HIPPOLYTE TALNE A GENÈVE

A Genève, à l'Université, dans la triste salle de l'Aula, pen­ dant trois semaines de cet hiver de 1942, alors que la guerre atroce et son cortège de cruautés et de misères sans nom ravage le monde, un conférencier incomparable, doublé d'un érudit de haute classe, le professeur Henri Guillemin de Bordeaux, a tenu sous le charme de sa parole ardente un auditoire frémissant. En une douzaine d'entretiens, il a conté l'histoire navrante des rapports de "Rousseau avec Madame d'Epinay et la meute achar­ née des Encyclopédistes. Des étudiants, des étudiantes surtout, des professeurs, des réfugiés, des femmes du monde étaient sus­ pendus à ses lèvres. Durant cinquante minutes, l'orateur entraî­ nait à sa suite ses auditeurs dans ce monde, à la fois pittoresque et cruel, qui tournoyait autour de l'infortuné Jean-Jacques; sur les coteaux de Montmorency, il faisait revivre pour eux avec un tel frémissement ces journées et ces nuits fiévreuses, que le public de l'Aula en oubliait complètement alors la guerre, l'obscurcissement et les sirènes d'alarme. Une fois de plus, 1' « esprit » envahissait et absorbait Genève et plus pafticulièrement de ce foyer de haute culture que repré­ sente l'Université des Bastions. Or, dans cette même chaire, devant ces bancs austères et ces tristes boiseries, un grand penseur français, Hippolyte Taine avait parlé du jadis. Lui aussi, durant un mois, captivant mais avec moins d'éclat, douze cents auditeurs, avait opéré ce miracle de les transporter hors du monde extérieur. C'était en 1875. Quel­ ques mois auparavant, sous l'impulsion tenace d'Antoine Carte- 256 REVUE DES DEUX MONDES ret, on venait d'inaugurer à Genève l'imposant bâtiment qui abriterait désormais l'ancienne Académie de Calvin, muée en université. L'un des animateurs les plus fervents de la faculté des lettres, l'infatigable et spirituel professeur'de littérature com­ parée, Marc Monnier, (1) à l'apogée de sa carrière de publiciste, d'essayiste, de critique, de poète et de romancier, avait un projet en tête. A l'affût de tous les talents dont la renommée se répan­ dait en Europe, il savait, par des amis communs, qu'un illustre philosophe et historien de la littérature préparait un ouvrage sur la Révolution française et ses suites. L'ancien élève de l'Ecole normale, lîauteur de tant d'ouvrages remarquables sur l'Angle­ terre, l'Italie, l'art, la philosophie, Hippolyté Taine, jadis rencon­ tré par Monnier à et reçu dans sa maison, presque son contemporain, (2) avait acquis d'un oncle en 1874 une propriété sur les bords du lac d'Annecy, à Menthon Saint-Bernard. Taine, alors âgé de quarante-sept ans, sortait à peine d'une crise terrible. La guerre de 1870-1871, ila défaite de la et surtout les affreuses semaines de la Commune, avec ses incen­ dies, ses exécutions suivies d'une répression cruelle, avaient frappé au cœur ce penseur et cet idéaliste, ce croyant fervent de la raison et de la science, ce patriote aussi. En assistant, im­ puisant et atterré, à l'effondrement de ce pays, l'ancien Normalien, au lendemain du drame, s'était longuement interrogé sur les causes de cette tragédie. Sous quelque aspect que se présentât ce problème à son esprit, le philosophe arrivait à cette conclusion que son premier devoir était de rechercher en historien des rai­ sons de la décadence et de la défaite de son pays. Dès son retour à , un Paris prostré, ravagé par les ruines matérielles et morales, Taine, avec sa méthode et sa rigueur habituelle, établit un plan de travail. Il écrira un ou deux livres sur les causes de la défaite des divers régimes que s'est donné la France au cours dû XIXe siècle. Il étudiera l'état du pays il y a cent ans, il s'efforcera d'établir pour quels motifs la monar­ chie s'est écroulée et a été remplacée, par la république, puis par la dictature de Bonaparte. Ayant scruté longuement les con­ quêtes et le passif de la Révolution française et fixé les respon­ sabilités, il espère, ainsi être en mesure de fournir à ses contem-

(1) Monnier, né à , résidant à Naples de 1856 à 1864, prit une ipart active au Bisorgimento'. Il) arriva à Genève en 1864 et professa à l'Université de cette ville dont il fut recteur dé 1878 à 1880. (2) Taine était hé en 1828. IMonnier en 1829. , • HYPPOLYTE TAINE A GENÈVE 25/ porains et à la génération qui va diriger les affaires du pays, un tableau impartial des fautes commises dans le passé. Voilà pourquoi, sitôt Paris débloqué et l'armistice signé, Tainè, rentré dans son foyer, prenait, dès novembre 1871, le chemin des Archives Nationales. Jusqu'alors, l'histoire de la Révolution et de ses suites avait surtout été étudiée par des hommes politiques, par des contem­ porains ou par des écrivains empressés à l'attaquer ou à la défen­ dre. Par milliers, dès 1789 à 1795, avaient vu le jour des brochu­ res des mémoires, des collections émanant ou prétendant éma­ ner des grands acteurs du drame ou d'obscurs témoins. Mais personne n'avait encore entrepris le dépouillement méthodique de la France depuis cent ans. Certes, le programme de Taine est ambitieux mais le chercheur s'est bien vite rendu compte qu'il lui sera impossible de tout lire et de tout peser. Aidé par les conseils du directeur des Archives nationales, Maury, qui s'inté­ resse immédiatement à son travail, il tentera des sondages dans ces milliers de cartons et de liasses qui sont à sa disposition. Après quelques mois d'exploration, il résumera ses premières constatations dans des notes concises, extrêmement précieuses — comme tout ce qui sort de ce cerveau remarquable — publiées en annexe à sa correspondance. Son livre aura pour titre Les Origines de la France contemporaine. Il comprendra quatre volumes. Dans le premier, sorte de large introduction, il brossera à grands traits le tableau de l'administration de la France au XVIIIe siècle, sous Louis XV et Louis XVI et la situation des différentes classes, la cour à Versailles et en province, la noblesse, le clergé, les fonctionnaires, la bourgeoisie, le peuple. Deux vo« lûmes seront consacrés à la Révolution et au Directoire. * Un dernier tome embrassera, en une longue fresque, le règne de Napoléon Ier. (1)

(1) L'historien Aulard a dressé contre Taine un réquisitoire sévère, passionné et souvent puéril, auquel a répondu d'une façon magistrale G. iLenotre, dans un article fortement! documenté, un chef d'œuivre de dialectique trop peu connu, paru à l'occasion du centenaire de la Bévue des Deux Mondes : Taine et le Jacobin, Le Livre du centenaire, Cent ans de la vie française. Paris, 1929, pp. 190 e* ss. Lenotre démontre péremptoi­ rement que la plupart des critiques d'Aulardi sont injustes et que dans une multitude de cas, Aulard peut être accuse des mêmes oublis, des mêmes erreurs qu'il reproche à son prédécesseur. Un des exemples les plus frappants cités par Lenotre est la publication par Aulard de la Correspondance des Représentants en mission. Après avoir publié 5 volumes de cette coûteuse collection aux frais de l'Etat, Aulard a décou­ vert qu'une source importante de documents lui avait échappé et le con­ traignait à reprendre son travail sur des bases nouvelles, de fond en comble. TOME I.XXVIlî, _ 1943. 3 258 REVUE DES DEUX MONDES

Avec une méthode et une régularité exemplaires, Taine vivra littéralement, pendant ces années, au milieu des documents qu'il découvre. Doué d'un flair surprenant, très vite il choisit parmi ceux-ci les pièces caractéristiques d'une région, d'un évé­ nement, d'un homme influent, dans n'importe quel domaine. Il acquerra dans cette poursuite, difficile mais passionnante, une dextérité admirable. Contrairement aux reproches qui lui ont été adressés, « on doit admirer », déclare un juge particu­ lièrement compétent en ces matières, fouilleur non moins heu­ reux et acharné, G. Lenotre, « combien la sélection de Taine fut heureusement dirigée. Derrière lui, il n'y a plus qu'à glaner. » A défaut de « tout voir », Taine a remarquablement « bien vu ». Il a su dénicher les faits importants, significatifs, amplement circonstanciés. Et les ayant extraits de ce monde de documents, la plupart inédits ou inexplorés, au prix d'un labeur harassant de trois années, il a édifié son œuvre avec le maximum de con­ science et d'objectivité, dont pouvait s'armer un esprit rigoureux comme le sien. Mais ce travail préparatoire accompli, l'écrivain a bien vite perçu que la vie trépidante de Paris, avec ses obligations sociales et professionnelles, va l'empêcher de rédiger, dans les délais qu'il s'est fixés. « Plus un livre est écrit loin du lecteur, plus il est fort », a dit le père Gratry. (1) Aussi, dès qu'il a maintenant, sur les bords du lac d'Annecy, une retraite assurée, bien à lui, y transporte-t-il ses livres et les gravures qui ornaient jadis son modeste cabinet d'étudiant. Et il se met au travail. Toutes ses matinées, deux à trois heures ^'après-midi y sont consacrées. £a besogne achevée, il part en promenade, dans ce pays qu'il ado­ re. "Au cœur de l'été, il va se jeter dans le lac, détendant son cerveau fatigué dans l'onde rafraîchissante. Le soir, il appartient aux siens, il joue aux cartes, il joue avec ses enfants. Toujours et partout homme de devoir, il accepte d'entrer au conseil municipal de sa commune, d'en rédiger les procès- verbaux, lui qui vit déjà la plume à la main ! Mais ce contact avec la réalité de tous les jours, avec l'administration d'une de ces cellules, dont l'ensemble constitue le pays — et quel grand pays ! — est singulièrement instructif pour lui, il saisira sur le vif, au jour le jour, la complexité des rouages de la machine gou­ vernementale et qu'un rien suffit pour les arrêter et les désorgani-

(1) Los sourds, p. 22. HYPPOLYTE TAINE A GENÈVE 259

ser. Il deviné comment couvent les malaises, les mécontentements; pour éclater brusquement un jour et engendrer les émeutes et les révolutions... Son livre s'enrichira de beaucoup d'observations. De nou­ velles perspectives illuminent le philosophe et l'historien, con­ damné jusqu'alors à ne se pencher que sur la matière inerte et abstraite du document et de la pensée pure. Dans l'hiver de 1874, il a rédigé la plus grande partie de son premier volume. Rentré à Paris, il en donne la primeur à YEcole des Sciences politiques, récemment fondée par son ami Emile Boutmy et à laquelle,il restera profondément attaché. Au fur et à mesure de son travail de bénédictin, sa conception première de la Révolution française s'est modifiée. Il se rend compte que le peuple de France, sous la monarchie de Louis XV, s'il n'était pas le plus malheureux d'Europe, a vécu le plus sou­ vent durement exposé à la famine et aux privations, accablé d'impôts. La Cour, les ministres, le haut clergé ont gravement méconnu leurs devoirs. L'écrivain, au moment où il rédige ses derniers chapitres, a lu avec un intérêt passionné la Correspon­ dance des contrôleurs générawû, dont l'érudit Arthur de Boislisie entreprend la publication. Aussi, enthousiasmé par ces docu­ ments, Taine le questionne pour savoir s'il pourrait lui e» four­ nir d'analogues pour les quarante années qui ont précédé la Révolution française. « Vous savez si j'aime la Révolution, lui écrit-il le 26 juillet 1874, de Menthon Saint-Bernard ; pour qui la voit de près, c'est l'insurrection des mulets et des chevaux contre les hommes, sous la conduite de singes qui ont des langues de perroquets, mais l'ancien régime n'est pas beau non plus... les paysans y étaient traités comme des bêtes de somme ». Admi­ rateur de Tocqueville, Taine estime cependant « qu'il reste trop habituellement dans l'abstrait ». Il accorde une bien plus grande valeur aux détails fournis" par Boislisie, par exemple au sort de ces six pauvres paysans, qu'on tient au fond d'un puits parce qu'ils n'ont pas payé leur taille. (1) Taine ne « veut pas écrire une page sans la bourrer d'ex­ traits ». Cette promesse faite à lui-même, l'historien l'accom­ plira avec une rigueur et aussi avec une profusion et un éclat tels, qu'ils entraîneront le lecteur subjugué. Ces pages compactes ner­ veuses, où abondent les exemples et les citations, c'est en quelque

(1) H. Tain*, sa vie et se correspondance, t. III, p. 266. 260 REVUE DES DEUX MONDES sorte un tir d'artillerie prolongé, qui martèle les positions adver­ ses, en l'occurence la résistance du public à se laisser convaincre. Certains protesteront, crieront au procédé, mais des juges impar­ tiaux, suivis par une jeunesse studieuse et ardente dans les deux Mondes, relèveront au contraire la puissance et la nouveauté de cette méthode. « M. Taine a le don de persuader, parce qu'il ne démontre pas. Loin de tirer à lui les choses et les hommes, il les laisse penser et agir et ne songe qu'à se rendre compte de leur pensée et leur action. » Voilà ce que, de Genève, devine Marc Monnier, en ce prin­ temps de 1875, après quelques leçons faites par Taine à l'Ecole des Sciences Politiques et dont l'écho lui est parvenu. Séduit par tout ce qu'il y a de nouveau dans l'œuvre en gestation de Taine, sentant croître son admiration pour son auteur, il l'invite à venir en donner à Genève la primeur. (1) La jeune Université sera gran­ dement honorée par cette visite. Taine accepta d'emblée, cette proposition. Il éprouvait lui- même une vive sympathie pour Monnier. Il admirait sa culture éblouissante, sa verve, sa parfaite honnêteté. Mpnnier représentait pour lui ce type d'Européen, libéré des préjugés de race et de religion, que Taine prisait de plus en plus. Et puis, dans cette Europe, alors ravagée et bouleversée, Genève était encore la terre enviée, où l'esprit conservait sa primauté. Au cours de ses recher­ ches, n'avait-il pas rencontré constamment les noms de Mallet du Pan, d'Etienne Dumont, de Benjamin Constant, de Madame de Staël, de ces intrépides défenseurs du libéralisme, de ces en­ nemis de la violence et du despotisme. « Genève sera mon centre, » mande-t-il à Monnier le 15 avril 1875 et, dix jours plus tard, informé que le chef de celui-ci, le conseiller d'Etat Carteret, a aussitôt approuvé ce projet, il l'en remerciera en lui déclarant « qu'il est depuis un an le voisin sympathique de Genève et^depuis longtemps son ami respec­ tueux. » (2) Son dessein est de donner à Genève la primeur de son livre . Les Origines de la France contemporaine, prêt à paraître pour la fin de l'année. Mais Taine est retenu par un scrupule : il « manque d'enthousiasme pour Rousseau. S'il admire l'écrivain

(1) Monnier avait d'abord pensé demander à Taine un cours sur la peinture italienne, mais il se rendit bien vite aux arguments de son correspondant, qui lui démontra que ce sujet, s'il convenait par sa tech­ nicité aux élèves de l'Ecole des Beaux Arts à Paris, s'adaptait mal au public genevois. (2) Charles Borgeaud. Histoire de l'université de Genève, t. III 472. HYPPOLYTE TAINE A GENÈVE 261

ses doctrines et sa conduite ne lui plaisent guère. « A-t-on à Genève le droit de manquer d'enthousiasme pour Jean-Jacques », se demande Taine ? (1) Monnier le rassura sans doute, puisque, le 25 avril, sa décision était prise, l'université de Genève ayant marqué son accord. Mais, ce même jour, survint un incident qui contraria tort le conférencier. Parmi ses auditeurs des Sciences Politiques à Paris, se trouvait Auguste Sabatier, professeur estimé de la facul­ té de théologie protestante. Depuis bien des années, Sabatier publiait chaque dimanche dans le Journal de Genève des chroni­ ques remarquables sur le mouvement des idées en France. Or, en écoutant Taine, Sabatier a éprouvé une certaine gêne. Certes, il a retrouvé remarquables les pages où l'historien a évoqué le XVIII' siècle, brillant mais destructeur, tombeau de la monar­ chie, mais il a nettement critiqué sa méthode et ses tendances. « Son unique souci, dirait-on, est de chercher la formule d'une époque, d'une race ou d'un homme. L'histoire devient ainsi un théorème algébrique.*» Sabatier conteste la conception de Taine sur l'homme, à savoir qu'il n'est ni bon ni raisonnable, un animal égoïste qui obéit à ses appétits comme tous les autres animaux. « Renan venait déjà de déclarer que l'homme, après avoir été des milliers d'années un fou puis un animal, cessait à peine d'être un enfant. (2) Si l'homme n'est pas l'être chimérique célébré par Rousseau, il n'est pas davantage ce loup inquiet, jaloux, féroce, dépeint par Taine. Taine et Tocqueville se sont trom­ pés en disant : « Si un peuple ne 'croit pas, il faut qu'il serve. » C'est parce que Taine ne croit ni à la raison ni à la conscience, qu'il ne saurait croire à la liberté. (3) Ce jugement sévère, d'un homme qui fait autorité dans la Genève intellectuelle d'alors, émeut vivement Taine. Sa venue à Genève n'en sera-t-elle pas compromise ? Le 30 avril 1875, ayant pris connaissance de ce réquisitoire, il s'empresse de se justifier auprès de Monnier. « Ne croyez pas ce qu'il vient d'être imprimé sur mon futur livre », lui écrit-il. Loin de faire un ouvra­ ge dogmatique, il s'est contenté d'exposer les faits et leurs causes. Adversaire de la réaction et du droit divin, du pouvoir arbitraire, de la foule comme de l'individu, il s'est borné'à décrire ce qu'il

(1) Taine. Sa vie et sa correspondance, t. III, 270. (2) Histoire du peuple d'Israël. T. IX, p. 26 (3) Journal de Genève du 25 avril. 262 REVUE DES DEUX MONDES a vu au travers des documents. Le despotisme, il l'a trouvé à la Convention et chez Napoléon aussi bien que chez Louis XIV. Pour rien au monde, Taine ne voudrait faire porter à son ami .genevois la responsabilité d'un cours antipathique et blesser ses compatriotes. (1) Sans doute, reçut-il tous les apaisements désirables. Car, l'automne arrivé, Taine se prépara à prendre le chemin de Genève. Il devait y parler/trois fois chaque semaine et rentrer dans'l'in­ tervalle à Menthon. Par précaution, il invita Monnier chez lui pour lui soumettre certains passages délicats. Il supprima quel­ ques mots trop vifs contre Rousseau, « qui avait encore des fana­ tiques là-bas. » (2) Les Genevois, lui dit Monnier, goûteront tout spécialement les pages sur la condition du peuple. Ainsi, écrit Taine à Boutmy, aura-t-il fait, sans s'en douter, un livre contre l'ancien régime. *** Pas une place à l'Aula de l'Université de Genève, le soir du lundi 25 octobre 1875, quand Taine monte en chaire. Douze cents personnes sont venues l'entendre. Auparavant, le conféren­ cier a dîné, copieusement, chez Marc Monnier ; aussi, se trou- ve-t-il « en très bon état ». Il prononce bien, de façon à être tou­ jours entendu. Il achève cependant avec une certaine fatigue les trente-trois premières pages de son manuscrit. Ce dernier sera trop long pour être lu en entier, Taine s'en convainc d'em­ blée, et il supprimera tout un livre. Mais le succès est éclatant et se poursuivra durant trois semaines, jusqu'au 16 novembre. (3) Carteret est au premier rang. Il complimente Taine, qui se demandera si c'est par politesse. En effet, entre l'ancien révolu­ tionnaire, âgé aujourd'hui de soixante-deux ans, qui a participé à l'expédition des Polonais de Savoie, qui a suspendu le curé Mermillod, qui a sévi durement contre le clergé romain, qui vient, trois mois auparavant, de supprimer les corporations reli­ gieuses, et le libéral convaincu qu'est Taine, le fossé paraît pro­ ti) Taine. sa vie et sa correspondance. T. ni, p. 272. (2) Idem. P. 277. (3) Le professeur de littérature française Paul Seippel, dans un article du Journal de Genève du 18 juin 1905, a raconté l'impression pro­ fonde que produisirent! sur lui ces lectures. Il avait alors dix-sept ans I Ce fut une révélation... Le sens 'profond, le sens organique de l'histoira lui été révélé. Une méthode lui était inculquée. Des liens imprévus s'établissaient entre des domaines qu'il n'avait vue jusqu'alors qu» séparés, artificiellement divisés... ! 263 THYPPOLYTE TAINE A GENÈVE

fond. Néanmoins, ce soir-là, l'homme d'Etat l'invite à visiter, à son prochain voyage, le collège de cent jeunes filles qu'il a fondé et qui est son orgueil. Monnier ressent une grande joie et une légitime fierté de pareille réussite. L'historien a su, comme le disait Sainte- Beuve (1), briser la glace de l'histoire transmise pour retrouver le courant. Avec un art consommé, il « laisse parler les faits que les ignorants n'aiment pas (ils préfèrent les phrases), il les accu­ mule en colonnes serrées avec une équité si parfaite », que le public est conquis. Il a, pour dépeindre certaines classes de la so­ ciété, des jugements lapidaires qu'on n'oublie plus. « Plus une aristocratie se polit, plus elle se désarme ; il ne lui reste plus bientôt plus aucune force pour lutter. Si la religion manquait tout d'un coup aux hommes, ils se feraient plus de mal les uns aux autres. » Pour Monnier, l'histoire, ainsi conçue, n'est ni le réquisitoire du ministère public ne le plaidoyer de l'avocat mais le résumé impartial du juge. Lorsqu'il décrit la vie de cour et de salon de l'ancien régime> Taine fait preuve d'un talent si persuasif, outre la richesse de ses textes inédits, que son auditoire « vit avec lui dans un monde charmant, plein d'élégance et de distraction. » Certains soirs, l'Aula « paraît une salle de Versailles, peuplée de têtes ravis­ santes et d'habits brodés. » (2) Il enthousiasme ses auditrices. « Il voyage, alerte, excité par l'élan des autres, avec des retours imprévus, à xrase terre ou par cimes, sans s'enfoncer dans les trous », excellant à ressusciter la diversité et la gaîté des salons de cette époque. Mais, derrière cette société frivole, le philosophe, on l'a déjà dit, perçoit un monde de souffrances et d'injustices. Et, ne dé­ fendant aucune cause, procédant à une enquête aussi impartiale que possible, il prononce, sans le vouloir, un plaidoyer irréfutable en faveur de la Révolution française. (3) Il n'ira cependant pas aussi loin que Lamartine. Ce dernier déclarait que « pour que 1789 fût si mal, il fallait que ce que 1789 détruisait fût beau. » Or, il jugeait 1788 « hideux ». (4) Taine l'estimera essentielle­ ment léger.

(1) Causeries du lundi XI, p. 454. (2) Marc Monnier, Journal de Genève du 22 décembre 1875. (3) Idem. (4) René Doumic. Lamartine, p. 69. 264 REVUE DES DEUX MONDES ,

Ce qui achève de lui conquérir son public genevois, c'est que, tout en étant fort savant et très sérieux, il possède l'art de bien écrire. « Ce livre, dira Monnier, qui ne veut rien prouver, prouve au moins cela. > En outre, Taine a la politesse de finir à l'heure exacte et de pratiquer pour cela de fortes coupures dans son texte. (1) A chacune dè ses venues à Genève, le solitaire de Menthon rencontre de nouvelles figures, le philosophe Ernest Naville, le botaniste Alphonse de Candolle, des hommes de lettre comme Hornung et Blondel, les savants Cari Vogt et Marignac, le docteur Gautier. Marc Monnier, qui demeure dans la vieille ville, 13 rue Verdaine, non loin du doux philosophe Amiel, se dépense sans compter pour son hôte. « Vous exercez l'hospitalité, lui écrira Taine, comme un gentilhomme du XVIIIe siècle. » (2) Un, soir de nuit noire, par des chemins boueux interminables, marchant avec d'autres invités à la queue leu-leu, à travers des terrains inondés, Taine s'en va dîner chez Cari Vogt. Vogt, qui est né à Giessen, est alors âgé de cinquante-huit ans. (3) Son père était (naturalisé Suisse mais lui a un passé de révolutionnaire allemand fougueux. 11 a siégé au parlement de Francfort. Il s'est fait genevois en 1861, professe à l'université des Bastions la zoologie et l'anatomie, ce qui ne l'empêche pas, comme député au Grand Conseil, de faire une politique agressive et sectaire, aux côtés de son ami Carteret. Le 15 novembre, il est reçu chez le médecin Victor Gautier, au numéro 12 de l'aristocratique rue des Granges, dont les hôtels dominent la promenade de la Treille et le parc de l'Université. Monnier est aussi invité. Quoi­ que « fort riche », Gautier exerce une carrière lucrative, principe, écrit Taine, qui est de règle à Genève. « Le jeune homme le plus riche doit avoir une profession ou une érudition. On ne compte que sept jeunes gens qui vivent en oisifs. » (4) La société est choisie. Elle « a un tour anglais plutôt que français. » Les Gene-

(1) Taine. Sa vie et sa correspondance. III, p. 282. (2) Idem. p. 290. (3) Vogt demeurait alors avec son père 26 chemin du Soleil levant, au-delà de Plainpalais, non loin de la rivière d'Arve. I;a maison était si solitaire, que Taine demanda à Vogt s'il n'avait pas été assassiné quelquefois. Cette voie est devenue, par arrêté du Conseil d'Etai du 31 août 1894, Chemin des Minoteries mais le n° 26 est le n° 22 actuel. On s'y rendait en suivant la route de Carouge puis celle des Battoirs ( Archi­ ves de Genève. Renseignement® dus à l'obligeance de M. la professeur P. H. Martin erde MM. Vauqher et Geisendorf.) (4) Taine. Sa vie et sa correspondance. T. III. p. 284. I

HYPPOLYTE TAINE A GENÈVE 2Ò5

•vois du haut — lui expliquent ceux du bas — vivent entre eux, excluent les hommes nouveaux, mêmes riches et bien élevés, c'est un monde fermé. Avec son infatigable et intelligente curiosité, Taine voudrait être informé des lois civiles, des tribunaux, des impôts à Genève, car il sent « une démocratie qui monte », mais il n'aura pas le temps de procéder à cette enquête. Amusé et intéressé, il assiste à une élection au Conseil d'Etat. Une fois de plus, Carteret triom­ phe. Ses adversaires, cependant, conservateurs qui s'intitulent démocrates, font passer deux des leurs au gouvernement, composé de sept membres. C'est un avertissement. Or, le lendemain de l'élection 16 novembre, Taine dîne chez le chef du parti radical, où il rencontrera « la fine fleur de la démocratie. » (1) Dans une demeure éloignée, au-delà de la gare de Cornavin, à la Ser­ vette, au milieu de terrains vagues et de prairies, Taine s'entre­ tient avec des pasteurs, des protestants libéraux, etc. « C'est par ces derniers, écrit-il à Madame Taine, que Carteret a pu se faire une majorité fidèle, en exploitant l'ancien levain antipapiste... Calvin vit toujours. » (2) Plus tard, Carteret lui ayant offert son roman Les Deux Amis — interminable et ennuyeux — Taine, en juge indulgent, y reconnaîtra « un homme convaincu, spiri­ tualiste et religieux au fond », adversaire d'Holbach, admirateur de Jean-Jacques. (3) Carteret sera avec Jacques Adert, directeur du Journal de Genève, Joseph Hornung, Marc Monnier et Cari Vogt un des cinq Genevois, auxquels il offrira son premier volume des Origines de la France contemporaine. Genève vivait alors en pleine crise religieuse. Catholiques . romains et « nationaux », ces derniers favoris du pouvoir, se combattaient avec acharnement. Entre eux, un prédicateur de grand talent, le père Hyacinthe —de son vrai nom Charles Loyson, — âgé de quarante-huit ans, excommunié à cause de son mariage, se trouvait dans une position délicate. Il attirait la foule au Casino, dans une rue silencieuse à l'ombre des tours de la Cathédrale. Ces séances tenaient de l'office religieux et de la conférence. Taine assista à l'une d'elles le 9 novembre. On ignore

(1) Là maison de Carteret occupait alors le n° 427 de la Servette. Dans 1 Indicateur des adresses commerciales du canton de Genèue de 1876, Carteret est qualifié de « rentier ». Aujourd'hui la propriété se trouve- au il» 30 de la rue Carteret. Renseignements oMigeammemt communiqués, par M. le professeur André Oltremare, ancien Conseiller d'Etat. (2) Taine. Sa vie et sa correspondance. T. III p. 284 (3) Idem, p. 289. 266 REVUE DES DEUX MONDES l'impression qu'il en rapporta. Mais des gens informés l'avaient assuré « qu'il n'y avait pas à Genève quarante personnes, dont les opinions coïncident exactement » avec celles de l'ancien prêtre. (1) Au lendemain de la Commune, Genève a accueilli d'innom­ brables Français fuyant leur pays. Ils y ont grossi un groupe déjà important de compatriotes qui y ont fait leur chemin. Taine, dans ses rares loisirs, s'entretient au café avec le publiciste Charles Dollfus, un des fondateurs de la Revue germanique, à laquelle il a naguère collaboré et avec Giraud-Teulon, chargé de cours à l'Université. Leur jugement sur la cité et ses habitants comporte certaines réserves. Mais, parmi ses auditeurs, moins discret et plus remuant que ces derniers, Taine compte un person­ nage, qui a rempli la presse du second Empire et même de la jeune République du bruit de ses exploits, Henri Rochefort. Il l'a connu à Paris avant la guerre, par un ami commun, le docteur Verneuil. Evadé de Nouméa l'année précédente, gagnant sa vie en envoyant d'innombrables articles à la presse française, Roche- fort sera autorisé à rentrer à Paris cinq ans plus tard. Quand, ses lectures achevées, le conférencier prit congé de son fidèle et sympathique public, il emporta un souvenir ému et reconnaissant de l'accueil trouvé à Genève. Monnier n'avait cessé d'être pour lui un conseiller avisé. Taine lui en demeura profondément reconnaissant L'amitié et l'admiration de Monnier n'excluront pas cepen­ dant certaines critiques à l'adresse du livre. Les Origines parais­ sent à Paris le 9 décembre 1875. Le 22, le Journal de Genève, dont Taine a connaissance le lendemain déjà à Paris, lui consacre un long article rédigé par Monnier. Certes, celui-ci fait un vif éloge du travail, en relève la sûreté d'information, la nouveauté, l'originalité de pensée. La monarchie française, sous les deux derniers Capet, y apparait à travers un jour inattendu, souvent tragique. L'écrivain, non seulement déploie un talent de compo­ sition et d'exposition bien rares en histoire, mais il témoigne ^d'un constant effort d'impartialité. Monnier cependant ne serait pas Genevois d'adoption, et •Genevois fervent, s'il ne se sentait pas un peu blessé par le juge­ ment sévère porté par Taine contre Rousseau. Ce dernier parait

(1) Idem, p. 282. HYPPOLYTE TAINE A GENÈVE 267

être sa bête noire. Est-il juste, se demande Monnier, de lui impu­ ter les crimes commis en son nom ? A ce compte-là, les protes­ tants devraient se féliciter des prodigalités d'un pape comme Léon X, parce qu'elles ont conduit à 'la Réforme. Jean-Jacques est innocent des sottises et des forfaits de ses disciples. Or, Taine dit bien de lui tout le mal qu'il doit en dire mais il n'insiste pas assez sur ses mérites. Oui, Robespierre est un de ses fils mais il y a eu aussi Gœthe, Schiller, Chateaubriand, Madame de Staël, Byron. « Il ne faut pas crier contre lè lac de Genève si le Rhône, grossi, sali par ses affluents, déborde quelquefois à Lyon. » Prenant sur l'heure sa plume, Taine remercia chaleureu­ sement Monnier de sa réception inoubliable à Genève et du juge­ ment si bienveillant exprimé sur son livre. Sans doute, avait-il été dur pour le citoyen de Genève, non pas tant pour ses doctrines et leurs conséquences que pour le caractère de l'homme. Taine n'aime pas ces sortes « de dieux manques, en qui la vanité est monstrueuse et le jugement faux par excellence. Il donnerait de bon cœur des soufflets à Saint-Preux et à Julie. » Rousseau aurait dû naître au XVIIe siècle en Angleterre ; il y aurait fondé une secte et fait des revivais. Son malheur, c'est la disproportion entre sa nature et son milieu. (1) Et Taine, laborieusement, obstinément poursuit son travail, rux Archives nationales, à Paris, à Menthon.

Trois ans s'écouleront avant qu'il ne soit en état d'éditer un second volume. Il y décrira 'la Révolution à ses débuts, surtout en province, au village. La presse quotidienne française, prenant son mot d'ordre chez les descendants des « hommes de 89 », chez ceux qui ont bénéficié du cataclysme, traite l'œuvre « comme un vulgaire pamphlet >. Aussi Sabatier, indigné de l'injustice

( et de la légèreté de ses compatriotes, tient-il, dans le Journal de Genève, à présenter cet ouvrage « bourré de citations inédites et comme tissé de pièces d'archives ». (2) Il en souligne l'intérêt et l'originalité. Certes, Taine irritera — et souvent violemment — les utopistes, les partisans de Rousseau, ceux qui « croyent dans, la bonté inaltérable du peuple ». Mais les faits sont là. Ceci dit»

(1) Idem, p. 290. (2) 21 juillet 1878. 268 REVUE DES DEUX MONDES Sabatier, comme naguère après le cours aux Sciences politiques, reprochera à Taine de comparer la Révolution française à une crise alcoolique. « Pendant vingt ans, a dit celui-ci, la France s'est enivrée de mille liqueurs frelatées comme celle du Contrat social. * Frappée de paralysie au cerveau, elle est devenue un grand corps incohérent et chancelant. Peut-être, répond Sabatier, mais la France d'alors a été autre chose qu'une masse sans âme. L'Assemblée nationale a fait du bon travail. « Taine, ajoute Sabatier, ne pèche point par inexac­ titude, il pèche par omission. La disette et l'émeute n'expliquent pas tout. > Sabatier, esprit par ailleurs si distingué et affranchi, ne reste-t-il pas, malgré tout, prisonnier du mirage des < immortels principes de 89 » en s'exprimanl ainsi ? On serait porté à le croire quand on achève l'œuvre passionnante et honnête de Taine. Soixante années se sont écoulées ; ennemis et défenseurs de la Révolution restent sur leurs poitions. L'entreprise de Taine, dont Genève eut la primeur, conserve une valeur indiscutable. Elle n'a guère été ébranlée par les milliers de documents nou­ veaux et de travaux, qui ont vu le jour en toutes langues et dans les deux Mondes depuis qu'elle a été écrite. Pour nous, le bilan de 1789 demeure des plus discutables. Le suffrage universel, la liberté de la presse, la restauration des cultes non catholiques sont des conquêtes que ne compensent guère ou que ne compensent qu'à peine l'explosion de haine, les vols et les abus de pouvoir, les torrents de sang de la guerre civile et étrangère, dont les hommes de 1789 à 1799 portent l'indé­ niable responsabilité. Frédéric BARBEY.

i