CRIMES MORBIHANNAIS D’AUTREFOIS

e-coquerelles éditions

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C’est à compte d’auteur, imprimé par Alexandre CATHRINE de , que Stéphane FAYE édita en 1927 : « CRIMES MORBIHANNAIS D’AUTREFOIS »

En tant que légataire universel de Léone PAUPARDIN- FAYE-PETTENS, elle-même héritière des époux Stéphane FAYE et Elisa PETTENS, j’ai estimé utile et intéressant de rééditer cet ouvrage. Toutefois, tenant à profiter des techniques modernes j’ai décidé de diffuser « CRIMES MORBIHANNAIS D’AUTREFOIS », gratuitement sur le site :

http://ecoquerelles.jimdo.com/

Couverture : dessin représentant Hélène Jégado vers 1851 Copyright : RMN – Grand Palais – F.RAUX

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Remarques Seules, la police, les coquilles typographiques la présentation, la page de couverture et les gravures intérieures ont été modifiées, les textes, l’orthographe et la ponctuation de l’époque sont restés inchangés.

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Stéphane FAYE

CRIMES MORBIHANNAIS D'AUTREFOIS

La lande de Croix-Peinte.

La lande de Lanvaux, l'immense, l’interminable lande s’allonge, triste, désolée, lugubre, piquetée de fougères, hérissée d’ajoncs épineux, jalonnée de mégalithes, couronnée de manoirs. Plaudren. Un trio de castels gris et mornes que colorent et qu’animent les cordialités de trois familles. Entre le manoir de Kerscouble, celui du Mortier et celui de La Guitonnière, l’amitié s’échange et fleurit. Elle unit plus étroitement les De L’Escouble, sires de Kerscouble, et les de Trévégat, sei- gneurs du Mortier, quelque peu cousins, que ce soit ou non à la mode de Bretagne, lorsque la dame de Kerscouble met au monde un bel enfançon, qui reçoit le prénom de Jean et lorsque, presque en même temps, la dame de Trévégat devient mère d’un gracieux bébé qu’on appelle Paul. Oh ! Le doux commerce qui naîtra entre ces jeunes seigneurs ! Oreste et Pylade. La dame de Lantivy, désireuse, elle aussi, de se réjouir dans sa postérité, enfanta, quelques années plus tard, une mignonne pouponne dont le baptême, célébré au manoir de La Guitonnière, mit en liesse les trois châtelains et leurs gens. Les mères, retirées chacune en leur chacunière et y laissant leur imagination prendre l’essor, rêvèrent peut-être ce jour-là de mariage pour leurs rejetons.

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Les papas s’étaient contentés de croquer des dragées et de se congratuler, souhaitant de voir se renouveler d’aussi fraternelles agapes. Le sire de Kerscouble ne connaissait-il donc pas le proverbe du pays gallo qui prétend que « dans une même paroisse, un château, c’est beau, deux châteaux, c’est prise de museaux, trois châteaux, c’est coups de couteaux ? » Avait-il donc oublié que sorditement vêtue, sans doute la fée Carabosse avait interpellé les pâtres de ses terres et leur avait annoncé que ce jour serait fatal à Jean de l’Escouble ? Et comme un bugul goguenardait et qu’il excitait son chien contre la malveillante sorcière, elle avait, levant la main, pris le ciel à témoin que la lande de Croix- Péinte serait un jour criminellement rougie de sang. Ne se souvenait-il donc plus, alors que soir-là son cœur s’était embrumé comme la lande grise ? S’il avait évoqué ce crépuscule troublant, le sire de l’Escouble n’eût pas manqué de trouver aux dragées quelque amertume et aux agapes quelque goût de n’y revenez pas. En 1648, à peine âgé de dix-huit ans, Paul de Trévégat entra au service du roi. Sa bravoure, sa science du combat, prouvées à l’armée de Turenne le calculateur et à l'armée du fougueux Condé, le haussèrent au grade de capitaine. Mais, en Milanais, lui, que les ennemis n’avaient pu entamer, fut secoué par la' fièvre paludéenne et ankylosé par les rhumatismes. Adieu paniers, les lauriers étaient coupés. On le ramena en à petites journées. Il atteignit enfin, près de , le château de Limoges que ses parents venaient d’acquérir. Avec quelle hâte Jean de l’Éscouble n’allait-il pas rejoindre son alter ego ! Hélas ! Hélas ! Deux coqs vivaient en paix, une poule survint, et voilà la guerre allumée.

Anne de Lantivy fleurissait alors, avec quelle beauté, avec quelle grâce ! Morceau de roi, vers lequel Jean de l’Escouble, orgueilleux de vingt bonnes fortunes, avait tendu une main qu’il croyait irrésistible.

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Econduit, humilié, il s’était rabattu sur Marie-Servanne Lesné, dame des Rabines, qu’il avait épousée le 12 septembre 1663. Mais il ne cessait de cuver son dépit, qui fermentait et l’aigrissait. Quel vilain sire, maugréant, impatient, irritable, intraitable ! La jeune femme mourut d’ennui et de langueur. Plaudren revit Jean de l’Escouble, et la porte du manoir de Kerscouble se referma hermétique sur sa mélancolie et sur sa colère.

Que lui importaient Paul de Trévégat et leur fraternité d’antan? Mais si son cœur s’était endurci comme granit de Kerscouble. Le cœur d’Anne de Lantivy n’avait point manqué de s'émouvoir en contemplant le capitaine rentré au pays breton. Lorsque ce glorieux redevint à peu près ingambe, elle lut sur ses lèvres : Je vous aime : elle lui permit de le lire sur les siennes. Le 1er septembre 1664, le curé de l'Eglise Saint-Patern bénit leurs anneaux de mariage.

Et voilà la guerre allumée. Les tenanciers de Kerscouble et les tenanciers du Mortier, pleins de zèle pour leurs maîtres respectifs, trouvaient toute occasion favorable pour s’injurier, se gourmer et se ceinturer. Leurs corps entrelacés écrasaient les fougères : nargue les ajoncs : leurs ongles lacéraient mieux. Un jour, un serviteur de Jean de L’Éscouble, houspillé et accablé par un gars du Mortier, crut sa dernière heure venue ; il glapit, il hurla. Jean de l'Escouble accourut à la rescousse. Au vent, l'épée ! Le paysan du Mortier, transpercé de part en part, faillit être cloué au sol où, parmi les bruyères roses empourprées de son sang, il rendit l’âme.

Les juges de Vannes informés accoururent à Plaudren, pour enquêter. Ils enquêtèrent deux jours, pendant lesquels Paul de Trévégat crut qu’il allait de son honneur de les héberger.

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La colère qui grondait au cœur de Jean de l’Escouble se mua en furie. Ce Trévégat : Sûrement il voulait suborner la justice ; évidemment, il se flattait d’obtenir Condamnation contre l’assassin de son laboureur. Mais un jour viendrait...

Le 16 décembre 1672, le seigneur du château de Cadoudal a convié à un dîner somptueux toute la noblesse avoisinante. Paul de Trévégat revient vers Le Mortier, à cheval, en compagnie de deux de ses neveux. Une nuit noire, glaciale : la lande de Croix-Peinte, désertique et sinistre ; hou-hou, hou-hou, gémissent les chouettes. Un coup de sifflet déchire le silence et effarouche les ténèbres. Le cheval de Paul de Trévégat, oreilles pointées, se cabre ; le cavalier essaye de le maîtriser ; une étrivière se rompt ; il faut mettre pied à terre.

Pendant qu’ils s’ingénient en vain, des sabots de chevaux, tout près, martèlent le roc ; le désert se peuple, l’obscurité se meut : cinq cavaliers se profilent, que deux hommes à pied suivent. Les neveux de Paul de Trévégat ont saisi leurs pistolets. Une voix menace : « C’est toi, Paul de Trévégat ? Nous voici face à face. Dégaine, si tu n’es pas un lâche ! » Paul n’a recouvré, depuis qu’il a quitté l’armée du roi, ni sa vigueur, ni l’intégrale souplesse de ses mouvements : il s’é- crie : « Vous me prenez à votre avantage, l’Escouble ; mais n’importe ». Campé sur ses jarrets, il se met solidement en garde. L’Escouble, qui veut que sa lame traîtresse s'enfonce aussi sûrement que le poignard d’un assassin, s’élance avec une impétuosité si furieuse que le voilà qui s’enferre, poitrine ouverte, cœur béant. Il tombe, il saigne lamentablement, sans fin ; il menace, d’une voix qui va s’éteignant : « Je suis mort en combat déloyal par ma faute. Je pardonne à Trévégat et à sa femme ».

A sa femme ! A Trévégat ! A deux êtres qu’il aima et contre lesquels aveuglément se déchaîna sa haine. Paul de Trévégat s’abîme dans le désespoir.

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Il est incarcéré le 13 mars 1673 ; il va être condamné. Mais, cédant aux instances des siens, il écrit au maréchal de Turenne qui obtient pour lui des lettres de grâce : en somme, il a été l’assassin malgré lui, dans un guet-apens contre lui machiné. Le roi proclame que « Paul de Trévégat n’a jamais commis aucune action digne de blâme ni indigne de sa naissance, s’étant plutôt dévoué à notre service et ayant mis très souvent sa vie au hasard dans toutes les occasions d’honneur ». Paul de Trévégat regagne tristement le manoir du Mortier où Anne de Lantivy vient, de la Guitonnière, le rejoindre. Deux châteaux, coups de museaux ; trois châteaux, coups de couteaux.

Vue du Manoir de Kescouble

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A bord de « l’Atlante * »

Le navire l’« Atlante », armé de trente canons et monté par cent hommes, que commande Thomas Lassalle, revient, le 3 mai 1724, de Pondichéry, à Lorient. Il est neuf heures du soir. Le vent siffle et mugit ; des flots de nuages déferlent ; les vagues amoncelées s’élancent à leur poursuite ; toute sa mâture grinçant, et le pont gémissant sourdement sous les paquets de mer qui l’écrasent, « l’Atlante » danse et roule. Comme il ferait bon dans la grande chambre ! Quelques officiers s’y sont réunis ; ils bavardent, enveloppés de la fumée des pipes. -Je regrette le précédent voyage, la mer était moins forte, dit le lieutenant Grangent. -Erreur, mon lieutenant, déclare l’écrivain de marine Foubert ; le temps était aussi gros ; d’ailleurs, il ne fait jamais bon dans ces parages ». Les deux interlocuteurs courent ensemble les Océans depuis trois années ; leurs relations sont sympathiques ; pourquoi le lieutenant prend- il la mouche ? Il articule : -Vous n’y entendez rien, vous ; mêlez-vous de vos écritures. Piqué au vif, Foubert n’entend pas laisser humilier dans sa personne le corps des écrivains de marine. Il réplique du tac au tac, les insultes s’entrecroisent, véhémentes, furieuses. L’attitude arrogante et hautaine de Foubert exaspère le lieutenant ; il a le sang chaud ; il est méridional, de Saint-Jean-de-Luz. Ses poings se crispent ; d’une détente brutale du bras droit, il lance un direct au creux de l’estomac de Foubert, pour l’envoyer fourbir du dos le plancher. Mais le roulis se joue de son désir ; le coup atteint Foubert en pleine figure, au-dessous de l’œil. Celui-ci bondit, saisit Grangent au collet et le secoue rudement ; agrippés l’un à l’autre, le roulis les balance ; ils oscillent, ils trébuchent ; un passager et le chevalier de Plaisance se jettent entre eux, les supplient, les gourmandent et finissent par les séparer. La scène a été courte, mais violente et bruyante. Encore frémissants de rage, les deux adversaires entendent un : « Qu’est- ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? » qui les surprend, puis qui

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les trouble : le lieutenant de quart de Gouvello et l’enseigne de Longueville annoncent qu’ils sont envoyés par le commandant qui était couché, que le tapage a réveillé, et qui descend. Le silence s’appesantit lorsqu’apparaît le commandant Thomas Lassalle, Foubert est assis, la tête entre les mains ; il se plaint faiblement ; il est blessé. -Lieutenant Grangent, vous voudrez bien prendre les arrêts. Vous, Foubert, allez à l’infirmerie ; on vous pansera ». A l’infirmerie, les médecins constatent une simple petite plaie à la paupière inférieure droite. Mais, comme l’écrivain du bord, étourdi, sans doute, par le coup, s’est assoupi, ils ordonnent qu’on le couche. Foubert somnole, sommeille, s’immobilise ; il dort pendant cinq nuits et cinq jours ; il ne se réveille plus ; c'est, la cinquième journée ! son dernier sommeil qu’il a dormi. A bord de l’« Atlante », l’anxiété se change en stupeur. Une discussion sans portée, une querelle sans haine, un coup de poing, un cadavre. Ce cadavre, les chirurgiens l’autopsient ; ils ouvrent le crâne. La base du cerveau est enflammée ; un abcès tuméfié se gonfle de pus ; dans la substance cérébrale bâille faiblement une fente que le bistouri explore ; l’opérateur en extrait un bout de tuyau de pipe en plâtre de deux pouces environ. L’agresseur s’est précipité, le poing fermé, sur l’infortuné Foubert ; la pipe qu’il serrait rageusement est devenue une arme, assassine. Dès son arrivée à Port-Louis, le lieutenant Grangent est incarcéré. Une information commence, qui dure deux mois, et à la fin de laquelle le prisonnier est dirigé sur Vannes pour y comparaître devant le tribunal de l’amirauté. La rigueur du tribunal de l'amirauté est notoire et traditionnelle ; les juges qui le composent tiennent à honneur, pourvu qu’ils soient justes, d’être réputés sévères. Vingt ans après la comparution de Grangent, un jeune étudiant en physique Vannetais, Gabriel Le Roy, qui avait tué un camarade dans une querelle de cabaret, fut mis à la question à la fin d’un procès qui avait duré deux ans, connut neuf fois les affres du brasier, et subit le supplice de la roue.

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Mais c’est en vain que le juge Bocou, astucieux et autoritaire, s’efforça de prouver que Grangent avait prémédité le coup de poing fatal ; c’est en vain que le tribunal de l’amirauté s’affirma justicier implacable. S’il y avait des juges à Vannes, il y avait un roi à Versailles. Le 7 juillet, Grangent goûta la joie de rélargissement. « Nous avons quitté, remis et pardonné. Car tel est notre bon plaisir ».Le bon plaisir avait parfois du bon.

*) l’Atlante, de fait l’Atalante : Vaisseau de 500 tonneaux, appartenant à la Cie des Indes, construit en Angleterre en 1719, parti de Lorient le 29 juin 1721pour l'Inde ; repart (pour la Chine) seulement le 23 déc. 1729 ; naufrage à Maurice le 4 avril 1737.

Maquette du « Soleil d’Orient » construit en 1669, qui sera à l’orignie du nom de la ville de LORIENT

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Marion du Faouët

L’histoire de Marion du Faouët... Les aventures d’une belle fille aux cheveux roux, contemporaine de Louis-Dominique Bourguignon, dit Cartouche, rompu vif, l’année 1721, en place de Grève, et de Mandrin, brûlé vif à Valence, en 1755... Une idylle en trois amants attitrés, sans compter un galant titré et des galants sans titre... Un drame en trois actes au dénouement duquel un corps se balance au bout d’une corde. L’histoire de Marion du Faouët... Le roman mouvementé et tragique d’une troupe de malandrins attachés, en des temps de grande misère paysanne, à la fortune d’une femme aux yeux gris, avenante sous sa coiffe blanche à la mode de la ville, coquette, orgueilleuse, autoritaire, friande de libres beuveries, de libres amours et de risques, intelligente et audacieuse... Des chapelets de pendus appelant des pendus encore. Au début du XVIIIme siècle, les troupes de malandrins traitaient le en pays conquis. Le Morbihan avait fini par se faire une raison ; il vivait avec ses plaies. , Ploërmel, Lorient, Pluméliau en cachaient de lancinantes. et Guémené ne comptaient plus les maisons mises à contribution, les paysans rançonnés dans les foires ou assaillis sur les routes. Une certaine Marie Gollen, dite Marie l’Escalier, menait, ici et là, le bal. Mais tout éclat pâlit devant l’irradiation de Marion du Faouët et de sa bande, la compagnie de Finefond, la compagnie de la fine mouche, de la foncièrement fine, multipliant ses hardis exploits autour de Guémené, de Pontivy, de Carhaix, du Faouët, en Basse- Bretagne, de Quimper jusqu’à Nantes, tenant en défaut pendant quinze ans, les archers et la justice seigneuriale ou royale, grossissant comme boule de neige, ou, comme .le phénix, renaissant de ses cendres.

Un matin de mai 1717, - mai, le mois de Marie - naquit à Porz en Haie, à un kilomètre du Faouët, un être frêle qui reçut, comme il seyait, le prénom de Marie, et qu’on appela, dès qu’elle put sourire ou pleurer, Marion, - Marion pleure, Marion crie, Marion veut qu’on la marie.-

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Son père, Félicien Tremel, et sa mère, Hélène Kerneau, étaient de misérables journaliers, vivant de peu ou de rien, grattant la terre ou courant les foires pour y vendre de menus objets de mercerie ou pour y mendier, de ces gueux que la nécessité fait se méprendre, comme la faim fait sortir le loup du bois. Marion, avec ses père et mère, avec ses aînés, François et Corentin, avec sa benjamine, Marguerite, courut donc les foires, et, quand les siens besognaient au logis, courut les sentiers et les landes, tendant son visage au soleil, ses cheveux roux à la brise, et sa main aux paysans qu’elle supposait pécunieux et charitables. Elle vivait, heureuse à sa façon, dans son Faouët natal, quand, devenue veuve, sa mère l’emmena dans la région de Guémené où elle épousa bientôt un certain Jean Le Bihan, dit le Sénéchal, - les surnoms dispensent souvent de cruelles ironies - dont les œuvres augmentèrent la postérité d’Hélène Kerneau de deux rejetons, une fille, Jeanne, et un fils, Joseph. Hélène Le Bihan, encombrée de sa smala, offrait les jours de marché, à Guémené, à Carhaix, au Faouët, des rubans, des lacets, des marchandises de pacotille aux paysans venus des alentours. Marion commence de bonne heure à leur offrir des sourires. Elle est courtisée, sollicitée. Ses yeux gris pétillent d’esprit, de malice et de perversité précoce ; on oublie les taches de rousseur de son visage pour n’en goûter que la fraîcheur laiteuse et rosée. De taille élancée, vêtue d’une jupe de ratine bleue, d’une camisole lie de vin, d’un tablier rayé bleu et blanc, elle a de la sveltesse, de la couleur et de l’allure avec ses frisons de cheveux roux, avec sa coiffe blanche dont les ailes palpitent. Elle allume les convoitises, elle le sait, elle le veut. On l’admire, elle aime à être admirée, elle s’admire. On en passe par tous ses caprices, par toutes ses volontés ; elle les multiplie et les aggrave. Ses amis forment autour d’elle une sorte de cour, toute à sa dévotion.

Quels amis ! Prodigues d’un argent qu’ils n’ont gagné qu’à la foire d’empoigne, riant haut, chantant fort, buvant sec, ils sont connus à dix lieues à la ronde. Pas un qui ne raconte quelque méfait dont il ne tire honneur et gloire. La bande en recueille les profits. Mais c’est Marion qui s’adjuge la part de la lionne.

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La part du lion échoit à l’élu de Marion, un grand diable au visage maigre et basané, aux cheveux noirs coupés courts, Henri Peyron, dit Hanvigen. Elle se prétend sa femme légitime, elle assure qu’il est le père d’une fillette dont elle est devenue mère à dix-neuf ans et dont prend soin, quand Marion est accaparée par d’autres soins, mémère Hélène. Car Marion ne chôme guère ; elle est comme vouée, parmi ses malandrins armés de bâtons et de pistolets, à une vie de danger, de plaisir, de vice et de crime.

Souvent Hélène Kerneau la suit ; son beau-père Jean Le Bihan, dit le Sénéchal, en bon mari, suit sa femme. Pour que la famille reste unie et solidaire, Corentin Tremel, frère de Marion, vit de rapines dans son sillage. Louis Le Discoat, René Le Tarinec, dit Gilles Olivier, et Guillaume Perse, dit La Fleur, constituent le gros de la troupe, que flanquent des irréguliers. La bande à Marion, insaisissable et redoutée, par les jours ensoleillés et par les nuits sans lune, essaime et sévit à travers les campagnes, le long des chemins creux et des bois, parmi les foires et les pardons, dans les auberges et dans les chaumines. Les paysans tremblent, l’autorité s’alarme. Les attentats dénotent chaque jour plus d’impudence et plus de mépris des personnes et des lois. Un passe-volant de la troupe errante a dérobé un bassin de cuivre et s’est introduit par effraction dans un grenier ; une agression a été commise contre un tailleur d’habits, un vol dans un presbytère. Enfin, crime capital, il circule de la fausse monnaie ; Marion en a échangé un jour de foire. Au début de l’année 1743, la principauté de Guémené rédige, contre Marion et ses compagnons, un décret de prise de corps. Le 22 mars, à l’heure où, après un dernier rayon, le crépuscule expire, une femme rousse, qui tient par la main une fillette de six à sept ans, rousse comme elle, pousse la porte d’une chaumine à Castellaouenan, à deux lieues de Carhaix. Elle demande à loger. De telles requêtes sont toujours rapidement agréées; pourquoi reconduirait-on ? Mais l’empressement se fige lorsque derrière la femme rousse se silhouettent un trio de femmes dont l’une n’est plus de première jeunesse et un quatuor d’hommes de dix-huit à vingt-cinq ans, cohorte inquiétante dont un soldat de marine,

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dégradé peut-être, puisqu’il a perdu tous ses boutons, mais non désarmé, puisqu’un sabre pend à son flanc, surveille l’entrée. Cependant, les femmes vont se coucher. Les hommes réclament à boire. « A boire ? Nous n’avons pas de cidre. Mais notre voisin Pierre Coudiec en vend ». Ils vont chez Coudiec, boivent, payent et se retirent. Mais il n’y a que les premières bouteilles qui coûtent ; ils reviennent deux heures plus tard ; ils ont soif. Le débitant refuse d’abord de les servir ; puis, par peur, il consent. A tort. Car le cidre échauffe les têtes ; les têtes échauffées mettent le feu à la poudre ; un des consommateurs tire un coup de pistolet dans la direction de la porte, Coudiec appelle ses voisins; à peine l'un d’eux a-t-il commencé à inviter les buveurs au calme que le soldat de marine pointe vers lui son sabre. Faudra-t-il se colleter avec ces noctambules indésirables ? Par bonheur, ils se décident d’eux- mêmes à vider la place. Mais, le lendemain matin, ils réapparaissent. Le débitant, auquel la clarté du jour a restitué l’intégralité de son énergie, les somme d’aller se faire pendre ailleurs ; l’homme au pistolet élève son arme à la hauteur de l’œil, mais le débitant brandit une hache et les ivrognes déguerpissent. La bande atteint le soir Restalouët où, harassée, elle se réjouit de trouver asile dans une étable ; elle dort d’un sommeil sans cauchemar qui durerait plus que la nuit si cinq hommes à tricorne de feutre noir ne faisaient brusquement irruption, ne secouaient sans ménagements les dormeurs et ne les appréhendaient. Mais si, vers la fin de la journée du lendemain, la prison du coin de la rue du Tour des Halles, à Carhaix, se referme sur quatre hommes, sur la Guiliemette Bergit et sur la Marguerite Barzie, le gros poisson à échappé au coup de filet. La maréchaussée n’est pas sans pitié : elle a relâché Hélène Kerneau parce qu’elle était vieille ! La maréchaussée n’a pas opposé un cœur de marbre aux supplications d’une fille jolie et fine qui, au travers de ses larmes, laissait scintiller des sourires dans ses yeux gris ; mais la maréchaussée ne permettrait pas qu’on lui prêtât des sentiments attentatoires à la discipline et à la loi; elle a relâché Marion parce qu’elle est nourrice, oui, nourrice d’une fille de sept ans ! Cachez ce sein que je ne saurais voir.

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Marion, sa mère et sa fille se hâtent vers le Faouët. Henri Pezron, son mari de la main gauche, est emprisonné. Elle va solliciter du recteur un certificat de bonne vie et mœurs qui sacrera Henri honnête homme et lui fera restituer la clef des champs. D'ailleurs, Henri Pezron et ses complices ne laissent pas le temps à la paille des cachots de moisir sous eux ; les juges se les disputent. La prise de corps a été décrétée à Guéméné ; ce sont les magistrats de la justice seigneuriale du prince de Itohan-Gurmené qui doivent connaître de l'affaire. Mais Carhaix, où ils sont détenus, ressortit à la justice royale du présidial de Quimper. Quimper les exige ; et Quimper le prend de si haut pour les revendiquer que Pontivy, qui les considère comme de simples ivrognes, expédie ses prisonniers sous bonne garde à Quimper.

L’affaire n’a pas plus tôt été examinée à Quimper que le présidial se déclare incompétent. Les fripons prennent la route de Guémené. Guémené ! Le prince de Rohan a d’autres chats à fouetter, d’autres coquins à nourrir ; il ne se soucie en aucune façon d’assumer les frais de procédure ; qu'on emmène ce gibier à ; les juges royaux et prévôtaux l’y puniront selon son mérite. La maréchaussée revient prendre livraison de ses colis hu- mains pour les envoyer à Hennebont. Mais lorsqu’elle les dénombre, la surprise est suffocante ; il en manque trois ; Henri Pezron et deux autres ont pris le large. Qui les blâmerait ? Il faudrait être pourvu d’une patience angélique pour résister aux mille atermoiements d’un procès qui menace de s’éterniser. Ce fut, en effet, le 8 octobre 1745 seulement que, les femmes étant mises hors de cause, les deux épaves masculines de la bande à Finefond furent condamnées à être pendues et étranglées. La patience de René Le Tarinec et celle de Guillaume Perse n’étaient sans doute pas épuisées, puisqu’ils en appelèrent d’un jugement qui les glaçait d’effroi. Les grandes routes les revirent; Rennes les reçut. Les juges d’Hennebont, par humanité sans doute, leur avaient adjoint les deux femmes, supposées appelantes ; la prison de Rennes accueillit donc la Marguerite et la Guiliemette que l’incarcération avait enrichie d’une grossesse.

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Deux mois plus tard, les juges de Rennes ordonnèrent l’élargissement définitif des femmes ; Perse et Tarinec furent condamnés à ramer sans trêve et sans fin sur les galères royales. Les comparses avaient payé pour les tenants des premiers rôles. Pendant ce temps, les protagonistes ne s’endormaient pas dans les délices de l’inaction. Certes, Marion aimait à flâner dans son Faouët, ou plutôt à muser dans une maison grise au toit de chaume qui semblait, sentinelle avancée, veiller sur le village du Yéhut blotti parmi les châtaigniers au fond de la vallée de l’Ellé serpentant entre les rochers. La maison se tassait au milieu d’un champ cerné de talus et tapi derrière un petit bois taillis, sous des chênes rabougris. Elle y avait élu domicile chez le métayer Louis Brabant, au grand désespoir et à la grande indignation de Maître Nicolas Rouesnier qui en était le propriétaire. C’est là qu’était venu la rejoindre Henri Pezron, rivé à elle comme tout amant à sa maîtresse, rivé à elle comme un soldat à son chef, un chef qui savait commander, donner l’exemple, et payer de sa personne. Et pourtant, l’amour mis à part, Henri Pezron ne comptait pas plus pour elle que les trois ou quatre autres chenapans qui l'assistaient dans ses entreprises. Marion, incapable d’obéissance, mène sa bande à sa guise et se comporte comme il lui plaît. S’il lui plaît, à elle, de jouer à la bonne fille avec les gens qui lui agréent et de fraterniser avec les camarades de son enfance ! S’il lui plaît, dans les marchés, dans les foires, aux noces, où elle prend des airs de grande dame de distribuer des sauf-conduits aux paysans qui l’ont égayée, courtisée ou régalée, de façon qu’ils ne risquent rien si, à un carrefour, ils se heurtent à quelqu’un de sa bande ! Qu’objecterait sa bande ? Elle ne l’oublie pas ; dans les fermes qu’elle visite, en amie et en protectrice, si elle aime à lamper la bolée de cidre frais, elle ne néglige pas de réclamer le tabac qu’elle aura joie à répartir entre les siens. Et s’il lui plaît, à elle, de mêler un peu de fantaisie à sa vie et à ses gestes. Un jour, près de , elle a volé à Jean Bréoulec son chapeau, son bonnet et cent sols d’argent environ. Le brave homme penaud a peur de s’enrhumer ; il réclame l’un de ses couvre-chef ; elle lui restitue le bonnet.

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De quoi Henri Pezron se plaindrait-il ? Il aura le chapeau. Et de quoi Henri Pezron se plaindrait- il si elle consent à être adulée par un gentilhomme authentique ? Ne proclame-t-elle point qu’elle est la femme d’Henri Pezron ? Et s’il lui plaît, à elle !... Et s’il lui plaît, à présent qu’elle a été accusée et dénoncée, de s’arroger le droit de châtier elle-même les délateurs qui lui tombent sous la patte et de les frotter à sa façon ! En danse, le bâton. Elle les rosse, elle les vole. C’est d'elle surtout qu’elle prétend qu’on ait peur. C’est elle qui crie aux laboureurs attardés, aux colporteurs, aux fermiers ivres : « la bourse ou la vie », qui exige d’eux l’argent de bouteille et la part de pardon ; elle, pour elle. Ce sont petites gens, et le profit maigre. Pas toujours. Car, si elle n’ose assaillir les grands parce qu’ils détiennent la puissance, elle n’hésite pourtant point à s’attaquer aux riches et elle assomme et dévalise un marchand de bœufs irrésistiblement culbuté par elle. Heureux le jour où il lui plaît de ne plus opérer seule. La bande orgueilleuse en frémit de joie. Accourez, Henri Pezron, Corentin Tremel, accourez, compagnons moins chers à son cœur de femme et de sœur. Il fait grand jour, qu’importe ! Le coup sera exécuté en un tournemain. A cinq contre un vieillard ! Ils ne lui laissent que les deux yeux pour pleurer ; ils se partagent les quarante-cinq écus en argent blanc. A qui le sol de pain, le couteau, la blague à tabac et la pipe ? L’impunité ne saurait leur être indéfiniment assurée. Au cours de l’hiver de l’année 1746, Henri Pezron, Marion et quatre de leurs hommes sont attablés chez François Maréchal, laboureur à Boterff en Ploërdut. Dehors un gamin crie : Les archers ! Les buveurs décampent ; mais des passants prêtent main-forte aux soldats qui les poursuivent, les voilà saisis et ligottés. Infortuné Pezron ! II n’échappera point cette fois aux juges prévotaux et royaux d’Hennebont. La sentence tombe en coup de massue sur la tête des bandits ; ils seront pendus et étranglés. Ils en appellent, comme en avaient appelé René Le Tarinec et Guillaume Perse ; et, comme eux, ils prennnent le chemin de Rennes.

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Hélas ! Henri Pezron ne se doute pas qu'il accomplit son dernier voyage avant le départ pour l’éternité. Le voilà derechef condamné ; le voilà les pieds chaussés d’escarpins soufrés et les jambes nues ; il va subir la question ordinaire et extraordinaire. Le brasier crépite, la flamme lèche la chair qui grésille. Il vocifère : « Je suis innocent ; vengeance sur les faux témoins ». Le tourmenteur n’aura raison ni de son obstination à nier ni de son amour pour Marion qu’il déclare étrangère à tout attentat. Neuf fois la flamme le mord ; neuf fois il proteste de son innocence. Quand la nuit tombe, il est poussé, les mains liées derrière le dos, vers la place des Lices où la potence se dresse. Non, il ne mourra pas sans être sur que Marion trouvera grâce devant la justice. Il refuse d’avancer ; il réclame, Monsieur le juge. Puisqu’il va mourir, il consent à se reconnaître coupable de deux vols ; mais il affirme, il proclame, il jure que Marion est innocente. Quand le greffier a fini d’écrire, le bourreau intervient ; Pezron hissé et projeté n’est plus qu’une loque qui grimace et oscille. Marion innocente ! Pezron a-t-il pu s’imaginer que les magistrats de Rennes étaient crédules à ce point ? Les magistrats de Rennes ont prononcé leur sentence cruelle : « Marie Tremel sera fustigée nue de verges par trois jours de marché par les carrefours de cette ville, marquée de la lettre V (voleuse) et bannie à perpétuité hors le ressort du Parlement avec défense de S’y trouver sans encourir une plus grande peine. » Marie Tremel, par trois jours de marché, a enduré, plaintive et humiliée, l’ignominieux et cuisant supplice. Peut-être quelque paysan, venu par hasard de la brousse pontivyenne, a-t-il murmuré sur son passage : « Je n’en crois mas mes yeux ; c’est la Marion ! » Peut-être a-t-il respiré plus librement à la pensée réconfortante que cette fustigation ne manquerait pas de réfréner les passions de Marion et de lui inspirer un effroi salutaire."

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Combien peu il connaissait Marion ! Refréner ses passions ! Renoncer au libertinage ! Avait-elle résisté aux sollicitations des galants pendant qu’Henri Pezron, par qui elle fut aimée jusqu’à la mort, était détenu à Guémené, à Carhaix, et à Quimper ? Relâchée le 10 avril 1747, elle accourt au Faouët, férue de rapine et d’amour. Elle y recrute aisément des camarades, et elle se reprend à vivre sa vie, courtes équipées, passades éphémères, existence errante, gîtes médiocres, bon cidre et bonne chère. L’existence présente ne diffère en rien de l’existence passée. Il n’y manque que Pezron, l’amant de coeur, l’homme. Mais l’un disparu, un autre surgit, plus désirable, plus désiré. Six mois après que Pezron, halé à la potence, a exhalé sa vilaine âme, Maurice Penhoat dit Joannot est devenu le prince consort de Marion et son homme à tout faire. Un beau mâle, portant beau. Marion a été séduite par ses grands yeux bruns, par ses cheveux noirs frisottants, par le galbe de son chapeau retroussé, par toute sa mise élégante : culotte de panne bleue, veste de peluche blanchâtre à deux rangs de boutons, bas de fil et souliers. Si l’on en croit un proverbe, ce ne sont pas les tailleurs qui sont les mieux habillés ; mais le proverbe ment : Jeannot est tailleur et vêtu comme un bourgeois cossu. Marion a été séduite par les souliers fins et par le chapeau retroussé. Ses trente ans n’ont pas craint de s’accoupler aux dix neuf ans de Jeannot. Au reste, Jeannot est un hardi luron en qui le voleur n’a pas attendu le nombre des années. Marion a été engluée par ce voleur très jeune qui promet de devenir un voleur de haut vol. Ne l’est-il pas déjà ? La nuit, sur le passage du courrier, il a tendu des cordes : il a tiré un coup de fusil sur le receveur général de la commanderie de Saint- Jean : en plein Lorient il n’a pas craint de dérober six cents livres ; accusé de fabriquer et d’émettre de la fausse monnaie, il a encouru, à dix-huit ans, une condamnation à mort par contumace tandis que ses compagnons, au nombre de vingt - sept, montaient à l’échelle de la potence, ou bien,

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tirant la chaîne, s'en allaient grossir la chiourne des galères.

Marion, en remplaçant Henri par Jeannot, a gagné au change. Les vagabonds qui les assistent l’emportent peut-être aussi sur les acolytes de Pezron. Mais, aux premiers temps de leur idylle, Marion et Jeannot leur faussent souvent compagnie ; ils aiment à s’isoler, à battre la campagne au gré de leur fantaisie ; ils couchent dans les fermes où on les héberge sans enthousiasme, mais avec une affabilité feinte, parce qu’on redoute le tapage, les coups et le feu. Ils vendent ici et là, proposant des bas, de la toile, des mouchoirs de poche à si bas prix qu’on pourrait assurer qu’ils ne leur ont pas coûté cher ; mais on se garde d’assurer quoi que ce soit, et, heureux d’avoir réalisé un bon marché, on leur verse largement à boire. Ils bavardent et s’attardent. Cependant la troupe de Marion, avide d’action, réclame son chef : elle a besoin de cohésion et de direction. Yves Bulze y affecte des allures autoritaires : mais les trois transfuges de la Cour des Miracles, unis et solidaires, Mahé le bossu, Gargouille le bègue et Bilzic le boiteux, de son nom Leborgne, prétendent n’obéir qu’à Marion. Sans elle, ou avec elle, mais forts de son assentiment, ils assaillent, ils dévalisent, ils cambriolent. Leur désir et leur ambition propres, c’est de piller les Chapelles et les églises où ils supputent d’invraisemblables butins. Le plus souvent, ils doivent se contenter de quelque menue monnaie, d’un peu de linge, d’un bréviaire d’une patène, dont la valeur n’égale pas celle des vitres qu’ils ont cassées, des serrures qu’ils ont forcées. Ils ont osé fracturer, au lendemain de celles de Quéven, les portes de l’église du Faouët, - du Faouët-, paroisse de Marion. La maréchaussée les a éventés. Le 15 Mars 1748, Marion et Janniot n’ont aucune peine à démontrer qu’ils n’ont pas quitté le Véhut. Par contre, Yves Bulze et Mahé le BOSSU, convaincus de l’attentat, en seront les victimes expiatoires ils ont d’ailleurs la conscience bourrelée d’autres forfaits envers Dieu et envers les hommes. Le 25 mai les Vannetais contemplent, devant leur cathédrale Saint-Pierre, les deux bandits en chemise, tête nue, la corde au cou, faisant amende honorable, une torche de cire arden-

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te à la main, et, devant et derrière, l'écriteau à la lecture duquel on pâlit et l’on se signe : « voleur d’église et sacrilège ». On se signe, et l’on court insulter à la sinistre grimace des brigands après que le bourreau les a étranglés et pendus ; pour un peu on suivrait la charrette qui transporte leurs cadavres au Faouët ou, branchés à un chêne, ils serviront de leçon et d’épouvantail. Au Véhut, la présence de Jeannot et de Marion pèse lourdement sur les épaules de Maître Nicolas Rouesnier. Il rêve d’expulser ces sous-locataires encombrants et récalcitrants ; comment les contraindre à disparaitre sans sommation ni trompette ? Toutefois, ni l’un ni l’autre ne l’intimide ni ne l’effraye ; un jour que Jeannot s’est permis de le provoquer, il est allé décrocher son fusil et il a truffé de quelques grains de plomb l’épaule du téméraire ? Jeannot, au Véhut, rumine sa vengeance. Il voudrait y associer ses compagnons. Mais d’autres soins le sollicitent. Le soir même de l’arrivée au Faouët des cadavres de Bulze et de Mahé, le 27 mai, on apprend dans la petite ville que, la nuit précédente, un homme qui revenait de Plouay a été attaqué et dévalisé en traversant la forêt de Pont-Calleck. L’émotion n’est pas apaisée quand, au Faouët, même, le bedeau constate qu’on vient de s’introduire dans la chapelle des Ursulines et que le cambrioleur, déçu de n’avoir rien trouvé à emporter, a souillé le sanctuaire de ses ordures. D’après l’heure où le bedeau a pénétré dans la chapelle, le voleur n’a pas eu le temps de se sauver bien loin ; la rumeur publique s’en prend à Bilzic le boiteux ; il est au Véhut ; les archers y courent, ligottent BiIzic, ligottent Gargouille le bègue. Les bonnes femmes de la grand’rue du Faouët poussent un soupir de soulagement en voyant passer les prisonniers qu’un notaire apostrophe et gourmande. Que n’a-t-il gardé un silence prudent ! La femme de Bilzic le rabroue d’importance : « Nous sommes, nous, des petits voleurs, et, vous autres, une compagnie de grands ». Maître Nicolas Rouesnier a sans doute entendu ces propos subversifs : tout respect, toute contrainte ont disparu ; on vise les riches, on les insulte, on les molestera parce que riches. C’est ce Jeannot qui a insufflé un pareil esprit de révolte ! Trois jours plus tard, Jeannot est arrêté. La prison d’Hennebont compte trois prisonniers de plus.

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Marion restera-t-elle au Véhut ? Elle tremble en évoquant le spectacle de ses trois camarades appréhendés ; elle tressaille d’effroi en évoquant le spectacle de ses deux anciens camarades sur lesquels, à un carrefour , les corbeaux s’acharnent. Confiant à mémère Hélène un enfant en bas-âge, elle s’éloigne du Faouët, le cœur gros, le ventre lourd, tenant par la main sa fillette de douze ans. Elle va devant elle, sans même se détourner, vers un marché ou vers une foire : elle a vendu son fonds de mercerie. Elle va sans doute où son cœur la mène : elle porte, dans une toile, une redingote couleur gris de souris qui appartient à Jeannot. Elle atteint le 26 juin. Sur ordre de l’exempt, elle y est saisie par trois archers de la maréchaussée. L’hôpital lui conviendrait mieux que le cachot ; c’est pourtant au cachot qu’elle accouche d’un garçon que les archers tiennent sur les fonts bap- tismaux ; le petit nomade reçoit de ses parrains les prénoms de Joachim Pierre. Puis ils hissent sur une charrette la maman toute empourprée de fièvre ; en route pour Vannes. Elle se résigne et se console ; au moins, à Vannes, elle trouvera de la compagnie, la familière compagnie de Finefond personnifiée dans Jeannot, Bilzic et Gargouille. Le 4 juillet 1748, Marion comparaît devant le juge d’instruction. « Votre profession ? - Faiseuse de lacets, de tresses et de cribles. - Voici les attentats qui vous sont imputés. - Ah dame non ! Dans tout cela, il n’y a que deux choses de vraies : je me suis trouvée à loger avec Maurice Penhoat, dit Jeannot, et avec plusieurs autres merciers dans une métairie auprès de Plouay ; et, une autre fois, j’ai de même logé pendant huit jours au village du Véhut ». Le juge devient pressant et cruellement précis. Marion doit confesser qu’elle a vécu en libertinage avec Penhoat ; mais Penhoat, puisqu’elle ne le fréquente que depuis cinq ou six mois, ne saurait être le père du petit Joachim-Pierre. A toutes les autres questions, elle oppose une ignorance ou des dénégations obstinées, dont le juge n’est pas dupe. Il l’interroge une seconde fois ; il lui arrache des parcelles de vérité, il lui arrache l’aveu qu’elle a été condamnée par le Parlement de Rennes à être fouettée et marquée. Elle murmure, à bout de résistance : « J‘ai même été exilée, à ce qu’on m’a dit ».

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A bout de résistance et à bout de forces, quand elle est interrogée une troisième fois, elle convient de tout ce que le juge veut qu'elle convienne. A quoi bon nier ? L’enquête des juges de Vannes est complète et minutieuse ; les langues se délient. Un témoin rapporte qu’en 1743 Marion a échangé contre quatre cent quatre vingt liards un écu de six livres faux. Un autre, qui se prétend bien informé, insinue que, lorsque Penhoat a dérobé à Lorient les six cents livres, il a perpétré ce vol à l’instigation de Marion. Elle nierait en vain : Jeannot a avoué. Le tribunal de Vannes prononce son jugement le 24 août. Gargouille le bègue est condamné aux galères à perpétuité. Bilzic le boiteux à trente ans de la même peine ; et l’élégant Jeannot troquera pour dix ans sa redingote gris de souris contre l’uniforme délavé des rameurs involontaires du roi Louis XV. Marion est encore, à trente ans, fine et jolie ; et, puisque la maréchaussée de Carhaix la relaxée parce que nourrice d’une fillette de sept ans, les juges de Vannes sont fondés à lui octroyer la même faveur alors qu’elle nourrit un poupon de deux mois. Mais ils la déclarent bannie à perpétuité hors la province. Oh ! Les bons, les excellents juges ! Leur cœur est sensible à des raisons que la raison ignore ; et peut-être leur raison n’est-elle point insensible à des raisons secrètes que pourtant le public n’ignore pas. Car on dit tout haut que le seigneur du manoir de Poul, en Mélionnec, a partie liée avec la bande de Marion ; on dit tout bas que ce René Gabriel de Robien, ruiné et débauché, honte des siens, oublie d’autres amours entre les bras de Marion, dont il raffole et qu’il protège. Mais à qui ferait-on croire que les juges de Vannes tiennent à complaire à René Gabriel de Robien, gentilhomme débauché ruiné, sans influence ? Marion, exilée par le Parlement de Rennes, bannie par le tribunal de Vannes, se considère comme vouée par ses juges à la vie nomade dont elle a toujours apprécié le charme. Elle la reprendra donc, non sans avoir revu son Faouët natal. Mais la vie nomade lui agrée seulement si elle ne la mène point seule ; il importe qu’elle reconstitue une bande

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et qu’elle découvre un homme au bras robuste duquel elle pourra appuyer son bras.

Elle a tôt réussi à dénicher cet oiseau peu rare, un oiseau qui pourtant ne manque pas d’originalité, C’est un certain Olivier Guillerm, grand dépensier, grand fêtard, tapageur et querelleur. Toujours la main à la poche, et toujours dans la poche de l’argent sonnant et trébuchant qu’on gaspille dans les boutiques à la grande joie de Marion. Après les achats, les bombances ; à la fin des bombances, l’ivresse bon enfant, chantante et dansante ; à force de danser et de chanter, on a soif un peu, on boit beaucoup trop. Olivier Guillerm, pour activer le débitant, ébranle les tables ou les fend à coups de gourdin. Si, à ce moment, un client s’avise de grommeler, Olivier le rabroue, le menace, le secoue ; Marion, qui n’aime plus les histoires en public, s’interpose ; elle engage le protestataire à se retirer ; et, quand l’autre est parti, Olivier, de plus en plus ivre, joue au fier-à-bras et au matamore, et, des balles de son pistolet, transperce les portes innocentes et muettes. Olivier et Marion groupent une bande. Marion entend rester la tête ; Olivier sera son bras droit ; mais l’ambidextérité constitue une précieuse ressource, et Marion se pourvoit d’un bras gauche, Louis Tariot, un grand gars à figure longue et à longue barbe noire, venu de Tréguier où il exerçait le métier de chaudronnier, un malin, réputé pour savoir des secrets et pour débiter des paroles cabalistiques, un débrouillard, très répandu, et qui compte des amis même parmi les dragons du roi. Marion l’apprécie ; mais le bras droit doit ignorer en quelle estime est tenu le bras gauche, surtout quand il garde la prépondérance. La plupart des gens de la bande ont droit à une place réservée dans le cœur de Marion. Respect et affection sont dus par elle à la douairière Hélène Kerneau, sa mère ; amour est dû au fidèle Corentin Tremel, son frère aîné, à sa sœur cadette Marguerite, à son demi-frère, Joseph, à sa demi-sœur Jeanne Le Bihan.

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Quel plus touchant spectacle que celui d’une famille unie ! Les Tremel-Le Bihan l’offrent gratuitement, aux dépens de qui il leur chaut. L’amour de Marion s’épand encore, suivant des modes et à des degrés divers, sur Guillerm, sur Tariot, sur Alice Guillerée, la piquante brune au nez espiègle, et sur son amant Etienne Prévost le déluré. Enfin, son amour maternel baigne et caresse sa progéniture aux cheveux roux, qui ne manquera pas de chasser de race. En retour de ce généreux amour, Marion exige une obéissance muette et aveugle. Elle se comportera à son gré ; elle terrorisera quand elle le jugera nécessaire ; mais si elle estime la douceur plus efficace que la violence, nul ne saurait se permettre de l’en dissuader ou de l’en blâmer. Elle recommence donc à gratifier qui il lui plaît d’intersignes et de sauf-conduits. Si elle savait écrire, quel majestueux laissez-passer elle rédigerait en faveur de ses protégés! Elle ne peut qu’octroyer à celui-ci un couteau, à celui-là un étui, à tel autre un ruban, à tel autre une tabatière. Elle arrête les gens pour que, épargnés par elle, ils aillent vanter à la ronde sa mansuétude quasi- royale, puisqu'elle émane de son bon plaisir. Elle agrippe un soir un boucher du Faouët et lui réclame brutalement sa part de pardon. Il ne lésine pas, redoutant intervention plus brutale à coup sûr de Guillerm et de Tariot. Il glisse dans la main gauche de Marion trois beaux écus de six livres ; Marion, de l’autre main, lui tend un ruban rouge. Sans comprendre, il s’éloigne. Cent pas plus loin, trois hommes l’entourent : ton argent ? En se fouillant, il tire le ruban ; les hommes le lâchent et s’éloignent ; il comprend enfin sauvé. Ah! qu’il fait bon être l’ami de Marion !

Deux colporteurs, sous la menace du bâton, ont remis à Marion du tabac en poudre. Elle aime à priser ; ça la chatouille, ça l’étourdit et ça la grise. Aubaine inespérée : sa tabatière était vide. Mieux vaut tabac sans tabatière que tabatière sans tabac. Elle offre sa tabatière aux colporteurs.

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Oh ! le précieux viatique ! A deux kilomètres de l’endroit où elle les arrêta, quatre ou cinq particuliers fondent sur eux. Mais, le talisman exhibé, ils se confondent en excuses. Assez, Marion, n’abusez pas. Vos gens finiraient pas se lasser de vous voir croquer seule les marrons. Elle rejoint ses gens. Tantôt elle quête, comme autrefois, par les villages et par les fermes, et tantôt, les jours de pardon ou les jours de foire, l’instinct mercantile l’aiguillonnant à nouveau, elle se remet à vendre n’importe quoi à n’importe qui, à cette paysanne une cuiller armoriée, a-t-elle soupé avec René-Gabriel de Robien ? à ce paysan un cheval qu’elle a volé à un marchand âgé et sot. Comment l'a-elle enjolé ?... Elle trouve vite que de telles opérations deviennent banales, terre à terre et fastidieuses. Elle est assoiffée d’aventures dangereuses et retentissantes ; elle aspire à un renom où se mêle quelque terreur. Impertinente et agressive, elle apostrophe, elle menace. Après les paroles, les actes. En 1750, elle a installé son quartier général dans une maison située en plein Faouët, rue Poullaou. Là, sa mère, à laquelle elle a offert le luxe d’une servante, débite le cidre frais et le guin ardent, l’eau-de-vie dont un verre n’effraye ni Olivier ni Marion. C’est de là que partiront ses équipées nocturnes. Au cours de l’une d’elles, quatre hommes qu’elle accompagne et qui se sont ridiculement coiffés de chapeaux bordés de papier, attaquent une ferme et y râfient indistinctement vingt écus de six livres, deux chemises de fil, un manteau et deux pairs de souliers neufs. Elle a repris ses gens en main. Mais elle rêve de gestes d’une autre envergure. Nul, dit-on, n’est prophète dans son pays : elle a juré de l’être, par le fer et par le sang, s’il le faut. Un jour, sur la grand’ place du Faouët, Olivier Guillerm et Joseph Le Bihan cherchent querelle à un marchand de Lorient et le rouent de coups.

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Un écuyer et un sergent ne se permettent-ils pas de vouloir arrêter Guillerm ? Marion accourt, toise les effrontés, va leur parler à deux doigts du nez et proclame, sur un ton péremptoire, qu’elle ne permettra pas qu’on porte sur quelqu’un de sa compagnie une main attentatoire. Elle a dit : de sa compagnie. Tout sévice contre l’un des siens elle le considère comme exercé contre elle ; or elle prétend inspirer la crainte, imposer le respect, jouir de l’impunité. Malheur à qui ricane ou hausse les épaules. Un de ses hommes casse, à coups de gourdin, le bras à un artisan qui le brave. Cependant, un événement qui, aux yeux des gens qu’indiffèrent les chuchotements et les cancans, semble n’intéresser en rien Marion, se produit le 7 novembre 1751. Le roi, imploré par une famille désolée et indignée, signe une lettre de cachet concernant René - Gabriel de Robien pour le motif qu’il est associé avec une troupe de voleurs. Le seigneur du Poul en Mélionnec, quitte à regret son manoir gris pour devenir l’hôte du noir couvent de Pontorson. Si l'événement n’intéresse en rien Marion, ce sont sans doute les récentes algarades dont la hantise provoque en elle une inquiétude fébrile, car elle ne couche pas une nuit sous le même toit ; redouterait- elle une soudaine irruption nocturne de la maréchaussée ? Elle s’en défend ; elle affirme qu’elle évitera dorénavant la société des gens aussi pillards et batailleurs que ceux qui jusqu’ici ont abusé de sa confiance; elle s’est, dit-elle, confessée de ses erreurs et a solennellement promis aux prêtres qu’elle mènerait désor- mais une existence sans reproche. Les habitants du Faouët n’en croient pas leurs oreilles que d’ailleurs contrediraient leurs yeux ; car, de tous leurs yeux, ils voient que Marion détient toujours de la poudre et des balles. Aussi demeu- rent-ils distants, sinon hostiles. Marion se résout à quitter Le Faouët. Elle part au bras d’Olivier Guillerm, côte à côte, avec Vincent Mahé dit Garçonnie et Marguerite Carion, qui vont bras-dessus, bras- dessous.

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Ils ne vont pas loin. A Poullaouen, à mi-chemin, entre Carhaix et Huelgoat, les deux couples, le 2 juillet 1752, tombent entre les mains de la maréchaussée qui les emprisonnent à Garhaix. Cinq jours plus tard, Olivier Guillerm fausse compagnie à ses amis et à ses gardiens. Inopinément il apparaît rue Poullaou, au Faouët. Avec des airs mystérieux, il invite Anne Talabardon à se rendre à Carhaix, à y voir Marion, et à lui demander si elle a trouvé ce qui était perdu. Anne revient avec une réponse négative, qui semble plonger Guillerm dans une profonde anxiété. La chose est probablement d’importance, car Marion, transférée à Quimper, se lamente et se désespère. Elle vient, au reste, d’apprendre que les juges de Vannes ont informé leurs collègues de Quimper de leur sentence du 24 août, par laquelle elle a été bannie à perpétuité de toute la province de Bretagne. La voilà convaincue de rupture de ban. Nouvelle plus angoissante encore. L’évêque de Vannes et l’évêque de Quimper autorisent leurs curés à lancer des monitoires enjoignant aux fidèles, sous peine d’excommunication, de révéler à qui il appartient tout ce qu’ils savent sur Marion. Taïaut ! Taïaut ! sus à la bête, en attendant l'hallali. Cependant Marion s’entretient avec les amis qui lui rendent visite, et plus confidentiellement avec Olivier Guillerm, oui avec Guillerm l’évadé en chair et en os. Le 9 septembre, en compagnie de Garçonnic, elle se glisse hors de son cachot. Le 10, elle jette la stupéfaction et peut- être l’admiration dans la population du Faouët qui la voit passer, en cape et à cheval, flanquée d’un piéton vêtu d’une culotte de toile et d’un pourpoint bleu, théâtral et triomphante. L’orgueil de la liberté reconquise, la peur des sanctions imminentes réveillent en elle les instincts malfaisants. Les expéditions diurnes et nocturnes recommencent ; mais elle y participe sans conviction et sans joie ; parfois elle s’y dérobe ; un jour elle disparaît du Faouët. Où est allée Marion ? Le 15 octobre, le bourreau d’Hennebont pend un certain Gaudan, de Plouay, un des camarades de Marion. Où Marion s’est- elle enfuie ? Ses associés continuent à rançonner les paysans ou à les malmener ; ils volent, ils frappent, ils assomment. Où donc se cache Marion ?

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Pourra-t-elle longtemps échapper à la conjuration de justice qui s’ourdit contre elle ? Les juges de Quimper instruisent son procès et enquêtent ; la maréchaussée fouille les bois et les fermes ; les évêques, à l’espoir desquels ont insuffisamment répondu les monitoires, recourent aux réaggraves : le fidèle qui se montrera rebelle aux injonctions de l’Eglise sera voué à la réprobation, à l’exécration générale et à la damnation éternelle. On peut échapper aux représailles de la bande à Finefond ; mais on ne saurait braver impunément le courroux céleste. Les témoins prennent le chemin de Quimper sans être inquiétés par les acolytes de Marion dont le nombre diminue chaque jour : on vient de. tirer les verrous de la prison sur Vincent Mahé, puis sur Gorentin Trernel. De les mal tirer, sans doute. Car les coquins, au bout de neuf jours, ont trompé la molle vigilance de leurs geôliers. Les rattrapera-t-on ? Ils ne peuvent vraiment s’imaginer qu’ils pourront toujours, à qui mieux-mieux, faire la nique à la justice et au bourreau. Grimacera bien celui qui grimacera le dernier. La justice a dépêché au Faouët une troupe d’archers qui, à défaut de trompe, a sommé à son de tambour, en français et en breton, Marie et Joseph Treme et Olivier Guillerm, accusés fugitifs, de comparoir à huitaine franche devant les juges de Quimper. Où est Marion ? Où sont Guillerm, son amant, et Joseph, son demi-frère ? La sommation reste vaine. Les juges n’en ont cure. Le 6 octobre 1753, ils prononcent leur jugement sommaire « Marie et Corenfin Trernel, Joseph Le Bihan, Olivier Guillerm et Vincent Mahé, seront pendus et étranglés après avoir été préalablement appliqués à la Question pour avoir révélation de leurs autres complices ». Mais comme, exécutés seulement en effigie, les susdits n’auront évidemment pu être appliqués à la question que par hypothèse et sans résultat effectif, le jugement prononce par surcroît et par précaution utile que Hélène Kerneau, Marguerite Tremel, Pierre Le Floch, Etienne Prévôt, Louis Tariot (eh ! eh ! Louis Tariot est emprisonné à Rennes, mais Rennes est si loin de Quimper, tout là-bas, dans les marches de Bretagne), Léveillé et la

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nommée, Alice seront appréhendés, et écroués à Quimper pour être ouïs et interrogés. Ainsi disposent les juges. Mais la Bretagne est vaste, et les bandits glissent comme anguilles entre les doigts des archers. D'ailleurs, l’anguille qui fut une fois capturée et qui réussit à s’échapper, redoute le moindre bruit qui décèle une menace ; et, pendant quelques mois, le Morbihan respire un peu.

Cependant, le 18 septembre 1754, un prêtre du Faouët qui flâne dans un bois s’entend interpeller par deux gars ; il reconnaît l’un d’eux, Joseph Le Bihan. Les morts que tue le bourreau de Quimper se portent assez bien. Les deux gars, une heure plus tard, déambulent à travers les rues du Faouët ; ils croisent un boucher, le traînent dans une auberge et l’obligent à boire avec eux. En buvant, Joseph Le Bihan aperçoit Jean Sivy, le laboureur, qui fut à Quimper l'un de ses témoins à charge. Courte discussion, que Joseph termine par ce propos : « Je te retrouverai, et j’aurai deux mouchoirs pour te moucher le nez ». Un seul mouchoir suffirait sans doute aux deux mauvais sujets pour serrer l’appendice nasal d’un autre client si par bonheur sa femme, qui n’a pas froid aux yeux, ne venait le chercher et ne l’emmenait après avoir vertement apostrophé le se- cond de Joseph, qui porte ridiculement perruque. Trouveront-ils une autre tête de Turc ? Ils se rabattent en attendant sur le boucher qui doit subir leurs fantaisies d’ivrognes. Sous la menace d’un revolver, il sort pour aller acheter des crêpes ; ils les déclarent râpeuses et sèches, lui enlèvent son chapeau et ses sabots, et le jettent dehors en lui intimant l’ordre de ne revenir qu’avec une motte de beurre. Le boucher est sans rancune; il revient. Ce n’est que lorsqu'il juge qu’il a assez bu qu’il se décide à rentrer chez lui pour manger la soupe ; mais il emmène avec lui Nicolas Guvot le sénéchal, qu’il tient à accompagner jusqu’à sa porte, parce qu’il le considère comme plus gris que lui. Ils sont à peine dehors que Joseph pousse le coude de son compagnon. L'autre a compris : Nicolas Guyot le Sénéchal a naguère déposé contre la bande à Finefond. Ils emboîtent le pas aux autres, non sans avoir bousculé le valet d’un meunier et

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ébranlé les portes de furieux coups de leurs matraques. Soudain, ils se précipitent sur Nicolas Guyot ; les gourdins s’entrechoquent et s’abattent sur les crânes ; les trois hommes roulent à terre. Deux y demeurent étendus ; le troisième, Joseph Le Bihan, décampe à toutes jambes pendant que l'on s’assure de l’homme à la perruque et qu’on appelle le prêtre. Nicolas Guyot gémit lamentablement, le bas-ventre ouvert, les entrailles pendantes. Il murmure à l’oreille du prêtre : « C'est Joseph Finefond ». Et il rend l'âme.

Ah ! ces Finefond ! Abominable engeance ! Qui en libérera le Morbihan et la Bretagne ? Où s’est enfui Joseph ? On raconte qu’autour de Rennes, qu’à Rennes même des bandits pillent les églises ; il les a sans doute rejoints. Ou se cache Marion, l’âme damnée de la troupe hallucinante ? Le 21 octobre 1754, les archers arrêtent à Nantes une femme aux cheveux roux et aux yeux gris. Votre nom ? Marie du Faouët. Marie du Faouët dit Marion ! La prise est d’importance. A double tour, on referme sur elle les portes de la sordide et malsaine prison du palais du Bouffay. La nouvelle, déjà connue à Rennes, galope de Nantes à Vannes, de Vannes à Hennebont, et d’Hennebont à Quimper. Mais la procédure n’adopte pas la même allure : les juges ont tant de pièces à se communiquer, de Rennes à Nantes, et aussi de Quimper à Nantes, en passant par Hennebont et par Vannes. Les pâles soleils d’hiver s’éteignent, les nuits froides succèdent aux jours embrumés, Marion, dont s’entretient le tout Nantes judiciaire, peut s’imaginer qu’on l’a oubliée. Va-t-elle mourir dans cette prison où le scorbut et la dysenterie sont plus expéditifs que la justice ? Elle ne veut pas mourir, elle rêve encore de liberté et d’espace. Le 15 mars 1755, un huissier audiencier perçoit, du premier étage, un bruit bizarre. Il en avise le chef geôlier. Ils écoutent ; le, bruit vient de la tour des femmes, un grincement, une morsure sur du métal. Ils ouvrent soudainement la porte du cachot ; une détenue scie une chaîne, une autre creuse un trou sous la tour ; la chaîne de Marion cela va de soi ; un trou pour qu’elle s’y glisse. Gestes éventés, tentative avortée. Pauvre Marion !

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Avec quel empressement le geôlier-chef de la prison du Bouffay ouvrira les portes à cette détenue entreprenante dès que lui sera communiqué l’ordre du Grand Prévôt qui requiert le transfert de Marion à Quimper. Elle était seulement à Nantes, une détenue ; à Quimper, elle est inculpée, pis encore, condamnée par contumace et exécutée en effigie. Elle ne croupira pas longtemps dans la prison de Quimper. Le 24 mai, Marion comparaît dans la Chambre du Conseil. Elle n’avoue que ce qu’il lui est impossible de nier, sa détention à Rennes, sa détention à Vannes. A tous les autres chefs d’accusation, elle oppose des dénégations énergiques, contre toute vérité, contre toute vraisemblance, en dépit de toutes les affirmations des langues qu’ont déliées les monitoires et les réaggraves. On la presse, elle ne cède pas. Mais l’obscurité de la salle pénètre peu à peu dans son cœur. Le président a dit, énervé et brutal : Qu'on l’emmène ! Le visage du geôlier lui semble moins inhumain que la face des juges. Le 2 août, escortée d’archers et enchaînée, elle est ramenée dans la chambre du Conseil devant, les sept juges. Les inculpations s’amoncellent, s’alourdissent, l’écrasent. Elle conteste tout. Une troupe ? A elle ? Racontars, légendes. Des complices ? Puisqu’elle n’a jamais volé, comment en aurait-elle ? Les juges ne l’écoutent plus. Leur siège est fait ; c’est pour la forme qu’ils se retirent et rédigent l’exécrable sentence. « Attendu que Marie Tremel a enfreint le ban à perpétuité hors la province prononcé contre elle par jugement prévôtal de Vannes ; que, depuis 1741, chef de gens sans aveu dont le nombre s’est élevé jusqu’à quinze, elle a attaqué, maltraité et volé ; qu’elle a eu en sa possession des pistolets de poche, de la poudre et des balles ; qu'elle a donné des intersignes de sûreté et des sauf-conduits ; qu’elle a réparti le produit des vols entre elle et ses associés ; « Pour ces motifs, déclare : « Que Marie Trémel sera pendue et étranglée après avoir été appliquée à la question ordinaire et extraordinaire ». Au-dessus de l’âtre noir, danse la flamme rouge. Marion, les yeux agrandis par la terreur, contemple la flamme.

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Elle dit, d’une voix rauque : « Non, je n’ai pas commandé à des voleurs, non, je n’ai pas détenu d’armes, sinon un pistolet qu’a laissé chez moi un domestique de M. de Robien qui l’a repris. Rarement j’ai quêté, jamais je n’ai incendié ». La flamme darde ses langues dévorantes, la chair frémit, se contracte, se fend ; Marion entravée se tord de douleur. Sous cette morsure ardente, un innocent se chargerait de crimes. Marion, bribe par bribe, avoue les siens, dénonce ses complices. Après la cinquième morsure infernale, l’enquêteur estime qu’il est assez informé. Qu’on délie Marion ! Déliée, elle se ressaisit ; elle entend qu’on cesse de poursuivre ceux qu’elle a aimés. Quelle créance lui accordera-t-on ? On devrait l’écouter, pourtant, puisqu’elle va mourir. Elle est en chemise, nus pieds, ses cheveux roux répandus sur les épaules ; de courts frissons la secouent. Pourquoi ces mains rudes la saisissent-elle ? Qu’est-ce que cette charrette qui s’ébranle ? Pourquoi ce crucifix tendu vers elle ? Qu’est-ce que ce cordelier en robe brune lui murmure ? Une cloche ! Un glas ! Une foule pressée qui ondule et qui gronde ! Les mains rudes s’agrip- pent une seconde fois, à elle ; on la porte hors de la charrette. Elle lève les yeux ; elle aperçoit la potence ; elle crie : « Je veux parler aux juges ! » Henri Pezron l’a disculpée avant de mourir ; qui disculpera- elle ? Elle n’y réfléchit même pas pendant qu’on la ramène à la prison. Ce qu’elle a voulu, c’est ne pas mourir encore. Cependant, elle déclare qu’Olivier Guillerm l’a accompagnée dans le vol fait à Berné chez Jean Bréoulec. La malheureuse ! Elle ne sait plus ce qu’elle dit. Le bourreau attend sa proie ; elle ne se dérobe plus. A mesure que la charrette avance, cette foule pressée qui ondule et qui gronde, pas plus que la potence, n’effraye Marion. Elle monte quelques échelons, elle se retourne vers la foule. « Pères et mères qui m’entendez, gardez et enseignez bien vos enfants. J’ai été dans mon enfance menteuse et fainéante. J’ai commencé par voler un petit couteau de six liards. Après, j’ai volé des colporteurs, des marchands de bœufs. Enfin, j’ai commandé une bande de voleurs.

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Voilà pourquoi je suis ici. Redites cela à vos enfants, et que du moins mon exemple serve de leçon aux autres ». Elle monte. Des cordes sifflent et se tendent. Un corps qui semble s’allonger oscille faiblement. Le jour meurt. Un linceul de ténèbres enveloppe Marion. La bande à Marion ! La Compagnie de Finefond ! Gibier de galères, gibier de potence ! Après Marion, Corentin Tremel, après Corentin, Joseph Le Bihan. Des chapelets de pendus appelant des pendus encore. .

L'hôtel des Trois-Piliers du Faouët (détruit en 1878), lieu de réunion de la bande des Finefont

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L’erreur judiciaire de

« Louis Philippe ! Le fils de Philippe. Egalité ! Le roi des barricades ! L’usurpateur ! » Ainsi s’exclamaient, véhéments, des Morbihannais partisans du duc de Bordeaux qui rêvaient de ressusciter la chouannerie. A leur appel, plus d’un quart des jeunes gens appelés par la conscription en les années de grâce 1831 et 1832 se jetèrent, plutôt que de servir sous le drapeau des bleus, - du bleu de roi, pourtant, - à travers la forêt, le marécage et la lande. Autour d’eux se groupèrent les mécontents et tous ceux qui n’avaient, depuis quarante ans, rien oublié ni rien appris. Des bandes de quinze ou vingt individus armés fuyaient, poursuivis et traqués par la gendarmerie mobile. Mais pas une ferme qui ne s’ouvrît accueillante pour les héberger et les cacher ; pas un paysan qui ne favorisât leurs équipées ou leurs évasions. Parfois l’équipée et l’évasion exigeaient des coups de fusil ; le sang coulait ; les haines devenaient farouches, les représailles atroces ; ici l’assassinat, là, l’incendie. Le préfet finit par intimer aux maires l’ordre de dénoncer les réfractaires à l’autorité ; cet ordre serait affiché à la porte des mairies. C’était verser de l’essence sur un brasier. Une heure après l’affichage, la pancarte officielle était flanquée d’une autre pancarte féroce : les maires qui obéiraient à sommation préfectorale seraient mis à mort. Cruelle alternative : désobéir ou mourir. Malheureux maires isolés, sans un gendarme, sans garde- champêtre, sans un douanier. La plupart ignorèrent les réfractaires par crainte, par complaisance ou par complicité. Bignan était à cette époque un bourg important où se traitaient de nombreuses affaires agricoles. Là vivaient quelques commerçants, des Messieurs de paysans, si l’on peut dire, actifs et entreprenants ; en politique, des bleus déterminés. Un receveur de l’Enregistrement destitué sous Charles X, du nom de Brossard, fier de sa destitution et de ses

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opinions avancées, exécré des chouans, y exerçait les fonctions de maire. Un dimanche, il sortit de la mairie au moment où la messe venait de se terminer, fit exécuter un roulement de tambour, lut solennellement la proclamation du préfet, se vanta d’en avoir suggéré l’idée, et proclama qu’il purgerait Bignan des réfractaires et des chouans. Ce disant il enveloppait du regard un groupe de huit hommes qui affectaient de le narguer puis il colla la pancarte ; enfin il se dirigea vers le chef présumé de la bande. « Jean Brien, si dans vingt-quatre heures tu n’as pas quitté la commune, je te fais prendre au gîte. Vous êtes un bleu. Mais vous êtes né dans le pays. J’habite chez mon père. Vous ne me dénoncerez pas. « Je te dénoncerai ».

Le mercredi suivant devait se tenir la foire au chanvre. Bignan, le mardi soir, vit avec étonnement arriver quinze soldats du 43e de ligne commandés par un sergent et une dizaine de gendarmes mobiles qui renforçaient la brigade de . Le maire retint à dîner les sous-officiers. Au cours du dîner, le plan de l’opération fut établi. Les réfractaires étaient réfugiés au nombre d’une vingtaine, des jeunes gens étrangers au pays s'étant joints à eux, chez le meunier de Kerdroguen. Une demi-lieue ; on cernerait la maison ; devant, les gendarmes, derrière, les soldats ; la brigade de Plumelec se présenterait à la porte et, après sommation, si l’on ne l’ouvrait pas de bon gré, l’enfoncerait. Quant à Brossard, il se coucherait en attendant le retour de l’expédition et les prisonniers. La manœuvre d’encerclement s’exécute sans-à-coups. Mais la porte reste obstinément muette et hermétiquement close. Les gen- darmes l’enfoncent. La cage est vide, les oiseaux envolés. Sur le coffre de la cuisine, pichets et assiettes attestent que quinze ou dix- huit hommes ont soupé là. Il est près de trois heures du matin quand, après avoir fouillé le moulin du cellier au grenier, les militaires regagnent Bignan. L’adjoint, qui connaît les aîtres, et qui n’ignore aucune des habitudes du maire, les accompagne chez Brossard.

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Au rez-de-chaussée, il trouve des allumettes et une lanterne. Il avance dans le couloir. Soudain, son pied glisse ; il a marché dans une flaque. Cette flaque c’est du sang qui, en un mince filet, a filtré au travers du plancher de la chambre du maire. Les sous- officiers se précipitent. Les draps, tachés de sang, enveloppent, linceul rougi, un cadavre. Les chouans, d’un coup de couteau ont cloué au cœur de leur victime leur proclamation vengeresse. Dans la chambre, rien n’a été touché, ni l’argent, ni le linge, ni la table sur laquelle Brossard a sans doute encollé la proclamation préfectorale. Mais dix-huit plaies crient la haine furieuse des criminels. Le plancher est souillé de sang, de boue, et de cette terre glaise qui, sur la route de Kerdroguen, a collé aux bottes des gendarmes. On ramasse, derrière une chaise, un chapeau. A la lueur blafarde de la lanterne, un sous-officier déchiffre : Jean- Pierre Nayl, élève du collège de Vannes, rue des Chanoines, 17. Depuis la Révolution de juillet, le collège de Vannes, où des fils de paysans se préparaient pour la plupart à entrer dans les ordres et suivaient les cours parfois jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, était devenu un vase clos où fermentait la chouannerie. A un âge encore instinctif et sentimental, ces jeunes gens qui, au cours de l’année scolaire, se grisaient de paroles, n’hésitaient point à passer aux actes lorsque les vacances leur restituaient la liberté. Quelques-uns se vantaient d’avoir, en août et septembre 1831, tenu tête à la gendarmerie mobile, dévalisé une diligence qui portait de Ploërmel à Vannes l’argent de la recette particulière, et arraché, un jour de pardon, le drapeau tricolore qui flottait au- dessus de la porte d’une mairie. Parmi les auditeurs de ces fanfarons ou de ces forcenés, les deux frères Nayl, les meilleurs élèves du collège, jeunes gens timides, rangés, exacts, dévots, semblaient ne goûter que médiocrement le récit d’aussi inquiétants exploits. Pourtant, ils étaient les fils d’un chouan invétéré qui, en 1802, avait aidé à débarquer sur la côte de Saint-Gildas, dix mille fusils expédiés par les Anglais, et qui, depuis trente ans, contemplait, accrochée au mur à côté de son crucifix, l’épée d’un capitaine de volontaires qu’il avait tué de sa main.

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Mais les deux frères, Yvonic et Jean-Pierre paraissaient uniquement voués au labeur commun et à leur mutuelle affection ; leur horizon paraissait borné aux murs du collège et aux parois de la chambrette de la rue des Chanoines où ils logeaient chez une veuve qui tenait une pension de famille pour étudiants de con- dition modeste. Or, le dimanche qui avait précédé l’agression mortelle du maire Brossard, le père Nayl avait dit, en jouant aux boules, que si un maire signalait les réfractaires, il faudrait lui faire son affaire. « Si l’on dénonçait mes fils, ajouta-t-il, j’espère qu’ils auraient le temps de se venger avant d’être pris ». Pourquoi parler de ses fils ? Le bonhomme avait sans doute bu une bolée de trop. Il est vrai que son Jean-Pierre, âgé de vingt-et- un ans, venait d’être appelé au service ; et, quatre jours avant la mort de Brossard, Jean-Pierre, Yvonic et leur frère aîné Jean- Louis, marié, quoiqu’il n’eût que vingt-quatre ans, avaient quitté la ferme paternelle et rallié la bande de Bignan et son chef, Jean Brien. C’est le chapeau de Jean-Pierre Nayl que le maréchal des logis de Plumelec, avait ramassé dans la chambre du crime. Deux jours après la mort de Brossard, la gendarmerie mobile a découvert les frères Nayl dans une hutte de charbonniers. Nulle résistance. Muets et farouches, attachés à la même corde, ils ont monté le lendemain la rue du Mené et longé les murs de leur collège ; leur logeuse s’est jetée au-devant d’eux, et, en pleine rue, les a embrassés, farouches et muets. Ils ne se sont départis de leur attitude que devant le juge d’instruction alors que le domestique du meunier de Kerdroguen a avoué qu’ils ont soupé chez son maître et qu’ils se sont dirigés, avec les autres, armés d’un fusil, vers Bignan. « Pas volontairement, affirment-ils avec fermeté. Nous avons été emmenés par force dans la chambre de la victime ; nous avons lutté contre les assassins ».

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Leur avocat, Jourdan, s’irrite de l’invraisemblance de leurs déclarations ; il voudrait les sauver. Ils persistent. D’ailleurs, les trois frères ne sont pas les seuls à clamer leur innocence ; Marion, femme de Jean-Louis, y croit comme elle croit en Dieu. « Ils en feront peut-être des martyrs ; mais c’est ce jour-là qu’on verra un crime ». Elle croit en leur innocence : elle ne s’accordera point de répit avant de l’avoir démontrée. Le jour de l'audience venu, Marion, Nayl le père et la douloureuse maman Nayl s’assiéent dans la salle devant un auditoire hostile qui frémit et qui murmure lorsque le médecin-légiste décrit et dénombre les dix-huit plaies qui crient vengeance. Le président presse les inculpés : « S’il est vrai que vous soyez les victimes des assassins et non leurs complices, ils sont vos plus cruels ennemis. Mettez la Justice sur leurs traces ; ce sont vos seuls témoins à décharge. Jean- Louis Nayl, vous avez une jeune femme que vous aimez. Je vous indique le seul moyen de vous sauver... » Jean-Louis se dresse, rougit, pâlit. Mais Marion se lève, convulsive elle ne veut point de souillure sur des fronts purs ; elle exhale à mi voix : « Plutôt mourir ». Et Jean Louis, tourné vers ses juges, réplique avec assurance : « Je n’ai rien à dire. Je suis innocent. » Les trois frères, l’air concentré et révolté, les deux vieillards, hébétés, entendent prononcer une triple condamnation à mort. Mario se raidit ; elle s’entête à espérer et à agir. Elle délègue auprès des prisonniers, d’abord leur ami le plus intime du collège de Vannes, Jule Simon, qui a raconté cette histoire, puis l’avocat qui, convaincu qu’ils ne sont pas coupables, a plaidé pour eux de toute son âme. Tous le deux supplient longuement les trois frères de signer leur pourvoi, tous les deux se heurtent à une obstination découragée ou indignée. Yvonic marmonne : « Il n’y a pas de justice ; il vaut mieux mourir tout de suite ».

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Hervo, le rigide procureur du roi réussirait-il à ébranler leur résistance ? Marion ose concevoir l’invraisemblable idée de recourir à ce magistrat qui a requis la condamnation avec une rigueur passionnée.

Marion goûte le frais repos d’une oasis dans les étapes de son calvaire. Le jugement a été cassé pour défaut de forme. L’affaire sera portée devant le tribunal de Caen. Toutefois, Marion ne s’est accordée un moment de répit que pour puiser dans cette détente une force renouvelée. Il faut que l’innocence des siens soit établie, patente, d’une évidence si lumineuse que tous les yeux se dessilleront devant son éclat. Elle en recherchera les preuves aux sources mêmes, à Saint- Allouestre, à Kerdroguen, à Bignan. Elle parcourt le pays, infatigable. Elle interroge, elle scrute, elle prie, elle implore. Elle ne recueille ni un témoignage, ni un fait, ni un nom. Elle rentre à Vannes où le père Nayl dépérit de chagrin et de dénuement auprès de sa femme dont la raison a sombré et qui, lamentable et geignante, ne cesse, d’appeler ses fils : « Yvonic, mon Jean- Louis, mon petit Jean-Pierre ».

Les parents soignés et tendrement choyés, Marion repart quinze jours plus tard. Si elle ne se lasse pas, les autres sont las de cette inquisition égoïste. Est-ce qu’au lieu de penser toujours à sauver les siens, elle ne pourrait pas s’aviser qu’il importe de sauver les autres ? Les visages se chargent de sévérité, les paroles d’ironie : « Vous voilà encore ! » Oui, encore, et partout où la vérité peut se cacher, et d’où elle la débusquera. Elle parcourt huit lieues chaque jour, les souliers à la main, excepté quand elle entre dans un presbytère. En vain. A son approche, les menaces grondent, les colères s’exaspèrent. Elle ne redoute rien, ni les rebuffades, ni le manque de sommeil, ni l’accablement : elle porte en elle un merveilleux viatique, sa foi dans la vérité.

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La lande du Méné-Hom est foulée par ses pieds gonflés et endoloris : une mercière de Saint-Jean-Brévelay y a signalé trois cachettes où se réfugiaient les chouans d’autrefois. Les sinistres refuges sont vides. Une autre femme lui confie tout bas, tout près de l’oreille, que Jean Brien et plusieurs réfractaires se dissimulent dans une abbaye en ruines. La voilà à . Dans un cloître souterrain, elle explore le sol ; elle frémit d’espoir : on a couché là: la fougère est encore fraîche ! elle tâte des cendres entre deux pierres ; les cendres sont tièdes encore. Mais personne ne bouge. Elle erre pendant tout l'après-midi. Elle revient entre chien et loup et se couche en travers de l’entrée. Vers minuit, elle entend des pas qui se rapprochent, des chuchotements qui halètent ; on la devine, on s’enfuit. Elle se lève, elle hèle : « Jean Brien ! Le Pridoux ! » Elle court, elle articule les syllabes des noms. Un coup de feu déchire l’espace. La haine est déchaînée contre elle ; on finira par la tuer. Peu lui importerait si elle était seule. Mais il faut qu’elle vive pour les autres ; elle retourne vers eux. Elle a à peine franchi la Porte Prison qu’un passant lui lance joyeusement : « Jean Brien et Le Pridoux sont arrêtés ». Enfin ! les innocents vont être absous et délivrés. Cependant, dès que Marion a pénétré dans la chambre où s’exaspère la plainte de la pauvre folle, le père Nayl rogne les ailes à son espérance. Les deux assassins accusent les trois frères Nayl de leur avoir prêté main-forte. A d’autres ! Elle obtient d’être admise dans leur prison, elle les presse, elle les conjure. Sa voix s’étrangla, les sanglots l’étouffent ; elle use ses dernières forces. Intransigeants et féroces, Brien et Le Pridoux l’accablent de leurs affirmations scélérates et l’éconduisent. Qu’escomptent-ils donc ? Deux autres assassinats viennent d'être relevés contre eux. Goûtent-ils un plaisir satanique à entraîner des innocents dans leur propre ruine ? Une confirmation s’impose. Quand le premier coup a été porté au maire Brossard, déclarent les frères Nayl, ils se sont jetés sur les assassins et ont entamé avec eux une lutte

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inégale. Jean-Louis a été blessé au cours du corps à corps ; deux écorchures dont les marques restent visibles en témoignent ; on les a bâillonnés, garrotés ; lorsque’ils ont été débarrassés de leurs liens, ils n’ont plus pensé qu’à fuir : une alerte le leur a permis. Mais Brien et Le Pridoux demeurent irréductibles et implacables. A l’audience, ils consentent à murmurer : « Nous vous plai- gnons ». Demi-aveu ? Mais ils déclarent avec force : « Nous ne pouvons pas mentir pour vous sauver ». Condamnés à mort, ils se refusent à signer leur pourvoi. Le bruit court, trois jours après, qu’ils seront exécutés le lendemain à l’aube. A l’aube du troisième jour, la pitoyable maman Nayl a appelé d’un geste las son mari et sa bru près du chevet de son lit ; elle a dit, entre deux râles : « Allez auprès de Brien et de Le Pridoux. Dites-leur que j’entendrai leurs paroles quand je serai avec Dieu ». Puis elle a fermé les yeux et exhalé son dernier souffle. Nayl et Marion se sont rendus à la prison. Nayl, chapeau bas, agenouillé, s’est traîné aux pieds des assassins ; il a sangloté désespérément. Les condamnés, stoïques ou sauvagement cyniques, ont gardé leur masque de souveraine indifférence. Alors Marion a poussé un cri de bête aux abois et elle est tombée raide sur le sol, l’œil hagard, la bouche écumante. On l’a rapportée rue des Chanoines ; on a soulevé le cadavre de la mère Nayl qu’on a étendu sur des tréteaux et on a couché Marion, morte à moitié de désespérance et d’épuisement, sur le lit de la morte. La journée a passé, puis la nuit. Dès le petit jour, les cloches de Saint-Pierre et les cloches de St- Patern et toutes les cloches endormies dans les clochers vannetais, ensemble conjurées, se sont mises à tinter lugubrement. Le père Nayl a fait le signe de la croix. Marion, sautant à bas du lit, a longuement étreint le père de son Jean-Louis. Des hommes sont entrés, ont emporté le cercueil, que Nayl et Marion ont suivi, fendant la foule qui montait vers le champ de foire où l’échafaud réclamait sa double proie.

Est-ce que, sur une place de Caen, le bourreau serait aussi destiné à procéder bientôt à une triple décapitation ?

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Marion dompte ses nerfs brisés et sa douleur poignante. Elle a appris que la mère de Le Pridoux habite Elven. Deux jours plus tard, elle se met en route. Le domestique de l’avocat Jourdan, monté sur un petit cheval, la rattrape, et elle atteint la chaumière en croupe derrière lui. Une vieille- femme est assise sur la pierre du foyer ; elle a délaissé sa quenouille, elle ne pense pas à égrener le chapelet qu’elle tient entre ses doigts ; son œil fixe regarde bien loin, plus loin que Vannes, où son fils a rendu l’âme. Marion se jette à ses genoux ; la vieille l’écarte : « Mon fils est mort ». Marion implore ; la vieille lui montre la porte. Marion gémit : « Je suis la femme de Jean-Louis Nayl. Miséricorde ! » La vieille est secouée de sanglots, convulsée de spasmes. Marion l’entoure de ses bras, baise ses mains, baise ses joues ; elles geignent, mêlant leurs larmes. Et soudain la vieille parle, parle, raconte son enfant, l’explique, l'excuse; et soudain elle évoque la mort de Brossard, et elle confesse que les Nayl sont innocents ; qu’elle s’offre à en témoigner, que deux autres femmes dans Elven en témoigneront comme elle. Oui ! les trois frères ont assisté, contraints et brutalisés, au meurtre du maire. Les réfractaires les avaient associés à leur attentat de peur que Jean Pierre n’allât rejoindre les drapeaux des bleus et ne donnât aux timorés un contagieux exemple. Marion pleure toujours ; mais elle ne pleure plus avec la vieille ; elle pleure égoïstement, de joie et d’espoir. Elle comprime son cœur, qui bondit d’allégresse, pour que la mère de Le Pridoux ne l’entende pas. Se rendre chez les deux femmes, se les concilier, obtenir une enquête du procureur du roi, ardent à établir l’innocence dont la certitude allégera sa conscience, car il ne vit plus depuis qu’il doute, ce n’est pour Marion qu’un jeu. A Caen, Marion est inondée de béatitude quand l’avocat général déclare qu’il renonce à l’accusation. Un frisson court à travers la salle. Il devient frémissement quand le procureur du roi, Hervo, le bon procureur, s’élance vers les trois frères en leur tendant les bras. Ils l’entourent, ils l’embrassent. La salle applaudit, la salle crie, la salle doucement, pleure.

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Une tuerie a la caserne de Vannes

A Vannes, le 6 décembre 1836, vers une heure de relevée, les portes massives de la caserne des Trente tour- nèrent sur leurs gonds en grinçant lugubrement. Quatre soldats du 65me de ligne apparurent, porteurs lents et graves d’un brancard sur lequel était étendu un officier. Un second brancard suivit, puis deux autres, où s’allongeaient d’autres officiers, la tête ceinte de linges ensanglantés. Une cinquième civière, que des militaires, l'arme au bras, encadraient, termina le lugubre cortège. — Il doit être mort, celui-là, murmura un bonhomme ahuri, mais loquace ; on lui rend les honneurs. — Ah dame non ! coupa un sergent qui se hâtait ; celui- là, c’est l’assassin ». Un assassinat ! Quatre blessés, des moribonds peut-être ! La rumeur courut, s’enfla, éclata dans Vannes, y répandant l’émoi et l’effroi. Les récits horrifiants pullulèrent, aggra- vés de commentaires virulents. La réalité était d’ailleurs atroce. Le porte-drapeau du régiment, le sous-lieutenant Sévérac, un enfant naturel, sortait du rang. C’était un brave à trois poils qui, au cours d’un long séjour en Afrique, avait réussi, à force de fougue audacieuse, à conquérir ses galons d’officier. Mais son instruction était rudimentaire, sa faconde méridionale s’émaillait de locutions vicieuses dont le pittoresque cocasse amusait la galerie à ses dépens et son orthographe, insurgée contre toutes les règles, déchaînait chez ses camarades de régiment un rire inextinguible. Ils sortaient de Saint-Cyr, les camarades ; ils ne manquaient ni de préjugés, ni de morgue et Sévérac leur servait de tête de Turc. Passe encore pour Sévérac ! Mais leur causticité ne craignait pas de mordre sur sa femme, sur ses toilettes, sur ses goûts, sur ses prétentions.

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Un mouton peut finir par devenir enragé. Or, Sévérac, méridional surchauffé par le soleil d’Afrique, s’il eût jamais participé du naturel des moutons, eût fortement penché du côté du bélier. Le jour où il foncerait, tête baissée, serait un terrible jour.

Or, Mme Sévérac s’étant absentée de Vannes, Sévérac prenait, le 6 décembre, son déjeuner à la cantine en compagnie de six officiers, les Saint- Cyriens, ses bêtes noires. Et les quolibets de pleuvoir, et notre sous-lieutenant d’être accommodé à toutes les sauces piquantes. Un moment, il avait grommelé : « J’en ai assez ». Ce fut pour deux sous-lieutenants, qui se grisaient à ce petit jeu, un motif de plus pour redoubler leurs lazzis. L’un, Dérivaux, fils d’un général, toisait Sévérac du haut des feuilles de chêne paternelles, l’autre, du sommet de la fortune que lui avaient amassée ses parents. Sévérac, feu aux joues, artères battantes, tempes bourdonnantes, se leva brusquement de table, tira la porte si violemment que les lieutenants crurent qu’il allait l’arracher, et disparut. Les autres se souriaient, fiers de leur succès. Soudain Sévérac se dresse dans l'encadrement de la porte, un sabre à la main. Il bondit, il court de l’un à l’autre, piquant, pointant, frappant d’estoc et de taille. Ils s’abattent, épouvantés et saignants. Pare le coup, lieutenant Froidure ! Il arrache la chaise dont se protégeait le lieutenant. Le bras fauche ; la lame fend la chair ; elle se relève, elle retombe. A vous, lieutenant Dérivaux. La lame devient frénétique ; des plaies béantes, le sang coule, inon- dant le visage. Dérivaux s’affaisse et la lame homicide s’enfonce dans son ventre ; il gémit, il demande grâce. Sévérac le martèle de son talon. Quand il le croit mort, il se jette à nouveau sur ses premières victimes. « C’est une tuerie, c’est une boucherie». Cependant, le vacarme, les chutes, les appels, les cris ont été enfin perçus. L’adjudant Dubos de Talensac est accouru. Dès le seuil, il a dégainé ; il s’est précipité sur Sévérac, a abattu son arme sur le poignet du sous-lieutenant qui a lâché son sabre et a regardé, hébété, son sang couler en un mince filet qui, goutte à goutte, éclabousse le parquet.

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Il regarde, il comprend. Ces hommes secoués de soubresauts, ces mares de sang coagulé, c’est son œuvre.

L’adjudant l’étreint ; il se dégage, tire de sa poche un pistolet, le tourne contre lui-même et tombe à côté de ses victimes. Le lendemain de son entrée à l’infirmerie de la prison militaire, Sévérac apprend que, parmi les cinq officiers qu'il a blessés, le sous-lieutenant Dérivaux est mort dans la nuit. Les visages autour de lui, s’empreignent de gravité et de sévérité. Dès qu’il est seul, il arrache ses bandelettes, et, de ses doigts acharnés, il élargit sa plaie. Chaque jour, le remords le tenaille plus inexora- blement. Le bruit court que le lieutenant Froidure sera, au dire des majors, contraint de quitter l’armée, Sévérac guette le moment où personne ne le voit ; brusquement il se lève, court à un rasoir qu’un infirmier n‘a pas rangé, essaye de se trancher la gorge. Sa femme, dit-il, est vengée ; lui, il veut mourir.

Le 13 mars 1837, Sévérac comparaît à Rennes devant le conseil de guerre ; pendant six jours, il réclame de ses juges une condamnation à mort. « J’ai appelé la mort, dit-il en montrant son cou entouré de bandes; elle n’est pas venue. Qu’on me fusille. Je ne faiblirai pas devant le poteau d’exécution, et je commanderai le feu en regardant en face ». Mais son défenseur entend le sauver bien malgré lui. Il relève une parole qui vient d’échapper à Sévérac : « J’avais la tête perdue ». L’argument est de poids. « Demande-t-on, s’écrie-t-il, un compte rigoureux de ses actes à un aliéné ? » Cet aliéné a été vaillant naguère jusqu’à la témérité et c’est son honneur d’homme et de soldat qu’en quelques minutes d’exaltation folle il a cru défendre. Les membres du conseil de guerre, dans la sérénité de leur conscience, l'estiment digne des circonstances atténuantes. Sévérac est condamné aux travaux forcés et à la dégradation militaire. Ses juges avaient compté sans lui : il signe un pourvoi. Mais c’est avec l’espoir farouche qu’un autre conseil de guerre, moins accessible à la générosité, le condamnera à mort.

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Le pourvoi n’est pas admis. Mais, l’officier, Sévérac voit commuer par le roi Louis-Philippe la peine des travaux forcés en celle de la détention perpétuelle. Quelques années après, Sévérac mourut de phtisie. Cette fin banale ne pouvait trouver grâce devant l’imagination populaire. Les Vannetais du siècle dernier se sont plus à raconter que le sous-lieutenant porte-drapeau du 65me de ligne avait été, sous un nom d’emprunt, envoyé aux compagnies de discipline. Il est mort en tête de sa compagnie qui chargeait irrésistiblement les Arabes, impétueux, farouche et magnifique, ei décrivant de son sabre, même après qu’il fut tombé, des moulinets fulgurants.

Caserne des Trentes où s’est produit le drame de 1836 (photo extraite de l’ouvrage deYonnick Danard « Présence militaire et Casernements à Vannes XVIII et XXe ») )« siècles.

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Un drame politique a

Le 29 avril 1848, les habitants du canton de Malestroit s’étaient, pour la première fois, essayés à la pratique du suffrage universel. Moins de quatre mois plus tard, ils étaient convoqués à nouveau pour l’élection d’un conseiller d’arrondissement ; les passions politiques, chauffées à blanc, n’avaient pas eu le temps de refroidir. Deux candidats : le juge de paix de Malestroit, républicain fougueux et lyrique et un noble de la commune de Sérent, royaliste fervent et granitique. Une école, construite au centre d’une place à l’extrémité de la ville, sert de bureau de vote. Les citoyens de Malestroit, férus de leur juge de paix et de la République, se sont hâtés de porter leurs bulletins. Mais ils sont restés à flâner sur la place ; s’ils ne s’illusionnent guère sur les résultats du scrutin, ils entendent du moins se divertir aux dépens des ruraux, que recteurs et vicaires précèdent ou accompagnent et qui vont aux urnes d’un même pas, d’un même cœur, comme un seul homme. Les Malestroyens sourient, goguenardent, apostrophent et provoquent. Les campagnards demeurent placides. Toutefois, lorsque leur candidat est proclamé élu à une majorité impressionnante, s’ils restent muets, les plus impulsifs commencent à se trémousser, se saisissent les mains, et esquissent une ronde, l’onduleuse danse au virlet, dont le cercle animé s’agrandit à vue d’œil ; et chacun des ruraux d’accourir, de frapper le sol du talon, et de piailler au refrain à gorge que veux- tu. Ils chantent, eux, tandis que déchantent les Malestroyens, dépités. A mesure que la joie des uns tourne au délire, la rancœur et la colère des autres tournent à la rage. Quand un campagnard passe à portée de la main d’un des Malestroyens les moins patients, une poussée imprévue lui fait perdre le rythme de la danse et l’équilibre. Les poussées se multiplient, des menaces sont proférées, des pierres volent, quelques danseurs sont atteints. Ils risquent gros, les Malestroyens; ils devraient le savoir ; ils le savent sans doute. Mais pourquoi tant de cailloux à leur portée ? Ils lancent des cailloux tant qu’ils en trouvent.

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Soudain, les ruraux se sont baissés ; les pierres ont changé de mains; et la riposte est si rapide, si drue, si violente, que les Malestroyens, incapables de résister à des adversaires aussi nombreux et aussi résolus, exécutent une volte-face et s’enfuient. Les jambes des vainqueurs méprisent à présent la danse ; elles se ruent à la poursuite des vaincus. Les femmes et les enfants de Malestroit, en entendant des hommes qui détalent, sont sortis sur le pas de leurs portes ; des pierres les y atteignent. C’est une grêle qui s’abat, qui dégrade les maisons, fracasse les vitres, meurtrit les membres, coupe les faces ; on gémit, on crie, on claque les portes. L’avalanche passe en trombe et va sans doute fondre sur une autre rue ; la frayeur se mue en panique; une rixe va se muer en drame. Le maire requiert l’un des deux gendarmes en qui s’incarne à Malestroit la force publique ; sur son ordre, le tambour de ville bat le ralliement des citoyens de bonne volonté. Ils accourent, résolus ; ils s’avancent à la rencontre des émeutiers, précédés du gendarme armé d’un fusil chargé de balles calibrées, d’un entrepreneur dont l’arme est munie de petites balles appelées postes, du receveur de l’enregistrement et d’un docteur en médecine porteurs de fusils de chasse chargés à plomb. Il importe qu’ils tentent d’intimider, sinon d’effrayer ; les Malestroyens tirent en l’air. Un peu de bruit pour rien : les assaillants n’esquissent aucun mouvement de recul. Il semble au contraire que leur ardeur s’exaspère encore. Les défenseurs de Malestroit rechargent leurs armes. Tout à coup, la troupe des agresseurs se désagrège et se disloque, ils tourbillonnent, s’entrechoquent et s’enfuient. C’est un sauve- qui peut éperdu. Certains tamponnent de leur mouchoir à carreaux leur visage que sillonnent des filets rouges ; un homme traîne une jambe qui s’engourdit, se raidit et saigne. Pas un qui jette en arrière un regard affolé ou terrifié. Tous sentent confusément que leurs ennemis ne souffriront plus de frein ; ils perçoivent des cris de fu- reur ; des plaies sont exhibées, qui crient vengeance. Ils précipitent leur course que des coups de fusil scandent. Quelques- uns s’affaissent, jalonnent la route de leurs corps douloureux. La poursuite ne cesse que lorsque les Malestroyens ont reconquis leur ville.

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Ils ont si vivement appréhendé d’en être chassés que le second gendarme a sauté sur un cheval pour porter à Ploërmel une lettre pressante du maire : la ville est attaquée, les agresseurs l’incendieront. A neuf heures du soir, la voiture de justice de Ploërmel s’ébranle, emportant le juge d'instruction, le substitut du procureur et un commis-greffier qui, invité à un banquet où seraient fêtés ses trois galons, est vêtu d’un uniforme de capitaine de la garde nationale. La voiture se hâte, les magistrats désespérant d’arriver à temps. Dans la direction de Malestroit, une lueur monte qui em- pourpre le ciel : le feu ! le feu ! Le cheval galope, bride abattue. Brusquement il s’arrête et se cabre. Des voix ont crié : Qui vive ? Ce sont des Malestroyens postés en sentinelles avancées, prêts à avertir leurs concitoyens d’une attaque à main armée qu’ils redoutent. Ce qu’ils redoutent, ce sont les représailles : n’ont-ils pas relevé huit blessés qu’ils ont transportés à la prison municipale et un jeune homme atteint d’une blessure grave, qu’un prêtre assiste, et qu’ils ont couché, hâve et les yeux éteints, sur un lit de l’hôpital ? Les magistrats enquêtent rapidement ; leur conviction est rapidement établie : les Malestroyens, même s’ils ont été molestés, même s’ils ont été violemment assaillis, ont excédé leur droit de légitime défense.. Par leurs soins, les blessés rejoignent à l’hôpital leur malheureux camarade qui halète, geint et balbutie : « Mes reins ! Mes reins ! Oh ! que je souffre ! » Une balle lui a brisé la colonne vertébrale ; le médecin affirme qu’il ne peut, sans danger, procéder à l’extraction. Quelques jours après, le jeune homme meurt. Le meurtrier, c’est le gendarme ; l’autopsie le démontre. Il est traduit en cour d’assises avec l’entrepreneur et avec neuf des principaux auteurs de l’attaque contre Malestroit. Le jury, qui doit ignorer la haine et la colère, se montre capable de pitié et de justice collective : non, aucun des inculpés n’est coupable ; tous sont absous et conviés à oublier leurs rancunes et le mal qu’ils se sont mutuellement causé.

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Cependant, longtemps encore, pour maintenir l’ordre et pour prévenir les risques, plusieurs brigades de gendarmerie et parfois même des détachements de troupes furent, les jours de foire, envoyés à Malestroit, une ville dont les trêves, si l’on s’en réfère à l’histoire, risquent d’être insidieusement et tragiquement rompues.

LA CHAPELLE DE LA MADELEINE A MALESTROIT (MORBIHAN) - 15 NIVOSE AN III, PEINTURE d'Alexandre Bloch, 1886.

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Helene Jegado

Le 28 prairial an XI (17 juin 1803), le maire de Plouhinec inscrivait sur le registre des naissances de sa commune, Hélène Jegado, fille d’humbles cultivateurs. Hélène avait sept ans lorsque sa mère mourut à où était venue habiter la petite famille, le mari, la femme, un garçon et trois filles. Deux de ses tantes maternelles, Marie- Jeanne Liseouët et Hélène Liseouët, sa marraine, la re- cueillirent à où elles servaient le curé Rialan. Peu d’ouvrage, trop de bouches à nourrir. Hélène Liseouët trouva à s'employer dans le canton de Gléguérec, à Séglien, chez le curé Conan qui la rémunérait mieux que son collègue ; au bout de six mois, elle y attira sa filleule. Cependant, la petite Hélène, toute choyée qu’elle fût par sa brave femme de tante, manifesta un jour le désir de revoir son père. Mais le bonhomme mourut subitement et Hélène dut reprendre le chemin du bon gîte. Le ciel, au presbytère de Séglien, n’était pas toujours sans nuages. Une autre jeune fille, qui y était aussi - occupée, ne s’accordait pas toujours avec Hélène. Elle raconta un soir qu’Hélène avait voulu l’empoisonner en mêlant des graines de chanvre à sa soupe. L'empoisonner avec des graines de chanvre ! Petit poison - si une graine de chanvre est un poison- deviendra grand pourvu que les commères lui prêtent vie, on gronda Hélène qui s’écria en riant : « Des graines de chanvre dans sa soupe ! Pourquoi avait-elle mis des noyaux de prunes dans la mienne? » Mais Marguerite n’entendait plus subir le contact d’Hélène dont le caractère était d’ailleurs insupportable, les sautes d’humeur incompréhensibles, les boutades méchantes. La jeune fille obtint du curé Conan qu’il rabrouât Hélène ; puis elle circonvint si habilement Hélène Liscouët qu’elle finit par lui dessiller les yeux: oui, sa nièce buvait immodérément, M. Conan congédia Hélène.

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Cette fille provoquait trop d’émotions dans le presbytère, et les émotions auraient pu être funestes à l’excellent prêtre : le docteur Le Fur ne lui avait- t’il pas diagnostiqué une maladie de cœur ? Que va devenir Hélène Jégado? Sa marraine loue pour elle, afin de ne point la perdre de vue, une maison où elle passe quelques mois. Elle s’y ennuie. Elle retourne à Bubry. Là, elle apprend bientôt que le curé Conan est mort subitement en revenant de voir un malade. Elle court auprès de sa tante Hélène celle-ci ne survit que dix-huit mois à son maître, et c’est en vain qu'Hélène sollicite d’être gagée au presbytère ; le nouveau desservant sait qu’elle boit en cachette ; il l'éconduit. Hélène Jégado est en quête d’asile. Une autre de ses tantes habite , où elle est mariée à un certain Guilloteau. Le couple accueille aimablement la nièce. Mais, au bout de quelques mois, Hélène comprend qu'elle accroît sans motif les charges de parents pour qui le labeur est rude, l’argent rare. Il importe que dorénavant, elle pourvoie elle- même, par ses propres moyens, à son existence. Elle ne doute point d’ailleurs qu’on la recherche ; elle se sait belle fille : le capot et le costume « Plouhinec » siéent bien à une brune élancée ; elle a l’air si convenable et si réservée ! Elle prétend qu’elle appartient au tiers-ordre ; à son flanc pend un grand chapelet. Les ecclésiastiques et les vieilles gens l’ont toujours aimée. Oui, comme ses tantes, elle trouvera facilement où servir. On la voit ici et là ; elle ne fait que passer : les places ne lui agréent pas. Elle rêve d’un presbytère ; ses tantes y ont vécu et s’y sont plu ; Anna, l’une de ses deux sœurs, vient de quitter la cure de pour celle de Bubry, où sa tante Marie- Jeanne l’a appelée pour l’assister dans le service de M. Lorho. Pourquoi n’obtiendrait-elle pas de la remplacer à Guern ? En effet, le recteur Le Drogo est enchanté de trouver si promptement une nouvelle cuisinière. Hélène entre, en 1833, au presbytère où vivent, avec le recteur, son père et sa mère.

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Hélène témoigne, à ce que rapporte le maire de Guern, beaucoup d’attachement au maître et à la famille ; elle veille attentivement sur eux et les soignerait avec dévouement si ses soins devenaient nécessaires ; que sait-on ? Certaines maladies, qui ont naguère manifesté leur virulence, couvent peut-être encore. Le choléra n’a épargné en France, en 1832, aucun village, si perdu qu’il fût dans la brousse. Le docteur Le Doré, maire d’Auray, déclare qu’il y a exercé cette année-là ses ravages. Un certain Joseph Auffret, très proche parent d’une femme de Guern, qui allait en journées au presbytère, affirme que la cholérine régnait à Guern en 1833. Le maire de cette commune est obligé de reconnaître que lorsqu’Hélène Jégado était domestique du recteur Le Drogo, il existait dans sa commune un peu de fièvre typhoïde qui, si on l’en croit, cédait facilement au traitement, et dont très peu de personnes sont mortes. Très peu, soit ; mais il en est mort.

On va mourir aussi au presbytère, on va même y mourir beaucoup entre le 28 juin et le 3 octobre 1833 ; et l’on va y mourir très rapidement. Le père du recteur s’alite le premier; il ne se relèvera pas. Il vomit ; on croit à une indigestion. Le presbytère est en deuil, Hélène s’afflige. Le plus éprouvé, sans -doute, est le recteur ; il n’arrive pas à retrouver le sommeil ; aussi se couche-t- il tard et prend-il un livre pour tuer le temps et pour essayer de s’assoupir quand ses paupières s’alourdiront. Il s’assoupit quelquefois, en effet. Mais une nuit, la flamme de la chandelle vacille, s’accroche aux rideaux du lit, s’allonge et dévore. La mère du recteur qui, elle non plus, n’arrive guère à vaincre ses insomnies, accourt. Ils arrachent les rideaux, les piétinent ; le feu est étouffé. Mais la raison de la veuve terrifiée sombreà moitié ; elle vaque pourtant encore à ses occupations coutumières ; mais un jour vient où ses forces la trahissent. Hélène lui apporte au lit quelques aliments et des boissons ; la malade se plaint de coliques qui s’exacerbent ; elle meurt. Le recteur Le Drogo est désemparé ; il ne se résigne pas, il ne s’habitue pas à l’idée qu’il lui faudra désormais vivre avec des étrangères, la cuisinière, les femmes de journée. Oh ! combien son cœur gros de chagrin se sent allégé lorsque son frère lui confie sa fillette Marie-Louise, une bambine

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de huit ans, espiègle, rieuse, pépiante et jasante ! La petite Lindévat fait les délices du recteur et d’Hélène. Le presbytère serait-il maudit ? Voici que Marie-Louise se prend un jour à vomir, à se convulser ; la sueur perle à son front, sur son buste, sur ses membres ; elle a froid, froid comme si dans chacune de ses veines quelqu’un avait versé de la glace. Elle exhale sa petite âme blanche. Hélène Jégado veille toute la nuit le petit cadavre ; le lendemain, devant la tombe, elle s’évanouit.

On murmure dans les rues de Guern : « Qu’est-ce que ça signifie, toutes ces personnes qui vomissent et qui meurent ? » Cela ne signifie rien, si l’on accorde quelque compétence professionnelle au docteur Martel qui a soigné les malades et ob- servé leurs vomissements, et qu’aucun symptôme extraordinaire n’a frappé. Cependant, ému par les on-dit, il a amené au chevet de la petite Marie- Louise son frère, pharmacien à Pontivy ; tous les deux ont examiné les déjections ; ils n’ont attaché aucune importance à les voir légèrement bleuâtres. Quand il est retourné chez lui, les regards des habitants de Guern, sur son passage, l’ont troublé ; qui sait ? Rentré, il a écrit au vicaire du recteur Le Drogo :« Etes-vous bien sûr de toutes les personnes qui approchent de la malade ? » Il ne soupçonne personne, lui ; et surtout il soupçonne moins que personne Hélène Jégado qui n’est venue à la pharmacie de son frère que pour demander du sirop de gomme et qui est une garde-malade, parmi celles qui ont donné leurs soins aux hôtes du presbytère, si zélée et si prévoyante ! — Qu’est-ce qu’il y a encore ? — Docteur, on vient de Guern vous chercher. — Pour qui ? — Pour M. le curé Le Drogo ». Le recteur est terrassé à son tour, écœuré de nausées, secoué de vomissements ; il se débat, en proie à une fièvre si intense qu'on arrive à peine à le maintenir dans son lit. Au bout de quelques heures, le docteur Martel doit s’avouer impuissant. Mais, cette fois, il veut savoir. Il sollicite son neveu, le docteur Galzain ; il requiert le maire de Guern ; les deux médecins procèdent à l’autopsie.

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La mort stupide et odieuse s’est abattue sur un homme jeune, bien constitué, capable de longévité. Les praticiens constatent des désordres graves dans l'appareil digestif tout entier, une inflammation presque générale, et comme une sorte de gangrène de l’intestin. Aucun d’eux, toutefois, ne dit à l’autre : « Ne crois- tu pas à un empoisonnement ? » Cette idée n’a germé dans le cerveau d’aucun d'eux. Le recteur Le Drogo va dormir son dernier sommeil, quatrième cadavre, dans le cimetière de Guern. Le soir de l'enterrement, Hélène Jégado ne passe point seule la veillée au presbytère. Sa sœur Anna est venue assister aux obsèques ; elle aimait beaucoup son ancien maître. Fatiguée, elle se couche d’assez bonne heure. Et voilà qu’elle aussi les vo- missements la convulsent ; trois jours après, elle est morte. Hélène ! Hélène ! Telle qu’un arbre sur qui s’acharne la cognée, elle regarde avec effroi tomber autour d’elle ses branches. Elle s’éloignera de Guern où la rumeur publique s’enfle et gronde. Elle ira à Bubry demander au curé s’il consent à ce qu’elle prenne la place de sa sœur Anna. Elle ne retournera pas la tête, dès qu’elle aura quitté le village où on la désigne d’un doigt chargé de menaces. Elle veut désormais tout ignorer de Guern où trop de morts l’ont effleurée. Elle ignorera que la femme Lemarhalec, qui venait en journée au presbytère, est morte parmi des vomissements ; elle ignorera que Françoise Auffret, la deuxième femme de journée est morte, elle aussi, dans de terribles con- vulsions, et que le docteur Martel, penché sur elle, s’est écrié avec terreur : « C’est le choléra ! » Monsieur le maire qui concédait l’existence à Guern d’un peu de typhoïde, n’a plus mumuré qu’en balbutiant : « La choléra n’a jamais frappé personne dans la commune ». C’est Joseph Auffret qui avait vu clair et qui avait parlé franc lorsqu’il affirmait la présence de la cholérine. Le docteur Martel a tranché dans le vif : « C’est le choléra ». Dix-huit ans plus tard, le maire de Guern conviendra que Françoise Auffret est morte du choléra. La petite commune de Bubry a pour curé M. Lorho, qui, assisté d’un vicaire, vit avec sa sœur et sa nièce, et dont la servante est la tante d’Hélène, la vieille Marie-Jeanne Liscouët.

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Le curé, pour combler le vide laissé par la mort d’Anna Jégado, engage Hélène ; ce n’est pas une étrangère. Dès que sa nièce est, vers la mi-octobre, arrivée au presbytère, dès qu’elle est sûre de ses capacités, Marie-Jeanne obtient du recteur l’au- torisation d’aller revoir son pays. Elle en revient malade, affaissée, troublée par des nausées. Le curé s’empresse, l’oblige à s’alimenter avec du lait caillé ; Hélène apporte une infusion de thé, prodigue les tisanes. Mais les forces de Marie-Jeanne dé- clinent rapidement ; à soixante-dix ans, elle n’offre plus guère de résistance ; au bout de quelques jours elle meurt, le 20 janvier 1834, à dix heures du soir, dans les bras de sa nièce éplorée. La camarde a poussé l’huis du presbytère de Bubry ; elle entend y prélever un lourd tribut. La sœur du curé Lorho éprouve des malaises ; elle garde la chambre, puis le lit ; Hélène ne la quitte pas. Comme les autres malades, celle-ci a confiance absolue dans Hélène ; le soir du 18 avril, elle l’embrasse affectueusement, puis, doucement, s’éteint. Par contre, lorsque la nièce du recteur, Jeanne-Marie Kerfontein, ressent les premiers symptômes du mal, les progrès sont vertigineux, foudroyants. Cette belle et robuste jeune fille de dix-huit ans a de terribles haut-le-cœur ; elle vomit sans répit; elle crie : « Mon dos ! Mon dos ! » Elle est emportée en quelques jours, les uns disent quatre, les autres deux, le 8 mai. Le docteur Martel avait été appelé en même temps que son confrère le docteur Le Fur, de Guémené; il a vu, une fois encore, sa science en défaut ; il observe des taches bleuâtres qui stigmatisent le cada- vre ; il ne tire aucune conclusion ; mais il s'inquiète. L’inquiétude se charge en alarmes le soir où il est prié de se rendre d’urgence auprès du curé Lorho qui rentré après avoir subi une pluie battante, a dû, tout grelottant et tout transit, se coucher ; lui aussi Hélène lui a fait absorber un bouillon chaud. Il trouve le curé vomissant, lui aussi. L’idée d'un empoisonnement passe dans son cerveau comme un éclair. Un empoisonnement ! Qui donc pourrait détenir des substances vénéneuses, de l’arsenic, par exemple ? Nulle part on n’en vend, sauf à Pontivy et Hennebont et l’on sait pourquoi et à qui on les vend et tous les achats sont consignés sur un registre spécial ; la loi l’exige.

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Le docteur Martel administre des remèdes énergiques ; Hélène soigne son maître ; le curé Lorho guérit. Le curé Lorho ne se séparerait pas de sa cuisinière si une circulaire adressée à son clergé par Monseigneur l’évêque de Vannes, ne défendait pas aux desservants de prendre ou de garder à leur service des domestiques âgées de moins de quarante ans. Il doit, bien à regret, congédier la sienne qui n’en a que trente- quatre. S’il savait ! S’il savait que cette Hélène Jégado a volé le linge de corps de sa sœur et de sa nièce, du linge de chanvre fin, si beau, a dit plus tard un témoin, qu’il serait impossible d’en trouver de plus beau ! Ce linge, un autre témoin, Guillemette Le Sciellent, femme Le Danois, ne l’a pas seulement trouvé beau ; elle l'a estimé dangereux, contagieux ; elle a émis cette réflexion profonde, énorme, prodigieuse, lumineuse : « Les vêtements ont transporté le mal ». Les vêtements d’Hélène, le linge qu’elle a volé ! Hélène Jégado, détrousseuse des morts, est devenue un fléau social endémique. Si c’est là que gît la vérité, partielle ou totale, la vérité montre parfois le bout de l’oreille même au travers de paroles qui ne sont que des agglomérés de cancans. « J’ai entendu dire, rapportera Joseph Granvalet, sacristain à Bubry, qu’Hélène Jégado avait été renvoyée de peur que ce fût d’elle que sa tante, la sœur et la nièce du recteur eussent attrapé le mal qui les fit mourir ». Le sacristain dit: de peur; il ne dit point, pas plus que le docteur Martel, qu’Hé- lène a été soupçonnée d'être une empoisonneuse ; il a peut-être su qu’Hélène était souffrante, qu’elle vomissait parfois, qu’elle vomissait même du sang. Il a été prétendu qu’après le départ d’Hélène le curé Lorho avait découvert des herbes dans la paillasse du lit. Quelles herbes ? Hélène s’écriera devant le juge d’instruction : « C’est une méchanceté. Je défie qu’on le prouve ». Des herbes, oui, on en trouvera d’autres ailleurs, on les étudiera, on les reconnaîtra inoffensives. Quand le curé Lorho a examiné les premières, il n’a manifesté ni étonnement, ni effroi, ni indignation ; il n’a pas crié : « C’est avec ces plantes vénéneuses qu’Hélène a tenté de m’empoisonner ».

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Le desservant de La Trinité-, M. Hervé, ancien vicaire de Bubry, trop souffrant de vomissements et d’engourdissement des membres inférieurs pour se rendre à Rennes auprès du juge d’instruction, écrit « Jamais M. Lorho, que j’ai mis en extrême- onction, ne m’a manifesté aucun soupçon ni contre Hélène Jégado ni contre toute autre personne. Il régnait dans ces parages des fiè- vres typhoïdes très intenses qui ont moissonné des familles entières à Guern et à Bubry. Moi-même j’ai été atteint ». M. Lorho a congédié à regret Hélène Jégado, ivrognesse, voleuse, fléau social endémique. Hélène Jégado ne résiste pas au désir de revoir Guern et les tombes de ses morts ; elle y passe une journée. Puis elle se rend à Locminé, où elle était venue antérieurement, après la mort de sa marraine, apprendre à coudre. Elle offre ses services au curé. On lui attribue ce propos : « Je n’aime pas à servir dans les maisons bourgeoises parce qu’on y empêche d’assister régulièrement aux offices ». Sa piété est profonde, en effet, affectée, peut-être. Après l’avoir gardée trois jours, le prêtre l’avise qu’elle ait à se pourvoir ailleurs. La chance la favorise : elle entre chez une lingère, Marie Leboucher. Entre temps, elle pourra s’y perfectionner dans les travaux à l’aiguille. Avec Marie Leboucher habite sa mère, qui est veuve. Cette femme souffre du poignet. Le docteur Toursaint diagnostique un rhumatisme. Un rhumatisme ! La veuve vomit, et, vomissant toujours, lentement elle meurt. Hélène a pressenti cette mort et prononcé une phrase énigmatique ou impertinente : « Est- ce que les médecins peuvent savoir ? » Il est vrai qu’elle a déjà vu beaucoup de décès au passif des médecins, fort peu de guérisons à leur actif. Et voici qu’elle assiste à une autre mort, celle de la sœur de Marie Leboucher, une mort presque soudaine, terrifiante ; des convulsions la jettent sur le plancher ; elle expire. Et voici que le petit Pierre Leboucher, qui frissonne, s’alite. La fièvre monte et l’exalte à tel point qu’il repousse Hélène lorsqu’elle lui tend à boire. Il a reconnu plus tard, lorsqu’il a signé sa déposition devant le juge d’instruction que « cette fièvre l’empêchait de rien accepter d’elle ». La fièvre et non une intention arrêtée, et lon-

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guement préméditée. Le docteur Toursaint institue un traitement d’assaut ; une amélioration se produit. A ce moment, Hélène, souffrante, annonce qu’elle désire partir. Elle part, en effet. Elle prend une chambre chez une cabaretière, la veuve Lorcy. Elle a vraiment besoin de repos. Elle appelle le docteur Toursaint qui, à plusieurs reprises, vient lui donner des consultations et s’aperçoit qu’elle dédaigne ses prescriptions pour se soigner à sa façon. En février 1835, un jour qu’elle l’a demandé, il trouve là chambre vide ; ne le voyant pas venir, elle est sortie, sans doute pour se rendre à l’église, du moins le docteur le suppose, car il là sait très pieuse et de conduite exemplaire. La logeuse retient un instant le médecin ; elle fouille dans l’armoire d’Hélène ; des vêtements, ou, d’un petit coffret ; « Je n’ai jamais eu de coffre », a affirmé Hélène Jégado - elle tire deux paquets, l’un contenant du safran et de la rhubarbe mélangés, l’autre une substance blanche que le docteur Toursaint croit être de la gomme. Pourquoi avoir manipulé ces vêtements et ces ingrédients ? Fâcheuse idée, idée fatale peut-être. La veuve Lorcy se sent indisposée, il faut qu’elle se couche, qu’elle recoure aux soins d’Hélène. Cinq jours après, elle est morte. Le docteur Toursaint médite, on va répétant autour de lui que partout où Hélène passe, elle occasionne la mort comme par une sorte de fatalité. Quelle n’est pas sa surprise lorsque, le 9 mai, il la trouve cuisinière dans la maison paternelle où elle a été engagée sur la recommandation du curé. Il ne dissimule pas son mécontentement ; ses parents passent outre ; ils ont besoin d’une cuisinière tant leur commerce les accapare, M. Toursaint, sa femme, sa fille Julie et leur demoiselle de magasin, leur factrice, Mlle Eveno.

Cette dernière, de santé quelque peu délicate et très croyante, demande à ses patrons la permission d’aller à Sainte-Anne d’Auray en pèlerinage. Elle en revient fiévreuse et grelottante. Le docteur Toursaint et l’un de ses confrères diagnostiquent une fluxion de poitrine qui semble céder à leur traitement. Mais une rechute se produit. Mlle Eveno s’affaiblit, se démoralise, assure que tous les soins seront superflus, et repousse Hélène Jégado qui

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se dépense à son chevet. La malheureuse ne s’est pas trompée : elle meurt. Hélène lui en a voulu de s’être dérobée à ses attentions. Hélène a soif d'affection et de dévouement. Elle ne se soucie ni de sa fatigue, ni de son épuisement, ni des médicaments que lui prescrit le docteur Toursaint. Mlle Julie Toursaint ne se plaint- elle pas toujours de la poitrine ? Tout effort ne lui cause-t-il pas un accablement ? Hélène ne veut pas s'occuper de son propre mal ; elle prétend soulager, sinon guérir Mlle Julie. Elle lui prépare des aliments choisis, des tisanes longuement infusées ; elle brode pour elle ; elle lui tient compagnie autant qu’elle le peut. « Mlle Julie, dira-t-elle, m’aimait comme sa propre sœur ». Mlle Toursaint reprend du mieux ; mais, en une semaine, elle agonise et meurt. Le docteur Toursaint s’est endormi seulement vers le petit jour. À sept heures du matin, on l’appelle : ton père est au plus mal. Il accourt, saisit le poignet ; le pouls diminue, diminue, le pouls d’un homme qu’on viendrait de saigner. Après la mort, des caillots de sang sont évacués par les voies basses. Le docteur formule un diagnostic rétrospectif : gastro- colite, lésion des vaisseaux sanguins, hémorragie intestinale. Hélas ! le docteur Toursaint n’a pas vidé la coupe jusqu’à la lie. Sa mère se plaint, doit s’aliter, vomit. Une fièvre muqueuse, pense le docteur. Sauvera-t-il sa malade chérie ? Il en désespère. Elle ne vomit plus, mais une constipation opiniâtre résiste à tous les remèdes. Heure par heure, Mme Toursaint s’éteint un peu plus. Elle ne tarde guère à rejoindre son mari dans le caveau de famille. Pendant que le docteur Toursaint s’afflige et s’abandonne, les habitants de Loeminé, effrayés et surexcités, vocifèrent contre Hélène Jégado ; ils lui montrent le poing, ils l'insultent. Le docteur, que son chagrin n'aveugle pas, sait pertinemment que lorsqu’il a observé d’autres malades que ses parents bien aimés, ces malades ont présenté des symptômes à peu près identiques ; il est sûr que, sur cinq cas qu'il a examinés avec une attention aiguisée, quatre semblaient marquer un autre genre d’affection que celle qu’aurait provoquée un empoisonnement. Mais ces rumeurs l’obsèdent et l’excèdent ; la présence d’Hélène Jégado

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sous un toit d’où sont sortis tant de cercueils lui devient insupportable. Quelle étrange fille ! Hier résignée, placide, affaissée, aujourd’hui exaspérée à demi-folle, elle remplit la maison de ses cris et de ses clameurs. Elle se heurte la tête contre les murs, elle se roule à terre ; une domestique accourt pour l’assister, elle lui déchire ses vêtements. Puis, la face exsangue, le corps voûté, elle se traine vers son lit, s'étend, demande un prêtre qui, à sa requête, lui administre les derniers sacrements. Quelques heures après, le docteur Toursaint, ému de pitié, entrebâille la porte ; Hélène Jégado est debout et arpente sa chambre. Il crie : « Allez-vous-en ». Elle résiste, elle se lamente. Mais le docteur est à bout de forces et à bout de nerfs. Il ordonne qu’on la transporte hors de la maison. Elle protestera plus tard devant ce récit : « Tout çà sont des faussetés ». Faussetés, quoi ? Sa crise, son semblant d’agonie, son expulsion ? Quelques jours plus tard, elle parcourt Loeminé, fraîche et dispose. Le docteur la croise ; il murmure. « Une simulatrice, une démente ! » Quelqu’un élève la voix : « La voilà, l’empoisonneuse ! » Le docteur Toursaint hoche la tête : empoisonneuse, il n’en croit rien. Pourquoi donc sa pauvre sœur, qui est idiote, n’a-t-elle jamais éprouvé la moindre indisposition, pas plus que les deux domestiques auxquels Hélène servait chaque jour le manger et le boire ? Empoisonneuse ! Qui plus que lui de- vrait avoir à cœur de démasquer Hélène Jégado, de la confondre, de la livrer à la justice ? Le docteur médite, le cœur gros d’angoisse et de douceur. Hélène se sent, elle aussi, imprégnée de tristesse. « Est-ce qu’elle est cause, elle, que toutes ces personnes sont tombées malades ? Si elle avait pu les empêcher, et elle aussi, d’être malades, elle l’aurait certainement fait ». Elle prend une décision subite. Elle ne cherchera pas de place. Ce n’est pas qu’elle soit affectée de ce qu'on lui a prédit qu’elle n’en trouverait plus. Mais elle sait un peu lire, elle désire savoir bien lire et écrire ; elle entrera comme pensionnaire au couvent du Père Eternel à Auray.

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À peine y est-elle arrivée que les jeunes filles présentent aux religieuses leurs livres et leurs cahiers lacérés ; les draps de lit et les serviettes sont déchirés, coupés ; on a beau enfermer ciseaux et- couteaux, les ravages continuent. Haro sur la nouvelle pensionnaire ! Les religieuses, malgré ses protestations d’inno- cence, la chassent. Quand, à l’instruction de son procès, ces méfaits lui ont été reprochés, elle a incriminé une certaine Marie, de . Mais la voix populaire les lui a toujours attribués ; en 1851, le brigadier de gendarmerie de qui s'en fait l’écho, persiste à affirmer « son malin plaisir à faire le mal ». Or, le brigadier de gendarmerie est un homme scrupuleux, bien informé, et digne de foi ; il s’en voudrait de manifester haine ou colère contre Hélène Jégado ; son impartialité éclate, flagrante : « Quant aux renseignements sur Guern, Bubry Hennebont, Auray, Loeminé, ce ne sont que des on-dit ». Entendez-vous bonnes gens qui hurliez : « A mort, l’empoisonneuse » ? Des on-dit. Du moins, en 1851, le brigadier de gendarmerie de Melrand s’en porte ga- rant. Hélène ne quitte pas Auray. Elle entre en qualité d’apprentie chez Anne Le Corvée, une excellente vieille femme de soixante- dix-sept ans, qui s’occupe des bonnes œuvres, et que d’aucuns appellent la Présidente des bonnes sœurs. La piété d’Hélène édifie Anne Le Corvée, sa belle prestance, son beau linge impressionnent la jeune nièce d’Anne, Marie-Louise Le Gallo, qui la considère comme un ange de vertu ; autrement, dit-elle, ma tante ne l’aurait pas gardée.

D'ailleurs, Hélène est aux petits soins pour Anne Le Corvée. Mais, le 3 décembre 1835, après avoir mangé une soupe qu’Hélène lui a préparée, la pauvre vieille se plaint qu’elle souffre et se met à vomir. On l'étend ; son estomac gonflé se soulève douloureusement ; elle gémit : « C’est la mort qui monte, qui arrive ». Le docteur Gilles dispute sa malade à la mort ; l'inexorable faucheuse, en quarante-huit heures, accomplit son œuvre. Marie-Louise Le Gallo raconte qu’Hélène, la face bouleversée, les veux hagards, lui serre les mains à les broyer et gémit : « Ah ! je porte malheur !

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Les maîtres meurent partout où je vais ». Le jour de l’enterrement, on la cherche en vain elle a disparu. Marie-Louise Le Gallo nettoie l’armoire où Hélène rangeait son linge et ses hardes : elle tâte un petit paquet ; elle le remet au docteur Gilles qui l’ouvre et qui l’examine : « Ce n’est rien », assure-t-il. D’Auray à , la route est courte. Hélène se place à Pluneret chez Anne Le Fur. Elle confie à sa nouvelle maîtresse qu’elle se destine à entrer en religion ; elle de- mande à sortir le dimanche pour aller s’entretenir avec les Sœurs de la communauté d’Auray. Ment-elle ? Quelqu’un raconte qu’il l’a vue escortée de militaires de la garnison. Anne Le Fur ne prête à ce propos qu’une oreille distraite ; elle n’accorde pas davantage de créance à l’insinuation d’une de ses voisines : « Il y a un mois, cette fille a empoisonné une bonne sœur à Auray. Elle était vieille, c’est que son heure était venue, va!» Anne Le Fur est jeune et en excellente santé. Pourtant, un bouillon que lui a préparé Hélène, comme elle lui prépare tous ses aliments, provoque des nausées et des vomissements. Hélène s’effraye : Anne Le Fur va-t-elle mourir ? C’est effarant, c’est hallucinant. Brusquement, elle se sauve, Anne Le Fur redevient valide. Une de ses amies lui chuchote : « Vous êtes bien heureuse d’en être quitte à si bon marché. La fille Jégado est un monstre qui empoisonne. Les on-dit que blâmait le brigadier de gendarmerie de Melrand avaient pris leur bâton, et, derrière Hélène, parcouru la route d’Auray à Pluneret. Ils n’avaient sans doute pas franchi le seuil de la demeure de Mme Hétel puisqu’elle prit Hélène Jégado à son service. Quelques jours seulement, au cours desquels Mme Hétel est soulevée, après les repas, par des vomissements incoercibles auxquels elle finit par succomber. Le gendre de la défunte, le docteur Le Doré, qui a soigné des cholériques en 1833, sait comment Hélène s’est conduite au couvent d’Auray et combien de personnes sont

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mortes dans les maisons où elle a été employée. Il la renvoie. Où ira-t-elle ? Sa fantaisie la conduit à Pontivy. Elle trouve à se placer chez les Jouanno. Il y a là un enfant terrible, le quatrième des fils. Emile, âgé de quatorze ans, turbulent, agité, violent, un petit malade. Hélène Jégado, à l’instruc- tion, a déclaré : « Il était comme un monstre. Il battait ses frères tous les jours, moi, il m'a battu deux fois. Cet enfant volontaire et extravagant boit du vinaigre, il en boit tellement que son oncle, le docteur Freyter, lui a ordonné pour parer à l'inflammation un certain remède « Le Roi ». Depuis un moment Emile use moins de vinaigre, mais il abuse du remède Le Roi. Un matin il exige d’Hélène une tartine de beurre supplémentaire : une ouvrière la lui voit donner et le voit l’engloutir. Qulelques heures après M. Jouanno trouve Emile dans le jardin plantant des fleurs sous un vent du nord très froid : une pâleur mortelle plombe son visage ; vite il le pousse vers la maison. Des vomissements surviennent. Le docteur Freyter, immédiatement informé, ne peut en conjurer le retour et l’aggravation. L’enfant meurt. Le docteur Freyter pratique l’autopsie de son neveu: les intestins sont corrodés. « Le pauvre petit ! murmure-t’il ; il n’était guère raisonnable ».Mais les Jouanno congédient Hélène qui se remet, comme une nomade, à courir les grands chemins.

Elle arrive à Hennebont. Elle sert chez une demoiselle Aupy, de la Vielle Ville, quand elle apprend que Mlle de Kérally demande à tout venant de lui procurer une domestique parce que son père, rongé par une fièvre intermittente, requiert une aide et des soins constants. Fièvre intermittente ? Le docteur Montagner, son médecin, appelle cette maladie fièvre de bile ; le fils de Kérally, avocat, la dénomme fièvre pernicieuse. Hélène Jégado vient se présenter : c’est une bonne aubaine. Un quidam avertit Mlle de Kérally de l’influence fâcheuse que les cancans attribuent à Hélène ; Mlle de Kérally, sceptique, s’en amuse, et garde sa cuisinière.

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Le médecin observe avec anxiété une recrudescence de la fièvre ; il recommande le malade à son entourage ; l’entourage est impuissant contre l’intensité du mal et contre les vomissements in- cessants. M. de Kérally expire. Quelques jours après, un ami confie à l’avocat qu’Hélène Jégado, à ce qu’on rapporte, a dit à quelqu’un d’Auray : « La mort me suit. - C’est un commérage », répond-il. Hélène Jégado a gagné Lorient. Son inquiétante renommée ne l’y a sans doute point précédée puisqu’elle entre, en décembre 1839, au service de M. Véron, un officier en retraite, dont la femme languit, atteinte, dit-on, d’une maladie de poitrine. Hélène la soigne longtemps. Mais des complications se produisent, des vomissements terrassant la malade. Quand elle est morte le docteur Lestran adresse à M. Véron un reproche attristé :« C’est vous qui avez tué votre femme en lui donnant à manger trop vite. » Mme Roussel, débitante de tabac, affirmera douze ans après que tout le monde savait que Mme Véron avait été emportée par un cancer. M. Véron quitte Lorient pour Laval ; il voudrait emmener Hélène ; elle refuse. Une Bretonne, en 1840, tenait à rester enracinée. Hélène passe quelques mois chez une dame Deschiens, dont le mari vient d’acheter une étude de notaire. Hélas ! Mme Deschiens devient malade et meurt. Hélène est dégoûtée, obsédée, de soigner des malades et d’ensevelir des morts ; elle décide qu’elle vivra dans une chambre meublée et où elle cherchera des journées ; elle en trouve chez M. Le Pontois. Mais elle apprend que le curé de Plœmeur demande une servante ; dans un presbytère, la vie est douce, le maître content de peu ; elle pourra se reposer, se ras- séréner. Elle séjourne onze mois à la cure ; le recteur ne se séparerait jamais d’elle s’il ne s’apercevait pas qu’elle boit. Il l’informe qu’il prend avec lui sa nièce et qu’il n’aura plus besoin de domestique. Hélène Jégado retourne à Lorient. Sa veine continue : elle ne trouve à Lorient que d’excellentes places chez des gens bien posés. En mars 1841, Mme Dupuy-de- Lôme l’engage ; c’est la femme d’un remarquable officier de marine, a-t-on dit à Hélène.

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Quand le printemps habille de feuilles toutes neuves les arbres de la Bôve, les maîtres, que le soleil récrée et invite, annoncent qu’on va partir à la campagne pour y passer la belle saison dans leur château de Soye. Un château ! Surcroît de besogne ! Hélène bougonne. Elle est assez éreintée déjà ; ne vient- elle pas de prodiguer jour et nuit mille soins à la petite-fille de ses maîtres, la mignonne Hélène Breger, atteinte d’une rougeole tenace et alarmante ? Y a-t-il du bon sens à vouloir transporter à la campagne une enfant aussi malade ? Hélène, cependant, se raisonne. Cette petite Hélène l’aime tant ; elle l’appelle sa marraine ; et Hélène la pouponne, la gâte, la comble ; elle suivra sa filleule adoptive. Pendant le trajet, le cœur de l’enfant lui lève à maintes reprises ; à peine arrivée, sa petite âme s’envole. Hélène Jégado ne s’était pas trompée ; le Procureur de la Ré- publique n’hésitera pas à reconnaître que l’état de la petite était, lorsqu’on lui fit subir ce déplacement, à peu près désespéré. Cependant, Hélène Jégado a été accusée de la mort ; et les jurés sont demeurés incrédules quand elle a raconté qu’elle n’avait jamais rien porté que de l’eau à la petite Breger, et qu’elle pleurait dans la cuisine de la voir tant souffrir, incrédules probablement aussi quand le docteur Le Diberder, qui avait examiné tous les Dupuy de Lôme et les Breger, atteints, en même temps d’ailleurs qu’Hélène Jégado, de troubles digestifs dont les souffrances ne s’atténuèrent qu’à la longue, a formulé ainsi son diagnostic : « La cause ? Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que cette maladie épidémique a régné à Paris il y a une douzaine d’années. Des fourmillements douloureux aux mains, des perturbations dans la sensibilité, des vomissements et des coliques, de la paralysie et de l’atrophie, tels en sont les symptômes les plus caractéristiques. » Naguère le docteur Martel, avait proclamé : c’est le choléra. Le curé Hervé avait rappelé que des fièvres typhoïdes très intenses avaient moissonné des familles entières. A présent le docteur Le Diberder incrimine l’acrodynie. Qu’en dira-t-on, qu’en dira-t-on ? Qu’est- ce qu’on n’a pas déjà dit ? Oui, mais tous les on dit ne sont pas des mots d’Evangile. La famille Dupuy- de-Lôme ne songe pas un instant à rompre avec Hélène Jégado. Mais Hélène est abreuvée de maladies et saturée de morts ; elle demande une

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augmentation qui lui est refusée. Adieu vat ! Une de ses tantes habite tout près de Port-Louis. Si elle allait lui demander l’hospitalité ? Fâcheux contretemps : sa tante n’a pas un coin pour la loger. Elle loue une chambre, elle est libre de ses heures et de ses gestes. Le besoin d’affection agissante dont elle déborde ne trouvera pas ici à s’épancher ; mais elle aura tous loisirs pour prier, pour communier, pour s’occuper de son âme ; partout où elle a vécu, elle s’est offerte en exemple et en modèle d’édification ; ici, elle se livrera tout entière à ses pieuses pra- tiques. Mais il faut vivre ; elle tricote et elle file pour son compte. La rémunération est sûrement maigre. Comme elle ne parvient pas à se suffire, elle entre au service de M. Duperron. Une parente de son maître trouve un jour un drap dans la chambre d’Hélène ; il se pourrait qu’elle l’eût pris pour le réparer. Mais on s’avise de perquisitionner, et l’on découvre du linge et des mouchoirs. On demande des explications. Hélène s’emporte, elle crie ; elle ne restituera pas le linge, qui lui appartient. De guerre lasse, on la congédie. Pourquoi n’appelle-t-on pas la police ? L’impunité ne saurait manquer de l’enhardir. Hélène Jégado met le cap sur l'Est du département ; elle atteint Vannes. Elle trouve immédiatement à s'employer chez une marchande, Marguerite Maguéro, dont le magasin est fort achalandé. Il importe de recruter, dans une maison commerçante ne peut guère qu’à satisfaire sa clientèle, seulement des domestiques de confiance ! Cependant Marguerite Maguéno ferme à clé le tiroir-caisse de comptoir. Précaution vaine : elle s’aperçoit bientôt qu’il y manque de l’argent. La marchande soupçonne son neveu, Laurent Perron: ces jeunes gens éprouvent tant de besoins, et des moins avouables! Laurent proteste, indigné, dès que l’accusation est formulée ; il est si furieux qu’il va se coucher. N’est-il pas le jouet d’une hallucination? Cric, crac, un tiroir s’ouvre ; des pièces de monnaie tintent ; cric, crac, le tiroir se referme. Il saute à bas du lit, entr’ouvre précautionneusement la porte de la boutique : Hélène Jégado est seule. Comment la confondre ? Le lendemain, il explore coins et recoins ; qu’est-ce que cet instrument ? Plus de doute : Hélène Jégado a crocheté le tiroir. Elle a beau piailler ; si elle ne consent à rabaisser ni son ton

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ni son caquet, elle ira s’égosiller devant les gendarmes. Hélène s’assagit, offre une petite somme, dix francs, selon Marguerite Maguéro, quarante selon la délinquante, Qu’elle se faire pendre ailleurs ! Elle se place successivement dans plusieurs maisons où ses de crochus s’exercent à des larcins d’importance. Elle séjourne trois mois chez un officier, M. Janet, qui habite sur une petite place ; ni Janet, ni sa femme, ni ses enfants ne se plaignent d’elle. Elle se sent harassée ; elle loue pour un trimestre, à côté de la Poissonnerie, une chambre dans une auberge que fréquentent les marins. Le 26 juin 1847, la marquise de Bazvalan l'engage ; elle a besoin d’une femme sérieuse pour garder sa maison de Vannes, où elle n’habite que l'hiver. Hélène lui semble mériter toute sa confiance. Ah ! les apparences! Quand l’hiver ramène dans l’immeuble de Vannes, maîtres et domestiques, Hélène, à qui plaisait une existence indépendante, entre en conflit avec la valetaille ; elle se montre susceptible, revêche, autoritaire ; on la supporte, parce que laborieuse, active et dévouée ; ses camarades ne révèlent à personne qu'elle s’adonne à la boisson; -peut-être y sacrifient-ils eux-mêmes un tantinet. Lorsque revient la belle saison, Hélène reprend son rôle de gardienne de l’hôtel ; elle déplore de ne pouvoir sortir, elle s’ennuie. Nouvelle rentrée des maîtres, nouvelle acclimatation. Mais sa méchanceté s’est exaspérée ; son penchant pour la boisson tourne à l’habitude. Au bout de dix-huit mois, la marquise lui donne congé. Elle s’ingénie à trouver une maison de commerce où se caser ; elle espère pouvoir dérober en courant moins de risques le beau linge dont elle raffole. Pourtant sa campagne chez la marquise n’est pas restée infructueuse : une demi-douzaine de torchons ; deux serviettes, deux mouchoirs, deux taies d’oreiller, une nappe, un couvrepied, deux draps de lit. L’âge de retour lui suggérerait-il, l’idée de rassembler un trousseau et de chercher un mari à sa taille ? Au service des Le Joubioux, elle ne grossit son butin que de quatre torchons et d’un mouchoir. Mais elle arrondit son pécule en augmentant quelques factures. On ne s’en aperçoit pas, ou bien on a peur de se tromper ; d’ailleurs, ce sont vétilles.

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Une fille si dévote, qui, plusieurs fois la semaine, s’agenouille au confessionnal et devant 1a sainte table ! On lui dira qu’on n’a plus besoin d’elle, et on passera l’éponge. Le 1er mars 1848 une Morbihannaise, en capot, poitrine plate et ventre proéminent, arrive à Rennes. C’est Hélène Jégado. Elle a quarante-cinq ans, l’âge critique, l’âge où la nervosité et les penchants vicieux s’exaspèrent et se déchaînent. En très peu de mois, elle sert huit maîtres différents. Pas un qui n’ait eu à supporter les bizarreries de son caractère, à s’irriter contre la grossièreté de ses manières, l’impulsivité de ses gestes et l’agressivité de ses propos, pas un chez qui elle n’ait bu, pas un chez qui elle n’ait dérobé de menues pièces de mercerie ou de lingerie. Dès son entrée dans la confiserie des époux Gauthier, Hélène prend en aversion la bonne d’enfant, Perotte Eveillard. Très active, fébrilement active, elle accuse Perrotte, lymphatique et lambine, de paresse volontaire. A l'heure des repas, Hélène s’assied à leur table commune, mais pousse les plats devant Per- rotte : « Vous pouvez manger tout ». Cette parole se retournera contre elle. Chaque jour, Hélène prépare une soupe pour les ouvriers de la confiserie ; Perrotte en mange la dernière. Un matin, Perrotte, le cœur embarbouillé, dit à l’ouvrier Louisic : « Je n’ai pas faim ; je te donne ma part ». Louisic est obligé, tant il vomit, d’abandonner son travail. « C’est qu’il a trop mangé », grommelle Hélène. Mais Perrotte, en butte aux perpétuelles méchancetés d’Hélène, conçoit l’idée diabolique que la cuisinière a voulu l’empoisonner, et que le pauvre Louisic a payé pour elle. Par chance, M. Gauthier sait que Louisic, depuis longtemps, est torturé par des coliques. Toutefois Perrotte n’en veut pas démordre ; d’avance, elle savoure sa vengeance. Elle jure qu’Hélène a volé de la pâte phosphorée à M. Gauthier, de la mort aux rats. Autre erreur. C’est seulement après qu’Hélène a été congédiée que M. Gauthier a fait cette emplette ; il l’affirme sous la foi du serment. Et, Hélène congédiée, Louisic continue à être tordu par la colique. Au début de l’année 1849, Hélène Jégado est gagée par une horlogère, la femme Carrère, pour dix francs par mois.

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La commerçante souffre beaucoup d’un catarrhe pulmonaire. Hélène ne croit qu’aux vertus des remèdes des paysans et des bonnes femmes ; elle prépare du petit lait pour sa maîtresse, sans cesser toutefois de lui verser les cuillerées de potion ordonnées par le docteur Godefroy. Croirait-on que du petit lait puisse enflammer la bouche, assécher le gosier, allumer dans tout le corps un brasier ? Mme Carrère boit douze pots de lait et des litres de sirop de groseille étendu d’eau fraîche. « Jamais, s’étonne le médecin, ma potion n’a rien produit de semblable ». Hélène, appréhendant de voir un nouveau décès se produire, quitte le soir même sa maîtresse qui, plusieurs jours encore doit étancher une soif inextinguible. Hélène redoute à présent toutes les émotions, qui la rendent malade. « Soignez-vous" lui conseille Gaudriot, son nouveau maître. « Je sais ce que j’ai ; les remèdes ne me font rien. » Sa souffrance l’irrite ; elle se montre hargneuse, imperti- nente, insupportable. La voilà une fois de plus sur le pavé. Elle eût mieux agi en le battant quelques jours qu’en devenant la domestique de la veuve Fleury. Fait curieux cependant. Alors que la veuve change dix ou douze fois par an de servante, sous prétexte que tout ce que lui donnent ses domestiques provoque en elle des coliques, elle s’attache à Hélène qu’elle garde plusieurs mois. Mais il doit en coûter à cette maniaque de la persécution de ne plus gémir sa mé- lopée coutumière ; elle recommence : « Quand Hélène m’a donné à manger, les coliques me prennent ». Sa voisine, la veuve Vernait, qui connaît le refrain, en rit. Hélène prend la porte de la rue. Elle en a assez, elle ne décolère pas, elle est comme enragée. Une de ses patronnes, Mme Legendre, est témoin de telles crises de violence qu'elle pense en mourir d’effroi. Mme Chariot estime qu’elle a affaire à une folle. Hélène n’apparaît calme qu’au cours des offices religieux auxquels elle ne manque jamais d’assister. A la maison, quand elle est seule, elle rit silencieusement, ou bien elle chante et danse. Lorsque Mme Gharlet risque une observation, les insultes fusent, pressées, impétueuses, et éclatent.

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Mme Gharlet se débarrasse de cette furie. M. Rabot, vérificateur de l’enregistrement, cherche une bonne. Son fils Albert, âgé de neuf ans, est malade, sa femme et sa belle-mère, Mme Brière, n’en meuvent plus. Hélène Jégado se présente : il l’agrée : on ne demande qu’à s’attacher à elle si elle entoure de ses soins le jeune Garçon que la fièvre intermittente a beaucoup affaibli. Oui, elle lui prodigue tous les soins dont elle est capable car elle aime les enfants ; quelle stupide et menteuse créature que cette femme Carrère qui prétendit un jour qu’Hélène avait les enfants en horreur ! Hélène, que la petite Bréger appelait sa marraine, Hélène, que le voisin d’un de ses maîtres avait priée de « nommer » sa fille. Mais le petit Albert, - lubie de malade, sans doute, - ne la supporte pas. « Elle prise, gémit- il, et elle est sale ». Elle veut l’amadouer, elle lui confectionne d’excellents potages de fécule ; c’est velouté, c’est léger, mais encore trop lourd pour l’estomac délicat qui ne supporte plus rien. Les docteurs Pinault et Aristide Guyot ne conservent plus d’illusions. Le 29 novembre, Albert est mort. Elle n’a pourtant rien épargné, ni ses attentions, ni ses forces. Insensible aux atroces maux d’estomac qui la déchiraient, elle a passé les nuits comme si, à plusieurs reprises, elle n’avait vomi le sang à pleine bouche. Pour se redonner du cœur, elle a sombré dans la passion de boire. On lui avait remis les clefs de la cave ; une barrique mise en perce à la mi-novembre était vide dans la quinzaine. « Croyez-vous que c’est moi ? » C’était elle, pour se soutenir, pour que le petit Albert ne mourût pas. Le petit Albert est mort. Il semble qu’après ce décès, son caractère se soit encore aigri. Ses grossièretés épargnent M. Rabot, mais déconcertent et révoltent Mme Rabot et Mme Brière. Le trois février, son maître lui donne congé. Elle devra partir le 13. Elle est hors d’elle-même ; la mettre à la rue en plein hiver ! A la fin, elle se résigne ; elle a l’habitude.

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Le 4, Mme Rabot, quelque peu fiévreuse, vomit deux ou trois fois dans la journée ; Hélène s’empresse ; les vomissements cessent d’abord, mais ils reprennent le 8, « Ne nous abandonnez pas Hélène, restez une quinzaine encore ». Elle est rompue de fatigue ; pourtant elle restera. Mais voilà qu’en même temps que sa fille, Mme Brière se sent brûlée par une soif ardente ; la diarrhée l’épuise. Quant à Mme Rabot, elle éprouve aux pieds et aux mains de vives douleurs. Quoi d’étonnant ? expliquent les médecins, elle est enceinte. Toutefois, ils n’expliquent pas les autres ma- nifestations morbides ; et toute la maisonnée de prétendre, devant la carence des docteurs, que ces dames sont indisposées dès qu’elles ont absorbé les aliments préparés par Hélène. Cependant, ni M. Rabot ni M. Brière n’éprouvent la moindre indisposition, et c’est une protestation véhémente d’Hélène que devra enregistrer le greffier du juge d’instruction de Rennes : « Jamais je n’ai voulu de mal à ces dames, jamais je ne leur ai administré de substance malfaisante... » Devant les insinuations, elle annonce le 19 qu’elle partira irrévocablement le 23. Elle est partie depuis des mois que Mme Brière gémit encore sur ses douleurs articulaires, Mme Rabot sur l'engourdissement des ses membres. Mais quand, dix mois plus tard, les médecins auront été aiguillés sur une voie qui conduira Hélène Jégado de l’inculpation à la culpabilité, ils n’éprouveront aucun scrupule à diagnostiquer des symptômes devant lesquels leur expérience avait bronché, et ils clameront : l’arsenic ! Certaines gens ont l’esprit de l’escalier.

Deux jours après, Hélène Jégado sert la famille Ozanne. La maison lui plaît ; il y a là un bambin de cinq ans et demi, qui est charmant, et il y a là de l’eau-de-vie dont, après le vin, Hélène est devenue friande. Une lampée, un demi-verre de cidre ou d’eau pour ramener le liquide à son niveau, et la farce est jouée. Toutefois, un lundi au moment où, déjà étourdie, Hélène, le coude levé, continue à boire, quelqu’un entre. Flagrant délit. Les époux Ozanne ont décidé de la renvoyer quand, subitement, le mardi, le petit bonhomme se congestionne, suffoque, semble râler.

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« Hélène, courez chercher le médecin ». Le pauvre petit être, les parents, le médecin et Hélène luttent cinq jours ; le cinquième jour voit leur défaite. Le médecin se savait vaincu d’avance : le croup ! Hélène assiste à l’enterrement, l’œil sec. Julie Cambray lui demande : « Comment se fait-il que vous ne pleuriez pas un enfant si gentil et que vous voyiez tous les jours ? - Pourquoi voulez-vous que je me chagrine ? Les parents me mettent à la porte et ne veulent même pas me dire la raison. Ne connaissez-vous pas une place pour moi ? » C’est vrai ; elle est renvoyée, l’ivrognesse ; elle n’a été tolérée dans la maison que parce que la maladie y était entrée. Elle en sortira avec la mort. Que lui importe ? Elle a peur de mourir elle-même ; elle mange si peu, elle est si lasse, elle souffre tant ! Le sieur Roussel tient à Rennes» l’Hôtel du « Bout du Monde », où l’on vient loger « à pied et à cheval ». Il lui manque une cuisinière ; Hélène Jégado tombe à merveille, le sieur Roussel aussi, puisqu’au bout de quelques jours il se loue de l’activité extraordinaire de sa nouvelle domestique ; Mme Roussel, sa mère, déjà bien secondée par Perrotte Macé, va pouvoir goûter quelques moments de détente ; quant au personnel, il travaillera à pleins bras, même au-delà de ses forces, car M. Roussel, du moins aux dires d’Hélène, est « sans âme et sans pitié pour les domestiques ». Mais Hélène maugrée peut-être à tort : si M. Roussel était aussi inhumain qu’elle le prétend, comment Perrotte Macé n’aurait-elle pas quitté l’Hôtel du Bout du Monde où elle sert depuis plusieurs années déjà ? Cette Perrotte Macé ! Hélène lui en veut. La voyez-vous cette femme de chambre accorte, jolie et gaie ; l’entendez-vous plaisanter avec les clients, mais les rappeler à l’ordre dès qu’ils risquent un propos ou un geste déplacé ou inconvenant ! Et toujours dans vos jambes, et toujours les yeux braqués sur vous ! Hélène, que Perrotte gêne, ne laisse passer aucune occasion de l’apostropher et de la prier de se mêler de ce qui la regarde. D’ailleurs, les autres domestiques ne sont, pas plus que Perrotte, en odeur de sainteté auprès d’Hélène. Elle ne s’attable jamais avec eux ; elle a toujours, au moment des repas, autre chose à faire.

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Une exception pourtant. Le garçon d’écurie, André, trouve grâce devant elle. Elle s’est aperçue que Perrotte lui décoche des œillades et lui prodigue des sourires auxquels il répond en se rengorgeant ; elle va essayer de couper l’herbe sous le pied de Perrotte. Elle bavarde familièrement avec André, se vante à lui d’avoir de l’argent, insinue qu’il lui pèse d’être chez les autres, et qu’elle songe à se mettre en ménage. « Vous aimez André ? — Je ne le détesterais pas ». André rit malicieusement et se moque d’elle. Mais Perrotte s’irrite contre sa rivale présumée : un joli morceau! Et malpropre ! Perrotte éprouve un insurmontable dégoût à manger les aliments préparés par cette cuisinière qui lui répugne, et qui doit être dégoûtée elle-même de sa cuisine, puisqu’elle n’en mange pas. Mais elle mange autre chose, l’hypocrite, on la surprend dévorant à belles dents un gros morceau de pain, flanqué d'un gros morceau de viande. M. Roussel menace Hélène de renvoi si elle ne soigne pas mieux sa tenue et ses plats, et si elle ne cesse pas d’asticoter Perrotte. Hélène se soucie des menaces comme de son premier lange. Les mets ne s’améliorent pas. Le 18 juin 1850, la soupe de Mme Roussel mère déclenche des vomissements. On paie- rait la bonne dame pour lui faire manger du potage qu’elle s’obstinerait à. le repousser. Le docteur Guyot, qui a soigné le petit Rabot, est appelé. Le malaise, en effet, prend mauvaise tournure ; la paralysie envahit les mains et les pieds. Le docteur Revaut est adjoint à son confrère quand l’envahissement s’étend à la colonne vertébrale. Hélène aggrave ses fonctions de cuisinière des lourdes fonctions de garde-malade ; elle y consent ; mais comment peut-elle y tenir ? Ne sera-t-elle pas obligée de soigner aussi Perrotte Macé ? Un soir que Perrotte a marqué une répugnance plus irritée contre la soupe d’Hélène, elle se plaint, après en avoir mangé, de maux d’estomac et de douleurs dans les membres ; elle rejette son dîner. Décidément, elle ne se sent, pas à l’aise ; au bout de quelques jours, elle se couche. « Veux-tu manger Perrotte ? - Rien ne me porte au cœur.

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« Attends, ma fille, je vais faire une bonne soupe d'herbes pour nous deux ». Elle a tort, Hélène; la diète aurait mieux convenu pour la santé de Perrotte et pour la réputation d’Hélène Jégado. Car Perrotte, une fois le bouillon absorbé, s’écrie : « Oh ! que je suis malade depuis que j'ai mangé "cette soupe-là ; je crois qu’elle m’a empoisonnée ». Son état devient bien vite alarmant ; des vomissements qui durent douze ou quinze heures l’accablent et la laissent inerte ; elle crie, lancinée par d’atroces douleurs d’estomac. Hélène Jégado se multiplie auprès d’elle, désespérée » de ne pouvoir la soulager ; elle est sur les dents. « Je suis indispo- sée. C’est de la fatigue. Je fais la besogne toute la journée. Je passe souvent les nuits auprès de l’autre domestique. Il n’y a que moi à la soigner. Les maîtres ne veulent prendre personne». Elle la soigne du reste sans se bercer d’illusion. « Cette pauvre fille est plus malade qu’on ne pense ; il n'y a pas de ressource ; vous verrez qu’elle n'en reviendra pas ; les mé- decins n'entendent rien à sa maladie ». Elle voudrait persuader à Perrotte que tes médecins se trompent, lui inspirer confiance en elle seule. Elle provoque le résultat opposé ; Perrotte ne peut plus la souffrir. « Il me semble, dit- elle, que ce qu’elle me donne me ronge bien plus que ce que me donnent les autres ». Idée de malade, probablement. Mais les Roussel interdisent à Hélène d’entrer dorénavant dans la chambre. Elle bougonne : « Je l’aime tant ; pourquoi ne veut-on pas que je la soigne ? » Hélène ne pénètre plus dans la chambre de Perrotte où la mort, pas à pas, se glisse. Un dévoiement implacable tenaille et vide la malheureuse, des sueurs froides l’inondent. Le 1 er septembre, elle expire.

L’un des deux médecins, docteur Revault ou docteur Vincent Guyot, émet l’idée que Perrotte pourrait avoir succombé à un empoisonnement ; ni l’un ni l’autre ne s’y arrêtent ; mais, pour éclairer leur religion, ils témoignent le désir d’autopsier la morte ; la famille Perrotte refuse. Pourquoi n’exigent-ils pas ? Et comment Hélène ne leur apparaît elle pas suspecte, Hélène que l’un d’eux a vue au chevet d’au moins un autre malade, auprès du

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cercueil d’un mort ? Hélène Jégado se console de tant de morts en buvant le vin de la table d’hôte de l’Hôtel du Bout du Monde.

Le 4 octobre, Hippolyte Roussel la prend sur le fait. Il la chasse si brusquement, si rapidement, qu’il ne s’aperçoit pas qu’elle emporte son parapluie, si rapidement qu’il ne demande pas à visiter sa malle, dans laquelle il aurait trouvé des draps, une serviette et un mouchoir. Le linge et la boisson, voilà les deux faiblesses d’Hélène. Elle salit sans doute beaucoup de linge, et, persuadée de la vertu souveraine du vin, elle a sans nul doute besoin de réparer beaucoup de forces. Quand, le 19 octobre 1850, elle devient la domestique de M. Bidard, professeur à la Faculté de Droit, elle est obligée, dès son arrivée dans la maison, de recourir aux bons offices du docteur Pitois : elle est atteinte de cholérine, et, une fois de plus, elle vomit du sang. Le docteur Pitois l’interroge sur ses antécédents: est-elle malade depuis longtemps ? A-t-elle approché d’autres malades ? Elle dit ingénument au médecin que la mort la suit, et elle lui cite plusieurs maisons de Rennes. Il ne s’étonne pas, il n’imagine rien, il ne conclut à rien. Il n’améliore pas, non plus l’état d’Hélène qui, pendant son séjour dans la maison de M. Bidard, devra consulter quatre ou cinq fois le docteur Le Corguillé. La femme de chambre de M. Bidard est obligeante, et elle offre ses soins à Hélène Jégado ; mais celle-ci les refuse non sans mauvaise humeur. C’est qu’Hélène ne supporte pas d’occuper une position subalterne par rapport à une autre domestique, et la femme de chambre, Rose Tessier, se targue peut-être un peu trop de son droit d’ancienneté. Toutefois, les torts incombent vraisemblablement à Hélène, irascible et autoritaire, et dont Rose essuie les rebuffades. « Elle est toujours comme ça avec moi, dit la femme de chambre ; elle voudrait me commander ». M. Bidard écoute, sans émotion, les doléances de l’une et de l’autre. Le dimanche 3 novembre, Rose Tessier, après une longue promenade, dîne de si bon appétit qu’elle avale du boudin sans se demander si elle pourra le digérer. Son estomac s’en accommode

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mal ; elle vomit plusieurs fois ; elle, gagne sa chambre, Hélène lui confectionne des infusions de thé ; la malade gémit :« Elle a un brasier dans le corps ». Les vomissements redoublent, ne cessent pas. Hélène Jégado n’est jamais à court de réflexions saugrenues. Comme le docteur Pinault et le docteur Aristide Guyot s’ingénient à découvrir la cause du mal et à y porter remède, elle bavarde : « Les médecins ne s’y connaissent pas ; ils prétendent qu’il n’y a pas de danger; moi, je la trouve bien malade ; j’ai déjà vu mourir une femme de chambre à l’Hôtel du Bout du Monde ; c’était tout pareil ». Le prophète de malheur administre les médicaments mais les médicaments restent inopérants ; le mal est foudroyant ; Rose Tessier meurt le jeudi 7 novembre ; elle a été emportée en quatre jours. Les médecins hésitent entre une rupture du diaphragme et un empoisonnement. Mais toutes les circonstances, d'après l’acte d'accusation d’Hélène Jégado, semblent exclure la possibilité d'un crime; les hommes de l’art ne voulurent même pas en manifester la pensée. Aussi les hommes de l’art n’osent-ils pas proposer l’autopsie. Pourtant elle a lieu. Nulle rupture n’est constatée. Mais l’analyse chimique révèle la présence dans l’intestin de quantités impressionnantes d’arsenic. D‘où peut provenir cet arsenic ? Un énorme, dossier, parmi tous les dossiers de l’affaire Hélène Jégado, réunit les pièces d’instruction où il est établi que, nulle part, elle n‘a été délivré d’arsenic à Hélène, que nulle partielle n’a pu s’en procurer. Poussée dans ses derniers retranchements, Hélène a déclaré : « Je ne connais pas l’arsenic. Pourtant j’en ai entendu parler. Dieu me préserve d’en avoir jamais » Quand on l’accuse de la mort de Rose Tessier, elle se révolte : « Les méde- cins ont dit qu’elle était morte d’un abcès dans le côté. Elle avait fait une chute à la campagne ; à son retour, elle crachait le sang. Je soutiendrai jusqu’à la mort que je n’ai empoisonné personne ». D’où provient l’arsenic ? Qui a vendu le boudin ? Qui l’a préparé ? Pourquoi Hélène n’est-elle pas pressée de questions ? Pourquoi M. Bidard, qui sait qu’elle vivait en mauvaise intelligence avec Rose Tessier, ne s’avise-t-il pas qu’il pourrait y avoir crime et qu’Hélène pourrait être la criminelle, M. Bidard, professeur de droit ?

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Pendant trois semaines, Hélène s’occupe seule de l’intérieur de M. Bidard. Elle, qui a dérobé deux-mouchoirs et une chemise à Rose Tessier, elle jouit de tous loisirs pour ajouter ce petit butin à celui que lui ont amassé ses autres larcins. Mais elle apprend, fin novembre, qu’une nouvelle femme de chambre entrera, le 1er décembre, au service de M. Bidard. Elle accueille amicalement Françoise Huriaux ; celle-ci est complaisante et douce ; Hélène joue à la maîtresse. Mais son humeur fantasque ne saurait s’accommoder longtemps de rien ni de personne ; elle rognonne, elle s’emporte ; l’autre courbe l’échine ; un motif de plus pour l’accabler. « Elle n’est bonne, dit Hélène, qu’à se promener et à dormir ; elle ne gagne pas le pain qu’elle mange ». Son audace et sa colère s’irritent de la passivité de Françoise et de sa résignation ; « elle lui fait mille misères", assure un témoin. Toute résignée qu'elle soit, Françoise qui, après avoir mangé une soupe préparée par la cuisinière, a été prise de vomissements, annonce à Hélène qu'elle ne mangera plus de soupe ; les autres aliments ne lui produisent aucun fâcheux effet. « Avez-vous peur que je vous empoisonne ? Faites votre soupe vous- même ». Bientôt, Françoise, quelle que soit sa nourriture, ne supporte plus aucun mets ; l’estomac lui brûle, une soif ardente la ronge, elle vomit, elle souffre d’une diarrhée intense, son visage enfle, elle éprouve de vives douleurs dans les mains, dans les jambes, dans les pieds ; un froid semblable au froid de la mort, la pénètre. Elle voudrait rentrer dans sa famille. M. Bidard défère à son désir. Dans sa famille, elle languira longtemps. Quand le juge d’instruc- tion l’a priée de rassembler ses souvenirs, Françoise Huriaux s’est rappelée qu’Hélène « étendait sur du pain grillé une graisse à l’odeur désagréable, une odeur analogue à celle des allumettes chimiques, mais bien plus forte, et qui répandait dans l'obscurité une lueur bleuâtre ». Mais Françoise Burîaux n’a pas humé cette odeur dans sa soupe. Tant mieux : elle en serait peut-être morte. Hélène Jégado voit arriver chez M. Bidard une troisième femme de chambre. Autant Françoise se montrait craintive et aimait à s’effacer, autant sa remplaçante semble hardie et décidée. C’est une jeune fille de dix- neuf ans qui s’appelle Rosalie Sarrazin. Elle prend son service le 17 mai.

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Quelques jours plus tard, elle fait dans la maison la pluie et le beau temps. Hélène constate avec amertume que Rosalie « a changé M. Bidard du jour à la nuit ». M. Bidard a désiré, depuis qu’Hélène est sa cuisinière, qu’elle tînt une comptabilité ; elle s’est toujours dérobée. Le 23 mai, Rosalie lui réclame ses comptes. Elle glapit : « Je reçois des gages de M. Bidard ; je n’obéirai qu’à lui ». Elle glapit sur un mode tellement suraigu que M. Bidard l’entend. « Arrangez-vous avec Rosalie, ou partez ». Elle réplique insolemment : « Vous avez amené dans la maison un bâton pour vous faire battre ». En s’éloignant, elle marmonne « Elle a la maîtrise et je vais être obligée de sortir ». Cette perspective l’aigrit et l’irrite; elle s’en confie à Françoise Louarne, une Bas-Bretonne qu’elle a rencontrée en ville : « Je sortirai peut- être d’ici ; mais elle partira peut-être avant moi ». Hélène Jégado a nié ce propos équivoque ; mais elle a sûrement employé tous les moyens pour discréditer Rosalie dans l’esprit de M. Bidard. Elle la détestait si profondément ! Un jour qu’Hélène vomit du sang, elle grogne en serrant les dents : « Mauvaise bête de Rosalie, c’est vous qui m’avez rendue malade ». Le 10 juin, M. Bidard lui signifie définitivement son congé ; elle partira à la Saint-Jean. Le 10 juin, le dîner se compose d’une soupe, de côtelettes de veau et de petits pois. C’est le reste des petits pois du déjeuner, réchauffé dans un plat de fer blanc, qui est servi à M. Bidard. Celui-ci, qui n’a plus faim au moment où les légumes lui sont présentés, n’y touche pas. Hélène les remporte : « Ils sont bien bons cependant ». Rosalie en mange ; Hélène, malade, s’abstient. Peu de temps après, Rosalie se plaint de l’estomac; elle rend son dîner. Le lendemain, Hélène l’accompagne chez le médecin qui prescrit divers médicaments et du bouillon aux herbes. Le 15, Rosalie est reprise de vomissements après avoir absorbé du bouillon. Elle se remet deux jours après, il n’y paraît plus. Mais, le 22, les vomissements reparaissent après qu’elle a bu un verre de petit lait offert par Hélène. Le lendemain, Hélène se sentant fatiguée, la mère de Rosalie vient soigner sa fille. Nouvelle période de répit. La mère repartie, réapparition et recrudescence des vomissements. Dès le début, Hélène a demandé à M. Bidard d’avoir pitié d’elle et de prendre pour l’aider une

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garde-malade. « Je ne sais, dit Rosalie à la garde, ce qu’Hélène m’a donné ; mais ça m’a brûlée comme une barre de fer rouge. - C’est pourtant le même sirop qu’a donné votre mère. - Oh bien sûr ; mais ce n’était pas la même chose ». Hélène se désole, parce qu’elle ne croit pas à la guérison. Françoise Louarne lui entend dire : « Notre femme de chambre va mourir ; j’en ai bien du cha- grin ». Mais Françoise répond, sceptique et narquoise : « Rappelez-vous ce que vous m’en avez dit ». Cependant, le docteur Pinault réfléchit sur le mal dont Rosalie est atteinte ; il relève les mêmes sympômes qu’il a observés avec Rose Tessier. Il conçoit des soupçons, il les confie au docteur Beaudouin. « Si nous pouvions examiner les déjections ! Mais Hélène oublie toujours de les conserver ». Une amélioration se produit, ils se rassurent. Le 28, nouvelle alerte ; Hélène court chercher une potion qu’ils ont ordonnée. Après qu’elle l’a bue, l’état de Rosalie empire. « Ah ! mon Dieu ! gémit Hélène ; c’est bien malheureux ! Les voilà tous qui ont la même maladie dans la maison. La première femme de chambre, Mlle Rose, est morte, la seconde est allée malade chez ses parents, et celle-ci ne va pas passer la nuit. Elle a des vomissements de sang. Elle se débat. Moi- même j’ai eu des vomissements de sang et M. Bidard n’est pas bien ». M. Bidard défend qu’on continue à faire prendre de la potion à Rosalie. D’ailleurs, l’état de Rosalie devient désespéré. On va quérir un troisième médecin, le docteur Guyot. Il tombe d’accord avec son confrère, le docteur Pinault : c’est un empoisonnement. M. Bidard en est informé. Ils assistent éperdus, à l’agonie de la malheureuse qu’Hélène, la veille de sa mort, embrasse en sanglotant. Rosalie rend l’âme le 1er juillet, à sept heures du matin. Hélène, prostrée, pleure. Cependant les médecins pratiquent l’autopsie. Ils murmurent, penchés sur le cadavre : arsenic, ou acide oxalique. Quand ils ont fini de procéder à l’analyse chimique des intestins, ils déclarent : arsenic. La potion suspecte à M. Bidard une fois analysée, ils proclament : Arsenic. Puis ils se rappellent. Le lundi qui a précédé la mort, alors qu’ils versaient dans une bouteille les déjections de Rosalie, Hélène Jégado est entrée et leur a paru décontenancée. Tandis

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qu’ils scellaient la bouteille contenant le reste de la potion dont M. Bidard avait interdit l’emploi, Hélène, impulsivement, a dit : « J’en ai bu ce matin une cuillerée, parce que j’avais mal au cœur ». Elle a dit encore : « Rosalie trouvait mauvais le sirop de groseille à l’eau de seltz. J’ai bu ce qui restait dans le verre. » Enfin, elle a surenchéri : J’ai presque toujours goûté ce que je lui donnais. S’il y avait du poison, disais- je, je serais la première empoisonnée. » L’inconsciente ! ou l’imprudente! Le 1er juillet, M. du Bodan, procureur général, entre chez M. Bidard. Hélène devine, pâlit, s’évanouit. Elle rouvre les yeux : « Je suis innocente ». On l’emmène. Les interrogatoires succèdent aux interrogatoires ; elle nie froidement, elle nie obstinément, elle nie indéfectiblement. « Pas un témoin ne pourra dire qu’il a vu de l’arsenic en mes possessions ». De fait, rien n’a pu être découvert, ni un indice dans les officines, ou chez les particuliers, ni un mot, ou dans les dépositions, ou dans le témoignage du docteur Toursaint qui, à Locminé, examinant une poudre blanche, avait assuré : « C’est de la gomme », ou dans celui du docteur Gilles qui, à Auray, avait tranché : «ce n’est rien ». Oh ! les lourdes, les accablantes présomptions ! Oh ! l’horrible passé rivé comme un boulet à la cheville d’Hélène Jégado ! Oh ! le présent récent où les médecins, naguère entêtés à ne pas voir, s’entêtent à voir le crime de leurs yeux hypnotisés ! Des médecins, des chimistes, Maître Dorange, défenseur d’Hélène Jégado, en exige, et des plus qualifiés. Mais pourquoi Me Dorange n’appelle-t-il pas à la rescousse Sa Majesté Choléra et Leurs Excellences Typhoïde et Acrodynie ? Ce ne seraient pas des témoins à dédaigner. Mais Me Dorange joue de malheur. Raspail, qu’il a cité, est enfermé dans la prison de Doullens, Raspail, dont l’autorité est universellement reconnue, Raspail, qui, au procès de Mme Lafarge, innocente de la mort de son mari, a crié Orfila intransigeant et magistral : « De l’arsenic ! Mais je me fais fort d’en trouver même dans le fauteuil de Monsieur le Président ! » Baudin, le docteur Baudin, qu’il a cité en vue de l’audience du 6 décembre, est tombé trois jours plus tôt, sur une barricade de la rue Sainte-Marguerite, le front troué, pour vingt-cinq francs et pour la défense de la loi et de

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la République. Le docteur Guépin, devant les capacités médicales duquel tout Nantes s’incline, ne viendra point non plus essayer de disculper Hélène Jégado, non seulement parce qu’il siège en permanence au Conseil Général pour « réprimer la honteuse révolution que le Président de la République tente de faire subir à la Patrie », mais parce que M. le procureur général du Bodan se refuse à l’audition de témoins qui n’ont pas été entendus a l’instruction. Voilà Hélène Jégado devant ses juges. Pendant neuf interminables audiences, elle raconte imperturbable, doucereuse, pateline, habile, troublante, « Je n’ai aucune méchanceté.- J’ai été trop bonne envers le monde. Si je n’avais pas eu tant de bonté pour aller soigner les malades, je ne serais pas où je suis. Si elle a dit cela, c’est bien mal. . Ah ! si le bon Dieu me faisait la grâce de me trouver jamais devant un malade, je ne lui donnerais rien, quand il en devrait mourir. » Elle lutte pied à pied, contre quatre-vingt onze témoins. Cependant elle mollit quelquefois, parce, qu’elle a l’intuition qu’elle n’appartient déjà plus au présent, qu’elle n’est plus une misérable créature de chair et d’os, mais qu’elle est une manière de personnage de légende que l’imagination agrandit, travestit et déforme. Que dit son avocat ? Irresponsable, il la veut irresponsable. Il l’estime une erreur, un fléau de Dieu. Et il se flatte qu’on lui accordera au moins les circonstances atténuantes. Il ose espérer contre toute espérance : tant de chefs d'accusation, tant de questions ! Le 26 février 1852, à sept heures et demie du matin, sur la place du Champ de Mars de Rennes, la tête d’Hélène Jégado tombe dans le panier de la guillotine. Entrée vivante dans la légende, Hélène Jégado, démesurée et hallucinante, vit encore dans la légende trois quarts de siècle après sa mort. Le choléra, la typhoïde, l’acrodynie et tous les maux qui répandent la terreur et la mort auront disparu de la terre avant qu’Hélène Jégado s’efface de la mémoire des Morbihannais et des Hauts et Bas Bretons.

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Pour qui l’examine de très près, en exigeant de son imagination que cette folle du logis ne s’amuse pas à faire la folle, voici comment elle se profile sur l’écran. Hélène Jégado ? Une détraquée, alcoolique et voleuse, une malade contagieuse, une effroyable monomane devant laquelle auraient dû s’ouvrir d’elles- mêmes les portes d’un hôpital, d'une maison centrale ou d’un asile d'aliénés. Mais une Locuste, une Voisin, une Brinvilliers ? Dans quelles proportions ? Les procédés de la méthode historique apporteraient plus de certitudes sur la malfaisance d’Hélène Jégado que les commentaires de la légende.

Gravure de Pauquet (N.Lambert.S.C) Cette poudre mystérieuse était-elle de l’arsenic? ( cette gravure figurait dans l’édition de 1927)

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Œuvres principales de M. Stéphane FAYE

Parmi ses nombreux écrits nous citerons : - « Causeries morales » (Hachette 1916) - « Morale, Législation, Economie politique » (Hachette 1920) - « Le Maroc, Madagascar »(Histoire Universelle Quillet 1922) - « La Terre qui console »(La Renaissance du Livre 1928) - « MOR BIHAN – La grande Légende de la Mer » (La Renaissance du Livre 1932) - « La Loire de chez nous » (La renaissance du livre 1934) - « Veillée d’armes » pièce en 1 acte en vers. (1936) - « Casse-Cou, Loulou » pièce en 1 acte en prose. (1919) - « Une clairière Morbihannaise » pièce en 1 acte en prose mêlée de musique, donnée au Théâtre municipal de Vannes. (28/2/1931) - « Joyeux anniversaire » pièce en 1 acte. (1930) - « La Légende de l’étang » et « Idylle dramatique » drame lyrique. (1934) - « Odéonie » pièce en 1 acte en vers (1933), avec José Germain. Essais : - « A l’assaut de la criminalité » en coopération avec Edouard de Kerdraviel. (1926) - « Le Colonel Picquart ( de l’affaire Dreyfus) - « Geneviève de Brabant » avec José Germain - « La Cormorandière » avec José Germain. (1931) - « Bêtes et gens bêtes » (1933) - « Contes pour le nouveau monde » - « Une ébauche d’Académie Provinciale vers la fin du XVIIIeme siècle : La Société Patriotique Bretonne » - « Crimes Morbihannais d’Autrefois » (1926) - « La Dernière chevauchée d’un Contamine de Latour » (1925) - « Isis Barbe Bleue et Vénus » (1930) - « La Mirifique chronique bretonne de Gargaden dit Gargantua » (1938)

Scénario : - « Philippine » Conférences en Anglais : - « A Pacific Victory » - “ Two Birds With one Stone” - “ A American Uncle”

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- “ A Well-Served. Merchant » - « Hopes and ashes » Causeries: (terminologie de l’époque pour désigner les chroniques radiophoniques) - « Le véritable Barbe Bleue » Radio Bruxelles (le 23/10/1926) - « Spectacles et leçons que la basse cour donne aux hommes » Bruxelles (24/10/1926) - « La dernière chevauchée d’un Contamine » Bruxelles (le 25/10/1926)

En collaboration avec Victor BALAGUER de l’Académie Royale Espagnole et E.Contamine de LATOUR : - « Le livre de l’amour (19 poésies adaptées du catalan)(1902)

Comme journaliste : - Quotidiens : « Le Matin », « La Riviera », Mensuel : « Floréal » - Cahiers ou revues littéraires : « CORYMBE », « Les Cahiers du Morbihan » - Et surtout de 1924 à 1947 au « Progrès du Morbihan » en tant que critique littéraire et nouvelliste.

Œuvres écrites en collaboration avec José GERMAIN

A ce propos, dans un manuscrit, daté d’octobre 1944, S.FAYE écrit : « Peut-être importe-t-il qu’on sache que »: - La grande crise (1918) Jean et José GERMAIN (Jean c’est Stéphane FAYE) - Notre guerre (1917) - Héros d’un jour - Le syndicalisme et l’intelligence ( 1928) - Pour l’amour de Genièvre (1921) - Oh ! qu’elle était belle ! - Seule parmi les hommes - La Cormorandière ( 1932) - Poupette- Ma poupette chérie- Notre poupette chérie (1921) - La C.T. I (1920) - Le roi des Rosiers ( 1925) - Les enfants perdus ( 1936) - L’Etreinte des races - La Flotte Rouge ( 1931) - Femme - Le roi des coqs (1924)

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- L'amour aux Etapes (1918)

… et d’autres œuvres peut-être, ne sont pas entièrement, à beaucoup près quelques fois, des œuvres de José Germain, qui les signa. »

Cette liste est loin d’être complète, nous pourrions y ajouter :

- Les Cents grands mots de la grande Guerre ( 1922) - A chacun sa chacune ( - Les yeux ( Offenstadt, Revue Parisiana) - Le commissaire est bon amant ( - Le rendez-vous manqué ( - Un sage (1919) - Jean Boscot ou un petit homme public dans la liberté (1920) - La légende des romains d’Hyères (publié dans l’Ere Nouvelle) - La légende de Ste Sabine (1921) - Thémis sur les eaux ( 1921) - La vie et la mort du général Laperrine (1922) (Revue des Deux Mondes) - Le juste retour (1922) (1 acte en vers, Odéon) - Nécessités sociales (1920) (journal l’Information) - La vieille aux mouchoirs (1920) (l’Information) - Les Assurances Sociales (1924) ( La Revue Mondiale) - Femme (Maman)(1922) - Le Syndicalisme et l’Intelligence (1926)

Pour la plupart de ces écrits il s’agit non pas d’une participation limitée ou de contrôle rédactionnel, mais d’une rédaction totale, jusqu’à y compris les textes d’agences destinés aux lancements des ouvrages.

La plupart des livres et œuvres cités ci-dessus sont consultables aux Archives Municipales de VANNES et à la B.N.F. Plusieurs titres sont encore en vente sur Internet.

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Réédité par

Coquerelles e-éditions

Mai 2016