Le Temps Du Refus
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Guy De Boeck Les Héritiers de Léopold II ou L’Anticolonialisme Impossible Partie IV : Le Temps du Refus 1 Le contexte du deuxième conflit mondial est sans doute l’un de ceux qui ont le plus profondément marqué.les pratiques et les dires identitaires coloniaux. Par exemple, l’adhésion explicite de certains groupes à l’indépendance katangaise peut être considérée comme le précipité visible d’éléments antérieurs : pour nous en tenir aux milieux «blancs», mentionnons la rancœur de longue date de la «capitale du cuivre» contre la «capitale du papier», certaine tradition d’implantation principautaire qui remonte au début du siècle et qui se retrouvera dans le personnel de l’Université « officielle », le discours du « carrefour du monde » entretenu par l’Union Africaine des Arts et des Lettres, les thèmes du «Congo moderne» et de la «colonie modèle», etc. Le conflit mondial, qui a coupé de facto le cordon avec la Mère-Patrie, est de nature â pousser à la faute : rien n’est plus, de fait, à attendre du Royaume, ni courrier ni journaux, ni biens de tous ordres ni relève, ni espace-temps vacancier au cours duquel faire valoir sa réussite sociale ou resserrer les liens affectifs et identitaires. Mais inversement, le même contexte renforce le poids moral et sentimental de la grammaticalité, puisque la «Patrie est en danger» ou souffrante, puisqu’elle rappelle ses fils à leurs devoirs. Il y a là une évidente contradiction, compliquée sans doute du renversement que suppose la situation : le sentiment souvent exprimé d’une hargne contre la direction métropolitaine, jugée «ignorante des réalités», ne trouve plus à «tailler des capotes» aux dépens de « l’engeance politicienne», et semble ne savoir trop s’il y a lieu de s’en réjouir ou de le déplorer. Les éléments qui suivent sont autant de pièces à verser au dossier de tout ce qui, au sein de cet espace contradictoire, bouge dans un sens ou dans un autre. Un certain nombre de faits politiques majeurs, sur lesquels je ne peux m’étendre ici, caractérisent ce dossier comme autant de symptômes ; rappelons qu’on a vu, au lendemain de cette version belge de l’Appel du 18 juin» qu’a constitué le discours de Pierre Ryckmans (selon lequel, en dépit de la capitulation royale, le Congo continuerait la guerre aux côtés des Alliés), la population blanche s’en prendre aux images du Souverain dans les bâtiments officiels, et ne pas comprendre qu’elles soient ensuite remises en place. Qu’une faction d’officiers, patriotes sans doute, a éprouvé des velléités de mutinerie parce qu’on ne leur permettait pas de monter au front assez vite. Qu’un évêque réputé fort réactionnaire a prêché, au nom de ses ouailles noires pressurées par l’effort de guerre, le repli sur un neutralisme « léopoldien », en cela relayé... par les premiers syndicalistes de la colonie. Etc. Pierre HALEN 2 Prologue : 40/45 Entre le Temps du Roi et les Temps des Héritiers, il y avait une ligne de démarcation nette : le changement de statut, de l’Etat Indépendant du Congo à la colonie du Congo belge. Et ceci même si à plus d’un point de vue, il y a eu beaucoup plus de continuité que de changement. Entre les Temps des Héritiers et le Temps du Refus, il n’y a pas de date semblable. Le prochain changement, sur le plan du Droit, sera l’Indépendance. Un certain nombre (très petit) de changements avaient eu lieu. Des appels au changement, qui resteront malheureusement sans écho, comme ceux, notamment, du Gouverneur Général Ryckmans, s’étaient déjà fait entendre avant la guerre. Sous quelque angle que l’on se place pour regarder les choses, à peine a-t-on discerné un changement, survenu pendant la guerre ou à sa suite, qu’il faut presque aussitôt ajouter qu’il s’était amorcé un peu plus tôt… Et à peine s’est on mis à décrire un mouvement continu, qu’il faut aussitôt ajouter que la Guerre l’a accéléré ou l’a contrarié. Par certains aspects, la guerre est la continuation du Temps des Héritiers, si l’on définit celui-ci comme la continuation de la recherche forcenée du profit. Jamais, peut-être, les Compagnies ne feront de tels profits au Congo ! Par d’autres aspects, comme la perte d’autonomie de la Belgique à l’égard de ses Alliés, la remise en question de l’autorité non seulement de l’administration coloniale, mais de l’Etat lui-même (par 3 exemple dans l’affaire connue comme « la Question de l’Uranium ») par des composantes importantes de la société coloniale (en l’occurrence, l’UMHK), les événements de la Guerre se distinguent de ce qui précède et se rattachent eu « Temps du Refus. * Septembre 1939, c’est la guerre Depuis mars 1936, les nuages se sont accumulés dans le ciel de l’Europe. L’Allemagne nazie a décidé de s’affranchir des humiliations du traité de Versailles, elle réarme. Sous la conduite du Führer Adolf Hitler, elle revendique un espace vital illimité pour son peuple. La réoccupation de la zone démilitarisée de la Rhénanie, l’annexion de l’Autriche, la mainmise sur les territoires des Sudètes, le démembrement de la Tchécoslovaquie, sont autant de signes précurseurs de l’ouragan qui bientôt se déchaînera. Les armées allemandes envahissent la Pologne. La France et l’Angleterre, puissances garantes, déclarent la guerre au Reich, mais leur état d’impréparation militaire interdit toute intervention directe sur le terrain. De plus, en France, les politiciens de droite et le Haut Etat-major souhaitent une défaite militaire afin de pouvoir se débarrasser de la majorité de gauche élue au moment du Front Populaire et même, pour les plus extrémistes d’entre eux, du régime parlementaire. La « drôle de guerre » s’installe à l’Ouest. En Belgique, par vagues successives, la mobilisation de l’armée est décrétée : 650.000 hommes se retrouveront bientôt sous les armes. Le roi Léopold III et le gouvernement belge ont inscrit la Belgique dans une politique d’indépendance et de neutralité, espérant éviter au pays les affres d’un conflit armé. La politique du roi se veut cohérente, elle a un prix, aussi plaide t-il pour un effort militaire accru « de taille à dissuader un quelconque de nos voisins d’emprunter notre territoire et notre ciel pour attaquer un autre état… » Vœu pieux, l’instabilité gouvernementale règne et les crédits qui devraient soutenir cet effort ne suivent pas. 4 Le Congo à l’aube de la guerre Alors que depuis 1936, l’horizon ne cesse de s’assombrir en Europe, la dégradation progressive de la situation ne semble guère perturber la vie routinière de la colonie. Le calme règne en Afrique. L’Allemagne y a perdu ses colonies lors du Traité de Versailles. La France, la Grande-Bretagne, l’Italie et un groupe de petits pays – Belgique, Espagne, Portugal – se partagent la plus grande partie du continent. Sur le plan militaire, seules la France et l’Italie alignent des forces significatives. Cette dernière notamment avait conquis l’Ethiopie en 1935. Réunie à l’Erythrée et à la Somalie, l’ensemble forme l’Afrique orientale italienne où près de 300.000 hommes, 200 chars, 200 avions représentent une menace potentielle. Les forces britanniques qui leur font face sont dérisoires, tout au plus 10.000 hommes aux frontières du Kenya et du Soudan. Quoi qu’il en soit, la situation paraît beaucoup moins menaçante qu’en 1914, où les colonies allemandes étaient limitrophes du Congo sur une grande partie de la Frontière, à l’Est. Les Italiens sont loin, et leur réputation militaire est loin d’égaler celle de leurs alliés allemands. Sur le plan de la politique étrangère, le statut de neutralité adopté par la Belgique vaut évidemment pour la colonie. 5 En 1940, a lieu- dans l’indifférence générale - la création de l' « Association des Bakongos » (ABAKO), alors simple organisation culturelle. Le Congo, tentant et mal défendu Le Congo occupe une position centrale stratégique. Colonie d’exploitation grande comme 80 fois la Belgique, il compte en 1938 moins de 18.000 résidents belges, femmes et enfants inclus. Le facteur de prospérité réside essentiellement dans ses richesses minières qui, dans l’hypothèse d’un conflit, pourraient faire l’objet de convoitises mais à court terme aucune menace précise ne semble peser sur elles. D’aucuns cependant s’étaient penchés sur les risques pour la colonie d’un conflit généralisé qui déborderait de l’Europe vers la Méditerranée et l’Afrique. Dans un article publié en 1938 dans « La Dépêche Coloniale », Paul Crockaert, ancien ministre des Colonies et de la Défense Nationale, estimait qu’une menace pourrait peser sur le Bas-Fleuve et ses installations portuaires, à la merci d’un raid ou d’une attaque brusquée venant de la mer. Par ailleurs, le Nord-est du territoire était, selon lui, exposé au péril d’offensives en provenance d’Afrique Orientale. Il plaidera en conséquence pour la mise à niveau des organisations de défense : « Il faut armer l’embouchure du Congo de quelques escadrilles aériennes d’observation et de bombardement, d’une flottille de patrouilleurs et de poseurs de mines. De même, il faut assurer la maîtrise des Grands Lacs en y installant des bases d’hydravions et de vedettes armées ». De plus, il jugeait indispensable d’étoffer les cadres de réserve de la F.P. en recommandant l’installation d’un « colonat militaire » et de fournir aux unités l’équipement et l’armement requis pour faire face à toute agression. La présence d’une aviation nombreuse et puissante lui semblait essentielle. Même si cette appréciation générale de la situation était celle d’un homme politique et que ses propositions se devaient d’être traduites de façon précise dans un plan d’équipement, elle mettait en exergue les déficiences auxquelles la plupart des responsables coloniaux, qui ne croyaient pas à la réalité des menaces semblaient peu sensibles.