NOUVELLE INÉDITE « ET JE NE VOUS QUITTERAI PAS

PAR » THOMAS THÉVENOUD L’ÉDITO DE FRANÇOIS MITTERRAND SI J’AVAIS VOULU L’ÊTRE,

REVUE JE L’AURAIS ÉTÉ CHARLES.FR YANN Je peux écrire n’importe où. J’écris beaucoup en avion Mon autre idée était de rencontrer les écrivains que, pendant les campagnes électorales, j’écris très agréable- pour des raisons qui n’ont pas toutes résisté au temps, DOSSIER ment dans le train, j’écris commodément à la terrasse j’admirais. Quand j’écris « rencontrer », on me croira si je MOIX d’un café, j’écris dans mon lit tard le soir, et d’une manière précise que mon ambition se bornait au désir de les voir LITTÉRATURE « Je suis un mec de tout de même plus habituelle, j’écris à ma table de et de les entendre sans être connu d’eux. Je me rendis gauche de droite » bureau. Je supporte mal les erreurs de style, les fautes de ainsi à la Mutualité où Gide, Malraux, Benda, tenaient & POLITIQUE grammaire, surtout les miennes. Si je veux écrire correc- des meetings antifascistes, à « l’Union pour la vérité » tement ce que j’ai envie de dire, il me faut environ deux que fréquentait Bernanos, au Collège de pour les heures par page dactylographiée. Je peux rester plusieurs leçons de Valéry. André Malraux était du voisinage, du BERNARD heures à écrire sans faire attention à ce qui se passe paysage de notre vie. Comme une lumière dans la maison PIVOT POUR QUI autour de moi, sans remarquer que je saute un repas, que d’en face et qui s’éteint, un peu plus d’ombre occupera « Macron, ce VOTE ALAIN la journée s’achève. Par son rythme, mon écriture est l’espace et le temps devant nous. On soupçonne mal MINC ? un peu provinciale, le style des gens pas trop pressés et aujourd’hui le choc que provoqua La Condition humaine personnage formés par les études classiques. Le style d’écriture que dans les années du dernier avant-guerre. Venant juste de roman ! » j’aime suppose un rythme cursif et rapide. Je sais que, après la sienne, ma génération lui doit, adolescente, FRANÇOIS moi, je succombe souvent, de prime abord, au défaut d’avoir rencontré le monde plus tôt. J’ai raconté naguère Entretien avec BAYROU contraire, ce qui m’irrite. comment je m’en suis dépris alors qu’à 40 ans j’essayais ÉDOUARD PAR Je suis un homme politique, pas un écrivain. Si j’avais de saisir le pourquoi de notre amour fou. Toute déception GILLES voulu l’être, je l’aurais été. Mais j’avais plus de goût pour rend injuste et je le suis resté longtemps. Je ne pense pas, PHILIPPE l’action. Et comme écrivain, je n’aurais pas été un écrivain comme Hervé Bazin, qu’il soit avec Proust le plus grand BOYER d’imagination. J’observe. J’écris. J’aime ce qui est écrit. romancier du siècle. Entre les deux, la liste est longue qui BRUNO RÉMY DICK La langue, la philosophie, la grammaire. Je crois que la dément ce propos. Je ne crois pas non plus qu’il sera jugé LE MAIRE ÊTRE vraie littérature, c’est l’exactitude du mot et de la chose. par la postérité sur son œuvre. J’ai vécu avec lui quelques Harlequin, Je préfère celui qui sait exactement dire ce qu’il a vu et jours d’il y a vingt ans. Celui que j’ai connu, je l’ai perçu MAIRE À ressenti à celui qui vaticine en inventant ses propres comme un médium. Il lui fallait parler, non écrire, pour Houellebecq 22 ANS impressions. La poésie est exigence et le reste verbiage. transmettre. Alors, il exprimait la fulgurance qu’on prête et moi Le prouvent les manuscrits de Saint-John Perse, qui, aux astres morts, et qui continuent d’éclairer notre nuit. raturés à l’infini, ne tournent jamais au fouillis. Son — QUAND LES NUMÉRO 22 écriture exprime à la façon chinoise un art pour l’art. Rien que cela excite l’envie d’aller plus loin dans la connais- POLITIQUES TRIMESTRIEL Sources : ÉCRIVENT ÉTÉ 2017 sance exacte du mot et de la chose qu’il représente. J’ai un Entretien Lire, septembre 1978 DES POLARS 16 EUROS grand souci de la langue française, un goût d’artisan pour Le Quotidien de , 26 octobre 1977 elle. La littérature c’est d’abord le mot exact qui n’est pas F. Mitterrand, L’Abeille et l’Architecte, Flammarion, 1978 forcément un mot rare. Roger Gouze, Mitterrand par Mitterrand, Cherche Midi, 1994

3 4 RENSEIGNEMENTS GÉNÉRAUX

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POLITBURO FRANÇOIS GRAINE DE STAR BAYROU RÉMY PAR DICK « Je bouffe de la politique GILLES depuis mes 13 ans ! » BOYER 12

26 POUR QUI VOTEZ-VOUS ? ALAIN MINC

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JE T’AIME MOI NON PLUS ANNE © Patrice Normand/Leextra /Da Coffee Time FULDA /Schreiber /Magdalena Ławniczak/Reflektor « François Baroin, pour Charles ce n’est pas un gentil » 5 POLITBURO

FRANÇOIS BAYROU PAR GILLES BOYER ancien directeur de campagne d’Alain Juppé et écrivain

Jusqu’à la primaire de la droite et du centre, en 2016, Gilles Boyer n’avait jamais rencontré François Bayrou. Comme tout le monde, ou presque, il n’avait donc qu’une approche théorique de l’animal politique. Puis, quand le maire de Pau apporta son soutien au maire de Bordeaux, le directeur de campagne de ce dernier fit alors connaissance avec l’homme. Et cela changea un peu tout… ILLUSTRATIONS DA COFFEE TIME

- Macte animo, generose puer, sic itur ad astra. – Il comprendra, me dit-il (sous-entendu : ce n’est à l’évi- dence pas votre cas). C’est la première phrase que François Bayrou m’a adressée. Ou plutôt une phrase qu’il m’a demandé de Allez, courage, noble enfant, c’est ainsi qu’on s’élève vers transmettre à Alain Juppé, le 30 janvier 2004. les étoiles, ai-je traduit plus tard.

Évidemment, ça place la relation sur des bases élevées. Ce jour-là, nous étions pourtant bien loin des étoiles. Mais à la place qui était alors la mienne, parmi les Nous sommes quelques heures après la condamnation centaines de messages vraiment ou faussement affligés d’Alain Juppé en première instance dans l’affaire des reçus en ce jour funeste, j’avais senti la véritable affinité emplois fictifs de la ville de Paris. À l’époque, je sais affleurer derrière cette locution apocryphe. Et Alain qui est François Bayrou – comment l’ignorer ? –, mais Juppé avait souri en la lisant, ce qui, ce jour-là, n’allait il ignore qui je suis. Faute de pouvoir joindre Alain pas de soi. Juppé, il a demandé à parler à son directeur de cabinet à la mairie de Bordeaux, peu importe son nom. Il m’a Avant de faire sa connaissance, pour un premier tête- demandé, avec insistance, de transmettre le message. Il à-tête, en février 2016, je crois, je ne connaissais de a dû sentir que mon latin n’était pas très opérationnel François Bayrou que l’homme public : le député béarnais en égrenant chaque mot d’une diction encore plus lente lettré qui avait courageusement transcendé son bégaie- que d’habitude. ment, le secrétaire général de l’UDF de Giscard, le ministre de l’Éducation nationale sous Balladur puis

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BAYROU PAR BOYER

Juppé, le patron de l’UDF après une rude bataille, l’em- démontrer son indépendance nouvelle. Tout comme Il y eut aussi les affaires paloises. Pau, Ce jour-là, jeune apparatchik, je regarde cet pêcheur de tourner en rond au moment de la création quinze ans plus tard, devra le faire sa ville, celle dont il parle avec les yeux de l’UMP… vis-à-vis de la gauche. qui brillent et les trémolos dans la voix. homme, affrontant la foule et le système En 2008, parvient à le J’étais d’ailleurs à Toulouse, le 24 février 2002, lorsqu’il a Alors il refuse l’union de la droite et du centre lors des faire battre aux élections municipales en établi. Je me demande ce qui le pousse à rompu la belle unanimité autour du futur grand parti du élections locales, y compris à son ami Juppé lors des recyclant à l’UMP un ancien maire PS. En président Chirac et lorsqu’il a déclamé sous les sifflets : régionales de 2004 en Aquitaine. 2014, Alain Juppé, toujours lui, fait pencher s’affranchir ainsi, alors qu’un joli ministère « Si nous pensons tous la même chose, c’est que nous ne la balance dans l’autre sens : « Je préfère des pensons plus rien. » Et Alain Juppé, déjà, se levant pour Puis vient la campagne présidentielle de 2007, celle adjoints UMP à Bayrou plutôt qu’une ville lui est promis deux mois plus tard s’il reste demander à la foule hostile de respecter l’orateur, fût-il où, donné vainqueur contre tous au second tour, il PS ! » Ce qui semble tomber sous le sens, le rabat-joie du moment. ne parvint pas à franchir le premier, créant une vraie mais qui suscite des débats enflammés au dans le rang, comme tous les autres. Qu’est- dynamique, causant une belle frayeur aux finalistes de sein d’une UMP divisée. Ce jour-là, jeune apparatchik, je regarde cet homme, l’époque, puis fricotant avec Ségolène Royal jusqu’à la ce qui l’anime ? affrontant la foule et le système établi. Je me demande veille du second tour, sans jamais conclure. Paradoxe : c’est la personnalité la plus ce qui le pousse à s’affranchir ainsi, alors qu’un joli centriste qui a suscité les débats les plus ministère lui est promis deux mois plus tard s’il reste De cette belle campagne, il ne restera rien un mois plus extrêmes. La droite le regarde comme la poule regarde le égérie de toujours, il me fait savoir qu’il aimerait me dans le rang, comme tous les autres. Qu’est-ce qui tard aux élections législatives. Jamais il n’aura autant couteau, incapable de comprendre qu’on puisse renoncer rencontrer. Dans son bureau-bibliothèque au siège du l’anime ? tutoyé la différence si minime entre celui qui est le à tous les postes au nom d’une conviction intime, ne MoDem, rue de l’Université, je passe un entretien. Il me candidat de tout le monde et celui qui n’est le candidat sachant comment attraper cette anguille insensible à fixe, me scrute, me surveille, me teste. Il se demande Quelques semaines plus tôt, il a annoncé sa candidature de personne. toutes les séductions et à toutes les pressions. pourquoi Alain Juppé m’a confié la direction de sa à l’élection présidentielle. J’ignore comment s’est forgée campagne. Je ne peux pas le blâmer : il m’est arrivé de chez lui cette conviction intime, si nécessaire pour Puis j’ai observé le procureur efficace du quinquennat Je n’ai pas toujours approuvé ses options politiques, me poser la même question. Il vérifie. conquérir l’Élysée, mais pas toujours suffisante, qu’il Sarkozy et le candidat de 2012, franchissant le Rubicon mais je n’ai jamais pu m’empêcher de valoriser un peu était l’homme dont la France avait besoin. En 2002, à entre les deux tours au profit de François Hollande. celui qui, depuis quinze ans, a toujours refusé de se Il me rappelle plusieurs fois qu’il a été candidat à trois droite, tout le monde se gausse en pensant qu’il rentrera Quelques jours plus tard, en forme de remerciement, vendre pour un ministère. reprises, comme s’il craignait que je l’ignore ou que je dans le rang au premier coup de canon. Lui trace son le PS de Martine Aubry le fera battre dans sa circons- l’oublie. Tandis que les autres me parlent de tracts et chemin. cription, ratant l’occasion d’ouvrir sa majorité. Vice On le qualifie volontiers de girouette, tantôt à droite, de bureaux de vote, lui me parle d’Eros et de Thanatos, fondateur du quinquennat naissant. tantôt à gauche. Mais la girouette change de camp au la pulsion de vie contre la pulsion de mort, la passion Jusqu’au bout, il défiera Chirac, « Les Guignols » gré de ses intérêts. Lui semble prendre plaisir à changer contre la raison. moqueurs et les préados pickpockets. Il continuera En 2002, l’UMP a préservé Bayrou alors qu’il l’avait de camp à leur encontre. Alors, comme disait Edgar même à en répondre à Chirac après la victoire de ce combattue. Du strict point de vue politique, ce fut sans Faure : « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent. » « Une présidentielle, c’est Eros. Juppé, c’est Thanatos. Il dernier, ce qui est plus rare. À tel point que l’UMP doute une erreur. Dix ans plus tard, le PS l’a fait battre faut mettre de l’Eros dans votre campagne. » naissante envisage de le faire battre dans sa circonscrip- alors qu’il l’avait aidé. Du strict point de vue politique, Je l’avais observé, donc, mais jamais je n’avais parlé à tion, jusqu’à ce qu’Alain Juppé, encore lui, n’y renonce. ce fut assurément une faute. Comme si Bayrou, par son l’homme. Eros dans la campagne. Je reconnais que je n’y aurais pas indépendance forcenée, faisait perdre aux autres tous pensé. Et pourtant, c’était tellement vrai. Eros gagnera La droite commence à regarder de travers cet électron leurs repères. Le 16 octobre 2014, François Bayrou annonce son toujours contre Thanatos. En amour, c’est heureux. En libre. De droite pour les électeurs de gauche, il sera vite soutien à Alain Juppé, qui s’est porté candidat à la politique, c’est moins sûr. étiqueté à gauche par les électeurs de droite. Pendant En 2012, pour reprendre le mot de Gide dans Les Faux- primaire de la droite et du centre. Mais il met en garde longtemps, il a été poursuivi par la définition de -Mit monnayeurs : « Il n’a plus rien, tout est à lui. » Ni troupe, contre cette primaire : « Un piège », dit-il. En l’occurrence, Après ce grand oral, et jusqu’à la primaire, je fus le récep- terrand : « Un centriste n’est ni de gauche ni de gauche. » ni circonscription, ni argent. Et pourtant, on l’écoute il n’avait pas tort. tacle de ses espoirs et de ses doutes. Et je dois dire que je Alors, comme il vient de la droite, il lui a fallu multiplier, encore, et il demeure parmi les personnalités politiques me suis fait appeler Arthur plus souvent qu’à mon tour. voire surjouer, les signes de défiance à son égard pour les plus populaires. En février 2016, par l’entremise de Marielle de Sarnez, Lorsque je voyais son nom s’afficher sur mon téléphone,

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Il me rappelle plusieurs fois qu’il a été candidat joues. Indigné, il a répondu, ironie suprême : électeurs de droite. Avec succès. On se souvient de son Je le rencontre fortuitement après le premier tour de « Je-ne-suis-pas-susceptible ! », avec son phrasé omniprésence dans les débats télévisés de la primaire. l’élection présidentielle. Je vois en lui comme une gravité à trois reprises, comme s’il craignait que je si particulier où chaque mot semble composer nouvelle, comme si, tout à coup, il prenait conscience l’ignore ou que je l’oublie. Tandis que les autres une phrase à lui tout seul. Puis, après la défaite, lorsque le téléphone sonne moins, que ses intuitions de toujours allaient être confrontées il prend la peine de m’inviter à dîner, moi qui ne suis à l’épreuve des faits, pour le meilleur ou pour le pire. me parlent de tracts et de bureaux de vote, lui Quoi qu’on pense de ses choix politiques, il est rien, et il semble sincèrement soucieux de savoir ce que bien difficile de détester l’homme. Souriant, je vais devenir. Ce sont des gestes qu’on n’oublie pas. Au moment où j’écris, j’ignore ce qu’Emmanuel Macron me parle d’Eros et de Thanatos, la pulsion de vie attentif, cultivé, touchant même. Raisonnant lui proposera et j’ignore ce qu’il acceptera. J’ignore si les contre la pulsion de mort, la passion contre la sur la base de ses convictions autant que par Sachant tout cela, il était bien difficile d’être surpris élections législatives donneront au nouveau président stratégie, ce qui en fait un spécimen rare. Un lorsqu’il a annoncé son soutien à Emmanuel Macron. Il et à son allié gourmand la majorité dont ils ont besoin raison. homme d’esprit, aimant les traits qui vont avec. lui fallait pourtant bien de l’abnégation pour soutenir pour mettre en œuvre leur projet. Qui ne semble jamais pressé, au point de passer celui qui, avec trente ans de moins, touchait au but que parfois pour un dilettante. Rosissant de honte lui, Bayrou, s’était fixé depuis quinze ans. Mais ce que je sais, c’est que François Bayrou sera, pour je me demandais quelle catastrophe allait me tomber et de plaisir en écoutant une blague de corps de garde, longtemps, l’un des seuls à avoir remporté une victoire sur le coin de la figure. Un simple mot critique sur lui, comme effrayé par l’audace de celui qui la raconte. Bayrou a su être candidat lorsque personne ne l’en posthume de son vivant. Comme il l’a dit joliment, et dans une feuille de chou confidentielle, dans la bouche croyait capable, ce qui est arrivé à d’autres. Il a su avec mélancolie : « J’ai labouré, j’ai planté les vignes. de l’un de nos soutiens les plus obscurs, me valait un Complexe, ambigu, bien sûr, prenant toujours le temps aussi renoncer lorsque d’autres croyaient son moment Aujourd’hui, Emmanuel Macron récolte les vendanges. » coup de fil indigné. de faire et de refaire le monde. Lisant tout, retenant tout. arrivé, ce qui est plus rare. Je ne sais pas s’il a fait gagner Se caricaturant parfois lui-même, avec des attitudes Emmanuel Macron, mais je sais qu’il aurait probable- Cela n’empêchera sans doute pas François Bayrou de Il faut savoir que François Bayrou est très susceptible. d’un Oui-Oui égaré en politique. ment pu le faire perdre en étant lui-même candidat. savourer un peu ce millésime particulier, celui dont il D’ailleurs, il se formalisera sans doute que j’écrive cette Ce faisant, il serait ainsi paradoxalement venu à la a toujours rêvé, avant que, comme tous ses prédéces- phrase. Lorsqu’Alain Juppé lui en a fait la remarque, un Durant la primaire, les compétiteurs d’Alain Juppé rescousse d’une droite qu’il n’a cessé de combattre seurs, ce précieux nectar ne s’évente. jour, en ma présence, j’ai senti lui monter le rouge aux agiteront l’épouvantail Bayrou, pour chauffer à blanc les depuis quinze ans. Dernier ouvrage paru : Rase campagne (Jean-Claude Lattès, 2017)

11 12 GRAINE DE STAR 22, V’LÀ LE MAIRE ! — — C’est par un coup de billard à trois bandes ou un RÉMY putsch d’opérette que Rémy Dick, étudiant à , a ravi en décembre 2016 la mairie de Florange. Ce jeune homme bien de droite, militant — UMP dès l’âge de 15 ans et fan d’Alain Finkielkraut, est considéré par certains comme une marionnette DICK aux mains de ses mentors, pour d’autres comme un édile qui apprend vite. De toutes les manières, il — est à 22 ans le plus jeune maire de France. PAR LORIS BOICHOT PHOTOS ©SCHREIBER —

Le cortège de quinze voitures s’engouffre sur la dépar- « J’étais stressé comme pas deux, c’était pire qu’un examen », 19h40. « Faire un exposé et des fiches techniques en étant je suis passé à droite, j’ai admiré Nicolas Sarkozy. J’aimais tementale qui traverse Florange. La ville de 12 000 se rappelle Rémy Dick, qui inaugurait ce jour-là un maire, ce n’est pas forcément évident. » Surtout quand on sa franchise. » habitants est quasiment bouclée. Rémy Dick, sur son square au nom de Hélène Missoffe, secrétaire d’État à est élu pour panser les plaies d’une majorité municipale trente-et-un et avec son écharpe d’élu, attend devant la Santé dans le gouvernement Barre, avec sa fille, l’ex- en plein déchirement. En adhérant à l’UMP à 15 ans, le collégien est élu dans la mairie, entouré du commissaire de police, de Mme ministre Françoise de Panafieu, et Gérard Larcher. Dans les instances départementales du parti. Un premier le sous-préfet et de ses conseillers municipaux. Les son emploi du temps, l’étudiant en dernière année du Né à Thionville dans une famille aux origines modestes tournant. Il est déjà le plus jeune. Alors les élus se sou- véhicules officiels arrivent sur l’esplanade de l’hôtel master Affaires publiques à Sciences Po doit désormais (grand-père et père ouvriers, mère infirmière), Rémy viennent de lui, même après son départ de l’UMP, deux de ville. Le président du Sénat, Gérard Larcher, sort de compter avec les cérémonies officielles, mariages et Dick « bouffe de la politique depuis [s]es 13 ans ». Son père, ans plus tard, à cause de la « vie de parti » et du débat la voiture à la cocarde officielle. Poignée de main avec rendez-vous avec les associations. Il a adapté son socialiste, l’a initié très tôt, à tel point qu’en 2007, l’ado- sur l’identité nationale. À 18 ans, il rejoint Sciences Po Rémy Dick. En ce jour de février, le plus jeune maire de agenda pour ne passer que le mardi à Paris : TGV à lescent quitte le traditionnel repas de famille dominical via la procédure d’entrée spécifique aux lycées de ZEP. France accueille le second personnage de l’État. 6 heures depuis Thionville, révisions à la bibliothèque pour assister au meeting de Ségolène Royal. Il en Adhérent précoce à l’UMP, étudiant dans une école au le matin, cours tout l’après-midi, retour par le train de revient peu convaincu : « Je ne l’ai pas trouvée sérieuse. Et nom bien connu… Rémy Dick est contacté avant les

13 14 — conseils. « Je réfléchis beaucoup, je me remets en question. Cette retenue est peut-être l’une Mais quand il y a l’adrénaline, on le fait. » D’autant que l’ambitieux voyait l’opportunité à saisir depuis le début des conséquences de l’« infériorité de la période de turbulences : « J’y pensais trois mois avant l’élection », reconnaît-il. Alain Heyer annonce son culturelle » éprouvée par l’ex-lycéen choix au groupe majoritaire et fait jouer son réseau d’influence pour s’assurer de l’élection de Rémy. Dans la de ZEP à son arrivée au 27, rue ville, ce scénario est tenu secret jusqu’au soir du conseil municipal. Le 1er décembre 2016, le candidat-surprise Saint-Guillaume, qui côtoie alors des est élu sans encombre dans son nouveau fauteuil. De conseiller municipal à maire, Rémy Dick fait la transi- étudiants qui ont lu dès l’âge de trois tion sans étape intermédiaire.

ans et demi L’Iliade et L’Odyssée. Les caméras de BFMTV et les journalistes locaux assistent à son intronisation. Le passionné de « C dans rique de la droite florangeoise. Le groupe majoritaire l’air » se retrouve soudain sur les plateaux de « C à vous » adoube ce « candidat-pompier », chargé d’éteindre et de la matinale d’iTélé. Il accueille dans sa ville des l’incendie qui embrase l’équipe municipale. « C’était journalistes français, mais aussi étrangers, curieux de Alain ou rien », se souvient Rémy Dick, qui le présente rencontrer le plus jeune maire de France. VICE News, comme son « mentor ». La presse locale n’entretient pas Paris Match, étudiant… Porté par son élection, de suspens : « Alain Heyer sera logiquement élu maire Rémy Dick répond à de nombreuses sollicitations dans de Florange », peut-on lire dans Le Républicain lorrain les premiers mois de son mandat. Il finit par regretter la quatre jours avant le vote du conseil municipal. Mais au légèreté de certains propos et quelques interviews mal même moment en coulisses, Alain Heyer exprime des préparées — « Ça fait partie de l’apprentissage. » Mais il a élections municipales de 2014 par la tête de liste Divers Peu après son investiture, une atmosphère électrique doutes. Il est peu populaire dans la ville. Des habitants appris à se méfier des journalistes, à maîtriser sa com- droite, Michel Decker, désireux de rajeunir une liste saisit la majorité. Le maire est contesté en interne, refusent parfois de lui serrer la main. « Il a déjà perdu munication et à manier la langue de bois. Désormais, il difficile à boucler. Parmi les trente-trois noms, il figure accusé de népotisme par certains élus. Vie privée et vie trois élections municipales et trois élections cantonales. balaie d’un laconique « raisons personnelles » certaines à la vingt et unième place. publique s’emmêlent. Les attaques personnelles, les Il avait une image de perdant. Il s’est rendu compte que questions trop précises et se sert des médias comme humeurs et les aigreurs rongent les relations entre les s’il y allait, il risquait d’avoir de grosses difficultés avec la d’un outil, avec un objectif : gommer l’image de déclin Mais l’élection semble perdue d’avance : la ville est élus et l’édile, qui perd le contrôle de lui-même. « Il a fini population », croit savoir son meilleur opposant, l’ancien industriel accolée à sa ville. dirigée depuis vingt-cinq ans par le PS et depuis 2001 par menacer de mort ses collègues en réunion de majorité », maire socialiste Philippe Tarillon. Au fond, Alain Heyer par le socialiste Philippe Tarillon, énarque en poste affirme une source sous couvert d’anonymat. La rupture n’a pas envie d’assumer la charge. Alors, autour d’une Ce baptême du feu médiatique est un comble pour cet à la Commission européenne. Pendant la campagne est consommée au sein du groupe. Mais personne ne sait bière dans un bar de Florange, un accord se dessine avec étudiant jugé « discret » par ceux qui l’ont fréquenté des municipales, Rémy Dick « tracte » à deux reprises comment réagir. Après trois semaines de latence se crée Rémy Dick. Alain Heyer assumera la fonction, fera de en classe. « Il n’était pas très extraverti, pas du genre à dans les principales rues de la ville et participe à trois une opposition interne pour renverser le maire, avec l’étudiant son bras droit et démissionnera un an avant faire des blagues en cours », se souvient l’une de ses réunions publiques. Sans toutefois se bercer d’illu- une réunion presque tous les soirs entre des adjoints et les prochaines élections, pour lui céder les clés de la camarades d’allemand à Sciences Po. « Il est sérieux, sions. « J’étais un petit jeune qui faisait partie d’une petite conseillers. Rémy y participe et se positionne. Il écrit mairie et l’investir candidat en 2020. désintéressé, pas du tout dans l’ego ou à se dire : “Les gens campagne. » les discours et fixe la ligne politique des frondeurs. La vont parler de moi.” », ajoute Rémi, son ancien collègue situation devient impossible à gérer pour l’ancien maire Volte-face deux jours avant le scrutin : l’accord ne du cours de « Gestion publique locale ». Cette retenue Au soir du premier tour, la surprise est générale : la liste qui est poussé à la démission, suivi d’un adjoint et d’une tient plus, Alain Heyer jette l’éponge. Son impopu- est peut-être l’une des conséquences de l’« infério- Divers droite obtient près de 58 % des voix. Rémy Dick conseillère municipale. larité finit de le convaincre de renoncer à la mairie. rité culturelle » éprouvée par l’ex-lycéen de ZEP à son est élu conseiller municipal. « Je ne m’attendais pas à ce Alors l’homme-clé de l’opposition pendant trente ans, arrivée au 27, rue Saint-Guillaume, qui côtoie alors des qu’on gagne. » Le nouveau maire Michel Decker non plus, Son rôle actif dans ce « putsch » confère à Rémy Dick puis de la majorité, prépare un coup politique : il veut étudiants qui ont lu dès l’âge de trois ans et demi L'Iliade qui avait prévu un rendez-vous chez le vétérinaire le un poids symbolique au sein de la majorité municipale. que Rémy prenne sa place sans attendre. Pour le jeune et L’Odyssée de Homère. Alors il s’est astreint à une forte jour de son élection par le conseil municipal. Et qui se Mais le nom du prochain maire ne fait pas de doute : homme, le doute ne dure pas. Tout juste échange-t-il « discipline » pendant son année d’études à Vienne : deux trouve vite débordé par la fonction. Alain Heyer, adjoint aux finances et chef de file histo- quelques textos avec des amis pour leur demander des cents pages par jour, quatre-vingts livres dans l’année.

15 16 GRAINE DE STAR RÉMY DICK — « Tout le monde me prend pour

son de cloche du côté de communes voisines, y compris le maire FN d’Hayange : le bon gamin qui veut tout Michelle Bey, conseillère « Le cordon sanitaire, politiquement oui, mais pas quand départementale et muni- les questions locales sont en jeu. » réformer, donc je joue cipale d’opposition : « Je ne l’ai jamais vu sur la ville. Je Rémy Dick goûte aussi aux joutes oratoires des conseils là-dessus. » ne lui en fais pas le reproche, municipaux. Devant l’immense peinture rappelant mais on ne peut pas prendre le passé sidérurgique de la ville, il ouvre et ferme la la direction d’une ville quand séance, soumet les dossiers aux voix et laisse beaucoup on en a une telle méconnais- la parole à son mentor et adjoint aux finances Alain sance. » Vœux de janvier, Meyer, comme ce jour-là lors du vote du budget primitif. commémorations, tournée De quoi soulever les critiques de l’opposition : « Je ne « Il y a deux mois, il ne faisait pas ça, confie Bernard des associations et des dis pas que c’est une marionnette, mais la réalité de son Veynand, son ex-professeur de sport, en observant la bars… Le jeune édile doit pouvoir est entre les mains de son mentor et d’un clan. Il a mue de son ancien élève. Ce n’est pas un briscard, il garde se faire connaître. « C’est été un peu utilisé comme un effet de com’ », lâche l’ancien toujours un regard interrogateur sur son adjoint, mais il un , il touche maire PS Philippe Tarillon. « Les gens ont peur qu’il soit augmente la qualité, la pertinence et le ton des interven- le cul des vaches », analyse manipulé, mais il ne l’est pas du tout, estime la mère de tions. » son ex-enseignant au Rémy Dick. Il a ses convictions à lui. » collège, fin observateur de Rémy Dick reconnaît une forme de fragilité et les Un « rattrapage culturel », comme il dit aujourd’hui, tout la vie locale. Pour convaincre, M. le maire se montre en Armé d’une expérience professionnelle au ministère de « conflits de maturité » qui le travaillent. « C’est lourd, relatif puisque Bernard Veynand, son professeur de ville et reçoit des commerçants comme Nicolas Bach, l’Intérieur, à la mairie d’Asnières-sur-Seine et de cours dit-il d’une voix plus grave. Il y a des problèmes parfois sport au collège, se souvient d’un « bon élève, qui lisait gérant d’un des deux bars de Florange : « Il a une façon suivis à Sciences Po sur l’administration des collectivités de formation, pas toujours prête et totalement mobilisable énormément de bouquins d’histoire ». de penser un peu différente, car c’est un jeune. J’ai eu une locales, Rémy Dick s’efforce de travailler sa crédibilité. directement. » Mais il connaît désormais les personnes, bonne discussion avec lui, il était compréhensif », se sou- Il a adhéré de nouveau aux Républicains, a repris direc- le contexte, le climat, les enjeux. « J’ai appris beaucoup À son retour de Vienne, Rémy a ajouté les couleurs vient-il. « Les politiques, ils ont l’ivresse du pouvoir. Lui, il tement en main la communication, s’est entouré d’un de choses. » Y compris les coups bas en provenance de sa de l’Autriche à sa collection de drapeaux : « Dans ma est trop jeune pour l’avoir », fait remarquer Benoît dans collaborateur et d’un nouveau directeur général des propre majorité. En avril, il se présente au poste de vice- chambre, j’en ai un français, un européen et un de tous sa boutique d’optique qui jouxte la mairie. Rémy Dick, services. Il part en guerre contre « les usines à gaz qui président de la communauté d’agglomération du Val de les pays européens que j’ai visités. » Ce patriote « français qui se voit plus comme un maire « administrateur et se sont multipliées et les copinages entre amis dans la Fensch. Tout est prévu, il suffit d’un vote. À la surprise et européen » se dit aussi « très attaché » à la laïcité, à bâtisseur » que comme « celui qui sert des paluches, va ville. Ce qui me choque, c’est que c’est de l’argent public », générale, un de ses adjoints se présente contre lui et l’autorité du professeur et au roman national à l’école. boire des coups et reste trente ans en poste », a mesuré le développe-t-il en citant les 60 véhicules de service que est élu. Un premier coup dur pour le jeune maire, qui lui Libéral en économie et conservateur sur les questions rôle de représentation du maire. « On a encore en France comptait la mairie en 2014, contre 32 aujourd’hui, « pour rappelle que sa légitimité politique reste à conquérir. d’immigration et de sécurité, il a soutenu François l’idée que le maire est le père de la ville. Moi, je dis que je faire des économies ». Il se voit comme « l’électron libre qui Fillon dès 2012. Il se définit comme intellectuellement suis le fils des habitants. » a envie de faire toutes les réformes que les autres n’ont pas D’ici une dizaine d’années, Rémy Dick pourrait passer proche d’un Finkielkraut et comme « bien à droite », à eu envie d’assumer pendant trente ans », avec la munici- l’ENA par la procédure réservée aux élus locaux, salariés une exception près : il a manifesté en faveur du mariage Alors avant chaque conseil municipal, il adresse un palisation de l’Office municipal des sports en ligne de du secteur privé et responsables d’associations. Mais il homosexuel. « L’État n’a pas à contrôler qui on aime et qui sourire et un petit mot à chaque administré. Sans mire, promise par le maire élu en 2014. « Tout le monde refuse de se projeter si loin. « Il faudrait déjà que je voie on n’aime pas. » nécessairement porter de cravate : « Je ne veux pas être me prend pour le bon gamin qui veut tout réformer, donc je où je vais dans trois ans », explique-t-il, l’œil plein de défi, la caricature de l’étudiant de Sciences Po, ce n’est pas moi. » joue là-dessus. » en référence aux prochaines échéances municipales. Ce ne sont pourtant pas ses idées qui interrogent Il se félicite de l’accueil des personnes âgées, tout en L’ancien maire socialiste Philippe Tarrillon envisage de certains habitants après son élection, mais sa notoriété. reconnaissant des « difficultés » avec les jeunes de son Sur des dossiers moins techniques que le budget, le se représenter. Il affronterait dans les urnes Rémy, ce « Il arrive, il est jeune, personne ne le connaissait », âge, dont 30 % sont touchés par le chômage à Florange. premier magistrat de la ville prend de l’assurance. Il collégien dont il signait encore, il y a neuf ans, la conven- explique James, un habitué du Café du Centre. Même « Je dois continuer à leur parler. » Il rencontre les élus des lance parfois, à la première personne : « C’est ma ligne. » tion de stage de troisième au secrétariat municipal... —

17 18 JE T’AIME... MOI NON PLUS ANNE

FULDA Journaliste au Figaro, Anne Fulda vient de publier chez Plon une biographie très remarquée du « François Baroin, nouveau président.

ce n’est pas Dans Un jeune homme si parfait, elle brosse le portrait intime d’Emmanuel Macron. Pour Charles, elle a accepté un gentil » d’évoquer quelques anecdotes personnelles qui ont marqué sa carrière de journaliste politique. PROPOS RECUEILLIS PAR SOIZIC BONVARLET ET FANNY SALIOU PHOTO MAGDALENA ŁAWNICZA

FRANÇOIS BAROIN HARRY POTTER MÉLANCOLIQUE « François Baroin, en raison d’une histoire personnelle peur de le critiquer ouvertement. Il a volé le ministère de dramatique, puisqu’il a perdu son père et sa sœur l’Économie à la barbe de Bruno Le Maire. Ce n’est pas un précocement et à une année d’intervalle, a longtemps gentil, et ce malgré ses airs angéliques et juvéniles. C’est hésité entre la “vraie vie” et la politique. Ce qui un dur. Quand je l’ai connu, nous étions journalistes n’empêche pas, qu’au fil du temps, il soit devenu un vrai tous les deux. Lui travaillait à la radio, sa voix a toujours politique, aux réflexes très aiguisés. Il s’est construit été un atout. On a un peu grandi ensemble. Et c’est son fief à Troyes, il ne vit que par la politique depuis pendant la campagne de Jacques Chirac de 1995 qu’il des années, tout en étant passionné de chasse et de m’a annoncé passer « de l’autre côté ». Il est vrai qu’il pêche. Il est à la fois très moderne et très terrien, très y avait quelque chose d’étouffé chez lui, une ambition français. Il aime la bonne bouffe, les repas de gibier. Il qui n’était pas éclose. Ce qui m’a intéressé chez lui, n’est pas l’image de l’individu propre sur lui qu’il peut c’est encore une fois la dimension romanesque et cette donner au premier abord. Il a un parcours très balisé, a mélancolie omniprésente. Il a cette conviction que la vie coché pratiquement toutes les cases. L’association des tient à peu de choses. Parfois, il met de la rage dans ses maires de France, dont il est aujourd’hui président, est entreprises politiques, et parfois on a cette impression un instrument politique qui peut être très déterminant. qu’il se demande : “À quoi bon ? ” Ces derniers temps, j’ai Lorsqu’il était ministre de Nicolas Sarkozy, il n’a pas eu l’impression qu’il est plutôt dans la rage. »

19 20 L’ÉPOPÉE LA RANCUNE MACRON « La première fois que j’ai rencontré Emmanuel Macron, c’était pour un long portrait pour Le Figaro magazine. Il était encore secrétaire général QUOTIDIENNE TENACE DE LE JEUNE LOUP adjoint de l’Élysée. On avait titré “le cerveau droit de Hollande ”. Je l’avais trouvé sympathique. Il m’intriguait, car je voyais qu’il y avait derrière DE DOMINIQUE BERNADETTE BALZACIEN le chérubin technocrate une ambition terrible. Je sentais bien qu’il avait DE VILLEPIN CHIRAC quelque chose du jeune loup balzacien. C’est tout de même atypique qu’un « Macron m’intriguait. C’est jeune banquier d’affaires devienne le collaborateur de celui qui avait fait « , c’est Napoléon ! Il vivait chaque « Je dois dire que j’ai beaucoup aimé Bernadette Chirac, tout de même atypique qu’un de la finance son ennemi. Je voulais rencontrer celui qui avait accompli jour de sa vie politique comme une nouvelle épopée. ce personnage rosse, tenace, qui en a vu des vertes et des ce miracle. Il taisait ses ambitions, mais il a toujours pensé qu’il avait un La première fois que je l’ai rencontré, il était directeur pas mûres, et qui a toujours été au côté de son mari. Elle jeune banquier d’affaires destin. Il a une grande confiance en lui. Il a grandi en étant toujours conforté de cabinet d’Alain Juppé. Il faisait en sous-main la n’était pas soumise, “c’était librement consenti ”, comme par le regard de personnes qui l’ont aimé – sa grand-mère notamment et sa campagne de Jacques Chirac, qui était alors au plus elle le disait elle-même. Elle avait un vrai sens politique, devienne le collaborateur de femme évidemment – tout en ayant une forme d’exigence envers lui, sa bas dans les sondages. Et j’ai vu ce mec, totalement c’est quand même elle qui avait prédit à Jacques Chirac celui qui avait fait de la finance grand-mère notamment, et sa femme évidemment. Derrière un côté très exalté, qui m’expliquait que Chirac allait gagner, parce que Jean-Marie Le Pen serait au second tour en 2002. aimable, affable, empathique, en réalité, il y a une détermination incroyable que Balladur, ce n’était pas la France. “Il gère la France C’est une femme entière. Alors que Jacques Chirac était son ennemi » et un tempérament d’acier. Le choix d’un “gamin” de faire sa vie avec une comme on tient une tasse de thé, avec le petit doigt en président de la République, elle m’avait battu froid femme mariée, mère de trois enfants, dans une ville de province, d’imposer l’air ! ”, m’avait-il lancé. Après les rendez-vous avec lui, je pendant un an, parce que j’avais expliqué sur un plateau cette décision-là, cela dénote une certaine détermination, en tout cas un relisais mes notes et je trouvais ses formules extraordi- de télévision qu’à l’Élysée, il y avait une première dame, caractère singulier. Les mots et les livres ont beaucoup d’importance pour naires. Ses exaltations, ses fulgurances, ses excès dans mais surtout une première demoiselle. Elle n’avait pas lui. Il a beaucoup regretté d’avoir loupé le concours de Normale sup’. C’est sa tout, cette manière de clamer son amour de la France… du tout aimé. Elle aurait même demandé ma tête et elle grande blessure. D’ailleurs, on le pense souvent normalien. Sa mère raconte Il n’aurait pas pu devenir président de la République, ne m’a pas parlé pendant un an. On se croisait souvent, que quand il était petit et qu’il se bagarrait avec son frère, il répondait aux car il ne sait pas flatter les gens. Il s’emporte très vite, parce que je suivais l’Élysée et ça a été un peu dou- coups par des mots. Sa grand-mère a aussi eu un rôle dans sa découverte il est très radical dans ses jugements. Quand on fait de loureux, parce qu’elle a la rancune tenace, comme son du monde littéraire. Donc c’est quelqu’un qui, très tôt, a été plongé dans le la politique, il faut au moins faire semblant d’aimer les mari. » monde des livres. Il existe une dualité chez lui. Il a d’un côté son monde à lui, gens. » IMAGES JOCELYN COLLAGES celui des livres, et de l’autre cette volonté d’attirer l’attention en société. »

21 22 L’ORGUEILLEUX MONSIEUR FILLON

« J’ai toujours été frappée par cet orgueil évident que François Fillon peine à dissimuler. On sent qu’il estime ne pas être à sa place, ne pas avoir celle qui lui revient ; valoir mieux que cela. Quand il quitte le gouvernement en 2005, il est très amer. Il se livre alors dans les colonnes du Monde et a cette formule : “Quand on fera le bilan de Chirac, on ne se sou- viendra de rien. Sauf de mes réformes.” À ce niveau-là, ce n’est même plus de l’orgueil, mais de la vanité ! C’est un personnage très secret. On m’a proposé d’écrire un livre sur lui, mais j’ai pensé que ce serait trop verrouillé, que je n’en sortirais rien de très intéressant. »

JACQUES CHIRAC MARCHAND DE QUATRE SAISONS « J’ai suivi la campagne de Jacques Chirac en 1995, alors que j’étais jeune « Emportée par mon élan, je lui journaliste. Je venais d’intégrer le service politique du Figaro, et au sein du journal tout le monde était persuadé qu’Édouard Balladur allait gagner, avais posé une question sur le donc en tant que débutante on m’avait attribué le suivi du perdant. La caractère parfois très terre à campagne a été passionnante, justement de par cette remontée excep- FRANÇOIS HOLLANDE LE DÉNI DE GROS- tionnelle qui a fait gagner Chirac alors que personne n’y croyait, pas même terre de son attitude. C’était lui. Il recevait les quelques fidèles qui lui restaient en survêtement et pan- ET LES DISCOURS SESSE DE MARIE- juste après un déplacement toufles, il était assez déprimé… Je me souviens en particulier d’un déjeuner DE CHIRAC FRANCE GARAUD qui avait été organisé avec les journalistes qui le suivaient. On nous sur- en province, il épiloguait sur nommait les “piou-pious”, car nous étions tous jeunes. Emportée par « Chaque année, le jour des vœux de Jacques Chirac à la « La femme politique qui m’a le plus impressionnée, mon élan, je lui avais posé une question sur le caractère parfois très terre la taille des tomates et des Corrèze, dans le gymnase de Tulle, il y avait toujours au c’est Marie-France Garaud, que j’ai rencontrée alors que à terre, voire trivial, de son attitude. C’était juste après un déplacement fond de la salle François Hollande qui, tout de suite après j’étais assez jeune. Pour moi, c’était l’image de la conseil- en province, il y avait eu des séquences où il épiloguait sur la taille des artichauts…Jacques Chirac, le discours, avec son air affable, taillait en pièces ce que lère politique avec son humour vachard, ses formules tomates et des artichauts… On attend quand même d’un président qu’il qui peut être très glaçant, venait de dire Jacques Chirac. La première image que j’ai ciselées. Un personnage de roman, encore une fois ; prenne de la hauteur, surtout après François Mitterrand qui tutoyait les de François Hollande, c’est celle de l’homme qui faisait le une beauté à la Cruella. J’avais l’impression de rencon- astres. Jacques Chirac, qui peut être très sympathique, mais aussi très m’avait répondu : “Madame, commentaire acerbe après le discours de Chirac. Mais ils trer un monument de la vie politique. J’étais enceinte glaçant, m’avait répondu : “Madame, sachez que dans la vie, il n’y a pas de ont malgré tout la Corrèze et une certaine façon de faire de ma fille et elle m’avait lancé : “Vous êtes enceinte et petites choses, il n’y a que des petites gens.” Je me suis tue jusqu’à la fin du sachez que dans la vie, il n’y a de la politique en commun. Par plein de petits gestes, il y vous le montrez ? Moi, à mon époque, je le cachais ! ” Ses repas. Malgré tout, il sait aussi être affable, avec ce rapport très direct pas de petites choses, il n’y a a eu des passerelles entre la Hollandie et la Chiraquie. Il dernières prises de position en faveur de Marine Le vis-à-vis d’autrui. C’est quelqu’un de très secret. Je l’ai suivi de longues faut dire que la plupart des chiraquiens avaient plus de Pen, qui finalement ne sont pas si étonnantes, m’ont années, j’ai écrit un livre sur lui, mais je ne sais pas qui il est. Au fond, que des petites gens.” » sympathie à l’égard de François Hollande que de Nicolas beaucoup déçue. » — parfois, je me demande si Jacques Chirac n’est pas un grand misanthrope. » Sarkozy. »

23 24 BULLETIN POUR QUI VOTEZ-VOUS, ALAIN MINC ? Pas besoin d’isoloir avec l’homme d’affaires Alain Minc ! Tout le monde sait toujours pour qui il vote. Alors que nous réalisons cet entretien avant le premier tour de l’élection présidentielle, nul n’ignore qu’il soutient Emmanuel Macron. Si Alain Minc accepte de nous recevoir, c’est qu’il est en promotion pour la biographie de Mirabeau qu’il vient de publier : « Mirabeau criait si fort que Versailles eut peur… » (Grasset). D’où cet entretien, tournoyant comme un manège, entre 1789 et 2017, entre hier et aujourd’hui.

PROPOS RECUEILLIS PAR ARNAUD VIVIANT PHOTOS PATRICE NORMAND/LEEXTRA

Question naïve : pourquoi toujours dire pour qui À quelques semaines de l’élection présidentielle, vous votez ? vous publiez une biographie de Mirabeau. Serait-ce Je suis sur la piste de cirque depuis 1978. À partir du un message sibyllin à propos de notre actualité ? moment où vous faites partie de l’univers politico- J’ai une espèce de rythme respiratoire, qui veut que médiatique, cela me paraît la moindre des choses, d’une je fasse du tennis cinq fois par semaine et que j’écrive part de dire pour qui l’on vote, d’autre part d’essayer d’ar- un bouquin par an. Pour tout le reste, je peux m’arran- racher quelques votes dans la même direction. Depuis ger… Cela fait trente-sept ans que cela dure. Je voulais que j’ai le droit de vote, j’ai voté François Mitterrand cette année me consacrer à un sujet qui ne soit pas lié en 1974, 1981 et 1988, Édouard Balladur au premier à la politique instantanée. Il se trouve que j’avais une tour en 1995 et Lionel Jospin au second tour. Ce qui m’a affection et une admiration sans limites pour François valu, entre parenthèses, ma minute de gloire durant le Furet. J’avais toujours été intrigué qu’après avoir fait débat du second tour, car Jospin ayant fait allusion au de l’histoire conceptuelle, il avait décidé d’écrire deux fait que je votais pour lui, Chirac avait répondu d’un biographies. L’une sur Napoléon, qu’il était en train ton sec : « Celui-là, je vous le laisse. » En 2002, j’ai été de rédiger quand il est mort « au champ d’honneur un imbécile absolu en votant Bayrou au premier tour, du tennis », comme l’a dit assez drôlement cet autre faisant donc partie de ceux qui ont empêché Jospin tennisman qu’était Jean-Luc Lagardère. Mais son autre d’être présent au second ; puis, j’ai voté Chirac comme projet était d’écrire un livre sur Mirabeau. Au-delà de tout le monde, ce qui n’est pas un mérite. En 2007 et en la dimension incroyablement romanesque du person- 2012, j’ai voté Sarkozy. En 2017, j’espérais voter Juppé et nage, j’ai donc décidé d’aller voir avec une lanterne ce je me réservais pour Macron en 2022, mais le concours qui avait pu intéresser Furet dans cette affaire. Après de circonstances fait que je vote des deux mains Macron celles de Spinoza et de Keynes, c’est ma troisième bio- en 2017. graphie. Faut pas se gourer. Parce qu’en dehors de votre

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employé cette expression avec la vie politique, des moments où « Si Macron a appelé son bouquin Révolution, beaucoup moins de succès : l’on a un coup de pouce de la Pro- Jean-François Kahn, avant vidence. Le président Macron a, n’exagérons rien. Je pense qu’il faut tout de même qu’il ne devienne gauchiste. lui, signé un CDI avec elle. Mais Enfin, gauchiste… Que voulait Mirabeau, lui aussi, a un coup de un peu de culture historique et garder le mot Mirabeau ? La monarchie chance ! Il veut être membre des constitutionnelle, c’est-à-dire, États généraux. Il se présente en “révolution” pour les révolutions, qu’elles soient au fond, la monarchie à l’an- tant qu’aristocrate — car il avait glaise, mais en plus démocra- un sentiment aristocratique bénéfiques ou maléfiques. » tique. Il voulait la souveraineté profond — devant l’Assemblée de la nation accordée à la clef des nobles d’Aix-en-Provence. de voûte monarchique. Pour y Et il est battu. S’il avait été élu, arriver, il aurait fallu faire ce il aurait été un noble libéral, un petit personnage de la ratoire avec l’explosion intellectuelle qui accompagne qu’ont fait les Anglais à la fin Révolution, comme Clermont-Tonnerre. Du coup, il se les Lumières. Vous aviez des milliers de gens cultivés, du xviième siècle, au moment fait désigner par le tiers état, et il a cette force d’être réfléchis, et cela faisait plus de cinquante ans, depuis de la grande révolution : c’est- un aristocrate du tiers état. C’est le levier de sa carrière. Montesquieu, qu’on discutait de problèmes constitu- à-dire changer de dynastie. Mirabeau était à l’évidence un orateur exceptionnel, tionnels. Vous aviez eu la Révolution anglaise et la Mirabeau a tenté le coup avec mais hélas, à cette époque, le talent oratoire ne laisse Révolution américaine avec cet homme qui fascine tout les Orléans qui ont toujours pas de traces. Du coup, vous n’avez pas les preuves Paris et qui est le premier ambassadeur des États-Unis été les « mulets » — comme on de l’ascendant qu’il pouvait avoir sur les quelque 800 en France : Benjamin Franklin. Mais c’est vrai que le bain dit en Formule 1 pour désigner membres des États généraux devenus l’Assemblée intellectuel, amniotique, de la politique était de ce point la voiture de secours — des nationale. Ça, c’est frustrant. Tout Mirabeau est dans la de vue plus profond, plus développé, plus sérieux, plus Bourbons. Il a essayé avec manière dont il s’installe à l’Assemblée. C’est d’ailleurs conceptuel que celui qui accompagne dans la démocra- Philippe d’Orléans, appelé le moment où les notions de droite et de gauche appa- tie d’Internet une élection présidentielle. Philippe Égalité pendant la raissent : les conservateurs s’installent à la droite du Que pensez-vous de ceux qui aujourd’hui, comme Terreur, régicide et guillotiné, président, et les partisans du mouvement à sa gauche. Mélenchon ou Hamon, réclament une nouvelle et son fils Louis-Philippe. Ça n’a Mirabeau est à ce moment-là plutôt conservateur, mais constitution ? femme et de vos enfants, c’est la personne avec laquelle pas marché, car Philippe d’Orléans n’était pas très malin. il s’installe à gauche. Intuition ou pas ? En tout cas, Moi, je suis un farouche défenseur de la vème Répu- vous allez vivre pendant un an. Mais avec Mirabeau, il Ensuite, il a essayé, non pas en changeant de dynastie, instant fondateur. Les mythes naissent de ça. blique. Si nous n’avions pas eu les institutions qui sont n’y avait pas de risque d’ennui. Il a une vie folle, para- mais en changeant de roi, avec le comte de Provence, Quand on vous lit, on est frappé par le fait que les nôtres et qui forment une espèce de corset, nous doxale, étrange jusqu’à sa mort, puisqu’il sera enterré, devenu Louis xviii. Lui était un homme politique extrê- Mirabeau jouit d’une popularité extraordinaire à une aurions eu, à cause de la mollesse du quinquennat puis déterré du Panthéon. mement habile. époque où il n’y a pas de médias. Les gens le recon- Hollande, une crise grave. Ce que j’aime avec ces insti- À vous lire, on n’a pas le sentiment que vous Bien sûr ! Mais « le centrisme révolutionnaire », naissent, l’arrêtent dans la rue. tutions, c’est qu’un type qui a 13 % de popularité puisse soyez complètement en empathie avec votre sujet. n’est-ce pas aussi Macron ? Vous avez raison. Il n’y a pas de médias, mais il y a néanmoins finir son mandat, certes en claudiquant et Mirabeau était un monstre, comme le sont toujours Macron, c’est le rêve d’un groupe central. Ce n’est pas une quantité de libelles, de petits journaux, de feuilles de sans que la sortie soit très brillante. Notre constitu- les très grands hommes. Il est donc difficile d’être en première. Rappelez-vous que, lorsqu’il était à l’Élysée, chou, sans parler du Facebook de l’époque qui s’appelle tion est extrêmement flexible, elle a permis à la fois des empathie avec un monstre. Sauf à en être un soi-même, Valéry Giscard d’Estaing avait écrit ce livre : Deux le bouche-à-oreille. Dans ces petits univers, l’informa- gouvernements de majorité homogène et des périodes ce qui n’est pas mon cas. Français sur trois. C’était exactement la même tentative. tion était très fluide. de cohabitation dont les Français se sont félicités, et Ne m’en veuillez pas, mais j’essaie encore une Donc centrisme, oui… Mais, même si Macron a appelé Il est aussi fascinant de voir comment des qui sont notre forme à nous de ce que les Allemands fois, à partir de Mirabeau, de revenir à notre actualité son bouquin Révolution, n’exagérons rien. Je pense questions constitutionnelles extrêmement com- appellent la grande coalition. Au fond, c’est presque politique. Madame de Staël disait de Mirabeau qu’il qu’il faut tout de même un peu de culture historique et plexes vont être réglées en quelques semaines par ce que souhaitait Mirabeau : la coexistence d’un roi représentait « le centrisme révolutionnaire ». garder le mot « révolution » pour les révolutions, qu’elles l’ensemble des révolutionnaires. (puisque le président de la République est un roi) et de Oui, c’est un joli mot. Un de vos collègues a d’ailleurs soient bénéfiques ou maléfiques. Il y a toujours, dans Certes. Mais vous aviez eu cet énorme travail prépa- la majorité représentant la souveraineté populaire. Les

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une opinion publique. Vous, pour laquelle je le soutiens aussi « Ne croyez-vous pas que Mme Merkel, vous l’appréhendez avec le droit ardemment. Et j’en avais décidé ainsi de vote. Nous, on l’appréhende avant même que M. Fillon devienne quand elle est dans l’avion qui la ramène de avec Internet, c’est bien plus totalement infréquentable. Aujour- simple, cela évite de voter. » d’hui, soutenir Macron relève de Washington après que ce plouc a refusé de lui Donc voilà. Vous pensez de l’hygiène publique, un point, c’est la démocratie ce que pense le tout. Pour moi, l’Europe est la seule serrer la main, n’a pas envie de devenir beaucoup président Xi ! boussole de la vie publique. Mais Je m’en contenterai. l’Europe de Macron est un peu diffé- plus européenne ? » Sur France Culture, on rente de celle de la génération pré- vous posait la question de cédente. Au fond, il y a trois géné- savoir si Emmanuel Macron rations de vrais Européens : celle des pères fondateurs 2022. Je pense que si Macron est élu, d’une manière ou pouvait disposer d’une qui étaient sortis de la guerre et pour qui l’Europe était d’une autre, la droite éclatera. Il y aura un parti de droite majorité. Vous répondiez une réponse ; il y a eu ma génération qui est aussi celle démocratique, mais dur, un peu l’équivalent de ce qu’est qu’il disposera toujours des de Pascal Lamy, mon camarade de promotion à l’Inspec- la CSU en Allemagne, et je vois très bien M. Wauquiez pouvoirs régaliens. tion des finances, qui a la mémoire orale de la guerre ; en prendre la tête. À partir de ce moment-là, la balle Oui. Supposons que le groupe Macron appartient, lui, à la génération Erasmus, c’est-à- sera dans le camp de Marine Le Pen. Si elle accepte principal de l’Assemblée soit le dire une génération pour laquelle l’Europe est viscérale l’euro, alors elle pourra s’unir avec eux. Et là, ils ont des groupe issu des Républicains. et naturelle. Ce qui n’empêche pas de savoir qu’elle est chances de gagner l’élection suivante. Dès lors, on peut C’est possible. Eh bien, Macron fragile, pas en très bonne santé. Il n’y a rien d’autre que proposer deux lectures contradictoires. La première, cohabitera avec Valérie la construction européenne. Moi, je suis très optimiste c’est de dire que M. Wauquiez sera le Franz von Papen de Pécresse ou Bruno Le Maire. Il pour l’Europe. Pour une raison simple, c’est qu’il y a trois Mme Le Pen, tout en sachant que Mme Le Pen n’est pas faudra alors inventer un autre rois mages actuellement sur le berceau de l’Europe. Hitler quand même… L’autre lecture, c’est de dire, même mot que « cohabitation », car Ils s’appellent M. Trump, M. Poutine et M. Erdogan. si ce n’est pas très rigolo, qu’il l’aura fait entrer dans le la zone de superposition entre Ces trois-là nous poussent à nous unir davantage. Ne cercle démocratique. eux est beaucoup plus grande croyez-vous pas que Mme Merkel, quand elle est dans Pourquoi n’avez-vous pas fait de politique ? qu’autrefois. Ce sera plutôt l’avion qui la ramène de Washington après que ce plouc Oh, quand la question s’est posée pour moi, très tôt, une espèce de coexistence. a refusé de lui serrer la main, n’a pas envie de devenir en 1978, j’ai tout de suite répondu que cela n’était pas cohabitations Mitterrand-Chirac, Mitterrand-Balladur Une fois élu, Macron disposera d’un axe centre gauche beaucoup plus européenne ? Les élections allemandes compatible avec ma conception des week-ends. Et cela ou Chirac-Jospin, c’est ce que Mirabeau souhaitait pour type Gérard Collomb, ou d’un axe centre droit type sont intéressantes. Car Mme Merkel est européenne le demeure. Prendre une circonscription, y passer toutes le fonctionnement de la monarchie française. Valérie Pécresse. Tout cela est quand même à l’intérieur par la raison. Martin Schulz, qui est un Rhénan comme ses fins de semaine, comme l’a fait par exemple Laurent Mais ne pensez-vous pas qu’à la faveur d’une de la même sphère de vision de la société, donc il pourra Helmut Kohl, est européen par le cœur. Si c’est lui qui Fabius, très peu pour moi. révolution technologique, pour le coup, celle d’In- gouverner, ça ne fait aucun doute. Par ailleurs, s’il est élu, emporte les élections en septembre, alors la dynamique Emmanuel Macron n’a pas eu besoin d’en passer ternet, qu’une demande d’horizontalité se pose il y aura un effet de souffle qui aidera beaucoup. Les pré- européenne sera encore plus facile. Cette victoire des- par là. désormais entre dirigeants et citoyens ? sidents ont toujours un état de grâce ; mais lui, à cause serrerait un frein qui existe, quelle que soit l’admiration Oui, et là encore c’est la vertu de nos institutions. Il ne faut pas céder à la démagogie ambiante. On ne va de cet itinéraire complètement fou, il aura un super état que l’on puisse avoir pour l’homme, qui est la doctrine Comme c’est une monarchie, le monarque peut mettre pas faire prendre les décisions tous les jours par des de grâce. Et pas seulement en France. Cette semaine, Schäuble (Wolfang Schäuble, adepte de la rigueur bud- le pied à l’étrier à des gens, en les faisant entrer direc- votes numériques. Vous me faites penser à un propos je suis allé dans trois pays européens, et ils attendent gétaire – NDLR). tement à un niveau élevé du cursus politique : Georges que j’ai entendu dans la bouche du président chinois Xi de Macron qu’il soit une espèce de Kennedy européen. Alors que nous réalisons cet entretien, encore Pompidou, , , Robert Jinping. Je faisais partie d’une délégation française et le Pas français, non, européen. Ils ont tellement envie une fois avant le premier tour de l’élection présiden- Badinter... C’est une longue litanie de gens de ce type. président nous a dit : « Vous, les Européens, vous pensez qu’il se passe quelque chose en Europe qu’ils seraient tielle, je suis étonné que vous ne parliez pas du fait Macron sera le premier de sa génération à avoir atteint que la quintessence, c’est le droit de vote. En effet, il y a prêts à défiler dans la rue pour qu’il soit élu ! Macron que Marine Le Pen puisse être élue ? ce graal. — des opinions publiques. Chez nous, en Chine, il y a aussi est authentiquement européen, c’est d’ailleurs la raison Non, ma crainte concernant Marine Le Pen, elle est pour

29 30 58 46 68 ENTRETIEN PORTRAIT ENQUÊTE LES ROMANS BERNARD BRUNO DICTIONNAIRE NOIRS DES PIVOT LE MAIRE LITTÉRAIRE POLITIQUES « Macron est un personnage Le plus proustien DE LA 48 de roman, c’est évident ! » des Républicains POLITIQUE p.86

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ENQUÊTE ENTRETIEN LES ÉDITIONS HENRI DU MOMENT GUAINO (2006 - 2016) « J'écris dans 32 la douleur» YANN MOIX LITTÉRATURE & POLITIQUE « Je suis un 116

mec de gauche ENTRETIEN de droite » CÉCILE GUILBERT «Si Hollande avait lu Shake- speare, il se serait davantage 116méfié de Macron »

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© Arnaud Meyer, Tom QUAND LA LÉON Buisseret, Sophie Carrère, Patrice Normand/Leextra, Benjamin van Blancke et POLITIQUE BLUM Manon Villemonteil pour CRITIQUE LITTÉRAIRE Charles N’AIME PAS LA LITTÉRATURE 31 32 LA GRANDE INTERVIEW

YANN MOIX « LES ÉCRIVAINS ME SEMBLENT PLUS IMPORTANTS QUE LES POLITIQUES »

Alors qu’il s’apprête à rempiler pour une troisième saison au poste de chroniqueur dans « On n’est pas couché », Yann Moix fait le point sur l’année écoulée, évidemment marquée par la présidentielle. Comme un examinateur au bac, l’écrivain aura fait passer l’oral du bac de français, de philosophie et d’histoire à la plupart des candidats. Pour Charles, il distribue bons et mauvais points à une classe politique qui voit souvent moins que lui l’importance de la littérature dans l’action et la réflexion.

PAR ARNAUD VIVIANT ET MYRIAM THIBAULT PHOTOS ARNAUD MEYER

33 34 c’est la panique à bord. Ce sont donc les deux choses qui « Quand Philippot vient dans l’émission, m’ont vraiment marqué et en plus, sans avoir vraiment besoin de fouiller. Ils ont un total désintérêt pour la politique internationale et pour la culture, la littérature, j’ai toujours l’impression que la clim’ le cinéma, le théâtre, la sculpture, l’architecture et la musique. Sauf à refourguer un truc dont on leur a dit que est en panne. » ce serait de bon ton de le placer. Voilà les deux tumeurs YANN que l’on voit immédiatement. Jean-Luc Mélenchon et MOIX Malek Boutih sont les deux exceptions qui confirment la règle. Malek Boutih m’a vraiment impressionné, munistes, avec le régime stalinien. Alors que Camus à la droite, de De Gaulle à Sarkozy. Il est bonapartiste parce que vous sentez qu’il n’y a pas chez lui de langue est propre ; il a les fesses propres. Il est relativement comme de Gaulle ; par la banque, il est pompidolien ; par de bois, que la culture qu’il a intégrée, digérée, lui est politiquement correct, en tout cas, quand on n’a pas lu la jeunesse et par les diplômes, il est giscardien ; par le personnelle et qu’il ne va pas chercher de l’esbroufe et l’intégralité de son œuvre. Car ce qui ressort de tous les vide intersidéral des discours, il est chiraquien ; et par du m’as-tu-vu pour impressionner. Ce sont vraiment les hommes politiques, c’est qu’ils n’ont jamais lu l’intégrale le culot, il est sarkozyste. Il a vraiment toutes les tares ous venez de passer une année présiden- deux personnes les plus structurées que j’ai vues. Et j’en d’un auteur. François Bayrou est un grand péguyste. Je de droite. Et s’il est le Giscard de 1974, c’est parce qu’il tielle à un poste stratégique. Chroniqueur ajoute une troisième : Bruno Le Maire. Ce sont des gens ne sais pas s’il a lu l’intégrale, mais il a vraiment une est son symétrique opposé. Je veux dire par là que tout V chez Ruquier, c’est l’endroit où vous avez vu qui aiment vraiment la littérature, la philosophie. bonne connaissance de Charles Péguy. Charles Péguy ce qui est arrivé à Giscard à droite est arrivé à Macron presque tous les candidats, sauf ceux qui ont refusé Vous parliez de Camus, l’écrivain le plus cité par est d’ailleurs un auteur qui, lui aussi, couche avec tout à gauche. Giscard avait les gaullistes contre lui et il de venir. Quel sentiment en avez-vous retiré ? Car les politiques. Pourquoi ? le monde. Il est récupéré à la fois par Marine Le Pen et séduisait une partie de la gauche. Macron a le PS contre vous avez été l’un des inspecteurs, des contrôleurs, La phrase de Camus qui revient souvent est : « Mal par Emmanuel Macron. Marine Le Pen en fait un natio- lui, mais il peut séduire une bonne partie de la droite. comme on dit en psychanalyse, des candidats à la nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » naliste. Emmanuel Macron en fait un progressiste. Rien Giscard, c’était la droite de gauche. Macron, c’est la présidentielle. Mais en réalité, elle est toujours tronquée, si on retrouve qu’au mot de progressisme, Charles Péguy doit faire des gauche de droite. Il y a un côté giscardien chez lui, mais Vous ne croyez pas si bien dire avec les termes de la référence, ce n’est pas exactement ce qu’il veut dire. triples saltos arrière dans sa tombe. Il y a un livre de aussi un côté JJSS. Un côté Jean-Jacques Servan-Schrei- « contrôleur » et d’« inspecteur ». Quand les hommes Tous les journalistes et politiques citent cette phrase. 600 pages de Péguy, Deuxième Élégie xxx, où il fustige la ber qui a réussi. Et j’ajouterai un peu de Lecanuet, aussi. politiques viennent dans cette émission, on a l’impres- C’est vraiment un chewing-gum qui a été mâché par notion de progrès, de modernité. Il ne supporte pas le Dans ce même numéro, Bernard Pivot dit que sion qu’ils passent une visite médicale. On se trouve tout le monde, c’est une citation qui a couché avec progrès, c’est vraiment la chose qui lui hérisse le poil. Macron est un « personnage de roman », une espèce dans le cas de figure d’un radiologue. Sauf qu’un patient tout le monde. À force d’être passée dans toutes les L’obsession de Péguy est l’égalité. Il voit deux endroits de héros stendhalien, façon Julien Sorel. Il y a deux ne peut pas tricher, ne peut pas cacher sa tumeur. On bouches, elle n’a plus de goût. Pourquoi Camus ? Parce où tout le monde est égal à chacun : la cité idéale, donc ans, personne ne le connaissait, et aujourd’hui il est va voir le médecin pour qu’il la découvre ou pas. Eh que tout le monde a eu une enfance, est allé à l’école, le socialisme réalisé, et le paradis. Ce sont les deux président de la République. Êtes-vous sensible à ce bien, les politiques, quand ils viennent vous voir, c’est donc statistiquement, la majorité d’entre nous avons endroits où les gens sont strictement à égalité. Il y a un charme romanesque ? comme une visite médicale, sauf qu’ils veulent cacher lu le texte de Camus. Pourquoi Camus ? Parce qu’on messianisme socialiste, puis céleste. Je ne sais pas s’il est romanesque. Il a en tout cas eu leur maladie, l’endroit où ça fait mal. Or, il y a deux se sent moins imposteur quand on le cite, on se dit Emmanuel Macron n’est pas venu chez Ruquier. l’intuition que les Français adorent toujours la politique, endroits où le bât blesse, chez tous les hommes poli- qu'il s'agit d'un philosophe abordable. En plus, il est J’ai été très déçu. Parce que pour ne pas venir, Macron mais qu’ils en avaient marre de voir toujours une finale tiques, à deux exceptions près sur lesquelles je revien- Algérien, Français. Ça correspond à la doxa actuelle — ou son équipe — a inventé que je le détestais. Je n’ai de Roland-Garros Lendl-Noah. C’est comme si depuis drai : la politique internationale et la culture. Les gens où on intègre aussi les beurs, comme on disait dans jamais détesté Macron, comme je n’ai jamais détesté 1983, on voyait toujours cette finale. Il a compris le sont essentiellement des apparatchiks qui égrènent les années 80 ; une part d’Algérie. Des rappeurs se personne, sauf évidemment le Front national, mais là, ras-le-bol de se renvoyer la balle sans cesse entre deux les mêmes références culturelles. Souvent la même réclament de Camus, il est important pour les jeunes nous ne sommes même plus dans la détestation. C’est partis, le PS et Les Républicains, qui passent leur vie à phrase de Camus, totalement tronquée, une citation du Algériens. Ils se disent qu’ils ont eu un philosophe, prix une sorte de rejet physiologique, de dégoût. Quand voir tout faux chez l’autre. Il a eu cette intuition qu’avait cardinal de Retz qu’il n’a jamais écrite, ou deux ou trois Nobel. Camus est important pour l’Algérie. Puis, on Philippot vient dans l’émission, j’ai toujours l’impres- eue Giscard avant lui : l’écrasement des deux gros partis. citations vaguement pompées dans un dictionnaire. ne se sent pas imposteur, car on a été confronté à un sion que la clim’ est en panne. Pour en revenir à Macron, C’est fort, parce qu’il a compris qu’il n’y avait pas de En ce qui concerne la politique internationale, c’est le moment dans notre scolarité à Camus. Jean-Paul Sartre, il n’avait visiblement pas envie de venir. Je ne sais pas malédiction, que rien n’était joué, et que peut-être, in néant total. À se demander s’ils connaissent vraiment c’est plus compliqué. On sait qu’on ne comprend pas pourquoi, car ça fait un an et demi que j’explique qu’il est extremis, on pouvait éviter de passer sous ces fourches les frontières naturelles avec la Syrie, c’est très étrange. toujours certains livres. On sait qu’avec une citation de Giscard en 1974. Et quoi qu’on pense de lui, je n’ai jamais caudines. La seconde chose primordiale, c’est qu’il a Vous leur demandez de dire du mal de Sarkozy pendant Camus, on arrivera toujours à s’en sortir. Sartre, ceux qui eu le moindre doute, j’ai vu le truc venir de manière transformé la présidence de la République en quelque vingt minutes, ils savent faire. Vous leur demandez ont lu Critique de la raison dialectique savent ce qu’il en presque évidente. Il y a chez lui quelque chose de très chose qui vient juste après l’ENA. Il va y avoir mainte- l’évolution du monde dans les cinq prochaines années, est. Puis on prête à Sartre une proximité avec les com- étrange, il incarne toutes les tares qu’on a reprochées nant tout un tas de petits malins de 27 ans qui vont se

35 36 « Macron a la jeunesse. Et la jeunesse est quand même dire : « Ah oui, donc après Sciences Po et l’ENA, il y a prési- très bien. Mais Macron n’a pas volé ses diplômes, il leur a un énorme atout pour avoir du culot et essayer des choses. dence de la République. » Puis, il a eu le génie de préciser sacrifié des années de sa vie. Macron a la jeunesse. Et je qu’il n’était pas socialiste, afin de ne pas se rendre pense que c’est un argument, valable dans beaucoup de Il y a une certaine forme de radicalité dans la jeunesse, c’est aux primaires. Il est donc passé directement à la case domaines, chez les cinéastes, les metteurs en scène, etc. vrai pour les terroristes, c’est vrai aussi pour les hommes d’État. » Élysée. Sa jeunesse, son culot et ses diplômes font qu’il La jeunesse est quand même un énorme atout pour avoir va créer une jurisprudence pour tous les types jeunes et du culot et essayer des choses. Il aura fini son quinquen- ambitieux, qui vont désormais penser qu’ils ont la légi- nat à 44 ans. Il y a une certaine forme de radicalité dans timité pour être président de la République. Il n’était pas la jeunesse, c’est vrai pour les terroristes, c’est vrai aussi connu. Libération, avant 2012, n’avait jamais imprimé pour les hommes d’État. Elle nous fait faire des choses le nom de Macron. Aux États-Unis, ils sont habitués à qui, rétrospectivement, à 55 ans, nous feraient froid ça depuis toujours. Finalement, il y a un côté américain dans le dos. La jeunesse n’est pas vraiment complexée, chez Macron. Quand on le voit dans ses meetings avec on a moins peur des représailles, des conséquences. On le public derrière, c’est américain. Si bien que ce n’est est emporté par une espèce de culot biologique, propre pas seulement Giscard en 1974, c’est aussi Kennedy en au fait d’avoir moins de 40 ans. 1960. Il aura créé cette illusion d’optique que, désormais, Est-ce qu’il ne pourrait pas être trop jeune ? Trop une des conditions sine qua non pour être président de jeune pour la fonction. la République, ce sera d’être un inconnu trois ans avant La fonction doit faire vieillir d’un coup, la fonction l’Élysée. Je pense aussi qu’il a bénéficié d’une chose : donne l’âge de la fonction justement. Je trouve qu’au l’espionnage industriel quand il était avec Hollande. débat contre Marine Le Pen, il avait déjà pris dix ans en Car il a vu un type, finalement pas vraiment capable maturité. Tout le reste fait mûrir, et non pas vieillir. Il y d’être président de la République, l’être néanmoins. Il a une maturité propre au fait de rentrer physiquement a regardé ce que Hollande faisait et il s’est dit que, ma dans l’Élysée. On a failli avoir Juppé, je préfère Macron foi, il pouvait en faire autant. Il a vu l’ampleur du job et d’une certaine manière. Entre 75 ans et 39 ans… dans les insuffisances intellectuelles de celui qui occupait ce beaucoup de pays, les dirigeants sont jeunes main- poste. Il a sans doute dû passer plusieurs mois à se dire : tenant. Cameron est né en 1966, par exemple, il était « Je n’aurais pas fait comme ça. C’était moins compliqué que lui-même très jeune. ce que je pensais. » Il a donc considéré la part d’imposture Quels souvenirs gardez-vous de cette année chez propre au fait d’être président de la République. Là où Ruquier avec les politiques ? Et comment envisagez- Macron, qui a sans doute les capacités intellectuelles vous cette littérature politique ? pour être président, force tout de même le respect, c’est C’est un scandale. C’est-à-dire que les livres politiques qu’il a les pieds dans le vide. Il sait, ne serait-ce qu’in- sont ineptes. Le premier homme politique que j’ai reçu consciemment, que pendant trois mois au moins, il sera est Jean-Christophe Cambadélis. Évidemment, ils incapable d’être président de la République. Personne n’écrivent jamais leurs livres eux-mêmes, sauf Bruno n’en est capable pendant les premiers mois, même ceux Le Maire. Dans le livre de Cambadélis, je lis une phrase qui s’y sont préparés depuis toujours. Macron travaille terrible de la part d’un socialiste, au ton un peu maur- sans filet, il doit s’impressionner lui-même de ce qu’il rassien. Cette phrase qui faisait du peuple une entité vient de déclencher. Ce qui est affligeant, en tout cas, unique me disait quelque chose. La nuit suivante, je c’est que tout le monde est à peu près d’accord pour lui rouvre l’Histoire de France de Jacques Bainville, grand bloquer toute possibilité de présider dès le premier jour. historien, figure de l’Action française. Et je retrouve L’éditorial de François Ruffin dans Le Monde du 4 mai un paragraphe entier pompé dans le Bainville. Dans m’a consterné. « Monsieur Macron, vous êtes haï, vous un programme de Jean-Christophe Cambadélis, c’est êtes haï, vous êtes haï. » Ça m’a fait froid dans le dos, il vraiment choquant. C’est tout juste si l’on ne parlait pourrait lui laisser quinze jours, non ? Il dit : « Je ne vais pas de la « pureté de la race française ». En plateau, je lui pas vous remettre sous les yeux votre CV. » Il y a quand indique ma stupéfaction par rapport à cette terminolo- même quelque chose de malhonnête. On ne naît pas gie. On voyait bien qu’il était complètement perdu. Il ne avec un CV. C’est ça qui me dérange. La lutte des classes, savait pas de quoi je parlais, ni d’où ça venait. Il n’avait

37 38 pas lu le paragraphe en question. Il a botté en touche. eu des enfumages dans des grottes ! Benoît Hamon a « La particularité de la France, c’est que celui qui a digéré la Parce qu’il y a un autre truc effrayant chez les hommes commencé à suer à grosses gouttes. Il a été sauvé par littérature et la philosophie a une sorte de prestance, de relief, politiques, c’est leur inculture historique totale. Quand Laurent Ruquier, mais il était en train de s’enliser. Je Dupont-Aignan vient dans l’émission et cite un discours pense qu’un homme d’État doit connaître ce genre de de densité que les autres n’ont pas. C’est ce qui permet de de Bonaparte faisant l’apologie de la République, je lui notions. Tous ces hommes politiques sont incapables, distinguer les apparatchiks. L’un n’a peut-être lu que dix livres, dis : « Écoutez, M. Dupont-Aignan, j’ai un problème. Vous pour la plupart, de s’isoler tranquillement pour réfléchir citez Napoléon. Mais de quand date le discours que vous aux cinq notions dont on parle toute la journée. mais il les maîtrise et les aime. L’apparatchik, lui, n’a lu que des mettez en exergue de votre livre ? » Et il botte en touche. Ne pensez-vous pas que Christiane Taubira serait discours de Michel Rocard toute sa vie. La différence est là. » Pour évoquer la fondation d’une vième République, il l’une des exceptions qui confirment la règle ? veut faire de Bonaparte le fondateur de la République. C’est un très bon exemple. Je considère qu’elle n’écrit pas YANN MOIX A priori, il est quand même celui qui l’a détruite par bien, de façon très amphigourique et ampoulée, mais son coup d’État du 18 brumaire. Dupont-Aignan aurait c’est sûr, elle essaye de réfléchir seule. Et elle parle très ne le montrerait pas. Manque de bol, c’est tombé sur ce plateau, il était toujours très sympathique, mais que ça pu me répondre qu’il n’était pas d’accord avec moi : « Le bien, c’est une femme extrêmement intelligente, qui sujet, mais de toute façon, avec Poutou, il n’y a que des se retournait dès le lendemain sur les réseaux sociaux 18 brumaire a permis le Consulat, et le Consulat a permis m’a beaucoup impressionné. Mais je n’ai pas aimé son questions épineuses, parce qu’on ne parle que du milieu de la part du NPA. Toutefois, il y a une vraie violence le Code civil, etc. » Mais non, on sentait qu’il y avait livre, peut-être à cause d’une forme de culture créole ouvrier, des syndicats et des licenciements. Poutou chez Poutou, propre à ce qu’il représente. Il incarne, avec panique à bord. J’ai ainsi remarqué leur inculture en dans la manière ultra-poétique d’utiliser les mots. Je n’est là que pour poser des questions graves : la France le sourire, le mécontentement des usines. C’est aussi ça matière d’histoire à de nombreuses reprises. Un jour, me souviens d’Audrey Pulvar, qui a aussi une façon très méprisée, la France humiliée, la France oubliée. que l’on lit dans la tribune de François Ruffin. Je crois dans l’émission, Philippot nous a dit : « Les étrangers chantante d’écrire, avec des images qui ont trait au ciel, Puis Philippe Poutou est revenu sur le plateau, qu’on ne se rend pas compte à quel point la cocotte est devraient avant toute chose connaître notre histoire de à la mer. Et pourquoi pas, sauf que ce style ne me touche peu avant le premier tour, et il y a eu une alterca- en train de bouillir. Quelque chose se passe. 20 % pour France. Ils ne la connaissent pas, c’est un scandale. Tout pas. Taubira a une vraie éloquence, elle adore la littéra- tion assez violente avec Laurent Ruquier. Comme Mélenchon, ça veut quand même dire quelque chose. migrant ou étranger qui ne connaîtrait pas l’histoire de ture. Ce qu’elle a lu est intégré, elle connaît beaucoup de si ce dernier s’était senti agressé par les tweets de Je défends Laurent Ruquier sur ce point-là, parce qu’il France devrait être renvoyé chez lui. » Et je lui réponds : poèmes pas cœur, et même ses adversaires à l’Assem- Philippe Poutou qui avaient suivi cette première est toujours du côté des ouvriers, des petits, même « M. Philippot, qui a succédé à Robespierre ? » Grand blée la respectent pour ça. La particularité de la France, affaire. dans son vote. Je sais qu’il apprécie vraiment Jean-Luc blanc. Je dis : « Voilà, au Front national, manifestement, c’est que celui qui a digéré la littérature et la philosophie Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas de mépris de classe Mélenchon. Je ne veux pas parler à sa place, mais on ne connaît pas non plus son histoire de France. » Je a une sorte de prestance, de relief, de densité que les chez Laurent Ruquier. Il vient du Havre, milieu vraiment jusqu’à cette ambiguïté d’appel à voter au second tour, regrette que les hommes politiques ne prennent pas une autres n’ont pas. C’est ce qui permet de distinguer les ouvrier. Son père travaillait sur les chantiers navals. on a toujours reçu Mélenchon. demi-heure par jour, tout seuls, dans leur bureau, pour apparatchiks. L’un n’a peut-être lu que dix livres, mais Donc on ne peut pas lui faire le procès d’être hostile au Et vous, comment le percevez-vous ? réfléchir à des notions qu’on emploie toute la journée. il les maîtrise et les aime. L’apparatchik, lui, n’a lu que milieu ouvrier. Il paye ses impôts avec une grande joie, Mélenchon est quelqu’un de supérieurement intelli- Je suis sûr qu’ils ne le font pas. Peut-être que Macron des discours de Michel Rocard toute sa vie. La différence il a toujours soutenu Mélenchon, je crois. Ce qui l’a dés- gent, très structuré intellectuellement, avec très peu le fait plus que d’autres… Savoir ce qu’on pense, seul est là. tabilisé, c’est que Poutou, pendant la première émission, d’imposture dans sa lecture des philosophes. Et en à seul avec soi-même, par exemple, de la laïcité ou de Revenons à ce scandale médiatique qui a eu lieu était très sympathique. Il parle de sujets graves, mais il même temps, je pense qu’il y a une folie en lui. Une l’identité. La laïcité, 90 % des hommes politiques qu’on autour de Philippe Poutou lors de son passage dans est toujours souriant et plutôt aimable. Maintenant, folie presque mystique. Il s’est soit trompé d’époque, il a reçus en deux ans ne savent pas ce que c’est. Ils n’ont « On n’est pas couché ». Certains téléspectateurs quand Laurent Ruquier dit qu’il a deux visages, c’est aimerait être en 1793 ; soit trompé de pays, il aimerait jamais été lire les textes. Ils ne se sont jamais posé la ont pu avoir une impression d’agression de classe. qu’au lendemain de la première affaire, le Nouveau Parti être au Venezuela. Il y a un lyrisme presque castriste question, tranquillement, intellectuellement, à leur Comment avez-vous ressenti la chose ? anticapitaliste nous a bombardés de messages avec une chez lui. J’ai assisté en 1997 à un discours de Castro, bureau : « Que dit le texte de 1905 ? » Donc ils moulinent, C’est très mal tombé. La coïncidence a voulu que Vanessa violence qui n’était pas du tout en adéquation avec le je pense que Mélenchon aurait aimé être là, faire des ils répètent des trucs entendus à droite à gauche. Ils font (Burggraf – chroniqueuse avec Yann Moix dans « On comportement de Poutou sur le plateau. C’est comme discours de quatre heures. Il a ce côté guérillero, aven- une espèce de gloubi-boulga de tout ça, et il n’en ressort n’est pas couché » – NDLR) s’emmêle les pinceaux dans si tu faisais un dîner chez toi, tout se passe bien et le turier, avec une forme de poésie. Et en même temps, ce rien d’intelligent. La notion d’identité, c’est pareil, ils ne la formulation de sa question. Cela aurait pu arriver sur lendemain, le type qui tient un journal intime écrit : qui est très étrange, c’est qu’il incarne une vraie réalité. savent pas ce que c’est. J’ai aussi le souvenir de Benoît n’importe quel autre sujet, mais malheureusement cela « Dîner dégueulasse, bande d’enculés… » (Rires) Et Laurent Il y a une dichotomie entre le sérieux des causes qu’il Hamon à qui j’avais demandé la différence entre un s’est passé à propos des licenciements. Je m’en souviens Ruquier ne supporte pas qu’on attaque son émission. Il l’a défend et le lyrisme révolutionnaire un peu désuet de génocide et un crime contre l’humanité, parce que je très bien. On n’a pas ri du fond de la question, mais de très mal pris. Comme il n’est pas en désaccord total avec l’homme. C’est peut-être un peu pour cette raison qu’il considère que l’on peut dire que la guerre d’Algérie est sa forme. Vanessa ne réussissait pas à poser sa question ces partis anticapitalistes, il se sent plus blessé quand n’arrive pas au pouvoir. Soit, inconsciemment, il ne veut un crime contre l’humanité. Pas seulement la guerre et se trompait de négation. C’est ça qui nous a fait rire, l’attaque vient d’eux plutôt que des autres où, là, il s’en pas y aller. Soit il est au maximum de ses capacités, et ce d’Algérie, mais la présence française en Algérie, la colo- vraiment. Car les licenciements en France ne font rire fout. Quand il a dit à Poutou qu’il avait deux visages, il lyrisme dont on parle l’empêche d’être pris au sérieux. nisation algérienne. De 1830 à 1962, il y a quand même personne. Et même s’ils faisaient rire quelqu’un, celui-ci a voulu lui faire comprendre que lorsqu’il venait sur le En tout cas, il y a un truc qui coince. On a l’impression

39 40 « J’ai aussi écrit des discours pour Jack Lang. Il m’appelait parfois de Chine ou du Japon, à 3 heures du matin : “Il me faudrait un discours sur Hiroshima pour demain.” »

qu’au moment où il est près de concrétiser, le lyrisme, belle écriture, pour qu’il puisse les lire. le rêve, la folie l’emportent sur le réalisme. Il aurait Comment s’est présentée l’opportunité d’écrire ces pu être élu. Quand tu as un socle de 15 % d’électeurs, discours ? tu peux être à l’Élysée. Là, il a 20 %. Techniquement, La femme de Jean-Paul Enthoven, éditeur chez Grasset, c’était possible. Cela dit, j’ai eu beaucoup de problèmes était à l’époque assistante de Baylet. Et moi, j’avais avec les mélenchonistes. Ils m’ont menacé physique- besoin d’argent. Je demandais toujours à Jean-Paul s’il ment, agressé, insulté, parce que j’ai dit que Mélenchon n’avait pas un plan. Et c’est vrai qu’il y a toujours un peu était un dictateur de carton-pâte, parce qu’il n’avait pas d’argent à se faire dans les partis politiques quand t’es donné un appel clair au vote anti-Le Pen. La violence jeune ou étudiant. C’est toujours un peu tombé du ciel. chez certains, m’a rappelé, hélas, les mêmes méthodes Ça m’a quand même payé un tour du Brésil ! Parce que que les mecs du FN. le Parti radical de gauche, lui, payait. Pour les autres, il Vous avez écrit des discours politiques, notamment fallait toujours insister. pour Philippe Douste-Blazy. Comment écrit-on un discours ? Oui, à l’époque où il était ministre de la Culture. J’avais Sciences Po. C’est une école qui permet d’écrire des besoin d’un peu d’argent, donc j’écrivais des discours. discours sur tous les sujets, assez rapidement, sans dire J’ai aussi écrit un petit livre pour lui, qui n’a jamais été trop de bêtises, tout en restant un peu flou et général. publié, à propos de l’Europe. Je sortais alors de Sciences Quand on sort de Sciences Po, on est en forme. On Po. J’ai aussi écrit des discours pour Jack Lang. Il fait des exposés en dix minutes, sur tous les sujets. m’appelait parfois de Chine ou du Japon, à 3 heures du Pour l’oral de Sciences Po, tout peut tomber. Dans les matin : « Il me faudrait un discours sur Hiroshima pour années 90, j’étais encore dans ce mood. Après, ça s’oublie demain. » (Rires) À l’époque, en 1995-1996, je n’avais pas vite. On s’intéresse à d’autres choses, mais ça marque Internet. Il fallait faxer et utiliser son jus de crâne. On pendant au moins quatre ou cinq ans. n’avait pas forcément la documentation. J’écrivais les Et quel est votre objectif en entrant à Sciences Po, discours à la main et je les envoyais par fax. Je n’avais pourquoi cette école ? jamais vraiment de retour, donc je ne sais pas s’il les Gagner du temps. En fait, je voulais faire l’ENA. D’abord, utilisait ou pas. C’est horrible, ce travail. Tu n’es jamais j’ai fait maths sup, maths spé. J’ai raté les grandes écoles remercié, jamais vraiment complètement payé. Un jour, de maths et de physique, mais ça ne m’intéressait pas. j’avais pris tout un dimanche pour donner des idées à Ensuite, j’ai fait une prépa HEC et j’ai raté HEC. J’étais Jack Lang pour un « 7 sur 7 » avec Anne Sinclair. J’avais tellement malheureux d’avoir raté HEC que j’ai dû dit à tous mes potes : « Tu vas voir, il va recycler tout ce rectifier une sorte de préjudice universitaire. J’étais un que je lui ai dit. » Il n’y avait même pas la moitié d’une peu con… J’ai donc fait Sciences Po Paris. Je l’ai intégré phrase… Des dimanches et des week-ends partent ainsi sans trop de difficultés, en option histoire. Je n’ai fait que en fumée. Pour financer un voyage au Brésil, j’ai aussi deux ans, mais j’ai passé les meilleures années de ma écrit les discours de Jean-Michel Baylet (Parti radical de vie. Tout m’intéressait. J’avais fait des années d’études gauche – NDLR), pendant presque un an. Comme j’en- qui ne m’intéressaient pas. Tout d’un coup, à Sciences voyais tout ça par fax, j’écrivais sans rature, avec une Po, c’était le paradis sur Terre. Tu ne vois même pas où

41 42 YANN temps. Je mettrais un bulletin dans une urne et le reste MOIX du temps, je voyagerais, j’écrirais. « J’ai toujours vénéré Mitterrand. Il était, pour moi, Vous pourriez faire les deux… un type hors norme. Son intelligence, son culot, Oui, je pourrais faire les deux. Mais c’est ma façon de m’engager. Un jour, à l’armée, j’ai eu honte. J’étais lieu- sa culture. Mais à part en 1988, je n’ai jamais voté. » est la difficulté, tout t’intéresse. Il n’y a pas d’effort. Donc tenant et j’ai obligé mes soldats à aller donner leur j’ai adoré et comme j’avais des bons résultats, les profs sang alors que je n’avais pas donné le mien. C’est un m’avaient conseillé de faire l’ENA. C’est l’année où j’ai peu la même chose. Je dis aux autres d’aller donner publié mon premier roman : Jubilations vers le ciel. Puis, leur voix et je ne donne jamais la mienne. Je vois très j’étais déjà âgé, j’avais 27 ans. Repasser un concours… bien ce que l’on peut m’opposer. Mais j’assume. Je ne me J’avais une saturation totale. Donc je ne saurai jamais sens pas en faute morale. Je me dis que j’ai peut-être si j’aurais été reçu à l’ENA ou pas. J’ai craqué, puis avec influencé des gens en conférence. C’est très bizarre. Je mon premier roman en librairie, j’ai décidé de prendre ne veux pas contribuer à mettre quelqu’un au pouvoir. une autre voie. C’est peut-être pathologique. Je ne veux pas contri- Mais vous aviez une vocation politique ? buer à accélérer le destin d’un individu dont je sais très Non. Quand on est jeune, on est un peu bête. C’était le bien qu’en lui la part d’imposture, d’ego, de calculs, de prestige du diplôme, puis je me suis vite aperçu qu’il y mauvaises raisons d’y aller est aussi importante que la avait une part d’arnaque dans le prestige. Tu peux très part des bonnes raisons. Je ne veux pas venir couronner bien passer l’ENA et, sans mépris, gérer les piscines le besoin pathologique d’entrer dans l’histoire de France municipales toute ta vie. d’un individu. Quelles étaient vos opinions politiques lorsque L’idée de faire de la politique ne vous a jamais vous étiez jeune, à Sciences Po ? tenté ? C’est très flou. J’ai toujours vénéré Mitterrand. Il était, J’ai toujours rêvé d’être écrivain. Ma passion a toujours pour moi, un type hors norme. Son intelligence, son été celle-ci. Tout le monde sait que Voyage au bout de la culot, sa culture. Mais à part en 1988, je n’ai jamais voté. nuit est sorti en 1932, mais plus personne ne sait qui Je l’avais dit dans Charles (« Pour qui votez-vous, Yann était président de la République ou président du Conseil Moix ? », Charles n° 13 – NDLR), et ça m’avait coûté bien à l’époque. Quand À l’ombre des jeunes filles en fleurs a des problèmes d’ailleurs. Je n’y suis jamais parvenu. eu le prix Goncourt, je ne suis même pas certain de Même pour les présidentielles, vous n’avez pas savoir qui, en 1919, était au pouvoir. Les écrivains me voté ? semblent quand même plus importants que les hommes Non, je n’ai pas de carte d’électeur. C’est un truc que les politiques. gens ne comprennent pas. Et d’ailleurs, je comprends Il existe une fonction très française, entre le que les gens ne comprennent pas. Je ne m’en sens ni politique et le littéraire, qui est la figure de l’intel- fier ni coupable. On oublie toujours que la démocratie lectuel. On a l’impression que c’est cette figure-là n’est pas qu’un simple système électoral. Une démo- qui vous tente. cratie est une société. On peut faire des conférences, Je vénère les intellectuels. Je ne supporte pas l’anti-intel- des réunions, des articles, des tribunes, des émissions, lectualisme. Même les écrivains que j’aime, en général, où l’on contribue à la démocratie en disant ce que l’on sont des intellectuels. J’adore Sartre, Péguy, parce qu’ils pense, en combattant des gens. Ce n’est peut-être pas sont toujours plus intelligents que ceux qui ne font que très convaincant, ce que je dis, mais c’est ma façon de raconter des histoires. J’aime quand, tout d’un coup, voter. Bref, je n’ai jamais fait l’effort d’aller chercher une ça devient théorique, analytique, abstrait. J’aime tous carte d’électeur. C’est assumé. C’est physique, je n’arrive les écrivains qui ont une propension à l’abstraction, pas à voter pour quelqu’un. Si j’avais dû voter, j’aurais à penser le réel, à penser l’époque. Même quand ils se voté Emmanuel Macron. Dans « On n’est pas couché », trompent, ils ont une façon de se tromper qui est plus depuis un an et demi, sans le défendre, je dis qu’il va être intelligente que ceux qui ont raison. J’ai une passion élu. À la limite, voter me coûterait beaucoup moins de pour les gens dont l’esprit est tourné vers la réflexion.

43 44 « Peut-être aussi que Houellebecq a remplacé Céline, mais que personne n’a remplacé Proust. Dans la dégaine, dans Rien ne vaut ça, c’est la chose la plus précieuse au de Céline. Et en trente ans, c’est Proust qui a occupé monde : les gens qui réfléchissent, les gens qui pensent. toute la place. la figure, la subversion, la provocation, la radicalité, c’est Êtes-vous comme Michel Houellebecq, comme C’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. Céline, c’est l’apo- Fabrice Luchini, un fan de Philippe Muray ? logie de la forme, il y a très peu de fond. Chez Proust, Houellebecq. » YANN MOIX Non, je n’aime pas Philippe Muray. Je pense que sa il y a de la pensée, il y a beaucoup de fond. Le génie de théorie sur la fête est fausse. Je pense que la fête pue Céline est d’avoir proposé une littérature de ce niveau- la mort. Lui considère que l’homo festivus est un type là, mais sans pensée. Mais il y a du discours. C’est très qui est dans la gaieté permanente, dans l’hilarité obli- riche en idéologie. Ses pamphlets donnent une idéologie gatoire et dans la disneylandisation éternelle. Il en veut antisémite. Les gens ont besoin de fond, je crois que président de la République est-il élu qu’on veut déjà lui Pour conclure, quels livres conseilleriez-vous aux gens, parce qu’il a l’impression qu’autour de lui, c’est ça l’explication. Peut-être aussi que Houellebecq couper la tête. C’est très juste et ça me fait ça à chaque pour les lecteurs de Charles ? tout le monde veut être content tout le temps. J’ai une a remplacé Céline, mais que personne n’a remplacé fois avec la droite. Même si je pourrais avoir tendance Ce n’est pas très original, ce que je vais vous dire, mais vision de la fête qui est beaucoup plus proche de celle Proust. Dans la dégaine, dans la figure, la subversion, la à me dire : « Tiens, il va nous sortir de la grille de lecture puisqu’on parle de politique, ce sont des livres que de Georges Bataille. La fête est une cérémonie funéraire. provocation, la radicalité, c’est Houellebecq. Il incarne poussiéreuse socialiste. » Quelques minutes plus tard, et j’essaye d’offrir à tout le monde. Ce sont des livres de Celui qui fait la fête côtoie la mort. Il n’y a pas plus mal- le maudit, seul capable de dire des choses inouïes que là je partage tout à fait ce que dit Macron, les mauvais Charles Péguy : Notre jeunesse ou L’Argent et L’Argent heureux, plus tragique, plus proche de la condition personne n’ose dire. Il s’est substitué à Céline. instincts reviennent au galop. Mon président préféré est suite. Ça me semble être des bibles de la République, du humaine et de la condition des mortels que ceux qui Pour connaître vos livres, vos films, vos articles, Mitterrand. Après, est-ce un homme de gauche ? C’est geste républicain. Ce sont des manifestes républicains font la fête. Je pense qu’à travers la fête s’exprime un etc., rien ne dit exactement où vous vous placez sur un autre débat. Il y a un avant et un après-Mitterrand. extraordinaires, quasiment de mystique républicaine. grand mal-être, une sorte de tragédie permanente, de l’échiquier politique. Ça a fait du bien. Le début des années 80, j’en suis très Ils expriment l’amour de la République poussé jusque grande profondeur existentielle que Muray n’a pas su Je pense que je suis un mec de gauche de droite. Mais je nostalgique, même politiquement. Mon rêve serait de dans ses derniers retranchements et pas du tout avec voir. Pour moi, un type qui fait du roller est profondé- ne vais jamais à la soupe. Par exemple, je suis invité au retourner en 82. Je trouve que Mitterrand a redonné un une grille de lecture radicale, ancrée dans un système. ment désespéré. Un type qui est à la Gay Pride avec meeting de Macron, je n’y vais pas. Mais je ne vais pas souffle que l’on n’avait pas vu depuis 1848. D’ailleurs, Ce sont des solos de guitares inouïs sur un amour absolu des plumes dans les fesses est du côté du tragique, il mentir, Macron me plaît vraiment beaucoup, c’est un il y aurait un petit essai à faire pour comparer 1848 à de la République. Dans L’Argent et L’Argent suite, c’est veut exprimer une vérité sur lui, tellement difficile à type de droite de gauche. Ou plutôt de gauche de droite. 1981. En 1848, on abolit la peine de mort pour les crimes surtout sur l’enseignement. Et Notre jeunesse, c’est sur exprimer, violente, qu’il n’a trouvé que le burlesque pour Je pense qu’on ne peut pas faire fi de l’économie. Fillon, politiques et on libère la presse. Celle-ci se réveille sous la mystique républicaine à partir de l’affaire Dreyfus. l’exprimer. Les gens qui font la fête me font peur. J’ai de ce n’est vraiment pas pour moi. Il y a une arrogance, Mitterrand avec les radios libres. L’abolition de l’escla- Il explique que l’affaire est beaucoup plus importante l’empathie pour eux, parce qu’ils expriment en raccourci une manière hautaine de faire de la politique à droite, vage vient en 1948 avec Victor Schoelcher et Mitterrand que Dreyfus lui-même, et qu’il faut parfois s’engager quelque chose de terrible. Au Brésil, les grandes fêtes dont on n’arrive jamais à se départir, et qui à chaque le fait entrer au Panthéon, il va se recueillir devant sa à cent pour cent. Ça rappelle un peu l’époque actuelle. ont toujours un lien avec la religion, pour réveiller les fois nous déçoit. Giscard, qui a modernisé la France, tombe. Les grands chantiers de 1848 où on inventait Charles Péguy, c’est une passion. Par exemple, dans son morts, pour se préparer à la mort. Dans la fête, il y a une s’est transformé en monarque. Il est devenu Louis xv. du boulot pour tous les ouvriers, cela correspond aux livre Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, espèce de précipité de vie, le besoin pour un homme de Pompidou, il est de bon ton de dire aujourd’hui qu’il nationalisations de 1981. Il y a un certain amateurisme il ne parle quasiment que de Descartes. Et dans son vivre à toute vitesse. Philippe Muray n’a pas pensé à ça. était super. Or Patrick Rambaud me racontait que sous politique et un lyrisme que j’adorais chez Mitterrand livre sur Descartes, il parle essentiellement de Bergson. Il considérait juste qu’il s’agissait de bobos en régres- Pompidou la bande d’Actuel était arrêtée et tabassée et qu’on retrouve chez Lamartine. Mitterrand était un Dans Victor-Marie, Comte Hugo, il parle de Victor Hugo sion anale. Puis, il y a une haine de l’autre chez Muray dès qu’on trouvait des machines à écrire dans leurs 2CV. grand admirateur de Lamartine. Toutes ces raisons cinq minutes, tout le reste est consacré à Daniel Halévy. qui me dérange énormément. Et comme, à mon avis, Pompidou, ce n’était pas le libéral rock’n’roll. Et le général montrent une similitude entre 1848 et 1981. 1981, 1982, J’adore les gens qui oublient le propos de départ, les c’est un très mauvais écrivain, il a une haine de soi. Il de Gaulle, il y aurait beaucoup à redire aussi. Sarkozy, je on est totalement désasphyxié. J’aurais adoré vivre en gens qui cheminent. La pensée de Péguy, on la voit voulait être Céline, puis il a été célinien. Je me méfie des n’en parle même pas. Malgré tout, et je n’aime vraiment 1981 avec l’âge que j’ai aujourd’hui. J’espère que Macron se déployer en temps réel et en direct. Il ne vient pas céliniens. J’adore Céline, mais la pire insulte, c’est d’être pas Hollande, il y a un peu plus d’humilité à gauche, en sera l’équivalent. S’il est malin, il peut vraiment faire ensuite raturer pour faire quelque chose de structuré, célinien. Ce sont des gens qui sont dans l’aigreur. Ils qu’on le veuille ou non. Et l’arrogance est un truc insup- beaucoup de bien. Depuis Mitterrand, c’est la première comme si ça avait été pensé à l’avance. On dirait un voulaient être lui ou rien, et ils sont devenus rien. portable. Macron a dit une phrase très juste : « Le peuple fois que je suis aussi content du résultat d’une élection. type qui nous parle. On voit quelqu’un qui pense devant Dans les années 80, tout le monde ne parlait que français est un peuple monarchiste régicide. » À peine un nous. —

45 46 LITTÉRATURE & POLITIQUE Le vote noir

ENQUÊTE

Si la littérature romanesque dite « blanche » semble attirer peu de politiques aujourd’hui, en revanche un certain nombre d’entre eux se sont lancés dans le polar. De JEAN-LOUIS DEBRÉ à EVA JOLY, tous deux d’anciens juges, comme ÉRIC HALPHEN, d’ALAIN LIPIETZ à ÉDOUARD PHILIPPE, petit tour d’horizon de ceux qui ont élu le roman policier pour raconter leur monde.

PAR PASCAL MATEO IMAGES JOCELYN COLLAGES

Le roman noir, c’est le genre littéraire de la vie formidable moyen de décrire la société dans laquelle nous « quotidienne, celui qui permet le mieux d’obser- vivons, lance le juge Éric Halphen, qui fut candidat aux ver les rapports humains. » L’homme qui s’exprime ainsi législatives de 2002 sous l’étiquette du Pôle républicain est moins connu pour son œuvre littéraire que pour les de Jean-Pierre Chevènement, avant de s’engager en fonctions qu’il exerça au sommet de l’État. Il n’empêche : 2017 aux côtés d’Emmanuel Macron. D’ailleurs, si dans non content d’avoir été député, ministre et président de trente ans quelqu’un déniche l’un de mes romans dans une l’Assemblée nationale, Jean-Louis Debré a publié pas brocante, j’aimerais qu’il se dise : “C’était comme cela la moins de cinq polars… « C’est la forme idéale pour montrer vie en région parisienne à l’époque de l’auteur.” » Dans combien l’argent, l’ambition, la jalousie ou le pouvoir Baisers maudits (Éditions Buchet-Chastel, 2006), le peuvent dérégler une existence, au point de conduire au deuxième de ses quatre polars, le magistrat dresse ainsi pire », poursuit-il. le portrait — parfois empreint de nostalgie — de la France des années 1980. À l’instar de Jean-Louis Debré, ils sont une poignée Ce roman met surtout en scène un juge d’instruction, d’hommes et de femmes politiques à s’être un jour fonction qu’Éric Halphen occupa entre 1984 et 2002. risqués à la littérature à suspense, avec ses intrigues C’est là un autre point commun entre ces écrivains retorses, ses coups tordus et ses personnages sous singuliers : tous situent l’intrigue de leurs romans tension. Pour chacun d’eux, le choix de cette forme dans l’environnement qui leur est familier. « À un littéraire ne doit rien au hasard : « Le roman noir est un apprenti écrivain qui lui demandait quel sujet il pourrait

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aborder dans un livre à venir, Jorge Luis Borges répondit : C’est dans le milieu qu’ils connaissent le mieux, la « Je n’ai pas suffisamment de talent pour inventer, mais j’observe “Raconte ton village et rends-le universel”, rappelle Éric politique, qu’Édouard Philippe et Gilles Boyer ont situé le monde qui m’entoure. Chaque soir, je prends quelques notes Halphen. Cette réponse m’inspire beaucoup. J’essaie donc l’action des deux romans noirs qu’ils ont cosignés. Le sur ce que j’ai pu observer dans la journée et, parfois, je réutilise de raconter ce que je connais — les relations humaines premier, L’Heure de vérité (Flammarion, 2007), relate dans la justice et la police, avec leurs difficultés — et de l’enquête sur la disparition en mer d’un ancien député, ce matériau dans mes romans. » le rendre universel. » Les différentes expériences de Jean- qui s’était bâti une solide réputation en luttant contre JEAN-LOUIS DEBRÉ Louis Debré — qui fut juge d’instruction spécialisé dans l’argent sale. Quant au deuxième, Dans l’ombre (JC la criminalité organisée avant d’embrasser une carrière Lattès, 2011), il se déroule durant une campagne pré- politique — nourrissent également ses romans. « Je n’ai sidentielle, alors que le narrateur, un apparatchik un pas suffisamment de talent pour inventer, mais j’observe brin cynique, apprend que la primaire qui a désigné son le monde qui m’entoure. À l’Assemblée, par exemple, j’ai patron a peut-être été entachée d’une fraude… Chacun toujours regardé comment se tissaient les amitiés et se de ces romans est l’occasion de dévoiler les dessous de nouaient les alliances dépassant les courants, sourit-il. la politique, avec ses coups bas, ses compromis et ses Chaque soir, je prends quelques notes sur ce que j’ai pu manipulations. Pour les deux auteurs, il n’a toutefois observer dans la journée et, parfois, je réutilise ce matériau jamais été question de cracher dans la soupe : « Notre dans mes romans. » Ainsi, en filigrane de Jeux de haine objectif n’était pas de caricaturer le monde politique, mais (Fayard, 2011) apparaissent les rapports confus que de le montrer dans toute sa complexité, souligne Édouard peuvent entretenir la politique, la justice, la police et le Philippe. Notamment d’évoquer le fait que les hommes et monde de la finance. les femmes politiques obéissent à des motivations à la fois belles et sordides : ils sont animés par le souci de l’intérêt De même, la députée européenne (EELV) Eva Joly a général, mais aussi par des préoccupations électorales. » puisé dans ses souvenirs d’ancienne magistrate pour L’intrigue de Dans l’ombre n’est d’ailleurs qu’un prétexte publier deux thrillers géopolitiques, coécrits avec la pour lever le voile sur les rouages d’une campagne élec- journaliste Judith Perrignon. « À toutes les deux, nous torale et pour dresser une galerie de portraits d’une avons une connaissance unique du monde de la justice et humanité confondante. du fonctionnement des hommes et des femmes politiques », souligne-t-elle. Leurs romans à quatre mains, Les Yeux de Pour autant, il n’est pas question de faire dire à ces Lira (Les Arènes, 2011) et French Uranium (Les Arènes, auteurs que leurs ouvrages constituent autant de 2017), plongent donc le lecteur au cœur des circuits romans à clés. Encore moins que leurs livres recèlent financiers internationaux et des secrets d’État. une part d’autobiographie. « Mais il est bien évident que certains détails constituent du recyclage de choses vues Autre écologiste à s’être embarqué dans une aventure et entendues », concède Eva Joly. Elle confie ainsi s’être littéraire : Alain Lipietz, qui s’est beaucoup inspiré de largement inspirée d’hommes et de femmes de la vie son expérience de député européen pour rédiger son réelle pour donner vie à ses personnages : « Lira, l’une unique roman, Les Fantômes de l’Internet (Les Petits des héroïnes de nos thrillers, est une journaliste russe qui Matins, 2011). « Pendant cinq ans, j’ai tenu un blog sur entreprend de démasquer les coupables, lesquels finissent Pour rédiger Meurtre à l’Assemblée (Fayard, 2009), où Gilles Boyer et Édouard Philippe réalisent, quant à la vie quotidienne au Parlement européen et j’ai eu envie par l’agresser à l’acide, explique cette admiratrice de un simple fait divers se transforme en affaire d’État, eux, le portrait criant de vérité de plusieurs apparat- d’utiliser ce matériau pour raconter l’Union européenne John le Carré. Or, je connais une journaliste russe dont Jean-Louis Debré est aussi parti d’une histoire vraie. chiks. Des personnages qui ressemblent comme deux avec humour », explique-t-il. Un humour délirant que la fille a perdu la vue à la suite d’une attaque similaire. » « Il s’agissait d’un cambriolage dans un appartement situé gouttes d’eau aux porte-flingues que l’on peut croiser ne renierait pas Frédéric Dard, le père de San-Antonio. De même, elle assure avoir pris pour modèle un policier au-dessus de celui qu’occupait alors un ministre, explique- dans d’autres romans policiers… En outre, certaines des Et qui ne correspond guère à ce qu’on peut s’attendre à africain de sa connaissance pour élaborer le personnage t-il. Mais l’affaire a pris des proportions énormes, car scènes qu’ils dépeignent ont également été inspirées lire sous la plume d’un polytechnicien érudit, devenu de Nwanko, un commissaire nigérian qui se bat féroce- plusieurs personnes ont prétendu que les voleurs s’étaient de faits réels : « Par exemple, nous racontons un déjeuner économiste de renom et éminent politicien… ment contre l’injustice, présent dans ses deux thrillers. trompés d’étage. Je me suis inspiré de cette histoire et je de négociation entre deux apparatchiks qui se déroule au l’ai amplifiée. » Dans leur second roman, Dans l’ombre, restaurant Chez Françoise, la cantine des parlementaires,

49 50 « Nos deux livres racontent les compromissions du pouvoir politique confie Édouard Philippe. Or, ce déjeuner, je l’ai moi-même me fascine ; qu’ils soient de droite ou de gauche, ils rai- avec les puissances d’argent et évoquent le fait que vécu, exactement au même endroit… » sonnent de façon identique. Ils se comportent de façon les hommes politiques ont peu de prise sur le réel. » différente exclusivement selon qu’ils se trouvent dans la Néanmoins, tous ces auteurs se défendent d’avoir voulu majorité ou dans l’opposition, assure-t-il. Dès lors qu’une EVA JOLY donner la moindre implication partisane à leurs œuvres. affaire concerne leurs adversaires, ils défendent l’indépen- « Aucun de mes personnages n’a jamais eu d’étiquette dance de la justice avec une vigueur extrême ; en revanche, politique », prévient Jean-Louis Debré. « Dans l’ombre lorsqu’une affaire touche leur propre camp, ils parlent a été écrit sans que nous précisions dans quel camp se moins de liberté d’investigation que de cabinet noir… » situait le candidat : nos personnages sont nés de divers archétypes, ajoute Édouard Philippe. Et si nous n’étions Cette vision du monde, la littérature de genre permet pas deux proches d’Alain Juppé, le lecteur aurait eu du mal de la rendre accessible à un lectorat plus large que à dire si les auteurs étaient de droite ou de gauche. » celui que ces auteurs sont en droit d’attendre lorsqu’ils publient un ouvrage sérieux — ou prétendu tel. « Écrire Il n’empêche. Pour ces hommes et ces femmes poli- un thriller est une manière de décrire un bout du réel qui est tiques, se frotter au roman noir constitue aussi une belle caché aux yeux de la plupart des citoyens, mais aussi de occasion de livrer leur vision du monde. Et celle d’Eva rendre certains sujets plus palpitants que dans un essai », Joly est plutôt sombre : « Nos deux livres racontent les assure Eva Joly. Avec Judith Perrignon, elle utilise donc compromissions du pouvoir politique avec les puissances les ressorts de la fiction pour évoquer les relations d’argent et évoquent le fait que les hommes politiques ont entre la France et l’Afrique ou pour dénoncer le finan- peu de prise sur le réel, explique la candidate EELV à l’élec- cement occulte de la vie politique. De même, plutôt que tion présidentielle de 2012. Nous avons aussi montré que d’infliger à ses lecteurs un essai sur les questions de les sentiments humains pouvaient être récupérés dans la propriété intellectuelle, de lutte contre la contrefaçon perspective d’en faire un usage politique. » Dans Les Yeux ou de défense des minorités nationales, Alain Lipietz de Lira, la scène des obsèques d’un ministre est à cet évoque chacune de ces questions en filigrane, à travers égard particulièrement évocatrice : c’est la récupération son roman. « J’ai aussi distillé quelques messages sur cynique de l’émotion qui anime la plupart de ceux qui ma propre conception de l’Europe, complète-t-il. J’ai, par assistent à la cérémonie, bien plus que l’amitié ou le exemple, fait de l’Union européenne une véritable répu- respect dus au défunt… blique, dotée d’une armée dont mon héros est un ancien officier. » La vision de la justice qu’Éric Halphen offre dans ses Mieux encore : la littérature à suspense permet à ces romans n’est pas non plus très reluisante. Tout comme romanciers d’écrire des choses qu’ils ne se seraient pro- celle que proposent Édouard Philippe et Gilles Boyer du bablement pas autorisés dans des ouvrages purement monde politique. « Si la politique a des aspects sombres, documentaires. « Dans un thriller, on peut prononcer des ce n’est pas une caractéristique qui lui est propre : il y termes clairs, comme celui de corruption, souligne Eva a autant de luttes de pouvoir dans les hôpitaux ou les Joly. Et sous couvert de fiction, on force le trait. » C’est par fédérations sportives, nuance le maire du Havre. Mais exemple ce qu’elle fait dans French Uranium, lorsqu’elle cela revêt un raffinement particulier en politique, où les parle du massacre de 72 ouvriers par des terroristes, luttes de pouvoir opposent des gens qui consacrent leur lequel permettra de retarder la vente d’une mine vie à cela... » Rangé des salons dorés de la République d’uranium pour le plus grand bonheur d’une certaine depuis que lui a succédé à la présidence oligarchie. « Comme magistrat, on ne peut pas dire grand- du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré porte un chose : le juge est là pour chercher, souligne Éric Halphen. jugement sans concession sur ceux qui furent ses pairs Alors que le stylo est une arme importante pour raconter, et ne se prive pas de les égratigner dans la plupart de pour décrire, plus rarement pour dénoncer. » ses romans. « L’instinct grégaire des hommes politiques

51 52 LA NOIRE DES POLITIQUES

« J’ai aussi distillé quelques messages sur ma propre conception de l’Europe. J’ai, Ces auteurs pas comme les autres peuvent-ils pour héros pour démasquer les coupables d’une escroquerie autant tout se permettre dans leurs romans ? « Quand qui la touche personnellement. Comme plusieurs fonc- par exemple, fait de l’Union européenne une véritable république, dotée d’une on est engagé en politique, il y a des choses qu’on ne peut tionnaires européennes, elle s’est fait refourguer un armée dont mon héros est un ancien officier. » pas dire officiellement, répond Édouard Philippe. Mais produit défectueux, apparemment fabriqué en Chine : le roman est un procédé extraordinaire qui permet de un jouet intime qui laisse ses utilisatrices insatisfaites, ALAIN LIPIETZ recréer un monde identique à la réalité. Bref, il autorise à « un sex-toy éjaculateur précoce ! » précise dans un éclat de dépeindre, sans pour autant désigner. » Une opinion que rire l’auteur de cet OLNI (objet littéraire non identifié). vient confirmer Jean-Louis Debré : « Quand on exerce une fonction officielle, on s’oblige forcément à un devoir de Reste qu’Alain Lipietz n’a jamais eu le moindre tracas réserve. C’est pour cela que j’ai toujours écrit mes romans avec celles et ceux qu’il désigne presque nommément à l’issue de mes mandats… lorsque j’étais remis en liberté dans son roman. Ce n’est pas le cas de Jean-Louis Debré… provisoire ! » Début 1986, alors qu’il est encore magistrat, mais qu’il s’apprête à embrasser une carrière politique, le chira- Alain Lipietz a d’ailleurs attendu d’être en retraite pour quien publie son premier roman policier, Le Curieux rédiger Les Fantômes de l’Internet. Et dans ce roman, qu’il (Éditions n° 1). Un ouvrage qui doit son titre au nom que qualifie lui-même de « polar-bouffe », il ne se prive pas les adeptes de l’argot donnent traditionnellement au de régler quelques comptes, même si c’est sur le ton de juge d’instruction. Durant quelques pages, Jean-Louis la gaudriole. Ainsi, sous les traits d’une certaine Chris- Debré évoque sans ménagement une prostituée un brin tiane Labalen – surnommée « la baleine » par l’épouse rustique, à laquelle il donne le nom de… Josiane Baladur du héros – le lecteur reconnaît aisément une ancienne (avec un seul l). Les premiers lecteurs n’y prêtent guère ministre de la Culture du gouvernement Fillon, avec attention : ce patronyme est alors inconnu du grand laquelle le Lipietz-homme politique ferrailla rudement public. Mais quelques semaines après la sortie du livre, à propos de la loi HADOPI. Néanmoins, le Lipietz- lorsque Jacques Chirac confie le portefeuille de l’Écono- romancier traite son personnage avec un soupçon de mie et des finances à un certain Édouard Balladur (avec tendresse. « En réalité, j’aime bien cette ancienne ministre, deux l), un journaliste ne manque pas de faire le rap- que j’ai rencontrée pendant la cohabitation, bien avant mon prochement et d’en faire écho sur une radio nationale. combat contre HADOPI, confie l’éphémère candidat des Résultat : en quelques mois, le livre se vend à 15 000 Verts à l’élection présidentielle de 2002. Nous avons fait exemplaires. « Édouard Balladur a fait un drame, alors que connaissance au Japon, à l’occasion d’un sommet culturel je suis parfaitement innocent, plaide Jean-Louis Debré. franco-japonais. Complètement désorientés par le décalage J’avais initialement appelé ce personnage Josiane Balasko, horaire, nous avons passé plusieurs nuits à discuter et à mais mon éditeur m’a averti qu’une comédienne illustre nous marrer en déambulant dans les rues de Tokyo. » Une portait ce patronyme. Ensemble, nous lui avons donc choisi sorte de Lost in Translation avant l’heure, en somme, qui un autre nom, sans penser à mal. » Une version à laquelle ne les empêchera pas d’en découdre quelques années Édouard Balladur n’a jamais cru. Et cet épisode n’est plus tard… probablement pas pour rien dans le fait que les deux hommes ne peuvent pas se souffrir depuis des lustres… En revanche, dans le même ouvrage, Alain Lipietz ne ménage guère le personnage de Nelly Kruijs, derrière Pour Édouard Philippe, il s’en est fallu de peu qu’une laquelle semble se cacher celle qui fut commissaire autre affaire de patronyme ne tourne en eau de boudin. européenne à la Concurrence de 2004 à 2009. Or, dans le Pour les besoins de Dans l’ombre, il lui fallait un person- cadre de son mandat de député européen, Alain Lipietz nage d’assistant parlementaire qui soit un vrai sale type, s’est souvent opposé avec virulence à cette femme portant un nom de famille qui soit aussi un prénom. Son politique néerlandaise… Résultat : dans Les Fantômes choix — et celui de son coauteur — s’est porté sur Bruno de l’Internet, le personnage de Nelly Kruijs fait appel au Bernard. « Un jour, à l’Assemblée nationale, un jeune

53 54 Bibliographie

« Comme magistrat, on ne peut pas dire grand-chose : le juge est là pour chercher. Alors que le stylo est une arme importante Éric Halphen Jean-Louis Debré pour raconter, pour décrire, plus rarement pour dénoncer. » Bouillottes, Gallimard, 1998 Le Curieux, Éditions n° 1, 1986 ÉRIC HALPHEN Baisers maudits, Éditions Buchet-Chastel, 2006 Pièges, Robert Laffont, 1998 Maquillages, Éditions Payot & Rivages, 2007 Quand les brochets font courir La Piste du temps, Éditions Payot & Rivages, 2010 les carpes, Fayard, 2008 q Meurtre à l’Assemblée, Fayard, 2009 Jeux de haine, Fayard, 2011

Alain Lipietz Les Fantômes de l’Internet, Les Petits Matins, 2011 t

Eva Joly (avec Judith Perrignon) Les Yeux de Lira, Les Arènes, 2011 homme est venu me demander pourquoi je lui en voulais Philippe, a été beaucoup lu chez les apparatchiks de tout French Uranium, Les Arènes, 2017 à ce point, alors que je ne le connaissais pas. Il s’appelait bord. « Deux ans après sa parution, lorsque j’ai été élu à Bruno Bernard…, raconte Édouard Philippe. J’ai dû lui dire l’Assemblée nationale, plusieurs personnes sont venues me u combien j’étais désolé d’avoir choisi ce nom qui était aussi voir afin de me dire que nous avions bien perçu la réalité », le sien, par le plus grand des hasards… Il s’est révélé très affirme Édouard Philippe. Selon Eva Joly, en revanche, sympathique et, aujourd’hui, nous nous entendons plutôt c’est l’indifférence qui prédomine : « Personne ne m’en bien ! » parle, mais il faut avouer que les hommes politiques ne lisent pas beaucoup… » Un jugement que vient compléter Quant au regard que porte l’entourage professionnel de Jean-Louis Debré : « Les hommes politiques ne lisent pas ces auteurs sur leur activité littéraire, il est tour à tour mes romans. D’ailleurs, ils ne comprennent pas que je chaleureux, indifférent ou — plus rarement — hostile. puisse fuir les dîners en ville afin de me consacrer chaque pÉdouard Philippe et Gilles Boyer « Aussi diversifié que peut l’être l’humanité », assure Éric soir à l’écriture. Mais il est vrai que, dans 80 % des cas, ils L’Heure de vérité, Flammarion, 2007 Halphen. Dans l’ombre, le livre de Gilles Boyer et Édouard n’écrivent pas eux-mêmes leurs livres. » — Dans l’ombre, Jean-Claude Lattès, 2011

55 56 LA NOIRE DES POLITIQUES Édouard Philippe « Depuis cinq ans, j’écris un essai sur la littérature »

Tout le monde sait désormais qu’Édouard Philippe ment étudié au collège ou au lycée. Tous les dix ans, je a tâté par deux fois au roman policier avec son ami relis la série Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après et Gilles Boyer. En revanche, on ignorait qu’il songeait à Le Vicomte de Bragelonne ! Bien plus que des romans de adapter le second de ses romans, Dans l’ombre, pour cape et d’épée, il s’agit de véritables romans noirs, qui la télévision, et qu’il avait, avant d’être recruté par le portent sur la vengeance, sur les fêlures intimes et sur l’amitié, laquelle est pour moi extrêmement importante. président Macron, d’autres projets littéraires dans sa Mais vous lisez aussi des thrillers et des romans besace. noirs… J’apprécie les romanciers qui, avant d’être des auteurs Qu’est-ce qui pousse un homme politique comme de thrillers, sont surtout d’excellents écrivains. C’est vous à se lancer dans l’écriture romanesque ? le cas de R.J. Ellory, dont les romans mettent en scène Tout simplement l’envie d’écrire un roman, mais cette plusieurs dizaines de personnages tout en restant envie n’est pas propre à l’homme politique ! Il se trouve parfaitement compréhensibles. C’est le cas de Robert que la politique est un monde que je connais bien, et Littell, dont l’écriture est absolument grandiose. Et c’est « Le patron », ce personnage d’homme politique avait été impressionnée, parce qu’elle venait de lire Dans que cela m’amusait d’écrire un roman se déroulant dans le cas de John le Carré, qui sonde la duplicité de l’âme de premier plan, qui est au cœur de ce deuxième l’ombre… Au-delà de cette anecdote, nous avons eu de ce milieu. Il se trouve aussi qu’un de mes amis, Gilles humaine comme personne ; j’ai une vénération pour La roman, ne ressemble-t-il pas à Alain Juppé ? bons retours des journalistes politiques et nous savons Boyer, évolue lui aussi en politique, et que nous avions Taupe, son best-seller. Nous nous sommes peut-être un peu inspirés de lui… que le livre a été beaucoup lu chez les apparatchiks. le désir d’écrire un roman à quatre mains. Nous en avons La politique constitue-t-elle le décor idéal pour Alain Juppé a-t-il lu Dans l’ombre ? De l’écrivain ou du politique, qui a le plus de donc écrit deux ! Le premier a été rédigé en quelques un roman ? Nous le lui avons fait passer. Lorsque je l’ai croisé, chance de peser sur le cours des événements ? mois, dans l’urgence, probablement par crainte de ne La politique est un monde romanesque à bien des égards. quelques semaines plus tard, il m’a déclaré : « Vous À dire vrai, je l’ignore… Le politique prend parfois pas arriver au bout. Le deuxième était un projet plus C’est un univers où se jouent des histoires de passion, de avez une vision bien sombre de ce milieu. » Puis, après un des décisions lourdes de sens, qui peuvent améliorer complexe, et il nous a fallu trois ans pour le construire ; haine, de vengeance, de disgrâce. On y trouve des gens temps de silence, il a ajouté : « Mais elle correspond assez le quotidien des gens, voire changer le monde. Mais aujourd’hui (l’entretien a été réalisé avant sa nomina- bien et d’autres qui ne le sont pas… à la réalité… » l’écrivain peut éclairer l’opinion en révélant certains tion à Matignon − NDLR), nous travaillons activement Quelle est la part d’autobiographie dans L’Heure Quelles réactions ce roman a-t-il suscitées dans aspects du monde qui l’entoure. En outre, un livre peut à son adaptation à la télévision. J’espère que nous en de vérité et Dans l’ombre ? le monde politique ? tout simplement donner envie de s’engager. Si je fais écrirons un troisième. Il faut que nous nous lancions ! Aucun de nos deux romans n’a de dimension autobio- En 2012, quelques mois après la sortie du livre, alors de la politique, c’est probablement parce que je me Votre envie d’écrire est-elle aussi venue de votre graphique. Mais comme tous les gens qui écrivent, nous que je venais d’être élu député, j’ai participé à mon suis passionné pour les biographies de Blum et de De appétit pour la lecture ? avons vraisemblablement mis des petits bouts de nous premier débat télévisé, face à Axelle Lemaire (qui Gaulle… — Évidemment ! D’ailleurs, depuis cinq ans, j’écris un essai dans chaque personnage. Par exemple, mon expérience venait aussi d’être élue à l’Assemblée nationale, avant sur la littérature… Je suis notamment un fervent admi- de directeur général de l’UMP (de 2002 à 2004 – NDLR) a de devenir secrétaire d’État en charge du numérique PROPOS RECUEILLIS PAR PASCAL MATEO rateur d’Alexandre Dumas, qui est selon moi insuffisam- sans doute un peu nourri Dans l’ombre… en 2014 – NDLR). À l’issue du débat, elle m’a dit qu’elle ILLUSTRATION JOCELYN COLLAGES

57 58 LITTÉRATURE & POLITIQUE BERNARD PIVOT « MACRON EST UN PERSONNAGE DE ROMAN, C’EST ÉVIDENT ! » ENTRETIEN

Durant un quart de siècle, en France, littérature et politique ont tenu salon dans les émissions animées par le journaliste Bernard Pivot : « Apostrophes » de 1975 à 1990, puis « Bouillon de culture » de 1991 à 2001. François Mitterrand y dissertait sur Jules Renard ou Dino Buzzati, tandis que Valéry Giscard d’Estaing convoquait Maupassant. Intellectuels de gauche et de droite venaient allégrement s’y empoigner. À l’issue d’une campagne présidentielle que d’aucuns ont trouvée ratée, Bernard Pivot, qui vient de publier La Mémoire n’en fait qu’à sa tête (Albin Michel), revient sur cette époque.

PROPOS RECUEILLIS PAR CONSTANT MÉHEUT PHOTOS TOM BUISSERET

59 60 BERNARD PIVOT « J’imaginais qu’il évoquerait Jaurès et toutes les grandes figures de la gauche, comme n’importe quel homme politique socialiste de l’époque… Pas du tout ! Jules Renard, Saint-John Perse, Lamartine, Dino Buzzati : Mitterrand n’a parlé que de grands écrivains, et de droite qui plus est ! »

otre compte Twitter (suivi par plus de se plier aux 140 signes. Idem pour le pape, s’il écrit ment, j’ai invité beaucoup d’hommes politiques, mais l’époque… Pas du tout ! Jules Renard, Saint-John Perse, 500 000 personnes) regorge de considé- 142 signes, même avec l’accord de Jésus, ça ne partira en général ce n’était pas pour parler de la politique du Lamartine, Dino Buzzati : Mitterrand n’a parlé que de V rations parfois très sarcastiques sur pas ! Twitter est un formidable pouvoir, mais aussi un moment. Quand je parlais de politique, c’était sur des grands écrivains, et de droite qui plus est ! la campagne présidentielle actuelle ! Le soir du exercice de style fantastique. thèmes qui auraient pu tomber au bac ou à Sciences Po : Beaucoup de gens ont considéré que si cette premier tour, vous écrivez : « La grosse voiture noire, À travers cette profusion de tweets malicieux et « Morale et politique », « La politique est-elle devenue un émission avait eu lieu quelques mois auparavant, le cortège, les motards, les saluts à la foule les vitres taquins, on a l’impression de retrouver le Bernard spectacle ? », « Le communisme est-il devenu l’ennemi pendant la campagne présidentielle contre Giscard, baissées : Macron a déjà gagné le second tour ? » Nous Pivot de ses débuts au Figaro littéraire. Le courrié- du socialisme ? », « La France est-elle en déclin ? », elle aurait permis à Mitterrand de rattraper son découvrons un Bernard Pivot bien plus politique riste qui allait débusquer les ragots et rumeurs pour etc. C’était toujours sur des sujets qui relevaient des retard. qu’on ne le croyait ! les transcrire en billets légers. sciences politiques, et les débats faisaient intervenir Oui, car beaucoup de personnes ont découvert ce En vérité, la politique m’a toujours amusé et diverti. Je C’est tout à fait ça. Quand je suis entré au Figaro littéraire, des hommes politiques, mais aussi beaucoup d’intellec- soir-là un Mitterrand qu’elles ne connaissaient pas. suis un citoyen attentif à la politique, mais aussi très j’étais tout jeune et je devais donc faire les petits échos, tuels. Ceci dit, en me replongeant dans mes notes, j’ai été Ce n’était bien sûr pas encore le personnage de 1981, ironique vis-à-vis d’elle. Cela dit, si vous regardez mon les informations, les brèves. J’avais un rédacteur en chef surpris de voir qu’à la première année d’« Apostrophes », mais il avait été particulièrement brillant. Il s’est quand fil Twitter, vous verrez que je n’ai pratiquement jamais qui me disait toujours : « Le mot est de trop, là », donc on j’ai présenté beaucoup d’émissions à caractère politique. même permis de débattre avec l’historien Max Gallo de parlé de politique avant la campagne présidentielle. coupait sans arrêt. Ce rédacteur me préparait à Twitter Dès la deuxième semaine, l’émission s’intitulait « Mais la place accordée dans l’histoire à Louis xi, excusez du Mais maintenant, c’est un tel déferlement, comment y sans le savoir ! C’est vrai qu’avec Twitter, j’ai l’impres- où est passée la droite ? » À l’époque, il n’y avait prati- peu ! Certains ont donc pensé que si l’émission avait échapper ? Alors comme j’ai un esprit ironique et parfois sion de renouer avec ce jeune journaliste que j’étais quement pas d’intellectuel de droite, alors qu’à l’inverse été diffusée trois mois avant l’élection, peut-être cela même malfaisant, je tweete beaucoup sur l’élection pré- et qui faisait des petits papiers, des échos amusants les intellectuels communistes étaient présents dans aurait-il changé la donne. Quoi qu’il en soit, il ne fait sidentielle. Cela me distrait. et gourmands sur la vie littéraire. Mais je n’ai jamais presque tous les débats. J’avais eu la chance d’obtenir la aucun doute que Mitterrand était l’homme politique qui Les 140 caractères qu’impose Twitter sont-ils totalement rompu avec cette gourmandise. À « Apos- présence de Jacques Perret sur notre plateau, sans doute connaissait le mieux la littérature et en était profondé- aussi une manière pour vous de raffermir vos trophes », puis à « Bouillon de culture », j’ai toujours eu l’un des seuls écrivains de droite à l’époque. Un person- ment passionné. J’en veux pour preuve l’émission que pensées ? Vous semblez presque affectionner cette cet esprit un peu critique, ironique et malicieux, irrévé- nage extraordinaire qui avait eu l’audace d’affirmer sur j’ai faite avec lui en 1995 pour « Bouillon de culture » sur contrainte de 140 caractères qui vous oblige aux jeux rencieux, mais jamais insolent, comme c’est le cas chez le plateau : « Moi, je suis pour le trône et l’autel. » les thèmes de ses Grands travaux. C’était une émission de mots et autres pirouettes stylistiques. certains chroniqueurs politiques aujourd’hui. Deux émissions plus tard seulement, le 7 février terrible ! Le matin même, l’Élysée m’appelle en me disant C’est même exclusivement pour cela que j’aime Twitter ! Venons-en à la politique justement. Vos deux 1975, vous recevez François Mitterrand qui fait une qu’il ne viendra pas, car son cancer s’est réveillé la nuit. S’il n’y avait pas les 140 caractères, je ne m’exprimerais émissions culturelles phares, « Apostrophes », puis impression formidable ! À 11 heures, on me rappelle pour me dire que, finale- pas sur ce réseau social. Cette contrainte m’oblige à la « Bouillon de culture », ont fait la part belle aux per- En effet, l’émission s’intitulait « Les Lectures de ment, il va venir. Le président de la République arrive concision, à la rapidité, à la précision, il ne faut jamais sonnalités et aux débats politiques, à tel point que François Mitterrand ». Pour la préparer, j’avais appelé vers 14 heures, escorté par son staff médical. On avait avoir un mot de trop. Alors que nous vivons dans une certains les ont qualifiées d’émissions politiques les collaborateurs de Mitterrand pour savoir de quoi il même mis une tente à l’intérieur du studio pour qu’il période d’abondance et de superflu, Twitter prend le sur la littérature. Que répondez-vous à cela ? comptait parler. J’imaginais, logiquement, qu’il évoque- puisse recevoir des soins cachés, et le médecin m’avait chemin contraire en imposant la brièveté. Regardez C’était autant une émission politique sur la littérature rait Jaurès et toutes les grandes figures de la gauche, prédit qu’il ne tiendrait que dix minutes. Mitterrand Donald Trump, tout président qu’il soit, il doit lui aussi qu’une émission littéraire sur la politique. Effective- comme n’importe quel homme politique socialiste de était très pâle, on s’est assis l’un en face de l’autre et il

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« Lors de l’émission, Valéry Giscard d’Estaing a fait une lecture étrangement très optimiste de Maupassant alors qu’il était considéré comme un auteur très noir, très violent. Il n’empêche que cette émission a marqué l’histoire d’“Apostrophes” : ce fut la seule fois qu’un président de la République en exercice s’y déplaçait. »

m’a dit : « Je ne vais pas bien, mais ne me ménagez pas. Ce je présentais « Ouvrez les guillemets », s’il accepterait de n’est pas à cause de mon état qu’il ne faut pas me poser venir en parler dans mon émission. Il m’avait répondu des questions un peu difficiles. » Nous commençons donc par l’affirmative, et quelques mois plus tard, Pompidou l’émission et là, miracle : telle la batterie d’une voiture mourait. Invité sur RTL pour poser des questions à celui qui se recharge en même temps qu’elle roule, il reprenait qui était devenu désormais candidat, j’en avais profité des forces en même temps qu’il parlait ! Je sentais qu’il pour lui réitérer, à la radio cette fois-ci, ma proposition, me pompait de l’énergie ! À la fin de l’émission, qui avait et il m’avait répondu que, même élu président, il conti- duré plus d’une heure, il était éblouissant en évoquant nuerait à être tel qu’il était et donc qu’il honorerait sa sa jeunesse dans les Charentes. promesse. Je n’avais plus qu’à attendre une réédition de Inviter des personnalités politiques à débattre Maupassant dans la Pléiade pour trouver l’occasion de de littérature, n’était-ce pas une façon de montrer l’inviter ! Lors de l’émission, Valéry Giscard d’Estaing une facette plus humaniste d’eux ? a fait une lecture étrangement très optimiste de Mau- Probablement, car c’étaient surtout les autres facettes passant alors qu’il était considéré comme un auteur de ces personnages qui m’intéressaient. Je voulais très noir, très violent. Il n’empêche que cette émission montrer qu’ils étaient aussi des hommes cultivés, a marqué l’histoire d’« Apostrophes » : ce fut la seule qu’ils lisaient, qu’ils aimaient le roman, le cinéma ou fois qu’un président de la République en exercice s’y la peinture. J’ai enregistré une émission avec Raymond déplaçait (il y eut ensuite Mitterrand dans « Bouillon de Barre, il était venu parler du western, un sujet sur lequel culture » en 1995 – NDLR) ! il était incollable ! Une autre sur Flaubert, où j’avais « Apostrophes » n’avait-elle pas aussi vocation à invité Jean Lecanuet, à l’époque maire de Rouen. Michel intellectualiser le débat politique ? À créer la contro- Rocard est venu aussi sur le plateau pour débattre verse au sujet de thèmes d’une profonde actualité ? avec des spécialistes de Chateaubriand, qui était son Complètement, et d’ailleurs dès la troisième émission, auteur préféré. Je trouvais ça formidable de montrer une dont on ne possède aucun enregistrement aujourd’hui facette plus littéraire de ces hommes politiques parfois malheureusement, le thème était « La Liberté en Chine », enfermés dans une image de technocrates. avec comme invité Jean Pasqualini qui venait de publier L’invitation la plus symbolique et marquante Prisonnier de Mao, un témoignage de première main sur d’un homme politique à « Apostrophes » est sans les camps en Chine ! Étonnamment, il a été un peu pris à doute celle de Valéry Giscard d’Estaing en 1979. la légère sur le plateau, peut-être parce qu’il était d’ori- Cette invitation, c’est toute une histoire ! Ayant appris gines corse et belge, étrange alliage qui ne paraissait qu’il aimait beaucoup Maupassant, je lui avais demandé, pas très sérieux, alors même qu’il racontait des choses alors qu’il n’était encore que ministre des Finances et que vraies, vérifiées par la suite !

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« En France, les chefs d’État ou les hommes politiques ont toujours eu une sorte de penchant irrésistible pour les lettres. »

On se souvient de l’affrontement en 1983 entre émouvante. Elle m’a dit : « Vous savez, ma carrière a été Je n’en avais pas conscience. C’est toujours les livres sommes réconciliés bien sûr, on en a même beaucoup ri. Simon Leys et Maria Antonietta Macciocchi, sans brisée après cette émission. C’est injuste, c’est moi qui ai qui m’incitaient à inviter, je ne faisais jamais de calcul Il m’a raconté dans quelles conditions ça s’était passé. Je doute le meilleur symbole du débat politique entre pris pour tout le monde. » Elle était très amère… politique. En revanche, bien évidemment, je profitais crois qu’il avait hâte de terminer cette conférence parce intellectuels ! Vous écrivez dans Le Métier de lire : On sent, à travers vos émissions, qu’il y avait une des élections pour pousser les candidats à s’exprimer qu’il avait, je crois, un rendez-vous galant qui l’attendait « Peut-être Simon Leys a-t-il été dans toute l’histoire profonde envie chez vous d’éveiller la curiosité du sur la littérature ! En 1995, pour « Bouillon de culture », et il était énervé par ces questions qui n’avaient plus d’“Apostrophes” le seul homme vraiment indigné qui ait public français aux événements politiques et inter- j’avais organisé une émission consacrée à Jean de La rien à voir avec le thème de la conférence. laissé éclater son indignation avec une force exception- nationaux, de leur faire rencontrer les dissidents Fontaine à l’occasion du tricentenaire de sa mort, et Au fond, « Apostrophes » et par la suite « Bouillon nelle. » qui étaient au cœur de l’opposition au totalitarisme : l’idée m’était venue de demander à tous les candidats à de culture » n’ont-ils pas montré que la politique est Je le crois très franchement, oui. Simon Leys était un Soljenitsyne, pour ne citer que lui. la présidentielle quelle était leur fable préférée. Balladur bien plus littéraire qu’elle n’y paraît ? intellectuel qu’on ne croyait pas, qu’on a traîné dans J’ai été le journaliste qui a eu la chance d’accompa- a choisi « Le Corbeau et le Renard », Chirac « Le Lion Oui, c’est probablement vrai. En tout cas, elle l’était. La la boue, accusé d’avoir été un espion de la CIA, etc. Le gner Soljenitsyne pendant ses vingt ans d’exil : dès s’en allant en guerre », Arlette Laguiller « Les Animaux France est le seul pays où les écrivains ont toujours joui monde entier a écrit des choses horribles sur Simon 1975, quand il est chassé d’URSS, il s’arrête sur mon malades de la peste », etc. Mais devinez qui a été le plus d’une réputation extraordinaire, ça n’existe nulle part Leys. Mais lui a vécu la Révolution culturelle, il a vu plateau. Je vais ensuite le voir en 1983 aux États-Unis, brillant ? Jean-Marie Le Pen. Il connaissait parfaitement ailleurs ! Le triomphe de Voltaire a lieu en direct, les des cadavres passer, donc ses arguments étaient irréfu- dans sa propriété du Vermont. Dans cette émission, il ses fables, alors qu’on voyait bien que d’autres candidats funérailles de Victor Hugo rassemblent deux millions de tables, mais personne ne l’écoutait ! Quand enfin, il a eu fait d’ailleurs une réponse extraordinaire à ma dernière avaient choisi une fable que leur avaient indiquée leurs personnes dans Paris, Colette reçoit des obsèques quasi sur un plateau en face de lui une intellectuelle de l’Occi- question. Je lui demande : « Espérez-vous un jour rentrer conseillers. nationales… La France est le seul pays qui a toujours fait dent, qui avait fait comme tant d’autres son voyage de dans votre pays ? », ce à quoi il répond : « Non seulement « Apostrophes » est devenue une émission de ses écrivains des héros, des personnages extraordi- quinze jours en Chine et qui en était revenue avec un j’ai l’espoir, mais j’ai la conviction que je rentrerai dans mon tellement centrale et influente dans l’actualité naires, y compris du temps de Louis xiv qui a demandé à livre de 500 pages dans lequel elle chantait les louanges pays. » Quand on a diffusé l’émission, il y a eu beaucoup française que certains l’ont parfois accusée d’exercer Racine de devenir son historiographe. Tous les écrivains de Mao, il n’a pas laissé passer sa chance de crier son de commentaires, moquant un peu ce qui semblait être une véritable dictature sur la culture française… sont considérés comme des gens à part en France. Les indignation. Il a réfuté un par un ses arguments avec une apparente naïveté. Et puis, six ans après, il rentre en J’imagine que vous faites référence à l’affaire Régis écrivains américains que je recevais étaient toujours une ironie dévastatrice, dont l’effet fut terrible : le Russie. L’histoire lui a donné raison ! Debray. Je me rappelle très bien, c’était un samedi sidérés par le succès de l’émission. Que Giscard vienne lendemain, les libraires renvoyaient le livre de Maria Revenons-en au cadre franco-français. « Apos- matin, je jouais au tennis, et ma femme m’a appelé en parler de Maupassant ou Mitterrand débattre de litté- Antonietta Macciocchi à Grasset, car il était devenu trophes » est rapidement devenue une émission me disant que toutes les radios me cherchaient, suite à rature était quelque chose d’inconcevable pour eux. En invendable ! L’injustice dont je suis responsable d’une incontournable, non seulement pour les écrivains, une déclaration de Régis Debray accusant mon émission France, les chefs d’État ou les hommes politiques ont certaine manière, c’est qu’elle a pris pour tous les autres mais aussi pour les acteurs politiques. Mitterrand en de détenir un monopole sur le milieu littéraire. Il faut toujours eu une sorte de penchant irrésistible pour les qui, comme elle, s’étaient aveuglés face au régime tota- 1975, puis 1978, VGE pour une émission spéciale en savoir que Debray venait d’être nommé conseiller du lettres. Pendant la iiième République, il y a eu Herriot, litaire de Mao. Elle a pris pour Barthes, pour Sollers, 1979, Raymond Barre, puis Michel Rocard en 1987… président de la République pour les affaires culturelles. Blum, ou encore Poincaré qui étaient quand même des pour Peyrefitte, pour Simone de Beauvoir. J’ai revu Mac- On est là à chaque fois à quelques mois de l’élection Plutôt que de répondre à ces accusations immédiate- gens très connaisseurs, qui écrivaient d’ailleurs eux- ciocchi, dix ans après, à Rome, par hasard lors d’une présidentielle ! L’émission n’était-elle pas devenue ment, j’ai eu le réflexe de laisser du temps au temps et mêmes. Léon Blum a été un grand critique littéraire. balade. J’ai eu une conversation avec elle extrêmement un passage obligé pour tout candidat ? n’ai répondu qu’à l’émission suivante. Depuis, nous nous Il y a toujours eu en France cette attirance réciproque

65 66 « Les écrivains ont l’avantage de croire à quelque chose, ne serait-ce de la politique et de la littérature à travers un double mouvement : d’une part, les écrivains sont des gens que de croire aux mots, à la beauté à part, exceptionnels, d’une qualité extraordinaire et auxquels la République française est très redevable ; de la langue, au style, à l’inventivité, et d’autre part, les hommes politiques français ont une connaissance littéraire qu’on ne retrouve pas chez les alors que les hommes politiques sont hommes politiques dans d’autres pays. quand même des personnages sans Est-ce bien encore le cas aujourd’hui ? On peut légitimement se poser la question. Mais il y a foi ni loi. Regardez Fillon… » encore aujourd’hui des hommes et femmes politiques qui ont une bonne connaissance de la littérature : Mélenchon, Taubira, Le Maire… Il y en a quelques-uns, quoique pas très nombreux, il faut le reconnaître. Une chose est sûre, depuis Mitterrand nous n’avons plus eu de figure politique littéraire à la tête de l’État. Justement, François Mitterrand a été l’un des qui parle souvent de politique dans ses livres. Mais premiers hommes politiques à écrire des livres poli- force est de reconnaître que les hommes politiques tiques, à comprendre ce lien puissant de la littéra- sont quand même des figures romanesques. Macron ture dans le champ politique français. N’a-t-il pas est un personnage de roman, c’est évident ! Ce type qui montré avec Le Coup d’État permanent que la prise de était encore inconnu il y a deux ans et qui va devenir pouvoir pouvait aussi passer par les livres ? président de la République, c’est incroyable. Je pense Oui, c’est tout à fait exact, mais est-ce aussi efficace que la politique est une très bonne source de fiction, et maintenant que ça l’était à l’époque de Mitterrand ? il y a sans doute aujourd’hui un nouvel appétit du public Aujourd’hui, c’est d’abord et surtout un moyen de se vers cette sorte de fiction politique. montrer. Regardez le nombre de livres sur la politique Revenons à vous. Lors de vos premiers pas au en ce moment. À ce sujet, j’avais tweeté en octobre Figaro littéraire, vous dites avoir été un courriériste dernier : « La librairie n’encombre pas le cerveau des relatant avec gourmandise l’actualité sulfureuse du hommes politiques, mais le cerveau des hommes politiques milieu littéraire. N’auriez-vous pas aimé être aussi encombre les librairies. » J’étais excédé par la situation ! un courriériste aux rubriques politiques, dans ce Vous entriez dans une librairie, et il y avait un mur de milieu si riche en petites histoires ? livres politiques, reléguant toute la bonne littérature J’aime beaucoup lire les petits échos politiques dans Le au placard. Je pense qu’aujourd’hui les écrivains n’ont Journal du dimanche, dans L’Express et bien sûr dans Le plus la même place prééminente qu’ils avaient dans le Canard enchaîné, mais je ne suis pas certain que j’aurais collectif imaginaire du pays autrefois. Ils n’ont plus ce aimé être journaliste politique. Je n’aime pas m’intro- statut à part, qui leur conférait une certaine aura. J’ai eu duire dans la politique. Je ne suis ami d’aucun homme la chance de faire une émission au moment où on était politique. Je les ai tous reçus, mais je n’ai de relations peut-être déjà à la fin de cette réputation extraordinaire. avec aucun d’entre eux, car je suis plutôt méfiant sur ce À défaut d’avoir de bons essais politiques, existe- point. Les écrivains ont l’avantage de croire à quelque t-il aujourd’hui de bons romans politiques ou consi- chose, ne serait-ce que de croire aux mots, à la beauté de dérez-vous à l’instar de Stendhal que « la politique la langue, au style, à l’inventivité, alors que les hommes dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au politiques sont quand même des personnages sans foi ni milieu d’un concert » ? loi. Regardez Fillon… Avoir dupé autant de gens pendant Bien sûr, un écrivain comme Marc Dugain est quelqu’un si longtemps, c’est quand même extraordinaire. En qui réussit à retracer dans ses romans une tension voilà, une personnalité politique devenue romanesque… politique exceptionnelle ! De même chez Houellebecq Malgré lui. —

67 68 LITTÉRATURE & POLITIQUE LE PLUS PROUSTIEN DES RÉPUBLICAINS PORTRAIT

De tous les politiques qui taquinent la muse, BRUNO LE MAIRE est sans doute celui qui impressionne le plus, et par son style et par sa persévérance. Jeune normalien, il prêtait déjà sa plume à la collection de romans à l’eau de rose Harlequin, tout en peaufinant une maîtrise sur À la Recherche du temps perdu. Depuis, le ministre de l’Économie s’est confortablement installé en littérature, publie chez Gallimard et correspond régulièrement avec Michel Houellebecq.

PAR CLÉMENCE DE BLASI PHOTOS SOPHIE CARRÈRE

69 70 BRUNO LE MAIRE

« Quand j’étais étudiant, vers 94-95, j’ai écrit toute une série de nouvelles, qui n’ont jamais été publiées. J’avais un accord, mais au dernier moment j’ai reculé, je ne sais pas exactement pourquoi…»

ans le salon sobrement décoré, deux canapés letons télé romantiques. Le livre a disparu ; lui jure ses la surface de la table basse, comme s’il y cherchait « Mon livre trouve du sens à travers ce geste politique : au bleu un peu passé se font face, de part et grands dieux qu’il n’y est pour rien. quelque chose, un souvenir. L’article, Vukovar est morte, s’il ne s’était rien passé, je ne l’aurais pas raconté. Alors D d’autre d’une table basse sur laquelle traînent est publié en novembre 1996. Sous la forme d’un journal que certains écrivains sont grands dans leur capacité à un ouvrage de Claude Lanzmann et un essai de Clément Reçu premier à l’agrégation de lettres modernes en de bord, déjà. « De 2002 à 2012, pendant dix ans, j’ai écrit raconter le rien, mais avec leur style, avec leur force ; moi, Rosset, publié aux Éditions de Minuit. Le député de 1992, Bruno Le Maire a enseigné deux ans à l’univer- dans des carnets que je remplissais au fur et à mesure, tous je ne suis pas de ce genre d’écrivain là », reprend-il. l’ a pris place sur l’un d’eux, sans se laisser aller au sité de Lyon 2, avant d’intégrer Sciences Po et l’ENA. les jours », explique-t-il. Une quarantaine d’épais cahiers Le Ministre, sorti chez Grasset, « marche bien ». « C’était moelleux du siège ; il s’est assis élégamment, comme en Il a initié les élèves de première année de licence à la aux couvertures bleu ciel, noircies d’une écriture de une façon d’expliquer comment se prenaient ces décisions visite chez lui, ses jambes immenses repliées comme les littérature française classique : « Beaucoup de Proust, médecin. historiques sous un angle plus quotidien, plus ordinaire : pattes d’un phasme. de Stendhal… Mais j’ai tout de suite vu que dans le fond, les avions, les voitures, l’écriture des discours, la fatigue, enseigner, ce n’était pas ça qui me passionnait. » Il en reste « Je n’ai gardé qu’environ un tiers de tout cela, dans mes la nervosité, les choix qu’il faut faire… » Si sa famille salue Des centaines de livres habillent l’un des murs de la quelque chose, peut-être dans sa façon de s’exprimer : la livres », précise Bruno Le Maire en esquissant un geste le résultat, comme en témoigne le commentaire dithy- pièce. Claude Simon, Marie NDiaye, Jean Echenoz. Des voix est posée, le style net, le propos d’une grande clarté. aérien au-dessus d’un carnet. Avec Le Ministre (Grasset, rambique de l’un de ses frères sur le site de la FNAC, au fictions, de la poésie, quelques essais. Inutile de chercher 2004), Des hommes d’État (Grasset, 2008) et Jours de sein de sa famille politique, c’est déjà plus mitigé. Tout ici les couvertures pleines de soleils couchants, recon- « Quand j’étais étudiant, vers 94-95, j’ai écrit toute une pouvoir (Gallimard, 2013), « il s’agit de fixer par l’écrit des en finesse, Nicolas Sarkozy claironne encore, en 2014, naissables entre mille, des romans Harlequin. Pourtant, série de nouvelles, qui n’ont jamais été publiées. J’avais un moments qui étaient essentiels pour moi et qui pouvaient n’avoir lu qu’un seul livre de Bruno Le Maire : « Celui où dans ses jeunes années, l’ancien ministre de l’Agricul- accord, mais au dernier moment, j’ai reculé, je ne sais pas avoir une dimension historique. Le Ministre, je l’ai écrit il se masturbe. » ture du gouvernement Fillon accepte la commande d’un exactement pourquoi… » Il se lève, change de pièce, far- juste après la crise irakienne, après avoir vécu 2002 et roman à l’eau de rose, qu’il signe sous le pseudonyme fouille, revient, le texte à la main. Une bonne centaine 2003 aux côtés de Dominique de Villepin et de Jacques Comme on s’en doute, c’est un peu approximatif. Dans distingué de « Duc William »… de pages, tenues par une reliure à spirales en plastique Chirac, des moments extraordinairement intenses de crises ce premier ouvrage, Bruno Le Maire évoque bien une noir. Cinq nouvelles aux noms évocateurs ou mysté- politique et historique », explique-t-il. scène d’intimité avec sa femme lors d’un voyage à Le bras passé par-dessus le dossier du canapé, Bruno Le rieux : « Le Maillot rose », « Toutoune », « La Presseuse Venise, mais les termes choisis sont plus romantiques Maire confirme : « C’était un petit job d’étudiant, comme il d’oranges du Normandy », « Ali-Reza », « Leirins ». Le Il est alors jeune conseiller pour les Affaires étrangères que licencieux : « Je me laissais envahir par la chaleur du y en a d’autres : on peut être pompiste, serveur, faire des ton est simple et entraînant, raffiné, mais pas pompier. dans le cabinet de Dominique de Villepin. « L’interroga- bain, la lumière de la lagune qui venait flotter sur les glaces photocopies ici ou là. Moi, j’ai écrit un Harlequin, bon… » « C’était peut-être un peu trop littéraire… », glisse Bruno Le tion fondamentale, derrière Le Ministre, c’est : est-ce que de la porte, le savon de thé vert, et la main de Pauline qui Maire comme on s’excuse. la France peut encore être une grande puissance ? » Un me caressait doucement le sexe », écrit le jeune conseil- À l’époque, il a une vingtaine d’années, il est étudiant temps. « Et comment est-ce que la France, en 2003, pendant ler. La politique vue des coulisses : quelques années à Normale Sup’. « C’était très classique, beaucoup de nor- « Ma toute première publication, au sens strict, c’est un 3 minutes 30, a retrouvé sa grandeur au Conseil de sécurité plus tard, son ami Antonin Baudry, comme lui conseil- maliens travaillaient pour ces éditions. La trame est écrite texte que j’avais écrit sur la situation dans l’ex-République des Nations Unies ? » Ce fameux discours de Villepin ler de Dominique de Villepin au ministère de l’Intérieur, à l’avance, il n’y a même pas besoin de l’imaginer, juste à de Yougoslavie, pour la revue Esprit. En faisant mon stage contre la guerre en Irak, il se murmure que Bruno Le s’essaiera également à l’exercice. Sous le pseudonyme raconter ce qui a déjà été décidé par d’autres avant vous. ENA d’ambassade à Zagreb, j’avais été très frappé par Maire en serait, sinon l’auteur, du moins un contribu- d’Abel Lanzac, il écrit le scénario de la bande dessinée En règle générale, c’est l’histoire d’un médecin marié qui les territoires de guerre que j’avais visités, à la frontière teur majeur. « Je ne réponds jamais à cette question ! », Quai d’Orsay, avec Christophe Blain (Bruno Le Maire tombe follement amoureux d’une femme, du coup c’est la entre la Croatie et la Bosnie. C’est un texte qui a beaucoup lance-t-il quand on l’interroge à ce sujet. accepte même de faire une apparition éclair, dans son rupture, mais faut-il céder à la passion ou être raison- compté pour moi, parce que dès le départ, il liait littérature propre rôle, dans le film de Bertrand Tavernier qui en nable ? » énonce-t-il en imitant le ton mièvre des feuil- et politique », reprend-il, ses yeux très bleus balayant sera tiré).

71 72 « Très souvent les livres ne sont que des instruments de pouvoir. La politique est devenue presque exclusivement image, il ne faut pas s’y tromper, et cette domination de l’image sur le mot en politique a abouti à la quasi-disparition de l’homme politique écrivain. »

De cette époque, Bruno Le Maire conserve longtemps Entre-temps paraît un autre ouvrage, plus théorique, une habitude, désormais perdue : celle de prendre Sans mémoire, le présent se vide (Gallimard, 2010). « Le des notes de son quotidien. Il s’y remet entre 2005 et titre est absolument incompréhensible… Il n’a pas très bien 2007, lorsqu’il suit Dominique de Villepin à Matignon. marché, il était sans doute trop compliqué, mais c’est un « Comme directeur de cabinet du Premier ministre, je livre très important pour moi, parce qu’il définit les qualités me suis retrouvé pendant deux ans dans ce triangle des qui me paraissent essentielles en politique : la patience, Bermudes que représentait le trio Villepin-Chirac-Sarkozy. l’autorité, la mémoire. » Donc au milieu de tensions absolument invraisemblables, de lames de fond extraordinairement puissantes, de coups Et les publications de ses pairs ? Il hausse les épaules. de tonnerre, d’éclairs entre les uns et les autres, et j’ai voulu « Il y a de beaux textes, comme celui de Gilles Boyer, retranscrire cela dans Des hommes d’État », indique-t-il. Rase campagne. Mais très souvent la littérature, pour les hommes politiques, ou plutôt les livres, car il s’agit Sur la musique de chaque personnage, leur ton, leur rarement de littérature, ne sont que des instruments de rythme, il s’est parfois cassé les dents. « Prenez des pouvoir. La politique est devenue presque exclusivement paroles de Nicolas Sarkozy ou de Jacques Chirac, vous les image, il ne faut pas s’y tromper, et cette domination de enregistrez, vous les retranscrivez telles quelles : eh bien ça l’image sur le mot en politique a abouti à la quasi-dispa- sonne faux, je ne sais pas pourquoi, mais ça sonne faux. rition de l’homme politique écrivain. » Lui met un point Il y a comme une espèce de fantôme qui s’échappe dans la d’honneur à distinguer ses textes à vocation littéraire retranscription de l’oral à l’écrit », observe-t-il en resser- (publiés chez Grasset ou Gallimard) de ceux qu’il lui vant du café. Lui rêvait pourtant de faire entendre dans arrive également d’utiliser comme des « instruments », à un livre ces voix de la vie politique, « par définition la vie l’instar de Nourrir la planète (Cherche Midi, 2011) ou Ne la plus vivante qui soit ». vous résignez pas (Albin Michel, 2016).

« Un livre de conseiller international, un livre de conseiller « Écrire, c’est un geste de liberté par rapport à ma carrière en politique nationale, un livre de ministre », résume Bruno politique », insiste Bruno Le Maire. En 2012, avec Musique Le Maire. Dans Jours de pouvoir, le troisième volume de absolue, il se livre en effet à un exercice du genre casse- cette trilogie politique, il interroge la pratique, l’exer- gueule : un bref roman, qui brosse le portrait du chef cice du pouvoir. « Vous êtes ministre, vous êtes derrière d’orchestre autrichien Carlos Kleiber en mettant en votre bureau, mais de quel pouvoir réel est-ce que vous scène l’interview de l’un de ses musiciens par un jour- disposez ? Je pense que c’est au cœur de la crise actuelle : la naliste français. faiblesse des pouvoirs fait le lit des extrêmes, parce que les peuples aspirent au retour d’un pouvoir fort ! » « Je l’ai écrit très très vite, en quinze jours. C’est lié à des circonstances : en 2011, je devais changer de ministère, passer de l’Agriculture aux Finances, et au dernier moment,

73 74 « Houellebecq est un écrivain que j’aime beaucoup. J’échange des mails régulièrement avec lui, on se rencontre. Michel Houellebecq est pour moi un très grand écrivain, qui a réussi à inventer un style dont la neutralité est la force, avec une ironie, une cruauté et une douceur incroyables. »

ça ne s’est pas fait… Du coup, j’ai décidé de couper pendant cruauté et une douceur incroyables. » Il se lève derechef, quelques semaines. Puisque la politique était décevante, disparaît dans l’une des pièces en enfilade et revient j’ai voulu aller vers une autre passion, la musique. Je cette fois avec une feuille imprimée sur du papier épais, suis parti en Italie avec mes deux fils aînés, sur l’île de format A4, protégée d’une pochette en plastique trans- Salina, l’un de mes endroits préférés au monde. Quand je parent. Un mail de remerciement ; son tout premier mail suis rentré, je suis allé voir Philippe Sollers, on a déjeuné de Houellebecq. ensemble, et je lui ai dit, voilà, j’ai écrit ce texte-là, est-ce que ça vous intéresse ? C’est le plus spontané, le plus libre, « Comme pour Jonathan Littell (prix Goncourt 2006 pour et sans doute le plus heureux que j’ai écrit. » Les Bienveillantes – NDLR), dont je me suis chargé de la naturalisation française, ma relation avec Michel Houel- Difficile de ne pas faire de parallèle entre le personnage lebecq s’est nouée quand j’étais à Matignon. Je me suis du journaliste de Musique absolue, germaniste, père de occupé de l’enterrement de son chien, il y a une dizaine quatre enfants, quadra féru de musique classique, et d’années. Comme ça s’était passé à l’étranger, il y avait un sa propre personne. A-t-il un jour envisagé de devenir problème de rapatriement du corps, c’était très compliqué. journaliste ? « Ah non, jamais ! » C’est ce qu’on appelle Mais c’était quand même le chien de Michel Houellebecq, et un cri du cœur. Et écrivain ? Le député de l’Eure se fend Michel Houellebecq étant pour moi un grand écrivain et la d’une réponse de Normand : « J’ai toujours pensé que je littérature étant un élément clé de l’influence de la France, lierais l’écriture avec mon activité politique, et que les deux ça me paraissait normal de se donner du mal pour lui », étaient aussi essentielles l’une que l’autre. » disserte Bruno Le Maire d’un ton très pince-sans-rire.

En matière d’écriture, il concède un fort penchant pour Le candidat malheureux à la primaire de droite, démis- Proust (il a rédigé en 1989 un mémoire sur la statuaire sionnaire de l’équipe de campagne de François Fillon au dans À la recherche du temps perdu, sous la direction de nom du respect de « la parole donnée », prépare actuel- Jean-Yves Tadié), Kafka, Faulkner, Nabokov, Bernhard lement un autre roman, qui devrait sortir en 2018. « Le et Stendhal, lui qui fait pourtant dire à Julien, dans Le même genre que Musique absolue, mais sur un sportif », Rouge et le Noir, que la politique est « une pierre attachée glisse-t-il avec malice, tout en refusant catégorique- au cou de la littérature […] un coup de pistolet au milieu ment de lâcher un nom (on lui connaît cependant un d’un concert. » goût prononcé pour le tennis et la course à pied).

N’est-il de bon auteur que mort ? « Il y a des vivants Bruno Le Maire se gondole, se régalant de la perspective aussi, par exemple Houellebecq est un écrivain que j’aime de se trouver là où l’on ne l’attend pas. Les yeux bleus beaucoup, avec qui je suis en relation. J’échange des mails étincellent. Il triomphe : « Qu’est-ce que vous croyez ? J’ai régulièrement avec lui, on se rencontre. Michel Houellebecq plein de projets en littérature… À peu près autant qu’en est pour moi un très grand écrivain, qui a réussi à inventer politique ! » — un style dont la neutralité est la force, avec une ironie, une

75 76 J’aurais préféré avoir cet entretien dans une « J’avais cette expérience journalistique « dizaine d’années pour une synthèse ou un que n’ont pas les attachés de presse monument aux morts… C’est un peu une nécro, là. » Oui, c’est vrai, c’est une nécro. Vue plongeante sur ou les éditeurs. Je sais comment LITTÉRATURE & POLITIQUE la place de la Bataille de Stalingrad… Yves Derai siège à fonctionne un journaliste, je sais son bureau, auréolé d’une mosaïque de couvertures du Parisien Magazine dont il est depuis peu le rédacteur en les angles qu’il recherche, je connais MERCI chef. C’est logique : avec les Éditions du Moment, Derai aussi les questions de délais avec s’était fait l’éditeur de plusieurs dizaines d’auteurs, dont une grande part de journalistes, avec les automatismes les hebdos, les mensuels. » POUR CE d’un rédacteur en chef. En juillet 2016, il est contraint YVES DERAI ! de mettre la clé sous la porte du 15, rue Condorcet, MOMENT dans le ixème arrondissement de Paris. Un appartement qui l’a accueilli, avec deux secrétaires d’édition et les piles d’exemplaires invendus, hélas, renvoyés par les libraires. À peine revenu de vacances, Yves Derai doit péniblement composer les numéros de ses auteurs les plus fidèles et leur annoncer la triste nouvelle. Le 4 août, Le personnage installe le décor des Éditions du Moment c’est M. Patrick Canet, mandataire judiciaire, qui assène dix ans plus tôt, en 2006, dans la classieuse rue Lincoln. le coup final, distribuant aux auteurs les courriers qui Le journaliste pose ses bagages d’éditeur néophyte avec actent la liquidation de la société. Et de leur proposer une première expérience de directeur de collection à en passant de racheter leurs propres ouvrages aux l’Archipel. « J’avais envie d’aller au bout de la chaîne et enchères, pour des prix de lot dégressifs. j’avais le sentiment d’être capable d’aller au bout de la vie du livre pour apporter quelque chose », se persuade-t-il. Yves Derai a toujours été hanté à tort et à raison par la Ce « quelque chose » se résume grosso modo à un coup de quête du moment. De la situation ? Non, justement : du pied dans la fourmilière éditoriale. Comme un éléphant moment. Mot avec lequel il a baptisé sa maison comme dans une boutique de porcelaine, Yves Derai entend pour la protéger du mauvais œil. Auparavant, ce jour- donner un autre temps et un autre ton à ses produc- naliste aura caracolé de la presse communautaire tions, « ancrer l’idée que l’on allait essayer d’anticiper les juive aux récits pamphlétaires de L’Idiot international. événements, de renifler l’air du temps pour savoir ce qu’il Autant passionné par les politiques que par les grands fallait sortir et à quel moment. C’était un peu nouveau, patrons, il en a dressé des portraits à 360 degrés dans admet-il, un style de culture journalistique dans le monde L’Optimum, puis dirigé la rédaction de la radio BFM de l’édition. » ENQUÊTE Business. À la fin, ses rencontres, jusqu’aux portes — entrouvertes — de l’Élysée, lui ont façonné une répu- L’impétrant entend bien se légitimer face aux masto- tation nettement supérieure à sa carrière. Ce qui lui a dontes que sont Stock, Fayard, Grasset et les autres. Pendant dix ans, aux Éditions du Moment, Yves valu, très sereinement, de revendre deux interviews « J’avais cette expérience journalistique que n’ont pas les Derai a tenté de faire coïncider le temps du livre exclusives avec Cécilia Sarkozy en tant que simple attachés de presse ou les éditeurs. Je sais comment fonc- avec celui du journalisme. Avec son complice pigiste pour L’Est Républicain. Un caméléon capable de tionne un journaliste, je sais les angles qu’il recherche, je Michaël Darmon, alors correspondant pour se fondre sans complexe dans les dîners essentiels, de connais aussi les questions de délais avec les hebdos, les France 2 à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, Derai se faire le confident de ceux dont il tiendra des propos mensuels. » Mais il pourrait tout aussi bien louer les réalise quelques jolis coups en surfant sans trop peu flatteurs dans ses livres, à la FOG. Mais tout cela, largesses de son impressionnant carnet d’adresses. il faut bien le dire, incarné par une simplicité bougre- Dans ce précieux répertoire figure un personnage sans de scrupules sur la peopolisation de la politique. ment attendrissante que plébiscitent ses proches. Derai qui les Éditions du Moment n’auraient sans doute Mais bientôt les revers s’accumulent… Retour est ainsi un fan presque enfantin du chanteur engagé jamais vu le jour. Fabien Ouaki, alors héritier de Tati, sur un moment assez trash de l’édition politique. Bernard Lavilliers, il adore les retrouvailles à la bonne rencontre Yves Derai sur le très célèbre plateau du franquette dans les locaux de sa maison d’édition, sous « Jean Edern’s Club » sur Paris Première, dont Ouaki est

PAR LINA TRABELSI © DR les cuivres d’une fanfare dépêchée pour l’occasion. par ailleurs un sponsor financier. En 2006, lorsque se

77 78 LES ÉDITIONS DU MOMENT

maceutique et quelques documents d’analyses géopo- « J’entends les gens me dire : “La presse, vous avez litiques. Jusque-là, tout semble correspondre à la patte inventé la peopolisation”, mais ce sont eux, ce sont Derai, qui aime également le foot. À dire vrai, il faudrait aussi ajouter les biographies de Matt Pokora ou Kendji les politiques qui ont créé ça, qui l’ont fait en mal de Girac : « On a fait des écarts parfois, des pas de côté, mais notoriété, confrontés à la défiance, ne sachant plus globalement, on était bien dedans », jure l’éditeur. quel discours avoir. »

Pendant dix ans, Yves Derai a donc dansé le tango avec MICHAËL DARMON l’actualité. Enchaînant comme un chef abrazos (étreinte) et frenos (ralentissement), la quête de la figure parfaite pouvant se résumer à celle de l’instant propice. « Ces livres ont besoin d’être publiés au bon moment. Quand ils le aussi un étendard de son projet politique ». En 177 petites sont à contretemps, ils ne fonctionnent pas ». Mais dans sa pages, les deux racontent donc la période entre Cécilia perpétuelle tentative d’aligner les astres au profit de ses et Carla. « Peut-être que mon premier best-seller, c’est notre livres, l’éditeur s’est autant confronté au bon vouloir de livre à Michaël et moi », confesse Yves Derai avant de se Yves Derai et Michael Darmon, duo de choc l’actualité qu’à ses imprévus. Étrangement, le premier souvenir tout à trac d’un autre best-seller : L’Architecte et livre publié sera un ouvrage posthume. « Une drôle d’his- l’Horloger, écrit par Jean-Louis Borloo. toire, un peu atypique dans le parcours de la maison, se fait la rencontre, l’homme d’affaires a déjà coupé depuis souvient Derai. C’était le livre d’un ami, qui venait de Ah Rachida, quelle mine ! En 2009, Derai et Darmon y trois ans le cordon qui le liait à l’entreprise familiale, au mourir. C’était son autobiographie, celle d’un garçon assez replongent avec Belle-Amie, titre emprunté à Maupas- seuil de la faillite. De son côté, Derai fait le portrait de mystérieux dont je ne connaissais pas vraiment la vie et sant : « Je veux bien que pour beaucoup de belles âmes, ça « quelqu’un qui aime beaucoup la littérature, la musique : il que j’ai découvert en lisant son livre. C’était un peu bizarre, tualise volontiers l’affaire avec des accents à la Pierre a pu être tout d’un coup une odeur nouvelle, peut-être, qui est lui-même musicien, chanteur même ! Il était animateur une forme d’hommage et puis peut-être un peu de supers- Bellemare narrant un crime horrible : « La campagne de ne correspondait pas aux canons des sommets de l’analyse sur la radio libre Ici et maintenant, il avait vraiment cette tition en me disant, c’est le destin, c’est le mektoub ». Et 2007 a consacré deux personnages qui ont créé les peopoli- politique, mais c’est la vie. Et un journaliste doit raconter veine-là et l’édition l’intéressait, il lisait beaucoup et il se en effet, au début, l’homme né dans l’Est algérien a su tiques : Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. Ségolène Royal la vie », explique Michaël Darmon avec un grand sourire. disait : “C’est un domaine dans lequel ça m’amuserait effectivement tirer le mektoub à son avantage. a été la première femme politique à faire filmer et photogra- « On était capables de raconter des histoires très humaines d’investir et de m’impliquer.” » Fabien Ouaki, chantre phier la naissance de sa dernière fille. Elle a organisé une dans le livre et, en même temps, de faire des analyses très du bouddhisme en France et interlocuteur privilégié PEOPOLITIQUE forme d’intimité au service d’une stratégie générale de la politiques, philosophe quant à lui Derai. On ne racontait du dalaï-lama, devient donc actionnaire principal, Pour discuter le bout de gras avec Michaël Darmon, il conquête du pouvoir. Nicolas Sarkozy a fait pareil. Comme pas non plus ce qui se passait dans les alcôves, on n’était prête ses locaux de la rue Lincoln, puis ceux de la rue faut aller à L’Esplanade, cantine réputée des députés il doit briser le plafond de verre de la grande école qu’il n’a pas là-dedans, on allait beaucoup moins loin que ce qu’ont Condorcet. D’ailleurs, une vieille caisse enregistreuse et ministres. Ruth Elkrief vient tout juste d’abandon- pas faite, de la grande famille qu’il n’a pas, de toutes les fait Mme Trierweiler ou d’autres par la suite dans leurs du monument de Barbès est là pour le rappeler. ner les clés de son véhicule au voiturier. En tout cas, sphères d’élite auxquelles il n’a pas accès, il se raccroche livres. En revanche, il y a de l’humain dans la politique. » Michaël Darmon semble très heureux de rassembler immédiatement, à toutes les célébrités et à toute la notion « Je voulais être généraliste », dit Yves Derai. « Mais c’est ses souvenirs des Éditions du Moment, où il officiait de notoriété. » De ce constat naît Ruptures, le premier des « En souvenir joyeux d’une rencontre, il y a trente-quatre vrai que j’ai des passions, des centres d’intérêt, des choses en qualité de directeur de collection pour les ouvrages trois livres signés du duo Darmon-Derai, un document ans, sur un autre terrain de jeu » : c’est la dédicace que je connais bien. Cela a sans doute influencé la ligne politiques. À l’en croire, donc, ce sont les politiques qui veut comprendre Nicolas Sarkozy à partir de celles qui trône en première page de Belle-Amie. Michaël éditoriale de la maison, mais je suis toujours resté ouvert qui ont donné le bâton pour se faire battre, et Nicolas qui sont, à leurs yeux, et c’est peut-être le problème, Darmon la déchiffre en nous racontant « la première à des propositions de projets dont le cœur de sujet ne m’in- Sarkozy en premier lieu. « J’entends les gens me dire : “La les femmes de sa vie : Cécilia, Carla et Rachida. Les vraie rencontre » entre Yves Derai et lui : « Nous sommes téressait pas forcément. » Au final, sur les étagères des presse, vous avez inventé la peopolisation”, mais ce deux journalistes sont malins. Ils s’attaquent au double minimes dans un club de football dans le Val-de-Marne, on Éditions du Moment, les enquêtes politiques côtoient sont eux, ce sont les politiques qui ont créé ça, qui l’ont fait sens du mot Ruptures, « magnifiquement choisi », selon a 12 ans, je vis à Saint-Maur et lui à Champigny, on fait les essais de quelques ministres, anciens ou en devenir ; en mal de notoriété, confrontés à la défiance, ne sachant Darmon, « choisi psychanalytiquement en 2005, quand des matchs, des tournois, des voyages... » Après le terrain il y aussi des récits immersifs dans le lobbying phar- plus quel discours avoir », s’agace Darmon qui recontex- Cécilia s’en va pour la première fois. Un mot qui était de foot, les deux, qui se sont entre-temps perdus de vue

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YVES DERAI ET LES AMBITIEUX « Il y avait une mise en phase entre une démarche journalistique Yves Derai est donc l’éditeur, et Michaël Darmon et le monde de l’édition. On était repérés par la profession, le directeur de collection. Ce dernier exécute pour 1 000 euros d’à-valoir plusieurs missions de recru- par les journalistes qui venaient nous proposer des sujets, tement, de coaching d’écriture, de réécriture et de parce qu’ils avaient compris qu’ils avaient chez nous promotion. Nul doute qu’un ancien correspondant de l’Élysée se fait copain comme cochon avec le gratin des la possibilité d’un livre, du récit long. » journalistes politiques, où passent régulièrement de MICHAËL DARMON nouvelles têtes, jeunes et ambitieuses, lesquelles trou- veraient bien dans l’écriture d’un livre un exutoire aux contraintes de format de leurs médias respectifs. « On a offert des premiers livres à beaucoup de journalistes. Mon mon manuscrit. Je pensais qu’il se foutait de ma gueule et rôle était de réfléchir, de proposer, en fonction des idées en fait non, il a vraiment appelé Yves Derai qui m’a dit : “Ça qui venaient, des rencontres que je pouvais avoir dans le m’intéresse, je prends” », relate Maud. Son récit sur les métier, des envies que je pouvais capter. On pressentait influences politiques de Jackie Kennedy est lui-même déjà des évolutions, et que le format long serait un endroit contraint par le diktat de l’actualité, « parce que passés où les lecteurs pourraient se retrouver. » les 20 ans de sa mort, tout le monde s’en branle, de Jackie Kennedy ». Reclassée aux Éditions du Moment, elle Une autre idée surgit de cette méthodologie de recru- croquera quelques années plus tard le portrait d’Arnaud tement et de mise en valeur des auteurs d’essais poli- Montebourg, alias « le fou du troisième étage », dans Le tiques : celle de faire émerger des tandems. Le couple Vicomte. Derai-Darmon a tenté de faire des petits. « On se disait qu’un tandem de jeunes, ce serait bien, et si on pouvait à Yves Derai et Michaël Darmon se targueront longtemps chaque fois associer deux médias, ce serait plus intéres- d’avoir aidé à lancer de jeunes auteurs vers les meil- sant pour la promo, parce qu’on serait couverts par deux leures fonctions du journalisme télé ou radio, où Karim champs de médias, ce qui permettait d’élargir le spectre », Rissouli et Antonin André font évidemment figure de rappelle l’éditorialiste qui commence à égrener une liste dant à l’Élysée, parvient à cerner les frustrations de fétiches. Mais avant cela, le rapport entre éditeur et de couples d’auteurs qui se sont succédé dans la maison, quelques collègues désireux de passer à un plus grand auteur se construit au cours de quelques rencontres, avec leurs hauts et leurs bas, les best-sellers et les bides. format. Mais difficile de nier la montée progressive des agrémentées de déjeuners debriefs sur des manuscrits en Éditions du Moment aux oreilles de nombreux journa- cours. L’éditeur écoute les propositions, recentre, refuse se retrouveront sur le terrain du journalisme. S’ensui- Parmi les jeunes journalistes auxquels il a offert un listes : « Il y avait une mise en phase entre une démarche ou propose une tout autre commande à son auteur, en vront des collaborations éditoriales avec Darmon en premier livre, deux noms sortent du lot : Karim Rissouli journalistique et le monde de l’édition. On était repérés fonction du vent qui souffle sur l’actualité. « J’étais venu auteur, coaché par Yves Derai aux éditions l’Archipel. et Antonin André. « Mes auteurs n’étaient pas toujours par la profession, par les journalistes qui venaient nous le voir avec un Borloo, ça s’est terminé avec un Hulot », Une amitié solide donc, et qui avait intérêt à l’être face très connus, de jeunes journalistes débutants. Moi, j’ai proposer des sujets, parce qu’ils avaient compris qu’ils sourit la journaliste d’Europe 1, Bérengère Bonte, qui aux mécontentements des politiques mis à nu dans les donné leur chance à des gens qui avaient des bons sujets, avaient chez nous la possibilité d’un livre, du récit long », a, durant six ans, tendu le micro pour la rubrique Envi- enquêtes des Éditions du Moment. À commencer par qui présentaient un beau projet, avec un beau synopsis, relève le directeur de collection. ronnement. Cette fidèle parmi les fidèles des Éditions , prête à sortir les griffes en diffamation donc ça donnait envie d’y aller. Je leur faisais confiance, du Moment en est alors à son premier livre : une bio- à cette époque, si un auteur osait écrire ne serait-ce parfois je me suis planté, parfois j’ai eu raison », confie Maud Guillaumin, ancienne présentatrice sur LCI, a graphie de , sans aucune expérience qu’une seule lettre du prénom de sa fille. « On est restés Yves Derai comme pour rappeler que la porte des ainsi bénéficié des bonnes grâces d’Yves Derai en 2014 d’écriture sur le long cours, et qui n’a fait jusqu’alors cinq ans sans se parler, maintenant on s’est réconciliés, Éditions du Moment a toujours été plus ouverte que quand son éditeur Jacob-Duvernet dépose le bilan alors que des pastilles sonores d’une minute et quelques. raconte Darmon sur un ton à la fois fraternel et béat. Elle soumise à un mot de passe. Parfois, c’est lui qui les que son manuscrit est prêt à être publié : « Luc Jacob- « Franchement je le bénis pour ça, parce qu’il fallait être a été une sorte de paradigme. Cette énergie, cette hargne, repère lors d’un énième déjeuner en ville, ou bien son Duvernet m’a dit qu’il s’entendait bien avec Yves Derai et soit un peu taré soit visionnaire, parce que moi je n’étais

cette rage qu’elle a, pour nous, cela forçait l’admiration. » complice Michaël Darmon qui, en tant que correspon- © DR qu’il allait quand même lui demander s’il pouvait reprendre pas du tout sûre d’y arriver », rappelle l’auteure qui en est

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Dans la fabrique, il y aussi ce que Deray et Darmon appellent « une opération commando ». Le meilleur exemple est sans doute Carla et Nicolas, la véritable histoire écrit par Yves Azéroual et Valérie Benaïm : « Ils avaient beaucoup d’informations, mais c’était extrêmement brouillon. On a tout réorganisé avec Yves, on a fait un livre lisible, et encore... »

MICHAËL DARMON

aujourd’hui à son quatrième ouvrage. « Pour déclencher Quand ce n’est pas l’écriture qu’il faut reprendre, c’est l’écriture, tu te démerderas pour prendre quinze jours, tu toute l’histoire qu’il faut refonder. C’est ce qui arrivera exileras tout le monde, la famille, le boulot, et tu lances avec Karim Rissouli et Antonin André, pris de court l’écriture. Ça bloquera peut-être deux ou trois jours… », lui par ce qui deviendra, à la publication de leur livre, un aurait alors conseillé son éditeur. Depuis, l’auteure en a scandale d’ampleur au Parti socialiste. Ab initio, les fait un régime qu’elle suit religieusement à chacun de deux complices veulent conter l’après-PS en 2007, lors ses livres. Mais Derai est néanmoins loin de couver ses de la chute de Ségolène Royal, finaliste malheureuse auteurs, ce qui est quelque peu désarçonnant pour cette du second tour de l’élection française. « Ils viennent journaliste qui découvre alors, non sans douleur, mais me voir et me disent : “On a un scoop ! Il y a eu tricherie aussi dans une jouissance « à la Stendhal », raconte-t- au Congrès du PS”, se souvient Darmon, parrain du elle, l’écriture d’un livre : « J’ai parfois regretté de manquer tandem. Alors on réorganise tout. C’est aussi le fait qu’on d’interlocuteur, de quelqu’un avec qui échanger, je me suis avait une démarche de journalistes, on était capable de rendu compte après coup que c’était un peu pareil ailleurs. reprendre tout le livre et l’écriture autour du thème. » Moi, j’avais imaginé un rapport avec l’éditeur presque comme un rapport avec un rédacteur en chef. » Mais au fond, la réécriture n’est jamais un problème pour les Éditions du Moment ; pas même l’écriture d’ailleurs. cette expérience houleuse, à laquelle les deux hommes Antoine de Caunes... Au-delà de la bonne gueule et OPÉRATION COMMANDO Car il y avait chez Yves Derai un facteur déterminant étaient néanmoins rodés, il était donc question d’y du bagout nécessaires pour les plateaux de Ruquier, Dans la fabrique, il y aussi ce que Deray et Darmon qui le menait à promouvoir un journaliste plutôt qu’un préparer les autres auteurs des Éditions du Moment. Ardisson ou de Caunes, il y a aussi l’information-clé appellent « une opération commando ». Le meilleur autre. La télégénie des auteurs avait en effet une place Ils devaient être en mesure d’affronter les deux chro- — le scoop, dans un langage plus argotique —, qui fera exemple est sans doute Carla et Nicolas, la véritable prépondérante dans la capacité de l’éditeur à penser la niqueurs de l’émission nocturne et d’augmenter au vendre les bonnes feuilles en presse et des exemplaires histoire écrit par Yves Azéroual et Valérie Benaïm : promotion avant même le titre du livre. passage les ventes de leurs livres. en librairie. Michaël Darmon, presque gêné, avoue qu’il « Ils avaient beaucoup d’informations, mais c’était extrê- « Les deux émissions prescriptrices pour Yves Derai étaient se moquait un peu de la qualité d’écriture des auteurs : mement brouillon. On a tout réorganisé avec Yves, on Ruquier et “Le Grand Journal”, même si ce n’était pas mon C’est ainsi qu’Éloïse Bouton a fait les frais « d’un « C’était ça aussi qu’on acceptait. En ce sens, on n’était a fait un livre lisible, et encore... », se rappelle Michaël avis », explique Michaël Darmon. Chez Ruquier, il y est exercice de simulation » avant son passage au « Grand peut-être pas dans les canaux, tels que les éditeurs clas- Darmon avant d’ajouter : « Quand tout d’un coup, on a dix déjà allé avec Deray pour leur livre Belle-Amie, qui fut Journal », pour y présenter son livre témoignage auprès siques voulaient nous percevoir. On acceptait aussi que la chapitres qui nous tombent des mains, qu’il faut réécrire… violemment critiqué par Éric Naulleau, lequel voyait des Femen, qu’elle a quittées depuis. Mais, pour avoir qualité d’un auteur soit sur la qualité de l’info qu’il nous Ça m’est arrivé deux fois et Yves m’a dit qu’on lancerait une dans cet ouvrage un outil de mesure du degré de racisme déambulé seins nus sur l’autel de la Madeleine, elle ramenait, après ce qui reste, eh bien, c’est de la mise en

opération commando. J’ai tout réécrit en quinze jours. » et de machisme en France dans les années 2000. Après © DR estime en avoir vu d’autres qu’un simple passage chez forme. »

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Le soir de l’élection, l’un des auteurs, auprès des proches Laurent Payet, qui a géré les relations presse pour les de la nouvelle maire de Paris, tâte l’ambiance et dicte Éditions du Moment, ne s’embarrasse pas de toutes ces subtilités. Quand nous le rencontrons, il caracole quelques éléments à son binôme qui alimente le dernier de pièce en pièce pour confirmer les dernières accré- chapitre du livre prêt à partir pour les rotatives. ditations pour le Salon du livre dont il gère aussi les relations presse. De la même manière qu’Yves Derai a excellé à raconter la fusion vie privée-vie publique, il a trouvé en son attaché de presse la fusion politique-édi- tion, puisque le directeur de LP Conseil suit Jean-Pierre Chevènement depuis moult années, ou encore Ségolène Royal lors de sa campagne présidentielle. Taubmann est extrêmement sollicité, parce qu’il connaît peste Yves Derai, est tout bonnement interdit de publi- « Sur ce genre de livre, on ne fait plus de promotion sur six bien Strauss-Kahn. Il avait abordé les questions de cation par la cour d’appel de Paris, suite à une plainte mois, il faut taper fort sur quinze jours avec le livre déjà sexualité, ses relations avec les femmes et puis il avait aussi de la star internationale. Les problèmes de trésorerie en librairie, évidemment », dit-il en sirotant dans un mug un contact fréquent avec les proches ». Dans son malheur, pointent leur nez, Yves Derai parvient à rémunérer ses à son nom au logo de l’Archipel où a commencé Deray. Yves Derai aurait pu y trouver de belles ventes : elles salariés in extremis, mais il est contraint d’affronter Pas question de traîner durant ces quinze jours, car ce ne seront pas au rendez-vous. Une édition augmentée, le dépôt de bilan. Il choisit le dernier moment pour en sont en réalité les premières 48 heures qui sont vitales de la nouvelle maire de Paris, tâte l’ambiance et dicte puis un autre livre, Le Roman vrai de DSK, suivront la informer ses auteurs — certains du moins. Éloïse Bouton à la vie du bébé littéraire : « Pour déclencher des articles quelques éléments à son binôme qui alimente le dernier première biographie et ces trois livres réuniront 40 000 qui a écrit deux livres aux Éditions du Moment, n’en en presse ou des ventes, il faut une conjonction entre une chapitre du livre prêt à partir pour les rotatives. Ce ventes. Mais « pour un éditeur, c’est mieux de faire un seul saura rien jusqu’au courrier du mandataire judiciaire lui grosse télé le soir, un quotidien du matin et une matinale lancement a un coût malgré les quelque 2 000 exem- livre à 40 000 ventes ». annonçant la liquidation de la maison d’édition. radio. » plaires vendus. Passé minuit, « on fait ce qu’on appelle un office spécial, explique Yves Derai, il faut payer des Puis, en janvier 2015, c’est la tuerie dans les locaux de « Tu verras qu’il vaut mieux être un grand auteur dans DSK, BEN LADEN ET CHARLIE HEBDO camions qui vont livrer votre livre tout de suite et ça coûte Charlie Hebdo : « On a des livres qui sortent à ce moment-là, une petite maison que dans une grande », aurait-il d’ail- Tous les auteurs qui ont eu à côtoyer Yves Derai cher, entre 5 000 et 10 000 euros, qu’il faut investir sur ce certains livres avec des objectifs assez ambitieux, et tout leurs professé à l’une de ses fidèles, Bérengère Bonte. parlent d’un « homme de coups ». Mais le champion de la livre. Mais il assure : On ne peut pas faire un bide absolu est complètement écrasé, tout est annulé pour les auteurs, Lorsqu’elle ouvre les portes de Fayard pour y publier sa roulette russe éditoriale concède : « Le problème avec le avec ce genre de livre, parce que c’est un gros événement et tout est planté », raconte Yves Derai. Il tente alors un dernière enquête sur le Qatar et les personnalités poli- moment, c’est qu’on ne peut pas tout prévoir. » De plus en il y a quand même des gens curieux de lire. On va toujours quick book (un vrai, cette fois) dans les deux mois qui tiques françaises, ses nouveaux éditeurs s’étonnent du plus, les audaces qui avaient plutôt souri à Yves Derai faire 4 000 ou 5 000 exemplaires. » suivirent les attentats de janvier 2015, avec le témoi- dépôt de bilan encore tout frais des Éditions du Moment : finissent par se retourner contre lui. L’éditeur a expéri- gnage d’un des otages de l’Hyper Cacher de la porte de « Les Éditions du Moment, c’était une petite maison, mais menté à quelques reprises l’écriture de « quick books », Dès 2011, les coups durs commencent à tomber. À Vincennes : « On avait prévu de grosses ventes, les médias mine de rien, en visibilité, c’était un truc qui a vraiment ces livres qui arrivent au petit matin chez les libraires commencer par la biographie de DSK écrite par Michel l’attendaient beaucoup. On a commandé 15 000 exem- existé dans le milieu, qui était observé d’assez près. » De au lendemain d’une élection cruciale. En 2014, les Taubmann. « On sort le livre du futur président de la Répu- plaires, seulement 2 000 ont été vendus, donc c’est 13 000 la notoriété en guise de consolation, Yves Derai aurait journalistes Bertrand Gréco et Gaspard Dhellemmes blique, du candidat archifavori dans les sondages, qui livres qu’on nous renvoie. Pour un éditeur, c’est terrible. » peut-être préféré le succès de librairie qui lui assurerait consacrent un ouvrage à la campagne des municipales devait gagner les primaires et qui avait ensuite de bonnes quelques années de répit. Aurait-il souhaité éditer Merci à Paris où s’affrontent Anne Hidalgo et Nathalie Kos- chances de remporter la présidentielle. C’était ça qui était Les derniers coups qui achèveront définitivement la pour ce moment de Valérie Trierweiler ? Assurément ciusko-Morizet. Yves Derai coupe court à la discussion : prévu dans notre livre. D’abord, on a les bonnes feuilles maison auront lieu au tribunal. Jusqu’ici les Éditions du « non », pour lui comme pour son ami Michaël Darmon « Entendons-nous sur ce qu’est un quick book ! » Le mot dans Le Point où le livre doit faire la couverture », sauf Moment avaient toujours gagné leurs procès en diffa- qui considère lui, « que l’on atteint un degré supérieur, sonne comme une insulte pour celui qui préfère parler qu’entre-temps, Ben Laden est tué et devient l’unique mation. Revenge porn est l’autobiographie de Nathalie celui du trash ». Mais si l’éditeur avait su que cet essai de « quick sortie », car, dans les faits, les deux auteurs sujet de préoccupation. Du coup, plus de bonnes feuilles Koah, ex-compagne du footballeur camerounais Samuel autobiographique se vendrait à 600 000 exemplaires, avaient déjà fourni sept mois d’enquête, auxquels il ne dans Le Point ni une quelconque seconde de promotion. Eto’o, qui se raconte comme une victime de la divulga- il ne s’en cache pas : « J’aurais mis un mouchoir sur mes restait plus que quelques pages finales à ajouter. Le Et comme le facteur sonne toujours deux fois, « arrive tion de photos intimes par son ex sur Internet. Mais convictions. » —

soir de l’élection, l’un des auteurs, auprès des proches le scandale du Sofitel, on ne parle que de DSK, Michel © DR voilà : le livre, « qui était classé cinquième sur Amazon »,

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ALEXANDRE CHABERT Littérature & politique

ABATTOIR 5 ACADÉMIE DICTIONNAIRE OU LA CROISADE DES ENFANTS FRANÇAISE   LITTERAIRE DE LA POLITIQUE

Roman préféré de l’éphémère Institution fondée en 1634, sous le Mouvement des radicaux de gauche professeur de français Jean-Luc règne de Louis xiii, par le cardinal (1976-1979), Erik Orsenna (1998) Mélenchon (1975-1976). Ce livre de Richelieu en charge de définir la qui prêta sa plume au président Fran- de science-fiction publié en 1969 langue française, par l’élaboration çois Mitterrand, l’historien Gabriel par l’écrivain américain Kurt Vonne- de son dictionnaire qui fixe l’usage de Broglie (2001) qui fut conseil- gut raconte l’histoire de Billy Pèlerin du français. Parmi les quarante ler ministériel d’André Malraux, qui a le pouvoir de voyager dans le immortels qui siègent à l’Institut « l’écrivain-diplomate » Jean-Fran- temps et de mener plusieurs exis- de France figurent quatre person- çois Rufin (2008). Ils ont succédé tences à la fois. « Kurt Vonnegut Jr. a nalités ayant occupé des fonctions à quelques dizaines d’hommes astucieusement mêlé la S-F et ses sou- politiques électives : le président politiques dont Nicolas de Condor- venirs de la Seconde Guerre mondiale Valéry Giscard d’Estaing (2003), le cet (1782), Alphonse de Lamartine CHARLES pour écrire un roman très violemment député socialiste Max Gallo (2007) (1829), Adolphe Thiers (1833), Vic- antimilitariste et qui nous fait ressen- et les ministres Simone Veil (2009) tor Hugo (1841), Alexis de Tocque- tir physiquement l’inutilité et l’horreur et (2013). On peut y ville (1841), Charles de Montalem- de la guerre. » Jacques Sadoul, His- croiser également différents écri- bert (1851), Maurice Barrès (1906), toire de la science-fiction moderne, vains qui ont flirté avec la politique Raymond Poincaré (1909), Georges Robert Laffont, 1984. comme le célèbre avocat Jean-Denis Clemenceau (1909), Philippe Pétain

© DR Prat (1989) qui fut vice-président du (1929), Charles Maurras (1938),

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Maurice Druon (1966), Maurice « Penelope CAMILLE COMPAGNONNAGE Schumann (1974), Alain Peyrefitte (PAULINE) INTELLECTUEL (1977), (1978), Léo- Fillon s’ennuie.   pold Sédar Senghor (1983), Michel Debré (1988), Jean-François Deniau Pourrait- Nom d’emprunt utilisé par Pene- (1992), Pierre Messmer (1999). elle critiquer lope Fillon pour signer deux chro- niques consacrées à William Marx AGRÉGÉS quelques livres ? » et Lucien d’Azay dans le mensuel la DE LETTRES Revue des deux mondes. Conseillère  littéraire, elle aurait été rémunérée 5 000 euros mensuels brut pendant Édouard Herriot, Georges Pompi- une période de vingt mois, entre dou, Alain Juppé, Laurent Fabius, mai 2012 et décembre 2013. (Le Canard enchaîné, 1er février 2017). Le directeur de la publication, Michel « La nuit tombait, nous n’allumions qui était universitaire, la direction de Crépu, n’a jamais sollicité ces deux pas la lumière. Nous restions à par- « ÉLECTEUR — ÉLIGIBLE » la très belle bibliothèque du Palais- notules qui lui ont été imposées ler dans une complicité qui avait  Bourbon et je lui dis et il me répond : par le propriétaire du titre : « Un commencé à s’installer. […] Ce com- DEUX “Oh non, non, pas une grande biblio- après-midi, Marc Ladreit de Lachar- pagnonnage intellectuel m’a trans- thèque comme ça, non, un poste de rière m’a appelé et m’a dit : “Penelope formé. » Emmanuel Macron, à pro- ANS petit bibliothécaire dans une petite Fillon s’ennuie. Pourrait-elle cri- pos de sa relation avec le philosophe  François Bayrou, Bruno Le Maire, ville en Bretagne. Ah, quelle belle tiquer quelques livres ? Je ne l’ai Paul Ricœur dont il a été l’assistant Aurélie Filippetti. vie, dit-il, on est là, on lit tout ce qu’on jamais vue, ne lui ai jamais parlé. Les pour l’ouvrage La Mémoire, l’Histoire, Durée au cours de veut avec une très grande tranquillité deux notes ne sont pas passées par l’Oubli (Révolution, XO éditions, laquelle Fleur Pel- et puis à 60 ans brusquement on est moi.” » Marc Ladreit de Lacharrière 2016). BIBLIOTHÉCAIRE pris de frénésie et on pond une bio- s’en est expliqué : « La revue voyait lerin, alors ministre  graphie de quatre- son chiffre d’affaires baisser chaque vingts pages : année. J’ai donc demandé à quelques CONSTIPATION de la Culture, n’a pas « Un jour du printemps 42, le général Madame de Sévi- amis et personnalités de réfléchir à  lu de livres. Titre sous lequel Honoré de Balzac, de Gaulle était très sombre. […] Après gné est-elle passée son devenir, notamment en l’ouvrant candidat sans étiquette dans quatre le déjeuner, pris à l’hôtel en tête-à- par Pontivy ? Et vers l’étranger. Penelope Fillon était Interrogée par Maïtena Biraben sur circonscriptions électorales aux tête, et pendant lequel le Général avait alors là on embête de ceux-là. […] C’est une femme intel- l’œuvre qu’elle a préférée dans la élections législatives en 1831, signe très peu parlé, brusquement, sur le tout le monde, on ligente, elle a lu beaucoup de livres — production de Patrick Modiano, lau- sa brochure électorale. Après cet trottoir de gauche de Saint-James, en se dispute avec le dont deux résumés seulement ont été réat français du Nobel de littérature échec, il se présente en 1832 sous descendant après Piccadilly, et avant chanoine qui pré- publiés. » avec lequel elle venait de déjeuner la bannière des légitimistes, puis en de tourner à Carlton Gardens […], tend que non, eh le jour même, elle répondit : « J’avoue 1848 pour les premières élections au le général de Gaulle me dit brusque- bien, croyez-moi, sans aucun problème que je n’ai pas suffrage universel (masculin). Il ne ment : “Oui, voyez-vous, le plus beau c’est la plus belle vie.” » François du tout le temps de lire depuis deux parviendra jamais à être « le grand des métiers, c’est d’être bibliothé- Coulet, aide de camp de De Gaulle ans. Et je lisais pourtant beaucoup. citoyen » dont il rêvait : « Si je suis caire.” À l’époque, le personnage ne cité par Daniel Rondeau et Roger Sté- Je lis beaucoup de notes, beaucoup un gaillard [...], je puis avoir encore se prêtait pas particulièrement à une phane, Des hommes libres 1940-1945 : « Influe sur les convictions poli- de textes de loi, les nouvelles, les autre chose que la gloire littéraire, il affirmation de cette nature, et alors la France libre par ceux qui l’ont faite, tiques », Gustave Flaubert, Le Dic- dépêches AFP, mais je lis très peu. » est beau d’être un grand homme et un j’essayais d’enchaîner et je me souvins Grasset, 1998. tionnaire des idées reçues, Éditions (« Le Supplément », 26 octobre 2014, grand citoyen. » (Lettre à Laure Bal-

qu’on avait un jour offert à mon père, © DR Louis Conard, 1913 Canal +) zac, septembre 1819).

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EUGÈNE FRANÇOIS L’HISTOIRE EN MARCHE ! ONÉGUINE FEU LE PETIT     DE FRANCE

Roman en vers d’Alexandre Pouch- POUR LES kine, traduit en français dans les NULS années 50 par Jacques Chirac, qui  essuiera le refus d’une dizaine d’édi- teurs. Près d’un quart de siècle plus Titre de l’ouvrage tard, Claude Nielsen, directeur des Presses de la cité, propose au nou- lu pendant ses veau Premier ministre de le publier. vacances d’été 2012 Réponse du traducteur : « Vous ne Association créée le 6 avril 2016 l’avez pas voulu quand j’avais 20 ans, par le nouveau pré- par Emmanuel Macron, dont le nom vous ne l’aurez pas maintenant ! » sident François Hol- est inspiré par une phrase de Vol (Pierre Péan, L’Inconnu de l’Élysée, « Feu sur Léon Blum », Louis Aragon de nuit de Antoine de Saint-Exu- Fayard, 2007) en 1930 au Congrès des écrivains lande. péry : « Voyez-vous, dans la vie, il n’y révolutionnaires de Kharkov. Cet a pas de solution. Il y a des forces en « appel au meurtre » lui vaudra d’être marche : il faut les créer et les solu- inculpé. Personnage inspiré de François Hol- « INCAPABLE « JE LIS tions suivent. » lande, imaginé par l’écrivain Patrick (RIDICULEMENT) » LA PRINCESSE « Feu sur Léon Blum Rambaud. Origine : Napoléon le Petit  DE CLÈVES » Feu sur Boncour Frossard (Victor Hugo). Antonymes : Fran-  « ÉLECTIONS, Déat çois le Grand (François Mitterrand), Adjectif par lequel le député socia- PIÈGES À CONS » Feu sur les ours savants de Nicolas le Mauvais, Mlle de Mon- liste Eugène Sue qualifie le petit-fils tretout. Faux-amis : le duc d’Évry de sa marraine, le prince Napoléon,  la social-démocratie nommé Premier ministre, le jeune lorsque celui-ci est élu président de Feu feu j’entends passer la comte Macron, et la marquise de la République en 1848. Après son mort qui se jette sur Gar- Pompatweet. coup d’État du 2 décembre 1851, chery l’auteur des Mystères de Paris et du Feu vous dis-je Juif errant est contraint de s’exiler en Sous la conduite du parti FUREUR Savoie. Slogan affiché sur le badge édité par ET MYSTÈRE le MOTif (observatoire du livre et de communiste  l’écrit en Île-de-France) à l’occasion SFIC du lancement du 29ème Salon du livre Vous attendez le feu sous la Livre de chevet d’Emmanuel de Paris, en réaction aux propos gâchette Macron. Il s’agit d’un recueil de poé- ironiques du président Nicolas Sar- sie signé de René Char et publié en kozy sur le livre de Madame de Lafa- Slogan imaginé Que ce ne soit plus moi qui vous crie 1948. Le nouveau président de la yette. « L’autre jour, je m’amusais, on République dit aimer « autant Stend- s’amuse comme on peut, à regarder par Jean-Paul Sartre Feu hal que Camus, Gide que Rimbaud ». le programme du concours d’attaché et popularisé par Mais Lénine (Le Journal du dimanche, 25 mars d’administration. Un sadique ou un Mai 68. Le Lénine du juste moment » 2017). imbécile, choisissez, avait mis dans © DR

91 92 LE DICTIONNAIRE DE LA POLITIQUE

le programme d’interroger les concur- chez lui, Emmanuel Macron écrit des PASSAGE (LE) « Nous avons fait une longue promenade, rents sur La Princesse de Clèves. Je carnets, des pensées, des scènes. Il a  l’après-midi, avant de rentrer. Comme je ne sais pas si cela vous est souvent déjà des centaines et des centaines de arrivé de demander à la guichetière pages. » voulais éviter la région de Blois et de Gué- ce qu’elle pensait de La Princesse de de-Chambord, j’ai préféré partir en direction Clèves… Imaginez un peu le spec- ème de l’ouest. » tacle. » Ce best-seller du xvii siècle NOBEL (PRIX) est entré dans la Pléiade en 2014.  Valéry Giscard d’Estaing, Le Passage

LISEUR (LE) « Nous avons fait une longue prome-  nade, l’après-midi, avant de rentrer. NORMALE SUP’ PLAGIAT Comme je voulais éviter la région de   Pseudonyme sous lequel Jean Jau- Blois et de Gué-de-Chambord, j’ai pré- rès a signé 87 critiques littéraires, féré partir en direction de l’ouest. » « Acte de quelqu’un qui, dans le publiées dans La Dépêche, entre domaine artistique ou littéraire, 1893 et 1898. « Natalie s’est levée et est entrée dans donne pour sien ce qu’il a pris à la salle de bains. – Est-ce que je peux l’œuvre d’un autre. » (Larousse) utiliser ta brosse à cheveux ? » Synonymes : « Citations libres », MACRON Rama Yade répondant au « Petit (EMMANUEL) Premier roman de l’académicien « Nous parcourions la nuit ensemble, Le président Emmanuel Macron Journal » de Canal + qui avait relevé  Valéry Giscard d’Estaing qui raconte dans une passion ardente et sauvage a échoué deux fois au concours onze articles recopiés sans être cités la rencontre d’un notaire de pro- où je me découvrais davantage de d’entrée. Georges Pompidou, Alain dans son livre Plaidoyer pour une ins- Écrivain En 1963, Charles de Gaulle figu- vince amateur de chasse et d’une liberté que je ne m’en serais prêté. » Juppé, Bruno Le Maire, Laurent truction publique. français, rait dans la liste des quatre-vingts jeune auto-stoppeuse. Extraits : Wauquiez, Laurent Fabius, Michel auteur de lauréats potentiels, parmi lesquels Sapin, Marisol Touraine, Matthias trois textes figuraient Samuel Beckett, Vladimir « – Bonjour, Natalie, lui ai-je dit. MOLIÈRE (CLAUSE) Fekl l’ont réussi. jamais Nabokov. Le prix fut remis au poète – Bonjour, m’a-t-elle répondu. »  publiés : et diplomate grec Giorgos Seferis. un roman Le Général est entré dans la Biblio- « Ainsi, le froid est venu. J’ai appelé épistolaire thèque de la Pléiade en 2000, avec le plombier pour qu’il vérifie la chau- sur les ses Mémoires. dière et qu’il la remette en marche. » Aztèques, une his- « Je la porte en direction de mon lit. toire d’amour assez classique et un OPPOSITION Elle est lourde, mais sans que son autre autour d’une pianiste. « Comme  poids représente un effort trop pénible je n’étais pas content, je ne les ai pas pour moi. » Surnom donné à une mesure visant donnés à un éditeur. Mais la litté- « Passer sa vie dans l’opposition est à imposer entre autres l’usage du rature nourrit mes discours et mon pour un homme politique ce que serait « Le restaurant avait droit à une étoile français sur les chantiers publics. action. J’écris toujours. » (Franz-Oli- pour un poète se condamner à lire et et deux fourchettes dans le guide Cette clause a notamment été adop- vier Giesbert, « Le Fils du soleil et à juger les vers des autres. » Georges Michelin. C’était rassurant. Pour la tée en février 2017 par la région du vent », Le Point, 30 mars 2017) Pompidou, Georges Pompidou et la qualité du décor, nous verrions bien Auvergne-Rhône-Alpes sous l’im- Selon Franz-Olivier Giesbert, « tous modernité, Éditions du Centre Pom- sur place. » pulsion de son président Laurent

les soirs ou presque, quand il rentre pidou, 1999. © DR Wauquiez.

93 94 « À 16 ans, j’ai quitté tielle de 2002. Le Robin des bois de ma province pour Paris […] RÉDACTION la gauche remporte alors 3,37 % des D’ÉTAT-MAJOR suffrages. J’étais porté par l’ambition  dévorante des jeunes loups de ROTONDE (LA) Balzac. »  Emmanuel Macron

RASSEMBLEMENT DÉMOCRATIQUE RASTIGNAC RÉVOLUTIONNAIRE (EUGÈNE DE)  

« À 16 ans, j’ai quitté ma province pour Paris […] J’étais porté par l’ambition dévorante des jeunes loups de Bal- ZADIG & VOLTAIRE ZOLA (TÉLÉ) zac. » Emmanuel Macron, Révolu-   tion, XO éditions, 2016. « Le maréchal n’a jamais fait la diffé- Brasserie où Emmanuel Macron rence entre un livre et une rédaction a célébré les résultats du premier Œuvre littéraire qui a le plus mar- Nom de la télé libre créée par d’état-major » (Charles de Gaulle à tour de l’élection présidentielle le qué Frédéric Lefebvre : « C’est une Jean-Luc Mélenchon au début des propos de Philippe Pétain, dont il 23 avril 2017 en compagnie des écri- leçon de vie, je m’y replonge d’ailleurs années 80. a été le nègre littéraire pour son vains Erik Orsenna et Philippe Bes- assez souvent. » (Bastien Hugues, — manuscrit La Guerre mondiale 1914- son. Cet ancien café littéraire avait Le Figaro.fr, 2 avril 2011). Lectures 1918, jamais publié de son vivant et notamment pour clients Guillaume conseillées : Le Capital de Marks & Parti politique cofondé en 1948 par retrouvé dans un carton à l’occasion Apollinaire, Blaise Cendrars, André Spencer, Triste Tropicana de Claude Jean-Paul Sartre. L’organisation d’un déménagement en 2006, dans Breton, Louis Aragon, Jacques Pré- Levi’s 510, (Twitter : 1#bibliole- compte parmi ses adhérents les la région de Toulouse). vert et Raymond Queneau ou encore febvre). écrivains surréalistes André Breton Ernest Hemingway. et Benjamin Péret. Faute d’effectifs suffisants, Jean-Paul Sartre démis- ROBIN HUE sionne en 1949 et rejoint en 1952 le  Parti communiste jusqu’en 1956 et l’insurrection de Budapest, écrasée Surnom donné par Frédéric Beigbe- « C’est une leçon de vie, je m’y par les chars soviétiques. der au candidat Robert Hue lorsque replonge d’ailleurs assez souvent. » l’ancien publicitaire et auteur de 99 francs a orchestré sa campagne Frédéric Lefebvre à propos

d’affichage pour l’élection présiden- © DR de Zadig & Voltaire

95 96 HENRI GUAINO « J’ÉCRIS DANS LA DOULEUR »

ENTRETIEN

« L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » et le discours de Dakar, c’est lui. Entre 2005 et 2012, Henri Guaino, en tant que conseiller spécial, a été l’auteur de très nombreux discours de Nicolas Sarkozy. Il s’était au préalable fait la main auprès de Philippe Séguin et de Jacques Chirac. Dans cet entretien, celui qui est devenu député en 2012 revient très concrètement sur sa conception du discours politique et de l’art oratoire.

PROPOS RECUEILLIS PAR LORIS BOICHOT PHOTOS PATRICE NORMAND/LEEXTRA

992. Nous sommes en pleine campagne du réfé- l’éloquence à l’Assemblée. Il s’agissait d’une « exception 1 rendum sur le traité de Maastricht. Et vous d’irrecevabilité » : le temps de parole pour la défendre écrivez votre premier discours pour Philippe Séguin avait la particularité d’être en ce temps-là illimité. qui défend le « non ». Votre premier discours est donc un discours qui C’est le discours de Philippe Séguin. À sa demande, a dit « non ». j’ai travaillé avec lui sur ce texte fondateur. C’était La politique, la vraie, la politique comme irruption de la première fois de ma vie que je me livrais à ce genre la volonté humaine dans l’histoire, commence par la d’exercice. Philippe Séguin était un grand orateur et volonté et le courage de dire « non » à tout ce qui menace un homme politique que j’admirais. Il avait une vraie d’asservir un homme ou un peuple. Sinon à quoi sert densité intellectuelle et il ne confondait pas la politique la politique ? C’est la définition que Malraux donne avec la communication. Je garde de ce moment une du gaullisme : « La force du “non” dans l’histoire ». La grande fierté, parce que, chose si rare en politique, ce conquête de la liberté commence par le « non ». C’est discours n’a pas vieilli. À la relecture, on ne peut être que un « non » qui permet, après, de dire « oui ». C’est très frappé par son actualité et sa clairvoyance, quel que soit camusien, le Camus de L’Homme révolté. Tout commence le choix que l’on ait fait à l’époque. Un discours de trois par là. Si vous acceptez tout, il n’y a plus de politique, heures. À cette époque, il y avait encore de la place pour puisqu’il n’y a plus de volonté.

97 98 « Rien ne m’exaspère plus que les discours, comme ceux de Fillon, avec des mots dont on ne tire aucune conséquence. Un peu comme s’il ne s’agissait que de faire des clins d’oeil. Quand j’entends

HENRI un discours politique, la question me vient toujours : il y a quoi derrière ? GUAINO Il propose quoi ? Qu’est-ce qu’il a envie de faire ? »

C’est avec cette allocution de Séguin qui dit « non » Il y a eu un enchaînement de circonstances. J’ai discuté Donc vous avez infléchi le ton de la campagne ? discours doit plus que jamais être le sien : il faut mettre à Maastricht que vous devenez plume politique ? avec Sarkozy, que je connaissais bien et que je voyais Je pense que oui, avec lui. Fait remarquable pendant en forme ce qui sort de lui. C’est très personnel. Ça doit Oui, sauf que je déteste ce terme de « plume », ou comme régulièrement. Il ne faut pas oublier que Séguin, lorsqu’il toute la campagne, les gens écoutent en silence, signe être un instant de vérité. l’on disait jadis de « nègre ». Ce n’est pas un problème était président du RPR, l’avait nommé secrétaire général de l’attention, de la communion, du partage. Je sens Quelle est la part de Nicolas Sarkozy dans ses d’ego, mais je ne suis pas un écrivain public et une plume, du RPR. On se connaissait depuis cette époque. C’est Nicolas Sarkozy à l’aise au point que, peu à peu, il discours, au-delà de la voix et de l’incarnation ? ça ne pense pas. Une plume, c’est serve, ça répond à la l’un des rares hommes politiques de sa génération à théorise lui-même ce silence et ce partage qui manque- Tous ses discours sont la mise en forme de ce qu’il a commande. Moi, je veux bien contribuer à des projets croire encore à la politique, à croire qu’elle peut changer ront sans doute à la campagne de 2012. envie de dire. On discute beaucoup. Pour les écrire, il politiques, à la construction d’une pensée, d’une vision, quelque chose quand l’idéologie dominante est celle de Pourtant, il y a l’idée selon laquelle Nicolas faut parvenir à un accord sur le fond, avant d'avoir un d’un dessein, mais ce n’est pas ma vocation ni d’ailleurs l’impuissance publique. On discute en 2006. Je lui dis : Sarkozy a participé, comme « téléprésident », accord sur la forme. Même si le style « sert à sortir de mon caractère d’écrire sous la dictée des autres, dès lors « Le candidat atlantiste, communautariste, libéral, ne sera « omniprésident », avec des phrases courtes, une soi ce qu’on a envie de montrer », comme dit Céline. Un qu’il ne s’agit pas de contribuer à la défense d’une cause jamais élu. » Et puis, à cette époque, il ne parle jamais de la expression relâchée, à l’affaiblissement du discours discours politique qui ne vient pas du fond de l’être ne commune, à la mise en forme d’un idéal partagé. « France », il parle toujours des « Français ». Je lui rappelle politique… porte pas. La véritable éloquence n’est pas artificielle. Comment vous définiriez-vous alors, pendant que « l’élection présidentielle, c’est un rapport à la France. C’est une idée fausse. Au moins jusqu’à la campagne L’anaphore « J’ai changé », dans le discours du 14 ces années auprès de Séguin, puis de Sarkozy ? On ne peut pas ne pas parler de la France ». Je pense à de 2012, aucun des grands discours de Nicolas Sarkozy janvier 2007, c’est lui ? Écrivain ? Conseiller ? Michelet : « La France est une personne. » Un jour, Nicolas candidat ou président n’est « relâché ». On aime ou on Oui. Il veut dire « J’ai changé » et « Le petit Français de J’ai trop de respect pour le mot « écrivain » pour nommer Sarkozy me dit : « Je vais à Nîmes faire un discours dans n’aime pas, mais ce sont des textes écrits, construits. sang mêlé ». Il y a beaucoup de monde ce jour-là, porte de ainsi mon rôle. Séguin écrivait, je l’aidais du mieux que je quelques semaines. Est-ce que tu veux m’aider à écrire un Le risque de relâchement, c’est celui de l’improvisa- Versailles, et pas beaucoup de bruit. Il y a de l’émotion pouvais dans des combats intellectuels et politiques qui discours sur la France ? » Je lui réponds : « Pourquoi pas ? » tion. Un candidat à la présidence de la République, et a partagée, mais les phrases ne sont pas écrites seulement nous étaient communs. Auprès de Nicolas Sarkozy, j’étais Je rentre chez moi, j’écris. Je me dis à chaque ligne : « Il fortiori un président, devrait toujours éviter de prendre pour émouvoir, pour la forme. Il y a une idée politique comme Jacques Attali auprès de François Mitterrand ou ne dira jamais ça. » Je le lui envoie. Ses collaborateurs ce risque, quel que soit son talent oratoire. Nicolas derrière chacune d’elles. Rien ne m’exaspère plus que Jérôme Monod auprès de Jacques Chirac, « conseiller abîment un peu le texte, mais l’essentiel demeure. C’est Sarkozy contribue plutôt à réhabiliter l’art du discours les discours, comme ceux de Fillon, avec des mots dont spécial ». Le discours est une manière de donner une un discours politique à l’ancienne, comme on n’en fait politique. On ne fait plus depuis longtemps, en tout cas on ne tire aucune conséquence. Un peu comme s’il ne forme partageable à la politique, et par là même de la plus depuis de longues années. Obama réhabilitera ce depuis Mitterrand, de discours comme il en a fait en s’agissait que de faire des clins d’œil. Quand j’entends façonner et de faire bouger les lignes. Le problème de type de discours pendant sa propre campagne. Nicolas 2006, et en 2007. À l’ère de Twitter et de l’hypertexte, un discours politique, la question me vient toujours : il y la politique est toujours de construire un récit compré- Sarkozy m’appelle la veille du discours et me dit : le discours politique, en étant amplifié par les réseaux a quoi derrière ? Il propose quoi ? Qu’est-ce qu’il a envie hensible, parce que la politique se fait toujours avec les « Est-ce que tu veux m’accompagner à Nîmes ? » Je prends sociaux, peut encore jouer un rôle décisif. On voit très de faire ? La plupart du temps, rien : des mots vides qui autres. À ne pas confondre avec le storytelling qui relève l’avion avec lui. Il prononce son discours devant 5 000 bien l’importance du discours de Hollande au Bourget se penchent dans le vide. En politique, les mots doivent seulement de la communication. Pour mettre en forme personnes. C’est le premier discours vraiment marquant en 2012, comme l’importance du discours de Chirac en être des actes, se prolonger par des décisions. Il faut la politique, il faut des mots, des phrases, des textes qui de la pré-campagne, en mai 2006. Et à la fin, des gens 1995, porte de Versailles. que tout se tienne. Quand de Gaulle parle de l’indépen- préparent le terrain à l’action. Donc j’essaye de le faire viennent le voir et lui disent : « Merci, vous avez parlé de Un autre discours a eu lieu à la porte de Ver- dance nationale ou de la souveraineté du peuple, on avec Séguin, puis je me dis qu’après lui, je ne le ferai nous. » Comme quoi, quand on parle bien de la France, on sailles : le discours d’investiture du candidat Nicolas est sûr d’une chose : il y a un contenu, ça va se traduire plus. Mais l’histoire s’est déroulée autrement. Parfois, parle aux Français… Il le comprend et il en redemande. Sarkozy le 14 janvier 2007, qui a lancé sa campagne. dans une politique, une attitude, un comportement, elle vous aspire. Ce fut le cas. Je sens alors que je peux écrire et faire de la politique Combien de temps avez-vous passé à le travailler ? des décisions. C’est facile de dire : « la souveraineté », Qu’est-ce qui vous a convaincu de rejoindre comme j’ai toujours eu envie d’en faire, et peser sur une Longtemps. On y travaille trois semaines au moins. On « la nation ». Il faut qu’on sente qu’il y a une réflexion, Nicolas Sarkozy en 2006 ? campagne qui, au départ, ne me plaisait pas du tout. y réfléchit très tôt, on discute beaucoup, parce que ce une pensée, et ensuite une volonté d’agir dans ce sens.

99 100 « En 2012, Nicolas Sarkozy fait tellement de discours que la plupart sont improvisés. Comme il a un certain talent oratoire, il se laisse aller. Parce que vous ne pouvez pas écrire deux discours par jour, sinon vous vous desséchez complètement. »

Aujourd’hui, il y a trop de programmes en forme de serions jamais partis en vacances. Je me souviens d’une catalogue de ventes par correspondance et pas assez de jolie formule de Pasqua, qui disait avec son accent ini- sens dans les mots. mitable (il imite) : « Si la justice sociale est de gauche, alors Pendant la campagne de 2007, vous avez brouillé je suis de gauche. Si l’ordre et l’autorité sont de droite, alors les pistes entre droite et gauche, en citant Blum et je suis de droite. » C’est cela aussi le gaullisme. Jaurès. Pourquoi ? Quelles étaient les singularités de la campagne Je suis un adepte de la triangulation (stratégie théorisée de 2012 par rapport à celle de 2007 ? en 1995 par Dick Morris, conseiller de Bill Clinton, En 2012, Nicolas Sarkozy fait tellement de discours que consistant à emprunter les idées des adversaires pour la plupart sont improvisés. Comme il a un certain talent mieux les prendre à revers – NDLR). Je l’ai toujours été, oratoire, il se laisse aller. Parce que vous ne pouvez pas non pas pour brouiller les pistes, mais parce que, ayant écrire deux discours par jour, sinon vous vous desséchez grandi dans la tradition gaullienne, le clivage droite- complètement. Donc il improvise, sauf pour les grands gauche ne me concerne pas. En 2007, aux journalistes discours, qui sont rédigés, travaillés et qui fonctionnent qui me reprochent ce « brouillage », je réponds toujours : très bien, si l’on peut dire, comme ceux du Trocadéro, de « Vous êtes contre les congés payés vous ? » la Concorde, de Villepinte, même si de temps en temps, Le discours politique n’a pas de bord ? il rajoute une phrase ou un mot par-ci par-là… Mais dans Si, mais ce n’est pas une question de droite ou de les discours improvisés, on s’éloigne vite de la convic- gauche. En tout cas, du point de vue des idées, et surtout tion que nous avions partagée en 2007. Un discours pas dans un discours présidentiel. D’abord, pour qu’il y politique ne provoque pas les hurlements hystériques ait un bord, encore faudrait-il qu’il y ait des rives et le de la salle, il suscite l’attention et comme une forme moins que l’on puisse dire c’est que, s’il y a des rives, de communion. Si l’orateur, au lieu de faire partager elles ne sont pas stables : le sens des mots « gauche » quelque chose à son auditoire et à travers eux, à ceux et « droite » a beaucoup changé dans l’histoire. Et puis, qui ne sont pas dans la salle, se laisse aspirer par leur vous savez, il y a trois façons de dépasser le clivage enthousiasme, se laisse aller à ne leur dire que ce qu’ils partisan droite-gauche : le fascisme, le centrisme, type veulent entendre, c’est raté. Je l’apprends en écoutant troisième force sous la IVème République, et le gaullisme Philippe Séguin, lors d’un congrès du RPR au Bourget ou le bonapartisme. Je suis gaulliste. En 2007, on a voulu en 1990, en pleine crise ouverte entre Pasqua, Séguin, faire une « campagne de désaffiliation » : une idée n’est et Juppé, Balladur, Chirac. Les orateurs parlent dans le pas bonne parce qu’elle est de droite ou mauvaise parce brouhaha. Il y a toujours la moitié de la salle qui hue, qu’elle est de gauche. Je rends grâce à Nicolas Sarkozy qui crie. Séguin arrive, prend son pupitre, commence de ne s’être jamais posé la question pendant tout son d’une voix sourde, avec un discours très construit. Au quinquennat. La demande serait de gauche et l’offre de bout de cinq minutes, il y a moins de bruit. Au bout de droite ? C’est ridicule. La Sécurité sociale, c’est de droite sept à huit minutes, tout le monde écoute. C’est cela un ou de gauche ? Et les congés payés ? Sans les congés discours politique réussi : un discours qui fait venir à soi payés, ni ma grand-mère, ni ma mère, ni moi-même ne les auditeurs, et non pas un discours par lequel l’orateur

101 102 « Quand vous êtes conseiller spécial à l’Élysée, vous n’avez pas d’autre choix que d’écrire la nuit. J’ai besoin de prendre mon temps. Je peux passer une heure

HENRI sur une phrase. Quand j’entends certains discours bâclés, GUAINO je me dis : “J’espère que ceux qui font ça ne sont pas payés.” » essaie de se nourrir de l’énergie de la salle. profite pour le corriger. Je découvre ça en arrivant là-bas. dire. Et la veille, le président ou le ministre trouve son Vous écriviez d’une traite ? C’est ce qui a péché pendant la campagne de 2012 ? C’est la plus grosse engueulade qu’on ait eue avec les discours dans son dossier. Après, il ne faut pas s’étonner Il m’est arrivé d’écrire en deux ou trois fois, mais le plus Oui, je pense que ça a joué un rôle. Après Bayonne conseillers. Le président a essayé de calmer les esprits que ce ne soit pas exactement ce qu’il veut dire. Moi, souvent d’une traite. Un discours, c’est un tout. C’est (en pleine campagne présidentielle de 2012, Nicolas échauffés. Moi, je ne suis pas une plume. Des plumitifs, je n’ai jamais commencé un discours sans poser la linéaire, il faut tirer un fil. Si les gens lâchent le fil, c’est Sarkozy s’y était fait huer et insulter par des manifes- il y en a plein. Ce n’est pas mon cas. Si je viens travailler question : « Tu veux dire quoi ? » On discute. Si je ne suis fini. Vous ne pouvez pas vous permettre de faire des tants – NDLR), il y a eu la tentation de s’enfermer dans avec quelqu’un, ce n’est pas pour envoyer mon travail pas d’accord, un autre écrit le discours. Celui qui écrit allers-retours. Un bon discours, c’est un discours qui le cercle des militants, des sympathisants. À la fin, on à tous les membres de la hiérarchie du cabinet et qu’ils doit être convaincu par ce qu’il écrit. coule du début à la fin. Il peut y avoir plusieurs idées, finit toujours par se laisser emporter par leurs passions. y mettent leur pâte. L’entourage est toujours là, il lit le Vous avez fait beaucoup de concessions dans ce mais il faut qu’elles s’enchaînent les unes aux autres. Le contraire de cette « quête du silence » que vous discours, fait des remarques, et puis il fait pression. Ce travail de coécriture ? Vous privilégiiez les phrases courtes et percu- avez théorisée en 2007 ? que je veux, c’est que le discours soit transmis directe- On fait toujours des concessions. Mais en général, je tantes ? Une salle qui se tait, ça ne trompe pas. Les gens ne ment au président, je ne veux pas qu’on corrige dans passe tellement de temps à choisir les mots que j’ai un Non, les phrases peuvent être longues, pourvu qu’elles regardent pas leur portable, ne parlent pas au voisin. Il mon dos n’importe quoi. Je veux bien faire des conces- peu de mal à en faire. Pour que ça fonctionne, il faut que soient rythmées. Ce qui est vrai, c’est que plus votre n’y a pas de chuchotement, de bruit, ils vous écoutent sions, mais on en discute. Sinon, ce n’est pas la peine de l’on discute avant et qu’il y ait une complicité. Si ce n’est auditoire est important, plus le texte doit être rythmé, tous. Quand vous obtenez le silence dans une salle de travailler autant. Mais ce sont les deux seules fois. pas le cas, il vaut mieux s’en aller. scandé. Alors il faut s’appuyer sur des répétitions : les 10 000 ou de 20 000 personnes, vous êtes sûr qu’il se Quelles étaient vos relations avec les autres On vous a déjà vu, en réunion publique, mimer fameuses anaphores. passe quelque chose. plumes, Camille Pascal et Marie de Gandt ? du bout des lèvres les discours que Nicolas Sarkozy Dans les discours de Nicolas Sarkozy, vous avez Vous avez connu des différends avec Nicolas De bonnes relations, amicales. Marie de Gandt faisait prononçait. C’était systématique ? mis à l’honneur les anaphores. Sarkozy sur l’écriture d’un discours ? surtout les discours de remises de décoration, des Bien involontairement. C’est juste instinctif sur le L’anaphore est une figure de style utile dans le discours Avec lui, non. discours de circonstance. Moi, j’ai choisi les sujets que moment. Le fruit de l’imprégnation et de l’implication. politique. Si c’est mal fait, c’est ridicule. Si c’est bien fait, Avec qui ? je voulais. Après, c’était l’affaire du cabinet de Guéant. Vous connaissez certains discours par cœur ? c’est très efficace pour parler à des foules. Il faut trouver Avec l’entourage, les autres conseillers. Il y a un clash en Dans Scènes de la vie quotidienne à l’Élysée, Non. Je ne les ai pas appris par cœur. Ce ne sont pas des les bonnes figures de style. Chacun les prononce àsa 2006, avant la campagne. C’est un discours sur la mon- Camille Pascal raconte un discours de vœux à la poèmes, ni des pièces de théâtre. façon. Quand je fais des discours avec Séguin, ce qu’il dialisation, à Saint-Étienne. Il paraîtrait aujourd’hui Culture. Camille Pascal le remet à Nicolas Sarkozy, Vous les disiez à voix haute en les écrivant ? dit ne ressemble jamais à la façon dont moi je le dirais. très modéré, mais à l’époque, la mondialisation est une qui commence son intervention par : « Je ne suis Parfois, mais on n’a pas toujours besoin de parler à voix Sarkozy pareil : je ne dirais pas les mots comme lui. Mais vache sacrée qu’on ne peut pas critiquer. J’ai beaucoup pas venu ici vous faire un discours que vous avez déjà haute pour se mettre en tête la musique des mots. je le sais quand j’écris. Et j’ai dans la tête la façon dont il travaillé et je découvre que certains ont corrigé le entendu. » Il se détache complètement de ce qui lui a Comment se déroulait votre travail d’écriture ? va les prononcer. Il y a des choses que je peux écrire avec discours dans mon dos avant qu’il ne soit transmis à été rédigé et n’en conserve que la structure. Est-ce Vous aviez des petits rituels ? Séguin que je sais ne pas pouvoir écrire avec Sarkozy. Nicolas Sarkozy. C’est trop tard pour le changer. Quand qu’il vous est déjà arrivé de constater que le discours Non, mais quand vous êtes conseiller spécial à l’Élysée, Sarkozy aurait-il pu se saisir de « la fracture Nicolas Sarkozy finit son discours, il dit : « Discours de prononcé n’était pas celui que vous aviez écrit ? vous n’avez pas d’autre choix que d’écrire la nuit. Le sociale » que vous avez mise dans la bouche de merde. » Parce que ça ne tient pas debout, c’est lamen- Non. Je pense que je serais parti. Je ne passe pas des jour, vous avez des réunions, des dossiers. Je ne sais pas Chirac ? table, fait de bric et de broc. Après, on n’a plus corrigé nuits blanches à écrire, du temps à discuter pour rien. écrire une heure, puis faire autre chose, puis revenir Oui, mais différemment. Chirac le fait à sa façon, l’a dans mon dos, sauf une fois, en novembre 2007, pendant Cela dit, la pratique dans les cabinets est trop souvent écrire une heure. J’ai besoin de prendre mon temps. Je prononcé à sa façon. Je pense que Sarkozy est parfaite- le voyage d’État aux États-Unis. J’ai écrit le discours de la suivante : le directeur de cabinet répartit les discours peux passer une heure sur une phrase. Quand j’entends ment conscient en 2007 de l’état de la société. Je pense Nicolas Sarkozy devant le Congrès. Je ne suis pas dans entre les conseillers, selon les thèmes. Personne ne certains discours bâclés, je me dis : « J’espère que ceux qui qu’il n’aurait pas autant abîmé les mots que les discours l’avion du président et le conseiller diplomatique en va demander au président ou au ministre ce qu’il veut font ça ne sont pas payés. » chiraquiens.

103 104 « Si vous n’êtes pas touché par ce que vous écrivez, vous aurez du mal à toucher ceux qui vous écoutent,

HENRI à moins d’être un bon comédien ou un beau menteur, GUAINO bref un politicien. »

« Abîmé », pourquoi ? C’est exagéré. Mais il m’arrive d’être ému. Parfois des sens du terme, s’est réfugié chez les extrêmes, comme Le discours de Dakar, prononcé par Nicolas Parce que des gens autour de Chirac ne comprenaient sujets sont très émouvants : quand j’ai fait l’éloge on a pu le voir avec Mélenchon pendant la campagne Sarkozy en juillet 2007, a été vivement critiqué pour absolument rien à la politique ni à l’art oratoire. Il n’y funèbre de Séguin, le discours sur les « Malgré-nous » présidentielle. la phrase : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme a rien de plus emmerdant qu’un discours de Chirac. d’Alsace et de Moselle, l’hommage au dernier poilu. Il Nicolas Sarkozy a beaucoup dit « je » sous votre africain n’est pas assez entré dans l’histoire. » Vous en Dans ses discours, tous les corps de métiers sont passés y a des sujets graves, comme la crise financière, quand plume. Pourtant, vous citez Michel Serres dans changeriez un mot ? en revue comme autant de clientèles. Autant il met de le risque de panique grandit et qu’il faut lutter contre votre livre La Sottise des modernes : « Plus je suis “je”, Non, pas un mot. Il ne faut jamais céder à la bêtise et à lui-même dans le contact humain, autant il n’habite l’angoisse et la défiance avec des mots. Si vous n’êtes moins je pense et moins j’agis. » la mauvaise foi, à ceux qui font de la victimisation de pas ses discours qui sont très mécaniques et ennuyeux. pas touché par ce que vous écrivez, vous aurez du mal Oui, mais le « je » de Michel Serres renvoie à ce que l’Afrique leur fonds de commerce, à ceux qui tordent les On sent que cela ne l’intéresse pas. Je me souviens du à toucher ceux qui vous écoutent, à moins d’être un bon j’appelle le « narcissisme ultime du “moi”». Mais on ne mots, déforment les propos, font des procès d’intention. discours qu’on lui a fait avec Séguin, le fameux discours comédien ou un beau menteur, bref un politicien. Mais comprend rien si l’on ne fait pas la différence entre le C’est ainsi que la phrase : « L’homme africain n’est pas de la porte de Versailles, en février 1995, qui a marqué en politique, la manipulation a ses limites : « On ne peut « je » et le « moi ». Du président, on attend qu’il dise « je » : assez entré dans l’histoire » est devenue « il n’est pas entré un tournant dans la campagne. Il nous envoie un pas mentir tout le temps à tout le monde. » La sincérité a « je sais », « je tranche »… Il est là pour gouverner, pour dans l’histoire » ou même « l’Afrique n’a pas d’histoire » ! discours très médiocre en nous demandant : « Qu’est-ce partie liée avec la crédibilité. personnaliser le pouvoir. On élit quelqu’un, pas une Ainsi, du constat que malheureusement les peuples que vous en pensez ? » On décide de le refaire. On écrit et Dans L’Étrange Renoncement (1998), vous idée abstraite. Quand Chirac dit : « Je décide, il exécute. » d’Afrique demeurent en partie privés du droit, de la on envoie au fur et à mesure les pages à l’hôtel de ville. constatez : « Quinze ans de même politique, de mêmes « Je décide », ça veut dire « je prends mes responsabilités », liberté d’écrire eux-mêmes leur propre histoire, on est Et là, Chirac fait relire par son entourage… (Il soupire) discours, quinze ans à faire toujours la même chose. » mais « moi », c’est autre chose. Le « moi » n’est pas tourné passé au procès en mépris, en racisme et je ne sais quelle Ah, qu’est-ce qu’il l’abîme ce beau discours… Mais, enfin, Est-ce un aveu de l’inutilité des mots, d’une répéti- vers l’action, la décision, l’exercice d’une autorité, il autre imbécilité, parce que, naturellement, Sarkozy il en reste l’enveloppe, un peu de souffle. Ça suffit, c’est tion permanente du discours politique ? est tourné vers « soi ». La présidentialité, c’est « je » et ne pouvait être que méprisant et raciste… Mais quand assez pour faire bouger les lignes. Ça ne s’est pas arrangé depuis : tous les partis dits de « nous », pas « moi ». Césaire dit : « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande Revenons à votre travail auprès de Nicolas gouvernement défendent au fond depuis des décennies Nicolas Sarkozy a-t-il abusé du « moi » ? scène de l’histoire », personne n’y trouve rien à redire. On Sarkozy. Vous écriviez à l’ordinateur ou à la main ? la même orthodoxie, les mêmes dogmes, inlassablement Oui, mais c’est sa nature. C’est quelqu’un qui ne sait a aussi critiqué l’expression « l’homme africain ». Mais il À la main. J’ai besoin de l’écriture cursive pour exprimer répétés avec les mêmes mots et presque toujours les pas dissimuler ses sentiments, ses émotions. C’est une y a aussi un homme occidental, un homme méditerra- quelque chose. Je peux écrire des petits textes à l’ordi- mêmes reniements. Le discours « macronien » est la qualité humaine. Mais justement, le souverain ne peut néen, un homme européen. Cela ne veut pas dire que nateur, mais détacher chaque lettre, c’est quelque chose quintessence de ce conformisme que l’on appelle dans pas être « humain trop humain ». Il doit prendre en tous les occidentaux, tous les Européens sont iden- qui ne m’est pas naturel. J’ai besoin qu’il y ait un lien les années 90 la « pensée unique » ou « le cercle de la partage les joies, les peines des autres, pas leur faire tiques. Mais cela veut dire qu’une dimension commune entre la main et la pensée. Giono écrivait des textes raison », en rassemblant tous ceux qui sont d’accord partager les siennes. Nicolas Sarkozy, d’une certaine les relie les uns aux autres. Ces expressions n’ont jamais magnifiques à la machine à écrire, mais moi je ne sais avec cette politique dans les partis de gauche et de façon, est « humain, trop humain ». C’est très intéressant, offusqué personne. Et là, brusquement, l’antiracisme pas faire ça. droite. Mais il faut prendre ce discours pour ce qu’il est ce qui s’est passé le soir de la défaite en 2012, avec le en fait son miel. Mais quand on voit le racisme partout, Selon un « indiscret » du Point d’octobre 2013, depuis les années 80 : non pas un discours politique, discours d’adieux à la Mutualité. Là, il parle de lui, et même là où il n’est pas, on finit par nourrir le racisme, Nicolas Sarkozy aurait confié à des élus vous avoir mais un signe d’appartenance aux milieux du pouvoir, là les gens sont émus alors que pendant le quinquen- comme le fait remarquer Lévi-Strauss à propos de vu pleurer en lui remettant un discours. Vous lui au cercle des puissants, le « politiquement et intellec- nat il les exaspérait. Pourquoi ? Parce qu’il n’est plus le l’attaque en règle complètement folle qu’il subit avec auriez dit : « C’est votre discours de demain, Monsieur tuellement correct », de ceux qui ont vocation à diriger, souverain. Il est redevenu comme eux. Et là, les gens sa conférence « Race et culture », qui est pourtant un le président, je viens de le finir, il est trop émouvant. » à commander, à gouverner. C’est un discours codé pour peuvent partager quelque chose de son « moi ». À cet texte profondément antiraciste… Bon, il faut dire que la Il vous arrivait donc de verser une larme devant vos leur dire : « Je parle le même langage, je partage les mêmes instant, ce n’est plus qu’un homme comme les autres, plupart des critiques n’ont pas lu le discours ou étaient écrits ? idées que vous. » Du coup, le discours politique, au vrai avec ses peines, ses déceptions, ses émotions. de toute façon décidés à y voir ce qui ne s’y trouvait pas.

105 106 HENRI GUAINO

« Le seul qui a donné du souffle à ses discours, c’est Mélenchon. On peut être en désaccord avec ses idées, mais c’est le seul qui dit des textes construits en essayant de toucher les gens, en ne faisant pas de concession démagogique sur la langue. »

Oui. Mais cela n’offre aucune deux cas, ce sont des textes parfaitement structurés, Je n’ai jamais beaucoup aimé l’ombre, je suis un enfant garantie contre la polémique. Il faut dans une langue impeccable, souvent belle d’ailleurs. du midi, du soleil, de la lumière. On me l’a d’ailleurs seulement se souvenir que celui Le discours politique n’est pas dépassé, il n’est pas du beaucoup reproché. Je préfère écrire pour moi-même, qui écrit n’est pas maître du sens tout affaibli par les réseaux sociaux, au contraire, on se être responsable de ce que je dis. Mais ce fut une expé- des mots. Lorsque vous employiez rend compte qu’ils lui offrent une caisse de résonnance rience extraordinaire de peser sur l’histoire avec des le mot « race », il y a cent ans, ça incomparable. À force de critiquer la « verticalité » du mots. n’avait pas la même signification, discours politique au nom de la démocratie participa- Vous aimeriez prêter à nouveau votre plume à un la même résonance qu’aujourd’hui. tive, de « l’horizontalité » des réseaux sociaux qui met à homme politique aujourd’hui ? Il y a cent ans, on pouvait sans égalité tous les points de vue ; à force de plaider pour la Non. doute dire « travail, famille, patrie ». réactivité, la simplification, le raccourci, la désintégra- C’est ce que vous disiez déjà après Séguin, avant Aujourd’hui, on ne peut pas, parce tion du texte et de la langue, on engendre l’affaiblisse- de rejoindre Nicolas Sarkozy. qu’entre-temps il y a eu Vichy. Les ment de la pensée. Du coup, en croyant parler à tout le Oui, mais pour moi la page est tournée. mots prennent les significations monde, la politique ne parle plus à personne, elle ne dit Est-ce que vous continuez à écrire ? que l’histoire leur donne et ils ont plus rien, plus rien qui vaille la peine d’être écouté et Oui, bien sûr, tant que j’aurai quelque chose à faire une résonnance différente selon les partagé. partager. circonstances, la psychologie col- Donc pour vous, il n’y a pas de technicisation du Pourquoi être si catégorique ? lective... discours politique, de perte de la valeur des mots… Parce que j’écris toujours dans la douleur, a fortiori quand Est-ce qu’aujourd’hui vous Il n’y a pas d’affaiblissement du discours politique ? c’est pour les autres. Et puis j’aspire à être moi-même. À retrouvez le souffle de vos Si, il y a un affaissement du discours politique, parce être libre. discours dans la bouche d’autres que les hommes politiques ne font plus que rarement Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ? personnalités politiques ? des discours politiques et parce que la pensée politique En ce moment, je ne lis pas. J’écris. Le seul qui a donné du souffle à ses s’est dégradée sous l'influence de la communication et Vous écrivez des poèmes ? discours, c’est Mélenchon. On peut du marketing. Quand on pense que Péguy déplorait la Non, je crois que le monde serait triste sans la poésie, être en désaccord avec ses idées, dégradation de la mystique en politique… Que dirait-il mais je n’ai pas ce talent. mais c’est le seul qui dit des textes aujourd’hui ? Des mémoires ? Je pense que beaucoup de ceux qui ont emboîté le pas construits en essayant de toucher Vous avez été élu député des Yvelines en juin Oh, je n’en suis pas là. (Rires) seraient bien étonnés, en le lisant, d’y trouver l’un des les gens, en ne faisant pas de concession démagogique 2012 et vous avez pris la parole à la tribune de l’As- Qu’est-ce que vous écrivez alors ? plus beaux hommages qu’un chef d’État français ait sur la langue. Il fait de vrais discours politiques. Le semblée nationale en 2013 contre la loi Taubira. J’écris un livre sur ces présidentielles, sur ce ren- adressé à l’Afrique. Mais c’est ainsi, le discours politique discours de Mélenchon à Marseille, par exemple, était un Comment passe-t-on de la plume de président à celle dez-vous démocratique manqué, sur la façon dont la doit aussi compter avec la mauvaise foi, la caricature, discours politique comme je n’en ai pas entendu depuis du député qui parle en son nom propre ? politique est passée à côté de tout dans cette campagne le mensonge. Un mot, sorti de son contexte, fait parfois des années. Je ne l’aurais pas écrit de cette manière sans Avec un sentiment de liberté. Avant, je n’engageais pas et où cela nous mène. Peut-être cette fois-ci plus que les à lui seul le destin d’un discours politique : c’est, si j’ose doute, mais son approche du discours politique me va que moi. Là, je n’engage que moi. précédentes pour me mettre en paix avec moi-même, dire, le risque du métier… très bien. Et Mélenchon le fait avec beaucoup de talent, Vous préférez prononcer vos propres discours pour donner un sens à ce qui me paraît insensé, pour Avez-vous suffisamment pesé chaque mot dans comme Jean-Marie Le Pen, même si on peut détester ce ou bien prêter vos mots comme écrivain, dans donner une forme à ce qui n’en a pas... L’écriture comme ce discours ? qu’il dit. Ce qui est important, c’est le texte, et dans les l’ombre d’un président ? thérapie, pour une fois. —

107 108 QUAND LA POLITIQUE N’AIME PAS LA LITTÉRATURE ENQUÊTE

Les écrivains Marcela Iacub, Régis Jauffret et Mathieu Lindon ont eu affaire à un homme politique qui les a traînés devant les tribunaux. On les a accusés de mettre en scène un fait divers, d’utiliser la vie privée d’autrui, de diffamer. Mais lorsque la littérature s’attaque à la politique, la défense de la vie privée est visiblement plus forte que la liberté de création, et la politique plus assurée de son droit que la littérature.

PAR MYRIAM THIBAULT ILLUSTRATIONS BENJAMIN VAN BLANCKE

e premier procès pour diffamation dans une œuvre L’AUTOFICTION DE « Allô ? Mais pourquoi je L de fiction remonte à la fin duxix ème siècle. De janvier MARCELA IACUB vous parlerais de ça ? » à juin 1896, Jules Verne publie un feuilleton, Face au Après que Marcela drapeau, pour le Magasin d’éducation et de récréation. Iacub nous a raccroché au nez, on s’est replongé dans Sauf qu’un chimiste français, Eugène Turpin, lit ce texte ses écrits. La sympathique Marcela Iacub est juriste, et se retrouve dans le personnage de Thomas Roch. Il essayiste, écrivain. Prônant un féminisme à contre- attaque Jules Verne en diffamation. Le romancier, quant courant des idées traditionnelles, elle avait publié à lui, ment à son éditeur et affirme à son avocat, Me un livre, Une société de violeurs (Fayard, 2012), où elle Raymond Poincaré, que tout est issu de son imagina- prenait la défense de Dominique Strauss-Kahn. Elle tion. La verve de son avocat, futur président de la Répu- a créé le scandale avec son roman Belle et Bête, tiré de blique, fera le reste. Eugène Turpin sera débouté. C’est la sa relation — on ne peut pas tout à fait parler d’une correspondance de Jules Verne à son frère Paul qui nous histoire d’amour — avec DSK, de janvier à août 2012. À apprendra, des années plus tard, qu’il avait bien utilisé peine un an après l’affaire du Sofitel, et bien que le nom la personne d’Eugène Turpin pour son feuilleton… Jules de l’homme politique ne soit jamais écrit noir sur blanc, Verne provoqua le premier procès qui fit jurisprudence l’amour nous est conté entre argent, libertinage, sexe et en la matière. homme animalisé en cochon. Nous sommes cependant bien loin des Malheurs de la vertu de la jeune Justine Depuis la fin des années 90, seuls trois écrivains ont été de Sade. Dominique Strauss-Kahn est un « porc », un attaqués par des politiques pour des faits similaires. Ils « cochon », un « chien », une « bête », pour reprendre le n’ont pas connu le même sort que Jules Verne. Récit. titre du livre. Marcela Iacub narre sa passion, pour le

109 110 LES ÉCRIVAINS « Je t’avais dit que j’allais écrire un livre sur le cochon. Que si tu EN PROCÈS portais plainte pour ce livre, tu perdrais. Le cochon est un sujet public. La planète entière en parle. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est de mon côté. On peut parler de la vie privée des sujets publics comme le cochon. »

MARCELA IACUB, BELLE ET BÊTE

moins étonnante, qui frôle la soumission à cet homme du Nouvel Observateur, la tête recouverte d’un turban qu’elle ne méprise pas, mais qu’elle ne considère pas cachant ses oreilles, avec pour titre « Mon histoire avec non plus comme un être humain. Elle estime d’ailleurs DSK – Le récit explosif de l’écrivain Marcela Iacub ». Dans qu’elle peut dire absolument ce qu’elle veut dans son son roman, elle raconte que l’homme politique lui aurait roman. L’homme politique est public, il n’a plus de vie mordu et arraché un bout d’oreille lors de jeux sexuels. privée, il a fait don de lui à la société : « Je t’avais dit « C’est alors que l’invraisemblable est advenu. Dès que j’eus que j’allais écrire un livre sur le cochon. Que si tu portais posé ma tête comme il me l’avait demandé il m’a arraché plainte pour ce livre, tu perdrais. Le cochon est un sujet l’oreille d’un coup de dent et il l’a mangée. […] “Ce ne sera public. La planète entière en parle. La jurisprudence de la pas comme avant, m’a dit le médecin. Laissez pousser Cour européenne des droits de l’homme est de mon côté. vos cheveux ou mettez des bandeaux ou des turbans. On peut parler de la vie privée des sujets publics comme Personne ne remarquera rien.” » Raconte-t-elle des faits le cochon. » DSK n’a pas hésité à attaquer Marcela Iacub vécus ? Dans l’entretien qu’elle accorde au Nouvel Obser- pour atteinte à la vie privée, alors que le livre n’était vateur, elle explique que toutes les étapes de sa liaison même pas encore en librairie. sont vraies, mais certaines scènes sexuelles relèvent du « merveilleux » et sortent de son imagination. Alors, L’avocat de Dominique Strauss-Kahn, Maître Henri pourquoi s’afficher avec un turban dans les médias si Leclerc, raconte : « En ce qui concerne le procès de Marcela certains passages du roman ne sont que pure fiction ? Iacub, ce n’est pas tellement le problème de la liberté de Que souhaite dire Marcela Iacub ? En vérité, on a plutôt création qui est en cause, mais celui d’un écrivain qui décrit l’impression qu’elle s’amuse. Et la presse avec elle, qui une relation intime, ce qui est une atteinte à la vie privée. n’avait pas prévu les retombées d’une telle provocation. Et cette atteinte à la vie privée est-elle possible au nom de Richard Malka, un autre avocat de Dominique Strauss- la liberté de création ? » À l’époque de la sortie du roman, Kahn, considère que cette affaire a eu des conséquences Jean-Marc Roberts, son éditeur chez Stock, avait évoqué irrémédiables pour Le Nouvel Obs : « L’affaire s’est une première version où Marcela Iacub aurait effacé retournée à ce moment-là. Il y a toujours une étape où le les lieux et les noms des gens. Il reconnaît lui avoir lynchage devient de trop. Et Le Nouvel Obs ne l’a pas vu demandé de réécrire une deuxième version, beaucoup venir. Ils ont fait leur une, à notre sens racoleuse et voyeu- plus proche de la réalité. Dans Le Nouvel Observateur, riste, et l’opinion s’est retournée. Celui que l’on a mal jugé Marcela Iacub ne nie pas. Elle dit avoir entretenu cette n’était plus DSK, mais Le Nouvel Obs. Pour eux, ça a été liaison, car elle voulait « être en mesure d’écrire ce livre ». une affaire catastrophique, ils ont eu des désabonnements, « Cette femme a reconnu qu’elle avait eu une liaison avec ça a atteint leur image. C’était France Dimanche. » Dominique Strauss-Kahn uniquement pour pouvoir écrire ce livre, et qu’en réalité, c’était une opération montée par En toute logique, Dominique Strauss-Kahn a donc son éditeur, qui n’avait pour intérêt que de participer à également attaqué Le Nouvel Observateur en justice une vague médiatique, avec des aspects croustillants. pour atteinte à la vie privée. En ce qui concerne le Nous n’étions pas en face d’un roman », développe Henri jugement, il y a toujours une plus grande part de sub- Leclerc. jectivité, comme l’explique l’avocat Richard Malka : « Ça Pour la sortie du roman, Marcela Iacub apparaît en une se juge au cas par cas, selon des critères subjectifs, parce

111 112 « Régis Jauffret entre dans la pensée de Strauss-Kahn. Et alors que nul ne sait ce qu’il s’est passé dans la chambre du Sofitel, il fait un récit extrêmement cru du viol, voire racoleur. Ce qui est présenté comme un roman issu d’une enquête devient à ce moment-là pour le lecteur comme la conclusion normale de cette enquête et non comme un récit de totale fiction. »

HENRI LECLERC, AVOCAT DE DOMINIQUE STRAUSS- KAHN

que les juges sont des êtres humains et pas des robots. On un moyen de se cacher derrière son texte issu d’un fait Henri Leclerc, à nouveau avocat de Dominique Strauss- LE ROMAN TIRÉ DE FAITS DIVERS tient compte des révélations, du temps passé. Est-ce que divers, où intervient la fiction. L’auteur invoque l’imagi- Kahn pour cette affaire, malgré sa défense sincère de DE MATHIEU LINDON la personne est encore vivante ? Est-ce que c’est voyeu- nation comme un « outil de connaissance », et ajoute que la liberté de création, il y a diffamation : « Régis Jauffret riste ou y a-t-il un traitement littéraire ? Est-ce qu’il y a « la fiction ment ». Il s’inscrit dans la démarche du roman entre dans la pensée de Strauss-Kahn. Et alors que nul ne Mathieu Lindon, écrivain et journaliste pour Libération, du recul ? C’est compliqué, parce que le juge est obligé de de « non-fiction », De sang-froid, de Truman Capote : sait ce qu’il s’est passé dans la chambre du Sofitel, il fait a quant à lui subi le procès le plus long. Pour son roman Le se livrer à une appréciation de la valeur littéraire. » Les « Dans ce livre, je m’enfonce dans un crime. Je le visite, un récit extrêmement cru du viol, voire racoleur. Ce qui est Procès de Jean-Marie Le Pen, publié chez P.O.L en 1998, il éditions Stock ont perdu et ont dû relancer l’impression je le photographie, je le filme, je l’enregistre, je le mixe. » présenté comme un roman issu d’une enquête devient à ce dut patienter presque dix ans avant d’obtenir un verdict, du livre en y insérant un encart informant de la décision Avant d’ajouter : « Je le falsifie. Je suis un romancier, je moment-là pour le lecteur comme la conclusion normale en 2007. Ce roman relate le crime raciste d’un membre de justice. Il en fut de même pour Le Nouvel Observateur mens comme un meurtrier. Je ne respecte ni vivants, ni de cette enquête et non comme un récit de totale fiction. du Front national, Ronald Blistier. Ce dernier assume dans son édition de la semaine suivante. morts, ni leur réputation, ni la morale. » Malgré tout, la Or dans cette affaire, le parquet de New York a rendu son acte. Il a tué un jeune arabe et dit que son crime lui jurisprudence est claire. Pour que les poursuites restent une décision de non-lieu. On se trouve avec un livre, dont a été dicté, mais indirectement. Les propos tenus depuis Marcela Iacub et les éditions Stock ont dû également vaines, il est nécessaire qu’aucun personnage d’un personne ne peut nier le talent littéraire, qui donne une des années par le leader du parti, Jean-Marie Le Pen, ont verser à Dominique Strauss-Kahn 50 000 euros de roman ne soit identifiable, même par un petit nombre véritable accusation. Et ça, je pense que c’est un abus de la fait leur chemin. Les membres du Front national trans- dommages et intérêts et Le Nouvel Observateur, 25 000 €. de personnes. Alors, il devient fort compliqué d’échap- liberté d’expression. » forment leur haine en acte. Le procès de Ronald Blistier Elle qui croyait pouvoir « parler de la vie privée des sujets per à la loi de 1881 et au délit de diffamation, ainsi qu’au devient donc, par extension, celui de Jean-Marie Le Pen. publics comme le cochon »... droit au respect de la vie privée prévu à l’article 9 du En début d’année 2014, Dominique Strauss-Kahn Ce livre s’inspire de faits réels : le meurtre d’Ibrahim Ali Code civil. menace les éditions du Seuil, ainsi que Régis Jauffret, en 1995, tué à Marseille par des militants du parti, ainsi d’une attaque en justice. Trois mois plus tard, l’ancien que de l’affaire Brahim Bouarram, jeté dans la Seine par L’ENQUÊTE-FICTION Habitué des tribunaux, Un an après le livre de Marcela Iacub, DSK n’en a toujours directeur du FMI tient sa promesse et assigne l’écri- des skinheads lors d’un défilé du FN. DE RÉGIS JAUFFRET Régis Jauffret est un pas fini avec les écrivains. Il se retrouve cette fois-ci vain en diffamation. Au-delà des 1 500 € d’amende écrivain attiré par les dans un roman de Régis Jauffret, La Ballade de Rikers avec sursis, et des 10 000 € de dommages et intérêts, Dans les quatre passages jugés diffamatoires et retenus faits divers, la cruauté, la folie, la violence verbale, Island (Seuil, 2014), où est romancée l’affaire du Sofitel. la justice a rendu un verdict assez rare dans ce genre par le tribunal, on peut lire que Le Pen est le chef d’une physique ou sexuelle. Thèmes que l’on retrouve dans Le livre se présente comme une enquête sérieuse. d’affaires : elle a interdit toute réimpression ou nouvelle « bande de tueurs » et que « Al Capone aurait eu aussi des Sévère (Seuil, 2010), qui relatait l’affaire du banquier L’auteur dit s’être rendu en Afrique, sur les traces de édition de La Ballade de Rikers Island avec les passages électeurs », que derrière les propositions de Le Pen « on Édouard Stern, qui avait fait scandale en 2005. L’homme Nafissatou Diallo, puis aux États-Unis, où, à défaut jugés diffamatoires. Suite à cela, l’écrivain a écrit une peut voir aussi le spectre des pires abominations de l’his- avait été retrouvé mort à son domicile à Genève, dans d’avoir dormi dans la suite 2806, que l’hôtel n’a pas lettre publique, publiée dans Les Inrocks : « Cette plainte toire humaine », ou encore que Le Pen est un « vampire une combinaison en latex typique des jeux sadomaso- voulu lui louer, il a séjourné dans une chambre similaire en correctionnelle qui réclame au Seuil et à moi-même la qui se nourrit de l’aigreur de ses électeurs, mais parfois chistes. Cécile Brossard, sa maîtresse, était la coupable du Sofitel de New York. Après avoir relaté les faits somme de 10 000 euros, ainsi que l’amputation de plusieurs aussi de leur sang, comme du sang de ses ennemis ». Henri de ce crime sordide et passionnel. Régis Jauffret a été publics connus du monde entier : l’arrestation, Rikers passages de mon roman, exprime à mon sens la volonté Leclerc, qui, avant d’être l’avocat de Dominique Strauss- poursuivi par la famille Stern pour violation de la vie Island, le tribunal, etc., Régis Jauffret entre dans la tête d’interdire au romancier le champ du réel et de considérer Kahn contre Marcela Iacub et Régis Jauffret, fut l’avocat privée. Dans le prologue de son roman, il évoquait de l’ancien directeur du FMI, sans jamais le nommer. Ce que la fiction n’est pas fiction, et qu’en tant qu’artiste il est de Mathieu Lindon, évoque une situation politique dans déjà la liberté de l’écrivain, ainsi que la frontière entre sont essentiellement les dernières pages du roman qui même moins libre de l’aborder qu’un auteur de document ou cette affaire : « Ce qui était mis en cause était son roman, qui réalité et fiction. Comme la phrase type : « Toute res- posent problème. Régis Jauffret y décrit avec minutie d’article de presse. » Régis Jauffret a fait appel de cette décrivait les comportements de gens entraînés par l’idéologie semblance avec des personnes existantes ou ayant existé un viol entre Nafissatou Diallo et l’homme politique, décision. Le 11 mai dernier, la cour d’appel de Paris a du Front national. Là, il y avait un vrai problème juridique. serait purement fortuite », ce prologue est une défense, alors que la justice américaine a rendu un non-lieu. Pour confirmé la condamnation. Le lecteur du livre pouvait-il avoir la conviction que le per-

113 114 Dans les quatre passages jugés diffamatoires , on peut lire que Le Pen est le chef d’une « bande de tueurs » et que « Al Capone aurait eu aussi des électeurs », que derrière les propositions de Le Pen « on peut voir aussi le spectre des pires abominations de l’histoire humaine », ou encore que Le Pen est un « vampire qui se nourrit de l’aigreur de ses électeurs, mais parfois aussi de leur sang, comme du sang de ses ennemis ».

sonnage de Le Pen, qu’on connaît bien par ailleurs, aurait pu entendrait que les extraits du roman, donc de fiction, avoir les comportements décrits par Mathieu Lindon ?Il était deviendraient plus vraisemblables une fois publiés manifeste que c’était un personnage de roman. » dans la presse. Mathieu Lindon pense que les juges n’ont pas su saisir l’ironie et le style indirect de son roman. Mathieu Lindon choisit de garder le nom de Jean-Marie Il raconte d’ailleurs une anecdote révélatrice de cette Le Pen. Quand on lui demande pourquoi il ne l’a pas ambiguïté entre roman et presse : « Lorsque le juge m’a modifié, il répond : « Peu importe le nom finalement, car demandé si j’avais quelque chose à ajouter, je ne sais pas j’aurais fait en sorte qu’on le reconnaisse, donc, autant ce qui m’a pris et j’ai dit : “Oui. Quand Tolstoï parle de lui laisser son nom. Sur le principe, c’est plus spontané, Napoléon dans Guerre et Paix, tout le monde comprend cela me plaisait aussi pour le titre. Cela me faisait penser qu’il s’agit bien de Napoléon. Mais il ne viendrait à l’idée au procès de Jeanne d’Arc… Et puis, c’était une époque où d’aucun biographe de se servir du roman de Tolstoï.” » tout le monde se permettait tout avec Le Pen, je ne pouvais En 2007, Mathieu Lindon, P.O.L et Serge July seront pas me douter qu’à moi, rien ne serait autorisé… D’autant déboutés, après être passés devant la Cour européenne que lors du procès, j’étais dans une situation délicate, des droits de l’homme qui estimait que la cour d’appel je ne pouvais pas faire comme si je trouvais Le Pen sym- avait bien jugé l’affaire, et après avoir versé la somme de pathique. » Lorsque l’on demande à Henri Leclerc si le 15 000 francs (2 286,74 euros), ainsi que de 25 000 francs procès aurait été différent si Mathieu Lindon avait (3 811,23 euros) de dommages et intérêts. modifié le nom de Jean-Marie Le Pen, il répond qu’on ne refait pas l’histoire avec des si : « La Cour européenne L’écrivain Marie Darrieussecq, qui a été témoin pour le a estimé que Mathieu Lindon n’aurait pas dû. Il aurait procès de Mathieu Lindon, a un avis bien tranché sur la peut-être pu pousser sa fiction un peu plus loin. Non pas question de la presse et de la fiction. Elle se souvient : au regard de l’éthique de l’auteur et de la littérature, mais « C’est une affaire incroyable. Mon rôle était d’essayer en raison des principes juridiques. » d’expliquer à ce juge ce qu’est un personnage et la fiction, dans un contexte où quand Plantu dessinait Le Pen avec Le 16 octobre 1999, une pétition est publiée dans Libé- une croix gammée, il était innocenté. On a perdu répéti- ration, signée par 97 écrivains dénonçant la condamna- tivement contre Jean-Marie Le Pen… Jean-Marie Le Pen ! tion de Mathieu Lindon et de son éditeur Paul Otcha- C’est quand même dingue. » Depuis, elle a écrit un essai, kovsky-Laurens. Dans les pages mitoyennes, on peut Rapport de police (P.O.L, 2010), où elle constate que lire les extraits du roman jugés diffamatoires. Et c’est les procès se contredisent, que les juges ne sont pas pour cette raison que Serge July, directeur de la publi- capables d’établir un jugement objectif quant à la valeur cation de Libération à l’époque, fut à son tour attaqué littéraire d’un texte : « Ils jugent en toute ignorance. » en diffamation par le président du Front national. Le Marie Darrieussecq émet d’ailleurs l’idée d’associer, lors tribunal juge alors que « la publication in abstracto, de de ces procès, des professionnels, des doctorants, des ces passages (les quatre passages jugés diffamatoires chercheurs, des experts, ce qui permettrait à la justice – NDLR), en dehors de tout contexte littéraire, renforce la de mieux trancher ce genre d’affaires. Elle va même plus charge infamante des imputations, qu’elle déplace sur le loin en proposant de dissocier la presse de la littérature, terrain de la réalité et de la vraisemblance ». Cela sous- au sein de la 17ème chambre. Affaire à suivre… —

115 116 LITTÉRATURE & POLITIQUE CÉCILE GUILBERT « Si Hollande avait lu Shakespeare, il se serait davantage méfié de Macron »

ENTRETIEN

Juste avant l’élection présidentielle, Cécile Guilbert a publié Les Républicains (Grasset), un roman mettant en scène un double d’elle-même confronté à un marquis de l’aristocratie d’État, devenu banquier d’affaires. Ils se sont connus trente ans auparavant sur les bancs de Sciences Po. L’occasion d’évoquer avec elle la conjugaison du littéraire et du politique dans notre vieux pays.

PROPOS RECUEILLIS PAR SOIZIC BONVARLET ET FANNY SALIOU PHOTOS MANON VILLEMONTEIL

ous sommes entre les deux tours de l’élec- été celle de Macron et Mélenchon : deux intellectuels tion présidentielle. Que vous inspire la qua- « articulés », éloquents, porteurs de visions vraiment lification de Marine Le Pen et d’Emmanuel opposées. Personnellement, je me suis passionnée N ème Macron ? pour ce projet de vi République défendu par la France D’abord, l’accablement devant le score historique du insoumise et dans mes rêves les plus fous, je m’imagi- FN, vote xénophobe, mais aussi de colère, de ressenti- nais siéger à la Constituante ! Si Macron bat Le Pen, ce ment, de révolte contre plusieurs réalités bien connues : que j’espère, j’ai bien peur que « tout change pour que rien chômage de masse, pauvreté, délaissement des terri- ne change », comme il est dit dans Le Guépard, mais je toires, déni de démocratie de 2005 (référendum sur le préférerais bien sûr me tromper. traité constitutionnel européen – NDLR), essoufflement Une forme de « dégagisme » s’est exprimée de la classe politique, terrorisme islamiste, etc. Face à pendant cette campagne. Selon vous, les comporte- Emmanuel Macron qui a fait, lui aussi, et à juste titre ments que vous décrivez dans votre roman (entre- le pari de la décomposition politique des partis d’alter- soi, cynisme, goût pour l’argent et le pouvoir), nance, la confrontation la plus passionnante aurait ont-ils alimenté le vote « antisystème » ?

117 118 CÉCILE GUILBERT

« Emmanuel Macron possède indéniablement un caractère romanesque, à la fois stendhalien et balzacien. Outre la dimension transgressive de son union avec une femme plus âgée, mariée et mère au moment de leur rencontre, c’est un charmeur de vieux messieurs, avec ce côté provincial monté à Paris dont l’ambition vorace s’épanouit à la vitesse d’un météore.. »

Bien sûr, mais je trouve ce terme de « dégagisme » raffinements de ses procédures. Guy Debord donnait est une chose fascinante, même si l’émancipation, en Qui est « la fille en noir » ? détestable, comme d’ailleurs l’imprécation du « tous une définition précise du spectacle, bien au-delà des politique, passe toujours par la trahison. C’est pourquoi Mon double : une femme qui a toujours été passionnée pourris », l’opposition simpliste du « eux contre nous », manifestations, à travers des écrans ou des médias, de il est beaucoup plus intéressant que le cliché auquel on par la littérature, avait une vocation littéraire depuis du « peuple » contre « l’oligarchie » et tutti quanti. Mon phénomènes d’images. Attendez, je vais vous donner pourrait le réduire — éducation bourgeoise, bon élève, l’adolescence, mais ne pensait pas pouvoir vivre de roman a été exclusivement lu comme vous le faites — la définition exacte... Voilà : le spectacle moderne, c’est inspecteur des finances, banquier… Il excède tout cela, ses livres. D’où son entrée à Sciences Po, sa tentative une critique du cynisme de l’establishment — alors qu’il « essentiellement le règne autocratique de l’économie puisqu’il fait justement un parcours à la fois normal et de faire l’ENA, ses différents jobs de speech writer pour se donnait la peine de la nuance et de la complexité marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irres- hors-norme, d’excellent comédien peut-être. un secrétaire d’État et un patron d’entreprise publique, humaine. Il n’avait rien du pamphlet que certains ont ponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gou- Vous êtes-vous justement inspirée d’Emmanuel avant de tout abandonner et de se lancer dans l’écriture voulu y voir. S’il est vrai que la pratique du pantouflage vernement qui accompagnent ce règne ». C’est sûr qu’au- Macron pour inventer le personnage de Guillaume d’un premier livre. Elle est informée des pratiques et des donne lieu à des conflits d’intérêts et de l’entre-soi, je jourd’hui, nous assistons à une intensification, voire à Fronsac ? codes de certains réseaux parisiens, mais n’y appartient rappelle aussi que les standards du pouvoir sous la vème un bouclage définitif de cette « société du spectacle », Pas du tout. Je me suis inspirée de plusieurs amis de mon pas, elle est trop solitaire et indépendante. République ne sont pas ceux du Danemark. Il existe, puisqu’on n’a plus seulement affaire à différentes caté- âge. C’est un personnage assez répandu. Je l’ai appelé Vous dites dans votre livre que « la France est un culturellement, une ventriloquie symbolique de l’Ancien gories de médias traditionnels comme la télé, la radio, « Guillaume » en référence à la rue Saint-Guillaume, où pays où la littérature avait toujours été politique et la Régime dans le Nouveau qui est typiquement française la presse et même Internet, mais à une masse plané- se trouvent les locaux historiques de Sciences Po, parce politique littéraire ». et que la moralisation de la vie publique n’épuise taire de plusieurs milliards d’individus dont chacun qu’il représente une forme d’archétype. C’est quelqu’un Oui, car la France est le seul pays au monde qui pense pas. Car elle est aussi d’ordre symbolique. Veut-on la occupe un statut spectaculaire d’émetteur-récepteur qui a fait d’abord le pari de servir l’État, après avoir fait son histoire à travers ses grands livres, c’est-à-dire sa réformer, l’amender ou au contraire la laisser perdurer ? à travers les réseaux sociaux. En ce sens, on peut dire Normale sup’ et l’ENA, parcours méritocratique d’ex- langue, une langue qui s’est stratifiée durant plusieurs Tout porte à penser que les élections ne suffisent plus que la société du spectacle est fondamentaliste : elle cellence classique. J’aurais pu faire de lui un salopard siècles. La littérature est fondatrice dans l’histoire à l’expression démocratique, que les citoyens aspirent n’a pas d’autre interlocuteur qu’elle-même à travers ses corrompu, qui se serait goinfré, ce n’est pas le cas. C’est française et ses liens avec la politique sont immémo- à s’impliquer davantage. Outre le nécessaire renou- sujets. Je rappelle aussi que Debord disait que dans le quelqu’un qui a bénéficié de ces passerelles commodes riaux. Ça commence avec la Chanson de Roland, épopée vellement du personnel politique, la participation de monde « réellement renversé », le vrai est un moment du entre la haute fonction publique et les hautes sphères de la chevalerie, puis ça se poursuit à travers les grands citoyens éclairés à la vie parlementaire est nécessaire. faux. Mais aujourd’hui, c’est l’entièreté de la réalité tout du capitalisme français, à travers le travail de cabinet, chroniqueurs du Moyen Âge, les acteurs des guerres de Comme de réfléchir à de nouvelles pratiques, telles que entière qui est engloutie dans la falsification. D’où la le conseil, etc. Il s’est enrichi, forcément, puisqu’il a été religion comme Blaise de Monluc ou Agrippa d’Aubigné, le tirage au sort ou le référendum révocatoire. Il n’est « post-vérité », les « faits alternatifs », comme si la vérité banquier d’affaires. Il est un peu cynique, ça, c’est sûr. puis les mémorialistes comme Retz, Saint-Simon, les pas sain qu’un pays soit gouverné exclusivement par ne pouvait plus être désintéressée. C’est un ambitieux, mais pas un « héritier », n’oublions intellectuels des Lumières, plus tard Chateaubriand, des énarques. A fortiori s’ils sont tous trentenaires, car Dans votre livre, vous n’hésitez pas à comparer pas qu’il a passé des concours. Il n’a jamais voulu être Balzac, Lamartine, etc. On parle de littérature, mais la je trouve leur côté lisse et robotique un peu flippant ! Emmanuel Macron à Julien Sorel… élu, parce que, lui, ce qui l’intéresse c’est le pouvoir, plupart de ces hommes ne sont pas des écrivains, ils Dans votre livre, vous citez à plusieurs reprises Oui, parce qu’il possède indéniablement un caractère pas la politique politicienne. Ce distinguo entre avoir sont des soldats, diplomates, membres du clergé, cour- Guy Debord. On a l’impression que l’un des leit- romanesque, à la fois stendhalien et balzacien. Outre de l’influence et mouiller sa chemise dans le marigot tisans. Ce qui constitue à mon avis le cœur de l’identité motivs du roman, c’est aussi le basculement de la la dimension transgressive de son union avec une politique est très important. C’est un homme de l’ombre. française, c’est cette réverbération quasi constante des politique dans la société du spectacle. Comment femme plus âgée, mariée et mère au moment de leur Macron est en partie comme Fronsac, un inspecteur des auteurs dans la res publica et réciproquement, sous analysez-vous ce phénomène ? rencontre, c’est un séducteur méthodique, un charmeur finances devenu banquier d’affaires et conseiller, mais l’Ancien Régime et après la Révolution, quasiment La société du spectacle, comme vous dites, on est dedans de vieux messieurs, avec ce côté provincial monté à il a une ambition politique et s’est lancé dans l’élection jusqu’à nous. La tentation du pouvoir est permanente depuis longtemps ! Seulement, plus les années passent Paris dont l’ambition vorace s’épanouit à la vitesse d’un suprême sans jamais avoir été élu, ce qui suppose une chez eux, et celle de l’écriture l’est tout autant chez les et plus on peut observer son approfondissement et les météore. Sa duplicité vis-à-vis de François Hollande audace et une prise de risque qui font défaut à mon per- hommes de pouvoir. On parle toujours du duo Malraux- sonnage, qui est un quinquagénaire désillusionné. de Gaulle, mais, bien avant, il y a celui de Joinville et

119 120 CÉCILE GUILBERT

« Compte tenu de son histoire, la France a eu beaucoup d’orateurs politiques qui étaient écrivains et réciproquement. Il faut relire les discours de Mirabeau, de Robespierre, de Danton. Presque tous les révolutionnaires avaient été formés chez les oratoriens, les dominicains ou les jésuites, ils avaient une culture inouïe, lisaient et écrivaient le latin, connaissaient l’Antiquité sur le bout des doigts. »

Saint Louis, celui de jamais lu et s’en soit même pas de littérature, est le parent pauvre de tous les récit de la fête de la Fédération. » Mais toujours est-il qu’il Philippe de Commines presque vanté. Car la loisirs disponibles. Mais l’offre délirante de ces derniers, ressuscite cette tradition de l’éloquence tribunitienne et Louis xi. On ne compte littérature apprend ce notamment audiovisuels, n’a peut-être pour fonction très inspirée des discours de Jaurès, en contrepoint d’un plus les écrivains diplo- qu’on n’aurait jamais que de décourager, d’empêcher les gens de lire et d’avoir Démosthène, par exemple, qui incarne un autre modèle mates, les écrivains pu savoir sans elle, une vie intérieure, d’être des esprits libres. rhétorique. Comme il est le seul et qu’il est excellent conseillers, ceux qui ont puisqu’on ne peut pas Que vous inspire un Jean-Luc Mélenchon, qui dans son genre, ça marque les esprits, forcément. été députés, ministres, vivre toutes les expé- fait encore usage de la littérature dans sa manière Vous évoquez Rimbaud, qui a souvent été cité et tous les politiques riences humaines dans de faire de la politique ? par un autre personnage politique, Dominique de qui ont publié des livres, une seule existence. Si Je ne partage pas les références littéraires de Jean-Luc Villepin. Est-il, lui aussi, un représentant d’une de De Gaulle, seul chef vous voulez apprendre Mélenchon que je trouve plutôt kitsch, mais il a le forme de politique qui n’aurait pas désolidarisé les d’État à être édité en quelque chose sur la mérite d’en avoir, assez cohérentes d’ailleurs avec sa lettres de la parole publique, notamment lorsqu’il a Pléiade, à Mitterrand, trahison politique, vision puisqu’il cite volontiers Hugo et Éluard. Notez prononcé son célèbre discours à l’ONU en 2003 ? qui se voulait tant il faut lire Shake- que je pourrais tout aussi bien moquer ceux d’un autre Le discours délivré à l’ONU était politiquement écrivain, en passant par speare, il faut lire des bord qui n’ont qu’à la bouche Saint-John Perse et René courageux et ne manquait pas de belles envolées. Ceci Pompidou... Un point tragédies. Si Hollande Char, pas ma tasse de thé non plus, je préfère Rimbaud... étant, dans ses ouvrages, Dominique de Villepin affiche important est que tous les avait lues, il se serait Compte tenu de son histoire, la France a eu beaucoup plutôt une version parodique du grand homme politique les genres littéraires davantage méfié du d’orateurs politiques qui étaient écrivains et récipro- épris de littérature jusqu’à la caricature. Il fait penser sont concernés par cette jeune Macron. Pareil quement. Chez les parlementaires, il y a longtemps eu à une sorte de matamore hugolien dont la démesure intrication française avec Barbey d’Aure- une tradition liée à leur formation en rhétorique qui a lyrique et boursouflée ne saurait être prise au sérieux. de la littérature et de villy, car s’il l’avait lu, il accouché de discours inoubliables pendant la Révolu- Diriez-vous que Les Républicains est un « roman la politique, les chro- aurait su jusqu’où peut tion. Il faut relire les discours de Mirabeau, de Robes- politique » ? niques, les mémoires, je aller la vengeance d’une pierre, de Danton. Presque tous les révolutionnaires En partie, oui, puisqu’il fait un retour sur trente ans l’ai déjà dit, mais aussi femme, pour revenir à avaient été formés chez les oratoriens, les dominicains d’histoire politique française et brosse divers portraits le genre de l’essai et du celle de son ex et à son ou les jésuites, ils avaient une culture inouïe, lisaient de l’establishment à la veille de l’élection présiden- roman. bouquin dévastateur... et écrivaient le latin, connaissaient l’Antiquité sur le tielle de 2017. Mais c’est aussi un livre sur l’amour, les Ce rapport entre littérature et hommes politiques Et on pourrait multiplier les exemples. bout des doigts. On ne peut qu’être fasciné par cette occasions manquées, et ce que signifie réussir sa vie. semble avoir disparu ou, du moins, s’être affaibli. Comment expliquez-vous ce phénomène ? formation des tribuns révolutionnaires. En ce qui C’est aussi un livre très composé, à plusieurs voix. Je ne On a assisté à une rupture très nette qui s’est particuliè- Par tout un effondrement de la culture littéraire, de la concerne Mélenchon, le grand reproche à lui faire, c’est voulais pas écrire un roman à thèse, il fallait qu’il y ait rement manifestée durant les deux derniers quinquen- lecture, de l’enseignement de la littérature à l’école. Par qu’il s’imagine que l’histoire de France commence à la de la chair, du désir, de l’ambiguïté. La littérature, c’est nats et que tout le monde a soulignée. Est-ce vraiment le dégoût général pour le silence et la solitude. Sans Révolution ! Ce qui revient à faire nuit noire sur tout ce avant tout l’art de l’ambiguïté et des nuances. — nécessaire de revenir sur La Princesse de Clèves, l’in- doute aussi par la formation technocratique de ceux qui l’a précédée, ce qui est d’un obscurantisme !... Cela culture de nos deux derniers présidents, leur absence qui nous gouvernent. Ils n’ont pas le temps, pas le désir me fait penser à la fameuse citation de Marc Bloch : de goût, leur faiblesse à l’oral, notamment Hollande de lire, ils préfèrent voir des séries, tapoter sans cesse « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront dont la diction et la langue sont calamiteuses ? J’ai sur leurs tablettes et leurs téléphones... Du reste, cela jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvent dit que je trouvais frappant que ce dernier n’ait fait déjà bien longtemps que le livre, et là je ne parle souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le

121 122 LITTÉRATURE & POLITIQUE BLUM AVANT BLUM PAR ARTHUR NAZARET

HISTOIRE

Longtemps LÉON BLUM s’est rêvé écrivain. Tout l’y prédestinait, à commencer par ses amitiés d’adolescent avec André Gide et Pierre Louÿs. Il s’est essayé à tous les genres : poésie, essai, critique. Sans succès. Jusqu’à ce que l’Histoire, avec sa grande hache, lui ouvre une nouvelle voie : celle de la politique.

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ouple sur ses appuis, Léon Blum déploie Lorsque ce duel intervient, Blum compte une vingtaine son bras, fend l’air de son épée et touche. d’années de critique littéraire et dramatique derrière Son indispensable feutre mou reste vissé lui. Entre 1908 et 1911, il a livré plus de 270 chroniques sur sa tête et contemple le duel sans de théâtre au journal Comœdia, avant de poursuivre bouger. Pourtant, Blum s’agite. Sa vélocité son œuvre dans Le Matin. Sans être le nouveau Sainte- S et sa silhouette longiligne, qu’une tenue Beuve, il s’est taillé une place dans ce monde des lettres, entièrement noire souligne, tranchent avec l’atti- et c’est cette vocation qui nourrit ses amitiés plus que tude pataude d’un adversaire quelque peu statique. son travail au Conseil d’État. Dans cette allée du Parc des Princes, qui, ceint de son vélodrome, se donne habituellement aux courses LE RÊVE DU CÉNACLE cyclistes, Blum finit par entailler l’homme qui lui fait Sa vie de critique est un long chemin d’admiration et de face. L’arbitre, avec son canotier, paraît tout juste sorti camaraderie. Léon Blum a un peu plus de 16 ans lorsqu’il d’une guinguette. De temps à autre, notre homme agite rencontre, au lycée Henri iv, André Gide, de trois ans son André Gide par Henry Bataille mollement sa canne, comme pour montrer qu’il prend aîné. Nous sommes en 1888. C’est le début d’une longue au sérieux cet événement aussi sportif que mondain. La amitié et d’une correspondance qui s’étirera jusqu’au prétentieux et impertinent. Ses amis le lui reprochent. Il Louÿs s’attelle donc à trouver des plumes pour sa revue. scène est filmée. Des reporters sont là. « À la troisième milieu du xxème siècle. Léon est un enfant de la bonne promet de s’amender. En décembre 1889, Gide lui écrit : « Blum est venu hier ; reprise, rapporte Le Figaro du 15 octobre 1912, M. Pierre bourgeoisie commerçante. André est le fils d’un profes- nous avons parlé pendant près de deux heures ; après une Veber a été atteint au côté droit et ses témoins ont déclaré seur de droit à la faculté de Paris. Il appartient à la haute Blum et Gide sont passionnés de littérature et de théâtre. heure zédemie (sic) de précautions oratoires, j’ai abordé le qu’il était en état d’infériorité. En conséquence, le combat a société protestante. À Henri iv, temple de l’élitisme Ils écrivent chacun de leur côté. « Je nous revois, Léon rêve du cénacle. Maintenant, tout est arrangé. Quoi qu’il été arrêté. Les docteurs Gosset et Ischwaal assistaient les français, André grenouille dans son milieu naturel. Pas Blum et moi, nous passant, de la main à la main, des copies arrive, m’a dit l’excellent jeune homme, quoiqu’il arrive combattants. La rencontre fut particulièrement animée et Léon. de sonnets de Heredia, inédits encore, qu’avait retranscrits et, quelle que soit la fortune de la future revue, tu peux les adversaires, à l’issue du combat, ne sont pas réconci- notre autre camarade René Berthelot. » André Gide lui compter sur moi. Que mon concours te soit assuré une fois liés. Nous sommes heureux d’annoncer que la blessure de Blum vient du lycée Charlemagne. Un établissement ouvre la porte de ses amis. Quand Pierre Louÿs songe à pour toutes. Voilà ce qui s’appelle parler ! » M. Pierre Veber ne présente point de gravité. » réputé. Dans cette école du Marais — quartier où l’on lancer une revue, Gide lui souffle le nom de Blum. Louÿs trouve beaucoup de familles juives d’origine alsacienne et Gide sont amis depuis leurs années passées à l’École Dans une nouvelle lettre, Louÿs informe Gide de l’avan- Tout cela pour une gifle. Comment en sommes-nous comme celle de Blum —, Léon collectionne les prix d’ex- alsacienne, une autre fabrique de l’élite. Leurs caractères cement de son projet et commente une missive de Blum. arrivés là ? Voici toute l’histoire. Trois jours plus tôt, cellence. Mais en passant de Charlemagne à Henri iv, il se complètent. Gide est solitaire, méditatif, douloureux « Il m’a envoyé un joli devoir de style de sept pages, léger, Léon Blum, critique de théâtre reconnu, assiste à la ne franchit pas seulement la Seine, il gagne un nouveau et inquiet. Louÿs, peu à l’aise dans les grandes assem- subtil, délicat, un solo de flûte. D’où il résulte qu’il a une générale d’Une loge pour Faust, de Pierre Veber. Les deux monde. blées, est à la fois timide et redoutablement espiègle. grande facilité de style et un vocabulaire très étendu […]. hommes se connaissent parfaitement. Ils ont tous deux Il aime mystifier son camarade. Une fois, il lui donnera Il a l’air très gentil, le néophyte. En tout cas, il écrit bien. » collaboré, il y a quelques années, à La Revue blanche, une À cette époque, Léon Blum a « la douceur d’un visage rendez-vous et, plutôt que de s’y montrer, il s’amusera, publication littéraire d’avant-garde. Depuis, ils se sont féminin », comme l’écrira son ami Thadée Natanson tapi dans sa cachette, à observer Gide faisant les cent Quand Blum entre à Normale, plutôt que de le féliciter, brouillés. Veber n’a pas goûté la critique de Blum sur dans Marianne. « Un jeune homme imberbe qui, d’une pas. Louÿs, plus tard connu pour ses écrits érotiques, est ses nouveaux amis le piquent. Eux ont choisi la litté- l’une de ses pièces. Beau-frère de Veber et grand ami de voix de fillette, peut réciter durant deux heures d’horloge déjà un garçon éveillé et fréquente les prostituées. Un rature plutôt que les études. Pour Blum, la littérature Blum, Tristan Bernard s’est mis en tête de les réconci- du Pascal, du La Bruyère, du Saint-Évremond », ajoutera, jour, il paiera une demi-mondaine pour le simple plaisir sera toujours une compagnie galante, jamais un amour lier. Cet auteur de théâtre et d’esprit a donc prié son cher quelques années plus tard, Jules Renard dans son de l’envoyer sonner à la porte de son ami. Entièrement exclusif. Normale ? « Trois années d’esclavage », lui écrit Blum de faire un geste en venant à la représentation Journal. Il est coquet. Il porte déjà pantalon, veste et nue. Le duo Blum-Louÿs devient trio. Avec parfois des Gide. « Je pense que tu continueras à flirter toujours un peu de Faust. Veber, peu reconnaissant, a souffleté l’impoli. gilet. Il choisit ses cravates avec soin, pique souvent pointes de jalousie. Il arrive à Louÿs de se plaindre : avec la muse », poursuit-il avant de réclamer des vers Blum, offensé, lui a envoyé ses témoins. une fleur à sa boutonnière et se donne ainsi des airs de « Blum te plaît mieux que moi ! » que Léon lui avait promis. Louÿs se montre encore plus

dandy. Presque hautain. Il étale sa culture, passe pour © DR tranchant. « Miséricorde, qu’est-ce que tu vas fabriquer

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« Blum seul et peut-être Watyn sont nuls, mais Blum tout particulièrement. C’est vraiment tristement dans cette infâme boîte ! À quels pions desséchés vas-tu vomir, par pure flatterie, des injures à Baudelaire et des mauvais. » idioties sur Mallarmé ? Je voudrais t’entendre et voir par ANDRÉ GIDE, quelles évolutions ta souple nature se moulera dans leur À PROPOS DES POÈMES fronton latin ! » DE LÉON BLUM

Pour un temps, Louÿs doit remiser son rêve de revue. Gide consigne sa déception dans son Journal et y André Gide se montre sévère avec les premiers pas de étalonne Blum. « Trop d’intelligence et pas assez de per- Blum. « La dernière Conque que je lis seulement est cer- sonnalité. » Louÿs ne se décourage pas, modifie quelque tainement des meilleures, se réjouit-il auprès de Louÿs, peu ses plans et parvient enfin à lancer sa publication. en octobre 1891. Blum seul et peut-être Watyn sont nuls, En janvier 1891, il soumet son projet à son ami Paul mais Blum tout particulièrement. C’est vraiment triste- Valéry et lui demande la permission de publier ses ment mauvais. » sonnets. Blum, tout de même, est adoubé. Il a, grâce à Louÿs, ses « On a reconnu depuis longtemps que le seul moyen de se entrées dans le salon du célèbre poète parnassien José- José-Maria de Heredia faire connaître dans le petit monde où vous serez, c’était de Maria de Heredia. Le samedi après-midi, Heredia reçoit rédiger une éphémère revue, d’abord dédaignée puis recher- au quatrième étage du 11 bis, rue de Balzac, près de l’arc ainsi à être exclu de Normale pour avoir manqué une chée comme un trésor, dès que ses rédacteurs auront percé, de Triomphe, dans son cabinet regorgeant de livres qui, deuxième fois sa licence de lettres. Il migre vers la faculté lui écrit Louÿs. Ma revue aura douze numéros successifs, s’ils laissent le divan libre, s’étalent parfois jusqu’aux de droit de la Sorbonne et y rencontre Fernand Gregh, et elle ne sera jamais ni continuée ni réimprimée. Elle s’ap- fauteuils. Avec le « noble faubourg » de Saint-Germain, 19 ans, adolescent bien né, qui, lui, aussi s’imagine une Portrait de Pierre Louys¨ pellera La Conque. » et le parc Monceau, c’est un des lieux de cette géographie carrière de poète. Décidément, c’est une épidémie. « La nuit l’eau calme des bassins mondaine. Mais le salon de Heredia passe pour moins La Conque sera symboliste. C’est le genre que l’avant- Au reflet des lumières vagues fermé et plus gai que les autres. Heredia est un homme Avec quelques anciens camarades du lycée Condorcet, garde prise le plus. En cette fin de xixème siècle, Forme d’imaginaire vagues cordial. Né à Cuba, il fume des havanes et a tendance comme Marcel Proust ou Jacques Bizet, Fernand Gregh surnommée plus tard, la « Belle Époque des revues », Et de fantastiques dessins à bégayer. Les poèmes de ce partisan de « l’art pour fonde sa petite revue, Le Banquet. À ce premier cercle l’écrivain est sur un piédestal. La vie mondaine le l’art » sont appréciés. Ses filles aussi. « Dans le salon, on amical, on ajoute quelques pièces rapportées, dont consacre. Il devance, dans le royaume des arts, ses frères Ce sont de bizarres coussins entendait plaisanter et rire aux éclats leurs trois filles à la Henri Barbusse et Léon Blum. La revue est tirée à 200 musiciens, peintres et sculpteurs. Louÿs, dans un autre Brodés de colliers et de bagues voix d’oiseaux des îles. […] Leurs yeux jetaient les feux d’un exemplaires. Le cénacle se réunit passage Choiseul, près courrier, détaille l’organigramme. La revue comprendra, Des chevaliers dressant leurs dagues diamant qui fût resté charbon », se souvient Natanson. des Grands Boulevards, au premier étage de la librairie notamment, « Valéry, horrible huysmansophile », « Gide, Des fleurs larges comme des seins... « Comme partout ailleurs, on y choyait Anatole France », Rouquette, « dans l’éblouissement doré des reliures de odieux hugophobe », « Blum, normalien féminin et délicat ». relève-t-il. L’auteur du Crime de Sylvestre Bonnard sera le livres rares », s’enthousiasme Gregh. Ces jeunes gens Il glisse au passage qu’on lui a recommandé un jeune … Des formes chétives et frêles seul à offrir – fruit du hasard ou de ses rencontres ? – un de la bonne société, Blum compris, fréquentent aussi le ami du nom de Proust qui, paraît-il, « ne manque pas de De femmes et de sauterelles minuscule moment de gloire en mentionnant, dans Le salon de Mme Straus, la mère de leur ami Jacques Bizet. talent ». D’oiseaux clairs et de papillons Temps, La Conque, cette revue qui restera confidentielle. Chez Mme Straus, on peut, depuis les années 1880, Blum prend part à l’aventure. Il fournit la revue en octo- Dansent aussi sur l’eau tranquille Blum se laisse-t-il happer par cette vie mondaine ? Il croiser le peintre Degas, le romancier naturaliste Guy syllabes et en alexandrins. En sonnets puis en poèmes Dont l’éclair fuyant des rayons fréquente d’autres salons, passe, selon son frère Lucien, de Maupassant ou Georges de Porto-Riche, qui connut plus longs. Voici, le premier : Respecte le rêve immobile » pour un « élégant valseur » et affiche toujours une forme un vif succès avec sa pièce Amoureuse. Blum est vite

© DR de nonchalance, y compris dans ses études. Il réussit sous le charme de cet auteur de théâtre psychologique

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de vingt ans son aîné. Ils se lient d’une indéfectible flatteries toujours intelligentes ; et nous avions même créé blanche —, la littérature tient une place à part. « Le plus amitié. Proust, lui, se prend de passion pour Jacques. entre nous le verbe proustifier pour exprimer une attitude pur de son bonheur, note-t-il, était de lire les classiques Mais éconduit par le fils, il reporte ses grâces sur la un peu trop consciente de gentillesse avec des emberlifico- français dont il était si bien nourri à 15 ans, que son esprit mère. Une femme au « beau visage de tzigane, aux yeux tages de sentiments que le peuple eût appelés des “chichis”. vivait au xviième et au xviiième siècles. Il aurait pu répondre brûlants, secouée de tics », selon Gregh. Une « allumeuse On a cherché à expliquer la longueur des phrases ; l’expli- à Mme de Sévigné ou tenir un rôle dans Nicomède, savait sans cœur », dira Edmond Goncourt. cation est très simple : elles proustifiaient incompara- par cœur tout Racine. Saint-Simon fait déjà ses délices. blement. On écrit avec son caractère autant qu’avec son Encore aujourd’hui, c’est peut-être de tous les livres celui Au Banquet, Blum donne deux essais en prose, en forme esprit. » Un Blum va pourtant aider Proust. Ce sera René, qu’il préfère. Pendant des semaines de suite, il répétait de spéculation philosophique : Méditation sur le suicide le frère cadet de Léon. Ce journaliste et critique d’art trois lignes de La Bruyère et tournait le dos à celui qu’elles d’un de mes amis et Un fragment sur l’amitié. Gregh, des intercédera auprès de Grasset pour que Proust, malade n’enchantaient point. » années plus tard, s’en émerveillera avec emphase. Ces et suppliant, puisse, après plusieurs refus, faire publier textes, écrit-il, possèdent « cette netteté, cette précision Du côté de chez Swann, à compte d’auteur. Durant ses années d’apprentissage, Blum se reconnaît un peu sèche dans les détours du sentiment qui a, depuis, un maître : Maurice Barrès. En 1892, il lui dédie l’un caractérisé sa critique et qui allait tout de suite caracté- Pour l’heure, en cette fin de xixème siècle, Le Banquet de ses articles de La Revue blanche. Il est fasciné par riser des vers, oui, des vers du même auteur, assez sully- s’épuise. Blum s’en va exercer ses talents dans La Revue l’auteur du Culte du moi, de dix ans son aîné, par cet prudhommesques. » Est-ce les années et un regard nos- blanche, fondée par les frères Natanson. Revue d’avant- Couverture de la Revue Blanche par Toulouse-Lautrec écrivain et jeune député, attiré par le boulangisme, mais talgique qui patinent avantageusement la production garde, en faveur des symbolistes, du moins dans un élu sur une étiquette « socialiste révisionniste ». À cette de Blum ? Car, sur le moment, Proust n’y décèle rien premier temps, cette publication est surtout éclectique. époque, Barrès n’incarne pas l’extrême droite. Quelques de bon. Cela pourrait « être écrit par le larbin de Barrès », Poésie, récits, chroniques littéraires, textes politiques, À qui le jeune Blum doit-il cette passion ? Sans doute années plus tôt, tel un jeune adolescent émotif et fébrile assassine-t-il dans une lettre à Gregh. Il insiste : « Quand on y trouve de tout et même des chroniques sportives, pas à ses parents. La maison « Blum frères, rubans, devant son idole, Blum fut tout à sa joie de passer on prend un article du dehors, il faudrait qu’il ne soit pas si essentiellement hippiques, signées... Tristan Bernard soieries, velours, tulle, dentelles » lui a permis de mener quelques jours de vacances d’été à Charmes, cette ville stupide qu’on l’eût refusé s’il avait été l’un de nous. » et Léon Blum. Mallarmé, Apollinaire, Francis Jammes, une bonne vie bourgeoise, rue Saint-Denis, à quelques des Vosges où Barrès est né. « J’aurai l’insigne honneur Alfred Jarry, Octave Mirbeau, Marcel Proust, Jules pas des Halles. Reprendre le commerce n’intéressait de respirer pendant une semaine la même atmosphère que Proust et Blum ne sympathiseront jamais. Quelques Renard, Julien Benda, Charles Péguy et bien d’autres nullement le jeune Léon. En revanche, il se passionne M. Maurice Barrès », écrivait-il à son ami d’enfance René années plus tard, lorsque Proust publiera son premier participeront à l’aventure de La Revue blanche. pour sa grand-mère maternelle, Mme Picard, qui ne Berthelot d’une plume trempée à l’eau de rose. livre Les Plaisirs et les Jours, Blum éreintera ces manque pas de venir lui rendre visite les bras chargés « nouvelles mondaines ». S’il loue un « talent de style » « Il n’est sans doute aucun peintre, aucun écrivain de valeur de livres. Elle lui raconte la Commune — Blum est né un « Dans cette génération d’écrivains qui avait immédiatement et une « aisance de pensée », il se montre surtout acide. aujourd’hui reconnue, qui ne doive aux frères Natanson et an après —, fait l’éloge de Gambetta et lui demande de précédé la mienne, il était pour moi, comme pour la plupart « La précision du trait s’atténue dans la grâce molle de la à Felix Fénéon, sûr et subtil pilote du bâtiment, un ample réciter des poèmes de Victor Hugo. « La première grande de mes camarades, non seulement le maître, mais le guide : phrase. » Presque condescendant. Ce livre « trop coquet » tribut de reconnaissance, écrit Gide en 1949. La Revue journée de la vie de Léon fut celle où à 11 ans, pour le nous formions autour de lui une école, presque une cour », plaira aux « belles dames » et aux « jeunes gens ». Y a-t-il blanche devint vite, si je puis dire paradoxalement, un quatre-vingtième anniversaire du poète, il avait, avec la témoigne quarante ans plus tard Léon Blum dans ses entre Léon et Marcel une sourde rivalité ? Ou une trop centre de ralliement pour les divergences, où tous les députation de son lycée, pénétré à son tour dans la maison- Souvenirs sur l’Affaire. Blum aime en Barrès, comme il grande différence de caractère et de goûts ? Blum n’est novateurs, les insoumis aux poncifs, aux académismes, nette de l’avenue d’Eylau, qui déborde de monde », écrira en l’écrira dans En lisant, en 1906 : sa « pensée toute chargée pas un véritable mondain. Il doit travailler pour vivre. aux contraintes des orthodoxies surannées, étaient assurés 1938 son ami Thadée Natanson dans Marianne. Trois de métaphysique et de poésie provocante, toute frémissante Proust, non. Il aime paraître. Son camarade Fernand de trouver quelque chaleureux accueil. Et non seulement ans plus tard, Léon Blum portera, avec ses camarades, la d’orgueil et de domination. […] Toute une génération, séduite Gregh le dépeint merveilleusement. « Il jouissait de sa un accueil : la revue prenait à cœur de les soutenir, de les couronne du lycée derrière le corbillard qui accompagne ou conquise, respira cet entêtant mélange d’activité conqué- grâce adolescente reflétée dans les yeux des passantes défendre contre les attaques des philistins scandalisés, et la dépouille de Hugo jusqu’au Panthéon. rante, de philosophie et de sensualité. » et des passants, avec un peu de fatuité juvénile […]. Il lentement, tenacement, de les imposer à l’attention et à la exagérait quelquefois cette grâce en minauderies toujours considération du public. De là son extraordinaire impor- Dans le portrait de la jeunesse de Léon Blum, que peint Devenu un des piliers de la revue, Blum affine ses choix.

spirituelles, comme il exagérait parfois son amabilité en tance dans l’histoire littéraire et artistique de notre temps. » © DR Thadée Natanson — l’un des fondateurs de La Revue Il se voit confier, en 1894, la chronique littéraire et

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donne la même année son premier article théorique : « doux et malicieux », la « tête petite et mate sous l’ébène », « Le Goût classique ». Il y condamne les Épigones de décrit Régnier. Et ce rire ! Il « ajoute toutes les grâces de la Sophocle et les dérives de certains symbolistes vers un vie », s’enflamme le poète. « véritable parti pris de l’obscurité ». Blum déplore aussi le « cabotinage ». Est-ce la fréquentation de certains salons Entre les salons et la revue, Blum appartient à une avant- qui l’ont vacciné ? « Quelques jeunes gens de notre temps garde générationnelle. Ses mots sont souvent doux ont à la fois des ambitions littéraires et mondaines ; ils pré- pour ses amis. Trop, peut-être, pour paraître spontanés. tendent s’aider des lettres dans le monde, et du monde dans Qu’on en juge ! « Jules Renard a produit avec les Histoires les lettres. C’est un méchant calcul. » naturelles un nouveau chef-d’œuvre », s’émerveille-t-il. Pierre Louÿs et son Aphrodite, parus en partie dans La Dans « Le Goût classique », le jeune critique s’érige Revue blanche ? « L’événement littéraire de la saison. […] contre l’art « utile ». « L’art est à lui seul sa propre fin », Toute cette maison est de la fête. » Tristan Bernard et juge-t-il. Après avoir fauché consciencieusement le ses Mémoires d’un jeune homme rangé ? Il possède « ce champ de sa génération, il loue les nouveaux clas- génie d’observation qui perçoit et recrée la vie, et c’est là siques : son ami André Gide et ses métaphores « limpides le don unique auquel rien ne supplée et qui peut suffire à et profondes comme l’eau de neige » ; Anatole France et tout. » Les Nourritures terrestres de Gide ? « Un poème à sa « fluidité fleurie » qui fait « songer à Montaigne et à la fois lyrique, satirique et abstrait. » Dans une autre note Fénélon ». « En Anatole France, s’unissent la liberté d’un consacrée à Gide, il vante son style, fait de « fantaisie Voltaire, l’invention intellectuelle d’un Diderot, la grâce neuve » et de « sévérité classique ». Et de résumer sa phi- d’un Fénelon », s’enthousiasmait-il déjà à 18 ans dans losophie : « L’avidité devant la vie, l’aspiration gourmande une dissertation. Blum rencontrera France au salon et large, oui, c’est bien là un des caractères de M. Gide ; c’est de Mme Arman de Caillavet. L’écrivain choyé y trône ce qui anime et embellit son souci moral. » Ces derniers debout, concentrant sur lui l’admiration de l’assem- noms sont passés à la postérité. Mais Blum agite aussi blée, pendant que Mme Arman de Caillavet, sa muse, l’encensoir devant Paul Adam, René Boylesve, Édouard son amante, sa bienfaitrice, le couve du regard, depuis Estaunié, les frères Rosny, autant d’écrivains oubliés. une bergère près de la cheminée. France a pour Blum Pour quelques adversaires, il sait retrouver un verbe l’âge d’un père. Il paraît presque venu d’un autre temps. piquant. « Le sort de M. Daudet est de restreindre par Gregh souligne sa « politesse ecclésiastique ». Il ajoute : chacun de ses livres tout le bien qu’on serait si franchement « Il saluait, en entrant dans un salon, même les fauteuils Maurice Barrès disposé à penser de lui. » vides. Les hommes de ma génération l’ont vu rajeunir et se redresser d’année en année. » même que son poète de père ne soit reçu à l’Académie Chérir les amis, châtier les autres. Blum en ferait presque française — au nez et à la barbe d’Émile Zola et de Paul un système. Il précise sa pensée dans ses Nouvelles AVANT-GARDE GÉNÉRATIONNELLE Verlaine —, Marie, 18 ans, a pris le parti d’en rire avec Conversations de Goethe avec Eckermann, textes hybrides S’il fréquente ce monde des lettres, Blum sait aussi sa « canaquadémie ». Marcel Proust en est le secrétaire publiés dans la revue. Il y revendique l’amitié généra- s’en moquer. N’est-il pas l’un des membres de l’Acadé- perpétuel. La « reine des canaques » a auprès d’elle sa tionnelle et la partialité, puis incite à combattre « les mie canaque ? Avant de pénétrer dans ce petit cercle cour. Parmi les trois filles de Heredia, Marie a toujours aînés » par « l’offensive, par la lutte, quelques fois même potache, il fallait réussir son examen d’entrée : une été celle qui aimantait les regards. Louÿs en deviendra par la violence ». Pourtant Blum perçoit clairement, dès Des membres de l’équipe de la Revue Blanche : belle grimace. À ce jeu-là, Paul Valéry avait la réputa- vite fou. Henri de Régnier, son ami et jeune poète sym- le début de sa carrière, les tares de son milieu. « L’art, qui Tristan Bernard, Octave Mirbeau, Stéphane Mallarmé, Francis Jammes, tion d’être le meilleur. L’instigatrice de cette farce n’est boliste en vue, aussi. Il finira par l’épouser. Marie ? « Une devrait porter aux plus nobles sentiments, est une école

Charles Péguy et Alfred Jarry autre que Marie, la fille de José-Maria de Heredia. Avant © DR délicieuse petite païenne » ; les cheveux noirs, les yeux de haine et de jalousie... » S’il fait parler Goethe dans ses

131 132 LÉON En 1903, La Revue blanche cesse de paraître. Blum aide alors Jaurès à fonder BLUM L’Humanité. Il y tient une chronique littéraire, qu’il partage avec d’autres anciens de La Revue. Il se met aussi à un nouvel exercice : celui de critique dramatique, essentiellement pour le journal Comœdia.

en est un autre. En 1898, on y publie 15 articles sur sion de sa toute-puissance, alors qu’il n’a pas la moindre l’Affaire, 24 en 1899. Lucien Herr, l’éminent bibliothé- action sur son gouvernement et sur sa vie. » caire de l’École normale qui a converti Jaurès et Blum au socialisme, réplique à Barrès dans les colonnes de la Son diagnostic ? La France est atteinte de la « maladie revue. L’écrivain Julien Benda prête aussi main-forte. de l’apolitique. On peut en conclure que l’avenir, en France Durant ces années de combat, Blum se lie à Jean Jaurès. du moins, appartient non pas aux socialismes, mais à Quelques années plus tard, en décembre 1901, Jules l’anarchie », prédit-il en cette année 1892 où les hommes Renard croque dans son Journal un déjeuner chez Blum en noir, Ravachol en tête, mettent en pratique « la pro- en compagnie du tribun socialiste : pagande par le fait », c’est-à-dire la multiplication des attentats. Si Blum regrette cette « maladie », la revue « Jaurès a l’aspect d’un professeur de quatrième qui ne aura de sérieuses accointances avec le mouvement serait pas agrégé et ne prendrait pas assez d’exercice, ou du anarchiste et publiera des écrivains comme Paul Adam, gros commerçant qui mange bien. […] Une intelligence très Bernard Lazare ou Octave Mirbeau. Le rédacteur en cultivée. Les quelques citations que je fais, auxquelles je ne chef de La Revue blanche, Félix Fénéon, fera partie des tiens pas beaucoup, il ne me laisse même pas les achever. accusés lors du « procès des Trente », véritable procès À chaque instant, il fait intervenir l’histoire ou la cosmo- de l’anarchisme devant la cour d’assises de la Seine. Félix Fénéon Jean Jaurès gonie. Une mémoire d’orateur toute pleine, étonnante. [...] Blum, lui-même, s’élèvera contre les lois qui répriment D’après Léon Blum, il se sépare de Guesde comme tacticien. le mouvement anarchiste, en écrivant dans la revue — Conversations, c’est bien la voix de Blum que l’on entend Blum sans son paraphe. « Je vous écrirai », lui promet-il Socialiste de gouvernement, il croit aux réformes partielles. sous la signature « un juriste » — un texte contre ces lorsque son personnage explique : « C’est une détermina- seulement. Guesde n’admet que la révolution complète. » « lois scélérates ». Reste que son texte sur « Les Progrès tion particulièrement grave d’affronter la vie littéraire qui de l’apolitique » ne marque pas les esprits. Il s’en est est la plus difficile de toutes, la plus douloureuse. » Dans cette fin de siècle infectée par un antisémitisme Blum, désormais, se pique de politique. Quelques fallu de peu, d’ailleurs, pour que La Revue blanche refuse purulent, où Édouard Drumont connaît le succès avec années plus tôt, en 1892, il avait publié dans la revue de le publier. Décembre 1897. Le Panthéon de Blum se lézarde. La France juive, l’affaire Dreyfus, du nom de ce capitaine « Les Progrès de l’apolitique ». C’était d’ailleurs ce En cette journée d’hiver, il se porte fièrement volon- juif trop vite condamné, va diviser le pays. « Il ne me premier texte politique qu’il avait dédié « à Maurice Avec l’Affaire, il a renoué avec Herr, rencontré Jaurès, taire pour aller trouver Maurice Barrès, le maître de semble pas que, même pendant la guerre, on ait assisté à Barrès, député de la deuxième circonscription de Nancy ». fréquenté des socialistes. Le virus de la politique ne lui sa jeunesse. Il a aimé Les Déracinés, paru la même ces séparations brutales, et, par contrepartie, à ces amitiés La France voyait alors se succéder les crises ministé- passera plus. Dans La Revue blanche, il rend compte du année, même s’il a quelques réserves sur la thèse du soudaines, créées séance tenante par la conscience d’un rielles. La iiième République est mal née et mal-aimée. premier congrès général du Parti socialiste français. roman. Blum n’est plus cet adolescent intimidé. Il a assentiment », estimera Blum, trente ans plus tard, dans Elle est minée par les affaires de corruption. Jules Grévy, Mais il reste avant tout un critique littéraire. En 1901, il désormais l’habitude de se rendre chez Barrès. Lors Souvenirs sur l’Affaire. Lorsqu’il reçoit la lettre de refus l’un de ses présidents, n’a-t-il pas dû démissionner suite ramasse, corrige et fait publier les différents fragments de ses visites matinales, le jeune homme interrompt de Barrès, Blum est sous le choc. « Cette lettre tomba au scandale des décorations ? Sur ce terreau fertile, l’an- des Nouvelles Conversations de Goethe avec Eckermann. souvent l’écrivain en pleine leçon d’armes. Mais Barrès sur moi comme un deuil. Quelque chose était brisé, fini ; tiparlementarisme pousse comme du chiendent. Blum Quelque temps plus tard, en 1903, La Revue blanche ne s’en offusque jamais et préfère mettre fin à - l’exer une des avenues de ma jeunesse était close. » L’ami Pierre croit percevoir en France « une apathie universelle », « une cesse de paraître. Blum aide alors Jaurès à fonder L’Hu- cice et deviser avec son visiteur. Cette fois, Blum est Louÿs aussi est anti-dreyfusard. Ils ne se reverront plus paresse générale ». « La passion politique est morte, et manité. Il y tient une chronique littéraire, qu’il partage venu avec une demande. Il souhaite la signature de jamais. rien n’y supplée. Les intellectuels s’ennuient. » D’ailleurs, avec d’autres anciens de La Revue. Il se met aussi à un Barrès pour la défense du capitaine Dreyfus. Le critique remarque-t-il, personne n’a vraiment réagi devant l’as- nouvel exercice : celui de critique dramatique, essentiel- n’envisage pas une seconde un refus. L’affaire a éclaté Bien que très engagé, Blum joue un rôle discret. Il aide cension du général Boulanger. « Le suffrage universel, lement pour le journal Comœdia. quelque temps plus tôt et La Revue blanche, tout entière, l’avocat de Zola lors de son procès et fréquente au dans une constitution comme celle qui nous régit, est défend Dreyfus. Barrès hésite. Il a récemment déjeuné Quartier latin la librairie de Charles Péguy, véritable nécessairement une duperie […]. Le peuple français se fiant Blum, qui — ne l’oublions pas — travaille toujours au

avec Zola. Mais il veut encore réfléchir. Il laisse repartir centre de ralliement des dreyfusards. La Revue blanche © DR à quelques expressions d’un sens mal défini vit avec l’illu- Conseil d’État, court désormais les théâtres le soir venu.

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Ni race ni politique dans le livre que Blum publie en 1907. accable la capitale. La fenêtre du café est ouverte. Raoul qui l’accueille. Blum est déchiré. Avec l’affaire Dreyfus, La sexualité, voilà le sujet. Du mariage oscille entre le Villain, sympathisant d’extrême droite, en profite. Il tire. il avait déjà perdu son père littéraire, Maurice Barrès. Il récit et l’essai. Longtemps, Blum a traîné derrière lui un Une balle dans le mur. Une autre dans la tête. vient de perdre son père politique. « Je suis plus sûr de manuscrit romanesque, Les Raisons du cœur, mais il l’a Jaurès que de moi. C’est un homme d’une probité absolue », abandonné, même s’il a publié quelques saynètes dans Quelques jours plus tôt, dans la banlieue de Lyon, l’infa- avait-il confié à Jules Renard. La Revue blanche. Le livre est un drôle de mélange. Entre tigable défenseur de la paix avait encore alerté : « Chaque les références littéraires et politiques (de Balzac pour peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite Dans cette maison endeuillée, Blum voit surgir un sa Physiologie du mariage à Tolstoï pour Anna Karénine, torche à la main, et maintenant voilà l’incendie. […] S’il visage familier. Cette longue mèche brune, ce visage en passant par Fourier pour sa Théorie des quatre mou- nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts fin et sec, ce regard à la fois triste et perçant, oui, c’est vements), les confidences et les anecdotes rapportées, pour prévenir la catastrophe. » Jaurès est vomi par Barrès ! Les deux hommes s’écrivent encore parfois, Blum étonne autant sur la forme que sur le fond. Mais l’extrême droite. L’ancien camarade dreyfusard, Charles mais plus rien n’est comme avant. Barrès, à qui son c’est le fond qui fait scandale. Le propos de Blum ? « On Péguy, mêle désormais sa voix à celles de Maurras et camp reprochera cette visite, s’adresse à Madeleine. ne peut pas dire ni de l’homme ni de la femme que soit la de Daudet et incite dans les journaux au lynchage du « J’aimais votre père. J’ai toujours souffert de devoir être monogamie soit la polygamie constitue la loi naturelle et leader socialiste. Ces marchands de haine ont trouvé séparé de lui. » Après lui avoir remis une lettre, il se unique de leurs rapports. L’homme et la femme sont d’abord en Villain, cerveau fragile et main armée, l’exécutant dirige vers le lit mortuaire. À Blum, qui l’accueille et qui polygames, puis dans l’immense majorité des cas, parvenus servile dont ils rêvaient. lui serre la main, Barrès confie : « Votre deuil est aussi le à un certain degré de leur développement et de leur âge, on mien. » La guerre s’avance. Blum, la quarantaine passée, les voit tendre et s’achever vers la monogamie. » En l’état, Dès qu’il apprend la mort de Jaurès, Léon Blum, entame une nouvelle vie. Il a publié son Stendhal et le Blum trouve que « le mariage ou la monogamie légale désormais grand juriste et bon bourgeois, se rend beylisme. Mais son étude sur l’auteur du Rouge et le Noir est une institution qui fonctionne mal », car les femmes, villa de la Tour, dans cette voie cossue du xvième arron- passe inaperçue dans cette époque où seuls les bruits de mariées trop jeunes, n’auraient pas eu le temps d’épuiser dissement de Paris, à mi-chemin entre les jardins du bottes retiennent l’attention. Blum entre en politique. les charmes des passions charnelles. « Une plaisanterie Trocadéro et le bois de Boulogne. Il veut se recueillir Quelle plus belle fidélité à Jaurès que de reprendre son L’assassinat de Jaurès, illustration d’époque d’assez mauvais goût », juge un critique. « Léon Blum tend devant la dépouille, arrivée dans la nuit. Mme Jaurès est flambeau ? De sa carrière littéraire, il vient de tourner la à développer chez les jeunes filles l’instinct prostitution- dans le Tarn, dans sa vaste demeure familiale. Louis, le page. — nel », attaque Émile Faguet. Le Temps prend sa défense fils de 16 ans, est en vacances. C’est Madeleine, sa fille Lorsque son agenda ne le lui permet pas, sa femme le et évoque une « thèse révolutionnaire » et Le Figaro remplace et signe de son nom. Partisan dans sa jeunesse un livre « hardi, courageux et généreux ». L’ami Octave de l’art pour l’art, Blum change de pied. Il s’attache au Mirbeau s’échine à en faire un candidat au Goncourt, BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE message véhiculé. « La pensée de Léon Blum a perdu pour mais il trouve Léon Daudet sur son chemin. La poésie, le moi tout intérêt, ce n’est plus qu’un outil délié qu’il prête roman, l’essai romanesque, partout Léon Blum se heurte Sur Blum De Blum Témoignages de contemporains aux exigences de sa cause », note sèchement Gide dans à un mur. Et les années passent. Serge Berstein, Léon Blum, Léon Blum, Du mariage, Albin Fernand Gregh, L’Âge d’or, son Journal. Il s’en désespère encore quelques mois Fayard, 2006 Michel, 1990 Grasset, 1947 plus tard : « Ah ! Si la politique ne courbait à ce point ses Le 31 juillet 1914, à 21h40 précisément, la vie de Léon Jean Lacouture, Léon Blum, Seuil, Cahiers Léon Blum, Léon Blum André Gide, Journal, Tome I, 1887- pensées, quel fin critique ce serait ! Mais il juge choses et Blum bascule. Il ne le sait pas encore, mais Jean Jaurès 1997 avant Léon Blum ; les années lit- 1925, Bibliothèque de la Pléiade, gens d’après ses opinions, non d’après son goût. » Critique vient d’être assassiné. Le rédacteur en chef de L’Huma- Frédéric Monier, Léon Blum, la téraires 1892-1914, Société des 1996 littéraire en vue, Émile Faguet, un catholique traditio- nité s’était octroyé une pause dans un emploi du temps morale et le pouvoir, Armand amis de Léon Blum, 1988 Jules Renard, Journal, 1887-1910, naliste, a, lui, une lecture raciste du travail de Blum : surchargé. Ce soir du 31 juillet, Jaurès rédige encore un Colin, 2016 Collection des numéros de La Bibliothèque de la Pléiade, 1960 « M. Blum est, par quelque endroit, ce critique dont on dit, article contre la guerre qui se dessine. Il entrecoupe son Pierre Lachasse, Gide & Blum, Revue blanche, André Gide, Pierre Louÿs, Paul quand telle pièce est annoncée : “Je sais d’avance ce qu’il labeur par un dîner au Café du Croissant, à quelques pas Correspondance, consultable sur gallica.bnf.fr Valéry, Correspondances à trois

en dira. C’est une affaire ethnique.” » de la Bourse et du journal. En ce mois d’été, la chaleur © DR PUL, 2011 voix (1888-1920), Gallimard, 2004

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138 150 NOUVELLE EN IMAGES UNE BRÈVE ET JE NE VOUS HISTOIRE DES GOODIES QUITTERAI PAS POLITIQUES PAR THOMAS THÉVENOUD

© Patrice Normand/ Leextra /DR

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ET JE NE VOUS QUITTERAI PAS PAR THOMAS THÉVENOUD PHOTOS PATRICE NORMAND

Thomas Thévenoud est né le 5 mai 1974 à nfin, je me réveille. Cette nuit m’a semblé si longue, si Dijon, au matin du premier tour de l’élection froide, si triste. présidentielle. Il a ainsi toujours vécu avec E la culpabilité que le vote de sa mère avait manqué à François Mitterrand pour donner à Mes yeux sont grands ouverts et je regarde une fois sa campagne de second tour l’élan dont elle encore, sur le plafond de la petite chambre de l’avenue aurait eu besoin pour l’emporter. En 1984, il a Frédéric Le Play, défiler les paysages de mon enfance, les 10 ans quand il l’aperçoit pour la première fois chemins le long de la Charente, tout un réseau de sentiers à Cluny. Mitterrand est enfin président. Son que j’ai suivis il y a si longtemps. J’ai regardé tant de fois Premier ministre, Laurent Fabius, n’a que 38 ce plafond, quand la douleur était trop forte pour dormir, ans, un record. C’est auprès de lui que Thomas quand tous étaient partis, dans le silence de la nuit, qu’en Thévenoud fait son entrée en cabinet ministériel, me réveillant tout à l’heure, j’ai cru que je venais de m’as- à Bercy. Nous sommes en l’an 2000. Élu député soupir. Pourtant, je ne me rappelle pas m’être allongé ainsi, de Saône-et-Loire en 2012, il réussit l’exploit de réconcilier taxis et VTC avec la loi Thévenoud encore habillé, sans même avoir quitté mes souliers, avec en 2014, avant d’inscrire à son tour un record cette cravate qui me serre le cou. Mes mains sont nouées dans l’histoire gouvernementale de la France comme de la pierre. Elles sont froides, plus ridées que en démissionnant de son poste de ministre au jamais. On pourrait voir à travers elles. bout de neuf jours. Auteur d’une expression désormais consacrée dans la langue française, Pourquoi mes cannes de marche sont-elles posées contre la « phobie administrative », il a décidé d’arrêter le mur ? Qui les a laissées là ? Quelqu’un est-il entré la vie politique en même temps que d’ouvrir ses pendant que je dormais ? Je l’ignore. Il y a ici comme une enveloppes. Et de prendre la plume. En 2016, il mise en scène que je ne reconnais pas, comme si on avait a publié chez Grasset Une phobie française, un récit autobiographique aux accents balzaciens, voulu photographier l’endroit pour l’éternité. Ah, l’éternité, qui doit autant à la psychanalyse qu’à l’étude des parlons-en... Je ne vais pas rester sur ce lit jusqu’à la fin des ambitions politiques. « Je ne vous quitterai pas » siècles. Il faut que je retrouve les autres : Anne, Mazarine, est le premier chapitre d’un roman à paraître le Docteur, Charasse... Où sont-ils aujourd’hui ? Pourquoi prochainement. ne me répondent-ils pas quand j’appelle ?

139 140 Étrangement, les douleurs semblent avoir disparu. Mon corps ne me fait plus souffrir, je ne me suis jamais senti aussi léger. La dernière séance de rayons a été moins forte. Le Docteur avait raison : inutile de forcer sur la dose, ce serait comme réveiller le monstre qui est en moi. Laissons-le dormir.

Je me lève presque sans effort et je suis étonné de marcher seul dans ce grand appartement sans âme. J’ouvre toutes les portes. Personne. Je cherche en vain un téléphone pour pouvoir appeler, mais les pièces sont vides. Il n’y a plus rien ici. Rien ni personne. Ils m’ont tous abandonné. Même Baltique a disparu. Ils ont dû partir pendant mon sommeil. Tant pis, je vais me débrouiller seul, une fois de plus.

En sortant de l’immeuble de l’avenue Frédéric Le Play, un homme me bouscule sans ménagement. C’est le voisin du troisième étage, je me souviens de l’avoir déjà croisé. Qu’est-ce qu’il a vieilli ! On dirait qu’il a pris vingt ans depuis notre dernière rencontre. La maladie sans doute, un truc dans mon genre… Je le salue en ôtant mon chapeau, mais il ne me répond pas. J’attendais au moins qu’il s’excuse, mais il ne m’a pas reconnu, il n’a même pas semblé me voir, absorbé qu’il était par le petit boîtier lumineux qu’il tenait entre ses mains. Je l’observe un moment pendant qu’il attend l’ascenseur. Il pianote sur l’écran. Quel étrange objet ! On dirait qu’il écrit quelque chose sur cette espèce de télécommande. La lumière bleue de l’écran se reflète sur son visage, il est encore plus vieux.

Inutile de s’attarder, celui-là ne vit pas dans le même monde que moi apparem- ment. Je décide de faire quelques pas vers l’École militaire. L’air est frais, il a plu avant le lever du jour, les rues mouillées rendent la circulation désordonnée, le bruit et la vitesse des automobiles me font peur, mais je marche sans difficulté, d’un bon pas, comme avant. Paris ne changera jamais. La ville est toujours survoltée les matins de pluie comme aujourd’hui. J’ai toujours aimé marcher. Le long des plages au petit matin. À Hossegor, dans le vent. À Paris, le soir sous la pluie, quand les femmes pressent le pas pour rentrer. J’entends leurs talons qui claquent sur le trottoir. C’est le plus joli bruit du monde, celui qui ouvre toutes les portes. Un peu plus loin, alors que je traverse l’avenue Bosquet, je sens la présence d’une femme, son corps qui me frôle, son parfum, le bruit de ses talons sur le trottoir quand elle s’approche de moi.

Je me retourne pour découvrir son visage. Une belle femme, grande, élancée. Elle porte un trench anglais très élégant, des escarpins vernis malgré la pluie, de longues boucles brunes tombent sur ses épaules. Elle parle en marchant, avec, à l’oreille, ce curieux objet qui m’a tout l’air d’être un téléphone de la dernière génération. Ils ont tous acheté le même modèle dans le quartier et s’en servent pour parler dans la rue et écrire en marchant.

Je ne vous quitterai pas PATRICE NORMAND 141 142 J’essaie de la suivre. J’accélère le pas. Je l’entends parler de choses compliquées : Élisabeth m’avait regardé avec ses yeux si purs. Pleine d’admiration pour moi. une histoire de couple, un secret, des enfants, la vie quand elle s’emmêle et « Qu’est-ce que vous croyez ? Je suis en forme, vous savez. » C’était le signe que vous contrarie. Mais elle a plutôt l’air de bien vivre la situation. Sa voix tran- j’attendais pour me présenter à nouveau. Si j’étais capable de gravir le Sinaï, je chante me plaît quand elle explique à son interlocuteur les décisions qu’elle pouvais être candidat. Chacun ses superstitions politiques. Moi, je n’ai jamais doit prendre. Je me rapproche pour mieux entendre sa conversation : cru aux sondages.

–– Mais non, il ne sait rien. Je ne crois pas qu’il ait pu apprendre quoi que ce Brusquement, elle s’arrête et se retourne, comme si elle avait senti ma présence. soit. Philippe ne m’a jamais espionnée. Je t’ai déjà dit qu’il n’était pas jaloux. Je suis à quelques centimètres d’elle. Je respire le parfum de ses cheveux. Un –– Je suis sûr qu’il a placé un mouchard dans ton téléphone. C’est très simple, parfum comme j’aime, sensuel et fort. Shalimar, je crois. Elle cherche des yeux, tu sais. On en trouve sur Internet. mais son regard semble se perdre au-dessus de mon épaule. Quand je lève mon –– Je ne crois pas à cette fable. Tu deviens complètement parano depuis que chapeau, elle ne répond pas. Serais-je devenu invisible ? tu t’es fait choper. J’entends la voix de l’homme dans le téléphone qui s’impatiente. Plusieurs fois, –– Moi, c’est différent. Je ne sais pas mentir. son interlocuteur demande : « Tu m’entends ? Dis, tu m’entends ? Ça capte mal, –– Je vais lui parler, mon amour. J’aurais dû le faire dès ce matin, mais il est on dirait... » Elle se retourne et reprend sa conversation : « Excuse-moi, j’ai eu un parti trop tôt. Il avait un petit déjeuner avec un ministre de Hollande, j’ai oublié flash, j’ai cru reconnaître quelqu’un dans la rue. Une vieille connaissance. Un ex... » son nom. Ce soir, peut-être, si j’ai le temps... Je l’ai laissée partir, je l’ai regardée s’éloigner dans son imperméable beige serré –– Je t’aime, tu sais, Anna. Je ne veux pas te perdre. à la taille. Le bruit de ses talons à nouveau. Mon Anna Shalimar, j’aurais voulu –– Je sais, moi aussi je t’aime. Mais rassure-toi, il ne sait rien. Je te promets que la suivre encore, mais elle marche décidément trop vite. Qui est ce Macron je le cuisine ce soir, après le pot au bureau. Tu te souviens ? On arrose le prix que dont elle parlait à l’instant ? Le seul Macron que je connaisse, c’est un général nous avons reçu, le meilleur institut de sondage de l’année. Je t’ai inscrit sur la romain, celui qui a étouffé Tibère avec son oreiller pour permettre à Caligula liste des invités, tu vas venir ? Tu m’as promis... d’accéder au pouvoir. Je me souviens de cette histoire d’oreiller. Imaginez un –– Oui, j’ai prévu de passer, mais je serai en retard. Ne m’attends pas avant empereur romain qui meurt au milieu de son lit… Elle a parlé de Juppé aussi, je 19 heures. crois. Qu’est-ce qu’il peut bien venir faire dans cette histoire ? Il a suffisamment –– Non ! Tu viens tôt, je veux te montrer quelque chose. J’ai découvert un à s’occuper à Matignon pour l’instant. Et ce Hollande, de qui s’agit-il ? Je connais nouvel endroit, un endroit caché qu’on n’a pas encore essayé... J’ai déjà envie de un Hollande, François, le mari de Ségolène Royal, ma préférée. Enfin, le mari... toi. Te sentir contre moi. J’ai hâte. Et puis, ce soir, après, j’ai autre chose. Est-ce Je me souviens de lui quand il travaillait pour moi à l’Élysée pendant le premier que je t’ai dit que j’allais à la première réunion d’En Marche, le mouvement septennat. Il portait de grosses lunettes toutes rondes qui lui donnaient un d’Emmanuel Macron pour le viième arrondissement ? C’est ce soir. J’ai une idée air ahuri, il était toujours mal arrangé. La première fois, j’ai pensé : « Encore un derrière la tête... Je te raconterai. énarque déniché par Attali. Combien va-t-il m’en trouver ainsi ? » –– Tu vas t’engager ? Mais quand est-ce qu’on se verra si tu te mets à coller des affiches ? Tu es déjà débordée de boulot avec la campagne qui s’annonce. Des deux, la plus dégourdie, c’est Ségolène. Elle me plaît beaucoup. J’aime Et puis, Macron va se dégonfler. Attends un peu que Juppé soit désigné à la son audace. Ses photos dans Paris Match pour la naissance de leur fille, c’était primaire et que Hollande siffle la fin de la partie. À la niche, Macron ! excellent. La ministre-maman, il fallait y penser. Elle a toujours eu le sens du –– Qui t’a dit que j’allais coller des affiches ? Tu me vois coller des affiches en spectacle ; et puis de très belles jambes. Alors que lui, on ne peut pas dire qu’il Louboutin ? Non, c’est pour l’institut que je fais ça. Un sondage de l’intérieur en soit séduisant. Je ne sais pas ce qu’elle lui trouve, Ségolène. quelque sorte... En secret... Un jour, je l’avais invitée à venir déjeuner dans la bibliothèque de l’Élysée. Je J’aimerais l’interrompre, lui prendre le bras, lui poser des questions, mais j’ai m’en souviens comme si c’était hier. Il faisait beau, elle avait une queue de le souffle court et la tête me tourne, sans doute sous l’effet de cette marche à cheval un peu haute et une robe à fleurs. J’avais encore grand appétit. Nous ses côtés, la première que je fais seul depuis si longtemps. Moi qui aime tant avions parlé du Marais poitevin, de ses barques à fond plat qui glissent sous marcher. Je me souviens du mont Sinaï avec les Badinter. C’était en 1987. les arbres. Elle avait rougi un peu quand je lui avais demandé pourquoi elle J’hésitais encore à me représenter et les médecins étaient pessimistes. J’avais ne s’était pas mariée avec lui, elle qui venait d’une famille traditionnelle. Elle gravi la montagne sacrée sans même être essoufflé. Ils étaient restés interdits. m’avait répondu : « François n’a jamais voulu. Maintenant, il ne veut même plus

Je ne vous quitterai pas Thomas Thévenoud 143 144 en parler. Il pense que les enfants, c’est plus important. » J’ai compris qu’elle en Avant de rentrer, je décide d’aller jusqu’à l’avenue de La Bourdonnais pour concevait beaucoup de chagrin, qu’elle avait de la peine en me disant ça. rendre visite à ce vendeur de livres anciens que j’aime bien. Quelle surprise ! Il a disparu. À la place, c’est un vendeur de téléphones. Comment se fait-il –– Vous savez, Monsieur le Président, c’est difficile de vivre avec quelqu’un qu’il soit parti aussi vite ? Qu’est-il devenu ? Juste à côté se trouve une étrange qui ne sait pas s’engager. Je ne parle pas de politique bien sûr. Vous le connais- épicerie. Un endroit minuscule. Deux petites tables seulement en vitrine pour sez, il est consciencieux. ceux qui veulent consommer sur place un hamburger. Le reste est occupé du sol –– Je dirais même laborieux... au plafond par des produits américains : des boîtes de conserve jaunes, rouges, –– Oui, enfin, il fait bien son travail de député, je crois. Je lui ai demandé vertes, des pots de crème à tartiner, de beurre de cacahuète, des tubes de sauce plusieurs fois pourquoi il ne voulait pas se marier... tomate, des sachets de chips sur lesquels on voit le visage de l’oncle Sam. Ici, –– Que vous a-t-il répondu ? tout est américain. Cet endroit est drôle, on ne se croirait pas à Paris, il faudra –– Nous verrons bien... Rien ne presse... C’est comme s’il hésitait encore. que je le fasse découvrir à Mazarine. –– Il y a des hommes qui sont comme ça : ils ne pensent pas, ils hésitent. –– Mais, vous savez, c’est un compagnon charmant, drôle, délicat. Il s’occupe Je m’assieds à une table. Une télévision encastrée dans un mur de boîtes de beaucoup des enfants. conserve retransmet un film amusant : la rencontre entre deux présidents des –– Je n’en doute pas, puisque vous l’avez choisi, vous qui êtes si sensible. États-Unis, le futur et l’ancien. Le scénario repose sur une idée formidable. Même si je ne le connais pas vraiment. Mais ce que je n’aime pas, c’est quand Dans ce film, le président est noir. Il a une allure très sportive, il marche comme vous l’appelez mon compagnon. Ça fait RPR ! un danseur, il a une classe folle. Je ne sais pas si Mazarine a vu ce film, il faudra aussi que je lui en parle. C’est une idée de génie qu’ils ont eue là. Et le plus Je me souviens de son rire et de ses yeux brillants. Je lui ai pris la main, elle a drôle, c’est que l’autre président, le nouveau, celui qui vient d’être élu, s’appelle rougi de nouveau et elle a ajouté : Donald Trump, comme l’agent immobilier. D’ailleurs, l’acteur lui ressemble comme deux gouttes d’eau. On dirait son sosie. Décidément, Hollywood ne –– Justement, Monsieur le Président, je crois que François aimerait particu- recule devant rien. Je les adore ces Américains, ils osent tout. Je me souviens lièrement vous rencontrer. Il me l’a laissé entendre l’autre soir. Il m’a dit qu’il bien de lui, du vrai Donald Trump. Quand j’étais allé à New York en 1984, il aimerait pouvoir vous parler d’un sujet qui lui tient particulièrement à cœur. venait de se faire construire une gigantesque tour, tout en marbre et en or. Il –– Mais bien sûr... Dites-lui de prendre attache avec moi. Je le recevrai. Pour vivait au sommet de sa tour. vous faire plaisir, parce que c’est vous, pour vous faciliter la vie, à vous et à votre compagnon. Mais dites-lui d’arrêter de fricoter avec Delors. Ça ne sert à Je reprends ma marche, sans effort. Cette petite halte m’a fait du bien. Décidé- rien. Ce n’est pas lui qui me succédera et puis, vous, vous ne voudriez tout de ment, j’ai bien fait d’arrêter les médicaments. Le Docteur a dû les emporter avec même pas que le père de Martine Aubry devienne président de la République. lui. Tant mieux. Quand je me suis réveillé, il n’en restait plus un seul sur la table Avouez que ce ne serait pas une bonne nouvelle pour vous. de chevet, il n’y avait que deux livres. Ce roman d’André Gide que je n’ai jamais –– Monsieur le Président... pu terminer et un autre livre que je ne connais pas et que je n’ai jamais lu. –– Oui ? –– J’ai beaucoup de sympathie pour Martine Aubry. Nous travaillons ensemble En sortant de la boutique américaine, j’ai tourné à droite en direction du kiosque sur beaucoup de dossiers et j’apprécie la femme. à journaux. Une grande affiche attire mon regard. C’est la une deL’Express avec –– Très bien, très bien... Alors, veillez à ce que ce soit réciproque. Allons... ce titre : « Macron, le coup de poker ». Je cesse de vous tourmenter. Je recevrai votre François. Venez, allons faire quelques pas dans le jardin. Décidément, il est partout, ce général romain. Il faut que je me renseigne sur lui. Les bras en croix sur la photo en couverture, on dirait qu’il est en lévita- Vraiment, je ne vois pas comment Hollande pourrait… comment a dit l’homme tion. Derrière lui, beaucoup de monde, on agite des drapeaux, on l’encourage, au téléphone déjà… ? Siffler une quelconque « fin de partie ». Décidément, mon scène de meeting que j’ai mille fois connue. Il a l’air exalté, mais il me plaît bien Anna Shalimar est bien mystérieuse, elle doit savoir des choses que j’ignore... avec ses yeux perçants et son sourire d’enfant. Trop de dents, comme moi, il va falloir qu’on les lui lime. À suivre…

Je ne vous quitterai pas Thomas Thévenoud 145 146 RÉVOLUTION CULTURELLE EN IMAGES

De la boîte d’allumettes aux briquets, du porte- clefs à la paire de tongs, du stylo aux préservatifs, la distribution de petits cadeaux publicitaires aux électeurs ne date pas d’hier, puisqu’elle a été inventée à la fin duxix ème siècle, aux États-Unis. Une pratique qui s’amplifie aujourd’hui avec l’e- commerce et les boutiques en ligne des partis politiques, où Charles est allé faire un peu de lèche-vitrines.

PAR ZVONIMIR NOVAK

e que l’on appelle des goodies ou produits dérivés, termes pompeux et artificiels inventés par le marketing, renvoie entre C autres à des cadeaux publicitaires politiques Touche généreusement offerts en période électorale. Les- dif férentes traductions de l’anglais goodies — sucreries, friandises et petits cadeaux — ne sont-ils pas tout à fait explicites ? En effet, ces mots incluent l’idée d’allécher, pas à ma d’appâter ou de s’attirer les bonnes grâces de quelqu’un. Bref ! Il y a du clientélisme dans l’air. Quand Ségolène Royal organise le 1er mai 2007 son meeting-spectacle capote ! de Charléty à Paris, et que ses militants distribuent par pleines brassées des objets estampillés « Désir d’avenir » Une brève histoire à des foules quémandeuses, c’est pour acheter le cœur des citoyens. Ne dit-on pas que l’objet offert envoie des goodies politiques une onde de plaisir et déclenche, dans la foulée, un fort sentiment d’attachement ? L’affect de l’électeur-client s’en trouve boosté. C’est pourquoi, depuis la moitié des années 60, les meetings politiques se transforment en caravane du Tour de France, avec ses distributions d’objets publicitaires. En veux-tu en voilà, les cadeaux politiques sont certainement l’une des plus belles inven- tions de la communication politique, parce que l’une des plus efficaces. Peu importe le support : un stylo, un tee-shirt, un préservatif, et le mécanisme de la recon- naissance s’enclenche automatiquement. Les sondages le disent et les politiques ne font que suivre. 89 % des Français apprécient de recevoir un objet publicitaire à l’occasion d’un événement sportif, culturel ou politique Tous ces préservatifs sont disponibles sur la aussi. Alors, envoyez les pin’s et porte-clefs et tournée boutique en ligne www.callvin.com (collection générale pour tous. érection présidentielle 2017)

147 148 HISTOIRE DES GOODIES POLITIQUES En 1896, William McKinley invente le pin’s politique. Partisans de l’or comme étalon du système monétaire, ses militants arborent un insecte en métal doré, accroché sur une épingle plantée sur le revers de leur manteau.

ENCORE EUX, TOUJOURS EUX Ce n’est pas surprenant, l’idée du cadeau politique Harrison bat le président sortant Grover Cleveland. rester là. Adepte de l’argent comme valeur de référence, pensé comme un outil de communication est une Ses largesses électorales, notamment la distribution il réplique aussitôt avec une épinglette, une punaise, histoire américaine qui remonte à loin. Promoteurs de boîtes d’allumettes, constituent le petit plus qui mais en argent celle-ci. La punaise d’or bat la punaise du marketing politique, les Américains conçoivent, fait la différence. Quatre ans après, Cleveland prend sa d’argent, mais un an après ces élections, l’anarchiste dès le milieu du xixème siècle, les élections comme revanche sur Harrison, avec de jolis bandanas (petits Leon Czolgosz abat le président McKinley de deux un événement festif, une grande fête de la foulards) qui séduisent l’électorat. C’est plié, désormais, coups de revolver. Son fétiche d’or ne l’a pas protégé. démocratie qui emprunte à la foire commer- à chaque élection, il faut trouver un nouveau truc Depuis l’invention du pin’s, les gadgets politiques se ciale ses méthodes de management. En 1864, pour appâter l’électeur et faire ainsi la preuve de sa multiplient aux States. Les savons « Clean up with Ike » Abraham Lincoln sort la grosse artillerie face modernité. En 1896, William McKinley invente l’épin- (remettre de l’ordre avec Ike) d’Eisenhower, le cliqueur au démocrate George McClellan. Avec des glette (le pin’s) politique. Partisans de l’or comme étalon assourdissant de Richard Nixon « Click with Dick » ou le médailles à son effigie et des rubans colorés, du système monétaire, ses militants arborent un insecte yoyo d’Al Gore font le bonheur de leurs sympathisants. il pense impressionner l’électeur et remporter en métal doré, accroché sur une épingle plantée sur le Et puis, il y a des objets inhabituels, qui à coup sûr vous le match électoral. C’est sans compter sur le major revers de leur manteau. The gold bug, ou la punaise d’or, font remarquer, comme les tatouages provisoires de général McClellan qui aussitôt riposte avec des distri- porte sur ses ailes les portraits minuscules en noir et Clinton en 1992, les peignes de Roosevelt ou les tirelires butions de lanternes en papier. Quelques années plus blanc de McKinley et de son colistier Garret Hobart. Son de Gerald Ford.

tard, en 1888, le candidat à la présidentielle Benjamin © DR concurrent, le démocrate William Bryan, ne veut pas en

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DE LA BOULANGE À LECANUET En France, les cadeaux publicitaires politiques ont cocardier transforme le suffrage universel républicain ne lui réussissent pas, il se suicide deux ans après, à bien du mal à trouver preneurs. La culture de gauche, en un immense bazar d’objets électoraux. Le populaire Bruxelles, sur la tombe de sa maîtresse. Le grand bazar méfiante vis-à-vis du clientélisme, et la défiance des général Boulanger, soutenu par une coalition de boulangiste a donné une telle nausée aux citoyens que Pour asseoir la stature de l’homme catholiques à l’égard du matériel, ont longtemps fait réactionnaires en mal de revanche, de communards les objets électoraux disparaissent de la vie politique providentiel, l’État français développe, obstacle à l’invasion des gadgets. Michel Bongrand, humiliés et de journalistes talentueux, se lance en 1888 nationale pendant un bon moment. Toutefois, deux l’importateur du marketing made in USA, tente, dès dans la plus tumultueuse des aventures. Car celui dont périodes politiques vont voir la production d’objets poli- à partir de 1940, un culte du maréchal les années 60, de casser les barrières du politiquement la mémoire reste toujours un objet de railleries est un tiques s’accroître considérablement : celle de la fureur Pétain à travers un invraisemblable acceptable. Il veut persuader le général de Gaulle d’uti- visionnaire malin. En sa qualité de ministre de la Guerre, militante des années 30 et celle de la propagande maré- liser les cadeaux électoraux pour attendrir l’électeur. « Je Georges Boulanger a visité à plusieurs reprises les États- chaliste pendant l’Occupation. bric-à-brac d’objets plus insolites ne mange pas de ce pain-là », lui répond, vexé, le Général. Unis. Il a étudié les arcanes de la démocratie élective et les uns que les autres. Du foulard à Qu’importe ! Bongrand rencontre un écho favorable observé avec attention les grandes kermesses électo- En plein âge d’or de la propagande, une frénésie militante l’assiette décorée, en passant par des auprès de Jean Lecanuet, le Macron des sixties, qui rales du pays. Il prend note du rôle essentiel que jouent s’empare de la France des années 30. Le culte de l’enga- rêve de devenir le Kennedy français. Aussitôt pensé, les cadeaux dans ces élections. gement amène les formations politiques à imaginer protège-cahiers et des mouchoirs en aussitôt fait. Focus sur un meeting d’un genre nouveau : toutes sortes de produits identitaires. Les militants s’ar- tissu, la France n’échappe pas à l’oeil accueillis par des hôtesses toutes de vert vêtues, le code À son retour en France, c’est décidé, le brave général rachent les canifs, les pipes et les miroirs frappés des couleur de la campagne du candidat réformateur, les mènera une campagne à l’américaine, tambour battant. couleurs de leur parti, mais les cadeaux électoraux des de Vichy. sympathisants reçoivent, comme à la Foire de Paris, des La réclame boulangiste, c’est ainsi qu’on la nomme, est candidats sont délaissés pour des produits plus idéolo- stylos, des porte-clefs et des foulards, tandis que leur distribuée par une armée de colporteurs. Plus de 400 giques. Pour asseoir la stature de l’homme providentiel, progéniture souffle dans des ballons verts, offerts tout recrues sont embauchées par une presse boulangiste l’État français développe, à partir de 1940, un culte du sourire. Le show est un succès. débordante d’enthousiasme et d’imagination. Jeux de maréchal Pétain à travers un invraisemblable bric-à- cartes, dont Boulanger est le roi de cœur, savonnettes brac d’objets plus insolites les uns que les autres. Du Mais Bongrand, celui qui est célébré par tous les du général, l’almanach de la Boulange, médailles et foulard à l’assiette décorée, en passant par des protège- manuels comme le génie de la communication politique même des culbutos pour les enfants avec écrit dessus : cahiers et des mouchoirs en tissu, la France n’échappe française, n’a en réalité rien inventé en matière de « Le général toujours debout », envahissent les maisons pas à l’œil de Vichy. ème marketing électoral. À la fin du xix siècle, un général françaises. Malheureusement, les babioles du général © DR

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Grands fumeurs eux-mêmes, ils ne savent pas encore qu’ils pourront être emportés par un vilain cancer. De Philippe Séguin à Charles Hernu, en passant par Jacques Chirac, le mythe de la cigarette colporté par la publicité et le cinéma associe les nuages de fumée à l’esprit machiste de conquête. En ouvrant la pochette d’allumettes de Philippe Séguin, on peut lire : « Philippe Séguin, un homme d’action avec Jacques Chirac. »

DES PRODUITS QUI FONT FUREUR Mais revenons aux cadeaux électoraux. Depuis l’élec- méthyle à leur effigie. Jacques Bardoux a trouvé un slo- d’allumettes de Philippe Séguin, on peut lire : « Philippe ticien responsable ? Exit les pochettes d’allumettes, les tion présidentielle de 1965 et le tout-marketing de gan-choc, « Homme jeune, efficace », tandis que Richard Séguin, un homme d’action avec Jacques Chirac. » cendriers et les briquets et place à la prévention. Michel Bongrand, l’électeur-consommateur est gâté. Chaput s’affiche avec Jean Lecanuet. Malheureusement Question : faut-il vraiment laisser les politiciens jouer Les objets mis sur le marché électoral suivent les modes pour eux, tous ne trouveront pas la clef pour ouvrir les avec le feu ? Quant aux briquetophiles (collectionneurs S’il y a un objet particulièrement indispensable à une du moment. Dans les années 60, la copocléphilie (la portes de la Chambre des députés. de briquets), parlons-en ! Ils vont essayer de doubler époque où les portables n’existent pas, c’est le calendrier collection des porte-clefs) fait fureur et les collection- les philuménistes. Au début des années 70, la marque de poche. Économique à distribuer, envoyer ses vœux en neurs vendraient leur âme pour trouver le porte-clefs Puis, vient le temps des philuménistes, les collec- Bic fait sa révolution en inventant le briquet pratique, période préélectorale est un bon moyen de se faire bien rarissime. Avec le développement des matières plas- tionneurs de pochettes et de boîtes d’allumettes. Des pas cher, à flamme réglable. Le succès commercial est voir de ses concitoyens. Certains y rajoutent une petite tiques, les porte-clefs se sont multipliés au service des centaines de candidats des années 70 et 80 tentent de immédiat. Les politiques, toujours avides de voix, se touche personnelle très bas de gamme. Les formules marques, mais aussi des candidats. Rien n’est trop beau faire craquer l’électeur avec des pochettes d’allumettes jettent sur les nouveaux produits pour en faire leur « Faites-moi confiance » ou encore « Servir les gens quoiqu’il pour se faire élire et les candidats sautent sur le plastoc ornées de leur photo, du logo de leur parti et d’un slogan support de campagne. Du Bic ou du Zippo en veux-tu arrive ! » ont fait sourire des générations d’électeurs. Le pour se démarquer de leur adversaire. Lors des élections qu’on lit en l’ouvrant. L’idée est subtile, car à chaque en voilà. Mais contrairement à la pochette d’allumettes champion du calendrier, c’est Louis Mexandeau, un présidentielles de 1965, François Mitterrand, malgré ses fois que l’on allume sa cigarette à la recherche d’une si peu chère que l’on peut distribuer sans compter, les vieux renard de la politique, un briscard mitterrandien réticences, franchit le Rubicon de la publicité électorale. bouffée de plaisir, le cerveau associe automatiquement briquets Bic ont un coût. Il faut les offrir aux sympathi- fidèle parmi les fidèles. Député, puis ministre des PTT Il offre à ses fans son portrait en couleur, tout comme l’image du candidat et le logo du parti avec ce moment sants les plus fidèles ou les vendre dans les meetings par deux fois et conseiller municipal de Caen, il ne cesse Johnny Hallyday et les yé-yés de l’époque. Au verso de de détente. Ce réflexe conditionné amène des ténors de de campagne. JMLP (Jean-Marie Le Pen) ne se lasse de guerroyer, un calendrier à la main. Qu’il pleuve, qu’il son porte-clefs, on peut lire un slogan qui fera date : la politique à afficher leur trombine sur les pochettes plus de voir sa flamme s’allumer, puis s’éteindre. Alors vente, qu’il neige, chaque année les Normands ont droit « Mitterrand la clef de l’avenir ». Ses fidèles lieutenants phosphorées. Grands fumeurs eux-mêmes, ils ne savent à chaque élection présidentielle à laquelle il participe, à leur petit calendrier Mexandeau. Un cadeau qui ne de la FGDS, Louis Mermaz et Charles Hernu, en quête pas encore qu’ils pourront être emportés par un vilain des centaines de briquets Bic sérigraphiés à son image portera pas chance à cet ancien ministre des PTT et qui d’un siège de député, le suivent sur la voie du porte- cancer. De Philippe Séguin à Charles Hernu, en passant s’allument au son de « La Marseillaise », en référence à plus est fondateur du club de la chanson paillarde. En clefs et du photomaton pour tous, mais en noir et blanc par Jacques Chirac, le mythe de la cigarette colporté par la flamme tricolore du Front national. Bientôt le coin 1977, 1983, 1989, 1995 et 2001, il part à l’assaut de la pour eux. C’est la ruée, c’est le sprint, tous les candidats la publicité et le cinéma associe les nuages de fumée à du fumeur devient maudit. Comment peut-on encoura- mairie de Caen… En vain.

veulent leur petit porte-clefs en polyméthacrylate de l’esprit machiste de conquête. En ouvrant la pochette © DR ger le trou de la Sécurité sociale quand on est un poli-

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DU TEE-SHIRT EN PASSANT PAR LES PRÉSERVATIFS Pour rester attractif, il faut toujours surprendre et en tee-shirt qui en fait un véritable vêtement fleurant et nous raconte à chaque élection de nouvelles histoires Les tee-shirts d’Édouard Balladur chercher des produits qui collent à l’actualité du bon le sex-symbol. Depuis le gouverneur Dewey, la com- électorales. « Croire en la France » ont fait rire moment. Rien ne serait plus néfaste que de distribuer munication politique a su exploiter les vertus attrac- des marchandises périmées. Trouver l’objet surprise et tives de ce textile. En France, l’élection présidentielle Les tee-shirts d’Édouard Balladur « Croire en la France » le pays entier. « D’où viennent les être le premier à l’offrir sont devenus un enjeu essentiel de 1974 marque l’entrée fracassante du tee-shirt en ont fait rire le pays entier. « D’où viennent les 10 millions 10 millions de francs en liquide ? », pour un parti et son champion. Ainsi, certains produits politique. La députée européenne Marielle de Sarnez, de francs en liquide ? », lui ont demandé les policiers sont indémodables. Ils en ont vu passer des élections et aujourd’hui bras droit de François Bayrou, lance l’opé- en pleine enquête sur le financement de ses comptes lui ont demandé les policiers en enterrer des candidats. C’est le cas du tee-shirt qui reste, ration « Giscard à la barre » siglée sur des tee-shirts. Des de campagne 1995. « De la vente de mes tee-shirts », a pleine enquête sur le financement Mesdames, le cadeau qui peut faire plaisir à toute la nuées de minettes et de minets, les propres enfants de répondu Balladur aux enquêteurs interloqués. Beaucoup de ses comptes de campagne 1995. famille. Le tee-shirt « Ségolène Royal présidente » est très Giscard d’Estaing compris, paradent à vélo dans les rues de tee-shirts ont été offerts, paraît-il, pour quelques-uns confortable pour passer une bonne nuit et le « Je kiffe de Paris, le tee-shirt rayonnant. Brigitte Bardot, elle, de vendus. Question : combien fallait-il en vendre pour « De la vente de mes tee-shirts », Sarko » de 2007, parfait pour les beuveries entre copains. arbore le slogan giscardien sur sa légendaire poitrine : réaliser plusieurs millions de francs de profit ? a répondu Balladur aux enquêteurs L’histoire du tee-shirt est ancienne, et une fois de plus un magnifique coup médiatique, bientôt suivi par la Le facteur anticapitaliste Olivier Besancenot est un les Américains en sont les auteurs. Le gouverneur crème du showbiz de l’époque comme Johnny Hallyday excellent merchandiseur et change de tee-shirt à interloqués. Beaucoup de tee-shirts Thomas Dewey fait imprimer, sur des maillots de corps, et Chantal Goya. 50 000 tee-shirts sont distribués en chacun de ses meetings. Il porte, l’un après l’autre, les ont été offerts, paraît-il, pour quelques- son slogan « Dew-it-with-Dewey » (faites-le avec Dewey) quelques jours et Giscard remporte les élections. Le très nombreux modèles mis en vente sur les tables mili- uns de vendus. Question : combien pour animer sa campagne présidentielle de 1948. Le pouvoir est-il au bout du tee-shirt ? L’opération « Giscard tantes présentes dans ses rassemblements. Un jour, il choix d’un sous-vêtement sans col comme support de à la barre » est si déterminante que, depuis, des millions arbore sur son tee-shirt un « Repos le dimanche » avec le fallait-il en vendre pour réaliser propagande peut sembler décalé, et pourtant… de mètres linéaires de cotonnade ont été utilisés pour mot travail barré furieusement et un autre jour, c’est un plusieurs millions de francs de profit ? animer les campagnes électorales. Peu de candidats « Nos vies valent plus que leurs profits » qui s’étale sur son L’US Navy (la marine de guerre américaine) l’adopte échappent à l’attrait de ce vêtement. Le tee-shirt est vêtement. Les tee-shirts 100 % anticapitalistes sont des en 1913 pour son côté pratique. C’est une photographie devenu un véritable phénomène de société, alors l’aven- supports de slogans et les affaires du NPA sont floris-

du magazine Life, représentant un GI musclé et bronzé ture du tee-shirt politique poursuit sa route triomphale © DR santes.

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Le préservatif sert désormais toutes les causes protectrices : l’Europe, l’euro, l’égalité, l’écologie et même la protection sociale.

En 2012, c’est un « Bayrou président » qui s’invite au Trouver le cadeau le plus improbable pour marquer les c’est le latex qui symbolise le mieux ces notions. Le pré- droite, on s’essaie au préservatif avec beaucoup de Zénith de Paris avec un argument de choc : ses tee-shirts esprits est le souhait profond de tous les candidats. servatif sert désormais toutes les causes protectrices : réticences. Pour les élections européennes de 2009, les sont fabriqués en France par l’entreprise Armor-Lux, Ainsi, un objet coquin a fait une entrée remarquée dans l’Europe, l’euro, l’égalité, l’écologie et même la protec- Jeunes Pop’ de l’UMP distribuent d’élégants sachets alors que ceux d’Arnaud Montebourg et de Marine Le le jeu électoral, un produit peu onéreux à distribuer à tion sociale. En 2007, la candidate aux présidentielles, de capotes sur les plages de France. On peut y aller, se Pen sont produits au Bangladesh ou au Maroc. Depuis, l’œil et qui fait réagir les consciences. Il est question ici Ségolène Royal, met en vente, sur sa boutique « Désir disent les militants, c’est l’Élysée qui paie. Mais c’est la polémique enfle et le label Made in France est devenu du préservatif. À la fin du xxème siècle, presque tous les d’avenir », un joli kit de préservatifs : « Fraternisez sans sans compter avec les conservateurs et les cathos du un impératif absolu, surveillé de très près par les médias partis se mettent à distribuer des capotes, et pourtant risques ». parti. La levée de boucliers est immédiate et les accu- cet objet à haute valeur symbolique heurte bon nombre sations d’incitation à la débauche et à la pornographie Marine Le Pen doit avoir une garde-robe démesurée, de sensibilités. Mais comment comprendre un tel Dans sa grande illusion réformatrice, visant à rajeunir pleuvent. Quelques jours suffisent pour voir les pré- si l’on en juge par le nombre impressionnant de tee- engouement auprès des décideurs politiques ? Le latex l’image stalinienne du Parti communiste, Robert Hue servatifs sarkozystes disparaître une bonne fois pour shirts dont elle est le sujet central. Déjà son père était intrigue, fascine et par déduction, il intéresse au plus tente, en 1999, un grand coup pour soutenir sa liste toutes des locaux de l’UMP. L’appel du préservatif est friand de cotonnades siglées, mais sa fille le surclasse haut point les équipes électorales. « Bouge l’Europe ». Il annonce dans la foulée la double trop fort et, quelques années après, alors que la gauche en tout, tant dans les graphismes et les slogans que parité hommes-femmes et communistes-non commu- est au pouvoir, la droite récidive. En prévision des dans la qualité de ses produits. « Debout les enfants de En 2011, Hervé Morin cherche un coup pour gagner nistes, loue le siège du PCF pour des défilés de mode et élections régionales, les jeunes Républicains sillonnent la France », « Au nom de la France », « La voix du peuple », l’Élysée. Après ses vœux transmis depuis sa cuisine, le surtout fait distribuer des préservatifs « Bouge l’Europe » les plages avec des préservatifs au titre énigmatique « L’esprit de la France », « Les gars de la Marine », plus patron du Nouveau Centre a trouvé un moyen pour faire pour sensibiliser l’électorat jeune. L’initiative est osée « Merci pour ce moment ». Un double clin d’œil au plaisir, de flammes ni de contenus racistes, mais des slogans parler de lui. Avec une équipe de jeunes, suivie par une pour l’époque. Pourtant le préservatif ne protègera pas mais aussi au titre du livre de Valérie Trierweiler, écrit plus consensuels qui distillent un patriotisme de bon meute de journalistes, il distribue des préservatifs aux le PCF d’une lente décroissance. dans un acte de vengeance. aloi, un brin vieille France et finalement inscrits dans plagistes du Grau-du-Roi, qui auraient certainement la tradition maurrassienne d’Action française. Goodies préféré bronzer tranquilles. Les sachets de ces préserva- L’efficacité allusive du préservatif fait tourner les têtes. contre goodies, la riposte antifasciste est immédiate tifs ont la forme d’un euro avec écrit dessus le slogan du Et pour toucher la jeunesse, halte aux tabous. C’est la et tous les spécialistes de l’antifascisme se mettent à siècle : « L’euro te protège ». Traditionnellement, la repré- course effrénée au latex et aux formules discutables. fabriquer du tee-shirt anti-frontiste. L’antifascisme est sentation du bouclier sert de métaphore visuelle pour « Non à l’austérité, oui à la gratuité de la contraception »,

une affaire qui peut aussi rapporter gros. exprimer l’idée de défense et de protection. Aujourd’hui, © DR s’amuse un slogan des jeunes du Front de gauche. À

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L’échoppe en ligne d’Emmanuel La boutique de Jean-Luc Mélenchon est aussi vide Macron n’est pas à la hauteur de qu’un magasin d’État à l’époque soviétique. Quelques son brillant parcours. Comment petits carnets d’écoliers insoumis traînent ici et s’inventer une identité, vendre là ; seul est proposé dans ce désert, un gros rouge du rêve si possible, à travers des baptisé « la cuvée la France insoumise » produits électoraux ? L’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît. Et là, les produits EM ne sont pas aussi séduisants que le personnage. Tout est plat, fade et sans saveur. La cuvée La France Insoumise

L’E-COMMERCE POLITIQUE 2017 Le merchandising politique est devenu, dans sa folle ouvrent des boutiques en ligne de plus en plus sophisti- complexe qu’il n’y paraît. Et là, les produits EM ne sont candidat lui-même, où il prouve, si l’on en doutait, qu’il course aux suffrages, si important pour les candidats quées. Aucune ne ressemble à l’autre, chacune d’entre pas aussi séduisants que le personnage. Tout est plat, ferait un excellent animateur de télé-achat. Avec des que personne n’ose le remettre en cause ouvertement, elles raconte une histoire, une façon de voir, et c’est à fade et sans saveur. Il y a du conformisme dans le choix mots érudits et tout le talent du bateleur, JLM n’hésite malgré son rejet par une partie des citoyens. À ces pré- travers le choix des produits vendus que les candidats de ses produits et une prise de risque zéro. Hormis le pas à parler de « produit de civilisation » pour écouler ses sidentielles de 2017 que nous venons de vivre inten- se révèlent. Passionnant ! coup des tatouages EM, le produit phare de ces élections bonnes bouteilles. Par contre, du côté de ses adversaires sément, qu’en est-il des cadeaux publicitaires ? C’est que tout bon candidat se doit de proposer, ses sweat- du Parti socialiste, c’est deux poids, deux mesures ; la crise, la dépression, les vaches maigres pour l’élec- Emmanuel Macron a dû tout construire à la va-vite, shirts sont tristes, ses tasses (mugs) d’une laideur richement dotée pour la boutique du parti, mais com- teur ! L’encadrement sévère des comptes de campagne un mouvement appelé « En marche », et monter une consternante et ses pins, n’en parlons pas ! plètement vide pour son candidat Benoît Hamon. La conduit, bien malgré eux, les partis à se serrer la boutique officielle présentant « une sélection de produits boutique du PS est la plus soignée, la plus luxueuse et ceinture. La grande distribution des goodies offerts exclusifs Made in France ». Sa personne est en elle-même Et de la boutique de Jean-Luc Mélenchon (JLM), la mieux achalandée de toutes. Elle déborde d’objets généreusement et la gratuité, c’est fini. Hormis quelques un super-produit, élaboré pour répondre à une forte cru 2017, qu’en est-il ? Elle est aussi vide qu’un magasin high tech, de produits connectés et propose une gamme badges prodigués aux amis des amis, les cadeaux élec- demande des consommateurs-électeurs. Jeune, décon- d’État à l’époque soviétique. Quelques petits carnets élargie de cadeaux à offrir, du plus beau chic parisien. toraux que les partis distribuaient à gogo, il y a encore tracté et les costards bien taillés, le conditionnement d’écoliers insoumis traînent ici et là ; seul est proposé Le concept de présentation, c’est celui de la modernité cinq ans, ont pratiquement disparu des étals militants. Macron est parfait et les concepts d’accroche parfaite- dans ce désert un gros rouge baptisé « la cuvée la et du progrès, une sorte d’Apple Store social-libéral en Les partis ne donnent plus, ils doivent commercer pour ment calculés. Par contre, son échoppe en ligne (EM) France insoumise ». Créé par deux viticulteurs du Jura blanc, rouge et rose flashy. L’enceinte bluetooth « Réin- remplir leurs caisses. Et l’affaire est juteuse, pensez n’est pas à la hauteur de son brillant parcours. Comment pour soutenir le camarade Mélenchon, le pinard trône ventons-nous » est à recommander pour son design donc ! Pas de factures, pas de contrôles, tout est permis. s’inventer une identité, vendre du rêve si possible, en maître sur son site de campagne. La promotion de et « le power bank pour rester toujours connecté ». Si la

Alors les politiques se transforment en commerçants et à travers des produits électoraux ? L’affaire est plus © DR ce millésime 2014 est réalisée sur une vidéo par notre boutique du PS éclate d’opulence, celle de son candidat

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Benoît Hamon n’existe tout bonnement pas. Un choix complète, un peu chère pour des roses en plastique, et du Mans de François Fillon marque la plupart des objets Malheureusement, à peine lancé, le réfléchi qui indique une rupture tranchée avec l’époque à vrai dire de très mauvais goût. Quant à la boutique du mis en vente. Du porte-clefs aux boutons de manchette, bolide du candidat casse-cou connaît de Hollande et de Valls. Après l’extraordinaire boutique FN, elle n’a plus rien à voir avec l’époque raciste du papa ; le F de Fillon est obsédant. Malheureusement, à peine « Désir d’avenir » de Ségolène Royal 2007 et celle de l’ère de Marine, c’est celle de la pacotille et de la légèreté. lancé, le bolide du candidat casse-cou connaît des ratés. des ratés. Un jour, il coule une bielle, François Hollande en 2012, Benoît Hamon choisit la Bougie tricolore dans sa jolie verrine et sa pochette Un jour, il coule une bielle, le lendemain il perd une aile. le lendemain il perd une aile. Quelques rigueur idéologique, le retour au socialisme pur et dur. d’organza, bracelet en perles d’onyx, montre avec ses Quelques jours avant le premier tour, son équipe de Le débat d’idées, oui ! Le business, non ! bracelets de satin, la boutique du FN nous plonge dans campagne avait même fait fabriquer 15 000 paires de jours avant le premier tour, son équipe une mouvance politique inconnue jusqu’ici : le nationa- « lunettes-sourcils »... avant de juger que cette autodé- de campagne avait même fait fabriquer Le Front national a tissé un véritable réseau de lisme prout-prout. rision pourrait dégrader l’image du candidat. Le stock 15 000 paires de « lunettes-sourcils »... magasins en ligne pour récolter des fonds difficilement de montures restera finalement dans les cartons du QG vérifiables. Il y a la boutique personnelle de Madame, La boutique en ligne du candidat François Fillon a du candidat. À l’arrivée, la voiture de course de François avant de juger que cette autodérision « Marine présidente 2017 », à ne pas confondre avec ouvert ses pages dès le début des primaires de la droite. Fillon ressemble à la teuf-teuf de Oui-Oui au pays des pourrait dégrader l’image du candidat. « Pour que vive la France », celle du parti Front national. Elle remporte aussitôt un succès incontestable auprès jouets. Et justement, il y en a une à vendre sur la boutique Les produits en vente ne sont pas les mêmes, afin de des militants, et son chiffre d’affaires suit une courbe en ligne de Fillon à 25 euros TTC. On peut désormais la Le stock de montures restera proposer à un public de fans entièrement acquis à sa exponentielle… Que trouve-t-on de si attirant dans dénicher à moitié prix parmi les bricoles des puces de la finalement dans les cartons du QG. personne une large gamme. Le concept de la collection la boutique du Sarthois ? Tous ses produits tournent porte de Vanves. Et c’est ainsi que finissent les produits printemps-été 2017 de « Marine Présidente » est entiè- autour d’une idée phare : François aime la course auto- dérivés et autres objets politiques. Une fois les élections rement dédié à la féminité et à l’élégance, censé adoucir mobile. Alors il va transformer sa passion en argument passées, ils sont remisés dans le fond d’un local ou mis la dureté de ses propos. Le bleu marine domine dans un de vente électoral et s’approprier les valeurs du pilote. au pilon. Mais ces objets suscitent à jamais le souvenir esprit très côte atlantique. Son rayon bijouterie est une Audace, courage et maîtrise, telle pourrait être sa nostalgique des grands moments de l’histoire politique. grande première pour une boutique électorale, avec sa devise. Son sigle, un F tricolore en perspective axo- — rose bleu marine en vedette, déclinée en bague, bracelet nométrique façon Optical Art, ressemble à celui de la

et pendentif. Pour 40 euros, on peut s’offrir la parure Formule 1. Dynamique et multiface, le logo 24 heures © DR

161 162 FRANÇOIS ANNE POUR QUI VOTEZ-VOUS ? BAYROU PAR FULDA ALAIN « François Baroin, GILLES ce n'est pas MINC BOYER un gentil ! » DIRECTEUR DE LA PUBLICATION REVUECHARLES.FR Frédéric Houdaille POUR S’ABONNER OU COMMANDER DIRECTEURS DE LA RÉDACTION DES ANCIENS Frédéric Houdaille NUMEROS & Alexandre Chabert

RÉDACTEUR EN CHEF GRAINE DE STAR Arnaud Viviant RÉMY DIRECTION ARTISTIQUE DICK David Garchey « Je bouffe PROCHAIN NUMÉRO DOSSIER de la politique depuis que j'ai 13 ans ! » COMITÉ DE RÉDACTION LE 4 OCTOBRE 2017 LITTÉRATURE Majda Abdellah, César Armand, Grégoire Arnould, Clémentine Autain, Roselyne & POLITIQUE Bachelot-Narquin, Olivier Bailly, François Bégaudeau, Antoine Bello, Taoufik Ben Brik, Frédéric Beigbeder, Lamia Belhacene, Anne Berest, Franck Berteau, Yves Bigot, REVUE CHARLES Loris Boichot, Pascale Boistard, Soizic Bonvarlet, Baptiste Bouthier, Pierre-Yves ÉDITIONS LA TENGO HENRI GUAINO { Bournazel, Gilles Boyer, Myriam Brando, Patrick Braouezec, Ian Brossat, Christian 18 rue Oberkampf, 75011 Paris Brugerolle, Antoine Buéno, Bertrand Burgalat, Simon Capelli-Welter, Mathilde www.la-tengo.com YANN MOIX Carton, Yan Céh, Ariane Chemin, Frédéric Ciriez, Jérémy Collado, Alexis Corbière, [email protected] BRUNO LE MAIRE uu Jean-Baptiste Daoulas, Aurélie Darbouret, Clémence de Blasi, Astrid de Villaines, 01 42 74 38 75 ÉDOUARD PHILIPPE u Ghislain de Violet, Mathieu Dejean, Katia Denard, Marie Desplechin, Geoffroy Didier, BERNARD PIVOT uuu Laurent Dominati, David Doucet, Vincent Dozol, David Dufresne, Laureline Dupont, Diffusion-distribution librairies : LES LIVRES EN PROCÈS yy Guillaume Durand, Mathias Énard, Marc Endeweld, Emmanuel Fansten, Olivier Faye, Flammarion - Union distribution LES ÉDITIONS DU MOMENT Guillaume Fédou, Raquel Garrido, André Gattolin, Jérôme Guedj, François George, Distribution presse : MLP Alexandre Gilardi, Cécile Guilbert, Pierre-Simon Gutman, Pierre Guyot, Vincent Hein, CÉCILE GUILBERT y Diffusion et réassort : Laurent Joffrin, Pierre Jouan, Chloé Juhel, Nicolas Kssis-Martov, Anne Laffeter, LÉON BLUM Lola Lafon, Sébastien Lapaque, Daniel Leca, Frédéric Lefebvre, Thomas Legrand, KD presse - 01 42 46 02 20 Jean-Yves Leloup, Emmanuel Lemieux, Jérôme Leroy, Anne Le Strat, Alain Lipietz, Malika Maclouf, Maria Malagardis, Roger Martelli, Pascal Mateo, Bénédicte Martin, Prix de vente au numéro : 16 € Jean-Charles Massera, Emmanuel Maurel, Constant Méheut, Mattis Meichler, Abonnement 1 an : 64 € Pierre Mikaïloff, Stéphanie Moisdon, Yann Moix, Arthur Nazaret, Zvonimir Novak, Publication trimestrielle NOUVELLE Basile Panurgias, Édouard Philippe, Emmanuel Pierrat, Kevin Poireault, Laura Pouget, Parution en juin 2017 INÉDITE Maël Renouard, Denis Robert, Jean-Luc Roméro, Julien Rebucci, Joachim Salinger, THOMAS Fanny Saliou, Colombe Schneck, Shumona Sinha, Mathilde Siraud, Stéphane Sitbon, Site Internet : revuecharles.fr Jean Stern, Thomas Thévenoud, Myriam Thibault, Lina Trabelsi, Flore Vasseur, THÉVENOUD Camille Vigogne Le Coat, Caroline Vigoureux, Hélèna Villovitch, Arnaud Viviant, Marin de Viry, Martin Winckler, Johann Zarca ISBN : 978-2-35461-126-2 n°CPPAP 0518D91805 PHOTOGRAPHES Achevé d’imprimer Tom Buisseret, Sophie Carrère, Magdalena Ławniczak, Arnaud Meyer, Patrice Normand, Schreiber, Manon Villemonteil en juin 2017 par Imprimerie de Champagne, ILLUSTRATIONS ZI Les Franchises UNE BRÈVE Benjamin van Blancke, Da Coffee Time, Jocelyn Collages 52200 Langres ISBN : 978-2-35461-126-2 HISTOIRE SUPERVISEUR N° d’impression 0.1215 DES Jacques Quintallet Dépôt légal : juin 2017 GOODIES

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