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L’Ordre de Malte au XVIIIe siècle Des dernières splendeurs à la ruine L’ORDRE DE M ALTE au XVIIIe siècle Malte Début 12/05/06 11:29 Page 4

REMERCIEMENTS Nous remercions vivement Madame Marie-Amélie Dewavrin, Présidente de l’Institut pour la Culture Maltaise (IMC) pour son soutien à cette publication.

ISBN : 2-912946-41-7 © EDITIONS BOUCHENE, Paris, 2002. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 5

ALAIN BLONDY

L’Ordre de Malte au XVIIIe siècle Des dernières splendeurs à la ruine

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Abréviations

ACM, Archives de la cathédrale (, Malte) BNF, Bibliothèque Nationale de France (Paris) AIM, Archives de l’Inquisition (Mdina, Malte) CO, Colonial Office (Londres) ANP, Archives Nationales (Paris) CRYPTA, Grotte de St Paul (Rabat, Malte) AOM, Archives de l’Ordre de Malte () FO, Foreign Office (Londres) ASN, Archivio di Stato, Napoli (Naples) MAE, Ministère des Affaires étrangères (Paris) ASV, Archivio Segreto del Vaticano (Rome) NLM, National Library (La Valette) BM, British Museum (Londres) Malte Début 12/05/06 11:29 Page 7

L’ordre hiérosolymitain avant Malte

En 1048, des marchands amalfitains faisant le commerce avec l’Egypte, obtinrent du Calife, l’autorisation de construire à Jérusalem, une église latine (Santa Maria della Latina), une auberge pour les accueillir et un monastère d’hommes qu’ils confièrent aux Bénédictins du Mont Cassin. Peu après, ils furent autorisés à construire un couvent de femmes, qu’ils placèrent sous le vocable de la Magdaléenne. Devant l’afflux de chrétiens latins, ils édifièrent ensuite à l’endroit où la tradition voulait que Zacharie fît oraison quand l’ange lui annonça qu’Elisabeth était enceinte de Jean, un hôpital qu’ils dédièrent au Précurseur. Les hospitaliers qui en assuraient le service prirent alors la croix d’Amalfi et le nom d’Hospitaliers de St Jean de Jérusalem. Ils se chargèrent des pèlerins, alors que les Hospitaliers de St Lazare se chargeaient des lépreux1. En 1099, le duc de Lorraine, Godefroy de Bouillon s’empara de Jérusalem. Il dota richement l’hôpital, lui donna des privilèges et encouragea ses nobles compagnons à y prendre du service. Le maître de l’Hôpital, Gérard 2, décida alors de soumettre les Hospitaliers à la règle de St Augustin ce qui fit d’eux des religieux. Cette situation fut régularisée en 1113, par une bulle de Pascal II (1099-1118), Pie postulatio voluntatis, qui leur imposa, outre les vœux ordinaires d’obéissance, de pauvreté et de chasteté, l’obligation de recevoir, de soigner et de protéger les pèlerins. Elle prévoyait aussi que le successeur de Gérard serait élu par ses frères. Mais l’année 1118 qui vit à la fois la mort de Gérard, celle de Pascal II et celle du roi Baudoin Ier, vit aussi l’apparition d’une nouvelle forme de monachisme: les ordres militaires. Ce fut à leur imitation que le grand maître Raymond du Puy organisa donc les Hospitaliers en trois classes : les chevaliers, les chapelains ou prêtres conventuels, et les servants d’armes. Ces nouveaux statuts furent confirmés par le pape Calixte II (1119-1124); ils faisaient de l’Ordre de St Jean un ordre chevaleresque, religieux, hospitalier et militaire. En 1123, les Hospitaliers prirent le nom de chevaliers de St Jean de Jérusalem, et en 1130 ils adoptèrent l’étendard rouge à croix de St Georges blanche 3. Le 18 novembre 1267, le pape Clément IV (1265-1268) conféra le titre de Grand Maître à Hugues de Revel (1259- 1300). Repoussés de la Terre-Sainte, qu’ils gardèrent les derniers, ils se retirèrent successivement à Margat (jusqu’en 1194), Limassol de Chypre, puis Rhodes en 1310. En occupant Rhodes, les Hospitaliers devinrent un corps souverain. En 1312, ils reçurent, du concile de Vienne, la dévolution des biens des Templiers 4

1. MAE, MD Malte 5, Historia della Sacra religione e Illustrissima militia di S. Giovanni Gierosolimitano, di Giacomo Bosio, compendiata dal cav. Frà Bartolomeo del Pozzo. 2. Gérard de Martigues, dit Gérard Tenque. 3. MAE, MD Malte 27, Mémoire sur les ordres religieux (1720), 8-16. 4. Seuls l’Espagne et le Portugal refusèrent cette décision conciliaire et réunirent les biens des Templiers à leur Couronne. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 8

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qui venaient d’être supprimés, accroissant ainsi, de façon exceptionnelle, leur richesse foncière constituée de legs pieux et de fondations royales. Ils tinrent Rhodes pendant plus de deux siècles. Ils s’y défendirent brillamment des attaques des Turcs Ottomans, en 1455 et en 1480. Mais, en 1522, cédant sous le nombre, ils durent abandonner l’île à Soliman le Magnifique qui accorda au grand maître l’Isle-Adam et à ses chevaliers les honneurs de la guerre. Après quelques années d’errance, à la suite de la réconciliation entre Charles Quint et le pape Clément VII 1, l’Ordre, au traité de Castelfranco, du 24 mars 1530, se vit mettre l’archipel maltais à sa disposition. Ainsi, en ce premier tiers du XVIe siècle, l’Ordre de St Jean de Jérusalem était le seul des ordres monastiques chevaleresques créés au moment des Croisades qui subsistât 2. Son prestige était immense et quand on parlait de lui, on disait et écrivait : «la Religion». L’Isle-Adam était alors un véritable héros européen. L’Ordre était extrêmement riche de biens-fonds répartis dans tous les royaumes, mais nul ne songeait à critiquer une fortune que l’on estimait mise au service de la noble cause de la lutte contre l’Infidèle : il ne s’agissait certes plus de défendre le tombeau du Christ, mais d’empêcher l’avancée du Turc. Et pourtant, très rapidement, le XVIe siècle allait marquer un tournant essentiel pour l’Ordre.

L’Ordre à Malte Charles Quint céda l’archipel maltais à l’Ordre, «avec haute et moyenne justice et tous les droits de propriété, seigneurie et pouvoir de faire exercer la souveraine justice et droit de vie et de mort, tant sur les hommes que sur les femmes qui y habitent et y habiteront ci-après, à perpétuité, de quelque ordre, qualité et condition qu’ils puissent être, avec toutes les autres raisons, appartenances et exemptions, privilèges, rentes et autres droits et immunités» et l’exempta «de tout autre service de guerre et autres choses que des vassaux doivent à leur seigneur»3. Toutefois il s’en réservait, pour lui et ses successeurs, le dominium altum et cette notion féodale ne manqua pas d’être à l’origine de nombreux conflits 4. En contrepartie, l’Ordre s’engageait à reconnaître les îles comme fief de la Couronne de Sicile, il en faisait l’hommage annuel en présentant au roi un faucon, il en demandait l’investiture à chaque nouveau règne sicilien, et il concourait à la défense du royaume de Sicile (notamment en refusant de recevoir dans ses ports aucun bâtiment d’une Puissance en guerre avec ce pays). De surcroît, il présentait à la nomination du roi, trois candidats au siège épiscopal de Malte, dont obligatoirement un sujet sicilien; il s’engageait à ne confier la charge d’Amiral de l’Ordre qu’à un chevalier de nationalité italienne. Enfin, en

1. Jules de Médicis (1523-1534). Il avait appartenu à l’Ordre des Hospitaliers. 2. Le Temple disparut en avril 1312. En 1525, l’Ordre des chevaliers teutoniques se saborda quand son grand maître, Albert de Brandebourg, décida de se faire luthérien et de séculariser les biens de l’Ordre. 3. MAE, MD Malte 27, mémoire cité. L’original est conservé à la Bibliothèque nationale de Malte. 4. Voir Joseph Carrière, De Justitia et Jure, Paris, Méquignon fils, 1839, vol. 1, section I, chap.1: De natura dominii, 25, n°18: «Dominium proprietatis duplex satis comuniter distinguitur a théologis, altum et humile seu bassum. Dominium altum dicitur jus quod habet princeps vel respublica, disponendi de bonis privatorum propter bonum comune...» Malte Début 12/05/06 11:29 Page 9

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cas de transfert du chef-lieu de l’Ordre dans un autre endroit, il acceptait que Malte revînt au roi de Sicile. En fait, par cet acte de cession, le futur Empereur réservait à la Couronne de Sicile le droit suprême d’administration de l’archipel maltais; l’Ordre en était (ou n’en était que) le propriétaire immédiat et usufruitier, sans beaucoup d’obligations ni limitation de durée. Néanmoins, cet acte faisait de l’Ordre un souverain, achevant par une nature juridique supplémentaire, sa complexité politique : – c’était un ordre religieux composé de moines-soldats, dirigés par un Grand Maître élu et dont le supérieur était le Pape; – c’était une milice sacrée dont la fonction militaire était de s’opposer aux entreprises turques et aux gênes des Barbaresques contre le commerce méditerranéen; – c’était une puissance économique européenne très importante en raison des biens-fonds qu’il possédait dans tous les royaumes catholiques et qui constituaient la source des revenus des chevaliers comme du chef-lieu; – c’était enfin un micro-État souverain, officiellement vassal du roi de Sicile, mais dont la neutralité avait été reconnue et garantie par les Puissances catholiques. C’était en fait un État et non un pays puisque les habitants indigènes se voyaient privés de tout accès au pouvoir : les nobles maltais ne pouvaient entrer dans l’Ordre et les roturiers, pour y avoir fonction, devaient changer de nationalité. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 10 Malte Début 12/05/06 11:29 Page 11

PRÉLIMINAIRES L’organisation de l’Ordre

LES MEMBRES DE L’ORDRE

On oublie trop souvent que l’Ordre était composé, comme toute la société civile d’Ancien Régime, de clercs, de nobles et de roturiers. Lorsque l’Ordre adopta une constitution militaire à l’instar du Temple, le métier des armes étant réservé à la noblesse, les frères devinrent naturellement des chevaliers et furent obligatoirement nobles. Mais à côté d’eux, des prêtres étaient aussi membres de l’Ordre, chargés de desservir l’église conventuelle, la chapelle du Grand Maître et toutes celles des commanderies et prieurés, mais aussi d’être les aumôniers des hôpitaux, des vaisseaux et galères . Ils portaient le nom de chapelains ou prêtres conventuels, mais on les appelait diacots tant qu’ils n’avaient pas été ordonnés. La troisième catégorie de membres de l’Ordre était celle des frères servants d’armes qui servaient à la guerre ou à l’hôpital, sous les ordres des chevaliers. Outre ces trois états, il en existait d’autres, mais qui ne faisaient pas partie à proprement dit de l’Ordre. Il y avait d’abord les prêtres d’obédience qui recevaient l’habit et faisaient les vœux de l’Ordre, mais qui n’avaient aucune fonction conventuelle. Ils étaient principalement chargés de la desserte des églises de l’Ordre situés sur le territoire des Langues. Il y avait aussi les frères servants d’office (ou de stage), les donats et demi- croix qui occupaient des emplois divers, allant des bas offices du Couvent ou de l’Hôpital, aux fonctions d’organiste ou de maître de chapelle. Enfin, il y avait les dames de l’Ordre de Malte, disséminées dans quelques maisons conventuelles et qui faisaient leurs preuves comme les chevaliers pour les dames de justice, alors que n’y étaient pas tenues les sœurs d’office et les laies ou converses.

Les chevaliers Leur nombre était illimité, mais au XVIIIe siècle, il était d’environ 1500. On distinguait les chevaliers de justice des chevaliers de grâce ou d’obédience. Les chevaliers devaient demander leur admission dans l’Ordre en déposant un mémoire prouvant leur noblesse. Ce mémoire faisait obligatoirement apparaître la naissance légitime de tous les ascendants tant paternels que maternels, leur noblesse prouvée et les armes de chaque maison, et ce, sur quatre générations. Seuls ces huit quartiers dûment authentifiés par des généalogistes et soumis à l’examen scrupuleux de la commission de l’Ordre, autorisait le jeune noble à devenir chevalier de justice. Lorsque les grands maîtres voulaient honorer hautement certaines personnes de talent, ils pouvaient, avec l’assentiment du Pape, les élever au rang de Malte Début 12/05/06 11:29 Page 12

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chevaliers de grâce 1; toutefois, ces derniers ne pouvaient pas prétendre à concourir aux avantages réservés aux chevaliers de justice , mais seulement à ceux réservés aux servants d’armes roturiers. L’âge requis pour faire ses preuves était de 16 ans. Le chevalier devait alors se rendre en Couvent, y faire son noviciat, à l’issue duquel il faisait sa profession de vœux à 18 ans. Le jeune profès pouvait s’en tenir là s’il n’attendait rien de l’Ordre; cependant, s’il souhaitait en suivre le cursus honorum, il devait résider cinq ans en Couvent et faire quatre caravanes 2 de six mois chacune. Chargé de la gestion d’une commanderie, il devenait commandeur; certaines comman- deries, plus importantes par tradition, avaient le statut de bailliages capitulaires et conféraient à leurs titulaires la dignité de bailli et la grand croix de l’Ordre 3, avec siège et vote dans les instances gouvernementales et législatives supérieures de l’Ordre. Au-dessus des baillis capitulaires était le grade de bailli conventuel ou pilier de chacune des Langues qui avait vocation à exercer une fonction à la tête d’un département du Couvent. Les dignités de l’Ordre étaient viagères, mais comme on ne devenait bailli qu’en fin de carrière et, souvent, à la fin de sa vie, ceci entraînait une émutition fréquente des dignités. Tout alors réagissait en chaîne, et chaque promotion, chaque décès entraînait une redistribution des biens, des honneurs et des charges. Néanmoins, ce partage était très inégal, car ce n’était environ qu’un chevalier sur trois qui pouvait espérer devenir commandeur.

Les prêtres Les chapelains conventuels Les clercs ayant reçu les ordres mineurs pouvaient être admis dans l’Ordre, sans avoir à y faire preuve de noblesse. Au bout d’un an de service dans l’Ordre, ils accédaient aux ordres majeurs: le sous-diaconat dès 18 ans, le diaconat dès 22 ans, la prêtrise dès 26 ans. Ces frères chapelains, bien qu’appartenant au premier ordre social, étaient, dans l’Ordre de Malte, d’un rang inférieur aux chevaliers. Les chapelains conventuels étaient attachés aux églises principales de l’Ordre, et eux seuls, parmi les prêtres, pouvaient briguer une commanderie (après cinq années de résidence en Couvent, mais seulement deux caravanes). Le prieur de l’église conventuelle de St Jean de la Valette, était Prieur conventuel, il avait même rang que l’évêque de Malte, et siégeait comme lui aux Chapitres généraux et au Sacré Conseil.

1. Ce fut ainsi le cas de Michelangelo Mérisi, dit le Caravage (1569-1609), fait chevalier de grâce le 14 juillet 1608, par Alof de Wignacourt pour ses tableaux destinés à l’église conventuelle St Jean (La décollation de St Jean, St Jérôme et la Magdeleine), mais ses mœurs et sa vie tumultueuse l’en firent dégrader le 1er décembre de la même année. Au XVIIIIe siècle, il en fut de même pour Antoine de Favray (1706-1798), né à Bagnolet, mais qui ne se fixa à Malte définitivement qu’en 1744, pour devenir jusqu’à sa mort, le peintre officiel de la cour magistrale. 2. Les caravanes étaient des expéditions en mer, à bord des galères de l’Ordre, d’abord pour lutter contre les Turcs; ensuite, en temps moins troublés, elles servirent d’instruction navale aux jeunes chevaliers. Voir R. D. Stiot, «L’Ordre de Malte et les écoles de la Marine royale : 1625-1830». 3. C’était le plus haut grade de l’Ordre. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 13

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L’Ordre contrôlait entièrement la nomination des chapelains conventuels: ils étaient tous nommés par le Grand Maître après avoir été acceptés, chacun à la majorité des deux tiers du Vénérable Conseil. L’ensemble des frères chapelains était astreint au service religieux de l’Ordre. C’est à eux qu’incombaient le service divin dans les églises et chapelles de l’Ordre, l’aumônerie des galères, l’administration des sacrements aux chevaliers (qui ne pouvaient se confesser qu’à eux) et aux malades. Ils avaient, en outre, l’obligation de prier pour le Grand Maître et pour les bienfaiteurs de l’Ordre. Toutefois, les fonctions des chapelains conventuels ne se limitaient pas à leurs obligations sacerdotales. Le plus souvent, ils exerçaient des fonctions administratives de secrétariat, soit dans les instances provinciales de l’Ordre, soit même en Couvent. C’est le cas de l’important département qu’était la Chancellerie, dirigée par le vice-chancelier qui était l’office le plus lucratif dont pouvaient jouir les chapelains. Il leur avait été affecté dès l’origine, car il demandait des qualifications que ne présentaient pas les chevaliers; il dirigeait le Conseil et faisait rapport en cas de différend. C’était le véritable secrétaire général du gouvernement politique et religieux de l’Ordre. Ces fonctions de chapelains se traduisaient le plus souvent par des charges lucratives : Prieur de la Sacré Infirmerie, Chapelain du palais du Grand Maître, maître des Pages, Doyen conventuel et chapelain des monastères de religieuses. En outre, la desserte de plusieurs églises de Malte leur était réservée; c’était le cas notamment des chapelles des Langues à La Valette (ND des Victoires, Ste Barbara, ND de Liesse, Ste Catherine d’Italie, St Jacques, ND du Pilier); c’était aussi le cas des chapelles «militaires» : celle de la prison des esclaves, celles des forts St Elme, St Ange et Ricasoli, de l’île du Lazaret et des lignes Cottoner. De même, la grotte de St Paul, à Rabat, était placée sous la juridiction d’un chapelain conventuel qui portait le titre de Recteur. Alors que le nombre de chevaliers était illimité celui des chapelains conventuels qui était de 90 au début du XVIIe siècle, fut réduit à 21 par le Chapitre général de 1631. Néanmoins, en 1706 il passa à 24, mais ne bougea plus par la suite.

Les prêtres d’obédience L’autre catégorie de prêtres attachés à l’Ordre était composée des chapelains d’obédience. C’étaient des prêtres séculiers qui se voyaient confier la desserte des cures des commanderies. Ces prêtres devaient en principe (mais tous ne le faisaient pas, loin de là) se faire recevoir dans l’Ordre comme chapelain d’obédience et porter la croix de Malte; ils étaient alors relevés de tout lien d’obéissance à l’ordinaire du lieu et n’étaient plus soumis aux règles ni aux garanties édictées par le clergé diocésain, tant par le roi que par l’évêque.

Les servants d’armes Ils étaient d’origine roturière et devaient prouver l’honorabilité de leur famille et montrer qu’elle ne s’était aucunement mêlée d’art ou de profession mécanique. S’ils pouvaient apparaître comme la piétaille des chevaliers, sous les ordres de qui ils servaient à la guerre ou à l’Hôpital, ces servants d’armes avaient aussi d’autres fonctions; certains servaient dans l’administration, notamment dans Malte Début 12/05/06 11:29 Page 14

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l’administration des grands prieurés 1, agissant le plus souvent comment conseil juridique; d’autres étaient des artistes de cour, tels le Français Antoine Favray. Ces servants d’armes concouraient, dans les mêmes conditions de résidence et de caravanes que les chevaliers, aux commanderies qui leur étaient réservées, mais qui souvent, dans la pratique, étaient communes aux servants d’armes et aux chapelains, ce qui réduisait d’autant les chances d’y accéder 2. Toutefois certains d’entre eux, furent faits chevaliers de grâce par le Grand Maître, en raison des éminents services qu’ils avaient rendus.

Les donats A proprement parler, ils n’étaient pas membres de l’Ordre. Il s’agissait en réalité d’une sorte de tiers-ordre composé de pieux laïcs qui ne prononçaient aucun vœu, mais abandonnaient à l’Ordre une partie de leur fortune; en contrepartie, ils recevaient le droit de porter l’habit orné d’une demi-croix. Au XVIIIe siècle, les grands maîtres octroyèrent la demi-croix et le titre de donat à titre de remerciement ou en guise de décoration pour services rendus par des personnes d’humble condition, ou de nationalité maltaise, voire à certains employés de l’Ordre. Ce fut notamment le cas pour deux personnages qui jouèrent un rôle important lors de la présence française: Pierre Jean-Louis Ovide Doublet 3 et Nicolo Isouard-Xuereb 4. C’était, de la part des grands maîtres, jouer avec l’ambiguïté de la croix de Malte, symbole du religieux chevalier, moine et croisé, mais aussi décoration mondaine – la croix de dévotion – octroyée aux grands sous la pression des souverains. C’était par là un moyen de s’agréger des serviteurs méritants, comme le faisaient les autres États souverains.

1. C’est le cas notamment, pour l’époque considérée, des Prépaud ou des Crespel au Grand prieuré de France. 2. Favray fut ainsi commandeur de Valcanville (Manche) en 1783. (Voir E. Mannier : Ordre de Malte : les commanderies du Grand prieuré de France, St Pierre de Salerne, Gérard Montfort, 1987, p. 497). De 1647 à 1792, cette commanderie appartint à quatre prêtres, quatre chevaliers de grâce et deux servants d’armes. Nicolas Pierre Crespel fut fait commandeur de Bretteville (Calvados) en 1778, puis de Baugy en 1783. Bretteville appartint, de 1639 à 1792, à cinq chevaliers de grâce, trois prêtres et deux servants d’armes; Baugy appartint, de 1636 à 1792, à cinq servants d’armes, un prêtre et quatre chevaliers de grâce. 3. Né à Orléans le 26 août 1749; décédé à Malte le 4 février 1824. Fils de Jean Doublet, jardinier et de Jeanne Désir, il fut soldat au régiment d’infanterie de Malte de 1779 à1782, date à laquelle il entra à la Secrétairerie du Grand Maître. Il fut fait donat le 6 août 1783 et refusa d’être chapelain pour épouser, le 19 avril 1784, une Maltaise, Elisabeth Magri, dont il eut sept enfants. Chargé de la Secrétairerie de France, il succéda à Régnaud, comme Commissaire de la République française; il quitta l’île avec les Français en 1800, vécut une dizaine d’années à Rome, puis à Tripoli, et revint à Malte dans les dernières années de sa vie. Voir P.J.L.O. Doublet, Mémoires historiques sur l’invasion et l’occupation de Malte par une armée française en 1798. 4. Né sans doute en 1773, à Malte (et non en 1775 selon ses dires; Voir Mgr John Azzopardi, Nicolo Isouard de Malte) et décédé à Paris en 1818. Le futur Nicolo, roi parisien de l’opéra comique sous l’Empire, fut nommé organiste de St Jean de La Valette en 1791, puis maître de chapelle en 1794. Sous la Restauration, il arborait une Croix de Malte qu’il affirmait lui avoir été remise par le grand maître Rohan, au grand scepticisme de ses contemporains et des historiens de la musique. Le chanoine Azzopardi a récemment retrouvé la bulle magistrale du 14 décembre 1795 par laquelle Rohan, plus modestement, l’agrégeait parmi les confrères ou donats, pour son zèle et ses mérites (Voir Azzopardi, op. cit. p 65). Malte Début 12/05/06 11:29 Page 15

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LE COUVENT

L’éclatement du Couvent Le Couvent initial avait été «éclaté» par le grand maître Hélion de Villeneuve (1319-1345) en huit nationalités ou Langues : Provence, Auvergne, France, Italie, Aragon, Angleterre, Allemagne, Castille. Lors de l’installation à Rhodes, chaque Langue s’établit séparément au sein d’une enceinte commune, le collachium. A l’arrivée à Malte, les chevaliers en s’établissant d’abord à Birgù, rompirent le collachium, mais les maisons de chacune des Langues, les Auberges, étaient voisines les unes des autres, quand elles n’étaient pas mitoyennes. Avec la construction de La Valette (1566-1571), il en alla tout autrement : un espace plus grand permit à l’évolution des mœurs de se libérer définitivement de tout semblant d’unité de vie monacale. Les Auberges, bien qu’alors quasiment du même modèle et œuvres du même architecte, Girolamu Cassar 1, étaient disséminées dans toute la nouvelle ville et le seul lien commun était, soit l’Infirmerie Sacrée 2 où les chevaliers accomplissaient leur obligation hospitalière, soit l’église conventuelle St Jean 3 où s’accomplissaient les dévotions communes aussi bien que les grands actes de la vie politique de l’Ordre. À partir du XVIe siècle, le mot «Couvent» fut employé comme synonyme de Malte et l’obligation de résidence en couvent n’était que de séjourner dans l’île. Cette division en Langues n’eut pas pour seule conséquence de mettre fin à l’unité conventuelle. L’Ordre perdait aussi une unité internationale en permettant le regroupement des chevaliers par origine nationale, et prêtait ainsi le flanc aux influences diverses que les royaumes ne manquèrent pas de faire peser sur les destinées de la milice sacrée. En effet, les États nationaux eurent à cœur de voir confier à l’un des leurs une des fonctions essentielles dans le gouvernement de l’Ordre. Le Grand Maître étant élu, le résultat ne pouvait être que la conséquence d’une brigue puissante. En revanche, chacune des Langues élisait son responsable, le pilier ou bailli conventuel. Chacun des Piliers se vit ainsi attribuer statutairement une fonction officielle : – le pilier de Provence était le Grand Commandeur; c’était en quelque sorte le «premier ministre» de l’Ordre et son ministre des Finances puisqu’il présidait le Commun Trésor et la Chambre des Comptes; – le pilier d’Auvergne était le Maréchal; chef de l’armée de terre et de mer, mais subordonné au Grand Maître dans le commandement, il était assisté par la Congrégation de la Guerre composée de quatre Grands Croix nommés par

1. Girolamu Cassar (1520-1586). Elève de l’ingénieur maltais Evangelista della Menga et de l’architecte italien . Son œuvre est le résultat d’une approche naïve et peu expérimentée des canons de la Renaissance et de l’influence du Maniérisme, alors en vogue en Italie. Il édifia de nombreux bâtiments publics dans la nouvelle capitale de l’Ordre et fut nommé ingénieur militaire en chef. Ses deux fils furent reçus servants d’armes. 2. Construite en 1575, c’était l’Hôpital de l’Ordre. Il fut agrandi jusqu’au XVIIIe siècle. Voir Paul Cassar, From the Holy Infirmary of the Knights of St John to the Mediterranean Congress Centre at . 3. Œuvre de Gerolamo Cassar, elle fut construite en quatre ans (1573-1577). Elle fut somptueusement décorée, au XVIIe siècle, par Mattia Preti dit le Calabrais. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 16

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celui-ci. Il avait sous ses ordres quatre chevaliers : le Commandant de l’artillerie, le Commissaire des fortifications, le Commandant des poudres et un ingénieur. Il avait, en outre, les clefs de la Ville et choisissait parmi les servants d’armes de sa Langue, le Grand Visconte ou Maître Ecuyer qui était chargé de faire régner la loi et l’ordre, à la tête des viscontes (officiers de police) et des sbires; – le pilier de France était le Grand Hospitalier de l’Infirmerie et à ce titre, responsable des activités hospitalières de l’Ordre; – celui d’Italie était l’Amiral, et à ce titre recevait, du Maréchal, délégation sur les armées de mer; – celui d’Aragon était le Grand Conservateur ou Drapier; c’était, en fait, le chef de l’intendance; – celui d’Angleterre était le Turcopilier 1; d’abord chef des archers, puis de la cavalerie légère, il était chargé des défenses côtières. Néanmoins, la milice des campagnes était placée sous le commandement du Sénéchal, chef de la maison du Grand Maître; – celui d’Allemagne était le Grand Bailli, chargé à la fois de fonctions militaires (défense de Mdina et de ) et de la justice de l’Ordre; – enfin le pilier de Castille était le Grand chancelier; il présidait à l’administration de l’Ordre en Couvent, dont l’expédition ordinaire relevait du vice-chancelier qu’il présentait à la nomination des Grand Maître et Sacré Conseil. En fait, c’était ce vice-chancelier, nommé à vie, qui était la clef du gouvernement de l’Ordre, agissant comme un véritable secrétaire général moderne. Ces charges dans le gouvernement de l’Ordre s’accompagnaient de responsa- bilités onéreuses qui étaient de subvenir aux frais écrasants de l’entretien de l’Auberge 2 où les chevaliers non encore pourvus de commanderies 3 étaient logés et bénéficiaient des tables, c’est-à-dire de leur entretien alimentaire. Les gages qu’ils touchaient du Commun Trésor n’y suffisaient pas, de loin, et les piliers avaient à cœur d’obtenir des commanderies fournissant un revenu intéressant. Cette répartition en Langues, voulue initialement pour des raisons pratiques (le latin cessant d’être parlé, les frères s’étaient regroupés par affinités linguistiques) eut aussi une autre conséquence politique, celle de fausser le poids des nationalités au sein de l’Ordre. En effet, du XIe au XIVe siècle, les chevaliers français étaient les plus nombreux et ils exigèrent une représentation plus importante. C’est pour cela qu’on leur octroya trois Langues; ce statut qui correspondait à une réalité temporaire, fixa définitivement cette prédominance elle continua à se traduire dans les institutions, même lorsque l’équilibre numérique se trouva changé.

Les organes du pouvoir Le Grand Maître Si le supérieur spirituel de l’Ordre était le Pape, le Grand Maître en était le supérieur immédiat. Son titre officiel était Frère N., maître de l’hôpital de Jérusalem 4;

1. Une des étymologies proposée pour «turcopilier» est «Turcos expellere». 2. Jean Marc Roger (L’Ordre de Malte et la gestion de ses biens..., p. 172 note 18) y voit là l’origine de l’expression «ne pas être sorti de l’auberge». 3. Les membres de l’Ordre entrés en rente devaient se loger à leurs frais. 4. Auquel s’adjoignirent le St Sépulcre, puis au XVIIIe siècle, St Antoine de Viennois. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 17

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tout aussi monastique était son habit, noir frappé de la Croix; le seul symbole de son autorité était un ample bonnet noir, lui aussi, le beretton, et ses armoiries portant ses armes familiales, écartelées de la croix de St Georges. Il disposait de tous les pouvoirs. Les seules limites à son autorité étaient celle du Pape ou du Chapitre général de l’Ordre. Le Grand Maître était élu à vie selon une procédure compliquée. Tous les membres de l’Ordre (chevaliers, ecclésiastiques et servants d’armes) concouraient également à son élection. Au jour de l’élection, les membres étaient réunis par Langue 1. Chaque Langue élisait, au scrutin majoritaire, trois chevaliers, ce qui donnait un total de vingt-quatre chefs de voix. Ces vingt-quatre avaient un triple rôle: ils élisaient le président de l’élection, ils désignaient le candidat au Grand Magistère 2, et le triumvirat de l’élection. Ce triumvirat (composé d’un chevalier, d’un prêtre conventuel et d’un servant d’armes) s’adjoignait un quatrième électeur; ces quatre en désignaient un cinquième et ainsi de suite, jusqu’à seize électeurs, pris successivement dans chaque Langue (ce qui faisait deux électeurs par Langue). Si les seize électeurs ne ratifiaient pas le choix fait par les vingt-quatre, les chefs de voix le désignaient eux-mêmes. La dissémination des voix dans chacune des Langues rendait théoriquement impossible la suprématie de l’une d’elles; mais le fait qu’il y eut trois Langues françaises contribua plusieurs fois à fausser le jeu. Néanmoins, sur les vingt-huit grands maîtres qui présidèrent aux destinées de l’Ordre à Malte, onze furent certes français, mais huit furent aragonais, cinq italiens, trois portugais et un allemand. En effet, cette procédure complexe n’eut presque plus jamais d’utilité, la «campagne électorale» des candidats se situant en amont, dès les premiers symptômes de déclin du Grand Maître régnant, et souvent même avant. Comme nul ne savait qui composerait les vingt-quatre, c’était donc une œuvre d’envergure et très coûteuse en achat de promesses de vote auprès de l’ensemble des Langues. La brigue électorale était l’activité favorite des membres de l’Ordre en Couvent. Tout candidat à la candidature devait apparaître comme un défenseur des statuts et libertés de l’Ordre, il devait être généreux sans être munificent et plaire aux chevaliers comme aux Maltais. À côté des monarchies électives, telles la Pologne ou le Saint-Siège, des républiques aristocratiques, comme Venise ou Gênes, l’Ordre de Malte avait sa place dans les soucis des chancelleries européennes. Roland de la Platière notait 3: «À Malte, cette place [de Grand Maître] occupe autant les prétendants, les capitulants, le peuple et les femmes que la Papauté à Rome; mêmes intrigues, sollicitations, prévoyance de longue main, argent répandu et, peut-être, beaucoup plus de fermentation». Cette brigue, en effet, divisait le Couvent et retentissait dans tout l’Ordre, bien des années avant chaque élection; cela ne concourait pas peu à donner une image désordonnée et trublionne que dénonçait hypocritement chaque Grand Maître, tant il est vrai que chacun fut le plus souvent, du temps de ses

1. Pour avoir droit de balotte (ou de scrutin), il fallait avoir résidé au moins trois ans en Couvent. 2. Qui devait obligatoirement être noble. 3. Lettres écrites de Suisse d’Italie et de Malte par M***, avocat en Parlement ... à Melle*** à Paris, en 1776, 1777 et 1778; lettre XVIII, 26 novembre 1776, tome III, pp. 116. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 18

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prédécesseurs, l’animateur du parti d’opposition. C’est ainsi que Rohan (qui ne fut pas un des moindres opposants à Pinto) écrivait à Choiseul 1: «L’esprit de brigue qui est inséparable d’un gouvernement d’élection». Une fois élu, le nouveau Grand Maître dont les finances avaient été largement obérées, devait pratiquer le système des dépouilles pour placer ceux qui l’avaient élu et nommer aux commanderies ceux qui avaient été ses plus actifs soutiens. Chaque règne était donc une nouveauté, moins dans la politique suivie que dans les hommes mis en place. Le revenu qui lui était affecté était loin d’être négligeable, même si dans les premières années de règne, il ne suffisait pas à rembourser les emprunts contractés pour sa «campagne électorale». Il percevait 10 % sur les droits de douane, d’assise et la gabelle, de même que sur le revenu des biens domaniaux, des amendes, confiscations et prises de course. Il recevait, en outre, du Commun Trésor, 6000 écus 2 pour sa table et 200 000 pour l’entretien de son palais. Il jouissait, sa vie durant, d’une commanderie et bénéficiait, tous les cinq ans, de l’annate d’une autre commanderie.

Les Conseils Ils partageaient le pouvoir exécutif avec le Grand Maître, comme dans les autres républiques aristocratiques de l’époque; la plupart des actes souverains étaient pris au nom des Grand Maître et Sacré Conseil. Ces conseils étaient au nombre de deux : – le Conseil Ordinaire, appelé aussi Conseil Secret d’État et, plus souvent, Conseil de l’Ordre, était présidé par le Grand Maître ou son lieutenant et comprenait tous les dignitaires grand-croix (l’évêque de Malte, le prieur de l’église conventuelle, les baillis conventuels ou piliers, les grands prieurs et les baillis capitulaires). Y assistaient, sans voix délibérative, le Trésorier et le vice- chancelier. – le Conseil Complet, plus communément appelé le Conseil d’État, était également présidé par le Grand Maître, comprenait tous les membres du Conseil de l’Ordre auxquels étaient adjoints deux des plus anciens chevaliers de chaque Langue, désignés par élection. C’était une sorte de cour souveraine qui investissait le Grand Maître élu de son autorité sur l’archipel, pourvoyait à la vacance du magistère en nommant un Lieutenant de Grand Maître, et agissait comme une cour d’appel des décisions du Conseil ordinaire, évocables ensuite au Chapitre général ou au tribunal du Pape.

Le Chapitre général C’était l’organe suprême de l’Ordre, seul habilité à changer les statuts et à

1. MAE, CP Malte 19, f° 89 lettre du 30 août 1784. 2. L’écu de Malte était divisé en douze tarins de deux carlins chacun, valant eux-mêmes vingt grains. Il était presque équivalent au ducat de Venise et à l’écu espagnol de 10 réaux, soit un peu moins de 35 livres tournois. Il y avait trois types de monnaies frappées à Malte: la monnaie d’or comprenait des pièces de 1 sequin (4 écus 3 tarins) et de 5,10 et 20 écus; la monnaie d’argent comprenait des pièces d’1 carlin, d’l tarin, d’1 écu, de 15 tarins (appelées demi-pièces ou nofs bicca) et de 30 tarins (appelées pièces ou bicca); enfin la monnaie de cuivre se composait de pièces d’1 grain (valent 6 piccioli), d’1 sou (ou cinquina, valant 5 grains), d’1 carlin (valant 2 sous) et d’1 tarin (valant 2 carlins). Malte Début 12/05/06 11:29 Page 19

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réformer les commanderies et modifier l’assiette des responsions imposées. Il était, en outre, le tribunal supérieur de l’Ordre. Il comprenait le Grand Maître, le Conseil Ordinaire, un procureur de chaque Langue et un procureur de chaque grand prieuré. Cette assemblée élisait seize membres, à raison de deux par Langue. À ces Seize appartenaient alors tous les pouvoirs et leurs décisions, une fois approuvées par le Pape, avaient force de loi jusqu’à modification éventuelle, mais seulement par un autre Chapitre général. Ce Chapitre général tenait à la fois du Concile œcuménique (en ce sens qu’il était supérieur au Grand Maître et possédait à la fois la puissance législative et le pouvoir constituant et disciplinaire) et des États-généraux français (du fait qu’il détenait, seul, le pouvoir de modification des impositions ou de leur assiette). Cette dernière ressemblance alla aux XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu’à l’espacement des réunions, puisqu’avant 1776, le dernier chapitre général remontait à 1631.

L’administration Les bureaux, placés sous l’autorité du Grand chancelier et dirigés effectivement par le Vice-chancelier, étaient divisés en secrétaireries qui assuraient la correspondance à la fois avec les Langues et avec les États souverains. Il y avait une grande différence entre les documents officiels (bulles et brefs) et la correspondance et autres actes officiels. Alors que ces derniers étaient datés selon le calendrier vulgaire, bulles et brefs conservaient le style de chancellerie qui était celui de Pâques 1. L’autre différence était dans la langue utilisée pour leur rédaction. En effet, si le latin restait la langue des documents officiels et si l’italien était la langue d’administration à Malte et celle des tribunaux, il y avait trois secrétaireries qui expédiaient les dépêches en trois langues nationales: l’espagnol, l’italien et le français. Or, de ces secrétaireries, la secrétairerie de langue française était la plus importante: «La correspondance magistrale, à cette époque- là, embrassait la France, l’Autriche, la Bavière, la Prusse, la Pologne, la Russie, la Hollande, les Pays-Bas autrichiens, une grande partie des princes d’Empire, l’Angleterre et quelques parties de l’Italie» 2. Aussi, le chevalier qui était le chef de la secrétairerie française était-il le véritable ministre des Affaires étrangères, et apportait-il un poids supplémentaire à l’importance des Français dans la vie de l’Ordre. Les bureaux, s’ils étaient dirigés par des chevaliers, étaient surtout composés de non nobles, soit qui entraient dans l’Ordre comme chapelains, soit qui étaient faits donats. L’usage concomitant de l’italien et du français, les faisait choisir parmi les Italiens et les Français, mais aussi et surtout parmi la bourgeoisie maltaise qui s’était souvent frottée à la France, par mariage ou par installation temporaire, notamment à Marseille, et qui parlait ainsi les deux langues.

LES LANGUES

Le ressort territorial des Langues correspondait aux «provinces» des autres

1. Le millésime ne changeait pas au 1er janvier, mais au 1er avril. Ainsi février 1776 était-il encore février 1775. 2. P.J.L.O. Doublet, op. cit., p. 137. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 20

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ordres religieux; c’était, en outre, un ressort administratif et économique : celui de la gestion des biens ou commanderies; cela devint aussi un ressort politique, tant par une évolution centrifuge au sein de l’Ordre que par l’intervention des princes séculiers.

Les divisions territoriales La Langue de Provence Elle était composée du duché de Gascogne, du comté de Toulouse, de la Narbonnaise et du Gévaudan, de la Provence, du Diois, du Valentinois et du bas-Dauphiné. Elle était divisée en deux prieurés: le prieuré de St Gilles comprenant 54 commanderies, et celui de Toulouse en comprenant 35.

La Langue d’Auvergne C’était une circonscription assez hétéroclite, limitée à l’ouest par la Vienne et la Loire et englobant une partie du Limousin, la Marche, le Berry, le Bourbonnais, l’Auvergne, le Lyonnais, le Beaujolais et les pays bourguignons (duché et comté) à l’est de la Saône. Le chef lieu était Lyon. Elle ne comprenait qu’un seul prieuré comprenant 48 commanderies et 8 de frères servants.

La Langue de France Les limites ne semblaient dues à aucune division politique du passé et suivaient une «ligne» de rivières successives: Dordogne, Vienne, Loire, Saône, Rhône puis Meuse jusqu’à son embouchure. Elle était divisée en trois prieurés: le prieuré de France, comprenant 45 commanderies et 10 de frères servants, celui d’Aquitaine en comprenant 65 et celui de Champagne qui en comprenait 24.

La Langue d’Aragon Elle correspondait très exactement aux limites et divisions de l’ancien royaume. Elle était divisée en trois entités: la castellanie d’Emposte, correspondant à l’Aragon proprement dit et comprenant 29 commanderies; le prieuré de Catalogne comprenant ce pays et les Baléares, avec 28 commanderies et le prieuré de Navarre avec 17 commanderies.

La Langue de Castille Elle correspondait au reste de la péninsule ibérique. Elle était divisée en deux prieurés : celui de Castille et Léon comprenant 27 commanderies et celui de Portugal en comprenant 31.

La Langue d’Italie L’ordre, avec elle, avait refait l’unité italienne antique. Cette Langue était composée de six prieurés: celui de Lombardie, comprenant le Milanais, le Piémont et le Génovésat, avec 45 commanderies; le prieuré de Venise avec les États de Venise, Mantoue, Parme, Ferrare et l’Emilie, comprenant 27 commanderies; le prieuré de Pise, composé de la Toscane (Lunégiane comprise) Malte Début 12/05/06 11:29 Page 21

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et de la Sardaigne, avec 26 commanderies; le prieuré de Rome qui avait 19 commanderies; celui de Capoue, comprenant la Molise, la Campanie et la Calabre, et le prieuré de Barlette, correspondant aux Pouilles, avaient les mêmes limites que le royaume de Naples et comprenait 25 commanderies; enfin le prieuré de Messine, correspondant à la Sicile, avec 12 commanderies.

La Langue d’Allemagne Elle était divisée jusqu’aux trois-quarts du XVIIIe siècle en trois entités: le prieuré d’Allemagne qui comprenait les pays d’Empire entre Meuse et Weser, la Bavière, le Wurtemberg, le Tyrol et l’évêché de Salzbourg; le prieuré de Bohème, comprenant la Carinthie, l’Autriche, la Bohème, la Silésie; et le grand bailliage de Brandebourg, composé du Hanovre, de la Saxe et de la Prusse soit, au total 67 commanderies.

Leur importance respective – en hommes La répartition initiale par nationalités qui avait servi pour la division en Langues n’était pas restée identique au fil des siècles. Néanmoins, au XVIIIe siècle, l’ensemble français et l’ensemble italien fournissaient, à eux deux, l’essentiel des membres de l’Ordre. Un état général 1 de 1710 fait apparaître que sur 1495 chevaliers, 37 % étaient Français (212 de la Langue de Provence, 108 d’Auvergne et 236 de France) et 42 % Italiens (637). Venait ensuite le groupe ibérique (environ 17 %) avec 108 chevaliers pour la Langue d’Aragon et 140 pour celle de Castille et Portugal. Enfin, le groupe germanique était réduit à 56 frères. La même disproportion se retrouvait pour les autres membres de l’Ordre, chapelains et servants d’armes mais, cette fois, les trois Langues françaises représentaient à elles seules 50 % des effectifs, les Italiens 27 %, les Ibériques 25 % et les Allemands 8 %. Pour l’ensemble des trois catégories de membres, Français et Italiens arrivaient à quasi égalité Ainsi donc, les quatre cinquièmes des membres de l’Ordre provenaient de France et d’Italie; c’est dire l’importance de ces quatre Langues, mais aussi des États y correspondant, autant dans la vie intérieure de l’Ordre que dans sa diplomatie. – en revenu Les deux plus riches prieurés étaient, sans contestation aucune, le prieuré de France et le prieuré de Castille; ceci, que l’on l’analyse en termes de revenus nets ou bien en apport de recettes au Commun Trésor, et ce, de la fin du XVIe siècle à celle du XVIIIe siècle. Michel Fontenay, dans son étude sur le corso méditerranéen 2, estime leur revenu respectif, à la fin du XVIe siècle, à 200 et 400 kg d’or soient 23 % et 26 % du revenu global des grands prieurés. Ces estimes n’échappèrent nullement aux princes séculiers qui réservèrent, d’autorité, un sort particulier à ces deux prieurés, en les réservant à un membre de leur famille.

1. BNP; NAF 3669, fo 597. Daté du 28 octobre 1710. 2. «Corsaires de la foi ou rentiers du sol ?...», Revue d’Histoire moderne et contemporaine, t XXXV, p 380. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 22

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Toutefois, si l’on analyse ces revenus ou ces apports de recettes, non plus par prieurés, mais par Langues, on voit une nette évolution dans le courant du XVIIIe siècle. Certes, les trois Langues françaises restaient prédominantes, représentant à elles seules la moitié des revenus de l’Ordre 1: en moyenne 24% pour la France, 19 % pour la Provence et 7 % pour l’Auvergne. L’Allemagne, quant à elle, était d’un apport médiocre (5 %), même lorsque sera créée la Langue anglo-bavaroise (cela en raison des ravages et dévolutions de biens liés à la Réforme). Ce fut surtout entre les Langues ibériques et la Langue d’Italie que se produisit un rééquilibrage; alors qu’à la fin du XVIe siècle, les Langues d’Aragon et de Castille dégageaient un revenu très important, supérieur même à celui réuni des trois Langues françaises, au XVIIIe siècle, elles furent ramenées au niveau de la Langue d’Italie. Ainsi, en 1710, celle-ci représentait 18,5 % du revenu global, tout comme la Langue de Castille, contre 14 % à la Langue d’Aragon 2. En 1789, les pourcentages étaient respectivement de 17, 18 et 10 %.

– en influence On pourrait conclure de ces données, qu’il y avait deux groupes de Langues; un groupe de Langues riches (France, Provence, Castille, Italie) et un groupe de moins fortunées (Auvergne, Aragon, Allemagne). Cependant, il convient de corriger cette division en prenant en compte la carte politique de l’Europe. Les trois Langues de France, à l’exception de sept commanderies situées en Flandre autrichienne, étaient calquées sur les limites du royaume. Leur poids institutionnel et économique (les 2/5 des membres et la moitié du revenu) se trouvait donc accru du poids politique de la monarchie française. Il en allait de même pour les Langues ibériques; si l’on étudie leur importance économique non plus en considérant leur division statutaire, mais en respectant la carte politique, le seul prieuré de Portugal ne représentait que 6 % du revenu apporté à l’Ordre, alors que les prieurés composant la monarchie espagnole représentaient 22 %. Le rééquilibrage italien devient alors une illusion; la multiplicité des États divisait d’autant la force de cette Langue. Emergeaient les trois prieurés réunis du royaume des Deux-Siciles (5 % en moyenne) et le prieuré de Lombardie (6%); ceux de Venise et Rome se situaient autour de 4 %, laissant derrière le prieuré de Toscane (moins de 2 %). Quant à l’Empire, il n’était pas lui-même une entité politique suffisamment forte pour contribuer à corriger la faible importance de la Langue d’Allemagne; toutefois, les biens situés dans les États gouvernés par les Habsbourg et Habsbourg-Lorraine, étaient suffisamment importants, surtout lorsqu’ils étaient situés hors de la Langue d’Allemagne, dans celles de France ou d’Italie, pour que cette Langue eût une influence supérieure à sa représentativité. À cette influence dynastique, on peut alors opposer, au XVIIIe siècle, celle des Bourbons, même si le Pacte de Famille restait une virtualité: avec les Langues françaises et espagnoles, les prieurés napolitains et siciliens et les commanderies parmesanes, les biens de l’Ordre situés dans les États de cette Maison,

1. NLM; ARCH 881 a. Bilan décennal 1778-1788. 2. BNP; NAF 3669. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 23

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produisaient 77 % du revenu général, et les frères sujets de ces Princes représentaient plus des deux-tiers des membres de l’Ordre. Au sein de cette suprématie politique, l’aîné de la Maison des Bourbons l’emporta au XVIIIe siècle et les Langues françaises cumulèrent ainsi l’influence politique avec celle que leur conféraient le nombre de leurs membres et la richesse de leurs biens.

Leur administration Les Langues, comme l’Ordre en général, avaient connu, au cours des siècles, une complexification de leur vocation, ou tout au moins, de leur rôle. Ceci se traduisit dans les organismes administratifs des Langues qui se développèrent, au point d’être devenus, au XVIIIe siècle, de véritables contre-pouvoirs du Couvent.

La gestion politique Le grand prieur de chacune n’était en fait qu’un «Provincial» de l’Ordre et son pouvoir était non seulement soumis à celui du Grand Maître, mais aussi théoriquement subordonné à l’assemblée priorale qu’ils devaient convoquer régulièrement. Au XVIIIe siècle, cette convocation était bisannuelle: l’une des deux réunions, essentiellement administrative, s’appelait «assemblée», tandis que l’autre, qui traitait aussi des problèmes disciplinaires et statutaires, s’appelait le «chapitre». C’était là l’assemblée des commandeurs de chaque Langue et, bien souvent, les débats ne se limitaient pas à la seule administration intérieure, mais traduisaient les tensions qui pouvaient exister entre le Couvent et ses représentations nationales. Ces tensions s’aggravaient lorsque la personnalité du Grand prieur était exceptionnelle. Tel était le cas, surtout, en Espagne et en France. La richesse de certains prieurés ou l’importance de certaines Langues, avait conduit les monarques à imposer à l’Ordre, leur choix d’un prince de leur famille, à la tête des grands prieurés. Ainsi le frère de Jean V fut-il Prieur de Portugal, don Carlos (le futur Charles III) Grand prieur de Castille. Mais c’est surtout en France que cette pratique était courante. Dès le XVe siècle, le roi imposa son candidat, le plus souvent un bâtard royal, tels Henri d’Angoulême, bâtard d’Henri II en 1573, Charles d’Orléans, bâtard de Charles IX en 1587, Philippe de Vendôme en 1679 1 et Jean-Philippe d’Orléans en 1720 2. Certes, après ce dernier, les princes imposés furent d’illustre naissance: en 1749, ce fut Louis- François prince de Conti, mais qui était marié; puis, en 1776, le duc d’Angoulême, mais qui n’avait qu’un an; lorsqu’il fut promis à sa cousine, fille de Louis XVI, son frère, le duc de Berry lui succéda, en 1789, alors qu’il avait onze ans. De son côté, le Pape, encouragé par de tels précédents, avait pris par habitude de confier le prieuré de Rome à un cardinal. L’administration des Langues, et par là le fonctionnement normal de l’Ordre, se trouvaient sérieusement gênés par ces habitudes contraires aux Statuts. Elles pouvaient apparaître ce qu’elles étaient parfois, c’est-à-dire une quasi

1. Philippe de Vendôme (1655-1727), arrière petit-fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, vendit sa charge au Régent pour son fils illégitime. 2. Jean-Philippe d’Orléans (1702-1748) dit le chevalier d’Orléans était fils du Régent et de Melle de Séry. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 24

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«nationalisation» d’une partie de l’Ordre. Le Couvent ne pouvait pas grand chose contre son supérieur religieux ou les princes ses protecteurs, de crainte que ce monopole régalien ne se transformât en séquestre ou en création d’ordres «schismatiques» et nationaux. De leur côté, les Langues pourvues de chefs de lignée royale, se sentaient plus proches de leur souverain naturel et étaient portées à ignorer Malte quand ce n’était pas à lui donner des leçons. Au XVIIIe siècle, cette tendance centrifuge s’alimentait aux théories gallicanes et aux luttes anti-ultramontaines, pour mener la vie dure à l’unité de l’Ordre.

La gestion économique Les commanderies étaient, en effet, la monnaie d’échange entre les divers acteurs de l’Ordre (Grand Maître, chevaliers, Grands Prieurs, chefs d’État) qui permettaient de sauvegarder un précaire équilibre. Le Grand Maître pouvait condescendre à satisfaire les désirs des princes ou se créer une clientèle parmi les chevaliers; néanmoins les monarques avaient le dernier mot, car le moindre séquestre portait un coup très dur aux finances de l’Ordre. Ce fut en 1260 que les biens de l’Ordre, jusqu’alors indivis, furent organisés en domaines séparés, appelés d’abord préceptoreries puis commanderies. L’Ordre était le seul et unique propriétaire de ces biens qu’ils fussent fonciers (la grande majorité des cas) ou immobiliers 1; néanmoins la régie en était confiée à un chevalier qui devenait ainsi commandeur. Les Statuts prévoyaient 2 que cette régie était de dix ans, mais l’usage fit qu’elle devint viagère, sauf si le commandeur souhaitait obtenir une autre commanderie plus riche et qu’il ne fût pas autoriser à cumuler. Chaque commanderie se composait d’un chef-lieu où se situaient la résidence du commandeur et l’église de l’Ordre, et de membres, exploitations agricoles qui en dépendaient. Il y avait plusieurs sortes de commanderies: – les commanderies de rigueur étaient les plus nombreuses. C’étaient celles qui étaient conférées, par le Grand Maître, aux frères profès ayant satisfait à leurs obligations de résidence et de caravanes. Cet octroi se faisait exclusivement à l’ancienneté du passage. – les commanderies de grâce étaient distribuées, tous les cinq ans (le quinquennium), soit par le Grand Maître (grâce magistrale), soit par les Grands Prieurs (grâce priorale) à des membres de l’Ordre de leur choix, sans tenir aucun compte de leur ancienneté. – les commanderies de chevissement étaient des commanderies accordées, moyennant un versement au Commun Trésor, à des commandeurs déjà pourvus, mais de biens de revenus moindres. – les commanderies de juspatronat étaient celles qui avaient été fondées par des particuliers qui en avaient limité l’accès, la plupart du temps, à leurs descendants. – enfin les commanderies magistrales étaient celles dont le revenu était affecté au Grand Maître.

1. Tels étaient le cas à Paris de l’enclos du Temple, ou la commanderie de St Jean de Latran. Néanmoins des biens fonds leur étaient annexés. 2. Titre V article 1er. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 25

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Les commandeurs ainsi nantis percevaient le revenu de leurs commanderies, mais ils étaient astreints à plusieurs obligations qui toutes concouraient à l’enrichissement et à l’entretien de l’ordre. Ces obligations étaient de deux ordres: elles étaient matérielles et elles étaient financières. Simples gérants usufruitiers, ils devaient assurer tous les cinq ans, les améliorissements des commanderies, c’est-à-dire, les réparations, les constructions, les aménagements divers et l’amélioration des cultures qui devaient permettre un meilleur revenu et une plus-value plus importante du domaine qui leur avait été confié. Ils devaient, en outre, renouveler les baux terriers pour veiller, d’une part, à ce que la valeur locative fût maintenue, et d’autre part, qu’il n’y eût aucun empiétement de bornage. Ils avaient aussi à charge l’entretien des bois, mais ne pouvaient procéder, de leur propre chef, à aucune coupe claire; pour les coupes sombres, elles devaient se limiter aux seuls besoins pour renforcer la futaie. Le respect de ces obligations était dûment constaté lors de visites effectuées par des commissaires du Grand prieur. Leurs procès-verbaux devaient être soumis à l’approbation du chapitre provincial, puis en Langue, pour que les commandeurs fussent autorisés à prétendre à une commanderie de meilleur revenu. Les Langues jouaient donc un rôle économique important en assurant des fonctions de surveillance agricole ou sylvicole que tous les États contemporains n’assumaient pas toujours. L’Ordre avais mis en place une réelle politique économique dont il avait confié l’inspection aux Langues : «les procès-verbaux de visites insistent sur les améliorissements à apporter non seulement à l’état des bâtiments, mais même à l’exploitation du sol et, de façon générale, à la rentabilité économique des biens de la Religion. La fréquence de ces visites, la précision et la continuité de leurs prescriptions quant au développement, au choix des cultures montrent que l’Ordre eut bien, tout au moins à la fin de l’Ancien Régime, une politique économique volontariste: dans les baux, les preneurs s’obligent à améliorer les biens, à étendre la surface cultivable. Par ces caractères aussi, Saint-Jean se distingue des ordres religieux proprement dits»1. L’autre obligation des commandeurs était financière. En effet, ils devaient subvenir aux besoins de la Religion en versant au Commun Trésor un pourcentage du revenu de leurs commanderies. Ce pourcentage avait varié dans le temps, notamment lorsque l’Ordre avait dû faire face à des frais militaires importants. Au Chapitre général de 1533, il fut décidé de créer un impôt permanent, les responsions, fixé «aux deux tiers de la demi-année», soit donc un tiers du revenu annuel. Cinquante ans plus tard, alors que l’inflation générale avait considérablement modifié le paysage économique, le onzième chapitre général procéda à une nouvelle évaluation des biens. Cette évaluation de 1583 fut utilisée jusqu’en 1776 pour asseoir les taxes extraordinaires ajoutées aux responsions fixées en 1533 2. L’ensemble de ces taxes était versé par les commandeurs aux receveurs des prieurés et de là, passait entre les mains du receveur général de la Langue 3.

1. Jean-Marc Roger, op. cit, p. 185. Les commanderies magistrales en étaient exemptes. 2. Voir Michel Fontenay, «Le revenu des chevaliers de Malte en France d’après les «estimes» de 1533, 1583, 1776». 3. Les receveurs avaient été institués par le Chapitre général de 1365. Malte Début 12/05/06 11:29 Page 26

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Ces receveurs, qui faisaient des Langues un intermédiaire économique et financier de l’Ordre, pouvaient appartenir aux trois catégories de frères, mais ils étaient commandeurs, étant comptables sur leurs deniers propres, des opérations que leur confiait le Commun Trésor. Or celles-ci ne se limitaient pas à la seule levée des responsions. Les vingt-neuf recettes, établies à la fin du siècle «de Lisbonne à Varsovie» 1 recevaient aussi les droits de passages, payés par les frères lors de leur réception dans l’Ordre, recueillaient les quatre-cinquièmes des biens des frères défunts ou dépouilles, et administraient, pour le compte du Commun Trésor, les commanderies tombées en mortuaire ou en vacant 2. Ainsi donc, les caisses des recettes recelaient une partie non négligeable de la fortune de l’Ordre et, compte tenu des lenteurs des échanges, cette immobilisation partielle était un facteur supplémentaire pour que les Langues se sentissent importantes face au Couvent. Ces généralités apparaissent nécessaires avant d’entreprendre une étude plus approfondie de l’histoire de l’Ordre et de Malte. Il est, en effet, important de mettre en évidence, tant dans les rouages de l’administration conventuelle, que dans les activités économico-politiques des Langues, le poids de la Maison de Bourbon en général, et celui de la Maison de France en particulier.

1. NLM; ARCH 881 a. Bilancio decennale del Comun Tesoro dal 10 maggio 1778 a tutto aprile 1788, Malta, nella stamperia del Palazzo di S.A.E., MDCCLXXXIX. 2. Le cinquième des dépouilles restant ou quint était laissé à la disposition des frères pour tester en faveur de qui ils souhaitaient. De la mort du commandeur titulaire au 1er mai suivant, le revenu de la commanderie revenait au Commun Trésor, c’était le mortuaire. Cela se poursuivait une année budgétaire supplémentaire (du 1er mai au 30 avril), c’était l’année du vacant. Cette dévolution fut instituée au milieu du XIVe siècle, pour faire face aux dépenses extraordinaires d’un armement de six galères, mais elle fut maintenue par la suite. Les commanderies magistrales en étaient exemptes. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 27

PREMIÈRE PARTIE Le temps des illusions 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 28

Chronologie des Grands Maîtres au XVIIIe siècle

Ramon Perellos 1697-1720 Aragonais Marcantonio Zondadori 1720-1722 Italien Anton Manoel de Vilhena 1722-1736 Portugais Ramon Despuig 1736-1741 Aragonais Manoel Pinto da Fonseca 1741-1773 Portugais Francisco Ximenes 1773-1775 Aragonais Emmanuel de Rohan-Polduc 1775-1797 Français Ferdinand de Hompesch 1797-1798 Allemand 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 29

CHAPITRE I La tentation absolutiste

LA MONARCHISATION DE L’ORDRE

Avant la fin du XVIe siècle, le Grand Maître, s’il était le supérieur religieux des moines-chevaliers, n’était que cela. Mais l’acquisition de Rhodes, puis l’octroi de Malte, en firent un supérieur à part, et, de l’Ordre souverain au Grand Maître souverain il n’y avait qu’un pas que quelques-uns franchirent parfois, sans néanmoins en faire un point de doctrine. Cependant, l’évolution générale du monde moderne changea progressivement le rôle de l’Ordre et de ce fait, le statut de son supérieur. Les grandes découvertes, à la fin du XVe siècle, avaient largement déplacé le centre d’activité mondial : la Méditerranée, notamment, perdit de son importance au profit des océans. Elle ne se maintint comme centre politique qu’en raison du danger ottoman; mais le Grand Siège (1565), puis Lépante (1571), mirent fin aux prétentions navales de la Porte. Ce fut donc dans une atmosphère beaucoup plus calme que l’Ordre recueillit les fruits de ses hauts-faits: les dons affluèrent de toute l’Europe et les responsions arrivèrent au Commun Trésor sans plus servir à des armements d’importance. L’Ordre en profita pour s’installer à Malte (La Valette fut construite de 1566 à 1571) et pour se donner un lustre commun aux États de la Renaissance ou du Maniérisme: des monuments, et au premier chef, des églises, marquèrent cette volonté de s’affirmer en tant qu’Ordre religieux souverain. Mais ce fut surtout au XVIIIe siècle, avec le grand maître portugais Anton Manoel de Vilhena (1722-1736) que l’on put assister à la monarchisation de la personne du Grand Maître. Encore cela resta-t-il limité au rang de prince ecclésiastique. Un projet de 1736 1, envisageait, pour donner plus de dignité au Grand Maître, d’obtenir du Pape et des Princes chrétiens, l’autorisation de porter «comme souverain un bonnet d’écarlate fermé de deux cercles d’or enrichis de pierreries et de perles formant une couronne la Croix de l’Ordre et en conséquence Son Altesse Eminentissime serait sacrée par le commissaire du Pape et couronnée en présence de ceux des puissances catholiques sous le titre glorieux de défenseur de la Chrétienté»; ainsi le Grand Maître serait-il «sacré comme chef d’un ordre illustre ayant, en cette qualité, le rang de cardinal et couronné comme souverain à l’imitation des électeurs ecclésiastiques de l’Empire». La mort de Vilhena n’y fit pas donner suite, mais l’idée n’avait pas rencontré que des oppositions. Ce fut néanmoins sous le long magistère de Pinto (1741-1773) que la tendance s’affirma et devint une réalité politique jusqu’en 1798 et ce, quelles que fussent les personnalités de ses successeurs.

1. BNP; Man. français 23134, 5e mémoire, pp. 45-82. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 30

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Les regalia Né à Lamego, le 24 mai 1681, le bailli Emanuel Pinto da Fonseca appartenait à l’une des plus nobles familles du Portugal 1. Il avait été reçu dans l’Ordre à deux ans (le 30 mai 1683), après dispense pontificale. A onze ans, il devint page du grand maître Perellos et resta à Malte le reste de sa vie, jusqu’à sa mort, à 92 ans. Avant de devenir Grand Maître, il résidait dans un hôtel particulier, à La Valette, près du bastion St Sauveur, la maison Pereira Coutinho, avec tous ses parents chevaliers de Malte: son oncle, Jose Pereira de Coutinho Pinto, (1666- 1751), ancien Grand chancelier, ses frères Vicente Alvaro et Martin Alvaro, ses cousins Melchior Alvaro Pinto, Luis Pereira et le bailli Guedes, futur vice- chancelier. Il fit à Malte de solides études et se spécialisa dans les deux droits sous l’autorité du meilleur juriste maltais d’alors, Giulio Cumbo. Il devint rapidement une autorité en matière de droits et privilèges de l’Ordre 2, si bien qu’en 1714, il fut désigné pour occuper la charge de vice-chancelier, véritable poste de Chef du gouvernement, charge dont il se démit en 1735. Ce fut lui qui fut choisi, le 18 janvier 1741, pour succéder à Ramon Despuig, mort trois jours auparavant, à 70 ans, après un peu plus de quatre ans à la tête de l’Ordre. Pinto était donc un pur produit de l’Ordre dont il ne connaissait que le Couvent. De par ses études, il n’ignorait rien du droit interne à l’Ordre, ni de sa position juridique face aux législations nationales. De par ses fonctions antérieures, il était au fait de toutes les relations internationales entre la Religion et les Puissances. De par sa longue résidence à Malte, il connaissait autant les sujets maltais de l’Ordre qu’il ignorait les chevaliers qui s’étaient établis dans l’administration locale des Langues. C’était donc un homme d’appareil, habitué aux relations diplomatiques avec les plus grands qui devenait «par la grâce de Dieu, l’humble maître de la Sainte maison de l’Hôpital de Jérusalem et le gardien des pauvres de notre Seigneur Jésus-Christ».

Une nouvelle iconographie Il eut donc pour souci de donner à sa fonction une majesté, équivalente en apparence à l’appareil dont s’entouraient les princes depuis le triomphe des principes de l’absolutisme. Sa maison était composée comme celle des monarchies. Le Sénéchal en était le chef; c’était un grand croix nommé à vie par le Conseil ou le Pape; lieutenant du Grand Maître, il dînait avec lui; il avait le commandement sur la campagne de Malte, jugeait des litiges survenus dans le Palais et avait rang immédiatement après l’évêque. Le Majordome ou Maître d’hôtel était l’ordonnateur des repas du Grand Maître, mais il était aussi le substitut du Sénéchal en son absence et le porte-parole de bienvenue du Grand Maître pour tous les officiers de mer

1. Il était fils de Miguel Alvaro Pinto da Fonseca et d’Anna Texeira Pinto. Un de ses lointains ancêtres, Joas Gracia de Sousa que, lors de la reconquête du Portugal, avait tué cinq chefs maures dans le même combat et fut recouvert (pinto) de leur sang, donna son nom à la famille ainsi que ses armes: cinq croissants de gueules dormant sur un champ d’argent. 2. Sur Pinto, voir Carmelo Testa, The life and times of Grand Master Pinto. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 31

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étrangers. Il était nommé par le seul Grand Maître tout comme le Grand Ecuyer qui avait la charge des équipages magistraux. Le Receveur ou économe, nommé aussi par le Chef de l’Ordre gérait ses biens personnels et pourvoyait à ses dépenses, mais c’était le Grand Chambellan, véritable homme de confiance du Grand Maître qui avait la haute main sur ses biens personnels, sur le registre de ses grâces et détenait les clefs de Mdina et du Château de Gozo, symboles de la souveraineté de l’Ordre sur l’archipel. Enfin le Fauconnier avait en charge l’entretien des chasses mais aussi le jeu à la table du Grand Maître; il devait aussi s’assurer du faucon d’hommage présenté au roi de Sicile et de ceux, offerts par courtoisie, aux rois de France et d’Espagne. À côté de ces officiers, il y avait les trois secrétaires officiels (pour l’italien, l’espagnol et le français), quatre auditeurs (deux étaient membres de l’Ordre, deux étaient Maltais) en charge des suppliques adressées au Grand Maître, quatre chapelains conventuels chargés des biens spirituels, et un grand nombre de bas-officiers (échanson, intendant, écuyer-tranchant, maître de salle, gardes de la porte...) pris le plus souvent parmi les servants d’armes. Mais surtout, il décida de coiffer ses armes de la couronne fermée des monarques et se déclara, ou se laissa déclarer, «Grand Maître de la Sanctissime et Eminentissime Religion, Prince souverain de Malte, Goze et Tripoli». Puis ce furent ses portraits officiels: jusqu’alors les grands maîtres posaient, revêtus de la longue coule noire frappée de la croix blanche à huit pointes, le bonnet d’étoffe (le beretton), symbole de leur pouvoir, posé à côté d’eux. Pinto rompit avec cette tradition iconographique: ses portraits officiels devinrent le support de la nouvelle image qu’il entendait donner à son pouvoir; ainsi, Robert 1 le représenta en homme de guerre, en armure d’apparat, ceinturé de soie, le bâton de commandement à la main, posé sur l’étendard de l’Ordre enserrant dans ses plis les armoiries du grand maître; mais, ce fut surtout le grand tableau de Favray 2 qui illustre le mieux la tendance imposée par Pinto: le grand maître se tient en majesté devant un trône de style rocaille dont le velours rouge se confond avec celui d’un rideau brodé d’or et celui du tapis de table, comme si cette profusion de pourpre venait compenser celle dont l’habit magistral était statutairement privé. Cet habit lui-même n’échappe pas à la réinterprétation absolutiste: la longue robe noire est devenue une robe courte gansée d’hermine; le rabat est un riche jabot de dentelle et, nouveauté, le Grand Maître est revêtu d’un somptueux manteau noir doublé d’hermine, semblable aux manteaux de sacre que la tradition versaillaise avait imposé aux représentations royales. D’un geste impérieux Pinto désigne les trois objets déposés sur une riche table: les Statuts de l’Ordre, le casque de guerre et surtout, une couronne royale surmontée de la croix de l’Ordre, le tout semblant destiné à la plus grande gloire de la Religion, dont la statue domine la scène. Un autre tableau de Favray, moins «grand style» 3, représente Pinto, vêtu du même costume d’apparat, dans une débauche de velours écarlate, la main enserrant la couronne fermée d’un geste d’impérieuse voracité. Ces représentations étaient intentionnelles et ne

1. Tableau conservé au Palais des grands maîtres à La Valette. 2. Tableau conservé au musée de la co-cathédrale St Jean à La Valette. 3. Conservé au Musée national des Beaux Arts de La Valette. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 32

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correspondaient nullement à un archaïsme de style, chez un artiste comme Favray qui annonçait, à plus d’un titre le néoclassicisme 1. On ne peut donc qu’être partiellement d’accord avec Mario Buhagiar qui écrit 2 : «Painted in the «grand manner» style favoured by the absolutist courts of eighteenth century Europe, the full-blown Pinto is a curiously archaic, grandiloquent figure who epitomizes perfectly the ethos of an anarchronistic Crusading and Hospitaller Order which, having out lived ist noble founding principes, placed exaggerated emphasis on empty pomp and expensive pageantry». Certes, le style pictural était suranné, mais c’était la première fois, dans l’histoire de l’Ordre, que la peinture de cour, par des modèles tirés du lexique versaillais, était utilisée à des fins de message politique. Jusqu’alors, les grands maîtres les plus prestigieux – les Wignacourt, les Cottoner, Vilhena – s’étaient servi de l’art pour exalter, par le biais de la religion, la grandeur de l’Ordre. Pinto, lui, l’utilisa comme les tenants de l’absolutisme: l’art devait être au service de l’image d’État; le Grand Maître n’était plus seulement un chef religieux, il était aussi un Chef d’État. Cependant, il n’y faut pas voir un substitut à l’usure de la gloire de l’Ordre, mais bien la volonté de transformer un ordre dont la finalité initiale apparaissait usée à tous, en une puissance politique «inter-nationale» qui eût un rôle à jouer.

Les honneurs diplomatiques L’obtention des honneurs diplomatiques était, en fait, la reconnaissance officielle du statut de souverain dont se réclamait l’Ordre. Pendant longtemps, il n’avait entretenu aucun ambassadeur et mandait auprès des Cours, des envoyés extraordinaires dont la mission était précise : soit participer à la joie ou la douleur du souverain régnant, soit régler un différend survenu entre l’Ordre et ce prince. Au XVIIIe siècle, ces envoyés devinrent permanents près le Pape, l’Empereur, le roi de France et le roi d’Espagne. Compte tenu de la personnalité de Louis XIV et de la prééminence de la Cour de Versailles en matière d’usages, tous les efforts de l’Ordre pour obtenir les honneurs souverains se portèrent sur la France. L’occasion s’en présenta, en 1715, lorsque l’Ordre envoya auprès de Louis XIV, le bailli de Mesmes 3. Le roi décida de lui accorder les honneurs dus aux ambassadeurs des princes souverains, et cela parut à Malte, une telle victoire diplomatique que la longue relation que fit le bailli des cérémonies d’usage fut lue au Grand Conseil 4 : après une audience dite «secrète» de la part du Roi, des Princes et des Princesses, l’ambassadeur reçut, en son hôtel, la visite du corps diplomatique; il fit ensuite son entrée officielle dans Paris, les Princes du Sang ayant envoyé pas moins de quinze de leurs voitures pour lui faire cortège; ce fut enfin l’audience publique à Versailles, le voyage dans un carrosse du roi attelé à huit chevaux, les honneurs rendus à lui et à sa suite de chevaliers de Malte en grand habit, les portes ouvertes à deux battants et la remise des lettres de créance.

1. Voir Mario Buhagiar, The iconography of the Maltese islands (1400-1900), chapitre 8. 2. Ibid., pp. 136 et 139. 3. D’une vieille famille béarnaise ayant donné de nombreux magistrats sous les Valois, il était le frère de Jean Antoine de Mesmes (1661-1723) premier président du parlement de Paris et l’oncle de Jean-Antoine de Mesmes, Comte d’Avaux, le négociateur de Nimègue. 4. NLM; ARCH 266 Liber Conciliorum, 25 octobre 1715. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 33

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Pinto élu, une de ses préoccupations majeures, à la limite de l’obsession dans ses relations avec son ambassadeur en France, fut le maintien et l’accroissement des préséances diplomatiques accordées au représentant de la Religion. Celui–ci était, depuis Vilhena, le bailli de Froullay 1 dont le frère était ambassadeur du roi à Venise. Le bailli, ami du Cardinal de Fleury, était une figure importante de la cour de Louis XV 2; ce monarque le consultait même régulièrement sur des affaires qui ne se limitaient pas aux seuls problèmes de l’Ordre. Cette position lui permit, en usant de son crédit personnel, d’obtenir pour la Religion ce que l’étiquette n’aurait su prévoir. L’occasion lui en fut fournie par la guerre que la France déclara à Tunis, en 1741, à la suite des incessantes attaques des corsaires barbaresques contre la flotte marchande du Levant. Froullay l’apprit de Louis XV, au souper du roi, à Rambouillet et lui répondit: «que c’était l’occasion pour l’ordre de donner des preuves de son zèle; que la Religion avait des galères et des vaisseaux aussi à portée que disposés à suivre les ordres du roi, comme ils l’avaient fait pendant la récente guerre avec Tripoli» 3. Pinto l’approuva et envoya la flotte bloquer les ports tunisiens, d’autant que le Bey en se saisissant de navires français, avait capturé un jeune chevalier, neveu du Grand prieur d’Allemagne, le bailli de Nesselrode 4. Le 16 août, à Choisy, Louis XV marqua publiquement sa satisfaction de l’aide apportée par les chevaliers 5 qui avaient coulé quatre unités barbaresques et en avaient capturé trois. Profitant de cette bienveillance, Froullay écrivit au cardinal de Fleury pour lui demander les honneurs du Louvre dont avaient joui intuitu personae ses deux prédécesseurs 6. Fleury, le 30 mai 1742, écrivit à Pinto, que le roi accordait à l’ambassadeur de la Religion ce privilège 7, réservé aux ministres des têtes couronnées, en reconnaissance de la participation à la guerre contre Tunis 8. La vanité du courtisan qu’était Froullay répondait bien au souci qu’avait Pinto de flatter sa dignité et l’ambassadeur n’eut de cesse d’être traité comme ses homologues représentants des souverains. Chaque marque nouvelle était annoncée au Grand Maître comme une victoire diplomatique, et c’était comme telle qu’elle était présentée au Conseil.

1. Louis Gabriel de Froullay de Thessé (1694-1766) était grand croix de l’Ordre. Il fut deux fois capitaine-général des galères (1728 et 1732). Il appartenait à la Langue de France. 2. Voir les Mémoires de Dufort de Cheverny, Paris, Perrin, 1990. 3. Froullay à Pinto, 28 mai 1741, ANP; MM 1037 et NLM; ARCH 1224. 4. Le Bey avait capturé sept vaisseaux marchands, assiégeait l’établissement de la Compagnie royale d’Afrique et s’était emparé du quartier génois de Tabarca, réduisant 800 habitants à l’esclavage et faisant une prise de 160 000 livres de corail. 5. NLM; ARCH 1224 fo 55, Froullay à Pinto, 18 août 1741 : «Messieurs, nous devons être fort obligés à messieurs de Malte; c’est pour mon service qu’ils se battent actuellement». 6. Les baillis de Souvré et d’Hautefeuille. 7. Il s’agissait, entre autre, de l’autorisation de pénétrer en carrosse dans la cour du Louvre et des châteaux royaux. Les honneurs du Louvre étaient supérieurs aux honneurs de la Cour. Ils étaient réservés aux ducs et pairs, aux grands d’Espagne et aux cousins du roi. Ils donnaient droit d’atteler son carrosse à quatre chevaux, de surmonter sa voiture d’une impériale en velours rouge et de la draper de deuil lorsque le roi ordonnait le grand deuil de Cour. Les Froullay étant grands d’Espagne depuis 1704, le bailli pouvait jouir personnellement de ces honneurs; sa victoire fut de les obtenir non plus intuitu personæ mais ès qualités. 8. NLM; ARCH 1205, f° 116. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 34

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Ainsi, lors de la mort du comte de Froullay, en 1744, Louis XV envoya l’introducteur des ambassadeurs au bailli, son frère, pour lui présenter ses condoléances. Et Froullay de noter que c’était la première fois que l’ambassadeur de l’Ordre était traité, en pareille occasion, comme un ambassadeur de tête couronnée 1. Enhardi, il alla même jusqu’à prévenir l’obligeance du monarque à l’égard de l’Ordre, en créant des précédents; ce fut ainsi qu’à la cérémonie de Cour pour le deuil de la Dauphine, il resta couvert devant le Roi, la Reine et le Dauphin, imitant les ambassadeurs de premier ordre, alors que les ducs et pairs et les envoyés extraordinaires des souverains avaient le chapeau sous le bras. Triomphant, il écrivit que «le roi ne l’a pas trouvé mauvais» 2. Nul doute qu’il n’y eût du plaisir de talon rouge à énumérer ces marques d’étiquette, mais elles correspondaient à un langage codifié, interprétable par tous les acteurs, et Pinto savait que si le ton donné par Versailles était l’objet d’appréciations diverses dans les autres cours, cela n’en positionnait pas moins l’Ordre dans la hiérarchie diplomatique. La preuve en fut administrée par l’affaire des honneurs royaux à Rome. L’ambassadeur de l’Ordre y était le bailli de Tencin, neveu du Cardinal comme de la célèbre Mme de Tencin; ayant appris avec quelle dignité Versailles traitait son homologue, il envoya, le 3 janvier 1746, un mémoire demandant au roi que l’ambassadeur de l’Ordre à Rome y fût traité par l’ambassadeur de France comme ceux des têtes couronnée 3. En mars, le Conseil du roi fit connaîtra son hostilité à l’égard de cette demande et pourtant, en octobre 1747, Froullay obtint de Louis XV des ordres pour le duc de Nivernais 4, son ambassadeur à Rome, afin qu’il accordât les honneurs royaux au représentant de l’Ordre. Celui-ci était alors le bailli Solaro; le Pape, pour n’être pas en reste sur la position de Versailles, accepta en novembre 1747 de lui conférer les honneurs royaux, sous la réserve que l’ambassadeur impérial Serra ne s’y opposerait pas. L’affaire fut conclue en janvier 1750, mais Solaro ne put en profiter car il était trop souffrant et surtout Malte refusa de subvenir au coût extraordinaire qu’un tel train sous-entendait. Comme très souvent le gouvernement de Pinto avait eu l’ambition plus grande que la bourse; pourtant, neuf ans plus tard, l’affaire fut reprise, cette fois avec, comme ambassadeur, le bailli de Breteuil dont l’entregent et la fortune pouvaient laisser espérer une solution plus rapide. En effet, le 3 janvier 1759 il écrivait à Froullay 5 que le Pape lui accordait les honneurs royaux si Versailles en faisait autant. La France répondit par sa position de 1749, assortie d’une précaution supplémentaire: l’ambassadeur de Malte aurait bien le traitement des ambassadeurs des Couronnes, mais il devra remettre à celui de France un billet secret, certifiant qu’il acceptera de renoncer à ces honneurs si une Cour de rang supérieur s’y opposait. L’ambassadeur d’Espagne reçut de Madrid l’ordre d’agir à l’identique. L’opposition vint de l’ambassadeur de Venise qui ne cachait pas son hostilité à l’égard de l’Ordre. Breteuil manœuvra et obtint au moins la

1. NLM ; ARCH 1643, Versailles, 12 mars 1744. 2. Ibid., Versailles, 16 août 1745. 3. ANP; M 987, dossier n° 13, pièces 103 à 133. Le mémoire est la pièce 107. 4. Louis Jules Barbon-Mancini-Mazarini, duc de Nivernais (1716-1798) fut ambassadeur à Rome en 1748, à Berlin en 1756, puis à Londres où il négocia la paix de 1763. 5.ANP; M 987, pièce n° 82. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 35

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consolation de pouvoir présenter ses lettres de créance dans les formes usitées par les ministres des souverains; mais après enquête, il eut la conviction que la Sérénissime République n’avait jamais envisagé de ne pas se conformer à l’usage de la France et que c’était le seul ambassadeur vénitien qui était responsable de l’embarras. Froullay, de son côté, n’était pas resté inactif et l’affaire avait été évoquée le 5 janvier 1759 au Conseil du Roi 1, Choiseul décidant de la traiter conjointement avec Madrid et Vienne. Le ministre écrivit alors au bailli de Breteuil 2 que le roi subordonnait l’octroi des honneurs royaux à l’ambassadeur de la Religion à Rome, au même privilège de la part du ministre de l’Impératrice et que c’était donc au Grand Maître d’obtenir cela de Vienne. Pinto en chargea son représentant à Vienne, le bailli de Colloredo qui avait l’avantage d’être le frère du chancelier impérial; aussi, peu de temps après, le bailli écrivit à Breteuil 3 que Marie-Thérèse voulait bien lui accorder les honneurs demandés. Triomphant, Breteuil annonça à Froullay 4 qu’il ferait son entrée publique le dimanche de Quasimodo et qu’il en évaluait la dépense à 23 400 écus romains. Ces péripéties, qui peuvent paraître vaines, sont pourtant révélatrices de la place qu’occupait l’Ordre dans les relations diplomatiques du fait de la multitude de liens qu’il avait avec les Puissances catholiques. Il ne faut pas non plus imaginer la petite Cour de Malte stupidement attachée à des préséances futiles. Dans une société d’ordres, le respect accordé à chacun était fonction de sa place dans la hiérarchie. La Religion avait intérêt à être considérée plus comme une République italienne que comme l’ordre des Bénédictins ou des Chartreux! Mais surtout, c’était pour le Grand Maître et son gouvernement un moyen de défense. La Papauté ne voulait voir dans le Grand Maître qu’un supérieur général, à l’instar du Général des Jésuites; la Cour de Naples ne considérait l’Ordre que comme un vassal et bien d’autres monarchies ne voyaient en lui qu’une riche congrégation à imposer. En obtenant les honneurs royaux, Malte se voyait accéder au rang de puissance indépendante et ses liens avec les autres États ne plus dépendre des aléas des droits nationaux, mais relever du droit des gens. Ce louable souci n’était pourtant pas exempt d’arrière-pensées plus tortueuses: en obtenant de la France les honneurs diplomatiques, l’Ordre espérait donner à réfléchir à la monarchie bourbonienne de Naples; en se voyant gratifié des honneurs royaux à Rome par l’ensemble des Bourbons et des États italiens, il plaçait l’Empire en porte-à-faux à un moment où celui-ci taxait l’Ordre comme les autres ordres religieux. Il fallut la sagacité de Choiseul pour éviter une confrontation diplomatique dont Malte espérait tirer reconnaissance et avantages. Prince sans État, nanti de protecteurs toujours prompts à le rabaisser, le Grand Maître savait retourner cette situation en utilisant les rivalités des Puissances protectrices pour obtenir des marques honorifiques qui, par touches successives, instillait et installait l’image d’un pouvoir souverain.

1. Ibid., pièce n° 83. 2. Ibid., pièce n° 86. 3. Ibid., pièce n° 87, Vienne 19 février 1759. 4. Ibid., pièce n° 90, Rome 14 mars 1759. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 36

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L’environnement monumental Il fallait à ce soi-disant monarque un apparat digne d’un Chef d’État. La Valette était d’une superficie trop exiguë 1 pour que l’on s’y livrât à de grands travaux. Pinto s’attaqua donc au décor; le palais du Grand Maître comme les Auberges étaient dûs à Gerolamo Cassar et présentaient des façades austères qui seyaient à un ordre monastique et militaire. Pinto fit ouvrir une seconde porte sur la façade du palais, rétablissant une symétrie classique et dota chacune des entrées d’un portail monumental ; au niveau du premier étage, il fit édifier deux élégantes galeries d’angle en bois qui ôtaient ainsi sa rigidité première au bâtiment. Mais il ne pouvait aller plus avant avec ce palais sans choquer ceux qui étaient déjà enclins à critiquer la dérive «mondaine» de l’ordre. En revanche, il eut toute latitude avec l’. A peine venait-il d’être élu qu’il fit détruire la vieille Auberge et demanda, probablement à Andrea Belli 2, de la reconstruire en entier. Leonard Mahoney écrit: «Rebuilt in 1741, the Auberge de Castille was the most important architectural operation of the eighteenth century. It is the major Baroque palace in Malta being the finest and also the most monumental» 3. Ainsi, ce que Pinto n’avait pu faire avec le palais magistral au risque d’une fronde, il le réussit avec cette Auberge qu’il venait de quitter : une large volée de marches conduit à un portail monumental surmonté du buste en bronze du nouveau Grand Maître, alors que chaque fenêtre est surmontée du croissant emblématique des Pinto. Par sa propre mise en scène, le Portugais mettait en valeur son Ordre et son État; comme l’a montré Jean-Marie Apostolides 4 pour le premier des monarques absolutistes, le corps même du roi, devenu corps imaginaire était offert en spectacle devant les nations. Et il écrit: «Avec la monarchie absolue, l’État se trouve dans la même position d’extériorité par rapport à la population qu’était la religion médiévale. Ce faisant, la machine étatique ne peut plus être animée ou contrôlée par un homme seul, quelle que soit sa position dans la hiérarchie du pouvoir» 5. Mais pour signifier quelque chose, l’apparat monarchique que voulait Pinto devait reposer sur un appareil d’État.

L’appareil d’État Les Statuts organisaient la vie de l’Ordre et encadraient le pouvoir du Grand Maître, comme ils en limitaient l’exercice dans ses fonctions de chef religieux. Pinto, qui avait toujours marqué un réel désintérêt pour les structures des Langues, utilisa sa parfaite connaissance du Couvent afin de transformer le gouvernement déconcentré d’un ordre monastique, en un gouvernement centralisé d’une petite principauté.

1. Environ 1 km2. 2. Andrea Belli (1703-1772) était Maltais; il fut l’auteur de nombreux monuments baroques de l’île. Voir Leonard Mahoney: A history of Maltese from ancient times up to 1800, Malta, Veritas Press, 1988, pp. 309-319. 3. Ibid., p 299. 4. Jean Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Les éditions de Minuit, 1981. 5. Ibid., p. 140. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 37

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L’administration à Malte Traditionnellement, les grands maîtres la trouvaient aux mains du Grand- chancelier qui, en fait, en déléguait la direction à un vice-chancelier qu’il présentait à la nomination des Grand Maître et Sacré Conseil. La grande Chancellerie appartenait de droit au pilier de la Langue de Castille, et, ce qui était d’habitude un partage du pouvoir, se trouva au contraire, avec l’élection de Pinto, une mainmise sur l’ensemble de l’administration par la Langue de Castille, elle-même dominée par la famille du nouveau Grand Maître. Le vice- chancelier dont un mémoire anonyme de 1762 1 dit que sa charge était «sans contredit l’emploi de la plus grande confiance dans le Couvent. C’est le Secrétaire de l’État de l’Ordre que le vice-chancelier, et il a une si grande influence sur toutes les affaires de la Religion que cela rend cette place très brillante», n’était autre que le cousin de Pinto, le bailli Francisco Guedes da Silva da Fonseca. Le Receveur de l’Ordre, quant à lui, était son neveu, le bailli Pereira. Tous deux, aidés d’un parti réduit mais puissant, composé de vieux chevaliers en majorité portugais 2, tinrent le pouvoir et finirent même, la vieillesse gagnant le grand maître, par être le Pouvoir, derrière le trône du vieillard usé. La somptuosité de la nouvelle Auberge de Castille n’était donc pas seulement une manifestation esthétique elle indiquait à tous où se trouvait le centre des décisions.

Les ambassadeurs Ce fut surtout par l’importance accrue du rôle des ambassadeurs que Pinto marqua sa volonté de n’être pas simplement considéré comme un chef d’ordre religieux. Dès Perellos (1697-1720), le Grand Maître nomma des ambassadeurs près des Puissances protectrices de l’Ordre qui, depuis le traité d’Utrecht, étaient garantes de la neutralité de Malte. Cet acte qui traduisait en fait la permanence de liens de dépendance, fut transformé, par Vilhena et Pinto, en manifestation de puissance souveraine, comme le montrèrent leurs efforts pour accéder aux honneurs diplomatiques 3. Mais ce fut aussi, pour ce dernier, un moyen de mettre en place son pouvoir personnel en court-circuitant les Langues: par ses ambassadeurs, Pinto s’adressa directement aux souverains pour traiter des affaires, d’État à État, sans plus avoir à y intéresser les Grands Prieurs ramenés à une pure fonction de provinciaux religieux. Il convient cependant de remarquer que les grands maîtres n’étaient pas maîtres absolus du choix de leurs diplomates: généralement ils proposaient aux monarques un chevalier qui avait eu l’agrément préalable des souverains quand ceux-ci n’avisaient pas carrément Malte du nom de leur protégé avant toute vacance. S’il y avait donc nomination d’ambassadeur, c’était pour la forme, par pure courtoisie et pour une plus grande efficacité de relations entre des Puissances de premier rang et l’Ordre qu’elles «protégeaient». Il y avait donc fiction, mais les

1. NLM; LIBR. 291 f° 55. 2. Carmelo Testa, op. cit., p. 327. 3. En ce qui concerne le gouvernement de Vilhena, voir Grégory Woimbée, L’Ordre de Malte et la France au temps du Grand Maître Vilhena (1722-1736), université de Paris-IV (mémoire de maîtrise d’histoire), 2000. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 38

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grands maîtres tiraient bien des avantages de son exercice quotidien. En effet, les monarques désignaient des chevaliers de leur nation qu’ils connaissaient personnellement ou qui étaient de proches parents de leurs ministres. C’était donc pour les grands maîtres un moyen d’accéder plus directement aux hautes sphères du pouvoir et d’user du crédit attaché aux relations familiales ou affectives de leurs diplomates. Ainsi Pinto nomma-t-il à Paris le bailli de Froullay, un courtisan proche de Louis XV que ce roi recevait régulièrement et avec qui il s’entretenait de questions diplomatiques. A sa mort en 1766, ce fut le bailli de Fleury qui lui succéda; neveu du cardinal-ministre il avait été employé par Versailles dans diverses négociations. Il en allait de même à Vienne ou à Madrid: les chevaliers désignés appartenaient à des familles proches des souverains. En revanche, à Rome, l’influence française se faisait de nouveau sentir: les ambassadeurs y étaient tous Français et si le choix du roi était moins impératif, les grands maîtres mettaient grand soin à déférer à son vœu. Ainsi Pinto nomma-t-il près le Saint- Siège, le bailli de Breteuil, cousin du ministre de Louis XV. Par le biais de ces ambassadeurs, Pinto put donc passer au-dessus des institutions de l’Ordre, pour affirmer davantage celle de ses deux fonctions qu’il voulait privilégier, celle de souverain de Malte. Ce fut à partir de la moitié du XVIIIe siècle que l’île cessa d’être considérée comme une simple base militaire, et qu’elle commença à être intégrée dans la poussière des petites principautés et républiques italiennes; la tournure «le Grand Maître de Malte», souvent rencontrée dans les mémoires diplomatiques, n’était pas qu’une ellipse; elle traduisait un regard des chancelleries, notamment celle de Versailles, sur cette principauté qui, par son ambivalence, pouvait servir bien des intérêts d’influence. Pinto perçut rapidement quel rôle pouvaient jouer ses ambassadeurs et il les dota d’une large marge de manœuvre : ainsi, ils recevaient, chaque année, une provision de blancs-seings, normalement destinés à parer aux actes les plus pressés que les délais de poste entre Malte et les Cours auraient retardés; en réalité, ces blancs-seings furent utilisés par les ambassadeurs, en accord avec la Chancellerie de Malte, aux relations diplomatiques : Malte donnait les grandes lignes de la politique à suivre et les ambassadeurs en assuraient la concrétisation, rédigeant eux-mêmes les dépêches magistrales au fur et à mesure des besoins, qu’ils fussent pour la défense de l’Ordre ou pour le jeu de celui-ci dans le concert diplomatique. Ces ambassadeurs étaient donc de véritables ministres du Grand Maître qui ne relevaient que de lui et dont les actes échappaient au contrôle des Conseils. Les ambassades devinrent, à leur tour, de véritables services déconcentrés du pouvoir magistral. Il était de tradition que le Receveur du Commun Trésor de chaque Langue se fît assister de juristes. Parce que les décisions françaises faisaient jurisprudence dans les autres États, principalement dans les monarchies bourboniennes, le Receveur de la Langue de France organisa un conseil composé d’éminents avocats. Le choix de ces conseillers était loin d’être innocent; autour d’un conseiller permanent de l’Ordre, Cibon le père, docteur in utroque jure, étaient appointés des juristes de haut niveau, membres du Grand Conseil, voire conseillers de leurs éventuels adversaires, tel le Clergé. Ainsi, les conseillers successifs de l’Ordre à Paris, furent Taboué, de la Monnaye, Laget, Vulpian, tous 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 39

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avocats au Grand Conseil (dont l’Ordre ressortissait en cas de litige), de sorte que «Malte a vu, successivement les mémoires rédigés d’après les délibérations publiques ou plus ordinairement secrètes, par quelques-uns des membres choisis du Conseil» 1. La monarchisation et l’étatisation de l’Ordre, à partir de Perellos, entraînèrent une modification du rôle de ce conseil consultatif. Le 2 septembre 1711, le bailli de Mesmes 2 fit savoir au grand maître que, désormais, ce conseil s’assemblerait tous les quinze jours et qu’il se réunirait à l’ambassade où seraient déposés les registres des délibérations. Devenu permanent, se réunissant périodiquement, relevant non plus du Receveur mais de l’ambassadeur, ce conseil échappait à la seule Langue de France pour devenir l’organe de l’Ordre dans le royaume de France. Ceci ne fut pas sans élever des questions de préséance, l’ambassadeur étant devenu le représentant de l’Ordre non plus seulement près le roi, mais aussi auprès des chevaliers, ne voulut plus passer après le Grand prieur de France et même le Grand Hospitalier. Le 3 mars 1720 3 un décret du Grand Maître lui donnait la préséance partout, sauf dans l’enclos du Temple qui était tout ce qui restait d’importance aux dignitaires de la Langue. Ainsi, compte tenu de l’énorme prééminence de Paris sur le reste de l’Ordre, ce conseil devenait un deuxième pôle du pouvoir du Grand Maître, comme s’il y avait un partage des tâches. A l’administration maltaise correspondait le gouvernement intérieur de l’Ordre et de celui de Malte. À l’administration parisienne allaient la politique étrangère de l’Ordre et l’action de lobbying auprès de la Cour de Versailles, devenue le protecteur effectif d’une nouvelle mini- puissance italienne qui n’hésitait plus à s’intituler «l’État de Malte» 4. Ceci fut concrétisé par les appellations successives de ce conseil qui devint, d’abord en 1751, le «Conseil de l’Ordre à Paris» 5 et se trouva nanti de nouveaux pouvoirs, notamment en étant le relais immédiat entre les commandeurs et le Grand Maître pour la gestion économique des biens de l’Ordre. Après la réorganisation politique, cette mainmise plus étroite sur l’économique traduisait la volonté de Pinto de ne pas être à la tête d’un simple État d’opérette. En 1763, il devint «le Conseil provincial de l’Ordre» 6, cessant d’être purement français pour devenir le pendant, hors de Malte, du Conseil de l’Ordre siégeant en Couvent. Néanmoins, il convient de nuancer cette dernière évolution. En effet, elle n’apparaît nulle part, dans les écrits du Grand Maître ou de ses proches, comme participant d’un dessein préétabli. Pinto était un pragmatique: il utilisait ses ambassadeurs pour gouverner, et il utilisait surtout son ambassadeur à Paris parce que le monarque le plus influent pour l’Ordre était Louis XV; mais il ne théorisait pas sur la nature des pouvoirs et des conseils; il ne voulait aucunement transformer les Statuts, il se contentait de les contourner. Il faut chercher dans la personnalité des ambassadeurs, l’origine de cette

1. ANP; M 907/11, f° 440. 2. BNP; Joly de Fleury 372, pièce 167. 3. Ibid., cote VII. 4. Ibid., pièce 189, 1761. 5. Art 14. Bulle de 1751 : «Les commandeurs pour les droits d’usage prendront l’avis du Conseil de l’Ordre à Paris». 6. Procès-verbal de délivrance des bois de la commanderie de Beauvais. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 40

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évolution supranationale du conseil parisien. D’ailleurs, un mémoire de 1763 1, rédigé par le Grand prieuré de France, s’il reconnaissait la patte de l’absolutisme: «L’ambassadeur est l’homme du Grand Maître; le moyen sûr de tout concentrer dans l’un est donc de concentrer tout dans l’autre», en limitait sérieusement les conséquences qui ne lui apparaissaient être que «la charpente du nouvel édifice de domination qu’on entreprend d’élever pour la France seule, sur les ruines de la constitution primitive de l’Ordre de Malte, de la juridiction des chapitres et des Grands Prieurs, des statuts et des lois du royaume».

LA RECHERCHE D’UNE ASSISE ÉCONOMIQUE

Au XVIe siècle, le rôle géopolitique de l’Ordre s’était considérablement transformé. Les grandes découvertes avaient déplacé les principaux circuits maritimes et économiques, mais le Grand Siège puis la bataille de Lépante, en marquant la fin du danger ottoman sur mer, avaient suscité un renouveau économique de la Méditerranée qui était alors redevenue la voie du commerce vers le Levant, le Proche et le Moyen Orient, seulement troublée par les incursions des pirates barbaresques. L’Ordre comprit alors quel rôle il pouvait jouer et quels bénéfices il pouvait en espérer: ne pouvant plus tirer de grandeur de sa gloire, sauf de sa gloire passée, il convenait qu’il l’assît sur des bases plus temporelles. Au XVIIIe siècle, cette réflexion était parvenue à maturation. La Bibliothèque nationale, à Paris, conserve six mémoires manuscrits du chevalier de Choiseul 2, datés de 1723, sur les moyens d’améliorer «les finances de l’État de Malte et la manière d’y introduire une richesse extante» 3; Choiseul écrivait ainsi: «A présent que la Religion est parvenue à faire de son île le rempart de la Chrétienté et qu’elle se trouve débarrassée des soins qui ont suspendu son attention sur les opérations de l’État, elle peut s’appliquer à remplacer par le commerce de la mer, par les productions du pays et les manufactures, les sommes que l’État répand continuellement dehors». Conséquence de l’évolution politique étudiée précédemment, cette reconquête économique ne se fit pas à partir de l’Ordre, mais à partir du territoire qui lui avait été concédé, l’archipel maltais. Pinto, en voulant se faire prince souverain, chercha à établir sa principauté, et, pour ce faire, misa plus sur son domaine que sur son Ordre. Mais une telle politique présentait des avantages et des inconvénients. Certes, en cas de réussite, le fait de lier l’expansion économique de l’Ordre aux circuits et à la géographie du commerce méditerranéen, rendait le pouvoir magistral et le Commun Trésor moins tributaires des Commandeurs et des

1. B.N.P.; Joly de Fleury 372, pièce n° 167. 2. B.N.P.; Manuscrits français 23134. Charles Sébastien de Choiseul de la Rivière était né le 29 juin 1684. Il était le 4e fils de François II de Choiseul, comte de Chevigny, marquis de Rivière, baron de Giry et de Lux, et de Paule de la Rivière, fille de Humbert baron de la Rivière et de Claude de Pradine. Il avait été reçu chevalier dans les Langue et Grand prieuré de France le 5 octobre 1687; il était lieutenant de vaisseau des armées du roi et mourut à Dijon en mai 1734. Ses cinquième et sixième frères étaient aussi chevaliers de Malte et périrent au combat, l’un contre les Turcs en 1700, l’autre à la bataille de Spire en 1703. 3. Ibid., 3e, pp. 21 à 37. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 41

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Langues; c’était concrétiser, dans l’ordre économique, le dualisme souhaité entre l’État de Malte et la congrégation multinationale des chevaliers. C’était aussi se libérer de la tutelle exercée par les autres souverains qui pouvaient être d’autant plus exigeants à l’égard de l’Ordre qu’ils avaient des possibilités de chantage ou de rétorsion sur des biens situés en leurs domaines et qui fournissaient l’essentiel de ses ressources. Cette assise économique territoriale pouvait donc être un facteur essentiel d’indépendance et, en même temps, fournir un excellent fusible en cas de brusque tension entre les Puissances et Malte. En effet, si le gouvernement de l’Ordre pouvait avoir la maîtrise de ses ressources propres – ou au moins de la majeure partie de celles-ci-les saisies, séquestres ou impositions éventuellement décidés par les princes souverains toucheraient bien plus les Langues nationales et les Commandeurs leurs sujets, que Malte soi-même. L’Ordre de St Jean se mettait ainsi à l’abri du fâcheux précédent historique des Templiers qu’il avait toujours à l’esprit 1. Mais vouloir jouer dans la cour des grands dont on n’était jusqu’alors que l’auxiliaire, risquait de susciter chez eux un agacement à la mesure des enjeux et des rivalités économiques de l’époque. Malte n’avait donc d’alternative qu’entre le lien étroit avec une grande puissance protectrice ou une alliance de puissances, et une diplomatie fondée sur l’équilibre entre puissances concurrentes ou adversaires; mais cette alternative ne pouvait devenir un choix que si l’État maltais savait apparaître essentiel aux intérêts européens ou formidable aux chancelleries, à défaut de quoi il serait maintenu dans un rôle de prestataire de services. En outre, ce souci d’expansion économique était lié à la volonté, sinon de marginaliser, du moins de remiser au second plan les Langues. Il ne fallait donc pas qu’elles pussent penser que l’Ordre leur devait sa richesse. Or, s’il avait souhaité, au préalable, restaurer sa situation financière, il aurait dû réunir le Chapitre général, jouer donc le jeu régulier des Statuts et respecter ainsi la hiérarchie des pouvoirs. En voulant éviter de recourir à cette solution, il retardait durablement une réforme de ses finances qui pourtant apparaissait nécessaire à tous. Enfin, l’État de Malte ne pouvait se lancer dans l’aventure du libéralisme marchand du XVIIIe siècle avec une structure sociale plus qu’archaïque; entre le groupe dominant des chevaliers qui ne pouvaient déroger et la grande majorité des Maltais qui se louaient comme marins, s’échinaient à tirer quelque végétation des cailloux ou se réfugiaient dans l’état ecclésiastique, il fallait que se développât une catégorie de commerçants, avec ce que pouvait porter de germes politiques l’essor d’une classe moyenne dans une république aristocratique qui refusait de lui concéder un quelconque pouvoir. Pinto et son entourage n’embrassaient pas l’ensemble des problèmes. Une fois encore, il ne faut pas prêter au grand maître ou à sa camarilla un vaste plan de gouvernement, mais des idées, des tendances, jamais réellement affirmées, toujours sous-entendues qui inspiraient moins une politique d’ensemble qu’une série d’essais, de touches dans diverses directions; par là, Malte testait

1. Voir le 5e mémoire de Sébastien de Choiseul (p. 78) : «La Religion doit enfin regarder la destruction des Templiers comme un exemple toujours présent» et la lettre de Rohan à Suffren (NLM; ARCH 1622, p. 14) du 6 juillet 1786 : «Nous avons la morgue des anciens Templiers, avec une avidité qui nous nuira, à la fin, comme eux». 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 42

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l’amplitude de sa marge de manœuvre, la capacité de résistance ou d’opposition des Puissances protectrices, des chevaliers ou des Maltais. C’était une démarche entièrement pragmatique avec une souplesse, une rétractilité toute romaines qui dénotait bien plus, volens nolens, l’origine religieuse de l’Ordre que ses prétentions souveraines. Durant le long règne de Pinto, on assista à une série de tentatives plus ou moins poussées et plus ou moins rapidement limitées par les autres acteurs du jeu maltais véritable suite de mouvements paraboliques qui laissèrent l’Ordre, à l’aube du règne de Ximenes, désemparé et perturbé comme après un long et inutile feu d’artifice.

À partir de ses bases naturelles Sans rien changer à ses missions officielles, l’une des possibilités du gouvernement maltais était, de profiter de la modification du climat international et, notamment du rôle désormais purement économique de la Méditerranée pour parvenir à en tirer un avantage matériel. Ces missions originelles étaient sa fonction hospitalière et la croisade contre le Croissant.

De la mission hospitalière au rôle hygiénique Il ne conviendrait absolument pas d’imaginer que l’Ordre ait eu, à un quelconque moment, la velléité de transformer sa mission hospitalière ou d’en tarifer les services. À peine installés à Birgù, en 1530, les chevaliers établirent leur infirmerie dans une maison privée, avant que d’édifier, très rapidement un hôpital en 1533 1; le siège du gouvernement transféré à La Valette en 1571, ils décidèrent, en 1574 2 de construire l’Infirmerie Sacrée sur la courtine St Lazare, non loin du fort St Elme. Très rapidement cet établissement, plusieurs fois agrandi 3, suscita la curiosité et l’enthousiasme des Européens avertis, tant pour sa construction que pour son service. La Grand Salle qui mesurait 155 m de longueur, 10,50 m de largeur avec une hauteur de plafond de 11 m, était alors l’une des plus grande d’Europe. Entièrement dallée de pierre, elle était meublée de cent trente lits individuels garnis de rideaux, distants d’environ 1,50 m les uns des autres avec, à côté de chacun, des latrines pratiquées dans un enfeu du mur. Elle accueillait tous les malades de libre condition, sans distinction aucune de religion. Sous cette Grand Salle, et de mêmes dimensions, était la Salle du Grand Magasin avec cent trente quatre lits de camp réservés aux soldats et marins de l’Ordre ainsi qu’aux esclaves. Néanmoins, divers aménagements permettaient, en cas de besoin, d’augmenter le nombre de lits; en 1787, il pouvait être porté à cinq cent soixante-trois et même, en urgence absolue, à neuf cent quatorze par l’installation de trois cent cinquante et un lits supplémentaires dans les couloirs et au milieu des salles.

1. Voir Paul Cassar, The Holy Infirmary of the Knights of St John to the Mediterranean Congress Centre at Valletta. 2. Au Chapitre général du 7 novembre 1574 (NLM; ARCH 290 f° 29) 3. En 1660 par Raphaël Cottoner (1660-1663); en 1666 par son frère Nicolas Cottoner (1663- 1680). Grégoire Caraffa (1680-1690) fit édifier la salle pour les malades contagieux et la bibliothèque. En 1712, Ramon Perellos (1697-1720) l’agrandit de nouveaux bâtiments: pharmacie, laboratoires, logements pour le corps médical et les administrateurs qui portèrent le nom d’Infirmerie Neuve. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 43

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La plus ancienne partie (la Vieille Salle), accueillait vingt-deux lits réservés aux pèlerins malades et aux membres des communautés religieuses, en témoignage toujours vivant du but originel de l’Ordre. La Grand Salle avait soixante-quatre lits réservés aux malades fébriles, les cas aigus étant séparés des cas chroniques. Il y avait deux salles avec vingt-neuf lits pour les blessés et les malades ayant subi une intervention chirurgicale. La Petite Salle de vingt lits était réservée aux moribonds la Salle St Joseph, de même capacité, accueillait les bagnards malades. La Salle Neuve (vingt-et-un lits) était affectée aux personnes atteintes de dysenterie; trente-six lits étaient prévus pour les malades mentaux; vingt-neuf pour les malades considérés comme contagieux (tuberculeux mais aussi malades ayant le ver solitaire); cent vingt pour le traitement des maladies vénériennes 1. Il y avait, en outre, deux salles affectées aux patients opérés de calculs urinaires très fréquents à cette époque; enfin, dix- neuf lits étaient réservés aux seuls chevaliers. L ’Ordre avait ainsi su rester fidèle à sa mission initiale, respecter les différences sociales d’alors, tout en assurant une prophylaxie simple mais efficace. Mais ainsi que le nota George Sandys, fils de l’archevêque d’York, qui visita Malte en 1630: «Doth merit regard not only for the building but for the entertainment there given... Served they [les malades] are by the junior knights in silver; and every Friday by the Grand Master accompanied with the Grand Crosses» 2. En effet, le service des «seigneurs malades» était effectué par les chevaliers dans de la vaisselle plate, et le vendredi, jour de la Passion, le Grand Maître, entouré des dignitaires, venait lui-même participer aux soins. Ces gestes étaient loin d’être creux, et le commandeur de Bosredon-Ransijat, futur Président de la Commission française de gouvernement, pourtant peu suspect de sentimentalisme religieux écrivait: «Toutes les fois que je sortais [de l’Infirmerie], je me sentais réellement meilleur que lorsque j’étais entré» 3. L’Ordre, respectueux de sa vocation, ne lésinait pas non plus sur la formation de son corps médical, car, à côté de l’Infirmerie Sacrée, il y avait aussi l’Hôpital des femmes, les Enfants trouvés, le St Esprit de Rabat et le Lazaret. Le fait, sans doute, que le Grand Hospitalier était le pilier de la Langue de France, fit que plusieurs médecins ou chirurgiens français vinrent exercer leur art ou donner leurs conseils à Malte; mais, surtout, de 1636 à 1785, seize médecins et chirurgiens maltais 4 furent envoyés en France pour y recevoir ou parfaire leur formation; les médecins allaient essentiellement à Montpellier et les chirurgiens à Paris. Ces derniers se perfectionnaient en chirurgie de l’œil, en obstétrique, mais surtout en taille vésicale (lithotomie) et en chirurgie traumatique.

1. Notamment à l’acétate de mercure ou pilules de Keiser ce qui fit donner le nom de salle de Keiser. 2. P. Cassar, Medical History of Malta, p. 57. 3. Bosredon de Ransijat, Dialogues sur la Révolution française... 4. Le Dr Paul Cassar, le grand spécialiste de l’histoire médicale maltaise cite dans son étude L’influence française sur le développement de la médecine à Malte: à Montpellier, Joseph Casha (1636), Giorgio Imbert (1723), Gaetano Azzopardi et Gaetano Delicata (vers 1730), Giuseppe Demarco (1742), Giovanni Francesco Maurin (1745), Giorgio Locano (1749), Giuseppe Farrugia (1754), à Aix, Salvatore Bernard (1749), à Bordeaux, Giovanni Manciforte (1783), à Paris, Giuseppe Grillet (1704), Vincenzo Checcoli (vers 1710), Michel Angelo Grima (1758), Antonio Grillet (1770), Saverio Micallef (1778), Aurelio Badat (1760), Micallef fut envoyé ensuite à Marseille en 1783 auprès de Mélisse, spécialiste de l’opération de la pierre (Voir A.N. Paris, M 961 f° 174). 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 44

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Malte apparaissait donc comme un centre médical de renom. Ainsi, en 1770, la République de Venise s’adressa à l’Ordre de St Jean pour obtenir le service d’un chirurgien habile et digne de confiance 1 et Pinto lui envoya Antonio Grillet; plus tard, en 1788, ce fut Giuseppe Demarco que Rohan envoya au pacha de Tripoli 2. Cette assistance ne se limitait d’ailleurs pas au seul personnel médical. Les chevaliers eux-mêmes, de par leur double fonction militaire et hospitalière, pouvaient être requis par les gouvernements. L’exemple le plus connu, au XVIIIe siècle, fut celui du commandeur de Langeron, chef d’escadre des galères à Marseille qui fut nommé, par le Régent, commandant de la ville, alors anéantie par la peste. Le 5 septembre 1720, il se vit confier la tâche de remédier aux désordres qui y régnaient et d’imposer avec vigueur de sévères mesures de prophylaxie, ceci correspondant, d’avis du Régent, à «la vraie fonction d’un commandeur de Malte» 3. S’il ne pouvait être nullement question pour l’Ordre de St Jean de monnayer ce qui était sa raison d’être, il ne lui était pas interdit de tirer bénéfice de son renom hospitalier et médical. Les circonstances l’aidèrent à faire de son lazaret, un des plus importants de la Méditerranée et, par là, à augmenter ses revenus. La construction du lazaret sur l’îlot du port de Marsamxett remontait à 1643 4. et les règlements de quarantaine avaient été établis en mai 1657. Ils restèrent les mêmes jusqu’aux débuts du XIXe siècle, car ils étaient fondés sur la théorie médicale alors en cours, celle de la contagion. En effet, ignorant tout des microbes ou des vecteurs que pouvaient être les rats et les puces en ce qui concernait la peste, les ports européens accueillant des navires commerçant avec des contrées à risque avaient entrepris d’isoler et de soumettre à observation, pendant quarante jours, gens et biens en provenant. A Malte, les règles étaient scrupuleusement observées: les navires entraient dans le Grand Port et s’immobilisaient au pied de La Valette, le long du quai de la Barrière cette barrière était une vaste chicane quadrangulaire permettant aux arrivants (jusqu’à 200) de s’entretenir avec les autorités sans avoir aucun contact avec qui que ce soit 5. Les Commissaires de Santé recevaient les feuilles de route, faisaient débarquer les chargements dans les Magasins de la Barrière et transporter passagers et équipages dans le lazaret. Pendant que ces derniers étaient placés sous l’étroite surveillance des Gardes sanitaires 6, les marchandises étaient purifiées par ventilation et les lettres, préalablement perforées, étaient soumises à des fumigations par des parfumeurs 7. Lorsque toutes ces mesures avaient été

1. NLM; LIBR 1146, vol. 2 bis, f° 73. 2. G. Demarco, Opusculum de medicina tripolitana, St Luke Hospital Gazette, 1972, p. 3. Voir Froment de Champlagarde, Histoire abrégée de Tripoli, Paris, Bouchène, 2001, p. 32. 3. Cité dans Ch. Carrière-M. Courdurié-F. Rebuffat, Marseille, ville morte: la peste de 1720; Marseille, 1988; éd. J.M. Garçon, p. 108. 4. Voir Dr Paul Cassar: Malta’s role in maritime health under the auspices of the Order of St John in the 18th century. 5. Voir le plan de la Barrière par Nicolas Hoüel : Voyage pittoresque..., vol. 4, planche CCLIV. 6. Nommés par le Grand Maître, ils étaient responsables personnellement des infractions à la quarantaine de la part de ceux qui étaient confiés à leur garde. 7. Ces parfumeurs étaient des auxiliaires de santé qui exposaient les lettres et les papiers à la fumée de plantes odoriférantes, censée éloigner toute contagion transmissible par le toucher. Bien des lettres souffrirent d’être passées trop près des flammes. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 45

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prises et lorsqu’après un délai de quarante jours, aucune fièvre, charbon ou bubon ne s’était déclaré, les capitaines recevaient un billet de pratique, certifiant que rien ni personne à bord n’étaient contagieux. Ce billet avait valeur dans tous les autres ports méditerranéens, y compris ceux qui avaient aussi un lazaret. Il pouvait donc y avoir concurrence avec Naples, Gênes ou Marseille, pour ne citer que les plus importants. Deux facteurs conduisirent Malte à l’emporter. D’une part, la mission hospitalière de l’Ordre lui faisait un devoir de soigner gratuitement et, bien des marins mis en observation pour la quarantaine en profitaient pour obtenir le traitement de leurs maux, œdèmes, ulcères ou les diverses formes du mal gallico. Cet aspect n’était assurément pas sans influencer le choix de Malte par les capitaines ou les patrons de navires. D’autre part, le grand concurrent de Malte qu’était Marseille connut au début de la Régence, une double crise : le système de Law et le cours forcé des billets en éloignèrent d’abord les capitaines étrangers 1; la grande peste qui s’abattit sur la ville dès le mois de juin 1720 en fit une ville maudite et les circuits commerciaux la boycottèrent jusqu’en 1724. Malte, tout comme Gênes, comprit le parti qu’elle pouvait en tirer et Vilhena publia la Pragmatique du 6 novembre 1723 sur les règlements de douane 2 imposant notamment toutes les marchandises mises en quarantaine; mais afin de ne pas casser le mouvement en faveur de son île, deux tarifs furent établis : les marchandises destinées à être vendues sur place étaient soumises au droit de douane (6,33 %) alors que celles qui n’étaient destinées qu’à être purifiées et étaient ensuite rembarquées n’étaient redevables que du droit de transit (1 %). Les archives maltaises ne conservent les registres des entrées en quarantaine que pour les années 1739 à 1801 3; ils permettent néanmoins d’avoir une vision globale du rôle et de l’importance du lazaret : 230 vaisseaux de ligne, 200 galères, 50 galiotes, 90 chébecs, 12 pinques, 12 corvettes, 10 polacres et 10 caïques y relâchèrent, venant principalement du bassin méditerranéen oriental (Constantinople, Smyrne, Acre, Alexandrie, Salonique ou Chypre) ou d’Afrique du Nord (Tripoli, Sfax, Bône ou Tunis), voire de Sicile (Messine ou Syracuse). Leur destination est principalement Marseille, puis Livourne ou Alger 4. L’analyse par pavillon met en évidence la prééminence des Français, suivis des Vénitiens, des Grecs, des Siciliens, des Ragusains, des Hollandais, des Anglais, des Suédois, des Russes, des Génois et des Danois l’importance française ne cessa de croître jusque dans les années 1780 5 accroissant encore les liens entre Malte et la France. L’extension de sa mission hospitalière vers une fonction sanitaire n’était pas, à proprement parler, un

1. Le 13 mars 1720 les échevins de Marseille écrivaient au Régent que «quatorze bâtiments qui revenaient du Levant chargés de blé pour la ville de Marseille ont porté ces blés à Malte et à messine dans l’appréhension d’être payés en billets de banque s’ils venaient en France», cité dans Carrière- Courdurié-Rebuffat, op. cit., p. 43. 2. M.A.E., CP Malte 23, p. 159. Xavier Labat Saint Vincent a amplifié cette analyse et mené une excellente étude du rôle du lazaret et de la Pragmatique Sanction de 1723 dans sa thèse, Malte et le commerce français, université de Paris IV, 2000, 2 vol. 3. NLM; ARCH 6527 à ARCH 6533. 4. Voir Dr Paul Cassar, Malta’s role ... op. cit. pp. 2-3. 5. J. Godechot, «La France et Malte au XVIIIe siècle», Revue historique, juillet-septembre 1951, pp. 72-73 : en 1764, 40 % des bâtiments en quarantaine étaient français, en 1770 : 62, en 1775: 63 % et en 1780 : 65 % mais 43 % en 1788. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 46

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moyen, pour l’Ordre, d’obtenir des ressources extraordinaires: les droits du lazaret ne représentèrent jamais, en moyenne, qu’un millième des entrées du Commun Trésor. Il n’existe, comme tenue de comptes sérieuse, que le bilan décennal publié en 1789 1, portant donc sur les seules années 80, à une époque où les responsions avaient été réévaluées et à un moment où la guerre d’Amérique n’avait pas été sans porter préjudice à la sécurité des vaisseaux marchands. Le pourcentage moyen obtenu (0,086 %) doit donc être légèrement révisé à la hausse, mais il paraît très improbable qu’il ait jamais pu dépasser 0,1%.

1779 1780 1781 1782 1783 1784 1785 1786 1787 1788 0,14% 0,08% 0,1% 0,04% 0,02% 0,1% 0,15% 0,12% 0,1% 0,05%

Part des droits du lazaret dans les entrées du Commun Trésor

En réalité, les «conditions avantageuses» 2 proposées par Malte aux marins de Méditerranée n’avaient surtout pour but que de les attirer vers l’archipel à des fins commerciales.

Du boulevard de la Chrétienté à l’emporium En effet, contrairement à une idée courante, Malte ne se trouvait pas sur les routes suivies par la navigation en Méditerranée; les escales naturelles étaient la Sicile au nord, ou la Tunisie et la Tripolitaine au sud. Malte était un rocher entre ces deux routes, sans autres ressources naturelles que des ports excellents qui convenaient fort bien comme base et repaire de ces «Corsaires de la Foi» 3 qu’étaient les chevaliers, mais qui n’offrait que fort peu d’avantages pour des commerçants. L’idée fut donc, dès le début du XVIIIe siècle, de faire de Malte un entrepôt, voire d’y établir des comptoirs 4. La Pragmatique de 1723 était d’ailleurs très incitative 5; alors que les importations étaient soumises à un droit de douane de 6,33 % (sauf les importations de comestibles qui étaient franches), les marchandises pouvaient être entreposées à Malte par les non-résidents, moyennant un droit de transit de 1 % et d’un droit de magasinage variant de 0,33 % à 0,5 % (les grains destinés à la vente à l’étranger n’étaient pas même soumis à ce dernier droit). Ce tarif très bas favorisa rapidement le développement d’un nouveau rôle de Malte, celui «de dépôt de marchandises entre l’Orient et l’Occident» 6. Du Levant arrivèrent les grains, les dattes, les figues, les raisins secs, l’huile, le coton, la soie, le lin, les cordages, le cuir (brut ou travaillé), le bois de buis; d’Occident, vinrent les grains, le bois à brûler, les draps, la laine, les produits manufacturés. Malte devint donc un grand centre d’échanges, au point que les magasins et entrepôts du quai de la Barrière s’avérèrent insuffisants. En 1752, Pinto décida de faire

1. Bosredon de Ransijat: Bilancio generale del Comun Tesoro dal 10 maggio 1778 a tutto aprile 1788, Malta, 1789. 2. J. Godechot, art. cit., p. 72. 3. Ainsi que les a appelés M. Fontenay, art. cit., Revue d’Histoire moderne et contemporaine, juillet- septembre 1988. 4. BNP; Manuscrits français 23134, 2e mémoire, p. 1. 5. A. Blondy, «L’Ordre de St Jean et l’essor économique de Malte (1530-1798)», Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 71, 1994/1, 75-90. 6. J. Godechot, art. cit., p. 74. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 47

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construire, à ses frais, aux pieds du nouveau faubourg édifié par Vilhena 1, dix- neuf magasins sur le quai de la Grande Marse 2; opération commerciale que le Portugais sut, avec un art versaillais de la mise en scène, traduire en opération publicitaire : le soir du 10 août 1752, son buste de bronze fut dévoilé alors que la longue façade était éclairée de torches, et qu’un orchestre, sur une barge, accompagnait un feu d’artifice sur l’eau 3. En ce domaine, comme dans d’autres, le gouvernement de Malte n’œuvrait pas pour des bénéfices immédiats ou des avantages directs : la modicité du droit de transit, l’affermage de la douane ne permettaient pas d’abonder de façon spectaculaire le Commun Trésor. La politique menée n’était pas une politique financière, mais une politique économique, elle ne visait pas à enrichir directement l’État, mais à créer une richesse «nationale» qui pût être bénéfique aux dirigeants et aux commerçants. Cette entrée de Malte dans le libéralisme marchand, cher aux vieilles républiques patriciennes, avait son aspect de modernité, mais il eût fallu que les institutions permissent une agrégation des nouveaux riches à la caste dirigeante : les preuves de noblesse, quand ce n’étaient pas les vœux religieux, étaient rédhibitoires. Elle avait aussi un dangereux caractère d’obsolescence en augmentant la richesse des particuliers. En outre, en la liant aux relations avec l’étranger, sans pour cela faire reposer l’État sur des bases financières solides, cette politique accentuait le contraste entre la médiocrité des ressources gouvernementales et le pouvoir d’achat croissant d’une partie de la population. A moyen terme, se profilait donc l’affaiblissement d’un pouvoir étatique que n’auraient plus à craindre des négociants qui lui devaient si peu. Enfin, ramenée à la dimension d’emporium, l’île devenait largement tributaire des fluctuations du commerce méditerranéen et de la situation internationale. Seuls des palliatifs pouvaient lier les intérêts des Puissances et ceux des négociants maltais aux prétentions souveraines de Malte.

De la Croisade à la police des mers et à la course Ainsi que l’a montré Michel Fontenay 4, la fin du danger ottoman en Méditerranée avait libéré les galères de l’Ordre jusqu’alors mobilisées par les Espagnols ou les Vénitiens pour lutter contre l’ennemi du nom chrétien. La «démilitarisation» du bassin méditerranéen entraînant un renouveau commercial, on assista à une explosion d’activité corsaire de la part des ports maghrébins et même à des actes de piraterie anglais ou nordiques. L’Ordre se vit enjoint, au XVIIe siècle, et notamment par Louis XIV en 1664, sinon d’assurer, du moins de participer à la police maritime. Mais la lutte contre les Barbaresques ne fut pas la seule action maritime. Michel Fontenay, suivant en cela l’analyse de Fernand Braudel, a montré que l’Ordre avait suivi, après 1580, le glissement général de l’activité, du bassin occidental vers les eaux levantines. Les chevaliers

1. Ce Borgo Vilhena fut tracé sur le terre-plein entre les fortifications de La Valette et la ligne de murailles avancée, due à l’ingénieur Paolo Floriani. L’usage fit prévaloir le nom de ce dernier et l’agglomération nouvelle s’appela , la Floriane ou la Fleuriane. 2. Récemment restaurés (1989-1991), ils forment une élégante façade baroque avec, en son centre, la chapelle de la Fuite en Egypte dont le portail est surmonté du buste de Pinto. 3. NLM; LIBR. 1029, lettre VIII. 4. Art. cité, «Corsaires de la foi ou rentiers du sol ? ...» 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 48

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ne se contentèrent plus de s’emparer des bâtiments pirates et de réduire en esclavage leurs équipages qui était la seule contre-course chrétienne que leur Statut leur permît, ils se livrèrent à un pillage de la Méditerranée orientale comme l’indiquent les formules stéréotypées des luttes de course de l’époque 1 il s’agissait pour eux de «fare una scorribanda» sur les côtes ennemies «al profitto della nostra Sacra Religione e della Cristianità» et de ramener «qualche rica presa», «qualche buon bottino e massimamente di numero di schiavi». À la fin du XVIIe siècle, la prise de la Crète par les Turcs en 1669, marqua l’arrêt des activités hiérosolymitaines dans ces parages. Il est vrai que bien des Puissances ne les appréciaient guère et le Pape lui-même enjoignit l’Ordre d’aller plutôt attaquer les côtes de l’Afrique que de s’en prendre aux biens des particuliers, ce qui irritait la Porte sans jamais l’affaiblir 2. Lorsque le roi de France renoua avec la politique de rapprochement avec les Turcs, l’injonction devint ordre et ce fut la fin du rôle corsaire de l’Ordre. Sa marine s’en ressentit: le nombre des galères, fixé à 5 depuis 1596 et qui était passé à 6 en 1628, 7 en 1651 et même 8 à la fin du siècle, tomba à 4 au XVIIIe siècle mais, le nombre de vaisseaux, passa de 2 à 3, sans compter trois galiotes et une quantité de petits bâtiments (chebecs, polacres, espéronares... ). Certes, cela pouvait passer pour une modernisation générale de l’armement de l’Ordre par la préférence donnée aux vaisseaux plus «maniables» que les galères, et aux petits bâtiments plus rapides, mais cela n’en traduisait pas moins l’effacement progressif de Malte comme marine de guerre en Méditerranée. En effet, si dans le premier quart du XVIIIe siècle, les nouveaux vaisseaux joints aux galères firent merveille, le déclin ottoman, sans relâcher l’effort maltais contre les Barbaresques, fut néanmoins le prétexte à économie et à réduction du nombre des bâtiments dont les hauts faits ne se situaient plus que dans le bassin occidental de la Méditerranée. L’Ordre se limitait ainsi à la police des Barbaresques, pour complaire d’abord à l’Espagne, puis à la France. Durant le règne de Pinto, les deux grands événements navals ne durent rien à l’activité de l’Ordre: en 1748, les esclaves chrétiens aidés d’un officier arabe se mutinèrent à bord de la Louve de Rhodes et se réfugièrent avec ledit vaisseau à Malte; en 1760, d’autres esclaves chrétiens s’emparèrent de la Couronne ottomane pendant que l’équipage était à terre et firent voile vers La Valette où ils offrirent le vaisseau au Grand Maître ce qui se traduisit par une poussée de tension internationale. Dès lors, la marine de l’Ordre devint purement supplétive et son importance décrut au point qu’en 1780 deux vaisseaux furent vendus à l’Espagne et en 1785 deux galères à Naples. L’Ordre se livrait à trois types de mission: des croisières de police maritime sur les côtes siciliennes, italiennes ou espagnoles; une jonction avec d’autres escadres chrétiennes contre les Régences ou dans une guerre contre les Turcs; enfin, le plus fréquent, la course contre les côtes ou les vaisseaux musulmans. Le tableau ci-dessous met en évidence l’évolution de l’activité navale de l’Ordre au XVIIIe siècle.

1. Ibid. p. 365. 2. Paolo Piccolomini, «Corrispondenza tra la Corte di Roma e l’Inquisitore di Malta durante la guerra di Candia», Archivio storico italiano, (5e série, XLIX (1912), cit. in id. p. 366. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 49

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ANNÉE NATURE NATIONALITÉ JONCTION ET LIEU DE LA PRISE DE LA PRISE ASSISTANCE D’INTERVENTION 1706 1 galère Tunis Sicile 1706 1 vaisseau Tunis Stafandia 1709 la Capitane Tripoli Calabre 1710 la Capitane Alger Porto Torres 1713 1 vaisseau (36) Alger 1714 1 vaisseau Alger 1720 2 vaisseaux Alger Cap Tavolara 1721 1 vaisseau Alger Oran 1721 1 vaisseau turc 1722 3 vaisseaux Tripoli 1723 1 vaisseau Tripoli Licata 1723 vaisseau amiral(48) Tripoli 1727 1 galère Tripoli Malaga 1729 1 vaisseau Tripoli 1729 1 galère Tunis Majorque 1732 la Capitane turque 1736 1 vaisseau Alger 1736 1 vaisseau turc Malaga 1738 2 vaisseaux Alger Espagne 1741 2 bateaux turcs jointe à la France. Cap Pesaro 1746} le St Jean croise au large de la 1750} Barbarie et des États pontificaux 1756 6 bâtiments Alger La Goulette 1761 1 vaisseau de protection Cap Mesurat 1764 3 galères Tunis Sardaigne 1765 1 galère Tunis 1770 } }interventions de protection 1773 } } 1775 jointe à l’Espagne Siège d’Alger 1783 tremblement de terre Sicile 1784 1 vaisseau Alger Espagne Tableau de l’activité de l’escadre de l’Ordre au XVIIIe siècle.1

Sous le règne de Pinto les prises furent donc moitié de ce qu’elles avaient été les trente-cinq années précédentes, alors que l’Ordre était de plus en plus impliqué dans des opérations de police ou d’assistance à la requête des Puissances protectrices, quand il ne se voyait pas demander une action combinée. Mais si l’Ordre s’était cantonné à un rôle d’auxiliaire obligé, il ne s’estimait pas brimé bien au contraire : tout le discours «d’État» à Malte, fut d’insister sur le rôle essentiel de cette milice de mers dont les membres, venus de toutes les nations catholiques étaient la garantie d’une parfaite neutralité. L’Ordre purgeait la Méditerranée de ses corsaires et pirates, au profit de tous et pour le mieux du commerce international; sa neutralité permettait en outre la propre neutralisation du bassin méditerranéen, en un siècle d’âpre concurrence économique entre les Européens. Malte avait ainsi trouvé une nouvelle justification pour que les

1. Bien plus que les registres, les ex-votos déposés par les chevaliers ou les équipages au sanctuaire ND des Grâces de Zabbar sont une excellente source d’information sur les prises, mais encore sur les dangers évités (captures, tempêtes ... ). Voir J. Zarb : Zabbar Sanctuary and the Knights of St John, Malta, Veritas Press, 1969. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 50

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États maintinssent le respect et la protection qu’ils avaient accordés à l’Ordre: en assurant, au nom de tous, la police en Méditerranée, il évitait que cette mer appartînt à l’un d’entre eux, du moins l’affirmait-il. Toutefois, le fait que les bâtiments de la Religion fussent le plus souvent engagés dans des opérations de police combinées, ne signifiait pas que la course avait complètement disparu. En effet, depuis 1605, le Statut des Armements 1 autorisait les armateurs privés à pratiquer la course sous pavillon de l’Ordre 2. Ils devaient obtenir une patente du Grand Maître à chaque voyage, verser le droit d’amirauté ou de pavillon (1/10e des prises) au Commun Trésor et promettre de ne s’attaquer qu’aux ennemis de la Foi, sans jamais molester, ni dans ses biens, ni dans sa personne, le moindre Chrétien. Outre que cela pouvait rapporter au Trésor 3 et que cela rendait Malte encore plus formidable sur les mers, cette pratique eut l’avantage de lier plus étroitement les intérêts de la classe des marchands et des commerçants-armateurs avec l’Ordre, du moins tant que celui-ci resta un vecteur de bonnes affaires. Encore faut-il nuancer cela. L’autorisation de l’armement privé en course eut pour conséquence d’attirer bon nombre d’aventuriers qui venaient pour faire fortune et qui ne se limitèrent pas aux seuls bâtiments musulmans: l’image du rapace corsaire maltais prend sa source à cette pratique du XVII e siècle. Les Grecs de l’Archipel en firent bien souvent les frais, au point que le commerce en Levant se trouva perturbé, et que Louis XIV intervint pour qu’il y fût mis fin. Or, au XVIIIe siècle, on assista à une renaissance de cette course privée, mais alors qu’au XVII e siècle, bien des corsaires étaient d’origine étrangère 4, au XVIIIe siècle leur assimilation et leur intégration était un fait acquis. Ils composaient une sorte de bourgeoisie maltaise et, sous le regard international, ils étaient sujets du Grand Maître, en dépit de patronymes peu maltais. Il y eut donc assimilation de leurs méfaits à la politique de Malte et les plaintes affluèrent vers Paris. Dans les premières années du règne de Pinto, la Chambre de Commerce de Marseille écrivit au roi pour qu’il intervînt auprès du Grand Maître afin d’interdire aux petits corsaires maltais d’approcher à moins de trente milles des Echelles de Syrie et de ne permettre la course qu’aux gros vaisseaux de la Religion. En effet, les négociants étaient irrités par ces petits bateaux qui déclaraient leurs bâtiments de bonne prise, que les consuls n’arrivaient pas à faire restituer et qui devaient être rachetés, avec leur cargaison et leur équipage, par les propriétaires 5. L’Ordre leur apparaissait comme un garant de la tranquillité des mers, mais les Maltais

1. NLM; LIBR. 152. 2. Encore faut-il apporter des nuances : il y avait l’initiative privée qui coursait sous pavillon de l’ordre, mais aussi parfois sous la bannière du Grand Maître; et il y avait des cas où celui- ci recourait à des armateurs privés qu’il armait en course. 3. L’ordre n’ayant réellement eu une comptabilité qu’à partir de 1779, il est difficile d’évaluer ce rapport. De 1779 à 1789, il est ridiculement bas puisque le droit de pavillon n’aurait rapporté que 500 écus et pour 1785 uniquement. 4. Michel Fontenay compte (Art. cit., tableau 2, p. 375) 300 corsaires laïcs au XVIIe siècle, dont 235 d’origine connue : 49 % sont Maltais, 34 % Français, 8 % Italiens, 5 % Grecs, 2 % Espagnols, 1,5 % Dalmates, 0,5 % Flamands. Encore nuance-t-il les pourcentages des «Maltais», bien souvent des Français ayant épousé des Maltaises et installés à La Valette. 5. Paul Masson : Histoire du Commerce dans le Levant au XVIIIe siècle, 1e éd. 1896, rééd. New York, Burt Franklin, 1967, p. 251. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 51

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s’y installaient en trublions, comme les Barbaresques. Rapidement, l’image des chevaliers se ternit: le boulevard de la Chrétienté tendit à devenir un repaire de corsaires sans lois, sur lesquels l’Ordre allait même jusqu’à prélever un impôt. Les Maltais devinrent, dans le bassin oriental de la Méditerranée l’objet de toutes les exécrations; d’une part, ils se posaient en gêneurs face aux négociants français qui obtinrent leur éviction d’Égypte et de Syrie 1 et, d’autre part, ils étaient odieux aux Grecs de l’Archipel que les Turcs, peu soucieux de la querelle du filioque, assimilaient à tous les Chrétiens et sur lesquels ils faisaient retomber l’indemnisation des prises maltaises 2. Aussi, la politique menée par Malte en matière maritime se solda-t-elle par un résultat très contrasté. L’Ordre, en tant que milice chrétienne contre l’Infidèle, était ravalé à un simple rang de police de la navigation marchande et son champ d’action circonscrit au bassin occidental de la Méditerranée; en effet, dès la fin du XVIIe siècle, il y avait eu partition de cette mer; l’affaiblissement ottoman, le retour de la diplomatie de Louis XIV à celle de François I er, comme fond d’un renouveau commercial du Levant, avaient fait du bassin oriental une zone de négoce qui avait tout à craindre de l’apparition de ces croisés d’un autre âge. En revanche, la quasi indépendance des Régences à l’égard de la Porte, en les rendant étrangères au nouveau modus vivendi, faisait du bassin occidental une zone de turbulence; lorsque celle-ci était limitée, l’Ordre assurait la police des mers; lorsqu’elle s’aggravait, la marine de la Religion participait aux coups de poing que les Puissances dirigeaient périodiquement contre les Barbaresques. L’Ordre put ainsi se targuer d’être le protecteur du commerce chrétien, mais en y intégrant ses sujets il contribua à perturber ce subtil équilibre. La course maltaise – la course privée – lorsqu’elle s’attaquait aux Musulmans était un appoint au commerce occidental, mais dès qu’elle se pervertissait, elle entrait en concurrence avec lui et contribua à donner une image «affairiste» de Malte. En outre, elle ne contribua pas à enrichir convenablement l’Ordre, mais profita à la classe moyenne des négociants, pour la plupart étrangers établis dans l’île. Certes, la Religion se les attachait par des liens d’intérêt, mais une clientèle ne faisait pas un peuple et l’État de Malte rêvé par Pinto semblait une gageure.

À partir de nouveaux territoires «Il ne faudrait jamais perdre de vue que la Principauté de Malte n’est qu’un intérêt accessoire de l’Ordre, qu’il n’a pu la porter et ne saurait la maintenir au degré de splendeur où elle est que par les bienfaits de toute la Catholicité et, qu’à la dernière extrémité, s’il devait nécessairement opter il ne pourrait s’empêcher de préférer le principal à l’accessoire». Ainsi s’exprimait le bailli de Fleury, ambassadeur de

1. MAE, CP Malte 18 n° 124; lettre du chevalier de Seystres-Caumont, chargé d’affaires français à Vergennes (31 mars 1783) : «Les Maltais sont déjà gênés par les Français sur les côtes d’Egypte et de Syrie...» 2. Ibid. n° 106; lettre de Vergennes à Seystres-Caumont (3 décembre 1782) : «Je vous prie, monsieur, de faire usage avec discrétion de ce mémoire et d’engager cependant le Grand Maître et le Conseil de l’ordre à examiner si les avantages que les corsaires maltais retirent de la liberté qu’ils ont de faire des prises sur cette côte sont en proportion des dangers auxquels ils s’exposent en forçant les habitants à les traiter en ennemis». 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 52

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l’Ordre, en s’adressant à Choiseul, le 9 janvier 1769 1, dans un moment de crise entre Naples et Malte. Nul doute qu’il n’y eût, dans ce ton désabusé, du dépit devant les querelles incessantes de la Couronne de Sicile, mais il était révélateur d’une tendance de plus en plus affirmée par le Gouvernement du Grand Maître. La recherche de nouveaux territoires ne datait pas de cette époque. Une première expérience calamiteuse avait eu pour cadre les petites Antilles 2. Ces îles avaient un gouverneur qui était un chevalier de Malte, le commandeur de Lanvilier-Poinsy; en 1642, elles avaient été concédées à la Compagnie de marchands des îles de l’Amérique qui, dix ans plus tard, chercha à s’en défaire. Or, Lanvilier, vieillissant, cherchait un adjoint; il s’adressa au Grand Maître qui lui envoya en 1650, le chevalier Huault de Montmagny, receveur du Prieuré de France qui reçut, en outre, le titre de délégué et procureur général de l’Ordre dans ces îles et toutes autres appartenant à la Couronne de France. Celui-ci ayant eu connaissance du désir de la Compagnie de se dégager des Antilles, poussa le Grand Maître à s’en porter acquéreur. L’ambassadeur de l’Ordre à Paris, le bailli de Sauzé, en négocia donc l’achat et l’acte en fut signé à Malte, le 21 mai 1652 et confirmé par le Roi en mars 1653. La Couronne se réservait la souveraineté sur ces îles (la moitié de St Christophe, St Barthélémy, les deux tiers de St Martin, Ste Croix et les îles Vierges); l’Ordre devait l’hommage d’une couronne d’or de 1 000 écus à chaque avènement au trône; il payait, en outre, 120 000 livres aux propriétaires et prenait en charge les dettes de la Compagnie à l’égard des habitants. Ce statut n’était pas sans rappeler celui de Malte et l’Ordre s’appliqua à mener une gestion rigoureuse. Il tira rapidement de ces îles du sel, de l’indigo, du coton et, surtout, du tabac et du sucre, levant un impôt sur les habitants (le droit de pétun) et un droit de poids (1 % sur les exportations de tabac). Les chevaliers qui eurent successivement en charge les îles, surent faire preuve du même talent de gestionnaires que dans leurs commanderies et ils montrèrent par là qu’ils n’avaient pas démérité de la confiance royale: l’Ordre pouvait alors apparaître comme une pépinière d’administrateurs coloniaux, alors que lui se voyait à la tête d’une compagnie de commerce. Or, en 1665, la situation économique des îles étant florissante, Louis XIV décida de les racheter pour la nouvelle Compagnie des Indes occidentales. Il en offrit 400 000 livres 3, mais l’Ordre ne voulait pas vendre. Un ambassadeur extraordinaire, le Génois Stefano Maria Lomellini, fut dépêché auprès du roi. Celui-ci le reçut le 2 juin 1665 à St Germain-en-Laye, avec l’honneur de rester couvert devant lui. L’Ordre dut se contenter de cette flatterie d’amour propre, car le roi ayant résolu la cession, il ne restait qu’à traiter des conditions. Le 10 août 1665, la Compagnie des Indes devenait acquéreur des petites Antilles pour 500 000 livres payables par tiers. L’Ordre ne reçut jamais la totalité de la somme et cette première entreprise «coloniale» se solda par des pertes. En 1753, Malte se vit à nouveau intégré dans un projet en Amérique 4. Un

1. MAE, CP Malte 13, p. 9. 2. ANP, M 1001, p. 157. 3. Alors que des marchands français établis dans ces iles proposèrent 1.200 000 livres à l’ordre, ou une rente de 60 000 livres par an pendant 9 ans. 4. MAE, MD Malte 22, pièce 17. Mémoire du 9 octobre 1753. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 53

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mémoire remis au marquis de Saint-Contest 1, prévoyait l’association de l’Ordre au peuplement de la Louisiane; il s’agissait, pour lui, de faire, dans le cadre de la course en Méditerranée, le plus de prisonniers possibles afin que ces esclaves fussent envoyés ensuite en Louisiane. Ils auraient eu pour eux d’être habitués au climat (?) et de ne faire avec leurs maîtres «qu’une seule espèce d’hommes et de pouvoir, par leur affranchissement, se confondre un jour avec la nation dominante et en augmenter la force», tandis que les esclaves noirs «portent dans leur couleur un signal de réunion pour toutes les révoltes» de telle sorte que l’Europe pût «craindre de se voir un jour enlever l’Amérique par les Noirs». Ce projet qui ne visait à rien moins que de réunir la Louisiane et le Canada pour «servir de fondement à une vaste puissance et assurer à la France la domination sur l’Amérique septentrionale» n’envisageait pour l’Ordre d’autre compensation que de voir augmenter ses forces navales aux frais de la France. Il n’y fut pas donné suite, mais c’était renouer des liens entre la Religion et l’expansion coloniale. Plus avancé, fut le projet élaboré, dix ans plus tard, par le chevalier Turgot 2, nommé gouverneur de la Guyane française en 1763. En octobre 1762, le chevalier de Menou écrivait à Froullay 3 que le roi se proposait d’établir une colonie en Amérique méridionale, à Cayenne dont il vantait sans vergogne «la beauté du pays, la salubrité de l’air et la fertilité du sol» et il ajoutait : «le roi désire d’attirer par préférence des Maltais à la Guyane, mais pour ne pas nous exposer aux dangers d’une pure condescendance, en invitant les Maltais à passer en Amérique, Sa Majesté donne à l’Ordre de Malte l’emplacement pour les établir. Il sera capable de contenir une peuplade de 10 000 habitants. Les autres princes, par cet exemple, apprendront peut- être à mettre des conditions aux services gratuits qu’ils exigent de nous». Muni d’une lettre de Choiseul pour le Grand Maître, il avait eu ordre de partir pour Malte afin d’engager l’Ordre à accepter de s’y établir et précisait: «Sa Majesté ne met d’autre condition à cette faveur que de comprendre dans le nombre de ses sujets les Maltais qui passeront successivement à la Guyane». En fait, l’organisateur du projet était le chevalier Turgot; botaniste émérite, il avait réussi à persuader Choiseul que la Guyane serait une excellente compensation à la perte du Canada et, en bon religieux, il souhaitait en faire profiter son Ordre. Froullay prévint le Grand Maître 4: «le chevalier de Turgot va commander à Cayenne avec 100 000 francs d’appointement par an; il a donné un projet qui tend à faire une colonie considérable. Entre les moyens différents pour y réussir, il propose de tirer de Malte cinq ou six cents familles, trois mille garçons environ, autant de jeunes femmes ou de jeunes filles. Ce petit essaim d’Afrique formera une espèce de peuple et d’établissement séparé sous le commandement séparé d’un chevalier et sous la direction de curés et prêtres maltais. La Religion aura droit, ou privilège, d’envoyer chaque année, deux vaisseaux à la Cayenne». En effet, Turgot espérait appâter l’Ordre en faisant miroiter la création de nouvelles commanderies et des liens commerciaux. C’est en ce sens qu’il

1. François Dominique de Barberie de Saint-Contest (1701-1754) était Secrétaire d’État des affaires étrangères depuis le 11 septembre 1751. 2. Etienne-François Turgot (1721-1789) était le fils du prévôt des marchands, Michel-Etienne Turgot de Sousmons et le frère de Turgot d’Ussy, président du Parlement de Paris et de Turgot de Brucourt, futur ministre de Louis XVI. 3. ANP, M 1001 n° 31, Bourgoins en Dauphiné, 10 octobre 1762. 4. ANP, M 956 n° 228, Versailles, 19 février 1763. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 54

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écrivit personnellement à Pinto 1, joignant une liste d’animaux et de plantes qu’il souhaitait voir tirer de Malte. Visiblement le botaniste n’était pas plus géographe que son confrère de Menou. Le Grand Maître fut soigneusement mis en garde contre une entreprise «aussi folle que ridicule» selon le bailli de Grospière qui ajoutait 2 : «quand j’aurais même cent millions de sujets, je me ferais un scrupule d’en induire aucun à se transplanter à 2000 lieues de chez eux sous les auspices de M. de Turgot qui peut avoir de l’esprit, mais qui n’a pas le sens commun». Fort courtoisement, Pinto fit connaître ses regrets à Turgot 3 de ne pouvoir accéder à sa proposition, arguant de la nature des Maltais plus propres au commerce qu’à la colonisation: «la vraie vocation de la nation maltaise est celle de la mer qui les attire par les douceurs et le gain qu’elle leur offre... Ces mêmes Maltais ne souffrent point une absence de leur patrie au-delà de deux ans et ne sauraient en général se fixer en aucun endroit et particulièrement dans un pays inconnu pour eux dont l’éloignement les épouvante». L’ensemble de ces projets était révélateur de plusieurs tendances. D’abord de la nature «aventureuse» de certains chevaliers dont la soif d’exotisme était peu satisfaite par le rocher «africain» qu’était Malte ; à l’idéal de la croisade, ils substituaient l’idée, encore peu développée, de colonisation comme moyen de se trouver un «ailleurs»; têtes épiques, ils n’en négligeaient pas pour autant l’aspect matériel. Ils pouvaient satisfaire ainsi les ambitions des Puissances, ou plutôt d’une seule, la France. L’autre tendance était celle déjà notée en matière de police des mers. Les États et surtout la France considéraient l’Ordre comme un prestataire de services et les chevaliers comme des sujets ayant une vocation à servir à l’étranger ou au loin, à la fois diplomates et administrateurs coloniaux, soldats et marins, une sorte de corps de fonctionnaires d’outremer bien avant la lettre. Enfin, la troisième tendance était celle du gouvernement du Grand Maître à ne se lancer dans aucune aventure lointaine. La recherche de territoires nouveaux n’étant pas synonyme d’expansionnisme colonial. Malte se satisfaisait de l’élargissement de ses circuits commerciaux, car elle ne prétendait pas à être autre chose qu’une puissance méditerranéenne, soigneusement protégée par le subtil jeu de balance entre les États européens. Il n’y avait pas, à Malte, l’engouement épique que l’on retrouvait chez certains chevaliers; il n’y avait pas, non plus, volonté de traduire la superbe monarchique du Grand Maître en termes de puissance territoriale ou économique. C’était la liturgie sans la foi et, contrairement à ce qu’ont prétendu certains auteurs, l’Ordre n’a jamais cherché à s’agrandir en tant qu’État. L’unique fois où il le fit, ce fut parce qu’il avait été poussé à bout par les prétentions napolitaines; et encore était-ce moins pour accroître son territoire que pour se trouver une autre base, non soumise à un droit de vassalité. Mais au moment où échouait le projet de Turgot, Froullay écrivait à Pinto 4 : «Il est grandement question ici de nouveaux arrangements pour la Corse et les ministres

1. ANP, M 1001 n° 32. 2. ANP, M 956, n° 231, Grospiere à Froullay, Paris, 24 juin 1763. 3. NLM, ARCH 1578, p. 27, lettre du 3 mai 1763. 4. ANP, M 956 n° 243, Fontainebleau, 3 novembre 1763. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 55

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les plus éclairés pensent qu’elle ne pourrait être remise en meilleures mains que celles de la Religion». L’idée était séduisante pour l’Ordre qui ne sembla pas voir combien il était manipulé par Versailles; quelques jours plus tard, le 8 novembre 1763, Froullay transmettait à Choiseul un mémoire sur la Corse que ce dernier lui avait demandé 1. Pinto, par l’intermédiaire de son ambassade parisienne se mêla aux intrigues qui devaient décider du sort de l’île, mais la France avait décidé de mener cavalier seul et d’agir ouvertement pour son propre compte. Fleury, nouvel ambassadeur, revint à la charge, en juillet 1768, en remettant un long mémoire à Choiseul 2 pour soumettre l’île «à la domination de l’Ordre». L’aigreur des rapports entre Naples, Rome et Malte était telle qu’à tout prendre l’Ordre eût accepté la tutelle directe de la France, mais, au mois de mai, Gênes avait cédé ses droits à Louis XV qui signa les lettres-patentes de rattachement de la Corse, le 15 août. Ainsi échouait le projet de transfert du chef-lieu, au milieu des tensions entre les Cours, sur fond de lutte anti-jésuitique. L’éternel jeu de balance, non des alliances, mais des demandes de protection de l’Ordre avait réussi à indisposer les plus favorables à l’Ordre. Choiseul, très éloigné de sa position de 1763, en fit part au bailli de Mirabeau, dans une lettre secrète qui, pourtant finit entre les mains de l’Inquisiteur à Malte, Manciforte Sperelli 3 : «Je n’écris plus à ces gens-là, j’ai chassé mon secrétaire ce matin qui m’apportait des lettres à signer pour ce pays-là. Ils n’ont plus le sens commun et se conduisent comme des fiacres. Heureusement le Grand Maître va mourir. Je doute qu’ils sachent être d’accord entre eux et il n’y a pas grand mal qu’ils ne subsistent plus; ils ne sont plus bons à rien, la foi n’a plus besoin d’être défendue et quand on les détruirait comme les Templiers, il n’y aurait pas grand mal». Les temps avaient changé et le long règne de Pinto n’avait pas permis à Malte de bien prendre conscience du vent mauvais que soufflaient les Lumières sur les ordres religieux. Certains chevaliers s’entêtèrent, car pour eux l’échec venait de ce que l’on avait voulu parler de l’État de Malte, alors qu’il eût fallu parler de l’Ordre de Malte. Au nom de ses confrères, le chevalier de Monspey remit un mémoire à Fleury, le 5 janvier 1770 4, proposant d’établir six commanderies (une par Langue) de l’ordre en Corse et d’y emmener mille familles maltaises pour l’exploitation. La Religion y trouverait des escales et tirerait blé, vin, chanvre, huile qu’elle achète ailleurs. Malte prévenue, le vice chancelier Guedes répondit au nom du Grand Maître qu’il fallait laisser mûrir le projet 5. La prudence de rigueur à La Valette était moins de mise à Paris et un nouveau projet fut remis au Prince Camille de Rohan 6, prévoyant l’octroi d’une vaste concession autour de Porto Vecchio. Les annotations accompagnant ce projet 7 posaient les véritables questions: «Le roi laisserait-il un port précieux à la disposition d’une puissance étrangère à la sienne, quoi que totalement dévouée à Sa Majesté?», mais aussi:

1. Ibid., même pièce, Paris, 8 novembre 1763. 2. ANP, MM 1039, 26 juillet 1768. 3. ASV Malta 132. La lettre s.l.s.d est accompagnée d’une lettre de Mgr Manciforte (Inquisiteur de 1766 à 1771) datée du 15 août 1768. 4. ANP, M 1003, n° 4. 5. Ibid., 28 avril 1770. 6. Eugène Hercule Camille de Rohan-Rochefort, dit le Prince Camille (1737-1816). 7. ANP, M 1003, n° 4 s.d. mais vraisemblablement de la fin de 1771 ou de 1772. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 56

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«Dans un temps où toutes les Puissances suppriment les corps religieux où les empêchent d’augmenter leurs possessions, le Gouvernement dérogera-t-il à ce système?», et surtout: «Sera-ce à l’époque où la Religion vient d’obtenir une réunion considérable qu’elle demandera de nouvelles grâces à Sa Majesté?» En effet, l’Ordre, en France et ailleurs, s’était vu octroyer de nouveaux biens ou des dépouilles d’autres ordres. Les États voulaient bien accroître les domaines d’un établissement qui asseyait le revenu de certains de leurs sujets, mais ils ne voyaient aucun intérêt à céder aux prétentions monarchiques de Pinto. Celui- ci, vieillissant, n’eut plus le même goût à défendre son État et ses efforts antérieurs avaient échoué en amoindrissant le capital de sympathie pour un Ordre ramené à sa dimension première. Les efforts du Grand Maître pour acquérir une stature étatique s’étaient avérés nuls, sauf dans le domaine des préséances. Il restait ce qu’il avait toujours été: le supérieur d’un ordre religieux et le souverain d’un îlot méditerranéen.

À partir des droits et privilèges de l’Ordre Le constat s’imposait: les ressources essentielles du Commun Trésor ne pouvaient que continuer à provenir des commanderies, donc des Langues. Pour n’avoir pas à sembler trop dépendre d’elles et surtout pour ne pas à devoir réunir le Chapitre général pour en solliciter une réforme des finances, le gouvernement magistral devait jouer sur une étroite marge de manœuvre en excluant les responsions. Ce faisant, il commettait une nouvelle erreur, semblable à ses recherches économiques précédentes, travaillant sur l’accessoire rapportant peu, pour ne pas vouloir toucher à l’essentiel.

Pour un juste équilibre monétaire Quinze jours après son élection, Pinto s’attaqua à la fausse monnaie. Le public eut un mois pour apporter à la Monnaie les pièces de 2 et 4 tarins aux fins de vérification; les pièces authentiques furent alors frappées du croissant du grand maître, surmonté d’une couronne. Mais si c’était une mesure saine, elle était insuffisante pour régler le problème monétaire de l’Ordre. Celui-ci avait pour origine le fait que les principaux revenus de la Religion provenaient de l’étranger et qu’à chaque change, il se produisait une déperdition de valeur. Pour y remédier, le chapitre général de 1583 décida d’évaluer les impositions des commanderies et les responsions dues, dans une monnaie fixe. Cette monnaie de compte fut la pistole d’Espagne, au cours d’un écu d’or de Malte pour une demi-pistole, soient 14 tarins siciliens, monnaie de référence de celle de l’Ordre et la plus utilisée pour ses transactions commerciales. Mais alors que la parité entre écu maltais et tarin sicilien resta quasi inchangée, en raison des liens de vassalité, la pistole d’Espagne subit l’évolution naturelle des parités. Si bien que l’Ordre connut une situation financièrement aberrante: en 1583, la pistole de change valait 28 tarins siciliens; en 1670, elle en valait 40, et 45 dans les années 1770, alors que la parité avec l’écu de compte maltais ne variait pour ainsi dire pas par rapport à la monnaie de Sicile où l’Ordre effectuait la quasi totalité de ses achats : 2 écus en 1583 et 2 écus 3 tarins en 1780. Ainsi, à la moitié du XVIIe siècle, l’Ordre perdait en valeur 43 % de ses revenus 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 57

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(soient 3 809 pistoles par an) et, à la moitié du XVIIIe siècle, 60 % de ces mêmes revenus (43 589 pistoles par an), alors que le siècle connaissait une forte période d’inflation 1. De nombreux chevaliers s’aperçurent du danger, et le Prieur de Lombardie, Caravita, entreprit de réformer le système pour la Langue d’Italie; s’il était difficile de retrouver une nouvelle monnaie de compte, il était néanmoins possible d’accepter la pistole à sa valeur courante, mais il se heurta à l’hostilité des autres Langues qui y avaient leur avantage. En effet, les responsions étaient évaluées en fonction de la valeur des commanderies, et à chaque Chapitre général, il était procédé à une réévaluation. Ce qui fut fait en 1583, lorsque l’on décida d’adopter la pistole comme monnaie de compte. Or, au chapitre de 1631, le secrétaire du Trésor présenta un bilan de 1622 à 1627, dans lequel les revenus s’élevaient à 2 120 000 écus et les dépenses à 1 681 307 écus. Les capitulants impressionnés par la bonne santé des finances de l’Ordre – et certains auteurs modernes leur ont emboîté le pas – décidèrent de ne rien changer aux impositions fixées en 1583. Le drame était que le secrétaire avait cumulé, dans les revenus, les recettes annuelles et l’épargne des années précédentes qui n’était pas, par essence, un revenu répétitif. Le mal était fait et, comme pour des raisons politiques, aucun Grand Maître ne souhaita plus réunir le Chapitre général, les commandeurs, jusqu’aux deux-tiers du XVIIIe siècle, restèrent imposés sur la base de 1583. Ainsi le système était-il doublement pervers; un exemple fictif le prouvera aisément. Une commanderie française qui aurait été taxée, en 1583, d’une responsion de 2 160 écus, aurait donc dû acheter 1 080 pistoles pour s’en acquitter, soit une dépense de 180 livres. Dans les années 1770, les responsions restant identiques, la dépense n’aurait plus été que de 60 livres et le commandeur aurait fait une économie de près de 70 % sur un impôt qui plus est, largement sous-évalué. Parallèlement, l’Ordre avait perdu 60 % du pouvoir d’achat de ces responsions pour ses achats en Sicile, par le système de la parité quasi fixe avec cette île. Aussi bien, compte non tenu de l’évolution économique (augmentation des revenus de la terre et inflation sur les prix), le seul système monétaire contribuait à enrichir les commandeurs et à appauvrir le Commun Trésor. L’intérêt personnel des uns, conjugué avec le refus des grands maîtres de réunir le Chapitre général, rendait toute réforme quasiment impossible. Sébastien de Choiseul proposa, en 1736 2, la frappe d’une nouvelle monnaie et la concentration, dans les mains du seul Commun Trésor, des opérations de change ou de paiement des lettres de change tirées sur l’étranger; mais ce projet, comme beaucoup d’autres de ses propositions, trop ambitieuses ou secouant par trop la sereine torpeur des Frères en Couvent, ne connut aucune suite. Un banquier, Gilly de Montaud, fit des propositions 3, non pour remédier au système, mais pour en atténuer les défauts. Il faisait remarquer que le transfert des responsions s’effectuait, pour les Langues de France et une partie de celle d’Italie, depuis Gênes. Là, les fonds y étaient convertis en pistoles effectives; mais

1. ANP, M 947, Remontrances sur l’état obéré du Commun Trésor, n° 249, s.d. 2. BNP, Man. français 23134, 3e mémoire, pp. 21-37. 3. ANP, M 1001, n° 12. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 58

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les banquiers génois n’en n’ayant pas suffisamment en stock, devaient les acheter sur d’autres places, de telle sorte que ces pièces étaient chargées non seulement de 3 % pour frais d’extraction hors d’Espagne, mais aussi d’1 % pour frais de transport à Gênes et de 2 à 3 % pour les intermédiaires marchands. De surcroît, ces fonds restaient oisifs en Ligurie, tant qu’un vaisseau suffisamment armé ne se présentait pas pour Malte, ceci entraînant une perte de gain d’1 à 2%. Gilly proposait simplement de n’avoir qu’un seul centre de transfert, le port de Cadix, limitant ainsi les frais à 3 % de droit d’extraction (dont le roi d’Espagne pourrait faire remise), 2 % de commission bancaire et 0,4 % de frais de courtage, soit une économie de 5 à 7 %. Ce projet n’eut l’honneur d’aucune réponse, les chevaliers étaient des nobles et des propriétaires terriens : ils raisonnaient en droits et en revenus fonciers et étaient imperméables à toute doctrine monétaire ou financière. Preuve en était, si de besoin, l’absence totale de document comptable général moderne jusqu’à l’arrivée, à la tête du Commun Trésor, du commandeur de Bosredon, nommé par Rohan. Malte usa, en ce cas comme en tant d’autres, d’un palliatif; ne voulant prendre aucune mesure politique qui pût permettre de prendre les mesures d’assainissement financier, le gouvernement magistral, comme les autres monarchies contemporaines, joua sur la faible marge de manœuvre qui lui restait sans avoir à solliciter d’avis ou d’accord.

La politique de l’extraordinaire sur l’accessoire Les recettes de l’Ordre étaient de plusieurs natures. Les unes étaient assises sur les commanderies. La plus importante était le produit des responsions mais, inchangé depuis 1583, il restait fixé pour l’ensemble de l’Ordre à 150 000 écus d’or. Il y avait, en outre, le mortuaire et le vacant 1, et les annates 2. Les autres étaient tirées des chevaliers : le droit de passage et les dépouilles, mais soumis aux aléas des entrées ou des décès desdits chevaliers. Passages et dépouilles étaient, avec le mortuaire et le vacant, les principales recettes de l’Ordre après les responsions. Ces trois entrées équivalaient chacune à environ 200 à 250 000 écus maltais, soient 5 à 6 % chacune des recettes globales. Si Dieu seul était le maître de la fluctuation des dépouilles, du mortuaire et du vacant, l’Ordre avait compris comment user des passages. Non sans une certaine rouerie, Malte s’était bien rendu compte que pour bon nombre de familles, l’avidité d’un revenu substantiel chargé d’une imposition très faible et non réévaluée depuis le XVIe siècle, était le moteur principal des efforts qu’elles faisaient pour caser leurs fils dans l’Ordre. Entre l’appétance pour un habit prestigieux et l’appât du gain, l’Ordre pouvait user de tout un registre que Froullay dévoilait cyniquement dans un mémoire remis au ministère français 3: «Il est de fait que nos dettes augmentent chaque jour, malgré l’indépendance qui fait jouir l’Ordre de la totalité de ses revenus quoi que possédés avec une sorte de liberté par les commandeurs qui en ont l’administration. C’est ce qui paraît un paradoxe lorsque

1. Ce revenu, entre 1631 et les années 1770 avait diminué de 18 % en argent courant (Voir ANP, M 947, n° 249). 2. Lorsque les chevaliers obtenaient une commanderie de grâce (magistrale ou priorale), ils devaient en reverser le revenu d’une année au Commun Trésor. 3. BNP, Joly de Fleury 271, pièce n° 285, 1750. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 59

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l’on ignore que nous ne parvenons aux commanderies, soit de justice, soit de grâce, que par compensation des sommes que le Vénérable Commun Trésor a touchées d’avance ou dont il est assuré du remboursement; que les commanderies de justice, si on ose se servir de cette comparaison, doivent être regardées comme les billets noirs d’une loterie formée par la masse des réceptions qui ne produisent que des billets blancs aux chevaliers qui n’y parviennent pas que les commanderies de grâce exigent des dépenses considérables pour occuper des emplois qui les procurent, indépendamment des fortes annates qu’on paye au Grand Maître; et que si un petit nombre de commandeurs qui survivent à leurs confrères semble, par une longue jouissance, payés avec une sorte d’usure des dépenses qu’ ils ont faites pour le service de la Religion, l’Ordre se trouve encore dédommagé par la mort des autres commandeurs qui ne vivent pas assez longtemps pour être remboursés... L’illusion cesse à la vue de cette ingénieuse économie au moyen de laquelle la Religion parvient à entretenir l’émulation de ses chevaliers et à les récompenser sans rien perdre sur les fonds ni même les revenus. L’avantage de cette économie qu’on vient d’expliquer rend la Religion attentive à user modérément de la faculté d’augmenter les impositions sur les commanderies, pour ne pas perdre d’un côté plus qu’elle ne gagnerait de l’autre, dès qu’elle diminuerait l’appât des réceptions et qu’elle arrêterait les efforts que font aujourd’hui les familles, dans l’espérance de procurer à leurs enfants une fortune qui, alors, n’aurait plus de subsistance. En effet, si l’on considère ce que coûtent nos commanderies pour y parvenir, les sommes qu’on commence à débourser, les services que les chevaliers sont tenus de rendre, les engagements et les assujettissements qu’ils contractent, les charges permanentes et pour ainsi dire éternelles que payent lesdites commanderies lorsqu’on y est parvenu, charges que Malte augmente lorsqu’elle le juge à propos, mais qu’elle ne diminue jamais sous aucun prétexte et sans aucun égard aux circonstances les plus malheureuses, tellement que nous avons vu plusieurs fois des chevaliers remettre leurs commanderies au Trésor, on sera obligé de convenir d’une vérité que nous ne devons pas chercher à rendre publique, mais qui n’en est pas moins constante, c’est qu’un père qui met aujourd’hui son fils dans l’Ordre, fait, du côté de l’utilité et de l’intérêt, un marché désavantageux, un contrat onéreux au présenté et à la famille.» Ainsi, en «gonflant» les effectifs des chevaliers, sans rien changer au nombre des commandeurs, Malte s’assurait un revenu non négligeable; le risque était politique : une masse de chevaliers désœuvrés et sans espérance de promotion pouvait devenir dangereuse surtout dans un système où la brigue et la chicane étaient peut-être plus habituelles que les oraisons. Enfin, il y avait les recettes tirées des biens immobiliers, rentes et forêts de l’Ordre. En effet «tous les bois de haute futaie qui sont répandus dans les commanderies de l’Ordre appartenant au Trésor, le produit de leur vente forme le revenu de cet article qui provient presqu’en entier de la coupe de ceux qui sont situés dans les commanderies du royaume de France» 1. Le revenu des coupes était substantiel sans pour autant être essentiel. C’était, par ordre d’importance, le cinquième revenu de l’Ordre et il représentait en moyenne une cinquantaine de milliers d’écus maltais, soient moins de 2 % des entrées 2. C’était néanmoins celui sur lequel Malte pouvait peser directement,

1. NLM, ARCH 881a, Bilancio generale, op. cit. 2. NLM, ARCH 871 à 876 et 881 a. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 60

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en ordonnant des coupes, sans être soumis à l’assentiment du Chapitre ou à d’autres aléas. De surcroît, le prix de vente des bois connut au XVIIIe siècle, une progression continue, bien plus soutenue que celui des grains: en soixante ans, de 1730 à 1790, il décupla quasiment. C’était donc là une ressource aisée que tous les États souverains connaissaient. Le problème pour Malte était que la quasi totalité de ses forêts se trouvait en France: les revenus des bois des trois Langues françaises représentaient en moyenne 98 % de cette recette budgétaire, la seule Langue de France en totalisant à elle seule 70 %. L’affaire des bois cristallisa à la fois la querelle politique et la lutte économique entre le pouvoir maltais et les Langues notoirement les plus puissantes. L’âpreté du débat dépassa l’enjeu financier et ce fut bien un affrontement entre une conception étatique et centralisée de l’Ordre et une conception plus conforme à la tradition des ordres réguliers qui empoisonna, pendant presque dix ans, les relations entre Malte et les Langues françaises, au point que l’on craignit le schisme, d’autant que l’affaire s’envenima en France, d’une part en raison de la personnalité procédurière du Grand prieur, le prince de Conti, que Louis XV appelait «mon cousin l’avocat» et d’autre part, du malin plaisir du Parlement à prendre en défaut un Ordre si empressé à déroger aux lois tant du royaume que de l’Eglise gallicane. En effet, en 1669, une ordonnance avait inclus l’Ordre dans l’interdiction faite aux ecclésiastiques et gens de mainmorte de couper aucuns arbres de futaie, sauf à obtenir des lettres-patentes de dérogation après avis favorable du grand maître des Eaux et forêts quant à la nécessité de la coupe 1. Les commandeurs n’en eurent cure et continuèrent à abuser de leur situation. En 1693, ils furent condamnés par le roi, à payer 3 livres par arbre coupé sans autorisation, et l’amende qui s’élevait alors à 500 000 francs prouvait l’immensité des dégâts2. Sur une intervention de l’ambassadeur de l’Ordre, le bailli d’Hautefeuille, un arrêt ramena l’amende à 200 000 francs, dont le Vénérable Commun Trésor accepta de faire l’avance, mais les commandeurs refusèrent de le rembourser. Il fallut un décret du Grand Maître, en 1696, pour les y contraindre. Pour clarifier la situation, le nouvel ambassadeur, bailli de Mesmes, obtint en 1718 des lettres-patentes qui autorisaient les commandeurs à couper les bois nécessaires aux seules réparations des commanderies et qui transféraient le jugement d’opportunité des Eaux et Forêts au chapitre provincial de l’Ordre. Cette extraordinaire dérogation fut limitée à dix ans et les lettres-patentes furent vérifiées et enregistrées par le Parlement, le 5 décembre 1718. Une fois encore, les commandeurs ne tinrent aucun compte de ce règlement qui les contraignait à mettre un quart des bois en réserve et à ne faire aucune coupe d’arbres de moins de 25 ans, car ils «n’y voyaient que la destruction d’une liberté qu’ils appelaient privilèges»3.

1. Titre 24 : Bois appartenant aux ecclésiastiques et gens de mainmorte; articles 1 à 5. 2. BNP, fonds Joly de Fleury 372, n° 189 : Observations sur le mémoire intitulé «Précis de la contestation d’entre les Prieurs, baillis, commandeurs, chevaliers et Chapitre du Grand prieuré de France et le Receveur, Procureur général du Commun Trésor et l’Agent général de l’ordre en France». 3. Ibid. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 61

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À la fin des dix ans, le bailli de Mesmes intervint pour obtenir une nouvelle réglementation. Mu par le double souci de rester dans un statut dérogatoire aux lois générales du royaume, et d’affirmer la prééminence de Malte sur les Langues, il porta l’affaire directement devant le Conseil d’État du roi, assuré qu’il était d’indisposer le Parlement par sa volonté de distinguer l’Ordre des autres ordres religieux et par celle de soumettre des religieux français à la volonté d’un supérieur étranger. L’arrêt du 12 octobre 1728 combla son attente 1. Les attendus valaient réquisitoire contre la gestion des commandeurs : aucune mise en réserve, aucune coupe des taillis, absence totale de surveillance «ce qui autorise les habitants voisins et les vagabonds de les dégrader et les piller impunément», abattage des arbres sans discrimination, «ce qui ruine et dégrade totalement les bois et les forêts de l’Ordre». Le résultat de cette connivence entre les deux gouvernements fut l’intervention du Roi dans les affaires intérieures des Langues françaises, «Sa Majesté désirant conserver les bois de l’Ordre comme les autres bois du royaume et donner en même temps à l’Ordre de Malte des marques d’une attention particulière tous les jours par les services qu’il rend à la Religion». En 26 articles, l’arrêt, tout en ne contrevenant en rien aux usages prévus par les Statuts de l’Ordre pour la gestion des bois par les commandeurs et les chapitres, leur associait, dans tous les actes de cette gestion, les agents des maîtrises des Eaux et Forêts et, en cas de défaut, les leur substituait à leurs dépens. En fait, cette cogestion était une véritable mise en surveillance et en tutelle qui rassurait le gouvernement de Malte sur la dégradation de biens dont il avait la directe. Cet arrêt, à la demande de l’ambassadeur, échappa à la vérification du Parlement et fut enregistré au Grand Conseil du roi le 5 septembre 1736. Les commandeurs «élevèrent les plus grands cris contre ce règlement et contre les ministres qui s’en étaient contentés»2 au point que Froullay, le nouvel ambassadeur, dut demander au contrôleur général Orry 3 la révocation de ce texte. La réponse vint du conseiller d’État Baudry 4; inflexible, il dénonçait les abus : «Les Chartreux plantent toujours et ne coupent jamais» 5 et il menaça même l’Ordre de l’assujettir purement et simplement à l’ordonnance de 1669. Malte sentit le danger de lui voir échapper les seuls biens des commanderies sur lesquels il avait un droit de regard direct. Les procès-verbaux de la visite quinquennale de 1745 ayant dénoncé les abus continuels des commandeurs qui trouvaient dans les bois, qui ne relevaient pourtant pas d’eux, une source non négligeable de revenus d’appoint, le Grand Maître nomma quatre commissaires chargés de travailler à un nouveau règlement qui éloignerait définitivement le danger d’une «nationalisation» de la gestion des bois, tout comme celui des

1. Arrêt du Conseil d’État du roi portant règlement général pour les lois de l’Ordre de Malte. Joly de Fleury 372, n° 286. 2. BNP, Joly de Fleury 372, n° 189. 3. Philibert Orry (Troyes, 1689, La Chapelle Godefroy, 1747) fut contrôleur général des finances de 1730 à 1745. 4. Gabriel Taschereau de Baudry (Tours, 1673, Paris, 1755), lieutenant général de police de Paris, en 1720, puis intendant des finances de 1722 à sa mort. C’est à ce titre qu’il avait en charge le département des bois et forêts. 5. BNP, Joly de Fleury 372, n° 189. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 62

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dégradations par les commandeurs. En 1751, le Grand Maître donna une première bulle qui ne suscita, singulièrement, que peu de réactions. Enhardi, il en donna une deuxième en 1756 qui allait dans le sens de sa volonté centralisatrice : prieurs et chapitres français étaient dépouillés de la maîtrise des bois qui était confiée au procureur du Commun Trésor avec la qualité de commissaire général des bois; les chapitres se voyaient retirer les archives qui devaient être envoyées à l’Auberge de la Langue à Malte, à l’ambassade à Paris et enfin dans chaque commanderie. Cette centralisation économique se doublait d’un centralisme politique: les chapitres ne pouvaient plus faire de requêtes en justice directement, mais devaient communiquer toutes les pièces à l’Agent général de l’Ordre à Paris qui devenait ainsi l’intermédiaire obligé. En outre, les procureurs du Commun Trésor n’étaient plus soumis à l’autorité de leurs prieurs respectifs, mais placés sous celle du Procureur Général du Commun Trésor. C’était la destruction de l’autonomie – pour ne pas dire l’indépendance – juridictionnelle et économique des prieurs et des chapitres, au profit d’une administration en liaison et dépendance directes avec Malte. C’était aussi – et les contemporains s’en aperçurent aisément – le dessaisissement progressif des chevaliers de justice au profit d’une «fonction publique» composée de Frères servants, chevaliers de grâce. Cette éviction de la noblesse fut mal ressentie par les chevaliers français; leurs familles en avaient fait, naguère, la cruelle expérience face à l’absolutisme des Bourbons; ils ne voulaient donc pas être la victime de la volonté absolutiste du Grand Maître. Pourtant celui-ci surenchérit dans la désinvolture. Les bulles furent déférées au Grand Conseil (et non au Parlement) qui enregistra, le 28 janvier 1757, les lettres-patentes d’approbation et de confirmation, et ce ne fut qu’en juillet 1757 que ces bulles furent portées à la connaissance des trois Langues françaises à Malte et du Chapitre du Grand prieuré de France. Le tollé fut à la mesure de la démarche: les trois Piliers et quatre prieurés sur six 1 firent, en novembre 1758, des représentations au Grand Maître. Celui-ci répondit en 1759 par un décret prescrivant l’obéissance absolue. Il flotta une atmosphère de lit de justice français, lorsque d’itératives représentations, en août 1760, ne reçurent même pas de réponse et ne furent même pas portées à la connaissance du Sacré Conseil. Le Chapitre du Grand prieuré de France décida alors d’en appeler comme d’abus 2 au Parlement qui fit intimer les Procureur général, Receveur et Procureur du Commun Trésor ainsi que l’Agent général de l’Ordre, par arrêt du 31 juillet 1761. Malte comprit le danger, en un moment où les ordres religieux avaient tout à perdre en passant pour ultramontains. L’ambassadeur obtint donc un arrêt d’évocation devant le Grand Conseil, en relativisant le nombre des appelants (neuf commandeurs 3 sur les quarante-trois du Grand prieuré), mais en transformant l’affaire économico-juridique en un problème politique : «Ce sont huit membres

1. Les prieurés d’Auvergne et d’Aquitaine ne firent pas de représentations. 2. Les appels comme d’abus étaient le recours à l’autorité civile contre les empiètements de l’autorité ecclésiastique. Ils étaient en usage en France depuis le XIVe siècle; depuis le XVIe siècle, ils se faisaient devant les Parlements et constituaient une liberté de l’Eglise gallicane. 3. Le bailli de Gouffier (décédé en 1762), le bailli d’Alsace, les commandeurs de la Luzerne- Beuzeville, d’Avesne, d’Ormesson, de Champignelle (le cadet), de Saint-Pol, de Guines et le chevalier de grâce Le Barbier. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 63

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qui déclarent, au nom de leurs confrères, la guerre la plus ouverte à l’État de Malte»1. Une fois de plus, Malte essayait de s’en sortir en apparaissant moins comme un ordre religieux que comme une puissance souveraine, sorte de principauté possessionnée ne traitant de son bon droit qu’avec une autorité homologue. De surcroît, les juristes de l’Ordre connaissaient bien leur droit, car deux appels à deux juridictions d’ordre différent entraînaient l’évocation du contentieux («le règlement de juges») devant le Roi seul, en vertu du principe de la justice retenue 2. Ceci eut pour effet de décourager les appelants qui se désistèrent et le Chapitre de 1762 ordonna, nemine discrepante, d’enregistrer les bulles. Mais ç’avait été sans compter avec le Grand prieur, Louis François de Bourbon, Prince de Conti. Celui-ci, ès-qualités, en appela, à son tour, comme d’abus devant le Parlement de Paris 3. Louis XV, «voulant prévenir les suites des contestations qui se sont élevées dans l’Ordre de Malte»4 ordonna aux deux parties de remettre entre ses mains toutes les pièces justificatives et les mémoires en défense, et soumis, par provision, l’Ordre à l’ordonnance de 1669. Cette dernière mesure fut la plus efficace et les deux parties, devant le danger toujours renouvelé de mainmise de l’État, en vinrent à composer. Le 24 septembre 1767, Pinto donnait une nouvelle bulle5 «portant règlement sur le fait de l’administration des bois de l’Ordre, dépendant des commanderies des six Grands Prieurés de France», acceptée par le Chapitre de France et confirmée par le roi. A peu de choses près, on en revenait au règlement de 1728, augmenté de plusieurs mesures protectrices : l’obligation de faire garder les bois pour lutter contre les dégradations des riverains, l’interdiction des droits d’usage, la limitation des bois de réparation aux poutres, chevrons, planches et charpentes et l’interdiction aux commandeurs de s’en servir en paiement de main-d’œuvre ou de matériaux. Une fois encore, l’ambition de Malte à se donner une assiette souveraine avait suscité des tracas plus grands que les résultats obtenus, encore qu’il ne faille pas les sous-évaluer, car, ainsi que le considérait la bulle de 1767 : «L’augmentation considérable de la valeur des bois a rendu cette espèce de biens très précieuse... Les secours que l’Ordre a tirés, de longtemps, de ces bois, exigent beaucoup d’attention, pour conserver au Vénérable Commun Trésor, des ressources capables de fournir aux besoins pressants». Tout était dit de l’extraordinaire fortune de l’Ordre, mais aussi de son incapacité presque totale à en tirer des ressources budgétaires régulières nécessaires à une vie étatique. Même sur des biens soumis à sa directe, Malte n’avait qu’une faible possibilité de jeu. Ne pouvant donc accroître son actif, une des rares solutions consistait à limiter le plus possible les dépenses extra-territoriales par l’obtention de privilèges et d’exemptions.

1. BNP, Joly de Fleury 372, n° 189. 2. Voir Olivier-Martin: Histoire du droit français, des origines à la Révolution, Paris, CNRS, 1984; notamment § 390. 3. BNP, Joly de Fleury 381, n° 9 à 12. 4. Ibid. Lettres-patentes données à Marly le 13 mai 1763 pièce n° 118. 5. Ibid., n° 290. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 64

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L’art de faire valoir les services rendus «On ne peut pas envisager l’exemption dont Malte jouit pour ses biens, comme un simple privilège et une distinction accordée par pure considération pour l’ordre et pour ses membres, à l’exemple des privilèges dont jouissent quelques autres corps; c’est la solde d’une milice actuelle et perpétuelle... Cette exemption n’est donc point un privilège gratuit qui blesse la justice distributive, ni qu’on puisse révoquer ou diminuer à proportion des besoins de l’État qui l’a accordée. C’est un contrat passé par l’Eglise et tous les Princes chrétiens à un titre onéreux pour l’Ordre. Ses exemptions et privilèges sont partout présentés comme le paiement de la dette la plus favorable et la plus légitime; le prix et la récompense des efforts les plus généreux du courage militaire; la contribution de chaque État à l’entretien de l’hôpital, des fortifications, de la marine et à la solde des chevaliers...» Telle était la position de l’Ordre développée dans un mémoire de 1759 1. C’était en fait la doctrine des différents conciles et papes qui exemptèrent toujours l’Ordre de Malte des taxes sur ses biens, à l’instar des propriétés du Clergé, mais, bien plus, l’exemptèrent aussi de toute levée extraordinaire consentie par le Siège apostolique sur les biens d’Eglise ou sur ceux des autres ordres militaires. Ainsi, en 1428, une bulle de Martin V 2 imposa une taxe d’un demi décime sur les deux clergés et tous les ordres militaires à l’exception du seul Ordre de St Jean. Il faut néanmoins apporter deux précisions : la première est que ces exemptions devaient être confirmées par chaque pape nouvellement élu, mais aussi par chaque souverain à son avènement pour ce qui concernait ses États; la seconde est que le rôle militaire de l’Ordre n’était plus au XVIIIe siècle, celui qu’il avait été à Chypre ou à Rhodes. Sur ce dernier point, le mémoire précédemment cité entend vaincre toute attitude restrictive : «La première destination et le premier objet de son établissement peuvent avoir perdu beaucoup de leur ancien éclat, aux yeux de la plupart de ceux qui croient pouvoir séparer les intérêts politiques de ceux de la Religion. mais, à n’envisager que la raison politique, la situation de Malte la rend aujourd’hui plus que jamais utile et nécessaire aux arrangements et aux intérêts des Princes chrétiens. Nous n’étions ci-devant, pour ainsi dire, qu’en seconde et en troisième ligne; par la perte des royaumes de Chypre, de Candie, de la Morée, etc, nous sommes devenus effectivement le boulevard du monde chrétien». Cet argument relevait plus de la fiction que de la réalité, mais l’assistance, plus prosaïque de Malte au commerce du Levant, conduisait les souverains à vouloir paraître y croire. Toutefois, ces mêmes princes ne balançaient guère lorsque leurs intérêts étaient en compétition avec les privilèges de l’Ordre; ainsi que l’écrivit le comte de Saint-Germain au bailli de Saint-Simon, ambassadeur de Malte 3, les dispositions en faveur de l’Ordre «sont subordonnées aux intérêts du royaume dont son [le roi] premier soin est de s’occuper.» Or, les États d’Europe, aux XVIIe et XVIIIe siècles étaient confrontés à des dépenses de plus en plus lourdes, du fait des guerres comme des politiques

1. BNP, Joly de Fleury 271, n° 235. 2. Othon Colonna (1368-1417-1431). 3. ANP. M 902, 236; Versailles, 4 janvier 1777. Claude Louis, comte de Saint-Germain (1707- 1778) fut nommé ministre de la Guerre en 1775, par le crédit de Turgot. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 65

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somptuaires, en une période d’inflation continue. La tentation était donc grande de taxer l’Ordre, du moins à l’extraordinaire, quand ce n’était pas de séquestrer purement et simplement ses biens. Bien conscient que l’Ordre «n’a point d’autres ressources que les revenus dont il jouit dans les différents États et les exemptions qui lui en conservent l’intégrité»1, le secrétaire du bailli de Froullay, dans un mémoire de 1751 2 écrivait : «... Le temps est venu où il semble que les enfants de l’ordre doivent partager leurs services; que les uns continuent de combattre les ennemis du nom chrétien, tandis que les autres emploieront leurs talents à combattre, dans les Cours des Princes, les nouveaux établissements, les systèmes qui tendent à l’anéantir...»; et de citer toutes les entorses faites au maintien des exemptions dont bénéficiait l’Ordre. En effet, la fin de l’unité religieuse en Occident, porta un grand coup aux revenus de l’Ordre après les traités de Westphalie en 1648. Les États protestants s’emparèrent des commanderies, soit en les réunissant purement et simplement à la Couronne comme en Suède ou en Angleterre, soit en les dévoluant à un Ordre de St Jean protestant comme en Brandebourg, soit enfin à les attribuant à des luthériens, à charge pour eux de verser les responsions à l’Ordre (ce qu’ils ne firent jamais) comme en Mecklembourg. Mais ce qui pouvait passer pour explicable de la part des Réformés, l’était moins pour l’Empereur. Or celui-ci utilisa les commanderies de l’Ordre et d’autres biens ecclésiastiques pour dédommager les princes protestants plutôt que d’amputer les États héréditaires de la Maison d’Autriche. Il alla même jusqu’à s’emparer du Grand prieuré de Dacie recouvré sur les Turcs. Ce fut dès lors une habitude, de la part des États, de considérer les biens de l’Ordre comme un moyen pour l’obliger à se plier à leurs volontés politiques, si bien que le Pape dut, très souvent, rendre des arbitrages; en fin de compte, l’Ordre cédait un peu et il retrouvait ses commanderies. Certes, ce jeu du chat et de la souris était aussi vieux que l’Ordre, mais il tendait à se généraliser et à devenir plus fréquent, quand un nouveau danger apparut en France, au début du XVIIIe siècle. L’endettement du royaume était tel, en raison des guerres, qu’en 1703, les chevaliers furent assujettis à la capitation, mais le roi permit à l’Ordre de suivre l’exemple du Clergé, et il abonna cette imposition pour 30.000 livres par an. En 1710, les biens de l’Ordre furent taxés exceptionnellement du 10ème jusqu’à la paix; là encore, l’Ordre obtint une déclaration d’exemption contre un abonnement de 30 000 livres, tenu secret. En 1733, le 10e fit sa réapparition et l’abonnement fut porté à 60 000 livres. En 1747, le 10e fut doublé et Machault 3 réclama 100 000 livres d’abonnement. En 1749, à la paix, le 10e fut supprimé, mais remplacé par le 20e pour payer les dettes de l’État. Cette fois, il ne fut plus question de jouer la fiction pour le gouvernement qui entendit taxer publiquement l’Ordre. Froullay comprit le danger et dans le long mémoire qu’il remit au Conseil du roi 4 il rappelait que les abonnements «sont un traité

1. BNP, Joly de Fleury 271, n° 235. 2. ANP, M 1003, n° 2 Mémoire des négociations des ambassadeurs et ministres de l’Ordre. 1751; par le Secrétaire du bailli de Froullay. 3. Jean Baptiste de Machault d’Arnouville (1701-1794) fut contrôleur général des finances de 1745 à 1754. 4. BNP, Joly de Fleury 271, n° 235. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 66

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secret et passager entre l’Ordre et le Ministre qui n’a rien de sensible au dehors et qui est ignoré des autres États, au lieu qu’une imposition publique et durable telle que celle dont il est menacé, parviendra nécessairement à la connaissance des autres Cours». L’ambassadeur obtint à nouveau le droit d’abonnement, mais ce qu’il craignait arriva. L’exemple donné par le chef de la Maison de Bourbon ne resta pas longtemps ignoré. Quelque temps avant sa mort en 1758, Benoît XIV 1 avait accordé à l’Espagne un indult perpétuel permettant à la Couronne de taxer les biens ecclésiastiques et il y avait compris nommément l’Ordre de Malte 2. En fait, cette négociation s’était passée secrètement et l’Espagne avait abusé de l’âge du Pape pour imposer sa volonté d’inclure l’Ordre. Le bailli Solaro, au nom des chevaliers espagnols écrivit au Souverain Pontife, et celui-ci éclairé, demanda à Ferdinand VI d’exempter l’Ordre, sans que Sa Majesté Catholique prêtât une quelconque attention à ce vœu 3. Mais par ailleurs, ce Pape avait octroyé un semblable indult à la Reine de Hongrie; toutefois, l’Ordre n’y était pas expressément nommé, il se trouvait exclu de la mesure en vertu de son privilège général. Marie-Thérèse ne voulut pas être en reste sur les Bourbons. Deux mois avant sa mort, Benoît XIV lui écrivit pour refuser, mais elle profita de l’élection de Clément XII 4 pour ordonner, non sans machiavélisme, l’imposition des biens des cardinaux et de l’Ordre de Malte dans l’État de Milan. Le bailli de Breteuil, ambassadeur de Malte près le Saint Siège fit des représentations sans se cacher qu’il serait difficile de séparer la cause de l’Ordre de celle des cardinaux et par là d’obtenir une exemption que l’on refuserait aux Eminences 5. Ceci enhardit d’abord le roi de Sardaigne qui demanda au nouveau pontife un bref l’autorisant à taxer les biens ecclésiastiques en y incluant l’Ordre. Puis ce fut au tour du roi de Naples d’exiger la portione colonica sur les biens de l’Ordre comme sur les autres biens du Clergé 6. Rome comprit le danger politique et s’y opposa. Le nouveau Pape voulait bien céder sur les Jésuites, mais il ne voulait pas perdre Malte. Et l’Ordre, qui en avait appelé au Pape pour protéger ses privilèges, se rendit alors compte qu’il avait excité un conflit bien plus grave et sans commune mesure avec ce que cette exemption lui rapportait; Breteuil notait : «Cette marque de la protection du Saint Siège qui paraît d’abord devoir nous être avantageuse, nous jette dans un embarras peut-être aussi grand.» 7

1. Prospero Lambertini (1675-1740-1758) fut un pape modéré mais ferme : s’il fit des concessions en matière disciplinaire à divers souverains, il fut un défenseur de la pureté du dogme. Il confirma ainsi, en 1756, la bulle de Clément XI contre les Jansénistes (Unigenitus). En 1758, peu de temps avant sa mort, il ordonna, à la demande de Pombal, l’inspection des maisons portugaises des Jésuites. 2. Lorsque l’Ordre n’était pas nommé, il était juridiquement réputé exclu des mesures visant l’ensemble du Clergé et des ordres religieux. C’était un privilège général remontant aux premiers temps de l’Ordre. 3. ANP, M 987, n° 64. Lettre du bailli de Breteuil, ambassadeur à Rome, au bailli de Froullay, fin juillet 1758. 4. Carlo Rezzonico (1693-1758-1769). 5. ANP, M 987, n° 71 : Breteuil à Froullay, Rome, 18 octobre 1758. 6. Ibid., n° 8, Rome, 9 août 1758. 7. Ibid., n° 64, Rome, juillet 1758. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 67

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Malte avait encore fait preuve de maladresse politique en jouant de tous les registres pour gagner sur tous les tableaux : en essayant de sauvegarder ses droits sur les bois, elle avait suscité une fronde chez les chevaliers français et s’était attirée l’animadversion des Parlementaires; en voulant se soustraire aux taxations que le Clergé acceptait, bon gré mal gré, elle ajoutait à la jalousie de ce dernier, des problèmes politiques plaçant l’Ordre au centre du combat que se livraient son supérieur religieux, le Pape, et son suzerain féodal, le roi de Naples. Dans les quinze ou vingt premières années du règne de Pinto, tout ce qui avait été les grands projets du nouveau Grand Maître pour parfaire et achever la monarchisation de l’Ordre et l’étatisation de Malte commencée peut-être par Verdalle et les Wignacourt, mais sans doute par Perellos, et assurément par Vilhena, se retournait contre lui, comme si les idées absolutistes du XVIIe siècle étaient arrivées en écho, trop tard dans l’archipel, alors que les monarchies se livraient au despotisme éclairé et que Lumières et Philosophes rendaient démodée la longue querelle des Jésuites et des Jansénistes 1.

1. Voir le mémoire de Camus relatif à l’état de la religion catholique. ANP; papiers Camus, 163 AP1. 1° partie-Chapitre 1 12/05/06 11:28 Page 68 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 69

CHAPITRE II L’organisation de Malte

L’archipel maltais n’avait pas connu, de très longtemps, une existence propre. La grande civilisation maltaise remontait à la préhistoire. Au Ve millénaire avant J.-C., un groupe humain venu de Sicile s’était installé à Malte et y avait développé une économie agro-pastorale limitée; au début du IVe millénaire, cette culture locale se trouva vivifiée par une nouvelle immigration venue, elle aussi, de Sicile et qui donna naissance à une étonnante civilisation en vase clos dont les traces archéologiques sont des monuments mégalithiques, immenses temples de plan lobé, sans doute expression «aérienne» d’hypogées et de complexes sépulcraux. Ces impressionnantes constructions firent que les Grecs appelèrent Malte, l’île des Géants et qu’au XVIII e siècle, les restes apparents de ce «temps des temples» attirèrent érudits et artistes. Au milieu du III e millénaire ce monde fut abandonné et les vagues successives de nouveaux arrivants ne furent pas à l’origine d’une aussi brillante civilisation. Vers 900 avant J.-C., les Phéniciens s’emparèrent de l’archipel dont ils firent un de leurs comptoirs qui passa dans l’orbite de Carthage lorsque l’établissement punique prit le relais de la métropole dans le commerce méditerranéen. Lorsque l’archipel fut conquis par les Romains en 218 avant J.-C., il fut rattaché à la propréture de Sicile, et devint un important centre commercial où le confort romain, doté d’un luxe un peu provincial conduisit à une urbanisation et une organisation des deux îles; chacune vit se développer une ville sur un oppidum et le grand port de Malte fut couvert de quais et d’entrepôts. L’autre grande rencontre fut, dans les années 60 de notre ère, selon la tradition la plus communément admise, le naufrage de St Paul qui en avait appelé au tribunal de César. L’apôtre des Gentils mit à profit les trois mois de son séjour forcé pour convertir au christianisme le «Premier de l’île, nommé Publius» 1 qui devint le protoévêque de Malte. Au IXe siècle, l’archipel fut conquis par les Arabo-Berbères d’Ifrîqiya qui en restèrent maîtres durant deux siècles. Ils marquèrent profondément l’architecture civile et les mœurs et imposèrent même leur langue : l’arabo-sicilien. Reconquise en 1090 par Roger de Hauteville, Malte passa dans la mouvance de la Sicile jusqu’à l’acte de donation par Charles Quint. Ainsi, Malte, en dépit de caractères culturels propres, ne connut plus de réelle civilisation depuis les années 3000/2500 avant J.-C. L’archipel ne fut désormais utilisé que comme base, soit commerciale, soit militaire, mais sans que son développement ou son organisation fût un souci de ses possesseurs. Lorsque l’Ordre en prit la destinée, Malte ne devait pas compter plus d’une quinzaine de milliers d’habitants, une seule ville, l’ancien oppidum romain: Citta Vecchia

1. La tempête, le naufrage et le séjour à Malte sont racontés par Paul lui-même dans les Actes des Apôtres, XXVII, 9-44 et XXVIII, 1-10. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 70

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(ou Notabile et parfois Mdina) et un assez grand nombre de casaux de taille variable 1. Il développa l’urbanisation dans la zone du Grand Port avec, d’abord, l’installation de sa première capitale au Bourg (Birgù) et son extension dans l’Ile, (l’Isla), puis la construction de son nouveau chef-lieu, la Valette ou Cité-Valette, dénommée dans le pays, la Ville (il-Belt) et, souvent en Europe, Malte. L’intérêt de l’Ordre pour Malte fut le corollaire de sa volonté d’évolution économico-politique vers la souveraineté étatique et l’autonomie commerciale.

L’ORGANISATION POLITIQUE ET SOCIALE

La société maltaise La société maltaise, à l’exemple de la société sicilienne, était loin d’être uniforme. Elle était composée de groupes divers, lointains héritiers d’un passé médiéval où entraient en ligne de compte les statuts sociaux, les fonctions, mais aussi les origines nationales. Le royaume siculo-maltais du Normand Roger n’était pas sans rappeler l’Angleterre du Normand Guillaume 2: c’était un mélange de classes sociales, d’ordres féodaux et de statuts municipaux, voulu initialement à des fins de taxation. Sept siècles plus tard, la société maltaise avait conservé cette complexité, très éloignée des ordres français figés, mais qui, pourtant, fixait des limites et établissait des différences qui se traduisaient moins dans un style de vie particulier que dans la prédisposition à remplir telle fonction ou tel emploi. On pouvait distinguer les nobles, les clercs, les habitants des villes ou bourgeois, les gens de commerce, les artisans et les gens de la campagne.

La noblesse maltaise Elle se trouvait au sommet de cette hiérarchie, à la fois fonctionnelle et sociale. C’était une catégorie fort complexe, dans la mesure où le concept même de noblesse n’était pas clair 3. Il convient, sans doute, de parler plutôt de notables qui, par les fonctions diverses qu’ils occupèrent, s’attirèrent les grâces des souverains successifs, mais aussi qui, en raison de cette notoriété, se virent confier des fonctions administratives par ces mêmes souverains 4. Au début, il s’agissait davantage de feudataires que de gens titrés : ils recevaient des fiefs en tenure et non en propriété, ce qui garantissait à la fois leur notabilité et leur noblesse 5, mais une noblesse regardée, en Sicile, moins comme telle que

1. Le commandeur Abela, vice chancelier de l’Ordre, en donne des exemples dans son ouvrage Della descrittione di Malta, isola nel mare siciliano, con le sue antichità ed altre notitie (Malta, Paolo Bonacote, 1647); San Gwann 8 feux et 37 habitants; Farrugia : 12 feux et 53 habitants; Mqabba : 89 feux et 354 habitants; Zabbar 170 feux et 786 habitants; Mosta : 344 feux et 1570 habitants; Zejtun (Bisbut) : 400 feux et 1585 habitants. 2. Charles A. Gauci, The genealogy and heraldry of the nobles families of Malta, Malta, Gulf Publishing Ltd, t.I, p. 10. 3. John Montalto,The nobles of Malta, 1530-1800; p. 4. 4. Ibid., p. 18 : Capitaine de la Verge, Jurats, bailli, capitaine d’armes, Secreto, vice-amiral et fauconnier. 5. Ibid., pp. 9-14, tableau 1 : les familles et leurs tenures avant 1530. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 71

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comme une classe dirigeante. Pour les nobles siciliens, les feudataires maltais ressortissaient non du «bras militaire», mais du «bras domanial», avec espoir de hautes fonctions dans le «bras ecclésiastique» 1. Lorsque l’Ordre reçut l’investiture de Malte, il ne fut pas question pour lui de porter un autre regard sur les nobles maltais. Mais si ces derniers furent exclus à jamais de l’entrée dans la Religion, l’insuffisance d’extraction n’était pas la seule raison: cela permettait à l’Ordre d’éviter le danger qu’aurait pu constituer un pouvoir des Maltais dans les Langues et dont le risque eût été de créer un pouvoir national qui eût pu devenir exclusif. Les grands maîtres reconnurent d’abord les titres féodaux de seulement treize fiefs d’avant 1530 et n’en octroyèrent que cinq entre 1531 et 1638 2; à partir de Lascaris-Castellar (1636-1657), l’usage fut de conférer des titres, soit qu’ils fussent liés à un fief ou à une terre patrimoniale érigée en fief, soit qu’ils fussent des nus-titres, sans support foncier. De 1638 à 1797, il y eut 39 titres conférés 3 dont 24 de 1743 à 1797. A ces titres, il convient d’ajouter ceux que conféraient d’autres souverains et que les grands maîtres reconnaissaient 4. Tous ces anoblissements étaient révélateurs des liens qui avaient existé ou existaient entre ces familles et les divers souverains, grands maîtres y compris. La totalité des personnes honorées étaient originaires d’Italie, la plupart du royaume de Naples ou de celui de Sicile; ainsi, les anoblissements par les princes étrangers l’étaient au titre de leur souveraineté ou de leur suzeraineté sur un État italien. Ces liens avec l’Italie et notamment la Sicile n’avaient pas toujours été qu’honorifiques; bien des fiefs maltais avaient été possédés par des nobles siciliens ou par des nobles maltais résidant en Sicile, ce qui se traduisait par une expatriation des revenus. En 1507, Ferdinand II les imposa d’une surtaxe de 15 % réservée à la gestion municipale de l’île. L’Ordre ne fit que développer cette politique; il se rendit acquéreur des fiefs détenus par des étrangers ou des non- résidents, tant et si bien qu’au XVIIIe siècle le nombre de propriétaires nobles installés à l’étranger était réduit à presque rien, mais en fait par un subterfuge: des membres de la famille résidaient à Malte tandis que d’autres fixaient leur séjour en Sicile. Si l’évasion des revenus était évitée, les liens d’influence n’en continuaient pas moins à exister pour certaines familles. En ce qui concerne les grands maîtres, il faut distinguer les premiers anoblissements liés aux événements historiques, comme celui des Bonici, Florentins récompensés par La Valette pour leur bravoure lors du Grand Siège, des titres octroyés au XVIIIe siècle qui étaient devenus la récompense courante et quasi-systématique des notables qui avaient occupé la charge de jurat ou de financiers bien utiles à l’Ordre. Ces candidats à la noblesse ne se contentaient d’ailleurs pas d’en adresser supplique aux grands maîtres régnants; à peine

1. Hélène Tuzet, La Sicile au XVIIIe siècle vue par les voyageurs étrangers, Strasbourg, Heitz, 1955, p. 421. 2. John Montalto, op. cit., pp. 32-35, tableau 3 : fiefs et titres octroyés par les grands maîtres de Malte : deux par l’Isle Adam, un par Homedes, un par del Monte, un par Lascaris. 3. Ibid. : 3 sous Lascaris, 1 sous Redin, 2 sous Carafa, 2 sous Perellos, 1 sous Zondadori, 3 sous Vilhena et 3 sous Despuig, 4 sous Pinto, 1 sous Ximenes, 17 sous Rohan et 2 sous Hompesch. 4. Ibid., p. 41, tableau 4 : titres créés par les souverains d’Europe et Charles A. Gauci, op. cit., t. I, p. 16. Du XVIe au XVIIIe siècle, ce furent 13 titres créés : 5 par le roi d’Espagne, 2 par le Pape, 3 par l’Impératrice, 2 par le roi de Sicile, 1 par le duc de Parme. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 72

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avaient-ils obtenu un titre à Malte que, bien souvent, ils s’adressaient aux souverains étrangers pour en obtenir un autre, ceci leur coûtant souvent beaucoup. Il y avait une course aux titres, moins pour le bénéfice retiré que pour la distinction qu’ils procuraient par rapport aux autres Maltais. De même, ces anoblis étaient-ils à la recherche de titres supérieurs à ceux des autres nobles: les Testaferrata se flattaient d’être les premiers marquis 1; Gio de Piro, fait baron de Budaq par le Grand Maître s’attacha à obtenir un «anoblissement supérieur» qu’il tint de Philippe V qui le fit marquis de San Vincente en Castilla 2. Cette quête de titres n’avait donc rien de commun avec la recherche de la noblesse en France, à la même époque; s’ils distinguaient les bénéficiaires des autres Maltais, comme le ferait une décoration, ils n’attribuaient pas un rang différent. La noblesse maltaise a pu constituer une société de nantis et de notables, en aucun cas un ordre privilégié. Cela transparaissait au travers des relations entre ces nobles et l’Ordre. En 1530, la noblesse s’opposa au rescrit de Charles Quint et ce ne fut que par un subterfuge que l’Ordre s’empara de Malte: le vice-roi de Sicile, le duc de Monteleone, appela les chefs de la noblesse ad audiendum verbum Regium à Messine, cependant que les procureurs de L’Isle Adam s’embarquaient pour Malte et en prenaient possession. Monteleone avisa alors les nobles rebelles qu’ils étaient autorisés à vendre leurs biens et quitter l’île; en quelques jours, la noblesse décida d’abandonner ses objections et les Jurats prêtèrent serment d’allégeance à l’Ordre sous la condition que les privilèges, lois et coutumes seraient préservés. Les premiers contacts entre l’Ordre et les nobles maltais furent loin d’être chaleureux 3, mais le maintien des titres, l’installation du Grand Maître à Birgù, qui rendait moins pesante sa présence et le serment de L’Isle-Adam, le 13 novembre 1530, de préserver les droits des Maltais, adoucirent les relations entre l’Ordre et l’élite locale. Mais ce ne fut qu’avec Perellos (1697-1720) qu’apparut la tendance, affirmée par ses sept successeurs, d’entourer le pouvoir magistral de la pompe monarchique: les chevaliers constituaient l’entourage du Grand Maître, supérieur de l’Ordre et l’aristocratie locale celui du Grand Maître, chef d’État. Il est vrai que certains noms, acquis par mariage, avaient de quoi flatter la vanité de ce petit souverain. Des descendantes de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue apportèrent à des familles maltaises le nom et les titres de la branche du despote de Mistra 4 : les Wzzini, puis les Ciantar et, enfin, les

1. Marquis de San Vincenzo Ferreri par patente de Philippe V d’Espagne, Sicile et Naples, du 10 novembre 1716. 2. Perellos le fit baron de Budaq le 23 avril 1716 (NLM, ARCH 520 f° 151-161). Philippe V le fit marquis de San Vincente en Castilla (titre qui devint rapidement marquis de Castille) le 6 novembre 1742. 3. En juin 1530, le lieutenant du Grand Maître publia trois avis : le premier interdisait la sortie monétaire, l’aliénation des biens et l’émigration; le second faisait obligation aux titulaires de fiefs de présenter leurs titres de propriété; le troisième interdisait la chasse au lapin. Il s’agissait, en fait, pour les deux premiers de mesures de recensement économique, pour le troisième de limiter le droit de chasse à la seule noblesse des chevaliers. 4. Manuel II (1391-1425) eut cinq fils : Jean VIII (14251448) d.s.p; Théodore, despote de Mistra, prince de Selimbria, mort en 1443 qui épousa une Malatesta de Rimini; Constantin XII (1448-1453) dont la fille épousa l’héritier de la maison de Trébizonde, Isaac Comnène; Demetrios, despote d’Achaïe et Thomas despote de Morée, chef de la maison impériale en exil. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 73

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Borg-Olivier de Puget devinrent qui, prince de Mistra, qui, prince de Selimbria; le frère du 21e duc de Naxos et de l’Archipel 1 eut sa postérité qui s’installa à Malte et s’y allia notamment aux Barbaro. Aussi, ces familles étaient-elles admises dans la familiarité des grands maîtres: dîners, chasses ou promenades en kaless 2; cette participation à la «vie de Cour» s’intensifia d’autant que les prétentions souveraines croissaient. Au début du XVIIIe siècle, l’Inquisiteur écrivait que les chevaliers n’eussent pas supporté que les barons maltais prissent place à la seconde table 3, mais à la fin du règne de Pinto, ils dînaient à sa table. Ximenes, puis Rohan usèrent largement de ces invitations. Les nobles, alors, commencèrent à se couper du reste de la société maltaise, au moins en ce qui concerne le vêtement: l’élégance de l’habillement devint une distinction sociale. Le port de la perruque et celui de l’habit devinrent habituels pour les hommes, même si l’influence suivie ressortissait de modes différentes, à l’allemande, à la française ou à la vénitienne. Seules les femmes conservaient un semblant d’identité nationale par le port d’une large mantille agrafée sous le menton. Néanmoins, il ne s’agissait aucunement d’une tendance à s’ériger en caste fermée; ce n’était que la volonté de se conformer à des usages mondains. En effet, ces nobles contractaient par ailleurs des alliances avec des familles de notables (juges, jurats de Mdina ou de Gozo) qui, bien que non titrés, portaient armoiries et vivaient sur le même pied que la noblesse. Ces «éminents», par leur style de vie et leurs fonctions municipales, constituaient un groupe intermédiaire entre les feudataires et la bourgeoisie commerçante. De même, pour ce qui concerne l’origine des revenus de la noblesse, si ses revenus fonciers étaient très importants, ses fonctions administratives et ses liens avec le monde des affaires n’en faisaient pas une catégorie à part, mais simplement un groupe social plus riche et distingué du reste des autres notables. La noblesse tirait des revenus principalement de ses biens-fonds, ne possédant que peu de propriétés 4. Selon John Montalto, au XVIIIe siècle, le revenu d’une famille noble était en moyenne de 3 500 à 4 500 écus (le maximum atteint étant de 10 000 écus annuels) soient cinquante fois les gages d’un domestique. Le livre de raison de la famille du marquis Antonio Depiro 5 montrant qu’avec 3 300 écus, une maisonnée de douze personnes pouvait vivre convenablement, il est facile de conclure que les familles nobles vivaient avec aisance. Une grande partie de ces revenus était investie dans la Massa Frumentaria. Il s’agissait d’un fonds commun destiné à l’achat des grains revendus ensuite à prix imposé ou distribués gratuitement aux plus défavorisés; l’ensemble de ces

1. Les Crispo, Vénitiens, furent faits ducs de Naxos et de l’Archipel par les Empereurs latins de Constantinople. Ils en furent dépossédés en 1566 par les Naxiens eux-mêmes qui préférèrent se donner à Sélim II. 2. La kaless était une voiture à deux roues arrières tirée par un animal : le Grand Maître y faisait atteler des chevaux, l’Evêque, quatre mules et l’Inquisiteur, deux. La noblesse y attelait des mules puissantes, aussi grosses que des chevaux napolitains. 3. A.I.M., tome 98, f° 60. 4. Sur la fortune de la noblesse maltaise, Voir Montalto op. cit., chap. XV The anatomy of wealth. 5. University of Malta; Bonavita Papers, 189 (g) : Nota del mantenimento necessario per la famiglia del Marchese Antonio Depiro : spese mensuali che ha bisogno la casa del marchese Depiro Gourgion per il mantenimento della sua famiglia. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 74

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opérations était aux mains de l’Université des Grains, installée à La Valette, sous l’autorité de l’Ordre. Les fonds ainsi déposés recevaient un intérêt annuel de 3%. Quelques familles tiraient aussi leurs revenus d’activités financières. Le commerce n’était certes pas dérogeance, mais il était regardé comme une activité indigne, même si les Depiro, venus de Rhodes avec les chevaliers, et les Gourgion, continuèrent à commercer après leur anoblissement. C’était surtout la banque et le prêt usuraire qui avaient la faveur des familles nobles. Le prêt fut une activité lucrative pour deux familles d’origine française, les Dorell et les Fournier 1. Ainsi en 1775, Gio-Francesco Dorell investit plus des deux-tiers de ses revenus fonciers, évalués à 124.467 écus dans le prêt à la course, à des marchands, des étrangers ou des Maltais et même à quelques chevaliers 2; les bénéfices ainsi acquis étaient réinvestis dans l’acquisition de terrains cultivables, de maisons de ville, de bijoux et objets en or et argent. D’autres familles, tels les Sant, Muscati et Sceberras Testaferrata s’organisaient en mettant en commun des fonds qu’elles prêtaient à intérêt 3. Quant aux Fontani, comtes de Senia, ils étaient d’une famille florentine adonnée à la banque et étaient considérés comme faisant partie «des premiers banquiers de Malte»4. A ce titre, ils furent les créanciers de l’Ordre et des grands maîtres qui les comblèrent d’honneurs. Pinto, en 1763, confia à Lorenzo Fontani la charge d’Economo et le fit donat de l’Ordre. Il est, en effet, remarquable que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la majeure partie des anoblis appartenaient à des familles liées aux activités bancaires ou usuraires : les difficultés financières croissantes de l’Ordre n’étaient pas pour rien dans cet intérêt soudain des grands maîtres.

Les notables non-nobles Comme cela fut dit précédemment, il s’agissait d’un groupe intermédiaire dont le style de vie était voisin de celui de la noblesse. Il constituait d’ailleurs un vivier de candidats à l’anoblissement. Ces notables se caractérisaient surtout par leurs fonctions : jurats de Citta Notabile (Mdina), jurats de Gozo, juges ou remplissant d’autres fonctions administratives (trésorier, assesseur de Mdina, Capitaine de la verge...). Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, ces familles de notables fournirent l’essentiel du personnel «municipal» de l’archipel. De 1530 à 1741, 62 familles accédèrent à la notabilité par le biais de charges: 25 en appartenant à la jurade de Citta Notabile (Mdina), 30 à celle de Gozo, et 7 en étant juges 5. De 1741 à 1793, elles ne furent que 5: 1 jurat de Mdina, 1 de Gozo et 3 juges. En effet, dans les deux premiers siècles de la présence de l’Ordre, la noblesse maltaise eut tendance à se désengager de fonctions devenues purement honorifiques et vidées de tout pouvoir : «a gilt coach with no horses to draw it»,

1. Les Dorell, issus de la famille d’Aurelle, entrèrent par mariage dans les familles Flazon et Sceberras Testaferrata; les Fournier furent anoblis en 1770 par Marie-Thérèse. 2. Cité par John Montalto, op. cit., pp. 279-280, d’après des documents d’archives familiales auxquels il a eu accès. 3. A la fin du XVIIIe siècle, il était généralement de 6. 4. NLM; ARCH 580, f° 242. 5. Charles A. Gauci, op. cit., t. I, appendix VII, pp. 230 et sq. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 75

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selon l’expression de John Montalto 1. De ce fait, l’Ordre dut se tourner vers des familles de l’établissement qui étaient considérées comme appartenant de longue date à l’élite locale, sans pour autant être titrées ou fieffées. Au contraire, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les titolati occupèrent en force les magistratures; ainsi, de 1773 à 1798, sur 176 nominations à ces charges, 99 échurent à des nobles et les autres à des membres de familles déjà notablement connues. Néanmoins ce dernier fait doit être relativisé: les notables en charge au XVIIe siècle furent généralement anoblis à leur sortie de fonction, et les titrés du XVIIIe siècle comprenaient donc, nombre de ces nouveaux nobles qui pérennisaient ainsi les charges municipales dans leurs familles, même si leur statut social avait évolué. L’autre correctif à apporter est que la noblesse la plus ancienne, celle des Barons, n’était plus en situation d’exclusive, des marquis et des comtes, plus récents, tendant à leur ravir leur monopole, surtout après 1775. Ces notables constituaient donc un groupe social élevé qui acceptait les charges de la gestion «municipale» de Malte et que l’Ordre pouvait remercier par anoblissement. Il avait l’avantage, du moins apparent, d’être davantage fidélisable aux grands maîtres qu’une noblesse plus ancienne qui avait, quelquefois, des velléités de se retourner vers le souverain sicilien. L’octroi de titres, notamment au XVIIIe siècle, fut un moyen pour l’Ordre de se créer une clientèle, d’organiser un élite d’administrateurs locaux et de noyer dans cette nouvelle noblesse, des personnes plus anciennement titrées qui, souvent, estimaient leur honneur blessé d’être tenus à l’écart par les chevaliers.

La bourgeoisie commerçante Il s’agissait d’une catégorie moins homogène, du moins quant à la fortune de ses membres. Ce qui la caractérisait surtout, c’était sa domiciliation. Autant la noblesse résidait à Mdina (Citta Notabile), autant les gens d’affaires résidaient à La Valette 2. Par son style de vie et sa psychologie, elle formait une classe moyenne: à l’inverse des deux catégories précédentes, elle ne s’adonnait pas au luxe comme signe de reconnaissance sociale, pas plus qu’elle ne recherchait les charges pour les honneurs ou le pouvoir. Ce n’était donc pas un groupe social à vocation dirigeante, mais plutôt un ensemble d’individus, souvent alliés entre eux, qui asseyaient et accroissaient leur fortune, notamment en diversifiant les occupations professionnelles de leurs enfants (commerce, banque, prêtrise, administration de l’Ordre...) ce qui leur permettait d’acquérir une influence sans avoir à céder à la tentation des honneurs. Cette classe moyenne qui jouissait de l’essor général en Méditerranée, jouait son rôle économique et social sans avoir le sens d’une appartenance quelconque à un pays, un État ou une société; plus que les deux autres groupes sociaux, son adhésion à un système dirigeant était liée aux avantages qu’elle en retirait. Ceci pouvait s’expliquer par son caractère «ethnique». Noblesse et notables étaient, le plus souvent installés de longue date à Malte; venus majoritairement

1. John Montalto, op. cit., p. 121. 2. Voir Michel Fontenay, «Le développement urbain du port de Malte du XVIe au XVIIIe siècle». 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 76

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des pays italiens après la Reconquête normande, ils avaient fait souche à Malte, lié leur fortune aux revenus fonciers et se sentaient donc une appartenance, sinon à un pays, du moins à un terroir. Le groupe des commerçants, quant à lui, était de plus fraîche installation. Il s’agissait surtout des descendants des aventuriers ou des gens de commerce qu’avait attirés Malte lorsque l’île, après la fin du danger ottoman, fit qu’on pu repeindre les juteuses opérations corsaires aux couleurs de la défense de la foi. La course privée était une opération rentable qui permit à certains d’acquérir une aisance notable. Ces corsaires que les Vénitiens appelaient les Ponentins 1, parce qu’ils pratiquaient dans le bassin levantin, étaient majoritairement des Français et même des Provençaux et Marseillais. La Porte d’ailleurs ne s’y trompait pas, qui réclamait au Roi Très Chrétien contre les dommages qu’elle subissait de ces corsaires prétendument Maltais. Néanmoins, beaucoup firent souche, furent «naturalisés» et épousèrent des Maltaises. Ils parlaient l’italien, langue vernaculaire de l’île, entendaient peu ou prou le maltais, parlé dans le peuple, et continuaient à pratiquer le français. Quelques familles, d’ailleurs, constituaient le noyau le plus important de ces Maltais d’adoption, plus «mitoyens» que citoyens, et formaient une metoikia intégrée dans le système et non au système. Deux d’entre elles émergeaient, les Poussielgue et les Isouard. La famille Poussielgue avait fait fortune à Malte dans les affaires, au point de s’y établir dans la banque, mais elle conservait des liens étroits avec son cousinage français. Ainsi, Antoine Poussielgue, qualifié de distinctus par une bulle de l’Ordre 2, fut-il nommé par Pinto, consul de Corse, de Gênes et de Sardaigne à Malte en 1755, bénéficiant de la présence de son cousin Jean-Baptiste Etienne 3 au secrétariat de l’intendant de Corse après son rattachement à la France. En 1765, le même Antoine se vit confier la représentation consulaire de Toscane, de Raguse, d’Autriche, de Venise et de Hongrie. Il devenait ainsi à Malte, le représentant de tous les États maritimes des mers Tyrrhénienne et Adriatique à l’exception des États bourboniens et du Saint-Siège. Ce rôle essentiel lui avait permis de rendre divers services il prêtait de l’argent aux chevaliers 4 et servait très bien les intérêts politiques des puissances qu’il représentait commercia-lement 5. Il devint ainsi le banquier de l’Ordre. Ses fils, Matthieu et Joseph suivirent des carrières différentes, mais complémentaires : Matthieu continua dans les affaires, sans cesser d’être le financier des principaux chevaliers; il fut ainsi un des prêteurs qui fit d’importantes avances au bailli Hompesch, à la veille de son

1. I Ponentini; Voir Michel Fontenay, «Corsaires de la foi ou rentiers du sol?...», art. cit; p. 383. 2. NLM; ARCH 277 liber bullarum; paragraphe 3, f° 47 ter, 27 octobre 1773. 3. M.A.E, Personnel, dossier individuel n°58, notice Poussielgue. Ledit Jean-Baptiste Etienne travailla a l’intendance durant les dix ans qui précédèrent la Révolution; nommé plus tard à la Légation de Gênes, il joua un rôle important dans les événements qui précédèrent la prise de Malte, en 1798. 4. NLM; ARCH 577 paragraphe 3 f° 47 ter; la bulle du 27 octobre 1773 était adressée au Receveur du Prieuré de Champagne, Robert de Bermondes, pour l’inciter à recouvrer 750 livres prêtées par Antoine Poussielgue à François Pierre de Madeleine de Ragny, chevalier de la Langue de France et dudit prieuré. 5. NLM; ARCH 1537, Liber epistolarum, f° 37, lettre du 12 mars 1787 adressée au chevalier Saverio Landolina lui demandant d’intercepter toutes les dépêches envoyées à Poussielgue par l’amiral vénitien Emo. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 77

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élection, ce qui suscita, par la suite, bien des accusations; Joseph fut admis comme chapelain conventuel dans la nouvelle Langue anglo-bavaroise, avec la possibilité, exorbitante du droit commun, de cumuler pensions et bénéfices dans toutes les Langues de l’Ordre 1. Lorsque Roland de la Platière visita Malte en 1776, le capitaine du port était un autre Poussielgue, Henry. La famille Poussielgue était donc révélatrice de ces étrangers acclimatés qui détenaient un pouvoir économique non négligeable et qui, sans être admis à la familiaritas des grands maîtres, n’en étaient pas moins des auxiliaires précieux, utilisés par eux comme prêteurs, quelquefois comme agents politiques intermédiaires 2, souvent intégrés dans l’Ordre comme chapelains ou servants d’armes pour y assumer les tâches administratives. Les Isouard avaient eu un destin voisin, mais avaient fait une carrière différente. Ils s’étaient installés à Malte, au début du XVIIe siècle; ils s’y marièrent et usèrent du patronyme double, à la maltaise, pour devenir les Isouard-Xuereb. L’un des descendants, Giacomo, né en 1713, gagné par les idées nouvelles, se faisait appeler Jean-Jacques. Son portrait, à un âge déjà mûr, le représente grave, bien mis sans affectation, portant les vêtements sombres affectionnés par les hommes d’affaires ennemis du luxe et les philosophes peu soucieux des futilités et des vanités 3. Il était, depuis 1750, l’agent du commerce français à Malte 4. Il avait épousé une fille d’une famille commerçante elle aussi, aux liens multinationaux, Eugenia Formosa de Frémeaux. Leur fils, Fortunato, né en 1745, épousa Elena Maria Lombard, fille de Gian Nicola, né en 1710 à Marseille et qui avait été chancelier du consulat de France à Malte jusqu’à sa mort, en 17835. Fortunato, accomplit le début de sa carrière à l’étranger et notamment en France 6. C’est tout naturellement chez les Isouard et les Poussielgue que Roland, alors inspecteur du commerce, se rendit, lors de son passage à Malte. Celui qu’il appelait Isouard de Kerel le reçut dans sa demeure sur le quai de la Valette et dans sa maison de campagne à Zurrieq 7. C’était donc un homme vivant dans l’aisance à l’instar de ses semblables en affaires. Toutefois, ce groupe social n’était pas non plus homogène; il y avait les négociants d’origine française qui gardaient des liens étroits avec la Chambre

1. NLM; ARCH 1539, Liber epistolarum, f° 154, lettre adressée au procureur de l’Ordre à Rome (4 septembre 1789) pour obtenir du Pape un bref en ce sens; et ARCH 607, Liber bullarum, f° 104, du 7 novembre 1789, bref autorisant Joseph Poussielgue à tirer pensions, bénéfices, dignités et biens «non solum dictae V.Linguae A.B., sed etiam aliorum V.V.Linguarum ac Prioratum hujus S.Ordinis». 2. MAE, CP Malte 22, n° 188 : Rohan désigna comme intermédiaire avec les émigrés, son banquier Antoine Poussielgue. 3. Mgr John Azzopardi, op. cit. : Identités, pp. 13-16; The exhibits, p. 41, 1-2. 4. M.A.E., CP Malte 12, n° 94; lettre de Malte du 6 novembre 1766. 5. A.N.P.; BI 8254, p. 962, lettre de Caruson à Pouget, Malte, 20 octobre 1790. 6. Cathedral Museum, CEM, AO, vol 331, f° 123-128. Comme tous les Maltais résidant à l’étranger, Fortunato dut attester de son stato libero avant son mariage. Cette précaution décidée par l’Eglise pour éviter la bigamie, fut contresignée, le 8 janvier 1771, par quatre témoins, Jacob Benjamin Maurin, Gabriel Pallot, Joseph B. Fournier et Francesco Arena, tous membres de familles maltaises ayant des liens avec Marseille ou Gênes. 7. Roland de la Platière, Lettres écrites de Suisse, de Sicile et de Malte… tome III, lettre XVIII du 26 novembre [1776], pp. 55 et 95. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 78

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de commerce de Marseille et avec la France en général. Roland les avait rencontrés, mais il note 1: «Quatre Maltais, chefs de maisons et pères de famille, dont sont MM. Isouard et Poussiergue [sic], ont fait leurs études en France et trouvent leur pays si petit en comparaison, que le premier m’a dit qu’il ne voulait envoyer dans ce royaume aucun de ses enfants.» Il faut croire qu’il changea d’avis, puisque Rohan écrivit à son ambassadeur à Paris, le bailli de Suffren pour que «les petits Isouard» obtiennent, comme leur frère aîné, l’appui du Maréchal Prince de Soubise pour étudier au Collège de Tournon 2. À côté du groupe des «Français», il y avait d’autres négociants d’origine diverse, dont des Maltais étaient les plus prospères. Dans sa correspondance, Roland de la Platière le soulignait: «Les maisons de commerce... les meilleures et les plus sûres sont Louis Schembri, Augustin Flamengo et les frères Ferrugia [sic].» 3 La fortune de ces commerçants était importante, mais davantage composée de capitaux actifs que de biens-fonds. Selon Roland 4: «Presque tous les Maltais font le commerce de la Sicile... Dans le commerce de spéculation, ils gagnent où tous les autres perdent, par leur grande économie et la finesse de leur calcul. Comme ils ne sont pas en sûreté avec toutes les nations, ils prêtent un bâtiment sous bannière franche: un français par exemple, pour tant de temps, moyennant 3 500 livres ou 4 000 livres. Ils le chargent comme ils l’entendent, vont dans tous les ports de la Sicile, de l’Italie ou de l’Espagne jusqu’aux Canaries, sur la côte d’Afrique même; prennent, chargent et rechargent des marchandises, des piastres, en calculant finement tous les changes; reviennent par les mêmes ports, ou par d’autres, continuant toujours leur spéculation, et après, huit, dix, douze, quinze mois, ils rentrent et apportent du profit. Les marchands en détail sont riches aussi par leur économie et parce que les objets de leurs spéculations, étant, comme les goûts, peu variés, ils n’ont que des choses de consommation habituelle, et point de rebut...» «Spéculation» et «calcul» semblaient donc à l’inspecteur du commerce français, les maîtres-mots illustrant le savoir-faire des négociants et commerçants maltais qui «exploitaient le bassin méditerranéen depuis Alexandrie jusqu’à Alger, en se rendant redoutables à leurs rivaux par un mélange d’activité, de ruse, et d’énergie. On connaît le caractère des Maltais, tempérament fusionné de l’Italie et de l’Afrique, âpres comme leur rocher natal, intelligents, obstinés et de peu de scrupules» 5. On n’hésitait d’ailleurs pas à gratifier les Maltais (qui se targuaient de descendre des Phéniciens) de la célèbre fides punica, n’ayant ni parole ni amitié qui ne fussent mues par l’intérêt. Comme les Maltais les plus en contact avec les étrangers étaient les négociants, nul doute que cette peinture morale ne s’appliquât à eux. Spéculateurs, ils l’étaient et c’était pourquoi leurs capitaux étaient le plus souvent investis dans l’aventure de la course ou celle du commerce d’Echelle.

1. Ibid., p. 93. 2. ANP, M 962, n° 123 Lettre de Rohan à Suffren du 31 juillet 1786. Soubise, en tant que fondateur du nouveau collège militaire de Tournon disposait de 31 places gratuites, relevant de sa décision. Rohan précisait que des revers de fortune empêchaient Fortunato de pourvoir convenablement à l’éducation de ses sept fils. Nous avons publié cette lettre dans : Azzopardi, Nicolo Isouard… op. cit., pp. 46 et 63. 3. Roland de la Platière, op. cit., lettre XVIII, p. 72. 4. Ibid., p. 71. 5. Félix Clément, Les musiciens célèbres depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours; Paris, Hachette, 1868; pp. 340-345, article Nicolo Isouard. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 79

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Il ne semble pas qu’ils aient beaucoup réinvestis leurs bénéfices dans l’immobilier ou la terre. L’exemple de la famille Poussielgue est assez révélateur : le banquier de l’Ordre, conjointement avec sa femme, Benedetta Giappone, son frère Joseph et leur mère, veuve d’Antoine, ne possédait qu’une maison à La Valette, dans la rue des Marchands, face à l’église St Jacques, un jardin à Floriana, une pièce de terre appelée Ta’Ramla à Gozo et deux propriétés à Malte, l’une appelée Tal-Bajada et l’autre, Tal-Barrakka, sise à Naxxar 1. Le groupe social des commerçants se distinguait donc nettement de celui des notables et nobles: sa domiciliation à La Valette ou dans les Trois Cités, sur l’autre rive du Grand Port, son peu de goût pour le luxe et les dignités, l’assiette de sa fortune, tout en faisait une catégorie à part, non pas opposée, mais juxtaposée aux deux autres, établies davantage à Mdina ou dans la campagne de Malte.

Le peuple maltais Il ne connaissait pas davantage d’homogénéité. Néanmoins, on peut le diviser en deux catégories inégales en fonction de sa domiciliation et de sa profession. Les Maltais résidant à La Valette ou dans les Trois Cités (Senglea, Cospicua et Vittoriosa) avaient une vocation à s’engager comme marins dans les équipages des marines européennes et notamment de la marine française. Le roi de France intervenait régulièrement auprès du Grand Maître pour obtenir une levée de matelots; certes, il n’était pas le seul, mais c’était de loin la demande la plus importante, ce qui faisait un lien supplémentaire entre les deux pays. Cette «consommation considérable d’hommes que fait la mer» s’expliquait par le naturel des Maltais «qui préfèrent la mer à la bêche et à la charrue... par l’aisance, la dissipation et le profit de la vie qu’ils y mènent... On ne pourra jamais les engager à aller s’occuper ailleurs d’un travail qu’ils dédaignent de faire dans leur patrie... La vraie vocation de la nation maltaise est celle de la mer qui les attire par les douceurs et le gain qu’elle leur offre, et, par là, le commerce du Levant, surtout celui de Marseille, y trouve un grand avantage, puisque tous les bâtiments marchands qui passent à Malte ont la facilité de compléter leurs équipages en bons matelots». Ainsi s’exprimait Pinto en 1763 2. À côté de ces marins mercenaires, les Maltais résidant dans les petits ports de la côte nord, de Sliema à la cale de St Paul, fournissaient aussi des marins pêcheurs. La deuxième catégorie était celle des paysans qui s’échinaient à tirer d’un sol rapporté 3 et néanmoins peu fertile, quelques productions vivrières. Ils étaient, dans leur très grande majorité, ouvriers agricoles, la terre appartenant à l’Ordre, aux nobles ou aux clercs. Ces bidwin étaient peu considérés par le reste des Maltais: ils n’entendaient que le maltais, vivaient dans les casaux et étaient taxés de paresse et d’indiscipline. L’abbé Savoye, futur Recteur de la Grotte de St Paul, écrivait à son père, le 23 juillet 1781: «La plupart des bédouins n’ont aucun égard» 4. Leur arriération était grande et ils vivaient quasiment en marge du reste de la société, encore très profondément imprégnés par les deux siècles d’occupation

1. A.N.P.; minutier central, Et. XXXV, n° 1038, reconnaissance de dettes de la famille Poussielgue à Nicolo Isouard en date du 30 avril 1813. 2. NLM; ARCH 1578, p. 27, Pinto au chevalier Turgot, 3 mai 1763. 3. Les sols maltais étaient, depuis très longtemps, lessivés et la terre arable était apportée, par bateaux, de Sicile. 4. Bidwin ou bidwijin était l’ancien pluriel du mot bidwi, signifiant le paysan. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 80

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musulmane. Leurs maisons comme leurs superstitions devaient en effet beaucoup au monde musulman. Pour ceux qui ne vivaient pas dans des habitations troglodytiques, voire dans des grottes 1, la maison d’habitation était typique des maisons berbères du sud-tunisien: peu ouverte sur l’extérieur et les pièces ordonnées autour d’une cour centrale. L’Inquisition, grâce à ses procès, met en lumière les nombreuses pratiques de magie et de sorcellerie chez ces gens du peuple, terrain particulièrement favorable de la superstition, alimenté par les esclaves musulmans; ces mêmes procès sont révélateurs encore du peu de conscience morale de ces couches sociales, lorsqu’ils mettent en évidence la grande fréquence de l’inceste et de l’homosexualité, pratiquées naturellement sans qu’intervînt une quelconque notion d’interdit social ou moral. Le peuple maltais, aussi divers qu’il fût, constituait une masse malléable et perméable à toute sorte d’influences pourvu qu’elle s’accompagnât d’une réjouissance ou d’un spectacle. Que ce fût pour l’élite maltaise ou a fortiori pour les chevaliers, la classe populaire maltaise ne pouvait constituer le fondement d’un peuple, pas même un interlocuteur. Il y avait, de la part de l’Ordre comme de celle des notables, un consensus sur l’attitude à adopter à l’égard du peuple maltais qui pouvait se résumer par la maxime latine : «Panem et circenses». En effet, le rôle de l’Université des grains, la massa frumentaria, permettait, comme on l’a dit, de distribuer le pain gratuitement aux plus démunis : «Qui il pane vien pagato Molto caro a chi vien dato Ma a molti vien regalato» 2. Quant aux jeux, du Carnaval avec sa célèbre cocagne, aux fêtes de l’Imnarija 3, en passant par les nombreuses occasions de festivités votives ou paroissiales, c’étaient autant de «fêtes pendant lesquelles le peuple pouvait oublier sa triste situation et qui toutes offraient un singulier mélange de traditions antiques et d’institutions modernes» 4. Cette infantilisation de la masse populaire et paysanne, du fait des classes dirigeantes, créait un lien ambigu avec une importante catégorie de Maltais: les prêtres. Pour beaucoup issus de ce même peuple maltais, ils savaient s’intéresser à lui et même vivre avec lui; mais eux-mêmes peu instruits, ils ne jouaient aucun rôle moteur, se contentant de mener le troupeau, en cédant souvent à ses penchants pour le décorum ou la superstition. Mais il serait injuste de ne voir dans le rôle du Clergé maltais que celui d’un manipulateur d’âmes simples; son action auprès de masses ignorées ou méprisées est à porter à l’origine de l’émergence d’un fait maltais.

1. On trouvait surtout des habitations troglodytiques au sud de l’île, dans la région d’Imtahleb ou dans la cuesta de Bajda (Pwales Valley); quant aux grottes, la plus connue était la Grande Grotte (Ghar il-Kbir) qui fut habitée de la préhistoire au XIXe siècle. Voir Aldo Messina, «Trogloditismo medievale a Malta», Melita Historica, X/2, 1989, 109-120. 2. NLM, LIBR 1378, f° 17. Dies irae contro i Francesi. 3. La SSts Pierre et Paul, le 29 juin. Le mot Mnarija vient de Luminaria, fêtes antiques du solstice. Cette fête, ainsi que la procession de St Grégoire à Zejtun, étaient si importantes que dans les contrats de mariage, les fiancées faisaient inscrire l’obligation pour leur futur époux, de les y conduire tous les ans. 4. Frédéric Lacroix : Malte et le Goze, coll. L’univers ou histoire et descriptions de tous les peuples..., p. 44. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 81

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Le Clergé maltais Il convient d’établir une différence entre le clergé régulier et le clergé séculier. Le Clergé régulier vivait sous la discipline de l’Inquisiteur et de son official. C’étaient, en 1775, 350 moines, pour un certain nombre italiens, répartis dans 14 couvents: 3 de Dominicains, 3 de Franciscains, 3 de Capucins, 2 de Carmes, 2 de Récollets et 2 de Carmes déchaux 1. Le chargé d’affaires français, le chevalier des Pennes qui donnait ces informations à Vergennes, ajoutait «Quoi que très ignorants, ils n’en ont pas moins l’art d’arracher l’argent du peuple ils prêchent sans cesse en faveur de la dévotion particulière de leur couvent et jamais ils ne parlent ni de l’amour de Dieu, ni de l’obéissance au Prince, ni du respect envers ses supérieurs, ni de la charité pour le prochain, de sorte que le peuple qui connaît très bien toutes les pratiques de dévotion dont on l’entretient continuellement, ignore entièrement ses vrais devoirs». Certes, il y avait là du rejet traditionnel des Français, gallicans pour la plupart, à l’encontre des réguliers; de surcroît «la révolte des prêtres» s’était passée quelques mois auparavant et la rancœur des chevaliers était encore vive, mais la description des pratiques dévotionnelles n’avait rien d’exagéré et était corroborée par maints autres témoignages: les Maltais, exercés à une pratique extérieure des signes de la religion, n’avaient, de la part de leurs pasteurs, qu’une instruction religieuse très limitée; le culte s’en ressentait, plus lié qu’il était aux représentations «imagées» des saints ou de la Vierge 2, et par là aux temples qui leur étaient consacrés: des églises dédiées à des saints majeurs pour Malte (St Paul, Ste Agathe..., d’humbles chapelles le plus souvent dédiées à la Mère de Dieu, devinrent, par les dons successifs des fidèles, des lieux de culte importants entraînant parfois la création d’un village. La grotte de St Paul, à Rabat près de Mdina, pourtant aux mains du Clergé conventuel de l’Ordre, à côté d’un culte naturel en souvenir de la présence de l’Apôtre des Gentils, était l’objet de pratiques moins orthodoxes comme la confection de récipients avec tout ou partie de la terre de ce lieu afin que le breuvage qu’on y versait protégeât du venin de serpent, St Paul ayant été épargné des suites fâcheuses d’une morsure de vipère 3. Le Clergé séculier n’avait pas une attitude différente. Aux fêtes votives, les trésors accumulés en riches parements ou en vases sacrés étaient exposés à l’émerveillement des fidèles qui étaient incités par les prêtres à ces dons propitiatoires. Cette piété populaire, simple, correspondait à la rusticité du peuple maltais, mais n’attirait que mépris de la part des chevaliers, et notamment des chevaliers français nourris à la querelle du jansénisme.

1. M.A.E.; CP Malte 15, p. 73, lettre du chevalier des Pennes à Vergennes, Malte, 20 novembre 1775. 2. Voir Mgr Prof. Vincent Borg: Marian devotions in the islands of St Paul (1600-1800), Malta, The historical society, 1983. Outre les cultes traditionnels en Europe, on trouvait des dévotions plus locales ou plus «utilitaires», telles celle de ND de la Chaîne, apparue au XVIIe siècle, pour protéger des périls de l’esclavage, celle de ND de la Ceinture liée aux Augustins, celle de ND de la Lumière (Tad-Dawl) initiée au XVIIIe siècle par un Jésuite sicilien, le père Genovese, mais aussi celles de ND de la Rançon, de ND des Ames abandonnées (Tal–Abbandunati), de ND des Neiges (Tas-Silg) ou celle, très populaire chez les parturientes, de ND de la Délivrance (Tal-Hlas). 3. Sur les lieux de culte importants, tel fut notamment le cas de ND des Grâces de Zabbar, humble édicule rural qui devint, par ses embellissements successifs, le centre d’un village important. Voir J. Zarb, op. cit. sur la grotte de St Paul. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 82

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Des Pennes, dans sa lettre à Vergennes, les évaluait à 1 200 prêtres, auxquels il ajoutait 100 diacres et sous-diacres, 5 000 clercs célibataires ou mariés, 6 à 700 alarii (ou gens d’armes de l’évêque), sacristains, fermiers, patentats…, tous exempts de la justice civile, ainsi que leur famille, leurs domestiques et leurs esclaves, et ne relevant que de l’évêque seul. Il estimait qu’ainsi un quart à un tiers des Maltais échappait à la domination du Grand Maître. L’évêque de Malte, suffragant de l’archevêque de Palerme, était choisi par le roi de Naples sur une liste de trois chapelains conventuels dont un devait être un de ses sujets. Un seul prélat fut maltais, Baldassare Cagliares (1614-1633), presque tous furent italiens, à l’exception d’un Français, Paul Alphéran de Bussan (1728-1757) et de peu d’Espagnols. L’influence palermitaine était importante y compris dans la liturgie qui adopta les modes grégoriens ou la théâtralité du bel canto d’église en usage dans la métropole ecclésiastique. Tous les observateurs du XVIIIe siècle s’accordaient pour critiquer la surabondance des clercs, et cette situation alarmait même les Puissances protectrices ; ainsi le contrôleur général des finances Bertin transmettait, en 1761, au directeur des affaires étrangères, La Ville, des renseignements qu’il avait obtenus «d’une main sûre» et qui commençaient par : «il y a une prodigieuse quantité de couvents des deux sexes et beaucoup trop de prêtres» 1. L’étude faite par Frans Ciappara, en 1987, portant sur l’état de l’Eglise de Malte en 1782 2 ne fait pourtant état que de 1091 prêtres pour une population de 86.296 personnes et ce, sur les deux îles. Les prêtres ne représentaient donc qu’1,25 % de l’ensemble, ce qui n’était pas négligeable, mais n’expliquait pas l’impression de surnombre, noté par tous les mémorialistes. Il est vrai que Malte est de superficie restreinte, que les ruraux circulaient peu et qu’il était donc plus facile de rencontrer des clercs, mais une approche raisonnée de statistiques établies par le professeur maltais fait apparaître des disparités intéressantes. A Malte, sur les 909 prêtres de l’île, 457 résidaient à Mdina, La Valette et les trois cités portuaires de Vittoriosa, Senglea et Cospicua. A Gozo, 116 prêtres sur les 182 que comptaient l’île relevaient de la paroisse de la Matrice, celle de la ville principale. Ainsi, plus de la moitié des prêtres de l’archipel se trouvaient dans les rares centres urbains, ceux qui étaient fréquentés par les chevaliers ou les visiteurs étrangers. Il n’est donc pas étonnant que l’impression de surpopulation sacerdotale ait été aussi générale. Toutefois, si l’on ne s’en tient pas aux données quantitatives brutes, mais si l’on s’intéresse aux pourcentages de prêtres par rapport à la population paroissiale (que l’on peut raisonnablement assimiler au taux d’influence potentielle du clergé sur les fidèles), on obtient un classement tout à fait différent, sinon inverse, du moins pour ce qui concerne l’île de Malte. En effet, hormis Mdina (Citta Notabile), tous les centres urbains ont un taux de «présence

1. MAE, CP Malte 11, pièce n° 105, Versailles, 28 février 1761. Henry Léonard Jean Baptiste Bertin (Périgueux, 1720 - Spa, 1792) fut successivement président au Grand Conseil (1749), intendant, lieutenant général de police de Paris (1757), contrôleur général des finances (1759), ministre secrétaire d’État (1762) démissionnaire en 1780. L’abbé Jean Ignace de la Ville (1690- 1774) fut ministre de France en Hollande, premier commis des Affaires étrangères et on créa pour lui la place de directeur des affaires étrangères. Il était évêque de Tricomie in partibus. 2. Frans Ciappara, Mill-Qighan ta’l-lstorija. Il-kappillani fis-seklu tmintax, p. 69. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 83

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presbytérale» inférieur à la moyenne d’1 prêtre pour 78 habitants. Ce sont surtout les différents casaux maltais (et non gozitans) qui bénéficient d’un encadrement ecclésiastique important, par des prêtres totalement intégrés dans la vie paysanne, si l’on en croit Roland de la Platière 1: «J’ai vu à la campagne, de ces prêtres, vêtus comme les paysans et faisant les mêmes travaux, venir dire la messe à des chapelles de dévotion, isolées, dans les champs.»

paroisse population nombre moyen encadrement de laïcs de prêtres presbytéral Mdina ...... 3234 ...... 106 ...... 1 pour 30 Tarxien ...... 545 ...... 14 ...... 1 pour 39 Safi ...... 166 ...... 4 ...... 1 pour 41 Rabat (Gozo) ...... 5056 ...... 116 ...... 1 pour 43 Balzan ...... 525 ...... 12 ...... 1 pour 44 Attard ...... 808 ...... 17 ...... 1 pour 47 Naxxar ...... 2111 ...... 41 ...... 1 pour 51 Luqa ...... 900 ...... 17 ...... 1 pour 53 Chircop ...... 272 ...... 5 ...... 1 pour 54 Ghaxaq ...... 1014 ...... 18 ...... 1 pour 56 Mqabba ...... 773 ...... 13 ...... 1 pour 59 Lija ...... 934 ...... 15 ...... 1 pour 62 ...... 804 ...... 12 ...... 1 pour 67 Gudja ...... 839 ...... 12 ...... 1 pour 70 Siggiewi ...... 2158 ...... 28 ...... 1 pour 77 Zebbug ...... 4390 ...... 54 ...... 1 pour 81 Qormi ...... 2964 ...... 36 ...... 1 pour 82 Sannat (Gozo) ...... 744 ...... 9 ...... 1 pour 83 La Valette ...... 16 933 ...... 202 ...... 1 pour 84 Zurrieq ...... 3191 ...... 38 ...... 1 pour 84 Birkirkara ...... 3982 ...... 45 ...... 1 pour 88 Gharb (Gozo) ...... 1434 ...... 16 ...... 1 pour 89 Gharghur ...... 863 ...... 9 ...... 1 pour 96 Vittoriosa ...... 4145 ...... 43 ...... 1 pour 96 Cospicua ...... 6662 ...... 67 ...... 1 pour 99 Senglea ...... 4148 ...... 39 ...... 1 pour 106 Xaghra (Gozo) ...... 1328 ...... 12 ...... 1 pour 110 Zebbug (Gozo) ...... 755 ...... 6 ...... 1 pour 122 Xewkija (Gozo) ...... 1457 ...... 11 ...... 1 pour 132 Zejtun ...... 3631 ...... 27 ...... 1 pour 134 Zabbar ...... 2383 ...... 16 ...... 1 pour 149 (Gozo) ...... 1915 ...... 12 ...... 1 pour 159 Mosta ...... 3450 ...... 17 ...... 1 pour 203 ...... 362 ...... 1 ...... 1 pour 362 ∑ = 84 935 ∑ = 1091 τ m = 1 pour 78 Taux d’encadrement presbytéral de la population maltaise (d’après la statistique établie par F. Ciappara, à partir des archives épiscopales de Malte, Corr. XX, f°29 r°). Ainsi, l’on peut voir que si la majeure partie des prêtres résidait dans les villes, leur poids sur le laïcat (rapport prêtres/fidèles) était beaucoup plus important dans les campagnes. Mais cette répartition géographique ne se traduisait pas seulement par une opposition entre villes et campagnes. En effet, on note aussi une opposition entre

1. Op. cit., ibid., p. 81. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 84

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paroisses de la façade maritime septentrionale de la côté sud à falaises. De même, il ya une opposition entre la situation à Malte et celle de Gozo.

L’organisation politique Les charges et les organes d’administration de Malte Les chevaliers, en prenant possession de l’île, héritèrent les institutions que les rois de Sicile avaient mises en place. C’étaient, pour l’essentiel, des admi- nistrateurs municipaux, siégeant à Mdina, et dont les pouvoirs s’étaient restreints au cours des siècles. Il y avait le Hakem 1 ou Capitaine de la Verge. Il était gouverneur de Mdina (Citta Notabile), en même temps que le colonel de la milice; il était aussi un juge supérieur avec juridiction sur toutes les autres cours, à l’exception de celles des cités portuaires. Ses fonctions «municipales» étaient nombreuses et variées : il était responsable de la police et de la sécurité civile de la ville, veillait à son approvisionnement en eau, mais se chargeait aussi de sa défense militaire. Il était en poste du 28 août au 18 août de l’année suivante. En fait, ce gouverneur n’avait plus qu’une charge honorifique, réminiscence d’une mythique indépendance, puisqu’il devait, en théorie, accompagner le Grand Maître dès lors que celui-ci quittait La Valette ou les Trois Cités; mais l’Ordre veilla toujours à limiter son importance, les 80 écus de rémunération annuelle de sa charge en étant une preuve. Au début du XVIIIe siècle, Zondadori (1720-1722), peut-être parce qu’il fut le premier Grand Maître à refuser de jurer protection des droits et privilèges des Maltais, autorisa le Hakem à porter une toge de soie noire. Bien que vidée de tout pouvoir et de tout sens, cette charge attirait cependant la noblesse, et, au XVIIIe siècle, tous les Hwakem furent des barons 2. A côté de ces gouverneurs il y avait l’Università de la Notabile, sorte de municipalité de la cité qui était dirigée par quatre jurats élus par elle, pour un an, parmi les nobles, les notables, les prêtres séculiers, les marchands et les artisans. Siégeaient avec eux, composant cette Université, le secreto (le fondé de pouvoirs), le portulano (l’officier portuaire), le massaro (l’économe), le credenziere (l’intendant), le vice-amiral, le bajulo (le bailli), les accatapani (ou catapans) et les officiers de police. Les jurats étaient d’abord des juges, chargés de faire respecter les anciens droits et coutumes de l’île; mais ils virent leur charge se doubler de fonctions administratives, telles la surveillance des différents services de l’Université, de celles de l’hôpital du St Esprit, voisin de Mdina, de la Cathédrale de Malte et de fonds de bienfaisance, les cumoli di carità. Ils avaient en outre la responsabilité de l’approvisionnement, de la fixation des cours des denrées et celle de lever les taxes municipales, surtout des droits indirects sur la consommation ou la circulation. Le 28 avril 1712, le grand maître Perellos

1. En arabe, le verbe hakama signifie gouverner, administrer et le nom hakim désigne le gouverneur ou le juge. La charge de Hakem semble avoir été créée par le roi Martin Ier, en 1397. 2. Marc-Antonio Inguanez, baron de Buqana et Djar-il-Bniet de 1705 à 1709, de 1713 à 1715, de 1721 à 1730 et de 1740 à 1760; Pietro Paolo Galea, baron de San Marciano, de 1730 à 1733; Ferdinando Castelleti, baron de Marsa, de 1733 à 1740; Giovanni Francesco d’Amico Inguanez, baron de Buqana et Djar il-Bniet, de 1764 à 1775; Pasquale Sceberras Testaferrata, baron de Castel Cicciano, de 1775 à 1797 et Gregorio Bonici, baron de Qlejja, de 1797 à 1798. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 85

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accentua cette vocation mercuriale, en leur confiant la gestion de la Massa della Vettovaglia (le Fonds du Ravitaillement), s’élevant à 20 000 écus 1. Cette municipalisation volontaire des anciennes charges politiques de l’île eut pour corollaire l’affaiblissement progressif de l’organe représentatif par excellence des Maltais, le Consiglio popolare. Il était composé du Capitaine de la Verge, du Secreto, des membres de l’Université de Mdina, des représentants des corporations de négociants et de ceux des casaux, au total quelques 122 personnes auxquelles se joignaient les Hwakem et Giurati sortis de charge. Dès l’arrivée des chevaliers, son rôle fut limité et sa conduite dictée; à partir du milieu du XVIIe siècle, il ne fut plus réuni qu’une fois l’an, alternativement à Mdina et à La Valette et encore aux seules fins de présenter au Grand Maître, quatre noms parmi lesquels il choisissait le Procurateur des Grains, sorte d’intermédiaire à commission 2 qui négociait l’extraction des blés de Sicile. L’Ordre avait donc peu à peu réduit les fonctions d’administrations de l’île, à de simples charges municipales, limitées à l’approvisionnement et à la police; néanmoins, en en chargeant certaines d’honneur, il y fixait la noblesse titrée et en faisant des autres le marchepied de l’anoblissement, il y intéressait les notables. À côté de cela, sans doute pour éviter que l’Université de Mdina ne fût tentée de se croire un organe «national», l’Ordre instaura une partition de l’île entre la zone portuaire et l’intérieur, entre la ville et la campagne, entre la région habitée par les chevaliers et celle habitée par les Maltais. Le Grand Maître Homedes (1536-1553) institua ainsi une autre Université à Birgù qui fut ensuite transférée à La Valette. Elle était composée, elle aussi, de quatre jurats qui avaient pour mission de gérer la Massa frumentaria ou Fonds frumentaire, alimentée par les dépôts du public. Ces magistrats, en revanche, étaient placés sous la juridiction directe du Grand Hospitalier (le Pilier de France). S’ils avaient droit, depuis Zondadori, de porter, comme leurs homologues de Mdina, une toge de velours noir, ils ne se recrutaient pas, comme eux, parmi la noblesse. Ainsi, la disparité précédemment notée entre la conurbation portuaire et l’intérieur, était augmentée de cette sorte de partition administrative, fonctionnelle et sociale. Gozo, de son côté, avait eu son identité préservée, mais la main de fer de l’Ordre s’y était plus rudement fait sentir : l’île conservait ses quatre jurats, mais dès 1551, son Capitaine de la Verge fut remplacé par un Gouverneur qui devait être un chevalier 3. Au milieu du XVIIIe siècle, la volonté de l’Ordre, manifestée dès son installation, de s’emparer du pouvoir d’État, avait réussi à circonscrire les Maltais dans des fonctions d’assistance administrative, connexes de l’autorité politique du Grand Maître. Toutefois, l’ensemble de l’archipel ne connaissait pas le même traitement : la zone portuaire avec La Valette et les Trois Cités, tout comme Gozo, étaient soumises à l’administration directe, les fonctions administratives, très limitées, étant confiées aux négociants les plus en vue. A côté de cela, la campagne de Malte connaissait un statut voisin du municeps romain, avec sa capitale et ses charges historiques, ces dernières s’étant vidées

1. NLM.; UNIV. 99 f° 1 et sq. Ce fonds avançait de l’argent aux fermiers pour acheter des grains. 2. Il percevait 10 grains par salme de blé extraite de Sicile. 3. Sur les 33 gouverneurs du XVIIIe siècle, 26 furent des Français. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 86

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de tout sens et occupées par des propriétaires terriens, nobles ou notables, plus soucieux d’honorabilité et de reconnaissance sociale que de bénéfices matériels.

Les honneurs et emplois de l’Ordre Les emplois relevant de l’Ordre étaient, soit liés au service du Grand Maître, soit au service général. Dans la première catégorie, il y avait des charges de haut niveau et des emplois subalternes. Les charges correspondaient à la dignité souveraine du Grand Maître. La principale était celle de Secreto, c’est-à-dire l’intendant des propriétés magistrales; toutefois, elle ne se limitait pas à ce seul aspect et elle traduisait la mainmise absolutiste des grands maîtres sur Malte; en effet, c’était lui qui donnait les permis de construire les murs, escaliers et balcons, d’ouvrir les portes et fenêtres, mais aussi d’ouvrir une carrière de pierre, de transporter de la terre, de planter ou arracher des arbres, d’user des réserves d’eau ou de louer des salines 1. La Secrezia était donc une véritable direction de l’équipement pour tout ce qui touchait la propriété domaniale du Grand Maître, et une intendance pour ce qui regardait ses biens personnels, patrimoniaux ou attachés à sa fonction. Nommé par le Grand Maître, le Secreto qui dépensait beaucoup d’argent pour sa charge, en tirait certains bénéfices. Il recevait des fermiers une redevance en nature, les carnaggi 2, disposait d’une kaless, avait droit de chasse sur l’îlot de Comino qui relevait de son autorité était l’objet d’honneurs militaires et dirigeait sa propre administration, les famuli, ainsi que les juges en contentieux pour les propriétés magistrales. L’importance de cette charge fit, qu’au XVIIIe siècle, un seul Secreto n’appartint pas à une famille noble, Paolo Muscati Sciberras, nommé par Ximenes 3; mais tous étaient fortunés avant d’occuper cette fonction, par ailleurs onéreuse, ce qui prouve que les candidats étaient à la recherche davantage de bénéfices honorifiques que matériels. C’est ce que John Montalto sous-entend quand il écrit : «Various members of the nobility throughout the government of the Order derived prestige and authority through this important office, which appears to have been a combined ministry of housing, agriculture and public works» 4. Une autre charge importante était celle de protomedico du Grand Maître. La médecine et la chirurgie n’étaient pas considérées comme des métiers nobles ou lucratifs, mais cette charge, proche du pouvoir, était recherchée et entraîna, par deux fois, l’anoblissement de son titulaire : Nicolo Cilia fut fait baron de Budach en 1644 5, et Gaetano Azzopardi, baron de Buleben, en 1777 6.

1. Voir John Montalto, op. cit. chap. IV, p. 101 et sq. 2. Mot-à-mot «les viandes». 3. Les secreti furent successivement le baron Paolo Testaferrata (1697-1714), le baron Fabrizio Testaferrata (1714-1720), le baron Gio Pio de Piro (1720-1722), le comte Giuseppe Preziosi (1722-1729), le baron Marc Antonio Inguanez (1724-1736), le baron Antonio de Piro (1736- 1741), le comte Gian Francesco Preziosi (17411773), Paolo Muscati Xiberras (1773-1775), le comte Gajetan Bianchi (1775-1779), le baron Stanislao Xara (1779-1794), le baron Giovanni Galea (1794-1797), le marquis Saverio Alessi (1797-1798). 4. John Montalto, op. cit., p. 105. 5. NLM.; ARCH. 626, non paginé; à la date 1644-1646. 6. NLM.; ARCH. 581, f° 246-247. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 87

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Le rôle de protomedico était d’examiner les capacités et d’autoriser les médecins, chirurgiens, barbiers, chimistes, parfumeurs du lazaret et sages-femmes, à pratiquer. Toute vente de potions ou médicaments était soumise à son autorisation, et toutes les activités du lazaret à sa surveillance. Cette fonction sanitaire était poussée jusqu’au contrôle de l’abattage des animaux de boucherie et celui des fabriques de condiments et de sauces. En 1764, un Collège protomédical de trois membres remplaça cette charge unique, mais le médecin-chef qui le dirigeait remplit les tâches de protomedico et en conserva même le titre dans le langage courant. À côté de ces deux postes, il y avait les deux charges d’uditori, réservées aux Maltais. Ces auditeurs qui devaient être docteurs in utroque jure, étaient les prin- cipales autorités en matière de droit et de justice dans les îles maltaises. C’était un poste de pouvoir qui n’attira jamais la noblesse de l’île. Il en allait de même de toutes les autres charges de justice, les juges des différents tribunaux, l’Avocat du Principat de Malte, l’Avocat des Commissaires de la Noblesse qui était un juge d’armes, étaient des juristes appartenant à de bonnes familles maltaises, mais sans relief spécial, tel l’auditeur Saverio Gatt qui garda sa charge de 1765 à 1783. L’ensemble de ces postes importants, qui correspondaient à de véritables ministères de Malte ou qui étaient liés à l’exercice de la justice dans le pays, n’attirait donc nullement les catégories supérieures de la société, à l’inverse des fonctions municipales. Ces dernières, en effet, semblaient plus indépendantes des chevaliers et bien qu’elles fussent sources de moindre pouvoir, elles n’en revêtaient pas moins de dignité alors que les fonctions d’administration «étatique» qui entraînaient un exercice beaucoup plus large de responsabilités, n’apparaissaient que comme des fonctions d’exécution placées sous la domination hiérarchique des dignitaires de l’Ordre. Cet abandon de la pratique du droit public, par les nobles et notables, que notait l’Inquisiteur Carraciolo: «tra gentiluomini benestanti s’è dismesso l’esercito della legge» 1, permit à une classe moyenne maltaise d’acquérir une compétence dans l’exercice d’un pouvoir plus ample que celui de la simple gestion municipale; cette catégorie de Maltais était moins un groupe sociologique qu’un groupe professionnel: celui des juristes qui, par leurs connaissances, constituaient le vivier des réels responsables politiques sous l’autorité souvent purement nominale et honorifique des chevaliers. En ce qui concerne les emplois liés au service général, ils étaient nombreux et fort différents. Il y avait d’abord les emplois de diverses administrations: le Port, la Douane, la Monnaie, la Boulangerie, la Bibliothèque publique, l’Imprimerie du Palais, le Commun Trésor, le Mont de Piété, le Bureau des travaux publics, l’office de la Bolla della Crociata 2, la Poste, le Grenier public ou la Prison des esclaves. Il y

1. A.I.M.; CORR. 96, f° 136. Innico Caracciolo fut Inquisiteur de 1686 à 1691. 2. Lors des croisades, les papes octroyèrent aux Croisés des indulgences qu’ils vendirent à ceux qui voulaient simplement aider financièrement l’entreprise. Ordre de Croisés, l’Ordre de St Jean en fut bénéficiaire. En 1743, des difficultés financières conduisirent l’Ordre à solliciter de Benoît XIV la résurrection de la Bolla della Crociata, ce qui entraîna la création d’une petite administration composée d’un capitaine, de collecteurs, de prédicateurs et de quelques agents administratifs. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 88

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avait ceux attachés aux édifices publics: le palais du Grand Maître et ses palais d’été de San Anton et de Verdala, les Auberges ou l’église conventuelle. Alors que pour les premiers, il s’agissait surtout de domestiques, St Jean employait un personnel plus diversifié; certes, il y avait les maîtres de cérémonies, sacristain, sonneur, mais aussi un maître de grammaire, un horloger, un «chandelier», un maître de chapelle, une soprano, une contralto, un premier ténor et tous les autres artistes du chœur de chapelle. Enfin, à côté des hommes de troupes (1 900 hommes d’équipage et 1 200 hommes de terre) qui n’étaient pas tous Maltais, il y avait les ouvriers employés aux docks. L’Infirmerie Sacrée mérite une étude à part, car si l’on y rencontrait de bas emplois, ils n’étaient occupés par aucun Maltais, mais réservés exclusivement aux esclaves ou aux convertis; au contraire, les fonctions médicales étaient remplies par des nationaux dont la formation professionnelle était l’objet de la sollicitude de l’Ordre; il y avait trois médecins principaux et trois adjoints, trois chirurgiens principaux (traumatologie-lithotomie-cataracte) et trois assistants (prattici), trois barbiers, un phlébotomiste, un pharmacien en chef et cinq laborantins ainsi qu’une dizaine de garçons de salle 1. Selon un mémoire de 1836 2, l’Ordre, au XVIIIe siècle, devait dépenser plus de 82 000 livres sterling et les chevaliers plus de 96 000 (soit un total de près de quatre millions et demi de francs-or). Les Hospitaliers, en s’installant à Malte, avaient donc amélioré la situation de ses habitants en leur fournissant un emploi et une rémunération. Paul Chetcuti fait remarquer 3 que, néanmoins, l’emploi n’était pas considéré comme un moyen de bien-être pour le peuple, mais seulement comme un moyen de satisfaire les besoins du gouvernement, lequel, se fondant sur le mode de vie frugal des Maltais, ne considérait jamais le salaire comme un moyen de subsistance, mais comme le juste paiement d’une tâche et s’en remettait aux largesses, aux aumônes ou aux institutions de bienfaisance pour améliorer l’ordinaire. Sans vouloir entamer une polémique, sa conclusion paraît quelque peu exagérée : «ici se trouve exprimé l’indéracinable élément de servitude présidant aux relations entre l’ordre et les Maltais», et il est quelque peu naïf de s’étonner que l’Ordre, en tant qu’employeur, réagît sur les coûts de revient comme tout employeur normal. A la même époque, laïcs ou clercs n’avaient pas d’autre conception et l’enseignement de St Paul ne portait pas à une analyse plus «sociale» du travail 4. D’autant que cet auteur fait lui-même remarquer que les emplois étaient «personnalisés»; ainsi les employés de l’Ordre qui quittaient leur service après de nombreuses années, ou en raison d’une infirmité ou de leur grand âge, recevaient la giubilazione, pension équivalente à environ la moitié de leur salaire; les parents d’un employé décédé au service dudit Ordre recevaient une indemnité, la piazza morte; les salaires étaient

1. Sur l’ensemble de ces emplois, Voir Paul Chetcuti s. j, Direct employment of the Maltese with the Order of St John (1775-1798), thèse dactylographiée, université de Malte, 1968. 2. W.H. Thornton, Memoir on the finances of Malta, cité dans Chetcuti, op. cit. 3. Op. cit., pp. 207 et 208. 4. Voir deuxième épître aux Thessaloniciens, 111, 10-12 : «Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus… nous les invitons et engageons dans le Seigneur Jésus Christ à travailler tranquilles et à manger le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné». 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 89

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«agrémentés» d’une prime annuelle, la gratificazione. Là encore, rien qui ne fût très différent des emplois des autres cours souveraines, mais qui ne mérite absolument pas cette proposition de «servitude», dont la date de soutenance, dans le contexte politique d’alors, peut expliquer l’exagération. Quant à s’étonner que la pension, quel que fût son taux, fût à la charge du successeur à l’emploi qui devait la défalquer de son salaire, il n’y avait là qu’une habitude de l’Ordre qui n’obérait presque jamais le Commun Trésor pour les pensions, mais les asseyait, y compris pour les chevaliers, sur les revenus individuels, et dans ce dernier cas, sur celui des commandeurs.

L’entrée des Maltais dans l’Ordre Les chevaliers, en prenant possession de Malte, s’interdirent d’admettre les fils des nobles maltais. La crainte, politique, de la collusion entre un parti national de chevaliers maltais et la caste dirigeante de l’île, fut, sans nul doute, le moteur de cette attitude, dont la raison officielle fut que Malte, à l’instar de la Corse ou de la Sardaigne était extérieure aux Prieurés 1. Toutefois, des Maltais qui pouvaient justifier d’un établissement à l’étranger ou qui obtenaient des lettres de naturalisation pouvaient tourner cette interdiction en entrant dans l’Ordre par leur admission dans l’une des Langues. Ce fut moins le cas pour les chevaliers que pour les Chapelains conventuels. En effet, peu de Maltais devinrent chevaliers : trois au XVIe siècle 2; très peu aux XVIIe et XVIIIe siècles: soit ils étaient membres de familles résidant en Sicile (tels les Abela, dont l’un, Giovanfrancesco, devint vice-chancelier) et entrèrent dans la Langue d’Italie, soit ils établirent une commanderie de juspatronat et furent faits chevaliers, toujours de grâce et jamais de justice 3, comme les étrangers non- nobles qui étaient récompensés pour leurs services ou leurs talents. Ainsi, les entrées dans la première classe de l’Ordre restèrent exceptionnelles et au XVIIIe siècle, la noblesse maltaise ne put donc jamais que devenir chevalier de grâce4. Ainsi, ni l’Ordre, ni la noblesse européenne n’avaient souhaité accueillir les Maltais dans la chevalerie tant enviée de tous. Mais en dehors de la porte étroite et secondaire des titres de grâce, les Maltais conservaient néanmoins la possibilité d’intégrer l’Ordre par le biais des chapelains conventuels. C’est pourquoi, bien des nobles et notables Maltais préférèrent encourager leurs enfants à entrer dans les ordres pour faire une carrière conventuelle plutôt que de briguer une hypothétique promotion au sein du gouvernement de l’Eglise. C’est que les fonctions de chapelains conventuels comportaient des charges presbytérales, mais aussi administratives d’importance, telle celle de vice-

1. John Montalto, op. cit., p. 87. 2. Nava, Guevara et Mazzara qui résidaient à Syracuse. 3. Ce fut le cas de Silvestro Fiteni, fait baron de Budach en 1646, qui établit une commanderie au profit des chevaliers de la châtellenie d’Emposte, avec un revenu de 400 écus annuels qui servait à entretenir l’église de la Langue d’Aragon, ND du Pilier. 4. Ce fut essentiellement Rohan qui ouvrit l’Ordre, par la petite porte, celle de la Dévotion (ou de la Grâce) à quatorze nobles maltais : cinq étaient titrés (le baron Pasquale Sceberras en 1777, le baron Stanislao Xara en 1781, le marquis Gio-Francesco Dorell en 1783, le comte Giuseppe Stagno Navarra en 1790 et le baron Giovanni Galea en 1796), les autres étaient des cadets de familles nobles maltaises. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 90

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chancelier 1. Paradoxalement, l’Ordre, en réservant aux chevaliers européens les postes honorifiques, et en laissant aux chapelains les tâches d’administration supérieure, permettait ainsi aux Maltais d’accroître leur mainmise sur l’ensemble de l’appareil de la Religion. Toutefois, ils avaient à surmonter plusieurs handicaps. Le premier était que depuis 1706, il n’y avait plus que 24 chapelains conventuels et que ceux-ci concouraient, conjointement avec les frères-servants d’armes aux mêmes commanderies. Aussi bien, des familles maltaises, pour éviter les incertitudes d’une promotion toujours hypothétique, créèrent-elles des commanderies de jus patronat : leurs biens étaient aliénés à l’Ordre, mais les commandeurs devaient impérativement appartenir à la famille des donateurs à défaut de quoi ils faisaient retour. L’autre handicap d’importance était qu’il convenait que les futurs chapelains fussent admis dans une Langue. Il leur fallait donc faire leurs preuves et servir dans les divers prieurés «étrangers»; les chapelains nobles avaient une prédilection pour les prieurés d’Italie, de Castille ou d’Aragon 2 dont ils pratiquaient la langue; les autres Maltais sollicitaient l’entrée dans les Langues françaises. Encore faut-il relativiser cette identité maltaise : sur la dizaine de personnes qui avait demandé, au XVIII e siècle, une lettre de naturalité pour entrer dans l’Ordre comme conventuel, peu étaient authentiquement maltaises, toutes les autres excipant d’une famille ou d’un père français pour réintégrer la nationalité française et entrer dans l’une des trois Langues 3. Ces Maltais de naissance, mais de famille française, n’étaient pas sans rappeler les familles de la bourgeoisie commerçante de La Valette; toutefois, s’il y avait une similitude de situation, l’origine sociale n’était pas la même : il s’agissait surtout d’enfants de «fonctionnaires» de l’Ordre ou de médecins venus pratiquer à Malte. Le lien avec la Religion était plus étroit, et alors que les négociants encourageaient surtout leurs fils à leur succéder dans les affaires, ceux-ci n’envisageaient pas pour eux de meilleure promotion que de devenir prêtre conventuel. Toutefois, ces «Maltais», en dépit de leur origine majoritairement étrangère, excitèrent la colère des membres de l’Ordre qui menèrent, contre eux, une politique d’exclusion. En effet, au début du XVIIe siècle, les rois d’Espagne et l’Empereur avaient interdit de solliciter l’entrée dans les Langues de leurs domaines aux non-ressortissants. Cette politique de fermeture de l’Ordre aux seuls nationaux allait de pair avec une politique religieuse qui privilégiait les Eglises nationales sur l’Eglise universelle. Il n’y avait donc plus que la Langue d’Italie et les trois Langues françaises qui fussent accessibles aux Maltais pour solliciter le sacerdoce conventuel. En 1723, les chevaliers français s’adressèrent au cardinal Dubois, pour obtenir une déclaration du roi identique à celle des

1. L’un des vice-chanceliers les plus remarquables fut justement un Maltais, Gio-Francesco Abela (1582-1655), reçu dans la Langue de Castille en 1635, qui devint commandeur et publia, en 1647, son Malta illustrata, deuxième ouvrage publié à Malte et qui fait de lui le «père de l’historiographie maltaise». Il faut ajouter à Abela, Fabrizio Sceberras Testaferrata qui devint le premier cardinal maltais et Baldassare Cagliares (1614-1633), le seul Maltais qui devint évêque de Malte. 2. L’exception fut Pier Giacomo Testaferrata qui fut agrégé à la Langue d’Allemagne. Voir John Montalto, op. cit., p. 92. 3. Voir annexe : liste des Maltais ayant bénéficié de lettres de naturalité. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 91

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autres souverains; ils fondaient leur argument sur les faits que ces étrangers, une fois agrégés, concouraient au bénéfice des commanderies et qu’étant proches des sphères décisionnelles, ils en obtenaient assurément, mais qu’ils ne les géraient pas, préférant rester à Malte où ils avaient leurs fonctions, tant et si bien que de tout temps ils «ont été les destructeurs des commanderies dont ils ont eu l’administration» 1; l’exemple donné était celui de la Langue de Provence qui avait dû réduire le nombre de ses commanderies réservées aux chapelains et servants d’armes de 12 à 8, en raison de leur piteux état. L’argument économique porta et le 24 avril 1723, Louis XV écrivit à Vilhena pour l’informer qu’il interdisait aux chapelains et servants d’armes maltais ou étrangers d’être mis en possession de biens situés dans son royaume 2. Il est à noter que ces décisions se situaient toutes dans les années 1720-1730, à un moment de l’effondrement des prix agricoles et donc des revenus 3; cette exclusive «nationale» était donc une défense des intérêts des régnicoles. Le fait est que peu d’années après, alors que les prix connaissaient un net accroissement, la position française fut assouplie. En 1735, Matthieu Bataille, frère d’un commandeur conventuel, obtenait des lettres-patentes pour être reçu dans la Langue de France comme prêtre conventuel; il avait pour lui que de n’être né à Malte, et d’être, en revanche, de famille française au service de l’Ordre 4. En 1738, c’était au tour du fils du douanier du Grand Maître, le frère Antoine Grognet de solliciter des lettres-patentes pour pouvoir séjourner en France pour y «recevoir une éducation convenable»; l’année suivante, des lettres l’autorisaient à se fixer en France, sans plus mention d’études et lui ouvraient la voie des commanderies 5. Dans la brèche ainsi ouverte s’engouffrèrent tous ceux qui rêvaient de faire carrière dans l’Ordre, mais dans l’Ordre à Malte, sans être toutefois privés des bénéfices attachés aux commanderies. Ceux qui, entre 1740 et 1760, obtinrent des lettres de naturalité les autorisant à briguer l’entrée dans une des Langues françaises n’appartenaient, en fait, qu’à deux groupes sociaux : celui des enfants des «fonctionnaires» du Grand Maître et celui des enfants de Français établis à son service. Dans le premier, on trouve Pierre Paul Carmin Grech, fils de l’auditeur du Grand Maître et de Joséphine Ellul-Falson de famille noble 6, les frères Jacques et Antoine Corogne, fils du premier jurat de la Valette et d’Antoinette Debono 7,

1. ANP; M 903, n° 1. Lettre du bailli de Mesmes au cardinal Dubois. 2. Ibid., n° 2. 3. Voir Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, 2e éd., Editions des archives contemporaines, 1989, 2 vol. 4. ANP; 01*225, f° 323. Lettres données à Versailles, le 13 mars 1735. Matthieu Bataille, prêtre, né à La Valette, était le fils de François, né à Soissons, ancien capitaine des ports de Malte et de Madeleine Meysonnat, du Dauphiné. Son frère Henry Auguste était prêtre conventuel de justice en la Langue de France et commandeur de Bourgoult près des Andelys de 1726 à 1736 (au revenu de 3 000 livres) puis de Chevru, près Coulommiers, de 1736 à 1789 (au revenu de 9 000 livres). Plusieurs de leurs ancêtres avaient appartenu à l’Ordre dans ladite Langue, ainsi Antoine Bataille, commandeur de Baugy, près Bayeux, de 1701 à 1708. 5. ANP; 01*226, f°328. Lettres données à Versailles, juin 1738 et f° 450, lettres données à Marly, septembre 1739. 6. ANP; 01*227, f° 191. Lettres données à Versailles, mars 1742. 7. ANP; 01*228, f° 150. Lettres données à Versailles, 6 décembre 1745. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 92

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Jean-Marie Ciantar, fils du comte Ciantar-Paléologue 1 et Jean-Luc Abela 2 de la famille du vice-chancelier. Dans le second, il y a les frères Audouard (dont l’un, Eustache-Merry, était prieur de l’Infirmerie Sacrée) fils d’un Français, Honoré, établi à Malte, où il avait épousé Modesta Mallia 3; les frères Dou, fils d’un négociant marseillais établi à Malte et d’Hélène Garcin, sœur de Charles, consul de France à Malte, lui aussi Marseillais 4; Joseph Régnaud, fils d’un Français devenu premier commis du Vénérable Commun Trésor 5; Barthélémy Bouchut, fils d’un Français, installé et marié à La Valette 6; Antoine Blaye, les frères Roquier et Gaétan Brun, tous quatre fils de médecins français, pratiquant à Malte 7. Bien que le plus grand nombre de ces Maltais fût d’origine française, les Langues de France s’insurgèrent contre ce qu’elles considéraient comme une invasion. Cette crainte ne se nourrissait pas de xénophobie, mais du refus de trouver de nouveaux concurrents aux commanderies de la deuxième catégorie (ce qui n’intéressait nullement les chevaliers, mais bien les chapelains et les servants d’armes français). La fronde fut menée, de Paris, par le Receveur de l’Ordre au Grand prieuré, le commandeur de Lancry. En mai 1749, il notifiait l’opposition de la Langue de France à l’enregistrement, par le Parlement, des lettres de naturalité en faveur des Maltais. Le Gouvernement refusa d’y voir un problème interne à l’Ordre en France, et chargea le ministre des Affaires étrangères, le marquis de Puyzieulx 8, de demander à Lancry s’il s’exprimait par ordre du Grand Maître. En effet, alors que les autres souverains étaient trop heureux de ne considérer les affaires de l’Ordre comme des problèmes de ressort intérieur, le roi de France, suivant en cela les efforts du Grand Maître, ne voulait y voir que des relations diplomatiques entre deux États. Pinto, conforté dans sa volonté de monarchisation et hostile aux velléités d’autonomie des Langues, saisit l’occasion. Il écrivit à Lancry, le 19 mai 1749 9 que s’il ne l’avait pas désavoué publiquement c’était pour ne pas faire tort à son caractère, mais qu’il n’en critiquait pas moins son «zèle prématuré et excité par des conseils et des avis qui sont l’effet de la passion et de certaines menées d’ici». Le 29 mai 10,

1. ANP; 01*228, f° 292, Lettres patentes données à la commanderie du Vieux Jonc, août 1747. 2. ANP; 01*229; f° 22. Lettres données à Versailles, février 1749. 3. ANP; 01*225; f° 286. Lettres données à Fontainebleau, 16 novembre 1734. 4. ANP; 01*228; f° 1. Lettres données à Versailles, le 10 janvier 1744 et f° 91, lettres données à Dunkerque, le 18 juillet 1744 5. ANP; 01*229; f° 16, lettres données à Versailles, le 17 février 1749. 6. Ibid.; f° 198, Versailles, mars 1750. 7. ANP; 01*230; f° 43 pour Antoine Blaye, fils et petit-fils de médecins installés à Malte (Versailles, mars 1752); f° 192 pour Nicolas Roquier (Versailles, mars 1753) et f° 239 pour François Marie son frère, fils de Balthasar et Modeste Mamo (Compiègne, juillet 1753) f° 403 pour Jean Alexis Gaétan Brun, fils de Jean (Versailles, août 1754). 8. Louis Brulart, comte de Sillery, marquis de Puyzieulx (1702-1770). Il fut ambassadeur auprès du roi des Deux Siciles (1735-1739), plénipotentiaire au Congrès de Bréda (1746) et ministre des Affaires étrangères (1747-1751). 9. ANP; M 902, n° 335. 10. Ibid., n° 334. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 93

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il écrivait au ministre pour se désolidariser totalement des propos de Lancry: «Nous n’avons jamais pensé, ni ne penserons jamais de donner, sous quelque prétexte que ce soit, des bornes aux grâces qu’il a plu et qu’il plaira à Sa Majesté Très Chrétienne de faire à nos sujets». Versailles et Malte avaient compris ce que leurs intérêts respectifs retiraient de la bonne marche de ce couple diplomatique : les affaires du Couvent ne devaient aucunement dérégler les affaires d’État. Le 18 août 1749 1, Pinto écrivit à son ambassadeur, Froullay, autant pour expliquer sa position que lui fournir des arguments éventuels: «En premier lieu, il faut observer que dans les trois Vénérables Langues de France, il n’y a que trois Maltais qui sont commandeurs: un en Auvergne et deux en France. Il est vrai que les Maltais jouissent de longues années de leurs tables, mais ils servent notre grande église avec assiduité, ils s’appliquent à l’étude, au chant; toutes choses négligées par les nationaux qui, à peine arrivés ici, sollicitent auprès de Nous la grâce de repasser en France pour y attendre la commanderie sans avoir rendu aucun service à notre ordre. Nous avons honte pour eux d’avouer que presque aucun d’eux ne se met en état d’être prieur sur nos galères et nos vaisseaux, faute de s’appliquer à la Langue. La plupart font faire leurs caravanes. Vous savez que pour plaider devant Nous et notre Vénérable Conseil, il faut être de l’habit et parler italien; les Maltais seuls nous fournissent des avocats, en fournissent à notre Vénérable Commun Trésor, et à Nous, des auditeurs, les nationaux méprisant tous ces emplois qui leur paraissent subalternes. Le Trésor est bien dédommagé de leurs tables par leurs services actuels… Passons aux commanderies. Ils n’y résident pas, il est vrai; mais ils en font les améliorissements et les papiers terriers. Les nationaux ont presque tous des brefs qui les dispensent de la résidence. Finissons par les bénéfices du Pays. L’évêché, le plus considérable de tous, est actuellement occupé par un Français 2. Quels sont donc ces bénéfices? Aucun Maltais ne jouit en France d’aucun bénéfice et n’est nommé ici à aucun de ceux auxquels les Vénérables Piliers nomment: les seuls nationaux les possèdent. Vous voyez clairement que le nombre des Maltais est si petit qu’il ne porte aucun préjudice aux Français, que leurs services sont dignes de considération et que la passion fait grossir les objets…» Pinto, logique avec lui-même dans sa volonté de promouvoir un État de Malte, défendait ses agents contre l’exclusivisme de ses chevaliers français, mais ceux-ci avaient du poids et Conti intervint. En 1750, Froullay remit à L’Averdy 3 une liste de six Maltais sollicitant des lettres de naturalité; le roi donna son accord mais décida qu’il «serait écrit au Grand Maître que Sa Majesté restreindra dorénavant au nombre de six les naturalisations pour les chevaliers servants maltais» 4, ceci étant entendu prêtres conventuels et servants d’armes. Ainsi, en dépit des bonnes dispositions de Louis XV et du soutien de Pinto, les Langues avaient réussi à imposer un numerus clausus aux Maltais pour entrer dans les deux classes, pourtant non-nobles de

1. Ibid., n° 338. 2. Paul Alphéran de Bussan, intrônisé le 8 mars 1728, décédé le 29 avril 1757. 3. Clément Charles L’Averdy (1724-1793), conseiller au Parlement de Paris (1743), contrôleur général des finances (1763-1768), fut guillotiné le 3 frimaire an II (24 novembre 1793). Voir Joël Félix, Finances et politique au siècle des Lumières. Le ministère L’Averdy, 1763-1768, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, ministère de l’Economie, des finances et de l’industrie, 1999. 4. ANP; M 902, n° 329, lettre de L’Averdy à Froullay, Versailles, 28 septembre 1750. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 94

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l’Ordre. L’afflux intensif survenu depuis 1730 1, avait suscité cette nouvelle opposition, moins due à une quelconque réaction nobiliaire qui n’avait pas lieu d’être en l’occurrence, qu’à la défense des intérêts économiques et du patrimoine des Langues. Ainsi, au moment où le Grand Maître entendait se donner une assise étatique, avec l’assentiment tacite du roi de France, les Langues, et notamment les Langues de France réagissaient, à l’image des autres souverains catholiques, en ne voulant considérer les commanderies que comme des biens- fonds destinés aux nationaux. Dans le concert européen, l’attitude de Versailles, différente de celle des autres Cours était contrebalancée par celle des membres français de l’Ordre; mais alors que les chevaliers européens pouvaient feindre de se soumettre aux volontés de leurs souverains respectifs, les religieux français devaient mener leurs attaques contre Malte en sapant l’autorité de leur gouvernement. L’opposition aux Maltais était certes un moyen de minimiser les efforts absolutistes du Grand Maître; mais si les Maltais nobles comme roturiers, pouvaient rendre responsables les souverains de leur exclusion des Langues d’Allemagne ou espagnoles, en ce qui concerne les Langues françaises, ils savaient qu’ils ne pouvaient qu’incriminer les chevaliers de ce royaume dont le monarque leur était acquis. Le contentieux, pour ne pas dire la détestation, entre les Maltais et les chevaliers français s’alimenta de cette attitude : avant de s’en prendre au corps, ils fourbirent leur rancune contre les Français.

UNE POLITIQUE DE DÉVELOPPEMENT DE MALTE

Tous ceux qui avaient participé, ou réfléchi, au pouvoir de l’Ordre sur Malte, depuis la limitation du rôle des escadres de la Religion aux opérations de simple police, avaient été d’accord sur la nécessité d’«étatiser» Malte. Un des aspects de cette politique était de transformer l’archipel en lui donnant une apparence plus civilisée : développer l’urbanisation, encourager et encadrer le commerce, policer les mœurs, tels étaient les trois termes sur lesquels les auteurs revenaient, le chevalier de Choiseul n’étant pas le moins avancé dans ses idées de réforme.

Population et urbanisation La population L’exceptionnelle qualité de la tenue, par les curés des paroisses, des libri de statu animarum 2 a permis, de longue date, une très bonne approche de l’évolution de la population maltaise 3.

1. Pour la seule Langue de France, en 1749, il y avait 13 Maltais conventuels et servants d’armes sur un total de 73, soit 18%, à savoir 9 sur 47 dans le Prieuré de France, 3 sur 9 dans celui d’Aquitaine et 1 sur 17 dans celui de Champagne. 2. Le liber de statu animarum participait des moyens mis en place par la Contre-Réforme post- tridentine, pour mieux encadrer les fidèles. Après les registres de baptêmes, de confirmation, de mariages et de décès, ce registre, rendu obligatoire par Paul V en 1614, notait la population paroissiale et son observance de la pénitence et de la communion pascales. Il a disparu du Codex Juris Canonici en 1983. 3. Stanley Fiorini : «A unique source for 17th and 18th century Maltese demography», Melita historica, VIII, 4, 1983, pp. 325-344. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 95

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Sous la double influence de la pacification de la Méditerranée et du rôle commercial de l’île, de la fin du XVIe siècle à celle du XVIIIe siècle, la population maltaise augmenta de plus de 200%, soit à peu près 1% annuel, passant de 27000 habitants en 1590 à 81.400 en 1797. C’est surtout pendant le premier tiers du XVIIe siècle, que la population de l’île de Malte s’accrut; en revanche, les soixante dernières années du siècle connurent une stagnation, voire un léger déclin. La reprise se dessina avec le XVIIIe siècle qui connut une progression constante quoique de moindre ampleur. En ce qui concerne Gozo, les chiffres sont tout à fait différents. Cette île dont la population entière avait été déportée par les Turcs en 1551, mit du temps à se repeupler, mais de 1614 à 1797, la population augmenta de plus de 500 %, toutefois sans la linéarité de Malte, doublant à chaque fin de siècle, mais stagnant aussitôt après.

La répartition territoriale met en évidence un très léger déséquilibre en faveur de la population des casaux ruraux sur celle des villes; cependant, à partir du XVIIIe siècle, le milieu urbain tendit à devenir légèrement prédominant. Dans ce cadre urbain, le partage entre la vieille capitale, Mdina, et la conurbation portuaire évolua. Pendant tout le XVIIe siècle, la population de Mdina et Rabat décrut, alors que celle des cités portuaires, en raison du dynamisme de La Valette, s’accrût régulièrement au point de représenter, en 1716, la moitié de la population de l’île 1. Mais au XVIIIe siècle, singulièrement, alors que la population globale continuait d’augmenter, celle des cités portuaires stagna et régressa légèrement, alors que Mdina et surtout Rabat connaissaient un début de renouveau.

1. L’effondrement noté dans la décennie 1670-1680 est dû à la peste de 1675, limitée aux cités portuaires et qui fit 10 000 morts. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 96

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Ceci tenait surtout à un nouvel équilibre de l’habitat, lié tout autant à la volonté des grands maîtres de «parochialiser» les villages qu’à une nouvelle attitude des Maltais et notamment des plus riches, à faire édifier des villégiatures. En effet, si les plus petits villages, tels Safi, Kirkop et Dingli ne connurent presque aucune variation de population, de gros centres ruraux, comme Birkirkara, Naxxar, Qormi et Zebbug, ou la ville ouverte de Rabat, accolée à Mdina, furent l’objet d’une solide expansion. On assistait donc à une double émigration : d’une part, vers la zone portuaire, riche d’emplois et source d’affaires, d’autre part une émigration de proximité qui traduisait un souci d’amélioration du cadre de vie que seuls les bourgs ruraux pouvaient offrir.

Un nouveau cadre de vie La disparition du danger ottoman, le développement du commerce et la maîtrise de l’île par un pouvoir composé des membres de la société européenne la plus éminente, entraînèrent un changement radical du cadre de vie maltais. Les manifestations les plus remarquables en furent la transformation de l’habitat domestique, tant populaire qu’aristocratique. Lorsque les Arabes furent expulsés de Malte, entre le XIe et le XIIIe siècle, il semble que l’archipel fut privé de ceux qui étaient capables de construire des bâtiments d’une certaine ampleur. Pendant longtemps, les Chrétiens utilisèrent les catacombes romaines et les grottes naturelles comme lieux de culte, à défaut de savoir en édifier. Au XVe siècle, la venue d’artisans siciliens mit fin aux années sombres et les Maltais devinrent des «constructeurs prolifiques»1. Néanmoins, l’habitat domestique ne s’éloigna pas du plan de la maison arabo- berbère, même si l’apport sicilien fut évident 2 : construite autour d’une cour, la maison n’avait qu’un rez-de-chaussée et ses ouvertures sur l’extérieur étaient limitées, autant pour des raisons de sécurité que de climat. Dans les villages où le terrain coûtait cher, ce plan fut modifié par l’élévation d’un étage en façade. La technique de couverture faisait que les pièces étaient longues et étroites; ce système des xorok tal-qasba, longues dalles de pierre de quelques 2 m de long 3, était utilisé aussi bien pour les planchers intermédiaires que pour les toitures en terrasses. Ces dalles, posées sur des corbeaux (les klejjeb) imposaient naturellement la largeur des pièces qui devaient gagner en longueur pour avoir une superficie suffisante. Jusqu’à la fin du XVe siècle, les habitudes de vie restèrent marquées par les traditions musulmanes : la pièce de réception principale était le migles où l’on s’asseyait pour discuter, et la chambre ne connaissait que le matelas que l’on roulait. La domination sicilienne apporta davantage des changements au décor qu’au mode de vie : le style siculo-normand vint égayer les façades sans pour autant modifier l’habitat domestique, à l’exception des quelques palais que riches et nobles se firent construire à Mdina.

1. Léonard Mahoney, op. cit., p. 53. 2. Id.; chap. 3, Medieval domestic architecture, pp. 77 et sq. 3. Le mot xriek (pl. xorok) signifie dalle de pierre; la qasba est une mesure de longueur (la canne) équivalant à 2,095 m. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 97

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Ce fut surtout sous l’influence des constructions nouvelles entreprises par l’Ordre, d’abord à Birgù, puis à La Valette, que les mentalités commencèrent à changer, avec l’apport de techniques de construction nouvelles. Dans les dernières années du XVIe siècle et durant tous les XVIIe et XVIIIe siècles, alors que la population, dans un contexte de paix et de prospérité, avait triplé en cent cinquante ans, de nombreuses maisons furent construites dans les villages les plus dynamiques. Elles étaient marquées autant par un souci d’esthétique et de symétrie que par une volonté d’ouverture sur l’extérieur; l’exemple des bâtiments nouveaux de La Valette fit école 1: la porte, désormais large, mais aussi les fenêtres du rez-de-chaussée ou de l’étage, étaient encadrées de moulures simples ou quelquefois sculptées. Le rez-de-chaussée accueillait des boutiques et les pièces principales étaient désormais au premier étage, devenu piano nobile; à ce niveau, une porte-fenêtre s’ouvrait sur un balcon de pierre richement sculpté, fierté du maçon comme du propriétaire. Ce type de maisons qui s’alignaient dans des rues entières des villages alors en expansion (Qormi, Zebbug, Zejtun, Zabbar, et surtout à Gozo, Rabat, Sannat, Gharb et Zebbug) traduisait un changement de mentalité des Maltais, autant sous l’influence policée de l’Ordre qu’en raison du contexte économique général. Alors que, d’un côté, Mdina restait une ville palatiale qui s’assoupissait et que les cités portuaires voyaient s’entasser dans un espace restreint quelques trente- mille personnes, d’un autre côté, la vie dans les rhajjel 2 apparaissait désormais trop primitive, au point que dans le vocabulaire, le mot rahli (villageois) signifia rustique, rustre, sans éducation. La vie dans les villages en expansion apparaissait donc plus urbaine et ils étaient devenus des intermédiaires entre le monde de la ville et celui de la campagne. Au XVIIIe siècle, les Maltais et les Gozitains qui n’avaient pas choisi de vivre en ville, soit parce qu’ils n’avaient aucun lien professionnel avec l’Ordre, soit parce qu’ils ne commerçaient ni ne naviguaient, avaient donc adopté un système mixte, celui de bourgs ruraux, relativement cossus, assez éloignés des champs, mais suffisamment à l’écart pour cacher, entre des hauts murs superbement appareillés, les vergers d’agrumes qui firent leur fortune 3. Ces gros bourgs attirèrent la population des casaux plus ruraux qui devinrent des hameaux et disparurent ou qui furent absorbés par l’accroissement de ces nouveaux villages. Toutefois, cet attrait ne se limita pas aux seuls paysans soucieux de mieux-être. Grands maîtres et chevaliers avaient introduit l’habitude des villégiatures: deux grands maîtres français, le cardinal de Verdale (1581-1595) et Antoine de Paule (1623-1636) se firent édifier deux palais à la campagne, le château de Verdale et le palais San Anton; d’autres, firent édifier des villas moins importantes, mais tout aussi somptueuses : Perellos à Zejtun, et surtout Vilhena à St Joseph (il- Dar ta’Ljuni) et à Naxxar (aujourd’hui palais Parisio). Les chevaliers, de même,

1. Quentin Hughes,The building of Malta (1530-1795), Malta, Progress Press,1986,pp.162 et sq. 2. Le mot rahal (pl. rhajjel) est traduit en italien comme en français par casal. Il est conservé dans la toponymie de l’île de Malte (et non de Gozo), dans l’abréviation Hal qui précède le nom des villages : Hal-Qormi, Hal-Far, Haz-Zabbar, Haz-Zebbug... 3. Voir Alain Blondy, Parfum de Cour, gourmandise de rois. Le commerce des oranges à Malte au XVIIIe siècle, Paris, Bouchène, 2002. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 98

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se construisirent des villas à la campagne : le bailli Guarena à Qrendi, Spinola, grand bailli de Lombardie, receveur général de l’Ordre, à St Julien, jusqu’à l’Inquisiteur Onorato Visconti (1624-1627) qui se fit édifier une petite résidence, chef-d’œuvre de goût et de simplicité, dominant la vallée de Girgenti. Nobles et riches, entraînés par de si augustes exemples, entreprirent à leur tour de se faire construire des villas, moins à la campagne qu’à la limite des bourgs ruraux; en bons Maltais, ils n’éprouvaient pas le même attrait que les continentaux pour la nature isolée et les gros villages leur apparaissaient un dépaysement assuré, d’autant qu’ils pouvaient entourer leurs maisons de suffisamment de terrains pour être protégés. Ces implantations de villégiatures estivales se firent surtout dans le triangle constitué par Lija, Attard et Balzan, qui avaient l’intérêt d’être voisins du palais d’été du Grand Maître, San Anton. Mais d’autres s’installèrent à Tarxien, à Gudja, à Mosta, la villégiature s’alliant alors à l’exploitation agricole 1. Tout ceci traduisait un nouvel art de vivre, mais transformait aussi radicalement le statut de la classe supérieure des Maltais. Les vassaux fieffés, enfermés dans leurs résidences de Mdina, de Birgù, ou de La Valette n’étaient que des propriétaires auxquels le peuple des paysans maltais devait travail et redevances sans beaucoup de relations. En s’installant ne fût-ce que pour la saison chaude, en milieu rural, cette noblesse et ces notables se donnaient une immédiateté auprès des paysans, propre à les en faire devenir les guides éventuels, concurremment ou concomitamment avec les prêtres. Cette «rurbanisation» des casaux par des paysans plus aisés et des riches résidents secondaires créa une alternative nouvelle à l’affrontement traditionnel entre la vieille capitale de Malte, Mdina, et celle de l’Ordre, La Valette. L’espace rural, vivifié en certains points par les villages en expansion, cessait d’être un territoire vide pour devenir un interlocuteur politique. L’Ordre lui-même, contribua à donner une identité à l’espace rural maltais, en ne limitant pas l’embellissement monumental aux seules zones urbaines. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les efforts des chevaliers avaient certes porté sur leur installation et la mise en place d’un système défensif efficace. Au XVIIIe siècle, la volonté de mettre en avant la majesté souveraine des grands maîtres, entraîna une politique d’embellissement de La Valette et de Mdina. Pinto fut le grand metteur en scène de La Valette, mais, avant lui, Vilhena fut un grand bâtisseur. Pour lui, comme pour tous les souverains absolutistes du temps, chaque construction était sous-tendue d’une volonté politique. S’il dota La Valette du plus charmant des théâtres de Cour 2 pour «l’honnête divertissement du peuple», ce fut surtout Mdina qui fut l’objet de tout son intérêt. La capitale de Malte, aussi assoupie qu’elle fût, restait un symbole face à la capitale de

1. Voir John Montalto; op. cit., p. 228. Dans le triangle proche de San Anton, on retrouvait les Preziosi, Depiro, Bologna, Barabaro, Marchesi, Testaferrata-Bonici, Muscati-Parisio, Sant, Gourgion, D’Amico, Fournier. Les Abela s’installèrent à Tarxien, les Dorell à Gudja, les Cumbo à Mosta ... 2. Le théâtre Manœl (en l’honneur du Grand Maître) fut construit en 1731, sur les plans, sans doute, de Carapecchia, mais vraisemblablement sous la direction de deux architectes maltais, Francesco Zerafa et Antonio Azzopardi. Sur ce problème Voir Mario Buhagiar in Francesco Zahra, 1710-1773, p. 67 n. 11, édité par Mgr Azzopardi, Malta, 1986. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 99

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l’Ordre. Un tremblement de terre, en 1693, en avait largement endommagé les bâtiments et notamment le siège de son Università; ce fut le lieu que choisit Vilhena pour faire édifier le palais des grands maîtres lorsque ceux-ci devaient se rendre à Mdina 1: ce lieu, très théâtral, insistait sur la monstration du Chef de l’Ordre qui, dans cette ville, se désignait Chef d’État. Tous les autres bâtiments officiels de Mdina, de la Banca Giuratale au Séminaire, furent édifiés à cette époque et souvent confiés au talent du Français de Mondion, élève de Puget. Cette «reconquête» de l’antique capitale, s’accompagna du contrepoids que fut la construction de somptueuses églises paroissiales dans les villages en expansion; en autorisant l’édification de lieux de culte prestigieux, l’Ordre permit l’enracinement des Maltais dans leur village. Ce faisant, il créait certes un esprit de clocher moins enclin à se soumettre aux décisions de la jurade de Mdina, mais il suscitait aussi l’émergence d’une appartenance à un terroir, prodrome de la conscience d’appartenir à un pays.

La «parochialisation» de Malte La paroisse était à Malte, comme dans le reste de l’Europe, la circonscription de base, centre local de vie et de culte. Lorsque l’Ordre s’installa, l’organisation ecclésiale était déjà en place depuis plus d’un siècle. Il y avait alors quatorze paroisses: une à Gozo (Rabat) et treize à Malte: Mdina, le siège épiscopal, Rabat, ville de St Paul, Naxxar la protochrétienne 2, Birgù (Vittoriosa), Birkirkara, Birmiftuh 3, Qormi, Zejtun, Zurrieq, Siggiewi, Dingli 4 et Mellieha. En 1536, ces deux dernières paroisses furent supprimées, en raison de l’exode de leurs habitants 5. Après le Grand Siège, ce fut la zone portuaire nouvellement urbanisée qui bénéficia de l’érection de plusieurs paroisses: l’église dominicaine du Port-Salut, celle de St Paul-Naufragé et l’église catholique grecque à La Valette 6; N.D. de la Victoire à Senglea et N.D. du Bon Secours à Cospicua 7. Il s’agissait alors de vitaliser et d’organiser une agglomération qui comptait déjà, en 1590, quelques 8.850 personnes 8 soit presque 1 Maltais sur 3. Parallèlement, l’Ordre entreprit de faire démembrer la grande paroisse de

1. Il fut construit, en 1730, par l’architecte français Mondion, tel un théâtre baroque : les étages s’ouvrent sur la cour par des loggias, tournées vers l’escalier monumental, surmonté du buste de Vilhena. 2. La devise de Naxxar: Prior credidi, rappelle sa réclamation de l’antiquité de sa christianisation. 3. Que nous identifions à Gudja; lorsque l’antique paroisse fut démembrée, l’église Santa Marija ta-Birmiftuh resta l’église paroissiale, jusqu’à la construction, au milieu du XVIIe siècle de la nouvelle église de Gudja. 4. Il portait alors le nom d’Hal-Tartani. 5. Mgr Prof. Vincent Borg, op. cit, p. 11 (Dingli) et p. 41 (Mellieha). 6. A Malte, trois églises, dont celle-ci, dédiées à la Visitation portent le titre de ND du Port Salut, culte important chez les marins (Voir Borg, op. cit., pp. 68 et sq.). Elle fut érigée en paroisse en 1571. L’église grecque unie était la paroisse des familles grecques qui avaient quitté Rhodes en même temps que l’Ordre; elle fut érigée en paroisse en 1587. St Paul devint paroisse en 1585. 7. Respectivement en 1581 et 1584. Les dédicaces officielles étaient l’une la Nativité de la Vierge, l’autre l’Immaculée Conception. 8. Stanley Fiorini, art. cit., table II. La Valette avait 3 397 habitants, Senglea 1 603, Cospicua 1 288 et Vittoriosa 2 568. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 100

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Birmiftuh-Gudja, située dans la plaine agricole du sud-est, au profit de quatre nouvelles communautés rurales: Safi, Kirkop, Mqabba et Tarxien. À la même époque, la paroisse de Birkirkara fut amputée au profit des deux villages résidentiels d’Attard et Lija. Au XVIIe siècle, cette explosion des anciennes paroisses se poursuivit au profit de nouveaux casaux qui avaient attiré la population d’anciens hameaux. C’étaient encore des centres ruraux : Gharghur et Mosta (démembrés de Naxxar), Luqa (démembrée de Gudja), Ghaxaq et Zabbar (de Zejtun), Qrendi (de Zurrieq). Dingli fut à son tour restauré en paroisse, ainsi que le troisième village résidentiel, Balzan (démembré de Birkirkara). Mais l’activité essentielle de «parochialisation», au XVIIe siècle, toucha surtout Gozo qui se vit doter de sept paroisses : Xewkija, Gharb, Sannat, Xaghra, Nadur et Zebbug. La deuxième île cessait ainsi d’être le parent pauvre et accédait à un statut, davantage en raison des efforts pastoraux de l’évêque Davide Cocco Palmieri (1684-1711) que du souci des Chevaliers. Ces efforts de «parochialisation» avaient eu le mérite de fixer la population dans des centres d’activités précis: ruraux, urbains ou maritimes, mais aussi l’inconvénient d’en laisser les habitants sous la seule autorité de leur curé et de leurs prêtres. Ce fait n’échappa pas au réformateur qu’était Sébastien de Choiseul 1. Il proposa donc une réelle municipalisation de Malte : les casaux seraient administrés par un syndic et les villes, par un maire, assisté d’échevins. Quant à Gozo, l’île deviendrait un bailliage, entité administrative et judiciaire autonome ne ressortissant que d’un organe nouveau, le Parlement. «La création d’un Parlement à titre de Cour souveraine fournirait à Son Altesse Eminentissime des récompenses à donner à ceux de ses sujets qui s’en rendraient dignes. Elle réunirait à ce Parlement, la Cour des monnaies, la Cour des aides, l’Amirauté et la Chambre du domaine, pour ne former qu’une même juridiction. Ce Parlement serait composé du Châtelain de l’Ordre, de six présidents, vingt conseillers, un avocat général, un procureur général, quatre substituts, deux greffiers et quatre huissiers. Tous ces officiers n’auraient que des commissions de Son Altesse Eminentissime afin de les changer quand elle le jugerait à propos...» Il envisageait de payer ces parlementaires avec le produit d’une imposition qui revêtirait trois formes : une capitation d’un écu par tête, un impôt d’un vingtième sur le revenu et d’une taxe à la consommation sur le sel et le tabac. Ces magistrats auraient eu plusieurs fonctions : d’une part répartir la capitation «à concurrence de la somme limitée par le dénombrement, en sorte que le fort supportant le faible, le tribut serait proportionné aux facultés et à l’industrie de chacun», le chevalier inventant ainsi la proportionnalité et la justice fiscale; d’autre part rédiger un code civil et criminel 2, publier des ordonnances de jurisprudence et organiser un dépôt public des actes notariés. Il s’agissait donc d’un projet d’envergure, où la municipalisation de l’archipel et la reconnaissance d’un fait «national» maltais étaient les étapes nécessaires à l’étatisation de Malte, pour la plus grande gloire du Grand Maître. Une fois encore, l’Ordre n’eut pas le courage de mettre ses actes en conformité

1. BNP; manuscrits français 23134, 3e mémoire. 2. Il fut mis en chantier sous Pinto et publié sous Rohan. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 101

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avec ses désirs. Le plan de Sébastien de Choiseul ne connut que des réalisations partielles et étalées dans le temps, ce qui lui ôta toute efficacité. À la réforme globale du statut des casaux et des villes, Vilhena et ses successeurs préférèrent la politique du coup par coup, faite d’un pragmatisme prudent sanctionnant un état de faits. Les casaux qui avaient pris de l’importance furent qualifiés de bourgs ruraux: les terre, et les bourgs qui s’étaient suffisamment urbanisés devinrent villes ou città. Dans le contexte insulaire, ceci entraîna une émulation et une concurrence entre les villages voisins, l’esprit de clocher – que les Maltais appellent le parochialisme – alimentant cette course au changement de statut. Le cas le plus manifeste fut celui de Qormi. En 1702, le village comptait 3 033 âmes; en 1716, 3 156 et en 1726, 3 307, ce qui lui valut d’être élevé au rang de terra. Le curé de Qormi, Dun Giuseppe Vella qui était chargé du Status animarum déclara en 1736, 5 403 paroissiens. Aussi, en 1743, il sollicita de Pinto l’érection du village en città, puisque «... per esser il detto Popolo allora del numero di tre mila in circa fù onorato del titolo di terra, e sin d’allora sin’ al scorso anno pervenne al numero di sei mila settanta quattro persone...»1 Qormi devint donc Città Pinto. Vella dénombra encore 6 134 paroissiens en 1745, mais en 1747, ayant obtenu le nouveau statut, il n’éprouva plus la nécessité de gonfler ses statistiques et le nombre des habitants retomba à 3 406 ! On ne peut réellement saisir l’intérêt de cette frénésie pour un titre qui n’était qu’une simple appellation et ne donnait, contrairement au projet de Sébastien de Choiseul, aucun statut spécial, ni aucun privilège administratif, si l’on ne replace pas cette compétition dans l’esprit de chauvinisme local des Maltais. Néanmoins, n’en faire qu’une lutte de préséance locale serait abusif; le nouveau statut conférait une importance accrue à la paroisse et donc à l’église paroissiale; ceci suscitait un nombre élevé de commandes de travaux ou d’œuvres d’art dont la charge incombait aux artisans locaux et aux artistes officiels. Stanley Fiorini rappelle, à titre d’exemple 2, que Qormi bénéficia ainsi d’une nouvelle statue processionnaire de Saint Georges 3, d’un superbe ostensoir en argent, d’un nouveau maître-autel en marbre et de fonts baptismaux 4. Outre les sculpteurs, les peintres, ou plutôt un peintre, Francesco Zahra 5 reçut ainsi commande. Cette évolution du statut paroissial avait donc une triple retombée: d’une part, le chauvinisme local des habitants était agréablement chatouillé, ce qui entraînait, de leur part, une vénération pour le Grand Maître dispensateur de la largesse, voisine du clientélisme; d’autre part, le clergé paroissial se voyait doté d’une aura supérieure quand ce n’était pas, pour le curé, une promotion au rang d’archiprêtre; enfin, c’était pour la vie économique du village, mais aussi de tout

1. NLM; ARCH 547, Liber bullarum, 27, IV, 1743, f° 159. 2. Stanley Fiorini, art. cit., p. 336. 3. Voir la publication du conseil presbytéral de la paroisse, Il-Knisja parrokiali ta’ San Gorg mal Qormi; erba’ sekli ta’ storija, Malta, Joseph Grima éd., 1984. La statue, de 1738, était l’œuvre de Pietro Felici (1669-1743) de Qormi et coûta 387 écus dont 150 pour le seul Felici. 4. L’autel fut mis en place en 1760 et coûta 750 écus, légués par les sœurs Sant. Les fonts baptismaux sont de la même époque. 5. Francesco Vincenzo Zahra (1710-1773), fils de Pietro Paolo, sculpteur renommé, et d’Augustina Casanova, était originaire de Senglea. C’est le grand peintre maltais par excellence. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 102

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Malte, l’occasion d’une relance, par la construction ou l’embellissement de l’église, ou par l’édification de nouveaux édifices portant la marque du Grand Maître bienfaiteur 1. Le paysage maltais s’en trouva considérablement modifié; aux vieilles églises rurales composées d’une unique cella et dont la façade n’avait d’autre ornementation que l’archivolte d’une porte encadrée de deux fenêtres et surmontée d’un œil de bœuf, succéda une floraison d’églises majestueuses, sans rapport de dimension avec les humbles casaux, et qui portaient la marque, d’abord de l’influence plateresque espagnole 2, puis du baroque. Du début du XVIIe siècle à la mort de Pinto, vingt-sept églises paroissiales furent construites dont vingt-quatre pour le XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, les villages maltais avaient déjà l’allure qu’ils gardèrent jusque dans les années 1970, de petits bourgs resserrés autour d’une somptueuse église paroissiale sans proportion avec l’habitat. A la même époque, si Gozo n’avait que des casaux, en dehors de la citadelle et de Rabat, Malte comptait cinq terre : Birkirkara 3, Mosta 4, Naxxar 5, Zejtun 6, et Zurrieq 7 et le nombre de città alla croissant Notabile (Mdina), La Valette, Vittoriosa, Senglea et Cospicua se virent adjoindre sous Pinto, Qormi (città Pinto), sous Rohan, Zebbug (città Rohan) et sous Hompesch, Zabbar (città Hompesch). Ainsi l’Ordre, bien que conscient de la nécessité d’une réforme politique de l’île pour parvenir à un statut étatique, dans le domaine de l’administration comme celui de la société répugna à faire le sacrifice de réformes profondes, pour s’en tenir à des apparences de réformes dont les conséquences économiques avaient l’avantage d’atténuer les frustrations et les mécontentements.

L’organisation économique Ce fut, en effet, dans ce domaine que l’Ordre marqua de façon plus active la vie maltaise. Il n’est pas inutile de rappeler que cela commença avec l’étatisation de l’approvisionnement en grains avec l’Università de La Valette, créée par Homedes (1536-1553), composée des quatre Jurats du Port, et qui administrait la Massa frumentaria. Mais, au XVIIIe siècle, ce fut surtout dans le domaine du commerce du coton et celui des vins que l’Ordre intervint grandement.

Le commerce du vin La production maltaise étant insuffisante, l’importation des vins siciliens était nécessaire, augmentant par là la dépendance en matière d’approvisionnement

1. Pinto fit édifier à Qormi, en 1772, un kiosque au centre du foirail (il-Kortil tal-Gran Maestru), alors près du Grand Port; Rohan dota Zebbug d’un arc triomphal à la française (1776), imité en cela par Hompesch à Zabbar (1797). 2. Telles les églises Ste Marie d’Attard (1613) et Ste Marie de Birkirkara (1615) dues à Tommaso Dingli. 3. 3 200 habitants environ de 1760 à 1780 ; 4 000 en 1797. 4. 2 126 habitants en 1760; 3 458 en 1784 mais 2.593 en 1797. 5. 1 947 habitants en 1760; 2 201 en 1784; 2 306 en 1797. 6. 3 529 habitants en 1760; 3 883 en 1784; 4 665 en 1797. 7. 2 490 habitants en 1760; 3 463 en 1784; 3 459 en 1797. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 103

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de l’archipel à l’égard de l’île suzeraine 1. Aussi bien, des marchands maltais, individuellement ou regroupés, se lancèrent-ils dans l’importation de vin, mais le morcellement de ces achats et la concurrence conséquente fut rapidement perçue comme préjudiciable. En 1697, un des plus importants négociants en vin proposa la création d’une compagnie 2 qui avait certes l’avantage de supprimer la multiplicité des dépenses et de parler d’une voix unique aux producteurs, mais aussi l’inconvénient pour le consommateur d’être, dès lors, en situation de monopole de vente. Ce dernier danger l’emporta sur toutes les autres considérations et, en 1723, il y avait 28 négociants importateurs et 5 patrons de bateaux spécialisés dans le commerce du vin. Sur les instances de ces 33 commerçants, le gouvernement de l’Ordre accepta, en 1723, de permettre l’achat groupé, mais refusa une nouvelle fois de ne pas laisser la concurrence jouer à la revente. Ces négociants étaient autorisés à déléguer, en Sicile, quatre courtiers pour procéder aux achats 3 et chargés de verser, au receveur, la taxe sur les vins, dès le débarquement à Malte, dont un cinquième courtier se chargeait de la surveillance et du partage des pièces entre les acquéreurs. En 1753, une proclamation du Grand Maître rendit le passage par les courtiers obligatoire et exclusif de toute autre méthode d’achat 4; mais il leur fut interdit, en 1760, de faire des transactions pour toute destination autre que Malte 5, afin, surtout, de maintenir la neutralité de l’Ordre pendant la Guerre de Sept Ans. Le pouvoir de ces courtiers fut accru en 1777, lorsque le gouvernement magistral décida la fixation officielle des prix de vente de certaines denrées, dont le vin. Ces intermédiaires devinrent donc obligés, devant informer la et les Jurats de La Valette de toutes leurs opérations, sur lesquelles l’Ordre percevait 1 %, la mezzania, supportée moitié par l’acquéreur, moitié par le vendeur 6. La charge de courtier dépendait du seul gouvernement qui nommait et révoquait chacun à son gré. Ce fut peut-être cette raison qui poussa le pouvoir à accepter en 1777 ce qu’il avait refusé en 1723, à savoir la constitution d’une compagnie de treize courtiers élus par ceux qui avaient intérêt dans le commerce des vins 7. Toutefois, rapidement convaincu que la compagnie faussait le jeu, Rohan révoqua ses pouvoirs et transforma Malte en port-franc 8. L’Ordre, en ce domaine comme en d’autres, louvoyait, passant d’une politique

1. En dépit des dîmes seigneuriales, du manque de capitaux et de l’arriération des techniques, les fermiers siciliens avaient réussi à augmenter les surfaces en vigne de 50 % et la production de vin de 40 %. Voir M. Aymard, «Rendements et productivité agricole dans l’Italie moderne», Annales Economies Sociétés Civilisations, n° 2, mars-avril 1973, pp. 477-482. 2. John Debono, The wine trade of Malta in the eighteenth century, thèse dactylographiée de l’Université de Malte, 1983, p. 74. 3. NLM. libr 429; ff° 46-47; 19 octobre 1723. 4. Ibid., ff° 140-144. 5. Ibid., f° 57. 6. Voir John Debono, op. cit. 7. Les élus furent Gaetano Spiteri, Carlo Falzon, Infantino Mirabella, Gaspare Savona, Francesco Roux, Filippo Pulis, Gio Battista Menville, Antonio Zammit, Feliciano Vidal, Giuseppe Gafà, Giuseppe Ciaia, Michele Ginies et Michel Angelo Borg. 8. NLM; LIBR 429, f° 299 : «Conoscendo Sua Altezza Serenissima, quanto sia pregiudizievole e contraria alla libertà del commercio l’unione e compagnia tra li Mezzani ... oggi è vietate, siccome l’abolisce, e vieta direttamente insieme coll’ uso della cassa commune». 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 104

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à l’autre, sans idées économiques bien arrêtées, mais toujours avec le souci de pourvoir à l’approvisionnement d’une population en augmentation croissante, cela à un coût optimum, et pour les finances de l’Ordre, et pour la bourse du peuple maltais, sans par ailleurs jamais déroger à la liberté du commerce. En effet, en dépit de son souci politique de ne pas créer un trop fort mécontentement parmi les habitants par des prix trop élevés, l’Ordre n’imposa que très brièvement, pour le vin, le monopole qu’il avait établi pour les grains. Par cette politique «libérale», il suscita une vie économique dans l’île, par l’emploi de toutes sortes de gens, marchands et courtiers, patrons et équipages de barques marchandes, sans oublier le réseau des détaillants dans les villes et villages.

Le commerce du coton A l’inverse des grains et du vin, produits d’importation pour la consommation intérieure, le coton avait un double rôle économique : c’était un des rares produits exportés (à l’exception des agrumes, du cumin et du très folklorique cynomorium coccineum 1, mais c’était aussi lui, brut, filé ou occasionnellement tissé qui occupait la population 2. C’est pourquoi, durant tout le XVIIIe siècle la culture du coton fut encouragée au point que bientôt la majeure partie des terres cultivables fut vouée à cette plante, au détriment de la vigne, du blé, de l’orge, du sainfoin 3 ou du cumin 4. Il est vrai qu’un ou deux tumoli 5 semés de coton suffisait à assurer la subsistance d’une famille. Les aires cultivées s’étendaient autour de Rabat, Mosta, Zebbug, Siggiewi, Zabbar et Zurrieq, c’est-à-dire les gros bourgs agricoles, et à Gozo. Les terres appartenaient à l’Eglise, à l’ordre ou à de riches propriétaires et étaient louées aux fermiers pour 4 ou 8 ans généralement. Le coton brut était ensuite distribué dans les villages où son cardage et son filage constituaient la majeure occupation professionnelle à Malte. Mais c’était en même temps le rare poste bénéficiaire de la balance des paiements; aussi bien, le gouvernement attachait-il une grande importance à cette activité. Les deux pays importateurs étaient principalement l’Espagne et la France, avec néanmoins une différence entre eux quant à la modernisation de leur industrie cotonnière. L’Espagne, moins en avance, favorisa les marchands maltais qui s’installèrent surtout en Catalogne 6. La France, en revanche, était technolo-

1. Ce champignon - d’ailleurs un lichen - que les Maltais appelaient la «racine du général» (Gherq tal-General), une fois dessiqué et pulvérisé, entrait dans la pharmacopée de l’époque contre les dermatoses, les hémorragies et la dysenterie. Très recherché, il était vendu très cher et l’Ordre s’en arrogea le monopole. En 1744, Pinto décida même de faire garder militairement le rocher de Gozo où ce végétal était ramassé. 2. Voir Anthony Luttrell, Eighteenth century Malta : prosperity and problems, p. 46. 3. Ou sulla (Hedisarum clipeatum). Le sainfoin pousse à l’état naturel à Malte. Il était alterné, comme plante fourragère, avec le blé. 4. John Debono, «The cotton trade of Malta, 1750-1800», p. 94. 5. Le tumolo (en maltais, tomna) valait 0,112 ha. 6. Voir Martin Corales (Eloy) : «Comerciantes malteses e importaciones catalanas de algodn», in Actas primer coloquio internacional hispano-maltes de historia, Madrid, Ministerio de Asuntos Exteriores, 1991, 119-161. Les Maltais avaient un consul à Madrid, Giuseppe Mifsud. Angelo Attard et Baldassare Caruana étaient installés à Aquila, Raffaele Zerafa séjourna à Malaga et 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 105

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giquement plus au point, ayant profité des connaissances de Britanniques; aussi les Maltais ne se contentèrent-ils pas de s’installer à Marseille 1, certains envoyèrent des ouvriers maltais se perfectionner auprès des industriels français 2. Il n’y a guère de chiffres précis permettant une évaluation assurée du rapport de cette activité commerciale. Boisgelin 3 en estimait le revenu général à 3 000 000 de livres tournois, soient 1 250 000 écus maltais. Roland, de son côté 4, évaluait le revenu douanier du coton entre 150 000 et 200 000 livres, soient environ 83 000 écus, donnant, pour une taxe de 3,5%, un revenu général de 2400000 écus. Cette somme, le double de la première estimation, est assez proche d’un rapport anonyme 5 qui dit: «Il più grande commercio di questo Paese, non ne ha dubbio, è quello del cottone maltese che si manda in Barcellona. Se ne trasporta ogni anno per la somma di tre millioni di scudi...» Si nous acceptons, avec Debono, cette dernière situation, le flux financier lié au coton aurait donc été plus du double du revenu de l’Ordre et quinze fois supérieur aux dépenses que lui, en général, et les chevaliers, en particulier, effectuaient à Malte. La tentation fut donc forte pour le gouvernement d’augmenter la production de coton pour en accroître les bénéfices et par là les taxes y imposées. Les terres ne pouvant produire davantage, en important du coton du Levant, Malte pouvait augmenter le volume de ses transactions. Le problème fut soulevé officiellement en 1775, mais la tentation, plus réelle que supposée, était bien antérieure. Le 25 mai 1753, la Chambre de Commerce de Marseille appela l’attention de Rouillé 6 sur l’altération volontaire des cotons maltais. En janvier 1755 7, un mémoire, remis à Versailles, attaquait le commerce maltais des cotons qui s’était accru «à un point si considérable qu’il porte préjudice notable aux négociants français qui font le commerce de Seyde et de sa côte»; ces cotons, filés à Malte, étaient revendus à Marseille, n’étant grevés que de peu de droits à la sortie de La Valette et d’aucun en France, alors que les nationaux étaient soumis à la taxe de 20 % sur les marchandises en provenance du Levant. Et le mémoire de dénoncer une vente, à Marseille, de près de 5 000 quintaux de coton maltais quand la production à Malte oscillait entre 5 et 800 quintaux l’an. Il réclamait

Benedetto Catarina à Barcelone. Voir sur le commerce des Maltais en Espagne, l’ensemble des travaux de Carmel Vassallo-Borg et principalement : Corsairing to commerce. Maltese merchants in XVIII th century Spain. 1. Giovanni Galea, Lorenzo Abela, Francesco Inguanez et Domenico Dalli bénéficièrent du droit d’aubaine octroyé par Louis XIV aux commerçants étrangers installés à Marseille. 2. Ce fut le cas de Gaspare Zarb, propriétaire d’une manufacture d’indienne à Floriana. Voir Debono, op. cit., p. 100. 3. Louis de Boisgelin de Kerdu, Ancient and modern Malta, containing a description of the ports and cities of the islands of Malta and Gozo, London, davison, 1804, 3 vol.; t I, p. 109. 4. Roland de la Platière, op. cit.; lettre XVIII. 5. NLM; LIBR 729; sans date, sans signature, sans pagination. Debono le date des années 1780. 6. Antoine Louis Rouillé (1689-1761), conseiller au Parlement, intendant du commerce en 1725, secrétaire d’État à la marine en 1749, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1754 à 1757. Voir Paul Masson, Histoire du commerce dans le Levant au XVIIIe siècle, p. 390. 7. ANP; AE/BIII 406, Mémoire sur les cotons filés à Malte, copie remise le 24 février 1755 à Jean Charles Trudaine (1733-1777), intendant des finances. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 106

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en conclusion l’assujettissement du coton venant de Malte à la taxe de 20 % et la fixation de quotas par les deux gouvernements. En fait, l’habitude de cette altération de provenance avait commencé très tôt dans les années 1730, alors que l’Ordre avait pris conscience de l’intérêt économique d’un tel commerce, intérêt qui s’était traduit dans les institutions. En 1737, Perellos avait créé une annexe de l’Université de La Valette, appelée la Camera di negozi ou di commercio 1, chargée de promouvoir l’exportation des cotons dans les trois royaumes les plus présents dans l’Ordre : L’Espagne, la France et le Portugal. Mais, le 24 janvier 1741, cette Chambre fut supprimée car son activité n’avait pas réussi à tirer Malte de son état de détresse économique. En 1743, sous l’influence de l’Angleterre, Lisbonne cessa ses importations et Malte dut concentrer ses efforts sur les deux autres pays. Ce fut au nom de la meilleure qualité du produit maltais et donc de sa supériorité sur les marchés, qu’elle s’opposa aux achats extérieurs. Néanmoins cette position de principe n’empêcha nullement la survie de l’habitude prise : en 1755, Giacomo Isouard Xuereb achetait pour presque 3 000 écus de coton en grain et en coque 2 à un Grec de St Jean d’Acre, mais, deux ans plus tard l’importation du coton d’Acre était interdite. De même, en 1769, l’interdiction fut renouvelée peu après que Leonardo Cognidi en eut acheté à Smyrne. Lorsqu’en 1775, parut un mémoire posant le problème de l’utilité, pour Malte, de cette importation 3, la nouvelle Chambre de Commerce s’y opposa, arguant que toute l’activité rurale de Malte reposait sur le coton et qu’en dépit d’une exportation réussie, il demeurait jusqu’à 300 balles invendues ce qui rendait inopportune l’importation de fibres du Levant qui, par ailleurs, aurait bénéficié à l’ennemi du nom chrétien, le Grand Turc. Elle ajoutait que si l’on voulait aider Malte économiquement, il serait préférable d’aider les fermiers à en cultiver 600 quintaux supplémentaires plutôt que de les importer. Cette nouvelle Chambre avait été créée le 15 janvier 1776. A l’inverse de celle de 1737, son but n’était pas d’aider les négociants à mieux gérer leurs problèmes, mais de développer le commerce et l’agriculture comme moyens de rendre les habitants heureux en donnant du travail au plus grand nombre, notamment aux pauvres 4. C’est pourquoi le gouvernement suivit l’avis de la Chambre et, en 1777, il fut même interdit de mélanger les cotons, y compris ceux provenant de Gozo avec ceux de Malte.

1. A. Mifsud, Archivum melitense, vol. 111, n° 5, p. 190 «Sussidaria e membro della stessa Università di Valletta puo considerarsi la Camera di negozi ossia di Commercio eretta». Le Sénéchal en était le président. 2. John Debono, op. cit., p. 102. 3. Ibid., p. 104. Il était signé de l’uditore Giuseppe Asciak, du baron Lorenzo Galea, du baron Gio Francesco Dorell, Francesco Alessi, Giuseppe Cornelio, Gioachino Lavron, du baron Giorgio Fournier, du comte Baldassare Sant, Nicolo Formosa, le douanier Agostino Formosa, Giuseppe Fenech, Gioacchino Arena, le consul Giuseppe Abela, Simon Prépaud, Lazzaro Alberi, Marcantonio Muscat et Agostino Marchese. A côté de ces marchands dont certains joueront un rôle non négligeable en 1798, il y avait ceux pour qui l’importation du coton du Levant était l’occupation principale : Giacomo Isouard-Xuereb, Emanuele Pizzuto, Angelo Rutter, Pasquale Principiato, Louis Arnaud, Antoine Poussielgue, Ludovico Mirabella, Leonardo Cognidi, Francesco Bertis, Emmanuel L’Hoste, Desiderio Laferla, Stefano Eynaud et Filippo Pulis, entre autres. 4.John Debono, The Chamber of Commerce andthe cotton trade of Maltain the eighteenth century, p. 31. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 107

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L’Ordre, en ne cédant pas à la tentation d’accroître indirectement ses revenus, avait le souci de ne pas oublier le but charitable de son institution, mais aussi, sans doute, en arrière-pensée, le désir de ne pas accroître le malaise rural et de ne pas mécontenter les propriétaires agricoles, clercs ou nobles. Mais en limitant ainsi les profits des importateurs et des négociants en coton, il suscitait le mécontentement d’une catégorie urbaine et marchande pour laquelle l’ordre devenait synonyme de frein à la liberté des affaires dans le cadre d’un mercantilisme méditerranéen. Dans son souci d’organiser un État et dans celui de maintenir un niveau de vie, même médiocre, mais acceptable par le plus grand nombre, l’ordre connaissait à nouveau les difficultés liées à sa politique ambiguë: ayant attiré, volens nolens, à Malte des entrepreneurs d’affaires qui enrichissaient le pays, il devait freiner leur ardeur pour ne pas s’aliéner les nationaux et se priver aussi d’une part de richesse lui assurant davantage d’autonomie. Dans ce domaine, comme en d’autres, l’ordre ne pouvait agir dans un sens, sans qu’il n’y eût des inconvénients immédiats dans l’autre. La politique des grands maîtres successifs, surtout lorsqu’elle parut s’opposer, n’était autre que le résultat de l’évaluation par chacun du poids respectif des difficultés conséquentes. Il en résultait un gouvernement de type paternaliste et despotique dont la vision économique semblait rétrograde, alors que la plupart des mesures prises en ce domaine étaient plus avancées que celles décidées par bien des Cours voisines.

Les mœurs et les arts Dans sa volonté de faire naître un État, le gouvernement de l’Ordre procéda, nous l’avons vu, à l’embellissement de l’île. Les commandes officielles affluèrent pour les bâtiments principaux telles les Auberges ou l’église conventuelle, mais aussi les commandes faites par les paroisses pour le lieu de culte du village qui devenait le symbole de la richesse et du dynamisme des habitants. Les Chevaliers, eux-mêmes, issus souvent de familles au goût assuré, apportèrent, pour le temps qu’ils séjournaient à Malte, un certain ton de société et des habitudes esthétiques 1 qui furent imités par certains. Toutefois, cette imitation ne fut pas singerie. Malte, trop habituée depuis des millénaires, à voir l’histoire se faire chez elle mais sans elle, avait développé depuis longtemps une prodigieuse faculté de syncrétisme dont la langue n’était pas le moindre témoignage. Parce que la milice sacrée n’était pas composée de Chevaliers d’une même nationalité, l’île devint le centre de toutes sortes d’influences artistiques qui finirent par se fondre dans un style «provincial» mais non sans charme, qui correspondait davantage à la mentalité des habitants que les modèles étrangers.

Les arts majeurs L’Ordre, en s’installant, fit appel aux peintres étrangers influencés par la Renaissance et surtout le Maniérisme, les deux plus importants étant le Caravage qui vécut quinze mois à Malte, en 1607 et 1608, le temps de deux chefs-d’œuvre

1. Voir Depasquale (Carmen), La vie intellectuelle et culturelle des Chevaliers français à Malte au XVIII e siècle. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 108

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et d’un scandale de mœurs 1, et surtout le Calabrais Mattia Preti (1613-1699) qui décora de nombreuses églises maltaises. En dépit de l’influence majoritaire des Français, la peinture et le goût pictural restèrent toujours très proches du baroque napolitain. Au XVIIIe siècle, le raffinement des mœurs fit que des peintres maltais devinrent des artistes de premier plan, réinterprétant avec talent l’art de Naples selon un schéma montrant une proximité assurée avec la Sicile. Ce furent surtout Gian Nicola Buhagiar et Francesco Vincenzo Zahra 2 qui illustrèrent cette capacité des Maltais à intégrer une riche tradition artistique, sans pour autant réussir à masquer leur relative dépendance à l’égard de leurs modèles. Cette veine maltaise survécut aux deux artistes ainsi qu’à l’influence largement plus académique du Français Favray (1706-1798) qui choisit de devenir Maltais en 1744 3. En ce qui concernait la sculpture, le seul artiste maltais de rang européen fut Melchiorre Gafà (1635-1667), mort le temps de commencer à sculpter le Baptême du Christ de l’église conventuelle, et que le Bernin considérait comme son égal. La sculpture maltaise resta, par la suite, cantonnée aux statues processionnaires des églises paroissiales, très proches du baroque sicilien. L’architecture dut davantage au maniérisme que Girolamu Cassar maîtrisa non sans lui imposer des caractères «provinciaux» qui firent que les constructions de La Valette eurent et ont un caractère spécifique. Après lui, la même influence persista jusqu’au règne de Pinto mais si le maniérisme était romain, le baroque qui se développa alors fut napolitain. Les artistes d’alors pouvaient être étrangers, mais un grand nombre de Maltais fut à l’origine des multiples constructions civiles et religieuses élevées au XVIIIe siècle. Ainsi, dans le domaine des arts majeurs, l’Ordre, en tant que prince ordonnateur, permit le développement, sinon d’une école, du moins d’une ambiance artistique qui tirait son influence de l’extérieur mais qui livrait une expression qui lui était propre. Art provincial certes, niais qui dans le monde clos du petit archipel, pouvait donner l’impression que le nombre relativement élevé d’artistes par rapport à la population était porteur d’un art vraiment «national». L’Ordre, encore une fois, avait conforté, sans le vouloir, les Maltais dans un de leur réflexe inconscient venu de la nuit des temps : il avait ouvert le pays aux traditions artistiques extérieures que Malte avait adoptées, puis adaptées, développant un art resté voisin du modèle, mais devenu suffisamment identifiable et identifiant.

Les arts décoratifs Le mobilier maltais resta longtemps rudimentaire : la table, le buffet et le

1. Voir Mario Buhagiar, op. cit., pp. 62-70. Les deux œuvres conservées en l’église St Jean de La Valette sont Saint Jérôme et l’impressionnante Décollation de St Jean. 2. Ibid., pp. 122-133. Gian Nicola Buhagiar (1698-1752) était le fils d’un sculpteur-décorateur, Pasquale Buhagiar, et de Leonora Buttigieg. Il était né à Zebbug. Il épousa Anna Maria Cachia, en 1719, dont il eut deux filles et un garçon qui devint prêtre. Francesco Zahra épousa Teresa Fenech en 1743 dont il eut au moins cinq enfants. 3. Antoine Favray (dit de Favray) était né à Bagnolet le 8 septembre 1706 de Claude Favray et Marie Millet. Son certificat de baptême, en date du 9, est conservé aux archives municipales de Bagnolet, année 1706, septembre, p. 7. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 109

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coffre (senduq) en constituant l’essentiel. Au XVIIe siècle, l’éloignement progressif de l’Ordre de ses missions militaires fit qu’il commença à introduire dans ses palais, des meubles différents, tels les bureaux à vitrine, souvent décorés de bois d’essence variées 1. Au XVIIIe siècle, le goût et le bon ton étaient notés par tous les voyageurs, du moins à La Valette et les cités portuaires. Les artisans maltais copièrent alors le style français, essentiellement le style Louis XV : à côté du bureau surmonté d’une vitrine, apparurent le bureau de dame et surtout la commode à tiroirs. Fauteuils et tables à jeu dénotaient l’évolution des mœurs, alors que les grands maîtres faisaient ouvrir à Gozo une carrière d’un marbre 2 qui entra dans la décoration des meubles. Le mobilier d’église, quant à lui, resta plus lié à l’Italie et le baroque d’église devait tout à Naples et à la Sicile. Mais jamais, dans un cas comme dans l’autre, les artistes et artisans ne se limitèrent à une pâle copie. L’inspiration était manifeste, mais le traitement restait quelque part personnel, non par manque de maîtrise, mais sans doute en raison d’une absence de subtilité du goût, conséquence de l’éloignement des sources créatrices. Les Maltais ne produisirent qu’un meuble indigène la pendule murale à décor peint. Jusqu’alors, les pendules étaient importées quand l’horloger de Pinto, Clerici créa l’un des premiers mécanismes de ces pendules maltaises 3 qui envahirent alors les maisons. Il était un autre domaine dans lequel les chevaliers eurent une influence, c’était celui du travail de l’argent. De la vaisselle plate de l’Infirmerie Sacrée aux pièces de luxe, l’Ordre ne pouvait se passer des orfèvres. La profession, largement réglementée et soumise à la surveillance du Maître de la Monnaie et des Consuls des Orfèvres fut très active et créa une tradition maltaise de l’argenterie 4, obéissant très étroitement aux formes imposées par la mode européenne. Ainsi, au XVIIIe siècle, si les usages maltais s’étaient adaptés aux modes du continent, et surtout de la France, ils n’avaient jamais abdiqué leur identité, telles les femmes de Malte qui, décidant d’abandonner, en 1776, leur habillement démodé, adoptèrent la mode française, mais drapée dans une sorte de domino, la faldetta. Cet ensemble de petits gestes traduisait le fatalisme des Maltais qui se savaient obligés de suivre des habitudes venues d’ailleurs, par incapacité à exister par eux-mêmes, mais en même temps la volonté farouche, instinctive et presque inconsciente de marquer ces influences du sceau d’une difficile identité. «Parochialisme» et fierté ethnique étaient alimentés, sans le vouloir, par la politique de grandeur du gouvernement magistral qui haussait son île pour se

1. Voir Joseph Galea-Naudi et Denise Micallef, Antique Maltese furniture Malta, Said, 1989. 2. Voir Roland de la Platière, op. cit., lettre XVIII, p. 98 : «Ce n’est pas du marbre, comme on le dit, mais de vraies stalactites agatifiées». Il s’agit en effet d’une calcite veinée de type albâtre. Les deux pièces les plus réussies sont la paire de cabinets d’angle, entièrement de ce matériau et conservés au Château de Verdalle à Rabat. 3. Joseph Galea-Naudi et Denise Micallef, op. cit., pp. 125-127 et John Manduca : Antique Maltese clocks, Malta, Fondazzjoni patrimonju’ malti, 1992. 4. Jimmy Farrugia, Antique Maltese domestic silver, Malta, Said, 1992. Parmi les orfèvres français du milieu du XVIIIe siècle, un certain Alexis Micallef, résidant en province, fut reçu Maître à Paris le 15 décembre 1756, et un Pierre Charles Micallef, orfèvre 9 rue aux Fèves à Paris, y travaillait sous la Révolution et l’Empire (poinçon P.C.M. Leur nom peut laisser penser qu’il s’agissait de descendants de Maltais, sans doute installés à Marseille. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 110

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rehausser lui-même. Il n’y manquait qu’une identité nationale que la composition sociale empêchait, mais que la langue pouvait catalyser.

Les lettrés maltais Le premier ouvrage paru sur Malte était l’œuvre d’un prêtre français, Jean Quintin 1 qui donnait, en latin, les impressions des premiers chevaliers découvrant l’île que Charles Quint leur avait réservée: «Campi late pleni lapidibus. Atque hae rupes magna ex parte serpillo, cythiso, thymo scatent. Trogloditae in ea multi: specus excavant hae illis domus» 2. Il fallut attendre le commandeur Gio Francesco Abela pour avoir avec son ouvrage en quatre volumes, publié en 1647, Della descrittione di Malta, isola nel mare siciliano, con le sue antichità ed altre notitie, une vision moins amère du pays. Il décrit les villages et villes, ainsi que les hameaux anciens et s’intéresse aux antiquités préhistoriques et historiques tout autant qu’aux familles nobles. C’était donc un ouvrage d’érudition, le premier sur l’archipel maltais, qui fit appeler son auteur «le père des historiens maltais». Ce livre paraissait tellement important qu’il fut publié en latin par Johannes Graevius 3 et surtout qu’il fut revu et réédité en deux volumes par Giovannantonio Ciantar, en 1772 et 1780 4. Le comte Gio’Antonio Ciantar (1696-1778) releva le nom des Paléologue par son mariage, en 1717 avec Maria Teodora Wzzini-Paleologo. Il détonnait dans son milieu puisqu’il fut l’un des rares nobles maltais du XVIIIe siècle à obtenir son doctorat en droit. Il fit ses études en Italie et passa sa vie à échanger des dissertations avec les érudits européens ce qui lui valut les éloges de la reine de Portugal comme de Louis XV 5. De culture italienne, il correspondait avec toutes les sociétés savantes de la péninsule, défendant la thèse de naufrage de St Paul à Malte ou présentant les antiquités découvertes dans l’île 6; cela ne l’empêchait nullement de dédier des vers de circonstances aux héros ou aux grands du moment, et notamment Louis XV 7, ce qui lui valut, en 1745, d’être élu correspondant honoraire étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, en remplacement du marquis de Caumont, puis en 1750, membre

1. Jean Quintin (Autun, 1500-Paris, 1561) accompagna comme domestique le premier Grand Maître à s’installer à Malte, Villiers de L’Isle-Adam. Revenu à Paris en 1536, il devint professeur en droit canon et publia son Insulae melitae descriptio ex commentariis rerum quotidianarum, Lyon, 1536. Voir sur cet ouvrage, l’étude d’Horatio Vella dans Melita historica, VIII/4, 1983, pp. 319-324. 2. Op. cit., p. 162. 3. Hans Georg Graevius (Haumbourg en Saxe, 1632-Utrecht, 1703), professeur d’éloquence, de politique et d’histoire à Utrecht. A publié un Thesaurus antiquitatum romanarum (12 vol; 1694 et sq.) et un Thesaurus antiquitatum italicarum (45 vol, 170 et sq.). 4. Ciantar étant mort en 1778, ce fut son fils Giorgio Serafino (1718-1798) qui publia le second volume. 5. John Montalto, op. cit. p. 295 et p. 302 n° 13. 6. Il publia De beato Paolo apostolo in Melitam siculo adriatici maris insulam naufragio ejecto dissertationes apologeticae in inspectiones anticriticas R.P.D. Ignatii Georgii de Melitensi apostoli naufragio, descripto un act. apostol., cap. 27 et 28, Venise 1738; De antica inscriptione nuper effossa in Melitae urbe notabili dissertatio, Naples, 1749; Critica de’ critici moderni che dall’anno 1730, fin all’anno 1760, scrissero sulla controversia del naufragio di S. Paolo apostolo, Venise, 1763. 7. Lettre inédite de De Soldanis à Vettori, 1753. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 111

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honoraire étranger 1. Devenu aveugle en 1751, il rentra à Malte «s’enterrer avec sa famille» selon l’expression du chanoine De Soldanis 2. G. Francesco Agius De Soldanis (1702-1760) fut un érudit tout à fait différent. D’une envergure moins européenne et d’une renommée moins mondaine, il fut l’initiateur des recherches sur la langue maltaise. S’il publia à Rome, en 1750, une Nuova scuola di grammatica per agevolmente apprendere la lingua punica-maltese, son étude du lexique maltais, Damma tal kliem kartaginis mscerred fel fom tal Maltin u Ghaucin, en quatre volumes, resta manuscrite 3, mais elle acquit une telle notoriété que la curiosité pour Malte et l’antiquité prétendument punique de sa langue s’accrut chez les érudits et les artistes européens. L’archipel devint la destination obligée pour les voyageurs visitant la Sicile, donnant ainsi au Grand Maître, aux chevaliers et aux notables l’impression d’une vie mondaine. L’intérêt se portait sur les constructions de l’Ordre, sur les sites préhistoriques ou sur divers objets d’art qui circulaient sur le marché maltais par suite des prises faites en Méditerranée par les corsaires 4; le résultat le plus connu de cet intérêt fut l’ouvrage publié par le peintre français Hoüel 5. Jusque là l’érudition fournissait un prétexte à une vie mondaine pour la petite cour et les Maltais cultivés. À la fin du siècle, le renouveau pour l’étude lexicographique fut l’œuvre d’un clerc qui alliait le goût des langues sémitiques à un profond nationalisme. Mikiel Anton Vassalli 6 publia en 1791, à Rome une première grammaire, Mylsen phoenico-punicum sive grammatica melitensis, suivie en 1796 d’un dictionnaire, Ktyb yl Klym mâlti’mfysser byl-latin u byt-talyân. En lui, et peut-être en lui seul, il accomplissait la jonction et la toute nouvelle prise de

1. Acte de l’Académie des Inscriptions, tome XVIII, p. 3 (1745) et tome XXIII, p. 14 (1750). A sa mort, il fut remplacé par le landgrave régnant de Hesse-Cassel (tome XLII, p. 5). 2. Lettre inédite de De Soldanis à Vettori, 1753. 3. Cette «Collation des mots carthaginois répandus dans la langue de Malte et de Gozo» est conservée à la bibliothèque nationale de La Valette. Néanmoins Arnold Cassola a montré qu’il existait un ouvrage antérieur, les Regole per la lingua maltese, d’un auteur jusqu’à ce jour inconnu. 4. Témoin l’étude du camée de Gordien Ier, vendu vers 1650 à Malte et qui provenait d’une des épouses du Sultan Ibrahim. Ce camée, ornement de Ste Lucie de Syracuse, fut étudié par Cesare Gaetani comte della Torre (1718-1808), ordonnateur des fouilles de cette ville, en 1778 (Osservazioni sovra un antico cameo scritte al signor Pincipe Gabriele Lancellotto Castelli di Torremuzza dal Conte Cesare Gaetani della Torre, patrizio siracusano; Siracusa, 3 febbraio 1778; br. in-8, 23 p). Le prince de Torremuzza (1727-1794) était un numismate et archéologue palermitain. 5. Jean Pierre Louis Laurent Hoüel (Rouen, 1735-Paris, 1813), recommandé par Choiseul et Marigny, travailla avec Watelet à son Voyage pittoresque des îles de Sicile, de Malte et de Lipari ... (4 vol in folio; 234 gravures) paru de 1782 à 1787. A Malte, il travailla avec Favray. Roland de la Platière l’y rencontra. Il était membre de la loge Les Neuf Sœurs, à Paris. 6. Mikiel-Anton Vassalli (1764-1829) était né à Zebbug de Gabriele Vassallo et Catarina Magro. Il étudia l’arabe avec Giuseppe Calleja. En 1788, élève et peut-être enseignant, à la Sapienza de Rome, il étudia la liturgie syriaque, puis travailla étroitement avec la Propaganda, restant un traducteur de langues orientales et refusant de devenir missionnaire. Les événements politiques de la Révolution changèrent le cours de sa carrière: chef d’un mouvement contre l’Ordre en 1797, il fut condamné, revint avec les Français, s’enfuit avec eux en 1800, devint agent du gouvernement pour la culture du coton et retourna à Malte en 1820. Voir Anthony Cremona: Vassalli and his times; Frans Ciappara : Mikiel Anton Vassalli, a preliminary survey; G. Cassar Pullicino : Unknown writings by M.A. Vassalli; Alain Blondy : «Mikiel-Anton Vassalli et les réfugiés maltais...». 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 112

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conscience nationale et du sentiment érudit et diffus du lien entre la langue populaire et l’identité maltaise. Cette double étude de l’Ordre et de Malte est, à la suite des événements, ce que les scènes d’exposition sont à la tragédie. Le problème de l’ensemble de l’étude, mais sans doute aussi la clef de la survie et de la fin de l’Ordre, c’est que derrière l’appellation «Ordre de Malte» il y avait pluralité de sens et que, pour user des mêmes termes, tous ne parlaient pas de la même chose. Les efforts des grands maîtres sensibles à la tentation absolutiste portèrent sur leur volonté de créer une image unique de l’Ordre, celle d’une principauté souveraine et neutre en Méditerranée, en insistant sur le rôle économique de sa situation comme de sa mission contre l’Infidèle. Ceux qui acceptèrent cette vision furent justement ceux qui y avaient intérêt en raison de leur commerce avec le Levant, à savoir le royaume de France et les commerçants maltais. Mais l’Ordre était aussi un ordre religieux dont le supérieur restait le Pape. Celui-ci ne l’oubliait pas et ne voulait aucunement d’une dérive monarchique qui eût plus ou moins «décléricalisé» l’Ordre. A Malte, l’écho de cette inquiétude se faisait entendre par la voix de l’Inquisiteur 1, qui sut, plus d’une fois, manœuvrer le Clergé. Seulement, Rome, en rappelant la sujétion de l’Ordre, suscitait la méfiance et l’hostilité de tous ceux, Jansénistes, Gallicans, tenants des Lumières, qui souhaitaient abattre toute forme d’ultramontanisme. Des parlementaires français aux ministres de l’Europe éclairée, s’éleva une sourde rancœur et une volonté de dépecer la vieille milice. Ce caractère chevaleresque était aussi source d’incompréhension. La noblesse qui entrait dans l’Ordre au XVIIIe siècle, n’avait cure de se croiser; elle entendait bénéficier d’une formation navale et espérait tenir commanderie, c’est-à-dire servir et se servir, dans son pays. La volonté centralisatrice des grands maîtres ne pouvait que lui déplaire et son opposition alimenta et s’alimenta à la précédente. Mais Malte était aussi Malte, île sicilienne. Le suzerain napolitain n’avait jamais abandonné son dominium altum. Quand il lutta contre Rome dans le cadre de la lutte pour la prééminence italienne et quand il s’en prit au Pape et aux ordres religieux au nom des Lumières, la vieille prétention féodale n’en fut que renforcée. Les Maltais quant à eux, par absence d’unité, considérèrent, par groupes sociaux, quel pouvait être leur meilleur intérêt. Pour la plupart, le choix était double : le maintien de l’Ordre, régnant sur une petite puissance économique ou le rattachement lâche à un lointain suzerain. Seulement chez quelques-uns germait l’idée d’une identité maltaise. Comme les grands maîtres avaient tâtonné, essayant successivement plusieurs politiques contradictoires sans jamais conclure en faveur de quelqu’une, les nombreux protagonistes de l’histoire de Malte tinrent chacun des conduites diverses sans jamais aller jusqu’à la rupture, comme si tous s’étaient persuadés que les avantages tirés de la situation existante étaient supérieurs à ceux éventuellement retirés de son bouleversement. Ce harcèlement politique laissa l’Ordre harassé à la fin du siècle, au moment où il dut faire face à sa plus grave crise : le temps des turbulences précéda celui des révolutions.

1. Voir Ciappara (Frans), The Roman Inquisition in Enlightened Malta. 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 113 1° partie-Chapitre 2 12/05/06 11:48 Page 114 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 115

DEUXIÈME PARTIE Le temps des turbulences 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 116 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 117

CHAPITRE I La ruine du rêve de Pinto

La volonté du Grand Maître, comme l’obligation pour la Religion hiérosoly- mitaine, de ne plus cantonner l’Ordre dans une mission aussi glorieuse que désormais sans objet, troublaient la scène politique européenne; mais comme pour un caillou lancé dans l’eau, les ondes concentriques de l’effet s’atténuaient au fur et à mesure que l’on s’éloignait de l’archipel maltais. Toutefois, la vie politique de l’Europe vint souvent accroître les mouvements internes : Pinto accédait au pouvoir quand le cardinal de Fleury et Walpole 1 quittaient la scène du monde et quand le difficile équilibre qu’ils avaient souhaité établir s’effondrait devant la réaffirmation des intérêts politiques et économiques des différents pays. Il commençait aussi son magistère, alors que se développait la lutte des États contre les emprises romaines menées depuis la Contre-Réforme. A l’ultramon- tanisme des Zelanti et des Jésuites, correspondait une double lutte, l’une politique des États, soucieux de rester maîtres chez eux, y compris de la vie ecclésiale, l’autre doctrinale, déniant toute suprématie, autre que d’honneur, au successeur de St Pierre. Dans ce contexte général, le gouvernement de Malte pour mener à bien sa volonté de souveraineté, devait rassurer les nouveaux protagonistes, garants de la neutralité de son île et, en même temps, paraître respectueux à son Supérieur religieux sans apparaître soumis à Rome.

LA LUTTE CONTRE LES PRÉTENTIONS SOUVERAINES DE L’ORDRE

La politique de Naples Les premières escarmouches (1741-1753) De 1736 à 1776, cette politique fut incarnée par le ministre Bernardo marquis de Tanucci 2, confident du roi Charles VII, qui entendait donner à la nouvelle dynastie des Bourbons une solide assise, en revivifiant le pouvoir central au détriment de la noblesse et du clergé.

1. André Hercule cardinal de Fleury (1653-1743), évêque de Fréjus, précepteur de Louis XV, accéda à la direction des affaires en 1726, fut favorable à une politique de paix, mais s’engagea néanmoins dans les affaires de Pologne et d’Autriche. Robert Walpole (1676-1745) fut le véritable maître de l’Angleterre de 1727 à 1742; son système était de maintenir la paix en dehors et d’étendre la prérogative royale au dedans. 2. Bernardo, marquis de Tanucci (1698-1783), était un toscan qui s’attacha à l’infant Don Carlos lorsque celui-ci conquit Naples. Celui-ci, devenu Charles VII de Naples et V de Sicile le nomma Premier ministre. Il modernisa l’administration du pays, mais surtout lutta contre le pouvoir de l’Eglise sur deux fronts; le premier était le pouvoir pontifical qu’il entendait rogner le plus possible; le second était celui de l’Eglise catholique dans le royaume. Il s’attaqua aussi aux privilèges de la noblesse. En 1776, la reine Marie-Caroline, aidée du Clergé, le força à se retirer. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 118

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Une première escarmouche avec l’Ordre eut lieu en 1737, lorsque le grand maître Despuig se vit intimer de ne plus nommer aux commanderies situées dans le royaume que des Italiens régnicoles, alors que la Langue d’Italie ignorait les frontières des États modernes. Le Grand Maître s’adressa alors à Fleury pour lui demander la protection de Louis XV 1, inaugurant par là la politique de Malte qui se tournera toujours vers le roi de France, en tant que chef de la Maison de Bourbon, quand des difficultés naîtront avec un souverain de cette famille. L’intervention fut faite et l’affaire n’eut pas de suite 2. En 1741, les attaques se précisèrent. Cette année-ci, Tanucci avait obtenu la signature d’un concordat, restreignant les immunités du Clergé, limitant sévèrement le droit d’asile et rattachant les évêques davantage à la Couronne qu’au Siège apostolique. Or, ces évêques, en vertu de la maxime gallicane qui veut que l’Ordinaire soit maître en son diocèse, prétendirent priver l’Ordre de Malte de la juridiction spirituelle qu’il exerçait dans ses commanderies 3. C’était dénier à l’Ordre son caractère de congrégation régulière et sa spécificité au sein du Clergé. Or, la même année, le gouvernement napolitain adopta une attitude identique à celle de son clergé: le pape ayant autorisé le roi de Naples à lever un impôt sur les ecclésiastiques de son royaume, les commanderies de l’Ordre furent imposées comme si les commandeurs étaient des clercs napolitains. Pinto, à peine élu, en appela aux protecteurs naturels de l’Ordre. D’abord au roi de France; le secrétaire d’État aux affaires étrangères, Amelot 4 reçut Froullay, puis le prince d’Ardore, ambassadeur de Naples, auquel il donna une leçon empreinte de paternalisme : alors que le roi de France pouvait, lui, imposer l’Ordre sans nul besoin d’un indult pontifical, il ne le faisait pas, car la Maison de Bourbon avait toujours protégé la Religion de Malte et qu’il entendait que cela perdurât. Puis, Pinto s’adressa au roi d’Espagne et au pape; Philippe V écrivit à son fils et Benoît XIV céda sur des points disciplinaires pour n’avoir pas à perdre davantage. Cette action concertée contribua à la fin de cette affaire, sans dommage pour l’Ordre 5.

La Visite royale (1753-1755) Bien plus grave fut l’affaire de la Visite royale. Déjà en 1742, les ministres de Sicile avaient examiné le droit spirituel de Naples sur Malte et, notamment, le droit de visite des commanderies. Pinto, sans nier que le monarque sicilien eût ce droit au titre de légat du pape, fit remarquer qu’il ne pouvait s’appliquer aux biens de l’Ordre, soumis directement au pape. L’argument porta et l’affaire en resta là. Quelque temps plus tard, l’archevêque de Brindisi, Mgr Ciocchis, fut nommé Visiteur général des évêchés siciliens.

1. ANP; M 980, n° 13, Malte 11 novembre 1737. 2. Ibid. n° 21, lettre du bailli Marulli, receveur de l’Ordre à Naples, à l’ambassadeur bailli de Mesmes, Naples, 28 janvier 1738. 3. ANP;M 989, n° 34, lettre du commandeur de Polastron au bailli de Froullay,Malte, 7 août 1741. 4. Jean Jacques Amelot de Chaillou (1689-1749), maître des requêtes, intendant des finances (1726), fut en charge des affaires étrangères de 1737 à 1744. 5. ANP; M 980, n° 36, Mémoire secret de Froullay, 1741. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 119

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Son intention était de pousser jusqu’à Malte, quand la peste éclata à Messine et le fit revenir à Naples. L’intérêt de la Visite fut réveillé par une plainte des Carmes de Malte auprès de la monarchie sicilienne. Le pape avait en effet démembré, de la province de Sicile, les couvents carmélites de l’île pour les rattacher directement à leur supérieur général à Rome. L’affaire se régla en janvier 1753 quand l’évêque de Syracuse, Mgr Testa, qui avait depuis des années des relations très fraîches avec l’Ordre, obtint du roi un ordre en date du 25 avril, intimant aux chapelains et servants d’armes résidant en Sicile de quitter cette île sous quinzaine, sauf pour eux de reconnaître la juridiction dudit évêque. L’affaire n’en resta pas là et, le 19 mai 1753, le marquis Fogliani, secrétaire d’État du roi des Deux-Siciles écrivait au bailli Marulli 1, Receveur de l’Ordre à Naples, que ce souverain avait décidé d’envoyer Mgr Testa, évêque de Syracuse, pour effectuer la visite apostolique du siège épiscopal de Malte, au spirituel comme au temporel. Le ton de la lettre était comminatoire et le procédé cavalier. En effet, le gouvernement n’envoyait même pas l’archevêque de Palerme qui eût éventuellement pu agir comme un métropolitain visitant un de ses suffragants, mais un évêque de rang égal à celui de Malte. La visite canonique n’était donc pas une pure visite ecclésiale, c’était une visite royale, Charles VII se prévalant de sa triple relation avec Malte: la souveraineté, le juspatronat et le droit de légation. Cette démarche ne visait aucunement l’Ordre, à l’inverse des précédentes, mais la souveraineté de l’Ordre sur Malte que le Grand Maître essayait d’affirmer aux yeux de l’Europe. Elle avait été concoctée dans le plus grand secret par le marquis Branconi, secrétaire des affaires ecclésiastiques qui s’était chargé d’obtenir l’accord du Conseil secret de la Junte consultative de Sicile 2 et Marulli n’avait reçu la lettre de Fogliani que dans la nuit du 19 mai, vers 10 heures. Ceci ne l’empêcha nullement de faire immédiatement des représentations verbales «avec l’énergie correspondante à l’importance de l’affaire» 3. L’Ordre, dans un premier temps, combattit les prétentions du roi à avoir autorité pour diligenter une visite royale 4 : «La Religion ne saurait regarder avec indifférence les ordres donnés à l’évêque de Syracuse de se transporter à Malte pour visiter le spirituel et le temporel de ce diocèse. Alarmée de cette innovation, elle doit l’être encore davantage de la voir établie sur les droits de la souveraineté, du juspatronat et de la monarchie au nom du roi à ce sujet». L’Ordre ne contestait nullement sa vassalité féodale à l’égard du souverain sicilien, mais il récusait le fait que le juspatronat, droit purement laïque 5 pût jamais donner un quelconque exercice de l’autorité ecclésiastique. Quant au droit de légation, il rappelait qu’il fut accordé par le pape Urbain II, aux premiers temps de la Reconquête, en 1199, pour la seule Sicile ce

1. ANP; M 978, n° 1. 2. ANP; M 978, n° 2, lettre de Marulli à Pinto, 22 mai 1753. 3. Ibid. 4. BNF; N.A. fr 11623, f° 110 Mémoire au sujet de la visite de l’évêque de Malte ordonnée par le roi des Deux-Siciles. 5. Le juspatronat (ou le patronage) était la reconnaissance par l’Eglise d’un acte pieux d’un laïc, fondateur ou bienfaiteur d’un établissement religieux; cette reconnaissance s’accompagnait de privilèges honorifiques (rang, place dans les églises ou les processions, prières nominales) et du droit de désigner à l’investiture canonique, le bénéficiaire de la charge créée. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 120

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droit, unique dans le monde catholique, permettait audit souverain de revêtir d’avance des facultés de légat a latere, un ecclésiastique qu’il aurait choisi à cet effet. Enfin, en ce qui concernait la souveraineté, l’Ordre rappelait qu’elle lui fut confiée par Charles Quint qui s’en était dépouillé, ne conservant que la suzeraineté et de conclure : «La monarchie trouve ses bornes où la souveraineté finit» 1. Dès lors, il développait un argument qui ne pouvait qu’envenimer le débat: ou bien le droit de légation était une régalie, un symbole de souveraineté, et ce droit appartenait au Grand Maître ; ou bien c’était un droit personnel du souverain sicilien, et il ne pouvait s’appliquer à Malte 2, sauf à introduire une puissance étrangère 3 au milieu de l’harmonie voulue par Charles Quint. Marulli se disait persuadé que «les ministres de Sicile, jaloux d’étendre la puissance de leur souverain, mesurent les moyens de l’exercer sur Malte au peu d’étendue de cette île, ils profitent de toutes les circonstances qui se présentent pour engager Sa Majesté à les laisser agir et opposent à la protection qu’elle daigne accorder à l’Ordre, les motifs de conscience qui ne lui permettent pas de sacrifier à son inclination les droits de sa couronne» 4; aussi s’adressa-t-il au duc de Losada, confident du roi, et à la duchesse de Castropignano, dame de la reine, pour faire fléchir les souverains5, mais, contrairement à son attente, feinte ou réelle, Fogliani lui fit savoir, le 21 mai que, la Junte consultative ayant trouvé les arguments de l’Ordre sans fondement, «no ha estimado S.M. alterar Su R.l deliberacion, y, por consequencia tampoco adherir à la sospencion de las letras y patentes espedidas al citado Obispo segun Vs solicita» 6. Pinto voulut éviter l’escalade et envoya le bailli Dueñas, chef de la Secrétairerie du Grand Maître pour l’Espagne, en ambassadeur extraordinaire de l’Ordre pour obtenir du roi une suspension de sa décision et exposer «le trouble que causerait dans cette République religieuse la nouveauté d’une visite dont il n’y a point eu d’exemple depuis plus de deux siècles» 7. Charles VII n’accueillit Dueñas qu’en simple particulier et fit savoir, avec ironie, au Grand Maître qu’il avait refusé que le bailli prît le caractère d’ambassadeur extraordinaire «afin d’éviter les dépenses que ce caractère occasionnerait à pure perte», car il lui confirmait sa volonté de persister dans sa détermination, voulant «accomplir, en tout point, les obligations attachées à la royauté»8. L’affaire s’aggravait et il fut décidé d’en appeler à Versailles et à Madrid, en rappelant à ces deux Cours que l’Ordre n’était utile à tous que parce qu’il était neutre, qu’il ne saurait l’être s’il perdait sa souveraineté et qu’il préférerait alors cesser d’exister 9. Ce frisson héroïque se transmit aux chevaliers qui estimèrent avec Froullay que «l’Ordre préférerait sans doute une fin courageuse au

1. BNF; N.A.fr. 11623, mémoire cité. 2. BNF; Joly de Fleury 305, ff° 255 et sq. 3. BNF; N.A. fr 11623, mémoire cité. 4. Ibid. 5. ANP; M 978, n° 2, lettre citée. 6. Ibid., n° 3, lettre de Fogliani à Marulli, Portici, 21 mai 1753. 7. Ibid., n° 5, lettre de créance du Vénérable bailli Dueas, 9 juin 1753. 8. Ibid., n° 8, lettre de Fogliani au Grand Maître, 19 juin 1753. Ce ministre l’avait reçu auparavant et traité violemment, ibid. n° 74. 9. BNF; Joly de Fleury 305, f° 255 et sq., Raisons données par Naples pour justifier la visite apostolique et réponses. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 121

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parti de survivre à sa gloire et à son indépendance»1; le prince de Conti lui-même estima de son devoir d’intéresser son royal cousin à la cause de l’Ordre 2. Louis XV accorda une audience secrète à Froullay, sans aucun témoin, pour qu’il lui exposât toute l’affaire 3. Le résultat en fut une lettre en termes identiques que Ferdinand VI et Louis XV 4 envoyèrent à Charles VII pour lui faire connaître leur refus de voir porter atteinte à la souveraineté de la Religion. Froullay augurait, dans le style diplomatique, que «l’auguste Sang de France et d’Espagne réuni qui coule dans les veines d’un roi de Sicile» 5 permettrait une solution du différend. En effet, un espoir pouvait être permis, par l’autorisation que Charles VII avait donnée à un chevalier sicilien, le bailli Bonanno, d’aller chercher la réponse du Grand Maître à sa demande de visite apostolique; seulement, pour le roi, aussi susceptible que Pinto sur la dignité de sa souveraineté, cette réponse ne pouvait être qu’un acquiescement soumis, même s’il acceptait que la Visite pût être menée par le propre évêque de Malte, mais agissant comme délégué par celui de Syracuse, sur ordre du roi. Pinto, tout en restant ferme et accumulant les preuves que le diocèse de Malte avait toujours été distinct de la Sicile, renvoya Bonanno à Naples avec ces documents, mais aussi avec des cadeaux pour le roi : deux esclaves noirs, un fusil de chasse, un pistolet incrusté d’or, une croix d’or et de diamants et des oranges maltaises. Or, contre toute attente, la monarchie sicilienne avait décidé de briser la résistance de l’Ordre. Le 5 janvier 1754, une décision royale donnée à Caserte 6 suspendait le commerce tant d’État que privé entre les possessions napolitaines et l’archipel maltais, interdisait aux nationaux de voyager ou commercer sous pavillon maltais, interrompait le droit de circulation des individus dans l’autre pays, supprimait le caractère public des ambassadeurs de Malte et séquestrait tous les biens appartenant au Commun Trésor, à l’évêque de Malte et les commanderies confiées à des chevaliers non sujets du roi de Naples. C’était l’asphyxie économique et alimentaire jointe à la négation de toute existence internationale de Malte et l’organisation schismatique d’un Ordre purement «national». Ce dernier point paraissait le plus préoccupant à l’Ordre, car les autres États risqueraient de ne pas apprécier de verser des subsides dont une partie profiterait à l’un d’entre eux et ils pourraient être tentés de faire éclater l’Ordre en autant de nations qui le composent 7. L’intransigeance de Naples se fondait sur la situation internationale du moment, sur la politique secrète menée par Louis XV, Conti et Noailles, et par là, sans aucun doute, sur la connaissance que cette Cour avait des divisions du ministère français : en effet, le nouveau secrétaire d’État aux affaires étrangères, Saint-

1. ANP; M 978, n° 9, lettre de Froullay au bailli Frias, Bruxelles, 7 novembre 1753. 2. Ibid.; P.S. du 12 novembre 1753. 3. Ibid.; n° 10, lettre de Froullay à Frias, Paris, 24 décembre 1753. 4. Ibid : «... si vous changez les termes de mon cher frère en ceux de mon cher cousin». 5. Ibid. 6. Ibid.; n° 12. 7. Ibid.; n° 14, Réflexions secrètes. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 122

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Contest 1, sachant la jalousie des ministres napolitains qui ne voulaient pas voir intervenir ceux de France dans les affaires de Naples, ne voulait pas envenimer les relations avec ce royaume 2. Or l’Ordre, affolé, avait expédié des émissaires dans toutes les Cours d’Europe : le Portugal, l’Autriche, la Sardaigne, le Saint- Siège, l’électorat de Saxe et même la Prusse et l’Angleterre avaient été pris à témoin. Pour le ministre français, cette publicité était porteuse de davantage de difficultés que de solutions. Il engagea Louis XV à n’intervenir comme médiateur que si Naples le demandait, mais il s’opposait à Conti qui poussait le roi à agir en chef des Bourbons. Recevant Froullay, il engagea l’Ordre à attendre, à laisser les choses se tasser, car nul ne pouvait forcer le roi de Naples à reculer à la face de l’Europe 3. L’ambassadeur à Paris reçut le même avis du comte de Bruhl, premier ministre de l’électeur de Saxe, Auguste III, roi de Pologne 4 : le mieux était de tout ensevelir dans l’oubli et pour salaire de la bienveillance du Grand Maître, la Saxe s’engagerait à demander à Naples et au pape de borner la juridiction de l’évêque et de l’inquisiteur, ce qui rendrait Pinto «et son Ordre maîtres absolus de Malte et du Goze tant pour le spirituel que pour le temporel». C’était retourner la situation et fortifier la position souveraine du Grand Maître, trop pour que Naples pût l’accepter. L’affaire devenait donc européenne. Pressé de toute part, Pinto essayait de s’en sortir sans que l’Ordre perdit de sa dignité, d’autant que le ministère de Naples faisait monter la tension en répandant partout qu’il allait s’attacher à rendre caduque l’inféodation 5 de l’île aux chevaliers. Le Grand Maître était aussi inquiet du trouble que cette crise suscitait chez les Maltais comme en Couvent : des écrits s’en prenaient aux chevaliers français et les menaçaient des Vêpres siciliennes 6; des membres de la noblesse, tel le marquis Gilberto Testaferrata, soutenaient Charles VII et entretenaient la turbulence dans la population 7; jusqu’à des chevaliers 8 qui manœuvraient en Curie pour obtenir une réunion du Chapitre général et une réforme de l’élection du Grand Maître. Sur cette dernière affaire, Benoît XIV fut très ferme, mais il n’en demeurait pas moins que la situation devenait critique, car il apparaissait à tous, et a fortiori au Chef de l’Ordre que l’installation à Malte, en dépit des deux cents ans écoulés, restait précaire, tant pour la monarchie sicilienne que pour une part des Maltais. En outre, la difficulté s’aggravait du fait que cette affaire de la Visite royale tombait à un moment où se redessinaient des alliances en Europe et quelque désir qu’aient eu certaines Cours de complaire à l’Ordre, beaucoup trouvaient que c’était bien du bruit inutile.

1. François Dominique de Barberie de Saint-Contest (1701-1754) prit le département en 1751. 2. ANP ; M 978 n° 16, Berlin, 1er septembre 1753. 3. Ibid., n° 32, Mémoire très secret de Froullay «pour S. A. E. seule», Versailles, 26 décembre 1753. 4. Ibid., n° 35, lettre de Froullay au Grand Maître, Paris, 27 décembre 1753. Le comte Henri de Brühl (1700-1763) fut ministre d’Auguste III (1696-1763), électeur de Saxe en 1733, élu roi de Pologne la même année, qui en s’alliant avec l’Autriche contre la Prusse, fit de son pays le théâtre de la guerre de Sept Ans. 5. ANP; M 979, n° 2, lettre du chevalier des Pennes à Froullay, Malte, 25 janvier 1754. 6. NLM; LIBR 11, f° 286. 7. NLM; ARCH 1355. Voir Carmelo Testa, The life and times of Grand Master Pinto, p. 135. 8. Dont le commandeur Sansedoni de Pérouse. Voir ARCH 1516. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 123

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Ainsi, même s’il n’abandonnait pas encore l’idée de réchauffer les relations entre l’Autriche et la dynastie hanovrienne de Londres contre la Prusse, le nouveau chancelier Kaunitz 1, quoi qu’il ne tînt pas Saint-Contest en haute estime, n’était pas insensible à son projet de rapprochement franco-autrichien. Malte avait été informé de ces grandes manœuvres diplomatiques par Froullay qui s’était fait tancé par Saint-Contest. En effet, l’ambassadeur de Malte s’était vu réclamer avec instance un mémoire sur les faits, par Lord Abermale, ambassadeur britannique. Le lui ayant fourni, il s’était entendu représenter «avec quelque vivacité» par Saint-Contest que si l’Ordre s’adressait à l’Angleterre, les puissances catholiques l’abandonneraient et que la France n’hésiterait pas à faire saisir toutes ses commanderies 2. En le quittant, le ministre lui donna comme conseil de laisser plutôt le Saint Siège mettre une limite aux prétentions de Naples, pour mieux défendre les siennes, ce qui ne serait «pas un mauvais moyen de procurer à l’Ordre beaucoup de liberté et d’indépendance». Froullay n’ignorait pas non plus qu’à la Cour d’Espagne, La Ensanada était en difficulté. Il était favorable à l’alliance française, avait noué des liens avec Naples et soutenu les Jésuites du Paraguay. C’était autant que la reine, Maria- Barbara de Portugal, ne pouvait lui pardonner. Portée à regarder vers Londres, elle remplaça La Ensanada par le général Wall, un Irlandais au service de l’Espagne, dans la confiance du roi Ferdinand VI, au moment où les ministres espagnols, connaissant la santé de ce monarque ne voulaient aucunement s’opposer à son fils qui pouvait devenir leur maître à tout moment 3. Malte ne pouvait donc compter que sur la France, et Froullay, en diplomate consommé, entreprit d’isoler Saint-Contest. Il vit tous les ministres : Noailles, Puyzieulx, Saint-Séverin et Rouillé étaient favorables à l’Ordre; d’Argenson 4 et Saint-Florentin pensaient bien; seul Saint-Contest refusait tout ce qui pouvait nuire à l’union entre les branches de la Maison de Bourbon 5. Aussi eut-il recours à ses liens avec le roi et obtint-il, le 4 février 1754, une audience secrète de Louis XV. Celui-ci lui affirma qu’il avait été choqué de la vivacité de Naples qui avait agi comme pour une déclaration de guerre et qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que l’Ordre signât une trêve avec la Barbarie pour subvenir à ses besoins.

1. Wenzel Anton comte, puis prince, Kaunitz-Rietberg (17111794) était un grand seigneur, pénétré des Lumières, pour qui les traditions religieuses avaient peu d’importance. Il devint Chancelier en 1753. 2. ANP; M 979, n° 38, Froullay, Mémoire très secret pour S. A.E. seule, Versailles, 8 janvier 1754. Il ne mentionne la menace, faite en présence de Rouillé et Puyzieulx, que dans un mémoire postérieur à la mort de Saint-Contest, du 11 septembre 1754 (ibid., n° 86) transmis directement à Pinto par le bailli de La Brillane. 3. ANP; M 978, lettre du bailli Frias à Froullay, Madrid, 11 mars 1754. Zénon-Silva marquis de La Ensenada (1690-1762), principal ministre et ministre des Finances sous Ferdinand VI. 4. Voir Yves Combeau, Le comte d’Argenson (1696-1764), ministre de Louis XV, Paris, Droz, 1999. 5. ANP; M 979, n° 47, Mémoire très secret pour S. A. E. seule, Paris, 9 février 1754. Un autre aspect de la pensée de Saint-Contest était révélé par Froullay dans un mémoire secret suivant, du 15 juin 1754 (ibid., n° 74); c’était celui de ses opinions gallicanes: «... V.A.E. comprend aisément qu’un ministre élevé dans les principes sur lesquels sont fondés les droits, coutumes et privilèges du Royaume de France, les libertés, immunités et franchises de l’Eglise gallicane, ne convient pas que Clément XI ait été maître d’abolir par une bulle, des concessions acquises à titre onéreux et desquels les rois de Sicile étaient dans une possession paisible depuis plusieurs siècles, etc....» 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 124

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Froullay, après les remerciements d’usage, fit savoir au roi que l’Ordre ne pouvait supporter les nouvelles conditions siciliennes, qu’il ne pourrait tenir longtemps la situation qui lui était imposée et qu’il était donc disposé à rendre l’île de Malte. Il demanda donc au monarque à qui il devait la remettre ; la lui ayant proposée, Louis XV refusa «en riant», car «il faudrait y entretenir une garnison considérable». Froullay demanda donc, avec une fausse innocence, s’il fallait la remettre à l’Angleterre, à la Hollande ou même à son souverain, Naples 1. L’argument toucha le roi; c’est pourquoi, ce fut désormais celui qu’employa l’Ordre dans ses négociations avec la France qui savait pouvoir user à Malte d’une grande influence qui cesserait si l’Ordre venait à disparaître. Le 10 février 1754, le roi évoqua l’affaire au Conseil d’État. Il fut décidé que la France s’entremettrait pour obtenir la révocation du décret de Caserte et qu’il serait conseillé au Grand Maître de députer une ambassade extraordinaire aux pieds de Charles VII. L’ambassadeur de France à Naples, le marquis d’Ossun fut donc invité à demander la suspension de la déclaration du 5 janvier et à proposer la médiation du roi de France sur le fond. A Malte, où l’on ignorait encore les succès de Froullay, la situation devenait intenable. Le 22 janvier, le Grand Maître avait proclamé la scala franca qui suspendait tout droit de douane sur les marchandises entrant dans les ports. Le 24, le vaisseau de l’Ordre, le San Vincenzo, était parti pour Cagliari. Le Grand Maître lui-même supprimait toute consommation de volaille et de neige, pour les réserver à l’Hôpital. L’Université des grains, enfin, diminuait le prix du blé pour que le peuple souffrît moins. Début mars, la situation n’était guère meilleure : l’Université avait acheté 12000 salmes 2 de blé du Levant à divers bâtiments français et le San Vincenzo n’avait rapporté que 61 bœufs, 100 moutons et 1 200 poules 3 au point que le chargé d’affaires français, le chevalier des Pennes écrivait: «Ne serait-ce pas pire si nous étions assiégés?» 4. Toutefois, cela avait galvanisé l’ardeur des chevaliers, ramené une constance patiente parmi la population et fait apparaître négativement la Cour de Naples. C’est pourquoi, Pinto, en apprenant la nouvelle position de Versailles, écrivit à Froullay que l’Ordre n’enverrait d’ambassade extraordinaire, et même, n’accepterait la médiation de la France qu’après que le décret de Caserte aura été abrogé 5. Or, à Naples, la difficulté vint de l’ambassadeur français, le marquis d’Ossun. Alors qu’il ne connaissait pas encore très bien l’affaire, le bailli Bonanno, davantage plein de bonne volonté que de réels talents diplomatiques 6, avait défendu, auprès du marquis, davantage son souverain que son Ordre. Ossun était

1. Ibid.; n° 48, Mémoire très secret pour S. A. E. seule, Paris, 7 février 1754. 2. La salme équivalait à un peu plus de 290 litres. 3. Ibid.; n° 13, lettre du chevalier des Pennes à Froullay, Malte, 11 mars 1754. 4. Ibid.; n° 13. 5. Ibid.; n° 10, lettre de Pinto à Froullay, Malte, 11 mars 1754. 6. Benoît XIV écrivait, le 14 novembre 1753, au Cardinal de Tencin que le bailli était un homme plein de bonnes intentions, mais un visionnaire, avec les poches remplies de projets et de compromis. Cité par C. Testa, op. cit., p. 136. Le bailli de Tencin, de son côté, écrivait: «le bailli Bonanno dont le zèle fermente aisément», ANP; M 979, n° 140, lettre à Froullay, Malte, 20 décembre 1754. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 125

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donc plein de préventions lorsqu’il reçut ses instructions du maréchal de Noailles: il devait représenter que les États d’Europe considéraient le décret de Caserte comme «d’une extrême rigueur» et que ses démarches visaient à «rendre, dans cette occasion, un service aussi essentiel au roi de Naples, que serait celui de le tirer de l’embarras dans lequel on vient de l’engager, sans en prévoir assez ni les suites, ni les conséquences» 1. L’ambassadeur mit, semble-t-il, une certaine mauvaise volonté à se conformer à ses ordres. Il écrivit même au Grand Maître qu’il avait trouvé à Naples «une résistance insurmontable» due au manque de souplesse initial de l’Ordre, et qu’il traiterait «l’affaire sans éclat, sur le pied de l’amitié, de l’intimité et de la parenté» 2. Le résultat ne fut guère brillant, puisque le roi de Naples accepta certes la médiation de son cousin de France, mais après seulement que l’Ordre aurait formellement reconnu le droit de visite royale. Les deux parties campaient sur leurs positions en vertu de leur même conception des droits souverains, mais de légers signes de décrispation apparaissaient sous la discrète influence de la France: l’Ordre ne ferma pas ses ports aux bâtiments siciliens et le roi de Naples accepta que des navires de la Religion vinssent s’approvisionner en neige pour l’Hôpital, dans ses États. A Malte, les chevaliers hostiles à Pinto recommencèrent à s’agiter. Ils avaient trouvé un chef en la personne du bailli de Tencin, neveu du Cardinal et qui aspirait à succéder à Pinto qu’il enterrait un peu vite. Ce bailli avait été nommé membre de la Congrégation du Sacré Conseil chargée de l’affaire de la Visite royale. Son ambition était grande et il était suspecté, non sans raison, de viser le grand magistère avec le soutien actif de son ami le Grand Prieur de France, le prince de Conti. Il s’établit donc entre lui et Froullay une correspondance suivie 3 : Tencin informait l’ambassadeur de l’état d’esprit de Malte, mais lui donnait des conseils qui ressemblaient à des instructions de contre-gouvernement, tandis que Froullay lui donnait à savoir autant qu’à la chancellerie du Grand Maître. Tencin prit la tête d’une cabale jusqu’au-boutiste et s’entendit avec Ossun; ses liens avec Froullay lui permirent donc de mener une politique diplomatique personnelle qui consistait à éliminer les Espagnols (dont Dueñas) des négociations secrètes et de les remplacer par des Français. Froullay devait obtenir l’accord de Versailles en montrant que Dueñas, grâce à ses liens avec certains ministres napolitains risquait d’obtenir un compromis qui eût rendu inutile et ridicule l’offre de médiation française, mais qu’en maintenant la pression, alors qu’Ossun, qui traitait directement avec le roi, pourrait parvenir à faire désavouer le ministère napolitain par Charles VII, le rôle médiateur de Louis XV serait éclatant et les chevaliers français qui avaient entravé la politique de compromis souhaitée par les Espagnols, apparaîtraient comme les seuls vrais défenseurs de l’Ordre. Cette cabale parvint à la connaissance de Pinto qui en informa Versailles. Dans une lettre très ferme à Froullay 4, le Grand Maître «l’exhorte à se conformer de point en point et sans la plus légère altération» aux termes de ce que lui écrivait sa secrétairerie, sans tenir compte d’autres lettres émanant de l’ordre. Puis ce

1. NLM; ARCH 1204, ff° 305 et sq., Versailles, 15 février 1754. 2. ANP; M 979, n° 18, lettre de Pinto à Froullay, Malte, 15 mai 1754. 3. Ibid.; n° 117 à n° 151. 4. Ibid.; n° 28, Malte, 25 octobre 1754. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 126

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fut au tour du chargé d’affaires de France de lui écrire : «à l’avenir, Monsieur, vous m’obligeriez sensiblement si vous vouliez bien rendre compte directement au Grand Maître de tout ce qui concerne l’affaire de la Visite» 1. Cette affaire n’avait que trop duré et risquait d’avoir des conséquences sur l’ordre. Le nouveau ministre des Affaires étrangères français, Rouillé 2 était beaucoup plus favorable que son prédécesseur à une solution rapide; quant au pape, il craignait que les intérêts de l’Eglise fussent atteints en même temps que ceux de l’ordre. Le nouvel ambassadeur de France à Rome, le comte de Stainville 3 était aussi mieux disposé à l’égard de l’ordre que son prédécesseur. Le cardinal secrétaire d’État Valenti 4 saisit ces opportunités et fit tout pour que Paris et Rome entreprissent, non une démarche commune que n’aurait pas toléré la susceptibilité gallicane, mais une action combinée. L’auditeur de la nonciature à Naples, Mgr Ruffini, entama donc une négociation, alors que Rouillé transmettait au marquis d’Ossun le plan arrêté 5, voisin des propositions du Saint–Siège, et qu’il devait présenter au roi de Naples: le Grand Maître écrirait à Sa Majesté Sicilienne pour le supplier de reprendre l’Ordre dans ses bonnes grâces; le roi de France écrirait dans le même sens à son cousin; l’Ordre enverrait une ambassade extraordinaire à Naples ; Charles VII lèverait le séquestre et l’interdiction; Naples et Malte examineraient alors leurs droits respectifs. C’était l’échec des tenants de la ligne dure, tel Tencin et un acquît pour la camarilla espagnole du Grand Maître. Les deux négociations aboutirent à un heureux dénouement: Pinto écrivit, Louis XV envoya une lettre autographe à Charles VII qui, de même, lui répondit que «c’est uniquement à la considération de Sa Majesté Très Chrétienne et pour l’amour d’Elle» qu’il s’était porté à rendre sa bienveillance à l’Ordre 6. Les baillis Dueñas, Fleury et Combreux composèrent l’ambassade extraordinaire. La fin de cette «malheureuse affaire» qui fut «la plus essentielle et la plus délicate depuis le siège de Malte» 7 fut connue à Malte le 7 janvier 1755. Pinto tint un Conseil d’État, fit chanter un Te Deum, tandis que «la joie du peuple et de toute la Religion était aussi vive que sincère»8. L’affaire de la Visite royale fut en effet très grave. Tout d’abord parce qu’elle montrait que l’Ordre ne pouvait aller très loin dans ses vues d’indépendance sur Malte, sans que la nouvelle dynastie sicilienne en prît ombrage. Elle montrait ensuite à Pinto que les princes chrétiens voulaient bien défendre l’Ordre en

1. Ibid.; n° 30, Malte, 14 décembre 1754. 2. Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy (1689-1761), conseiller au Parlement, il fut ministre de la Marine en 1749, puis des Affaires étrangères de 1754 à 1757. 3. Etienne François comte de Stainville, duc de Choiseul en 1758 (1719-1785) fut ambassadeur près le Saint-Siège de 1753 à 1757, puis près l’Empereur (1757-1758). En 1758, il prit le département des affaires étrangères (1758-1761 et 1766-1770), de la guerre (1761-1770), de la marine (1761-1766). 4. Silvio Valenti-Gonzaga (1690-1756) fut nonce en Flandre et en Espagne. Elevé à la dignité cardinalice par Clément XII en 1738, il fut choisi comme secrétaire d’État par Benoît XIV. Valenti sut toujours ménager les intérêts des princes dans leurs relations avec le Saint-Siège pour préserver les droits de celui-ci. 5. ANP; M 979, n° 92, Fontainebleau, 21 octobre 1754. 6. Ibid., n° 105. 7. Ibid., n° 142, Froullay à Tencin, Paris, 19 avril 1755. 8. Ibid., n° 32, des Pennes à Froullay, Malte, 15 janvier 1755. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 127

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tant que corps, mais qu’ils ne se disputeraient par pour ce Grand Maître soi- disant souverain. Cela brisait, dans son élan, le rêve monarchique du Portugais. L’autre aspect, plus grave peut-être, fut que l’Ordre n’ayant pas eu les moyens de défendre ses prétentions, il avait porté le différend sur la place publique, réclamant la protection ou l’intervention de toutes les Cours, espérant ainsi forcer la main de ses protecteurs naturels ou potentiels. Ce faisant, il apparaissait comme un trublion dans le jeu subtil des alliances qui le dépassaient en taille et en intérêt. Jusqu’alors, il avait été le coadjuteur des armées européennes contre le danger musulman et il était apprécié pour son rôle d’assistance économique. Or, il venait, certes pour la première fois, sinon de mettre en péril, du moins de brouiller gravement le jeu souverain des politiques diplomatiques et occuper, plus qu’il n’aurait convenu, les chancelleries. Cette affaire avait aussi confirmé l’éloignement des gouvernements pour les problèmes de Malte. Cette indifférence pour ce qui n’était pas l’Ordre dans leurs États, était courante chez beaucoup de princes, mais ne l’était pas pour l’Espagne. Or celle-ci s’orientait vers une neutralité européenne pour mieux s’intéresser à ses colonies. Ce retrait privait ainsi Malte du soutien qui avait été le plus important au siècle précédent. Le fait que la monarchie sicilienne appartînt à une dynastie propre faisait du royaume des Deux-Siciles, non plus une part de vastes possessions, mais un État qui souhaitait recouvrer et imposer ses droits. Malte perdait un suzerain bienveillant et lointain, pour trouver un souverain tatillon et voisin. Il ne lui restait plus qu’à se tourner vers Rome et Versailles; or le pape ne demandait pas mieux que d’imposer un contrôle plus important sur l’Ordre; et donc, pour garantir son indépendance politique, Malte ne pouvait que se confier à la protection de la France. Toutefois, cette démarche pour aussi logique et naturelle qu’elle fût, tendait à augmenter la présence d’un pays au point de lui donner l’allure d’un protectorat. Cela ne pouvait que gêner les visées britanniques en Méditerranée et mettre ainsi Malte, au centre de la nouvelle rivalité franco-anglaise. En dernier lieu, l’affaire de la Visite avait confirmé la fragilité du pouvoir de l’Ordre sur l’île de Malte qui n’était qu’un emporium et non un pays. Dans cette affaire, comme en bien d’autres, ce fut le rôle de la Congrégation d’État que de faire apparaître cette vulnérabilité. Les quatre dignitaires qui composaient ces organes extraordinaires savaient analyser la situation dans son déroulement et ses conséquences, mais aussi dans ses causes. En l’occurrence, ils montrèrent que les chevaliers gênaient désormais l’ambition des négociants maltais et siciliens, depuis qu’ils avaient réussi à développer l’économie de l’île. Les visées siciliennes sur Malte étaient brisées par la présence d’un Ordre à dominante française et les placards affichés, le 1er octobre 1753, sur les portes des trois Auberges de France en portaient témoignage. Voi, o Cavalieri francesi Che maltrattate troppo i Maltesi Or, che hanno vicino il Napolitano Guardatesi, che vi cantavano il Vespero Siciliano 1

1. NLM; LIBR 11, f° 286. Cité par C. Testa, op. cit. , p. 135. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 128

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Mais c’est surtout dans le rapport que Tencin fit parvenir à Froullay qu’apparaissent les conclusions des travaux de la Congrégation 1 : «Les Maltais qui font quelque fortune s’irritent de dépendre de la Religion, deviennent ses ennemis et croient s’élever en se déclarant sujets du roi de Sicile; abus sur lesquels les grands maîtres ont toujours fermé les yeux, pour éviter un éclat, dangereux par l’interprétation qu’on n’aurait pas manqué de donner aux démarches nécessaires pour réprimer cette folle vanité. Tant de faux préjugés, nourris par l’habitude d’éprouver nos complaisances, ont ouvert les barrières qui arrêtaient l’impatience des Siciliens d’établir leur domination sur un pays, devenu de jour en jour plus riche, plus florissant et plus propre à rassasier leur cupidité».

Le décret pontifical sur les patentats (1760) L’affaire des patentats de l’inquisiteur, sur laquelle l’on reviendra, fut une des nombreuses difficultés surgies entre le Grand Maître et le représentant du Saint- Office. Elle fut réglée, sur intervention des Cours, par le pape qui prit un décret en Saint-Office, le 31 juillet 1760. Ce décret, très restrictif à l’encontre de l’inquisiteur, prévoyait néanmoins que les patentats désormais passibles des tribunaux laïques, pouvaient faire appel à Rome. L’ayant appris, Tanucci écrivit, en septembre, au cardinal Orsini pour lui demander d’informer le pape et ses ministres que les séculiers ne pouvaient ni ne devaient aucunement en appeler à Rome, mais, au contraire, au tribunal de la monarchie de Sicile 2. Or, ce décret était le résultat d’un compromis qui mettait fin à une tension certaine entre Pinto et Rome. Tanucci le savait parfaitement et, ne voulant pas d’un rapprochement entre le Saint-Siège et l’Ordre, il ajouta perfidement qu’il savait qu’il trouverait certes de l’opposition à Malte, mais que le Grand Maître était en réalité d’accord avec lui pour refuser l’appel à Rome. Enfin, il menaçait, au cas où l’opposition l’emporterait, de faire séquestrer tous les biens de la Religion situés dans le royaume des Deux-Siciles et d’affecter leur revenu à l’armement en course de vaisseaux contre les Turcs, ajoutant qu’il inviterait les autres Couronnes à imiter Naples, ce qui aurait pour conséquence de supprimer un Ordre «en fait inutile». Tanucci était devenu l’homme le plus important de la Régence des Deux- Siciles en raison des liens personnels qu’il gardait avec son souverain devenu, en 1759, Charles III d’Espagne, mais les autres ministres de la Régence étaient moins exigeants que lui et ils eussent préféré un dénouement plus favorable à l’Ordre. Cependant Tanucci n’était pas que le défenseur de la monarchie sicilienne. Disciple des Lumières, il bénéficia de la minorité de Ferdinand IV pour mener une politique nettement anticléricale, voisine de celle menée par Pombal au Portugal 3. Or, celui-ci avait profité d’un attentat contre le roi Joseph Ier, en 1758, pour s’en prendre à la noblesse et aux Jésuites qui furent expulsés en 1759, alors

1. ANP; M 979, n° 117, mémoire du 23 mars 1754. 2. ANP; M 986, n° 84, lettre du bailli de Breteuil au vice-chancelier Guedes, Parme, 30 septembre 1760. 3. Sebastio Jose de Carvalho e Mello, comte d’Oeiras, marquis de Pombal (1699-1782) fut le véritable dirigeant du pays, pendant le règne de Joseph Ier (1750-1777). 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 129

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que le tribunal de l’Inquisition était rattaché à la monarchie portugaise. C’était pour Tanucci un exemple à suivre et, s’il ne visait pas encore les Jésuites, il pensait à l’Ordre. Aussi écrivit-il à Pinto, le 11 décembre 1760 1 que le roi de Naples ne pouvait permettre qu’un souverain étranger, tel le pape, intervînt dans les causes des laïcs de l’archipel maltais, la pleine juridiction revenant au Grand Maître dont le devoir était de la maintenir intacte; que ledit souverain regarderait comme un abus du pouvoir donné à l’Ordre par les rois de Sicile, l’aliénation, par celui- ci, en matière de droit séculier, de ses sujets à un souverain totalement étranger. Tanucci faisait coup double. Il s’attaquait, comme tous les ministres éclairés à la puissance pontificale et surtout, poussait l’Ordre dans une impasse. Le décret pontifical que ce dernier avait obtenu était, de loin, les meilleures dispositions qu’il pouvait espérer de Rome; le refuser, pour complaire à Naples, c’était déplaire au pape et affirmer, aux yeux du monde la sujétion de Malte à la monarchie sicilienne; l’accepter, c’était encourir les foudres de Naples. Or, Tanucci escomptait que Pinto choisirait cette dernière solution, puisqu’il s’était vanté, dans une lettre à Rome, du mois d’août, selon les versions : «se questo succede, il colpo è fatto» 2 ou «Malte est dans mes filets; elle deviendra ce qu’elle devait être: une province du Royaume de Naples»3. En effet, l’affaire mit l’Ordre dans le plus grand embarras. Le vice-chancelier Guedes et Pinto avaient des pièces leur permettant de croire que Tanucci voulait émanciper l’Ordre du pape et que son souci principal était de s’en prendre au pouvoir pontifical. Le bailli de Breteuil, ambassadeur de l’Ordre auprès du Saint-Siège, avait des pièces contraires. La Secrétairerie d’État pontificale, quant à elle, commença à suspecter Pinto de vouloir se soustraire à l’autorité de son supérieur majeur. Malte une nouvelle fois se tourna vers la France et Froullay fut chargé de sonder la Cour de Versailles. Froullay, personnellement, se méfiait autant de Rome que de Naples 4, mais il estimait que la France n’avait pas à choisir pour l’Ordre 5. Il savait aussi que le gouvernement maltais penchait davantage pour Naples que pour le pape. Or, c’est le moment que choisit Tanucci pour infliger à l’Ordre un camouflet dans un domaine où Pinto était particulièrement sensible, celui des honneurs royaux. Lors de la cérémonie en l’honneur du nouveau roi, le Général des galères, représentant le Grand Maître, s’était vu obligé à la génu- flexion et au baisemain du roi et des princes, c’est-à-dire, selon les mots mêmes du ministre, le traitement réservé aux députés de Palerme 6. Fort satisfait de cette humiliation, il donna l’ordre d’en imprimer la relation et d’en instruire les Cours 7. Malte comprit qu’il n’y avait rien à attendre de bon de Tanucci. Froullay

1. ANP; M 986, n° 86. 2. Ibid.; n° 94, lettre de Breteuil à Guedes, Rome, 18 novembre 1760. 3. Ibid.; n° 84, lettre de Breteuil à Guedes, Parme, 30 septembre 1760. 4. Ibid.; n° 94, Froullay avait l’habitude d’annoter les dépêches en français phonétique écrit en caractère grecs. Il nota ainsi: «Tanucci ne nous aime pas, Rome nous aime-t-elle?» 5. Ibid.; il note de la même façon: «Est-ce à la Cour de France à donner nos maîtres? M. de Choiseul en a-t-il le temps?» 6. ANP; M 987, n° 167, Breteuil à Froullay, Rome, 15 novembre 1760. 7. ANP; M 986, n° 94. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 130

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écrivit donc que, selon lui, le plus sage était de ne rien faire: il ne fallait ni refuser le décret, ce qui eût mécontenté le pape et donné des raisons à l’inquisiteur d’augmenter ses prétentions, ni l’accepter, car il n’en était nul besoin, l’application en incombant audit inquisiteur 1. Il rencontra ensuite Choiseul qui le mit en garde contre les mauvaises dispositions de Madrid à l’égard de l’Ordre et lui fit part de ses propres réticences quant aux prétentions de Rome sur le temporel, lui rappelant que si le Grand Maître, en tant que religieux, avait des devoirs envers le pape, la Cour de Rome en avait aussi envers la souveraineté de Malte 2. L’affaire en resta là, car d’autres événements détournèrent l’attention de l’Europe, le Turc faisant mine d’armer contre Malte. Néanmoins, elle avait suffisamment secoué l’Ordre; cinq ans après la conclusion de celle de la Visite royale, elle montrait que Naples ne souhaitait pas laisser Malte en paix. Mais, cette fois, la Cour de Rome, y ayant été impliquée, les gouvernements européens, gagnés par les Lumières, ne voulurent pas intervenir dans une cause jugée trop ecclésiale. Guedes qui avait de plus en plus la charge des affaires, se rendait compte que Tanucci : «ne laisserait certainement pas de profiter de cette faiblesse» et de conclure : «Onde, tanto più si rende indispensabile che il Ré Cristianissimo abbracci con vigore la nostra diffesa e propalli la sua sublime protezione in nostro favore»3.

L’édit d’expulsion des Jésuites (1768) De 1759 à 1767, les Jésuites avaient été expulsés du Portugal, de France, d’Espagne, des Deux-Siciles et de Parme, à la suite d’une campagne conjuguée des jansénistes, des parlementaires et des Lumières. Naples ayant donc renvoyé lesdits religieux, exigea, en vertu du pacte liant l’Ordre à la monarchie sicilienne, leur expulsion de Malte. Le Grand Maître n’avait guère le choix et il le savait. L’affaire fut donc menée promptement, «en bonne harmonie avec la Cour de Naples et celle du pape»4, et avec le plus grand respect pour les Jésuites qui s’embarquèrent pour Civita Vecchia, sur un bâtiment français. Tout s’était donc fort bien passé, lorsque, deux mois après, Tanucci prit connaissance de l’édit d’expulsion, pris par le Grand Maître, le 22 avril 1768 5. Le préambule était ainsi libellé : «Investiti Noi e la nostra Religione della sovranità di Queste Isole, dalla munificenza del monarca di Sicilia, col concorso di tutti i sovrani d’Europa per mezzo del Diploma dell’Augustissimo Imperatore Carlo V di perpetua gloriosa rimembranza...» Le Toscan, comme l’appelaient les Napolitains, exigea la nouvelle version suivante : «Investiti Noi e la nostra Religione dell’esercizio d’ogni pieno e supremo dritto di queste Isole dalla munificenza del monarca di Sicilia, per mezzo del Diploma...» 6. C’était, une fois encore, nier la souveraineté de l’Ordre et ne lui concéder qu’une souveraineté usufruitière. C’était aussi supprimer la mention de la protection commune des princes chrétiens et ne lier le sort de Malte qu’à celui de Naples. Pinto essaya de traiter directement l’affaire avec Tanucci en lui

1. Ibid.; n° 95, Froullay à Breteuil, Paris, 1er décembre 1760. 2. Ibid.; n° 98, Froullay à Breteuil, Paris, 17 décembre 1760. 3. Ibid.; n° 101, Guedes à Froullay, Malte, 21 mai 1761. 4. Ibid.; n° 104, Guedes à Froullay, Malte, 25 avril 1768. 5. Ibid.; n° 105. 6. MAE, CP Malte 12, n° 337, le bailli de Fleury à Choiseul, Paris, 2 novembre 1768. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 131

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députant le bailli Pignatelli, d’une grande famille napolitaine. Le ministre répondit qu’en cette affaire, il avait obéi aux ordres de Charles III et qu’il souhaitait que l’Ordre fît toujours cause commune avec la Maison de Bourbon, notamment dans ses différends avec le Saint-Siège; et, dans l’attente du changement demandé, il interdisait d’extraire du blé sicilien à destination de Malte, pesant ainsi sur l’approvisionnement de l’île pour faire céder l’Ordre. Malte était saisie à la gorge : incapable de se ravitailler, on lui demandait en outre d’abandonner sa neutralité et sa souveraineté. L’Ordre se retourna alors vers Madrid et Versailles, où des mémoires furent envoyés dès l’été 1768. L’affaire, initiée par Froullay, fut suivie par Fleury 1, son successeur, qui dirigea toutes les négociations, en France comme en Espagne. En France, il ne trouva pas auprès de Choiseul la bonne volonté qu’il espérait : certes le ministre trouvait dure la position de Tanucci, mais il souhaitait néanmoins que disparût la mention col concorso dei sovrani d’Europa 2. En Espagne (où l’ambassadeur se servait du receveur de l’Ordre, le commandeur de Melgarezo, mais aussi d’un négociateur secret, le chevalier de Magaillon), Charles III parut prêt à accepter un accommodement : il concédait le terme de sovranità, mais souhaitait, lui aussi, la disparition de la mention avec le concours... qui amoindrissait l’acte de donation de Charles Quint 3 et, pour montrer sa bonne volonté, il envoya du blé sicilien à Malte 4. Tanucci paraissait donc avoir altéré la demande et outrepassé ses ordres. A Malte, où l’affaire des Jésuites avait profondément divisé le Couvent, Pinto craignit des troubles internes. La molle lenteur des soutiens apportés par Vienne, Paris et Madrid ne l’incita pas «à entrer dans les tracas d’une négation formelle, comme dans l’affaire de la Visite royale»5 et il condescendit à donner satisfaction à Tanucci, en dépit des négociations entamées. Fleury, furieux sans doute d’avoir été porté en avant pour une capitulation prématurée, écrivit au vice-chancelier Guedes 6 pour dénoncer «cette instabilité inouïe» qui risquait de rendre les Puissances «beaucoup plus difficiles et circonspectes» à se mêler des affaires de l’Ordre, et, dans une lettre à Melgarezzo, il prophétisait plus violemment qu’«en laissant entamer sa souveraineté, l’Ordre de Malte introduisait le germe de la destruction prochaine de son île»7. Dans ses relations avec Naples, l’Ordre n’avait donc vu les choses qu’à la dimension de l’île sur laquelle il entendait exercer sa souveraineté. Il continuait son rêve du XVIIe siècle, alors justement que le XVIIIe siècle souhaitait bousculer une société politique née de la Contre-Réforme. Alors que la Religion hiérosolymitaine avait été, très longtemps, à la pointe de l’idéal chrétien, l’Ordre de Malte se trouvait confronté à un dilemme. Ou bien il épousait l’air du temps, rompait avec son rêve monarchique et acceptait les

1. François de Rosset-Roquosel de Fleury, neveu du cardinal-ministre, reçut l’ambassade à Paris, en récompense de son action dans l’affaire de la Couronne ottomane. Il mourut le 15 octobre 1774. 2. ANP; M 986, n° 132; lettre de Fleury à l’abbé de la Ville, 11 janvier 1769. 3. Ibid.; n° 136; lettre de Fleury à Melgarezzo, Paris, 16 janvier 1769. 4. Ibid.; n° 133; lettre de Fleury à Guedes, Paris, 12 janvier 1769. 5. ANP; M 958, n° 59, Guedes à Fleury, Malte, 23 mars 1769. 6. ANP; M 986, n° 141, lettre du 16 février 1769. 7. Ibid.; n° 145, lettre du 21 février 1769. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 132

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principes des Lumières, mais alors, il ne connaîtrait même pas le «martyre» de la suppression comme les Jésuites, mais une lamentable dilution dans une quelconque sécularisation. Ou bien, il refusait cette dérive et il devait alors faire cause commune avec son supérieur spirituel, le pape, avec les autres dangers liés à cette alliance. A la fin du règne de Pinto, d’un côté, l’Ordre ne pouvait plus imaginer sortir de l’alternative en affirmant sa souveraineté et de l’autre, Malte avait prouvé ses limites en ne se montrant qu’un comptoir d’intérêts divers et variés, et non un peuple uni derrière son souverain. Il lui fallait donc, selon l’expression de Froullay, marquer sa déférence au pape, tout en ménageant les Puissances. Le danger était que l’image de la Curie ne déteignît par trop sur l’Ordre; or, au XVIIIe siècle, Rome était incapable de concevoir que les réformes nécessaires pussent être autre chose qu’un danger contre les pouvoirs du pape. L’Eglise romaine, en effet, si elle avait su se transformer face au défi de la Réforme, se crispait désormais sur une position conservatrice, voire réactionnaire et, par là, prêtait le flanc à la critique, organisée, amplifiée par ses ennemis de longue date, les jansénistes et les gallicans qui réussirent ainsi à apparaître les hérauts de la modernité. Mais le catholicisme éclairé n’eût été qu’une forme de l’histoire de l’Eglise, si Pombal ne lui avait donné une expression politique par la brutale éradication d’un ordre ultramontain, les Jésuites, et la menace d’une Eglise portugaise autocéphale. Ceci impressionna beaucoup les Italiens réformistes qui considérèrent la politique portugaise (même s’ils en critiquaient les féroces outrances d’une pure raison d’État), comme un précédent pouvant justifier ou expliquer leur action. Tanucci fut un des leurs, et il convient de noter que son ardeur contre Rome ou contre Malte s’accrut lorsque son homologue portugais eut mené à bien sa politique. Parce qu’il était, selon Samuel J. Miller «an almost pure regalist who was nonetheless a convinced Catholic» 1, le Toscan annonçait les réformateurs chrétiens de la fin du siècle qui, n’espérant plus rien d’une prise de conscience de Rome, crurent pouvoir imaginer que bouleversement était synonyme de changement.

Les pressions de l’Eglise L’Eglise catholique entendait tenir de très près l’Ordre; mais, au XVIIIe siècle, elle était loin de constituer un tout homogène et la monarchie pontificale avait cessé depuis longtemps d’être une réalité. Il y avait d’un côté le pape, son Secrétaire d’État et la Curie qui pouvaient très bien ne pas partager les mêmes points de vue. De l’autre, il y avait les épiscopats nationaux traversés de multiples courants; si le jansénisme survivait, c’était davantage chez les laïcs que les clercs, et plus dans le bas clergé que dans l’épiscopat; en revanche, le gallicanisme, que les Italiens appelaient giansenismo, était largement répandu: il affirmait le droit national sur l’universalité de l’Eglise, celui des évêques en leur diocèse sur la Curie et celui de l’Eglise sur le pape. Si le jansénisme était une appréciation doctrinale, le gallicanisme était une approche disciplinaire et juridique. Les monarques éclairés, dans leur lutte contre l’ultramontanisme de la Curie, s’abritèrent donc souvent derrière les maximes gallicanes.

1. Samuel J. Miller, Portugal and Rome c. 1748-1830 : an aspect of the Catholic Enlightment, Roma, Universita Gregoriana, 1978, p. 20. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 133

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Mais le Clergé était aussi parcouru de courants à la limite de l’hérésie, sinon condamnés totalement. C’était le cas du richérisme 1, sorte de presbytérianisme qui professait la supériorité du corps des fidèles sur l’ordination ainsi que l’égalité spirituelle entre tous les ordonnés, les évêques n’ayant de primauté que fonctionnelle; mais, sous prétexte d’analyse doctrinale, il poussait plus loin son analyse, affirmant que chaque communauté possédait, en propre, puissance et juridiction et qu’un particulier ne pouvait en jouir que par délégation expresse et révocable. Un autre courant condamné était le fébronisme 2 qui, sous prétexte de défendre les droits des églises particulières, attaquait le pape en lui déniant toute primauté et en ne lui consentant qu’une autorité morale sans juridiction. A des degrés divers, et qu’elles fussent ou non reçues par les souverains, ces doctrines avaient deux points communs: la protection jalouse des droits nationaux et épiscopaux, et le rejet de toute emprise ultramontaine émanant de la puissance pontificale. Ainsi, sauf à se prêter à une analyse théologique, il existait au XVIIIe siècle, un courant doctrinal, majoritaire en Europe, pour rejeter les visées universalistes de la Papauté, revivifiées par la Contre-Réforme, et avec elles toutes les expressions ecclésiales transgressant le droit immédiat des Ordinaires, à savoir les ordres religieux, au premier rang desquels était celui des Jésuites. Et, quoi qu’il insistât sur sa spécificité et sur sa différence, l’Ordre de Malte n’échappait pas à la catégorie. Il se trouva donc pris entre deux feux: celui de Rome et des ultramontains qui voulaient renforcer les liens d’autorité et celui des épiscopats nationaux qui souhaitaient le soumettre à la règle générale.

Les difficultés avec l’inquisiteur Elles naquirent dès lors qu’il y en eut un de nommé par le Saint-Office, en 1561. Les difficultés portaient sur deux points: d’une part, l’intervention de l’inquisiteur dans des domaines qui n’étaient pas l’orthodoxie de la foi et, d’autre part, la soustraction de leurs familiers et employés (les patentats) à la justice civile et leur soumission au juge ecclésiastique même pour des causes laïques. Le 1er mars 1631, le pape écrivit à l’inquisiteur pour lui demander de restreindre ses interventions à son seul domaine autorisé celui de la rectitude de la foi et des mœurs. En 1652, le nouvel inquisiteur, Federico Borromeo, recevait de Rome des instructions précises lui rappelant que les patentats de Malte ne pouvaient bénéficier des mêmes privilèges que ceux de l’Inquisition en Sicile, que leur nombre devait être réduit ainsi que celui de leurs familiers. En 1682, un décret pontifical soumettait les patentats aux juges laïques, l’inquisiteur ne jugeant que des délits doctrinaux et, par privilège, ceux éventuels de ses propres officiers. L’Ordre avait toujours eu ce personnage en suspicion. Il ne lui permit jamais de s’installer à La Valette et il dut rester à Birgù. Cette méfiance, cette animosité même (d’ailleurs réciproque) était double : le gouvernement maltais y voyait

1. Cette thèse doit son nom à Edmond Richer (1560-1631). Cette doctrine était surtout répandue dans le nord et l’est de la France, la Wallonie et les pays lorrains. 2. Cette doctrine tire son nom du pseudonyme latin, Justinius Febronius, du théologien allemand Jean Nicolas de Hontheim (1701-1790). 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 134

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un empiétement de son autorité et les chevaliers, surtout les chevaliers français, y voyaient l’interventionnisme de Rome dans ce qu’elle avait de plus noir: le Saint-Office 1. Les monarchies, et notamment Naples, soutinrent toujours Malte contre les menées de l’Inquisition, au nom du gallicanisme régalien. L’inquisiteur, quant à lui, se méfiait des volontés d’indépendance de l’Ordre, et les interventions des Puissances les plus manifestement anti-romaines, n’étaient pas sans le conforter dans ses craintes. Ce n’eût été néanmoins qu’un conflit d’autorité si ne s’était greffé par dessus une affaire purement maltaise : le problème des patentats. Leur nombre s’était accru au fil des temps et leurs privilèges extraordinaires s’étaient étendus à leur famille et à leurs domestiques au point de représenter, avec ceux de l’évêque, entre un quart et un tiers de la population exempt de la justice civile et ne se considérant donc pas soumis ni au Grand Maître, ni à l’Ordre 2. En 1755, l’exaspération s’accrut du fait du nouvel inquisiteur, Gregorio Salviati qui, selon Pinto, semblait «faire sa principale occupation d’empiéter chaque jour sur les droits du gouvernement» 3. Pourtant, il commit une erreur en s’attaquant à deux sujets du roi de Naples. En effet, en mai 1755, Salviati fit arrêter deux matelots siciliens sous le prétexte que l’un d’eux avait engrossé une servante qui avait dérobé de l’argent à son maître et le leur avait remis ; pour faire bonne mesure, il avait en outre ordonné le séquestre des effets d’un frère du patron de la barque, lequel n’était pour rien dans l’affaire. Naples s’émut et le marquis de Squillaci écrivit, le 8 juillet 1755, au receveur de l’Ordre, le bailli Marulli, pour lui ordonner de faire des représentations expresses au Grand Maître 4; il se rendit en outre chez le bailli Dueñas et lui fit remarquer que si le Grand Maître était souverain de Malte, c’était à lui de remédier aux désordres et aux abus 5. Quelques mois après la fin de l’affaire de la Visite royale, la leçon ne devait pas manquer de saveur. Le Grand Maître comprit qu’il n’avait pas le choix et qu’il devait se défendre de cet empiétement ecclésiastique, avec autant de vigueur qu’il l’avait fait contre le roi des Deux-Siciles, pour ne pas se voir reprocher par ce dernier de vouloir placer la principauté de Malte sous la dépendance du Saint-Siège 6. Pinto chargea son représentant près du pape, le Procureur de la Religion, l’abbé Nicolas Coluzzi, de supplier le Saint-Père «de mettre un frein à l’ambition immodérée

1. Par deux fois, au XVIIIe siècle, les Français en appelèrent au roi. D’abord en 1715, quand trois députés de chaque Langue dénoncèrent «l’autorité despotique» de l’Inquisiteur et transmirent leur plainte au Premier Président du Parlement, estimant que par leur naissance, ils étaient soumis au tribunal du roi et par leurs vœux à celui du Grand Maître, et qu’ils espéraient dont l’appui du Parlement contre une juridiction étrangère (ANP; 986, n° 2). En 1729, l’affaire fut plus diplomatique; l’Inquisiteur Serbelloni cita à son tribunal le secrétaire du bailli de Bocage, représentant du roi de France. Le bailli refusa, soutenu par Maurepas et l’Inquisiteur se rendit chez le Grand Maître pour obtenir main-forte et s’emparer du secrétaire, non sans traiter Maurepas de «scribouillard». Cette violation manifeste du droit de gens hâta le rappel de Serbelloni (ibid., n° 3 et n° 4). 2. MAE; CP Malte 15, lettre de des Pennes à Vergennes, Malte, 20 novembre 1775. 3. ANP; M 986, n° 13, Pinto à Froullay, Malte, 10 août 1755. 4. Ibid.; n° 15, Squillaci à Marulli, Naples, 8 juillet 1755. 5. Ibid.; n° 14, bailli de Dueas au bailli Ximenes, Naples, 8 juillet 1755. La visite de Squillaci chez Dueas eut lieu le 7. 6. Ibid., n° 18, lettre de Pinto à l’abbé Nicolas Coluzzi, procureur de l’Ordre près le St Siège, Malte, 24 juillet 1755. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 135

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de ces prélats qui ne songent qu’à étendre et à agrandir leur juridiction» 1; puis, comme toujours, il chargea Froullay d’obtenir le soutien de la Cour de France 2 auprès de Naples et de Rome. Froullay qui connaissait mieux l’opinion européenne qu’un Pinto qui n’avait jamais connu que le microcosme maltais, flaira le danger et fit parvenir au Grand Maître un mémoire très secret 3 qui, s’il avait le mérite de la clarté, avait l’inconvénient de sembler donner des leçons au Frère Supérieur. Dans ce mémoire, l’ambassadeur se disait assuré de l’appui de la France, mais il craignait, en faisant connaître les griefs du Grand Maître à l’encontre de l’inquisiteur, de susciter un tollé, depuis le roi jusqu’au peuple, qui ne manquerait pas de libérer les passions des parlements, des jansénistes, ... contre Rome qui méritait, de la part de l’Ordre, ménagements et attachement, les chevaliers étant, «par principes, bons Catholiques Romains et par état, défenseurs de la Religion et du Saint-Siège». Et d’indiquer au Grand Maître que sa qualité de religieux, mais aussi de simple chrétien devaient lui éviter ces inconvénients. Trois jours après, il revenait à la charge 4, en soulignant le danger de s’adresser à la Cour de Naples qui s’empressera de trouver là une occasion de se venger de la Visite. Il conseillait au Grand Maître de traiter avec Rome seule et de ne pas laisser Naples faire des représentations pour l’Ordre, ce qui serait perdre le bénéfice de la victoire récente. Rouillé partageant son point de vue, il hasardait une analyse: «... Les circonstances dans lesquelles se trouve l’Europe par rapport à la Religion catholique, non seulement en Allemagne, mais même en France, par les malheureuses querelles élevées entre le Clergé et les Parlements, engageront la Cour de Rome à donner la plus particulière attention aux justes représentations que fera Votre Altesse Eminentissime...» Pinto, naturellement, n’apprécia pas qu’on lui donnât des leçons et il répondit à Froullay 5 qu’il était aussi respectueux du Saint-Père que lui et qu’il le chargeait plutôt de dénoncer les abus de l’inquisiteur, non comme des manœuvres cléricales, mais comme des entreprises factieuses «surtout lorsque l’on réfléchit que parmi toute la noblesse et les personnes considérables ou opulentes du Pays, à peine compte-t-on deux familles, savoir celles de notre auditeur Grech et de son gendre qui ne soient point encore soustraites à leur domination légitime par le moyen des patentes des tribunaux ecclésiastiques». Ces patentats n’étaient pas choisis en fonction des services qu’ils devaient rendre, mais seulement pour soustraire certains particuliers aux tribunaux normaux, si bien que les biens fonds étaient affermés à des gens de la ville qui louaient leurs propres biens à des artisans. De plus, le tribunal du Saint-Office ayant octroyé patente à tous ceux qui payaient un bail d’au moins pour un bien d’Inquisition, la plupart des Maltais s’empressèrent de payer 40 écus ce qui n’en valait que 15 ou 20, enrichissant ainsi l’inquisiteur tout se soustrayant au Grand Maître 6.

1. Ibid., n° 18. 2. Ibid., n° 13, Pinto à Froullay, Malte, 10 août 1755. 3. Ibid., n° 20, Froullay à Pinto, Nancy, 20 septembre 1755. 4. Ibid., n° 21, Froullay à Pinto, Paris, 23 septembre 1755. 5. ANP; M 979, n° 36, Pinto à Froullay, Malte, 28 novembre 1755. 6. ANP; M 986, n° 36, Mémoire établi sur les abus de l’Inquisiteur et de l’Evêque (en italien), Malte, 10 août 1755. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 136

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Les deux hommes ne se plaçaient donc pas au même niveau. Pinto, qui n’avait jamais quitté Malte et qui se battait pour la reconnaissance de sa souveraineté, ne voyait que les actes nuisibles au bon gouvernement de l’île et s’il en appelait aux autres souverains c’était pour qu’ils intervinssent auprès du pape pour le conduire à modérer l’inquisiteur. Froullay qui ne connaissait que la Cour et les rumeurs de la Ville, en pleine affaire des billets de confession, percevait le danger de plaintes dont on aurait désincarné la réalité pour n’en conserver que le principe devenu sujet à polémique et à libelle. Heureusement pour l’Ordre, le litige initial qui n’était qu’une triviale affaire fut réglé, en novembre 1755, par l’élargissement des matelots et la levée du séquestre. Quelques années plus tard, le problème revint à l’ordre du jour à la suite d’une affaire de testament entre deux membres de la noblesse maltaise, la baronne Testaferrata et son frère le comte Bologna 1. L’une était patentat de l’inquisiteur, quand l’autre était le gendre de l’auditeur du Grand Maître. Grâce à cette alliance, Nicola Perdicomati-Bologna obtint de Pinto l’autorisation de vendre certains biens de la succession de leurs parents qui étaient fidei commissaria 2. La baronne Testaferrata, s’autorisant de son statut s’opposa à cette vente par une instance au tribunal de l’inquisiteur. L’affaire remonta à Rome, au Saint-Office qui, bien qu’il reconnût le droit du Grand Maître, en tant que prince souverain, de déroger au fidei commis, ne voulut pas se prononcer sur l’appartenance des biens. Pinto estima que la congrégation, ce faisant, portait atteinte à ses privilèges et il donna ordre au bailli de Breteuil, son ambassadeur à Rome, de transmettre l’ensemble des pièces au bailli Marulli pour qu’il recourût au roi de Naples «comme souverain de l’île, pour la conservation des droits de la principauté». Breteuil et Marulli furent effondrés par la démarche du Grand Maître et s’em- ployèrent à l’en détourner 3 mais, entre temps, Tanucci avait saisi l’occasion et écrit à Pinto, au nom du roi, pour qu’il lui donnât connaissance officielle de l’affaire. Les diplomates craignirent le pire et Froullay écrivait à Breteuil 4 : «Cette affaire me paraît de la plus grande importance: elle peut nous jeter dans des embarras très considérables» et il ajoutait que si l’Ordre créait des embarras entre Rome et Naples, la France le prendrait mal et n’accorderait sa protection et ses bons offices «qu’avec les plus grands ménagements et avec beaucoup de peine», à un moment important pour elle du renversement des alliances 5; mais surtout, il

1. Ils étaient les enfants de Pietro Gaetano Perdicomati-Bologna, 1er comte de Catena et de Gio-Fortunata Testaferrata. Nicola Perdicomati-Bologna, 2e comte de Catena avait épousé, en 1745, Maria Teresa Grech, fille de l’auditeur du Grand Maître. Vincenza-Matilda Perdicomati- Bologna avait épousé, en 1752, Paolo Testaferrata-Abela, 4e baron de Gomerino. Voir Charles A. Gauci, op. cit., t. I, table 17, pp. 90-91. 2. Le fidei commis est une disposition simulée, faite en apparence en faveur de quelqu’un, mais avec condition secrète de remettre le legs à une tierce personne non nommée dans le testament. 3. ANP; M 986, n° 47, Breteuil à Froullay, Rome, 5 juin 1759. 4. Ibid.; n° 48, Paris, 25 juin 1759. 5. Au début de 1755, on tentait encore de réchauffer le vieux système des alliances : l’Autriche surtout voulait une alliance avec la Grande-Bretagne pour protéger les Pays-Bas et l’Italie contre la France, et l’Allemagne contre la Prusse. La France de son côté songeait à utiliser la Porte contre l’Autriche et le Prétendant contre George II. A la fin de l’année, le renversement des alliances s’opérait: la Grande-Bretagne se rapprochait de la Prusse et la France de l’Autriche. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 137

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prévoyait le pire pour Malte: «Nous pouvons, sans doute, en cas d’oppression faire envisager l’alto dominio et le tribunal de la monarchie de Sicile comme un port et un asile assurés, mais nous ne devons jamais oublier que ceux qui nous invitent d’y entrer n’ont d’autre objet que de nous y retenir et de se rendre maîtres de nous; S.A.E., après s’être défendue avec tant de fermeté, de sagesse, de gloire et de bonheur des entreprises de la Monarchie, n’ira pas aujourd’hui, de propos délibéré, lui demander des fers». Or, le ton s’aigrit rapidement. Fin juillet, une congrégation du Saint-Office se tint, en présence du pape. La résistance du Grand Maître y fut mal perçue et les cardinaux avisèrent Breteuil qu’ils s’apprêtaient à créer à Pinto «le plus de chagrin possible»1. En effet, la Curie estima que le Grand Maître avait abusé de son pouvoir, en en appelant à Naples sans en avoir référé au Sacré Conseil. Une Congrégation de cardinaux fut donc chargée de recenser tous les manquements de Pinto à la Règle et d’écrire, au nom du pape, une lettre à tous les grand-croix. Le spectre de la déposition rôdait. Salviati augmenta les réticences romaines par un rapport dans lequel il accusait le Grand Maître d’imbécilité et de sénilité et affirmait que c’était l’auditeur Grech qui le manipulait 2. Il dénonçait la vente des charges et des commanderies; il insinuait que le gouvernement avait imposé à l’évêque des conseillers qui étaient des prêtres indignes, simoniaques et qui menaient le diocèse à sa ruine; il affirmait que les prêtres conventuels étaient scandaleux et affichaient des amitiés immorales. Et il concluait en écrivant que si Pinto ne portait aucun remède à ces maux, c’était parce que les mauvais sujets qu’il dénonçait étaient protégés soit par des familiers du Grand Maître, soit par Grech lui-même qui avait déposé à son nom, à Venise, les deniers publics qu’il avait volés et surtout qui menait une diplomatie secrète, d’abord avec Naples, notamment dans l’affaire de la Visite, ensuite avec l’Angleterre «per cui si deve temere che la Nazione potesse impossessarsi del Porto, e cio per imbecillità del Gran Maestro». Néanmoins, l’accusation principale était d’être hostile au pouvoir romain: «il Gran Maestro non dà ascolto ai Zelanti, fà i consigli a modo suo, ed aspetta di farli in Sagrestia, quando non vi sono i Gran Croci Zelanti». Clément XIII 3 fut très ému de cette dernière affirmation: si le Grand Maître de Malte organisait ses conseils en évitant ceux qui étaient favorables à Rome, c’était qu’il faisait cause commune avec les ennemis de la papauté. Or, en août 1759, parurent les conclusions des avocats de la Monarchie de Sicile 4 qui récusaient la validité de l’envoi de la cause devant l’inquisiteur et donc son appel en Saint-Office et ordonnaient au Grand Maître de soumettre le différend à sa seule Châtellenie. Le bailli de Breteuil, ambassadeur de l’Ordre à Rome, fut chargé d’éviter d’indisposer Rome, sans hérisser les autres Cours et pour ce faire, de se contenter

1. ANP; M 986, n° 50, Breteuil à Froullay, Rome, 25 juillet 1759. 2. Ibid.; n° 56, Malte, 30 juillet 1759 : «in ogni cosa si lascia regolare da Grech...» 3. Carlo Rezzonico (1693-1758-1769) évêque de Padoue, cardinal en 1737, fut un administrateur actif de ses États et lutta contre l’Europe des Lumières pour préserver les droits de l’Eglise. Néanmoins, il ne put sauver les Jésuites qu’il soutenait (bulle Apostolicum, 1765), ni les immunités ecclésiastiques qu’il défendait. Il ne réussit, en fait, qu’à anéantir le respect des gouvernements pour le Saint-Siège et à faire séquestrer une partie de ses États (Avignon par la France; Bénévent et Ponte-Corvo par Naples). 4. ANP; M 986, n° 58, Naples, 7 août 1759. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 138

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de demander au pape la fixation et la réduction du nombre des officiers de l’inquisiteur ainsi que l’exposition publique de leur nom, afin que nul n’abusât du statut de patentat face aux tribunaux laïques de Malte 1. A son tour, Froullay fut chargé d’obtenir de Choiseul l’appui de la France auprès de Rome 2, en accord avec Madrid. L’affaire n’était plus de savoir si l’appel à Rome était légal, mais seulement de limiter le nombre de ceux qui en auraient le droit, au nom d’une saine gestion de politique intérieure. Le 31 juillet 1760, le pape statuant en Saint-Office décrétait: «Patentatos omnes collective sumptos, numerum sexagesimum octavum excedere non debere, nec posse ullo modo eumdem numerum augeri...»3, à savoir 20 familiers et 41 officiers 4, plus 7 fermiers ou gabelloti et leur famille (limitée aux personnes vivant sous leur toit); néanmoins, les droits de l’inquisiteur demeuraient préservés: si les patentats chassant sur le territoire du Grand Maître pouvaient être saisis par la justice séculière, ils étaient jugés par le tribunal inquisitorial; enfin, dans toutes les cérémonies communes présidées par le Grand Maître, l’inquisiteur avait le pas sur tous les autres dignitaires. En plus de ces dispositions, l’Ordre avait obtenu, cette fois contre l’évêque, une limitation du nombre d’églises et chapelles bénéficiant de l’immunité ecclésiastique 5. En fait, le Saint-Siège avait voulu éviter de créer plus de problèmes que l’affaire n’en valait, mais le gouvernement pontifical s’était divisé. Le Saint–Père, poussé par le Secrétaire d’État, le cardinal Torregiani «trop vif et peu poli»6 ne voulait pas de la tabelle d’inscription des patentats. Il fallut l’intervention des cardinaux Spinelli et Orsini (l’ambassadeur de Naples) pour que la Cour de Rome acquiesçât, avec grand peine, regardant ce dénouement «comme une vraie perte et une diminution de son autorité»7.

1. Ibid.; n° 65, Rome, 2 janvier 1760. 2. Ibid.; n° 62 et n° 68, Paris, 20 janvier 1760. 3. Ibid.; n° 78. 4. C’était le nombre fixé par Clément XI, le 13 août 1713. 5. ANP; M 986, n° 77, Breteuil à Froullay, Rome, 30 juillet 1760 : «On a aussi obtenu la restriction des immunités pour les églises qui était un autre abus de conséquence». Sur cette affaire, Voir Frans Ciappara, «Non gode l’immunità ecclesiastica». Cette affaire avait commencé en 1759, quand des bandes de voleurs échappaient au pouvoir judiciaire, en se réfugiant dans des chapelles de campagne. Toutefois, ce ne fut que le 10 janvier 1761 que Clément XIV étendit à Malte la restriction d’immunité définie par le Concordat de 1741 avec Naples : seuls les temples conservant le Saint-Sacrement en permanence auraient le droit d’immunité ecclésiastique. 6. Ibid., n° 53, Breteuil à Froullay, Rome, 30 juillet 1759. Choiseul le qualifiait «d’impérieux et dur». Luigi-Maria Torregiani, ancien secrétaire de la Consulta fut fait cardinal en 1753, par Benoît XIV, qui surmonta son aversion pour ce prélat afin de complaire à son Secrétaire d’État Valenti qui laissait à Torregiani le soin des détails de l’administration quotidienne. Excellent administrateur de l’État pontifical, Torregiani n’avait aucun sens des relations avec les Cours ni de la diplomatie. 7. Ibid., n° 84, Breteuil à Guedes, Parme, 30 septembre 1760. Giuseppe Spinelli fut archevêque de Naples de 1734 à1754. Il fut fait cardinal en 1735 par Clément XII. Homme d’une grande intégrité de mœurs, il déplut aux Napolitains qui le contraignirent à démissionner de son siège archiépiscopal. Il passait pour francophile et fut le candidat de la France à la succession de Benoît XIV. Domenico Orsini, duc de Gravina, embrassa l’état ecclésiastique à la mort de sa femme. Il fut fait cardinal en 1743 et joua, en Curie, un rôle modérateur. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 139

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Pour calmer les passions, Rome, néanmoins, rappela Salviati et nomma comme inquisiteur, Angelo Durini, protégé du cardinal Spinelli, favorable à l’Ordre 1. L’affaire eût pu en rester là sans Tanucci qui voulait pousser son avantage contre Rome. Le pape se crut joué par le Grand Maître et ordonna à Durini de convoquer le Grand Conseil de l’Ordre au complet, éventuellement sans le Grand Maître si celui-ci refusait. Clément XIII en voulait à Pinto qui se croyait souverain, alors que pour lui, il n’était qu’un supérieur d’un ordre religieux 2. Ainsi, Pinto, par un jeu de balance qu’il prenait pour une subtilité diplomatique, n’avait réussi qu’à s’attirer l’animadversion de Rome qui le suspectait de faire le jeu de Naples, mais aussi le mépris de cette Cour, ou du moins de Tanucci, pour ce moine de Grand Maître soi-disant souverain. Tout cela, pour une simple affaire, au départ domestique, que le goût de la chicane des Maltais et l’habitude de l’Ordre de tout porter sur la place publique, avaient transformée en affaire d’État.

La dévolution des biens des Jésuites L’expulsion des Pères, en avril 1768, à la demande de Naples s’était faite, on l’a vu, sans enthousiasme de la part de Malte et avec dignité. Ils laissaient une maison provinciale à Marsa et surtout le collège des études et l’église du Gesù, attenante à l’oratoire de l’Assomption 3, à La Valette. Clément XIII qui souhaitait éviter toute démarche qui eût pu être interprétée comme un assentiment des politiques anti-jésuitiques des Cours, fit savoir qu’il trouverait des inconvénients à ce que l’inquisiteur se mêlât de l’administration des biens des Jésuites et lui recommanda de s’entendre avec le Grand Maître 4. Aussi, sur ordre de ce dernier, le vice-chancelier Guedes se rendit chez Manciforte Sperelli 5 pour le prévenir personnellement qu’il avait fait prendre provision- nellement possession des biens, pour éviter des difficultés avec Naples. L’entretien fut courtois et il semblait que l’entente permettrait que la monarchie sicilienne n’eût pas à s’immiscer dans le débat. Manciforte voulait offrir les églises à une congrégation de prêtres séculiers, Guedes lui répondit qu’elles seraient desservies gratuitement par les conventuels; Manciforte lui avoua avoir fait porté au Saint-Office les titres et effets précieux de la Société, Guedes lui demanda de tenir la chose secrète pour ne pas irriter Naples. Or, deux jours plus tard, l’inquisiteur remettait au Grand Maître un long

1. Angelo Durini fut Inquisiteur de 1760 à 1766. Il était le neveu du cardinal Carlo Francesco Durini (promotion de 1753), ancien nonce en France. Le parti «français» des cardinaux italiens était donc à l’origine de cet essai de solution. 2. ANP; M 986, n° 91, Breteuil à Froullay, Florence, 8 novembre 1760 : «Mgr Durini est chargé de veiller particulièrement sur la conduite du G : M : duquel on veut se venger». 3. Ces bâtiments occupaient le quadrilatère entre les rues des Marchands, de l’Archevêché, St Paul et St Christophe, derrière le palais du Grand Maître. L’église fut construite de 1592 à 1600 et modifiée au XVIIIe siècle par l’architecte italien Filippo Bonamici. L’Oratoire appartenait à la congrégation des Onorati, fondée par les Jésuites en 1604. 4. ANP; M 986, n° 114, Précis de tout ce qui s’est passé entre les cours de Rome, Naples et Malte, au sujet de l’expulsion des Jésuites et de la disposition de leurs biens, jusqu’au 14 juillet 1768; août 1768. 5. Giovanni Ottavio Manciforte Sperelli fut inquisiteur de 1766 à 1771. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 140

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mémoire soutenant que ces biens appartenaient au pape et qu’il allait en prendre possession en son nom. Pinto s’excusa d’en avoir déjà disposé, car il était persuadé que Manciforte ne travaillait pas pour le pape, mais pour pouvoir s’installer à La Valette, ville qui fut toujours refusée à l’inquisiteur. Celui-ci assembla alors son Conseil pour reprendre ces biens par la force, mais les patentats refusèrent. Manciforte envoya alors son secrétaire à Rome où le pape influencé par son compte-rendu exigea le retour des biens à l’Inquisition. Pinto en informa le Conseil d’État qui, contre toute attente fut très agité, au point que trois grand-croix 1 protestèrent des décisions au tribunal de l’inquisiteur. Ce fut le moment que choisit Tanucci pour récuser les termes de l’édit d’expulsion des Jésuites. Rome craignit alors que Malte prît position en faveur de Naples et, le 19 juillet 1768, le bailli de Breteuil écrivait de Rome à Froullay 2 que le pape avait publié un bref confirmant l’attribution de l’administration des biens des Jésuites au Grand Maître, mais il s’en réservait la dévolution définitive. La seule obligation de Pinto était de remettre un inventaire desdits biens à l’inquisiteur pour qu’il le transmît au pape. L’Ordre croyait, en cette affaire, avoir vaincu sur deux fronts : d’une part, l’inquisiteur avait été mis à l’écart du problème sans que la Cour de Naples y trouvât à redire; d’autre part, l’Ordre avait évité que des biens de réguliers fussent dévolus à des prêtres séculiers. Sans doute était-ce là l’écho de la crainte que le sort des Jésuites pût être un jour celui des chevaliers : «La Religion ne doit pas... donner l’exemple que les séculiers doivent disposer du spirituel; et si cette maxime avait lieu, que serait-ce de nos commanderies et de tous nos biens? Tout notre système est fondé sur cette espèce de sanctuaire, ce n’est pas à nous de l’enfreindre»3. En fait, il avait contribué, volens nolens, à mettre en évidence la faiblesse du Saint-Siège, et la surenchère de Tanucci sur les termes de l’édit de Pinto le montrait suffisamment. Ce faisant, il s’isolait toujours davantage, sur une scène européenne de plus en plus critique à l’égard des ordres religieux. A lutter contre les États et contre Rome, tout en demandant alternativement l’appui des uns contre les autres, l’Ordre de Malte mettait en lumière sa profonde vulnérabilité et la précarité de son installation; mais aussi, il apparaissait comme une congrégation close et aux abois, soucieuse de maintenir et sauvegarder ses biens et ses privilèges au prix d’une quête incessante de protection et d’alliance diverses. Rome n’était plus en mesure de lui faire payer cet égoïsme versatile, mais il n’en allait pas de même des autres membres de l’Eglise.

L’opposition des épiscopats nationaux Les Eglises locales étaient, pour la plupart, hostiles à l’ordre, plus souvent d’ailleurs par jalousie que pour des raisons précises. C’était tout un faisceau d’attitudes qui exaspéraient les séculiers des différents pays.

1. Il s’agissait du bailli Scudero, grand prieur de Navarre, du bailli Schauenbourg, grand prieur d’Allemagne et du bailli de Belmont, auxquels se joignirent le commandeur d’Escallar, lieutenant du grand conservateur, puis le bailli Emmanuel de Rohan, dès qu’il arriva à Malte (Voir ANP, M 958, n° 144 et 145, correspondance de Fleury avec Choiseul). 2. ANP; M 986, n° 111, Rome, 19 juillet 1768. 3. Ibid. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 141

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L’ordre, d’abord, était régulier et échappait ainsi à la juridiction des ordinaires, mais il avait aussi la prétention de considérer ses dignitaires comme des ordinaires propres à la Religion. Ces prétentions agaçaient, mais n’entraînaient guère de polémique, sauf lorsqu’elles se firent officielles. Ce fut le cas en France, lorsque Louis XV, parti pour la guerre des Flandres, demanda à l’archevêque de Paris de faire prier pour le succès de ses armes 1. Aussitôt le prélat établit, par mandement du 8 mai 1745, le calendrier des prières et le roulement des églises dans lesquelles ces exercices auraient lieu; il y inclut, notamment, l’église St Jean de Latran du grand prieuré de France. Le grand prieur, le chevalier d’Orléans, répliqua par un mandement identique pour l’ensemble des églises de l’Ordre au sein de la Langue de France, ceci «en vertu de la juridiction comme épiscopale dont notre ordre est revêtu, aussi que du titre et fonctions de vrais ordinaires». Ce mandement fit grand bruit et causa une grande fermentation parmi le Clergé de France qui tenait alors son assemblée. L’archevêque de Paris l’annula le 28 mai 1745, mais le chevalier d’Orléans veilla à son application dans les églises de son ressort. Le Clergé se pourvut alors, par requête, au Conseil, composé des ministres qui n’avaient pas suivi le roi 2. Ces derniers rendirent un arrêt provisionnel exigeant l’exécution du mandement archiépiscopal. Froullay qui était au camp de Tournai, le roi l’ayant autorisé à le suivre en campagne, essaya d’obtenir de Louis XV un arrêt plus favorable, mais le monarque, poussé par le premier Président du Parlement, estimant qu’un évêque devait être maître en son diocèse, trouva que l’Ordre, ou du moins le grand prieur, avait manqué de perspicacité en publiant son mandement alors que le Clergé était assemblé. Froullay fit remarquer à Pinto que cette erreur pouvait être bien plus grave que l’on ne l’imaginait, car elle avait heurté non seulement la susceptibilité du Clergé, mais encore les principes politiques du Parlement : «Quoi que nous soyons dans l’usage d’avancer, entre nous, que nous ne sommes d’aucun diocèse, non habet episcopum praeter Romanorum pontificem, cette proposition blesse si fort celle des ministres et des magistrats que, non seulement elle leur paraît dure, mais ils prétendent, et ils me l’ont dit, qu’elle mérite d’être brûlée parce qu’elle est contraire aux droits de la Couronne et aux libertés de l’Eglise gallicane. Voici leur raisonnement. Il n’y a point de territoire qui, pour le spirituel, n’ait son évêque; jamais le roi ne peut admettre que le pape fût évêque immédiat de la plus petite partie du territoire de la France; l’Ordre de Malte n’est pas évêque, ce sont donc les évêques qui ont la plénitude de la puissance spirituelle dans le territoire de leurs diocèses respectifs... Je sais tous nos privilèges et je les leur ai cités. Ils répondent abus. Je sais les distinctions et les raisons qu’on peut alléguer, ils me font entendre qu’elles ne sont pas bonnes lorsqu’il ne convient pas au roi de les adopter. En cet état, je suis en de grandes alarmes. J’ai souvent eu l’honneur de marquer à Votre Altesse Eminentissime qu’il fallait attendre des conjonctures plus favorables. L’exemple de Cluny doit nous faire trembler. Cette abbaye, malgré la protection du cardinal d’Auvergne qui en est abbé, et celle de M. l’archevêque de Bourges qui en est coadjuteur, vient d’être condamnée dans une affaire qu’elle avait avec l’épiscopat dans laquelle il était question des droits et privilèges qui regardaient le spirituel» 3.

1. NLM; ARCH 1643, mémoire secret de Froullay à Pinto, au camp de Tournai, 25 juin 1745. 2. Le cardinal de Tencin, le Chancelier d’Aguesseau, Maurepas, Saint-Florentin et Orry, qui étaient les moins favorables aux prétentions de l’Ordre. 3. NLM; ARCH 1643, mémoire du 25 juin 1745, cité. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 142

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Cette affaire montrait l’incompréhension de Malte et des chevaliers devant l’évolution des idées juridiques et religieuses. Toute la politique de l’Ordre tendait à se créer une identité par l’obtention de privilèges ; il entendait prouver sa souveraineté a contrario : puisqu’il échappait aux règles assujettissant les corps constituant les royaumes, c’était qu’il était étranger. De là, il tirait la conclusion qu’en tant qu’ordre religieux, il ne relevait que de l’autorité de l’évêque de Rome. Or, dans les États du XVIIIe siècle, l’ensemble des monarques et des gouvernants œuvrait pour que l’exercice du pouvoir souverain fût sans partage, et les privilèges n’étaient plus des exemptions patentes de la règle commune, mais des exemptions temporaires pour services rendus. L’Ordre ne comprit pas que se constituait un pouvoir d’État qui voulait être supérieur à tous et il continuait à parler de ses privilèges accordés des siècles plus tôt. Plus grave étaient ses prétentions ultramontaines: à ne vouloir dépendre que du pape, lointain et occupé, l’Ordre recherchait une liberté qu’il ne pourrait avoir si les évêques avaient droit de regard dans ses affaires. Mais, ce faisant, il exaspérait les épiscopats et tous les tenants d’une politique en faveur des Eglises nationales. Un autre exemple de cette incompréhension fut l’affaire des religieuses de Martel. Il s’agissait de professes de l’Ordre de Malte sur lesquelles l’archevêque de Toulouse estimait avoir autorité. La supérieure consulta alors le Conseil de l’Ordre qui lui répondit que l’évêque pouvait être reçu s’il venait sans aucun insigne de juridiction, sinon elle devrait lui interdire l’entrée comme à ses grands vicaires qui ne pouvaient entrer dans aucune église de l’Ordre et d’ajouter qu’il valait mieux contrevenir aux déclarations du roi qu’aux privilèges de l’Ordre. Froullay, averti, voyait dans cette affaire une menace de plus de la part du Clergé qui «dans ces temps fâcheux... fournit des sommes considérables pour les besoins de l’État, et augmente d’autant plus son crédit dans les choses qui concernent le droit commun»1 mais aussi mettait en garde Pinto contre les tendances affichées par d’Aguesseau 2 «en général indisposé contre toute sorte de privilèges», au point qu’il concluait en écrivant: «nous craignons que son goût de réduire tout au droit commun ne l’emporte sur ce que nous pourrions lui dire de plus positif pour la justification de notre droit» 3. L’ambassadeur ne pouvait mieux exprimer le décalage existant entre les prétentions archaïsantes de l’Ordre et l’évolution moderne des États. Les Eglises nationales, quant à elles, avaient des visées moins larges; elles souhaitaient que cet ordre religieux ne fût pas exclu du Clergé, surtout en matière de charges. Or, l’Ordre quant à lui, veillait jalousement à n’être jamais compris dans le corps des clercs. Il ne s’agissait plus pour l’Eglise de faire entrer les commanderies et les chevaliers dans l’obédience des évêques, mais d’assujettir tous les prêtres de l’Ordre aux mêmes efforts financiers que le Clergé s’imposait. En temps de guerre, ce qui était fréquent depuis 1745, les Eglises nationales contribuaient aux efforts militaires des royaumes et voyaient d’un mauvais œil, certains prêtres s’exonérer de ces charges plus ou moins volontaires 4. Il est à

1. Ibid., mémoire du 12 juin 1747, cité. 2. Henri François d’Aguesseau (1668-1751) fut chancelier de France de 1717 à 1750. 3. NLM; ARCH 1643, mémoire du 12 juin 1747, cité. 4. Ce fut le cas de l’Eglise de France, en 1745, dont l’Assemblée alla jusqu’à faire imprimer et distribuer dans les diocèses le vœu d’assujettir les prêtres de l’Ordre. Voir NLM; ARCH 1643, lettre du 23 mai 1745, au camp devant Tournai. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 143

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remarquer qu’aucun souverain ne donna jamais raison au Clergé, préférant considérer l’Ordre comme un ordre militaire plutôt que comme un ordre religieux. Dans les difficiles relations entre l’Eglise et l’État au XVIIIe siècle, les pouvoirs politiques ne voulaient aucunement conforter la première, fût-ce dans son acception purement nationale. L’assujettissement de l’Ordre à des taxes, ne pouvait venir que des monarques et l’Eglise n’y avait rien à voir, ainsi que le contrôleur général Orry se plut à le préciser à Froullay 1 : «... en bon français, il y a de l’extravagance : non seulement ils ont insinué ce dont il s’agit dans leurs délibérations, mais ils ont fait imprimer ladite délibération et l’ont envoyée dans leurs diocèses comme si leur vœu faisait une loi pour S.M. ...» Dans sa lutte d’influence contre l’Ordre, l’Eglise était donc bornée, non par la force des arguments de Malte, mais par le holà mis par les États, soucieux, en ce milieu de siècle, de limiter le plus possible la puissance ecclésiale. L’Ordre y gagnait certes, mais en se soumettant davantage aux pouvoirs politiques, lesquels n’étaient que des pouvoirs nationaux, alors que la Religion à l’instar de l’Eglise avait une nature plus «universelle». Cependant, le choix n’était pas large, car pour peu que l’Ordre eût choisi de s’en remettre à Rome, les tendances centrifuges des Eglises nationales du XVIIIe siècle, n’eussent que transféré le problème du ressort politique au ressort ecclésiastique. Ainsi s’effondrait le double rêve des chevaliers. D’une part, les prétentions souveraines des grands maîtres n’étaient acceptées que pour autant qu’elles ne fussent que de convenance, sinon elles suscitaient l’opposition majeure de Naples ou de Rome. D’autre part, le vieux rêve d’universalité de la Chevalerie qui subsistait, au moins encore, dans les discours de l’Ordre, n’était plus qu’un archaïsme confronté aux prétentions nationales qui ne cessaient de s’affirmer et de s’imposer.

LA DÉRIVE DIPLOMATIQUE SOUS COUVERT DE NEUTRALITÉ

«L’Ordre de Malte est souverain dans son chef-lieu. Ses membres, quoi que tous nés sujets de différents princes, confondus pour ainsi dire à Malte et réunis dans un même corps et sous un même chef, sont regardés comme un peuple particulier, engagé par état à observer la neutralité à l’égard de tous...» 2. Cette neutralité de l’Ordre, acceptée par tous, s’était longtemps accompagnée de la neutralité de son chef-lieu ; mais, en 1720, la lutte contre les Impériaux et la Savoie pour la maîtrise de la Sicile fut l’occasion, pour chacun des prétendants, à chercher à s’emparer du port de Malte. Le danger fut bien perçu par le Grand Maître qui dépêcha un représentant, le chevalier de Laval, au congrès de Cambrai en 1722; et, en 1724, la neutralité du port de Malte fut reconnue par toutes les Puissances, en cas de guerre entre les Princes chrétiens 3.

1. Ibid. 2. BNF Joly de Fleury 271, n° 235. 3. MAE; MD Malte 24, Memoria fatta d’ordine di S. Em.za, mai 1748. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 144

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Néanmoins, cette neutralité s’inscrivait dans l’équilibre diplomatique européen. Les traités de Westphalie, en 1648, et des Pyrénées, en 1657, avaient consacré l’effacement des Habsbourg qu’ils fussent d’Autriche ou d’Espagne. L’hégémonie des Bourbons qui régnèrent, outre sur la France, sur l’Espagne dès 1700, sur Parme de 1731 à 1735 puis de nouveau à partir de 1748, et sur les Deux-Siciles après 1735, ne fut que le dernier moment fort d’un ordre européen fondé sur la suprématie d’une famille 1. L’idée d’équilibre remplaça, au XVIIIe siècle, les prétentions hégémoniques des deux dynasties qui s’étaient usées dans leurs rivalités alors qu’émergeaient des nouvelles puissances : la Russie, la Prusse et la Grande-Bretagne qui ne tardèrent pas à imposer leur supériorité. Toutefois, si la guerre de Sept Ans ruinait le domaine colonial de la France, le traité de Paris de 1763 ne l’empêchait pas de rester l’État le plus puissant d’Europe, par sa population et ses armées. A cette puissance statique, l’Angleterre opposait une puissance mobile, faite de la maîtrise des mers, des circuits commerciaux et des emprises coloniales aux fins d’une économie industrielle dans laquelle elle précédait le monde entier. La Prusse avait ravi la prépondérance à l’Autriche dans les Allemagnes et même dans l’Empire, et elle se tournait vers la Pologne, vieil État en déclin qui, avec la Turquie, était aussi l’objet des convoitises de la Russie. Malte, poussière de terre européenne au large de la Sicile, aurait pu rester éloignée des grands enjeux diplomatiques européens comme tant d’autres principautés finissantes d’Italie. Cependant par la nature «inter-nationale» de l’Ordre, par son rôle de lutte contre le Croissant et par la position même en Méditerranée, Malte fut, à l’un ou l’autre de ces titres, engagée dans la plupart des événements européens, très souvent en acteur manipulé, mais sachant toujours oublier la manœuvre pour n’affirmer que la gloriole de l’acte.

Vers un protectorat progressif de la France La prééminence de l’aîné des Bourbons A l’exception du court règne de Zondadori (1720-1722), tous les grands maîtres des trois premiers quarts du XVIIIe siècle avaient été issus d’une des deux Langues ibériques. Cependant le changement de dynastie en Espagne eut pour conséquence un désintérêt de cette Cour pour les affaires de Malte. L’Ordre de St Jean fut de plus en plus considéré sous son seul aspect «national», le prince des Asturies devenant, en quelque sorte, le chef de la milice sacrée en Espagne. L’avènement de Charles III, en 1759, apporta néanmoins un changement dans l’attitude espagnole : l’effacement diplomatique noté sous les trois premiers Bourbons qui s’en remettaient le plus souvent à la Cour de Versailles, s’estompa sous la conduite énergique du nouveau monarque; mais l’ancien souverain des Deux-Siciles ne pouvait oublier que Malte n’était qu’un fief sicilien, et le souverain éclairé, hostile aux Jésuites et aux ordres échappant au cadre national, ne considéra jamais la Religion comme un organe souverain. En dépit d’usages diplomatiques plus déférents 2 – le roi d’Espagne donnant du «Mon cher frère»

1. Au XIXe siècle, Napoléon reprit ce schéma diplomatique en le poussant à l’extrême. Après son échec, les tentatives des Saxe-Cobourg, des Orléans, des Hohenzollern, des Wittelsbach ou des Oldenbourg ne correspondirent jamais à un dessein d’une telle envergure. 2. NLM; ARCH 1643, mémoire de Froullay, Versailles, 26 décembre 1746. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 145

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au Grand Maître, quand le roi de France ne l’appelait que «Mon cousin» –, l’Espagne des Lumières ne voulut jamais considérer Malte autrement que comme un ordre religieux qui devait, en tous points, se soumettre aux volontés régaliennes. On assista donc, sous le règne de Charles III, à une double attitude politique : d’une part, un alignement concerté avec Versailles en ce qui concernait les incidences internationales des activités de Malte, ceci dans le cadre du Pacte de Famille et dans l’hostilité commune à l’égard de la politique d’expansion anglaise; d’autre part, une volonté de privilégier les rapports avec les Langues au détriment du Couvent, voulant par là borner l’Ordre à sa seule dimension intérieure 1. Deux hommes incarnèrent cette politique de Charles III: Tanucci dans les Deux-Siciles, jusqu’à son éviction voulue par Marie-Caroline, et Aranda 2 en Espagne. Ce dernier, ami de Choiseul et aussi disciple des Lumières, entreprit une politique novatrice, affirmant la puissance régalienne sur l’aristocratie et le clergé. Sous son influence, l’Ordre, en Espagne, dériva doucement vers un statut national, alors que l’ambassade à Rome, confiée au rapporteur sur la suppression des Jésuites, Florida-Blanca 3, était chargée des aspects politiques des relations avec Malte, en liaison avec le ministère napolitain4. La France était donc le seul pays en Europe qui acceptait de considérer l’Ordre comme un interlocuteur souverain, en refusant notamment de traiter avec les Langues – le roi ne traitant pas avec ses sujets – et, en n’ayant, au contraire des autres monarchies, d’autre truchement que les ambassadeurs de l’Ordre. Choiseul le rappela à Fleury en 1768 5 : «Si la Religion voulait traiter par des députés ou des agents, cela la priverait de la distinction dont elle jouit comme les principaux souverains d’entretenir un ambassadeur auprès de S.M. et la réduirait à la condition commune de tous les ordres religieux qui ont de simples procureurs pour ménager leurs intérêts auprès des ministres du roi». Son poids au sein de l’Ordre, tant en hommes qu’en revenus, son rôle politique à la tête des États du Pacte de Famille qui faisait du bassin méditerranéen occidental une mer virtuellement bourbonienne, enfin ses liens économiques et diplomatiques avec la Porte et ses vassaux, tout concourait à désigner Versailles comme le mentor politique des chevaliers, et, en effet, à partir de la Guerre de Sept Ans et surtout après l’affaire de la Couronne ottomane en 1760, le Grand Maître se soumit «aux intentions de la France, à laquelle il s’abandonne entièrement»6.

1. Il est révélateur de constater que l’Espagne est le seul pays où il n’y a aucune trace de correspondance diplomatique avec l’Ordre aux Archives du ministère des Affaires étrangères. Les relations avec l’Ordre ne relèvent que des Archives d’État au titre des ordres militaires et religieux, et ne concernent, le plus souvent, que les aspects interne et économique de l’Ordre. 2. Don Pedro Pablo Abarca de Boles, comte d’Aranda (17181799), d’une illustre famille d’Aragon, fut ambassadeur à Dresde de 1750 à 1765. En 1766, il devint le principal ministre de Charles III et mena une politique assez semblable à celle de Tanucci: expulsion des Jésuites (1770), limitation de l’immunité ecclésiastique des églises (1772), réforme du nombre des couvents. 3. Francisco Antonio Monino comte de Florida-Blanca (1729-1808), jurisconsulte. Il devint principal ministre de Charles III en 1777, au sortir de son ambassade romaine. 4. ANP; 164 AP1 Papiers Bernis (1719-1796), n° 16, lettre du bailli de Breteuil à Bernis, Naples, 19 octobre 1772 : «... M. de Tanucci me paraît très content de M. Monino et celui-ci m’a dit l’être du premier ministre, de sorte qu’ils vont marcher d’accord...». 5. ANP; M 965, n° 21, Versailles, 13 décembre 1768. 6. ANP; M 956, n° 90, mémoire du bailli Guedes, vice-chancelier, Malte, 25 février 1761. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 146

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La surveillance des prétentions anglaises La manifestation la plus évidente de la mainmise de la France sur l’Ordre, fut, sans nul doute, les efforts successifs qu’elle fit pour interdire l’accès de Malte à la Grande-Bretagne. Les liens entre Londres et l’Ordre avaient été rompus aux lendemains du schisme et la Langue d’Angleterre n’était plus qu’un vestige vide de toute réalité. Néanmoins, la Grande-Bretagne ne pouvait longtemps ignorer les services que Malte pouvait rendre : équidistance entre l’Atlantique et le Levant, quarantaine et droits de douanes assez bas, entrepôts et facilités pour l’entretien et la réparation des navires, sans compter la présence d’hommes toujours prêts à se louer sur des navires marchands ou corsaires. Or, depuis les années 1570, la Méditerranée était devenue une grande route commerçante, notamment pour les négociants de la Mer du Nord 1. Dans les dernières années du XVIe siècle et les premières du XVIIe, les Anglais avaient établi successivement des consulats à Malaga, Alicante, Marseille, Gênes, Livourne, Pise, Gallipoli, Zante, Tunis, Venise et Malte. Avec la Restauration, les relations entre l’Ordre et les Stuarts furent meilleures, le premier espérant recouvrer ses biens, les seconds rêvant de faire de Malte une base de communication avec leurs agents commerciaux en Méditerranée. La révolution de 1688 relâcha les liens, sans toutefois les rompre, même si la venue de vaisseaux anglais dans le port de Malte était assez mal vue de l’Ordre, en raison de la protection que les Anglais accordaient aux esclaves s’y réfugiant et de leur affranchissement d’office, ce qui constituait une perte sèche pour la Religion 2. Tout changea avec les débuts des affrontements maritimes de la Guerre de Sept Ans. Les Anglais avaient à Malte un consul, Alexander Young, qu’ils avaient décidé de faire nommer par leur consul à Messine. Le Grand Maître, soucieux de son autorité et d’une règle que tous les souverains respectaient, entendit le nommer lui-même et écarter de cette fonction tout protestant. Après plusieurs tergiversations, l’Angleterre accepta et, en 1749, Pinto nommait John Dodsworth, Anglais né à Livourne, mais établi à Malte où il avait épousé la fille dudit Young. Ainsi, le Grand Maître le tenait-il pour Maltais, pendant que les Anglais le prétendaient britannique. La montée de la rivalité franco-anglaise fit de Dodsworth un des acteurs principaux de la lutte contre l’influence française en Méditerranée et notamment à Malte; c’est ainsi qu’en 1750, il s’entendit en secret avec Pinto pour faire construire les nouveaux magasins de Floriana; quand ils furent édifiés et que l’on sut à quoi (ou à qui) ils étaient destinés, les chevaliers français écrivirent au pape pour qu’il interdît au Grand Maître la présence d’une puissance protestante 3. Mais, à ces manœuvres secrètes succéda la confrontation militaire. Or, les premiers affrontements tournèrent à l’avantage des Français, le duc de Richelieu reprenant, le 20 mai 1756, Minorque que les Anglais tenaient depuis 1713, et où il avaient fait de Port-Mahon leur base centrale en Méditerranée. La perte de

1. Dominic V. Scerri , «Aspects of anglo-maltese relations under the later Stuarts», Storja 78, Malta Lux Printing Press, 1978, 2-8. 2. Claire-Eliane Engel, «Voyageurs anglais et français à Malte au XVIIIe siècle», p. 176. 3. MAE; CP Malte 15, n° 81, des Pennes à Vergennes, Malte, 10 décembre 1775. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 147

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Mahon fut perçue par les Anglais comme le triomphe de la nouvelle alliance entre la France et l’Autriche et l’hégémonie méditerranéenne de la première 1. Malte leur apparut alors comme un substitut possible. Or, deux navires marchands, l’un français, l’autre britannique, se trouvaient alors dans le port de Malte. Pinto voulant conserver sa neutralité, du moins en apparence 2, le Sacré Conseil ordonna le désarmement des deux bâtiments. Le français s’y soumit, mais l’anglais refusa; son capitaine, Miller, fut alors décrété aux arrêts à son bord. Dodsworth écrivit aussitôt à Pinto que l’Ordre ridiculisait les Anglais aux yeux des Français et que dans une île aussi réduite, lui, n’ignorait rien de la réalité de la prétendue neutralité de l’Ordre. Il s’entendit alors avec Fortunatus Wright, l’un des corsaires anglais les plus entreprenants, qui prit l’équipage de Miller à son bord, contrairement à toutes les règles. Fait plus grave, tous deux écrivirent au commandant de l’escadre britannique de couler tous les bâtiments battant pavillon maltais, en les considérant comme alliés des Français. Le Sacré Conseil qui, de son côté, n’ignorait rien des liens entre les actes de Dodsworth et les volontés du Cabinet anglais d’obtenir le droit de relâche militaire à Malte, resta ferme sur ses positions, grandement «encouragé» par le chargé d’affaires français, le chevalier des Pennes 3. L’affaire prit un tour tel, qu’en novembre 1756, les forts furent mis en alerte et les bastions armés 4. George II se crut alors obligé de rassurer l’Ordre et écrivit à Pinto qu’il reconnaissait la neutralité de Malte 5. Néanmoins, de 1757 à 1762, Dodsworth ne cessa de harceler l’Ordre, couvrant de ses réclamations les entreprises les plus audacieuses des navires britanniques. En juillet 1757, les forts durent tirer à boulets réels sur des bâtiments anglais qui canonnaient un vaisseau français devant le port, pourtant zone neutre et, devant l’émotion causée à Malte, Dodsworth répliqua par une réclamation contre la présence soupçonnée de marins maltais sur les bâtiments français. Le consul anglais était toujours bien renseigné. Mais une contre-rumeur se répandit alors à Malte que les Anglais avaient

1. Ange Goudar, Débats en Parlement d’Angleterre au sujet des affaires générales de l’Europe (...), Londres, 1758. Goudar, né à Montpellier vers 1720, passa au service de la Grande-Bretagne en 1761, mais joua auparavant un rôle de pamphlétaire pour cette nation. Il fut chargé, en 1767, d’utiliser les charmes de son épouse pour contrebalancer auprès de Ferdinand IV l’influence Habsbourg de Marie-Caroline. Il mourut dans la misère, à Paris, en 1791. Il écrivait en 1758: «L’alliance de la Maison d’Autriche avec celle de Bourbon a diminué une branche de notre pouvoir, parce qu’elle a appliqué à la France toute la puissance qu’elle nous a ôtée» (p. 28) et «je regarderais la perte de Mahon comme une des plus importantes que l’Angleterre eût jamais faite; car ce ne serait, dans le fond, qu’un parti de plus pour la France» (p. 98). 2. ANP; M 955, n° 158, 13 mars 1756, Mémoire très secret pour S.A.E. seule. Dans ce mémoire remis à Pinto en mains propres par l’abbé Coluzzi, procureur de l’Ordre à Rome, Froullay faisait part au Grand Maître de l’entretien qu’il avait eu avec le Garde des Sceaux Machault d’Arnouville (1701-1794) lui demandant «quelque ressource à Malte pour des matelots». L’opération tenue secrète entre le roi, le Grand Maître, l’ambassadeur et le ministre, se déroula dans la plus grande discrétion, les matelots maltais ne recevant «pour la règle générale» que la paye française, à laquelle fut jointe une gratification convenue avec le Grand Maître. 3. Toussaint de Vento des Pennes, né le 6 mars 1721, reçu de minorité dans la Langue de Provence le 23 juillet 1721. 4. Carmelo Testa, op. cit., p. 186. 5. NLM; LIBR 23, f° 172: «amicitiam inter Nos, vestrumque Ordinem antiquissimum existentem inviolata conservare cupientes». 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 148

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enrôlé des Turcs et qu’ils s’apprêtaient à s’emparer d’une île dont on leur refusait l’usage. Les tours côtières furent immédiatement mises en alerte et l’entrée des ports barrée d’une chaîne, comme au plus beau temps de la lutte contre le Croissant. La France et l’Angleterre se livraient ainsi à une guerre d’intoxication, toujours prête à se raviver dès que la tension baissait. Mais cela ne se limitait pas à cette campagne de fausses nouvelles. Les deux pays essayaient de faire prendre à Malte des décisions qui leur fussent favorables, d’autant qu’avec l’âge, Pinto bien que conservant une verdeur de corps, semblait ne plus jouir de la plénitude de ses facultés mentales 1. La France pouvait compter sur le corps des chevaliers, même s’ils n’étaient pas réellement francophiles, car elle valait toujours mieux qu’un pays schismatique. En revanche, les Anglais s’assurèrent de l’entourage maltais du Grand Maître, en la personne de son auditeur Grech 2. Choiseul et Machaut convoquèrent Froullay et entreprirent sur Pinto «des démarches très fortes» 3 qui aboutirent. Ainsi, en 1759, le Grand Maître rappela, au nom d’un plus grand désir de neutralité, la décision du Traité d’Utrecht de ne plus admettre dans le port plus de quatre vaisseaux de guerre à la fois, mais sans fixer de limite pour les bâtiments marchands. C’était en fait, privilégier la France et brimer l’Angleterre, car la première n’avait quasiment plus de flotte de guerre, alors que ses navires de commerce continuaient à sillonner la Méditerranée. En effet, la guerre avait évolué: les affrontements continentaux, bien que montrant la supériorité anglo-prussienne, n’avaient pas été décisifs, en revanche, la guerre coloniale marquait l’effondrement de la France et de l’Espagne. Les champs de bataille acadiens ou canadiens rendirent ainsi secondaire l’intérêt pour Malte, d’autant que Mahon était jugé préférable par l’Amirauté, en raison de sa plus grande proximité des côtes françaises. Dodsworth perdit de sa raison d’être et une maladresse de sa part causa sa perte. En 1762, les corsaires britanniques s’étaient emparés d’un bâtiment prussien et avaient remisé leurs prises dans les magasins que le consul possédait à Malte. Sur plainte du roi de Prusse, Pinto exigea les clefs et livres desdits entrepôts, mais Dodsworth refusa, commettant là un crime de lèse-majesté. Le 3 février 1762, Pinto le faisait arrêter et les armes de George III, voilées de blanc, étaient descendues de sa porte et enfermées au palais du Grand Maître. Le 2 mai, Pinto le destituait et lui nommait Angelo Rutter comme successeur 4.

1. ANP; M 955, n° 279, des Pennes à Froullay, Malte, 5 octobre 1758. 2. Ibid. n° 304, Froullay à Pinto, Paris, 17 mars 1759 et ANP; M 986, n° 56, Rome, 30 juillet 1759: «(...) che il Grech tenga segreto commercio cogl’ Inglesi, per cui si deve temere che la Nazione potesse impossessarvi del porto, e ci per imbeccilità del Gran Maestro». 3. ANP; M 955, n° 305, Froullay à Pinto, Paris, 14 juin 1759: «M. de Choiseul me dit, c’est moi qui ai le premier découvert les liaisons de l’auditeur Grech avec les Anglais. M. de Machaut, averti et poussé parce que je lui mandai alors, fit les mêmes découvertes et commença des démarches très fortes, par votre canal, auprès du Grand Maître». Le 1er juillet 1759 (MAE; CP Malte 11, n° 42), Bernis écrivait à Pinto que le roi ne permettra jamais que la commanderie magistrale de La Rochelle fût attribuée à Grech et se disait persuadé qu’en cette affaire, le Grand Maître saisirait «avec empressement» l’occasion de plaire au roi de France. 4. Celui-ci, selon Cavaliero (The last of the Crusader, p. 207) était un incapable qui ne pouvait écrire Stanley Porter que Stanier Porten. Il mourut en 1788. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 149

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Le Cabinet britannique exigea alors des explications, mais ce fut singulièrement Froullay qui les lui fournit, depuis Paris : Dodsworth n’étant pas ambassadeur, le Grand Maître avait fait arrêter le consul sur les plaintes de ses créanciers, la plupart Anglais et Prussiens. Le stratagème résidait là: on se débarrassait d’un consul britannique dont les actes excédaient largement ses fonctions commerciales, en utilisant les protestations d’ennemis de la France. Une mission anglaise se rendit à Malte, mais elle revint à Londres en 1765, heureusement persuadée de la culpabilité de Dodsworth, la paix étant désormais signée 1. La France se savait indispensable à Malte, mais savait aussi que l’île était plus que nécessaire à son commerce. L’Ordre, en étant son obligé, lui permettait d’imposer une sorte de protectorat moins onéreux qu’une gestion directe: «Malte rend à la France plus de services que si elle était une colonie et coûte moins cher à garder» 2. C’était là une position commune aux intérêts commerciaux européens, y compris britanniques: aucun ne voulait déloger l’Ordre d’une île ingrate et se substituer à lui pour le gouvernement d’une population hétéroclite, mais tous essayaient d’accroître leur influence pour bénéficier de clauses plus favorables à leurs activités économiques. Malte n’apparaissait donc pas comme un site stratégique, mais comme un point de relâche et d’entrepôt. Ce n’étaient que les militaires, c’est-à-dire les marins de guerre qui pouvaient être intéressés par la possession du petit archipel; les Britanniques, privés de Minorque, y songèrent sans grand enthousiasme, mais la fortune de leurs armes les détourna d’un projet mollement caressé : la prise de Malte ne pouvait jamais être qu’un pis- aller à la perte de Mahon, ce port, en tout état de cause, étant jugé largement préférable par l’Amirauté. Quoi qu’il en fût, la France n’entendait aucunement perdre l’avantage qu’elle y avait et surveillait l’administration du gouvernement maltais, tout en gardant sauves les prétentions magistrales à l’indépendance et la souveraineté 3. La France des Lumières, au nom de l’intérêt de son commerce et de celui de sa noblesse, gratifiait l’Ordre d’une liturgie sans foi: les chevaliers pouvaient continuer à régner sur un comptoir méditerranéen tant qu’ils ne remettaient pas en cause une fausse neutralité diplomatique très avantageuses à son économie; en retour, l’Ordre bénéficiait de la protection du roi dans ses difficultés extérieures tout autant qu’intérieures. Telle était la règle que les bureaux des affaires étrangères françaises firent leur à partir de Choiseul.

1. Sur cette affaire, voir Public Record Office, Spain 86. Dodsworth ne fut libéré que le 12 juin 1767, lorsque Frédéric II accepta de retirer sa plainte. 2. MAE; CP Malte 20, n° 58, mémoire sur «L’importance de l’île pour le commerce français», 1776 (et non 1786 comme l’écrit Godechot, Histoire de Malte, p. 56). Voir aussi CP Malte 11 n°105, 24 février 1761: «... Je ne sais si notre ministère est persuadé comme il doit l’être de l’importance dont Malte est pour notre commerce du Levant et de quelle ressource son port a, et en temps de guerre, et en temps de paix, pour les convois marchands et les escadres du roi...». 3. MAE; CP Malte 16, n° 261, Note pour le ministre, s.d. Le rédacteur écrivait à Vergennes: «L’intention de Mgr ne serait-elle pas de faire quelques représentations aux Maltais sur la négligence avec laquelle ils gardent leur île: dans des temps de crise, les Anglais pourraient en profiter: c’est à ce titre qu’on a toujours eu un œil attentif sur l’Ile de Malte et qu’on a montré du mécontentement lorsque l’Ordre mettait de la négligence même dans ses approvision-nements». Vergennes annota lui-même le texte: «La remarque est bonne; mais elle doit être présentée de manière à ne faire voirque l’intérêt que le roi prend à la conservation d’un ordre qui est en quelque sorte le boulevard de la Chrétienté». 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 150

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L’affaire de la Couronne ottomane et ses conséquences Un événement extraordinaire vint perturber ce subtil équilibre et manifester le rôle diplomatique de la France en Méditerranée. La politique de François Ier, renouvelée par Louis XIV, faisait de la France l’interlocuteur privilégié de la Sublime Porte; l’ambassade de Vergennes 1 avait permis de déjouer les manœuvres anglaises et prussiennes à Constantinople, mais le traité d’alliance avec l’Autriche, puis avec la Russie, même s’il fut présenté au Vizir, comme une alliance d’opportunité, limitée à la durée de la lutte contre l’Angleterre, ne fut pas sans refroidir quelque peu les relations avec la Cour de Versailles.

De la Couronne ottomane au Saint-Sauveur Le vendredi 19 septembre 1760, alors que le qapudan pasha Aptin Xerin et l’équipage du vaisseau amiral de la flotte turque, la Couronne ottomane, étaient descendus à terre, à Cos, pour aller à la mosquée, les esclaves chrétiens, au nombre d’environ quatre-vingt, se libérèrent, firent prisonniers les Turcs restés à bord et s’emparèrent du navire 2. Vergennes signala immédiatement que le Sultan estimait son honneur bafoué et qu’il fallait tout «le flegme et la sagesse du Grand Vizir»3 pour contenir les désirs de vengeance de Mustafa III dans de saines limites. Or, le 6 octobre, la capitane turque et son équipage de fortune dont les hommes d’un bâtiment corsaire maltais pris quelques années auparavant se présentèrent devant le port de Malte, en pleines festivités en l’honneur de l’accession sur le trône de Naples de Ferdinand IV de Bourbon. L’Ordre faisait là, très involontairement, sa plus belle prise depuis très longtemps et, le 13 novembre, le vice-prieur de l’église St Jean rebaptisait le navire le Saint-Sauveur. Choiseul en écrivit immédiatement la nouvelle à Vergennes 4, lui ordonnant de suivre l’affaire très en détail car «l’intérêt que le roi prend à la Religion de Malte fait craindre à Sa Majesté que la Porte, dans cette occasion, ne prenne quelque parti violent contre elle».

La crise diplomatique Choiseul avait mal estimé le danger. Le 7 novembre au matin, le drogman de la Porte se présenta chez Vergennes sans s’être fait annoncer comme d’usage, et, avec courtoisie, lui demanda, d’ordre du Grand Vizir, que la France s’interposât pour obtenir de Malte la restitution du vaisseau turc 5. Vergennes lui ayant répondu que Malte se gouvernait d’après ses propres lois, l’interprète lui remit alors un pli cacheté du Grand Vizir pour la Cour de France concluant par la menace de rupture «de toute amitié et de toute correspondance entre les deux empires». Cet ultimatum survenait mal à propos, alors que l’alliance turque était nécessaire dans le cadre des hostilités avec la Grande-Bretagne. Vergennes alla

1. Charles Gravier comte de Vergennes (1717-1787) fut ambassadeur en Turquie de 1755 à 1768. 2. MAE; CP Turquie 136, n° 194, lettre de Vergennes à Choiseul-Stainville, Constantinople, 1er octobre 1760. Cos s’appelait alors Stancho ou Stanchio et NLM; ARCH 271, ff° 146-150. 3. Ibid.; n° 217, Constantinople, 15 octobre 1760. 4. Ibid.; n° 241, Versailles, 16 novembre 1760. 5. Ibid.; n° 243, Vergennes à Choiseul, Constantinople, 7 novembre 1760. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 151

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donc voir le Vizir, gêné de la vivacité de la dépêche, mais il lui apprit qu’elle avait été écrite d’après une minute de la main même du Sultan: le vaisseau n’avait pas été pris lors d’un combat, il n’était donc qu’un bien volé; le roi de France étant le protecteur de Malte, il était dans le cas d’obliger les Maltais à restituer le navire. S’il ne le faisait pas c’est que son amitié «est une amitié purement en paroles qu’on doit regarder comme de la peinture sur de l’eau» 1 et, dès lors, il n’y avait plus utilité à conserver en Turquie, ambassadeur et consuls français. La France se trouvait donc confrontée à un dilemme : ou bien le roi intervenait auprès du Grand Maître, mais ce serait un précédent sans doute suivi de nombreuses affaires semblables; ou bien il n’intervenait pas, et ce serait alors, dans le Levant, la ruine du commerce français et la disparition du catholicisme au profit de l’orthodoxie. Le 6 janvier 1761, Choiseul envoyait à Vergennes une lettre et un mémoire, lequel était la réponse au Grand Vizir 2. L’ambassadeur était invité à faire connaître l’humeur du roi devant l’ultimatum, mais que son amitié pour la Turquie l’emportait sur les désagréments du malentendu et que pour complaire au Sultan, il allait, de ses deniers, racheter la capitane au Grand Maître et l’offrir au Grand Seigneur, non «comme un effet de la menace contenue dans le mémoire ottoman, mais bien plutôt comme une suite de l’amitié qui règne, depuis tant de siècles, entre l’Empire de France et la Porte» 3. Choiseul estimait que c’était là se tirer le «plus noblement d’un incident fâcheux, soit pour la religion dans le Levant, soit pour le commerce de la France dans les États du Grand Seigneur, soit enfin pour la dignité de la Couronne», mais il faisait savoir à Vergennes que c’était là ce que Louis XV entendait concéder au maximum et que dans le cas d’un refus de la Porte, il était chargé d’envoyer un mémoire signalant les précautions à prendre pour que la rupture des relations diplomatiques eût le moins de répercussions possibles sur les missions et sur le commerce. Enfin, il informait l’ambassadeur que les corsaires maltais s’uniraient aux corsaires français pour faire se repentir Constantinople «d’avoir rompu aussi indécemment avec la France». Cette solution avait été notifiée à Froullay dès le mois de décembre 1760; il en avait informé Malte, le 29 et exigé, de la part de Louis XV, le respect du secret le plus absolu. Pinto fit immédiatement savoir sa volonté «de seconder avec empressement tout ce qui pouvait plaire à la France» 4. Le Grand Maître (ou sa camarilla) avait rabattu ses prétentions initiales, puisqu’aux premières ouvertures de la France, Guedes avait entrepris de donner une leçon de bonne conduite chrétienne au descendant de François Ier: «...Per ben riflettere sù di una materia di sua natura sommamente delicata, bisogna combinare la politica mondana con l’altra cristiana, cattolica e spirituale, perchè se la prima ci farebbe vedere l’utile di piacere al Turco sdegnato, o di procurare, con una condiscendenza, o sia atto di generosità, una maggior facilitazione al commercio dei Cristiani, o sia un miglior trattamento ai medesimi; la seconda, come Cattolici, religiosi e obbedienti figli della S. Sede, ci obbliga

1. Ibid.; n° 251. 2. MAE; CP Turquie 137, n° 19, lettre de Choiseul à Vergennes, Versailles, 6 janvier 1761, et n° 17, réponse au mémoire du Grand Vizir. Les deux documents étaient copiés sur des minutes de la main même du duc de Choiseul. 3. Ibid., n° 19 cité. 4. ANP; M 956, n° 90, mémoire du vice-chancelier Guedes à Froullay, Malte, 25 février 1761. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 152

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di essere obbedienti a tutte le Bolle de Papi, che espressamente, sotto gravi censure, sono opposte a tali risguardi, e condiscendenze verso il Turco...»1, en conséquence de quoi il proposait l’intervention commune des souverains et du pape pour traiter avec le Turc, à l’avantage de la Chrétienté. Mais la France, placée malgré elle au centre de l’affaire n’entendait nullement y intéresser les autres puissances, et Malte eut donc à se soumettre à sa double volonté: celle du rachat de la Couronne ottomane et celle du silence absolu sur le choix de la transaction.

Une diplomatie de dupes onéreuse pour l’Ordre Ce silence n’eût pu être qu’un simple gage de bienveillance, si la Porte n’avait pas refusé d’accorder une audience à Vergennes pour qu’il fit connaître la proposition française. Jusqu’en février, l’ambassadeur n’eut plus aucun contact; puis, il apprit que le Vizir ne voulait pas le recevoir, par crainte des reproches de la France. Il s’ouvrit alors des intentions du roi auprès du drogman et, trois jours plus tard, le Sultan lui fit savoir qu’il tenait par dessus tout à l’amitié de Louis XV; néanmoins, ce ne fut que trois mois après, le 19 mai 1761, que le Gouvernement turc accepta la transaction imaginée par Choiseul 2. Durant ces longs mois, la fièvre s’était emparée de l’Europe. Le bruit se répandit que la Turquie faisait des préparatifs militaires et le spectre d’une descente sur Malte, c’est-à-dire sur le retour de la guerre en Méditerranée, effraya les puissances riveraines. La France se taisait et Malte s’était engagée à faire de même, mais elle dut subir les assauts paniqués des États effrayés à l’idée d’une rupture des relations commerciales. Deux d’entre eux étaient les plus empressés à communiquer leurs craintes: Venise et Naples. Venise répandait dans toute l’Italie les relations de leur bayle sur l’activité de l’arsenal de Top Hane, ceci pour forcer Malte à se soumettre 3. Elle y réussit pleinement et, de mars à mai 1761, le Grand Maître fut le destinataire de lettres émanant d’Espagne, de Charles-Emmanuel de Sardaigne, du Doge de Venise, des Gonfaloniers de Lucques, des Conseils de Gênes et même de l’Empereur, pour l’inviter à plus de souplesse devant les dangers de l’armement turc 4. Le pape écrivit à Louis XV pour demander ses bons offices et Pinto dut faire de même. En fait, ces préparatifs n’avaient aucunement l’importance qu’on leur prêtait en Italie 5 et s’avérèrent destinés à une expédition en Egypte 6. Naples, de son côté, était intervenue directement auprès de la Porte, en janvier, moins pour l’engager à modération que pour se la concilier dans «la crainte qu’elle a de se trouver, au moins indirectement, engagée dans une guerre qui s’allumerait entre la Porte ottomane et la Religion de Malte» 7. La France se méfiait de Naples et craignait

1. Ibid. n° 82, Guedes à Froullay, Malte, 9 janvier 1761. 2. MAE; CP Turquie 137, n° 77 (Constantinople, 16 février 1761), n° 190 (ibid., 20 mai 1761) et n° 192 (réponse du gouvernement turc). 3. ANP; M 956, n° 90, mémoire cité. Le bayle était le magistrat vénitien chargé de gouverner et de protéger ses compatriotes à Constantinople. 4. NLM; ARCH 271, ff° 202-204. 5. MAE; CP Malte 137, n° 120, Vergennes à Choiseul, Constantinople, 16 mars 1761. 6. Ibid.; n° 184, Constantinople, 18 mai 1761. 7. Ibid.; n° 33, Choiseul à Vergennes, Versailles, 31 janvier 1761. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 153

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qu’elle ne gâchât les difficiles débuts de transaction 1; rien ne fut donc divulgué de l’accord entre Malte et Versailles pour le rachat du vaisseau turc, du moins jusqu’à la fin du mois d’avril 1761 2. L’apparente inaction de l’Ordre et la crainte d’une expédition turque engagèrent Tanucci à perpétrer un nouveau mauvais coup contre Malte: la Régence de Sicile publia que l’armée turque serait reçue dans les ports de Sicile, ceci afin de pousser l’Ordre à céder. Dans cette affaire, le ministre napolitain poursuivait certes ses rancœurs, mais il obéissait aussi aux volontés de Madrid qui craignait pour son commerce 3. La conséquence fut dure pour l’Ordre. Le Grand Maître refusa de dévoiler le secret qui le liait à la France, mais incertain quant au moment des négociations comme de leur résultat et devant «l’effroi et les clameurs du Couvent» causés tout autant par les bruits d’armement turc que par la position napolitaine ou l’inaction maltaise, il se détermina à prendre ses précautions 4. Celles-ci étaient dictées par la situation catastrophique des défenses de l’île. Un rapport détaillé, «d’une main sûre», demandé par le gouvernement français 5, était accablant. Il est intéressant d’en donner quelques extraits, ne serait-ce par rapport aux événements de la fin du siècle: «… [les fortifications] sont immenses et si étendues qu’il ne faut pas moins d’une armée de 35 000 hommes pour les défendre … Au premier coup d’œil, Malte paraît imprenable, mais lorsqu’on examine, sur les lieux et en détail, ses fortifications, on ne pense pas de même. … Il y a à Malte assez de canons, mais l’inégalité de leur calibre rend l’approvisionnement en boulets difficile. Il n’y a presque pas de mortiers à bombes… On manque de bons ouvriers. Les affûts sont très vieux; ils ont été faits en 1717 (il n’y en a pas un quart de bon). En passant par Malte, j’avais vu l’artillerie démontée et les canons pleins de pierres et d’ordures… Parce que toute la poudre qui est à Malte, y est depuis la citation [de 1717], jugez quel besoin elle a d’être rebattue et combien elle a perdu de sa force depuis ce temps … L’ancien château du Goze est insoutenable… J’ai toujours été effrayé des sommes nécessaires à l’Ordre pour se procurer, dans un moment de crise, tout ce qui serait nécessaire pour la subsistance des troupes, l’approvisionnement des hôpitaux, l’achat des munitions de guerre, l’entretien de l’artillerie et pour pourvoir à toutes les autres dépenses…» Or, ce fut justement à ce quoi Pinto fut acculé, pour sauver la face et sauvegarder le secret de la négociation avec la France. L’incertitude des ouvertures de négociation, l’obligèrent, le 14 février 1761, à présenter au Conseil sa décision de citer les chevaliers 6 et à enrôler tous les Maltais de 18 à 65 ans, sauf les étudiants et les clercs, organisés dans une compagnie de volontaires, la Compania della Bolla magistrale, chargée de la défense personnelle du Grand Maître 7.

1. Ibid.; n° 98, Versailles, 22 février 1761. Choiseul demandait à Vergennes de surveiller les actes des Napolitains à Constantinople et estimait que les tentatives de Tanucci étaient vouées à l’échec. 2. MAE, CP Turquie 137, n° 17 cité. Une copie chiffrée de cette dépêche ne fut envoyée à Naples que le 21 avril, et à Madrid, le 26 avril. 3. ANP; M 956, n° 90, mémoire de Guedes cité. 4. Ibid. 5. MAE; CP Malte 11, n° 105, 24 février 1761. 6. ANP; M 956, n° 90, mémoire cité. La citation des chevaliers était leur convocation générale et leur mobilisation pour la défense du chef-lieu. 7. Carmelo Testa, op. cit., pp. 248-255. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 154

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Pour couvrir l’ensemble des dépenses, l’Ordre ordonna aux chevaliers de déposer leurs valeurs au Trésor, ouvrit un emprunt de 400 000 écus à 3 % à Malte et un de deux millions à Gênes, Livourne, Naples, Palerme et l’Espagne 1. Dans sa soumission à la diplomatie française, l’Ordre, ou plutôt le gouverne- ment magistral, s’était volontairement porté un coup fatal que Froullay souligna dans un addendum manuscrit à une dépêche officielle destinée à Choiseul 2. «Quand bien même Malte serait abandonnée à ses propres forces, je crains moins le cimeterre des Turcs que la dépense nécessaire qui dérangera par la suite et ruinera ses petites finances».

La négociation et ses conséquences inattendues Malte, dans cette affaire qu’elle n’avait pas suscitée, avait basculé dans l’opinion politique européenne: jusqu’alors auxiliaire utile du commerce en Méditerranée, le chef-lieu de l’Ordre devenait le ferment éventuel de la résurgence d’un conflit avec la Turquie, oublié depuis près de deux cents ans, avec ce que cela pouvait sous-entendre de répercutions économiques. L’Ordre vit alors ses protecteurs traditionnels esquiver leurs responsabilités: l’Autriche de Kaunitz minimisait l’affaire pour n’avoir pas à s’y immiscer 3; le pape s’en remettait au roi de France; Venise affolait tout le monde pour la sauvegarde de ses intérêts; mais surtout, Madrid et Naples s’affirmaient prêts à sacrifier la Religion de Malte à la tranquillité en Méditerranée. L’Ordre n’avait plus qu’un seul défenseur, la France, d’autant plus ardente que le Sultan l’avait désignée à sa vindicte. L’attitude «suiveuse» de Pinto, jusqu’au suicide budgétaire pour sauver les apparences, était donc moins une position héroïque qu’un jeu de quitte ou double sur une scène diplomatique européenne où les États auraient volontiers sacrifié l’Ordre à leur économie, comme ils sacrifiaient les Jésuites à leur autorité. Le parachèvement du protectorat de la France se fit dans cette solitude de l’Ordre et dans l’affirmation de la complémentarité des deux parties, vitale pour Malte, essentielle pour le commerce français dans le Levant. Louis XV confia la négociation au bailli de Fleury, «frère d’un de ses premiers gentilshommes de la Chambre» 4 et neveu de son ancien précepteur et ministre. Fleury travailla directement avec Choiseul, sans prendre avis ni de Pinto, ni de Froullay et lui proposa un plan double: racheter le vaisseau à moindre frais et se gagner l’opinion de l’Ordre et des Maltais par des mesures favorables. L’estimation du vaisseau ottoman fut faite par un constructeur de navires de Toulon désigné par le ministère de la Marine 5, un dénommé Coulomb, qui l’évalua à un total de 986 982 livres 6. La France décida de racheter le bâtiment

1. ANP; M 956, n° 90, mémoire cité. En fait, la dette ne s’éleva réellement qu’à 1.304.212 écus (NLM, ARCH 272 f° 18, cité par Testa, op. cit., p. 251). 2. MAE; CP Malte 11, N° 111, Froullay à Choiseul, Paris, 7 mars 1761. 3. ANP; M 956, n° 90, mémoire cité. 4. MAE; CP Turquie 137, n° 19, lettre citée. 5. ANP; M 944, n° 254, mémoire pour servir d’instruction au bailli de Fleury. 6. Ibid.; n° 270. A savoir 749.068,13,4 pour le vaisseau 74 524,4,10 pour le radoub; 25 663,12,9 pour la mâture 116 844,6 pour le rachat des esclaves plus les provisions, soient 986 982,1,9 au 9 novembre 1761. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 155

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sans faire aucun débours, se contentant de racheter la dette de l’Ordre à son égard pour les achats de fournitures d’artillerie, de munitions et de bombes faits dans le cadre de la récente citation, ainsi que les arriérés d’impôts (capitation, abonnements aux vingtièmes) restés impayés par Malte, le reliquat éventuel s’imputant «successivement et jusqu’à l’extinction entière de la dette, sur les impositions auxquelles les biens de l’Ordre sont assujettis en France» 1. Froullay prit très mal cette solution 2 : diplomate consommé il se réjouissait de ne traiter l’affaire qu’avec Choiseul, comptant sur maintes considérations politiques pour alléger la charge; au lieu de cela, il lui fallait négocier avec le ministre des Finances et il augurait que l’Ordre aurait à souffrir de l’imprudence de Fleury 3. Ce dernier savait que son montage était trop favorable à la France – qui réussissait ainsi à percevoir, même négativement, des sommes qu’elle aurait eu du mal à recouvrer –, pour recevoir l’assentiment des autorités maltaises, rapidement oublieuses du danger auquel elles venaient d’échapper. Aussi, proposa-t-il à Choiseul, dès juin 1761, d’obtenir du roi, «l’exemption à perpétuité du droit d’aubaine pour les Maltais» ce qui contribuerait, selon lui, à favoriser l’acceptation du projet par le Sacré Conseil et gagnerait au roi «en peu d’années, une infinité de familles qui l’indemniseraient amplement, par leur richesse et leur population, de l’achat de ce vaisseau» 4.

La «double nationalité» des Maltais Il est remarquable que tous les historiens qui ont abordé ce problème n’aient jamais lié la suppression du droit d’aubaine pour les Maltais à la négociation pour la Couronne ottomane, alors que Fleury, dans ses remerciements au Grand Maître et au Conseil assemblés, annonçait que Louis XV était disposé à une telle exemption 5. L’affaire du droit d’aubaine était un contentieux entre Malte et la France, né en 1758. En France, dès 1437, le Parlement avait lié la nationalité française à la naissance et à la résidence dans le pays 6. Le roi pouvait néanmoins accorder des lettres de naturalité aux étrangers, cependant, ils n’obtenaient «jamais… la totalité des mêmes droits naturels», mais simplement «une partie des droits que ses sujets naturels ont acquis par leur naissance», tant il était vrai qu’il restait «toujours une grande différence entre le Français naturel et le naturalisé français»7. En effet, les lettres de naturalité devaient spécifier quels droits étaient conférés

1. Ibid.; n° 254, cité. Sur le décompte de l’imputation, Voir ibid. n° 280, Paris, 21 juillet 1764. 2. ANP; M 956, n° 138, Froullay à Pinto, Paris, 10 mai 1762. 3. Ibid.; n° 241 et 242, Fontainebleau, 2 et 3 novembre 1763. Froullay annonçant qu’il avait eu, le 1er novembre, une audience avec le roi et qu’il lui avait exposé l’épuisement des finances de l’Ordre en raison de la citation. Il avait obtenu de Louis XV un ordre au Contrôleur général Bertin pour trouver une solution. Bertin (1720-1792) ne céda que peu: l’Ordre restait redevable de 196 500 livres, mais 50 000 seraient reversées dans la recette de Paris. 4. MAE; CP Malte 11, n° 128, Fleury à Choiseul, Marly, 27 juin 1761. Le 28 août 1761, le Sacré Conseil accepta la vente du vaisseau qui mit voile le 10 décembre (ibid. n° 154 et n° 159). 5. NLM; ARCH 271, f° 205; Malte, 12 septembre 1761. Voir Alain Blondy, «La France et Malte au XVIIIe siècle : le problème de la double nationalité». 6. A. Bossuat, L’idée de nation et la jurisprudence du Parlement de Paris au XVe siècle, in Revue Historique (1850). 7. ANP; M 902, n° 404, mémoire, mai 1760. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 156

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à l’étranger, étant sous-entendu qu’il ne pourrait jamais bénéficier de la plénitude des droits des nationaux. Tel était le cas des Maltais qui désiraient être agrégés à l’Ordre par l’entrée dans une Langue française. Tout autre était celui des étrangers venus commercer en France. A leur décès, ils étaient réputés aubains et leurs biens devenaient propriété de l’État, à l’exclusion de leurs héritiers naturels ou conventionnels. L’édit de 1669, par lequel Louis XIV avait déclaré Marseille port-franc, avait exempté du droit d’aubaine les étrangers y commerçant, cette exemption cessant en cas d’abandon de l’activité de négoce. Mais ceci n’était valable que pour ce seul port. Le 13 février 1758, Froullay portait à la connaissance de Pinto la saisie par le Domaine du roi, après décès, des biens d’un certain Albano, Maltais, valet de chambre de la comtesse de Cambis 1. En dépit de ses efforts et de ceux du chevalier de Turgot, le Domaine conserva les 6 000 livres de la succession. Froullay consulta les avocats de l’Ordre le principal d’entre eux, Givodan, rappela que Maurepas, ministre de la Marine, avait proposé un traité de commerce auquel le Grand Maître n’avait pas donné suite et que les Maltais, pour la très grande majorité résidant à Marseille, étaient couverts par l’édit de 1669, mais que le problème restait posé pour leurs veuves ou leurs enfants. Il proposait donc de demander que les Maltais fussent réputés régnicoles, à l’instar des Suisses 2. Sinon, le cas échéant, d’user du même droit à Malte, sur les Français non membres de l’Ordre. A Malte, les auditeurs Grech et Belli appelèrent l’attention de l’ambassadeur sur les dangers d’une telle politique, les quelques 200 Français établis à Malte ne pouvant contrebalancer les 2000 Maltais établis en France 3. Les bureaux s’activèrent et un projet fut même rédigé par les conseillers parisiens, établissant le droit d’aubaine du Grand Maître sur toutes les successions des étrangers, mais en exemptant les nationaux des pays qui pratiqueraient la réciprocité 4. L’affaire en resta là, Malte préférant attendre un signe de bonne volonté de la France. Mais celui-ci tardait et, le ler décembre 1758, le Grand Maître fit saisir par son fiscal, les biens d’un Français, résidant à Malte depuis vingt-deux ans et y décédé, intestat 5. En fait, ce n’était qu’un geste pour réactiver la négociation, Pinto écrivant à Froullay qu’il n’en parlerait même pas au Sacré Conseil et qu’il lui ordonnait de demander une audience pour une affaire regardant non seulement tous ses sujets, «mais encore, et directement, les droits, les privilèges et prééminences magistrales» 6. Les choses progressaient donc lentement quand survint l’affaire de la Couronne ottomane. Fleury comprit que c’était là un moyen de se concilier la bienveillance du gouvernement de Malte; les avocats du Conseil de l’Ordre rédigèrent un projet

1. Ibid.; n° 346. 2. Ibid.; n° 351 Givodan fut secrétaire d’ambassade en Prusse avec des Pennes. Il travaillait pour l’Ordre depuis 1733. Pinto lui octroya une pension de 1000 écus et un bien considérable (ANP; M 955, n° 85). 3. Ibid. n° 349. 4. Ibid. n° 354. 5. MAE; CP Malte 11, n° 37, lettre du bailli de Combreux, ambassadeur à Paris, au cardinal de Bernis, 6 février 1759. Le défunt était un certain Lejandre, frère d’une Mme Doublet de Paris et qui avait la coquetterie de se faire appeler M. de Preil. 6. Ibid.; n° 38, Malte, 26 février 1759. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 157

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de lettres-patentes dont seuls les considérants furent corrigés par les bureaux des affaires étrangères, dans un sens plus conforme à la dignité du roi. Fleury notifia donc la bonne nouvelle en septembre 1761, mais elle suscita tant d’enthousiasme de la part des Maltais et tant de réticences de la part des chevaliers français qu’un effort d’explication parut nécessaire. En effet, l’exemption du droit d’aubaine venait de la réputation de régnicoles accordée aux Maltais; les commerçants établis en France le comprirent bien, mais les Maltais, surtout les clercs, qui voulaient entrer dans l’Ordre et qui, pour ce faire, devaient demander leur admission dans des Langues françaises, se crurent désormais libérés de cette contrainte. De leur côté, les chevaliers qui avaient obtenu la limitation du nombre des étrangers pouvant être admis parmi eux, crurent que les Maltais étaient ainsi devenus Français ce qui aurait rendu le numerus clausus inefficace. L’ambassade de Malte à Paris envoya des mémoires explicatifs 1 qui calmèrent les enthousiasmes des candidats conventuels, mais les chevaliers, notamment ceux de la Langue de Provence, multiplièrent les combats d’arrière-garde 2. De surcroît, les circonstances internationales et la signature du traité de Paris, retardèrent la publication des lettres-patentes en forme d’édit qui ne furent données, à Versailles, qu’en juin 1765 et enregistrées au Parlement de Paris, le 12 juillet suivant. Ainsi s’achevait, de façon oblique et inattendue l’affaire de la Couronne ottomane. Bien des historiens de l’Ordre ou de Malte n’ont voulu y voir qu’une péripétie rocambolesque dans laquelle le Sultan, ridiculisé, avait piteusement échoué à faire peur, montrant par là que la Turquie devenait bien «l’homme malade de l’Europe». Il semble, au contraire, que ce fut une crise et un tournant dans l’histoire de l’Ordre et de Malte. Une crise, parce que même si l’on était alors presque sûr que le Sultan ne faisait que des rodomontades, il persistait un doute et un danger de voir la Méditerranée, vaste lac commercial, redevenir une zone de tension. Même si certains États avaient joué à se faire peur et à faire peur aux autres, toutes les puissances européennes avait manifestement donné leur préférence à la compétition économique sur la confrontation idéologique ou religieuse. L’Ordre, détenteur d’une île-relais, satisfaisait tout le monde par sa neutralité et son statut inoffensif; mais dans une pareille crise, le vieil établissement remontant aux Croisades, et auquel nul ne croyait plus qu’avec une condescendance amusée, risquait de se transformer en brûlot et ouvrir un conflit d’un autre âge, étranger aux intérêts et aux nécessités économiques modernes. Si d’aucuns avaient eu des doutes sur l’utilité du maintien de la milice sacrée, ils furent alors confirmés. Cela se traduisit par l’isolement, pour ne pas dire l’abandon, diplomatique de l’Ordre qui dut s’en remettre, totalement et sans condition, aux volontés et dictat de la France qui se marquèrent autant par la direction des affaires diplomatiques que par la prééminence manifeste dans le domaine commercial.

1. ANP; M 902, n° 404 cité. 2. Les liens familiaux entre les chevaliers et la robe étaient tels que les parlements étaient devenus les auxiliaires de leur turbulence. Ainsi, le parlement de Provence refusa longtemps d’enregistrer les lettres-patentes, au motif que Louis XV ne s’y était pas nommé comte de Provence, de Forcalquier et autres terres adjacentes (ANP; M 902, n° 412, lettre à Choiseul- Praslin, Paris, 28 février 1766). 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 158

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Enfin, la contrepartie «obtenue» par l’exemption du droit d’aubaine pouvait certes flatter l’amour-propre chatouilleux du Grand Maître soi-disant souverain, mais il était porteur de menaces pour l’avenir. En effet, l’Ordre en tant que tel ne retirait rien de cet acte de bienveillance; il était tout entier destiné aux Maltais qui, soit dit en passant, apparurent ainsi pour la première fois dans un texte à portée internationale; de surcroît, il s’agissait essentiellement des Maltais négociant et commerçant, c’est-à-dire une catégorie bien à part, d’origine généralement cosmopolite et résidant autour du Grand Port ou à Marseille, pour qui la France devint synonyme de richesse et de liberté économiques. La Cour de Versailles avait donc marqué un double avantage, d’une part, en transformant la partie la plus dynamique et la plus éclairée de la population maltaise, en une clientèle potentielle de la France et, d’autre part, en ayant réussi à imposer son protectorat sur l’Ordre. Ce faisant, elle avait introduit une distinction entre l’Ordre et Malte des plus dangereuses pour le premier.

Les nouveaux appétits Les liens commerciaux avec Venise Les relations entre Malte et la Sérénissime République avaient été rythmées de crises qui traduisaient les conflits économiques et politiques de ces deux puissances en Méditerranée centrale 1. Au début du règne de Pinto, ces relations avaient été empoisonnées par les conséquences des délits répétés d’un corsaire maltais, Grillo, à l’encontre de bâtiments vénitiens. Excédé, le Sénat de la République avait décrété, en 1741, le séquestre des biens de l’Ordre, arme traditionnelle de Venise contre Malte dans la longue et vieille hostilité entre les deux États 2, et même autorisé la course et la destruction des bâtiments maltais. Il ne s’agissait en fait, rien de moins, pour Venise, que de faire reconnaître par Malte sa suprématie dans l’Adriatique 3. Le pape avait été saisi d’une demande de médiation, mais Pinto, au début de son gouvernement et encore imbu de ses prétentions absolutistes, se méfia d’un moyen terme qui eût lésé les droits de l’Ordre; aussi, prit-il, le 6 octobre 1742, le Decreto contro i Veneziani qui suspendait toute admission de patriciens vénitiens dans l’Ordre, pour autant que durerait le séquestre. Ce ne fut que le 22 avril 1747, après un long ballet diplomatique 4 que le pape fit connaître sa décision: les décrets attentatoires des deux États étaient révoqués et Malte se voyait enjointe d’ordonner à ses corsaires de respecter les domaines et dépendances de la Sérénissime; mais, en même temps, il offrait à Pinto une grâce qui lui était fort sensible: son ambassadeur se voyait accorder le traitement réservé aux ministres des têtes couronnées, néanmoins en dernière position. Comme l’a montré Victor Mallia-Milanes 5, ce fut sous l’influence du

1. Sur l’ensemble de ces relations, Voir Victor Mallia-Milanes, Venice and (1530-1798). Aspects of a relationship. 2. Ibid., chap. 7, A second major confrontation, pp. 171-220. 3. ANP; M 1003, n° 2, Mémoire des négociations, des ambassadeurs et ministres de l’ordre, Paris, 1751, par le secrétaire du bailli de Froullay. 4. ANP; M 989, ainsi, en 1743, Amelot envoya personnellement le conseiller de l’Ordre à Paris, Givodan, pour tenter de régler l’affaire. 5. Op. cit., chap. 8, From traditional foes to trading partners, pp. 221-270. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 159

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commandeur Buzzacarini Gonzaga, Huomo della Repubblica 1 que les relations évoluèrent. D’abord méfiant à l’égard d’un nouvel agent permanent à Malte, Pinto dut l’accepter pour ne pas aggraver la tension entre les deux États, mais il se privait ainsi de l’avantage que lui donnait le système consulaire de nommer, non un Vénitien, mais un de ses sujets à cette fonction. Néanmoins, ce fut à l’occasion de l’affaire de la Couronne ottomane et de la citation conséquente, que la situation changea. En effet, le Sénat avait autorisé le bailli Sagramoso à exporter de Venise, hors taxe, du matériel nécessaire au réarmement de l’île. Sagramoso saisit l’occasion pour expliquer aux Vénitiens que Malte était soucieuse de réactiver les liens économiques avec eux, mais que les prix et tarifs élevés étaient une cause de la léthargie actuelle; il suggéra donc que la situation exceptionnelle due à la crise avec la Turquie connût une suite par une politique large de tarifs préférentiels entre les deux États. En avril 1762, deux décrets exemptèrent de droits les marchandises extraites de Venise à destination de Malte, ceci permettant à la République de récupérer une partie des transactions en Adriatique que l’Empire avait déroutées vers Trieste et Fiume, ports francs depuis 1719. Mais Venise souhaitait la réciprocité et Buzzacarini Gonzaga fut chargé de proposer un véritable traité de commerce. Cela se traduisit en 1762, par l’établissement d’une agence commerciale vénitienne dont les résultats furent tels qu’en 1767, un groupe de marchands maltais en demanda le renouvellement. Il était vrai que les difficultés successives avec Naples et les mauvaises récoltes répétées en Sicile, entraînaient pour Malte la nécessité de nouveaux circuits d’approvisionnement; mais il était tout aussi nécessaire que Venise réactivât ses liaisons en Méditerranée centrale pour sortir de son isolement voulu par les Habsbourg. Or, la fin de la crise ottomane avait fait apparaître l’obsolescence du gouvernement hospitalier et son incapacité à se maintenir comme puissance militaire. Aussi bien, Venise, sans le dire, retrouvait-elle dans Malte, l’inéluctable déclin qui était le sien et pouvait donc lui proposer une association commerciale, puisqu’il n’y avait plus lieu d’autre compétition. Ainsi, le «boulevard de la Chrétienté» devenait aussi l’entrepôt de Venise sur la route de ses échanges avec les Régences et la catégorie des négociants maltais y gagnait encore en développement.

Les visées russes Le 7 septembre 1764, Catherine II faisait élire son candidat, Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne, contre le candidat soutenu par la France dont l’influence dans ce pays avait beaucoup diminué par la suite de la concurrence entre la diplomatie officielle et celle du Secret du roi. La Cour de Versailles ne reconnut le nouveau roi qu’en juin 1766 et, entre temps, avait chargé Vergennes, ambassadeur à Constantinople, de persuader la Porte de soutenir le candidat saxon au trône polonais et de s’opposer par la force à une entrée des troupes russes en Pologne. Catherine II se prépara à la guerre et, en 1764, elle demanda au Grand Maître

1. Le marquis Massimiliano Emanuele Bozzacarini Gonzaga, était né à Padoue et fut reçu de minorité dans l’ordre en 1712. Il occupa la charge d’Huomo della Repubblica de 1754 à sa mort en 1776, en fait, celle de ministre résident à Malte, équivalent à l’Homme du roi français. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 160

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par ses ambassadeurs à Vienne, Rome et Paris, deux chevaliers pour servir sur ses galères. Pinto, informé par Froullay de la situation entre la France et la Russie, fit savoir à la tsarine, par son ambassadeur à Vienne, qu’il était prêt à désigner les deux chevaliers, mais qu’il voulait auparavant connaître le grade qui leur serait conféré. Cette prudence le servit, car, en juillet 1765, la Porte reconnut Stanislas. Cependant, la France ne désarmait pas et Choiseul s’efforçait de susciter une guerre russo-turque. Or, à l’occasion de la guerre civile en Pologne, les troupes ukrainiennes poursuivant les Confédérés hostiles à la Russie, violèrent le territoire turc. Constantinople en fit porter la responsabilité à la Russie et lui déclara la guerre, le 6 octobre 1768. Catherine II qui caressait le rêve de restaurer l’empire byzantin envoya, en novembre, un vaisseau de guerre étudier la possibilité de faire d’Ancône une base arrière pour la flotte russe et fit remettre, le 29 janvier 1770 à Pinto, une lettre personnelle écrite en juillet précédent 1. Assimilant les intentions de la Russie à une croisade contre «l’ennemi perpétuel de la Sainte Croix», elle demandait la libre entrée de ses vaisseaux dans le Grand Port. Ayant fait transmettre cette lettre par le marquis de Cavalcabo 2, elle demandait à Pinto de le considérer comme son représentant à Malte pour le temps de son séjour. La diplomatie française se réjouissait du conflit, mais ne souhaitait pas qu’il tournât à l’avantage de la Russie; elle attira donc l’attention des Cours d’Espagne et de Naples sur le danger d’une nouvelle puissance en Méditerranée et sur les difficultés commerciales à venir si la tsarine réussissait à s’emparer des domaines ottomans. Fleury fut convoqué et reçut des instructions pour Malte qu’il envoya le 28 décembre 3, au vice-chancelier Guedes. Le 28 janvier 1770, Pinto reçut Cavalcabo qui avait fini sa quarantaine et qui était conduit par Rutter, le consul anglais : l’accueil fut courtois, mais limité en honneurs, le marquis n’étant qu’un envoyé, non un ambassadeur. Le 29, le Grand Maître assembla le Conseil et ordonna la création d’une commission de quatre grand-croix pour étudier les demandes de l’impératrice. Le 30, les quatre baillis concluaient dans le sens des intentions de Versailles, rappelaient les décisions du traité d’Utrecht concernant l’entrée dans le Grand Port, et proposaient la mise en état des défenses côtières, sous prétexte de danger barbaresque. Le 31, Pinto remettait à Cavalcabo, «ni fâché, ni surpris» 4, une lettre pour Catherine II lui faisant part de l’obligation dans laquelle il était

1. MAE; CP Malte 13, n° 69. 2. ANP; T 1328. Georges André marquis de Cavalcabo se disait natif de Crémone (MAE; CP Malte 13, n° 122, des Pennes à Choiseul, Malte, 26 août 1769). En fait, il était né à Saccolan (diocèse de Trente), le 5 mai 1717. Il vint en Russie avec son neveu (des Pennes met des guillemets), âgé d’une dizaine d’années, pour se faire naturaliser. Catherine II l’admit dans la noblesse russe, en janvier 1767. Après les affaires de Malte, il fut présenté à Louis XVI, le 22 février 1780 et obtint, le 22 avril suivant l’autorisation de se fixer en France. Il reçut, sa vie durant, une pension de Saint-Pétersbourg et mourut, singulièrement, 9 rue de Malte, à Paris. Il laissait un projet de testament qui octroyait une rente viagère de 1 200 livres à Thérèse Buhagiar épouse de Félix Boniface, de Malte et à trois de leurs cinq enfants qui étaient ses filleuls: Georges, en éducation à Pise et Barnabé et Vincent, en éducation à Avignon. 3. MAE; CP Malte 13, n° 129. 4. ANP; M 958, n° 130, lettre de Guedes à Fleury, Malte, 20 février 1770. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 161

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de ne pouvoir admettre plus de quatre vaisseaux de guerre, conformément «aux arrangements pris par les Puissances protectrices de l’Ordre» 1. Le même jour, il écrivait à Fleury qu’il s’était conformé au contenu de son mémoire secret du 28 décembre, lequel était «arrivé fort à propos pour diriger notre conduite à l’arrivée du marquis de Cavalcabo, selon les intentions de la Cour qui nous paraissent exactement suivies par la détermination de notre Conseil… Vous communiquerez le tout à M. de Choiseul en lui faisant valoir notre entière déférence aux volontés de S.M. et des autres puissances intéressées qui paraissent avoir les yeux ouverts sur notre conduite» 2. Bien plus, pour éviter toute raison de reproches ultérieurs, Pinto veilla à ce que Cavalcabo ne pût lever aucun matelot, d’abord Maltais, mais aussi étranger: il ordonna ainsi aux ministres et consuls d’avoir à renvoyer dans leurs pays respectifs, ceux de leurs compatriotes qui n’avaient aucun emploi à Malte 3. Le 5 mars suivant, Fleury remettait à Choiseul et à l’ambassadeur d’Espagne un mémoire relatant la conduite de Malte face aux prétentions russes 4 : «L’Ordre de Malte n’a pas hésité un instant, dès qu’il a été instruit des dispositions de toute la Maison de Bourbon, dans la présente guerre entre la Porte et la Russie, à se conformer aux principes de cette Auguste Maison, quelque conséquence qu’il ait pu tirer de plusieurs phrases de la lettre de la Czarine au Grand Maître, vraiment dignes du gouvernement impérieux de cette souveraine. Le dévouement de la Religion pour ses principaux protecteurs a prévalu sur les considérations de son propre intérêt et de sa sûreté… Si cette impératrice réfléchit à toutes les adjonctions que nous avons faites de nos escadres dans les armées des autres puissances chrétiennes, comment pourra-t-elle considérer notre refus actuel, et comment le considéreront et le feront-elles considérer, certaines Cours qui ont fort su bien dire à un de nos ambassadeurs, dans d’autres circonstances, Malte, toujours neutre et jamais neutre…» Malte jouait l’Iphigénie de la diplomatie bourbonienne, mais elle n’avait plus les moyens de faire autrement que de s’y soumettre. Cependant Catherine II conservait un avantage : elle accepta de bonne grâce les explications du Grand Maître, proposa une correspondance suivie et laissa à Malte Cavalcabo que chacun suspectait de n’être pas qu’un simple diplomate. Or, le 24 mars 1770, trois bâtiments russes parurent à l’entrée du port: un vieux vaisseau (60), une flûte (10) et un brigantin de transport, fort mal gréés, selon des Pennes, mais «farcis de monde». Bien que le dernier battît pavillon britannique, Cavalcabo affirma qu’il était russe comme les deux autres. Tous les trois ayant refusé de se soumettre à la quarantaine, ils durent prendre immédiatement le large. Cela ressemblait fort à l’échec d’un coup de main combiné 5. En mai suivant, Cavalcabo se rendit chez le bailli Guedes «avec l’air de quelqu’un qui demande conseil» 6, pour savoir s’il pourrait faire à Malte du biscuit pour les armement russes, ou, à défaut, l’acheter à l’extérieur et l’entreposer dans un magasin de vivres qu’il établirait dans l’île. Guedes essaya d'éluder la question, mais Cavalcabo se

1. MAE; CP Malte 13, n° 127. 2. ANP; M 989, n° 3, Pinto à Fleury, Malte, 31 janvier 1770. 3. MAE; CP Malte 13, n° 130, des Pennes à Choiseul, 1er février 1770. 4. ANP; M 958, n° 121, Paris, 5 mars 1770. Sur l’affaire des trois bâtiments russes, MAE; CP Malte 13, n° 157, des Pennes à Choiseul, 26 mars 1770. 5. En 1798, le même scénario se reproduisit avec les Français de l’amiral Brueys. 6. ANP; M 958, n° 156, Guedes à Fleury, Malte, 15 mai 1770. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 162

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faisant insistant, le bailli fut net et l’envoyé russe comprit alors qu’aller plus avant serait inutile et «que le Grand Maître et la Religion ne se départiraient pas de la plus petite part du parti de stricte neutralité qu’ils avaient embrassé»1.

Les débuts de l’affaire polonaise La question polonaise fut, sans conteste, l’affaire diplomatique la plus complexe de tout le XVIIIe siècle, autant par les luttes internes des différentes factions que par les interférences et ingérences des autres puissances. Quand l’Ordre s’en mêla, ou plutôt quand on l’y mêla, ce fut sous le couvert d’une restitution de biens, connus sous le nom de l’Ordination d’Ostrog 2. Ces tentatives pour récupérer des domaines depuis longtemps aliénés, cachaient en fait des missions secrètes ou des actions convergentes que presque personne ne connaissaient, pas même à Malte, puisque le nouveau Grand Maître Ximenes les ignora, du moins aux débuts de son règne 3. L’Ordination d’Ostrog était un immense domaine qui ne comprenait pas moins de trente villes ou châteaux et plus de cinq cents villages 4. En 1609, elle appartenait au duc Janos d’Ostrog qui la légua au premier de ses descendants mâles, ou à défaut à ses parents les plus proches, à l’exclusion des femmes, enfin, en dernier ressort à un chevalier de Malte, de nationalité polonaise, choisi par la République et capable d’entretenir six cents hommes de troupes. Janos d’Ostrog eut deux enfants : un fils mort sans postérité et une fille, Euphrosine. Les biens passèrent à la famille de sa sœur Catherine qui avait épousé un prince Radziwill, mais la ligne directe s’éteignit. Ils passèrent donc, en 1618, dans la famille Zaslov, François de Zaslov ayant épousé Euphrosine d’Ostrog. Ils eurent un fils, Dominique Vladislas qui épousa Catherine Sobieska, sœur du roi Jean III dont il n’eut qu’une fille, Théophile. Les biens se trouvaient donc dans la situation d’être affectés à l’Ordre quand Jean III en institua sa nièce administrateur provisoire. L’Ordination d’Ostrog était un trop gros territoire et la noblesse polonaise y était trop intéressée pour que le testament fût respecté. Théophile épousa le prince Lubomirski dont le fils (le staroste de Sandomir) s’empara de l’Ordination. Lui aussi mourut sans enfant, replaçant l’Ordre en droit de réclamer; mais l’une de ses sœurs avait épousé le prince Sangusko qui s’empara des biens et les transmit à son fils Janos. L’Ordre se pourvut en 1701, puis en 1711, mais la chute de Leszczinski qui lui était favorable, annula les démarches. En 1719, il chargea le prince Czartoryski de représenter ses intérêts. En 1721, Auguste II nommait trois administrateurs provisoires, dont Janos Sangusko, laissant à la République le soin de statuer; mais les troubles de la Diète de 1722,

1. Ibid., id. Guedes estimait que les Russes avaient eu l’intention de faire de Malte le lieu de «leur rendez-vous général et le centre de leurs opérations» (ibid., n° 157, 21 mai 1770). 2. Ostrog était une ville de Volhynie, à la frontière avec la Podolie, à égale distance de Luck et de Jitomir, sur le Goryn. C’est actuellement une ville de la République d’Ukraine (province de Rovno). 3. ANP; M 959, n° 138, Ximenes à Fleury, Malte, 3 septembre 1773. Il lui confie qu’il n’a appris la mission de Sagramoso qu’à son avènement et qu’il eût souhaité qu’on en eût discuté au Conseil. 4. ANP; M 983, n° 86, archives du maréchal de Castries, 1767. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 163

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firent que l’affaire n’évolua pas. Sangusko racheta alors leurs droits aux deux autres administrateurs et devint administrateur unique. En 1754, comme il n’avait pas d’enfants, il confondit l’Ordination avec ses biens patrimoniaux et démembra les domaines d’Ostrog au profit de ses parents, les familles Lubomirski et Czartoryski qui, jusqu’alors, s’étaient faites les champions de l’Ordre. Or, Malte ne se passion- nait plus pour cet héritage oriental depuis 1721. Ce fut Louis XV qui relança l’affaire en 1754, dans un entretien avec Froullay 1. Il expliqua à l’ambassadeur que l’Ordre n’obtiendrait jamais rien de la Pologne, car seul Leszczinski leur était favorable, les autres grandes familles polonaises ayant désormais un intérêt au statu quo, à preuve l’argument qu’elles utilisaient, avec succès, du danger d’exciter la Turquie en confiant la frontière polonaise à l’Ordre de Malte. Louis XV, en effet, depuis 1747, avait inauguré, avec son cousin le prince de Conti, une diplomatie parallèle que l’on a appelée le Secret du roi. Conti était grand prieur de l’Ordre et nul doute que Froullay, dont les relations personnelles avec le roi étaient étonnantes, n’eût été initié au Secret par ce prince 2. C’était le moment où un autre membre influent du Secret, le comte de Broglie, était ambassadeur en Saxe et Pologne; il cherchait alors de faire de l’Electorat de Saxe une monarchie héréditaire, en contrepartie de quoi Auguste III eût laissé la couronne de Pologne au prince de Conti 3. Froullay envoya donc un mémoire à Malte, montrant l’incapacité de l’Ordre à défendre ses droits et proposa de céder l’Ordination à Louis XV qui saurait se faire respecter, en échange d’une contrepartie pour la Religion 4. La capitulation de la Saxe devant la Prusse, en 1756, mit fin à ce projet, l’Electeur de Saxe n’étant plus réellement que le roi de Pologne. De surcroît, Conti, en butte à l’hostilité de Madame de Pompadour, se retira de l’affaire secrète (octobre-novembre 1756). L’affaire revint à la surface, avec l’élection, en 1764, du candidat de la tsarine, Stanislas Poniatowski 5. Or, la Diète de 1766, loin d’améliorer la situation voulut la rendre irréversible: elle cassa le testament de Janos d’Ostrog et valida le démembrement effectué par Janos Sangusko en 1754. Le bailli de Fleury, ambassadeur à Paris, centralisa les négociations, en liaison avec un agent français en Pologne, le général Monet 6. Ce dernier, dans un mémoire de 1767 7 montra aux Hospitaliers qu’ils n’avaient aucun intérêt à demander l’aide du roi de Prusse qui ne rêvait que de s’agrandir, ni de l’impératrice de Russie dont les

1. Ibid.; n° 10, mémoire très secret pour S. A. E. seule, Versailles, 22 septembre 1754. 2. Voir Lucien Bély, Les relations internationales en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles), p. 591: «Le poids politique et social de Conti lui avait permis de proposer des hommes pour les postes diplomatiques, et ainsi de les intégrer dans le réseau du Secret». 3. Le grand-père de Louis-François, François-Louis de Conti avait été élu roi de Pologne en 1697. Arrivé à Dantzig, il apprit que le trône était déjà occupé par Auguste II de Saxe. 4. ANP; M 983, n° 11, Paris, 7 novembre 1754. 5. Stanislas-Auguste Poniatowski (1732-1798) était fils du castellan de Cracovie et de Constance Czartoryska. 6. Monet, né en 1703, était le fils d’un contrôleur de la Chambre des comptes de Savoie; il se destinait à devenir Jésuite quand il y renonça pour raisons de santé; il fit son droit à Turin et fut engagé par le prince Czartoryski pour diriger les études de son fils. Il devint alors lieutenant général au service de la Pologne et fut fait comte par Louis XVI. 7. ANP; M 983, n° 13. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 164

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possesseurs d’Ostrog étaient les clients, ni de Stanislas II dont ils étaient les parents. Selon lui, l’Ordre n’avait de défenseur véritable que la seule République de Pologne, c’est-à-dire le parti soutenu par les Français. Pourtant Fleury fit écrire à Catherine II, à Stanislas II, et à Nikita Panine qui dirigeait la diplomatie russe depuis 1763 1. Catherine II, qui courtisait Malte, donna ordre à son ambassadeur à Varsovie, le prince Repnine, de recommander l’Ordre «à la justice de la nation polonaise»2. En mars 1768, Fleury proposa à Repnine un arrangement avec la Diète, plan soutenu par le nonce Durini 3, mais tout venait trop tard, la Diète s’étant séparée et les nationalistes catholiques ayant constitué la Confédération de Bar, favorable à l’indépendance polonaise. Ce fut tout naturellement vers la France, garante de la paix d’Oliva 4, que les Confédérés se tournèrent et lui envoyèrent le général Mokronoski. Ce dernier fut intéressé par Monet 5 et Fleury 6 à la restitution de l’Ordination d’Ostrog, l’Ordre promettant même qu’il ne serait pas oublieux des services rendus. Une fois encore, Malte se rangeait dans le camp soutenu par la France, espérant quelque avantage d’être ainsi montée dans les fourgons d’une possible victoire. En octobre 1769, Malte avança à découvert et Fleury remit à Mokronoski, seize dépêches du Grand Maître pour les responsables polonais les plus éminents et les plus favorables 7. Mais c’était encore trop tard; en dépit des efforts du colonel Dumouriez dépêché par Choiseul auprès de la Grande Confédération, les confédérés se rendaient un peu partout, aux Russes ou aux Polonais de Poniatowski 8. Or une autre idée faisait son chemin, celle du partage de la Pologne, et, en août 1772, la Prusse, la Russie et l’Autriche s’agrandissaient aux dépens de la République. Catherine II obtenait une partie de la Russie blanche où se trouvaient l’archevêché catholique latin de Mohylew et l’archevêché uniate de Polotsk (Polock). Mais si le clergé polonais s’était immédiatement expatrié, les Jésuites refusèrent de suivre son exemple et s’installèrent dans le diocèse de Polotsk, alors qu’à Rome, Clément XIV 9 avait fini par céder aux instances des Cours bourboniennes et à celles de son Secrétaire d’État, Pallavicini, pensionné par l’Espagne, et avait supprimé la Compagnie de Jésus. Les Jésuites de Russie apparaissaient donc comme une insolente résistance à l’Europe des Lumières.

1. ANP; M 984, n° 31. 2. ANP; M 983, n° 24, Catherine II à Pinto, Moscou, 18/29 janvier 1768. 3. ANP; M 984, n° 31. 4. La paix signée au monastère d’Oliva (près de Dantzig), le 3 mai 1660 mettait fin au conflit polono-suédois. La France en fut le médiateur. 5. ANP; M 983, n° 29, Instructions secrètes envoyées par le général Monet au général Mokronoski. 6. Ibid.; n° 62, mémoire très secret adressé à Guedes, 30 septembre 1769. 7. Ibid.; n° 65, Fleury à Guedes, Paris, 14 octobre 1769. Il s’agissait de blancs-seings, remplis par Fleury et destinés à la République de Pologne, au Primat, aux deux Grands Généraux, aux deux Grands Maréchaux, au deux Grands Trésoriers, aux deux Grands Chanceliers et aux six Palatins les plus favorables à l’Ordre. 8. Lucien Bély; op. cit., p. 573. 9. Lorenzo Ganganelli (1705-1769-1774), plus prudent que son prédécesseur Clément XIII, il examina avec attention les plaintes contre les Jésuites. Quand il vit l’Autriche appuyer la demande des Cours bourboniennes contre la Compagnie de Jésus, il se résolut, pour l’utilité de l’Eglise, à signer le bref de suppression Dominus ac Redemptor, le 21 juillet 1773. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 165

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À Varsovie, le nonce Garampi 1 comprit qu’il y avait là un problème, compliqué par celui des prétentions de l’Eglise orthodoxe russe sur les Eglises uniates et par la solitude pastorale des Catholiques latins. Ses craintes s’aggravèrent lorsqu’il découvrit que Catherine II était favorable aux thèses de Febronius 2. Il proposa alors au cardinal Pallavicini de faire traiter secrètement l’affaire, de vive voix, par un messager qui irait à Saint-Pétersbourg. L’urgence en apparut au Secrétaire d’État après que la tsarine eut interdit la publication du bref Dominus ac Redemptor dans ses États et régularisé la situation des Jésuites. Garampi proposa alors le bailli Sagramoso, connu de Catherine II 3, et qui pourrait se rendre en Russie sous le couvert des démarches en restitution de l’Ordination d’Ostrog, le Grand Maître l’ayant nommé à ces fins, ministre plénipotentiaire de l’Ordre à Varsovie 4. Une nouvelle fois, l’Ordre se trouvait entraîné dans une négociation qui le dépassait, mais dont il espérait tirer avantage, sachant pertinemment que «la petite consistance des rapports presque imperceptibles de Malte avec ces puissances» 5 rendrait toute démarche inutile. De son côté, le Saint-Siège ne voulait pas que l’emploi simultané de Sagramoso lui coûtât quoi que ce fût et le pape écrivit au Grand Maître qu’il fallait qu’il rétribuât le bailli par une commanderie lucrative ou une pension substantielle. Cette décision fut à l’origine d’un des mouvements d’opposition les plus importants au sein du Couvent, car le Grand Maître, dans cette affaire comme dans celle de la Couronne ottomane, ne put jamais dévoiler les raisons véritables de sa décision qui passa pour un déni de justice. Quant à Sagramoso, imbu de son double rôle, il eut tendance à mener une diplomatie personnelle, manifestant, de concert avec Fleury, une hauteur plus que méprisante pour les «Africains» 6 du gouvernement magistral et les cabales suscitées par sa mission. Avant que de se rendre à son poste, il fit le tour des capitales spoliatrices: Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg; quand il arriva à Varsovie, le roi lui joua, en réponse, un mauvais tour, exigeant de nouvelles lettres de créance, Pinto étant mort. Ximenes lui en fit tenir de nouvelles, mais il ne cacha pas qu’il eût préféré

1. Giuseppe Garampi, archevêque de Beyrouth, fut préfet de la Bibliothèque vaticane (1751-1761) et nommé à Varsovie en 1772. 2. P. Pierling, La Russie et le Saint-Siège, Paris, Plon, 1896, 5 vol., t.V, pp. 64 et sq. Jean-Nicolas de Hontheim dit Febronius (1701-1790) niait toute supériorité doctrinale ou disciplinaire au pape. 3. Michele Sagramoso qui traita avec Venise la reprise des liens commerciaux avec Malte, était un érudit grand voyageur. Il entretint une correspondance avec Linné et Montesquieu et était très lié avec la Maison de Zerbst. Selon le bailli de Loras (NLM; n° 153), Elisabeth d’Anhalt-Zerbst aurait eu Catherine, en 1729, du prince royal de Prusse, le futur Frédéric II. Quoiqu’il en fût, la mère de Sagramoso était dame d’honneur de la mère de Frédéric II auprès de qui vivait Elisabeth d’Anhalt-Zerbst. Cette dernière, lorsqu’elle voulait correspondre secrètement avec sa fille, devenue grande-duchesse, utilisait le jeune Sagramoso comme courrier. 4. ANP; M 984, n° 2, Pinto à Sagramoso, Malte, 24 septembre 1772. Il lui demandait d’étudier la situation avec Fleury avant de partir. 5. Ibid.; n° 36, Sagramoso à Fleury, Londres, 13 novembre 1772. 6. Toute sa correspondance avec Fleury (ANP; M 984) exhalait des plaintes contre l’incompréhension de Malte et, à partir de 1774, en italien ou en français, il n’appelait plus les chevaliers que «les Africains» ou «i moderni Punici». 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 166

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que ces démarches n’eussent pas eu lieu, car menées «toujours à grands frais et sans fruit» 1. Pourtant, Sagramoso réussit parfaitement à sortir Malte de l’ornière d’Ostrog: en contrepartie de la renonciation par l’Ordre de ses droits sur l’Ordination, la République de Pologne donna deux recès 2, le 14 décembre 1774. Par le premier, elle autorisait la fondation de huit commanderies de juspatronat dont la responsion était fixée au dixième des revenus, et par le second, elle érigeait un grand prieuré de l’Ordre en Pologne, avec six commanderies, l’ensemble avec un revenu de 120 000 florins polonais (42 000 pour le grand prieuré et 13 000 pour chaque commanderie), tirés des revenus d’une partie des biens d’Ostrog; la responsion était fixée à 20% (6000 pour le grand prieuré et 1500 par commanderie). Cet accord fut officialisé le 2 février 1775 3. Il mettait ainsi fin à une affaire qui durait depuis un siècle et qui resurgissait au gré des humeurs diplomatiques ou politiques. L’Ordre en tirait un bénéfice non négligeable en des temps de difficultés financières et même, il marquait des points dans des pays où il n’existait alors pas. En effet, Sagramoso ne s’arrêta pas là et fort de ses liens antérieurs avec Catherine, il jeta les bases d’un accord futur, dont les conséquences furent, plus tard, imprévisibles : «… il s’agit, après, d’ériger en Russie, un prieuré avec la Croix de Malte, en suivant les lois, autant que la Religion et nos lois le permettent…»4. En revanche, il fut moins fortuné dans la négociation qu’il menait pour le Saint- Siège. Catherine refusa de l’entendre, lui fit savoir qu’elle avait nulle intention de complaire au pape qui s’était toujours opposé à elle, mais elle lui fit cadeau de 5000 roubles et d’une boîte ornée de diamants 5. Le rêve d’indépendance de Pinto sombrait donc dans une soumission diplomatique à la France et dans des services rendus et des gratifications accordées ici ou là. Certes, il entrait dans les raisons d’une telle dérive, l’obsolescence même de l’Ordre et de son utilité, mais il y avait aussi le naufrage personnel du Grand Maître qui avait imposé une politique de grandeur et que l’âge n’avait pas épargné, laissant ainsi le pouvoir à des familiers, dont le vice- chancelier Guedes qui n’avait pas la même dimension que Pinto 6; les ambassadeurs se firent importants, le Couvent s’agita et Malte menaça. Fatigué intellectuellement depuis 1758 (il avait alors 77 ans) 7, il n’était plus, à la fin de sa vie, qu’une ombre d’un autre temps : «la petite figure du Grand Maître, placée

1. ANP; M 959, n° 138, Ximenes à Fleury, Malte, 3 septembre 1773. 2. ANP; M 983, n° 45. 3. ANP; M 984, n° 141, Renonciation solennelle des prétentions de l’Ordre de Malte sur Ostrog en compensation des deux constitutions du 14 décembre 1774. 4. Ibid.; n° 89, Sagramoso à Fleury, Varsovie, 15 mai 1773. 5. P. Pierling, op. cit. 6. Pourtant, le chevalier d’Hannonville écrivait au bailli de Fleury, le 3 décembre 1769 (ANP; M 958, f° 105): «… Le bailli vice-chancelier a un furieux parti contre lui, ceux qui n’osent pas critiquer ouvertement la conduite du Grand Maître s’en prennent à lui. C’est cependant le seul qui connaisse les affaires de l’Ordre. Il ne quitte pas sa charge par reconnaissance pour le Grand Maître et, en vérité, c’est un grand sacrifice qu’il lui fait…». 7. ANP; M 955, n° 279, des Pennes à Froullay, Malte, 5 octobre 1758: «la santé est mieux quant au corps, mais la tête se dérange de plus en plus». 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 167

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sur un fauteuil renversé, ramassait toutes ses forces pour paraître importante» 1, tel l’Ordre de St Jean que menaçait l’usure.

LA DÉCOMPOSITION INTERNE

Comme toujours, lorsqu’un pouvoir veut renforcer sa mainmise, le moindre signe de faiblesse devient un signal de décomposition. L’usure de l’Ordre pouvait ne pas paraître inéluctable tant que se succédaient des grands maîtres capables de faire accroire l’idée de son importance. La pugnacité des gouvernements des Lumières, combinée au vieillissement de Pinto, firent que les expressions «la Religion de Malte, boulevard de la Chrétienté» devinrent des formules diplomatiques aussi dépourvues de sens réel que les titres des majestés royales ou des républiques italiennes. Pire, l’autorité s’affaiblissant à la tête, les membres voulurent s’en émanciper, tandis que face à la lente désagrégation du corps chevaleresque dont la morale s’affadissait chaque jour davantage, Malte commença à en controverser la tutelle.

Les tentations d’émancipation des chevaliers et des Langues Une morale déficiente Comme l’a montré C. E. Engel 2, le chevalier de Malte cessa d’être, au XVIIIe siècle, le parangon littéraire des vertus chevaleresques pour devenir celui de l’aventurier sans morale, qu’un habit prestigieux mettait au-dessus, sinon de tout soupçon, du moins de toute attaque directe. En effet, le chevalier cumulait les avantages, et non les inconvénients, de sa double situation d’officier et de moine; sa bravoure supposée, son allure, l’exotisme de son île (à l’éloignement tout à fait acceptable) en faisait le type de ces jeunes gens que le préromantisme au goût d’aventure et de dépaysement mettait à la mode. En même temps, son obligation au célibat (si ce n’était à la chasteté), en faisait le Don Juan type, séducteur, «contraint» par un vœu supérieur à ne jamais réparer 3, surtout, lorsqu’on avait, en entrant dans l’Ordre, l’âge de Chérubin. Les personnages littéraires du marquis d’Argens ou de l’abbé Prévôt 4 n’étaient nullement des fictions littéraires. Le Temple, à Paris, n’était pas l’endroit le plus édifiant; en 1748, le grand prieur d’Orléans dénonça à Pinto le scandale du commandeur de Cabreuil, vivant maritalement avec la mère de son enfant, au sein de l’enclos de l’Ordre. Il était vrai que la dame avait le grave défaut d’être janséniste 5 et que le chevalier d’Orléans n’avait guère de leçon de morale à donner à quiconque. Son successeur, le prince de Conti, vivait au Temple avec sa maîtresse et prit comme aumônier, l’abbé Prévôt d’Exiles lui-même, qui ne disait jamais la messe, ce qui convenait à Conti qui n’y allait jamais. Prévôt

1. ANP; M 983, n° 91, le bailli de Rességuier à Fleury, Malte, 17 septembre 1772 (Pinto avait alors 91 ans). 2. C.E. Engel, Le chevalier de Malte, type littéraire au XVIIIe siècle. 3. Paul Hazard, Crise de la conscience européenne, t II, chap. II. 4. Le mentor cavalier (1736) du marquis d’Argens, Manon Lescaut (1731/33), Histoire d’une Grecque moderne (1740) et Histoire de la jeunesse du commandeur *** (1741) de l’abbé Prévost. 5. NLM; ARCH 1643, Paris, 10 mars 1748. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 168

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puisa, dans ses entours, bien des modèles pour ses personnages, le receveur de l’Ordre, le chevalier de Grieu ayant fourni, sans trop de camouflage, jusqu’à son nom au des Grieux 1, amant de Manon Lescaut. A Paris toujours, dans l’autre enclos de l’Ordre, celui de St Jean de Latran, on s’était fait une spécialité d’y donner les cérémonies religieuses interdites par l’autorité diocésaine. L’une des plus fameuses resta l’enterrement de Crébillon, en 1762 2, dont la pompe théâtrale était insultante pour l’archevêque Mgr Christophe de Beaumont que narguait Melle Clairon suivie de tous les comédiens de Paris 3. A Malte, la moralité n’était pas davantage de rigueur: les chevaliers remplissaient volontiers le rôle de protecteur d’une famille dont au moins une dame leur donnait ses faveurs; d’autres trouvaient en Couvent ou en ville des gitons, à moins qu’ils ne se satisfissent des chèvres 4. De leurs amours illicites, les chevaliers donnaient parfois naissance à des bâtards qui avaient des prétentions et se regardaient au-dessus des Maltais qui les méprisaient sans qu’ils fussent mieux acceptés par les autres membres de l’Ordre. Pinto lui-même ne passait pas pour un modèle de vertu, même si ses vices furent accrus pour mieux faire apparaître les vertus de ses successeurs. Néanmoins, ses goûts pour des femmes triviales, ses réunions in naturalibus étaient des reproches constants, comme son goût pour la magie, avec le secret espoir d’un élixir de longévité que lui fit miroiter Cagliostro 5, accueilli par lui en 1766 et qui passait alors pour son fils naturel. Les chevaliers n’étaient pas pires que leurs contemporains de telle ou telle autre Cour, mais ils n’étaient pas meilleurs, comme il l’eût sis à des religieux de si haute extraction. Ils ne faisaient pas preuve de plus d’immoralité que d’autres, mais de tout autant d’amoralité qu’une noblesse se sachant d’une nature supérieure et ne se croyant pas astreinte aux critères du commun. Quoi d’étonnant donc que l’un des plus brillants, comme des plus turbulents, chevalier du XVIIIe siècle, Dolomieu 6 ait commencé sa carrière, à dix-huit ans,

1. ANP; M 958. Le chevalier de Grieu fut condamné, pour sa gestion, à la réclusion à l’abbaye St Victor, en retraite à vie. 2. Léon Leroy de la Brière, Souvenirs et vestiges de l’Ordre de Malte subsistant encore à Paris, Evreux, Imprimerie de l’Eure, 1891, p. 15. Prosper Jolyot de Crébillon (1674-1762), poète tragique qui recueillit l’héritage de Corneille et Racine, mais fut supplanté par Voltaire. 3. Christophe de Beaumont (1703-1781), archevêque de Paris en 1746. Sa vie fut une longue lutte contre les philosophes, les jansénistes, les parlements. De caractère intraitable, ses vertus étaient réelles au point de susciter l’estime de ses adversaires. Claire-Josèphe Legris de Latude, dite Melle Clairon (1723-1803) fut d’abord chanteuse puis danseuse avant de devenir tragédienne. Elle quitta la scène en 1765. 4. Carasi, L’Ordre de Malte dévoilé et Samuel T. Coleridge, The friend, p. 352 : «Every knight attached himself to some family as their patron and friend, and to him the honour of a sister or a daughter was sacrified as a matter of course…». 5. Joseph Balsamo (1743-1795) dit le comte de Cagliostro, aurait eu un ancêtre, Giovanni Salvo Balsamo, grand prieur de Messine en 1618. Il vint à Malte en 1766; Pinto le logea au Palais, à côté de son laboratoire d’alchimie. 6. Dieudonné Sylvain Guy Tancrède (dit Déodat) Gratet de Dolomieu, né le 23 juin 1750, était fils de François marquis de Dolomieu et de Marie Françoise de Bérenger. Reçu dans l’Ordre dès le 4 octobre 1750, il fit ses preuves en 1762. De 1764 à1766, il appartint aux carabiniers du roi qu’il quitta avec le grade de sous-lieutenant pour faire ses caravanes. Après l’incident de Gaète, Pinto le gracia après neuf mois de fort. Il mourut en 1801. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 169

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en tuant un de ses camarades en duel, mais qu’il ne perdît l’habit que pendant neuf mois, après l’intervention de Choiseul, au nom de Louis XV, et du cardinal Secrétaire d’État Torrigiani, au nom de Clément XIII 1.

L’engouement pour les appels comme d’abus Cette procédure pouvait prendre deux formes : soit un appel au supérieur mieux informé, soit un appel au souverain laïque. La citation se faisait alors respectivement aux tribunaux du Saint-Siège ou aux tribunaux des monarchies. Le principe était de ne pas soumettre les religieux à l’arbitraire du supérieur immédiat sans qu’il ne pût en appeler au pape, mais aussi de ne pas soumettre le sujet d’un monarque, sous le prétexte qu’il était religieux, à la solitude d’une décision ecclésiastique sans pouvoir en appeler à son souverain. Or, au XVIIIe siècle, l’Ordre, et au premier chef les Langues françaises, usèrent et abusèrent de cet appel pour créer des conflits de juridiction, avec l’arrière- pensée que les conflits d’autorité leur seraient favorables 2. En 1742 et 1743, chacune des trois Langues françaises appela comme d’abus: l’affaire du bailli de Saint-Simon pour la Langue de France, celle du noble Bernard de Chenelette pour celle d’Auvergne et surtout du chevalier de Modène pour la Langue de Provence émurent l’Ordre pendant plus de deux ans 3. Dans la dernière affaire, l’une des parties s’estimant lésée dans son ancienneté pour l’attribution d’une commanderie en appela à la Sacrée Rote, en réponse de quoi son adversaire en appela au Parlement de Provence. Cette affaire débordait donc la simple opposition entre l’Ordre et Rome ou entre l’Ordre et un parlement, pour mettre face à face un tribunal français et un tribunal romain. Le Saint-Siège et Versailles, soucieux de ne pas créer entre eux de contentieux, réglèrent le problème: le pape appela l’affaire à lui et dessaisit la Rote et la France fit pression sur l’appelant à Aix pour qu’il retirât sa requête. Malte comprit que les efforts de Rome et Versailles n’étaient en réalité pas pour plaire à l’Ordre, mais au contraire pour éviter des tracas entre ces deux cours et, qu’en cas de litige n’entraînant aucun risque de crise diplomatique, l’appel comme d’abus continuerait à être enregistré. Froullay en avertissait Pinto 4: «tous nos ministres… pensent que c’est un droit acquis et inhérent à tous les sujets du roi, dont il est de la gloire et de l’avantage de S.M. de les faire jouir». Le Grand Maître, qui avait envisagé de remettre en vigueur une disposition des Statuts interdisant l’appel aux tribunaux extérieurs sous peine de perte de l’ancienneté 5 et de demander à Louis XV une déclaration de confirmation de l’arrêt d’Henri II de 1555 défendant aux chevaliers français de traiter des litiges concernant les biens situés en France ailleurs que devant les tribunaux de l’Ordre 6, fit marche arrière. D’autant que Froullay, fin observateur de la société française, avait noté que

1. Alfred Lacroix, Déodat Dolomieu, pp. VII et sq. 2. Voir Alain Blondy, «L’Ordre de Malte, miroir brisé de la noblesse française des XVIIe et XVIIIe siècles». 3. NLM; ARCH 1643, Froullay à Pinto, Paris, 30 septembre 1743. 4. Ibid., 12 décembre 1743. 5. ANP; M 984, n° 25, Mémoire secret pour M. le bailli de Froullay seul par le commandeur de Polastron, Malte, 23 novembre 1743. 6. Ibid.; n° 27, id., 4 janvier 1744. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 170

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les chevaliers étaient désormais tous parents de robins, la plupart du temps par leur mère, et qu’ils utilisaient, pour défendre les privilèges de la naissance de leur famille paternelle, les alliances et le goût de la chicane de leur famille maternelle. Ainsi bien conseillés, cela les conduisait à se garantir des sanctions prévues par les Statuts en substituant, comme plaignant, leur père, frère ou neveu non susceptibles des châtiments de l’Ordre 1. L’ambassadeur craignait, à juste titre, que cet exemple ne fût suivi dans tout l’Ordre. Or, en 1755, deux prêtes de Collégiale S. Giovanni di Prè, à Gênes, en litige avec leur supérieur en appelèrent directement au tribunal de la Superbe République, et il fallut l’intervention de la France pour que tout rentrât dans l’ordre 2. En 1768, dans l’affaire de la dévolution des biens des Jésuites, ce furent trois baillis grand-croix qui en appelèrent au pape en requérant l’inquisiteur 3. L’année suivante, deux servants d’armes maltais, Audouard et Corogna, admis parmi les six autorisés à intégrer une Langue française, s’estimant lésés dans le calcul de leur ancienneté, en appelèrent à l’inquisiteur de ce qu’ils estimaient être un déni de justice 4. Cette dernière affaire se compliqua de rancœurs politiques de la part de Choiseul. Il s’avéra que les deux Maltais avaient été conseillés, sinon manipulés, par l’auditeur Grech que le ministre savait traiter avec les Anglais. La colère de Choiseul 5 eut un effet radical à Malte: en juillet 1769, Audouard était conduit en prison au fort St Ange et Grech était congédié de la Secrétairerie du Grand Maître et de la Secrétairerie française du Trésor; quant à Corogna, intercepté à Syracuse, il fut enfermé au fort Ricasoli. Ainsi, les appels comme d’abus, de simples procédures d’appel particulières, avaient eu tendance à devenir, pour des factions, le moyen de contourner l’autorité du Grand Maître, d’opposer à l’Ordre des autorités qui ne demandaient qu’à intervenir et de donner à tous, l’image de divisions intestines.

Le cas du prince de Conti Toutefois, l’affaire la plus grave en ce domaine, fut l’affaire des bois avec la Langue de France qui agita l’Ordre 6 de 1756 à 1767. Non que l’appel comme d’abus fût plus préjudiciable en ce domaine que dans les autres, mais la personnalité de l’appelant, le prince de Conti, faisait que le danger était extrême. L’on a vu l’anxiété de Malte face aux menées du Prince. Ses échecs successifs, dans sa connivence avec le roi à la tête du Secret, dans ses visées polonaises ou dans ses ambitions militaires, comme dans ses relations avec la marquise de

1. NLM; ARCH 1643, Froullay à Pinto, Paris, 30 septembre 1743. 2. ANP; M 987, n° 60, Pinto à Froullay, Malte, 14 avril 1755. 3. ANP; M 958, n° 14, Malte, 14 juillet 1768. 4. Ibid.; n° 65, Cibon à Gaudin, Paris, 26 avril 1769. Le Grand Maître n’y était, en fait, pour rien; la différence de calcul d’ancienneté provenait, non de Malte, mais de France qui n’utilisait pas la date d’entrée dans l’Ordre, mais celle de l’obtention des lettres de naturalité. 5. Ibid.; n° 67, Gaudin à Cibon, Versailles, 9 mai 1769. Jean-Marie Gaudin, ancien premier commis de la Marine, dirigea le bureau des Fonds (paiements à l’étranger) des Affaires étrangères, de 1755 à sa mort, en 1770. 6. Voir Le temps des illusions, chap. I. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 171

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Pompadour, en avaient fait un homme sans plus aucun pouvoir, sauf son grand prieuré, mais qui avait sans nul doute conservé intacte sa soif de puissance. La crainte d’un schisme des Langues françaises hanta Pinto qui écrivait à Louis XV 1: «…Il était naturel qu’un prince de son Sang… ne connût pas la soumis- sion que les chevaliers doivent à une mère qui lui est étrangère et qu’il se réglât sur des principes généraux, sans consulter les maximes que Nous ne saurions abandonner…» Mais il apparaît qu’il eut même peur d’être renversé, puisqu’au moment de la crise de la Couronne ottomane, le vice-chancelier Guedes écrivit à Froullay 2 de tout faire pour que Conti ne vînt pas à Malte. En fait, il semble que l’on avait par trop paniqué à Malte. Prince du sang, Conti était un adversaire bien plus redoutable que le Clergé ou les ministres des rois3. Il se voulait assurément le chef des chevaliers français, mais s’il reconnaissait avoir été «fort tenace» 4, ses rêves de puissance ne semblent pas l’avoir porté vers Malte: une Langue française autocéphale ne l’eût sans doute pas effrayé, mais de là à quitter Versailles pour un rocher! Or, en 1768, Conti recommença son opposition au gouvernement de Malte, mais davantage en dirigeant une cabale qu’en se portant au premier plan. L’affaire naquit de la fixation par le roi de France des portions congrues des prêtres desservants; traditionnellement, les prêtres non conventuels qui assuraient le service des églises et chapelles des commanderies de l’Ordre étaient exclus des dispositions générales et soumis à la seule bienveillance des commandeurs. Or, l’édit du mois de mai 1768 réévaluant le traitement des curés et vicaires les y inclut, pour la première fois. Les chevaliers des Langues françaises, hostiles à l’idée d’augmenter leurs dépenses, organisèrent la résistance, non en en appelant à Malte, mais à Conti. Le chapitre de la Langue de France élut alors deux commissaires, le chevalier d’Ormesson et le bailli de Bar pour traiter de l’affaire avec les ministres. Fleury, nouvel ambassadeur, comprit le jeu de Conti. Le 6 décembre 1768, il remettait un mémoire à Choiseul 5, lui rappelant que «l’esprit de tous les membres des corps républicains est de chercher à égaliser les privilèges dont jouissent ceux de leurs collègues élus par eux-mêmes» et lui demandant que le ministère français agît, comme précédemment, de concert avec l’ambassadeur et non avec les Langues. Il signala à l’abbé de la Ville qui dirigeait les bureaux des affaires étrangères, qu’il avait appris des choses qui nécessitaient l’urgence de mettre fin à l’affaire, par crainte «de l’esprit de chicane, d’innovation et d’insubordination de plusieurs membres de l’Ordre, entièrement dévoués à M. le Prince de Conti» 6. Le 13 décembre, Choiseul, non sans donner une leçon à l’Ordre, répondit à l’ambassadeur que les ministres du roi ne traiteraient qu’avec lui seul 7. Bien qu’animé de «la crainte de mettre trop en évidence les vicissitudes» du gouvernement

1. NLM; ARCH 1578, f° 24, Malte, 27 avril 1764. 2. ANP; M 956, n° 90, Malte 25 février 1762. 3. ANP; M 907/11; n° 440, s.d. 4. MAE; CP MALTE 13, n° 267, Conti à Choiseul, 1770. 5. ANP; M 947, n° 171, Paris, 6 décembre 1768. 6. Ibid.; n° 193, Fleury à La Ville, Paris, 7 décembre 1768. 7. ANP; M 965, n° 21, Versailles, 13 décembre 1768. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 172

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de Malte 1, Fleury dut avertir Choiseul que Conti entretenait l’opposition des chevaliers. Il avait, en effet, organisé une réunion au Temple, à laquelle il avait convié l’ambassadeur et avait exposé que lorsqu’il y avait différend entre les chapitres des Langues et le Sacré Conseil ou le Grand Maître, ces derniers ne pouvaient l’emporter et qu’il fallait réunir le Chapitre général. A défaut de cette réunion, seule valable pour réformer les abus, les chevaliers pouvaient et devaient en appeler à leurs Princes respectifs, garants des droits que leurs sujets avaient acquis en vertu de leur engagement dans l’Ordre 2. L’idée parut dangereuse à tous et Louis XV signa, le 30 décembre 1768, des lettres- patentes excluant les paroisses de l’Ordre de Malte des dispositions générales sur les portions congrues 3, ce qui eut pour effet immédiat, d’éteindre le débat. À peine cette affaire fut-elle réglée que Conti ressuscita une querelle déjà ancienne, celle du changement des preuves d’admission. En effet, la noblesse d’épée voyait d’un mauvais œil des nouveaux nobles issus des affaires ou de l’administration faire concourir leurs enfants, grâce à des dispenses de preuves, aux mêmes avantages qu’elle. Déjà en 1723, Sébastien de Choiseul avait largement développé la question 4. Selon lui, la vénalité des charges avait multiplié une nouvelle noblesse qui tendait à exclure de l’Ordre «la haute noblesse», alors qu’en vendant ces charges, les rois avaient voulu seulement créer une ressource complémentaire aux besoins de l’État, se contentant de distinguer leurs titulaires «au-dessus de la roture», sorte de «noblesse de second ordre, semblable aux servants d’armes de la Religion de Malte». Il était vrai que l’ami du duc et de la duchesse du Maine ne pouvait pardonner à la robe d’avoir eu la témérité d’annuler «le testament d’un roi qui avait fait l’admiration de tout l’univers» mais, derrière ces arguments se cachait un problème économique: les anoblis récents, «plus riches que les gens de qualité» et n’ayant pas à rougir de leurs démarches, achetaient facilement les brefs de grâce «depuis que la Religion a eu l’indulgence de les recevoir»; alors que la «haute noblesse», ruinée par la guerre, avait été obligée de se mésallier, et ne demandait plus à entrer dans l’ordre, par honte de devoir solliciter un bref de preuves maternelles. Il proposait donc d’«exempter des preuves maternelles, les maisons qui prouveraient leur extraction des armes», alors que les familles de robe continueraient à y être soumises. En 1739, toujours pour des raisons économiques, les trois Langues françaises décidèrent de limiter l’entrée des nobles installés aux Amériques, car risquant «de se beaucoup multiplier dans ce pays très étendu», ils auraient pu prendre toutes les commanderies aux dépens des nobles restés en France 5.

1. ANP; M 947, n° 197, Fleury à Guedes, Paris, 15 décembre 1768. 2. Ibid.; n° 200, Mémoire très secret au Grand Maître, 22 décembre 1768. 3. MAE; CP Malte 12, n° 351. Lettres-patentes données à Versailles et enregistrées au Parlement de Paris, le 30 janvier 1769. L’argument était que ces paroisses n’étant pas soumises aux décimes et aux frais de visite épiscopale, curés et vicaires avaient des charges moindres. Cependant, le roi, s’il s’en remettait au sens de la justice des commandeurs, fixait un minimum de 350 livres. 4. BNF; Man. français 23134, 5e mémoire, 2e partie. 5. ANP; M 909, n° 46, extrait des délibérations des trois Langues françaises, remis à Maurepas le 8 décembre 1739. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 173

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En 1742, les mêmes trois Langues prétendirent imposer une nouvelle distinction entre l’anobli qui engendre le noble, et le noble qui engendre le gentilhomme1. Consulté par Froullay, d’Hozier fit remarquer que cette distinction, connue seulement en Bretagne, risquerait, si elle était appliquée, limiter l’entrée dans l’ordre à «un dixième des chevaliers, peu de ducs et pairs, un seul des quatre gentilshommes de la Chambre et un seul des quatre capitaines des Gardes du Corps» 2, les ducs de la Rochefoucault et de Luxembourg se la voyant refuser. En 1751, les trois Langues revinrent à la charge 3 en écrivant à Malte pour dénoncer l’effet pervers du temps. En effet, l’ancienne noblesse, économiquement affaiblie par «la division des biens, les accidents, les procès, le luxe», était contrainte de se mésallier constamment, alors que ses filles apportaient régulièrement des aïeux aux nouveaux nobles qu’elles épousaient, si bien qu’à la quatrième génération, ces derniers n’avaient plus besoin de brefs de dispense, ce qui n’était pas le cas des anciens nobles. Les Langues proposèrent donc de doubler les preuves du côté paternel (huit générations et deux cents ans d’ancienneté) et d’abandonner les preuves maternelles. En 1758, ce fut au tour du Prieuré de Catalogne de demander à Malte d’abroger la dérogation qui permettait aux honorables citoyens de Barcelone et aux bourgeois de Perpignan de faire valoir leur ancienneté de bourgeoisie pour autant de quartiers de noblesse. Malte accepta, et l’arrêt du Sacré Conseil fut confirmé par une bulle pontificale. Informé, le roi d’Espagne déclara la bulle non avenue, exigea du Prieuré de Catalogne qu’il grattât de ses registres les délibérations y correspondant et en avisa Pinto, non sans quelque humeur 4. Ainsi, certains chevaliers, dominant surtout dans les Langues françaises, souhaitaient imposer à Malte, une réaction nobiliaire qui, si elle s’avouait soucieuse de la pureté des origines, n’arrivait pas à cacher un malthusianisme du recrutement, complémentaire du refus de l’agrégation des Maltais, afin de se partager à peu, des revenus connus pour substantiels. En 1770, les trois Langues françaises reprirent leur proposition de 1751 de supprimer les preuves maternelles et de doubler les preuves paternelles, mais cette fois-ci l’affaire était stimulée par le Prince de Conti qui prétendait en être le moteur principal 5 et espérait, avec les membres de l’Ordre qui frondaient de plus en plus le gouvernement du Grand Maître, que Pinto s’y opposerait d’autorité, trouvant là une occasion d’échauffer les mécontentements. Or, conseillé par Fleury, celui-ci, avant d’en parler au Conseil, demanda préalablement son avis à la Cour de Versailles, mettant en avant l’effet funeste qu’une telle mesure produirait sur les parlementaires alors en délicatesse avec le pouvoir royal, sur l’état des finances de Malte, et sur la nécessité de s’engager dans une procédure de révision des Statuts par la réunion du Chapitre général 6. Louis XV fit comme son cousin espagnol, et les Langues françaises, Conti en tête, rentrèrent leur projet qui, pourtant, n’eut pas qu’un résultat nul. Par leur

1. Ibid.; n° 177, mémoire du 1er février 1742. 2. Ibid.; n° 183, mémoire de Froullay. 3. Ibid.; n° 214. 4. Ibid.; n° 216, Don Ricord à Pinto, Buen Retiro, 6 janvier 1761. 5. ANP; M 958, n° 168, Guedes à Fleury, Malte, 8 juillet 1770. 6. MAE; CP Malte 13, n° 217, Pinto à Louis XV, Malte, 8 juillet 1770. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 174

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crispation nobiliaire, les chevaliers français avaient désigné l’Ordre à l’attention de ceux que les prétentions de la noblesse commençaient à exaspérer. C’est ainsi qu’une lettre anonyme parvint à Malte, aux procureurs des trois Langues 1, comme une menace à peine voilée que d’autres surent mettre à exécution: «… Quelques quartiers de plus ou de moins, vous rendront-ils plus illustres ou plus considérables?»; en effet, si l’ancienne noblesse donne du lustre à l’Ordre de Malte, la nouvelle lui donne du crédit et si ce «dangereux projet» était mené à bien, «elle saura s’en venger par une infinité de tracasseries et de défaveurs dont, tôt ou tard, vous seriez la victime… Qui sait, messieurs, si dans ce nombre d’ennemis que vous allez vous attirer de gaieté de cœur, il n’y en aura pas d’assez vindicatifs et d’assez puissants pour opérer votre facile destruction dans l’état actuel de votre relâchement?…» Ainsi, dans les dix dernières années du règne de Pinto, les chevaliers, et notamment les chevaliers français, les plus nombreux et les plus en vue, donnaient le spectacle de religieux sans grande moralité, moins soucieux de leur appartenance à un corps qu’à la défense de leurs intérêts personnels. La décomposition de l’autorité magistrale et la disparition progressive de la cohésion de l’ordre étaient observées, sans indifférence, par les divers acteurs politiques européens. Beaucoup s’en réjouissaient, tels Naples, l’Espagne ou l’inquisiteur de Malte; d’autres, comme le pape ou le roi de France, veillaient à réparer les dégâts, mais assurément moins par souci de l’Ordre en tant que tel, que pour ce qu’il pouvait représenter pour eux. Les appels aux tribunaux étrangers, les divisions intestines, ôtaient, à chaque fois, un peu plus de crédibilité au gouvernement magistral dont les prétentions à la souveraineté ne paraissaient désormais plus que des vanités. Le harcèlement mené par Conti fit, quant à lui, plus de peur que de mal au gouvernement maltais, mais le soutien que ce Prince du Sang apporta à l’exclusion des prêtres d’obédience de la fixation des congrues comme à celle des nobles de robe de l’Ordre contribua à cristalliser les rancœurs de deux groupes sociaux qui, vingt ans plus tard, détinrent le pouvoir. L’appel au Chapitre général, enfin, devint un dangereux leitmotiv, utilisé par des chevaliers qui rêvaient du pouvoir en faisant mine de crier à la réforme.

Le Couvent en cabale Une critique de la situation financière (1766) Les frais occasionnés par la citation liée à l’affaire de la Couronne ottomane se combinèrent malheureusement avec une disette des grains qui durait, en Sicile, depuis 1763. L’augmentation spectaculaire des prix qui quintuplèrent de 1763 à 1770, engagea le Grand Maître à n’acheter plus qu’au fur et à mesure des besoins. Le 8 juillet 1766, il envoya en acheter 8 000 salmes en Sicile, mais l’île, en état de pénurie, refusa. La situation à Malte était critique, l’Université craignant de ne pouvoir satisfaire aux besoins de la population; elle en emprunta donc 800 salmes à la Religion sur ses réserves propres qui arrivaient, elles aussi, à leur fin. Cinq grand-croix et le lieutenant du Grand Commandeur signèrent alors une lettre de représentation qu’ils communiquèrent au Grand Maître. Celui-ci leur

1. ANP; M 909, 19 août 1768. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 175

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promit d’en parler, le lendemain, en Conseil. Mais la séance fut mouvementée et les contestations vives 1. Pinto, estimant que ces critiques attentaient à ses droits souverains sur les deux îles, s’opposa à ce que la discussion fût suivie d’un vote. Refusant ce qu’ils considérèrent comme un abus d’autorité, soixante-dix jeunes chevaliers s’assemblèrent après-dîner dans les Jardins supérieurs de Barakka. Mais le malaise était général et seuls les jeunes des Langues de Castille et d’Aragon, proches du Grand Maître et de son gouvernement, s’abstinrent. C’était donc une opposition de l’ensemble du Couvent contre la camarilla hispano-portugaise. Elle envoya des députés au Grand Maître qui refusa de les entendre. Néanmoins, ces chevaliers eurent ainsi l’occasion de se rendre compte de la situation pitoyable de l’Ordre et de Malte: l’Université de La Valette avait emprunté deux millions d’écus, la marine de l’Ordre était quasiment anéantie et le gouvernement se livrait à des pratiques délictueuses. Ils attirèrent alors l’attention de Choiseul et de Choiseul-Praslin sur une situation qu’ils estimaient désastreuse. Choiseul s’en ouvrit à Froullay et lui conseilla de remédier aux désordres qui s’étaient glissés dans le gouvernement, mais surtout sans «se livrer à des systèmes nouveaux dont une petite puissance ne doit jamais faire l’essai à ses dépens» 2. Les conseils du mentor de l’Ordre allaient donc dans le sens des soucis de Pinto de ne créer aucune nouveauté, et par là, de ne pas réunir le Chapitre général; encore fallait-il porter remède aux maux économiques dont était affligé le Trésor: la réforme était nécessaire pour éviter une révolution du système.

Une agitation sourde «Godevasi in Convento, una perfetta tranquillità sino alla espulsione delli P.P. Gesuiti; ma, da questa epoca in poi, tutta la pace si rivolto in una guerra intestina che ha fatto soffrire al Gran Maestro vari e gravi dispiaceri. Incominciarono le cabale e gli discorsi più indecenti contro il Governo del Gran Maestro» 3. Le vice-chancelier Guedes estimait donc que le renvoi des Jésuites avait divisé le Couvent et que la cabale, organisée par les baillis qui en appelèrent à l’inquisiteur, n’était pas éteinte : il parlait même de tentatives faites pour séduire les jeunes chevaliers et les entraîner dans une conjuration manifeste contre leur supérieur. Le commandeur d’Hannonville, alors à Malte, informait Fleury des tracasseries du Couvent qui ne laissaient pas de l’étonner 4. Il dénonçait lui aussi les baillis appelants dans l’affaire des Jésuites, les baillis de Belmont, Escudero, Escallar, Pfÿffer et Schauenbourg qui avaient réussi à organiser une majorité au Conseil contre tout ce que proposait Pinto. A côté de cette opposition «législative» ouverte et connue, il y avait celle de tous ceux qui n’osaient pas critiquer ouvertement le Grand Maître et s’en prenaient donc au vice-chancelier Guedes et avaient organisé «un furieux parti contre lui», alors que ce dernier ne restait en charge que par amitié pour Pinto. Cette guerre d’escarmouches n’attendait qu’un prétexte pour devenir une opposition pouvant mener à une révolution de palais.

1. MAE; CP Malte 12, n° 57, des Pennes à Choiseul, Malte, 18 août 1766. 2. ANP; M 957, n° 184, Mémoire très secret pour S.A.E., Froullay, Paris, 30 juillet 1766. 3. ANP; M 958, n° 136, Guedes à Fleury, Malte, 20 février 1770. 4. Ibid.; n° 105, Hannonville à Fleury, Malte, 3 décembre 1769. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 176

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L’affaire du Capitaine de nuit (1770) Il y avait à Malte, un chevalier provençal, Paul Joseph Marie de Pins 1, ivrogne notoire dont la famille avait obtenu du roi la relégation pendant six ans dans son château et qui, depuis son élargissement à la demande de Choiseul qui l’estimait suffisamment puni, vivait dans les faubourgs de La Valette, à Floriana, «avec des gens de bas étage» 2, fréquentant surtout les tavernes. Or, dans l’une d’elles, la nuit du 6 février 1770, éclata une rixe. Le Capitaine des sbires, Raphaël Zammit, survenu avec ses hommes fut menacé; il arrêta des Pins, le malmena 3 et le conduisit, lié et garrotté, dans les prisons publiques et le lendemain matin, présenté à la Castellania, tribunal laïque, où il fut retenu comme criminel, durant quatre heures. Ce même matin, Pinto averti, fit transférer de Pins au fort St Elme, par son Maître écuyer, persuadé que le Capitaine n’avait pas reconnu le chevalier parmi la populace. Or, contre tout ce que l’on pouvait imaginer, il s’avéra que le policier savait à qui il avait à faire. «Cet événement fit une sensation prodigieuse ... il n’y a pas d’exemple, depuis qu’il [l’ordre] est établi dans cette île, qu’aucun Maltais ait osé porter la main sur un chevalier» 4. Devant l’indignation du Couvent 5, Pinto, sur l’instance du Pilier de la Langue de Provence, fit libérer de Pins dans la nuit et conduire le Capitaine à la prison criminelle, ordonnant qu’on lui appliquât une peine exemplaire: la condamnation à vie aux galères. Cependant, quelques heures plus tard, les jeunes chevaliers s’assemblèrent aux Jardins supérieurs de Barakka. Cette fermentation conduisit les sept Piliers à demander au Grand Maître que le coupable fût publiquement fouetté à la porte de chaque Auberge. Mais à peine étaient-ils entrés que la fermentation devint sédition 6 : les chevaliers en colère, menés par les baillis Escudero, de Belmont et de Rohan 7, s’assemblèrent devant le Palais et menacèrent d’y mettre le feu, si le Grand Maître ne leur donnait pas satisfaction. Pinto accéda à la demande de fustigation et, une heure après, le bourreau appliquait la sentence devant chaque Auberge; les meneurs avaient espéré un refus et cette satisfaction donnée à leur demande leur coupait l’herbe sous le pied. Ils tentèrent alors de déstabiliser Pinto par la calomnie, l’accusant d’être à l’origine de l’arrestation de des Pins par l’intermédiaire de son Fiscal. Le soir,

1. Né le 2 juillet 1741, il avait reçu dans la Langue de Provence le 6 décembre 1754. 2. MAE; CP Malte 13, n° 136, des Pennes à Choiseul, Malte, 12 février 1770. 3. Malte, Archives de la cathédrale, Mémoires de l’Inquisiteur, vol. 20, f° 68 r°, Ragionamento o sia ristretto di considerazioni varie riguardanti il caso seguito in persona del Nobile de Pins li 6 febraro. Les sbires lui lancèrent des pierres, le menacèrent de leur pistolet, lui donnèrent des coups de pied aux fesses, le lièrent comme un malfaiteur, puis le retinrent, les fers aux pieds, dans la maison du Capitaine, avant de le conduire, publiquement garrotté, dans les prisons de la Castellania, où il fut enfermé dans «l’une des plus abjectes cellules secrètes». 4. MAE; CP Malte 13, n° 136, des Pennes à Choiseul, Malte, 12 février 1770. 5. Malte, Archives de la cathédrale, doc. cit., ff° 64-72. Certains baillis écrivirent à l’Inquisiteur sur cette affaire, profitant de l’occasion pour critiquer le gouvernement de Pinto et mettre en cause ses capacités à gérer les finances de l’Ordre et à maintenir la qualité de ses défenses militaires. 6. ANP; M 958, n° 139, Prépaud à Cibon, Malte, 20 avril 1770. 7. Le futur Grand Maître venait de revenir à Malte après avoir échoué à obtenir l’ambassade de Paris que lui destinait Pinto, mais que Louis XV avait promise à Fleury pour prix de son action dans l’affaire de la Couronne ottomane. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 177

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le bailli de Belmont réunit les jeunes chevaliers les plus enragés devant la maison dudit Fiscal, piazza dei Cavalieri; ce second tumulte troubla davantage les chevaliers qui déléguèrent leurs Piliers pour demander au Grand Maître une enquête sur les agissements du Fiscal mais alors qu’ils se rendaient au palais, Belmont et Rohan les accostèrent pour les dissuader d’y aller. Ces dignitaires comprirent que l’accusation n’était qu’un prétexte pour maintenir la pression et organiser une conspiration. Les Piliers des trois Langues françaises interrogèrent alors le Fiscal qu’ils découvrirent aisément innocent. Rohan et Belmont ne s’avouèrent pas battus pour autant et firent circuler, le 11 février, une pétition, très critique à l’égard du gouvernement magistral, pour réclamer la réunion du Sacré Conseil et l’indulgence pour des Pins. Le Grand Maître resta inébranlable et le 13, un nouveau rassemblement turbulent eut lieu dans les Jardins supérieurs de Barakka; un cortège se forma et alla réclamer à Pinto une réunion du Conseil ; à son refus, Belmont et Rohan réitérèrent la démarche une fois à 10 h du soir, une autre après souper. Devant la fermeté du supérieur, les deux baillis décidèrent d’en appeler au pape et en firent requête, le 15, auprès de l’inquisiteur. Leurs griefs étaient divers: il y avait le refus de réunir le Conseil, mais aussi des viols répétés des Statuts (les procureurs du Trésor ne sortaient plus de charge tous les deux ans; ils ne tenaient plus audience publique; les dépenses n’étaient plus délibérées), l’abandon des exercices militaires, le peuple contraint à la disette et la pauvreté, le Trésor et l’Université ruinés, enfin l’habit de l’Ordre méprisé par les gardes du Grand Maître 1. Pinto contre-attaqua à Versailles et à Rome. Le 20 février 1770, il écrivit à Louis XV et à Choiseul. Au roi, il demandait son intervention dans une guerre intestine 2 «dérivant uniquement de la longueur de [son] règne et de l’ambition de quelques vieillards pressés de [lui] succéder». A Choiseul, après avoir constaté qu’il n’avait «pu garantir [son] Ordre et [son] île de la fermentation que l’expulsion des Jésuites a produite dans tous les États» 3, il demandait le rappel en France de Belmont et Rohan, soulignant que la révolte qui se termina par l’emprisonnement du grand maître La Cassière, en 1591, avait commencé comme celle-ci 4. Le 10 avril 1770, Louis XV répondait à Pinto 5 qu’il avait chargé d’une part, Choiseul d’écrire aux deux chevaliers français 6 et, d’autre part, le cardinal de Bernis de s’opposer à leurs démarches à Rome. Rohan répondit à Choiseul 7, non sans une certaine hauteur de ton, mettant l’accent sur l’usure du Grand Maître qui se croyait obligé «d’implorer la protection du roi pour maintenir ses droits et son autorité» et dont tiraient bénéfice les Portugais pour «se maintenir dans la première place». Le bailli écrivait ce que beaucoup de

1. NLM; ARCH 1526, f° 55 et sq. 2. MAE; CP Malte 13, n° 144. 3. Ibid.; n° 145. 4. En 1581, ce Grand Maître avait été déposé par le Conseil et la majorité du Couvent qui l’avaient remplacé par le bailli Roumégas, grand prieur de Toulouse. Le pape convoqua les deux compétiteurs et confirma La Cassière qui mourut peu après. 5. MAE; CP Malte 13, n° 173. 6. Ibid.; n° 174 et n° 176. ANP, M 958, n° 40, 41, 42. 7. MAE; CP Malte 13, n° 201, Malte, 31 mai 1770. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 178

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chevaliers pensaient alors: la faiblesse intellectuelle de Pinto l’avait obligé à abdiquer l’indépendance de l’Ordre au profit de la France, à l’extérieur, et de sa camarilla portugaise, à l’intérieur. Sur le terrain romain, le Grand Maître, réfuta d’abord, point par point, les accusations des séditieux 1. Le pape le soutenait, mais ne voulait pas paraître trop dur avec les baillis de peur de faire renaître les tensions. Il envoya donc des instructions à l’inquisiteur Manciforte Sperelli pour qu’il invitât les baillis à présenter leurs excuses à Pinto. Le 6 mai, les quatre baillis lurent donc au Grand Maître une lettre pontificale leur demandant de s’excuser pour des actes inconsidérés, mais que seul leur zèle leur avait dictés. Pinto dut s’en contenter, car il ne reçut aucune autre manifestation de regret; pire, les conspirateurs continuèrent leurs relations avec l’inquisiteur contre lequel il luttait. Le Grand Maître se crut alors victime d’une machination généralisée et, lorsque le nouvel inquisiteur, Antonio Maria Lante 2, lui fit connaître, le 12 avril 1771, la requête du pape d’avoir un compte-rendu général de l’utilisation des fonds de l’Université, Pinto, entra, en public, dans une colère folle, hurlant qu’il n’avait de comptes à rendre à personne. Il fallut que Guedes demandât à Lante de ne pas prêter attention aux humeurs d’un vieillard insensé, pour que l’inquisiteur ne fit pas demi-tour; peu après le Saint-Siège lui notifiait de n’avoir à travailler qu’avec Guedes. Ainsi, le rêve de grandeur de Pinto ne se poursuivait plus que dans sa tête, maintenue épique par la sénescence. Le Couvent était pressé d’avoir une nouvelle élection : les vieux qui étaient candidats, les jeunes qui souhaitaient un changement, et quelques ambitieux de talent ou de grand nom, croyaient candidement que les maux dont ils voyaient souffrir l’Ordre n’étaient dus qu’à la longueur du règne du Portugais. Un changement d’homme, un respect scrupuleux des Statuts, en un mot, une réforme morale devaient rendre indépendance et lustre à la vieille milice. Cet aveuglement du Corps était, en fait, bien plus grave que le rêve éveillé du vieux Grand Maître.

L’exaspération des Maltais Néanmoins, cette affaire ne fit pas que mettre en évidence les divisions du Couvent et les graves difficultés du pouvoir magistral. Pour les chevaliers, ce n’était que l’opposition entre eux et une camarilla issue de leurs rangs ; ils oubliaient, ou comptaient pour quantité négligeable, ce Raphaël Zammit, Capitaine de nuit, auquel ils avaient fait infliger, en plus d’une très lourde peine, une humiliation que les Maltais ressentirent comme l’expression du mépris de ces nobles, Français pour la plupart, à l’égard de la population du pays. Le 20 avril 1770, Jacques (Giacomo) Prépaud, Maltais d’origine française 3

1. NLM ; ARCH 1526, f° 96 et sq. 2. Gouverneur de Bénévent, il était le neveu du bailli Lante della Rovere. Il resta à Malte de 1771 à 1777. 3. Sur la famille Prépaud, voir Simon Mercieca, Commerce in eighteenth century Malta. The story of the Prépaud family, in Carmel Vassalo, Consolati di Mare and Chambers of Commerce, Malte, International Maritime Law Institute, 2001. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 179

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envoyait à Cibon 1, secrétaire de l’ambassade de l’Ordre à Paris, un important mémoire manuscrit 2 qui est un véritable réquisitoire et dont les accents d’indignation annonçaient bien des principes révolutionnaires. La famille Prépaud était importante, à Malte comme à Paris. Elle était l’une de ces familles franco-maltaises qui tenaient alors le haut du pavé de l’économie de Malte et qui peuplaient l’Ordre en fonctionnaires, en faisant de certains de leurs fils des chapelains conventuels ou des servants d’armes 3. Jacques Prépaud était le petit-fils de Jacob Prépaud, Français mort à Malte en 1722 et le fils d’Honoré Prépaud 4 qui se fixa dans l’île en 1711. Il était enfin le frère de Simon Prépaud 5, le second fils d’Honoré, un des principaux marchands de coton de Malte et un des membres les plus éminents de la Chambre de Commerce de cette île. Il avait épousé Anna Grima, fille de feu Fabrizio Grima et de Maria Velasco, qui lui avait apporté en dot pour plus de 10 000 écus. Dans les années 1750, il partit avec sa famille s’installer à Marseille, puis il se lança dans la banque, où il réussit, et dans les entreprises d’outremer, notamment en Guyane, où il échoua. Sa réussite était telle que, dans les années 1760, il devint l’homme d’affaires du

1. ANP; M 958, n° 137, Beauregard, 20 avril 1770 : «Je vous envoie, Monsieur, le petit mémoire avec mes notes. Je sens qu’elles déplairont à Malte, mais non pas à M. l’ambassadeur [Fleury] qui aime la vérité. Je vous envoie aussi un plus grand développement de ces notes. Je l’ai écrit hier au soir à la réception de votre lettre, et à la lumière qui permet à mes yeux d’écrire, mais non pas de lire. Je l’ai lu ce matin. Je l’ai trouvé écrit à la diable. Je n’en suis pas surpris. Tirez en ce que vous pourrez ou n’en tirez rien. Ce sont des faits qu’il est bon qu’un ministre de la Religion aussi zélé que M. l’ambassadeur sache. J’aurais dû le copier et le corriger, mais j’en suis incapable. J’ai l’honneur d’être avec un attachement inviolable, Monsieur, votre…». 2. Ibid.; n° 139. 3. Ainsi, Jacques Prépaud eut trois fils dont un, Jacques-Simon-François, né le 24 juillet 1752, fut reçu de minorité, le 28 février 1761, dans le corps des chapelains conventuels, agrégé à la Langue de Provence. Mais, le 27 février 1773, il fut autorisé, par lettre apostolique de Clément XIV, à quitter le corps des chapelains conventuels de la Langue de Provence, pour celui de servants d’armes dans les trois Langues françaises, ce qui lui fut confirmé par bulle du Grand Maître Pinto, en date de 24 mars 1772 (style de Pâques). En effet, l’Ordre n’échappa pas à la réaction aristocratique générale en Europe, et les chevaliers veillèrent à ce que les biens de l’Ordre ne fussent plus donnés que très parcimonieusement aux chapelains conventuels et aux servants d’armes. La Langue de Provence étant la plus acharnée à cette limitation, en cessant d’être chapelain d’une seule Langue, pour devenir servant d’armes dans trois Langues, Prépaud accroissait ses chances de bénéfices. Seule la position de sa famille lui permit cet extraordinaire privilège. Il put ainsi cumuler les pensions sur diverses commanderies des Langues françaises: Jalès (Provence), Piéton (France) et Puysaubran (Provence) en 1781, Trinquetaille (Provence) en 1786, Boncourt (France) en 1783, puis, à titre purement nominal, La Couvertoirade (Provence) en 1794, Marseille (Provence) en 1798. Il succéda, en outre, à Grech (que Versailles suspectait d’être anglophile), à la Secrétairerie de Grand Maître. 4. Négociant français originaire de La Ciotat, Honoré Prépaud épousa en 1713, deux ans après son installation dans l’île, une Maltaise, Madeleine Grillet. Cette dernière était la fille de Sébastien Grillet, un Français né à Malte et qui y avait été chirurgien major, et de Anne Marguerite Auteman, fille du Grand Visconte. Il eut sept enfants, quatre garçons et trois filles, dont deux seuls survécurent, Giacomo et Simone. 5. Il avait épousé en 1760 Françoise Roux, fille d’Antoine, natif de Moustiers, qui s’était installé à Malte, en 1712, où il tint d’abord une taverne fréquentée par la société maltaise. Au moment de son mariage, Françoise Roux n’avait que sa mère, Gabriella, qui jouissait d’un statut bourgeois à Bormla. Elle apporta une dot de 3 000 écus. Il devint ensuite un des principaux marchands de coton de l’île. En 1767, Simone publia, avec d’autres marchands maltais, un mémorandum adressé à Pinto, pour dénoncer la situation du commerce local de coton. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 180

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duc de Choiseul-Praslin 1. Jacques Prépaud vivait donc alors en France 2, mais il connaissait visiblement l’affaire du Capitaine de nuit par des correspondances qu’il avaient reçues. Ce mémoire se présente sur deux colonnes. Dans la colonne de gauche, est écrit le texte de Prépaud, avec, dans celle de droite les réflexions de Cibon, destinées à l’ambassadeur, le bailli de Fleury.

Je ne sais si les Maltais reconnaissent le Les Maltais reconnaissent que le tort du cap. de nuit. Ce qu’on a reçu ne dit capitaine de nuit méritait une sévère mot là-dessus et il y a lieu de croire que cet punition, mais ils improuvent et sont officier avait tort. ulcérés que le Grand Maître l’ait Les jugements souverains qui infligent prononcée lui même et encore plus, des peines corporelles sont un acte odieux, qu’il en ait infligée une seconde. même étant juste. La sûreté, la propriété, C’étaient, disent-ils, à la Castellanie à l’honneur, sont pour tout pays policé, sous le juger. la sauvegarde des lois. C’est aux lois à Ils appellent ces actes de rigueur du dicter les peines, aux juges à les prononcer Grand Maître, des actes de despote. et au prince à les modérer s’il le trouve à Les murmures séditieux que cette propos, sans jamais, ni les prononcer, ni dernière justice a occasionnés, me font les aggraver. Une conduite contraire aliène craindre de plus en plus qu’il ne les cœurs des sujets. Elle leur présente une résulte à la fin quelque catastrophe de domination arbitraire qui peut disposer à l’aliénation qu’ils dénotent dans son gré de leur sûreté, de leur propriété ou l’esprit de nos sujets. de leur honneur. Elle leur présente enfin le Peut-être même cette aliénation se despotisme des Turcs et d’Alger, et elle serait-elle manifestée plus ouvertement produit l’horreur que ces deux gouverne- si le Grand Maître n’eût pas, très ments inspirent. La qualité des personnes prudemment renvoyé à des juges punies par un jugement souverain ne séculiers les informations contre le fiscal détruit point ce principe. L’homme le plus et les complices du capitaine de nuit, et abject qui n’est point esclave, a le même qu’il eut adhéré aux représentations droit de réclamation aux lois que l’homme que lui ont faites à cet égard certains le plus élevé. Si le G. M. a bien fait de membres de l’Ordre qui demandaient renvoyer à des juges les informations contre de porter cette affaire au Conseil. le fiscal et complices, il s’ensuit qu’il a mal Quand je pense que le corps de la fait de juger le coupable connu. Religion ne monte peut-être pas à La confiance de l’Ordre et la sécurité Malte à 200 hommes d’armes et qu’il dans laquelle ses membres vivent à Malte y a dans les deux îles plus de 12 mille est fondée sur trois erreurs considérables. Maltais armés, je ne puis m’empêcher La première, en croyant que les Maltais de frémir de la désunion qui règne sont affectionnés à la Chevalerie; la seconde entre les uns et les autres. que les Maltais sont le peuple le plus Je n’entreprendrai point ici de juger

1. César Gabriel de Choiseul, duc de Praslin (1712-1785), fut ministre des Affaires étrangères (1760-1766) et ministre de la Marine (1766-1770) dans le ministère dirigé par son cousin Etienne François, duc de Choiseul, dont il suivit la gloire, puis la disgrâce en 1770. 2. A Beauregard, qui est son domaine, et à Paris. Il se rendait souvent à la Cour, à Versailles, sans doute pour suivre les affaires du duc de Praslin. Ce fut là, selon ce qu’il écrit, qu’il rencontra Fleury, ambassadeur de l’Ordre, qui lui remit une lettre faisant le point de la situation. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 181

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heureux; la 3ème que les Maltais sont les Maltais, mais je ne puis m’empêcher accoutumés à la soumission dans laquelle de vous confier, M. le Bailli, la crainte ils vivent, qu’ils ne sentent pas le joug et que j’ai que la Cour de Naples ne qu’ils sont persuadés qu’ils seraient bien profite tôt ou tard de quelqu’une de plus malheureux s’ils changeaient de maître. ces divisions pour interposer son On peut, sans rien hasarder, assurer autorité suzeraine de manière à l’Ordre entier et tous les membres en intervertir et détruire entièrement celle particulier, que rien n’est moins réel, qu’en de notre souveraineté. général les Maltais détestent les Chevaliers, qu’ils se regardent comme le peuple le plus malheureux et qu’ils ne supportent le joug qu’avec peine et même impatience. C’est un Maltais qui écrit ces notes, lequel, par attachement et par respect pour l’Ordre, lui doit la vérité. Ce Maltais connaît les Maltais de toutes les classes, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. Il ne connaît aussi que trop la façon d’exister des chevaliers à Malte. Les Français surtout y sont détestés, parce que le caractère des Français est de tout outrer en bien ou en mal. L’indépendance des chevaliers français à Malte, égale à celle des autres chevaliers, est toujours plus inconsidérée, plus absolue, plus arbitraire. Le Grand Maître et le conseil ne sauraient trop y veiller. Le mécontentement était au comble il y a 20 ans. Il n’a pas dû diminuer. La moindre petite étincelle causera un incendie. La Cour de Naples guette l’occasion; 7 à 8 familles maltaises qui ont pu réaliser leur fortune ont quitté, depuis 7 à 8 ans, Malte et se sont retirées en Sicile et à Naples. Ces gens-là ne dissimulent point les motifs de leur expatriation et, ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les chevaliers siciliens ou napolitains les attestent en les approuvant. On sait à n’en point douter, que la situation des Maltais actuelle est l’indifférence d’appartenir à l’ordre ou à toute autre puissance que ce soit. Si on ne regagne pas leur affection perdue depuis 50 ans, cette indifférence deviendra une passion pour toute autre domination que celle de l’Ordre, et cette passion leur fera embrasser la première occasion pour la satisfaire. Il est fâcheux d’écrire de pareilles 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 182

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vérités. Elles sont faites pour déplaire. On est accoutumé à Malte à une basse flatterie qui étourdit ceux qui la reçoivent. On doit s’en défendre et rétablir de nouvelles formes de gouvernement, un nouveau régime envers les chevaliers, l’ancien régime pour les Maltais, celui qui a toujours été observé, depuis que l’Ordre est à Malte, jusqu’au G. M. D. Antonio Manoel de Vilhena. Ce magistère en a commencé la décadence par l’introduction du pouvoir despotique et absolu et par la corruption des mœurs. Tous ces maux peuvent encore être réparés. L’Ordre et son gouvernement ont été aimés et chéris par les Maltais avant cette époque. Qu’on ouvre les archives, on y verra la conduite que l’on tenait et son opposition à celle que l’on tient.

Ainsi, la première des critiques adressée à Pinto était d’avoir lui-même ordonné la peine : «Le jugement souverain qui inflige des peines corporelles est un acte odieux, même étant juste. La sûreté, la propriété, l’honneur, sont par tout pays policé, sous la sauvegarde des lois. C’est aux lois de dicter les peines, aux juges à les prononcer et au Prince à les modérer, s’il le trouve à propos, sans jamais ni les prononcer, ni les aggraver. une conduite contraire aliène les cœurs des sujets… La qualité des personnes punies par un jugement souverain ne détruit point ce principe. L’homme le plus abject qui n’est point esclave, a le même droit de réclamation aux lois que l’homme le plus élevé…» Cette singulière modernité de propos était l’œuvre d’un homme d’affaires, d’origine française, qui lisait les ouvrages français et entretenait des correspondances suivies avec les conseillers de l’Ordre en France. Or, les chevaliers, comme les nobles maltais, considéraient le Droit comme indigne d’eux et ils avaient ainsi abandonné le gouvernement à des juristes qui formèrent une classe moyenne aisée et cultivée qui détint, au XVIIIe siècle, l’ensemble des rouages politiques et économiques de Malte. Certes, le peuple maltais n’argumentait pas comme Prépaud, mais celui-ci en traduisait la position dans un discours d’intelligentsia qui pouvait réussir à séduire la portion la plus éclairée des Maltais. Après cette réclamation de l’égalité en droits et de la suppression des châtiments corporels, il mettait en garde les chevaliers : «… La confiance de l’Ordre et la sécurité dans laquelle ses membres vivent à Malte est fondée sur trois erreurs considérables…» Cette mise en garde («la moindre petite étincelle causera un incendie») dénonçait les visées de Naples et de sept à huit familles maltaises, retirées en Sicile ou à Naples et appuyées dans l’île, par les chevaliers de ce royaume, d’autant que les Maltais étaient dans «l’indifférence d’appartenir à l’ordre ou à telle autre puissance que ce soit». Et, selon lui, cette apathie qui, pour le moment servait la domination de l’Ordre, risquait de devenir «une passion pour toute autre domination que celle de l’ordre et cette passion leur [les Maltais] fera embrasser la première occasion pour la satisfaire». 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 183

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Prépaud se faisait alors l’écho, à la fois des réformateurs de l’Ordre et des Maltais attachés à leur antique législation: «on doit… rétablir des nouvelles formes de gouvernement. Un nouveau régime envers les chevaliers, l’ancien régime pour les Maltais, celui qui a toujours été observé depuis que l’ordre est à Malte jusques au G.M. D. Antonio Manoel de Vilhena. Ce magistère en a commencé la décadence par l’introduction du pouvoir despotique et absolu, et par la corruption des mœurs…» Ainsi, l’homme d’affaires faisait siennes et maltaises, les réclamations et critiques des parlementaires français pour qui la source de tous les maux était l’absolutisme qui faussait les institutions et brimait les individus dans leurs droits. Un mois plus tard 1, Prépaud, de retour à Paris, revenait à la charge, dans un long mémoire 2 destiné à Fleury. Il reprenait la plupart des idées qu’il avait exposées à Cibon, mais dépeignait l’ensemble de l’esprit public de Malte. C’était un rapport sur l’opinion, d’une grande liberté de ton. Il parlait de l’honneur qu’on lui fit de le questionner. Son interlocuteur était certes Fleury, mais aussi, derrière l’ambassadeur de Malte, le ministère français qui s’émouvait des troubles maltais, sous les yeux de Naples, mais aussi et surtout, en présence de Cavalcabo, l’envoyé de Catherine II dont la flotte n’était jamais loin. «On ne mande point de Malte si le capitaine de nuit a eu tort ou raison d’arrêter pendant sa fonction un Chevalier et si la punition ordonnée par le Grand Maître était méritée. On désapprouve avec raison la forme de cette punition et, en second lieu, la seconde punition après le prononcé de la première. Il est certain que dans le droit naturel reçu dans les pays policés aucun criminel ne peut être jugé par son souverain ipso facto sans instruction de procès et sans un jugement légal. Il est certain aussi que par tout pays, hors la Turquie et en Barbarie, le droit du prince n’est pas de punir, ni d’augmenter la peine prononcée une fois contre le coupable. Le plus bel apanage de la souveraineté est celui de se décharger sur des juges de l’odieux ministère de punir les hommes et de faire grâce, quelquefois, en commuant les peines trop sévères dictées par la loi, en des peines plus légères. Ces maximes sont connues dans tout l’Univers et les Maltais ne les ignorent point. Tout ce qui les blesse doit blesser des hommes exposés aux mêmes événements tant qu’ils vivent sous la domination d’un prince qui peut user directement et tout seul du droit de punir. Ce qui est arrivé à Malte au capitaine de nuit présente aux yeux des Maltais, 1° un jugement sans forme et contraire au droit civil et au droit naturel, 2° une seconde

1. Ibid., n° 138, Prépaud à Cibon, à Paris, ce 10 mai 1770 : « J’ai lu avec attention, Monsieur, la dépêche que M. l’ambassadeur vous a chargé de m’envoyer et que Son Ex.ce m’a remise elle-même à Versailles. Il me paraît que la Cour de Rome est plus sage que de coutume et qu’elle ne veut point multiplier les embarras où elle se trouve et ce qu’on appelle en italien l’impegni. Elle n’aurait pas été si modérée dans d’autres circonstances, mais sa modération déplaira aux deux parties. Cette dépêche est inutile au mémoire que je me propose de donner à M. l’ambassadeur et dont le canevas est fini. Il serait à désirer que je fut permis (sic) de le donner tel qu’il est, mais la bienséance défend de présenter des vérités trop nues. Il faut un second travail qui me coûtera plus que le premier, 1° parce que je n’aime pas à travailler sur moi-même, 2° parce que j’affaiblirai nécessairement la force du pinceau en cherchant de le polir et de le présenter sous une face moins dure mais moins vraie. J’aime l’Ordre, Monsieur, et je dois l’aimer. J’aime mes compatriotes, par un principe naturel et commun à tous les hommes. Le bonheur des deux dépend de leur parfaite harmonie. C’est la maudite brigue qui la dérange et qui produit la cacophonie. Si on pouvait terrasser ce monstre odieux qui s’oppose à tout bien, tout rentrerait dans son état naturel et Malte serait le pays le plus heureux. J’ai l’honneur d’être…». 2. Ibid., n° 140, Paris, 10 mai 1770. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 184

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punition ordonnée après la première, ce qui a produit bis in idem, axiome réprouvé en fait de punitions sur un même individu. A l’égard du premier, les Maltais ont vu plusieurs cas semblables. Ils en ont murmuré tout bas et ils s’y sont soumis en apparence; à l’égard du second, on ne croit par qu’il y ait des exemples. Ce n’est point par esprit de critique ni par aucune autre passion que celle du bien de l’Ordre qu’on ose représenter que cette manière de procéder produira quelque jour des effets funestes. L’Ordre de Malte est dans une sécurité sur l’affection de ses sujets qui étonne. Il n’y a point de chevalier qui ne croie les Maltais le peuple le plus heureux d’être sous la domination de l’Ordre. Sur quoi peuvent-ils fonder une pareille opinion lorsqu’il n’y a point de peuple plus malheureux et qui sait qu’il l’est. La sûreté des personnes, des propriétés et l’honneur sous la sauvegarde des lois est ce qui constitue le bonheur de ce peuple. Le Maltais n’a aucune sûreté ni pour sa personne, ni pour ses biens, ni pour son honneur à l’abri des lois auxquelles il est soumis, parce que ces lois sont elles-mêmes soumises à la volonté arbitraire 1 de leur souverain le Grand Maître d’abord, et ensuite celle de tous les chevaliers tant grands que petits, tant jeunes que vieux, tant anciens que novices. Pour prouver cette vérité il suffira, sans entrer dans le détail volumineux des faits, de dire que tout Maltais qui peut s’exempter de la juridiction du prince, soit par la cléricature dont on jouit même en étant marié, soit par une patente de familier de l’inquisition, s’empresse de se soustraire à cette domination. Il résulte de là que les sujets de l’Ordre sont sujets de nom et exempts de fait. Si le capitaine de nuit avait été clerc marié ou patentat de l’Inquisiteur, le Grand Maître aurait-il pu, sans se compromettre, le juger souverainement comme il l’a fait? Ce n’est donc que parce qu’il était son sujet de nom et de fait, c’est-à-dire non exempt de sa juridiction qu’il l’a exercée aussi souverainement qu’il l’a fait. Il s’ensuit de là qu’il ne reste de vrais sujets à l’Ordre que les artisans et la plus basse des classes des Maltais et que ceux qui peuvent se procurer la cléricature de jeunesse, comme s’ils étaient destinés à l’état ecclésiastique auquel ils ne songent point, et ceux qui peuvent avoir une patente de l’Inquisiteur n’ont rien de plus intéressant à faire que de les obtenir. Ainsi l’Ordre n’aura bientôt pour sujets que des gens à pieds nus et des paysans, encore ceux-ci ne manquent pas de consacrer à l’Eglise un de leurs fils qui, avec un petit collet ou quelque marque distinctive, passe sa vie à labourer les champs de son père, ou ceux dont il est fermier. Si ce qu’on avance est vrai, il s’ensuit que la domination de l’Ordre n’est rien moins qu’une domination dure car si elle l’était, on ne s’empresserait pas à s’y soustraire malgré les charges attachées à cette soustraction dont le détail est infini 2.

1. Note de Prépaud, en marge du texte : «Les Maures d’Alger n’ont qu’un Dey, les Turcs un pacha qui représente le Grand seigneur. Ils vivent sous un seul despote. Les Maltais vivent sous 500 despotes, toujours prêts à les vexer et ils n’en laissent pas échapper l’occasion». 2. Note de Prépaud, en marge du texte: «Il faudrait un volume pour détailler combien ces exemptions sont onéreuses aux Maltais, mais plus elles sont et plus elles prouvent contre la domination légale de laquelle ils s’exemptent. Je voudrais cependant citer ici quelques exemples frappants des lésions que causent lesdites exemptions». 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 185

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Comment peut-on se flatter après un fait aussi connu que les Maltais aiment la constitution sous laquelle ils sont gouvernés? Celui qui écrit n’a pas à se reprocher d’avoir dissimulé la vérité aux personnes en l’état d’y apporter du remède. On lui a répondu, pour dernier retranchement, que l’Ordre était content d’avoir le plus grand nombre sous sa domination quoique des gens à barrette, mais ces gens à bonnet et qui sont trop pauvres pour avoir des chapeaux, ont des armes, sont braves, sont sobres, n’ont rien à perdre et sont très capables pour 10 s. par jour qu’ils peuvent gagner comme journaliers, d’obéir au premier venu. Ces gens-là sont des hommes qui s’entendent entre eux par un langage inconnu aux chevaliers, ces gens qui ne sont actuellement attachés qu’à une routine de gouvernement dont ils ne se soucient guère, peuvent être gagnés, séduits, animés et faire en une heure main basse sur tout l’Ordre. Il ne leur faut qu’un chef et peut-être il ne leur en faut point. Ce sont des espèces de lazzaroni qu’un rien peut émouvoir et qui reconnaissent parmi eux des espèces de chefs. L’Ordre sait-il leur façon de penser? Non, sans doute. Mais celui qui écrit le sait. Ces gens-là détestent tout chevalier, en estimant l’Ordre en général. Un prêtre fanatique, un moine est capable de les soulever 1. On en a eu un exemple en 1729. Un rien a pensé occasionner un incendie, un rien l’a apaisé. Mais qui assurera qu’on l’apaiserait de même aujourd’hui? Outre cet ordre de journaliers, il y a encore l’ordre des paysans auquel les chevaliers font bien de ne point trop se frotter, malgré la corruption qu’ils ont introduite parmi eux. Le paysan maltais est attaché à son pays, et en serais-je cru si j’ajoutais qu’il regrette tous les jours la domination espagnole sous laquelle ses pères ont vécu; rien cependant n’est plus vrai. Après avoir dit un mot des ces deux classes d’hommes, parlons de ce qu’on appelle honnêtes gens, ou gens bien mis, demeurant à la ville Valette. On a dit, et ce n’est que trop vrai, que la plupart sont exempts de la juridiction du Grand Maître, mais les uns et les autres, quel intérêt ont-ils à aimer la domination sous laquelle ils vivent? Etrangers jusque dans leur patrie, rien n’est pour eux, tout est pour des étrangers. La misère la plus parfaite les poignarde sans cesse. Cet État a introduit la corruption des mœurs. Chaque maison a son chevalier ou son grand-croix, si la femme ou la fille sont assez jolies pour en mériter du secours. Les employés dans l’Ordre ont des appointements si modiques qu’ils ne pourraient pas vivre sans une protection fondée sur de si lâches motifs. Les familles multiplient; quelle ressource pour des enfants? aucune. L’oisiveté qui est la suite de cette inaction multiplie les désordres des grands aux moyens, et des moyens aux petits. La bassesse la plus servile fait l’existence de tous ces malheureux. Les chevaliers l’attribuent au respect, à l’attachement; Quelle erreur! Ces gens, qu’ils font vivre par un principe bien éloigné de la générosité, les détestent, on ose l’assurer. Il n’y a aucun d’eux qui ne supporte cette domination comme un joug affreux. Ceux que quelque aisance a pu mettre à couvert de l’infamie se sont expatriés. La Sicile et le royaume de Naples ont reçu, depuis 10 ans, 7 à 8 familles considérables qui ont abandonné leurs foyers, leurs pauvres parents, leurs usages, après avoir vendu, comme ils ont pu, leurs propriétés. Ces émigrants ne cessent de conter la cause de leur émigration,

1. Note de Prépaud, en marge du texte : «On peut assurer que c’est aux moines que l’on doit la soumission des Maltais jusqu’à présent. Ce sont les seuls individus heureux à Malte plus qu’ailleurs. Tout le reste de la nation est dans la plus grande misère. Mais les moines son seulement sont bien rentés, mais encore tirent annuellement de l’Ordre des sommes immenses qu’ils seraient bien fâchés de perdre». 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 186

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leurs mécontentements, leurs souffrances et la nécessité où ils ont été de renoncer à leur patrie. Ces exemples seront suivis. Le Maltais qui n’a point réussi à Malte, réussira partout où il y aura des hommes et des lois générales. La Cour de Naples les accueille et les écoute; leurs enfants trouvent de l’emploi dans le militaire, dans la marine, dans le civil et dans la magistrature. Les chevaliers qui ne sont point à Malte sont les premiers à les applaudir, à convenir de leurs griefs, à les protéger. On ne voit qu’une conduite inconsidérée des uns et des autres, avec la différence que celle des maltais est forcée par les circonstances et que celle des chevaliers ne saurait être qualifiée. Tel est l’état actuel et incroyable de ce qui [se] passe, le mal est arrivé même à un terme qu’il paraît sans remède. Celui qui écrit en gémit dans le fond du cœur, attaché de tout temps à l’Ordre par inclination et par reconnaissance. Il trahirait son devoir de se taire lorsqu’on lui fait l’honneur de le questionner. Il prévoit des malheurs qu’il n’a jamais dissimulés et dont il voit tous les jours l’époque plus prochaine. Un changement de système amené insensiblement est la seule espérance qu’il y ait de l’éviter. Le système du gouvernement à Malte, il faut trancher le mot, est absolument despotique envers le peuple, et aristocratique envers les chevaliers. De là naît indispensablement la confusion qui règne. On ne peut rien changer quant au régime relatif aux chevaliers, mais on le peut et on le doit quant aux Maltais, en y suppléant un système monarchique. L’essence du système monarchique est qu’il y ait un souverain établi par les lois et soumis lui-même aux lois par sa volonté et parce que sa puissance et son autorité en dépendent. Il y a des actes d’autorité nécessaires à un gouvernement monarchique, tel que celui d’ôter la liberté à un sujet dont on a lieu de craindre ou de se plaindre; mais cette autorité en elle-même excessive quoi que souvent nécessaire, ne doit pas aller plus loin. Tout ce qui porte peine afflictive ne doit point être prononcé par le souverain. Les Rois de France, d’Espagne, de Portugal, du Danemark, celui de Russie dans une partie de sa domination, sont les monarques les plus absolus, mais leur autorité ne passe jamais les bornes que l’on vient d’établir. Un souverain despotique, parce qu’il veut l’être, se compromet même en rendant des jugements justes. La crainte s’empare des esprits. Le Grand Seigneur, le dey d’Alger se présentent à l’imagination, et on croit être passés sous la domination de ces deux despotes. La Russie qui avait droit d’être elle-même despote, vient de renoncer à ce droit barbare. Elle a senti que toute domination fondée sur la crainte est une domination précaire et que de la servitude absolue à la révolte, il n’y a qu’une petit ligne de séparation. La Czarine régnante a communiqué à l’Univers le code des lois auxquelles elle voulait soumettre ses peuples en s’y soumettant elle-même, et son entreprise dans la Méditerranée va faire voir combien il est aisé de soulever des peuples qui gémissent sous la tyrannie. Un second moyen de remède pour Malte, dans le moment actuel, est de procurer des débouchés à ses sujets pour vivre et pour les soustraire à leur misère 1. La plus grande partie des emplois qu’avaient les Maltais il y a 30 ou 40 ans, sont donnés

1. Note de Prépaud, en marge du texte: «Que le Turc se présente à Malte avec une flotte formidable: les Maltais se réuniront aux chevaliers pour le repousser. L’intérêt est commun. Mais qu’une flotte anglaise, hollandaise, française, espagnole, napolitaine, vienne à Malte pour s’en emparer: il est alors douteux que les Maltais se prêtent à la moindre défense. Qu’importe aux Maltais d’appartenir à l’une de ces puissances ou à l’Ordre. Bien plus, que ne gagneraient pas les Maltais d’être agrégés à une nation qui leur offrirait des ressources qu’ils n’ont point. La Corse, sous la domination française, 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 187

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aux chevaliers. Il n’y a que ceux qu’ils ne peuvent pas remplir par incapacité qui est resté aux Maltais. Il faut leur rendre ce qu’ils avaient. Le commerce à Malte languit au préjudice de l’Ordre et des sujets, par des entreprises exclusives. C’est une obstruction à l’industrie et à l’activité. Les propriétés en terres sont grevées de la charge d’un cheval et d’un cavalier armé, sur chaque 250 écus de revenus. Pour s’en exempter, les biens se vendent, l’Eglise ou l’Ordre les acquérant; de là, plus de propriété qui attache l’homme à la terre. Tout devient objet de fondation ou bien ecclésiastique. On finira par n’avoir plus ni terres libres, ni cavaliers, ni chevaux. Ces mêmes propriétés sont gênées dans leur culture. Le cultivateur quoi penche à avoir du coton est forcé de semer des grains et celui qui veut mettre son champ en potager, en est empêché par des motifs qui paraissent plausibles et qui sont mauvais. Dès que Malte a besoin de grains de l’étranger pour 9 mois, en forçant le cultivateur de les semer, autant vaut-il en tirer, sans gêner le Maltais, de l’étranger pour une année. On ose avancer qu’avec la liberté du commerce bien permanente, elle n’en manquerait jamais et que ce que la Sicile lui donne annuellement pourrait être enfermé dans les fosses et gardés pour le besoin. La maxime de la meta qui est une fixation au prix des victuailles, est une maxime pernicieuse, car elle empêche la concurrence. On n’introduit à Malte que ce qu’il faut pour soutenir ce prix à un taux profitable pour le vendeur, et comme celui-ci craint une surcharge de denrées et une diminution de prix dans l’espèce de denrée dont il serait trop chargé, il borne ses achats à une consommation graduelle. De là naît souvent la disette de toutes choses. Le taux légal de l’argent à 6% est aussi une charge qui empêche le commerce ou qui en renchérit les produits. Il faut à chacun la liberté d’emprunter comme il veut, sous seing privé, mais non pas devant notaire et à hypothèque. Il faut que les soutenants qui adjugent un intérêt ne passent pas le denier 20 ou 5%. Le droit de douane à 6 1/3% pour l’étranger sur toute marchandise sans distinction est trop fort et en même temps mal appliqué. Il y a des marchandises qui peuvent supporter un pareil droit parce qu’elles sont particulières, mais celles qui ne le sont point sont surchargées par un pareil droit et mises hors de proportion. La loi du transit, permise à l’étranger, et défendue aux nationaux est injuste. Pourquoi les nationaux doivent-ils être traités plus mal que les étrangers? Les droits sur les cotons filés qui sont l’unique manufacture du pays 1, lorsqu’ils sortent du pays, les renchérissent et les empêchent de souffrir la concurrence des marchés étrangers? Les droits sur les matières premières comme coton en graine ou en laine, sont contraires à leur institution. Chaque matière première doit être favorisée afin que le travail s’en multiplie.

ne sera-t-elle pas plus heureuse que sous le pouvoir tyrannique de Gênes. Un fanatisme de liberté insoutenable a donné lieu à la résistance et non l’amour des Corses pour les Génois? Les peuples de Majorque et de Minorque ne sont-ils pas heureux sous leurs dominations respectives? Les Majorquins, les Minorquins et les Corses jouissent de leurs droits chez eux, sans aucun partage avec des étrangers, et jouissent encore du droit des Espagnols, des Anglais et des Français, en Espagne, en Angleterre et en France. Un Maltais n’a rien chez lui, et encore moins chez les autres. Est-ce là être heureux?» 1. Jacques Prépaud reprend, à la fois sur la loi du transit (Pragmatique Sanction de Vilhena de 1723), sur les droits sur le coton filé et sur le coton en graine, les griefs que son frère, Simon, et ses collègues négociants en coton, avaient peu auparavant développés. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 188

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La mutation annuelle de toutes les charges de judicature 1 et de municipalité, produit des inconvénients fâcheux. Ceux qui les possèdent n’ont rien à refuser à leurs protecteurs pour être confirmés dans leur place l’année suivante. Le Grand Maître a le droit de se faire délivrer toutes les années, pour son écurie, par les cultivateurs, une certaine quantité de paille et d’orge au prix primitif établi il y a 200 ans. Il serait de son intérêt d’y renoncer et de les payer ce que ces denrées valent aujourd’hui. Une infinité d’autres objets pourrait être présentée comme capable de remédier à ces maux qui menacent l’Ordre au dehors comme au dedans. A l’égard du dehors, ce n’est point dans ce mémoire qu’il faut développer les principes. Mais à l’égard du dedans, le plus intéressant c’est de mettre dans l’esprit des chevaliers que, quelque respect qu’ils ont droit d’exiger des Maltais, ce respect ne doit point aller jusqu’à la servitude, mais on aura bien de la peine à y parvenir tant que le monstre qui ravage l’Ordre et les Maltais subsiste et ne sera pas détruit, c’est-à-dire la brigue. C’est la brigue qui est la source de tous les maux parce qu’elle l’est de toutes les injustices les plus criantes. C’est elle qui anime les uns contre les autres. C’est elle qui forme les partis, les haines et les dissensions. C’est elle qui les fomente et qui embrasera tout. Si l’élection d’un Grand Maître était bornée parmi les seuls grand-croix, les chevaliers, prêtres et servants d’armes qui forment entre eux des dominations par des partis qui s’entre-déchirent, rentreraient dans leur état naturel. Les grand-croix qui ne dépendraient plus du concours de ces votants retrouveraient dans leur cœur les principes de justice que l’âge et l’expérience impriment chez tous les hommes. L’Ordre serait gouverné par un esprit détaché de toutes les passions qui aveuglent les prétendants et les Maltais jouiraient du bonheur de vivre à l’abri des lois et de l’autorité, aussi heureux que le reste des peuples de l’Europe. Si on ne prend pas le parti de remédier à tant de désordres, on peut s’attendre à des révolutions considérables. Un peuple malheureux réellement qui n’a aucune propriété, aucun débouché pour sa famille, aucune ressource pour vivre honnêtement, un peuple considérable qui est nécessairement armé, qui n’a pas de grands besoins, qui est naturellement brave et, quelquefois, féroce, n’est pas un peuple à mépriser. Si on en a besoin, il faut le gagner, il faut l’affectionner à ses maîtres. La justice et l’aisance en sont les moyens.» Prépaud, dans son envoi à Cibon, mettait tout de suite en avant sa double affection, utilisant des termes que Rousseau n’aurait pas contredits : «J’aime l’Ordre, Monsieur, et je dois l’aimer. J’aime mes compatriotes par un principe naturel et commun à tous les hommes…» Il est important de voir que cet homme, qui a plus de sang français que maltais, se considérait néanmoins comme un national de l’île. Il appartenait, en fait, «à cette nouvelle élite bourgeoise de l’archipel, dans les rangs de laquelle le Grand Maître recrutait ses cadres administratifs, prompts à soutenir son autorité et ses ambitions tant économiques que politiques» 2. Pour lui, la situation était critique, le Corps de la Religion n’ayant environ que deux cents hommes d’armes, alors que dans les deux îles, il y avait douze mille

1. Note de Prépaud, en marge du texte : «Il faudrait que les juges et autres places de judicature fussent au moins pour 5 ans et dans chaque mutation il en restât des anciens. Il faudrait que ceux qui ont servi 5 ans ne pussent pas être confirmés et rentrer en charge que 5 ans après». 2. MAE, CP Malte 3 suppl., ff° 140-141, Mémoire du bailli de Mesmes au Garde des Sceaux, Paris, 1728. Voir aussi Grégory Woimbée, L’Ordre de Malte et la France au temps du grand maître Vilhena (1722-1736), op. cit. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 189

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hommes, armés; de surcroît, bon nombre d’entre eux, devant l’arbitraire du Grand Maître, s’étaient soustraits à sa juridiction en devenant patentats de l’Inquisiteur, laissant comme sujets à l’Ordre, «les artisans et la plus basse classe des Maltais». Tant et si bien que l’Ordre ne devait plus sa tranquillité et la soumission des Maltais qu’aux moines et aux prêtres, «bien rentés» et qui tiraient «annuellement de l’Ordre des sommes immenses qu’ils seraient bien fâchés de perdre». Toutefois, Prépaud ne se leurrait pas sur la fidélité du clergé maltais à l’égard de l’Ordre et, avec une étonnante prémonition, il écrivait que, néanmoins, «un prêtre fanatique, un moine [était] capable de les soulever», car «ces gens à bonnets et qui sont trop pauvres pour avoir des chapeaux ou des armes, sont braves, sobres et n’ont rien à perdre, et sont très capables, pour dix sols par jour qu’ils peuvent gagner comme journaliers, d’obéir au premier venu», d’autant qu’ils avaient pour eux un lien très important: «un langage inconnu aux chevaliers». Outre ces journaliers, «espèces de lazzaroni qu’un rien peut émouvoir», Prépaud rappelait qu’il y avait les paysans, auxquels «les chevaliers font bien de ne pas trop se frotter, malgré la corruption qu’ils ont introduite parmi eux. Le paysan maltais est attaché à son pays» et «il regrette tous les jours la domination espagnole sous laquelle ses pères ont vécu». A côté de ces deux classes que les prêtres ou le roi de Sicile pouvaient agiter, il n’avait cure d’oublier «ce qu’on appelle honnêtes gens ou gens bien mis, demeurant à la ville Valette». Beaucoup ne vivaient de l’Ordre que parce que «la femme ou la fille sont assez jolies pour en mériter du secours». Prépaud reprenait ainsi la dénonciation dont se repaissaient toutes les publications scandaleuses contre l’Ordre, celle du monnayage de la vertu des Maltaises par les Chevaliers. La domination de ces derniers était donc pour les Maltais «un joug affreux» et certains n’hésitaient plus à émigrer à Naples, où leurs critiques étaient écoutées et où ils trouvaient un emploi. Mais il notait aussi que «les chevaliers qui ne sont point à Malte sont les premiers à les applaudir», montrant ainsi que même au sein de la milice sacrée, l’opinion était divisée et que le mal était arrivé à un tel terme qu’il était urgent d’y porter remède. Et il s’empressait d’en proposer un : si le régime aristocratique des chevaliers était intangible, il fallait, pour ce qui concernait les Maltais, substituer au régime despotique, un régime monarchique, c’est-à-dire «un souverain établi par les lois et soumis lui-même aux lois par sa volonté». Prépaud, en lecteur de Montesquieu, dénonçait l’absolutisme qui ruinait la légitimité des pouvoirs. Mais ses préoccupations étaient plus larges et il estimait que le système économique était aussi vicié; en effet, si le commerce maltais languissait, c’était parce qu’il était entravé par des systèmes d’exclusives au profit de l’Ordre, reflétant là ce que les négociants maltais pensaient depuis longtemps. Ainsi, toutes les rancœurs de toutes les catégories, sans nul doute parfois incompatibles, remontaient en un haut-le-cœur contre l’Ordre : c’étaient les propriétaires ruraux, taxés par tranches de 250 écus de revenus de l’entretien d’un cavalier et son cheval, qui vendaient pour échapper à cet impôt et qui trouvaient l’Eglise ou l’Ordre toujours prêts à acheter; c’étaient les mêmes se plaignant de l’obligation de semer ce que le gouvernement souhaitait voir développer comme culture, c’étaient les consommateurs critiquant la fixation 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 190

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du prix des victuailles qui empêchait la concurrence; c’étaient les commerçants gênés par un loyer de l’argent à 6%. C’étaient, en fait, une foule de critiques qui marquaient la lassitude et l’exaspération sans doute à la suite d’un règne trop long, mais dénotait aussi un désir beaucoup plus profond d’un respect de l’identité maltaise, d’un gouvernement reposant sur davantage de légalité et d’une plus grande liberté économique. Un peu plus de trente ans auparavant, l’ambassadeur de Malte à Paris, le bailli de Froullay, avait demandé au chevalier Charles-Sébastien de Choiseul, un mémoire lui présentant des propositions de réforme de l’Ordre. Or, si entre le travail de ce chevalier et le mémoire de Prépaud, les thèmes et les désirs étaient restés les mêmes, le ton, quant à lui, avait radicalement changé, notamment lorsque le rêve absolutiste des grands maîtres s’achevait sur cette menace: «Si on ne prend pas le parti de remédier à tant de désordres, on peut s’attendre à des révolutions considérables». Le texte de Prépaud montre l’importance, à Malte, de cette classe moyenne de juristes et d’hommes d’affaires qui détenaient les rouages politiques du pouvoir et qui, comme leurs homologues, membres des Parlements français, étaient sensibles à la pensée des Lumières. Il révèle l’existence d’un groupe social, critique à l’égard de l’Ordre, mais aussi critique à l’égard de l’absolutisme que, depuis Vilhena, les grands maîtres avaient cru pouvoir imposer. Il s’inscrit dans une pensée que Charles-Sébastien de Choiseul avait initiée en 1723 1 et que le commandeur de Bosredon de Ransijat développa dans les années 1790 2, celle qui affirmait le droit des Maltais à exister, à être traités comme un peuple et à être considérés comme chez eux dans un archipel dont l’Ordre n’était que le propriétaire usufruitier. Prépaud, à lui tout seul, agissant en informateur, à la demande de Paris, avait écrit ce qui peut apparaître comme le cahier de doléances de l’ensemble du peuple maltais. Il en avait fédéré les rancœurs dans un projet qui, certes, lui était encore personnel, mais qui devait, sans nul doute, avoir un écho dans une certaine partie de la population maltaise, juristes des Secrétaireries ou négociants de la Ville. Sa culture, ses lectures, dont l’influence transparaît dans son indignation, montrent que les Maltais les plus cultivés, à l’instar de l’intelligentsia de tous les autres pays européens, ne restaient pas indifférents aux idées des Lumières et des Philosophes. Ces esprits étaient prêts pour œuvrer à la fin d’un monde, désormais, ancien, dominé par le despotisme politique et l’ignorantisme de prêtres, plus avides à gouverner les âmes qu’à les élever vers Dieu. Ils appelaient de leurs vœux des temps nouveaux où la dignité de l’Homme et sa liberté intellectuelle et morale seraient protégées par la Loi. La Révolution américaine, puis le joséphisme autrichien, les révolutions du Brabant, et enfin la Révolution française, semblèrent à ceux d’entre eux qui étaient encore vivants, le signe de ces temps nouveaux, et ils s’en réjouirent souvent avec ferveur. En France, après les espoirs de 1789, les excès de 1793 en détournèrent beaucoup du nouveau régime républicain, mais peu changèrent d’idées. Restés des

1. BNF, manuscrits français n° 23134. 2. Et à sa suite Mikiel-Anton Vassalli. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 191

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hommes de Liberté, ils cherchèrent, dans l’élaboration de constitutions et de régimes parlementaires, le difficile équilibre entre l’autorité et la liberté, entre le pouvoir et l’indépendance de l’esprit. Pour ce qui concerne Malte, on a voulu voir, dans la révolte des prêtres conduite par Mannarino, en 1775, l’une des premières expressions du «nationalisme» maltais. Or, à l’instar de l’affaire de la Couronne ottomane qui avait été à l’origine de la défiance de l’Europe à l’égard de l’Ordre et de sa remise en cause par les Puissances de son autorité temporelle à Malte, l’affaire du capitaine Zammit, par l’indignation qu’elle causa, fut à l’origine du divorce définitif entre les habitants de l’île et les chevaliers, et donc la véritable préhistoire d’un sentiment, encore confus, d’une communauté d’intérêts des Maltais. 2° partie-Chapitre 1 12/05/06 12:17 Page 192 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 193

CHAPITRE II Ximenes et l’échec d’une réforme aristocratique

A l’automne 1772, la santé de Pinto déclina. Le vieil homme, pourtant, refusait de s’appuyer sur quiconque ou sur une canne et continuait à faire tout par lui- même, «comme autrefois»1. En décembre, sa faiblesse augmenta alors que son appétit diminuait 2 ; le 19, il demanda à communier, ce qui fut fait en grande pompe 3, et il nomma son parent et vice-chancelier, Francisco Guedes, lieutenant de Grand Maître ; cependant, l’émotion suscitée par la nouvelle et le son lugubre des cloches de St Jean, se transforma en exaspération impatiente, car Pinto mettait du temps à passer. Ordre fut alors donné d’armer les forts et de doubler les gardes. Le 19 janvier 1773, à bout de résistance, il reçut l’extrême-onction et le 24, à 15 h 30, le canon du Cavalier de St Jacques annonçait à Malte que Frère Emmanuel Pinto avait rendu l’âme, après un règne de 32 ans et 6 jours. Il y avait deux jours que le défunt Grand Maître reposait dans la crypte de St Jean quand, le 28 janvier 1773, était élu son successeur, Frère Francisco Ximenes de Texada, de la Langue d’Aragon, grand prieur de Navarre, âgé de 71 ans, «d’un consensus unanime ou, pour mieux dire, par acclamation» 4. Des Pennes écrivit au duc d’Aiguillon qu’il y avait des siècles que l’Ordre n’avait eu «une élection aussi glorieuse pour le Chef de la Religion» 5. Ximenes, élu de si éclatante façon, pouvait à juste titre se croire investi de la mission de réformer les abus que son prédécesseur avaient laissé s’incruster et qui avaient tant divisé l’Ordre et Malte.

UNE RECHERCHE DE DAVANTAGE D’AUTHENTICITÉ

Pour Ximenes, la dérive «mondaine» de l’Ordre et de son gouvernement était à mettre à l’actif des déboires récents. Il entreprit de désétatiser la Religion pour lui rendre, sinon sa pureté originelle, du moins un caractère plus proche de sa vocation religieuse.

La limitation des décorations mondaines Depuis longtemps, les grands maîtres avaient pris l’habitude d’honorer certaines personnes n’appartenant pas à l’Ordre, de la Croix de dévotion qui

1. Ibid.; n° 166, id., Malte, 3 décembre 1772. 2. MAE; CP Malte 14, n° 181, Malte, 29 janvier 1773. 3. Sur la fin de Pinto, Voir Carmelo Testa, op. cit., Epilogue, pp. 325 et sq. 4. ANP; M 959, n° 108, Guedes à Fleury, Malte, 1er févier 1773. Ximenes appartenait à la famille de Ximenes de Cisneros, le célèbre cardinal d’Espagne. Son neveu, Augustin-Louis de Taxada, marquis de Ximenes (1726-1817) était colonel, à 19 ans et commandait un escadron de Fontenoy; il écrivit aussi des tragédies pour le Théâtre français. 5. MAE; CP Malte 24, n° 162, des Pennes à d’Aiguillon, Malte, 4 septembre 1772. Emmanuel Armaud de Vignerot de Plessis de Richelieu, eut la charge des Affaires étrangères de 1772 à 1774. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 194

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tenait à la fois de la médaille et de la décoration. Les grands la réclamèrent, leurs commensaux suivirent et les dames s’en entichèrent. Sous Pinto, une des fonctions des ambassadeurs était d’obtenir ces croix de dévotion que des personnes bien peu religieuses arboraient dans les Cours. Le 29 janvier 1773, Fleury, l’ambassadeur à Paris, la capitale la plus consom- matrice de ces croix, recevait comme première dépêche de Ximenes la notification de son élection accompagnée d’une mise en garde contre toute demande de croix de dévotion, afin qu’il lui évitât la multitude des recommandations; à preuve, le refus qu’il venait d’opposer a son propre neveu. Il avait décidé de ne les accorder plus qu’à ceux qui rendraient, en Couvent, des services distingués à l’Ordre. Le 4 mars, Fleury, recevait des Instructions secrètes pour lui seul 1 : la croix était la marque essentielle de l’état de chevalier et de la noblesse, elle ne sera désormais plus accordée que pour des motifs qui ne peuvent qu’accroître le lustre de l’ordre, et seulement à l’instance directe des têtes couronnées et non plus de leurs ministres. C’était, certes, limiter le nombre des croix, mais aussi limiter les relations diplomatiques aux seuls chefs d’État et non plus à celles pouvant exister entre les ambassadeurs et les ministres.

La remise au pas des ambassadeurs Agents directs du pouvoir magistral sous Pinto, ces ambassadeurs, en poste ou envoyés extraordinaires, étaient la négation vivante de l’organisation primitive de l’ordre et les Langues avaient maintes fois dénoncé leur rôle, notamment celui de Paris qui centralisait, en fait, l’action diplomatique de Malte, quand il ne la faisait pas, comme ce fut le cas lors de la vieillesse de Pinto, face au manque d’expérience de Guedes, en obéissant davantage aux sollicitations de Versailles qu’aux instructions du Couvent. L’arme de l’indépendance des ambassadeurs étaient les blancs-seings qu’ils recevaient, à charge pour eux de rédiger les notes, mémoires et dépêches dans le sens que le gouvernement de Malte leur indiquait 2. Mais comme rien n’empêchait une interprétation personnelle de ces ordres, quelquefois, la dépêche devenue officielle contraignait davantage Malte à suivre la politique française qu’elle ne sous-tendait la sienne. Ximenes s’attaqua tout de suite à la mission de Sagramoso en Pologne, mission dont il ne connaissait vraisemblablement pas encore tous les tenants et aboutissants. Dès son élection, des bruits coururent que le nouveau Grand Maître n’était pas profondément persuadé de la justesse des droits de l’Ordre

1. MAE; M 959; n° 107, Malte, 29 janvier 1773 et n° 116, Malte, 4 mars 1773. 2. A titre exemple, voici ce que Crépel, secrétaire de la Langue de Tance écrivait de Malte au Bailli de Fleury (ANP; M 958, n°191), le 17 octobre 1770 : «M. le bailli vice-chancelier ayant communiqué à S.A.E. la lettre de Votre Excellence dans laquelle elle lui annonce l’emploi de tous les blancs-seings dont il est essentiel que la secrétairerie se l’ambassade soit toujours pourvue,S.A.E. m’ordonne de vous envoyer les douze que Votre Excellence trouvera ci-joint, dont six signés au bas de la second epage, tout au long, suivant vos désirs et les six autres au bas de la première signés du nom seul, ne pouvant servir que pour les princes et non pour le stêtes couronnées pour lesquelles étant nécessaire de commencer la lettre très bas, ils’ensuit nécessairement qu’on doit tourner la page.Si votre Excellence croit avoir besoin de quelque blanc-seing signé à moitié, ou au tiers de la seconde page. Elle aura la bonté de le faire savoir et ils lui seront expédiés sur le champ». 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 195

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sur l’ordination d’Ostrog. Or, Sagramoso qui commençait à récolter des fruits de ses contacts, utilisa des blancs-seings pour montrer que Ximenes entendait continuer à défendre la validité des droits de l’Ordre. Mais, ces blancs-seings ne provenaient pas de la chancellerie de Malte, mais lui avaient été remis par Fleury, en mars 1773, dans le cadre de la négociation polonaise, chapeautée désormais par d’Aiguillon (débarrassé de Breteuil et du Secret du roi) et couverte par son réseau d’agents secrets 1. Ximenes saisit cette occasion pour écrire à Fleury 2. Il s’étonnait d’abord que Sagramoso fût en possession de blancs-seings, ensuite qu’il s’en fût servi pour une affaire sur laquelle, lui, Ximenes, restait dubitatif et enfin faisait éclater ses reproches à l’encontre de Fleury qui étaient, en fait, une déclaration de la nouvelle conception du rôle international de l’Ordre. Le temps des rêves de grandeur était passé : «Nous ne pouvons voir sans une surprise extrême que vous Nous accusiez de laisser trop facilement pénétrer notre opinion au public... Il est temps de vous faire apercevoir que des insinuations aussi peu ménagées que mal appliquées ne Nous conviennent nullement. Vous Nous servirez essentiellement si, faisant attention que Nous n’exigeons point de votre ministère des plans vastes de politique qui peuvent convenir à un grand État, mais non à une petite République comme la nôtre. Vous vous bornerez à Nous donner avis des affaires intéressantes, à Nous faire part de vos lumières et de vos découvertes, Nous laissant ensuite le soin de diriger les opérations. Nous ne pouvons trop vous répéter d’être réservé sur l’emploi de nos blancs-seings que Nous ne voulons être employés que pour des cas aussi rares qu’imprévus, avec la précaution de Nous informer aussitôt de leur contenu». C’était donc, non seulement une reprise en main des agents diplomatiques de l’Ordre, mais aussi une prise de distance à l’égard de la France qui paraissait, aux nouveaux dirigeants maltais, avoir par trop envahi la direction de leurs affaires. Fleury et Sagramoso laissèrent passer l’orage, non sans manifester leur mépris à l’égard de ces «Africains» qui avaient «si peu de lumières» qu’il convenait «de rester supérieurs à leurs inconséquences» 3. Fleury conseillait à son confrère de continuer à remplir les blancs-seings que l’on n’oserait pas leur ôter «pour avoir les pouvoirs nécessaires et utiles au service de l’Ordre, même s’ils sont contraires à des instructions postérieures» afin de se conformer «à l’intérêt et à la raison» 4. Le diplomate opposait ainsi la realpolitik aux idées de réforme morale développées par son supérieur. Il précisait, en outre, qu’il tenait d’Aiguillon informé de tout, donnant, s’il en était besoin, une idée de celui qui orchestrait leurs activités. Il donna le change, en écrivant au comte Giuliano Marchisio, envoyé de l’Ordre à Vienne, qui lui demandait des instructions sur certaines affaires pendantes 5 dans cette Cour : «le système de notre nouveau Grand Maître [est] de ne traiter les affaires de son Ordre que par ses ministres respectifs dans chacune des cours

1. ANP; M 984, n° 45, Fleury à Sagramoso, Paris, 30 avril 1773. 2. ANP; M 959, n° 138, Ximenes de Fleury, Malte, 3 septemnbre 1773. 3. ANP; M 984, n° 52, Fleury à Sagramoso, Fontainebleau, 29 octobre 1773. 4. Ibid. 5. ANP; M 982, n° 145 (26 septemnbre 1773) et n° 147 (21 octobre 1773). Il yavait deux affaires en contentieux l’une était le rescrit impérial du 11 avril 1769 qui limitait à la moitié de leurs soldes, les officiers impériaux, chevaliers de Malte, en disponibilité pour effectuer leurs caravanes; l’autre était l’obligation au Pays-Bas de déposer devant les tribunaux, en cas de contestation, les papiers originaux des commanderies, alors que les Statuts faisaient obligation aux commandeurs de les déposer dans les Prieurés. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 196

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où ils résident» 1, mais en ce qui concernait la Pologne, affaire qui dépassait largement les petits problèmes de l’Ordre, il écrivait à Sagramoso 2 : «... Il faut conduire vos opérations jusqu’au point où elles devront être ratifiées par eux [les supérieurs], afin que sur le rapport que vous leur en ferez, voyant la besogne toute mâchée, ils ne puissent s’empêcher de l’adopter; voilà du moins tout ce que je puis imaginer dans une position aussi extraordinaire que celle où ils nous laissent l’un et l’autre. Il me vient dans l’idée une petite astuce dont je laisse à votre prudence de faire usage; c’est non seulement de ne pas laisser soupçonner à nos Africains votre correspondance suivie avec moi, mais encore de les induire à croire que depuis qu’ils traitent directement avec vous, nous ne nous écrivons plus ; peut-être cela les rendrait- il moins réservés vis-à-vis de vous». Cette indépendance de diplomates chevronnés, à l’envergure européenne, face à leurs supérieurs, religieux épris d’honnêteté, mais limités aux bornes de leur îlot méditerranéen, posait clairement le dilemme devant lequel l’Ordre se trouvait aux trois-quarts du siècle, à un moment où croissait, en Europe, l’indifférence à son égard, alors qu’augmentait l’intérêt pour la situation de Malte 3 : ou bien il se repliait sur lui-même pour retrouver la pureté de ses origines, mais risquait de ne plus intéresser quiconque, ou bien il s’intégrait dans le concert diplomatique européen, mais risquait de perdre son âme. Cette opposition entre la volonté du nouveau Grand Maître, qui estimait que seule une réforme morale pouvait sauver l’Ordre, et le réalisme politique de ses ambassadeurs, grands seigneurs européens, se muait en une incompréhension que Sagramoso sentait lourde de menaces 4 : «... Tout est changé là-bas [Malte]. ... Il est de notre devoir de représenter ce qu’on ignore en Afrique c’est le rapport de notre petit État avec celui des autres. Nous avons un exemple sous nos yeux de deux républiques qui ont péri, l’une ecclésiastique, l’autre militaire, pour n’avoir jamais voulu se démordre de leur ancienne image et se conformer aux circonstances des plus forts qui les environnaient. Vous voyez, sans doute, que c’est de l’Egnatienne et de la Polonaise dont je veux parler. Il faut apprendre à nous conduire aux dépens d’autrui...» Le bailli posait clairement les termes de la gageure pour l’Ordre : la réforme, vitale désormais, devait-elle se faire par un retour aux sources, ou bien par un aggiornamento?

UNE RECHERCHE D’UN ÉQUILIBRE ÉCONOMIQUE ET FINANCIER

Ximenes avait été un des administrateurs financiers de l’Ordre et il avait occupé le poste de Sénéchal, ce qui avait fait de lui le «proviseur» de l’Université de La Valette et le premier informé des difficultés de la massa frumentaria. Au moment de son élection, il avait fait deux promesses, l’une en direction de l’Ordre, l’autre de Malte : d’une part, assainir la situation financière et d’autre part, approvisionner les marchés urbains 5.

1. Ibid.; n°148, Fleury à Marchisio, Paris, 12 novembre 1773. 2. ANP; M 984, n° 51, Paris, 14 septembre 1773. 3. Voir Peter Fava, A reign of austerity, p. 42 4. ANP; M984, n°112, Sagramoso à Fleury, Varsovie, 28 septembre 1773. 5. NLM; ARCH 167, f°178. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 197

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La situation au début du nouveau magistère Sous Pinto, l’explication générale de la pitoyable situation du Trésor et de l’économie maltaise était que les frais et emprunts occasionnés par la citation générale de 1761 avaient très gravement obéré les finances de l’Ordre qui n’arrivait pas à s’en remettre. En fait, le déficit du Trésor datait de 1631 et n’avait fait qu’empirer par la suite. Sur une période de cinq ans, entre le ler mai 1754 et le 30 avril 1759, les dépenses avaient excédé annuellement les recettes de plus de 100 000 écus; or, l’emprunt fait en 1761 entraînait des remboursements d’un peu plus de 41 000 écus. C’étaient donc, en moyenne, 143 000 écus qui manquaient chaque année au Trésor de l’Ordre 1. Le Trésor évitait d’emprunter sur les marchés internationaux, Gênes notamment, et préférait recourir à l’Université de La Valette dont les taux étaient moindres et qui était plus sensible aux pressions du gouvernement magistral. Or, loin d’améliorer la situation, cette pratique l’aggrava. En effet, on l’a vu, les ressources de l’Ordre ne pouvaient s’accroître que de façon secondaire tant que n’auraient pas été réévaluées les responsions, source principale des recettes. Mais, pour cela, il fallait réunir le Chapitre général et aucun Grand Maître n’y tenait. Les ressources n’augmentant pas, il ne restait d’autre moyen que la cavalerie budgétaire ou l’emprunt nouveau pour couvrir l’ancien; mais en choisissant de ne pas diversifier ses sources d’emprunt, l’Ordre entraînait dans sa ruine son banquier principal. Ainsi, en 1773, le déficit du Commun Trésor avoisinait les 250 000 écus, soit plus du tiers des recettes annuelles, et la Massa frumentaria était en banqueroute. Ximenes nomma quatre commissaires pour lui faire rapport sur la situation de cette dernière. Ils découvrirent que Pinto s’était approprié 239 000 écus, que les jurats de l’Université et leurs clients en avaient détourné 234 000 et que 66 000 autres avaient disparu sans que l’on pût savoir à qui ils avaient profité. Certes, Pinto n’avait pas inventé la confusion qui régnait entre les deniers du Grand Maître, le Commun Trésor et la Masse frumentaire. Vilhena, pour ne citer que lui, avait fait main basse sur les fonds de l’Université pour construire le palais magistral de Mdina et refaire les fortifications de la ville 2 et ses successeurs firent de la Masse frumentaire le compte-courant de leurs emprunts, si bien qu’en 1741, la somme des tirages s’élevait à un demi-million d’écus. Avec Pinto, la situation s’aggrava tellement que la Masse se trouva sans liquidité pour acheter les grains nécessaires à la subsistance de Malte. Une des clauses de l’inféodation de l’île à l’Ordre avait été que celui-ci bénéficierait d’un tarif préférentiel sur l’extraction des blés de Sicile (les tratte), à concurrence de 20 000 salmes. Or, la ruine du fonds frumentaire fit que, plusieurs fois, il ne put bénéficier de cet avantage et qu’il dut faire des achats hors saison, à des prix prohibitifs, quand il n’était pas dans l’incapacité totale d’en faire aucun 3.

1. ANP; M 947, n° 249, Remontrances sur l’état obéré du commun Trésor, 1775. 2. Peter Fava, op. cit., p. 43. 3. AIM; Giornale Istorica, ff° 15-17. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 198

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Les premières mesures de Ximenes L’approvisionnement en grains L’une des promesses électorales du Grand Maître avait été d’approvisionner les marchés urbains. Dans les derniers mois de Pinto, Malte avait connu une grave restriction des importations, plus du fait de la raréfaction du numéraire à Malte que du prix des blés qui connaissait alors une baisse générale en Europe 1. On en fut réduit à acheter aux navires qui étaient dans le port, et comble des combles, l’Université dut emprunter au Commun Trésor pour payer ces achats 2. Ximenes aurait pu imposer la liberté du commerce des grains en faisant fermer le fonds frumentaire, mais d’une part c’eût été ouvrir la concurrence, et le groupe des marchands maltais aurait sans aucun doute pâti de l’intrusion des marchands siciliens, provençaux, ragusains ou grecs; et d’autre part, c’eût été supprimer un des débiteurs du Commun Trésor. Il semble que Ximenes fit cette analyse et que s’il ne toucha pas au monopole de l’Université de La Valette 3, ce fut principalement dans l’espoir de récupérer ces créances. Aussi, dans les deux jours qui suivirent son élection, il ne s’attaqua qu’au privilège du transport. Il abolit, pour deux ans, le monopole d’État d’importation des marchandises et autorisa l’introduction des biens de consommation nécessaires, hormis les grains, par des bâtiments de toutes nationalités, leur prix de vente étant fixé par l’Université. Pour remplir les greniers, il autorisa les agents de l’Ordre à acheter du blé d’État en Sicile, mais les récoltes de 1772 à 1773 ayant été mauvaises, les Siciliens rechignèrent et l’on dut se tourner vers la Marche ou les Pouilles. Enfin, il planifia les priorités. Il fallait refaire les stocks des greniers de Floriana et La Valette 4 sans créer de pénurie, puis imposer un prix minimum de vente, plus élevé que précédemment, pour que la Masse pût retirer un bénéfice suffisant pour refaire sa trésorerie et payer ses dettes 5. Cette saine mesure financière n’était néanmoins pas une bonne opération à l’égard du public : le peuple qui s’attendait, comme au début de chaque règne à des dons de joyeux avènement et espérait notamment une baisse du prix des grains, fut désagréablement surpris par une augmentation qui risquait d’aggraver ses difficultés alimentaires.

Des économies sur les dépenses de l’Ordre Le Trésor ne jouissant pas non plus d’une santé florissante, Ximenes décida d’en retrancher les dépenses somptuaires ou accessoires. Ainsi, l’ambassade extraordinaire envoyée au pape à chaque élection d’un

1. Voir grahique Courbes de fluctuation des prix. E. Labrousse montre que les prix européens suivaient la même courbe que les prix français, op.cit., graphique IX, tome 1, p. 94. Au Portugal, la baisse s’amorça fin 1770, mais il y eut surchauffe en 1793. Voir V. Malgalhaes-Godinho, Prix et monnaie au Portugal, pp. 124-125 2. NLM; ARCH 272, f° 75 et AIM; Giornale istorica, f° 2. 3. P. Fava; op. cit., p. 44. 4. Il s’agit de silos creusés dans la roche qui se trouvaient principalement près du fort St Elme à La Valette, sur l’esplanade St Publius et près de la porte Ste Anne à Floriana. 5. ASV; Malta, lettera dell’Inquisitore 1775-1776, n° 137 «[Ximenes] mi ha rispoto che la penuria nella quali si ritrovo a principio del Magistero, lo ha obbligato a crescere il prezzo» 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 199

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Grand Maître se fit moins luxueusement et ce fut l’ambassadeur en poste, le bailli de Breteuil 1 qui en fut chargé. De même, quand Clément XIV voulut lui remettre les insignes de l’Estoc et du Pileus 2, il demanda d’en repousser la cérémonie pour éviter les dépenses ; ce ne fut que le 18 juin 1774 qu’accosta le navire du pape pour remettre l’estoc amenée par «le prêtre Bonanno, frère du prince della Cattolica» 3. En même temps, il soumettait le Commun Trésor et les officiers du palais au droit de poste, le service postal accusant un déficit de 13 800 écus 4. Par ailleurs, il décidait la suspension des réparations des rues de La Valette, ainsi que les distributions de médicaments et s’il accepta d’augmenter la subvention accordée à l’Hôpital des Pauvres Femmes, c’était que cet établissement ne pouvait plus fonctionner en raison de l’augmentation du nombre des Maltaises que la disette y amenait. Mais à ces mesures qui ne pouvaient être vues que d’un bon œil, Ximenes ajouta la réduction des dépenses de Carnaval ainsi que celle des rafraîchissements gratuits destinés à la foule des Maltais 5. Or, après l’augmentation du prix des grains, rien ne pouvait être plus impopulaire qu’une telle décision qui heurtait la dépendance ludique des Maltais à l’égard de tout pouvoir.

Des mesures intérieures Jusqu’alors ces derniers avaient, bon gré, mal gré, supporté le joug des chevaliers qui leur apportaient panem et circenses. Avec Ximenes, le pain était moins rare, mais il était plus cher, et les libéralités des jeux étaient comptées. La mauvaise santé économique développa une vague criminelle qui ne fit qu’accroître l’idée d’insécurité. L’Université de Mdina, à qui incombait la police de l’île, désigna un major, un jurat et un catapan 6 pour se partager Malte qui fut alors divisée en neuf districts. Ils avaient mission d’arrêter les criminels, et donc le droit d’inspecter les lieux publics et les auberges; mais leur rôle ne se limitait pas à des fonctions policières, ils avaient aussi une mission économique: ils devaient vérifier les prix des biens de consommation, du vin et du coton et leur conformité avec les règles édictées par la Jurade. Ils pouvaient même arrêter les détaillants, si leur marchandise était de mauvaise qualité. Ces décisions de saine gestion, loin de plaire aux Maltais, les indisposèrent encore plus, car jamais l’Ordre n’avait exercé de contrainte pour imposer un respect des règles, encore moins un tel contrôle tatillon. L’État magistral s’était jusqu’alors contenté des regalia et des mesures concernant les points sensibles de l’économie. Pour la première fois donc, les Maltais se trouvaient confrontés à une

1. P. Fava; op. cit., p.45. 2. Cette épée et ce chapeau remontaient à une tradition médiévale, au Concile de Constance (1414). Le pape les conféraient à ceux qui s’étaient illustrés dans la défense de l’Eglise; à côté des grand maître (Pinto les reçut en 1747), d’important personnages en furent honorés : Henri IV de Castille pour sa victoire sur les Maures, le duc d’Albe vainqueur des Calvinistes, Jean III Sobieski, libérateur de Vienne assiégée par les Turcs ou Francesco Morosini, conquérant de Corfou. 3. ANP; M 959, n° 184, Seystres-Caumont à Fleury, Malte, 13 juillet 1774. 4. NLM; ARCH 273, ff° 20-21. 5. NLM; ARCH 1146, Gionale di notizie, II, p. 214, 30 janvier 1773. 6. C’était autrefois le titre porté par les gouverneurs byzantins des villes italiennes. Le katapan maltais était en fait un inspecteur des poids et mesures et un contrôleur des prix. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 200

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conception moderne de l’État, assumant ses fonctions économiques au moyen d’un appareil inquisitorial qui avait déjà fait ses preuves ailleurs en Europe. Il usa aussi de mesures autoritaires pour enrayer la disette, en ordonnant l’abattage des bœufs appartenant aux paysans, ce qui entraîna leur profond mécontentement 1. Il contraignit l’Université de La Valette à faire de sérieuses économies. C’est ainsi que la milice urbaine fut licenciée, ce qui économisa 60 000 écus par an 2, mais eut comme contrepartie de laisser dans la ville un certain nombre d’hommes sans occupation et sans solde. Néanmoins ce fut une toute autre décision qui suscita la plus forte opposition. En dépit de toutes ces mesures, la situation s’était plus aggravée qu’améliorée: la disette n’avait été enrayée qu’épisodiquement et les prix croissaient sans cesse 3, entraînés dans une spirale inflationniste. Pour éviter que les Maltais ne mourussent de faim, Ximenes comptait sur le complément de subsistance que pouvait repré- senter la chasse; mais cette activité, véritable monomanie des Maltais, pratiquée sans discernement, risquait de tarir la source alimentaire fournie par le gibier et notamment le lapin de garenne. Aussi, le 14 février 1773, il prit un édit interdisant la chasse au lapin. Ce fut une levée immédiate des paysans qui craignirent que ces animaux, en proliférant, ne détruisissent leurs récoltes, mais aussi et surtout du clergé maltais, tout aussi fanatique de chasse et qui pensait être exclu de cette interdiction, en vertu d’un privilège séculaire d’exemption. Des incidents clochemerlesques éclatèrent ici ou là et Ximenes dut céder D’abord, le clergé fut exempt de l’interdiction, sauf dans certaines zones réservées, puis l’édit fut suspendu du 3 novembre au 12 décembre 1773 et la saison de la chasse fut même étendue jusqu’à la fin décembre en raison de la pénurie alimentaire.

DES TROUBLES À LA RÉVOLTE

L’échec de la politique de redressement économique Les débuts de l’année 1774 marquèrent la faillite du nouveau système, dans un contexte de proximité très agité. En effet, les Palermitains s’étaient soulevés contre la disette et le vice-roi avait dû se réfugier à Messine. Or, loin de renoncer à sa politique de rigueur, Ximenes la renforça. Ainsi, lorsque les tirages de la Masse frumentaire sur les fonds d’État atteignirent 200000 écus, il refusa que de nouvelles avances fussent faites avec le risque (qui s’avéra) d’une raréfaction des grains. Pour combler le déficit du fonds frumentaire, il voulut augmenter les prix à 18 tarins par tumolo (24 écus la salme), mais les membres de l’Ordre crièrent à la provocation et il retira sa proposition. Mais, pour éviter la disette endémique, il fallait que la situation en Sicile se calmât pour retrouver les sources d’approvisionnement. Il chargea son ambassadeur à Naples, le bailli Pignatelli, de représenter la difficulté de Malte au roi Ferdinand; mais Ximenes suspectait

1. P. Fava; op. cit., p. 48. 2. NLM; ARCH 1146, Giornale di notizie, II, pp. 276-277, 20 janvier 1774. 3. Surtout ceux de la viande, de l’huile, du vin et du pain; ibid., p. 276, 18 janvier 1774. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 201

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Tanucci de ne rien faire pour éventuellement récolter les fruits d’une émeute contre l’Ordre. Des achats furent donc effectués dans les États du pape, et même dans le port, à des prix particulièrement prohibitifs. Cette fois, les prix passèrent de 20 à 25 écus la salme (12 février 1774), le Grand Maître montrant par là qu’il entendait préserver davantage les intérêts de la Massa frumentaria que du peuple. Le mécontentement s’aggrava. Les paysans étaient furieux de voir les marchandises vendues plus cher dans les villages que dans les villes. De surcroît, l’interdiction de vendre les vins non consommés par les Auberges 1 accrut la pénurie, par la raréfaction du vin, jusqu’à la fin de février 1774. Des pamphlets contre la disette apparurent, jusque dans les églises. L’émeute alimentaire paraissait imminente. Les gardes de nuit furent doublées à La Valette, ainsi que celles du Palais et les rues furent patrouillées de nuit 2. La porte des Bombes qui était le point de passage obligé entre la campagne et le complexe fortifié de la Ville, fut gardée par un détachement, et l’entrée des paysans fut interdite avant six heures du matin. Enfin, pour plus de sécurité leurs armes furent confisquées. Le trouble était donc dans les esprits et les ruraux, dont les guides naturels étaient les prêtres, n’étaient pas les moins ardents. Lorsque la crise palermitaine fut calmée, le roi de Naples ordonna, en mai 1774, la réouverture des exportations siciliennes vers Malte, mais le mal était fait, d’autant que le prix des grains ne baissa pas, contrairement à l’attente populaire. Des placards séditieux refirent leur apparition, menaçant les chevaliers de Vêpres siciliennes ou s’en prenant au Grand Maître : «Poveri Maltesi, in che miserie vi ha portato questo Gran Maestro!» 3.

Les troubles L’affaire Cavalcabo : mai 1774 Une certaine effervescence était donc perceptible et l’on avait même aperçu des signaux lumineux. Rien n’était pourtant grave et les mesures de police qui avaient été prises semblaient suffisantes, lorsque, de mai à juillet 1774, l’Ordre se livra à des préparatifs militaires. Les vaisseaux de la Religion reçurent l’ordre de ne pas quitter le port et les galères furent rappelées 4 ; la place fut mise en état de défense et on envisagea la création d’un corps de troupe, composé à majorité d’étrangers, «le Turc n’étant peut-être pas, dans ce siècle, le plus à craindre..., on ne doit avoir qu’une confiance très limitée dans les nationaux qui, toujours gouvernés par les prêtres aigris et mécontents, sont depuis quelque temps fort misérables et entrevoient un sort plus heureux sous une autre domination» 5. En effet, le Grand Maître avait été destinataire «d’avis vrais ou faux» 6 sur les menées d’une puissance étrangère pour soulever les Maltais contre les chevaliers, et, contre toute attente logique, c’était la Russie qui était désignée.

1. NLM; ARCH 1146, Giornale di notizie, 11, 7 novembre 1773. 2. Ibid.; p. 259, 12 janvier 1773. 3. P. Fava; op. cit., p. 50. 4. MAE; CP Malte 14, n° 294, des Pennes à d’Aiguillon, Malte, 20 mai 1774 et n° 321, des Pennes à Bertin, Malte, 20 juillet 1774. 5. ANP; M 959, n°173, Seystres-Caumont à Fleury, Malte, 3 janvier 1774. 6. Ibid.; n° 188, Ximenes à Fleury, Malte, 9 août 1774. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 202

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Le 16 mai 1774, Ximenes réunissait le Conseil d’État et nommait une commission de quatre grand-croix 1 pour enquêter sur «les démarches également imprudentes et indiscrètes que le marquis de Cavalcabo se permet de faire depuis près de deux ans; cet avoué de l’impératrice de Russie est soupçonné, sur des fondements non équivoques, d’avoir tenté d’émouvoir plusieurs Maltais contre leur souverain légitime; on l’accuse aussi d’avoir fait afficher des placards insolents et d’avoir tenu des discours séditieux». C’est ainsi que l’Homme du Roi, le chevalier des Pennes prévenait le duc d’Aiguillon des agissements russes. Celui-ci ayant démissionné le 2 juin, ce fut Vergennes qui lui répondit que le roi comptait sur la fermeté du Grand Maître pour ne pas laisser ces tentatives impunies 2. Cependant les quatre commissaires ne firent aucun rapport, car Cavalcabo qui connaissait son affaire, avait soigneusement veillé à ne laisser aucune preuve. Seul «le petit, très petit nombre de mécontents qui avaient prêté l’oreille à [ses] discours» furent étroitement surveillés 3. Rien ne fut donc tenté contre l’avoué de Catherine II, jusqu’à la nouvelle conjuration de 1775. A ce moment-là, la justice interrogea les conjurés arrêtés sur le rôle du marquis; s’ils nièrent toute participation, de sa part, à leur tentative, ils avouèrent qu’«il s’était entendu avec eux, dans des temps antérieurs à cette époque, et qu’il leur avait même fait parvenir de la poudre» 4. L’escadre russe s’étant alors retirée du Levant, Malte ne craignait plus de coup de force et le Grand Maître écrivit à Sagramoso qui était à Saint-Pétersbourg pour que Catherine II eût à rappeler son envoyé 5. Ainsi se terminait une affaire qui présentait plusieurs dangers. Elle révélait les manoeuvres d’une très grande puissance et ses visées sur Malte. L’Ordre, pour y faire échec, n’avait guère de moyens et tout dépendait de l’appui des autres États qui réfléchiraient à deux fois avant d’envenimer le problème en crise, voire en conflit. Elle révélait aussi qu’une partie, même minime, de la population était prête à se donner, non plus à ses protecteurs traditionnels que pouvaient être le pape ou le roi de Naples, mais à des monarques lointains, de surcroît non-catholiques, pourvu qu’ils missent l’Ordre à la porte. Elle comportait le danger de ne pas donner suffisamment de preuves pour que des poursuites fussent engagées, sinon contre Cavalcabo qui bénéficiait du droit des gens, du moins contre ses «complices» maltais. Le ferment de la révolte restait impuni et, à n’avoir pas pu le dévoiler, l’Ordre paraissait avoir, dans ses préparatifs militaires, cédé à la panique, donnant ainsi au peuple maltais, l’idée qu’il était suffisamment fort pour que sa fermentation inquiétât les chevaliers.

Le conflit avec l’évêque : août 1774 Les relations entre l’Ordre et l’Evêque n’avaient jamais été excellentes et Giovanni

1. MAE; CP Malte 14, n° 294, lettre citée. 2. Ibid.; n° 314, Vergennes à des Pennes, Versailles, 12 juillet 1774. 3. Ibid. n° 321, lettre citée. 4. MAE; CP Malte 15, n° 76, des Pennes à Vergennes, Malte, 29 novembre 1775. 5. Ibid. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 203

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Pellerano 1 n’avait pas été plus excessif que ses prédécesseurs, lorsque Ximenes, en janvier 1774, réitéra son interdiction de la chasse au lapin. L’évêque, sans en référer au Grand Maître, donna l’autorisation à son maître-maçon et à quelques prêtres, d’aller chasser sur ses terres en raison des dommages faits aux cultures 2. Cette querelle eût pu semblé ridicule, si l’évêque n’avait pas ainsi prit publiquement la tête d’une opposition à une décision du Grand Maître, dans un domaine plus que sensible à Malte : la chasse. Il semblait qu’un nouveau prétexte était recherché, et, même l’inquisiteur, pourtant peu suspect d’aménité envers l’Ordre, estimait que des prêtres à tête chaude, appuyés par leur évêque, se faisaient un jeu de créer des désordres 3. Or, le 24 août 1774, éclata une dispute à Senglea entre les sbires (alari) de l’évêque et les gardes des galères de l’Ordre. Le chevalier de Rozières qui commandait la place, donna l’ordre de faire partir les gens de l’évêque qui, néanmoins, revinrent reprendre leur querelle. Rozières donna le même ordre et décida qu’en cas de récidive, les contrevenants seraient bastonnés sur les galères. Ce fut ce qui arriva à l’un d’eux. Le lendemain matin, l’évêque fit emprisonner dans ses geôles deux des soldats des galères qui avaient participé à la correction donnée à son garde. Le Grand Maître envoya alors l’adjudant de l’escadre lui réclamer les deux soldats, mais Mgr Pellerano refusa de le recevoir. À six heures du soir, vingt-cinq jeunes chevaliers se réunirent, traversèrent le Grand Port, et, munis de haches, abattirent les portes de la prison épiscopale, en sortirent les deux matelots et les ramenèrent à la garde des galères. Le 26, l’effervescence était à son comble. La rumeur d’un coup de main des chevaliers sur le palais épiscopal conduisit l’évêque à s’enfuir incognito à Mdina. Ximenes, pour calmer le jeu, fit enfermer les vingt-cinq chevaliers et réunit le Conseil qui ordonna leur élargissement et demanda que l’affaire fût portée à la connaissance du pape. À Mdina, où s’était réfugié Pellerano, la cathédrale vit affluer «une affluence de prêtres de la campagne qui allaient (dirent-ils) offrir leurs secours en tout genre à leur pasteur» 4. Il semble que ces prêtres ne venaient que de quelques villages voisins de Mdina et qu’ils avaient été convoqués, non par l’évêque comme ils le prétendirent, mais par des prêtres de son entourage qui rêvaient d’en découdre avec l’Ordre. Pellerano, craignant le pire, après qu’un pro memoria eut été rédigé, sollicitant la convocation du Chapitre général, les renvoya chez eux et dépêcha son secrétaire auprès du Grand Maître pour le tenir informé de ce qui venait de se passer. Ximenes, l’évêque et l’inquisiteur, chacun de leur côté, décidèrent d’en appeler au pape, et les esprits se calmèrent dans l’attente de la décision pontificale. Celle-ci tardant, début septembre «trois ou quatre placards, très grossièrement

1. Il fut consacré évêque de Malte le 30 mai 1770 et démissionna de son siège épiscopal le 18 mars 1780, obtenant en contrepartie, l'évêché in partibus de Damas et 3 000 écus romains. 2. NLM; ARCH 1529, f° 181. 3. ASV; Malte, lettere dell'Inquisitore, 1773-1774, n° 136. 4. MAE; CP Malte 14, n° 330 des Pennes à Bertin, Malte, 2 septembre 1774. Ce journal des événements est corroboré entièrement par le récit qu'en fit l’Inquisiteur (AIM, alla Segretaria di Stato, tomo IV, ff° 440 et sq.). 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 204

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écrits et d’une insolence extrême envers tout le corps de la Religion» 1 firent leur apparition dans l’église conventuelle St Jean. Le gouvernement ne voulut pas exciter la foule et il n’y eut aucune recherche, car la tension restait extrême. Seystres-Caumont écrivait à Fleury 2 : «je crois... qu’il sera à propos de gagner le peuple par quelque adoucissement à sa misère et d’effacer certaines dispositions où il est de favoriser quiconque (hormis le Turc) se présenterait en forces sur les côtes». Le danger n’avait pas été perçu qu’à Malte. Clément XIV désavoua l’évêque et le cita à Rome, le menaçant de suspense en cas de refus. La mort du souverain pontife retarda la procédure jusqu’à l’élection du successeur, mais la nouvelle de la décision pontificale s’était répandue dans l’île, et l’évêque, se voyant abandonné par Rome se tourna vers Naples. Le 19 janvier 1775, il ordonna un Te Deum pour la naissance du prince héritier des Deux-Siciles. Le Grand Maître qui n’avait pas encore réglé les cérémonies qu’il entendait donner en cet honneur, refusa d’y assister et l’interdit au Hakem et aux jurats. Le lendemain, les bastions et les portes des cités portuaires étaient couverts d’inscriptions «Viva il Vescovo ed il Re di Napoli, nostro Sovrano» 3. À Naples, Tanucci vivait ses derniers moments de puissance et Marie-Caroline, désormais mère de l’héritier du trône, avait acquis un certain pouvoir. L’archiduchesse autrichienne n’envisageait alors pas, sans réticence, la possible installation des Russes aux portes de son royaume et une insurrection à Malte pouvait, dans ce domaine, avoir des conséquences imprévisibles, d’autant que la Sicile venait à peine d’être pacifiée. Les têtes chaudes de Malte furent donc déçues lorsque le roi de Naples offrit des secours au Grand Maître 4 et que Pie VI 5 confirma la décision de son prédécesseur. Les partisans de l’expulsion de l’Ordre commencèrent à comprendre que la Russie ne s’intéressait désormais plus à eux et que Naples avait changé. Il ne restait plus à l’évêque qui, selon les mots de Ximenes, s’il n’en était pas à fomenter une révolte, ne s’était néanmoins pas occupé des moyens de l’empêcher, qu’à s’embarquer pour Rome, ce qu’il fit, le 3 mai 1775.

La révolte des prêtres : septembre 1775 Le 9 septembre 1775 à 5 heures du matin, le fort St Elme et le cavalier de St Jacques, à La Valette, arboraient un pavillon d’aucune puissance connue, bipartite blanc et rouge, parsemé de fleurs dorées. Très rapidement, l’ordre se rendit compte qu’il s’agissait d’une insurrection maltaise, les conjurés, enfermés dans les deux forteresses, réclamant le retour aux anciens privilèges du peuple maltais 6. Ximenes ne manifesta pas un grand contrôle de la situation; il nomma deux généraux, les baillis Ribas et de Rohan et un directeur de travaux militaires, l’ingénieur en chef Tigné. Les vaisseaux étaient dehors et l’ordre n’avait, outre les chevaliers, que les gardes du Grand Maître, cent hommes du corps des vaisseaux, une partie du

1. Ibid. n° 333, des Pennes à Vergennes, Malte, 21 septembre 1774. 2. ANP M 959, n° 192, Malte, 20 septembre 1774. 3. P. Fava, op. cit., p. 52. 4. ANP; M 959, n° 188, lettre citée. 5. Giovanangelo Braschi (1717-1775-1799). 6. MAE; Cp Malte 15, n° 56, des Pennes à Vergennes, Malte, 9 septembre 1775. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 205

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corps des chasseurs, les compagnies de milice des auberges et les corps de métiers et les domestiques de l’Ordre et des chevaliers. Les capitaines français et leurs matelots, au nombre de 120, offrirent leurs services qui furent acceptés. Les portes de la Ville furent fermées, on fit battre la générale et on attendit la suite des événements. En fait, seuls trois coups de feu furent tirés sur le palais du Grand Maître. Une trentaine de prêtres, menés par l’un d’eux, Gaetano Mannarino, avaient entraîné quelques hommes mariés jouissant de la cléricature et s’étaient barricadés dans les forts, «sans avoir du pain pour la journée et sans pouvoir compter sur aucun secours étranger» 1. Ils avaient escompté que leur acte susciterait un soulèvement des Maltais affamés, mais ils virent rapidement que les chevaliers maîtrisaient la situation. En effet, le gouverneur de Mdina informa Ximenes que la vieille ville était tranquille, et, en l’absence de l’évêque, son vicaire général vint faire sa soumission au Conseil qui le députa auprès des rebelles. Ceux-ci voulurent d’abord le retenir, car depuis, l’avènement de Pie VI, le clergé maltais se méfiait du pape et de l’épiscopat qu’il estimait trop favorables à l’Ordre; puis, ils le relâchèrent, promettant de lui remettre, l’après-midi, leurs demandes par écrit. Entre temps, l’ordre fut donné de prendre le Cavalier de St Jacques à l’assaut. Un chevalier italien périt dans l’attaque et quand les assaillants pénétrèrent dans le fort, ils ne trouvèrent que quatre clercs laïques, leurs comparses, partis chercher du secours dans la campagne, ayant été arrêtés. Lorsque le vicaire général revint au fort St Elme, les conjurés lui communi- quèrent leurs exigences: le retour aux anciens privilèges et la vie sauve. Le Conseil accepta s’ils lui dépêchaient douze otages. A minuit, ils en envoyaient six, mais gardaient le vicaire général, ainsi que le major du fort et deux chevaliers et menaçaient de mettre le feu aux poudres. Ces trois derniers parvinrent à se libérer, à armer quatorze soldats emprisonnés et à prendre le corps de garde en tuant le prêtre de faction. L’affolement fit le reste et au lever du jour, tous les acteurs du complot étaient arrêtés. Trois conjurés, pris au Cavalier de St Jacques, furent pendus le 14, un fut condamné aux galères. De leur côté, Mannarino et quinze autres rebelles furent enfermés en attendant d’être jugés. Pour les autres, Ximenes accorda son pardon général, qu’ils fussent acteurs de la sédition ou qu’ils n’en eussent eu que connaissance 2. L’affaire s’avérait ridicule, mais tellement qu’elle émut les chancelleries. L’Ordre comprit qu’il n’avait pas été brillant et sa défense fut d’accuser Rome qui, par son soutien incessant au Clergé maltais, l’encourageait dans ses prétentions et dans ses insolences. Il se mit donc à réclamer l’appui des Cours, au premier rang celle de Versailles, pour qu’au moins les réformes tridentines sur le revenu et l’éducation des prêtres fussent appliquées dans l’île 3.

1. Ibid. n° 58, des Pennes à Vergennes, Malte, 14 septembre 1775. 2. Ibid. n° 57, proclamation du 14 septembre 1775. 3. Ibid. n° 59, des Pennes à Vergennes, Malte, 14 septembre 1775. Il attribuait l'insolence des prêtres «au peu de choix que l'on faisait en admettant les aspirants aux ordres sacrés; la plupart, pris dans la lie du peuple, n'ont ni éducation, ni mœurs, ni instruction». 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 206

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De leur côté, les gouvernements voulurent bien admettre qu’un clergé pléthorique pût être la cause immédiate du soulèvement 1, mais ils ne purent réprimer leur étonnement de voir qu’une petite bande de prêtres mal armés et sans préparation, ait pu s’emparer, ne fût-ce que pendant un temps très court, de fortifications réputées imprenables. Louis XVI fit savoir à Ximenes son émotion devant une telle facilité et souhaita vivement qu’il prît tous les moyens nécessaires pour prévenir l’île contre toute entreprise du dehors 2.

La fin du Grand Maître Le constat d’échec économique Parallèlement aux événements qui troublaient son Gouvernement, Ximenes poursuivit avec ténacité, sinon avec entêtement, sa politique économique qui consistait à sauver coûte que coûte le fonds frumentaire. Ainsi, en mai 1775, contre sa propre fixation du prix des grains, il augmenta la salme de 5 écus, la portant à 30 écus ce qui laissait alors à la Masse un bénéfice de 19 écus par salme. Ce maintien artificiel de la cherté des grains provoqua des mouvements dans le peuple et des protestations des jurats et des grand-croix. Ximenes fut inflexible estimant que la santé générale de l’économie maltaise et la tranquillité publique dépendaient de la bonne situation de la Masse. Il montrait d’ailleurs que sa rigueur se limitait à une restauration de l’équilibre de ce fonds, puisqu’en juillet 1775, il acceptait de baisser le prix des poires siciliennes de 12 grains à 2 grains par tumolo 3 ; mais il ne sut pas expliquer sa politique, et l’eût-il fait que le peuple ne l’aurait sans doute pas comprise. Ainsi, les Maltais lui demandèrent-ils, dans l’été, de pratiquer, sur les grains, la baisse qu’il venait d’ordonner sur les poires. Inébranlable, il refusa et s’appliqua à remettre en état les finances de l’Ordre.

De la solution économique à la solution politique Dans l’été 1775, il réunit les procureurs du Vénérable Commun Trésor, quatre grand-croix et quatre commandeurs des plus anciens pour examiner le dérangement des finances de l’Ordre. Leur rapport était prêt quand Mannarino déclencha son mouvement. Il ne fut donc rendu public que le 28 septembre et adopté unanimement. Il prévoyait une imposition extraordinaire sur les commanderies de 122 000 écus d’or (soient 61000 pistoles d’Espagne), payables en deux ans, de mai 1776 à avril 1778 et, surtout, la convocation du Chapitre général, non tenu depuis cent quarante quatre ans 4. Tous ceux qui, à des titres divers, avaient réclamé cette réunion depuis plus de trente ans, l’avaient donc emporté. Vilhena, Perellos ou Pinto qui avaient joué la monarchisation du pouvoir et l’intangibilité de l’Ordre, ou Ximenes qui avait tenté de revivifier par la rigueur et l’austérité, avaient été vaincus, non par les

1. Ibid.; n° 65, Vergennes à des Pennes, Fontainebleau, 23 octobre 1775. Il lui annonçait que Louis XVI avait écrit à Bemis pour faire sentir au pape la nécessité d’un changement d’attitude à l'égard du clergé de Malte. 2. Ibid.; id. 3. P. Fava, op. cit., p. 53. 4. MAE; CP Malte 15, n° 64, des Pennes à Vergennes, Malte, 4 octobre 1775. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 207

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volontés de changement, mais par les difficultés financières. Parce que l’Ordre ne s’était maintenu qu’en empruntant continuellement, il était maintenant contraint de réunir le Chapitre pour réévaluer les commanderies et les responsions; mais en convoquant l’assemblée suprême, il semblait donner raison à ceux qui le réclamaient pour changer les lois de l’Ordre. Le 4 octobre 1775, le peuple de Malte attendait un geste de la part du Grand Maître, pour son anniversaire. Il n’en fut rien, mais le 14, il baissa le prix du blé à 20 écus la salme, cédant ainsi sur tout ce qui avait sous-tendu sa politique. Puis, usé moralement et physiquement 1, Ximenes mourut le 9 novembre suivant, après deux ans et neuf mois de règne. Ximenes fut peu regretté des Maltais comme des chevaliers. Les historiens ne lui manifestèrent guère plus de sympathie et lui imputèrent autant les échecs économiques et financiers que les soubresauts populaires. Peter Fava n’hésite pas, dans son étude sur ce magistère, à écrire qu’il fut un mauvais économiste et un pire administrateur. Il semble qu’il faille quelque peu corriger la sévérité de ces jugements. Économiquement, il avait hérité une situation catastrophique qui s’aggrava du fait des mauvaises récoltes de Sicile, combinant la ruine du fonds frumentaire et la raréfaction des approvisionnements. S’il chercha à rétablir le fonctionnement des marchés, en souverain responsable de son peuple, il refusa de s’en tenir à la règle traditionnelle chez ses prédécesseurs, de nourrir le peuple à n’importe quel prix pour qu’il se tût. Il voulut avant tout, par dessus tout, assainir la situation financière de la massa frumentaria en pratiquant une politique «en sifflet», maintenant les prix de vente élevés sur leur lancée et bénéficiant de la chute des cours européens des grains pour reconstituer les avoir de la Masse et rompre ainsi la précarité de ses achats. Financièrement, il comprit que l’Ordre ne pouvait plus vivre d’expédients et qu’à protéger le pouvoir magistral contre le Chapitre, ses prédécesseurs avaient acculé le Trésor dans une impasse. Il accepta donc de réunir l’assemblée suprême de l’Ordre, car son pouvoir avait moins à perdre que celui de Vilhena ou de Pinto. Politiquement, en effet, il ne posa pas au souverain, mais entendit être un véritable supérieur religieux. Il rappela aux ambassadeurs quelle était la dimension de l’Ordre et quelles étaient ses fonctions. En rejetant les grandes aventures diplomatiques, il entendait éloigner la Religion d’une dérive mondaine et la ramener à l’austérité et la rigueur de ses missions statutaires. Ximenes fut donc un réformateur, au sens religieux du terme. Il voulut rompre d’avec toute la politique menée par ses prédécesseurs tentés par l’absolutisme et il y réussit. Sa volonté correspondait à l’air du temps, mais ses méthodes y étaient opposées. En effet, les chevaliers ne demandaient qu’à voir l’autorité du gouvernement magistral limitée ou encadrée, mais pour qu’ils pussent bénéficier eux-mêmes de plus de libertés et non pour devoir se conformer à des règles plus rigoureuses. Mais ce furent surtout les Maltais qui s’opposèrent le plus à lui. Leur grande majorité, peu éduquée politiquement, ignorait ce que pouvait être un gouvernement étatique et ne concevait qu’un gouvernement municipal, l’État

1. Dès son élection, Ximenes manifesta des difficultés circulatoires et dut plusieurs fois se reposer à Naxxar, où l'air passait pour vivifiant. 2° partie-Chapitre 2 12/05/06 12:40 Page 208

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n’étant qu’un échelon supérieur fait de munificence porteuse d’avantages gratuits. Les Maltais étaient en fait favorables à un État-patron proche du système des municipes romains. En dépit de leur volonté de souveraineté, les grands maîtres absolutistes n’avaient imposé leur image qu’à l’extérieur et ils avaient continué à pratiquer un clientélisme paternaliste à Malte. Ximenes fut le premier, sinon le seul, à essayer d’imposer une conception moderne de l’État, interventionniste dans la vie économique, mais aussi dans la vie quotidienne des Maltais. Et sans doute fut-ce là l’origine des heurts violents que le mécontentement alimentaire n’expliquait pas seulement. Jusqu’alors les Maltais n’avaient connu que des gouvernements coloniaux, dispensateurs de largesse et peu demandeurs d’efforts. Un Grand Maître leur demandait, au nom d’un gouvernement «national» des sacrifices pour redresser la situation du pays, alors que leur vision du laisser-faire n’était que celle d’un laisser-aller individualiste et désordonné, farouchement opposé autant au colbertisme qu’au libéralisme organisé. L’échec de Ximenes c’était donc aussi l’échec de Malte qui se révélait incapable de supporter un État structuré et une réglementation générale, pour ne se cantonner que dans des liens de type «colonial». Les chancelleries européennes furent alors bien conscientes de l’usure de l’Ordre et de l’incapacité de Malte à acquérir le statut d’État. Beaucoup étaient repreneurs, certains voulaient forcer le destin, d’autres attendaient que les temps fussent venus. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 209

CHAPITRE III Rohan ou la fin du destin collectif de l’Ordre

Le 12 novembre 1775, le frère Marie des Neiges, Emmanuel de Rohan obtenait les 21 voix nécessaires pour qu’il devînt, à l’âge de 50 ans, le 71e Grand Maître de l’Ordre et le 27e régnant à Malte. Les trois Langues françaises en avaient fait leur candidat unique deux jours avant la mort de Ximenes. Son opposition à Pinto, sa conduite lors de la révolte des prêtres et la lassitude du gouvernement des Ibériques firent le reste. Dans le pays même, où pourtant les Français n’étaient pas les mieux acceptés, «la joie du peuple [fut] incroyable»1. En effet, la popularité de Rohan était grande parmi les Maltais; homme affable, il avait su s’attirer la sympathie que la morgue ironique des chevaliers français avait découragée depuis longtemps. Son portrait officiel, par Favray, s’en voulait un témoignage 2 : le Grand Maître dans son sobre costume officiel d’une grande simplicité, s’apprête à monter sur son trône, tandis qu’un page lui tend le béretton; dans le fond de la salle du trône, trois autres pages s’entretiennent familièrement sans prêter attention à leur nouveau supérieur, tandis que par la fenêtre, le peuple des Maltais manifeste bruyamment sa joie en saluant leur souverain. Il n’y avait donc plus rien de la pompe versaillaise du portrait de Pinto, ni de la raideur hiératique de celui de Ximenes. Au contraire, ce portrait voulait resituer le nouveau dignitaire dans un environnement humain qui était celui de Malte, et les armes des Rohan étaient moins visibles que l’oranger qui encadrait la fenêtre. Emmanuel de Rohan appartenait à une des branches cadettes de cette famille, celle du Pouldu ou de Polduc, seigneurie qui leur fut apportée par mariage au XVIe siècle 3. Il était le fils de Jean-Baptiste IV de Rohan Polduc et de Marie Louise de Veltoven, épousée en 1721. Son père avait été l’un des bras droits du marquis de Pont-Callec, dans la conjuration combinée entre l’Espagne, le duc et la duchesse du Maine et la noblesse bretonne, dite conspiration de Cellamare (1719). La déroute des hobereaux bretons ayant été totale, tous s’enfuirent, sauf Pont-Callec et trois des siens. Le 26 mars 1720, la Chambre royale de Nantes prononçait 143 peines diverses, 16 condamnations à mort par contumace et 4 exécutées le jour même. Grâce à l’exil et aux liens espagnols de son père, le jeune Emmanuel s’attacha à Don Philippe, quatrième fils de Philippe V, et devint son premier gentilhomme

1. MAE; CP Malte 15, n° 67, des Pennes à Vergennes, Malte, 12 novembre 1775. 2. Il est conservé au Musée des beaux-arts de La Valette. Si le personnage du Grand Maître est bien dû à Favray, nous doutons que l’ensemble du tableau soit son œuvre, en raison de grossières erreurs de perspective. 3. NLM; ARCH 6406. Un fils cadet d’Alain VI, vicomte de Rohan, donna naissance à la branche des Rohan du Gué de L’Isle d’où était issu Jean de Rohan Trégalet qui épousa la veuve du seigneur de Polduc. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 210

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lorsqu’il reçut le duché de Parme, au traité d’Aix-la-Chapelle (1748). Il représenta ce prince en Autriche, en 1762, puis rentra en France à l’avènement de Ferdinand (1765). Louis XV lui ayant préféré Fleury pour l’ambassade à Paris, il rentra à Malte en 1769, où sa popularité lui permit de jouer un rôle important dans l’opposition à Pinto. Rohan était un homme singulier que les malheurs de son père et son enfance avaient marqué. C’était un homme cultivé et ouvert aux idées nouvelles. Ainsi il avait été initié à la franc-maçonnerie, en juillet 1756, à Parme. Mais c’était aussi un homme respectueux des droits de la noblesse et des engagements religieux. Il ne fut pas plus vertueux que d’autres, mais ses liaisons, notamment avec sa cousine, Marie de Rohan 1 furent extrêmement discrètes. Ses plus graves défauts étaient l’indécision et la difficulté à assumer les conséquences de ses actes. Craintif à l’égard des puissants, détestant les tracas, il s’emportait contre les auteurs des troubles, espérant qu’en ne les voyant plus, il éloignait ainsi les causes d’agitation. En revanche, il savait parfaitement analyser les situations générales, calmer les échauffés et trouver une solution. Homme des grands dossiers, sans grande envergure, mais avec efficacité, il était paralysé par la gestion quotidienne. Rohan écrivait beaucoup, souvent spontanément, quelquefois par stratégie 2, estimant que l’honneur d’un autographe pouvait rendre bienveillant son destinataire; dans ses lettres, on retrouve un homme sûr de ses pensées mais un prince rongé par le doute, timoré devant les grands, et blessé dans ses sentiments d’amitié ou d’affection, à la moindre des oppositions. Son caractère explique, plus que tout, son magistère. Les premières années furent marquées par la mise en œuvre de réformes profondes et par un désir d’enrichissement de l’Ordre mais, rapidement les turbulences du Couvent conduisirent Rohan à faire retentir les Cours de ses plaintes et de ses lamentations – tel un surveillant de collège débordé par un chahut –, exaspérant les ministres les mieux intentionnés. Obnubilé par ces «gamineries», le Couvent ne vit pas venir l’orage révolutionnaire auquel, pourtant, Rohan fit front avec souplesse et dignité, permettant assurément à l’Ordre de vivre plus longtemps que ne le souhaitaient alors ses détracteurs 3.

UN PRINCE RÉFORMATEUR

Le chancelier impérial Kaunitz, s’adressant au bailli Colleredo, frère de son collègue et ambassadeur de l’Ordre à Vienne, lui avait dit «Réformez-vous sinon, nous vous réformerons» 4.

1. Elle fut inhumée dans son tombeau, dans l’église conventuelle St Jean. 2. Voir en annexe sa lettre autographe à Vergennes, avec le brouillon préparé par le bailli de Loras. 3. Le chevalier Antoine Dupeyroux (1758-1877) qui était secrétaire des commandements du Grand Maître a présenté, dans son ouvrage de 1802, Correspondance secrète d’un chevalier de Malte sur les causes... une division du règne de Rohan en trois périodes; les dix premières années dans lesquelles «il se fit aimer généralement et mérita même d’être admiré»; puis, les années d’infirmité qui le rendirent froid et misanthrope; enfin, l’époque de la Révolution, où il passa «de l’apathie à la nullité», entouré de «parasites avides». 4. Cité par C. E. Engel, L’Ordre de Malte en Méditerranée, p. 229. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 211

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C’était bien l’intention de Rohan, mais il devait, auparavant, terminer les affaires laissées pendantes à la mort de son prédécesseur. Elles étaient essentiellement les séquelles de la révolte des prêtres. Le Grand Maître à peine élu, le procès des seize incarcérés reprit; sur les onze clercs arrêtés, trois furent jugés innocents, six exilés à vie et deux condamnés à la réclusion à perpétuité: Don Gaetano Mannarino et le clerc de notaire Dimech; les cinq hommes du peuple restant furent exilés à perpétuité 1. L’autre affaire était plus épineuse car elle concernait la Russie. Bien que les interrogatoires des conjurés eussent mis en évidence que Cavalcabo n’était pour rien dans la dernière insurrection, ils avaient fourni la preuve aux certitudes qu’avaient l’Ordre des agissements de cet avoué de Catherine II. Sous Ximenes, Vergennes avait été informé que la tsarine avait proposé à Sagramoso de faire admettre la nation russe dans l’Ordre de St Jean et d’établir un grand prieuré et des commanderies dans ses États, Malte offrant en contrepartie, des entrepôts pour son commerce et un collège de Marine pour y former ses capitaines de vaisseaux. Le ministre ordonna à des Pennes d’intervenir discrètement, non au nom du roi, mais en insinuant les dangers que pouvaient représenter de tels liens pour l’Ordre 2. L’élection d’un Français sur le trône magistral rendit les choses plus faciles. Rohan, à peine élu, s’empressa de convoquer l’Homme du Roi et de lui communiquer les affaires les plus graves pour qu’il les portât à la connaissance de Vergennes 3, et, s’agissant des demandes russes, il fit savoir à des Pennes qu’il avait répondu qu’il en aviserait d’abord la France. Ceci économisait désormais bien des efforts diplomatiques et avait le mérite de la clarté: Rohan prenait ses avis, sinon ses ordres, à Versailles. Vergennes ne se fit pas prier et, le 8 février 1776, il donnait ses instructions à des Pennes 4: l’Ordre devait obtenir le départ de Cavalcabo et éluder les demandes d’entrepôt, de collège naval et d’admission de chevaliers russes car «la sûreté de Malte l’exige autant que l’intérêt des nations qui font le commerce avec la Méditerranée». Vergennes posait ainsi la règle qui devait diriger la diplomatie française à l’égard de Malte, de l’Ordre et de la Russie; vingt ans plus tard, ce fut elle que l’on invoqua pour s’emparer de l’île.

La réforme du clergé maltais Rassuré par la solution apportée au procès des conjurés et aux menées de Cavalcabo, Rohan entreprit d’obtenir du pape une réforme du clergé maltais pour éviter le retour des abus.

Les arguments Ils étaient de deux ordres, les uns intéressant la vie de l’État, les autres concernant la discipline ecclésiastique.

1. MAE; CP Malte 15, n° 83, des Pennes à Vergennes, Malte, 30 décembre 1775. 2. Ibid.; n° 70, Vergennes à des Pennes, Fontainebleau, 13 novembre 1775. 3. Ibid.; n° 76, des Pennes à Vergennes, Malte, 29 novembre 1775. 4. Ibid.; n° 99, Vergennes à des Pennes, Versailles, 8 février 1776. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 212

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La révolte de 1775 n’avait pas été spontanée et, un mémoire établi à la demande du Grand Maître 1, en faisait remonter l’origine à 1772, après l’affaire du Capitaine de nuit et aux débuts des agissements russes. Les principes en étaient résumés ainsi: «désir vague de changer de domination idées de grandeur et de commerce fruits d’insinuations étrangères et projets d’indépendance et de félicité qu’il est aisé de faire adopter à l’ignorance et à l’avidité». Ce n’était pas un seul discours, mais trois parties de discours tenues à des auditoires différents, néanmoins par un seul auteur, le clergé, et dans un seul but, le départ de l’Ordre. Le nombre des clercs était manifestement excessif. L’archipel comptait alors 92 000 Maltais, mais en raison des expatriations, ordinaires dans un pays de marins, l’Ordre n’estimait qu’à 35 000 la population permanente, dont 7 000 (soient 20%) étaient dans la cléricature, 1 200 d’entre eux étant des prêtres. Mais plus que leur nombre, c’était leur privilège de juridiction, étendu à leurs familiers qui troublait le plus l’autorité de l’État. L’édit pontifical de 1760 avait limité sa réforme aux patentats de l’inquisiteur et celui de 1761 avait restreint l’immunité ecclésiastique aux seuls temples abritant le Saint-Sacrement de façon permanente. En fait, Rome avait fait mine de réformer, mais le clergé maltais prospérait toujours hors la loi du Grand Maître. Il était donc demandé au pape de restreindre le nombre de clercs laïques, comme il l’avait fait pour les patentats de l’inquisiteur et de réduire à l’état laïque ceux qui, ayant reçu les ordres mineurs, n’étaient pas pourvus de bénéfices. Enfin concernant l’immunité ecclésiastique qui n’était qu’un asile déguisé pour les malfaiteurs et les comploteurs, il était souhaité qu’elle fût limitée aux églises paroissiales et à leurs filiales. Les arguments ecclésiastiques se fondaient sur les canons du Concile de Trente qui ne semblaient pas être parvenus jusqu’à Malte. Ainsi, on n’exigeait des candidats au sacerdoce qu’un patrimoine synodal de 45 écus, alors qu’ailleurs il équivalait au double; respecter les canons eût été un moyen de limiter le nombre d’ordinations, car peu de Maltais possédaient cette somme et pour beaucoup, les familles s’endettaient afin d’avoir un fils dans l’Église. Aussi, pour que l’entrée dans les ordres de l’un ne signifiât la ruine des autres, il fallait exiger en outre que chaque mâle de la famille du nouveau clerc bénéficiât de 60 écus de rentes et chaque fille de 90. De même, peu de prêtres avaient reçu la formation théologique rendue obligatoire par les constitutions tridentines. En outre, leurs mœurs comme leur doctrine étaient peu examinées, si bien que «rien n’égalait l’ignorance des prêtres maltais» 2. Enfin, alors que Trente avait interdit les ordinations in vacuum, l’évêque de Malte ordonnait des prêtres sans que les besoins paroissiaux ne le justifiassent. L’Ordre demandait donc que l’évêque rendît compte de la nécessité d’ordonner des prêtres et qu’à titre conservatoire, il y eût suspension pendant dix ans de tonsures et d’ordinations.

1. ANP; M 947, n° 236, mémoire raisonné sur les abus introduits dans la partie ecclésiastique de l’Ile de Malte et la nécessité d’une réforme, s.d. 2. Ibid. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 213

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L’action auprès du Saint-Siège Clément XIV avait très mal pris l’insurrection de 1775 et il se préparait à prendre des mesures énergiques quand il mourut. Un long interrègne laissa l’affaire en plan jusqu’à l’élection de Pie VI. Deux hommes avaient une influence importante sur le nouveau pontife: le cardinal de Bernis, ambassadeur de France et don José d’Azara, ambassadeur d’Espagne 1. L’affaire fut menée pour l’Ordre, par le bailli de Breteuil, par Bernis pour la France et par Florida Blanca et Azara pour l’Espagne. Il s’agissait d’obtenir un bref réduisant le nombre de prêtres et de clercs et la création d’un tribunal mixte d’appel, composé de trois ecclésiastiques nommés par le pape et de députés nommés par le Grand Maître, et dont les décisions seraient appliquées revêtues de l’autorité apostolique, remota appellatione. Pie VI trouva le projet de l’Ordre trop dur et préféra le modèle du concordat entre Benoît XIV et le roi d’Espagne et de Naples, sauf en ce qui concernait le tribunal mixte, le pape ne voulant pas accorder au Grand Maître ce qu’avait eu le roi de Naples, l’un étant «sujet» de l’autre. L’affaire dura un an, en raison notamment de l’action du clergé maltais à Rome. Fin 1776, les acteurs diplomatiques se concertèrent pour forcer le pape à décider. Florida Blanca remit donc un ultimatum à Pie VI: les puissances s’en étaient remises au Père commun pour régler le différend par les voies ecclésiastiques. Si la décision tardait trop, elles autoriseraient le roi de Naples à les traiter par la voie politique, en étendant au Grand Maître les privilèges des Couronnes d’Aragon et de Sicile, suzeraines de Malte, sur leurs clergés respectifs2. Une fois encore, une simple affaire intérieure de Malte prenait le tour d’une querelle générale entre régalisme et ultramontanisme. En février 1777, Azara qui avait succédé à Florida Blanca, lassé des atermoiements du pape, le menaça de rompre les négociations, mais Bernis se démarqua de cette attitude trop vive 3, la France ne souhaitant pas suivre la ligne anti-romaine de Madrid. Le 25 juin 1777, Pie VI publiait une bulle visant seulement à restreindre le nombre de clercs 4 : concernant les prêtres, leur patrimoine synodal était porté à 80 écus, ils devaient avoir 18 ans minimum, avoir fait trois ans de séminaire ou vécu trois ans en communauté ou encore, porté pendant trois ans l’habit ecclésiastique; quant aux clercs mariés, seuls ceux qui n’exerçaient pas de profession mécanique jouissaient du for ecclésiastique, mais pour le criminel seulement et à titre essentiellement personnel, sans transmission possible; les alari ou sbires de l’Evêque étaient limités à dix et leur nom devait être inscrit sur une liste publique, comme pour

1. François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis (1715-1794), Secrétaire d’État aux affaires étrangères (1757), après le succès de sa négociation ayant conduit au rapprochement avec l’Autriche, fut nommé à Rome en 1769 et conduisit, pour la France, la politique contre les Jésuites. Joseph Nicolas d’Azara (1731-1804) était un protégé de Ricardo Wal, ministre de Ferdinand VI. Il devint un spécialiste des affaires ecclésiastiques dès 1765. Florida Blanca nommé à Rome le prit comme chargé d’affaires; il lui succéda, d’abord en fait, puis en droit. Ami de Pie VI, il le conseilla constamment; il était lié avec le cardinal Albani et l’ex-jésuite Arteaga (1744-1799). Après l’entrée des Français à Rome, il fut nommé ambassadeur à Paris. 2. MAE; CP Malte 15, n° 211, Breteuil à Saint-Simon, Rome, 30 décembre 1776. 3. Ibid. n° 229, Breteuil à Cibon, Rome, 12 février 1777. 4. ANP; M 1003, n° 52. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 214

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les patentats de l’inquisiteur; enfin, seules les églises paroissiales et leur presbytère conservaient l’immunité ecclésiastique, encore ne s’appliquait-elle pas aux assassins, meurtriers, incendiaires et autres brigands de grand chemin. Ainsi se terminait la réforme du clergé maltais, par une relative défaite de l’Ordre qui s’était adressé aux deux Cours les plus gallicanes pour défendre ses droits naturels. Pie VI, même s’il avait eu des mots très durs à propos de la révolte de 1775, s’était limité à l’application des derniers canons conciliaires et avait refusé de suivre Malte dans ce qu’il commençait à considérer comme une dérive régaliste de l’Ordre. Rohan n’avait pas beaucoup pris parti et s’était contenté de la solution proposée par le pape le tribunal mixte proposé par l’Espagne ne lui eût pas déplu, mais il se satisfit de la bulle qui avait l’avantage de ne froisser ni Rome ni Versailles, tout en remettant au pas les prêtres maltais.

Le Chapitre général Sa réunion fut décidée sous Ximenes, mais elle avait été réclamée depuis près de cinquante ans, par tous les opposants au pouvoir en place, à commencer par Rohan lui-même. Comme dans pareils cas, chacun en attendait des résultats divergents. Pour les uns, plus nombreux qu’on ne le croyait, le Chapitre général ne serait qu’une boîte de Pandore qu’il faudrait s’empresser de refermer dès qu’ouverte. Pour les autres, c’était l’unique moyen de réformer l’Ordre et de le rendre viable. Enfin pour quelques-uns, c’était l’occasion de réduire le pouvoir central de Malte et de redonner aux chevaliers et aux Langues l’autorité que les volontés absolutistes des derniers grands maîtres leur avaient ôtée. La France qui, jusqu’alors, avait prévu plus de difficultés que de résultats intéressants à réveiller un Chapitre que ne mentionnaient que les fauteurs de troubles, se contenta d’émettre par la voix de Vergennes, un doute sur l’opportunité de cette réunion: «en considérant le passé et surtout la disposition actuelle des esprits, on n’est pas persuadé généralement que Son Eminence tirera de cette démarche tout le fruit que son zèle, ses bonnes intentions et son amour pour le bien, semblent lui annoncer» et forma des vœux pour que cette «assemblée... opère l’heureuse révolution qui doit en être l’objet» 1.

L’opposition des Langues françaises Dès le mois de février 1776, Cibon, secrétaire de l’ambassade à Paris, écrivait à Gérard de Rayneval 2, à l’insu de son ambassadeur, qu’il y avait tout lieu de craindre que les Langues françaises ne voulussent agiter à nouveau le problème des preuves d’admission et il lui conseillait de relire les mémoires échangés, en 1770, entre Fleury et Choiseul 3. Cibon, en l’occurrence, restait fidèle à la règle que Froullay, puis Fleury, avaient toujours respectée, celle de préserver les intérêts de la France dans toutes les

1. MAE; CP Malte 15, n° 78, Vergennes à des Pennes, Versailles, 5 décembre 1775. 2. Joseph-Mathias Gérard de Rayneval, né en 1736, fut, avec son frère aîné Conrad-Alexandre, l’un des deux piliers des Affaires étrangères, placés sous l’autorité de l’abbé de la Ville par Vergennes. Secrétaire de légation à Dresde en 1766, résident à Dantzig (où il servait de boîte aux lettres dans l’affaire polonaise), il devint premier commis en 1774 et resta en fonction jusqu’en 1792. 3. MAE; CP Malte 15, n° 101, Paris, 21 février 1776. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 215

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affaires de l’Ordre. Il se méfiait du nouvel ambassadeur, le vieux bailli de Saint- Simon, candidat malheureux face à Ximenes, et très lié au parti du prince de Conti. Cibon avait été, en effet, contacté peu de temps auparavant, par le bailli de Tudert qui l’avait fort innocemment entretenu de la nécessité, pour tous les Prieurés français, de se concerter pour avoir une position uniforme face au gouvernement de Malte et aux autres Langues 1, notamment sur le chapitre des preuves et celui de la rénovation des terriers et des améliorissements des commanderies. Tudert traduisait les réclamations des commandeurs «de base», ceux qui ne vivaient pas près du pouvoir et qui, pour cela, pouvaient être de remarquables gestionnaires de leurs commanderies. Il s’agissait, en fait, d’une défense de la noblesse de province que l’établissement des preuves ruinait, alors que de moins nobles et de plus riches s’achetaient des brefs de dispense; c’était aussi des exploitants agricoles qui souhaitaient que les biens qui leur étaient transmis fussent bien entretenus. Le niveau au-dessus, celui des Chapitres provinciaux, se faisait l’écho de ce souci, mais ajoutaient des griefs plus politiques. Les délibérations de ces trois Grands Prieurés 2 variaient peu et les réclamations communes portaient sur la prééminence des Langues et Chapitres sur le gouvernement de Malte, sur les changements de preuves qui devaient favoriser la noblesse ancienne et sur les brefs de dispense qui devaient être soumis, en dernier ressort, à l’assentiment des Langues, enfin, sur la gestion des commanderies. Sur ce dernier point, la refonte sérieuse et régulière des terriers était la demande la plus largement développée, car c’était d’elle que dépendaient les revenus des rentes féodales. Les commandeurs français précédaient de quelques années les revendications et la vaste entreprise de refonte des terriers émanant des propriétaires féodaux du royaume. Le cas de la France, parce qu’il intéressait plus de la moitié des revenus de l’Ordre, ne pouvait laisser le Chapitre insensible, mais les commandeurs ne parlaient aucunement d’une réévaluation des responsions. Bien plus, ils refusaient par avance la taxe de 122 000 écus d’or qui avait été décrétée le 3 octobre 1775, en même temps qu’avait été décidée la convocation du Chapitre général. Ils avaient appelé à sa réunion dans l’espoir qu’elle n’aurait jamais lieu; maintenant qu’elle était imminente, ils savaient qu’elle allait se traduire par une augmentation sensible de leurs charges envers le Couvent. En dehors de cela, leurs préoccupations restaient celles de propriétaires terriens dont les revenus subissaient une érosion catastrophique du fait d’un système de gestion obsolète; ils demandaient donc la suppression de l’emphytéose, le remembrement des parcelles, un cadastre général et un cadastre parcellaire, la destruction des bâtiments inutiles comme la désacralisation des chapelles rurales pour des raisons d’économie. Si la Langue de France ajoutait une réclamation sur les bois, c’était celle de Provence qui avait le plus de demandes spécifiques, telle son hostilité à la perte de l’habit pour les chevaliers appelant en cour de Rome ou comme d’abus, ou à la limitation du port de la Croix de l’Ordre. Elle souhaitait aussi donner le pouvoir législatif au seul Sacré Conseil dans l’intersession des Chapitres

1. ANP; M 947, n° 257, Poitiers, 4 février 1776. 2. Ibid.; n° 263. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 216

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généraux, et un thème revenait, celui de l’exclusion de l’Ordre, de toute personne ayant eu dans ses aïeux un juif converti 1. Ces doléances se résumaient donc en un programme de réaction nobiliaire : dimi- nuer le pouvoir central pour redonner la prééminence au corps nobiliaire, limiter la noblesse à son acception la plus ancienne, rénover les documents économiques pour réévaluer les rentes féodales. Les chevaliers français ne précédaient pas le reste de la noblesse de France dans ses réclamations, c’était l’occasion de la réunion du Chapitre général qui précédait celle de l’Assemblée des Notables ou des États Généraux. Le problème fut que l’importance numérique, politique et économique des Français dans l’Ordre tendit à le faire apparaître comme une congrégation française située à l’étranger et, dans l’opinion du royaume, ses réclamations de 1776 le firent assimiler aux privilégiés, dix ans plus tard. Les Français s’apprêtaient donc à être un groupe de pression, mené par les vieux baillis du règne de Louis XV, amis de toujours du Prince de Conti. Or, celui- ci mourut, le 2 août 1776. Le bailli d’Hénin-Liétard (ou le bailli d’Alsace), Pilier de la Langue de France, réclama le grand prieuré en raison de son ancienneté 2, mais le roi n’eut cure de le satisfaire et continuant une tradition désormais bien ancrée, il «demanda» à Rohan de conférer la dignité de grand prieur au duc d’Angoulême, âgé d’un an 3. Hénin se répandit en cris et comme Louis XVI parlait de le dédommager, il refusa hautement et en appela à Malte. Rohan préférait, à tout prendre, un enfant au berceau qu’un prince en mal de couronne, tel Conti, ou qu’un Grand Hospitalier qui eût alors eu un pouvoir supérieur au sien4. Le bailli d’Alsace s’estima abandonné du Grand Maître 5 et inonda les affaires étrangères de mémoires, en pure perte 6. Ce fut alors que le vieux quarteron de comploteurs qu’étaient les baillis d’Ormesson, de Bar, de Mirabeau et des Barres entreprirent de saisir l’opportunité du Chapitre général pour réclamer contre le despotisme du Grand Maître qui affectait aux dignités en contrevenant aux règles. Ils parlaient de fait du duc d’Angoulême, mais se gardaient bien de désigner l’acteur véritable. Le prétexte choisi fut celui de la taxe biennale de 122 000 écus. Ils écrivirent une lettre circulaire aux autres chapitres pour former un parti pouvant aller jusqu’au schisme et firent savoir clairement qu’ils s’opposaient à cette taxe extraordinaire. Or, arrivés à Malte pour le Chapitre, Bar, Mirabeau et des Barres (comme

1. L’affaire fut soulevée à nouveau en 1778. Louis XVI à l’instar du roi de Portugal publia un édit (Versailles, 4 avril 1778, enregistré à Aix, le 12 juin) ordonnant que les nobles provençaux devront être admis dans tous les Ordres, en ne faisant preuve que de leur noblesse et interdisant de faire référence à la liste des familles imposées comme juives en 1510, «laquelle liste est déclarée nulle et comme non avenue» (MAE; CP Malte 16, n° 31 et n° 32). 2. MAE; CP Malte 15, n° 75, Hénin à Vergennes, 26 novembre 1775 et n° 124, 22 juillet 1776. Le 3 août 1776 (ibid.; n° 131), il proposait de céder le Temple au roi contre le titre et les commanderies du grand prieur. Né le 16 novembre 1729, François Joseph d’Hennin Liétard d’Alsace fut reçu dans la Langue de France le 26 mars 1755. 3. Louis XVI avait demandé à Rohan de ne pas disposer du grand prieuré de France, sans en avoir conféré avec lui (MAE; CP Malte 15, n°123, Versailles, 20 juillet 1776) le 19 août 1776, Rohan donnait la bulle d’investiture (ibid., n° 140). 4. MAE; CP Malte 15, n° 150, Cibon à Vergennes, Paris, 1er septembre 1776. 5. Ibid.; n° 163, Hénin à Vergennes, Troyes, 28 septembre 1776. 6. Gérard de Rayneval les annotait personnellement d’un «pas de réponse». 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 217

L’ORDRE DE MALTE AU XVIIIe SIÈCLE 217

tous leurs confrères des chapitres de St Gilles, de Toulouse et de France) se virent refuser par le Commun Trésor, le remboursement de leur billet de ban, au motif de leur opposition, ce qui les rendait incapax. Furieux, ils décidèrent de considérer le Chapitre comme nul, accusèrent le Grand Maître de complaisance dans l’affaire du grand prieuré et, le 23 novembre 1776, veille de l’ouverture de l’assemblée, ils protestèrent chez l’inquisiteur contre tout ce qui y serait délibéré 1. Les mêmes hommes usaient ainsi de leurs mêmes recettes, mais les temps avaient changé et la majorité des chevaliers aussi. Les revendications des Langues françaises traduisaient les préoccupations de bon nombre d’entre eux, mais les manigances de palais ne les intéressaient plus au premier chef. Rohan, toutefois, craignit que cette opposition ne fût source de nouveaux appels comme d’abus et demanda l’appui de Louis XVI 2, et Vergennes écrivit aux trois baillis que le roi souhaitait les voir abandonner leurs démarches et manifester désormais la plus grande subordination à l’égard de leur supérieur 3. Rohan pouvait être satisfait: les décisions capitulaires ne risquaient plus de rencontrer d’opposition. Néanmoins il avait été obligé de demander au roi de France de mettre de l’ordre dans son Couvent, tout comme Pinto l’avait fait contre lui, ce qui avait, en son temps, suscité sa verve ironique. Mais, à situation égale, Pinto terminait alors son règne, tandis que lui, Rohan, ne faisait que le commencer.

les opérations du Chapitre général Il s’ouvrit le 24 novembre 1776. Le 29, les Seize législateurs étaient élus : le bailli de Guast pour la Langue de Provence le bailli de La Brillane le bailli de Chauvence, grand prieur Auvergne le commandeur de Lancôme le prince Camille de Rohan-Rochefort France le bailli de Tigné le bailli Vincentini Italie le commandeur Amalfitani le bailli Lores Aragon le commandeur Doz le bailli Hompesch Allemagne le commandeur de Thurn le bailli Zurita Castille le bailli Pereira le vice-Chancelier Guedes Angleterre le commandeur Tommasi (in partibus)

1. MAE; CP Malte 15, n° 202, des Pennes à Vergennes, Malte, 9 décembre 1776. 2. Ibid.; n° 213, Cibon à Vergennes, Paris, 5 janvier 1777. 3. Ibid.; n° 247, Versailles, 2 février 1777. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 218

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C’étaient, pour la plupart, des dignitaires plus jeunes, n’ayant eu que peu de liens (à part Guedes) avec les gouvernements précédents et qui jouèrent un rôle important dans le dernier quart de siècle de l’Ordre. En janvier 1777, les Seize avaient fini leur travail à la satisfaction relative de tous, ainsi que le Secrétaire de France, Seystres-Caumont l’écrivait à Cibon 1 : «Voilà notre chapitre général terminé et, malgré les protestants, malgré leurs adhérents et ceux qui n’avaient pu être du nombre des Seize, on est assez convenu qu’il y a beaucoup de lois sages et bien conçues». Il fallut attendre l’approbation du pape sur leur contenu pour que les ordinations générales pussent être publiées 2 : elles comprenaient 772 articles répartis en XXI titres. Contrairement à l’attente des Français, le Chapitre se posa davantage en réformateur moral de l’Ordre qu’en réformateur politique ou économique, et quand il le fit, ce ne fut pas dans le sens qu’ils souhaitaient.

Les réformes politiques En effet, les quelques articles «politiques» renforçaient les pouvoirs du Grand Maître et de son gouvernement. Ainsi, le Grand Maître pouvait désigner son Sénéchal à vie et il pouvait désormais disposer des clefs de la Ville, sans dépendre du Maréchal (IX, 5); le Conseil ne pouvait, par ailleurs, prendre aucune décision sur ses pouvoirs pendant un interrègne (IX, 8); en outre, le vice-chancelier assistait, de droit, à toutes les Commissions d’État (VII, 4). C’était, en fait, un dessaisissement de l’Ordre de ses pouvoirs sur la gestion de Malte au profit du Grand Maître qui apparaissait seul souverain. Rohan n’hésita d’ailleurs pas à se proclamer «Grand Maître de l’Ordre de St Jean et Prince de Malte» 3. Mais cette mainmise sur l’île ne procédait pas de l’intention absolutiste d’un Vilhena ou d’un Pinto. La révolte de 1775 avait montré les limites d’une direction collégiale et diluée en temps de crise, et son incurie en temps de paix, face aux problèmes d’une gestion quotidienne et des demandes de l’opinion. Cette réforme visait, à la fois, l’efficacité et le souci d’être plus proches des sujets maltais. En revanche, il n’y avait aucun article concernant les rapports entre le gouvernement magistral et les Langues. Néanmoins, la justice criminelle était modifiée pour garantir les justiciables de l’oppression 4, en «se conformant au système constamment reçu dans l’Europe de faire administrer la justice par des tribunaux composés de plusieurs membres formant une compagnie» (XIII, 8), et un Tribunal de l’Egard (dello Sguardio) était créé (VIII, 1-4) pour l’appel des sentences criminelles du Sacré Conseil.

Les réformes économiques En ce qui concernait la gestion économique de l’Ordre, une plus grande satisfaction était donnée aux revendications françaises, par l’introduction de plus de souplesse et un moindre pouvoir du Couvent par rapport aux Langues. Le titre

1. MAE; CP Malte 15, n° 217, Malte, 18 janvier 1777. 2. MAE; MD Malte 26, Ordinations du chapitre général célébré à Malte en l’année 1776, sous le magistère de S. A. E. Mgr de Rohan. 3. NLM; ARCH 6406, mémoire au Grand Inquisiteur. 4. MAE; CP Malte 15, n° 217, lettre citée. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 219

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XIV (des commanderies) ordonnait ainsi, la rénovation des terriers, la réévaluation des rentes, la récupération des biens usurpés ou simplement confiés, l’émutition des biens incultes ou de petit rendement à des chevaliers qui s’engageraient à les mettre en valeur; quant aux baux (titre XVII), les cas de résiliation étaient limités et possibilité était donnée, avec l’accord du pape, de les prolonger jusqu’à 99 ans, si la continuité d’exploitation était garante de la qualité du rendement. Enfin, aucun démembrement d’une commanderie n’était valable s’il n’avait reçu l’aval des assemblées provinciales des Langues concernées (XIV, 2). Malte se désengageait donc de la gestion foncière pour y cantonner les Langues et les commandeurs. L’Ordre semblait entériner et fixer juridiquement sa partition en deux; d’une part, une principauté aristocratique composée de membres de toutes les nations catholiques, jouant son rôle, sur la scène méditerranéenne – en tant qu’agent économique – et sur la scène européenne – en tant qu’agent diplomatique; et d’autre part, un corps de chevaliers voulant rester «nationaux», se chargeant de gérer (pour leur avantage certain) les biens-fonds de l’Ordre, au meilleur rendement possible, les finances de Malte en dépendant. Ce faisant, il s’engageait vers de nouvelles difficultés, car dans ses rapports avec les puissances, il avait jusqu’alors fait valoir ses services internationaux pour justifier ses demandes nationales, et vice versa; dans un temps où le joséphisme faisait école plus sûrement que ne l’avaient fait Pombal, Tanucci ou Choiseul, les États eurent tendance à céder à la tentation de pousser le raisonnement du Chapitre général jusqu’au bout et à considérer l’île et la principauté de Malte comme distinctes de l’ordre religieux et chevaleresque situé dans leur ressort. Contre toute attente, cependant, la plus grande partie des ordinations du Chapitre général portait sur une réforme morale de l’Ordre, faisant de cette assemblée la continuation de l’œuvre réformatrice voulue par Ximenes et non le levier politique qu’avaient imaginé, depuis des décennies, les trublions en tout genre.

Les réformes disciplinaires Les chevaliers étaient d’abord rappelés à leur obligation religieuse et à leurs obligations hospitalières. Le titre IV, De l’hospitalité, était l’un des plus longs (54 articles), rappelant par là, la fonction première de l’Ordre. Plusieurs articles concernaient le personnel médical, sa formation et sa qualification; mais d’autres organisaient le service de «Messieurs les malades», chaque Langue ayant son jour (ce qui était facilité par le fait qu’il n’y avait plus que sept nations); les chevaliers se voyaient rappeler l’interdiction de recevoir des présents (IV, 13); quant aux prieur et vice-prieur de l’Infirmerie, il était exigé d’eux de connaître plusieurs langues pour entendre les confessions des malades (IV, 23), le vice- prieur devant désormais être Maltais, en raison de l’évolution de l’Hôpital qui devenait de plus en plus «national» (IV, 24). Mais c’étaient surtout en matière disciplinaire que le Chapitre général s’était étendu, prouvant par là, si de besoin, que le mal était grand. Un tribunal chargé de connaître les dettes des chevaliers ou les emprunts qu’ils sollicitaient était mis en place «pour mettre un frein à la facilité... de se déshonorer et de se ruiner» (1, 16). Les duels, rixes, tumultes et séditions étaient interdits, tout comme les sorties de nuit, soit masqué ou déguisé en Ville, soit simplement hors de Ville 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 220

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(XVIII, 8, 9, 10, 11, 13, 21). L’interdiction des jeux de hasard était réitérée (XVIII, 18), et défense était faite aux chevaliers d’abriter chez eux, un délinquant (XVIII, 20), une femme de moins de 50 ans (1, 3) ou un(e) pupille mineur(e) (XVIII, 1). Toutefois, cette rénovation morale n’était pas composée que d’interdictions. En d’autres temps, les grands maîtres de Paule et Lascaris avaient fait aménager un mail, à Floriana, pour encourager les jeunes chevaliers à s’adonner au jeu de paille-maille 1 et les détourner d’occupations moins innocentes. Rohan était plus intellectuel et les deux premières ordinations des Seize portaient sur l’université des études 2 et le collège d’éducation, établi par Pinto (1, 1) et sur les enseignements conseillés de mathématiques pour la science militaire et l’art de la navigation (1, 2). En effet, lorsque les Jésuites furent expulsés, après la querelle de la dévolution de leurs biens, Pinto ne voulut pas que leur établissement d’enseignement s’interrompît. Les professeurs restèrent à leur poste et les directeurs jésuites furent remplacés par des Dominicains. Le 22 novembre 1769 furent créés l’Université et le Collège des études, le Recteur étant nommé par le Grand Maître, tout comme les chapelains conventuels qui avaient la charge du seul collège 3. Sous Ximenes, l’Université des études fut «taxée» d’une économie de 2 000 écus, ce qui fit chuter les salaires professoraux à 180 écus annuels : les professeurs étrangers démissionnèrent et ne restèrent que les moins cultivés, la plupart Maltais 4. Les Seize souhaitaient donc mettre fin à cette mise en sommeil de l’Université et décidèrent la création d’une bibliothèque publique (V, 153) composée des ouvrages tirés des dépouilles des chevaliers «pour procurer aux Religieux les moyens de se rendre utiles au service de la Religion et d’instruire ses vassaux de leurs vrais devoirs» 5. Les capitulants avaient, en effet, une idée utilitaire du rôle des études et, aux humanités enseignées par les Pères et maintenues sous Pinto, ils préféraient des disciplines plus proches de celles enseignées dans les écoles militaires, voulant ainsi porter au plus haut niveau la formation navale des jeunes chevaliers, déjà excellente de par les caravanes. Ces dernières faisaient d’ailleurs l’objet de plusieurs articles; nul ne pouvait plus les faire avant dix-huit ans et sans avoir séjourné au moins 6 mois en couvent (XII, 7, 10) et nul ne pouvait devenir commandeur s’il ne les avait pas effectuées avant 50 ans (XII, 18). Ces décisions voulaient éviter les deux situations extrêmes préjudiciables à l’Ordre : celle des très jeunes gens qui venaient suivre une formation puis quittaient l’Ordre, et celle des chevaliers qui voulaient tenir commanderie sans s’obliger à rien.

Les réceptions À elles seules, elles représentaient les 98 articles du titre II. Les réformes

1. C’est le pall-mall anglais, ancêtre du hockey. 2. Elle ne rouvrit que le 5 décembre 1778. 3. C. Testa, op. cit., p. 290. 4. P. Fava, op. cit., p. 46. 5. La Chambre du Trésor veilla jalousement à ce que cette bibliothèque reçût bien tous les livres, se chargeant elle-même de vendre les doubles. En 1778, lors de la réunion de l’ordre de St Antoine de Viennois à celui de Malte, elle exigea l’envoi du catalogue des bibliothèques antonines pour abonder celle de Malte des livres qui lui manquaient (NLM, ARCH 1580, f° 223, 30 octobre 1778). 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 221

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décidées traduisaient, certes de façon moins péremptoire, le souci des chevaliers, et notamment des Français, d’être plus stricts sur les preuves et d’être relativement malthusiens quant aux admissions. En revanche, une souplesse était introduite par des positions variables selon les Langues. Ainsi, les enfants illégitimes restaient exclus, mais une exception était faite pour les bâtards des rois et princes souverains, sauf pour la Langue d’Allemagne qui persistait à les ignorer (11, 7, 8); tandis que pour la Langue d’Italie, l’exercice d’un art mécanique n’était pas dérogeance (11, 34 à 44). Le prix des passages était augmenté 1 et les preuves étaient changées dans le sens voulu par les Français (11, 28): la noblesse acquise par l’armée ou la charge donnait la noblesse au fils; le petit-fils était gentilhomme et l’arrière-petit-fils gentilhomme de nom et d’armes. C’était ce dernier seulement qui pouvait être le bisaïeul de l’impétrant, à partir de qui se compteraient les quartiers. Cette réforme, qui comblait les vœux des Chapitres français, fut rejetée par Louis XVI 2 qui pourtant, avait accepté le doublement des preuves de l’Ordre de St Lazare. Il semble que le roi avait accepté, pour un ordre national, ce qu’il refusait pour un ordre à dimension «inter-nationale», à savoir l’exclusion des familles qui composaient le personnel politique de son royaume. En revanche, si l’exclusion des Juifs, Maranes ou Sarrazins était rappelée (11, 9), il était interdit (notamment à la Langue de Provence) de rechercher l’hébraïsme en dehors de l’arbre généalogique strictement nécessaire aux preuves. Enfin, aucun membre de l’Ordre ne pouvait plus être reçu, s’il était né hors des limites de sa Langue, à l’exception des six Maltais acceptés, à perpétuité, dans les trois Langues françaises (11, 12) et de sept chapelains conventuels, dans la Langue d’Italie, et nommés par le Grand Maître (11, 13); de plus, l’admission des servants d’armes était suspendue jusqu’à la réunion du Chapitre suivant. Ainsi l’Ordre, par l’ensemble de ces ordinations semblait vouloir réserver à un nombre de plus en plus restreint de chevaliers, les avantages de sa réforme économique; or, il établissait cette restriction sur un critère de naissance qui allait à l’encontre de l’évolution même de la noblesse et de celle des opinions, en général. Il tendait, par là, à apparaître le conservatoire de familles aussi illustres que désargentées, celles que l’on n’hésitait plus à appeler en Europe, à l’instar des républiques aristocratiques italiennes, la noblesse pauvre. Ce faisant, il commettait l’erreur d’un «transfert d’image»: la vieille milice chevaleresque de Pierre d’Aubusson ou Jean de la Valette, n’était plus qu’un couvent prébendé pour hobereaux, méprisant autant les nobles de robe que la roture. C’était, en ce dernier quart du XVIIIe siècle, une crispation exaspérée fâcheusement à contre-courant.

Les réformes financières C’étaient les plus importantes, parce que la raison même qui fit réunir le Chapitre général. Le titre V, Du Trésor, comptait à lui seul 158 articles. L’imposition extraordinaire de 122 000 écus d’or, établie par le Conseil le 3 octobre 1775, était confirmée (V, 1) et s’y ajoutait, en raison du déficit annuel,

1. Titre II, art 15 : 125 pistoles pour les chevaliers (75 seulement pour les Allemands), 200 pour les chapelains, 115 pour les servants d’armes, 33 pour les donats. 2. ANP; M 960, n° 259, Rohan à Breteuil, Malte, 13 janvier 1781. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 222

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la réévaluation de la somme globale due par les commanderies au titre des responsions, portée à 500 000 écus, répartis entre les Langues 1. Le Grand Maître, se voyait en outre, confirmé le droit de lever 500 000 écus de cuivre, en cas de siège (V, 5). Les responsions devaient désormais être payées en monnaie légale de chaque pays (V, 8), ce qui faisait disparaître le change aberrant en pistoles d’Espagne. Les pensions établies sur les commanderies étaient considérées comme des revenus normaux et, comme tels, contribuaient aux charges du Trésor (V, 7), ce qui avait pour effet de les rendre moins attractives et donc de moins obérer le revenu des commandeurs. Une longue série d’articles traitaient des dépouilles. En effet, bien que l’hoirie normale fût limitée au quint, bien des héritiers naturels captaient une grande partie de ce qui eût dû revenir à l’Ordre au titre de la dépouille, ce qui donnait lieu à des longs et coûteux procès. Les Seize firent donc un descriptif minutieux de ce qui ne pourrait plus désormais faire l’objet d’un contentieux, car compris, de droit, dans les 4/5e non disponibles, tels les vases sacrés et les bijoux, mais aussi les armes blanches, les chevaux et les voitures. Enfin, des économies étaient ordonnées. Ainsi, les chevaliers qui bénéficiaient d’un revenu égal ou supérieur à 2 000 écus par an, n’avaient plus droit aux tables. Mais, ce fut surtout en introduisant la rigueur dans les finances publiques que les capitulants espéraient redresser la situation. Bien avant les grands ministres des finances du XIXe siècle, ils décidèrent du principe de l’affectation budgétaire : les services ayant des recettes propres ou un revenu affecté ne pouvaient plus solder leurs dépenses sur le compte commun, le Grand Maître y compris (V, 128); quant aux agents de certains services (Artillerie, Arsenal...), ils se voyaient réduits au sort commun et leurs avantages étaient réservés au Commun Trésor (V, 105). Les Seize ne s’étaient donc pas contentés de quelques mesures de bon sens, jointes à une levée extraordinaire. Ils avaient eu la volonté de mettre en place une réelle pratique financière et budgétaire organisée. En imposant fortement les commanderies, plus fortement que ne l’avait décidé Ximenes, ils pensaient apurer le passif et repartir ensuite sur des bases saines, par une réévaluation des revenus, par la suppression de l’érosion des changes et par des mesures de rigueur budgétaire. Il s’agissait de faire du Commun Trésor l’instrument de gestion d’un gouvernement moderne à un moment du siècle où l’obsolescence des politiques financières des États servait de révélateur aux critiques sur les divisions et l’inégalité de la société.

La réforme financière et budgétaire Les ordinations du Chapitre général ne furent que le point de départ d’une politique générale de modernisation des pratiques budgétaires de l’Ordre. Rohan eut la sagacité de nommer comme Trésorier, le commandeur Jean de Bosredon de Ransijat 2, de la Langue d’Auvergne. Homme rude, hostile aux passe-droits et au laxisme financier, il était extrêmement critique à l’encontre

1. Titre V, art 3 : les trois Langues françaises en supportaient 47 % (Provence : 11 %, Auvergne : 6 France : 23 % avec 15 % pour le seul grand prieuré de France), la Langue d’Italie 16 %, celle d’Aragon 10 celle d’Allemagne 10 % et celle de Castille 17. 2. Né le 5 avril 1741, il avait été reçu le 10 juillet 1753. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 223

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de la dérive «réactionnaire» de l’Ordre; ami de Dolomieu, il prit souvent son parti, même contre le Grand Maître, mais sa rigueur fit merveille dans la mise en place d’un véritable plan comptable. En 1788, il publia un remarquable Bilan décennal 1, en français et en italien. Ses talents toutefois ne purent que permettre d’établir un véritable budget qui mit davantage en valeur la difficile situation financière, à laquelle Ransijat n’apporta que peu de solutions en raison de la situation internationale. En effet, les guerres et notamment celle d’Amérique, eurent pour résultat d’aggraver les économies des États qui décidèrent l’interdiction de sortie des capitaux. Dans le cas de la France, cela signifiait l’asphyxie de l’Ordre, et des négociations eurent lieu avec Vergennes qui aboutirent à un arrangement: Malte payait les frais de l’ambassade de France à Madrid et la France remboursait l’Ordre à Paris 2. Néanmoins si Ransijat ne fit pas de miracle, il réussit à rééquilibrer le budget de façon quasi continue et même à présenter un solde positif, peu important certes, mais non négligeable. De la formation du premier budget, en 1778, à la situation catastrophique de 1792, seules trois années furent déficitaires et le solde moyen positif des dix autres années avoisinait les 240 000 écus 3, comme le montre le tableau ci-joint.

ANNÉE RECETTE (en écus) DÉPENSES SOLDE 1778/79 1 314 209 1 091 288 + 222 921 1779/80 1 159 032 1 150 223 + 8 809 1780/81 1 225 778 909 907 + 315 871 1781/82 1 721 669 1 149 201 + 572 468 1782/83 1 136 737 1 246 699 - 109 962 1783/84 1 236 688 1 336 933 - 100 245 1784/85 1 496 162 1 220 545 + 275 617 1785/86 1 182 346 1 203 897 - 21 551 1786/87 1 366 729 1 115 300 + 251 429 1787/88 1 359 142 1 145 421 + 213 721 1788/89 1 204 335 1 299 164 + 59 869 1789/90 1 573 011 1 144 466 + 273 847 1790/91 1 466 744 1 248 681 + 218 063

Résumé depuis la formation du premier bilan (BNM; ARCH 871)

Le résultat fut que l’Ordre retrouva une fragile santé financière qui s’affermissait d’années en années, mais ne pouvait aucunement lui permettre de faire face à une situation extraordinaire.

1. NLM; ARCH 881 a. 2. ANP; M 966, Paris, 7 septembre 1781. 3. NLM; ARCH 871. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 224

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ENCAISSE (en ) CRÉDITS DÉBITS SOLDE ANNÉE (actif + recettes) 1777/78 2 204 655 2 166 920 1 665 912 + 2 705 663 1786/87 3 057 099 + 3 114 664 -1 891 407 + 4 280 356 1787/88 3 286 559 + 3 077 851 -1 870 332 + 4 494 078 1788/89 3 087 312 + 3 117 489 -1 866 682 + 4 338 129 1789/90 3 334 034 + 2 867 887 -1 758 812 + 4 443 109 1790/91 3 182 565 + 3 112 446 -1 957 812 + 4 337 199 Bilan comptable d’avril 1787 à mai 1791 (BNM; ARCH 871 a, 874) avec le rappel pour 1778 (BNM; ARCH 881 a) Le tableau ci-dessus montre, en outre, par le report du solde sur l’encaisse de l’année suivante, que les crédits inscrits n’étaient pas toujours honorés et que les recettes, notamment, ne rentraient pas régulièrement, puisqu’un million d’écus environ, manquait chaque année. Ransijat s’était donc engagé dans une œuvre de longue haleine, dans laquelle de petits bénéfices réguliers devaient permettre de consolider, à la longue, la situation financière de l’Ordre. Mais toutes les réformes, ordonnées par le Chapitre général, ou mises en place par le Trésorier, montraient que l’Ordre était arrivé au maximum de sa pression fiscale et qu’aller au-delà faisait courir le risque d’une opposition parmi les commandeurs. Aussi bien, pour augmenter les recettes sans augmenter le taux d’imposition, il fallait élargir l’assiette. L’une des conséquences de l’établissement d’un budget par Ransijat fut de conforter l’Ordre dans sa politique de recouvrement des biens aliénés ou d’acquisition de nouveaux biens, ce qui, par ailleurs, lui donna une image de rapacité.

Une politique expansionniste Rohan n’en fut pas l’initiateur. Pinto avait relancé l’affaire de Pologne, et ce fut sous Ximenes que furent soulevés les projets d’un établissement de l’Ordre en Bavière et de récupération de biens réguliers en France. Mais ce fut bien sous son magistère que toutes ces affaires furent résolues et qu’elles contribuèrent à augmenter l’animosité dans et contre la Religion.

L’affaire polonaise, suite et fin L’Ordre avait toujours été divisé sur l’utilité de réclamer l’ordination d’Ostrog ou d’en obtenir une contrepartie. Ce projet, que Fleury appelait «une affaire chimérique» 1, connut une opposition de la part de Ximenes qui se mua en acceptation au fur et à mesure de sa réussite : «L’affaire d’Ostrog d’abord tournée en ridicule, négligée, abandonnée et même contrariée, à présent applaudie, encouragée et suivie, au gré de ceux qui l’avaient entreprise et de celui qui la manie avec tant de dextérité» 2 écrivait Seystres-Caumont, en août 1774. La perspective d’un nouveau revenu pour le Trésor avait emporté toutes les réticences.

1. ANP ; M 959, n° 185, Fleury à Guedes, Paris, 10 octobre 1774. 2. Ibid.; n° 189, Seystres-Caumont à Fleury, Malte, 15 août 1774. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 225

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Toutefois, le nouveau grand prieuré de Pologne et Lithuanie ne réserva pas que des surprises agréables. Tout d’abord, il suscita une crise entre l’Empire et Malte, en raison de divisions au sein de la Langue d’Allemagne quant à l’opportunité de l’intégrer dans cette Langue. Cependant, le Prieur de Hongrie, le bailli Colloredo, ministre de l’Ordre à Vienne, n’y était pas défavorable et il obtint de Marie-Thérèse l’accord pour cette incorporation 1. Mais, à Malte, le Pilier de la Langue, le bailli Hompesch, poussé par son secrétaire, l’abbé Boyer, tracassier patenté, s’y opposa car «ces essaims de chevaliers et religieux polonais priveraient des charges et des emplois les chevaliers et autres religieux de la Langue d’Allemagne» 2. Les Allemands réagissaient alors comme les Français et ne voulaient pas partager les biens ou charges de leur «nation» avec des étrangers, fussent-ils Frères. L’affaire se greffa sur d’autres griefs et empoisonna les relations entre Marie-Thérèse et Rohan jusqu’à une solution générale, le projet ayant même été formé de rattacher le nouveau Prieuré à la Langue d’Auvergne! Puis, ce furent les difficiles rentrées des responsions. De septembre 1774 à mars 1780, le Grand Prieuré polonais devait 144 000 florins; il n’en avait versé que 30 000 à Sagramoso, lors de l’érection et seulement 12 000, soit l’équivalent d’une année, furent envoyés à Malte. Ce ne fut qu’en 1780 que la dette fut entièrement soldée 3. Enfin, ce fut l’intégration pure et simple des structures et des agents de l’Ordre en Pologne, dans le réseau diplomatique français, cette qualification recouvrant les renseignements, dans une région européenne extrêmement sensible. En mars 1787, c’était un Français, chambellan du roi de Pologne, mais de surcroît commandeur de l’Ordre de Malte (il était fondateur d’une commanderie de juspatronat), le commandeur de Maisonneuve de Crony, qui fut nommé chargé des affaires de l’Ordre dans la Pologne agonisante 4. Rohan, officiellement, le conviait à «démêler les intrigues sans y prendre part» et, comme pour son prédécesseur Sagramoso, de se concerter toujours avec le prélat Ghigiotti, homme de confiance du nonce apostolique. En fait, il s’agissait d’un agent double, en ce sens qu’il était employé conjointement par l’Ordre et Versailles, mais en réalité, seule la France dirigeait ses activités, essentielles alors que Catherine II, alliée de Joseph II, s’apprêtait à fondre sur la Turquie. Rohan envoya alors des Instructions officielles à Cibon, le secrétaire de l’ambassade à Paris et qui jouait le rôle d’agent personnel du Grand Maître auprès de l’administration française, ce, à l’insu de son propre ambassadeur: «Notre système dans la guerre qui se prépare, comme dans toutes celles qui ont précédé,

1. ANP; M 972, n° 106, lettre de l’auditeur Menville, Malte, 22 juin 1778. 2. ANP; M 1003, n° 50, mémoire en défense de Hompesch, 5 février 1776. 3. ANP; M 972, n° 155, Ferguson Tepper, agent de Malte et trésorier de l’Ordre en Pologne, au prince Solkonsky, Varsovie, 28 octobre 1780. 4. Ibid.; n° 167, 5 mars 1787. Maisonneuve prit part à la guerre russo-turque dans l’armée de Roumiantsov. Il prit ensuite du service en Pologne où, à l’érection du grand prieuré, il fonda une commanderie de juspatronat dont le capital fut déposé à l’Université de Malte. Rohan le nomma, en même temps, chargé d’affaires à Varsovie et à Berlin, puis, plus tard, ambassadeur extraordinaire auprès de Catherine II. Il passa ensuite au service de la France; Louis XVI le nomma résident à Stuttgart, mais il vécut en Suisse où il joua un rôle d’agent pour le Grand Maître pendant la Révolution. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 226

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est d’une neutralité absolue; mais ce système qui tient à notre constitution autant qu’à notre existence politique, n’empêche pas que nos opérations, nos projets, notre vœu le plus cher, ne soient inébranlablement fixés sur les résolutions du Cabinet de Versailles qui forme notre unique boussole» 1. L’Ordre avait dépassé le stade de protectorat pour devenir la couverture des services de renseignements français et le grand prieuré de Pologne continuait à servir de prétexte à des opérations inavouées. En effet, Rohan continuait en l’informant qu’il lui transmettait le chiffre secret français qui lui avait été remis pour toutes ses relations avec Maisonneuve dont «l’opinion [était] entièrement subordonnée aux vues de la Cour de France» et il ajoutait : «Si, aux affaires étrangères, on jugeait à propos de le changer ou de nous en indiquer un second, vous prendriez sur cela les informations convenables, en demandant avec insistance que personne ne soit instruit de notre correspondance, sans excepter même le chevalier de Caumont». On voit là que Rohan, entièrement soumis à la France, ne voulait pas que cet engagement, s’il venait à être connu, pût être préjudiciable à l’image de neutralité de Malte et, par là, à l’Ordre. Il est remarquable qu’il voulût même en excepter Seystres-Caumont 2 qui remplissait alors les fonctions de Secrétaire de France auprès du Grand Maître, et d’Homme du Roi à Malte, alors que «l’ambassadeur» de France dirigeait ainsi toutes les affaires, sauf celles d’Italie et d’Espagne. Jusqu’à la fin de la royauté française, les intérêts polonais de l’Ordre furent donc utilisés par la France, comme observatoire des menées russes. L’Ordre s’avérait ainsi, dans l’Est européen, comme Malte en Méditerranée, l’un des pions de la diplomatie française contre l’expansionnisme de la tsarine. La France admettait volontiers qu’il retirât des avantages financiers, mais veillait à ce que les relations ne fussent pas poussées trop loin, par crainte d’un «retournement» de Malte qui deviendrait alors un pion du jeu russe contre la France.

La Langue anglo-bavaroise À différentes époques, les souverains bavarois avaient souhaité associer l’Ordre de Malte à leur noblesse. En 1773, ils eurent le projet de fonder un prieuré et quelques commanderies par la sécularisation de cinq monastères de religieuses. En dépit de l’intervention de Versailles, Rome avait refusé que la négociation fût poursuivie 3. En 1779, le bailli de Flachslanden 4, lors de séjours à Munich, reprit la négociation. L’Electeur Charles-Théodore 5 pensa qu’il serait plus facile d’établir les commanderies sur une imposition de 150 000 florins sur le Clergé de Bavière. Rome l’approuva, mais les prélats bavarois s’y refusèrent. Enfin, on trouva un compromis à la suite de la suppression des Jésuites:

1. ANP; M 968, n° 101, 29 octobre 1787. 2. Olivier Eugène françois de Seystres-Caumont, né le 6 septembre 1739 et reçu dans la Langue de Provence le 15 janvier 1746. 3. MAE; CP Malte 18, n° 53, Tableau raccourci de la négociation de Bavière, Paris, 7 juin 1782. 4. Les Flachslanden était une très ancienne famille d’Alsace, installée à Bâle, dès le dixième siècle. Leurs liens avec les Sulzbach et les Deux-Ponts en faisaient des interlocuteurs essentiels pour les affaires de Bavière. 5. De la famille de Sulzbach, il succéda au dernier Wittelsbach, Maximilien-Joseph III. Il régna de 1779 à1799. En 1778, il fut contraint par l’Autriche à renoncer à sa couronne, mais son neveu et héritier Maximilien de Deux-Ponts protesta contre cette renonciation; après la guerre de succession de Bavière (1778-79), l’Electeur conserva ce pays, en plus des duchés de Berg et de Juliers. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 227

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leurs écoles furent confiées au Clergé et leurs biens furent destinés à l’ordre pour former deux dignités (un Grand Prieuré et un Grand Bailliage) et vingt-huit commanderies (dont quatre de conventuels). C’était alors, en Bavière, la fin du triomphe de l’Aufklärung. En 1776, Adam Weishaupt 1 avait formé une société secrète, l’Ordre des Perfectibilités ou des Illuminés (Aufklärer), fer de lance de la lutte anticléricale et surtout anti- monastique et anti-jésuitique; mais l’immixtion des Illuminés dans les affaires politiques commençait à les faire trouver encombrants, autant à l’Electeur qu’aux francs-maçons, et ils finirent par être interdits en 1784. Or, de nombreux acteurs de la vie politique bavaroise avaient été et étaient séduits par l’idée d’une société secrète, parasitant les pouvoirs pour se rendre universelle, sorte de jésuitisme anticlérical, selon Weishaupt. La secte était trop circonscrite et donc, pour cela, il lui fallait utiliser des vecteurs. La franc-maçonnerie fut choisie, mais cela échoua. L’un des Illuminés n’était autre que le comte Henri de Kolowrat, grand prieur de Bohème qui, quelques années plus tard, fédéra dans une loge, cette fois maçonnique, des maçons véritables et des personnes appartenant à des système différents 2. Or, l’une de ces personnes était l’évêque Hoefflin, qui joua un rôle dans l’érection du prieuré bavarois, puis, plus tard dans l’élection du successeur de Rohan 3. Bien que, naturellement, aucun document ne puisse apporter la preuve de cette hypothèse, il n’est pas invraisemblable de penser que dans l’affaire des commanderies bavaroises, certaines personnes qui appartenaient alors aux Illuminés, n’aient voulu faire de l’entrisme. Leur passage postérieur dans la franc-maçonnerie, soit que leurs détracteurs l’aient confondue avec l’Illuminisme, soit que leur «conversion» ne les ait pas purgé de leurs visées premières, contribua, entre autres, à forger, plus tard, la thèse du complot maçonnique destructeur de l’Ordre. La proposition bavaroise fut accueillie favorablement, mais avec circonspection. Le premier projet semblait plus attrayant, car la dévolution des biens des Jésuites paraissait une opération «d’une valeur beaucoup moins considérable» qui nécessitait un examen pour savoir si l’avantage était «plus réel que ceux qu’ont résulté jusqu’ici des acquisitions que nous avons faites, lesquelles en excitant l’envie de certains corps, nous sont jusqu’à présent très onéreuses» 4. Seystres-Caumont résumait bien les diffi-

1. Adam Weishaupt (1748-1822) organisa sa secte sur le plan de la Société de Jésus dont il avait été l’élève. En 1777, pour promouvoir les Illuminés, il adhéra à la franc-maçonnerie, pensant que le greffon étoufferait la plante. Le Couvent maçonnique de Wilhemsbad, en 1782, qui vit la lutte entre les libéraux et les mystiques, marqua le début de la fin pour les Illuminés. Néanmoins, il réussit à fédérer tous les opposants à Charles-Théodore, tels Goethe, Dalberg ou Kolowrat. Il ne laissa pas insensible certaines loges lyonnaises, abondamment peuplées de chevaliers de Malte, qui étaient attirées par les expériences «mystiques» du messmérisme, de l’écriture automatique ou de Cagliostro. Voir Alice Joly: «Un mystique lyonnais ...», pp. 205- 207. 2. Voir sa lettre à la Grande Loge d’Angleterre, en date du 11 août 1788, citée par Caywood, Freemasonry and the Knights of Malta. 3. A l’annonce de l’agonie de Rohan, Hoefflin réunit les chevaliers bavarois pour qu’ils soutinssent Hompesch. Selon le bailli de la Tour du Pin, pourtant maçon lui aussi, les illuminations de l’Auberge de Bavière, à l’occasion de l’élection de Hompesch (originaire de Juliers et donc sujet de l’Electeur-duc) furent un objet de scandale par la profusion des symboles et signes maçonniques. 4. MAE; CP Malte 17, n° 267, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 24 novembre 1787. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 228

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cultés que craignaient Malte: une mauvaise affaire financière, une excitation supplémentaire de la jalousie du Clergé, des dissensions au sein du Couvent. Le rejet, par la Langue d’Allemagne, du prieuré de Pologne, fit craindre à Rohan une semblable issue et il imagina de revivifier la Langue d’Angleterre en lui incorporant le prieuré bavarois, sous la forme d’une Langue anglo-bavaroise, ayant un Pilier commun exerçant toujours les fonctions de Turcopilier 1. Ceci avait «l’avantage de ne pas toucher à la constitution primitive et de donner à la noblesse bavaroise toutes les prérogatives d’un ancien établissement» 2. Vienne et Versailles consultées, ayant donné leur accord et l’Electeur en ayant accepté le principe, il n’y avait plus de raisons que les tractations ne fussent pas rendues publiques. Le 14 mars 1782, le comte Minucci, plénipotentiaire de l’Electeur, le baron de Vieregg, le prélat-conseiller Hoefflin et le bailli de Flachslanden arrivaient à Malte. Le 26 mars, le Conseil d’État était informé par Rohan des projets de traité et de bulle pontificale : création de deux dignités et vingt-six commanderies; responsions fixées à 10 % du revenu net des charges; limitation des réceptions aux seuls nobles nés dans le ressort de la Langue; preuves d’admission établies sur le régime de la Langue d’Allemagne; réservation à l’Electeur des premières nominations aux dignités; franchises et exemptions reconnues aux biens de l’Ordre, mais ces ci-devant biens ecclésiastiques étant autrefois imposés, la caisse priorale devait payer l’équivalent de l’impôt ecclésiastique au ministre électoral. Le 9 avril 1782, les Commissaires chargés du rapport au Conseil, conclurent à l’acceptation. En 1784, les bulles d’érection ayant été publiées, la nouvelle Langue s’installa à La Valette, dans le quartier de l’ancien ghetto, face au fort St Elme, dans le palais construit par Carlo Gimach, en 1696, pour le futur grand maître Zondadori. Rohan écrivit alors à George III pour l’informer de cette incorporation dans une Langue «qui n’avait jamais cessé d’être dans l’Ordre de Malte»; il en reçut une réponse plus que courtoise, assurant l’Ordre de son intérêt 3. Conformément aux craintes de Seystres-Caumont, la création de la nouvelle Langue n’apporta pas un appoint substantiel aux revenus de l’Ordre. De 1784/85 à 1790/91 (à l’exception de l’année 1788/89 qui vit un rappel d’arriérés), les responsions de la Langue anglo-bavaroise représentèrent 0,87 % de la somme totale des responsions; avec la suppression des Langues françaises ce taux passa à 2,7 % 4. De même, les difficultés que cette nouveauté suscita furent à la hauteur de ses appréhensions. Il y eut d’abord l’opposition de Maximilien de Deux-Ponts 5 qui estimait que

1. Ibid.; n° 228, dépêche secrète de Rohan à Breteuil, Malte, 25 août 1781. 2. ANP; M 960, n° 317, Rohan à Breteuil, Malte, 3 octobre 1781. 3. ANP; M 943, n° 276, George III à Rohan, St James, 18 juillet 1783. 4. NLM; ARCH 897 (Langue anglo-bavaroise) et ARCH 871 à 876. 5. MAE; CP Malte 18, n° 109, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 13 décembre 1782. Maximilien-Joseph, prince de Deux-Ponts-Birkenfeld (1756-1825), colonel du régiment d’Alsace, au service de la France (1782-1789), devint duc de Deux-Ponts en 1795, à la mort de son frère Charles II, puis électeur de Bavière, duc de Juliers et de Berg, en 1799, à la mort de son oncle, Charles-Théodore. Il devint roi de Bavière par la volonté de Napoléon, sous le nom de Maximilien Ier; une de ses filles épousa Eugène de Beauharnais, une autre l’Empereur FrançoisII. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 229

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son oncle n’avait pas assez tenu compte des intérêts de l’État. Vergennes, maintes fois sollicité par Rohan, refusa d’intervenir auprès d’un prince francophile (appelé à succéder à un Electeur qui ne l’était pas) pour ne pas l’irriter 1. Il y eut ensuite le long refus du pape d’entériner cette création, au motif que les biens de l’Ordre ne pouvaient être, même de façon détournée, imposés comme des biens ecclésiastiques. Pie VI qui n’avait, au départ, aucun a priori, avait été manœuvré par l’ambassadeur de l’Ordre à Rome, le bailli de La Brillane 2 qui correspondait avec le parti anti-bavarois de Malte. Alors que Rohan, en difficulté à Malte, avait voulu soumettre le bref d’acceptation directement au pape, La Brillane induisit Pie VI à exiger l’aval préalable du Sacré Conseil. Le retard accumulé devenait insolent pour l’Electeur palatin et Rohan, fort judicieusement, dessaisit La Brillane du suivi de l’affaire et la confia au propre ministre électoral, agacé qu’il était de donner le spectacle «d’intrigues si indécemment protégées par les propres ministres de l’Ordre» 3. Il y eut enfin l’opposition de la Langue de Provence lorsque le bailli de Vieregg, fils du Premier ministre bavarois, qui présidait la nouvelle Langue, décida d’inspecter les gardes, en tant que lieutenant du Turcopilier. Des Pennes, Pilier de Provence, estima que les prééminences de sa Langue étaient atteintes et au lieu de s’en plaindre au Grand Maître, suscita, en août 1784, une ébullition parmi ses jeunes chevaliers qui allèrent jusqu’à refuser que Rohan intervînt et même à lui demander des explications. Le Grand Maître dut, une fois encore, recourir à Vergennes pour ramener l’ordre parmi les Provençaux 4. Au total, les inconvénients s’avéraient plus importants que les avantages retirés de la création de la nouvelle Langue. L’Ordre n’y avait vu qu’un moyen d’accroître ses revenus : le résultat fut bien piètre. Il avait cependant contribué à cimenter les États des Sulzbach en créant une entité juridique qui les unifiait. La France ne pouvait qu’y être favorable, même si elle n’avait aucune sympathie pour Charles-Théodore, sachant qu’un jour ou l’autre, Maximilien de Deux-Ponts régnerait sur cet ensemble de pays catholiques de l’Allemagne du Sud. En fixer la noblesse dans une Langue qui lui fût propre, c’était la détacher de la Langue d’Allemagne où prédominait l’Autriche et c’était créer, sur la rive droite du Rhin, un contrepoids ami, sinon client, aux visées des Habsbourg, des Hanovre ou des Hohenzollern. Une fois encore, les petites causes de l’Ordre s’intégraient dans de grands effets diplomatiques. Une fois encore aussi, la moindre innovation suscitait des effets délétères à Malte. Tout en relativisant ce que l’Illuminisme a pu avoir d’importance dans l’histoire de l’archipel, la présence, ne serait-ce que d’une dizaine de ses affidés au sein d’un corps d’une centaine de chevaliers n’a sans doute pas été sans écho, notamment sur la franc-maçonnerie existant déjà dans l’Ordre. Plus graves, bien que plus puériles, furent les disputes de préséance entre des Pennes et

1. ANP; M 968, n° 19, Cibon à Rohan, Paris, 10 octobre 1785. Compte-rendu d’une conférence avec Vergennes. 2. Henri François de Guiran la Brillane était né le 11 septembre 1727 et avait été reçu dans la Langue de Provence le 19 octobre 1743. 3. Ibid.; n° 7, Loras à Cibon, Malte, 21 mai 1785. 4. MAE; CP Malte 19, n° 89, lettre autographe de Rohan, 30 août 1784. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 230

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Vieregg; sans s’en rendre compte, les chevaliers jouaient une pantalonnade avec comme spectateurs affligés ou réjouis, selon, les gouvernements européens qui n’attendaient désormais plus rien de l’Ordre. Rohan, par sa faiblesse et ses perpétuels appels au secours à Vergennes, détruisait l’image qu’il se forgeait en voulant réformer et restaurer l’Ordre et Malte.

Les occasions françaises La Maison-Dieu de Montmorillon Il s’agissait de biens situés à Montmorillon en Poitou 1 qui avaient appartenu, au XIIe siècle, à l’Ordre du Saint-Sépulcre. Or, en 1486, le pape Innocent VIII avait incorporé cet ordre à celui de St Jean de Jérusalem et Rhodes. Cette bulle fut successivement confirmée, par les papes, en 1489, 1505, 1539 et 1560 et par François Ier en 1526, mais déclarée abusive en 1547 par le Parlement de Paris. En 1611, le confesseur de Marie de Médicis qui appartenait à la congrégation des Ermites mendiants de Bourges, obtint du roi, un brevet confirmé par Paul V, le nommant prieur de Montmorillon. La Maison-Dieu et ses commanderies passèrent alors à cette congrégation. En 1646, l’Ordre de Malte introduisit sa première instance en Parlement pour récupérer les biens, mais l’affaire se termina par une transaction 2. Or, en 1664, Louis XIV confia à l’Ordre de St Lazare, outre l’administration des léproseries (objet de sa création au XIIe siècle), celle des hôpitaux et maisons- Dieu du royaume 3, ce qui rendait cet Ordre apte à récupérer Montmorillon. Mais en 1693, le roi changeait de politique. Devant le caractère hétéroclite de ces ordres nationaux, deux édits successifs réduisirent leur fortune, l’un pour en affecter une partie à un vaste réseau hospitalier que le monarque mettait en place, l’autre pour en affecter une autre part aux pensions accordées aux vétérans, dans le cadre de l’Ordre de St Louis, alors créé. En 1757, le purgatoire dans lequel Louis XIV avait laissé les Ordres de St Lazare et de Notre-Dame du Mont-Carmel se termina. Louis XV en fit de véritables ordres chevaleresques avec preuves de noblesse à l’admission et, le 26 février de cette année-là, il choisissait son second petit-fils, le duc de Berry, comme Grand Maître de cet ordre. Le futur Louis XVI n’avait que trois ans et le comte de Saint- Florentin, futur duc de La Vrillière, fut nommé administrateur de ces ordres. En 1769, l’Ordre de Malte, sur les instances de la Langue de France, chargea son ambassadeur, Fleury, de récupérer les biens de Montmorillon. Or, à la même époque, le Clergé et l’Ordre de St Lazare s’étaient aussi lancés dans la récupération de biens usurpés, ce qui donnait lieu à de multiples procès. Dans l’affaire de Montmorillon, les trois parties étaient prenantes et le Clergé n’était pas le moins acharné. Louis XV obtint alors de Clément XIV une bulle sécularisant (1772) les Ordres de St Lazare et de Notre-Dame du Mont-Carmel 4 ce qui eut pour effet de calmer

1. Aujourd’hui chef-lieu d’arrondissement du département de la Vienne. 2. ANP; M 912, n° 1, Relation faite au Grand Maître par les Procureurs du Vénérable Commun Trésor. 3. De Langle et de Tréourret de Kerstrat, Les Ordres de St Lazare de Jérusalem et de Notre- Dame du Mont-Carmel, Paris, SRHN, 1992, pp. 23-25. 4. Militantium ordinum institutio du 12 décembre 1772, enregistrée au Parlement de Paris le 23 février 1773. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 231

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la querelle avec l’Eglise. Un concordat fut alors passé entre l’Ordre de St Lazare et le Clergé de France, en 1773, par lequel cet ordre renonçait à toute acquisition ou récupération, moyennant une rente de 100 000 livres de la part du Clergé. Il faisait néanmoins une exception, pour la part de son ancien patrimoine détenu par l’Ordre de Malte et sur laquelle il maintenait ses prétentions 1. Le Conseil de l’Ordre de Malte à Paris était dirigé par Taboué, l’un des quatre plus fameux avocats de la capitale. Sur ses conseils, un accord fut proposé à l’Ordre de St Lazare : toute récupération de biens de sa part entraînait pour lui une demande préalable au Clergé de France; or, l’Ordre de Malte pouvait récupérer de nombreux biens canoniquement, c’est-à-dire par bulles pontificales qui n’avaient à être approuvées que par le Roi, sans avis du Clergé de France. En décidant, par traité entre les deux Ordres, de n’avoir aucune prétention sur leurs biens respectifs et de se partager tous ceux récupérés sur des tiers, et en ayant la précaution «indispensable de ne laisser pénétrer aucune espèce de liaison entre les deux ordres pour éviter scrupuleusement tout ce qui pourrait faire soupçonner ce projet de partage» 2, l’Ordre de St Lazare faisait l’économie de la démarche d’accord. Ainsi, à l’occasion de la récupération de la Maison-Dieu de Montmorillon, l’Ordre de Malte mit en place un système à récupérer les biens qui faisait reposer son efficacité sur son caractère «inter-national» et relevant immédiatement du pape; par des procédures canoniques ultramontaines, il bernait et lésait dans ses espérances, un Clergé de France des plus gallicans. C’était vouloir susciter beaucoup de haine pour ne récupérer que la moitié de biens-fonds et de revenus dont la valeur était mal connue. Pour arriver à ses fins et emporter l’accord de l’ordre de St Lazare, Malte ne regarda pas aux procédés. Cibon, secrétaire de l’ambassade de Paris, écrivit secrètement au Grand Maître et au vice-chancelier 3 que l’administrateur de St Lazare, le duc de La Vrillière avait une maîtresse, une certaine dame Sabotin, depuis peu marquise de Langeac, qui avait demandé la grand-croix au chevalier de Saint-Sulpice. Cibon reconnaissait que «pareille prostitution de notre décoration la plus honorable révolterait tout le monde», mais il proposait d’intéresser autrement la dame. Aussi, le 10 avril 1773, Ximenes écrivit à la marquise de Langeac que si l’Ordre de Malte récupérait les biens de Montmorillon, il réserverait deux des commanderies pour ses fils qui seraient reçus chevaliers avec tous les brefs de grâce nécessaire 4. Le 21 septembre 1774, un brevet royal faisait don de Montmorillon à l’Ordre de Malte, avec la réserve expresse du droit d’opposition des Ermites mendiants de Bourges 5.

1. ANP; M 1003; n° 18, 12 septembre 1786. 2. ANP; M 912, n° 30, Observations, 1772. 3. Ibid.; n° 35, 1773 (mars?) 4. Ibid.; n° 36. 5. En 1780, les Augustins de Bourges firent appel. Le mémoire en défense (ANP; M 912, n° 110) fut annoté par neuf avocats spécialistes du droit ecclésiastique qui conclurent tous au bon droit de l’Ordre. L’un d’eux était Armand Gaston Camus qui joua un rôle moteur contre l’Ordre à la Constituante. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 232

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L’Ordre de Saint-Antoine de Viennois Ce fut une bien plus grosse affaire mais qui parut, au départ, plus facile à l’Ordre qui avait rôdé sa technique dans la récupération précédente. Les Chanoines réguliers de St Antoine avaient été fondés en 1070, par un gentilhomme dauphinois qui les installa près de Vienne, à St Didier, où avaient été transportées les reliques de St Antoine, ermite. Leur vocation était de soigner les malades atteints du mal des ardents ou feu St Antoine 1. Cet ordre était disséminé un peu partout en Europe, mais les guerres de religion le ruinèrent et son établissement principal était en France où la plupart de ses commanderies avaient été usurpées par des confréries de pénitents ou par des villes. Louis XIV songea à l’unir à l’Ordre de St Lazare. En 1768, Louis XV interdit que des étrangers fussent admis à des commanderies françaises et cet ordre fut ainsi frappé à mort, si bien que dans les années 1770, il ne comptait plus que 217 religieux 2. Or, à la fin du règne de Louis XV, le gouvernement mit en place une commission pour la réforme des maisons religieuses, la Commission des Réguliers 3, présidée par le cardinal de la Roche-Aymon. Il s’agissait de regrouper, en fonction des similitudes, soit de règles, soit de vocation, des ordres-croupions et de les agréger à des ordres plus puissants; c’était notamment le cas des ordres hospitaliers pour lesquels Malte et St Lazare avaient des droits identiques. En 1768, l’Ordre de St Antoine, conscient de sa faiblesse et de l’imminence de sa disparition, décida, à l’unanimité de son chapitre, la réunion avec l’Ordre de St Lazare 4. Le bureau des affaires religieuses, consulté par Choiseul 5 refusa l’union et exigea que l’Ordre réunît un chapitre général pour élire un abbé général 6. En 1769, l’Ordre de St Lazare demanda à nouveau la réunion, mais la Commission des Réguliers trouva un nouveau prétexte pour la refuser. L’affaire traîna jusqu’au concordat de 1773 entre l’Ordre de St Lazare et le Clergé de France qui suscita la contre-attaque de l’Ordre de Malte. Ximenes attacha beaucoup de prix à cette récupération de biens et chargea son ambassadeur de faire des propositions à Monsieur, en tant que Grand Maître de St Lazare : une grande commanderie lui reviendrait et plusieurs autres à ses chevaliers 7. Provence fit connaître son intérêt pour une telle proposition, réclama la plus grande discrétion pour ne pas indisposer le Clergé et fit savoir que plutôt que de partager les biens en nature, il préférait une pension de 100 000 livres et le tiers des revenus de Montmorillon 8.

1. Ce mal était dû à l’ingestion de l’ergot du seigle (maladie cryptogamique de cette céréale). Il se traduisait soit par des gangrènes des membres et des ulcérations, soit par des convulsions épileptiformes avec sensation de feu intérieur et hallucinations (l’ergot produit de l’acide lysergique ou L.S.D.). Matthis, dit Grünewald, en a rendu toutes les formes dans sa célèbre Tentation de St Antoine exposée à Colmar. 2. BNF; Joly de Fleury 484, n° 11, mémoire historique sur l’Ordre de St Antoine de Viennois avec une consultation touchant à la réunion de cet Ordre à celui de Malte. 3. Voir Pierre Chevallier, Loménie de Brienne et l’Ordre monastique (1766-1789), Paris, Vrin, 1959/60, 2 vol; plus précisément, tome I, livre III, 259-335. 4. ANP; M 913, n° 2, le prieur de Lyon au supérieur, Lyon, 16 avril 1768. 5. MAE; CP Malte supplément 4, n°1,Choiseulàl’archevêque de Toulouse,Versailles,9 juillet 1768. 6. Ibid.; n° 4. 7. Ibid.; n° 8; Malte, 27 février 1774. 8. Ibid.; n° 19 et n° 20, Paris, 24 juillet 1774. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 233

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Cet accord préliminaire permit au bailli de Fleury de déposer officiellement la demande de récupération de l’Ordre de St Antoine (qui avait été préalablement alléché par diverses promesses) au nom de l’Ordre de Malte. Provence annota personnellement le mémoire remis à Vergennes 1 qui saisit immédiatement le cardinal de la Roche-Aymon 2. L’Ordre de Malte travailla aussitôt aux propositions d’union avec St Antoine: le Grand Maître de Malte deviendrait aussi Grand Maître de St Antoine de Viennois, l’abbé général de St Antoine serait grand-croix de Malte, les Antonins deviendraient chapelains conventuels et, concession importante, les prêtres seraient nommés par l’ordinaire, Malte payant les portions congrues sur le pied de l’édit général 3. Le 15 avril 1775, l’Ordre de St Antoine de Viennois et l’Ordre de Malte signaient le traité préalable d’union. Quand tous crurent l’affaire terminée, les difficultés soulevées leur prouvèrent qu’elle ne faisait que commencer. Tout d’abord, le Clergé de France s’opposa à la réunion et mit, comme condition au vote du don gratuit, l’abandon par le roi de son acceptation. En effet, le revenu de St Antoine était évalué à 227 000 livres; si la réunion ne se faisait pas, biens et revenus tomberaient en déshérence et seraient donc récupérés par le Clergé pour abonder les menses épiscopales, les revenus des séminaires, des hospices ou des écoles. L’exemple venait, en effet, d’en haut; à l’annonce par Louis XVI de la réunion des deux ordres, les États qui abritaient des commanderies de St Antoine s’empressèrent de se les attribuer 4: le grand-duc de Toscane, le roi de Sardaigne 5 et même le pape 6 décidèrent d’affecter ces biens à des fondations utilitaires. Louis XVI refusa la pression du Clergé, mais demanda à Malesherbes, ministre du département de Paris et de la Maison du roi, «le magistrat du plus haut crédit que la France connût alors» 7, un rapport sur la destination des fondations hospitalières de St Antoine. Une des idées premières avait été de faire de l’abbaye de St Antoine ce que l’école de Sorèze, «centre d’une éducation distinguée»8 était pour la congrégation de St Maur. Mais Malesherbes dont l’indépendance d’esprit était notoire, préféra proposer de les faire affecter «à une hospitalité jusqu’alors

1. Ibid.; n° 21 : «je recommande ce mémoire à M. de Vergennes et je le prie de porter le roi d’être favorable à l’Ordre de Malte. Louis Stanislas Xavier». 2. Ibid.; n° 26, Vergennes à La Roche Aymon, Compiègne, 18 août 1774. 3. BNF; Joly de Fleury 484, n° 11, mémoire cité. 4. ANP; M 915 n° 65 à 95. Dans le royaume de Sardaigne, il y avait les commanderies de Turin et de Chambéry (15 000 livres de revenus environ); en Toscane, la commanderie de Florence (6 000 livres); dans les États pontificaux, les commanderies de Rome (2 000 livres) et d’Avignon (1 700 livres). 5. MAE; CP Malte supplément 4, n° 41, Mémoire de l’Ordre de St Antoine de Viennois au roi, 1775. 6. Ibid.; n° 67, Bernis à Vergennes, Rome, 26 juillet 1775. Le pape, considérant que le roi de Sardaigne avait réuni les biens de St Antoine à l’Ordre de St Maurice, souhaitait affecter ceux de son ressort à l’Académie pontificale. 7. ANP; M 1003, n° 18, pièce citée. 8. MAE; CP Malte supplément 4, n° 6, Mémoire servant d’instruction pour le chapitre de St Antoine, émanant des services de Choiseul (1768 ?) 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 234

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inconnue, c’est-à-dire à un secours général pour les insensés et les épileptiques» 1. Bien avant les aliénistes du début du XIXe siècle, en se référant à un des syndromes du mal des ardents, Malesherbes entrevit la possibilité de créer une filière hospitalière purement psychiatrique. Ce projet parut ruineux à Malte et «renversait tous les engagements, toutes les intelligences prises et détruisait particulièrement les vues de S.A.R. Monsieur» 2, car, non content de disposer des biens de St Antoine, le ministre proposait de supprimer l’Ordre de St Lazare et de confier l’administration de l’ensemble des biens hospitaliers aux Petits Frères de la Charité ou aux Sœurs de St Vincent de Paul. Ses arguments annonçaient ceux des Constituants : «Je pense que l’avantage d’augmenter les richesses de l’Ordre de Malte et de celui de St Lazare, quelque grand qu’il soit, ne peut pas être comparé. Je pense plus que personne que le roi doit s’occuper d’établissements utiles à la noblesse, parce que c’est l’ordre le plus distingué et qui rend les plus grands services à l’État et, d’ailleurs, aucun ordre de citoyens n’a plus besoin de secours que la pauvre noblesse qui est privée de presque tous les moyens de subsister, à peine de dérogeance, et à qui on n’a laissé d’autre profession que celle des armes, dans un siècle où il n’y a pas, à beaucoup près, assez d’emplois militaires pour tous ceux qui y aspirent et où le métier de la guerre pour un gentilhomme exige qu’il ait déjà quelque fortune. Mais, malgré toutes ces conditions, les malades, et surtout ceux donc je parle, sont encore plus malheureux, ont encore des besoins plus pressants et par conséquent encore plus de droit aux secours du Gouvernement» 3. Malesherbes n’était pas le seul à penser ainsi, et si le gouvernement de Malte voyait dans la réunion une bonne affaire financière, pressé qu’il était par des difficultés notoires, il se trouvait des chevaliers qui estimaient que cette réunion des deux ordres eût pu permettre de renouer avec l’antique vocation hospitalière. Le bailli de Fleury soumit au Grand Maître un projet de «bureau patriotique de l’hospitalité maltaise et lazarienne» 4 qui était une véritable dénonciation de l’éloignement de l’Ordre de sa vocation première. Constatant que le déclin de l’affection des hommes pour les institutions à vocation charitable était le signe avant-coureur de la fin de leur utilité, il estimait que dans un temps où «les progrès de l’inégalité du partage des biens» 5 avait accru le nombre des pauvres, il était scandaleux que «tant de membres [de l’Ordre] consomment dans l’oisiveté, en pure perte pour eux et pour les autres, à l’aspect de toute l’Europe, des jours et des biens qui pourraient faire leur gloire et celle de la Religion pendant que les fondations, les aumônes journalières et les biens du Clergé séculier et régulier, qu’il nomme lui-même le Patrimoine des Pauvres, suffiraient pour secourir parfaitement tous les malheureux et pour doter encore très largement tous les membres de l’un et l’autre clergé. Il est inconcevable qu’un abus si scandaleux, si révoltant, subsiste impunément depuis si longtemps. Car, enfin quelle profanation plus grande peut-on imaginer que cette interversion du bien des pauvres?» Mais, il ne se contentait pas de flétrir le «très petit nombre des êtres qui les [les ordres de Malte et de St Lazare] composent et dévorent dans une stérile oisiveté» 6; il remarquait que, dans un temps où «toutes les passions cèdent à la raison d’État

1.ANP; M 1003, n° 18, pièce citée. 2. Ibid.; id. 3. MAE; CP Malte supplément 4, n° 103, mémoire de M. de Malesherbes, mars 1776. 4. ANP M 944, n° 2. 5. Ibid.; n° 6. 6. Ibid.; n° 8, pour le mémoire sur le bureau de bienfaisance hospitalière. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 235

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et les peuples, même les plus barbares, sentent la préférence que les avantages du commerce méritent sur la course... l’ancienne opinion de l’utilité de Malte pouvant infiniment déchoir, il serait peut-être très sage à l’ordre de faire paraître au moins des dispositions sérieuses à rendre de nouveaux et importants services» 1, et, il proposait, aidé par un philanthrope bien connu, Chamousset 2, que les chevaliers de Malte et de St Lazare servissent d’inspecteurs à un vaste réseau de maisons hospitalières et de bienfaisance. Ces deux rapports, de personnalités très éloignées, mettaient en évidence ce que Malte, les yeux rivés sur sa réforme financière, ne pouvait ou ne voulait voir. L’Ordre était de plus en plus assimilé, dans les opinions publiques, à l’égoïsme de quelques privilégiés que leur rapacité faisait, tour à tour, s’affronter ou s’entendre. Les propositions de Fleury prouvaient aussi que les membres pouvaient avoir une opinion différente de celle du corps; elles montraient que des chevaliers qui avaient attendu une réforme morale de l’Ordre désespéraient de voir l’accent mis sur des réformes et des accroissements économiques et tenaient des propos inspirés des idées nouvelles. Mais cette vénérable indignation n’était pas le propre de Monsieur. Le 8 mars 1776, il écrivit une lettre cinglante à Malesherbes, lui rappelant que faire revenir le roi sur sa décision «à l’occasion d’un embarras frivole de quelques prélats intrigants» 3 serait donner aux yeux de l’Europe entière une apparence d’inconsistance dans les volontés royales. Alors que Malesherbes soulignait qu’en l’absence de droits à récupérer St Antoine, seul l’intérêt de Malte et de St Lazare servait de fondement à un contrat qui n’en était pas un, Monsieur opposait le concordat passé entre le roi, le Grand Maître et lui, qui était paroles de gentilshommes et valaient à elles seules contrat, et il concluait, exigeant que le ministre lui communiquât tous ses projets et mémoires: «si ceux qui arrosent de sueur nos sillons paraissent intéressants, combien le seront ceux qui arrosent les champs ennemis de leur sang pour l’État». Cette lettre (certains l’ont prétendu) fut peut-être la goutte qui fit déborder le vase des amertumes dont Malesherbes, ainsi que son collègue Turgot, étaient abreuvés par les opposants à leur politique de réformes. Il rendit son rapport et démissionna en mai 1776. L’Assemblée du Clergé étant terminée depuis le mois de janvier, Malte et St Lazare étaient dès lors assurés de pouvoir revenir aux premières décisions du roi. Ils activèrent leurs représentants à Rome, et par deux bulles successives du 17 décembre 1776 et du 7 mai 1777, Pie VI proclamait la réunion de l’Ordre de St Antoine et de celui de Malte. Leur hâte à conclure leur fit commettre des faux- pas. Tout d’abord, la seconde bulle fut nécessaire pour corriger les erreurs de la première rédigée avec trop de précipitation. Ensuite et surtout, pour n’avoir

1. Ibid.; n° 9, mémoire. 2. Claude Humbert Piarron de Chamousset (1717-1773) créa un hôpital modèle où chaque malade avait son lit (comme à Malte) et eut, le premier, l’idée des associations de secours mutuel en cas de maladie et des compagnies d’assurance contre l’incendie. Ses nombreuses vues philanthropiques, dans des domaines sociaux très divers, ont été recueillies sous le titre de Vues d’un citoyen, 1757. 3. MAE; CP Malte supplément 4, n° 104 et n° 106. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 236

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pas à s’opposer à un refus du Clergé, ils firent fulminer la bulle, en France, par le Trésorier de la Sainte Chapelle, prélat aux ordres s’il en était, sous le prétexte qu’il n’était d’aucun diocèse et l’envoyèrent aux archevêques et évêques, et même aux abbés ayant juridiction comme épiscopale (situation qui n’était pas reconnue en France). Les prélats s’insurgèrent de n’être que «les exécuteurs serviles de la bulle» 1 et présentèrent un mémoire extrêmement circonstancié demandant l’annulation de la bulle et la reprise de la procédure : «c’est ici une union que le pape a faite à Rome, sans aucune connaissance de cause, sans aucune information ni audition des parties intéressées avant la Bulle, ni avant la fulmination. Les décrets des Conciles généraux, les libertés de l’Eglise Gallicane et les Règles même de la Chancellerie Romaine en établissent et en démontrent l’abus. Le pape s’est établi juge, à Rome, des causes de l’union, sans les faire vérifier en France; en cela, il est contrevenu formellement au décret Des causes de la pragmatique et du Concordat, et c’en est assez pour vicier radicalement cette union» 2. La réponse de l’Ordre ne fit qu’augmenter les rancœurs des gallicans. Il remarquait que le Clergé de France ne se prononçait pas sur le fond de l’union, mais sur la forme qu’il prétendait inouïe; or, c’était justement celle qui fut suivie pour l’extinction des Jésuites, car «un ordre et une congrégation ne sont pas destinés et établis et n’existent pas pour un seul diocèse, ni pour une seule métropole ou province ecclésiastique, mais pour tous les pays catholiques; le pape étant, comme chef visible de l’Eglise, le seul supérieur direct de la chrétienté, il n’appartient qu’au Souverain Pontife de supprimer ou d’unir les ordres religieux, parce qu’il est le seul qui ait le pouvoir de les ériger» 3. Le mémoire se terminait par un défi : «Bien loin donc que la forme qui a été suivie renferme une atteinte aux principes sur les unions, celles que l’on allègue dans le mémoire en question en produiraient une, manifeste, aux droits et à la possession du pape... On ne présumera pas que le Clergé de France veuille y porter cette atteinte et rompre un des liens qui le font tenir et correspondre au centre de l’unité de l’Eglise, et on ne regardera la réclamation hasardée par ce mémoire et les idées dont on a tenté de l’étayer que comme suggérée et adroitement insinuée par des ennemis secrets de la Cour de Rome et adoptée par quelques particuliers, sans un examen suffisant et sans en prévoir les conséquences» 4. L’attaque était frontale et cinglante et ne suscita aucune réplique; or, selon le nonce 5, c’était l’archevêque de Paris qui était à l’origine de la démarche du Clergé, et l’un des avocats de ce corps chargés de rédiger les mémoires était Armand Gaston Camus, janséniste sinon richériste notoire 6. Les avocats français de l’Ordre avaient donc ainsi fait prendre une position très nette contre les idées de la très grande majorité du Clergé et du Parlement. Sur le moment, ce n’apparut que comme une péripétie et Rohan écrivit même à son ambassadeur Saint-Simon pour le féliciter des arguments employés 7. Mais, en réalité, le

1.ANP; S 5269, Mémoire du Clergé sur l’union de l’Ordre de St Antoine de Viennois à celui de Malte. 2. Ibid.; Observations sur le mémoire présenté au nom du Clergé sur la réunion de l’Ordre de St Antoine à celui de Malte. 3. Ibid. 4. Ibid. 5. MAE; CP Malte supplément 4, n° 56, Bernis à Vergennes, Rome, 17 mai 1775. 6. ANP; AB XXVIII-79, Pierre Géraudel, Armand Gaston Camus (1740-1804). 7. ANP; M 959, n° 225, Malte, 27 novembre 1775. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 237

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Conseil de l’Ordre à Paris avait ainsi irrémédiablement hypothéqué l’avenir de la Religion de Malte chez ces deux grands corps de l’État français qu’étaient le Clergé et le Parlement. Ceci, joint à l’image de rapacité que l’opinion avait de plus en plus, dans l’affaire des Antonins, obérait gravement, sinon ruinait ce qui restait d’image glorieuse des chevaliers de Malte, en France. Louis XVI lui-même avait été ébranlé par les arguments de Malesherbes et il décida de faire de la création d’un hôpital pour insensés, la condition expresse de son accord à la réunion des deux ordres. Vergennes le notifia à Rohan le 20 juillet 1776, lui précisant que cela ne deviendrait une obligation pour l’Ordre de Malte que lorsqu’il n’aurait plus de pension à verser aux Antonins, à la mort du dernier d’entre eux 1. L’année suivante, le roi accrut ses exigences en décidant que l’hôpital pour insensés et épileptiques devrait être établi après l’extinction de la moitié des Antonins. L’Ordre évalua le coût à 30 000 livres ce qui était loin d’être l’affaire bénéficiaire attendue. La solution vint du nouveau Receveur de l’Ordre à Lyon, le bailli de Loras 2. Il persuada les membres du Parlement de Dauphiné qu’il serait préférable de demander au roi une autre solution. Il leur fit remarquer que depuis quelque temps «le Gouvernement paraît s’attacher à procurer une existence plus heureuse aux filles de condition que la barbarie ancienne de nos mœurs condamnait, dès leur naissance, à l’esclavage du cloître, et c’est dans cette vue qu’il a multiplié, dans toutes les parties du royaume, les chapitres de chanoinesses» 3 et, que le Dauphiné en étant privé, ils devaient demander, en dédommagement de la destruction d’un ordre qui employait nombre de Dauphinois, la création d’un tel chapitre pour les filles de leur noblesse pauvre. Le 16 mars 1778, Loras annonçait à Cibon que les parlementaires grenoblois l’avaient suivi et qu’ils avaient fait la demande au roi de nouvelles lettres- patentes, avec une procédure préalable pouvant donner satisfaction au Clergé et la création d’un chapitre de chanoinesses 4. Louis XVI acquiesça et écrivit au pape pour l’informer des nouvelles dispositions 5. Grâce à Loras, Malte s’économisait (ou croyait s’économiser) les frais importants d’un établissement hospitalier. La clameur du Clergé s’était tue, Monsieur se satisfaisait de sa pension de 100 000 livres, Rohan et son gouvernement s’apprêtaient à savourer le succès d’un heureux moyen d’améliorer les finances de l’Ordre 6. En 1780 et 1781 eurent lieu les assemblées des comités de l’Ordre de Malte et de celui de St Lazare pour le partage des biens 7. Comme l’Ordre de Malte

1. ANP; M 1003, n° 18, pièce citée. 2. Charles Abel de Loras était né le 30 décembre 1736 ; il fut admis dans la Langue d’Auvergne le 15 juin 1740. 3. ANP; M 916, n° 4, s.d. 4. Ibid.; n° 5 et n° 6, Grenoble, 16 mars 1778. 5. Ibid.; n° 8, Versailles, 9 septembre 1779. 6. Le 21 février 1778, il écrivait à son ambassadeur à Paris qu’il pouvait céder à St Lazare ce qui avait été secrètement arrêté et il lui demandait d’obtenir, le plus rapidement, un décret l’autorisant à aliéner les biens antonins pour faire entrer dans les caisses les sommes destinées aux pensions des Antonins (NLM, ARCH. 1580, ff° 62-63). 7. ANP; S 5269, Compte-rendu de l’affaire de St Antoine. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 238

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prenait à sa charge les pensions des Antonins dont l’extinction totale était prévue pour 1821, l’Ordre de St Lazare accepta une progression décennale de la pension que devait lui faire Malte: 50 000 livres annuelles de 1781 à 1791, 60 000 de 1791 à 1801, 76 000 de 1801 à 1811, 96 000 de 1811 à 1821 et 112 000 livres, ensuite, à perpétuité. Quant au partage de la dévolution, il s’avérait ridicule. Le revenu des différentes maisons antonines situées dans les trois Langues françaises et la Langue d’Allemagne (les autres États ayant séquestré les biens) était estimé à 333 925 livres 1; or, les charges (86.594 livres), les frais de gestion (24 970 livres) et les pensions des Antonins (276 885 livres) excédaient de plus de 50 000 livres l’ensemble du produit. Par ailleurs, la vente des biens meubles et immeubles de beaucoup de commanderies et les coupes des bois devaient produire un capital de l 760 000 livres, intangible et placé à intérêt produisant environ 65 000 livres. C’était donc à peine une dizaine de milliers de livres que les deux ordres avaient à se partager en 1781. L’affaire parut encore plus mauvaise quand Ransijat l’étudia à Malte, dans son ensemble 2. Il calcula que l’Ordre perdrait plus qu’il ne gagnerait jusqu’en 1794; qu’à cette date-là, la réunion lui rapporterait 4 700 livres, 102 000 en 1831, 105 000 en 1841, 110 000 en 1851, 120 000 en 1871 et que ce ne serait qu’en 1879 que le Commun Trésor serait entièrement remboursé de ses avances. La réunion des Antonins s’avérait donc une charge importante. Loin de contribuer à améliorer la situation financière de l’Ordre, elle l’aggravait. La décision d’accepter cette union en était seule fautive, nul n’ayant alors fait de calculs ou d’évaluation préalables. L’âpreté à augmenter ses biens-fonds, la volonté de s’imposer aux ordres chevaleresques nationaux et au Clergé, furent, pour l’Ordre, tout aussi importants que l’espérance, non raisonnée, d’un hypothétique revenu. Cette affaire ne fut pas désastreuse qu’au niveau financier. Bien des historiens n’ont voulu y voir qu’une manifestation supplémentaire de l’incapacité de l’Ordre à la gestion financière, alors qu’elle correspondit, en France, en termes d’image, à ce que fut l’affaire du Capitaine de nuit à Malte. De cette union, data la fracture haineuse, contre l’Ordre, de nombreux membres des corps constitués qui, quelques années plus tard, détinrent le pouvoir. Rohan était alors d’ailleurs convaincu de la dangerosité de cette affaire pour l’image de marque de l’Ordre. Il écrivit ainsi à son ambassadeur à Paris 3, le 11 avril 1778 : «... Il nous semble fort essentiel que le gouvernement et le public soient convaincus que nous ne nous livrons point à un esprit d’avidité et d’ambition peu conforme au temps où nous vivons, et que les nouvelles acquisitions encore imparfaites que nous devons aux bienfaits de la volonté formelle du roi, quelque nécessaires qu’elles fussent à nos dépenses multipliées et à nos finances obérées, ne nous ont jusqu’ici procuré que des charges très onéreuses...»

Les chanoinesses de Malte L’affaire des chanoinesses ne fut qu’un appendice de la précédente et si elle

1. Soit 115.825 livres dans la Langue de France, 35 988 dans celle de Provence, 80 362 dans celle d’Auvergne et 17.523 pour les trois maisons alsaciennes. ANP; M 917 n° 14. 2. NLM; ARCH 881 a, Bilan décennal, Biens de St Antoine. 3. NLM; ARCH 1580, f°112 . 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 239

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réussit un peu mieux financièrement, elle fut tout aussi désastreuse pour l’image de marque de l’Ordre. À son début, Loras veilla à faire un montage le moins onéreux possible. Il proposa de séculariser une ou deux maisons religieuses assez riches et d’en transférer les couventines dans les bâtiments de l’abbaye de St Antoine, avec le titre de chanoinesses de Malte 1. Le dévolu fut jeté sur une maison de Bernardines, celle de Notre-Dame de Grâce de Tullins 2, proche de St Antoine de Viennois. Le 27 septembre 1779, le bailli de Breteuil, ambassadeur de l’Ordre écrivit à la supérieure, Mme de Chabons, que sa communauté était appelée à former le noyau des nouvelles chanoinesses de Malte 3, le roi ayant donné son brevet de consentement 4. En 1782, Pie VI, par une bulle, supprimait le chapitre de chanoines prévu en 1777, installait à sa place un chapitre de chanoinesses 5 et par un rescrit, autorisait Tullins et St Antoine à fusionner, avec confirmation d’un statut spécifique à établir 6. Loras fut alors envoyé en mission en Italie pour tout autre sujet, et les choses restèrent en l’état, ce qui ne fut pas du goût des religieuses de Tullins qui réclamèrent leur installation dans des locaux qu’elles exigeaient préalablement réparés et réaménagés. Malte commença à s’apercevoir que l’opération était moins avantageuse que prévu et atermoya. Les religieuses alertèrent alors leurs parentelle, bien implantée en Dauphiné, et les magistrats du Parlement de Grenoble menacèrent de séquestrer les biens. L’Ordre céda et les installa officiellement à St Antoine en 1785, mais les laissa à Tullins à titre conservatoire, le temps des réparations. En revanche, lorsque ces dames réclamèrent les pensions des anciens chanoines, l’Ordre refusa tout net. Rohan comprit le danger et, tout d’abord, il obtint du roi un arrêt du Conseil du 8 avril 1786 qui dessaisissait les parlements de toute affaire concernant les chanoinesses et les évoquait devant lui 7. Ainsi, pour sa plus grande tranquillité, le Grand Maître paraissait, une nouvelle fois, bafouer les droits parlementaires et mettre son Ordre, au-dessus des autres privilégiés, ce qui ne pouvait manquer d’attiser les haines et les jalousies. Dans un second temps, Rohan proposa, puisqu’on voulait assigner aux chanoinesses un revenu nécessaire, que l’on établît, avant l’extinction des Antonins, un fonds indépendant du circuit financier de l’Ordre qui servit à leur traitement 8. L’origine devait en être une dot de 2 000 livres que chaque aspirante devait verser au même titre que les chevaliers payaient un droit de passage. Le 22 novembre 1788, le Conseil du roi agréa un montage financier compliqué, le principe des dots et la hiérarchie des chanoinesses 9:

1. ANP; M 916, n° 3, Loras à Cibon, Lyon, 2 avril 1778. 2. Fondée en 1627 par Gallien de Chabons et son épouse, Marguerite de Besson, pour placer leurs huit filles, elle accueillait des demoiselles de condition que leur père ne pouvait doter convenablement. 3. ANP; M 916, n° 11, Paris, 27 septembre 1779. 4. En date du 9 septembre 1779. 5. Bulle Romanus Pontifex qui uti providus agricola, 12 août 1782. 6. Bref Consulendum sanctissimo pro gratia juxta petita ad Eminentissimum Decanum circa modum ad mentem, 12 août 1782. 7. NLM, ARCH 1622, f° 20, Rohan à Suffren, Malte, 28 avril 1787. 8. Ibid. , f° 22, id., Malte, 31 mars 1787. 9. ANP; M 916, n° 115, Extrait des registres du Conseil d’État du roi. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 240

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[ une première classe de chanoinesses professes, dont le nombre était fixé à dix et qui devaient vivre en communauté pour toucher 400 livres de rente par an 1; [une deuxième classe de novices, également prébendées, dont le nombre était fixé à vingt et qui ne devenaient chanoinesses, par ordre d’ancienneté qu’à la mort d’une professe; [une troisième classe de coadjutrices, semi-prébendées qui devenaient novices comme dans les conditions précédentes; [enfin, une quatrième classe d’aspirantes ou chanoinesses surnuméraires composée des jeunes filles ayant fait leurs preuves, ayant été définitivement reçues et ayant payé leur dot et qui devaient gravir, avec patience, les étroits échelons de cette hiérarchie pour être un jour, très hypothétiquement, chanoinesse professe. Le succès fut foudroyant, comme le notait le commandeur de Menon : «telle a été l’impression faite dans le royaume du projet d’un établissement formé sous nos auspices» 2. Avant même que les statuts ne fussent adoptés, il y avait eu plus de quatre cents inscriptions. Les familles espéraient ainsi damer des filles qu’elles n’auraient pas réussi à marier (soit en raison de la modicité de leur dot, soit par manque de générosité de la nature 3), pour les faire admettre, en dépit de leur célibat, aux honneurs de la Cour. Elles payèrent et attendirent le titre de chanoinesse, criant au bout d’un certain temps à la tromperie. Le statut de 1788 rectifia la procédure en faisant du versement de la dot la conséquence de l’acceptation des preuves, et le port de la Croix de Malte ne fut autorisé que pour les seules aspirantes définitivement acceptées. Il était trop tard; le commandeur d’Hannonville de retour de visites en Lorraine et en Champagne écrivait à l’ambassadeur, le 4 septembre 1786 : «... j’ai vu partout des demoiselles portant notre Croix; elles se disent agrégées au chapitre de chanoinesses de Malte et ont payé deux mille francs pour avoir cette décoration sans qu’elles aient d’ailleurs rempli aucune des obligations portées par les lois de ce prétendu chapitre» 4. L’affaire des chanoinesses fut la plus réussie financièrement, en raison des dots dont Rohan eut le premier l’idée, mais elle contribua à balayer dans l’opinion ce qui restait de respect pour l’Ordre de Malte. Or, jusqu’alors, les preuves d’admission passaient pour bien plus difficiles qu’un jugement de d’Hozier et la Croix de Malte restait encore le symbole de vertus guerrières, certes anciennes, mais toujours honorées, les efforts faits par les grands pour obtenir une croix de dévotion en fournissant la preuve. Avec l’abus introduit, non par l’Ordre, mais par la foule de pauvres filles nobles qui n’eussent été, sans cela, que de la chair à couvent, l’idée s’imposa que l’Ordre vendait sa Croix une centaine de louis. Les adversaires religieux de Malte parlèrent de simonie, les parents des aspirantes de tromperie et bien des chevaliers français dénoncèrent le danger,

1. A titre de comparaison, les portions congrues des curés avaient été fixées, en 1786, à 700 livres et celles des vicaires à 350 livres. 2. ANP; M 916, n° 53, s.d. 3. Archives départementales du Rhône, 48 H 686. Un père proposait de verser 40 000 F au lieu des 2 000 imposés si on prenait «surtout la dernière qui est borgne». 4. ANP; M 916, n° 117. Voir sur la tante d’Alfred de Vigny, chanoinesse de Malte : Alain Blondy, «Les Vigny et l’Ordre de Malte». 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 241

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mais la France était loin de Malte où l’on se réjouissait de s’en être tiré moins mal que d’habitude. Rohan, en effet, avait trouvé là un moyen de faire taire les oppositions que suscitaient ses diverses opérations, oppositions menées ouvertement par Ransijat et quelques autres, dont Dolomieu et l’abbé Boyer, et dirigées contre leur bête noire, Loras. Avec les chanoinesses, ces messieurs eurent le loisir de placer leurs sœurs ou leurs nièces et le Grand Maître détourna, pour sa tranquillité, le but initial assigné par le roi. Il eût été moins serein s’il avait eu connaissance des vues de Monsieur qui rêvait alors de faire de son ordre, celui de Saint-Lazare, un ordre national unique pour distinguer la noblesse de France, «une espèce de chapitre noble» lié «à la constitution française» ainsi qu’il l’écrivait au roi, son frère, ajoutant: «L’Ordre de Malte existe en France et s’y soutient malgré beaucoup d’inconvénients par le seul aliment qu’une marque extérieure de noblesse fournit à la vanité, quoiqu’il faille se consacrer au célibat pour en tirer quelque avantage, quoique les frais pour y rentrer soient assez considérables et souvent perdus; quoique, d’une part, les droits de passage et, de l’autre, ceux des successions recueillis par le trésor de l’ordre fassent sortir annuellement beaucoup d’argent du royaume...»1. Provence, comme Conti, était un prince du sang en mal de couronne; mais, sous Louis XV, l’Ordre avait encore assez de lustre pour qu’on voulût en devenir le chef national; sous Louis XVI ce n’était plus le cas, et c’était sa disparition qui était envisagée.

Le Codex Rohansis De son côté, Rohan n’oubliait pas Malte. Le Grand Maître français y apporta plus un art de vivre qu’une ornementation monumentale à la Pinto; l’un des rares monuments attachés à sa mémoire est la porte, en forme d’arc triomphal à la française, qu’il fit édifier à l’entrée de Zebbug élevé par lui au rang de città sans parler de l’immense bibliothèque, construite de 1786 à 1796, par Stefano Ittar. Mais, en revanche, il se souvint qu’il avait été le porte-parole, sous Pinto, de l’opposition à l’arbitraire et il veilla à attacher son nom à une réforme judiciaire et municipale. Ce fut donc dans le domaine judiciaire et administratif que Rohan essaya sa volonté réformatrice. En 1777, il créa le Tribunal Collégial ou Suprême Magistrat de Judicature 2 dans le but, d’une part, de rendre la justice moins arbitraire, et d’autre part, de limiter les appels sans fins que les Maltais, autant passionnés de chicane que de chasse, multipliaient jusqu’à se ruiner. Ce tribunal devait se réunir au moins deux jours par semaine et pouvait le faire quotidiennement. Il était composé d’un président et de six conseillers et comprenait deux aule ou rotes. Il connaissait, en dernier ressort, de toutes les causes criminelles qui entraînaient les galères à vie ou la condamnation à mort, et de toutes les causes féodales. C’était à lui qu’appartenait de décréter la torture et les tourments 3. Cette création répondait à un besoin urgent et s’inscrivait dans la réforme

1. Lettre du 24 février 1785, citée par de Langle et Tréourdet de Kerstrat, op. cit., pp. 27-28. 2. J. de Maisonneuve, Annales historiques de l’Ordre souverain de St Jean de Jérusalem, p. 21. 3. Dritto municipale di Malta compilato sotto de Rohan G. M. or nuovamente corredato di anotazioni, Malta, Cumbo, 1843, livre I, chap. VIII. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 242

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identique, souhaitée, pour les chevaliers, par le Chapitre général de 1776. Mais l’Ordre voulut travailler à une réforme générale du droit maltais. Quand Charles Quint concéda l’île, c’était le droit sicilien qui prévalait, et les chevaliers ne le changèrent que peu à peu pour éviter les soulèvements. Seuls, quelques grands maîtres tentèrent une compilation des coutumes antérieures et des nouvelles lois. Ce fut ainsi le cas des Statuts et ordinations de L’Isle-Adam en 1533, de la Pragmatique Sanction de Lascaris en 1640. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, Perellos et Vilhena intervinrent dans de nouveaux domaines, notamment commerciaux, ce qui poussa Pinto à souhaiter promulguer un nouveau code général qu’il fit mettre en chantier. C’était cette œuvre que Rohan poursuivit et qu’il publia sous son nom, le 17 juin 1784. Le Code Rohan était divisé en sept livres : des tribunaux (I), des juges (II), des contrats (III), des testaments et successions (IV), des délits, interdictions et peines (V), du commerce maritime et de l’armement (VI), mélanges (VII). En ce qui concernait les tribunaux, outre la nouveauté du Suprême Magistrat de Judicature, Malte était divisée en deux : la Châtellenie ou Castellania qui jugeait des causes civiles et criminelles de La Valette et des trois cités portuaires, ainsi que les étrangers délinquants et les employés de l’Ordre ou des chevaliers, était cour d’appel pour tous les habitants de Malte, sauf ceux de Mdina, Dingli, Siggiewi, Zebbug, Attard, Lija et Mosta qui ressortissaient de Mdina, renforçant ainsi un lien entre l’ancienne capitale et les paroisses rurales de l’intérieur 1. Les juges, quant à eux, étaient tenus d’entendre personnellement les témoins, juger le plus rapidement possible, éviter les longs emprisonnements des prévenus et ne devaient plus recevoir ni cadeau, ni témoignage de complaisance; enfin, il leur était interdit d’admettre aucun acte étranger (sauf pontifical) qui ne fût revêtu du vidit de l’Avocat général du Principat 2. Le Code créait en outre un Protecteur des Prisonniers chargé de veiller à ce que les règles de l’humanité et de la justice fussent toujours appliquées dans les prisons qu’il devait visiter régulièrement. Il créait aussi les charges d’Avocat des Pauvres et de Procureur des Pauvres. L’Avocat des Pauvres était tenu de les défendre gratuitement, au civil comme au criminel, et un substitut lui était adjoint, avec les mêmes obligations. Le Procureur des Pauvres devait visiter les prisons pour voir si des pauvres n’y avaient pas besoin de ses services 3. Cette humanisation de la justice se retrouva dans la réforme de la procédure et tenait compte de celle de 1780, en France 4. Tortures et tourments étaient abolis, l’inculpation ne devant plus reposer que sur les preuves. La question ne pouvait plus être utilisée que pour connaître les complices des délits de lèse- majesté, des complots contre l’État, des parricides et autres crimes de sang, encore devait-on obtenir auparavant un décret du Suprême Magistrat de Judicature, pris à la majorité (l’égalité des voix valant refus) et soumis à

1. Ibid.; livre I, chap. I. 2. Ibid.; livre I, chap. III, §§ IX, XVIII, XX, XXVII et XXXII. 3. Ibid.; livre I, chap. V. 4. En 1780, la France supprima la question préparatoire appliquée pour l’aveu du crime; elle ne supprima qu’en 1789 la question préalable qui s’appliquait après la condamnation pour obtenir la désignation des complices. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 243

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l’assentiment du Grand Maître 1. En plus de toutes ces précautions que la réforme française ignorait, le code émettait les plus expresses réserves quant à la fiabilité des aveux ainsi arrachés 2. Il y avait donc un souci de modernité de la part des rédacteurs du code qui avaient pris en compte les avancées les plus importantes que Malesherbes et Miromesnil avaient imposées en France, mais ils y avaient apporté une note propre à la vocation de congrégation chrétienne dans le souci mis à protéger les pauvres qu’ils fussent plaideurs, accusés ou même emprisonnés. Les lois sur la société portaient davantage une marque qui devait largement moins aux juristes de la Coutume de Paris. La famille y était décrite comme une «société conjugale», durant jusqu’à la mort de l’un des conjoints. Les acquêts étaient divisés en trois parts: celle du père, celle de la mère et celle des enfants. La part de la mère tenait lieu de douaire et ne pouvait être aliénée sans l’autorisation du Grand Maître 3. Cette protection de la femme se retrouvait dans l’obligation faite aux pères de marier leurs filles (ou de les autoriser à prononcer des vœux religieux) entre 20 à 25 ans et de leur assigner une dot suffisante. Les enfants (y compris les fils), en revanche, étaient considérés comme mineurs jusqu’à ce que les parents jugeassent à propos de les émanciper et, tout contrat ou promesse (même de mariage) tenu sans le consentement des parents était nul 4. Cette moindre protection des enfants se retrouvait dans le livre des peines infamantes: le parricide était le crime le plus ignoble puni de l’ablation de la main, de la peine de mort, de l’incinération du cadavre et de la dispersion des cendres en mer, tandis que l’incitation de mineurs à la débauche ou leur prostitution n’était punie que de cinq ans d’exil. Ce livre V, d’ailleurs, permet de se faire une idée du climat social de Malte, par les délits qui y étaient inscrits: les injures, rixes et blessures, d’un côté, et les duels, de l’autre, joints à l’interdiction des armes prohibées, montrent que Maltais ou chevaliers avaient parfois la tête chaude. Parricides et crimes conjugaux étaient largement abordés, mais c’étaient surtout les délits sexuels (pourtant punis de peines légères) et les pratiques de «magie»5 qui constituaient les infractions les plus nombreuses, comme le prouvent, par ailleurs, les procès de l’Inquisition. Enfin, dans une société aussi mélangée que celle de Malte, les minorités qui pouvaient avoir une parenté dans l’Empire ottoman étaient particulièrement surveillées. Interdiction était ainsi faite aux esclaves, Juifs, Grecs, Maronites et autres vassaux du Turc de s’approcher des lieux où il y avait de l’artillerie et de monter sur un bateau en l’absence de son propriétaire. Les esclaves devaient porter un bonnet court et un fer au pied et les Juifs un béret marqué d’une bande de drap jaune de 5 cm de large, visible de tous. Les esclaves ne pouvaient vendre ou acheter dans les rues, mais seulement au

1. Dritto municipale ..., livre II, §§ XXVI-XXX. 2. Ibid.; § XXXI : «On devra considérer la qualité de l’accusé, sa robustesse et sa faiblesse et tout ce qui peut conduire à croire la vérité de ses dires». 3. Ibid.; livre III, chap. I. 4. Ibid.; livre III, chap. II. 5. Ibid.; livre V, au chap. IV, le § XIX porte interdiction de planter des herbes vénéneuses ou abortives. Au chapitre VII, c’est le règne du vaudeville : la virginité valait 25 écus, l’épouse trompée, 30 tarins et le mari trompé, la dot de l’épouse et la moitié du douaire. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 244

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marché. Les Juifs ne pouvaient porter chapeau comme les négociants ou les nobles, et ne pouvaient non plus prêter de l’argent à intérêt à un Chrétien. Les cérémonies religieuses mahométanes ou juives («leurs solennités superstitieuses») ne devaient être que privées et le nombre des fidèles limité 1. Toutes ces mesures s’expliquaient facilement dans un État officiellement chrétien et de surcroît, croisé contre les Infidèles. Une révolte des esclaves, en 1749, avait suffisamment effrayé le Couvent pour que les règles fussent sévères, mais bien des chevaliers, nourris aux idées nouvelles, les réprouvaient et se réjouissaient de «l’affaiblissement sensible de l’esprit haineux et jaloux des sectes, singulièrement de cet ancien fanatisme contre les infidèles» 2. Le Code Rohan était donc une compilation de textes juridiques et de jurisprudence d’inspirations différentes. La tendance naturelle de Malte au syncrétisme se retrouvait dans ce codex qui n’était pas un monument de clarté et d’unité, mais qui avait l’avantage de regrouper toutes les lois civiles, criminelles et commerciales, applicables aux Maltais. À peine fut-il publié que de nouveaux textes le réformèrent et parfois l’obscurcirent, mais il avait, à son actif, d’apporter, en plein cœur de la Méditerranée, face aux droits italien ou espagnol, un peu des réformes que les Lumières avaient peu à peu imposées dans le nord de l’Europe. Cet air de ressemblance avec certains aspects de la Coutume de Paris (Tronchet fut souvent consulté par l’Ordre) fit qu’en 1798, Régnaud de St Jean d’Angély voulut entreprendre une refonte générale du droit maltais. Néanmoins, le Code Rohan ne se limitait pas à ce que le rationalisme pouvait rejeter de la barbarie judiciaire. Il y ajoutait ce que le Christianisme pouvait apporter de respect de l’humble opprimé : une assistance sociale juridique que les idées des Lumières ou de la Révolution ignorèrent.

DE L’ÉBULLITION DU COUVENT AUX DIFFICULTÉS INTERNATIONALES

Rohan se trouvait dans la difficile situation d’un ancien chef d’opposition qui a conquis le pouvoir et doit imposer à ses troupes le passage d’une neutralité frondeuse à la conscience de sa légitimité. Il découvrit, à ce propos, que des hommes l’avaient précédemment suivi, moins pour la valeur de ses arguments que par goût oppositionnel, et il s’estima trahi quand ces trublions par nature reportèrent, sur le Grand Maître qu’il était devenu, les critiques qu’ils avaient faites à ses prédécesseurs. Lui-même eut des difficultés à passer de l’un à l’autre rôle. Intellectuel, il savait déceler les problèmes et les exprimer, ce qui en faisait un bon porte-parole et un excellent leader d’opinion. Parvenu au pouvoir, ses qualités devinrent ses défauts : hostile à l’arbitraire, il ne sut pas ou sut mal ordonner; soucieux de ne heurter personne, il tergiversa tellement qu’il en apparut aboulique; fragile affectivement, il eut la cruauté sournoise des faibles, dénonçant aux puissants ses adversaires pour qu’ils les châtiassent ou s’en vengeant lui-même en secret.

1. Ibid.; livre VII, chap. I. 2. ANP M 944, n° 9, mémoire cité. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 245

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Ceci s’en ressentit dans son administration. Pinto avait pris pour habitude de traiter par ses ambassadeurs ce qu’il ne voulait confier ni au Sacré Conseil, ni aux Langues, auxquels il ne laissait plus que le soin de conclure des affaires quasiment achevées. Rohan conserva le système, mais le pervertit en doublant ses ambassadeurs d’hommes à lui qui travaillaient dans l’ombre sur les mêmes dossiers que les responsables officiels. C’était notamment à Paris, le secrétaire d’ambassade Cibon qui se vit confier des secrets d’État que l’ambassadeur ignorait; c’étaient aussi divers chevaliers, envoyés ici ou là, pour résoudre un problème aigu ou mener une négociation souterraine. Jusque là, il n’y avait qu’atteinte à la dignité du Conseil et des ambassadeurs. Mais la technique de Rohan, celle des faibles orgueilleux qui craignent autant qu’ils refusent d’avoir tort, était de confier à plusieurs personnes des démarches différentes sur des missions identiques, se réservant, a posteriori, d’officialiser celle qui avait réussi et de désavouer ou de paraître ignorer celles qui avaient échoué. Il serait fastidieux de relater toutes les querelles qui éclatèrent entre les chevaliers et qui prenaient toujours un tour polémique et politique: que l’une des parties fût proche du Grand Maître et cela dégénérait en critique de sa politique; que l’autre lui fût opposée et toute décision contraire n’était que manifestation arbitraire. Le drame pour l’Ordre était que ce qui était souvent, au départ, digne de gamineries, prenait un tour aigre. Chacun prenait alors l’Europe entière à témoin, interjetant appel au pape, au roi de Naples, à l’Empereur ou au roi de France. Les États qui, jusqu’alors intervenaient pour défendre l’Ordre, durent entendre des criailleries sans intérêt; mais leurs auteurs, pour qu’on leur prêtât attention et que l’on fît pression sur Malte pour qu’ils obtinssent gain de cause, avaient souvent l’art de présenter l’objet de la querelle comme une atteinte aux droits de leur Langue, et donc de leur souverain. L’affaire prenait alors un tour diplomatique et l’Ordre avait à se défendre d’attaques bien plus graves de la part des gouvernements. Cette tournure politique prise, les chevaliers de la même nation autant que les parties en litige, croyant les droits de leur souverain menacés, prenaient fait et cause contre le Grand Maître. C’est ainsi que dans la décennie 1780, on vit se former des partis «nationaux» qui soutenaient davantage les droits de leur pays que l’unité du Couvent: les chevaliers opéraient ainsi la révolution que bien des gouvernements avaient tentée ou espérée, l’éclatement de l’Ordre par la fin de son destin collectif. Trois hommes, trois Français, étaient de toutes les oppositions, de toutes les querelles que Rohan appelait des «pétauffes»1: l’abbé Boyer, le commandeur de Dolomieu et le bailli de La Brillane. Un quatrième Français, le bailli de Loras, devenu l’ombre du Grand Maître, excitait, au propre comme au figuré, leurs rancœurs auxquelles se trouvaient mêlées les Cours européennes. Celles-ci étaient spectatrices attentives du chaudron maltais. L’Autriche, en pleine crise du joséphisme ne voyait plus l’Ordre d’un bon œil; elle avait réussi (ou croyait avoir réussi) à éliminer l’influence des Bourbons à Naples, Marie- Caroline ayant éliminé Tanucci et menant son mari à sa volonté. La Russie qui s’était agrandie sur la mer Noire en 1774, abandonna son système d’équilibre

1. NLM; ARCH 1622, f° 37, Rohan à Suffren, Malte, 11 octobre 1788. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 246

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nord-européen lors du coup d’État de Gustave III et, sous l’influence de Potemkine, se lança dans le vieux rêve de restauration de l’empire grec. En 1783, la Crimée fut conquise et annexée et, CatherineII, pour affaiblir l’opposition française à ses vues expansionnistes, s’était alliée à Joseph II. Elle créa une flotte dans la mer Noire et ses consuls dans l’Empire ottoman se firent propagandistes. La guerre était imminente et Malte pouvait présenter à nouveau un intérêt. En France, Vergennes avait engagé le roi dans l’alliance avec les États-Unis (1778), puis dans la guerre contre l’Angleterre, des Indes à l’Amérique; il restait toujours soucieux de l’Ordre, mais il mourut en 1787 et Malte perdit là son dernier défenseur attentionné. L’Ordre s’affaiblissait de l’intérieur au moment même où des appétits renaissaient et où le protecteur de longtemps, la France, semblait se lasser. Vergennes qui fut un observateur attentif de la situation de l’Ordre, résumait, dans deux dépêches à Seystres-Caumont, l’une du 7 décembre 1784, l’autre du 28 novembre 1786 1, les trois points faibles de l’Ordre : «Quoi que la Religion de Malte soit sur une ligne séparée des autres institutions religieuses, elle n’est pas entièrement à l’abri des coups qu’on est disposé à leur porter dans ce siècle novateur. D’ailleurs, la politique avide de quelques puissances peut envier la position du rocher important où Malte a son chef-lieu», et «S.M. ne peut s’empêcher de remarquer que, depuis quelques années, tout devient affaire majeure à Malte. On se divise sur des points de compétence avec autant de chaleur que si l’existence de l’ordre était compromise, on fait ce qu’il faut pour que les Cours entrent dans ces discussions intérieures par l’importance qu’on leur donne, et si S.M. était portée à se mêler journellement des affaires de l’ordre, bientôt il faudrait assembler un Congrès pour les arranger». Pendant dix ans, il ne cessa de mettre en garde ses interlocuteurs, à Malte ou à Paris, contre ce triple danger; dans toutes ses lettres, revenait en leitmotiv la nécessité de l’union pour faire face aux attaques des idées du siècle ou aux appétits des puissances montantes. Cet intérêt bienveillant n’était certes pas gratuit, car Vergennes savait pertinemment quel rôle Malte jouait pour le commerce français en temps de paix, mais il savait aussi, ce que beaucoup ignoraient, le rôle que le chef-lieu hiérosolymitain jouait en temps de guerre. Préserver l’Ordre, c’était sauvegarder un arrière-poste de maintenance navale qui ne coûtait rien et n’avait, jusqu’alors, causé que peu de tracas. Il fallut toute la conviction de cette nécessité pour que le ministre français pût conserver un calme tout diplomatique qui laissait cependant poindre la lassitude, face aux troubles en tous genres que l’Ordre attira ou suscita. Pendant ces dix ans, le cordon ombilical entre Malte et Versailles fut plus que jamais soudé et Vergennes, bien plus que Rohan, fut l’instigateur et le gardien scrupuleux de l’étroitesse de ce lien.

Vers un nationalisme des États et des Langues Les appétits de la maison de Habsbourg, 1777-1780 L’affaire du Brabant, 1770-1778. L’organisation du grand prieuré de Pologne et les débuts de l’affaire bavaroise émurent les chevaliers allemands qui ne s’étaient jusqu’alors pas beaucoup

1. Respectivement, MAE, CP Malte 19, n° 139 et CP Malte 20, n° 110. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 247

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soucié de l’état de leur Langue. Lorsqu’il fallut appliquer les décisions financières du Chapitre général, Malte commença à supputer la catastrophe et dépêcha le bailli de Breteuil en 1777. Il s’agissait surtout du grand prieuré de Bohême dont les chapitres provinciaux n’avaient plus été réunis, depuis que Prague n’était plus la résidence du souverain jusqu’en 1758. A cette date, le chapitre fut de nouveau convoqué, régulièrement jusqu’en 1775, mais à Vienne. À ce moment là, le chevalier Maya, administrateur du grand prieuré, aidé du maréchal bailli Colloredo, ambassadeur de l’Ordre à Vienne et frère du chancelier impérial, entreprirent de faire revenir toutes les instances au chef-lieu, c’est-à-dire à Prague. Cela entraîna l’opposition du grand prieur, le comte d’Althann, et du bailli Sinzendorf qui s’allièrent à Sagramoso à qui Maya avait joué quelques tours dans l’affaire de Pologne, vraisemblablement à la demande de Ximenes 1. Breteuil fut atterré par la situation du grand prieuré qui ne se composait que des quatre ou cinq dignitaires cités, tous les autres chevaliers étant au service. Mais le petit nombre des protagonistes n’empêchait nullement la vivacité de la querelle qui se traduisait par des recours portés devant les tribunaux de Prague, l’Empereur ou l’Impératrice. Le ministère impérial profita de ces désordres et malmena grandement les privilèges de l’Ordre 2 qui risquait de perdre définiti- vement ce grand prieuré au profit de l’État. En effet, la monarchie impériale n’avait jamais manifesté un grand respect pour les exemptions de tous ordres dont bénéficiait les chevaliers de Malte, et même, en 1777, elle mena une attaque d’ensemble, notamment aux Pays-Bas autrichiens, où le beau-frère de Marie-Thérèse, Charles de Lorraine, gouverneur de la province, s’en prit tous les jours aux privilèges de l’Ordre 3. Rohan craignit une politique d’hostilité générale et il dépêcha le commandant de ses gardes, le commandeur d’Hannonville, à Bruxelles, et ordonna au bailli Colloredo d’obtenir un adoucissement de la politique impériale. D’Hannonville eut immédiatement une mauvaise impression. Ayant rencontré Charles de Lorraine, celui-ci l’informa que si l’Ordre portait l’affaire au Conseil privé, il serait débouté, le chancelier Kaunitz l’ayant prévenu que l’on ne reviendrait pas sur l’arrêt de l’Impératrice de 1770 qui avait définitivement réduit les franchises de l’Ordre et du Clergé 4. D’autant que, dans cette affaire, Vienne ne faisait que suivre la volonté des États du Brabant, datant de 1770, d’établir un nouveau cadastre permettant l’imposition de tous les biens de cette province afin d’augmenter les revenus de l’État tout en soulageant le peuple 5. D’Hannonville était partisan de céder à Bruxelles et d’en demander la contrepartie à Vienne car «un grand mal qu’on ignore à Malte, c’est que les agents de l’Ordre ont toujours demandé des franchises qu’il aurait fallu céder et qu’ils ont ainsi rendu l’Ordre odieux au gouvernement et aux États» 6. Il augurait mal de l’issue des tractations, car «les grands ne varient jamais lorsqu’il s’agit de leurs intérêts et ne craignent point

1. ANP; M 972, n° 40, lettre de Breteuil, Vienne, 28 octobre 1777. 2. Ibid. n° 68. 3. ANP M 960, n° 7, Rohan à Cibon, Malte, 1er mars 1777. 4. ANP M 982, n° 211, d’Hannonville à Cibon, Bruxelles, 10 septembre 1777. 5. Ibid.; n° 208, d’Hannonville à Cibon, Bruxelles, 21 août 1777. 6. Ibid.; id. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 248

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d’enfreindre les droits les plus sacrés», d’autant que «les raisons qui avaient engagé les princes catholiques à nous accorder nos franchises n’existant plus, elles ont servi à les détruire; c’est ce qui est arrivé dans tous les pays où nous possédons des biens»1. Pourtant ce pessimisme lucide fut contredit après un procès du Commun Trésor contre Bruxelles en 1778. En effet, en août 1780, Kaunitz signifia à l’Ordre qu’il n’avait plus aucun souci à se faire pour ses privilèges dans le Brabant 2. A la vérité, entre temps les relations avec Vienne avaient connu une bien plus grave crise et le Grand Maître avait dû aller à Canossa.

La crise avec l’Empire, 1776-1779 Elle eut une double origine : d’une part, l’admission du nouveau grand prieuré de Pologne dans la Langue d’Allemagne et d’autre part, les prétentions des Suisses à l’autonomie. En ce qui concernait les Suisses, les chevaliers allemands avaient empêché l’un d’eux, le baron de Forell, d’accéder au bailliage de Brandebourg, alors qu’eux ne s’interdisaient pas de concourir à l’émutition des commanderies situées en Suisse. Les chevaliers suisses firent donc parvenir à Seystres-Caumont un projet de séparation sur lequel ils souhaitaient l’avis de la Cour de France. Le chargé d’affaires français notait à cette occasion que ce plan, «employé avec dextérité, pourrait mettre un frein à l’esprit d’indépendance et de despotisme que les chevaliers allemands ont affiché à l’ombre de la protection impériale» 3. Il faisait allusion au refus opposé par la Langue d’Allemagne d’admettre en son sein le nouveau grand prieuré de Pologne. Or, dans cette affaire, la bonne foi de Rohan avait été trompée. Il apprit de Breteuil que Colloredo, au nom du grand prieuré de Bohême, n’était pas hostile à cette intégration et que Sinzendorf avait fait prendre par le Chapitre de Prague une délibération favorable. En revanche, ç’avait été à Malte, que le bailli Hompesch, au nom de la Langue d’Allemagne avait fait connaître à Rohan, en février 1776 4, son refus d’admettre les Polonais. Il en avait appelé, en outre, à l’Impératrice, à la fois sur cette affaire et sur celle des Suisses, obtenant des rescrits impériaux conformes à ses vues. Les présentant alors au Grand Maître, il en demanda une prompte exécution. Rohan fut choqué de l’attitude de «ce grand-croix, sa créature» 5 et lui fit savoir qu’il se soumettrait aux décisions impériales lorsqu’il en aurait eu notification. Or, il reçut une dépêche de Colloredo lui annonçant que l’Impératrice avait donné son accord aux délibérations du Prieuré de Prague pour l’admission des Polonais. Rohan alors demanda la convocation de la Langue d’Allemagne pour lui notifier les volontés impériales, mais Hompesch se prévalant du titre et du caractère de ministre plénipotentiaire de l’Empire, dignité inconnue jusqu’alors à Malte, renouvela les prétentions de sa Langue devant tous ses chevaliers. Rohan refusa de l’entendre et lui affirma ne vouloir traiter qu’avec son ambassadeur auprès de l’Impératrice, lui, Hompesch n’étant qu’un de ses

1. Ibid.; n° 214, d’Hannonville à Cibon, Nancy, 22 novembre 1777. 2. Ibid.; n° 221, le chevalier de Nieuport à l’ambassadeur, Bruxelles, 9 novembre 1780. 3. MAE; CP Malte 16, n° 76, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 7 août 1778. 4. ANP; M 1003, n° 50 et n° 51. 5. MAE; CP Malte 16, n° 61, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 26 juin 1778. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 249

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religieux et la Langue d’Allemagne n’étant pas un corps indépendant. Hompesch se rendit alors chez l’inquisiteur Zondadori pour protester contre les manquements du Grand Maître à sa dignité de plénipotentiaire et à son refus d’entendre les ordres impériaux concernant les Suisses et les Polonais 1. Le bailli avait été, en fait, manipulé par un prêtre conventuel en rupture de ban, l’abbé Boyer. C’était l’incarnation de ces membres de l’Ordre immoraux, si courants au XVIIIe siècle. Il appartenait à la Langue d’Auvergne 2; fils d’un avocat de l’ordre à Besançon 3, c’était un sujet intellectuellement brillant qui vint à Malte au début du règne de Pinto 4, à l’époque où les intrigues étaient partagées entre le bailli de Tencin et le bailli de Saint-Simon. Il s’attacha à ce dernier, proche du Prince de Conti et en obtint une cure de l’ordre près de Paris. Là, il se rendit célèbre par ses escroqueries et, pour éviter des poursuites scandaleuses, il se lia avec le chevalier de Turgot quand ce dernier préparait sa colonie de Cayenne; l’abbé abusa de son ascendant intellectuel et dut partir pour les Amériques. À Cuba et St Domingue, il fit croire qu’il était député par l’ordre pour créer une nouvelle Langue; son imposture découverte et ses dettes nombreuses le contraignirent à rentrer en Europe. À Rome, il se livrait à la débauche sous le nom de chevalier de la Barre quand le bailli de Breteuil obtint son arrestation et son transfert à Malte où il fut condamné à la perte de l’habit et à la prison perpétuelle 5. Rohan, à peine élu, fut saisi d’une demande de grâce, mais il en fut empêché par l’opposition violente de la Langue d’Auvergne 6; la rancœur s’estompant, Boyer sortit de prison et servit d’écrivain public pour les chevaliers, «tirant parti clé son style pour réparer sa fortune» 7. Ce fut alors que Hompesch, lieutenant du Grand Bailli, devint chargé des affaires impériales et le prit comme secrétaire, Boyer espérant ainsi réintégrer son état de prêtre conventuel, malgré l’opposition de sa Langue. De nouvelles indélicatesses firent que Rohan en prévint Hompesch ce dont l’abbé se vengea en exaspérant le bailli contre la politique du Grand Maître et, ce qui était pire, en faisant monter la tension à Vienne par la rédaction tendancieuse des dépêches officielles. Rohan qui trouvait que sa mansuétude à l’égard de l’abbé n’avait pas payé et ce dernier se trouvant toujours sous le coup de la sentence de privation d’habit, lui fit réintégrer sa prison. Hompesch proclama immédiatement Boyer sous la protection de l’Empire et avertit Vienne. La chancellerie impériale s’autorisant du droit des gens (or, Boyer n’était nullement diplomate) exigea l’élargissement de l’abbé, par une déclaration impériale du 27 mars 1779 qui parlait d’offense faite à l’impératrice et à la nation allemande. Rohan s’affola et

1. ANP; M 972, n° 95, Malte, 12 juin 1778. 2. ANP; M 962, n° 21, l’abbé Boyer au Garde des Sceaux, Malte, 25 février 1785. 3. ANP; M 972, n° 6, Rohan à Boyer père, Malte, 12 février 1776. 4. Des historiens, dont Claire-Eliane Engel, puis ceux qui s’en sont inspirés, ont fait une confusion entre l’abbé Claude-François Boyer de la Langue d’Auvergne et l’abbé Benoît Marie Boyer (1764-1830), lui aussi chapelain conventuel, issu d’une famille de drapiers marseillais, appartenant à la Langue de Provence et qui était l’aumônier de Rohan à qui il administra les derniers sacrements. 5. ANP; M 944, n° 179, Précis historique sur les aventures de l’abbé Boyer. 6. ANP; M 972, n° 6, lettre citée. 7. MAE; CP Malte 16, n° 124, Exposé succinct et véridique de la conduite du Grand Maître de Malte, dans les affaires présentes d’Allemagne, 1779. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 250

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se retourna, comme d’habitude vers Vergennes. Celui-ci manifestait une grande circonspection à se mêler d’une querelle où un État «puissant... attaquait un Ordre faible» 1 et conseillait au Grand Maître d’essayer de rentrer dans les bonnes grâces impériales mais Vienne refusait toute communication venant de Malte. Les diplomates s’usèrent dans ces humeurs ridicules et enfin, le 5 mai, Rohan recevait deux rescrits posant les conditions impériales pour que l’ordre rentrât en grâce : réparation éclatante, reconnaissance du caractère diplomatique exceptionnel de Hompesch, réintégration de l’abbé Boyer dans sa dignité. Le 6 mai, Rohan demandait à Rome un bref de réintégration de l’ecclésiastique, avec toute son ancienneté. L’après-midi, il envoyait son maître-écuyer dans son propre carrosse apporter à Hompesch les excuses écrites du Grand Maître, reçues par le bailli entouré des dignitaires de sa Langue. Le 7, Rohan reçut Hompesch, accompagné de Boyer et des dignitaires allemands, avec le cérémonial d’usage pour l’inquisiteur 2 ce qui ulcéra les chargés d’affaires français et espagnol, à qui Rohan présenta ses excuses pour «cette préférence momentanée». Le soir, à l’assemblée du Grand Maître, Hompesch parut en simple habit et sans demander une quelconque préséance, ce qui détendit l’atmosphère. Le 9 mai, le bailli et son secrétaire, déjeunèrent au palais de San Anton. Boyer fut à son tour réintégré dans la Langue d’Auvergne ce que Vergennes admit fort mal, l’Autriche n’ayant aucun droit sur les sujets du roi, et Rohan dut calmer le jeu en ne donnant pas une commanderie à l’abbé, mais une pension 3. Enfin, le 10, le Grand Maître réunissait le Conseil, y annonçait l’accréditation de Hompesch, affirmait que le prieuré de Pologne ne serait jamais intégré à la Langue d’Allemagne et que les nouvelles responsions prévues au Chapitre général seraient revues à la baisse pour respecter les anciens privilèges de la Langue 4. L’affaire se terminait par l’humiliation manifeste du Grand Maître par la Cour de Vienne dont les sujets étaient pourtant minoritaires dans la Langue d’Allemagne 5. Elle montrait la faiblesse de Rohan et la vulnérabilité de son pouvoir, face à des cabales d’intrigants. Mais elle manifestait aussi le soin qu’apportaient les Puissances à écouter ces ragots pour s’en servir contre l’Ordre. Rohan fut atteint personnellement et dans une lettre autographe au bailli de Breteuil 6, il reconnaissait s’être fait manipuler, ce qui accrut sa méfiance à l’égard des rapports de ses agents à l’étranger comme des conseils de son entourage et le conforta dans sa politique de réseau parallèle et de courrier personnel. Les observateurs furent tous d’accord pour dénoncer le danger que faisait courir à l’Ordre ce goût de la division. Vergennes parlait de «l’harmonie que l’Ordre de Malte [avait] tant d’intérêt de maintenir entre ses membres»7 et le commandeur de Montazet 8, considérant les affaires qui agitaient son Ordre

1. Ibid.; n° 134, Vergennes à Seystres-Caumont, Versailles, 24 juin 1779. 2. ANP; M 972, n° 151 et MAE; CP Malte 16, n° 165, Seystres-Caumont à Vergennes, Bulletin secret. 3. MAE; CP Malte 16, n° 201, Vergennes à Seystres-Caumont, Versailles, 24 juin 1779. 4. ANP; M 960, n° 98, 1779. 5. MAE; CP Malte 16, n° 89, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 16 septembre 1778. 6. ANP; M 960, n° 110, Malte, 17 juillet 1779. 7. MAE ; CP Malte 16, n° 227, Vergennes à Seystres-Caumont, Versailles, 17 août 1779. 8. Né le 26 septembre 1724, Léon d’Amalvin de Montazet avait été reçu dans la Langue de 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 251

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avait écrit à Rohan: «... La maison du Seigneur est divisée et le coup dont elle a été frappée doit lui être le présage infaillible de ceux qu’elle redoute peut-être le moins; en politique, comme en crime, il n’y a que le premier pas de difficile»1.

Le joséphisme, 1780-1786 Pour bien montrer que tout était oublié, l’Ordre obtint donc, en août 1780, la confirmation de ses privilèges dans le Brabant. Mais quelques mois plus tard, Marie-Thérèse mourut 2. Son fils et successeur, Joseph II, se sentit enfin libre de mener sa politique. À l’extérieur, il se rapprocha de la Russie, tout en conservant, sans enthousiasme, les liens avec la France. En politique intérieure, notamment dans les affaires religieuses, il allia tolérance et autoritarisme. Ainsi, il accorda la liberté de culte aux protestants et aux orthodoxes,mais il mena, à l’égard du catholicisme, une politique régaliste plus avancée que celles d’un Pombal ou d’un Charles III. L’édit du 24 mars 1781 «nationalisa» les ordres monastiques qui étaient ainsi coupés de leurs supérieurs à l’étranger et même de Rome. Malte eut peur, mais l’Ordre ne fut nullement inquiété, car il eut la prudence de ne pas appeler l’attention sur lui. Une nouvelle crainte naquit de la politique de Joseph II dans les Pays-Bas autrichiens. Il y avait là les plus riches commanderies de la Langue de France 3. Or, à partir de 1786, l’Empereur s’attaqua non seulement aux formes de piété populaires de ces provinces, mais aux privilèges traditionnels. Le décret du 22 mai 1785 ordonnait le dénombrement des biens du Clergé tant régulier que séculier. L’Ordre n’étant pas cité, le receveur de Bruxelles, le chevalier de Nieuport, demanda des instructions au bailli de Suffren, ambassadeur à Paris, «dans un moment où on bouleverse tout et on ne respecte rien, ou du moins peu de choses» 4. Suffren, d’accord avec lui («c’est à la faveur du silence et de l’oubli que nous jouissons de ce qui nous reste»), lui recommanda la plus grande discrétion et de veiller, par dessus tout, à ce que les commanderies de l’Ordre ne fussent pas assimilées avec les biens ecclésiastiques : «il vaut encore mieux faire corps avec les seigneurs qu’avec les ecclésiastiques» 5. Cela réussit et l’Ordre fut oublié. Peu après éclatèrent les révolutions de Brabant et le mouvement contre la politique impériale se divisa en Statistes, composés des élites traditionnelles favorables au maintien des États, et en Vonckistes, jeunes hommes de loi autour de J.F. Vonck et de l’association secrète Pro Artis et Focis, partisans d’idéaux démocratiques. Or, ces révolutions, tout comme la politique religieuse de Joseph II, avaient eu des spectateurs attentifs de l’autre côté de la frontière. Aussi, lorsque, quelques années plus tard, ces spectateurs devinrent les acteurs politiques à Paris, l’Ordre crut pouvoir user de la même prudence qui avait porté ses fruits à Bruxelles.

Provence le 10 juin 1753. Commandeur de la Cavalerie, il fut Procureur général de l’Ordre et receveur du Commun Trésor au grand prieuré de Toulouse. 1. ANP; M 960, n° 46, s.d. (1778) 2. Le 24 octobre 1780. 3. En 1789, leur revenu s’établissait ainsi : la Braque, 18 000 livres; Caestre, 40 000; Chantraine, 34 000; Piéton, 51 660; Slype, 45 000; Tirlemont, 30 000; Vaillampont, 39 000; Villers-au-Liège, 36 000; Haute-Avesnes, 45 000. Source ANP; M 950, n° 142/143. 4. ANP; M 972, n° 203, Bruxelles, 20 juillet 1786. 5. Ibid.; n° 204, Paris, 25 juillet 1786. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 252

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La crise de la Langue d’Italie : 1781-1784 Cette affaire dénota l’évolution de l’Ordre vers la juxtaposition de Langues de plus en plus nationales et de moins en moins solidaires économiquement, car la réclamation des chevaliers piémontais portait moins sur les frontières des Langues que sur l’exclusive donnée aux nationaux pour l’émutition des commanderies situées dans le royaume. C’était le sens de leur demande faite au Chapitre général de 1776, de séparer le Prieuré de Lombardie des autres prieurés d’Italie. Le Chapitre se garda bien d’évoquer l’affaire et, le 7 mai 1781, Victor-Amédée III fit remettre à Rohan une note, par le commandeur d’Osasque, receveur de l’Ordre à Turin 1. Dans cette note, le Savoie constatait que les commandeurs qui n’étaient pas ses sujets extrayaient 180 000 livres de ses États, alors que les commandeurs piémontais n’en retiraient que 63 000 des biens situés dans les autres pays de la Langue d’Italie. Il lui faisait part de sa décision de ne plus autoriser ses sujets à accepter une commanderie hors de son royaume, mais, en compensation exigeait que celles qui étaient situées dans son royaume, ne fussent attribuées qu’à ses sujets. En outre, Osasque remit une protestation de contenu identique à l’inquisiteur Zondadari 2. Rohan députa le bailli de Loras à Turin et réclama l’appui de la Cour de France, puisque Turin était une Cour de famille 3. Mais Vergennes refusa d’intervenir dans une affaire purement italienne. Loras se heurta d’abord à l’intransigeance piémontaise, puis à la contagion sécessionniste : Rome, Venise, Pise voulaient le démembrement, tandis que les prieurés de Messine, de Capoue et de Barlette envisageaient de constituer une unité des Deux-Siciles. Pour contrer cette explosion, certains ranimèrent un ancien projet, celui de créer deux Langues à partir de la Langue d’Italie : une Langue de Basse-Italie (États pontificaux et Deux-Siciles) et une autre de Haute-Italie 4. Ce projet produisit, chez certains, un effet favorable car cela aurait accru le poids des Italiens dans les élections, au moment où ces derniers ressentaient plus aigrement leur infériorité, puisque la création de la Langue anglo-bavaroise avait permis au petit nombre de chevaliers allemands d’avoir deux voix dans la participation au gouvernement 5. Mais, Malte trouva un appui important en la personne des princes italiens qui engagèrent leurs sujets à faire respecter leurs droits sans rompre l’unité de la Langue. Loras trouva donc une sorte d’assistance, notamment à la Cour de Naples, où il fut introduit par son ami le bailli Sagramoso, très lié à Acton. Prêta-t-il l’oreille aux projets de ce dernier envers la Russie, pour mieux faire réussir son plan de conciliation ? C’est du moins ce qu’affirmèrent ses ennemis dont Seystres-Caumont, l’Homme du roi 6. En fait, il paraît qu’il se soit appuyé sur Acton contre La Sambucca, comme semble l’indiquer sa correspondance d’avril 1783 avec le chevalier de Varax qui dirigeait alors la Secrétairerie de

1. ANP; M 960, n° 294, Turin, 9 mai 1781. 2. Archives de la cathédrale, Mdina, Mémoires de l’Inquisiteur, vol. 23, ff° 264-265, 25 août 1781. 3. ANP; M 960, n° 205, Malte, 14 juillet 1781. Les deux filles de Victor-Amédée III avaient épousé les frères de Louis XVI et leur sœur, Clotilde avait épousé le fils du roi. 4. Ibid., f° 305 r°, Piano dei Cavalieri italiani di dividere la Lingua d’Italia in Inferiore e Superiore. 5. MAE; CP Malte 18, n° 63, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 2 juillet 1782. 6. MAE; CP Malte 19, n° 161, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 5 février 1785. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 253

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France 1. La Sambucca avait apparemment coutume de faire payer très cher ses bienveillances; or, l’Ordre estimait que le roi de Naples était son débiteur pour la grande assistance qu’il lui avait apportée à la suite du tremblement de terre de Messine et de Calabre. Cette fois-ci, Malte ne voulut pas avoir à acheter ce qu’elle estimait son dû. Mais, lors d’un dîner chez ce ministre napolitain, un commandeur de l’Ordre le croyant intéressé au problème, lui en demanda des nouvelles. La Sambucca fit mine de découvrir le dossier et se déclarant trompé par Loras et Acton, exigea que l’on remboursât les frais engagés par son fils, chevalier de Malte, lors de sa tenue de galère. Loras ainsi prévenu, répondit à Varax qu’il n’y avait plus qu’à Naples que l’affaire risquait d’échouer, car La Sambucca pouvait désormais tout désavouer, bien qu’informé dès le début; il l’estimait trop puissant et trop malhonnête pour que l’on pût le fléchir et proposa que l’on négociât de vive voix avec le fils du ministre. Cette affaire ulcéra La Sambucca qui rêva de se venger d’Acton et de Loras. Il fut servit par les indiscrétions de Dolomieu 2, mais son triomphe fut de courte durée puisque cette affaire marqua aussi l’influence nouvelle d’Acton qui fit adopter sans problèmes le plan de conciliation par Ferdinand IV. Ce plan était, en fait, un compromis par lequel l’Ordre était forcé de souscrire à la séparation des prieurés d’Italie, tout en assurant «l’ensemble indivisible de cette Langue ainsi que l’influence essentielle qu’elle a toujours eue dans le système économique général» 3. Les sept prieurés furent fixés dans leurs anciennes limites et leurs biens ne furent plus attribués qu’aux chevaliers en ressortissant; les sept chapelains et servants d’armes maltais furent distribués à raison d’un par prieuré. Les dignités (grands prieurés et bailliages) restaient communes à la Langue, sauf le grand prieuré de Rome à la disposition perpétuelle du pape, depuis 1752. Néanmoins, Naples obtint que celles qui étaient dans ses États seraient démembrées partiellement pour créer des commanderies supplémentaires réservées à ses seuls nationaux. Restaient aussi communes les commanderies magistrales et les pensions assises sur les biens de l’Ordre. Loras avait donc évité l’éclatement de la Langue d’Italie en autant de Langues qu’il y avait d’États, avec ce que cette division pouvait avoir de danger schismatique toujours tant redouté à Malte, mais il n’avait pas pu empêcher que la jouissance économique des biens de l’Ordre fût limitée aux ressorts nationaux. Dans cette affaire, comme en Allemagne ou en France, on s’était orienté vers une conception dualiste de l’Ordre : le gouvernement de Malte et de l’Ordre (et donc les dignités) continuait à transcender les frontières étatiques, tandis que chevaliers et commanderies s’y trouvaient cantonnés. Cet appauvrissement du destin collectif de l’Ordre et de la communauté des chevaliers était bien plus grave que toutes les attaques subies précédemment. L’année suivante, en 1785, le roi d’Espagne faisait séculariser le grand prieuré de Castille, concrétisant ainsi les tendances très «séparatistes» de ce pays et donnant l’exemple, aux autres États, de la façon de s’emparer des possessions de l’Ordre.

1. Ibid.; n° 164, Varax à Loras, Malte, 12 avril 1783. Joseph de Varax était né le 16 novembre 1746 et avait été reçu dans la Langue d’Auvergne le 16 juillet 1774. 2. Voir ensuite Les bruits de Naples. 3. NLM; ARCH 274, Plan de conciliation. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 254

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Toujours était-il que Loras rentra à Malte «couvert de gloire de sa négociation»1. Rohan lui donna, comme aux autres chevaliers qui avaient permis la récupération de biens, une pension de 6 000 livres. Le négociateur de l’affaire des chanoinesses et celui de la Langue d’Italie apparut, au Grand Maître désorienté, comme un collaborateur nécessaire. La conséquence indirecte des prétentions piémontaises fut donc la montée en puissance de Loras qui, à la suite de la maladie du chevalier de Varax qui dirigeait la Secrétairerie de France, s’empara de ce bureau et ne le lâcha plus, évinçant rapidement le chevalier de la Houssaye qui, à peine nommé, dut prendre une retraite forcée 2. Loras fut donc l’inspirateur de la politique de Rohan pendant de longues années et la raison des troubles que Dolomieu, Boyer et consort organisèrent pour le plus grand discrédit de l’ordre.

L’affaire russe Un nouveau chargé d’affaires russe, 1783-1784 En 1783, Rohan sut par son ambassadeur à Vienne, à qui le prince Galitzin l’avait dit, que Catherine II s’apprêtait à nommer un agent auprès de lui 3. Il chargea alors le bailli de Breteuil, son ambassadeur à Paris, d’en instruire Vergennes: «sans rechercher quelles vues de politiques ou d’intérêt ont dicté cette disposition, nous ne devons pas moins en être alarmés, travailler à en prévenir les suites et surtout en donner part à la Cour de France comme plus intéressée à écarter le danger d’un pareil établissement» 4 et d’essayer d’éviter cette mission en intervenant auprès de l’ambassadeur russe à Paris, le prince Bariatinsky. Lorsque Breteuil accomplit cette dernière mission, il se fit accueillir fraîchement et accuser de n’agir que sur les conseils de la France «à qui Malte est dévouée» 5, le prétexte saisi par l’Ordre de n’accepter de consuls que maltais ne semblant au Russe qu’un moyen d’établir un espion à la solde de la France. Vergennes, quant à lui, rappela à Rohan les directives françaises de 1770 et lui demanda de s’y conformer. En effet, son désir de s’opposer à la tsarine, alliée désormais de l’Autriche, ne rencontrait aucun écho à Londres et la France ne pouvait agir seule et devait s’en tenir au rôle d’observation. Il engagea le Grand Maître à faire de même : «Il est de la dernière importance pour l’ordre de ne prendre aucun parti jusqu’à ce que l’on sache si la guerre aura lieu et à quel degré elle sera concentrée ou étendue» 6, mais ne poussa pas plus loin ses directives : «le Roi ... ne prendra pas sur lui de rien indiquer au Grand Maître dans cette circonstance. C’est à Son Eminence et à son Consul de juger ce que le bien de l’ordre prescrira de faire soit avant, soit après l’admission de M. Psaro» 7. La France ne voulait pas intervenir. Rohan le ressentit comme un éloignement et s’en plaignit. Le Grand Maître essaya alors d’obtenir l’appui du roi de Naples et il écrivit

1. ANP; M 961, n° 184, Varax à Cibon, Malte, 15 avril 1784. Les autres chevaliers titulaires d’une pension étaient Sagramoso (Pologne) et Flachslanden (Bavière). 2. ANP; M 962, n° 10, Doublet à Cibon, Malte, 6 février 1785. 3. ANP; M 961, n° 127, Rohan à Breteuil, Malte, 21 juillet 1783. 4. Ibid.; n° 103, Rohan à Breteuil, Malte, 25 avril 1783. 5. Ibid.; n° 122, note autographe de Breteuil, 27 juin 1783. 6.MAE; CP Malte 19, n° 179, Vergennes à Breteuil, Versailles, 13 juin 1783. 7. Ibid.; n° 216, Vergennes à Breteuil, Versailles, 4 septembre 1783. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 255

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à son ministre auprès de cette Cour, le bailli Gaetani 1, pour qu’il essayât de dissuader l’envoyé russe, lors de son passage à Naples, en lui faisant savoir qu’il ne pourrait être reçu que comme un particulier et qu’il n’exercerait éventuellement ses fonctions que lorsque les Puissances protectrices auraient donné leur accord. Rohan voulait gagner du temps, mais les choses se précisaient. L’envoyé était un capitaine de vaisseau de 2e classe, chevalier de l’Ordre militaire de St Georges, nommé Antonio Psaro, comme l’en informait 2 «un prélat affectionné à l’Ordre de Malte» 3 dont le Grand Maître espérait une action dissuasive auprès de l’Impératrice. Cette tentative échoua tout comme les efforts de Cobenzl pour détourner l’envoyé russe, de passage à Vienne, de son intention de continuer pour Malte 4. Rohan dépêcha alors le bailli Sagramoso auprès de sa vieille amie Catherine II 5 sans que cela n’eût plus de succès. Il se décida alors d’accueillir Psaro avec la distinction due à un sujet impérial, «mais plus surveillé que le marquis de Cavalcabo»6. Quelque temps après, le comte Razoumovski, ambassadeur russe à Naples, faisait savoir au bailli Gateani que la tsarine avait été étonnée des difficultés élevées par le Grand Maître à un envoi qui n’avait d’autre but que «de marquer d’un côté sa considération et bienveillance pour l’ordre, de l’autre de faciliter son propre service et le commerce de ses sujets en Méditerranée» et, elle ajoutait perfidement qu’«elle avait envisagé l’Ordre comme un État indépendant qui, dans tout ce qui a du rapport à son gouvernement intérieur, n’était pas tenu à en rendre compte à personne»7. Saint-Pétersbourg savait, en effet, à quoi s’en tenir de l’influence française, ainsi que Loras en informait le Grand Maître 8: «les deux lettres de Vergennes à Breteuil et les conférences de Breteuil avec le ministre de Russie, enfin le tableau le plus exact de nos circonstances parisiennes ont été adressés de Pétersbourg au comte de Razoumovski, le 14 décembre... L’importance que la Cour de la Russie a mis dans l’espionnage relatif à la mission de Psaro prouve combien l’intrigue subalterne qui le soutient a maintenant de l’avantage». Ni Versailles, ni Naples n’étant réellement intervenus, le Grand Maître, abandonné à ses seules ressources 9 ne put qu’admettre le chevalier Psaro. Celui-ci arriva le 13 mai 1784 et, présenté au vice-chancelier d’Almeida, il parut en négligé et sans épée; un échange assez vif s’établit entre eux, néanmoins, les choses se calmèrent: le 14, il fut invité «sans cérémonie» chez le vice-chancelier 10 et accepta de remettre, le 15 au matin, ses lettres de créances au Grand Maître. Celles-ci, datées de Saint-Pétersbourg, 11 mars 1783, ne parlaient que de l’accroissement du commerce russe et de l’affection impériale pour l’Ordre.

1. ANP, M 961, n° 138, Malte, 28 juillet 1783. 2. Ibid. n° 128, Rohan à Breteuil, Malte, 19 juin 1783. 3. Ibid. n° 127, Rohan à Breteuil, Malte, 21 juillet 1783. 4. Ibid. n° 147, Rohan à Breteuil, Malte, 4 septembre 1783. 5. Ibid. n° 141, Rohan à Breteuil, Malte, 16 août 1783. 6. Ibid. n° 152, Rohan à Breteuil, Malte, 25 octobre 1783. 7. Ibid. n° 165, Razoumovsky à Gaëtani. 8. NLM; LIBR 421, n° 153, Naples, 19 novembre 1783, Secrets de la première importance. 9. ANP; M 961, n° 164, Rohan à Breteuil, Malte, 6 décembre 1783. 10. NLM; ARCH 6406, Journal de l’arrivée à Malte du chevalier Psaro envoyé par la Cour de Russie comme chargé d’affaires. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 256

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Rohan méfiant, fit rédiger le journal des événements par Loras, contresigné par Psaro et en envoya copie dans toutes les Cours. Vergennes, soulagé que tout allât pour le mieux écrivit à Breteuil 1 : «On voit dans la conduite de M. Psaro qu’il avait ordre de faire tout ce qui serait possible pour obtenir les mêmes distinctions dont jouissent les chevaliers qui sont chargés des affaires des différentes cours, mais non d’insister si on lui refusait définitivement», et, estimant que sa mission, «selon toute apparence, a plus d’un objet et mérite d’être surveillée», il disait sa confiance dans le Grand Maître pour que ledit envoyé fût suivi de très près et que le chevalier de Seystres-Caumont fût immédiatement informé de tout ce qui pouvait intéresser la France. Le ministre en disait officiellement moins qu’il en savait, car, à la même époque, il écrivait au chevalier de Varax qui dirigeait la Secrétairerie française du Grand Maître (ce qui en dit long sur les liens de ce personnage avec le ministère français) que l’on savait que Psaro transportait une somme considérable et que, si sa mission semblait devenue moins importante depuis la paix entre les Russes et les Turcs, le choix d’un Grec par Catherine II n’était pas innocent. Il invitait donc le chevalier à surveiller les liaisons de l’envoyé russe avec l’Archipel et ses éventuelles intrigues en Grèce ou en Italie 2. Or, la Russie qui avait sans nul doute tiré les leçons de l’expérience malheureuse avec Cavalcabo avait choisi le parti de la discrétion et Psaro, qui n’ignorait pas de quel intérêt il était l’objet, ne se manifesta pas, au point d’être progressivement accepté. Ainsi, lorsque Catherine II se rendit en Tauride avec Potemkine, en 1787, Rohan chargea Psaro de lui faire parvenir un superbe palmier 3 en échange de quoi la tsarine envoya au Grand Maître son portrait par Levinsky 4 : elle était représentée tenant une épée au fourreau, symbolisant l’acquisition de la Crimée «conquise sans effusion de sang» comme l’indiquait une inscription en russe, tandis qu’un arc-en-ciel reliant cette nouvelle province à Malte, montrait le désir d’union et d’amitié entre les deux souverains après quelques turbulences. En effet, dans les années qui suivirent son arrivée, Psaro se fit discret et se contenta, en 1786, d’aller visiter les futurs établissements de consulats en Sicile 5 et, en 1787, de se rendre à Kherson via Constantinople 6. Sans doute, sa mission initiale s’était-elle révélée inutile par la victoire de la Russie sur la Turquie, mais la personnalité même de Psaro n’y était pas pour rien. Le consul de France à Trieste, Bertrand, qui l’avait connu dans cette ville en traçait un portrait peu flatteur mais élogieux 7 : Grec de l’île de Milo, il avait l’esprit comme le physique, commun et petit, mais était doué de jugement et de bon sens, et il était même honnête et droit. Sa carrière en Russie était liée à la part importante qu’il prit à l’aide que les Russes apportèrent au soulèvement maïnote de Morée (1769-1779). Né à Mykonos en 1735, il était entré en contact avec les frères Orlof dès 1764, et avait enrôlé des Mykoniotes dans la flotte

1. ANP; M 966, n° 167, Vergennes à Breteuil, Versailles, 20 juillet 1784. 2. MAE; CP Malte 19, n° 59, Vergennes à Varax, Versailles, 29 juin 1784. 3. ANP; M 943, n° 275, s.d. 4. Actuellement dans la Salle des Ambassadeurs du Palais du Grand Maître à La Valette. 5. MAE; CP Malte 20, n° 50, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 11 mai 1786. 6. Ibid.; n° 140, Seystres-Caumont à Montmorin, Malte, 19 avril 1787. Kherson est une ville de Crimée à l’embouchure du Dniepr. 7. NLM; LIBR 421, n° 32, Bertrand au chevalier de Nom, Trieste, 3 décembre 1783. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 257

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russe, dont il était lui-même un des officiers supérieurs. Chargé par Alexis Orlof de la défense de Mistra, dans le Péloponèse, il échoua à s’emparer de Tripolitza 1, mais participa à la victoire de Tchesmé sur la marine ottomane, dans la nuit du 6 au 7 juillet 1770. À la suite de quoi, Orlof, en sa qualité de ministre plénipotentiaire, l’avait nommé intendant général des Cyclades (1771- 1772) 2. Vergennes qui s’était aussi bien renseigné, écrivait à Breteuil 3 : «je crois que M. Psaro est peut-être un de moins enthousiastes de la Puissance qu’il sert. Sa marche a été celle d’un homme qui songe à jouir paisiblement de l’état qu’il lui doit», mais il n’en restait pas moins ferme sur la position française de refuser toute présence russe en Méditerranée. Cependant, il désignait moins le danger d’un diplomate russe que celui des divisions de l’Ordre : «on peut toujours croire que cette Cour cherchera à se procurer, de façon ou d’autre, un point d’appui dans la Méditerranée et qu’elle ne négligera ni la corruption ni les menaces pour en venir à ce but. Malte est assurément hors de toute atteinte directe, de la part de cette Puissance, mais elle n’est pas à l’abri des intrigues qu’on pourrait faire pour y exciter la division dans l’espérance d’en profiter. Il ne faut pas attribuer à la Russie tout ce qui tend à altérer la tranquillité de l’Ile, mais être assuré que, dans l’occasion, elle cherchera à se mêler de tout pour se faire des partisans» 4. Or, les craintes de Vergennes se réalisèrent.

Les bruits de Naples, 1783-1785 : Au moment où il n’y avait plus de doute que l’envoyé russe allait arriver à Malte, des bruits se répandirent en Italie, à la fin de 1783, qu’un mouvement séditieux avait éclaté à Malte et que l’escadre de la Religion s’étant jointe à la flotte espagnole qui attaquait Alger, le Grand Maître avait été obligé de demander 1 500 hommes à la France 5. Le marquis de La Sambucca qui était devenu le principal ministre en succédant à Tanucci à Naples, s’empressa de proposer l’envoi de 1 500 Napolitains. Cette «sollicitude» de Naples tranchait du style précédent, mais ne cachait pas moins le même souci d’étroite surveillance de Malte; ainsi, en mars, le commandeur Pignatelli qui avait été, sous Pinto et Ximenes, l’ambassadeur de l’Ordre à Malte, avait été nommé «l’Uomo del Re di Napoli» auprès du Grand Maître 6. Rohan prit donc ses distances et refusa, en juin 1784, les troupes proposées 7, mais l’assura qu’il surveillait son opinion, «au souvenir de la révolution dont le marquis de Cavalcabo avait été témoin et peut-être complice». Il en administra d’ailleurs la preuve. En septembre 1784, quelques Maltais qui avaient eu part à l’ancienne révolte, entretenaient des comités séditieux; or, le

1. Voir Claude-Denis Raffenel, Histoire des Grecs modernes, depuis la prise de Constantinople par Mahomet jusqu’à ce jour, Paris, Raymond, 1825, 199-205. 2. Voir Théodore Blancard, Les Mavroyéni; histoire d’Orient (de 1700 à nos jours), Paris, Ernest Leroux, 1909, p. 63. Ayant rendu de nombreux services à la Russie, il se retira à Tangarog où le gouvernement russe lui fit don de terres et où il mourut en 1811. 3. MAE; CP Malte 19, n° 162, Versailles, 7 février 1785. 4. Ibid.; n° 140, Vergennes à Loras, Versailles, 7 décembre 1784. Cette lettre fut envoyée à cachet volant, donc pour pouvoir être lue par tous. 5. MAE; CP Malte 18, n° 235, Seystres-Caumont à Breteuil, Malte, 27 novembre 1783. 6. MAE; CP Malte 19, n° 28, Varax à Vergennes, Malte, 28 mars 1784. 7. Ibid.; n° 43, Rohan à La Sambucca, Malte, 26 mai 1784. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 258

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gouvernement était en alerte, et, au mois d’août, quatre d’entre eux furent surpris, arrêtés et exilés le mois suivant en Sicile, avec la pleine approbation de Naples, ainsi que le ministre de la Guerre et de la Marine de Naples, Acton1 l’écrivait au chevalier de Bressac 2. Il est étonnant qu’une affaire aussi banale eût alors autant de retentissement dans les Cours des Bourbons. Des différentes pièces qui se trouvent dans plusieurs sources d’archives, on peut en déduire que ce fut là une vaste opération souterraine, complexe et compliquée, visant surtout à réinstaller à Naples l’influence de Madrid et Versailles, contre le pouvoir grandissant de Marie- Caroline et d’Acton, la reine, tout comme l’Empereur son frère, n’ayant aucune aversion insurmontable à l’égard de la Russie. Ainsi, en août 1784, le chevalier de Bressac, Français, mais lieutenant-colonel au service de Naples, arriva à Malte porteur d’une correspondance particulière de la reine au Grand Maître. Cette dernière faisait savoir à Rohan que lorsque le bailli Guedes (alors ambassadeur de l’Ordre à Naples) et le marquis de La Sambucca lui avaient réclamé la Croix de dévotion pour le marquis de Quinonez, ils avaient effectué ces démarches sous son nom mais à son insu, «pour un sujet qui le méritait si peu» 3. Bressac mit donc en garde Rohan contre le propre principal ministre du roi de Naples et contre l’un des Espagnols les plus importants de l’Ordre. Le Grand Maître, flatté de cette correspondance royale, se livra à son plaisir du courrier autographe, répondit à Marie-Caroline en lui demandant son aide auprès du roi pour qu’il intervînt afin de ramener l’ordre dans son Couvent agité par l’opposition à la Langue anglo-bavaroise. La Cour de Versailles se lassant, il espérait que Naples pourrait prendre le relais et il chargea Bressac de défendre sa cause auprès d’Acton dont il était le confident 4. Rohan, l’esprit englué par les chamailleries de ses chevaliers, ne voyait pas dans quelles intrigues certains dignitaires de l’Ordre l’entraînaient. Il apparaît qu’il y ait eu un parti favorable au nouveau pouvoir montant à Naples (celui de la reine et d’Acton) et que, dans le cadre de l’alliance des deux empires autrichien et russe, Naples, et par suite Malte, eussent pu servir de base arrière pour la marine russe. L’arrivée de Psaro n’aurait donc pas été simplement liée à d’éventuels troubles en Grèce, mais il aurait surtout été destiné à servir de correspondant, au sud de la péninsule italienne, à la flotte russe. Ce parti aurait été composé de chevaliers de Malte et de Napolitains. Les chevaliers auraient été le bailli de Loras qui, ayant subjugué le Grand Maître, dirigeait depuis peu

1. Joseph Acton, né à Besançon, en 1737, d’une famille irlandaise. Il fut le chef de l’escadre toscane dans l’opération espagnole contre Alger en 1775, à la suite de quoi il accepta les offres de la Cour de Naples. Les faveurs de la reine Marie-Caroline le firent ministre de la Marine, de la Guerre, directeur des finances, et enfin premier ministre (1785). Ses liaisons avec lord Hamilton, ambassadeur d’Angleterre, en firent le chef de file du parti hostile à la France. Il quitta le ministère en 1803 et mourut en 1808. 2. MAE CP Malte 19, n° 100, Naples, 23 septembre 1784. 3. Ibid.; n° 92, lettre autographe de Marie-Caroline à Rohan, Naples, 24 septembre 1784. 4. Ibid.; n° 91, lettre autographe de Rohan à Marie-Caroline, Malte, 30 août 1784. L’Inquisiteur Zondadari écrivait au Secrétaire d’État (Archives de la cathédrale, Mdina, Mémoires de l’Inquisiteur, vol. 23, ff° 389-390) : «tutto cio (...) mi farebbe sempre temere che il Gran Maestro si trovasse all’ultimo, in situazione e da non avere appoggio personale a nessuna Corte, e di pregiudicare piuttosto che avanzare le mire della Regina di Napoli». 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 259

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la politique de Malte, et le bailli Sagramoso, ami de la tsarine 1 et confident d’Acton. A Naples, autour de ce dernier, il y aurait eu le chevalier de Bressac, l’abbé Gagliani et un certain Gatti ou Gatt. Le cardinal de Bernis dénonçait, en outre, la politique anti-française de ce groupe: la France qui avait joui, dans ce royaume, depuis le traité des Pyrénées, de la clause de la nation la plus favorisée, n’avait plus, pour ses bâtiments marchands, que la franchise des magasins et l’exemption de la visite à bord, dont Naples voulait même les dépouiller. Il ajoutait que l’administration était aux mains des Toscans, que la Cour était persuadée que la France et l’Espagne voulaient lui dicter sa conduite et que le meilleur moyen de lui complaire était de s’opposer à ces deux pays 2. Le parti opposé était le vieux parti des Lumières de cours bourboniennes. Il était composé dudit cardinal de Bernis et d’Azara, tous deux ambassadeurs à Rome, de Las Casas, ambassadeur espagnol à Naples, et, à Malte, du commandeur de Dolomieu. Son but était d’empêcher Naples de devenir un protectorat des Habsbourg et un allié de la Russie. Un allié de poids était un troisième ambassadeur à Rome, celui de l’Ordre, le bailli de La Brillane dont Las Casas écrivait : «es amigo nuestro y enemigo de las picardias de su Gran Maestro y de todas las indignidades suyas, de Loras, de Acton, de Bressac, de Sagramoso, etc» 3. Las Casas mêlait Rohan à l’affaire, mais il semble que parler de ses fourberies était lui faire bien du crédit. Qu’il ait été informé des plans des uns et des autres, dans l’espace réduit de La Valette, est plus que certain; mais s’il laissait tout faire, il ne soutenait rien, sauf ce qui réussissait, selon son habitude. Bressac quitta Malte le 8 octobre 1784, porteur de la lettre manuscrite de Rohan à Marie-Caroline. Loras l’avait en outre chargé de ramener à Naples le chevalier de Varax qui avait dirigé la plus importante des Secrétaireries magistrales (avec les liens que nous avons vus avec Vergennes) et qui venait de sombrer dans la déraison. Or, pour la diplomatie des Bourbons, c’était un coup dur, car le Pacte de Famille perdait un excellent auxiliaire qui aurait pu faire contrepoids à Loras, lequel s’empara immédiatement dudit service. Le départ du chevalier, loin de mettre fin aux conjectures, suscita bon nombre d’interrogations. Pour les uns, Rohan, effrayé de troubles renaissant chez les Maltais, aurait conclu un arrangement avec Naples; pour d’autres, Bressac était venu donner l’accord de Naples à l’ouverture des ports de Malte à la flotte de la mer Noire; enfin, et ce fut le bruit qui s’amplifia, Bressac était venu notifier au Grand Maître la vente par Naples de la suzeraineté de l’île à Saint-Pétersbourg 4.

1. ASN; Archivio Borbone 99, f° 6, Roma, lettre de Las Casas, 3 Mayo 1786 et ANP; 164 A Pl, Papiers Bernis, Mémoire, Naples, 1784. 2. ANP; 164 A Pl, Papiers Bernis. 3. ASN; Archivio Borbone 99, lettre de Las Casas citée. 4. MAE; CP Malte 19, n° 108, Loras à Vergennes, Malte, 10 octobre 1784. L’Inquisiteur Zondadari rend très bien l’ensemble de ces folles rumeurs dans sa correspondance avec le Secrétaire d’État pontifical (Archives de la cathédrale, Mdina, mémoires, vol. 23., ff° 387 et sq. Il écrivait notamment : «... Non sembrami verisimile che quella Corte venga ad un passo consimile senza il consenso difficile degli altri sovrani, e più specialmente di quello di Francia; trattendosi di un Porto come questo cosi utile al suo commercio del Levante; del qual commercio potrebbe impadronire esclusivamente chiunque con maggiori forze di quella della Religione, fosse altresi padrone di Malta». 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 260

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Très rapidement l’on sut d’où venait ce bruit. Dolomieu, qui s’était rendu en Italie après avoir démissionné de la lieutenance du Maréchal de l’Ordre à la suite de ses différends dans l’affaire de la Langue anglo-bavaroise, avait visité l’île d’Elbe et le royaume de Naples, où il avait fréquenté Sir William Hamilton 1. A son retour à Malte, en septembre, dans une conversation avec le bailli Pignatelli, il assura à cet ambassadeur que sa Cour «traitait la vente de la suzeraineté de l’île de Malte dont la Russie voulait en faire l’acquisition» 2. Pignatelli en informa La Sambucca qui en avertit le roi. Ferdinand IV s’en prit à son ministre et lui ordonna «d’assurer le Grand Maître que ce propos est encore une de ces impertinences ordinaires qui se débitent à la journée chez le ministre d’Espagne, chez Denon 3 et chez lui [La Sambucca]» 4. Le roi de Naples dénonçait donc les Bourbons derrière les propos de Dolomieu. Il fit savoir au Grand Maître que ce chevalier serait désormais persona non grata dans ses États 5 et s’en prit à La Sambucca; il fut réduit à apporter les dépêches décachetées, on lui dictait les réponses et il était obligé d’en montrer la rédaction 6. Acton régnait désormais sans partage, au point que Charles III envoya à son fils le marquis de Las Casas porteur d’une dépêche de Florida Blanca exigeant le renvoi de ce ministre de la Guerre, de la Marine et des Finances 7. Ferdinand, à son tour, envoya Pignatelli pour fléchir son père et, devant l’intransigeance de celui-ci, nomma Acton Premier ministre. L’ennemie, selon les mots de Las Casas, était désormais la reine 8 : «Es terribile una mujer endemoniada. Pero po con todos [La Brillane, Bernis, Azara, Dolomieu] non temo la Vibora ni su veneno, quando la veo venir. Agur»9. Rohan, ou plutôt Loras, comprirent que leurs ouvertures vers Naples risquaient de leur aliéner à la fois Madrid et Versailles. Vergennes reçut une lettre autographe de Rohan 10 transmise par Cibon, en secret du bailli de Breteuil 11. Le Grand Maître dénonçait les liens entre Marie-Caroline et le baron de Breteuil, l’ancien chef du Secret du roi, et laissait planer le soupçon sur son cousin le bailli, le

Zondadari ajoutait, non sans esprit, qu’il ne voyait guère ce que la Russie pourrait retirer de l’achat d’une telle souveraineté, si ce n’était le désir de recevoir annuellement un faucon! 1. William Hamilton (1730-1803), frère de lait du roi George III, fut ambassadeur à Naples de 1764 à 1800; sa femme (miss Harte) de basse extraction, eut une jeunesse tumultueuse qu’elle continua par les désordres de sa vie privée quand elle accéda au monde. Elle eut un ascendant considérable sur Marie-Caroline, puis sur Nelson. 2. ANP; M 961, n° 242, lettre de Malte du 17 septembre 1784 citée dans Doublet à Cibon, Malte, 18 décembre 1784, Secrète à brûler. 3. Dominique Vivant-Denon (1745-1827). Gentilhomme ordinaire de Louis XV par le crédit de Mme de Pompadour, il fut attaché aux ambassades de Saint-Pétersbourg puis de Stockholm; chargé d’une mission auprès du Corps helvétique en 1775, il fut envoyé à Naples pour gérer l’ambassade, pendant sept ans. L’amitié de David le sauva pendant la Révolution et il fut admis à suivre l’expédition d’Egypte. Il fut directeur des musées de 1800 à 1815. 4. ANP; M 961, n° 242, lettre citée. 5. MAE; CP Malte 20, n° 32. 6. Ibid.; id. 7. ASN;Archivio Borbone 99,f°11,Marie-Caroline à LéopolddeToscane,Naples,12 octobre 1785. 8. ASN; Archivio Borbone 99, f° 6, lettre de Las Casas citée. 9. Agur signifie Salut en basque. 10. MAE; CP Malte 19, n° 181, Malte, 28 avril 1785. Voir le texte et son brouillon en annexe. 11. ANP; M 968, n° 3, Loras à Cibon, Malte, 29 avril 1785. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 261

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propre ambassadeur de l’Ordre à Paris. Or, cette dépêche d’une platitude obséquieuse qui transpirait la gêne, n’était pas aussi spontanée que l’autographe eût voulu le laisser penser. Le brouillon était de la main même de Loras 1 qui écrivait, par ailleurs, à Cibon 2 qu’il craignait que Dolomieu et son parti (l’abbé Boyer et les chevaliers Requessens, Castelli, des Barres, Campion, Faÿ et des Pennes) n’eussent circonvenu Vergennes, et il demandait au secrétaire d’ambassade de détromper le ministre, donnant sa parole d’honneur que, s’il s’était rapproché «de la reine de Naples et de son ministre chéri», il l’avait fait dans le cadre de son plan de conciliation de la Langue d’Italie, «sans assiduité et sans intrigue». Vergennes, dans sa réponse à Cibon 3 engloba cette affaire dans tous les soubresauts qui agitaient l’Ordre, déplora l’absence de toute modération et fit savoir qu’il n’interviendrait plus. La France ne se fâchait pas, elle se lassait. Le ministre l’avait fait savoir à Seystres-Caumont 4 : «Le Grand Maître s’entoure de gens qui aiment trop les affaires et finiront par lui en attirer de désagréables. Des négociations dans toutes les Cours ne vont pas à votre petitesse état circonscrit, et vous n’avez qu’à perdre à faire du bruit... Un ordre religieux ne peut que perdre dans le trouble et plus Malte entrera dans les combinaisons des Puissances qui aiment les grands changements, plus on doit s’y rapprocher de l’ancienne simplicité et de l’union qui ont fait la stabilité et la gloire de l’Ordre... Les têtes froides de l’Ordre doivent bien prendre garde que le levain qui fermente à Naples, ne gagne pas votre Ile. Moins vous aurez d’affaires avec cette Cour, tant qu’elle sera livrée à l’intrigue, mieux vous ferez. Le Grand Maître doit voir dans ce qui s’est passé à l’occasion de M. Quinnones que les plus petites choses y deviennent des monstres». Marie-Caroline, de son côté, donnait raison aux craintes de Versailles et Madrid. Elle écrivait à son frère Joseph II 5 que les exigences du roi d’Espagne – le renvoi d’Acton, la diminution de la Marine, la création d’un Premier ministre («réduire pupille et nul le roi père de huit enfants vivants»), l’accession au Pacte de famille («aucun avantage et tout le désavantage») –, n’avaient pour but que de voir Naples «rester province dépendante vendue aux cours bourboniques». Quant à obéir à l’ordre de ne jamais donner aucun refuge ni accès, dans aucun port napolitain ou sicilien à la flotte russe, la reine refusait même de l’envisager puisque Naples était neutre. Dolomieu avait-il exagéré en annonçant la vente de la suzeraineté? Sans nul doute, mais la rumeur qu’il colporta ne semble pas, comme on l’a cru alors, le fruit de son unique passion pour toutes les cabales. Il semble, au contraire, qu’il y ait eu volontés concertées des ambassadeurs d’Espagne et de France, ainsi que de chevaliers éclairés pour propager une fausse nouvelle tellement énorme qu’elle paralysât toutes les tentatives de rapprochement avec la Russie 6. Le

1. Ibid.; n° 4. 2. Ibid.; n° 2, Loras à Cibon, Malte, 29 avril 1785. 3. Ibid.; n° 9, Versailles, 26 août 1785. 4. MAE; CP Malte 19, n° 178, Versailles, 12 avril 1785. 5. ASN; Archivio Borbone 99, ff° 82 à 86, Naples, 22 novembre 1785. 6 Voir ANP; M 988, n° 137, Suffren à Vergennes, Paris, 18 janvier 1786 : «Il est très lié avec M. Azara, ministre d’Espagne, pour des raisons politiques que Votre Excellence connaît» et MAE; CP Malte 20, n° 187, Suffren à Montmorin : «feu M. le Comte de Vergennes m’a dit que dans une lettre de M. Azara, ministre d’Espagne à Rome, interceptée à Naples, on avait trouvé ce chevalier recommandé à des personnes du parti de ce ministre, et recommandé comme un ami à qui on pouvait prendre confiance». 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 262

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rôle de Dolomieu s’éclaire alors d’un nouveau jour et ceci permet de comprendre pourquoi, aux demandes réitérées du Grand Maître, de rappeler à l’ordre le trublion, Versailles, pourtant prompt à la réprimande, opposa toujours, en ce qui le concernait, une bienveillante apathie et pourquoi aussi, Marie-Caroline lui voua une haine que le temps n’éteignit pas 1. Cette affaire faisait aussi apparaître un courant, au sein de l’Ordre, favorable, sinon à l’alliance, du moins aux relations, avec la Russie. Cet embryon du futur parti russe s’appuyait sur la reine de Naples et son ministre qui prônaient la neutralité pour le plus grand avantage des échanges commerciaux; c’était tenir là un discours qui ne pouvait que tenter bien des négociants maltais. Enfin, elle montrait la volonté d’indépendance de Naples par rapport aux deux autres Cours de famille en utilisant le contrepoids de l’alliance avec l’Autriche et la Russie; pour les tenants de cette ligne qui considéraient, comme tous les dirigeants napolitains – Malte comme propriété du royaume, les avantages de cette île pouvaient être une contrepartie dans une éventuelle négociation, sans avoir à trop céder des domaines du roi. La gêne d’importance était l’Ordre, ou, au moins, l’influence française dans l’Ordre. Une lettre de 1788 d’Acton au duc de Serracapriola montrait l’inquiétude des Napolitains devant l’alliance de la France avec les Austro-Russes : il y voyait la destruction de l’empire ottoman, ce qui signifiait pour Naples, la fin du voisinage avec les Turcs ou avec des puissances mineures et le face-à-face avec les deux Empires dans l’Adriatique, et avec la France en Italie 2. Cette lettre prouve bien qu’Acton et Marie-Caroline n’envisageaient pas de s’intégrer dans une nouvelle alliance, mais, seulement d’éloigner les Bourbons, par l’ombre portée de la Russie, rémunérée par des avantages à Malte. Si la nouvelle de la vente de la suzeraineté sur l’île paraît bien une machination «enfantée par des imaginations exaltées» selon Vergennes 3, celle-ci ne fut pas gratuite et l’on peut estimer qu’elle visait à empêcher des projets d’ouvertures diplomatiques sans doute bien réels.

Les turbulences des chevaliers français L’affaire Cipières, 1778-1783 : En 1788, à Marseille, un jeune chevalier, fauteur de troubles dans la salle de la Comédie, fut interpelé et conduit en prison pour ses égarements 4. Il fut alors jugé par un tribunal présidé par le maire de Marseille, M. de Cipières, et condamné. Les chevaliers de Malte de la Langue de Provence, animés par le bailli de Revel et son ami Fortia de Piles, grand viguier de la ville, se déchaînèrent alors contre ce magistrat. De son côté, le grand prieuré de St Gilles, sur les instances du bailli de Mirabeau prit une délibération écartant de l’Ordre tous les enfants du maire. Ce dernier, en ayant appelé à Malte, obtint du Grand Maître et du Conseil un

1. Lorsque Dolomieu revint de l’expédition d’Egypte, en 1799, son navire dut faire escale à Tarente. Retenu deux mois en captivité, il fut dirigé, sur ordre de la Cour, sur Messine et durement emprisonné pendant vingt-et-un mois. Libéré sur l’intervention de nombreux savants européens, il rentra en France pour mourir des suites de son traitement carcéral. 2. ASN; Archivio Borbone 346, ff° 5-6, Caserte, 10 février 1788. 3. MAE; CP Malte 19, Vergennes à Seystres-Caumont, Versailles, 25 juin 1785. 4. Ibid.; n° 66, Cipières à Vergennes, Paris, 22 juin 1784. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 263

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décret réformant cette délibération mais qui n’en dénonçait pas l’abus et l’injustice. Cipières, insatisfait, déposa alors un recours devant les tribunaux du royaume, par appel comme d’abus. Les Provençaux, en manière de rétorsion, usèrent d’abord de la violence, refusant un bref de mère à l’un de ses fils, puis de la séduction, le bailli de Mirabeau lui conseillant de demander la Croix de dévotion pour lui et une lettre de page pour son fils, avantages qu’il se faisait fort de lui obtenir; il ajouta qu’un simple particulier, fût-il magistrat, n’avait aucune chance devant les tribunaux où le poids de l’Ordre était si important. Cipières n’en démordit pas et le procès allait être jugé en juin 1780 quand l’Ordre obtint du ministère qu’il fût écrit au Parlement d’Aix pour rechercher une conciliation. Les efforts durèrent deux ans, en vain; or, en mai 1782, le Chapitre de St Gilles décida, de son propre mouvement, d’accorder à Cipières ce qu’il pouvait désirer. Le magistrat revint de son étonnement quand il apprit que le sac de son procès avait été proprement égaré; tenace, il le reconstitua, ce qui entraîna un nouveau déchaînement du Prieuré de St Gilles. Cipières se croyait sûr de son droit, mais il découvrit la carence de son propre avocat : «de peur de déplaire à un ordre qui donne des espérances à tous ceux qui le servent et qui se fait craindre de chacun, cet avocat que tout le monde estime pour ses talents et son honnêteté, ne voulut pas se hasarder à réfuter des faits nécessaires à [sa] défense et dont le développement aurait déplu et fait tort à l’Ordre de Malte»1. Le 16 juin 1782, le Parlement d’Aix condamnait Cipières aux dépens, mais, magnanime, l’Ordre fit lever l’arrêt le 28 juin et le notifia à l’ancien magistrat municipal pour lui montrer sa puissance. Non seulement Cipières refusa le «cadeau», mais il en appela à Vergennes avec des arguments qui ne pouvaient que toucher un ministre du roi:«Faudra-t-il donc que les quatre enfants dont je suis le père, vivent sous la proscription d’un prince étranger qui, par son crédit, les empêche de jouir des droits et des avantages qui sont l’apanage de la noblesse française ?... Il est de la justice du monarque qui nous gouverne de ne pas souffrir l’air d’une autorité étrangère et politique, de rassurer les gens en place et qui exercent une portion de son autorité contre les haines et les vengeances d’un corps puissant»2. Il convient de remarquer que, pour Cipières comme pour beaucoup de nobles français, le Grand Maître n’était pas le supérieur de l’Ordre, mais un souverain étranger et que l’entrée dans cet Ordre était un droit et un avantage de la noblesse; cet argument pro domo, retourné, fut utilisé quelques années plus tard contre les nobles et contre Malte. Une autre conséquence, alors imprévisible, vint de la publication, après jugement, du mémoire en défense de Cipières, par son nouvel avocat, Jean Etienne Portalis 3. L’ambassadeur Breteuil demanda au Parlement d’Aix que l’indiscrétion de

1. Ibid.; id. 2. Ibid.; id. 3. Jean Etienne Marie Portalis (1746-1807), avocat au parlement d’Aix, administrateur de la Provence. Il fut arrêté sous la Terreur; député de Paris au Conseil des Anciens il fut «fructidorisé» et s’exila en Allemagne. Conseiller d’État en 1801, il participa à la rédaction du Code civil et négocia le Concordat; directeur des affaires ecclésiastiques en 1801, il devint ministre des cultes en 1804. A ce titre, il prépara le décret remettant en vigueur les lois contre les ordres religieux. En 1806 il devint ministre de l’Intérieur. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 264

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l’avocat fût punie. Celui-ci en appela à Miromesnil 1 qui écrivit à Vergennes 2 : «je ne suis pas fâché que l’Ordre de Malte ait vu dans cette occasion ce qu’on peut objecter à ses prétentions dans les cas concernant l’ordre public». Portalis, de son côté, ne se faisait aucune illusion : il rappelait à Vergennes qu’ayant été administrateur de la province en 1779 et 1780, il fit condamner par un arrêt solennel, les chevaliers de Malte provençaux qui s’estimaient exempts des impositions municipales; il estimait que ce souvenir récent était le moteur des démarches contre lui et que l’on recouvrait du voile d’une procédure, des ressentiments plus réels dont on ne voulait pas parler 3. Vergennes tranquillisa Portalis 4, donna raison à Cipières 5 et infligea une leçon au grand prieur de St Gilles, le bailli de Cabre 6 : «Je suis fort en garde contre les privilèges des corps qui se croient en droit de pouvoir seuls punir leurs membres, lors même qu’ils ne sont pas à portée de les respecter». Dans cette affaire pourtant minime, l’Ordre, par son exaspération névrotique à se vouloir au-dessus des normes, avait blessé des personnes et des corps qui ne lui étaient pas a priori hostiles. Il avait contraint les ministres du roi à intervenir et notamment Vergennes, l’un des plus importants soutiens de l’Ordre en Europe, qui ne pouvait masquer son impatience et sa lassitude devant des arguties indignes du passé de la Religion. Il s’était enfin aliéné un des plus grands avocats provençaux, Portalis, comme il l’avait fait avec Camus quelque temps auparavant, n’imaginant pas, comme tout le monde alors, que l’apparition des assemblées politiques donnerait le pouvoir à ceux qui avaient l’art de la parole.

L’opposition au Régiment de Malte Les chevaliers français qui avaient, pendant des décennies, demandé des changements à Malte, manifestèrent grandement leur opposition aux nouveautés introduites par Rohan, car elles leur semblaient préjudiciables à leurs droits et privilèges. Il s’agissait essentiellement de la formation du régiment de Malte et de la résurrection de la fonction de Turcopilier avec la création de la Langue anglo-bavaroise 7. La première affaire était celle qui avait le moins d’incidences diplomatiques et pour aussi bénigne qu’elle pût paraître, ce fut elle qui eut les conséquences les plus inattendues. La création d’un régiment de terre de 1 200 hommes fut décidée par le Chapitre général, mais l’idée naquit de la crainte que les chevaliers eurent, lors de la révolte des prêtres, de n’avoir que des Maltais dans la milice. En créant un régiment d’étrangers, on éloignait le danger de collusion entre des comploteurs et le peuple sous les armes. La Langue d’Auvergne fut la première à réclamer, car son Pilier qui était le

1. Armand-Thomas Hue de Miromesnil (1723-1796), conseiller au Grand Conseil, premier président du parlement de Rouen, il devint Garde des Sceaux en 1774 et le resta jusqu’en 1787. Ce fut lui qui rédigea la déclaration du 24 août 1780 qui portait l’abolition de la question préparatoire. 2. MAE; CP Malte 18, n° 196, Versailles, 17 juillet 1783. 3. Ibid.; n° 203, Portalis à Vergennes, Aix, 28 juillet 1783. 4. Ibid.; n° 209, Vergennes à Portalis, Versailles, 9 août 1783. 5. Ibid.; n° 171, Vergennes à Cipières, Versailles, 24 mai 1783. 6. Ibid.; n° 195, Versailles, 17 juillet 1783. 7. Voir le chapitre concernant la Langue anglo-bavaroise. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 265

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Maréchal de l’Ordre et commandait les armées sous l’autorité du Grand Maître, voyait échapper à son contrôle le nouveau régiment. En février 1784, le chevalier de Dolomieu, lieutenant du maréchal, demanda au chevalier de Freslon, colonel du Régiment de Malte, l’état journalier des soldats de sa troupe. Freslon s’adressa à la Congrégation des guerres qui lui donna l’ordre de ne pas tenir compte de la demande. Dolomieu, estimant sa dignité insultée, s’en plaignit au Grand Maître qui se récusa et l’orienta vers le Conseil; mais deux jours plus tard Dolomieu démissionnait de sa lieutenance, ouvrant une crise au sein de la Langue qui devait durer des années 1. Il s’en expliquait ainsi à son ami Picot de Lapeyrouse : «J’ai sonné le tocsin sur l’abus du pouvoir magistral... S’il se trouve du nerf dans les esprits, cette affaire pourra avoir de grandes suites. J’ai cru qu’il était de mon devoir de défendre notre constitution qui prouve la sagesse de nos institutions et qui a été consacrée par sept siècles de durée et qui, pour maintenir un équilibre nécessaire, répartit l’autorité sur les chefs des différentes Langues. C’est une chose bien singulière que cette ardeur pour le despotisme qu’ont ceux qui sont à la tête des affaires, à commencer du général des Capucins jusqu’à l’Empereur» 2. Mais ce fut surtout le grand prieuré de Toulouse qui se lança dans la critique de cette nouveauté. Le grand prieur, le bailli de Léaumont 3, avait atteint, avec son grand âge, les limites de la lucidité, mais des chevaliers, dont certains très brillants, comme Montazet, estimant qu’ils devaient protéger l’Ordre contre toute déviation, s’érigèrent en champions et firent adopter, au chapitre du Prieuré, le 3 décembre 1784, une réclamation «sur le danger de la formation vicieuse du nouveau régiment de Malte qui a toute la force en main dans un petit État comme Malte et qui peut, dans des occasions critiques qui ne manquent jamais d’arriver, occasionner la ruine de l’Ordre et la perte de l’Ile» 4 qu’ils transmirent à Vergennes. Celui-ci, à qui Rohan s’était déjà plaint, répondit, le 25 décembre 1784 5 qu’il avait ordre du roi d’exiger des chevaliers français «la modération et l’amour de la paix sans lesquels les institutions religieuses ne peuvent subsister» et qu’ils se soumissent, dans leurs contestations, aux règles et tribunaux de l’Ordre. Les Toulousains le prirent au mot et rédigèrent la liste de tous les abus qu’ils crurent dénoter dans le gouvernement de Malte : création d’une nouvelle Langue en dehors du Chapitre général, perte de la prééminence de la Langue de Provence, octroi excessif de pensions et, régiment de Malte. Ensuite de quoi, ils la transmirent au Grand Maître, aux sept anciennes Langues et au pape comme «premier supérieur de l’Ordre» 6, ouvrant ainsi une nouvelle crise avec Rome. Rohan répliqua à Léaumont, en détruisant un à un ses arguments 7. Concernant le régiment, il estimait que s’il n’avait pas été créé, quelqu’une des puissances protectrices aurait dû assumer la garde de l’île, à la honte de l’Ordre et au détriment de sa neutralité; il ajoutait que son casernement dans un local unique avait l’avantage de permettre une plus facile vigilance.

1. ANP; M 961, n° 181, Rohan à Breteuil, Malte, 1er mars 1784. 2. Alfred Lacroix, Déodat Dolomieu..., p. 112, lettre XVIII, Malte, 30 septembre 1783. 3. René de Léaumont fut l’avant-dernier grand prieur de Toulouse, de 1773 à 1786. 4. ANP M 988, n° 121, octobre 1784. 5. Ibid.; n° 124, Vergennes à Léaumont, lettre citée dans la Délibération du Chapitre. 6. ANP; M 988, n° 124, Délibération du chapitre, 15 juin 1785. 7. Ibid.; n° 129, Malte, 10 septembre 1785. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 266

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Dans sa réponse, le Prieuré 1 fit apparaître de nouvelles nuances: ce régiment n’avait qu’un seul chef, sans intermédiaire du soldat à lui, puisque les chevaliers ne pouvaient y être officiers. L’Ordre, et surtout le Grand Maître, étaient donc à la merci de l’ambition d’un seul et il souhaitait que Malte fût aussi prudente que le roi de France qui supprima les charges de connétable et de colonel- général de l’infanterie. L’affaire tournait en rond, mais Rome avait saisi l’occasion et le Cardinal Secrétaire d’État écrivit à Léaumont 2 qu’il avait lu sa lettre avec admiration, l’Ordre étant «un bijou de la tiare pontificale». À Rome, le parti d’opposition à Rohan, animé par Dolomieu et l’ambassadeur La Brillane agitait la Curie contre Malte. L’année 1786 fut pleine des lettres échangées entre Malte, Toulouse, Rome et Versailles; ce qui n’était qu’inimitié entre chevaliers était devenu un moyen pour la Papauté de réaffirmer sa prééminence sur l’Ordre. Vergennes le fit apercevoir à Rohan qui essaya de calmer les moteurs de la cabale 3, tandis qu’il donnait ordre à Bernis d’apaiser la colère pontificale. L’opium réussit mieux que l’émétique, selon l’expression du cardinal ambassadeur 4 et l’affaire se calma, mais point le ressentiment. Les Maltais, d’abord, supportaient mal un régiment étranger qui n’était pas composé, loin de là, des meilleurs éléments des divers pays et qui leur donnait l’impression (à juste titre) qu’ils étaient l’objet d’une suspicion de la part de leur gouvernement; mais il leur montrait aussi la faiblesse de l’Ordre qui estimait ne pas pouvoir se protéger d’eux. Ce régiment finit par être le symbole, non d’une soumission de sujets à souverain, mais d’une occupation du pays par des étrangers. Les chevaliers, ensuite, qui ne cessèrent de dénoncer ce régiment. L’une des plus importantes dénonciations se trouvait dans un ouvrage paru à Lyon, en 1790 : «L’Ordre de Malte dévoilé...» ouvrage signé d’un certain Carasi, riche en notations et observations de la vie de l’Ordre comme de Malte. Cette mine d’informations fut utilisée par tous les historiens, même les plus récents, sans trop se demander comment un simple fils de bourgeois marseillais saisi par la débauche et victime d’un sergent recruteur du régiment maltais (telle était sa présentation) pouvait avoir autant d’informations précises sur la politique maltaise, les défenses militaires ou la vie dans l’île. Il est très vraisemblable 5 que cet ouvrage en deux tomes était un ouvrage collectif dans lequel trois thèmes étaient abordés: la critique de l’Ordre et le soutien aux Maltais, l’opposition à Brissot et aux anti-esclavagistes au nom du commerce, la critique ultra-gallicane des usages et de la piété romaine. Ces trois séquences ne sont que juxtaposées, liées entre elles, très vaguement par les aventures de ce Carasi et de deux de ses amis de débauche et de malheur: Nergier et Prière. Les événements de Malte sont situés par l’auteur en 1780-1782, alors que les deux autres thèmes sont largement postérieurs : l’un semble un plaidoyer monarchien agrémenté des considérations du commerce lyonnais contre l’un

1. Ibid.; id., Toulouse, 27 novembre 1785. 2. Ibid.; n° 135, Buoncompagni à Léaumont, Rome, 8 février 1786. 3. Ibid.; n° 163, Bernis à Suffren, Rome, 17 juin 1786 : «Le bailli de La Brillane a reçu de ce Polduc une lettre obligeante et une pension de 6 000 livres». 4. Ibid.; n° 170, Bernis à Suffren, Albano, 27 septembre 1786. 5. Voir Alain Blondy, «Les aventures de Carasi ...». 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 267

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des écrivains et journalistes les plus éminents aux débuts de la Révolution, Brissot de Warville 1 et, Nergier (anagramme de Négrier) pourrait en être l’auteur quant à l’autre, virulente critique du cléricalisme italien ou italianisant, c’est une défense très progressiste d’une liturgie épurée ou notamment le français aurait remplacé le latin et le dénommé Prière serait alors le prête-nom allusif d’un auteur membre ou proche du clergé le plus avancé de France, très au fait des propositions du synode tenu à Pistoia en 1786. Il reste Carasi, celui dont le récit sur Malte a servi de «pré-texte» à l’ensemble de l’ouvrage. J.M. Quérard dans son ouvrage «Les supercheries littéraires dévoilées»2 affirme que Carasi est le prête-nom d’un certain V. Baron, père d’un éditeur de Lyon; Ferdinand de Hellwald 3 le dit être né à Mâcon en 1761 ce qui pourrait correspondre à l’âge du héros, mais non du père du libraire. Or, un certain Matthieu Baron, né à Lyon en 1735 4, greffier général du comté et des cours ecclésiastiques de Lyon, demeurant dans cette ville, rue Tramassac, avait installé chez lui le siège de la loge maçonnique St Jean de Jérusalem d’Ecosse 5 connue sous le nom de Loge de Malte 6 et dont le vénérable était, en 1782, le F : de Villefranche, auquel Baron succéda en 1785. Ceci laisse donc à penser que l’ouvrage publié en 1790 était un ouvrage collectif d’une loge maçonnique où l’élément hiérosolymitain était important, sinon prépondérant. En effet, un tableau de 1786 7 fait apparaître 59 membres dont 29 négociants, cinq prêtres dont trois prêtres conventuels et trois chevaliers de Malte : le chevalier Joseph de Gain de Linars, le commandeur magistral Jean Baptiste du Bouchet et le commandeur Louis Gaspard Esprit Tulle de Villefranche qui fut le créateur de cette loge. Villefranche 8 était commandeur de la commanderie du Genevois (ou de Compesières) depuis 1763 9; major des milices urbaines de La Valette en 1775, il devint colonel du régiment de Birkirkara (infanterie territoriale) en 1779; il était le neveu du grand prieur de St Gilles qui fut Pilier de la Langue de Provence en 1787 et à ce titre Grand Commandeur de l’Ordre. Ses fonctions personnelles comme son appartenance à la Langue d’Auvergne avaient dû le rendre proche des griefs de ses Frères et notamment de Dolomieu; sa parenté avec le Pilier de Provence l’avait sans doute rendu attentif aux plaintes

1. Jean Pierre Brissot dit de Warville (1754-1793) fut connu avant la Révolution par ses écrits contre l’inégalité des conditions sociales et par sa participation à la fondation de la Société des Amis des Noirs (1787), ainsi que par une mission secrète à Londres pour le lieutenant de police. Journaliste avancé, il embrassa la cause de la Révolution et anima le parti dit Girondin. 2. Tome I, p. 643. 3. Ferdinand de Hellwald, Bibliographie méthodique de l’ordre de St Jean de Jérusalem. 4. BNF; FM 2/274, n° 200, Tableau des frères composant la loge en 1782. 5. Ibid.; n° 194. 6. Ibid.; n° 33, Louis Emery, négociant à Lyon et François Billiemaz, greffier en chef civil et criminel de la sénéchaussée de Lyon, au Grand Orient de France, 1783 «La Loge de Malte, connue aujourd’hui sous le titre distinctif de Loge de St Jean de Jérusalem...». 7. NLM; FM. Impr. 971 Tableau des officiers du souverain chapitre provincial écossais de l’Orient de Lyon, Lyon, Impr. de F. de la Roche, 1786. 8. Né le 6 janvier 1720, il fut admis dans la Langue de Provence le 18 juin 1720. Henri Rolland, Une famille avignonnaise, les Tulle de Villefranche, Paris, 1909. Gaspard Esprit (1746-1823) était fils de Louis Villefranche et de Marie de Bosredon de Vatange. 9. Edmond Ganter : Compesières au temps des commandeurs, Genève, Claude Martingay, 1971. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 268

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du Chapitre de Toulouse. Seul un homme de son rang et de ses responsabilités pouvait tenir le langage que tenait Carasi 1. S’il dénonçait ce régiment comme le réservoir de toutes les crapules européennes, il s’en prenait surtout à son colonel, le marquis de Freslon, ancien major du régiment de Hainaut, dont la faveur du Grand Maître faisait «qu’il avait inspection sur tout, se mêlait de tout»2. Mais ce pamphlet n’eût été qu’un follicule de plus dans la littérature anticléricale de 1790, si la haine accumulée contre ce régiment n’avait conduit l’auteur, pour démontrer l’incapacité de Freslon et l’inutilité de sa troupe, à se livrer à une démolition en règle des capacités de défense de l’Ordre le canon ne tonnait plus que pour saluer les départs et retours des caravanes, non pour livrer bataille aux Turcs, mais pour retrouver les dames des ports siciliens ou napolitains; les armes étaient en place, mais la poudre dans les magasins ne pouvait être délivrée que par le Maréchal après un ordre du Grand Maître, ce qui laissait une heure et demie permettant tout coup de main; si le Port était défendu, une descente par la baie de Marsaxlokk était très possible et Malte tomberait par la voie de terre, car les Maltais ne supportaient plus ni la morgue des chevaliers, ni leur régiment composé de «fripons et gueux italiens qui volent et rapinent et de Français buvant et mangeant sans payer, violentant les femmes»3. Les espions de Bonaparte ne lui donnèrent pas d’autres informations ou conseil; mais en 1790, si l’invasion n’était pas à l’ordre du jour, il n’en allait pas de même de la survie de l’Ordre en France, dont les défenseurs insistaient justement sur la protection militaire qu’il apportait au commerce national. L’opposition des Langues d’Auvergne et de Provence au régiment de Malte, les divisions et les haines qu’elle suscita parmi les chevaliers se traduisait donc, quelques années plus tard, en un moment crucial pour l’Ordre, par un pamphlet assassin qui servait ses ennemis.

Loras contre Dolomieu À partir de 1785, lorsque Loras se saisit du pouvoir, l’Ordre fut divisé en deux clans, celui qui soutenait Loras et celui qui soutenait Dolomieu. Ce qui n’eût pu être qu’une rivalité de personnes dégénéra en affaires politiques et diplomatiques, par les appels des uns ou des autres à l’autorité des princes ou à celle du pape. L’animosité entre les deux hommes naquit de l’affaire de Naples où chacun joua un rôle assez trouble. Loras semble s’être fait le champion du camp des hispano-napolitains, naguère puissant sous Pinto, et qui comptait sur la nouvelle alliance entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Dolomieu, de son côté, semblait porté par le camp des Lumières, hostiles au despotisme, mais ne dédaignant pas actionner Rome. Cette animadversion s’exacerba par des tensions internes à leur Langue commune, celle d’Auvergne. Ainsi, en février 1784, lorsque Dolomieu avait démissionné de sa lieutenance du Grand Maréchal, la Langue avait choisi

1. Peut-on voir une preuve supplémentaire de notre hypothèse dans le lapsus calami qui fait appeler la caroube (en maltais : harrub), fruit du caroubier, la carouge (tome I, p. 11), alors que la commanderie de Compesières dépend de la ville de Carouge en Genevois ? voir Edmond Ganter, Compesières au temps des commandeurs, Genève, Claude Martingay, 1971. 2. Carasi, op. cit., t I, p. 106. 3. Ibid.; t I, p. 148. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 269

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le chevalier le plus ancien qui se trouvait être Loras. Celui-ci se récusa alors et le chevalier de Fricon 1 fut élu. Or, le 9 décembre 1786, Dolomieu fit instance auprès de la Langue pour recouvrer sa dignité de lieutenant. Loras qui avait cédé sa place à Fricon ne l’entendit pas ainsi et se porta candidat, sûr d’être choisi parce que le plus ancien. Ayant échoué, Dolomieu fit de nouveau assembler la Langue, le 11 décembre, pour demander d’être nommé l’un de ses députés au Conseil complet; mais celle- ci, se souvenant des lettres de 1784 et de mars 1786, émanant de Naples et interdisant à Dolomieu l’entrée dans ce royaume, ne voulut pas déplaire au monarque suzerain et refusa la candidature de Dolomieu. Celui-ci n’y vit (peut- être pas sans raison) que la main de Loras et, le 26 janvier 1787, il déposa une motion de défiance à l’égard de l’ensemble de la Langue d’Auvergne devant le Conseil complet qui la rejeta. Néanmoins, à la demande de Hompesch, l’affaire fut suspendue jusqu’à ce que Dolomieu obtînt une justification de la Cour de Naples. Le bouillant chevalier qui avait demandé la protection du roi de France contre la haine dont le poursuivait Loras 2 quitta Malte alors pour Rome et Paris. À Versailles, où il arriva en avril 1787, il trouva Montmorin 3, qui avait succédé à Vergennes, largement prévenu contre lui par Suffren 4. Dolomieu déçu, écrivit que sans la Cour de Rome, «rien ne mettrait un frein au despotisme tyrannique» de Loras et compagnie, «ni ne les empêcherait de satisfaire leur haine et leurs viles passions». Ce fut donc à Rome qu’il continua à se battre contre Loras. Ce dernier était mal perçu par la Cour de France. Déjà, Vergennes craignait que les relations qu’ils s’étaient faites dans ses missions successives ne lui fissent illusion quant à la marche à donner aux affaires de Malte 5. Mais, singulièrement, il était aussi mal supporté par Rohan, bien que, selon Dolomieu 6 : «le Grand Maître a des raisons trop fortes d’être lié à Loras pour qu’il puisse jamais l’abandonner volontairement». Il y voyait notamment l’influence de l’abbé Corogna, doyen de la cathédrale, qui était le plus ferme appui de Loras et que le Grand Maître voyait, tous les jours, pendant une heure 7. L’affaire qui perdit Loras fut le procès de Cagliostro. Ce dernier, après l’affaire du collier de la reine, erra en Europe et se retrouva en Italie où l’Inquisition romaine se saisit de lui, le 27 décembre 1789, sous l’inculpation d’illuminisme et franc-maçonnerie. C’était surtout la première accusation qui était grave, car elle recouvrait l’idée d’un complot contre les pouvoirs établis. Or, le bruit se répandit à Rome que Loras (qui s’y trouvait, ainsi que Dolomieu, pour défendre chacun

1. Joseph Alexandre de Fricon, né le 23 mai 1734, fut reçu dans la Langue d’Auvergne le 26 juin 1753. 2. MAE ; CP Malte 20, n° 11, Dolomieu à Seystres-Caumont, Malte, 14 décembre 1786. 3. Armand-Marc comte de Montmorin-Saint-Hérem (1750-septembre 1792), ambassadeur à Madrid, membre de l’Assemblée des notables en 1787, ministre des Affaires étrangères à la mort de Vergennes. Renvoyé avec Necker qu’il soutenait, il revint après la prise de la Bastille. Il démissionna en octobre 1791 et périt dans le massacre des prisons. 4. MAE; CP Malte 20, n° 137, lettre autographe de Suffren à Montmorin, 5 avril 1787. 5. MAE; CP Malte 19, n° 139, Vergennes à Seystres-Caumont, Versailles, 7 décembre 1784. 6. Alfred Lacroix, op. cit., p. 206, lettre LXVI, à Faÿ, Rome, 8 juillet 1788. 7. Ibid.; p. 201, lettre LXII, à Faÿ, Rome, 29 avril 1788. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 270

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leurs intérêts devant le tribunal pontifical) était lié à Cagliostro et qu’il était le chef de l’Illuminisme. D’une part, aucun document actuellement connu ne prouve ce fait et, d’autre part, Cagliostro s’était contenté de traverser l’Illuminisme, comme il l’avait fait pour la Maçonnerie, et il avait fondé un rite «égyptien» qui se voulait judéo-islamiste, par opposition à la franc-maçonnerie judéo-chrétienne. En revanche, Loras était bien franc-maçon, et il était même la «boîte à lettres» de la loge maçonnique à Malte. Or, dans la nuit du 27 au 28 décembre 1789, alors que l’on arrêtait Cagliostro, on perquisitionna à l’Académie de France à Rome, où se réunissait une loge présidée par un artiste italien, Agostino Belli. On y découvrit toute une correspondance avec d’autres loges, dont celle de Malte qui avait pour adresse : «M. le bailli de Loras, maréchal de l’ordre» 1, mais en aucun cas on ne trouva de liens entre Loras et l’Illuminisme ou avec le rite égyptien. Néanmoins, on a vu les liens entre Pinto et Cagliostro (qui finit par se faire passer pour le fils du Grand Maître et d’une princesse de Trébizonde) autour de l’alchimie; et on a vu le rôle des Bavarois dans l’érection de leur Langue. Il semble que bien des chevaliers campaient aux marges des sectes, comme tous les gens de leur monde que les modes distrayaient d’un ennui doré : du Grand Cophte au baquet de Messmer, il n’y eut pas de singularité qui n’eût son écho à Malte. Loras, bien sûr, s’en défendit et demanda au cardinal Secrétaire d’État Zelada de préciser au pape que c’était Dolomieu qui faisait courir ce bruit 2. Néanmoins Montmorin avait écrit à Bernis : «Je ne suis point surpris que le bailli de Loras soit tombé dans les pièges de Cagliostro» 3. Les doutes furent grands car le pape lui refusa une audience. Il quitta Rome pour Malte en mars 1790, via Naples. Son retour dans l’île marqua sa disgrâce, mais il est vrai que les temps n’étaient plus aux querelles personnelles.

Le problème de la franc-maçonnerie: Beaucoup d’ouvrages qui parurent après la prise de Malte en 1798, parlèrent d’un complot maçonnique ou de la fracture que la franc-maçonnerie avait occasionné dans la vieille milice chevaleresque. Plus le XIXe siècle avança et plus ce discours fut tenu par des écrivains, défenseurs de l’Ordre et de son renouveau, mais très souvent liés à l’ultracisme, au légitimisme ou à l’ultramontanisme, tous systèmes où l’abbé Barruel avait des sympathies. Ce qui n’était pas étonnant de leur part, l’était davantage de chevaliers ayant vécu à Malte à la fin du XVIIIe siècle, maçons notoires qui, eux aussi, dans leurs écrits, dénonçaient le rôle de la maçonnerie dans la chute de l’Ordre. On peut admettre avec Desmond Caywood 4 que la maçonnerie existait à Malte, dès le milieu du XVIIIe siècle, puisque Despuig (1736-1741) éprouva la nécessité de publier la bulle de Clément XII contre les maçons (1740), et qu’en 1741, Pinto bannit six chevaliers pour leur appartenance maçonnique. Mais, officiellement, la première loge fut fondée à Malte le 30 juin 1788 et reçut patente le 30 mars 1789, de la Grande Loge d’Angleterre à qui s’était adressé le

1. Desmond Caywood, op. cit. 2. NLM; LIBR 1241. 3. A. de Montaignon et J. Giffey, Correspondance des Directeurs de l’Académie française, Rome, Paris, t. 15, p. 387. Lettre de Paris, 9 février 1790. 4. Desmond Caywood, op. cit. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 271

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fondateur, Henri comte de Kolowrat, grand prieur de Bohême, dont on a vu les liens premiers avec l’Illuminisme. Il était l’ami de Joseph II qui n’admit la publication d’aucune bulle anti-maçonnique dans ses États. Toutefois, l’activité maçonnique à Malte devait être bien antérieure, puisque dans une lettre du 2 juillet 1788 à une loge parlermitaine, Kolowrat parlait de réunions depuis dix-sept ans, soit 1761. Il était beaucoup plus précis dans une autre lettre du 24 février 1792, dans laquelle il faisait remonter les travaux maçonniques au début du siècle, la loge portant le nom de Secret et Harmonie et ayant adopté, en 1764, la Doctrine des loges de St Jean d’Ecosse, par affiliation à la loge de Marseille; cette loge privée aurait été dissoute en 1771 et ses membres, avec d’autres de systèmes différents, auraient constitué la loge de 1788, intitulée St Jean du Secret et de l’Harmonie. L’affaire de Cagliostro, en décembre 1789, à laquelle Loras fut associé par la rumeur, fit que Rome augmenta ses pressions sur Malte pour que la franc- maçonnerie fût poursuivie. L’inquisiteur, Mgr Lante, diligenta alors plusieurs enquêtes suivies de procès 1. C’est par les dépositions, témoignages ou aveux, corroborés souvent par les documents constitutifs de la loge que l’on peut en identifier les membres. Le siège était le domaine de Sa Maison à Floriana qui appartenait au colonel de Ligondès 2 et au capitaine de Dienne. Elle comprenait surtout des chevaliers, quelques prêtres et servants d’armes et des Maltais en nombre limité.

- les chevaliers : de Barbaran; les deux frères Camerano; le bailli Caracciolo dit Sant’Erasmo, capitaine des galères (futur Grand Maître élu, mais refusé par Napoléon); le bailli Condulmer; le capitaine de Dienne, provéditeur des galères; le bailli de Flachslanden; le commandeur de Fricon; de Gournay, major de la garde du Grand Maître; Antonio, Saverio et Mario Landolina; le marquis de La Tour du Pin; le bailli de La Tour du Pin, général des galères, Vénérable; le colonel de Ligondès, colonel du régiment de terre, Vénérable; le bailli Loras, maréchal de l’Ordre, Vénérable; Mazzacane; le bailli d’Osasque (commissionné par la loge de Milan); le bailli Pereira; Pfÿffer, Surveillant; le commandeur Gabriel de Royer, maître de la cavalerie, Gardien; Ruggi, provéditeur de terre des vaisseaux; le bailli de Saint-Tropez; le comte de San Secondo; le commandeur Stagno, commandant des tours, Gardien; le bailli Tommasi, Vénérable (futur Grand Maître après Hompesch); de Ventimille, Surveillant.

- les prêtres : Antonio Corogna, doyen de la cathédrale; Pasquale Gelsomina; Longo, conventuel; Mainardi, Prieur conventuel de St Jean.

- les servants d’armes et donats : Doublet, secrétaire de la Secrétairerie de France, Chancelier; le commandeur Nicolas Royer; le servant d’armes Formosa de Frémeaux, fils du suivant.

1. AIM Processi, vol 141, procès 1, 3 et 6. 2. Hercule de Ligondès Rochefort était né le 11 août 1738; il fut reçu dans la Langue d’Auvergne le 16 mars 1754. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 272

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- les Maltais: Agostino Formosa de Frémeaux, douanier du Grand Maître, Trésorier; Fortunato Isouard Xuereb, agent de la Chambre de commerce de Marseille, père du suivant; Nicolo Isouard Xuereb, maître de chapelle du Grand Maître; Vincenzo Mifsud, perruquier; Felice Rizzo; Gian Battista Triganza.

- les étrangers: Peter Loolan van Loay, capitaine de brick, Hollandais; François Roux, négociant, Français.

Cette liste qui n’est sans doute pas exhaustive et qui traduit des appartenances quelquefois plus consécutives que contemporaines, fait néanmoins apparaître deux faits. Le premier est qu’une très grande partie des membres de cette loge étaient des familiers, des proches ou des officiers du grand maître Emmanuel de Rohan. Si certains affirmaient qu’il avait renié son appartenance première à la maçonnerie, d’autres soutenaient qu’il accueillait des réunions de la loge dans son palais, voire même qu’il en était le lecteur 1. Le deuxième est que l’on retrouve autour de Loras, tous ceux que Dolomieu et son parti (dont Seystres-Caumont) dénonçaient comme leurs persécuteurs et qui, de fait, les documents le prouvent, se succédaient, soit pour s’opposer à eux, soit pour détruire leur image dans les dépêches officielles dont ils avaient la responsabilité. Si du premier on peut inférer que ce pourraient être ces liens que Dolomieu appelaient «les raisons trop fortes» qui attachaient Rohan à Loras, il serait faux de tirer comme conséquence du second que Dolomieu ait été la victime des francs-maçons. Car la franc-maçonnerie concernait un certain nombre de chevaliers, sans que pour autant il y eût collusion entre eux. On ne peut pas prétendre faire la liste européenne des chevaliers francs-maçons, mais, en revanche, on peut mettre en évidence quelques appartenances. De nombreux chevaliers siciliens ou napolitains semblent avoir appartenu à des loges du royaume des Deux- Siciles, et le premier surveillant du Grand Orient de ce royaume, était un prêtre conventuel, Onorato Axis 2. L’on a vu l’importance de Marseille 3 dans les premiers liens maçonniques de Malte, ainsi que celle de Lyon. Cette dernière ville passait, au XVIIIe siècle, pour le centre de l’occultisme et de la maçonnerie dont elle était le confluent des divers courants qui la traversaient. Trois figures étaient les plus importantes: Jean Baptiste Willermoz, le marquis François-Henri de Virieu et le commandeur de l’Ordre de Malte, Pierre Paul de Monspey 4. Ce fut Virieu, membre de la Bienfaisance de Grenoble qui s’occupa à former des liens entre sa province et Paris. «En 1780... l’effectif du Directoire d’Auvergne était assez restreint par le nombre, mais fort distingué par la qualité. Les nouveaux adeptes étaient en grande majorité des

1. AIM Processi, procès n° 1, déposition du 9 juin 1794. 2. Ibid.; id., déposition du 30 mai 1792. 3. Malouet appartenait à la Mère Loge Ecossaise de cette ville. 4. Pierre Paul Alexandre de Monspey de Vallière était né le 30 juin 1741; il fut reçu dans la Langue d’Auvergne le 16 mars 1754. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 273

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gentilshommes, officiers des régiments du roi ou de l’Ordre de Malte, appartenant aux provinces voisines de Lyon»1. L’on a vu le commandeur de Monspey, de la Bienfaisance de Lyon, maître de toutes les loges réunies de la ville, détourner les expériences du magnétisme de Messmer vers des méthodes annonçant le surréalisme (dédoublement de personnalité, écriture automatique, vocabulaire hermétique), assisté de sa sœur, Mme de Vallière, chanoinesse de Remiremont qui jouait les sibylles. Willermoz, quant à lui, soutint Weishaupt et les Illuminés, rejeta Cagliostro (qui créa, à Lyon, son rite égyptien) et s’affilia au Rite Ecossais rectifié, fondé en 1772, par les branches nobles et cléricales. Il ne semble donc pas que cette première maçonnerie (exception faite de l’Illuminisme, mais qui n’y appartenait pas) ait eu une volonté d’emprise politique. Une observatrice distinguée de cette fin de siècle, Mme d’Oberkirch, notait que «ce siècle-ci, le plus immoral qui ait existé, le plus incrédule, le plus philosophiquement fanfaron, tourne, vers sa fin, non pas à la foi, mais à la crédulité, à la superstition, à l’amour du merveilleux. Ne serait-ce pas que, comme les vieux pêcheurs, il a peur de l’enfer et croit se repentir parce qu’il craint?»2. Il y avait aussi le souci du respect de l’État qui semble même avoir été très important. Ainsi, dans une lettre de la loge St Jean de Jérusalem de Lyon au Grand Orient de France 3, le commandeur de Villefranche refusait le principe d’une cotisation personnelle, car «elle blesserait la liberté» et «serait désapprouvée par le Gouvernement qui seul a droit d’exiger un tribut... La maçonnerie, tolérée dans l’État, ne peut s’arroger une autorité qui la rendrait suspecte; c’est une société d’hommes sages qui doivent s’occuper à pratiquer la vertu et faire le bien, chacun d’après ses propres sentiments et selon ses facultés, mais jamais par l’impulsion d’aucun autre pouvoir que celui du bon exemple». On ne peut donc réellement parler, à cette époque-là, de LA franc-maçonnerie. Les courants, les affinités philosophiques ou personnelles, les liens sociaux, en faisaient une entité multiple, non susceptible d’unité, ou du moins, d’uniformité. Il n’en allait pas de même de chaque loge où les relations qui s’étaient tissées semblaient très fortes et conduisaient à un esprit de corps d’où la connivence n’était pas exclue. C’était sans doute le cas de la loge de Malte; c’était aussi le cas de celle des Neuf Sœurs de Paris, à laquelle appartenait Déodat de Dolomieu, tout comme Camille de Rohan-Rochefort, dit le Prince Camille 4, cousin du Grand Maître, lequel le disait «prévenu... en faveur de Dolomieu dont il partage l’esprit de parti»5. Mais la sympathie semble s’être arrêtée aux portes de chaque loge. Suffren, lui aussi maçon (l’Olympique de la Parfaite estime), ne fit rien dans ses dépêches, quand il devint ambassadeur, pour essayer d’atténuer les rancœurs contre Dolomieu. Quant aux maçons de Malte, même lorsque Loras mourut en 1799, ils continuèrent dans leurs écrits à accuser Dolomieu, Ransijat et les leurs de

1. Alice Joly, Un mystique lyonnais et les secrets de la franc-maçonnerie, Jean Baptiste Willermoz (1730-1824), Paris, Demeter, 1986. 2. La baronne d’Oberkirch (1754-1803) dans ses Mémoires sur la cour de Louis XVI et la société française en 1789, Paris, Mercure de France, 1989; p. 334. 3. BNF; FM 2/274, n° 2, Lyon, 31 juillet 1782. 4. Eugène Hercule Camille de Rohan-Rochefort (1737-1816). En 1804, il devint le Vénérable de la loge la Paix. En juin 1790, il était devenu ambassadeur de l’Ordre à Rome. 5. ANP; M 961, n° 181, lettre citée. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 274

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trahison. Il est vrai que beaucoup, du moins dans un premier temps, avaient suivi Hompesch, le protégé de l’évêque Hoefflin, Philon de Byblos en maçonnerie 1. Parler d’un complot maçonnique dans l’épuisement et la chute de l’Ordre ne paraît donc pas sérieux. L’immense majorité des chevaliers qui jouèrent, d’une façon ou d’une autre, un rôle sous le principat de Rohan, appartenait à la maçonnerie, ce qui n’empêchait pas les uns d’être les ennemis des autres. Peut- on imaginer une lutte entre des tendances opposées de la maçonnerie? C’est peu probable et quoi qu’il en soit, la complexité d’une telle étude la place très au- dessus du propos de cet ouvrage. En revanche, il n’est pas impossible que certains aient utilisé les loges aux fins d’asseoir leur pouvoir. Ce pourrait être le cas de Loras et de la loge maltaise; mais, là encore, cette unité d’objectif n’était que temporaire et lors de l’invasion de 1798, les membres se séparèrent et, même, s’opposèrent. Il semble que le jugement de la baronne d’Oberkirch fournisse une explication plus plausible. La maçonnerie était alors un phénomène de mode, un phénomène mondain, l’engouement pouvant s’en expliquer par le goût contemporain du secret et des idées philosophiques. Lorsque la tourmente s’abattit, chacun retrouva ses intérêts, qui de caste, qui économiques, qui philosophiques et le fragile ciment qui unissait les initiés ne put plus masquer la disparité des situations et des engagements.

Vers une opposition avec le Saint-Siège Le canonicat de la cathédrale, 1782 . Mgr Labini : Lorsque Rohan fut élu, Malte n’avait plus d’évêque qu’en titre. Pellerano, qui s’était si fortement opposé au pouvoir magistral, avait été appelé à Rome et il ne renonça à son siège qu’en 1780. L’acte d’inféodation de l’île faisait obligation au Grand Maître de soumettre au choix de Sa Majesté sicilienne, trois candidats, prêtres de l’Ordre, dont un devait être sujet de Naples. Or, dans une lettre à Vergennes, le chargé d’affaires français reconnaissait que l’on n’avait pas trouvé, parmi tous les conventuels, des prêtres suffisamment dignes pour occuper le siège épiscopal 2. On dut donc choisir en dehors de l’Ordre et prendre Vincenzo Labini, «théatin, homme de condition et de mérite» 3, estimé du pape et protégé par la reine de Naples. Le Grand Maître lui accorda un bref d’intégration dans l’Ordre et il fut sacré évêque de Malte. Le nouveau prélat avait à redresser une situation conflictuelle particulièrement dure, au moment où l’Ordre connaissait une inversion de ses pratiques : les chevaliers en appelaient régulièrement au pape, alors que le pouvoir maltais devenait de plus en plus «gallican». Or, Mgr Labini affirma tout de suite ses liens avec Rome, comme l’indiquait une lettre du bailli de Breteuil à Seystres- Caumont 4: «Bien des gens prétendent ici qu’il est imbu des maximes et des principes ultramontains et qu’il aurait bien tort de méconnaître si tôt, les obligations infinies qu’il a à notre respectable chef».

1. Desmond Caywood, op. cit. 2. MAE; CP Malte 17, n° 80, Malte, 15 juillet 1780. 3. Ibid.; n° 30, Seystres-Caumont à Vergennes, Malte, 26 mars 1780. 4. ANP; M 947, n° 169, Paris, 2 janvier 1781. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 275

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Pour un chanoine conventuel, 1782-1783 La cathédrale de Malte, située dans l’ancienne capitale, Mdina (ou Citta Vecchia), formait, par son assemblée capitulaire, le premier corps du Clergé de Malte. Or, ces chanoines appartenaient, pour la plupart, aux couches les plus élevées du pays, et avaient une influence étendue et réelle sur les autres prêtres séculiers comme sur leurs fidèles 1. Rohan qui s’attachait à réduire le pouvoir du Clergé à Malte, pour diminuer cette influence à la fois «nationale» et ecclésiastique qu’il estimait inquiétante pour son administration, souhaita introduire parmi eux des prêtres conventuels (donc, des réguliers); pour ne pas choquer le corps capitulaire, il se contenta de souhaiter que l’on fît appel aux Maltais qui avaient intégré l’Ordre par la Langue d’Italie. À la première vacance survenue 2, Rohan chargea son ambassadeur à Rome, le bailli de La Brillane de soutenir auprès du pape, son candidat, Michelangelo Gatt. Pie VI, avant de se prononcer, attendit l’avis de l’évêque, et, contre l’attente du gouvernement magistral, il nomma l’abbé Théi, archiprêtre de la cathédrale qui y perdait en avantages et donna sa démission au pape. Rohan vit, dans cette affaire, une atteinte à ses droits souverains et demanda à Vergennes l’intervention de Bernis auprès du St Siège. Selon lui, le Clergé de Malte et son évêque, «presque détachés du joug de la souveraineté de l’Ordre», voulaient recommencer à le secouer et il expliquait que sa volonté de placer un conventuel maltais dans «un corps dangereux et indiscipliné», permettait de satisfaire à la fois, «la Nation, le Clergé et la Religion»3. Un mémoire fut remis, par la chancellerie magistrale, à toutes les Cours 4. Il dénonçait l’indépendance des clercs à l’égard du Prince ainsi que le fait qu’ils considéraient l’évêque, non comme leur supérieur, mais comme leur souverain, opposé au Grand Maître. Il insistait sur cette attitude particulièrement enracinée chez les chanoines de la Cathédrale et dans les chapitres des trois collégiales des deux îles. Ces prêtres, qui jouissaient d’un crédit particulier dans le peuple, l’incitaient à la division en mêlant toujours la religion dans les affaires où ils étaient partie prenante. Les décisions favorables devenaient leur triomphe; les arrêts défavorables étaient synonymes de persécution contre l’Eglise. C’était pour ces raisons que le pouvoir magistral avait entrepris de mieux intégrer le Clergé à l’Ordre, en proposant qu’un Maltais conventuel devînt chanoine, mais Rome avait détruit cet ouvrage. Vergennes rencontra le nonce Doria et lui proposa un expédient pour terminer, de manière satisfaisante, pour le pape et le Grand Maître, la discussion sur le canonicat: Rohan présenterait non un, mais plusieurs conventuels, parmi lesquels Pie VI choisirait celui qu’il voulait nommer. Celui-ci, approché conjointement par Bernis et La Brillane, fit savoir qu’il ne croyait pas que le meilleur moyen d’attacher le clergé séculier maltais à l’Ordre fût de lui ôter ce qui lui était dû, mais accepta le mezzo termine de Vergennes, pour complaire au roi de France, sous réserve qu’on lui indiquât un exemple identique antérieur5.

1. ANP; M 961, n° 41, Rohan à Breteuil, Malte, 31 août 1782. 2. Par le décès du chanoine Giovanni Maria Azzopardi. 3. Ibid. n° 70. L’original était en langue italienne. 4. ANP; M 961, n° 69, Rohan à Breteuil, Malte, 21 décembre 1782. 5. ANP M 988, n° 116, La Brillane à Breteuil, Rome, 14 mai 1783. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 276

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En dépit de recherches actives, l’on dût se rendre à l’évidence qu’il n’y avait jamais eu, auparavant, de conventuels devenus chanoine de la cathédrale. L’affaire en était là et le canonicat était toujours vacant, lorsqu’un prêtre séculier maltais, Pietro Attard, en fit la demande au roi de Naples 1. L’occasion fut vite saisie par La Sambucca et Malte risquait de se retrouver, à nouveau, sous la double pression de la cour sicilienne et de la Curie. Pie VI comprit, lui aussi, qu’il n’avait aucun intérêt à ce que Naples intervînt dans son domaine, et il nomma le prêtre conventuel Giuseppe Lauron, un des recommandés du Grand Maître, chanoine de Saints-Pierre-et-Paul de Mdina 2. Il l’avait fait, contraint et forcé, et le fit savoir à Vergennes qui écrivit à l’ambassadeur de l’Ordre, le bailli de Breteuil, que Rome n’était pas persuadée avoir fait quelque chose de bien régulier et qu’elle refuserait toute nouvelle demande. Il espérait, pour sa part, «que dans d’autres circonstances, avant de prendre un parti, le Grand Maître cherchera à s’assurer du concours de la Cour de Rome, pour éviter des discussions» 3. Et, pour prévenir tout tracas éventuel avec Naples, ne se fiant ni à la discrétion diplomatique de l’Ordre, ni à la pénétration politique de ses dirigeants, il conseillait à l’Ordre, sans qu’il le lui demandât, de ne pas avoir l’air de s’inquiéter de l’avis de cette Cour. Si elle ne soutenait pas Attard, «ce sera un aveu tacite du droit du Grand Maître»; si elle soutenait ce prêtre, le Grand Maître devra s’en plaindre au roi de Sicile «de la manière la plus mesurée»; si Naples persistait, l’Ordre devra alors en appeler aux Puissances protectrices 4. Jamais, comme alors, Vergennes n’avait autant mérité le qualificatif de mentor.

La tentation régaliste Quasiment depuis le début du règne de Rohan, l’action pontificale s’était toujours montrée hostile à l’Ordre. Non que ce fût une politique délibérée et planifiée, mais plutôt une attitude accueillante à toutes les plaintes déposées contre le gouvernement de Malte. Cela commença avec l’érection de la Langue anglo-bavaroise. Le parti opposé à cette nouveauté, à Malte, dirigé par le bailli des Pennes 5, se concilia La Brillane qui poussa le pape à refuser le bref qui eût pu éviter de porter l’affaire devant le Sacré Conseil et d’occasionner ainsi des discussions et un retard insolent pour l’Electeur palatin. Plus grave fut l’affaire du grand prieuré de Toulouse. L’appel au pape y fut reçu avec reconnaissance, mais derrière les termes dithyrambiques du cardinal Secrétaire d’État au bailli de Léaumont 6 transparaissait le grief essentiel de Rome à l’encontre de l’Ordre «que la malignité des temps, plutôt que des personnes, voudrait détacher de son premier supérieur et l’entraîner par là à une ruine inévitable et prochaine». Il ne s’agissait plus, comme dans les décennies précédentes, de maintenir dans les strictes limites de l’obéissance, un supérieur religieux se prenant un peu

1. ANP; M 961, n° 123, Rohan à Breteuil, Malte, 5 juillet 1783. 2. Ibid. n° 141, Rohan à Breteuil, Malte, 16 août 1783. 3. ANP; M 966, n° 90, Vergennes à Breteuil, Versailles, 6 août 1783. 4. Ibid.; n° 114, Vergennes à Breteuil, Versailles, 18 septembre 1783. 5. Toussaint de Vento des Pennes était né le 6 mars 1721 ; il fut reçu dans la Langue de Provence dès le 23 juillet 1721. 6. ANP; M 988, n° 135, Rome, 8 février 1786. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 277

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trop pour un souverain. Pie VI n’avait pas, comme ses prédécesseurs, à lutter contre des gouvernements qui voulaient diriger leur clergé et limiter les religieux. Il avait à essayer de surmonter une querelle beaucoup plus grave, peut-être aussi dangereuse que celle qui entraîna le schisme anglican, et qui était dirigée par l’Empereur lui-même. Dans les années 1780, ce n’étaient plus les ordres religieux seuls qui étaient vilipendés, c’était aussi la Papauté. La «malignité des temps» voulait ne voir en le pape que l’évêque de Rome, primus inter pares jouissant d’un principat essentiellement moral et non d’un dominat dogmatique et disciplinaire. Rome fit flèche de tout bois, et le procès de Dolomieu contre Loras ne fut pas la moindre affaire. Elle alla jusqu’à accepter un appel au pape d’un jeune étourdi de 19 ans, le chevalier des Adrets qui pensa par là se soustraire à une sanction méritée 1. Mais, en 1787 le cardinal Secrétaire d’État fut très net avec La Brillane, «... La Santità Sua prescinde dall’ esame di alcune massime accennate ne’ fogli, le quali, con suo rammarico, la convincono sempre più, che nel Paese che si è distinto, fin qui, per lo zelo ed attacamento alle Leggi canoni e prerogative della Chiesa, ora, si adottano massime, e s’ascoltano Dogmatizanti che vanno a stabilire il più effrenato regalismo»2. Le mot et l’accusation était lâchés : l’Ordre faisait preuve de régalisme 3. L’année suivante, en réponse à un mémoire du Grand Maître se plaignant des interventions de l’inquisiteur, la Curie faisait part de ses craintes «que, clandestinement, soit l’esprit d’une philosophie nouvelle et mal entendue, soit les trames sourdes de têtes inquiètes ne cherchent à tromper ou à égarer un Gouvernement qui jusqu’ici a fait consister dans son respect pour la religion et dans la garantie des lois ecclésiastiques, son devoir principal» 4. Si la secrétairerie vaticane donnait dans l’allusion, Dolomieu était plus direct et désignait l’auditeur Gio Nicolo Muscat et le bailli de Loras 5. Pour Loras, il s’agissait sans nul doute des soupçons de franc-maçonnerie voire d’Illuminisme; quant à l’auditeur Muscat, le secrétaire de la secrétairerie de France, Doublet, écrivait de lui, quelques années plus tard : «[il] a mis dans son exercice beaucoup trop d’esprit philosophique moderne. Il a voulu, comme Icare, voler trop haut..., il paraît vouloir prendre pour modèle les Cours de Naples et de Vienne dans leurs réformes des privilèges ecclésiastiques qu’il traite d’abus. Il remonte à l’Eglise primitive» 6. L’affaire se gâta lorsque «Muscade», comme l’appelaient entre eux Dolomieu et ses amis, alla jusqu’à demander que l’on ôtat tout pouvoir à l’inquisiteur et à l’évêque. Rohan, sentant que tout allait trop loin, exprima ses regrets au pape

1. En juin 1788, lors d’un spectacle de marionnettes, ce chevalier fit un tumulte car il voulait chasser, avec ses amis, les servants d’armes qui avaient «osé» s’installer au parterre, comme des chevaliers. Rohan le fit mettre aux arrêts, mais le libéra le lendemain après l’avoir sermonné, ce qui ne l’engagea qu’à tenir des propos encore plus subversifs. Rohan le convoqua à nouveau et lui donna le choix entre le retour chez son père et le fort St Elme. Le jeune homme se rendit alors au fort non sans avoir déposé plainte chez l’Inquisiteur pour déni de justice. Or, la plainte fut agréée et Rome fit attendre Rohan jusqu’en mars 1789 pour lui donner raison dans cette gaminerie. 2. ANP; M 968, n° 105, Buoncompagni à La Brillane, Dalle stanze del Vaticano, 4 décembre 1787. 3. Voir Frans Ciappara, The Roman Inquisition in Enlightened Malta. 4. MAE; CP Malte 21, n° 17, Bernis à Montmorin, Rome, 25 mars 1788. 5. Alfred Lacroix; op. cit., p. 201, lettre LXII à Faÿ, Rome, 29 avril 1788. 6. NLM; LIBR 418 1/2, f° 163, Doublet au chevalier de Mayer, Malte, 8 janvier 1792. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 278

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qui répondit qu’il n’était pas dupe de la nouvelle marche du gouvernement maltais et que s’il n’avait pas séquestré les commanderies de ses États, c’était pour ne pas induire les autres États et surtout la France dans une semblable tentation. Il ajoutait qu’il refusait désormais de traiter avec le Grand Maître et n’aurait d’autre interlocuteur que la Congrégation d’État 1. Rome prenait donc très au sérieux les accusations de régalisme, richérisme ou jansénisme. Malte comprit que le pape devenait menaçant et Muscat fut suspendu. Les attaques de Rome contre l’Ordre étaient donc bien d’une nature différente des précédentes. Elles visaient à empêcher une dérive dogmatique d’un ordre religieux qui ne voulait plus réagir qu’en souverain séculier, professant les idées philosophiques du temps. Ceci prouvait que l’Ordre était parvenu à la fin de sa métamorphose commencée un siècle plus tôt : la milice chevaleresque et religieuse n’était plus qu’une petite principauté, possessionnée par toute l’Europe, composée d’un patriciat oisif et intéressé qui servait davantage ses princes que son Ordre. Les rêves de grandeur de Pinto n’avaient fait qu’habiller de grand une évolution inéluctable, mais ne l’avaient pas suscitée. Malte était trop bornée pour répondre à sa vision, mais il n’en demeurait pas moins que la monarchisation du pouvoir du Grand Maître, la sécularisation du gouvernement de l’Ordre, et l’éloignement centrifuge des Langues ne faisait plus du rocher de la Religion qu’un micro-État, consulaire (économiquement parlant) et proconsulaire (politiquement parlant) de la France. Ce lien entre le gouvernement de Malte et la Cour de Versailles était mal ressenti, y compris par les chevaliers français qui prenaient très mal de se faire tancer par le roi pour des actions intentées à Malte. La Cour de Rome leur apparut donc comme l’ultime rempart à une «tyrannie» conjuguée. Leurs prédécesseurs, sous Pinto, pouvaient en appeler aux tribunaux royaux contre les décisions du Grand Maître. Sous Rohan, ses actes étant la plupart du temps inspirés par Vergennes, tout appel était déplaisir du roi, et le seul juge qui pût s’interposer en tiers était le pape. Ce dernier, nous l’avons dit, voulait à tout prix que Malte, ordre religieux dont il était le supérieur, ne connût pas une dérive joséphiste. Déjà, en 1785, le commandeur Castelli, s’était rendu à Rome, au nom de ses confrères mécontents, pour proposer au pape la réunion d’un Chapitre général, sous sa seule autorité, composé de deux chevaliers par prieuré 2. L’affaire n’eut pas de suite, mais resurgit en 1790, quand l’abbé Boyer fut mandaté, selon Loras, pour demander à Pie VI la convocation d’un Chapitre général, même en s’opposant au refus du Grand Maître 3. Des projets émanèrent, semble-t-il, de Rome pour réformer le Sacré Conseil dont les membres auraient été nommés par le pape, pour que l’appel des causes criminelles se fît à celui-ci, et pour s’emparer de la juridiction de l’île par le truchement de l’inquisiteur 4. Ceci prouvait que l’Ordre, intérieurement se portait mal. La multiplicité des

1. Ibid.; f° 42, Camille de Rohan au chevalier de Mayer, s.d. 2. ANP; M 968, n° 32, Rohan au bailli Gaetani d’Aragona, ambassadeur à Naples, Malte, 19 décembre 1785. 3. Alfred Lacroix, op. cit., p. 233 et NLM; LIBR 1241. 4. ANP; M 968, n° 103, Loras à Suffren, Malte, 7 janvier 1788. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 279

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affaires, des scandales et des oppositions, montrait manifestement que le Chapitre général de 1776 avait été inutile. Il avait tenté de réformer les finances et la justice, mais il n’avait absolument pas touché à la société figée des chevaliers et au gouvernement magistral. Rohan, lui-même, avait rapidement usé son crédit. Le réformateur de 1776 s’était révélé incapable de faire front à ses opposants et paraissait paralysé par l’indécision, à moins que ce ne fût par un attentisme excessif qui se voulait une ruse. L’année 1791 fut encore un tournant pour lui : une attaque d’apoplexie, dont il guérit partiellement, ajouta des difficultés physiques à ses souffrances morales. Le Trésor ne se portait guère mieux et les entreprises de récupération de biens se soldaient davantage par un surcroît de haines que par un apport financier. Les Langues n’étaient plus, par la distance prise à l’égard de Malte et par le souci purement local de leur gestion des revenus, que des moules tout prêts pour leur transformation en ordres nationaux. Le vieil Ordre hospitalier de St Jean de Jérusalem se maintenait économiquement par ses possessions en Europe et politiquement par sa possession de Malte ; or, en cette fin de siècle, les unes comme l’autre suscitèrent des appétits.

DE L’ASSEMBLÉE DES NOTABLES A L’ASSEMBLÉE NATIONALE CONSTITUANTE

Les nouveautés de la politique française Montmorin ou la nouvelle attitude française La disparition de Vergennes parut à beaucoup comme un coup dur pour l’Ordre et affecta même certains chevaliers 1. Montmorin, à peine en charge, écrivit à l’Homme du Roi, le chevalier de Seystres-Caumont, une lettre qui ressemblait à des instructions 2 : il lui demandait de mettre en garde le Grand Maître contre les conseils que son entourage, mu par des intérêts ou des affections particulières, pouvait lui prodiguer et il l’incitait à éveiller l’attention des Langues françaises contre toute volonté prépondérante de Naples que sa suzeraineté n’autorisait pourtant pas. Le ministre ne pouvait trouver de meilleur interlocuteur que le chargé d’affaires français, un des soutiens de Dolomieu. Il s’empressa donc de présenter à Rohan les conseils du ministre comme s’ils lui étaient destinés. Le Grand Maître ne manqua donc pas à sa liturgie de la lettre autographe et écrivit à Montmorin pour le mettre en garde contre tous les membres de l’Ordre, «excepté le chef» 3 et lui proposer une correspondance directe. Le ministre y alla d’une très longue réponse, sans doute parce qu’il avait pris connaissance des partis et influences qui divisaient le Couvent et tout particulièrement les Langues françaises. Il affirmait que la politique faisait que la France devait avoir les yeux sur Malte en raison de sa position, et que cette obligation était d’autant plus grande que l’Orient était troublé, qu’il acceptait une correspondance directe

1. Alfred Lacroix, op. cit., p. 176, lettre XLIX, à Faÿ, Rome, 27 février 1787. 2. MAE; CP Malte 20, n° 153, Versailles, 3 juillet 1787. 3. Ibid. n° 162, Malte, 18 août 1787. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 280

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d’autant plus volontiers qu’il savait que les chevaliers, même employés officiellement, ne se départissaient que peu de leurs inclinations personnelles et il concluait en lui faisant savoir que désormais, il apporterait à l’Ordre toute l’aide que le Grand Maître lui demandera, mais qu’il éviterait d’influer directement sur les affaires de Malte, ce qui «avait, entre autres, le très grand inconvénient de soulager le ministre de détails, de l’exposer à prendre des partis peu calculés, sur des affaires étrangères dont le siège est à quatre cents lieues de Versailles et surtout d’établir [en France], un foyer d’intrigue de la part de tous les chevaliers qui avaient des exemples qu’avec de la persévérance et de l’appui, on finissait par obtenir les choses les plus contraires aux Statuts»1. Les bureaux des affaires étrangères devaient conserver un souvenir des années Pinto, où les chevaliers en appelaient en France contre leur supérieur. Sous Rohan, on l’a vu, l’osmose des décisions maltaises avec les volontés de Vergennes les avait rapidement convaincus de l’inutilité de leurs démarches dans le royaume et ils s’étaient retournés vers Rome. C’est ce sur quoi Rohan attira l’attention de Montmorin dans une nouvelle dépêche autographe 2, en profitant au passage pour critiquer «la bonhomie du comte de Vergennes» qui n’était plus, comme il l’écrivait naguère, le ministre du roi qu’il chérissait autant qu’il l’estimait 3. Pour le Grand Maître, tous les tracas internes ne perduraient que parce que leurs auteurs se savaient soutenus par Rome, réduite, par sa faiblesse à ne plus pouvoir s’en prendre qu’à Malte 4. Montmorin inaugurait donc une nouvelle politique française qui était la conséquence de l’évolution générale de l’Ordre et de Malte. D’un côté, l’île et son prince étaient regardés comme puissance étrangère, alliée de la France et comme tels faisaient l’objet de l’attention du ministre des Affaires étrangères. De l’autre, l’Ordre et son supérieur n’étaient qu’une congrégation religieuse et, de ce fait, ressortissaient de leurs règles propres ou des tribunaux royaux lorsqu’il s’agissait de problèmes nationaux. Le ministre reconnaissait volontiers qu’il y avait du danger à laisser Rome profiter de ses droits naturels pour étendre sa puissance sur Malte, mais il faisait savoir à Rohan qu’il avait «des raisons pour exciter [sa] vigilance sur l’influence que la Cour de Naples voudrait acquérir dans les affaires de Malte, ou que quelques particuliers voudraient lui procurer pour leur propre avantage». S’il admettait qu’il importait à l’Ordre de vivre dans la plus parfaite intelligence avec cette Cour, il n’en affirmait pas moins qu’«il y aurait de grands inconvénients à lui laisser établir une sorte d’inspection sur l’Ordre et l’habitude d’y avoir un parti»5. L’autre danger lui paraissait toujours la Russie. Au début de l’été 1788, la flotte russe semblait vouloir faire voiles en Méditerranée, dans le cadre de la réouverture des hostilités entre les Impériaux et les Russes d’une part, et les Turcs d’autre part. L’inquiétude à Malte et chez tous ceux qui y avaient un intérêt fut intense. Pour beaucoup, il ne faisait aucun doute que les Russes s’empareraient de l’île, avec ou sans l’aide de Naples. Dolomieu écrivait ainsi à son ami le

1. Ibid. n° 175, Versailles, 19 octobre 1787. 2. Ibid.; n° 177, Malte, 11 novembre 1787. 3. ANP; M 968, n° 4, cit. 4. MAE; CP Malte, n° 162. 5. MAE; CP Malte 21, n° 14, Montmorin à Rohan, Versailles, 26 février 1788. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 281

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chevalier de Faÿ : «Je redoute pour Malte le moment de l’arrivée des Russes en Méditerranée. La Providence nous sauvera peut-être en faisant que leur flotte ne vienne pas cette année... Il est certain que l’Ordre court à sa ruine par plus d’un chemin, et nous ne devons faire aucun calcul sur les avantages qu’il pourra avoir pour nos neveux»1. La Providence prit les traits de Gustave III de Suède qui, en déclarant la guerre à Catherine II, détourna une partie du théâtre militaire vers le nord, tandis que Joseph II menait une campagne désastreuse en Serbie ottomane. L’alerte avait été chaude et ce fut presque triomphalement que Seystres-Caumont annonça à Montmorin que Psaro avait échoué dans son rôle d’intendant de l’escadre russe et qu’insensiblement il faisait disparaître jusqu’aux traces de son projet de dépôt russe à Malte 2. Mais Montmorin ne céda pas à l’enthousiasme. Il admit que Malte était débarrassée de l’escadre pour l’hiver, mais il demanda au Grand Maître d’être très attentif à ne subir la loi d’aucune puissance dont la flotte serait attirée à Malte par la sûreté et la position de son port, et surtout, il se dit fâché d’avoir appris de Varsovie que Rohan avait envoyé un chevalier italien à Saint-Pétersbourg pour être employé dans la marine russe. Il avertit le Grand Maître que le roi ne tolérerait jamais que ce fût le cas d’un chevalier français ou espagnol et le mettait en garde contre une attitude qui ferait que l’Ordre se mettrait à dos des puissances qu’il lui importait de ménager 3. La diplomatie française marquait donc au Grand Maître la constance de ses méfiances : le vieux fonds gallican se défiait de Rome, l’aîné des Bourbons n’avait pas confiance en son cousin de Naples, et la puissance méditerranéenne, alliée des Turcs, qu’était la France ne voulait pas de l’immixtion des Russes dans cette zone dont ils auraient détruit l’équilibre. Elle lui marquait aussi quels devaient être les liens d’interdépendance de Malte et de la France, cette dernière incluant l’Ordre dans le réseau de ses alliés. Une preuve en fut administrée, en juillet 1790, quand le cardinal de Bernis transmit au Grand Maître, le plan de bataille de la flotte suédoise contre l’escadre russe que Gustave III lui avait remis 4. Face à cette permanence, l’Ordre s’était émancipé. Il restait respectueux des désirs de la France, mais ne voulait pas désobliger la Russie dont la flotte, à tout moment, pouvait exiger militairement ce que ce pays n’aurait pas obtenu par la voie diplomatique. Avec une souplesse toute ecclésiastique, Malte concédait pour n’avoir pas à céder. La demande, déjà ancienne, de l’Impératrice d’avoir auprès de sa marine, un chevalier de Malte, lui offrait le moyen de lui être agréable et de ne pas apparaître totalement inféodée à la politique anti-russe de la France, sans pour autant transiger avec la ferme position de celle-ci. L’envoi du chevalier Giulio Litta, alors presque anodin, fut important dans ses conséquences. Litta arriva à Saint-Pétersbourg en 1789, pour réorganiser la flottille de la Baltique pour lutter contre les Suédois (alliés de la France). Il reçut le grade de général major, 6 000 roubles de solde et participa à la bataille de Rochenselm (13/24 avril 1789) où les Suédois furent battus. L’année suivant, la paix conclue, il fut rappelé à Malte après que Catherine II l’eut fait contre–amiral.

1. Alfred Lacroix, op. cit., p. 205, lettre LXV. Rome, 10 juin 1788. 2. MAE; CP Malte 21, n° 69, Seystres-Caumont à Montmorin, Malte, 23 décembre 1788. 3. Ibid.; n° 78, Montmorin à Seystres-Caumont, Versailles, 27 janvier 1789. 4. NLM; ARCH 1373, Camille de Rohan au Grand Maître, Rome, 13 juillet 1790. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 282

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L’ouverture russe ne fut donc pas un palliatif au défaut de l’alliance française après les débuts de la Révolution. Elle fut une tendance nette du gouvernement magistral. Dans les causes, entrait certainement la peur d’une annexion, mais sans doute, aussi, l’espoir d’avantages à retirer dans le sillage d’une puissance en pleine expansion. Les bureaux des affaires étrangères français furent donc alertés dès 1788, du flirt diplomatique entre l’Empire russe et l’Ordre de Malte et développèrent une sensibilité particulière à l’égard de ce qu’ils considéraient comme le danger premier depuis la signature, en 1786, du traité de commerce franco-anglais qui était censé mettre fin à la rivalité entre les deux pays.

La première intrusion de l’histoire de France Jusqu’alors la France s’était imposée, depuis l’éclipse définitive de l’Espagne au XVIIe siècle, comme le tuteur de Malte. L’histoire de l’Ordre et de l’Ile avait pu troubler le travail des bureaux de Versailles, mais les événements français ne résonnaient à Malte qu’en ce qu’ils étaient des avènements, de monarques ou de ministres. Cela ne prenait à l’Ordre que le temps de réactiver ou d’adapter ses circuits de relations ou d’influence et, passé ce délai, chacun ayant appris à se connaître, tout recommençait comme devant. Le 29 décembre 1786, Louis XVI annonçait qu’il convoquait une Assemblée des Notables (au nombre de 144) qui se réunit le 22 février 1787, avec pour tâche de présenter des mémoires sur l’établissement d’assemblées provinciales, sur l’impôt territorial, sur le remboursement des dettes du clergé, sur la réforme de la taille, sur la liberté du commerce des grains et sur la suppression de la corvée. Cette Assemblée, comme on le sait, ne fut qu’opposition à Calonne et elle avait, selon le mot de Lamoignon, «proposé et facilité la révolution la plus désirable». Sa clôture, le 25 mai 1787, fut le point de départ d’un harcèlement du gouvernement pour obtenir la réunion des États Généraux. Louis XVI céda et ordonna la tenue d’une seconde Assemblée des Notables pour «donner des avis sur la formation des États Généraux» 1; elle travailla du 5 octobre au 12 décembre 1788. Concernant l’Ordre, le problème fut de savoir s’il appartenait à la Noblesse ou au Clergé. Chaque bureau y travailla de son côté, mais les réponses furent quasiment identiques 2 : les biens de l’Ordre provenant de fondations pieuses, étaient des biens ecclésiastiques; les chevaliers ayant fait profession étaient des religieux, morts civilement. L’Ordre se trouvait dans la situation qu’il avait toujours crainte, l’assimilation au Clergé. Il travailla à s’en échapper, en posant comme critère, non les vœux des chevaliers, mais la nature des biens. Il concéda l’appartenance au Clergé pour ceux des chevaliers qui étaient pourvus de commanderies, tandis qu’il laissait à ceux qui n’étaient pas bénéficiés l’appartenance à leur ordre social. Si bien que tous les chevaliers bénéficiaires furent assimilés au Clergé, tout comme les conventuels, alors que les chevaliers non bénéficiaires furent compris dans la Noblesse et les servants d’armes dans le Tiers-État. Néanmoins le danger fut perçu comme grand par Suffren qui écrivit au Grand Maître : «À mesure que nous

1. ANP; M 966, n° 237, Suffren à Rohan, Paris, 14 octobre 1788. 2. ANP; C 8/1; dossiers 12, 13, 16 et 17. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 283

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avançons dans cette besogne, je me confirme toujours plus dans l’idée que notre présence aux États-Généraux sera au moins inutile»1. Rohan n’avait pas d’idée arrêtée d’autant que, vue de Malte, la situation française n’apparaissait pas très claire. Dans une lettre à Cibon de décembre 1788 2, il exprimait sa difficulté à pénétrer les intentions de la Cour et à prévoir l’attitude des États; mais dans la grande réforme financière qui en était l’objet, il lui importait que les privilèges de l’Ordre fussent défendus et que l’on en maintînt la jouissance par un abonnement général. À cet effet, il demandait au secrétaire d’ambassade de faire, d’ores et déjà, commencer les mémoires défensifs par les avocats, de telle sorte que leur travail fût achevé avant l’ouverture des États. Cette lettre, la première émanant de Malte et traitant de la prochaine réunion de l’assemblée des trois ordres français, est essentielle car elle marque la ligne directrice que l’Ordre suivit pendant les trois premières années de la Révolution. Ce fut comme si l’ensemble de l’œuvre des assemblées ne concernait pas l’Ordre, sauf en ce qu’il attentait à ses privilèges. Cet immense décalage entre Malte et Paris – Malte s’en tenant à la mission primitive des États et voulant ignorer celle que s’octroyèrent les assemblées nationales – n’était pas le fait d’une ignorance, mais d’une volonté de ne pas entrer dans un débat que l’Ordre estimait purement national, pour n’avoir à pâtir d’avoir choisi un camp. Cibon, dans sa réponse 3, mit en garde Rohan contre la mauvaise disposition des esprits et même la mauvaise volonté du ministère à l’égard de l’Ordre. Il l’informait qu’il avait demandé, au procureur général de l’Ordre, le commandeur d’Estourmel 4, de faire réunir le 28 octobre précédent, le Conseil parisien pour arrêter la conduite à tenir aux États Généraux. Ce Conseil avait décidé que l’Ordre enverrait des députés, tout comme l’avaient décidé les Chambres de Commerce. Cette décision heurta une grande partie des chevaliers français et le commandeur de Montazet résuma fort bien leur position5 : c’était transformer un État souverain en un corps privilégié du royaume de France, c’était «le dépouiller de la pourpre pour l’habiller de haillons». Il mettait en évidence l’inefficacité d’un tel choix, puisque le vote n’était pas prévu par tête, mais par ordre. L’Ordre de Malte étant composé de plus de dix nations, il ne pouvait donc appartenir à aucun des trois ordres français. Il insistait alors pour qu’il n’y eût jamais d’assimilation avec le Clergé, ce dernier étant un corps national, l’Ordre étant souverain. Ceci étant l’axiome premier, il en venait aux craintes de Malte et à la défense : «L’Ordre craint que l’universalité des impôts qu’on propose d’établir en France ne frappe ses propriétés. Un siècle où les deux mots moi et

1. ANP; M 966, n° 241, Paris, 25 novembre 1788. 2. ANP; M 950, n° 131, Malte, 28 octobre 1788. 3. Ibid.; n° 133, Paris, 23 novembre 1788. 4. Louis Marie Auguste d’Estourmel, fils de François marquis d’Estourmel et de Marie- Louise de Mazières, né le 17 septembre 1754, fut reçu dans la Langue de France le 6 mars 1755. Il était le demi-frère de Louis-Marie d’Estourmel (1744-1823), chevalier de St Lazare, franc- maçon, qui épousa en 1776, Renée de Galard de Béarn et fut membre de l’Assemblée des Notables, de l’Assemblée nationale, puis député de la Somme sous l’Empire. Le commandeur d’Estourmel était un ancien capitaine des galères, Procureur général de l’Ordre et Receveur du Commun Trésor au Grand Prieuré de France. 5. ANP; M 950, n° 134, Montazet à Estourmel, Toulouse, 6 février 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 284

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argent sont les divinités qu’on encense, lui justifient ses alarmes». Selon lui, il fallait utiliser cet égoïsme matériel pour prouver à la France que, quand bien même elle taxerait l’Ordre du double, elle ne pourrait s’en servir qu’à armer deux frégates, alors que la flotte de la Religion lui assurait gratuitement la tranquillité des mers. Montazet fut le premier à argumenter une telle défense qui fut adoptée, par la suite, par les responsables parisiens de l’Ordre. Pour comble de malheur, l’ambassade de l’Ordre était vacante depuis le décès, en décembre 1788, du bailli de Suffren et c’était le commandeur d’Estourmel qui en avait la charge. Le héros de l’Inde avait été une figure respectée, qui eût alors été utile. Au lieu de cela, l’Ordre abordait désormais la tempête avec une assemblée d’avocats et des chevaliers partagés entre l’espérance et la crainte des événements à venir. Si Montazet avait manifesté autant de méfiance que de prudence, d’Estourmel, plus favorable aux idées nouvelles lui répondit 1 qu’il ne lui paraissait pas évident de faire valoir la protection navale en Méditerranée : «Soyons de bonne foi : quels services signalés avons-nous rendus aux nations catholiques depuis plusieurs années?» et conseillait plutôt que l’Ordre adhérât à l’espérance nouvelle : «Sachons obéir noblement à l’empire de la raison et ne racinons pas de plus en plus celui des préjugés... Soyons religieux et citoyens et concilions-nous ainsi les suffrages unanimes de la nation française... Ne nous hérissons pas de chartes tombées en désuétude ou en discrédit pour chercher à éviter un léger surcroît de charges». Le Procureur général de l’Ordre traduisait par là, la fracture qui s’installa dans l’Ordre, comme dans toute la noblesse française. Si les méfiants devinrent rapidement des adversaires de la Révolution, parmi ceux qui s’enthousiasmèrent à ses débuts tous ne restèrent pas ses fervents; tel fut le cas de d’Estourmel. Néanmoins, ces premiers engouements suscitèrent par la suite des suspicions préjudiciables aux intérêts de Malte. Ainsi, à la veille de la réunion des États, l’Ordre ne semblait plus vivre qu’à l’heure française. Malte voyait s’effondrer, avec la menace d’une imposition générale, tous ses efforts pour redresser sa situation financière, et réduire à rien sa politique de récupération de biens qui lui avait tant coûté en image de marque.

L’Ordre malmené Les premières attaques Malte fut frappée de stupeur dès les premiers travaux des États. En l’espace de quelques mois, le paysage politique dans lequel il avait évolué avec talent depuis des décennies, se délitait. L’Ordre avait néanmoins un nouvel ambassadeur, le bailli de La Brillane qui avait quitté Rome pour Paris, avec l’assentiment du roi. Homme de dossiers, scrupuleux, il était en froid avec le Grand Maître à qui il reprochait sa soumission à Loras, d’autant qu’il avait pour Dolomieu l’affection d’un père. Son ancienneté lui créait des droits et Rohan ne put que lui proposer la France, tandis qu’il pensait à Loras pour lui succéder à Rome. Mais Pie VI refusa énergiquement. La Brillane n’avait pas l’entregent de Suffren, ni sa force de caractère; c’était un diplomate qui eût fait bonne figure dans une crise, mais qui fut dépassé par une révolution.

1. Ibid.; n° 135, février 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 285

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Il fit appel à un avocat au Parlement, Fournel 1 pour rédiger des mémoires sur un plan préétabli. Or, les États Généraux s’étaient proclamés Assemblée nationale. Ce qui ne paraissait être qu’accessoire à l’Ordre, était patent pour l’avocat qui récusa le plan proposé qui ne parlait que subsides, et il affirma, au contraire, que «lorsqu’un ordre, tel que celui de Malte fait tant que de parler à une nation, il faut que ce soit pour dire quelque chose qui soit positif, important et qui entraîne le suffrage universel. Or, mon mémoire ne saurait emporter un pareil succès, s’il se bornait à exposer le régime de l’Ordre, ses franchises primitives, ses charges, son utilité !!» 2. Fournel expliquait à l’Ordre ce qu’il n’avait pas compris en faisant du Froullay à la mode de 1789. Estimant que l’opinion publique sur l’Ordre était suffisamment connue pour hostile, il lui conseillait de ne publier aucun mémoire, à moins que ce ne fût «Pour offrir la saisine de ses franchises», tant il valait mieux garder le silence jusqu’à ce que la première effervescence fût passée. Cette temporisation fut aussi une caractéristique de l’attitude de Malte qui estima, successivement, que chaque accès de violence n’était que la manifestation d’une fièvre obsidionale qui devait obligatoirement tomber. Pendant près de trois ans, les événements parisiens ne parurent qu’une fronde dont l’autorité viendrait à bout, et l’Ordre feignit de céder à la nouvelle liturgie pour n’avoir pas à cesser de professer l’ancienne foi. Cette distanciation entre le discours ou l’attitude et la pensée réelle fut cause de bien des difficultés et incompréhensions.

Le décret du 11 août 1789 sur les dîmes La nuit du 4 août 1789 ne retint pas, sur le moment, l’attention de l’Ordre, ou plutôt, devant «l’enthousiasme qu’elle avait excité dans le public», La Brillane crut devoir taire les craintes de l’Ordre 3. Mais ses inquiétudes devinrent réelles le 11 août. La séance était présidée par Le Chapelier 4 et le rapporteur était Camus. Armand Gaston Camus (1740-1804) était le filleul du cardinal de Rohan dont il portait les prénoms. Il entra au Parlement quand celui-ci était au faîte de sa popularité et fit immédiatement preuve d’un caractère sérieux empreint totalement de devoir désintéressé et de vertu intolérante. Il fut janséniste avec excès; son biographe, Pierre Géraudel 5 écrit : «En lui le jansénisme est par dessus tout du gallicanisme. C’est quand il se dresse pour résister aux entreprises du Saint- Siège qu’il est le plus lui-même»; mais il démontre que le richérisme est loin d’être absent chez lui, par sa volonté énergique d’interrompre l’évolution de l’Eglise vers la monarchie absolue, et de la faire retourner aux origines égalitaires du Christianisme. L’avocat du Clergé qu’il avait été et que l’Ordre avait pris pour cible dans l’affaire des biens de St Antoine, ne pouvait ignorer plus longtemps cette difformité juridique qu’était la Religion de Malte. Géraudel écrit 6 : «C’était sans doute encore la Papauté qu’il visait lorsqu’il attaquait l’Ordre de Malte. Pourtant

1. Jean-François Fournel (1745-1820), avocat au barreau de Paris, il était un spécialiste de jurisprudence. 2. ANP; M 950, n° 140, Fournel à La Brillane, Paris, 16 juillet 1789. 3. ANP; M 943, n° 262, Cibon à Rohan, s.d. 4. Isaac-René Le Chapelier (1754-1794), avocat au parlement de Rennes, député aux États- Généraux. On lui dut entre autres l’établissement des gardes nationales, l’égalité dans les successions, la propriété littéraire, l’interdiction des ententes et des grèves. 5. Pierre Géraudel, op. cit., p. 18 et p. 28. 6. Ibid., p. 120. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 286

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la cause de son offensive n’était plus seulement son gallicanisme, mais davantage ce qu’on nomma dans la suite son nationalisme. L’idée qu’il y eût, sur le territoire français, certains biens et certaines personnes qui échappassent aux lois françaises le choquaient grandement. En outre, il était partisan d’uniformiser tout ce qui pouvait l’être. Enfin, cet Ordre ne relevait que de Rome». Rien donc ne pouvait davantage opposer un Ordre qui se voulait nonpareil et axait sa défense sur ses privilèges et exemptions, à un avocat, proche de l’égalitarisme paléochrétien, tout entier voué à l’uniformisation de la situation juridique et légale de tous en France. Malte préparait ses arguments comme elle l’avait fait pour l’abonnement au vingtième, sans se rendre compte que c’était la conception globale de la société qui était changée. Le décret du 11 août qui détruisait le régime féodal, supprimait en son article 5 «les dîmes de toute nature et les redevances qui en tiennent lieu» (et il était précisé, perçues «même par l’Ordre de Malte»); il disposait, en son article 6, que toutes les rentes foncières perpétuelles, dues, «même à l’Ordre de Malte» étaient rachetables 1. Camus avait préalablement balayé tous les arguments à venir en affirmant, dans son rapport, que les «vues mercantiles et fausses ne [devaient] pas influer sur les principes d’une matière qui [était] d’un ordre plus important». Quelques voix s’étaient élevées dans cette séance pour défendre l’Ordre, mais elles avaient été réduites au silence par Régnaud de la Saintonge qui affirma qu’il savait que dans une réunion chez l’ambassadeur de Malte, l’Ordre avait décidé de renoncer à ses droits 2.

Le lobbying parlementaire Le 12 août, le bailli de La Brillane remit officiellement à Montmorin la protestation solennelle contre la suppression de ses dîmes et le désaveu de l’assertion de Régnaud. Le ministre transmit le dossier au Garde des sceaux pour qu’il parvînt à l’Assemblée, non sans y ajouter un commentaire de politique étrangère, inspiré des mémoires en défense de l’Ordre : le décret du 11 août le privait d’une grande part de ses revenus et il ne pourra plus faire face aux dépenses d’armements; de surcroît, il était vraisemblable que les autres puissances catholiques s’empresseront d’imiter la France et les chevaliers seront alors réduits d’abandonner l’île de Malte à son suzerain, Naples, ou à une autre puissance qui offrirait un meilleur parti avec le danger que cela pouvait représenter pour le commerce français. Il avançait alors l’argument de compromis de l’Ordre : ou bien l’Assemblée le maintenait dans ses revenus par une exception au décret, ou elle lui proposait des revenus de substitution 3. Le ministre se voulut rassurant. Informant La Brillane de ce qu’il avait écrit au Garde, il se disait persuadé que l’Assemblée chercherait sans doute un moyen d’aider l’Ordre dont une grande partie des activités tournait à l’avantage de la France 4. Il apparut alors comme l’homme de la situation et Malte, fidèle

1. Archives parlementaires de 1787 à 1860... t VIII, pp. 396-397. 2. ANP; M 966, n° 231. Dans une lettre datée de Versailles, 16 août 1789, Régnaud se justifia auprès de La Brillane. 3. MAE; CP Malte 21, n° 145, Montmorin au Garde des Sceaux, Versailles, 21 août 1789. 4. ANP; M 966, n° 283, Montmorin à La Brillane, Versailles, 12 août 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 287

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à son habitude de harcèlement, l’inonda de notes, tant, qu’il dut écrire à Seystres- Caumont que ce qui se passait en France ne lui laissait guère la possibilité «de donner beaucoup de temps aux affaires particulières de Malte» 1. L’Assemblée ne fut pas oubliée: elle reçut, sous la signature de l’ambassadeur un mémoire dans lequel l’Ordre se disait soumis aux décisions nouvelles, mais laissait craindre à la France, les expédients auxquels Malte pourrait devoir recourir 2. Le 26 août, ce fut au tour du bailli de Flachslanden, Turcopilier de l’Ordre, député d’Haguenau, d’adresser un mémoire récusant l’accusation d’aristocratie «dans l’acception populaire qu’on lui donne depuis quelque temps», puisqu’on y retrouvait, nobles, clercs et roturiers de toutes les puissances catholiques 3. La voie ministérielle n’étant pas aussi efficace que sous Vergennes, et la voie parlementaire inconnue, le Grand Maître écrivit à Louis XVI pour protester contre le caractère unilatéral de la décision prise par le décret et pour lui demander que ce texte n’eût pas de suite 4. Mais, parallèlement, l’Ordre voulant se concilier l’opinion répondit à la demande de Necker de voir les Français faire le sacrifice de leur vaisselle plate, en ordonnant à tous les receveurs de porter à la Monnaie toute l’argenterie de toutes les dépouilles 5; en outre, il fit un don au Roi et à la Nation du quart de ses revenus français, soit 872 391 livres. Jusqu’alors, le mémoire imprimé de La Brillane n’avait même pas été transmis sur le bureau de l’Assemblée, ayant été retenu au comité des affaires ecclésiastiques 6. La lettre de Rohan à Louis XVI conduisit ce monarque à écrire, le 18 septembre 1789, au Président de l’Assemblée pour qu’il fût tenu compte des services rendus à la France par l’Ordre. La marche sur Versailles et le retour du roi à Paris, le 5 et 6 octobre 1789, marquèrent un tournant dans le système de défense de l’Ordre. Il avait misé tous ses espoirs sur Louis XVI. Le bailli de La Brillane avait obtenu une audience du roi pour le 12; il avait l’intention de lui demander, si l’Assemblée persistait à traiter l’Ordre comme le Clergé, d’user de son véto suspensif et qu’à défaut de cette royale protection, Malte en serait réduite à chercher auprès d’autres puissances, telles la Russie et l’Angleterre, l’équivalent de ce que la France lui faisait perdre 7. C’était la première tentative d’un argument que l’Ordre utilisa par la suite bien souvent, trop puisqu’à la fin on n’y crut plus ou on feignit seulement d’y croire. Or, le samedi 7 octobre, La Brillane, allant déjeûner chez un député, fut frappé d’apoplexie et mourut dans la soirée. Quelques mois plus tard, Cibon, reparlant de ce décès, essayait de l’expliquer par l’atmosphère empoisonnée de Paris, où les opposants aux nouveautés étaient désignés à la vindicte : «Son imagination

1. MAE; CP Malte 21, n° 150, Versailles, 25 août 1789. 2. ANP; C 86. Ce mémoire de 35 pages fut imprimé (1789) chez la Veuve d’Houry, imprimeur de l’Ordre, 14 rue de Hautefeuille et tiré à 1.400 exemplaires. 3. 8 pages, de l’imprimerie P.F. Gueffier, rue Gît-le-Cœur. 4. MAE; CP Malte 21, n° 157, Malte, 17 septembre 1789. 5. ibid. n° 158, octobre 1789. La seule recette de Paris apporta pour 80 000 livres. 6. ANP; M 149, n° 177. Voir comte Michel de Pierredon, Histoire politique de l’ordre souverain..., t I, p. 25. 7. ANP; M 968, n° 139, Cibon à Rohan, Paris, 9 novembre 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 288

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ardente a sans doute accéléré un événement qui devait lui arriver tôt ou tard. Il voyait tout dans un noir épouvantable et j’étais totalement occupé à le rassurer. Nous avions eu, il est vrai, nos deux maisons marquées, parce qu’on nous avait vu les premiers à réclamer contre les fameux décrets» 1. Cibon et d’Estourmel se rendirent alors chez Montmorin qui leur fit comprendre que depuis son retour à Paris, le roi avait décidé de sanctionner tous les décrets de l’Assemblée. S’il les tranquillisa en estimant qu’un dédommagement était à l’étude, il leur fit entrevoir de nouveaux problèmes quant aux vœux religieux et aux preuves de noblesse 2. Ils se retournèrent alors vers l’Assemblée et sondèrent les dispositions des membres du comité ecclésiastique: «De seize membres qui composent ce comité, douze étaient décidés pour la conservation de l’Ordre et on espérait de ramener les quatre autres à leurs sentiments»3. Le retour du roi à Paris et la mort de La Brillane avaient marqué la fin de la défense traditionnelle de l’Ordre qui s’en remettait à la bienveillance de l’exécutif. Ceci se traduisit par une extraordinaire adaptation à la nouvelle situation. Dans les décennies précédentes, lorsque le pouvoir était paresseux à soutenir l’Ordre, l’argent des pots-de-vin coulait à flot dans les bureaux des ministres pour que les commis missent à la signature des documents largement préparés par l’Ordre 4. Les responsables parisiens surent rapidement mettre cette tactique en conformité avec les nouvelles données politiques. Certes, ils conservèrent et confortèrent les liens qu’ils avaient avec Hennin 5, mais ils l’étendirent aux députés composant les comités, puis à ceux qu’ils comprirent être des leaders d’opinion, capables d’influencer l’Assemblée et d’emporter une décision. Enfin, ils associèrent à leur défense, des groupes de pression nationaux, surtout représentants du commerce français, dont les prises de position ne pouvaient être ignorées des députés, du moins tant que l’idéologie ne l’emportait pas chez eux sur la raison. Ce fut donc réellement à une véritable opération de lobbying parlementaire que se livrèrent Cibon et d’Estourmel, rejoints en décembre 1782, par le bailli Jean-Loup de Virieu 6, ambassadeur de Parme que Rohan nomma chargé d’affaires de l’Ordre, par intérim7.

1. Ibid.; n° 170, Cibon à Doublet, Paris, 26 janvier 1790. 2. Ibid.; n° 141, Cibon à Rohan, Paris, 16 novembre 1789. 3. Ibid.; id. 4. NLM; ARCH 1643; Versailles, 26 novembre 1745. Froullay dépensa 24 000 livres pour l’arrêt du Conseil d’État autorisant la vente des bois de l’Ordre, dont 12 000 à un proche parent du premier commis. 5. Hennin fut premier commis des Affaires étrangères du 5 avril 1779 à mars 1792. Il avait la réputation, avec Gérard de Rayneval, de présenter à la signature des ministres des dépêches toutes faites (in - Les affaires étrangères et le corps diplomatique français, Histoire de l’administration française, CNRS, 1984, t I, p. 285). 6. Né le 17 août 1731, Jean-Loup de Virieu-Beauvoir fut reçu dans la Langue d’Auvergne le 6 février 1750. Capitaine au régiment d’Enghien infanterie, il était le 4e des quatorze enfants d’André Nicolas de Virieu-Beauvoir, dit le marquis de Faverges et de Louise-Marie de Boffin. Des six garçons, quatre furent chevaliers de Malte et un, Chartreux; deux des filles furent religieuses à Tullins. Le bailli de Virieu se trouvait être un cousin de François-Henri de Virieu- Pupetières (1754-1793), neveu de Mme de Tourzel et membre de l’Assemblée nationale. 7. MAE; CP Malte 21, n° 170, Rohan à Montmorin, Malte, 19 décembre 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 289

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D’Estourmel tint informé le Grand Maître des nouvelles activités du bureau parisien : «J’entretiens les ministres et députés dans les intentions favorables où ils sont pour la plupart et je leur donne à connaître les puissants motifs qui doivent faire pencher la balance en notre faveur... Les chambres de commerce de Marseille, et de Bordeaux feront parvenir à l’Assemblée nationale les témoignages d’utilité dont notre existence est au commerce de la nation. J’en ai prévenu M. l’évêque de Clermont 1 et nombre de députés qui n’attendent qu’une occasion favorable pour parler avantageu- sement et avec succès d’une cause aussi juste» 2. Parmi les députés bien intentionnés, d’Estourmel citait entre autres, Malouet 3 et le vicomte de Mirabeau 4. Les députés les plus hostiles appartenaient au bas- clergé qui avait toujours très mal apprécié que l’ordre fût soustrait à l’obligation du minimum des portions congrues et qu’il pût ainsi payer des séculiers desservant ses églises à un tarif très inférieur, quand les commandeurs s’enrichissaient 5. Quant aux chambres de commerce, les liens entre les chevaliers et les notables locaux firent autant que la défense des intérêts économiques. Le chevalier Leblanc de Mauvezin à Bordeaux, et surtout le bailli de Foresta 6, receveur de l’Ordre à Marseille, élu Commandant général de la garde nationale de cette ville 7, contribuèrent beaucoup aux mémoires que les chambres de commerce envoyèrent sur le bureau de l’Assemblée 8 : d’abord Marseille et Bordeaux, puis Lyon. Les trois villes les plus importantes après Paris, et les places commerciales les plus importantes de France intervinrent donc en faveur de l’Ordre au point que les députés extraordinaires des manufactures auprès de l’Assemblée nationale remirent un rapport concluant à la nécessité du «maintien d’une alliance consacrée par le temps, la religion, la reconnaissance et l’utilité» 9. Tous ces mémoires avaient un point commun, d’être imprimés chez la veuve d’Houry, rue Hautefeuille à Paris, imprimeur de l’Ordre.

1. F. de Bonal (1734-1800) fut sacré évêque de Clermont en 1776. Il siégeait au côté droit. 2. ANP; M 968, n° 149, d’Estourmel à Rohan, Paris, 23 novembre 1789. 3. Pierre-Victor Malouet (1740-1814), membre de l’administration de la Marine depuis 1763, il fut intendant de Toulon. Député aux États-Généraux, il défendit une monarchie à l’anglaise, avec deux Chambres. Il mourut ministre de la Marine sous Louis XVIII. 4. André Boniface Riquetti, vicomte de Mirabeau (1754-1792) était le frère du célèbre orateur. Hostile aux idées nouvelles, il émigra très tôt. Son embonpoint l’avait fait surnommer Mirabeau- Tonneau. 5. Sur la mauvaise volonté des curés, ANP; M 968, n° 163, Cibon à Doublet, Paris, 5 janvier 1790. 6. Né le 5 février 1735, Bruno Marie de Foresta, fils de Paul de Foresta de Châteauneuf et de Nicole d’Entrecasteaux, fut reçu dans la Langue de Provence le 19 juin 1736. Commandeur de Plagnès, il était Procureur général de l’Ordre et receveur du Commun Trésor au grand prieuré de St Gilles. 7. ANP; M 950, n° 220, Foresta à La Brillane, Marseille, 2 octobre 1789. Quelques jours auparavant, Foresta avait écrit audit ambassadeur de l’Ordre, pour lui recommander un des députés négociants de Marseille, Abeille, qui lui avait présenté l’importance de Malte pour le commerce de Marseille. Il estimait qu’un travail en commun pourra «faire apercevoir aux membres de l’assemblée nationale des rapports si essentiel entre l’Ordre de Malte et le commerce de France que les États Généraux pourront mettre beaucoup de considérations à ce qui nous regarde» (Archives nationales, Paris, M 950, n° 144, Marseille, 18 septembre 1789). 8. Ibid.; n° 148, Cibon à Rohan, Paris, 23 novembre 1789. 9. ANP; M 949, n° 180, 11 août 1790. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 290

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La défense était donc organisée, mais les adversaires, ou plutôt l’adversaire, Camus, ne désarmait pas. Le 30 novembre 1789, Mgr de Boisgelin, archevêque d’Aix, président de séance, lut la lettre de protestation que Rohan avait envoyée à Louis XVI dans laquelle il estimait que l’Ordre avait été confondu avec le Clergé sans avoir été entendu préalablement. Camus présenta immédiatement une motion : «La réponse à cette lettre est simple. Je demande, dès à présent, la suppression de tous les établissements de l’Ordre de Malte en France et l’ajournement de la question» 1. Boisgelin passa à l’ordre du jour et le lendemain, en tant que secrétaire de séance, le vicomte de Mirabeau, favorable à l’Ordre, lut le procès-verbal des débats de la veille sans mentionner l’intervention de Camus qui exigea immédiatement son insertion. La question des dîmes était tout d’un coup dépassée; c’était désormais l’existence de l’Ordre en France qui était mise en problème. Camus ne rencontra pas un très grand soutien à l’Assemblée où les arguments commerciaux avaient de l’impact et où la crainte d’une invasion de Malte par les Russes était générale 2. L’Ordre accentua sa défense : l’ancien consul général à Smyrne, Charles de Peyssonnel 3, avait lu au comité ecclésiastique le 30 novembre, un vibrant appel des évêques catholiques du Levant, associant l’Ordre à la défense des Latins. Il publia son mémoire en lui donnant le poids de davantage d’arguments et de propositions. Il rappela l’éloignement de la Cour de Naples des autres cours bourboniennes, l’influence des deux empires qui s’y faisait sentir et le danger russe sur Malte et il proposait que la France se déchargeât sur Malte de fonctions coûteuses : l’implantation des industries cotonières et la police générale de la Méditerranée devaient être encouragées, liant ainsi l’île à la France non plus dans un système de protectorat, mais dans une politique réellement coloniale. Mais ce fut surtout en direction du député de la Saintonge, Régnaud 4 que les ouvertures furent les plus importantes. Dès le 23 novembre 1789 5, Cibon notait que le député qui, bien qu’ayant parlé en faveur du décret du 11 août, demandait des documents pour mieux étudier la situation de l’Ordre. D’Estourmel l’inclut dans le nombre des députés qu’il réunissait quotidiennement chez lui pour organiser les votes et la défense 6. Le résultat ne se fit pas attendre et le Procuereur général de l’Ordre put écrire à Rohan : «M. Régnaud, député des communes de St Jean d’Angély qui s’est déclaré d’après sa propre conviction, s’avoue le défenseur de l’ordre dans l’Assemblée nationale et travaille maintenant à une motion qui réfutera complètement celle que M. Camus se

1. Archives parlementaires ..., t X, p. 338. 2. ANP; M 968, n° 152, Cibon à Rohan, Paris, 7 décembre 1789. 3. Charles de Peyssonnel, Situation politique de la France et ses rapports actuels avec toutes les puissances de l’Europe, Neufchâtel, 1790. Le chapitre sur Malte se trouve, t II, pp. 167 et sq. Peyssonnel (1727-1790) était le fils d’un avocat marseillais qui fut consul à Smyrne en 1747; lui-même y fut consul général. 4. Michel Louis Etienne Régnaud (de Saint Jean d’Angély) (1762-1819), lieutenant de la prévôté de Marine à Rochefort, il rédigea les cahiers de doléances du Tiers-État de St Jean d’Angély. Il appartenait aux royalistes constitutionnels. Journaliste pendant la Législative, il fut inquiété sous la Terreur et après Thermidor, il s’attacha à Bonaparte. Il était membre de la loge maçonnique les Frères Initiés, à St Jean d’Angély. 5. ANP; M 968, n° 148, Cibon à Rohan, 23 novembre 1789. 6. Ibid. n° 153, Cibon à Rohan, 7 décembre 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 291

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prépare de faire» 1. Cet intérêt subit pour l’Ordre n’était en fait qu’un intéressement, comme le prouve un reçu, plus tardif, échappé au tri des papiers 2, en 1793. D’Estourmel transmit alors à Montmorin un deuxième mémoire imprimé pour la défense de l’Ordre 3 qui reçut un accueil favorable de la part du ministre, de l’archevêque d’Aix, président de l’Assemblée, ainsi que de nombreux membres du comité ecclésiastique (qui le tenaient informé des travaux dudit comité). Il put ainsi écrire à Rohan que l’Ordre acquérait tous les jours de nouveaux orateurs 4. Mais pour autant, ses adversaires ne désarmaient pas. Un problème nouveau naquit de la contribution patriotique établie sur les biens fonciers. L’Ordre avait fait savoir qu’il y adhérait, mais voulait payer cet impôt collectivement, selon la formule ancienne de l’abonnement, pour faire entériner, par les faits, sa conception de corps étranger et souverain, propriétaire unique de toutes les commanderies. D’Estourmel se rendit chez Necker 5 qui ne voulut pas entendre parler de cette solution «son plan étant de détruire tout ce qui est esprit de corps»6. Le Procureur général de l’Ordre donna donc ordre aux autres Procureurs de déclarer l’évaluation de 1776 augmentée d’un sixième 7. L’avantage pour l’Ordre était que les imprimés de déclarations étaient par commune et par contribuable, ce qui le distinguait finalement du Clergé 8. D’Estourmel eut surtout la sagacité d’exiger des procureurs une présentation identique pour toutes les commanderies, quelle que fût la Langue d’appartenance, et d’exiger qu’il n’y eût aucune démarche individuelle, le corps se chargeant de toutes les réclamations. Cette mesure venait d’un conseil de Régnaud, comme le prouve le brouillon, écrit de sa main, de la circulaire d’Estourmel 9, retrouvé aux Archives nationales. Cette tactique d’Estourmel de «coller» aux réformes successives, en déférant aux vœux de l’Assemblée, sans jamais cesser de défendre les droits de l’Ordre, reçut le plein accord de Rohan : «... Il serait préférable de consentir aux modifications que l’assemblée pourrait désirer, plutôt que de nous exposer à la perte de nos possessions qui résulterait peut-être malheureusement de notre attachement invariable à d’anciennes maximes qui n’auraient plus de connexion avec celles que la nation aurait irrévocablement adoptées»10. Cette lettre est importante, car elle montre la priorité que Rohan donnait à la protection des biens de l’Ordre, priorité dont il ne se départit jamais, quelles que fussent ses préférences politiques.

1. Ibid. n° 166, d’Estourmel à Rohan, Paris, 14 janvier 1790. 2. ANP; H5 4222 : «J’ai reçu de M. le chevalier d’Estourmel la somme de 1 500 livres pour le travail fait dans l’intérêt de l’Ordre de Malte sur diverses affaires contentieuses, dont quittance à Paris, le 26 janvier 1792. Régnaud (de St Jean d’Angély)». 3. ANP M 968, n° 153, cit. 4. Ibid. n° 155, Paris, 14 décembre 1789. 5. Jacques Necker (1732-1804) dirigea l’administration des finances de 1776 à 1781. Rappelé en août 1788, son renvoi le 11 juillet 1789 fut le signal du soulèvement de Paris; il devint le premier ministre des Finances en août 1789, mais démissionna en septembre 1790, dépassé par l’anarchie des clubs. 6. ANP; M 968, n° 155, cit. 7. Ibid.; n° 157, d’Estourmel aux procureurs, 21 décembre 1789. 8. Ibid.; n° 166, d’Estourmel à Rohan, 14 janvier 1790. 9. Ibid.; n° 276, s.d. 10. Ibid.; n° 156, Rohan à Cibon, Malte, 19 décembre 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 292

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Cette permanence est essentielle pour expliquer quelle fut sa réelle position à l’égard du manifeste qui parut, quelques années plus tard, sous la signature du Grand Maître et qui fit l’objet d’une controverse.

Les biens de l’Ordre en danger La motion Camus Camus cependant restait vigilant. Le prétexte d’un éclat lui fut fourni par une adresse des habitants des communes de Ste Eulalie du Viala, de la Cavalerie, de la Couvertoirade et de la Blusquerie, contre la rigueur des corvées et des dîmes imposées par le commandeur de Ste Eulalie du Larzac qui retirait de leur sueur un revenu de 52 000 livres 1. Cette adresse fut lue à l’Assemblée, le 4 janvier 1790, à 9 h du soir. Camus prit la parole et pour ne pas retarder les travaux législatifs demanda que fussent autorisés l’impression et la distribution de sa motion du 30 novembre, précédée de ses déterminants. La proposition fut acceptée ce qui fit dire à d’Estourmel: «C’est une escarmouche qui annonce que les armées seront bientôt en présence»2. La motion parut imprimée, le 8 janvier, et fut distribuée. Camus l’avait divisée en quatre chapitres et y exhalait tout ce que le ci-devant avocat du Clergé avait accumulé comme rancœurs. Dans le premier chapitre, non sans ruse, il rappelait ce que la France devait à un Ordre, illustré par des guerriers glorieux, et le soin qu’il lui fallait apporter à la défense de son commerce levantin, mais il ajoutait aussitôt : «Il est impossible, lorsque la nation se donne une nouvelle constitution, de laisser subsister des usages, des lois ou des privilèges essentiellement contraires à la constitution. Tous les particuliers, tous les établissements, tous les corps qui existeront dans la nouvelle confusion, doivent être d’une nature homogène. Une différence, admise, dans le moment présent, serait, pour l’avenir, un germe de désordre et de destruction». La cause était donc entendue dès la première page du mémoire : aussi fondés que fussent les arguments de l’Ordre, celui-ci ne pouvait perdurer, car il était anticonstitutionnel. Suivait la description minutieuse des mémoires et contre-mémoires parus jusqu’alors. Le deuxième chapitre portait sur l’Ordre et ses possessions en France. Le spécialiste du droit gallican s’en donnait à cœur joie : «Les privilèges accordés à l’Ordre de Malte sont en très grand nombre et presque sans bornes. On peut en voir la liste effrayante dans plusieurs recueils, faits sous les yeux de l’Ordre et qui remplissent des volumes in-folio». Le coup était dur, car toute la défense de l’Ordre reposait sur ces privilèges, contrepartie de services rendus; mais alors que Flachslanden avait noté la nouvelle acception du mot aristocrate, les conseillers de l’Ordre n’avaient pas perçu celle du mot privilège qui était devenu synonyme d’inégalité et d’injustice. Les exemptions dénoncées prouvaient toute la jalousie accumulée par l’Eglise gallicane et le Parlement : la soustraction aux juges ordinaires (séculiers ou ecclésiastiques) par l’appel au Grand Conseil du roi; la soustraction à la

1. Archives parlementaires .... t XI, p. 70. Le commandeur n’était autre que Montazet. Toutes ces localités sont actuellement dans le département de l’Aveyron. 2. ANP; M 968, n° 162, d’Estourmel à Rohan, 5 janvier 1790. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 293

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juridiction des ordinaires et la soumission seules aux bulles magistrales ou pontificales; la rapacité en matière de portion congrue; la perception des dîmes et la non-contribution aux impôts ecclésiastiques par l’abonnement; enfin la capacité du Commun Trésor de soutenir très longtemps des procès qui devenaient alors si coûteux que la partie adverse préférait abandonner. Et il concluait qu’en versant 187 600 livres à la France, il en retirait 4 480 251 livres. Le troisième chapitre était purement juridique. L’Ordre se disait souverain et Camus s’interrogeait de savoir si la propriété à titre de fief pouvait être souveraineté, mais ne voulant considérer que les membres français d’un ordre religieux et chevaleresque, il se demandait comment ils pouvaient constitution- nellement continuer à y appartenir, alors que depuis le 28 octobre 1789, les vœux avaient été suspendus dans les monastères, que les distinctions de naissance n’avaient plus d’existence, pas plus que les distinctions d’ordre. Estimant donc que l’Ordre ne pouvait plus exister, il proposait, dans un quatrième chapitre, de lui offrir, en reconnaissance des services rendus, un subside équivalent à une année de responsions, passages et mortuaires, puis d’affecter ses biens au soulagement des hôpitaux et des pauvres, au traitement des curés les plus défavorisés par ledit Ordre et à des pensions pour les soldats méritants, «Les récompenses [devant] à l’avenir être personnelles»1. Les liens avec Malte seraient en revanche affermis, ce gouvernement ami et allié recevant, pour les former, les jeunes officiers de marine français, ce qui «établirait entre tous une fraternité d’armes aussi respectable que celle qui peut résulter de la prononciation des vœux». Il concluait en proposant un décret portant la déclaration des biens de l’Ordre comme biens nationaux, la soumission des membres, des curés et des biens dudit Ordre aux règles communes et la suspension de l’acceptation des vœux. Face à cet assaut frontal, il semble qu’il y ait eu divergence quant à l’attitude à adopter entre Malte et Paris, ou du moins, à Malte, de la part de ceux qui avaient des sympathies pour la Révolution. Tel était le cas de Ransijat qui proposait que, dans un geste de magnanimité, le Grand Maître offrit une partie de l’argenterie de l’Ordre à Malte pour augmenter le numéraire en France et se servit de son crédit pour lui obtenir un emprunt de dix millions, ou celui, plus humble, de Doublet qui estimait qu’il fallait céder aux exigences nouvelles. Cibon écrivit à Rohan 2 que les premières propositions entraîneraient un sacrifice considérable pour l’Ordre qui n’en tirerait néanmoins rien et qui passerait inaperçu dans la masse des dettes du royaume; et il répondit à Doublet que c’était en pliant la barre de fer que l’on pouvait la briser 3.

Les liens avec la gauche de l’Assemblée Régnaud fut donc engagé à travailler à une motion de réfutation de celle de Camus. Le député de la Saintonge distingua d’abord les biens de l’Ordre, donnés ou acquis pour un service international, de ceux du Clergé affectés au

1. Camus n’avait pas la paternité d’un tel projet. En 1789 parut, à Paris, une brochure de 38 pages «Destruction de l’Ordre de Malte en faveur de l’Ordre militaire de St Louis» due à Pierre-Jean- Jacques Bacon-Tacon (1738-1817) dont la carrière hésita entre l’escroquerie, la police secrète et le journalisme pamphlétaire ou folliculaire. 2. ANP; M 968, n° 168, 25 janvier 1790. 3. Ibid.; n° 170, 26 janvier 1790. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 294

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service du culte et des hôpitaux, purement national et que l’État prenait désormais à sa charge. Il développait ensuite l’utilité de l’Ordre pour le commerce français et proposait enfin de rendre compatible l’existence des chevaliers avec la nouvelle constitution en leur retirant la nationalité française, des Maltais, gérant des biens-fonds en France, n’étant plus soumis aux lois générales pour ce qui concernait les causes et les différends 1. Cibon, quant à lui continuait son travail parlementaire. Le 9 février 1790, il recevait, à 8 heures du soir, «la visite d’un grand personnage étroitement lié avec les chefs du club qui soutient la révolution»2, venu le sonder sur les dîmes et les preuves, les quatre cents députés de ce club en faisant un point fondamental. Cibon proposa un terme de conciliation : l’Assemblée nationale indemniserait l’Ordre pour la perte de ses dîmes par l’attribution équivalente des biens nationaux provenant du Clergé, ceci permettant de racheter les dîmes sans bourse délier et l’exemple de l’Ordre enlèverait toute réticence aux capitalistes de se rendre acquéreurs des autres biens anciennement ecclésiastiques. Quant aux preuves, il proposa de ne plus les pratiquer en France, les jeunes Français désireux d’entrer dans l’Ordre, feraient leurs preuves à Malte, donc en pays étranger. Il ajoutait que cette proposition avait été appréciée et qu’il avait appris que beaucoup de députés s’opposeraient à la motion de Camus. Mais les craintes se ravivèrent avec l’évolution des événements parisiens. À partir du mois d’avril, tous les débats (rachat des dîmes, frais de culte...) ne cachèrent plus que ce qu’ils avaient toujours été, à savoir la remise en question de la place de la religion dans la nouvelle société française. La proposition de Dom Gerle 3 de déclarer la religion catholique, religion d’État, mit le feu aux poudres : la droite de l’Assemblée, ainsi que plusieurs curés, se réunit aux Augustins, alors que la gauche se réunissait aux Jacobins. Le 14 avril, «un peuple immense de gens sans aveu» 4 se porta sur l’Assemblée pour intimider les députés de droite, dont l’abbé Maury et le vicomte de Mirabeau. Ce fut dans cette atmosphère que, le 20 avril au soir, l’Assemblée prit le décret sur les dîmes et leur rachat. Or, ce décret disposait, pour ce qui concernait l’ordre, que celui-ci conservait l’administration de ses biens jusqu’à ce qu’il en fût autrement ordonné. Cibon, en en transmettant la nouvelle à Rohan, l’informa que le «chef principal de la majorité» l’avait assuré, sous le sceau du secret, que la restriction apportée n’était que formelle et qu’on ne parlerait plus de l’Ordre 5. Quelque temps plus tard, le baron d’Harambure 6, député du côté gauche,

1. ANP; M 949, n° 185. 2. ANP; M 968, n° 172, 11 février 1790. 3. Christophe Gerle (1740-1806), Chartreux, député du clergé d’Auvergne aux États-Généraux. Un des premiers à se réunir au Tiers, il prêta le serment du Jeu de Paume. Il proposa souvent des motions contradictoires, telles la liberté des moines de quitter leur couvent et la déclaration de la religion catholique, religion d’État. Il se lia successivement avec deux illuminées, Suzanne Labrousse et Catherine Théot dont il se fit prophète. Il mourut employé au ministère de l’Intérieur. 4. ANP; M 968, n° 190, Cibon à Rohan, Paris, 19 avril 1790. 5. Ibid. ; n° 191, Paris, 22 avril 1790. 6. Le baron d’Harambure était député de la noblesse de Touraine. Il vota pour toutes les novations et la suppression de la royauté mais s’opposa à la suppression des ordres de chevalerie et de la noblesse et refusa de prêter le serment d’égalité. Inquiété en 1793, il ne revint à la vie politique qu’en 1814. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 295

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confirma, en public, au fils Cibon, que l’Ordre serait conservé tel qu’il avait toujours été 1. Ainsi, l’Ordre se trouvait reconnu propriétaire de ses biens et totalement différencié du Clergé qui en avait été dépouillé. C’était un triomphe du triumvirat formé par Cibon, d’Estourmel et Virieu. Le premier, dans un mémoire secret à Rohan 2 s’en félicitait : «Quand je considère tout ce que notre triumvirat, toujours plus uni, a fait depuis la mort du bailli de La Brillane et que je le rapproche de ce que cet ambassadeur aurait fait s’il eût vécu, je ne puis que nous consoler de cet événement. Il n’avait que beaucoup de pétulance, de très petits moyens et un fond inépuisable d’astuces italiennes qu’un ordre comme le sien ne devrait jamais employer». Cibon attribuait leur réussite aux liens qu’ils avaient tissés avec la majorité de gauche «qui, au club des Jacobins, a réduit au silence quelques aboyeurs dont l’intention était ... de remettre notre existence en question; mais leur voix a été étouffée par le cri unanime qu’il ne fallait pas toucher à l’Ordre de Malte»3. Il estimait que leur action n’eût jamais réussie sans les vœux émis par toutes les villes commerçantes et qu’en commençant par là leur action, ils en avaient assuré le succès bien plus sûrement que par toutes les actions politiques, ou pire, diplomatiques contre lesquelles ils mettaient Rohan en garde. Mais l’avertissement fut vain car, le 3 juillet, l’ambassadeur de Sardaigne écrivait à Montmorin pour lui faire part de l’intérêt du roi son maître, pour l’Ordre et des craintes que lui suscitait l’attitude française. Le 5 juillet, ce furent l’ambassadeur de Venise et l’attaché prussien, suivis de ceux du Portugal et d’Espagne, enfin le 7, c’était au tour du Saint-Siège 4. Autant de démarches qui ne pouvaient qu’exaspérer l’Assemblée. Mais un autre faux-pas fut aussi commis par Paris peu après ses succès. Le 3 juillet 1790, l’article 3 du décret additionnel à celui du 3 mai sur le rachat des droits féodaux stipulait que l’Ordre seul, ne pourrait recevoir le produit de ce rachat, mais devrait le verser à la caisse de l’Extraordinaire. Le bailli de Virieu envoya immédiatement un mémoire contre ce qu’il appelait une «expropriation provisoire», mémoire qui fut lu par Treilhard, rapporteur du Comité ecclésiastique qui prési- dait la séance du 29 juillet 5. Camus sauta sur l’occasion pour dénoncer les récriminations permanentes d’un Ordre dont il persistait à se demander s’il pouvait continuer à exister. Il demanda donc que les affaires de Malte fussent désormais renvoyées au Comité de la Constitution élargi à deux membres du Comité ecclésiastique, deux du Comité militaire et deux du Comité des pensions. Cette composition même traduisait la reprise par Camus des thèmes de sa motion: l’inconstitutionnalité de l’Ordre et la dévolution de ses biens. Mais le danger de la procédure était plus grand : le huis-clos du comité permettait un moindre jeu d’influence que la salle des débats. Régnaud le comprit très bien et, pour atténuer la composition du comité élargi, il obtint, le 30 juillet, l’admission de deux membres du Comité des affaires étrangères, ce qui permettait de laisser ouverte l’option de traiter l’Ordre comme un corps souverain et étranger. Ce

1. ANP; M 968, n° 204, 12 mai 1790, Mémoire secret au Grand Maître. 2. Ibid.; id. 3. Ibid.; n° 200, 3 mai 1790. 4. MAE; CP Malte 22, n° 26, 29, 30, 31, 32, 33. 5. Archives parlementaires ..., t XVII, p. 398. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 296

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comité, ainsi constitué devint rapidement le Comité chargé des affaires de l’Ordre de Malte, ce qui annula, pour une certaine part, l’énorme travail parle- mentaire fourni par le «triumvirat» qui n’avait plus, comme interlocuteurs, les représentants de l’opinion, mais les membres les plus engagés des clubs.

L’Ordre, puissance étrangère, octobre 1790 Virieu contre-attaqua, en écrivant à Montmorin, le 5 août pour le prier de demander à l’Assemblée de se prononcer, dans une séance spéciale, sur tout ce qui pouvait concerner l’Ordre de Malte 1. Or, la seule réponse qu’il obtint fut le décret de confiscation des biens du clergé et des ordres religieux, rendu les 23 et 28 octobre 1790, sur proposition de Camus. Virieu intervint de nouveau auprès de Montmorin avant que le décret ne fût sanctionné par le roi, pour que l’Ordre fût reconnu comme puissance étrangère au sens de l’article 17 dudit décret. L’Assemblée accepta et Malte se trouva donc considérée comme les princes possessionnés d’Empire. On trouve dans les papiers de Cibon un projet de décret et des notes de présentation 2, écrits de la même main, mais on ne reconnaît pas l’écriture de Cibon. Une mention au crayon portée au dos d’un feuillet donne le nom de quatre députés siégeant alors à gauche : Dandré, Beausset, Le Chapelier et Thouret. Ce projet semble immédiatement postérieur aux décrets des 23 et 28 octobre. Il visait à former «un nouveau traité d’alliance avec la République fédérative maltaise» autour de sept principes :

article 1er : tout citoyen français pouvait demander son admission dans l’Ordre sans porter de jugement sur le mode d’accès que pourrait choisir Malte, puissance étrangère indépendante; article 2: «les Français assermentés à la République fédérative maltaise» cesseraient d’être citoyens français; article 3 : conformément à l’article 17 du décret des 23 et 28 octobre 1790, les biens de l’Ordre ne pouvaient être biens nationaux; article 4 : l’Ordre pouvait en disposer selon ses lois et statuts; article 5 : ses dîmes, essentiellement militaires, seraient indemnisées en biens- fonds ou en assignats; article 6 : le séquestre mis sur les fonds provenant du rachat de ses droits féodaux serait levé; article 7 : tous ses biens en France seraient soumis à l’imposition générale.

L’année 1790 s’achevait donc sans que la catastrophe imaginée fût arrivée. Elle donnait raison à Régnaud qui, un an avant, avait écrit à La Brillane: «la suppression des dîmes, ne fût-elle remplacée par rien pour votre Ordre, ne serait pas très préjudiciable à ses intérêts»3. Elle marquait aussi le triomphe d’une politique incarnée par le triumvirat parisien qui louvoyait parmi les courants de l’Assemblée pour maintenir,

1. MAE; CP Malte 22, n° 43. 2. ANP; M 968, n° 258 et n° 259, s.d. 3. Ibid.; n° 221, Versailles, 16 août 1789. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 297

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suivant les directives du Grand Maître, la propriété de l’Ordre sur ses biens. Cette politique n’était en fait que la translation, dans le champ nouveau d’une assemblée, de celle traditionnelle que le Conseil parisien de l’Ordre menait dans les couloirs et les bureaux des ministères. Elle avait triomphé parce qu’elle s’était adressée à des commis ou des gens de justice qui, pour être devenus députés, n’en avaient pas moins gardé leurs habitudes anciennes, notamment des gratifications, faisant de Camus un idéologue solitaire et acharné. Le danger ne résidait que dans le fait que ce dernier pût faire des émules. Mais tous les espoirs étaient permis puisque Cibon écrivait au Grand Maître qu’une fois mise en place la constitution, l’Assemblée serait ajournée pour vingt-cinq ans1.

La dernière année d’illusion : 1791 Comme le Conseil parisien l’avait prévu, il eut quelques mois de répit. D’abord, parce que le Comité de constitution qui devait s’occuper de l’Ordre, avait à avancer et terminer ses travaux sur le nouveau pacte national. Ensuite, parce que les événements de l’histoire française firent passer l’Ordre au second plan. En avril 1791, la mort de Mirabeau priva le roi d’un appui, coûteux certes, mais qui avait su entraîner la gauche de l’Assemblée vers des décisions favorables à la monarchie, qu’elle n’aurait sans doute pas prises spontanément. Faut-il voir dans le marquis de Mirabeau, neveu et frère de baillis de Malte, dont un, le dernier était aussi député, «ce grand personnage étroitement lié avec les chefs du club qui soutient la révolution» dont parlait Cibon ? Si cela était, cela expliquerait le changement de tactique des bureaux parisiens de l’Ordre qui, à partir du printemps 1791, dès la mort de l’orateur, se détachèrent de la gauche pour se rapprocher du centre monarchien, centre où l’on retrouvait Malouet et le comte de Virieu (cousin du bailli), ce dernier évoluant rapidement plus à droite.

Une politique légaliste Plus importante fut la fuite du roi et son arrestation à Varennes, en juin 1791, qui aurait entraîné la crise d’apoplexie de Rohan 2. Jusqu’alors, les chevaliers avaient eu des opinions divergentes que leurs options politiques, philosophiques ou sociales sous-tendaient. Après l’arrestation de Louis XVI, le problème qui se posa à eux fut celui de leur loyalisme de gentilhomme envers le roi. Beaucoup de ceux qui avaient embrassé les idées nouvelles se rangèrent alors dans le parti que leur dictait leur honneur et très peu considérèrent la constitution comme supérieure au monarque. L’Ordre, en tant qu’institution, adopta une politique de neutralité absolue, fidèle en cela à la ligne que lui avait tracée Rohan. Le 11 juillet 1791, Virieu envoyait une lettre circulaire à tous les Grands Prieurs 3 leur demandant, par ordre du Grand Maître, d’enjoindre tous les membres de l’Ordre «de ne prendre part, en aucune manière quelconque, aux troubles, démarches ou mouvements qui seraient contraires aux opinions de l’Assemblée nationale, acceptées et sanctionnées par le roi, sous les peines portées par nos lois qui nous imposent

1. Ibid.; n° 191, 22 avril 1790. 2. H. de la Tour du Pin la Charce, Les derniers jours de l’Ordre de Malte et le Grand Bailli de La Tour du Pin, Paris, Santon, 1885, p. 11. 3. MAE; CP Malte 22, n° 86, 11 juillet 1791. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 298

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la plus parfaite neutralité, et par conséquent, le plus profond silence et l’inaction la plus absolue dans les dissensions intestines des différents États où nous avons des possessions». Le légalisme prudent de l’Ordre persistait donc, au nom d’une neutralité, invoquée de façon un peu ostentatoire, avec, comme arrière-pensée, le souci de ne pas attirer l’attention sur soi ni d’agir de manière à susciter une réaction néfaste. Malte s’en tenait donc à la recette qui avait réussi dans le Brabant, en pleine crise du joséphisme. Ceci conduisit le bailli de Virieu à répondre favorablement à la lettre que Montmorin envoya à tous les représentants diplomatiques, les priant de traiter directement avec l’Assemblée tant que le pouvoir du roi serait suspendu. Or, cette attitude générale heurtait nombre de chevaliers qui avaient déjà choisi leur camp. Pour lors, ils n’accusaient pas Malte, mais Paris, avec «un conseil et des bureaux qui n'[avaient] pas la première notion de l’existence de l’Ordre»1. Mais elle choquait aussi le pape qui fut scandalisé que l’Ordre de Malte fût «la seule puissance qui eût répondu à la lettre de M. de Montmorin par laquelle il invitait à s’adresser à l’Assemblée nationale et à traiter avec elle»2. Un clivage apparaissait donc entre l’opinion de la majorité des chevaliers et la politique suivie par l’Ordre. De même, les gouvernements européens, de moins en moins enclins à rester spectateurs, commençaient à trouver que le légalisme de l’Ordre ressemblait à de la compromission. Rome en délicatesse avec Malte à propos de l’auditeur Muscat, semblait particulièrement attentive à cette étrange connivence qu’elle était prête à mettre au crédit des idées pernicieuses développées au sein de l’Ordre. Or, cette passivité bienveillante à l’égard des nouveaux pouvoirs français fut apparemment fort mal récompensée.

Le décret contre les ordres de chevaleries, 30 juillet 1791 Les responsables parisiens de l’Ordre estimaient qu’en ne montrant aucune opposition à la politique française, l’Assemblée serait encline à régler rapidement le problème du dédommagement des dîmes. Le 26 juillet, Dolomieu, qui était alors chez Daubenton, écrivait à Malte, au chevalier de Faÿ 3 : «d’Estourmel est parfaitement rassuré; il ne regarde pas comme possible que l’on puisse nous détruire; il se croit même certain que l’on nous accordera d’amples dédommagements pour les dîmes supprimées; moi, je ne suis pas entièrement du même avis et je doute fort que l’opinion de l’Assemblée nationale nous soit favorable; je vois beaucoup de membres et aucun de ceux à qui j’en ai parlé ne peut faire concilier notre existence avec la constitution française». Dolomieu devait connaître d’autres députés que d’Estourmel. Il avait, en effet, refusé d’adhérer aux Jacobins et s’était affilié au Club de 89, où il rencontrait notamment La Fayette, Condorcet, Lacépède, Lavoisier, Dupont de Nemours et son ami La Rochefoucauld. Peu de jours plus tard, les événements lui donnèrent raison. Le 30 juillet 1791, Camus, au nom des Comités militaire, ecclésiastique, diplomatique et des pensions, faisait rapport sur les ordres de chevalerie. Il avait compris qu’à

1. NLM; LIBR 418 1/2, Montazet à Mayer, Toulouse, 14 décembre 1790. 2. ANP; M 966, n° 297, Camille de Rohan à Virieu, Rome, 28 septembre 1791. 3. Alfred Lacroix, op. cit., t II, p. 12, lettre XCVI «Au Jardin du roi». 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 299

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attaquer les possessions de l’Ordre, il soudait les rangs, toutes opinions confondues, des défenseurs du commerce. Aussi bien affecta-t-il de traiter les ordres étrangers comme des princes possessionnés, mais il s’en prit aux Français qui persistaient, en dépit des lois du royaume, à exciper de leur noblesse pour pouvoir appartenir à ces ordres. Les orateurs en faveur de l’Ordre furent le comte de Croix 1 qui parla en faveur du commerce et demanda l’ajournement du décret, et surtout Malouet qui affirma qu’il y avait autant de vanité à s’attacher à un ordre qu’à vouloir le détruire. Le danger, selon lui, était de tarir la source française du recrutement dans l’Ordre de Malte où cette nation était majoritaire, une nouvelle supériorité d’autres pays risquant de rendre Malte favorable aux sirènes russes ou anglaises, et il demandait que l’ordre fût distrait de la discussion. Or, Camus trouva un allié inattendu dans la personne de Régnaud qui s’opposa à Malouet en affirmant qu’aucun Français ne pouvait plus appartenir à un ordre exigeant des preuves de noblesse et que, s’il en était, ils perdraient immédiatement la nationalité française. Il ajoutait, à l’encontre de l’opinion de Malouet, que ce décret ne portait pas atteinte à l’Ordre, puisque c’était un souverain qui ne relevait que du Comité diplomatique, souverain doublement allié, d’une part de longue tradition, d’autre part en ce qu’il fut la seule puissance à reconnaître l’autorité de l’Assemblée. Des historiens ont voulu voir, dans cette intervention, un revirement de Régnaud et dans les deux décrets successifs une persécution contre l’Ordre de Malte. En réalité, il s’agissait, bien au contraire, d’une opération concertée, correspondant entièrement à la politique des bureaux parisiens de l’Ordre qui avaient fait déclarer celui-ci étranger en octobre 1790, et qui continuaient en obtenant que le même sort fût réservé aux chevaliers. Ainsi, d’Estourmel put- il écrire à Mayer 2 : «Enfin l’état des chevaliers est assuré en France: ils ne sont plus Français». Ceci d’ailleurs ne chagrina nullement les chevaliers les plus hostiles à la politique de triumvirat, puisque même Montazet écrivit que «le Français naturalisé Maltais [servait] bien autrement sa première patrie que tout autre citoyen» 3. Camus eut donc un triomphe de dupe avec l’adoption de son décret qui supprimait tous les ordres et corporations supposant des distinctions de naissance et retirait la nationalité française aux citoyens qui s’affiliaient à un ordre étranger. Tronchet lui-même fut battu par le peu estimé Fréteau de Saint-Just qui fit voter un amendement permettant aux chevaliers de Malte d’être néanmoins employés au service de la France, à titre étranger 4. Le 9 septembre 1791, le bailli de Virieu demanda à Montmorin des passeports pour les chevaliers de Malte français, puisque, désormais, ils étaient Maltais 5.

1. Charles comte de Croix, député de la noblesse d’Artois, il embrassa la cause de la Révolution. Il attacha, par la suite, sa carrière à Bonaparte. 2. NLM; LIBR 418 1/2, n° 65, Paris, 16 août 1791. 3. Ibid.; n° 31, à Mayer, Toulouse, 14 septembre 1790. 4. Archives parlementaires, t XXIX. François Denis Tronchet (1726-1806), jurisconsulte de talent, fut député aux États-Généraux. Défenseur de Louis XVI, il travailla par la suite au Code civil dans lequel il fit admettre plus de droit coutumier que de droit romain. Emmanuel Fréteau de Saint-Just (1745-1794), député de la noblesse de Melun, fut repoussé de toutes les factions par son désir de plaire à tous. 5. MAE; CP Malte 22, n° 99. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 300

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Les attitudes à Malte La neutralité apparente de l’Ordre Rohan avait donc exigé, officiellement, que la neutralité la plus absolue fût respectée à l’égard de la politique française. C’était là sa position officielle. Mais il n’avait jamais été homme à rompre, au nom d’une politique, avec les différentes opportunités qui auraient pu lui fournir une rechange en cas d’échec de la première.

La diplomatie secrète Il eut d’abord recours à la diplomatie secrète. Il n’y employa aucun membre connu de l’Ordre, mais confia progressivement de plus en plus de missions à un Alsacien, protégé du duc de La Rochefoucauld 1, Joseph Mayer, des barons de Knonaü 2, qui rêvait d’entrer dans l’Ordre. Il commença par rédiger divers mémoires, dont une réfutation de la motion de Camus 3, mais quelques mois plus tard, il était installé à Coblence, chez le vicomte de Vergennes, assurant la correspondance avec tous les postes diplomatiques et le Couvent: Montazet à Toulouse, Estourmel et Virieu à Paris, Camille de Rohan à Rome, Doublet à Malte et même le Grand Maître (par lettres chiffrées) écrivirent au «chevalier de Mayer» qui centralisait et renvoyait le courrier à ses destinataires. En novembre 1791, Rohan lui confia une mission à Naples, mais en février 1792, Doublet écrivait à Mayer 4 : «Notre plan de correspondance centrale n’est plus qu’un rêve. Le Grand Maître ne veut pas s’y prêter sous prétexte qu’il est impraticable, attendu son peu de confiance dans les chefs des comhres lakkam [autres secrétaireries]. Nous voilà donc encore réduits à travailler à l’aventure et sans système. Patience...» En fait, Rohan se méfia des liens qui se tissaient entre ses agents, officiels ou non, et les émigrés.

Les demandes de l’émigration En juin 1790, le marquis de Roux-La Fare, ancien procureur des États de Provence, arrivait à Malte pour y conduire son fils, récent chevalier. Or, ce n’était là qu’une couverture pour une mission plus délicate, celle de négocier un emprunt de quelques millions pour les Princes qui se trouvaient «hors du royaume», comme l’écrivait joliment Seystres-Caumont à Montmorin 5. Cette dépêche que le chargé d’affaires n’aurait jamais envoyé sans l’aveu du Grand Maître prouve que celui-ci voulait apparaître au-dessus de tout soupçon aux nouveaux pouvoirs français. L’année suivante, les approches comme les circonstances furent différentes.

1. Louis-Alexandre de La Rochefoucauld (1743-1792), membre de l’Académie des sciences, fut député de la noblesse de Paris et se réunit au Tiers-État; il défendit avec chaleur l’affranchissement des Noirs. Président de l’administration du département de Paris, il se retira à Gisors au 10 août 1792. Il y fut massacré par les Jacobins, sous les yeux de Dolomieu. 2. Charles Joseph Mayer zu Knonau, capitaine de cavalerie, garde du roi, était le petit-fils d’un inspecteur des fonderies sous Louis XIV et le fils d’un capitaine du régiment de Picardie. Il fut décoré de l’ordre du Lys en 1814. Rohan l’utilisait officieusement et refusa toujours de l’avouer comme un représentant (Voir MAE, CP Malte 22, n° 188). 3. NLM; ARCH 6406, 12 février 1790. 4. NLM; LIBR 418 1/2, n° 130, 12 février 1792. 5. MAE; CP Malte 22, n° 40, Malte, 24 juillet 1790. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 301

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Au printemps 1791, débarquait à Malte, le marquis de la Tour du Pin- Montauban 1, frère du Général des galères de l’Ordre 2. Il y était envoyé par le comte d’Artois pour obtenir du Grand Maître deux mille fusils, quelques pièces de campagne, des officiers et des sergents pour instruire et encadrer les paysans du Languedoc prêts à se soulever contre les Protestants et patriotes 3. Cette mission faisait partie d’une opération combinée: le roi d’Espagne fournissait la poudre, les balles et les vivres; les catholiques (quatre mille étaient attendus) se réuniraient à Aigues-Mortes et marcheraient sur Nîmes; le baron de Froment 4 devait retrouver le marquis à Barcelone et prendre la tête des catholiques en même temps que, du camp de Jalès, on soulèverait le Gévaudan et le Vivarais. Rohan, d’après le marquis, l’aurait reçu en lui demandant de mettre en garde les grandes puissances contre les principes de la Révolution qui plaisaient et séduisaient autant que le mahométisme en son temps. Il lui aurait offert trois mille fusils (au lieu des deux mille demandés), quatre canons de 4, des obusiers et des caissons qui auraient été chargés sur les galères du bailli qui, sous prétexte de croisière aurait mouillé au nord-ouest de la Sardaigne, en attente d’instructions de son frère. Le marquis était reparti pour Turin, rendre compte du succès de sa mission, puis retourna à Malte avec un gros bâtiment ragusais, où il embarqua quatorze jeunes chevaliers, des sergents, des caporaux et des artilleurs. Tout ce monde arriva à Barcelone pour apprendre l’arrestation du roi, l’opposition de Madrid (qui négociait avec l’Assemblée) au soulèvement du Languedoc, et le changement de vues de Coblence qui abandonnait l’insurrection pour la guerre. L’armement repartit pour Malte, et le marquis pour Turin où les Princes le louèrent de n’avoir pas compromis l’Ordre. Sur l’acceptation de Rohan de satisfaire la demande des Princes, l’on ne peut que s’en remettre aux dires du marquis. Si l’on en admet la véracité, il convient alors de noter la différence de l’information donnée par Seystres-Caumont à Montmorin, un an après la demande d’emprunt : «Plusieurs chevaliers partis avec le marquis de la Tour du Pin-Montauban, sur un bateau ragusais, peu contents de l’accueil que leur fit Barcelone, sont partis pour Gênes, d’où ils ont pris des routes différentes»5. Rohan aurait donc, à son habitude, joué un jeu trouble. Comme jadis entre la France et l’Angleterre, en face de la Révolution et des émigrés, Malte s’en tenait à la neutralité, non sans aider, en sous-main, par des voies privées toujours facilement dénonçables, ceux vers qui la guidaient ses sympathies.

1. H. de la Tour du Pin-la Charce; op. cit. Le marquis Arnaud François de la Tour du Pin- Montauban (né en 1770) était gouverneur de Montélimar en 1788. Il avait épousé Melle de Tencin en 1771, puis la comtesse de Mercy en 1791, ce qui n’empêcha pas Rohan de le faire chevalier de Malte, avec dispense de mariage. 2. David Sigismond de la Tour du Pin-Montauban (né en 1754). Chevalier de Malte en 1779, il devint général des galères en 1788. 3. H. de la Tour du Pin-la Charce; op. cit., p. 10. 4. François Marie Froment (1756-1825). Nîmois, il s’opposa aux premiers mouvements de la Révolution et contribua à l’organisation du camp de Jalès. A partir de 1790, il s’attacha aux Princes, mais fut contrarié par d’Antraigues. 5. MAE; CP Malte 22, n° 106, 23 septembre 1791. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 302

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L’Ordre aida-t-il la fuite à Varennes ? Se pose alors le problème de l’aide apportée à Louis XVI lors de la fuite vers les frontières de l’Est, en juin 1791. Le premier à mentionner un tel soutien fut Doublet, dans ses mémoires parus en 1883 1, mais remis en 1820 au comte de Panisse-Passis 2 qui en autorisa la consultation. Le vicomte de Villeneuve- Bargemont fut, avec Miège, un de ceux qui en eurent alors connaissance. Or, Villeneuve dans son Monument des grands maîtres...3 ne leur accorda pas beaucoup de confiance, alors que Miège, dans son Histoire de Malte 4 en fit sa source principale. Doublet écrivait 5 : «le zèle outré [du commandeur d’Estourmel] (qui, comme receveur général, avait en caisse des fonds considérables) pour la cause royaliste, l’avait décidé de son propre et seul mouvement à fournir à l’infortuné Louis XVI une somme de 1 200 000 F lors de son départ clé Paris». Miège, puis Godechot acceptèrent cette version 6 pourtant facile à infirmer. Les comptes et bilans de l’Ordre en France (1763-1793) sont conservés aux Archives nationales, série H5 cote 4225. De janvier à juin 1791, l’encaisse était en moyenne de 900 000 livres et les sorties ne dépassèrent jamais 20 000 livres, sauf en avril. Ce mois-ci, l’encaisse était de l 062 480 livres et les sorties s’élevèrent à 235 621 livres, dont 180 000 versées à Grimaldi, receveur de l’Ordre à Gênes, par ordre du Commun Trésor. De plus, des témoignages antérieurs aux mémoires de Doublet, ceux du bailli de la Tour du Pin, en 1800 7, et ceux de Bosredon de Ransijat, en 1803 8, parlent bien d’un transfert de fonds, mais ils le situent en 1792, ce sur quoi il conviendra de revenir. Enfin, il y a l’argument ab absurdo : si l’Ordre avait aidé à la fuite de Varennes, lorsque la Révolution, en 1792 ou en 1798, voulut porter un coup fatal à Malte, pourquoi n’aurait-elle pas alors pris ce prétexte flagrant au lieu de chercher des arguments particulièrement limités ? Il semble plutôt que Malte, à côté de son attitude légaliste face à l’Assemblée, conserva une attitude loyaliste à l’égard de Louis XVI jusqu’à son arrestation, et refusa d’aider les émigrés. Cette position devait sans doute beaucoup aux chevaliers qui la représentait à Paris, leur grande majorité étant favorable à une monarchie rénovée. Le départ du roi marqua le divorce de Louis XVI

1. P.J.L.O. Doublet, Mémoires historiques sur l’invasion et l’occupation de Malte par une armée française en 1798. Doublet était né à Orléans le 26 août 1749, de Jean, jardinier, et Jeanne Désir. Soldat au régiment de Malte en 1779, il le quitta en 1782 avec le grade de 1er sergent. Secrétaire de la Secrétairerie de France, il fut fait donat (6 août 1783), mais refusa de devenir chapelain, pour épouser Elisabeth Magri, le 19 avril 1784. 2. Pierre-Léandre de Mark-Tripoli, comte de Panisse-Passis (1770-1842). Chevalier de Malte à six ans, il entra dans le corps des galères de l’Ordre en 1789. Il servit dans le régiment des chasseurs de Malte jusqu’en 1797. S’il accepta des fonctions sous l’Empire, il était royaliste et fut fait Pair de France en 1827. Il démissionna de toutes ses fonctions en 1830. 3. Louis François vicomte de Villeneuve-Bargemont, marquis de Trans, Monuments des grands maîtres de l’Ordre de St Jean de Jérusalem. 4. D. Miège, Histoire de Malte précédée de la statistique de Malte et de ses dépendances. 5. Doublet, op. cit., p. 121. 6. Godechot, Histoire de Malte, p. 64. 7. Bailli de la Tour du Pin-Montauban : Relation de ce qui a occasionné la honteuse reddition de Malte le 11 juin 1798.... Venise, 23 avril 1800 (NLM; LIBR 1130). 8. Bosredon de Ransijat, Dialogues sur la Révolution française .... 3e éd. an XII (1803). Il est à noter qu’une telle information n’apparaissait pas dans les deux éditions précédentes. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 303

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d’avec la Révolution; l’Ordre n’y aida pas, mais à partir de ce signal, se rapprocha de ceux qui, à la Cour, à Coblence ou à Turin avaient décidé d’arrêter le cours des événements néfastes à la royauté.

Des chevaliers séduits par la Révolution Néanmoins, à côté de ces nombreux chevaliers qui émigrèrent, ou de ceux qui étaient proches des monarchiens comme Estourmel ou Virieu, il y en avait qui étaient favorables aux idées nouvelles. Un fait est cependant remarquable : ces chevaliers restèrent fidèles à leurs idées d’autant plus facilement qu’ils ne connurent pas le théâtre des événements et restèrent à Malte.

L’évolution de Dolomieu Ainsi, Dolomieu qui manifestait sa joie, en juin 1791, d’arriver dans un pays libre et dont les opinions le retranchaient de sa famille et de sa société habituelle 1, refusait, trois mois plus tard toute exagération – le patriotisme républicain comme l’aristocratie réactionnaire – et se disait partisan d’une royauté qui émanât du peuple 2. Il se moquait alors de d’Estourmel gémissant des malheurs de l’irréligion et affecté par la destruction de la noblesse et la ruine du clergé 3. Tout changea au printemps 1792. Dans ses lettres pour Malte, adressées à Faÿ ou à Ransijat, il parlait des horreurs de la France, des scélérats de l’Assemblée, de l’idée émise par d’Estourmel d’une contre-révolution nécessaire 4. Mais lorsque son ami La Rochefoucauld fut massacré sous ses yeux à Gisors 5, il écrivit à Faÿ : «Si j’étais maintenant à Malte, je m’y regarderais comme dans un asile dont la prudence m’interdirait la sortie, je m’y féliciterais d’y être loin du théâtre des grands événements et je m’y trouverais d’autant mieux que l’on est plus mal ailleurs. Voilà mon ami, le sentiment qui doit te faire chérir un séjour que, jusqu’à présent, tu n’as dû regarder que comme un exil... Si d’un coup de baguette, je pouvais me transporter à Malte, il y a longtemps que je l’aurais donné» 6.

Le mémoire de Ransijat Or, à Malte, les correspondants de Dolomieu formaient le noyau du parti favorable à la Révolution. Ransijat publia même, au commencement de 1790, un Mémoire pour réformer l’Ordre et faire cesser en même temps l’esclavage des Maltais 7. Il affirma, plus tard, que ce mémoire lui avait été inspiré alors par les agents de Paris qui avaient écrit au Grand Maître que l’Ordre serait conservé si un Chapitre général mettait les Statuts en conformité avec les nouvelles lois françaises 8. C’était là une réécriture de l’histoire, car aucun document, ni à Paris, ni à Malte, ne prouve une telle démarche qui n’eût pas manqué de susciter

1. Alfred Lacroix, op. cit., t II, p. 2, lettre XCII, à Faÿ, Marseille, 4 juin 1791 et p. 8, lettre XCIV, à Lapeyrouse, Marseille, 13 juin 1791. 2. Ibid.; p. 9, lettre XCIX, à Faÿ, Paris, 16 septembre 1791. 3. Ibid.; p. 15, lettre XCVII, à Faÿ, Paris, 10 août 1791. 4 Ibid.; p. 37, lettre C III, à Faÿ, Paris, 22 mars 1792 et p. 44, lettre CV, à Faÿ, Paris, 18 mai 1792. 5. Ibid.; p. 53, lettre CVI, à Ransijat, s.l., 4 octobre 1792. 6. Ibid.; p. 54, lettre CVII, à Faÿ, La Roche Guyon, 29 novembre 1792. 7. Bosredon de Ransijat, Journal du siège et blocus de Malte ..., p. 296 et sq. 8. Bosredon de Ransijat, Dialogues sur la Révolution française .... 9e dialogue. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 304

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des réactions de Rohan. En revanche, il y a de nombreuses similitudes entre les propositions de Ransijat et celles du pseudo-Carasi qui étaient contemporaines. Concernant l’Ordre, il proposait de réunir le Chapitre général, celui de 1776 n’ayant eu pour objet que d’augmenter les revenus. Ses réformes allaient toutes dans le sens de l’égalité des membres de l’Ordre et de la diminution du pouvoir discrétionnaire du Grand Maître : suppression des brefs et des grâces pécuniaires, instruments de la brigue, chaque candidat promettant et formant un parti qui divisait le Couvent; élection du Grand Maître au suffrage individuel et non plus des Langues, système certes inégal, mais lui apparaissant plus juste; plénitude du pouvoir exécutif au Conseil complet au sein du Chapitre général, les Seize formant le comité de préparation des lois, mais n’étant plus des législateurs, leurs projets étant soumis à la majorité des votes du Chapitre. Après avoir réformé l’Ordre dans un sens plus favorable au «législatif» et au corps électoral, il proposait une réforme du gouvernement de l’île. La constitution de 1784 faisait de la volonté du Grand Maître la principale et unique base des codes civil et pénal maltais. Il envisageait donc de faire rédiger et voter les lois maltaises par les Chapitres généraux, afin d’éviter la tyrannie magistrale. Pour associer les Maltais à l’Ordre et enraciner leur fidélité et leur attachement, il proposait, pour eux, la création d’une neuvième Langue, n’ayant aucune commanderie, ne nécessitant aucun vœu ou preuve et dont les dignitaires seraient élus. Les enfants de ces chevaliers seraient admis au même collège des études que les novices de l’Ordre et, avec la disparition de l’inégalité entre Maltais et chevaliers, le nouveau lien social ainsi créé permettrait de supprimer le Régiment de Malte peu fiable et très coûteux. Ce texte n’eut pas l’audience que l’auteur attendait, du moins immédiatement, puisqu’il semble être passé inaperçu à l’époque. En revanche, il inspira les négociateurs français de la paix d’Amiens, en 1802. Toutefois, la majorité des chevaliers n’était pas favorable à la Révolution, et Ransijat, Faÿ et autres Dolomieu étaient bien isolés. Quant aux Maltais, il regardaient en silence l’Ordre se démener contre sa précédente alliée toute puissante, avec l’espoir d’une «divine surprise».

La population maltaise L’affaire Mazzacane et Segond À Malte, le temps de Carnaval 1790 fut particulièrement agité. Le jeudi gras, ce fut une rixe entre matelots vénitiens et maltais, puis une affaire avec les chevaliers napolitains qui firent une mascarade sur les événements français. Enfin, le 1er mars, un nommé Segond, capitaine en second du bâtiment de Sa Maison, et qui était le fils et le neveu de deux Français très estimés, était tué par un chevalier napolitain, Mazzacane 1. L’origine était une sordide affaire de femme. La dénommé Rosina Nicolas ne semblait pas avare de ses charmes et, par malheur, le 28 février, Segond se rendant chez elle, y trouva Mazzacane tout aussi habitué. Segond, sans doute vexé dans son amour propre, qualifia la dame d’un nom qui choqua d’autant plus qu’il paraissait mérité. Le lendemain soir, alors que le capitaine rentrait chez ses parents, près de la Douane de La

1. MAE; CP Malte 22, n° 17, Seystres-Caumont à Montmorin, 18 mars 1790. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 305

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Valette, il fut rejoint à mi-pente de la Scesa Marina 1 par Mazzacane. Celui-ci l’apostropha en lui rappelant qu’il était chevalier, ce à quoi Segond répondit qu’il était gentilhomme. Mazzacane l’attaqua à l’épée et lui se défendit avec son parapluie. Blessé mortellement au cœur, il répétait qu’il était gentilhomme, Mazzacane lui rétorquant avec insolence qu’il était chevalier 2. Le Napolitain fut jugé par le Conseil, le 23 mars 1790 et condamné à la dégradation et à l’exclusion de l’Ordre ainsi qu’à la livraison au bras séculier. Un parti se forma parmi sa Langue pour limiter la peine à la dégradation et à la prison perpétuelle, «mais le public, et surtout la jeunesse ne put voir sans indignation le triomphe des intrigues et de la partialité» 3 et il obtint le renvoi au tribunal de l’Egard (ou Suprême magistrat de judicature). Le 13 avril, ce tribunal rendit sa sentence irrévocable, confirmant le premier jugement du Conseil ce qui contribua à calmer l’effervescence, notamment chez les Français 4. Or, la personnalité des deux protagonistes n’était pas neutre. La famille Segond avait été amie de Vergennes qui avait largement aidé le capitaine assassiné dans sa carrière. C’était le type même de famille française, ayant acquis la nationalité maltaise et qui restait très dévouée à son pays d’origine. Mazzacane, quant à lui, était franc-maçon, appartenant à la loge de Malte dont bien des membres étaient favorables à Naples. Le bailli Pignatelli, ambassadeur de Ferdinand IV, intercéda donc en sa faveur, menaçant de se retirer sans prendre congé, si la sentence n’était pas différée pour que la dégradation eût lieu à Naples. Le roi de Sicile, dans un premier temps, désavoua le zèle du bailli, puis cédant aux pressions des amis du chevalier, intervint fortement auprès de Rohan qui, pour ménager ce monarque, fit procéder à un jugement en secret, le 26 juin 1790. Le vote étant également partagé, le Grand Maître trancha souverainement en faveur de la prison perpétuelle 5. Ce n’eût été qu’une affaire disciplinaire de plus à Malte, si les capitaines marchands français n’avaient pas été outrés et n’avaient pas manifesté leur intention d’envoyer, à l’Assemblée nationale, un mémoire rédigé par un négociant lyonnais alors à Malte, ce dont Rohan prévint tout de suite le bailli de Virieu. En effet, l’affaire n’était pas seulement nationale, elle était devenue politique, les capitaines français regardant Segond «comme un patriote, un camarade, une victime sacrifiée par un aristocrate et, à la faveur de cette épithète aujourd’hui aussi odieuse que mal appliquée», et ils prétendaient faire rejaillir la colère de l’Assemblée contre l’Ordre en entier 6. Cela tombait très mal au moment de la discussion sur les dîmes. Heureusement, il n’y eut pas de suites, mais Malte comprit tout le danger qu’il pouvait y avoir à conserver sur son territoire des

1. La Scesa Marina ou «descente maritime», était la seule voie qui permettait de descendre de La Valette vers le Grand Port; bordée des boutiques de marchands de fruits et légumes, elle aboutissait au marché au poisson; haut lieu de l’activité de la Ville, elle fut représentée par de nombreux peintres, dessinateurs et graveurs. 2. ANP; M 968, n° 197, Procès du tribunal de l’Egard. 3. MAE; CP Malte 22, n° 17. 4. Ibid.; n° 22, Seystres-Caumont à Montmorin, Malte, 1er mai 1790. 5. Ibid.; n° 40, Seystres-Caumont à Montmorin, Malte, 24 juillet 1790. 6. ANP; M 968, n° 175, Rohan à Virieu, Malte, 18 mars 1790, et n° 187, Malte, 15 avril 1790. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 306

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ressortissants français qui ne fussent pas membres de l’Ordre, surtout, sous les yeux de Naples qui semblait n’attendre qu’un prétexte pour intervenir.

Naples aux aguets Camille de Rohan signala à Mayer 1 qu’il avait appris à Rome, «par le plus grand des hasards, que des Maltais avaient écrit à leurs amis qu’ils espéraient pouvoir renvoyer l’Ordre de Malte et avoir pour roi un des fils du roi de Naples». Or, singulièrement, Naples s’agitait. En février 1791, il y avait eu une altercation entre un chevalier français et un officier vénitien à la sortie d’un bal. Les chevaliers des Langues françaises décidèrent de faire la police dans la ville pour interdire aux Vénitiens de l’escadre de descendre à terre; le tumulte fut tel que le Grand Maître sévit 2, mais l’affaire traîna jusqu’en avril. Le bruit courut alors, en Italie, que Malte était en insurrection. Aussitôt Ferdinand IV proposa son aide militaire à Rohan qui le tranquillisa. Cependant le Grand Maître sut rapidement que ce n’était qu’un prétexte saisi par le roi, car des informations donnaient pour sûre l’arrivée d’une escadre anglaise dans les parages et que la Cour de Naples avait simplement voulu s’assurer que Malte prenait «des précautions pour faire respecter une neutralité à laquelle ses liaisons avec la Russie l’intéressaient fort»3. Le réveil du parti napolitain coïncidait avec des manœuvres qui prouvaient que Naples se mêlait toujours des affaires de Malte. Jusqu’en octobre 1791, un bâtiment de guerre napolitain mouilla dans le Grand Port, comme si cette Cour n’attendait que la destruction de l’Ordre 4. Il n’était pas jusqu’aux relations en mer qui fussent tendus, comme en témoigne la déposition du capitaine français Sibille, insulté par un navire napolitain 5.

Le renvoi des soldats français du régiment de Malte Ce renvoi décidé en 1791, fut la conséquence de la crainte que Malte ne devînt le théâtre d’un éclat diplomatique. Ce n’aurait pu être qu’une péripétie sans intérêt, s’ils n’avaient tous été dirigés sur Marseille, où ils vinrent grossir les rangs des inoccupés, disponibles pour toute agitation politique et, leur expérience militaire comme leur état d’esprit, firent d’eux des recrues toutes prêtes pour les bataillons de volontaires marseillais de 1792. Le bailli de Foresta qui, en tant qu’agent de l’Ordre devait leur donner leur congé décrivait ainsi leur attitude à Virieu 6 : «Ils arrivent tous persuadés qu’il n’y a plus ni ordre ni discipline et font tomber sur moi leur idée de la liberté effrénée... Ils entrent chez moi et à mon bureau, le chapeau sur la tête sans jamais l’ôter, la pipe à la gueule de laquelle ils me font part en me parlant sous le nez, que les f... et les b... gre sont prodigués, qu’ils ne cessent de dire entre eux, tout le temps qu’il me faut employer à viser leur cartouche et à solder leur compte, que s’ils trouvent jamais en France les j... f... qui les ont vexés à Malte,

1. NLM; LIBR 418 1/2, n° 42, s.d. 2. MAE; CP Malte 22, n° 68, Seystres-Caumont à Montmorin, Malte, 1er mars 1791. 3. Ibid.; n° 81, Seystres-Caumont à Montmorin, Malte, 17 juin 1791. 4. Ibid.; n° 106, Seystres-Caumont à Montmorin, Malte, 23 septembre 1791. 5. Ibid.; n° 97, Sibille à Seystres-Caumont, Malte, 22 juillet 1791. Le capitaine a laissé un échantillon des amabilités imagées des Napolitains : Lingua francesa di merda, bandiera di ruffiani, re di merda, assemblea di cornuti, traditori, rebelli, protestanti. 6. ANP; M 943, n° 442, Marseille, 16 novembre 1791. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 307

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ils les roueront de coups...; mais, ce qu’il y a de pis est que, quelquefois, ils viennent chez moi, accompagnés de plusieurs coupe-jarrets qu’ils ont ramassés dans la ville et que je m’aperçois que leur dessein est de me provoquer, afin de faire naître quelque scène qui puisse donner lieu à des événements». Les chevaliers les plus avancés, comme beaucoup de nobles libéraux, voulaient bien de la liberté, mais ils avaient des difficultés à faire l’apprentissage de l’égalité. 1791 marqua un grand tournant dans l’histoire de l’Ordre et de Malte. Les liens entre l’île et les chevaliers avaient toujours été économiques, et les plus parfaits nationalistes des Maltais savaient que les Napolitains ne déverseraient jamais autant d’argent dans le pays que l’Ordre et les chevaliers réunis. Les événements français assénèrent un double coup à l’Ordre. D’abord l’éloignement diplomatique et même, l’ignorance, l’indifférence des nouveaux pouvoirs à l’égard de l’Ordre le laissèrent désemparé. L’attitude conjuguée de Rohan et de Vergennes avaient fait de l’Ordre une excroissance diplomatique de Versailles et un relais commercial de la France; seule la France avait pu s’opposer aux appétits des Cours et aux empiétements de Naples et de Rome. Avec les débuts de la Révolution, Malte fut bien reconnue comme un étranger souverain, mais à charge pour elle de subvenir à son existence. Et la menace de devoir se trouver un nouveau tuteur n’était sans doute pas aussi virtuelle que l’Ordre voulait le faire croire, sachant qu’il n’avait aucun avenir seul. Mais peut-être le choix d’un soutien unique relevait-il de l’intoxication, Malte venant de faire la triste expérience de ce qu’il en coûtait de ne s’en remettre qu’à une seule puissance. L’autre coup était économique ; la suppression des dîmes l’avait grandement lésé, mais le danger était bien la nationalisation de ses biens. Rohan savait qu’une telle décision eût signifié la mort de l’Ordre, et il imposa à tous, contre la sensibilité de la majorité des chevaliers et la sienne propre, une realpolitik qui était l’urgence d’assurer la santé des finances de l’Ordre. Les menaces de l’Assemblée constituante le révélèrent aux abois et prêt à négocier aux lisières de son honneur. Naples, Saint-Pétersbourg et même Londres se contentaient d’attendre que le fruit fût mûr. Des Maltais, quelques-uns par nationalisme, d’autres par mercantilisme, n’avaient pas d’autre attitude. Quant au Grand Maître qui avait été abreuvé de toutes les turpitudes par les siens, alors que ses efforts pour redresser la situation économique de l’Ordre pouvaient commencer à porter ses fruits, il voyait s’effondrer, dans quelques motions et deux décrets, tout ce qui avait sous-tendu jusqu’alors son difficile magistère. Sa crise d’apoplexie vint ajouter au physique, cette atteinte morale que lui avait portée la France avec laquelle, et surtout, pour laquelle, il n’avait cessé d’œuvrer. 2° partie-chapitre 3 12/05/06 13:47 Page 308 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 309

TROISIÈME PARTIE Le temps des révolutions 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 310 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 311

CHAPITRE I Les révolutions de France et leurs conséquences

LA RUPTURE

L’incertitude constitutionnelle prit fin en septembre 1791, lorsque Louis XVI, ayant prêté serment à la constitution, put prendre ses nouvelles fonctions de représentant héréditaire de la Nation. L’Assemblée nationale constituante avait achevé son grand œuvre et elle décida de se séparer au 1er octobre 1791 pour laisser la place à une seconde législature dont les membres, décréta-t-elle, ne pourraient avoir siégé dans la première assemblée. Dès la nouvelle de la fin de la suspension du roi, Seystres-Caumont écrivit à Louis XVI 1. Cette démarche, unique en son genre, dans les relations entre le chargé d’affaires français à Malte et son souverain, est très révélatrice de l’état d’esprit des Chevaliers auxquels le légalisme imposé par Rohan devait peser très lourd. Il expliquait que s’il avait continué à obéir aux ordres de Paris, c’était parce qu’ils venaient des ministres du roi et que s’il n’avait pas abandonné son poste, c’était parce qu’une démission à laquelle aurait porté son inclination, aurait pu compromettre l’Ordre dont il était membre. Il terminait cette lettre de justification par un hommage au roi qui n’était pas simplement diplomatique: il estimait que Louis XVI seul pourrait apprécier son sacrifice, lui qui en avait tant faits jusqu’alors. Le loyalisme devenait royalisme, au fur et à mesure que les dangers contre la monarchie grossissaient. À Paris, où la question des biens de l’Ordre n’était toujours pas tranchée, le triumvirat pressait l’Assemblée constituante de mettre la question à l’ordre du jour, car, dans tout le royaume, les paysans considéraient les propriétés de l’Ordre comme biens nationaux et les pillaient, sans que les municipalités ou les districts intervinssent, ni que les ordres des ministres eussent un quelconque impact 2. Virieu songea à écrire à Montmorin pour demander l’urgence de la délibération, mais «la bonne tête du papa Cibon» l’en dissuada et le 26 septembre, il ne put que constater le fiasco: «À peine a-t-on voulu laisser parler le rapporteur. Bref, l’on nous a ajourné à la seconde législature, laquelle est composée de sac et de corde; ainsi je ne vois plus qu’en noir, ayant eu jusqu’ici le vert espérance devant les yeux... Nous voilà retombés dans cette cruelle incertitude qui nous a menés pendant vingt mois»3. Tous prévoyaient que la Législative ne serait guère favorable à l’Ordre 4 et chacun fourbissait ses arguments. On décida de s’en tenir au schéma premier: les biens de l’Ordre étaient vitaux pour son existence, comme il était, lui,

1. MAE; CP Malte 22, Malte, 1er octobre 1791. 2. NLM; ARCH 4181/2, n° 99, Virieu à Mayer, Paris, 26 septembre 1791 au soir. 3. Ibid.; id. 4. Alfred Lacroix, op. cit., t. II, p. 15, lettre XCVII, Dolomieu à Faÿ, Paris, 10 août 1791: «je doute qu’elle [la Constituante] ait le temps de s’occuper de nous et la législature prochaine ne nous sera pas aussi favorable». 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 312

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essentiel au négoce français. D’Estourmel résumait ainsi sa position dans une lettre à Mayer, du 3 octobre 1791 1: «Le commerce français est trop intéressé à notre existence pour que nous puissions nous permettre la moindre inquiétude. M. Malouet, notre défenseur, n’a pas été que l’organe de la vérité qu’il avait vue et entendue lorsqu’il était intendant de la marine à Toulon». Aussi demanda-t-il à Foresta de reprendre l’action de sensibilisation des négociants marseillais qui avait si bien réussi en 1789. Or, la situation à Marseille avait grandement évolué. En juin 1791, Dolomieu qui y était de passage, notait que les riches avaient pris, en 1789, le parti de la Révolution, parce qu’ils étaient ravis de l’abaissement de la noblesse et qu’ils croyaient que leur fortune allait s’accroître. Lorsqu’ils virent que l’on ne leur confiait pas l’autorité, mais qu’on la donnait à des moins riches qu’eux, ils devinrent royalistes 2. Foresta n’écrivit rien d’autre à d’Estourmel: les députés du commerce n’étaient plus considérés que comme des gens d’ancien régime et ils tremblaient de se compromettre, au point que, convoqués individuellement à la municipalité, ils étaient «pis que des poules mouillées». Il estimait que l’Ordre ne pouvait donc plus attendre un seul secours de Marseille, où la municipalité et les clubs lui étaient défavorables 3. En effet, les municipaux n’étaient pas des commerçants, et ils ne pouvaient donc concevoir l’utilité économique de l’Ordre; de surcroît, patriotes des plus exaltés, ils l’assimilaient à la noblesse dont ils étaient les plus implacables ennemis 4. Si d’Estourmel avait eu encore un espoir, il se fût évanoui en novembre 1791 quand la Législative supprima toutes les chambres de commerce: le temps des idéaux voulait succéder à celui des intérêts.

L’attentisme En novembre, Louis XVI, qui avait choisi de pratiquer la politique du pire, prit un ministère feuillant: Valdec de Lessart 5 succédait à Montmorin aux Affaires étrangères. À Malte, Seystres-Caumont fut à la limite de l’insolence. Il n’envoya à son ministre qu’une seule dépêche qui ne lui parvint jamais puisqu’elle partit de Malte une semaine avant son renvoi et encore, était-ce pour lui dire que l’île produisait «si peu de nouvelles et de si peu d’intérêt auprès de celles» qui l’occupaient à Paris qu’il n’avait pas jugé bon d’envoyer des bulletins à son département 6. Soit que le Chevalier manifestât personnellement sa désapprobation de la politique française, soit que le Grand Maître, en tant que son supérieur, lui eût demandé de garder ses distances, l’attentisme semblait régner à Malte. À Paris, le triumvirat n’avait pas d’autre politique. Virieu écrivait à Mayer,

1. NLM; ARCH 418 1/2, n° 95, Paris, 3 octobre 1791. 2. Alfred Lacroix, op. cit., t. II, p. 2, XCII, à Faÿ, Marseille, 4 juin 1791. 3. ANP; M 943, n° 442, Marseille, 16 novembre 1791. 4. Ibid.; n° 444, Marseille, 27 novembre 1791. 5. Antoine Valdec de Lessart (1742-1792), lié à Necker, fut contrôleur général des finances en 1790, ministre de l’Intérieur en 1791, puis des Affaires étrangères de novembre 1791 à mars 1792. Décrété d’accusation pour s’être opposé à la guerre contre l’Autriche, il était des détenus d’Orléans qui furent massacrés en septembre 1792. 6. MAE; CP Malte 22, n° 129, Seystres-Caumont à Lessart, Malte, 3 mars 1792. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 313

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le 26 décembre 1791: «Nous avons adopté le système de faire les morts, ayant connu à la troisième séance, l’humeur massacrante des nouveaux soi-disant législateurs» 1. Ainsi, à la séance du 17 novembre 1791 2, lorsque fut soulevée la question de la propriété et de l’administration des biens des ordres de Chevalerie, le renvoi au Comité des domaines fut obtenu assez facilement. À la séance du 24 décembre 1791 3, l’Ordre obtint le renvoi à quinzaine du rapport dudit Comité pour savoir si ses biens seraient déclarés nationaux, vendus ou administrés à son compte. Cet attentisme était lié à la conjoncture politique: le roi et tous les partis (sauf les Jacobins), pour des raisons différentes et parfois opposées, étaient favorables à une guerre extérieure pour porter solution aux problèmes intérieurs. Les agents de l’Ordre, en faisant tout pour repousser la discussion à l’assemblée n’avaient pas d’autre raison, ainsi que Virieu l’écrivit à Mayer, le 27 février 17924: «Nous ne nous sommes occupés qu’à retarder, autant que possible, que l’Assemblée s’occupe de nous, car il n’y a pas de raisons qui vaillent avec des gens qui n’ont pas respecté César et les trois cent mille baïonnettes. Voici donc quel est mon calcul. Si le Sénat destructeur nous oublie encore pendant un mois et, qu’à cette époque, il prononce un arrêt qui nous soit contraire (un décret destructif de nos propriétés dans le royaume), je suis à peu près assuré qu’il ne serait sanctionné que quarante cinq jours après; de sorte que tous les délais nous mèneraient à la mi-mai, nous aurions même la chance du veto à courir; mais au cas que l’on ne voulût pas en faire usage, ne devons-nous pas croire qu’au mois de mai, les prétendus législateurs, plus Gaulois que Français, seront infiniment plus occupés d’objets majeurs que ce qui concerne notre République?»

Les liens avec la contre-révolution Or, si l’Ordre, depuis Malte, conservait officiellement sa neutralité, ses membres et ses agents ne se sentaient plus contraints à l’apathie et l’inactivité.

L’armée des Princes: Depuis la déclaration de Pillnitz, en août 1791, considérée comme l’acte fondateur de la première coalition, les émigrés avaient répandu l’idée que tout gentilhomme qui ne les rejoignait pas était perdu d’honneur. Les Chevaliers de Malte se pressèrent en foule, et si Virieu se flattait qu’il y en eût plus de trois cents «réunis aux preux» 5, Dolomieu déplorait que le rôle joué en Allemagne par «un grand nombre de Chevaliers» eût jeté une grande défaveur sur la cause de l’Ordre, tant, «qu’il faudra un grand courage pour la défendre lorsqu’elle sera à l’ordre du jour» 6. Ces Chevaliers avaient, pour la plupart, rejoint l’armée des Princes, mais certains s’adonnaient aux nombreuses intrigues diplomatiques de Coblence. Tel était le cas du bailli de Flachslanden qui établit une correspondance avec Rohan par le truchement de Poussielgue, le banquier de l’Ordre 7. À Coblence, il y

1. NLM; ARCH 418 1/2, n° 102. 2. Archives parlementaires…, t. XXXV, p. 105. Présidence de Viénot de Vaublanc. 3. Ibid., t. XXXVI, p. 348. Présidence de Lemoncey. 4. NLM; ARCH 418 1/2, Paris, 27 février 1792. 5. Ibid.; id. 6. Alfred Lacroix; op. cit., t. II, p. 37, lettre CIII, à Faÿ, Paris, 23 mars 1792. 7. MAE; CP Malte 22, n° 188, Rohan, puis Poussielgue à Flachslanden, Malte, 8 septembre 1792. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 314

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avait aussi Mayer que Rohan gardait au chaud, en cas de succès de la contre- révolution 1 mais qu’il refusait de désigner comme plénipotentiaire.

Les liens avec la Cour Mais, l’affaire la plus importante fut sans nul doute la liaison du triumvirat avec la diplomatie secrète de la famille royale. Cet aspect a été ignoré des historiens, en dépit des affirmations (mal comprises, comme on l’a vu) de fuite d’argent en faveur du roi et en raison d’une méconnaissance des archives de Mayer, conservées à Malte, et qui ne furent étudiées que par le chanoine Mifsud, peu au fait de l’histoire française. La politique du pire et les alliances de séduction avec les adversaires de la veille qui étaient la tactique (peu secrète) de la famille royale rencontraient un doute réprobateur à Malte. Doublet écrivait à Mayer 2: «On nous écrit de Paris que ce monarque est maintenant gouverné par Barnave et Alexandre Lameth et que le Conseil de la Reine est composé de ce dernier, de Fermont, Tronchet et d’André. Si cela est, elle n’est pas de bonne foi, c’est un manteau dont elle se couvre pour se livrer plus librement à quelque nouveau stratagème. C’est beaucoup risquer et gare la découverte!». La politique plus secrète était plus compliquée et souvent menée par le roi, la reine ou Madame Elisabeth à l’insu des deux autres. Les agents parisiens de l’Ordre semblent avoir œuvré dans le cadre d’un plan souhaité par le couple royal, mais au sein d’un réseau proche de Madame Elisabeth. Lorsque le roi accepta la constitution et engagea ses frères à rentrer en France, il fit démentir secrètement ces actes auprès des autres souverains. L’idée de Louis XVI et de Marie-Antoinette était de laisser aller la situation intérieure jusqu’à l’absurde, au point que les Français s’en remissent à un congrès international des souverains étrangers pour rétablir l’ordre en France. Cette notion de congrès évolua, au début de 1792, vers la notion de congrès armé. Louis XVI chargea Breteuil, qui dirigeait sa diplomatie secrète, de messages à divers souverains d’Europe, et notamment à Catherine II, pour obtenir leur appui militaire. Toutes ces démarches étaient conduites à l’insu de Coblence, le couple royal se méfiant de Provence et d’Artois 3. De leur côté, certains royalistes favorables à l’insurrection dans le Midi, après l’échec de cette tentative, nouèrent des liens avec les émigrés en Savoie et en Allemagne et entreprirent de faire du Salon français un réseau monarchique agissant de concert avec la famille royale, les émigrés et la noblesse du Midi. Ce réseau se mit en contact avec le roi, mais échoua auprès de la reine, hostile à Monsieur. En revanche, il réussit à devenir l’intermédiaire entre Madame Elisabeth, les Princes et les royalistes de Paris. Cette princesse, après le licenciement de sa maison, s’attacha le baron de Gilliers, membre du Salon français qui y avait affilié le marquis de Virieu 4. En novembre 1791, Gilliers

1. Ibid.; id. 2. NLM; ARCH 4181/2, n° 109, Doublet à Mayer, Malte, le 10 décembre 1791. 3. Duc de Castries, Les hommes de l’émigration, 1789-1814, Paris, Taillandier, 1979, p. 68, d’après un questionnaire établi à Bruxelles, en février 1792, par le maréchal de Castries pour interroger le baron de Breteuil (archives du château de Castries, année 1792). 4. François Henri de Virieu-Pupetières (1754-1793) était le fils de Louis François René et d’Armande du Bouchet de Sourches de Tourzel, belle-sœur de Louise-Elisabeth de Croÿ 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 315

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chargea Virieu d’une négociation délicate: il s’agissait d’accompagner un Chevalier de Malte espagnol, le comte de Montalbano 1 à Coblence. Ils y parvinrent tous deux en décembre 1791. Montalbano était chargé d’intéresser les Princes à la position de l’archiduc François, furieux de la passivité de son père Léopold II. L’affaire se traita avec le «ministre des Affaires étrangères» des princes, le baron de Flachslanden, ami de longue date de Virieu. La mort de Léopold, le 1er mars 1792 mit fin à l’étrange négociation. Virieu fut alors envoyé à Turin, mais Victor-Amédée ne voulut pas de l’organisation de ses gendres chez lui. Lorsqu’il revint à Paris, Virieu s’attacha alors au projet que Malouet essayait de mettre sur pied avec Gilliers, La Tour du Pin, Montmorin, Lally et Clermont- Tonnerre: le repli de la famille royale sur Rouen 2. Le bailli de Virieu et d’Estourmel furent initiés (par leur parentelle ?) à l’idée de Congrès armé. Virieu en fit part à Rohan le 4 décembre 1791 et lui proposa d’y faire représenter l’Ordre, ce que celui-ci refusa, estimant que toute démarche publique serait s’exposer à voir les commanderies décrétées biens nationaux 3. Soit que la réponse de Rohan fût tardive, soit que le bailli n’en tînt pas compte, il conseilla au commandeur de Hautefeuille de se rendre à ce Congrès et d’y représenter personnellement les intérêts de l’Ordre sans y prendre aucun caractère officiel 4. La déclaration de guerre à l’Autriche, du 20 avril 1792, vint combler une partie des attentes. Le bailli de Virieu qui, de son côté, était le correspondant secret avec la Cour de l’autre sœur du roi, Madame Clotilde, épouse du prince héritier de Savoie 5, estimait que la «grande affaire» allait bon train, mais que le Congrès viendrait quand les choses auraient mûri. Cette sorte de pessimisme venait des premiers résultats des affrontements et de l’échec du coup psychologique sur l’opinion escompté par le roi et ses amis. Il écrivait ainsi à Mayer, le 9 mai 1792: «la déclaration de guerre a fait moins de sensation sur les Parisiens qu’une fête civique au Champ de Mars» 6. Ce discrédit de la stratégie de la peur poussa les groupes modérés de l’Assemblée à tenter de coopérer pour sauver la royauté de la situation désespérée dans laquelle elle se trouvait. Du mois d’avril au mois d’août 1792, une activité intense, mais brouillonne et divisée, saisit la vaste et vague coalition des monarchiens, avec un paroxysme pendant les deux mois qui précédèrent le 10 août 1792 7. Les derniers projets furent ceux d’une fuite du roi à la dernière minute: le premier était l’œuvre de Duport, Lameth et Terrier de Montcel, le second celui de Malouet et ses amis. Malouet avait entrepris son plan de défense

d’Havré, marquise de Tourzel, gouvernante des Enfants de France. Sa grand-mère était une la Tour du Pin-Gouvernet, ce qui le faisait cousin du ministre monarchien de Louis XVI. 1. Il appartenait à une branche cadette des ducs de Medina Celi. 2. Costa de Beauregard, Le roman d’un royaliste sous la Révolution: souvenirs du comte de Virieu. 3. NLM; ARCH 4181/2, n° 172, lettre chiffrée de Rohan à Virieu, 28 février 1792. 4. Ibid.; n° 148, Virieu à Mayer, Vevay, 8 décembre 1792. 5. Correspondance originale des émigrés ou Les émigrés peints par eux-mêmes, Paris, Buisson, 1793, p. 142. 6. Ibid.; n° 142, Virieu à Mayer, Paris, 9 mai 1792. 7. Robert Griffiths, Le Centre perdu. Malouet et les monarchiens dans la Révolution française, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1988, p. 143. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 316

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de la monarchie, dès le 1er avril 1792 1, en s’appuyant sur la garde constitution- nelle 2, les Suisses, les gardes nationales et les royalistes 3. Ce fut donc pour cette fuite du roi vers Rouen, et pour non celle de Varennes comme l’ont prétendu Doublet, Miège et Godechot, que l’argent de la recette de Paris fut distrait. Ransijat, devant l’évolution des événements, avait donné ordre, en tant que secrétaire du Commun Trésor, aux trois receveurs de France de faire passer leurs fonds sur la recette de Gênes que tenait Lomellini. Marseille et Lyon y déférèrent, mais Paris tergiversa et l’Ordre fut supprimé sans que l’argent parvînt. Ce ne fut qu’en l’an XII (1803) que Ransijat apprit que «la plus grande partie de ces fonds avaient été versés dans la cassette de Louis XVI» par d’Estourmel et le bailli de Virieu 4. Les comptes et bilans manuscrits de l’Ordre de Malte à Paris s’achevèrent, en effet, au mois d’avril 1792 5. La recette était créditée de 1 464 946 livres. Les dépenses s'élevaient à 455 996 livres, dont 387 000 mandatées à Lomellini à Gênes. Ce fut donc un million de livres qui disparut au profit de la cassette du roi 6. Par quel truchement? Sans doute par les Virieu et les Tourzel, mais il est bien certain qu’il n’y en eût aucune trace puisque, jamais, la Convention n’eut connaissance de cette collusion qui eût été, pour elle, un argument très appréciable. Elle fut tout aussi inconnue à Rohan qui avait très fermement mis en garde le bailli de Virieu contre «les dangereux inconvénients qui résulteraient de toute démarche contraire au système de neutralité» et qui avait écrit, le 28 avril 1792, aux Princes qui lui avaient fait transmettre des mémoires en espagnol l’invitant à une prochaine entreprise pour restaurer le roi, que «la plus légère connaissance qu’on y aurait seulement de [son] intention d’accéder au plan dont il s’agit, suffirait pour exciter l’Assemblée à s’emparer» des possessions de l’Ordre, alors que ses forces étaient à peine suffisantes pour défendre Malte «d’un coup de main au dehors ou d’un soulèvement intérieur» 7. Toutefois, ce serait une erreur de penser que Rohan ait pu avoir une quelconque sympathie pour les événements révolutionnaires de France. Une lettre du l9 mai 1792 au commandeur Hoefflin, évêque de Byblos et ministre de l’Electeur palatin fournit l’explication de son attitude 8: il

1. Charles Du Bus, Stanislas de Clermont-Tonnerre et l’échec de la Révolution monarchique (1757-1792), Paris, Alcan, 1931, p. 482. 2. La découverte de ce projet par les Jacobins entraîna la dissolution de la garde constitutionnelle. 3. Ce ne fut que le 4 août 1792 que ce projet fut présenté à Louis XVI: le lieu de retraite était Rouen que commandait le duc de Liancourt. Marie-Antoinette fit échouer le projet par haine du duc. 4. Bosredon de Ransijat, Dialogues sur la Révolution française…, 9e dialogue, pp. 301-303. Cette information n’apparaît pas dans la 2e édition de 1802. Il est à noter que Ransijat associe Virieu à d’Estourmel, alors que Doublet écrit que Virieu fut étranger à l’affaire, menée motu proprio par d’Estourmel. 5. ANP; H5 4225. 6. Doublet avançait la somme de 1 200 000 livres; Ransijat parlait d’un prêt de 600 000 livres. 7. NLM; ARCH 4181/2, n° 172, cité. Ceci contredit formellement l’assertion du bailli de la Tour du Pin (NLM; LIBR 1130, p. 10) qui fait de ce transport de fonds un ordre donné par Rohan et le Sacré Conseil. 8. Ibid.; n° 117. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 317

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refusait de s’opposer aux changements pouvant concerner l’Ordre «parce qu’une fois l’autorité royale rétablie (ainsi que nous sommes fondés à croire qu’elle le sera bientôt), ils deviendront nuls et nous aurons alors l’avantage inappréciable de voir nos propriétés sauvées par cette conduite mêlée de temporisation et de neutralité». Rohan était prêt à presque tout pour éviter une nationalisation des biens de l’Ordre, sachant au fond de lui-même, qu’une fois celle-ci décidée, elle eût été irréversible et que le roi, même restauré, ne reviendrait pas dessus.

La fin de la royauté et de l’Ordre de Malte en France La recherche de prétextes Si les manœuvres du triumvirat avaient réussi à repousser toute discussion sur l’Ordre à une époque ultérieure qu’ils espéraient plus faste, celui-ci attira l’attention des Législateurs par des plaintes qui le visaient. Le 31 mars 1792, Roland (de la Platière), alors ministre de l’Intérieur, transmettait à l’Assemblée une lettre du directoire du département du Var accusant l’Ordre de refuser de payer à ses curés le supplément de portion congrue, imposé par la loi pour qu’ils fussent traités comme tous les autres séculiers 1. Le 6 mai 1792, c’était au tour de Dumouriez, ministre des Affaires étrangères, de transmettre, sur ordre du roi, une lettre de Seystres-Caumont du 23 mars 2 dans laquelle l’Homme du Roi, usant du style à la mode, dénonçait l’influence des «bruits de contre-révolution dont retenti[ssai]t toute l’Europe» sur des jeunes Chevaliers qui avaient manifesté contre l’uniforme national porté par des capitaines français; sur la plainte qu’il en avait déposée auprès du Grand Maître, celui-ci avait fait incarcérer les fautifs à l’approbation générale. Cette lecture fut accueillie par des applaudissements 3, mais cet enthousiasme ne fut que temporaire. Une affaire identique se reproduisit le 15 juin. L’escadre vénitienne faisait sa quarantaine à Malte et le spectacle des vaisseaux attirait beaucoup de curieux. Deux jeunes Chevaliers bavarois et un napolitain croisèrent là un capitaine français, Barbier, la cocarde tricolore au chapeau; ils l’apostrophèrent sur cette cocarde qu’ils qualifièrent de «livrée de bandits» 4. Barbier leur répondit «avec une éloquence énergique et des expressions marines» 5 qui poussèrent les trois Chevaliers à porter plainte au Commissaire de Santé qui les envoya à Seystres-Caumont. Le chargé d’affaires leur demanda réparation, mais le Grand Maître, informé, renvoya tout le monde dos à dos, estimant les torts partagés et sans doute impressionné par la menace du corps des Chevaliers d’en appeler au pape. Le 22 juin 1792, les capitaines français transmettaient une plainte à l’Assemblée législative accusant les Chevaliers tantôt de les obliger à ôter leur cocarde, tantôt de leur faire interdire l’entrée en ville s’ils en étaient porteurs, non sans les insulter 6. À côté de ces plaintes, il y avait les dénonciations. Un bulletin du 24 juin

1. Archives parlementaires…, t. XLI, p. 38. Présidence de Gensonné. 2. MAE; CP Malte 22, n° 131, Seystres-Caumont à de Lessart (sic). 3. Archives parlementaires ..., t. XLIII, p. 53. Présidence de Lacuée. 4. MAE; CP Malte 22, n° 164, Malte, 22 juin 1792. Plainte des capitaines français à l’Assemblée législative. 5. Ibid.; n° 163, Seystres-Caumont à Dumouriez, Malte, 22 juin 1792. 6. Ibid.; n° 164, citée. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 318

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1792, sans doute du ministère au Comité diplomatique, faisait le point des relations avec Malte 1 : «La conduite du Grand Maître à l’égard de la France n’a offert jusqu’à présent aucun sujet de plaintes. Il s’est attaché depuis la révolution à manifester les plus grands égards à M. de Seystres-Caumont, notre chargé d’affaires, à réprimer et à punir très sévèrement tous les actes qui auraient pu annoncer des dispositions défavorables. Mais on ne peut se dissimuler que ces ménagements cesseraient, s’il perdait l’espoir de conserver les biens de son ordre en France et peut-être alors prendrait-il des mesures pour contrarier nos relations commerciales dans le Levant. On a même dit qu’il en avait concerté d’éventuelles avec la Cour de Naples. M. de Seystres- Caumont a eu ordre de chercher à s’en assurer». En effet, le 15 mai, Dumouriez avait chargé le Chevalier de rechercher les traces d’une telle négociation 2. Le 3 juillet, Seystres-Caumont répondait à Dumouriez que Naples semblait bien avoir tenté de faire partager au Grand Maître ses dispositions et ses projets hostiles contre la France, mais que jamais ce dernier ne s’y était prêté, ni ne s’y prêtera et il estimait que «ce plan chimérique» ne lui semblait avoir «d’autre consistance que le désir particulier de quelques individus mal instruits» des lois et convenances de l’Ordre 3.

Les derniers jours de la royauté Si le gouvernement ou l’Assemblée avait cherché un prétexte grave pour s’emparer des biens de l’Ordre, c’était donc manqué; il ne restait que l’incartade des jeunes Chevaliers et c’était relativement mince. En mai 1792, à l’initiative de Vincens-Plauchut 4, le problème de l’Ordre revint en discussion. On envisagea de faire des changements dans l’administration des Chevaliers et de calquer la répartition des biens-fonds de l’Ordre sur la nouvelle carte politique de la France, chaque département ayant un nombre égal de commanderies 5. Mais Vincens, protestant nîmois, proposa la nationalisation des biens. Le triumvirat certes, mais aussi Dolomieu dont on a voulu, jusqu’à récemment ignorer, voire nier, l’action en faveur de l’Ordre, entreprirent de repousser le débat. Ainsi, le Chevalier géologue écrivait à son ami Faÿ, le 18 mai 1792: «Nous sommes parvenus à retarder le rapport [Vincens] jusqu’au moment où les événements de la guerre ont distrait l’attention de tous ceux qui pensaient à nous pour nous dépouiller et de plus grands intérêts les occupent en ce moment» 6. Virieu aussi s’employait à retarder ce qui lui paraissait inéluctable, mais il notait que le paysage politique lui était devenu totalement inconnu 7: «Nous n’avons exactement plus personne au Conseil du roi pour l’engager à un délai sur sa sanction au cas que le décret nous soit contraire». N’ayant plus aucun pouvoir sur la machine

1. Ibid; n° 165, 24 juin 1792, Malte n° 1. 2. Ibid.; n° 148, Dumouriez à Seystres-Caumont, Paris, 15 juin 1792, dépêche secrète n° 2, par voie de mer, recommandée particulièrement à M. Guys. 3. Ibid.; n° 170, Seystres-Caumont à Dumouriez, Malte, le 3 juillet 1792 (reçue le 2 août). 4. Jean César Vincens-Plauchut (1755-1801), Nîmois et protestant. Il était le fils d’Alexandre Vincens-Devillas (1725-1794) grand défenseur de l’égalité des droits des Réformés; son frère Jacques Vincens-Saint-Laurent (1758-1825) servit sous les ordres de Montesquiou et fut persécuté sous la Terreur. 5. NLM; ARCH 4811/2, n° 117, Rohan à Hoefflin, Malte, 19 mai 1792. 6. Alfred Lacroix; op. cit., p. 44, lettre CV, Paris, 18 mai 1792. 7. NLM; ARCH 4811/2, n° 142, Virieu à Mayer, Paris, 9 mai 1792. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 319

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politique, l’Ordre ne pouvait que s’en remettre aux mouvements de l’étranger. Mais à Paris, les événements s’accéléraient: la journée du 20 juin, les défaites aux frontières, l’arrivée des Marseillais, les tergiversations de la Cour, permirent la journée du 10 août et le vote de la déchéance du roi. Pour le triumvirat de l’Ordre ce fut l’effondrement. En juin, Virieu ne pensait qu’à «la grande affaire» et estimait que tout serait réglé dans un jour qui n’était pas éloigné 1. Il le fut, en effet, mais pas dans le sens souhaité par le bailli. Le 17 août, le bailli de Virieu réclama ses passeports 2 à Lebrun-Tondu 3 pour aller prendre les eaux en Savoie, laissant les affaires «de l’Ordre souverain» aux mains des Cibon père et fils, pour lesquels, par précaution, il demandait aussi deux passeports. Tandis qu’il mettait ses affaires en ordre, il informait Mayer de la situation insurrectionnelle de Paris: toutes les lettres, même des diplomates étaient ouvertes par la municipalité, car les jacobins s’étaient emparés de la poste comme du reste; les ambassadeurs attendaient leur passeport jusqu’à huit jours; le sien devant lui être remis le lendemain, il avait décidé de partir pour Genève, car l’ambiance parisienne était abominable: «L’on a tranché la tête à M. de la Porte, l’intendant de la liste civile; ce malheureux du Rozoy a eu le même sort aujourd’hui. Les prisons de l’Abbaye sont remplies; l’on craint que le peuple altéré de sang ne les force et ne fasse comme à Avignon. On m’assure qu’il est parti aujourd’hui pour Orléans trois à quatre mille hommes pour y enlever les prisonniers et les juger et les transférer tous ici pour en faire peut-être une St Barthélémy» 4. Le 2 septembre Virieu sortit enfin de Paris, mais arrêté aux barrières par la populace, il fut conduit, en dépit du droit des gens, au Comité de surveillance de la Législative qui le plaça «sous la sauvegarde de loi», c’est-à-dire en résidence surveillée. Le 3, l’affaire fut renvoyée au Comité diplomatique qui autorisa le bailli à quitter le territoire le 10 septembre 1792. Cependant, la veille, d’Estourmel avait été arrêté à la section des Fédérés et Lebrun-Tondu lui faisait savoir qu’il ne pouvait le faire relâcher, puisque Virieu ayant réclamé ses passeports, c’étaient désormais les deux Cibon qui étaient revêtus de l’immunité diplomatique 5. Le nouveau pouvoir avait donc un «otage», ce qui lui permettait d’œuvrer plus à l’aise.

1. Ibid.; n° 115, Virieu à Mayer, Paris, dimanche soir, 24 juin 1792. 2. Virieu qui était ambassadeur de Parme et donc d’une Cour de famille, attendit la décision des ambassadeurs espagnol et napolitain qui étaient aussi des représentants de princes de la Maison de Bourbon. L’Espagnol décida de partir le 21 août. Voir Correspondance originale des émigrés ..., Paris, Buisson, 1793, pp. 60-62 et 142-144. 3. Pierre Henri Marie Lebrun, dit Lebrun-Tondu (1754-1793), ancien séminariste, militaire déserteur, journaliste à Liège, il entra en 1790 dans les bureaux des affaires étrangères par la protection de Dumouriez. Il en fut ministre du 10 août 1792 au 21 juin 1793, périssant dans la proscription des Girondins. 4. NLM; ARCH 4811/2, n° 183, Virieu à Mayer, Paris, le 25 août soir 1792. Cette lettre qui décrit «les logiques d’un massacre» pour reprendre l’expression de Frédéric Bluche (Septembre 1792, logiques d’un massacre, Paris, Robert Laffont, 1986) prouve que les adversaires de la Commune avaient percé le projet criminel dès la reprise de Longwy par les Prussiens. Quand Bluche parle de préparation psychologique de l’opinion, dans les vingt derniers jours d’août 1792, il ne faut pas y voir un travail en terrain neutre, mais plutôt une opération de «chauffe» d’une population déjà acquise au projet. 5. MAE; CP Malte 22, n° 190, Lebrun-Tondu à d’Estourmel, Paris, 10 septembre 1792. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 320

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L’ultime coup de la Législative Le 8 septembre, Vincens-Plauchut présenta son projet de décret sur l’Ordre de Malte dans un rapport volontairement succinct pour ne pas abuser «des trop courts instants que le salut public laisse aux représentants de la Nation» 1. Il développait ses arguments en quatre paragraphes. Premièrement, les biens-fonds avaient été donnés, au XIIe siècle, pour que les chefs-lieux servissent d’hôpitaux; les commanderies ne correspondaient donc plus à leur but primitif. Deuxièmement, l’Ordre se présentait comme une entité souveraine, distincte du Clergé. Vincens rappelait que les vœux, la règle et la discipline édictée «par le prêtre de Rome», en faisaient «une véritable portion du clergé romain»; mais il insistait surtout, sur la soumission aux bulles pontificales d’un Ordre qui ne faisait passer qu’en second lieu la loi nationale et il donnait pour preuves les deux bulles de 1776 et 1777 sur la réunion de St Antoine de Viennois. Quant à la souveraineté prétendue, l’Ordre la faisait reposer sur les indemnités et privilèges; mais en dérogeant à la loi commune, il prouvait que cette loi existait et même si ces concessions avaient été faites à un souverain, pourquoi avaient-elles eu besoin d’être confirmées à chaque nouveau règne ? L’Ordre n’était donc, à ses yeux, qu’une congrégation nobiliaire française dont les membres «ne s’humiliaient en apparence que pour acquérir les titres et les hochets de l’orgueil et qui ne faisaient des vœux de pauvreté que pour s’enrichir du bien des pauvres». Ils étaient donc sujets à la loi française qui voulait que, dans le cas d’une concession de service public, lorsque cette concession était dénoncée, le donateur rentrait aussitôt en possession de ses biens Le gouvernement entendant se charger du service hospitalier, les biens de l’Ordre devaient donc être mis à la disposition de la Nation. Dans un troisième point, il examinait ensuite ce que la France pouvait craindre d’une telle nationalisation. La France était en paix avec les Régences barbaresques et ne l’eût-elle pas été qu’elle était assez forte pour suppléer la protection de trois vaisseaux et quatre galères; d’ailleurs, le danger le plus grand pour le commerce du Levant provenait des Grecs de l’Archipel contre lesquels Malte ne pouvait rien. On parlait de la perte d’un relais, mais la France avait la Corse. On avançait la ruine de Marseille, mais si les Maltais y étaient si nombreux, c’était qu’ils y trouvaient leur compte. Quant à l’arrivée des Russes, la prise de Malte ne serait qu’un «moyen minime» pour le grand événement qu’ils projetaient sur Constantinople. Enfin, il réclamait, au nom de l’équité, un dédommagement de l’Ordre et des Chevaliers par des pensions viagères et proposait un projet de décret déclarant nationaux les biens des trois Langues françaises ; interdisant le port de la décoration de l’Ordre; prévoyant une négociation avec Malte pour le dédommagement général; envisageant la participation de la France à l’entretien du Grand Port; précisant le règlement des biens de la Langue de France situés aux Pays-Bas autrichiens, et enfin assimilant la Langue anglo-bavaroise en France aux princes possessionnés. La Législative vivait ses derniers moments, puisqu’elle devait se séparer le 21 septembre pour laisser place à la Convention nationale. Mais ne voulant

1. Archives parlementaires …, t. XLVIII, pp. 457 et sq. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 321

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pas laisser à d’autres le soin d’abattre l’Ordre, elle décréta l’urgence et, le 19 septembre 1792 1, elle adoptait le décret de Vincens-Plauchut, augmenté d’un article souhaité par Camus, devenu le premier archiviste de France, prévoyant «des mesures promptes pour la conservation des titres, papiers et documents relatifs aux propriétés dont l’Ordre de Malte jouissait en France». Alors que la Constituante avait repoussé, jusqu’après sa séparation, la discussion sur l’Ordre de Malte, la Législative avait donc décrété l’urgence du vote qui intervint l’avant-dernier jour de sa session, comme si les ennemis de l’Ordre avaient craint de voir revenir, dans la prochaine assemblée, ces défenseurs du commerce peu enclins à sanctionner Malte. Réduite, après la chute du Trône, le 10 août, à 260 députés de gauche et du centre gauche, elle avait pu installer une première Terreur, exacerbée par le danger aux frontières. La liquidation de l’Ordre de Malte en France, au nom des vieilles rancœurs religieuses et des nouvelles haines contre la noblesse, se produisit donc dans le moment paroxystique consécutif à la perte de Verdun (2 septembre), alors que la «victoire» de Valmy n’avait pas encore eu lieu (20 septembre).

UNE DIPLOMATIE GUIDÉE PAR L’INTÉRÊT

La réaction à Malte fut très mesurée, non par fatalisme, mais parce que nul ne croyait au caractère durable, d’abord de la fin de la monarchie, puis de la République proclamée, le 21 septembre par la nouvelle Convention. Rohan dans sa lettre à Flachslanden, du 8 septembre, refusait ce qu’il appelait la «gangrène morale» et semblait espérer l’action d’éclat d’un grand capitaine 2. Virieu, réfugié à Vevay, près de Lausanne, écrivait à Mayer que le parti le plus sage était de temporiser, mais il estimait que tout serait perdu pour l’Ordre en France, si la campagne militaire des coalisés échouait 3. Doublet résumait au même Mayer la position arrêtée par le gouvernement de Malte 4: «Le système décidément pris ici est de ne point déroger à la neutralité, quand même l’Ordre serait dépouillé de ses biens et cela, apparemment pour conserver, au pis aller, une porte ouverte à la voie des négociations avec la République française, si jamais elle peut subsister, ce que je ne crois pas. Je crois aussi, à parler vrai, que la crainte de l’escadre française y entre pour beaucoup. Mais ceci est entre nous».

Des projets menaçants Au début du mois de novembre 1792, le Comité de commerce reçut la plainte des capitaines français insultés à Malte parce qu’ils avaient arboré la cocarde tricolore. Ce Comité renvoya immédiatement l’affaire au Comité diplomatique. Ce fut l’abbé Grégoire qui s’en chargea 5. Les aspects de la personnalité complexe

1. Archives parlementaires …, t. L, p. 132. 2. MAE; CP Malte 22, n° 188, citée. 3. NLM; ARCH 4181/2, n° 148, Vevay, 8 décembre 1792, citée. 4. Ibid.; n° 185, Doublet à Mayer, Malte, 8 novembre 1792. 5. Henri Grégoire (1750-1831); curé d’Embermesnil près de Lunéville, il fut député par le Clergé de Lorraine aux États-Généraux. Il se réunit le premier au Tiers et fut un ardent défenseur de la Constitution civile du clergé. Élu évêque constitutionnel de Blois, il fut envoyé 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 322

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de cette grande figure de l’Eglise constitutionnelle française permettent d’expliquer l’acharnement de ce Conventionnel contre l’Ordre qui en fit un de ses adversaires majeurs, à l’égal de Camus. A la fin du XVIIIe siècle, les curés de campagne français avaient été largement victimes de la situation économique. En effet, leur traitement était fixe, alors que les prix s’envolaient. Les prêtres de l’Ordre étaient parmi les plus misérables, puisque les chevaliers obtenaient à chaque fixation des congrues, une autorisation d’y déroger et de sous-payer leurs desservants. Or, à cette époque «le richérisme devint l’une des composantes, passionnelles, des mentalités du bas-Clergé» 1, soutenus par le périodique janséniste Les nouvelles ecclésiastiques. On vit alors apparaître, entre 1786 et 1789, de véritables syndicats de prêtres, notamment en Lorraine, où leur action fut coordonnée par quelques théoriciens, dont justement Henri Grégoire. Et sans doute que derrière les grandes théories sur l’organisation égalitaire de l’Eglise, fondée sur la diversité et non la hiérarchie des ministères, chères au curé d’Embermesnil, devait sourdre la détestation de ces faux moines enrichis qui dépensaient des trésors d’influence pour économiser quelques centaines de livres sur le bas-clergé. Grégoire se préparait à présenter à la Convention un rapport sur l’Ordre, lorsque parvint la plainte des capitaines français. Pourtant, rien ne semblait plus en suspens car, Camus, de nouveau membre de la représentation nationale, avait fait ordonner le séquestre de tous les papiers de l’Ordre (et plus seulement des seules commanderies) et la vente de tous les biens mobiliers, exceptés ceux appartenant aux commandeurs, sous réserve pour eux de présenter un certificat de non émigration 2. La cause initiale de l’intervention de Grégoire avait été la découverte, dans des papiers saisis sur un émigré, de deux lettres, l’une écrite et non signée par Rohan, l’autre écrite par le banquier de l’Ordre, Poussielgue, destinées au bailli de Flachslanden à Coblence 3. La dénonciation par les capitaines marchands de l’attitude anti-française tombait donc fort bien pour présenter Malte comme un repaire de contre-révolutionnaires. Grégoire écrivit donc au ministre des Affaires étrangères Lebrun-Tondu, pour l’avertir qu’il allait ajouter à son premier rapport, une demande de «réparation éclatante convenable à la dignité de la République» et lui demandait de lui communiquer toutes les autres preuves d’incivisme de l’Ordre de Malte 4.

à la Convention où il soutint Collot d’Herbois et fit proclamer la République. Il avait été très influencé par «l’école immortelle de Port-Royal» (Voir ses mémoires, t. II, p. 49) et par le richérisme. Champion d’églises autocéphales, il tenta de réunir l’Eglise constitutionnelle à l’Eglise orthodoxe (ibid.; p. 71). Il conserva jusqu’au bout sa foi religieuse (il refusa d’apostasier lors de la politique de déchristianisation de la Terreur), ses convictions politiques (Sénateur d’Empire, il refusa de porter le titre de comte) et son engagement pour la constitution civile du clergé (à l’article de la mort, il préféra se priver des sacrements qu’il avait demandés, plutôt que de devoir rétracter son serment). 1. René Taveneaux, «L’abbé Grégoire et la démocratie cléricale». 2. Archives parlementaires…, t. LII, p. 627; décret additionnel à la loi du 19 septembre, 22 octobre 1792, et t. LIII, p. 367, décret du 12 novembre 1792. 3. MAE; CP Malte 22, n° 188. Citée. 4. MAE; CP Malte 22, n° 200, Paris, 4 novembre 1792. Lebrun n’apporta aucun autre grief, ce qui réduit à néant l’hypothèse de l’aide financière à la fuite vers Varennes, l’enquête effectuée alors étant à la disposition du pouvoir exécutif. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 323

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Le 2 décembre 1792, Grégoire présentait deux projets de décrets au nom des Comités diplomatiques et de surveillance réunis 1. De la lettre du Grand Maître, l’abbé avait extrait une phrase concernant Mayer: «Il nous peut être, comme il l’a toujours été, très utile, si la révolution, ou plutôt la contre-révolution, a le succès qu’on se promet»; une autre lettre d’un commandeur de Malte au baron de Breteuil, en date du 4 octobre 1792, avait été saisie et il y était question des espoirs des Chevaliers émigrés et de Madrid «de voir Malte entrer dans la coalition des puissances». Grégoire dénonçait alors «le club des Maltais, concerté avec des agents de son Ordre», qui contribuait à tramer la contre-révolution, cette «guerre de gentilshommes de l’Europe contre les hommes de la nature». En conséquence de quoi, il proposa que la loi du 27 décembre 1791 sur les ecclésiastiques non employés fût appliquée aux commandeurs de Malte, ce qui ramenait les pensions dont les avait gratifiés la loi du 19 novembre 1792, des deux- tiers du revenu net de leur commanderie à une somme maximale de 1.000 livres. La Législative avait ruiné l’Ordre, la Convention ruinait les Chevaliers. Puis, il en vint à l’affaire des capitaines. Il balaya de façon méprisante les arguments de Malte, protectrice de la tranquillité des mers. Il ironisa sur le danger russe, car l’Angleterre ne supporterait pas l’irruption de cette puissance en Méditerranée, et l’Espagne ferait valoir ses titres remontant à l’inféodation de l’île. Puis, estimant que le mieux était de renouer l’alliance avec la Porte, il demandait d’ordonner au Pouvoir exécutif une vérification des faits et, s’ils s’avéraient, d’exiger une réparation éclatante. Si la France obtenait «des réponses évasives et dilatoires», l’amiral Truguet 2 qui était dans les parages, devrait se charger d’aller à Malte signifier les décrets de la Convention. Les deux propositions furent adoptées. Ce discours de Grégoire fut la première mention d’un projet d’intervention militaire sur Malte. A Malte, l’écho fut rapide. Le bruit d’un armement considérable à Toulon se répandit par l’Italie et l’Ordre n’avait d’espoir qu’en une intervention de l’Espagne ou de la Grande–Bretagne3. Ainsi, dans l’éventualité d’un conflit avec la France, l’Ordre avait bien compris que seule l’Angleterre serait capable de lui tenir réellement tête. Camille de Rohan se vit demander de lever un emprunt de 400 000 écus 4 et l’île se mit en défense, bien que le Grand Maître eût publiquement affirmé que même «la rigueur inattendue» des procédés français ne le ferait jamais «s’écarter du système d’une parfaite neutralité» 5. Néanmoins, Seystres-Caumont comme Doublet estimaient que l’attachement à la neutralité était d’autant plus fort que grande était la crainte de l’escadre française de 60 bâtiments qui séjournait dans les ports 6 et aux environs de Malte. Il était vrai que la politique de la France avait évolué depuis Valmy, et surtout depuis Jemmapes (6 novembre 1792). La Convention avait renoncé aux alliances diplomatiques, pour se livrer à l’enthousiasme des alliances de tous les peuples, selon la célèbre formule de

1. Archives parlementaires ..., t. LIV, p. 29. 2. Laurent Jean François Truguet (1752-1839). Il aida à la réforme de la marine turque. Contre-amiral en 1791, il commandait, en 1792, toutes les forces navales en Méditerranée. 3. NLM; ARCH 4181/2, n° 42, Camille de Rohan à Mayer, s.d. 4. Ibid.; id. 5. MAE; CP Malte 22, n° 213, Seystres-Caumont à Lebrun-Tondu, Malte, 15 décembre 1792. 6. Ibid.; id., et NLM; ARCH 4181/2, n° 185. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 324

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Grégoire : «Tous les gouvernements sont nos ennemis, tous les peuples sont nos amis. Ils seront détruits ou ils seront libres» 1. La Savoie, la Belgique, Nice, Mayence, en avaient alors appelé à la France, mais la croisade annoncée s’était avérée une guerre de conquête. Pourtant, il apparaît que l’escadre de Truguet ne reçut pas d’ordres menaçant Malte. Grégoire avait exprimé l’idée d’un coup de force sur l’île que la gauche des assemblées révolutionnaires n’abandonna jamais, mais la jeune République avait d’autres projets plus proches. Truguet et Latouche ne furent envoyés que pour prévenir un éventuel mouvement sur Malte de l’escadre russe ou de l’escadre britannique, elles aussi dans les parages : la France n’avait officiellement pas décidé de s’emparer de l’île, mais elle l’eût fait si d’autres en avait eu l’intention. L’armement et la mise en défense ordonnés par Rohan n’avaient pas d’autre but que d’y parer, ainsi qu’il l’écrivait à Cibon 2 : d’une part, il ignorait les intentions des forces françaises, d’autre part, il connaissait bien celles des deux autres escadres. A la fin de 1792, Malte et la France n’avaient plus confiance l’une dans l’autre et s’observaient, chacune voulant éviter un faux pas qui eût été immédiatement exploité par l’autre. Mais pour la France, la scène méditerranéenne avait acquis un surcroît d’intérêt, depuis la révolte de Saint-Domingue. Ses seuls débouchés outre-mer n’étaient plus que dans le Levant. Sémonville 3, ambassadeur nommé à Constantinople, écrivait à Delessart 4 qu’en attendant de renouer commercia- lement avec les Amériques, il était possible de trouver dans l’Archipel, un débouché aux productions françaises et un dédommagement aux pertes, mais la France y était en concurrence avec les «deux tyrans du monde», la Russie et l’Angleterre. Malte était donc un pion important et il écrivait à ce sujet: «Le gouvernement ne doit pas perdre de vue que l’Ordre de Malte voit de mauvais œil une révolution qui, en détruisant la noblesse et les vœux religieux, sape à la fois les deux bases de sa précaire puissance. On doit déjà penser à suppléer à la protection quelconque qu’il accordait au commerce. S’il convient plus à une grande nation d’être protégée par un ordre religieux, il est de la dignité et de l’intérêt d’une nation libre de mettre son commerce à l’abri de toute insulte». Toute l’attitude à l’égard de Malte était ainsi résumée : méfiance à l’égard de l’Ordre, utilisation continuée de Malte pour la défense du commerce français et mesures énergiques en cas de danger russe ou britannique. Dans les années qui suivirent, des crises se produisirent, mais ni l’une, ni l’autre partie ne voulut les envenimer jusqu’à la rupture. Chacune agissait et parlait officiellement en fonction de ses principes, mais toutes deux œuvraient secrètement en fonction de leurs intérêts.

1. Rapport du 27 novembre 1792 sur l’annexion de la Savoie. 2. ANP; M 950, n° 147, Rohan à Cibon, Malte, 22 novembre 1792. 3. Charles-Louis Huguet marquis de Sémonville (1759-1839). Conseiller aux enquêtes du parlement de Paris, député suppléant de la noblesse aux États-Généraux, il fut ambassadeur à Gênes, à Turin, puis nommé à Constantinople (1792). Se rendant en Turquie, il fut arrêté par les Autrichiens (1793) et échangé contre Madame Royale (1795). Ambassadeur en Hollande sous l’Empire, Pair de France sous la Restauration, il mourut Grand Référendaire de la Chambre des Pairs de la Monarchie de Juillet. 4. MAE; CP Gênes 166, n° 122, s.d. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 325

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Les tensions entre l’Ordre et la France De troubles relations diplomatiques L’Ordre n’avait plus rien à perdre en France: ses biens avaient été nationalisés, les Langues françaises avaient été supprimées, et les pensions versées aux commandeurs réduites à presque rien. Ce fut justement cette situation qui permit à la Convention de maintenir des liens avec Malte. L’île ne fut désormais plus considérée que comme un pays étranger et la France entendit la traiter comme telle. Jusqu’alors, le représentant français était resté le ci-devant Homme du Roi, le Chevalier de Seystres-Caumont 1. Celui-ci, sans jamais se départir d’un ton diplomatique, n’avait jamais cessé de laisser transparaître ses opinions royalistes. Lors de l’invasion des Tuileries, le 20 juin 1792, il avait écrit à son ministre que ce «fâcheux événement» avait fait redoubler l’intérêt «pour le Monarque aussi courageux qu’infortuné qui en a été l’objet» 2. Après le 10 août, il l’informait que c’était en vertu de ses «lettres de créance du roi Louis XVI» qu’il continuait à se charger des affaires 3. Lorsque survint la nouvelle de l’exécution du roi, la dépêche qu’il envoya n’était nullement dans le ton officiel: «La nouvelle de l’événement du 21 janvier a fait ici une vive et douloureuse sensation. J’ai pris les mesures qui exigeait la prudence pour qu’aucun des nôtres ne fût exposé à des premiers mouvements ou ne les provoquât»4. Or, à Malte, ceux des Chevaliers ou des Maltais qui éprouvaient de la sympathie pour la France révolutionnaire étaient l’objet d’une surveillance particulière, voire d’un rejet. L’un des plus obscurs entreprit de dénoncer à Paris, les «aristocrates» de Malte. C’était Jean André Caruson, agent au consulat de France à Malte 5 qui informait Monge, ministre de la Marine, qu’il avait été «ainsi que quelques autres patriotes résidant ici, affiché à la porte du palais du Grand Maître, comme démocrate à faire partir» 6. Or, l’attitude de Seystres-Caumont gêna le gouvernement maltais, car elle risquait d’apparaître comme l’expression du choix politique de Malte. L’Ordre n’avait plus, à Paris, que le fils Cibon pour la représenter, Virieu étant parti en Suisse, mais le remplacer et nommer un nouvel ambassadeur eût été reconnaît- re le nouveau régime. On se décida donc à nommer le bailli de Foresta, ci-devant receveur à Marseille, député de l’Ordre auprès de la Convention. S’il n’y avait à proprement parler aucune reconnaissance politique, les liens, et notamment les liens commerciaux n’étaient pas rompus. En réponse, en juin 1793, la France décida de rappeler Seystres-Caumont et

1. Eugène de Seystres-Caumont, né à Avignon en 1759. Il fut viguier de sa ville; entra dans l’Ordre en 1746, et fut nommé chargé des affaires de France en 1788. 2. MAE; CP Malte 22, n° 175, Malte, 1er août 1792. 3. Ibid., n° 202, Malte, 14 novembre 1792. 4. MAE; CP Malte 23, n° 15, Malte, 24 février 1793. 5. MAE; Personnel, dossiers individuels. Caruson, de son vrai nom Carusone, fit une longue carrière à Malte: secrétaire du chargé d’affaires en 1778, il devint chancelier du consulat en 1785, puis agent consulaire en 1795. Membre de la Commission des Domaines de 1798 à 1800, il fut nommé à nouveau, consul à Malte de 1803 à 1805. Ensuite, il remplit plusieurs fonctions dans le royaume de Naples et mourut consul de France à Orante, en 1810, laissant huit garçons et deux filles. 6. MAE; CP Malte 23, n° 10, Malte, 6 février 1793. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 326

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d’envoyer à Malte, en qualité de ministre plénipotentiaire, le citoyen Ange-Marie Eymar 1. Il s’agissait, en fait, de bien davantage qu’un simple échange diplomatique. Le bailli de Foresta qui n’était pas mal vu des révolutionnaires, continua tranquillement à faire passer l’ensemble des fonds de l’Ordre sur la recette de Gênes. Ceci parvint à estomper les réticences que Malte avait à son égard, parce qu’il avait accepté, en son temps, le poste de commandant de la Garde nationale de Marseille. Or, le 18 janvier 1793, il quittait cette ville chargé, en fait, d’une mission secrète. Selon Doublet 2, il se serait agi de proposer à la République, en échange d’un dédommagement général, de maintenir les trois Langues françaises dont le gouvernement désignerait les membres, pris dans la marine ou l’armée, sans preuves de noblesse, mais célibataires.. Il arriva à Paris en mars 1793, après l’exécution de Louis XVI, et Cibon, qu’il rencontra, l’aurait dissuadé de traiter avec un gouvernement de régicides. Mais la version de Foresta était quelque peu différente : s’il ne présenta ses lettres de créances adressées à Lebrun et à Monge, il écrivit à Robespierre et à Marat qui ne lui auraient pas répondu. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’il rencontra un groupe de négociants chargés d’acheter du blé pour la République. Ceux- ci lui demandèrent alors d’essayer d’obtenir du Grand Maître, un entrepôt à Malte, pour leur commerce. S’en retournant sur Marseille, il tomba malade et dut s’arrêter à Lyon, où il eut à subir le siège (novembre 1793). Il réussit à s’échapper, mais fut fait prisonnier. Les négociants parisiens obtinrent son élargissement à la condition qu’il acceptât d’accompagner trois agents à Malte et de transmettre au Grand Maître les promesses du gouvernement en faveur de l’Ordre, en cas de réussite. Or, une note des affaires étrangères mentionne bien l’envoi, par le Comité de Salut public, d’agents particuliers à Malte dont l’objet du voyage était inconnu, et ce, en nivôse et pluviôse an II (janvier 1794). Selon Doublet, cette mission aurait été montée à l’insu de Robespierre qui, lorsqu’il l’apprit, ordonna à son frère, représentant en mission près de l’armée d’Italie, de faire arrêter tout le monde. Le 13 germinal an II (2 avril 1794), Saliceti, Ricord et Robespierre Jeune donnaient ordre 3 à Tilly, chargé d’affaires français à Gênes, d’arrêter Foresta et ses compagnons et de saisir tous les papiers et effets dont ils étaient porteurs. La République de Gênes céda à son «alliée» et arrêta le bailli Foresta, Mennessier et Claude Ficquet, membres de la municipalité de Paris, Christophe Flachat et Jean-François Levrat, agents du gouvernement français en pays étranger 4. Paris réclama leur extradition, mais ne put l’obtenir. Seuls Mennessier et Ficquet acceptèrent de rentrer en France,

1. Ange-Marie d’Eymar, député de la noblesse de Forcalquier aux États-Généraux, fut un des premiers de son ordre à se réunir au Tiers-État. Admirateur acharné de Rousseau, il fut ambassadeur en Piémont où il suscita la révolution qui chassa le roi. Il mourut préfet du Léman, à Genève, en 1803. 2. F.J.L.O Doublet; op. cit., pp. 126-131. Foresta mentionna cette mission dans une lettre du 11 août 1797 au ministre de la Marine, Pléville-le-Pelley (MAE; CP Malte 24, n° 39). 3. MAE; CP Gênes 168, n° 48. 4. Ibid.; n° 49. C. Mennessier était commissaire de la Commune de Paris et fut employé pour déjouer les complots fédéralistes. Compromis dans la conjuration de Babeuf, il mourut en déportation. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 327

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où ils témoignèrent devant le Comité de Sûreté générale donnant une version différente de celle de Doublet 1: le bailli de Foresta aurait exposé au Comité de Salut public que son gouvernement pouvait contribuer aux approvisionnements de la France par sa marine et son pavillon. Flachat fut désigné pour négocier le projet, et le Comité lui adjoignit, les deux agents municipaux, mais leur mission secrète fut dénoncée quelques jours après leur départ ce qui entraîna leur arrestation. Il semble bien que Doublet ait enjolivé l’histoire, peut-être par amitié pour Foresta, qu’il défend dans ses Mémoires des attaques que les «ultras» de Malte menaient contre lui. On peut estimer que Rohan (ou son entourage, avec son accord) avait tenté une ouverture à l’insu du Sacré Conseil, sachant les difficultés d’approvisionnement de la République, alors confrontée à de nombreux périls. Doublet, dans son récit, montre que lorsque Malte découvrit la mission de Foresta, son jugement en Couvent fut exigé. Rohan écrivit alors aux Magnifiques de Gênes pour obtenir son extradition, mais chargea Doublet d’écrire à Lomellini pour qu’il n’en fût rien et, en effet, Foresta «s’évada» de Gênes pour Livourne 2, en juillet 1794. Le désaveu public et cette protection occulte ressemblent fort à la politique secrète que Rohan avait toujours menée. La mission d’Eymar n’était guère plus simple. Officiellement, il remplaçait le Chevalier de Seystres-Caumont, comme il seyait à un gouvernement laïque et républicain. Le 7 juin 1793, le ministre lui transmit ses instructions 3, approuvées la veille par le Conseil Exécutif 4, instructions qu’il lui demandait de laisser à Gênes – où il se trouvait alors –, ou de les emporter chiffrées et de jeter à la mer en cas de danger 5: si la République s’intéressait à Malte, ce n’était point pour son statut religieux et chevaleresque qui ne méritait que son mépris; c’était parce qu’en raison de son rôle de protection du commerce italien, l’Europe entière était intéressée à son existence et son indépendance. Si une puissance s’en emparait, le commerce du Levant serait perdu pour les autres. Or, le gouvernement français était informé qu’un arrangement secret avait été négocié entre Malte et les Coalisés, par lequel l’Angleterre s’engageait à verser aux commandeurs dépossédés l’équivalent viager de leurs revenus antérieurs, tandis que Naples se soumettait au protectorat anglais. Eymar avait donc à s’informer de la réalité de l’accord et, le cas échéant, de le porter à la connaissance de la Russie, de l’Espagne, de Venise et de Gênes qui ne le toléreraient pas. Ensuite, il devait représenter au Grand Maître que la République était prête à compenser les pertes éprouvées par l’Ordre en France, par des compensations et une protection de son indépendance. Si ces arguments ne séduisaient pas Rohan, Eymar devait alors lui faire entrevoir la possibilité de mettre le gouvernement maltais en conformité avec «les principes de la raison et les progrès des Lumières» et il avait à entrer en contact avec les chefs du gouvernement

1. Ibid.; n° 285, 8 vendémiaire an III (24 septembre 1794). 2. Ibid.; n° 134, Gênes, 3 thermidor an II (21 juillet 1794), Tilly à Buchot, commissaire des relations extérieures. Cette lettre contredit formellement Doublet qui écrit que ce fut Villars, successeur de Tilly, qui fit libérer Foresta. 3. MAE; CP Malte 23, n° 32. 4. Ibid., n° 31. 5. Ibid., n° 49. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 328

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maltais qui entraient dans ces vues 1. Cependant, si l’Ordre était décidé à se dissoudre, il devait empêcher que l’île allât aux Anglais et prévenir immédiatement le commandant de l’escadre française pour empêcher le débarquement anglais par tous les moyens. C’était là le schéma général de la diplomatie française à l’égard des petits États: l’alliance acceptée ou le changement de régime imposé, avec l’annexion comme menace ultime. Tous les pays, des bouches du Rhin au domaine napolitain furent confrontés à cette politique de la France. Malte n’y échappa que tempo- rairement et dut finalement subir le sort commun de la croisade républicaine contre les petites puissances aristocratiques ou oligarchiques. Les informations qu’avait reçues le gouvernement français n’étaient pas dénuées de fondement, mais elles étaient moins officielles qu’il ne pouvait le craindre. En effet, à la mort d’Angelo Rutter qui avait succédé à Dodsworth comme consul britannique, l’Angleterre n’eut plus de représentant à Malte. En 1789, le gouvernement britannique, estimant que cette absence était préjudiciable au commerce, renoua des contacts avec Malte. Rohan choisit un Maltais comme nouveau consul, donat de l’Ordre, mais Anglais d’origine, England. Le Cabinet de Londres ne manifesta d’ailleurs pas un enthousiasme excessif à la reprise de ces relations consulaires 2. En septembre 1793, England écrivit à Lord Grenville 3 que les spoliations de l’Ordre en France pouvaient le pousser à entreprendre des ouvertures vers des puissances et que l’Angleterre avait un rôle à jouer, car, à tout prendre, la France préférera la Grande-Bretagne à la Russie, et cette dernière, l’Angleterre à la France. Ce rapport fut ignoré par le Cabinet, mais l’idée continua son chemin 4. Néanmoins, en novembre 1793, le H.M.S. Captain arriva à Malte, avec une lettre de l’amiral Hood qui demandait de pouvoir lever 1 500 matelots pour son escadre qui faisait voile pour porter assistance à Toulon soulevée contre la Convention. En échange de l’autorisation, il assurait le Grand Maître de la protection de la Grande-Bretagne. Le convoi, composé de quarante voiles, resta dans les parages de Malte jusqu’au 5 janvier 1794. Rohan, cependant, refusa la levée demandée au nom de la neutralité, mais autorisa l’embarquement de 414 hommes, alors sans emploi, moyennant une paye anticipée d’un mois 5. Beaucoup de Maltais empochèrent la prime

1. Ce qui prouve que Paris n’ignorait rien des chevaliers favorables à la Révolution. 2. Roderick Cavaliero, The last of the Crusaders …, p. 207 : «But London was not really interested in Malta. It took five years for the patent, which de Rohan had decided he would permit, to reach England, and at no time did he get the salary he incessantly solicited. Without a monthly subvention from de Rohan’s pocket of four pounds, he would have starved». 3. William Grenville (1759-1834), membre des Communes en 1782, du ministère Pitt en 1783, il devint ministre des Affaires étrangères en 1790 et se montra un ennemi acharné de la France. 4. En 1796, sir Mark Wood (1747-1829), membre des Communes écrivit exactement la même chose à William Pitt. Voir Mark Wood, The importance of Malta, considered in the years 1796 and 1798, p. 5. 5. Le Castellan Grimaldi autorisa, le 25 novembre 1793, l’enrôlement dans l’armement anglais; le 18 décembre 1793, le même Grimaldi invitait les marins à venir percevoir leur solde anticipée; le 28 décembre, il signait un édit ordonnant l’embarquement sous quatre jours, sous peine d’être déclarés déserteurs. Sans doute cet édit ne suffit pas, puisqu’un nouvel édit du 6 janvier 1794 donnait une nouvelle autorisation d’enrôlement définitivement clos le 11. Voir Bosredon de Ransijat, Journal du siège et blocus de Malte … pp. 394-397 et Cavaliero, The last of the Crusaders, pp. 207 et sq. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 329

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mais ne s’enrôlèrent pas. Toutefois, le geste de Rohan y était, même s’il était contemporain du départ pour Malte, de Foresta et des agents de la Convention! La rupture entre le royaume de Naples et la République française vint aggraver l’embarras du Grand Maître. L’acte d’inféodation interdisait à Malte de recevoir les navires de guerre des États en conflit avec son suzerain, alors que toute sa politique tendait à éviter la rupture avec la France. Il crut pouvoir trouver un stratagème en prescrivant, le 10 septembre 1793, que pour la durée des hostilités entre les deux pays, les bâtiments français seraient admis dans le Port s’ils n’arboraient pas leur pavillon national. Une telle mesure eût sans doute convenu à des marchands, mais ne pouvait qu’être inadmissible à un pouvoir révolutionnaire qui avait affirmé avec Hérault de Séchelles: «Ruinons-nous, mais soyons libres» 1. Caruson, le jour même, annonçait, scandalisé, cette mesure à Eymar, mais il la présenta comme une complaisance à l’égard des Chevaliers hostiles à la Révolution 2. En effet, cet agent consulaire informait régulièrement Paris de ce qui se passait à Malte, mais de façon très partiale, celle d’un patriote pour qui il n’y avait que deux attitudes possibles: la sienne ou la contre-révolution aristocratique. C’était faire peu de cas de la neutralité prônée par Rohan; lui qui en temps normal, avait toujours eu des difficultés à choisir entre deux termes, estimant toujours qu’une tierce position était préférable, était poussée par la France et les patriotes d’un côté, par les Coalisés et les royalistes d’un autre, à faire un choix auquel il répugnait personnellement et qu’il estimait dangereux pour l’avenir de l’Ordre. Or, dans ce jeu de balance, ou plutôt de contacts maintenus avec toutes les parties, il était accusé par les uns et par les autres de duperie et de duplicité. Certes, il n’en était pas exempt, mais Rohan ne réagissait pas en idéologue, mais bien en supérieur d’ordre; sa naissance, son nom, son appartenance, tout le rattachait naturellement à l’Ancien Régime et si, personnellement, il souhaitait le succès de la contre- révolution, il s’interdisait de mettre en avant ses préférences pour préserver ce qui pouvait être sauvé des intérêts de son Ordre.

Le Manifeste de Rohan Or, quelques jours après, le 12 septembre, Caruson envoyait au ministre des Affaires étrangères, copie d’une «déclaration du Grand Maître de Malte» 3. Connue sous le nom de Manifeste, elle ne sera rendue publique que le 4 novembre 1793, lorsqu’elle sera publiée dans la Gazette de Locarno sous la date du 10 octobre 1793 4. Elle traduisait une position beaucoup plus dure que la simple interdiction de pavillon: Rohan rompait tout lien avec la France, refusait de recevoir Eymar, maintenait Seystres-Caumont, «chargé d’affaires par le roi Louis XVI, de glorieuse mémoire», et affirmait qu’il ne devait, ne pouvait, ni ne voulait reconnaître «la prétendue république française».

1. Discours du 20 août 1793. Jean Marie Hérault de Séchelles (1760-1794), avocat général au parlement de Paris. Il présida la Législative et la Convention. Il périt sur l’échafaud avec les Dantonistes. 2. MAE; CP Malte 23, n° 50, Malte, 10 septembre 1793. Le comte de Pierredon dans son ouvrage (op. cit., p. 42), date cette décision du 11 septembre, ce qui est la date du Manifeste. Caruson informait bien Eymar, le 10, de cette mesure moins drastique que les propos du Manifeste. 3. MAE; CP Malte 23, n° 56. 4. MAE; CP Malte 23, n° 58. D’autres sources la datent du 1er octobre 1793. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 330

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Une controverse s’est élevée parmi les historiens, pour savoir si ce document avait réellement existé ou s’il avait été écrit pour la Gazette de Locarno. Sa transmission par Caruson, la mention qu’y fit Eymar, le 17 octobre 1 prouve que ce manifeste existait et fut connu avant sa publication par la presse. Ce qui pose problème est davantage le lien qui a pu réellement exister entre Rohan et ce texte. Le bailli de la Tour du Pin 2 en attribua la rédaction à Loras; mais son mémoire manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale de Malte, est sujet à critiques : écrit à Venise, en avril 1800, c’est une dénonciation (parfois calomnieuse) de Hompesch auquel l’auteur oppose le courageux Rohan et vante les qualités du bailli Tommasi qui avait alors l’espoir de devenir Grand Maître 3. Ce document est donc à utiliser avec précaution. Villeneuve-Bargemont dans son Monument des grands maîtres… nie, quant à lui, l’originalité du Manifeste et l’attribue même au Directoire. Il est irréfutable que cette déclaration ait été antérieure, mais il semble peu probable que Rohan l’ait inspirée. Tout, dans ses courriers avec ses agents, montre, au contraire, son souci de ne pas énerver les pouvoirs parisiens. Ainsi dans une lettre à Mayer, certes du 15 juin 1792, conservée à la Bibliothèque nationale de Malte 4, et singulièrement jamais citée, Rohan, parlant de Flachslanden, qui, persuadé alors que les biens de l’Ordre seraient immanquablement séquestrés, le poussait à attaquer la France, écrivait: «il part de cette hypothèse pour nous inviter à dresser un manifeste pour toutes les puissances et ensuite à courir sus et à faire séquestrer tous les navires portant le pavillon national, etc.» A cette attitude agressive, il opposait sa volonté de s’en tenir à la neutralité politique pour laquelle Mayer avait reçu l’assentiment du comte d’Artois et de Calonne. Certes, quatre mois plus tard, sans doute révolté par l’emprisonnement du roi, il prenait prétexte de la mésaventure au bailli de Virieu, pour protester solennellement auprès de Cobenzl, ministre impérial des affaires étrangères 5 et réclamer la protection de l’Empereur pour son Ordre. Il lui affirmait que tant qu’il ne s’était agi que des intérêts pécuniaires de l’Ordre, il s’était tu avec patience pour maintenir la neutralité de Malte, espérant «que les troubles et l’anarchie qui déchiraient le royaume feraient place au retour du bon ordre et de la paix». Le manifeste eût pu se comprendre alors; or, il parut un an plus tard. Que dire, alors, de la mission Foresta que beaucoup d’historiens éludent? En revanche, l’on peut admettre que Loras en ait été l’auteur. Ses liens avec Naples et notamment avec Acton, pouvaient le pousser à forcer Rohan à choisir son camp, aidé en cela, sans doute, par les Chevaliers royalistes favorables aux émigrés ou par les agents de l’Angleterre 6. Le fait que l’Ordre ait longtemps

1. Ibid.; n° 60, Eymar à Deforgues, Gênes, 17 octobre 1793. 2. NLM; LIBR 1130, bailli de la Tour du Pin, Relation de ce qui a occasionné la honteuse reddition de Malte le 11 juin 1798… p. 12. 3. Ainsi, il raconte que Rohan, ayant publié son manifeste, voulut saisir un convoi français, estimé à plus de 20 millions de livres, pour dédommager l’Ordre de ses pertes et qu’au Conseil d’État, il rencontra l’opposition de tous, menée par Hompesch, à l’exception de Tommasi. 4. NLM, LIBR 421, n° 175, 15 juin 1792. 5. NLM, LIBR 421, n° 193, 18 octobre 1792. 6. R. Cavaliero, op. cit., p. 207. Doublet écrivant au bailli de Virieu, à Lausanne, le 20 août 1795, lui rapportait que le consul England cherchait par des moyens machiavéliques à forcer Malte à compromettre sa neutralité. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 331

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refusé de reconnaître ce manifeste ne signifie pas qu’il en niât l’existence, mais seulement l’authenticité magistrale. On peut estimer (sans preuves pour l’instant) que l’entourage de Rohan a voulu forcer la main du Grand Maître en le liant officiellement à la Coalition. La parution, un mois plus tard, à Lugano, de ce manifeste, dans une région largement investie par les réseaux émigrés, semble corroborer l’hypothèse d’une machination pour obliger Rohan à faire ce qu’il n’avait jamais su faire: prendre parti.

La rupture La déclaration de guerre de Naples à la France, empêchait désormais le Grand Maître d’accepter Eymar. Seystres-Caumont le lui notifia, le 11 septembre 1793 1, l’invitant à suspendre son voyage. Eymar qui était toujours à Gênes, écrivit à Deforgues pour dénoncer l’adhésion secrète de Malte, de Venise et de Gênes 2 à la Coalition, et demanda, face à cette nouvelle situation, des compléments d’instruction 3. Toutefois, il informait Seystres-Caumont que Foresta n’était pas encore arrivé à Paris (ce qui prouve, s’il en était encore besoin, que cette mission était bien officielle, des deux côtés). Ce furent ses derniers actes au titre de sa nomination à Malte: le 6 frimaire an II (26 novembre 1793), Deforgues lui notifiait qu’étant ci-devant noble, il cessait d’être employé 4. Or, à la fin de l’année 1793, et surtout dans les premiers mois de 1794, le Comité de Salut public changea brusquement d’attitude. En février, Deforgues dénonçait Seystres-Caumont comme un criminel de longue date5; en mars, ordre était donné d’intercepter Foresta et arrêter Cibon fils, chargé d’affaires de l’Ordre depuis le départ de Virieu 6 ce qui ne manqua, d’ailleurs pas, de susciter des protestations du corps diplomatique.

Une recherche d’appuis Cette rupture semblait mettre fin à tout espoir de compromis négocié avec la France. L’exacerbation de la Terreur jusqu’aux journées de thermidor ne sembla plus permettre aucun espoir de liens entre les deux pays. Rohan se retrouvait seul entouré de nations «amies» qui lui voulaient du mal. Il ne lui restait plus qu’à suivre les conseils d’Estourmel 7: «Si la France méprisait notre alliance, en ne nous rendant pas justice, ce serait à nous à trouver dans nos amis des ressources qui seraient la ruine de son commerce, je vous avoue cependant que je n’opinerai jamais pour de nouvelles alliances, à moins qu’elles ne nous fussent permises par les puissances qui nous protègent et dont nous protégeons en retour le commerce». La chute de Robespierre,

1. MAE; CP Malte 23, n° 51. 2. Ibid.; n° 60, Gênes, 17 octobre 1793. 3. Ibid.; n° 61, Gênes, 19 octobre 1793. 4. Ibid.; n° 70. Lui-même avait écrit auparavant au ministre (ibid.; n° 69, Gênes, 3 frimaire an II) qu’il avait été noble, son aïeul ayant acheté une charge de secrétaire du Roi, mais qu’il était surtout l’ami de Rousseau et le défenseur de sa mémoire. 5. Ibid.; n° 77, Deforgues à la citoyenne Achard, Paris, 29 pluviôse an II (17 février 1794). 6. Ibid.; ventôse an II. Jean François Elzéar Paul (de) Cibon était le fils d’Elzéar Cibon qui avait été, en tant que secrétaire, la cheville ouvrière de l’ambassade de l’Ordre à Paris. Sa nomination daterait du 13 octobre 1792. 7. NLM; ARCH 4181/2, n° 95, d’Estourmel à Mayer, Paris, 3 octobre 1791. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 332

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le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), ne changea pas grand chose dans l’immédiat et Malte entreprit de nouer des contacts avec des puissances capables de l’aider.

L’Angleterre Ce fut d’abord avec l’Angleterre. Les propositions d’England avaient fait leur chemin et si Londres n’y prêtait qu’un intérêt mitigé, Malte commençait à se prendre au jeu. Un rapport de 1794, transmis au Comité de Salut public 1, et vraisemblablement émané de Cacault 2, sur la nécessité de s’emparer de la République de Gênes, concluait : «Il ne suffira pas de ces mesures pour conserver notre commerce du Levant; nous perdons ce commerce si Malte est cédée aux Anglais, et c’est ce dont il est très sérieusement question. L’Ordre de Malte est disposé à livrer cette île à l’Angleterre. Il est extrêmement urgent de prévenir cette cession. On ne voit guère à cela d’autre moyen que d’offrir à cet Ordre, les avantages que lui proposent les Anglais». Le projet existait, mais l’Angleterre n’avait aucune envie de le conclure puisqu’elle s’était emparée de la Corse, bien plus importante. Jusqu’en 1796, le danger anglais fut toujours une virtualité et Malte fut toujours, pour les Britanniques, la place dont ils devaient s’emparer quand ils n’auraient plus aucune autre île méditerranéenne pour leur servir de base.

Les États-Unis Ce furent ensuite les États-Unis. Les ouvertures en direction du nouvel État étaient déjà anciennes et étaient liées à l’étroite association entre la diplomatie française et l’Ordre. Dans une lettre de 1786 3, Rohan remerciait le bailli de Breteuil pour la «légère et sage ouverture» qu’il avait faite au ministre des États–Unis; mais il ne semble pas que les relations fussent allées plus avant. L’affaire reprit en novembre 1794, à l’instigation du commandeur de Maisonneuve, officiellement diplomate et, occasionnellement, agent secret. Il envoya à Thomas Pinckney, ambassadeur américain à Londres, un mémoire 4 proposant la protection militaire de Malte pour les bâtiments de commerce américains naviguant en Méditerranée et la franchise de pavillon dans l’île, moyennant l’octroi, en contrepartie, de terrains incultes en Amérique, permettant de fonder de nouvelles commanderies. Cibon, de son côté, fut engagé par le Grand Maître à faire de semblables ouvertures à Monroë, ministre des États-Unis à Paris, et le Chevalier de Tousard 5, lieutenant-colonel du régiment du Cap à

1. MAE; MD Italie 12, n° 46, Observations sur la neutralité des puissances italiennes. 2. François Cacault (1742-1805), professeur de mathématiques à l’Ecole militaire de 1764 à 1769, secrétaire d’ambassade à Naples, sous Talleyrand (1785-1791), il fut chargé d’affaires à Naples, Rome (où il conclut le traité de Tolentino) et Florence, où il renoua les relations diplomatiques avec la France. Membre du corps législatif, il fut nommé ambassadeur à Rome après le 18 brumaire. Il mourut sénateur. 3. ANP; M 962, n° 134, Rohan à Breteuil, 1er novembre 1786. Cette ouverture diplomatico- commerciale n’apparaît pas dans Paul Cassar, Early relations between Malta and USA. 4. NAW, M 179-1, pp. 266-268, Lausanne, 4 novembre 1794. 5. Officier au corps royal du Génie à Marseille, ce servant d’armes était parti en Amérique pour participer à la guerre d’Indépendance, en février 1778. Avant de partir, il avait écrit à Rohan pour que son ancienneté fût maintenue dans l’Ordre et que s’il se trouvait dans le cas de pouvoir profiter d’une promotion, le Grand Maître voulût bien ne pas tenir compte de son absence (NLM, ARCH. 1580, f° 52). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 333

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Wilmington, reçut commission d’en entretenir Washington 1. Philadelphie écouta, semble-t-il, avec intérêt ces propositions, mais pas au point d’y donner suite. Rohan revint donc à la charge en février 1796. Washington reçut sa lettre un an plus tard, en février 1797, mais n’y apporta pas de réponse. Malte avait donc essayé d’exploiter les difficultés des navires américains face aux Régences barbaresques, mais les États-Unis ne semblent pas avoir été intimement convaincus de l’aide qu’elle pouvait leur apporter. Dans cette affaire, comme en bien d’autres à cette époque, la personnalité de l’intermédiaire n’est pas à négliger. Maisonneuve, que Dolomieu qualifiait d’intrigant 2, semble avoir utilisé cette négociation pour se faire valoir et obtenir le poste de ministre de l’Ordre à Philadelphie. En effet, dans cet Ordre aux abois, où les responsables en titre semblaient anesthésiés par les événements, quelques membres douteux, récents pour la plupart, flairèrent l’occasion d’obtenir de substantielles gratifications en échange de services rendus. Les pensions, accordées aux «récupérateurs» de biens des décennies précédentes, étaient présentes à la mémoire de certains, et l’on ne peut raisonnablement expliquer les aventures diplomatiques dans lesquelles se lança l’Ordre, sans tenir compte du facteur personnel de quelques aventuriers intéressés, prêts à se servir en servant l’Ordre, voire en le trahissant.

La Russie Ce fut enfin la reprise de contacts avec la Russie. Elle fut occasionnée par le deuxième partage de la Pologne en 1793 qui fit passer l’Ordination d’Ostrog sous la domination de Catherine II. L’Ordre, que la France venait quasiment de saigner à blanc, ne pouvait, pour des raisons vitales, perdre les revenus de son Prieuré de Pologne et Lithuanie. Rohan dépêcha donc auprès de la tsarine, le bailli Giulio Litta, celui-là même qu’il lui avait envoyé comme conseiller naval, en 1789 3. Catherine II fit traîner les choses en longueur, mais sa mort, en novembre 1796, suscita de nouveaux espoirs placés dans la personne du nouveau souverain, Paul Ier. Litta, pendant ces deux ans, noua de nombreux contacts avec les ministres russes, aidé en cela par son frère, Lorenzo Litta, nonce apostolique à Varsovie depuis le 24 mars 1794 4 que Pie VI dépêcha au couronnement du nouveau tsar. Cacault fut le premier au courant de la réouverture de ces négociations et le signala dans une lettre du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795), liant ces tractations au rêve byzantin de la tsarine. Otto 5 n’y prêta aucune attention, ajoutant que «cette nouvelle extraordinaire qui n’est appuyée par aucune preuve» ne traduisait que l’envie de

1. Ibid.; M 179-2, p. 150. Rohan à Washington, Malte, 25 février 1796. James Monroë (1758- 1831), fut ministre plénipotentiaire en France en 1794. Il fut élu Président des États-Unis en 1817 et en 1821. 2. Alfred Lacroix; op. cit., t. II, p. 44, lettre CV, à Faÿ, Paris, 18 mai 1792. 3. Voir 2e partie, chap. III. Le bailli Giulio Litta-Visconti était le fils du marquis Pompeo Litta, commissaire général des armées autrichiennes, qui avait épousé la fille du comte Giulio Visconti-Arese, ancien vice-roi de Naples. Le bailli était membre de la loge maçonnique de Malte. 4. Lorenzo Litta (1756-1820), archevêque de Thèbes in partibus, fut nonce de 1794 à 1799. Préfet du Trésor pontifical en 1800, cardinal en 1801, déporté en France de 1809 à 1814, il mourut Préfet de la Propagande et évêque suburbicaire de Sabine. 5. En avril 1794, la Convention supprima les ministères et établit à leur place des comités. Du 2 avril 1794 au 4 novembre 1795, les relations extérieures furent successivement confiées à cinq commissaires : Goujon, Hermann, Buchot, Miot et Colchen. Otto (Louis-Guillaume Otto, comte 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 334

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Cacault de jouer un rôle de négociateur 1. Mais, le lien entre Malte et la Russie n’était pas que du seul intérêt de l’Ordre. François Froment qui avait échoué dans sa tentative de soulèvement du Midi en 1791, transmit au comte Zoubow 2 un Projet pour arrêter les progrès du jacobinisme en Europe 3, dans lequel il envisageait que l’Ordre de Malte ne voulant pas se défaire de son chef-lieu, pourrait céder Gozo à la Russie, ce qui «arrêterait les vues ambitieuses de la maison d’Autriche sur l’Italie et celles des Anglais qui tendent à rendre les deux mondes tributaires de leur commerce» La deuxième phase de la Révolution française s’achevait donc sans que l’Ordre pût avoir un espoir d’amélioration quelconque. La France ignorait Malte, la Grande-Bretagne ne coupait pas les liens d’hypothétiques tractations qui ne pouvaient être à ses yeux qu’un pis-aller, les États-Unis comme la Russie ne prenaient pas même la peine de répondre aux ouvertures du Grand Maître. Celui-ci, devant la situation critique de l’Ordre, faisait preuve, à son habitude, d’un empirisme touche-à-tout, menant une diplomatie de loterie, tentant toutes les ouvertures, dans l’espoir qu’une d’entre elles réussirait. La majorité des Chevaliers avait choisi son camp, celui des royalistes et des émigrés ; il ne pouvait donc plus trouver, parmi eux, les négociateurs qu’il avait l’habitude d’utiliser. Il dut donc employer des personnages douteux, chevaliers de fraîche date ou désireux de le devenir, qui associaient ainsi leur carrière et leurs intérêts à la défense d’un Ordre qu’ils connaissaient mal. Face à eux, si l’on excepte Paul Ier, tous les interlocuteurs se souciaient de la vocation chevaleresque de l’Ordre comme d’une guigne. L’argument défensif qu’avait utilisé l’Ordre pendant la première phase de la Révolution était le seul qui pouvait désormais être avancé : Malte était d’un intérêt commercial tel qu’elle devait rester à des neutres, de crainte que son possesseur unique ne devînt maître de la Méditerranée. Ce faisant, l’Ordre se dévaluait, car le respect (comme l’irrespect) ne pouvait être le même pour des Chevaliers – même anachroniques – que pour des «gardiens de phare» du détroit de Sicile. En outre, alors que les nationalismes nouveaux revivifiaient l’expansionnisme commercial, son argument risquait d’ouvrir des horizons à ceux qui avaient le plus d’appétit.

UN LONG CHEMIN VERS L’IRRÉVERSIBLE

La promulgation de la constitution de l’an III (22 août 1795) en France, et la mise en place d’un système politique nouveau, le Directoire, apparurent comme le début d’une sortie du cauchemar terroriste. C’était non seulement le cas en politique intérieure, mais aussi et surtout dans le domaine des relations diplomatiques, où les outrances jacobines avaient paré de notions vertueuses,

de Mosloy (1754-1817) était un Allemand libéral, formé à l’université de Strasbourg. Il appartenait à la diplomatie française avant la Révolution. Chef de la le division en, 1793, il entra comme diplomate au Comité de Salut public. Il remplit de nombreuses missions importantes et prépara la paix d’Amiens; ambassadeur à Vienne, en 1809, il négocia le mariage avec Marie-Louise. 1. MAE; CP Malte 23, n° 122. Note d’Otto, 5 brumaire an IV (27 octobre 1795). 2. Platon Zoubow fut le dernier favori de Catherine II. Exilé par Paul Ier, il trempa dans son assassinat. 3. MAE; MD France 605; pp. 181 et sq., Saint-Pétersbourg, 12/23 juin 1794. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 335

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contre les nobles et les riches, ce qui n’était qu’un prosélytisme que ses auteurs n’avaient pourtant jamais manqué de dénoncer chez leurs ennemis. Car, en matière de relations extérieures, ce fut moins la nouveauté du discours révolutionnaire qui choqua, que le fait que ceux qui le tenaient semblaient y croire et qu’ils tiraient argument de cette «foi» pour refuser des règles que même les pires ennemis d’hier respectaient. Le nouveau régime français ne signifiait pas le retour des gens «convenables», mais au moins celui de gens «mieux élevés».

Une attitude française hésitante Une timide reprise de contact La chute de Robespierre (27 juillet 1794) donna du poids aux partisans de la paix en Europe. Le 23 avril 1795, Merlin de Douai annonçait à la Convention, la fin de la «diplomatie à coups de canon». En Espagne, Aranda, qui voulait supplanter Godoy 1, montra au roi que le pacte de Famille était en fait un pacte de nations méditerranéennes contre l’Angleterre. Godoy qui se sentit menacé, poussa le monarque dans le même sens, et, le 22 juillet 1795, le traité de Bâle était signé qui établissait la paix entre les Bourbons d’Espagne et la République régicide. Pour Malte, soucieuse de suivre l’exemple des puissances protectrices, celui de l’Espagne prévalut sur celui de la «Cour-fille» de Naples. Le 26 fructidor an III (12 septembre 1795), Caruson annonça fièrement à Colchen 2 que Rohan l’avait reconnu agent consulaire de la République et avait usé envers lui de procédés courtois, changements qu’il attribuait à la paix avec l’Espagne, et il ajoutait: «La cessation de la guerre est d’autant plus désirée en cette île que la misère s’y fait sentir plus que jamais; plus de commerce, plus de travail, tout y est paralysé. Quant au Trésor de l’Ordre qui doit faire face à tant de dépenses indispensables pour le maintien de l’île, les ressources en sont si épuisées que bientôt on ne saura plus comment s’y prendre» 3. Ce dernier article était le plus important, car la vulnérabilité économique de l’Ordre pouvait le pousser à mettre à exécution ses menaces de se lier avec quiconque le dédommagerait. Le 5 brumaire an IV (27 octobre 1795), Otto remettait une note qui justifia le changement d’attitude diplomatique 4 : «En accordant des indemnités nominales aux titulaires, on a réellement appauvri l’Ordre de Malte et on l’a mis dans le cas de rechercher l’appui de quelque puissance maritime pour se maintenir, aussitôt qu’il aura

1. Don Manuel Godoy, Prince de la Paix (1767-1851). Remarqué par la reine d’Espagne, il prit un grand ascendant sur Charles IV qui lui fit épouser sa cousine. Hostile à la France après le 21 janvier, il devint favorable au rapprochement en 1795 et fut fait prince de la Paix. En 1796, il fit conclure une alliance contre l’Angleterre et dut quitter le pouvoir en 1798. En 1801, il participa au projet de dépeçage du Portugal qui le faisait roi des Algarves. Après son échec, il poussa Charles IV à abdiquer et l’accompagna à Rome, en exil. Il mourut, en France, pensionné par Louis-Philippe. 2. Victor Colchen (né en 1752) fut secrétaire d’intendance en Corse où il avait travaillé avec Dumouriez. C’était un intime de Collot d’Herbois. En 1792, il fut nommé à la 4e division (Italie, Espagne et Portugal). Le 6 novembre 1794, il commença une carrière politique comme commissaire des relations extérieures. Membre du personnel impérial, il ne fut plus employé en 1815. 3. MAE; CP Malte 23, n° 114. 4. Ibid; n° 122. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 336

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la certitude de l’impossibilité d’obtenir, en France, des indemnités suffisantes». Il estimait «qu’il aurait été plus convenable d’entamer avec le Grand Maître des négociations franches» et de lui verser un subside général qui l’aurait lié à la France contre les tentations russes (qu’il affirmait sans danger) et surtout britanniques, bien plus graves et il ajoutait : «il serait inutile de parler de l’importance de l’île de Malte pour toute nation qui ambitionne le commerce du Levant. Le Conseil Exécutif a si bien senti cette vérité qu’il a dissimulé l’indignation que devait lui inspirer un manifeste du Grand Maître publié immédiatement après la mort du roi… pour ne pas rompre avec un Prince dont la neutralité était pour nous infiniment désirable». Considérant que le Grand Maître n’était pas tombé dans le piège anglais et ne s’était pas joint à la Coalition, il proposait que la France le traitât bien, tant que l’Angleterre posséderait la Corse et il souhaitait que Caruson entretînt Rohan dans l’espoir que la République assurerait à l’Ordre «un arrangement semblable à celui qui avait été initialement proposé aux princes allemands possessionnés en France». Il convient de noter que si Otto dénonçait le manifeste, il ne l’assimilait pas à un acte hostile d’adhésion à la Coalition. La position du Conseil Exécutif, moins dogmatiquement révolutionnaire que celle du Comité de Salut public, fut donc d’endormir Malte de promesses pour l’empêcher de céder aux offres anglaises. Le 4 novembre 1795, le nouveau gouvernement français mettait fin à la pratique des commissaires des relations extérieures et nommait à nouveau un ministre, Charles Delacroix 1. Ce ministre considéra Caruson comme le représentant officiel de la France, en dépit de son titre d’agent consulaire. La République terroriste avait, en effet, anéantit le système des représentations diplomatiques dans des pays dont elle ne pouvait, au nom de l’idéologie, accepter les régimes. Lorsque les Thermidoriens prirent le pouvoir, il n’y avait plus qu’un seul poste réellement diplomatique : celui de Bâle. Lorsque ces gouvernements entreprirent de réactiver des négociations, ou plus simplement des relations, ils le firent avec les simples chargés d’affaires, voire le personnel consulaire. Ce fut le cas de Malte, et l’on ne peut le sous-estimer dans l’évolution des relations entre l’Ordre et le Directoire. En effet, Caruson, n’ayant rempli que des fonctions de chancellerie, n’avait aucune expérience de poste diplomatique, ni même de l’activité consulaire qui, à Malte, avait toujours été une fonction de renseignements économiques pouvant venir en complément d’informations plus politiques. Caruson était resté un «patriote» des premiers temps de la Révolution, un simple partisan dont les analyses tenaient davantage compte de ses désirs que des réalités. Le ministre se trouva donc au confluent de deux sources d’informations : d’une part, celle peu fiable, de son agent consulaire, mais qui avait le mérite de tenir un discours que l’on souhaitait entendre au gouvernement; d’autre part, celle des bureaux des relations extérieures qui avaient renoué avec la tradition économique et commerciale de l’Ancien Régime et qui correspondait aux soucis de la nouvelle majorité politique des assemblées.

1. Charles de Lacroix de Constant (1754-1805) dit Lacroix ou Delacroix, fut secrétaire de Turgot avant d’être élu, par le département de la Marne, à la Convention. Régicide et hostile à la religion catholique, il fut élu secrétaire du Conseil des Anciens en 1795 et nommé ministre des relations extérieures le 4 novembre. Il céda ce poste à Talleyrand, le 18 juillet 1797. Ambassadeur en Hollande, puis préfet des Bouches-du-Rhône, il mourut préfet de la Gironde. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 337

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La méfiance et les craintes françaises À l’égard de l’Angleterre La première dépêche que Delacroix envoya à Caruson, le 26 frimaire an IV (17 décembre 1795), était chiffrée et ressemblait à des instructions 1. Il l’informait que plusieurs considérations politiques donnaient à penser que l’Angleterre pourrait traiter avec l’Ordre de la cession de Malte, moyennant des avantages pécuniaires. Il chargeait Caruson d’éviter à tout prix ces tractations. Il devait représenter aux Chevaliers que le gouvernement britannique, avec la mise en place de sa réforme parlementaire, risquait connaître des secousses et qu’il pourrait être dangereux de traiter avec lui. Il devait ensuite leur montrer que la nationalisation des biens de l’Ordre en France avait été une mesure «indispensable, d’après les principes adoptés par la Nation française», mais que la France n’avait rien contre «le mérite et les services des Chevaliers». Il devait enfin leur expliquer que la France, victorieuse en Italie, pouvait désormais obliger que des clauses favorables à l’Ordre fussent insérées dans tous les traités; mais que si Malte persistait à vouloir traiter avec l’Angleterre, elle était aussi en mesure d’obliger les Puissances où l’Ordre a ses biens, de s’en saisir. La menace n’était plus l’invasion, mais l’asphyxie économique totale. Delacroix revint à la charge, le 5 floréal an IV (24 avril 1796), et mandait à Caruson d’être très vigilant sur «les démarches secrètes ou connues des Anglais» 2. Le 1er fructidor an IV (18 août 1796), Caruson semblait donner raison aux craintes du ministre. Il écrivait que le 27 thermidor (14 août), trois frégates anglaises avaient mouillé dans le port pour y faire de l’eau, avant de repartir le 29 pour Tripoli. Durant ces trois jours, le commandant et quelques officiers avaient fait plusieurs fois le tour du Port, inspectant les fortifications et ce, sans en avoir demandé l’autorisation au Commissaire de santé 3. Cette «visite» correspondait à l’apparition de plus en plus fréquente de corsaires anglais dans le canal de Malte, ce qui conduisit Caruson à présenter au Grand Maître une note de protestation officielle 4. En octobre 1796, Delacroix, qui notait que l’activité anglaise à l’égard de Malte allait croissant, estimant que Londres avait sans doute arrêté d’en faire le substitut de la Corse, écrivit à Pérignon 5, ambassadeur en Espagne, d’alerter Madrid sur ce danger et d’envisager avec cette Cour, le rattachement de Malte à l’Espagne, ou même à Naples 6. L’asphyxie économique était abandonnée et

1. MAE; CP Malte 23, n° 133. 2. Ibid.; n° 152. 3. Ibid.; n° 179, Caruson à Delacroix, Malte, 1er fructidor an IV. 4. Ibid.; n° 180, note à la Secrétairerie de France, 17 août 1796. Caruson protestait contre la présence, en embuscade, dans la rade de Marsascala, d’un corsaire anglais qui venait d’arraisonner un bâtiment vénitien allant à Livourne, alors que le gouvernement de Malte avait interdit, en juin, au corsaire français le Coureur, poursuivi par deux chébecs napolitains, de s’abriter dans la rade de Marsaxlokk. 5. Dominique Catherine marquis de Pérignon (1754-1818). Lieutenant-général à 29 ans, il fut député à la Législative. Général, il devint commandant en chef (1794) de l’armée des Pyrénées- orientales. Ambassadeur à Madrid en 1796, il commanda en Italie en 1799. Sénateur en 1804, il fut nommé chef des troupes françaises à Naples en 1808. En 1814, il soutint les Bourbons et Louis XVIII lui donna le commandement de la 1ère division militaire et le titre de marquis. 6. MAE; CP Malte 23, n° 199, Delacroix à Pérignon (chiffrée), Paris, 22 vendémiaire an V (13 octobre 1796). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 338

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la diplomatie française s’orientait vers la prise de possession de Malte par procuration. En fait, la crainte toujours agitée des manigances anglaises était devenue un danger bien réel depuis que la Grande-Bretagne se trouvait sans autre point d’attache en Méditerranée que Gibraltar. C’est ainsi que Mark Wood écrivit à William Pitt et Henry Dundas 1, le 14 novembre 1796 : «... So long, however, as Great Britain is desirous of supporting her naval preeminence amongst States, of protecting her commerce, and of curbing the ambition and aggrandizement of France, it is absolutely necessary for her, at any price, to secure some port in the Mediterranean... There is a small rock situated at the southern extremity of which, possessing both advantages, appears to me in conjunction with Gibraltar...». Et s’il estimait que l’Angleterre avait manqué, plusieurs fois, d’excellentes occasions de s’en emparer, quand la France était en horreur, partout en Europe, il pensait qu’en offrant aux Chevaliers plus que ce que leur rapportaient leurs commanderies, soit environ un demi- million à un million de livres sterlings, l’Angleterre pourrait s’installer à Malte et «it would give us completely the command of the Levant, not one ship from thence could sail to or from any port in Europe, unless by fleet; the coasts of Spain, France, Italy and Africa must be subject to our control...». Il ajoutait qu’ayant eu l’occasion de se rendre compte, lors d’un récent voyage dans ce pays, que l’Egypte fourmillait de Français («it swarms with Frenchmen»), il craignait que l’Inde fût visée, estimant que «five thousands republicans would make an easy conquest of one of the finest and richest provinces in the world». La prise de contrôle de Malte avait, selon lui, le double avantage de permettre à la Grande-Bretagne la maîtrise de la Méditerranée et du Levant, et de briser les projets ambitieux de la nouvelle République. L’Ordre commençait ainsi à sortir de l’histoire de Malte.

A l’égard de la Russie Pour l’hôtel de Galiffet 2, les visées russes, qui avaient été l’objet de toutes les attentions de la Cour de Versailles, semblaient moins importantes que celles d’Angleterre. Le 19 germinal an IV (8 avril 1796), Caruson rappelait à Delacroix l’ensemble des tractations en cours : l’envoi de Litta en 1794, la proposition de donner à la Russie la même influence que les autres puissances protectrices à Malte en échange de commanderies dans les nouveaux territoires polonais de la tsarine, et des articles secrets qu’il disait religieux 3. Delacroix y vit surtout la main de Naples et demanda à ce que l’on donnât «l’éveil à l’Espagne sur cet objet auquel la branche de sa maison qui règne à Naples» collaborait, «contre ses droits et ses intérêts, entraînée par l’alliance monstrueuse qu’elle a contractée avec l’Autriche, la Russie et l’Angleterre» 4. En fait, comme toujours dans l’histoire de Malte, les petites causes engendraient de grands effets. L’affaire naquit d’un projets suédois, en 1795, contre Acton:

1. Mark Wood; op. cit., pp. 5-9. Henry Dundas, vicomte Melville (1741-1811) fut Trésorier de la Marine en 1782, ministre de la Guerre en 1794. 2. L’hôtel de Gallifet, rue du Bac, abritait les relations extérieures depuis le 12 février 1794, quand la rue Cerutti (actuelle rue Laffitte) fut abandonnée. 3. MAE; CP Malte 23, n° 147. 4. Ibid.; n° 148. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 339

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le chargé d’affaires suédois à Rome, Piranesi 1, lié avec Azara, entreprit de se défaire du ministre napolitain qui gênait l’Espagne par ses sympathies pour l’Angleterre, et la Suède pour ses liens avec la Russie. Piranesi envoya un cutter dans les eaux Naples, avec à son bord des hommes qu’il avait engagés pour enlever Acton. Le complot fut découvert et l’un des comploteurs, le propre oncle de Piranesi, livra le nom de l’instigateur et désigna la Cour de Suède comme étant le bailleur de fonds 2. Cette affaire survenait à quelque temps d’un complot de nobles napolitains contre les souverains, en 1794. Marie-Caroline qui avait l’imagination aisée, vit son royaume attaqué par l’escadre suédoise et chargea le duc de Serracapriola, son ambassadeur à Saint-Pétersbourg de demander l’appui de Catherine II. Elle lui écrivit le 26 mars 1795: «Je ne la [l’escadre suédoise] crains nullement et si la Russie voulait nous défendre, je m’en rirais; elle a toujours désiré le port de Malte pour s’y cantonner, il n’y a que nous qui y avons la juste autorité et prétention, et, en nous obligeant on la lui accorderait» 3. Aux débuts du Directoire, comme au temps de Vergennes, le danger russe semblait surtout alimenté par les intrigues de la Reine de Naples qui ne voyait en Malte qu’une monnaie d’échange dont l’éventuelle cession n’obérerait en rien le capital du domaine royal. Néanmoins, Caruson maintint l’attention de Delacroix éveillée par une dépêche du 13 vendémiaire an V (4 octobre 1796), dans laquelle il estimait que le plus étonnant, dans les projets avec la Russie, était que rien ne transpirait (ce qui en dit long sur les secrets d’État habituellement), mais il l’informait que le hasard lui avait permis de voir, le mois précédent, une longue lettre en chiffre, adressée à Rohan par Litta. Surpris par tant de précautions, il subodorait une importante affaire secrète 4.

Les espoirs déçus C’était pourtant le moment où Rohan estima que l’évolution politique française lui permettait d’espérer de meilleures relations; la rupture avec les jacobins (27 février 1796), l’échec du mouvement babouviste (mai 1796), l’apparition d’un centre conservateur composé de républicains modérés et de royalistes constitutionnels, lui firent estimer qu’il était temps de reprendre les négociations. Dès juin 1795, il essaya de renouer des contacts. Il s’adressa au bailli de Foresta qui avait eu des relations avec les Conventionnels, dans le cadre de sa mission de 1793, et le chargea de travailler avec Cibon le fils qui avait toujours le titre de chargé d’affaires. Foresta arriva à Paris en septembre 5. Le Chevalier de Faÿ, de son côté, écrivait à Dolomieu qui lui répondit 6: «Ce que tu me dis de la détresse où

1. Francesco Piranèse (1748-1810) graveur comme son père (Gian Battista Piranèse, 1707-1778, dit Le Piranèse), fut nommé chargé d’affaires près la Cour de Rome par Gustave III. Il fit carrière sous la République romaine, dut s’enfuir en 1799, par Naples où il fut immédiatement arrêté en souvenir de l’affaire de 1795. Il ne dut sa liberté qu’à la protection du Premier Consul. 2. ASN; Archivio Borbone 320, f° 85, Marie-Caroline à Serracapriola, 5 août 1796. 3. Ibid.; f° 11, lettre en français. 4. MAE; CP Malte 23, n° 196. 5. MAE; CP Malte 24, n° 39, Foresta à Pléville-le-Pelley, ministre de la Marine, 24 thermidor an V (11 août 1797). 6. Alfred Lacroix; op. cit., t. II, p. 96, lettre CXXVIII, La Côte Saint André, 4 décembre 1795. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 340

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se trouve le gouvernement de Malte m’afflige. Tous les mauvais procédés que j’ai éprouvés n’ont pu éteindre l’affection que j’avais pour l’Ordre ... lorsque je serai à Paris, je tâcherai de voir Foresta et Cibon, et si j’ai quelque moyen de favoriser leur mission, je les emploierai avec toute l’ardeur imaginable. Il est très possible que je puisse leur être utile». L’évolution politique rendit la mission de Foresta sans objet. Le Grand Maître s’attacha alors à multiplier les gestes de bienveillance à l’égard de la France, espérant par là s’attirer, en retour, ses sympathies. Au début du mois de mars 1796, le gouvernement maltais intervint auprès de Seystres-Caumont, qui avait pris le titre de «chargé d’affaires du roi Louis XVIII» 1 (et qui avait été considéré, jusqu’à la fin de 1795, comme le seul représentant de la France), pour qu’il transmît à Caruson les papiers de la chancellerie consulaire, mais pas le sceau royal; néanmoins, il dut ôter de sa porte les Armes de France, alors que Caruson était autorisé à suspendre celles de la République, à l’intérieur 2. Quelques jours auparavant, la frégate française la Sensible (36), capitaine Escoffier, avait touché. Bien que rien ne l’y obligeât et qu’au contraire, l’acte d’inféodation le lui interdisait, Rohan fit désengager le bâtiment de son écueil et le fit réparer en cale sèche. Toutefois, il craignait que Caruson dans ses rapports officiels, ne vantât pas assez les efforts méritoires de l’Ordre à l’égard de la République, et il utilisa une ruse pour s’assurer lui-même que Delacroix, et donc le Directoire, serait directement informé : Doublet écrivit une longue lettre à Lafont, agent et consul général de Malte à Marseille 3, qu’il ne fit pas passer par la poste d’Italie, mais par les voies normales entre Malte et Marseille, ce qui valut à la lettre d’être interceptée dans ce port et d’être transmise directement au ministre. Il est singulier que les historiens qui ont longuement cité cette dépêche n’aient pas été étonnés de la voir seule conservée dans la série AF des Archives nationales françaises. Le stratagème de Rohan avait donc réussi et Delacroix put ainsi prendre connaissance du message indirect qu’il lui avait fait tenir par Doublet: dans l’affaire de la Sensible, il avait fait preuve, à l’égard de la République, d’une bienveillance que l’Ordre n’avait jamais manifestée, pas même à Louis XVI, mais il avait aussi administré la preuve de l’utilité de Malte pour la France ; dans ces conditions, priver l’Ordre plus longtemps de ses biens, ou ne pas lui offrir de dédommagement, faisait courir à ce pays le risque d’avoir à se priver d’une telle assistance, d’autant que d’autres grandes puissances étaient prêtes à se substituer à lui. Si cette dernière solution devait être adoptée, l’Ordre n’y consentirait que forcé et Doublet en profitait pour essayer de détruire tout soupçon de collusion entre Rohan et les Anglais, dans l’affaire de la levée de matelots de la fin de 1793. Il glissait, entre deux paragraphes, que le chevalier de Barras se rendait chez son cousin le Directeur, pour parler de Malte 4 et «grillait» Foresta, agent trop lié aux

1. MAE; CP Malte 23, n° 115, Caruson à Colchen, Malte, 30 fructidor an III (16 septembre 1795). 2. Ibid.; n° 137, Caruson à Delacroix, Malte, 16 ventôse an IV (6 mars 1796). 3. ANP; AF III-73, n° 2, Doublet à Lafont. 4. Ce chevalier, de ceux qui furent séduits par les idées de la Révolution, était lié à Ransijat, Dolomieu, Faÿ... On voit que Rohan, qui a fait joindre Dolomieu par Faÿ et utilise le chevalier de Barras pour approcher le Directoire, continuait une politique, sans principes idéologiques, toute axée sur la recherche des moyens et des hommes les plus utiles au succès de ce qui était pour lui une idée fixe : la récupération des biens ou le dédommagement équivalent. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 341

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conventionnels jacobins, alors rejetés de la vie politique française. Ce dernier point prouve, s’il en était besoin, que Doublet n’a pas écrit spontanément cette lettre et qu’elle est bien codée, puisque dans ses mémoires, il donne le mauvais rôle à Cibon et fait de Foresta un négociateur avisé et désintéressé. Il concluait enfin sur la nécessité de dépasser ces troubles relations secrètes et estimait qu’il fallait revenir à des relations diplomatiques officielles, Cibon, en attendant mieux, agissant comme un ministre plénipotentiaire. Delacroix saisit fort bien le message et il écrivit le 13 prairial an IV (1er juin 1796), à Caruson 1: «J’ai vu avec satisfaction que la Grand Maître, sur votre réquisition, a donné des ordres pour qu’il fût fourni au capitaine de la frégate la Sensible ce dont il avait besoin pour se réparer et continuer sa route. L’intérêt qu’il a pris à vous faire remettre les papiers relatifs à vos fonctions consulaires, à faire ôter les armoiries de France que le soi-disant chargé d’affaires de France s’obstinait à maintenir en place, me présage une correspondance entre l’île de Malte et la République qui promet d’être réciproquement avantageuse. Assurez le Grand Maître que si l’ordre des choses a impérieusement exigé que la France disposât des biens de l’Ordre de Malte, la République ira au-devant de toutes les occasions possibles de lui être utile, quelque forme politique que prenne ce Gouvernement insulaire; mais qu’il soit sur ses gardes contre les suggestions des Anglais ou de la Russie qui ne cherchent qu’à l’anéantir sous l’apparence de propositions qui ne sont qu’insidieuses. La suite des victoires qui viennent de nous mettre en possession du Piémont, de la Lombardie, du Milanais, etc., etc., nous fournira les moyens de prouver à l’Ordre que la France en sera toujours la plus sincère amie». L’Ordre se rapprochait de la République par intérêt économique, la République laissait entrevoir des merveilles, par intérêt stratégique. La ruine de l’Ordre le conduisait à taire, une nouvelle fois, ses sympathies politiques; la ruine de la France (où le mandat territorial ne faisait pas mieux que l’assignat) la conduisait à ne pas rompre avec Malte pour ne pas altérer davantage son commerce. Il s’agissait là de la politique souhaitée par Rohan. Les Chevaliers y étaient, dans leur grande majorité opposés. Ainsi pour la fête de la Visitation, le 2 juillet 1796 2, les Chevaliers français firent chanter le Domine salvum fac Regem nostrum Ludovicum, le portrait de Louis XVI étant dans la chapelle. Mais un événement donna raison à Rohan et fit taire les oppositions : quelques jours plus tard, Naples notifiait officiellement à Malte que le royaume avait signé l’armistice avec la France. Plus rien donc ne s’opposait à la reprise de contacts officiels et le Grand Maître fit décider l’envoi d’un Chevalier comme ministre plénipoten- tiaire à Paris, le commandeur d’Hannonville qui avait naguère si bien réussi, dans le Brabant, en pleine crise du joséphisme. Pendant qu’une longue négociation se déroulait pour faire accréditer le commandeur, l’Ordre ne manqua aucune occasion de prévenir les moindres désirs du Directoire : Rohan autorisa les Français (sauf ceux au service de l’Ordre) à porter la cocarde tricolore à leur chapeau, et révoqua l’interdiction du pavillon national sur les navires de la République 3 et, lorsqu’un sergent du régiment de

1. MAE; CP Malte 23, n° 160. 2. Ibid.; n° 169, Caruson à Delacroix, Malte, 26 messidor an IV (14 juillet 1796). St Jean Baptiste étant le saint protecteur de l’Ordre, toutes les fêtes du cycle johannite étaient solennisées. 3. MAE; CP Malte 23, n° 176, Caruson à Delacroix, Malte, 21 thermidor an IV (8 août 1796). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 342

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Malte traita de Juif un Français à cocarde, il fut mis au cachot, à disposition de Caruson 1. La pire des platitudes survint lorsque le pape écrivit au Grand Maître, comme à tous les princes catholiques, pour l’inviter à soutenir Rome contre la République française, dénoncée comme un péril pour le christianisme : la Congrégation d’État délibéra, le 18 octobre 1796, de ne pas s’immiscer dans le débat, en raison de la neutralité de Malte. Caruson nota, à l’intention de Delacroix: «L’Ordre de Malte, malgré sa dépendance du St Siège, ne vise, dans ce moment, qu’à ses propres intérêts» 2. L’Ordre de la fin d’Ancien Régime avait détruit son image de marque par sa rapacité; alors que le Clergé sortait grandi de la persécution dont il avait été la victime et qui le lavait des reproches que le XVIIIe siècle lui avait faits, Malte s’humiliait pour préserver une parcelle de son niveau de vie. Dans ces conditions, le jeu diplomatique imaginé par Rohan n’était plus égal, car le Directoire savait que pour Malte c’était quitte ou double ; l’Ordre avait plus gros à perdre que la France, d’autant que pour elle, ses succès militaires tendaient à estomper ses échecs intérieurs. Le 13 juillet 1796, Rohan informait officiellement le Directoire qu’il proposait le commandeur d’Hannonville à l’accréditation comme ministre plénipotentiaire en remplacement de Cibon 3. Le mois suivant, Cibon réclamait au ministre des Finances, la suspension de la vente des biens déclarés nationaux qui appartenaient autrefois à l’Ordre. Si Delacroix ne fit pas connaître sa réponse immédiatement, Ramel de Nogaret 4 donna l’ordre de la suspension des ventes et demanda au premier que ses services voulussent bien vérifier la qualité de ces «sujets d’une puissance amie» 5. Delacroix se retourna vers son collaborateur Paganel 6 pour le charger de définir les critères qui permettront une telle exemption. Dans cette lettre, Delacroix laissait percer tout le mépris que lui inspirait les Chevaliers «cadets de vieille roche qui avaient dédaigné de s’engraisser du terreau financier... et ne devenaient profès qu’au moment de jouir des commanderies» 7, et, en fait, ses véritables dispositions envers Malte. Le 29 fructidor an IV (15 septembre 1796), il écrivait à Ramel 8 pour lui demander de ne pas condescendre à la réclamation de Cibon, le Directoire semblant vouloir prendre une décision totalement opposée aux prétentions de ce dernier, notamment devant l’opposition de plusieurs administrations locales. Paganel avait rendu un rapport qui n’avait plus rien à voir avec les motions des assemblées : il ne contestait pas que la ruse de l’Ordre avait réussi en faisant considérer les Chevaliers profès comme des étrangers, mais estimant que la loi

1. Ibid.; n° 183, Caruson à Delacroix, Malte, 13 fructidor an IV (30 août 1796). 2. Ibid.; n° 201, Malte, 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796). 3. Ibid.; n° 168, Malte, 13 juillet 1796. 4. Jacques Ramel de Nogaret (1760-1819); député du Tiers aux États-Généraux, élu à la Convention, puis au Conseil des Cinq-Cents, il fut ministre des Finances de février 1796 à juillet 1799. 5. MAE; CP Malte 23, n° 181, Ramel à Delacroix, 12 fructidor an IV (29 août 1796). 6. Pierre Paganel, prêtre jureur puis apostat, il devint procureur-syndic du district de Villeneuve-sur-Lot en 1790, député du Lot-et-Garonne à la Législative et à la Convention. Au rétablissement du ministère des relations extérieures, il eut la charge de la direction du contentieux. Avec Talleyrand, il assura le Secrétariat du ministère. 7. MAE; CP Malte 23, n° 182, 18 fructidor an IV (4 septembre 1796). 8. Ibid.; n° 185. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 343

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n’est jamais rétroactive, il en déduisait qu’elle ne pouvait priver de leur nationalité des Chevaliers qui avaient fait leurs vœux avant son adoption. Il mettait donc en garde le Gouvernement: «La protection du Directoire, accordée à l’Ordre de Malte, peut tourner à l’avantage du commerce, mais la moindre altération des principes en faveur des individus ébranlerait les fondements de la République» 1. La gauche révolutionnaire se ressaisissait face aux entreprises de plus en plus hardies des modérés qui tendaient à vouloir gommer les idéaux au profit d’une politique réaliste, libérale et conciliante. L’accréditation d’un ministre plénipotentiaire resta donc en suspens. Les rapports remis au ministre étaient loin d’y être favorables. L’Ordre se voyait dénier toute souveraineté sur les Maltais et réserver seulement la souveraineté sur l’île, au terme de la propriété féodale du domaine. Ce n’était donc qu’un ordre «purement féodal, superstitieux et impolitique» dont la République ne pouvait agréer de représentant sans contrarier ses principes et sa dignité 2. Considérant que les rois de France avaient supprimé d’autres ordres tels les Templiers et – ô ironie – celui de St Antoine de Viennois, le rapporteur estimait qu’à la paix générale, la République pourrait faire comprendre que l’abolition de l’Ordre de Malte serait convenable et que la possession de Malte pourrait être confiée à l’Espagne ou à une cour d’Italie 3. Sur ces rapports, le Directoire arrêta qu’il ne recevrait pas un ambassadeur qui avait préféré à sa citoyenneté française, son appartenance à une caste4. Pourtant, cette notification ne parvint jamais aux intéressés. Il semble qu’il y ait eu opposition, sans doute des membres des Conseils, alors bien plus modérés que les Directeurs, voire de Delacroix, pour ne pas rompre avec Malte. La décision du Directoire ne fut jamais notifiée à Cibon 5 et il existait même à la chancellerie des relations extérieures un projet refusant d’Hannonville mais acceptant l’accréditation de Cibon 6. De son côté, l’Ordre était au courant de la division politique française. Les royalistes qui avaient échoué dans les insurrections de l’Ouest, avaient entrepris de conquérir le pouvoir légalement et ils gagnèrent peu à peu l’opinion publique avec l’idée d’une paix immédiate. Au contraire, les républicains du Directoire poussaient à la guerre, sachant que le régime ne pouvait survivre sans un fonds immense de confiscations. D’un autre côté, Pitt, qui connaissait de graves difficultés en Angleterre, souhaitait un répit dans les hostilités et subventionnait donc les royalistes favorables à la paix. Rohan savait que la Suisse était le rendez-vous de toutes les tractations, officielles ou non. Or, les négociations de Bâle étaient conduites, pour la France, par Barthélémy 7. Rohan voulut dépêcher

1. Ibid.; n° 186, Rapport au Directoire exécutif. 2. Ibid.; n° 189, note à l’occasion du désir manifesté par l’Ordre de Malte d’envoyer un ambassadeur en France. 3. Ibid.; n° 190, note pour le cas où le Directoire ne refuserait pas de recevoir un ambassadeur. 4. Ibid.; n° 191, Décision du Directoire, signée Carnot, Rewbell, La Reveillère. 5. Ibid.; n° 192, Delacroix à Cibon, Paris, 2 vendémiaire an V (23 septembre 1796). 6. Ibid.; n° 194, projet de réponse à M. Cibon. 7. François Barthélémy (1747-1830) fut un collaborateur de Choiseul; secrétaire de légation en Suisse, en Suède et en Angleterre, il devint ministre plénipotentiaire en Suisse, en 1792. Négociateur des traités de Bâle (1795) avec l’Espagne, la Prusse et la Hesse, il fut élu Directeur 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 344

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Virieu à Bâle, mais celui-ci se récusa. Il écrivit néanmoins à Barthélémy, en février 1796. Ce dernier en informa Delacroix qui lui répondit le 27 ventôse an IV (17 mars 1796) que le Directoire n’avait pas encore arrêté sa position sur les réclamations de l’Ordre 1. Rohan utilisa alors Maisonneuve auprès du Directoire. Le commandeur envoya à l’ambassadeur, le 14 octobre 1796 2, un mémoire assez semblable à celui qu’il avait envoyé aux États-Unis. Barthélémy transmit immédiatement ce courrier à Delacroix. Dix jours plus tard, Maisonneuve revint à la charge et demanda au plénipotentiaire français d’obtenir qu’il fût chargé de négociations préliminaires avec l’Ordre 3. Il n’eut pas plus de résultats avec la France qu’avec les États-Unis, Barthélémy n’ayant aucune envie de faire un faux-pas.

L’année 1797 L’année 1797 fut l’année de tous les dangers pour l’Ordre : la mort de Rohan fut suivie, quelques mois plus tard, du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) en France. La majorité modérée et royaliste des Conseils (et donc favorable à la paix et au commerce) et deux Directeurs de cette tendance, Pichegru et Barthélémy, furent arrêtés et déportés; le pouvoir fut repris par les Thermidoriens du Directoire, avec l’assistance de l’armée. Ce second Directoire se lança dans une véritable dictature, la Terreur directoriale, qui se traduisit notamment par la reprise de la lutte contre les émigrés et contre le catholicisme et il entreprit une vaste politique de conquêtes et d’annexions, avec la multiplication des républiques-sœurs. Le paysage diplomatique et politique européen connut alors une turbulence en ondes concentriques, au fur et à mesure de l’avancée victorieuse des armées et selon un plan déjà suggéré à Eymar : d’abord l’alliance, bon gré, mal gré; puis la transformation du régime politique local en un régime proche du Directoire; enfin, l’annexion, «à la demande» des populations.

Les incidences de la politique intérieure française L’opposition entre l’exécutif et les assemblées Si la France ne perdait pas Malte de vue, l’île n’était pas son problème le plus immédiat. Elle n’avait toujours pas donné de réponse à l’offre d’accréditation d’un plénipotentiaire et Rohan s’en offusqua. Après tous les efforts qu’il avait faits pour paraître courtois à l’égard du Directoire, il prit envers la France une certaine distance, voire une froideur certaine que notait Caruson 4 : alors qu’il avait réclamé la punition exemplaire du domestique d’un Chevalier qui avait insulté deux citoyens français, celui-ci ne fut condamné qu’à présenter ses excuses. Delacroix retourna la situation et se saisit de ce fait divers pour faire un rapport au Directoire exécutif dans lequel il dénonçait le manque d’égards de Malte

en 1797. Déporté après le 18 fructidor, il revint avec l’Empire qui le fit sénateur. Louis XVIII le fit marquis et pair de France. C’était une des figures du parti royaliste sous le Directoire; il avait été favorable aux Orléans. 1. MAE; CP Malte 23, n° 206. 2. Ibid.; n° 205, Bâle, 8 brumaire an V (29 octobre 1796). 3. Ibid.; n° 207, Romainmotier, 25 octobre 1796. 4. MAE; CP Malte 24, n° 1, Caruson à Delacroix, Malte, 15 nivôse an V (4 janvier 1797). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 345

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envers la France 1. Le ministre des relations extérieures ne cachait plus son jeu et il affirmait clairement son souhait de voir l’Ordre dépouillé de son chef-lieu. À l’inverse, les bureaux du ministère fournissaient des arguments pour la conservation des liens. Les notes qu’ils élaboraient ne sortaient pas du cadre restreint du ministère et elles n’avaient nul besoin d’être enluminées par les rodomontades qui plaisent aux politiques et aux opinions. Un rapport de germinal an V (avril 1797) évacuait, tout d’abord, tous les arguments et griefs contre l’Ordre: certes il n’était que l’usufruitier féodal de l’île, certes des liens avec Malte risquaient d’indisposer «l’allié aussi fidèle que nécessaire» qu’était l’empire ottoman 2, mais le commerce français retirait bien des avantages de Malte et ne pas admettre d’ambassadeur pourrait apparaître comme un abandon, «comme un acte qui préjuge contre Malte des projets qui n’existent pas» 3; le Grand Maître actuel était un Français qui avait su taire ses préférences pour respecter la neutralité; Godoy souhaitait la dignité de Grand Maître à la prochaine vacance: c’était là un moyen avantageux et convenable de conserver l’administration de Malte. Un argument de poids en faveur du maintien des liens venait de Caruson lui- même qui avait répondu à un long questionnaire annexé à ses instructions économiques 4. Il y assurait que les Anglais étaient les seuls concurrents que la France pût craindre, mais que le bas prix et la qualité des marchandises françaises lui donnaient la supériorité et il concluait: «La nation française est celle qui peut commercer le plus avantageusement avec Malte; la position de cette île, la commodité de ses ports et de ses magasins la rendent très intéressante pour nous. Le Gouvernement doit encourager l’établissement de Français dans cette île; mais s’il veut recueillir le fruit de ses efforts, il se hâtera de conclure un nouveau traité qui fonde la liberté de commerce». Bien plus, les assemblées, en opposition avec l’exécutif, prenaient des décisions favorables à l’Ordre. Le 27 messidor an V (15 juillet 1797), le Conseil des Cinq Cents, saisi d’une réclamation d’un Chevalier qui s’était vu appliquer le décret du 2 décembre 1792 et ramener sa pension à mille francs 5, estima que ledit décret ne devait s’appliquer qu’aux ecclésiastiques de l’Ordre, non employés, que les Chevaliers ne pouvaient être assimilés à des ecclésiastiques et qu’on devait leur appliquer le décret du 19 février de l’an II qui calculait leurs pensions sur les baux antérieurs à 1792. Ainsi, avant le coup d’État du 18 fructidor, les hésitations françaises à prendre une position à l’égard de Malte, correspondaient à la tension existant entre les différents pouvoirs politiques. Certains Directeurs et Delacroix envisageaient assurément la disparition de l’Ordre, mais de façon canonique, comme on l’avait fait pour les Jésuites ou l’Ordre de St Antoine; Malte, dès lors débarrassée de propriétaire féodal, pourrait être dévolue à une puissance toute dévouée à la France. Les bureaux ministériels ne proposaient pas une autre solution, sauf qu’ils n’envisageaient pas la disparition de l’Ordre, mais sa prise en main. Les

1. Ibid.; n° 7, 24 pluviôse an V (12 février 1797). 2. Le contre-amiral Latouche (Louis-René Levassor de Latouche, 1745-1804) préparait alors en secret avec Jean Tilly, ancien chargé d’affaires à Gênes, une expédition à Cadix, chargée d’aider la Turquie à déclarer la guerre à la Russie et à l’Autriche (ANP; T 1157, 24e liasse). 3. MAE; CP Malte 24, n° 10. 4. ANP; AF III-73, dossier 296, n° 107, floréal an IV (avril-mai 1796). 5. MAE; CP Malte 24, n° 31. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 346

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assemblées, quant à elles, donnaient des gages de bonne volonté à Malte, un peu pour des raisons politiques, mais beaucoup par souci du commerce.

La convention avec la Russie A la mort de Catherine II, le bailli Litta trouva dans le nouveau tsar un admirateur de l’Ordre. Paul Ier vit dans ces négociations, un moyen de concrétiser ses sentiments pour la chevalerie et conclut, avec le bailli, la convention du 4/15 janvier 1797. Paul reconnaissait à l’Ordre la propriété virtuelle de ses anciennes possessions en Pologne, désormais sous sa domination, mais remplaçait leur revenu par une somme annuelle de 300 000 florins, accompagnée de concessions et de privilèges, dans le cadre d’un grand prieuré de Russie. Les Cours de Vienne et de Naples avaient fortement appuyé cette négociation, mais le pape ne semble pas avoir été complètement informé, le nonce Litta, frère du bailli, présentant la nouvelle comme une manifestation impériale en faveur du catholicisme 1. Or, le Directoire fut avisé, bien avant Rohan, de la conclusion de cette convention. En effet, trois jours après sa signature, Litta envoya à Malte, le 7/18 janvier 1797, copie de l’ensemble des pièces, accompagnée de notes très élogieuses à l’égard de Paul Ier; mais ce courrier fut saisi à Ancône, le 9 février 1797, par les agents du général Bonaparte qui envoya le tout, le lendemain, à Paris. Rewbell 2 qui présidait alors le Directoire, voulut exploiter la nouvelle et demanda à Bonnier 3 un travail sur l’Ordre et ses «nouvelles» relations avec la Russie. Rewbell annota ce travail, le 5 ventôse an V (23 février 1797) : il ordonnait d’envoyer copie de la note à l’ambassadeur de la République à Constantinople avec mission pour ce dernier d’en aviser le Sultan et de lui présenter cette convention comme un danger, et il demandait que l’on fît de petits extraits de ce dossier, qu’on les imprimât pour montrer à l’opinion, les «accommodements de l’Ordre de Malte avec le Ciel et le pape etc., pour donner des commanderies à des Grecs schismatiques et des hérétiques, etc» 4. Une fois encore, le pouvoir exécutif montait en épingle ce que les bureaux (Bonnier, en l’occurrence) minimisaient : s’ils pensaient que l’Ordre avait cherché à trouver des compensations des pertes qu’il avait faites ailleurs, avec ou sans l’aval du pape, ils estimaient que cela devait être indifférent aux puissances de l’Europe, mais que l’on devait, en revanche, prêter attention aux motifs de Saint-Pétersbourg. Mais les ci-devant montagnards n’abandonnaient pas si vite leurs vieilles rancœurs. La convention avec la Russie fut utilisée comme prétexte à toutes leurs actions contre Malte. Désormais, ils pouvaient opposer aux modérés qui parlaient de l’intérêt du commerce français, l’intérêt supérieur de la défense nationale

1. ASV; Polonia-Russia 344, I, p. 66. 2. Jean-Baptiste Rewbell (1746-1810), député aux États-Généraux, membre de la Convention, était un zélé montagnard, mais la chute de Robespierre en fit un thermidorien convaincu. Nommé Directeur, il fut le premier président du Directoire avec la charge des relations extérieures, de la justice et des finances. 3. Ange Bonnier d’Arco (1750-1799), membre de l’Assemblée législative, puis de la Convention. Il fut envoyé par le Directoire, comme plénipotentiaire au Congrès de Rastadt où il fut assassiné, le 28 avril 1799. Voir Oscar Criste, Rastatt. L’assassinat des ministres français, Paris, Chapelot, 1900. 4. ANP; AF III-73, dossier 298, n° 2, Bonnier à Rewbell, 4 ventôse an V (22 février 1797). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 347

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contre le danger russe. Cet accord, qui n’était que la concrétisation d’un projet remontant à la mission de Sagramoso, fut dénaturé par la propagande directoriale et jacobine (aux armées) qui en fit une sorte de convention militaire contre la France. Les révolutionnaires français qui ignoraient le seul fait grave que l’Ordre eût pu se reprocher – l’aide financière apportée aux projets de la Cour des Tuileries en 1792 –, n’avaient jusqu’alors que de piètres arguments de police urbaine à opposer au lobby du commerce qui prônait la reprise de contacts avec Malte. Désormais, ils pouvaient exciper d’un danger diplomatico-militaire pour imposer leurs vues hostiles à l’Ordre. Néanmoins, en cette fin du premier Directoire, ils devaient compter avec la majorité des Conseils et n’avaient donc pas les coudées franches. Il n’en était pas de même pour les militaires qui enrageaient d’une part, de voir rentrer les émigrés et d’autre part, les royalistes composer la majorité des assemblées. Ne se sentant guère obligés de respecter le pouvoir civil, ils firent ce que la majorité de l’exécutif directorial désirait faire. En avril 1797, Bonaparte, prenant prétexte de la signature de la convention avec le Tsar, ordonna le séquestre de toutes les commanderies de l’Ordre, situées en Romagne. Les biens de l’Ordre rapetissaient ainsi comme une peau de chagrin. Rohan écrivit, le 18 mai 1797, au Chevalier Azara, ambassadeur du roi d’Espagne, allié du Directoire 1, que tout le monde savait qu’avant même d’avoir intercepté cette dépêche, Bonaparte avait ordonné que le revenu d’une année des commanderies situées dans les pays occupés fût versé dans les caisses de l’armée. Se plaignant que dans toute l’histoire de l’Ordre, il n’y eût que dans cette dernière guerre, et du fait de la seule France, que la neutralité de l’Ordre ne fut pas respectée (alors que lui s’en faisait une règle absolue), il attribuait cette attitude à une éventuelle expression malheureuse de Litta (Rohan n’avait toujours pas eu connaissance de sa dépêche), qu’il désavouait immédiatement et demandait à Azara d’informer Godoy pour qu’il engageât Charles IV à intercéder en faveur de l’Ordre. Ce fut là, l’un des derniers actes de Rohan. Fin juin l’anurie était totale; le 1er juillet, le Grand Maître fut sondé avec succès; le 2, la sonde échoua; le 3, elle réussit, «néanmoins l’idée la plus reçue est celle du grand danger de Son Eminence et son état occasionne des mouvements» 2. Le 13 juillet 1797, Frère Emmanuel de Rohan rendait l’âme, à l’âge de 72 ans, après vingt et un an et huit mois de magistère. Le 31 juillet, arrivait à Malte le nouveau ministre de Russie, O’Hara, porteur du duplicata des dépêches qui avaient été interceptées.

La situation économique de Malte Le magistère de Rohan, par l’agitation permanente du Couvent, mais aussi par l’effort de redressement économique, avait relégué au second plan, les manifestations des Maltais contre l’Ordre. Hormis le petit épisode de septembre 1784 3, les oppositions maltaises semblaient s’être estompées. Les événements de France eurent deux conséquences sur la population de Malte: la première

1. MAE; CP Malte 24, n° 23. 2. ANP; AF III-73, dossier 296, n° 91, Bulletin de santé du Grand Maître, 3 juillet à 3 h, 29 thermidor an V (16 août 1797). 3. Voir 2e partie, chap. III, les bruits de Naples. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 348

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fut de lui faire subir, en retour, les conséquences économiques et financières de l’appauvrissement de l’Ordre; la seconde fut, du moins dans les couches les plus ouvertes à l’actualité internationale, de l’amener à prendre position sur les principes de la Révolution.

La situation financière de l’Ordre La suppression des dîmes en France, la contribution patriotique, la soumission des biens à l’impôt et enfin leur nationalisation introduisirent une véritable tourmente dans les finances fragiles de l’Ordre; si bien que Ransijat n’établit aucun budget entre l’année financière 1790/91 et l’année 1794/95. Au début de la Révolution, l’Ordre ne croyait avoir à faire qu’à ces fièvres spoliatrices qui saisissaient régulièrement les États confrontés à des difficultés financières, et il eut recours au moyen traditionnel : l’emprunt. Le 21 mars 1792, le Sacré Conseil autorisa un emprunt de 400 000 écus, ouvert soit en Couvent, soit à l’extérieur, en hypothéquant les biens de l’Ordre. Mais il fallait l’autorisation du pape. Pie VI, par un rescrit du 1er février 1792, l’autorisa, sous réserve que l’Ordre mît en dépôt, sur trois ans, la somme représentant le capital. Rohan écrivit au pape que cela n’était plus possible «per le purtroppo note circostanze della Francia, quale sono divenute sempre più calamitose e funeste» 1. Le Pontife convint de la justesse de cette requête et porta la durée de dépôt à six ans, mais le bref n’arriva que le ler février 1793. L’Ordre ouvrit alors à Gênes, un emprunt de 400 000 écus qui fut couvert à 4,25 % l’an. Le délai mis au recouvrement de cette somme, rendit l’emprunt inefficace. Des palliatifs limités furent trouvés par des dons faits par des Chevaliers au Commun Trésor 2 ou par des prêts gracieux 3, comme les 3 000 écus prêtés par le peintre Chevalier Favray. Mais pour aussi symboliques qu’ils fussent de l’honneur de ces Frères, ils étaient sans commune mesure avec l’ampleur des besoins. En janvier 1795, Rohan proposa d’ouvrir un nouvel emprunt de 100 000 écus, hypothéqué, cette fois, sur les seuls biens de la mense magistrale, emprunt pour lequel il avait demandé (et obtenu) une autorisation pontificale en date du 9 avril 1793 4. Mais les emprunts parurent des expédients et, en mars 1795, la Congrégation d’État économique se vit conférer les pleins pouvoirs pour réformer les abus. De nouvelles règles furent établies concernant les mortuaires et vacants : les commandeurs bénéficiaires d’une commanderie devaient désormais payer le complément correspondant pour que le revenu, versé ad interim au Commun Trésor, correspondît à deux ans du revenu de la commanderie 5. De même, les pensionnés furent astreints au paiement de l’annate.

1. NLM; ARCH 274, 25 février 1793. 2. Ibid.; 31 octobre 1793; les dons s’élevèrent à 6.495 écus répartis ainsi: deux chevaliers d’Italie pour 3 650 écus, 4 d’Aragon pour 1345, 1 d’Allemagne pour 1 000 et 1 de Castille pour 500. 3. Ibid., id.; outre les 3 000 écus de Favray, six chevaliers italiens prêtèrent 34.232 écus, douze Aragonais, 41 717 et un Castillan, 1 000, soient 79 949 écus. 4. Ibid.; 2 janvier 1795. 5. Ibid.; 29 février 1795. Le commandeur devait ainsi verser le revenu correspondant à la période allant du 1er mai à la date du décès de son prédécesseur, et de la période allant de la fin du vacant au 30 avril de l’année civile. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 349

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Ce furent ensuite des mesures d’économie sur le fonctionnement des administrations : les Congrégations militaires (Galères, Vaisseaux, Guerre et Régiment de terre) virent leurs subventions réduites de moitié, ce qui ne fut pas sans conséquence par la suite. Les autres Congrégations connurent de moins importantes réductions qui furent néanmoins substantielles. Puis, les traitements et pensions des religieux furent réduits de moitié et suspendus pour les commandeurs et séculiers. Les ambassadeurs, ministres plénipotentiaires, receveurs et procurateurs de l’Ordre virent leur traitement amputé de moitié. Une partie de l’argenterie de l’Infirmerie Sacrée ainsi que du Palais magistral fut envoyée à la Monnaie, permettant une création métallique d’environ 26 500 écus 1. Or, tout ceci ne suffit pas, puisque le Trésor ne put subvenir, en 1795, qu’à la moitié des besoins de l’Hôpital «fondement de l’Institution», de l’Eglise, des tables et des Congrégations d’État 2. A cela, il fallait ajouter l’endettement constitué par les emprunts autorisés par l’autorité apostolique et ceux auprès de l’Université des Grains qui allaient croissant. De mai 1788 à avril 1795, le passif s’était accru de 41 % et s’élevait à 2 636 135 écus. Le service de la dette était lui, de 79.232 écus par an 3. L’état du Commun Trésor était proche de l’asphyxie.

Encaisse Crédits Année Débits Solde (en écus) (actif + recettes) 1790/91 3 182 565 + 3112 446 - 1957 812 +4 337 199 1794/95 2 421 233 + 1 145 667 - 2636 135 + 930 765 1795/96 2 208 665 + 1 369 772 - 2 702 370 + 876 068

Bilan comptable d’avril 1794 à mai 1795 (BNM; ARCH 875 et 876) avec le rappel pour 1790/91 (BNM; ARCH 874)

Or, Bosredon s’appliqua à démontrer que les événements français n’avaient pas aggravé, dans l’absolu, la situation du Trésor: la perte des biens de France avait privé Malte de près de 50 % de ses responsions et de certains revenus divers (dont les bois), mais n’avait pas fait empirer une situation de gestion qui était mauvaise depuis longtemps. Il démontra que si l’on établissait le budget, depuis 1779, en ôtant tout ce qui pouvait intéresser les trois Langues de France, en recettes comme en dépenses, tous les bilans auraient été déficitaires. Dans ce schéma et sur cette période de quinze ans, en année moyenne, les entrées se seraient établies à 768 821 écus, les sorties à 1 130 985 écus et donc le déficit moyen à 362 164 écus 4. Mais c’était là une argutie plus qu’un argument, et il dut mécontenter nombre de dignitaires de l’Ordre déjà excédés par ce commandeur dont les sympathies

1. NLM; ARCH 875, Bilancio generale 1795. 2. NLM; ARCH 274, 3 novembre 1795, Rapport des Procurateurs du Commun Trésor . 3. NLM; ARCH 875, cit. Présentation de Bosredon de Ransijat. 4. Ibid.; id., Démonstration de la perte provenant de celle des biens en France. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 350

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pour la Révolution étaient connues. Néanmoins, ses estimations moyennes faisaient apparaître le poids de la France dans les revenus de l’Ordre. Jusqu’alors, on ne s’en était tenu qu’aux responsions: Bosredon, lui, avait cumulé revenu fixe et revenus aléatoires, ce qui établissait la participation annuelle moyenne de la France à 471 784 écus pour un revenu moyen d’1 206 577 écus, soit un peu plus du tiers. La conclusion était simple : sans la France, d’une façon ou d’une autre, l’Ordre ne pouvait survivre. Les Procurateurs du Commun Trésor estimèrent que l’on ne pouvait plus apporter de solutions normales à la crise. Ils rejetèrent les réformes économiques partielles ou la suppression des abus, toutes mesures dont les effets étaient lointains et infimes. Ils refusèrent tout nouvel emprunt, remède pire que le mal1. La situation des Chevaliers français était devenue humainement intolérable: sans plus aucun revenu, souvent sans plus aucune nouvelle de leur famille, ils étaient réduits à la misère et Rohan les entretint sur sa cassette personnelle : il donna 50 000 écus pour leurs tables en 1795, et 90 000 en 1796 2 et ordonna un prêt de 13 000 écus pour les Chevaliers provençaux qui étaient les plus touchés. En avril 1796, l’Ordre se résigna à faire des économies sur l’Hôpital. Il ne voulut cependant pas que les malades pâtissent de cette réforme et un contrôle fut décrété sur les ordonnances médicales: pour chaque malade, deux médecins devraient établir séparément une ordonnance et l’on choisirait la mieux fondée 3. C’était, somme toute, une économie raisonnable qui ne portait pas atteinte à la mission hospitalière de l’Ordre. En revanche, il ne lésina pas quand il s’agit de faire des coupes claires dans le budget militaire. L’escadre fut réduite. Elle était composée de deux vaisseaux, le St Zaccharie et le St Jean, ce dernier étant en construction, et de deux frégates, une neuve, la Ste Elisabeth et une vieille en mauvais état, la Ste Marie. Il fut décidé de ne garder qu’un vaisseau et qu’une frégate, l’autre devant être vendue. Cet affaiblissement du potentiel militaire de l’Ordre s’accompagna de mesures sur l’emploi, mais aussi sur les soldes et les salaires. Les officiers étaient ramenés à leur traitement d’avant 1776 (soit une économie de 5 175 écus pour les 23 officiers). Les caravanistes faisant fonction d’officiers étaient privés de traitement pendant les quatre premières années de fonction. L’office de Provéditeur de Terre était supprimé et sa charge cumulée avec celle du Provéditeur de Mer. Jusque là, cela n’affectait que les Chevaliers, mais des mesures touchèrent les Maltais, telles la suppression du magasin de garnison et les emplois y affectés, celle du poste de deuxième écrivain de la Congrégation des vaisseaux, de deux gardiens, de l’office de pilote 4 et surtout la réduction des équipages de 795 à 731 hommes. Ces licenciements étaient décidés la mort dans l’âme, car l’Ordre savait qu’ils rendraient miséreux «tant de bons et fidèles serviteurs»; aussi fut-il décidé d’accorder la piazza morta (sorte d’indemnité de licenciement) d’office à tous ceux qui

1. NLM; ARCH 274, 3 novembre 1795, cit. 2. NLM; ARCH 275, 3 juin 1796. 3. Ibid.; id., 29 avril 1796. 4. Ufficio di nocchiere nel porto. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 351

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avaient plus de trente ans de service, et de l’envisager pour tous ceux qui en feraient la demande.

La situation du commerce L’Ordre faisait ainsi des mécontents parmi ceux des Maltais qui lui étaient naturellement attachés: matelots et petits fonctionnaires, tous de La Valette et des cités portuaires. Une conséquence indirecte de l’interruption des relations normales avec la France, notamment en raison des événements militaires, fut l’effondrement du commerce extérieur, avec deux répercussions: l’une économique, l’autre d’approvisionnement en biens de consommation ou d’équipement. Une analyse par pavillon de l’année 1797 donne un résultat inverse de celle effectuée pour les années 1740-1780 1: pour les importations, 38,5 % des bâtiments sont maltais, 21 % siciliens, 11,7 % napolitains, 10,7 % grecs, 8,3 % génois, 5,4% ragusais, 1 % français, le reste étant composé de Danois, Suédois ou Sardes; pour les exportations, 61 % sont maltais, 14,6 % siciliens, 13,4 % ragusais, 4 % grecs, 3,6 % napolitains, 0,8 % génois et 0,4 % français, sardes, danois ou prussiens. C’était l’effacement total de la France et donc de la majeure source d’approvisionnement, au profit du pavillon national et d’un commerce de proximité. Mais là, ce n’étaient plus les petites gens du Port qui étaient touchées, c’étaient les négociants et commerçants de ces mêmes villes.

Du mécontentement au complot Les rapports de Caruson ne sont guère à prendre en compte, du moins, pour essayer de comprendre l’état de l’opinion des Maltais. Ils relèvent davantage d’une tentative d’intoxication du Directoire par le petit groupe des patriotes que d’une information objective dont ne se souciaient guère des dirigeants français qui à Malte, comme en Italie, en Suisse ou dans les Pays-Bas, voulaient considérer comme vœu national les désirs de quelques citoyens les plus avancés. Néanmoins, il semble qu’en mai 1797, on ait voulu profiter du mécontentement causé par le marasme économique et par l’affaiblissement du Grand Maître, pour tenter une opération séditieuse. Le chef apparent du mouvement fut Mikiel Anton Vassalli 2, le lexicographe qui voulait faire de l’apprentissage de leur langue naturelle, un facteur de lumières pour les Maltais. Un des ses historiens, Anthony Cremona 3 écrit qu’il rédigea un mémoire demandant à l’Ordre d’associer les Maltais au gouvernement, pour éviter sa chute. Il y souhaitait la disparition de la mention de la lutte obligatoire contre l’Islam, la transformation du Grand Port en port franc et la création d’une neuvième Langue pour les Maltais. Ce plan ayant été refusé, il aurait décidé d’organiser un complot. Or, il convient de remarquer l’étrange ressemblance entre ce plan de réforme et celui que Bosredon de Ransijat dit avoir proposé dans les années 1790 4. Mais ce complot fut dénoncé par le père d’un des conjurés et avorta. On

1. MAE; CP Malte 24, n° 28. Pour les années 1740-1780. Voir 1e partie chap. I. 2. Voir 1e partie, chap. II. 3. Anthony Cremona, Vassalli and his times, Malta, Muscat, 1940. 4. Bosredon, Journal du siège et blocus de Malte, pp. 296 et sq. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 352

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s’aperçut, en fait, d’un vol d’armes et de poudre à l’armurerie de Qormi. Interrogé, l’armurier, Mikiel Balzan, dénonça Vassalli comme chef du complot, Censu Barbara, Salvu Schembri, Masu Zammit, Guze Micallef ta’ Buda, Batist Triganza, Salvu Bartolo, Kalcidon Xuereb et Anglu Bartolo. Arrêtés en mai, les conjurés furent condamnés le 12 juin 1797 : Vassalli à la prison à vie, Barbara et Schembri à l’exil à vie, les autres à des peines allant d’un à dix ans d’exil. Mais en fait, il semble que l’accusation fut grossie pour faciliter l’inculpation de quelques Maltais, limiter les recherches et ne pas rendre les condamnations susceptibles de réclamations. En effet, Cremona fait remarquer que des dépositions tendant à prouver que l’armurier Balzan, plutôt que de faire son travail, avait jeté dans un puits des armes usagées ou à réparer 1, ne furent pas mentionnées dans ce procès que présidait le bailli Hompesch. Or, lors de sa dernière comparution devant les juges, Vassalli se serait écrié: «Si vous voulez savoir quels étaient mes buts, interrogez Ransijat». S’il n’existe aucune trace d’un mémoire quelconque de Vassalli sur cet épisode de sa vie, des historiens maltais rencontrèrent ses enfants qui donnèrent les noms d’une réunion de «patriotes», Chevaliers français ou Maltais d’origine française, tels Camille de Rohan, Ransijat, Faÿ, Saint-Priest, Bardonenche 2, Tousard pour les uns et, pour les autres, Caruson, Doublet et les négociants Eynaud et Poussielgue, en plus des conjurés arrêtés. Quel crédit ajouter à une liste établie bien après les événements, par les enfants du témoin direct, et alors que circulait toute une littérature sur les responsables de la reddition de 1798 qui étaient, à peu de choses près, ceux de cette liste ? On ne peut néanmoins la rejeter en bloc. Ce qui suivit les condamnations prouve que Vassalli servit de paravent pour cacher des compromissions de bien plus haut vol. Il semble que l’affaire de l’armurerie ait été saisie pour créer un délit tangible et inexcusable. Le tort essentiel de Vassalli fut d’appartenir à une réunion de Chevaliers et de Maltais aux idées progressistes – singulièrement tous étaient francs-maçons, et pour les Chevaliers, tous étaient des amis de Dolomieu –, sans nul doute dirigés par Ransijat, et qui envisageaient, sans doute, de tenter un coup de force en réformant politiquement l’Ordre, à la disparition de Rohan que tout semblait montrer comme proche 3. La Commission criminelle, présidée par Hompesch, qui faisait d’ores et déjà figure de successeur du Grand Maître français, en condamnant seulement des Maltais et en s’interdisant de mentionner des Chevaliers, obligeait ceux-ci, soit à se désigner

1. Le 10 juin 1797, les armuriers déposèrent que Balzan ne leur avait plus donné de travaux de réparations depuis le 4 avril 1795; le 11 juin, le lieutenant du Grand Visconte fit rapport des armes trouvées dans le puits de l’armurerie et le 12 juin, Maria, femme de Pascal Felice déclarait avoir reçu un sac de crosses de fusils brisées pour faire du feu. Ces dépositions ne furent pas mentionnées. 2. Né le 17 février 1756, Antoine René de Bardonenche fut reçu dans la Langue de Provence le 2 septembre de la même année. 3. Il se peut que Ransijat n’ait été à son tour que le chef d’orchestre de manœuvres visant à mettre sur le trône magistral le propre cousin de Rohan, le prince Camille de Rohan-Rochefort. Fort de l’affection du peuple maltais, il aurait même envisagé, à la mort du Grand Maître, de se faire élire par acclamation et aurait répandu beaucoup d’argent à cet effet (Voir Villeneuve- Bargemont, Monuments des grands maîtres..., p. 277). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 353

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comme complices, soit à abandonner leur projet et à assister, muets, à son élection. Ils choisirent cette dernière solution, renonçant ainsi à la transformation, par l’intérieur, du régime maltais qui correspondait à la première étape du plan général de la diplomatie française pour les États périphériques. Vassalli fut enfermé au fort Ricasoli, mais peu après, il fut mis dans un bateau grec et débarqué à Salerne. Quant à Censu Barbara, un des corsaires maltais les plus courageux, il fut exilé sur le champ; il eut, selon toute vraisemblance, des contacts avec Bonaparte, soit qu’il fût allé lui-même à Milan, soit plutôt qu’il lui eût envoyé un émissaire pour l’informer de la situation à Malte, ce qui aurait engagé le général à envisager d’apporter son aide aux patriotes maltais, comme il l’avait fait pour les patriotes génois, l’année précédente. Quoi qu’il en eût été, Barbara se trouvait employé, à la fin de 1797, sur la flotte française de Corfou. Vassalli fut, sans aucun doute, le premier intellectuel maltais vraiment nationaliste. Il eut le tort (comme bon nombre de ses semblables italiens) de faire confiance à des gens d’un autre monde qui préférèrent se taire plutôt que d’être compromis. Or, ces derniers furent servis par leurs semblables qu’ils combattaient, car les dignitaires de l’Ordre se turent à leur tour, pour ne pas ajouter, aux yeux de l’opinion internationale, l’image d’une division dramatique du Couvent. Le complot de 1797 ne fut assurément pas un complot maltais, mais bien un complot d’hommes éclairés pour réformer le gouvernement et l’Ordre de Malte, et sans doute inspiré par le Directoire. Il était donc vital pour l’Ordre qu’il arrêtât les dérives révolutionnaires en son sein; il fallait donc qu’il y eût complot et que son chef eût une certaine consistance. Parmi tous ceux qui étaient sensibles aux idées nouvelles, Vassalli était l’une des personnalités maltaises les plus éminentes, sinon la seule. Ce fut pour cela qu’il fut désigné à la vindicte pour permettre d’ignorer les autres complices, de plus grande envergure, mais désormais tenus au silence par cet avertissement sans frais.

Le coup de force De nouveaux acteurs politiques Le 17 juillet 1797, Hompesch notifiait son élection aux «citoyens Directeurs» 1. Ferdinand de Hompesch avait alors 53 ans; il était originaire de Juliers (Julich) 2, duché indépendant appartenant à la famille de Sulzbach qui hérita la Bavière. Si son frère était le commissaire de l’Electeur palatin dans le duché et devint, par la suite, ministre des Finances de Bavière, de nombreux parents appartenaient aux clubs et sociétés secrètes des pays rhénans qui réunissaient les esprits libéraux, davantage favorables aux idées de la Révolution qu’aux Français, dont ils espéraient se servir pour se débarrasser de leur souverain 3. Son élection était le résultat de votes aux motivations complexes. Hoefflin,

1. MAE; CP Malte 24, n° 22. 2. Il naquit le 9 novembre 1744 au château de Bolheim, près de Dusseldorf. Son père qui était grand veneur héréditaire des duchés de Berg et Juliers, avait épousé la comtesse Isabelle de Bylandt, dont il eut trois fils: François-Charles dont il est question ensuite, Charles-Arnaud qui mourut alors qu’il allait être élu prince-évêque de Liège et Ferdinand qui commença sa carrière dans l’Ordre comme page de Pinto. 3. Louise de Hompesch, Journal d’amour d’une jeune Allemande : Louise de Hompesch (1797-1798). Introduction et notes de Jacques de Lacretelle, Paris, Calman-Lévy, 1936, p. 45. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 354

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maçon important, joua dans l’élection un rôle 1 dénoncé par le bailli de la Tour du Pin, mais il semble que le but essentiel était de faire élire un Allemand. En effet, le souvenir du soutien que Vienne avait apporté au bailli dans sa querelle de préséance sous Rohan influa fortement sur leurs votes : ils espéraient qu’en se dotant d’un Grand Maître allemand, l’Empereur n’abandonnerait pas l’Ordre à son sort et le prendrait sous sa protection. Hompesch semblait aussi le croire. Notifiant son élection au baron Thugut 2, il lui écrivit qu’il espérait l’intervention de l’Empereur en faveur du maintien de l’indépendance et de la neutralité de Malte 3. Un mois plus tard, il faisait remettre au même Chancelier, par le ministre plénipotentiaire de l’Ordre à Vienne, le comte Charles d’Heberstein, une note protestant par avance contre tout projet d’échange, au profit de l’Ordre, entre Malte et une autre île 4. Face à la France, il continua l’attitude de neutralité de son prédécesseur, mais marqua plus de déférence dans les formes. Caruson se flattait de ce que le Grand Maître le raccompagnait jusqu’au bas de l’escalier 5, mais il notait qu’il n’était pas sans inquiétude quant aux suites de la Révolution française sur le gouvernement de Malte 6. Il alla même jusqu’à informer le Directoire de la convention signée avec le Tsar, les dépêches lui étant parvenues six mois après que la France en eût eu connaissance. Il rassura les Directeurs en leur faisant remarquer que le traité ne contenait rien qui ne fût conforme aux lois, usages et égards que l’Ordre devait aux Puissances protectrices 7. Or, en France, la situation politique avait évolué. La majorité royaliste du Conseil des Cinq Cents avait exigé le renvoi des ministres et la nomination de plus pacifiques à leur place. Le 17 juillet 1797, Talleyrand 8, porté par le «Cercle constitutionnel», réunion politique de républicains autant hostiles aux jacobins qu’à la dérive royaliste, remplaçait Delacroix aux relations extérieures. Mais la

1. Ce fut une de ses créatures, le prêtre conventuel Streicher, Allemand lui aussi et gouverneur des pages du Grand Maître, qui fut l’organisateur de la campagne de Hompesch. Il fut cependant grandement servi par le grand âge de tous les autres compétiteurs qui se rangèrent à l’avis général sur l’utilité d’obtenir la protection de l’Empereur. 2. François baron Thugut (1736-1818), ministre plénipotentiaire de l’Empire en Turquie en 1770, conseiller intime de l’Empereur, ambassadeur à Varsovie (1780), Naples (1787), il remplaça Kaunitz à la Chancellerie d’État en 1794. Bonaparte exigea son renvoi au traité de Campo-Formio en 1797, mais François II lui redonna le ministère des Affaires étrangères en 1799, pour le sacrifier, à nouveau, à la paix de Lunéville (1801). 3. Archives de Vienne, Malta G 7, lettre du 17 juillet 1797, citée par Felix de Salles, Annales de l’Ordre de Malte ou des Hospitaliers de St Jean de Jérusalem, Chevaliers de Rhodes et de Malte depuis son origine jusqu’à nos jours, du Grand Prieuré de Bohême-Autriche, Vienne, St Norbert, 1889, p. 405. 4. Ibid.; Vienne, 13 août 1797. 5. MAE; CP Malte 24, n° 32, Caruson à Delacroix, Malte, 29 messidor an V (17 juillet 1797). 6. Ibid.; n° 48, Caruson à Talleyrand, Malte, 23 vendémiaire an VI (14 octobre 1797). 7. Ibid.; n° 36, Malte, 7 août 1797. 8. Charles Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), agent général du Clergé de France en 1780, évêque d’Autun en 1788, député aux États-généraux, il se réunit au Tiers-État. Il vota la constitution civile du Clergé et sacra les nouveaux évêques, puis reprit l’état laïc. Il fut envoyé en mission en Angleterre par Louis XVI puis par le Conseil exécutif; il émigra, de là, aux États-Unis, revint en 1796, et obtint en juillet 1797, par le crédit de Madame de Staël, le ministère des relations extérieures. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 355

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majorité du Corps législatif ne s’en tint pas au seul personnel politique, elle attaqua les généraux qu’elle accusait de vouloir prolonger la guerre à leur seul profit. Il se constitua alors une opposition assez hétérogène, que ses adversaires appelèrent «la faction des anciennes limites», pour demander la fin des conquêtes et le rayonnement de la France par son génie pacifique. L’armée se sentit attaquée. Bonaparte écrivit au Directoire 1: «Les étrangers ne peuvent plus croire à la stabilité de notre gouvernement lorsqu’ils savent que tous les émigrés et les prêtres rentrent et lorsqu’ils voient dans l’esprit qui anime les hommes les plus influents dans les Conseils, l’envie de perdre le gouvernement de la République». Les généraux se rapprochèrent des républicains de l’exécutif et, le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), le régime fut «épuré» de sa majorité royaliste. Quelques jours après, le 26 fructidor, Bonaparte écrivait: «Que l’on ait de l’énergie sans fanatisme, des principes sans démagogie, de la sévérité sans cruauté; que l’on cesse d’être faible, tremblant, que l’on n’ait pas honte d’être républicain; que l’on balaie de la France cette horde d’esclaves conjurés contre nous, que le Gouvernement, les ministres, les premiers agents de la République, n’écoutent que la voix de la postérité, et le sort de l’Europe est décidé» 2. Hompesch, Talleyrand et Bonaparte détenaient donc, chacun à sa façon, le sort de Malte.

Les ultimes hésitations L’une des premières notes 3 de Talleyrand à Bonaparte fut pour lui conseiller d’éloigner l’Empereur de l’Italie afin qu’il ne gardât aucun territoire dans la péninsule, ni même aucun débouché sur l’Adriatique. On sait ce que Bonaparte fit de ces instructions; néanmoins, elles sont importantes, car elles montrent la crainte qu’avait le Directoire de voir les Impériaux jouer un rôle au sud de l’Europe. La diplomatie française renouait avec les analyses de Vergennes et l’alliance de Marie-Caroline avec son neveu était de nouveau perçue comme un danger. Dans ces conditions, l’élection d’un sujet impérial à la tête de l’Ordre de Malte apparut comme un élément supplémentaire de la stratégie autrichienne en Italie. La méfiance à l’égard de Naples était une constante déjà ancienne de la diplomatie française. Le Directoire avait, dans un premier temps, en 1796, entrepris des négociations secrètes avec Marie-Caroline par le truchement d’un négociant génois 4 et un projet de traité avait même été établi et présenté le 9 vendémiaire an V (30 septembre 1796). Il comprenait quatorze articles et cinq articles secrets 5. L’article 12 stipulait que «S.M. Sicilienne s’oblige à s’opposer par tous les moyens, même par la force, envers et contre tous, à l’aliénation ou démembrement de l’Ile de Malte, sans quelque dénomination, forme, clause et condition que ce soit». Mais l’affaire en resta là. En 1797, des ouvertures furent faites par Acton à la France; la maladie de Pie VI, que tout le monde imaginait fatale, avait aiguisé

1. MAE; MD France 1769, n° 49, Q.G. de Milan, 5 thermidor an V (23 juillet 1797). 2. Ibid.; n° 66, Q.G. de Passeriano, 25 fructidor an V. 3. MAE; papiers d’agents 60 Desages, vol 47, p. 22, 2 fructidor an V (19 août 1797). 4. ANP; AF III-73, dossier Naples. Ce négociant de la via S. Matteo livra à la France treize bâtiments de grains qu’Acton avait secrètement envoyés à la France. 5. Ibid. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 356

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les appétits de Naples qui condescendait à tout si on lui donnait la moitié des États du pape, Corfou, Zante, Céphalonie et Cerigo. Or, Bonaparte estimait que la France s’userait en vain à vouloir soutenir la Turquie dont il prévoyait la chute prochaine; l’occupation de l’Archipel devait servir «à nous faire notre part», car «le fanatisme de la liberté qui a déjà commencé à aborder en Grèce, y sera plus puissant que le fanatisme religieux. Le Grand peuple y trouvera plus d’amis que le Russe» 1. En août 1797, Bonaparte était donc persuadé de l’imminence de l’effondrement ottoman : la Turquie était appelée à connaître le sort de la Pologne. Il importait donc à la France de ne pas se faire prendre de vitesse dans le partage par la Russie, l’Autriche ou l’Angleterre; pour cela, il convenait de tracer une ligne de position en pointillés, facilement reliables par des armées ou des escadres, afin d’être en état d’opérer le plus rapidement possible. Cela sous-entendait de ne pas laisser ces points d’appuis tomber aux mains des concurrents à l’éventuel partage. Le projet «grec» reçut l’aval du Directoire et Talleyrand invita Bonaparte à se procurer des intelligences dans les provinces de la péninsule hellénique «et même dans toutes celles que baigne la Méditerranée, comme l’Egypte qui peut un jour… devenir d’une grande utilité» 2. Or, Malte était l’un de ces points de la Méditerranée qui pouvait servir de base ou de relais à une grande expédition, soit contre les ennemis de la France, soit, surtout, pour participer au dépeçage de l’empire ottoman. Le 2 prairial an V (21 mai 1797), Bonaparte avait écrit au Directoire, proposant de reprendre le projet espagnol : «L’île de Malte est pour nous d’un intérêt majeur. Le Grand Maître est mourant : il paraît que ce sera un Allemand qui sera son successeur. Il faudrait 5 à 600 000 F pour faire faire un Grand Maître espagnol. Ne serait-il pas possible d’insinuer au prince de la Paix de s’occuper de cet objet qui est très essentiel? La Valette a 37 000 habitants qui sont extrêmement portés pour les Français; il n’y a plus d’Anglais dans la Méditerranée : pourquoi notre flotte ou celle d’Espagne, avant de rentrer dans l’océan, ne passerait-elle pas à La Valette pour s’en emparer? Les Chevaliers ne sont que 500 et le régiment de l’Ordre n’est que de 600 h. Si nous ne prenons pas ce moyen, Malte tombera au pouvoir du roi de Naples. Cette petite île n’a pas de prix pour nous» 3. Delacroix lui répondit 4 que la France ne pouvait en aucun cas intervenir, Malte ayant toujours respecté la neutralité et étant protégée par la majorité d’alors au Corps législatif; mais il estimait que l’un ou l’autre projet était possible s’il était confié à l’Espagne. Le Directoire voulut y intéresser directement Godoy qui fit des réponses évasives 5 : il ne voulait pas quitter l’Espagne, ne voulait pas renoncer à son mariage avec Marie-Thérèse de Bourbon, et exigeait que le Grand magistère de Malte devint héréditaire dans sa famille. Ces prétentions extravagantes firent abandonner le projet, mais l’Espagne restait la tierce solution, comme le prouve un projet du 26 nivôse an VI (14

1. MAE; MD France 1769, n° 56, Q.G. Milan, 29 thermidor an V (16 août 1797). C’était l’époque où Bonaparte était en contact avec Rhigas Velestinlis qui tentait de «révolutionner» la Grèce ottomane. Voir Dascalakis (Ap.), Rhigas Velestinlis, la Révolution française et les préludes de l’indépendance hellénique, Paris, 1937. 2. MAE; Papiers d’agents, 60 Desages, p. 25, 6 fructidor an V (23 août 1797). 3. C. de la Jonquière, L’expédition d’Egypte, t. I, pp. 25-26. Il date la lettre du 7 prairial (26 mai). Sur le projet espagnol. 4. MAE; Papiers d’agents, 60 Desages, vol 47, p. 11, 15 prairial an V (3 juin 1797). 5. MAE; CP Espagne 648, n° 306, lettre du 22 juin 1797. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 357

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janvier 1798) qui proposait au Directoire de faire occuper Malte par les Espagnols, à titre conservatoire, pour gagner de vitesse les Anglais 1. Toutefois, le Directoire, débarrassé de son opposition pacifiste, prêta une oreille plus attentive à des propositions plus directes. Le 27 fructidor an V (13 septembre 1797), Bonaparte écrivait à Talleyrand: «Pourquoi ne nous emparerions-nous pas de l’île de Malte?» 2. Le général avait été, entre temps, approché par Censu Barbara, le comploteur exilé au mois de juin précédent, qui l’avait renseigné comme l’indique la suite de la lettre: «quatre cents Chevaliers et, au plus, un régiment de cinq cents hommes sont la seule défense de la ville de La Valette ...». Et il dévoilait sa stratégie des pointillés: «avec l’île de St Pierre que nous a cédée le roi de Sardaigne, Malte, Corfou, etc., nous serons maîtres de toute la Méditerranée», proposant, si la paix avec l’Angleterre devait obliger la France à céder le Cap de Bonne Espérance, de s’emparer alors de l’Égypte. On voit bien qu’à la fin de 1797, Bonaparte ne liait pas encore la prise de Malte au projet égyptien qui n’était alors envisagé que comme une contrepartie de l’abandon du Cap, dans le cadre d’une éventuelle paix avec l’Angleterre. Dans l’esprit du général, la mainmise sur l’archipel maltais s’inscrivait, à cette époque, dans une stratégie d’encerclement des bassins tyrrhénien et adriatique, visant à contrôler l’activité navale des régions (l’Italie et la Dalmatie) où les armées françaises s’avançaient. Ce système de points équidistants (environ 700 km) entre Toulon ou Gênes, San Pietro, Malte et l’Archipel, semblait d’ailleurs correspondre à une tactique navale plus proche de la chasse en course que de l’affrontement d’escadres. Le 2 vendémiaire an VI (23 septembre 1797), le Directoire approuvait le plan de Bonaparte sur Malte 3 et le 3, l’exécutif envoyait au général une longue note 4, livrant ce qu’il appelait, non sans déférence feinte, ses «opinions» qui avaient force d’instructions. Il devait libérer l’Italie par la force ou par la paix; ne donner aucun accord aux ambitions de Naples sur Rome; empêcher le conclave de se réunir pour ne pas donner de successeur à Pie VI; sauvegarder le Grand duc de Toscane et républicaniser ses États; ne pas toucher à Parme; éviter l’unification italienne; ne pas laisser échapper l’occasion d’acquérir Malte et éviter qu’elle appartînt à qui que ce fût sauf à la France. Enfin, si la Turquie n’arrivait pas être une alliée utile, il convenait de l’envahir, mais pas comme la Pologne, la France, pour l’avenir de son commerce dans le Levant devant s’emparer des îles et ports de Dalmatie et s’établir à Ancône. De son côté, Talleyrand, lui envoyait une note dans laquelle il développait à nouveau la crainte de voir l’Autriche

1. ANP; AF III-73, n° 88, Poterat au Directeur Merlin. Pierre Claude, marquis de Poterat (1741- 1820), fut envoyé comme agent secret à Vienne en l’an III et en l’an IV. Il fut chargé de la correspondance secrète aux Affaires étrangères de 1776 à 1806. 2. MAE; MD France n° 67, Q.G. de Passeriano. 3. ANP; AF III-473, n° 14. Ce rapport précisait : «Buonaparte a dit que Malte était à vendre au premier venu; l’Autriche, la Russie, l’Angleterre, la marchandent. Si nous sommes les premiers venus, elle sera pour nous. On l’aura pour 600 000 livres. Buonaparte les a et propose d’acquérir, en conséquence, Malte à la France». En marge, sous la signature de La Reveillère-Lépeaux, il portait: «Adopté. Le Directoire exécutif attache un véritable prix à cette acquisition. Le général a déjà reçu les ordres de prendre toutes les mesures qu’il croira nécessaires pour qu’elle n’appartienne à qui que ce soit qu’à la France». 4. Ibid.; n° 13, Paris, 3 vendémiaire an VI (24 septembre 1797). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 358

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devenir une puissance maritime et la Turquie dépecée par les deux seuls empires; quant à l’Egypte, le ministre reprenait les vues coloniales qu’il avait déjà exposées 1 à l’Institut, le 15 messidor an V (3 juillet 1797).

La préparation Le 6 vendémiaire an VI (27 septembre 1797), Talleyrand confirmait sa dépêche précédente : il convenait de s’assurer de l’île de Malte pour prévenir toute action similaire de l’Autriche, de la Russie ou de l’Angleterre ; le Directoire donnait au général tous pouvoirs pour mettre à exécution son plan et il était «autorisé à donner des ordres convenables à l’amiral Brueys» 2. Le ministre lui envoyait, en outre, des lettres de particuliers à faire parvenir à Malte pour y préparer l’opinion. Beaucoup ont voulu voir là le rôle destructeur de Dolomieu; ses lettres, publiées par Alfred Lacroix, prouvent bien qu’il ignora, jusqu’au bout, les intentions du Directoire. Talleyrand écrivait à Bonaparte que Barras lui envoyait son cousin, le Chevalier, qui avait les mêmes amis que Dolomieu; il nous paraît davantage probable que ces courriers émanaient des divers agents secrets. Certes, le gouvernement français avait été «informé» de l’état de l’opinion par Caruson qui, comme tous les militants politiques, avait majoritairement des liens avec les sympathisants de sa cause et la fâcheuse tendance à prendre les désirs d’un microcosme pour une volonté nationale. En mai 1795, il écrivait : «Quant à la nation maltaise, à l’exception d’un petit nombre ignorant ou égaré, elle est pour ainsi dire toute française et supporte bien mal volontiers, depuis plus de deux siècles, le joug d’un système qui ne connaît ni liberté, ni égalité» 3. En avril 1797, un mois avant le «complot» de Vassalli, il notait : «Les Maltais... commencent aujourd’hui de s’émanciper en propos: ils envient le sort de l’Italie» 4. C’était sur de tels rapports que les ministres, et notamment Delacroix, présentaient la situation de Malte. Bonaparte savait à quoi s’en tenir; d’une part, Censu Barbara l’avait (ou l’avait fait) informé; d’autre part, il n’était pas d’un naturel à faire confiance à quelques têtes chaudes et à s’exagérer leur influence; il écrivait ainsi à propos des patriotes italiens : «Si nous retirions d’un coup de sifflet notre influence morale et militaire, tous ces prétendus patriotes seraient égorgés par le peuple» 5. Mais Bonaparte avait besoin d’informations plus sûres. Il en obtint (et le Directoire avant lui) d’un singulier Maltais, Charles Zammit, dont le rôle qu’il joua est difficilement cernable, étant lui-même celui qui raconte le plus ses actions. Ferdinand de Hellwald 6, suivant en cela Frédéric Lacroix 7, en fait «un capucin défroqué, exilé de Malte pour inconduite à la demande de sa famille». Fut-ce

1. MAE; Papiers d’agents, 60 Desages, vol 47, p. 28. Son mémoire était intitulé Essai sur les avantages à retirer de colonies nouvelles dans les circonstances présentes. 2. Ibid.; p. 30. 3. MAE; CP Malte 23, Mémoire à la Commission des relations extérieures, 4 prairial an III (23 mai 1795). 4. MAE; CP Malte 24, n° Il, Caruson à Delacroix, Malte, 12 germinal an V (Ier avril 1797). 5. MAE; Papiers d’agents, 60 Desages, vol 47, p. 79, Passeriano, 5 vendémiaire an VI (26 septembre 1797). 6. Hellwald, F. de, op. cit., p. 63. 7. Lacroix, F., Malte et le Goze, Paris, L’Univers, 1841, p. 153: «il ne fut pas jusqu’à un ci-devant capucin nommé Zammit qui, dans un écrit passionné, n’insistât sur la nécessité d’enlever Malte aux chevaliers». 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 359

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à lui que faisait allusion Doublet quand il dénonçait à Cibon, les correspondants parisiens de fauteurs de troubles à Malte : «un moine défroqué dont vous connaissez les tours de souplesse» 1 ? Une mention, plus explicite, est faite de ce Maltais par Foresta, le 16 juin 1792. Le bailli de Virieu avait écrit au bailli de Foresta, à la demande de ce Charles Zammit qui voulait savoir si sa maison avait été détruite à Arles. Foresta s’étonnait de ce que Zammit ait pu prétendre qu’il était au courant de ses affaires. Le bailli notait que le Maltais avait épousé, quatre ans auparavant, une fille d’Arles, née Gombert, qui lui avait apporté une maison en dot et ajoutait singulièrement: «il serait superflu et peut-être imprudent de pousser plus loin les recherches; j’ai des raisons pour vous mander cela» 2. C’est dans un mémoire imprimé, daté du 15 thermidor an VI (2 août 1798), Considérations sur les causes qui ont donné à la République française la possession de l’île de Malte, que Zammit rappelait quelle avait été sa carrière 3. Domicilié en France depuis quelques années, il aurait tenté de regrouper, aux débuts de la Révolution, tous les Maltais qui venaient en France, pour diverses raisons (affaires, commerce ou exil). Il s’aperçut que beaucoup désiraient un changement à Malte: les uns en faveur de nations étrangères, les autres en faveur de la France; enfin, un nombre important se serait voué à n’importe qui pourvu qu’on débarrassât Malte de l’Ordre. Il assurait que certains d’entre eux profitèrent de la Terreur pour exciter la République contre les Chevaliers que Zammit aurait alors aidés, au nom de l’humanité, ce dont Rohan l’aurait remercié. Néanmoins, il prit prétexte d’aller voir sa famille, pour aller inspecter les défenses de l’île et les nouvelles fortifications 4. Arrivé dans l’île, il vit quelles «persécutions» devaient supporter ceux qui étaient favorables au maintien de relations avec la France, et il citait Ransijat, d’Hannonville et Foresta (ces deux derniers ayant été réprimandés par lettre). Il aurait été cité devant la Congrégation d’État pour témoigner de la conduite de Foresta, à Marseille, (il s’agit de sa mission dont Zammit semblait tout ignorer), dénoncée comme patriotique par les uns, mais qu’il sut, par le bailli lui-même, avoir été appréciée du Grand Maître. Dès qu’il eut fini d’étudier toutes les nouvelles défenses, il rentra à Paris. Il s’y lia avec un folliculaire, auteur de l’Ami de la patrie ou journal de la liberté, continué sous le titre Journal des campagnes et des armées, le citoyen Charles Hesse, ci-devant prince Charles de Hesse-Rheinfels 5, qui avait choisi Paris comme théâtre de ses extravagances.

1. ANP; M 961, n° 242, Doublet à Cibon, Malte, le 18 décembre 1784, Secrète à brûler. 2. ANP; M 967, n° 227, Foresta à Virieu, Marseille, 16 juin 1792. 3. MAE; CP Malte 24, n° 101. Cette brochure n’existe pas à la Bibliothèque nationale de France; en revanche, elle est conservée dans les collections du British Museum sous la cote F 53* (8). 4. Il n’y avait pas eu de nouvelles constructions militaires depuis longtemps, et la dernière fut celle du fort Tigné, sur la pointe de Dragut, à l’entrée du port de Marsamxett, face à La Valette. Ce fort fut achevé en 1793, ce qui permet de dater le voyage de Zammit. 5. Charles Constantin de Hesse-Rheinfels-Rothenbourg (1752- 1821), maréchal de camp, appartint aux loges maçonniques la Candeur (1782), et la Société olympique (1786). Son frère, Charles Emmanuel, était landgrave de Hesse-Rheinfels. Il écrivit à Barras lors de la prise de Malte et lui recommanda Zammit (NLM; LIBR 1471, 14 messidor an VI/2 juillet 1798). Plus tard compromis dans l’attentat de la rue St Nicaise, il fut déporté dans l’île de Ré en 1801, puis expulsé en 1803. Voir Arthur Chuquet, Un prince jacobin. Charles de Hesse ou le général Marat, Paris, Roger et Chernoviz, s. d. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 360

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Là, Zammit se livra à une correspondance avec Malte sur l’évolution des événements de France, mais ses lettres furent interceptées et Cibon fils lui intima l’ordre de ne plus écrire dans l’île. Associé, à d’autres personnes «très instruites», il publia un Mémoire sur la situation politique et militaire de l’Ordre des chevaliers dans l’île de Malte… comprenant un plan d’invasion de l’île. Il situait cette descente au début de l’été; il demandait quarante-six bâtiments dont quatre vaisseaux de ligne, vingt mille hommes de troupe, trente-six pièces d’artillerie; il prévoyait de bloquer avec la flotte les deux ports de La Valette et les baies de Saint-Thomas et de Marsaxlokk, et de débarquer les troupes d’invasion par Mellieha, St Paul et les Salines. Ces détails ont de l’importance pour ce qui suivra. Il aurait remis ce mémoire au Chevalier Pierre de Barras, le 13 vendémiaire an VI ( 4 octobre 1797). Barras aurait promis d’en parler à son cousin, le Directeur, et promit une récompense qui ne vint jamais. Or, à la fin de 1797, le Directoire envoya à Bonaparte, le Chevalier de Barras dont il croyait «les lumières et les talents utiles pour faire réussir l’entreprise» 1. Zammit ne fut pas long à comprendre qu’il s’était fait duper et fit imprimer son mémoire, le 22 frimaire an VI (12 décembre 1797). Son dépit et cet éclat lui coûtèrent cher. Il assiégea les Directeurs et les ministres, les abreuva de lettres dont il publia la chronologie, toujours en vain. Lorsqu’il sut que la décision de s’emparer de Malte était décidée, il chercha à s’infiltrer dans le projet et contacta Poussielgue, chargé par Bonaparte de coordonner les renseignements 2. Lui fut-il associé, lui confia-t-on des tâches secondaires ou s’ingénia-t-il à coller au projet, toujours est-il qu’il était à Malte, en février 1798, mais Poussielgue était alors de retour à Milan. Zammit n’était aucunement un agent de haut vol comme le prouvèrent ses rapports suivants 3; néanmoins, il semble qu’il ait été associé, de près ou de loin, à toutes les manœuvres troubles, effectuées en direction de Malte, depuis 1794. Fut-il utilisé, employé ou manœuvré par Foresta ? Tous deux se connaissaient, mais Zammit semble avoir trop fantasmé sur la qualité de leurs relations. En fut-il de même avec Pierre de Barras; sans nul doute, mais le mémoire sur l’invasion, qu’il a l’humilité de reconnaître œuvre collective (et dont les Maltais révoltés en 1798, lui refusèrent toute paternité) ne fut pas perdu pour tout le monde et si Barras dut s’en prévaloir auprès de Bonaparte, ce général ne laissa jamais imaginer que quelqu’un d’autre que lui pût en être l’auteur. Chose curieuse, cette brochure n’est conservée qu’en un seul exemplaire aux archives diplomatiques du ministère des affaires étrangères français et c’est la seule, ayant trait à l’histoire de Malte, qui ne figure pas dans les collections des bibliothèques publiques nationales, comme si on avait voulu qu’elle ne fût pas publique. Mais, en cette fin de 1797, Bonaparte ne songeait nullement à une entreprise

1. MAE; Papiers d’agents, 60 Desages, p. 32, s.d., mais assurément en octobre ou novembre 1797, puisqu’il y est fait mention du traité avec la Sardaigne sur le point d’être soumis à ratification. 2. MAE; CP Malte 24, n° 57, Zammit à Pierre de Barras, lettre n° 1, s.d. (1798) et n° 60, lettre n° 4, Malte, 13 février 1798. 3. MAE; CP Malte 27, n° 87, Zammit à Talleyrand, Paris, 12 août 1806. C’était un rapport d’espionnage économique d’où la dénonciation pour motifs personnels n’était pas absente. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 361

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d’envergure sur Malte. Il l’avait précisé au Directoire : ce devait être une manœuvre de l’escadre de Corfou aux ordres de Brueys 1 qui devait intervenir, non comme acteur majeur, mais comme force d’intimidation pour permettre au parti maltais des patriotes de s’emparer du pouvoir et imposer un régime démocratique. Il exportait à Malte le scénario qu’il avait si souvent utilisé en Italie: la Grande Nation volant au secours des peuples soulevés contre leurs oppresseurs. Toutefois, il n’était pas dupe de sa duperie et entreprit d’organiser l’opération. L’envoi de Barbara auprès de Brueys participait de cette préparation, mais c’était sans mesure par rapport à l’utilisation de la totalité de la flotte de l’Atlantique comme leurre. Truguet 2, ministre de la Marine, lui écrivit, le 4e jour complémentaire an V (20 septembre 1797, soit trois jours avant la notification officielle par Talleyrand de l’acceptation du projet), qu’empressé de concourir à ses opérations, il prescrivait à Brueys d’exécuter strictement ses ordres et qu’il faisait conserver l’escadre française dans la rade de Brest, «pour retenir constamment l’ennemi sur les côtes de l’Océan» 3. Néanmoins cela s’avéra inutile, du fait des rapports que lui fit son agent de renseignements, Jean Baptiste Etienne Poussielgue 4. Bonaparte l’avait apprécié lors de ses missions en Italie et le chargea des renseignements sur Malte en raison du nombre de ses parents qui y occupaient des fonctions importantes. Il arriva à La Valette, le 4 nivôse an VI, veille de la Noël 1797 et y resta dix-huit jours. Il trouva l’opinion inquiète quant aux projets de la République, quelques journaux de Paris et de Milan ayant annoncé que la France allait s’emparer de Malte. Le lendemain, il rencontra le Grand Maître et tous les dignitaires. Hompesch lui marqua de la réserve, mais il excita la curiosité des autres, témoignage de ce que sa mission n’était ignorée de personne. Il logea chez celui de ses cousins qui était capitaine du Port, Henri Poussielgue, «chez qui les patriotes se réunissaient le

1. François Paul Brueys d’Aigalliers (1753-1798). Contre-amiral en 1796, il commandait l’escadre de l’Adriatique; vice-amiral en 1798, il eut la charge de l’expédition d’Egypte. Il fut tué à la bataille d’Aboukir. 2. Laurent Jean François Truguet (1752-1839). Contre-amiral en 1791, il contribua à la prise de Nice et au châtiment d’Oneille. Vice-amiral en 1794, il fut ministre de la Marine de 1795 à 1797. Il fut fait amiral en 1831. 3. ANP; BB4 115, n° 22; les Anglais tenaient la côte avec trois escadres : l’une devant le Texel, l’autre devant Brest et la dernière devant Cadix. 4. Jean Baptiste Etienne Poussielgue était né à Paris, en 1763. Il travailla, de 1776 à 1778, à l’inspection générale des domaines en Corse, puis devint premier secrétaire (1778-1790) de l’intendance de cette île. En décembre 1790, il devint chef de bureau dans l’administration des domaines nationaux (il organisait l’administration des biens des émigrés, et la liquidation de leurs actifs et passifs); en nivôse an III, il devint directeur général du Comité de législation de la Convention nationale; le 6 thermidor an III (24 juillet 1795), il fut nommé Commissaire de la Commission des revenus nationaux, en suite de quoi Faypoult, ministre des Finances, le nomma directeur de la 4e division de son ministère. Le 15 février 1796, il devint premier secrétaire de la légation de Gênes et chargé de relations secrètes avec la cour de Turin; c’est dans cette dernière mission qu’il eut l’occasion de travailler avec Bonaparte, auquel il s’attacha jusqu’en Égypte, où il fut administrateur général des finances. Ayant participé aux négociations du traité d’El Arish, il fut très mal reçu à son retour en France et dut attendre longtemps une place dans le cadastre. Il avait de très nombreux cousins à Malte qui occupaient des fonctions importantes (banquier de l’Ordre, capitaine du port…) ainsi que de nombreuses charges consulaires. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 362

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matin, et les aristocrates le soir»1. Sur l’opinion des 3 à 400 Chevaliers français, il notait que tous désiraient rentrer en France, mais qu’à l’exception d’une douzaine de patriotes et de quelques modérés, aucun ne pouvait vaincre ses préventions contre la République. Quant aux Chevaliers étrangers, qui étaient en très petit nombre, ils étaient indifférents aux événements de France. C’étaient donc les Chevaliers français qui étaient l’obstacle à toute mainmise de la République, car s’ils étaient chassés de Malte, ils ne sauraient où aller. Poussielgue proposait donc qu’on ne les considérât plus comme émigrés, quelle que pût avoir été leur opinion. Selon lui, la classe aisée était hostile à l’Ordre, car elle en était exclue. Les marins ne lui étaient pas davantage favorables en raison de la guerre perpétuelle contre le Croissant qui les privait d’importants échanges avec les Barbaresques et les exposait, de façon permanente, aux risques de l’esclavage. Le Grand Maître se doutait de projets violents tramés par la France, et il lui semblait prêt à négocier la cession de l’île à la Grande-Bretagne, la Russie, l’Autriche ou même Naples. L’Angleterre lui paraissait détestée, autant par les Maltais que par les Chevaliers. Ainsi Hompesch avait refusé de recevoir le Chevalier de Sade, chargé d’une commission anglaise. La Russie lui semblait trop lointaine, mais le danger était, selon lui, l’Autriche, dont le Grand Maître avait été le ministre à Malte, et qui pourrait ainsi récupérer une position dans l’Adriatique. Et il ajoutait: «Les Maltais sont plus disposés en faveur des Français que de toute autre nation, mais il ne faut pas attendre d’eux qu’ils favorisent un coup de main; on peut, tout au plus, compter sur leur inertie si les Français attaquent Malte. Il faut absolument renoncer à avoir dans la ville, ou dans l’île, un parti, soit parmi les Chevaliers, soit parmi le peuple, qui veuille agir d’intelligence avec les Français pour livrer Malte, parce que l’Ordre est trop sur ses gardes pour que personne veuille se compromettre , d’ailleurs le Grand Maître a trop bien su gagner les cœurs pour n’être pas, sur le champ, instruit de tout ce qui pourrait se diriger contre lui». L’attaque par surprise lui paraissait donc impossible, car même les patriotes refusaient ce qu’ils appelaient une trahison. La force était donc une meilleure solution, face à 400 Chevaliers et 2 210 hommes de troupe. Toutefois, il estimait que la négociation était préférable, car «si une entreprise par surprise ou à force ouverte échoue, nous nous couvrirons de honte aux yeux de l’Europe, et nous porterons, avec l’Angleterre, le fardeau de la haine des nations qui naît toujours de la violation du droit des gens, quand le succès ne la justifie pas». Il proposait donc plusieurs pistes de négociation: soit échanger la suzeraineté de Malte avec Naples, contre la principauté de Bénévent qui appartenait au pape, soit ruiner définitivement l’Ordre en poussant l’Espagne à s’emparer des commanderies ou contraindre le pape à le supprimer, tandis qu’une négociation secrète s’ouvrirait avec Hompesch pour lui proposer l’abandon de Malte, ou un échange d’île, en lui maintenant la reconnaissance de sa souveraineté et en le dédommageant financièrement, «car le Grand Maître tient, à ce qu’il paraît, à régner, et, d’un autre côté, il a grand besoin d’argent car il est fort endetté».

1. ANP; 131 AP, Papiers Poussielgue, Mémoire sur l’île de Malte à la fin de 1797, Milan, le 20 pluviôse an VI (8 février 1798); au général Bonaparte. Ce mémoire manuscrit porte la mention au crayon à lire avec Henri (le cousin, capitaine du Port de Malte). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 363

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Quelque choix que Bonaparte fera, il lui semblait important de prendre de vitesse les autres puissances car Malte était «la clef du Levant» et «celui qui possède Malte est le Maître absolu du commerce de la Méditerranée». Et, dernier argument, et non le moindre pour un général du Directoire, il évaluait les revenus tirés de Malte : [du Grand Maître : 90 000 écus ou biens-fonds, 85 000 de la douane, 25 000 de l’impôt sur le vin, 5 000 des lods et ventes, 6 000 payés par le Trésor pour sa table 211 000 [de l’Eglise : 35 000 écus de revenus de l’évêché, 24 000 pour ses biens siciliens, 27 000 pour la cathédrale, 18 000 pour le chapitre, 20 000 pour les Augustins, 7 000 pour les Carmes, 7 000 pour les Dominicains, 5 000 pour les Cordeliers, 100 000 pour les loyers de maisons et palais 243 000 A ne considérer que les biens-fonds du Grand Maître, de l’évêque, de la cathédrale, du chapitre et des congrégations, cela équivalait à 298 000 écus, soient 715 200 livres de revenus correspondant à un capital de quinze millions de francs, auquel il rajoutait 4 à 500 000 F de richesses mobilières des églises. C’était, selon lui, l’unique source de richesse, puisque l’Université qui jouait à Malte le rôle d’une banque présentait un déficit d’environ quatre millions de francs. Cet argument financier aurait eu, à quelque moment du Directoire, un poids certain justifié par les difficultés financières du régime. Mais, au début de 1798, Bonaparte ne bornait plus son horizon à la Grèce; son ambition s’était haussée d’un cran, il pensait à l’Egypte et même aux Indes. Le nouvel Alexandre qu’il rêvait d’être avait besoin de fonds pour son expédition et les estimations de Poussielgue étaient alléchantes. Poussielgue revint à Milan le 28 pluviôse an VI (16 février 1798) et il remit son rapport à Bonaparte, accompagné d’une lettre dans laquelle il donnait une information qu’il n’avait pas voulu livrer aux lecteurs de sa note : «notre escadre de Corfou est dans une détresse qui la met dans l’impossibilité d’agir pour l’expédition de Malte. C’est une des raisons qui me fait pencher pour la négociation» 1.

L’échec des projets en demi-teinte L’attitude de Hompesch, dans ces moments, fut tellement passive que ses détracteurs dénoncèrent une connivence entre Bonaparte et lui. Poussielgue avait envisagé de négocier avec lui l’abandon de Malte en lui

1. Ibid.; p. 1. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 364

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maintenant la reconnaissance de sa souveraineté. Une autre proposition (dont il eut ou non connaissance et qu’il encouragea ou non?) vint du conseiller de la légation de l’Ordre au Congrès de Rastadt, le Chevalier de Bray 1. Ce fut lui qui prévint Hompesch des bruits qui couraient au Congrès d’une prochaine tentative française sur Malte. L’Ordre avait en effet réussi à y être représenté, non en tant que souverain de Malte, mais parce que le Johannistermeister était prince possessionné d’Empire avec voix à la Diète 2. Selon Doublet, il aurait proposé à Hompesch de donner le port de Malte aux Anglais et de conserver la souveraineté sur la campagne 3. Si cela était, ce n’eût été qu’un projet de plus issu de cette tête fertile, car, fin octobre 1797, il faisait parvenir à Talleyrand deux mémoires 4. Un mois après l’approbation par le Directoire du projet de Bonaparte sur Malte, de Bray ne semblait rien en ignorer et attaquait frontalement: «Méditer notre conquête serait impolitique et imprudent»; toutefois, non sans une perfide ironie que dut goûter son lecteur, il se disait rassuré par les principes énoncés par le Directoire: «la République n’opprime pas les États secondaires et les puissances faibles». Puis, il vint à une proposition qu’il présentait comme essentiellement personnelle; le but du Congrès de Rastadt était de régler la situation de l’Allemagne; son succès tenait à ce que les princes laïques étaient accourus pour se partager les dépouilles des princes ecclésiastiques. Dans cette vaste redistribution, de Bray proposait de réunir l’Ordre teutonique à l’Ordre de Malte; les biens teutoniques redonneraient vie au Commun Trésor, le Grand Maître de Malte cumulant la dignité de Deutschmeister à la disparition de l’actuel qui n’était autre que l’oncle de l’Empereur 5. Or, cette proposition, que rien ne prouve soufflée par Hompesch (mais il est vrai que l’on n’écrit pas les complots), fut connue et utilisée contre lui par ses détracteurs qui l’accusèrent d’avoir abandonné Malte en contrepartie de la succession de l’Electeur de Cologne. Ainsi donc, la négociation, si négociation il y eût jamais, ne dépassa jamais

1. François Gabriel comte de Bray (1765-1832), chevalier de Malte; il entra dans la carrière diplomatique en France sous les ordres de Gérard de Rayneval; attaché d’ambassade à Ratisbonne, il quitta le service à la Révolution. En 1797, il se fait nommer chargé d’affaires de l’Ordre à Ratisbonne, mais estimant l’Ordre, précaire, il réussit à se faire aussi recevoir au service de la Bavière. En 1799, il fut chargé d’une mission par l’Electeur, auprès de Paul 1er, puis en 1800, à Londres. Il se fit alors relever de ses vœux par le Pape et épousa Melle de Loewenstein riche héritière de Livonie. Ambassadeur de Bavière à Saint-Pétersbourg, il obtint Paris en 1822 et Vienne en 1827. Il mourut en Bavière. Son mémoire sur sa mission à Saint-Pétersbourg a été publié dans la Revue d’histoire diplomatique, juillet 1909, 23e année, p. 334 et octobre 1909, p. 580. 2. En effet, dès les débuts du Congrès, vers la fin de 1797, l’Ordre avait choisi, pour l’y représenter, le bailli de Truchsess. Mais le traité de Campo Formio ayant spécifié que seuls les plénipotentiaires de l’Empire y seraient admis, le Grand Maître dut s’en remettre au grand prieur d’Allemagne qui désigna alors le bailli de Pfürdt comme représentant de l’Ordre. 3. MAE; CP Malte 24, n° 165, Doublet à Talleyrand, Malte, 20 pluviôse an VII (8 février 1799). Il est à remarquer que Doublet parle bien du secrétaire de la légation de Malte, alors que certains historiens écrivent qu’il parlait du secrétaire de Treilhard. 4. Ibid.; n° 49, Paris 19 brumaire an VI (30 octobre 1797), n° 50, Réflexions sur les intérêts réciproques de la République française et de l’Ordre de Malte, 17 brumaire an VI (28 octobre 1797) et n° 52, Pour servir de suite aux réflexions... 5. Lacroix, op. cit., p. 152, écrit: «il fut bien question un moment de réunir les deux Ordres teutoniques et de St Jean de Jérusalem; mais si d’un côté étaient les richesses, de l’autre étaient les droits d’ancienneté, et l’orgueil étant égal des deux parts, on ne put s’entendre». 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 365

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l’étape des avant-projets; toutefois, cet échange de courrier prouvait que les vues du Directoire (de Bonaparte) sur Malte étaient connues très tôt. Il semble, cependant, qu’il se soit passé quelque chose à ce moment-là, soit dans l’esprit de Bonaparte, soit au sein du Directoire, pour que le projet sur Malte fût abandonné. En effet, le 24 frimaire an VI (14 décembre 1797), Bonaparte, rédigeant un plan d’opérations navales avec le ministre de la Marine, citait Corfou, Venise, Toulon, Cadix, Brest et La Haye et ne mentionnait plus Malte1. Qui plus est, quelques jours auparavant, il avait écrit à son frère, Joseph, ambassadeur à Rome pour lui demander d’interrompre la mission de Poussielgue. Joseph écrivit le 26 frimaire an VI (16 décembre 1797), mais Poussielgue ne reçut jamais la lettre 2. Il ne semble nullement que le Directoire ait alors abandonné le projet d’invasion, même s’il n’apparaissait pas comme une priorité face aux projets italien, suisse ou allemand . Il semble plutôt que Bonaparte, ayant enfin reçu l’autorisation de rentrer à Paris 3, n’ait pas eu alors envie d’ajouter une occasion de soupçon supplémentaire dans l’esprit d’un Directoire qui venait de faire dénoncer un parti qui voulait un chef unique de la République. En effet, critiqué par les jacobins pour sa signature du traité de Campo Formio, envoyé à Rastadt où il fut lâché parmi des diplomates qui l’y injurièrent, et finalement destiné à l’armée d’Angleterre pour mériter «son pardon» 4, il était enfin parvenu, non sans mal, au but qu’il s’était fixé : rentrer à Paris et, surtout, devenir membre du Directoire 5. Or, soit vers la fin du mois de janvier 1798, soit vers le début de février, Bonaparte sut, par le refus de Barras, que ce ne pouvait être qu’un espoir illusoire et qu’il n’avait donc aucune chance de devenir l’un des premiers de la République. À Paris, au début du mois de février 1798, la situation était devenue inextricable. Bonaparte qui venait d’inspecter les côtes, était revenu convaincu que l’expédition d’Angleterre était impossible et il se refusait à la tenter. Le Directoire savait qu’il ne pouvait conserver plus longtemps le général à Paris et souhaitait le renvoyer à Rastadt. La solution vint de Talleyrand. Le 9 février, le consul général français au Caire, Magallon, lui avait remis un travail complet sur une éventuelle expédition en Égypte, mémoire que le ministre des relations

1. C. de la Jonquière, op. cit., t, p. 69 et sq. Voulant donner à tous l’illusion qu’il n’était absorbé que par les préparatifs de la descente sur l’Angleterre, Bonaparte avait alors de fréquentes conférences avec le ministre de la Marine, auxquelles étaient conviés des vice- amiraux et des contre-amiraux, mais aussi avec le ministre des Finances, en présence des principaux banquiers de Paris (Voir le journal Le Surveillant des 16 et 25 décembre 1797). 2. Ibid.; p. 73. Joseph Bonaparte écrivait: «Mon frère me charge, Citoyen, de vous marquer de suspendre la mission pour le Levant qu’il vous avait donnée au nom de notre gouvernement et de partir sur le champ pour Paris, où il est indispensable que vous soyez rendu pour la fin du mois prochain». 3. Il y arriva le 5 décembre 1797. 4. Le 27 octobre 1797, sur proposition de Barras, le Directoire, contraint à contrecœur de ratifier, le jour précédent, le traité de Campo-Formio, confiait la direction de l’armée d’Angleterre à Bonaparte. Mais ne souhaitant pas le voir arriver à Paris, il le nommait en même temps plénipotentiaire de la république française à Rastadt. Retardant sans arrêt son départ, Bonaparte n’y arriva que le 25 novembre, au moment (26 novembre) où, à Paris, Barras avait réussi à convaincre le Directoire de le rappeler momentanément à Paris. 5. Voir Albert Espitalier, Vers brumaire. Bonaparte à Paris, 5 décembre 1797-4 mai 1798, Paris, Perrin 1913. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 366

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extérieures transforma immédiatement en rapport qu’il remit au Directoire le 13 février (25 pluviôse an VI). Le jour même, le Directoire l’adoptait et décidait «en messidor prochain une descente pour délivrer les Français qui y résident du joug tyrannique sous lequel ils gémissent». Le 21 février, Talleyrand écrivait à Bonaparte pour le convier à s’entretenir avec lui. Il lui présenta alors le projet égyptien; le général qui « désir[ait] tellement échapper à la contrainte qui, tous les jours, le met[tait] en face des Directeurs» 1, l’adopta et déposa au Directoire, le 24 février (6 ventôse) un rapport montrant l’inanité du projet anglais et proposant de «faire une expédition dans le Levant qui menaçât le commerce des Indes». Or, ce fut vers le 23 ou le 24 qu’il reçut le rapport de la mission de Poussielgue. Aussi, lorsque le 2 mars 1798, les signaux de Gozo annoncèrent l’arrivée de l’escadre française de l’Adriatique, «tout fut mis dans l’état le plus impressionnant de défense» 2 : les pièces furent braquées, mèches allumées, comme les braseros à chauffer les boulets; les Maltais furent cantonnés loin des défenses, les membres de l’Ordre favorables à la Révolution qu’on avait «exilés» à la campagne furent rappelés en ville et surveillés, et les Chevaliers français se répandirent dans toute l’île et même dans les forts défendus par les Espagnols pour prévenir tout mouvement de sympathie ou de connivence. Contre toute attente, le peuple ne bougea absolument pas, prouvant ce que Poussielgue avait écrit à Bonaparte. Mais ce que Malte ignorait, c’était l’état pitoyable de l’escadre qui l’effrayait. Brueys fit connaître à Caruson, les raisons de l’apparition de la flotte dans les eaux de Malte : il avait eu ordre de faire voiles pour Toulon, mais à peine était- il sorti de Corfou que les vaisseaux vénitiens avaient signalé des voies d’eau et des avaries de mâture. Le plus touché était le Frontin pour lequel il venait demander droit de réparation 3 et pour ne pas contrevenir à la neutralité, les dix- huit autres bâtiments (dix vaisseaux, six frégates, un brick et un chébec) attendirent en croisière. Le Grand Maître et le Conseil se félicitèrent des précautions prises qu’ils estimaient avoir été nécessaires; seuls le chargé d’affaire espagnol, le Chevalier Amat et les dignitaires des Langues ibériques protestèrent contre ces mesures défensives qu’ils jugeaient excessives. Deux jours plus tard, Brueys écrivit de nouveau à Caruson pour s’étonner de la rumeur que son escadre causait à Malte et pour l’assurer que sans la voie d’eau du Frontin, il n’aurait jamais croisé l’île; certes il avait assez de troupes à bord pour l’enlever, s’il en avait eu l’ordre, mais il présumait au contraire «que l’intention du Directoire exécutif est de continuer à vivre en bonne intelligence avec le Grand Maître» 4. A terre, l’émotion n’était pas calmée et Caruson rapporta que les Chevaliers et les émigrés affirmaient qu’ils valaient mieux céder l’île aux Anglais qu’aux Français 5. Hompesch dépêcha le Chevalier de Seystres-Caumont à Brueys dont il était connu et chacune des deux parties voulut croire les protestations d’amitié de l’autre. Toutefois si le Frontin fut admis dans le Port pour être réparé, il fut

1. Ibid., p. 164. 2. Ibid.; n° 68, Caruson à Talleyrand, Malte, 25 ventôse an VI (15 mars 1798). 3. D. Miège, Histoire de Malte…, t. III, p. 568, n° 2. 4. Ibid.; t. III, pp. 568-569, n° 3. 5. MAE; CP Malte 24, n° 68, citée. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 367

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interdit aux Maltais de s’approcher de la Quarantaine ne fût-ce que pour parler à leurs compatriotes ou parents membres de l’équipage. Ce fut donc complètement isolé que le vaisseau fut réparé et qu’il sortit du Port, le 8 mars 1798 pour rejoindre l’escadre qui était en panne devant Malte par absence de vent. Celui-ci se leva le 10 mars, et la flotte française continua sa route pour Toulon. Or, si Brueys n’avait pas menti sur les ordres qu’il avait reçus du Directoire, le 12 février 1, il avait cependant essayé de tenter le diable, conformément au projet que lui avait communiqué Bonaparte. En effet, le 11 mars 1798, lendemain de sa mise à voile, il écrivit à ce général que bien que n’ayant eu que 1 400 hommes à bord, il avait tenté «de surprendre les chevaliers dans leur lit». Il fit monter «les deux Maltais» (dont Censu Barbara) sur le Dubois, commandant Le Joille, et leur demanda de mettre un plan par écrit. Lui-même pensait débarquer les troupes de nuit pour surprendre un certain nombre de postes à l’aube, mais les deux Maltais lui firent de nombreuses objections, notamment sur la volonté que le peuple aura à se soulever sans que les patriotes en fussent avertis. Il changea donc de plan et fit du Frontin un cheval de Troie. Il y fit monter les deux Maltais pour qu’ils communiquassent avec les patriotes, mais devant les précautions prises par l’Ordre qui interdit tout contact, il prit «le parti de répondre aux témoignages d’amitié qu’on [lui] faisait» et de garder son secret 2. Et il ajoutait: «mon apparition a produit le bon effet de rassurer les chevaliers sur les intentions de la France, de me faire connaître que nos partisans étaient nombreux et de me donner la certitude de rendre la France maîtresse de ce poste important, si l’intention du Directoire est de s’en emparer». En trois propositions, il expliquait la suite des événements.

La prise de Malte Brueys avait donc tenté sa chance sans se compromettre. Il était «désespéré d’être obligé de renoncer à l’expédition» et, bien que sans ordres du gouvernement, il avait pensé qu’un coup d’audace aurait pu éventuellement réussir, mais le plan initial de Bonaparte s’avérait irréalisable. Il restait donc encore le plan de Zammit remis par le Chevalier de Barras, celui d’une attaque en force, non avec onze bâtiments, mais avec quarante-six. Début 1798, le projet de descente en Grande-Bretagne semblait en bonne voie et les affaires françaises à l’extérieur allaient bien: les Vaudois étaient protégés contre les aristocrates bernois, la marche sur Rome était décidée, Naples était intimidée et la Hollande «révolutionnée» par Delacroix et Joubert. Bonaparte partit donc, à contrecœur, pour une inspection dans le Nord, du 8 au 21 février 1798. De retour à Paris, il se dit persuadé de l’impossibilité de s’emparer de l’Angleterre et il reprit l’idée d’expédition en Egypte. L’idée égyptienne n’était pas nouvelle pour la diplomatie française. Choiseul

1. ANP; BB4 127, Pléville à Brueys, Paris, 24 pluviôse an VI (12 février 1798). Il devait revenir le plus promptement sur Toulon en ramenant le plus de vaisseaux vénitiens. 2. C. de la Jonquière, op. cit., t. I, pp. 261. En mer, à bord du Guillaume Tell, le 21 ventôse an VI. Brueys précisait que l’un des deux Maltais était celui que Bonaparte lui avait indiqué (Vincenzo Barbara); l’autre avait abandonné famille et commerce pour s’embarquer clandestinement sur la Justice, lors de son premier voyage à Malte; il ajoutait qu’il laissait un troisième officier à Malte, sous prétexte de maladie; sa famille était à Corfou. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 368

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l’avait envisagée et, selon certains, l’acquisition de la Corse en aurait été le premier pas, cette île servant de base arrière. Quand Joseph II et Catherine II prévirent de se partager la Turquie, ils pensèrent donner l’Egypte 1 à la France pour prix de sa neutralité. Talleyrand lui-même avait des idées coloniales et il avait remis au Directoire, le 26 pluviôse an VI (14 février 1798), un long mémoire sur l’Egypte. Le Directoire avait été plusieurs fois saisi de ce projet, mais l’avait toujours refusé. Bonaparte sut le faire accepter en flattant les vanités de chacun: à La Reveillère, il parla d’exporter la théophilanthropie, secte dont il s’était fait le protecteur 2, à Merlin et François, il leur fit miroiter l’avantage d’envoyer au loin la superfétation militaire (à commencer par lui). Rewbell fut donc gagné par ses collègues et l’expédition décidée officiellement le 15 ventôse an VI (5 mars 1798) 3. L’on sait quel armement considérable fut réuni, sans oublier la cohorte de savants (dont Vivant-Denon et Dolomieu), dirigée par le général Bonaparte lui-même, dont le seul titre au commandement était celui de membre de l’Institut. La prise de Malte fut, dès le début, associée à cette expédition et ce, dans le plus grand secret. Le projet de s’emparer de l’île par une force tellement puissante qu’elle paralyserait toute velléité d’opposition et annihilerait toute psychologie de résistance, s’était donc imposé progressivement, à la lecture des rapports et au vu des événements, et ne fut pas, comme d’aucuns l’ont parfois écrit, conçu spontanément et globalement par le génie de Bonaparte. Les cercles qui avaient travaillé à l’invasion de Malte, en furent avisés, dès avant le retour du général à Paris, au moment où Talleyrand présentait au Directoire son mémoire sur l’Egypte. Ainsi, Zammit écrivit-il au Chevalier de Barras, le 25 pluviôse an VI (13 février 1798): «à présent que je sais qu’elle [la France] y est bien décidée...» 4. Malte ne se leurrait pas, contrairement à tout ce qui fut écrit par la suite pour dénoncer l’incurie de Hompesch. Caruson, peu suspect d’aménité à l’égard de l’Ordre en portait témoignage. Le 28 germinal an VI (17 avril 1798), il écrivait à Talleyrand 5 que dix jours auparavant, deux vaisseaux espagnols chargés de vif-argent s’étaient vu imposer vingt jours de quarantaine parce que l’Espagne était alliée à la France et il ajoutait: «les mesures de défense ont repris, surtout depuis les avis que le Gouvernement reçoit des armements qui se préparent à Gênes et Civita Vecchia, destinés, dit-on, pour la Sicile et Malte. Tout annonce qu’on veuille user, ici, de résistance. Le Grand Maître croit attirer de son côté le peuple, moyennant quelque argent qu’il jette aux enfants par les rues; il n’en est pourtant pas moins inquiet sur l’avenir». Un incident avec l’Angleterre montra que Malte n’était pas la seule sur le qui-vive. Une tartane française, capitaine Perrimond, avait été prise par un corsaire anglais qui était venu s’abriter à Malte. Caruson avait notifié, le

1. ANP; AF III-9. 2. Secte qui voulut faire du déisme une religion. Valentin Haüy, l’instituteur des jeunes aveugles, mais aussi Régnaud de Saint-Jean d’Angély y adhérèrent surtout lorsque le Directeur La Reveillère-Lépeaux lui apporta sa protection en 1797. En 1801, les Consuls lui interdirent l’usage des édifices nationaux pour le culte. 3. Vicomte de Barras, Mémoires (Paris, Hachette, 1895-1896, 4 vol in-8), t. III, pp. 161 et sq. 4. MAE; CP Malte 24, n° 60. 5. Ibid.; n° 72. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 369

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18 floréal an VI (7 mai 1798), une demande, au Grand Maître pour que l’armement anglais fût dissout, puisqu’il était de notoriété publique qu’équipage et munitions provenaient de Malte, contrairement aux lois de la neutralité. Hompesch fit restituer la tartane et chargea l’avocat du Principat, Benoît Schembri, d’écrire au consul anglais pour obtenir le rôle de l’équipage anglais. Le consul anglais, William England répondit que nul n’avait le droit d’examiner les rôles. Le 8 mai, Hompesch informa Caruson qu’il n’en pouvait mais, lequel, le 9, exigea l’immobilisation au port, du corsaire anglais 1. Le 28 floréal an VI (17 mai 1798), il pouvait annoncer à Talleyrand 2 que le Grand Maître avait obligé dix-huit Maltais à débarquer et qu’il avait fait déposer à quai toutes les munitions; il ajoutait : «les dispositions de ce pays relativement à l’expédition de Gênes sont toujours les mêmes. On a distribué les armes à toute la milice qu’on exerce souvent. Les intéressés à une résistance flattent le Grand Maître que les Maltais sont là pour le soutenir. Ce qui est certain, c’est qu’il se manifeste parmi les individus même de l’Ordre une diversité d’opinion qui ne manquera pas de produire, dans l’occasion, du désordre parmi eux». Ces dépêches sont intéressantes, parce qu’écrites lors de l’événement et non quelques (sinon plusieurs) années après. De surcroît, elles le sont parce qu’elles furent rédigées par quelqu’un qui avait pour mission d’espionner les préparatifs de résistance, alors que tous les témoignages postérieurs et contraires, qui mirent en avant l’insouciance de Hompesch et l’absence de mise en défense en dépit d’avis répétés, provenaient, soit de ceux qui avaient eu une responsabilité militaire dans la défense et s’étaient fait vaincre, soit de ceux qui, par conviction ou par intérêt, avaient rejoint les rangs républicains. Si l’on ajoute à ceux-là, les Chevaliers qui, à Saint-Pétersbourg, voyaient s’ouvrir devant eux des horizons nouveaux, il était tentant pour tous, bien qu’adversaires, de ne désigner qu’un responsable unique, Hompesch qui, tel le baudet de la fable, porta sur lui l’accusation d’incurie et de trahison dont tous étaient atteints. Ces lettres montrent aussi qu’en face de la diversité, de la division même, des Chevaliers, on avait représenté à Hompesch qu’il pouvait compter sur la fidélité des Maltais. Poussielgue, lui-même, reconnaissait dans son rapport que le Grand Maître était très populaire et généreux. Il semble que Hompesch ne se faisait guère d’illusions sur l’avenir de l’Ordre, mais que la souveraineté de Malte lui convenait. Hompesch était l’anti-Pinto. Alors que ce dernier rêvait de grandeur, l’Ordre lui permettant de transcender les bornes étroites de sa principauté, Hompesch semble avoir été prêt à abdiquer les prétentions de l’Ordre pour se limiter à Malte. Il ne comptait d’ailleurs pas que sur la fidélité des Maltais, mais sur les liens plus intéressés qu’il avait noués en s’endettant largement pour acheter les voix de son élection et se répandre en largesses. Caruson, toujours, écrivait à Talleyrand 3 : «J’ai lieu de croire que tout ce que fait le Grand Maître n’est pas tant pour le soutien de son Ordre auquel il paraît peu attaché et dont il est très persuadé de la courte durée, comme rapport à ses propres intérêts, liés à ceux de plusieurs Maltais à qui il doit des sommes considérables».

1. Ibid.; n° 73. 2. Ibid.; n° 74. 3. Ibid.; n° 68, citée. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 370

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Il eût fallu être bien aveugle pour ne pas voir que les événements se précipitaient. Selon Doublet, Hompesch aurait reçu une lettre chiffrée du bailli de Schönau, ministre de l’Ordre au Congrès de Rastadt. Il est singulier que Doublet en donne le texte in-extenso, comme s’il avait la lettre sous les yeux, mais sans en donner la date précise 1. Il est aisé d’admettre qu’une telle lettre ait existé, il est plus difficile de croire que le texte, à la limite de l’insolence envers son supérieur, ait pu être celui que Doublet propose et qui participe de cette entreprise visant à ne faire que du seul Hompesch le responsable unique de la chute de l’Ordre qui avait conduit les uns à se jeter dans les bras de Paul Ier, les autres dans ceux de Bonaparte. Autre signe de la victoire des idées nouvelles, l’Inquisiteur Giulio Carpegna2 venait d’être rappelé par les Conseils de la République romaine. En se démettant de sa charge, le 24 avril 1798, il avait néanmoins pris la précaution de faire enregistrer à la chancellerie un protêt pour maintenir les droits de la nouvelle République sur tous les biens relevant de l’Inquisition 3. L’Ordre voyait son supérieur religieux déposé et déporté, et même son vieil adversaire l’Inquisiteur subissait un sort que les plus régalistes des ministres espagnols ou napolitains n’avaient jamais imaginé. Néanmoins, il semble que Hompesch ait eu l’espoir, sinon la certitude que l’Angleterre ne laisserait pas Malte envahie par les Français. En mai 1798, la Grande-Bretagne avait décidé d’appuyer officiellement le traité signé, à l’instigation de Marie-Caroline, entre Naples et l’Autriche et Nelson semblait surveiller les parages des possessions napolitaines. Il apparaît que le Grand Maître écrivit à l’Amiral, puisque le chanoine Mifsud retranscrit la traduction italienne (légalisée à Messine, le 10 décembre 1800) de la réponse de Nelson à Hompesch 4 dont voici la teneur en français: «HMS Vanguard, Messine, 20 juin 1798. Illustrissime Seigneur, J’ai l’honneur de vous faire connaître, avec une satisfaction particulière, que je fais actuellement tout mon possible pour faire voiles rapidement, avec l’escadre de S.M.B., vers Malte, avec la ferme détermination d’empêcher que votre île ne tombe aux mains de l’ennemi commun. En conséquence, je vous prie de bien vouloir ordonner la concentration de toutes vos galères, bombardes, chaloupes armées, etc., afin qu’elles effectuent une prompte conjonction avec mon escadre aussitôt que je serai en vue de l’île (ce qui, je l’espère, sera vendredi prochain) et ce, pour rendre mon succès plus assuré, étant donné qu’il ne faut pas perdre de temps pour détruire la flotte française. J’ai l’honneur d’être, avec la plus grande considération et le plus grand respect, votre très fidèle serviteur. Horace Nelson» L’Angleterre avait, en effet, mis du temps à savoir quelle était la destination de l’armement naval français. En avril, sir William Hamilton avait alerté Lord Saint-Vincent, commandant en chef de la flotte britannique au large de l’Espagne et du Portugal que la paix entre Naples et la République française ne devait tromper personne et que l’armement lui était destiné. Si Londres ne voulait pas

1. Doublet, Mémoires historiques… 2. Giulio Carpegna fut le dernier Inquisiteur de Malte, (1793-1798). 3. MAE; CP Malte 24, n° 74, citée. 4. Mgr Alfredo Can. Mifsud, Origine della sovranità inglese sù Malta, p. 294. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 371

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envoyer de flotte, le seul salut serait celui des armées autrichiennes 1; toutefois, le consul anglais à Livourne, Udney écrivait à Nelson, le 20 avril 1798 : «From what I can hear, I feel confident that the expedition is intended first for Malta, then Sicily, in order to secure that granary, then Naples, in all which places the French Republic have secured a strong party; then will proceed to Alexandria, Cairo and Suez. If France intends uniting with Tippoo Sahib against our possessions in India, the danger of losing half an army in crossing the desert from Egypt would be no obstacle» 2. Pendant ce temps, l’ambassadeur de France, Garat 3, essayait de tranquilliser Naples, en assurant à Acton que l’expédition avait pour but de reprendre le projet de percement d’un canal dans l’isthme de Suez 4. Mais l’Amirauté ne fut pas dupe et dépêcha Nelson en Méditerranée sur le Vanguard, capitaine Edward Berry, avec l’Orion, capitaine Sir James Saumarez et l’Alexander, capitaine Alexandre John Ball. Or, le 19 mai, alors que Bonaparte quittait Toulon, Nelson essuyait un coup de vent et devait se réfugier au sud de la Sardaigne, dans l’île San Pietro, ce dont le général français fut informé le 1er juin. Londres prit conscience du danger et, le 2 mai, donnait des ordres à Saint- Vincent. Ce dernier ordonna au capitaine Troubridge de prendre avec lui neuf vaisseaux, une frégate et un brick 5 et de rejoindre Nelson qui recevait alors l’ordre de prendre l’escadre sous son commandement, de «prendre, couler, brûler ou détruire» la flotte française en la poursuivant jusque dans la Mer Noire, s’il le fallait, et de tirer des secours d’Italie, de Malte ou d’Alger 6. La liaison se fit le 7 juin; l’escadre anglaise n’arriva à Ponza que le 15 juin. A Naples, Acton et les souverains siciliens, ne voulurent pas officiellement prendre parti contre la France, mais accordèrent secrètement les ports de Calabre et de Sicile aux Anglais. Nelson fit alors voiles pour Messine, où il arriva le 20; le 22 juin il était à Syracuse et, comme il l’écrivait à Hompesch, il pensait arriver à Malte le vendredi 29 juin 7. Les quatre convois français quant à eux étaient partis échelonnés : celui de Gênes, le 7 mai; celui de Bastia, le 15 mai; celui de Toulon, avec Bonaparte, le 19 mai et celui de Civitavecchia, le 26 mai. Les trois premiers se joignirent le 27 mai, le quatrième, ayant pris du retard, ne retrouva l’escadre qu’à Malte où il l’avait précédée. En effet, Desaix qui commandait ce dernier convoi, arriva devant l’île le 6 juin 1798 (18 prairial an VI) avec quelques frégates et environ soixante-dix bateaux de transport qui effrayèrent néanmoins Maltais et Chevaliers. Hompesch dut, sous cette pression, faire mettre en défense, mais il

1. BNF; Add. mss. 34906, p. 384. 2. Hardman, A history of Malta during the period of the French and British occupations, 1798-1815, p. 37. 3. Dominique Joseph Garat (1749-1833). Député par les pays basques aux États-généraux, il succéda à Danton au ministère de la Justice en octobre 1792 et eut, à ce titre, à communiquer à Louis XVI son arrêt de mort; ministre de l’Intérieur en 1793, il fut arrêté sous la Terreur. Ambassadeur à Naples, il eut à vaincre la répulsion de la Reine qui lui imputait le 21 janvier. 4. F.O.Records, Sicily 11, Hamilton à Grenville, Naples, 29 mai 1798. 5. BNF., Add. mss. 34906, p. 421. Les vaisseaux étaient le Goliath, le Minotaure, la Defence, le Bellerophon, le Majestic, le Zealous, le Swiftsure, le Theseus, l’Audacious; la frégate était le Leander et le brick, la Mutine. 6. Hardman and Rose; op. cit., p. 41. Les instructions de Nelson étaient datées du 21 mai 1798. 7. Et non le 22, comme l’écrit le comte de Pierredon. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 372

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ne fit pas rentrer les poudres qui étaient dans les entrepôts de Kordin et ne nomma pas de général en chef. Il se contenta de s’entourer du Sénéchal, le prince Camille de Rohan qui dirigeait les milices des campagnes et de deux lieutenants du Grand Maître, le bailli Tommasi qui eut la responsabilité de l’Ouest de l’île, mais c’était un homme de 70 ans qui avait toujours servi en mer, et le bailli de Clugny, âgé de 72 ans, qui eut la responsabilité de l’Est de l’île 1. Le jeudi 7 juin était la Fête-Dieu ; le Grand Maître passa la matinée à suivre la procession solennelle, alors que diverses informations venaient détendre l’atmosphère : Caruson avait été chargé par les responsables du convoi de rassurer le Grand Maître sur leurs intentions et Bosredon de Ransijat montrait une lettre de Dolomieu déclarant que le but de l’expédition était l’Égypte 2. Il semble cependant qu’un certain nombre de Chevaliers s’émut de la passivité du Grand Maître. Le prince Camille n’obtint qu’alors la nomination des officiers des régiments des milices, ce qui ne leur laissait que peu de temps pour connaître leurs hommes. Moins heureux, le commandeur de Mesgrigny-Villebertin se vit refuser les moyens de mise en défense de Gozo qu’il demandait. Hompesch agissait comme s’il était assuré de n’être pas attaqué ou, plutôt, comme si le combat allait se situer au large de Malte. Or, le 9 juin (21 prairial), les trois autres convois arrivèrent à Malte. Le 10 juin, à trois heures du matin, Bonaparte fit demander au Grand Maître l’autorisation pour l’escadre d’entrer dans le port pour faire de l’eau, pendant qu’il faisait mettre l’escadre (18 vaisseaux de ligne, 90 bâtiments armés et 300 bâtiments de transport) en ligne depuis Gozo jusqu’à Marsaxlokk, un cordon demi-circulaire bloquant l’entrée des ports de La Valette. Hompesch réunit alors le Conseil. Les Espagnols voulaient que l’on condescendît à la demande du général; les Français et les Portugais s’y opposèrent. La réponse négative fut portée par Caruson qui fut retenu à bord. Le bailli de la Tour du Pin écrit qu’il était aussi porteur de la liste des personnes (Chevaliers ou Maltais) favorables aux Français. À quatre heures du matin, le convoi de Desaix (venu de Civitavecchia) qui mouillait dans l’anse de Marsaxlokk, tira le canon, donnant le signal du premier débarquement et – tous les témoignages concordent – l’Ordre déploya alors, pour la dernière fois, le grand étendard de la Religion au-dessus de La Valette. Au même moment, les autres convois débarquaient leurs troupes en six endroits différents: les troupes de Reynier (convoi de Marseille) dans la baie de Ramla à Gozo; celles de Baraguey d’Hilliers (convoi de Gênes) dans les baies de Mellieha et de St Paul; celles de Vaubois (convoi de Corse), le long de la faille de Naxxar et dans les anses de St Georges et de St Julien. La panique saisit visiblement les attaqués. Ils n’étaient que 550 Chevaliers dont 220 Français et ne disposaient que de 9 700 hommes de troupes mal aguerris.

1. Bailli de la Tour du Pin; op. cit., p. 53. 2. Toutes les lettres de Dolomieu citées par Alfred Lacroix (op. cit., n° CLXI p. 173; CLXII, p. 174; CLXIII, p. 175) prouvent à l’évidence qu’il ignorait tout de la descente sur Malte. Il écrivit au gouverneur de Messine (ibid.; CLXVIII, p. 183) «on me le cacha avec d’autant plus de soins que l’on savait que je me serais débarqué à tout prix». Des nombreux mémoires qui ont été écrits, tous témoignent que leurs auteurs ne comprirent que l’on allait prendre Malte, qu’au moment où la flotte se mit en ligne de bataille. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 373

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De surcroît, la vétusté de l’armement était telle que les affûts, pourris, se rompirent au premier tir; enfin, le débarquement n’ayant assurément pas été envisagé, aucune batterie n’était pourvue de vivres. Dans La Valette, Bosredon de Ransijat se rendit auprès du Grand Maître pour lui affirmer que les Chevaliers français ne pouvaient pas tirer sur leurs compatriotes. Ce fut alors moins pour le punir que pour le protéger des autres Chevaliers que Hompesch dut le faire mettre aux arrêts au fort St Elme. Deux autres Chevaliers, le Français Lascaris et l’Espagnol Cottoner, refusèrent aussi d’obéir, mais ne furent pas inquiétés; toutefois ceci alimenta la rumeur qu’il y avait des traîtres parmi les Chevaliers. Les troupes débarquées enlevèrent rapidement toutes les défenses. A Gozo, les 9e et 85e demi-brigades d’infanterie de ligne ne rencontrèrent presque aucune résistance à Ramla, et pendant qu’une partie des troupes contrôlait la baie de Marsalforn, le gros de l’armée s’emparait des hauteurs de Xaghra et de Nadur, puis contraignait le fort Chambray et le château de Rabat à une capitulation dans l’honneur. A Malte, la 21e demi-brigade d’infanterie légère débarquée à Marsaxlokk isolait le fort St Lucien, neutralisait les défenses de Delimara et de St Thomas, continuait sur Zejtun où s’installait Desaix et campait sur les hauteurs des Capucins, menaçant directement la ligne Cottoner et le fort Ricasoli. Les troupes de Baraguey s’étaient emparé, sans rencontrer de ferme opposition, des hauteurs de Mellieha, puis du Fort rouge, et contrôlaient ainsi toute la zone basse du Nord- ouest. Mais ce furent surtout les troupes de Vaubois qui firent merveille: débarquées à St Julien, elles laissèrent Lannes et ses hommes à Ta’Xbiex pour menacer l’île Manoel et continuèrent vers l’intérieur. Selon le bailli de la Tour du Pin lui-même, quelques tirailleurs français mirent en fuite les 1 200 hommes du régiment de Birkirkara (milice). La route de Mdina était ouverte et à 9 h, la vieille capitale se rendait à Vaubois qui avait fait intimer à la jurade, l’ordre de se rendre par Censu Barbara. Le Hakem et les jurats acceptèrent de capituler, mais le firent au nom de l’évêque, réservant à celui-ci, les clefs et le gouvernement de la ville, si les Français devaient l’évacuer. La noblesse et le chapitre s’étaient enfin débarrassés de l’Ordre. La prise de Malte semblait donc avoir été chose aisée et les notables locaux paraissaient préférer encore les Français au maintien de l’Ordre. Mais La Valette tenait toujours. Dans la ville qui se remplissait de fuyards des campagnes, en effet, la résistance s’organisait. Onze mille barils de poudre avaient été transbordés et remplissaient les magasins des forts et les casemates du St Elme 1; quatre mille hommes de troupes et des milices étaient prêts à soutenir un siège dans La Valette. Cette résistance inquiéta Brueys et Bonaparte donna l’ordre de débarquer de nouvelles pièces de campagne et le 11 juin, il ordonnait l’établissement de batteries depuis la pointe Dragut jusque sous les murailles «soit pour resserrer le blocus, soit pour attaquer les ouvrages en place» 2. Mais Bonaparte avait, ce faisant, une autre idée, relevant de la guerre psychologique, il demandait que la brigade Marmont édifiât des retranchements

1. Bailli de la Tour du Pin; op. cit., p. 25 et p. 34. 2. Correspondance de Napoléon 1er, t. IV, pp. 182-183, n° 2632. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 374

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de terre et de barils, pour inquiéter l’ennemi et lui faire user sa poudre. C’était, en effet, un des rares moyens pour amener la ville à reddition. Car la ligne de fortification qui protégeait La Valette et les trois autres cités portuaires était assez puissante pour résister longtemps; de surcroît, elle protégeait des jardins en assez grand nombre pour que l’approvisionnement fût suffisant avec la quantité de blé conservée dans les greniers souterrains. L’Ordre, dans la nuit du 10 au 11 juin semblait bien avoir décidé de pratiquer la politique du réduit défensif que Vaubois suivit quelques mois plus tard. Or, ce furent les Maltais dont les nerfs craquèrent les premiers. Cela commença le 10, à 10 h du matin. Hompesch réunit Loras, maréchal de l’Ordre à qui incombait la défense de La Valette, le bailli de la Tour du Pin qui commandait la ligne Cottoner, le marquis de la Tour du Pin, son frère, émigré et ci-devant maréchal de camp des armées du roi de France, Saint-Félix colonel du régiment de Birkirkara, le chevalier de Préville, le commandeur de Saint-Priest et l’ingénieur militaire Tousard. Une sortie fut décidée vers Floriana et Pietà avec les cinq cents hommes du fort Manoel, mais lorsqu’on alla les prendre, on n’en trouva que cinquante, selon les dires du bailli de la Tour du Pin, corroborés par Vivant- Denon qui parle d’une sortie «des chevaliers unis a quelques gens de la campagne» 1. La tentative échoua pitoyablement, alors que l’on annonçait la prise des tours et batteries côtières ainsi que la reddition de Mdina. Lorsque les Chevaliers et leurs hommes rentrèrent dans la ville, après l’échec de la sortie, ils furent pris à parti, accusés de trahison, malmenés et blessés, et quatre d’entre eux furent tués dont un, sous les fenêtres de Hompesch qui ne réagit pas 2. La Tour du Pin note que ces meurtres furent perpétrés par des fermiers ou gabelous des barons et autres gens riches. D’autres Français furent pris à parti et assommés, c’étaient ceux qui parlèrent d’arborer la cocarde tricolore. À cela s’ajouta un massacre de Grecs de Corfou que la Tour du Pin, dans son récit rédigé à Trieste 3, décrit comme une bande armée supplétive dont le rôle aurait été inscrit dans une vaste conspiration. Il n’est qu’à se souvenir des dispositions du Code Rohan sur les Grecs pour n’avoir pas besoin de cette dernière accusation pour expliquer cet acte. C’était donc un changement d’atmosphère que notent d’ailleurs aussi bien la Tour du Pin que Vivant-Denon. Le bailli écrit que le 10 au soir la confusion était telle que l’on se tirait dessus 4. En effet, la rumeur de trahison s’amplifiait et le bruit se répandit que les Français allaient entrer dans la ville au crépuscule, par la maison de l’ingénieur Tousard dont on connaissait les idées progressistes. Or, un piquet de garde et une patrouille qui avait oublié le mot de passe (le Saint), se tirèrent dessus non loin de la maison du chargé d’affaires russe, O’Hara. Celui-ci se rendit chez le Grand Maître l’assurant que les Français pénétraient par chez Tousard (alors que la Congrégation des guerres avait fait obturer tous les moyens d’accès depuis plus d’un mois, ce qui prouve encore que les défenses avaient été organisées). Le Grand Maître et le Conseil déconcertés, firent fermer

1. Bailli de la Tour du Pin; op. cit., p. 82. Dominique Vivant-Denon, Voyage dans la basse et haute Egypte pendant les campagnes du général Bonaparte, Paris, Pygmalion, 1990, p. 47. 2. C’étaient les chevaliers de Vallin, de Montazet, d’Ormy et d’Andelard. L’absence de réaction à l’assassinat d’Andelard est notée par la Tour du Pin; op. cit., p. 82. 3. Op. cit.; p. 88. 4. NLM; LIBR 421, n° 309, Trieste, 15 octobre 1798. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 375

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le palais et en ordonnèrent la défense. L’affolement gagna partout et les patrouilles se prenaient respectivement pour cible dans les rues 1, ce que note Vivant-Denon : «le premier jour... tout annonçait la guerre; le second jour, le mouvement n’était plus que de l’agitation» 2. Ce fut dans ce contexte d’affolement, amplifié par la rumeur de complot et de trahison et exacerbé par les massacres de l’après-midi que vers minuit, selon Doublet, vers deux heures du matin, selon la Tour du Pin, une députation des principaux notables demanda , «à la lueur des flambeaux», d’être reçue par le Grand Maître. En effet, quelques heures auparavant, les jurats de l’année, le marquis Mario Testaferrata, le baron Gio Francesco Dorell, le marquis Girolamo Delicata, le Dr Francesco Maria Torregiani, Gio-Battista Grognet et leur syndic Gio-Nicolo Muscat auxquels s’adjoignit le jeune Giuseppe Guido, subactaire (greffier) de la cour criminelle de La Valette, s’étaient réunis à la maison de ville pour examiner la situation. Ce fut Guido qui émit l’idée de demander au Grand Maître de solliciter une suspension d’armes auprès de Bonaparte. Tous en acceptèrent le principe et pour éviter que la ville fût traitée avec les rigueurs de la guerre, ils firent enregistrer, par Dorell, chez Formosa de Frémeaux, consul de la République batave (allié de la France), une protestation signalant leur démarche auprès du Grand Maître. Le conseiller Borg Olivier signataire aussi de ce document, en fit un mémoire explicatif destiné à être présenté à Hompesch par le baron Dorell, Formosa de Frémeaux et le maître-écuyer Royer. Il y était dit que si les forces étaient suffisantes pour s’opposer aux Français, la nation maltaise se battrait pour conserver son prince et la domination de l’Ordre, mais que si elles étaient insuffisantes, les principaux responsables maltais demandaient un arrangement auquel ils proposaient d’associer les chargés d’affaires de Naples (le commandeur Grimaldi), d’Espagne (le Chevalier d’Amat) et de Toscane (le bailli Frisari), toutes puissances alliées de la France. Ils députèrent quatre d’entre eux (Testaferrata, Bonanno, Torregiani et Guido) pour le présenter, mais ils envoyèrent, en estafette, l’auditeur du Grand Maître, Benedetto Schembri, consulteur du président du Suprême magistrat de judicature et avocat du Principat. Schembri, arrivé au Palais, voulut que l’autre auditeur, Bruno, secrétaire de la Chancellerie de l’Ordre, prévînt Hompesch. Or, tous deux étaient en conférence et Schembri dut faire antichambre. L’attente durant, les quatre députés vinrent retrouver l’auditeur et exigèrent du maître-écuyer que le Grand Maître fût prévenu. Royer s’étant exécuté, Hompesch se serait écrié : «encore Schembri!» et «ne vous avais-je pas dit qu’il y avait un complot? Le voilà manifesté, il n’y a plus de doute» 3. L’allusion à la participation des Schembri au soulèvement de 1775 montre que Hompesch estimait que les Maltais, ou du moins certains Maltais, profitaient de la présence de l’ennemi pour faire, en accord avec lui ou non, une révolution contre l’Ordre. Les députés, furieux d’attendre, demandèrent à haute voix d’être reçus et

1. Op. cit.; p. 90. 2. Vivant-Denon; op. cit., p. 47. 3. Mifsud; op. cit., p. 186 et sq. Relation du juge Vincenzo Bonavita. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 376

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Hompesch sut les entendre. Ce fut Guido qui rappela que les Maltais s’étaient toujours associés aux Chevaliers pour combattre les musulmans, mais qu’attaqués en force par une nation chrétienne qui détenait toute la campagne, ils refusaient de voir la ville mise à sac et demandaient l’obtention d’une suspension d’armes pour que fussent examinés les griefs de la France contre l’Ordre et contre Malte. Guido fut interrompu, insulté et menacé de la corde par des membres du Conseil auxquels il répondit qu’ils étaient les députés d’une nation qui pouvait tout perdre de la guerre et n’avait rien à y gagner. Il en appela alors à la compassion du Grand Maître pour son malheureux pays. Hompesch, à l’issue du Conseil, demanda à Formosa de Frémeaux, en tant que consul batave, de se rendre à bord de l’Orient 1 pour solliciter la trêve. Frémeaux, alléguant de son âge, y envoya son chancelier. En même temps, le Grand Maître faisait écrire à Dolomieu par le Chevalier Miari pour lui demander son intervention auprès de Bonaparte. Celui-ci, voyant que le géologue avait de l’influence à Malte, le convoqua. Il lui aurait expliqué qu’il était venu prendre l’île et qu’il n’avait guère de temps à perdre, sachant que l’escadre anglaise était en Sardaigne; il lui aurait dit qu’il savait que l’Ordre n’avait pas les moyens de se défendre et que les Maltais ne voulaient plus obéir aux Chevaliers et qu’il voulait acheter Malte à l’Ordre, soit en argent, soit par le traitement qu’il leur ferait; qu’il veillerait à ce que ceux qui voudraient rentrer en France le pussent avec tous les droits de citoyens et que ceux qui voudraient rester à Malte fussent protégés; qu’enfin, le Grand Maître aurait une souveraineté en Allemagne et tout ce qu’il demandera 2. Bonaparte envoya son aide de camp, Junot, pour négocier la trêve avec le Grand Maître. Il était accompagné de Dolomieu et de Jean Baptiste Etienne Poussielgue, devenu secrétaire du général en chef. Hompesch les reçut, entouré des quatre baillis composant la Congrégation d’État. Le 11 juin, à 1 heure de l’après-midi, était signée une suspension d’armes de vingt-quatre heures, du 11 au 12 juin, à six heures du soir; un second article stipulait que dans les vingt- quatre heures, il serait envoyé une députation à bord de l’Orient pour signer la capitulation. Hompesch nomma alors les plénipotentiaires de la capitulation. Ce furent le bailli Frisari, le commandeur de Bosredon de Ransijat, le baron Mario Testaferrata, le Dr Nicolo Muscat, l’avocat Benedetto Schembri, le conseiller Bonanno et le secrétaire Doublet. Le Chevalier d’Amat, chargé d’affaires d’Espagne les accompagna comme médiateur et, à minuit, ils étaient à bord de l’Orient. Doublet a laissé une narration de la rencontre avec Bonaparte. Il y décrit l’inconvenance du général, ses plaisanteries lourdes et son insolente

1. Le vaisseau sur lequel était Bonaparte et tout son état-major, était un bâtiment de haut- bord de 120 canons. Il avait été lancé en 1792 et s’appelait alors le Dauphin royal; en 1793, il devint le Sans Culotte, puis, en mai 1794, l’Orient. Il sauta lors du combat d’Aboukir, le 1er août 1798, et l’amiral Brueys y périt. Les débris de son grand mât furent utilisés pour fabriquer le cercueil de Nelson. 2. Le récit de l’entretien de Bonaparte et Dolomieu, cité par C. de la Jonquière, op. cit., t. I, pp. 612-613 et Pierredon, op. cit., pp. 157-158) est tiré d’un mémoire de Dolomieu, trouvé dans les papiers du général Kléber et publié pour la première fois dans le Spectateur militaire, Paris, Mareschal, 1827, t. II, pp. 50-54. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 377

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ironie; mais, néanmoins, pour ne pas froisser l’honneur d’un ordre militaire qui s’était jadis couvert de gloire préféra le mot de «convention» à celui de capitulation. Le texte comprenait huit articles: l’Ordre renonçait à la souveraineté sur Malte en faveur de la République française (art. I); ladite République s’engageait à procurer, au Congrès de Rastadt, une principauté viagère pour Hompesch et, en attendant, elle lui allouait 300 000 F de pension annuelle, plus deux années de cette pension au titre de dédommagement mobilier (art. II); les Chevaliers pouvaient rentrer en France et leur résidence à Malte sera regardée, quant aux lois sur l’émigration, comme résidence en France (art. III); ils recevraient 700 F de pension, portés à 1 000 F pour les sexagénaires (art. IV); les propriétés qu’ils possédaient à Malte et Gozo, à titre individuel, leur étaient garanties (art. VI); les Maltais continueraient à bénéficier de la liberté de culte, de la protection de leurs propriétés et ne seraient soumis à aucune contribution extraordinaire (art. VII); les actes civils passés antérieurement à la convention resteraient valides et exécutoires (art. VIII). C’était le 24 prairial an VI (12 juin 1798). Tous signèrent, le bailli Frisari réservant les droits d’alto dominio de son souverain le roi des Deux-Siciles. Juridiquement, cette convention était entachée de nullité. D’une part, pour ce qui concernait l’Ordre, ni le Grand Maître, ni le Sacré Conseil ne l’avaient sanctionnée ou ratifiée; c’était donc un acte de force contre lequel on pouvait réclamer. D’autre part, pour ce qui concernait Naples, l’Ordre avait, régulièrement ou non, cédé ses droits de vassalité à une autre puissance sans que le suzerain eût eu à donner son avis; cela devait donc entraîner, de droit, la rétrocession de l’île de Malte à la Couronne de Sicile. Il semble néanmoins que Bonaparte ait voulu prévenir tout contentieux en ce domaine, en récusant la médiation du consul batave et en recourant à celle du chargé d’affaires espagnol. Au grand étonnement de tous les Français de l’escadre, Malte était tombée à la première sommation 1. Immédiatement, comme si les yeux de tous les acteurs étaient décillés, nul ne voulut admettre avoir été vaincu par ses propres frayeurs et la thèse du complot se répandit : pour les uns ce furent Dolomieu et ses amis, Ransijat, Faÿ, Tousard...; pour d’autres les francs-maçons; pour beaucoup ce ne fut que Hompesch et pour Hompesch ce furent les Maltais. En effet, il serait faux de n’attribuer qu’aux comploteurs de mai 1797 le ralliement de Malte aux Français de Bonaparte. Ils n’étaient pas assez nombreux pour pouvoir, sinon en imposer, du moins influencer l’Ordre et le peuple de Malte. Certes, ce fut parmi eux que Bonaparte lia des intelligences et il est remarquable que ce fut justement en mai 1797 que, pour la première fois, le général exprima dans une lettre au Directoire, son idée de s’emparer de Malte 2. Mais, les événements de juin 1798 furent surtout le résultat d’une collusion objective entre ces partisans des idées nouvelles, une noblesse locale souffrant d’être tenue éloignée, une bourgeoisie affolée par le marasme économique, un

1. Bibliothèque municipale de Carcassonne, fonds Peyrusse, lettre du général-baron Peyrusse (29 prairial an VI/17 juin 1798) à sa mère. 2. C. de la Jonquière, L’expédition d’Egypte, t. I, pp. 25-26. La lettre est datée du 7 prairial an VI (26 mai 1797). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 378

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clergé ravi de se débarrasser d’un Ordre qui ne l’avait jamais ménagé et un peuple souffrant d’être méprisé et écrasé par l’augmentation du coût de la vie. Ces mécontentements si différents convergèrent pourtant en une action qui déstabilisa Hompesch. Celui-ci, tout comme Louis XVI, jouissait pourtant d’une grande popularité dans le peuple, popularité que soulignèrent également des hommes qui lui étaient aussi peu favorables que Poussielgue 1 ou Caruson 2. Le dernier Grand Maître, lucide sur les chances de Malte et les appétits de la France, fondait les plus grands espoirs sur la fidélité des Maltais. Or, dès le premier soir de l’apparition de l’escadre française, le peuple massacrait quelques chevaliers sous ses fenêtres tandis que les notables maltais venaient lui signifier qu’il fallait céder. L’hostilité des élites et l’apathie de la grande masse du peuple poussèrent Hompesch à ne pas résister, et, désespéré de ne trouver aucun appui, il fut emporté, là encore comme Louis XVI, par la solitude du pouvoir et l’abandon de ses sujets. Ainsi s’achevait ce que l’on peut appeler la première révolution de Malte, la révolution progressiste de juin 1798, qui fit s’effondrer l’édifice chancelant de l’Ancien Régime par la combinaison des lassitudes des uns et des égoïsmes des autres. La somme des diverses volontés de changement avait abouti, comme en France, à abattre le pouvoir en place, mais à l’opposé de ce qui s’était passé à Paris, nul n’avait de plan de gouvernement ou d’idées sur la régénération de la société. Chaque groupe rêvait de son côté. Car il y avait longtemps qu’à Malte, les factions et les hommes se méfiaient les uns des autres. Les Maltais étaient travaillés contre l’Ordre: la noblesse par dépit, le clergé par ambition, le commerce par intérêt. Les Chevaliers étaient divisés par nations, mais aussi, depuis la Révolution française, par choix idéologique. Chaque groupe, chaque sous-groupe, avait intérêt à ce que les choses connussent un changement, mais aucun n’avait le courage ou la force de l’organiser. Toutes les tentatives de 1775 à 1797, en passant par les nombreuses affaires suscitées dans les cours étrangères, contre l’intérêt même de Malte et du Couvent, montrèrent l’incapacité d’aucun mouvement à imposer sa loi, mais aussi, en même temps, l’illusion d’un ordre religieux maintenu uni par sa mission de croisade, et la fin du lien intéressé entre l’Ordre et Malte. La ruine suscitée d’un côté, par la nationalisation des biens en France, puis dans les territoires qu’elle soumit et, de l’autre, par l’imposition dont certains souverains taxèrent l’Ordre, détacha définitivement les Maltais de la vieille milice qu’ils avaient supportée tant qu’elle pourvoyait au bien-être d’une économie régulée. Lorsque les règles cessèrent d’être des protections pour devenir des contraintes, les Maltais récusèrent l’image d’un État qui n’était plus paternaliste. En 1775, et plus encore en 1798, ils montrèrent que leur nation (pour autant qu’elle existât) ne faisait cause commune avec l’Ordre que par intérêt. Celui-ci disparu, les tendances centrifuges l’emportaient: quelques rares se voulurent indépendants, mais beaucoup préféraient changer de maîtres. Dans le monde politique, où les chiens sont fidèles aux maîtres et les chats à la maison, les

1. Archives nationales, Paris, 131 AP, papiers Poussielgue, Mémoire sur l’île de Malte à la fin de 1797, Milan, 20 pluviôse an VI (8 février 1798). 2. MAE, CP Malte 24, n°72 (17 avril 1798) et n°74 (17 mai 1798). 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 379

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Maltais avaient décidé d’être chats, du moins les Maltais qui s’étaient auto- proclamés les représentants de leur peuple. Car, dès que fut connue la convention, il se trouva des Maltais pour la refuser. Les uns par fidélité pour l’Ordre, les autres parce qu’ils estimaient que changer de maîtres n’était pas forcément une bonne solution. Les heures qui suivirent la signature de la convention portaient en germe tout ce qui suivit. Dans les trois cités portuaires, il fallut envoyer l’évêque pour calmer l’effervescence, tandis qu’ailleurs, des Maltais voulaient s’installer aux batteries pour canonner les Français. Le 12 juin à midi, les troupes républicaines prenaient possession de tous les châteaux et ouvrages fortifiés. Quelques heures plus tard, Bonaparte, qui avait refusé avec hauteur le carrosse que le Grand Maître eut le peu d’amour-propre de lui proposer, fit son entrée à La Valette, accompagné de son état-major. Il se rendit à la Banca Giuratale, jurade municipale de La Valette qu’il confirma dans ses pouvoirs et établit son séjour, non dans le palais du Grand Maître, où Hompesch lui avait fait préparer un appartement, mais au palais Parisio, derrière l’Auberge de Castille. Peu avant de débarquer, il avait écrit à Mgr Labini, pour se féliciter de son attitude et lui demander de lui présenter, à son arrivée les curés et les supérieurs religieux, l’assurant «que la religion catholique, apostolique et romaine sera non seulement protégée, mais ses ministres spécialement protégés» 1. Labini lui promit son concours et, l’entrée des troupes françaises s’étant faite sans effusion de sang, il lui annonçait qu’il ferait chanter un Te Deum solennel, «après une procession publique et pompeuse». Nul doute que Bonaparte n’en demandait pas autant. Hompesch n’eut pas plus de dignité que Labini. Il écrivit à Bonaparte, le 13 juin 1798, que toute l’Europe l’admirait mais pas plus que lui et, que s’il n’était pas venu lui offrir personnellement un témoignage de sa reconnaissance, c’était qu’il n’avait pas voulu rappeler aux Maltais leur ancien gouvernement. Le 18 juin 1798, à deux heures du matin, Hompesch s’embarqua sur un bâtiment français qui le conduisit à Trieste, accompagné de ses derniers fidèles, les Chevaliers de Bosredon, Desbrull, de la Garde, d’Hegnebert, les deux frères de Ligondès, Miari, de Reinach, de Roquefeuil, de Saulx, le commandeur de Saint- Priest, les baillis de Lombard-Montauroux et de Saint-Tropez, les servants d’armes Becker et Prépaud, l’abbé Gelsomino, les Maltais Gravagna père et fils, Mélan et Le Normand. Il débarqua à Trieste le 25 juillet 1798. Depuis ce jour, tous, à commencer par lui-même, cherchèrent à établir la responsabilité du désastre. Il y a une certaine similitude entre les événements de juin 1798 à Malte et ceux de juin 1940 en France. Tout d’abord, une énorme erreur d’appréciation des forces en présence et une surestimation de l’aide extérieure; ensuite, une division endémique du personnel dirigeant et un éloignement du peuple de son gouvernement; enfin, des hommes qui n’étaient pas à la dimension de l’histoire qui intervenait en intruse dans les médiocres querelles quotidiennes d’un municipe qui se prenait pour un État. Hompesch, poli, mais aux connaissances bornées, selon Poussielgue, savait la lutte perdue d’avance parce qu’inégale. Il eût, sans doute,

1. Correspondance de Napoléon, t. IV; pp. 188-189, n° 2638. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 380

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attendu Nelson, enfermé dans La Valette, s’il n’avait pas commis l’erreur de prendre l’humeur et la lâcheté de quelques notables pour une révolte du peuple maltais. Quant aux Maltais eux-mêmes, l’effondrement de l’Ordre fut pour eux comme une certaine «divine surprise». La République française les avait débarrassés d’un gouvernement qu’ils ne supportaient plus que difficilement. Tous n’étaient pas des admirateurs du régime français, loin de là, mais ils étaient prêts à le supporter puisque depuis deux siècles, c’était de la France que venait les revenus du commerce. Cependant, ils commirent à leur tour une erreur, en pensant que ce resserrement des liens économiques allait s’accompagner du relâchement des liens politiques et permettre ainsi la résurgence du vieux pouvoir municipal, sorte d’autogestion entre soi, satisfaisant profondément un peuple réfractaire à toute emprise étatique. 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 381 3° partie-chapitre 1 12/05/06 14:06 Page 382 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 383

CHAPITRE II L’Epoca Gallica

Aux Tuileries, ce 20 messidor an VI (8 juillet 1798) le canon tonna. L’indifférence des promeneurs, habitués aux victoires, fit place, selon les mémorialistes, à un enthousiasme sans nom lorsque l’on sut que Malte l’imprenable, Malte qui avait tenu tête à 38 000 Turcs, Malte s’était rendue à Bonaparte. Nul ne savait alors que ç’avait été presque sans coup férir, aux termes d’une négociation imposée, où les intérêts du Grand Maître et des Chevaliers avaient constitué ce que le général en chef appelait lui-même un achat. Le ministre de la Marine donna un banquet pour célébrer cette prise et, le 1er thermidor (19 juillet), le Directoire, magnanime, faisait lever le séquestre mis, dans les pays contrôlés par la France, sur les biens appartenant au ci-devant Ordre de Malte.

LE GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN

À Malte, Bonaparte savait qu’il avait peu de temps avant que la flotte anglaise n’apparût. Il voulait arriver en Egypte sans être retardé par un combat et, à son habitude, il organisa le gouvernement en quelques jours.

Les actes de Bonaparte Bonaparte ne séjourna que six jours à Malte et, dans ce bref délai, il organisa Malte conformément aux principes de la Révolution, tout en tenant compte des particularismes locaux les plus importants, comme il avait déjà eu l’occasion de le faire en Italie du Nord.

L’organisation administrative et judiciaire Ce fut un des premiers actes du général. Par un ordre du 25 prairial an VI (13 juin 1798) 1, il décidait que les îles de Malte et Gozo seraient désormais administrées par une Commission de Gouvernement composée de neuf membres, nommés par lui, aux appointements de 4 000 F. Elle avait la charge de l’administration générale, de la perception des contributions, de l’approvisionnement et de la santé. Chaque membre en assurait la présidence tournante pendant six mois. Elle choisissait en son sein un Secrétaire et un Trésorier. Cette ébauche de gouvernement était néanmoins limitée à sa dimension «municipale», car un Commissaire de Gouvernement français (aux appointements de 6 000 F) était placé auprès d’elle, et le commissaire ordonnateur en chef des armées fixait avec elle, l’abonnement de ce qu’elle devait donner, par mois, à la caisse de l’Armée. Bonaparte instituait un système colonial où la surveillance française n’était pas

1. Ibid.; n° 2643. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 384

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plus importante que précédemment, mais elle était officielle et surtout unique. La France retrouvait à Malte l’influence qu’elle avait eue sous l’Ancien Régime; elle substituait seulement la rudesse militaire à la souplesse diplomatique. Les îles étaient, quant à elles, divisées en cantons, sur la base de 3 000 habitants chacun et administrés par un corps municipal de cinq membres; celle de Malte avait, en outre, deux municipalités. Cette division correspondait à l’organisation administrative de la France instituée par la constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795): les communes, de dimensions variables, avaient été érigées (pour les communes moyennes) ou divisées (pour les grandes villes) en administrations municipales ou municipalités, et les petites avaient été regroupées en adminis- trations cantonales ou cantons. Auprès de chacune de ces administrations se trouvait un commissaire nommé par le Directoire. Ce fut donc sur cette base que Bonaparte organisa Malte, créant un échelon supérieur supplémentaire, la Commission de Gouvernement, assez proche néanmoins des administrations centrales qui géraient les départements et dont les membres étaient nommés à partir d’une liste de capacitaires. L’organisation «coloniale» pouvait donc, à tout moment, évoluer vers la départementalisation. Il organisa de même la justice: la Commission de Gouvernement recevait mission d’organiser les tribunaux civils et militaires, en se rapprochant le plus possible du modèle français. Il créait, en outre, des justices de paix dans chaque canton. Mais la nomination des juges et magistrats était néanmoins subordonnée à l’approbation du Général commandant à Malte. Ce dernier point introduisait un facteur d’hybridité institutionnelle: en confiant, au pouvoir militaire, l’aval d’une nomination dans l’ordre judiciaire effectuée par le pouvoir civil, le système prenait des allures proconsulaires qui ne pouvaient qu’être à l’origine de conflits. Dans un second ordre du même jour 1, il nommait les neuf membres de la Commission: Bosredon-Ransijat, Vincenzo Caruana (secrétaire de l’évêque, ce qui permettait de respecter dans les formes, sans atteinte à la laïcité de la République, la deuxième place qu’occupait l’évêque dans l’ancien gouvernement), Charles Astor (négociant), Paolo Ciantar (négociant), Gio Francesco Dorell (jurat), Grongo (juge à Gozo), Benedetto Schembri (magistrat, ex-auditeur), le chanoine Saverio Caruana (manufacturier) et Christophe Frendo (notaire). Bosredon avait ainsi réussi ce qu’il visait depuis 1790, et ce qu’il avait manqué en 1797: diriger une réforme démocratique de Malte. Si Bonaparte avait respecté le rôle du clergé en partageant deux postes entre la curie épiscopale et le chapitre cathédral, il avait fait la part belle à l’élément urbain qui avait été le moteur du renversement de l’Ordre. Il entérinait, dans les textes, la victoire de la révolution bourgeoise de La Valette sur la révolution nobiliaire de Mdina.

L’organisation sociale Ce ne fut que le 28 prairial an VI (16 juin 1798) que Bonaparte s’occupa de la réforme de la société, ayant auparavant réglé en priorité les problèmes financiers et militaires.

1. Ibid.; n° 2644. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 385

L’ORDRE DE MALTE AU XVIIIe SIÈCLE 385

Par un ordre 1 de cette date, il établissait l’égalité des droits de tous les Maltais, les différences ne se fondant que sur les talents et les mérites, ainsi que sur «leur patriotisme et leur attachement à la République française». Et avant que de statuer sur le sort des Maltais, les articles 2 et 3 stipulaient l’abolition de l’esclavage, les esclaves étant renvoyés chez eux pour autant que les beys acceptassent la réciprocité 2. Ce n’était qu’ensuite (article 4) que Bonaparte se souciait des Maltais: s’ils étaient obligés de porter la cocarde tricolore, aucun ne pouvait porter l’habit national français, sauf à obtenir la nationalité française par l’octroi de la citoyenneté, conférée par le Général en chef, pour attachement marqué à la République. Pour Bonaparte, la France n’avait donc conquis que la propriété de Malte, et de ce fait, les Maltais n’étaient plus des citoyens de leur pays qui n’existait plus, mais n’étaient pas devenus pour autant citoyens français. C’était, depuis le début de la Révolution, le seul cas de figure de ce genre: ou bien les pays conquis avaient été rattachés à la France et la citoyenneté française avait été accordée à ses habitants; ou bien, on y avait organisé des gouvernements apparemment nationaux, dans le cadre d’une fausse indépendance, mais les habitants continuaient à jouir de leur identité nationale. À Malte, le statut national était supprimé (les articles 9 et 10 exigeaient le départ des missions diplomatiques et consulaires, les représentations à Paris étant suffisantes) et il n’y avait pas d’intégration à la France. En limitant à lui seul la possibilité d’octroyer la citoyenneté, Bonaparte accentuait le caractère proconsulaire de la nouvelle administration de Malte. Enfin, l’égalité des droits exigeant la fin des distinctions sociales, titres nobiliaires et armoiries personnelles ou de l’Ordre étaient interdits. Les armes de la République devaient remplacer les armes des grands maîtres, même dans les églises. Les armoiries extérieures devaient être abattues dans les 24 heures 3; le port des livrées ou autre signe distinctif de noblesse était défendu.

Les règlements concernant l’Ordre et l’Église Tous les biens de l’Ordre, du Grand Maître et des Langues furent déclarés biens nationaux et dévolus à la République française. Une commission des domaines nationaux était créée; elle était composée de Matthieu Poussielgue, ci-devant banquier de l’Ordre, de Caruson et de Roussel, aux appointements de 4 000 F par an. Une exception fut cependant faite en ce qui concernait l’église conventuelle St Jean qui fut mise à la disposition de l’évêque en tant que concathédrale 4, geste

1. Ibid.; n° 2668. 2. Vivant-Denon; op. cit., p. 49 : «On délivra tous les esclaves turcs ou arabes: jamais la joie ne fut prononcée d’une manière plus expressive: lorsqu’ils rencontraient les Français, la reconnaissance se peignait dans leurs yeux d’une manière si touchante, qu’à plusieurs reprises elle me fit verser les larmes». 3. Ce furent surtout les armoiries des monuments de La Valette et de Mdina qui furent victimes des marteaux et burins. On note, ici ou là, quelques martèlements d’écus ou d’inscriptions, mais il semble que la domination française effective n’ait pas duré assez longtemps pour que le travail dépassât les portes des deux villes. 4. Cet ordre du 21 prairial an VI ne figure curieusement pas dans les volumes compilés de la correspondance impériale ni dans l’ouvrage de Scicluna, Actes et documents.... La pièce officielle est conservée dans les archives de la curie épiscopale, à Floriana, mais le secrétaire 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 386

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qui montrait à l’évidence que Bonaparte cherchait à se concilier, sinon le clergé, du moins l’évêque. En revanche, ordre fut donné de dépouiller préalablement cette église conventuelle de l’or, l’argent et les pierreries, de faire fondre les métaux (ainsi que la vaisselle plate du Grand Maître et des Auberges); une partie fut vendue pour 250 à 300 000 F (en écus d’argent ou d’or) sur place et le montant versé dans la caisse de l’Armée; le reste fut déposé à la Monnaie pour être frappé et remis au payeur de la division qui s’établissait à Malte. Il est essentiel de souligner qu’en dehors des biens de l’Ordre, aucun bien appartenant à l’Église de Malte ne fut spolié sur décision de Bonaparte. Le général s’était emparé du trésor de l’ancien chef d’État maltais, qui se trouvait certes être une congrégation religieuse, mais il ne s’était livré à aucun acte anticlérical. Pourtant, le clergé fit mine d’être outré du sacrilège, mais en réalité St Jean appartenait aux prêtres de l’Ordre qui avaient toujours été jalousés. Les Maltais furent scandalisés, mais pour quelques instants seulement, comme s’en étonna François Bernoyer, tailleur de l’Armée 1 qui eut l’occasion d’assister au bris et à la fonte, le 27 prairial (15 juin), des objets sacrés: «Je vis tout un peuple chercher, avec avidité, parmi les débris, quelques miettes d’or ou d’argent que les marteaux des ouvriers avaient fait sans doute voler par ci, par là... Je ne pus concevoir que dans cette ville où la religion triomphait depuis si longtemps, il ne se trouvât même pas un individu assez religieux pour préférer les saintes reliques à tout autre chose». Mais le clergé maltais eut son tour: tous les prêtres, religieux et religieuses qui n’étaient pas natifs de l’archipel maltais (à l’exception de l’évêque) avaient dix jours, à compter du 13 juin, pour quitter l’île, et, corollaire de cette décision, la nomination aux cures ou bénéfices vacants ne pouvait plus être faite que parmi les naturels de Malte. Certes, c’était un avantage pour les Maltais, mais c’était la première fois que le pouvoir civil s’arrogeait de tels droits sur l’Église. Le danger perçu fut plus fort que la satisfaction, d’autant que le vieux fond antimonastique français, ravivé par la Révolution fit que Bonaparte limita à un seul couvent le nombre de maisons de chaque ordre religieux, les autres établissements devant être vendus au profit des pauvres. Les fondations pieuses, les congrégations séculiers, les confréries de pénitents et les collégiales étaient supprimées et le chapitre cathédral limité à quinze chanoines à La Valette et cinq à Mdina. Enfin, l’habit ecclésiastique était interdit à toute personne n’ayant pas reçu les ordres mineurs. En un seul ordre, le 13 juin 1798, Bonaparte satisfaisait toutes les demandes que l’Ordre n’avait cessé de porter, en vain, depuis deux siècles, devant le Souverain Pontife. Mais, à Malte, l’atteinte au clergé était conçu comme une atteinte à l’Église, et la décléricalisation de tous ceux qui ne se destinaient pas au sacerdoce fut perçue comme de l’anticléricalisme.

chargé de retranscrire la minute n’a pas pu lire concathédrale et a écrit concalpedare. Cette erreur fut à l’origine de conflits, dans les années 1970-80, entre l’Église et l’État quant à la propriété de St Jean. Or, j’ai retrouvé, dans les Archives de la cathédrale de Mdina, (Religio Hieros. S. Ioannis, t. XLIII, Ms 136, p. 100) un double de l’original, traduit en italien, portant bien le mot concatedralle (concathédrale). Voir Alain Blondy, Melita historica, vol XI, n° I. 1. Christian Tortel, Avec Bonaparte en Égypte et en Syrie, 1798-1800. 19 lettres inédites de François Bernoyer, chef de l’atelier d’habillement de l’armée d’Orient, Poët-Laval, Curandera, 1981, p. 33, lettre du 30 prairial an VI (18 juin 1798). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 387

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De surcroît, le général intervint dans des domaines de pure discipline ecclésiastique : les procédures relatives aux mariages étaient retirées à l’official et confiées à la justice civile et criminelle; l’administration des sacrements devait être entièrement gratuite (suppression du droit d’étole); enfin, les recours au métropolitain ou au pape étaient interdits. Il s’agissait véritablement de l’organisation d’une Église nationale à la limite de l’autocéphalie, sorte de compromis gallican entre l’Église constitutionnelle et l’Église romaine. En même temps, les autres cultes étaient protégés. Il était interdit aux prêtres latins d’officier dans l’église de rite grec (néanmoins catholique), et protection était accordée aux Juifs qui auraient souhaité établir une synagogue.

L’organisation de l’instruction L’Université des études était remplacée par une École centrale comprenant sept professeurs (arithmétique et stéréométrie, algèbre et stéréotomie, géométrie et astronomie, mécanique et physique, navigation, chimie et langues orientales) et d’un bibliothécaire. Cet ordre du 18 juin 1798, accentuait l’évolution, décidée lors du Chapitre général, vers un enseignement scientifique à vocation navale. Le même jour, quinze écoles primaires étaient instituées dans les deux îles. Les élèves devaient y apprendre à lire et écrire en français, y recevoir les principes de la morale et une connaissance de la constitution française et s’y voir enseigner les éléments du calcul et du pilotage. Elles avaient donc un but inférieur mais complémentaire de la première, cet ensemble visant à faire de Malte le vivier des hommes de la Marine nationale. Les instituteurs, nommés par la Commission de Gouvernement, étaient logés dans une maison relevant des domaines nationaux, avec un jardin attenant.

L’organisation militaire Ce fut, de loin, celle qui occupa le plus Bonaparte puisque les quatre arrêtés qu’il prit en cette matière furent les plus longs et les plus précis. Un corps de trente Volontaires était créé. Il devait être constitué de jeunes gens de 15 à 30 ans, pris dans les familles les plus riches qui devraient les habiller (même uniforme que les guides de l’armée) et les armer d’un sabre 1. La Commission de Gouvernement devait, en outre, désigner soixante jeunes de 9 à 14 ans, appartenant aux plus riches familles, pour recevoir un enseignement, à Paris, dans les collèges de la République 2. De la même façon, six jeunes Maltais devaient être désignés pour être placés comme aspirants de Marine. C’était, à Malte, comme dans les autres pays conquis, une mesure visant à l’acculturation des futures élites locales et une sorte de loi des otages permettant d’être assuré, sinon de la collaboration, du moins de la non-hostilité des notables. Les adultes n’étaient pas non plus oubliés. Les habitants étaient désarmés. Le corps des Chasseurs-Volontaires était conservé, mais on devait veiller à la présence des hommes et au bon esprit patriotique des officiers; sa mission restait de patrouiller le territoire non urbain de l’île.

1. Correspondance de Napoléon, pièce n° 2669. Les réfractaires étaient punis d’un an de prison et leur famille condamnée à 1 000 écus d’amende. 2. Les frais de voyage (600 F) et la pension (800 F) étaient à la charge des parents. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 388

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Chacune des deux municipalités était dotée d’un bataillon de Garde nationale, composé de 900 hommes 1 pris parmi les Maltais les plus riches, les négociants, les marchands et tous ceux qui avaient un intérêt à la tranquillité publique. Cette garde était chargée de la police, mais ne devait jamais pénétrer dans les forts. La confiance restait donc limitée. Quant aux vétérans invalides qui avaient été au service de l’Ordre, ils étaient organisés en quatre compagnies et envoyés en garnison à Corfou. Bonaparte, sur cet article, éprouva le besoin de donner ses raisons: «On exécutera le présent article, quelques difficultés que l’on puisse y rencontrer, mon intention n’étant pas que cette grande quantité d’hommes, habitués à l’Ordre de Malte, continuent à y rester» 2. Bonaparte (comme plus tard les Anglais) ne considérait donc pas que l’Ordre avait dit son dernier mot. Enfin, les grenadiers de la garde du Grand Maître et le Régiment de Malte étaient embarqués pour l’expédition d’Égypte, encadrés par ceux des Chevaliers (au nombre de 52) qui décidèrent volontairement de s’engager dans cette nouvelle conquête de l’Orient musulman. Ils constituèrent tous, ce qui fut appelé la «Légion maltaise», dont le colonel était le commandeur Tousard (issu des servants d’armes), et qui fut quasiment anéantie au cours de la campagne 3. Les femmes et les enfants de ces hommes qui partaient avec la flotte française recevaient 20 sous par décade pour les épouses, et 10 sous pour les enfants de moins de 10 ans. Ceux de plus de dix ans furent embarqués comme mousses et périrent à Aboukir 4.

Les dispositions diverses Elles furent quasiment toutes regroupées dans un arrêté fourre-tout du 30 prairial (18 juin). Il y avait la réorganisation des impositions: les recettes étaient fixées à 720 000 F, assises essentiellement sur les droits indirects et les loyers des domaines nationaux, dont 50 000 F mensuels réservés à la caisse du payeur de l’Armée. Il ne restait donc que 120 000 F pour le fonctionnement de l’administration exécutive. Pour les dépenses de fonctionnement général le principe n’était ni celui de la répartition égale ni celui de l’imposition des riches, mais le principe du financement par les usagers: les parcs, la propreté et l’éclairage urbains étaient payés par les habitants des villes; l’entretien des routes par un péage; les magistrats de Santé par les vaisseaux et les voyageurs s’arrêtant à Malte; l’entretien des fontaines par les navires faisant de l’eau à Malte; la taxe des lettres calculée au prorata du coût global de la poste, etc. C’était, dans le contexte financier de l’époque, où la contribution générale remplaçait, au nom de l’égalité, la taxation individuelle de l’usager, un singulier

1. L’uniforme était vert, parements, revers et collet rouges, passepoils blancs. 2. Correspondance de Napoléon, pièce n° 2670, 16 juin 1798. 3. Incorporée à la division Reynier, elle comprit deux bataillons sous les ordres du chef de brigade Mac Sheehy. Débarquée à Alexandrie le 1er juillet 1798, elle participa le 21 à la victoire des Pyramides puis aux batailles de Jaffa, Jéricho, St Jean d’Acre et du Mont-Thabor. Ses débris furent rapatriés en août 1801; elle fut dissoute et versée dans la légion expéditionnaire constituée à Toulon, le 2 septembre 1801. 4. Voir en annexe la liste de ces hommes, leur grade et le nombre de leurs enfants pensionnés. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 389

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archaïsme. Néanmoins, c’était un système moderne, puisqu’il se fondait sur la réalité des coûts et abandonnait la vieille politique de subvention ou celle de prix et tarifs fixés par l’autorité qui avaient été fatales aux finances de l’Ordre. Ceci, cependant, aurait pu avoir des conséquences négatives sur l’opinion maltaise, réfractaire au libéralisme économique, du moins quand cela entraînait des efforts de sa part, – comme sous Ximenes –, mais le choix fait majoritairement de l’impôt indirect, impôt traditionnellement plus indolore, de surcroît assis sur les consom- mateurs ou les utilisateurs, quelquefois même étrangers à Malte, était un moyen de diviser les intérêts et d’éviter une fronde générale contre la charge financière. Le système de santé lui-même devait être revu et organisé sur des bases nouvelles, sans que Bonaparte précisât de quelle façon. Il ne décida, en ce domaine, que de l’affectation des couvents supprimés à l’entretien des installations hospitalières. Il décida, en outre, la construction d’un nouveau lazaret destiné à la quarantaine, mais aussi à servir d’hôpital militaire pour 5 à 600 soldats qui y effectueraient leur convalescence avant d’être rapatriés en France.

Les arrêtés d’expulsion Le premier concerné avait été Hompesch. Néanmoins, il fut l’objet, une dernière fois des ovations qu’il aimait tant. La Garde nationale maltaise avait offert un grand dîner aux officiers et généraux français; le banquet eut lieu dans le palais magistral et, à la fin du repas, la présence du Grand Maître fut réclamée. Il fut reçu debout et l’assistance but, à plusieurs reprises à sa santé, ce qui le toucha jusqu’à l’émotion, selon les témoignages 1. Bonaparte avant de le faire conduire à Trieste, avait accédé à la demande de ses créanciers. Il était de tradition, à Malte, de prêter aux candidats au magistère, voire aux grands maîtres; c’était rarement de l’argent perdu et qui, de surcroît, pouvait rapporter de nombreux avantages en emplois, fonctions ou influence. Ceux qui avaient prêté à Hompesch risquaient d’être gros-jean dans la mesure où il n’avait pas encore été mis en possession de ses revenus et n’avait pu les rembourser, alors que les événements le forçait à partir. Les dettes s’élevant à 300 000 F, ce montant fut prélevé sur ce que Bonaparte s’était engagé à verser à Hompesch au titre de dédommagement pour son mobilier. Il était vrai qu’un des principaux créanciers du Grand Maître était Matthieu Poussielgue dont le cousin était alors secrétaire de Bonaparte et qui venait d’être nommé lui-même commissaire des biens nationaux. Il y eut ensuite les Chevaliers. Tous ceux qui ne voulurent pas s’engager pour l’Égypte, furent invités, aux termes de la convention, à rentrer dans leurs foyers. En étaient exceptés, les Chevaliers non encore profès et qui se marieraient à Malte (quatre se marièrent aussitôt), ceux qui avaient des possessions particulières à Malte ou qui y auraient établi des manufactures, enfin ceux que le général en chef avait désigné à l’exception du droit commun. Cette liste, annexée à l’ordre d’expulsion du 25 prairial 2, recoupe celle que le commandeur Muller avait établie du «club des vieux démocrates» 3: Ransijat, Faÿ, Bardonenche pour les

1. Tortel; op. cit., pp. 34-35. 2. Correspondance de Napoléon, n° 2646. 3. NLM; LIBR 420, p. 241, Précis de la prise de Malte. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 390

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Chevaliers, tous amis et correspondants de Dolomieu, Barras et Picot de Mornas (ancien condisciple de Bonaparte), le servant d’armes Tousard et les abbés Brewart (Breuvard), Sandilleau et Beaufort, auxquels s’ajoutaient ceux qui, par leur conduite à la veille de la reddition, s’étaient montrés favorables à la France. Il est à remarquer que Bonaparte, ayant annoté cette liste, a écrit: «presque tous m’ont fourni, il y a six mois, des notes utiles». Six mois auparavant, c’était la mission de Poussielgue. Enfin, ce fut l’expulsion des étrangers: d’abord, les ecclésiastiques non- Maltais, ensuite les ressortissants des pays en guerre contre la France. O’Hara, ministre plénipotentiaire russe, n’eut que le temps de faire ses valises et de s’embarquer pour Naples et les consuls d’Angleterre et de Russie furent déportés à Rome, le 18 juin 1798. Ainsi, Bonaparte, en moins d’une semaine, avait balayé de Malte l’Ordre et tout ce qui lui était lié, détruit l’immense pouvoir de l’Église maltaise réduite à sa seule vocation cultuelle, éliminé tous les ferments de troubles étrangers et jeté les grandes lignes d’une nouvelle organisation politique et sociale du pays. Il y laissait un triple pouvoir (la Commission de Gouvernement, le Commissaire du Gouvernement français et le général commandant la place) qui ne pouvait qu’être source de conflits, mais il apparaissait que Bonaparte n’avait pas voulu organiser un pays, ni même organiser une nouvelle portion du territoire français. Il s’était contenté de substituer la République française à l’Ordre de St Jean, comme propriétaire de l’île et comme gouvernant du pays et de ses habitants. Mais alors que l’Ordre avait maintenu la fiction d’une existence nationale, Bonaparte avait municipalisé (au sens romain comme au sens français) Malte: l’administration et les lois étaient françaises et si la nationalité y était française, elle n’était accessible qu’à ceux qui, par leurs idées ou par leurs actes, mériteraient de la République. Alors que l’Ordre avait progressivement laissé la porte ouverte à une association des Maltais à la gestion du pays, sur des critères de noblesse, de fortune ou de fonctions, la France faisait de l’engagement idéologique, un préalable à l’obtention de responsabilités. Ceci apparaît très nettement dans la liste de ceux qui furent nommés aux principales fonctions administratives au lendemain de la reddition. Alors que le groupe de Maltais qui avait fait pression sur le Grand Maître et sur l’Ordre se composait des titolati de Mdina, des négociants de La Valette et des agents de l’Ordre les plus marqués idéologiquement, seuls ces deux derniers groupes se retrouvèrent nommés à des postes importants par Bonaparte. Les deux frères Schembri, impliqués dans le complot de 1775, appartenaient à une famille qui dirigeait, de longue date, l’une des plus brillantes maisons de commerce de la place 1. «Toute la famille et société Poussielgue» 2 qui s’était grandement implantée dans l’administration précédente, bénéficia de l’emploi éminent de son cousin, pour conforter son emprise dans le nouveau régime. Même Gio Francesco Dorell-Falson, récent baron de Marsa par la grâce de Rohan, restait un négociant

1. Voir Roland de la Platière; op. cit., t. III, lettre XVIII, p. 72. 2. NLM; LIBR 420, p. 241 cit. et LIBR 421, p. 309, Mémoire, Trieste, 15 octobre 1798 : «Poussielgue, consul impérial, avec toute sa famille, s’est distingué parmi les Maltais». 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 391

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et ne représentait nullement la noblesse du pays. On trouvait aussi la famille Segond, autrefois protégée par Vergennes, et qui détenait une grande partie de la flotte marchande et la famille Isouard, liée aux Poussielgue. À côté de tous ces Maltais fortunés, résidant à La Valette, il y avait d’anciens agents de l’Ordre que leurs idéaux, leurs rancœurs ou leurs ambitions, avaient poussés dans le camp opposé. C’était Doublet, que ses liens de maçonnerie et, sans aucun doute, sa volonté d’obtenir un poste plus important que le sien, avaient conduit à offrir ses services au nouveau gouvernement. C’étaient surtout des gens de loi, les seuls de l’île au courant des affaires et aussi les seuls à avoir été suffisamment cultivés et curieux pour s’intéresser aux idées nouvelles et aux événements européens; à leur tête, il y avait l’ex-auditeur Muscat qui avait rêvé de libérer Malte de toute influence romaine, mais on y trouvait l’avocat Torregiani, le notaire Buonavita, les greffiers Guido et Xuereb. Seuls deux prêtres jouèrent un rôle important contre l’Ordre, le vicaire épiscopal Vincenzo Caruana et le chanoine Biaggio; or Vincenzo Caruana était dénoncé depuis longtemps comme lié aux Jacobins 1. Aussi, pour équilibrer le pouvoir curial, la présence, dans la Commission de Gouvernement, du chanoine capitulaire Saverio Caruana, avait été souhaitée. Saverio Caruana, d’une famille aisée, était un prélat ambitieux et qui était lié au monde du négoce, puisqu’il était le propriétaire d’une des plus importantes manufactures de coton de Malte. Les deux homonymes représentaient donc deux pouvoirs de l’Église de Malte, mais aussi deux mondes économiques et politiques. Ainsi, la révolution qui s’était produite dans la nuit du 10 au 11 juin 1798 avait eu pour conséquences, d’une part de déstabiliser l’Ordre au point que celui-ci, estimant la partie perdue, renonça à toute résistance et accepta les offres de négociations de Bonaparte, d’autre part, de permettre à la bourgeoisie commerçante de La Valette 2 de s’emparer du pouvoir, sous l’autorité, mais aussi la protection des Français, coupant ainsi l’herbe sous le pied des titolati, liés à Naples et défenseurs de la propriété foncière.

La politique des nouveaux pouvoirs Le 19 juin, l’ordre d’embarquement fut donné et le 21 juin la terre n’était plus en vue pour aucun navire de l’escadre. Bonaparte laissait à leurs seules ressources les nouveaux pouvoirs de Malte. À la tête de la Commission de Gouvernement, fut élu le ci-devant commandeur de Bosredon de Ransijat 3. Le Commissaire du Gouvernement français qu’avait nommé Bonaparte, était Régnaud de St Jean d’Angély; l’ancien conseiller et défenseur de l’Ordre avait suivi Bonaparte, moins pour faire une carrière politique que pour faire des affaires 4; ses nouvelles fonctions l’en empêchèrent d’abord,

1. NLM; LIBR 420, p. 67; notes par le commandeur Muller, juillet 1798. 2. NLM ; LIBR 421, p. 276, Matériaux pour une réponse au manifeste du grand prieuré de Russie : «les plus dangereux ennemis étaient dans la ville». 3. Né en Auvergne, à Combraille, en 1743, il fut envoyé à 12 ans comme page de Pinto; de 15 à 24 ans, il revint en France, puis se fixa à Malte. Lors de l’expulsion des Français de Malte, il revint à Paris, mais ne fut pas employé. Il mourut en 1812, en Auvergne. 4. ANP; AF III-73, Régnaud à Treilhard, Malte, 22 fructidor an VI (8 septembre 1798) : «J’avais apporté avec moi quelques fonds comptant suivre des opérations commerciales». 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 392

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les événements ensuite. Enfin, le général de division commandant la place était Vaubois 1 dont le frère, l’abbé Belgrand, était prêtre conventuel de l’Ordre. Des différences apparurent, dès le départ, entre ces trois hommes : Bosredon et Vaubois étaient nobles (même s’ils avaient embrassé le parti de la Révolution), ils étaient de la même génération (respectivement 55 et 50 ans) et ils avaient fait, tous deux, carrière dans les armes. Régnaud était un homme plus jeune (38 ans), bourgeois, fils de bourgeois, juriste issu d’une famille de juristes et qui s’était davantage attaché à Bonaparte qu’à la Révolution, où il avait toujours montré des opinions monarchistes constitutionnelles.

La mise en place des nouvelles institutions L’organisation des institutions décrétées par Bonaparte fut l’occasion de créer une hiérarchie entre les pouvoirs: la Commission voulait travailler comme un gouvernement constitué, mais elle vit rapidement qu’elle devait en référer à Vaubois. Ceci ne gêna nullement Ransijat qui, d’emblée, s’entendit assez bien avec le général, d’autant qu’il n’avait pas l’intention de laisser trop de libertés à des Maltais qui s’étaient unis pour chasser l’Ordre, mais dont la fidélité n’était pas encore éprouvée. Le problème naquit avec Régnaud qui s’estimait le représentant du Directoire, c’est-à-dire du Chef de l’État, et entendait faire respecter sa prééminence non seulement sur la Commission, mais encore sur les pouvoirs civils. Il affecta de porter un uniforme et un chapeau retroussé à la Henri IV, comme Fouquier-Tinville. Cette mésentente, ou plutôt la collusion entre Ransijat et Vaubois, contribua à isoler Régnaud qui se cantonna, ou fut cantonné, dans une mission «idéologique» dont les conséquences furent désastreuses. De surcroît, Régnaud était le seul à écrire au Directoire, présidé alors par son ami Treilhard, ce qui ne pouvait manquer de fausser la vision que Paris pouvait avoir des événements. La Commission se chargea en propre de toutes les relations avec les autorités constituées maltaises: celles encore en place, comme l’évêque ou l’Université des grains, ou celles installées progressivement. Ainsi, jusqu’au mois de septembre 1798, le pouvoir militaire ne semblait donner aucun ordre au pouvoir administratif. Il serait fastidieux de se livrer à une analyse exhaustive de tous les arrêtés de la Commission de Gouvernement 2 et il vaut mieux se limiter à ses actes essentiels. Les premières décisions qu’elle prit furent pour empêcher toute solution de continuité dans la perception des recettes d’État. Comme toujours dans les révolutions, certains Maltais s’étaient rapidement persuadés que la disparition de l’Ordre avait pour corollaire celle des taxes qu’il levait. Il fallut donc enjoindre au douanier Giuseppe Caruana Dingli de rouvrir la douane et de continuer la perception des droits sur le même pied qu’auparavant 3. Il fallut nommer de nouveaux Consuls publics pour que le Tribunal du Consulat de la mer pût à nouveau délivrer des passeports et donner les autorisations de sortie du port

1. Claude Henri Belgrand, comte de Vaubois (1748-1839), d’une famille noble de Champagne. Il était capitaine d’artillerie à la veille de la Révolution. Il fut employé à l’armée des Alpes, au siège de Lyon, à l’armée d’Italie. Après sa reddition à Malte, il fut nommé Sénateur d’Empire. En 1814, il vota la déchéance de Napoléon et Louis XVIII le nomma Pair de France. 2. NLM; ARCH 6524 bis et 6524 c. 3. NLM; ARCH 6524 bis, p. 1, 27 prairial an VI (15 juin 1798). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 393

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aux capitaines marchands qui s’en étaient rapidement dispensés 1. Enfin, il fallut mettre des gardes chez les marchands de vin qui étaient littéralement pillés 2, alors que les droits sur les vins étaient une des recettes les plus importantes. Elle décida ensuite de s’occuper des municipalités. Les deux premières organisées furent les municipalités urbaines. La municipalité de l’ouest, comprenant La Valette et Floriana élut Etienne Libreri, Nicolas Effner, Camille Sceberras, Philippe Torregiani et Xavier Portoghese; celle de l’Est, comprenant Senglea, Vittoriosa et Cospicua, élut Joseph Maurin, Marc Antoine Muscat, Jean Dalli, Gaëtan Bertis et Gaëtan Pisani 3; c’était, une fois encore, le triomphe des négociants du Port. Puis, elle s’attacha à organiser les municipalités cantonales. Le vieux réflexe de division entre la Ville et la Campagne resurgit et la Commission dut rappeler, par une circulaire, que toutes les municipalités étaient égales en autorité et que celles de la campagne ne dépendaient nullement de celles des villes 4. Le 31 juillet 1798, soit un mois et demi après le départ de Bonaparte, les douze municipalités étaient en activité. Ce fut ensuite le tour de l’ancienne Université des Grains et du Service de Santé. Les jurats de La Valette furent convoqués le 5 messidor (23 juin) pour faire le point de la situation financière et des réserves de l’Université. Il leur fut réclamé la comptabilité-deniers de la caisse, l’état des réserves d’orge et de froment, la liste des Maltais qui recevaient gratuitement du pain et l’état du blé fourni ou vendu aux armées françaises 5. Il lui fallut aussi calmer les inquiétudes des rentiers qui avaient placé leurs fonds dans l’Université et qui menaçaient de vouloir les retirer; pour éviter la banqueroute, la Commission fit publier un arrêté maintenant le paiement des intérêts des sommes déposées dans le Fonds frumentaire. Enfin, elle organisa une nouvelle administration, la Commission des subsistances 6 qui portait aussi le titre d’Université rénovée. Les trois administrateurs en étaient Fortuné Isouard Xuereb, Emmanuel Lhoste et Joseph Gauci, le contrôleur était Poussielgue père et le caissier, Jean Galea. L’organisation du Service de Santé suivit de peu 7. Les inspecteurs recevaient un uniforme bleu national à parements et collet écarlates, brodé d’or. L’inspecteur en chef était Antoine Poussielgue et les inspecteurs et sous-inspecteurs, le fils de Raymond Segond, Jean-Baptiste Poussielgue, frère du premier, et Raymond Grungo. «La famille et société Poussielgue», avec les Isouard et les Segond, avait laissé l’administration à d’autres, mais s’était emparée de l’ensemble des leviers économiques liés au Port et aux échanges. Le changement de régime s’était donc bien fait au profit de la bourgeoisie portuaire, le plus souvent d’origine

1. Ibid.; p. 9, 30 prairial an VI (18 juin 1798) : ce furent les citoyens Ellul et Antoine Mattei; leur assesseur était Vincent Bonavita. 2. Ibid.; p. 1, Doublet à Vaubois, 27 prairial an VI (15 juin 1798). 3. Ibid.; p. 12, 4 messidor an VI (22 juin 1798). 4. Ibid.; p. 89, 7 thermidor an VI (25 juillet 1798). 5. Ibid.; p. 12. 6. Ibid.; p. 48, 23 messidor an VI (11 juillet 1798). 7. Voir Jean Gaillard, «De la médecine avant l’ère pasteurienne : le service de Santé à Malte pendant l’occupation française (1798-1800)», Association des Anciens Elèves de l’Institut Pasteur, 156, septembre-octobre 1998, pp. 83-88. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 394

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française plus ou moins lointaine. La révolution de juin 1798 avait resserré les liens entre les Franco-Maltais de Marseille et de La Valette qui avaient risqué de tout perdre si l’état de guerre froide avait perduré entre Malte et la France. Enfin, elle commença à organiser les nouvelles institutions judiciaires: les juges de paix furent progressivement installés et les tribunaux mis en activité, mais il fallut beaucoup de patience de part et d’autre pour comprendre ou expliquer la conception française des différents ordres judiciaires et il lui fallut plusieurs fois rappeler aux tribunaux qu’ils n’avaient aucune autorité sur les juges de paix. L’organisation d’un Tribunal de Commerce fut décidée sur proposition de Régnaud; il prit le nom de Tribunal consulaire.

Républicanisation et francisation Ce fut aussi un des objets auquel s’attacha la Commission. Tous les actes administratifs furent rédigés en français, dans un pays où il était compris, mais non parlé et encore moins écrit, et où la langue vernaculaire était l’italien. Or ceci est important pour comprendre l’inflation de Franco-Maltais aux postes de la nouvelle administration: le fait de pratiquer la langue du vainqueur donnait priorité; ce qui était vrai pour les négociants, le fut aussi pour les transfuges de l’Ordre, servants d’armes ou conventuels laïcisés voire défroqués. La Commission s’attaqua aux appellations courantes: ainsi, les prénoms furent francisés; puis, sous prétexte de républicanisation, les rues furent débaptisées et leur nouveau nom fut inscrit en français; enfin, le nom même des villes fut transformé : la Notabile ou Citta Vecchia (Mdina) devint la Cité Vieille; La Valette avec Cospicua, Senglea et Vittoriosa (devenues les Trois-Cités, nom qui leur est resté), devinrent la Cité de Malte. Un journal fut créé, le Journal de Malte, feuille nationale, politique, morale, commerciale et littéraire, sur deux colonnes, l’une en français, l’autre en italien. Régnaud qui avait été le fondateur de la France vue de l’armée d’Italie 1 en fut l’instigateur. Le but en était de «répandre l’instruction, les principes et le véritable esprit du Gouvernement, dans la Ville et dans les campagnes» 2. Les municipalités en recevaient chacune deux exemplaires qu’elles devaient faire circuler «dans les mains de tous les amateurs, bons patriotes et gens instruits», et elles étaient invitées à multiplier le nombre des abonnés. La liberté de la presse fut, à cette occasion proclamée, mais les auteurs devaient signer leurs écrits avant de les remettre à l’imprimeur, à défaut de quoi c’était ce dernier qui était responsable 3. Cette loi, extrêmement libérale, que Bonaparte n’eût assurément pas acceptée, montrait l’évolution de la Commission qui interprétait le cadre institutionnel laissé par le général en chef dans un sens qui s’éloignait de plus en plus de ses intentions premières. Ainsi, la Commission, s’adressant à la municipalité de l’Est, n’hésita pas à lui écrire: «Il faut que tous les Maltais sachent qu’eux et les Français ne doivent plus faire qu’une même nation» 4. Cela ressemblait beaucoup plus aux

1. La France vue de l’armée d’Italie. Journal de politique, d’administration et de littérature française et étrangère, Milan, de l’imprimerie de St Matthieu, à la Monnaie, près San Sepolcro, n° 1 (16 thermidor an V/3 août 1797) à n° XVIII (26 brumaire an VI/16 novembre 1797). 2. NLM; ARCH 6524 bis, p. 164, 22 thermidor an VI (9 août 1798). 3. NLM; ARCH 6523, tome I, p. 87, 8 messidor an VI (26 juin 1798). 4. NLM; ARCH 6524 bis, p. 96, 4 thermidor an VI (22 juillet 1798). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 395

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affirmations de Bosredon-Ransijat de 1790 qu’à la très nette distinction effectuée le mois précédent, entre Maltais et Français, par Bonaparte. De même, la décision d’ouvrir un registre le 14 juillet 1798 pour recueillir les signatures de ceux qui désiraient la réunion des deux îles à la France 1 n’apparaît nulle part, ni dans les intentions, ni dans les instructions de Bonaparte. C’était là une technique habituelle aux agents français en poste dans les pays amis, les républiques-sœurs ou les pays conquis et, l’on peut imaginer que Régnaud n’y fut pas pour rien. Mais la plus grande manifestation d’unité républicaine eut lieu pour le 14 juillet (26 messidor). Il y eut deux cérémonies: une cérémonie militaire, au fort St Elme, au cours de laquelle la Garde nationale prêta serment de fidélité à la République française, en présence de Vaubois, Ransijat et Benedetto Schembri. A cette occasion, Vaubois, pour prouver sa confiance dans le patriotisme des Maltais, laissa à la Garde nationale le service du fort St Ange. La seconde, civile et militaire, eut lieu sur la place devant le palais national (ci- devant magistral). Là où s’élevait, lors des réjouissances populaires, la cocagne, amusement rustique des Maltais qui servait au plaisir méprisant des Chevaliers, se dressait un arbre de la liberté, mât enrubanné de tricolore et surmonté d’un bonnet phrygien; à sa base, un autel à l’antique supportait un pot-à-feu destiné à brûler les «chartes, patentes, diplômes, brevets, bulles, brefs et autres titres purement honorifiques quelconques», tous symboles de l’ancien régime féodal que la Commission de Gouvernement, par arrêté du 18 messidor (6 juillet), avait décidé de détruire. Cette cérémonie se produisit en présence de Tallien et de Lanusse 2 qui relâchaient à Malte ce jour-là. Il y fut même chanté un hymne à la gloire de l’arbre de la liberté, écrit par La Coretterie, secrétaire de Régnaud, et qui fut traduit en italien et en maltais 3. Cette dernière traduction, douteuse et maladroite, prouvait que la grammairien patriote qu’était Vassalli, ne l’avait point vue et, qu’en dehors de son poste d’adjudant de la Garde nationale, il ne fut pas employé par la nouvelle administration, dominée par Ransijat, qui ne devait pas lui pardonner de l’avoir dénoncé 4 Cette exclusion, personnelle, d’un des partisans les plus éclairés de la liberté de Malte, ne dut pas peu contribuer à l’éloignement des patriotes maltais qui découvrirent assez vite, à l’instar de leurs homologues italiens que si les Français exportaient partout la liberté, ils ne voulaient en faire jouir les peuples que lorsqu’ils estimaient que ceux-ci leur ressemblaient assez pour en être dignes.

1. Ibid.; p. 60, 25 messidor an VI (14 juillet 1798). Selon un témoin, le Dr Vincenzo Bonavita, cité par Mifsud (op. cit., p. 383) lorsque les registres furent ouverts, la foule accourut; mais le projet n’était pas écrit, si bien qu’il parut aux Maltais qu’on leur demandait un chèque en blanc. Certains n’hésitèrent pas à écrire, en face de leur signature, leur volonté de voir respecter les conditions de la capitulation. L’administration française ne parla plus du projet. 2. Jean-Lambert Tallien (1767-1820) fut le dénonciateur de Robespierre au 9 thermidor, ce qui explique les termes de la lettre de la Commission aux deux Français (NLM; ARCH 6524 bis, p. 58) «vainqueur de thermidor»; l’expression «vainqueur d’Italie» s’adressait au général Lanusse qui mourut en Égypte. 3. La Commission remercia La Coretterie (NLM; ARCH 6524 bis, p. 63, 28 messidor an VI/17 juillet 1798) pour son hymne qui unissait «la verve énergique de la Liberté aux mythes du tendre Ovide». 4. Anthony Cremona; op. cit. Le 29 messidor an VI (18 juillet 1798) Vassalli réclama la charge vacante de professeur d’arabe; sa demande fut renvoyée à Régnaud (NLM; ARCH 6524 C, n° 337). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 396

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Il convient, en outre, de remarquer que l’organisation de cette fête se voulut essentiellement urbaine: le registre de rattachement à la France ne fut ouvert qu’à La Valette et on marqua même une défiance certaine à l’encontre de Mdina dont la municipalité fut invitée à députer «des membres de la municipalité seulement» 1. Le nouveau pouvoir ne voulait surtout pas que les vieilles familles pussent se substituer aux élus.

Les mesures d’ordre public et de régulation économique Nul doute que les Français et leurs amis ne se faisaient guère d’illusion sur la fragilité de l’attachement ou sur l’indifférence des Maltais à leur égard. Or, dans un pays où l’économie et l’emploi avaient été protégés, régulés et subventionnés, la moindre variation pouvait avoir des répercussions importantes sur l’opinion et l’ordre publics. C’est pourquoi, l’ensemble de ces problèmes fut soumis au pouvoir militaire de Vaubois. L’ordre public fut surtout troublé par les troupes françaises, habituées, de par l’incurie du Trésor français, à vivre sur le pays, et plus souvent en pillant et volant qu’en payant. Vaubois accueillit toutes les plaintes, personnelles ou transmises par la Commission, et sanctionna durement les soldats (il semble que les officiers qui œuvraient à plus grande échelle, échappèrent à cette rigueur). Ordre fut donné, par la Commission, aux Chasseurs Volontaires d’arrêter les militaires se livrant à la rapine et de les transmettre au général commandant 2. De même, la surveillance de l’opinion conduisit Vaubois à faire surveiller les actions d’agents provocateurs qui affichaient, la nuit, des listes imprimées de prétendus espions du Grand Maître. C’était, en fait, la réponse du berger à la bergère, pour les listes de patriotes qui avaient été ainsi placardées auparavant, mais il convenait aux nouveaux pouvoirs d’éviter au maximum la division de l’esprit public 3. Jusque là, l’équilibre des pouvoirs avait été respecté : la Commission, saisie de plaintes ou de rapports, transmettait à l’autorité militaire compétente. Mais, très rapidement, ce fut l’inverse qui se produisit : le général saisissait la Commission qui ordonnait les suites à donner. Vaubois se conduisit dès lors comme le chef du gouvernement de Malte, et apparut bientôt comme tel. Cette dérive proconsulaire fut d’importance, car elle tendit à donner une forme aux institutions maltaises, dès lors privées de l’organisation de l’Ordre, que Ball d’abord, puis les Anglais en général, prolongèrent longtemps. Ce fut surtout dans le domaine économique que Vaubois se conduisit en chef du nouveau pouvoir. Ainsi, le 8 messidor (26 juin), il fixa autoritairement la parité de la piastre espagnole à 27 tarins de Malte ou 108 sols de France. Le 29 messidor (17 juillet), il intervint auprès des marchands et fabricants de coton qui refusaient de donner du travail aux femmes, pour les engager « à user de plus d’humanité» 4. Ceci conduisit la Commission à organiser une assemblée de négociants pour dénoncer leur égoïsme et montrer qu’elle veillait «à tranquilliser le peuple et à lui

1. NLM; ARCH 6524 bis, p. 36, 21 messidor an VI (10 juillet 1798). 2. Ibid.; p. 77, 1er thermidor an VI (19 juillet 1798). 3. Ibid.; p. 11, 3 messidor an VI (21 juin 1798). 4. Ibid.; p. 73. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 397

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prouver que rien ne mérite plus l’attention paternelle du Gouvernement que ce qui a rapport au travail et à la subsistance du pauvre» 1.

Les mesures liées à l’Église Singulièrement, elles furent laissées à Régnaud, soit que Vaubois et Ransijat aient considéré que cela relevait de son rôle de commissaire politique, soit qu’ils aient perçu l’aspect dangereux du problème dans un pays où la dévotion était davantage liée aux lieux de culte et au prédicat thaumaturge du saint personnage qui y était honoré qu’à une conception purement religieuse des œuvres de foi. Or, Régnaud s’était rapproché de la théophilanthropie, créée par des francs-maçons déistes, comme lui, qui avaient souhaité ne pas rompre avec la religion naturelle et qui conservaient un antagonisme viscéral contre la religion catholique. Le patronage de La Reveillère-Lépeaux avait permis à la nouvelle secte de se voir attribuer d’anciennes églises devenues biens nationaux. Régnaud, sympathisant d’une religion civique qui prétendait se substituer à une religion personnelle, mit, dans l’application des décisions de Bonaparte, toute la minutie dont il était capable. Tout d’abord, il fit demander à l’évêque, par la Commission, les noms et emplacements de toutes les collégiales et autres églises non paroissiales des deux îles 2; puis, estimant que la liste était incomplète, il demanda qu’elle fût confiée à un laïc et la Commission nomma pour ce faire le citoyen Borg Olivier, conseiller du tribunal provisoire de la Rote 3. Fin juillet, il prit des arrêtés en application de l’ordre de Bonaparte du 28 prairial/16 juin, pour regrouper, en une seule maison, les moines et moniales d’un même ordre et de faire procéder à la vente des couvents ainsi libérés. Il laissa, néanmoins, à chaque ordre le soin de choisir la maison qui regrouperait tous les religieux. Cette dernière clause, de pure courtoisie, fut comprise, dans un pays où les lois étaient difficilement conçues comme impératives, comme une porte ouverte à la discussion, voire à la négociation. Ainsi, les religieuses de Ste Scolastique varièrent plusieurs fois dans leur choix de maison commune. Mais Régnaud était un juriste français, légaliste et rigide. Il écrivit alors à la Commission 4: «La bonté est un devoir, comme la faiblesse est un défaut. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour condescendre aux vœux des religieuses de Ste Scolastique. Elles ont varié dans leur désir et j’ai bien voulu changer avec elles. Mais je ne puis laisser plus longtemps les incertitudes se prolonger. Je vous prie de donner des ordres pour que, selon leurs dernières demandes faites d’après un chapitre, elles soient rendues à leur destination, et leur couvent libre sous deux jours. Cet ordre irrévocable est le dernier, et vous ne pouvez mettre trop de célérité à son exécution». Le ton était aussi cassant à l’égard de la Commission qu’à celui des religieuses. Les ecclésiastiques de Malte n’avaient jamais eu l’habitude d’être traités ainsi et lorsque l’Ordre avait eu des velléités de les brimer, ils avaient eu les moyens d’en appeler à l’inquisiteur ou au pape, mais, désormais ces appels étaient interdits.

1. Ibid.; p. 114, la Commission à la municipalité de Siggiewi, 5 thermidor an VI (23 juillet 1798). 2. Ibid.; p. 49, 23 messidor an VI (11 juillet 1798). 3. Ibid.; p. 65, 28 messidor an VI (16 juillet 1798). 4. Ibid.; p. 186, 29 thermidor an VI (16 août 1798). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 398

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Or, Régnaud ne s’arrêta pas là et décida que les couvents qui seraient destinés à rassembler tous les religieux d’un même ordre, devraient aussi supporter le poids d’un casernement de troupes. C’était là une tracasserie gratuite très proche de la persécution, quoi que lui écrivît Dorell (redevenu Daurel), au nom de la Commission 1: «la Commission a trouvé juste que les citoyens qui, par état, se sont consacrés à la solitude, ou plutôt à l’inaction, et qui n’en partagent pas moins les avantages de la société en supportassent aussi les charges et proportionnellement à la fortune dont ils jouissent».

Le mécontentement latent Un début de pénurie Une chose était d’organiser, l’autre de gérer. Or, l’escadre anglaise tant attendue par Hompesch était enfin arrivée, poursuivant la flotte d’Egypte, mais avait laissé des vaisseaux pour bloquer l’entrée du port. Les Français devaient donc faire face à l’approvisionnement en même temps qu’à la double gestion et du pays, et de leurs troupes. Les liquidités manquèrent très rapidement. Le 12 fructidor an VI (29 août 1798) Régnaud écrivait au Directoire 2 que Bonaparte avait laissé la division avec 75 000 livres seulement, 340 000 livres d’argenterie, et beaucoup de dettes. Il fallait, en outre, assumer les dettes du régime précédent qui étaient énormes : Hompesch avait sous- évalué les siennes et les 300 000 livres y affectées étaient largement dépassées; celles du Trésor s’élevaient à 700 000 livres; celles de l’Université à 1 200 000 livres auxquelles venaient s’ajouter celles faites par le passage de l’armée. A côté du remboursement des dettes, il y avait les dépenses de fonctionne- ment de l’armée : 150 000 livres pour l’armée de terre, 273 000 livres pour l’approvisionnement, 50 000 livres mensuelles pour la marine, en plus des frais d’aménagement de l’hôpital militaire, d’équipement des vaisseaux, de l’orga- nisation d’un arsenal. Régnaud évaluait la dépense mensuelle entre 50 000 et 250 000 livres. Or, dans ce pays stérile, il n’était nullement question de faire des échanges : le seul moyen de commercer était le numéraire. Mais, l’impôt ne produisait que 50 000 livres par mois et, en raison du blocus, la douane qui rendait précédemment 250 000 livres ne rapportait plus rien, et la ferme sur le vin ne produisait plus que 300 livres au lieu de 16 000. Dans un premier temps, on s’en prit à l’argenterie sacrée des églises et des confréries dont Bonaparte, très politiquement, s’était abstenu de s’emparer. Contrairement à une légende qui a encore aujourd’hui la vie dure, le clergé maltais négocia avec le pouvoir politique. Ainsi, le chapitre de la cathédrale «échangea» les douze statues d’argent des apôtres contre l’équivalent en poids d’argenterie... appartenant à l’Ordre! Quant aux confréries, il y eut celles qui offrirent une partie de leurs vases sacrés, tandis que d’autres préféraient donner à la Commission, une partie de leurs rentes 3. Néanmoins, rapidement les églises n’eurent plus d’argenterie ou très peu.

1. Ibid.; p. 135, 12 thermidor an VI (30 juillet 1798). 2. ANP, AF III-73, p. 69, pièces jointes. 3. Archives de la Confrérie du Rosaire, Qormi, archives paroissiales, Minutario delle consulte principali, lib. 8, p. 248, 10 août 1798. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 399

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En revanche, Régnaud et ses collègues s’étaient tout de suite occupés de remplir les greniers et, fin août, il pouvait annoncer que Malte avait du blé pour 9 à 10 mois 1, mais que le blocus empêchait les autres denrées de parvenir dans l’île et que la situation devenait de plus en plus fâcheuse, le peuple manquant désormais du nécessaire et, en particulier, du vin.

Un climat d’insécurité Le brigandage, déjà un fléau du temps de l’Ordre, s’était accru, notamment du fait que les syndics de casaux se sachant remplacés par les juges de paix, avaient cessé les poursuites. Le 7 thermidor (25 juillet), la Commission de Gouvernement écrivit aux douze municipalités que c’était à elles «de poursuivre les brigands jusques dans les cavernes qui leur servent d’asile» 2 et que pour ce faire, elles bénéficiaient d’un juge de paix et d’un ou plusieurs sergents de Chasseurs. Or, ces activités malhonnêtes prenaient un tour de plus en plus dangereux politiquement. Le service des tours de défense, que les Chevaliers avaient érigées à égale distance sur les côtes des deux îles, n’était plus effectué et l’on y assistait à des vols de plus en plus fréquents de poudre. De surcroît, tous les mauvais sujets emprisonnés par les Chevaliers avaient été enrôlés de force dans les équipages de marine. Or, beaucoup avaient réussi à déserter et ils étaient revenus dans leurs casaux où ils menaçaient les nouveaux municipaux et les juges de paix. Ce climat eut une conséquence double: parmi les gens les plus fortunés, il y eut une forte tendance à l’émigration que Vaubois dénonça, dès le 5 juillet 3; et parmi les nouveaux agents de la République, se développa une épidémie de démissions, jusqu’au sein de la Commission de Gouvernement. Il est vrai que les nouveaux municipaux de cantons présentaient une sociologie différente de ceux des deux municipalités urbaines; ils étaient: des propriétaires à 52 %, des médecins à 18 %; des notaires à 17 %, des négociants et fabricants à 7 %, des avocats à 5 %, et des prêtres à 1 %. L’écrasante majorité était donc constituée de Maltais sédentaires et dont les affaires ou les intérêts étaient moins liés au commerce avec la France et davantage à l’activité locale. Ainsi, en l’espace de deux mois, les nouveaux pouvoirs purent noter une certaine mauvaise volonté de la part de la population maltaise avec laquelle ils n’étaient pas directement en contact. Mais il apparaissait surtout qu’il y avait une différence fondamentale entre la zone urbaine et portuaire et le reste du pays. Dans la première, les idéaux philosophiques et révolutionnaires s’étaient répandus dans les professions libérales et le commerce. Dans l’autre, l’influence de la noblesse, attirée par Naples, et surtout du Clergé, très attaché à Rome, ne pouvait qu’engendrer un conflit.

1. Ibid.; p. 81, Régnaud au Directoire, Malte, 9 fructidor an VI (26 août 1798). 2. NLM; ARCH 6524 bis, p. 89. 3. Ibid.; p. 27, Vaubois à la municipalité de l’Est, 17 messidor an VI (5 juillet 1798). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 400

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Or, Naples s’étant alliée à la Grande-Bretagne, le vice-roi de Sicile interdisait, le 5 août 1798, toute exportation vers Malte. Le 11, le marquis de Castelcicala, ministre du roi-suzerain, écrivait à Mgr Labini, lui demandant d’obliger les curés à ordonner le soulèvement en masse contre les ennemis du trône et de l’autel. Cet appel à l’insurrection fut vite connu. Régnaud écrivait 1: «Quelques mouvements fanatiques étaient prêts d’éclater par suite de la suppression de quelques couvents, fondations et bénéfices ordonnés par le général en chef. Ils ont été étouffés par quelques mesures de précaution et de prudence et par un mandement de l’évêque». En effet, ce dernier demanda le calme et le respect des lois dans son prône du dimanche 19 août qui fut reproduit en tant que lettre pastorale et envoyée, par la Commission de Gouvernement, à toutes les municipalités avec le n° 5 du Journal de Malte 2. Cette attitude conciliante de l’évêque ramena le calme, pour quelques jours, parmi les prêtres et les fidèles, mais le bruit courut que Labini avait été contraint et qu’il ne fallait donc pas tenir compte de son mandement. Toutefois, en rendant compte, au Directoire, des mouvements de l’opinion à Malte, Régnaud cachait une partie de la vérité. En ne dénonçant que le danger clérical, il donnait l’impression que seules les forces traditionnelles de la contre- révolution s’opposaient à la France, et cela n’était pas fait pour émouvoir Paris. Mais il passait sous silence une autre opposition, celles des patriotes nationalistes qui étaient bien décidés à se débarrasser des Français pour se proclamer indépendants, ce qui soulignait l’échec de l’équipe au pouvoir, et surtout le sien propre, dans la francisation de Malte. Régnaud avait été avisé, dès le 3 août 1798, qu’il se tramait un complot dans la municipalité de l’Est, notamment à Senglea, où une pétition circulait pour demander aux Anglais d’aider les Maltais à rejeter les Français et à proclamer l’indépendance de l’île. Le coup de force était prévu le 10 août, fête de St Laurent. Le 8, le pharmacien Francesco Pisani et le médecin Michele Adriano furent arrêtés; parmi les chefs du complot nommés par le dénonciateur, il y avait Gaëtan Bertis et Giuseppe Maurin, deux des cinq municipaux de l’Est 3, mais rien ne fut retenu contre eux. Les Français avaient donc échoué, en moins de soixante jours. Ils avaient éloigné d’eux les patriotes en imposant leurs institutions et en ne tenant pas compte de leurs aspirations; ils s’en étaient coupés, en n’employant pas les plus Maltais d’entre eux et en s’appuyant majoritairement (sans doute pour des raisons de langue) sur des Franco-Maltais, chez qui le patriotisme n’était, peut- être, qu’un accident lié à leurs intérêts et qui pensaient davantage à l’intégration de Malte dans le circuit économique français, qu’à l’indépendance du pays. Ils avaient aussi monté contre eux la grande masse paysanne, animée par ses prêtres et par les anciennes élites de Mdina, en pratiquant une politique de spoliation des églises et un interventionnisme, jamais vu jusqu’alors, dans les affaires ecclésiales. Labini avait mis les nouveaux pouvoirs en garde contre des mesures intempestives qui auraient pour conséquence assurée de heurter la sensibilité des Maltais. Il ne fut pas entendu, mais sans doute en raison de

1. ANP; AF III-73, p. 81, Régnaud au Directoire, Malte, 9 fructidor an VI (26 août 1798). 2. NLM; ARCH 6524 bis, p. 191, 4 fructidor an VI (22 août 1798) et NLM; ARCH 261, actes de la curie épiscopale. 3. Archivio della Corte Civile. Sez. francese, Incarichi criminali, 1798-1799, cité par Mifsud, op. cit., p. 213/214; doc. 35. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 401

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la division qui s’était installée entre les pouvoirs : Régnaud, évincé des décisions par Vaubois et Ransijat, s’était forgé un rôle de représentant du peuple en mission, sorte de commissariat idéologique d’un autre temps de la Révolution. Voulant appliquer à la lettre les décisions de Bonaparte, il y mit un ton cassant et autoritaire, surprenant dans un pays du sud, habitué à discuter de tout, et une animosité que sa philosophie personnelle teinta fortement d’anticléricalisme. Le 2 septembre 1798, l’application d’une de ses décisions concernant une église de Mdina, mettait le feu aux poudres: la Révolution de la Campagne commençait.

La politique du Directoire De son côté, le Directoire avait été avisé, le 1er juillet 1798 (13 messidor an VI) de la prise de Malte. Le 8 thermidor an VI (26 juillet), il nommait Alexandre Méchin, Commissaire du Gouvernement à Malte et dépendances, avec 24 000F de traitement 1. Officiellement donc, Régnaud, nommé par Bonaparte, n’expédiait plus que les affaires courantes jusqu’à l’arrivée de son successeur, dont il ignorait d’ailleurs tout de la nomination. Méchin, reçut des instructions que Bonaparte avait devancées, mais qui eussent servi à éviter les conflits entre Régnaud et ses deux collègues 2. En ce qui concernait l’organisation du pays, peu de choses changeait à celle décidée par Bonaparte: Malte était divisée en cantons avec, à leur tête, une municipalité et la justice était organisée selon le schéma français: tribunaux de paix, tribunal civil, tribunal correctionnel et tribunal civil. Là où tout changeait, c’est que Méchin devait mettre en place à La Valette, une administration centrale. Pour le Directoire donc, Malte n’était ni une colonie, ni un proconsulat militaire, mais un nouveau département français. Cette donnée a été entièrement occultée par tous les historiens qui ont traité de cette période, souvent étrangers, qui voyaient en Bonaparte celui qu’ils appellent déjà Napoléon. Or, en 1798, à la veille d’Aboukir, le palais du Luxembourg estimait que lui seul présidait à l’administration de la France et de ses conquêtes. Pour le Directoire, Malte faisait partie du territoire national comme le prouve la suite des instructions: supprimer les loteries étrangères et établir, sans concurrence, la loterie nationale; faire publier toutes les lois existantes de la République et surtout, alors que les filatures de coton gênaient auparavant la France par leur bas prix de revient, il devait, au contraire, désormais, les développer. Méchin répondit par un programme de sage administration 3. Il souhaitait développer les échanges avec la Sicile et la Barbarie, par une politique de droits de douane modérés, établir des caravanes de mer vers le Levant, à la fois pour les commerçants et les personnes désirant visiter ces régions; il voulait s’entourer de savants et de jurisconsultes pour faire évoluer progressivement les esprits. À

1. Alexandre Edme Méchin (1772-1849) appartint à la jeunesse dorée, organisée par Fréron pour donner la chasse aux jacobins; après sa nomination à Malte où il ne put jamais arriver, il fut nommé, après le 18 brumaire, préfet des Landes, puis de la Roer, de l’Aisne, du Calvados et de l’Ile-et-Vilaine. Député de l’Aisne de 1819 à 1830, il devint préfet du Nord de 1830 à 1839, puis président de la Commission des monnaies et médailles, jusqu’à sa retraite en 1840. 2. ANP; AF III-73, p. 93, 8 thermidor an VI (26 juillet 1798). 3. Ibid.; p. 96. Il emmenait avec lui Talegrain, homme de loi, Jacques Joseph Le Moigne, Guillaume Jérôme Jayle et Camille Soubiran, ex-noble. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 402

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cet égard, il ne souhaitait toucher à l’argenterie des églises qu’avec circonspection et voulait changer les mentalités, non par l’éducation comme Régnaud, mais par les spectacles car «les Maltais aiment les fêtes et les plaisirs»; en outre, il estimait que les 315 000 F que l’on pouvait espérer tirer de Malte étaient insuffisants et il réclamait un investissement de huit millions de francs; enfin, il pensait diviser Malte en trois cantons. Entre la clique de Bonaparte qui faisait de Malte une proie de plus à traire pour la grande expédition d’Orient, et l’administrateur républicain qui investissait pour gagner, il y avait un monde, comme entre la réalité et l’illusion. Les intentions du Directoire étaient pourtant précises. Elles furent de nouveau envoyées à Méchin sous le titre «organisation du département» 1, le 26 thermidor an VI (13 août 1798). Cette fiction perdura, bien après la reddition de Vaubois et, jusqu’en août 1801, l’administration française persistera à parler des «ex-fonctionnaires publics du département de Malte» 2. Bien plus, le Directoire détacha Malte du général en chef commandant l’expédition d’Egypte, pour la mettre sous le commandement du général en chef commandant l’armée d’Italie 3. Méchin partit donc pour Malte. Il était à Milan le 25 fructidor (11 septembre 1798), à Rome le 16 vendémiaire an VII (7 octobre 1798) et là, il apprit le blocus de l’armée française à La Valette. Il essaya en vain de rejoindre Malte et même d’organiser des secours, mais le 22 brumaire an VII (12 novembre 1798), le Directoire lui faisait savoir que s’il n’était pas embarqué le 20 frimaire suivant (10 décembre 1797), il devait se considérer comme rappelé4. L’organisation civile de Malte sous la forme d’une départementalisation et son rattachement à la zone d’influence italienne n’eut jamais donc lieu. Malte restait, pour peu de temps encore, une colonie proconsulaire française, fonctionnant sur le modèle imposé par Bonaparte.

L’ÉCLATEMENT DE L’ORDRE

Les fantômes de Trieste Le 23 juillet 1798, Hompesch arrivé à Trieste avec les personnes qui l’avaient suivi, y installa provisoirement le chef-lieu de l’Ordre, avec l’assentiment de l’Empereur qui lui donnait ainsi asile. A peine arrivé, il écrivit le 25 juillet au bailli Litta à Saint-Pétersbourg 5. Il lui disait son espoir de replacer, avec le consentement des souverains protecteurs de l’Ordre, son chef-lieu «dans quelque honorable et fixe demeure». Il lui demandait d’ordonner, de sa part, au grand prieuré de Russie, de vaquer à ses affaires, «en parfaite exactitude et union» avec les Statuts de l’Ordre. Il lui laissait la gestion de la Recette dudit prieuré, lui imposant de conserver entre ses mains les fonds qu’il possédait et ceux qu’il ferait rentrer «afin qu’ils soient prêts à subvenir aux frais indispensables des négociations qui vont être entamées pour le maintien de l’Ordre». Hompesch semblait donc avoir tiré un trait sur Malte, mais se préparait

1. ANP; Fl C 205. Extrait des registres des délibérations du Directoire exécutif. 2. Ibid.; le ministre de la Guerre au ministre de l’Intérieur, Paris, 27 fructidor an IX (15 août 1801). 3. ANP; AF III-73, p. 119. 4. Ibid.; p. 154. 5. NLM; LIBR 421, p. 246, Hompesch à Litta, Trieste, 25 juillet 1798. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 403

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à négocier pour obtenir un nouveau chef-lieu. Il se repliait, pour ce faire, sur une base sûre, le grand prieuré de Russie, qui se trouvait trop loin des appétits français et ne risquait pas d’être séquestré. Le même jour, il écrivait au grand prieuré de Russie : «Nous vous ordonnons de ne point chercher, dans le déplacement de la mère commune, un prétexte à la discontinuation de nos assemblées» 1. Trois jours plus tard, le 28 juillet 1798, il écrivait à François II 2 pour lui donner les raisons de son exil. Il lui expliquait que l’Ordre avait «dû céder au vœu de la Nation maltaise» qui, intimidée en partie par les armées françaises, et en partie prévenue par leurs promesses, avait rendu impossible la résistance des Chevaliers. Mais qu’à peine arrivé dans un État où il retrouvait sa liberté, il souhaitait élever une solennelle protestation contre la convention du 11 juin 1798, dictée uniquement par Bonaparte; néanmoins, la médiation du roi d’Espagne y étant mentionnée, il retarderait la publication de ce manifeste tant qu’il ne connaissait pas les intentions de ce souverain, mais en transmettait le projet à l’Empereur. Le manifeste portait la même date, mais il fut publié après accord impérial, sous celle du 12 octobre 1798: y était dénoncée la convention du 11 juin et l’expulsion de l’Ordre. Hompesch y protestait aussi contre les articles pécuniaires ou autres le concernant, comme ayant été dictés par Bonaparte et jamais recherchés par lui, au point qu’il déclarait renoncer par avance à la souveraineté que la République française s’était engagée à lui obtenir, ainsi qu’aux lettres de change qui lui avaient été remises, se réservant de n’être exigeant que pour ce qui concernait «la pureté de ses intentions et sur l’innocence de sa conduite». Le lendemain, 29 juillet, il écrivait au prince de Colloredo, vice-Chancelier impérial 3 pour lui demander de s’intéresser et d’intéresser François II à l’existence de l’Ordre. Hompesch écrivait à tous que s’il avait dû abandonner une île dont lui et son Ordre avaient la garde, ce n’était pas seulement en raison du très inégal rapport de force entre quelques troupes inexpérimentées et une armée très puissante et aguerrie, mais encore et surtout par la véritable trahison de la nation maltaise, séduite indignement par ceux qui voulaient chasser l’Ordre. Le Grand Maître se trompait, sans doute, d’analyse, mais il décrivait bien ce qui, dans la panique, l’avait conduit à agir comme il l’avait fait 4. Il faisait ainsi connaître «au Monde entier», selon son expression, sa vérité et dédouanait le corps des Chevaliers, en vantant «leur noble courage, leur fermeté et leurs résolutions qui firent d’eux les dignes héritiers de leurs grands prédécesseurs». Hompesch réagissait comme si, après la totale panique qui l’avait saisi les 10 et 11 juin, il s’était rendu compte qu’il avait cédé à l’affolement et à la précipitation. Il se sentait assurément fautif d’avoir manqué de sang-froid et de ne s’être pas montré un chef de guerre, ce qu’était et devait être un Grand Maître. Mais l’Ordre n’avait plus vu le feu depuis si longtemps que les Chevaliers avaient fini par oublier leur mission militaire, au profit d’une mission policière des mers. Les grands maîtres eux-mêmes s’étaient voulu davantage des petits souverains

1. Ibid.; p. 248. 2. AOM; G7 et Pierredon, op. cit., pp. 335-338. 3. Archives de l’État (Vienne), Malta, G4 et Pierredon, op. cit., p. 338. 4. ACM; t. XLII, Ms 136, p. 106, Hompesch à Fossombroni, Trieste, 23 juillet 1798. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 404

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agissant par la diplomatie que de véritables chefs d’un ordre religieux et militaire. Dans ses lettres, Hompesch se défendait donc, par avance, des critiques que l’on pouvait lui faire, ce qui était se désigner aux coups des autres s’ils n’en avaient eu eux-mêmes l’idée, tandis qu’en même temps, il vantait, la valeur des Chevaliers, contribuant ainsi à absoudre ou à taire leur longue incurie et l’usure de l’Ordre. Ce faisant, il se désignait seul à la vindicte et ouvrait la voie à l’idéalisation des Chevaliers, courante au XIXe siècle. Mais, pour autant, il n’abdiquait rien du rôle politique qu’il estimait être le sien. Il conserva une cour et un secrétariat à Trieste, continua à envoyer des ordres et à traiter les Chevaliers comme ses sujets maltais. Les Langues, jusqu’alors, avaient supporté, avec plus ou moins de patience, comme on l’a vu, cette ambivalence du magistère entre la souveraineté étatique et la direction d’un ordre religieux. La disparition totale de l’objet de la souveraineté ramena le Grand Maître à sa seule dimension de supérieur d’ordre. Hompesch n’eut pas la dignité des prêtres et des moines persécutés. Il se considéra comme un prince en exil, et sa cour l’entretint dans ces dispositions avec, sous-entendus, tous les espoirs de carrière qu’une fidélité dans le malheur pouvait permettre. Trieste était à l’Ordre ce que Mittau était à la France. Flachslanden écrivait à Mayer 1 que le tort essentiel de Hompesch était d’avoir oublié qu’il n’était vis-à-vis des Chevaliers «que le premier, et le chef de la police religieuse»; il estimait qu’à cause de son entourage, il avait «perdu l’intérêt que ses malheurs pouvaient inspirer» et que le mieux qu’il lui restait à faire était d’abdiquer et de demander à être jugé.

Le «coup d’État» russe 2 Le Grand Prieuré de Russie Paul Ier dont l’équilibre psychique était fragile, avait toujours manifesté une profonde admiration pour la Chevalerie médiévale. A la disparition de sa mère, il saisit l’occasion de la mission Litta pour attacher ses faveurs à l’Ordre de Malte. La convention du 4/15 janvier 1797 était une aubaine pour le Trésor aux abois, aussi Hompesch et le Conseil manifestèrent-ils grandement leur reconnaissance: ils firent parvenir à Paul la croix de Chevalier portée par La Valette, deux autres croix ramenées de Rhodes dont l’une avait appartenu à L’Isle-Adam, la croix de brillants appartenant personnellement à Hompesch, ainsi qu’une croix pour l’Impératrice et les grands-ducs. Le Sacré Conseil, lors de cette séance du 7 août 1797, conféra même le titre de Protecteur de l’Ordre à l’Empereur de Russie. Le 27 novembre/8 décembre 1797, le bailli Litta fit son entrée officielle d’ambassadeur de l’Ordre avec le cérémonial d’usage pour les ministres des têtes couronnées. L’audience solennelle eut lieu le dimanche 29 novembre/10 décembre 1797, avec un apparat grandiloquent où Paul manifesta une attitude plus que respectueuse à l’égard de l’Ordre et accepta d’en être déclaré le Protecteur. Pour le Saint-Siège, qui avait vu, avec peine, le catholicisme être étouffé par l’État russe et les autres Eglises (orthodoxe ou luthérienne), par suite du Règlement ecclésiastique de 1769, l’Ordre de Malte devint un cheval de Troie

1. NLM; LIBR 420, p. 99, Flachslanden à Mayer, Dotzingen près Munich, 6 juillet 1799. 2. Voir Alain Blondy, «Paul Ier, l’Ordre de Malte et l’Église romaine». 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 405

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en Russie. Le nonce Litta fut chargé de tirer des avantages de la réussite de son frère le bailli. Ainsi, lorsque Paul donna à l’Ordre le palais occupé par le vice- chancelier pour lui servir d’ambassade et y établir une chapelle catholique, et lorsqu’il érigea même une paroisse catholique à Cronstadt, attribuant des fonds pour leur entretien annuel 1, Mgr Litta obtint d’être nommé aumônier du grand prieuré de Russie, avec mêmes pouvoir et juridiction sur l’église de Saint- Pétersbourg qu’avait le prieur conventuel de St Jean à Malte. Ainsi, aux marges du catholicisme, un grand prieuré s’était développé, où l’apparat et la pompe avaient remplacé les missions premières de l’Ordre, mais qu’en 1797, ni le pape, ni le Grand Maître ne se seraient hasardés à critiquer pour des motifs d’intérêts patents. De surcroît, Paul qui se voulait le champion des monarchies, avait nommé grand prieur de Russie le prince de Condé, et attaché de nombreux émigrés de la Cour de Mittau à sa nouvelle création. Ce fut donc cette entité de l’Ordre, composée des Chevaliers russes et polonais qui dérogeaient pour la plupart aux Statuts, de Français dont la fidélité à leur cause exacerbait encore davantage le refus de composer avec tout ce qui était issu de 1789 et des deux Litta qui avaient beaucoup à gagner à voir Saint- Pétersbourg jouer un grand rôle, qui devint, par la force des choses, le centre vital et primordial de l’Ordre. Les possessions italiennes avaient été séquestrées par les Français ou soumises à l’impôt par les quelques princes encore accrochés à leur trône et l’Espagne avait de nouveau manifesté sa volonté de suivre l’exemple français ou portugais. Il ne restait que les commanderies d’Allemagne et maintenant, celles de Russie. Ceci explique la lettre que Hompesch s’empressa d’écrire à Litta dès son arrivée à Trieste.

Les attaques contre Hompesch Or, le 26 août/6 septembre 1798, les dignitaires du grand prieuré de Russie, rejoints par d’«autres Chevaliers de St Jean de Jérusalem», stigmatisaient une reddition indigne, «après une attaque insignifiante de quelques heures», accusaient les responsables de trahison et déclaraient «dégradés de leur rang et dignités tous ceux qui [avaient] rédigé, accepté et consenti l’infâme traité qui [livrait] Malte». Cette protestation fut suivie d’un manifeste plus explicite, du même jour, accusant Hompesch de légèreté, d’incurie, de lâcheté et de peur et citant les traîtres : Camille de Rohan, Bosredon-Ransijat, Bardonenche, Faÿ, Tousard et Doublet. Il se terminait par la proclamation de la déchéance de Hompesch et par la demande à Paul d’indiquer à l’Ordre, la conduite à suivre. Le grand prieuré de Russie invita alors tous les autres prieurés à adhérer à sa démarche. Les premières adhésions furent celles du prince de Condé et des commandeurs qui l’entouraient, qu’ils envoyèrent du camp de Dubno en octobre 1798; il y eut ensuite des adhésions particulières, dont celle du commandeur de Maisonneuve, mais Hompesch reçut aussi, de son côté, des protestations de fidélité 2.

1. ASV; Polonia Russia 344, I, p. 66, Mgr Litta au cardinal Doria, 1797 et Pierling, op. cit. 2. NLM; LIBR 421, p. 283. Notamment des chevaliers italiens et français et de l’abbé Boyer (celui de la Langue de Provence), ancien aumônier de Rohan. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 406

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Toutefois, la Russie, bien que désormais la part la plus riche de l’Ordre, ne pouvait décider à elle seule plus quelques individus. Il fallait deux avis de poids: le grand prieuré d’Allemagne et, bien sûr, le pape. Le grand prieuré d’Allemagne était considéré comme un prince d’Empire et ses décisions étaient donc soumises à l’accord de l’Empereur dont Hompesch avait été le ministre plénipotentiaire. Il s’en tint donc à une adhésion d’intentions, s’en remettant aux négociations entre les deux empereurs, adhésion qu’il envoya à Saint-Pétersbourg, le 23 octobre 1798. La veille, Flachslanden avait écrit à Litta pour lui dire que les Allemands étaient unis d’esprit et d’intentions avec eux, mais qu’ils étaient forcés, par leur statut «d’adopter des formes différentes pour arriver au même but» 1. Toutefois, il mettait son interlocuteur en garde : les liens de l’Ordre avec Rome et l’Espagne obligeaient, si l’on déposait Hompesch, à élire un catholique romain. Ils pourraient échapper à cette élection, si les Cours protectrices (notamment les deux empereurs) insinuaient à l’actuel Grand Maître de nommer un lieutenant qu’elles désigneraient et qui exercerait toute l’autorité religieuse, présidant le Conseil légalement composé; ensuite de quoi Hompesch serait suspendu, en attendant d’être jugé. Et, ne se doutant aucunement des arrière- pensées de Litta, il proposait de faire désigner lieutenant de Grand Maître, le prince grand prieur d’Allemagne. Un mémoire du 22 brumaire an X (13 novembre 1801) rédigé par le receveur particulier de l’arrondissement de Clèves 2 démontrait que Flachslanden avait poussé le grand prieuré d’Allemagne à accepter l’idée de destitution de Hompesch, par jalousie envers lui et avec l’espoir de donner au grand prieuré (et à lui-même) l’occasion de jouer un grand rôle. En effet, dans sa lettre à Litta, le bailli proposait d’unir l’Ordre teutonique à l’Ordre de Malte et de les installer dans les îles vénitiennes appartenant à la Maison d’Autriche. Une nouvelle Langue pourrait être créée en Russie et ouverte aux Grecs du Levant ce qui pourrait permettre aux deux empires de rallier tous les Balkans contre les Turcs. L’Ordre, ainsi revivifié, servirait d’école navale à l’Autriche et à la Russie. Le projet de Litta, comme celui de Flachslanden déplaçait le centre de l’Ordre du sud de l’Europe vers le nord, et son centre d’activité, du bassin occidental de la Méditerranée, vers son bassin oriental. L’auxiliaire des cours bourboniennes serait alors devenu celui des deux cours impériales dans leurs visées contre la Turquie. Hompesch ne resta pas inactif devant la fronde, l’accusation et l’insulte. Il comprit très bien qui était l’instigateur de tout ce mouvement. Il écrivit à Mayer: «l’arrêté de Russie s’écroulera lorsqu’on saura sur quelles bases il est appuyé; Litta est, selon moi, au-dessous des Ransijat, des Tousard, des Bardonenche, etc. Nous savons qu’il a dit : «je joue gros jeu, car si je ne réussis pas, je me casse le cou» 3. Le 30 septembre 1798, il écrivit au pape qui lui répondit, le 17 octobre 1798 4, que les seules accusations du grand prieuré de Russie ne suffisaient pas à former son jugement, mais qu’elles étaient trop graves pour qu’il n’en pût pas

1. Ibid.; p. 256, Rastadt, 22 octobre 1798. 2. MAE; CP Malte 24, p. 74, mémoire, 22 brumaire an X. 3. NLM; LIBR 419, n° 2, Hompesch à Mayer, à Vienne, Trieste, 31 octobre 1798. 4. NLM; LIBR 420, n° 131. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 407

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tenir compte. Le 20 octobre, le nonce à Florence, le cardinal Odescalchi, écrivait à Mgr Litta: «La ragione di congruenza persuade che debbansi ascoltare ancora le altre lingue, le quali, fin qui, non han mosso alcun reclamo per devenire all’atto inteso» 1. Le pape, malade, retenu dans la chartreuse de San Cassiano, près de Florence, n’entendait donc rien décider sans connaître les avis de tous les membres de l’Ordre; mais sa faiblesse physique, son âge, les rigueurs de son exil, le conduisirent parfois à des revirements spectaculaires ou à des contradictions. Ainsi, le 3 novembre 1798, il fit écrire à Mgr Litta par Odescalchi, pour désapprouver l’attitude du grand prieuré de Russie à l’égard de Hompesch 2; mais, deux jours plus tard, le 5, il écrivait au bailli Litta pour lui dire qu’il avait été saisi d’horreur à la lecture des griefs articulés contre ce Grand Maître et qu’il s’associait, «avec l’autorité qui convient», aux mesures que prendra le Tsar, en union avec les diverses nations de l’Ordre, «pour réintégrer l’ordre dans son antique lustre et splendeur», punir le Grand Maître et les Chevaliers félons 3. Rouet de Journel donne une explication 4 de cette apparente contradiction: «En réalité, le pape, encore insuffisamment informé de ce qu’a déjà fait Paul Ier à cet égard, incertain surtout des intentions impériales et des dangers qu’elles font courir à l’Ordre, mais d’autre part, reconnaissant les dispositions favorables de l’empereur à son endroit, s’en tient à une approbation pleine de réserve. Plus tard, le pape verra qu’il y a lieu de désapprouver, et il désapprouvera. Nous sommes ici au tournant fatal de la nonciature de Litta».

Le coup de force du 7 novembre 1798 Or, en Russie, les choses s’étaient emballées. Alors que le 30 octobre, Hompesch écrivait à Paul Ier une lettre de protestation dans laquelle il lui demandait de pouvoir venir se justifier auprès de lui 5, le grand prieuré de Russie et les autres Chevaliers présents proclamaient, le 27 octobre/7 novembre 1798, «Sa Majesté Impériale, l’Empereur et Autocrator de toutes les Russies, Paul Ier, Grand Maître de l’Ordre de St Jean de Jérusalem». Le 13/24 novembre, Paul acceptait la dignité magistrale, fixait le chef-lieu de l’Ordre à Saint-Pétersbourg et nommait le bailli Litta, lieutenant de Grand Maître. L’Ordre et Malte se retrouvaient de ce fait, dans le contexte qui avait été le leur avant 1789 : tout ce qui les concernait, concernait aussi leur protecteur. Mais ce n’était plus la France, c’était la Russie qui faisait alors figure de chef de la croisade contre les principes révolutionnaires. Dès lors, le cas Hompesch qui n’eût pu être qu’un problème disciplinaire, devenait une affaire politique et diplomatique. Le pape comme l’Empereur devaient désormais, avant de se prononcer, envisager les répercussions de leurs décisions sur leurs liens avec la Russie. Le pape fut le premier à se manifester. Le 16 novembre 1798, Pie VI écrivait

1. ASV; Polonia-Russia, 343 A, p. 126 et Rouët de Journel, op. cit., p. 126. Mgr Odescalchi servit de Secrétaire d’État à Pie VI, alors en exil dans la chartreuse de St Cassien, dans le Grand-duché de Toscane. 2. Ibid.; p. 270, Florence, 3 novembre 1798. 3. Pierredon; op. cit., p. 365. 4. Rouët de Journel, op. cit., p. 271. 5. Pierredon; op. cit., p. 362. Cette lettre transita par la chancellerie d’État de Vienne d’où elle ne partit pour Saint-Pétersbourg qu’en novembre 1798. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 408

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au bailli Litta qu’il attendait que lui fussent envoyées de Russie, les preuves qu’on lui présentait comme irréfutables, car, lui rappelait-il sèchement, «protester n’est pas prouver» 1. Mais le temps mis par les courriers permettait toutes les confusions. Une lettre de Pie VI à Litta, en date du 17 octobre 1798, par laquelle il autorisait le grand prieuré de Russie à déléguer un de ses Chevaliers pour l’administrer, conformément aux Statuts, avec l’autorité de Grand Maître, n’arriva que tard et fut lue, par ordre de Paul I er, à l’assemblée capitulaire du 22 novembre. La mesure toute conservatoire et limitée de Pie VI, pour éviter que le grand prieuré de Russie ne se déliât ou ne se séparât de l’Ordre, apparut à cette date comme une justification du coup de force des dignitaires de Saint-Pétersbourg. Mgr Litta écrivit les 7 et 18 décembre 1798 à Odescalchi pour lui annoncer les décisions prises par le grand prieuré et l’acceptation du Tsar; il se réjouissait de l’adhésion du prieuré d’Allemagne et se disait confiant dans les réponses des autres et, comme toujours dans ses courriers, il ajoutait que le contentement de Paul serait bénéfique à la situation de l’Église, pensant que le pape ne porterait pas atteinte aux intérêts de la famille Litta devant les avantages que pouvait espérer Rome en Russie 2. Or, le commandeur Joachim de Muñoz, chargé d’affaires de l’Ordre à Madrid, faisait savoir à Mayer, le 15 décembre 1798, que les Chevaliers espagnols avaient été hostiles à l’attitude du grand prieuré de Russie, «nouveau dans l’Ordre», mais que nul ne savait comment y porter remède 3. L’Ordre n’existait en réalité plus: Hompesch, à Trieste, régnait sur quelques dignitaires rescapés de l’ancien Conseil; Paul I er triomphait à la tête d’un nouvel Ordre; l’Espagne s’éloignait et le chef suprême de l’Ordre, le pape, était prisonnier dans une Italie où la Révolution française faisait la loi. Le «coup d’État» russe fut plus fatal à l’Ordre que la prise de Malte, mais en même temps il lui redonnait sa place d’antan dans les négociations diplomatiques en liant à nouveau son sort à une grande puissance.

Vers un prieuré de Russie autocéphale Pie VI avait donc obtenu de nouvelles données lui permettant de mieux apprécier la situation. D’un côté, il leva la suspension de Hompesch en lui octroyant, par un bref, les pouvoirs de délégat du Saint-Siège pour qu’il pût accorder les dispenses nécessaires aux jeunes gens voulant entrer dans l’Ordre et dont les preuves étaient déficientes. Ce bref, dont aucun historien ne parle, lui fut envoyé par Odescalchi, en date de Florence, 18 mars 1799 4. Il signifiait donc que le pape, le réintégrait dans son autorité; en outre, Odescalchi lui conseillait de prouver ses égards à l’Ordre, en n’usant pas seul de ces pouvoirs, mais en prenant l’avis des Chevaliers qui formaient son Conseil. Cela signifiait donc que l’autorité apostolique reconnaissait le Sacré Conseil de Trieste et estimait que cette ville était siège du Couvent.

1. AOM; G Carton 12, n° 85 bis et Pierredon, op. cit., p. 368. 2. ASV, Polonia-Russia 344, n° 138 et n° 142 et Rouët de Journel, op. cit., p. 287 et p. 295. 3. NLM; LIBR 421, n° 343, Madrid, 15 décembre 1798. 4. NLM; LIBR 419, n° 10, Hompesch à Mayer, reçue le 19 novembre 1799. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 409

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D’un autre côté, en effet, Pie VI avait fait écrire, le 16 mars 1799, à Mgr Litta par le même cardinal Odescalchi 1 une lettre chiffrée par laquelle le pape, après avoir redit son intérêt pour le Tsar et le grand prieuré de Russie, faisait part de son étonnement quand il lut «che all’ irregolare degradazione del Gran Maestro Hompesch era stato messo il colmo, colla proclamazione in gran maestro dell’ Ordine, dell’ istesso imperatore di tutte le Russie». Pie VI estimait que cette action précipitée susciterait des réclamations tant de Hompesch que des Langues et des souverains qui le protégeaient et pourrait causer à l’Ordre lui-même des maux grands et irréparables. Il aurait souhaité ne pas mettre à l’épreuve l’amitié du Tsar, porteur d’un si grand avantage pour les catholiques de Russie, mais se taire aurait été porter atteinte à sa propre autorité pontificale. Ceci l’avait conduit à transmettre au nonce Litta un mémoire annexe qui ne devait pas être rendu public, du moins, dans le moment. Mais le mémoire joint était, lui, non chiffré 2. Le pape rappelait sa conduite depuis la prise de Malte, notamment face à l’incertitude d’une résidence stable pour le chef-lieu de l’Ordre; c’est pourquoi il avait décidé d’autoriser le grand prieuré de Russie à élire un Chevalier auquel il avait conféré, par avance, «tutte le facoltà del Gran Maestro, accio ne’ casi urgenti proveder potesse intieramente 3 ai bisogni del Gran Priorato di Russia». Le mémoire continuait accusant positivement le grand prieuré de Russie d’aveuglement dans le noble enthousiasme qu’il avait mis à vouloir restaurer l’Ordre, et d’une précipitation qui méconnaissait totalement les droits du Siège apostolique. Si Pie VI comprenait que les Chevaliers aient pu implorer la protection du Tsar, il estimait que «la grandezza d’animo di Paolo I non avea bisogno di altro eccitamento», ni de se faire donner une dignité qui, d’une part, aurait dû lui être conférée par toutes les Langues, et d’autre part ne pouvait lui être accordée pour des raisons de différences religieuses. Il terminait en affirmant qu’il «tradirebbe... il sacro deposito della sua autorita, se autorizasse gli atti fatti finora dal Gran Priorato di Russia, o si astenessero 4 dal reclamare i diritti della Santa Sede...» La chancellerie pontificale, en codant la lettre destinée à Mgr Litta et qui ne contenait rien de diplomatiquementimportant, et en laissant en clair ce qui était une dénonciation des actes de Saint-Pétersbourg, tant des chevaliers que du Tsar, avait intentionnellement commis une bévue. En effet, l’entourage pontifical se doutait bien que la censure impériale en aurait rapidement connaissance, et cela laissait donc à la Russie la décision d’une rupture dont elle seule porterait la responsabilité. Ce faisant, cela évitait au pape, alors dans une pénible situation, de condamner officiellement le Tsar, ce qui eût été suicidaire; et, de surcroît, l’éventuelle rupture décidée par la Russie prouverait à la France que le Saint-Siège n’entrait dans aucune combinaison diplomatique contre elle.

1. ASV, Polonia-Russia 343 A, p. 175 et Rouët de Journel, op. cit., pp. 351 et sq.. 2. Ibid., p. 206, Pro Memoria, et Rouët de Journel, op. cit., pp. 345 et sq. 3. A ce sujet, il s’est élevé une controverse entre le comte de Pierredon qui a traduit intieramente par intérim, et le Père Rouet de Journel qui écrit entièrement. A moins d’une lecture précipitée, on lit aisément intieramente (entièrement) et non interinalmente (par intérim), intieramente étant déjà archaïsant pour interamente. 4. On lit bien «ou s’il s’abstenait de réclamer...»; or, Pierredon a traduit «ou s’il s’obstinait à réclamer», ce qui est un non-sens. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 410

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Les intentions de la chartreuse de Florence furent rapidement comblées. L’ambassadeur russe à Vienne, le comte Razoumovski, intercepta les dépêches (soit que ses services s’en fussent chargés, soit que les services de l’Empereur, dont Hompesch était sujet, les lui eussent transmises) et les envoya à Saint- Pétersbourg. Le 6/17 avril, le vice-chancelier Koutchoubey les remettait décachetées à Mgr Litta qui, un mois auparavant, avait été prévenu par le chancelier Bezborodko que la Russie connaissait la position du pape. Il y eut des réactions en chaîne: le bailli Litta fut disgracié et exilé sur ses terres; l’archevêque de Mohilew fut chargé de la direction générale de l’Église catholique en Russie, désormais interdite de recours au pape, et il devenait, en outre, aumônier du grand prieuré, à la place de Mgr Litta dont la nonciature était supprimée le 5 mai 1799. Enfin, Paul Ier constitua un nouveau Conseil de l’Ordre dont les dignitaires étaient presque tous Russes, à l’exception de Flachslanden et Pfürdt, venus du grand prieuré d’Allemagne. Une fois encore, les soubresauts de l’Ordre entraînaient de graves consé- quences, en l’occurrence la rupture de liens porteurs d’espérances, entre la Russie et le Saint-Siège. Mgr Litta estimait le sacrifice trop grand, pour une cause si petite, et il écrivait au cardinal Antonelli 1 : «In ogni modo poi che succeda, nell’ incertezza della sorte di questo istituto, io penso che ad ogni peggio andare l’Ordine di Malta, massime nell’ attual situazione in cui trovasi per la poca osservanza delle sue regole, per la rilasciatezza di molti de’ suoi individui, per la macchia che ha ricevuto dalla defezione mostrata nella perdita dell’ isola, non è di una tale importanza nella Chiesa di Dio, che la Santa Sede debba sacrificarvi i suoi più santi interessi in un momento di tanto periculo» 2. Le nonce accumulait toutes les accusations portées de Rome contre l’Ordre : l’inobservance des Statuts, le relâchement des chevaliers, mais aussi, désormais la tâche faite par son incurie dans la défense de l’île. Il concluait en affirmant que l’existence de l’Ordre était désormais un objet très secondaire, surtout dans l’incertitude actuelle de son avenir, prévoyant une rupture entre un ordre resté catholique et un ordre attaché à la Russie. Antonelli lui répondit 3 en septembre qu’il pensait que le nœud du problème était Hompesch et qu’il fallait obtenir son abdication; ensuite de quoi la grande maîtrise serait laissée vacante et «le temps venu» 4, on pourrait soit effectuer une élection selon les règles, soit la transférer, de l’autorité du pape, à un archiduc d’Autriche. Autant de solutions qui permettraient à Paul I er «che si è lasciato troppo trasportare in questo spinaio», de s’en sortir avec honneur. La position de ces prélats, celle d’Antonelli surtout, figure importante du Sacré Collège qui avait alors la charge de l’Église pendant que le Directoire faisait agoniser Pie VI sur les routes des Alpes, prouvait que l’Ordre était considéré comme dissout ou, tout au plus, ramené au rang d’une dignité

1. Leonardo Antonelli (1730-1811), cardinal en 1775, puis préfet de la Propagande; il accompagna Pie VII à Paris, en 1804; lors de l’invasion de Rome, en 1808, les Français le déportèrent dans sa ville natale, Sinigaglia, où il mourut. 2. ASV; Polonia-Russia 344, p. 191, Litta à Antonelli, Vienne, 17 août 1799. Voir Rouët de Journel, op. cit., pp. 394 et sq. 3. ASV; Polonia-Russia 344-1, p. 195, Antonelli à Litta, Venise, 4 septembre 1799. 4. A quoi Antonelli faisait-il allusion? La mort de Hompesch ou celle de Paul? 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 411

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d’Église, comme la pourpre cardinalice ou le grand magistère de l’Ordre teutonique. Même si le Sacré Collège était divisé sur le cas de Hompesch, selon les propres dires d’Antonelli, il était davantage considéré comme un problème gênant que comme un Grand Maître en survivance, comme que le considérait Pie VI au mois de mars précédent. Or, depuis septembre 1798, au problème de l’Ordre était venu se joindre celui de Malte.

LA RÉVOLUTION MALTAISE

Le soulèvement maltais Les causes immédiates Le dimanche 2 septembre 1798, Peppino Farrugia, de la Commission des Domaines, accompagné d’Alessandro Spiteri, notaire et député du dicastère, se rendit à Mdina pour enlever les tapisseries de l’église et du couvent des Carmes qui avaient été désaffectés, par suite du regroupement des religieux dans une seule maison. Les habitants de Mdina s’attroupèrent devant l’église, bientôt rejoints par ceux du faubourg voisin de Rabat. Lorsqu’ils virent un menuisier entreprendre de décrocher les tapisseries, ils lui enlevèrent l’échelle et chassèrent les commissaires à coups de poing. Les enfants qui étaient présents, montèrent dans le clocher et sonnèrent le tocsin. Les commissaires effrayés coururent chez le commandant de la petite garnison de Mdina. Celui-ci ordonna aux soldats de s’armer et envoya un courrier à La Valette pour demander du renfort. Dans le même temps, les habitants de Rabat faisaient sonner le tocsin et demandaient aux autres casaux de venir en renfort. À Mdina, la garnison s’enferma dans la Tour de l’Etendard, mais son commandant, Masson sortit avec deux maréchaux des logis et deux soldats pour disperser l’attroupement qui s’était formé sur l’esplanade qui séparait Mdina de Rabat, la Saqqajja 1. Il s’approcha de la foule et s’adressa à Giuseppe Musci, lui demandant les raisons de ce rassemblement; au moment où Musci lui répondait que c’était en l’honneur de Notre-Dame de la Consolation, fête du jour, un enfant lui décocha une pierre. Il s’emporta et jura: «bougres de Maltais, bougres de Maltaises» 2; mais au lieu d’être effrayés, les gens attroupés le poursuivirent. Masson commit l’erreur de ne pas rentrer dans Mdina, mais de chercher refuge à Rabat. Trouvant la banque du notaire Pietro Antonio Bezzina ouverte, rue St Paul, il entra et ferma la porte derrière lui. Les habitants l’avaient rejoint et menaçaient d’enfoncer la porte. Bezzina conseilla alors à Masson de briser son sabre et d’ouvrir lui-même la porte, ce qu’il fit. La foule entra et Masson lui parla avec douceur, mais un paysan, passant derrière lui, lui fracassa

1. Le nom de cette place vient du mot arabe signifiant fossé d’irrigation. Il rappelle le fossé que les Arabes, lors de la conquête de Malte, creusèrent aux deux-tiers de la ville romaine pour isoler l’éperon qui devint Mdina, tandis que l’autre partie, devenue progressivement ville ouverte et faubourg, constituait le noyau de Rabat. 2. Manuscrit ayant appartenu à l’avocat Mercieca et cité dans Mifsud, op. cit., p. 203. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 412

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le crâne avec une pierre; son corps fut jeté dehors, depuis le balcon, puis enterré avec un autre soldat, l’un sur l’autre, comme des animaux malades, dans un jardin voisin de la maison de l’avocat Giuseppe Muscat de Rabat. Ce dernier trait est révélateur de la haine que les Maltais portèrent, tout au long de leur soulèvement, aux Français: ceux qu’ils tuaient n’étaient pas considérés comme des êtres humains et n’avaient aucun droit à une sépulture sinon chrétienne, du moins décente. Dans Mdina, la garnison, retranchée dans la Tour de l’Etendard, fit lever les ponts et fermer les portes. La foule, s’en retournant vers Mdina pour assaillir la garnison, fut la cible des soldats qui la bombardèrent au canon et à la mitraille, devant l’église St Marc et firent le premier mort Maltais, Giuseppe Galea 1. Les habitants se choisirent alors un chef, Emmanuele Vitale 2 qui dépêcha des émissaires dans la campagne et dans les casaux. Les deux premiers à répondre furent les plus proches et ceux qui étaient institutionnellement liés à la Vieille Ville. A Zebbug, les habitants se soulevèrent et assassinèrent le président de la municipalité, Stanislao Lhoste 3. A Attard, les villageois furent conduits par le notaire Saverio Zarb jusqu’à San Anton, palais d’été du Grand Maître, proche du village où ils s’emparèrent des armes. Elles furent distribuées aux paysans qui se tapirent derrière les innombrables murets de pierres qui enclosaient les champs, de chaque côté de la route de La Valette. Ce fut ainsi que deux soldats français furent pris, alors qu’ils apportaient la réponse de Vaubois à Masson : il lui demandait de tenir pour le soir et l’avisait qu’il aurait le lendemain un renfort de six cents hommes «qui prendront alors du plaisir à la campagne» 4. Ce dernier trait fit entrer le peuple en furie : les soldats furent massacrés ainsi qu’un officier qui voyageait en calèche 5. Dès que cela fut connu, ce fut le signal d’un massacre généralisé. En dix-sept heures, la campagne maltaise était libre de toute présence française, les gardes des tours ou des retranchements maritimes ayant succombé. La nuit du 2 au 3 septembre, les insurgés tentèrent l’assaut de Mdina, mais la Saqqajja était sous le feu roulant de la garnison; certains, menés par Francesco Borg, essayèrent de pénétrer par les portes secrètes, mais ce fut aussi un échec et deux d’entre eux périrent. Le 3 au matin, le nombre des Maltais avait largement augmenté. Vitale distribua les assaillants tout autour de la citadelle, leur ordonnant un feu roulant. Lui et ses hommes descendirent par le chemin allant à Mosta jusqu’au bastion avancé de la Cathédrale. Grimpant au mur, ils parvinrent à un tunnel conduisant à la sacristie de cette église et débouchèrent dans la ville. La stupeur saisit les républicains rencontrés qui se rendirent et présentèrent les clefs de la

1. NLM; LIBR 269, relation des événements par Lorenzo Bugeja. 2. Emmanuele Vitale était né à Rabat, le 30 avril 1759, de Salvatore, notaire, et Rosa Caruana. Il devint chancelier de l’Université de Mdina, à la mort de son père, en mars 1785, et fut remplacé, en 1795, par son frère, le notaire Gaetano Vitale. Nommé gouverneur de Gozo, le 21 août 1801, il mourut le 8 octobre 1802. 3. Son nom, bien français, s’écrivait en Maltais, Lott. Il présidait une municipalité composée de Francesco Azzopardi, Gaetano Fournier, Luigi Briffa, Salvatore Bonanno, tous propriétaires ou négociants, et du notaire Giuseppe Brignone, secrétaire. 4. Cité par Mifsud, op. cit., p. 190. 5. Sur le pont du Wied Incita, à l’entrée d’Attard. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 413

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ville, mais d’autres, embusqués firent trois morts parmi les assaillants. Ceux- ci, saisis par la rage, massacrèrent, en moins d’une heure, toute la garnison. A sept heures du matin, le drapeau tricolore était amené et celui de l’Université de Mdina, bicolore blanc et rouge était hissé sur la Tour de l’Etendard; les corps des soldats étaient brûlés, la Cour capitanale envahie et les procès et autres papiers finirent dans le brasier. Vitale fit alors mettre Mdina en défense et demanda aux autres casaux de faire de même et d’empêcher la sortie des Français. Deux autres Maltais apparurent alors comme des chefs: Zarb à Attard, et le chanoine Saverio Caruana (qui avait été membre de la Commission de Gouvernement), près de la maison de plaisance de Vilhena, à San Giuseppe (ou camp de St Joseph, dans les récits français). Vint ensuite, Vincenzo Borg, dit Braret, chef de Birkirkara et qui dirigea le camp de Gharghur. La garnison de La Valette décida alors de mâter le mouvement: deux cents hommes et des Maltais de l’ancien Régiment de chasseurs sortirent en formation, mais ils ne trouvèrent pas la terreur qu’ils avaient inspirée lors de leur débarquement en juin. Pire, c’était les partisans des Français qui devaient se cacher pour éviter d’être massacrés, pendant que les Maltais soulevés préparaient l’embuscade. Elle échoua du fait de coups de feux intempestifs des jeunes Maltais qui ne résistèrent pas à faire du bruit avec leur fusil. Les Français s’en retournèrent, mais l’arrière-garde fut assaillie à St Joseph, faisant deux morts (l’écrivain des galères Carbone et l’adjudant Rosalbo Régnaud) et deux blessés. À l’est de La Valette, les casaux de Zejtun et de Zabbar projetèrent de s’emparer de Cospicua. Ils s’y introduisirent le 3, à quinze heures et tuèrent dix Français dont le commandant de la cité et celui du fort Ricasoli. L’affaire était plus grave, car l’émeute était entrée dans l’enceinte fortifiée. L’adjudant général Brouard y fut dépêché avec la 80 e demi-brigade, fit fusiller deux rebelles qui avaient les armes à la main, désarmer les Bormlisi 1 et donna quelques instants aux paysans pour sortir de l’enceinte et regagner la campagne. À côté de ces opérations «militaires», on assista à des règlements de comptes qui montraient que le soulèvement n’était pas qu’un mouvement spontané. Ce furent notamment l’assassinat du chevalier de Bosredon de Vatanges 2 qui habitait non loin de Floriana, et des deux Trigance (le père et le fils), officiers des Chasseurs, connus pour leurs idées avancées et leurs liens avec la franc- maçonnerie.

Le premier Congrès Les Français n’étaient donc plus maîtres que de la Cité de Malte, à savoir La Valette et les Trois Cités, protégés par d’imposantes lignes de fortification. Ils s’y retrouvaient avec ceux qui les avaient aidés à s’y installer. Face au pouvoir urbain de la République et des négociants, se dressait désormais la Vieille Ville et la campagne, unies contre le premier, mais aux intentions et aspirations divisées.

1. Cospicua s’appelle réellement Bormla. Les Bormlisi en sont les habitants. 2. Miège; op. cit., écrit que c’est le chevalier de Barras qui fut tué; mais Ransijat écrit que c’est son parent Vatanges. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 414

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La victoire était venue si vite que les Maltais se demandèrent qu’en faire. Il fut décidé de réunir, le 4 septembre 1798, les chefs (primati) de tous les casaux pour qu’ils pussent élire leur commandant et leurs députés : [ Emmanuelle Vitale fut élu commandant [ le comte Salvatore Manduca jurats de 1797 [ le comte Ferdinando Theuma-Castelletti } [ et le marquis Vicenzo Depiro formèrent, avec lui, la députation, du peuple maltais. Le secrétariat du congrès fut assuré par le Recteur de la Grotte de St Paul, l’abbé conventuel Savoye 1 et le secrétariat de la députation par Lorenzo Bugeja. Puis, ce fut l’élection des officiers : [ Lorenzo Bugeja, pour le détail du régiment [ Modesto Sapiano, chef d’artillerie [ Giuseppe Azzopardi, pour le registre des ordres [ Giuseppe Abela, magasinier et fournisseur des grains [ Gaetano Vitale, réception des grains [ Pietro-Antonio Bezzina, } [ Paolo Galea, distribution du pain [ Vincenzo Muscat, } [Alessio Xuereb, courrier des camps [ Giuseppe Musci, commissaire inspecteur des ports et des tours. C’était donc une organisation politique et militaire sommaire qui avait été mise en place. Les quatre députés s’interrogèrent pour savoir s’il convenait de rappeler l’Ordre de St Jean, mais l’acte d’inféodation de 1530 stipulant que si l’Ordre quittait l’île, le suzerain sicilien reprenait ses droits, ils rédigèrent, le 5 septembre, une lettre pour le roi de Naples qu’ils firent porter par Luigi Briffa, Clemente Mifsud et Nicolà Camilleri 2. Après diverses péripéties, ces derniers parvinrent à Naples, le 11 septembre 1798. En dépit des démarches du consul de France, ils purent communiquer avec un représentant du roi qui leur fit remettre des provisions pour leur voyage de retour, cinq drapeaux napolitains et l’assistance d’un cutter anglais. Il régnait alors à Malte, une incertitude générale sur le parti à prendre. Gozo s’était aussi soulevée, mais sans lien avec l’insurrection de Malte. Nul ne savait réellement où il allait. Le 7 septembre, «les Maltais de la Ville» 3 essayèrent de rallier ceux de Mdina, par la persuasion. Un capucin, deux prêtres et un laïc, se rendirent auprès d’eux dans le carrosse de l’évêque, mais ils furent retenus ou ne revinrent pas. Le 17,

1. Louis Savoye était le fils d’un Lorrain, négociant en fruits, légumes et parfums exotiques de la rue Thérèse à Paris qui le fit entrer dans l’Ordre pour lui servir de correspondant à Malte. Il arriva à Malte en 1777 et ne s’acheta une conduite que très progressivement. Il fut reçu conventuel en 1787. Les lettres qu’il reçut, notamment de son père, sont conservées au Collège Wignacourt de Mdina, Crypta Pr. 2345. En 1793, il devint Recteur de la Grotte; en 1809, chanoine de la cathédrale et mourut en 1831 à l'âge de 72 ans. 2. Tous deux avaient été élus à la municipalité mise en place par les Français: Briffa à Zebbug et Camilleri à Siggiewi. De même, l’un des officiers élus, Gaetano Vitale, avait été l’un des municipaux de Mdina. 3. Bosredon de Ransijat, Journal du siège et blocus de Malte, p. 6. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 415

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Ransijat, Président de la Commission de Gouvernement leur fit porter une lettre, leur promettant le pardon général et le redressement des griefs dont ils se plaignaient. Mais, le lendemain, 18 septembre, une escadre anglo-portugaise composée de quatre vaisseaux et deux frégates vint faire le blocus du port. Le 24 septembre, ce furent quatorze bâtiments anglais qui vinrent les rejoindre, mais ils disparurent le lendemain. La révolution de la campagne maltaise venait de s’intégrer dans la lutte de la coalition contre la France.

Les causes profondes Les Maltais, et même ceux qui avaient le plus œuvré au renversement de l’Ordre, se rendirent compte qu’ils avaient hérité un pouvoir moins tutélaire et bien plus autoritaire que celui des chevaliers. Face à cela, Malte connut, en moins de deux mois, l’évolution des campagnes qui avaient été républicanisées depuis 1789: le sud de la France, puis ses provinces de l’ouest, Vendée, Bretagne, Normandie, et enfin tous les pays étrangers soumis par la force au régime jacobin. Malte, par sa seconde révolution, celle de septembre 1798, se situa donc dans une tradition de la fin du XVIIIe siècle: la réaction rurale au pouvoir et aux idées d’une révolution principalement intellectuelle et urbaine. Et, à Malte, comme en Autriche, en France, à Gênes ou Naples, le rattachement des masses à la contre-révolution se fit pour deux raisons: l’une économique, latente, et l’autre religieuse, patente. Ransijat, en vendémiaire an VII, rédigea une note 1 sur les causes de la révolte des Maltais. Il les classait lui-même en ces deux catégories. Au titre économique, Ransijat écrit: «La suppression de l’Ordre de Malte en France ayant été prononcée au mois de septembre 1792, son gouvernement se trouva privé dès lors des revenus des trois langues françaises qui composaient, à peu de choses près, la moitié de ceux de tout l’Ordre; ce qui l’obligea de réduire proportionnellement les dépenses qu’il faisait annuellement dans cette île... Il faut encore observer que... les chevaliers... ne recevant presque plus de secours de leur patrie, concouraient ainsi à diminuer considérablement la quantité de numéraire que l’Ordre et ses membres répandaient annuellement dans ce pays. Si à ces deux causes d’épuisement d’espèces, l’on y joint celles de l’augmentation du prix des denrées de tout genre et de la diminution du commerce, on se convaincra facilement que le peuple maltais devait être plongé dans une grande détresse à l’époque où les Français se sont emparés de Malte. Mais la domination de ceux-ci dans cette île, loin d’avoir allégé leurs maux dans ce genre, n’ayant fait au contraire que les aggraver bien davantage, doit avoir, sous ce rapport principalement... provoqué leur mécontentement». En effet, l’effondrement de l’Ordre s’était produit dans la plus grande indifférence et, contrairement à l’attente de Hompesch, sans une quelconque manifestation de fidélité en sa faveur, car les Maltais espéraient un renouveau économique de leurs nouvelles relations avec la France. Or, rien de cela ne s’était produit. Encore faut-il être nuancé. Le clan des progressistes se servit très bien. Mais cette confiscation du changement par une seule coterie rejeta dans l’opposition les autres élites: la noblesse et le clergé massivement tournés vers Naples et l’autre partie des négociants, peu sensible aux idées révolutionnaires, offerte à tout

1. Bosredon Ransijet, op. cit., pp. 278-286. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 416

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pouvoir lointain, Russie ou Grande-Bretagne, qui lui permettrait enfin d’accéder à la direction sans contrôle de ses affaires. À côté de cette lutte intestine entre nantis, la grande majorité du peuple, habituée à la taxation des prix et aux distributions de pain, ne pouvait que pâtir du libéralisme économique si cher à la Révolution française. Pourtant, ce ne fut pas là le moteur essentiel des rancœurs maltaises, car le peuple était soumis depuis plus de cinq ans à une importante augmentation du coût de la vie. En revanche, les Français commirent une série de maladresses économiques qui aggravèrent le mal et qui, savamment exploitées par les élites mécontentes, aboutirent au soulèvement de septembre 1798. Ransijat analysa parfaitement la situation. Il ne donnait pas moins de douze raisons économiques aux événements de l’automne. Certaines concernaient les rentiers et les bourgeois des villes, d’autres touchaient directement le peuple et, principalement le peuple des campagnes. Pour ce qui était des plus riches : 1. Toutes les pensions de retraite accordées par l’Ordre aux anciens détenteurs d’emplois civils ou militaires furent suspendues. Ce ne fut qu’à la veille de la révolte qu’elles furent rétablies pour les octogénaires et acquittées pour un mois seulement. 2. Le renvoi immédiat du Grand Maître et des chevaliers laissa leurs créanciers sans espoir d’être jamais remboursés. Hompesch ne laissait pas moins d’un million de livres de dettes. 3. Lorsque les Maltais qui avaient des capitaux placés sur l’ancien Trésor de l’Ordre se présentèrent pour toucher leurs intérêts, ils furent renvoyés à un autre temps, de même que les porteurs de mandats ou les soumissionnaires des marchés publics. Mais ce furent surtout des mesures financières mal expliquées et mal comprises qui heurtèrent les Maltais, et cette fois, les moins riches : 4. Les intérêts du Mont-de-Piété passèrent de 4,17% à 6% et cette augmentation mécontenta beaucoup de monde. Mais l’ordre de mettre en vente les gages de plus de 40 écus dont les intérêts ne seraient pas payés sous 8 jours fut mal compris, le public croyant qu’il s’agissait de tous les gages, et la fermentation fut à son comble. 5. Les nobles et les bourgeois des villes furent astreints au logement des officiers, mais cette gêne fut relativement bien acceptée. En revanche, la taxe établie pour les frais de casernement des soldats fut totalement rejetée, les Maltais n’ayant jamais été habitués à cette coutume traditionnelle dans les pays d’Europe. Les paysans la rejetèrent plus que les autres estimant que c’était une affaire gouvernementale et qu’ils ne devaient aucunement être soumis à une contribution extraordinaire. En effet, le monde rural fut le plus sensible aux répercussions économiques de la nouvelle politique. 6. Lors de l’invasion, bien qu’elle fût de courte durée, des réquisitions furent faites et des dégâts commis par les troupes dans les campagnes. Après le départ de Bonaparte, ceux qui avaient fourni des vivres ou ceux dont les biens avaient soufferts s’adressèrent à la Commission de gouvernement qui leur répondit qu’il n’y avait pas de moyens suffisants pour les payer ou les dédommager. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 417

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7. Il avait été promis aux soldats et marins maltais partis avec Bonaparte en Egypte que leurs femmes recevraient, pendant leur absence une paie mensuelle. Bien que celles-ci se rendissent tous les jours à La Valette, elles ne l’obtinrent jamais et elles ne se privèrent pas d’animer les casaux contre les Français. 8. Les fonds laissés pour la marine étant insuffisants, de nombreux marins furent congédiés sans solde et ceux qui étaient maintenus, n’étant pas payés, rentrèrent chez eux. Tous se retrouvèrent dans leurs casaux et amplifièrent le mécontentement déjà développé par les femmes précédentes. 9. Pour remplacer à peu de frais ces marins, la Commission de gouvernement ordonna aux municipalités d’arrêter les vagabonds qui commettaient des désordres dans les campagnes. À peine à bord des navires, ils s’enfuyaient, retournaient dans leurs villages, dévastaient les campagnes encore plus qu’ils ne le faisaient auparavant, menaçant les officiers municipaux de vengeance et de représailles, contribuant ainsi à déconsidérer l’autorité locale dépendant du régime français. 10. Dès que Malte fut prise par les Français, la Sicile la mit en quarantaine. L’île ne put désormais retirer de Sicile les nombreux approvisionnements dont elle avait besoin. Peu de temps après, la flotte combinée anglo-portugaise, empêcha tous les bâtiments marchands de sortir du Grand Port. Or, beaucoup étaient chargés de coton pour l’Espagne, de sorte que le commerce du coton fut frappé d’inactivité. Les entrepreneurs de cette industrie, ruinés, se détournèrent des Français dont ils avaient beaucoup espéré. Or l’un des principaux patrons de l’industrie cotonnière de Malte n’était autre que le chanoine Saverio Caruana, d’abord membre de la Commission de Gouvernement, puis chef de l’insurrection lorsque les inconvénients amenés par les Français s’avérèrent être plus importants que les avantages. De leur côté, les femmes de la campagne dont l’activité était la filature, manquèrent d’emploi ce qui augmenta la misère dans le peuple 11. Ce fut le moment choisi par la Commission pour supprimer la distribution journalière d’environ quatre cents pains d’aumônes pour les femmes pauvres, ainsi que celle de blé et d’argent pour les indigents. En deux mois seulement, le nouveau gouvernement avait accumulé toutes les erreurs possibles et pris les mesures les plus inopportunes et les plus impopulaires. 12. Le summum fut atteint, le 3 fructidor an VI (20 août 1798), lorsque la durée des baux, traditionnellement fixée à trois générations, fut ramenée à cent ans. En effet, la Révolution française avait aboli, simultanément les contrats perpétuels et le régime féodal 1. Le décret du 18 décembre 1790 interdisait les concessions à perpétuité et fixait les baux à trois vies, soient 99 ans. Il mettait ainsi fin à l’idée de dépendance personnelle en affirmant la liberté individuelle, mais il mettait aussi en application une idée des Physiocrates selon laquelle la coexistence de deux types de propriétés sur le même bien ne pouvait qu’être source d’immobilisme et d’inefficacité. À Malte, ce principe vint au secours des finances publiques, gravement obérées, car depuis la suppression de l’Ordre, ses biens étaient devenus biens nationaux. L’augmentation des revenus tirés des domaines nationaux était

1. Voir Olivier Faron, La situazione dell’enfiteusi nell’epoca moderna e contemporanea, Storia urbana, n°75, 1995, pp. 171-183. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 418

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donc de première nécessité. Certes, en mettant un terme aux baux pérennes, on renouvelait les conditions de location et on put donc réévaluer les cens qui, du fait de la longueur des baux, étaient ridiculement bas. Mais le résultat pratique fut que cette décision fit se terminer à l’instant un très grand nombre de baux et ceci se traduisit par le mécontentement extrême d’un grand nombre de familles de Malte ou de Gozo qui virent leur cens être réévalué, alors que la plupart d’entre elles n’auraient connu aucun changement si la législation antérieure était restée en application. Les membres de la Commission se rendirent alors compte du caractère dangereux de la décision signée par Régnaud et une nouvelle loi fut prise permettant aux titulaires des anciens baux de les conserver dans leur forme pendant 25 ans et même 100 ans. Néanmoins, la valeur des biens devait être réestimée par des experts, même si les anciens tenanciers bénéficiaient d’un cens limité à 75 % de la nouvelle valeur fixée. Ce nouveau texte ne parut que la veille de l’insurrection et, selon les dires mêmes de Ransijat, «l’impression de la première loi fut si forte que l’on fit peu d’attention à la seconde» 1. L’affaire de l’église des Carmes de Mdina ne fut donc qu’un prétexte, dans un contexte maltais de mécontentement et dans celui, européen, du reflux des avancées françaises. Cette analyse est corroborée par le chevalier de Frémeaux- Sainte Sophie dans une lettre qu’il écrivait au ministre des Affaires étrangères de Berlin, par laquelle il rappelait que l’insurrection avait commencé par la réduction des couvents et l’enlèvement de l’argenterie superfétatoire, mais que l’annulation des cens de plus de 100 ans avait surtout créé une fermentation dans le peuple qui s’était estimé lésé 2. Doublet, lui-même, écrivant à Talleyrand le 25 pluviôse an VII (13 février 1799), expliquait le soulèvement par un mécontentement dont les causes étaient multiples : «Les changements qu’on a faits, dans tous les genres, avec trop de précipitations, ont tout désorganisé, tout entravé, tout mécontenté, tout ruiné» 3. Car, à ces deux causes essentielles s’ajoutaient l’enrôlement de force des soldats des anciens régiments, l’envoi de jeunes gens pour faire leurs études en France, pays où il n’y avait plus de sentiment religieux, sans parler des contributions extraordinaires, de l’augmentation des taxes sur les douanes, les vins et le tabac ou même l’organisation de cimetières sans distinction de religion. On retrouvait donc une constante des Maltais. Parce que le règne de Hompesch, comme la fin de celui de Pinto, n’avaient plus eu les moyens d’être un gouvernement-providence, ils leur étaient devenus insupportables. Ils voulurent changer et changèrent. Mais avec Ximenes, et bien plus avec les Français, les nouveaux gouvernants ne purent envisager de remédier aux maux sans bouleverser les attitudes et les règlements, sans créer un pouvoir d’État interventionniste, sans contraindre les Maltais à respecter les lois et les règlements. En 1798, avec l’ampleur supérieure correspondant à un régime plus fort, Malte réagit comme en 1775, le Clergé, servant plus de leader naturel que d’organisateur du mouvement.

1. Bosredon Ransijat, op. cit., p. 283. 2. MAE; CP Malte 24, n° 169, 13 mars 1799. 3. Ibid.; n° 166. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 419

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Car à Malte comme dans les autres Etats européens, les oppositions populaires aux mouvements progressistes (que ce soit le joséphisme dans les Etats soumis à l’Autriche, ou le jacobinisme français en France ou dans les pays conquis) ne devinrent réellement l’expression d’une réaction que lorsque les élites hostiles à ces mouvements purent montrer au peuple que c’était à sa pratique religieuse que l’on s’attaquait. A la fin du XVIIIe siècle, cette pratique religieuse avait généralement baissé et là où elle s’était maintenue dans les masses populaires, elle n’était plus qu’une expression de convivialité ou de superstition, les efforts de la Contre- Réforme pour inculquer un réel sentiment religieux s’étant depuis longtemps émoussés. Aussi bien, pour ce qui concernait l’opinion publique populaire ou rurale, était-il donc plus dangereux, de la part d’un pouvoir, de s’attaquer à la liturgie qu’à la foi. Ce fut aussi pourquoi les élites européennes les plus opposées aux réformes utilisèrent l’argument religieux pour émouvoir les masses 1. À Malte, il n’en fut pas autrement. Pourtant, la politique de Bonaparte fut celle qu’il avait expérimentée en Italie. Fidèle aux traditions gallicanes, il se fit le défenseur du clergé séculier, laissant toute leur dignité aux évêques et curés de paroisses. En revanche, il s’attaqua aux couvents et aux ordres réguliers. En fait, la politique française ne fut qu’une généralisation de ce que Tanucci fit à Naples dans les années 1760 et de ce que Joseph II pratiqua dans l’Empire dans les années 1770-1780. L’évêque Labini ne s’y trompa pas. Débarrassée de l’Ordre et de l’Inquisition, l’Église de Malte devint le seul interlocuteur religieux. Le prestige de l’évêque 2 en fut accru, et le geste de Bonaparte de lui octroyer l’église conventuelle comme concathédrale en fut le témoignage flagrant. L’autorité de l’évêque fut encore confortée par la réduction des couvents et le renvoi des moines qui n’étaient pas de nationalité maltaise, car cela limitait grandement les maisons ecclésiastiques qui n’étaient pas soumises à sa juridiction. Mais cette politique, contre laquelle Labini ne s’éleva pas, et pour cause, fut mal comprise des Maltais qui virent dans la fermeture des églises desservies par des réguliers, le prélude de la fermeture de toutes les églises. Ce fut la même erreur d’interprétation lors de l’introduction de l’état-civil et lors de la suppression du droit d’étole et l’obligation désormais faite d’administrer gratuitement les sacrements: des malveillants persuadèrent les Maltais que les Français s’attaquaient à ces sacrements et il fallut que Labini s’adressât à ses diocésains pour calmer le jeu.

1. Dans les années 1770/1780, les Etats du domaine impérial furent secoués par des mouvements de Viva Maria, paysans encadrés par les prêtres et les moines et encouragés par les nobles, contre les réformes de Joseph II en matière ecclésiastique. En France, la Vendée, la Bretagne, la Normandie, mais aussi certaines régions du Sud, se soulèvent contre la Révolution, lorsque le culte constitutionnel fut imposé. Les prêtres, pourtant traditionnellement gallicans, encadrèrent le mouvement qui exaltait le rattachement à Rome. Les nobles se firent chefs de guerre de ces paysans et associèrent la défense de la religion à celle de la monarchie, fusionnant ainsi réaction purement religieuse et croisade politique. En Italie, à partir de 1798/99, ce fut le cas de Gênes, où apparurent aussi des Viva Maria contre les Français et les jacobins génois, sans parler du cas spécifique de Naples et des Sanfédistes. 2. En 1799, fut rédigé à Malte un projet de constitution, inspirée de celle de l’an III qui prévoyait une présidence collégiale (le peuple maltais, l’Angleterre, Naples et le Portugal en nommant chacun un) et un collège de cinq directeurs dont le premier était l’évêque. Voir Alain Blondy, «The first draft for a Maltese constitution, 1799». 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 420

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La contre-révolution maltaise de septembre 1798, suscitée par l’exaspération économique et déclenchée à propos d’un séquestre religieux, se trouvait donc dans le droit fil de la tradition des mouvements populaires et ruraux en opposition à des changements mis en place par des élites urbaines.

La fiction napolitaine La pétition du 5 septembre avait été mise sous les yeux de Ferdinand IV qui donna ordre d’aider les Maltais. Mais il était plus préoccupé de la situation en Italie et de la République romaine voisine, que de Malte. Acton avouait à Hamilton, le 12 septembre, qu’il n’avait pu obtenir du roi une intervention immédiate 1. De surcroît, l’aide accordée n’était pas gratuite, et les insurgés durent hypothéquer leurs biens pour subvenir aux dépenses de la guerre. La situation évolua dès le retour de Nelson d’Egypte. Il apprit la nouvelle de l’insurrection de Malte, le 8 septembre, au large de la Crète, alors que la flotte britannique, après sa victoire d’Aboukir, regagnait le bassin occidental de la Méditerranée. Il arriva à Naples le 12 octobre 1798 et s’enquit immédiatement de la situation de l’île 2 et du rapport des forces. Les Français, au nombre de 3 000, plus 1 500 soldats Maltais et une centaine de civils sympathisants, tenaient tous les postes fortifiés sauf Kordin. Ils avaient du blé pour huit mois, peu de fromage et très peu du reste; l’aqueduc était coupé, mais il y avait les citernes et les puits. Ils disposaient de la Marine, mais elle était bloquée : deux vaisseaux de ligne en mauvais état, le Guillaume Tell et le San Giovanni, trois frégates, la Diane, la Justice et la Santa Maria, deux galères, quatre canonnières et quelques bâtiments marchands : un cutter et quatre à cinq bateaux grecs. Les Maltais, quant à eux représentaient dix mille hommes en armes, mais peu en permanence dans les postes : environ 1 000 à Ta-Samra, 4 000 à St Joseph, 500 à Kordin et autant à San Gwann, 700 à Zabbar et 800 à Zejtun. Ils n’avaient que douze canons montés (dont 2 à Kordin et 4 à Ta-Samra, pointés sur La Valette) et treize sans affûts; leurs officiers, élus récemment, étaient peu expérimentés et ne bénéficiaient d’aucun encadrement sicilien ou napolitain. Nelson comprit que rien n’était joué. Le 13 octobre, il écrivit à l’amiral Saint- Vincent, qu’en mer, il avait détaché l’Audacious et le Goliath pour assister Alexander Ball au large de Malte, à qui il confiait le soin du blocus. Ni Naples, ni les Portugais n’avaient été avisés, toutefois il écrivait «the island is certainly the property of the King of Naples» 3. Le gouvernement de Naples ne faisait trop rien, estimant que les Français seraient vite réduits par les Maltais. Nelson, lui, se préparait à une action de durée, car il se disait moins optimiste, tant qu’il y aurait du pain et de l’eau à La Valette. Le lundi 15 octobre, après avoir reçu Ferdinand IV à son bord, l’amiral mit à la voile avec le Minotaure, la Mutine, l’Audacious et le Goliath; il arriva à Malte, le 24 à midi. Il reçut alors les chefs insurgés de Malte et de Gozo 4, cette dernière

1. Hardman; op. cit., p. 134. 2. B.M; Add. mss 34907, f° 408 et Hardman, op. cit., pp. 132-133. Un document retrouvé dans ses papiers, établissait le rapport des forces. 3. Hardman; op. cit., p. 134. 4. NLM; LIBR 1053, Documenti insurrezione Gozo, 1798. En effet, la deuxième île, le 18 octobre 1798, avait décidé de ne plus reconnaître le pouvoir français; estimant qu’il n’y avait plus 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 421

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île semblant vouloir suivre son destin propre. Il fit avec eux le tour de la situation 1 et eut la surprise de voir que l’aide napolitaine était absolument nulle. Il engagea les députés à rédiger une nouvelle pétition et à la lui remettre. Le 25 octobre, les Maltais adressaient donc à leur «légitime souverain» une demande d’armes, de munitions, de poudre et d’argent. Le même jour, Nelson sommait en vain le général Vaubois et le contre-amiral Villeneuve 2 de se rendre. Le 27, Alexander Ball en usait de même avec la garnison française de Gozo 3; là, l’affaire ayant été préparée par Nelson, les Français se rendirent le 28. Le 31, l’amiral rentra à Naples, laissant des munitions et des armes aux insurgés, ce dont il s’expliqua au Cabinet britannique, estimant que s’il ne l’avait pas fait les Maltais eussent été écrasés 4. L’Angleterre ne semblait donc avoir donné aucun ordre pour que sa flotte intervînt directement à Malte. Il est vrai que les relations internationales avaient connu un léger flottement à la suite de la proclamation de Paul Ier comme Grand Maître de l’Ordre, le 24 novembre 1798. Le ministre impérial des affaires étrangères, le baron Thugut, avait estimé que le Tsar avait agi avec précipitation et qu’il eût été plus prudent de rétablir l’Ordre tel qu’il était auparavant et de confier à Hompesch (qui en paraissait désireux) la conduite des Maltais insurgés. En effet, selon lui, le Grand Maître avait certes fait preuve de faiblesse en juin 1798, mais non de trahison, et en lui confiant la tête de la révolution maltaise (même s’il envisageait de lui demander d’abdiquer, par la suite), on empêchait ainsi Naples de s’emparer de Malte 5. L’Autriche montrait donc qu’elle n’entendait pas que Malte appartînt à quelqu’un d’autre que l’Ordre. Or, le 1er décembre 1798, Naples signait un traité avec l’Angleterre, germe d’une coalition européenne contre la France, qui avait pour but de fermer à celle-ci la Méditerranée et de lui enlever ses colonies. Malte devenait donc une position essentielle, et si Naples n’était pas pour l’Angleterre une alliée avantageuse 6, elle était le suzerain officiel de l’île. Aussi, à partir de la fin de l’année 1798, la Grande-Bretagne joua un rôle de plus en plus actif dans la reconquête de Malte. Le 6 décembre 1798, les canons et munitions que Nelson avait engagé les Napolitains à envoyer à Malte, arrivèrent à Marsaxlokk sur deux bateaux siciliens 7. Ball enjoignit alors aux députés maltais, de hisser les couleurs

personne investi de l’autorité légitime et que l’union avec Malte était rendue difficile, le peuple gozitain avait élu un Gouvernement provisoire, à la tête duquel fut nommé l’archiprêtre de la Matrice (église principale de Rabat de Gozo), don Saverio Cassar. 1. B.M; Add. mss 34902, f° 158, Memorandum of what passed between himself and the Deputies of the Island of Malta; autographe de Nelson. 2. Pierre Charles Sylvestre Villeneuve (1763-1806). Il commandait l’arrière-garde à Aboukir ce qui lui permit de pouvoir gagner Malte après la défaite. Vice-amiral en 1804, il fut battu à Trafalgar par Nelson; rentrant en France après six mois de captivité, il se suicida. 3. B.M; Add. mss 34908, f° 79. 4. F.O. Records, Sicily 11; Hamilton à Grenville, Naples, 6 novembre 1798. 5. F.O. Records, Austria 53; Sir Morton Eden, ambassadeur de Grande-Bretagne à Grenville, Vienne, 25 novembre 1798; et Hardman, op. cit. 6. S’étant lancé dans une attaque contre les Français de Rome, le roi de Naples fut battu, en un mois, par Championnet qui fonda, le 23 janvier 1799, la République parthénopéenne et força le couple royal et les ministres à se réfugier à Palerme. 7. B.M; Add. mss 34908, f° 280, Ball à Nelson, 10 décembre 1798. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 422

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napolitaines 1. La fiction était maintenue. Doublet en avisait ainsi Talleyrand 2 : «cela est sûrement un leurre dont les Maltais seront aussi dupés que les Napolitains eux-mêmes, car il n’est pas possible que les Anglais n’aient pas en cela une arrière-pensée».

L’échec des Maltais Le 26 fructidor an VI (12 septembre 1798), le Conseil de Guerre français avait déclaré la Cité de Malte en état de siège et placé les deux municipalités sous la seule dépendance de l’autorité militaire 3. Une des premières mesures fut de faire sortir de la Ville tous ceux qui le désiraient pour réduire le nombre de bouches à nourrir. Aucun tri ne fut fait et des partisans de la France furent immédiatement arrêtés quand ils ne furent pas massacrés. Les Maltais avaient pris les Français dans une souricière. L’arrivée des vaisseaux portugais, le 18 septembre, le passage de la flotte britannique «avec ses prises rasées et semblables à des pontons» 4, le 24 septembre, eurent des effets psychologiques inverses dans les deux camps. Le 14 vendémiaire an VII (5 octobre 1798), Vaubois dut autoriser une sortie, devant l’insistance de la garnison qui ne supportait pas de se voir assiéger par des paysans. Quatre colonnes marchèrent sur les batteries qui prenaient La Valette sous leur feu à Marsamxett, Birkirkara, Kordin et Zabbar. Les trois premières se heurtèrent à une farouche résistance, retranchée derrière les murets de pierre. La quatrième réussit à parvenir dans le village de Zabbar, apparemment vide; lorsque les soldats y furent entrés, la fusillade commença et la colonne dut rebrousser chemin, subissant de lourdes pertes. Cette victoire de Zabbar «accrebbe a maggior segno il coraggio de Maltesi, e dissipo ogni timore che avevano concepito del valore francese superiore sino a quell’ epoca, alle forze unite di molti nazioni» 5. Certes, des paysans maltais avaient réussi à tenir en échec les forces armées qui avaient fait trembler l’Europe, mais c’était la victoire normale de la guérilla sur les armées traditionnellement constituées qui, toutefois, ne dévaluait en rien le courage des Maltais. Ainsi, le 1er frimaire an VII (21 novembre 1798), une nouvelle sortie fut tentée vers Kordin, pour récupérer du bois dans le grand bassin du Port, mais elle dut être abandonnée, car les insurgés, selon Ransijat 6, «dans cette occasion, comme dans toutes celles qui l’on précédée, ont montré beaucoup de courage». Ces victoires, l’aide militaire venue de Naples, le réconfort de la présence anglaise eurent pour conséquence de faire perdre aux Maltais le sens de la mesure. D’abord, les chefs se déchirèrent, chacun mû par ses ambitions et ses jalousies. Ball se rendit compte que cela risquait d’être préjudiciable à la cause maltaise et les engagea à faire taire leurs différends. Peu de jours après l’attaque sur

1. Ibid., f° 200, Ball à Nelson, 10 décembre 1798. 2. B.M; Add. mss 34943, lettres interceptées, Doublet à Talleyrand, Malte, 23 frimaire an VII (13 décembre 1798). 3. NLM; ARCH 6524 bis, p. 215. 4. ANP; AF 111-73, dépêches de Régnaud, p. 37, Régnaud au Directoire Exécutif, Rome, 3 frimaire an VII (23 novembre 1798). 5. ACM; t XLII, Ms 136, p. 132, Manifesto del Popolo maltese rapporto l’insurezzione contro li Francesi che occupavano le fortezze, janvier 1799. 6. Bosredon de Ransijat : Journal..., op. cit., p. 16. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 423

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Kordin, il écrivait 1 : «The Maltese chiefs hurt the general cause by petty jealousies. I have exerted every possible influence to induce them to unite for the common good and they promise me to act up to my wishes. General Vitale has such bad health that he cannot be active, but he is very ambitious and turbulent, and has caused great dissatisfaction in his management of public money. General Caruana possesses much greater ability. He has the voice of the people. He is accused of assuming too much power. He appears to carry on all the business of the islands, but he has been injudicious in not communicating with the deputies». Mais les «amis» des Maltais n’étaient guère plus unis. Le 12 novembre 1798, le major Frédéric d’Otée, consul général de Russie à Catane, écrivit au chanoine Caruana, «général de l’armée maltaise», pour lui annoncer d’une part, l’arrivée de l’escadre russe et de la flottille de la mer Noire, soit 30 000 hommes au total, d’autre part, l’envoi de vivres qu’il lui faisait passer par Giuseppe Dalmas et Alexandre Tonna, ainsi que de la proclamation du nouvel allié russe, le Sultan Sélim 2. Cet assaut d’intérêts, cette multiplication des partis, mettaient Malte dans la situation de l’Ordre à ses meilleurs jours : courtisée par tous, elle pouvait en tirer des avantages sans se donner à personne, et mener son chemin comme elle l’entendait. Or, il s’agissait essentiellement de forcer les Français à partir. Si les Maltais avaient prouvé qu’ils ne se laisseraient plus subjuguer, ils étaient incapables de faire autre chose que de tenir des positions fixes de harcèlement. Or, le temps jouait autant contre eux que contre les Français, car affamer ces derniers, c’était aussi affamer les habitants enfermés dans les villes du port, avec l’assurance qu’ils mourraient avant la garnison 3. Depuis le début du mois de décembre, des intelligences s’étaient créées entre Don Saverio Caruana et quelqu’un de La Valette. Le 7 décembre 4, l’anonyme s’étonnait que les navires pussent continuer à entrer et sortir, porteurs de galettes, de lard et d’huile, tandis que dans la Ville, les Français et les partisans pillaient le Mont-de-Piété, la Castellanie et imposaient une taxe extraordinaire. Néanmoins, il notait une nervosité certaine de la garnison qui semblait s’attendre à un assaut et il proposait donc d’user les nerfs des défenseurs, en simulant des attaques en continu, de jour et de nuit, par terre et par mer. Le 21 décembre 5, il informait Caruana que les Français avaient réussi à abattre le moral des «veri nazionali», en annonçant que la flotte de Brest avait détruit les Anglais, qu’elle avait rallié Toulon et qu’elle faisait voiles vers Malte pour rétablir la légalité; que la France avait traité avec Naples et lui avait donné la Romagne en échange de la Sicile et Malte et que des députés du Congrès maltais allaient venir proposer la capitulation. L’auteur de la lettre écrivait que cela eut pour conséquence de diviser les Maltais en un plus grand nombre de factions et, très crûment, que «ne’ pocchi giorni si lasciarono infinocchiare, si per essere troppo creduli, come per essere annoiati molto delle angustie dello stato presente» 6. La lassitude

1. B.M; Add. mss 34908, f° 208, Ball à Nelson, off Malta, 30 novembre 1798. 2. NLM; LIBR 1238, f° 12, Catane, 12 novembre 1798. 3. Ibid.; f° 41, à Saverio Caruana, 27 décembre 1798. 4. Ibid.; f° 34. Elle était signée nota manus. 5. Ibid.; f° 36. 6. En termes édulcorés, infinocchiare se traduit par sodomiser. Ces nouvelles extravagantes provenaient d’une lettre du consul de France à Cagliari, rare dépêche qu’amena un bateau 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 424

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gagnait donc les Maltais autant par les ennuis causés par le siège que par les restrictions alimentaires. Dans une autre lettre, non datée 1, l’anonyme dénonçait à la fois les Maltais qui sortaient de la Ville sous prétexte de réduire le nombre de personnes à nourrir, mais qui étaient autant d’espions dont il fallait empêcher tout contact avec la population, et l’évêque, Mgr Labini, qui avait des entretiens avec des personnes favorables à la République. Le 27 décembre, la proposition était plus nette: l’auteur envisageait des fausses attaques pour fatiguer les défenseurs, puis un assaut après la sortie du théâtre, quand les officiers venaient de s’endormir, en agissant du côté de Marsamxett qui était le moins bien défendu. Le 30 décembre, à l’encre sympathique 2, il estimait que les Français n’avaient aucun soupçon et il expliquait comment s’emparer de la muraille. Dans les premiers jours de janvier, le comploteur ne prit plus de précautions : il citait les noms des conjurés, Filippo Pulis, frère du parfumeur du lazaret, Giuseppe Azzopardi, et il réclamait la venue de Vassalli et du «fameux Barbara». Les conjurés de 1797, alliés à ceux de 1799, auraient ainsi imposé les vues des «veri nazionali». Une lettre du 3 janvier 3 donnait le nom de l’auteur de ces lettres et du plan d’assaut : c’était un prêtre, Don Michele. Le 6 janvier 1799, sous l’exergue «Gesù e Maria, e San Paolo nostro Prottetore», il établissait le plan à suivre lorsque les assaillants seraient entrés dans la Ville et il signait à nouveau «nota manus» 4. Le 22 nivôse an VII (11 janvier 1799) était un vendredi, jour où, traditionnelle- ment, le théâtre faisait relâche en mémoire de la Passion. Or, ce vendredi-là, Vaubois, pour fêter la nouvelle de la demande du Piémont à être rattaché à la France, fit donner un spectacle. Ce fut en sortant du théâtre qu’un officier de la garde du fort Manoel vit des barques dans le port de Marsamxett. Ce hasard permit de déjouer le complot, d’arrêter les principaux responsables qui furent fusillés. La figure emblématique était Don Michele Xerri 5, «un des Maltais les plus instruits», (selon Ransijat), ami du chanoine Caruana et qui semblait avoir été inspiré par de purs principes nationalistes. Plus trouble en était le chef militaire que Ransijat appelle Guglielmo; il s’agit en fait de Guglielmo Lorenzi, né en Corse, mais installé très tôt à Malte où il s’adonna à la course avant de se mettre au service de la Russie lors de la guerre contre la Turquie. Ransijat et Ball affirmaient tous deux que ce complot, réussi, eût tourné à l’avantage de cet empire. Ball écrivait ainsi à Nelson 6 : «General Caruana informed me the day after

marseillais (capitaine Garcin) entré à Malte, le 28 brumaire (18 novembre 1798) et qui avait dû, poursuivi par un corsaire anglais, jeter toutes les dépêches officielles (MAE; CP Malte 24, n°156, Doublet à Talleyrand, Malte 2 frimaire an VII/22 novembre 1798). 1. Ibid.; f° 41. 2. Ibid.; f° 45. 3. Ibid.; f° 52, Guglielmo Lorenzi à Saverio Caruana, La Valette, 3 janvier 1799. 4. Ibid.; f° 58. 5. Michele Xerri était né à Zebbug, le 29 septembre 1737. Il était professeur de philosophie au séminaire et de mathématique à l’université. Il fut fusillé le 17 janvier 1799. Un monument, sur la place de La Valette entre l’Auberge d’Aragon et la cathédrale anglicane, perpétue le souvenir de Dun Mikiel Xerri et de ses amis fusillés; une plaque est apposée sur le mur de St Publius de Floriana où les conjurés furent enterrés. 6. B.M; Add. mss 34909, f° 127. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 425

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the plot at Valletta failed, that had the chief succeeded, whose name is Guillaume Lorenzi, he would have hoisted Russian colours». Trente-huit conjurés furent fusillés : en plus des deux cités, il y avait Peralta, officier de chasseur; Luigi d’Amato, fourrier du Régiment de Malte; Matteo Pulis, parfumeur du lazaret; le capitaine Michele Vella ... toutes personnes qui n’avaient rien à voir avec leur description par Ransijat : «généralement des hommes pauvres ou ruinés; il paraît que le désir de faire fortune a dû plus agir sur eux qu’aucun autre motif». L’échec du complot fut rudement ressenti dans les rangs maltais et le découragement qui régnait dans leurs camps était tel que Ball écrivit, le 17 janvier, à Vincenzo Borg qui commandait le camp de Gharghur, qu’il convenait de remettre à plus tard l’assaut de la ligne Cottoner. Ball avait parfaitement compris les aspirations et la psychologie des Maltais. Dans cette affaire, il y avait, chez eux, autant du dépit d’avoir échoué que d’avoir été manipulés dans leurs sentiments nationaux – sinon nationalistes –; comme une prise de conscience de leur incapacité à se battre seul, sans que le recours qu’ils pussent solliciter ne voulût leur voler leur destinée. L’intelligence (selon certains) ou la ruse (selon d’autres) de Ball fut d’amener les Maltais à penser que seule l’Angleterre permettrait la libre expression de leur volonté.

Le prétendant anglais Le jeu de Ball était double. D’abord, il devait évincer les concurrents. Les Français étaient prisonniers dans La Valette et il fallait qu’il intensifiât le blocus pour les amener à se rendre. Il devait aussi dénoncer le parti russe et décourager les fidèles de l’Ordre. Ensuite, il lui fallait organiser l’élan maltais vers la Grande-Bretagne en persuadant les chefs qui n’étaient liés à aucun parti, et donc les plus nationalistes, que seule l’Angleterre travaillait pour eux. Mais Ball avait une autre action à mener : celle de convaincre son propre pays de l’intérêt de s’installer définitivement à Malte. Il dut, pour ce faire, organiser une lente campagne d’intoxication qui, à peu de chose près ressemblait à celle de Caruson lorsque celui-ci voulait que le Directoire intervînt à Malte.

La manipulation du nationalisme Aux lendemains de l’échec du complot de Dun Xerri, Ball écrivait à Nelson 1 : «I believe the Russian party extends in the country; two of the Russian deputies have been intriguing with the late Grand Master... I shall hope soon to find out the traiter in the Russian party. Nine tenths of the people wish to be under the English government». Or, cet échec avait eu pour conséquence d’exacerber les tensions entre les divers chefs maltais, surtout entre Vitale et Caruana. Un troisième leader, le chef du camp de Gharghur, Vincenzo Borg, dit Braret, entretint alors une correspondance avec Ball, en français 2. Braret poussait visiblement Ball à jouer un rôle, espérant que les Anglais vainqueurs sauraient lui marquer leur reconnaissance et faire de lui un des hommes importants de l’île. Il lui écrivait de se «faire voir plus souvent à terre, à cause que tout le peuple ayant une grande estime pour vous, vous voyant souvent avec les chefs, ils les obéissent plus facilement sans aucune

1. Ibid.; id. 2. B.M; Add. mss 34943, f° 106 (1er février 1799), f° 139 (3 février) et f° 141 (4 février). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 426

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peine et l’envie qui régnait contre les chefs entre les personnes qui voudraient se voir chefs eux-mêmes, s’évanouisse au moment qu’on vous voit conférer avec eux... Tous les Maltais estiment beaucoup les Anglais et aiment particulièrement et vénèrent votre digne personne et la plupart de nous, en très grand nombre, se proteste ouvertement qu’il ne désire rien autant que de voir l’île dominée que par les Anglais et Maltais, et gouvernée par le Commandant Ball». Braret se faisait donc «poisson-pilote» de Ball dans l’optique d’un pouvoir anglo- maltais partagé. Ball comprit l’intérêt qu’il avait à cultiver Braret et se rendit même chez lui, ce qui lui donna un relief particulier parmi les autres chefs maltais. Braret avait mis en évidence la seule difficulté à laquelle se heurtait Ball : envoyé pour bloquer Malte, il ne pouvait quitter l’Alexander que pour de brefs moments. Il devait donc être spectateur de la scène maltaise et ne pouvait intervenir que dans ses entretiens avec Vitale, Caruana ou Braret. Le 7 février 1799, Ball poussa donc les chefs de bataillons à élire trois envoyés pour présenter au roi de Naples une pétition demandant la protection spéciale de Sa Majesté Britannique. Il leur avait montré que la chute de Naples, le 22 janvier, et la proclamation de la République parthénopéenne, le 23, avaient limité sérieusement l’efficacité de la protection napolitaine 1. Pour déjà resserrer les liens, Ball prit l’habitude de descendre à terre deux jours par semaine pour conférer avec les chefs de bataillons et arrêter les mesures à prendre. Aussi, le 9 février, la pétition fut-elle rédigée : elle réclamait, en outre, l’autorisation d’arborer le pavillon britannique pour montrer sous quelle sauvegarde était l’île. Les trois députés élus, l’abbé Savoye, le baron Fournier (dont le père avait été un des chefs de la révolte de 1775) et l’assesseur Agius, arrivèrent à Palerme le 13 février. Le 20, Acton écrivait à Nelson qu’il était important de prévenir tout mouvement à Malte, car si les Français devaient l’emporter, la Sicile, par peur ou par séduction, se soulèverait contre son souverain. Celui-ci pensait surtout à défendre Messine et Palerme, et Acton accepta donc volontiers que les couleurs britanniques fussent hissées, «soit conjointement, soit éventuellement seules», puisqu’appartenant «au meilleur des alliés» 2; il donnait aussi son accord, si Nelson l’estimait utile, pour que Ball pût être employé à terre. Le 23 février, les députés maltais firent donc officiellement la demande de permettre à Ball d’aller à terre lorsque son service l’y autorisait 3. Le 28, Nelson pouvait écrire à Ball que les Maltais ayant demandé à Ferdinand IV quelqu’un capable de les aider, les conseiller, et présider leur Conseil, le roi avait souhaité que ce fût lui. Il l’autorisait donc à quitter son vaisseau et à descendre à terre pour présider les conseils maltais et lui précisait 4 : «His Sicilian

1. Voir John Robertson, «Enlightenment and Revolution : Naples 1799», Transactions of the Royal Historical Society, 1999, 17-44. 2. B.M; Add. mss 34909, f° 269, Acton à Nelson, 20 février 1799. La réponse du Roi, du 19, rapportée par les députés, et lue au Congrès maltais le 16 mars 1799 était moins détaillée (NLM; LIBR 1096) et ne mentionnait que l’Amiral Nelson à qui le Roi avait «affidato i suoi sacri e cari interessi». Ferdinand estimait que l’essentiel était de protéger Malte et de travailler à sa défense d’une façon plus importante et plus étendue et peu lui importait que ce fût «sotto qualunque denominazione e dimostrazione esteriore». 3. B.M; Add. mss 34943, f° 194, 23 février 1799. 4. N.H Nicolas, The dispatches and letters of vice-amiral Ld. viscount Nelson, t III, p. 272. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 427

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Majesty having desired that the British flag should be hoisted on all parts of the Island, as well as the Sicilian flag, you are therefore allowed, whenever a flagstaff is erected to hoist the Sicilian Colours, to erect another near it, and hoist the British Colours thereon, in order to mark that the Island is under the special protection of His British Majesty; but whenever the British Colours are hoisted, the Sicilian Colours must also be hoisted, as the said Island is to be considered only as under the protection of His British Majesty during the war». Ball avait donc gagné une première manche. Cependant, il n’avait guère attendu le résultat des démarches auprès de Ferdinand et il avait commencé à agir comme le coordinateur général des activités civiles et militaires de Malte. Le 11 février 1799, présidant la réunion des chefs de bataillon, il fit décider l’élection d’un Congrès composé d’un délégué lieutenant de l’évêque représentant tout le clergé, d’un juge élu et d’un député de chaque casal, élu par les chefs de famille, les commandants des troupes de campagne, Vitale et Caruana ayant possibilité d’y intervenir 1. Malte se retrouvait dotée d’un Conseil de Gouvernement, oublié depuis des siècles, et grandement élargi au point d’y avoir fait participer tous les Maltais chefs de famille. C’était fort bien joué, et le particularisme national se trouva satisfait, au point que Braret écrivit à Ball 2, à propos de la pétition au roi de Naples : «Les endroits qui m’ont le plus déplu sont deux, l’un dans l’exorde, où, sans aucune nécessité, se fait une protestation ou au moins une déclaration que le roi de Naples a le haut dominion et les droits sur les deux îles de Malte et Gozo, et l’autre, dans sa conclusion, où on demandait la permission d’arborer l’étendard anglais et de le tenir jusqu’à la fin de la guerre, de laquelle proposition on peut, ce me semble, inférer la conséquence que la guerre finie on doit arborer tout autre étendard, proposition qui est diamétralement opposée aux plaisirs, désirs et aux volontés universelles». Dès lors, Ball, président du Congrès maltais réorganisa Malte. Il eut d’abord l’intelligence d’installer le Congrès dans le palais de San Anton, près d’Attard. Il ruinait par là l’ascendant du gouvernement installé à Mdina, aux trois quarts favorable au retour de l’Ordre. Ensuite, avec un personnel politique qui ne devait rien aux négociants de la Ville ou aux titolati de la Vieille Ville, il put prendre des mesures plus proches de la majorité numérique de la population. Une fois installé le bureau du Congrès 3, les décisions se multiplièrent à cadence accélérée: [pour la défense: une taxe sur les passeports et l’huile fut affectée à l’entretien des forts et fanaux (décision n° 4 du 14 février 1799); un contingent obligatoire fut fixé pour chaque casal, car les Maltais, comme dans la précédente milice, quittaient leur poste pour vaquer à leurs travaux (décision n° 1 du 15 avril 1799).

1. NLM; LIBR 1096, Copia delli congressi fatti dalli 1l febrajo 1799 sino li 7 luglio 1800, in tempo della Rivoluzione della Campagna di Malta, tenuti nel Palazzo di S. Antonio. 2. B.M; Add. mss 34943, f° 152, Borg dit Braret à Ball, 9 février 1799. En français. 3. NLM; LIBR 1096. Le quorum de présents fut fixé à un tiers; le juge élu à l’unanimité fut Luigi Agius; les secrétaires, Gio Battista Agius et l’abbé Savoye; Giuseppe Gauci fut élu député de la santé; Antonio Parnis, commissaire du port de St Paul et Giovanni Azzopardi de celui de Marsaxlokk. Trois prêtres, Bartolomeo Caraffa, Felice Calleja et Lorenzo Saliba constituèrent le comité des suppliques et pétition. Emmanuele Vitale, le juge Giuseppe Calcedonio Debono et Michele Cachia furent chargés d’établir la liste des Maltais ayant collaboré avec les Français et dont les biens seraient confisqués. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 428

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Mais ce fut surtout dans le domaine de la surveillance des gens sortis de la Ville que les mesures les plus sévères furent prises; ceux qui s’étaient enrôlés parmi les insurgés devaient être désarmés (n° 3 du 25 février); ceux qui seraient reconnus d’intelligence avec l’ennemi seraient déportés à Comino, interdite dès lors à toute circulation (n° 4 dudit jour); tous ceux qui sortiraient désormais de la Ville devaient s’inscrire sur un registre, au camp de St Joseph, et s’installer à Gozo (n° 5 du 4 mars); les dénonciateurs d’espions recevaient une prime de 100 écus; les condamnés pour vol ou violence du temps de l’Ordre étaient déportés à Comino et les habitants des hameaux devaient se fixer dans les casaux (id.). [ pour la sécurité: le chef de chaque casal était nommé commandant d’une brigade (capo) composée d’un prud’homme, d’un magistrat et d’une compagnie, distincte des gendarmes volontaires, pour protéger les propriétés (n° 5 du 25 février); le jeu était de nouveau interdit ainsi que toutes les armes de petite taille servant dans les rixes (n° 4 du 11 mars). [pour l’ordre économique, les mesures furent de deux natures: la reprise des distributions gratuites et l’interventionnisme en matière de prix et d’emploi. Les légumes, l’huile, la charcuterie, le bois, le charbon furent déclarés francs de droits (n° 1 du 18 mars); une Caisse fut créée, administrée par l’Université de Mdina, pour acheter tous les vivres en Sicile et les distribuer aux revendeurs des casaux, à proportion de la population (n° 1 du 23 octobre); cette Caisse était abondée par des fonds privés rémunérés à 6% l’an (n° 2 dudit jour). En matière d’emploi, pour lutter contre le sous-paiement des fileuses par les marchands de coton, un tarif fut fixé en fonction de la qualité de la fibre, l’utilisation du poids public rendue obligatoire (le peseur public ne pouvant ni vendre ni acheter du coton pour qui que ce soit), un consul, nommé dans chaque casal, surveillant la régularité des opérations (n° 1 du 24 septembre). En outre, un moratoire des dettes fut déclaré, jusqu’à l’ouverture des portes de la Ville et un emprunt public ouvert au taux de 5% sur l’hypothèque des biens appartenant à l’Ordre, déclarés nationaux, et ceux séquestrés, des traîtres. Cet emprunt, officiellement libre, était en fait un emprunt forcé, puisque ceux, connus pour être riches qui n’y souscrivaient pas, étaient passibles de la confiscation de leurs avoirs (n° 7 du 4 mars). Ces quelques mesures, prises parmi d’autres, prouvaient donc le retour à l’économie protégée que l’Ordre avait toujours menée, à l’exception du règne de Ximenes. C’était l’antithèse du libéralisme économique souhaité par les négociants et commerçants de la Ville et que la Révolution française avait instauré. Cette économie protégée était aussi une politique de protection des plus faibles. En apparaissant comme leur défenseur, face à ceux qui soutenaient les Français et leur politique favorable aux commerçants et négociants, et à ceux qui soutenaient l’Ordre, partisans d’une économique interventionniste et plus rurale mais favorable aux propriétaires terriens, Ball réussit ainsi à intéresser au débat politique les Maltais qui jusqu’alors en avaient été ou s’en étaient exclus. Ce faisant, il s’attacha un grand nombre de Maltais qui, autrement, n’eussent pas été hostiles au retour des chevaliers. En quelques mois donc, Ball s’était constitué une popularité personnelle qu’il comptait mettre au service de la cause anglaise, pour faire pièce aux autres tentatives d’influence. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 429

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La lutte d’influence Si Ball réussit à imposer progressivement l’image d’une Angleterre tutélaire, il agissait de son propre mouvement, car Nelson semblait peu favorable à fixer la présence anglaise à Malte. En fait, l’amiral était plus enclin à la possession par procuration qu’à l’administration directe. Il savait à quoi s’en tenir sur les capacités du Royaume de Sicile; il en avait fait un protectorat britannique et Malte, possession sicilienne, entrait dans les profits. Pour lui, l’important n’était pas que Malte devînt anglaise; c’était surtout qu’elle ne restât pas française, ne se livrât pas aux Russes ou ne se redonnât pas à l’Ordre. L’arme unique était le blocus, car il réduisait la marge de manœuvre des Français et permettait de surveiller les actions des autres, ainsi qu’il l’écrivait à Lord Saint-Vincent 1: «I build my hopes of success, more on the closeness of the blockade than on the valour of the Maltese». Quelques jours auparavant, le 4 février 1799, il avait mis en garde Ball 2 : si jamais les Français se rendaient, le seul drapeau à flotter devait être celui de Naples. Si un drapeau russe, ou tout autre était arboré, ni Ferdinand IV, ni lui, ne permettrait que des vivres ou des grains fussent extraits de Sicile pour Malte, et il le conviait notamment à convaincre l’amiral commandant l’éventuelle flotte russe qu’exiger que le pavillon russe fût hissé serait considéré comme une mesure inamicale à l’encontre de Sa Majesté Sicilienne. Nelson et Ball étaient d’accord pour que l’archipel sicilien (Malte et Gozo comprises) fussent dans la zone d’influence anglaise. Mais pour Nelson, l’archipel maltais n’était qu’une dépendance de la Sicile, quand Ball y voyait une entité autonome, sinon indépendante. L’autre différence était que Nelson n’avait qu’une vision militaire, navale, des choses, alors que Ball embrassait un plus large horizon et pensait au rôle économique de Malte. Avec toute la déférence qu’un subordonné pouvait avoir envers son supérieur, tout en lui laissant le mérite d’une action que Nelson n’avait visiblement pas souhaitée, Ball lui donnait une leçon que la City n’aurait pas désavouée 3: «With great deference, I will venture to predict that Your Lordship is going to render your country a most essential service by annexing Malta to it, and it will give me an opportunity of proving your ideas, that by an economical governsent, many islands would be a source of wealth to Great Britain: and I can answer you that Malta will play four fold the expense of maintaining it, by making a great depôt for the British manufactures, which will be sent from thence to Tripoli, Tunis, Sicily and the coast to Eastward». Mais on n’en était pas encore là et, pour l’instant, l’adversaire principal était désigné, c’était la Russie. Or, il semble qu’à la fin de 1798, il n’y avait pas une politique russe à l’égard de Malte, mais deux: l’une dirigée depuis Saint- Pétersbourg par le Tsar-Grand Maître et dont la flotte était l’argument principal, et l’autre dirigée depuis Naples, puis la Sicile, par des agents russes qui ne semblaient pas très au fait de l’actualité et jouaient un jeu convergent avec Hompesch. Il est vrai que Thugut, avant d’exiger l’abdication du Grand Maître en mai 1799, avait envisagé, le mois précédent, d’en faire le chef de l’insurrection. Il y avait

1. N.H. Nicolas; op. cit., t VII, p. CLXXIII; 7 février 1799. 2. Ibid.; vol III, p. 255, Palerme, 4 février 1799. 3. B.M; Add. mss 34909, f° 212, Ball à Nelson, 9 février 1799. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 430

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donc un flou, difficilement cernable, où l’action de chaque intervenant imprimait une direction qui ne s’inscrivait pas dans un plan de politique générale. Comme à la fin du règne de Rohan, les émissaires et les agents divers, sans ordres précis, avaient tendance à conduire les tractations selon leurs idées personnelles. Ball avait été informé par Braret que le «parti commun pour la Religion et la Moscovie», n’était autre que le gouvernement mis en place par Vitale. Or, aucun membre n’avait été élu et il lui conseillait de les expulser, s’il voulait éviter que cette députation de Mdina apparût à l’extérieur comme l’organe de la volonté maltaise. Ball comprit le message, mais, on l’a vu, ne prit aucune mesure autoritaire. En faisant élire un Congrès, il doubla d’abord le pouvoir de Mdina et en déprécia ensuite l’autorité, par le poids souverain que le Congrès tirait de son élection. Le 4 février 1799, Ball écrivit à Nelson 1 que l’échec de Lorenzi dans le complot de Dun Xerri, avait fait éclater sa trahison et que les Maltais étaient furieux qu’on eût pu penser les livrer aux Russes, mais il se rassurait, car «the Russian party consists of a very few men who formerly were in places under the Grand Master». Ce parti combiné qui soutenait, à Malte, à la fois l’Ordre et le Tsar, pouvait s’expliquer par la méconnaissance des événements de Saint-Pétersbourg. En effet, les partisans des chevaliers n’avaient de souvenir que du mois de juin 1798 et de la signature de la convention entre Paul Ier et l’Ordre qui l’en avait proclamé Protecteur. Le parti «russe» n’aurait alors été qu’un parti favorable aux chevaliers mais qui souhaitait s’appuyer sur la Russie pour reconquérir le pouvoir contre les Napolitains et leurs alliés anglais. En revanche, les agents russes qui l’aidait avaient des visées plus impérialistes sur Malte. Ainsi, lorsque les trois députés maltais arrivèrent à Palerme, le 13 février 1799, pour demander la protection britannique, l’ambassadeur de Russie fit remarquer au roi que ce serait là une atteinte aux droits du Tsar-Grand Maître. Néanmoins, le poids d’Hamilton et de Nelson fit le reste, en dépit du traité récent qui liait Naples à la Russie. En effet, le 18/29 décembre 1798, un traité d’alliance avait été signé à Saint- Pétersbourg entre le duc de Serracapriola et le chancelier Bezborodko, pour une durée de huit ans. Il prévoyait l’envoi de troupes au roi de Naples (9 bataillons d’infanterie; de l’artillerie et 200 cosaques) contre 18 000 roubles, mais un long article séparé concernait Malte 2 : l’île était considérée «comme une vraie propriété de l’Ordre de St Jean de Jérusalem» (ce qui était une renonciation napolitaine d’importance) que les contractants s’engageaient à défendre, dès la reddition des troupes françaises, par une garnison commune, composée également de troupes russes, siciliennes et anglaises. L’Empereur et Grand Maître ne voulant «porter aucun tort ou préjudice aux droits de Sa Majesté Sicilienne faisait valoir sur cette île», s’affirmait prêt à convenir, par la suite, de tout ce qui pourrait assurer la meilleure existence de la Langue sicilienne. Cet article apportait donc d’énormes changements : d’une part, la propriété de Malte était reconnue à l’Ordre et l’alto dominio semblait relever du passé, mais d’autre part, la Sicile obtenait une Langue séparée qu’elle avait toujours réclamée en vain. Le contenu de cet article ne fut connu de Ball que par une lettre de Nelson du 3 avril, qui en avait reçu copie de l’ambassadeur anglais à Saint-Pétersbourg, Sir Charles

1. N.H. Nicolas; op. cit., t III, p. 255, Palerme, 4 février 1799. 2. ASN; Archivio Borbone II, 294, f° 210. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 431

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Whitworth. Néanmoins la rumeur de l’intérêt russe pour Malte s’était répandue dès la fin mars. Le Congrès, aux ordres de Ball, envoya, le 31 mars 1799, une pétition à Nelson pour lui demander d’intervenir auprès de Ferdinand IV pour qu’il cédât ses droits à George III 1; puis, le 11 avril, il lui demanda, si l’occupation tripartite était effective, de maintenir Ball à la tête des troupes anglaises 2. Le 12 avril, Ball écrivait à son tour à Nelson pour l’informer que les chefs maltais craignaient que l’occupation conjointe n’entraînât le conflit entre les partisans de chaque solution et qu’ils lui avaient demandé de rester comme gouverneur 3. Il s’agit là, sans doute, de la première manifestation, de la part de Ball, de son refus de quitter Malte. A partir du moment où le général se rendit compte que le sort de l’île pouvait se décider ailleurs qu’entre lui et Nelson, il se mit à faire cause commune avec les Maltais, devenus ses partisans, essayant à son niveau, d’enrayer toute négociation qui l’eût exclu. Les historiens qui lui étaient favorables ont hésité entre un réel attachement pour Malte et les Maltais dont se serait pris Ball, et une soif de pouvoir de type colonial; sans doute y avait-il des deux. Les historiens du courant italophile, n’ont voulu voir là qu’une manœuvre pour maintenir la présence et le pouvoir anglais. L’absence d’instructions tant du Cabinet que de l’Amirauté prouve que si cela avait été, ce n’aurait été, encore une fois, que du seul fait de Ball qui aurait alors estimé rendre service à son pays. Les mois de mars et avril furent très durs pour le parti anglais. En effet, l’état des cultures ne laissait entrevoir que de maigres espoirs de récolte, et le spectre de la famine s’ajouta à la réalité d’une épidémie de fièvre. De surcroît, la Sicile semblait prête à tomber aux mains des Français, ce qui eût signifié la rupture des approvisionnements. En même temps, le départ de la flotte de Brest, le 26 avril 1799, inquiéta l’Angleterre. Ordre fut donné à Nelson de patrouiller entre Gibraltar et Minorque. Le 13 mai, Ball reçut l’ordre de se joindre à l’escadre, laissant à Dixon le soin du blocus en mer et à Vivion, celui des opérations de terre; il ne revint à Malte que le 5 juillet. Cette absence troubla ses partisans tout autant qu’elle encouragea les autres à agir. Et, singulièrement ce furent les partisans de l’Ordre qui s’agitèrent le plus.

Les derniers feux de l’Ordre Les émissaires maltais Peu après l’insurrection de septembre 1798, les députés du premier congrès de Mdina, après s’être demandé s’ils devaient prendre contact avec l’Ordre, avaient décidé de s’adresser au roi de Naples. L’on a vu le peu d’empressement que celui-ci mit à aider les Maltais. Aussi, dans le courant de décembre, ce conseil de Mdina décida de dépêcher à Hompesch le conventuel Michel Angelo Attard et le donat Giuseppe Dalmas, l’ancien douanier du Grand Maître, Caruana Dingli 4, se chargeant de procurer le bateau qui les transporteraient. Il

1. B.M; Add. mss 34943, f° 229. 2. Ibid.; 34944, f° 27. 3. Ibid.; 34910, f° 198. 4. Sur Attard et Dalmas, voir précédemment. Giuseppe Caruana Dingli fut douanier jusqu’en 1798; après son arrestation par Ball, il fut déporté à Comino d’où il s’échappa pour Gozo et la Sicile où il mourut, à Messine. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 432

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est à remarquer que ce fut O’Hara, ancien ministre de Russie auprès de l’Ordre qui se chargea de payer les frais 1, agissant ainsi en contradiction des intérêts de son souverain. Les deux émissaires étaient porteurs de lettres, véritables lettres de créance, signées des comtes Antonio et Salvatore Manduca, du comte Ferdinando Theuma, du baron Depiro (ces trois derniers étant trois des quatre députés de la nation maltaise) et du bailli des Barres. L’une était destinée à Hompesch; elle lui présentait le vœu de la nation de le voir revenir a Malte, mais demandait aussi la création d’une Langue maltaise qui eût part au gouvernement au même titre que les membres de l’Ordre. L’autre était destinée au Tsar (d’autres témoignages disent au roi de Naples) et lui demandait d’aider Hompesch à retrouver son trône et les Maltais à obtenir l’érection d’une Langue. La troisième était pour O’Hara afin qu’il employât ses bons offices auprès de sa Cour. Les deux envoyés partirent pour Naples le 1er janvier 1799, mais durent attendre le vent à Marsaxlokk jusqu’au 4. Or, le 5, le patron du bateau les déposa dans la baie de St Paul, où Antoine Parnis, major de Zejtun, les arrêta, les dépouilla de leurs documents et les fit enfermer à Mdina, sur ordre, affirma- t-il de Ball et du «gouvernement» de Zejtun. Leurs divers témoignages, quelquefois divergents, ont néanmoins des points communs, notamment dans la description des efforts sournois de Ball pour s’imposer aux Maltais et des alliés qu’il trouva dans certains chefs de bataillon qui avaient des intérêts personnels à ce que les opérations militaires durassent plus longtemps. En effet, tous parlent d’un marché conclu entre Ball et les leaders maltais. Il n’y avait alors plus de grains, la Sicile ayant refusé d’en donner gratuitement aux Maltais, mais ayant accepté de leur en vendre à crédit. Or, nul ne voulait plus leur prêter et eux n’avaient plus d’argent. Ball leur aurait répondu que sa mission n’était que de bloquer le port, mais que s’ils lui cédaient la Ville lors de sa libération, il procurerait des grains, verserait un million de livres par an et remettrait en vigueur l’Université avec ses capitaux à intérêts. Il aurait alors reçu l’accord des chefs de Malte et de l’archiprêtre de Gozo. Puis, il aurait entrepris de créer un parti en faveur de l’Angleterre et de lui-même, en s’alliant aux chefs de bataillon de Zejtun : Antonio Parnis (extrêmement hostile à l’Ordre), Baldassare Attard, Gio Battista Mamo, Giuseppe Bonici et Giuseppe Abela qui étaient en même temps les fournisseurs de ces bataillons et avaient, à ce titre, fait un bénéfice énorme qu’ils entendaient continuer. Ils se seraient entendus avec Ball qui leur avait promis de donner tous les emplois aux Maltais qui auraient participé à la révolution de la campagne, ne réservant aux Anglais que le poste de gouverneur et la charge de l’artillerie; le bataillon de Zejtun se serait alors préoccupé d’organiser un parti anglais, contre l’Ordre, chargeant un certain Gio Battista, dit Buonamorte, de faire signer une pétition en faveur de Ball, ce qui aboutit à la députation de Savoye, Fournier et Agius auprès de Ferdinand IV en février 1799. Ball ayant réussi à faire reconnaître le pavillon britannique et s’étant imposé comme le chef du Congrès, estima qu’il n’avait désormais nul besoin de retenir plus longtemps les émissaires de l’Ordre. Michel Angelo Attard et Dalmas retrouvèrent les responsables du parti en faveur de l’Ordre, les comtes Manduca, le comte Theuma, le bailli des Barres et plusieurs autres, qui décidèrent de les

1. NLM; LIBR 421, Caruana Dingli à Hompesch, 5 février 1799 et Mifsud; op. cit., p. 340. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 433

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envoyer à Trieste auprès de Hompesch, pour lui demander d’obtenir de l’Empereur de Russie, qu’ils croyaient encore son protecteur, quatre vaisseaux russes pour que le Grand Maître et ses chevaliers pussent effectuer un débarquement qui susciterait le soulèvement des Maltais. Ils leur confièrent en outre des lettres pour Ferdinand IV, l’amiral Nelson et l’amiral Pinto-Guedes de Nizza-Reale qui commandaient les deux flottes du blocus 1. Il ne s’agissait donc pas de manœuvres secrètes, mais bien d’une démarche officielle des autorités de Mdina qui se considéraient comme les seules détentrices du pouvoir «national», dans le droit fil de la tradition historique de Malte, et récusaient le congrès élu, aux mains de Ball. Les deux envoyés obtinrent du juge leurs passeports, mais à mi-chemin entre Mdina et St Paul, ils rencontrèrent Antonio Parnis qui les fit arrêter. Ils furent conduits à Ball qui saisit leurs lettres et voulut les persuader d’abandonner toute entreprise en faveur de l’Ordre. L’ex-douanier Caruana Dingli qui apparaissait comme le chef du parti des chevaliers, fut retenu treize jours au secret sur l’Alexander, puis déporté à Comino. En fait, Ball était au courant de l’effervescence de ce parti, parce qu’il avait saisi des lettres de Trieste, émanant de Hompesch qui incitait ses fidèles à demander la protection de l’Empereur François II 2. Il fit alors connaître aux titolati qui soutenaient ce parti qu’il était au courant de leurs actes, Caruana Dingli ayant parlé. Cela n’alla pas plus loin, mais la menace fut suffisante. Attard et Dalmas relâchés, ils retournèrent auprès des Manduca et de leurs amis qui décidèrent qu’ils effectueraient leur mission de vive voix pour leur propre sécurité et celle du comité. Les deux émissaires quittèrent St Paul le 12 avril et arrivèrent à Trieste le 19 mai 3.

La tentative de débarquement À Trieste, passé le choc de la reddition, la dénonciation du grand prieuré de Russie et les prétentions de Paul Ier semblaient avoir créé un sursaut, comme si Hompesch et son entourage avaient pensé que la reprise de Malte aurait mis fin aux critiques et à la sécession. En avril 1799, il se prépara un projet de débarquement de l’Ordre: trois volontaires devaient être envoyés à Malte, ne recevant d’ordres que du Grand Maître seul. Leur but était d’abord d’obtenir le serment des Maltais à Hompesch, serment qu’ils feraient certifier puis notifier aux commandants des escadres du blocus. Puis ils devaient entrer en contacts secrets avec les Français pour leur proposer de capituler entre les mains de l’Ordre. S’ils rencontraient des difficultés de la part des escadres, ils devaient en avertir le Grand Maître qui eût alors protesté contre cette usurpation 4. Lorsque le succès serait patent, ils devaient

1. NLM; LIBR 420, p. 33, Salvatore Manduca et Theuma à Hompesch, 10 mai 1799. 2. NLM; LIBR 1159, p. 1, Ball à Nelson, 17 juillet 1799. Mifsud, op. cit., p. 334, cite une autre lettre de Ball à Nelson, du 3 mars 1799 dans laquelle il parlait de l’interception des lettres de Trieste, de la collusion entre l’Empereur, Hompesch et quelques Maltais et proposait de créer un régiment maltais avec de l’argent anglais pour s’opposer au débarquement des chevaliers. 3. Les récits de ces événements (Attard à Mayer, Attard à Becker, et Epilogo della memoria e documenti autentici, esibita in questa nostra Cancellieria dal commendatore Fr. M.A. Attard e Giuseppe Dalmas, li 21 maggio 1799) sont conservés à NLM; LIBR 421, pp. 249 et sq. 4. NLM; LIBR 420, n° 53, Articles secrets. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 434

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en aviser le bailli Caraccioli en Sicile qui devait alors le notifier à Ferdinand IV et obtenir des secours discrets, sans que la Cour de Naples se compromît. Le bailli devait alors se transporter à Malte et promettre tout ce qui avait été concédé en 1530, interdire l’accès de l’île à toute personne n’ayant pas de passeport du Grand Maître, chevaliers y compris (cette méfiance s’adressait surtout à ceux du grand prieuré de Russie) et ne prendre aucune décision avec Naples sans avoir l’aval de la Cour de Vienne 1. L’Autriche soutenait, en effet, le projet, puisque ce fut un bâtiment impérial qui transporta les trois émissaires 2 qui reçurent leurs instructions: ils devaient apparaître comme des voyageurs; en cas de succès, deux resteraient à Malte, tandis que le troisième retournerait en rendre compte à Trieste. Ils devaient estimer les provisions de bouche et les munitions détenues par les Maltais; s’il y en avait pour six mois, ils devaient obtenir une proclamation en faveur du Grand Maître et faire nommer des députés pour porter le vœu de Malte à Trieste; s’il n’y en avait pas assez, ils devaient en assurer la fourniture depuis la Sicile, mais sur caution des Maltais eux-mêmes 3. Prépaud, qui devait être de l’expédition, fit quelques observations 4. Il estimait qu’il y avait des difficultés quasi insurmontables, notamment pour le choix du bâtiment (mais l’Autriche résolut le problème); il regrettait que cette tentative ne se fût pas produite en janvier, car alors, beaucoup n’étaient pas déterminés dans leur façon de penser. Il proposait de promettre une mitre à Saverio Caruana, Labini étant âgé et infirme et ensuite, de démontrer aux Maltais les avantages de l’Ordre sur les autres prétendants à la possession de Malte : l’Angleterre y installerait une garnison qu’il faudrait payer, un gouverneur qui serait un despote et contre qui on ne pourrait appeler qu’à Londres; la Russie était une nation aussi barbare que la Turquie, et Naples n’ayant pas pu se défendre, ne saurait pas mieux défendre Malte. L’Ordre était donc la meilleure solution, «car, enfin, cette nation doit passer sous quelque domination; elle n’est pas assez folle de croire qu’elle puisse se gouverner elle-même». Les événements s’accélérèrent en mai, en l’absence de Ball. Attard et Dalmas furent reçus par Hompesch le 20; le Grand Maître accusa réception du vœu du Gouvernement provisoire au comte Salvatore Manduca 5. S’il exprimait sa gratitude aux quatre députés de la nation et à ceux qui réclamaient son retour, il leur associait aussi «il [loro] Generale e Canonico D. Saverio Caruana che tanto onore si fà, col comando suo, ed il [loro] Commandante Emmanuele Vitale, li quali molti attestati hanno dato, e vanno dando, di continuo, di lealtà, fedeltà e sincera affezione a Noi ed all’ Ordine», sans doute dans l’espoir de se les rendre favorable. En même temps, de Malte et Gozo se préparaient des pétitions en faveur du retour du Grand Maître. Celle de Malte, actée le 10 mai 1799 chez le notaire Chiappe, portait les signatures des chefs du parti loyaliste, mais aussi de notabilités connues, du chanoine de la cathédrale Alessandro Théy, de tous les

1. Ibid.; n° 47, Trieste, 8 avril 1799, Instructions au bailli Caraccioli. 2. Ibid.; n° 197. 3. Ibid.; n° 298. 4. Ibid.; n° 308, 12 avril 1799. 5. Mifsud; op. cit., p. 350-351, Trieste, 25 mai 1799. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 435

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supérieurs des Ordres religieux et de plusieurs curés 1; celle de Gozo avait recueilli les signatures d’anciens membres de l’Ordre, de prêtres et de notabilités 2. Singulièrement, les prêtres qui avaient été les adversaires les plus acharnés de l’Ordre, s’en faisaient les partisans les plus actifs. Il fut alors décidé d’envoyer à Malte, le bailli baron Neveu, le bailli de Schauenbourg et le servant d’armes Prépaud. Neveu qui avait été le commandant du régiment des Chasseurs connaissait bien les Maltais et était le seul chevalier qui ait été populaire parmi eux. Il avait gardé des intelligences parmi ses hommes et avant même la révolution de septembre, certains lui avaient écrit que plus de 13 000 Maltais l’attendaient pour se mettre sous ses ordres 3. Les envoyés Attard et Dalmas devaient retourner à Malte, vanter la qualité de l’accueil fait par le Grand Maître et demander de se tenir prêts. En effet, le bruit se répandit à Malte que la contre-révolution se produirait le 29 juin, fête de la Saints Pierre-et-Paul, fête extrêmement populaire dans l’île qui réunit les autorités et le peuple dans de grandes festivités à Mdina et dans la foret voisine de Buskett 4. Le 28 juin au soir, le spéronare venu de Trieste, débarquait les trois chevaliers. Le capitaine du port Antonio Parnis, en informa immédiatement J. Vivion qui remplaçait Ball à terre. Parnis, par mesure conservatoire, les fit enfermer dans la Tour de St Paul et garder par deux sentinelles. Mais dans le trajet du port à la tour, l’enthousiasme de la foule fut noté par tous les spectateurs, favorables ou hostiles à l’Ordre; on criait: «vive le Grand Maître, vive Neveu» tandis que celui-ci promettait l’arrivée de bateaux chargés de grains. Vivion comprit que la situation était dangereuse; «sachant que le dernier Grand Maître avait dans l’île un fort parti prêt à agir de n’importe quelle façon pour restaurer l’ancien gouvernement» 5, il ordonna qu’ils fussent rembarqués dans la nuit et renvoyés en Sicile. Neveu y mourut, peu après, et sa disparition fut douloureusement ressentie dans la campagne de Malte. Ce long épisode de la tentative par l’Ordre de reprendre Malte n’apparaît absolument pas dans les ouvrages anglais, même le plus sérieux, de Hardman. Vivion, et Ball lui-même, reconnaissaient qu’il y avait alors un fort parti loyaliste parmi les Maltais , mais le chevalier des Barres estimait qu’il y avait beaucoup à raconter sur l’infidélité des Maltais à chapeau, parce que ceux qui ne portent que la beretta ne désiraient que l’Ordre et son chef 6. Ball devait en être tout autant persuadé, car, de plus en plus, il essaya de se gagner les faveurs des dirigeants et montra son autorité au peuple; mais en même temps, il agit officiellement comme si l’affaire de Malte n’était plus qu’une compétition entre l’Angleterre et la France et, accessoirement, la Russie. Une fois de plus les Maltais sortaient de leur histoire, mais cette fois, ils en sortaient sérieusement divisés. En ce mois de juin 1799, l’échec de Neveu et

1. Ibid.; p. 342. 2. Ibid.; p. 343. 3. Ibid.; p. 342, Sigismond Dimech, portier de la Sacrée Religion, fidèle Maltais, à Neveu. 4. Cette fête porte aussi le nom de l-Imnarija, traduction maltaise de luminaria, et correspond, comme les feux de St Jean en France, aux fêtes antiques de la lumière liées au solstice. 5. T. J. Pettigrew, Memoirs and life of vice-admiral Ld Viscount Nelson, t. I, p. 314, J. Vivion à A. Ball, San Anton, 8 juillet 1799. 6. NLM; LIBR 418, rapporté par Hompesch à Mayer, Gortschach, 11 février 1800. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 436

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l’abdication de Hompesch semblaient éloigner, pour longtemps, les chevaliers de leur île. Le 31 juillet 1799, dernière illusion, la flotte danoise vint à croiser Malte; le peuple, confondant le pavillon danois et la bannière de la Religion, assez semblables, courut au port de St Paul aux cris de «Viva San Giovanni». Ce fut ainsi la dernière occasion qu’il eut de montrer son attachement à la vieille milice.

Un Grand Maître importun Hompesch était gênant pour l’Église; il le devint pour l’Autriche. Le 31 janvier 1799, à Saint-Pétersbourg, Cobenzl fit entrer l’Autriche dans la coalition européenne contre la France, dont Paul Ier apparaissait le chef. Pour l’Empire, il devenait donc difficile désormais de soutenir Hompesch contre les prétentions de l’empereur de Russie. Alors qu’en mai 1799, Thugut avait fait donner un bâtiment pour permettre l’éventuel débarquement de l’Ordre, au mois de juin suivant, le prévôt Mafféi écrivit, de Vienne, à son frère, consul à Trieste 1, qu’il convenait de terminer l’affaire avec le Grand Maître, «le temps et les circonstances ne laissant plus aucune voie aux négociations»; les intérêts de «ce prince infortuné» ne pouvaient être mis en balance avec «les liens politiques qui unissent la cour impériale et royale à celle de Russie [et qui] ne permettent pas que la première puisse s’opposer aux désirs impérieux de la seconde sans exposer à un péril évident, le bien-être de cet État, l’intérêt de l’Europe et celui de l’humanité». La Russie ayant demandé l’isolement et la surveillance de Hompesch dans «un petit endroit des Etats héréditaires», l’Empereur, avant d’y condescendre, souhaita qu’une meilleure solution fût trouvée. Mafféi proposa alors une prompte abdication entre les mains de François II qui la communiquerait aux autres souverains; il ne voulait, bien sûr, «persuader le bon prince à aucun parti», mais simplement tirer les conclusions d’une logique politique. Il spécifiait que dans son acte, Hompesch ne devait entrer dans aucun détail des raisons qui l’engageaient à cette abdication; il devait, en outre, écrire une lettre à l’Empereur, pour demander à être entendu sur son honneur. Et Mafféi concluait : «en prenant ce parti, il sera pourvu à ses besoins». Cette lettre était destinée à être montrée à Hompesch par le consul. Les expressions quasi affectueuses à son égard paraissaient en faire une victime d’une logique supérieure implacable, celle de la raison d’État, de laquelle dépendaient le succès de la coalition et l’avenir de l’Europe. Cet appel au sens des responsabilités était néanmoins assorti d’une menace (la relégation) et d’un appât (la prise en charge des besoins de Hompesch). Cette lettre n’a donc rien à voir avec celle que Villeneuve-Bargemont, puis Miège, de Salles et Pierredon ont recopiée les uns sur les autres. Villeneuve-Bargemont a eu la pièce en sa possession, puisqu’il écrit que l’original était en italien, mais il cite le billet qui lui était annexé et qui était destiné, par Mafféi, à son frère seul. Le ton en est plus sec, c’est un billet, mais il donne bien plus d’explications sur la manipulation dont fut victime Hompesch que le résumé qui se retranscrit depuis bientôt cent cinquante ans. Mafféi donnait à son frère des précisions importantes. La lettre précédente lui avait été ordonnée par le ministre d’État qui l’avait relue et approuvée. Quant au projet d’acte d’abdication qu’il joignait, le brouillon en avait été corrigé par

1. NLM; LIBR 420, n° 148. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 437

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ce même ministre et Hompesch était obligé de s’en tenir aux termes précis et ce, rapidement, car l’Empereur attendait une réponse prompte : «Je vous le dis le cœur navré, le gant est jeté. Le salut, l’existence de l’Ordre est devenu un objet politique pour les cours et le Grand Maître peut y faire beaucoup de mal sans être d’aucune utilité. Sa retraite, faite comme on le prévoit sauve son honneur et sa personne», à défaut de quoi, il serait considéré comme ennemi de l’Empereur et traité en prisonnier d’État. Enfin, dans un post-scriptum, il demandait à son frère de conseiller aux chevaliers allemands et vénitiens de quitter Hompesch, et d’engager ce dernier à aller prendre les eaux, sinon il s’exposerait à des «désagréments inexprimables». Même ce dernier texte n’a rien à voir avec le condensé qu’en avait fait Villeneuve-Bargemont; il montre bien que Vienne avait décidé de ne rencontrer aucune résistance et que l’Ordre ne pouvait, en aucun cas, devenir, pour cette cour, un point de mésentente avec la Russie. Il prouve bien que Hompesch fut contraint et forcé à abdiquer; mais en ne produisant pas ces documents, ne restaient que les protestations postérieures du Grand Maître, toujours sujettes à caution: cela facilitait l’analyse des historiens du siècle précédent qui désignèrent tous Hompesch comme un traître. Le comte de Pierredon 1 hésita, quant à lui, entre l’acte officiel que le Grand Maître disait volontaire et les dénégations qu’il fit par la suite; le défaut des pièces ci-dessus peut seul expliquer cette incertitude sur la conduite impérative qu’on lui traça. Or, Hompesch fut au contraire encouragé par certains à se maintenir. Un plan, daté du 6 avril 1799, conservé à la Bibliothèque de Malte 2, prouve que d’aucuns n’avaient pas abandonné l’idée de reprendre la direction de l’Ordre en main. Les principaux points étaient de ne jamais abdiquer, ni même de laisser entendre qu’on abdiquera; de le faire savoir aux ministres et non à Vienne; de s’appuyer sur les politiques et non plus sur les chevaliers, car «c’est par la politique que l’Ordre existera»; de se servir, d’une part de la Prusse pour influencer la Russie, d’autre part de l’Espagne et du Portugal pour influencer l’Autriche, et enfin du grand prieuré de Bohème pour influencer le pape; d’obliger le Conseil à suivre le Grand Maître; d’envoyer des volontaires à Malte pour soulever le pays en sa faveur 3 et de tenter d’aller en Russie pour s’expliquer. D’autres étaient moins va-t-en-guerre. C’était le cas de Mayer. Une lettre que lui envoya Mafféi, le 8 mai 1799 4, prouve, qu’avant l’idée d’abdication, avait existé un projet de reconnaissance de Paul, Protecteur de l’Ordre, par Hompesch: «Mon cher Ami, Faites pour l’amour de Dieu que je puisse avoir le brouillon de la lettre pour demain 10 h. Quel que puisse être le résultat des insinuations à faire à l’égard du Grand Maître, la lettre préparée (tant qu’en brouillon) est nécessaire : demain on tiendra la première session; dans le courant de l’affaire, on tâchera, tant que possible, de faire changer d’idée MM. les faiseurs. L’ordre de S.M. est pressant, Strassoldo est arrivé, on ne peut pas du tout différer. Tout à vous». Ledit brouillon est aussi conservé à la Bibliothèque nationale de Malte 5. Hompesch donnait son adhésion à l’empereur de Russie,

1. Op. cit., p. 242. 2. NLM; LIBR 420, n° 168. 3. Cette opération, dirigée par le bailli Neveu eut bien lieu. 4. NLM; LIBR 420, n° 51. 5. Ibid.; n° 52. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 438

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Protecteur et chef suprême de l’Ordre, car il était assuré que ce prince, soucieux de «maintenir les institutions», ne s’en prendrait donc pas au Grand Maître. L’ironie du ton ne fut sans doute pas goûtée et l’idée d’abdication l’emporta. Mafféi dut en aviser Mayer, car celui-ci lui écrit le 25 mai 1799 que lorsqu’il montra sa lettre au Grand Maître, il fut «frappé comme d’un coup de foudre» 1. Hompesch, en effet, avait reçu des nouvelles de Malte qui paraissaient lui être favorables: un conventuel et un séculier 2 étaient arrivés à Trieste, porteurs du vœu des Maltais en faveur de son retour. Il fallut la lettre de Mafféi pour le décider à abdiquer, ce qu’il fit non sans restrictions mentales, ainsi qu’il écrivit à Mayer 3: «Si l’intérêt de l’Europe a exigé que je fisse ce sacrifice, je l’ai fait; mais ma religion et ma conscience ne me permettent pas de reconnaître d’autre juge que le pape». Il affirmait ainsi avoir cédé à la contrainte, remettant son abdication à l’Empereur, qui était son souverain, mais non son Supérieur : son acte était donc canoniquement nul. Quelques mois plus tard, revenant sur son abdication dans une lettre à Mayer 4, il rappelait qu’en mars précédent, le pape et Odescalchi l’avaient reconnu comme Grand Maître. Mais Hompesch n’était pas fait pour être grand dans le malheur. Tout comme il avait négocié sa pension et le rachat de son mobilier lors de la reddition de Malte à Bonaparte, il offusquait tout ce qui faisait son honneur par de sordides considérations matérielles : «Mais, pour mes intérêts, je ne pense pas que ce soit le moment de traiter de ce point et d’entrer en contestation à ce sujet, surtout si ces murmures dont vous me parlez, dans votre dernière du 18, sur un sort honorable, paisible et indépendant, sur un traitement et sur la dignité ont quelques fondements. Il faut faire valoir les raisons qui m’ont porté à donner l’abdication, c’est-à-dire, mon entier dévouement à la Maison d’Autriche, ma totale soumission à tout ce qui regarde le service de S.M. l’Empereur roi». Tout Hompesch était dans trois adjectifs : honorable, paisible et indépendant et deux noms : traitement et dignité. Ils résumaient tout ce qu’il avait recherché lorsqu’il voulut devenir Grand Maître et prouvaient, s’il en était besoin, qu’il était tout sauf grand, tout autant incapable d’être à la hauteur des grands événements que de devenir un traître. Hompesch ne savait que servir pour espérer, en retour, des avantages et des honneurs. Le 6 juillet 1799, il transmettait deux lettres d’abdication. L’une était adressée à François II 5 : il déclarait se démettre de sa dignité pour se dévouer au bien- être et au renouveau de l’Ordre. L’autre était adressée à Paul Ier6 et s’il déclarait se démettre volontairement, c’était pour écarter les obstacles que sa personne pouvait porter à l’entier rétablissement de l’Ordre. Officiellement donc, Hompesch était sorti de la scène de l’Ordre. Mais

1. Ibid.; n° 159. 2. C’étaient le frère Michel Angelo Attard, clerc conventuel de la Langue d’Italie (1763), né à Cospicua, le 28 novembre 1750, d’Antonio et Anna-Maria Darmanin; et Giuseppe Dalmas qui fut envoyé en juillet 1798, par le ministre russe O’Hara, de Naples à Malte pour y susciter une révolution. Tous deux arrivèrent à Trieste le 19 mai 1799. 3. NLM; LIBR 420, n° 162, Hompesch à Mayer, Trieste, 6 juillet 1799. 4. NLM; LIBR 419, n° 10, reçue par Mayer, le 19 novembre 1799. 5. AOM; série G, carton 18, n° 485 et Pierredon, op. cit., p. 240. 6. Ibid.; n° 486 et ibid., p. 241. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 439

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l’unanimité ne s’était pas pour autant faite sur Paul. Au sein du Sacré Collège, un fort parti était hostile au magistère d’un schismatique. Il était conduit par le cardinal-doyen Albani 1 qui assurait la direction de l’Église pendant la vacance du Siège de Pierre. Les Italiens et les Hispano-Portugais se rangèrent derrière lui. En revanche, les Allemands, avec quelques réticences pour les Bavarois, et les Français proches de Louis XVIII, reconnurent Paul. L’Ordre était donc coupé en deux : les Langues de l’Europe du Sud, en privilégiant l’aspect religieux, rejetaient un Grand Maître qui éloignait d’elles le chef-lieu et l’histoire de l’Ordre; les Langues de l’Europe du Nord, en privilégiant l’aspect politique, assuraient une survie économique de l’Ordre et, en se rangeant derrière le chef mystique de la contre-révolution, espéraient une restauration glorieuse de la vieille Chevalerie. Les premières s’attachèrent à durer, sans éclat, vivant sur les débris des commanderies que la France, les régimes révolutionnaires ou les souverains en mal d’argent n’avaient pas nationalisées; elles perpétuaient, en dehors des événements, la lente érosion de l’Ordre qui participait du déclin historique des Etats de la Méditerranée, déclin accéléré et précipité par la Révolution. Les secondes eurent à subir les humeurs fantasques du Tsar; mais elles s’étaient attachées à sa logique contre-révolutionnaire, et adhérèrent, plus tard, à la Sainte-Alliance de son fils. En implantant le centre vital de l’Ordre dans le Nord de l’Europe, elles l’avaient situé hors de la zone de turbulences politiques et idéologiques, mais elles avaient connoté l’Ordre, le liant désormais aux idées de la réaction. Dès lors, deux conceptions de l’Ordre coexistaient et les pouvoirs politiques surent se servir de l’une contre l’autre. Il fallut attendre que la Papauté devînt elle-même un pouvoir réactionnaire vers le milieu du XIXe siècle pour que les deux courants pussent fusionner et que l’on pût concevoir une résurrection viable de l’Ordre.

La victoire du blocus anglais Ball revint dans l’île début juillet 1799, mais la cour de St James n’ignorait alors plus Malte. Ses liens avec la Russie firent que le ministre des Affaires étrangères, Grenville, adressa aux Lords de l’Amirauté le message suivant: «I have received the King’s commands to apprise you that if the Island of Malta fell to any naval force employed by His Majesty separately, or in conjunction with other Powers, it should be restored to the Knights of St John who acknowledge the Emperor of Russia as Grand Master» 2.

La mission du chevalier Italinsky Ball semble avoir mal pris cette décision du Cabinet britannique. Le 17 juillet, il écrivit, non sans perfidie, à Nelson qu’il pensait important pour l’avenir du parti russe à Malte, que le chevalier Italinsky, nommé par Paul Ier son représentant

1. Gian Francesco Albani d’Urbino (1720-1803), neveu de Clément XI, il fut évêque d’Ostie, puis de Velletri. Cardinal à 27 ans, il fut Doyen du Sacré Collège très longtemps et y imposa son influence. Il marqua immédiatement son refus de la Révolution française et s’opposa à toutes les entreprises de la République française. Il contribua grandement à l’élection de Pie VII. 2. Pettigrew; op. cit., t. I, p. 316. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 440

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dans l’île, pût y séjourner une quinzaine de jours afin qu’il pût lui faire connaître la véritable opinion des Maltais 1. Un autre épisode lui apporta de nouvelles amertumes. En août, un Napolitain, Cristoforo de Alos, se présenta à lui, porteur d’une lettre du général prince de Luzzi lui ordonnant au nom de Sa Majesté Sicilienne d’entrer en contact avec la garnison française. Craignant une manœuvre des Napolitains pour «doubler» les Anglais, il l’éconduisit sous prétexte qu’il n’avait pas de lettre de Nelson. Mais Alos se prétendant envoyé par la reine Marie-Caroline, se répandit parmi les soldats maltais, leur montrant qu’ils étaient mal payés, et qu’ils ne devaient donc pas toucher ce que le roi envoyait pour eux; puis parmi les paysans, essayant de les soulever et les invitant à assassiner Ball 2. Nelson tranquillisa Ball sur l’innocence de «la bonne reine»; mais des lettres venues de Palerme, montraient que Marie-Caroline soutenait l’Ordre et Hompesch, et avait été outrée du traitement infligé à Neveu 3. Ball s’ouvrit de ses difficultés à William Miles dans une lettre du 3 septembre 4. Miles l’assurait qu’il avait transmis à Pitt des extraits de sa lettre, notamment concernant sa dénonciation des visées de l’Empereur sur Malte, et il l’incitait à accepter le poste de confiance auquel le vœu, semblait-il, unanime des Maltais, l’appelait. Cette réponse est intéressante, car jusqu’alors, un tel vœu n’avait été mentionné nulle part. Il semble que Ball, voyant Malte se dérober sous ses pieds, par la nouvelle politique du Cabinet de St James et par l’arrivée d’Italinsky, chargé d’administrer l’île au nom du Tsar-Grand Maître, ait eu l’idée d’intéresser Miles à ce qui n’était encore qu’un souhait, sachant que le journaliste saurait accréditer la fable auprès du Gouvernement. Il marqua des points le 11 septembre 1799, lorsque Acton lui écrivit que le roi avait accepté de lui confier le commandement de Malte. Le 2 octobre 1799, il assurait Nelson qu’il se conformerait le plus strictement à ses ordres concernant les Russes et qu’il collaborerait de tout cœur avec eux 5. Nelson, conformément aux ordres reçus de Londres, prit l’habitude d’envoyer des rapports sur la situation à Paul Ier, en tant que Grand Maître de l’Ordre. Dans le premier du genre, du 31 octobre 1799, il écrivait : «Your Majesty will have the goodness to observe that until it was known that you were elected Grand Master and that the Order was to be restored in Malta, I never allowed an idea to go abroad that Great Britain had any wish to keep it. I therefore directed His Sicilian Majesty’s flag to be hoisted, as I am told, had the Order not been restored, that he is the legitimate sovereign of the Island» et lui annonçait la nomination de Ball comme commandant de Malte par le roi Ferdinand 6.

1. B.M; Add. mss 34912, f° 313, à bord de l’Alexander, 17 juillet 1799. 2. Ibid.; 34913 f° 148, Ball à Nelson, 20 août 1799. 3. Mifsud; op. cit., p. 263, déclaration de l’abbé Bisignani à Dalmas, à son arrivée de Palerme, le 30 juillet 1799. 4. Si nous ne possédons pas cette lettre, nous avons la réponse de Miles dans sa correspondance éditée par son fils (pp. 299-304). William August Miles (1753-1817) fut un actif soutien de Pitt dans le Morning Post contre le Prince de Galles et ses partisans (en 1784- 85); il fut chargé de diverses missions auprès de la Convention et de ses agents, pour éviter la guerre; il défendit même La Fayette contre Burke et devint un ami du général qui suivit ses funérailles. En 1806, il devint journaliste à l’Independent Whig, où il signait Neptune. 5. B.M; Add. mss 34914, f° 110. 6. Pettigrew; op. cit., t. I, p. 325. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 441

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Nelson et Ball agissaient donc en respectant scrupuleusement les ordres de leur gouvernement, mais en se servant de la Cour de Palerme pour continuer à occuper le terrain, et en utilisant le parti «anglais» de Malte pour opposer la prétendue voix du peuple aux conventions diplomatiques. Ainsi, le 30 décembre 1799, lorsque le chevalier Italinsky, conseiller d’État de l’Empereur de Russie fut reçu par le Congrès des représentants maltais, il réclama l’obéissance de tous les prieurés au nouveau Grand Maître, lut la lettre d’abdication de Hompesch et annonça que le Couvent avait désormais son siège à Saint-Pétersbourg. Toutefois, il faisait savoir que Malte et Gozo formeraient un grand prieuré réservé aux patriciens maltais; que le gouvernement des deux îles appartiendrait aux nationaux, confirmés par l’Empereur et subordonnés au gouverneur de Malte nommé par lui; les droits ancestraux étaient maintenus, le commerce devait être protégé et obtenir des privilèges exclusifs. Cela devait être une proclamation d’avènement. Or, le Congrès y répondit par une lettre d’hommage à Paul Ier pour les aimables paroles qu’il avait eues pour Ball qui méritait «l’acclamation du peuple et la reconnaissance des trois puissances» 1. La lutte n’était plus entre les chefs maltais pour savoir qui l’emporterait en influence, mais entre Ball et Italinsky pour savoir quel pays aurait Malte. Or, le chargé d’affaires russes montra ses ordres à Ball : lors de la reddition, les Russes devraient occuper La Valette, Floriana et le fort St Elme; les Napolitains, la ligne Cottoner et les Trois Cités; les Anglais, le fort Ricasoli, le fort Tigné et l’île Manoel, «trois casemates insulaires insignifiantes» 2. La mission Italinsky semblait donc avoir été décidée pour assurer la mainmise totale de la Russie sur Malte.

La situation française Dès les premiers jours de la révolution de la campagne, le Conseil de guerre décida d’envoyer quelqu’un prévenir le Directoire de la situation. Régnaud, dont on a vu les relations difficiles avec Vaubois et Ransijat, se proposa, ce qui fut accepté. Il allait partir quand l’escadre portugaise bloqua le port. Ce ne fut que le 19 brumaire an VII (9 novembre 1798) qu’il put partir dans une galiote qui sortit du port à la rame, à 9 h 1/2 du soir. Il s’échoua sur les plages romaines et, de Rome, avertit Paris de la situation matérielle 3, mais ajoutant que la situation morale était bien plus préoccupante, aucune nouvelle n’étant arrivée depuis cinq mois. Le problème du remplacement de Régnaud se posait. Méchin qui était toujours à Rome, l’y rencontra et Régnaud apprit qu’il était officiellement remplacé depuis longtemps. Les militaires, par la voix de Brouard, adjudant-général et

1. NLM; LIBR 1096, décision n° 1 du 30 décembre 1799. 2. C.O. Records; Malta 1, général Graham à H.D. Dundas, ministre de la Guerre, Gudja, 6 janvier 1800. 3. ANP; AF 111-73, lettres de Régnaud, p. 37, Rome, 3 frimaire an VII (25 novembre 1798). Il restait 34 000 salmes de blé (1 salme = 432 livres), 500 quintaux de riz, 80 milliers d’huile d’olive, 12 000 pintes de vin (réservé aux malades), pas de vinaigre, 45 bœufs (pour l’hôpital), 120 cochons parqués, une petite quantité de lard salé, un assez fort approvisionnement de biscuits et les citernes pleines. En revanche, il n’y avait plus de linge ni de cuir pour les soldats ou les hôpitaux. Dans les casernes, les paillasses n’avaient ni draps, ni couvertures. Il n’y avait plus ni chandelle, ni bois de chauffage. Quant au numéraire, un emprunt forcé n’avait permis de ne couvrir qu’un mois de dépense. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 442

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chef de l’état-major de la division exprimèrent crûment leur point de vue 1: «On a le plus grand besoin à Malte d’un homme ferme, vrai républicain, et il faut que ces deux qualités se trouvent réunies à une probité à toute épreuve; le souvenir de Régnaud, dit de St Jean d’Angély, d’exécrable mémoire, qui n’avait aucune de ces deux dernières qualités me fait craindre un choix semblable». Or, Méchin ne pouvait quitter Rome et nul ne pouvait venir de Paris. Ce fut donc Doublet, l’ancien secrétaire de la Secrétairerie de France qui fut nommé pour succéder à Régnaud. Excellent fonctionnaire, il a laissé des documents bien plus intéressants que ses mémoires, à savoir les lettres qu’il envoyait en triplicata aux ministres des relations extérieures, de la marine ou au Directoire (n’ayant pas été informé de la constitution du Consulat), dans lesquelles il décrivait les relations entre les pouvoirs, la situation de la ville assiégée, ou celle de Malte en général 2. Le drame fut que Doublet connut des problèmes relationnels tout comme Régnaud. Mais alors que ce dernier voulut imposer un pouvoir quasiment de représentant en mission sur ceux qu’ils ne considéraient que comme des militaires et des municipaux, Doublet, en voulant conserver la même prééminence, assurait le triomphe d’un ex-donat simple secrétaire sur un ex- commandeur ci-devant Secrétaire du Commun Trésor. Ransijat ne put le supporter et poussa Vaubois à rappeler Doublet à ses justes limites. Les nouvelles envoyées de Malte, à partir de novembre 1798, étaient rythmées par les opérations militaires des assiégeants et les arrivées de bateaux d’approvisionnement qui se firent de plus en plus rare alors que le blocus devenait plus efficace. En novembre 1798, les Français notaient les premières interventions des Anglais aidant les insurgés dans l’organisation de l’attaque et la construction de batteries et plates-formes 3. Puis, ils commencèrent à dénoncer les rigueurs du blocus et Vaubois fit successivement sortir les bouches inutiles de la Ville. Le manque d’argent se fit cruellement sentir très rapidement. Aussi, les Maltais qui avaient fait des dépôts au Commun Trésor voulurent récupérer leur avoir, mais, faute de moyens leurs demandes furent ajournées, les ruinant entièrement. Quand ceux qui avaient laissé des objets en gage au Mont-de-Piété voulurent les récupérer, ils ne le purent pas, car tout avait été vendu pour subvenir aux besoins de la garnison 4. L’argent manquait tellement que les pensions furent payées en pain. Vaubois ordonna alors que tous les objets en métal précieux appartenant aux dépôts des églises et autres bâtiments publics, fussent fondus à la Monnaie et convertis en monnaie de siège, sorte de piécettes rectangulaires portant à l’avers la valeur en écus, tarins et grains, la lettre et le numéro de série, et au revers, les armes de La Valette, un lion rampant inscrit dans un ovale 5.

1. Ibid.; n° 22, Brouard à Dubois-Dubay, député du Calvados au Conseil des Anciens, Malte, 28 nivôse an VII (17 janvier 1799). 2. Ces lettres sont presque toutes parvenues en France, mais sont disséminées dans les différents dépôts d’archives en fonction de leur destinataire. Nous en avons reproduit quatre: à Talleyrand du 20 pluviôse/8 février 1799 (MAE; CP Malte 24 n° 165), du 25 pluviôse/13 février (ibid., n° 166); au Directoire, du 25 vendémiaire/17 octobre 1799 (ANP; AF 111-73); au ministre de la Marine, du 27 vendémiaire/19 octobre 1799 (ANP; BB4136, p. 124). 3. MAE; CP Malte 24, n° 156, Doublet à Talleyrand, Malte, 2 frimaire an VII (22 novembre 1798). 4. ANP; AF 111-73, dépêches de Doublet, 7 ventôse an VII (25 février 1799). 5. Joseph C. Sammut, From scudo to sterling, Malta, Said, 1992, p. 9. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 443

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Un journal anonyme du blocus 1 n’est qu’une litanie de fusillades et canonnades, et de sorties de gens vers la campagne. Vaubois ne tenait que parce qu’il avait encore des provisions de bouche. Or, la France, après avoir connu au printemps 1799 la pire des situations militaires depuis les grands désastres de 1793, bénéficiait d’un répit grâce à PaulIer. Celui-ci, après avoir lancé sa croisade contre la République, se satisfit d’avoir pris Corfou (en mars 1799), faisait tout pour s’emparer de Malte 2, et tournait ses regards vers l’empire ottoman. Le 4 octobre 1799, ildéclarait que ne pouvant vaincre la France, il ne voulait pas agrandir l’Autriche, et il quittait la coalition qu’il avait formée. De son côté, Bonaparte, malheureux militairement en Syrie et sans aucune nouvelle de France, s’embarqua le 22 août et arriva à Saint- Tropez, le 9 octobre 1799. Il retrouvait la France, aux lendemains du coup d’État du 30 prairial an VII (18 juin 1799), et où Siéyès cherchait un sabre pour asseoir son autorité. La mort de Joubert (août 1799) permit à Bonaparte d’en profiter, de berner l’ex-abbé et de s’emparer du pouvoir, le 18 brumaire (8 novembre 1799). La situation de Malte ne laissa pas le Consul indifférent. Le 7 frimaire an VIII (28 novembre 1799) le ministre de la Marine et des colonies écrivait au contre-amiral Emmanuel Perrée qu’il était chargé de «porter des secours précieux à une place dont la conservation est fort importante pour la République» 3, de se placer sous les ordres de Villeneuve et de ramener avec lui, ainsi que Decrès, toutes les forces navales à Toulon. Ses instructions portaient qu’il devait amener à Malte, «des troupes, des vivres, des munitions de guerre et des approvisionnements» 4. Or, Perrée, confronté à la réalité, tempérait l’ardeur ministérielle 5: le Généreux était prêt à mettre à la voile, mais ni la farine ni le bois dont il devait être chargé n’étaient arrivés; de même pour la Badine et la Sans pareille; la Fauvette était à calfater, le Ville de Marseille ne l’avait été que de la veille et tous les vivres étaient à embarquer; de surcroît, il manquait de matelots, ceux revenus d’Egypte n’ayant reçu qu’un mois et demi de solde sur les dix-huit qui leur étaient dus. N’ayant à peine pu lever que trois cents hommes, la plupart étrangers et qui n’avaient jamais vu la mer, il décida de partir sans être complet 6. En même temps, le gouvernement français avait traité avec un négociant tunisien, Sidi Osman, pour qu’il introduisît à Malte tous les objets et vivres qu’il pourrait et qui lui seraient payés le double du prix d’achat; 500 000 F étaient affectés, dans ce seul but, au consul d’Espagne à Tunis 7. De Malte, Vaubois autorisait l’enseigne de vaisseau Censu Barbara, l’ami de Vassalli, à s’embarquer pour la France afin d’y soumettre un plan d’une opération de secours depuis Toulon. Or, Barbara fut capturé par le bey de Tunis 8 tandis que la division navale de Perrée était interceptée : le Généreux et le Ville de Marseille furent pris, les trois

1. Museum of Fine Arts, Valletta, Diario anonimo. 2. Voir sur la politique fluctuante de Paul Ier, mais aussi de Ferdinand IV, Carlo di Somma, Une mission diplomatique du marquis de Gallo à Saint-Pétersbourg en 1799, Napoli, L. Piero, 1910. 3 ANP; BB4 136, n° 32. 4. Ibid.; n° 33. 5. ibid.; n° 39, Toulon, 26 frimaire an VIII (17 décembre 1799). 6. Ibid.; n° 41, Toulon, 9 nivôse an VIII (30 décembre 1799). 7. Ibid.; n° 84, note sur l’expédition destinée à Malte. 8. B.M; Nelson papers, Add. mss 34950. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 444

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autres eurent la possibilité de s’échapper 1; sur les 4 000 hommes de troupes que le convoi transportait, 2 000 furent capturés et débarqués à Comino; l’amiral Perrée mourut de ses blessures. Le 10 floréal an VIII (30 avril 1800), la première division des ports, au ministère de la Marine remettait une note au Premier Consul 2 estimant qu’une nouvelle expédition connaîtrait le sort de celle de Perrée. L’hostilité du bey de Tunis 3 ayant anéanti la possibilité d’approvision- nement, il resta le projet d’un armateur, d’une part envoyer des corsaires légers dans les parages de Malte pour s’attaquer aux navires ennemis et d’autre part, d’employer des correspondants, même en pays ennemi, pour ravitailler Malte. Ce dernier passage était annoté de la main-même de Bonaparte: il approuvait le projet auquel il ajoutait celui de faire sortir de Toulon, 20 bâtiments avec une cargaison, et 150 à 200 tartanes partant à raison de deux par décade. Le Premier Consul jouait donc la quantité sachant que le nombre de vaisseaux anglais et portugais n’était pas suffisant pour arrêter tous ces bâtiments déferlant régulièrement, et qu’il s’en trouverait donc pour pouvoir entrer dans le port de La Valette. En même temps, il replaçait Malte dans les soucis diplomatiques et militaires de la France. En mars, il écrivait à Talleyrand 4 qu’il convenait de concourir au souhait du roi d’Espagne de ramener la guerre en Méditerranée et que, dans ce cas, il souhaitait voir débloquer Malte et reprendre Mahon. Deux mois plus tard, il lui écrivait qu’en cas de nécessité absolue pour conserver l’île, la France pourrait se servir de la réhabilitation de l’Ordre qui sera toujours une pomme de discorde entre l’Angleterre et la Russie 5. Mais pendant que Bonaparte «aspirait» de nouveau Malte au niveau des relations internationales et s’apprêtait à l’intégrer dans le jeu de renversement des alliances qu’il préparait avec la Russie, la situation dans l’île empirait journellement. En janvier 1800, deux régiments anglais arrivèrent de Messine: le 30e s’installa à Ghaxaq, Zejtun et Zabbar; le 89e à Gudja, Tarxien et Luqa. Le 16 février, 1 200 hommes de troupe nouveaux furent débarqués, alors que le 17, l’escadre de Perrée était démantelée et les renforts faits prisonniers. Le 13 ventôse an VIII (4 mars 1800), le contre-amiral Villeneuve écrivit au ministre de la Marine que les assiégés savaient que les vivres étaient interceptés et que la fin approchait : le blocus par terre et par mer ne faiblissait pas et, bien au contraire, on assistait à un renouveau des entreprises d’assaut. Au dix- neuvième mois du siège, ils n’avaient plus eu ni vin, ni eau de vie depuis trois mois et il ne leur restait qu’un mois et demi de légumes et deux distributions de viande salée, ce qui avait conduit à réduire les rations au tiers de l’ordonnance.

1. ANP; BB4 147, n° 13, Note sur les moyens tentés pour le ravitaillement de Malte, floréal an VIII (avril/mai 1800). 2. Ibid.; n° 25. 3. En réalité, Hamûda Bey (1782-1814) était loin d’être hostile à la France. En mai 1797, le Directoire, auquel il avait envoyé une ambassade pour se plaindre des excentricités révolutionnaires du consul, lui donna satisfaction et la bonne entente régna entre les deux pays. Elle fut accrue par la reconnaissance qu’il témoigna à la libération des esclaves tunisiens de Malte par Bonaparte. Mais lorsque ce dernier envahit l’Egypte, la Porte dont Hamûda était le vassal, lui ordonna de rompre avec la France et de joindre ses corsaires aux forces ottomanes. La situation fut rétablie par le traité de paix du 9 fructidor an VIII (7 août 1800). 4. MAE; MD France 1771, n° 21, Paris, 21 ventôse an VIII (12 mars 1800). 5. Ibid.; n° 32, Lausanne, 25 floréal an VIII (16 mai 1800). 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 445

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Aussi lui annonçait-il que le Conseil de Guerre, en date du 10 ventôse (1er mars) avait décidé de renvoyer le Guillaume Tell en France avec les malades1. Or, Ball connut la décision par un déserteur français et en fit part à Nelson (qui était parti à Palerme à la suite d’un différend avec le commandant en chef, Lord Keith), le 16 mars 1800 2. Le Guillaume Tell sortit dans la nuit du 29 au 30 mars et fut immédiatement pris en chasse; le 30, il était attaqué et démâté par le Foudroyant (un vaisseau de 80 comme lui), le Pénélope et le Lion. Le contre-amiral Decrès et 1 220 marins furent faits prisonniers. Quant au vaisseau, il fut radoubé à Syracuse et rebaptisé le Malta 3. Mais si Ball avait ses espions, Vaubois avait les siens aussi. Il connaissait la situation difficile dans l’île, la lassitude des habitants et aussi l’importance que le Premier Consul attachait au maintien des Français à Malte 4. En juin, un brick et une felouque parvinrent à entrer dans le port, permettant de prolonger la résistance. Il n’y avait plus à La Valette que 4 000 personnes, le blé qui restait était de mauvaise qualité et les soldats cultivaient des légumes pendant que les marins pêchaient dans les ports 5. Le 3 fructidor an VIII (21 août 1800) le contre-amiral Villeneuve fit savoir à son ministre qu’ils étaient arrivés au terme de leurs moyens de résistance, ne se nourrissant plus que de pain depuis quinze jours et que Vaubois avait décidé, si aucun secours ne parvenait entre temps, d’entrer en pourparlers avec l’ennemi le 15 du mois (2 septembre) 6. Le 6 fructidor (24 août), Villeneuve obtint de Vaubois l’autorisation de faire sortir les deux frégates la Justice et la Diane, espérant les sauver de la capitulation, mais trois jours après, ils virent revenir un bâtiment anglais remorquant la Diane démâtée. Il n’y avait plus aucun espoir de secours et le 15 fructidor an VIII (2 septembre 1800), deuxième anniversaire de la révolte de Mdina, le Conseil de guerre prit l’arrêté autorisant l’entrée en contact avec l’ennemi. Le 17, les deux parties entrèrent en pourparlers et la reddition fut signée le 18 fructidor an VIII (4 septembre 1800).

La capitulation Vaubois s’était adressé au commandant des forces britanniques, le major- général Pigot, qui était arrivé à Malte, le 4 juillet précédent. Ce dernier lui députa le major-général Graham, commandant les troupes arrivées de Messine le 9 décembre 1799, et le commodore Martin, commandant le blocus de mer. Vaubois discuta des articles de la capitulation accompagné du contre-amiral Villeneuve. Ce furent donc ces quatre hommes, à l’exclusion de Ball, qui rédigèrent l’acte de capitulation qui ne fut signée que de Pigot et Vaubois. Les forts et la ville étaient rendus aux troupes britanniques; la flotte occupait les ports;

1. ANP; BB4 147, n° 45. 2. B.M; Add. mss 34916, f° 330. 3. Ce fut sur ce bâtiment que Louis Philippe d’Orléans et ses deux frères, Montpensier et Beaujolais, furent transportés de Minorque en Sicile en octobre 1800. 4. Lettre de Graham à Hamilton, Gudja, 19 mai 1800 dans Hardman, op. cit., p. 289. 5. ANP; BB 4147, n° 62. Villeneuve au ministre de la Marine, Malte, 25 prairial an VIII (14 juin 1800). 6. Ibid.; n° 67. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 446

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les troupes françaises étaient emmenées prisonnières, les officiers emportant leurs effets et biens meubles; les honneurs militaires étaient rendus à la garnison. Les conditions de cette capitulation suscitèrent un profond mécontentement à Malte, notamment quand on s’aperçut que les effets emportés par les Français provenaient des immeubles nationaux ou des dépôts publics. Ainsi Ransijat notait 1 «Les Anglais nous ont montré toutes sortes d’égards et d’attentions, au grand déplaisir des rebelles qui s’attendaient de nous voir traiter d’une manière analogue à la haine qu’ils nous portent». Mais si la colère était grande contre le traitement réservé aux Français, le ressentiment des paysans à l’égard des Maltais de la Ville était encore plus vif: «tant d’animosité... provient de ce qu’ils regardent ceux-ci comme partisans des Français»2. Ceci confirme donc bien l’existence d’une coupure sociologique et idéologique entre les deux parties de Malte. Cette animosité était telle que beaucoup de ceux qui avaient servi la France, s’attendant à des vengeances de lendemains de libération, avaient demandé à suivre les Français et Vaubois avait obtenu un article assurant leur transport 3. Le ressentiment des Maltais ne résidait pas seulement dans le traitement fait aux vaincus. Ils étaient aussi ulcérés d’avoir été exclus de la signature de la capitulation. C’étaient eux qui avaient assiégé Vaubois et qui en avait appelé à Ferdinand IV, lequel leur avait envoyé Ball. Ils le furent encore plus quand les Anglais ne hissèrent à Malte comme à Gozo que l’Union Jack. Ball, sans doute furieux d’être personnellement évincé de la conclusion d’une opération à laquelle il avait largement contribué, avait écrit à Pigot le 1er septembre 1800 4 : «I consider the Maltese a district corp who have besieged La Valetta, twelve months with unexampled bravery and perseverance without the aid of foreign troops... an if I am not allowed to sign the capitulation alluded to, I am apprehensive it will give much offence to the two latter Courts [la Russie et Naples] as well as to the Maltese who conceive that both in a civil and military point of view, they are entitled to an important voice». Il revint, plus tard, à la charge pour obtenir que les chefs de bataillon (qui l’avaient tant aidé à organiser un parti anglais) et leurs hommes fussent récompensés 5 : «these battalions amounted to 3000 men, badly armed, besieged the French in one of the strongest fortification in Europe whose force was 7000 men and continued it for 14 months with the assistance of a lieutnant of the British artillery, five Napolitan officers and twenty privates». Ball, singulièrement, écrivit à Nelson 6 que son éviction ne venait pas de

1. Bosredon de Ransijat, Journal du siège ..., op. cit., p. 261. 2. Ibid.; p. 262. 3. Voir en annexe la liste de près de 450 d’entre eux qui furent secourus par le gouvernement français. La condition pour l’obtention d’un secours était l’obligation de résidence dans les trois départements des Bouches-du-Rhône, de la Corse et du Var; aussi bien, cette liste ne donne- t-elle que les noms de ceux qui avaient des liens familiaux dans le sud (tels les Poussielgue) ou de ceux qui étaient trop pauvres pour aller ailleurs et se priver d’une aide. D’autres qui n’y figurent pas, préférèrent aller directement à Paris; ainsi si Fortunato Isouard se fixa à Marseille, son fils Nicolo vint chercher le succès à l’Opéra comique de Paris. 4. C.O. Records, Malta n° 9, Ball à Pigot, San Anton, 1er septembre 1800. 5. C.O. Records, Malta n° 2, Ball à Dundas, à bord de l’Alexander, 6 mars 1801. 6. Pettigrew, op. cit., t I, p. 395, vers le 7 septembre 1800. Néanmoins, 20 jours plus tard (NLM; LIBR 1159, p. 10), il se plaignit à Nelson que Pigot l’avait placé après le major de la ville, ne voulant le considérer que comme un civil. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 447

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Pigot, avec qui il travaillait en parfaite harmonie, mais que c’était Vaubois qui avait refusé qu’il signât, parce que le général français ne voulait pas avoir à se rendre aux Maltais. Or, rien n’était plus faux puisque les relations entre Pigot et lui étaient plus que fraîches. Ce mensonge, à un homme auquel il était pourtant très attaché, prouve le caractère de prima donna de Ball, soucieux d’être l’objet des hommages et de l’affection de tous et ne pouvant accepter d’avoir le mauvais rôle. Il éclaire l’ambiguïté des rapports de Ball avec la réalité et son sens quasi théâtral de l’incarnation d’une cause : il voulait être Malte pour les Anglais, et l’Angleterre pour les Maltais. Pigot avait l’esprit moins fantasque et lui répondit sèchement1 qu’il ne connaissait aucun cas, dans une situation de forces combinées, où tous les chefs militaires eussent signé une capitulation et que si cela pouvait être, ce ne le pourrait que d’officiers de troupes régulières. Or, en dépit de toute la bravoure des Maltais, ils n’avaient pu vaincre sans l’appui de forces constituées (la flotte et l’armée britanniques) dont lui, Pigot, assurait le commandement. C’était donc à lui qu’il revenait de signer. Et, de ce fait, la garnison se rendant aux Anglais, c’était au drapeau britannique de flotter. Quant à la prétention de Ball à signer «as chief of this Island», il lui déclarait qu’il avait toujours considéré sa fonction «as a civil than a military one, and such independant of other consideration, [he] cannot see what claim [Ball] can have to sign the capitulation». L’ordre venait en fait du général en chef, le général Sir Ralph Abercromby qui séjourna à Malte du 17 juillet au 20 novembre 1800. Cet ordre entrait dans la nouvelle logique anglaise qui refusait de fournir, au détour de la capitulation, un prétexte aux Maltais ou à une quelconque puissance d’élever des prétentions sur Malte. Or, comme il l’avait écrit à Dundas 2, Ball avait été envoyé par Nelson et la Cour de Naples, pour défendre les intérêts de Ferdinand IV, y arborer son drapeau (ce qui n’était que très partiellement vrai) et même son salaire était versé par ce souverain. La présence de Pigot rendait donc celle de Ball superfétatoire, car, il ne convenait pas, selon les instructions envoyées au major-général «to share with other parties the advantages to be derived from the conquest of Malta» 3. La convention signée, Abercromby envoya des instructions complémentaires à Pigot 4. Il ne devait autoriser aucune prétention d’un souverain ou d’une agrégation d’individus sur Malte; les privilèges de l’Église et du peuple maltais devaient être confirmés; l’évêque était le chef de l’Église maltaise et aucune intervention pontificale ou métropolitaine n’était autorisée; le port de Malte était ouvert à tous les alliés de l’Angleterre; les forts et batteries de St Paul et de Marsaxlokk devaient être réparés; Mdina et Zejtun devaient être occupés par l’infanterie et un télégraphe installé entre Malte et Gozo. Cela ressemblait tout à fait à une occupation destinée à durer. Le premier à s’en émouvoir fut Ferdinand IV qui s’en ouvrit à l’ambassadeur anglais, Arthur Paget. Celui-ci fit savoir à Grenville 5 que le roi avait été choqué

1. C.O. Records, Malta n° 9, Pigot à Ball, Lija, 1er septembre 1800. 2. C.O. Records, Malta n° 1, Abercromby à Dundas, 9 décembre 1800. 3. F.O. Records, Malta 6. 4. C.O. Records, Malta n° 4 (1801), Gibraltar, 10 décembre 1800. 5. Paget papers; t I, p. 302, Paget à Grenville, Palerme, 15 janvier 1801. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 448

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moins des conséquences que de la façon dont s’était faite l’installation anglaise et qu’il semblait prêt à tout arrangement pourvu qu’il lui fût communiqué antérieurement. L’ambassadeur s’en était tiré en affirmant cette occupation provisoire et en ne préjugeant en rien de ce qui serait décidé à la paix générale. Le premier des mécontents fut, en revanche, Paul Ier. Or, il semble bien que ce fut son attitude qui contribua beaucoup à conforter l’Angleterre dans ce qui n’était au départ qu’une tentation. Elle n’aurait rompu aucune alliance pour Malte, ainsi qu’elle en administra la preuve en 1799. Et même lorsque Paul quitta la coalition, en octobre 1799, Grenville informa Paget du projet d’occupation tripartite de Malte 1, au nom de l’Ordre de St Jean appelé à être rétabli sous l’autorité de l’Empereur de Russie. Mais, ainsi que le faisait remarquer Whitworth, l’ambassadeur anglais à Saint-Pétersbourg, cet accord ne valait que tant que les intérêts du Tsar et du roi d’Angleterre étaient communs 2. Or, à la suite de ses échecs en Hollande et en Suisse – dont il rendait responsable l’Autriche et l’Angleterre –, puis des ouvertures que lui fit le Premier Consul, Paul Ier ressuscita la Ligue de neutralité armée des Puissances du Nord (en sommeil depuis 1780) contre les prétentions commerciales de la Grande-Bretagne dont un bâtiment fut même saisi en juillet. En octobre, Bonaparte offrit Malte (qu’il ne possédait plus) au Tsar qui nommait alors le général Springporten, gouverneur de l’île 3. Le 6 janvier 1801, le chevalier Italinsky, l’ambassadeur russe à Naples, faisait savoir à son homologue britannique, Paget, que Springporten allait venir prendre possession de Malte et y tenir garnison 4; ce à quoi Paget répondit que l’occupation devait se faire au prorata des efforts fournis pour la reconquête de Malte. L’absence totale de la Russie ne lui laissait aucun espoir. Or, la scène diplomatique évoluait considérablement. Le 9 février 1801, l’Autriche signait avec la France la paix séparée de Lunéville. Le 28 février, c’était au tour de la Russie qui signait un traité secret. Et le 18 février, l’armistice de Foligno était le prélude de la paix de Florence avec Naples, signée le 28 mars 1801. Ainsi, tous ceux qui avaient un intérêt à Malte se retrouvaient face à l’Angleterre. Désormais, elle n’avait plus à prendre de précautions ni à trouver des explications hypocrites sur son application des articles de la capitulation. Le 19 février 1801, Pigot, dans une proclamation, faisait connaître aux Maltais la décision de Londres de rappeler à nouveau Ball. Le plan d’Abercromby était achevé «... Peace and liberty have been restored to you. It shall be my constant care to ensure continuance of this well being. You will understand that this advantage can only be secured by a just and exact administration of the laws on the part of the Government, and on the part of the people by constant obedience and implicit trust in the protection the laws afford...» 5. C’était là un discours que les Maltais avaient refusé de l’Ordre, puis de la

1. F.O. Records; Sicily 14, 22 janvier 1800. 2. F.O. Records; Russia 47, Whitworth à Grenville, Saint-Pétersbourg, 19 mai 1800. 3. F.O. Records; Austria 61, Minto à Grenville, Vienne, 7 novembre 1800. 4. F.O. Records; Sicily 15. 5. Mitrovitch, The cause of the people of Malta, now before Parliament, London, 1836, p. 8. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 449

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France, et Paget n’était guère optimiste qui notait : «the Maltese seem unwilling to make the smallest sacrifice in order to insure their own existence» 1. La Révolution de Malte s’achevait donc par un changement de domination. Sur la scène internationale, rien ne semblait définitif : Paul Ier conservait ses intentions, Naples ses illusions; l’Autriche avait Hompesch et la France repensait à l’Ordre. Tous avançaient masqués, mais tous savaient à quoi s’en tenir. L’Ordre n’était plus qu’une enveloppe vide, de surcroît déchirée, pâle prétexte pour des appétits qui le dépassaient. Seule Malte avait changé. Ses composantes politiques et sociales s’étaient tour à tour effondrées, comme dans la théorie appelée plus tard «des dominos». L’Ordre chassé, ses fonctionnaires et ses juristes rentrèrent dans l’ombre et il ne fut regretté que des petites gens en raison de ses largesses. Les négociants de la Ville, au nom du profit libéral, crurent s’emparer du pouvoir en l’offrant aux Français et en en excluant les notables de Mdina, mais ils furent chassés en même temps que Vaubois et les siens. La Vieille Ville crut pouvoir ressaisir son influence en complotant pour l’Ordre, mais celui-ci était divisé et Ball veillait. Un nouveau groupe social était apparu, celui des propriétaires fortunés qui se firent fournisseurs aux armées et chefs de bataillon. Leur alliance avec Ball fut objective : lui, souhaitait la reconnaissance de tous et les honneurs proconsulaires, eux voulaient être près du pouvoir pour faire leurs affaires. Mais la récente éviction du gouverneur signifiait leur mise à l’écart. Les enjeux de la Malte moderne s’étaient dessinés à ce moment-là, mais aucun des groupes cités n’était suffisamment nombreux ou puissant pour s’imposer, seul, aux autres. Le pouvoir ne pouvait être que le résultat d’une alliance avec d’autres ou d’une sujétion à une domination extérieure, forme modernisée du clientélisme. Seule l’Église sortait sans trop de mal de l’épreuve. Elle était le seul groupe social suffisamment large (pour ne pas dire pléthorique) pour que ses membres eussent pied dans tous les partis: l’évêque fut respectueux de l’Ordre, de Bonaparte, de Vaubois, puis des Anglais. Il était à La Valette, et Don Caruana commandait la campagne; Don Xerri complotait avec les Russes et l’abbé Savoye servait Ball. Certes, il y avait des inimitiés et des ambitions personnelles, mais toutes surent se taire ad majorem Ecclesiae gloriam: le 4 septembre 1800, jour de l’entrée des Anglais à La Valette, après une action de grâce à St Jean, le chanoine capitulaire de Mdina, Théy, fit une allocution au nom de Ball; le 14, Mgr Labini présida une messe pontificale dans sa co-cathédrale, le ci-devant Prieur de l’église conventuelle en habit de chœur avec la croix à huit pointes, siégeant parmi les chanoines 2. Face à une société divisée jusqu’au morcellement, et à un pouvoir protestant contraint et forcé de lui marquer plus de respect que la très catholique Religion de Malte, l’Église maltaise apparaissait désormais comme le seul corps constitué capable de parler au nom de la nation.

1. F.O. Records; Sicily 14, Paget à Grenville, Palerme, 16 novembre 1800. 2. Museum of Fine Arts, Valletta, Diario Anonimo, septembre 1800. 3° partie-chapitre 2 12/05/06 14:28 Page 450 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 451

CHAPITRE III Des destins définitivement séparés

LA PAIX D’AMIENS

La solution Hompesch L’échec des autres solutions Bonaparte voulait à tout prix que Malte restât sinon française, du moins à la France. Lors des négociations préliminaires qui devaient permettre la réunion du Congrès de Lunéville, il chargea Otto, son agent à Londres, de poser comme condition l’autorisation de ravitailler Alexandrie et Malte. Le 8 vendémiaire an IX (30 septembre 1800), il l’autorisait à consentir au démantèlement des fortifications si le maintien français était assuré 1. Les trop fortes exigences de la Grande- Bretagne et la duplicité de Bonaparte quant au projet égyptien firent abandonner les négociations. Enfin, la reddition de Vaubois rendit inutile les projets de solution négociée. En mars 1801, la France projeta un débarquement à Malte sur lequel la plupart des historiens sont restés discrets. Il avait été préparé par Bartolomeo Busuttil, commandant de la légion maltaise 2, transmis à Talleyrand et au Premier Consul, par son aide de camp Lacuée. Il prévoyait de débarquer 3 000 hommes au sud de la Sicile, d’où ils devaient être transportés sur des petites embarcations, en huit heures, à Gozo que les Anglais ne contrôlaient pas. De là, ils devaient se répandre dans la campagne de Malte dont ils prendraient le contrôle, puis s’empareraient de la Ville, pour aller enfin rejoindre l’armée d’Orient en Égypte. L’approvisionnement devait être assuré par Xavier Naudi, chargé d’affaires français auprès de la Régence de Tripoli. Talleyrand écrivit à Naudi, alors à Toulon, le 26 ventôse an IX (17 mars 1801), d’avoir à se tenir prêt au premier avis que lui donnerait le préfet 3. Mais l’évolution du contexte politique fit espérer qu’il y eût d’autres solutions. En effet, en Grande-Bretagne, la situation politique s’était transformée. La guerre à mort contre la Révolution, menée par Pitt de 1793 à 1800, avait coûté très cher: vingt-cinq emprunts négociés en quinze ans avaient épuisé la nation britannique. Le parti des propriétaires terriens exigeait la paix pour redonner

1. MAE; MD France 1771, p. 79, Bonaparte à Talleyrand, Paris, 8 vendémiaire an IX, à 8 h 1/2 du soir (30 septembre 1800). 2. MAE; CP Malte 25, n° 37, Bartoloméo Busutill fut quatrième jurat de Gozo de 1781 à (au moins) 1784 et non «le premier sénateur de Gozo» comme l’indique le document. Son adjoint était «Sceberras, fils de l’ancien gouverneur, auquel sont fidèles les paysans de Malte». Il s’agissait du fils du baron Pasquale Sceberras-Testaferrata qui fut Hakem de 1775 à 1797, sans doute Antonio (son unique frère, Fabrizio devint cardinal). 3. Ibid.; n° 36, Xavier Naudi à Talleyrand, Toulon, 7 germinal an IX (28 mars 1801). Est-ce de ce projet que Cameron, commissaire civil à Malte, parlait à Lord Hobart, ministre des colonies, le 29 juillet 1801 (C.O. Records; Malta n° 2)? Il avait eu vent, par des indiscrétions de Messine et Trieste, que des agents français, entrés à Malte préparaient une insurrection de la campagne en faveur de l’Ordre. L’un des agents était «le neveu du fameux Poussielgue». L’insurrection devait être soutenue par un débarquement de 5 000 Français. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 452

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vie à l’économie. Pitt préféra donner sa démission et ce furent Addington et son ministre des Affaires étrangères Hawkesbury qui menèrent les négociations. Une semaine après sa prise de fonction, Hawkesbury informait Otto, le 21 mars 1801, que le gouvernement britannique était prêt à envoyer un plénipotentiaire en France pour traiter entre les deux pays. Il proposait aux Français l’évacuation de l’Égypte, mais refusait que l’Angleterre évacuât Malte, Ceylan, la Trinité et la Martinique. La France refusa, forte de son alliance avec la Russie. En effet, le Tsar, fou de colère contre Londres qui refusait de lui céder l’île, avait envoyé un ambassadeur à Paris qui, à son arrivée, le 6 mars 1801, communiqua au Premier Consul les intentions de Paul Ier de ne jamais faire la paix avec l’Angleterre tant qu’elle tiendrait Malte. Paul était devenu très gênant pour les Anglais et, le 23 mars, il était assassiné. Son fils et successeur Alexandre I er signa, le 17 juin 1801, une convention avec l’Angleterre stipulant notamment que la Russie quittait la Ligue du Nord. La Suède, le Danemark, puis la Prusse suivirent, laissant le champ libre aux Anglais dans la Baltique. Concernant l’Ordre, Alexandre ne voulut pas suivre l’exemple de son père. Il se contenta, le 16/27 mars, de s’en proclamer le Protecteur, de laisser la grande maîtrise vacante, et de nommer le bailli comte Nicolas Soltikoff, lieutenant de Grand Maître; mais il demandait la réunion du Chapitre général pour l’élection d’un nouveau Grand Maître. Bonaparte perdait là ce qui était à la fois un ferment de division entre la Russie et l’Angleterre, et un moyen de pression sur cette dernière. Il lui restait cependant Hompesch.

Les espoirs de Hompesch Le Grand Maître avait quitté Trieste pour Gortschach en Carniole. Sa situation fut rapidement intenable: isolé, souffrant d’érysipèle et surtout sans argent, il n’avait d’autre lien qu’épistolaire avec Mayer, le chevalier Becker ou Cibon. À la fin de 1799, les choses se dégradèrent lamentablement. Il écrivit à Mayer: «Je ne sais pas quand viendra la saison des fleurs; il n’y a que des épines qui naissent autour de moi» 1. C’était décrire élégamment sa détresse: en mars 1800, n’ayant pas même d’argent pour vingt-quatre heures, et tous les prêteurs lui ayant refusé de nouvelles avances, il dut faire engager son argenterie par un de ses domestiques chez un usurier juif de Trieste 2; en avril, c’était au tour de ses boucles de souliers pour payer dix-sept jours de nourriture qu’il devait à l’intendant du château et il ne lui restait pas même de quoi s’acheter un œuf 3. En mai, le chevalier Becker ayant convaincu l’Empereur que Hompesch était à la dernière extrémité, François II lui envoya 12 000 florins, sur lesquels il en préleva 5 000 pour ses dettes de nourriture 4. En juillet 1800, Cibon essaya d’intéresser Talleyrand au sort de l’infortuné Grand Maître 5 et il envoya à ce dernier un chiffre secret pour communiquer avec lui 6.

1. NLM; LIBR 419, p. 20, Hompesch à Mayer, Gortschach, 10 décembre 1799. 2. Ibid.; p. 12, id., 12 mars 1800. 3. Ibid.; p. 15, id., 28 avril 1800. 4. Ibid.; p. 17; id., 29 mai 1800. 5. MAE; CP Malte, n° 19, Paris, 18 messidor an VIII (5 juillet 1800). 6. Ibid.; n° 25, Hompesch à Cibon, 7 novembre 1800. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 453

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À la mi-octobre, Hompesch s’installa à Porto di Fermo, dans les Etats du pape. Le nouveau pape, Pie VII, ne lui était pas défavorable. Mais Paul Ier, qui avait ordonné des cérémonies d’actions de grâce pour l’anniversaire de son élection, lui avait fait savoir par Serracapriola, l’ambassadeur napolitain en Russie, que s’il décidait de ne plus lui contester le titre de Grand Maître, il pourrait envoyer en Pologne le nonce qu’il voulait 1. En revanche, l’abbé Benvenuti, auditeur de la nonciature et chargé de l’intérim de Varsovie reçut un avertissement de Nikita Panine 2 pour son action sur Pie VII. Ainsi, jusqu’en 1802, l’Église se trouva gênée pour prendre position, la Russie liant l’affaire de Malte et l’envoi d’un nonce. Hompesch en avait conscience et il écrivait à Cibon «il [le pape] craint de nuire à ses intérêts en se prononçant comme il devrait, et je puis dire comme il voudrait» 3. Le plus ardent soutien du Grand Maître était l’Espagne. Aussi pressa-t-il Cibon d’amener le gouvernement français à avoir, avec l’Espagne, une attitude commune à Lunéville pour que Malte lui fût rendue ainsi qu’à son Ordre 4. Une des constantes de l’attitude du Grand Maître fut sa confiance dans la loyauté de Bonaparte. Quand son honneur était sali, il en appelait à son témoignage; quand il manquait d’argent, il lui rappelait la convention de juin 1798. Le 26 janvier 1801, il écrivit au Premier Consul pour lui renouveler les offres de service de l’Ordre en faveur de la France, lui demander d’agréer Cibon comme son représentant, et lui dire qu’il mettait en lui sa confiance pour le rétablissement de son Ordre 5. À la fin du mois de février, il dépêcha à Ancône, le bailli de Suffren-Saint- Tropez et le chevalier magistral Becker pour aller complimenter Murat qui venait de chasser les Napolitains des États du pape. Murat leur fit grand accueil et sur ce qu’ils tentèrent de l’intéresser au sort de Hompesch, il leur conseilla d’envoyer à Paris tous les documents prouvant que Malte était favorable à son retour. Le 5 mars 1801, le Grand Maître envoyait toutes les pièces en sa possession à Cibon6: une pétition de Gozo 7, une autre de Malte 8, une troisième signée de curés, députés, jurats et même des représentants des casaux, et une déclaration certifiant que les vœux contraires qui pourraient s’exprimer n’étaient que le fruit d’intrigues. La mort de Paul Ier le libéra . L’anti-Grand Maître disparu, il restait le seul, ce qui le conduisit à changer de ton. Jusqu’alors il avait réclamé justice, dès lors il réclama ses droits. Il dépêcha des émissaires dans les principales Cours et écrivit à tous. Le 4 mai 1801, il écrivait à Talleyrand pour demander la médiation de la France 9. Le 7 mai, il écrivait d’une part, au chancelier Colloredo pour demander la protection impériale afin de lui permettre «d’exercer librement sa

1. ASV; Polonia 347, Benvenuti à Consalvi, 5 juillet 1800. 2. ASV; Polonia 347, Benvenuti à Consalvi, 22 avril 1800 et Rouët de Journel, t. V, p. X. 3. MAE; CP Malte 25, n° 19, cit. 4. MAE; CP Malte 25, n° 19, cit. 5. Ibid.; n° 30, Hompesch à Bonaparte, Porto di Fermo, 26 janvier 1801. 6. Ibid.; n° 34, Hompesch à Cibon, Porto di Fermo, 5 mars 1801. 7. Qui valut à son organisateur, Facondo Asciak d’être arrêté à Gozo et emprisonné à Mdina (NLM; LIBR 420, p. 37, Gozo, 14 mars 1800). 8. Mifsud; op. cit., p. 343. Cette pétition du 6 août 1800 était identique à celle du 10 mai 1799 signée de Manduca, Theuma, etc., mais les signatures étaient, cette fois, précédées d’une réserve prudente : «rimettendosi a tutto quello che stabiliranno i sovrani e alla loro savia deliberazione». 9. MAE; CP Malte 25, n° 40. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 454

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dignité»1 et d’autre part, au chevalier O’Hara, ancien ambassadeur russe à Malte qui lui répondit qu’Alexandre ne voulait aucunement se mêler des problèmes intérieurs de l’Ordre et ne se croyait donc pas en droit de recevoir ses justifications et moins encore une députation 2. Le 8 mai, il écrivait au Premier Consul qu’il lui dépêchait le bailli de Suffren-Saint-Tropez 3 et le 12 mai, l’abbé Spedalieri remettait au cardinal-Secrétaire d’État Consalvi une lettre pour Pie VII. Consalvi fut aimable et l’assura que le Saint-Père n’attendait pour montrer ses dispositions favorables que de connaître celles des autres cours 4. Le pape fit d’ailleurs savoir sa position à Cacault auquel Talleyrand écrivit, le 9 vendémiaire an X (1er octobre 1801) que le Premier Consul appréciait la sagesse de Rome de ne rien décider sans l’aveu de la République et que s’il partageait le même intérêt que le pape pour Hompesch, il attendrait lui aussi pour se prononcer être assuré des dispositions favorables des autres cours 5.

Les oppositions Le problème était la position de la Russie. Le 20 juillet 1801, le grand prieuré de Russie fit paraître une proclamation signée du bailli comte Soltikoff, lieutenant de Grand Maître, du bailli prince Kourakin, grand chancelier et du commandeur de Maisonneuve, pro-vice chancelier. Il se proclamait, collectivement, supérieur provisoire de l’Ordre et proposait aux autres grands prieurés de ne pas réunir de Chapitre général, mais de remettre le choix du Grand Maître au pape seul, sous l’expresse condition que celui-ci entérinerait tous les actes antérieurs dudit prieuré. Le pape ne voulait pas froisser Alexandre dont il appréciait la modération, mais ne voulait pas déjuger le Saint-Siège en reconnaissant des actes que son prédécesseur avait condamnés. Le 6 octobre 1801, pour étudier la situation 6, il réunit, autour de Consalvi, une congrégation de cardinaux qui fit de nouvelles propositions: chaque prieuré transmettrait au pape le nom de son candidat, parmi lesquels le Pontife choisirait le nouveau Grand Maître après qu’il aurait régularisé canoniquement la démission de Hompesch. Le nouvel élu, avec le Chapitre général, examinerait ensuite chaque acte de Paul Ier, en ferait rapport au pape qui déciderait souverainement sur chacun. Cette solution sembla satisfaire tout le monde, à l’exception de l’Espagne. Consalvi parla même «de la furie» qui saisit l’ambassadeur espagnol à Rome 7. En effet, l’Espagne connaissait alors une lutte très âpre entre jansénistes et ultramontains. Godoy, à la fin de 1797, afin de conforter son pouvoir, avait décidé de s’appuyer sur les partisans des Lumières et rappelé toutes les grandes figures du règne de Charles III. Son renvoi, en 1798, n’interrompit pas l’ascension des jansénistes qui se retrouvèrent aux principaux postes: Saavedra, puis

1. NLM; LIBR 420, n° 199. 2. Ibid.; n° 227, O’Hara à Hompesch, Saint-Pétersbourg, 17 août 1801. 3. MAE; CP Malte 25, n° 38. 4. NLM; LIBR 420, n° 228. 5. MAE; CP Malte 25, n° 54. Il recommandait, en outre, à Cacault de n’avoir avec Hompesch aucune relations connues, mais de lui faire passer, discrètement, un secours de 500 louis. 6. Ibid.; n° 56, Cacault à Talleyrand, Rome, 15 vendémiaire an X (7 octobre 1801). 7. ASV; Polonia 345, Consalvi à Benvenuti, Rome, 17 octobre 1801. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 455

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Urquijo 1 lui succédèrent. L’université de Salamanque devint entièrement janséniste, des évêques rêvaient, avec Grégoire, d’établir une Église nationale en Espagne. La mort de Pie VI fut ainsi l’occasion du décret du 5 septembre 1799 qui organisait l’Église espagnole jusqu’à ce que le roi eût reconnu le nouveau pape. Or, concernant l’Ordre de St Jean, l’Espagne avait toujours eu un regard assez régalien. Les difficultés nées de la proclamation de Paul Ier avaient conduit les chevaliers espagnols à s’administrer seuls, tout en restant attachés au supérieur religieux qu’était le pape. Aussi bien les propositions du Grand prieuré de Russie furent-elles prises comme prétexte pour demander la séparation des biens espagnols de ceux du reste de l’Ordre. Le danger, dès lors, était qu’avec une telle scission, il n’y eût «plus moyen de soutenir un Ordre réduit à trop peu de chevaliers, et surtout à trop peu de revenus», alors que «le jansénisme fermente en Espagne d’une manière qui fait craindre que le temps n’augmente, au lieu de calmer, les effets du mal» 2. Bonaparte intervint auprès de Charles IV. Pour ce qui concernait les liens avec Rome, ce dernier voulut bien entendre les raisons du restaurateur de l’Église romaine, au détriment de celles de l’abbé Grégoire, mais il ne fit rien pour ce qui regardait l’Ordre.

La solution d’Amiens Les préliminaires La solution Hompesch semblait donc poser plus de problèmes qu’elle n’en résolvait. Bonaparte voulait la paix. Or, si elle devait se signer avec l’Angleterre, l’accord de la Russie était nécessaire: tout se jouerait donc sur l’article de Malte. Le 25 septembre 1801, Talleyrand ordonnait à Otto d’avoir une conférence ostensible avec Hawkesbury et une très secrète avec le chef du Cabinet, Addington. Ce dernier le reçut le 28 septembre et lui affirma que la paix entre les deux pays ne devait pas être qu’une cessation des hostilités, mais aussi une réconciliation complète entre eux; quant à ce qui concernait Malte, il voulait pouvoir être sûr que l’Ordre aurait les moyens financiers suffisants pour tenir une garnison convenable et assurer sa neutralité, et il souhaitait un article secret ou une assurance signée de la France qu’en cas de défaillance militaire, les Russes y tiendraient alors garnison 3. Otto retira une mauvaise impression de cet entretien, même s’il en notait le ton amical. Il lui semblait que le Cabinet manquait de détermination et qu’il était victime de l’obligation où il était de tenir compte de l’opinion. En effet, si le parti des landlords, le country interest, était fortement porté à la paix, les capitalistes et les négociants ne voulaient pas d’un abandon de Malte ou des Antilles. Otto estimait qu’Addington ne pouvait se soutenir qu’avec l’appui, sur sa gauche, des foxistes modérés, et sur sa droite, des pittistes modérés, ce qui lui paraissait difficilement conciliable; et il redoutait que l’opposition, composée des «forcenée

1. Richard Herr, The eighteenth century revolution in Spain, Princeton, Princeton University Press, 1958, chap. 15 : Jovellanos, Urquijo et l’offensive janséniste. Mariano Luis de Urquijo était le jeune traducteur de Voltaire qu’Aranda sauva de l’Inquisition en 1792. Les animateurs du mouvement janséniste étaient le comte de Cabarrus et la comtesse de Montijo. 2. MAE; CP Malte 25, n° 70, Cacault à Talleyrand, Rome, 1er brumaire an X (23 octobre 1801). 3. MAE; CP Angleterre 596, n° 5, Otto à Talleyrand, Londres, 6 vendémiaire an X (28 septembre 1801). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 456

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des deux partis», menée par Wyndham 1 n’empêchât la signature du traité ou du moins son application. Les préliminaires furent signés par Otto et Hawkesbury, le 3 octobre 1801: l’Angleterre restituait à l’Espagne et à la France les colonies qu’elle leur avait prises; la France restituait l’Égypte à la Porte et évacuait le royaume de Naples; Malte était rendue à l’Ordre de St Jean et «pour assurer l’indépendance absolue de l’une ou l’autre des deux parties contractantes», elle était «mise sous la garantie d’une puissance tierce» désignée par le traité définitif. Le Morning Chronicle du 5 titrait que l’Angleterre n’obtenait que la paix, et qu’elle s’était battue pour rien, puisqu’elle devait rendre tout ce qu’elle avait conquis. Le 29 brumaire an X (20 novembre 1801), le négociateur français, Joseph Bonaparte, recevait ses instructions 2. Pour le choix de la puissance tierce, il devait récuser la Russie ou l’Autriche et proposer Naples ou l’Espagne. C’était la reconstitution du Pacte de famille, sans la famille.

Les négociations Les négociations entre Joseph Bonaparte et Lord Cornwallis 3 furent longues et difficiles car la position des deux pays était différente. La France tenait expressément à la paix pour que l’occupation anglaise de Malte ne s’éternisât pas au point de devenir irréversible. Joseph eut donc ordre de céder sur tout ce qui était secondaire pour obtenir l’essentiel: l’évacuation de l’île, et la garantie d’une tierce puissance alliée à la France ou trop faible pour lui résister. La Grande-Bretagne, ou plutôt son gouvernement, coincé entre Fox, admirateur de la Révolution, et son opposition belliciste, devait parvenir à signer la paix, tout en donnant des gages à Wyndham. En décembre, Cornwallis, prétendit faire instaurer une Langue anglaise pour faire contrepoids à la Langue française de l’Ordre, ce à quoi Joseph Bonaparte répondit que l’Angleterre n’étant pas catholique et la France ne reconnaissant pas la noblesse, ces deux pays devaient être étrangers à l’Ordre. Talleyrand l’approuva et lui rappela l’objet principal de ses instructions: Malte devait être évacuée et ne devait pas être remise aux Russes 4. L’intégration de schismatiques anglicans, après les schismatiques orthodoxes, effrayait Paris qui savait que l’on ne pourrait plus empêcher le roi d’Espagne de nationaliser l’Ordre chez lui 5. Ces longueurs agaçaient Bonaparte qui fit alors proposer, par Otto, de

1. William Wyndham (1750-1810) entra au Parlement à 32 ans et siégea avec les whigs les plus ardents. Les excès de la Révolution le firent se rallier, avec Burke, à Pitt dont il était le cousin. Il fut secrétaire d’État à la guerre dans le ministère de ce dernier de 1795 à 1801 et démissionna, avec lui, pour s’opposer aux négociations avec la France. Il fut l’un des principaux artisans de la rupture de la paix d’Amiens. Il rentra dans le cabinet Grenville en 1806. Wyndham dirigea longtemps une feuille violente the Porcupine. 2. MAE; CP Angleterre 598, Congrès d’Amiens t. I, n° 13, rapport pour Joseph Bonaparte, Conseiller d’État, ministre plénipotentiaire, pour les négociations de la paix définitive avec le gouvernement britannique. 3. Charles Mann, marquis de Cornwallis (1738-1805); général anglais, il fut battu par La Fayette à Yorktown; gouverneur du Bengale en 1786, il devint grand maître de l’artillerie et, en 1798, vice-roi d’Irlande. Après la paix d’Amiens, il fut nommé, en 1805, gouverneur des Indes où il mourut. 4. MAE; CP Angleterre 598, n° 33, 21 frimaire an X (12 décembre 1801). 5. Ibid.; n° 59, d’Hauterive à Joseph Bonaparte, 3 nivôse an X (24 décembre 1801). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 457

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démilitariser l’Ordre et de ne lui laisser que ses fonctions hospitalières; il revenait ainsi à son projet de 1800, de démolition des fortifications 1. Dans les derniers jours du mois de décembre, l’Angleterre revint sur la désignation de la tierce puissance et ne voulut plus de Naples, proposée par les Français, mais bien, de nouveau, de la Russie: elle proposait, en outre, la création d’une Langue maltaise et refusait tout démantèlement des fortifications. Le 31 décembre, Talleyrand transmettait à Joseph les dernières instructions de son frère: il devait proposer un contingent plurinational pour la garantie de la neutralité de l’île et, parce que la France était un pays catholique, il devait refuser toute réforme de l’Ordre qui le rendît indépendant du pape. Il l’invitait à accélérer la négociation, car il ne croyait pas à la longévité politique d’Addington et craignait l’influence de Wyndham et du parti de la Cour sur Cornwallis 2. Celui-ci remit un premier projet d’article en janvier 1802 3 dans lequel il proposait notamment de mettre fin à l’obligation de la guerre contre les Infidèles. L’Angleterre avait, en effet, signé un traité avec le dey d’Alger et la liberté du commerce avec les Régences était depuis longtemps demandée par les Maltais 4. De nouveaux artifices furent produits pour rallonger les discussions. Pourtant Otto confirmait les bonnes dispositions du Prince de Galles et du cabinet Addington à l’égard de la France en général, et du Premier Consul, en particulier, il parlait du rêve de restaurer la paix établie par Walpole et le cardinal Fleury 5. Or, le 9 novembre 1801, les lieutenants de tous les casaux de Malte s’étaient réunis et avaient envoyé une députation à Londres, qui y arriva, le 1er février 1802, pour refuser le retour de l’Ordre et demander à conserver la protection britannique aux vues d’obtenir l’indépendance ou, à défaut, l’intégration dans l’empire. Cette démarche gêna et ébranla Addington, tandis qu’Otto, de son côté, la déformait singulièrement comme pour la minimiser et éviter la rupture 6. Pourtant les députés anglais, féconds en notes et en mémoires, selon l’expression d’Otto, apportèrent de l’eau au moulin de l’opposition, en répétant à satiété que redonner Malte à l’Ordre, c’était la redonner aux Français. L’Angleterre se prit à craindre que Hompesch ne fût devenu totalement une créature des Français et, le 18 février, Cornwallis, remettait en discussion le problème de l’élection du nouveau Grand Maître: si une élection n’avait pas eu lieu conformément à la déclaration de l’Empereur de Russie du 16 mars 1801, le Chapitre général devait se réunir à Malte pour y procéder sans délais. Le 28 pluviôse an X (17 février 1802), Talleyrand faisait part à Joseph Bonaparte de l’impatience irritée de son frère: «Le Premier Consul ne peut plus rien comprendre aux difficultés qui, chaque jour, éloignent le terme d’une négociation dans laquelle, toute discussion paraissait épuisée. Il commence à penser qu’il faut que le ministère actuel en Angleterre ait bien peu de détermination et de force, puisqu’après avoir ébauché

1. Ibid.; n° 62, 6 nivôse an X (27 décembre 1801). 2. Ibid.; n° 73, 10 nivôse an X (31 décembre 1801). 3. Ibid. 4. Le traité fut signé le 19 mars 1801/6 gelip 1215H. Concernant la fin de la guerre contre les Infidèles, l’on se rappellera ce qu’en disait Vassalli et Ransijat. 5. MAE; CP Angleterre 596, n° 181, Otto à Talleyrand, Londres, 9 pluviôse an X (29 janvier 1802). 6. MAE; CP Angleterre 597, n° 105, 30 pluviôse an X (19 février 1802). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 458

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l’ouvrage de la paix et avoir vu ce préliminaire accueilli par tant de suffrages, il paraît hésiter devant quelques clabauderies et se retient de mettre la dernière main à une réconciliation aussi salutaire et aussi désirée»1; et il lui était ordonné de présenter un ultime projet, en précisant que les Français resteraient à Otrante aussi longtemps que les Anglais seraient à Malte.

La conclusion Début mars, Cornwallis reçut des instructions qui étaient beaucoup plus précises et lui laissaient moins de latitude. Le cabinet britannique voulait donc en finir lui aussi. Dans une conversation privée qu’il eut avec Joseph Bonaparte, il lui apprit qu’il y avait eu de l’agitation au sein du Cabinet, mais qu’Addington désirait une prompte conclusion 2. Après quelques jours, où des points de détails furent encore soulevés, le traité fut signé solennellement, à Amiens, le 6 germinal an X (27 mars 1802). L’article 10, se rapportant à Malte, stipulait que l’archipel était rendu à l’Ordre de St Jean de Jérusalem; que les chevaliers devaient se réunir en Chapitre général pour élire un nouveau Grand Maître; que les Anglais évacueraient Malte dans les trois mois suivant la signature du traité; qu’une Langue maltaise se substituerait aux Langues françaises et anglaise; que la garnison des îles serait toujours composée, par moitié au moins, de Maltais; que l’indépendance de l’archipel était placée sous la garantie de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Autriche, de la Russie, de l’Espagne et de la Prusse; que Malte serait déclarée neutre de façon permanente; que ses ports étaient ouverts à tous, avec des droits égaux et modérés affectés à l’entretien de la Langue maltaise , que seules les puissances barbaresques étaient exemptes de ces dispositions jusqu’à ce que l’occasion se présentât de mettre fin au système d’hostilité; que les Statuts de l’Ordre antérieurs à la reddition de 1798 restaient valables; que les dispositions précédentes seraient soumises au serment de chaque nouveau Grand Maître; que les droits de suzeraineté de Naples étaient reconnus et que, tant que l’Ordre ne serait pas en état d’assurer la relève, ce royaume aurait à tenir 2 000 hommes de garnison à Malte, garnison soldée concurremment par la France et la Grande-Bretagne. Bonaparte pouvait être satisfait: il avait obtenu le départ des Anglais de Malte et se faisait fort de renouer, avec l’Ordre, les relations du protectorat existant sous l’Ancien Régime. En Grande-Bretagne, nul ne croyait à la durée de la paix. Pitt avait quitté le ministère pour ne pas avoir à la négocier et à la signer, et s’il avait néanmoins soutenu Addington, ç’avait été pour éviter qu’il s’alliât avec Fox. Or, le Cabinet s’appuyait sur le parti des landlords qui était en perte de vitesse, alors que l’extrême animosité que montrait le parti du commerce valait à Pitt d’avoir le vent en poupe. Otto écrivait à Talleyrand, le 17 ventôse an X (8 mars 1802): «Les préliminaires n’ont été acceptés par le Parlement (qui n’en voulait pas) que pour suivre l’opinion; maintenant que l’opinion est favorable à la guerre, le Parlement risque de renverser la paix»3.

1. MAE; CP Angleterre 599, n° 39, 28 pluviôse an X (17 février 1802). 2. Ibid.; n° 62, Joseph Bonaparte à Talleyrand, Amiens, le 18 ventôse an X (9 mars 1802). 3. MAE; CP Angleterre 597, n° 113. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 459

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Mais ce traité fit, au moins, trois autres mécontents: les Maltais qui avaient collaboré au pouvoir anglais; l’Empereur Alexandre qui refusa d’apporter sa caution et le roi d’Espagne qui, le 7 avril 1802, publia un décret, pris antérieurement, supprimant l’Ordre de St Jean en Espagne, incorporant ses biens à la Couronne et se déclarant Grand Maître in temporalibus dans son royaume 1. La paix d’Amiens était donc très loin d’avoir tout réglé.

Les difficultés et l’échec de sa mise en œuvre Le mode d’élection du Grand Maître L’Angleterre et la France avaient arrêté, entre elles deux, le mode d’élection du nouveau Grand Maître, sans tenir compte de celui élaboré entre la Russie et le Saint-Siège. Ce fut là, la première difficulté. Pie VII ne voulait pas rompre ses fragiles relations avec la Russie et avait donc arrêté de ne pas soutenir Hompesch, mais, jusqu’en février 1802, il était persuadé que Bonaparte voulait le restaurer. Or, le pape ne pouvait déplaire au Premier Consul, d’autant que le Concordat n’était pas encore publié, en France 2. Il fut soulagé lorsqu’il apprit que la solution Hompesch était abandonnée par les Tuileries et que même, on avait acheté sa discrétion, par une pension de 25 000 sequins romains 3. À peine cette difficulté aplanie, que la Russie et le grand prieuré russe, mis au courant des dispositions de l’article 10 de la paix d’Amiens, faisaient savoir qu’ils s’opposaient à ce que le mode d’élection prévu fût modifié, et que toute disposition contraire serait considérée comme attentatoire à la dignité du pape, de la Cour de Russie et des prieurés 4. Alexandre Ier refusa, de ce fait, de garantir le traité de paix, comme il y avait été invité par la France et la Russie et menaçait de séparer, comme l’Espagne, ses prieurés du reste de l’Ordre. La vieille hantise de l’explosion de l’Ordre en prieurés nationaux resurgissait, comme l’abbé Benvenuti l’écrivait au cardinal Consalvi: «senza un accordo generale, l’Ordine non potrà mai sostenersi e che, per conseguenza, in caso contrario, si rende necessario ad ogni Sovrano di separarlo e di conservarlo nei propri Stati»5. Londres et Paris furent donc contactés pour savoir si ces capitales accepteraient de modifier le mode d’élection prévu dans un traité à peine signé. En juin, la Grande-Bretagne faisait savoir qu’elle acceptait que l’élection du Grand Maître se fît selon le plan fixé par la Russie. En juillet, la France faisait savoir officiel-

1. Le décret était du 20 janvier 1802; ce ne fut qu’après la signature du traité que la Cedula Real de S.M. y Señores del Consejo, por la quaI se manda guardar y cumplir el Real Decreto inserto, en que S.M. incorpora à la Corona las Lenguas y Assembleas de España de la Orden Militar de San Juan de Jerusalem y se declara Gran Mestre de la misma en sus dominios, en la forma que se expresa, fut publiée à Aranjuez, le 7 avril 1802. 2. ASV; Polonia 345, Consalvi à Benvenuti, Rome, 6 février 1802. 3. ASV; Polonia 347, Benvenuti à Consalvi, Saint-Pétersbourg, 9 février 1802. Hompesch écrivait à Cacault, le 1er novembre 1801, de remercier pour lui Bonaparte pour la pension qu’il lui faisait servir, puisque «la circonspection et le secret que vous exigez m’empêchent de lui faire directement, comme je l’aurais désiré, mes actions de grâce très humbles» (MAE; CP Malte 25, n° 77). 4. ASV; Polonia 345, Benvenuti à Consalvi, Saint-Pétersbourg, 29 mai 1802. 5. ASV; Polonia 347, Saint-Pétersbourg, 1er juin 1802. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 460

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lement que puisque l’Angleterre avait donné son accord, elle acceptait le plan projeté par Saint-Pétersbourg1.

Le choix des candidats Le plan désormais accepté, il convenait que chaque prieuré envoyât le nom de son candidat. Le pape écrivit, sans illusion, à l’Espagne pour avoir le sien. Le grand prieuré d’Allemagne proposa le bailli de Flachslanden, l’ennemi de Hompesch; celui de Bavière, le bailli de Tauftkirchen; celui de Rome, le bailli Ruspoli; celui de Naples, le bailli Pignatelli et la Russie préféra le bailli Tommasi. Officiellement, la France n’intervenait pas, puisqu’il n’y avait plus de grand prieuré français; cette disparition rendait «plus difficile de rétablir à Malte la prépondérance politique de la France, et l’Ordre que nous dirigions autrefois d’une manière assez directe, devient pour nous un gouvernement étranger» 2; il était donc nécessaire de prolonger l’influence française par l’élection d’un Grand Maître favorable à la France. Or, si toutes les Puissances était d’accord pour laisser le choix au pape, celui-ci souhaitait être agréable au Premier Consul. Paris se proposait de lui insinuer le nom du bailli Caprara, frère du cardinal-légat, négociateur du Concordat. Cacault vit donc le pape qu’il trouva très accom- modant : il exclut les candidats de tous les prieurés, mais récusa Caprara qu’il avait connu à Bologne et qu’il trouvait sans capacités et, puisque le Premier Consul tenait à ce que le nouveau Grand Maître provînt de l’État pontifical, il arrêta son choix sur Ruspoli, jeune (49 ans), instruit et éloigné de tous les partis 3. La nouvelle en fut officialisée en septembre 1802, et fut apportée au nouveau Grand Maître par le bailli Buzi. Or, celui-ci arrivé à Paris, le 25 septembre, ne put obtenir de passeport pour Londres où se trouvait Ruspoli, le Premier Consul voulant être le seul à informer le nouveau Grand Maître en lui envoyant, pour ce faire, un courrier français. En Russie, Alexandre était aussi satisfait que Bonaparte et il avait demandé au Grand Conseil de Saint-Pétersbourg de se déclarer dissout 4. Or, dès que Ruspoli fut avisé de son élection, il sollicita une entrevue avec le Premier ministre britannique. En effet, il ne voulait prendre possession de Malte que lorsque l’île serait libre de toute occupation étrangère. Son plan était d’obtenir le départ des Anglais, puis des Napolitains et enfin la restitution des biens espagnols et il fit savoir à Buzi 5 que dans le cas contraire, il élèverait tant de prétentions qu’on l’enverrait au diable. Le Premier ministre britannique se refusa à se prononcer sur la date du départ de la garnison britannique. Ruspoli comprit alors que les Anglais n’avaient aucune intention de quitter Malte et il déclina la dignité magistrale qui lui était offerte. Dans un premier temps, le pape refusa d’accepter sa renonciation et lui envoya Buzi à Bath, muni de lettres l’engageant à accepter son élection. Ruspoli, excédé des pressions dont il était

1. Ibid.; Saint-Pétersbourg, 22 juin 1802. Benvenuti écrivait à propos des démarches de Bonaparte auprès d’Alexandre Ier : «fa la corte a questo Sovrano in un modo incredibile». 2. MAE; CP Malte 25, n° 129, instructions (au général Vial, à Cacault ?) 3. Ibid.; n° 144, Cacault à Talleyrand, Rome, 29 thermidor an X (17 août 1802). 4. ASV; Polonia 347, Benvenuti à Consalvi, Saint-Pétersbourg, 6 novembre 1802. 5. MAE; CP Malte 25, n° 239, 14 décembre 1802. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 461

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l’objet, renonça officiellement à son élection, devant Nataniel Bayly, notaire à Bath, comté de Somerset, le 26 novembre 1802. Le pape, cette fois, dut céder. Consalvi en donna l’explication à Benvenuti 1: Ruspoli avait expliqué à Pie VII qu’il ferait mieux de restaurer Hompesch qu’il estimait toujours légalement Grand Maître, et que, si cela ne se pouvait, qu’il nommât un lieutenant de Grand Maître jusqu’à ce que le rétablissement de Hompesch pût se faire 2. Or, la Russie refusait absolument ce dernier. La France s’en remit au pape, s’opposant seulement à l’élection de Flachslanden. Il n’y avait plus que deux candidats, l’Italien Tommasi qui avait les faveurs de la Russie, et le Portugais Gorjas. Rome était assez favorable au second, en raison de la situation au Portugal où le Prince Régent 3 était fortement sollicité pour suivre l’exemple de l’Espagne, mais le poids de la Russie était plus important. Pie VII nomma donc Tommasi qui accepta, le 17 février 1802. Il pouvait donc sembler que la chaîne des temps était renouée, mais les conditions dans laquelle cela s’était fait avaient montré à l’évidence la fragilité de la solution de la crise. L’Ordre, en effet, en sortait très affaibli. Si le grand prieuré de Russie avait participé à l’élection, la menace d’une scission restait une arme diplomatique pour contraindre le pape à accepter de sanctionner les actes de Paul Ier : il s’agissait donc plus d’un replâtrage que d’une réelle reconstitution de l’unité. Le grand prieuré d’Allemagne qui avait cru pouvoir adopter une position indépendante, s’était vu rappeler à l’ordre par l’Empereur pour qu’il ne créât aucune difficulté diplomatique avec le Tsar. Or, comme le prieuré de Bavière et la majorité des chevaliers français suivaient la Russie, on assista à l’instauration d’une entité «nordique», marquée idéologiquement par l’hostilité à la Révolution et l’adhésion à la croisade contre-révolutionnaire. Ceci se fit dans une ambiance générale où se mêlaient les idées politiques traditionalistes, le refus de l’égalité et l’exaltation de la liberté; en arrière-plan, le mysticisme, que l’Illuminisme ou la maçonnerie allemande avait largement implanté parmi les chevaliers, prenait les couleurs d’un retour à la religion catholique. Ce retour se faisait non vers l’Église du XVIIIe siècle, mais vers une Église où le sensible l’emportait sur la raison, la pratique sur la foi, singulier mélange de la liturgie latine, du romantisme allemand et du mysticisme russe. L’Église devenait, dans cette optique, chargée d’un rôle messianique de recomposition de la société. Paul Ier, «catholique de cœur» 4, Alexandre Ier, converti par Mme de Krüdener, venue de l’Illuminisme, ou même le comte d’Artois, allaient incarner ce néo-mysticisme catholique et messianique dont les écrivains de la contre-révolution firent le centre de leur réflexion. Les chevaliers qui se voulaient la milice noble de l’Église, comme les Jésuites qui en étaient la milice spirituelle, trouvèrent dans cette conception, une nouvelle justification de leur existence et de leur rôle.

1. ASV; Polonia 346, Consalvi à Benvenuti, Rome, 12 février 1802. 2. MAE; CP Malte 26, n° 8, mémoire de Ruspoli pour le pape, 28 décembre 1802: «on éviterait par là que des chevaliers mécontents taxassent d’intrus le nouveau Grand Maître». 3. L’infant Jean (1767-1826), fils de Marie Ière (1734-1816) et de Pierre III, roi de 1777 à 1786, fut chargé du gouvernement, en 1793, par suite de la démence de la Reine, sa mère, et de la Régence en 1799. À la mort de Marie, il devint Jean IV de Portugal. 4. Rouët de Journel; op. cit., t. V, p. X. L’abbé Benvenuti rapporta à Consalvi (ASV; Polonia 347, 30 novembre 1800) cette affirmation de Paul au Père Gruber, s.j. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 462

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Le deuxième groupe était dominé par Rome. La Papauté sous Pie VI ou Pie VII était encore imprégnée des luttes du XVIIIe siècle contre le régalisme et le jansénisme. Si elle cherchait à imposer son pouvoir disciplinaire et spirituel sur les évêques et les ordres religieux, elle n’avait pas encore développé (ce qu’elle fit sous l’influence de la pensée contre-révolutionnaire) ses prétentions à la monarchie universelle, celles du pape-roi, expression exacerbée d’un ultracisme politico-religieux que sera l’ultramontanisme du XIXe siècle. Avant donc cette évolution, elle n’attirait que peu les prieurés de l’orbite septentrionale; elle n’avait de réelle influence que sur les prieurés italiens et quelques chevaliers français, rentrés en France ou restés à Malte, soit qu’ils eussent été des ultramontains du XVIIIe siècle, ou des gallicans repentis purgés par les excès de la Révolution. Le troisième groupe était composé des prieurés ibériques. Singulièrement, c’était en Espagne et au Portugal que le jansénisme et le régalisme s’étaient réfugiés, après la réaction catholique en Autriche sous François II et la destruction de l’Église constitutionnelle en France, sous le Consulat. Les membres de l’Ordre apportèrent, dès lors, leur appui aux volontés maintes fois manifestées des Couronnes espagnole ou portugaise, de se mettre à la tête des prieurés nationaux et de ne plus faire de l’Ordre de Malte qu’un Ordre de chevalerie national. Or, ce fut ce dernier schisme qui fut fatal à la solution imposée pour la paix d’Amiens. L’Angleterre, on l’a vu, n’avait signé le traité de paix que parce que le cabinet Addington avait cru pouvoir s’appuyer sur l’opinion. Mais celle-ci avait évolué dans le cours des négociations et en 1802 le lobby commercial prédominait, qui était favorable aux interventions militaires et impérialistes. Le ministère avait dû en tenir compte et fit donc traîner les choses en longueur, espérant que la rupture viendrait et qu’elle ne serait pas de son fait. Mais Bonaparte voulait, à tout prix, avoir les mains libres en Europe, pour reprendre son projet oriental, en Grèce, en Egypte ou même en Inde, comme l’indiquait un projet secret avec la Russie que la mort de Paul Ier interrompit 1. Il céda donc sur presque tout pour obtenir l’évacuation de Malte. Or, son acharnement sur cet article fit que les Anglais comprirent rapidement que la restauration de l’Ordre n’était qu’un paravent pour ressaisir, de fait ou de droit, l’île de Malte, ce qui les entraîna à multiplier les clauses de précaution. Ils avaient escompté que la rupture viendrait du Tsar, imaginant qu’il émettrait de telles prétentions que l’accord de mars 1802 serait rapidement caduc. Or, le seul contentieux que pouvait avoir Alexandre Ier était avec Pie VII, et le pape, qui ne voulait pas apparaître comme le fauteur de la rupture, usa de toutes les réserves de la diplomatie vaticane pour ne pas heurter la Russie sans léser les droits de l’Église. L’Angleterre fut donc été acculée à accepter les dispositions du traité, mais elle émit aussitôt des doutes quant aux capacités de l’Ordre à se conduire en souverain. Le vœu de la députation maltaise l’y aida, mais ce n’était là qu’un

1. Selon Hardenberg, ministre des Affaires étrangères de Prusse, le traité secret du 28 février 1801 entre la France et la Russie avait prévu une intervention conjuguée en Inde. Masséna devait rejoindre la Volga, avec 35 000 hommes, par Vem et le Danube, retrouver une armée russe équivalente de 25 000 hommes et 10 000 Cosaques (que Paul avait poussé à 50 000) pour envahir l’Inde. L’assassinat du Tsar mit fin au projet. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 463

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argument de peu de poids, en un temps où les volontés des peuples étaient encore peu prises en compte. Ce fut surtout le schisme espagnol (alors que l’Espagne était signataire du traité) qui lui fournit des arguments: après la suppression des Langues françaises, les revenus de l’Ordre avaient été amputés de près de 50 %; or les revenus des deux Langues ibériques correspondaient à 20 % du revenu général et ce n’étaient pas les rentes du grand prieuré de Russie qui pouvaient contrebalancer ces pertes. Ce fut l’argument qu’ils développèrent devant Ruspoli qui comprit les arrière-pensées anglaises et françaises, le parti définitivement pris par l’Espagne. Il en tira les conséquences. Ce fut l’argument qu’ils allaient continuer à opposer à toutes les démarches visant à réintégrer l’Ordre dans ses droits.

LES ANGLAIS S’INSTALLENT À MALTE

Une installation pernicieuse Les Anglais sans Alexander Ball Pigot, investi du pouvoir militaire à Malte, était chargé de faire procéder au départ de Ball et de mettre les Maltais au pas. Comme les Français qui les avaient libérés des chevaliers, les Anglais, qui venaient de les libérer des Français, ne comprirent pas que les Maltais avaient eu besoin d’un puissant auxiliaire, mais pas d’un réformateur de leurs mœurs. Ce qu’ils souhaitaient, c’était un État- providence, comme du temps de l’Ordre, qui pourvût aux besoins matériels, mais qui cessât de dicter les règles et les lois qui devaient être, dans leur schéma, du seul ressort du pouvoir municipal «national». En un mot, un régime d’autonomie politique dans l’interdépendance économique. Pigot eut, notamment, assez de mal à admettre que l’on lui demandât de faire les avances pour les achats de grains et qu’on lui refusât d’en payer les factures 1. En fait, Malte rêvait d’être un pays entretenu, mais attaché à personne. Or, l’île n’avait pas encore assez à offrir pour que le jeu en valût le prix. Quant à Ball, il dut partir. Mais auparavant, il adressa une proclamation à ses «chers Maltais»: «I am called away on service from this beloved Island of Malta», et il opposait les deux ans passés avec eux, aux quelques jours du siège dirigés par Pigot «avec les autres troupes» et concluait: «live happily, therefore, my dear Maltese, and ever keep in remembrance your affectionate father and friend». Il y avait là du syndrome du Père Goriot, de la part d’un militaire endurci au service. Le 11 février 1801, les magistrats de Mdina, de La Valette et des Trois Cités, lui répondirent en lui affirmant la tristesse des Maltais de le voir partir, affectant de ne faire aucune mention des services des armées britanniques: «ce sera pour eux un privilège que de raconter à leurs descendants le courage et la valeur que les Maltais ont montrés dans les circonstances les plus critiques et les plus dangereuses, et qui ne furent couronnés de succès que grâce à la sage direction qui les conduisait» 2.

1. F.O. Records, Sicily 14, Pigot à Grenville, 16 novembre 1800. 2. Cette proclamation était signée des quatre magistrats de Mdina: Pandolfo Testaferrata, Lorenzo Galea, Romualdo Barbaro, Giuseppe Bonnici et de ceux des quatre cités portuaires: Saverio Alessi, Geronimo Delicata, Saverio Gauci et Gio Battista Grognet. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 464

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Ball avait été le premier étranger à les respecter, et sans doute avaient-ils été les premiers à le considérer comme un chef. Les liens entre eux avaient pris une toute autre dimension que politique. Le 6 mars 1801, alors à bord de l’Alexander, Ball ne put s’empêcher de donner de judicieux conseils à Dundas 1: «They observe that a military governor cannot spare sufficient time, from his garnison occupations, to direct the civil administration of this Island without giving too much powers to secretaries, who seek their own interest and not the happiness of the people; they are likewise apprehensive of experiencing similar oppressions to what they suffered under the governement of the Order of St John, as they are now placed in the second order of the State, the military being the first», et, il mettait en garde le ministre contre le danger de perdre rapidement l’attachement des Maltais. Il s’embarqua le 20 février et semble avoir publié, auparavant, selon Hardman qui les lui attribue (ce qui paraît raisonnable), deux rapports 2 montrant l’im- portance que pouvait avoir, pour l’Angleterre, son maintien à Malte. Les relations avec les Régences, l’installation de négociants anglais, l’agriculture à développer étaient des facteurs d’intérêt auxquels s’ajoutaient des considérations stratégiques: Malte était plus sûre que Minorque et permettait la défense du commerce anglais dans le Levant: «Malta would have the advantage of protecting the Brisith trade in the Levant, and destroying that of the enemy, and it may be an important post in checking the ambitious views of France and Russia in the Levant. Gibraltar and Malta place the enemy as it were between two fires form their western and eastern situations». Ball partait quand Addington arrivait 10, Downing street, mais ses arguments qui mettaient la stratégie militaire au service d’une stratégie économique ne pouvaient que plaire à l’opposition au nouveau cabinet. Le 6 mars 1801, le major général Henry Pigot était remplacé par un commissaire civil, Sir Charles Cameron, qui reçut ses instructions de Lord Hobart, ministre de la Guerre et des Colonies (double fonction qui en disait long sur la politique anglaise en la matière). Or comme Ball, avant de partir, avait mis fin au Congrès, Malte se trouva devenue une colonie britannique, «a dependence upon the Crown of the United Kingdom of Great Britain and Ireland» 3. Cameron était un politique. Il comprit que le meilleur moyen de gagner les Maltais était de marquer du respect à leur religion et il proposa que l’évêque de Malte, qui était archevêque de Rhodes depuis le bref pontifical du 3 mars 1797, fût déclaré métropolitain de Malte (et donc libéré de la tutelle de l’archevêque de Palerme), et que l’Église catholique fût déclarée religion d’État 4. Il fit aussi remarquer que l’attachement de «beaucoup» de Maltais pour l’Angleterre allait jusqu’à leur faire souhaiter que Malte fût déclarée dominion britannique, mais qu’ils avaient la crainte que, si l’île était redonnée à la paix, l’Ordre ou les Français n’eussent des désirs de vengeance contre eux.

1. C.O. Records; Malta n° 2. 2. B.M.; Stowe manuscripts 918, p. 8 et Hardman, op. cit., pp. 346-348. 3. C.O. Records; Malta n° 2; instructions du 14 mai 1801. 4. Ibid.; Cameron à Hobart, 29 juillet 1801. Ce ne fut qu’en 1831 que le diocèse de Malte fut séparé de l’archidiocèse de Palerme et en 1944 que le siège de Malte devint métropolitain. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 465

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La députation maltaise de 1801 La rumeur de retour à l’Ordre se faisait, en effet, de plus en plus persistante et, ainsi que le notait Cameron 1: «the fear of which withholds many who would be active in our favour». Il ne s’agissait que de la portion de la population qui s’était montrée ouvertement anglophile: les représentants de l’ex-Congrès, les chefs de bataillons, les lieutenants des casaux, écrivirent au Commissaire civil, le 19 octobre 1801, pour leur faire part de la crainte des Français et lui demander que, si l’Ordre reprenait possession de l’île, la Grande-Bretagne gardât au moins une garnison dans les forts. Le 22 octobre 1801, les représentants élus des villages écrivirent au roi d’Angleterre pour lui faire de nouvelles représentations. Ils rappelaient leur soulèvement contre les Français avec l’aide des Anglais et des Portugais et déclaraient refuser le retour de l’Ordre, car le poids des trois Langues françaises, de celles d’Espagne et des prieurés situés en Cisalpine, feraient de la France le maître absolu du jeu de l’Ordre. Malte lui servirait alors de base pour ses visées en Grèce, en Égypte, en Perse et en Inde. Le 9 novembre 1801, ce fut au tour des lieutenants des casaux 2 de se réunir à Malte et à Gozo pour signer une pétition et la faire porter à Londres. Alors que le cabinet Addington adoptait un profil bas dans la négociation d’Amiens, il semble que le représentant anglais, comme Ball avant lui, ait davantage obéi à sa propre conception, plus proche de celle de l’opposition que du gouvernement. Peu de temps auparavant, le 5 novembre, Malte avait été déclaré port franc, ce qui était une vieille réclamation des Maltais, et l’enthousiasme général conforta la position des partisans de l’Angleterre. Cameron lui-même écrivit à Hobart 3 que l’Ordre était tellement détesté que si le traité de paix lui restituait l’île, il faudrait le protéger militairement, car l’attachement à l’Angleterre était complet. Cameron n’était pas plus objectif que Caruson écrivant au Directoire; seulement, il écrivait à son gouvernement qui était engagé, avec de moins en moins d’enthousiasme et d’assurance, dans des négociations que dénonçait une opposition de plus en plus déterminée. La représentation maltaise était de six députés, cinq pour Malte et un pour Gozo. Cameron en fit un portrait pour Hobart 4 et Hompesch qui suivait de près la situation, en fit un autre à Mayer 5. Il y avait: [ le marquis Mario Testaferrata 6, appartenant à la première famille de l’île; il avait participé à la signature de la convention de capitulation en juin 1798; peu favorable à l’Ordre, il était hostile aux Français qui l’avaient lourdement taxé;

1. Ibid.; id., Hardman moins objectif que Cameron écrit dans son ouvrage, op. cit., que la consternation était générale chez les habitants (chap. XIX). 2. Ball avait institué dans chaque casal un lieutenant ou capo qui remplaçait la municipalité française, et qui était en fait le relais du gouverneur et le surveillant de l’opinion. Ball avait décidé de les doter d’une maison avec un jardin enclos. Il n’en existe aujourd’hui que quelques- uns, notamment à Gharghur, à Zejtun (jardin public) et à Gudja. Voir Ann Crosthwait and Michael Ellul, «The gardens of Sir Alexander Ball», Treasures of Malta, VI/1, 1997, 27-32. 3. C.O. Records, Malta 3 (1801). 4. Ibid.; 15 novembre 1801. 5. NLM; LIBR 419, p. 42, Porto di Fermo, 5 avril 1802. 6. Mario Testaferrata-Castelletti, 2e marquis Cassar-Desayn (1737-1813); il avait épousé Anna Viani-Bonnici, fille du 2e baron de Tabria. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 466

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[ Filippe Castagna, marchand de coton, lieutenant-gouverneur de Senglea et Vittoriosa, ce fut lui qui prit Gozo aux Français; [ Michele Cachia, ingénieur agronome, il était le représentant de Zejtun et il était très populaire parmi les insurgés de la campagne; [ Don Pietro Mallia, prêtre, représentant de Ghaxaq. Cameron en fait un professeur de théologie, Hompesch un «maître d’école d’A.B.C.» [ Don Emmanuele Ricaud, ex-capucin devenu prêtre séculier. [Antonio Mallia, député par Gozo, avait été jurat de cette île de 1782 à 1784 (au moins); il vivait de ses revenus. Cette députation était donc constituée de façon à représenter toutes les catégories de la nation maltaise : la noblesse, le commerce, les propriétaires et le clergé, la plupart s’étant illustrés, depuis 1798, dans leur refus de l’Ordre et leur haine des Français. Comme on l’a vu, ils arrivèrent à Londres, le 1er février 1802. Les préliminaires étaient déjà signés et ils n’avaient guère de chance d’en obtenir une modification. Pire, leur arrivée créa une gêne, car elle mit Addington en porte-à-faux vis-à- vis de son opposition. Le ministère s’en prit à Ball et l’accusa d’être l’instigateur de cette députation 1. Le gouvernement, embarrassé, ne savait qu’en faire. Mais, alors qu’il ne voulait pas les recevoir officiellement pour ne pas porter ombrage aux Français et qu’il souhaitait les renvoyer le plus tôt possible, ils furent pris en main par les partisans de l’installation à Malte, Ball en tête. Le mémoire que les députés avaient rédigé le 9 novembre 1801, avait été envoyé à Londres par Cameron et y arriva une quinzaine de jours avant les députés 2. Il semble qu’il avait été jugé, par Ball et ses amis, comme trop agressif. Aussi, avant qu’ils ne fussent promptement raccompagnés jusqu’à Portsmouth, Ball demanda à son ami Miles de revoir la pétition et de la rédiger dans un sens plus acceptable. Miles écrivit donc que l’objet premier de la mission des députés était d’obtenir la reconnaissance de l’indépendance de Malte par la Grande- Bretagne et la France; mais, dans le cas où ils ne pourraient l’obtenir, ils demandaient à être placés sous la protection britannique et que leur sort ne serait jamais décidé de façon contraire à leur vœu. Ball, Miles et Liston 3 les convièrent à dîner et démontrèrent aux députés que Malte ne pouvant guère assurer plus de neuf mois de sa subsistance, l’indépendance était impraticable et que le mieux était, pour eux, de se soumettre, sans hésitations, à la domination de Sa Majesté britannique 4. Il semble donc que les députés aient été manipulés. Leur intention première était certes de demander la protection du roi d’Angleterre, pour éviter à Malte le retour de l’Ordre (et donc de la France) et pour obtenir l’indépendance, et non pas pour devenir un dominion. La première protestation insistait, en effet, sur le rôle des Maltais qui, de 1798 à 1800, avaient harassé les Français et les avaient

1. William Augustes Miles, The correspondence of W. A. Miles on the French Revolution, 1789-1817, London, Longmans & C°, 1890, voir chap. The deputies from Malta, 1802, pp. 323-326. 2. C.O. Records, Malta 3 (1801). 3. Sir Robert Liston (1742-1836), tuteur des enfants de Sir Gilbert Elliot, 1er comte Minto; il fut ambassadeur à Madrid (1783-1788), à Stockholm (1788-1793), à Washington (1796-1802), auprès de la République batave (1802-1804) et à Constantinople (1811-1821). 4. W.A. Miles; op. cit., pp. 323-326, avril 1802. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 467

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obligés à capituler, après quoi les Anglais étaient entrés dans le port et s’étaient emparés de l’île, selon le vœu des habitants. Or, ces prétentions maltaises auraient assurément heurté l’orgueil britannique et notamment la fierté militaire et donc compromis les efforts de Ball et des amis de Pitt soucieux de conserver Malte. Il serait, en effet, inexact de n’opposer que le clan de la paix, incarné par les landlords, au clan de la guerre impérialiste, incarné par la City. Au sein même de ceux qui étaient favorables à l’expansion britannique, le cas de Malte était différemment apprécié: ainsi Grenville, au sein de l’opposition, ne voyait pas bien l’importance de Malte 1, même s’il condamnait la politique d’abandon de la Méditerranée à la France par Addington. Mais c’était surtout au sein même de la Royal Navy que les avis s’opposaient, et le plus farouche adversaire de Ball n’était autre que Nelson qui avait déclaré maintes fois, publié et fait publier, que Malte n’était d’aucun intérêt pour une flotte qui eut voulu bloquer Toulon et que la Sardaigne ou Minorque étaient d’une bien plus grande importance pour la Grande-Bretagne. À cette vision purement de stratégie navale, Ball opposait une vision impérialiste, c’est-à-dire militaro-économique qui ne pouvait que plaire à Pitt et aux siens: «Malta is to be prefered to any of the islands, and... it will be regarded as the watch tower of the Mediterranean, the great military and naval depôt as well as the commercial storehouse of Great Britain»2. Le travail effectué par Miles auprès des députés maltais dénotait un certain mépris de leur inexpérience provinciale. Le journaliste s’offrit de les accompagner à Portsmouth, sachant pertinemment «the vast impression made on all foreigners by even the most trifling attentions»3. Les partisans de l’installation britannique à Malte manipulèrent les députés en accordant de l’importance à leur mission diplomatique 4 et en jouant sur l’affection de leur chef historique, Ball. Pour des hommes qui n’avaient jamais connu qu’un pouvoir municipal, qui avaient été ignorés de l’Ordre et brusqués par les Français, la Grande-Bretagne (ou du moins ceux des Anglais qu’ils avaient réellement rencontrés) leur apparaissait comme une alternative paterne et courtoise à une hypothétique indépendance.

Les réactions à la paix d’Amiens Les réactions maltaises Or, avec la paix d’Amiens, les partisans de l’Ordre triomphaient, mais ils étaient dans la position de partisans d’un ancien régime. Depuis quatre ans, ils n’avaient plus été qu’eux-mêmes, dépossédés de tout pouvoir et une nouvelle élite s’était progressivement imposée à l’opinion. Avec humour, ils firent circuler le dernier acte de la tragi-comédie de Malte 5, où Parnis et Braret, les deux chefs de bataillons qui n’avaient pas oublié leurs intérêts dans la conduite de la révolte, étaient ridiculisés aux yeux des gens de la campagne qui ne leur avait pas pardonné leur conduite à l’égard du bailli

1. Voir Dropmore papers, t. VI, pp. 199, 200, 207. 2. W.A. Miles, op. cit., Ball à Miles, Malte, 2 novembre 1803, pp. 334-336. 3. Ibid.; Miles à Ball, 24 avril 1802, pp. 327-329. 4. The Annual Register du 11 avril 1802 écrivait ainsi : «It must create some surprise that those gentlemen who attended as ambassadors from their State, should not be admitted officialy to a regular audience». 5. NLM; LIBR 1378, f° 10. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 468

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Neveu. Cette opera buffa mettait en évidence que les Maltais les plus fidèles à l’Ordre était le menu peuple des campagnes, encadré par quelques nobles et quelques vieux chevaliers: aucun n’était de taille à pouvoir s’opposer aux notables maltais qui détenaient le pouvoir politique et le pouvoir économique, abrités derrière la puissance anglaise. En effet, dès que le traité d’Amiens fut connu, un projet de soulèvement des habitants fut formé 1 dont l’instigateur était le surintendant du lazaret, William Eton 2 et l’agent principal, le marquis Pandolfo Testaferrata 3. William Eton n’en était pas à son coup d’essai; ç’avait été chez lui qu’avait été préparée la pétition que Mario Testaferrata et ses cinq compagnons étaient allé porter à Londres. Ce fut à nouveau chez lui que se réunirent Pandolfo Testaferrata et plusieurs chefs de la campagne. Or, tout comme la première pétition avait réclamé l’indépendance (avant d’être édulcorée par Miles et les amis de Ball), la lettre que le marquis Pandolphe remit à Cameron, considérait que les circonstances dans lesquelles se trouvaient la Nation maltaise exigeaient de même «che vi sia un consiglio popolare composto di persone elette dai differenti leti, secondo l’uso e il dritto della nazione, non solo nei suoi remoti tempi, ma durante il governo del Gran Maestro, sotto il nome di Consiglio popolare, ed essendo io, come primo Giurato della nazione, incaricato da persone le più respettabili della Citta di convocarlo... Nasce la nessità assoluta di un’organo per mezzo del quale la Nazione possa parlare» 4. Eton de son côté n’était pas resté inactif. Il avait déjà dénoncé Ball, dont les prétentions à se maintenir à Malte coûte que coûte, avait terni la joie des Maltais en voyant les Anglais s’installer chez eux 5. Mais, le 18 mai 1802, il fut plus précis et écrivit au sous-secrétaire d’État Sullivan que Ball avait promis aux Maltais de restaurer leur Consiglio popolare, mais qu’il s’en arrogea tous les pouvoirs dès qu’il l’eût convoqué, puis le déclara dissout quand il se sut rappelé. Eton proposait alors à Sullivan de restaurer définitivement ce Conseil et de l’investir du pouvoir législatif 6. On voit donc que les Maltais opposés au retour de l’Ordre (et donc des Français) n’étaient pas non plus unis. Il y avait ceux qui avaient choisi de s’intégrer à la domination britannique, en espérant des avantages économiques (comme l’avait fait le groupe provençalo-maltais à l’égard de la France en 1798) et qui comptaient, pour ce faire, sur l’appui de Ball. Et il y avait ceux, plus nationalistes, qui savaient ne pas pouvoir se passer du bouclier britannique pour

1. MAE; CP Malte 26, n° 17, Vial à Talleyrand, Malte, 3 pluviôse an XI (23 janvier 1803). 2. William Eton fut commissaire civil à Guernesey, lors du contentieux entre Saint-Pétersbourg et Londres à propos des troupes russes servant en Hollande, en 1799. Il prétendait qu’il avait été envoyé par Potemkine (mort en 1791) à Malte, sous Rohan, pour examiner les causes de la rébellion contre l’Ordre (celle de 1775 ne devait avoir aucun secret pour le prince, quant à celle de 1797, il n’eut pas le loisir de la connaître). Néanmoins, ce fut l’argument qu’il présenta à Henry Dundas, le 20 octobre 1800 (C.O. Records, Malta 2) pour obtenir la surintendance du lazaret; il arriva à Malte, en mai 1801, avec Cameron. 3. Pandolfo Testaferrata, premier marquis Testaferrata-Olivier (1736-1816), épousa Rosina Olivier de Puget-Ducos en 1762. Il fut premier jurat de Mdina de 1801 à 1803. 4. MAE; CP Malte 26, n° 18, 19 mai 1802. 5. C.O. Records; Malte 4, Eton à J. Sullivan sous-secrétaire d’État, Malte, 5 juillet 1801. 6. Hardman; op. cit., p. 499. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 469

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ne pas retomber sous une des dominations antérieures, mais qui souhaitaient la restauration des antiques privilèges nationaux et l’autonomie, sinon l’indépendance. Ils étaient menés par les premières familles titrées dans le cadre des vieilles institutions de Mdina. Eton fut leur aide, mais sans doute aussi leur manipulateur jouant un rôle assez trouble, peut-être en faveur de la Russie1. Lorsque Naples apprit cette prétention à l’autonomie, elle écrivit à l’évêque, sujet du roi. Labini écrivit aussitôt une lettre à Cameron pour l’assurer que Pandolfo Testaferrata «non abbia ricevuto questo incarico, ne da me, me dal mio capitolo» 2 et il publia une lettre pastorale, à tous ses curés, leur demandant de surveiller leurs paroissiens, de veiller au maintien de l’ordre et de «la soumission chrétienne», et même de lui dénoncer des clercs (s’il en était) qui fussent «contaminés par de si pernicieuses maximes» 3. L’Église ayant jeté son autorité dans la balance, pour complaire au roi de Naples, la manœuvre fut déjouée. Néanmoins, cet épisode marquait la progressive mise en place des courants qui allaient agiter Malte aux XIXe et XXe siècles. Lorsque le danger d’une restauration de l’Ordre ou d’un retour des Français fut éloigné, ce fut désormais entre eux qu’eut lieu le débat.

Les difficultés mises à l’application du traité Le 2 prairial an X (22 mai 1802), le général Vial 4 était nommé ministre plénipo- tentiaire de la République française près le Grand Maître de Malte et chargé de veiller à l’application de l’article 10 du traité; son secrétaire de légation était Jules David, le fils du peintre 5. Vial reçut ses instructions le 12 messidor an X (1er juillet 1807) 6. Elles se résumaient en trois points : [veiller au prompt départ des Anglais dès que les Napolitains seraient arrivés; [empêcher toute tentative d’influence de Naples contre l’indépendance de l’île; [ veiller à la bonne organisation de la Langue maltaise, en montrant aux Maltais qu’ils la devaient à l’influence de la France. Pour emporter l’adhésion du plus grand nombre, il faudrait qu’il y eût plus de bénéfices moins rentés que trop de bénéfices trop rentés.

1. Lorsque Ball revint à Malte en juillet 1802, Eton dut quitter l’île mais conserva ses émoluments. Il publia de 1802 à 1807 «Authentic materials for a history of Malta with notes of H.R.H. Augustus Frederik duke of Sussex» Londres, 1802-1807, ouvrage violemment critique à l’égard de Ball. Ce dernier s’en plaignit aux ministres qui lui répondirent par le canal du sous-secrétaire d’État E. Cooke (5 avril 1808) que le démettre serait enflammer l’opinion maltaise dont il avait été le canal. Hardman (op. cit., p. 501) y voit une crainte de la Grande-Bretagne qu’Eton se mit au service de la Russie, devenue alliée de la France. Ball réfuta les assertions d’Eton dans une lettre à Miles, du 2 août 1807 (op. cit., p. 353). 2. MAE; CP Malte 26, n° 18, 19 mai 1802. 3. Ibid.; n° 18, 30 mai 1802. 4. Le général-baron Vial (général de division) servit en Italie. Il fut ministre auprès de l’Ordre jusqu’au 10 vendémiaire an XII (30 octobre 1803). Il remplaça Ney en Suisse, en 1805. Il mourut à la bataille de Leipzig, en 1813. Son frère, Esprit Vial, fut consul dans le Levant et à Patras. 5. MAE; Personnel, dossiers individuels, vol 21. Charles Louis Jules David fut nommé le 13 messidor an X (2 août 1802), et il resta chargé d’affaires après le rappel de Vial. En octobre 1805, il devint adjoint au commissaire à Civita-Vecchia, vice-consul à Otrante en 1808, sous- préfet de Stade, près Hambourg. 6. MAE; CP Malte 25, n° 128. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 470

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Un projet d’instructions 1 pour Vial était plus explicite. Le traité prévoyait que la noblesse n’était pas nécessaire pour entrer dans cette Langue maltaise 2; toutefois, il était demandé à Vial de veiller à ce que les preuves d’illustration ne fussent pas seulement personnelles, mais héréditaires et, pour ne pas créer de différence entre les nobles sans fortune et les Maltais sans noblesse, il fallait poser le principe que les Maltais eussent à prouver une certaine fortune, soit en fonds, soit en capitaux 3. Vial devait aussi préparer les matériaux d’une constitution qui ne serait arrêtée qu’après l’arrivée du Grand Maître. Enfin, il devait veiller à ce que les mercanti ne fussent pas encouragés, car si Malte se prenait à faire du commerce pour son propre compte, ses ports cesseraient d’être des entrepôts assurés pour celui des autres nations. Ce projet, qui ne fut pas remis à Vial était quasiment le retour au statu quo ante. Le Premier Consul, en voulant renouer avec la diplomatie d’Ancien Régime, prétendait annuler les actions du général Bonaparte de 1798. Le 9 juin 1802, le gouvernement britannique informait Cameron qu’il était relevé de ses fonctions et nommait à nouveau Alexander Ball, mais cette fois comme ministre plénipotentiaire à Malte. Ses instructions 4 portaient qu’il devait immédiatement affirmer que l’Angleterre ne se dessaisirait de Malte que lorsque les stipulations de l’article 10 du traité seraient convenablement exécutées, dans l’esprit et dans la lettre, mais «finally, you will endeavour, by all the means in your power, to ensure the attachment of the native inhabitants of Malta to His Majesty’s Government and to frustrate the attempts of any foreign Power to acquire a predominant influence over the inhabitants, or over the savamment of the order». Il y avait donc symétrie des deux côtés : chaque ministre plénipotentiaire devait, d’une part, empêcher la nation de l’autre ainsi que Naples, d’acquérir de l’influence à Malte et, d’autre part, veiller à l’indépendance de l’Ordre. Pour la France comme pour l’Angleterre, ce n’était encore qu’une compétition dans le cadre du traité. Tout changea avec l’évolution du Consulat. À l’automne 1802, la France occupa la Suisse, en «médiateur». À Londres, les manifestations d’opposition à la politique pacifiste du Cabinet faillirent tourner à l’émeute. Sous la pression, le gouvernement dut envoyer, le 17 octobre 1802, des ordres secrets arrêtant l’évacuation des colonies par les troupes britanniques. À Malte, Ball et le major- général Villettes en furent les destinataires 5. Le 15 novembre cet ordre fut rapporté partout, sauf à Malte, car si le Cabinet n’osait plus quitter l’île, il

1. Ibid.; n° 129. 2. Ce qui entraîna la farouche opposition du grand prieuré de Russie, puis de la Russie, à la création de cette Langue. 3. Ce texte peut paraître singulier, dix ans après les grands mouvements anti-nobiliaires; mais on en trouve, d’inspiration identique, écrits par Bonaparte à Gênes; la lutte y fut menée contre l’oligarchie sénatoriale, mais la constitution de 1796 mit sur un pied d’égalité la noblesse «pauvre» et les propriétaires. Le petit noble d’Ajaccio restait solidaire de ses semblables dans sa revanche. 4. F.O. Records; Malta 2. 5. C.O. Records; Malta 5 (1802) : «Circumstances having recently occurred which, in the consideration of H.M.'s confidential servants, have rendered it advisable to suspend for the present all measures for evacuating the Island of Malta». 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 471

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répugnait encore à la garder ce qui eût été un casus belli. L’argument avancé fut que l’article 10 prévoyait l’accord de garantie des puissances signataires, et, comme ni Saint-Pétersbourg, ni Berlin n’avaient encore satisfait à cette obligation, Ball n’était pas autorisé à mettre fin à l’autorité britannique sur l’île jusqu’à ce qu’il reçût des instructions de sa Cour. La ruse se situait dans ce refus. Si l’autorité britannique se prolongeait, l’Ordre ne pouvait prendre pied à Malte, et la mission diplomatique de Ball ne pouvait donc être effective, puisque le Grand Maître n’avait aucune autorité sur Malte. Or, le commissaire civil Cameron ayant été rappelé, Ball notifia donc à Vial, le 19 août 1802, qu’il serait commissaire civil de Malte jusqu’à ce qu’il pût prendre ses fonctions de ministre plénipotentiaire 1, quand le nouveau Grand Maître s’installerait. Dès lors, il joua sur l’ambiguïté de ses deux fonctions. Sa seule présence intimidait les Maltais et aucun n’osait se rendre chez le général Vial par peur des conséquences à encourir, si bien que le Français croyait être «au milieu d’un camp ennemi» 2. En septembre, les «clients» de Ball lui adressèrent publiquement leurs félicitations pour sa nomination: c’étaient, derrière don Saverio Caruana et derrière le représentant du Clergé, don Susano, les signatures de tous les représentants depuis le baron Gauci, président de la junte de La Valette au moindre représentant du moindre des casaux 3. Fin septembre, les relations entre Vial et Ball s’aigrirent. Le Grand Visconte ou chef de la police répandit, par ordre de Ball, que fréquenter la résidence de France était un brevet de jacobinisme 4. Au théâtre, ordre fut donné de jouer le God Save the King au début de chaque représentation; or, l’aide de camp de Vial étant sorti pendant l’exécution de l’hymne, celui-ci fut rejoué dès qu’il rentra 5. Or, contrairement à toute attente, Bonaparte exigea le rappel de l’aide de camp et fit savoir à Vial qu’il avait à se lever quand l’hymne était joué: il ne voulait absolument pas donner aux Anglais la moindre raison susceptible de les amener à rompre 6. En fait, Ball était redevenu le gouverneur de l’île, il tenait en bride le plénipotentiaire français, méprisait ouvertement le prince de Pantelleria, commandant les troupes napolitaines, dont il interceptait la correspondance, lui remettant, ouvertes, les lettres de sa Cour. Et, surtout, il avait la haute main sur l’île grâce aux chefs (ou lieutenants) de village qu’il avait choisis parmi les Maltais qui avaient été les plus animés contre les Français, lors du soulèvement de 1798. Son arme était l’argent: il doubla le traitement des fonctionnaires civils maltais, répandit les aumônes dans les fêtes votives de chaque casal et se multiplia dans les dîners en ville. Vial faisait triste mine, lui qui manquait d’argent dans un pays «où jadis l’on vivait pour rien» et qui était devenu «plus dur que pas une ville d’Europe» 7.

1. MAE; CP Malte 25, n° 165, Vial à Talleyrand, Malte, 1er fructidor an X (19 août 1802). 2. Ibid.; n° 167, Vial à Talleyrand, Malte, 15 fructidor an X (2 septembre 1802). 3. Ibid.; n° 168. 4. Ibid.; n° 182, Vial à Talleyrand, Malte, 29 fructidor an X (16 septembre 1802). 5. Ibid.; n° 184, id., Malte, 30 fructidor an X (17 septembre 1802). 6. Ibid.; n° 200, Talleyrand à Vial, Paris, 23 vendémiaire an XI (15 octobre 1802). 7. Ibid.; n° 156, Vial à Talleyrand, Malte, 6 fructidor an X (24 août 1802). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 472

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La rupture L’élection de Ruspoli put faire croire à la fin de l’affrontement, mais sa résignation sembla soulager les Anglais qui commencèrent à penser que la défaillance de l’Ordre les dégagerait de leur obligation à appliquer le traité. En novembre 1802, les deux pays échangèrent des ambassadeurs: le général Andreossy fut envoyé à Londres et Charles Whitworth à Paris. Le cabinet Addington connaissait alors une période mouvementée: Grenville avait réclamé le retour de Pitt et seul Fox était favorable à la paix, tandis que la majorité de l’opinion souhaitait la réouverture des hostilités. Or, si Nelson estimait qu’il fallait s’y préparer, lord Saint-Vincent s’opposait à une nouvelle campagne en raison de la «fatigue» des vaisseaux. On commença alors à parler d’une coalition entre Fox et Addington, mais le poids de l’opinion était tel que le Cabinet évolua progressivement. Le 14 novembre 1802, Hawkesbury écrivait à Whitworth pour lui demander fermement de n’engager en rien la parole du roi sur l’avenir de Malte 1, car l’Angleterre pourrait justifier sa rétention de l’île comme une contrepartie des récentes acquisitions françaises. Whitworth, de son côté, au lieu d’aplanir les difficultés, s’évertua, au contraire, à mettre en exergue, tout ce qui pouvait confirmer les appréhensions du gouvernement. Le ton s’aigrit entre les deux gouvernements, d’autant que les Tuileries étaient désormais favorables à la guerre. En effet, peu après la signature du traité d’Amiens, les ports de France, de Hollande et d’Italie avaient été fermés aux Anglais (avril 1802). Or, ce premier essai de blocus continental, en pleine paix retrouvée, suscita un grand mouvement d’entreprises et d’affaires dans toutes les villes de France. Aux Français, jaloux de la concurrence anglaise, le Premier Consul désigna, comme leur domaine, la Méditerranée destinée, selon lui, à devenir une mer française, contre une communauté de marchands qui gardait Malte en dépit des traités. Pour les Anglais, l’idée que la reprise de Malte par les Français signifierait leur installation en Orient devint un axiome politique et diplomatique. Or, un des plénipotentiaires d’Amiens, Merry, signala à son gouvernement qu’il y aurait un plan de partage de la Turquie entre la Prusse, l’Autriche, la Russie et la France, et que ces deux derniers seraient prêts à une alliance 2. Addington commençait à transformer son indécision en volonté de non évacuation. Une alliée inattendue vint alors lui faire des offres. Dans une lettre chiffrée du 14 décembre 1802 au marquis de Castelcicala (ambassadeur napolitain à Londres), la reine Marie-Caroline 3 lui demandait de faire des ouvertures au Cabinet quant à une cession des droits de suzeraineté sur Malte, signée de tous les membres de la famille royale, contre deux millions de livres sterling. Naples donc était prête à se défaire de Malte contre paiement; l’Angleterre savait désormais que les grandes prétentions napolitaines à l’alto dominio ne tiendraient pas devant un substantiel dédommagement. Aussi, lorsque Tommasi fut élu, en février 1803, et qu’il envoya le bailli Buzi

1. O. Browning; op. cit., p. 9. 2. Ch. Auriol, La France, l’Angleterre et Naples, p. 94. Ces communications avaient eu lieu en mai et août 1802. 3. ASN; Archivio Borbone 93, f° 2. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 473

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pour son lieutenant à Malte, Ball le fit attendre, puis lui répondit que n’ayant aucune instruction de sa Cour, il conseillait au Grand Maître d’attendre pour débarquer à Malte. Tommasi s’en plaignit à Bonaparte 1, mais les Anglais en général et Ball en particulier, persistèrent dans leur volonté de ne pas quitter l’île avant que toutes les Puissances garantes n’eussent donné leur accord au traité. Bonaparte comprit alors que tous les artifices seraient utilisés pour ne jamais quitter Malte. Or il voulait que la route des mers fût libre de Toulon à Alexandrie, toujours persuadé de l’effondrement de l’empire turc. N’ayant pu récupérer Malte par la paix, il la lui fallait reprendre par la guerre. Le 10 mars 1803, le Moniteur titrait «Malte ou la guerre» et quelques temps après, le Premier Consul, s’adressant au marquis de Gallo, ambassadeur de Naples, lui dit qu’il lui serait moins impossible de céder la Normandie à l’Angleterre que Malte 2. Il donna alors un prétexte à la Grande-Bretagne par l’épisode de la maladresse calculée que fut la publication du rapport de Sébastiani. On sait qu’en août 1802, le Premier Consul avait, très singulièrement, chargé ce général d’une mission commerciale en Égypte et en Syrie. Cette mission apparemment pacifique ne passa pas inaperçue, ni à Londres, ni à Constantinople, où l’on comprit que le but de Sébastiani n’était autre que de la reconnaissance militaire. Le 30 janvier 1803, le Moniteur publiait son rapport dont le contenu était en fait de peu d’intérêt, mais où l’on trouvait des expressions peu diplomatiques sur les agissements anglais en Égypte. L’effet produit outre-Manche fut à la hauteur de l’attente. L’ambassadeur Whitworth, dont les fonctions n’étaient apparemment pas de maintenir la paix mais au contraire de veiller à ce que son pays fût dans les meilleures conditions pour entamer la guerre 3, fut chargé, le 9 février 1803, de faire savoir à Talleyrand que l’Angleterre refuserait d’évacuer Malte tant que des explications suffisantes ne lui seraient pas données sur le rapport Sébastiani. Le 18 février 1803, il fut reçu par le Premier Consul. L’entrevue se passa mal, et Bonaparte revint, sans cesse, sur l’évacuation de Malte et d’Alexandrie, confortant ainsi l’ambassadeur dans ce qu’il avait écrit quelques jours auparavant à Hawkesbury 4: tant que les Anglais tiendraient Malte et Alexandrie, les projets français sur l’Égypte seraient arrêtés; le moindre retrait britannique serait le signal immédiat de la marche en avant de la France. Les deux parties étaient allées aussi loin que possible et aucune n’avait réussi à effrayer l’autre. Il n’y avait plus d’autre issue que la guerre. Le dimanche 13 mars, au cercle de la générale Bonaparte, aux Tuileries, le Premier Consul s’en prit violemment à Whitworth, devant deux cents témoins, insultant un gouvernement incapable de maîtriser un parlement et concluant sur une menace: «malheur à ceux qui ne respectent pas les traités». Le 26 avril, Whitworth faisait part à Talleyrand de la réponse du Cabinet britannique. Il proposait que Malte fût occupée par les Anglais, pendant au moins

1. ANP; AF IV 1685, n° 8, Messine, 15 mars 1803. 2. ASN; Archivio Borbone 93, f° 335, Gallo à Marie-Caroline, Paris, 10 juin 1803 : «Il Primo Console mi disse domenica, che sarebbe meno impossibile di fargli cedere all’Inghilterra la provincia di Normandia che l’Isola di Malta». 3. Voir Auriol, op. cit., p. 122. 4. Ibid.; p. 121, lettre du 7 février 1803. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 474

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dix ans, en suite de quoi elle serait rendue à ses habitants et reconnue comme un État indépendant; l’Ordre de St Jean serait établi quelque part en Europe; la France ne s’opposerait pas à l’installation anglaise à Lampédouse; la Hollande et la Suisse seraient évacuées par la France; et le roi d’Angleterre reconnaîtrait le roi d’Etrurie et les républiques italienne et ligurienne, si un arrangement convenable était trouvé pour le roi de Sardaigne. Le 9 mai 1803, Whitworth revint à la charge en présentant ce projet à Joseph Bonaparte qui, avec Régnaud de St Jean d’Angély, Malouet (et même Fouché), tentaient d’empêcher la guerre. Joseph savait que le Premier Consul n’accepterait jamais le maintien unilatéral des Anglais, et, le 14 mai, il transmettait à l’ambassadeur un contre-projet, dont il n’était certainement pas l’auteur puisque Talleyrand chargeait Andréossy de faire transmettre le même message au ministère anglais, par l’ambassadeur de la République batave : la Grande-Bretagne gardait Malte pour dix ans, en contrepartie de quoi la France gardait Otrante et Tarente pour la même période. Mais les Anglais estimèrent que c’était une nouvelle négociation pour laquelle il fallait au moins l’avis du roi de Naples. Or, le Premier Consul ne voulut pas entendre parler de cette nouvelle solution. Le 13 mai 1803, lord Whitworth demanda ses passeports et le 16, la guerre était déclarée. La rupture de la paix d’Amiens satisfaisait, en fait, les deux parties. Bonaparte voulait apparaître comme le successeur de Choiseul et de Vergennes. Il sut fort bien préparer un grand courant d’opinion, hostile à l’Angleterre et à la paix qui aboutit, en 1803, à un enthousiasme patriotique semblable à celui de 1761. Mais si Choiseul avait souhaité, par dessus tout, défendre la France, Bonaparte n’agissait que par goût des conquêtes: l’Orient certes, mais aussi l’Europe. En ce qui concernait Malte, sa position n’avait, en fait, pas changé depuis 1798. Alors que les grands ministres des affaires étrangères de l’Ancien Régime avaient toujours considéré Malte comme un maillon économique essentiel que la France devait tenir, mais non posséder, Bonaparte y voyait un maillon stratégique pour sa grande entreprise vers les Grecs et vers l’Egypte; or si un maillon économique pouvait n’être que tenu, il n’en allait pas de même pour une position stratégique. Singulièrement, Nelson faisait la même analyse, mais inverse. Son souci était de bloquer la France, et Malte était une base arrière trop lointaine il lui préférait Minorque plus proche de Toulon. Ce fut le courant impérialiste qui poussa au maintien de Malte et à la rupture de la paix d’Amiens. En effet, les raisons de cette rupture étaient essentiellement commerciales. La révolution industrielle (que seule la Grande-Bretagne connaissait réellement) en substituant la machine à vapeur à la force hydraulique avait, non seulement considérablement augmenté la production de coton et de laine, mais encore rendu l’implantation des manufactures, indépendante des cours d’eau. Cela conduisit donc l’Angleterre à une importante politique expansionniste, à la fois pour s’installer près des sources de production et pour conquérir de nouveaux marchés, car désormais sa facilité à produire pouvait devenir synonyme de ruine si le pays n’augmentait pas ses débouchés 1. Dans

1. Voir J.H. Rose, «Napoleon and the English commerce», The English Historical Review, London, octobre 1893, 704-725. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 475

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un rapport remis à Hawkesbury, en mars 1803 1, la possession de Malte était resituée dans ce contexte général: [la perte du commerce par la Méditerranée serait, pour l’Angleterre, le début de celle-ci dans le reste du monde, car la Méditerranée deviendrait un refuge pour la France qui pourrait, en cas de guerre, y relever le sien. [or, «grandeur commerciale et puissance maritime croissent ensemble»; l’Angleterre doit donc maintenir sa supériorité navale partout, si elle veut conserver les avantages qu’elle tire «d’un monopole commercial presque universel». [ «La France n’a jamais mis en œuvre une politique plus avisée et n’a jamais eu des projets plus ambitieux qu’à présent». Si Malte est déclarée neutre, elle finira par tomber entre les mains de la France; or, qui détient la domination dans la Méditerranée peut être redoutable dans l’Océan. [si donc l’on supprime le «boulevard» de la puissance anglaise en Méditerranée, la Grande-Bretagne ne pourra plus rien opposer au «torrent» français. Les vieux défenseurs français du commerce méditerranéen, Malouet et Régnaud n’eurent même pas à exposer leurs arguments à Bonaparte. Il savait conquérir, pas coloniser, et à leurs analyses il devait préférer celle de Fiévée 2 : «la France est faite pour la gloire; c’est par toutes les sortes de gloire qu’elle avait acquis une si grande prépondérance en Europe. Lorsque les bas calculs des économistes, lorsque l’esprit de commerce, se répandirent sur la France, alors, notre nation dégradée tomba dans le désordre dont la gloire militaire pouvait seule nous tirer». Comme sous la Révolution, Malte et l’Ordre se trouvaient au centre d’une opposition de conceptions. Mais ce n’était plus entre les Français de la Constituante et ceux de la Convention, entre les députés du commerce et les jacobins. Ces deux rôles étaient incarnés, dès lors, par deux pays. La solution serait d’abord militaire, puis internationale.

L’installation britannique Les derniers jours de la fiction L’affrontement entre Ball et Vial était inégal. Le premier avait d’énormes moyens que l’autre n’avait pas et, surtout, même si l’anglophilie était exagérée, la francophobie était bien réelle. Ce sentiment des Maltais à l’égard des Français s’alimentait de la longue tradition de détestation à l’égard des Chevaliers de cette nationalité, amplifiée par les quelques mois de politique anticléricale et autoritaire de 1798. Vial écrivait que les Maltais étaient persuadés que les Français étaient tous des mécréants et que «le rétablissement du culte était une plaisanterie» 3. Il décrivait aussi l’étonnement qu’il suscitait, en allant à la messe avec toute sa famille. Il se rapprocha de l’évêque avec qui il entretint rapidement de très bons rapports. Il en informa Talleyrand: «Ces prêtres qu’on a si peu ménagés dans des circonstances où il eût été si sage de le faire; ces prêtres dont le mécontentement a été la principale

1. Ch. Auriol; op. cit., pp. 182-192, lettre de Drummond, ambassadeur anglais à Naples, à Hawkesbury, Malte, 25 mars 1803. 2. ANP; AF IV 1672, n° 26, note de Fiévée, Londres, prairial an X (mai-juin 1802). 3. MAE; CP Malte 25, n° 186, Vial à Talleyrand, Malte, 4 vendémiaire an XI (26 septembre 1802). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 476

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cause de l’insurrection de la campagne et de la perte de cette île, sont presque la seule voie qui nous reste en ce moment pour influencer les habitants et empêcher des événements fâcheux. Je pense, Citoyen Ministre, qu’un présent, fort agréable à l’évêque, serait l’ancien et le nouveau Testament et quelques autres ouvrages qui y font suite dans la belle édition de 93, ornée de figures gravées par Moreau le jeune, reliure de Bozérian» 1. Mais Vial ne connaissait pas, comme Ball, le réseau des influences à Malte. Mgr Labini restait le pasteur de son troupeau, avec une souplesse toute italienne. Néanmoins, pour beaucoup, il passait pour avoir collaboré avec le gouvernement républicain et le prêtre le plus influent était Saverio Caruana, le général du camp de St Joseph, tout acquis à Ball et qui n’attendait que le décès du vieil évêque pour lui succéder. Ball utilisait aussi un membre du clergé, le père carme Charles Hyacinthe, supérieur du couvent Ste Thérèse de La Valette, qui venait d’un couvent de Gênes, où il était pendant le blocus de 1800, et qui répandait dans la Ville toutes les nouvelles ou informations que le capitaine anglais lui confiait. Vial demanda qu’il fût rappelé 2. Cette affaire fut prise au sérieux à Paris. Le cardinal Consalvi convoqua, à Rome, le supérieur général des Carmes pour lui demander le rappel du religieux en question, mais celui-là attira l’attention du Secrétaire d’État sur le fait que le père Hyacinthe était professeur à l’université de Malte et, de surcroît, professeur d’italien de la famille Ball, ce qui devait inciter à la prudence. En effet, le carme ne reçut qu’une lettre de son supérieur général qui le conviait à calquer son attitude sur celle, conciliante, du Souverain Pontife 3. L’élection de Tommasi n’améliora pas l’atmosphère. Vial, nota que ce choix ne fut point agréable aux Maltais qui répugnaient, en général, au rétablissement de l’Ordre 4. Mais avec l’arrivée de Buzi, lieutenant du nouveau Grand Maître, Malte renoua avec la tradition des libelles. Des lettres furent répandues (en français et en italien) sous-entendant des liens entre les Français et les chevaliers restés à Malte et lorsque Ball se vit enjoindre, par Vial, d’avoir à poursuivre les auteurs de ces calomnies, les pièces disparurent 5. Puis ce furent des satires qui n’allaient pas bien loin, mais traduisaient le refus de l’arrangement conclu à Amiens 6. En mai, ce furent «les plus sales pamphlets contre l’Ordre» et le Neptune du marché au poisson fut habillé en Grand Maître, «avec des cornes à la main» 7. Enfin, Ball frappa un grand coup psychologique: il commanda 8 000 pieds d’arbres et entreprit des plantations partout 8.

1. MAE; CP Malte 26, n° 17, Malte, 3 pluviôse an XI (23 janvier 1803). 2. MAE; CP Malte 25, n° 218, Malte, 3 frimaire an XI (24 novembre 1802). 3. MAE; CP Malte 26, n° 42, Cacault à Talleyrand, Rome, 11 ventôse an XI (2 mars 1803). 4. Ibid.; n° 39, Vial à Talleyrand, Malte, 9 ventôse an XI (28 février 1803). 5. Ibid.; n° 59, 60, 61, 62; Malte, mars 1803. 6. Ibid.; n° 66. A titre d’exemple : Tre sono le persone della Trinita : il padre, Hompesch; il figlio, Ruspoli; lo spirito santo, Tommasi. QuaI delli tre sarà ? Nessuno. 7. Ibid.; n° 103, Vial à Talleyrand, 12 floréal an XI (2 mai 1803). Cette statue, attribuée à Leone Leoni, dans le style de Jean de Bologne, fut placée sur la fontaine du marché au poisson, au bas de la Scesa Marina, pour marquer l’achèvement du grand aqueduc d’Alof de Wignacourt (1601-1622). Ce marché était un des quartiers de La Valette les plus animés. En 1861, la statue fut transportée dans une des cours du palais magistral et a été restaurée en 2000. 8. Ibid., id. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 477

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En fait, Malte était retournée à sa dimension naturelle. De 1798 à 1800, elle s’était emparée de son destin, pour une des rares fois de son histoire; ce fut alors un temps de luttes entre factions rivales et contre des intérêts internationaux d’envergure, luttes dans lesquelles, elle fit bonne figure. Mais, très rapidement, elle revint, sans doute contrainte, à son clientélisme traditionnel et le débat reprit le style de celui d’un municipe sicilien. Ces simples retrouvailles avec la politica buffa prouvaient, à elles seules, que Malte s’était redonnée à une puissance étrangère, ne pouvant assumer trop longtemps la maîtrise de son histoire. Le 25 floréal an XI (15 mai 1803), Talleyrand avait invité Vial, d’ordre du Premier Consul, à quitter Malte et à se replier sur Naples 1. La lettre n’arriva à Malte que le 7 juin; la guerre n’y était pas encore connue et Vial fit comme s’il avait décidé de partir de son propre mouvement. Le lendemain, Ball fit saisir le seul bâtiment français du port et ordonna aux Français résidant dans les deux îles, d’avoir à partir. Dans la nuit du 9, la Ville connut «une bacchanale», au cours de laquelle les vitres de Buzi furent brisées, ainsi que celles de l’évêque «qu’on appelait jacobin», mais aussi celles du consul de Naples qui avait constamment fréquenté la légation française et enfin, celles du bailli de Belmont, doyen des anciens chevaliers français 2. Le 13, Buzi quittait Malte 3 et arrivait à Messine, le 19. Vial s’embarquait le 14, et n’arrivait à Naples que le 1er juillet. Ball était seul maître à Malte.

Magnus Alexander tu quoque semper eris 4 Ball gouverna du 10 juillet 1802, à sa mort, le 25 octobre 1809. Hardman 5 qui est un ardent défenseur de Ball, fait une grande place à l’opposition que ce dernier rencontra chez William Eton. Or celui-ci quitta l’île, sur son injonction, en septembre 1802, et tous les tracas qu’il put lui susciter se traduisirent surtout (sinon essentiellement) en Grande-Bretagne, avec la publication en 1805 et en 1807, des troisième et quatrième volumes de son ouvrage. En fait, Ball et Eton incarnaient deux stratégies d’une même politique de l’Angleterre. Elle n’avait pas choisi Ball qui avait été nommé par Nelson et qui avait imposé son style propre, œuvrant, par pur patriotisme, pour l’installation de son pays à Malte, et ce, sans ordres ni instructions, sinon contraires. Sa façon d’être et de penser, son autorité et son humanité, le firent choisir pour leur chef, par des Maltais qui n’avaient jamais été habitués à obéir et suivre l’un des leurs. Le choix de Ball évitait les confrontations d’intérêts, unissait les efforts des Maltais et comblait sa passion, un peu névrotique, pour l’encens des honneurs et les affections des foules. En créant ainsi une sorte d’union personnelle, il fut donc utile, au moment où Londres se forgeait une religion sur l’article de Malte. Lorsque l’Angleterre fut assurée qu’elle tenait l’île et qu’elle eut l’intention de la garder, Ball et ses «alliés» Maltais ne lui furent plus d’aucune utilité.

1. Ibid.; n° 106. 2. Ibid.; n° 122, Vial à Talleyrand, Naples, 13 messidor an XI (2 juillet 1803). 3. Ibid.; n° 117, Tommasi à Talleyrand, Messine, 23 juin 1803. 4. Sive Gubernator fueris, Ball, sive Minister, Magnus ..., telle était l’inscription du portrait de Ball, placé au-dessous de la porte de La Valette. 5. Op. cit., chap. XXIII. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 478

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Cameron et Eton menèrent alors une politique d’intégration progressive, notamment économique et alors que Ball avait flatté les «nouveaux riches» de la révolution de la campagne, Eton flatta les anciennes élites auxquelles il fit miroiter le retour au gouvernement «national» de Mdina : l’indépendance était une gageure et la protection anglaise resterait nécessaire. Lorsqu’enfin Addington s’orienta vers la paix, la Grande-Bretagne était de nouveau en concurrence avec d’autres, tels l’Ordre ou surtout la France. Il importait de revenir à une stratégie plus «affective» et Ball fut nommé à nouveau. Il mit deux conditions à son acceptation: avoir de larges pouvoirs et disposer de beaucoup d’argent 1. On a vu qu’il réussit parfaitement à réduire à néant les éventuelles autres influences, et à imposer son charisme à la majorité des Maltais. Néanmoins, très rapidement, il se trouva confronté aux mêmes réalités que les grands maîtres. La première était l’Église et Naples. Les mesures prises par Pigot, sur les ordres d’Abercromby, avaient eu pour effet de créer une Église maltaise, séparée de Naples et Palerme et éloignée de Rome. Ferdinand IV avait manifesté un étonnement choqué dont on a vu le peu d’importance. Or, à partir de 1803, le gouvernement anglais souhaita que le prochain évêque fût Maltais et reprit les griefs de l’Ordre (indépendance à l’égard du métropolitain de Palerme, suppression de l’immunité ecclésiastique des églises) et des Français (renvoi des causes de dettes, de contrats et d’héritages au tribunal civil; limitation de l’officialité aux seules affaires spirituelles, pour le reste, les ecclésiastiques ressortiraient désormais des tribunaux laïques). L’opportunité sembla être trouvée, à l’occasion de la mort, le 30 avril 1807, de Mgr Vincenzo Labini. La Grande-Bretagne souhaitait (autant que lui) que Don Saverio Caruana lui succédât; mais Naples ayant conservé son droit, ce fut Ferdinando Mattei qui fut préconisé par Pie VII, le 27 septembre 1807. Londres donna alors ordre à Ball d’amputer de 1 800 livres, les 3 800 livres du traitement épiscopal et d’affecter ce prélèvement à l’amélioration de la formation et de la vie des prêtres séculiers 2. La seconde fut les Maltais eux-mêmes, ou du moins certains d’entre eux. Ball s’occupa consciencieusement des insurgés pour lesquels il obtint, le 3 mars 1803, une somme de 16 700 écus qui furent distribués en 1805, par le marquis Mario Testaferrata et le comte Francesco Sant qu’il avait désigné à cet effet 3. Néanmoins, il trouva une opposition parmi les plus nationalistes des chefs de bataillons ou de casaI. Vial avait noté que Ball avait tendance à faire arrêter et emprisonner provisoirement ceux qui marquaient trop d’attachement à l’Ordre ou aux Français. Une fois éliminées ces influences, Ball continua à avoir cette tendance et à user de même pour juguler toutes les oppositions qu’il pouvait rencontrer. Or, l’un des hommes avec lequel il eut les premières difficultés fut Vincenzo Borg, dit Braret. Le chef de Birkirkara, commandant du camp de Gharghur et qui avait poussé Ball à s’emparer du pouvoir à Malte, devint un des administrateurs des biens

1. W.A. Miles; op. cit., Ball à Miles, Londres, 29 mai 1802, pp. 329-330. 2. Mgr Mattei mourut le 14 juillet 1829. L’Angleterre proposa à nouveau Caruana qui dut attendre sa préconisation jusqu’en mai 1839, administrant, entre temps, le diocèse, en tant que vicaire capitulaire. 3. Hardman; op. cit., p. 506. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 479

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publics et lieutenant de Birkirkara. Mais en janvier 1804, il était relevé de ses fonctions et gardé à vue. Ball le soupçonnait d’être en relation avec son ennemi personnel, Eton, et de transmettre à Londres des plaintes contre son gouvernement, par le truchement de John Richards, agent des Maltais, en Angleterre. Sans doute ces craintes étaient-elles partiellement fondées, mais il semble aussi qu’il y ait eu une part de dérive caractérielle chez un homme aimant, presque physiquement, l’unanimité admirative et les honneurs du pouvoir. Ses mânes durent être satisfaites puisque deux mois après son décès, le 22 décembre 1809, les «députés» de la nation proposèrent d’ériger un monument à la mémoire de leur premier commissaire britannique 1.

Les derniers temps de l’Interrègne (1809-1814) Le 14 avril 1810, le secrétaire d’État aux colonies, Lord Liverpool, nommait pour succéder à Ball, le major-général Hildebrand Oakes, commandant les troupes de l’île. Or, la mort de Ball n’avait pas mis fin aux plaintes contre le gouvernement. Bien au contraire, elle augmenta l’agitation dirigée par le marquis Nicolà Testaferrata, le comte Parisio et le marquis Mario Testaferrata. Le 10 juillet 1811, ils remettaient à Oakes une pétition pour le roi George III 2. Il s’y disaient déçus dans leurs espoirs: d’une part, la capitulation française s’était faite sans les Maltais; et d’autre part, le Consiglio popolare avait été suspendu par Ball qui avait soumis tout le monde à son caprice, opprimant les hommes les plus honorables et les plus respectables du pays qui s’opposaient à lui, ne transmettant pas les pétitions, et se faisant approuver par des députations de gens sans influence, parmi lesquels se trouvaient même des étrangers. Après cette dénonciation de l’autoritarisme de Ball, ils réclamaient le rétablissement du Conseil populaire, l’indépendance effective des tribunaux, la liberté de la presse, le jury criminel et une constitution. Le 23 août 1711, Oakes s’élevait contre les termes de cette pétition, mais, passant outre, Nicolà Testaferrata se rendit à Londres avec la volonté de rencontrer Henry Bathurst, le secrétaire d’État aux colonies. Le Premier ministre, Lord Liverpool, lui fit savoir qu’il ne pouvait le recevoir qu’à titre privé, qu’il refusait de communiquer sa pétition au Conseil privé, mais que le Régent allait envoyer une commission d’enquête à Malte. Or, cette commission fut composée de William A’Court, ancien chargé d’affaire près la Cour de Palerme, de Burrows, ancien président de la cour suprême dominicaine et Oakes soi-même. Son rapport fut rendu le 16 octobre 1812. Le rôle du Conseil populaire était ramené à sa dimension historique et le Gouvernement était mis en garde contre toute évolution politique à Malte «So firmly are we persuaded of the mischievous effects that would result from entrusting any portion of political power to a people so singularly unfitted to enjoy it». Le 2 novembre 1812, Testaferrata écrivait à Bathurst qu’il était de notoriété publique, à Malte, que des personnalités anglaises (allusion à Oakes), «à des fins politiques ou par esprit de contradiction» 3, s’étaient employées à

1. Ce monument, en forme de petit temple dorique, fut construit dans les jardins inférieurs de Barakka de telle sorte qu’il était le premier monument aperçu des navires entrant dans le Grand Port. 2. C.O. Records; Malta 20 (1812). 3. Ibid. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 480

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discréditer et à s’opposer aux propositions très modérées des Nationalistes. Le mot était lâché. Une partie de Malte regardait désormais vers un destin qui fût propre au pays: les vieilles familles qui s’étaient (ou qui avaient été) cantonnées dans le pouvoir municipal se voulaient prêtes à assumer un rôle national. Ceci ne pouvait convenir à la Grande-Bretagne. Or, le 18 juillet 1812, la Russie, rompant avec la France, s’était alliée à la Grande-Bretagne, avec pour conséquence, l’abandon par Saint-Pétersbourg de sa volonté de rétrocession de Malte à l’Ordre. L’Angleterre avait donc les mains libres. Le 16 avril 1813, Oakes était rappelé. Les défaites napolitaines, la division de la Cour de Palerme, firent que Londres décida de reconnaître les Maltais et les Gozitans sujets de la Couronne. Le 15 juillet 1813, le lieutenant-général sir Thomas Maitland était nommé gouverneur de l’île de Malte et dépendances. Il reçut ses instructions le 28 juillet 1813 1. Depuis 1800, rien n’avait été fait pour organiser Malte, car le gouvernement ne voulait en faire qu’une station navale sûre contre les visées françaises en Égypte ou dans le Levant; mais depuis, la Grande-Bretagne avait changé d’optique «as a military post, as a naval arsenal, as a secure place of depôt for the British merchants, there is no spot in the South of Europe which appears so well-calculated to fix the influence and extend the interests of Great Britain, as the Island of Malta». Il lui fallait donc organiser l’autorité civile sur un pied permanent le gouverneur serait en même temps vice-amiral, l’autorité civile et militaire étant unie dans la seule et même personne et ne connaissant d’autres limites que les ordres du roi. Il pouvait, s’il le désirait, constituer un Conseil, pour des affaires précises, ne comprenant pas plus de six personnes dont l’évêque, le président de la Cour d’appel et le Trésorier de l’île. En matière de justice, il ne devait pas introduire de réformes, mais se limiter à corriger les défauts les plus criants. Enfin, concernant la souveraineté britannique, Londres avait réclamé à la Cour de Palerme la renonciation publique de sa suzeraineté. L’Angleterre avait donc choisi d’imposer son pouvoir en douceur, se coulant dans le moule que lui avait laissé l’Ordre. A l’inverse des Français qui avaient voulu tout réformer, les Anglais ne touchèrent à presque rien. Les Maltais retrouvaient leur insouciance du pouvoir et des réalités de la gestion administrative, et il y avait au-dessus d’eux, ignorée et les ignorant, une population britannique qui avait remplacé celle des chevaliers. Toutefois les temps n’étaient plus les mêmes et l’idée nationaliste avait commencé à faire son chemin. Ce n’était encore le fait que d’une «inconsidérable exception», mais avec laquelle l’Angleterre dut être confrontée, seule. En effet, le 30 mai 1814, l’article 7 du traité de Paris, confirmé au Congrès de Vienne, le 9 juin 1815, donnait Malte à la Grande-Bretagne.

1. C.O. Records; Malta 21 (1813). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 481

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EPILOGUE LES DERNIERS ESPOIRS DE L’ORDRE

Le dernier Grand Maître Tommasi s’était installé à Messine et avait décidé de n’en bouger que lorsque Buzi l’aurait averti que la situation était réglée. La désinvolture de Ball qui lui avait proposé de s’installer au château de Verdalle, tandis que lui et ses services continueraient à occuper les palais de San Anton et de La Valette, l’avait refroidi. Au printemps 1803, Vial, excédé de l’attitude du commissaire anglais, estima que seule la venue du Grand Maître à Malte pourrait entraîner l’opinion générale. Le 14 mars, il dépêchait son aide de camp, Théry, auprès de Tommasi à Messine, puis auprès d’Alquier, ambassadeur à Naples 1. Ce dernier déféra au désir de Vial, et il envoya la frégate la Sybille et la corvette la Fama, en Sicile, pour être mises à la disposition du Grand Maître. Or, cette solution de force rencontra une double opposition. D’une part, celle du Premier Consul qui estimait que la dignité de la France (et accessoirement celle de l’Ordre) serait atteinte si un Prince qu’elle protégeait était contesté, chez lui, par un corps de troupes, étrangères 2. D’autre part, celle de Tommasi qui refusait à se prêter à ce débarquement intempestif, car il craignait qu’il fût présenté «ou comme une partialité pour la France, ou pour une démonstration hostile qui pouvait servir de prétexte à l’Angleterre à se refuser à l’exécution des traités et [le] compromettraient vis-à-vis des autres Puissances» 3. En effet, le Grand Maître trouvait son protecteur français encombrant. Les attentions du Premier Consul pour sa personne et celles de Vial pour Buzi étaient trop appuyées pour être dénuées d’intentions. Or, Tommasi qui avait été un dignitaire de l’Ordre avant 1798, savait à quoi s’en tenir sur le rôle que la France pouvait jouer à Malte. Ainsi, il persista à refuser un subside de 100 000 écus par an que se proposait de lui verser Bonaparte 4, estimant qu’«il est des circonstances où les bienfaits- mêmes tournent contre nos propres intérêts»5, et il n’hésitait pas à attribuer les désagréments qu’avait dû endurer Buzi à Malte «à la bienveillance protectrice que lui accordait le ministre français». Le Grand Maître entendait donc ne devoir sa souveraineté qu’au vœu général et non au seul Premier Consul, sachant que ce serait le festin avec le diable. Pourtant, Tommasi aurait eu toutes les raisons d’accepter les offres financières de la France. Alquier, qui avait envoyé son secrétaire Beer, pour voir comment le Grand Maître vivait, décrivait un vieil homme, âgé de 73 ans, vif de corps et d’esprit, à la tête saine et aux idées justes, au caractère ferme jusqu’à la dureté et se conduisant comme un chef, mais contraint par des revenus très médiocres

1. MAE; CP Malte 26, n° 69, Vial à Talleyrand, Malte, 23 ventôse an XI (14 mars 1802). Théry fut celui qui refusa d’entendre l’hymne anglais au théâtre. 2. Ibid.; n° 96, Talleyrand à Vial, Paris, 25 germinal an XI (15 avril 1803). 3. Ibid.; n° 84, Tommasi à Alquier, Messine, 21 mai 1803. 4. Ibid.; n° 118, Talleyrand à Vial, Paris, 7 messidor an XI (26 juin 1803). Le ministre lui demandait, d’ordre du Premier Consul, de persister à offrir au Grand Maître ce subside, à titre intermédiaire, en dépit de son premier refus. 5. Ibid.; n° 117, Tommasi à Talleyrand, Messine, 23 juin 1803. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 482

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et de faibles économies, à entretenir une table frugale et mener une vie obscure de particulier peu aisé. Son entourage était limité à deux commandeurs, dévoués à la France, mais hostiles à la Révolution: un Italien de Plaisance, d’une quarantaine d’années, Del Verme, qui avait été officier du Royal Italien jusqu’en 1792 et un Français, Dupeyroux, âgé de 46 ans, ancien émigré rentré qui assurait la correspondance du Grand Maître 1. Cet homme énergique et indépendant n’avait pas abandonné l’idée de récupérer Malte, contrairement à ce que d’aucuns écrivirent par la suite. Mais, il n’avait à l’égard de l’île, d’autre regard que celui des chevaliers du XVIIIe siècle. L’idée d’une Langue maltaise lui paraissait aberrante, et il se savait soutenu par le Tsar et le grand prieuré de Russie composé de nombreux chevaliers des anciennes Langues françaises. Alquier rapporta qu’au sujet de la création de cette Langue, il aurait dit, selon «ses expressions soigneusement recueillies»: «il est impossible que des hommes distingués par leur naissance et par des principes d’honneur, vivent avec de la canaille, des esclaves affranchis, des galériens et les bâtards de nos chevaliers et de leurs laquais. Cette Auberge de Malte serait composée de coquins enrichis par l’Angleterre et formerait toujours une faction anglaise» 2. Tommasi rejoignait, en effet, la Russie sur ce point 3, mais si Saint-Pétersbourg était loin, le Grand Maître, lui, savait qu’il devrait affronter une nouvelle réalité maltaise qu’il ignorait, et où même les plus fidèles à l’Ordre n’avaient plus l’intention de n’être que des sujets passifs. En mai, Beer et les deux commandeurs de l’entourage du Grand Maître, eurent des conversations pour établir des propositions à transmettre au Premier Consul. Il était souhaité: – que 600 Suisses accompagnassent Tommasi, lors de son arrivée à Malte. Cette armée, quasi-pontificale, permettrait de n’avoir plus besoin des Napolitains dont le Grand Maître semblait se méfier; – que l’escadre qui le transporterait fût composée également de vaisseaux français, anglais et espagnols; – que la France fournît les munitions de guerre; – que la France achetât du blé destiné à être distribué en arrivant, en don de joyeux avènement. Ce plan n’eut pas de suite en raison de la réouverture des hostilités. Or, dans la nuit de la déclaration de guerre, le 16 mai 1803, Tommasi réunit le Sacré Conseil auquel il fit part de son intention, de tenter une descente dans l’île, à la tête de ses chevaliers, afin de «se rendre maître de la campagne où les habitants des villages [étaient] entièrement dévoués à l’Ordre»4. Il souhaitait un appui de troupes espagnoles ou russes, mais pas de françaises, demandant néanmoins à Paris 80 ou 100 000 F pour subvenir à ses dépenses.

1. MAE; CP Naples 128, n° 71, Alquier à Talleyrand, Naples, 2 prairial an XI (22 mai 1803). Antoine Silvestre Dupeyroux, né en 1758, fut admis dans la Langue d’Auvergne en 1777, puis passa au grand prieuré de Russie en 1800. Son frère, Rémi Joseph, né en 1763, chevalier de Malte et émigré lui aussi, suivit néanmoins Bonaparte en 1798 dans la légion maltaise et fut fait général en 1813. 2. Ibid.; id. 3. Paget papers, t. II, pp. 50, 51, 56. 4. MAE; CP Naples 128, n° 91, Alquier à Talleyrand, Naples, 1er messidor an XI (20 juin 1803). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 483

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Les Tuileries ne se le firent pas dire deux fois et ordre fut donné à Cacault, à Rome, de faire passer la somme à Vial qui versa 75 000 F à Tommasi. Ce dernier semblait ne plus avoir de scrupules depuis que les Anglais avaient fait montre de leur mauvaise foi. En juin 1803, il dépêcha souverainement le bailli de Pfürdt- Carpach 1 comme ministre plénipotentiaire auprès du Premier Consul et, en juillet, il eut la joie de recevoir deux commandeurs du grand prieuré de Russie, venus lui rendre hommage et lui apporter les registres du Conseil Suprême qui avait gouverné l’Ordre pendant l’intérim. Ce fut là la dernière manifestation importante rendue au souverain en puissance. Car, dans la nuit du 23 au 24 août, le bailli napolitain Cetronio convainquait Tommasi de quitter Messine pour Catane. Il obéissait alors aux ordres d’Acton qui craignait que le Grand Maître fût enlevé, par Nelson disait-il, mais par les Français pensait-il sous l’influence britannique. Bonaparte, d’ailleurs, ne cachait pas ses intentions de retirer Tommasi d’une région où il n’avait aucune influence et pressait Vial et David d’inviter et d’encourager le Grand Maître à se rendre à Rome. En fait, le vieil homme n’avait aucune envie de partir de son île natale et, à défaut de s’installer à Malte, il désirait se faire donner l’ancienne maison des Jésuites de Catane 2. C’est là qu’au début du mois de janvier 1804, le Conseil de l’Ordre qui siégeait encore à Messine, retrouva le Grand Maître. Mais ce n’était plus qu’un ordre-croupion. La France avait rappelé Vial et n’avait laissé, auprès de Tommasi, qu’un chargé d’affaires, David 3, qui se vit demander, en décembre 1803, de limiter ses communications avec la cour magistrale 4. La restauration de l’Ordre n’intéressait plus, n’ayant pas permis de reprendre Malte. D’ailleurs, ce qui restait de la milice religieuse n’engageait pas à parier sur son avenir. David écrivait ainsi à Talleyrand, en août 1804: «L’Ordre de Malte, au lieu de se réunir semble se dissoudre. Le Grand Maître est toujours à Catane, entouré de quelques chevaliers auxquels il a été obligé de donner des dignités et des fonctions lucratives pour les retenir. Le plus grand nombre s’éloigne et cherche ailleurs de l’emploi. Ceux qui appartiennent aux Langues espagnoles sont plus particulièrement portés à cette espèce de désertion par la privation absolue de leurs revenus hors des Etats de Sa Majesté Catholique... Naples renferme un grand nombre de chevaliers de la Langue d’Italie. Ils sont ici, pour la plupart, dans leurs familles, où ils jouissent de l’aisance et des agréments que la résidence en couvent ne leur offre plus. Ils aiment à se parer de leur décoration et de leur brillant uniforme, mais ils n’aiment que cela de leur Ordre. Ces Messieurs... sont bien loin des austères et fidèles compagnons de l’Isle Adam». Quant aux Allemands et aux Russes, «comme il ya peu d’honneurs et de richesses à y recueillir, à peine ont-ils salué leur chef qu’ils semblent fuir cette solitude et se rejettent sur le grand théâtre du monde, où ils se trouvent en connivence avec tous les ambassadeurs européens»5.

1. En français, le bailli de Ferrette. 2. MAE; CP Malte 26, n° 160, David à Talleyrand, Naples, 9brumaire an XII (1er novembre 1803). 3. Ibid.; n° 144, Talleyrand à Vial, Paris, 23 fructidor an XI (10 septembre 1803). 4. Ibid.; n° 170; Talleyrand à David, Paris, 9 nivôse an XII (31 décembre 1803) : «La position actuelle du Grand Maître ne peut pas donner lieu à une correspondance très active entre Son Eminence et vous : je reconnaîtrai même votre bon esprit au petit nombre de vos communications écrites et officielles». 5. Ibid.; n° 222, David à Talleyrand, Naples, 4 fructidor an XII (22 août 1804). 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 484

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L’éloignement de la France pour l’Ordre mourant à Catane, se doubla, singulièrement, d’un regain d’intérêt pour Hompesch. Ce fut le cardinal Fesch qui attira l’attention de son neveu sur la détresse de l’ancien Grand Maître 1. L’Empereur travailla avec Defermon, liquidateur de la dette publique, et parut vouloir lui donner des biens dans le duché de Parme. Cependant, la solution retenue fut une pension viagère et l’autorisation de s’installer à Montpellier 2. Mais par une étrange coïncidence, Hompesch mourut, à Montpellier, le 12 mai 1805 à 3 heures de l’après-midi, précédant de peu, Tommasi qui décéda, à Catane, dans la nuit du 12 au 13 juin, à 3 heures du matin.

Une situation précaire Le 17 juin, trente-six chevaliers réunis, à Catane, élisaient le bailli Giuseppe Caracciolo di Sant’Erasmo pour succéder à Tommasi. Ce Napolitain de 44 ans, le premier Grand Maître «qui eût encore sa mère» 3, l’emportait sur le bailli Guevara dont Tommasi avait fait son lieutenant. Talleyrand s’émut de cette rapidité: «Ce qui n’aurait été dans d’autres temps qu’un événement historique ordinaire acquiert beaucoup plus d’importance par le concours de circonstance qui l’accompagne» 4. La France refusa de reconnaître Caracciolo qu’elle estimait inféodé à Naples et donc à la Grande-Bretagne. Fesch reçut l’ordre de faire savoir au pape que Napoléon souhaitait l’élection du commandeur Miari et, qu’à défaut, on s’en tînt d’une simple lieutenance de magistère. Or, au moment où les Anglo-russes entraient à Naples, les Grands Prieurés de Russie et d’Allemagne approuvaient l’élection de Caracciolo. Il apparaissait, dès lors, comme le candidat des coalisés contre la France. Napoléon fit pression sur le pape et Pie VII donnait un bref, en novembre 1805, confirmant le bailli Guevara-Suardo comme lieutenant de Grand Maître «avec les facultés indispen- sables pour le gouvernement de l’Ordre». Or, à peine celui-ci prit-il officiellement ses fonctions qu’il fut consterné «à l’aspect du squelette qui a remplacé le Corps... Depuis la perte de Malte, l’Ordre a vu périr un nombre considérable de ses premiers religieux; presque tous ses novices ont cherché à se procurer du pain, soit par des mariages sortables, soit par des entreprises qui les enlevèrent à leur ancien état; depuis cette époque fatale, les réceptions ont été à peu près égales à zéro; les changements de domination ou de système ont privé ce corps des sept huitièmes de ses ressources en hommes et en revenus» 5. En effet, la déconfiture de l’Ordre entraîna la curée de ses créanciers et les appétits des princes: la Bavière, le Bade et le Wurtemberg s’emparèrent des propriétés de l’Ordre, et les banquiers génois réclamèrent la possession des commanderies de Ligurie et même de certaines situées dans les Etats du pape. Or, les biens d’Italie étaient ceux qui fournissaient les faibles ressources de l’Ordre. Guevara-Suardo proposa d’intéresser l’Empereur des Français à la

1. Ibid.; n° 198, Rome, 19 floréal an XII (9 mai 1804). 2. Il habitait sous la promenade basse du Peyrou, dans un des plus beaux hôtels de la ville qui servit longtemps de quartier général. 3. MAE; CP Malte 27, n° 39, David à Talleyrand, Naples, 16 messidor an XIII (5 juillet 1805). 4. Ibid.; n° 42, Talleyrand à David, Paris, 6 thermidor an XIII (25 juillet 1805). 5. Ibid.;n° 80, Guevara-Suardo au bailli de Ferrette, Catane, 27 février 1806. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 485

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triste situation de l’Ordre en faisant d’un des princes de la nouvelle dynastie un des premiers dignitaires de l’Ordre. Mais ni Malte, ni l’Ordre, n’étaient plus au centre des préoccupations françaises. Au début de l’été 1806, une négociation s’ouvrit entre la France et l’Angleterre. Le négociateur anglais, le duc de Yarmouth prévint son homologue français, le général Clarke, qu’il y avait trois points non susceptibles de discussion: les possessions du roi dans le Hanovre, Malte et le Cap 1. Clarke fut admis par les Tuileries à reconnaître la pleine souveraineté de la Grande- Bretagne sur Malte et la dissolution de l’Ordre que, désormais, la France et l’Angleterre ignorèrent 2. En juin, Talleyrand dit à Yarmouth que les négociations pourraient avoir lieu à Lille et qu’il y avait été autorisé à faciliter la possession de Malte à la Grande- Bretagne. Le 25 septembre 1806, Napoléon faisait savoir par Champagny qu’il acceptait de restituer le Hanovre à George III, à lui confirmer la possession de Malte, du Cap, des comptoirs français de l’Inde, de Tobago, contre la cession de la Sicile aux napoléonides de Naples, Ferdinand IV recevant les Baléares en contrepartie. Cette dernière demande fut jugée inacceptable par Londres et les négociations rompues en octobre 1806 3. Ces tractations révèlent donc bien que Malte et l’Ordre n’étaient plus alors au centre des négociations comme ils l’avaient été à Amiens. Pour Napoléon, la possession du royaume de Naples, donné à Joseph, rendait sans objet toute volonté de reconquête de Malte. Dès lors, il n’était plus besoin de chercher à créer des liens de clientèle avec l’Ordre. Malte et l’Ordre n’étaient désormais plus que deux poussières diplomatiques du siècle précédent qui n’avaient plus d’intérêt dans la vaste construction continentale qui avait succédé, chez l’Empereur, au rêve colonial et oriental.

Les ultimes illusions L’Ordre n’avait plus d’espoir de jamais recouvrer Malte. En 1814, le traité de Paris entérina la possession définitive de l’archipel à la Grande-Bretagne, et au Congrès de Vienne, la division de l’Ordre entre les représentants diplomatiques du Couvent de Catane et ceux de la Commission des Langues françaises dont Louis XVIII avait agréé l’instauration, ne permit pas d’aller plus loin que la reconnaissance de la souveraineté de l’Ordre, mais sans qu’on lui affectât de territoire. Mais alors qu’à Catane somnolaient les restes d’un Ordre que le temps même ne semblait plus pouvoir atteindre, en France, les chevaliers, liés aux idées de la Restauration, et notamment aux idées ultras, échafaudaient des plans pour redonner vie et lustre à la milice chrétienne. Les liens entre ces projets et l’ultracisme étaient patents. Les discours, marqués par le romantisme nostalgique et le renouveau médiéval, réinventaient l’Ordre et le chevalier. Tout comme les écrivains monarchistes recréaient une image

1. ASN; Archivio Borbone II, 294, f° 271. 2. Ibid.; id. 3. Ibid.; f° 341 v°. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 486

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idéalisée de la royauté, les défenseurs de l’Ordre lui redonnaient une mystique intemporelle qui n’avait rien à voir avec la réalité des siècles antérieurs. Ce fut à ce moment-là que prit naissance la littérature hagiographique sur l’Ordre de Malte. Le chevalier Mayer qui n’entra dans la chevalerie qu’à force de persévérance et qui ne la connut jamais que dans ses ultimes tribulations, n’en donnait pas moins une vision irréelle 1. Tout se passait comme si la Révolution avait été pour l’Ordre un chemin de Damas et comme si les chevaliers, ne voulant plus voir la réalité de leurs erreurs de naguère, mélangeaient, à l’instar des Romantiques de 1820, le refus du temps présent à l’espoir de créer un avenir à l’image d’un passé qu’ils inventaient. Dès 1816, les projets se multiplièrent pour que «la tribu sacerdotale de la noblesse européenne» redevint «l’école de prouesse, de loyauté et d’honneur» des jeunes nobles 2. En 1807, le commandeur Bataille avait proposé de restaurer l’Ordre autour de sa vocation hospitalière première 3 contre la peste et la fièvre jaune : il se serait vu attribuer la gestion de tous les lazarets existants (Marseille, Toulon, Gênes, Livourne et Venise) et des lazarets à créer (en Espagne, en France, en Angleterre et dans la Baltique), dont Malte aurait été le chef-lieu, chaque État subvenant au fonctionnement par un subside. Mais ce fut surtout sa fonction militaire et chevaleresque qui intéressa les écrivains de la Restauration. La restauration et la réinstallation de l’Ordre furent envisagées dans deux régions: l’Afrique et la Grèce. En 1818, le comte de Vaudreuil 4, proposa de rénover l’Ordre, composé dès lors de vingt-neuf Langues, et de l’installer sur les côtes septentrionnales de l’Afrique dans le but «non seulement d’établir un port et un comptoir fortifié, mais encore d’y fonder une colonie qui dût s’y étendre indéfiniment», avec une triple mission: hospitalière, agricole et navale. Cette colonie s’étendrait sur toute la longueur des côtes maghrébines, les Maures étant repoussés vers l’intérieur. L’autre projet concernait la Grèce. L’idée n’était pas nouvelle. Déjà en 1805, David avait proposé à Talleyrand de donner à l’Ordre les îles Ioniennes, rendues indépendantes, et de créer en son sein une Langue septinsulaire pour le patriciat local 5. L’idée en fut de nouveau agitée au Congrès de Vienne, et le plénipo- tentiaire de l’Ordre, le bailli Miari, s’en ouvrit au ministre du Tsar, Capo d’Istria. Or ce dernier, natif de Corfou et qui rêvait de l’indépendance de l’Archipel, lui fit savoir que le Tsar refuserait une telle transaction. En 1817, un nouveau mémoire reproposa de donner les îles Ioniennes à l’Ordre auquel on confierait un rôle européen de gendarmerie des mers, jusqu’aux côtes de l’Océan 6. Mais ce fut en 1822, au Congrès de Vérone, que l’affaire prit un tour plus sérieux. L’Ordre avait échoué jusque là à se faire redonner un territoire. Au

1. NLM; LIBR 420, f° 236. 2. Mémoire historique pour l’Ordre Souverain de St Jean de Jérusalem, Paris, 1816, p. 64 et p. 69. 3. MAE; CP Malte 27, n° 96, Paris, 26 août 1801. 4. Pierre Louis Rigaud de Vaudreuil, De l’Afrique et des chevaliers hospitaliers de St Jean de Jérusalem. 5. MAE; CP Malte 27, n° 22, Naples, 8 germinal an XIII (29 mars 1803). 6. R. Bicheret, De la restauration de l’Ordre Souverain de St Jean de Jérusalem. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 487

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Congrès de Vienne en 1815, à celui d’Aix-la-Chapelle en 1818, il se heurta aux plénipotentiaires qui ne voulaient pas déranger le nouvel ordre européen pour l’antique Religion. Or, au Congrès de Vérone en 1822, les représentants du Couvent de Catane et ceux des Langues françaises travaillèrent de concert et demandèrent que le sort de l’Ordre ne fût pas séparé de celui de la Grèce. Ce fut la première fois que l’Ordre ne réclama plus Malte, même pour la forme, même pour s’autoriser à réclamer une compensation. La Grande-Bretagne, soulagée, accepta, en contrepartie, que fût reconnue, de façon internationale, la souveraineté de l’Ordre, mais les affaires d’Espagne interrompirent cet élan d’intérêt. L’Ordre et la Grèce délaissés, essayèrent de nouer des liens. Le gouvernement grec dépêcha alors à Rome, en novembre 1822, un archevêque pour demander au pape de soutenir sa cause et pour offrir une île de l’Archipel à l’Ordre de St Jean. Quelque désir qu’eût Pie VII de renouer avec la Grèce, la méfiance de l’Autriche (qui occupait les Etats pontificaux) à l’égard du gouvernement hellène, le retint de suivre son impulsion. Il se contenta d’adresser les envoyés grecs au bailli Antonio Busca, alors lieutenant de Grand Maître. Busca affolé à l’idée que les Grecs, en venant à Catane, eussent pu prendre la dimension de toute la détresse de l’Ordre, les convia à prendre langue avec le comité de l’Ordre à Paris qui était bien plus reluisant. Les pourparlers se déroulèrent du 7 juin au 18 juillet 1823, entre le comité des Langues françaises et le colonel Jourdain, désigné par le gouvernement provisoire de la Grèce. Ils aboutirent à un traité provisoire qui devait être soumis à l’approbation des primats d’Hydra. L’Ordre reconnaissait l’indépendance de la Grèce; les deux contractants s’engageaient dans une alliance défensive et offensive contre les Musulmans; l’Ordre renonçait définitivement aux commanderies qu’il avaient perdues en Morée depuis le XVIe siècle, en contrepartie de quoi la Grèce lui rétrocédait définitivement Rhodes et les îles voisines; il s’engageait, en outre, à ouvrir en son nom, un emprunt pour la cause grecque dont quatre millions à titre de subside. Mais lorsque l’Ordre s’adressa aux banquiers anglais pour obtenir l’emprunt, ceux-ci demandèrent des garanties et on leur montra le projet de traité. L’indiscrétion filtra, l’emprunt fut refusé, mais la presse s’en saisit. L’Angleterre reprocha à la France de chercher à soulever les Grecs contre leur souverain, contrevenant par là aux principes fixés par la Sainte-Alliance. Paris dut céder et l’Ordre manqua, à jamais, l’ultime occasion de restauration territoriale. En dépit d’un dernier mémoire vendu «au profit du rachat des femmes grecques qui gémissent dans les sérails des sectateurs de Mahomet»1, l’Ordre prouva qu’il n’était plus capable d’être autre chose que le conservatoire des rêves d’une vieille chevalerie morte. En 1827, à Navarin, ou en 1830, à Alger, lui qui avait été chargé de combattre le Turc et le Barbaresque, était absent. Chateaubriand lui-même, proposant en 1816 de s’emparer des Régences, lui avait signifié le changement des temps: «Nous ne sommes plus des chevaliers, mais nous pouvons être des citoyens illustres; ainsi la philosophie pourrait prendre sa part de la gloire attachée au succès de ma proposition et se vanter d’avoir obtenu, dans

1. Colonel d’Espinay Saint-Denis, Observations sur l’Ordre de St Jean de Jérusalem et de Malte. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 488

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un siècle de lumières, ce que la religion tenta inutilement dans des siècles de ténèbres» 1. Le Congrès de Vérone marqua donc la fin des illusions; l’Ordre ne prétendait plus à Malte; il n’avait plus les moyens de faire bonne figure et il avait manqué son dernier rendez-vous avec le rêve épique. Ainsi s’achevait, presque trois cents ans plus tard, l’aventure commune entre l’Ile et l’Ordre, commencée en 1530. Cet épilogue donnait raison aux grands maîtres de l’absolutisme qui avaient compris que l’Ordre de St Jean ne perdurait que parce qu’il était de Malte. Lorsque le support disparut, l’Ordre se révéla n’être qu’une foire aux privilèges et aux vanités d’une société qui avait perdu une grande partie de son aura et de son pouvoir. Il allait alors adopter les idées que celle-ci développa: ultracisme, romantisme nostalgique, légitimisme, ultramontanisme se retrouvèrent, tour à tour, les vecteurs des dernières illusions d’un ordre de Croisés finissant en une cohorte de chevau-légers pontificaux.

Au terme de ce survol de quatre-vingt ans de l’histoire conjointe de Malte et de l’Ordre de St Jean, plusieurs constatations s’imposent. La première est d’ordre méthodologique. Il est, en effet, difficile d’embrasser l’ensemble de la vie de l’Ordre et de l’Ile, pendant près d’un siècle, et de porter, sur tous les acteurs et les niveaux de cette histoire, un regard analytique uniforme. On ne peut que tenter ce qui n’est qu’un moyen terme entre l’objectif panoramique et le plan rapproché, passant des grands enjeux diplomatiques européens aux tracas d’une vie quotidienne sur un îlot de Méditerranée. Toutefois, ce que cette différence de focalisation peut avoir de fastidieux et, parfois, d’artificiel, recouvre pourtant ce qui était alors une réalité dont il ne faut pas sous-estimer l’importance dans l’émergence du fait maltais. L’Ordre, par ses multiples aspects était, sinon un acteur, du moins un figurant intelligent sur la scène européenne. Rien donc de ce qui l’intéressait ne pouvait laisser insensibles les puissances catholiques. Malte se trouva donc, très tôt, habituée à vivre sous le regard de l’Europe, regard souvent lointain, mais que les insulaires eurent tendance à prendre pour de l’intérêt, finissant même par se persuader de leur rôle essentiel. On ne peut, en effet, séparer, comme on l’a fait bien souvent, l’Ordre de son territoire. Il y eut, entre eux deux, une symbiose qui fit que l’Ordre ne perdura que parce qu’il était à Malte et que Malte ne commença à exister que parce qu’elle était à l’Ordre. L’Ordre de St Jean aurait pu devenir, après son départ de Rhodes, ce que les autres ordres militaires, qui étaient apparus en même temps que lui, avaient fini par être, appauvris par les divisions religieuses de l’Europe et réduits à des dimensions nationales par les appétits des princes. Sa défense héroïque de l’îlot que venait de lui attribuer Charles Quint fit passer en arrière- plan, toute son histoire de croisé hiérosolymitain ou rhodien, au point que son véritable nom disparut, dans le langage courant, mais aussi diplomatique, au profit de l’appellation Ordre de Malte. Certes, il n’était pas devenu une institution nouvelle – ses statuts, ses biens étaient les mêmes –, mais il était entré dans une deuxième phase de son histoire, à un moment où le monde chrétien se déchirait

1. Proposition de Chateaubriand à la Chambre des Pairs, 9 avril 1816. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 489

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et où la Renaissance affadissait l’idéalisme religieux. Le transfert de son Couvent, des marches de la Chrétienté au centre géographique de la Méditerranée, lui ôtait son rôle offensif pour lui en confier un, plus défensif. Mais, rapidement, l’effondrement naval de l’empire ottoman, en mettant fin aux affrontements militaires en Méditerranée, permit à cette mer de redevenir un important foyer d’échanges commerciaux entre l’Ouest et l’Est. Les puissances européennes, au premier rang desquelles la France, mais aussi l’empire ottoman, eurent un intérêt à développer leurs relations économiques. Malte, se trouvant au milieu du passage séparant les deux bassins méditerranéens, pouvait jouer un rôle d’étape, d’entrepôt ou de comptoir, en détournant à son profit les routes maritimes traditionnelles qui passaient par la Sicile ou la Tripolitaine. Mais Malte se situait aussi entre le monde européen et les repaires de corsaires qu’étaient les Régences barbaresques, trublions d’un ordre économique encore fragile. Et, dans ce dernier cas, l’Ordre pouvait retrouver son rôle de milice. C’est ainsi qu’à partir du XVIIe siècle apparut la complémentarité entre les buts militaires de l’Ordre, sa mission hospitalière et la situation géographique de son établissement. Policier des mers, il sut appâter les navires marchands par la protection qu’il leur offrait et le lazaret qu’il mettait à leur disposition. Les grands maîtres successifs prirent alors conscience de l’intérêt qu’il y avait à cultiver l’ambivalence de l’Ordre. Sous l’influence des idées absolutistes, Perellos, Vilhena, et surtout Pinto entreprirent de «monarchiser» l’Ordre et de faire de Malte une base économique à leur nouveau pouvoir. Ils attirèrent à Malte une population d’aventuriers et de négociants qui s’installa autour des centres vitaux de l’Ordre, dans la région portuaire, laissant la vieille ville de Mdina au patriciat local et la campagne à une misérable population menée et défendue par ses prêtres. Cette mitoyenneté d’intérêts politiques et économiques divergents contribua à retarder, pour longtemps, l’émergence d’une conscience vraiment nationale: la noblesse liée à la Sicile, le négoce provençalo-maltais regardant vers la France, ou le menu peuple ne connaissant d’autre monde que les bornes de son île, étaient trop disparates pour constituer une nation; seul le clergé maltais pouvait assurer un trait d’union entre eux et les fédérer dans un sentiment religieux non exempt de cléricalisme. Or, l’Ordre réussit à donner un élan à Malte qui s’accompagna d’une augmentation de la population et de la richesse existante. La «parochialisation» de l’île et l’apparition d’un style de vie dénotèrent l’émergence d’ambitions multipliées et l’amélioration des relations sociales, conditions suffisantes pour que se constituât une classe de gens aisés, médiane entre la vieille noblesse terrienne et le monde des paysans ou des matelots. Mais l’apparition de cette classe moyenne dont la fortune reposait sur la liberté des échanges était incompatible avec l’interventionnisme, érigé par l’Ordre en règle économique. Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, la «monarchisation» de l’Ordre brimait encore davantage les titolati, limités dans de simples fonctions municipales, les Langues peu enclines à n’être plus que les exécutrices des règles de gestion foncière et les négociants maltais qui ne pouvaient plus supporter la rigidité de l’encadrement économique. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 490

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Or, cet élan donné au décollage de Malte ne s’accompagna pas d’une réforme en profondeur des structures et des modes de gestion de l’Ordre. L’impéritie budgétaire qui prenait naissance dans le souci qu’eurent les grands maîtres de ne pas augmenter les droits de passage (pour attirer le plus grand nombre de candidats possibles) et surtout, de ne pas réunir le Chapitre général, seul habilité aux réformes financières (pour ne pas ouvrir la boîte de Pandore), fit régresser l’Ordre au rang des petites puissances du sud de l’Europe qui se mettaient au ban de la modernité par leur refus, ou plus simplement leur méconnaissance, de l’évolution vers la rationalisation budgétaire. De même, l’Ordre dut abandonner toute modernisation de sa structure et de ses pratiques étatiques, cette fois, non de son fait, mais à cause des Maltais, encore insuffisamment prêts à voir leur pays érigé en État, et qui refusaient toute réforme qui eût pu rendre efficace le pouvoir par le respect des actes législatifs, arrimés qu’ils étaient à une conception méridionale d’un État-tutélaire peu pesant et peu présent. L’Ordre se vidait donc de son sens initial, sans acquérir pour autant puissance ou fortune nouvelle. Mais en revanche, il en insufflait un à Malte, faisant, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme son saint patron: «illum opportet crescere, me autem minui». Or, pendant qu’avait lieu cette évolution, la géographie politique du monde européen avait changé. La mainmise de la Maison de Bourbon sur les principaux Etats méridionaux, fit du bassin occidental de la Méditerranée une mer bourbonienne. L’importance numérique et économique de la France au sein de l’Ordre, et l’importance commerciale à Malte, firent que progressivement, l’Ordre et son territoire devinrent un protectorat soumis aux exigences de la Cour de Versailles, qui assurait par là, la prépondérance de son commerce dans le Levant. Les premières lézardes dans cet édifice si complexe apparurent dès les années 1760. L’affaire de la Couronne ottomane révéla quel danger pouvait être pour l’équilibre commercial, le maintien de la fiction d’une milice sacrée luttant contre l’Infidèle. La révolte de 1775, puis la honteuse punition du capitaine Zammit dans l’affaire du chevalier des Pins, montra que l’Ordre était de plus en plus mal supporté par les Maltais. La politique de récupération des biens ecclésiastiques en France réussit à «précipiter» toutes les détestations des tenants des Lumières ou des réformateurs de l’Église, que l’appui objectif de Choiseul ou de Vergennes avait limité aux seules escarmouches de Tanucci. Lorsqu’éclata la Révolution française, le rempart politique qu’était, pour l’Ordre, la royauté française, se délita. Le jansénisme, le richérisme et l’anticléri- calisme s’allièrent pour vider avec l’Ordre, une querelle du XVIIIe siècle – déjà un autre siècle. Les acteurs de la première Révolution n’avaient voulu que moderniser la France. Pour la plupart partisans du libéralisme économique, soucieux des intérêts du négoce français, ils s’en prirent à l’Ordre en France, mais ils préservèrent l’Ordre de Malte. Le lobby du commerce français, de 1789 à 1798, ne put certes pas empêcher la ruine de l’Ordre, mais il sut contraindre les idéologues de la Convention (aidés sans nul doute par les événements intérieurs et extérieurs) à renoncer à sa croisade républicaine contre Malte. 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 491

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L’Ordre, de son côté, louvoyait, mené par un Rohan affaibli par la maladie, mais soucieux de ne donner aucun prétexte à l’irréparable. Sa mort fut une rupture que les modérés, alors au pouvoir en France, surent atténuer. Cependant, en Grande-Bretagne, l’effondrement politique de la France, suivi de son effacement économique, correspondait à son essor industriel. Elle devait, sous peine d’asphyxie, chercher de nouveaux marchés; ce qui était chez elle une nécessité déjà vitale, n’était encore en France qu’une réflexion d’école. L’intérêt à agir n’avait donc pas la même acuité: l’Angleterre devait coloniser pour l’immédiat, la France avait à coloniser pour un avenir proche. Malte se trouvait sur le trajet ouest-est des grands circuits commerciaux. Bertrand écrivait alors à Delacroix 1: «Le rocher de Malte forme sur la Méditerranée un point tellement important que le maintien de notre puissance maritime, cette grande source de prospérité générale, exige impérativement qu’il soit à nous ou pour nous». Après le 18 fructidor, les modérés, tenants du libéralisme, furent exclus du pouvoir. Le second Directoire mena une politique de conquêtes qui était moins une entreprise coloniale qu’une organisation de pillage économique. Bonaparte ne vit en Malte qu’un relais à ses entreprises en Grèce et en Egypte et, pour réussir, il s’appuya sur le lobby commercial maltais qui espérait beaucoup d’une insertion de l’île dans la zone économique de la Grande Nation. En 1798, selon une formule célèbre, l’Ordre n’était pas à prendre, il n’était plus qu’à ramasser. La révolte de la campagne maltaise eut pour conséquence de chasser les Français, certes, mais aussi d’expulser les éléments les moins intégrés à la nation maltaise. Elle fut à l’origine de l’émergence d’une nouvelle catégorie dont la fortune fut liée à celle de l’Angleterre, alors que la vieille noblesse, le clergé et le peuple commençaient à s’organiser en un embryon de nation. Elle eut aussi pour conséquence d’attirer les Anglais qui, après la chute du cabinet Addington, ne voulurent plus, au nom des intérêts commerciaux, abandonner Malte. Les grands maîtres avaient donc réussi (au-delà de leurs espérances) à donner à Malte un rôle économique européen, au point que les appétits que les Etats tournaient traditionnellement vers les commanderies de l’Ordre, s’orientèrent dès lors, vers l’archipel maltais devenu, jusqu’à l’apparition de la marine à vapeur, un point économique (bien plus que stratégique) entre l’Atlantique et le Levant. Mais la disparition de l’Ordre était aussi celle d’un intermédiaire entre les côtes septentrionales et méridionales de la Méditerranée. Pour aussi limitée que fût la police des mers qu’il organisait à cette époque contre les Barbaresques, il évita bien souvent la confrontation directe entre les Etats européens et les Régences, ou la limita à des expéditions purement punitives.Mais à peine fut-il disparu que les premiers projets d’intervention et de colonisation du Maghreb apparurent. L’Ordre démontrait son importance, trop tard et a contrario, alors que Malte cheminait lentement vers son identité et que l’Europe, désormais vecteur de la modernité, subjuguait un Orient dont La Valette avait arrêté l’expansion en 1565.

1. MAE; CP Malte 24, n° 15, 23 germinal an V (12 avril 1797). Dominique Bertrand, né à Marseille était, selon Charles de Rémusat (Mémoires de ma vie, t. I, p. 31) : «Un homme d’esprit lié avec la société des philosophes, versé dans l’économie politique et la littérature anglaise... Il était de la société de M. de Talleyrand... Il était lui-même secrétaire du Conseil du Commerce». 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 492 3° partie-chapitre 3 12/05/06 14:35 Page 493 fin 12/05/06 14:47 Page 493

ANNEXES

1. Liste des Maltais ayant bénéficié de lettres de naturalité.

NOM,PRÉNOMS DATE RAISONS SÉRIE ANP Riccy,Alphonsine. 30.05.1693 habiter en France V1 542 Thomé de Bonnery, Grégoire. 06.1710 habiter en France O1*220 Guérin, Nicolas, de père français, 12.05.1716 habiter en France O1* 221 il vit à Marseille depuis 10ans. Vella, Louis. 11.1724 habiter en France O1* 223 Véran, Charles, Balthazar,Gaspard, né 14.04.1727 servant d’armes dans O1* 224 à Malte le 15.03.1686, de père français. la Langue de Provence fr. Audouard, Jean, Antoine, Melchior, 16.11.1734 habiter en France O1* 225 né en 1722, de père français. fr. Audouard, Eustache, Médéric, 16.11.1724 habiter en France O1* 225 son frère, né en 1727, Prieur de la Sacrée Infirmerie. fr. Bataille, Henri, Auguste, né à Malte, de père français; prêtre conventuel et 13.03.1735 habiter en France O1* 225 commandeur de l’Ordre. Bataille, Matthieu, son frère; 13.03.1735 entrer dans l’Ordre O1* 225 prêtre séculier. fr. Grognet, Antoine, Henri, Joseph, 06.1738 habiter en France O1* 226 Maltais étudiant en France, fils du Douanier du Grand Maître. Azzopardi, Geneviève, 09.02.1740 habiter en France O1* 227 veuve Aillaud, ép. Gérin. Grech, Pierre, Paul, fils de l’Auditeur 03.1742 habiter en France O1* 227 du Grand Maître. Dou, Pierre, Jean, né à Malte, 10.01.1744 confirmation de O1* 228 de parents français. nationalité pour entrer dans l’Ordre Dou, Gérard, son frère. 10.01.1744 confirmation de O1* 228 nationalité pour entrer dans l’Ordre fr. Corogne, Jacques, fils du 06.12.1745 habiter en France O1* 228 1er jurat de La Valette fr. Corogne, Antoine, son frère. 06.12.1745 habiter en France O1* 228 Barbaro, Jean Dominique. 07.1747 entrer dans l’Ordre O1* 228 Barbaro, Pierre, Paul, son frère. 07.1747 entrer dans l’Ordre O1* 228 discret Ciantar, Jean-Marie, 08.1747 entrer dans l’Ordre O1* 228 fils du comte Ciantar. Régnaud, Joseph, Edouard, né à Malte 17.02.1749 entrer dans l’Ordre O1* 229 d’une famille d’origine française, prêtre. Habela, Jean-Luc, Maltais, 02.1749 entrer dans une des O1* 229 diacot dans la Langue d’Italie. trois Langues françaises Prépaud, Simon, Louis, 03.1750 habiter en France O1* 229 Maltais vivant à Marseille. Prépaud, Jacques, Sébastien, Maltais. 03.1750 habiter en France O1* 229 Grima, Angélique, épouse de Jacques 03.1750 habiter en France O1* 229 fin 12/05/06 14:47 Page 494

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NOM,PRÉNOMS DATE RAISONS SÉRIE ANP Prépaud et leurs enfants : Prépaud, O1* 229 Joseph, Jacques; Prépaud, Antoine, Marie; Prépaud, Marie Magdeleine; Prépaud, Thérèse; Prépaud, Marie, Grâce; Prépaud, Octavie. Fr. Bouchut, Barthélémy. 03.1750 entrer dans l’Ordre O1* 229 Arnaud, Angélique, ép. Espanet, 12.1751 habiter en France O1* 229 négociant marseillais. et les enfants issus de ce mariage : O1* 229 Espanet, Françoise; Espanet, Catherine; Espanet, Jeanne, Marie. Blaye, Antoine, prêtre et médecin, 03.1752 entrer dans l’Ordre O1* 230 d’une famille d’origine française. Roquier, Nicolas. 03.1753 entrer dans l’Ordre O1* 230 Roquier, François, son frère. 03.1753 entrer dans l’Ordre O1* 230 fr. Brun, Jean, Alexis, Gaëtan. 08.1754 entrer dans l’Ordre O1* 230 Fornier de Pansier, Georges, chevalier 08.1754 entrer dans l’Ordre O1* 230 du Sacré Palais d’Avignon et comte palatin. et ses enfants, nés à Malte : Fornier de Pansier, Joachim, Lazare, né le 17.07.1739. Fornier de Pansier, Antoine, Jérôme, né le 20.08.1741. Fornier de Pansier, Gaëtan, Xavier, né le 25.03.1751. Xuereb, Pierre, Joseph. 18.10.1755 exemption du droit O1* 231 d’aubaine Patrini Habela, Laurent. 19.11.1759 exemption du droit O1* 232 d’aubaine Zammit, Louis, Michel, né le 11.12.1776. 22.06.1785 habiter en France O1* 238

2. Lettre autographe du grand maître Emmanuel de Rohan au comte de Vergennes (Malte, 28 avril 1785), avec le brouillon préparé par le bailli de Loras (ANP, M 968, n°4).

Monsieur, En m’adressant aujourd’hui à Votre excellence, je n’écris point au ministre du Roi, mais à Monsieur le comte de Vergennes que je chéris autant que j’estime ; ainsi, ma bonne foi et ma confiance ne me laissant pas douter que vous ne brûliez ma lettre aussitôt qu’elle sera lue et je n’ai aucune inquiétude. Du point où je me trouve, il est facile que je m’égare dans mes prévoyances, mais mon attachement pour vous ne saurait me tromper et cela me suffit pour être persuadé que le bailli de Breteuil à qui j’ai ma main fort en détail sur les circonstances napolitaines ne vous a pas communiqué ma lettre. Vous devez savoir que son cousin entretient une correspondance assidue avec la Reine de Naples, de que, dans la crainte que ce pût être entraîné dans quelque parti qui vous fut contraire, j’ai cru devoir séparer entièrement de l’ambassadeur mes secrètes explications. fin 12/05/06 14:47 Page 495

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pour vous prévenir en secret, M. le Comte, que le écrit de baron de Breteuil entretient une correspondance Assidue avec la Reine de Naples et qu’en supposant qu’il puisse être entraîné dans quelque parti qui vous soit contraire, comme le public ose le sorte présumer, j’ai cru devoir séparer du bailli son cousin de mes explications sur les faux bruits napolitains qui vous ont occupé. J’ai considéré comme un gage de vos vrais talents, l’attention que vous avez apportée à ces petits objets pour découvrir la chaîne qui pourrait les lier à des causes plus graves, mais j’ai pensé en même temps et je me persuade encore qu’on voudrait vous voir donner à ces mensonges un crédit qu’on relèverait avec affectation pour ouvrir contre vous une nouvelle marche à l’intrigue.

En conséquence, je prie Votre Excellence de permettre que je rende seul dépositaire de mes notions à cet égard, l’honnête Cibon dont je connais la sagesse, la fidélité et surtout le dévouement aveugle à tout ce qui vous intéresse; il vous remettra cette lettre avec mes observations sur une ancienne réponse de votre part, et bientôt, vous reconnaîtrez que je n’ai pu avoir, avec la Cour de Naples, aucune intelligence relative à sa politique particulière qui m’est tout à fait inconnue; que ses intrigues de quelle nature qu’elles soient me sont également étrangères ; que le bailli de Loras en a pénétré quelques-unes pendant le cours de ses opérations, mais sans jamais y prendre part. quoi qu’on ait peut-être cherché à vous le rendre suspect; qu’enfin elles ne partent pas toutes de la source qu’on leur attribue à Paris. Quant à moi, je n’ai eu pour but, en établissant une correspondance directe avec la Reine de Naples, que de faciliter les affaires de mon Ordre et surtout de m’assurer, par cette princesse elle-même, de l’importance que je dois aux recommandations qui me parviennent sous son auguste nom; l’exemple de M. de Quinones exigeait de moi cette précaution à laquelle S. M. a bien voulu consentir. Voilà, Monsieur le Comte, des exposés simples et fidèles, par conséquent dignes de vous.

Si j’ai mal jugé dans la supposition que je me suis permise au sujet du bailli de Breteuil, mon erreur-même vous prouvera le vif intérêt que je prends à votre gloire et deviendra un nouveau témoignage de la haute considération avec laquelle je suis... fin 12/05/06 14:47 Page 496

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3. Etat des grenadiers de la garde du ci-devant Grand maître et du Régiment de Malte, aux femmes et enfants desquels le Général Bonaparte a accordé de secours, sauf la retenue à exercer sur la solde de leurs maris, 1er jour complémentaire de l’an 6 (coll. privée).

NOMBRE D’ENFANTS DE NOM, PRÉNOM GRADE MOINS DE 10 ANS Abejer, Paolo grenadier - Agius, Andrea caporal 3 Agius, Lorenzo grenadier 1 Agius, Michele grenadier 3 Anastasio, Nicola grenadier 3 Annati, Giovanni grenadier 2 Aquilina, Vincenzo grenadier - Aquilone, Lorenzo grenadier 1 Attard, Giovanni grenadier - Attard, Giuseppe grenadier - Azzopardo, Agostino grenadier 2 Azzopardo, Rosario grenadier - Baldacchino, Giuseppe grenadier 4 Balzan, Luca sergent 3 Bajada, Giuseppe tambour 4 Bartolo, Antonio grenadier 1 Bilocca, Gian Battista sergent 8 Bilocca, Giuseppe grenadier - Borg, Angelo grenadier 2 Borg, Giuseppe caporal 4 Borg, Pietro grenadier - Briffa, Giovanni grenadier 1 Brincat, Francesco grenadier 3 Calamatta, Paolo grenadier - Calleja, Giovanni grenadier 1 Camilleri, Gaetano grenadier 3 Camilleri, Giuseppe grenadier - Camilleri, Ignazio grenadier 1 Camilleri, Vincenzo grenadier - Camilleri, Salvatore grenadier 1 Cardona, Paolo grenadier 2 Cassar, Fortunato grenadier 4 Cassar, Gioacchino grenadier - Cassar, Giuseppe grenadier - , Pietro grenadier 2 Cauchi, Felice grenadier 1 Cavalli, Basileo sergent major - Chetcuti, Francesco grenadier 1 Chetcuti, Francesco grenadier 2 Coleiro, Daniele grenadier 4 Damati, Giuseppe grenadier 1 Darmani, Francesco grenadier 3 Darmani, Salvatore grenadier 3 Di Giovanni, Michele grenadier - Donet, Giuseppe grenadier - Ellul, Michele grenadier 2 Falzon, Antonio grenadier 1 fin 12/05/06 14:47 Page 497

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Farugia, Felice caporal 2 Farugia, Paolo grenadier - Fenech, Filippo grenadier 3 Fenech, Giuseppe grenadier - Fenech, Paolo grenadier 1 Fenech, Schifo (sic) grenadier 3 Galea, Andrea grenadier 2 Galea, Carmino grenadier 3 Galea, Michele tambour 2 Galea, Nerino grenadier - Galea, Saverio grenadier 1 Gatt, Giovanni grenadier 1 Gatt, Giuseppe grenadier - Gauci, Gaetano grenadier - Grech, Paolo caporal 3 Grech, Rosario grenadier - Grech, Vincenzo grenadier 2 Grima, Giuseppe grenadier 3 Grima, Paolo grenadier - Guder, Giovanni grenadier - Lapira, Giovanni grenadier - Leonardo, Andrea fourrier - Losco, Ambrogio grenadier - Mamo, Giuseppe caporal - Mamo, Palmo caporal - Marlogier, Jean caporal 2 Micallef, Antonio fourrier 2 Micallef, Bartolomeo grenadier 1 Micallef, Gaetano grenadier - Micallef, Lorenzo grenadier 1 Mifsud, Antonio grenadier 1 Mifsud, Francesco grenadier - Mifsud, Gian Maria grenadier 2 Mifsud, Giovanni grenadier 2 Mifsud, Giovanni grenadier 4 Mifsud, Paolo grenadier 2 Mifsud, Rosario grenadier 4 Mizzi, Carlo caporal - Muscat, Francesco grenadier 2 Muscat, salvatore grenadier - Muscat, Vincenzo segrent - Pace, Baldassare grenadier - Parisi, Vincenzo grenadier - Partù, Francesco grenadier - Passo grenadier - Pavia, Sebastiano grenadier - Pavia, André sergent fourrier - Perotti, Gian Battista tambour major 3 Rapinet, Agostino grenadier 1 Rizzo, Giuseppe adjudant major - Rugiero, Vincenzo grenadier 3 Savona, Costanzo grenadier 2 Savona, Francesco tambour 3 Savona, Benvenuto grenadier 3 Schembri, Calcedonio grenadier 2 fin 12/05/06 14:47 Page 498

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Solano, Giuseppe grenadier - Spiteri, Benigno grenadier - Spiteri, Giuseppe grenadier - Spiteri, Matteo grenadier - Spiteri, Nicola grenadier 2 Stivala, Lorenzo grenadier - Uzzini, Claude caporal - Vassallo, Francesco grenadier 1 Vella, Giovanni Paolo grenadier 3 Vella, Giuseppe tambour 2 Vella, Raffaele grenadier 5 Zamut, Francesco grenadier 3 Zerafa, Filippo grenadier 2

Vu l’état ci-dessus arrêté par le Commissaire des Guerres Ressiguié, vu aussi l’arrêté du Général en chef Bonaparte en date du 29 prairial dernier qui accorde à chaque femme et enfant au-dessous de dix ans des grenadiers appartenant au ci-devant Grand Maître de Malte, à raison d’une livre dix sols pour celles des sous-officiers, et leurs enfants quinze sols, et pou celle des grenadiers une livre, et leurs enfants dix sols, également par décade, Le Payeur de la Guerre de la division payera aux femmes des grenadiers dénommés dans le présent état, la somme de deux cent quarante neuf livres pour les causes y énoncées. A Malte, le Premier Complémentaire an 6ème républicain. Le Commissaire des Guerres, faisant fonction d’ordonnateur : Dot. Nous, soussignés, certifions que la somme ci-dessus de deux cent quarante neuf livres a été distribuée en notre présence à tous les individus désignés dans le présent état : M. Poussielgue, Administrateur des Domaines nationaux; Ph. Torrigiani, Off.

4. Liste des Maltais réfugiés, secourus par le Gouvernement français de l’an XIII à 1807.

NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Abejer, Joseph ...... 13 Agius, Joseph ...... 20 Aquilina, Charles ...... 13 Astor, Antoinette, ép. Thouard ...... 13 Attard, Ange ...... 20 Attard, Marie, ép. d’Ange ...... 20 Aubert, Lazare ...... 13 Azzopardo, Laurent ...... 20 Azzopardo, Marie-Antoinette, ép. de Laurent ...... 20 Azzopardo, Dominique, leur fils ...... 20 Azzopardo, Thérèse, leur fille ...... 20 Baffanot, Dominique ...... 20 Balzan, Grâce ...... 20 Balzan, Joseph ...... 20 Balzan, Madeleine ...... 20 Balzan, Marie-Antoinette ...... 13 Barsia, Rose ...... 20 Barsia, Simon ...... 20 Barsia, Victoire ...... 20 Barsia, Xavière ...... 20 Bartant, Annette ...... 20 fin 12/05/06 14:47 Page 499

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NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Barthola, Bienvenue ...... 13 Barthola, François ...... 13 Barthola, Paule, Rose, Marie ...... 13 Bartholo, Antoinette ...... 20 Beaulieu, Pascal ...... 13 Belloni, François ...... 20 Bertin, Gaëtan ...... 13 Bertin, Marie ...... 83 14 ans née à Malte Bezzina, Jean ...... 20 Bezzina, Françoise, ép. de Jean ...... 20 Bezzina, Laurent ...... 20 Bezzina, Ignace ...... 83 39 ans ex-marchand Bonfante, Benedetto ...... 20 Bonfanti, Salvatore ...... 13 Bonici, François ...... 20 Bonici, Jean ...... 20 Bonici, Marie, ép. de Jean ...... 20 Bonici, Etienne, leur fils ...... 20 Bonici, François, leur fils ...... 20 Bonici, Joseph, leur fils ...... 20 Bonifacio, Nicolas ...... 20 Bonifacio, Catherine, ép. de Nicolas ...... 20 Bonifacio, Gaëtan, leur fils ...... 20 Bonifacio, Paul ...... 20 Bonello, Joseph ...... 20 Borelli, Andrea ...... 13 Borelli, Joseph ...... 13 Borg, Ange ...... 20 Borg, Jean ...... 20 Borg, Joseph ...... 20 Borg, Joseph ...... 13 Borg, Vincent ...... 20 Bory, Jean ...... 20 Briffa, Jean ...... 83 Bugeja, Antoine ...... 83 Bugeja, Antoinette ...... 83 22 ans veuve Bugeja, Dominique ...... 20 Bugeja, Giuseppe ...... 13 Bugeja, Honoré ...... 13 Bugeja, Stanislas ...... 20 Buhagiar, Emmanuel ...... 13 Buhagiar, Gratien ...... 13 (var. Bonagier) Buhagiar-Grech ...... 13 Bunaria, Félicité ...... 13 Burity, Rosine, ép. Trigance ...... 83 Cachia, Nicole ...... 13 Cachia, Rose, Marie ...... 13 Calcédoine, Valentin ...... 13 Calicopoulo, Dimitri ...... 13 Calandri, Angelo ...... 20 Calandri, Luigia, ép. d’Angelo ...... 20 Callus, Alexandre ...... 20 Callus, Thérèse, ép. d’Alexandre ...... 20 fin 12/05/06 14:47 Page 500

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NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Callus, Catherine, leur fille ...... 20 Camana, Georges ...... 83 43 ans barbier Camilleri, François ...... 20 Camilleri, François ...... 20 Camilleri, Magdeleine, ép. de François ...... 20 Camilleri, Françoise, leur fille ...... 20 Camilleri Charles, leur fils ...... 20 Camilleri, Gaëtan, leur fils ...... 20 Camilleri, Joseph, leur fils ...... 20 Camilleri, Thomas, leur fils ...... 20 Camilleri, Giuseppe ...... 20 Camillieri, Gaëtan ...... 13 Camillieri, Nicolas ...... 13 Camisuli, Adrienne ...... 20 Camisuli, Antoine ...... 20 Camisuli, Catherine ...... 20 Camisuli, Charles ...... 20 Camisuli, Constance ...... 20 Camisuli, Magdeleine ...... 20 Camisuli, Thérèse ...... 20 Camisi, Angélique, Vve Cauvin ...... 13 Canella, Anne, Vve Fellen ...... 13 Canella, Félicité ...... 13 Cardona, Michel ...... 13 Carron, Louis ...... 13 Caruana, Antoine ...... 20 Caruana, Françoise ...... 20 Caruana, Georges ...... 83 Caruana, Joseph ...... 20 Caruana, Marthe ...... 20 Caruana, Michel ...... 20 Caruana, Rose ...... 20 Caruccia, Joseph ...... 20 Cassar, Jean ...... 20 Cauchi, Joseph ...... 13 Cauvin, Caroline, fille de Louise Ségond ép. Cauvin 83 12 ans Cauvin, Joseph, fils de Louise Ségond ép. Cauvin . . . 83 8 ans Cauvin, Marianne, fille de Louise Ségond ép. Cauvin 83 5 ans Cauvin, Ursule, ép. Conil-Gatt ...... 13 Chanterac (ou Chaudrague), Edouard ...... 13 Charbon, Thomas ...... 83 28 ans chirurgien Charbon, Antoinette, ép. de Thomas ...... 83 25 ans Charbon, Marianne, leur fille ...... 83 7 ans Colin, Eugénie ...... 20 Colin, Laurent ...... 20 Cousin, Joseph ...... 13 Cremona, Marie-Thérèse ...... 20 Cremona, François, son fils ...... 20 Cuscheri, Marie ...... 20 à Bastia Dalexis, Michel ...... 83 58ans cuisinier Dalli, Antoine ...... 20 Debono, François ...... 13 Debono, Joseph ...... 20 fin 12/05/06 14:47 Page 501

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NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Defay, Rosine (ou Balbi-Defay) ...... 13 Delorgi, Catherine ...... 20 Delorgi, François, son fils ...... 20 Delorgi, Michel, son fils ...... 20 Demaris, Rose ...... 20 Desanctis, Antoine ...... 20 Desanctis, Giuseppe ...... 20 Desanctis, Maria, ép. de Giuseppe ...... 20 Desanctis, Carmelo, leur fils ...... 20 Desanctis, Magdalena, leur fille ...... 20 Devilla, François ...... 20 Devilla, Ursule, ép. de François ...... 20 Deville, Ursule ...... 83 Dimech, Ursule ...... 13 Di Natale, Joseph ...... 13 Doilet, François ...... 13 Dubié, Armand ...... 13 Duétry, ép. Blanc ...... 83 Farrugia, Antoine ...... 20 Farrugia, Antoine ...... 20 Farrugia, Louise, ép. d’Antoine ...... 20 Farrugia, François ...... 20 Farrugia, Jean ...... 20 Farrugia, Jacques ...... 83 32 ans Farrugia, Paule ...... 83 37 ans Felice, Bonifacio ...... 20 Felice, Lorenzo ...... 20 Felice, Magadalena, ép. de Lorenzo ...... 20 Felice, Giuseppe, leur fils ...... 20 Felice, Marta, leur fille ...... 20 Felice, Paolina, leur fille ...... 20 Felice, Vincenza, leur fille ...... 20 Fellen, Ignace ...... 13 Fellen, Jeanne ...... 13 Fenech, Charles ...... 20 Fenech, Charles ...... 20 Fenech, Calcédoine ...... 20 Fenech, Antoine, son fils ...... 20 Fenech,Emmanuelle, sa fille ...... 20 Fenech, Eugène, son fils ...... 20 Fenech, Hélène, sa fille ...... 20 Fenech, Joséphine, sa fille ...... 20 Fouque, Catherine, ép. Olivier ...... 83 68 ans Fouque, Vincente ...... 83 21 ans Fouque, Marie ...... 20 Fouque, Madeleine, sa fille ...... 20 Franceschi, François ...... 20 à Bastia Franceschi, Marie, ép. de François ...... 20 Franceschi, Ange, leur fils ...... 20 Fregoni, Elisabeth, ép. Maunier ...... 83 Fregoni, Thérèse ...... 83 28 ans Frendo (ou Freunde, Freinde), François ...... 13 Galea, Charles ...... 20 fin 12/05/06 14:47 Page 502

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NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Galea, Gaëtan ...... 13 Galea, Jean-Baptiste ...... 20 Galea, Laurent ...... 20 Galea, Laurent ...... 20 Galea, Marie, ép. de Laurent ...... 20 Galea, Marie ...... 13 Galea, Pietro ...... 13 Gardon, Marianne ...... 13 Gardon, Pierre ...... 13 Catt, Angélique ...... 13 Gatt, Antoinette ...... 20 Gatt, Balthasar ...... 20 Gatt, Marie, Anne ...... 20 Gatt, Joseph ...... 13 Gatt-Cauvin, L...... 13 Genovese, Madeleine ...... 13 Gerada, ép. Planes ...... 83 Gervasi Vintre (ou Winter), François ...... 20 Gervasi Vintre, Marie, ép. de François ...... 20 Gervasi Vintre, Alexis, leur fils ...... 20 Gervasi Vintre, Louis, Jérôme, leur fils ...... 20 Gervasi Vintre, Vincent, leur fils ...... 20 Golfarelli, Teresa ...... 20 Grech, Vincenzo ...... 20 Grech, Antoine, son fils ...... 20 Grech, Xavier ...... 20 Guido, Alexandre ...... 20 Guido, Joseph ...... 20 Guido, Thérèse, ép. de Joseph ...... 20 Guido, Catherine, leur fille ...... 20 Guido, Paul, leur fils ...... 20 Gusman, Antonio ...... 13 Inguanez, Ange ...... 13 Isouard, Fortuné ...... 13 Jami, Joseph ...... 83 Jennial, Jean-Baptiste ...... 13 Jouglas, Jacques, fils d’Augustin ...... 83 Jouglas, Jean, fils d’Augustin ...... 83 11 ans Jouglas, Madeleine, fille d’Augustin ...... 83 9 ans Juberta, Anne ...... 20 Juberta, Fortuné, fils d’Anne ...... 20 Juberta, Paul, fils d’Anne ...... 20 Juberta, Marie, fille d’Anne ...... 20 Lapenna, Bééatrice, Vve Dufoux ...... 13 Lapenna, Pierre ...... 13 Laporta, Jean-Baptiste ...... 20 Laporta, Teresa ...... 20 Laporte (ou Laporta), Louis ...... 20 Laporte, Clémentine, ép. de Louis ...... 20 Laporte, Baptiste, leur fils ...... 20 Laporte, Fortuné, leur fils ...... 20 Laporte, Joseph, leur fils ...... 20 Laporte, Vincent, leur fils ...... 20 fin 12/05/06 14:47 Page 503

L’ORDRE DE MALTE AU XVIIIe SIÈCLE 503

NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS L’Asperanza, Marie-Thérèse ...... 13 Lavron, Jean-Baptiste ...... 20 Lavron, Raymond ...... 13 Lentari, Marie ...... 20 Lentari, Thomas ...... 20 Lentari, Thomas ...... 13 Licari, Jean ...... 20 Licari, Marie ...... 20 Licari, Eugenia ...... 20 Licari, Marguerite ...... 13 Lombard, Eugenia ...... 20 Lombard, Francesca ...... 20 Lombard, Nicolina ...... 20 Louise, Michel ...... 13 Macar, Jeanne ...... 13 Madiana, Pierre, André ...... 13 Mallia, Antonia ...... 20 Mallia, Edoardo ...... 20 Mallia, Elisabeta ...... 20 Mallia, Louis ...... 20 Mallia, Marie Thérèse, ép. de Louis ...... 20 Mallia, Marie, leur fille ...... 20 Mallia, Vincente, leur fils ...... 20 Mallia, Paul ...... 13 Mallia, Teresina ...... 20 Mallia, Veneranda ...... 20 Mallia, Vincent ...... 83 Mallia, Vincenzo ...... 20 Mallia, Pauline, ép. de Vincenzo ...... 20 Manarino, Emile ...... 20 Manarino, Marie-Jeanne, ép. d’Emile ...... 20 Manarino, Emilie, leur fille ...... 20 Manarino, François, leur fils ...... 20 Manrino, Joseph, leur fils ...... 20 Mavromati, Jérôme ...... 13 Marchizan Manini ...... 13 Marhugiar (ou Marlougier), Jeanne ...... 83 23 ans Maretl, Pierre ...... 83 9 ans né à Malte Marthe, Victoire ...... 83 26 ans Marthe, Benoît, son fils ...... 83 5 ans Marthe, Jean-Marie, son fils ...... 83 6 ans Menon, Joseph ...... 20 Menon, Jeanne, ép. de Joseph ...... 20 Menon, Louise, leur fille ...... 20 Menon, Pierre, leur fils ...... 20 Mifsud, Françoise ...... 20 Mifsud, Paul ...... 20 Mifsud, Venusa, nièce de Paul ...... 20 Mizzi, Laure ...... 20 Mizzi, Marie-Antoinette, sa fille ...... 20 Moneta, Hiacynthe ...... 20 Moreal (ou Morreale) Joseph ...... 20 Moreal, Rosarie, ép. de Joseph ...... 20 fin 12/05/06 14:47 Page 504

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NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Moreal, Fanny, leur fille ...... 20 Morello, Michel ...... 13 Muscat, François ...... 20 Muscat, Marie, ép. de François ...... 20 Muscat, Georges, leur fils ...... 20 Myjudi, Paul ...... 13 Nardillo, Jacques ...... 13 Olivier, Anne ...... 83 31 ans veuve Olivier, Antoine, son fils ...... 83 7 ans Olivier, Barthélémy, son fils ...... 83 6 ans Olivier, Jeanne ...... 83 Pace, Antoine ...... 83 32 ans batelier Pace, Louis, fils d’Antoine ...... 83 6 ans Pace, François ...... 83 65 ans forgeron Pace, Gio.Battista ...... 13 Pace, Vincent ...... 13 Papadoblo, Jean-Baptiste ...... 20 Papadoblo, Francesco ...... 20 Papadoblo, Teresa, ép. de Francesco ...... 20 Papadoblo, Casimiro, leur fils ...... 20 Papadoblo, Jean-Baptiste, leur fils ...... 20 Papadoblo, Michèle, leur fille ...... 20 Papadoblo, Rosa, leur fille ...... 20 Papadoblo, Zenobia, leur fille ...... 20 Papadoblo, Salvatore ...... 20 Papadoblo, Vincenza, ép. de Salvatore ...... 20 Papadoblo, Francesca, leur fille ...... 20 Papadoblo, Luigi, leur fils ...... 20 Parnis, Antoine ...... 83 55 ans homme de loi Parochi, Concetta ...... 20 Parochi, Luigi, son fils ...... 20 Parochi, Antonietta, sa fille ...... 20 Patignoti, Modeste ...... 20 Patignoti, Vincenta, sa fille ...... 20 Patot, François ...... 13 Pelidano, Laurent ...... 20 Picasso, Michel ...... 20 Picasso, Marianne, ép. de Michel ...... 20 Picasso, Marie, leur fille ...... 20 Picasso, Micheline, leur fille ...... 20 Picasso, Rosine ...... 20 Planes, Barthélémy ...... 20 Planes, Joseph ...... 20 Planes, Sylvia ...... 20 Planes (ou Plana), Thérèse ...... 83 58 ans Planes, Ursule, Vve Duetry ...... 83 Policino, Anne ...... 20 Policino, Ignazio, son fils ...... 20 Policino, Rosaria, sa fille ...... 20 Portughese (ou Portugaise), Marguerite ...... 13 Poulis (ou Pulis), Vincente ...... 20 Poussielgue, Antoine ...... 13 rue d’Assas, à Marseille fin 12/05/06 14:47 Page 505

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NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Poussielgue, Matthieu ...... 13 Psaila, Natali ...... 20 Randon, Balthasar ...... 20 à Bonifacio Randon, Nicolas ...... 20 Randon, Marie, ép. de Nicolas ...... 20 Randon, Etienne, leur fils ...... 20 Raynaud, François ...... 83 47 ans médecin de l’Ordre Raynaud, Antoine ...... 83 18 ans chirurgien Reboul, Anne ...... 20 à Bastia Reboul, Marie ...... 20 à Bastia Reybaud, Jean-Pierre ...... 13 Rigaud, Vincent ...... 13 Ristori, Angélique ...... 20 Ristori, François, son fils ...... 20 Ristori, Judith ...... 20 Ristori, Michel ...... 20 Ristori, Ursule ...... 20 Rizzo, Louis ...... 13 Rizzo, Matthieu ...... 13 Rossi, Ange ...... 20 Rossi, Anne ...... 83 33 ans Rossi, Antoine ...... 83 Rossi, Elisabeth ...... 83 9 ans Rossi, François ...... 13 Rossi, Joseph ...... 20 Rossi, Michel ...... 20 Sacchetti, Vincenza ...... 13 Saint-Blaize, Marie ...... 13 chez les Poussielgue Savona, Paul ...... 13 Scembri, Ursule ...... 83 28 ans Scembri, Marguerite, sa fille ...... 83 9 ans Scicluna, Antoine ...... 83 30 ans garde- chiourme Scolaro, Giuseppe ...... 20 Scolaro, Filippa, ép. de Giuseppe ...... 20 Scolaro, Giuseppa ...... 20 Scolaro, Vincenzo ...... 20 Segondini, Nicolas ...... 20 Ségond, Camille ...... 20 à Bastia Ségond, Joseph ...... 13 Ségond, Louise, ép. Cauvin ...... 83 36 ans Ségond, Maria Antonietta ...... 83 26 ans Ségond, Thérèse ...... 83 31 ans Seichel, Joseph ...... 13 Spagnolo, Camille ...... 20 Stagno, Angélique ...... 20 Stagno, Anne ...... 20 Stagno, Elisabeth ...... 20 Stagno, François ...... 13 Sultana, Marie ...... 13 Taliana, Joseph ...... 20 fin 12/05/06 14:47 Page 506

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NOM, PRÉNOMS DÉPARTEMENT ÂGE PRÉCISIONS Taliana, Catherine, ép. de Joseph ...... 20 Taliana, Marie ...... 20 Tanti, Joseph ...... 20 Teuma, Paul ...... 20 Tonna, Louis ...... 83 74 ans pêcheur Tramblais, Elena ...... 83 17 ans Tramblais, Marianne, sœur d’Elena ...... 83 20 ans Tramblais, Pierre ...... 83 Tramblais, François ...... 20 Tremblé, Joseph ...... 20 Tremblé, Catherine, ép. de Joseph ...... 20 Tremblé, Michel, leur fils ...... 20 Tremblé, Anne-Marie, sœur de Joseph ...... 20 Trigance, Casimir ...... 20 Trigance (ou Triganza), Innocenza ...... 20 Trigance, Rosine ...... 20 Trigance, Amable, fils de Rosine ...... 20 Trigance, Violante, fille de Rosine ...... 20 Vassali, Michel ...... 20 Vella, Giuseppe ...... 20 Vella, Joseph ...... 13 Vella, Marie ...... 13 Vella, Michel ...... 13 Vella, Rose ...... 13 Vella, Salvatore ...... 13 Vella, Salvatore ...... 20 Veltri, Jeanne ...... 13 Vieil, Pierre ...... 13 Viguier, Maria ...... 83 46 ans Viguier, Delphine, sa fille ...... 83 20 ans Viguier,Eugénie, sa fille ...... 83 5 ans Volticella-Gordon ...... 83 Xuereb, Benoît ...... 20 Xuereb, Hector ...... 20 Xuereb, Joseph ...... 20 Xuereb, Liberata, ép. de Joseph ...... 20 Xuereb, Gustave, leur fils ...... 20 Xuereb, Henriette, leur fille ...... 20 Xuereb, Spiridon, leur fils ...... 20 Xuereb, Thérèse, leur fille ...... 20 Zammit, Joseph ...... 83 64 ans pêcheur Zammit, Marie, ép. de Joseph ...... 83 31 ans Zammit, Marthe, leur fille ...... 83 10 ans Zammit, Joseph ...... 20 Zammit, Joséphine ...... 20 Zammit, Marie, fille de Joséphine ...... 20 Zammit, Rubiconde ...... 20 Zammit, Thérèse ...... 20 Zammit, Louis, fils de Thérèse ...... 20

NB- (13) : Bouches-du-Rhône; (20) : Corse; (83) : Var. L’âge indiqué est celui des individus en l’an XIII. fin 12/05/06 14:47 Page 507

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ORIENTATION BILBIOGRAPHIQUE

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TABLE DES MATIÈRES

L’ordre hiérosolymitain avant Malte ...... 7 L’Ordre à Malte ...... 8

PRÉLIMINAIRES

L’organisation de l’Ordre

Les membres de l’Ordre ...... 11 Les chevaliers ...... 11 Les prêtres ...... 12 Les chapelains conventuels ...... 12 Les prêtres d’obédience ...... 13 Les servants d’armes ...... 13 Les donats ...... 14 Le Couvent ...... 15 L’éclatement du Couvent ...... 15 Les organes du pouvoir ...... 16 Le Grand Maître ...... 16 Les Conseils ...... 18 Le Chapitre général ...... 18 L’administration ...... 19 Les langues ...... 19 Les divisions territoriales ...... 20 La Langue de Provence ...... 20 La Langue d’Auvergne ...... 20 La Langue de France ...... 20 La Langue d’Aragon ...... 20 La Langue de Castille ...... 20 La Langue d’Italie ...... 20 La Langue d’Allemagne ...... 21 Leur importance respective ...... 21 – en hommes ...... 21 – en revenu ...... 21 – en influence ...... 22 Leur administration ...... 23 La gestion politique ...... 23 La gestion économique ...... 24 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 516

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PREMIÈRE PARTIE Le temps des illusions

CHAPITRE I La tentation absolutiste

La monarchisation de l’Ordre ...... 29 Les regalia ...... 30 Une nouvelle iconographie ...... 30 Les honneurs diplomatiques ...... 32 L’environnement monumental ...... 36 L’appareil d’Etat ...... 36 L’administration à Malte ...... 37 Les ambassadeurs ...... 37 La recherche d’une assise économique ...... 40 A partir de ses bases naturelles ...... 42 De la mission hospitalière au rôle hygiénique ...... 42 Du boulevard de la Chrétienté à l’emporium ...... 46 De la Croisade à la police des mers et à la course ...... 47 A partir de nouveaux territoires ...... 51 A partir des droits et privilèges de l’Ordre ...... 56 Pour un juste équilibre monétaire ...... 56 La politique de l’extraordinaire sur l’accessoire ...... 58 L’art de faire valoir les services rendus ...... 64

CHAPITRE II L’organisation de Malte

L’organisation politique et sociale ...... 70 La société maltaise ...... 70 La noblesse maltaise ...... 70 Les notables non-nobles ...... 74 La bourgeoisie commerçante ...... 75 Le peuple maltais ...... 79 Le Clergé maltais ...... 81 L’organisation politique ...... 84 Les charges et les organes d’administration de Malte ...... 84 Les honneurs et emplois de l’Ordre ...... 86 L’entrée des Maltais dans l’Ordre ...... 89 Une politique de développement de Malte ...... 94 Population et urbanisation ...... 94 La population ...... 94 Un nouveau cadre de vie ...... 96 La «parochialisation» de Malte ...... 99 L’organisation économique ...... 102 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 517

L’ORDRE DE MALTE AU XVIIIe SIÈCLE 517

Le commerce du vin ...... 102 Le commerce du coton ...... 104 Les mœurs et les arts ...... 107 Les arts majeurs ...... 107 Les arts décoratifs ...... 108 Les lettrés maltais ...... 110

DEUXIÈME PARTIE

Le temps des turbulences

CHAPITRE I La ruine du rêve de Pinto

La lutte contre les prétentions souveraines de l’Ordre ...... 117 La politique de Naples ...... 117 Les premières escarmouches (1741-1753) ...... 117 La Visite royale (1753-1755) ...... 118 Le décret pontifical sur les patentats (1760) ...... 128 L’édit d’expulsion des Jésuites (1768) ...... 130 Les pressions de l’Eglise ...... 132 Les difficultés avec l’inquisiteur ...... 133 La dévolution des biens des Jésuites ...... 139 L’opposition des épiscopats nationaux ...... 140 La dérive diplomatique sous couvert de neutralité ...... 143 Vers un protectorat progressif de la France ...... 144 La prééminence de l’aîné des Bourbons ...... 144 La surveillance des prétentions anglaises ...... 146 L’affaire de la Couronne ottomane et ses conséquences ...... 150 De la Couronne ottomane au Saint-Sauveur ...... 150 La crise diplomatique ...... 150 Une diplomatie de dupes onéreuse pour l’Ordre ...... 152 La négociation et ses conséquences inattendues ...... 154 La «double nationalité» des Maltais ...... 155 Les nouveaux appétits ...... 158 Les liens commerciaux avec Venise ...... 158 Les visées russes ...... 159 Les débuts de l’affaire polonaise ...... 162 La décomposition interne ...... 167 Les tentations d’émancipation des chevaliers et des Langues . 167 Une morale déficiente ...... 167 L’engouement pour les appels comme d’abus ...... 169 Le cas du prince de Conti ...... 170 Le Couvent en cabale ...... 174 Une critique de la situation financière (1766) ...... 174 Une agitation sourde ...... 175 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 518

518 ALAIN BLONDY

L’affaire du Capitaine de nuit (1770) ...... 176 L’exaspération des Maltais ...... 178

CHAPITRE II Ximenes et l’échec d’une réforme aristocratique

Une recherche de davantage d’authenticité ...... 193 La limitation des décorations mondaines ...... 193 La remise au pas des ambassadeurs ...... 194 Une recherche d’un équilibre économique et financier ...... 196 La situation au début du nouveau magistère ...... 197 Les premières mesures de Ximenes ...... 198 L’approvisionnement en grains ...... 198 Des économies sur les dépenses de l’Ordre ...... 198 Des mesures intérieures ...... 199 Des troubles à la révolte ...... 200 L’échec de la politique de redressement économique ...... 200 Les troubles ...... 201 L’affaire Cavalcabo: mai 1774 ...... 201 Le conflit avec l’évêque: août 1774 ...... 202 La révolte des prêtres: septembre 1775 ...... 204 La fin du Grand Maître ...... 206 Le constat d’échec économique ...... 206 De la solution économique à la solution politique ...... 206

CHAPITRE III Rohan ou la fin du destin collectif de l’Ordre

Un prince réformateur ...... 210 La réforme du clergé maltais ...... 211 Les arguments ...... 211 L’action auprès du Saint-Siège ...... 213 Le Chapitre général ...... 214 L’opposition des Langues françaises ...... 214 les opérations du Chapitre général ...... 217 Les réformes politiques ...... 218 Les réformes économiques ...... 218 Les réformes disciplinaires ...... 219 Les réceptions ...... 220 Les réformes financières ...... 221 La réforme financière et budgétaire ...... 222 Une politique expansionniste ...... 224 L’affaire polonaise, suite et fin ...... 224 La Langue anglo-bavaroise ...... 226 Les occasions françaises ...... 230 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 519

L’ORDRE DE MALTE AU XVIIIe SIÈCLE 519

La Maison-Dieu de Montmorillon ...... 230 L’Ordre de Saint-Antoine de Viennois ...... 232 Les chanoinesses de Malte ...... 238 Le Codex Rohansis ...... 241 De l’ébullition du Couvent aux difficultés internationales ...... 244 Vers un nationalisme des Etats et des Langues ...... 246 Les appétits de la maison de Habsbourg, 1777-1780 ...... 246 L’affaire du Brabant, 1770-1778...... 246 La crise avec l’Empire, 1776-1779 ...... 248 Le joséphisme, 1780-1786 ...... 251 La crise de la Langue d’Italie : 1781-1784 ...... 252 L’affaire russe ...... 254 Un nouveau chargé d’affaires russe, 1783-1784 ...... 254 Les bruits de Naples, 1783-1785 ...... 257 Les turbulences des chevaliers français ...... 262 L’affaire Cipières, 1778-1783 ...... 262 L’opposition au Régiment de Malte ...... 264 Loras contre Dolomieu ...... 268 Le problème de la franc-maçonnerie: ...... 270 les chevaliers ...... 271 les prêtres ...... 271 les servants d’armes et donats ...... 271 les Maltais ...... 272 les étrangers ...... 272 Vers une opposition avec le Saint-Siège ...... 274 Le canonicat de la cathédrale, 1782. Mgr Labini: ...... 274 Pour un chanoine conventuel, 1782-1783 ...... 275 La tentation régaliste ...... 276 De l’assemblée des notables à l’assemblée nationale constituante ...... 279 Les nouveautés de la politique française ...... 279 Montmorin ou la nouvelle attitude française ...... 279 La première intrusion de l’histoire de France ...... 282 L’Ordre malmené ...... 284 Les premières attaques ...... 284 Le décret du 11 août 1789 sur les dîmes ...... 285 Le lobbying parlementaire ...... 286 Les biens de l’Ordre en danger ...... 292 La motion Camus ...... 292 Les liens avec la gauche de l’Assemblée ...... 293 L’Ordre, puissance étrangère, octobre 1790 ...... 296 La dernière année d’illusion: 1791 ...... 297 Une politique légaliste ...... 297 Le décret contre les ordres de chevaleries, 30 juillet 1791 . . . . . 298 Les attitudes à Malte ...... 300 La neutralité apparente de l’Ordre ...... 300 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 520

520 ALAIN BLONDY

La diplomatie secrète ...... 300 Les demandes de l’émigration ...... 300 L’Ordre aida-t-il la fuite à Varennes? ...... 302 Des chevaliers séduits par la Révolution: ...... 303 L’évolution de Dolomieu ...... 303 Le mémoire de Ransijat ...... 303 La population maltaise ...... 304 L’affaire Mazzacane et Segond ...... 304 Naples aux aguets ...... 306 Le renvoi des soldats français du régiment de Malte ...... 306

TROISIÈME PARTIE

Le temps des révolutions

CHAPITRE I Les révolutions de France et leurs conséquences

La rupture ...... 311 L’attentisme ...... 312 Les liens avec la contre-révolution ...... 313 L’armée des Princes ...... 313 Les liens avec la Cour ...... 314 La fin de la royauté et de l’Ordre de Malte en France ...... 317 La recherche de prétextes ...... 317 Les derniers jours de la royauté ...... 318 L’ultime coup de la Législative ...... 320 Une diplomatie guidée par l’intérêt ...... 321 Des projets menaçants ...... 321 Les tensions entre l’Ordre et la France ...... 325 De troubles relations diplomatiques ...... 325 Le Manifeste de Rohan ...... 329 La rupture ...... 331 Une recherche d’appuis ...... 331 L’Angleterre ...... 332 Les Etats-Unis ...... 332 La Russie ...... 333 Un long chemin vers l’irréversible ...... 334 Une attitude française hésitante ...... 335 Une timide reprise de contact ...... 335 La méfiance et les craintes françaises ...... 337 A l’égard de l’Angleterre ...... 337 A l’égard de la Russie ...... 338 Les espoirs déçus ...... 339 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 521

L’ORDRE DE MALTE AU XVIIIe SIÈCLE 521

L’année 1797 ...... 344 Les incidences de la politique intérieure française ...... 344 L’opposition entre l’exécutif et les assemblées ...... 344 La convention avec la Russie ...... 346 La situation économique de Malte ...... 347 La situation financière de l’Ordre ...... 348 La situation du commerce ...... 351 Du mécontentement au complot ...... 351 Le coup de force ...... 353 De nouveaux acteurs politiques ...... 353 Les ultimes hésitations ...... 355 La préparation ...... 358 L’échec des projets en demi-teinte ...... 363 La prise de Malte ...... 367

CHAPITRE II L’Epoca Gallica

Le gouvernement républicain ...... 383 Les actes de Bonaparte ...... 383 L’organisation administrative et judiciaire ...... 383 L’organisation sociale ...... 384 Les règlements concernant l’Ordre et l’Eglise ...... 387 L’organisation de l’instruction ...... 387 L’organisation militaire ...... 387 Les dispositions diverses ...... 388 Les arrêtés d’expulsion ...... 389 La politique des nouveaux pouvoirs ...... 391 La mise en place des nouvelles institutions ...... 392 Républicanisation et francisation ...... 394 Les mesures d’ordre public et de régulation économique ...... 396 Les mesures liées à l’Eglise ...... 397 Le mécontentement latent ...... 398 Un début de pénurie ...... 398 Un climat d’insécurité ...... 399 La politique du Directoire ...... 401 L’éclatement de l’Ordre ...... 402 Les fantômes de Trieste ...... 402 Le «coup d’Etat» russe ...... 404 Le Grand Prieuré de Russie ...... 404 Les attaques contre Hompesch ...... 405 Le coup de force du 7 novembre 1798 ...... 407 Vers un prieuré de Russie autocéphale ...... 408 La révolution maltaise ...... 411 Le soulèvement maltais ...... 411 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 522

522 ALAIN BLONDY

Les causes immédiates ...... 411 Le premier Congrès ...... 413 Les causes profondes ...... 415 La fiction napolitaine ...... 420 L’échec des Maltais ...... 422 Le prétendant anglais ...... 425 La manipulation du nationalisme ...... 425 La lutte d’influence ...... 429 Les derniers feux de l’Ordre ...... 431 Les émissaires maltais ...... 431 La tentative de débarquement ...... 433 Un Grand Maître importun ...... 436 La victoire du blocus anglais ...... 439 La mission du chevalier Italinsky ...... 439 La situation française ...... 441 La capitulation ...... 445

CHAPITRE III Des destins définitivement séparés

La Paix d’Amiens ...... 451 La solution Hompesch ...... 451 L’échec des autres solutions ...... 451 Les espoirs de Hompesch ...... 452 Les oppositions ...... 454 La solution d’Amiens ...... 455 Les préliminaires ...... 455 Les négociations ...... 456 La conclusion ...... 458 Les difficultés et l’échec de sa mise en œuvre ...... 459 Le mode d’élection du Grand Maître ...... 459 Le choix des candidats ...... 460 Les Anglais s’installent à Malte ...... 463 Une installation pernicieuse ...... 463 Les Anglais sans Alexander Ball ...... 463 La députation maltaise de 1801 ...... 465 Les réactions à la paix d’Amiens ...... 467 Les réactions maltaises ...... 467 Les difficultés mises à l’application du traité ...... 469 La rupture ...... 472 L’installation britannique ...... 475 Les derniers jours de la fiction ...... 475 Magnus Alexander tu quoque semper eris ...... 477 Les derniers temps de l’Interrègne (1809-1814) ...... 479 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 523

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EPILOGUE LES DERNIERS ESPOIRS DE L’ORDRE

Le dernier Grand Maître ...... 481 Une situation précaire ...... 484 Les ultimes illusions ...... 485

ANNEXES

Liste des Maltais ayant bénéficié de lettres de naturalité...... 493 Lettre autographe du grand maître Emmanuel de Rohan au . comte de Vergennes (Malte, 28 avril 1785), avec le brouillon préparé par le bailli de Loras (ANP, M 968, n°4)...... 494 Etat des grenadiers de la garde du ci-devant Grand Maître et du Régiment de Malte, aux femmes et enfants desquels le Général Bonaparte a accordé de secours, sauf la retenue à exercer sur la solde de leurs maris, 1er jour complémentaire de l’an 6 ...... 496 Liste des Maltais réfugiés, secourus par le Gouvernement français de l’an XIII à 1807...... 498

Orientation bibliographique ...... 507 Malte Tables 12/05/06 14:51 Page 524