Laurence Anyways
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Lectures croisées et pistes de réflexions autour de Laurence Anyways A Cross-Reading of Laurence Anyways Interventions by Christina Brassard, Katrina Sark, Angela Urrea and Mariana Gil- Arboleda auréat du Queer Palm et du prix du meilleur long-métrage à TIFF à sa sortie en 2012, Laurence Anyways décrit l’amour difficile entre Frédérique et Laurence — une transgenre que nous rencontrons d’abord en tant qu’homme. À la fois L complexe et nuancée, cette exploration de l’identité, du genre et de l’amour est un terrain fertile pour une lecture croisée mettant à profit des chercheurs provenant de divers domaines et régions géographiques. Christina Brassard, doctorante à l’Université de Toronto en études françaises, exploite les concepts et schèmes d’analyse développés par Judith Butler pour analyser les tiraillements entre hétéronormativité, résistances et transgression des normes au sein du film dans le contexte plus large du cinéma québécois. Katrina Sark, qui enseigne à l’Université Victoria, fait quant à elle porter son analyse sur le rôle de la mode dans la construction de l’identité et, plus particulièrement, sur l’utilisation de la couleur par Dolan comme outil pour révéler le monde intérieur de ses personnages1. Pour conclure, Angela Urrea et Mariana Gil- Arboleda, de l’Université Manuela Beltran (Colombie), retournent chez Butler pour explorer l’importance du regard de l’autre dans la quête et la construction de l’identité. 1 Ce texte est tiré d’un ouvrage à paraître sous peu, Montréal Chic : A Locational History of Montreal Fashion. Intellect, 2016. Synoptique, Vol. 4, No. 2, Hiver 2016 Lectures croisées autour de Laurence Anyways Brassard, Sark, Urrea et Gil-Arboleda La transgression de la norme chez Dolan: une invitation à l’émancipation Par Christina Brassard Fig. 1 : L’Île au Noir En 1976, Michel Foucault déclare que « le sexe, ça ne se juge pas seulement, ça s’administre » (Foucault, 35). En s’interrogeant sur les discours « utiles » et « publics » qui régissent la norme sexuelle, celui-ci décrit l’importante liaison entre le pouvoir, le savoir et la sexualité, et nous invite à reconsidérer l’effet de résistance produit par les discours normalisant. Dans les années 1990, Judith Butler dénonce, quant à elle, l’hétéronormativité et réfléchit sur le pouvoir des mots et des actes. Elle signale que certains discours peuvent subvertir ou déstabiliser les illusions fondatrices de l’identité sexuelle afin de dénaturaliser les normes. La théorie queer qui apparaît dans les années 1980 renforce l’idée que l’identité sexuelle est une construction que l’on doit observer non seulement par le biais de l’hétéronormativité, mais également par le biais Synoptique, Vol. 4, No. 2, Hiver 2016 122 Lectures croisées autour de Laurence Anyways Brassard, Sark, Urrea et Gil-Arboleda des pratiques non-normatives. Dans No Future: Queer Theory and the Death Drive (2004), Lee Edelman met en évidence l’importance du queer dans la résistance par rapport à la norme sociale : « […] the queer comes to figure the bar to every realization of futurity, the resistance, internal to the social, to every social structure or form » (4). C’est dire que, depuis les écrits fondateurs de Foucault, toute une branche de la théorie critique se penche sur le pouvoir de la marge vis-à-vis de la norme; sur la transgression par la marge de toute forme de structure dominante. Force est d’admettre qu’avec Laurence Anyways Xavier Dolan nous amène à réfléchir d’une façon toute particulière à cette question. C’est par la création cinématographique qu’il réussit à émettre une pensée critique réflexivement ouverte sur la transgression de la norme sexuelle et qu’il parvient à nous offrir un discours qui déstabilise à sa manière les illusions fondatrices de l’identité sexuelle. Dans un entretien à George Stroumboulopoulos Tonight à la CBC, Dolan affirme d’ailleurs que son film met en relief une quête identitaire singulière : « Laurence Anyways is a love story between a man and a woman […] trying to forget about labels, trying to forget about words […] The movie is just about being who you are, it’s not about being different ». Selon lui, Laurence Anyways est donc une histoire à propos de devenir qui l’on est tout en oubliant les barrières, les mots et les jugements. Par « forget about labels », on comprend qu’il semble aussi attaché à pourfendre toute forme de catégorisations – que ce soit par rapport aux identités sexuelles ou aux inégalités sociales. Plus encore, grâce à Laurence Anyways, Dolan nous convainc de ne pas marginaliser la différence. Et c’est dans les mots de Laurence que se manifeste de façon magistrale cette idée. En réponse à la question que lui pose la journaliste, « Qu’est-ce que vous recherchez, Laurence Alia ? », Laurence affirme: « Écoutez, je recherche une personne qui comprenne ma langue, et qui la parle même, une personne qui, sans être un paria, ne s’interroge pas simplement sur les droits et l’utilité des marginaux, mais sur les droits et l’utilité de ceux qui se targuent d’être normaux ». Avec cet énoncé, nous sommes portés à examiner les droits des identités marginales et ceux de la masse, et à les comparer. Synoptique, Vol. 4, No. 2, Hiver 2016 123 Lectures croisées autour de Laurence Anyways Brassard, Sark, Urrea et Gil-Arboleda Laurence Anyways: de l’exception au banal ou du banal à l’exception C’est en nous arrêtant sur cette idée de « being who you are » que nous arrivons à nous poser les questions suivantes: « Mais qui sommes-nous ? Qui voulons-nous être ? Et pourquoi ? » L’identité étant en grande partie une construction sociale liée aux notions de norme et de marge, il n’est alors pas impossible de montrer que le film de Dolan est à même de critiquer la normativité liée à l’identité sexuelle, c’est-à-dire de faire le procès des étiquettes qui lui sont imposées. Ainsi, si Laurence Anyways peut être perçu comme un film qui illustre un questionnement sur la construction identitaire sexuelle normative, il nous est indispensable d’évaluer l’appel de Butler en 1990: « C’est l’exception, l’étrange qui fournit la clé d’interprétation pour comprendre comment l’univers banal et évident des significations sexuelles est constitué » (Butler, 2009, 221). En effet, on a toutes les raisons de croire que l’évolution identitaire sexuelle de Laurence est marquée par trois étapes principales : celles du rejet, de l’acceptation et de l’émancipation. Ces trois étapes montrent que Laurence est l’exception qui vient, et non sans conséquence, mettre en doute la règle; elle est l’étrange qui aide à comprendre l’univers banal dans lequel s’inscrit la norme. D’abord, Laurence est un homme qui se sent comme étant une femme. Elle veut ainsi changer son identité sexuelle, car elle postule que celle-ci ne correspond pas à la norme de genre en vigueur. En affirmant son droit à la différence, elle est automatique rejetée par ceux qui se targuent d’êtres normaux : par sa mère, son père, sa blonde et par l’institution où elle travaille. Cette étape est alors manquée par l’altérité et la transphobie. La scène cruciale de l’apogée de son altérité est bien sûr celle où Laurence est assise dans un bar et qu’elle se fait insulter par un homme. En réponse à cette agression verbale, elle le frappe de façon répétée et est frappée en retour. Chassée du bar, elle se retrouve errante dans la rue, le visage en sang. Elle semble démunie au point où elle doit solliciter les passants pour un peu de change. Nous sommes devant son exclusion totale : Fred est partie, sa mère et son père refusent de lui parler, elle a perdu son emploi et elle subit l’injure en faisant face à une solitude blessante. À la suite de ce parcours identitaire laborieux, Laurence est recueillie par un groupe de marginaux : les Fives Roses. À partir du moment où Baby Rose offre son Synoptique, Vol. 4, No. 2, Hiver 2016 124 Lectures croisées autour de Laurence Anyways Brassard, Sark, Urrea et Gil-Arboleda appui à Laurence dans la rue, en affirmant « As-tu besoin de téléphoner mon amour ? », cette dernière est projetée vers une nouvelle existence. C’est exactement après cette phrase qu’elle passe à l’étape de l’acceptation. Son identité est découverte, acceptée et reconnue. La fonction du Pink Club est de montrer que la marge devient la nouvelle norme de Laurence et qu’elle favorise son changement identitaire. Il lui donne sa puissance d’agir. Le Pink Club vient marquer l’opposition et la transgression par rapport aux institutions et aux figures d’autorité. Dès lors, nous passons à l’étape de l’émancipation où Laurence parvient à se distinguer. Le transgendérisme est subséquemment perçu comme étant un moyen de resignifier les normes. Sur ce point, l’idée d’ « identité sexuelle » est, selon Butler, liée à un savoir « naturalisé », c’est-à-dire à un acte de parole qui a été produit et reproduit dans le discours social de manière à créer une norme. Butler suggère notamment que le drag – plus précisément le travesti ou le transgenre – montre que « la ‘réalité’ [du genre, du sexe] n’est pas aussi fixe que nous le pensons habituellement » (Butler, 2009, 47). L’exception qu’il représente nous donne la possibilité d’inventer de nouvelles formations du sujet et de subvertir l’identité sexuelle. En transgressant les normes, il va sans dire que Laurence invite son entourage à penser autrement. De surcroit, elle est l’élément perturbateur qui permet le changement culturel et social.