Hippolyte Talne a Genève
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HIPPOLYTE TALNE A GENÈVE A Genève, à l'Université, dans la triste salle de l'Aula, pen dant trois semaines de cet hiver de 1942, alors que la guerre atroce et son cortège de cruautés et de misères sans nom ravage le monde, un conférencier incomparable, doublé d'un érudit de haute classe, le professeur Henri Guillemin de Bordeaux, a tenu sous le charme de sa parole ardente un auditoire frémissant. En une douzaine d'entretiens, il a conté l'histoire navrante des rapports de "Rousseau avec Madame d'Epinay et la meute achar née des Encyclopédistes. Des étudiants, des étudiantes surtout, des professeurs, des réfugiés, des femmes du monde étaient sus pendus à ses lèvres. Durant cinquante minutes, l'orateur entraî nait à sa suite ses auditeurs dans ce monde, à la fois pittoresque et cruel, qui tournoyait autour de l'infortuné Jean-Jacques; sur les coteaux de Montmorency, il faisait revivre pour eux avec un tel frémissement ces journées et ces nuits fiévreuses, que le public de l'Aula en oubliait complètement alors la guerre, l'obscurcissement et les sirènes d'alarme. Une fois de plus, 1' « esprit » envahissait et absorbait Genève et plus pafticulièrement de ce foyer de haute culture que repré sente l'Université des Bastions. Or, dans cette même chaire, devant ces bancs austères et ces tristes boiseries, un grand penseur français, Hippolyte Taine avait parlé du jadis. Lui aussi, durant un mois, captivant mais avec moins d'éclat, douze cents auditeurs, avait opéré ce miracle de les transporter hors du monde extérieur. C'était en 1875. Quel ques mois auparavant, sous l'impulsion tenace d'Antoine Carte- 256 REVUE DES DEUX MONDES ret, on venait d'inaugurer à Genève l'imposant bâtiment qui abriterait désormais l'ancienne Académie de Calvin, muée en université. L'un des animateurs les plus fervents de la faculté des lettres, l'infatigable et spirituel professeur'de littérature com parée, Marc Monnier, (1) à l'apogée de sa carrière de publiciste, d'essayiste, de critique, de poète et de romancier, avait un projet en tête. A l'affût de tous les talents dont la renommée se répan dait en Europe, il savait, par des amis communs, qu'un illustre philosophe et historien de la littérature préparait un ouvrage sur la Révolution française et ses suites. L'ancien élève de l'Ecole normale, lîauteur de tant d'ouvrages remarquables sur l'Angle terre, l'Italie, l'art, la philosophie, Hippolyté Taine, jadis rencon tré par Monnier à Naples et reçu dans sa maison, presque son contemporain, (2) avait acquis d'un oncle en 1874 une propriété sur les bords du lac d'Annecy, à Menthon Saint-Bernard. Taine, alors âgé de quarante-sept ans, sortait à peine d'une crise terrible. La guerre de 1870-1871, ila défaite de la France et surtout les affreuses semaines de la Commune, avec ses incen dies, ses exécutions suivies d'une répression cruelle, avaient frappé au cœur ce penseur et cet idéaliste, ce croyant fervent de la raison et de la science, ce patriote aussi. En assistant, im puisant et atterré, à l'effondrement de ce pays, l'ancien Normalien, au lendemain du drame, s'était longuement interrogé sur les causes de cette tragédie. Sous quelque aspect que se présentât ce problème à son esprit, le philosophe arrivait à cette conclusion que son premier devoir était de rechercher en historien des rai sons de la décadence et de la défaite de son pays. Dès son retour à Paris, un Paris prostré, ravagé par les ruines matérielles et morales, Taine, avec sa méthode et sa rigueur habituelle, établit un plan de travail. Il écrira un ou deux livres sur les causes de la défaite des divers régimes que s'est donné la France au cours dû XIXe siècle. Il étudiera l'état du pays il y a cent ans, il s'efforcera d'établir pour quels motifs la monar chie s'est écroulée et a été remplacée, par la république, puis par la dictature de Bonaparte. Ayant scruté longuement les con quêtes et le passif de la Révolution française et fixé les respon sabilités, il espère, ainsi être en mesure de fournir à ses contem- (1) Monnier, né à Florence, résidant à Naples de 1856 à 1864, prit une ipart active au Bisorgimento'. Il) arriva à Genève en 1864 et professa à l'Université de cette ville dont il fut recteur dé 1878 à 1880. (2) Taine était hé en 1828. IMonnier en 1829. , • HYPPOLYTE TAINE A GENÈVE 25/ porains et à la génération qui va diriger les affaires du pays, un tableau impartial des fautes commises dans le passé. Voilà pourquoi, sitôt Paris débloqué et l'armistice signé, Tainè, rentré dans son foyer, prenait, dès novembre 1871, le chemin des Archives Nationales. Jusqu'alors, l'histoire de la Révolution et de ses suites avait surtout été étudiée par des hommes politiques, par des contem porains ou par des écrivains empressés à l'attaquer ou à la défen dre. Par milliers, dès 1789 à 1795, avaient vu le jour des brochu res des mémoires, des collections émanant ou prétendant éma ner des grands acteurs du drame ou d'obscurs témoins. Mais personne n'avait encore entrepris le dépouillement méthodique de la France depuis cent ans. Certes, le programme de Taine est ambitieux mais le chercheur s'est bien vite rendu compte qu'il lui sera impossible de tout lire et de tout peser. Aidé par les conseils du directeur des Archives nationales, Maury, qui s'inté resse immédiatement à son travail, il tentera des sondages dans ces milliers de cartons et de liasses qui sont à sa disposition. Après quelques mois d'exploration, il résumera ses premières constatations dans des notes concises, extrêmement précieuses — comme tout ce qui sort de ce cerveau remarquable — publiées en annexe à sa correspondance. Son livre aura pour titre Les Origines de la France contemporaine. Il comprendra quatre volumes. Dans le premier, sorte de large introduction, il brossera à grands traits le tableau de l'administration de la France au XVIIIe siècle, sous Louis XV et Louis XVI et la situation des différentes classes, la cour à Versailles et en province, la noblesse, le clergé, les fonctionnaires, la bourgeoisie, le peuple. Deux vo« lûmes seront consacrés à la Révolution et au Directoire. * Un dernier tome embrassera, en une longue fresque, le règne de Napoléon Ier. (1) (1) L'historien Aulard a dressé contre Taine un réquisitoire sévère, passionné et souvent puéril, auquel a répondu d'une façon magistrale G. iLenotre, dans un article fortement! documenté, un chef d'œuivre de dialectique trop peu connu, paru à l'occasion du centenaire de la Bévue des Deux Mondes : Taine et le Jacobin, Le Livre du centenaire, Cent ans de la vie française. Paris, 1929, pp. 190 e* ss. Lenotre démontre péremptoi rement que la plupart des critiques d'Aulardi sont injustes et que dans une multitude de cas, Aulard peut être accuse des mêmes oublis, des mêmes erreurs qu'il reproche à son prédécesseur. Un des exemples les plus frappants cités par Lenotre est la publication par Aulard de la Correspondance des Représentants en mission. Après avoir publié 5 volumes de cette coûteuse collection aux frais de l'Etat, Aulard a décou vert qu'une source importante de documents lui avait échappé et le con traignait à reprendre son travail sur des bases nouvelles, de fond en comble. TOME I.XXVIlî, _ 1943. 3 258 REVUE DES DEUX MONDES Avec une méthode et une régularité exemplaires, Taine vivra littéralement, pendant ces années, au milieu des documents qu'il découvre. Doué d'un flair surprenant, très vite il choisit parmi ceux-ci les pièces caractéristiques d'une région, d'un évé nement, d'un homme influent, dans n'importe quel domaine. Il acquerra dans cette poursuite, difficile mais passionnante, une dextérité admirable. Contrairement aux reproches qui lui ont été adressés, « on doit admirer », déclare un juge particu lièrement compétent en ces matières, fouilleur non moins heu reux et acharné, G. Lenotre, « combien la sélection de Taine fut heureusement dirigée. Derrière lui, il n'y a plus qu'à glaner. » A défaut de « tout voir », Taine a remarquablement « bien vu ». Il a su dénicher les faits importants, significatifs, amplement circonstanciés. Et les ayant extraits de ce monde de documents, la plupart inédits ou inexplorés, au prix d'un labeur harassant de trois années, il a édifié son œuvre avec le maximum de con science et d'objectivité, dont pouvait s'armer un esprit rigoureux comme le sien. Mais ce travail préparatoire accompli, l'écrivain a bien vite perçu que la vie trépidante de Paris, avec ses obligations sociales et professionnelles, va l'empêcher de rédiger, dans les délais qu'il s'est fixés. « Plus un livre est écrit loin du lecteur, plus il est fort », a dit le père Gratry. (1) Aussi, dès qu'il a maintenant, sur les bords du lac d'Annecy, une retraite assurée, bien à lui, y transporte-t-il ses livres et les gravures qui ornaient jadis son modeste cabinet d'étudiant. Et il se met au travail. Toutes ses matinées, deux à trois heures ^'après-midi y sont consacrées. £a besogne achevée, il part en promenade, dans ce pays qu'il ado re. "Au cœur de l'été, il va se jeter dans le lac, détendant son cerveau fatigué dans l'onde rafraîchissante. Le soir, il appartient aux siens, il joue aux cartes, il joue avec ses enfants. Toujours et partout homme de devoir, il accepte d'entrer au conseil municipal de sa commune, d'en rédiger les procès- verbaux, lui qui vit déjà la plume à la main ! Mais ce contact avec la réalité de tous les jours, avec l'administration d'une de ces cellules, dont l'ensemble constitue le pays — et quel grand pays ! — est singulièrement instructif pour lui, il saisira sur le vif, au jour le jour, la complexité des rouages de la machine gou vernementale et qu'un rien suffit pour les arrêter et les désorgani- (1) Los sourds, p.