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A l’est, le massif de Kiin- Kerish («beauté fière», en kazakh) est l’une des nombreuses merveilles naturelles du pays. Ses étranges teintes ? Un millefeuille de sédiments argileux déposés il y a des millions d’années.

KAZAKHSTAN LES MYSTÈRES D’UN GÉANT Au cœur de l’Eurasie, ce jeune Etat, grand comme cinq fois la France, est bien plus qu’un vaste champ de pétrole. Déserts et pics vertigineux, forêts et lacs cristallins… la palette de ses paysages est inattendue. PAR NICOLAS LEGENDRE (TEXTE) ET ELENA CHERNYSHOVA (PHOTOS)

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ICI VIVENT EN ÉTÉ LES DERNIERS HÉRITIERS DES CAVALIERS DES STEPPES

En été, les contreforts du Trans-Ile Alataou, vaste chaîne montagneuse à cheval sur le et le Kirghizistan, se tapissent de verts pâturages où transhument les troupeaux des derniers éleveurs semi-nomades. C’est aussi une région où les citadins aiment se ressourcer.

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DANS LA TAÏGA, UN JOYAU : LE LAC MARKAKOL, LA «PERLE DE L’ALTAÏ»

Nikolaï Krasnopeïev (à droite), et Khakhat Aïtkhazin travaillent pour la réserve naturelle du Markakol, un lac situé à 1 400 mètres d’altitude, dans le massif de l’Altaï. Ils partent inspecter ce joyau de 38 kilomètres de long, dont les eaux poissonneuses attirent de nombreux braconniers.

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SUR LE PLATEAU, UNE MYRIADE DE POINTS BLANCS : DES YOURTES PAR DIZAINES

’homme pèse plus de cent kilos. déglingue postsoviétique. A tort. Dans ce noyau de Serre la main avec une poigne d’hal- l’Eurasie, les mondes s’entrelacent. La diversité des térophile. Economise ses paroles paysages fait écho à la richesse de la mosaïque comme si trop parler revenait à culturelle, entre héritage nomade, âme slave, spiri- manquer de pudeur et, plus encore, à perdre son tualité musulmane… et consumérisme débridé. Ltemps. Or, du temps, il n’en a pas. En ce 1er juillet, Un édifice en dur détonne au milieu du plateau Birdikye Imakoulov, sa famille et leurs 400 agneaux, d’Assy, décor sans asphalte ni lignes électriques. Ce Ermik Khalzbaï, 20 ans, (à d.) sert le koumis – le lait de jument fermenté – dans la yourte de ses parents. Il étudie à et ne revient que pour les vacances. quarante-cinq vaches et vingt chevaux, viennent centre de vacances, dont l’adresse se transmet de d’arriver en montagne après une bouche-à-oreille, accueille en été demi-journée de route depuis le vil- des Kazakhs des villes venus humer lage de Cholak, dans le sud-est du le grand air et suivre un régime dras- Kazakh­stan. Il leur faut encore amé- tique : durant une à deux semaines, nager les yourtes, monter les enclos les volontaires n’ingurgitent que du et assigner une place à chaque outil saoumal, du lait frais de jument, et ustensile qui leur serviront oubliant embouteillages et pollu- jusqu’à la mi-septembre, quand tion qui font leur quotidien à Astana tomberont les premières neiges et ou Almaty. Alika Oumbiet Alieva, qu’il faudra quitter l’alpage. Birdi­ la fille des propriétaires, travaille ici kye, 62 ans, est un éleveur semi- durant l’été. Le reste de l’année, elle nomade : il ne vit qu’une partie de étudie à Moscou. Des lunettes à la l’année dans un habitat mobile. Sa dernière mode entourent ses yeux famille s’installe ici chaque été, sur bridés. A ses pieds, des Nike flam- le plateau d’Assy, l’un des derniers bant neuves. «C’est comme une espaces d’estivage du pays. Un her- détox !, confie-t-elle à propos de bage à 2 000 mètres d’altitude gardé par les mas- Kamaja Munzirova cette cure d’un genre particulier. Ça nettoie le corps.» sifs du Trans-Ile Alataou, entretenu par les armées tient une chambre On ne vient donc plus sur le plateau d’Assy unique- d’hôte à Saty, dans de ruminants et fendu par une rivière dont les rami- le sud du pays. ment pour transhumer comme les anciens. Les fications dessinent des nervures dans l’estive. Issue d’une famille citadins (53 % des Kazakhs) s’y ressourcent, à la Depuis l’orée du plateau, une constellation de points de nomades, elle recherche d’un air virginal et d’un échantillon de a été poussée blancs s’offre au regard : des yourtes, par dizaines. à se sédentariser l’«âme» nomade du pays, plus fragile et fantasmée Le Kazakhstan n’existe en tant qu’Etat que depuis il y a dix ans, après que jamais. Car les bergers comme Birdikye Imakou­ 1991. Ancienne république soviétique, creuset d’eth- la création du lov sont l’exception dans un pays où la sédentarité nies au carrefour de l’Europe, de la Russie et de la parc naturel des est devenue la norme. Ils sont les derniers héritiers Lacs Kolsay. Chine, ce pays cinq fois plus vaste que la France du mode de vie des cavaliers des steppes. s’est imposé en quelques années comme la pre- L’ancêtre de la nation kazakhe, le khanat (royaume mière puissance économique d’Asie centrale, grâce dirigé par un khan) formé vers 1460 par les nomades notamment à ses gisements d’uranium, de gaz et de tribus turcophones, parmi lesquels des descen- de pétrole. Méconnu et peu visité, il est souvent dants du souverain mongol Gengis Khan, s’étendait perçu comme un morne agrégat de steppes et de des rives orientales de la mer Caspienne aux

Zarina, Yerkezhan et Violetta passent l’été chez leurs grands-parents à Ourounkhaïka (500 hab.), près du lac Markakol, à 450 km d’Euskemen où elles vivent.

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CE PAYS AUX 40 000 LACS EST L’UN DES MOINS DENSÉMENT PEUPLÉS

Ces majestueux épicéas à la parure d’émeraude se reflètent dans les eaux limpides de ce lac situé à 1 818 mètres d’altitude. Il fait partie du parc naturel des Lacs Kolsay, créé en 2007 près de la frontière avec le Kirghizistan.

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EN CENT ANS, LES KAZAKHS frontières de l’Empire chinois. Ouvert aux quatre vents, ce colosse géographique vit passer SONT PASSÉS DU NOMADISME hordes et caravanes durant des siècles. On s’y affron- tait. On y cohabitait. Les marchands des routes de AU CAPITALISTE DÉBRIDÉ la soie y transitaient. Les religions – animiste et musulmane principalement – s’y entremêlaient. Jusqu’à ce que l’avancée du front pionnier russe rebatte les cartes. La présence des sujets du tsar, d’abord consentie par certains chefs kazakhs, s’ap- parenta progressivement à une colonisation. L’em- pire russe installa ses paysans, édifia des garnisons, mit en place des impôts et tenta de sédentariser les Kazakhs. Intégré à l’URSS en 1920, le territoire se métamor- phosa. Les villes proliférèrent. Les complexes industriels fleu- rirent dans la steppe. L’école devint obligatoire. La langue russe s’imposa. La collectivisa- tion s’accompagna de famines qui firent entre 1,1 million et deux millions de morts. Après la chute de l’Union soviétique et l’indépendance en 1991, la nation s’est une nou- velle fois transformée ; en cent ans, les Kazakhs sont ainsi ­passés du nomadisme tribal au communisme, puis au capita- lisme. Les transhumances ne concernent plus qu’une infime partie de la population. Gaz, pétrole, terres rares, titane, charbon, chrome… Les nou- velles vaches à lait de l’Etat kazakh viennent du sous-sol. Le pays compte certaines des plus grosses mines d’uranium de la planète, comme celle de Tortkuduk, dans les steppes du sud. L’exploitation de ces ressources enrichit oligarques et businessmen – beaucoup –, ainsi que la classe moyenne – un peu. Dans les cam- pagnes, l’économie de subsistance prédomine. Et pour gouverner ce nouveau tigre économique d’Asie centrale, les Kazakhs ont choisi d’un homme fort : depuis 1990, Noursoultan Nazarbaev, ex-digni- taire communiste de 77 ans, a été élu et réélu à la présidence de la République avec des scores triom- phaux, lors de scrutins parfois entachés d’irrégula- Les épicéas de Schrenk sont rités, selon les observateurs de l’Organisation pour emblématiques du sud la sécurité et la coopération en Europe. Son visage du Kazakhstan, des monts Tian Shan en particulier. orne d’innombrables affiches de propagande, jusque Ces géants, qui poussent à dans les villages les plus reculés. Il est le chef d’une Majoritairement citadins aujourd’hui (53 % de la population), les Kazakhs plus de 1 300 mètre d’altitude, «démocrature», simulacre de démocratie où les restent très attachés à la terre, comme Zharsulan Munzhirov (en haut), 20 ans, comme ici sur les rives du qui coupe les foins à Saty, au pied du Trans-Ile Alataou, ou Roustam Fokin lac Kaindy, peuvent atteindre représentants de l’opposition et les journalistes (au centre), 16 ans, qui travaille l’été comme berger près du lac Markakol. A 60 mètres de haut. indépendants sont muselés, mais pas systéma- Chernyahevka (en bas), on trompe la canicule dans la fraîcheur d’une rivière.

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l Tchéliabinsk a Omsk Novossibirsk Oufa r u Kyzyljar LE CLIMAT EXTRÊME BRIDE LES O ’ Steppe l

e de la Baraba Togliatti d P.N. DE BOURABAY KAZAKHSTAN RUSSIE Kostanaï RUSSIE DESSEINS DES HOMMES ET e Samara n î Roudnyï Steppe de a P.N. DE BUYRATAU h P.N. DE la Koulounda LAISSE LA NATURE SOUVERAINE Saratov C Ekibastouz Astana I Oral r ty P.N. DE KATON-KARAGAY c h A Karagandy Semeï l t a r ï a Euskemen j d KAZAKHSTAN o l P.N. DE BAYANAUL tiquement emprisonnés, voire torturés comme mer d’Aral, dans le sud-ouest du pays, a été en par- Volgograd g a MONGOLIE Plaine de u r o Kiin-Kerish u M Terekty Lac au Turkménistan et en Ouzbékistan voisins. Les tie asséchée suite au détournement de ses fleuves Prékaspi O s Plateaux kazakhs Lac Markakol t P.N. DE n Zaisan o dirigeants kazakhs, soucieux notamment de leur nourriciers pour l’irrigation. Résumer un territoire Jezkazgan Atyraou M Mts Tarbag image auprès de l’Occident, font preuve d’un soup- aussi vaste à ce sinistre héritage revient cependant Aralsk Balkha ataï ac sh çon de bienveillance, par exemple envers certaines à ne l’observer que d’un œil. Le Kazakhstan, presque Astrakhan L Baïkonour CHINE organisations non gouvernementales – d’autres, aussi étendu que l’Inde, compte à peine dix-huit Mer Mer d’Aral Taldy-Korgan dans le même temps, voient leur action entravée. millions d’habitants. Il figure parmi les quinze pays Caspienne S Désert de P.N. DE ZHONGAR-ALATAU Péninsule de yr Plateau Partout, dans ce jeune pays, république laïque les moins densément peuplés au monde. Les tem- -D Mainkoum d’Assy Ürümqi a Manguistaou Désert du r i P.N. D’ALTYN-EMEL dont 70 % de la population se déclare musulmane pératures extrêmes de son climat hypercontinen- Aktaou a Almaty n Kyzylkoum Ile Plateau ns- a Tra h P.N. DE CHARYN sunnite, la cohabitation des peuples perdure, ren- tal brident les desseins des hommes. Ainsi, la nature Noukous onts S d’Oustiourt Chymkent Bichkek M Mont Tbilissi Mt n Khan Tengri forcée par la contrainte durant l’occupation russe : dispose de gigantesques zones de souveraineté. OUZBÉKISTAN s Kirgh a iz T i KIRGHIZISTAN Aires naturelles protégées le pouvoir communiste, comme le régime tsariste Le massif de Kiin-Kerish fait partie de ces sanc- P.N. DE KOLSAY LAKES AZERBAÏDJAN Tachkent avant lui, déporta au Kazakhstan des communau- tuaires. Pour l’atteindre, depuis Euskemen, dans Bakou TURKMÉNISTAN P.N. DE SAYRAM-UGAM P.N. D’ILE-ALATAOU 200 km tés entières, considérées comme ennemies du l’est du pays, il faut rouler trois à quatre heures vers Boukhara Samarkand régime. Aujourd’hui, outre les Kazakhs «ethniques», le sud, traverser le lac de Boukhtarma, rouler encore majoritaires (environ 63 %), quel­ deux heures à travers la steppe, puis que 120 nationalités se côtoient : emprunter une piste non indiquée SI VOUS VOULEZ FAIRE CE VOYAGE Russes, Ouïgours, Arméniens, en direction du sud, quelque part Ukrainiens, Polonais, Ouzbeks, Alle- dans l’immensité. Avaler ensuite QUAND PARTIR Pour Almaty, la grande ville du Sud, A noter : certaines routes et pistes AVEC QUI PARTIR mands, Coréens, Tatars, Tchét- vingt kilomètres de nids-de-poule Dans les zones montagneuses, Une escale est nécessaire. sont peu praticables, les panneaux La plateforme Indy Guide entre juin et septembre. Dans les SE DÉPLACER de signalisation font souvent (indy-guide.com) met en relation chènes… A eux seuls, les Russes dans le semi-désert glacial en hiver, steppes et déserts, privilégier le Hormis le canyon de Charyn, le parc défaut, et l’isolement, les conditions voyageurs, guides et chauffeurs représentent le quart de la popu­ brûlant en été. Enfin, le spectacle printemps et l’automne pour éviter national de Bourabay et les lacs climatiques et l’absence de réseau pour tous types d’excursions à lation. Le russe et le kazakh sont débute. On croit d’abord observer les grosses chaleurs. Kolsay, la plupart des sites naturels téléphonique peuvent compliquer travers le pays. L’agence kazakhe tous deux langues officielles. La une banale colline esseulée, acci- COMMENT Y ALLER sont (très) difficiles d’accès. Les les choses. Dès lors, organiser un ACT (eng.city-tour.kz) propose, elle, ­première, qui bénéficie du statut de dent dans l’horizontalité. Mais le Air Astana offre des vols directs voyageurs aguerris pourront louer circuit avec un chauffeur peut être des circuits à la carte et la location entre Paris et Astana, la capitale. un véhicule à Astana ou à Almaty. une bonne option. de véhicules avec ou sans guide. «langue de communication inter­ massif de Kiin-Kerish, qui occupait ethnique», est utilisée dans la plu- le fond ou les abords de vastes éten- part des échanges quotidiens. La dues d’eau il y a trente à soixante- seconde, une langue turque, est la cinq millions d’années, dévoile pro- qui forment une Monument Valley centrasiatique. zone de jonction, à l’image de ce pays où l’on trouve langue d’Etat (voir encadré), mais gressivement sa singularité. Des Au sud-est, à la frontière avec la Chine et le Kirghizis­ un parfait mélange de faune, de flore et de paysages tous les habitants ne la maîtrisent camaïeux ocre, qui scintillent tan, le mont Khan Tengri (7 010 mètres) surplombe méditerranéens, indiens et centrasiatiques.» pas. Il suffit de s’asseoir à la table d’une gargote, Quelques beaux comme des mirages. Alentour, des ­mamelons d’ar- l’Inylchek, l’un des plus longs glaciers au monde. Ce cocktail saute aux yeux aux abords de Terekty, d’observer la diversité des visages et d’écouter les spécimens empaillés gile de deux à trois mètres de haut. Ils précèdent Près d’Almaty, l’ex-capitale (celle-ci fut transférée village de 5 000 habitants situé à trois heures de de cervidés, conversations, pour se rendre à l’évidence : le caractéristiques des centaines de canyons aux dégradés improbables à Astana en 1997) et plus grande ville kazakhe, la route au nord-est de Kiin-Kerish. Ici, la steppe aride Kazakhstan est une tour de Babel où l’on converse de la faune locale, – du pourpre à l’orange et du vert au gris – qui rivière Charyn éventre un plateau aride sur quatre- cède la place aux premières élévations de l’Altaï. en russe, en kazakh, en kirghiz, en ouzbek… guettent les (rares) confèrent au paysage des allures de relief martien. vingts kilomètres, donnant naissance à un canyon Cette chaîne de montagnes presque deux fois plus visiteurs du petit La nature porte elle aussi les traces du passé. musée de la réserve Aucun point d’eau. Aucune trace humaine. Coléop- dont la profondeur atteint plus de 300 mètres. C’est longue que les Alpes s’étire sur quatre géants : Considéré par les têtes pensantes communistes naturelle du lac tères géants, buses et hiboux grand-duc règnent ici dans cette région, comme dans toute la partie orien- Kazakhstan, Russie, Mongolie et Chine. Terekty comme une lointaine arrière-cour, le Kazakhstan Markakol, dans en maîtres. Les Kazakhs appellent ce lieu la «cité tale du pays, que la diversité environnementale se occupe un entre-deux. Le relief verdoyant, côté a longtemps servi de laboratoire (voire de cobaye) l’est du pays. des esprits». Lorsque le jour décroît, que le vent se révèle la plus stupéfiante. Roman Jachenko en sait ouest, tranche avec le mastodonte jaune qui semble agronomique, industriel et militaire. Entre 1949 et meurt et qu’un silence total s’abat sur les ondula- quelque chose. Zoologue, il préside le comité kazakh en passe de dévorer le village à l’est : le désert 1989, 456 essais nucléaires ont durablement conta- tions multicolores, ce surnom prend tout son sens. du programme Homme et biosphère de l’Unesco. ­d’Ak-Kum, colossale masse de sable dont les dunes miné l’environnement près de Semeï, au nord. Ail- Kiin-Kerish n’est pas l’unique site naturel kazakh Ce quinquagénaire à la mèche de chanteur folk atteignent 300 mètres de haut. Ces deux entités leurs, des milliers d’hectares de steppe ont été voués dont la morphologie défie l’entendement. Dans la arpente le terrain depuis plus de trente ans. «Autour – massifs vert chlorophylle d’un côté, collines à l’agriculture intensive. Des rivières et des lacs ont péninsule de Manguistaou, à 3 000 kilomètres à d’Almaty, on passe des déserts de sable aux glaciers dorées de l’autre – pourraient appartenir à deux été pollués par les rejets d’industries lourdes. Et la l’ouest, la dépression caspienne abrite des mesas en soixante-dix kilomètres, explique-t-il. C’est une continents distincts. Seuls la géopolitique et

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RAPACES ET INSECTES RÈGNENT SUR LES RELIEFS MARTIENS DU KIIN-KERISH

Les Kazakhs surnomment ce massif, qui s’étend sur 300 hectares dans l’est du pays, la «cité des esprits» : nul homme en vue dans ce désert d’argile écrasé de soleil en été et glacial en hiver, où ne survivent que les coléoptères géants et les hiboux grand-duc.

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Une mosquée, un statue de Lénine, un pavillon tchétchène… L’ethnoparc d’Euskemen, sur le rives de l’Irtych, offre un aperçu du melting-pot kazakh.

quelques miradors les séparent : Ak-Kum se relle du Markakol, créée en 1976. L’isolement a trouve en territoire chinois, de l’autre côté d’une contribué à la protection du lac et de sa faune endé- frontière qui serpente au pied des dunes. mique. Il n’empêche pas les braconniers d’y sévir Après Terekty, le col de Marbre marque le pas- – plusieurs dizaines de tonnes de poisson seraient sage vers (encore) un autre monde : l’Altaï kazakh. prélevées illégalement chaque année. Les pêcheurs Les montagnes, peuplées d’ours, de loups et de cerfs et chasseurs, d’ailleurs, y sont à l’évidence plus nom- maral, dominent à 3 500 mètres des étendues de breux que les touristes. Selon Khakhat Aïtkazin, mélèzes et de fleurs sauvages. Cette taïga offre un chef du département scientifique de la réserve natu- écrin à un joyau : le lac Markakol. relle, cette dernière a accueilli «envi- Trente-huit kilomètres sur dix-neuf, ron 500 visiteurs» en 2016. Assis des eaux limpides. Et seulement sous une tonnelle qui jouxte son quatre hameaux alentour. A l’instar SUR LES CHEMINS, bureau, l’homme, la trentaine, sou- de nombreux lieux reculés du rit lorsqu’on lui demande où il est Kazakhstan, le Markakol se mérite. né. «Là !», dit-il, le menton pointé Sa situation stratégique, à quelques LES VACHES vers une maison en bois construite dizaines de kilomètres de la Chine, non loin. Son père, désormais impose pour s’y rendre de disposer GRILLENT retraité, a longtemps officié comme d’un permis frontalier. Le lac est gelé inspecteur de la réserve. Khakhat lui de fin septembre à mai. En hiver, les LA PRIORITÉ a emboîté le pas. Avec une soixan- températures peuvent chuter jusqu’à taine d’autres employés, il surveille -50 °C et deux mètres de neige recouvrent le sol. les écosystèmes, lutte contre le braconnage et veille L’une des deux pistes qui y mènent n’est praticable à l’accueil des touristes. La structure est dotée d’un qu’à condition de disposer d’un 4x4 à toute épreuve budget étatique de huit millions de tenge annuels, et de ne pas craindre la traversée hasardeuse de tor- soit environ 20 000 euros. Bien maigre, étant donné rents. L’autre impose un long périple par le sud à la taille de la zone et son intérêt écologique. Khakhat partir des grandes villes les plus proches – Euske- reconnaît que ce montant s’avère insuffisant : «Il men se trouve à près de 500 kilomètres. «Dans les nous faudrait plus, notamment pour améliorer les années 1980, avant que la route ne soit améliorée, infrastructures touristiques.» on mettait huit heures à cheval pour se rendre au Ourounkhaïka, 500 habitants, est la principale dispensaire médical le plus proche», se souvient localité près du lac Markakol. Quelques maisons Nikolaï Krasnopeïev, inspecteur de la réserve natu- d’hôte y ont ouvert ces dernières années. Une

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antenne-relais a été plantée sur une colline. publiés par le gouvernement depuis l’indépen- Voilà pour la modernité. Tout ou presque, par ail- dance. La plupart sont excellents. Mais, concrè­ leurs, invite à un voyage dans le temps. Des camions tement, peu de choses ont été faites. Depuis 1997, soviétiques réparés mille fois pétaradent dans les nos politiciens clament que le pays doit réduire sa pentes. Le cheval reste un moyen de transport très dépendance aux hydrocarbures. Vingt ans plus tard, prisé. Les vaches grillent des priorités sur les che- on en dépend toujours !» mins de terre, auprès de meules de foin surplom- Les disparités sociales et territoriales s’ajoutent bant les potagers où chaque famille cultive ses au changement rapide des modes de vie, à la néces- légumes et céréales. L’architec- sité de diversifier les facteurs de ture des maisons de bois, entou- développement, aux incertitudes rées de palissades rafistolées, rap- quant à la pérennité de l’entente pelle celle des villages de Sibérie. entre Russes et Kazakhs… Stable Comme Astana semble loin ! De en apparence, le Kazakhstan se fait, la nouvelle capitale kazakhe, cherche en fait une identité et un bâtie à grands frais à ­partir de la avenir. Darejan Omirbaev, 60 ans, fin des années 1990, se trouve à est un observateur avisé des tirail- près de vingt-cinq heures de route. lements affectant l’inconscient Ne pas se fier aux apparences : collectif de son pays. Cinéaste malgré l’isolement, l’absence primé à Cannes en 1998 pour d’eau courante et les sanitaires au LE KAZAKHSTAN Tueur à gages, il porte un regard fond du jardin, Ourounkhaïka à la fois poétique et sans conces- Y GAGNE SON LATIN attire du monde. Le village est sion sur sa terre natale : «Notre passé de 300 à 500 habitants en Sauf retournement de situation, pays a entrepris il y a plus de vingt- quelques années. Il compte une poste, une les Kazakhs devront bientôt cinq ans les “réformes” de l’économie de s’habituer à ne plus lire et écrire station météo et une école qui accueille marché. Depuis, nous nous sommes aper- de la même façon. En octobre plus de cent enfants. «La réserve et l’ex- 2017, le président de la çus que capitalisme et “village prospère” ploitation forestière créent de l’emploi, République, Noursoultan sont deux notions incompatibles. Les explique Khakhat Aïtkazin. Les habitants Nazarbaev, a officialisé le jeunes ruraux migrent vers les villes, où ils peuvent élever du bétail et certains louent remplacement progressif de gravitent autour des chantiers, des bazars… des chambres aux touristes. L’isolement l’alphabet cyrillique par La nuit, ils rêvent de leur village. Mais il est donc relatif. Et puis, on s’y habitue !» l’alphabet latin d’ici à 2025. Cela nous est impossible de revenir en arrière. ne concernerait que la langue Ce dynamisme n’est pas représentatif, kazakhe. Le russe, autre langue Nous avons donc la tâche extrêmement cependant, de la situation du monde rural. officielle du pays, continuerait de complexe de bâtir un Etat moderne en pré- Dans les steppes, de nombreux villages s’écrire en cyrillique. Cette servant les valeurs de nos ancêtres. Qui végètent ou se meurent. Le fossé entre ville «révolution linguistique» fait sait, peut-être serons-nous en mesure, ici et campagne s’élargit. Selon les chiffres de l’objet de débats au Kazakhstan. en Eurasie, de combiner capitalisme et l’OCDE, les inégalités territoriales figurent Officiellement, elle est censée socialisme ? Je veux croire que nous vivons, permettre la modernisation ici parmi les plus élevées au monde. et la simplification de l’écriture en un sens, au centre de la Terre, et que Montre design, bracelet chic, chapeau du kazakh. Il s’agit aussi, selon nous saurons trouver ce juste milieu.» de dandy : Dosym Satpayev appartient, lui, de nombreux experts, de faire Dans ce contexte, l’Etat tente, tant bien à la classe supérieure des villes. A 43 ans, un pas symbolique vers que mal, d’inventer un récit fédérateur. ce politologue, l’un des plus en vue du pays, l’Occident et d’affirmer un peu D’agglomérer les éléments de la mosaïque. fait partie des Kazakhs qui ont «réussi». plus l’indépendance vis-à-vis En témoignent ces affiches de propagande de la Russie. En un siècle, Ses analyses parfois tranchantes n’épar­ dans les rues d’Euskemen : «L’esprit natio- la langue kazakhe a déjà connu gnent ni la classe politique kazakhe, ni les le passage de l’alphabet arabe nal», peut-on lire au-dessus d’une image oligarques. Le pouvoir, pour autant, ne lui à l’alphabet latin en 1929, puis d’une yourte dans un paysage de mon- met pas (trop) de bâtons dans les roues. au cyrillique en 1940. tagne… alors qu’Euskemen est une ville Parce que sa notoriété le protège, mais industrielle et qu’aucun de ses habitants aussi parce que les autorités ont, selon ses ne pratique le nomadisme, comme la dires, «besoin de matériel analytique pour grande majorité des Kazakhs. Sur la façade comprendre­ les évolutions de la société kazakhe». de l’hôtel de ville, au centre de cette cité fondée au Attablé dans un café à l’européenne d’Almaty, il XVIIIe siècle par des Cosaques au service du pou- précise : «Seules Almaty et Astana, ainsi que cer- voir russe, des lettres jaunes forment une devise, taines régions de l’Ouest, contribuent au budget de écrite en kazakh d’un côté du fronton, en russe de l’Etat. Les autres territoires ont besoin de dotations l’autre : «L’unité est la base de la prospérité.» C pour subvenir à leurs besoins. Ils sont en dépres- sion. J’ai lu tous les programmes économiques Nicolas Legendre

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