Du Grenier D'auteuil Au Prix Goncourt
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PIERRE SABATIER Du grenier d'Auteuil au prix Goncourt e fut dans un hôtel particulier situé au n° 53 (maintenant le 67) du C boulevard de Montmorency que s'installèrent les frères Goncourt en septembre 1868. Edmond avait quarante-six ans, Jules trente-huit. Après la mort de Jules, prématurément enlevé par une affection nerveuse en juin 1870, Edmond devait faire de cette maison, vingt-cinq ans durant, un des pôles de la vie littéraire française de la fin du dix- neuvième siècle, réunissant dans le fameux Grenier les meilleurs écri• vains et les artistes les plus remarquables de cette époque, et mûrissant le projet de cette académie qui devait perpétuer leur nom. Au point de la vie où ils étaient arrivés, les Goncourt, souffrant du bruit, avaient décidé de quitter la rue Saint-Georges et de concilier l'agrément d'une maison paisible où Jules, si malade déjà, pourrait tra• vailler en paix et leur désir de ne pas trop s'éloigner de la capitale, de leurs amis et de leurs éditeurs. Auteuil leur semblait tout indiqué pour réaliser ce double vœu. Ils venaient de vendre leur ferme des Gouttes, en Haute-Marne, qui ne leur avait donné que des soucis. Peu de jours après en avoir touché le prix, on leur proposa un charmant petit pavillon au Parc des Princes, appar• tenant à la très belle Jeanne de Tourbet qui devait épouser plus tard le comte de Luynes, et dont le salon littéraire fut l'un des plus brillants de la capitale pendant un quart de siècle. On leur en demandait 48.000 francs. Ils donnèrent leur accord verbal et jubilaient déjà de leur acquisi• tion lorsque, une semaine plus tard, Mme de Tourbet leur fit savoir- qu'elle avait oublié un engagement précédent et qu'elle ne pouvait plus leur vendre sa propriété. Imaginez la déconvenue des deux frères recevant, au cours d'un séjour à Vichy, cette triste nouvelle. Leur amie, la princesse Mathilde, chez laquelle ils s'étaient rendus après leur cure, les voyant si désolés, avait demandé à l'un des fidèles de son salon, Théophile Gautier, de trouver aux Goncourt un autre 593 logis, quand une nouvelle occasion leur fut offerte, boulevard de Mont• morency. Décidés à ne pas la laisser échapper, ils se précipitèrent de Saint-Gratien à Paris, allèrent trouver le vendeur, visitèrent la maison, qui leur plut aussitôt. Le prix seul les effraya : 83.000 francs. Ils l'accep• tèrent cependant, mais demandèrent une réponse immédiate. « Le pro• priétaire a réfléchi cinq cruelles minutes » écrivirent-ils. Intérieurement, ils se grondaient : c'était presque le double du pavillon de Tourbet. Il est vrai que la maison était plus grande et d'un abord plus accessible. Son aspect, très louis-philippard, n'avait rien, de prime abord, pour séduire des fervents de l'architecture du XVIII* siècle, mais elle était située au milieu de la verdure, avec un charmant jardin, et à proximité d'une gare de ceinture qui permettait des voyages faciles et rapides vers le centre de Paris. Voici comment l'architecte Franz Jourdain, un des meilleurs amis des Goncourt, décrit l'ambiance de leur nouveau logis et le décor l'envi• ronnant : « C'est un des coins les plus charmants de Paris, un bout de campagne encielé à vingt minutes du boulevard, et à cent lieues du brouhaha de la capitale ; une oasis moderne où les coquettes villas qui y sont construites ont le tact de ne pas s'élever à plus de deux étages, afin de ne cacher à personne l'admirable pano• rama qui borne l'horizon, avec le Mont Valérien, les coteaux de la Seine et la forêt pour toile de fond. Auteuil me fait l'effet de ces jardins d'hiver placés loin des salons de réception, où l'on va se reposer et respirer à l'aise, les nuits de bal, et où le bruit de la fête et le son de l'orchestre n'arrivent que comme un écho indéfinissable et confus. On sent que Paris est là, qu'on n'a qu'à se retourner pour avoir l'impression de son haleine brûlante, mais on ne le voit pas et on l'entend à peine. » Les Goncourt avaient conclu l'achat de cette maison au mois d'août 1868. Dès septembre, ils s'y installèrent ou plutôt, les premiers jours, ils y campèrent. « Nous ne sommes pas sûrs de ne pas rêver... A nous, ce grand joujou de goût, ces deux salons, ce soleil dans les feuilles. Nous campons sur un matelas depuis quelques jours... » et ils ajoutent : « Eh bien ! oui, nous entrons dans cet hôtel pauvres de dix mille livres de rentes, et en ce temps-ci. Mais de tout temps nous avons été de déréglés amateurs. Quand il faisait son droit, Edmond, qui avait une pension de 1.200 francs pour son entretien et ses menus plaisirs, achetait 400 francs un Télémaque sur peau de vélin, dans une grande vente. » C'était Jules qui rédigeait le Journal, jusqu'à ce que la maladie lui fît tomber la plu• me de la main, au début de l'année 1870. L'installation de la maison d'Auteuil les occupa fiévreusement pen• dant les semaines qui suivirent. Ils étaient heureux d'avoir trouvé là refuge contre le bruit, refuge pas toujours assez feutré, car Jules conti• nuait à se plaindre de ses voisins et des passages de voitures sur le boulevard. Il n'avait plus que dix-huit mois à vivre, dont neuf particu- 594 lièrement douloureux, avec des crises nerveuses de plus en plus fréquentes que les soins du docteur Béni-Barde ne réussissaient à calmer que tem• porairement. Cependant, malgré son état physique, il éprouvait de grandes joies, comme son aîné, à orner leur pavillon, à le décorer, à garnir les murs des précieux dessins et des tableaux accumulés pendant des années de recherches chez les antiquaires, à assortir la couleur des murs à celle des rideaux dans les principales pièces de leur nouveau gîte : le salon, la salle à manger et le cabinet de travail où se trouvaient groupés leurs livres les plus précieux dans les éditions les plus rares. Une des premières visites qu'ils reçurent à Auteuil fut celle de la princesse Mathilde accompagnée de plusieurs amis, et qui « entre comme une bombe dans la salle à manger, aperçoit sur la table un pot de confiture et un trognon de pain, et se met à goûter, bravement, plongeant la cuiller dans le pot entamé, et dégustant le trognon de pain comme des gâteaux raffinés. Voilà, chez la princesse, de ces aisances naturelles et rondes, familières et charmantes » affirme Jules, qui avoue avoir dit à son auguste visiteuse : « Ah ! Si la duchesse d'Angoulême vous voyait!» Il se souvenait de ce qu'il avait entendu dire dans son enfance sur l'étiquette stricte qui régnait chez les Bourbons. Etait-ce un pressentiment de leur séparation prochaine ? L'année 1870, qui devait être si tragique pour la France, débuta pour les deux frères dans une ambiance de tristesse. Jules déclarait mélancoliquement, dans ce Journal qu'il devait cesser de rédiger au cours de ce même «mois, ses forces l'ayant définitivement trahi : « Aujourd'hui, premier jour de l'an• née, pas une visite, pas la vue de quelqu'un qui nous aime. Personne. La solitude et la souffrance.» Le 5 janvier, il ajoutait : « Insomnieux et me retournant dans mon lit sans pouvoir trouver le sommeil, j'essayais, pour me distraire, de revenir par le souvenir à la mémoire lointaine de mon enfance. » A travers les murs de la toute petite chambre qu'il s'était choi• sie au second étage, il voyait repasser le film de toute sa vie jumelée à celle de son frère. Il avait la hantise de sa fin prochaine mais, n'osant pas alarmer Edmond, il se confiait à la fidèle Maria, son amie de toujours, qui venait lui faire de fréquentes visites. Cette Maria, une des très rares femmes ayant joué un rôle dans sa vie et, dit-on, aussi dans celle d'Edmond, était une ancienne sage-femme qui semble avoir été assez jolie et leur plaisait par son aspect de santé et son caractère simple, populaire, ignorant les accès de mauvaise humeur. lus tard, demeuré seul pendant un quart de siècle, Edmond devait P souvent, dans cette même maison d'Auteuil, évoquer son existence de travail, sa longue carrière enfin couronnée de ce succès qu'avait ignoré Jules mort trop tôt à la peine, tué par les efforts constants d'une besogne à laquelle jamais une trêve n'était accordée. Au début de leur vie, rien ne semblait, en effet, les prédestiner à cette carrière d'hommes de lettres. Ils appartenaient à une famille origi• naire de Bassigny, contrée parcourue par la Meuse, où se trouve le village dont ils portaient le nom. Leur arrière-grand-père, Antoine Huot, né à 596 Bourmont en 1753, avait acquis en 1786, en même temps qu'une petite propriété appelée la Papeterie — et qui existe encore — le titre de sei• gneur de Goncourt. Edmond conservait précieusement l'acte d'anoblis• sement par lequel Louis XVI, roi de France et duc de Lorraine, faisait droit à la requête à lui adressée par son bien-aimé sujet Antoine Huot, conseiller, garde marteau en la maîtrise des eaux et forêts de Bourmont, d'acquérir la seigneurie de Goncourt. Son fils Jean-Antoine fit une bril• lante carrière dans la magistrature comme député du tiers état à la Constituante ; il appartint même au conseil général de la Haute-Marne. En 1800, on le trouvait magistrat de sûreté, preuve qu'à travers tous les dangers des changements de régime il avait su conserver de l'équilibre et de la sagesse.