président Habib Bour- il suffit d’écouter le récit de Fatma Ksila: fer. O n a tout fait pour qu’il ne retrouve guiba par son Premier ministre, le général vêtue de noir, la voix cassée, elle raconte pas de travail. Ils sont même venus sacca- Zine al-Abidine Ben Ali, le 7 novembre la descente aux enfers de son mari Khe- ger notre voiture», s’indigne Fatma Ksila. 1987, les démocrates poussent un soupir maïs. Le 29 septembre dernier, la police Son mari, inculpé de «propagation de de soulagement. Le pays était paralysé est venue l’arrêter à son appartement de fausses nouvelles» et «d’incitation à par les intrigues de palais en vue de la Lariana, dans la banlieue de Tunis. Le transgresser les lois», est-il un révolution- succession du vieux Combattant crime de ce militant syndical, père de naire gauchiste, un terroriste islamiste? suprême. Bourguiba voulait la tête des trois enfants et vice-président de la Ligue Rien de cela: il a même adhéré au parti au dirigeants du mouvement islamiste tunisienne des droits de l’homme pouvoir, le Rassemblement constitution- Ennahda. La rue tanguait dangereuse- (LTDH)? Il venait d’entamer une grève de nel démocratique (RCD), en 1987, avant ment, l’économie chancelait. Ben Ali la faim et de publier un communiqué pro- d’en être exclu en 1995 pour avoir osé calme le jeu et libère les prisonniers poli-

L’ORIEN T-EXPRESS 22 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs tiques. Ce vent d’ouverture trouve sa semblée, ils sont «plus benalistes que Ben concrétisation dans le Pacte national de Ali» selon l’expression d’un diplomate. 1988, ratifié par tous les partis politiques Mohamed Moada et Khemaïs Cham- et même les islamistes qui n’ont pourtant mari, les deux leaders du Mouvement des pas d’existence légale. La règle du jeu démocrates socialistes (MDS), qui avaient semble simple: personne ne conteste à pourtant accepté tous les compromis ont Ben Ali le leadership du pays et lui, en fini par craquer lorsqu’aux municipales échange, assure une certaine vie démocra- de 1995 l’opposition n’a remporté que tique. «En fait, c’est un immense malen- six sièges sur quatre mille. Mal leur en a tendu. Chacun a vu midi à sa porte et a pris: Moada a été arrêté dans la semaine pris le document pour un blanc-seing: les qui a suivi le départ de Jacques Chirac en démocrates dans le sens d’une démocrati- visite officielle à Tunis pour «intelligence sation, le pouvoir dans celui d’un acte d’allé- geance», explique un Seul moyen de pression aujourd'hui sur le journaliste. régim e: les organ isation s in tern ation ales Les législatives de 1989, où les islamistes avec un pays étranger». Il a été condamné se présentent sous la bannière «indépen- D. R. dants» remportent 17% des suffrages au à 11 ans de prison. Aujourd’hui, il vit en Paris est le premier bailleurs de fonds de niveau national, 30% dans certaines liberté conditionnelle. Chammari a subi Tunis avec près d'un milliard de francs villes, sonnent le glas de cette lune de le même sort et le MDS a été doté d’une d'aides par an. miel. Ben Ali se sent menacé, d’autant direction plus docile. plus que le FIS vole de succès en succès en «Tout ce qui pouvait faire obstacle au militante des droits de l’homme. Juste- Algérie. Il ouvre la chasse aux islamistes: pouvoir a été détruit. Aujourd’hui, notre ment, début septembre, le Conseil des au total, quelque 5000 cadres d’Ennahda seul moyen de pression sur le régime, ce ministres a le plus sérieusement du vont en prison, quelques dizaines de diri- sont les organisations internationales», monde discuté d’un projet de loi permet- geants, dont le leader charismatique reconnaît Radla Nasraoui, avocate et tant de condamner à 5 ans de prison (12 Rached Ghannouchi, s’enfuient à l’étran- ger et ceux qui n’en ont pas eu le temps, sont condamnés dans de grands procès. La répression, implacable, passe d’autant LE BENALISME EN 10 D ATES plus inaperçue qu’elle intervient en pleine 7 novembre 1987: Zine al-Abidine Ben Ali, Premier ministre, dépose en douceur guerre du Golfe, durant laquelle Ben Ali Habib Bourguiba, au pouvoir depuis l’Indépendance en 1956, et fait constater son surfe sur le nationalisme panarabe de la incapacité. Âgé de 94 ans, il vit aujourd’hui à Monastir. rue. À l’époque, à de rares exceptions 1988: Signature du Pacte national par toutes les forces politiques dont les isla- près comme Moncef Marzouki ou mistes. Hamma Hammami, les «démocrates» 1989: Aux législatives, les islamistes d’Ennahda remportent 17% des suffrages applaudissent, trop heureux de s’être sous la bannière indépendante mais tous les sièges reviennent au RCD, au pouvoir. débarrassés à si bon compte de leurs La présidentielle est remportée par Ben Ali avec 97% des voix et le soutien de ennemis mortels. Aujourd’hui, ils sont toutes les forces politiques, y compris les islamistes. C’est le début de la répression entre 2000 et 3000 islamistes à être en anti-intégriste. prison. La torture est utilisée régulière- 1992: Une nouvelle loi sur les associations interdit à ces dernières de refuser tout ment et d’après un prisonnier politique nouvel adhérent, ce qui permet de noyauter la plupart des ONG. qui a expérimenté les deux régimes, «les 1994: Les partis d’opposition remportent 19 sièges contre 144 au RCD aux légis- conditions de détention sont beaucoup latives du 20 mars. Le docteur Moncef Marouki est emprisonné pour avoir voulu plus difficiles que sous Bourguiba». se présenter à la présidentielle remportée avec 99,91% des voix par Ben Ali. Mais après Ennahda, le régime ne s’est 17 juillet 1995: signature d’un accord d’association prévoyant la levée de toutes les pas arrêté en si bon chemin. Les journaux barrières douanières sur les produits non-agricoles entre la Tunisie et l’Union euro- ont été mis au pas et n’ont plus grand péenne dans un délai de 12 ans. chose à envier à ceux de la belle époque Mars 95: Aux élections municipales, le RCD ne laisse à l’opposition que 6 sièges du stalinisme. La centrale syndicale, les sur 4000 ONG et tout ce qui pouvait incarner une Novembre 1995: Mohamed Moada, le président du MDS (opposition légale), est expression de la société civile ont été arrêté trois jours après la visite de Jacques Chirac pour s’être plaint dans une lettre noyautés, démantelés, neutralisés à grand ouverte du monopole du RCD et de l’étouffement des libertés. Lors de sa visite, renfort d’intimidations et grâce à une loi Chirac avait loué le «modèle tunisien» et la «démocratisation» du régime. de 1992 obligeant les associations à 1996: Moada est condamné à 11 ans de prison pour «intelligence avec l’ennemi» accepter tout adhérent, quelles que soient à partir d’accusations fabriquées de toutes pièces selon Human Rights Watch. Son ses opinions. La LTDH, première organi- second Khemaïs Chammari, est condamné à 5 ans. Ils bénéficient tous deux d’une sation indépendante de défense des droits libération conditionnelle à la fin de l’année. de l’homme dans le monde arabe, est Juillet 1997: Une résolution condamnant la Tunisie pour la situation de ses droits mise sur la touche. Quant aux quatres de l’homme échoue à 5 voix près au Parlement européen. partis de l’opposition légale, qui dispo- sent aujourd’hui de dix-neuf sièges à l’As-

L’ORIEN T-EXPRESS 23 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs ans en temps de guerre), tout Tunisien tout geste de bonne volonté (restitution d’une nouvelle forme d’autocratie sou- qui se rend coupable de «communiquer de leur passeport à Moada et Cham- cieuse à l’extrême de son image de des informations non conformes à la mari) est accompagné d’un pas en marque. Dans la Tunisie de Ben Ali, vérité à un État étranger ou à une orga- arrière (incarcération de Ksila). droits de l’homme et démocratie, mais nisation internationale dans le but de Toute la société est touchée. Aujour- une démocratie «responsable» et «à la nuire aux intérêts vitaux du pays». Une d’hui, en Tunisie, on ne peut pas organi- tunisienne», sont évoqués à tout bout de loi qui vise une trentaine de champ. À l’école, tous les personnes dans le pays, tout au élèves du secondaire ont droit à plus, les mêmes qui ont accepté une heure de cours d’éducation de signer la pétition de 300 civique. «Le problème, c’est intellectuels qui circule actuel- que la Tunisie, en signant un lement à Tunis. accord d’association avec l’Union européenne, s’est enga- LORSQU’ON PARLE DE DROITS DE gée à rendre des comptes sur le L’HOMME AUX OFFICIELS TUNI- plan politique et en matière de SIEN S, ils sortent de leurs gonds: droits de l’homme. Le régime, «Si pour vous les islamistes qui est d’une susceptibilité sont des prisonniers politiques, maladive et qui a le sentiment nous sommes fiers d’en avoir, de devoir faire des efforts clame un conseiller du prési- démesurés de modernisation dent qui préfère garder l’ano- économique, ne supporte pas nymat, ce qui en dit assez long ça», confie un diplomate qui se sur la paranoïa qui règne au Habib Bourguiba, le Combattant suprême, en compagnie du leader sait lui-même constamment sur palestinien Abou Ayad, et de l'ancien Premier ministre Mohammed sommet de l’État. Les chiffres écoute. Malgré ce sombre bilan Mzali, aujourd'hui en disgrace. cités sont complètement politique, la Tunisie, consi- fantaisistes: jamais il n’y en Plus qu’un retour en arrière, il s’agit d’une dérée comme l’un des rares a eu 2000. Quant au reste, il pôles de stabilité au Magh- n’y a pas de prisonnier n ou velle form e d’au tocratie reb, bénéficie du soutien d’opinion.» Et Khemaïs massif des pays occiden- Ksila? «C’est au juge de se sou cieu se à l’extrêm e taux. prononcer sur son cas.» Et Comment expliquer cette la nouvelle loi pénale punis- de son image de marque paranoïa? En fait, la Tunisie sant tout contact avec les est un petit pays, dont les organisations étrangères? «C’est nor- ser de colloque sans soumettre préala- dirigeants ont le sentiment que son des- mal. On doit bien se défendre lorsqu’on blement la liste des intervenants et leurs tin lui échappe, coincé qu’il est entre les est calomnié par des traîtres.» textes au ministère de l’Intérieur. On ne foucades de l’imprévisible colonel Kad- «Cet acharnement est d’autant moins peut plus envoyer de fax à l’étranger hafi et l’effroyable tragédie algérienne. justifié qu’en cas d’élections libres, Ben d’un bureau de poste sans communiquer Ben Ali, qui a tendance à faire de toute Ali serait réélu haut la main, explique un sa pièce d’identité. Pendant deux ans et critique envers son régime une affaire intellectuel. Le régime a réussi à jusqu’à très récemment, le développe- personnelle, a aussi une véritable hantise convaincre tout le monde que c’est lui ment de l’Internet, de la parabole et du de tout risque de dérapage social: c’est ou le chaos en agitant le spectre algérien. téléphone portable ont été bloqués à lui qui a réprimé dans le sang la grève De toute façon, la majeure partie de la cause de l’obsession sécuritaire du pou- générale de 1978 et tout le monde se population se fiche de la politique. Les voir. «Il y a un climat de suspicion géné- souvient des émeutes du pain de 1984. gens veulent consommer.» Moncef Mar- rale, se plaint un jeune businessman qui Avec l’accord d’association, qui prévoit zouki, ancien président de la LTDH a longtemps vécu à l’étranger. Personne l’effacement de toutes les barrières condamné à la prison pour avoir osé n’ose parler de politique. C’est comme si douanières d’ici à 2008, la Tunisie entre vouloir se présenter à l’élection prési- les gens avaient un flic dans la tête. Les dans une zone à hauts risques. dentielle de 1994, réfute cet argument: gens sont intarissables sur la politique Le régime, de nature beaucoup plus poli- «Le régime terrorise les gens avec intérieure française mais, dès que vous cière que militaire, s’est donc donné les l’exemple algérien. Mais il n’y a rien de leur parlez de la Tunisie, ils deviennent moyens d’étouffer toute contestation comparable. La menace islamiste est muets comme des carpes.» Tout le possible: le RCD, véritable parti-État devenue un alibi pour écraser toute monde raconte à Tunis l’histoire de cet qui compte officiellement 1,7 millions opposition. Au contraire, en empêchant homme d’affaires arrêté pour avoir mau- d’adhérents (un cinquième de la popula- l’ouverture, on fait son lit. Je suis sûr dit au téléphone le président dont l’im- tion), exerce un réel quadrillage visant à que le peuple tunisien est assez mûr pour posant cortège de sécurité lui avait fait boucher tous les trous dans lesquels une expérience démocratique. N ous rater l’avion. Même les opposants réfu- aurait pu s’infiltrer un parti islamiste de avons atteint un niveau de développe- giés à Paris ne sont pas à l’abri des repré- masse. Des comités de quartier renfor- ment économique suffisant». Moncef sailles du régime à l’instar d’Ahmed cent ce dispositif. Mais sutout, les effec- Marzouki, dont la femme et les deux Manaï, agressé à deux reprises par de tifs policiers ont été multipliés par filles vivent en France a été privé de télé- mystérieux inconnus pour avoir écrit un quatre, passant de 20000 à 80000 poli- phone et de passeport. Cela fait trois ans livre sur son expérience de la prison en ciers, presque 1% des habitants. Il y a que ce chirurgien de Sousse n’a plus Tunisie. deux Tunisie, et la plus secrète n’est pas opéré. Le harcèlement est permanent et Plus qu’un retour en arrière, il s’agit la moins inquiétante.

L’ORIEN T-EXPRESS 24 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs Les enfants modèles ET LES AUTRES

E «MIRACLE» TUNISIEN A UN VISAGE: supermarché du coin. Les centres com- bourgeoisie», explique Mohamed, un C’EST AL-M ANAR. Il y a dix ans, ce merciaux poussent comme des champi- professeur de sociologie. L’année der- Lquartier n’existait pas. C’est un ensemble gnons. Les jeunes ménages, pris d’une nière, lorsque Michael Jackson a choisi résidentiel, ni luxueux comme Sidi Bou véritable frénésie de consommation, de donner son premier concert dans le Saïd, ni austère comme la cité Romana achètent meubles et électroménager à cré- monde arabe, il a choisi Tunis. En une toute proche, encore moins populaire dit au grand scandale des anciens pour décennie, le visage du pays, secoué en comme Essaïda ou Malassine. Au pied qui on ne dépense que ce qu’on a. Al- 1984 par les émeutes du pain, a changé des immeubles blancs, les voitures sont Manar est la vitrine de la Tunisie, celle en profondeur: 80% des ménages ont la impeccablement alignées. De coquettes des «nouvelles classes moyennes télé, 60% un frigo, 90% l’électricité, la petites pelouses arborées et des squares urbaines», choyées par le régime, mon- croissance démographique s’est stabilisée pour enfants égayent le paysage. Rim trées en exemple: ses habitants sont hauts à 2,8 enfants par femme, 97% des habite encore chez ses parents, s’habille fonctionnaires, professions libérales, enfants de 6 ans sont scolarisés. Officiel- moderne mais pas trop sexy, a de beaux cadres moyens, ingénieurs... lement, seulement 6% des Tunisiens cheveux noirs et va encore à la fac: «Per- Non que les habitants d’al-Manar soient vivent en dessous du seuil de pauvreté. sonne ne se connaît vraiment ici. Papa et représentatifs de l’ensemble d’un pays C’est la Tunisie du «changement», même maman travaillent. Les enfants vont à encore rural à 30% et au niveau de vie si le mot mis à toutes les sauces par le l’école ou à l’université. Le soir, on rentre nettement inférieur. Mais ils sont devenus pouvoir a pris un sens propagandiste. crevés, on mange devant la télé en regar- la norme. «Même dans les quartiers Meilleur symbole du changement: la dant la parabole. Le lendemain, ça populaires, on essaie de ressembler à ce «voiture familiale» de petite cylindrée recommence. C’est un peu comme à modèle “occidental”. L’influence de la devenue accessible grâce à une levée des Paris», explique la jeune fille qui y a vécu télévision par satellite et le coup de barre taxes douanières et un système de prêts cinq ans. anti-intégriste du début des années 90 ont bonifiés. 15% des ménages ont une voi- Pour les courses, plus besoin de descendre provoqué un alignement des désirs sur ce ture, ce qui donne une idée de la taille en ville. On va remplir des caddies au qui était autrefois l’apanage de la grande réelle de la nouvelle classe moyenne...

L’ORIEN T-EXPRESS 25 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs loin des 60% claironnés par le régime. émancipation des mœurs. Dans la bour- solidaire mais c’est tellement loin. O n ne Rim résume le «changement» par une geoisie, cela sa passe avec l’accord tacite sait pas bien quoi faire. tout le monde formule ambiguë: «Beaucoup de choses des parents même si ce n’est pas toujours nous répète: quelle chance vous avez de se sont démocratisées.» Démocratisées? facile; dans les milieux populaires, c’est vivre ici, alors...» , soupire Fatheya, une «O ui, la voiture, les fringues, les sorties plus caché. Ce qui est sûr, c’est que de étudiante un peu plus révoltée que la au restaurant. Avant, la ville n’avait pas plus en plus de jeunes filles ont une expé- moyenne. «Mais en Algérie au moins, ils cet aspect chatoyant et propre. Les gens rience sexuelle avant le mariage même si sont libres de parler, même si c’est la sont plus épanouis, ils ont envie de elle n’est pas toujours réellement souhai- guerre. Ici, c’est le règne de l’égoïsme.» s’éclater.» Et la vie politique? «Oh moi, tée.» La libération des mœurs recouvre Comme en France? «Non, même pas. En la politique ne m’intéresse pas du tout. aussi un phénomène de prostitution des France c’est l’égoïsme mais avec la J’ai l’impression que pour les autres, c’est jeunes filles pauvres qui veulent accéder citoyenneté. Ici, c’est chacun pour soi et pareil. Q ui a quelque chose à dire?» Et la au luxe. Quant à la politique, c’est le vive le piston.» vie privée, s’est-elle «démocratisée»? néant. «Mes étudiants qui sortent Nourredine n’a ni le bac ni petite amie ni «C’est sûr, les filles ont bénéficié des aujourd’hui de maîtrise n’ont jamais vu voiture. Touché par le chômage qui acquis. Je m’habille comme je veux, je une Assemblée générale de leur vie. affecte déjà un tiers des jeunes de 20 à 25 peux sortir. Mais on n’est pas complète- Q uand je pense à mes années de fac plu- ans, il habite un quartier populaire et vit ment libres. Le mariage reste une affaire tôt agitées, ça me fait drôle. Politique- de menus larcins, grille son ennui dans de familles et de classes sociales. Les ment, ils sont incultes: leur culture, c’est les salles de jeux électroniques du centre- femmes seules ou divorcées sont mal le Top 50 et les feuilletons brésiliens.» ville ou part à la chasse au touriste, riche vues. Avant, il y avait un modèle. Quatre responsables du syndicat étu- de préférence. Parfois, il rêvasse: émi- Aujourd’hui, tout est tellement plus com- diant, l’UGET, ont mené une grève de la grer. «La France? C’est fini, lâche Nour- pliqué. O n ne peut plus se fier aux vête- faim d’une dizaine de jours début redine. N on, l’avenir c’est le Canada. ments des gens pour savoir quel est leur octobre pour obtenir leur réintégration à Sinon, on peut toujours essayer de milieu.» Le blue-jeans T-shirt moulant l’Université dont ils avaient été renvoyés prendre le bateau pour l’Italie. C’est pas est devenu l’uniforme et ceux qui n’ont pour activisme politique. Dans l’indiffé- loin et c’est plus facile.» Rim et Norre- pas les moyens de se payer des marques rence la plus générale. Les campus sont dine ont peu de chances de se croiser. achètent à des «trabendistes» (petits tra- sous étroite surveillance. Tout juste Rim sait-elle que Nourredine, fiquants) toujours plus nombreux à venir La peur du chômage taraude les esprits. la délinquance et la pauvreté existent: d’Algérie. Celle de l’Algérie aussi: «O n aimerait «J’ai vu ça au cinéma, dans Essaïda. On De l’avis de Mohamed, il y a «une réelle faire quelque chose, montrer qu’on est a du mal à le croire.»

26.26, un chiffre magique Le Fonds de solidarité nationale, plus communément connu sous le sobriquet de «26.26», est-il un racket d’État destiné à rem- plir les poches présidentielles comme le prétendent les opposants au régime de Ben Ali, ou un système de dons librement consen- tis et destinés à équiper les «zones d’», c’est-à-dire les parties les plus défavorisées du pays? Ni vraiment l’un ni complè- tement l’autre. Régulièrement, des routes, des stations électriques, des centres de santé, etc. sont effectivement construits et inaugurés en grande pompe par Ben Ali en personne. Pour un montant de 170 millions de dollars, ajoute-t-on même dans les cercles officiels. Mais on ne peut pas dire pour autant que la transparence règne: les fonds sont directement gérés par le palais de Carthage, au siège de la présidence, et l’on n’en connaît pas le détail du compte «26.26». «Je ne préfère pas me prononcer sur la transparence de tout ça, commente un diplomate occidental. De toute façon, je n’ai aucun élément.» On raconte aussi que les murs de la fas- tueuse villa que le président fait construire à Sidi Bou Saïd sont régulièrement graffités nuitament de «26.26» ironiques. «Chacun, entreprise comme particulier, est totalement libre de donner ce qu’il veut ou de ne pas donner», assure Mohamed Ghannouchi, ministre de la Coopération internationale. En fait, les entreprises, tunisiennes comme étrangères, reçoivent chaque mois un imprimé, tout ce qu’il y a de plus officiel, sur lequel on peut lire: «somme souhaitée» suivie d’un chiffre. Il se monte généralement à 2 dinars (un peu plus de 2 dollars) par salarié. Les fonctionnaires sont invités à verser un jour de salaire par an: «Il vaut mieux ne pas refuser, c’est mal vu et, en plus, on se sent obligé de s’expliquer», explique une institutrice. La pression sociale est forte. Dans les écoles, on organise régulièrement des quêtes pour alimenter le «26.26». Quant aux commerçants et taxis, ils affichent volontiers un certificat de don. Pourquoi n’avoir pas tout simplement instauré un impôt? Mohammad Ghannouchi rétorque: «Un impôt, c’est impersonnel. N ous voulions créer un élan de solidarité entre les riches et les pauvres.» Pour l’instant, le «26.26» ne provoque pas de mécon- tentement notable dans la mesure où il porte sur des sommes modiques. Au contraire, chez les plus défavorisés, le discours popu- liste du régime emporte l’adhésion, tout comme pendant la guerre du Golfe, Ben Ali avait su se rallier la rue par ses positions panarabes. Le système ayant fait ses preuves, l’État vient de lancer la Banque tunisienne de solidarité destinée à financer des petits projets: les Tunisiens sont fortement invités à souscrire au capital. Un nouveau moyen pour le président Ben Ali de soi- gner son image de bienfaiteur paternaliste dans les campagnes tunisiennes.

L’ORIEN T-EXPRESS 26 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs Islamisme: le prix de l’éradication

AMAIS PEUT-ÊTRE UN RÉGIME ARABE N’A JCOMBATTU L’ISLAMISME DE FAÇON AUSSI SYSTÉMATIQUE QUE LA TUNISIE du général Ben Ali, même s’il ne s’est jamais produit l’équivalent de Hama. C’est surtout dans le domaine «idéologique» que la Tunisie D. R. s’est illustrée. Et force est de constater que les efforts ont payé: par rapport à A u jou rd’hu i, la m achin e répressive s’acharn e con tre les l’Algérie, l’Égypte, la Libye et même au familles d’islamistes en exil Maroc, le régime tunisien connaît une tranquillité sans pareille. De plus, les frontières du pays sont étroitement sur- pressions physiques et psychologiques Khelifi dont les parents vivent en France veillées et, de nuit, le pays est quadrillé sont employées systématiquement comme et qui sont empêchés de les rejoindre. Ils par des barrages policiers. Selon des en attestent les rapports régulièrement sont à la charge de leur oncle qui est père sources dignes de foi, des instructeurs publiés par Amnesty International à par- de neuf enfants. Un voisin de la famille a militaires, européens – allemands entre tir de témoignages recueillis. Ceux qui été condamné à un an de prison pour leur autres – ainsi que des avions radars amé- ont été laissés ou remis en liberté comme avoir donné de l’argent. Et puis il y a tous ricains, de type Awacs, participent à la l’avocat Abdel Fattah Mourrou ne veu- ceux qui n’osent pas se manifester.» Le surveillance de la frontière avec l’Algérie lent plus entendre parler de politique. cas de Radhia Aouididi est exemplaire: d’où vient la menace potentiellement la Ennahda semble avoir été complètement cette jeune femme de 27 ans a été réguliè- plus dangereuse. D’ailleurs, en 1995, un démantelé, de l’aveu même de ses diri- rement arrêtée et harcelée après le départ commando islamiste algérien avait atta- geants en exil. Et aujourd’hui, la machine de son fiancé, militant islamiste, pour qué un poste-frontière tunisien faisant répressive s’acharne contre les familles l’étranger en 1992. Son passeport et sa sept morts: l’incident n’a jamais été des islamistes et tous ceux qui, d’une carte d’identité ont été confisqués. En confirmé officiellement. Les autorités, qui façon ou d’une autre, peuvent leur être novembre 1996, elle est arrêtée à l’aéro- observent un mutisme prudent sur l’Algé- proches. port de Tunis alors qu’elle tente de quit- rie, avaient parlé d’un «accident de la Au centre de Tunis, dans son petit bureau ter le pays avec un faux passeport. Pen- route» pour expliquer la mort des gen- situé à deux pas des impressionnants dant sa détention, elle a été battue et darmes. locaux du ministère de l’Intérieur, Radhia menacée de viol. Afin de la déshonorer Aujourd’hui, les islamistes, ou plutôt ce Nasraoui, petit bout de femme énergique, définitivement, un journal proche du qu’il en reste, continuent d’être les princi- est l’une des rares avocates à défendre les pouvoir s’est même étonné du fait que la pales victimes d’une répression féroce à femmes de réfugiés politiques privées de jeune fille n’était pas vierge! l’intérieur du pays. Ils forment la quasi- passeports, emprisonnées quand elle ne Tout autant qu’au fond des prisons, c’est totalité des 2000 à 3000 prisonniers poli- sont pas violées ou forcées de divorcer: aujourd’hui sur le terrain idéologique que tiques enfermés dans les geôles du pays «Une trentaine de personnes ont récupéré se joue le véritable combat. Pourtant, dès selon des estimations concordantes. Une leurs passeports ces dernières semaines. son arrivée au pouvoir, Ben Ali a donné vingtaine d’entre eux y sont morts depuis Mais il y a encore beaucoup de cas dra- des gages aux islamistes: réouverture de 1991. La torture et diverses formes de matiques comme ceux des six enfants l’Université théologique de la Zitouna

L’ORIEN T-EXPRESS 27 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs après trente ans de fermeture décrétée par Bourguiba; plus grande observance du Ramadan contrairement à Bour- Pa r i s-Tu n i s, guiba qui ingurgitait de grands verres d’eau en public pendant le mois de allers-retours et renvois d’ascenseurs jeûne; interruption des programmes de Les 20 et 21 octobre derniers, le président Ben Ali a effectué une visite d’État à la télévision par la prière; voyages à La Paris. Prévue de longue date, ce voyage, qui répondait à celui effectué par Jacques Mecque pour le pélerinage; ouverture Chirac sur le sol tunisien en octobre 1995, a été reporté à plusieurs reprises. Pen- des discours par la formule «bismil- dant de nombreux mois, le programme de la visite d’État a achoppé sur le désir lah»... «En fait, il a cherché à leur affiché de Ben Ali de s’exprimer à la tribune de l’Assemblée nationale, tout comme reprendre le monopole de la piété», avant lui le roi Hassan II du Maroc. Puis au printemps dernier, une fois que tout analyse un universitaire. Mais tout cela était prêt, la dissolution en France a tout chamboulé et provoqué un nouveau est resté sous un étroit contrôle. Jamais, report. C’est le président de l’Assemblée sortante, Philippe Séguin en personne, qui il n’a été question d’autoriser la créa- est venu l’annoncer au palais de Carthage. Faisant contre mauvaise fortune bon tion d’un parti politique sur des bases cœur, les autorités tunisiennes en profitèrent pour offrir au responsable gaulliste religieuses. Quant à la Zitouna, il n’y a son appartement d’enfance situé en plein centre de Tunis, au 2 rue de Londres. aucune chance qu’elle devienne un bas- Cette petite attention, envers celui que l’on voyait déjà Premier ministre de la tion intégriste comme l’Université Al- France, en dit long sur l’importance que l’on accorde à Tunis aux relations avec la Azhar du Caire: le corps enseignant et France. les étudiants sont sévèrement encadrés. Paris est, en effet, le premier partenaire commercial de Tunis, son premier bailleur L’UGTE, le syndicat étudiant des isla- de fonds aussi avec près d’un milliard de francs d’aides par an. Ces derniers mois, mistes, a été dissous. Les programmes plusieurs grands contrats ont été attribués à des sociétés françaises comme le télé- mettent surtout l’accent sur l’esprit de phone mobile pour Alcatel, la construction du complexe sportif de Rades pour réforme et de tolérance et les sciences Bouygues et l’achat ferme de sept avions à Airbus. Une sollicitude qui rend d’au- humaines profanes y ont été introduites tant plus difficile une ferme condamnation de la situation des droits de l’homme à haute dose. «De toute façon, la en Tunisie régulièrement réclamée par la Fédération internationale des droits de Z itouna est devenue une voie de garage, l’homme ou Amnesty international. Cette mansuétude a plusieurs explications. La confie Fatima, une étudiante. Les trois première d’entre elles est la volonté de la France de donner un bonus au seul régime quarts des élèves y sont parce qu’ils du Maghreb à faire montre d’un bilan économique positif et à avoir éradiqué l’is- n’ont pas été acceptés ailleurs». lamisme: on ne veut pas à Paris d’une deuxième Algérie, d’autant que quelque 280 000 Tunisiens vivent sur le sol français. Il y a aussi un facteur personnel non DANS LA VIE DE TOUS LES JOURS, LES SYM- négligeable: autant le courant ne passait pas entre François Mitterrand et le géné- BOLES LES PLUS VOYANTS DE L’ISLAMISME ral Ben Ali, autant Jacques Chirac apprécie son homologue. Enfin, la France a le ont été pourchassés sans relâche: le port sentiment d’être le seul pays européen à faire un effort réel pour aider à l’intégra- du voile est interdit aux femmes tra- tion de la Tunisie au marché européen, une opération délicate dont l’échec pour- vaillant dans l’administration. Dans les rait se révéler désastreux pour l’équilibre de ce petit pays. Les droits de l’hommes quartiers populaires, il arrive même que passent donc au second plan même s’ils ont été évoqués, en tête-à-tête, entre les les policiers en civil forcent des femmes deux présidents. Non seulement parce que le gouvernement socialiste y est plus à retirer leur voile ou des hommes à sensible mais aussi parce que la stratégie de la «caresse dans le sens du poil» n’a raser une barbe trop flottante. Les pas porté beaucoup de fruits jusqu’à présent. Trois jours après le départ de Jacques modèles vestimentaires des plus jeunes, Chirac de Tunis en 1995, Mohamed Moada, le président du Mouvement des renforcés par l’influence de la télévision démocrates socialistes (MDS) était arrêté. À Paris, on n’a pas vraiment apprécié. par satellite, en attestent: l’idéal auquel tout le monde aspire, même les plus pauvres, c’est l’Occident. Les mosquées sont fermées en dehors des heures de porté un succès éclatant: la Tunisie n’a qu’ils pensent vraiment. C’est vrai que prières et les imams reçoivent des ins- jamais été aussi éloignée de la tentation presque plus une femme ne porte le tructions en ce qui concerne les prêches. islamiste. Mais un certain nombre d’in- voile dans la rue mais j’en connais qui le C’est surtout au niveau du système sco- tellectuels émettent de sérieuses mettent à la maison. Tout cela n’est laire que l’effort le plus notable a été réserves. Hamma Hammami, militant qu’une apparence. Je ne comprends pas fait. Le retour de la langue française, à de gauche et des droits de l’homme: «En pourquoi le pouvoir musèle les démo- l’inverse de la politique d’arabisation tuant tout esprit critique et toute oppo- crates qui sont pourtant les mieux à menée par Mohamed Mzali au début sition, le régime fait le jeu des islamistes même de lutter contre l’intégrisme». des années 80 accusé aujourd’hui car, en définitive, c’est aussi leur but. Ainsi, la paranoïa du régime l’a amené à d’avoir fait le lit de l’islamisme, est O n risque de créer une société sans anti- harceler pendant deux ans l’Association moins important que ce que les autori- corps à l’intégrisme. La tolérance, la des femmes démocrates, trop indépen- tés veulent bien faire croire. Mais ce qui libération de la femme et les droits de dante à son goût, alors qu’elle partage est sûr, c’est que l’on a sérieusement l’homme ne peuvent pas être enseignés à le même credo anti-intégriste. purgé les programmes vidés de tout l’école et violés en permamence dans la En définitive, l’afflux pendant les mois contenu trop religieux et dogmatique. réalité. Siham Ben Sedrine, militante des d’été de milliers d’Algériens qui vont Quant aux cours de religion, ils sont droits de l’homme et de la condition retrouver en lieu sûr leur famille émi- passés de trois heures à une heure par féminine, est inquiète elle aussi: «Les grée en Europe convainc la population, semaine. gens vivent dans la peur et le mensonge. bien mieux que tous les discours, des Apparemment, cette politique a rem- Aussi, il est très difficile de savoir ce dangers d’une expérience islamiste.

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D IRIGISME de marché?

La Banque centrale de Tunisie.

EN’EST PAS UN HASARD SI LA TUNISIE un diplomate occidental. Un choix d’au- lance dans un plan d’ajustement structu- C A ÉTÉ LE PREMIER PAYS MÉDITERRA- tant plus logique que dans la région, ce rel. Les résultats sont impressionnants: NÉEN À SIGNER, le 17 juillet 1995, un petit pays de 9 millions d’habitants fait, l’inflation est inférieure à 5% , le déficit accord d’association avec l’Union euro- à bien des égards, figure de modèle. budgétaire à 3%. Le pays s’est toujours péenne prévoyant la levée de l’ensemble Ainsi, avec un PIB par tête de 2 000 dol- acquitté de ses dettes et n’a jamais eu à des barrières douanières non-agricoles lars, la Tunisie est loin devant ses voisins passer sous les fourches caudines du dans un délai de douze ans. «La Tunisie d’Afrique du Nord. Le véritable décol- FMI. Surtout, la Tunisie a connu ces dix effectue 80% de ses échanges avec l’Eu- lage du pays remonte à 1986 lorsque le dernières années un cycle stable et rope. Ce choix était logique», explique pays, au bord de la banqueroute, se durable de croissance de 4,5% par an en

L’ORIEN T-EXPRESS 29 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs moyenne. Aujourd’hui, elle offre le emplois par an pour les nouvelles géné- Mohamed Ghannouchi n’a pas peur de visage d’un pays bien portant qui peut rations.» l’avenir: «Je sais que certains se deman- même se targuer d’avoir une classe Or le chômage touche déjà 15% de la dent: pourquoi nous sommes-nous lan- moyenne. Les infrastructures fonction- population active, le taux d’activité cés dans une telle aventure? Avions-nous nent bien, le système scolaire est exem- féminine ne cesse de progresser et, le choix? L’immobilité, c’est la mort. En plaire, il existe un salaire minimum et la sutout, les prochaines années verront 1986, qui pensait que nous allions nous sécurité sociale. Tout cela fait dire à un l’arrivée des générations les plus nom- en sortir?» Seulement la voie est d’autant économiste: «Il n’y a pas de miracle breuses sur le marché du travail. Une plus étroite que l’État se prive chaque tunisien. Tout cela est le résultat d’une étude récente montre que sur cent jeunes année de précieuses recettes en suppri- politique pragmatique et mant les droits de douane: stable entamée sous Bour- 1 000 millions de dollars rien guiba. La chance de Ben Ali, que pour cette année. Il va fal- c’est d’avoir touché les divi- loir améliorer le recouvrement dendes d’années d’efforts en des impôts pour l’instant très matière d’éducation, de plan- faible. Surtout, la crainte d’un ning familial, de promotion dérapage social est réelle et la de la femme, de logement... puissante direction de la cen- Son intelligence, c’est d’avoir trale syndicale UGTT qui avait poursuivi l’œuvre accom- donné du fil à retordre à Bour- plie». guiba a été soigneusement neu- Mais tout cela suffira-t-il tralisée. Le général Ben Ali, pour assurer une intégration alors ministre de l’Intérieur, en douceur au sein du marché avait d’ailleurs dirigé lui-même européen? «L’accord d’asso- la première «épuration» de ciation implique un change- l’UGTT, en 1985, qui avait vu ment complet des règles du l’éviction de Habib Achour. jeu, souligne un diplomate Dernier exemple en date du occidental. Le pays va devoir sévère contrôle exercé par les passer d’un système semi- autorités: en avril dernier, cinq autarcique où les échanges responsables syndicaux ont été servent à remplir les caisses de emprisonnés pour avoir devises à un système où l’État demandé un peu plus de démo- n’a plus aucun contrôle sur cratie au sein de la centrale. Les l’économie. C’est une situa- effectifs de l’UGTT sont passés tion délicate d’autant que la de 500 000 à 120 000 adhérents Tunisie est loin d’être au ces vingt dernières années mais même niveau que le Portugal le pouvoir, qui garde en ou la Grèce lorsqu’ils ont mémoire les troubles sociaux de intégré la Communauté.» Les 1978 à 1984, se méfie toujours deux secteurs qui avaient ali- des réactions imprévisibles de la menté le moteur de la crois- base qui sera la première à faire D. R. sance des années 70-80, le les frais de cette modernisation L'enthousiasme qui avait suivi la signature de l'accord d'association tourisme et les PME spéciali- a fait place à une inquiètude. Pas pour Mohamed Ghannouchi, le à marche forcée. sées dans le textile ou la petite ministre de la coopération internationale. Pour éviter tout risque, il n’y a électronique, ne connaîtront qu’une seule solution: la «mise à plus les années fastes d’antan niveau». Cet ambitieux pro- à cause de la concurrence de La crain te d'u n dérapage social est réél, gramme, qui vient tout juste de l’Asie du Sud-Est, du démarrer, vise à améliorer la marasme économique en raison pour laquelle on a pris soin de neu- compétitivité de 2 000 entre- Europe et de la diminution prises entre 1997 et 2001. L’ef- des marges de progression. traliser la cen trale syn dicale fort est estimé à 2 milliards de L’enthousiasme qui avait dollars et les Tunisiens se plai- suivi la signature de l’accord gnent amèrement du peu d’em- d’association avec l’UE a donc fait place de 17 à 24 ans, un tiers a un emploi, un pressement mis par la Communauté à une inquiétude non dissimulée. Le tiers étudie et un autre est au chômage: européenne à débloquer les fonds d’ac- rythme des investissements (24% du PIB ce phénomène de chômage des jeunes est compagnement: sur l’enveloppe promise en 1996) s’en ressent, comme si tout le nouveau et il inquiète les autorités au de 4,6 milliards d’écus, seule une infime monde était dans l’expectative. Le plus haut point. Dans l’Algérie voisine, partie a été versée. «Si cela continue, ministre de la Coopération internatio- les «hittistes» (littéralement «teneurs de c’est de la non-assistance à personne en nale, Mohamed Ghannouchi, l’avoue murs», c’est-à-dire jeunes chômeurs danger», met en garde Tarak Chérif, lui-même: «Un tiers des entreprises tuni- masculins) n’ont-ils pas alimenté les chef d’entreprise et responsable au sein siennes sont amenées à disparaître, en maquis islamistes? Pour assurer une de la centrale patronale Utica. tout cas sous leur forme actuelle. Il nous transition en douceur, il faudrait 6% de Cet homme d’affaires brillant, originaire faut dans le même temps créer 65 000 croissance par an. de l’industrieuse Sfax, n’a pas de soucis à

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DANS CE CONTEXTE DÉLICAT, L’ÉTAT A DU MAL à se défaire de ses réflexes dirigistes au moment même où il lui faudrait des- serrer les freins. Les privatisations n’ont touché jusqu’à présent que le secteur touristique, plus facile à vendre. Bientôt deux cimenteries devraient passer au privé et le secteur bancaire, contrôlé par l’État, commence seulement à s’ouvrir à la concurrence. À la Bourse de Tunis, les investisseurs étrangers doivent tou- jours demander une autorisation pour franchir la limite d’achat de 49% des actions d’une société tunisienne: cette mesure, prise au nom de la lutte contre la spéculation, n’incite pas à des inves- tissements rapides et massifs. Quant à la bureaucratie, elle reste très lourde. Une affaire est révélatrice de la lenteur des autorités tunisiennes toujours sou- cieuses de préserver le sacro-saint consensus social. Après plusieurs mois

D. R. Ben Ali manifestement démonstratif avec le défunt empereur du Japo, Hiro Ito. Paradoxalement la sign atu re de coopération avec l'Union Européenne va priver l'État de précieu ses recettes

de valse-hésitation, elles se sont oppo- sées à l’installation de McDonald’s, du moins pour l’instant. Il y a plus essentiel mais le symbole est essentiel. Autre exemple: la fin de l’année approche et la balance commerciale a besoin d’un coup de pouce. Qu’à cela ne tienne, les douanes bloquent depuis trois semaines l’importation de produits alimentaires de luxe. Quant au téléphone mobile et à l’Internet, symboles par excellence de la «mondialisation», les omnipotents ser- vices de sécurité viennent seulement de donner le feu vert à leur développement, avec trois ans de retard sur le Liban. Meilleur symbole du manque de trans- parence de l’économie tunisienne: l’avi- D. R. dité des proches du pouvoir commence Ces dix dernières années, la Tunisie a connu une croissance stable de 4.5% par an. à faire l’objet de rumeurs de plus en se faire: son groupe d’un millier de sala- nue. Lui, multiplie les voyages pour plus insistantes. Difficile de démêler le riés est suffisamment diversifié pour chercher de nouveaux marchés, en vrai du faux dans un pays où n’existe encaisser le choc de la concurrence. On y Libye, en Égypte, etc: «Le marché euro- aucune liberté d’information mais le fabrique de la peinture, des machines à péen, c’est bien. Mais on ne doit pas luxe de détails rapportés sur les laver, des stylos, des vélos, etc. Il a aussi oublier notre environnement, sinon «affaires» incite à penser qu’il y a un investi dans l’immobilier et le tourisme. l’étroitesse de notre marché nous fond de vérité. Deux noms reviennent, Dans ses locaux flambant neufs de la condamne à étouffer.» Son cas est plutôt toujours les mêmes: ceux de Slim Chi- zone industrielle de Ben Arous, l’infor- une exception dans le paysage industriel houb, mari de la fille aînée du président, matique est déjà largement répandue. tunisien. Pendant des années, les protec- et de Belhassen Trabelsi, frère aîné de sa Les jours de congé, les employés assis- tions douanières ont assuré des profits deuxième épouse, Leila. Là aussi, une tent à des séminaires de formation conti- faciles à un secteur privé très familial. sérieuse «mise à niveau» s’impose.

L’ORIEN T-EXPRESS 32 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs topos Sri Lanka: L’île qu i fu t la perle de Inde D troit 50km dePalk l’Em pire des I n des est depu is Golfedu Jaffna plus d’une vingtaine d’années Bengale le théâtre d’un conflit sanglant opposant la guérilla de la minorité tamoul à l’armée Mannar Vavuniya cin ghalaise. Sou s l’oeil atten tif Golfede Mannar Trincomalee du puissant voisin indien. Anuradhapura

P rim tre Puttalam irrigu

Batticaloa Canal P rim tre irrigu Liban Kandy

Colombo

Inde Birmanie

P rim tre irrigu 2000m SriLanka SriLanka 1500m Villesimportantes 1000m (taillerelative Galle 500m leurpopulation) 0 m

LUS CONNUE JUSQU’EN 1972 SOUS LE de la population de l’État du Tamil Nadu, NOM DE CEYLAN, l’île de Lanka se anciennement État de Madras. Dès le IIIe Inde trouve à moins de 100 kilomètres siècle, ils pénètrent dans tout le nord de Pdes côtes indiennes. Autrefois considéré l’île. Plus tard, au XIXe siècle, alors que comme la perle de l’Empire des Indes, cet celle-ci passe sous la domination britan- Madras État est longtemps passé pour un paradis nique, les colons favorisent une nouvelle touristique. Un climat tropical chaud, vague d’immigration tamoule, des mains d’immenses plages et une réputation d’af- supplémentaires étant nécessaires pour TamilNadu fabilité extrême chez ses habitants y ont faire fructifier les joyaux de la Couronne. Golfedu largement contribué. La majorité de sa Le massif montagneux qui occupe la moi- Bengale D troit population descend de tribus indo-euro- tié sud de l’île se prête parfaitement à la de Jaffna Palk péennes venues des vallées du Gange et de culture du thé, c’est donc dans cette partie l’Indus. L’île étant l’une des premières du territoire que s’installent pour un temps Golfede régions à subir l’influence du bouddhisme, ceux qu’il convient d’appeler les Tamouls Mannar SriLanka les Cinghalais ont adopté cette religion. En indiens. Dès l’indépendance, ils sont pour Colombo raison de leur proximité, le Sri Lanka reste la plupart contraints de céder la place aux cependant dans l’aire d’influence de ses travailleurs «nationaux» cinghalais et à se plus proches voisins. Les Tamouls (ou déplacer sur la côte est, voire de quitter le Tamils), de langue dravidienne et de reli- pays. Pour compléter encore la variété gion hindouiste, forment la majeure partie ethno-confessionnelle du Sri Lanka, des

L’ORIEN T-EXPRESS 34 N O VEM BRE 1997 ici et ailleurs le paradis en feu

descendants des trafiquants arabes, de Populationmajoritairement mulâtres portugais et hollandais ou sim- cinghalaisebouddhiste plement d’autochtones convertis forment D troit Populationmixte des petites communautés musulmanes et Golfe du (CinghalaisetT amouls) de Palk Velvettiturai Bengale chrétiennes. Jaffna Populationmajoritairement La proximité géographique de l’île avec le tamoulophone hindouiste * continent est donc un facteur majeur dans Anciennezone d immigration l’histoire de son peuplement. Elle l’est aussi desTamouls indiens dans sa situation politique actuelle. Le jeu tat indien du T amil Nadu des frontières et la force du nombre don- (anciennement tatde Madras) nent aujourd’hui la mesure des conflits qui * Au nord, T amoulsdu Sri L anka. traversent cette petite étendue de 65 610 Mannar Surla c tenord-est, T amouls km2. Certes, si les 80% de Cinghalais Golfe de d origineindienne arriv sau XIXsie clepour travailler dans les bouddhistes dominent largement le pays et Mannar Vavuniya Trincomalee plantationsde th (anglaises). les appareils administratifs, les Tamouls, Communaut musulmane quoique minoritaires sur l’île avec 20% de Anuradhapura Communaut chr tienne la population, peuvent s’appuyer sur les Zonecontr l epar les T igresde quelque 50 millions de leur coreligion- lib rationde l Eelamtamoul en1995 naires du Tamil Nadu, eux-mêmes Puttalam citoyens du deuxième État le plus peuplé du monde. C’est dire qu’entre le nationa- Batticaloa lisme cinghalais, le nationalisme tamoul Directiondes derni res local et le nationalisme indien régional, les offensivesde l arm e occasions de s’affronter sont nombreuses. sri-lankaisecontre les 15/10/97: TLET Depuis 1948, année de l’indépendance, Attentat Kandy malgré une certaine alternance politique labombe Directiondes contre- entre les «progressistes» et les «pro-occi- Colombo offensives des TLET dentaux», le nationalisme cinghalais va Colombo bon train. Au début des années 70, les plus extrémistes d’entre eux, soutenus par une partie du clergé bouddhiste, poussent le Cinghalais Tamoulophones bouddhistes hindouistes gouvernement à cinghaliser l’administra- tion. Les Tamouls réclament de leur côté un droit à l’autonomie, voire à l’indépen- dance totale dans les zones où ils sont 50km Galle majoritaires. Les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) commencent alors AlexandreMedawar ' 1997 à s’armer. Les marins du petit village de Velvettiturai, rodés de longue date au com- au pouvoir va même jusqu’à offrir les ser- velle présidente veut accorder plus d’auto- merce et à la contrebande sur tout le réseau vices d’une Force de la paix indienne pour nomie administrative aux provinces. En maritime asiatique, offrent leur logistique calmer le jeu. Bien qu’adepte de la solution contrepartie, l’action de l’armée s’est ren- pour organiser le soutien de la guérilla. Par fédéraliste, on ne souhaite pas à New Delhi forcée. La ville de Jaffna est reprise début ailleurs, l’État du Tamil Nadu sert de base qu’un État indépendant tamoul voie le jour 95 après avoir été contrôlée pendant 10 arrière aux combattants tamouls. Ils y ont au Sri Lanka. Il ne faut pas donner de mau- ans par les Tigres. À l’heure qu’il est, les leurs Q.G., des camps d’entraînement et vaises idées aux habitants du Tamil Nadu. troupes gouvernementales continuent leur des réseaux de financement importants. Mais sur le terrain, les Tigres qui ont com- offensive «Victoire assurée» pour ouvrir la Leurs protecteurs trouvent là le moyen pris la nouvelle donne infligent de terribles voie par terre vers la péninsule de Jaffna d’assouvir à peu de frais leur volonté de humiliations militaires aux Indiens qui tandis que la guérilla tamoule riposte par puissance. finissent par se retirer en 1990. S’appuyant l’opération «Agir ou mourir». Bref, la Sur place, la logique meurtrière des sur la diaspora tamoule qu’ils raquettent et guerre civile continue. émeutes antitamoules, des attentats san- sur des réseaux occultes de trafics divers, Cependant, la population du Sri Lanka glants organisés par les TLET et des mas- les Tigres sont au faîte de leur puissance et aura eu une satisfaction cette année: ils sacres organisés par l’armée en représailles contrôlent une bonne partie de l’Eelam. sont champions du monde de cricket. Là aux opérations de la guérilla produit en Mais depuis l’élection de Chandrika Ban- au moins, tous sont gagnants. vingt ans de guerre larvée 50 000 morts daranaïke Kumaratunga, une «progres- civils. En 1987, l’Inde où Rajiv Ghandi est siste», la situation s’est renversée. La nou- ALEXANDRE MEDAWAR

L’ORIEN T-EXPRESS 35 N O VEM BRE 1997 VOICE O F AMERIKA

Les m a i n s sa l es AFP

N JUILLET DERNIER, la commission payés par des individus ou du Sénat américain pour les activi- des sociétés pour financer tés gouvernementales a commencé les activités des partis Eune série d’audiences pour examiner s’il y politiques. Il n’existe pas a eu ou non des abus dans le financement de limites au soft money, à de la campagne électorale de 1996. L’une la différence de «l’argent des activités les plus chéries du Congrès dur» (hard money), qui va américain est de garder un œil sceptique directement financer les sur le comportement de l’Exécutif. C’est campagnes politiques, et en partie pour cela que la commission a dont le montant est fixé choisi d’organiser ces audiences. Mais par la loi. Or le soft surtout pour épingler Bill Clinton et une money est devenu une partie de la hiérarchie politique démo- échappatoire pour crate, vu la majorité républicaine au contourner les limites Sénat. Ces commissions, même quand fédérales aux dépenses. elles enquêtent sur des crimes réels, Au début de l’enquête, les comme durant les scandales de Watergate membres républicains de ou d’Iran-Contra, sont avant tout de la commission ont essayé redoutables instruments politiques. Pour de prouver que le gouver- le congressman membre d’une commis- nement chinois avait versé sion d’investigation, l’objectif est de des centaines de milliers «salir» le parti opposant ou, quand il est de dollars pour la cam- du mauvais côté de la barre, de défendre pagne Clinton, par l’inter- le sien. médiaire d’un employé du L'American way of life selon Roger Tamraz: «entrer par la Qu’attendent les républicains de la com- département du Com- fenêtre s'ils me chassent à coups de pied par la porte.» mission d’enquête? Premièrement, de merce, John Huang. savoir s’il y a eu une influence étrangère D’après la loi américaine, il est interdit mais une hypothèse beaucoup plus réa- dans les élections présidentielles, princi- aux étrangers de contribuer à une cam- liste a été écartée par le chairman répu- palement par le biais de contributions à la pagne politique. Comme l’explique John blicain de la commission, Fred Thomp- campagne de Bill Clinton. Et deuxième- Judis dans le N ew Republic (22 sep- son: en l’occurrence celle qui posait que ment, de déterminer si le président et son tembre, 1997), la tentative des républi- Huang opérait pour un groupe d’hommes parti ont accepté, ciemment ou pas, de cains de lier Huang à la Chine a lamenta- d’affaires asiatiques qui cherchait secrète- l’argent illicite. Il faut d’abord préciser blement échoué. Non seulement il n’y ment à influencer la politique de l’admi- que l’enquête touche à ce qui est appelé avait aucune preuve tangible de lien entre nistration américaine. En ne cherchant «l’argent mou» (soft money), ces fonds cet Américain d’origine chinoise et Pékin, pas assez à savoir d’où Huang avait reçu

L’ORIEN T-EXPRESS 36 N O VEM BRE 1997 VOICE O F AMERIKA THE WHITE HOUSE VIDEO ces contributions, la Maison- mieux montrer que la corrup- Blanche a indirectement encou- tion politique se pratique ragé cela. autant chez les accusateurs Cet échec n’a pas servi le que chez les accusés. Et il y a deuxième objectif recherché par aussi, et surtout, ce désir répu- les républicains: prouver que la blicain de briser les réseaux Maison-Blanche a abusé des lois financiers du président Clin- en vigueur sur le financement des ton qui risquent de rapporter campagnes. L’enjeu, il est vrai, gros aux démocrates lors des n’est rien de moins que la prési- prochaines élections législa- dence en l’an 2000, et l’accusé tives et présidentielles. Car, si principal n’est pas tant Bill Clin- Clinton n’a pas hésité à attirer ton que le vice-président Al Gore, des fonds en faisant l’hôtelier qui sera vraisemblablement le à la Maison-Blanche ou en plus fort candidat démocrate aux organisant des «pauses-cafés» prochaines élections présiden- à plusieurs dizaines de mil- tielles, s’il n’est pas coulé avant. liers de dollars la place, il est Gore est accusé d’avoir enfreint la Clinton hôtelier, l'espace d'une «pause-café» ou d'une nuitée. devenu aujourd’hui difficile loi en sollicitant des fonds à partir pour lui, ou pour son succes- de son bureau. Cela aurait contredit les seur, de continuer de telles pratiques si clauses du Pendleton Act de 1883, une loi L'accusé pr i nci pal peu en accord avec le rôle d’un chef d’É- qui cherchait à réduire l’influence poli- tat. tique dans l’administration publique, et n'est pas tant Bill Le dernier mot, pourtant, revient à Roger qui interdit à certaines catégories de res- Tamraz. En septembre, après un mois ponsables de demander des contributions Clinton qu'Al Gore, d’interruption, la commission d’enquête à partir de bâtiments fédéraux. reprend ses activités. Thompson veut Comme le souligne Elizabeth Drew dans en pri nci pe favori alors démontrer que la Maison-Blanche le W ashington Post (18 septembre, était tellement rapace qu’elle pouvait, par 1997), tout cela est un faux problème. démocrate pour les exemple, organiser, en contrepartie d’une Elle explique que relativement peu d’ex- généreuse somme de 300 000 dollars, une perts considèrent que le Pendleton Act prési denti elles de rencontre entre le président des États- s’applique au président et au vice-prési- l'an 2000 Unis et le visqueux homme d’affaires dent. Plus important, à son avis, est le fait libanais. Comme l’écrit Jacob Weisberg que ni Clinton ni Gore n’auraient dû être l’argent à partir de bâtiments fédéraux. dans Slate (18 septembre), Tamraz a directement impliqués dans la collecte des Carlson cerne là le fond du problème: commencé sa déposition devant la com- fonds, puisque «des appels venant des puisque les membres des deux partis agis- mission en soulignant qu’il croyait à plus importants responsables du pays, sent généralement d’une manière quasi l’American way. Pour lui, cela veut dire qui ont la possibilité d’influencer toute illégale, il est devenu illusoire aujourd’hui être persistant en politique et «entrer par une série d’affaires, ressemblent trop à un de s’attendre à une réforme du système de la fenêtre s’ils me chassent à coups de moyen d’exercer de la pression». financement des campagnes. pied par la porte». Au sénateur Lieber- Margaret Carlson, écrivant dans la revue Il faut cependant le répéter: la réforme ne man, qui lui demande s’il avait eu ce à Slate (24 septembre 1997), fondée par joue qu’un rôle marginal dans les activi- quoi il s’attendait pour 300 000 dollars, Microsoft et qui apparaît exclusivement tés de la commission d’enquête, par rap- Tamraz, imperturbable, répond que la sur Internet (www.slate.com), est du port aux buts politiques. Il y a d’abord les prochaine fois il donnera 600 000 dol- même avis. Mais elle ajoute un détail ambitions présidentielles de Fred Thomp- lars. Voilà, dans une phrase d’un cynisme important: le Pendleton Act s’applique son, qui cherche, comme Gore, à être débordant, une description du système sans ambiguïté aux membres du Congrès, candidat aux prochaines échéances. Il y a politique américain dans ce qu’il a de plus républicains et démocrates, qui eux pas- aussi le désir des démocrates de salir les essentiel. sent beaucoup de temps à solliciter de brasseurs d’argent républicains pour MICHAEL YOUNG

L’ORIEN T-EXPRESS 37 N O VEM BRE 1997 d e V i s u

La fuite de toute une population le Au cœur des long du fleuve Congo. ténèbres R arem en t exode au ra été au ssi sordide. R arem en t protection hu m an itaire et mobilisation internationale auront été a u ssi i n u t i les. D u r a n t d es m oi s, les réfugiés Hutus fuient les troupes REPORTAGE PHOTO ET TEXTE ROGER LEMOYNE RUBRIQUE COORDONNÉE PAR SAMER MOHDAD rebelles de K abila qu i fin issen t par donner l’assaut. Retour sur un mas- sacre ou blié.

L’ORIEN T-EXPRESS 38 N O VEM BRE 1997 Le train comme ultime espoir.

U’ON TENTE DE SE REPRÉSENTER LE troupes donnent l’assaut aux camps les CALVAIRE DE QUATRE-VINGT MILLE 21 et 22 avril. Beaucoup de réfugiés tués RÉFUGIÉS HUTUS. Novembre et durant l’attaque. Des femmes et des Qdécembre 1996. Ils fuient leurs camps des enfants. Les survivants trouvent refuge environs de Goma et Bukavu. Pour dans la jungle dense, où certains passent échapper à l’avancée des troupes rebelles plus d’une semaine, avant que les organi- de Laurent-Désiré Kabila, ils parcourent sations humanitaires, l’ONU et même plus de sept cent kilomètres, toujours certains journalistes, ne puissent leur plus à l’ouest, vers l’intérieur du Zaïre. À venir en aide et organiser leur évacuation. la mi-avril, ils campent à quarante kilo- Des quatre-vingt mille hommes, femmes mètres de Kisangani, sous le contrôle des et enfants des camps de Kasese et Biaro, forces de Kabila certes mais recevant une moins de la moitié prend le chemin du assistance des organisations humanitaires retour vers le Rwanda. et des Nations unies. L’ONU envisageait Dans le cadre de mes reportages, j’ai vécu alors de permettre aux réfugiés de gagner plusieurs conflits, plusieurs crises huma- Kisangani par camion ou par train pour nitaires. Mais, de tous, celui-ci est incon- qu’ils puissent, à partir de là, rejoindre le testablement le plus pervers. Rwanda par avion. C’était compter sans Kabila dont les ROGER LEMOYNE

L’ORIEN T-EXPRESS 39 N O VEM BRE 1997 d e V i s u

Après l’attaque des camps de Kasese et Biaro.

L’ORIEN T-EXPRESS 40 N O VEM BRE 1997 Fin avril, les premiers à être évacués par camion sont les femmes et les enfants.

Les camions sont là pour les transporter, mais la nourriture manque.

L’ORIEN T-EXPRESS 4 1 N O VEM BRE 1997 d e V i s u

Une jeune fille traumatisée, qui se réfugie dans sa Bible.

Un des innombrables blessés attend les soins d’assistants humanitaires débordés.

L’ORIEN T-EXPRESS 42 N O VEM BRE 1997 À la recherche des enfants qui manquent à l’appel.

Après une attaque à la machette, premiers soins dans un hôpital de campagne.

L’ORIEN T-EXPRESS 43 N O VEM BRE 1997 En quelques heures, les survivants feront par avion-cargo le chemin du retour vers le Rwanda.

ROGER LEMOYNE EST UN PHOTO- GRAPHE FREE LANCE BASÉ À MONT- RÉAL. Photographe professionnel depuis dix ans, il est représenté par l’agence Gamma-Liaison. Six mois par an, Lemoyne est en reportage dans le monde. À la dif- férence de la plupart des photo- journalistes, il a fait ses classes dans la photo commerciale et publicitaire et n’a jamais travaillé pour un journal. Depuis son reportage sur la guerre en Bosnie, Le 3 mai, quatre- vingt-onze réfugiés en 1994, Lemoyne se consacre à la meurent de suffoca- couverture des événements qui tion dans un train sur- font l’actualité. chargé.

L’ORIEN T-EXPRESS 44 N O VEM BRE 1997 H ÉRITIER &Fi l s

EL’HÉRITAGE, POLITIQUE, ENTREPRENEURIAL, FINANCIER, SPIRITUEL, on parle beaucoup sans savoir exactement de quoi il en retourne. S’il est vrai que le Liban demeure Dlargement un pays ancré dans ses traditions familiales, claniques et clientélistes, rien n’indique que l’héritage, notamment poli- tique, soit une institution ancestrale véritablement en vigueur de façon systématique. En fait d’héritage, il s’agirait plutôt de pratiques politiques éprouvées qui reposent sur de vastes réseaux relationnels d’allégeance mis à la disposition de ceux qui perpétuent une ligne ou une lignée. À chacun de savoir pérenniser ces acquis et d’en faire un socle durable, parti, tendance, courant, bloc, députation ou fief. Dans le monde de l’entreprise, les choses sont moins spectacu- laires, mais plus rodées. Il est naturel que l’aîné ou le petit dernier «reprenne» les rênes de l’affaire. Pourtant, la pénétration des techniques modernes de management et un marché qui n’admet plus l’amateurisme tendent à amenuiser le rôle dévolu aux enfants des pos- sédants. Sauf, quand, la fonction d’héritage s’adapte au temps et détermine dès les études les jeunes privilégiés à se préparer à devenir des héritiers compétents voire indispensables. Certaines entreprises peuvent de la sorte rester des bastions familiaux où les postes déterminants sont la chasse gardée de la nouvelle génération, même si elles se doivent désormais d’adjoindre à la parenté les vertus de la méritocratie. Bien sûr, il y a héritier et héritier. Tous ne sont pas des bourreaux de travail, et certains parasi- tent allègrement parents fortunés, proches ou moins proches. D’autres se conten- tent de dilapider nonchalamment ad vitam aeternam. Dis Papa, tu me passes les clefs de la Mercedes...

L’ORIEN T-EXPRESS 46 N O VEM BRE 1997 L A RÉPUBLIQUE FAMILIALE

SAMIR KASSIR

E PRIME ABORD, LE PHÉNOMÈNE A LA FORCE DES ÉVIDENCES. DUN JOUMBLATT succède à un Joumblatt, un Frangié hérite d’un Frangié, un Moawad se niche dans la place d’un Moa- wad. Et ne parlons pas des Chamoun, Eddé et autres Gemayel. Ne faudrait-il pour- tant pas relativiser les choses? Non parce que la IIe Répu- blique a malgré tout renou- velé une bonne partie du per- sonnel politique, mais peut-être parce que le Liban a une histoire politique trop jeune pour que s’y soient construites de véritables dynasties. Oublions un ins- tant les lignées «titrées» d’émirs ou de cheikhs, qui n’étaient en vérité que muqâti‘jiyya de la Montagne ottomane et qui d’ailleurs n’ont pas prospéré dans la classe poli- que dire de Pierre Gemayel, tout cheikh tique ne remonte pas plus haut que son tique de la République libanaise, à deux qu’il fût? Certes, il y a d’autres cas où les père Abdel-Hamid même si la famille est ou trois exceptions près. Même ceux qui, hommes politiques actifs de l’époque sont d’ancienne notabilité, notamment sur le plus tard, ont appartenu aux institutions des descendants d’autres hommes poli- plan religieux. Michel et Khalil Khoury? de la Mutassarrifiyya, pourtant véritable tiques. Examinons-les: Raymond et Pierre C’est encore le père, Béchara, qui signe école des cadres du Grand-Liban, n’ont Eddé? Leur dynastie ne remonte qu’au l’entrée de la famille en politique, et pas longtemps marqué de leur descen- père, Émile, président de la République d’ailleurs les fils ne s’y sont maintenus dance la vie de la République. On ne sous le mandat et antérieurement l’une que par intermittence. Ghassan Tuéni? Il retrouve pas de dynasties de plus de trois des figures de la Moutassarrifiyya. Saëb a assez tiré gloire de la promotion sociale générations, et même celles-ci sont rares. Salam? Le «fondateur» est également son de son père pour qu’on se souvienne que Il y a donc incontestablement un effet de père, Salim Ali Salam, dit Abou Ali, ce dernier, Gebran, est entré dans la vie trompe-l’œil quand, dans les Trente glo- notable en vue de Beyrouth, député au comme un petit vendeur de mu‘allal rieuses de l’Indépendance, on parle du Parlement ottoman, qui assista au avant de gravir les échelons du journa- poids des héritiers en politique. Quelle Congrès arabe de Paris, en 1913, puis mit lisme et de la politique jusqu’au gouver- personnalité justifiait cette argumenta- sur pied le Congrès du littoral, au début nement, en éclipsant au passage le chef de tion? Camille Chamoun? Ce n’est pas des années 30, mais qui, après tout, a file de la branche «aristocratique», parce qu’il s’est toujours servi du nom de coutume de dire l’un de ses nombreux Michel/Nakhlé, drogman au consulat de son père, Nimr, que l’on doit oublier que petits-fils, Nawaf, n’était qu’un vendeur France qui paraissait promis à un bel ave- c’est un self-made man de la politique. Et de gros. Rachid Karamé? La lignée poli- nir. Tout cela, il faut bien l’admettre, ne

L’ORIEN T-EXPRESS 47 N O VEM BRE 1997 Plus que l'héritage, une société où la famille étendue est le premier repère identitaire, avant même la confession

Le cas de Khalil Hraoui est à cet égard intéressant, puisqu’il ne doit pas son élec- tion, au moins en 1992, à la présence de son oncle à la tête de l’État. Au contraire, il bat alors son propre cousin, le propre fils du président, en revendiquant la va pas chercher très loin. Certes, il y a les bien l’effet de champ ou d’échelle joue: «légitimité» pour la branche aînée de la cas Sabri Hamadé, Kamel al-Assaad et les notabilités que l’Histoire, notamment famille, «dépossédée» à la mort du père, surtout Kamal Joumblatt, où la conti- ottomane, a forgées et que la structure Georges Hraoui, par la régence devenue nuité politique de la lignée se confond confessionnelle a démultipliées sont à ce permanente d’Elias. Schéma similaire avec la perpétuation de modes claniques point nombreuses que, finalement, qui- quoique moins passionnel pour Nassib de dominance locale plus anciens. Mais, conque perce un jour pourra toujours Lahoud mais il est vrai que son oncle même là, peut-on sérieusement parler de être rattaché à une lignée familiale. Voilà Fouad, qui avait pris le relais de son père dynasties politiques? en fait la clé: davantage que l’héritage, Salim et au profit duquel il avait lui- une société où la famille étendue continue même fini par se désister en 1972, n’avait D’OÙ VIENT ALORS QUE PRÉDOMINE d’être le premier repère identitaire, avant pas d’enfant. Mais l’existence d’autres L’IMAGE D’UNE RÉPUBLIQUE FAMILIALE et même la confession. Et donc, un instru- Lahoud à des postes de commande est d’un «féodalisme politique» indépas- ment d’affirmation politique. propre à remettre un peu d’«ambiance», sable? Justement de ce qu’on désigne abu- C’est en déplaçant le prisme de la sorte on l’a vu lors des élections de 1996 – et sivement par «féodalisme» et qu’il faut qu’on peut comprendre, en effet, com- on le reverra probablement à l’approche plus correctement appeler, à la suite de ment un Bachir Gemayel peut tout à la de la présidentielle. L’ambiance, c’est évi- Michael Hudson, le factionalisme, cette fois sortir de la norme, et doublement demment à Zghorta qu’elle est la plus atomisation de la société libanaise clien- puisque fils puîné d’un père toujours en chaude, avec les affrontements internes télisée à outrance. Mais aussi, plus pro- vie et toujours actif, et rafler la mise fami- aux Moawad, aux Doueyhi et aux Fran- saïquement, des dimensions de cette liale. Mais c’est également ainsi qu’on gié. C’est naturellement ce dernier cas qui société. Car, ici moins qu’ailleurs, il perçoit combien l’héritage d’un Walid frappe le plus l’imagination, quand Samir convient de ne jamais oublier que le Joumblatt tient moins à la volonté du Frangié, après la tentative ratée de son Liban est un petit pays, avec une popula- Père qu’au réflexe de repli du groupe. Et frère aîné Kabalan en 1972, et aussi après tion finalement réduite, mais qu’il est c’est toujours ainsi qu’on peut expliquer ses propres échappées belles à gauche, aussi très compartimenté, et depuis fort que les branches «déchues» d’une famille revient contester à la descendance de Slei- longtemps. Il n’est point besoin d’être un ne perdent pas l’espoir d’un retour à la man Frangié la primauté qui était revenue grand statisticien pour s’apercevoir com- politique active. à ce dernier à la suite du grave accident

L’ORIEN T-EXPRESS 48 N O VEM BRE 1997 aînée et cadette –, deux Ghosn dans le Koura, deux Khazen dans le Kesrouan, pour ne parler que des paires élues. Ajou- tons tous les autres descendants ou colla- téraux d’anciens députés: Ali Osseiran, Tammam Salam, Ghassan Achkar, Elias Skaff, Mansour al-Bone, Farès Boueiz, Khalil Hraoui, Nassib Lahoud... Comp- tons aussi les candidats malheureux fils d’anciens députés, comme Karim Racy ou Fadi Moghayzel, voire d’autres candi- dats malheureux, comme Walid Joseph Khoury dans le Metn ou Nazem Chahid Khoury à Jbeil. Tout ça vous a un petit air de déjà vu. Et c’est d’ailleurs sur cela que bien des têtes de liste construisent leurs alliances. Mais, là aussi, attention trompe-l’œil. Davantage peut-être que cette récurrence de patronymes «historiques», la Répu- blique «familiale» se dévoile dans ce qu’elle prépare. Car c’est vers l’aval qu’il faut regarder. Vers les réseaux d’intérêts politico-affairistes que nouent les dynas- ties anciennes reconduites et celles qui sont en train de se constituer. La chose existait assurément sous la Ire Répu- blique. Mais elle avait le masque de la durée: passé l’ère de l’Indépendance et le de santé du za‘im initial, Hamid Frangié, férent aujourd’hui, et pas seulement grignotage de crédibilité qui affecte le par ailleurs un homme d’État autrement parce que les deux noms de Walid Joum- président Béchara al-Khoury, du fait de la plus rigoureux que son baroudeur de blatt et de Sleiman Frangié Jr manifestent voracité excessivement voyante de son cadet – schéma classique de distribution la persistance d’une dévolution hérédi- frère, le «Sultan Sélim», on s’était vite des rôles entre frères qui reproduisent taire de la za‘ama. L’effacement des par- habitué aux liens entre le monde des entre autres les paires Georges et Elias tis depuis la guerre n’a fait que renforcer affaires et celui de la politique. Cette rési- Hraoui, Rachid et Omar Karamé, puis la fonction «redistributrice» de la famille gnation n’est pas de mise aujourd’hui. Omar et Maan Karamé. dans le circuit politique. Peut-être parce que le gâteau est beau- En la matière, peu importe que beaucoup coup plus gros. Mais surtout parce que, O N LE VOIT, LA IIE RÉPUBLIQUE N’A PAS de responsables actuels ne soient pas eux- comme à l’époque du Sultan Sélim, la CHANGÉ GRAND-CH O SE. Certes, dans la vie mêmes des «fils de», à commencer par nouvelle classe est en cours d’installation de tous les jours, la famille nucléaire tend Rafic Hariri, dont on ne connaît que trop et ses réseaux en voie de constitution. Et de plus en plus à être la cellule sociale de la success-story personnelle, et Nabih quel meilleur réseau que la famille: base. Mais dans la représentation comme Berri, qui n’est que l’héritier politique de l’épouse de tel pour bétonner les appels dans l’action des réseaux d’influence – et Moussa Sadr – et pas le moins du monde d’offres dans une province entière du de partage –, c’est la famille élargie qui spirituel. Regardons le Parlement de pays, la sœur de tel autre pour assurer la continue de commander. Et là, le spec- 1996: deux cousins ennemis Karamé à redistribution et huiler les circuits d’allé- tacle de la classe politique n’est guère dif- Tripoli – encore une querelle de branches geance dans sa ville. Et puis il y a les enfants qui ont grandi, à l’image de ce qui s’est passé en Syrie dans les années 80 «Q uand je n’arrive pas à dormir, je compte les Marouani», disait Brel. Au Liban, avec les rejetons d’officiers. Et que je te les insomniaques pourront bientôt compter les Rahbani. Oh! il n’y a pour l’instant refile un réseau cellulaire de téléphonie, et que deux générations mais ça fait déjà foule. Après le regretté Assi et Mansour, il que je te laisse le monopole de la pomme y avait déjà eu Elias, éternel benjamin resté exclu du label «Frères Rahbani» – ça de terre. se comprend –, puis est venu Ziad, fils prodige de Assi et Feyrouz. Depuis quelques Seulement voilà, c’est une autre particula- années, il faut compter avec le fils d’Elias, le tonitruant mais peu consistant Ghas- rité du Liban politique que d’avoir la san, et ceux de Mansour, Marwan (metteur en scène), Ghadi (musicien) et Ous- mémoire courte. Et d’oublier que tous les sama (auteur-compositeur après avoir été footballeur). Les deux premiers ont riches ont été, il y a plus ou moins long- monté il y a deux ans une opérette et le dernier a fait récemment beaucoup de bruit temps, mais jamais très longtemps, des avec son CD assez inégal, mais surtout avec le clip censuré de la MTV. nouveaux riches. Du coup, on aura beau Tous les Rahbani ne se valent évidemment pas. L’héritage ici vaut plus pour la jeu de parler de l’héritage comme d’une notoriété que pour le talent. Sous ce rapport, Ziad écrase de loin tous ses cousins, composante décisive de la polité liba- lui qui, dès ses premières œuvres, a rejoint son père et son oncle au Panthéon des naise. Ça permet de ne pas trop s’attarder grands. sur une autre pratique «familiale», la mafia.

L’ORIEN T-EXPRESS 49 N O VEM BRE 1997 Les héritiers, continuateurs ou parasites?

MELHEM CHAOUL

M ON CHER NEVEU... l’obsession de remonter à la réforme ne rien pouvoir léguer à ma famille protestante du XVe a fort assombri mes dernières siècle, méprise tout années...« Je vous lègue donc vos aven- acquis obtenu sans tures, vos succès et même vos échecs en labeur et travail. Mais la espérant que ces trois épreuves auront critique la plus véhé- été une école d’initiative, de courage et mente vient des milieux de persévérance...» C’est ça l’héritage «socialisants». En effet, que laisse le vieil oncle à son neveu Fan- les socialistes, de Proud- tasio à la fin de l’album de Franquin Spi- hon à Louis Blanc, ten- rou et les Héritiers. Quand on pense à teront de réduire jusqu’à tout ce qu’avaient fait Fantasio, le «bon» l’abolition ce transfert héritier et le cousin Zantafio, le de fortune injustifié à «méchant», pour mériter... un tel héri- leurs yeux et en opposi- tage! tion avec les deux Dans cette référence, on a déjà tous les valeurs en faveur à ingrédients d’une succession d’imageries l’époque: le travail et la populaires, à savoir, un héritage-surprise productivité. et surtout des héritiers, classifiés en Pour Proudhon, l’héri- L'héritage existe toujours, deman- «bons» et «méchants», c’est-à-dire non- tage et, par là, le choix méritants. de l’héritier relèvent des dant acquéreur. Les héritiers aussi Devenir «héritier» c’est cumuler le plaisir rapports de pouvoir au de recevoir et de continuer une œuvre ou sein de la famille. Toute plus preneurs que jamais une entreprise avec la culpabilité et le la puissance du dona- deuil. L’héritier ne succédant générale- teur réside dans sa capacité à déshériter reconnaissant pas les fonctions émotion- ment qu’à un défunt, indubitablement (je vous épargne le terme du jargon juri- nelles et affectives de la famille, la thèse l’héritage est l’une des pratiques sociales dique hyper-sophistiqué exhéréder) sa marxiste a construit toute son approche le plus en relation avec la mort. Aussi le descendance et les autres membres de sa de la sociologie de la famille sur la «sens commun» adopte-t-il une attitude famille. La famille selon Proudhon est notion d’héritage. Marx voyait dans la des plus ambiguës et ambivalentes face à autoritaire. La relation de chef de famille famille «bourgeoise» du XIXe siècle, un cette pratique sociale datant de la nuit ne peut être qu’une relation d’autorité «instrument d’acquisition et d’accroisse- des temps. Car elle contient simultané- qui transcende un rapport de force. La ment des fortunes» (foncières et indus- ment la mort et la continuité. C’est pour- désobéissance cependant n’est pas trielles); la notion d’héritage étant l’une quoi, si l’idée est acceptée, elle est étayée impossible. Que le fils se conduise en des «inventions» de cette bourgeoisie par des règles juridiques et des garde- prodigue, en fainéant ou en insensé – pis, pour maintenir la fortune et les biens au fous tenant à la capacité méritoire de qu’il fasse contre le gré de ses parents un sein de la famille (réduite dans l’exégèse l’héritier. mariage d’inclination – la magistrature marxienne à une simple machine de pro- De toutes les règles régissant la vie fami- paternelle va s’exercer. Elle culminera duction biologique ou économique). liale (mariage, divorce, relations conju- avec l’exhérédation. Et Proudhon de Mais trêve de critiques! La famille aussi gales et autorité parentale), celles de l’hé- donner cette très subtile définition de bien que l’héritage et les héritiers ont sur- ritage et du statut d’héritier sont celles l’héritage: «L’héritage, c’est l’acte par vécu, transformés certes, conçus par de qui ont été le plus anciennement criti- lequel les parents s’échappent dans leur nouveaux cadres valoriels, avec une plus quées. L’idéologie productiviste et capi- descendance; l’héritage, cette immorta- grande égalité des sexes, mais toujours taliste du XIXe siècle, sans vouloir lité laïque». Beaucoup plus dure et ne présents! L’héritage existe toujours

L’ORIEN T-EXPRESS 50 N O VEM BRE 1997 demandant acquéreur et les héritiers aussi, plus «preneurs» que jamais. C’est que ce phénomène trouve ses racines dans les tréfonds de la nature humaine, Les fils à papa au niveau du simple instinct de survie, de reproduction et d’échange. N PEU COMME LES TROIS PETITS COCHONS, il y a trois genres de «fils à papa». Il Quand on pense succession, on pense y a celui qui renifle et suit à la trace, l’autre qui erre tout en profitant parce tout de suite aux biens d’une famille: ter- Uqu’il sait pertinemment que, quoi qu’il advienne, c’est lui le successeur, et le troi- rains, biens fonciers, entreprises, socié- sième qui se rebelle et devient militant écologique alors que Papa possède une usine tés, patrimoine économique et financier, de produits chimiques. Oui, bon, il y a ceux qui prennent la relève intellectuelle, etc. Au Liban, on y ajoute l’héritage ceux qui profitent du nom, qui entretiennent le patrimoine etc. politique qui demeure un patrimoine Mais naturellement les plus fabuleux sont ceux qui n’en ont rien à cirer, justement familial de premier ordre et nul ne peut du patrimoine. Le patrimoine, diront-ils, c’est l’argent de papa qui part en fumée se permettre de dilapider une za’ama de Davidoff et se boit Dewarisé. On se la joue alors intello de gauche (caviar), on maintenue par les aïeux depuis des s’accoude aux bars de la ville et on tente de refaire le monde, on monte à Faraya siècles. Même quand on se permet l’ef- faire des parties d’échecs à la lueur des bougies, on se fait des cheese and wine entre copains, on jaspine sur Sollers, Artaud ou Freud, parce qu’il y a un monde entre les aspirations de papa et les nôtres. Mais on débourse des sommes phénoménales pour inviter tous ses potes – qui sont d’ailleurs ravis –, et le wine en question, n’est Le «mauvais» héritier se autre qu’un Saint-Émilion 1962, le chalet de Faraya ce n’est pas une location mais subdivise en plusieurs une acquisition paternelle et la voiture que l’on conduit modestement n’est rien qu’une modeste Range Rover 98. N’oublions pas le look, négligé comme il se doit, sous-groupes dont «le négligé comme du Armani ou du Sergio Rossi... Faut bien que ça serve à quelque chose, d’avoir un papa riche. Mais un papa riche, ça sert aussi quand papa n’est parasite» est le prototype plus, parce qu’on est sûr de finir à la tête de la société, et peu importe qu’au lieu de passer son temps sur les bancs de l’université, on ait préféré les bancs publics le plus condamnable pour susurrer à sa dulcinée quelques maximes de La Rochefoucault... Il ne reste plus à la famille qu’à prier pour que le patrimoine ne parte pas encore en fumée de havane. Tous les héritiers ne sont pas ainsi. Il y a pire! Dans la même catégorie, les gros bataillons restent ceux des négligeants mais un peu plus m’as-tu vu. Style Porsche avec chauffeur (très utile pour une deux-places), cravate, cigare, Chivas Regal et cocottes à souhait... L’héritier type libanais, quoi! Du genre «je dépense, je m’en tape, de toute manière, c’est à moi que tout ça va reve- nir»... Ça vaut bien un deshéritage! Non seu- lement ça en saoule certains de reprendre l’affaire de papa, mais en plus ils n’ont pas la dignité de laisser la boîte sur pieds... Cie et fils... Ne soyons pas sexistes. Les fils à papa, c’est parfois les filles à papa, et là c’est l’apo- théose! Les héritières! Collet monté et fausses modestes, elles se la jouent parfois pôvre petite fille riche, à la Lady Di, parfois artiste mais souvent autiste, ou alors PDGère! Car une femme peut aussi se retrouver propulsée à la tête d’une société. Et pas seulement parce que n’ayant pas de frère! Parfois, l’hérédité passe par les femmes... Seulement, trop souvent encore, héritière veut souvent dire éternelle petite gamine. Chouchoutée et hypergâtée par son papounet préféré, elle devient féroce avec l’âge. Mais la révolte ne conquiert pas uni- fort de fonder un parti politique pariant quement les jeunes hommes, les jeunes femmes ou plutôt les jeunes filles, appré- sur je ne sais quelle «modernité», on cient avec délectation la cassure de leur Œdipe et elles sont parfois très contentes s’aperçoit qu’on vient de créer un nou- de se choisir un poète pour prince-consort. veau patrimoine familial léguable aux MÉDÉA AZOURI héritiers filiaux du fondateur. Il y a aussi les héritages «originaux» et

L’ORIEN T-EXPRESS 51 N O VEM BRE 1997 On bénit l'héritier continuateur, m ême s'il s'agit

«compliqués», dans le genre laisser à d'un «Godfather» maffieux qui parachève son petit neveu, brave comptable dans une société, une bibliothèque de 10 000 l'œ uvre de son père volumes reliés pur cuir avec manuscrits originaux acquis à grand-peine chez celui qui ne se contente pas d’acquérir ville de Z., un notable décadent et peu Drouot! Ou bien une collection de un patrimoine, mais y ajoute sa fortuné est entré en possession de plu- petites cuillères en argent à une sœur «touche» personnelle en le valorisant, le sieurs héritages au Liban et à l’étranger, restée au village. Il y a encore, le diffici- réformant, le modernisant au besoin. ce qui a permis à la gouaille populaire de lement contournable héritage «moral» Inventif, il finit par transformer l’acquis définir enfin son métier: héritier! Dans et «spirituel». Là, la pression du milieu en quelque chose de personnel et de nou- cette tradition, il y a aussi le «parasite» peut devenir très grande pour prendre en veau. C’est l’héritier «continuateur» que volontariste qui ayant «ciblé» son oncle charge le flambeau du père dans la lutte le sens commun bénit même s’il s’agit d’Amérique ne le quitte plus! Il lui rend pour une cause ou s’occuper d’une asso- d’un «Godfather» maffieux qui par- visite pour «s’enquérir de son état de ciation philanthropique et, au besoin, en achève l’œuvre de son père. santé», l’invite à passer de longs mois de fonder une pour perpétuer sa mémoire Le «mauvais» héritier se subdivise en vacances au pays, le couve, le bichonne, ou son héritage spirituel. plusieurs sous-groupes dont «le para- le prépare à la grande décision de faire La nature de l’héritage aide à dessiner le site» est le prototype le plus condam- de lui le continuateur de ses entreprises. profil de l’héritier. «N ’héritent, disaient nable. Chanceux certes, ce dernier non Il y a enfin un type d’héritiers «margi- les Médinois, que ceux qui portent les seulement dilapide son héritage, jusqu’à nal» et «exclu social» au départ, dont le armes et défendent la tribu.» Dans la le faire fondre, mener généralement une statut soudain d’héritier en fait un per- tradition bédouine antéislamique, l’héri- vie de dilettante sans travail fixe, mais... sonnage courtisé: les conseillers en tage se faisait au plus méritant; en se permet aussi d’obtenir parfois plu- finances, en investissements et même en étaient exclus automatiquement les sieurs «héritages» et d’en disposer à sa création de personnages politiques se enfants en bas âge, les femmes et les guise! bousculent devant sa porte pour lui hommes qui faillissaient à leurs devoirs Le type même de cet ex-président de la offrir leurs services. envers la tribu. Acte collectif par excel- République qui a eu accès à la députa- Dur, dur le statut d’héritier. Adulé, lence, l’héritage n’était échu qu’à celui tion par héritage, ainsi qu’à la Prési- encouragé ou jalousé, il est en «examen» qui était bien vu non seulement de sa dence de la République et à la présidence social permanent et malheur aux ratés! famille mais de l’ensemble du groupe de son parti politique. L’opinion était Mais n’oublions pas que le professionnel familial le plus large, la tribu. plus offusquée par cela que par sa dou- dilettante-héritier n’a que faire de l’opi- Comme on l’a déjà souligné, la société teuse gestion de l’État! C’était trop nion publique: il n’a d’yeux que pour cautionne un «bon héritier» et vilipende d’honneur à quelqu’un qui n’avait fait son héritage et les mille et un moyens de un «mauvais». Le «bon héritier» est aucun effort pour y accéder. Dans la le dissiper!

L’ORIEN T-EXPRESS 52 N O VEM BRE 1997 Papa, papa, ce que tu peux être posthume...

OUT ÉTAIT TRACÉ. Après une scola- rité brillante, je ferais des études qui Tne manqueraient pas d’être brillantes aussi, et je finirais par diriger ton jour- nal, mon journal, notre journal. Déjà, les amies de ma mère avaient décidé de mon sort: «Amal écrira, comme son père». Tout semblait surdéterminé. Il n’en fut rien. Est-ce de toi que j’avais hérité cette liberté qui m’a permis de choisir une autre vie, d’autres vies, des parcours parfois erratiques, tout le contraire d’une directrice de L’O rient en tailleur (c’était la mode), tout le contraire d’une «héritière» qui donne- rait aussi dans la Croix-Rouge et sans doute le comité des femmes de Baalbeck (versant festival). J’ai en tout cas tenu pour acquis que tu ne m’y contraindrais par aucun moyen, pas plus qu’aux épou- sailles, toi qui, parlant des mariages tels qu’ils se pratiquaient alors au Liban, disais: «Ce ne sont plus des mariages, ce sont des additions» et m’affirmais que si je tombais amoureuse d’«un aviateur uruguayen» (pourquoi uruguayen, pourquoi aviateur? Je ne sais pas le rôle que les pilotes et l’Uruguay tenaient J’ai hérité d’un amour fou pour le Liban, qui me dans ton imaginaire, mais c’était ainsi, et à répétition), tu en serais ravi. Tout, venait directement de toi, mais qui, à cause de mon en somme, pour me laisser le choix de n’être pas la fille de mon père. Ou de âge et d’une certaine rigidité, fut longtemps conflic- l’être. Mais tout ceci est bien ennuyeux, alors tuel voire malheureux. Et puis il me m anquait j’emprunte à Georges Perec*, (que tu aurais aimé?) une de ses astuces rhéto- d’avoir vu naître ce pays, comme toi à qui il n’ap- riques, et voilà. – J’ai hérité de 600 000 livres à ta mort, partenait pas de naissance, et je manquais de la partagées avec ma mère, et révisées à la baisse, un an plus tard, par un énième tolérance qui étais tienne. choc pétrolier. Les banquiers nous expliquèrent qu’on n’y pouvait rien, et mie». Il ne m’aida pas plus qu’il ne auteurs préférés, mais toujours pour le nous nous tenûmes très bien, ta femme t’avait appris à gérer des obligations génie de la langue que tu ne supportais et moi, déculpabilisant nos interlocu- destinées à la construction d’une «pis- pas moyenne. Tu n’essayas jamais de teurs, dans le genre «mais cela n’a cine de la ville d’Oslo» et autres bizarre- m’imposer Claudel, pas plus que Péguy aucune importance, voyons». Dans ta ries financières. ou Chateaubriand, auxquels, pour des bibliothèque, je découvris un volume – J’ai hérité d’un goût dévastateur pour raisons obscures, je me montrais aller- récent intitulé «vocabulaire de l’écono- la littérature. Pas toujours pour tes gique à ans. Mais tu me fis

L’ORIEN T-EXPRESS 53 N O VEM BRE 1997 découvrir Faulkner, Racine par les scan- sais compter que dans le désordre. tu t’étonnerais de la largeur des avenues sions, et tant d’autres textes, y compris Alors, je te parle à nouveau, de tout et consacrées à des plumitifs stipendiés de policiers, que je confonds maintenant les de rien et de toi. Toi qui deviens obsé- ton époque, selon une topographie toute tiens et les miens. C’étaient en tout cas dant dans ce pays où tout le monde me confessionnelle. Il est vrai qu’une rue les nôtres. demande si je suis bien la fille de (toi), porte ton nom dans un Achrafieh – J’ai hérité d’un amour fou pour le ce qui me laisse partagée entre la lassi- moderne, une autre celui d’Alfred, une Liban, qui me venait directement de toi, tude de la répétition, et l’envie d’exploi- troisième celui d’Albert. Elles sont mais qui, à cause de mon âge et d’une ter ce qui semble à toute cette petite petites. Dans le désordre qui succède à certaine rigidité, fut longtemps conflic- société chrétienne un honneur. Pareille à une mort brusque, nous n’avions ni tuel voire malheureux. Et puis il me cette amie commune qui, une fois veuve, accepté ni refusé que l’on te consacre les manquait d’avoir vu naître ce pays, lia à son prénom celui de son mari, qui funérailles «officielles» que décida la comme toi à qui il n’appartenait pas de avait connu la célébrité. Et je me dis présidence. Elles eurent lieu. Longtemps naissance, et je manquais de la tolérance parfois qu’au lieu de me laisser agacer après, en rangeant ta chambre, je décou- qui étais tienne. Je commence tout juste par le sempiternel «vous êtes la fille vris le portefeuille où tu avais glissé trois à la pratiquer à mon tour, aujourd’hui de?», je ferais mieux de prendre les pages d’agenda: tes dernières volontés. que tout semble fichu. devants en ajoutant à mon prénom le Ta supplique se résumait à peu de – J’ai hérité d’un goût massif pour les tien, devenant ainsi «Amal Georges choses, mais tu me demandais de t’éviter imprimés: tu étais papivore en tous Naccache», pour que nul n’en ignore. justement ce genre de pompes. Excuse- genres, je le suis devenue, sans doute par Dans le climat beyrouthin, cela passerait moi du peu: tout va si vite quand la mimétisme d’abord, puis par vice. Je très bien, comme tu t’en doutes. Toi qui mort ne s’est pas annoncée, que je n’évi- peux t’avouer qu’aujourd’hui il m’arrive ne croyais guère à la postérité des jour- tais même pas, la nuit même de sa même de lire de nouveaux périodiques nalistes, ces tricheurs de la littérature, venue, l’invasion de ta chambre par des libanais, mondains, de langue française, eh bien on se t’arrache encore de tous religieuses de tous ordres venues te dont mon seul regret est de ne pas pou- les côtés, et «Deux négations ne font pas «veiller» sous la conduite de ta sœur, de voir partager avec toi les perles (celle-ci une nation» revient dans les conversa- l’ordre de Nazareth. par exemple: «... quand, l’an de la tions entre deux parties de bridge: ce Ta mort. Quel exemple de sobriété tu grande famine, l’ordre maronite hypo- sont évidemment les chrétiens qui, l’œil me donnas, en te sentant partir. Je reçus théqua ses biens pour sauver la mon- torve, continuent de croire que tu pre- de toi le premier ordre impérieux que tu tagne, la France refusa de jouer au nais la défense de la croix contre le m’aies jamais donné: ne pas quitter ton créancier. Ensemble, les deux pays firent croissant. Touchant. Toi qui t’intéres- chevet. Pas une prière, pas une lamenta- un enfant qu’on appela francophonie»). sais de si près à l’urbanisme, bien avant tion. Une sommation. Au bout d’une Mais cette énumération me pèse, je ne d’en être nommé l’un des responsables, demi-heure à peine, tout était fini. Ce temps te suffit pour te souvenir de faire ton acte de contrition, voyou de chré- tien, et de nous prévenir que c’était bien là ton dernier départ. Je ne crois pas, Nous sommes tous vois-tu, que cela m’apprendra à mourir avec autant de sérénité. Tu sais, et ce ne fut pas le moindre paradoxe de notre vie des héritiers commune, tu m’as trop bien appris à UELLE DIFFÉRENCE ENTRE LE FILS DU ROI ET LE FILS DU BOUCHER? Le pouvoir? aimer cette vie que toi tu n’aimais pas. Chacun détient une parcelle. L’argent? C’est une question de proportions. Peut-être en ne m’interdisant jamais de QEnfants, tous deux sont heureux et insouciants. À la maison, la même image omni- la prendre à bras-le-corps, peut-être présente du père et de la famille rayonne qui les protège des agressions de la vie, parce que tu me donnas ma première du temps et des transformations d’une société en plein bouleversement. occasion d’aimer, de toute façon ces À l’école, ils ne sont ni les meilleurs ni les moins bons. Ont-ils vraiment besoin de choses demandent à garder leur mystère. prouver quoique ce soit? Lors de la remise du carnet de notes, ils se soumettent aux En tout cas je ne te pardonnerai jamais colères du père et devinent son espoir que l’apprentissage du métier à ses côtés de ne m’avoir jamais donné de gifle. compensera leurs échecs scolaires. Les bonnes notes leur apportent leur lot de voi- Encore moins de m’avoir inventé long- tures en modèle réduit en attendant la grosse cylindrée de leurs dix-huit ans. temps une sœur, ta fille Alexandrine, Puis à l’heure de leurs vingt ans, les questions d’avenir commencent à les effleurer. qui vivait en Égypte avec ses yeux bleus N’ont-ils pas le droit de forcer le destin, d’assouvir des passions différentes de celle et ses cheveux blonds. - si tant est que le métier du père en fut une - qu’on leur a imposée? Papa, Papa, ce que tu peux être post- Hors de son influence, ils s’éclatent, découvrent la vraie vie, sont déçus par leur hume, les doigts dans le nez, bien plus enfance. Ils veulent changer le monde et se rebellent contre le famille. Tout ce passé que Charles Corm, lui qui se donna tant imposé, ces mensonges, c’est la faute du père. Pour aborder le monde, il faut se de mal en alexandrins! débarrasser du père. À l’âge, le fils du roi et le fils du boucher s’abstiennent de conquérir ou conquièrent, échouent ou vainquent. AMAL GEORGES NACCACHE L’enfant est prodigue ou prodige. Tout le reste n’a pas de sens. Nous sommes tous des bâtards. * Inspiré du Je me souviens de Georges Perec, monologue dont chaque phrase est ELIE-PIERRE SABBAG rythmée par l’indicatif du titre. Mis en scène pour le théâtre après sa mort et porté par Sami Frey.

L’ORIEN T-EXPRESS 54 N O VEM BRE 1997 Ces messieurs de la famille

CHANTAL RAYES

EPUIS UN SIÈCLE EXACTEMENT, TROIS GÉNÉRATIONS FATTAL SE SUCCÈDENT à Dla tête des Établissements Khalil Fattal et fils, entreprise devenue emblématique du family-owned business. De Khalil, fonda- teur en 1897 d’une modeste maison de commerce à Damas à laquelle il a donné son nom, les commandes sont d’abord passées à ses deux fils, Michel et Jean, qui les ont ensuite transmises à leur propre descendance: Khalil, l’héritier du nom, et ses deux cousins, Georges et Bernard. Depuis le décès de Georges, en 1990, ce sont Khalil mais surtout Bernard qui diri- gent ce qui est devenu depuis des décen- nies un véritable empire commercial. À l’image des Fattal, nombreux sont les héritiers de dynasties financières, com- merciales ou industrielles, parfois les trois ensemble, qui sont aujourd’hui aux com- mandes de ces entreprises familiales, ou sont appelés à l’être un jour. Ainsi vont les choses. Nul jusque-là, n’a songé à s’en étonner, tant il est vrai que l’entrée des héritiers au Sérail et plus encore, la passation de pouvoirs fami- liale, paraît être un processus naturel. Si bien que, très vite, le futur héritier-mana- ger finit par«rentrer dans le jeu», comme le dit ce descendant d’une puissante lignée commerciale et industrielle, âgé de 36 ans. Et de faire valoir à cet égard que «l’on ne crée pas les choses seulement pour soi; on cherche à assurer une péren- nité». À vrai dire, le souci de pérenniser l’entreprise familiale est lui-même motivé au premier chef par le désir viscéral de transmettre quelque chose aux généra- tions futures, de créer ou de perpétuer une tradition dynastique. C’est d’ailleurs pour préparer l’héritier à prendre un jour la relève que son père, sa mère ou son oncle le jettent dans l’arène de l’entre- deux institutions aux principes souvent COMME POUR TOUTE CHOSE, IL N’EXISTE prise, bien souvent avec une totale indif- opposés: la famille et l’entreprise. Mais, à PAS D’ÉTUDES STATISTIQUES AU LIBAN sur férence à ses aspirations. Il n’est que d’en- l’évidence, l’affect ne saurait à lui seul l’entreprise familiale, sur son poids tendre ce quinquagénaire, aujourd’hui suffire à expliquer la présence des héri- numérique et économique. Cette fois PDG, parler de sa «mise en condition», tiers au sein de l’entreprise de papa, de pourtant, cette déficience s’explique: l’ab- dès son jeune âge, avant de comprendre grand-papa ou du bisaïeul. Il faut pour sence universelle de définition juridique que «l’entreprise était [son] destin». C’est cela revenir en arrière sur le développe- rend l’entreprise familiale presque insai- qu’il y a en effet, dans ce type particulier ment du capitalisme au Liban et sur les sissable. À vue de nez cependant, on peut de structure, une dimension affective qui raisons qui ont fait que ces entreprises dire sans grand risque de se tromper, que tient au fait qu’elle se situe à l’interface de sont restées en mains familiales. le tissu entrepreneurial libanais est

L’ORIEN T-EXPRESS 55 N O VEM BRE 1997 presque exclusivement constitué de ces père est le premier actionnaire de la fondateur (quand il se constituait en affaires de famille, quelles que soient leur société (qu’on dit aussi actionnaire de société), ces structures sont passées dès la ancienneté et leur taille. Économiste, his- référence). Et jouit d’un poids d’autant seconde génération à l’étape suivante, torien et chef du département d’histoire à plus réel que les assemblées générales se celle de l’entreprise purement familiale, et l’université Saint-Joseph, Raoul Assaf tiennent souvent en l’absence des petits y sont restées. D’abord, en raison du ver- confirme: «Le paysage économique est porteurs. De fait, croissance oblige, les rouillage délibéré du capital. Pour former largement dominé par le capitalisme entreprises occidentales se sont ouvertes un noyau dur d’actions, les pactes inter familial. Ainsi de l’immense majorité des au public dès la moitié du XIXe siècle. Ce et/ou intra-familiaux sont monnaie cou- banques mais aussi des plus importantes faisant, leur capital a pris de telles pro- rante. Chez les Idriss par exemple, dynas- entreprises industrielles et commerciales portions qu’il s’est fractionné sur une tie récente instaurée par Wafic Idriss – du pays. Encore aujourd’hui, il n’est qua- multitude de petits porteurs, autorisant fondateur en 1936 des établissements de siment pas de sociétés qui ne dépendent par là le contrôle de la famille fondatrice commerce alimentaire qui portent son d’une famille, voire d’une seule per- avec une majorité très, très relative. nom – où les cinq fils et leurs cousins se sonne.» On pourrait croire sont mis d’accord pour récupé- que cette primauté de l’entre- rer aussitôt les parts ou les prise familiale est un particu- actions des membres de la larisme des économies tiers- famille qui veulent en sortir. mondistes: il n’en est rien. Chez les Fattal également, dont C’est du moins ce que laissent les deux patriarches actuels, à penser les résultats d’une Khalil et Bernard ont racheté étude révélée par Alden Lank les parts de leurs sœurs respec- lors d’une conférence qui s’est tives; et les exemples ne se tenue en 1994 à Lausanne, comptent plus. dans le cadre du programme Mais si ces entreprises sont res- MBA-HEC. Cette étude avait tées en mains familiales, c’est en effet estimé entre 80 et surtout parce que longtemps, 90% (avec un pic à 99% en en raison de facteurs environ- Italie), le pourcentage d’entre- nementaux, leur potentiel de prises familiales en Europe, et développement est demeuré à 96% aux États-Unis. Mais limité. La guerre, les guerres que l’on ne s’y trompe pas: en même pour les plus anciennes aucun cas, ces chiffres ne sont comme Khalil Fattal et fils, les le signe que le capitalisme au ont empêché d’investir les mar- Liban est aujourd’hui en chés arabes et les ont ainsi can- phase avec ce qu’il est en tonnées au marché local. «La Europe et aux États-Unis. Car question de l’expansion ne se il y a, c’est sûr, entreprise et posait même pas, rappelle Kha- entreprise familiale. En la lil Fattal, PDG de Fattal Hol- matière, il n’existe pas de défi- ding. Il fallait assurer la survie nition économique universel- de l’entreprise.» Autre frein à lement reconnue, tant les cri- la croissance des entreprises tères sont nombreux et industrielles et/ou commer- variables. Il en est une cepen- Si ces entreprises sont restées en mains ciales, le protectionnisme des dant qui peut s’appliquer pays arabes. Seules les plus ou moins uniformément familiales, c’est surtout parce que leur banques ont pu tirer profit de à ce type de structure: c’est la montée des pays du pétrole, celle d’Octave Gélinier et potentiel de développement grâce à la fuite des capitaux André Gaultier, auteurs de vers le Liban dans les années L’avenir des entreprises per- a longtemps été limité 50, favorisée par la conjonc- sonnelles et familiales», selon ture politique des pays voisins laquelle une société est dite familiale lors- Le Liban, on l’aura deviné, en est encore et l’imposition du secret bancaire. Mais qu’une famille en détient la majorité du loin. Sur le modèle occidental, on ne pour drainer les pétrodollars, nul besoin capital et exerce le pouvoir de direction. trouve que Solidere qui, il est vrai, n’a d’investissements de taille; un siège à Bey- Dès lors, toute la nuance est dans cette rien d’une entreprise familiale, mais dont routh et un bon PR suffisaient. À quoi notion de contrôle du capital ou des un seul homme détient le contrôle réel s’ajoutait l’inexistence de l’épargne qui droits de vote, puisque c’est en cela que avec 6% du capital. D’où la présence de rendait sans objet, jusqu’aux années 60, les structures familiales libanaises se dis- ses technocrates à l’état-major. Certes, l’expansion locale des banques. tinguent de la plupart de leurs sœurs des «le pays est encore jeune», comme le rap- Conséquence des aléas de la conjoncture économies développées. Pourquoi Jean- pelle Raoul Assaf. Ce qui n’explique politico-économique, les besoins en capi- Luc Lagardère, par exemple, a-t-il été le qu’en partie que «le capitalisme y soit taux de ces entreprises sont restés limités gérant commandité du groupe qui porte resté au stade familial, en ce sens que la au marché local, lequel est, comme cha- son nom? Et comment son fils Arnaud a- famille exerce encore un contrôle quasi cun sait, restreint. Et en un sens, cela leur t-il pu lui succéder? C’est qu’avec «seule- absolu sur le capital et partant sur la convenait. C’est, en effet, un réflexe assez ment» 9% des droits de vote, Lagardère direction». De l’entreprise personnelle du répandu, comme l’expliquent Bernard

L’ORIEN T-EXPRESS 56 N O VEM BRE 1997 Catry et Airelle Buff, dans Le Gouverne- ment de l’entreprise familiale. Dans tous Mario Saradar, 30 ans, les pays du monde, la croissance fait peur PDG de la banque Saradar à l’entreprise familiale, tant elle est syno- nyme d’ouverture du capital. Et partant, M ON PÈRE, JOE SARADAR, EST MORT BRUSQUEMENT EN AOÛT 1992, au moment elle reste incompatible avec l’autonomie « où j’allais moi-même intégrer la banque familiale au bout de dix années financière, garante de la pérennité du d’études et de formation passées entre Londres et Paris. À l’époque, je devais y ren- capital familial. Mais au Liban, l’autarcie trer comme tout le monde, par le guichet. Au lieu de quoi j’ai été propulsé PDG, financière était jouable dès lors que l’in- quasiment du jour au lendemain, et en l’occurrence, ce n’était pas qu’une figure de vestissement restait à la portée de la style: j’ai pris mes fonctions avant même mon élection officielle, quatre jours après famille qui autofinançait sa croissance. le décès de mon père. Tout s’est fait si vite qu’il n’y a même pas eu d’intérim C’est le cas des Fattal qui ont «toujours comme le veut l’usage, le temps que soit désigné le nouveau PDG. En fait, il était eu les moyens de leur politique». Mais prévu que je succède à mon père à la tête de la banque – en partie parce qu’il en aussi de la société Vin Musar, produc- était l’actionnaire majoritaire – mais si, et seulement si, j’en avais les compétences. trice des vins Château Musar, «restée Il faut dire aussi que, des six enfants de la troisième génération, j’étais le seul can- familiale par choix», comme le dit son didat possible au poste. Mes deux PDG, Serge Hochar, fils de Gaston, fon- sœurs n’en ont jamais manifesté le dateur de la maison en 1930. La société a souhait: après quinze ans d’excel- donc toujours compté sur le patrimoine lence à la banque, l’aînée s’est de la famille Hochar. engagée dans une autre carrière. On pouvait opter aussi pour l’emprunt Quant à la benjamine occupe auprès des banques. Ainsi de la Cimente- aujourd’hui un poste-clé ailleurs à la banque qui la satisfait pleine- ment. Pour ce qui est de mes trois Parfois, quand les cousins, deux d’entre eux étaient héritiers ne sont pas et sont toujours étudiants et le troisième qui est X-Mines, fait suffisamment nombreux une brillante carrière chez Miche- lin – encore une entreprise fami- pour occuper tous les liale – au Japon. Le conseil d’ad- ministration, presqu’entièrement postes-clés, on passe au formé de la famille, m’a donc élu management à l’unanimité. Il m’a aussitôt accordé sa confiance en estimant technocratique que j’étais à la hauteur de la res- ponsabilité. Et le 23 septembre 1993, je devenais officiellement rie nationale, propriété des familles Dou- PDG de la banque à la place de met et Esseily – l’alliance entre EliasDou- mon père. J’avais 25 ans, un an de met et Isabelle Esseily ayant abouti à un plus que lui quand il a succédé réseau d’intérêts communs aux deux pour la même raison à son propre familles – qui n’a jamais envisagé, elle père, Marius Saradar – fondateur non plus, l’ouverture en Bourse. Elle lui a de la banque en 1948. préféré l’endettement. Et en 1994, face À la maison, on vivait la banque, mes sœurs et moi. Même s’il n’en parlait jamais aux enjeux de la reconstruction, souligne ouvertement, mon père me destinait à lui succéder un jour, mais sans faire aucune Pierre Doumet, 41 ans, directeur général pression; uniquement si je le voulais bien. Moi, cela me convenait tout à fait, je de la société, le conseil d’administration a n’ai jamais envisagé de travailler ailleurs: mon expérience hors de la banque Sara- encore une fois choisi d’emprunter les 50 dar s’est limitée à des stages bancaires en France et à Amsterdam. J’ai donc grandi millions de dollars nécessaires à l’expan- et j’ai été formé dans la perspective de la relève: BSD (Bachelor scientific degree) sion. «Pas seulement pour éviter l’épar- en économie de l’University College of London, DESS d’instruments financiers de pillement du capital mais aussi parce que l’Institut des techniques et des marchés de Paris – où j’ai fait une triple spécialisa- les actifs de la société n’avaient pas tion en front office, back office et audit – et une année de gestion de portefeuille à encore été suffisamment valorisés pour l’Institut de la bourse et du titre, toujours à Paris. Même si je me doutais bien que envisager une cotation en Bourse.» cela pourrait m’arriver un jour, ça m’est littéralement tombé dessus au moment où Faut-il s’étonner dans ces conditions de je m’y attendais le moins: je prenais brusquement la relève, avec une bonne dizaine ce que la société anonyme, dans son d’années d’avance sur le programme prévu. Mort à 54 ans, mon père avait encore acception de concentration du capital, au moins dix ans de carrière devant lui, dans ses deux fonctions de PDG au Liban n’ait connu qu’un succès très relatif? Et et en France. J’ai préféré me consacrer à la banque de Beyrouth qui était en pleine plus encore, de ce que ces S. A. que sont reprise et laisser dans un premier temps la présidence de la banque Saradar France elles-mêmes ces entreprises familiales à un professionnel de la place – tout en occupant le poste de vice-président. Est-ce n’aient, si l’on peut dire, d’anonyme que que j’ai l’intention de perpétuer plus tard la relève familiale avec ma fille de onze le nom? C’est bien parce qu’il existe une mois, Yasmina? À compétences égales, oui. Pas coûte que coûte. relation directe de cause à effet, entre propriété du capital et contrôle du mana-

L’ORIEN T-EXPRESS 57 N O VEM BRE 1997 gement, que les héritiers ont pu et peu- jeune héritier, appelé un jour à prendre la en 1990 à son cousin Georges, décédé – et vent encore prétendre au trône. Quand relève de son père, patron d’une petite pour directeur général son cousin Ber- tous les actionnaires sont de la famille, on (par la taille seulement) entreprise vini- nard. Elle détient 99% de KFF, la société conçoit sans peine qu’ils s’auto-élisent au cole fait, à cet égard, une remarque révé- mère qui possède elle-même 99% des conseil d’administration, lequel nommera latrice: «N otre nom doit perdurer. Mais filiales. À peu de choses près, c’est le ensuite l’un de ses membres PDG ou si vous n’avez que 49% d’une affaire, et même topo chez les Idriss, où Rabah gérant. On n’a en effet aucun mal à s’im- que les 51% se lèvent contre vous, vous Idriss, 55 ans, est PDG de Widriss Hol- poser, soi-même et/ou sa descendance, à êtes bien obligé de partir. L’un de nous ding, tandis que ses quatre frères Mos- l’état-major de l’entreprise. doit diriger et, à défaut, un homme de bah, Samir, Atef et Nabil en sont les vice- confiance. Mais pour cela, nous devons présidents. Un par branche. Les cinq CEN’EST PAS SEULEMENT PAR INSTINCT DE frères sont aussi les gérants de sept des PROPRIÉTÉ (un «résidu de féodalité», dit dix filiales de ce groupe d’agro-alimen- Raoul Assaf) que la famille cherche à La holding, véritable taire, de distribution et d’immobilier. conserver le contrôle sur le capital, c’est À l’intersection, la banque Audi, l’un des aussi pour éviter que le gouvernement ne citadelle familiale, fleurons du capitalisme financier au tombe en «des mains étrangères». Ce Liban. Face à la concurrence, cette permet l'expansion banque, dont les tenants du nom appar- sous contrôle tiennent à une dynastie vieille de cinq générations, a ouvert dès 1962, date de sa refondation en société anonyme, son rester majoritaires». capital aux étrangers – à la famille et au C’est pourquoi les entreprises les plus pays – puisqu’une participation a été importantes ont préféré grandir par la acquise par un partenaire koweïtien. création de filiales, structures autonomes, Depuis, d’autres augmentations de capi- chapeautées par une holding de contrôle, tal ont eu lieu: les deux dernières se sont véritable citadelle familiale qui centralise faites par le biais des certificats de dépôts, l’actionnariat de tous les membres de la des actions privées de voix. Un moyen famille et contrôle les filiales. Fattal Hol- comme un autre pour garder le contrôle. ding, propriété intégrale de la famille, a Car la banque reste familiale; les Audi y pour PDG Khalil Fattal – qui a succédé sont actionnaires de référence avec 26%

Wadih A udi, 46 ans, libraire.

l’époque, j’avais choisi cette filière, après débrouilles. Je me suis donc retrouvé à un bref passage en sociologie, parce que Sharjah, où il n’y avait pas de place pour ça faisait bien venant d’un fils de ban- moi. Très vite, j’ai compris que pour m’en quier. C’est débile, mais c’est comme ça. faire une, il me fallait me battre; qu’on ne OUR MOI, LA BANQUE, C’EST DU PASSÉ. Je D’ailleurs, j’ai vite fait d’arrêter mes me donnerait pas de responsabilités si je l’ai quittée sans regret en 1982, pour études au terme de la deuxième année ne voulais pas les prendre. C’est comme si Pcréer Dédicace, ma librairie, et je ne me parce qu’elles étaient incompatibles avec on m’avait jeté à l’eau en me disant: et vois pas faire autre chose. Mon père, mon stage. J’avais bien envie de rester maintenant, nage. Mais je n’avais aucune Georges Audi, qui est PDG de la banque dans la pub. C’est un métier qui aurait pu envie de nager. De retour au Liban, trois familiale, ne m’a pas retenu; il a eu le tact me convenir et à l’époque, ma seule ans plus tard, j’ai intégré l’une des de respecter mon choix. Mon père n’a chance était de racheter les actions dont agences de la banque, où je me suis pro- rien d’un dictateur, d’ailleurs, il ne m’a voulait se défaire l’un des partenaires de fondément ennuyé. Comme n’importe jamais vraiment poussé à intégrer l’entre- la boîte. Mais il y avait la banque, cette quel employé, j’ai fait d’abord le tour des prise même si je sais qu’au fond, il l’aurait baleine qui attendait de me happer, tout services avant d’avoir ma signature. Là, souhaité – sans avoir besoin d’en parler. comme les autres enfants de la famille. j’ai compris que c’était l’enfer de mettre Dès mon adolescence, il m’emmenait J’ai bien dit la banque, l’institution. Pas son paraphe sur le travail des autres. En faire un tour à la banque pour m’en mon père. En 1978, j’ai donc profité de fait, on espérait que je deviendrais un imprégner. Ceci dit, je n’avais, a priori, mon séjour à Paris pour rentrer en stage jour sous-directeur, puis directeur rien contre l’idée d’y travailler un jour, si à l’Union des banques arabes et fran- d’agence avant de passer à la direction bien qu’après mon bac, je disais volon- çaises (UBAF). Cela n’avait été possible centrale. Je devais prendre la pose c’est-à- tiers que je serai banquier. Je ne savais que parce que la banque Audi y était dire m’imposer à un poste pour lequel je pas encore que je me trompais. actionnaire. Cette première rencontre n’étais pas nécessairement fait. Remar- Un peu plus tard, j’ai découvert la publi- avec la banque a été positive et à la fin du quez, j’aurais pu avoir un bel avenir à la cité, à la faveur d’un stage dans une stage, en 1979, on m’a placé face à un banque. Mais j’étais le fils de mon père et agence que j’ai commencé dès la fin de dilemme: la Investbank (qui fait partie du l’on attendait trop de moi. Quand on est ma première année de gestion. À groupe Audi) à Sharjah ou bien tu te le descendant d’une dynastie, on est

L’ORIEN T-EXPRESS 58 N O VEM BRE 1997 du capital et 51% des droits de vote. Georges et Raymond Audi, respective- ment président et vice-président, ont encore de beaux jours devant leur dynas- Khalil Fattal, 52 ans, tie.

JUSQ U’IL Y A ENCORE PEU, LE RENOUVELLE- PDG de Fattal Holding. MENT DU MANAGEMENT dans ce type d’en- C’est en 1967 que j’ai intégré la succursale de Beyrouth de la société Khalil treprises se limitait au cercle familial, par Fattal et fils, maison mère établie à Damas. J’avais 22 ans, et on m’avait confié une sorte de déterminisme qui portait les la responsabilité d’une équipe de vente. Mon père, Michel Fattal, qui dirigeait héritiers à la tête de l’entreprise. Quand jusque-là la maison de Damas, avait dû quitter la Syrie après la vague de natio- la structure était petite, et les responsabi- nalisations qui n’avait pas épargné notre entreprise. Mon oncle Jean et lui lités partagées entre le père et ses fils, la m’ont alors encouragé à rejoindre l’affaire familiale à Beyrouth, en me disant succession restait facile. Aujourd’hui, qu’il était grand temps que je commence à travailler. Ce n’était pas vraiment certains tiennent toujours à ce style de un choix conscient de ma part. Il faut dire qu’à notre époque, il était on ne peut gestion, comme Serge Hochar, 58 ans, plus naturel de faire carrière dans l’affaire de famille – la question ne se posait devenu PDG de Société industrielle même pas. Et dès notre jeune âge, nous étions conditionnés pour la relève. Musar après le décès de son père, Gas- J’étais peut-être destiné à diriger la maison syrienne après mon père, mais cela ton. «N on que je sois sûr qu’il est le ne s’est pas fait, sans doute à cause de la nationalisation. Bien plus tard, en meilleur possible. Mais parce qu’il y a, 1990, j’ai succédé à mon cousin Georges qui venait de décéder, à la présidence dans une affaire de vin, toute une tradi- du conseil d’administration de la holding familiale. C’est Bernard, son frère et tion d’art à perpétuer. Et à cet égard, la mon cousin, qui a insisté. Par tact, et peut-être aussi parce que j’ai quelques continuité familiale est un facteur de cré- mois de plus que lui, tout simplement. Alors, avec le recul, si c’était à refaire? dibilité et de confiance.» Le fait que le J’aime le commerce, mais je me découvre aussi d’autres affinités, bien que sur dépositaire du nom, le jeune Gaston, 31 le tard, comme l’écriture. Aujourd’hui, en tout cas, les mentalités ont évolué. ans, ait fait Centrale doit quand même Et en famille, nous sommes convaincus qu’il faut laisser la nouvelle génération arranger les choses en permettant de libre de ses choix. conjuguer tradition et modernisation. Car, même si l’esprit dynastique reste très prégnant, l’époque où l’on préférait

condamné à devenir un jour ou l’autre Entre-temps, l’emmerdeur, lui, ne lâchait même toujours actionnaire. Remarquez, numéro deux, trois ou cinq. Je com- pas prise: normal, il s’est senti intou- je n’ai même pas choisi de l’être, c’est prends qu’on préfère avoir un Audi, s’il chable puisque personne ne lui disait mon père qui en a décidé ainsi. Sinon, est prêt à jouer ce rôle. Moi, j’ai refusé rien. On attendait probablement de moi j’aurais profité de l’ouverture du capital d’être happé, j’ai refusé de tendre à que je me batte et que je reste. Mais je pour augmenter ma participation, mais je atteindre mon niveau d’incompétence: suis parti. C’est à ce moment-là que ma ne l’ai fait ni pour moi, ni pour mes trois quand vous êtes né «fils de», tout ce vie professionnelle a vraiment com- enfants. D’ailleurs, quand viendra l’heure qu’on vous demande c’est d’être suffi- mencé, avec Dédicace, ma librairie. de la succession, je souhaiterai me désis- samment efficace pour perpétuer la Comme deux de mes cousins, Pierre, ter de mon héritage en leur faveur. dynastie. directeur de l’opéra d’Amsterdam et C’est plus fort que moi, j’ai naturelle- Ceci dit, j’ai fait beaucoup de choses à la Paul, agrégé de philosophie, chercheur et ment tendance à pousser vers la banque banque. Mais à la fin, le cœur n’y était auteur, je suis de cette branche des Audi mes deux fils et ma fille, respectivement plus. J’en ai presque oublié les fonctions peu portée sur la finance. Cela ne veut âgés de onze, dix et cinq ans. Je sais que que j’ai occupées, tant mon passage m’a pas dire pour autant que je ne crois pas à je devrais me retenir, qu’il faut les laisser peu marqué. En fait, j’ai surtout appris à la famille et à la dynastie. La dynastie, faire leur choix. S’ils sont sérieux, leur faire des sourires à des gens que je n’ai- c’est un peu comme une longue marche place est réservée à la banque, du moins mais pas et à être diplomate. Bref, tout ce que l’enfant rejoint un jour. Mais s’il s’en je le pense. Je n’aimerais pas qu’ils soient que je n’aimais pas faire. Je me souviens trouve un ou deux qui sortent du rang, libraires, même si je n’ai jamais regretté pourtant de ma dernière année à la où est le mal? La marche se poursuivra de faire le plus beau métier au monde. banque, en 1982. Cette année-là, j’étais sans eux. Mais ce n’est pas un métier d’avenir; l’af- au département d’informatique, une Pour fonder ma librairie, je suis reparti faire est bien moins rentable qu’une branche que j’aimais bien. Mais alors de zéro, exactement comme si je n’étais autre et je ne veux pas qu’ils rament même que j’étais à deux doigts d’aimer la pas le fils Audi. Dédicace, au début, per- comme moi. C’est vrai qu’étant le fils banque, mon supérieur hiérarchique qui sonne n’y a cru. Mais le fils Audi qui Audi, j’ai pu me permettre le choix d’une n’était pas un Audi est venu mettre du sel s’amusait à jouer au libraire a fini par telle profession, j’assume. Mais lorsque je dans mon café. Il voulait empêcher tout montrer qu’il en était capable. D’ailleurs, pense à mes enfants, je me dis que tout de le monde de monter. Et quand j’ai le plus bel héritage que j’ai reçu, c’est même quand on appartient à une famille demandé à la famille d’intervenir, on m’a l’amour du livre. Et si j’ai décidé de ne de banquiers, l’argent tombe bien plus répondu de me démerder tout seul. plus exister à la banque, j’y suis quand vite.

L’ORIEN T-EXPRESS 59 N O VEM BRE 1997 mettre en place le raté de la famille plu- tôt qu’un brillant administrateur «étran- Gaston Serge Hochar, 31 ans, directeur des caves de Société ger» semble en voie d’être révolue. De industrielle Musar. plus en plus, les tenants du capital pren- nent conscience qu’il faut bien déléguer JE VIVAIS À PARIS DEPUIS CINQ ANS LORSQUE MON PÈRE M’A DEMANDÉ POUR hors de la famille pour survivre. «Si l’on LA PREMIÈRE FOIS, EN 1993, DE VENIR L’AIDER. À l’époque, j’ai refusé; j’oc- veut durer, fait valoir Rabah Idriss, il cupais un poste d’informaticien à la banque Paribas et je voulais conso- faut savoir oublier les siens.» lider mon expérience. Je suis ingénieur comme mon père, j’ai étudié à Les Fattal, eux, ont confié depuis long- Centrale – Lille et je suis également titulaire d’un DEA en finances de temps des postes clés à des étrangers. Ils l’université de Lille III. Un peu plus tard, mon père est revenu à la ne sont pas les seuls. Dans cette autre charge. Là, j’ai accepté sa proposition. De toute manière, j’allais revenir dynastie, financière et commerciale, au bercail, c’était naturel. Car un jour, cette affaire va m’appartenir en dont la holding est investie à 100% par partie; je me suis donc dit que ce serait dommage de ne pas revenir m’oc- la famille, on a préféré nommer un tech- cuper du patrimoine familial. Mais je n’ai pas démissionné pour autant nocrate à la direction générale. Il est vrai de mon poste à Paribas. Pour le cas où la banque entend ouvrir un que l’homme, un polytechnicien de 40 bureau de représentation au Liban. Je mènerai alors deux carrières de ans avec à son actif dix ans d’expérience front. en France, est méritant. Pour l’instant, le fils du père, 30 ans, licencié en économie Serge Gaston Hochar, 58 ans, PDG de Société industrielle de Paris II, n’est que son adjoint. Mais il M u sar. peut se prévaloir d’un siège au conseil d’administration. J’AVAIS VINGT ANS LORSQUE JE SUIS ENTRÉ DANS L’AFFAIRE FAMILIALE, dont Le passage au management technocra- mon père était le fondateur et le propriétaire-gérant. À l’époque, j’étais tique ne va pas de soi. Souvent on y encore à l’université, où j’étudiais le génie. À vrai dire, je ne voulais pas vient contraint. Par exemple quand les travailler dans le vin; je voulais devenir ingénieur. Mais mon père a héritiers ne sont pas suffisamment nom- réussi à me convaincre. Finalement, j’ai mené deux carrières de front. À breux pour occuper tous les postes-clés, la mort de mon père, en 1973, comme je suis l’aîné de la famille, j’ai pris ou qu’ils n’ont pas le goût de la chose. la tête de l’affaire. En 1975, lorsque nous l’avons transformée en S. A., Inversement, le trop grand nombre d’hé- j’en suis devenu le PDG. De la même manière que mon père, j’ai poussé ritiers peut être la raison de l’appel à des mon fils, Gaston, à intégrer l’entreprise familiale. Et dans cinq ou dix managers de l’extérieur. Cela arrive en ans, il pourrait prendre la relève. général à la troisième génération. C’est, dit-on, un cap critique, et parfois une cause majeure de disparition. À ce stade, le nombre d’héritiers a augmenté, favo- L’époque où l’on préférait mettre en place le raté de risant la discorde. «En raison des dis- la famille plutôt qu’un brillant administrateur cordes possibles et du chevauchement, l’entreprise ne devrait pas compter plus «étranger» semble en voie d’être révolue d’un seul membre de la famille, à la pré- sidence», soutient Pierre Doumet, 41 ans, directeur général de la Cimenterie décédé), l’équipe dirigeante. Mais quand fatalement, quand l’actionnariat s’ato- nationale – qui est toutefois de la viendra l’heure de la relève, on prédit mise, l’imperturbable renouvellement du deuxième génération. «Ce n’est pas ce déjà dans l’entourage de la famille, une management au sein de la famille est mis qu’on a fait pour moi, précise-t-il cepen- rivalité entre Samir Hanna, vieux fidèle à mal. Cela est d’autant plus vrai au dant, mais en l’occurrence, ce n’était pas de la banque, et Marc Audi, 37 ans, Liban où la taille relative des investisse- forcément le mauvais choix.» Nommé actuellement son adjoint mais disposant ments commande que la majorité abso- directeur général en 1994, Pierre Dou- d’une sérieuse longueur d’avance, même lue (51% ) reste entre les mains de la met – qui déploie un CV impressionnant s’il a aussi d’autres atouts à faire valoir, famille si elle entend garder le contrôle. – reste en effet chapeauté par son père, et notamment son diplôme de Dauphine Car une participation inférieure est tota- Joseph, président du conseil d’adminis- et son expérience aux États-Unis. lement insignifiante dès lors qu’il peut se tration. Car il y a, c’est sûr, et malgré l’évolution trouver en face un seul actionnaire plus Mais c’est surtout quand l’affaire com- – et les dénégations – un plafond d’avan- important, ou une alliance capable de mence à s’étendre que le recours à des cement dans les entreprises familiales. À supplanter la famille. Si les Audi ont techniques de gestion plus pointues et, diplôme égal, un héritier est forcément réussi, grâce aux GDR, à garder une par conséquent, à des managers profes- mieux placé qu’un autre pour diriger participation de contrôle inférieure, il sionnels peut devenir une question de l’entreprise familiale. Comme le dit un arrive un moment où les exigences de la survie. «Dès lors qu’on est libre de choi- jeune banquier, lui-même héritier: recapitalisation obligent à choisir. Ce sir ailleurs, souligne Rabah Idriss, on «Quand on n’est pas descendant, on sait n’est peut-être pas pour demain. Mais peut drainer des qualifications supé- d’avance qu’on ne sera jamais numéro après-demain? C’est peut-être pour cela rieures.» C’est ce qu’a dû faire la un ou deux.» que, réaliste et d’ailleurs pas inquiet Banque Audi où Samir Hanna, numéro En fait, si l’entreprise doit se défamiliari- pour deux sous, Pierre Doumet estime trois dans l’organigramme officiel, ser, ce sera par l’ouverture du capital. Il que son propre fils, 8 ans aujourd’hui, forme avec Freddie Baz, conseiller du n’est pas toujours possible de maintenir aura peu de chances de devenir PDG à président et Marc Audi (fils de Jean, le contrôle à travers les holdings. Et, son tour.

L’ORIEN T-EXPRESS 60 N O VEM BRE 1997 M ixedM edia

D’une tenue l’autre, l’air de rien (Airwick). Un spot, deux mesures

R éadapter les film s pu blicitaires en fon ction des pays ciblés est m on n aie cou ran te. C e qu i est plu s in solite, c’est le régim e d’exception don t bén é- ficie l’A rabie saou dite, y com pris par rappor t au reste du Golfe. U n e série de restriction s qu i obligen t à voir les choses en dou ble.

N ZAPPANT SUR LES CHAÎNES ARABES pooing en bonne et due forme. Belle OU LIBANAISES DU SATELLITE, vous plante, chevelure somptueuse et sensua- avez sûrement remarqué qu’un lité à souhait. Version saoudienne, c’est Espot publicitaire se présente parfois en tout autre chose. La censure interdit de deux versions, l’une «normale», l’autre montrer une femme non voilée à la télé. «habillée». Mais, contrairement à ce que D’où une curieuse acrobatie: de face elle l’on pourrait penser, les spots adaptés ne est voilée, de dos, on voit les cheveux. concernent pas l’ensemble des pays du Mais seulement de dos les cheveux. C’est Golfe. Ils sont seulement destinés à l’Ara- soit le visage, soit les tifs, surtout pas les bie saoudite. Les télévisions du Koweït, deux. À ce prix, ça pourrait être aussi de Dubaï et des autres émirats ne posent bien de la lessive. pas, en effet, les mêmes restrictions et Évidemment, quand on «double» le spot, conditions. c’est la même agence et la même maison Du coup, l’expression «Golfe» prend un de production qui réalisent les films. Un sens restrictif dans le vocabulaire des shoot sans voile, et rebelotte, le même, publicitaires, puisqu’elle exclut l’Arabie avec Polaroïd à l’appui, pour que dans la saoudite. Une pub pour shampooing ver- scène suivante, le voile puisse être posé sion Golfe, c’est une pub pour sham- identiquement que dans la précédente.

L’ORIEN T-EXPRESS 62 N O VEM BRE 1997 Mais il y a plus compliqué que de reloo- posées quant aux accessoires ker le cast ou de faire un revoicing (nou- des acteurs et leur gestuelle. velle voix off) parce que l’accent est beau- Tout d’abord, l’alliance est coup trop prononcé. La plupart du obligatoire pour toute femme temps, c’est le scénario qui a besoin d’un accompagnée d’un homme. lifting. Pour la campagne d’un jus de fruit En or pour la femme et en vendu ici et dans les pays voisins, voici le argent pour l’homme, l’al- scénario Golfe: un jeune garçon va à la liance. Pas d’or pour les Saou- plage pour retrouver sa copine (sublime diens, ce n’est qu’un apparat par ailleurs). Décor habituel, piscine, de femme. Ah? Mais la parasols et tralala. Version Arabie saou- meilleure reste quand même dite: Le même type va à la plage pour l’obligation impérative de retrouver... ses copains. Décor habituel, n’utiliser que, seulement et piscine, parasols, etc. À un détail près. Il uniquement la main droite pousse ses «potes» dans l’eau, tout pour vanter un produit ali- habillés. Condition sine qua non pour mentaire. Parce que, pour que l’on puisse voir le jeune homme dans votre petite gouverne, la main gauche, c’est pour... (censure oblige). I l y a plu s com pliqu é qu e de Le problème inverse peut aussi se poser. Lorsque le der- relooker le cast ou de refaire nier film pour le chocolat un revoicing: la plupart du Snickers prévu pour le Moyen-Orient a été tourné, tem ps, c’est le scén ario qu i a l’agence DMB&B a demandé un close up sur les visages des besoin d’un lifting spectateurs du match de foot- ball qui sert de concept, pour l’eau, c’est qu’il porte un t-shirt. Eh oui! la simple raison que des spec- pas de torse nu à la télé. Remarquez, ça tateurs en dechdéché, ça ne brancherait peut-être les nanas, et ça... correspond pas au public Idem pour les films de Pert Plus (sham- libanais. Et l’on se rappelle pooing toujours), agence H&C: dans la que le refrain de Pepsi, Yalla variante saoudienne du spot Golfe, au Chabab, a été «libanisé» au Au Luna Park, en fonction du look (Pert Plus) lieu des filles qui invitent les joueurs de bout de quelques jours pen- volley à les rejoindre à une «party» au dant lesquels on l’avait entendu chanter des double-tournages. Que ce soit pour le Caesar’s du Regency, ce sont des mecs avec l’accent de la Péninsule. client ou l’agence, il est plus bénéfique de qui leur demandent de les retrouver, on C’est en fait, les produits appartenant tourner deux spots à variantes en un, que ne sait où... Pas de boîte parce que pas aux multinationales Procter and Gamble deux spots différents. Le coût en est évi- d’alcool. La seule attraction autorisée, (Pantene, Pampers, Pert Plus, Always...) demment moins élevé. Et puis, ça paraît c’est le Luna Park. Petit flirt innocent qui et Effemex (Twix, Bounty, Snickers, etc.) d’acquérir probablement une meilleure tente une fille et la convainc d’y aller (au qui ont le plus souvent cette politique maîtrise de la technique. Diable! il faut Luna Park) pour le Liban (donc le Golfe), d’adaptation globale pour le Moyen- toujours beaucoup de dextérité pour et c’est des copines qu’elle doit rejoindre Orient. Et ce sont les boîtes de produc- cacher ce que l’on ne saurait voir, mais dans l’autre version. tion Talkies et Intaj qui réalisent les spots qu’on doit quand même imaginer. D’autres conditions sont également de P&G. Ils ont donc l’habitude de faire MÉDÉA AZOURI

L’ORIEN T-EXPRESS 63 N O VEM BRE 1997 Histoire de Pub une encase moins?

L'ORIENT-EXPRESS 64 NOVEMBRE 1997

DÉTOURN EMEN T D’IMAGE écidément, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond à la LBC. Après Davoir été copiée par toutes les autres chaînes, voilà qu’elle se met, elle, à singer les jeux de la... Murr TV. Tâche ardue pourtant que de faire aussi mauvais que O u‘a tinsa et Khallik Ma‘na. Mais impos- sible n’est pas LBC, et voici Min Addak, une cacophonie insupportable autour d’un concept qui date de la première moi- tié des années 80. En France, Dessinez c’est gagné!, dont Min Addak se veut la copie, est passée aux oubliettes depuis cinq ans. Il paraît que c’est comme ça que la LBC entend reconquérir le public jeune et moyennement cultivé qui l’a désertée. Enfin! tout ça reste véniel par rapport à W a’if ta illak, probablement l’émission qui, dans l’histoire de la télévision liba- naise, a le plus franchement pris les télé- En première année de fac, cela aurait Tania Saleh ou un Ahmad Kaabour? Eux, spectateurs pour des cons, même si elle mérité un zéro pointé. au moins, ont su donner de la gueule à vient de faire les conversations dans le On conçoit que Pierre Daher, occupé au une chaîne sans âme. JAMAL ASMAR pays avec le mariage-loterie qu’elle a mis montage financier de la nouvelle holding en scène. du groupe LBC, n’ait pas eu le temps de Curieux message que par ce coup de rela- s’occuper de l’image de sa chaîne en cette l serait peut-être temps de mettre tions publiques la LBC nous délivre. rentrée. Mais, quand l’amateurisme s’ins- en place une procédure effective Comme si elle nous disait que, oui, c’est talle ainsi dans une chaîne habituellement Ide vérification de la diffusion des avec son émission la plus insultante pour si professionnelle, il faut au moins journaux, cela éviterait au moins la la dignité des gens qu’elle entend imposer prendre le temps de s’inquiéter et, à défaut publicité mensongère. Entre le Dyar, sa primauté. Avec les quelques dizaines de de trouver un vrai directeur des pro- qui se prétend brusquement numéro un des ventes de la presse quoti- milliers de dollars que tout cela a dû coû- grammes, faire vite d’appeler à la res- dienne au Liban, alors qu’on le sait ter, il y avait peut-être moyen de faire cousse des relookeurs confirmés. Depuis que la LBC a investi le satellite, son image de science certaine à dix mille exem- autre chose, non? plaires en dessous du au Eh bien, faut croire que non. S’il faut ne lui appartient plus, elle participe de Nahar celle du Liban et des Libanais. C’est dire moins, et le magazine enrhumé qui juger d’une boutique par l’agencement de s’autoproclame leader de la presse sa vitrine, la LBC semble déterminée à qu’on n’a pas besoin d’être actionnaire de la holding pour se demander ce qu’attend francophone, y a pas mal de nez qui proposer les mauvaises réponses aux se sont allongés ces temps-ci. bonnes questions. Ah! on avait bien tort Pierre Daher pour ranger dans un placard de croire que son département Marketing ses détourneurs d’images et engager une et Promotion somnolait. En fait, il phos- phorait sur l’image de la chaîne. Résultat brillantissime: d’abord Chi ta‘qid, ce clip qui montre admirablement combien la BEYROUTH YA BEYROUTH, COMPLAIN TE distance est ténue entre séduction et vul- garité. Place aux jeunes, dit le clip. Certes, Il fallait y penser... MTV l’a fait. On ne pouvait pas faire plus lumineux comme mais quelques uns de ces jeunes, on le sait émission. Ghazy, présentateur de l’époque de Zitrone et Tania Awad, mademoi- pour les avoir vus à l’œuvre, ont des âmes selle Météo et voix du Morico TV Shopping est le tandem le plus indigeste qu’ait cacochymes, tel l’énergumène qui présente pu avoir le PAL. Deux heures de calvaire pour un concept d’amateur. «Oui Ghazy, le susmentionné W a’if ta illak. De tout le walaw Ghazy, hihihi Ghazy», on aimerait bien savoir qui est à l’origine des dia- lot, seule la rafraîchissante Suzy échappe logues. En tout cas, ce n’est sûrement pas Audiard. au naufrage. Mais le pire était encore à Quant au concept, n’en parlons pas. Que trouve-t-on dans l’émission: un invité venir. FBI, FBI., nous a-t-on seriné pen- vedette, une surprise pour l’invité, des invités «annexes», un psy... on ne sait quoi dant quelques jours, et l’on en salivait qui interprète tout et n’importe quoi, une caméra cachée, un styliste et le clou de d’avance, en se disant qu’on aurait bien- la soirée, les trois blagues de Tania. Envoyées par des téléspectateurs, la plus drôle tôt, enfin, une série policière américaine – ce sont les invités qui décident de la meilleure, ou plutôt de la moins catastro- comme à la grande époque et, pourquoi phique – vaut à son auteur de gagner un ustensile ménager. Terrible. Aucune conti- pas? Profiler, l’émission délicieusement nuité dans l’émission. On se la joue Dechavanne, on termine comme John Saad. ambiguë qui passe sur NBC. Las, le tea- Tania s’obstine à nous montrer qu’elle a suivi des cours de journalisme et Ghazy sing eut tôt fait de tourner à la plaisante- tente d’être naturel et à l’aise. Hécatombe... rie de potache. Fadi’s Boys International!

L’ORIEN T-EXPRESS 66 N O VEM BRE 1997 e n’était pas tout de ON PREND LES MÊMES... programmer une Cœuvre ambitieuse, Et de deux! Après Barilla Maaacaroni, c’est au tour de Ray-o-vac de réactualiser encore faut-il la défendre. la chanson lancée lors de la campagne dans les années 70. Chou bataritak... Ray- Télé-Liban s’en est soigneu- o-vac!! Si c’est un film qui fait un produit, la musique y contribue énormément. Et Fraîcheur de vivre... Hollywood Chewing sement abstenue pour al- parfois c’est tout ce qu’on en retient: , l’adaptation signée Elie gum, O rangina, secouez, secouez-moi!, Always Coca Cola. C’est aussi comme Raghif Marlboro, connue par tous et remastérisée au goût du jour. Adabachi du roman de Toufic Si Vincenti, agent de Barilla, a décidé de remettre sur rails l’ancien jingle de la Youssef Aouad. Peu de promo- marque, c’est tout simplement parce qu’un jour, au supermarché, en passant tion, générique modifié à l’insu devant le rayon pâtes, il a entendu une femme fredonner l’air. Quant à Ray-o-vac, du réalisateur, et coupé d’une c’est le renouveau dans la continuité, en moins populaire, moins classique, une nouvelle image quoi. page de publicité pour le spon- Qui, aujourd’hui, au-delà de l’âge de quinze ans ne connaît pas le refrain? Les nou- sor, saucissonnage de l’épisode velles Ray-o-vac sont arrivées! Même chanson, changement de look. Sharp Pencil avec davantage d’écrans publi- qui succède à PubliRizk, reprend le slogan, héritage du produit, depuis plus de citaires que les trois prévus vingt ans. Chou bataritak? Depuis début octobre sur la LBC et Future, la chanson par Adabachi... Ce dernier a en est rechantonnée. Piles populaires, chanson populaire mais cast plus «in». On a troqué la série de petits films, contre un, plus «moderne». Cette fois, c’est une tout cas retenu la leçon: son jeune fille qui, assise dans le bus, son walkman sur les oreilles, se fait aborder par prochain projet télé, il le fera à un jeune homme. Ses batteries meurent, logique, et le conducteur du bus lui donne LBC. Pierre Daher n’aura pas un paquet qu’il a sur lui. Chou bataritik? Ça ressemble un peu à la pub pour attendu plus de quelques jours Crunch, mais le concept qui reste très populaire, est bien sympa. À quand un nou- pour lui faire une proposition. veau Bonjour bonjour Lita?

PUB CERAMCO 1/2 PAGE

L’ORIEN T-EXPRESS 67 N O VEM BRE 1997 f o r m e (s) N. ROMANOS N. Cristina Dieckman, Miss Esparta, était favorite. Quelle terrible injustice a voulu qu’elle finisse Trois sylphides et un explorateur dees seconde? llanos, ici endimanché. Au pays des belles...

Qu an d le très in trépide N abil R om an os est lâché au Ven ezu ela, il n e sait plu s où don n er de la tête. En tre anacondas et alligators, ex-Miss et aspirantes au titre, c’est la loi du plu s for t qu i règn e. Sous l’œil rincé du curieux.

CARACAS – NABIL E. ROMANOS

UCUN PAYS N’A LA FERVEUR DU La plus célèbre des Miss Venezuela est VENEZUELA POUR SES REINES DE sans doute Irène Saez, Miss Univers BEAUTÉ. Tout juste après le 1981, présentement maire de Chacao, Acatholicisme, la religion secondaire du une municipalité autonome de 200 000 pays est le culte de ces femmes, et habitants, la plus prospère et la plus l’union nationale est cimentée par l’im- chic de l’agglomération de Caracas. À C ’est la torride I rèn e Saez, mense orgueil d’avoir gagné depuis 35 ans, Irène Saez est en tête, et depuis 1979 quatre Miss Univers et cinq Miss plus d’un an, de tous les sondages pour Miss Univers, 1981, qui Monde, sans compter les fois où Miss les élections présidentielles de 1998. Si par t favorit e pou r les Venezuela était première ou seconde le scrutin avait lieu aujourd’hui, elle dauphine de Miss Univers ou de Miss serait élue présidente du Venezuela avec présiden tielles de l’an n ée Monde, comme en 1996 avec Marena un minimum de 45%. Avis aux mau- Bencomo, vice-Miss Univers. vaises langues déjà mentionnées (dont prochaine

L’ORIEN T-EXPRESS 68 N O VEM BRE 1997 f o r m e (s) N. ROMANOS N. N. ROMANOS N. L’alligator a souvent faim. Très faim. ... et des bêtes INCEZ-MOI, S’IL VOUS PLAÎT, J’AI L’IMPRESSION DE RÊVER. Le week-end dernier, j’étais encore dans les llanos (brousses marécageuses) vénézuéliens, photogra- Pphiant des alligators et des anacondas de plus de quatre mètres dans leur habitat naturel. Ce soir, invité au gala de Miss Venezuela, dans le pays qui truste les concours mondiaux, je suis entouré de trois reines de beauté. Comment résister au parallèle des belles et des bêtes, bien que Cocteau ne soit pour rien dans cette affaire? J’ai longtemps pensé à ces mauvaises langues qui disent que les reines de beauté n’ont que leur physique pour elles, et qu’elles sont souvent... bêtes. Pas du tout. Ces belles demoiselles de 18 à 21 ans qui défilent devant moi savent ce qu’elles veulent et affirment leur détermination à gagner. La concurrence, bien que cachée par des sourires trop souvent artificiels, est bien plus farouche que parmi les féroces prédateurs des llanos. Pourtant, les bêtes sont elles aussi splendides. Me limitant aux animaux exotiques, j’étais surtout intéressé par les anacondas, les chiguires (plus connus sous le nom brésilien de «capibara»), les fourmiliers et les alligators, appelés «baba» au Venezuela. Le chiguire, sorte de grand lapin qui atteint la taille d’un cochon, est bien. Bien cuisinée, la viande du capibara est excellente. Les anacondas sont certainement d’accord avec moi. Après avoir avalé un chiguire de trente kilos d’une seule bou- chée, et avec une digestion qui dure presque un mois, l’anaconda n’est pas vrai- ment agressif, bien que Hollywood essaie de nous convaincre du contraire. S’ap- procher à cinquante centimètres d’un anaconda de plus de quatre mètres n’est pas si héroïque que ça. Par contre, les alligators m’ont paru toujours affamés et méchants. Malgré tout, à part quelques incursions causées par la faim, il y a une certaine entente et des relations d’assez bon voisinage dans ce royaume animal. N. ROMANOS N. Au pays des bêtes, j’avais un guide llanero, Ramòn qui, le jour où nous décou- Anaconda visqueux, de plus de vrîmes les anacondas, me confia fièrement qu’il avait vingt-six enfants de cinq quatre mètres, digérant sa tendre femmes différentes (une seule était son épouse légitime), presque autant d’enfants proie: un chiguire probablement. qu’il y avait de Miss devant moi. J’aurais dû me sentir coupable de l’éloigner ainsi de sa nombreuse progéniture, mais il admit que ma présence lui avait évité de quelques-uns de ses opposants poli- choisir avec quels enfants, avec quelle «famille» passer ce dimanche. Auprès des tiques font partie), beauté et intelli- belles, cependant, Ramòn ne pouvait m’être d’aucun secours. C’est un autre gence vont de pair, du moins chez elle! «guide» qui m’y mena: Daniel, un ancien photographe officiel des Miss Venezuela Ceci dit, Irène Saez est un phénomène que j’avais rencontré lors d’un voyage en pirogue vers la chute du... Saut de politique unique en son genre, puisque l’Ange. Autres chutes, autres anges. les autres ex-Miss Univers vénézue- N. R.

L’ORIEN T-EXPRESS 69 N O VEM BRE 1997 f o r m e (s)

Pupilles de la Nation.

U n e sor te de dar win ism e soft règn e chez les M iss. I ci, les sou rires cachen t à pein e les jalou sies N. ROMANOS N. Maria Bencomo en chair et en os. Calmos!

liennes, Alicia Machado (1996), Bar- bara Palacios (1986) et Maritza Saya- lero (1979)) se sont cantonnées au monde de la télévision ou du spectacle, une fois leur règne terminé. C’est à un homme, Osmel Sousa, 49 ans, d’origine cubaine, que revient le mérite de ces succès. Dur et exigeant, c’est lui qui sélectionne annuellement les vingt-neuf candidates au titre de Miss Venezuela. Il les forme, les entraîne, les pousse à se refaire le nez ou s’étoffer la poitrine si nécessaire, bref c’est lui qui fournit tout l’effort. Ce soir, naturellement, pour le gala de la présen- tation officielle des candidates à Miss Venezuela, c’est lui qui les chapeaute, le plus prestigieux concours national de beauté au monde. Le plus cher aussi, avec une dotation de huit millions de

dollars. Autour de lui, pour accueillir ROMANOS N. les invités, trois jeunes femmes qui Un couple de chiguires. Peinard. avaient symbolisé la beauté vénézué- lienne en 1996: Marena Bencomo, Miss qui avait représenté le Venezuela au International. Ces trois jeunes beautés Venezuela régnante et Première Dau- concours de Miss Monde, et Consuelo avaient été choisies pour participer aux phine de Miss Univers, Ana Cepinska Adler qui remporta le titre de Miss trois concours internationaux, dont le

L’ORIEN T-EXPRESS 70 N O VEM BRE 1997 f o r m e (s)

GRANDE ÉCOLE

I AU VENEZUELA, ON A DÉJÀ RAFLÉ QUATRE TITRES DE M ISS UNIVERS et Scinq Miss Monde, ce n’est pas seule- ment grâce à la simple et juvénile beauté des candidates. Avant de pou- voir postuler au titre de candidate de Miss Venezuela, les jeunes filles, préalablement sélectionnées, passent une année dans une école spécialisée. Eh oui, on ne rigole pas avec ces choses-là. Une année complète, pour être refaite (nez, seins et parfois lipo- succion), relookée, apprendre à mar- cher, à se déhancher, à être sensuelle et surtout à parler anglais. Parce que Miss Venezuela va participer aux deux grands concours mondiaux, et il faut bien montrer au jury que les Vénézuéliennes en ont aussi dans la tête. Apprentissage des réponses aux N. ROMANOS questions bateaux qui tombent géné- ralement: Q ue feriez-vous si vous gagniez une grande somme d’argent? Si vous deviez choisir entre l’amour et l’amitié? Q uel est votre plus grand rêve? Et toutes sortes d’autres inter- rogations essentielles. Un an de cal- vaire, à un prix exorbitant, sans réus- site garantie. Un an de calvaire, pour apprendre à plaire... au plus grand nombre. N. ROMANOS N. Candidate à rien, sinon au regard. plus prestigieux est le Miss Univers. Dieckman (de Nueva Esparta), une C’est là qu’ira l’heureuse gagnante de ce blonde splendide. Au fil des années, soir. concours après concours est confirmée L’affaire Machado Une fois que les invités eurent fini de se la prélidection que le Venezuela a pour LUE M ISS UNIVERS EN MAI 1996 À saluer, de voir et de se faire voir, la soi- les blondes. LAS VEGAS, la belle Vénézué- rée a pu commencer. Les concurrentes La plus grande était Miss Carabobo, Élienne n’a pas tenu la route. étaient rayonnantes de beauté et de jeu- Heidi Garcia, avec ses 1,89 mètre. Jes- Quelques mois après son élection, nesse, sveltes et gracieuses. Après un sica Madureri (Miss Merida) était la Alicia Machado avait pris treize show de musique et de danse, elle défi- plus sexy. Quant à moi, mon cœur kilos. Le comité ayant menacé de la lèrent suivant un thème genre «femme balançait entre Miss Cojedes et Miss destituer de son titre, l’homme d’af- fatale», arborant les modèles prêt-à- Tachira, la première une brune faires américain Donald Trump –, porter de Lacroix, Kenzo et Sonia piquante et la seconde, une «châtain» qui n’est autre que le producteur et le Rykiel. Ce défilé alternant avec un autre aux reflets roux et superséduisante. grand financier de l’élection – est en jeans noirs et marron augmenta l’ex- Une sorte de darwinisme soft règne chez venu à son secours, et lui a payé son citation du public, et après divers inter- les Miss. Ici, ce n’est certes pas la loi du régime. Photos dans la presse, grosse ludes, ce fut, enfin, le clou du spectacle: plus fort (quoique...), mais plutôt la campagne. On a vu Alicia sous toutes le défilé en maillots de bain couleur bleu survie de la plus belle et les sourires ses formes. Au régime, dans une salle ciel, portant l’agitation de l’assistance à cachent à peine les jalousies. Qui a de sport... et finalement, le régime le son comble. gagné en fin de compte? Miss Tachira, plus publicisé du Venezuela a porté bien sûr. Veruska Tatiana Ramirez ses fruits. Lorsque, il y a quelques J’AVAIS CRU QUE LA PLUPART DES CANDI- représentera le Venezuela au concours mois, elle a remis son titre à la nou- DATES AURAIENT UN LOOK EXOTIQUE et de Miss Univers, et l’ex-favorite Miss velle Miss Univers, elle était comme seraient plus représentatives du métis- Nueva Esparta ira au concours de Miss au premier jour... sage au Venezuela. Mais le look euro- Monde. Pour les autres, après une péen continue à dominer les concours fugace notoriété locale, ce sera demain de beauté, et la favorite était Cristina le retour à l’anonymat.

L’ORIEN T-EXPRESS 71 N O VEM BRE 1997 t o u s t e r r a i n s NBA : L'A N N ÉE D E LA RELÈVE?

CLAUDE ACHKAR

EN QUÊTE D’UNE SIXIÈME COU- RONNE, MICHAEL JORDAN, LE CHEF D’ORCHESTRE DES CHICAGO BULLS VIEILLISSANTS, FERAIT UN EXCELLENT CHAMPION POUR SA DERNIÈRE SAISON EN N BA. FACE JohnStockton et AUX TENANTS DU TITRE QUI ONT Scottie Pippen à nouveau en finale GARDÉ LES MÊMES LES AMBITIEUX , cette saison? SONT NOMBREUX: UTAH JAZZ, FINALISTE MALHEUREUX LA SAI- SON DERNIÈRE; M IAMI H EAT, QUI A ATTEINT POUR LA PREMIÈRE FOIS

DE SON HISTOIRE UNE FINALE DE VINCENT LAFÔREET- AP PHOTOS CONFÉRENCE; O RLANDO M AGIC, QUI S’EST BIEN REMIS DU DÉPART ConférenceEst DE SHAQUILLE O ’N EAL; H OUS-

TON ROCKETS ET SON TRIDENT ATLAN TA HAWKS (CLASSEMENT 97: 4) meilleurs marqueurs de la saison dernière BARKLEY-DREXLER-O LAJUWON; L’arrivée de Mutombo la saison dernière sont passés à la trappe. C’est avec une avait fait monter les actions de l’équipe équipe très jeune, articulée autour d’An- LOS ANGELES LAKERS, QUI qui a d’ailleurs réussi à atteindre les toine Walker et de deux rookies, Chaun- demi-finales de la conférence avant de cey Billups et Ron Mercer, qu’il entend CONTINUE DE CROIRE QUE SHAQ s’incliner face aux Bulls. Totalement réussir son pari. N’EST PAS UN LOOSER ET N EW satisfaite de ce résultat, la franchise n’a strictement rien changé à son effectif CHARLOTTE HORN ETS (6) YORK KNICKS, QUI JOUE SA DER- même s’il est évident que l’absence d’un Satisfaits de leur parcours la saison der- deuxième arrière de talent se fait cruelle- nière, les Hornets ne s’en sont pas moins NIÈRE CHANCE D’OFFRIR À PAT ment sentir. étoffés durant l’été avec l’arrivée de EWING LE TITRE QU’IL CONVOITE Bobby Phils et David Wesley qui viennent BOSTON CELTICS (15) renforcer le banc un peu maigre de la sai- TOUJOURS À 35 ANS. Pour Boston, le choix lors de l’intersaison son dernière. Le retour du Parisien Jr. POUR SUIVRE CE QUI EST INDISCU- ne se posait même pas. Les légendaires Reid est également une bonne affaire. Celtics sortaient de la saison la plus cala- Pour peu qu’Anthony Mason soit aussi TABLEMENT LE CHAMPIONNAT LE miteuse de leur histoire (15 victoires seu- bien disposé que la saison précédente, ils lement en 82 matches) avec le seul espoir pourraient se retrouver de nouveau en PLUS HUPPÉ DE LA PLANÈTE UN , non pas de retrouver les play-off, mais play-off. PASSAGE EN REVUE DES VINGT- seulement un peu de dignité. L’entraîneur Rick Pitino s’est penché sur ce moribond CHICAGO BULLS (1) NEUF ÉQUIPES DE LA N BA. avec sa vigueur coutumière. Cinq des six Bien assis sur leurs certitudes de quin-

L’ORIEN T-EXPRESS 72 N O VEM BRE 1997 tuples champions NBA, les Chicago Bulls et de . Avec Mark ont laissé passer l’intersaison sans bou- Jackson comme meneur de ger. Ou presque. L’électroencéphalo- jeu et Mark West pour gramme n’est pas totalement plat, car remplacer Eric Dampier, Dickey Simpkins a été envoyé à Oakland cédé à Oakland en échange en échange de Scott Burell. Arrivée égale- de Mullin, voilà un cinq ment de Joe Kleine, un pivot pour garnir qu’on devrait retrouver en le banc et départ à Detroit de Brian play-off. Williams. Autant dire que la physionomie des Bulls ne va pas être bouleversée. Phil MIAMI HEAT (2) Jackson, l’entraîneur, reste un an de plus Que pouvait-on attendre pour 7 millions de dollars, Dennis Rod- des dauphins des Bulls, man a renouvelé son bail pour 4 millions, dans la conférence Est? Scottie Pippen a fait de même. Quant à Rien, sinon garder les Jordan, il touchera pour sa dernière sai- mêmes pour une nouvelle son 33 millions. saison. L’équipe de Miami a encore fait mieux puis- CLEVELAN D CAVALIERS (9) qu’elle a réussi à renforcer Quatrième de la conférence Est en 1996, son banc, ce qui la rend Cleveland a connu l’année dernière, après encore plus dangereuse. avoir laissé filer Majerle, une saison Avec Terry Mills, un shoo- blanche, en n’atteignant même pas les teur à trois points et Duane play-off. Pour retrouver une position plus Causwell, un pivot qui respectable, on a opté pour une solution arrive de New York, radicale déménageant tout le cinq l’équipe de Pat Riley peut majeur. Avec l’arrivée de Shawn Kemp et affronter n’importe quel du meneur débutant Brevin Knight, c’est imprévu... comme la bles- tout le style de jeu des Cavs qui s’en sure d’Alonzo Mourning trouve modifié. Une thérapie de choc qui ne sera de retour qu’en pour retrouver une place en play-off. On janvier. peut y croire. MILWAUKEE BUCKS DETROIT PISTON S (5) (11) La saison dernière, Detroit avait chuté en On attend toujours la play-off face à Atlanta. Les Pistons ont totale éclosion de Glenn alors décidé de se renforcer dans leur sec- Robinson. On assistera teur le plus faible, le rebond. Champion peut-être plus rapidement à MORRY GASH/AP PHOTOS avec les Bulls, Brian Williams ne recevait celle de Ray Allen qui nan- Pour sa dernière saison, Jordan touchera 33 millions toutefois qu’un salaire de misère, le mini- tit la ligne arrière des Bucks de dollars. mum syndical (30 000 dollars l’an). Il est allé voir sous d’autres cieux. C’est ainsi qu’il a atterri à Detroit, pour 40 millions NBA, MODE D'EMPLOI en six ans, où il remplacera Otis Thorpe. L’arrivée de Malik Sealy ne compensera Vingt-neuf équipes réparties en deux conférences (Est et Ouest), elles-mêmes com- pas toutefois le départ de Terry Mills posées de deux divisions chacune (Atlantique et Centrale pour l’Est; Centre-Ouest (42% aux 3 points). Le départ probable et Pacifique pour l’Ouest). en retraite de Rick Mahorn rendra Division Atlantique: Boston Celtics, Miami Heat, New Jersey Nets, New York l’équipe plus faible que l’année dernière Knicks, Orlando Magic, Philadelphia Sixers, Washington Wizzards. malgré la présence de Grant Hill et de Joe Division centrale: , Charlotte Hornets, Chicago Bulls, Cleveland Dumars. Cavaliers, Detroit Pistons, , Milwaukee Bucks, Toronto Raptors. Division centre-ouest: Dallas Mavericks, , Houston Rockets, Min- INDIANA PACERS (10) nesota Timberwolves, San Antonio Spurs, Utah Jazz, Vancouver Grizzlies. Décevants tout au long de la saison der- Division Pacifique: Los Angeles Clippers, Los Angeles Lakers, Oakland Warriors, nière, les Indiana Pacers espèrent faire , Portland Trail Blazers, Sacramento Kings, Seattle Supersonics. leur come-back et, pour rajeunir, ils se • La saison régulière: chaque équipe dispute 82 matches et rencontre de deux à cinq sont offert du vieux. Avec comme chef fois ses adversaires, selon leur proximité géographique (cinq fois les équipes de d’orchestre le grand Larry Bird, épaulé même division). Début: 31 octobre. Dernière journée le 19 avril 1998. par . Oui, vous avez bien lu, • Play-off: seize équipes qualifiées (huit par conférence). Premier tour au meilleur er e e e Larry Bird est de retour en NBA, et cette des cinq manches (1 contre 8 , 2 contre 7 , etc.); demi-finales et finale de confé- nouvelle fut la sensation de l’été, même si rence au meilleur des sept matches; les deux vainqueurs disputent le titre, toujours ce n’est qu’en tant qu’entraîneur. Côté au meilleur des sept matches et toujours avec le match décisif chez le mieux classé terrain, l’intersaison aura été alimentée de la saison régulière. par l’arrivée de Chris Mullin qui devra • All-star game week-end: 6 au 8 février. alléger le travail offensif de Reggie Miller

L’ORIEN T-EXPRESS 73 N O VEM BRE 1997 t o u s t e r r a i n s

obtenu une sérieuse rallonge financière (60 millions pour un nouveau contrat de trois ans) devrait faciliter le boulot.

ORLANDO MAGIC (7) Non, le départ de Shaquille O’Neal n’a pas décapité le Magic car la tête est tou- jours haute et fière. Celle de Penny Har- daway, tout d’abord qui a montré lors des play-off face à Miami toute l’éten- due de son talent. Mais également celles de Derek Strong, Nick Anderson, Rony Saikaly, Horace Grant. Avec l’arrivée de Chuck Daly comme entraîneur, du roo- kie Taylor, de Derek Harper, Ed O’Ban- non et Charles Outlaw, Orlando aura cette année un banc plus consistant qui lui avait fait cruellement défaut la sai- son dernière.

PHILADELPHIA SIXERS (14) Quinzième en 1996, quatorzième en 1997, Philadelphia ne peut plus tomber plus bas. Les arrivées du vétéran Terry Cummings, du chevronné Jim Jackson, d’Eric Montross, du Slovène Marco Millic et des débutants Tim Thomas et Anthony Parker apportent indéniable- ment un plus à la franchise. Avec Der- rick Coleman, Jerry Stackhouse et Allen Iverson qui sont restés et un coach rigoureux comme Larry Brown, les Sixers devraient rapidement retrouver une place plus conforme à leur vraie valeur.

TORONTO RAPTORS (12) Ce ne sera pas encore cette saison que les Raptors disputeront les play-off. Isiah Thomas a pu garder sa vedette Damon Stoudamire, mais a dû se contenter d’un seul renfort, le débutant Tracy McGrady. L’équipe est jeune, la pression n’est pas immense, c’est l’en- droit rêvé pour des débutants en NBA.

SCOTT CUNINGHAM/NBA PHOTOS Le travail à long terme se poursuit, il Kukoc, il a tout d'un grand. faudra attendre encore quelques années d’une réelle menace offensive. Vin poir. John Calipari, l’ancien coach de avant de voir la franchise canadienne au Baker et Sherman Douglas sont partis; l’université de Massachussetts, a vite niveau des meilleures. Terrell Brandon, Michael Curry, compris pourquoi on lui a fait un pont Tyrone Hill et Ervin Johnson arrivent. de dollars pour venir. C’est tout simple- WASHIN GTON WIZZARDS (8) C’est bonnet blanc et blanc bonnet. Ce ment pour ne pas avoir la tentation de Les Bullets décevaient, ils se sont don- n’est pas encore cette année qu’on repartir en courant. nés un nouveau nom, les Wizzards. retrouvera Milwaukee en play-off. Vont-ils surprendre? Malgré une place N EW YORK KN ICKS (3) en play-off obtenue à l’arraché, l’équipe N EW JERSEY N ETS (13) Ewing et les siens ont juré d’être un jour de Washington ne parvient pas à Eric Montross et Jimmy Jackson sont ceux qui battraient Michael Jordan concrétiser son potentiel qui est énorme partis à Philadelphia, Joe Kleine a fait dans une série de play-off. C’est cette sur le papier. Quand on peut aligner ses bagages pour Chicago. Michael année ou jamais. On peut leur taper dans une même formation Chris Weber, Cage, Don MacLean et Lucious Harris régulièrement sur le crâne mais les Juwan Howard et , on arrivent de chez les Sixers. Qui a gagné Knicks se relèvent toujours. L’effectif, doit avoir de l’appétit. Les joueurs, au change? Seule l’arrivée du débutant qui a mûri – ou vieilli – devrait une jeunes pour la plupart, n’ont-ils pas Keith Van Horn, drafté en numéro deux nouvelle fois s’illustrer dans les pro- atteint l’âge auquel il faut commencer à en juin, apporte une mince lueur d’es- chains mois. Le fait qu’Ewing ait prouver sa valeur?

L’ORIEN T-EXPRESS 74 N O VEM BRE 1997 DR ConférenceOuest

man et Joe Wolf. Heu- pourtant en mai dernier, lors des play- reusement au pivot, off, ce transfert à sensation n’a pas rendu c’est Dean Garrett qui le véritable impact qu’on était en droit lui succède. Allan Bris- d’attendre. Pour cette saison, Byron tow, le nouveau mana- Scott est parti en Grèce gagner de l’ar- ger, a ramené dans ses gent, tandis que Rick Fox, le rêve du filets deux rookies, le management des Lakers, est arrivé de puissant ailier Danny Boston. Eddie Jones et Nick Van Exel Fortson et le pivot Tony sont restés et, surtout, Kobe Bryant (19 Battie. ans) a atteint sa maturité. C’est le vrai plus des Lakers qui peuvent cette saison HOUSTON aller en finale. À moins que la réputation ROCKETS (3) de looser que Shaq s’est construite, on ne L’embellie aura été de sait comment, ne soit trop pesante. courte durée pour les Quoiqu’il arrive, on s’attend à ce que Rockets, après leur cette équipe mûrisse et réalise son double titre de 1994 et incroyable potentiel. 1995. S’ils sont arrivés ensuite à deux reprises, MIN N ESOTA TIMBERWOLVES (6) et les deux fois avec Beaucoup de bruit pour trois fois rien du peine, aux portes du côté de Minnesota au cours de l’intersai- paradis, ils n’ont pas son. Peu de pronostiqueurs avaient prévu confirmé. Avec Charles que les Timberwolves iraient en play-off Barkley, Clyde Drexler, en 1997. L’équipe semble avoir un bel Hakeem Olajuwon et avenir, mais celui-ci passe par Kevin Kevin Willis, ils ont Garnett et Stephon Marbury. Or il a échoué la saison der- fallu tout l’été au propriétaire de l’équipe nière à un match des pour arracher la signature de Kevin sur finales. Houston va un document le liant pour six nouvelles essayer une nouvelle années au club. C’est à présent chose fois avec les mêmes et faite. Garnett recevra 140 millions pour c’est déjà tout dire. Ils six ans et l’année prochaine il faudra Avec Charles Barkley, les Rockets peuvent à nouveau rêver du titre. auraient bien besoin de négocier avec Stephon. On comprend jeunes jambes pour que dans ces conditions les renforts DALLAS MAVERICKS (11) aider les vieux guerriers et si Matt Malo- devront attendre. Dallas s’est débarrassé lors de la saison ney (23 ans) revient on a aussi fait appel dernière de tous les «cancers» qui pouris- à Eddie Johnson (38 ans). OAKLAN D WARRIORS (10) saient l’ambiance de l’équipe: Jason Kidd, La franchise a changé de nom; Golden Jim Jackson, Eric Montross et Derek LOS AN GELES CLIPPERS (8) State s’est transformé en Oakland, mais Harper sont partis. Mais, du coup, il ne Ayant atteint la saison dernière les play- cela n’a pas été suffisant pour retenir reste plus grand monde car le recrute- off, la seconde franchise de Los Angeles a Chris Mullin. L’offre des Pacers était ment lors de l’intersaison a été pratique- perdu une bonne partie de ses meilleures trop importante. Année après année, ment insignifiant. Shawn Bradley est la éléments dont notamment Malik Sealy, l’équipe a été détruite à petit feu. Tim seule étoile de cette équipe qui semble Terry Dehere et Charles Outlaw. Stojko Hardaway, Sarunas Marciulionis, Mitch condamnée à un rôle de comparse. Vrankovik, arrivé pour les derniers Richmond, Chris Weber, Anfernee Har- matches de l’année dernier, le rookie daway et Chris Mullin sont tous passés DEN VER N UGGETS (12) Keith Closs et Lorenzen Wright essaie- par les Warriors au cours des dernières Une équipe bien chamboulée durant l’été, ront d’aider Loy Vaught, leader d’une années mais ont vite choisi de partir. des Nuggets boulversés mais pas boule- équipe sans âme, et qui pense déjà à par- L’arrivée d’un nouveau rookie dont on versants. La franchise du Colorado s’est tir, la saison prochaine. dit le plus grand bien, Adonal Foyle, qui débarrassée d’Antonio McDyess, le évoluera aux côtés de Latrell Sprewell et joueur-vedette de son équipe. Erwin LOS AN GELES LAKERS (4) Joe Smith sera-t-elle suffisante pour Johnson aussi est parti. Il a été envoyé à Shaquille O’Neal ressemble bien à la redynamiser une équipe qui n’en finit pas Milwaukee en échange de Johnny New- pièce manquante du puzzle des Lakers, de se chercher?

L’ORIEN T-EXPRESS 75 N O VEM BRE 1997 t o u s t e r r a i n s

LES PRIN CIPAUX TRAN SFERTS SAN ANTONIO SPURS (13) Deuxième de la conférence en 1996, San Vin Baker de Milwaukee à Seattle delphia Antonio a totalement sombré cette sai- John Barry de Boston aux Lakers Marc Jackson de Denver à Indiana son. Ce malheur lui a valu de s’attribuer David Booth de Dijon (France) à Van- Ervin Johnson de Denver à Milwaukee la première sélecion de la draft, Tim Dun- couver Shawn Kemp de Seattle à Cleveland can. On peut pavoiser du côté des Spurs Bruce Bowen de Besançon (France) à Joe Kleine de New Jersey à Chicago car avec Sean Elliott, et Boston Travis Knight des Lakers à Boston Duncan, ils vont aligner une des Terrrell Brandon de Cleveland à Mil- Don MacLean de Philadelphia à New meilleures front line de la NBA. Talen- waukee Jersey tueuse et dangereuse, l’équipe reste trop Scott Burrell d’Oakland à Chicago Tony Massenburg de New Jersey à tendre. La grande préoccupation sera Michael Cage de Philadelphia à New Boston comme d’habitude les arrières. Avery Jersey George McCloud des Lakers à Phoenix Johnson et sont-ils Duane Causwell de Sacramento à Antonio McDyess de Denver à Phoenix capables de mener les Spurs à des résul- Miami Marco Millic de Lujbjana (Slovénie) à tats en play-off? C’est improbable. Tom Chambers de Charlotte à Phoenix Philadelphia John Crotty de Miami à Portland Chris Mills de Cleveland à Boston SEATTLE SUPERSON ICS (2) Terry Cummings de Seatle à Philadel- Terry Mills de Detroit à Miami Shawn Kemp est finalement parti et, sans phia Eric Montross de New Jersey à Phila- lui, il paraît bien difficile aux Sonics de Michael Curry de Detroit à Milwaukee delphia faire quoique ce soit cette saison. Vin d’Indiana à Oakland Chris Mullin d’Oakland à Indiana Baker qui arrive de Milwaukee ne fait Hubert Davis de Toronto à Dallas Ed O’Bannon de Dallas à Orlando vraiment pas le poids pour le remplacer. Andrew Declercq d’Oakland à Boston Charles Outlaw des Clippers à Orlando Jim McIlvaine le pivot de l’équipe n’a pas Terry Dehere des Clippers à Sacra- Wesley Person de Phoenix à Cleveland été à la hauteur des espérances placées en mento Bobby Phills de Cleveland à Charlotte lui la saison dernière. L’Allemand Detlef Sherman Douglas de Milwaukee à Cle- Jr. Reid de Paris-SG (France) à Char- Schrempf, quant à lui, est indisponible veland lotte pour cause de blessure jusqu’en janvier Chris Dudley de Portland à New York Cliff Robinson de Portland à Phoenix au moins. Seattle décimé risque de tom- Tony Dumas de Phoenix à Cleveland James Robinson de Minnesota aux ber bien bas cette saison. Tyus Edney de Sacrameno à Boston Clippers Duane Ferrell d’Indiana à Oakland Malik Sealy des Clippers à Detroit UTAH JAZZ (1) Rick Fox de Boston aux Lakers Dennis Scott d’Orlando à Dallas On prend les mêmes et on recommence. Dean Garret de Minnesota à Denver Dickey Simpkins de Chicago à Oak- À faire quoi ? À faire peur à tout le Brian Grant de Sacramento à Portland land monde, pardi! Parlez-en à Chicago qui a Derek Harper de Dallas à Orlando Otis Thorpe de Detroit à Vancouver dû les affronter la saison dernière en Lucious Harris de Philadelphia à New David Wesley de Boston à Charlotte finale de la NBA. John Stockton, Jeff Jersey Mark West de Cleveland à Indiana Hornacek et tous ceux qui étaient en fin Tyrone Hill de Cleveland à Milwaukee Brian Williams de Chicago à Detroit de contrat ont resigné. Une nouvelle fois, Jimmy Jackson de New Jersey à Phila- Eric Williams de Boston à Denver Utah Jazz va jouer les premiers rôles, ce n’est pas nouveau pour cette équipe de Salt Lake City qui n’aime pas faire beau- PHOEN IX SUNS (7) Sabonis n’ait pas de nouveaux problèmes coup parler d’elle, si ce n’est dans les Le départ de Barkley a évidemment aux genoux, Portland pourrait faire pages sportives. Pour bien résumer l’état changé le visage de l’équipe. L’arrivée de encore mieux que la saison dernière. d’esprit qui anime cette franchise à l’orée Jason Kidd en décembre dernier et celle Attention toutefois aux mésententes qui de la nouvelle saison on pourrait d’Antonio McDyess cet été sont venues peuvent surgir entre les fortes têtes que reprendre la phrase du vice-président du donner un nouvel élan aux Suns qui sont Anderson, Rider, Wallace et club, Scott Layden: «On peut gagner le aujourd’hui ne manquent pas d’afficher O’Neal. titre de la NBA avec une tonne de péque- leurs prétentions; le titre de la conférence nots». Ouest est l’objectif minimum. Avec SACRAMENTO KIN GS (9) Kevin Johnson comme deuxième arrière, Tyus Edney, Duane Causwell et Brian LES DIX DERN IERS CHAMPION S Person ou Chapman à l’aile et Hot Rod Grant sont partis sous d’autres cieux. Williams au pivot, Phoenix peut faire jeu , comme la saison der- égal avec les meilleurs sans oublier un nière, voulait partir mais son contrat 1988 Los Angeles Lakers banc des plus consistants. n’est pas encore venu à expiration. Les 1989 Detroit Pistons choses vont mal à Sacramento, et il ne 1990 Detroit Pistons PORTLAN D TRAILBLAZERS (5) semble pas qu’elles soient en mesure d’al- 1991 Chicago Bulls Pronostic très délicat pour une équipe où ler mieux. Ce n’est pas l’arrivée de 1992 Chicago Bulls le talent est abondant avec Kenny Ander- Dehere, encore un arrière en provenance 1993 Chicago Bulls son, Isiah Rider, Rasheed Wallace, Jer- des Clippers, ou d’Olivier Saint-Jeanu, 1994 Houston Rockets maine O’Neal et Brian Grant que les Bla- premier Français drafté en NBA – en 1995 Houston Rockets zers se sont offerts pour remplacer Clif onzième position s’il vous plaît – qui 1996 Chicago Bulls Robinson que les dirigeants ont laisser vont changer le visage de cette franchise 1997 Chicago Bulls filé aux Suns. Pour peu qu’Arvydas de plus en plus moribonde.

L’ORIEN T-EXPRESS 76 N O VEM BRE 1997 LA DRAFT 1997

1. Tim Duncan à San Anto- nio 2. Keith Van Horn à New Jersey 3. à Bos- ton 4. Antonio Daniels à Van- couver 5. Tony Battie à Denver 6. Ron Mercer à Boston 7. Tim Thomas à Philadel- phia 8. Adonal Foyle à Oakland 9. Tracy McGrady à Toronto 10. Danny Forston à Denver 11. Olivier Saint-Jean (France) à Sacramento 12. Austin Croshere à Indiana 13. Derek Anderson à Cleve- land 14. Maurice Taylor aux Clippers 15. Kelvin Cato à Portland 16. Brevin Knight à Cleve- land 17. Johnny Taylor à Orlando 18. Chris Anstey à Portland 19. Scot Pollard à Detroit 20. Paul Grant à Minnesota GARY DINEEN/NBA PHOTOS

Et si Shaquille O'Neal se débarassait, cette année, de sa réputation de looser?

VANCOUVER GRIZZLIES (14) meneur, Antonio Daniels, le quatrième libérer Reeves pour des tâches plus offen- À Vancouver, on n’est pas pressé. Les du draft, qui va remplacer Greg Anthony. sives. La franchise devrait commencer à Grizzlies ont un pivot pour plusieurs Le manager général, Stu Jackson est monter en puissance. Quant au deuxième années puisqu’ils ont réussi à faire resi- convaincu d’avoir fait le bon choix. Otis arrière, ce sera probablement pour la pro- gner Bryant Reeves. Ils ont également un Thorpe et Shareef Abduraheem devront chaine draft.

LE LIBAN ET LA N BA

Rony Saikaly n’est pas le seul joueur à témoigner d’une présence libanaise dans le monde de la NBA. Deux autres joueurs, et non des moindres, ont des liens avec le Liban. , le master du tir à trois points des Chicago Bulls, est en effet né à Bey- routh où il a passé ses premières années. Il n’est autre que le fils du regretté Malcolm Kerr, un éminent spécialiste du monde arabe, connu surtout pour son classique The Arab Cold W ar et devenu, en 1982, président de l’AUB, poste qu’il occupait quand il fut assassiné à Beyrouth en 1984. Le second est Jason Kidd, le meneur de jeu des Phoenix Suns qui a épousé le 30 août der- nier une jeune Libanaise vivant aux États-Unis, Joumana Samaha.

L’ORIEN T-EXPRESS 77 N O VEM BRE 1997 t o u s t e r r a i n s Formule Un VILLENEUVE À L’ARRACHÉ

N REMPORTANT DIMANCHE EN ESPAGNE SON PREMIER TITRE MON- DIAL des pilotes de Formule Un, le ECanadien Jacques Villeneuve aura réussi là où son père avait échoué. À moins de 27 ans, il est le troisième pilote de l’histoire, avec Mario Andretti et Emerson Fittipaldi, à cumuler les titres de champion d’Indycar et de F1, après avoir été deuxième l’an der- nier pour sa première saison dans la caté- gorie la plus en vue du sport automobile. Le Canadien offre ainsi à Renault son onzième titre mondial (six chez les constructeurs et cinq chez les pilotes) depuis son retour à la compétition avec un moteur atmosphérique en 1988. Ce titre permet à Renault, qui a annoncé sa retraite depuis un an, de s’éloigner de la Formule Un en pleine gloire. L’Allemand Michael Schumacher, qui a dû se conten- ter de la seconde place du classement géné- ral au volant de sa Ferrari, enregistre néanmoins un résultat probant puisque la marque italienne avait toujours déclaré qu’elle ne serait en mesure de jouer le titre qu’en 1998. À Jerez de la Frontera, les choses avaient mal commencé pour Villeneuve. Malgré une voiture peu compétitive, Schumacher avait réussi, lors des essais, un résultat

identique (au millième de seconde près, de AFP même que Frentzen... à moins qu’on ne D’une Williams à l’autre, passage de témoin. puisse plus se fier à Tag Heuer). Et, au départ de la course, le démarrage en atypique. Jamais débutant n’avait affirmé traper par Schumacher en cours de saison. trombe de l’Allemand aurait pu laisser autant d’assurance. Aborder la Formule Un comportement qu’il ne peut pas se per- croire que tout était déjà joué, d’autant Un avec la meilleure voiture du plateau mettre l’année prochaine, même s’il abor- que Villeneuve, lui, perdait de précieuses aurait pu le mettre sous pression, ou lui dera le championnat auréolé de ce titre places, au profit notamment de Frentzen faire craindre d’en être indigne. Ce fut au difficilement conquis. La saison 98 s’an- et des Mac Laren. Mais son équipier contraire un motif de confiance, une pro- nonce, en effet, prometteuse: Williams comme les voitures argentées allaient faci- gression naturelle dans son parcours, la sera sans Renault, Ferrari pourrait bien liter sa remontée – et il le leur rendra bien certitude de s’étalonner dans les meilleures continuer sa progression – régulière depuis à l’arrivée. Du coup, Villeneuve put conditions. Son ascension avait été assez que Jean Todd a pris le pouvoir –, Prost recommencer à inquiéter Schumi. Et de rapide et son expérience assez variée pour sera avec Peugeot et les Mac Laren-Mer- fait, au quarante-septième tour, Schumi, qu’il n’ait contracté aucune des mauvaises cédès seront des challengers sérieux qui jusque-là faisait cavalier seul, eut tout habitudes de ce sport. C’est en Indycar depuis qu’ils ont prouvé cette année toute faux. En permettant à Villeneuve de se qu’il avait acquis la maîtrise des fortes leur compétitivité. Sans compter l’émer- porter à sa hauteur, il commettait sa pre- puissances, des hautes vitesses et du com- gence de nouveaux trouble-fêtes, tels les mière erreur. C’est la seconde qui lui fut bat rapproché. C’est aussi vrai pour la Italiens Giancarlo Fiscichella et Jarno fatale, puisqu’il n’a éperonné la Williams- manière dont il entend régler sa voiture, Trulli, voire Damon Hill qui passe chez Renault qu’avec un temps de retard (ou quitte à devoir convaincre ses ingénieurs Jordan-Honda. Le prochain championnat d’avance)... Villeneuve pouvait alors s’en- du bien-fondé de ses idées. Authentique et du monde sera donc autrement disputé. voler vers le titre et offrir la victoire aux ambitieux sportif, il préfère une bonne L’occasion pour Jacques Villeneuve de Mac Laren, dans un geste d’une sportivité bagarre à un soporifique cavalier seul. démontrer que le titre qu’il a remporté unanimement saluée. Mais le Canadien peut aussi être dilet- cette année n’était en rien dû à l’absence Il faut dire que le Québécois est totalement tante, on l’a bien vu quand il s’est fait rat- de concurrents.

L’ORIEN T-EXPRESS 78 N O VEM BRE 1997 À suivre

AU LIBAN

Basket-ball • Début des phases de qualifications des championnats du Liban masculin et féminin.

Football • Suite du championnat du Liban.

O mnisports NIÈME • Dans tous les sports individuels, tournois de l’Indépendance. CHAMPION

DANS LE MONDE

Basket-ball N REMPORTANT AVEC SON COÉQUIPIER e • Début de la saison régulière de la EZ IAD CHÉHAB le 7 Marlboro Rallye NBA (31 octobre). des Cèdres, quatrième manche du cham- pionnat du Liban, Féghali s’est assuré le Football titre décerné au vainqueur du Groupe N Fin des éliminatoires de la Coupe du (voiture de série). L’ATCL, régisseur du monde (15 novembre). sport automobile au Liban, avait décidé, • Matches retour du 2e tour des en effet, cette année, de décerner le titre e Coupes européennes (du 4 au 6 national au vainqueur de cette catégorie. Classement du 7 Marlboro Rallye des novembre). La décision n’est pas du goût des Cèdres: • Matches aller du 3e tour des meilleurs pilotes libanais qui évoluent 1. Roger Féghali - Ziad Chéhab Coupes européennes (25 et 26 tous sur des voitures du Groupe A. Ces Renault Clio Williams novembre). derniers ont vu leur saison réduite à la 2. Dilight - Ziad Maalouf portion congrue, le Marlboro Rallye du Renault Clio Williams Ski alpin Liban qui, figurant au calendrier du 3. Sleimane Slim et Ramzi Nasri • Suite de la Coupe du monde de ski. championnat du Moyen-Orient, est Renault Clio Williams obligé d’admettre au départ des voitures Automobile de ce groupe. La décision de l’ATCL a Classement final du championnat du • Rallye d’Australie du 30 octobre au des partisans chez plusieurs importateurs Liban: 3 novembre. de voitures puisqu’elle permet de réduire 1. Roger Féghali • Rallye de Grande-Bretagne du 21 sensiblement les coûts et favorise l’arrivée 2. Sleimane Slim au 24 novembre. de nombreux jeunes dans ce sport réputé 3. Michel Abou Chacra élitiste. Tennis L’ATCL a décidé de reconduire la for- Alors que se déroulait le Rallye des • Tournoi de Stockholm (hommes) mule pour l’année prochaine en l’interna- Cèdres, le champion du Liban 1996 des du 3 au 9 novembre. tionalisant. Les étrangers seront autorisés rallyes, Jean-Pierre Nasrallah, disputait, • Masters masculin à Hanovre du 11 à prendre le départ des quatre courses avec Joseph Mattar, le Rallye internatio- au 16 novembre. organisées sur le territoire national: nal de Chypre comptant pour le cham- • Masters féminin à New York du 17 Ronde hivernale, Rallye de Montagne, pionnat d’Europe. Nasrallah et Mattar sur au 23 novembre. Rallye du Liban et Rallye des Cèdres, et une Lancia Delta HF intégrale de l’écurie • Finale de la Coupe Davis États- ils pourront ainsi postuler au titre de Asra ont obtenu une excellente quatrième Unis-Suède du 28 au 30 novembre. champion du Liban quelle que soit leur place dans un des rallyes les plus disputés nationalité. du championnat européen.

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C 'est u n e con trée ou bliée des hom m es, mais pas des barrages, aux abords d'un fleuve qui a vu n aître les hom m es. C er t a i n s son t là , ju stem en t, établis depu is qu e leu rs an cêtres s'y son t ét a bli s. I ls vi ven t com m e ils on t toujours vécu depuis qu e le m on de est m on de. Pas pou r longtemps.

Les dernières heures d’un village de l’Euphrate

TEXTE ET PHOTOS DE HOUDA KASSATLY

L’ORIEN T-EXPRESS 82 N O VEM BRE 1997 A VIEILLE GUIMBARDE D’ABO U IBRA- ment du lac. Il rappelle aussi, si besoin quelques ânes. Pendant longtemps, cet HIM, une Dodge des années 40, en était, que l’Euphrate fut depuis tou- animal fut l’unique moyen de transport donne déjà un avant-goût de Jarf jours ce fleuve rebelle que les hommes dans une région à l’écart du réseau rou- Lal-Ahmar. Ce petit hameau situé sur la ont cherché à domestiquer. La popula- tier. La proximité de l’Euphrate offre rive droite de l’Euphrate près de l’em- tion qui habite ses rives, comme celle du aux habitants des sources de revenus bouchure du barrage Techrine est situé village de Khashkach al-Kabir situé à supplémentaires: la pêche, à bord d’em- dans une région hautement militarisée. une demi-heure de marche, serait venue barcations en fer qui tentent de se frayer Un barrage filtre les arrivants: ouvriers, de bien loin pour s’établir sur les berges un chemin entre de larges et tortueuses cadres locaux, cadres étrangers russes et afin d’en tirer des moyens de survie. tiges de roseaux enfouies dans la pro- archéologues venus prospecter sur le D’origine turkmène et issue des mon- fondeur du fleuve, la participation à la champ de fouilles qui jouxte le village. tagnes du Caucase et d’Abkhasie, elle construction, l’entretien et la mise en On nous avait annoncé que l’accès au aurait suivi le cours de l’Euphrate avant marche du barrage. village nécessitait la traversée du fleuve de s’y arrêter, pour des raisons qui Leur vie, déjà en partie bouleversée par sur un bac. Mais il était illusoire d’at- demeurent inconnues. En d’autres la construction du lac, sera bientôt pro- tendre un paysage féérique. La traversée temps, les tatouages aux formes mul- pulsée dans l’inconnu. L’élargissement sera plus prosaïque, le bac n’est qu’un tiples qu’arborent encore de nombreuses du barrage pour vaincre les problèmes amas de ferraille et le décor, celui d’un femmes auraient peut-être donné un créés il y a cinq ans par un autre bar- immense chantier où la grisaille et le indice quant à leur appartenance tribale, rage, celui d’Atatürk au-delà de la fron- sable déplacé par les véhicules voilent la ethnique et géographique. Mais le signi- tière, va contraindre quelques villages splendeur des couleurs turquoise et éme- fiant de ce langage corporel échappe situés sur le bord du fleuve à payer le raude de l’Euphrate, artère nourricière désormais à tous, y compris à celles dont prix de cette guerre des eaux. Le lac de la steppe syrienne. le visage est paré de ces signes si variés. Assad (80 kilomètres de long, 11 mil- Jarf al-Ahmar est un nom à la significa- D’ailleurs les plus jeunes ont abandonné liards de mètres cubes), qui permet d’ir- tion prédestinée. Il évoque la terre rou- la pratique. riguer 400 000 hectares, ne suffit plus. gie par les eaux puis emportée par le Population de pasteurs, les habitants de D’où le projet d’augmenter ses capaci- fleuve et augure sans doute de cet ultime ces villages élèvent principalement des tés: l’eau va monter dans un premier emportement attendu avec l’élargisse- moutons. Ils possèdent des volailles et temps de quinze mètres puis dans un

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deuxième temps jusqu’à trente-cinq mètres, engloutissant ainsi des villages entiers. Pour ces derniers qui sont dans un grand isolement, loin des zones urbaines, sans électricité et sans com- merce et qui, en dépit des changements intervenus jusque-là (barrage, fouilles archéologiques...), semblaient avoir conservé leur mode de vie, la rupture sera dure. L’attachement à la terre des ancêtres s’est récemment exprimée par un acte hautement symbolique: le dépla- cement du cimetière. Avec une infinie patience, les villageois ont transféré vers les terres plus hautes l’ensemble des sépultures pour les mettre à l’abri de la montée des eaux. À défaut de pouvoir retenir les vivants et cette existence qui fut la leur, ils ont retenu la mémoire des anciens avant l’effacement total. Ce déplacement forcé s’accompagne évi- demment de mesures et d’indemnités assurées par le gouvernement. Une terre de substitut, à 80 km de là, est offerte aux habitants, ainsi qu’une indemnité financière et du matériel de construction pour les nouvelles habitations. Plus que l’éloignement géographique, c’est ce don de matériel – béton et structures modernes – qui va profondément influer

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les façades. À la différence des maisons en pisé du Liban, les moulures semblent ici inconnues; au lieu de quoi, on a des dessins représentant des stylisations de fleurs, des oiseaux ou le drapeau natio- nal. Dans certains cas, des rebuts du mode de vie contemporain qui sont ici encore des denrées rares, comme les bouteilles de boissons gazeuses, sont uti- lisés à titre d’éléments décoratifs de la façade. La rupture avec ce mode d’habiter/mode de vie va donc se concrétiser avec l’ap- parition du béton. Pourtant, lorsque les habitants ont été forcés, dans un premier temps, de s’éloigner des berges du fleuve tout en restant dans le même périmètre, ils ont reproduit la structure tradition- nelle de leur habitat en se servant de matériaux que leur environnement géo- graphique leur offrait. Ils ont donc reconstruit des maisons en terre et en pisé qui, même si elles n’étaient pas identiques aux précédentes, restaient adaptées à l’environnement et respec- taient leur mode de vie. Le changement opérait progressivement, sans rupture brutale. Ainsi, dans les nouvelles demeures, la mastaba, cette aire de repos où l’on veille la nuit et où les habitants aiment à dormir au frais les jours d’été sous des moustiquaires, existe toujours. Jadis en terre et en pisé, elle a été repro- duite avec un matériau différent, du fer peint de couleur vive qui s’intègre avec harmonie dans le cadre villageois. Ces maisons récemment construites abritent épisodiquement un chantier de fouilles français qui a permis de mettre à jour les fabuleux vestiges d’un village préhistorique remontant à plus d’un mil- lion d’années et qui révèlent le mode de passage de la maison ronde à la maison rectangulaire. Une fouille de sauvetage de cette cité du Néolithique qui reposait non loin de ces villages de l’Euphrate a donc été entreprise. Elle ne pourra cependant préserver le site. Plus rien sur le mode de vie des paysans habitués pace de réception, le mobilier est inexis- désormais, n'empêchera la disparition à vivre dans des maisons en pisé en les tant, des tapis et des accoudoirs ornent des habitations des villageois. Ce n’est contraignant à changer diamétralement la pièce dont les murs sont tapissés de plus qu’une question de mois. Architec- leur savoir-faire architectural. tapis muraux. Le yuk, sorte de placard ture antique et architecture contempo- Jusque-là, mode de vie et mode architec- où sont rangés chaque matin après utili- raine seront toutes deux immergées. tural se confondaient. La famille élargie sation les matelas, occupent tout un pan Cependant, la montée des eaux n’aura est en général installée dans une cour qui de mur de la pièce. Ces matelas bariolés fait que précipiter la disparition par comprend plusieurs unités aux fonctions composent la base du trousseau de la ailleurs inéluctable de ces villages en pisé diverses. Des variations dans les loge- mariée dont la richesse se mesure à leur qui se raréfient de plus en plus. Le bou- ments peuvent apparaître mais le modèle nombre. On raconte que pour des ques- leversement n’en sera que plus radical de base est respecté. Les intérieurs tions de prestige et de surenchère cer- pour une population démunie, dont le dépouillés sont simples comme l’exis- taines familles n’auraient pas hésité à tempérament rude n’est que le reflet tence de ceux qui les ont conçus et qui remplir facticement des matelas. d’un mode de vie précaire. Reste à savoir les occupent. La possession se réduit Les maisons sont personnalisées par des si ce changement adoucira leur quoti- pour les plus nantis à la vaisselle et aux dessins réalisés par les femmes dans la dien ou s’il causera un malaise social. objets nécessaires à la cuisine. Dans l’es- salle de réception ou, à l’extérieur, sur Probablement les deux à la fois.

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Olivier Grendzinski, mixed media sur papier marouflé.

U’UNE GALERIE, PARMI LES PLUS RÉPUTÉES Q ET LES PLUS INFLUENTES, propose un retour sur dix-huit ans d’activité, et c’est pour le visiteur plus qu’une énième rétropec- tive, un vague à l’âme qui revient. Car enfin, faut-il vraiment lui rappeler si cruellement à Nadia Saïkali, mixed media. quel point manque au pays un lieu perma- nent dans les allées duquel il pourrait flâner, féériepour une autre fois

Épreuve d’artiste, «Panorama de 1979 à 1997, empreintes de 18 ans d’art à la galerie», du 7 au 18 octobre.

Youssef Aoun, mixed media. L’ORIEN T-EXPRESS 88 N O VEM BRE 1997 Elie Kanaan, huile sur toile. où il pourrait aller quand bon lui semble ce ne soit pas pour longtemps. Ce qui est se nourrir les yeux de toiles, de sculp- par contre sûr, c’est qu’on est très loin du tures, et d’installations? jour où un Musée d’art moderne tout Ça s’appelle un Musée d’art moderne. Et court – c’est-à-dire libanais mais aussi ça n’intéresse ni l’État ni ses représen- arabe et pourquoi pas international – tants. En ville, des gens se démènent pour verra le jour à Beyrouth. Si la modernité réunir des fonds, pour enfin rassembler est une expérience en soi, qui transcende un jour tous ces créateurs exposés durant notamment les nationalités, pourquoi ne moins de deux semaines à Épreuve d’ar- pas envisager une collection qui mêlerait tiste: Assadour, Amin Bacha, Hussein artistes libanais et irakiens, palestiniens, Madi, Aref Rayess, Elie Kanaan, Bas- égyptiens, syriens... Serait-on, comme par bous, Mouna Bassili Sehnaoui, Nadia impossible, devenu trop modestes pour Saïkali, Joseph Harb, Mohammad Omar accueillir les Dia’ al-Azzawi, Kamal Bou- Khalil, Rima Amyuni, Jean-Marc Nahas, latta, Vladimir Tamari, Adli Rizkallah et Youssef Aoun, Zahi Khouri, Hani Abi- Nazir Nabaa? Ou bien l’argument mas- Saleh, Gisèle Rohayem... sue du désœuvrement moral et intellec- Rêvons alors, mais pas trop. Si les diffé- tuel du pays se suffirait-il à lui-même? En rentes tentatives privées pour mettre sur tout cas, pour Beyrouth-capitale-cultu- pied un musée qui présenterait la produc- relle, on repassera. tion artistique libanaise contemporaine achoppent encore, il est bien possible que A.K.

Aref Rayess, huile sur toile.

Rima Amyuni, huile sur toile.

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Merzak Allouache exil,

Pour tournerexil son nouveau film, M erzak A llou ache a opté pou r Beyrou th.

Celui qui a mis en images AR-EM PICTS la galère ordin aire de la jeu n esse algérien n e Tu tournes depuis un mois, avec une raconte à Omar Boustany équipe franco-libanaise, ton prochain film intitulé Alger-Beyrouth. Pourquoi l’histoire de R achid le jou rn aliste exilé, avoir choisi le Liban? J’ai tourné la plupart de mes films en sa vision du cinéma Algérie mais le dernier, Salut Cousin, était un film français tourné en France. et d’u n e A lgérie qu i l’obsède. J’avais donc envie de retrouver l’atmo- sphère de chez moi, de tourner dans un Zoom avan t su r u n cin éaste épiderm iqu e. pays où on peut faire du néoréalisme, de tourner dans la rue. À Paris, je sen- tais que partout où je mettrai ma caméra, d’autres réalisateurs auraient Ce jour là, Merzak Allouache, le réalisateur déjà tourné cent cinquante fois. J’avais d’abord choisi le XVIIIe arrondisse- d’Omar Gatlato al-roujoula («Omar, le ment, parce que c’est un quartier origi- machisme l'a tué») et de Bab el-Oued City nal où il y a un vrai mélange de gens. Beyrouth, ça a commencé par une pro- tournait au café Rawda. Entre deux prises de position de faire un film pour Arte. J’aime travailler avec Arte, c’est une vue, et quelques rails de travelling, chaîne qui permet aux auteurs de s’ex- le réalisateur algérien vient s’asseoir, primer. Les producteurs voulaient un téléfilm. Ma productrice, c’est siroter sa bière et, accessoirement Fabienne Servan-Schreiber qui vient de produire le film de Maurice Dugowson répondre aux questions... Alger-Beyrouth, sur Che Guevara. J’ai proposé des pro- jets sur les immigrés algériens, les Beurs Rawda, première. en banlieue. À ce moment-là, Arte a décidé de lancer deux séries de films confiées à plusieurs réalisateurs. Le

L’ORIEN T-EXPRESS 90 N O VEM BRE 1997 PAUL ZOGHEIBPAUL Rachid l'exilé légèrement éméché au «Djurdjura club» alias le Monkey Rose. thème de la première série, c’est le pre- mier jour de l’an 2000, ils donnent un thème et tu peux improviser ta dernière journée du XXe siècle. L’autre idée, c’est la série «Terres étrangères», où il faut tourner ailleurs qu’en France. L’idée aussi, c’est que le personnage principal ne soit pas dans son pays. Alors, j’ai eu envie de parler d’un jour- naliste algérien qui s’exile et ma pre- mière idée, c’était qu’il vive à Paris. Et puis je me suis dit, ça peut être intéres- sant de parler d’Alger et de Beyrouth. Et le film est devenu une coproduction, avec pour le côté libanais Djinn House, une toute jeune maison de production dirigée entre autres par Michèle Tyan. Je ne connaissais pas Beyrouth, mais je connaissais beaucoup de Libanais. J’ai d’abord écrit le scénario à distance selon une certaine logique. J’ai décou- vert après que ce n’était pas la réalité, PAUL ZOGHEIBPAUL qu’il n’y a pas une seule réalité de Bey- routh. Merzak Allouache en action dans les rues. Beyrouth ou Alger? cette problématique de la langue qui monde et de l’autre côté, il y avait des Tu as connu beaucoup de Libanais sans fait que nous sommes bâtards. En Algé- gens de culture plutôt francophone et jamais te rendre au Liban? rie, il y avait d’un côté les arabophones qui n’avaient pas de partis pris tran- Oui, tu sais nous en Algérie, on n’est exclusifs avec qui nous n’avions pas de chés, des gens qui cherchaient à pas pleinement dans le monde arabe, on contact parce qu’ils évoluaient dans une apprendre, à faire des choses et à com- n’y est pas tout à fait intégrés. On a aire spécifique et peu ouverte sur le muniquer avec le reste du monde. J’ai

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donc connu le Liban, parce que les moi. Nous, en Algérie, on ne rencon- Tout ça, c’est un désir de réalité. Chez Libanais sont des gens qui voyagent, trait pas tellement d’Arabes de l’exté- tous les Arabes, le premier désir, c’est le qui sont très souvent en dehors de leurs rieur du pays. Chez les francophones, désir de réalité. Le spectateur demande pays. Je les ai connus lors de festivals de c’était rare de voir des journalistes qui à voir la réalité. Mais moi, je considère cinéma dans le monde arabe. C’étaient s’intéressaient tout spécialement au que c’est seulement quand il n’adhère les cinéastes avec qui le courant passait Moyen-Orient. Or j’avais un ami pas à l’histoire, que celle-ci n’arrive pas le mieux, avec qui les rapports étaient comme ça, il était passionné par les à l’intéresser, qu’il se met à réclamer de les plus intéressants. On se comprenait Palestiniens, le conflit israélo-arabe, la la réalité, quelque chose dont il puisse beaucoup mieux qu’avec les Égyptiens guerre du Liban... c’est un peu Rachid vérifier la véracité, parce qu’il est avec qui les échanges s’arrêtaient tou- qui choisit de s’exiler à Beyrouth. déconnecté de l’histoire qui n’a plus jours très vite à un certain point, même aucune magie, aucun charme. Ce qui si on avait affaire à des gens intéres- La jeune Libanaise de retour de l’étran- m’intéresse, c’est la discussion très ser- sants. Je les ai également connus à la ger que rencontre Rachid est incarnée rée entre deux personnages. Je ne veux grande époque de la Cinémathèque par Fabienne Babe. Le choix d’une pas que le spectateur se demande si elle d’Alger parce qu’ils venaient régulière- comédienne française ne pose pas pro- est libanaise ou non. S’il est captivé, il ment. J’y ai rencontré des gens comme blème par rapport au personnage? n’y a plus de problèmes. Les Américains Maroun Bagdadi, Borhane Alaouié, Je revendique la fiction. À partir du arrivent à le faire et ça ne dérange per- Jocelyne Saab, Jean Chamoun... moment où on écrit une histoire, il faut sonne. On voit des Martiens, on y croit, faire rêver les gens, pas énoncer des un point c’est tout. C’est en cela que les Ton héros est un journaliste algérien en vérités. Mais on peut leur faire parvenir Américains sont très avancés. On croit rupture de ban, et il rencontre une des choses à travers le rêve. Pour jouer voir l’Amérique, mais c’est seulement Libanaise, elle-même expatriée... ce rôle, j’ai effectivement une comé- celle des films. Nous, avec les quelques films arabes qu’on fait misérable- ment, on veut être jugés. Alors, on fait passer des discours idéologiques en s’imaginant que c’est de l’expres- sion artistique. L’expression artis- tique, c’est uniquement ce qu’on a envie de raconter.

O n retrouve l’état d’esprit du réalisa- teur d’Omar Gatlato... le film qui t’a fait connaître en 1976. J’aime raconter. Dans O mar Gatlato, je racontais les journées d’un jeune qui s’emmerde, un jeune qui est l’an- cêtre de ceux qu’on appelle les hit- tistes dans l’Alger d’aujourd’hui. Les hittistes, ce sont de jeunes désœuvrés, qui n’ont pas de perspectives de tra- vail, et pas grand-chose d’autre d’ailleurs, et qui passent leur temps dans les rues, accoudés contre le mur, le hitt. Ce jeune faisait rentrer le spec- tateur dans son quotidien de rien du tout. Ce qui était formidable, c’est

AR-EM PICTS que ce n’était pas du tout un vrai Au café Rawda, c'était «silence, on tourne». comédien, c’était un jeune qui avait de la gueule. C’est vrai que quand j’ai Oui, il y une histoire d’amour qui se dienne française qui est blonde. Et fait O mar Gatlato, tous les films algé- met en place. Mais mon héros est un alors? J’ai rencontré une jeune socio- riens parlaient de la guerre de libération homme. Je travaille toujours sur les logue libanaise qui était très agressive. contre les Français, dans la veine du problèmes des hommes, c’est ce que je Elle m’a dit qu’elle reconnaissait les Vent des Aurès ou de Chronique des préfère. Je ne mets pas en avant les per- Libanais à leur visage, que si elle était années de braise de Lakhdar Hamina sonnages féminins. Ceci dit, petit à dans un aéroport, à Francfort par qui a eu la palme à Cannes. Et moi, je petit, je me mets à parler des femmes, exemple, elle les reconnaîtrait parce voulais parler des problèmes des c’était peut-être un problème d’âge. qu’ils ont toujours un air faux sur le jeunes... les gens sont allés voir le film, Donc, Rachid mon héros, qui est inter- visage. Et elle a critiqué le fait que ils étaient contents, ils parlaient avec le prété par Georges Corrafface, est dans Fabienne Babe incarne une Libanaise. héros en langage populaire, alors qu’au- une sorte de phase intermédiaire à Bey- Je ne sais pas si c’est parce qu’elle ne lui paravant, on avait voulu m’imposer routh. La nuit, il se saoule la gueule a pas trouvé d’air faux, mais en tout cas l’arabe littéraire que personne n’aurait dans les bars, il ne sait pas trop de quoi elle s’est arrêtée là-dessus, comme un compris. O mar Gatlato a été très bien l’avenir sera fait. Le personnage de certain nombre de gens que j’ai rencon- accueilli à l’extérieur parce qu’il disait Rachid, je l’ai imaginé à partir d’amis à trés ici. la réalité vraie. Sans idéologie ou faux-

L’ORIEN T-EXPRESS 92 N O VEM BRE 1997 rien de France d’un côté, et l’Algérien tout juste arrivé d’Algérie de l’autre. Ils sont différents mais ils se ressemblent aussi, c’est ce qui est drôle.

Comme beaucoup d’artistes et d’intel- lectuels algériens, tu vis depuis quatre ans à Paris, quel regard tu portes sur la situation actuelle en Algérie? Maintenant, la menace est générale. Au départ, il y avait une menace diffuse, parce que c’est un pays de rumeurs. La menace touchait certaines professions. Tout a commencé par les journalistes, évidemment. Il y a eu soixante-huit journalistes assassinés, je crois, et puis ça a continué de plus belle, les journa- listes, les artistes, les médecins... quand un chanteur de raï a été abattu, je me suis dit, la menace est devenue géné- rale. Ce qui m’a obligé à partir, c’est la violence bien sûr, mais surtout le fait de ne plus pouvoir exercer ma profession. PAUL ZOGHEIBPAUL Si j’avais eu un autre métier, je serais Fabienne Babe, Paul Matar, plan regards. peut-être resté. Mais le cinéma, on ne pouvait plus en faire... Cela dit, je ne sais pas ce qui se passe en Je reven diqu e la fiction . À par tir du m om en t Algérie exactement. Je ressens du dégoût et de l’impuissance. Il y a des où on écrit u n e histoire, il fau t faire rêver les gen s, maux qui sont liés à une réalité très pas én on cer des vérités forte. Dans le langage européen, Bey- routh demeure synonyme de violence. Le terme «libanisation» ne va pas par- semblants. À propos, je me rappelle suis pas pour un cinéma où on essaie de tir comme ça. Avant que je vienne ici, il d’une critique de Samir Nasri dans revendiquer une vérité globale. Beau- y avait beaucoup de gens autour de moi L’O rient-Le Jour qui m’avait fait très coup de choses peuvent se passer un qui étaient très inquiets. Aujourd’hui, plaisir à l’époque... C’était déjà Alger- peu partout, avec des petits détails spé- pour l’Algérie, c’est le même constat de Beyrouth, tu vois... cifiques. Je ne suis pas pour un film violence aveugle qui va rester dans la libanais où l’on ne parlerait que de la tête des gens. C’est là que quelqu’un Omar Gatlato, Bab el-Oued City, réalité libanaise, pour un film tunisien comme moi peut intervenir. Si je me c’était un regard sur la jeunesse algé- où l’on ne parlerait que de la réalité sentais un devoir d’engagement, ce rienne, Salut Cousin, est un film fran- tunisienne. Les gens, eux aussi, ont serait de tourner un film. Pour que les çais qui parle d’Algériens... Alors, leurs histoires à raconter. Je suis un gens se disent: Tiens, un Algérien qui Alger-Beyrouth, pour toi, c’est un film cinéaste épidermique. Je sais qu’il y a tourne un film... ce ne sont pas tous des français, algérien, libanais, apatride? des réalisateurs qui restent un an dans égorgeurs. Je ne me pose pas cette question. C’est un endroit avant de tourner. Moi, un film sur des gens qui circulent hors quand je démarre, c’est parti. Pour moi, Pourtant, tu avais réussi le tour de de chez eux. Quand on écrit, quand on c’est une histoire, et après il se passe force de tourner Bab el-Oued City qui a filme, on n’analyse pas. C’est les autres plein d’autres choses. J’avais déjà écrit eu le Tanit d’argent au festival de Car- qui analysent ensuite, qui disent si c’est le scénario sur Beyrouth, quand je suis thage, alors que la crise battait son un film de tâcheron qui veut exprimer arrivé, je me suis rendu compte que plein? quelque chose où si ça va plus loin. j’avais 50 % de faux. J’ai découvert des Bab el-O ued City, ça a été un tournage foules de nouveaux éléments et je les ai très difficile dans des situations d’ur- Le film est tourné entièrement au intégrés. gence en permanence. Sept semaines Liban, mais certaines scènes sont très, très éprouvantes. D’un autre côté, situées en Algérie. O ù est-ce qu’on peut Ton dernier film Salut Cousin, c’est il y a eu des choses que je n’oublierais retrouver Alger à Beyrouth? toujours les Algériens, à l’extérieur, pas. J’ai tout de suite eu la complicité Pour les scènes algéroises, j’ai tourné à mais aussi, la société française, celle des de nombreux jeunes du quartier. Ils Achrafieh, dans divers endroits, mais il immigrés, des Beurs.. participaient au film, ils aidaient, ils y a pas mal d’intérieurs. Ces scènes, Salut Cousin, c’est une comédie qui surveillaient les accès. C’était une sorte j’aurais aimé pouvoir les tourner en évoque tous ces problèmes. Un type qui de protection. La meilleure au monde. Algérie... mais, bon, c’est un film de vient d’Alger, qui débarque en France Parce que si tu tournes avec une protec- pure fiction et j’ai essayé de travailler pour faire du business. Et puis se met tion policière, tu ne peux pas faire du sur les symboles des deux villes. Je ne en place une partie à deux, avec l’Algé- bon travail.

L’ORIEN T-EXPRESS 93 N O VEM BRE 1997 t ranscultures Le temps retrouvé

Qu ’u n e figu re de prou e de la gau che liban aise revien n e su r son passé, et c’est toute une époque qui ressurgit. La m ém oire? U n e af faire de n om s propres chez Fawaz Trabou lsi. M ais pou r u n véritable retou r critiqu e, il faudra attendre.

’IL Y A UN TEMPS POUR TOUT, ALORS démocratique et l’Union des VIENT D’ABORD CELUI DE L’INNOCENCE. travailleurs de gauche; l’Or- SMais voilà, c’est un temps qui s’ignore, ganisation de travailleurs parce qu’il est fait d’abord d’insouciance. communistes; enfin l’OACL «Q uand l’enfant était enfant, il ne savait (issue de la fusion de «Liban socialiste» et pas qu’il était enfant», écrit Handke. Et, de l’Organisation des socialistes libanais), DR plus tard, quand vient le temps de se sou- qu’il dirige avec Mohsen Ibrahim. L’au- sien. Mais le phénomène, qui va en s’am- venir, l’homme se tourne vers l’enfant et teur peut alors se définir comme «utopi- plifiant, commence très tôt, dès l’âge le prend comme témoin. Dans un long quement communiste, politiquement ara- rebelle, l’âge des fugues et du «refus», monologue intérieur, il lui raconte tout biste, avec un brin de socialisme celui de la découverte de Nazir al-Azmeh l’itinéraire. économique et d’existentialisme philoso- et Halim Barakat puis de Nazem Hikmet, Au fil de Sourat al-fata bi-l-ahmar («Por- phique». Youssef al-Khal, Layla Baalbaki, Paul trait du jeune homme en rouge»), il arrive D’où vient-il alors que ce soit par leurs Éluard, Toufic Sayegh, Picasso, la revue à Fawaz Traboulsi de prendre aussi son qualités littéraires que les mémoires de Chi‘r, Pablo Neruda, Feyrouz. Et Oum lecteur à témoin, de lui dévoiler la part Fawaz Traboulsi charment d’emblée le Koulsoum, qu’il écoute un jour à minimale d’intimité qui fait la conni- lecteur? Peut-être parce que, malgré le Londres: «(...) puis nous accueillions le vence. Car ici, c’est bien, dans le même titre ouvertement joycien, ce n’était préci- petit matin dans la ville pluvieuse et mouvement, la plume de l’enfant et celle sément pas là qu’on l’attendait au pre- humide, quand le brouillard a recouvert du dirigeant de parti qui disent toute une mier chef, quoiqu’il ait déjà montré une les étoiles de son voile, entre la fumée des génération – forcément rouge, comme le veine littéraire, notamment dans Guer- cigarettes et les débats échauffés, avec la fond de l’air – et toute une époque – faite nica-Beyrouth. Sur Machghara, Zahlé, voix sourde d’O um Koulsoum délaissée, de désenchantements successifs. Alors, le l’école à Broummana et son formidable implorant son amant.» cheminement personnel se confond avec mélange de classes et de nationalités, sur Il y a aussi Nasser, bien sûr, le héros par celui d’un pays. Et, de fait, ce n’est qu’à l’exil anglais à Manchester, les passages excellence, dont les idées l’attirent dès la la faveur du travail politique, pour les sont étincelants. Et aussi ceux sur Bey- guerre de 1956, point d’orgue de l’ouver- besoins de l’activité partisane, que Tra- routh à l’époque des manifestations de ture de toute une génération au monde boulsi découvre le sien, en le sillonnant rues quasi quotidiennes, où commençait arabe, et Kamal Joumblatt qui a sa place du Nord au Sud. la drague des jeunes filles à qui on don- dans l’itinéraire de Traboulsi avant même On ne réécrit jamais totalement son his- nait ensuite rendez-vous dans les cafés de sa période rouge. Le travail populaire de toire. Voilà quelqu’un qui a surtout été Bourj, de Bab-Edriss ou de Hamra. Ou fond, il s’y engage à partir de 1958. Dès une véritable bête politique: d’abord la celle sur l’influence de la France, les Mas- lors, son parcours oscille entre améliora- Ligue des études socialistes (fondée avec pero achetés chez Antoine, les cigarettes tion et changement du système libanais. Clovis Maksoud et Gergès Fayçal) et le brunes. Autant de morceaux délectables. Plus que toutes autres, la fin des années Baas, puis «Liban socialiste» avec Wad- Sans compter cette véritable obsession du 50 et les années 60 favorisaient une dah Charara (qui organisait une critique nom propre qui va s’installer chez Tra- concience politique aiguë: la guerre d’Al- de gauche du PC); en Grande-Bretagne, le boulsi, de sorte que le nom du parti gérie, le Sud-Yémen, la Chine, Cuba et le Gulf Comittee, pour la défense du Yémen devient, à un point, plus important que le Che, le nassérisme, Mai 68... Les années

L’ORIEN T-EXPRESS 94 N O VEM BRE 1997 70 sont plus clairement libanaises, avec la mobilisation des étudiants et la montée de contre-notes la contestation sociale. Avant la guerre et JABBOUR DOUAIHY ses déchirures, puis l’exil et le retour à Beyrouth après l’accord de Taëf, comme toute une génération d’intellectuels – même si l’auteur a manifestement laissé cet épisode du retour pour plus tard. Traboulsi était sans doute le mieux placé pour faire une critique des idéologies et Mal-lettres des dissensions du mouvement progres- siste arabe, de ses interventions dans la guerre civile. Mais son autocritique, il ne ANS SON ÉDITION DE l’aspect socio-politique du pro- la fait jamais vraiment, alors même que NOVEMBRE, Le Magazine blème, rappelons que notre litté- celui qui a longtemps été son alter ego, littéraire consacre tout un rature n’a pas encore fait de vieux Waddah Charara, est sorti du carcan Ddossier à la littérature libanaise os. Elle date tout entière ou marxiste il y a plus de vingt-cinq ans. Peu côté Maroun Abboud et côté presque du XXe siècle, et puis, de choses, ici en tout cas, sur les revire- Georges Schéhadé. Faut-il pour même s’il ne faut pas le dire, les ments politiques successifs de l’OACL ou autant commencer à y croire? Les grands écrivains étaient jusqu’aux sur Mohsen Ibrahim, un personnage sou- partisans d’une vocation liba- années 70 en grande majorité vent à part dans le monde politique de naise, intangible et historique, chrétiens – malgré la «laïcité» l’époque. Et, plus grave encore, Traboulsi vous diront que, oui, elle existe radicale d’un Gibran, d’un Rihani ne pose pas vraiment la question essen- cette littérature placée sous le ou d’un Naïmi – ce qui ne facilite tielle qui consiste à réfléchir sur le devenir signe de l’ouverture, innovatrice pas le consensus outre mesure. des institutions qu’on crée, des causes et avide de liberté. L’approche, on Malgré sa jeunesse, cette littéra- qu’on commence par soutenir. Bien évi- le devine, est contrastive: nous ture a commencé à dessiner des demment, la phase la plus enchanteresse avons ce que les Arabes n’ont pas. genres. Suivez le filon Maroun est celle de la création. Mais ne faudrait- C’est un peu comme en politique. Abboud, Toufic Youssef Awad, il pas sérieusement s’interroger sur les Mais il est difficile de faire à la Youssef Habchi al-Achkar, Fouad impasses des entreprises dans lesquelles fois bande à part et réclamer pour Kan‘an et vous trouverez l’éclo- on s’est engagé, de l’OACL à son jumeau Beyrouth le rôle de capitale de la sion d’une écriture narrative qui palestinien (le FDLP), en passant par le culture arabe. Et puis, que faire va déboucher sur des essais fiasco total du Sud-Yémen? À cet égard, des Libanais d’origine (Andrée d’avant-garde. Le renouvellement peut-être que la littérature, cette grande Chédid ou même Youssef Cha- poétique est encore plus sensible: histoire – peut-être la seule qui vaille – hine) et de ceux d’adoption (Ado- Youssef al-Khal, Adonis, Ounsi n’est-elle qu’un exutoire rassurant. Et la nis ou Nizar Kabbani)? Peut-on al-Hajj, Chawki Abou Chakra,... justification, a posteriori, des désillusions donner la priorité à la «libanité» la liste des «modernes» est de Fawaz Traboulsi. Ne soyons pas par des auteurs et confondre les fran- longue. Il manque le théâtre, trop geignards, il offre tout de même une cophones avec ceux qui s’accro- peut-être. vue magistrale et de l’intérieur des partis chent à la langue arabe? C’est que Bref, la guerre est venue donner de gauche de l’époque. Tout se passe les Libanais qui écrivent en fran- un sacré coup de fouet à l’expres- comme si ce n’est pas là, dans Sourat al- çais sont de plus en plus nom- sion romanesque et poétique. On fata..., qu’il se sent obligé d’être critique. breux, leurs livres se vendent ne tardera pas à s’en rendre Il écrit alors sans manifester de véritables mieux... Pour en revenir au label, compte. C’est plus une écriture regrets, mais avec une nostalgie qui l’histoire de la littérature arabe qui cohabite avec le jeu de mas- affleure. telle qu’elle est périodisée par sacre qu’un témoignage dont la Surtout, on trouve au fil de ces pages d’éminents orientalistes, est assez presse s’est longuement fait quelqu’un qui cherche, coûte que coûte, à curieuse puisqu’elle prétend l’écho. Les Libanais ont depuis un se resouvenir. On y trouve des fragments rendre compte de tout l’espace siècle et demi commencé à retra- – certes bruts, mais enfin... – de la arabophone, du Yémen à l’Anda- vailler la langue arabe, c’est peut- mémoire politique et culturelle d’un pays lousie. Pour les capitales, c’était être là leur contribution majeure. qui ne veut plus avoir de mémoire. Prise Damas et puis surtout Baghdad. N’ont-ils pas droit à une littéra- ne serait-ce qu’à cette aune, l’entreprise Le Caire est récent et Beyrouth ture? Doivent-ils, au préalable, de Fawaz Traboulsi ne laisse pas de encore plus. «mériter» leur pays? séduire. Parler de littérature égyptienne ou Perséverer dans l’attachement à la ANTHONY KARAM syrienne peut, même aujourd’hui, liberté et affronter traditionna- heurter une certaine sensibilité lismes et intégrismes en tous SOURAT AL-FA T A BI-L-AHMAR. AY Â M FI- panarabe. Que dire alors de l’éti- genres, voilà des titres de noblesse L -SILM W A-L -HARB («PORTRAIT DU quette «littérature libanaise» qui enrichiront la culture arabe et JEUNE HOMME EN ROUGE. JOURS DE PAIX alors que les Libanais n’ont pas l’expérience humaine et façonne- ET DE GUERRE») – FAWAZ TRABO ULSI. encore fini de régler la question ront une personnalité libanaise Beyrouth, Riad al-Rayyes, 1997, 250 de leur appartenance? Au-delà de et... une histoire littéraire. pages.

L’ORIEN T-EXPRESS 95 N O VEM BRE 1997 t ranscultures Là où le vent hurle

L'écritu re de R ichard M illet est âpre, den se, com m e habitée par les forces obscu res de la terre. À l'im age de ce plateau de M illevache dan s lequ el il creu se son œu vre en profondeur.

OUT COMME L A G LOIRE DES PYTHRES Yvonne, celle qui finira par diriger IL Y A DEUX ANS, il y a tout à parier le clan, instruite, veuve à vingt ans, Tque L’Amour des trois soeurs Piale, le institutrice farouche, érigeant la dernier roman de Richard Millet apparaî- langue française, la laïcité et la tra aujourd’hui lui aussi comme un République comme autant de rem- monolithe, une chose singulière et un peu parts face à la sauvagerie des bois, monstrueuse, insolite et dérangeante au du vent, du froid et de la terreur de la nuit Ce qui permet au monde rural et fores- sein du ronron de l’édition romanesque au sein desquels elle a grandi. La benja- tier, provincial et arriéré qui sert de base française. Depuis une quinzaine d’années, mine, Amélie, la sauvage qui, elle n’ap- au roman de Millet de se transformer Richard Millet construit une œuvre riche, prendra jamais à lire, qui restera femme entre ses mains en un univers aussi profonde et dense, faite essentiellement des bois, déesse chasseresse, vierge han- farouche et quasiment fabuleux, c’est évi- de romans mais aussi de quelques essais tant l’imagination de tous les hommes de demment la puissance du style et la sur la langue. De ses romans, le décor est la région et qui finira par se rendre maî- construction singulière du récit. Cet uni- presque toujours tantôt Beyrouth, car tresse du château et du domaine des Bar- vers farouche, Millet utilise pour le Millet est une sorte de libanais d’adop- batte comme elle semblait l’être déjà de la raconter la seule langue qui puisse lui tion, tantôt le Limousin, son pays natal. forêt toute entière. Lucie, la cadette enfin, aller, une langue fastueuse, faite de C’est le Limousin qui sert de décor et idiote, mais si belle que nombreux sont phrases longues, tournoyantes et sombres même de personnage à l’Amour des trois les paysans du coin qui auraient donné comme les vents dans les sapins du Mon- sœurs Piale, comme il avait déjà servi à la leur âme pour l’avoir comme femme, theix, d’un lyrisme âpre, traversé de Gloire des Pythres. entourée et protégée par ses deux soeurs magnifiques digressions et qui n’est pas Le Limousin de Millet, c’est très précisé- comme un trésor inutile. sans faire songer par moments au rythme ment la région du plateau de Millevache, Autour de ses trois-là, qui deviendront des phrases de Claude Simon. Mais il y a une espèce de France si profonde, aux vite l’objet des plus invraisemblables aussi le parti pris de Millet qui, tout le confins de la Creuse et de la Corrèze, légendes tournoie toute une humanité de long du roman, cède la parole à d’autres qu’elle semble oubliée de la terre entière paysans ou de villageois frustes, de châte- narrateurs, à des femmes qui racontent et que ses habitants paraissent vivre hors lains dégénérés, de forestiers inquiétants simultanément ou tour à tour l’histoire du temps, comme ces Pythres, solitaires, et se nouent sans fin des histoires tra- des sœurs Piale. Ceci permet tout le long beaux et âpres dans leur hameau sans giques, grandioses ou pitoyables, le tout du roman d’imperceptibles et savants cimetière, environnés par l’odeur de leurs dans un univers d’une sauvagerie et d’une jeux de passations du pouvoir narratif morts et comme maintenant ces Piale, inhospitalité impressionnantes. Ce n’est qui sont de véritables prouesses. Mais le une autre famille de sauvages perdus dans d’ailleurs pas la moindre force du roman plus intéressant, c’est que chacune de ces les forêts et les vents des hauts-plateaux de Richard Millet, que cette manière de femmes s’adresse à un homme, toujours et dont le roman conte l’étrange saga. faire de cette région du centre de la le même, au cours de séances amoureuses Les Piale sont des fermiers attachés au France un monde clos, fermé sur ses dont ces narratrices savent qu’elles ne domaine du Montheix, un château au forêts, ses pluies, ses vents comme s’il dureront qu’autant que durera leur récit. milieu des bois comme il y en a tant dans s’était agi de quelqu’Arcadie très antique, L’Amour des trois sœurs Piale se trans- ces régions et dont les propriétaires, les et de l’époque dont il parle, qui s’étend forme ainsi en une insolite et corrézienne Barbatte, ne sont que des châtelains du début des années trente jusqu’à nos version des Mille et une Nuits. Une ver- oisifs et dégénérés. Il y a tout d’abord le jours, une époque hors du temps, loin- sion sombre et fascinante, sans palais ni père Piale, un survivant de la grande taine, archaïque, où chaque élément merveilles sinon la forêt, le vent et l’art guerre qui passe sa vie comme un rescapé intrus de l’époque moderne, comme par étonnant de Richard Millet. incrédule, regardant le monde comme de exemple le barrage électrique sur le lac au l’autre côté, fort, silencieux, luttant avec bas de la forêt, qui rugit sans cesse CHARIF MAJDALANI une scrupuleuse dignité contre la forêt, comme une bête monstrueuse, semble les arbres et le vent. Et puis il y a les malgré tout participer de l’hostilité immé- L ’A MOUR DES TROIS SŒURS PIALE – femmes, la sienne bien sûr, mais surtout, moriale de la nature à l’exemple du vent, RICHARD M ILLET, POL, 1997. l’une après l’autre, ses trois filles. L’aînée, de la nuit ou des esprits de la forêt.

L’ORIEN T-EXPRESS 96 N O VEM BRE 1997 lebanese dream O M AR BO USTAN Y

L FALLAIT QUE ÇA ARRIVE. ÇA Y lerie, la vie nocturne, l’art IEST. BEYROUTH A SON FILM FES- moderne et conceptuel, la TIVAL. Y a une grande tente au Mégalopole musique, les assurances, la psy- centre-ville, avec une buvette et chanalyse, les antiquités, le des petits guichets aussi. Y a des projections quelque part dans les dunes du côté de Verdun. Des affiches. Bleues, les affiches. Avec un trisaïeul qui se fait vaguement hypnotiser. C ’est qu ’i ls son t r u sés, Et puis des invités. Et des animateurs. Un jury. Et même des ces gen s-là, m êm e les m oin s ru sés spectateurs. Voilà, ça y est, on l’a notre festival, ça vous la coupe hein? N’oubliez pas que Beyrouth, c’est mondial. On est au top commandes, pole position, la pub, le ciné, la cinéma, la banque, le sport et même, que dis-je, surtout, dans presse francophone et prestigieuse et internationale, les Jeux la presse. Partout vous dis-je. Seulement voilà, on les voit, on panarabes, les jeux à la télé, Vaclav Havel, le Rabelais, et un les voit tous les jours, mais on ne les remarque pas. C’est cybersaloon un, des feux rouges qui s’allument, des ancêtres qu’ils sont rusés, ces gens-là, même les moins rusés. Ils s’in- phéniciens cinéphiles et francophones, de l’eau anglophone filtrent ici et là, et créent des réseaux. De connivences, d’af- des Alpes françaises, des raves dans la nature, des voituriers finités, de sympathie, de complicité. Et que ça se tape dans le pour bateaux au Riviera, du whisky dans de petits jardins dos, et que ça s’échange des clins d’œil, et que ça se télé- sur le bord de la route, Greenpeace qui râle, des Ukrai- phone sur des numéros cryptés, et que ça fait des déjeuners, niennes en poupées russes, des Sikhs ténébreux, des Éthio- des dîners, des banquets, des agapes, des épousailles, des piennes qui causent l’amharique, des 4x4 nippones, des Non au célibat, des trucs comme ça. concours de Miss, plein de concours de miss, du delivery de Bien sûr, je pourrais en dire plus mais je ne le ferais pas. mouloukhiyyeh, le Net access, des mecs marrants avec King Parce qu’on ne sait jamais. Ils sont puissants à Beyrouth, les of (the) Kings sur leurs voitures, une Orange Mécanique der- mégalos, même les moins puissants. Parfois, ils ont des for- rière une porte et un parking, du sushi dans les hôtels, on a tunes colossales, les mégalos. Souvent de très grosses voi- tout, tout, tout, c’est crazy, c’est fou, c’est Byzance, c’est tures. Ou alors des chaînes en or à faire pâlir Fort Knox. Fré- Babel. Et mieux encore. C’est Beyrouth. quemment, ils ont le bras long et ils parlent fort. Tiens, si Dans les profondeurs inouïes de l’abstraction et de la spécu- vous êtes nuitard, allez donc en boîte un soir comme ça, du lation pure, on pourrait se dire qu’il nous manque des côté de Kaslik ou d’ailleurs, vous en verrez sûrement. Si vous choses, mais quoi? On spéculerait à l’infini. Imaginez un êtes bronzouille, genre gymnase municipal private dans les peu. Des mètres carrés et des mètres carrés de centres com- pinèdes, sur les beaux horizons, les collines à tralala ou merciaux, de parkings à douze étages, des kilomètres d’au- ailleurs, vous en verrez aussi. Encore faut-il faire attention, toroutes à onze voies, des trottoirs en marbre de Carare, un les repérer. C’est que, comme ils sont un certain nombre, on satellite pour chaque communauté dans l’espace intersidéral, ne sait plus qui l’est, mégalo, et qui ne l’est pas. Parfois, ça une MTV par famille, une bourse neuromaniaque qui éner- peut arriver, on n’est plus tout à fait sûr de soi. On se verait le Nikkei, gentil le Nikkei, gentil, des mégastudios de demande si des fois... ils ne seraient pas vraiment partout. cinéma à Bourj-Hammoud, avec des piscines autour, une visite du dalaï-lama à Fawzi Hobeiche, des pompes à whisky AH! C’EST Q UE J’AI OUBLIÉ DE VOUS DIRE: C’EST CONTAGIEUX. Si sans plomb sur les bandes d’arrêt d’urgence, un Middle East d’aventure vous vous sentiez bizarre, comme qui dirait pas Disney hallucinant dans la Békaa, et tout ce qui pourrait dans votre assiette, c’est que ça commence. Les premières s’ensuivre. Le plaisir, la joie, la bonne humeur. Et qui sait? atteintes du mal? Rien que de très normal. Des broutilles. Un la sérénité. Enfin. Depuis le temps qu’on se demande à quoi jour, vous êtes dans un lieu de récréance, propice aux bati- ça peut ressembler. folages, vous riez plus fort. Plus fort que d’habitude. Puis, vous donnez dans le Moi-je. Plus que de raison. Et là, c’est N E NOUS AFFOLONS PAS. LES EXÉGÈTES DE LA PÉRIODE NOUS fini, vous avez passé le cap: vous tapotez sur l’épaule d’un DIRONT, dans le futur, si nous avions raison ou tort de nous gars que, somme toute, vous connaissez peu, si peu. Qu’à sentir si comblés. Pour l’instant, même si on baigne jusqu’au cela ne tienne. Il sourit. Pour lui, ça ne pose pas de pro- cou dans l’abondance, il faut raison garder. Pourquoi? C’est blèmes. Il vous identifie. Mégalo man. Il sourit. Puis, à la très simple. coule, il vous tapote à son tour sur l’omoplate. Paternaliste. À cause des mégalos. Ils sont nombreux, plus nombreux Condescendant. Allègre. C’est de bonne guerre. Pourtant, il qu’on ne le croit. Ils sont partout, partout, partout, partout, vous connaît peu, si peu. dans la finance, la politique, la télévision, l’industrie, l’hôtel- Croyez-moi. La ville en est infestée.

L’ORIEN T-EXPRESS 97 N O VEM BRE 1997 n o t e s c d à la constitution d’un véritable patchwork de climats calfeutrés, d’ambiances ouatées et de grâce stratosphérique. After hours Pour Barrow, l’instrumentation n’accompagne pas la voix, elle ne lui sert pas de support; la voix est un son à part entière, au même ELA FA ISA IT UN MO MENT DÉJÀ Q UE LES GRANDES CA PITA LES n’avaient Cplus le monopole des découvertes en matière de rock. Rennes titre que grooves, backbeats, samples, ou autres atomes auditifs. Il et Bordeaux pour la France, Manchester et Liverpool pour la faut dire que rarement l’émotion dégagée par une voix aura été Grande-Bretagne, voire même Cambridge aux USA, sont toutes en mieux servie par la musique qui l’entoure, et c’est là tout le para- train de nous surprendre avec leur lot de petits nouveaux talents. doxe; car les bruitages que Barrow propose à Gibbons sont sou- Bristol ne fait pas exception. Cette petite ville étudiante et cosmo- vent loin d’être en soi des modèles d’harmonie, ce qui n’em- polite du sud de l’Angleterre nourrit en son sein, depuis quelques pêche pas la chanteuse d’y placer des mélodies plaintives et années, une bande d’apprentis sorciers qui ont jeté les bases de déchirantes pour un résultant ensorcelant. Le timbre de Beth Gib- ce qu’on appellera très vite le Bristol sound, plus communément bons est plus proche du murmure que des vocalises, à l’image de dénommé trip-hop. On connaissait le hip-hop, et son physique de blonde pâle et maladive; elle donne l’impression l’adjonction/substitution du terme «trip» renvoit à la dimension un de chuchoter son mal-être à quelques millimètres du micro, à tra- tantinet «planante» de cette musique, mais comme toujours, vers des textes tristes et douloureux, tissus de frustration, de méfions-nous du côté réducteur des étiquettes, car le Bristol doutes et de ruptures sentimentales, qui feraient passer Morrissey sound fait se croiser comme jamais hip-hop, dub, techno, sound pour un joyeux luron. Ces textes sont portés par une charge émo- systems, pop et... musiques de films. Comme partout, l’heure est tive d’une intensité telle que de l’aveu même de Barrow, la chan- au métissage des cultures, et Bristol, avec ses communautés étu- teuse puisse être en larmes au bout d’une deuxième prise... On diantes mais aussi caribéennes et jamaïcaines, est un terrain fertile pense aux Cocteau Twins, a Dead Can Dance, on est immergé pour ce brassage. dans des nappes éthérées de soul blanche, transpercées par une Massive Attack seront les pionniers de ce son qui, au début des bruine lugubre. Voilà une musique qui sied à tous ceux d’entre années 90, intrigue et attire l’attention de la critique dans un pre- nous qui, auto apitoiement masochiste oblige, préfèrent amplifier mier temps, et n’a pas encore été baptisé. Peu de temps après, un leurs moments de blues en subissant les poussées dépressives du curieux tandem, issu de la même mou- malaise de Gibbons, plutôt que de se soigner en écoutant quatre vance et constitué de Geoff Barrow, (DJ garçons (anciennement) dans le vent bidouilleur et tête pensante du groupe), s’agiter à l’idée que «She loves me yeah et Beth Gibbons, (jeune fille introvertie et yeah yeah»... quasi anémique), entament la carrière Quand on demandait à Barrow que faire discographique et Portishead, du nom après «Dummy», il répondait «du Porti- de la cité balnéaire (pop. 6000 âmes) shead». Il était donc normal que le qui les a vus grandir. Ils sont épaulés par groupe soit attendu au tournant pour le le guitariste Adrian Utley et l’ingénieur de fameux test du deuxième album, tradi- son Dave McDonald. Leur coup d’essai tionnellement considéré comme critère en 1994 est un véritable coup de maître: crucial de longévité d’un nouveau «Dummy», album déjà mythique, est groupe. À titre de comparaison, l’autre considéré par certains, avec le «Never- grand courant acutel issu de Grande-Bre- mind» de Nirvana, comme un des tagne, la Britpop, est essentiellement albums les plus décisifs de la décennie. passéiste par définition; ses parrains, Le succès est immédiat et devient très dont Oasis, Blur et consorts, peuvent vite planétaire. «Dummy» prend tout le toujours revisiter les archives des monde au dépourvu, et devient LA réfé- grandes années de la pop britannique rence pour toute une troupe de dis- pour continuer d’alimenter (avec beau- ciples se réclamant du trip-hop, dont coup d’adresse, d’ailleurs) ce qui est Tricky, Morcheeba, et Archive, pour ne citer qu’eux. Le consensus essentiellement un mouvement de revival. Portishead, par contre, est tel qu’on trébuche sans cesse sur des bribes de «Dummy» en résolument tourné vers le futur, faisait face à un challenge autre- rotation perpétuelle dans les restaurants, les ascenseurs, les pubs ment acrobatique. Après trois longues années de gestation (dont pour Guerlain, les défilés de mode et même... dans une séquence une bonne partie passée à se remettre de l’hystérie qui aura torride de la série «Central Park West»... entouré «Dummy»), l’album sort, sobrement intitulé «Portishead», L’album ne rappelle absolument rien qui se soit déjà fait, comme pour dire «voilà ce à quoi nous ressemblons, encore plus emprunte à tout ce qui se fait, et inspire beaucoup de ce qui se aujourd’hui qu’hier». fera par la suite. Tel un alchimiste en quête constante de sons aussi Comment inventer à chaque fois un nouvel univers? Soit le groupe épars qu’atypiques, Geoff Barrow échantillonne, pioche, déterre, changeait radicalement de cap, soit il continuait d’explorer cette déconstruit pour mieux reconstruire, des molécules de sons et de galaxie à peine balisée. En choisissant de ne toucher en rien à leur bruit, pour nous concocter un cocktail inédit. Chaque bruit, modus vivendi, ils ont forcément tué l’élément de surprise, mais chaque son, chaque échantillon, chaque particule auditive est les grooves lancinants, les boucles rythmiques cafardeuses, la pour lui autant de matériau avec lequel il sculpte sa musique. Un sophistication des bruitages en apnée, et les murmures lugubres peu comme s’il disposait d’une gigantesque base de données, et dépressifs de Beth Gibbons sont tous au rendez-vous, avec sans cesse mise à jour et enrichie, qui n’est pas sans analogie avec plus ou moins de bonheur, pour un épilogue aussi neurasthénique la bibliothèque labyrinthique du savoir universel de Borges. Bar- que prévisible, et dans lequel les aficionados se retrouveront sans row pousse le vice jusqu’à composer et enregistrer sa propre col- problème. lection de disques pour pouvoir les manipuler et les sampler à sa FADI ARISS guise. Il puise dans cette banque de sons les ouvrages nécessaires PO RTISHEA D, PO RTISHEA D, GO ! BEA T/ BA RCLA Y 1997

L’ORIEN T-EXPRESS 98 N O VEM BRE 1997 n o t e s c d THE VERVE URBAN HYMNS qu’un respect certain pour les talents poly- HUT/ DELABEL 1 9 9 7 valents de songwriter de Richard Ashcroft, paroles et musique. «The Verve is the second best rock’n’roll On passe ainsi allègrement de «Sonnet», band in Great Britain » insiste Noel Galla- ballade acoustique idéale pour feu de gher depuis des lustres (vu la modestie camp, aux nappes orientalo-psychédé- légendaire d’Oasis, par ailleurs parrain atti- liques de «Catching the Butterfly». On saute tré du groupe depuis ses débuts, on se du cynisme de «Space and Time», ravis- gardera bien de demander qui pourrait sante berceuse qui raconte que there is no bien être le b est tout court...). Mais il n’est space and time for love - ain’t got no lul- pas le seul à avoir rendu des hommages lab y , chantée sur un ton on ne peut plus appuyés à ce groupe mystérieux, au passé love and lullaby..., à la sincérité de «Drugs aussi obscur que douloureux. don’t Work» qui évite aussi bien les écueils Né autour de 1992 , The Verve a longtemps du moralisme que la symbolique imagée galéré, handicapé par une réputation sulfu- du Neil Young de «The needle and the reuse due aux mauvaises habitudes de leur damage done» (mais au fait, comment le leader «Mad» Richard Ashcroft ainsi qu’à la fragilité psycho-émo- Gallagher et son prosélytisme provocateur a-t-il pu tolérer que tive du guitariste Nick McCabe. Après deux albums décevants et drugs don’t work - they make you worse ?). Et arrivés en bout les séparations, dépressions et désintoxications d’usage, éton- de CD, on salue le grand écart acrobatique qui sépare «Bitter nante surprise que ce dernier opus, intitulé Urban Hymns , alb um Sweet Symphony» de «This time» ou «Come on», qui eux pen- enfin serein, de grâce et de rédemption. chent carrément, eux, du côté des Happy Mondays et de leurs Le ton est donné d’emblée par le truculent «Bitter Sweet Sym- b eats d ansants... phony», single aussi imprévu que bien nommé, qui caracole en Un album somme toute plus éclectique qu’il n’y paraît de prime tête des hits anglais du moment. Le titre, marqué par un riff de abord, mais aussi plus inégal que le laisse entendre la presse violon aigre-doux, lancinant et répétitif, déconcerte d’abord, anglo-saxonne (voire même la presse rock dans son ensemble), tout comme le reste de l’album, d’ailleurs, avant de se laisser unanime dans son éloge. Rien d’anthologique dans ces hymnes complètement apprivoiser. urbains, mais on en retiendra quelques mélodies lumineuses, Que l’auditeur soit prévenu; à l’instar du premier morceau, la quelques tempos chaloupés, et beaucoup d’arrangements première écoute de l’album risque d’être décevante. Il s’en magistraux de cordes, de guitares et d’harmonies vocales. On dégage un côté strass et panache, un peu réminiscent de la pré- souhaite bonne chance à la bande à Richard, enfin désembour- ciosité de Divine Comedy ou de Suede. Mais plus l’album se bée de ses ornières, pour prendre une déviation qu’on espère livre à nous, plus cette impression s’estompe pour céder la sera la bonne. place à des moments d’émerveillement presque enfantin, ainsi F. A .

JI M WHI TE WRO NG- EYED JESUS pour les frères Coen de «Blood Simple».... LUAKA BOP/WEA 1997 Cinéphile averti, l’homme au Stetson est par contre, de son propre aveu, totalement Halleluiah! Gloire à Brian Eno, à Peter inculte en matière de musique, mais il croit Gabriel, à David Byrne et à tous ces bergers aux miracles (nous aussi, d’ailleurs, après qui, non contents de ramener les brebis cet album) car ses compositions sont égarées au troupeau, ressentent la compas- bénies par les ombres bienveillantes de ses sion d’en adopter des nouvelles, apparte- aînés - donc beaucoup sont probablement nant à d’autres espèces, à mille collines de ignorés de lui. Ainsi Tom Waits et Captain leurs pâturages... Beefheart pour les plus déglinguées, Nick Jim White qui est du Sud, s’est retrouvé Cave pour les plus sombres et les plus mys- après moult (dés)aventures en Floride à tiques, Jeff Buckley et J.J. Cale pour les plus quarante piges, ou on lui a refilé une vieille envoûtantes, sont tous les convives malgré gratte, un micro à deux dollars (3000 LL), et eux de cette époustouflante litanie de une demi-bouteille de Pepsi (normal, pas Diet) qui donne de mélodies, parfois pures, aériennes et angé- l’effet à la voix; il a ensuite enclenché un magnéto 4-pistes anté- liques («Still Waters», et surtout «A Perfect Day to Chase Torna- diluvien et en a extirpé une bande qu’il a envoyée à une flopée does», véritable perle harmonique sur des accords mille fois usi- de maisons de disques. Luaka Bop, label de David Byrne, est le tés), parfois aussi poussiéreuses et cabossées que la Chevy en seul à lui avoir répondu. On lui en saura gré, et pour longtemps. question («Book of Angels», «Burn the River Dry»), ou encore Le Sud que chante ce cow-boy est aussi évangéliste que sata- inquiétantes d’agonie («Stabbed in the Heart»). nique, aussi dévot que décadent, et le malin y rôde, tapi entre Oui, c’est bien à ce combat incessant entre le Malin et le Sauveur les chorales pentecôtistes ou allongé à l’arrière d’un truck Chevy que nous assistons dans ces contes de dépravation ordinaire, 56 avec un sawed-off shotgun. Les saynètes qui s’y déroulent avec comme bande-son cette musique méditative teintée d’un évoquent plus «Deliverance» que «Gone with the Wind», Jim mysticisme religieux littéralement ensorcelant. «Je voulais mon- Thompson que «La Case de l’Oncle Tom». On est d’ailleurs vive- trer comment la rage et l’innocence peuvent cohabiter dans une ment prié de déguster simultanément l e CD et le livret qui l’ac- même âme». Et un cierge pour Jim White, un... compagne, un récit «à 90% autobiographique» de Jim White adolescent, à la fois morbide et hilarant; trame et casting de rêve F. A .

L’ORIEN T-EXPRESS 99 N O VEM BRE 1997 n o t e s b d BIDOCHON MÈRE(MÔMAN) «Robert, promets-moi de rester calme! (LES BIDOCHONS, TOME 15) – Ben...? Pourquoi tu me dis ça??? BI NET – Promets-le moi!! Fluide Glacial 1997 – Bon! OK! OK! Je te le promets! Pourquoi? Qu’est-ce qui se passe? Qui, connaissant la France, ne connaît pas – On... On vient de recevoir une lettre de... Les Bidochon? Qui, se trouvant en France, a de madame... Cholot!! jamais été dans un supermarché ou au bis- – Et alors? Qu’est-ce que tu veux que ça me trot du coin sans tomber sur un Robert Bido- fasse? Je sais même pas qui c’est cette chon? Il est partout, au détour d’une rue, madame Cholot!! dans l’immeuble d’à côté ou sur le strapon- – Ce... c’est... ahum... c’est la voisine de... de tin d’en face dans un RER de banlieue. Il est ta... pour le Français moyen ce qu’est E.T. pour – De ma qui?? un extraterrestre. Un représentant. Mieux, un – ... de ta mè... archétype. En tout Français, il y a un Robert – MA MA N! Q U’ EST- CE Q UI EST A RRIVÉ À Bidochon qui sommeille. La question qui se pose est donc com- MA MA N? Q U’ EST- CE Q UI EST A RRIVÉ À ment le réveiller? Il nous a fallu patienter quinze années pour que MAMAN?? l’auteur nous donne la réponse tant attendue. La révélation est – Mais rien! Elle s’est juste pincé le doigt dans une porte!! dans cet album: derrière tout Robert Bidochon (actif), il y a une – O O H, JE L’ SA VA IS! JE L’ SA VA IS!! C’ EST HO RRIBLE!!» Madame Bidochon (mère). La suite nous conte les quelques jours passés au «chevet» de C’est donc un nouvel aspect de Robert que nous présente ce madame Bidochon. Robert s’inquiète tout le temps pour sa mère quinzième album des Bidochon. Après avoir connu le conduc- qui, en fait, se porte mieux qu’un nourrisson et le couve elle- teur rouspeteur (Usagers de la route), le touriste bruyant (En même comme un bébé, ce qui a naturellement le don d’exas- voyage organisé) ou le crédule participant aux jeux télévisés pérer Raymonde, impuissante devant ce spectacle. (Téléspectateurs), on découvre ici le fils, car – comme on pou- Avec cet humour grinçant qui le caractérise depuis le premier vait s’en douter – Robert Bidochon est bien l’enfant de quel- album et son dessin faussement déjeté, Binet nous livre aujour- qu’un, bon sang! Cette mère, qu’on avait déjà vu dans le premier d’hui un nouveau long métrage de la vie de ce couple décidé- album de la série (Roman d’amour), tient la vedette dans ce nou- ment trop banal pour passer inaperçu. vel album qui s’ouvre sur ce dialogue entre Robert et Raymonde: MA ZEN KERBAGE

TITEUF: TCHÔ, MONDE CRUEL ment inconnu dans les deux grandes capi- (TOME 6) tales de la bande dessinée francophone et ZEP qu’à présent il part à la conquête de l’Alle- Éditions Glénat 1997 magne (parution dès janvier aux éditions Carlsen Comics), on peut légitimement se En septembre dernier, et dans deux cent dix demander qu’est-ce qui justifie tous ces stations de métro choisies avec soin, les Pari- excès. siens de tout âge pouvaient voir une planche Il est certes vrai que Zep a débuté dans le de BD de taille inhabituelle (quatre mètres monde de la bande dessinée à l’âge de qua- par trois) sur laquelle un gamin haut de trois torze ans, et qu’à dix-sept ans, il publiait pommes faisait son petit numéro de strip- déjà ses histoires (Victor) dans le Journal de tease, histoire d’échapper au redoutable Spirou, mais son Suisse de gamin se situe aiguillon de la piqûre. Peine perdue: bien en-deçà de la réputation qu’on lui a l’énorme matrone en charge de l’opération taillée. C’est à croire que les éditions Dupuis, ne semblait absolument pas s’émouvoir de les idées de Cauvin faisant école, n’avaient sa superbe performance, et encore moins pas tort de prétexter que le créneau des his- de cette banane de cheveux blonds qu’il arbore fièrement au toires de «kids» était pris! Résultat: Jean-Claude Camano entre en sommet de son crâne. contact avec Zep, et c’est Glénat qui s’approprie le talent gra- Une fois de plus, à l’occasion de la rentrée, les éditions Glénat phique de ce jeune Suisse passsionné de Morris et Gotlib. Et si «mettent la pression». Lorsqu’elles l’avaient annoncé en 1996 lors le scénario laisse à désirer, si du cliché de base l’auteur ne par- de la parution du dernier tome des Maîtres de l’Orge, on ne pen- vient pas à servir autre chose qu’un humour douteux (du type sait pas qu’elles pousseraient l’audace jusqu’à afficher de façon «gros plein de sida»), qu’à cela ne tienne, publicité, produits aussi ostentatoire un extrait de leur toute nouvelle parution, sur- dérivés (comme des anti-ex-libris par exemple!) et sites officiels tout lorsque le sujet n’en vaut pas vraiment la peine. Mais il faut animés (www.internity.com/zep, bien en évidence sur la pre- croire que la stratégie porte ses fruits, puisqu’en suivant l’histo- mière page) pallieront cette défaillance! rique d’un Titeuf qui a fait ses premiers pas en noir et blanc, et Histoire d’une victoire? qui n’était encore édité qu’à 55 000 exemplaires en 1996, on Peut-être. Reste à espérer que la Titeufmania ne se propagera pas retrouve cette année 130 000 albums publiés en couleur, et, qui partout. pis est, quasiment vendus! Quand on pense qu’il était récem- NADINE CHÉHADÉ

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WEI RD modifier ces processus. Comment? Regardez les Anglais. Ils se suspendent à des cordes tendues entre des immeubles pour empêcher leur destruction. Ils bivoua- quent sur le faîte des arbres d’une forêt menacée par la construction d’un aéroport. Ils s’emprisonnent les bras dans le béton pour ralentir la construction d’une route. D’autres détails? Quelques conseils techniques? Tout (ou presque) est expliqué par le menu dans l’encyclopédie de l’action directe [envirolink.org/action/ contents.html]. Tiens, hélons tous les services qui pas- sent pour ralentir encore plus la circulation. Tiens, organi- sons une grande rave goa-trance-derbaké sur les plages au sud de Tyr. Tiens, déversons des tonnes de hashisch dans les bennes à ordure de Sukleen, ce sera sympa quand le vent tournera au-dessus de Bourj-Hammoud. TRASH- CO MPO ST D’après les sondages, il semblerait que les rubriques consacrées à Internet, comme celle-ci, soient fréquentées par des lecteurs-type dont voici le portrait: 97% passent plus de 4 heures par jour devant un écran d’ordinateur, 83% sont du sexe masculin, 81% portent des lunettes optiques, 72% préfèrent le coca à l’eau minérale, 69% préfèrent la bière au coca, 64% aiment bien accompa- gner leur coca ou leur bière d’un hamburger ramolli et de frites huileuses, 58% utilisent encore un produit contre l’acné, 54% n’ont pas mis de cravate plus de cinq fois dans leur vie, 51% ont déjà consommé de la drogue, 49% passent plus d’une heure par semaine sur des sites à contenu pornographique, 44% rêvent de coucher avec Lara Croft, 41% aiment bien aussi accompagner leur coca ou leur bière d’une pizza, 9% utilisent Microsoft Explorer, 7% rêvent de coucher avec la femme de Bill Gates, 3% mangent une salade avec leur eau minérale. Si, vous cor- Contrairement au site des Adbusters, la Poubelle respondez à ce portrait en excluant les trois dernières [www.lapoubelle.com] ne fait pas dans l’intellectualisme assertions, il y a fort à parier que la lecture du e-zine désodorisé des publicitaires reconvertis à l’autocritique. WEIRD à www.mygale.org/06/weird/WeirdSujet/ Pas d’explications, pas de justifications. Il faut juste choi- index.html deviendra une habitude pour vous. Si vous sir entre Po w e r et Game over. D’un côté, sans vraiment vous êtes reconnu dans les trois dernières assertions, savoir ce qu’elle fait là, une certaine Nadège prend le continuez de rêver à la femme de Bill Gates. scanner à plat de son bureau pour un solarium de chambre. Ça doit être une nouvelle forme de body pain- ACTI O N DI RECTE ting en 45 dpi. Bizzare. De l’autre, les logos et les mes- Je sais qu’il y a parmi vous des petits mariolles qui aime- sages des grandes marques aux mains sales sont une fois raient bien que les choses bougent un peu au pays du de plus la cible des détournements. Hop, un copier-col- miel et de l’encens. Je sais même où certains d’entre vous ler; hop, un coup de pixelpaint; et le M de MacDo habitent. Pas la peine de vous cacher. Bon, nous sommes devient une partie charnue dans une série X scato. Les d’accord, faudrait plutôt se la faire démocratiquement vu scènes sont explicites et le message est clair. Décidé- qu’avec les armes, bien qu’on ait essayé, ça n’a pas ment, il serait temps que l’on interdise Nike et MacDo aux donné grand-chose. Gueuler, pétitionner, c’est bien joli, moins de 21 ans. mais c’est pas ça qui va arrêter le béton, la pollution ou l’occupation. Il faut s’engager PHYSIQUEMENT pour ABDALLAH RAAD

L’ORIEN T-EXPRESS 10 1 N O VEM BRE 1997 carte postale N ABIL E. R O M AN O S

A. Segui, «Diagonal Norte», 1991, 150X160 cm. © A. SEGUI/GALERIE JANINE RUBEIZ PAS DE COMMENCEMENT POSSIBLE À BUENOS AIRES PHOTOS NABIL E. ROMANOS

L’ORIEN T-EXPRESS 10 2 N O VEM BRE 1997 Parce qu e c’est l’u n des cœu rs battan ts de ce m on de, ses ha bi t a n t s son t por t és su r la m élan colie, don c su r le tan go, su r les r a f f i n em en t s les plu s su bt i ls, donc sur la folie la plus intense. Errance hédoniste dans la ville de Jorge L u i s Borges, d ’Évi t a et de Maradona

HEVEUX LONGS, NOIRS ET IMPECCABLEMENT GOMINÉS, grand et mince, l’homme plonge ses yeux dans ceux de la femme qu’il tient dans ses bras. Ils restent en Csuspens quelques secondes, l’homme penché sur la femme, la main sur la jambe de sa partenaire. Ni l’un ni l’autre ne sourit. Regards incendiaires, presque hostiles dans leur intensité sauvage, ils sont plus guerriers qu’amants. Dans ce corps à corps chargé d’érotisme, on ne saurait dire qui mène la danse, qui suit, où est leur centre de gravité et comment se maintient l’équilibre du couple. Depuis Rudolph Valen- tino dans Les Q uatre Cavaliers de l’Apocalypse jusqu’à la récente – et passable – interprétation d’Al Pacino dans Scent of a Woman, le tango a incarné l’irrésistible séduction de Buenos Aires. Mais Buenos Aires est une ville qui a beau- coup plus que le cliché dramatique du tango à offrir à ses Un pas de tango et les cœurs chavirent. heureux visiteurs. Je revenais juste d’Ushuaïa – l’extrémité sud de l’Argentine Le Bar Sur est petit et intime. On y mange et boit mal, mais et du continent américain – et des amis m’avaient invité au les merveilleuses performances des artistes, l’atmosphère Bar Sur, un vieux bar de tango à San Telmo, le quartier le aussi, font tout pardonner. Grâce au mouvement constant plus pittoresque de Buenos Aires. San Telmo n’a rien de des visiteurs et à l’intérêt renaissant des jeunes Porteños, commun avec la Terre de Feu où j’étais encore la veille, sauf plusieurs bars de tango prospèrent à San Telmo. La Com- peut-être que les danseurs de tango du Bar Sur partagent parsita est le tango favori dans les spectacles, mais peu de avec les pingouins une prédilection pour l’habit noir et danseurs apprécient Jalousie, mon préféré. «C’est un tango blanc. Dans l’immense pays qu’est l’Argentine, on ne pour- uruguayen», lâche un des danseurs avec dédain. rait pas imaginer deux mondes plus différents. Les tangos, ainsi que les milongas, également jouées avec le San Telmo jouxte La Boca (la Bouche), l’ancien port de bandoneon (accordéon à boutons), sont pleins de trémolos Buenos Aires. C’est le port qui a donné aux habitants de la tragiques. «Esta noche me emborracho bien» (Je vais bien ville le nom de Porteños et c’est là, dans le quartier por- me saouler ce soir) est un chef d’œuvre d’amertume: «Seule tuaire, que le tango a débuté. Né dans les quilombos ou et fanée, je l’ai vue à l’aube sortir d’un cabaret; à moitié nue bordels, ce qui explique son côté sensuel, voire sulfureux, il avec sa petite robe et son chapeau, elle ressemblait à un coq a lentement gravi les échelons sociaux, pour être enfin cata- de plumes, et je me suis forcé à ne pas pleurer... Et penser pulté parmi les classes riches. Entre-temps, il était passé par qu’il y a dix ans, elle était ma folie, que je suis arrivé jus- Paris (évidemment) et avait revêtu un cachet aristocratique. qu’à la trahison pour sa beauté; je me suis ruiné, je suis resté Mais c’est pure coïncidence si le plus fameux chanteur de sans un seul ami, et je me suis mis à genoux comme un men- tango argentin, tenu pour un véritable trésor national, Car- diant quand elle m’a quitté... Je n’aurais jamais cru la voir los (Charles) Gardel, était en fait un Français qui avait émi- ainsi, si cruellement changée. Et penser que c’est pour elle gré, jeune, de Toulouse. Sa voix mélancolique et languis- que je suis devenu ce que je suis aujourd’hui... c’en est vrai- sante faisait se pâmer les femmes, plusieurs se suicidèrent ment à se suicider. Cette rencontre m’a fait tellement de mal après sa mort, à quarante-cinq ans, en 1935, dans un acci- que, si je continue à y penser, je vais finir empoisonné. Ce dent d’avion en Colombie. Allez expliquer ça aux maris... soir, je vais bien me saouler, pour ne plus penser». Malgré

L’ORIEN T-EXPRESS 10 3 N O VEM BRE 1997 fère flaner devant les vitrines des Galerias Pacifico juste à côté, d’autant plus que le centre culturel qui porte le nom du plus fameux auteur argentin, Jorge Luis Borges, se trouve au dernier étage de ce vieux bâtiment superbe- ment restauré. En sortant de la zone pié- tonne, j’évite de justesse d’être écrasé. Le trafic à Bue- nos Aires est démentiel, un vrai quilombo souvent com- pliqué par la vénération des chauffeurs de taxi envers leur saint patron Juan Manuel Fangio, légendaire champion de Formule Un. Je rentre finalement à mon hôtel situé à La Recoleta, le À La Boca, beaucoup de maisons sont peintes de couleurs vives. quartier chic porteño sou- sa musique entraînante, La Comparsita est encore plus déprimante si c’est possible... En l’écoutant, j’ai moi aussi envie de boire un coup. Le tan go est n é dan s les qu ilom bos, ce qu i Le dimanche est mon jour préféré à San Telmo, grâce au marché aux puces et à la multitude de Porteños et de tou- expliqu e son côté sen su el, voire su lfu reu x ristes qui s’affairent entre les tables des vendeurs d’histoire, d’art, de musique et de décoration: livres, revues, vases, disques, siphons, monnaies, cartes postales, meubles, sta- tuettes... tout est à vendre. De splendides couples locaux dansent le tango pour se faire un peu d’argent de poche dans cette ville qui, malgré les statistiques optimistes du gouver- nement, est en réalité économiquement déprimée.

BERCEAU DU TANGO, BUENOS AIRES EST AUSSI LA CAPITALE SUD- AMÉRICAINE DE LA CULTURE, de la sophistication et de la beauté. Exagérations et chauvinisme à part, cette ville a vraiment des airs parisiens. Au début de ce siècle, l’Argen- tine était parmi les dix pays les plus riches du monde et elle importait de Paris paysagistes, décorateurs et architectes. Ça a donné une ville pleine de parcs, de statues, de biblio- thèques, de cafés, de balcons décidément parisiens, et de façades sculptées par les architectes du Baron Haussman sur des immeubles qui paraissent préfabriqués. Buenos Aires a même sa version des Champs-Elysées, la rue Nueve de Julio, la plus vaste au monde avec ses cent-quarante mètres de lar- geur, mais qui n’a pas grand-chose en commun avec l’ave- nue parisienne, bien qu’elle soit aussi dominée par un obé- lisque (comment éviter les comparaisons avec Paris?). Ajoutez à cela des concerts un peu partout, des lectures publiques de poésie et de littérature, de nombreuses pièces de théâtre, des ballets, de l’opéra... un vrai régal. L’élégance règne ici, et les Porteños s’habillent avec flair. Et que dire des Porteñas, surtout celles qui fréquentent la pié- tonnière Calle Florida, soigneusement maquillées, la plupart blondes (vraies ou fausses), minces à souhait et même ano- © A. SEGUI/GALERIE JANINE RUBEIZ rexiques? Mais la Calle Florida est trop frénétique, et je pré- A. Segui, «Le carrefour», 1991.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 4 N O VEM BRE 1997 rôle), elle rencontre et séduit Juan Domingo Peròn, officier faisant partie de la junte militaire et Don Juan impétinent, qui finalement prend le pouvoir en 1946 en courtisant les syndicats ouvriers avec la promesse de salaires plus élevés et de plus longues vacances. La prédilection de Juan Domingo Peròn pour les femmes du showbiz est confirmée par son second mariage avec Isabel, une danseuse de night- club. Élue vice-présidente, elle succéda à son mari à sa mort en 1974. Deux ans plus tard, elle fut déposée par les mili- taires. Tout ceci dans un pays qui n’accorda le suffrage aux femmes qu’en 1947. Loin de la politique, Buenos Aires incarne aussi l’excellence culinaire. La parilla est le barbecue argentin, avec des mor- ceaux de viande grillée grands comme la cité du Vatican (la consommation de viande annuelle est de quatre-vingts kilos par personne). Le steak est un droit inaliénable du peuple argentin, et Buenos Aires est une ville où les végétariens sont interdits de séjour. Ou disons qu’ils s’y sentiraient pour le moins mal aimés. Mon mets favori n’est pourtant pas la parilla; je raffole de la provoleta, fromage provolone grillé, arrosé d’huile d’olive et saupoudré de thym. Mes incursions dans les restaurants porteños sont de véri- tables épopées avec les provoletas, les empanadas (de grands sambousiks) de fromage, viande et poulet, et une parilla, le tout arrosé d’un bon tinto ou vin rouge dont le meilleur provient de Mendoza, capitale provinciale au pied des Andes. Les Argentins sont convaincus que leur vin est le meilleur d’Amérique du Sud, mais mon intimité avec le Cousino Macùl Antiguas Reservas chilien me fait hésiter... La cuisine argentine est si bonne qu’on ne s’étonne pas de ne pas préférer Chiquilin à Fila’s, une pizzeria d’avant- garde où les serveuses sont pourtant belles à damner un gastronome. A la Recoleta, les artistes de rue donnent le la. vent comparé à ses homologues parisiens, avec ses avenues bordées de grands arbres, ses parcs, son architecture et ses artistes de rue. Juste à côté de l’église El Pilar, dans le fameux cimetière de La Recoleta, un adolescent en complet- veston, les cheveux gominés, est agenouillé devant une tombe. Gravement, il fait le signe de croix, se relève, change les fleurs sur la grille, et me fait face. «Pourquoi es-tu telle- ment devoué à une femme morte plus de vingt-cinq ans avant ta naissance?», lui dis-je. Il me répond sans sourire: «Tous les saints de l’Église sont morts avant ma naissance, et ça ne m’empêche pas de les vénérer. Evita est une véri- table sainte pour moi et pour tous les déshérités de ce pays.» Puis il ajoute, cette fois en souriant: «N ’allez pas voir le film.» Malgré cette dévotion partagée par des millions d’Argentins, la tombe d’Evita (en fait, c’est le caveau de la famille Duarte) est simple, comparée aux mausolées bâtis par les grands politiciens et généraux, et elle est quasiment impos- sible à trouver sans guide. Mon point de repère à l’arrière du cimetière est la tombe d’une autre jeune femme, presque jeune fille, sur laquelle un père éploré a gravé un poème en italien intitulé: Perché? Issue d’un milieu pauvre, Evita était une enfant illégitime, une actrice de cinéma venue de la province. Ambitieuse et arriviste (c’est dire si Madonna était tout indiquée pour le À Buenos Aires, les murs le proclament: «Évita est sacrée».

L’ORIEN T-EXPRESS 10 5 N O VEM BRE 1997 avant trois ou quatre heures du matin. Le rythme est essoufflant, mais l’énergie est contagieuse. Pour s’éloigner de l’activité frénétique de la capi- tale, l’immensité plate et fertile de la Pampa n’est pas loin, entourant la ville. La Pampa est la terre des estancias, du bétail et des gauchos, cowboys mythiques dont la bravoure et l’endurance depuis l’époque des guerres d’indépendance contre l’Es- pagne sont légendaires. Là, loin des lumières de la ville, il me suffit de regarder le firmament pour savoir que je suis loin de chez moi. Au-dessus de ma tête brille la belle constellation de la Cruz del Sur, une croix à cinq branches dont la plus grande indique le plein sud aux voyageurs perdus. Il n’y a pas que la Pampa qui soit plate. Buenos Aires a devant elle le Rìo de la Plata, qui malgré son nom, n’est pas une rivière d’argent, mais un immense estuaire de la taille du Liban. Les regatas sont populaires et la traversée du Rìo de la Plata L'avenida corrientes ne dort jamais et tant mieux.

Les Por t eñ os on t toujours une bonne r a i son pou r pa sser d es heu res à phi loso- pher en buvant leur cafecitos.

Plus tard, rien ne vaut un petit alfajor, biscuit rempli du dulce de leche caramélisé et enrobé de chocolat pour combler les petits creux. Ici, les confiterias ou salons de thé sont de véritables institu- tions gastro-culturelles, des lieux de rencontre tradition- nels depuis la Belle Époque. Le plus connu est la Confite- Plaza San Martin, la place centrale de Buenos Aires. ria Ideal. Mais rien ne peut être comparé au Gran Café Tortoni, qui date du milieu du jusqu’à Colonia (Uruguay) se fait en quelques heures, siècle dernier, à deux pas de la Casa Rosada, version rose même en bateau à voile. La proximité de tant d’eau aide à de la Maison-Blanche argentine. Le Gran Café Tortoni est supporter le terrible été austral de Buenos Aires. Le ther- la grande vieille dame romantique de Buenos Aires, et mal- momètre dépasse les 34° C aujourd’hui, et l’humidité est gré l’invasion touristique, reste un excellent endroit pour au-dessus de 90%. J’y échappe en m’aventurant jusque écouter de la bonne musique. dans la région du Tigre, le delta marécageux des rivières Uruguay et Paranà, avant qu’elles ne se jettent dans le Rìo BUENOS AIRES EST UNE VILLE QUI SOUFFRE D’UNE INSOMNIE de la Plata. Le Tigre est pittoresque avec ses maisons CONSTANTE. Vers minuit, à la sortie du Teatro Colon, le bâties sur des pilotis. plus splendide des Amériques, et après un spectacle Tout est-il pour le mieux dans le meilleur des mondes pos- construit sur le tango nuevo d’Astor Piazzola, il n’est pas sibles au paradis porteño? Pas vraiment. Surtout en ce qui question d’aller se coucher. La nuit ne fait que commencer concerne la corruption avec ses ramifications politiques et à Buenos Aires, où le bas taux de criminalité arrange bien économiques. Ce n’est pas exactement mitti-miti (50-50), les choses. L’avenue Corrientes ne dort jamais, et ses mais le pays marche trop souvent à coups de commission boîtes, ses restaurants et ses théâtres ne désemplissent pas et de bakchich. Constamment hantée par ses fantômes

L’ORIEN T-EXPRESS 10 6 N O VEM BRE 1997 polémique. Heureusement, tout cela n’effraie pas les investisseurs étrangers qui, attirés par la stabilité et la libé- ration économiques, accourent malgré les inefficacités et la lenteur proverbiales de l’administration argentine. Naturellement, cette situation socio-économique précaire augmente la popularité des cafés-trottoirs qui jouent un rôle important dans la vie quotidienne à Buenos Aires. En effet, déjà de nature angoissée, souffrant de dépression, de mélancolie, et de la plus importante concentration de psy- chologues au monde, les Porteños ont une raison de plus pour passer des heures à philosopher en buvant leurs cafe- citos. D’aucuns agonisent sur des interrogations existen- tielles, d’autres sur les problèmes de drogue de Maradona. Ou bien sont-ils en train de discuter de leurs voisins res- pectifs? Il y a des jours ou je n’en peux plus de philosopher ou même de parler, et je préfère boire mon expresso tout seul en lisant des journaux Clarin, La N aciòn, ou, si je suis d’humeur contestataire, Pagina Doce. Dieu merci, la plu- part de mes amis porteños sont bien équilibrés, et le charme irrésistible du peuple argentin neutralise ce côté un

© A. SEGUI/GALERIE JANINE RUBEIZ peu névrotique. A. Segui, «Juegos Prohibidos», 1986. Je dois malheureusement m’arracher de cette ville qui ne manque jamais de me séduire et que je retrouve avec un politiques, l’Argentine essaie de secouer son passé mais n’y plaisir croissant chaque fois que j’y retourne. Comme j’ai parvient toujours pas. Même Carlos Menem, qui, une fois un peu de temps à tuer avant d’aller à l’aéroport, je élu président, a pris ses distances avec sa plate-forme péro- demande au chauffeur de faire une petite virée nostalgique niste retourne parfois à ses sources spirituelles, accablé par du côté de San Telmo pour revoir la toute petite ruelle pie- le poids des scandales et des accusations de complicité tonnière de La Boca qui s’appelle «Caminoto» (petit che- avec la mafia argentine. L’hyperinflation a été maîtrisée min) du même nom d’un des tangos les plus connus que par une série de mesures économiques et l’introduction l’Hispano-Mexicain Placido Domingo, entre autres, inter- d’une nouvelle monnaie liée au dollar, mais les prix sont prète merveilleusement bien. Caminito est hanté par exorbitants et souvent hors de portée des Porteños dont le quelques musiciens et des peintres qui vendent leurs niveau de vie a baissé. Pour tout compliquer, les blessures tableaux aux touristes en quête de nostalgie et qui ne sont de la guerra sucia (la sale guerre) ne sont pas encore cica- jamais déçus. Pris à mon propre jeu, je fredonne presque trisées et de nouvelles révélations sur les activités clandes- inconsciemment les paroles de Caminito: tines de la junte militaire des années 70 ont relancé la Caminito que el tiempo ha borrado Que juntos un da nos viste pasar. Au début du XXe siècle, l’Argentine, alors l’un des pays He venido por ultima vez, les plus riches du monde, était un grand pôle d’attrac- He venido a contarte mi mal tion pour les immigrants, venus surtout du sud de l’Ita- lie (les Tanos, pour Napolitanos) et du nord de l’Es- Desde que se fue, nunca mas volvio pagne, les Gallegos (de Galice). D’où le cliché, pas Seguiré sus pasos, caminito, adios. totalement inexact qui veut que les Argentins soient des Italiens qui parlent l’espagnol tout en se prenant pour Petit chemin, que le temps a effacé, des Anglais. Cette caractérisation n’aurait certainement Ensemble un jour tu nous vis passer. pas fait plaisir aux Argentins lors de leur guerre de Je suis venu une dernière fois, 1982 avec la Grande-Bretagne. Jusqu’à aujourd’hui, Je suis venu te conter ma douleur sortant de l’aéroport, le visiteur est accueilli par une pancarte expliquant que Las Malvinas son Argentinas: Depuis qu’elle est partie, elle n’est jamais retournée les Malouines, alias les îles Falkland, sont argentines. Je suivrai ses pas, petit chemin, adieu. La pancarte n’a pas été enlevée lors de la visite officielle de la princesse Diana, quelques années plus tard. Les Adieu, petit chemin? Prendre une ruelle à témoin de ses autorités argentines ont édifié un monument dédié aux déboires sentimentaux semble étrangement démodé Malouines et aux combattants de la guerre dans le parc aujourd’hui, mais ça devait être follement romantique en de San Martin. Ironiquement, il fait face à la haute tour 1936. T’en fais pas, Placido, tu auras toujours tes bons connue sous le nom de Torre de los Ingleses dans le amis qui sont eux irremplaçables. Un besote porteño. parc du Retiro. Simple coïncidence? Bons baisers de Buenos Aires. N. R.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 7 N O VEM BRE 1997 ziry ab aveurs S L'alif bâ' du PHOTOS HOUDA KASSATLY gourmand (I)

Quand Ziryab a fini son beau voyage, il lui reste un monde de sensations à dégu ster. Lettre par lettre.

sément d’être un aphrodisiaque. Réputation imméritée à vrai dire, due à la forme du légume plutôt qu’à sa sub- stance, et qui cause encore de tristes déconvenues... Il est donc plus indiqué que vous mangiez vos asperges sans arrière-pensée, pour ce qu’elles sont, et c’est déjà vous procurer beaucoup de plaisir. Mais alors il faut les apprê- ter très simplement, c’est-à-dire juste épluchées, cuites dans l’eau bouillante salée, mais pas trop, et servies avec une sauce qui mette en évidence leur saveur délicate. La plus usitée reste la vinaigrette mais, à l’instar de Fonte- nelle, préférez le beurre fondu, rehaussé d’un hachis d’œuf dur. Le goût de l’œuf sied à l’asperge, ce qui n’a pas échappé jadis aux Arabes, ainsi qu’on peut le vérifier dans le traité d’Ibn al-‘Adîm, maintes fois cité dans ces chro- niques. Je n’apprécie guère cependant les autres recettes arabes classiques, qu’elles soient d’Orient ou d’Andalou- sie, qui étouffent l’asperge sous un amas d’ingrédients. Et je trouve particulièrement déplaisants les accents guerriers du poète abbasside Kushâjim qui, en comparant les asperges aux lances, a desservi et les asperges et les lances et la poésie.

B COMME BAQLÂWA

Bien que le mot, de même probablement que la chose, soient d’origine turque, il n’y a pas de commune mesure entre les baqlâwa, ou baklava, d’Istanbul et celles que l’on fabrique à Alep, Damas, Beyrouth ou Tripoli. Ou bien encore en Tunisie, me dit une amie tunisienne, et je ne demande qu’à être convaincu par des preuves tangibles. A COMME ASPERGE Mais le fait que cette pâtisserie est souvent trahie hors de ce que je tiens pour le carré d’or. Appartenant à la même Si l’on prend des cornes de bélier, qu’on les coupe et les famille et aussi savoureuse, la bâghlavâ iranienne n’a pas enfouisse dans la terre, on verra, peu de temps après, pous- la consistance ni le goût de ses cousines ottomanes. Gar- ser de belles asperges! Cette étrange croyance qu’évoque le nie, en effet, de deux couches superposées d’amandes et de botaniste andalou Ibn al-Baytâr, citant Galien et Diosco- pistaches, elle est parfumée à la cardamome, et cela suffit, ride, n’est pas sans lien, me semble-t-il, avec l’avantageuse en une seule bouchée, à dépayser les Méditerranéens que réputation faite à l’asperge depuis l’Antiquité, celle préci- nous sommes.

* Avec l’aimable autorisation de Q antara, le magazine de l’Institut du monde arabe.

L’ORIEN T-EXPRESS 10 8 N O VEM BRE 1997 C COMME CORIANDRE Dans le second, la farce est faite de riz Les passionnés de la coriandre, et j’en fais partie, ont hor- et d’oignons hachés, reur de ce nom ridicule qu’elle est contrainte de porter — et qu’on fait revenir qui est plus ou moins le même dans la plupart des langues obligatoirement dans européennes. Il dérive, en effet, du mot grec koris, qui signi- l’huile d’olive avant fie punaise, et cela, nous explique-t-on, parce que cette de les cuire dans un mignonne petite ombellifère, si chère au cœur des Arabes et jus de tomate. On des Chinois, dégagerait lorsqu’elle est fraîche une odeur ajoute des raisins aussi infecte que celle de la bestiole en question. Mais le plus secs, des pignons et insupportable, c’est de tomber sur des gens qui croient de la poudre de can- encore à ces balivernes, et qui les colportent en se pinçant le nelle. Enfin, pour la nez, alors qu’ils n’ont probablement jamais vu de toute leur cuisson des dolmas, misérable existence, ni senti ni goûté un seul brin de il est d’usage de coriandre. recourir, en fonction Pour convertir mes amis français, qui sont des gens de des précédentes caté- bonne, foi, je leur conseille d’habitude un pur chef-d’œuvre gories, soit au jus de de la cuisine marocaine: la harira. C’est qu’elle est inconce- tomate relevé de vable sans coriandre fraîche, de même d’ailleurs que le tamarin, soit à l’eau, ragoût de gombos, très apprécié des Irakiens, ou la mou- avec ou sans jus de loukhiyya à la libanaise, ou encore les fèves vertes, dont raf- citron. Lorsque le folent les Syriens, accommodées en ragoût, à l’huile d’olive, yaourt doit intervenir, ce n’est qu’aux toutes dernières au riz, au burghol... Mieux encore, ceux qui veulent en minutes. avoir le cœur net doivent quitter carrément les sentiers bat- Mets remarquablement équilibrés, familiaux, «bourgeois» tus et substituer la coriandre au persil avec les moules ou les comme on dirait en France, il n’est pas étonnant que les coquilles Saint-Jacques. Ils en seront ravis, j’en suis sûr, et grandes villes d’Orient se disputent leur paternité, préten- comprendront pourquoi je suis si fier lorsqu’on appelle la dant chacune en détenir le secret. On y soutient aussi, non coriandre «persil arabe». sans arrogance, que les ruraux et les nomades sont trop rustres pour en apprécier la finesse. Comme ce bédouin à D COMME DOLMA qui l’on a servi un plat de courgettes farcies, et qui l’a repoussé en s’écriant: «Si votre riz était convenable, vous Chez les Turcs, tout ce qui est farci est dolma, y compris la n’auriez pas pris la peine de le cacher!» panse et les tripes; chez les Arabes, qui leur ont emprunté le mot, seuls les légumes ont droit à l’appellation. Or les E COMME ÉPINARD légumes susceptibles d’être farcis sont suffisamment nom- breux, et les façons de les apprêter assez variées, pour que Selon Ibn al-‘Awwâm, le célèbre agronome andalou du XIIe les dolmas, en dépit de cette définition restrictive, consti- siècle, l’épinard est le raïs, le chef des légumes. Affirmation tuent l’un des chapitres les plus fournis de notre cuisine. qui ne manque pas d’étonner lorsqu’on sait que l’isfânâkh Comment s’y retrouver? Je prends le risque de proposer une ou l’isbânâkh, comme on appelait alors ce natif de la Perse, classification qui prend successivement en considération le resté inconnu des Grecs et des Romains, fut acclimaté en contenant, le contenu et le liquide qui les baigne. Je dis- Espagne assez tardivement, sans doute vers le milieu du Xe tingue ainsi, en premier lieu, les légumes qu’on évide, siècle. Et que les Arabes d’Orient eux-mêmes, qui l’y avaient comme la courgette et l’aubergine, de ceux qu’on roule, introduit, ne le fréquentaient pas encore assidûment. Dans comme les feuilles de vigne, de bettes ou de chou. Les deux leur littérature scientifique, on n’en trouve aucune trace catégories, à une exception près – celle du poivron – exigent avant Râzî et Ibn Wahshiyya, l’un et l’autre ayant vécu en quelque dextérité, et j’en connais à qui l’une réussit et Irak au Xe siècle. D’où vient donc la prééminence de l’épi- l’autre pas. Abordant les nard sur ces «notables» des farces, je les classe encore jardins – et des cuisines – en deux catégories, selon qu’étaient l’aubergine et qu’elles comportent ou non l’asperge? Comment expli- de la viande. Dans le pre- quer son irrésistible ascen- mier cas, la viande est le sion? La réponse est ins- plus souvent accompagnée crite en toutes lettres dans de riz, parfois de burghol, l’Agriculture nabatéenne mais elle peut aussi, notam- d’Ibn Wahshiyya, où l’épi- ment dans les préparations nard est considéré comme au yaourt, occuper toute la le plus innocent de tous les place, avec de l’oignon légumes. haché et des pignons dorés. Qu’il en soit devenu le chef en si peu de temps, sans perdre apparemment de son inno- cence, pourrait fournir matière à une belle fable morale. Une fable qui montre à quel point les humains sont diffé- rents des plantes...

F COMME FUQQ‘

C’est l’un des noms de la bière en arabe classique, au même titre que mizr, jâ‘a, mâ’ al-sha‘îr, sauf qu’il est plus approprié: il suffit de le prononcer pour imaginer une boisson qui mousse et qui pétille. On en faisait à partir de différentes céréales, notamment l’orge, connue déjà en Arabie préislamique. Mais les fuqqâ‘ n’étaient jamais consommés tels quels. On les salait, ou les sucrait, le plus souvent au miel, et parfois on cherchait à y réunir les goûts du sel et du sucre. Quantité d’épices concouraient en outre à les aromatiser, dont la cannelle, le gingembre, le clou de girofle, le poivre, ainsi que des herbes comme l’estragon, la rue et la menthe. En l’absence du houblon, certains connaisseurs égyptiens, en quête tout à fait compréhensible d’une bière qui fût amère, s’en remettaient au lupin, voire à la corète, la fameuse mouloukhiyya qu’interdira le calife fatimide al- Hâkim – mais pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec cet étrange usage. Cela dit, c’était le vin, bien entendu, et non la bière, ni d’ailleurs toute autre boisson alcoolisée, qui contribuait le plus à égayer l’existence de nos ancêtres. Aussi, si la litté- rature arabe classique ne manque pas d’indications sur les brasseurs (faqqâ‘ ou fuqqâ‘î), si l’on sait, grâce à elle, à quoi ressemblaient les kîzân (pluriel de kûz) où la bière était conservée, on n’y trouve, sur le breuvage lui-même, qu’une douzaine de petits poèmes. Et il n’y en a pas un qui ne plaide, a contrario, pour le vin!

G COMME GRENADE

Chez les Grecs, la grenade est l’attribut d’Aphrodite, donc un symbole de l’amour. Elle l’est aussi dans le Cantique des cantiques où le roi Salomon, qui en savait long sur la question, l’évoque quatre fois à propos de la Sulamite. Certes, la grenade a la peau dure, une cuirasse inhospita- lière, très peu féminine, qu’on dirait de cuir ou de cuivre. Mais sa rondeur, son vif éclat lorsqu’elle se découvre, sa d’Arcimboldo, la sensualité en plus. fascinante architecture – «trésor gardé, cloisons de Est-il besoin de dire que la grenade ne sert pas qu’à gar- ruches», selon André Gide dans Les N ourritures terrestres nir les corbeilles de desserts, comme le pensait Alexandre –, compensent largement cette apparente disgrâce. Ajou- Dumas? Son jus, doux, aigrelet ou acide, était jadis aussi tez à cela qu’avant d’être fruit, la grenade a été la plus res- recherché que le verjus ou le citron, et même plus, grâce à plendissante des fleurs, la jullanâr, tant célébrée par les sa couleur grenat. Ibn al-‘Adîm, par exemple, l’utilisait poètes persans et arabes. Faite de sang et de feu, on com- souvent, et judicieusement, avec le poulet. prend que seules méritent de lui être comparées, pour Fer- De nos jours, sous forme de dibs, raisiné, il entre dans la dowsî, les joues en flamme de la bien-aimée. préparation de plusieurs salades, purées, ragoûts, Et comme une métaphore en appelle d’autres, les lèvres de panades, aussi bien au Levant qu’en Iran. Quant aux la belle ont pour lui, évidemment, le goût du sirop de gre- graines fraîches, bien sûr acides, elles s’entendent à mer- nade, et «de sa poitrine d’argent, poussent deux gre- veille avec les aubergines grillées du «papa coquet», le nades». Or même si ces images, surtout la dernière, sont bâbâ ghannouj qui, en leur présence, ne manque jamais à trop galvaudées, elles séduisent encore chez certains sa réputation. poètes, comme Ibn al-Roumî qui, pour dire son amour des femmes, convoque branches ondoyantes, pommes, grenades, grappes de raisin noir, annonçant les peintures ZIRYAB

L’ORIEN T-EXPRESS 110 N O VEM BRE 1997 I. Qualifie «le projet». 1 DE NAB1H BADAW I 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 HII. oHantent rizo n talem inlassablement. en t: II III. Agent de voyages. Pas toujours dans l’atlas. Romains et pourtant III ennemis jurés de G.I. IV. Massivement gaie. Travaille à toutes pompes. IV V. En feu. Sphères qui nous tombent du ciel. V VI. Rapporteur. Ce n’est pas en économie que l’on suit son taux. Le plus laid des papillons. VI VIL Nobel 70. Énormité. VII VIII. Sans aucun doute. C’est le va et vient de LIATA. IX. Vient aux denrées bien avant le salaire. VIII X. Blessent. Mérite bien une niche. IX XI. Apprécié. C’est à lui, mais qui c’est lui? Pour faire la peau. Bien cuit X à la fin. XII. Éliminent les particularités. XI XII Verticalement: 1. Rêve jadis, monnaie courante actuellement. 2. Distinctif. Lie. 3. Antigel. Sites désolés. 4. Pas toujours approuvé. Non accompagné. Devoir de snob. 5. Sacré oiseau. Lien. Solution des mots croisés du n° 23 6. Celui des taxes n’est même pas à envisager. 7. Montre l’appréciation. En l’air ou en mer. Prit le haut. 8. Régime sévère. Insensibilisât. Horizontalement: 9. Incomparable. Réunit les exclus. I. Diana Spencer. — II. Our. Lia. Chou. — III. Doigt. Pétale. — IV. Sueras. Ris. 10. Unisexe. Mène droit. Sors. — V. Attiser. Clé. — VI. Lao. Smashent. — VII. Fiche. Zoes. — VIII. Aéra. Azur. UE. —IX. Attritions. — X. Entait. Erses. — XI. Diesées. Asse. 11. Habita la lune. Miséreux. grille 1 12. Voix de son maître. Sans doutes. Verticalement: 1. Dodi Al Fayed. — 2. Iuo. Taie. NI. — 3. Aristocrate. — 4. Gui. Hatas. — 5. Altesse. Tie. — 6. SI. Rem. Arte. — 7. Paparazzi. — 8. ES. Soute. — 9. Net. Chérira. — 10. Charles. Oss. — 11. Éolien. Unes. — 12. Rues. Tresse.

grille 2 Horizontalement: Horizontalement: I. Scolarisation. — II. Totalitarisme. — III. Rua. Teenagers. — IV. Utile. Misr. II. — V. Césure. Tael. — VI. Tu. Scolaires. — VII. USA. Alois. Sam. — VIII. I. Civile, fait appel aux militaires. Regatier. Abbé. —IX. Am. Dièses. loi. — X. Tenions. Opéra. — XI. In. Enn. II. Laissa des parallèles. En ont bien vu. Élands. — XII. Otsu. Externes. — XIII. Existence. III. Jamais accordées au I. Verticalement: IV. Ce n’est jamais à nous-mêmes que nous le ferions, et pourtant ... 1. Structuration. — 2. Coûteusement. — 3. Otais. Ag. Se. — 4. La. Lus. Adieux. V. A lieu en donnant de la peine. Rude en plein cœur. — 5. Altercation. — 6. Rie. Éoliennes. — 7. Item. Loess. XT. — 8. Sanitaire. Été. — 9. Arasais. Solen. — 10. Tigrer. Parc. — 11. Isé. Lesbienne. — 12. Omri. VI. Comme son nom l’indique. Ne gardais pas. Super nid. Saborde. — 13. Nesle. Mélasse. VII. Amènent I. Pleins feux. VIII. Femme à voile. Fait son trou. IX. Ne meurt jamais sans relève. Se mire dans la Rouge. Sinistres ou saintes. X. Ancien poste. Serein. Fait dada. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 XI. Prépare le lin. Bien plus qu’elle-même! XII. Ouverts et refermés. Utiliser un P.C. plus grand encore. I XIII. Font l’air. Divise sans toutefois épeler. II ■ ■ Verticalement: III 1. Fait montagne d’un grain de sable. IV ■ ■ 2. Étend tout. Préparés pour pénétrer. Fait agréablement ses lacets en V botte. ■ 3. N’attend pas. C-à-d. Vogue en mer ou dans les airs. VI ■ ■ 4. Sur la rose. Bouge le roi sans l’émouvoir. Plusieurs pour la couronne. VII 5. Ne suffisent pas pour mater I, mais peuvent limiter les effets de 1. ■ 6. Asile fou. Fais les vers. VIII ■ 7. C’est lui qui remplit la rue et applique civilement I. IX 8. Tas. Fait la différence. Le sein du sein. ■ ■ ■ 9. On ne peut plus doux. Finir pour finir. Vaut quotidiennement de l’ar­ X ■ ■ gent aux USA. XI i ■ 10. Frais. Fait pour la belle. XII 11. Porte les couleurs de la nuit. L’érosion n’y fait rien. ■ 12. Clouent le bec. Font tout un réseau. XIII ■ 13. Au bout du stress. Fait I et subit 1.

L’ORIENT-EXPRESS N O V E M B R E 1997

coin ledes bulles la frim e de l’orien t-ex press COUP DE THÉÂTRE! A JOURNÉE AVAIT GRACIEUSEMENT DÉBUTÉ PAR L’ÉTERNEL EMBOUTEILLAGE MONSTRE DE DORA, suivi au bureau par un échange de propos aigres-doux Lavec la secrétaire nouvellement blonde qui, se prenant pour la Schiffer en per- sonne, refusait désormais de faire des photocopies. L’après-midi s’était passée à enseigner à de petits monstres branchés Internet les rudiments de la conjugaison arabe et que le nom du paternel de Fakhreddine était Korkmaz, ce qu’ils n’étaient jamais arrivés à prononcer. On s’écroule épuisée sur le canapé de la salle de séjour, se préparant mentalement à passer une soirée-télé pépère, feuille- ton bébête-tisane-pantoufles. Hélas! notre cher intello d’époux ne l’entend pas de cette oreille, et l’on se fait presque traîner de force à un haut-lieu de la cul- ture engagée, où officient des gourous tourmentés, yeux de braise et barbichette inquiétante de prophète. Il faut le reconnaître, avec notre tête d’Achrafiote bon teint élevée chez les Dames, notre tailleur B.C.-B.G. sur escarpins vernis et notre E DÉTESTE LINA. Je la hais. français trop aisément dégainé, on détonne dans le hall d’entrée du théâtre. Avec ses cheveux châtin Habillées de guenilles, jupons à fleurs superposés, gilet en macramé nature et J clair, elle se prend pour une fanfreluches en tissu «sayé» authentique, chaussées d’étranges godillots de G.I. blonde. Et alors? Qui a dit que rescapé du Vietnam, les cheveux teints d’un rouge qu’on croyait réservé aux les blondes sont toutes intelli- défilés de mode de Vivienne Westwood, des filles qui travaillent toutes à l’Arti- gentes? D’ailleurs je ne suis pas sanant arborent la mine extatique d’une créature étrange échappée de Shining. brune. Et chaque fois qu’elle Nous, on est bien là et on distribue avec force piaillements de joie des bisous à récite sa poésie, elle met le ton. d’anciennes copines de classe, blondes, belles et endiamantées, pendant que des Et cette idiote de Mademoiselle critiques d’art faméliques engloutissent tous les petits fours disponibles. Dans un de français qui s’exclame: coin, l’auteur, vert de trac, répond par des borborygmes incompréhensibles et Bravo Lina, c’est très bien. Et bourrus à la fille charitable qui tente de le réconforter. cet imbécile de Walid qui veut À contre-cœur, on entre dans la salle. C’est que l’ambiance talmudique, obscu- aller préparer son examen de rité noire, fumée épaisse et bougie vacillante n’incite pas au réconfort des mères géographie avec elle. Quel rap- de famille épuisées. La scène s’ouvre sur un grillage noir de carmel, derrière port entre la géographie et la lequel deux créatures grimaçantes, grimées façon Frankenstein, échevelées et poésie, hein? D’ailleurs je sais pieds nus poussent des cris rauques de bête traquée. Avant de se rouler hystéri- comment ça se passe. La quement par terre. On croit qu’elles sont prises d’une crise d’appendicite. Mais semaine dernière on a révisé non, elles sont possédées par le feu de l’amour, ou enfin quelque chose comme ensemble, Walid et moi, et j’ai ça, on ne comprend pas bien le langage qu’elles parlent, pardon! dans lequel eu huit sur vingt. Et alors? Il elles expriment leur moi. ne veut plus? Je m’en fous. Et Quand on est sûre que l’une d’entre elles a décidé d’assassiner l’autre (à la façon s’il me téléphone, je ne serai dont elle roule des yeux), elle se ravise soudain et sans qu’on sache pourquoi, pas là. Maman saura très bien éclate d’un rire de démente, celui-là même que devait pousser l’épouse folle et lui dire «elle vient de sortir enfermée dans Jane Eyre. Tétanisée de peur, au bord de la tachycardie, on se Walid, quel dommage». Elle le réfugie dans les bras de son mari enchanté, quand soudain l’Homme préhisto- fait toujours quand Madame rique, torse et mollets horriblement velus, apparaît dans le public qu’il se met Boustany téléphone à papa. aussitôt à injurier. Les critiques arborent un air supérieur et ravi. Dire qu’on a HANAN ABBOUD quitté ces chers petits pour se faire traiter de tous les noms. Quand un homme- chien surgit sur scène et se met à trottiner en jappant, on plonge carrément dans l’élaboration des menus de la semaine: lundi: macaronis/tabboulé, mardi: riz au poulet/fattouche, mercredi: kibbé au four/laban. On en reste-là parce que, tout d’un coup, retentit le cri primaire que pousse l’un des acteurs. En fait, c’est un candide sucre signal convenu avec le metteur en scène, car soudain tous les figurants se met- tent frénétiquement à déchirer des milliers de journaux, sous les vivats enthou- siastes des critiques qui applaudissent à tout rompre (surtout le décorateur, sans doute pour son choix de la bougie). On n’a pas bien compris pourquoi, mais bon enfant on applaudit aussi, regrettant seulement de n’avoir pas pu terminer les menus. À la sortie, et par pure charité chrétienne, on félicite l’auteur angoissé. À notre grande surprise, il nous murmure du bout des lèvres un «Que Dieu vous garde» dégoûté. Outrée, on refuse de suivre les intellos passionnés au City-Café pour discuter de la pièce (quelle pièce?). À la place, on se met au lit avec une , et on s’endort heureuse en lisant Superficiel. NADA NASSAR-CHAOUL

L’ORIEN T-EXPRESS 114 N O VEM BRE 1997