PIERRE SABATIER

Du grenier d'Auteuil au prix Goncourt

e fut dans un hôtel particulier situé au n° 53 (maintenant le 67) du C boulevard de Montmorency que s'installèrent les frères Goncourt en septembre 1868. Edmond avait quarante-six ans, Jules trente-huit. Après la mort de Jules, prématurément enlevé par une affection nerveuse en juin 1870, Edmond devait faire de cette maison, vingt-cinq ans durant, un des pôles de la vie littéraire française de la fin du dix- neuvième siècle, réunissant dans le fameux Grenier les meilleurs écri• vains et les artistes les plus remarquables de cette époque, et mûrissant le projet de cette académie qui devait perpétuer leur nom. Au point de la vie où ils étaient arrivés, les Goncourt, souffrant du bruit, avaient décidé de quitter la rue Saint-Georges et de concilier l'agrément d'une maison paisible où Jules, si malade déjà, pourrait tra• vailler en paix et leur désir de ne pas trop s'éloigner de la capitale, de leurs amis et de leurs éditeurs. Auteuil leur semblait tout indiqué pour réaliser ce double vœu. Ils venaient de vendre leur ferme des Gouttes, en Haute-Marne, qui ne leur avait donné que des soucis. Peu de jours après en avoir touché le prix, on leur proposa un charmant petit pavillon au Parc des Princes, appar• tenant à la très belle Jeanne de Tourbet qui devait épouser plus tard le comte de Luynes, et dont le salon littéraire fut l'un des plus brillants de la capitale pendant un quart de siècle. On leur en demandait 48.000 francs. Ils donnèrent leur accord verbal et jubilaient déjà de leur acquisi• tion lorsque, une semaine plus tard, Mme de Tourbet leur fit savoir- qu'elle avait oublié un engagement précédent et qu'elle ne pouvait plus leur vendre sa propriété. Imaginez la déconvenue des deux frères recevant, au cours d'un séjour à Vichy, cette triste nouvelle. Leur amie, la princesse Mathilde, chez laquelle ils s'étaient rendus après leur cure, les voyant si désolés, avait demandé à l'un des fidèles de son salon, Théophile Gautier, de trouver aux Goncourt un autre

593 logis, quand une nouvelle occasion leur fut offerte, boulevard de Mont• morency. Décidés à ne pas la laisser échapper, ils se précipitèrent de Saint-Gratien à Paris, allèrent trouver le vendeur, visitèrent la maison, qui leur plut aussitôt. Le prix seul les effraya : 83.000 francs. Ils l'accep• tèrent cependant, mais demandèrent une réponse immédiate. « Le pro• priétaire a réfléchi cinq cruelles minutes » écrivirent-ils. Intérieurement, ils se grondaient : c'était presque le double du pavillon de Tourbet. Il est vrai que la maison était plus grande et d'un abord plus accessible. Son aspect, très louis-philippard, n'avait rien, de prime abord, pour séduire des fervents de l'architecture du XVIII* siècle, mais elle était située au milieu de la verdure, avec un charmant jardin, et à proximité d'une gare de ceinture qui permettait des voyages faciles et rapides vers le centre de Paris. Voici comment l'architecte Franz Jourdain, un des meilleurs amis des Goncourt, décrit l'ambiance de leur nouveau logis et le décor l'envi• ronnant :

« C'est un des coins les plus charmants de Paris, un bout de campagne encielé à vingt minutes du boulevard, et à cent lieues du brouhaha de la capitale ; une oasis moderne où les coquettes villas qui y sont construites ont le tact de ne pas s'élever à plus de deux étages, afin de ne cacher à personne l'admirable pano• rama qui borne l'horizon, avec le Mont Valérien, les coteaux de la Seine et la forêt pour toile de fond. Auteuil me fait l'effet de ces jardins d'hiver placés loin des salons de réception, où l'on va se reposer et respirer à l'aise, les nuits de bal, et où le bruit de la fête et le son de l'orchestre n'arrivent que comme un écho indéfinissable et confus. On sent que Paris est là, qu'on n'a qu'à se retourner pour avoir l'impression de son haleine brûlante, mais on ne le voit pas et on l'entend à peine. »

Les Goncourt avaient conclu l'achat de cette maison au mois d'août 1868. Dès septembre, ils s'y installèrent ou plutôt, les premiers jours, ils y campèrent. « Nous ne sommes pas sûrs de ne pas rêver... A nous, ce grand joujou de goût, ces deux salons, ce soleil dans les feuilles. Nous campons sur un matelas depuis quelques jours... » et ils ajoutent : « Eh bien ! oui, nous entrons dans cet hôtel pauvres de dix mille livres de rentes, et en ce temps-ci. Mais de tout temps nous avons été de déréglés amateurs. Quand il faisait son droit, Edmond, qui avait une pension de 1.200 francs pour son entretien et ses menus plaisirs, achetait 400 francs un Télémaque sur peau de vélin, dans une grande vente. » C'était Jules qui rédigeait le Journal, jusqu'à ce que la maladie lui fît tomber la plu• me de la main, au début de l'année 1870. L'installation de la maison d'Auteuil les occupa fiévreusement pen• dant les semaines qui suivirent. Ils étaient heureux d'avoir trouvé là refuge contre le bruit, refuge pas toujours assez feutré, car Jules conti• nuait à se plaindre de ses voisins et des passages de voitures sur le boulevard. Il n'avait plus que dix-huit mois à vivre, dont neuf particu-

594 lièrement douloureux, avec des crises nerveuses de plus en plus fréquentes que les soins du docteur Béni-Barde ne réussissaient à calmer que tem• porairement. Cependant, malgré son état physique, il éprouvait de grandes joies, comme son aîné, à orner leur pavillon, à le décorer, à garnir les murs des précieux dessins et des tableaux accumulés pendant des années de recherches chez les antiquaires, à assortir la couleur des murs à celle des rideaux dans les principales pièces de leur nouveau gîte : le salon, la salle à manger et le cabinet de travail où se trouvaient groupés leurs livres les plus précieux dans les éditions les plus rares. Une des premières visites qu'ils reçurent à Auteuil fut celle de la princesse Mathilde accompagnée de plusieurs amis, et qui « entre comme une bombe dans la salle à manger, aperçoit sur la table un pot de confiture et un trognon de pain, et se met à goûter, bravement, plongeant la cuiller dans le pot entamé, et dégustant le trognon de pain comme des gâteaux raffinés. Voilà, chez la princesse, de ces aisances naturelles et rondes, familières et charmantes » affirme Jules, qui avoue avoir dit à son auguste visiteuse : « Ah ! Si la duchesse d'Angoulême vous voyait!» Il se souvenait de ce qu'il avait entendu dire dans son enfance sur l'étiquette stricte qui régnait chez les Bourbons. Etait-ce un pressentiment de leur séparation prochaine ? L'année 1870, qui devait être si tragique pour la France, débuta pour les deux frères dans une ambiance de tristesse. Jules déclarait mélancoliquement, dans ce Journal qu'il devait cesser de rédiger au cours de ce même «mois, ses forces l'ayant définitivement trahi : « Aujourd'hui, premier jour de l'an• née, pas une visite, pas la vue de quelqu'un qui nous aime. Personne. La solitude et la souffrance.» Le 5 janvier, il ajoutait : « Insomnieux et me retournant dans mon lit sans pouvoir trouver le sommeil, j'essayais, pour me distraire, de revenir par le souvenir à la mémoire lointaine de mon enfance. » A travers les murs de la toute petite chambre qu'il s'était choi• sie au second étage, il voyait repasser le film de toute sa vie jumelée à celle de son frère. Il avait la hantise de sa fin prochaine mais, n'osant pas alarmer Edmond, il se confiait à la fidèle Maria, son amie de toujours, qui venait lui faire de fréquentes visites. Cette Maria, une des très rares femmes ayant joué un rôle dans sa vie et, dit-on, aussi dans celle d'Edmond, était une ancienne sage-femme qui semble avoir été assez jolie et leur plaisait par son aspect de santé et son caractère simple, populaire, ignorant les accès de mauvaise humeur.

lus tard, demeuré seul pendant un quart de siècle, Edmond devait P souvent, dans cette même maison d'Auteuil, évoquer son existence de travail, sa longue carrière enfin couronnée de ce succès qu'avait ignoré Jules mort trop tôt à la peine, tué par les efforts constants d'une besogne à laquelle jamais une trêve n'était accordée. Au début de leur vie, rien ne semblait, en effet, les prédestiner à cette carrière d'hommes de lettres. Ils appartenaient à une famille origi• naire de Bassigny, contrée parcourue par la Meuse, où se trouve le village dont ils portaient le nom. Leur arrière-grand-père, Antoine Huot, né à

596 Bourmont en 1753, avait acquis en 1786, en même temps qu'une petite propriété appelée la Papeterie — et qui existe encore — le titre de sei• gneur de Goncourt. Edmond conservait précieusement l'acte d'anoblis• sement par lequel Louis XVI, roi de France et duc de Lorraine, faisait droit à la requête à lui adressée par son bien-aimé sujet Antoine Huot, conseiller, garde marteau en la maîtrise des eaux et forêts de Bourmont, d'acquérir la seigneurie de Goncourt. Son fils Jean-Antoine fit une bril• lante carrière dans la magistrature comme député du tiers état à la Constituante ; il appartint même au conseil général de la Haute-Marne. En 1800, on le trouvait magistrat de sûreté, preuve qu'à travers tous les dangers des changements de régime il avait su conserver de l'équilibre et de la sagesse. Le père d'Edmond et de Jules, né en 1787, avait fait toute sa carrière dans les armées de Napoléon et avait été gravement blessé au cours de la campagne de Russie. Veuf d'une première femme, il s'était remarié avec une douce et charmante jeune fille, Cécile Guérin, dont il eut quatre enfants : deux filles mortes en bas âge, et deux fils, Edmond né en 1822 à Nancy, et Jules né en 1830 à Paris, rue Rossini (appelée alors rue Pinon), où le ménage était venu vivre lorsque l'ancien officier de Napoléon avait été mis en demi-solde. De ce père mort en 1834, Edmond ne conservait qu'un souvenir assez vague ; Jules n'en avait aucun. Par contre, tous les deux avaient voué à leur mère, qui s'était entièrement consacrée à leur éducation et ne vivait que pour eux, un véritable culte. Edmond devait faire ses études à la pension Goubaux devenue plus tard le lycée Chaptal, tandis que Jules, plus jeune et supportant mal, à cause de la fragilité de sa santé — déjà —, la discipline scolaire, suivait les cours du collège Bourbon. De la rue Rossini, les Goncourt mère et fils avaient émigré rue des Capucines, passant les étés en partie dans une charmante maison de campagne à Ménilmontant, et en partie chez des parents de Mme de Goncourt, en Haute-Marne. (Leur grand-mère maternelle avait été mariée en premières noces à M. de Courmont dont elle avait eu plusieurs enfants qu'Edmond et Jules considéraient comme des oncles et tantes qu'ils ai• maient tendrement.) Dès leur enfance, les deux frères s'avérèrent très différents de carac• tère. Jules se disait Latin et considérait Edmond comme un Germain. L'aîné était sérieux, grave, un peu hautain ; le cadet avait un caractère enjoué, facilement espiègle. En 1841, tout en faisant son droit, Edmond travaillait dans une étude d'avoué, mais, s'étant vite dégoûté de la basoche, il préféra entrer dans l'administration des finances avec des appointements de 1.200 francs par an. En 1848, lors des émeutes de juin, il avait vingt-deux ans et était gar• de national. A ce titre, il assita à la répression des troubles, ce qui heurta sa sensibilité et le blessa au plus profond de sa conscience, quoiqu'il fût déjà un partisan passionné de l'ordre. On devait, selon lui, une fois l'émeute matée, se montrer clément pour des foules inconscientes entraï-

597 nées par des meneurs. Il écrivait à un ami qu'il fallait être impitoyable pour les auteurs des atrocités, mais se montrer ensuite juste et magnanime, o et marquer par une marche progressive que si la République se refusait à la violence, elle n'enrayait pas dans la voie démocratique. Puis, n'y avait- il pas quelque chose de mieux à appliquer aux six mille prisonniers que la fusillade et la déportation à Cayenne ? Il ne fallait pas oublier que cin• quante à soixante mille hommes combattaient derrière le drapeau rouge, et que la moitié de Paris appuyait de ses vœux le triomphe des nouvelles doctrines, et ne sait-on pas que les idées ne sont jamais aussi redoutables qu'arrosées du sang de leurs martyrs ? » Cette année 1848 si dramatique pour la France, dont la révolution devait avoir des répercussions dans toute l'Europe, le fut particulièrement pour les deux frères. Leur mère mourut peu après les tragiques événe• ments de Paris, en Seine-et-Marne, chez son cousin le marquis de Ville- deuil, au château de Magny-Saint-Loup. Elle leur laissait une fortune modeste mais suffisante pour leur permettre de réfléchir à l'orientation qu'ils donneraient à leur vie. Us songèrent d'abord à devenir peintres, Edmond fréquentant l'acadé- démie Dupuis, Jules s'appliquant à illustrer Notre-Dame de Paris, et à copier des lithographies de Gavarni. Jules devait d'ailleurs conserver le goût de la peinture, ainsi qu'en témoignent de charmantes aquarelles et des dessins pittoresques. Edmond s'amusait, lui aussi, à peindre des pay• sages ou à croquer des portraits. Ce goût de la peinture devait marquer leur carrière littéraire, car dans leur écriture, plus tard, qu'ils abordent l'histoire ou qu'ils s'enfoncent dans la création d'un roman, c'est en pein• tres qu'ils œuvreront, leur plume ayant la délicatesse d'un pinceau et la précision d'un crayon. Afin de mieux s'instruire dans l'art pour lequel ils se sentaient une vocation, ils décidèrent de faire un voyage en Italie, mais furent amenés à changer de direction, la péninsule étant alors secouée par des remous politiques, aussi bien à Rome d'où le pape avait fui pour se réfugier à Gaète, qu'à Venise où la république venait d'être proclamée. Partis de Bar-sur-Seine, en juillet 1849, ils visitèrent successivement la vallée du Rhône, le Languedoc, la Provence, puis s'embarquèrent en novembre pour l'Algérie qui les charma par sa couleur et le dépaysement qu'elle leur offrait. Mais leur santé commençait déjà à les tracasser. Edmond, malade, fut heureux de rentrer en France et de retrouver son climat parisien. Les deux frères s'installèrent alors 43, rue Saint-Georges, le quartier des lorettes — comme on appelait alors, à cause de la paroisse Notre- Dame de Lorette, les aimables et accueillantes petites femmes de cet arrondissement. Leur maison n'était pas habitée bourgeoisement, mais elle leur offrait le bénéfice d'un loyer modeste et aussi d'un voisinage facile avec les bureaux de rédaction des journaux dans lesquels leur cousin Charles de Villedeuil les avait introduits, ayant fondé lui-même un périodique, l'Eclair, dans lequel Edmond et Jules firent leurs débuts de journalistes.

598 Ils savaient déjà que le but de leur vie ne serait plus la peinture, mais la littérature. Ils hésitaient encore cependant sur le genre de litté• rature : théâtre, roman, histoire... Ils écrivirent à cette époque un Hégé- sippe Moreau, pièce dramatique, un vaudeville intitulé Sans titre, et enfin un roman, En 18..., plein de péripéties abracadabrantes, qui eut le malheur de paraître le 2 décembre 1851, le jour même du coup d'Etat, ce qui porta à ce début littéraire dont ils attendaient beaucoup un préjudice certain. Un feuilleton du célèbre critique Jules Janin parut cependant sur ce livre, leur causant autant de surprise que de joie. Il ne s'en vendit toutefois qu'une soixantaine d'exemplaires et leur éditeur, qui les avait édités à compte d'auteur, les pria de le débarrasser des invendus. « Deux ou trois années plus tard, écrivirent-ils dans leur Journal, comme nous étions montés dans notre mansarde [où ils avaient accumulé les invendus] je ne sais pourquoi, nous nous mettions chacun dans un coin, assis par terre, à relire un exemplaire ramassé dans le tas, et nous trouvions ce jour-là notre premier roman si faible, si incomplet, si enfan• tin, que nous nous décidions à brûler le tas. » Jules Janin leur avait déclaré, lorsqu'ils étaient allés le remercier de sa critique, que pour atteindre le public il n'y avait que le théâtre. Ce conseil n'était pas tombé dans l'oreille de sourds. Sans tarder, ils compo• sèrent une sorte de revue de fin d'année intitulée la Nuit de la Saint-Syl• vestre qu'ils crurent un instant avoir réussi à caser à la Comédie-Fran• çaise grâce à une sociétaire de cette illustre maison. Leur tentative échoua à la dernière minute, leur protectrice ayant changé d'avis. Pour des êtres aussi sensibles, cette nouvelle déception fut cruelle. Aussi, leur cousin Villedeuil leur offrant une collaboration régulière à son journal l'Eclair, un hebdomadaire, puis au quotidien le Paris qu'il fonda ensuite, se jetèrent-ils avec enthousiasme dans cette nouvelle carrière qui leur permit de connaître beaucoup d'hommes intéressants. Les bureaux du Paris furent installés d'abord dans l'immeuble de la Maison-d'Or, puis se transportèrent rue Bergère, à proximité de la rue Saint-Georges. Le premier numéro du Paris parut le 20 octobre 1852, avec un article de tête des deux frères. Parmi les amis qu'ils se firent au cours de cette collaboration, il faut citer d'abord Gavarni, le dessinateur, qu'ils admirèrent pour l'humour qu'il mettait dans chacun de ses dessins, et avec qui ils demeurèrent liés jusqu'à sa mort. C'était avec une joie toujours nouvelle qu'ils se rendaient chez lui, pensant déjà au livre qu'ils écriraient sur lui. Us connurent également Aurélien Scholl, chroniqueur célèbre par le mordant de son esprit ; Alphonse Karr ; Murger, qu'ils trouvèrent pleur• nicheur ; Théodore de Banville ; le romancier populaire Xavier de Mon- tépin ; Dumas fils ; Théophile Gautier ; Paul de Saint-Victor, et tant d'autres célébrités qui devaient leur servir plus tard de modèles dans leur roman Charles Demailly, qui met en scène des hommes de lettres. Bien entendu, les Goncourt étaient demeurés très fidèles, et le demeu• rèrent toujours, à Jules Janin qui avait, le premier, reconnu leur talent et les avait encouragés.

599 Cette période heureuse et amusante de leur vie se trouva brusquement interrompue par un incident assez ridicule. A la fin de 1852, le Paris était poursuivi pour deux articles dont l'un était signé Alphonse Karr et l'autre par Edmond et Jules de Goncourt. C'était cependant un « papier » bien innocent intitulé Voyage du 43, rue Saint-Georges (leur domicile) au 1, rue Laffitte (siège de leur bureau), évoquant les diverses boutiques ou magasins jalonnant le parcours, et citant à propos d'un tableau de Diaz représentant Vénus et Adonis, dans la devanture d'un marchand, des vers de Tabureau jugés libidineux. Or ces vers avaient été publiés vingt ans plus tôt par Sainte-Beuve dans son Tableau historique et critique de la poésie française au xvi* siècle :

Croisant ses beaux membres nus Sur son Adonis qu'elle baise, Et lui pressant le doux flanc, Son cou douillettement blanc Mordille de trop grand aise.

Les Goncourt, trop sensibles, souffrirent cruellement dans leur amour- propre de cette poursuite qui visait plutôt leur directeur Villedeuil, mais les obligea à comparaître en correctionnelle. Ils furent naturellement ac• quittés, comme Alphonse Karr que le surintendant des Beaux-Arts, Nieu- werkerke, ami de la princesse Mathilde, avait à l'œil à cause d'une épi- gramme de Lebrun qu'il croyait le viser personnellement. Edmond et Jules n'en demeurèrent pas moins fort irrités contre le régime impérial qui se montrait aussi sévère. Plus tard, ils se consolèrent de ce fâcheux incident, et même en tirèrent de l'orgueil, écrivant dans leur Journal : « Il est vraiment curieux que ce soient les quatre plumes les plus entièrement vouées à l'art qui aient été traînées sur les bancs de la police correctionnelle : Baudelaire, Flaubert et nous. » Cependant, ne voulant pas courir de nouveaux risques, ils abandonnè• rent la carrière journalistique, et poussèrent les précautions, avant de publier leur petit ouvrage la Lorette, jusqu'à consulter un homme de loi pour savoir s'ils ne risquaient pas des ennuis du même genre. Réflexion faite, ils furent convaincus que dans l'affaire du Paris, ils avaient simple• ment servi de boucs émissaires. N'importe ! Le 27 avril 1853, ils publièrent un dernier article dans le Paris, faisant leurs adieux aux lecteurs de ce journal. A partir de ce moment, les deux frères décidèrent de n'être plus que des hommes de lettres — des travailleurs libres dirait-on aujourd'hui, formule assez peu juste, comme toutes les formules, personne n'étant libre en ce monde, les hommes de lettres moins que les autres, car ils sont par essence des esclaves tributaires du succès. En attendant leur chance, les Goncourt se sentirent attirés vers l'his• toire en raison de leur goût de la documentation, du détail authentique, de leur désir de ressusciter des images d'un temps passé dans lequel ils auraient aimé vivre et dont ils admiraient les vestiges.

600 Ce fut ainsi que leur vint l'idée d'écrire sur les maîtresses de Louis XV, projet qui se réalisa par la suite, lorsqu'ils publièrent les importantes biographies de la duchesse de Châteauroux, de la marquise de Pompa- dour et de . Mais le premier ouvrage historique qu'ils livrèrent au public (et firent éditer à leurs frais chez Dentu, en 1854) fut leur Histoire de la société française pendant la Révolution, suivie en 1855 de l'Histoire de la société française pendant le Directoire. En deux ans, ils avaient composé deux ouvrages de presque cinq cents pages cha• cun, bourrés de documents, fruits d'un labeur acharné, le labeur de recherches précédant le labeur de rédaction. Us auront l'idée de porter leur Histoire de la société française pendant la Révolution à un homme qu'ils admiraient particulièrement, Montalembert, qui leur fit de grands compliments, reconnaissant en eux des dons très originaux d'historiens par la recherche du détail pittoresque, mais les avertit que précisément cette originalité ne plairait pas à l'Académie française et les empêcherait d'être couronnés par cette vieille dame toujours rigoriste.

Leur réputation de non-conformisme fut dès lors établie et leur valut des éreintements de Baudrillard, gendre de Sylvestre de Sacy, dans le Journal des débats. Malgré leur courage et leur conviction d'avoir raison, ils renoncèrent à leur projet d'écrire cette histoire de la société française sous l'Empire qui aurait dû constituer le dernier volet de la trilogie projetée par eux. A cette époque, les Goncourt connurent un an de véritable dépres• sion. Pour oublier leurs déceptions, ils entreprirent à la fin de 1855 le voyage que les événements de 1848 les avaient empêchés de faire. L'Italie ne les enchanta guère, à la différence des romantiques de leur temps. Rentrés à Paris, Edmond et Jules se remirent au travail, sans beau• coup de courage, écœurés déjà par les mœurs de leur époque de plus en plus bourgeoise et conformiste. Il leur fallut payer de leur propre poche, chez le même éditeur Dentu, la publication des deux ouvrages qui suivi• rent leur rentrée dans la capitale : Une voiture de masques devenu, ayant changé de titre, Quelques créatures de ce temps, et une petite plaquette : les Actrices. L'avide Dentu se décida enfin, lorsqu'ils lui remirent leurs Portraits intimes du xvnr* siècle à le leur payer trois cents francs après un sordide marchandage. Or, pour écrire ce charmant recueil de deux volumes, ils avaient dépensé trois mille francs d'achats d'autographes ! A cette même époque, ils allèrent trouver Théophile Gautier, direc• teur de la revue l'Artiste, pour lui apporter leurs impressions de Venise la nuit, qui furent acceptées et publiées en deux fois. Ce fut entre eux et Théophile Gautier le début d'une amitié durable, bien qu'au premier abord le poète d'Emaux et Camées leur eût déplu par son physique : « Face lourde, fatiguée, physionomie somnolente. » A l'Artiste, ils eurent aussi l'occasion de rencontrer et Feydeau, l'auteur d'un roman qui, après une heure de célébrité, est aujourd'hui bien oublié : Fanny. De cette année 1856 jusqu'en 1870, les deux frères vécurent une exis-

601 tence tout entière consacrée aux lettres, continuant leur œuvre d'histo• riens, abordant le roman et même le théâtre. Dans ce dernier genre, ils éprouvèrent, avec leur pièce Henriette Maréchal, drame en trois actes pour lequel Théophile Gautier avait écrit un prologue en vers, représentée à la Comédie-Française et jouée par les meilleurs comédiens de cette illustre maison, la plus douloureuse décep• tion de leur carrière. Mme Arnould-Plessy, la sociétaire la plus en vogue de l'époque, avait accepté de jouer le rôle de Mme Maréchal, et Bressant, la coqueluche des spectatrices de la salle Richelieu, avait daigné prendre un très petit rôle au premier acte, qui se déroulait au bal de l'Opéra. Tous ces éléments réunis auraient dû assurer le succès de la pièce, mais on avait compté sans la cabale des journaux petits et grands qui se déchaînèrent contre ses auteurs, sous prétexte que la pièce était immo• rale et aurait nécessité des coupures contre lesquelles les Goncourt s'étaient insurgés... Bref, dès la première, la pièce fut l'objet de violentes manifestations ; des chahuts l'accueillirent. L'apostrophe d'un masque du bal en traitant un autre d'« abonné de la Revue des deux mondes » fut particulièrement sifflée. Au quartier Latin, une circulaire avait même été distribuée pour manifester contre cette pièce, et dans le vacarme général l'acteur Got eut beaucoup de peine, au baisser du rideau, après le dernier acte, à annoncer le nom des auteurs. La pièce n'eut que six représentations et l'administrateur de la Comédie-Française, Théry, dut la retirer de l'affiche. Quand on lit aujourd'hui Henriette Maréchal, on ne peut comprendre qu'elle ait été l'objet de tant de manifestations hos• tiles, qui, d'ailleurs, ne se renouvelèrent pas lorsqu'elle fut rejouée vingt ans plus tard, à l'Odéon, mais ce que l'on constate, c'est que malgré leur goût du théâtre les Goncourt avaient infiniment plus de dons pour l'his• toire et le roman que pour les œuvres scéniques.

Leur seconde pièce, la Patrie en danger, où ils évoquaient un épisode imaginaire de la Révolution française, ne devait être jouée que bien longtemps après la mort de Jules, à l'occasion du centenaire de la Révo• lution de 1789, par Antoine, le fondateur du Théâtre-Libre ; elle n'eut qu'un succès d'estime. Le seul succès théâtral attaché au nom de Goncourt fut la pièce tirée par Edmond du roman de Germinie Lacerteux et montée à l'Odéon par Porel, dont la femme, la célèbre Réjane, obtint un véritable triomphe dans le rôle de la malheureuse héroïne, victime de ses passions. Germinie Lacerteux apparaît aujourd'hui comme un véritable événe• ment littéraire. C'était, en date, leur quatrième roman, le premier ayant été Charles Demailly, le second Sœur Philomène et le troisième Renée Mauperin. Charles Demailly était la peinture du milieu littéraire dans lequel ils vivaient depuis leurs débuts dans le journalisme, et il était aisé de mettre un nom sur chacun des personnages principaux, de même qu'on y trouvait le développement du leitmotiv qui devait les obséder toute leur vie : la méfiance inspirée par la femme. Charles Demailly sera la victime de son épouse, comme plus tard le sera Coriolis de Manette Salomon, et le brillant lord Annendale de la Faustin.

602 Il est rare de trouver des hommes, surtout des artistes, dans la vie desquels la femme ait joué aussi peu de rôle que chez les Goncourt. Jules avait d'ailleurs quelque raison de se méfier des femmes car il sem• ble qu'il ait conservé d'une aventure au Havre un souvenir pénible. Sa délicate santé s'en était trouvée ébranlée et l'était restée, la médecine de cette époque ignorant encore les remèdes énergiques propres à neu• traliser les virus de l'amour.

En tout cas, cette méfiance de la femme semble avoir inspiré toute l'œuvre romanesque des Goncourt, en particulier celle réalisée du vivant de Jules, bien que leurs héroïnes soient fort différentes par leurs carac• tères, leurs origines et leurs milieux. Renée Mauperin est l'étude délicate et sensible d'une jeune fille de l'aristocratie, que leur avait inspirée une de leurs cousines ; Madame Gervaisais expose les tourments d'une âme dévorée par le mysticisme, dans un âge déjà avancé, mais ces deux fem• mes sont des victimes, sur la faiblesse desquelles les auteurs se penchent comme ils se pencheraient sur un Ut de malade, dans un élan de pitié. Ce sentiment charitable se retrouve dans leur roman Sœur Philomène, où ils décrivent avec un scrupule d'exactitude digne de véritables histo• riens le milieu hospitalier dans lequel la religieuse infirmière se meut et travaille à adoucir les misères humaines, physiques et morales, dont elle est elle-même la victime, ne pouvant les dominer.

Leur roman le plus beau, le plus émouvant, et le plus significatif, qui domine la littérature du milieu du siècle dernier, ouvrant la voie au naturalisme où s'engagèrent Emile Zola, Lucien Descaves, Léon Hen- nique, Octave Mirbeau, Huysmans, les frères Margueritte et tant d'au• tres, c'est Germinie Lacerteux. Ce livre leur avait été inspiré par la vie de Rose, leur bonne, si dévouée, si attentive, qui avait soigné leur mère et leur témoignait une affection de tous les instants, et dont ils avaient découvert après la mort la double existence qu'elle menait à leur insu, existence remplie de dérèglements, d'aventures sordides avec un mauvais garçon, sans qu'ils se soient jamais doutés dans quels abîmes de vice et d'abjection cette malheureuse avait roulé. On avait dû la trans• porter à l'hôpital, où elle avait succombé à une phtisie galopante. Ger• minie Lacerteux est l'histoire de cette servante, reconstituée avec l'impi• toyable véracité de mémorialistes allant étudier dans les faubourgs les décors où cette étrange créature accompagnait son jeune amant qui lui extorquait jusqu'à ses derniers sous. Ils n'avaient épargné aucun détail, même le plus cru, ce qui, à cette époque, avait beaucoup choqué les lec• teurs bourgeois, mais avait aussi assuré le succès retentissant de ce livre et assis la réputation des deux frères, en même temps que se confirmait leur misogynie qui n'excluait pourtant pas la pitié, mais une pitié hau• taine car, en dépit de tout, ils pensaient en aristocrates et ne pouvaient se défendre contre certains préjugés voulant que la société humaine comportât plusieurs classes, séparées au moins moralement par des bornes infranchissables quoique invisibles. Germinie Lacerteux fut pour eux une véritable maladie tant ils souffrirent, en l'écrivant, des épreuves traversées par leur héroïne, et dont elle était morte. Pour écrire ce

603 livre, ils avaient dû vaincre toute leur répugnance pour les bas-fonds, les atmosphères sordides, en un mot pour les laideurs de la vie dans la description desquelles, plus tard, leur admirateur Emile Zola, qui, lui, avait les nerfs plus solides, pouvait se complaire littérairement, sans en souffrir. Ce qui distingue l'œuvre romancée des Goncourt de celle des autres naturalistes, c'est surtout leur style, cette écriture artiste (leur spécialité), leur recherche du détail pittoresque frappant, leur préférence pour l'épi- thète rare. Quand on lit leurs romans, ceux qui ont précédé Germinie Lacerteux, comme Charles Demailly et Sœur Philomène, et ceux qui l'ont suivie, comme Manette Salomon et Madame Gervaisais, on a constam• ment l'impression de voir se dérouler une série de tableaux, en même temps que résonne aux oreilles la musique frappante des mots, comme autant de notes d'une mystérieuse partition.

« Nous avons été les écrivains des nerfs », ne cessa jamais de dire Edmond, orphelin de son frère, jusqu'à la fin de sa vie. Dans la compo• sition de leurs livres, ces nerfs parvenaient à un paroxysme de souffrance. Délicats et sensibles comme l'étaient les deux frères, obligés, en outre, comme de véritables romanciers, espèce devenue rarissime à notre époque, de s'incarner par l'imagination dans leurs personnages douloureux, jusqu'à l'épuisement total, ou jusqu'à la folie comme dans Manette Salomon et, d'une autre manière encore, dans Madame Gervaisais, pour rendre plus frappante l'exaltation mystique de cette grande âme, ils n'avaient pas hésité, ayant situé leur action à Rome, à aller y faire un séjour pour se pénétrer de l'atmosphère du monde du Vatican et des basiliques, éma• nations architecturales de la papauté.

De leur première vocation d'historiens, ils avaient gardé le souci de faire vrai, de décrire exactement personnages et décors, ne se permettant jamais ni une erreur, ni une approximation. Bien que devenus roman• ciers, féconds et appliqués, ils étaient restés rats de bibliothèque et collec• tionneurs de documents, à leurs heures, pour pouvoir évoquer l'amour au xvnr siècle, et retracer la vie des maîtresses de Louis XV avec les aimables couleurs de La Tour ou de Boucher. Sans doute ces ravissantes et luxueuses créatures les consolaient-elles aux heures où, en proie au dégoût et au découragement que leur inspiraient quelques-uns de leurs contemporains, héros de leurs romans, ils avaient besoin de respirer un autre air, celui du siècle où ils auraient aimé vivre aux côtés de ces artistes fascinants, Watteau, Boucher, Natoire, Saint-Aubin, Fragonard et bien d'autres, dont ils surent parler avec autant de charme que de goût et de compétence dans leur Art du xvnr* siècle réuni en douze fas• cicules, que l'aîné devait achever seul. Avec quelle délectation s'atte• lèrent-ils à un de leurs meilleurs ouvrages, la Femme au xvnr* siècle, dédié à leur ami et critique Paul de Saint-Victor !

Tel était le long film de leur existence que revivait ce soir-là Edmond, dans la solitude de son cabinet de travail d'Auteuil, envahi par l'ombre d'une nuit de décembre...

604 ans le premier moment, écrira-t-il, j'avais voulu arrêter le Journal à D ses dernières notes de janvier 1870, à la note du mourant se retour• nant vers sa jeunesse, vers son enfance. A quoi bon continuer ce livre ? me disais-je, ma carrière est à sa fin, mon ambition est morte... Aujour• d'hui, je pense comme hier, mais j'éprouve une certaine douceur à me raconter à moi-même ces mois de désespoir ! Cela peut-être avec un désir vague d'en fixer le déchirant pour des amis futurs de la mémoire du bien-aimé... Pourquoi ? Je ne pourrais pas le dire, mais c'est une espèce d'obsession... Je le reprends donc, ce Journal, après des mois passés, et l'écris sur des notes jetées dans mes nuits de larmes, des notes comparables aux cris avec lesquels les grandes douleurs physiques se soulagent. » Il faut admirer ce courage, comme il faut lui être reconnaissant d'avoir, maîtrisant sa peine, à travers l'angoisse et la détresse, écrit les plus émouvantes pages de son Journal pour retracer les derniers mois de son frère et son agonie terrifiante, parce que lucide presque jusqu'à la fin, le 16 juin 1870 — et d'avoir raconté ensuite la vie de la capitale pendant la guerre et pendant la Commune, cette période horrifiante dont on a, il y a deux ans, commémoré le centenaire ; je me refuse à dire « célébré » car les mois qui suivirent la défaite de 1870 furent pour notre capitale des mois pires, s'il est possible, que la Terreur. Si l'on veut s'en faire une idée vraie, je ne crois pas trouver de meilleur document que le Journal d' qui ne quitta jamais Paris durant toute cette période, comme pendant la reprise de la capitale par les Versaillais. Je les ai relues, ces jours derniers, ces pages hallucinantes, et je pensais qu'on devrait conseiller de les lire à tous ceux qui peuvent croire encore que les révolutions se font sans effusion de sang. Edmond de Goncourt, traumatisé par la mort de son frère, était par• ticulièrement conditionné pour ressentir l'horreur destructrice de ce drame national, au lendemain d'un pénible siège et d'une atroce défaite. Là encore, sa vocation d'écrivain le sauva, lui donnant la force de ne pas fuir cette maison d'Auteuil où il avait tant souffert. Et comme il avait repris son Journal, il reprit aussi sa double tâche de romancier et d'his• torien, avec l'impression que son frère était encore auprès de lui, invisible mais présent, pendant le quart de siècle où il continua de vivre en tra• vaillant.

On doit au survivant quatre romans de tons très différents : un réa• liste, ou plutôt naturaliste, la Fille Elisa, qui rappelle un peu l'atmos• phère de Germinie Lacerteux ; un second, les Frères Zemganno, dans lequel, tout en décrivant les milieux du cirque, il évoque l'mtimité de deux frères acrobates aussi inséparables et unis de caractères et de goûts qu'il l'avait été lui-même avec son frère Jules ; un troisième, la Faustin, sur une actrice, et un dernier, intitulé Chérie, où il retrace avec une grande délicatesse la vie d'une jeune fille, qui fait penser à leur Renée Mauperin. La Faustin apparaît d'une inspiration et d'une facture toutes nouvelles. L'idée de faire un roman sur une grande actrice était venue aux deux

605 frères bien des années auparavant, mais ce ne fut qu'en 1880 que le livre s'imposa à l'esprit d'Edmond avec l'idée de l'écrire immédiatement. Le 27 août 1880, il notait dans son Journal : « Aujourd'hui, au milieu d'une forte migraine, la Faustin a fait tout à coup irruption dans ma cervelle, avec accompagnement de fièvre littéraire. » Le livre parut en 1882 et fut un immense succès, commenté par tous les critiques de la capitale. Des milliers d'exemplaires furent enlevés en quelques jours. Jamais le nom des Goncourt n'avait eu un tel retentissement dans le grand public. Ce succès récompensait Edmond de l'immense effort fourni pour la compo• sition de ce livre. Au début, il y travaillait douze heures par jour, sans sortir, se croyant revenu à la période de production intensive qu'il avait connue avec son frère. La Faustin fut l'objet de critiques particuliè• rement enthousiastes de Paul Bourget et d'. Par contre, Francisque Sarcey le jugea pornographique et fit, à ce propos, le procès du naturalisme. Le dernier chapitre, où la Faustin, reprise par son métier d'actrice, se met, en face d'un miroir, à imiter les convulsions de son amant, lord Annendale, mourant, et son agonie sardónique, lui parut une invention sadique. Pourtant Edmond n'avait rien inventé, car il rappelle que Rachel, l'illustre tragédienne, avait, dans sa carrière, été amenée à étudier l'agonie d'une vieille bonne à laquelle elle était très attachée, reprise comme la Faustin par sa vocation de tragédienne.

Le succès du roman décida l'auteur à en tirer une pièce qu'il lut plus tard à Sarah Bernhardt, espérant qu'elle la jouerait. Nouvelle décep• tion pour Edmond de Goncourt. Sarah, qui aurait certainement incarné de prestigieuse façon la Faustin, hésita, et finalement y renonça, sans doute sur les conseils de confrères ou d'amis de l'homme qui était devenu le chef de file du naturalisme et le maître de l'écriture artiste, se distin- ' guant par là des autres naturalistes comme Emile Zola, comme il s'en distinguait par la diversité des sujets choisis et des divers milieux vers lesquels sa curiosité le portait.

Son dernier roman, Chérie, en fut une preuve éclatante. Chaque année, à la fin de l'été, Edmond de Goncourt allait faire un séjour chez ses cousins Rattier au château de Jean-d'Heurs, près de Bar-le-Duc — très belle demeure entourée d'un parc admirable, où avait vécu le maré• chal Oudinot, duc de Reggio. C'est dans ce décor qu'il a fait vivre se jeune héroïne Chérie.

Le château de Jean-d'Heurs, ayant été vendu par les héritiers des Rattier, fut dévasté et démeublé durant la dernière guerre. Il a été heu• reusement racheté récemment par un conseiller de la Cour des comptes, Hubert de Villez, qui, en véritable mécène, assume la tâche gigantesque de restaurer cette maison historique, de la sauver de la ruine, nous per• mettant aujourd'hui d'évoquer l'ombre d'Edmond de Goncourt et la silhouette de Chérie se promenant dans les allées du jardin à la française.

Avec cette charmante et délicate héroïne, nous sommes loin des déchéances de la Fille Elisa et de Germinie Lacerteux, l'une et l'autre prisonnières de leur milieu.

606 Edmond de Goncourt, aristocrate-né, voulait bien, par conscience professionnelle et par curiosité de métier, prospecter des décors impres• sionnants par leur misère et mettre à nu des misères pires encore, celles des âmes, mais il avait besoin de se réconforter au contact d'êtres raffinés, élégants, comme il avait besoin de vivre dans des décors choisis parmi des meubles de son époque préférée, de beaux dessins et des objets rares dénichés au hasard de ses visites chez les antiquaires. Comme il avait travaillé avec son frère, entre deux romans cruellement naturalistes, à des ouvrages sur l'art ou aux biographies des maîtresses de Louis XV, demeuré seul, le veuf, comme on le surnommait fréquem• ment, se replongea pour se détendre et pour oublier dans le climat de son siècle préféré, publiant successivement la biographie de Mlle Clairon, de Mme de Saint-Huberty, et de la Guimard, ouvrages aussi vivants que des romans, mais basés, comme toujours, sur une documentation solide. Edmond conserva jusqu'à son dernier jour l'amour du théâtre, malgré toutes les déceptions qu'il y avait éprouvées dès sa première tentative d'Henriette Maréchal. Il laissa adapter ses romans Renée Mauperin, la Fille Elisa, les Frères Zemganno, adapta lui-même Germinie Lacerteux, et n'avait pas désespéré de faire représenter la Faustin. Au reste, la renommée qui lui était enfin venue, le culte que lui ren• daient les jeunes, l'estime de directeurs de théâtres aussi différents que Porel et le fondateur du Théâtre-Libre, Antoine, que nous avons tous bien connu lorsqu'il dirigeait l'Odéon, l'empêchaient de se laisser aller au découragement. Souvent malade, sujet à des crises de foie, se croyant voué à une fin prochaine dès la disparition de son frère, jamais sa vocation d'homme de lettres ne l'abandonna. Son esprit sans cesse en éveil, attiré par tout ce qui lui semblait nouveau et digne d'être admiré, découvrait le japonisme alors que l'art d'Extrême-Orient était fort peu connu ; il écrivit la vie de deux Nippons, Outamaro et Hokousaï, avec la ferveur qu'il éprouvait à admirer les kakémonos achetés récemment et accrochés aux murs de sa maison d'Auteuil, devenue un cénacle d'écrivains et d'artistes, dont le souvenir s'est perpétué sous le vocable de Grenier des Goncourt. Dans les deux volumes de la Maison d'un artiste, publiés en 1881, Edmond avait longuement et minutieusement inventorié toutes les riches• ses accumulées dans la demeure d'Auteuil, dont il avait achevé l'installa• tion après la mort de son frère et qu'il continua toujours à orner de nouveaux dessins du xvnr* siècle et de nouvelles japonaiseries. La maison d'un artiste était devenue un musée qu'Edmond avait commencé à son insu lorsqu'il acheta à seize ans une aquarelle de Boucher. Rien d'étonnant à ce que toutes les pièces de la maison d'Auteuil, le salon, la salle à manger, le boudoir, le cabinet de travail, si minutieusement décrits par Edmond, eussent leurs murs tapissés du plancher au plafond de dessins et de kakémonos. Restait le second étage, où Jules avait choisi sa petite chambre et où il était mort. Ce fut dans ce second étage qu'Edmond installa, plusieurs années durant, son fameux Grenier où, de 1885 à 1896. se tinrent chaque semaine ce qu'un de leurs amis, Henri Céard, appela

607 les vêpres d'Auteuiï, qui réunissaient chaque dimanche les écrivains et les artistes les plus marquants de leur époque, venant rendre hommage à Edmond de Goncourt considéré comme le chef de file et l'initiateur du mouvement naturaliste. Ce Grenier se composait de deux pièces, l'une très vaste, l'autre plus petite, ensemble de réception où on accédait par un petit escalier à partir du premier étage. La cloison de la chambre de Jules avait été abattue, ce qui avait été pour Edmond un très grand sujet de tristesse, mais il s'y était résigné en pensant faire de ce Grenier un cénacle où se retrouveraient leurs amis et se préparerait la naissance de cette académie à laquelle il songeait depuis des années, portant leur nom, perpétuant leur souvenir et destinée à grouper des écrivains de valeur en pleine activité littéraire, qui, entre autres choses, décerneraient un prix, chaque année, à un jeune romancier. Ce projet se précisa après la mort de Gustave Flaubert, chez qui, à Paris d'abord, et à la fin, dans sa propriété de Croisset, Edmond de Goncourt avait pris l'habitude de retrouver ses amis des lettres. Edmond était par essence un homme d'habitudes, comme son frère. Pendant des années, tous les deux prirent régulièrement part aux dîners littéraires qui se tenaient au restaurant Magny à partir de 1862, tout en recevant chez eux, fréquemment, leurs amis : Jules Janin, Gavarni, Roger de Beauvoir, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, pour n'en citer que quelques-uns. Us étaient devenus les assidus du salon de la princesse Mathilde, à Paris, rue de Courcelles, et dans sa demeure estivale de Saint- Gratieû. Après la guerre de 1870, Edmond de Goncourt continua à être le fidèle de cette Altesse Impériale toujours férue de peinture et qui avait regroupé dans son nouveau logis de la rue de Berri les habitués de la rue de Courcelles, qu'elle continuait de recevoir à Saint-Gratien l'été. Edmond, avec quelques éclipses dues à de petits mouvements d'amour- propre, fut de ce nombre. Par contre, on ne le vit que rarement chez la Païva, qu'il jugeait vulgaire malgré le luxe dont elle s'entourait. Dans leurs relations comme dans leurs œuvres, et dans les critiques dont leurs contemporains étaient l'objet de leur part, les Goncourt conservaient toujours le souci de la qualité. Edmond demeura fidèle à ses préférences, mais, resté seul, craignant l'isolement, il se laissait toucher par les admirations qu'il suscitait. Emile Zola, par exemple, en dépit de la différence de tempérament, et de certains orages suscités entre eux par des confrères jaloux, demeura son ami et l'un de ses hôtes du Grenier. Edmond donne du Grenier, dans son Journal, à la date du 14 décem• bre 1891, une description précise : « C'était dans l'ensemble une symphonie en rouge, murs et plafonds tendus d'andrinople, avec des bibliothèques oeintes en noir. » Dans une vitrine étaient exposés les portraits des amis, ceints ou dessinés sur un exemplaire de luxe de leur ouvrage préféré ; Alphonse Daudet, le principal pilier de ce cénacle et le plus fidèle ami, d'abord ; puis Zola, Coppée, Huysmans, Octave Mirbeau, Rosny aîné, Paul Margueritte, Hennique, Abel Hermant, Jean Ajalbert, Franz Jour-

608 dain, Robert de Montesquiou, Henri de Régnier, sans oublier la princesse Mathilde et Mme Alphonse Daudet qui a laissé de si précieux sou• venirs sur ce groupe littéraire, Jean Lorrain, Claudius Porjelin et tant d'autres. Le ménage Daudet, qui avait beaucoup incité Edmond de Goncourt à faire de sa maison d'Auteuil un cénacle, alla examiner en avant-pre• mière le Grenier, en janvier 1885. L'inauguration officielle eut lieu le 1" février. Edmond de Goncourt avait invité une vingtaine d'amis avec un carton ainsi libellé : « Le Grenier des Goncourt ouvre ses dimanches littéraires le dimanche 1er février 1885. Il sera très honoré de votre présence. » De ce moment jusqu'en 1896, année où Edmond de Goncourt devait mourir à Champrosay, chez ses amis Daudet après une courte maladie — congestion pulmonaire se terminant en congestion cérébrale —, les réunions du dimanche au Grenier devinrent une tradition. On peut lire dans le Journal, surtout dans l'édition complète publiée il y a peu d'années, les péripéties de ces réceptions commentées par le maître de maison avec une sincérité qui fit longtemps appréhender la parution de ces mémoires. Georges Lecomte, qui fut reçu, très jeune, par le maître du Grenier, a raconté de la façon la plus émouvante ces séances, « vantant le charme d'Alphonse Daudet, causeur irrésistible, évoquant les silhouettes de Geor• ges Rodenbach, le grand écrivain belge, de Maurice Barrés, rappelant les discussions judiciaires de Jean Ajalbert, chroniqueur du Palais de justice. » Edmond de Goncourt avait l'art de ranimer les conversations, s'occu- pant de chacun de ses hôtes, surtout quand la présence d'Alphonse Daudet, qu'il préférait entre tous ses amis, lui apportait une aide puissante et un stimulant précieux. Il arrivait parfois qu'Edmond, dont la santé était de plus en plus flé• chissante, fût consigné dans sa chambre ou même dans son lit ; ses visiteurs devaient alors se succéder au chevet de l'homme fêté comme un maître et dont on avait applaudi l'hommage qui lui avait été rendu dans un banquet organisé par son éditeur Charpentier. Le lendemain de ce banquet, les Charpentier donnaient déjà une soirée au cours de laquelle Sarah Bernhardt récita de sa voix d'or un hommage composé par Robert de Montesquiou et qui débutait par ces vers :

Les paons blancs réveillés par la Faustin qui rêve Glissent dans notre esprit avec moins de douceur Que la grâce de vos héroïnes sans trêve, Maître, Marthe, Renée et Manette et leurs sœurs.

Robert de Montesquiou n'était pas un hôte très assidu des réunions du Grenier, mais il admirait Edmond de Goncourt, qu'il avait présenté à sa belle cousine, la comtesse Greffulhe, dont le salon, rue d'Astorg, fut jusqu'après la guerre de 1914 un des pôles de la vie parisienne. La com• tesse Greffulhe avait été la promotrice des ballets russes après avoir contribué à familiariser le public français avec la musique de Wagner.

609 Plus tard, avec un éclectisme sans égal, on la vit se passionner pour Gabriele D'Annunzio et, dans ses dernières années, protéger les courses de lévriers. Elle était une des rares femmes qu'Edmond de Goncourt admirait parce qu'elle joignait l'esprit à la beauté. Je l'ai personnellement beaucoup connue pendant ses dernières années ; son grand âge ne lui avait enlevé ni son allure ni son insatiable curiosité de tout ce qui vaut la peine d'être admiré dans ce monde. Elle devait mourir à Genève. L'ironie cruelle du sort assignait comme point final à une existence qui s'était déroulée dans les plus belles demeures le décor banal d'une simple chambre d'hôtel. La comtesse Greffulhe aimait à rappeler ses souve• nirs vieux de plus d'un demi-siècle où elle avait été une des vedettes du cercle présidé par ce patriarche des lettres dont Raffaeli et Carrière ont immortalisé le visage dans de si beaux portraits. La maison d'Auteuil n'a pas disparu puisque la construction demeure, mais elle a été vidée de ses meubles et de ses collections, dont la vente servi à constituer l'avoir de l'académie Goncourt. Cette académie, Edmond en avait mûri le projet dans ses heures de solitude et de méditation, afin de perpétuer la mémoire de son frère et le souvenir de leur contribution commune au patrimoine littéraire de la France. Par le rayonnement qui émanait de sa personne comme de son œuvre, Edmond avait fait du célèbre Grenier ce qu'on appellerait aujourd'hui un centre culturel attirant tous les plus grands écrivains et tous les artistes éminents de son époque, comme en témoignent non seulement le célèbre Journal mais encore de nombreux témoignages de ceux qui en furent les hôtes plus ou moins assidus. Le premier projet de l'académie Goncourt avait été consigné dans un testament daté de 1874 qu'Edmond de Goncourt modifia dans un nouveau testament daté du 16 novembre 1884, par lequel il nommait Alphonse Daudet son exécuteur testamentaire et désignait les dix mem• bres futurs de son académie : Alphonse Daudet, Huysmans, Octave Mir- beau, les deux frères Rosny, Léon Hennique, Paul Margueritte, Gustave Geffroy, Elémir Bourges et Lucien Descaves. Alphonse Daudet étant mort peu de temps après le fondateur, ce fut Léon Daudet qui devint l'exécuteur testamentaire et l'occupant du fauteuil laissé libre par Ja disparition de son père, comme l'avait prévu le testateur. L'académie fut constituée officiellement en 1902, et reconnue d'utilité publique en 1903. Certains parents éloignés contestèrent les droits de l'académie d'être légataire universelle (hormis deux legs particuliers au profit de Pélagie, la vieille servante des Goncourt, et de la princesse Mathilde, leur amie). Il s'ensuivit un procès qui fut gagné par le futur président de la République, Raymond Poincaré, mais qui retarda de dix ans la liquidation de la succession. Depuis cette époque, bien des morts sont survenues et les fauteuils ont changé plusieurs fois de titulaire par l'élection de nouveaux membres. L'histoire de cette académie mériterait de longs chapitres car elle ne fut pas sans heurts, Edmond de Goncourt ayant posé, pour le choix des membres, certaines prescriptions, par exemple celle de rayer les noms de

610 ceux qui se présenteraient à l'Académie française, mais elle survit encore aujourd'hui, victorieuse de tous les orages, décernant chaque automne le fameux prix Goncourt à une œuvre d'imagination d'un auteur autant que possible jeune et peu connu. Ce prix de 5.000 francs paraît mainte• nant modeste, mais le bénéficiaire connaît aussitôt de si forts tirages que les principaux éditeurs de la capitale se le disputent. Si l'œuvre des Goncourt est encore ignorée injustement de bien des lettrés de nos jours, le prix Goncourt, par contre, est toujours l'objet de nombreuses et féroces intrigues, comme le prix Fémina. Le maître du fameux Grenier peut dormir tranquille à côté de son frère : le nom des Goncourt, hier comme aujourd'hui, demeure associé aux plus brillants vainqueurs des joutes littéraires.

PIERRE SABATIER

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