YERVILLE A TRAVERS LES AGES Il a été tiré de cet ouvrage : 15 exemplaires sur Pur Fil des Papeteries du Marais et de Sainte-Marie numérotés de 1 a i5, et 3oo exemplaires sur Spécial lisse des Papeteries Téka.

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Page 143. — Note 54, ligne 5 : lire « frère » au lieu de père. Page 173. — Lignes 6 et 13 : lire « Chapelle-sur-Dun » au lieu de F ontaine-sur-Dun. Page 306. — Note 54, lre ligne : lire « S. I. G. » au lieu de T. I. G. Page 343. — Ajouter après la ligne 21 : et prescrit les « roole et assiette de la taille de la paroisse de Thibermesnil. Page 353. — Ligne 24 : « s'explique » au lieu de s'applique. Page 375. — Note 2, ligne 2 : lire « 1 748 » au lieu de 1 784. Page 387. — Ligne 2 5 : lire « Lubin » au lieu de Aubin. Page 459. — Ligne 12 : lire « Mallet » au lieu de Malot. Page 469. — Note 1 1 : lire Le Roy sans guillemets. Page 502. — Note 41, ligne 4 : remplacer la dernière ligne par « voulu trouver un nom pour rimer avec femelle ».

VIRGINI DEIPARAE IIIJiR VILLENSIUM PATRONAE AUCTOR D. D. D. DU MÊME AUTEUR

PIE XI ET LES MISSIONS, dans ANNUAIRE MISSIONNAIRE, Paris, Desclées, 1931. POUR, SERVIR A L'HISTOIRE DES DOYENS RURAUX DES ORIGINES AU XIII" SIÈCLE, dans REVUE CATHOLIQUE DE NORMANDIE, Mai, 1932. UN CONCORDAT ENTRE LES CURÉS DE LIMÉSY AU XVIII" SIÈCLE, dans REVUE CATHOLIQUE DE NORMANDIE, Septembre 1933. A L'OCCASION D'UN SEPTIÈME CENTENAIRE : QUELQUES TEXTES NORMANDS DES DÉCRÉTALES DE GRÉGOIRE IX, , Lestringant, et Paris, Sirey, 1934. ESSAI SUR L'ÉVOLUTION DU DÉCANAT RURAL EN ANGLETERRE, d'après les conciles des XII", XIIIe et XIVe siècles, Paris, Sirey, 1935. A PROPOS DE L'ENCYCLIQUE « AD SACERDOTII CATHOLICI FASTIGIUM » : GRATIEN ET LA FORMATION SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE DES CLERCS, dans REVUE APOLOGÉTIQUE, Juin 1936. DE SPONSALIBUS IN PRIM^EVA ECCLESIA ET DE JURAMENTO ANNEXO MIEDII-AEVI TEMPORE, dans APOLLINARIS, N° 2, 1936. L'ARCHEVÊQUE EUDES RIGAUD ET LA VIE DE L'EGLISE AU XIII' SIÈCLE, Paris, Sirey, 1938. Ouvrage couronné par l'Académie Française. LES EFFETS JURIDIQUES DES FIANÇAILLES, dans REVUE DE L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA, N° 2, 1938. BALKANS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI, Paris, Sirey, 1939. LES PRINCIPES SOCIAUX DU DROIT CANONIQUE CONTEMPORAIN, Paris, Sirey, 1939. L'EGLISE DE NORMANDIE SOUS GUILLAUME LE CONQUÉRANT, dans TRAVAUX DE LA SEMAINE DE DROIT NORMAND, tenue à Guernesey en 1938, Caen, Jouen, 1939. LE DROIT CANONIQUE, dans APOTRES D'AUJOURD'HUI, III' SÉRIE, Paris, 1943. NOTES HISTORIQUES ET GÉNÉALOGIQUES, Paris, 1948. HISTOIRE SOMMAIRE DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT CANONIQUE EN AU XIXE SIÈCLE ET DE LA FACULTÉ DE DROIT CANONIQUE DE PARIS, dans ACTES DU CONGRÈS DE DROIT CANONIQUE, Paris, Letouzey et Ané, 1950. LA VIE ASCÉTIQUE A ROUEN AU TEMPS DE SAINT VICTRICE, dans MÉLANGES Jules Lebreton, Paris, RECHERCHES DE SCIENCES RELIGIEUSES, 1952. HISTOIRE DE L'EMPIRE NORMAND ET DE SA CIVILISATION, Paris, Payot, 1952. L'ECOLE DES LÉGISLATIONS RELIGIEUSES, dans ANNUAIRE DE L'ECOLE DES LÉGISLATIONS RELIGIEUSES, TOME 1 (1950-1951), Paris, Letouzey et Ané, 1953. LE POUVOIR SOCIAL DANS L'EGLISE CATHOLIQUE, dans ANNUAIRE DE L'ECOLE DES LÉGISLATIONS RELIGIEUSES, TOME 1 (1950-1951), Paris, Letouzey et Ané, 1953. Pierre ANDRIEU- GUITR AN COURT DOYEN DE LA FACULTÉ DE DROIT CANONIQUE DE PARIS

YERVILLE à travers les âges

TOME PREMIER

Des origines à la fin cl xvnr siècle

IMPRIMERIE BRETTEVILLE FRÈRES Rue de la République i 9 5 3

INTRODUCTION

Il n'est personne, de nos jours, qui n'apprécie l'importance des études d'histoire locale, quelque modestes qu'elles puissent être. S'il est vrai, en effet, qu'il se trouve des hommes susceptibles de s'imposer à un pays et à un siècle, il n'est pas moins incontestable que ces génies, bons ou mauvais, sont dépendants de leur époque, qu'ils en saisissent les aspirations et les besoins, qu'ils expriment, en un mot, un sentiment général plus ou moins conscient, déterminant de facteurs psychologiques particuliers. Et que pourraient-ils, sinon au faîte de leur puissance, du moins en ses commencements et en son déclin, sans la participation à leur tâche, des habitants, non seulement de la ville capitale de l'Etat, mais encore des autres cités et des villages ? On ne comprendrait pas davantage les réactions d'une nation, si l'on faisait abstraction des multiples données religieuses, politiques, économiques et sociales dont la grande histoire ne présente en définitive qu'un résumé plus ou moins habile. L'historien local ne donne point le plan de l'édifice qui se construit, mais, sans les matériaux qu'il apporte, le maître de l'œuvre manquerait des ressources indispensables à la réalisation de ses projets. Voilà déjà longtemps,. d'ailleurs, que, dans nos provinces, on s'est mis au travail et que les archives du ont commencé à être inventoriées et analysées. Après la description de Dom Toussaint Duplessis, le savant abbé Cochet a composé ses célèbres ouvrages d'archéologie et d'histoire et l'ont suivi, à quelques années de distance, les abbés Bl1nel et Tougard. Dans la région d'Yerville, Bourel, Beaucousin, Quesnay et Andrieu ont écrit sur Limésy, Yvetot, et Caudebec. De nos jours, l'abbé Valin a édité une monographie concernant Croixmarc tandis que M. l'abbé Maurice continue ses recherches crudités sur et le clergé rouennais et que M. Mensire publie ses chroniques féodales et nobiliares cauchoises dans le Courrier Cauchois. Le canton d'Yerville a été lui aussi, dans son ensemble ou plusieurs de ses communes, l'objet de patientes enquêtes. Duchemin a fait imprimer une histoire générale du canton pendant la Révolution ; Le Saussay et Ifugleville ont eu leurs annalistes ; Georges Dubosc, plusieurs fois, a consacré des articles, parus dans le Journal de Rouen, à Etoutteville, signalant, dans d'autres colonnes de ce quotidien aujourd'hui disparu, l'activité industrielle de la région au XVIII" et au XIX0 siècles ; de Beaurepaire s'est intéressé à l'abbaye d'Ouville ; le docteur Cerné aux Bigot de Thibermesnil, pendant que l' Abeille Cauchoise, ancêtre débonnaire de notre presse yvetotaise, ouvrait largement ses feuilles à des érudits curieux des fastes d'autrefois. Yerville, cependant, n'a jusqu'ici tenté aucune plume. Ce n'est pas que personne n'ilit songé à en écrire la chronique ou à en préparer les éléments. Au XVIIP siècle finissant, l'un de ses curés, Messire Le Bret, compose, non seulement une œuvre généalogique remarquable concernant les familles yervillaises, mais dresse encore une liste de ses prédécesseurs et des seigneurs du lieu. Au XIXe siècle en ses débuts, Maître Ilalley, premier notaire d'Yerville et le premier de ses maires qui ait songé à en organiser, sur des bases solides, la vie municipale, prend copie de plusieurs papiers ayant appartenu à M. Le Bret, de sermons du règne de Louis XV ou de Louis XVI, parfait les listes du dernier bénéficier d'ancien régime, transcrit des légendes et des traditions, consigne des chansons de l'époque révolutionnaire si proche de lui et prend même des croquis. Attentif comme lui aux souvenirs rapportés de génération en génération. Maître Pierre Lelong, l'un de ses successeurs, établit, au milieu du siècle, un fort intéressant dossier. Il s'y trouve, à côté de renseignements d'ordre économique, cles notes concernant les découvertes archéologiques de son temps, des inventaires, des projets de procès-verbaux de séances du Conseil municipal, des plans, une correspondance variée enfin qui permettent de compléter de'manière singulière les pièces d'archives municipales et paroissiales et qui, parfois même, suppléent il leur silence. A la fin du XIXe siècle et au début du suivant, M. Fiquet donne la biographie de M. Le Bret et M. Hébert s'intéresse à Thibermesnil. Dans le premier quart du XX" siècle, M. l'abbé Briant consigne légendes et traditions encore non recueillies, à l'exemple de Maîtres Ilalîey et Lelong ; il étudie également la topographie communale, écrit dans un bulletin paroissial des chroniques d'histoire et, pendant la première guerre mondiale, tient un journal dans lequel sont consignés les faits les plus marquants survenus de 1914 à 1919. Dans' le même temps, Maître Georges Andrieu s'intéresse au passé des bâtiments communaux et forme d'importants dossiers relatifs à la municipalité, aux élections cantonales, législatives et sénatoriales, il la société de secours mutuels d'Yerville et du canton, qu'il a créée, et au patronage fondé par M. l'abbé Pierre, prédécesseur de M. l'abbé Briant. Nous avons pensé, depuis longtemps, qu'il fallait se mettre enfin à une œuvre d'ensemble. Héritier des dossiers de Maîtres Halley et Lelong, de M. l'abbé Briant et de Maître Andrieu, notre père, nous les avons classés, annotés et analysés, heureusement avant 1940, époque à laquelte, par suite de l'occupation de notre maison par les troupes allemandes, beaucoup de pièces se sont trouvées perdues. Nous avons demandé en même temps aux archives et aux imprimés de compléter notre documentation. Partout nous avons été accueilli avec une telle bonne grâce que ce nous est un devoir facile et agréable à accomplir de remercier ceux qui nous ont ouvert si largement les placards où reposent tant de pièces précieuses. Notre gratitude va d'abord aux Directeurs des Recherches des Archives Nationales, de la Bibliothèque Nationale et du Ministère de la Guerre de Paris ; à M. Blanchet, archiviste de la Seine-Inférieure, qui a bien voulu, en outre, nous aider à corriger les épreuves de l'ouvrage que nous présentons aujourd'hui ; à MM. Dussauls et Julien, maires d'Yerville, et à leurs dévoués secrétaires de mairie, MM. Bertlielot et ITis ; à M. l'abbé Folliot, curé-doyen d'YerviIle, ainsi qu'à tous ceux qui ont mis à notre disposition les documents qu'ils possédaient par devers eux. Il nous faut encore remercier M. l'abbé Maurice qui nous a permis de confronter nos listes sacerdotales avec les siennes et qui nous a aimablement indiqué plusieurs références. Après un travail de documentation de près de vingt années, — les éléments d'une histoire locale sont à la fois si nombreux, si divers et si dispersés que, même après de longues et consciencieuses recherches, on ne peut se flatter d'avoir épuisé la matière — nous nous sommes donc mis au travail. Nous avons cherché principalement à faire une œuvre de synthèse et nous avons dû, dès lors, élaguer notre fichier. On ne peut composer, en quatre ou cinq volumes.. l'histoire d'un bourg. Si, cependant, nous avons entendu donner avant tout une idée d'ensemble, nous avons pris soin de laisser parler le plus possible les documents originaux et de n'abandonner à l'oubli aucun renseigne- ment utile, soit pour la connaissance du passé dYerville, soit pour l'histoire générale. De telle sorte que nous avons été amené à écrire trois volumes, inégalement répartis, malheureusement, au point de vue chronologique. La faute en est à la disette ou à l'abondance des documents. Le premier rend compte des origines jusqu'à l'établissement de l'Empire ; c'est celui que nous soumettons présentement au public. Le second sera consacré au XIX' siècle et aux cinquante dernières années que nous venons de vivre. Le troisième contiendra des planches photographiques et, pour ne mentionner qu'elles aujourd'hui, des listes de curés d'YerviIle et de Thibermesnil et de maires d'Yerville, une table générale enfin des noms de personnes et de lieux. Etant donné le développement que nous avons dû donner à notre travail et les difficultés présentes de l'édition, nous avons été contraint de limiter à l'indispensable l'appareil scientifique. En revanche, nous comptons donner, dans le troisième volume, une énumération aussi détaillée que possible des sources manuscrites et imprimées auxquelles nous avons puisé. Il sera donc loisible au lecteur de contrôler, s'il le veut, nos assertions et d'aller ainsi aux documents originaux. C'est avec application et joie que nous nous sommes consacré à cette entreprise et avec plaisir que nous en offrons le résultat à nos concitoyens. Né à Yerville d'une famille établie de longtemps à Yerville et dans la région, en ayant entendu raconter les souvenirs par nos parents et Mlle Lelong qui les tenait de son père — ce qui fait remonter fort loin notre tradition orale personnelle, — appréciant et aimant la pondération et l'urbanité des habitants de la commune, édifié et tributaire de la foi de la paroisse, nous sommes heureux d'en retracer l'histoire, après avoir prié dans l'église Notre-Dame pour tous ceux qui s'y agenouillent ou qui ne pensent pas à le faire, pour tous ceux qui sont venus y adorer Dieu dans h; passé, pour tous ceux dont les corps reposent dans les deux antiques cimetières de Thibermesnil, dans l'ancien et l'actuel cimetières d'Yervitle. Puissent ceux qui nous succéderont dans ce bourg, héritiers de si antiques traditions qu'elles datent d'avant l'ère chrétienne, continuer l'œuvre de nos prédécesseurs, aimer notre petite patrie pour mieux comprendre la grande et s'y dévouer, et être persuadés que le présent et l'avenir sont nourris du passé, même lorsque le rêve fait croire que l'on crée tout de rien. Yerville, ce il octobre 1952. CHAPITRE PREMIER LE TERROIR D'YERVILLE

A paroisse et le bourg d'Yerville sont situés « au centre d une campagne magnifique et renommée par la fertilité de son sol », m écrit Monin, dans son curieux « Dictionnaire historique, moral et religieux du département de la Seine-Inférieure », édité à Yvetot, chez Devieille-Delamare en 1 844. C'est, en effet, « dans une plaine somptueuse, riche en herbe, chargée de moissons, coupée de hêtraies, de bois et de bosquets, agrémentée, au printemps, par les fleurs de pommier et animée sans cesse par le clapotis des ruisseaux et des rivières » ( 1 ) et plus précisément entre le 4ge degré 39' 27" et le 49° 41' 38" de latitude nord et le 1" 25' et 1° 28' 25" de longtitude ouest du méridien de Paris, que sont venus se fixer les ancêtres des Yervillais d'aujourd'hui. La longitude du méridien de Greenwich se trouve à l'est de la paroisse, à environ 0° 55' 09" et, à l 'oue,st, à 0° 51' 44". Le bourg proprement dit est à 49° 40' 10" de latitude nord et à 1" 26' 20" de longitude occidentale du méridien de Paris et à 0° 53' 49" de longitude orientale. Le territoire de la commune couvre actuellement une superficie de 1.042 hectares ou environ. Yerville, entouré par les communes de Criquetot-sur-Ouville, d'Ouville- 1 Abbaye, de , de , d'Ectot-l'Auber et de Saint-Martin- aux-Arbres, est le chef-lieu d'un canton formé de dix-huit communes et d'un doyenné comptant dix-sept paroisses. Ces canton et doyenné sont limités : au nord-ouest par le canton de ; au nord-est, par celui de Tôtes ;

(1) « Le pays de Caux poétique », par Houlbois, sans 'lieu ni date d'édition, ouvrage qu'il faut probablement dater du premier tiers du XIXe siècle. au midi, par celui de Pavilly et, à l'ouest, par celui d'Yvetot. Le bourg est situé à 8 kilomètres de Doudeville, à 16 kilomètres de Fontaine-le-Dun, à 14 kilomètres de Bacqueville, à 10 kilomètres de Tôtes, à 12 kilomètres de Pavilly et d'Yvetot, à 32 de Rouen et à 25 kilomètres de Veules-les-Roses. Yerville dépend de l'arrondissement administratif de Rouen, fait partie de la circonscription judiciaire d'Yvetot et relève de l'archidiaconé d'Yvetot.

Quoiqu'Yerville soit un bourg du plateau de Caux, il n'en faut point conclure que son territoire ne connaît aucun vallonnement. Le site où sont bâtis ses différents hameaux et son agglomération principale se trouve, en effet, à la naissance de quatre vallées et son territoire forme ainsi une ligne de partage des eaux. « Ce n'est donc pas, comme l'a écrit M. l'abbé Alexandre Briant (2), un pays absolument plat. Le terrain sur lequel il est assis, ainsi que celui de Saint-Martin-aux-Arbres, ressemblerait assez bien à un toit à quatre pentes très faibles, dont le faîte aboutirait à chaque extrémité à deux arêtes divergentes. « La ligne centrale de ce faîte se trouve en haut du Bosc-Mauger et mesure environ un kilomètre. C'est elle que l'on suit, lorsqu'on parcourt le chemin qui va, des limites de Saint-Martin, rejoindre la route d'Yerville à Grémonville ; sa direction est donc nord-sud. « A l'extrémité méridionale de cette ligne centrale viennent s'embrancher deux arêtes ou lignes secondaires de faîte : la première sépare Yerville et Saint-Martin et tend vers dans le sens du sud-ouest ; la seconde, qui est sur Saint-Martin, s'en va vers Le Saussay, c'est-à-dire vers le sud-est. « A l'extrémité septentrionale se greffe également un double embran- chement ; le premier, que nous appellerons la troisième arête, se porte, par les Faubourgs, vers Vibeuf dans la direction du nord-est ; le second, auquel nous donnerons le nom de quatrième arête, s'avance entre Criquetot-sur- Ouville et Grémonville vers le nord-ouest. « Dans l'intervalle de ces arêtes commencent quatre vallées ou vallons. « Entre la première et la seconde arête s'amorcent les vallonnements de la petite rivière de la Saffimbec, qui se réunit à la rivière de Sainte-Austreberthe et avec elle se perd dans la Seine à . Dès son départ, le vallon est entièrement sur le territoire de Saint-Martin-aux-Arbres et va du nord-est au sud-ouest, mais, un peu avant d'arriver à Saint-Etienne-le-Vieux, il se coude

(2) M. l'Abbé Briant, curé d'Yerville de 1909 à 1924, outre plusieurs articles publiés dans le Bulletin paroissial, avait rédigé diverses notes sur Yerville que nous sommes heureux d'utiliser présentement. et prend la direction du nord-ouest au sud-est. C'est alors qu'il est suivi, jusqu'à Pavilly, par la voie ferrée tendant du Havre à Rouen et à Paris, en traversant et Mesnil-Panneville ». Entre la seconde et la troisième arête vient mourir la vallée de la Saâne que l'on peut aisément suivre depuis l'endroit où le chemin menant à Criquetot-sur-Ouville est rejoint par celui qui le met en communication avec la grand'route d'Yvetot. Depuis cette hauteur, en effet, la voie suit la vallée et en marque longtemps le point le plus bas. De la côte dite du Moulin, on peut voir, en tout cas, se dessiner très nettement l'excavation et constater que les premières maisons du bourg sont construites à flanc de coteau. Au croisement de la poste, la vallée devient plus profonde. On y arrive par des pentes rapides d'Yvetot, de Saint-Laurent-en-Caux et de Limésy. Dans le fond, vers l'est, on aperçoit les hauteurs de Bourdainville que va éviter la vallée, en brusquant, au-delà de l'école de garçons et vers la droite, son orientation et en prenant la direction du Bout-de-Bas où, dans une sorte d'amphithéâtre, au lieu dit le Morthomme, viennent aboutir des ruisseaux provenant principalement du Bosc-Mauger, de Gruchet, de Bourdainville et la rivière souterraine qui, à Varvannes, donnera naissance à la Saâne. Au sortir du Bout-de-Bas, la vallée, de plus en plus nettement tracée, sépare le Mesnil d'Yerville du Mesnil d'Ectot-l'Auber. Elle court d'ouest en est jusqu'à Varvannes où surgissent les premières sources. Nous sommes maintenant devant la Saâne ; la rivière remonte vers le nord ; elle se confond avec la Vienne à Ouville-la-Rivière et, avec elle, déverse ses eaux sur la plage de . « Entre la troisième et la quatrième arête, écrit encore M. l'abbé Briant, ainsi qu'entre la quatrième et la première, nous avons en direction de la Durdent deux autres vallons. « Le premier, entre la troisième et la quatrième arête, commence à l extrémité du Bosc-Mauger, reçoit les eaux des vallonnements de Grossœuvre et de Thibermesnil, puis traverse Ouville-l'Abbaye, , Prétot- Vicquemare, Etalleville, Saint-Vaast-Dieppedalle, et arrive enfin à la Durdent à Grainville-la-Teinturière. Dans sa marche, il décrit un quart de cercle, qui part du sud au nord et s'achève d'est en ouest. « Le second de ces vallons, compris entre la quatrième et la première arête, aboutit également à la Durdent et pourrait peut-être même être considéré comme la vraie vallée sèche de cette rivière. Il commence par deux fortes dépressions de terrain, l'une venant du Bosc-Mauger, l'autre prise entre Grossœuvre et Pimont, qui se réunissent au Bosc-Renoult. Le vallon passe, en allant du sud-est au nord-ouest, par Grémonville, Etoutteville, Anvéville, et débouche aux sources mêmes de la Durdent à Héricourt-en-Caux. On sait que la Durdent, après avoir traversé Grainville-la-Teinturière et Cany, va se jeter dans la mer à Veulettes. « Au nombre des vallonnements, qui découpent les coteaux de ce quatrième vallon, il en est un qui mérite une mention spéciale. Il est d'ailleurs sur Yerville à l une de ses limites. C'est le premier à droite au sortir du Bosc-Renoult ; il remonte derrière Pimont jusqu 'à une sorte de marécage, situé dans la ferme actuellement exploitée par M. Lendormi, entre la cour et le bois adjacent. Une ancienne tradition — légendaire ou non, nous n'avons pas à la discuter, mais la tradition est certaine — veut qu'en cet endroit il y ait eu autrefois une source assez forte pour donner naissance à un cours d'eau capable de faire marcher les moulins. Des vieillards, qui seraient aujourd'hui plus que centenaires, ont prétendu avoir vu, dans leur enfance, à Etoutteville, les pierres sur lesquelles reposait un de ces moulins. La source aurait été bouchée, par malveillance, avec des balles de coton, à la suite de dissensions entre propriétaires ou parents héritiers d'un même fonds » (3).

Quelque paradoxal que puisse paraître tout d'abord l'emploi d'une semblable expression, lorsqu'il s'agit du plateau de Caux, Yerville est donc un pays accidenté et son bourg est établi dans l'enfoncement d'une vallée naissante. Sur la ligne du partage des eaux, vers la mer et la Seine, Yerville est aussi l'un des points les plus élevés du département de la Seine-Inférieure. Evidemment, l'altitude n'est pas partout la même dans Yerville. Si l'on s'en rapportait, par exemple, à la carte d'Etat-Major dressée en 1889 et révisée en 1893, l'endroit le plus haut d'Yerville serait à sa limite avec Ouville-l'Abbaye, au hameau du Bourg-Joly. La cote y est de 205 mètres. A Thibermesnil, l'altitude est de 1 74 mètres ; à Grossœuvre, elle est de 1 75. Elle descend à 1 64 mètres au Bosc-Renoult pour remonter à 180 mètres à la ligne centrale de faîte du Bosc-Mauger. Mais cette carte a dû être rectifiée ; il ne faut donc prendre les chiffres qu'elle indique que sous bénéfice d'inventaire. Au reste, depuis plusieurs années, l'Administration a pris soin de faire apposer dans la traversée d'Yerville trois petites plaques émaillées portant la cote officielle. Or, précisé- ment au Bosc-Mauger, à 20 mètres au-dessous du carrefour de la grande route du Havre à Amiens et du chemin de Saint-Martin à la route de Grémonville, la cote est de 171 m. 48 au lieu de 180. Environ un kilomètre plus bas, au carrefour de la route du Havre à Amiens et de la route de Rouen

(3) Le témoignage de M. l'Abbé Briant est d'autant plus intéressant, qu'originaire d'Etoutteville, il raconte ici ses souvenirs d'enfant. Voir, dans 'le « Courrier Cauchois » du 14 mars 1953, le récit et l'analyse d'une tradition semblable : « Le Dun et sa légende », par Claude-Paul Couture. à Veules, la cote ne marque plus que 160 m. 26. A l'église, enfin, elle n'est que de 159 m. 19. Le point le plus bas se trouve au-dessous du hameau de la Berdolle, sans descendre toutefois au-delà de 144 mètres.

C'est dans ces divers vallons et sur ces hauteurs, que balaient l'hiver les rafales de vent et les tempêtes du large, qu'ont bâti les générations passées. Loin de constituer, en effet, une unité ou un centre, la commune d'Yerville fait plutôt songer à une fédération de hameaux dont certains sont encore si peuplés qu'ils formeraient ailleurs, tel le Bosc-Mauger, avec ses 300 habitants, une paroisse et une commune. Outre le bourg, les principaux de ces hameaux sont ceux du Bosc-Renoult, du Bosc-Mauger, de Pimont, de Grossceuvre, de Thibermesnil, du Bourg-Joly, des Faubourgs, du Mesnil, de la Berdolle et du Bout-de-Bas. Le bourg est situé sur le versant de ce que l'on pourrait appeler le pré-vallon de la Saâne, dans une dépression d'ouest en est formée par les pentes des Faubourgs et du Bosc-Mauger. Les Faubourgs sont construits sur la troisième arête, sur le versant de la Saâne, du côté opposé, par conséquent, au vallon de la Durdent. Le Bosc-Mauger, qui, par sa pointe occidentale, touche au bourg, s'étale en éventail sur la ligne centrale de faîte. Le Bout-de-Bas, comme son nom l'indique, est la partie la moins élevée d'Yerville : il est au bas de tous les vallonnements qui tendent vers la Saâne, ayant pour voisin, sur le versant gauche du coteau, les hameaux du Mesnil et de la Berdolle. De l'autre côté, vers Motteville et Yvetot, le Bosc-Renoult est frileusement installé au milieu et à l'ombre de ses belles futaies de hêtres et de chênes, dans le deuxième vallon qui va vers la Durdent. La hauteur de Pimont le domine de plusieurs mètres. Grossœuvre s'étend sur un des vallonnements de gauche du premier vallon de la Durdent, le grand Grossceuvre à droite, le petit Grossoeuvre à gauche. Enfin, entre Grossœuvre, le Bourg-Joly et les Faubourgs, Thibermesnil, solidement assis sur une terrasse aux contreforts bien précis d'où l'on commande facilement la dépression qui se dessine de plus en plus nettement vers Ouville-l' Abbaye. Telle est, dans ses lignes générales, la configuration du sol yervillais.

1 Quelle est, maintenant, la nature du sous-sol ? Pour satisfaire notre curiosité, reprenons les notes laissées par M. l'abbé Alexandre Briant. « Voici, écrit-il, les renseignements que nous avons pu recueillir de la bouche des marneurs qui, sans conteste, sont les plus experts dans l'exploration des couches inférieures du sol. « Au-dessous de l'humus, dans presque toute la contrée, se trouve une épaisseur plus ou moins grande d'argile. Comme l'argile est imperméable, il en résulte que le pays est humide, surtout à la suite de pluies abondantes et persistantes. Il n'est presque pas d'habitation où l'on ne se plaigne de cette humidité très réelle, en effet. De là à prétendre qu'Yerville a été bâti sur d'anciens marais, il n'y a qu'un pas à franchir ; aussi est-ce là une vieille tradition très connue des Yervillais et, il faut en convenir, elle n'a rien d'invraisemblable (4). On va jusqu'à dire que la mare de la ferme de M. Adrien Ballue est un dernier vestige de l'état marécageux du pays. Peut-être est-ce aller bien loin dans l'affirmation. Quoiqu'il en soit, l'argile a été la source d'une industrie assez prospère pendant de longues années : celle de la brique. Elle n'est pas encore disparue, puisqu'il existe toujours une briqueterie sur la paroisse (5). « Dans la couche d'argile, on rencontre, de place en place, des poches de sable de dimensions et de profondeurs variables. Ici le sable est à un mètre ; là à trois, à quatre ou même à cinq mètres (6). « Au-dessous de l'argile, on trouve ordinairement le terrain à cailloux. Assez souvent, les silex sont enfermés dans une gangue de terre rouge. « Plus bas que la stratification siliceuse se développe le terrain crétacé, dont la profondeur et l'épaisseur sont variables. Sans aucun doute, cette couche crayeuse est de nature marine, puisqu'en inspectant la marne extraite pour le marnage des terres, on rencontre de petits coquillages pétrifiés et très nettement visibles, témoins irrécusables de ce que la mer couvrait autrefois toute notre contrée. « Les diverses couches du sous-sol, dont nous venons de parler, servent aux besoins des habitants. L'humus produit des récoltes et son herbe vigoureuse nourrit les bestiaux ; l'argile fournit la brique pour la construction des maisons ; le silex entre aussi dans les constructions et, de plus, est employé pour l'empierrement des chemins ; la marne est tirée afin d'amender les terres. C'est ainsi que la Providence a mis en réserve pour l'homme, afin qu 'il en fasse usage à son heure, tout ce qui lui est nécessaire ou utile et, s 'il savait

(4) La légende du « beau Mauger et du beau Renoult », que nous rapporterons plus loin, constitue une preuve nouvelle de cette tradition. (5) Cette briqueterie a disparu depuis le pastorat de M. l'Abbé Briant. (6) Les travaux récemment exécutés pour la reconstruction du bourg et l'établis- sement des égoûts ont confirmé ces données. Cf. sur la nature du sol cauchois, en général, Lab^nnoux, Jaunin et Croisé. « L'Agriculture dans le département de la Seine-Inférieure », Rouen, Wolf, 1923, p. 12 et suiv. en particulier. lire au beau livre de la Nature, sa reconnaissance pour Dieu serait grande et continuelle ».

Il est infiniment probable qu'à l'époque où arrivèrent sur le territoire de la paroisse actuelle d'Yerville les premiers colons, ses plaines et ses vallons étaient couverts d'épaisses forêts, cachant ici et là des sources, des étangs et des marécages. Le bois de l'Arc, comme ceux de Pimont et de Ribeaumare, sont vraisemblablement les derniers vestiges de ces forêts préhistoriques qui faisaient en tout lieu la parure de l'ancienne Gaule. La Mare Sausseuse aux confins du Bosc-Mauger et du Bosc-Renoult, l'étang de Pimont et la Mare Ballue, appelée encore la Mare du Village ou la Mare du Bourg ( 7 ), semblent être aussi de très anciens vestiges de ce lointain passé. Jamais, en tout cas, on ne les a vus taris. Une tradition orale qui, nous l'avons vu, paraît avoir un fondement dans la nature même du sol et des lieux, prétend que l'étang de Pimont est alimenté par une source. Qu'il y ait eu, de tout temps, de nombreux points d'eau sur le territoire de notre commune, personne n'en peut douter. Le puits de la plaine de Criquetot, bouché depuis plus d'un demi-siècle, celui de l'ancien château d'Yerville et celui de Thibermesnil ont été percés sur des nappes d'eau. L'eau, du reste, partout affleure. Dès que la pelle remue le sol de nos caves, elle apparaît aussitôt au point qu'il faut parfois, pour éviter l'inondation, remédier aussitôt à l'infiltration. C'est ainsi que, non loin des routes nationales de Rouen à Veules et du Havre à Amiens, Théophile Lemonnier, qui construisait en 1860 la maison de Maître Pierre Lelong, dut aveugler une source dans la cave se trouvant à l'angle nord-est de l'édifice. Un inconvénient semblable devait se produire en 1910. Alors qu'il creusait un puisard à proximité de sa demeure, M. Grenier (8) se vit en quelques heures séparé de la route par une large nappe d'eau qu'on ne put résorber que très difficilement. Plus haut, vers Yvetot, la cour de M™e Artus est sans cesse inondée en hiver. Ainsi se dessine nettement, depuis le puits du Bosc-Mauger aujourd'hui comblé, le tracé d'une rivière souterraine, révélée par la configuration du sol et les indices que nous venons de rappeler et que jalonnent la mare située en bordure des routes tendant vers Criquetot et Thibermesnil, près de la statue de Notre-Dame de Pontmain ; le bassin présentement remblayé de la cour de Mme Artus ; le puisard de M. Grenier ; la source aveuglée de la maison de Maître Lelong ; la mare maintenant disparue qui se trouvait en bordure de

(7) Actuellement en voie de disparition par suite de la reconstruction du bourg et de la création d'une nouvelle rue reliant 'la route de Saint-Laurent-en-Caux à la place Delahaye. (8) Propriété appartenant aujourd'hui à M. Etienne Du jardin. la route de Thibermesnil, à mi-distance du carrefour et du café de M. Creton, dans la propriété actuelle de M. Seguin ; la mare Ballue ; le puits de l'ancien château et la pompe communale (9). De là, suivant la pente naturelle, l'écoulement des eaux se fait à travers le bourg, oblique brusquement vers le Bout-de-Bas et Varvannes à travers la propriété de M. Lebreton. Cette eau souterraine fut-elle jadis le miroir des ramures et des nuages dans Yerville ? Les sources de la Saâne sont aujourd'hui à Varvannes, comme l'on sait, mais ces sources sont situées maintenant plus loin vers la mer qu'il y a vingt et cinquante ans. Elles ont reculé encore par rapport à l'état de choses du XVIIIe siècle.. Dom Toussaint Duplessis écrit, en effet, que la Saâne prend sa source, non pas à Varvannes, mais « un peu au-dessous du village de Bourdainville » (10). Il semble même qu'au siècle suivant il y ait eu, pour le moins, des sources intermittentes bien en deçà de Bourdainville, puisque Monin écrit que « la rivière de Saâne prend sa source à trois kilomètres d'Yerville » (11). D'autre part, le fait que nous signalerons bientôt (12) d'avoir déterré, près du carrefour actuel de la Poste, plusieurs statues de Vénus Anadyomène, semble prouver, qu'à l'époque gallo-romaine, il y avait une source en cet endroit. Au reste, qu'on veuille bien se souvenir, qu'au milieu du XIXe siècle, à moins de 150 mètres du carrefour de nos deux routes nationales, il y a la source de la maison de Maître Pierre Lelong ; la mare, que nous avons encore connue entourée d'ormes, en bordure de la route d'Ouville et la mare de la Poste ; qu'à ce carrefour, enfin, aboutissent néces- sairement les eaux de pluies et les ruisseaux des routes d'Yvetot, des Faubourgs, de Saint-Laurent et de Limésy, qui utilisent tous des pentes naturelles. Il n'est donc ni surprenant ni impossible qu'à une époque fort reculée, où tout est bois en ce quartier, la Saâne ait pris sa source à Yerville au principal croisement de nos routes modernes. Une autre source, postérieure sans doute aux défrichements du Moyen Age, dont parlent nos légendes et dont se porte garante la toponymie, se situe, toujours dans la vallée que nous avons sommairement décrite, au Bout-de-Bas, aux approches du carrefour en étoile du Morthomme. Là, aujourd'hui encore,

(9) Il serait aisé de signaler encore d'autres mares, comblées depuis plus longtemps, que celles que nous avons mentionnées. Dans 'la propriété de Mime Devaux, en bordure de la route d'Yvetot, existait une mare, disparue, croyons-nous, lors de l'établissement de la nouvelle chaussée. On en voyait également dans le jardin potager de M. Andrieu, dans le jardin de la poste et à l'emplacement des bâtiments de l'hôtel de la poste construits en bordure de la rue Bauche. Cette dernière mare s'étendait sur une partie de la place actuelle de l'hôtel et se confondait anciennement, selon toute vraisemblance, avec la mare Ballue. (10) Cf. « Description géographique et historique de la Haute-Normandie », Paris, 1740, Tome I, p. 41. (11) Cf. op. cit. p. 292. (12) Cf. chapitre suivant. les eaux de la « Julienne », grossies par les pluies et les eaux venues de l'est et de l'ouest, s'assemblent et disparaissent enfin dans des bétoires naturelles. Un titre de propriété du XVIIIe siècle (13) témoigne qu'en 1728, date où fut signé l'aveu, on se souvenait parfaitement d'une source en cette région. Elle était située dans un champ surnommé « l'ancienne sourcière », englobé aujourd'hui dans la ferme de M. Andrieu, exploitée par M. Soudé. Au XVIa siècle, existe, limitant le champ de la sourcière, un petit bois-taillis (14) ; il y a moins de cinquante ans, trois mares ont été comblées dans le fond du vallon. L'on peut donc tenir pour très vraisemblable, qu'à l'époque gallo-romaine, la Saâne prend sa source à Yerville ; qu'à la fin du Moyen Age, une de ses sources — si ce n'est sa source — est au Bout-de-Bas et qu'il en est encore ainsi au XVIe siècle ; qu'au XVIIIe siècle, c'est à Bourdainville qu'elle sort de terre et, qu'au XXe siècle enfin, c'est à Varvannes. A Pimont coule, sans doute, une autre rivière qui se glisse à travers la forêt. Peut-être la Saâne et la rivière de Pimont s'élargissent-elles, ici ou là, en forme d'étangs ; peut-être, sous les chênes et les ormes du Bois Mauger et dans les taillis plantés sur les pentes des vallons, alimentent-elles quelques mares ou même quelques marécages.

Quoi qu'il en soit, le territoire d'Yerville offrait, grâce à l'abondance de ses ondes et de ses bois, de quoi satisfaire aux exigences de la vie. Hêtres et chênes, peupliers et bouleaux, sapins et frênes, étangs, mares et filets d'eau permettaient aux animaux de croître et de multiplier. Il y en eut, dans des temps très reculés que, fort heureusement, nous ne connaissons plus aujourd'hui. Dans la plaine de Vibeuf, des terrassiers, aménageant une mare en 1855, trouvèrent des ossements qui, portés à Rouen par les soins de Maître Lelong, y furent identifiés et attribués à un bison priscus, mammifère au garrot bossu, portant épaisse et lourde crinière, longue barbiche, belles cornes recourbées et pointues (15). L'année suivante, lorsqu'on creusa une citerne à la Berdolle (16), d'autres vestiges préhistoriques

(13) Pièce appartenant à nos archives personnelles. (14) Id. Aveu du 20 mai 1627. (15) Ce bison, si souvent représenté par les Magdaléens, a été fréquemment confondu avec l'auroch. « Il était abondant dans les Vosges, en Germanie et en Belgique, à l'époque de César ; sous Char'iemagne, on, le chassait dans le massif du Harz et en Saxe ; au XVI' siècle, il n'était plus commun qu'en Pologne, où il s'est maintenu jusqu'au XX1 siècle. Il est à craindre que les derniers survivants, qui habitaient les forêts de Bielowisca et de Swisslotch, n'aient pu survivre à la guerre de 1939. Il en reste quelques spécimens dans les Jardins zoologiques ». Cf. R. Regnier, « Exposition régionale de préhistoire (de) 1939 », Rouen, Lecerf, 1940, p. 20. (16) Cf. comme précédemment, les dossiers de Maître Lelong. • furent retirés du sol. Quand, cette fois, on les eut portés à Paris, chez un expert, il en fallut déduire qu 'un elephas primigenus s'était promené sur le territoire d 'Yerville. Ces faits et ces attributions, quelqu'extraordinaires qu'ils puissent sembler, à première vue, ne peuvent surprendre. Saint-Aubin-lès-, Saint-Pierre-lès-Elbeuf, Elbeuf, et Sotteville-lès-Rouen virent, eux aussi, des bisons sur leur sol ; des mammouth ont cherché pâture aux endroits où seront bâtis plus tard Pavilly, Gra ville, , Sotteville-lès-Rouen, Oissel, Saint-Aubin-le-Cauf, Saint-Aubin-lès-Elbeuf, Saint-Pierre-lès-Elbeuf et Neufchâtel (17). Le département de l'Eure en connut de même et toute la Gaule. Le terroir d'Yerville ne faisait donc pas exception. Il y eut encore, sans doute, jadis, des loups, des sangliers, des cerfs, et probablement, dans les taillis, des ours et des renards. De nos jours, la faune est moins variée : plus de loups, ni d'ours, ni de sangliers ; point de reptiles non plus, hormis quelques orvets et des lézards. En revanche, lapins et lièvres, cailles et perdrix abondent dans nos plaines. Des sansonnets, des étourneaux, des merles, des fauvettes, des mésanges, des rouges-gorges et des roitelets charment nos oreilles ; des mauviards, des corbeaux et des geais circulent de toit en toit, de cime en cime. Chaque été reviennent les hirondelles ; quelquefois passent des canards sauvages par bandes serrées. On a prétendu même, en 1913, qu'un aigle avait survolé les moissons du Bosc-Renoult. C'était un égaré, comme était égarée peut-être elle-même l'imagination de celui qui crut contempler le roi des airs (18). C'est dans ce site abrité des vents par les arbres séculaires, sur ce sol généreux qui, peu à peu dégagé de la forêt, donnera tant de moissons chaudement dorées par le soleil d'août, que vont œuvrer les premiers hommes dont on entendit la cognée de Pimont à Grossœuvre, du Bosc-Mauger à Yerville, de Thibermesnil au Bourg-Joly. Ils auront de quoi se chauffer et bâtir, de quoi manger et se vêtir de chaudes fourrures, de quoi fabriquer enfin des outils avec le silex partout abondant. Quels étaient ces premiers habitants d'Yerville ? Quels souvenirs ont-ils laissés ?

(17) Cf. Regnier, op. cit. p. 20 et 23. Parmi les animaux disparus qui ont laissé des traces en Seine-Inférieure, signalons, d'après Regnier, op. cit. des hyènes (p. 18), des lynx (p. 19), des ours (p. 19), des castors (p. 19), des rennes (p. 21), des hippopotames (p. 22), etc. (18) Fait rapporté avec scepticisme par M. l'Abbé Briant. CHAPITRE II YERVILLE CELTE ET GALLO-ROMAIN

ORSQU'IL s'agit de retracer l'origine des bourgades et des villes, c'est, la plupart du temps, au sol lui-même qu'il faut demander une information. Parfois, il est vrai, une légende séculaire a tenté d'arracher à la terre une partie des secrets qu'elle détient et des poètes l'ont enjolivée pour le plaisir de générations toujours éprises de merveilleux autant que d'histoire. Il convient, qu'en toute hypothèse, intervienne l'archéologie pour contrôler le récit ancestral, faire la part à l'imagination de l'artiste et tirer de la tradition des éléments dignes d'être inscrits sur le livre des chroniques. Malheureusement, comme tant d'autres, le site d'Yerville, dont aucun barde ne s'est soucié de nous décrire la naissance et les premiers progrès, n'a pas été méthodiquement fouillé et ce fut seulement à l'occasion de divers travaux ou grâce au jeu fantaisiste du hasard qu'eurent lieu les découvertes qui nous permettent aujourd'hui, après plus de vingt ou vingt-deux siècles et peut-être davantage, de deviner ce que fut, avant le Yerville gallo-romain, le Yerville celte et préhistorique (1).

Les premières trouvailles, dont le souvenir nous a été conservé (2), datent des primes années du règne du roi Louis-Philippe. En 1 832, non loin de 1 église paroissiale, dans un lieu que ne détermine pas le récit que nous

(1) On trouvera dans Cochet, « Les Eglises de l'arrondissement d'Yvetot », Rouen, Lebrument, 1853, Tome II, p. 225 et suivantes, et dans Bunel et Tougard, « Géographie de la Seine-Inférieure, arrondissement d'Yvetot », Rouen, Cagniard, 1876, p. 297 et suivantes, deux notices sur Yerville. Voir également La butte, « Etudes historiques sur l'arrondissement d'Yvetot », Rouen, Lebrument, 1851, p. 207. (2) La relation de seconde main des découvertes dont nous allons écrire est due à la plume de Maître Pierre Lelong, qui tenait les faits d'un M. Dupuis que nous n'avons pu identifier. La note que nous utilisons figure au dossier que Maître Lelong, notaire à Yerville de 1844 à 1892, avait consacré à Yerville, dossier auquel nous aurons recours en plusieurs circonstances. utilisons, des ouvriers, occupés à creuser les fondations d'un immeuble, auraient mis à jour un squelette d'homme, reposant à côté d'un fer de lance, d une sorte de soucoupe en terre et d'un vase de même matière. En outre, on aurait relevé, près du crâne en parfait état de conservation de cet antique guerrier, quelques maillons de chaîne, des outils en silex et une sorte de dague. Le corps était abrité par une large pierre, ou plutôt par trois pierres, posées sur des rebords en maçonnerie rustiques, comme des planches sur un coffre grossier. Le fond de la sépulture était fait de silex juxtaposés sans aucun lien de ciment, mais formant un lit suffisamment épais pour constituer une couche d'environ quinze centimètres aux endroits les plus minces et vingt-deux aux plus épais. C'est surtout pendant le règne de Napoléon III que surgissent en nombre considérable les vestiges millénaires du passé cauchois. Sans doute, d'autres trouvailles, telle celle du squelette gaulois que nous venons de signaler, avaient été faites auparavant, mais nulle trace n'en est demeurée. Dans l'immense majorité des cas, les objets ainsi rendus à la lumière dans nos campagnes ont été dispersés sans probablement avoir retenu l'attention. Le savant abbé Cochet et ses émules n'avaient pas encore attiré la curiosité du public ; l'intérêt' de ces monuments, quelque modestes qu'ils puissent tout d'abord sembler, n'apparaissait pas (3). Vers 1860 (4), des ouvriers extraient du sol, en opérant un terrasse- ment dans l'une des avenues du château de Thibermesnil, une hache en silex taillé et un poignard de même qualité. Plus tard,, aux environs. de 1870, on découvre encore, mais à la Sausseuse cette fois, une pointe er> silex admirablement façonnée et une hache en jadéite claire (5). Ce sont là indiscutablement les vestiges des premiers hommes qui commencèrent à chasser dans nos forêts et à les défricher. N'imaginons pas d'ailleurs nos devanciers réduits à une vie primitive et presque sauvage. Les Celtes qui s'installèrent dans le pays de Caux et qui devaient lui donner son nom jouissaient d'une civilisation déjà très avancée. Rien ne le montre mieux que la mise à jour, vers 1855, d'une gracieuse fibule et d'un important fragment de vase en terre cuite dans le verger de la maison occupée actuellement par M. Leroux, ancien conseiller d'arrondissement (6).

(3) Voir Blanadet, « Bibliographie de l'Abbé Cochet », Paris, Picard, 1895. Cet ouvrage montre tout ce que le département de la Seine-Inférieure doit à ce savant qui, comme nous le verrons plus loin, visita Yerville et se préoccupa de son passé. (4) Voir, sauf indications contraires ou supplémentaires, les ouvrages de Cochet et de Bunel-Tougard, cités précédemment. (5) Note de M. A. Briant. Maître Lelong signale également un râcloir et une pointe de silex découverts en labourant un champ de la commune de Saint-Martin- aux-Arbres. (6) Note du dossier de Maître Pierre Lelong. Ces objets datent vraisemblablement de l'époque de la Tène, c'est-à-dire du troisième ou peut-être même du quatrième siècle avant Jésus-Christ (7), si ce n'est plus avant encore. La fibule, qui ornait l'épaule d'une élégante Yervillaise de ces temps anciens, était un joli bijou de bronze. Quoique mutilée dans sa partie mobile, elle conservait toute sa souplesse et, réparée, elle aurait pu encore servir. Le bronze était oxydé, mais très légèrement entamé. La partie plate sur laquelle se fixait l'épingle était creusée en son centre ; c'était sans doute pour recevoir une pierre ou tout autre motif ornemental. Quant au fragment de poterie, il appartenait à un vase en forme de gobelet ; il était recouvert d'une couche de peinture brun foncé et agrémenté sur le bord de deux lignes droites au milieu desquelles courait une élégante et blanche spirale (8). Près de ces deux reliques, on ramassa encore un morceau de verre peint, dont il est malaisé de déterminer la provenance, et deux os qui semblent avoir appartenu à un squelette d'agneau. Peut-être en cet endroit, aujourd'hui ombragé de pommiers, y avait-il jadis une habitation importante ou un lieu de culte. Quoiqu'il en soit, il est curieux de noter que le centre d'Yerville est déjà précisément déterminé et que le village médiéval et classique succédera à un très ancien centre de peuplement. II est également un autre site qui mériterait d'être soigneusement fouillé : c'est la « butte aux chiens », le monticule qui ponctue de vert sombre la plaine, au nord-ouest de l'ancien parc de Thibermesnil, vers Ouville-I' Abbaye. On a voulu voir, dans cette butte, une élévation destinée à installer des sentinelles pour surveiller les vallées qui expirent sur le plateau thibermesnilien ou, encore, un important terrassement au faîte duquel on aurait communiqué par signaux avec les sires de Vibeuf, de et de Grossœuvre. Il se peut que la butte aux chiens ait été utilisée l'une ou l'autre fois de la sorte, mais fut-elle construite à cette fin ? Pour résoudre le problème, il faut d'abord tenir compte du fait que le sommet de notre petite montagne se trouve à une moindre altitude que le château qui, en outre, à l'époque où il fut premièrement édifié, possédait, dépassant ses quatre tours d'angle, un donjon qui paraît avoir été assez considérable pour dominer la région avoisinante. Comment dès lors imaginer que le seigneur de Thibermesnil ait eu besoin de prévoir, sur un sol plus bas, un bastion avancé dont la hauteur totale ne pouvait être qu'inférieure à celle de la tour maîtresse de sa forteresse ? Comment, à supposer qu'il ait voulu

(7) Le nom de Tène vient de la station de la Tène, située sur le rivage du lac de Neuchatel. où l'on trouva, en 1867. de nombreux vestiges de l'époque ancienne appartenant à une période déterminée par les archéologues entre 500 et I avant Jésus-Chri.st. (8) Nous avions conservé ces objets jusqu'à l'invasion de 1940, au çours de laquelle ils .disparurent. prendre une précaution stratégique supplémentaire, aurait-il pu songer, même en couronnant son oeuvre défensive de créneaux, à la laisser si loin de son chemin de ronde et sans liaison avec les murailles de sa demeure ? Quel avantage, enfin, aurait-il enregistré avec une telle et si insolite barbacane ? La butte aux chiens, de toute évidence, ne peut avoir été dressée pour des fins militaires. Reste, peut-être, qu'on l'aurait amassée, comme sans y prendre garde, en creusant les lacs qui sont à ses pieds ? Cette nouvelle hypothèse ne semble pas pouvoir résister davantage à un examen même rapide des données habituelles. Il est infiniment probable que les bassins ou étangs, que l'on voit encore aujourd'hui, sont les vestiges des viviers aménagés au Moyen Age par les possesseurs de Thibermesnil. Mais peut-on croire que la terre qu'il fallut extraire pour créer ces lacs artificiels, au lieu d'être également répartie sur le sol, ait été utilisée pour édifier un monticule ? Nous ne le pensons pas. Nulle part on ne constate de pareilles traces à côté des viviers ; nulle part on ne voit les hommes du Moyen Age soucieux de placer, dans leur enclos, des montages en miniature ; nulle part on ne voit un possesseur de château laisser à proximité de ses fossés des possibilités de retranchement. Ajoutons, enfin, que les terres extraites durent servir presqu'en totalité à établir le barrage constitué à l'ouest, barrage toujours en état, quoique percé en son milieu. La butte, dès lors, a-t-elle été faite postérieurement ? Le jardinier du XVIIe siècle qui dessina le parc ne put rêver davantage, selon nous, à former un tel amas de terre et de sable. Au temps de Louis XIII et de Louis XIV ont la vogue les plans italiens et français qui ne souffrent point les fantaisies qu'introduiront plus tard les jardiniers anglais. D'ailleurs, le dessinateur de Thibermesnil aurait-il fait exception, qu'il aurait certainement centré sa butte et son bassin. Or, ni l'un ni l'autre ne sont centrés, il s'en faut de beaucoup ; la butte apparaît comme une œuvre adventice. Ni du grand siècle, ni du Moyen Age, ne serait-elle pas plutôt l'un de ces tertres herbus que les premiers hommes amoncelaient sur le tombeau de leurs parents ? Elle a la forme et les dimensions des monuments de ce genre. Elle n'est pas éloignée, nous le verrons, d'une route gallo-romaine qui suivait probablement, comme tant d'autres, un tracé antérieur. Ce qui semble, enfin, conférer à la solution que nous proposons quelque vraisemblance, c est la légende même qui naquit à l'ombre de cette petite colline couverte de broussailles accueillantes aux lapins et aux lièvres. On racontait encore, en effet, dans les dernières années du XIXe siècle, qu'un mort était couché dessous et que, chaque nuit, il quittait sa tombe pour aller prier contre le mur de la petite église de Thibermesnil. Laissons de côté le pittoresque et les détails d'un récit que nous reproduirons en son lieu pour n'en retenir que l'essentiel : dans la pensée de nos devanciers, un homme gisait sous la butte aux chiens ; la butte était une sépulture. Les sépulcres de ce genre ne sont pas rares à partir du IIIe millénaire avant Jésus-Christ qui les voit succéder aux cimetières dolméniques. « Leur diffusion sur notre sol, écrit M. Doranlo, paraît s'écarter quelque peu de celle des monuments de la période précédente. C'est surtout dans le centre de la Normandie, dans les régions où dominent les labours, que ces tumuli semblent groupés » (9). Ces monuments, « contemporains de l'âge de bronze si richement représenté en Normandie » (10), recouvrent soit plusieurs chambres, soit une feule. Il se pourrait, si la butte aux chiens est véritablement un tombeau, qu'elle abrite plusieurs nécropoles, étant donné l'importance du tertre que nous décrirons plus loin en rendant compte de l'état du parc de l'ancien château (11). Ainsi l'époque celtique est marquée à Yerville par d'importants vestiges : un squelette de guerrier entouré de ses objets familiers, une fibule, une pointe de silex et des haches, un poignard et des poteries, enfin et vraisemblablement un tumulus. Sont donc habités, avant l'époque gallo-romaine, les environs de l'église Notre-Dame, Thibermesnil et la région de la mare Sausseuse.

De tout temps, la Gaule fut un pays de passage. Les Phéniciens et les Grecs établis puissamment à Nice, à Antibes et surtout à Marseille, dès l'an 600 avant Jésus-Christ, et sur les rivages méditerranéens et atlantiques de la presqu'île ibérique, organisaient par terre et par mer de vastes expéditions commerciales pour rechercher l'étain, l'ambre et l'or en Cornouailles, en Irlande et, probablement, jusque dans les pays scandinaves. Pour éviter le long périple par les côtes méditerranéennes et océaniques, ils remontaient la vallée du Rhône ; de Lyon, ils gagnaient Paris et la Basse-Seine (12). Nos anciens Cauchois purent donc être en relations avec ces Grecs du Midi. Une légende ne veut-elle point qu' ait une origine hellénique (13) et nos anciens chroniqueurs, qui ne doutaient de rien, n'imaginèrent-ils pas, pour nos ancêtres, une parenté avec les habitants divins de l'Olympe ? (14)

(9) Cf. Dr R.-C. Doranlo, « L'Archéologie antique en Normandie, des origines à la conquête des Gaules », dans Cahiers Léopold Delisle, Tome 1 (1947), p. 41. (10) Cf. Ibid. (11) Plusieurs excavations pratiquées dans la butte pourraient laisser supposer qu'on a déjà tenté d'en pénétrer le mystère. (12) Cf. notre « Histoire de l'Empire Normand et de sa civilisation », Paris, Payot, 1952, p. 214 et suivantes. (13) Cf. Tougard, op. cit. art. Yport et notre ouvrage précédemment cité, p. 215. (14) Cf. Albert-Petit, « Histoire de la Normandie », Paris, Boivin, 1911, P. 12. Quoi qu 'il en soit de ces légendes, qu'il ne faut répudier qu'avec d'infinies précautions, les ouvriers qui, en 1860, piochaient le sol pour établir les fondations de la maison de Maître Pierre Lelong, virent soudain leurs pics et leurs pelles heurter plusieurs pièces de bronze et d'argent ; c'étaient des monnaies grecques ,( 15). L 'une, une drachme, porte un beau profil casqué, tourné vers la droite. Le casque est orné d une crinière souple et flottante. Au revers es't gravée une chouette dont les griffes tiennent une amphore ; le tout est entouré de tiges d olivier ; vers la droite, entre l'animal sacré et les feuilles d'olivier, on lit facilement les lettres A. O. E. et Nanik. Une autre drachme offre aux yeux le même profil aux lignes sobres et fines. Sur l'amphore, tenue comme précédemment par l'oiseau de Minerve, figure la lettre A, sans doute une marque de fabrique. Une troisième monnaie présente un profil d'homme non casqué tourné vers la droite. Au revers Zeus, maître des hommes et des dieux, est assis la face tournée vers la gauche, il tend son bras droit ; une colombe s'est posée sur la paume de la main divine. De sa main gauche, caractèresil tient une sont lance, admirablement le long de laquelleconservés on : peutAAEEANAP02. lire sans difficulté, tant les Encore une autre monnaie. L'une de ses faces représente un quadrige conduit par un aurige à peine dessiné ou dont la gravure est usée. De sa main droite, il tient un fouet au manche très court. Au revers, une colombe aux ailes éployées s'inscrit dans un double carré. Entre les lignes parallèles de ce carré court une grecque interrompue chargée, à la partie supérieure, des lettres OZA. Une cinquième pièce de monnaie représente un cheval dont le corps ailé se termine en queue de poisson. Il est monté par une jeune et gracieuse divinité masculine. Sous eux passe une rivière figurée par trois lignes ondées parallèles et par un poisson rappelant assez bien le dauphin. Au revers, nous retrouvons la chouette traditionnelle. Elle serre sous son aile gauche une sorte de crosse et un instrument ressemblant à un fléau. La sixième pièce est ornée d'un profil barbu dessiné sans grand art. Au revers, une femme vêtue d'un ample manteau tient de sa main gauche un bouclier rond pendant que sa main droite lance des flèches qu'elle manie à pleine poignée. Contre la jambe gauche se lisent les lettres E. P. A. ; le long du dos et de la jamble à droite : BA2ïAEO]E, et à gauche : IAInnOI. La dernière des monnaies grecques qui furent apportées à Maître Lelong représentait un taureau agenouillé dont le mufle, dessiné avec force, touche

(15) Nous avons conservé ces monnaies jusqu'à l'invasion de 1940, époque pendant laquelle elles disparurent. Nous en avions heureusement pris la description. terre. Au revers, un double cercle est relié par deux traits parallèles. Dans les centres ainsi formés figurent en haut les lettres E P, en bas

En dépit des nombreux camps de César que mentionnent nos cartes cauchoises, le proconsul romain ne vint pas chez les Calètes, qui, après les Unelles, les Lexoviens, les Véliocasses et les Ebroïciens, furent soumis par Titurius Sabinus. S'il y eut résistance dans notre actuel pays de Caux, aucun souvenir n'a été conservé de l'attitude adoptée par les ancêtres des Yervillais actuels. En 60 avant Jésus-Christ, notre région faisait partie de l'empire romain. Calidu ou Caudebec est alors supplanté par Juliobona et Rotomagus devient capitale de la Seconde Lyonnaise. Les routes sont réparées et aménagées ; la langue latine gagne peu à peu à la ville et à la (Campagne, supplantant progressivement la langue celte. Au milieu des bois et des champs apparaissent de nouvelles exploitations agricoles ou villae, tandis que les anciennes continuent à prospérer grâce à la paix maintenue par les Césars. Les sujets de l'empereur romain ont laissé d'importants vestiges sur le territoire actuel de la commune d'Yerville (17). Au sud-ouest du bourg moderne, à la briqueterie Carpentier, on trouve, de 1865 à 1870, de nombreuses tuiles à rebord et des vases crématoires. L'un d'entre eux porte la marque de son fabricant : Crasica F(ecit). Aux confins du Bosc-Mauger et du bourg, à la briqueterie Lemonnier, d autres vases funéraires d'époque romaine sont mis à jour en 1868,

(16) « Ce que Rome et l'Empire romain doivent à la Gaule et aux Gaulois », Paris, 1936. (17) Pour l'époque gallo-romaine, nous renvoyons, d'une manière générale, aux articles déjà cités de Cochet et de Bunel-Tougard concernant Yerville et à Louis Deglatigny, « Inventaire archéologique de la Seine-Inférieure, période gallo-romaine », Evreux, Hérissey, 1931, p. 239. Nous donnerons seulement les indications nécessaires pour les objets non. mentionnés dans ces ouvrages. ainsi que des monnaies de bronze aux effigies de T rajlan, de Faustine et de Marc-Aurèle (18). Peu d années après, en 1872, c'est un autel païen qui est exhumé au même endroit (19). Il mesure un mètre de hauteur, il est large de 60 centimètres et de cinquante. Sur une face est sculpté en relief un cheval ; sur un côté, une inscription, dont on ne peut lire que quelques lettres, AB, puis, au-dessous d'une brisure, DE, qu'il faut sans doute compléter par un O. Par malheur, cet ancien vestige de culte païen, probablement posé et scellé sur un socle à l'origine, a disparu au point qu'il nous a été impossible de retrouver sa trace après 1 880. Quant aux monnaies, l'invasion allemande de 1940 les a dispersées. Au carrefour des routes nationales, des découvertes fort intéressantes devaient également être faites à l'époque du Second Empire. En 1852, deux belles statues de pierre sont inventoriées alors que l'on creuse la citerne d'un immeuble qui devait être détruit en 1940, lors des bombardements, et qui appartenait à M. Bornon. L'une reproduit les traits d'une femme nue qui revêt un manteau dont un pan couvre en partie les hanches ; dans sa main gauche, elle tient un miroir. A côté d'elle figure une sorte de dauphin. Sans doute est-ce là une représentation de Vénus ou d'une divinité protectrice des sources. Elle est, en tout cas, de bonne qualité et pourrait être, sans contredit, l'ornement d'un musée. L'autre montre un homme, nu lui aussi, mais de moins heureuse facture. Près de lui, le sculpteur a dessiné une massue. C'est là vraisemblable- ment une image d'Hercule. Ces deux monuments du passé gallo-romain d'Yerville nous sont connus par une note de Maître Lelong et par deux reproductions conservées aux archives de la Seine-Inférieure (20). En 1867, « à peu de distance du bourg..., en détruisant une butte placée sur un carrefour qu'une croix surmontait,, on a rencontré, écrit l'abbé Cochet (21), plusieurs statuettes en terre cuite représentant Vénus Anadyomène ». M. Folloppe, juge de paix à Yerville, « rapporte que des ouvriers travaillant un peu plus loin avaient déjà découvert, quelques années auparavant, près de la maison d'un nommé Quesnel, marchand, deux petites statues que ledit sieur Quesnel vendit à Rouen pour le prix de cinquante francs ». Ce même sieur Quesnel aurait trouvé, en 1868, une amulette de

(18) Note de Maître Lelong. Nous avons possédé ces diverses monnaies jusqu'en 1940. (19) Note et description de Maître Lelong. (20) Cf. S. I. Album IV, planche II (Comm. Ant. de 'la S. I.). Ces deux statues, raconte Maître Lelong, restèrent un an sur place et se trouvèrent partiellement mutilées au cours d'un transfert. Le propriétaire dut défendre Vénus contre l'indignation de sa femme qui voulait faire briser la pierre. Il s'en défit, ainsi que d'Hercule, au profit d'un M. Donjon, collectionneur de Rouen. (21) Cf. Bulletin de la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure, Tome I (1869), p. 77. bronze formée d'un oursin serti dans un anneau, des débris de miroir et une sorte de coupe de pierre large d'environ .50 centimètres (22). Il semble donc bien que l'on puisse conclure avec l'abbé Cochet qu' « on ne saurait douter que ce lieu ait été autrefois consacré au culte au temps du paganisme romain » (23). Sans doute aussi y avait-il des habitations autour de notre actuel carrefour, alors dédié à Vénus. En 1860, à quelques pas de là, M. Lelong déterre dans son jardin, comme il prend soin de le noter, des monnaies d'argent et de bronze à l'effigie d'Auguste, de Vespasien, de Domitien et de Trajan. La pièce d'Auguste, en bel argent plat et terni par tant d'années souterraines, porte, en face, la tête irradiée de l'empereur avec une légende écrite en belles capitales romaines : « Divus Augustus Tuspater » ; au revers est représenté un autel entouré de l'inscription suivante : impet, spang. rest. providens (24). Entre la maison de M. Lelong et la poste actuelle, alors que l'on bâtit l'immeuble appartenant en 1 940 à M. Seguin et détruit par les bombardements en cette même année, on trouve une rouelle gauloise en métal et plusieurs monnaies gauloises et romaines (25), dont malheureusement nous n'avons pas pris les inscriptions avant qu'elles nous aient été volées. Le carrefour était donc, ou plutôt se présente à nous comme un très ancien centre de peuplement, puisqu'aux objets gallo-romains se mêlent des vestiges celtiques et grecs. Un troisième centre gallo-romain a été découvert lors de la construction de la Mairie en 1874. En commençant les fondations, les maçons se trouvèrent, en effet, à environ vingt centimètres au-dessous du niveau actuel de la place, en présence d'un mur épais de soixante-cinq centimètres, construit en briques plates, en pierres cassées et en silex appareillé, orienté d'est en ouest, sur une longueur de trois mètres trente-trois. Près de ce mur et sur un sol pavé en briques étaient quelques morceaux de verre, deux pièces à l'effigie de Trajan et une autre à celle de Gratien. Le mur, en dépit des protestations de Maître Lelong, qui eut le temps d'en faire la description, a été démoli et les objets qui se trouvaient sur le sol antique ont disparu. Ainsi, à l'époque gallo-romaine, ce qui sera, dans un avenir encore

(22) Cf. Note de Maître Lelong, qui acquit ces objets pour le prix de deux francs. Nous ne savons ce que sont devenus ces vestiges romains. (23) Cf. Cochet, Bull. Comm. Ant. loc. cit. Plusieurs des pièces archéologiques que nous venons de signaler ont été dispersées ou recueillies sans indications suffisantes. Ainsi, le Musée de Rouen, qui conserve de nombreuses Vénus en terre cuite, sans doute identiques à celle d'Yerville, ne peut-il en présenter aucune avec certitude. Nous avons heureusement à notre disposition la photographie d'une des statuettes yervillaises dans S. I., Album IV, planche II. (24) Ces monnaies ont disparu en 1940. (25) Note de Maître Lelong. lointain, l ancienne paroisse d'Yerville, semble avoir possédé trois centres importants : un premier au Bosc-Mauger avec lieu de culte ; un second au carrefour actuel des routes de Rouen à Veules et du Havre à Amiens, constitué autour de la source de la Saâne, symbolisée par une statue et dédiée à Vénus ; un troisième à l'emplacement de notre actuelle place Delahaye.

Le territoire de l ancienne paroisse de Thibermesnil n'est pas moins fertile en antiquités gallo-romaines. En 1858, on met à jour, « dans une des avenues du château, un plateau rouge en terre de Samos et une foule de vases antiques », qui indiqueraient, d'après l'abbé Cochet, l'existence en cet endroit d 'un cimetière par incinération (26). On s'est aussi demandé si, dans l'ancien parc, ne furent point des thermes à l'usage des Gallo-romains propriétaires de ces lieux. On y aurait trouvé, en effet (2 7), des tuyaux de plomb au voisinage du vivier, lui-même desservi par une canalisation encore visible de nos jours. En réalité, il est des plus malaisé de se prononcer sur ce dernier point. La seule chose probable, c'est que la villa thibermesnilienne, dont le centre occupait vraisemblablement l'emplacement du château médiéval, était fort ancienne puisque, dans la cour d'honneur, on retrouva des poteries antiques et deux rotules gauloises (28). Il nous est évidemment impossible de fixer, même approximativement, un chiffre quelconque en ce qui concerne l'importance de la population gallo-romaine d'Yerville et de Thibermesnil. Ce que l'on peut avancer sans grande chance d'erreur, c'est que les deux villae de Thibermesnil et d'Yerville étaient entourées de bois et que leurs champs, chaque année, gagnaient sur la forêt. La station du Bosc-Mauger était plus vraisemblablement forestière qu'agricole. Près de la source de la Saâne, ou des sources et ,des marécages qui entouraient la rivière, un centre de culte est établi (29) et quelques habitations ont été édifiées, dont les hôtes, peut-être, sont occupés de viviers. Entre l'église et l'hôtel de ville, c'est la villa proprement dite d'Yerville :

(26) Cf. Bull. de la Société des Antiquaires de Normandie, Tome I, p. 120 ; Cf. également Tome II (1849-1866), p. 144 ; Cochet, Répertoire archéologique de la Seine-Inférieure, p. 555. (27) Témoignage oral rapporté sous bénéfice d'inventaire par M .l'Abbé Alexandre Briant. (28) Note de Maître Lelong. (29) On peut supposer, avec beaucoup de vraisemblance, que ce centre de culte recevait des pèlerins d'alentour en assez grand nombre et que l'on y célébrait des sacrifices. Le fait que l'on ait enterré des statuettes païennes sous un tertre et que, sur ce tertre, on ait planté une croix dans la suite, indique dans notre cas, comme en tant d'autres semblables, que les chrétiens ont vou'lu substituer leur culte à l'ancien pour le faire plus sûrement oublier. maison du maître, logis des esclaves, communs divers, potagers et jardin d'agrément.

Ces divers vestiges numismatiques et cultuels, ces murs que nous n'avons pas su respecter, ne sont pas les seuls témoins qui nous soient restés des siècles gallo-romains. Les nouveaux maîtres de notre pays, s'inscrivant naturellement dans la tradition celtique et en accord avec les indigènes, remettent en état les anciennes routes et, le commerce et l'agriculture se développant au cours de l'âge gallo-romain, transforment des sentiers et des pistes en chemins (30). Parmi ces voies, il faut surtout signaler celle qui, sur une notable partie de son parcours, délimite notre commune au nord-ouest : la route de Saint-Martin-aux-Arbres (le Caillibourg) à Criquetot (la Campagne). Dans les titres de propriété du XVIIe et du XVIIIe siècles, on l'appelle « la chaussée » ou encore : « la grand'rue, la voie de Limésy à Doudeville, la voie du roy » (31 ). Elle est construite suivant une ligne droite comme les autres voies de l'empire ; le chemin de Grande Communication n° 88 en suit le tracé. Sur la carte routière du canton d'Yerville, dressée en 1 867 par les soins de M. Fouché, agent-voyer en chef du département de la Seine-Inférieure, elle porte encore le nom d' « ancienne voie romaine ». Ce chemin allait de Pauliacum (Pavilly) à Saint-Valery-en-Caux en passant par Limésy, Auzouville-1 Esneval, Saint-Martin-aux-Arbres, Yerville, Criquetot-sur-Ouville et Doudeville. Une autre voie gallo-romaine tendant d'Ouville-l'Abbaye à Arques-la- Bataille — celle que devait suivre des siècles plus tard Guillaume-le-Conquérant pour aller réprimer la révolte de son oncle — passait au nord de Thibermesnil. Elle subsiste et porte, comme sa voisine, dans les actes et aveux de l'époque classique, les noms « de chaussée droite, de chaussée du roy ou de grande chaussée ». D après Auvray, « le caillou de cette voie a, dans Criquetot, une largeur de six mètres dix sur une épaisseur variant de vingt-deux à trente-quatre centimètres » (32). Au Bosc-Renoult, un chemin herbeux reliant la mare Sausseuse à la voie de Pavilly à Doudeville semble dater de la même époque. Plusieurs

(30) Sur les voies gallo-romaines traversant le territoire actuel de la commune d'Yerville, cf. en particulier Auvray, « Trois voies antiques de l'arrondissement d'Yvetot », Rouen, Fleury, 1884. Voir également, pour l'ensemble du réseau routier gallo-romain dans le département, Cochet, « La Seine-Inférieure historique et archéolo- gique », Paris, Derache, 1864. (31) Cf. en particulier titres de propriété de la ferme dite de « la voie romaine », appartenant à M. Andrieu et exploitée par M. Lelièvre. (32) Cf. Auvray, op. cit., p. 5. prétendaient encore, au siècle dernier (33) qu'on trouvait de larges dalles sur son tracé et des cailloux taillés avec soin. Ce chemin continuait jadis vers l est à travers le Bosc-Mauger et atteignait le Bout-de-Bas, au lieu dit le Morthomme. Ces routes qui, en Italie et dans le sud de la France, sont dallées, étaient, dans notre région, empierrées de silex. Une inscription nous apprend, écrit à ce sujet l'abbé Cochet, que le trouvant plus résistant et d'emploi moins onéreux que la pierre et le grès, « l'empereur Hadrien avait même employé le silex dans le midi de la Gaule : Via silice strata, tel était leur nom » (34). Il résulte de ce qui vient d'être dit que le territoire actuel de la commune d Yerville n était desservi qu'au nord et qu'au midi, les deux routes principales que nous avons mentionnées laissant un espace assez considérable entre elles, d environ trois kilomètres huit cents, vers le tiers duquel était bâtie la villa. La desservant pour ses besoins personnels, il n'y aurait guère eu que la route de la Sausseuse, encore qu'elle aboutissait à environ un kilomètre de l'exploitation yervillaise. Il n'en faudrait point conclure, cependant, que les charrois et les piétons n'avaient point de facilités. Des chemins secondaires et locaux existaient certainement. Nous savons, en tout cas, par des titres de propriété (35) qu'une sente dite carbonale existait au Bosc-Renoult. Indication très précieuse puisque, non seulement elle nous prouve l'existence d'un très ancien chemin, mais encore celle de l'industrie forestière. Cette sente desservait les bois du Bosc-Renoult et comportait probablement un embranchement en direction de la forêt de Pimont (36). L'époque gallo-romaine a laissé des vestiges tout aussi importants dans plusieurs noms de lieux yervillais (37). La mare Sausseuse signifie, par exemple, soit la mare aux saules (salicosa), soit la mare aux cailloux (saxosa). Mesnil, que l'on retrouve à la fois dans Le Mesnil et Thibermesnil, indique soit des habitations gallo-romaines secondaires, Menillum étant un diminutif de mensionile et ayant souvent le sens, sinon d'un poste militaire défensif,

(33) Témoignage rapporté par M. Alexandre Briant sous bénéfice d'inventaire. (34) Sur les voies gallo-romaines dans l'arrondissement d'Yvetot, cf. Cochet, « Les Eglises de l'arrondissement d'Yvetot », déjà cité, Tome I, p. 271, 284, 294 et 295. (35) Cf. Titres de propriété de la ferme de la voie romaine précédemment cités et notamment les actes du XVII" et du XVIIIe siècles. (36) Nous serions tenté de penser que cette sente d'exploitation de la forêt de Pimont correspondait à peu près aux limites de propriété existant présentement entre les fermes de MM. Andrieu et Rossignol et suivait, à peu de différence près, le chemin qui longe aujourd'hui la ferme exploitée par M. Lendormi. (37) Sur l'étymologie des noms de lieu : Cf. Dauzat, « Les noms de lieu », Paris, Delagrave, 1926. Voir également dans « Les Normands de Paris », juillet 1951, l'article annonçant l'édition prochaine d'un ouvrage sur l'origine des noms de lieu en Normandie, par M. Adigard des Gautries, p. 12. du moins d'un établissement fortifié, soit un défrichement ou même un morcellement (38). Quant à Yerville, il est malaisé d'en donner une étymologie satisfaisante. L'on se trouve à son propos devant deux systèmes d'explications possibles qui n'emportent ni l'une ni l'autre entière conviction. La terminaison en « ville », tous sont d'accord sur ce point, désigne une exploitation agricole ; la syllabe ou les syllabes qui précèdent indiquent presque toujours le nom du propriétaire de cette exploitation. Or, l'on n'est pas d'accord sur l'identité du personnage qui aurait cultivé nos terres avant l'arrivée des Barbares. C'est qu'on trouve Yerville écrit sous différentes formes (39) : Ruervilla, Auervilla, Hierivilla, Herivilla, Harvilla, Harivilla, Hierreville et enfin Yerville, orthographe devenue classique depuis deux siècles, bien qu'on trouve parfois encore l'Y remplacé par un I. D'après Guilmette, Heri ou Har ne seraient que des termes généraux et Herivilla ou Harvilla signifieraient le domaine du seigneur ou du maître (40). Quel était ce maître ? Nous n'en savons absolument rien. Peut-être le domaine appartenait-il au maître par excellence qu'est l'Etat comme appartiendront plus tard au Roi les champs et les bois de Pimont. Mais « hara » peut signifier également poulailler ou étable à porcs ou n'être que l'équivalent mal orthogrophié de « ara », qui signifie autel, ou d' « area », qui désigne une place publique, une cour de maison ou aire à battre le blé. D'autres veulent qu'il y ait quelque rapport entre Yer et Yères, et qu'Yerville — juxtaposition des mots grec 1EPOZ et latin villa — signifie soit le domaine du prêtre, soit le domaine sacré. Il n'est évidemment pas impossible que deux termes appartenant à des dialectes différents aient été accolés (41 ). Il faut avouer cependant que la transcription en lettres grecques de Yer n'est pas absolument convaincante, quoiqu'elle se rapproche d'une des transcriptions latines possibles et qu'elle fasse songer aux monnaies grecques découvertes dans le sol d'Yerville ; quoiqu'il ne soit pas surprenant, non plus, que la source de la Saâne ait pu être considérée comme un endroit sacré (42), de même que nous avons à l'origine d'un étang et d'un ruisseau, Pimont.

(38) Cf. Dauzat, loc. cit., p. 135. (39) Cf. Labutte, op. cit. ; Guilmette, « Histoire des environs de », Rouen, Cagniard, 1861, et Bunel-Tougard, op. cit. art. Yerville. (40) Cicéron et Virgile, en effet, emploient herus, heri, dans le sens de maître de maison, de même Horace et Plaute. Cf. Quicherat et Daveley, dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1910, loc. herus. Mais Herus est quelquefois aussi un nom propre. (41) C'est ce qui arrivera lors des invasions germaniques et de l'installation des Normands. (42) La présence des statues aux environs de la source et notamment d'Aphrodite Anadiomène semble bien le prouver. En ce qui concerne Pimont, cf. infra notre chapitre IV. Mais, si Yerville est Ara ou lEPOS, c'est-à-dire sol sacré, pourquoi cette épithète latine, alors qu 'il était habité bien avant l'arrivée des légions romaines, et pourquoi cette terminologie grecque, alors que les Celtes s'y sont installés d ancienneté ? C est que très vraisemblablement il y eut, pendant un temps assez long, un commerce suivi entre Hellènes et Calètes de l'intérieur. Or, comme on admet généralement aujourd'hui que le culte d'Aphrodite est d origine orientale (43), il se pourrait que des méditerranéens, grecs ou phéniciens même, aient dédié, selon leur coutume, la source yervillaise à Vénus et lui aient donné un patronage retenu précisément par les indigènes en raison de son étrangeté relative. Quoi qu 'il en soit de cette hypothèse, il est curieux de noter la rareté en France du nom Yerville. Seul, à notre connaissance, un hameau du département de l'Eure-et-Loir en est attributaire — et aussi, curieux de l'inscrire, à la suite de légendes grecques yportaises, dans une région où abondent des appellations indiscutablement gauloises ou gallo-romaines. Car, il s'en faut que nous manquions aux environs d'installations gauloises (44). C'est Lindebeuf, Vibeuf ; c'est encore le hameau de (45) ; c'est Boudeville où l'on a retrouvé pendant l'occupation allemande de 1940-44 une hache en silex, réplique de celle inventoriée à Thibermesnil sous le Second Empire. Les installations romaines ne sont pas moins nombreuses qui ont laissé des traces dans la toponymie aussi bien que dans le sol. Mentionnons, à titre d'exemple, que, dans le département de la Seine-Inférieure, on ne compte pas moins de soixante-et-un hameaux portant le nom de ,Mesnil et, qu'au sud d'Yerville, nous lisons sur nos cartes : le Mesnil d'Yerville, le Mesnil de Bourdainville et le Mesnil d'Ectot-l'Auber. Et cela, sans compter la proportion considérable de communes dont le nom se termine en « ville » ou dont l'appellation est nettement latine, tels, entre autres, les Saussay, les Sausseuse ou les Frettemeule, ancienne paroisse, devenue, depuis la Révolution, hameau d'Ancretiéville-Saint-Victor. Les communes de la région sont également plus ou moins fournies en antiquités gallo-romaines. A Bourdainville, on a retrouvé, en grande quantité, lors de la construction de la nouvelle église, en 1851, des tuiles à rebord, des pavés gallo-romains et une coupe en verre que brisèrent par mégarde les ouvriers qui préparaient les fondations. A , tuiles et débris romains ont été découverts du temps de l'abbé Cochet. A Baons-le-Comte, on a

(43) Cf. Lejard, « Recherches sur le culte de Vénus », Paris, 1837, et l'ouvrage de Bernouillé, édité en 1873 et intitulé « Aphrodite ». Ajoutons que les légendes relatives aux évêques de Rouen, soit de l'époque gallo-romaine, soit encore de l'époque mérovin- gienne, indiquent combien était répandu et prospère le culte de Vénus dans le territoire qui forme actuellement le diocèse de Rouen. (44) Cf. Cochet, Tougard et Deglatigny, op. cit. auxquels nous renvoyons pour les exemples donnés ci-après. (45) Hameau de la commune de Vibeuf.i ramassé des monnaies romaines et d'anciennes sépultures ont été repérées près desquelles ont été recueillis des urnes et des vases gallo-romains. A Limésy, non seulement des monnaies romaines ont été retirées du sol par MM. Bourel et Jacquemet, mais d'importantes urnes romaines ou même pré-romaines au champ du trésor, des statuettes de bronze et diverses monnaies dans la propriété de M. Legrelle (46). Il semble que Limésy, situé en bordure d'une voie gallo-romaine, ait été un important pagus vers le IIe et le IIIe siècles après Jésus-Christ et qu'il ait été comme une étape avant Pauliacum, lui aussi possesseur de souvenirs gallo-romains (47). Un vieux dicton — tant on avait trouvé d'antiquités dans cette région — prétendait qu' « Entre Mouse, Limouse (48) et Pavois (49), Jist le beau trésor de quatre rois (50) ». Que notre région ait été fortement imprégnée par les mœurs et les usages romains, notre langage en est un autre et tout aussi irrécusable témoignage. Combien de mots, en effet, combien d'expressions et de tournures de phrases sont latins ! Les diphtongues elles-mêmes, hier encore, étaient prononcées, dans le pays de Caux, comme elles le sont aujourd'hui sur les bords du Tibre, tel caodié pour chaudière, le ch pour nos ancêtres se rendant par c, dans des cas similaires aux cas latins. Parfois, c'est le mot latin lui-même qui est simplement transcrit, tel « cat » pour chat, en latin cattum ; « quen » pour canem, chien, les latins mettant l'accent principal sur ca et can ; té pour toi ; « aien » pour airain, aenum en latin. Une plante dépérit-elle, nos pères disaient qu'elle « deule » : dolet ; un homme est-il distrait, on dit de lui qu'il est « nébulé », c'est-à-dire dans les nuages. Les Romains, pour exprimer « moi aussi », disaient « me item », ce qui est devenu le classique « me itou ». Notre langage traditionnel n'est donc point, comme on l'a dit si souvent et cru sans preuve, une déformation du français ; c'est le français moderne qui est une déformation de notre idiome originel (51).

Comment donc se représenter l'Yerville gallo-romain ? De toute autre façon que beaucoup de nos contemporains l'imaginent certainement.

(46) Cf. Bourel, « La commune de Limésy », Rouen, Leprêtre, 1899, p. 7 et suivantes. (47) Cf. Bouchez et Quesnay, « Histoire de Pavilly », Pavilly, Tibout, 1900. (48) Nom prétendu ancien de Limésy. (49) Nom prétendu ancien de Pavilly. (50) Voir également, à ce propos, dans le « Courrier Cauchois » du 11 mars 1951, l'article de M. Claude-Paul Couture à propos de la création, par M. le Président A. Marie, député-maire de , d'un musée municipal. (51) Cf. Notre « Histoire de l'Empire Normand et de sa civilisation », déjà cité, p. 397 et suiv. Yerville n est pas alors, en effet, une entité administrative, c'est simple- ment une ancienne station celte devenue progressivement une exploitation gall o-romaine et une exploitation qui est loin, très loin même, de s'étendre sur l ensemble du territoire actuel de la commune. Sans doute est-elle limitée par les bois du Bosc-Renoult et des Faubourgs et par les taillis du Mesnil en passe de défrichement vers le milieu de l'époque gallo-romaine. A Thibermesnil, on commence de même à défricher. Au nord du Bosc-Mauger, il y a très vraisemblablement aussi une autre villa dont la Mare Sausseuse marque sans doute le centre. Dans la partie méridionale du Bois Mauger, il y a, semble-t-il, un groupe d'habitations et un lieu secondaire de culte. Dans le bois Renoult et le bois de Pimont, on fabrique du charbon de bois. Y avait-il quelques habitations le long de la voie romaine du Bosc-Renoult ? C'est possible, les auberges rurales étant alors relativement nombreuses en bordure des grandes routes et les Romains les prévoyant espacées générale- ment de 1 0 kilomètres en 1 0 kilomètres pour faciliter les relais ; nous n'en savons toutefois rien de précis (52). Il n'est pas impossible non plus que nos autres hameaux, surtout Pimont et Grossœuvre, aient été des villas gallo-romaines ; malheureusement, aucun vestige n'a été retrouvé qui permette d'affirmer ou même de supposer quoi que ce soit à leur sujet. Le centre des exploitations était conçu d'après un plan partout en honneur que révèlent les mosaïques anciennes. Maison de l'exploitant et communs sont construits en cailloux, en bois ou en terrasse ; probablement utilisait-on la brique depuis un certain temps. Le tout était couvert de tuiles, de chaume ou de roseaux. Le logis du maître, qui se distinguait de l'ensemble par son élégance et sa plus grande solidité, les habitations aménagées pour les serviteurs, les ateliers, les bâtiments ruraux et le sanctuaire domestique formaient un ensemble parfaitement coordonné et bien défendu. La villa du IIL et du IVe siècles est une sorte de village en miniature. On y trouve des fileuses, des brodeuses, des femmes chargées du ménage et de la basse-cour, des charpentiers, des charrons, des forgerons, des chartiers, des bouviers, des maçons et des tisserands. Chaque villa vit sur elle-même. Généralement, les bâtiments sont groupés ?„utour de la maison du « dominus » et entourent la cour centrale, reliés au besoin les uns aux autres par des murs, à la manière des fermes du département de l'Eure. Ainsi le chef d'exploitation a la surveillance plus facile. Derrière ses murs, il peut aussi défendre ses gens et son bétail contre les agressions toujours possibles et contre les bêtes.

(52) Le Caillebourg était vraisemblablement déjà à cette époque une station militaire sur la voie romaine. Etant donné sa proximité, peut-être ne faisait-il avec le Bosc-Renoult qu'une station qui aurait, dès lors, été située au Midi de la route nationale actuelle du Havre à Amiens. Le maître est le prêtre de la ferme. Il offre à Jupiter, le roi et le père des dieux ; à Cérès, déesse des moissons ; aux dieux des bois et des plaines, des fontaines et des ruisseaux, taureaux, boucs, moutons et colombes. Les sources sont, elles aussi, l'objet d'un culte, car une déesse préside au clapotis des ondes cristallines. La vieille légende de Pimont, que nous rapporterons plus loin, en fait foi. On ne vit pas seulement des champs et des potagers cultivés avec soin. Les bois sont une source de revenu tout aussi considérable. On y chasse pour améliorer l'ordinaire (53), pour se fournir de peaux et de fourrures. On y abat des arbres pour avoir de quoi chauffer les appartements pendant les frimas, de quoi fabriquer des outils, monter les bâtiments en charpente. Avec les troncs moins considérables que l'on taille en petites bûches, des ouvriers fabriquent du charbon de bois en vue de se procurer le combustible nécessaire à la cuisson des aliments et au chauffage. Peut-être commence-t-on à assécher les marais. Une tradition, nous l'avons rappelé, veut qu'il y en ait eu jadis aux Faubourgs. Pendant l'époque romaine, noyers, cerisiers, pruniers, pêchers et noisetiers sont introduits dans nos campagnes. Il est fort probable que déjà on récolte assez de raisin pour fabriquer un vin aigre mais suffisant pour agrémenter les repas et délasser les malades. Hier encore, pendant l'occupation, M. Lemire, curé de Vibeuf, faisait lui-même son vin de messe, dont la qualité valait probablement celle qu'on obtenait il y a 1 6 ou 17 siècles. L'orge et le maïs fournissent une autre boisson, jaune et forte, devancière de notre bière moderne. Quant au costume de nos ancêtres (54), il est simple mais suffisamment confortable. Les hommes portent, par dessus leurs braies, une longue tunique descendant jusqu'aux genoux, un peu à la manière des blouses du siècle dernier, et des sandales de bois reliées et maintenues par des courroies de cuir. Les femmes, une tunique serrée à la taille par une ceinture de cuir et tombant jusqu'aux chevilles. Par dessus ces vêtements, hommes et femmes endossent, les jours de pluie, une ample pèlerine munie d'un capuchon ; ce vêtement a été conservé par la liturgie : c'est la chape que revêtent prêtres et chantres aux offices solennels. Le maître de l'exploitation, quand il va à Rouen ou à , vêt l'ample toge romaine. Là, il trouve les distractions du théâtre et des thermes, l'animation d'un grand port, le commerce d'une cité florissante. Les enfants peuvent s'y instruire sous la direction des rhéteurs et se former le goût au contact des œuvres d'art que la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle ont retrouvées.

(53) La mosaïque de Lillebonne, conservée au Musée des Antiquités de Rouen, représente, dans un de ses panneaux, une scène cynégétique des plus animées. (54) Cf. Quicherat, « Histoire du costume en France », Paris, Hachette, 1876, p. 24 et suivantes. Ceux qui restent dans les villae situées sur le territoire de la commune moderne d'Yerville n'ont pour distraire leurs loisirs que les jeux champêtres et les cérémonies en l'honneur des génies et des dieux. Ils rendent hommage à Vénus-Aphrodite et jettent, à son intention, dans les eaux de la Saâne naissante, des fleurs et des roses. Leur vie de tous les jours est occupée par les travaux domestiques et encombrée par de multiples superstitions. Les auteurs classiques et les écrivains ecclésiastiques des cinq premiers siècles de notre ère laissent deviner ce que pouvait être la vie simple mais saine, du moins au point de vue physique, de ceux qui nous ont précédés. CHAPITRE III DES ROIS DE NEUSTRIE AUX DUCS DE NORMANDIE

LUS que l'occupation romaine, la conversion de la Gaule au christia- nisme devait profondément modifier la physionomie de nos campagnes. Dans les dernières années du IIIe siècle et au début du suivant, un évêché est en voie de formation à Rouen dont relèveront plus tard les autres cités de la Seconde Lyonnaise ( 1 ). Il semble, qu'avant Rouen, les missionnaires aient songé à la fastueuse et commerçante Lillebonne et que les Calètes aient été l'objet de leurs soins empressés, témoin, entre autres, les légendes d'Héricourt-en-Caux relatives à Saint Mellon. Peut-être même ont-ils pensé à faire du pays de Caux un diocèse indépendant. Quoi qu'il en soit, Lillebonne aura son évêque au VIle siècle. En 650, le prêtre Betto signe les actes du concile de Châlons et il les signe de cette manière non équivoque : « Betto episcopus Ecclesiae de Juliobona suscripsi » (2). C'est en vain, après une telle affirmation, que Vacandard tentera d'en faire un auxiliaire de Saint Ouen (3).

Il est infiniment probable que le christianisme a pénétré dans la région d'Yerville par les voies gallo-romaines. Celles de Pavilly à Doudeville et

(1) Nous renvoyons, d'une manière générale, pour ce qui concerne l'état du diocèse de Rouen pendant les époques gallo-romaine et mérovingienne aux communi- cations que nous avons données aux Semaines de droit normand de Rouen, en 1950, et de Caen, en 1952, dont on trouvera le résumé dans la « Revue historique de droit français et étranger », ainsi qu'à notre ouvrage déjà cité, consacré à « L'Histoire de l'Empire Normand et de sa civilisation », notamment aux chapitres VI et IX. Nous nous proposons de donner une étude d'ensemble sur ce sujet encore mal connu et souvent difficile à saisir. (2) Cf. Maassen, Geschichte der Quel'ien und der Literatur des Can. Rechts im Abendlande », Gratz, 1870, p. 209. (3) Cf. Vacandard, « Vie de Saint Ouen », Paris, Lecoffre, 1902, p. 138. d 'Ouville à Arques, qu empruntèrent apparemment les premiers héros de 1 Evangile, sont, du reste, jalonnées de sanctuaires dédiés à saint Martin, ce qui constitue, sinon une preuve, du moins un très fort indice de ce premier itinéraire apostolique. C'est ainsi qu'à l'exemple de Limésy, de Saint-Martin- aux-Arbres, de Criquetot-sur-Ouville et de Vibeuf, Thibermesnil est placé sous le vocable de l'évêque de Tours. Dans ces conditions, on peut penser, sans grande chance d'erreur, que la croix a été prêchée sur la route traversant Thibermesnil vers la fin du Ve siècle ou, plus vraisemblablement encore, au cours du VIe et du VIle siècles. C'est à cette époque, en effet, que commence la grande croisade rurale des ermites, des moines et des chorévêques, quelquefois aussi des évêques, tels chez nous, les Godard, les Romain et les Ouen ; c'est vers le VIle et le VIlle siècles, en tout cas, que semble s'être développé le nombre des oratoires et des sanctuaires martinois. Yerville, situé à l'écart des voies principales, fut, selon toute probabilité, atteint plus tardivement par les missionnaires que Thibermesnil et il le fut de manière différente, indépendamment peut-être même de toute initiative d'ensemble. Il fallait d'abord parcourir les voies principales et y établir comme des sortes de stations. De là, de nouveaux pionniers de la foi partiraient pour l'intérieur du pays. Il faut prendre garde toutefois de généraliser. Il se peut également, en effet, qu'un saint homme de Dieu, prêchant sur les routes à quelques kilomètres d'Yerville, ait voulu détruire les superstitions en honneur sur son territoire, si voisin de celui de Thibermesnil, pour empêcher les néophytes de la station nouvellement créée de retomber dans leurs erreurs passées. Avec ou sans presse et radio, les foules, sont naïves et instables à travers les âges. Ce qu'il convient, quoi qu'il en soit, de noter dès maintenant, c'est que, de temps immémorial, Yerville est consacré à la Mère du Sauveur. A-t-on voulu, par cette dédicace, réparer et faire oublier les impuretés du culte d 'Aphrodite pratiqué aux sources de la Saâne ? La chose est d'autant plus plausible qu 'à Rouen, une église Sainte-Marie — aujourd'hui église Saint-Godard — semble avoir été consacrée à la Vierge toute pure à la suite de la fermeture ou de la destruction du temple très voisin et malfamé de Vénus. C'est là, d 'ailleurs, une coutume générale aussi bien dans les Gaules (4) qu'en Italie (5) : l'Eglise, pourvu que soient et demeurent saufs les principes dogmatiques,

(4) Beaucoup de nos cathédrales ont été construites sur les ruines d'un temple païen, telles celles de Paris, de Nîmes, de Narbonne et combien, d'autres encore. (5) Le fait est encore plus typique en Italie. A Rome, le temple de Minerve a été remplacé par l'église de « Sainte Marie sur la Minerve ». Il en est de même à Syracuse, où le temple antique, dédié, lui aussi, à Minerve, a subsisté, les maçons s'étant contentés seulement de pratiquer quelques replâtrages et d'apporter quelques modifications de détail. substitue volontiers son culte à l'ancien culte comme pour faciliter les transitions (6). Ce que nous voudrions encore noter, c'est la présence, sur la route actuelle de Limésy, d'une statue de la Sainte Vierge, posée dans une niche aménagée dans le mur de l'immeuble habité aujourd'hui par Mme veuve Baudoin. Cette statue a son histoire. Elle a remplacé, dans le courant du XIXe siècle, une autre statue, en pierre ou en bois, dont nous croyons trouver mention au XVIIe siècle (7). Avant cette époque, il est question, au même endroit ou à peu près, d'une autre statue : celle de Sainte Venisse (8). Peut-être cette Sainte Venisse est-elle devenue, par la suite, une Sainte Vierge. Des erreurs et des substitutions de ce genre ne sont rares en aucun lieu (9). Or, Sainte Venisse paraît bien n'être qu'une Vénus baptisée sinon toujours vêtue (10). S'il en était ainsi, on verrait très bien le premier missionnaire enfouissant les représentations d'Aphrodite et, sur leur tombe, élevant une croix ; Ie,s pèlerins habituels réclamer une image et leurs enfants devenus chrétiens faisant d'une divinité païenne une élue du Paradis (11). Il y a là, en toute hypothèse, une série de faits qui valent la peine d'être consignés et qui sont très probablement à l'origine de la communauté chrétienne d'Yerville.

1 Peut-être y en a-t-il d'autres. Il n'est pas impossible, par exemple, que le christianisme ait été instauré à Yerville, non par une prédication sacerdotale, mais par un « dominus villae » converti à Lillebonne, à Rouen ou ailleurs, lequel, de retour dans son domaine, y aurait aussitôt appelé un prêtre pour y célébrer les saints mystères et administrer les sacrements ou, pour le moins, un diacre pour y prêcher, enseigner les enfants et visiter les malades. Dans cette hypothèse,

(6) La remarque vaut aussi bien dans l'ordre liturgique qu'ailleurs, témoin., par exemple, la procession des Rogations. (7) Cf. Aveu du 15 mars 1628. (8) Cf. Acte du 12 avril 1598. Cette statue fut-elle dans la suite transférée dans l'ancienne église ? Nous l'avons entendu dire, mais nous n'avons nulle part trouvé mention de cette image dans le sanctuaire démoli en 1854. (9) A Rome même, dans l'église Saint-Augustin, bâtie par le cardinal d'Estoutte- ville, une statue d'origine païenne est devenue la Madonna del Parto. (10) Cf. Jean Séguin, « Saints guérisseurs, saints imaginaires et dévotions popu- laires en Basse-Normandie », Paris, Dumont, 1929. Plusieurs identifient, il est vrai, Venice ou Venisse avec Véronique. Cf. ibid., p. 137. Mais comment expliquer, au moins pour certaines saintes Venise, des représentations comme celle du musée de Constance ? Chose non moins curieuse, beaucoup de ces statues sont élevées près de sources ou de rivières. (11) Il est très vraisemblable, en effet, comme nous l'avons écrit au précédent chapitre, qu'il y ait eu un lieu de culte au carrefour. La présence probable d'une croix dès l'époque mérovingienne et peut-être d'une statue chrétienne suffisaient pour assembler le peuple et l'enseigner. le renversement de l'idole vénusiaque aurait pu être la conséquence du change- ment amené dans le régime moral de l exploitation yervillaise, quoique l'on puisse tout aussi bien tenir pour vraisemblable que les événements qui eurent lieu à la source de la Saâne se soient accomplis de manière indépendante et à une autre époque, antérieure ou même postérieures (12). Le fait que, d antiquité, 1 église ait été bâtie où nous la voyons aujourd'hui pourrait indiquer une intervention seigneuriale prépondérante, quoique le sanctuaire, situé sur la rive opposée à la villa, ait été, en définitive, bien près de la source (13). Peut-on préciser davantage et deviner de quelle région ont pu venir les missionnaires ? Les voies gallo-romaines, avons-nous dit, étaient pour eux autant d avenues de pénétration indiquées à leur zèle. Elles étaient encore bien loin, cependant, d'être chrétiennes sur tout leur parcours au VIe siècle. Quelques oratoires seulement les devaient marquer. Dans notre région, elles mettaient en communication facile avec Rouen et Lillebonne qui, toutes deux, ont, au VIle siècle, leurs communautés et leurs évêques. Au cours de ce siècle, les monastères de Saint-Wandrille et de Jumièges sont fondés, mais les ascètes de Fontenelle, aussi bien que les disciples de Saint Philibert, sont alors si occupés de leur établissement, qu'ils ne semblent pas avoir songé à des campagnes d'évangélisation. A Pavilly également, un monastère est créé qu'illustrera Sainte Austreberthe. C'est là le centre religieux le plus voisin d'Yerville. Probablement sert-il de halte aux prêtres et aux diacres venant de Rouen et empruntant la voie gallo-romaine qui passe par le Bosc-Renoult. Peut-être est-ce par ce couvent, en raison de sa proximité, que la foi se répandit parmi nos ancêtres. Dans cette dernière hypothèse, Yerville n'aurait entendu la bonne parole qu'au VIle siècle et aurait été de la sorte dans la mouvance morale de Jumièges et de Pavilly et dans l'arrondissement de l'évêque de Rouen. S'il en fut ainsi, on s'expliquerait alors pour quelles raisons Yerville — qui, incontestablement, appartient au pays de Caux — dépendit, jusqu'au Concordat de 1801, du doyenné de Pavilly et fit partie du Vexin, tandis que Thibermesnil et Pimont, situés sur des routes les mettant en communication avec Lillebonne, dépendront, à l'ecclésiastique aussi bien

(12) Il semble bien, en effet, qu'on puisse admettre plusieurs campagnes aposto- liques successives. Il est, d'autre part, évident qu'on ne peut imaginer le prêtre ou le diacre d'une villa mérovingienne à la manière d'un curé de nos jours. Les paroisses, telles aue nous les connaissons, seront organisées plus tardivement, au moins dans notre diocèse. Cf. Esmein, « Cours élémentaire d'histoire du droit français », Paris, Sirey, 1912, n. 175, et Thomassin. « Ancienne et nouvelle discipline de l'Eglise », Bar-le-Duc, Guérin, 1866. (13) Notons encore que, s'il existait, à cette époque, une villa chrétienne au Bout-de-Bas, le sanctuaire était plus central où nous le voyons placé qu'à l'orée du Bois Mauger. On ne peut évidemment, dans ce domaine, que conjecturer. qu'au civil, du pays de Caux. Hypothèse que des légendes, relatives à sainte Austreberthe et à un missionnaire juliobonnois, paraissent confirmer. Mais, encore une fois, ce ne sont là que simples possibilités. Ce qui ne saurait faire de doute, ce sont les obstacles multiples que ren- contra l'action évangélique dans notre région. Reginon de PrÜm (14) rapporte quelles étaient, encore au IXe siècle, la résistance et l hostilité constantes du paganisme mourant. Ce que nous savons des superstitions modernes et de la crédulité contemporaine nous permet de mesurer quel était alors le chemin à parcourir. Une vieille légende — la légende de Pimont (15) — raconte à sa manière les obstacles auxquels se heurtèrent les apôtres du pays de Caux qui, au VIe et au VIle siècles, était encore terre de mission. Ecoutons le récit séculaire. Il est rare que, dans le plus modeste poème, il n'y ait pas à glaner auelaue vérité.

Or donc, raconte-t-elle, Dagobert régnait alors avec sagesse et puissance sur la Neustrie et Hugues, évêque de Rouen, multipliait les miracles aux alentours de sa ville métropolitaine (16). En dépit des lois prudentes du seigneur roi et du zèle de l'évêque, malgré leur action que rien ne décourage, la superstition domine encore en maîtresse éhontée dans nos campagnes. On y vénère les sources, on y adore les arbres chargés de ramures et d'années ; dans les bois touffus, Diane a ses autels (17). Pimont est, en ce temps là, couvert de taillis que dominent chênes et sapins, hêtres et bouleaux, ormes et acacias aux feuilles multiples et capricieuses. Sangliers et ours y abondent. L'on y voit, au coucher du soleil, les daims et les cerfs se désaltérer à la source, les rouges-gorges et les pies tremper leur bec dans l'eau du ruisseau, les loups chercher plus petits qu'eux pour dévorer (18).

(14) Reginon, abbé de Prüm, en Rhénanie, savant clerc du IXe siècle, auquel on doit de remarquables travaux canoniques. Cf. Tardif, « Histoire des Sources du Droit canonique », Paris, Plon, 1887, p. 162. (15) Nous avons trouvé le récit que l'on va 'lire parmi les notes de Maître Pierre Lelong ; M. l'Abbé Briant en connaissait la trame et la tenait en partie de M. Louis Bellefontaine, décédé en 1925, âgé de quatre-vingts ans, qui déclarait la tenir de son père. (16) Dagobert Ier ayant régné de 622 à 638 et Hugues ayant siégé vers 723, il ne pourrait s'agir ici, à supposer que la légende se soit souciée de chronologie, que de Dagobert III, encore que mort en 715, il n'ait pu connaître Hugues de Rouen. Nous serions ainsi placés, avec notre récit, à la fin. du VUe siècle et au début du VIIIe, époque dans laquelle il s'inscrit, du reste, assez bien. (17) La présence d'autels païens dans les bois et les clairières ne peut surprendre, principalement après ce que nous avons dit de l'autel déterré au Bosc-Mauger qui, à cette époque, était un bois. (18) On racontait encore dans la première moitié du XIXe siècle, note Maître Lelong, que des loups habitaient le bois de Pimont. Il ne fait pas de doute, en tout cas, qu'il y en ait eu au VIlle siècle et plus tard encore, comme nous le verrons dans la suite. Tout près de la source est un vieil if. Il est grand et majestueux. Sa cime dépasse celle des pins les plus altiers, ses branches sont si nombreuses que des milliers d oiseaux y viennent faire leur nid ; son tronc est jsi gros qu'il faut être quatre pour l 'embrasser. Chaque vendredi, pendant le printemps et l'été, les gens d alentour viennent déposer, sur ses épaisses et noueuses racines, des offrandes agrestes. Mais c est surtout lorsque la première lune de juin est ronde, belle et brillante que le vieil arbre reçoit les hommages les plus empressés de la part des païens. On y vient en pèlerinage de Criquetot, d 'Yerville, de Thibermesnil, de Montebourg, de Motteville même et d'autres lieux encore bien plus distants. Les femmes, rapides et habiles, baignent avec confiance leurs enfants dans la rivière quand l'ombre de l'if la barre d'une rive à l 'autre, car c'est à ce seul moment de l'année que l'onde fait des miracles. Garçons et filles en sortent ragaillardis pour leur vie durant (19). Au solstice d'hiver, bûcherons et charbonniers égorgent, au pied de l'arbre divin, un bouc tiré préalablement au sort et, ayant répandu son sang autour du tronc, ils allument, avec des fagots qu'ils ont faits l'année précédente, un feu géant qui consumera le corps de l'animal. Un jour d'été que les moissonneurs apportaient au dieu caché dans l'if les premières gerbes qu'ils avaient nouées dans leurs champs et qu'ils allaient y mettre le feu après les avoir entassées soigneusement les unes sur les autres, survient un vieillard chenu. Une opulente barbe blanche descend sur son manteau de pèlerin, décoloré par les pluies, bruni par le soleil, déchiré en plus d'un endroit par les ronces du chemin et raccommodé sommairement avec des cordes de lin. Il tient un bâton dans la main. Tantôt il appuie sa marche fatiguée sur la branche que lui-même a taillée pour lui servir de soutien, tantôt il en use pour écarter les chardons et les herbes qui entravent sa marche lente et soucieuse. Un homme plus jeune l'accompagne. Sur son épaule, il maintient de la main un léger fardeau. Ce sont les provisions de route des deux voyageurs. Tout à coup, le vieillard que l'on croyait jusque là absorbé dans une profonde méditation et comme étranger aux réalités qui l'entourent, relève la tête. Il regarde avec attention le spectacle qui s'offre à ses yeux et, pour le mieux voir, il écarte vivement quelques branchages : la multitude est prête à mettre le feu à la paille amoncelée, tachée ici et là de coquelicots et de blanches pâquerettes. Il entend ses invocations et maudit ses danses déjà commencées. Enfin, comme poussé par Dieu lui-même, il s'élance vers les hommes et les femmes, interdits par son apparition soudaine. Du geste,

(19) Les baignades rituelles sont demeurées longtemps en usage en divers lieux du pays de Caux, à Caillouville, près de Saint-Wandrille, par exemple, jusqu'à la moitié du siècle dernier, et à Héricourt-en-Caux, jusqu'à nos jours. Il est d'ailleurs malaisé, dans plusieurs cas, de savoir si la liturgie est d'origine païenne ou si elle rappelle le baptême par immersion distribué en certains endroits et à certains jours de l'année. La légende de Pimont nous place dans une hypothèse exclusivement païenne. il ordonne aux torchaires de rentrer dans les rangs de la foule à laquelle d'une voix forte il impose silence : — Malheureux, qu'allez-vous faire ! Vous ne craignez donc point le maître des cieux, des eaux, des forêts et des champs ? C'est à lui qu'appar- tiennent les récoltes ; à lui seul que vous les devez ! Ce n'est point cet arbre qui vous donne prospérité, qui vous octroie santé et bonheur ! Cet if, il est bon, comme votre paille, à faire du feu en l'honneur du seul Dieu, votre maître et le mien. A cette voix, un long murmure s'élève ; les hommes se regardent entre eux ; quelques-uns menacent l'inconnu, tandis que des jeunes filles osent se moquer de celui qui retarde des réjouissances qu'elles attendaient impatiemment. — Qui es-rtu pour oser blasphémer la déesse de ce lieu et le dieu qui se cache sous l'if que nos pères ont adoré ? — Je suis Thierry, évêque de Lillebonne ; je suis votre pasteur (20). — Tout évêque que tu sois, tu n'as pas le droit... — Je n'ai aucun droit par moi-même, mais, par ma bouche, parle le Seigneur : tu n'adoreras que lui seul, car lui seul est dans les cieux et sur la terre et ce qui existe dans les cieux et sur la terre c'est lui seul qui l'a fait, comme cet if, comme ces autres arbres. — Arrête, évêque ; tu vas nous porter malheur. Jamais aucune voix n'a osé parler des dieux comme tu le fais. — Il n'y a pas de dieux ; il n'y a qu'un seul Dieu. — Nous croyons à l'if. L'if est puissant. Il est notre maître. — Un maître que la tempête peut abattre ! — Un maître qui lui résiste. — Un maître que la hache peut fendre. — Un maître sur lequel la hache ne peut mordre. — Un maître que la parole peut atteindre. — Un maître que la voix ne peut déraciner, que la foudre elle-même respecte. — Un maître que le Verbe fait esclave ! — Essaie ! On verra si tu es plus fort que Jupiter et si ton compagnon est Apollon !

(20) Il est curieux de noter que, premièrement, la légende fait intervenir un successeur problématique de Botto ; que, secondement, cet évêque se dit l'évêque de la région de Pimont ; que, troisièmement, la légende tient comme fort naturel le fait qu'il y ait eu un évêque à Lillebonne. Rien qu'en raison de ce fait, il nous paraît qu'il faut tenir notre récit pour fort ancien. On n'aurait certainement pas inventé l'existence d'un évêque juliobonnois au XII siècle, ni même au XIe ; moins encore l'aurait-on fait dans nos campagnes au XIXe siècle. Confirmant ce que nous venons d'écrire, rappelons que Hugues de Rouen n'est signalé, au début de notre récit, que comme œuvrant dans la région immédiate de sa ville métropolitaine. — Vous voulez que j'essaie ! Je n'essaierai pas ; je ferai tout d'un seul coup, mais ce que je ferai, c'est votre maître et le mien, le seul vrai Dieu qui l'accomplira. — Eh bien voyons ! Alors Thierry de Lillebonne s agenouille, il joint les mains et s'abîme dans la prière. Tous le regardent ; lui ne voit personne. Ses yeux sont levés vers le Seigneur, ses lèvres remuent et impriment de légers mouvements à sa barbe opulente. Les adorateurs de l'if le contemplent. Jamais ils n'ont vu homme si vénérable et si pieux. Or, voilà que se relève Thierry. — Donne-moi l'eau bénite, dit-il à son diacre. Avec une branche coupée à un coudrier voisin, il trempe le feuillage dans l eau qu 'il a préalablement bénie d'un signe de croix et il invoque le Seigneur encore une fois ; puis, la face tournée vers l'if, le regard impérieux, le front calme, la tête comme auréolée, il prononce : « Arbre de Satan, tombe à terre comme Beelzébuc est tombé devant le Seigneur, comme Lucifer a été foudroyé par Michel ! Tombe au nom du Christ, fils de Dieu et seul vrai Dieu ! » L'eau gicle sur le tronc. L'if en est légèrement secoué comme par un souffle venu de la plaine, ses ramures maintenant s'agitent et s'entrechoquent de plus en plus bruyamment ; alors qu'alentour, sous le soleil brillant, tout est calme, la tempête en croissant s'empare de l'arbre sacré, elle le secoue, elle le fait osciller sans répit à droite, à gauche, devant, derrière. Un éclair sillonne le ciel, il encercle la cime ; la foudre fond sur les branches, les illumine, les brûle et les brise. Dans un fracas épouvantable, le vieil arbre, peut-être millénaire, chancelle, s'écrase brutalement sur le sol, meurtrissant et déchirant tout sur son passage, ployant les chênes trop voisins, réduisant les buissons et prenant lui-même, de minute en minute, une couleur de feu semblable à celle de l'Enfer. L'émoi s'empare de la foule. Des femmes crient, des hommes observent, d'autres tombent à genoux sans même faire attention à l'évêque qui, à haute voix, magnifie le Seigneur si différent des idoles, ces idoles qui ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n'entendent pas, des pieds et ne marchent pas. Cependant qu'ils sont encore atterrés, Thierry, son action de grâce achevée, demande qui veut devenir disciple d'un Dieu si puissant. Tous veulent l'être. Puisant alors de sa main dans l'onde qui coule lentement sous les ramures sans vie de l'if condamné, Thierry de Lillebonne asperge hommes et femmes au nom du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint. Le paganisme atteint à l'une de ses sources les plus antiques était mort dorénavant et pour toujours en cette partie septentrionale du territoire yervillais. Après Vénus, Diane était vaincue. Jolie légende, à la vérité, que nous avons transcrite d'un manuscrit sur lequel on l'avait consignée avec le souci évident de la répéter aussi exactement - que possible et qui nous reporte aux origines du christianisme dans nos régions. Jolie légende qui s'inscrit dans la vraisemblance des faits et rend bien compte, à sa manière, de la lutte du christianisme contre les déformations de l'esprit religieux (21).

S'il ne fait pas de doute que la prédication de l'Evangile a ilentement mais sûrement transformé nos populations, un autre événement, qu 'il aurait fallu placer chronologiquement avant la légende de Pimont, mais dont nous n'avons pas encore écrit afin de donner ensemble le peu de choses que nous savons ou croyons deviner relativement à la conversion des gens d 'Yerville, dut provoquer des remous ; nous voulons parler des invasions barbares. Longtemps contenus sur les rivages du Rhin, les Germains brisent enfin, au IVe et au Ve siècles, la ligne de défense gallo-romaine et se ruent sur l'empire, mettant tout à feu et à sang. Villes et campagnes sont dévastées et partout crépitent des incendies, tandis qu'agonisent jusqu'à des enfants. Les villas gallo-romaines établies sur le territoire de notre commune subissent-elles le sort de tant d'autres ? Comme tant d'autres, leurs exploitants sont-ils torturés, emmenés en esclavage ou mis à mort ? Leurs femmes sont-elles enlevées et violées ? Nous sommes aujourd'hui dans l'ignorance la plus complète sur ce qui advint en ces sombres décades. La seule chose que l'on puisse dire, encore qu'avec réserve, est que l'onomastique yervillaise semble accuser quelques changements de propriétaires. Le Mesnil, situé au nord-ouest d'Yerville, passe à un certain Thibet ou Thibert, déformation populaire d'un nom essentiellement germinaque : Théodebert (22). Le bois situé à l'ouest de la source de la Saâne, entre la voie romaine de Pavilly à Doudeville et ce que nous appelons aujourd'hui le Bosc-Mauger et Pimont, devient probablement aussi le bien d'un Rodolphe ou Raoul que le Moyen-Age transformera en Renoult (23). Quant à la villa qui donnera son nom, d'ici

(21) Le culte des arbres sacrés préoccupa également saint Martin de Tours et ses biographes l'ont montré, plus d'une fois, abattant des arbres divinisés au cours de ses célèbres missions. Cf. Régnier, « Saint Martin », Paris, Lecoffre, 1922. L'Eglise devra lutter longtemps encore contre ces traditions liturgiques. Cf. notre étude sur « L'Eglise de Normandie sous Guillaume-le-Conquérant », dans « Travaux de 'la Semaine du Droit Normand tenue à Guernesey en 1938 », Caen, Jouen, 1939. Eudes Rigaud se trouvera lui-même en présence de semblables croyances. Cf. notre « Archevêque Eudes Rigaud et la vie de l'Eglise au XIIIP siècle », Paris, Sirey, 1938. (22) C'est l'opinion de M. Dauzat qui a bien voulu nous écrire au sujet de l'onomastique yervillaise, notamment le 6 juin 1948. (23) M. Dauzat pense, au contraire, que ce nom appartient au début de l'époque capétienne. Nous le croyons, quant à nous, bien antérieur à cette date. Les noms de Rodolphe, Rodolfe, Raoul ou Renoult sont, en effet, bien plus fréquents, au moins en Neustrie, à l'époque mérovingienne qu'à l'époque capétienne. quelques siècles, au village moderne, elle conserve son appellation, à moins que Yer soit l équivalent d 'Ero ou d 'Airo (24), noms tout aussi germaniques que Rodolphe et Théodebert, qui auraient donné Hairiville, Hériville et Héricourt. A vrai dire, on ne saurait tirer, au point de vue historique du moins, rien de certain de cette étymologie. M. Dauzat lui-même avoue qu'Ero et qu 'Airo pourraient être tout aussi bien scandinaves que germaniques. Mais, fait vraiment curieux et notable, les mêmes substantifs, en allemand et en Scandinave, « paraissent être de même racine que l'allemand Ehre, qui signifie honneur ou chose sacrée », de telle sorte que nous nous retrouvons, avec ces termes barbares, devant la même idée que celle exprimée par les équivalents latins et grecs de Yer. On pourrait penser dès lors que la villa ou la région d'Yerville — c'est-à-dire les champs compris depuis la source de la Saâne, notre carrefour actuel, jusqu'à la mairie, la cour et quelques terres de la ferme Ballue et jusqu'au-delà de l'église - continuent d'être consacrés à la divinité et que l'exploitation qui avoisine la source appartient encore à ce que nous appellerions aujourd'hui l'Etat (25). On en pourrait aussi déduire que les Barbares, suivant naturellement les grandes voies gallo-romaines, se sont emparés des champs qu'elles traversaient — notre actuel Thibermesnil et notre actuel Bosc-Renoult — laissant à leurs habitudes et à leurs anciens maîtres ou administrateurs les cantons qui ne leur apparais- saient pas avoir une réelle importance stratégique ou économique. Yerville aurait bénéficié au Ve siècle de la tranquillité que Thibermesnil connut au XXe et sans doute pour des raisons très voisines.

Quand l'ordre se fut rétabli, le pays de Caux se trouva englobé dans le royaume neustrien. Il n'eut pas à s'en repentir. On assiste, en effet, sous les Mérovingiens, à une renaissance dans presque tous les domaines. C'est sous leur règne et grâce à eux que sont créés les monastères de Pentale, puis des Andelys et enfin les abbayes de Fontenelle et de Jumièges, qui deviennent, pour la Gaule et le monde chrétien, des centres de culture intellectuelle et religieuse incomparables. La troisième de ces illustres maisons acquerra plus tard des terres dans notre commune, terres que les moines de Saint-Wandrille conserveront jusqu'en 1 789. La villa principale d'Yerville doit s'étendre méthodiquement par suite de défrichements ou d'assèchements de marais vers les Faubourgs et au Bout-de-Bas. Sous le règne de Napoléon III, l'abbé Cochet y découvrit des tombes mérovingiennes en assez bon état (26).

(24) Cf. Dauzat lettre sup. cit. (25) C'est ce qui peut-être expliquerait l'irréductibilité de Yer à un nom de personne. (26) Cf. Cochet et Tougard, op. cit. art. Yerville. A l'ouest, les bois de Mauger, de Renoult et de Pimont ont vraisemblablement conservé dans l'ensemble leurs anciennes limites, de même qu'au midi le bois de Robert et ceux des trois Mesnil d'Yerville, de Bourdainville et d'Ectot-l'Auber. Thibèrmesnil a-t-il souffert à ce point des invasions qu 'il n'en soit pas encore remis ? C'est peu croyable ; les nouveaux occupants, de concert avec les serfs des maîtres gallo-romains dépossédés, ont dû avoir tôt fJiit de tout remettre en état. Il se pourrait que Pimont ait déjà fait partie, iu début de l'époque mérovingienne, du domaine royal, dont relèveront par la suite le Bosc-Mauger et le Bosc-Renoult et sans doute une partie d'Yerville. A l'époque carolingienne, les villas, qui ne cessent de se développer, conservent les caractéristiques principales que nous leur avons précédemment connues. Deux sous carolingiens trouvés lors de la construction de la nouvelle église (27) et une pièce en argent mise à jour dans le défrichement d'un fossé du Bout-de-Bas (28), indiquent peut-être que le dominus de la villa commer- çait avec profit. Ces pièces de monnaie ont beaucoup souffert de leur séjour en terre. On y peut cependant lire sans trop de difficulté le « Karolus Imp. » et y voir le profil romanisé du grand carolingien. Signalons, enfin, un denier d'or en bordure duquel court la légende « Karolus Imperator Aug. ». L'empereur est représenté de profil et couronné de lauriers. Cette pièce provenait de Thibermesnil où elle avait été exhumée dans le voisinage de l'église (29).

L'aspect général des villas de cette époque est devenu classique et le plan d'après lequel elles sont conçues servira de modèle aux architectes médiévaux. Elles constituent un ensemble plus ou moins important d'édifices reliés les uns aux autres par des portiques en bois. Souvent une haute tour carrée, construite avec de gros madriers et dont la base est en maçonnerie, domine le tout et permet de surveiller la région. Le maître a, comme autrefois, son logis particulier, une maison sans étage adossée à une tour qui, au besoin, peut servir de refuge comme le fera le donjon du Moyen Age. Le personnel habite dans des bâtiments de bois ou de terrasse couverts en tuiles de terre cuite ou de bois ou encore en chaume. Au centre du quadrilatère formé par les communs et la maison, un puits a été percé qu'entourent des rosiers et des fleurs. Entre les constructions et la palissade qui sert d'enceinte sont le jardin potager, une cour plantée d'arbres fruitiers, un étang artificiel ombragé de saules ou de peupliers. Pour nous mieux faire saisir, nous dirons volontiers

(27) Note de Maître Lelong, d'après lequel ces monnaies auraient été données par les ouvriers à M. l'Abbé David, curé. (28) Fossé situé dans la ferme exploitée par M. Soudé. 1 (29) Note de M. l'Abbé Briant. TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION IX

Chapitre I. LE TERROIR D'YERVILLE 1 Chapitre II. YERVILLE CELTE ET GALLO-ROMAIN....., 11 Chapitre III. DES ROIS DE NEUSTRIE AUX DUCS DE NORMANDIE 29 Chapitre IV. LES GRANDES ET BELLES LÉGENDES D'ANTAN 51 Chapitre V. YERVILLE ET THIBERMESNIL PENDANT LE MOYEN AGE 65 Chapitre VI. DE LA GUERRE DE CENT ANS AUX PREMIERS TEMPS DE LA MONARCHIE ABSOLUE 101

Chapitre VII. LA PAROISSE NOTRE-DAME D'YERVILLE AU XVIIe SIÈCLE 123 Chapitre VIII. L'EXISTENCE DE CHAQUE JOUR DANS L'YERVILLE DU GRAND SIÈCLE 153 Chapitre IX. A TRAVERS LES HAUTES FUTAIES DE THIBERMESNIL 169 Chapitre X. L'ÉGLISE ET LA PAROISSE D'YERVILLE AU XVII! SIÈCLE 193 Chapitre XI. DÉCIMATEURS AUX PRISES DEVANT LES TRIBUNAUX 221 Chapitre XII. LES ASSOCIATIONS PIEUSES ET LA VIE RELIGIEUSE SOUS L'ANCIEN RÉGIME 247 Chapitre XIII. PRONES ET SERMONS DE NOS CURÉS 279 Chapitre XIV. YERVILLE SOUS LES RÈGNES DE LOUIS XV ET DE LOUIS XVI.. 291 Chapitre XV. LE DERNIER SIÈCLE DE THIBERMESNIL 331 Chapitre XVI. LA VIE ÉCONOMIQUE D'YERVILLE ET DE THIBERMESNIL DE 1700 A 1789 347 Chapitre XVII. TANDIS QU'ON « S'ÉLUGE » A PARIS 361 Chapitre XVIII. MESSIEURS LES MUNICIPAUX D'YERVILLE 375 Chapitre XIX. LE BONNET PHRYGIEN DANS LE CLOCHER 389 Chapitre XX. REMOUS PENDANT L'ORAGE li 13 Chapitre XXI. LE ROUGE SE DÉCOLORE 437 Chapitre XXII. LES CITOYENS DE THIBERMESNIL 463 Chapitre XXIII. DES GENS A PERRUQUES AUX GENS SANS CULOTTES ...... 487 LISTE DES SOUSCRIPTEURS 511

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