ENYSS DJEMIL

J. Guy Ropartz ou la recherche d'une Vocation

L'œuvre littéraire du Maître et ses résonances musicales

IMPRIMERIE JEAN VILAIRE LE MANS

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A Gaud ROPARTZ

J. GUY ROPARTZ ou LA RECHERCHE D'UNE VOCATION

ENYSS DJEMIL

\ J. Guy Ropartz ou la recherche d'une Vocation L'œuvre littéraire du Maître et ses résonances musicales

IMPRIMERIE JEAN VILAIRE LE MANS

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« Les belles âmes, ce sont les âmes universelles, ouvertes et prestes à tout... » MONTAIGNE

Avant-propos

Au moment où j'entreprenais cette étude (1), près de huit années s'étaient écoulées depuis la mort du regretté maître Guy Ropartz (2). C'était suffisant pour que mon immense admiration puisse volontairement s'effacer et céder la place à un jugement objectif sur l'homme et sur son œuvre. Depuis, une intéressante exposition a été organisée sous la direction de M'"" Lebeau, conservateur en chef du département de la Musique à la Bibliothèque Nationale, et avec les soins diligents de Mil' Wallon (3). Des conférences et des concerts auxquels j'ai participé ont eu lieu, dans plusieurs villes, grâce aux encouragements du Comité du Centenaire de la naissance de Guy Ropartz et, en particulier, sous l'impulsion de son actif président, Jacques Feschotte (4). Puissent ces manifestations avoir contribué à mieux faire connaître une des personnalités les plus marquantes de notre temps 1 C'est également le vœu poursuivi dans la présente étude. Celle-ci s'adresse, toutefois, à des lecteurs spécialement intéressés par les recherches littéraires et, en particulier, aux universitaires de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de . Car, avant de devenir un musicien célèbre, Guy Ropartz fut étudiant, puis licencié de la dite Université (5) ; il suscita et anima même avec Louis Tiercelin le mouvement de renaissance poétique bretonne qui devait encourager les premiers travaux d'un Le Braz et d'un Le Goffic. Sans doute, ses précoces essais littéraires ont été éclipsés par son importante production musicale poursuivie très avant dans sa vie. Ses principaux biographes, Fernand Lamy et Louis Kornprobst ont donc eu raison de ne pas trop développer cet aspect de la création ropartzienne afin de ne pas fausser l'interprétation de l'œuvre en sa totalité. Il n'en est pas moins vrai que, pour ses compagnons de jeunesse, Guy Ropartz apparaît surtout comme « un esprit essentiellement littéraire » (6). Sa soudaine nomination à la tête du Conservatoire de Nancy l'oblige cependant à choisir entre Euterpe et Polymnie et à opter pour la plus immatérielle des muses. Or, pour cet homme universel, la musique n'est qu'un aspect de la culture et toute spécialisation est synonyme d'amputation intellectuelle. A ce problème imposé par la vie, la grande sagesse de

(1) Mai-juin 1963. (2) Le 22 novembre 1955, au matin même de la Sainte Cécile, patronne des musiciens. (3) Conservateur au département de la Musique de la B. N. (4) Décédé le 21 avril 1966. (5) Le 11 juillet 1885. (6) Angers-Artiste, 27-X-1889 ; BORDIER (Jules), Profils d'artistes - M. J.-G. Ropartz..., p. 57. l'artiste saura trouver une solution et, sous le signe de la musique, sans doute, Ropartz continuera quand même à poursuivre son vieil idéal de fusion des arts. Cependant, compte tenu de l'orientation musicale de 1894, que penser du patrimoine purement littéraire accumulé pendant les années précédentes ? Intrinsèquement parlant, cette production ample, variée, riche de qualités de style, mérite plus qu'une mention et réclame un examen attentif. De plus, à travers ses pages sincères, écrites sans calculs, sans artifices et avec le minimum de transposition romanesque, l'homme se révèle dans toute sa vérité. Or, la personnalité de Guy Ropartz reste indissociable de son œuvre et explique celle-ci dans ses multiples aspects. La production littéraire du Maître constitue donc la clef maîtresse du mystère ropartzien. En conséquence, bien des erreurs sur le style et la pensée musicale du compositeur pourront être évitées à celui qui, se penchant sur une œuvre de jeunesse par trop négligée, pénètrera profondément, avec respect et sympathie, dans l'âme du musicien. D'ailleurs, la personnalité qui transparaît à travers les premiers ouvrages littéraires est en partie le résultat de l'hérédité, de l'éducation et de l'influence de certains milieux. Aussi, la grande culture du père de Ropartz, les encouragements de son frère Yves, les études à Saint-Vincent de Rennes, à Saint-François-Xavier de Vannes, aux Facultés d'Angers et de Rennes, au Conservatoire National de Musique de Paris, les leçons avec Franck et Massenet, les amitiés avec Hirsch, Magnard et Ysaye, les cadres de Guingamp, de Lanloup, de Mauron et des plages malouines..., tous ces éléments offrent un intérêt dans la présente étude. Celle-ci renferme ses intentions principales dans son titre : J.-Guy Ropartz ou la recherche d'une vocation, ainsi que dans son sous-titre complémentaire : L'oeuvre littéraire du Maître et ses résonances musicales. Elle comporte une discussion sur les raisons qui ont pu déterminer Ropartz à choisir la musique comme principale ligne directrice de ses multiples activités. Un court épilogue conclut sur l'idée de la persistance de la poésie dans l'œuvre musicale ropartzienne. Cette conclusion appellerait un dévelop- pement détaillé qui pourrait faire l'objet d'un second ouvrage. Alors, l'Homme et l'Œuvre auraient été étudiés et honorés comme il se doit du point de vue strictement littéraire... Rien n'a été négligé pour cette quête ropartzienne, ni les longues recherches dans les bibliothèques, ni les séjours où Ropartz a vécu, ni les témoignages oraux dignes de foi, ni surtout la connaissance que j'ai personnellement acquise de l'homme. On peut reconstruire peut-être la vérité à partir de milliers de vérités, mais à condition de retrouver l'esprit et l'atmosphère qui leur ont donné naissance. Là réside sans doute la vraie méthode scientifique en vue d'une étude humaine aussi nuancée. Une phrase du Maître confirme d'ailleurs cette assertion : « Ce n'est cependant pas que ce que j'ai écrit soit bien compliqué, mais je pense que sous sa simplicité il y a une vie intérieure que seuls sentent ceux qui ont vécu près de moi » (7). Cette pensée m'a donné le courage d'entreprendre et de poursuivre mes recherches. Car, pendant mes années de directorat à Saint-Brieuc, Guy Ropartz m'a effectivement prodigué des conseils de tous ordres, a rectifié mes interprétations de ses œuvres, et m'a honoré enfin de son amicale sympathie. Si je rappelle ici ces quelques faits et si parfois dans le cours de mon étude je m'associe à cet incomparable guide spirituel, ce n'est certes pas pour me parer vainement de sa gloire, mais pour apporter à ma rédaction un caractère d'authenticité. Je tiens à remercier tous ceux qui m'ont aidé à mener à bien ce travail et tout spécialement mon rapporteur chef de travaux M. Jean Thoraval, professeur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Rennes dont j'ai pu apprécier les conseils judicieux et le libéralisme ; MM. Jacques Feschotte t, Président du Comité Guy Ropartz, Jacques Chailley, Directeur de l'Institut de Musicologie, Norbert Dufourcq, professeur au Conservatoire National Supérieur de Paris, Louis Kornprobst, biographe de Ropartz, tous quatre musicologues ayant encouragé mes travaux ainsi que M. Dollinger, professeur à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de ; les Maîtres Fernand Lamy t, disciple et biographe de Ropartz, Paul Le Flem et Gustave Samazeuilh, lecteurs bienveillants de ce texte ; MM. Raymond Gallois-Montbrun, directeur du Conservatoire National Supérieur de Paris, Marcel Dautremer et Louis Martin, directeurs respectifs des Conservatoires de Nancy et Strasbourg, trois illustres collègues dont l'amitié et la bienveillance ne m'ont jamais fait défaut ; Mlle Dunan, Conservateur aux Archives Nationales, M"" Wallon, Conservateur au département de la Musique de la Bibliothèque Nationale, M"" Courville, Massiet du Bieft et Varangot, MM. Cuénot, Fuchs, Rousseau, Simon et Troulay, Conservateurs respectivement à Nantes, Vannes, Angers, Nancy, Strasbourg, Rennes, Saint-Brieuc et Le Mans, M. René Merlet, Sous-Bibliothécaire à la Bibliothèque de l'Université de Rennes qui m'ont bienveillamment ouvert les portes de leurs services et prodigué de nombreux conseils ; M. le Procureur de la République Jean Tréglos, Maîtres Jean-Louis Bertrand, Yves Stéphan et Jouet, Bâtonniers de l'Ordre des Avocats respectivement à Rennes, Guingamp et Saint-Brieuc, M. Beasse, Huissier du Bâtonnier de l'Ordre des Avocats de Paris ; M. Jean de Puch, Père-Recteur de Saint-François-Xavier de Vannes, M. Raymond Michel, Supérieur de Saint-Vincent de Rennes, M. le Chanoine Georges Blond, professeur à l'Université Catholique de l'Ouest à Angers, M. le Père Henri Marsille, s. j., professeur à Saint-François-Xavier et ancien archiviste de cet établissement, Mmt la Mère-Supérieure de la Communauté de l'ordre de l'Action de Grâces à Mauron et son assistante Sœur Marie-Gabriel, Monsieur le Secrétaire Général de la Faculté de Droit de Rennes, M. E. Frézet, chef de division à la Documentation Générale de la

(7) Cité par Fernand Lamy dans son livre J.-Guy Ropartz, l'Homme et l'Œuvre ; Durand et Cle, Paris, 1948 ; p. 28. S. A. C. E. M., M. P. Moulin, Vice-Président de l'Association Nationale Hector Berlioz qui m'ont apporté de précieux documents et fourni d'utiles, renseignements de détaijs ; Mlle Alyette Samazeuilh, MM. René Dommange et Adrien Ravau de Paris, Mme Bordier et M. le Comte Yvon de Romain d'Angers, MM. Robert Stoffel, Marcel Beauvier, Paul Gasser et Léon Breton de Nancy qui ont rappelé des souvenirs anciens ; M. le Professeur Rivoalan chargé de cours en Sorbonne, Mmc veuve Le Goffic, MM. François et Claude Le Goffic, MM. les Maires de Mauron et de Perros-Guirec dont les indications minutieuses ont permis de préciser une date ; M. et M"" Galpin de Rennes qui m'ont fait visiter la maison de la rue aux Foulons ; M. Thomas-Lacroix, Archiviste départemental du Morbihan, les maisons d'éditions Durand, Enoch, Hamelle, Salabert et de La Revue Musicale, le service photographique de la Bibliothèque Nationale, celui des Archives municipales de Strasbourg, la Photogravure du Mans et tout spécialement MM. Leroy et Moret, M. Georges Goldner, reporter-photographe à Paris, M. E. Klein (Photo Klein à Strasbourg), M. Sigismond Michalowski (Studio Guillaume à Rennes), MM. Reinergue et Grenier (Images musicales), M. H. Roger-Viollet (Documentation photographique à Paris), M. Jean-Yves Uguet (Studio Jean-Yves à Plouha), M. Jean Vilaire imprimeur au Mans, bref, toutes les Personnalités ou Organismes dont les travaux, les autori- sations de reproduction ou l'aide bénévole ont assuré l'impression de ce texte et des planches qui lui sont jointes. Enfin, je ne saurais passer sous silence les témoignages oraux complaisamment transmis par Jacques et Gaud Ropartz, le fils et la fille du compositeur. Ma gratitude ira tout spécialement vers celle-ci qui fut la secrétaire, le dernier soutien et l'ultime confidente du grand et noble artiste. C'est grâce à son amicale confiance que j'ai pu compulser les archives de famille, revivre de belles heures envolées, réparer quelques erreurs de détails ; enfin, je lui sais gré de m'avoir accordé l'honneur de lui dédier cet ouvrage. Et puisque celui-ci traite d'un ancien citoyen de Rennes, lauréat de son illustre Université, je me devais de le présenter dans le cadre d'une modeste thèse, dans la ville même où s'est éveillée la double vocation du musicien-poète. Liste des abréviations et indications diverses Adag. : Adagiettos. A. Col. St F. X. : Archives du Collège Saint-François-Xavier de Vannes. A. Col. St Vt : Archives du Collège Saint-Vincent de Rennes. A. Fac. Dt. R. : Archives de la Faculté de Droit de Rennes. A. Fac. Lib. Dt. A. : Archives de la Faculté Libre de Droit d'Angers. A. I. Ac. Gr. : Archives de l'Institut de l'Action de Grâces à Mauron. A. N. : Archives Nationales. a. n. i. : article non inventorié. B. C. : Bibliothèque du . B. C. Ny : Bibliothèque du Conservatoire de Nancy. B. C. Sg : Bibliothèque du Conservatoire de Strasbourg. B. M. A. : Bibliothèque Municipale d'Angers. B. M. N. : Bibliothèque Municipale de Nantes. B. M. Ny : Bibliothèque Municipale de Nancy. B. M. R. : Bibliothèque Municipale de Rennes. B. M. Se. • Bibliothèque Municipale de Saint-Brieuc. B. M. Sg : Bibliothèque Municipale de Strasbourg. B. N. : Bibliothèque Nationale. B. N. mus. : Bibliothèque Nationale, Département Musique Cahier d'articles Bg : Cahier d'articles de Ropartz relié beige grand format. Cahier d'articles Bp : Cahier d'articles de Ropartz relié beige, petit format. Cahier d'articles Vg : Cahier d'articles de Ropartz relié vert, grand format. Cahier d'articles Vp : Cahier d'articles de Ropartz, relié vert, petit format. (le nombre qui suit les 4 abréviations précédentes correspond au numéro de l'article dans le volume. Par ex. : Cahier d'articles Bg 30 : 30e article du cahier relié beige, grand format). Cahier de Souvenirs : Cahier rédigé par Ropartz vraisemblablement en 1885 et comportant des copies d'œuvres de son père, de son frère Yves et de lui-même ainsi que des commentaires. Inter : Intermezzo. Les Mu. : Les Muances. Mélanges : Cahier de Vannes ; recueil de pièces écrites ou transcrites par Ropartz en 1880-81. M. m. : Modes mineurs. N. A. : Notations Artistiques. O. C. : Œuvres Complètes. P. B. C. : Le Parnasse Breton Contemporain. p. : page. pp. : pages. S. A. C. E. M. : Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique. v. : vers (au singulier). vv. : vers (au pluriel).

Remarques concernant les répertoires et cotes. — La présente étude a été commencée avant l'expo- sition Ropartz du 11 juin 1964 à la B. N. mus. Depuis, le fonds Ropartz s'est enrichi de documents qui se trouvaient auparavant dans des collections particulières. Une mise à jour permanente a été entreprise. Cependant, des ouvrages continuent d'être déposés. Des inven- taires sont en cours. Aussi, les renseignements bibliographiques proposés en fin de volume ne doivent pas être considérés comme définitifs.

PREMIÈRE PARTIE

LES SOURCES PROFONDES DE LA VOCATION POÉTIQUE

CHAPITRE PREMIER

L'Alpha et l'Omega d'un artiste breton « Vieille maison de mon enfance, je viens te demander mon âme d'autrefois » (8). Ainsi s'exprime, en 1913, un « pèlerin triste » (9) en face d'une calme et austère demeure de la Capitale bretonne. Ce breton exilé qui revient chaque année passer ses vacances au manoir de Lanloup, et s'arrête en chemin pour méditer devant la maison paternelle, n'est autre que Guy Ropartz. Depuis 1894, il dirige avec compétence le Conservatoire de Nancy. Il a quarante- neuf ans. Mais il n'a pas oublié la maison de Rennes, située 16 rue aux Foulons, et qui fut de 1870 à 1884 la propriété des Ropartz (10). Car, s'il la contemple longue- ment, ce n'est pas uniquement pour éprouver le charme nostalgique des souvenirs anciens ; c'est pour trouver l'atmosphère propice à l'éclosion d'une œuvre qui, fixant l'angoisse du poète dans sa création artistique, la chassera en même temps de son cœur. Ainsi, l'artiste transpose et sublime en même temps sa peine. Le dialogue poétique entre le pèlerin triste et la vieille maison traduit un conflit intérieur opposant deux voix : celle d'un poète, en quête de merveilleux, savourant l'impossible de son rêve d'évasion et celle d'un philosophe lucide, soumis aux réalités de la vie et soucieux de demeurer dans l'action. Le premier souhaiterait faire revivre un temps irréversible, ressusciter un passé révolu, puisque l'évoquer ne suffit pas. Le second désirerait dissiper ces velléités illusoires. Il y parvient d'ailleurs ; car, tout en prêtant ses propos à la vieille maison, il conclut avec sagesse et autorité : « Reprends ta route, ô triste pèlerin, et laisse au passé mort ton âme d'autrefois » (11). Cependant, le poète a rêvé quelques heures. Grâce à lui, la mélodie est écrite. La nostalgie faustienne qui hante l'esprit de tout homme mûr s'est évanouie. L'élan vers l'impossible ne se reproduira plus. Toutefois, si le poète a tendu les bras vers la vieille maison, ce n'est pas seulement parce qu'elle « chante la chanson de (ses) jeunes années » (12) ; c'est surtout parce qu'il la sait responsable en partie de son âme de jadis, tout comme une mère est responsable de la vie de son enfant. Cette idée balzacienne de l'influence du cadre sur les personnages est chère à Ropartz (13). (8) ROPARTZ (J.-Guy). — La Vieille Maison, pour chant et piano, Texte et musique de Ropartz; éd. Maurice Senart, Paris, 1918. — Date de composition : 1913, p. 1. (9) Ibid, p. 1. (10) Archives concernant la maison (acte d'achat de 1870, acte de vente de 1884, croquis et plan de la maison). — Collection particulière : 16, rue Le Bastard (nom actuel de l'ancienne rue aux Foulons à Rennes). (11) ROPARTZ (J.-Guy). — La Vieille Maison, p. 5 ; cf. note 8 du présent ouvrage. (12) Ibid., pp. 2-3. (13) Ropartz était un lecteur passionné de Balzac et songeait même à tirer une œuvre musicale de ses contes. Ceci est attesté par une lettre à Fernand Lamy, non datée, mais correspondant à la période de Strasbourg (1919-1929). — Collection particulière. Nous la retrouverons souvent dans ses écrits et conférences (14). Aussi, il n'est pas vain d'évoquer, en tête d'une étude sur le poète-musicien, les milieux successifs qui ont contribué à sa formation, et tout particulièrement l'atmosphère de la première enfance.

Joseph-Guy-Marie Ropartz est né le 15 juin 1864 à Guingamp au 31 de la rue Notre-Dame. De prime abord, rien n'attire l'attention dans cette demeure bourgeoise, passée par héritage dans la famille Ropartz, à la suite du mariage du grand-père du compositeur (15). Sa façade, en granit gris-bleuté, paraît étroite avec ses deux étages, percés chacun de deux fenêtres seulement et surmontés de mansardes. Elle passe inaperçue entre ses deux voisines mitoyennes légèrement plus hautes qu'elle, dans cette rue principale de Guingamp où les bâtiments se touchent, et où quelques demeures historiques captent le regard. Le rez-de- chaussée a été aménagé de nos jours en magasin, comme la plupart des maisons de la rue. Cependant, si l'on songe à la carrière du maître et à l'originalité de sa production, la situation de cette maison natale semble providentielle. En plein cœur de la petite ville, au centre de la Bretagne, à l'orée de la région dite bretonnante, elle constitue la clef des principaux problèmes ropartziens. Des fenêtres de sa façade et, plus particulièrement, du balcon du premier étage où le bambin fait ses premiers pas, l'on peut admirer le flanc nord, le chevet et la tour pointue de Notre-Dame-de-Bon-Secours. Sur le même côté de l'église, plus loin vers l'ouest, un oratoire abrite la statue de la Vierge noire ; couronnée en 1857, elle est devenue l'objet d'un pèlerinage célèbre ; et le père du compositeur, Sigismond Ropartz lui a consacré une étude détaillée (16). Enfin, cette demeure familiale, toute proche de la tour de l'horloge, vibre du son des cloches ; elle reçoit l'accord très caractéristique de leur carillon : SI.DO.RÉ.FA.LA ; elle retentit des harmonies de l'orgue (17), dont le titulaire Pierre Thielemans (18) est l'ami et le collaborateur musical de Sigismond Ropartz. (14) ROPARTZ (J.-Guy). — Discours pour l'apposition d'une inscription sur la maison d'Ernest Chausson, le samedi 20 mai 1950 à 15 heures, 22, boulevard de Courcelles à Paris, manuscrit de Ropartz, 10 pages, B. N. fonds Ropartz. (15) La maison a été vendue par jugement d'adjudication du Tribunal de Guingamp, le 18 octobre 1816, à M. Jean-Marie Lalès, avoué-licencié à Guingamp, et époux de Dame Marie-Jeanne Lefeuvre. Leur fille unique, Reine-Marie Lalès, ayant épousé à Guingamp, le 6 mai 1822, Gabriel-Louis Ropartz, né à Saint-Brieuc, le 6 thermidor de l'an 7, chirurgien à Guingamp, cette maison devint par héritage propriété de la famille Ropartz... Gabriel-Louis Ropartz est bien le père de l'avocat Sigismond-Jean-Pélage Ropartz, donc le grand-père du musicien. Cf. Archives de la Mairie de Guingamp et Programme du 25 novembre 1964 de l'Association Guingampaise des Amis de la Musique (notice signée Erwan de Bellaing). (16) ROPARTZ (Sigismond). — Fêtes du couronnement de Notre-Dame-de-Bon-Secours, Collection de tous les documents relatifs à cette solennité, recueillis par les soins du clergé et de la fabrique de Guingamp avec une introduction de M. S. Ropartz,... — Guingamp, Périssé, 1857. In-8°, LXXXIV - 168 p. Les fêtes du couronnement ont eu lieu le mardi 8 septembre 1857, jour de la Nativité. (17) Sigismond Ropartz a relaté l'histoire des orgues et des organistes de Notre-Dame-de-Bon-Secours et relevé la date de construction de l'orgue en usage de son temps, à savoir 1646, dans l'étude suivante : ROPARTZ (Sigismond). — Guingamp, Etudes pour servir à l'histoire du Tiers Etat en Bretagne, Deuxième édit'on entièrement refondue d'après un très grand nombre de pièces inédites. — Saint-Brieuc, L. Prud'homme et Paris, A. Durand, 1859. 2 vol. in-8°, pl. en noir et en couleur, plan. (18) C'est le librettiste de la Cantate : Les Deux Bretagnes, paroles françaises de M. Ropartz, musique de P. Thielemans sur des motifs gallois et bretons. — Rennes, Oberthur et fils (1868). In-8°, 4 p. ; et de Michel Columb, le sculpteur breton, opéra-comique en 1 acte, paroles de S. Ropartz, musique de P. Thielemans [Rennes, 9 mars 1867]. — Nantes, N. Forest et E. Grimaud, 1867. In-12, 48 p. Mais, du balcon de la maison, le regard plonge aussi sur la marée humaine qui déferle aux jours de marché dans la rue étroite reliant la place du Vally à la place du Centre. Celles-ci sont situées à une centaine de mètres à peine de la demeure, respectivement à l'est et à l'ouest. Les coiffes du Léon, du Trégor et de la Cornouaille se mêlent à celles de Penthièvre ainsi qu'aux chapeaux ronds et aux gilets brodés de couleurs vives. Des airs de binious et de bombardes arrivent aux oreilles du jeune enfant. En ce temps-là, ces airs populaires font partie d'un trésor local que les Bretons se refusent à partager totalement avec la mère-patrie. Ce sont des chants presque sacrés. Ils le sont à ce point, que l'organiste Pierre Thielemans (19), tout comme son émule de Saint-Brieuc, Charles Collin, n'hésite pas à les mêler à la célébration de l'office divin. Quelle figure impressionnante que ce maître belge, devenu breton d'adoption, vivant « dans son rêve et de son rêve » (20), derrière sa console d'orgue, dans le monde des sonorités auxquelles il prête des symboles mystiques (21) ! « C'était », dira le poète Louis Tiercelin, « un artiste du moyen âge, égaré dans la vie moderne et claustré dans son rêve, comme dans la tour d'un château féodal » (22). « Je me rappelle surtout », écrit-il par ailleurs, « les nuits de Pardon, quand il faisait fleurir tant de mélodies bretonnes qu'il jetait à pleines mains sur la foule agenouillée » (23). Or, Thielemans ne fait que résumer par ses harmonisations de chants populaires l'étrange et merveilleuse synthèse de profane et de sacré, de mythes païens et de ferveur chrétienne qui, pendant vingt-quatre heures, s'emparera de la vieille cité. Sigismond Ropartz note « la bruyante parade des saltimbanques », « les légendes et les complaintes que psalmodient sur un air monotone, toujours en mode mineur, des mendiants aveugles et grimaçants », « le biniou armoricain » sous les arbres de la promenade, les danses, et en particulier la « ronde » qui « prolonge ses capricieuses spirales ». Il souligne de nombreux actes naïfs de dévotion : des jeunes filles offrent « leurs splendides chevelures », d'autres font « le tour de l'église même à genoux nus sur la dalle », ou « embrassent respectueusement la face cuivrée de saint Pie V », ou encore « demandent aux vieilles orgues de leur redire les sones et les guerz des montagnes » ; « d'autres se suspendent à la corde qui va ébranler dans les airs la magnifique sonnerie ». « Enfin », conclut Sigismond Ropartz, « trois immenses tas de fascines sont préparés au centre de la ville ; le clergé y met successivement le feu. Alors,

Une autre publication porte pour titre Michet Cotumb, le sculpteur Nantais. — Même éd., même 1. et d., In-18, 48 p. (19) Pour la biographie de Pierre-Léo Thielemans, lire entre autres l'article de Sullian Collin dans l'Hermine, Tome XXIII, janvier 1901, pp. 153-163. L'organiste, né en 1825 à WoIluwé-Saint-Pierre, banlieue de Bruxelles, par suite de son mariage avec une Bretonne, s'en va résider en Bretagne et devient titulaire des orgues de Notre-Dame- de-Bon-Secours le 19 juin 1865, date de la cérémonie d'inauguration de celles-ci par le facteur belge M. Loret. Guy Ropartz n'a pas un an. Pierre Thielemans meurt le 23 décembre 1898 à Guingamp. (20) L'Hermine, Tome XIX, octobre 1898 ; article de Louis Tiercelin intitulé Nos morts. Pierre Thielemans, p. 143. (21) « Ses croyances catholiques l'amènent même à faire de cet accord parfait majeur l'image de la Trinité : La Fondamentale, la Médiante, la Dominante, images du Père Créateur, du Fils Médiateur, de l'Esprit Dominateur... . (ROPARTZ J.-Guy, in : Angers Musical, 2 février 1888 ; article intitulé Lettre de Paris, Paris, 29 janvier 1888). (22) L'Hermine, Tome XXXXIII, Mars 1911 ; article de Louis Tiercelin intitulé Nos Morts : Charles Collin, pp. 275-277. Tiercelin, évoquant la figure de Charles Collin père, organiste de la cathédrale de Saint-Brieuc. le compare à son collègue de Guingamp Pierre Thielemans. (23) L'Hermine, Tome XIX, octobre 1898 ; article de Louis Tiercelin, intitulé Nos Morts. Pierre Thielemans, p. 142. c'est un féerique spectacle : les maisons illuminées scintillent, les cierges des pèlerins oscillent et émaillent les mâles figures armoricaines de bizarres et grandioses reflets... Dix mille voix répètent le pieux Ora pro nobis » (24). Quel spectacle coloré ! Quel concert étrange ! On imagine la puissance d'envoûtement que peut exercer ce mélange inextricable de couleurs et de sons sur la sensibilité et l'imagination du jeune Joseph-Guy-Marie. Dans cette atmosphère guingampaise des années 1864 à 1870, la plupart des thèmes ropartziens vibrent déjà dans l'air sous le signe de la prière, de la liesse populaire ou de l'épopée. Il suffira d'un cœur, d'une intelligence et d'un don, pour les capter, les rendre personnels, et leur imprimer le sceau de la plus pure authenticité artistique. D'ailleurs, Guingamp et les souvenirs qui s'y rattachent apparaissent très tôt dans l'œuvre de Guy Ropartz. Dans un article d'Angers-Artiste du 2 février 1888, le jeune homme évoque « cette petite ville de Bretagne, perdue tout là-bas au pied du Menez-Breiz, sur la route de Paris à Brest ». Il y situe Thielemans qui, après avoir fait « ses études au Conservatoire de Bruxelles », et remporté « d'éclatants succès », est venu « échouer » dans la petite cité bretonne. Il loue ce maître pour la valeur de son Traité d'Harmonie et le félicite de présenter cette technique, non pas seulement comme « une chose matérielle », « un calcul », « une barrière au libre essor de l'inspiration musicale », mais comme « la science la plus élevée qui puisse être », « prenant sa source dans l'infini et remontant à Dieu » (25). L'éloge précédent est repris, peu après, dans une autre revue (26). De plus, dans les Mémoires de la Société d'Emulation des Côtes-du-Nord, Ropartz exprime la joie qu'il a éprouvée à la lecture de la Cantate de Thielemans Les Deux Bretagnes, « charmant petit ouvrage... dont les principales parties sont empruntées au chant populaire » (27). Enfin, dans une autre coupure de presse, il met l'accent sur la valeur musicale de la Cantate à Saint Yves, composée par l'organiste de Guingamp et jouée aux fêtes de Tréguier en l'honneur du saint patron des avocats (28). Cependant, ce sont les œuvres musicales de Ropartz qui traduisent avec le plus d'évidence sa fidélité envers son pays natal. L'Office du soir, par exemple, tire une partie de sa substance mélodique du folklore guingampais par l'intermédiaire du Telen Gwengam de Thielemans ; il est achevé le 23 février 1885, alors que le jeune homme prépare sa licence en droit à la Faculté de Rennes. Dans sa préface, Ropartz se réfère à « l'éminent organiste » de Notre-Dame-de-Bon-Secours ; il souligne « la gracieuse autorisation » que ce « compositeur bien connu » lui a donnée d'adapter les « cantiques du pays, notés sur les lieux mêmes » (29) ; avec une honnêteté scrupuleuse, il indique d'ailleurs sur sa partition les passages empruntés à Thielemans. Certes, l'ouvrage ne se distingue pas par son style des bonnes harmonisations de l'époque, conformes aux préceptes de Réber et de Dubois. On n'y discerne pas encore le lyrisme débordant de Massenet, ni l'emprise wagnérienne ou la hardiesse rayonnante des enchaînements franckistes. Mais la profession de foi qui l'anime est déjà très personnelle. Replacée dans la totalité de la production religieuse du Maître, (24) ROPARTZ (Sigismond). — Guingamp et le pèlerinage de Notre-Dame-de-Bon-Secours, pp. 9-12 ; Guingamp, Périssé éd., (1851). Cf. aussi ROPARTZ (Sigismond). — Guingamp, Etudes pour servir à l'Histoire du Tiers Etat.... pp. 8, 10, 11-12 ; Saint-Brieuc, L. Prudhomme, 1859. (25) Fonds Ropartz, Cahier d'Articles Bg. n° 9 ; Angers-Musical, 2 février 1888. (26) Fonds Ropartz Cahier d'Articles Bg. no 13 ; (Revue Diplomatique, mars 1888). (27) ROPARTZ (J.-Guy). — Trente mélodies de Basse-Bretagne par M. L.-A. Bourgault-Ducoudray in Mémoires de la Société d'Emulation des Côtes-du-Nord, 1886, Tome XXIV, pp. 263-267. — Fonds Ropartz, Cahier d'Articles, Vg. n° 6. (28) Fonds Ropartz, Cahier d'Articles, Vp. n° 40 (L'Etendard, juillet-décembre 1890). (29) Ropartz ajoute : e, et publiés à Paris chez Marcel Colombier sous ce titre Telen Gwengam. > cette œuvre de jeunesse apparaît comme une prise de position déterminée et définitive. Celle-ci se résume par quatre intentions qui resteront les principales lignes directrices de la musique religieuse de Ropartz : désir d'écrire « un recueil de pièces très faciles, à la portée de tous les talents », recherche du « caractère grave et religieux », recours presque constant au « style d'imitation qui... semble convenir le mieux à la musique sacrée », enfin, emprunts à « quelques airs bretons... harmonisés ça et là » (30). Les deux recueils de pièces d'orgue intitulés Au Pied de l'Autel (31) qui seront achevés successivement en 1917 et 1942, c'est-à-dire respectivement trente-deux et cinquante-sept ans après l'Office du Soir s'inspireront des mêmes principes. Un hommage spécialement réservé à Guingamp illustre de façon plus convaincante encore la constance de Ropartz. En septembre 1910, donc vingt-cinq années après la composition de l'Office du Soir, nous retrouvons le Maître à Nancy. Directeur du Conservatoire de cette ville, il est surchargé de travail, partagé entre les tâches administratives, l'enseignement, la direction des concerts et la composition. Sa production musicale, fort importante, se solde alors par quatre symphonies, deux sonates, un quatuor, un drame musical : Le Pays, de nombreux poèmes symphoniques et quantités de mélodies... Il est déjà célèbre et son jugement fait autorité aux Jurys du Conservatoire de Paris. Or, en cette année-là, des fêtes sont organisées à Guingamp pour le cinquantième anniversaire du couronnement de la Vierge noire. Ropartz se met immédiatement au travail. En quelques jours il compose le Cantique à Notre-Dame-de-Bon-Secours, pour baryton solo et chœur à quatre voix avec accompagnement d'orgue. Le texte de Paul B... débute par les deux vers suivants : « Reine dont la Bretagne et Rome / Ont sacré le front radieux, ». La musique est dédiée à Monsieur l'Abbé Y.-M. Le Goff, curé-archiprêtre de Notre-Dame-de-Bon-Secours. C'est une simple et sereine cantilène à six-quatre, en fa majeur (32). Le Nouvelliste de Bretagne en louera « la sévérité du style, le calme et le recueillement religieux » (33). Le chroniqueur de l'Hermine, Lan AI-Lenner, notera l'apparition du « fragment de cantique breton » qui « traverse » le choeur ; et il ajoutera : « Rien de banal dans ces quelques pages qui sont une prière et un hymne à la Vierge de Guingamp, prière d'une simplicité religieuse, hymne où le thème breton revient chaleureux » ; il conclura en nommant Ropartz « le plus breton de nos musiciens » (34). Nous pourrions même préciser cette définition par l'expression suivante : « le plus fidèle des musiciens guingampais ».

Cependant, pour un citoyen de Guingamp instruit et curieux, la quiétude et l'intimité du séjour dans la petite cité bretonne n'exclut pas le besoin (30) ROPARTZ (J.-Guy). — L'Office du Soir, 40 versets, antiennes, préludes, etc..., pour orgue ou harmonium ; Paris, Parvy, 1885. — Date de composition : Rennes, 23 février 1885. — Dédicace : « A Sa Grandeur Monseigneur Place. Archevêque de Rennes, Dol et Saint-Malo, cet ouvrage est respectueusement dédié, J.-G. Ropartz ». — Les numéros V, X, XV. XXII, XXVIII et XXIX du recueil font mention, en notes, des emprunts au Telen Gwengam. (31) ROPARTZ (J.-Guy). — Au Pied de l'Autel, lra série : 60 pièces pour harmonium ; Nancy, Dupont-Metzner, 1919 ; puis : Paris, Rouart-Lerolle, 1947. — Date de composition : Lay- Saint Christophe, 1916-1917 ; dédié à A. Dupont. ROPARTZ (J.-Guy). — Au Pied de l'Autel, 2" série : 40 pièces pour harmonium ; Paris, Rouart • Lerolle. 1947. — Date de composition : 1942 ; dédié à Ermend Bonnal. (32) ROPARTZ (J.-Guy). — Cantique à Notre-Dame-de-Bon-Secours ; Nancy, Dupont-Metzner. 1910. — Date de composition : Guingamp, septembre 1910. (33) Cité dans l'Hermine, Tome XXXXII, septembre 1910, p. 252 dans la chronique intitulée - A travers les Lettres et les Arts, par LAN AL-LENNER. (34) L'Hermine, tome XXXXIII, octobre 1910, pp. 44-48, chronique intitulée : A travers les Lettres et les Arts, par LAN AL-LENNER. temporaire de dépaysement. La ville est certes un point de convergence de nombreux groupes ethniques régionaux ; elle reçoit journellement les nouvelles de toute la Bretagne ; mais elle peut être considérée aussi comme un centre de rayonnement qui invite au voyage. Pour s'en convaincre, il suffit de monter avec Sigismond Ropartz au faîte de la tour de l'horloge qu'il nomme la Tour des Cloches, et d'observer le panorama. « Le paysage que vous avez sous les yeux », dit l'avocat Breton, est à mettre « au premier rang des sites romantiques de la Bretagne » (35). Ce commentaire ne semble pas injustifié et incite à parcourir la campagne encore sauvage qui s'étend de toute part au-delà des maisons. Du reste, en se tournant vers le nord, quelques degrés à l'est des sinuosités du Trieux, l'on atteint par la pensée une terre chère aux Ropartz qui, à vol d'oiseau, se trouve à peine éloignée de vingt-deux kilomètres. C'est le manoir de Lanloup, entouré d'un beau parc auquel on accède de la route par un chemin bordé d'une double rangée de hêtres. A deux kilomètres de la côte, à douze kilomètres au sud-est de , Lanloup représente, comme l'écrit Sigismond Ropartz, « une paroisse microscopique, située au fond d'une étroite vallée, et qui ne se laisse pas découvrir de loin ; sa situation topographique s'harmonise au mieux avec la modestie de sa destinée » (36), et, ajoutons-le, avec le caractère des Ropartz, épris de solitude, de recueillement et tourné vers la contemplation des beautés de la nature. Pour la famille de l'avocat guingampais, la terre de Lanloup a valeur de symbole. Le manoir a été acheté à la fin du XVIIIe siècle par Joseph Ropartz, arrière-grand-père du compositeur, avocat au Parlement, puis Sénéchal de Lanvollon et Procureur impérial. Il ne s'agit pas d'un bien d'émigré (ce genre d'acquisition est assez mal considéré en Bretagne), mais d'une propriété loyalement acquise. Le premier propriétaire du manoir possède le sentiment de la lignée et professe un goût certain pour l'organisation des archives familiales. Il tient à jour un livre de marques. On peut y lire, parmi d'autres détails : « Par lettre close de sa Majesté impériale du 4 Brumaire an 13, j'ai été appelé au Sacre et Couronnement qui a eu lieu à Paris le 11 Frimaire an 13 dans l'église de Notre-Dame. Sa Sainteté le Pape Pie VII officiait. Le 15, j'ai prêté serment de fidélité entre les mains de sa Majesté. Je suis parti de Sain t-B ri euc pour Paris le 27 et ai été de retour le 16 Nivôse » (37). Ainsi, pour sa progéniture, Joseph Ropartz, l'acquéreur du domaine de Lanloup, apparaît auréolé par l'éclat de la fastueuse cérémonie du couronnement de Napoléon Ier. Ses enfants et petits-enfants ne le dissocieront pas de l'assemblée choisie, haute en couleurs et immortalisée par le pinceau de David. Ils le replaceront d'instinct au centre de la toile, au milieu des officiers de l'Empire et des principaux dignitaires de l'Eglise, comme sanctifié et ennobli par la double présence du Pape et de l'Empereur. Sigismond Ropartz, le petit-fils de celui-ci, dans une étude demandée par M. J. Geslin de Bourgogne et reproduite dans l'Annuaire des Côtes-du-Nord

(35) ROPARTZ (Sigismond). — Guingamp et le pèlerinage de Notre-Dame-de-Bon-Secours. — Guingamp, Périssé, (1851). — In-18, X-408 p., p. 16. (36) Annuaire des Côtes-du-Nord, 1860, 25" année, Tome X, Saint-Brieuc, Prudhomme, 1860. Article de Sigismond ROPARTZ intitulé Lanloup, quelques notes sur cette ancienne paroisse. L'article est composé d'une réponse de Sigismond Ropartz, datée de Lanloup, 1er septembre 1859, à M. J. Geslin de Bourgogne qui demandait des renseignements sur Lanloup, ainsi que d'une reproduction d'une statistique du recteur Messire Gautier Kermen dressée le 2 mai 1693 pour satisfaire à un questionnaire de l'évêque de Dol dont dépendait la paroisse de Lanloup. Cette deuxième partie est, elle-même très enrichie de notes de S. Ropartz. (37) Livre de marques pour servir à M. Joseph Ropartz, avocat Sénéchal de Lanvollon, manuscrit relié par Mlle Gaud Ropartz, collection particulière. PLANCHE I

L'ALPHA ET L'OMEGA D'UN 3RAND ARTISTE BRETON : uingamp, 15 juin 1864 — Lan- oup, 22 novembre 1955. Successivement de gauche à droite ;t de haut en bas :

1. La maison natale du 31 de la rue Notre-Dame à Guingamp.

Vue du balccn sur Notre-Dame- de-Bon-Secours.

3. L'église de Lanloup. « Ropartz ne dédaignait pas d'y venir cha- que dimanche tenir l'harmonium avec le même amour que s'il se fût agi des plus belles orgues » (éloge funèbre de l'abbé Renan aux obsèques de Ropartz le 24 no- vembre 1955). A la cérémonie funèbre du Maître, le R. P. Chauvy, oratorien, neveu du dé- funt, célèbre la messe avec le concours des chœurs de l'abbé Le Coat. L'abbé Métayer joue trois pièces d'orgue du Maître ; Jean- René Quignard improvise ; les chœurs préparés par Anne-Marie Dubois-Abdelli et l'orchestre de l'Ecole Nationale de Musique de Saint-Brieuc interprètent sous la direction d'Enyss Djemil l'In Pa- Ropartz.radisium du Requiem de Guy

s':' '' ' 4. I J.-Guy Ropartz à Lanloup. Elle s'est refermée sur quelques paroles émues des maîtres Fernand Lamy et Paul Le Flem. « Votre exemple, tombe regretté de e maî tre », dit en terminant Fernand Lamy, « n'aura pas été vain, puisque vos élèves transmettront fidèlement vos consignes aux générations qui viennent ». PLANCHE II -

LE HAVRE DE LANLOUP. — 1. A gauche en haut : le chemin bordé d'une double rangée de hêtres et menant au manoir. — 2. A droite : la propriété de Guy Ropartz avec sa tour octogonale. 3. En bas : le rez-de-chaussée de la tour aménagé en cabinet de travail (Au mur : une vue de Guingamp ; au-dessous de gauche à droite: les portraits de Fauré, Franck et d'Indy. Sur la biblio- PLANCHE III

UNE VISITE CHEZ GUY ROPARTZ EN JANVIER 1955. — De gauche à droite et de haut en bas successivement : 1. L'arrivée à Lanloup. 2. Guy Ropartz et sa fille Gaud Ropartz, la secrétaire, la lectrice et la confidente des dernières années. 3. Le Maître évoque des souvenirs. 4. Trois directeurs d 'Ecoles Nationales de Musique entourent le Maître avec respect et affection ; de gauche à droite : Simon Lamy, Enyss Djemil, Jean-René Quignard. de l'année 1860, s'intéresse plus, et pour cause, à la généalogie des Lanloup qu'à celle de sa propre famille. Il établit la liste des possesseurs les plus illustres du fief, les armes de la maison « qui sont d'azur à six annelets d'argent, 3, 2 et 1 » (38). Il note cependant que « le manoir de Lanloup qui touche le bourg (sa propriété) est une lourde et insignifiante construction du commencement du XVIIe siècle », et insiste sur le fait que le dernier châtelain de cette famille éteinte était un homme de bien, « s'occupant de médecine dans l'intérêt des pauvres » et « ayant fondé une sorte d'hospice » (39). Or, le père de Sigismond, Gabriel-Louis Ropartz était précisément docteur-médecin et passait pour être charitable. En évoquant la profession de son père et la transmission d'une vocation entre le dernier des Lanloup et le second des Ropartz, propriétaires du domaine, Sigismond met donc en relief l'esprit de tradition et de continuité qui anime et animera longtemps sa famille. Quant à Guy Ropartz, il semble avoir hérité à la fois du sentiment de l'honneur familial de son arrière-grand-père et de l'esprit de recherche méthodique de son père, l'avocat et l'historien réputé. Il dresse un arbre généalogique de sa famille, établit une notice détaillée sur chacun de ses ascendants en ligne directe. Pour ce faire, il compulse maints documents. et notamment l'Histoire de Bretagne rédigée par Dom Lobineau. A titre d'exemple, extrayons de sa liste la notice biographique qui figure au numéro 11. Elle concerne l'arrière grand-père du musicien, et se traduit par les quelques lignes suivantes, écrites avec soin de la main même du compositeur : « Noble Maître Joseph 1 Ropartz, avocat au Parlement, Sénéchal de plusieurs juridictions, Procureur impérial, membre de la Légion d'Honneur, Chevalier de l'Empire né à Plougaznou le 13 juin 1762, mort à Saint-Brieuc, le 1er avril 1814. Marié à Pélagie-Rosalie-Renée-Vincente Pouhaer de Kcrversio, le 7 janvier 1783 » (40). Dans ses recherches généalogiques, le jeune compositeur se découvre une ascendance nobiliaire qui remonte bien avant l'établissement de l'Empire. Sur une feuille de Lanloup datée du 25 juillet 1896, il consigne avec un soin méticuleux et de cette belle écriture claire, harmonieuse et légèrement penchée qu'il conservera toute sa vie : « Les armoiries des Ropartz, Seigneurs de Kerropartz et Mesaudren en Lanmeur, évêché de Treguier sont : d'argent à la croix pattée d'azur. « Les armoiries figurées au titre de Chevalier de l'Empire de Joseph Ropartz sont les mêmes, mais brisées d'une bordure engreslée de gueules, ce qui veut dire que nous sommes branche cadette. « Le premier Ropartz rencontré dans l'histoire est Prigent Ropartz qui prête serment au duc parmi les nobles de l'évêché de Tréguier en 1437 (Dom Lobineau, Histoire de Bretagne). « A la montre des nobles de l'évêché de Tréguier pour l'an 1481 sont cités Guiomarc'h et Olivier Ropartz de la paroisse de Plougaznou » (41). Le jeune homme ne peut qu'être émerveillé par cette découverte. L'on comprend qu'il s'attache à sa lignée, surtout en ces années 1885 à 1894, alors qu'il prend peu à peu conscience de son génie et qu'il ressent simultanément

(38) Annuaire des Côtes-du-Nord, année 1860, ouvrage déjà cité en note 36, note de S. ROPARTZ, p. 8. — Geslin de Bourgogne est notamment le co-auteur de l'ouvrage intitulé : Les Anciens Evêchés de Bretagne. (39) Ibid., p. 8 (40) Notice généalogique des Ropartz. — Collection particulière, archives de famille. (41) Manuscrit conservé dans les Archives familiales, collection particulière. une grande solitude morale. Son frère aîné est mort en 1874, son père en 1878, son second frère Yves Ropartz en novembre 1881. « Moi aussi je ne devais plus conserver dans la vie aucun appui » (42), écrit-il dans un cahier de souvenirs, en évoquant la mort de son frère bien-aimé. En effet, dans le Paris de 1885, toute compréhension affectueuse lui fait défaut. Les relations mondaines ne lui apportent que des amitiés superficielles. Sa nostalgie du cercle de famille le pousse à resserrer ses liens ancestraux et à se considérer, à juste titre, comme le dernier maillon d'une chaîne de sympathiques et illustres aïeux. Il décline alors ses titres de noblesse, appose ses armes sur ses partitions musicales, sur sa vaisselle et sur son linge. La partition des Landes, actuellement conservée à la Bibliothèque Nationale, reliée en vélin vert, est frappée du sceau des Ropartz avec son heaume de gentilhomme, son panache et son écu (43). D'ailleurs, dans les multiples portraits qu'il brosse de lui-même sous des noms de personnages romanesques, le jeune homme souligne la noblesse de son origine ; il note « une main de grand Seigneur..., et, dans son geste et dans sa voix, quelque chose d'aristocratique qui accuse la race ». Il précise, qu' « il a troqué son nom de gentilhomme contre ce pseudonyme roturier pour faire librement de la musique contre le gré de sa mère », qui considérerait « comme une déchéance pour un fils des Croisés de signer une œuvre d'art » (44). D'ailleurs, les notices qui paraissent sur lui au début de sa carrière, et dont certains détails extrêmement précis n'ont pu être fournis que par Ropartz même, accusent ce besoin d'affirmer une ascendance blasonnée. Citons deux articles seulement, parmi beaucoup d'autres : Dans la Lorraine-Artiste du 30 septembre 1894, Gaston Vallin, le dédicataire des Landes débute par ces mots : « Au temps où les poètes savaient gré à l'aristocratique Alfred de Vigny de leur apporter de la considération, l'artiste dont nous allons parler aurait trouvé un nid tout construit, ... Aujourd'hui, quatre cents ans de noblesse bretonne sont à peine un refuge contre les incursions parties du Pays-du-Mufle ; ... Ropartz à qui ses quatre cents années de noblesse familiale sont un poids léger et qui n'est rien moins qu'un enfant mangé du mal des peuples vieux, a le bonheur de se trouver armé d'une volonté de fer » (45). Dans l'Echo Musical du 15 juin 1905, nous relevons une documentation allant dans le même sens èt signée Stradi-Varius : « Monsieur J.-Guy Ropartz appartient à une famille aristocratique bretonne. Ceux qui voudraient se donner la peine de chercher lui trouveraient d'authentiques ancêtres quatre siècles en arrière » (46). Notons aussi avec quel zèle Ropartz ouvre « les archives du château de Lanloup » au marquis de l'Estourbeillon, en vue d'une communication « sur des actes de grand intérêt » que le marquis doit faire lors d'un congrès à Saint-Brieuc (47). Il est vrai que si le jeune Ropartz prend très à cœur son titre de Chevalier de Lanloup, il n'en reçoit pas moins avec une hospitalité de grand seigneur ses amis musiciens et poètes. En 1889 notamment, il accueille son condisciple Albéric Magnard qui revient d'une période passée au 1ge régiment

(42) Cahier de Souvenirs, p. 54, collection particulière. (43) ROPARTZ (J.-Guy). — Les Landes ; Paris, Baudoux, 1888. — Date de composition : Paris, janvier-février 1888. Dédié à Gaston Vallin. (44) ROPARTZ (J.-Guy). — Propos d'artistes, article signé J.-Guy ROPARTZ in Le Korrigan, 5 janvier 1889. (45) La Lorraine-Artiste, dimanche 30 septembre 1894, 12" année, n° 40 ; article de Gaston VALLIN intitulé Guy Ropartz, pp. 330-333. (46) L'Echo Musical, 15 juin 1905, 3" année, n° 21 ; article signé STRADI-VARIUS. (47) L'Hermine, Tome XIV, juillet 1896 ; article de Louis TIERCELIN. intitulé Le Congrès de Saint-Brieuc sous rubrique Choses de Bretagne. Il s'agit d'un congrès organisé du 21 au 28 juin 1896 conjointement par la Société d'Agriculteurs de France, l'Association Bretonne et la Société Hippique des Côtes-du-Nord. d'infanterie, en qualité d'officier de réserve. Une épître en « alexandrins volontairement burlesques » annonce le désir de Magnard de s'arrêter à Lanloup : « 0 grand J.-G., ...J' s' rai si heureux, ma vieille / D' jouer avec vous quelqu' bonn' fugue de Bach... ». Une autre lettre du 17 septembre de cette même année signale à Ropartz son arrivée anticipée pour le 22 septembre. Le « châtelain de Lanloup » rappellera ces souvenirs cinquante-sept ans plus tard : « C'est à cette circonstance », écrit-il, « que je dus, en 1889, le plaisir de l'avoir pour hôte pendant quelques jours ». « Ce fut à Saint-Quay où habitait son ami », poursuIT-il, « que j'allai chercher Magnard. Nous fîmes en effet la route à pied et les jours suivants furent employés — en dehors des fugues de Bach — à visiter Paimpol, Tréguier, Perros, etc... » (48). D'ailleurs, celui que Magnard appelle dans une lettre du 19 août 1895 : « Saint Guy Ropartz le Magnifique » (49), accueille avec la même fraternelle hospitalité ses condisciples du Parnasse Breton. Ceux-ci ne s'annoncent même pas. Le manoir de Lanloup est une étape qui les mène au pays de Saint-Yves. De ces visites à l'improviste faites à la belle saison, il reste peu de trace. Cependant, l'Hermine fait mention d'un pèlerinage à Tréguier de Louis Tiercelin, Edouard Beaufils et Robert de Pontavice, accompli de concert « en passant devant le cher Manoir de Lanloup », « par le chemin des écoliers » (50). Le possesseur de cette demeure accueillante, qui joint alors, « à la belle robustesse du gentilhomme campagnard l'élégance non sans recherche du jeune snob » (51), est au fond fort peu soucieux des honneurs et de l'admiration d'autrui. Et si dans « la lutte parisienne » il est contraint de prendre une certaine contenance, c'est qu'il sait que la considération indispen- sable des milieux artistiques tient à des éléments factices et que le droit de se faire écouter ne s'acquiert qu'au prix d'une lutte sans merci. Du reste, cette légère affectation des débuts de carrière du compositeur s'effacera graduellement et laissera place, en définitive, à la figure de patriarche à la fois rayonnante et humble que nous avons connue. Ropartz gardera cependant jusqu'à sa mort le sentiment très vivace de la lignée ..et le goût des archives familiales. Ces qualités s'exprimeront dans la méticulosité avec laquelle il rédigera ses notes biographiques successives et le catalogue de ses œuvres ; elles se manifesteront aussi dans le soin qu'il apportera à classer sa correspondance et les multiples articles de ses contem- porains sur sa production. Comment ne pas trouver touchante de simplicité la lettre du vieillard écrite à Fernand Lamy le 24 avril 1944 et réclamant des articles prêtés pour la rédaction d'un livre (52) ? « Je voudrais (les) joindre ici », écrit Ropartz, « à toutes sortes d'autres paperasses pouvant intéresser peut-être mes enfants ou mes petits-enfants »..., « plus tard » (53). Lanloup, c'est aussi un coin de nature à l'état pur qui prodiguera ses bienfaits à l'étudiant en droit des années 1882 à 1885, au critique de presse parisien des années 1885 à 1894, et au directeur du Conservatoire de Nancy puis de Strasbourg. Pour un citadin épris d'espaces vierges, 48) L'Echo du Dix-Neuf, Cahiers du 19" R. I., revue de Brest, avril 1946, vol. IV, no 45, 16" année ; article de J.-Guy ROPARTZ intitulé : Albéric Magnard, sous-lieutenant de réserve au 19* Régiment d'Infanterie, pp. 203-204. (49) Lettre d'Albéric-Magnard à Guy Ropartz du 19 avril 1895, Fonds Ropartz, B. N. mus. (50) L'Hermine, Tome II, septembre 1890 ; article de Louis TIERCELIN intitulé : Au Pays de Saint Yves, sous rubrique : Choses de Bretagne, pp. 429-434, note 1 page 430 (ce jour-là. Ropartz n'est d'ailleurs pas au manoir...). (51) Le Figaro, 19 février 1893 ; article n. s. intitulé Instantanés. (52) Il s'agit du livre de Fernand Lamy sur Ropartz : J.-Guy Ropartz - L'Homme et l'Œuvre, Paris, Durand, 1948. — ln-8°, 109 p. (53) Lettre de Ropartz à Fernand Lamy du 24 avril 1944, collection particulière. aimant la solitude et la rêverie, il s'agit-là d'une offrande inestimable. Ce coin de campagne si proche de la mer permet de goûter tous les charmes du pays breton et d'échafauder toutes sortes de rêveries : pastorales, fantastiques, païennement ou chrétiennement mystiques. Pour nous en convaincre, relisons le début du chapitre des Notations Artistiques intitulé Fin de Voyage, écrit de Lanloup par Ropartz et daté du 25 août 1889 : « En Bretagne, au bord de la mer. Seul dans mon petit castel niché au milieu des arbres. En Bretagne, « pays nostalgique où croît la fleur du rêve », comme a dit un poète de chez nous. En Bretagne, pays de landes immenses où se dresse parfois le squelette d'un chêne émondé, pays de bois feuillus, de silencieuses forêts, de falaises arides ; où des blocs de rochers, comme à Ploumanac'h, s'entassent en un chaos grandiose, où des sables, comme à Pléneuf, étendent devant la dernière vague leurs blonds tapis ; où des Korrigans peuplent la bruyère et dansent, par les nuits lunaires, la ronde des jours de la semaine autour des menhirs ; où des fées, comme Viviane, des enchanteurs, comme Merlin ont pour domaine la forêt de Brocéliande ; où les âmes des morts restés sans sépulture apparaissent toutes blanches au-dessus des flots, dans la baie des trépassés, où une religion plane sur tout, où les saints ont leur pardon, les saintes, leurs pèlerinages ; pays où un souverain mépris de la vie vient à la race qui germe sur son sol, d'une immuable croyance en un au-delà de justice... « En Bretagne, au bord de la mer très aimée, plus aimée que la montagne, je transcris quelques notes rapides, prises au jour le jour en revenant de Bayreuth en France par Würtzbourg et Francfort-sur-le-Mein » (54). Cette page écrite à Lanloup, et inspirée par l'atmosphère de ce petit coin de terre bretonne ne résume-t-elle pas toute l'âme de la Bretagne avec son imagination puissante et ses curieux contrastes dans des mélanges intimes de superstition et de foi, comme de mélancolie et de confiance sereine ? Ropartz lui accorde d'ailleurs une importance de tout premier plan. Il conseille à Fernand Lamy de la placer, à peine retouchée, en épigraphe du premier chapitre de son livre : « J'ai pensé », écrit-il, « que la citation que vous avez faite (premier paragraphe de Fin de Voyage, page 121) serait assez bien à sa place — et vous pouvez l'y transposer — tout au début de votre livre. Vous dateriez Lanloup 25 août 1889 et vous feriez suivre de quelque chose comme ceci : C'est dans ce petit manoir de Lanloup que J.-Guy Ropartz a pris sa retraite quarante ans après avoir écrit ces lignes... Il me semble que cela ferait un plus heureux début que tout de go la date de la naissance. Il faudrait seulement à la deuxième ligne remplacer castel par manoir »... « Qu'en dites-vous ? » (55). J.-Guy Ropartz évoque souvent dans ses lettres à son fidèle disciple Fernand Lamy les splendeurs de Lanloup. Ainsi, dans une lettre du 19 avril 1945 : « Le printemps est en effet magnifique et les pommiers en fleurs et les ajoncs d'un or plus éclatant que d'habitude font un beau décor ». Dans une autre lettre du 24 avril 1949 il invite Lamy à venir voir « la Bretagne sous un manteau rose (pommiers), blanc (aubépines) et or (ajoncs) qui est une splendeur » (56). Mais, Lanloup n'est pas qu'un merveilleux décor et le symbole d'une lignée ; c'est aussi un lieu de repos, de conception artistique et de travail.

(54) ROPARTZ (J.-Guy). — Notations Artistiques, pp. 121-122. — Ces notes ne sont que la reprise d'un article de Ropartz dans L'Hermine, septembre 1890, Tome II. pp. 464-474. (55) Lettre de Ropartz à Fernand Lamy du 16 octobre 1931, collection particulière. (56) Lettres de Ropartz à Fernand Lamy du 19 avril 1945, et du 24 avril 1949, collection particulière. Dailleurs, pour un artiste, il n'est pas de création possible sans coupure préalable avec le monde, sans atmosphère de calme, sans présence d'un cadre en harmonie avec lui-même et qui porte en germe les thèmes désirés. Pour Ropartz en particulier, qui se voue pendant neuf mois de l'année à une tâche temporelle écrasante (57), il faut d'abord se débarrasser des mille petits soucis quotidiens et s'imbiber de cette nature franche et réconfortante avant de retrouver sa personnalité et son génie. Il est difficile de déterminer exactement si les œuvres littéraires conçues à Lanloup ont été impressionnées ou non par la nature environnante. La gestation d'une œuvre d'art reste un phénomène encore bien mystérieux ! Tout ce qu'on peut dire, c'est que Ropartz a habité Lanloup, sans discontinuer de 1929 à 1955, et qu'auparavant il y avait passé de nombreuses vacances d'été. C'est de cette étroite tour de granit transformée en cabinet de travail qu'ont germé et que se sont épanouies en fait la plupart des œuvres ropartziennes. Certaines en portent le cachet officiel, tel ce chapitre des Notations Artistiques intitulé Fin de voyage, déjà cité, telles les compositions musicales indiquant sur la partition leur lieu de naissance : la Sérénade de septembre 1892, le Premier Quatuor dédié à Vincent d'Indy de juillet-octobre 1893, Trois pièces pour orgue de 1894 (Fugue en mi mineur, Intermède, Sur un Thème breton), le Psaume CXXXVI, Super flumina Babylonis, terminé à Lanloup en août 1897 (58) et ]a Fantaisie en ré majeur pour orchestre, conçue et achevée pendant les mois de juillet et d'août de la même année. Il faudrait ajouter à cette liste toutes les compositions musicales postérieures à 1929. D'autres œuvres qui ne portent pas d'indication de lieu d'origine accusent cependant l'empreinte profonde de cette terre bretonne, soit par leurs thèmes, soit par leur atmosphère. Ainsi en est-il de la nouvelle intitulée le Moine de Kérity (59), comme de la musique de scène pour le drame de Pêcheur d'Islande (60). « C'est en son manoir de Lanloup », écrit Sullian Collin dans le Sonneur de Bretagne, « que Ropartz a écrit presque tout son ouvrage »... « Les pêcheurs d'Islande reconnaîtront en sa musique, avec les vagues harmonies de la mer sauvage, la chanson du vent dans la grand'hune »... « Les touristes qui viendront l'été prochain sur la côte retrouveront sur les grèves, les mélancolies éparses qui les auront frappés dans la partition de Ropartz » (61). Et, si Lanloup résume pour notre héros la lande et la mer de Bretagne, il faudrait citer comme témoignage presque toute la production ropartzienne ; car l'œuvre du Maître « n'est au fond qu'une longue effusion pastorale » (62). Le thème très particulier du manoir, issu de la propriété de Lanloup, se retrouve esquissé ou transposé dans de nombreuses pièces poétiques et musicales de Ropartz. Ici, c'est l'évocation d'une idylle, « Sous le royal soleil d'août, quand les matinées/ Riaient joyeusement autour du vieux château » (63). (57) Ropartz en tant que Directeur du Conservatoire (à Nancy de 1894 à 1919, à Strasbourg de 1919 à 1929) mène la triple tâche d'organisateur, de pédagogue et de chef d'orchestre. Cf. LAMY (Fernand). — J.-Guy Ropartz, pp. 15-22. Cf. aussi KORNPROBST (Louis). — J.-Guy Ropartz, pp. 33-46. (58) Mais commencé à Nancy. (59) ROPARTZ (J.-Guy). — Le Moine de Kérity, publié in Le Korrigan, 22 décembre 1888. Voir aussi notre étude, pp. 211, 221, 230,... (60) ROPARTZ (J.-Guy). — Pêcheur d'Islande ; édition Choudens. — Le livret est de Pierre Loti et Louis Tiercelin. (61) Le Sonneur de Bretagne, 30 septembre 1892, lre année, n« 8 ; article de Sullian COLLIN intitulé Pécheur d'Islande au Grand Théâtre. Cf. aussi L'Hermine, octobre 1892, Tome VII, article de LAN AL-LENNER intitulé La Musique de Pêcheur d'Islande. (62) KORNPROBST (Louis). — J.-Guy Ropartz, p. 55. (63) ROPARTZ (J.-Guy). — Adagiettos, p. 39, Première dupe. Là, c'est une description plus détaillée du « parc du très ancien castel » qui « fut dessiné jadis sur celui de Versailles » avec son allée de « thuyas », « l'étang vert, tout rugueux de têtes de grenouilles », « Et le vieux banc de pierre, auprès de l'oratoire, /Sous les tilleuls feuillus et roux ». Ailleurs, c'est « quelque banc de la terrasse familière, /Dont les granits branlants se retiennent au lierre » (64). Mais, sans l'âme-sœur, le castel « ressemble/A quelque glacial sépulcre inhabité » (65). Ropartz fuit Paris, « la ville folle », « et dans l'Armor lointaine aux brouillards attristants » il revient pour « cloîtrer l'espoir de (ses) vingt ans ». Or, cet espoir est chanté par le poète dans une ballade : « Mais à mon âme jeune il faut une âme paire/Et, plein de confiance en l'avenir, j'attends/Celle qui doit régner au manoir de mon père » (66). Naturellement, pour un jeune intellectuel, pétri par la lecture des romantiques allemands, nourri de musique wagnérienne, ce manoir isolé et austère éveille le mystère et le fantastique. C'est un lieu propice aux conver- sations sur l'au-delà, témoin le souvenir suivant relaté par Ropartz dans un de ses articles. « Certain soir que la pluie empêchait notre quotidienne promenade, nous causâmes de sciences occultes dans le petit salon aux boiseries rongées de vers qui est au rez-de-chaussée de la tourelle octogone » (67). Bien que le jeune homme ne croît ni au pouvoir magique des tables, ni aux revenants, ni aux prophéties du mage Albert ou du Sar Péladan, le fait que ces sujets de conversation soient abordés précisément dans le cadre mystérieux de la tour octogone nous permet d'attribuer au décor de Lanloup certains rêves poétiques peuplés de personnages inquiétants ayant pour cadre une demeure ancienne et délabrée. « Mes Minuits sans sommeil sont hantés de fantômes », écrit le poèt( au début d'une pièce intitulée Visions. Dans son rêve, un sabbat de damnés se dirige « vers les murs d'un haut castel qui se délabre ». Les « os disjoints » s'entrechoquent « avec un bruit de castagnettes ». Les voix « ont le timbre fêlé des vieilles épinettes » ; tout à coup, « le castel en un écroulement s'effare » et fait place à un « fabuleux jardin ». Les marbres se métamorphosent en femmes aussi cruelles que « lascives ». Mais avec l'aube, disparaîtra le jardin fabuleux. Les femmes reprendront leur condition de statue. « Le castel délabré » et « sinistre » se dressera à nouveau tandis que les fantômes s'éloigneront « dans la solitude des champs », « monotones et lents comme des chants de psau- mes » (68). Le thème a quelque ressemblance avec ceux qui circulent dans l'Intermezzo de Heine traduit par Ropartz et Hirsch, deux années auparavant, et notamment dans la pièce 60. En effet, dans celle-ci « un château rempli de magique vapeur » enferme dans un rêve l'image d'un étrange castel, les « cris d'angoisse et de stupeur » d'une foule « blême » qui « court en désordre », « l'inquiétude » du poète, ainsi que « l'air sévère et singulier » de la bien- aimée (69). Dans la musique ropartzienne qui amplifie et qui prolonge en durée, comme en profondeur, le texte du Manoir de Charles Le Goffic, l'on croit déceler des harmonies faites pour peindre musicalement l'impression de calme austérité des pierres de Lanloup. « Le manoir croulant et solitaire », « le vieux manoir perdu de l'antique Occident », qui sert d'expression métaphorique à un

(64) ROPARTZ (J.-Guy). — Modes mineurs, pp. 56-57, Remembrances II. — Tous ces détails correspondent à des réalités qui peuvent être notées au manoir de Ropartz. (65) ROPARTZ (J.-Guy). — Modes mineurs, p. 56 ; Remembrances II. (66) ROPARTZ (J.-Guy). — Les Muances, pp. 83-85 ; Pour Celle qui doit venir. (67) ROPARTZ (J.-Guy). — Cahier d'Articles, Vp. 5 ; L'Etendard, 14-VII-1890. (68) ROPARTZ (J.-Guy). — Les Muances, pp. 117-125 ; Visions. (69) ROPARTZ (J.-Guy) et HIRSCH (Pierre-René). — Intermezzo, pp. 97-98. J. DELMAS et Cie PARIS

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