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iTHE WIRE, L’AMERIQUE SUR ECOUTE

1 « Nous ne vendons pas d’espoir, nous ne cherchons pas à faire plaisir au public, ni à remporter des victoires faciles avec cette série. Dans , on cherche à réfléchir à ce que les institutions font aux individus, que ce soit la bureaucratie, les organisations criminelles, la culture de l’addiction aux substances, et même le capitalisme sauvage. » (D.Simon)

« Si la série est conforme aux canons de la tragédie grecque en ce sens qu’elle démontre le pouvoir de forces plus grandes que les acteurs, aussi héroïques soient-ils, elle s’avère plus tragique encore puisqu’elle n’inclut pas de moment cathartique qui permettrait aux héros de se purifier suite aux épreuves, de grandir, pour éventuellement triompher un jour. Dans The Wire, le cercle de la reproduction se répète sans fin et sans espoir, le système triomphant toujours, et ne laissant aucune place à la résistance organisée. »

« Comme son créateur, , se plait à le rappeler, The Wire n’a jamais été conçue comme une série policière mais comme un « roman visuel » ; David Simon se réfère au « Paris de Balzac, au Londres de Dickens ou au Moscou de Tolstoï ». Le de Simon est la ville de la ségrégation raciale, du déclin industriel et de la détresse sociale. »

Poot - "World going one way, people another yo"

PARTIE 1 : THE WIRE OU LA VILLE AMERICAINE

Chapitre 1 : The Wire et la ville américaine : un contrepoint au discours néolibéral. Marc V.Levine.

« C’est un îlot de rénovation dans un océan de délabrement » p35

« The Wire ne signifie pas seulement la perte d’emplois, mais aussi la perte d’intégrité au sein même de nos structures de travail, le truquage des données, le fait de dire aux échelons supérieurs ce qui leur fait le plus plaisir et sert le mieux nos intérêts au lieu de leur dire la vérité. Les services de police manipulent leurs statistiques pour la classe politique ; les écoles font de même ; les journaux inventent des histoires pour remporter des prix et plaire aux actionnaires. De plus dans le monde de The Wire, presque tous ceux qui essaient de se rebiffer contre le système et de bien agir sont punis de manière sévère, absurde et navrante. » p42

« Ainsi, The Wire n’est pas un drame sur l’être humain qui s’élève au dessus de l’institution et parvient au triomphe, à la rédemption et à la catharsis. C’est un drame où la duplicité et l’injustice sont récompensées. » p43

2 Chapitre 2 : De quel ghetto The Wire parle-t-elle ? Anmol Chaddha et William Julius Wilson

« Grâce à la plongée dans le fonctionnement des gangs qui vivent du trafic de drogue, dans celui de la police, du système politique, des syndicats, de l’école publique et de la presse écrite, les spectateurs se rendent compte que les décisions individuelles et les comportements sont souvent façonnés, et surtout contraints par des forces économiques, politiques et sociales qui échappent au contrôle des individus » p51

Chapitre 3 : The Wire : fable cynique de l’Amérique urbaine. Peter Dreier et John Atlas

« The Wire est tout sauf radical, c’est une série nihiliste. La ville qu’elle dépeint est un cauchemar dystopique, un réseau fait d’oppression et de pathologie sociale d’où il est impossible de s’échapper. Tout ce qui est encore positif ou au moins possible à Baltimore, ainsi que dans d’autres grandes villes américaines, est absent de ce portrait uniformément pessimiste. » p67

David Simon : « The Wire parle d’un monde où les humains, en tant qu’individus, ont de moins en moins d’importance, un monde où chaque jour le triomphe du capitalisme conduit à la diminution du travail humain et de la valeur de l’humain. Ce monde est-il fidèle à la réalité de l’Amérique ? Je ne l’espère pas. Mais nous vivons une époque formidable où il est possible que la seule chose qui nous reste soit l’espoir et son investissement dans l’action. Thématiquement, The Wire parle du fait que, dans le monde postmoderne, les êtres humains ont moins de valeur. Chaque jour on a de moins en moins de valeur, alors que certains réussissent de mieux en mieux. C’est le triomphe du capitalisme. C’est le triomphe du capitalisme sur la valeur de l’humain. Ce pays a décidé que c’était une politique viable. Et ça l’est, mais seulement pour une minorité. » p82

« Mais la vision du monde de D.Simon – celle présentée dans The Wire – est loin d’être radicale. D’une façon générale, il voit les pauvres comme des victimes plutôt que comme des adultes dotés du pouvoir d’agir en leur nom propre pour changer les choses. Il pense peut-être être un journaliste militant qui dénonce l’injustice mais, d’après ce que dit la série, il n’est qu’un cynique plein de compassion pour les pauvres qui ne peut concevoir un monde où les choses seraient différentes. » p82

3 PARTIE 2 : THE WIRE ET LES INSTITUTIONS

Chapitre 4 : Les raisons de la « colère ». Emprise et adversité des institutions dans The Wire. Fabien Desage.

« La série porte en réalité sur la ville américaine et sur la manière dont nous vivons ensemble. Il y est question de l’influence des institutions sur les individus. Que l’on soit policier, docker, trafiquant de drogue, homme politique, juge ou avocat, on se trouve en fin de compte compromis, aux prises avec l’institution dans laquelle on est engagé. » p86 (D.Simon)

« La construction de personnages principaux qui, tout en appartenant à des mondes antagonistes, occupent des positions relativement comparables dans leurs institutions respectives, renforce ce point de vue. Dans la saison 1, il s’agit notamment de D’Angelo Barksdale et de l’inspecteur Jimmy Mc Nulty, entre lesquels se noue d’ailleurs une relation particulière, presque complice. Ces deux-là se combattent, mais sont plutôt des « pions » que des « rois » dans « leur chaine de commandement » respective. S’ils contestent les règles en vigueur, ils semblent au final aussi démunis pour les faire changer ou pour y échapper. » p90 (F.Desage)

« Les institutions publiques dans The Wire (la police, la justice, l’école ou la mairie qui coiffe l’ensemble) semblent d’abord condamnées à reléguer leurs meilleurs éléments, les plus dévoués et, à l’inverse, à promouvoir les plus cupides, avides de reconnaissance. Ceux qui montent dans la hiérarchie en pensant subvertir les règles du jeu (Daniels) sont finalement conduits à y s’y soumettre, ou à partir (Colvin). » p94 (F.Desage)

« En pratique, l’Amérique était en train de devenir le pays des statistiques truquées, des fausses déclarations de profit trimestrielles, des tests scolaires enjolivés, de la non- diminution de la criminalité, des promesses de campagne impossibles et du prix Pulitzer galvaudé. » p94 (D.Simon)

« Dans la saison 4, Pryzbylewski figure de l’enseignant dévoué, se voit ainsi rétorquer par un superviseur : « tu n’enseignes pas les maths, tu enseignes les tests. » p94 (F.Desage)

« -Certaines personnes ont considéré qu’il s’agissait d’une série cynique. Je ne crois pas que je sois d’accord et je doute que vous le soyez. - Je pense qu’il s’agit d’un mauvais usage du terme « cynique ». Je pense qu’il s’agit d’une série sombre. Je pense qu’elle contient beaucoup de sentiments, mais je ne crois pas qu’elle soit sentimentale. Je pense qu’elle est intensément politique. Si vous voulez suggérer que la série est cynique sur les institutions et leur capacité à se réformer ou à être réformées, je crains de devoir plaider coupable… La seule chose que je dirais pour me défendre, c’est que dans la situation où nous sommes, cynique devient un autre mot pour dire «pragmatiquement réaliste ». Je ne pense

4 pas que la série soit cynique sur les êtres humains. Et je crois que c’est la raison pour laquelle les spectateurs ont été présents et fidèles, parce que les personnages qui traversent ce jeu pipé valent largement le temps passé à les suivre. » p96 (D.Simon)

« La ville est pire qu’aujourd’hui que quand je suis arrivé. Qu’est ce que cela dit sur moi- même, sur ma vie ? » Major Colvin, saison 3.

« Les formes d’insatisfaction institutionnelles elles-mêmes sont multiples et se traduisent variablement. On observe d’abord des contestations « légitimistes », qui sont le propre de personnages relativement bien insérés dans le système institutionnel, disposant de ressources mais placés dans une situation de « challengers ». C’est le cas de Thomas Carcetti bien sûr, l’aspirant à la mairie qui mobilise un discours sur la réforme pour légitimer son entreprise politique, mais aussi du lieutenant Daniels, qui lmanifeste une loyauté par rapport à la « chaîne de commandement » policière. Ces deux personnages partagent la croyance dans la capacité de changer les institutions en jouant leur jeu et en respectant leurs règles. Autre régime d’action contestataire, celui adopté par des personnages comme Jimmy McNulty ou le major Colvin, qu’on pourrait qualifier de « subversion en douce ». Le major Colvin est en fin de carrière et tente un « coup de poker » en créant « Hamsterdam », un espace toléré de vente et de consommation de drogues, sans l’aval de sa hiérarchie. Dans la saison 5, McNulty va jusqu’à inventer et fabriquer un serial killer psychopathe pour obtenir des moyens d’investigation et relancer sa propre enquête. Ces deux personnages intègrent en réalité dans leur stratégie de subversion certaines contraintes de l’institution, poussant parfois sa logique jusqu’à l’absurde. Ainsi la création d’Hamsterdam permet-elle de faire baisser des chiffres de la criminalité, ce qui vaut au major Colvin une certaine reconnaissance de ses supérieurs, dans un premier temps. Quant à l’invention du serial killer, elle permet à McNulty d’obtenir des moyens pour ce qu’il considère être le « vrai » travail policier en jouant sur les mécanismes sociaux et médiatiques qui fabriquent les priorités budgétaires. » p98 (F.Desage)

« Ches les membres du gang Barksdale, et notamment les subalternes, l’impossibilité de la prise de parole ne laisse guère le choix qu’entre la loyauté ou l’ « exit ». L’ « exit » se payant au prix fort, pour D’Angelo, le jeune avant lui, ou même Omar. Tous les trois ne parviennent finalement pas à quitter complètement un jeu qui les rattrape « fatalement ». p99 (F.Desage)

« Le verdict posé par les auteurs semble dès lors assez sombre : les tentatives de réforme des institutions sont vouées à l’échec. Cette question de la « réforme » est d’ailleurs au cœur de la saison 3. D’un côté l’institution policière met en place un système statistique d’évaluation de la criminalité, de l’autre, un major presque retraité expérimente sa propre réforme. En parallèle de ces tentatives policières, essaye de faire évoluer son « business ». Mais comme pour les « petites mains », le monde de la rue semble lui coller à la peau. Il n’est jamais reconnu autrement que comme un dealer par les promoteurs immobiliers qu’il aspire à rejoindre, à l’autre bout de la chaîne du crime et du blanchiment de l’argent. Cruelle ironie, il est finalement tué par 2 représentants de

5 l’ « ancien monde » du crime ( et Omar), garants en quelque sorte de son code d’honneur. » p99 (F.Desage)

« Pour Pryzbylewski, l’ancier policier désajusté devenu professeur de mathématiques, la subversion des règles de l’institution scolaire vient moins d’une volonté expresse de le faire (à la manière d’un McNulty) que d’un profil décalé par rapport au rôle d’enseignant. Idem pour Colvin, quand il devient assistant de recherche d’un universitaire après avoir perdu ses droits à la retraite. Tout se passe donc comme s’il fallait quitter son milieu d’origine pour gagner une forme d’autonomie vis-à-vis de l’institution, difficilement accessible quand on y a été longuement socialisé et impliqué. » p100 (F.Desage)

« McNulty, Colvin, Carcetti, ou le journaliste Gus Haynes dans la saison 5, continuent de croire aux « fictions nécessaires » de leurs institutions respectives (arrêter les bandits, faire baisser la criminalité, restaurer la capacité du politique ou assurer une « objectivité » journalistique) et tentent de les faire changer ou de les préserver au nom de ces croyances. Ce sont encore les mots de Jacques Lagroye qui aident peut-être le mieux à penser ces « efforts », souvent désespérés, des personnages de The Wire face à l’adversité institutionnelle : « Bien des ruptures résultent d’un amour déçu ; mais aussi bien des efforts, parfois pathétiques, pour préserver une relation dans laquelle on a trouvé une forme de bonheur et en laquelle, en dépit du désarroi, on veut encore croire » p100 (F.Desage)

« The Wire peut apparaître comme une œuvre à la fois réaliste et profondément pessimiste, dans la mesure où toutes les tentatives de changements se heurtent inexorablement à la force des institutions, pas seulement dans leur capacité à se reproduire : que Barksdale disparaisse, Marlo est là pour prendre la tête du trafic ; que échappe à l’addiction et à la rue, Duquan suit déjà ses traces … La focale de la série, centrée sur les institutions donne ainsi un caractère circulaire et structurel au malheur social. « Ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire », écrivit Karl Marx. Mais encore faut-il ne pas se tromper d’échelle et de mode d’action, semblent ajouter les auteurs de The Wire. La série montre en effet des individus qui, pris isolément, ne peuvent avoir le dernier mot face aux institutions. Ceux qui acceptent d’en jouer le jeu, qui « attendent leur heure », se font rattraper avant d’avoir pu changer quoi que ce soit. Ceux qui cherchent à les subvertir en s’opposant ou en résistant se font broyer. Peut- être faut-il voir dans cette conclusion une invitation, tant la seule piste de transformation que n’explorent pas les personnages de The Wire est finalement celle de l’action collective. » p101 (F.Desage)

6 Chapitre 5 : Dépolitiser le ghetto pour inciter à l’action ? Représentations du politique dans The Wire. Julien Talpin.

« The Wire offre une conception désenchantée, mais lucide, du champ politique, réduit à un espace de lutte pour le pouvoir, que perçoivent bien les citoyens qui ne se font que peu d’illusion à son égard. La défiance est la règle. La politique ne peut cependant être réduite au seul champ politique professionnalisé, les mouvements sociaux et organisations collectives constituant des espaces alternatifs d’expression, présents au sein des quartiers déshérités américains mais auxquels la série offre peu de place. Ce faisant, elle dépolitise le monde social, et notamment les quartiers paupérisés, faisant du ghetto un désert politique. » p103 (J.Talpin)

« Tous les choix des acteurs semblent guidés par leurs intérêts personnels, et notamment leur carière. Le personnage de , sénateur noir corrompu est évidemment emblématique, étant prêt à tout pour se maintenir au pouvoir. L’exemple le plus paradigmatique de cette représentation du champ politique est la réunion dans le bureau du maire Royce, alors qu’il vient de prendre connaissance de l’expérience d’Hamsterdam. Différents experts et militants associatifs soulignent l’efficacité de l’expérience d’un point de vue sanitaire et sécuritaire (baisse de la criminalité liée à la concentration du trafic de drogue), mais Royce y met fin car elle ne peut que lui nuire dans la campagne électorale qui s’annonce. La politique fonctionne inéluctablement contre l’intérêt général. » p104 (J.Talpin)

« Alors qu’il n’est encore que conseiller municipal, Carcetti ne cesse de dénoncer les dysfonctionnements de l’administration, et notamment du système policier. Il contacte le maire, l’alerte, écrit des lettres, apparaissant sincèrement soucieux de l’intérêt collectif. Mais cette attitude critique semble toujours motivée par son ambition personnelle, sa volonté de devenir maire : s’il met au jour des dysfonctionnements institutionnels, c’est pour mieux affaiblir le maire et ainsi promouvoir sa propre candidature. Une fois maire, et alors qu’il a été élu sur un agenda progressiste, ses réformes –et notamment l’abandon de la politique du chiffre (truquage des statistiques) au sein de la police – sont vite mises de côté, rattrapé qu’il est par son ambition de devenir gouverneur du Maryland et la nécessité d’offrir des résultats encourageants en dépit d’un contexte financier dramatique. Carcetti semble en permanence happé par la puissance de la logique du champ politique. « The game is the game » : il est inéluctablement rattrapé par le jeu politique tel qu’il s’impose à lui. ». p105 (J.Talpin)

« La meilleur représentation du politique offerte par la série est la parabole, racontée par l’ancien maire à Carcetti (saison 4, épisode 7), des « bowls of shit » que doit engloutir chaque jour le maire, et qui associe la politique à la composition entre des intérêts corporatistes divers. En effet, une fois élu maire, Carcetti doit jongler avec des groupes d’intérêts à satisfaire (la communauté noire par exemple), des rivaux à calmer (Nareeseà, des contraintes budgétaires à gérer, une opinion publique à rassurer (ainsi se concentre-t-on sur le tueur en série dans la saison 5, aux dépens du « real police work »). Comme dans les autres champs, de la police à la presse, les initiatives de réforme individuelles se heurtent toujours à l’inertie du champ, qui semble se reproduire inévitablement, en intégrant les outsiders qui apprennent à leur tour à jouer le rôle qui convient, incapables de le transformer. » p 106 (J.Talpin)

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« Le personnage de McNulty est particulièrement éclairant à cet égard. Il fait preuve d’un niveau d’information très limité et d’un intérêt quasi nul pour la politique. Le dîner avec la conseillère de Carcetti, D’Agostino, est à cet égard truculent, tant on le sent loin de cet univers ultra-professionnalisé. Se référant aux élus, McNulty conclut la scène par ces mots : « Aucun d’entre eux ne sait vraiment ce qui se passe … « it just never connects » » (« No one has a clue what’s really going on, it just never connects »). S’il tente de s’y intéresser par la suite (après le dîner, il regarde la télévision et tombe sur un débat de la campagne municipale, mais zappe au bout de quelques secondes, blasé) c’est sans succès. Même son désir de séduire D’Agostino semble insuffisant pour l’intéresser au politique. » p106 (J.Talpin)

« Comme le dit McNulty à la fin de la scène « it just never connects ». Il existe ainsi une déconnexion entre l’expérience ordinaire des individus, même les expériences les plus critiques, et le politique, qui semble fonctionner comme une sphère à part, autonome, déconnectée du monde social. » p107 (J.Talpin)

« Pour reprendre la fameuse trilogie d’Hirschman, le rapport au politique présenté dans The Wire est fait de défiance (et donc d’exit), de loyauté, incarnée par les supporters des différents candidats lors de l’élection municipale, mais très peu de prise de parole, que ce soit de façon individuelle ou collective. On peut néanmoins souligner une exception notable, celle d’une réunion de quartier rassemblant police et habitants (saison 3, épisode 4). Cette scène donne à voir des habitants en colère faisant l’expérience quotidienne de la violence et dénonçant les statistiques officielles qui font état d’une baisse de la criminalité. Après un peu d’agitation dans le public, une femme noire interrompt l’agent de police, se lève et dit très dignement :

« Mes enfants ne peuvent plus jouer dans la rue. Certaines nuits on entend des coups de feu et on est obligé de dormir sous nos lits. Quand je rentre du travail, je ne peux même pas atteindre mon porche car il est squatté par des dealers. {Pointant le graphique indiquant une baisse de la criminalité dans le quartier} Est-ce bien l’image que vous nous montrez là ? »

« My kids, they can’t play outside no more. Some nights when we hear these pops we got to sleep under our beds. I come home from work, I can’t even get up my front steps ‘cause they’re occupied by the drug dealers. Is that in that picture you got up there ? »

Ce rare moment d’émergence de la critique dans la série va avoir des conséquences significatives, puisque cette réunion finit de convaincre le major Colvin de tenter autre chose : « Je sais ce qui se passe dans votre quartier. Je le vois tous les jours. Et Madame cela me peine que vous ne puissiez pas rentrer dans votre porte d’immeuble en toute sécurité et avec dignité. La vérité c’est que … je ne peux pas vous promettre que ça ira mieux. On ne peut pas enfermer des milliers de délinquants, on n’aurait pas la place de les garder. Je peux vous montrer ces chiffres et ces statistiques qui sembleront intelligents, mais vous allez rentrer chez vous ce soir, nous ferons des patrouilles en voiture, et les dealers seront toujours à leurs corners. C’est le monde

8 dans lequel on vit, et il est temps pour nous d’avoir l’intelligence d’assumer au moins ce fait. Quelque soit la solution, la réponse ne peut être un mensonge.

(Répondant à la colère des habitants, il dit à la fin de la scène « la réponse ne peut être un mensonge ») : Hamsterdam. » p108 (J.Talpin). Scène à revoir et à exploiter pour possible cours.

« The Wire offre enfin une représentation limitée du rôle de l’institution religieuse dans le ghetto. Si les dealers respectent (bien que de moins en moins) l’institution religieuse – notamment la fameuse « trêve du dimanche » -, les pasteurs n’ont dans la série qu’un rôle limité au sein de la communauté. Le personnage du diacre se cantonne ainsi à pistonner pour des emplois, assurer la charité et organiser des réunions pour les anciens toxicomanes. (…) Les organisations communautaires s’appuient au moins en partie, sur les institutions religieuses pour promouvoir leurs revendications, car elles constituent des incubateurs d’engagement civique et politique inégalés. » p 112 (J.Talpin)

« Il semble que la série, par sa charge critique, loin d’avoir désespéré Billancourt, ait incité à l’action. La colère, qu’on ne peut que ressentir en visionnant The Wire, peut en effet constituer un puissant vecteur d’engagement. Ainsi, suite à la série, certains de ses acteurs se sont mobilisés et ont créé une organisation communautaire « Rewired for change », mettant leur notoriété au service de la ville qui les a rendus célèbres. S’il est trop tôt pour évaluer les conséquences de cette organisation pour les ghettos de Baltimore, un tel effet de réalité pour une œuvre de fiction est significatif de la puissance du travail effectué par David Simon et son équipe. » p114 (J.Talpin)

Ep 4, saison 3 : & Carver interpellent et demandent aux dealers de migrer vers Hamsterdam. Un des dealers les interrompt : « Pourquoi vous venez essayer de nous manipuler ? Vous faites comme si on était débiles. - Vous préférez qu’on vous cogne ? - On est plus habitués. On deale, vous nous courez après. Ca marche comme ça. Pourquoi vous venez foutre en l’air le plan ? »

à Jeu avec règles et codes tacites, intériorisés et acceptés. Inertie au changement même pour les dealers, lorsque l’institution policière tente des expérimentations.

9 Chapitre 6 : Dans les rouages du système policier. Hiérarchie, dysfonctionnement et impuissance. Julien Achemchame

« The Wire présente avant tout des travailleurs, comme le note le cinéaste Bertrand Bonello : « La police n’est pas héroique. Elle travaille. Les dealers ne sont pas monstrueux. Ils travaillent. C’est peut-être la chose la plus impressionnante, cette répartition des tâches, cet incessant aller-retour entre les deux points de vue. Pur champ-contre- champ. Même valeur de cadre, à hauteur d’homme, fordien. On passe de l’un à l’autre en se surveillant. » The Wire met en scène avec une apparente simplicité dans la conduite de son récit, une lutte entre policiers et criminels qui n’en est pas une. » p116 (J.Achemchame)

« Le montage alterné, marque d’un style volontairement en retrait (mais pas absent), dévoile une volonté de mettre en avant une esthétique de la transparence permettant de mieux donner à voir la complexité du réel. C’est à ce prix que « La Loi et la Rue sont (…) décrites dans les termes similaires d’une administration, avec une précision technocratique inédite à la télévision comme au cinéma » (Emmanuel Burdeau). Ce renvoi dos à dos des deux camps, fonctionnant finalement de la même façon, fait la force d’une série qui évite ainsi un manichéisme suranné. » p116 (J.Achemchame)

« Le travail policier n’est pas spectaculaire pour permettre aux images de dévoiler l’idée centrale de la série : celle de l’impuissance des policiers, pris dans un entrelacs complexe d’ennui, d’échec, d’errance, d’absurdités administratives et, parfois seulement, d’action et de succès (relatifs). » p117 (J.Achemchame)

« Ecouter, c’est d’une part être tendu vers le monde environnant (territoire) et d’autre part vouloir comprendre (déchiffrer) ce qui se dit, en tant que ceci est l’indice d’un réel à la fois invisible et présent, qu’il faut mettre au jour. En demandant à ses personnages et à ses spectateurs d’être à l’écoute, le projet de la série de David Simon est de révéler un réel caché que nous ne voyons plus à force de trop voir et de ne plus (ou pas) entendre. Le projet esthétique (audiovisuel) de The Wire est, en ce sens, autant herméneutique que politique et social. Il s’agit de donner à voir et à lire un état du réel, dans lequel nous sommes tous et chacun empêtrés. » p118 (J.Achemchame)

« Et ce qui sous-tend le réel pour David Simon, ce sont avant tout les institutions politiques et sociales de la cité. Dès la première séquence du pilote, qui se clôt par une morale ironique et jubilatoire « Fallait bien. On est en Amérique » (« Got to. This is America man. »), le ton est donné. L’inspecteur McNulty, essayant vainement de comprendre les raisons du meurtre qu’il doit résoudre, est indéniablement le témoin impuissant et privilégié des dysfonctionnements de la société. Et c’est l’Amérique qui, chemin faisant, laisse des cadavres sur le pavé. L’ancien journaliste du Baltimore Sun (David Simon) raconte comment il a « vendu » son projet à la chaine cablée HBO : « Je leur ai proposé de peindre en détail « la guerre de la drogue ». De construire une ville, secteur par secteur. De décrire la violence et le dysfonctionnement des bureaucraties qui se développent sur chaque versant de la loi, chez les trafiquants comme dans les institutions. D’analyser la culture de la dépendance – à la drogue

10 comme au pouvoir – et les ravages d’un capitalisme qui a perdu tout visage humain. »

« De la même façon, David Simon justifie ainsi son choix de traiter du travail de la police : « Je pense qu’ils sont tout simplement de magnifiques véhicules pour raconter une histoire au sujet de l’ensemble de la culture et de la communauté. Ils sont au croisement de chaque problème, faiblesse et dysfonctionnement que nous avons – et ils sont obligés de réagir face à cela. (…) Je pense que c’est une existence très drôle et absurde d’être un flic en Amérique et en particulier dans une grande ville. » p120 (J.Achemchame)

« Dès le début de l’épisode pilote, entre le prégénérique et la première séquence, nous découvrons les 2 extrémités de la chaine judiciaro-policière. Durant le prégénérique, il s’agit de trouver les moyens de faire témoigner un jeune homme qui a assisté à un meurtre. Lors du procès, nous voyons un témoin qui livre un meurtrier et un autre qui revient sur son témoignage sous la pression de dealers présents dans la salle. Trois idées majeures peuvent ainsi se dégager : d’une part, le récit montre finalement l’inutilité même de l’enquête et l’impuissance des policiers (puisque l’enquête est supprimée dans une sorte d’ellipse narrative, c’est bien qu’elle ne sert à rien, littéralement). D’autre part, nous notons la force de la parole (presque performative dans le sens où elle s’arroge le pouvoir de vie et de mort sur les hommes : un faux témoignage libère un assassin et une vérité finira par tuer un innocent). Enfin, nous assistons à l’acquittement de l’assassin (car justice n’est pas vérité). Ainsi déjà, l’enjeu de l’édifice de The Wire se dévoile : il s’agit de débusquer le double langage pour démêler les apparences de la réalité et entrevoir des éclats de vérité. » p 122 (J.Achemchame)

« Et cette description minutieuse du système passe par l’échelle hiérarchique systématiquement montrée en action : les interactions permanentes entre les personnages de rang différent dévoilent la lutte de pouvoir permanente au sein des services administratifs de la police, inextricablement liés aux institutions politiques. Ces références au rang des personnages au sein de l’administration policière ont pour but, au delà du réalisme, de mettre en lumière un système vertical favorisant la violence et l’hypocrisie entre les hommes. A travers cette omniprésence de la hiérarchie, la série rend aussi visible l’évolution ou la régression des personnages et permet ainsi de les caractériser. Pourtant, si la hiérarchie est dénoncée, en tant que système qui génère de la violence, on peut toutefois noter qu’elle dépend fortement des individus qui la composent, notamment à son sommet. » p122 (J.Achemchame)

« La hiérarchie, dans la façon dont elle est évoquée dans la série, demeure une violence faite aux hommes qui la subissent, comme le montre par exemple le dialogue scatologique entre Herc et Carver dans l’épisode pilote, les 2 inspecteurs évoquant métaphoriquement les interactions au sein de l’institution à grand renfort de « merde » et de « pisse ». Finalement, une des idées fortes développées dans la série est la suivante : la police est en lien trop étroit avec le politique, provoquant ainsi de nombreux dysfonctionnements. En effet, celle de Baltimore est placée sous l’autorité du maire et les enjeux politiques pèsent lourdement sur les policiers, tout au long de la « chain of command ». Ici, 2 logiques s’affrontent car le temps de la police (celui, forcément lent, de l’enquête) n’est

11 pas celui (parfois frénétique) de la politique. Le maire, élu par les citoyens, fait naturellement de la sécurité un enjeu politique voire électoral, qui répond à une logique de rendement médiatique à court terme. Les responsables et hauts gradés de la hiérarchie sont autant, si ce n’est plus, des politiciens que des policiers. » p123 (J.Achemchame)

« Entre police et statistique, une interdépendance tautologique semble presque s’installer : l’une permettant l’autre, et vice versa. On voit bien, à partir de là, la dérive qui peut s’installer et la confusion qui peut se créer dans l’esprit des responsables politiques qui ont en charge la sécurité des citoyens. La police permet et a besoin de la statistique, en tant qu’instrument de mesure. Et pourtant on a l’impression que l’instrument se substitue à ce qu’il est censé mesurer, à la réalité qu’il est censé révéler. Voilant le réel sous une couche numérique abstraite, alors qu’il devrait le dévoiler, l’instrument statistique est un instrument de pouvoir politique. Il devient même l’alpha et l’oméga du discours des politiciens, noyant le réel dans des chiffres qui en finissent par ne plus mesurer qu’eux-mêmes, permettant au pouvoir de s’autojustifier et donc de perdurer au delà des hommes. » p 125 (J.Achemchame)

« Déresponsabilisée par la froideur mathématique des chiffres, l’institution policière au service du pouvoir politique, dévoile la proximité de l’idéologie libérale avec celle du jeu. Politiques, hommes de loi et hors la loi jouent tous le même jeu, joueurs malgré eux d’un système libéral décrétant ses règles dans la liberté même du réel. On connaît l’importance du jeu et ses multiples déclinaisons dans The Wire. Plus profond que le simple jeu du gendarme et des voleurs (qui comporte son éthique), les personnages de la série évoluent dans un espace ludique qui signifie leur impuissance systémique. Pour David Simon, le jeu du réel est truqué, en cela même qu’il enferme en dehors du réel. Le système idéologique néolibéral ne permet plus de le penser. Il faut désormais être capable de s’en abstraire, de ne pas jouer, comme l’indique Marla Daniels à son mari, dans le 2e épisode de la 1e saison. » p126 (J.Achemchame)

« Cette politique de la statistique, parce que déconnectée du réel dans son principe même, détériore en profondeur le rapport des policiers à leur travail, les forçant à « maquiller » les faits dont ils ont connaissance. Sur un mode comique, dans le 2e épisode de la 3e saison, nous voyons le travail zélé de l’officier « Abracadabra Berman » qui, dans ses rapports, manipule les faits constatés, requalifiant les crimes majeurs en délits mineurs, euphémisant ainsi la violence du réel. Sur un mode plus horrible et cynique, dans les premiers épisodes de la deuxième saison, nous voyons comment les hauts gradés des différents services de polices (ceux de la ville, du compté ou du port) rivalisent d’intelligence pour ne pas avoir à enquêter sur les treize corps d’immigrées clandestines découvertes dans un conteneur. Le spectateur assiste alors, horrifié aux applications perverses de la politique du chiffre et son pendant administratif. On refuse de prendre en charge l’enquête pour ne pas faire baisser son taux d’élucidation. On en arrive à nier, sommet de cynisme, aux victimes leur statut de mortes, voire leur statut d’êtres vivants (un des officiers évoque une simple « cargaison »). P127 (J.Achemchame)

« L’emprise des statistiques ne permet plus de voir le réel tel qu’il est, mais le transforme horriblement. Le jeu des chiffres est plus qu’un jeu de dupes, c’est un jeu de deshumanisation. » p128 (J.Achemchame)

12 « Série réaliste, plus qu’aucune autre, The Wire tient un discours radical sur les institutions américaines, notamment à travers la police, au carrefour des mutations de la société. En décrivant un système policier impuissant, engoncé dans une hiérarchie incompétente ou soumise à la tyrannie des exigences du pouvoir politique, et érigeant la statistique en maître du jeu, la série de David Simon donne à voir une société libérale malade de son libéralisme, incapable de regarder le réel en face. Critique violente des institutions américaines, The Wire met au jour les rouages d’un système politique gangréné et qui sécrète sa propre impuissance à régulier le monde. » p128 (J.Achemchame)

PARTIE 3 : THE WIRE COMME ŒUVRE TELEVISUELLE

Chapitre 7 : Une relation spéculaire. The Wire et la sociologie, entre réalité et vérité. Didier Fassin

« Vaste ambition, donc, qui, derrière la fiction, ou à travers elle, doit établir un diagnostic sociologique, point de départ d’un possible engagement politique. Les trois éléments sont indissociablement liés : les histoires, l’analyse et la conscience. Le récit et l’image permettent une compréhension du fonctionnement de la société, de ses inégalités et de ses injustices, qui est censée susciter au moins de la colère et peut-être une réaction. Ce qui suppose un travail intellectuel du réalisateur tout autant que du spectateur. A propos de la manière d’appréhender les épisodes de la série, D.Simon affirme dans un entretien avec une ironie non exempte d’arrogance : « Il y a beaucoup de choses qui s’y passent, c’est pourquoi il vous faut prendre des notes soigneuses et détaillées et peut- être même suivre un cours de doctorat – ou alors les regarder avec la plus grande attention. » La référence au monde académique n’est certes pas innocente. » p133 (D.Fassin)

« Dans un entretien, William Julius Wilson (spécialiste des inégalités sociales et raciales aux Etats-Unis) exprime sans réserve son admiration : « Bien qu’il s’agisse d’une fiction, et non d’un documentaire, la peinture de l’inégalité systémique urbaine qui exerce sa contrainte sur la vie des citadins pauvres est plus pertinente et plus convaincante que celle de toutes les études publiées, y compris les miennes. Et il ajoute : « Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment cette série illustre si brillamment les théories et les processus sur lesquels les chercheurs en sciences sociales ont écrit depuis des années. » L’hommage est remarquable en ce qu’il place l’œuvre de fiction au-dessus du travail de recherche du point de vue de la compréhension du monde social qu’elle permet. « Plus encore que de rendre ces questions accessibles à un public plus vaste, notent Anmol Chaddha et William Julius Wilson, la série montre les interrelations systémiques dans l’inégalité urbaine d’une manière qu’il est très difficile d’établir dans les travaux académiques », car ces derniers « tendent à se concentrer sur chaque élément du tableau de manière relativement isolée » au lieu de les tenir ensemble simultanément. » p134 (D.Fassin)

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« « And all the pieces matter ». La phrase est prononcée dans le 6e épisode de la 1e saison, significativement intitulé The Wire par le détective qui s’occupe du dispositif d’écoute téléphonique. Il vient d’expliquer à son collègue que la communication d’apparence anodine mais en réalité codée qu’ils viennent d’entendre est, contrairement à ce que l’autre pensait, essentielle en ce qu’elle révèle l’existence d’un coup en préparation. Il conclut : « On est en train de construire quelque chose – et toutes les pièces comptent. » Servant de titre à l’album qui reprend la bande-son de la série, cette affirmation en est devenue la citation fétiche, reprise par D.Simon pour expliquer que, jusque dans les moindres détails de la mise en scène, tout est délibérément construit et mérite l’attention du spectateur. » p138 (D.Fassin)

« Si le réalisateur de The Wire ne cesse de répéter que sa série exige un effort inhabituel pour un programme télévisé, cet effort est assurément plus important encore dans le cas de la lecture d’un ouvrage sociologique. On peut, en quelques séquence habilement construites d’un film, mettre ce qui tiendrait dans des dizaines de pages d’un livre, tout en lui donnant la force de l’immédiateté et de l’évidence que permettent l’image, le cadrage, le son et les artifices du montage. L’effet de réel est bien plus assuré dans le premier que dans le second – et c’est indubitablement ce qui suscite l’enthousiasme des sociologues découvrant la série. » p140 (D.Fassin)

« « Truth be told ». Tel est d’ailleurs bien l’effet que cherche à produire D.Simon : « Nous avons situé The Wire dans une ville réelle, avec des problèmes réels. Elle est gouvernée, policée et peuplée par des gens réels qui chaque jour se confrontent à ces problèmes. » Se référant à ses collaborateurs scénaristes, il précise : « Le système scolaire que nous dépeignons est le système scolaire dans lequel Ed Burns a enseigné. L’infrastructure politique est celle que Bill Zorzi a couverte pendant deux décennies. Le quotidien sur lequel porte l’histoire de la dernière saison est le quotidien dans lequel j’ai travaillé. » Mais il ajoute immédiatement : « L’histoire est qualifiée de fiction, ce qui veut dire qu’elle prend des libertés que le journalisme ne peut et ne doit pas prendre. Certains des évènements racontés dans les soixante heures de la série ont bien eu lieu. Pour quelques autres, il y a des rumeurs que cela a été le cas. Mais la plupart d’entre eux ne se sont pas produits, et le seul point qui vaut d’être souligné, c’est que tous auraient pu se produire – pas seulement à Baltimore, mais dans n’importe quelle grande ville des Etats-Unis confrontée aux mêmes difficultés. » p140 (D.Fassin)

« Le créateur, par définition, invente, quand l’ethnographe reproduit, avec plus ou moins de fidélité et plus ou moins d’habileté. En fait, la nostalgie qu’expriment les chercheurs en sciences sociales à l’égard de la littérature est précisément la nostalgie de la fiction. La création littéraire permet une liberté que n’autorise pas le travail scientifique. Là où l’écrivain réaliste peut proposer la complétude d’un récit, le sociologue et l’anthropologue doivent se contenter, à la manière du restaurateur de statues ou de mosaïques antiques, de fragments dont la reconstitution laisse apparentes les parties à jamais disparues. Le paradoxe étant cependant qu’il arrive souvent que l’on trouve la réalité plus riche et la vérité plus profonde dans l’œuvre de l’artiste que dans celle du chercheur, comme si l’imagination rendait la représentation du monde plus réelle et plus vraie. » p142 (D.Fassin)

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« Personne n’ignore que la vérité n’est pas absolue, mais si j’associe la conduite violente des policiers à l’égard de certaines catégories de population à l’aggravation de l’inégalité, de la discrimination et de la ségrégation qui conduit à la marginalisation et à la stigmatisation de ces populations vis-à-vis desquelles l’Etat pénal en expansion tend à se substituer à l’Etat social défaillant, je donne à comprendre plus que la simple interaction à laquelle j’assiste – ce que fait à sa manière D.Simon en liant répression policière et désindustrialisation urbaine. » p143 (D.Fassin)

« Plutôt donc que de se résigner, comme certains semblent le faire, à être moins « pertinents » et moins « convaincants » que le faiseur de fiction, le sociologue et l’anthropologue peuvent se demander comment apprendre de lui d’autres manières d’écrire que celle ayant cours dans leur univers académique, tout en défendant ce qui fait la singularité et l’autorité de leur travail. Ainsi la science sociale critique pourra-t- elle – plus que ce n’est aujourd’hui le cas – une science sociale publique. » p146 (D.Fassin)

Chapitre 8 : « Let’s see if there’s a pattern ». Filmer l’individu, le groupe et l’espace dans The Wire. Ariane Hudelet

« L’imbrication entre l’individuel et le collectif est un des traits constitutifs de la série The Wire. Dans Métropolitiques, Thibaut Cizeau explique que D.Simon et Ed Burns poursuivent une ambition totalisatrice : parler de la ville comme d’un ensemble organique ». Selon lui, l’approche des auteurs est avant tout sociologique, insistant sur « des interactions, des trajectoires, des points de vue et des manières d’être contraints par les milieux, leurs espaces, leurs institutions et les groupes sociaux auxquels on appartient ». David Simon lui-même le revendique dans son commentaire du pilote : « The show is really about the American city … about the way institutions have an effect on individuals. » p147 (A.Hudelet)

« Le traitement de l’image, même s’il n’attire jamais ouvertement l’attention en tant que tel, tend aussi souvent vers une stylisation, une dimension parfois métaphorique ou poétique, qui permet à la série de ne jamais être sordide. Comme si l’image jouait, dans The Wire, un rôle similaire à celui de la musique dans Treme. En feuilletant de nombreuses images, je vais essayer d’imiter Lester Freamon lorsqu’il tente de démêler les fils de l’affaire Barksdale : « Let’s see if there is a pattern here » (S1 E10). P 148 (A.Hudelet)

« Si The Wire parle si bien d’une société et de ses institutions, c’est notamment parce que la série parvient à incarner ces différents groupes à travers des personnages très forts, qui peuvent tantôt être pris comme incarnations d’un groupe ( comme archétype du caïd, Clay Davis comme archétype du politicien véreux) ou au contraire comme opposés au groupe (parmi lesquels Omar et Bubbles sont peut-être les plus irréductibles). C’est parce que l’on adhère aux personnages que l’on est sensible aux institutions qui les écrasent ou qu’ils exploitent. » p149 (A.Hudelet)

15 « La série prend le temps de nous laisser contempler ces visages, surtout les visages noirs qui font l’objet de gros plans à la photographie très travaillée, qui mettent en avant les harmonies de couleur. La peau du visage de semble ainsi d’une couleur absolument similaire à celle des murs du bureau de Burell (1.4), incarnant au début de la saison 1 sa soumission à la hiérarchie. Et si les gros plans sur les visages pensifs de Dennis « Cutty » Wise ou du major Colvin nous permettent (saison 3) d’adopter leur point de vue et développent l’empathie du spectateur, à l’inverse, celui de Marlo est à plusieurs reprises filmé en gros plan lorsqu’il capte la lumière bleue, métallique et froide reflétée par les enjoliveurs de son QG, ce qui contribue à construire son personnage de tueur glacial et impénétrable. » p150 (A.Hudelet)

« Dans la scène d’ouverture où McNulty et le jeune dealer discutent de Snotboogie à côté de la scène de crime, les plans très serrés sur leurs visages permettent d’accentuer peu à peu le côté presque surnaturel du moment et la distance qui les sépare de la scène de crime. Non seulement ils se trouvent de l’autre côté de la rue, à distance des gyrophares, du corps et de la foule qui se presse autour, mais l’utilisation de la longue focale les isole encore davantage, notamment grâce à l’épanouissement des lumières derrière eux, qui deviennent des sortes de halos presque festifs pour cette scène qui prend une coloration intime. D’emblée, nous sommes bien loin du réalisme du cop show traditionnel. Ce type de plan revient régulièrement au fil des saisons et culmine sans doute dans l’épisode 11 de la saison 3, lors de la magnifique scène finale entre Stringer Bell et Avon, scène shakespearienne intime entre 2 frères devenus ennemis. » p152 (A.Hudelet)

« Mais qu’il s’agisse des bureaux de la criminelle, du sous-sol de la brigade spéciale, des low rises ou des allées labyrinthiques des docks, ce qui domine le rapport de l’individu à l’espace qu’il occupe est en général une impression d’enfermement et de limitation. » p152 (A.Hudelet)

« Toujours dans la saison 1, le chef décorateur Vince Peranio a choisi comme bureau pour l’unité spéciale de Daniels une cave sordide où est reléguée cette activité policière de fond – le premier plan nous la montre comme une sorte de trou noir vers lequel s’apprête à descendre Daniels. Au fil des épisodes, le bureau s’anime, et surtout les potentiels esthétiques du lieu sont exploités : si les soupiraux ne suffisent pas à ouvrir l’espace, ils produisent en revanche une lumière rasante animée par les ombres des jambes des piétons qui défilent dans la rue, lumière utilisée de manière métaphorique au fil des progrès de l’enquête. » p153 (A.Hudelet)

« Au delà des lieux de tournage, la construction des plans insiste aussi fréquemment sur la circonscription des personnages à travers le motif du visage ou du corps morcelé ou encadré. On voit ainsi le visage de McNulty devant la porte de sa femme, mis à l’écart de sa famille, littéralement isolé par le cadre de la minuscule fenêtre ; ou celui de D’Angelo, encadré par les livres du rayonnage de la bibliothèque de la prison, lieu de sa mort imminente. Même sans motivation narrative immédiate, ces plans permettent de manière métonymique de figurer l’enfermement des personnages dans un système qui les dépasse, privés de perspective et d’espace par ce découpage interne au plan. p154 (A.Hudelet)

16 « L’un des plus beaux exemples est peut-être un plan où Stringer Bell vient d’apprendre qu’il s’était fait escroquer dans son entreprise immobilière (3.11). Malgré la silhouette imposante de Stringer et la contre-plongée censée mettre en avant la stature du personnage, le cadre dans lequel il se trouve et la figure dominante de la mairie de Baltimore en arrière plan manifestent à l’écran son impuissance à mener à bien son ambition de réforme. L’individu semble parfois également piégé, non pas par un cadre étroit, mais par l’angle de la caméra, principalement en plongée, qui se fait cette fois l’écho du poids de institutions. » p155 (A.Hudelet)

« Ainsi le début de la saison 2 traite non pas d’une enquête criminelle, mais d’un problème de procédure : personne ne veut de ces 13 corps de prostituées retrouvés dans un conteneur, et c’est l’agent Beadie Russell de la police portuaire qui les a « sur les bras ». Le dernier plan de la séquence prégénérique (2.1) nous la montre entourée de ce qu’un de ces collègues appelle « a lot of paperwork », un tas de paperasserie. L’ironie morbide de l’expression, qui réduit les corps à une formalité administrative, se matérialise à l’écran par la composition graphique du plan. Les sacs blancs contenant les corps, vus du dessus et éparpillés en désordre autour d’elle, semblent devenir des feuilles de papier froissées, vierges de toute histoire. La plongée accompagne aussi souvent la vision récurrente des caméras de surveillance, où le grain plus épais, le passage au noir et blanc, voire l’effet fish-eye (dans l’ascenseur de l’immeuble de la police par exemple) contribuent à renforcer cette sensation oppressante. p156 (A.Hudelet)

« On l’aura compris, l’enfermement est un motif central dans la construction visuelle de la série, ce qui est peu étonnant pour une série policière. Barreaux, grilles et grillages abondent à l’image, dans les scènes de prison bien sûr, mais aussi au delà. » p156 (A.Hudelet)

« Le motif ne s’applique pas seulement aux activités illicites. Chaque institution est en effet dépeinte comme capable de mettre à l’écart ses membres indésirables ou inutiles. Ainsi, au début de la saison 2, découvre-t-on le lieutenant Daniels au service des pièces à conviction, là encore au sous-sol, espace enterré, doublement isolé par un grillage sordide. Dans la saison 2 toujours, ces grilles matérialisent l’ostracisme des dockers, la séparation entre des travailleurs devenus inutiles et leur activité ancestrale. La grille isole alors Nicky, Franck et les autres dockers du quai à grain désaffecté (trace lugubre d’une activité morte, coque vide destinée à être transformée en habitations luxueuses) ou du port lui-même quand il n’y a pas assez de travail pour tout le monde. Le montage final de la saison s’ouvre et se ferme sur l’image de Nicky agrippé au grillage contemplant avidement la fin d’un monde, « la mort du travail ». p157 (A.Hudelet)

« De nombreuses scènes de The Wire sont des scènes de dialogues entre des personnages immobiles, fondées apparemment sur le langage seul. Mais ces dialogues magnifiquement écrits sont aussi portés par une mise en scène et un travail de la caméra qui parviennent à éviter les écueils de ce que Simon et son équipe appellent la « télévision standard », ce que la productrice Karen Thorson décrit comme « a ping pong game between talking heads ». Prenons comme exemple la scène emblématique où D. explique les règles du jeu d’échec à et Bodie (1.3) et où la description du jeu devient une métaphore du game, du business de la drogue, où les pions sont vite éjectés du jeu. Les personnages, assis sur le sofa orange qui est l’un des lieux centraux de la saison 1, ne

17 bougent pas mais la caméra, elle, est toujours en mouvement. Placée assez loin des personnages, sur des rails, elle effectue un lent travelling qui crée une sensation de flottement et contribue à donner une dimension prophétique à la scène. Filmés en plan rapprochés grâce à une longue focale on a l’impression que les personnages sont en suspension devant un arrière plan flou qui semble se déplacer lentement derrière eux (alors que, bien entendu, c’est la caméra qui bouge). Cette technique est omniprésente pour dynamiser les scènes de conversation, pour ouvrir une nouvelle scène (on commence par un champ bloqué, puis un travelling latéral nous révèle, dans la profondeur de champ, la scène en arrière plan). p159 (A.Hudelet)

« Dans la scène où D’Angelo se vante d’avoir exécuté la maitresse de son oncle (1.4), la fin de son récit s’effectue sur un zoom compensé qui passe d’une longue focale à une valeur plus courte, ce qui crée un sentiment de vertige. Censé renforcer son prestige auprès de ses auditeurs Bodie, Poot et Wallace, ce récit et son corollaire visuel renforcent également le trouble du spectateur qui ne sait comment interpréter cette histoire incohérente au regard de ce que nous savons, à ce stade, du personnage. La même technique est utilisée lorsque McNulty se rend à Quantico, le service du profilage du FBI, dans le cadre de l’enquête sur le serial killer qu’il a créé de toutes pièces (5.8). Alors qu’il écoute la description de l’agent, qui reflète pour l’essentiel sa propre personnalité (puisqu’il est en effet l’auteur de ces crimes, même s’il s’agit de fictions), le zoom compensé participe là encore du trouble lié au mélange entre réalité et fiction, contribue à matérialiser l’émotion du personnage pour le spectateur et semble aussi nous ramener à la difficulté de connaître et comprendre l’âme humaine, au delà des différences de race, de classe ou de genre. » p 160 (A.Hudelet)

« Mais pour la première fois, une série montre aussi ce visage-là de la ville postindustrielle, celiu des docks et des row houses (maisons mitoyennes), qui cotoie étroitement l’autre, le Baltimore des gratte-ciel du downtown ou des pavillons proprets tel celui du couple Daniels. Les deux se côtoient peu : Wallace ne connaît rien en dehors du West Side (« If it ain’t West Side, I don’t know shit, you know… cause this shit… this is me, yo, right here » / « Tu sais, si c’est pas Baltimore Ouest, j’y connais que dalle. Parce que tu vois ici, ce merdier-là, c’est chez moi. (1.2)»). La coexistence de deux mondes radicalement étanches ressort de manière douloureuse lorsque Bubbles accompagne McNulty au match de foot de son fils, dans une école huppée des quartiers aisés (1.4). En voyant l’architecture cossue du quartier, le toxicomane se confronte dans un autre monde, un monde pour lui irréel, qui a peut-être sa place dans une sitcom mais pas dans The Wire : « Now where , in Leave it to Beaver Land, are you taking me ? » demande-t-il à McNulty. En français : « Mais où tu m’emmènes ? dans le monde de Leave It To Beaver ? », Leave It To Beaver étant une sitcom sur une famille blanche de classe moyenne extrêmement stéréotypée de la fin des années 1950. Quand ils repartent, le montage juxtapose le plan coloré des jeunes footballeurs à celui d’enfants du quartier ouest, jouant dans la rue avec un sac en plastique, sur fond de paysage urbain nocturne. « Thin line between heaven and here » déclare Bubbles devant la scène – il n’y a qu’un pas entre le paradis et ici. Il s’éloigne ensuite dans l’allée sombre, retourne dans son monde après avoir entrevu l’autre qui lui est interdit ou résolument inaccessible. » p162 (A.Hudelet) « Le contraste ou l’opposition se fait souvent par le montage, avec la juxtaposition de deux plans qui peuvent par exemple partager une construction similaire, une posture ou une couleur communes, similitude qui ne fait qu’exacerber les différences, comme le passage du bureau luxueux d’ au sous-sol sordide où se retrouve Cutty

18 Wise après sa sortie de prison (3.1). La position en miroir des deux personnages et le parallèle entre les jeux de lumière renforcent le contraste entre les deux contextes, entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. » p163 (A.Hudelet)

« Le montage des épisodes de la saison 1 alterne les scènes entre les trafiquants et les policiers en prenant soin de mettre en avant les parallélismes : la scène où Avon Barksdale reproche à son neveu D’Angelo, qui vient d’être libéré, son attitude inconséquente, trouve ainsi son équivalent ans la scène où Rawls s’en prend à McNulty après avoir eu vent des requêtes du juge Phelan (1.1). Des deux côtés, il s’agit d’une affirmation d’autorité envers un subordonné. A l’image, on trouve les mêmes gros plans, l’utilisation d’une faible profondeur de champ et des halos de lumière en arrière-plan. Dans la saison 2, les retrouvailles entre Daniels et McNulty des deux côtés du grillage du service des pièces à conviction font écho à la scène où Stringer et Avon poursuivent leur collaboration des deux côtés du grillage de la prison après l’incarcération de ce dernier (2.3). » p164 (A.Hudelet)

« Si les capsules de poudre blanche passent de main en main dans le quartier ouest, c’est l’alcool, drogue licite mais tout aussi destructrice, qui coule à flots chez les dockers ou les enquêteurs. La construction des plans des nombreuses scènes de bar nous le rappelle, en choisissant souvent de mettre les bouteilles au premier plan. » p164 (A.Hudelet)

« Au fil des saisons, un quatuor comique incarne le paradoxe de ces deux mondes qui s’affrontent et se ressemblent en même temps : les deux sergents, Herc et Carver, symboles du petit personnel de la police, et les deux lieutenants des rues Bodie et Poot, icônes du middle management. Les images de la série s’amusent à multiplier les parallèles entre ces deux couples, à les réunir dans des situations tantôt conflictuelles, tantôt presque amicales, comme la partie de basket (1.9) où s’affrontent quartier ouest et quartier est. Les deux couples s’y retrouvent côte à côte (du même côté du grillage), dans une sorte de trêve (« we on a break », déclare Poot), et oublient pour un temps leurs conditions respectives dans leur adhésion au match. Deux saisons plus tard (3.2), tandis que la lutte fait rage dans la rue, c’est au cinéma que se retrouve le quatuor, lors d’une scène incongrue où les rôles traditionnels de leur vie publique (policier/gangster) sont momentanément oubliés. La manière dont les champs-contrechamps insistent sur la ressemblance entre les deux groupes confirme l’argument ironique de la scène : ces personnages ont finalement le même quotidien, en matière de loisirs comme d’activité professionnelle – en partant, Poot leur lance même « à demain », en guise d’au revoir, comme s’il s’adressait à des collègues de bureau. » p 165 (A.Hudelet)

« L’utilisation récurrente du montage parallèle permet aussi de rapprocher deux institutions lorsqu’elles sont soumises à une même logique. Ainsi le management des policiers et celui des enseignants apparaissent-ils similaires (4.1), grâce aux mouvements de caméra (même travelling latéral), à la mise en scène (les enseignants sont en train d’écouter un discours infantilisant, les policiers reçoivent une présentation des risques terroristes) et au montage (après le chapitre policier sur le terrorisme, on revient aux enseignants à qui l’on enjoint de se méfier des lieux dangereux dans la classe comme le « taille crayon près duquel les élèves ont tendance à se rassembler »). p164 (A.Hudelet)

19 « Plus la série progresse, plus les liens entre les différents mondes se complexifient et s’intensifient. La saison 5 nous offre ainsi une scène (5.4 – 46’) emblématique qui rassemble des personnages issus de mondes a priori étrangers les uns aux autres. Il ne s’agit pas d’un hasard, comme la sortie au cinéma précédemment citée, ni d’un lieu symbolique comme le cimetière, mais du bureau de l’avocat . Prop Joe (le caïd plein de sagesse du quartier est) et Herc (qui a quitté la police pour travailler pour Levy) se retrouvent à attendre ensemble dans le bureau de l’avocat. Prop Joe lit un article de journal qui parle de la manière dont le maire Carcetti a limogé le chef de la police Burrell. Prop Joe raconte que Burrell était dans la classe au-dessus de lui au lycée, qu’il faisait partie du « glee club » (chorale masculine), et qu’il était profondément bête (« stone stupid »). Au delà de la dimension anodine et cocasse du moment, il s’agit d’un magnifique clin d’œil au spectateur assidu de la série – toutes les strates ou presque semblent présentes ici, sur un pied d’égalité : un ancien policier et un caïd, dans le bureau d’un avocat, en train de lire le même journal (le Baltimore Sun, sujet de la saison 5) et de discuter de la politique locale (sujet de la saison 3), liée à des souvenirs d’école (sujet de la saison 4). On distingue des tableaux (de piètre qualité) au mur ; le premier, du côté de Herc, représente la skyline du centre ville au bord de l’eau (correspondant à l’image moderne et attirante que veut donner la ville, notamment dans la saison 2 en sacrifiant l’activité portuaire), et l’autre, du côté de Prop Joe, une rue typique bordée de maisons mitoyennes, les row houses caractéristiques des quartiers est et ouest marqués par la pauvreté et le trafic. En une seule scène, par la mise en scène et le travail du détail, la série nous ramène à la phrase clé de Lester Freamon qui fonctionne comme un principe à la fois narratif, idéologique et esthétique de la série : « It’s all connected ». p167 (A.Hudelet)

« Cet équilibre entre une séduction visuelle et narrative et une authenticité précise et sans compromis fait écho au credo exprimé par D.Simon dans son introduction à The Wire. Truth be told : « Il y a je crois, une foi indéfectible dans le potentiel des individus, une reconnaissance attentive de nos possibilités, notre humour, notre esprit, notre capacité à endurer, d’une façon ou d’une autre. (…) Si les histoires sont dures, elles sont néanmoins racontées avec empathie, nuance et affection pour tous les personnages, si bien qu’en dépit de ce que les spectateurs pourront penser des flics et des dealers, des drogués et des avocats, des dockers et des hommes politiques, des enseignants et des journalistes, et de toute autre âme qui arpente l’univers de The Wire, ils comprendront qu’ils font partie intégrante de la même tribu, qu’ils partagent les mêmes rues, et sont engagés dans la même lutte atemporelle. »

« There exists, I believe, an abiding faith in the capacity of individuals, a careful acknowledgement of our possibilities, our humor and wit, our ability to somehow endure. (…) If the stories are hard ones, they are at least told in caring terms, with nuance and affection for all the characters, so that whatever else a viewer might come to believe about cops and dealers, addicts and lawyers, longshoremen and politicians, teachers and reporters, and every other soul that wanders through The Wire universe, he knows them to be part and parcel of the same tribe, sharing the same streets, engaged in the same timeless, struggle. »

20 The Wire dépeint donc, en dépit de son constat pessimiste sur les tentatives de réforme, une communauté d’êtres humains, une interconnexion fondamentale entre des parcours, des histoires et des sensibilités individuels et collectifs qui se font écho, se répondent voire se rejoignent en dépit des contraintes oppressantes des différences sociales. Cette ampleur humaniste est le fruit, certes, d’un scénario et d’une vision littéraire, mais elle est aussi suscitée et animée par un travail de l’image cinématographique qui parvient à matérialiser les frontières et les limites tout en transcendant par la composition, le mouvement et le montage. » p169 (A.Hudelet)

Chapitre 9 : L’audace queer de The Wire, Monica Michlin

« Or si l’hypermasculinité de différents univers (des policiers, des gangsters ou des dockers) va de soi, The Wire se détourne, comme l’ont justement noté Sophie Jones ou Mega Kearns, de l’étude réelle de la condition des femmes. Malgré ce que David Simon assume comme l’un de ses points aveugles, la série est cependant pionnière par son refus d’invisibiliser les personnages gays et lesbiens, comme le souligne Didion (« The Wire and gender »). L’univers queer de la série comprend Omar le hors la loi gay (et ses amants successifs, Brandon, Dante et Renaldo) ; Kima, la détective lesbienne ; le duo de braqueuses Kimmy et Tosha, qui retournent le stéréotype de la « faible femme » pour mieux piéger les gangsters ; , tueuse androgyne au service de Marlo ; et quelques personnages à la sexualité cachée ou indéterminée. Au delà, les aspects queer de la série affectent la représentation de la masculinité hétérosexuelle. Alors même que le discours sexiste et homophobe est une constante de la domination de genre chez les dealers et les dockers, la récurrence même de plaisanteries équivoques (« fag jokes ») entre policiers fait paradoxalement remonter le sous-texte gay des films policiers au masculin (buddy film) et nous invite à repenser le double sens du mot « partenaire ». p171 (M.Michlin)

« Dans ce contexte, le personnage d’Omar est d’une originalité totale, et les réactions homophobes à son égard ne sont pas rares. Kathleen Le Besco souligne que la forme la plus insidieuse d’homophobie, davantage que les « posts » Internet consistant à louer le courage d’Omar tout en méprisant sa sexualité (« he got heart for a cocksucker »), consiste pour les fans comme pour la critique à passer sous silence sa sexualité, parce qu’Omar bouscule l’hétéronormativité même. Peut-être n’était-ce pas, au départ, l’intention de David Simon, qui nie aujourd’hui qu’Omar devait mourir dans la saison 1, mais à qui l’on serait tenté de répondre, à l’instar des personnages, « not true, dat ». Il est en effet avéré d’après la « bible » de la série que le personnage de Kima devait mourir à la fin de la première saison, et la symétrie de ces deux morts – une constante de la série, où l’on voit sans cesse les mondes des gangsters et celui des policiers en miroir – aurait été évidente. » p172 (M.Michlin)

« Qu’Omar soit gay est d’emblée surcompensée par une accumulation de codes signifiant l’hypermasculinité : il est très noir (marqueur symbolique de la masculinité noire), porte un nom black power, et il est balafré comme le mythique Scarface. Dans un cumul de codes cinématographiques, il apparaît comme un Robin des Bois, ne volant que ceux qui sont eux-mêmes « de la partie » (« in the game », 1.7) ; c’est là son code d’honneur (« A man’s got to have a code »). Il est l’incarnation de ce que Bunk appelle, dans un jeu de mots sur les perceptions blanches des hommes noirs et sur la puissance sexuelle dont

21 lui-même se vante, un « BNBG » (« big negro big gun », 3.12), car son fusil au canon scié est bien évidemment aussi une image phallique (même si Freamon, dans un autre jeu de mots sur son arme, en fait une image de l’imprévisibilité – « that man is a loose cannon » 1.8 - , allusion à son statut incontrôlable de « franc-tireur »). p 173 (M.Michlin)

« De fait Omar est l’avatar contemporain du justicier hors la loi issu du western. A l’ouverture de l’épisode 3.11, l’on passe de plans larges typiques du western où le décor urbain délabré, no man’s land contemporain, figure le désert, et où le braqueur gay fend seul la brume dans la nuit, drapé dans le manteau de cuir qui cache son fusil, sifflotant The Farmer in the Dell (Le sens de cette comptine où un personnage en « attrape » un autre ne se comprend que lorsqu’on arrive au dernier vers : « The mouse takes the cheese / the cheese stands alone ». « Cheese » signifiant « le magot » en argot, Omar est en train de célébrer son statut de braqueur.), à un face-à-face avec Brother Mouzone clairement inspiré des classiques comme « Règlements de comptes à OK Corral ». Le duel entre Omar et Brother Mouzone restera uniquement verbal – Mouzone est lui aussi un personnage hors normes, descendu d’une capsule temporelle, dans son costume trois- pièces et son nœud papillon, à la Malcolm X (Le nom de famille d’Omar – Little – était le véritable nom de Malcolm X). Le contraste entre styles – le parler d’Omar est proverbial, celui de Brother Mouzone presque pédant – ne cache pas l’effet miroir entre deux déviants de la norme masculine. » p 173 (M.Michlin)

« David Simon exalte plutôt le caractère transgressif – mais aussi romantique et monogame – d’Omar, que la saison 1 nous montre prêt à tout pour venger le lynchage/gay bashing de son amant Brandon, puis « en couple de braqueurs » avec Dante puis Renaldo (remarquons que, comme une version gay d’Enée, Omar a trois amants successifs qui symbolisent trois visages de l’empire américain et de son melting- pot : blanc, noir, latino). » p 174 (M.Michlin)

« Simon souligne ici qu’il y a toujours eu une culture gay noire du ghetto urbain. La suite de la scène montre Omar se fabriquant un gilet « pare-couteau » avec des annuaires téléphoniques, ayant été prévenu d’un contrat sur sa tête. Lorsque l’attaque se produit, il maîtrise son agresseur et, tout en murmurant doucement à son oreille qu’il embrasse sexuellement : « Dommage qu’on n’ait pas eu le temps de se connaître. On aurait pu faire des bébés ensemble (« It’s a shame we didn’t have more time. We could have made us a couple of babies ») », il lui enfonce un couteau dans l’anus. Cette sexualisation gay de la violence fait écho à sa forme « hétérosexuelle » : Marlo avait exécuté de deux balles dans les seins et une dans la bouche celle qui devait le piéger pour Avon. Omar comme Marlo construisent explicitement ces agressions sexuelles comme des « messages » retournés à l’envoyeur. » p 175 (M.Michlin)

« Si Omar crée un trouble dans le genre pour reprendre ici le titre de l’ouvrage phare de Judith Butler, c’est bien parce que sa virilité est en miroir de ceux qui l’appellent « dicksucker ». Si Marlo veut tuer Omar, ce n’est sans doute pas uniquement parce que ce dernier l’a dépouillé. Marlo et Omar sont quasiment l’anagramme l’un de l’autre : ils sont tous les deux balafrés ; ils emploient tous les deux des acolytes queer ; mis bout à bout, Chris, le tueur collègue de Snoop et Marlo(we) forment le nom d’un célèbre dramaturge élisabéthain gay, Christopher Marlowe … Omar est insupportable aux gangsters car il est le seul à assumer et donc à révéler tous les sens des mots « your boy », que ni Marlo, ni Bodie, ni Bubbles, ni tous les autres hommes qui vivent

22 « homosocialement » avec des copains, frères ou larbins, selon le contexte, ne reconnaissent jamais. Il rend ainsi visible la contrainte identitaire dans laquelle vivent les « corner boys ». Lorsque Bodie prépare l’enterrement de D’Angelo au début de l’épisode 2.7, le fleuriste, comprenant le code machiste – « Your boy was too fierce for pink ? « (« Ton pote était trop couillu pour du rose ? »)-, lui montre dans l’arrière boutique son produit spécial ghetto, des couronnes florales en forme de revolver ; surcodage indiquant que son statut de pion (« soldier ») dans le « jeu d’échecs » le rend si invisible qu’il lui faut ce signe tautologique de ce qu’il est – un calibre. » p 176 (M.Michlin)

« Perçue par ses collègues comme l’un d’entre eux, voire comme lui dit Herc, « a better man than most men I know », Kima semble le reflet, femme et métisse, de McNulty (accro comme lui à l’enquête, à l’adrénaline de la « chasse »). L’effet miroir joue aussi avec Daniels, lorsque celui-ci lui propose de travailler sur une nouvelle enquête, alors qu’ils ont promis à leurs compagnes respectives de changer de carrière : lorsqu’elle objecte « You don’t know Cheryl », il rétorque « You don’t know Marla » (2.4) »

« Dans le cadre de la saison 3, Kima apparaît comme le double de McNulty, coureuse et infidèle, et comme une variation lesbienne sur les pères absents (« deadbeat dad »). Comme McNulty, Kima se métamorphose à la saison 4, et change d’attitude quant à sa coparentalité. On la voit ainsi « queerer » le classique « Goodnight Moon » avec son fils Elijah, à l’épisode 5.7, lorsqu’elle adapte le texte de manière naturaliste/surréaliste (« goodnight hustlers, good night po-po (« bonne nuit les voleurs, bonne nuit les poulets »))… p 179 (M.Michlin)

« Ainsi durant la saison 3, McNulty apparaît comme un homme objet, dominé socialement et intellectuellement par la conseillère politique de Carcetti, Theresa D’Agostino. Lorsqu’il demande que leur relation ne se borne pas au sexe (« It’s different for girls like me », 3.9), il assimile sa demande de tendresse et le fait d’être une « fille ». Il finit par avouer à Kima que Theresa le traite comme un paillasson (version plus crue encore à la phrase suivante : « Like I’m just a breathing machine for my fucking dick » (« Comme si j’étais une bite sur pattes » 3.10). C’est cependant la conscience d’être utilisé à des fins politiques, plutôt que sexuelles, qui le poussera à rompre, à renouer avec Beadie (qui est de la même classe sociale que lui), à cesser de boire et redevenir un patrouilleur à horaires fixes. Les réactions à cette métamorphose sont genrées : son ex- femme a des regrets de ne pas avoir su qu’il deviendrait adulte (4.10), alors que Bunk le trouve émasculé, ou, tout au moins, travesti : « Take that skirt off and have a drink » / « Enlève moi cette jupe et bois un coup » 4.12. p 180 (M.Michlin)

« L’ouverture de la saison 4 offre un résumé fabuleux de l’entrelacement des identités de genre, de race et de classe qui s’incarnent en Snoop. On la voit déambuler, en Tshirt et bermuda, le pistolet à clous à l’épaule, déjà plus arme qu’outil, dans le magasin de bricolage. Le vendeur blanc semble la prendre pour un garçon : le langage de Snoop (« that bitch » pour parler de son outil) la marque de suite comme locuteur masculin. Lorsqu’il demande si c’est pour un usage professionnel (contracting), l’ironie vient du double sens du mot « contrat », dont il est loin de se douter (le pistoler à clous étant destiné à « murer » les victimes de Chris et Snoop dans les maisons abandonnées de B’More). L’ambiguïté sur ce qui actionne le pistolet – powder ou power, poudre ou pouvoir – est bien sur significative : les deux se confondent pour la tueuse. C’est

23 seulement lorsque Snoop fait le parallèle entre la puissance d’un « petit » pistolet à clous et celle d’un calibre 22 que le regard du vendeur se fige en comprenant qu’elle est en train de décrire en termes de jeu (le flipper) les ravages faits au corps humain par les petits calibres. C’est moins la vulgarité des termes (« motherfucker », « just say fuck it », etc) que la violence tranquille de Snoop qui fait prendre brutalement conscience au vendeur de son altérité radicale. Lorsqu’elle paie en liquide et lui laisse un pourboire d’au moins cinquante dollars pour qu’il aille régler à la caisse à sa place, elle affirme à la fois le retournement des dominations de genre, race et classe par le pouvoir de l’argent, le transformant, de fait en son « larbin », à travers cette indifférence au « règlement » dans les deux sens du terme. Le regard sidéré du vendeur tandis qu’elle repart pose la question de ce qu’est Snoop dans le regard des hommes et annonce l’ironie terrible de la mort de à l’épisode 5.3, due au fait que son garde du corps ne voit en elle qu’une petite fille (« just a little girl ») lorsqu’elle entre dans le bar. Butchie, qui est aveugle, a un pressentiment, car la voix de Snoop n’est pas celle d’une petite fille, mais trop tard (Mort répétée dans celle d’Omar, qui, à la fin de l’épisode 4.9, dira de Michael « he’s just a kid » sans savoir qu’il sera tué par un enfant qu’il ne « calculera » pas lors de son entrée dans l’épicerie). On peut regretter de ne rien savoir de qui a formé son identité, alors que l’on comprend à demi-mot, dans la scène où Chris bat à mort le beau-père pédophile de Michael, qu’il est lui-même un ancien petit garçon violé. » p 181 (M.Michlin)

« Le trouble dans le genre ne s’arrête pas avec Snoop. Butchie, l’oncle aveugle d’Omar, n’est il pas dans son nom même ce mélange de masculin et de « déviance » féminine, dans le suffixe « –ie » comme Barbie ? On ne saura jamais si Butchie est gay ; il est, en tant qu’oncle et père spirituel d’Omar, l’antithèse de la « dragon lady » De’Londa Brice qui traite son fils Namond de « pussy » et de « bitch » parce qu’il a peur de la détention (qu’elle appalle avec dérision « baby lockup »). Nous savons que Rawls n’est pas l’hétérosexuel qu’il semble être ; que penser de la performance (lourde) de la masculinité du sergent Landsman (qui exhibe sa lecture de magazines pornographiques), sinon qu’elle vient compenser sa « féminisation » par l’obésité ? Si la série représente le « refoulé » de la camaraderie virile, elle montre aussi l’amour profond de Bubbles pour ses différents protégés. La saison 4 queere la paternité, de Wee Bey à Colvin, de Carver à Prez, de Bubbles à Kima … p 182 (M.Michlin)

Chapitre 10 : Quelles représentations des Afro-Américains dans The Wire ? Anne-Marie Paquet-Deyris

« Fidèle au principe d’authenticité, Simon souhaitait engager prioritairement des acteurs noirs pour représenter la réalité socioculturelle de la ville : dans les années 2005-2010, la population de Baltimore comptait plus de 63% d’Afro-Américains. Carcetti, candidat blanc à la mairie dans la saison 4, a cette phrase qui révèle un état de fait fondamental à Baltimore pendant sa campagne : « Et demain matin, au réveil, je serai toujours blanc dans une ville qui ne l’est pas » (« Tomorrow morning, I still wake up white in a city that ain’t »). Le « jeu » se décline donc avant tout au sein de la communauté afro-américaine. Le ghetto noir au cœur de la métropole est le terrain de jeu privilégié des trafiquants de drogue. En américain, la notion de « game » est plus lourdement connotée que dans la traduction française. La complexité du système organisé que le terme recouvre est apparente à tous les niveaux du récit filmique. » p 185 (Paquet Deyris)

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« Simon a souvent dit en interview qu’il avait voulu faire un état des lieux d’une ville- Etat moderne en lui appliquant les principes de la tragédie grecque. Pour lui, le fondement de la représentation consistait à construire une ville de façon hyperréaliste et à expliquer pourquoi elle ne fonctionnait pas. Cela impliquait de mettre en scène le déclin de l’empire américain en soulignant les ravages des institutions postmodernes sur des « populations précaires et condamnées ». Les héros sont les déshérités et les dieux ne sont plus les dieux grecs de l’Olympe qui jouent avec leurs destinées, mais bien les nouveaux dieux indifférents de l’ère post-moderne. Pour le créateur, les détails hyperréalistes qui émaillent les 5 saisons contribuent à « construire une ville entière ». Dans le ghetto, le cri des guetteurs à l’approche de la police, « Five-O ! », est une référence au réinvestissement de codes hérités de la culture télévisuelle des années 1970 et, plus particulièrement, à la série culte « Hawai police d’Etat » (Hawai Five-O, cinquantième Etat des Etats Unis). Ironiquement, ce cri d’alerte issu de la culture populaire illustre sa volonté de mettre en scène a minima les visages et les voix de la vraie ville, contrairement à la plupart des autres séries télé qui s’appuient sur des matériaux de seconde main souvent tirés de la concurrence. Tous les aspects l’intéressent dans cette chronique de la désintégration d’une « ville-Etat » présentée comme un système quasi autarcique. » p 187 (Paquet Deyris)

« Les concepteurs, scénaristes et réalisateurs jouent constamment avec la notion de société postraciale, ou, plus exactement, avec ce qu’elle comporte d’illusion. Dans le mémorable épisode 7 de la saison 2 intitulé « Contrecoup » (« Backwash », scénario de Rafael Alvarez et réalisation de Thomas Wright), le chef syndical des dockers d’origine polonaise, F.Sobotka, répond à Nat qui lui rappelle que c’est maintenant au tour des Noirs de prendre la direction du syndicat : « Black, blanc, qu’est ce que ça change Nat ? Tant que le canal n’est pas dragué, on est tous des nègres, sans vouloir te vexer. » Et Nat de répliquer : « Ou des Polaks, sans vouloir te vexer. » Dans la culture afro-américaine, le prénom « Nat » évoque immédiatement la révolte sanglante de l’esclave Nat Turner contre les propriétaires blancs en 1831. Il est ironique que ce soit ici la notion de classe sociale que le docker réinsère immédiatement dans l’équation. Il souligne ainsi l’équivalent précaire entre les deux groupes raciaux supposés devenir interchangeables dans le contexte de capitalisme débridé d’un monde postindustriel. Le sort du « pauvre Blanc » ethnique (catégorie héritée de la structure esclavagiste) est posé comme aussi peu enviable que celui du Noir. Pourtant, dans cette chronique d’une mort annoncée des activités portuaires et du syndicalisme, Nat rappelle que le « post-racial » n’a de validité que limitée : tous les pions du prolétariat sont interchangeables, consommables et jetables, mais l’ombre de la grande faute sudiste de l’esclavage continue à hanter l’Amérique et à gripper les rapports interraciaux. Le jeu sur les frontières raciales, ethniques et même claniques se déploie donc à tous les niveaux de l’intrigue. Le commissaire Valchek et F.Sobotka s’opposent violemment pour orner du plus beau vitrail de l’église catholique polonaise par exemple. » p 189 (Paquet Deyris)

« Lester Freamon est présenté au fil des cinq saisons comme l’un des rares joueurs à bien jouer presque jusqu’à la fin. Le fait qu’il soit capable de (re)connaître les codes et usages de cette odyssée sociale est contrebalancé par sa vision plutôt désenchantée de la vie. Il devient vite apparent qu’il a déjà été mis au placard par sa hiérarchie pour insubordination. Héros paradoxal, Freamon est un homme de l’ombre souvent cadré en

25 plan rapproché en train de travailler dans un sous-sol aménagé. Contrairement à McNulty, il a pleinement conscience des risques que comporte chaque partie et qu’il ne s’agit à chaque fois que d’un épisode particulier dans un jeu sans fin. Lorsqu’il finit par décrypter le code du chef de gang Marlo dans l’épisode 9 de la dernière saison et qu’il comprend que les textos avec photos d’horloges des membres du gang correspondent à des coordonnées de points de rendez vous, il n’oublie pourtant jamais que sa carrière peut basculer à tout instant pour pratique non autorisée de la surveillance policière. » p193 (Paquet Deyris)

« La construction d’un monde implique de se familiariser avec ses idiomes. (…) Les types de drogue ont des noms directement tirés de la litanie de catastrophes annoncées aux journaux télévisés : « Pandemic » (pandémie) ; « WMD (« weapons of mass destruction », armes de destruction massive) ; ou encore « Greenhouse Gas » (gaz à effet de serre). C’est également cet ancrage linguistiquement authentique qui distingue la série des autres « formules hoolywoodiennes ». Certains acteurs sont des amateurs et utilisent chaque jour la langue du ghetto de Baltimore. C’est le cas de « Snoop » jouée par Felicia « Snoop » Pearson, emprisonnée à plusieurs reprises dans la vraie vie pour possession de drogue et meurtre au second degré, et du « Deacon » (le diacre), chef religieux sage et rusé de la communauté afro-américaine, interprété par Melvin Williams, ancien caïd qu’Ed Burns avait arrêté en 1984 et sur lequel D.Simon avait publié quelques articles. » p 194 (Paquet Deyris)

« Pourtant, cet écart par rapport à la « norme » s’inscrit dans la façon dont quasiment aucun des joueurs noirs (sauf peut-être le jeune Namond Brice lorsqu’il est « adopté » et donc extrait in extremis du jeu par Bunny Colvin) n’atteint jamais de rédemption quelconque. Si elle survient, ce n’est selon l’écrivain et scénariste du Maryland George Pelecanos, qu’une « rédemption (…) sans gloire) – pas celle de Rocky mettant KO le russe au 9e round, mais celle de quelqu’un qui arrive à rejoindre l’autre côté » (« inglorious (…) redemptions – not Rocky knocking the Russian out in the ninth round but somebody getting through to the other side »). Cette image traversée d’un territoire confiné et stigmatisé est évidemment essentielle pour décrire la réalité du ghetto noir, instrument de fermeture ethnoraciale, selon Loic Wacquant (Paris urbains, ghetto, banlieues, Etat, La Découverte, Paris, 2007), dont très peu réchappent. Comme se plait à le répéter D.Simon, The Wire est hermétique aux messages d’espoir et de résilience qui sous-tendent la majorité des productions télévisuelles contemporaines. D’ailleurs la plupart des « autres héros » noirs, qu’ils viennent du ghetto ou de la mairie (l’ancien maire noir évincé par Carcetti, Clarence Royce, par exemple), ne remportent aucune victoire décisive et y meurent d’avoir trop côtoyé le « grand jeu ». p 195 (Paquet Deyris)

« Le second exemple de joueur type et singulier à la fois car il joue à contre-courant et littéralement à contresens est D’Angelo. Neveu du chef de gang, Avon Barksdale commet une erreur fatale de jugement qui provoque son élimination. En ce sens, il répond bien aux normes de la tragédie antique. Toute la nuance de sa caractérisation repose sur l’ambiguïté fondamentale du personnage : tueur et truand, mais aussi repoussé par les excès du jeu et cherchant à protéger certains adolescents de cette hyperviolence, voire à sortir lui-même du jeu pour préserver ce qui lui reste d’humanité. Alors qu’Avon lui dit de se taire et de rester solidaire car « ce qui compte, c’est pas ce qui s’est passé, t’entends ? C’est de pouvoir en tirer un avantage. On est le joueur ou on est le pion », D’Angelo réplique : « J’veux plus jamais tremper dans tes combines. T’as compris ? »

26 Ce discours signe déjà sa fin tragique : pris entre deux espaces, la rue et la famille (il vit en couple et est père d’un petit garçon), D’Angelo est aussi prisonnier de formes d’éthique antithétiques, la violence ultra-codifiée du monde de la drogue avec sa ligne de conduite et ‘allégeance aux membres de la « famille » (ce qui est doublement vrai dans son cas) d’une part, et un sens inné de la compassion et la décence de l’autre. En se rebellant contre l’autorité de « l’oncle père » qu’il croit mêlé à l’assassinat par overdose de plusieurs prisonniers, il se met littéralement hors jeu. Les codes visuels sont pourtant trompeurs : filmé en légère contreplongée, il domine son oncle, assis sur son lit en train de jouer à la PlayStation et c’est dans cette position de fausse domination qu’il croit pouvoir prendre définitivement ses distances ave le jeu. Mais ce que la série tout entière s’emploie à démontrer, c’est moins cette sorte de prison ethnoraciale » du ghetto dont parle Loic Wacquant et qui en organise les règles. Si l’on réussit à s’en écarter, c’est irrémédiablement brisé comme l’est Bubbles à la fin de la série, ou miraculé comme l’est Namond. » p 196 (Paquet Deyris)

« C’est cette distance littérale et métaphorique qui classe Omar dans une catégorie à part et en fait le personnage le plus proche du héros tragique. Il tire pleinement parti de sa condition d’être déplacé qui n’est jamais là où on l’attend. Les réalisateurs Joy et Scott Kecken traduisent de façon emblématique dans l’épisode 3.11 cette indépendance magnifique par le célèbre duel avec Brother Mouzone, renvoi ironique à Malcolm X et à la mise et la politesse impeccables de ses frères de la Nation of Islam. La scène réinvestit les codes d’un autre genre central de l’identité et du cinéma américains, le western, avec ses plans en légère contreplongée, hommes debout face à leur destin, pistolets au poing et prêts à tuer, jusqu’au pacte inattendu dont le spectateur ne comprendra la teneur qu’en fin d’épisode. Comme l’a souvent répété David Simon, « utiliser la série télé pour faire des pièces morales ne présente aucun intérêt » (« I’m not interested in conducting morality plays using TV drama »). Echo intertextuel au Scarface de Howard Hawkes de 1932, le surnom « Omar le balafré » annonce déjà la fin tragique du gangster atypique. Comme la majorité des hommes noirs du ghetto, il est abattu. Sa mort est presque trop humaine pour une grande figure héroïque à la survie jusqu’alors quasi mythique : c’est un jeune enfant du ghetto qui le tue à bout portant dans l’épisode 5.8 » p 199 (Paquet Deyris)

« Dans The Wire, la mort d’un joueur quel qu’il soit, chef de gang, truand solitaire ou flic, ne semble avoir qu’une seule fonction : faire la preuve du caractère implacable, inexorable et endémique du « jeu » et du système tout entier » p 199 (Paquet Deyris)

« Comme l’explique Bunny Colvin à ses collègues universitaires, les jeunes apprennent sans risque à manier les codes de la rue dans cet univers scolaire relativement protégé et cadenassé, presque « bunkerisé ». Les plans de caméras de surveillance, de serrures que l’on doit ouvrir, du flic en uniforme, pistolet au côté, à l’entrée de l’établissement inscrivent déjà à l’écran le dysfonctionnement de l’école au sein des institutions urbaines et les dilemmes de race et classe dans un cycle « inarrêtable ». L’institution scolaire n’éduque pas les jeunes Afro-Américains mais contribue paradoxalement et de façon indirecte à les préparer à leur rôle dans l’économie parallèle de la jungle urbaine. L’ironie est ici cruelle car il s’agit bien de « programmes d’insertion », mais d’une insertion détournée et surtout involontaire. Deux types de « réinsertion » s’opposent à la fin de la série. Un plan très bref montre le jeune Dukie s’apprêtant à se shooter au fond d’une cour et fait de son personnage de jeune lycéen en perdition l’emblème du plus

27 grand nombre alors que la caméra s’attarde un peu plus sur « l’exception Namond ». Loin de retourner à la norme du ghetto noir, ce dernier est accueilli, dans les rangs de la bourgeoisie afro-américaine par son tuteur, l’ancien commissaire Colvin. L’épisode 4.13 montre les deux jeunes à des coins de rue bien différents, l’un à point de revente au cœur de la cité et l’autre à un angle de rue dans la banlieue chic de Baltimore. Le destin emblématique de Dukie est si poignant et banal à la fois qu’il semble que le concepteur de la série n’ait pu le filmer qu’en plan éloigné. » p 201 (Paquet Deyris)

« Dans le dernier épisode de la série, le dernier montage de scènes très courtes qui résument les trajectoires des différents personnages matérialise la notion d’éternel recommencement de cette série par définition « noire ». Tout reprend son cours et rien ne change vraiment : même s’il y a eu, brièvement, quelques évolutions, que ce soit à la mairie, dans les cités, les écoles, les rangs de la police ou au journal, il n’y a toujours pas d’intégration des couches les plus pauvres de la population et le niveau de corruption généralement reste inchangé. La chanson de Tom Waits « Way down in the hole », auparavant emblématique du prégénérique, résonne désormais à la fin de l’ultime épisode. Des plans identiques montrent l’utilisation des mêmes tactiques de surveillance de la population noire : l’hélicoptère de la police survole le ghetto et des images en noir et blanc qui semblent filmées par une caméra de surveillance montrent des jeunes qui lancent des pierres sur l’objectif. » p 204 (Paquet Deyris)

PARTIE 4 : THE WIRE DEPUIS LA FRANCE

Chapitre 11 : « I’ve been schooled, dog. For real ». Apprendre et enseigner avec The Wire. Fabien Truong

« Il se joue aussi évidemment quelque chose de bien particulier avec The Wire : sa légitimation dans le monde académique tient grandement à l’ambition sociologique et totalisante visant à interroger « comment nous vivons ensemble et comment les institutions affectent les individus ». Ce qu’une division du travail quasi universitaire en saisons thématiques consacre, dans une logique de dissection séquentielle. » p208 (Fabien Truong)

« Longueur et lenteur du temps : « Why this shit don’t ever change ? » « Un premier point commun entre la recherche en sciences sociales et The Wire est leur rapport au temps, à la fois long dans son déroulement et lent dans son rythme. Si l’avantage d’une série par rapport à un film réside dans ce rapport étiré au temps, The Wire ne déroge pas à la règle : cinq saisons, 60 épisodes, sur six ans de diffusion. Cette inscription dans le temps long permet de montrer les détails, les moments de basculement et l’inertie des trajectoires et des itinéraires, et par là, d’insister sur les tensions multiples entre l’inéluctabilité et le possible. On y voit les mécanismes cumulatifs s’agréger pour devenir de plus en plus implacables, comme les retournements soudains et les parcours de rédemption improbables advenir. La longueur du temps est aussi ce qui unit The Wire et les sciences sociales dans une

28 opposition explicite et frontale au temps journalistique et politique, qui se déploie essentiellement dans le court terme. » p 210 (Fabien Truong)

« Elle est tout aussi fondatrice de la constitution du regard ethnographique et de l’institutionnalisation des enquêtes de terrain au long cours, historiquement envisagées comme des changements de focale nécessaires et féconds sur les populations urbaines paupérisées, et qui ont marqué l’histoire de la sociologie américaine. Plus généralement, elle est la marque de la sociologie comme science de la rupture, que cela soit avec les « prénotions » les formes implicites de partis prix « axiologiques » (Max Weber), le « sens commun » (Pierre Bourdieu), … p 210 (Fabien Truong)

« Quant à la lenteur du rythme de l’action, elle est, dans The Wire omniprésente et annoncée, tel un parti pris, dès les scènes introductives de chaque nouvelle saison, où les palabres font office de prologue. Elle est du même ordre que celle qui organise la recherche et, surtout, que ce que les sciences sociales donnent fondamentalement à voir : la lenteur du changement social. C’est cette épreuve commune du temps que Bunny Colvin (major de la police de Baltimore, dans le district Ouest), rare figure de sage dans la série, synthétise par un « Why this shit don’t ever change ? » aussi dubitatif que prophétique. Elle conduit à dédramatiser la question des inégalités urbaines et de la délinquance juvénile en refusant l’angle du fait divers, dans une attention particulière portée au quotidien et à la routine. Car c’est bien l’inertie des phénomènes sociaux – dont la posture de l’attente dans la mise en récit rend constamment compte – qui est au centre du propos de la série. Le ton est donné dès la scène d’ouverture de la série où, plutôt que de montrer le meurtre de Snotboogie, Simon choisit d’en filmer le prolongement prosaïque. Ce ne sont donc pas les casualties (victimes), mais ce qui est casual (ordinaire) qui importe : pourquoi, et comment l’ordre des choses semble être dicté par un absurde retour au même ? » p 211 (Fabien Truong)

« Ce qui est d’ailleurs particulièrement séduisant dans The Wire, c’est que les téléspectateurs se retrouvent à égalité devant ce qui se trame, contrairement au sociologue ou à l’anthropologue qui jouit généralement du monopole de « son » terrain et des rentes de situation afférentes. Dans la série, il n’y a, en quelque sorte, aucun délit d’initié, puisque tout le monde dispose du même matériel et des mêmes informations. L’attractivité de cette transparence toute démocratique ne doit pourtant pas faire oublier le danger qu’a longtemps constitué l’ethnographie par procuration. C’est dans la critique de la pratique consistant à faire du terrain en bibliothèque au 19e siècle que l’anthropologue moderne se constitue, en s’attachant à scruter « les impondérables de la vie authentique ». Il y a de fait un risque évident avec The Wire de croire faire du terrain dans son canapé, risque d’autant plus important quand on regarde la série depuis la France. Si le canapé occupe bien une place de choix dans la série – voir le sofa orange comme « banquette spéculaire » dans la saison 1 – il ne saurait tenir lieu de principe épistémologique, au risque que la sofa sociology ne soit qu’une déclinaison confortable et individuelle de la sociologie de comptoir, aussi romanesque soit-elle. » p 212 (Fabien Truong)

« Encore une fois, les premières scènes de la série en disent beaucoup sur les intentions de Simon et sa proximité avec le regard sociologique, notamment tel qu’il s’est historiquement constitué aux Etats-Unis. McNulty est assis au même niveau que le témoin du meurtre, et la caméra ne choisit jamais vraiment entre les deux individus.

29 C’est qu’il s’agit dans The Wire, de traiter tous les univers sociaux, du plus légitime au plus illégitime, de la même façon. » p 213 (Fabien Truong)

« De fait, la série donne à voir des processus d’apprentissage et de socialisation similaires dans chaque scène sociale – coulisses incluses, que l’on soit dans le cabinet du maire, dans un vacant désaffecté, dans une voiture de police ou dans le 4x4 de . Les individus y acquièrent progressivement des compétences et des dispositions dans des relations de « schooling » instituées et instituantes – la rue et ses corners, la prison ou la salle de boxe de Cuttie – et en représentent les archétypes juvéniles les plus investis. C’est sur ces processus que repose la cohérence et la stabilité des univers sociaux : il ne suffit pas à Bubbles, par exemple, d’être sevré pour redevenir Reginald (son prénom de naissance) – il faudra, pour cela, qu’il cesse de prendre sous son aile d’expert des jeunes drogués novices dont la mort répétée signe, par défaut, le terme d’une socialisation inachevable. C’est ce regard amoral et processuel, profondément sociologique, qui permet de rendre compte du parallélisme entre des univers sociaux qui obéissent pourtant à des régulations spécifiques. »

« The Wire ébauche régulièrement des modèles alternatifs – de façon plus ou moins explicite et plus ou moins appuyée – qui sont en fait plus des expérimentations inachevées visant à se transformer en propositions politiques. Ils nous font observer ce qui pourrait se passer lorsque la polarité des normes qui gouvernent un univers social est inversée. On pourra penser à la brigade spéciale où sévit McNulty, à « Hamsterdam », à la pédagogie pratique et autonome de Prez, à la classe expérimentale de Parentin, et Colvin, à la fin de la campagne électorale de Carcetti, à l’adoption improbable de Namond par Bunny Colvin, au vrai-faux canular de McNulty dans la saison 5 … La « social science fiction », c’est peut-être donc aussi la capacité à imaginer et à concevoir des tests sociologiques créatifs impensables dans le champ académique des sciences sociales. De ce point de vue, The Wire ne fait pas seulement que raconter des histoires, elle en invente. Les sciences sociales pourraient-elles le faire ? Devraient-elles le faire ? Et sous quelles conditions, afin de pouvoir engager une discussion scientifique sur les propositions présentées ?1 » p 218 (Fabien Truong)

« Enseigner avec The Wire. La pédagogie sur écoute. Comment concrètement utiliser, de manière générale, une série TV en France, et, en particulier, The Wire ? Faut-il travailler sur des extraits ou sur la série entière ? Le visionnage doit-il s’effectuer en clase ou chez soi ? Comment penser la complémentarité entre corpus de textes et matériel audiovisuel ? L’usage de l’image sera-t-il strictement illustratif ou aussi vecteur de ses problématiques propres ? Comment alors les mettre, le cas échéant, en relation avec la théorie sociologique ? »

« Pour avoir enseigner plusieurs années en lycée les sciences économiques et sociales en utilisant régulièrement des longs métrages de fiction comme support pédagogique, The Wire m’est aussi apparue comme une ressource mobilisable au lycée, bien que le fait d’avoir découvert la série après cette expérience d’enseignement m’oblige à ne faire ici que quelques propositions virtuelles.

1 On peut renvoyer à un des premiers écrits de Richard Sennett, lorsqu’il se met à imaginer la ville idéale : « Conclusion : ordinary lives in disorder », The Uses of Disorder. Personal Identity and City Life, Knopf, New York, 1970

30 Tout d’abord, le jeu des acteurs comme la précision des dialogues permettrait d’illustrer des représentations fines de phénomènes sociaux parfois difficiles à bien décrire en classe. On pourrait penser à l’incorporation physique du social et à la façon dont les manières de faire trahissent, ou pas, une position sociale. Les codes alimentaires sont des exemples aux vertus pédagogiques éprouvées, en ce qu’il s’agit de faire comprendre en quoi un acte biologique et universel est aussi socialement conditionné et construit. Deux scènes de repas sont particulièrement éloquentes. Dans la saison 1, D’Angelo se rend dans un restaurant huppé avec sa femme, puisqu’il en a désormais les moyens, mais, contrairement au plaisir qu’il est censé en retirer, c’est une forme de malaise social qui domine la scène, perceptible dans ses moindres gestes, du sursaut initial face au couteau à miettes du serveur blanc, poliment condescendant, jusqu’au dessert final, impossible à avaler. Dans la saison 4, Bunny Colvin invite les élèves de sa classe expérimentale pour une soirée dans un restaurant de standing équivalent, et c’est sur le mode collectif de la dérision que le désajustement social va s’exprimer. » p 222 (Fabien Truong)

Chapitre 12 : Quelle réception française de The Wire ? Marie Hélène Bacqué et Lamence Madzou

« Chez nous, c’est pas un ghetto » , « en Amérique, c’est pas pareil » : telles furent les premières réactions de la dizaine de jeunes incarcérés dans le quartier des mineurs de la prison de Nanterre – jeunes par ailleurs issus de quartiers précarisés de la banlieue parisienne – lors de notre première séance de discussion sur la série The Wire. » p224 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Il nous avait semblé que la discussion à partir d’une série télévisée pouvait permettre, en prenant du champ vis à vis de la situation française, de mener un travail réflexif sur les représentations et sur l’expérience sociale des jeunes. Cette initiative répondait ainsi à un double enjeu : une démarche pédagogique d’un côté, qui devait être suivie par les éducateurs, et un objectif de recherche, de l’autre, visant à prolonger nos réflexions autour de la réception de la série. » p 224 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Nous nous sommes plutôt intéressés à ce que disent ces différentes réceptions de la série du (des) regard(s) français sur l’Amérique, entre fascination et rejet entre projection et instrumentalisation, aux imaginaires sociaux qu’elles mobilisent et aux sens qui s’en dégagent. Nous suivons en cela le point de vue de Roy Scranton (Princeton University) : « Parce qu’il s’agit de fiction et non de reportage, la question de la précision est secondaire. La vraisemblance est une technique de fiction, pas sa raison d’être. Passer par la fiction éloigne délibérément de la réalité ; l’entrée dans le royaume de l’imaginaire, dans la création et dans l’illusion, nous fait passer du critère journalistique de la vérité vers celui, plus flou, de la signification. La question que nous devons alors nous poser n’est pas de savoir si l’histoire est vraie, mais ce que signifie cette histoire. » Mais le sens, au delà de celui qu’ont voulu lui donner réalisateurs et scénaristes, change en fonction de qui le reçoit, de sa connaissance et de son expérience du monde social, et de son travail de réception. » p226 (M-H Bacqué, L.Madzou)

31 « The Wire est souvent présentée comme une série pour intellectuels. Malgré son succès, son public anglophone reste un public avant tout intellectuel et de classes moyennes, relativement restreint au regard du public télévisuel nord américain. Selon Jason Mittel auteur de « All in the Game : The Wire, serial storytelling and procedural logic », « The Wire est paradigmatique d’un succès critique – peu de gens l’ont visionnée (au moins en comparaison des audimats habituels de la télévision commerciale), mais elle génère adoration et évangélisation chez presque tous ceux qui l’ont vue. » p227 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« The Wire poursuit bien une ambition intellectuelle et c’est ce que défend son réalisateur quand il présente la série comme un « roman visuel », formule qui, selon Jason Mittel, fonctionne comme un oxymore. De nombreuses critiques lui ont d’ailleurs emboîté le pas en se référant à l’œuvre de Balzac ou à celle de Dickens. Pour écrire le scenario, les réalisateurs ont fait appel à des écrivains reconnus comme George Pelecanos, Richard Price ou Dennis Lehane. Ils défendent une thèse forte, explicitée dans les interviews et dans les ouvrages de David Simon et que développe Marc Levine dans ce même ouvrage, celle de l’échec du système social, politique et institutionnel etats- unien. Ils se donnent une légitimité sociologique en se référant à des travaux scientifiques tels que ceux de William Julius Wilson également présentés dans cet ouvrage. » p228 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« A l’instar de leurs homologues états-uniens, les intellectuels français trouvent dans The Wire une culture de série labellisée, une fiction réaliste sur les ghettos américains qui nourrit l’imaginaire, mais aussi une dénonciation du libéralisme, de la culture du chiffre, et de l’inefficacité des institutions qui fait écho à des débats hexagonaux. Si la série garde une dimension exotique – car elle se passe de l’autre côté de l’Atlantique –, elle réveille nombre d’inquiétudes sur la société française – car cela pourrait bien être ce qui arrivera demain à moins même que ce ne soit déjà là -, sur ses rapports aux populations les plus précarisées, en particulier issues de l’immigration, sur la ghettoïsation présumée de certains de ses territoires, sur la montée déclarée de l’insécurité, autant de thèmes fortement médiatisés. L’Amérique est une fois encore mobilisée comme contre-modèle qui permet à rebours de valoriser la situation française ou comme révélateur de ce qui se passera bientôt en France. La série contribue ainsi à faire émerger des questions sociales et politiques fortes : c’est bien l’objectif des réalisateurs outre Atlantique. » p229 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Pour autant, l’audience de The Wire se réduit-elle à ce public « cultivé » ? La structure même de la série qui construit un tableau pièce à pièce à travers les cinq saisons, le nombre et la complexité des personnages, la lenteur des premiers épisodes peuvent en effet contribuer à en rendre l’accès difficile et c’est ce qu’ont relevé plusieurs de nos interviewés, appartenant à différents milieux sociaux. Pour autant, la diffusion de la série est allée en France bien au-delà du cercle intellectuel qui l’a plébiscitée. Plusieurs jeunes rencontrés à Nanterre dans le quartier des mineurs la connaissaient avant notre rencontre, l’avaient déjà partiellement vue ou en avaient entendu parler par leurs aînés. Cela confirme d’une part le rôle des réseaux sociaux et du Net dans la sociabilité des jeunes des quartiers populaires et les limites du discours sur l’enfermement dans le quartier, et d'autre part le caractère populaire du média série. Une des voies de la diffusion de The Wire parmi les jeunes est sans doute les liens qu’elle entretient avec le rap américain mais aussi français. » p230 (M-H Bacqué, L.Madzou)

32 « La schématisation des personnages s’accompagne du confinement dans le « quartier » transposé en France dans « la banlieue », à l’antithèse de la ligne directrice de la série qui s’attache au contraire à rattacher en permanence la réalité du ghetto à celle de la ville dans son ensemble et en l’occurrence d’une ville singulière, Baltimore. » p231 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Le chanteur Jean Gab1, qui s’était fait remarquer pour sa charge violente contre certains rappeurs français auxquels il reprochait de s’inventer un passé, répond en boutade au cours de l’interview : « J’ai joué dans The Wire. Je suis Omar (…). Omar voit la rue comme je vois la rue. C’est pas un terrain de jeu. » Il poursuit en citant la série précédente de David Simon, The Corner, confidentielle en France, ce qui témoigne encore de la diffusion de la culture des séries américaines parmi le public des rappeurs. Pour ces rappeurs français, les quartiers américains restent ceux de la vraie vie, des vrais « durs » auxquels on peut se mesurer. » p 232 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« L’importation française de l’imaginaire du ghetto n’est pas nouvelle et n’appartient pas aux seuls sociologues ; elle est constitutive du rap français. » p 232 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Indéniablement, le fait que la majorité des acteurs de The Wire soient noirs représente une dimension de son succès en France parmi les jeunes des quartiers populaires. Frederic Jameson a d’ailleurs qualifié la série de « postraciale » dans la mesure où non seulement les acteurs noirs y sont très nombreux, mais où leurs rôles couvrent l’ensemble des positions sociales et ne sont pas confinés à des situations dominées : « Ici, la catégorie « noir » n’a plus d’existence et du même coup pas davantage la solidarité sociale ou politique noire. Ceux qui étaient « noirs » sont aujourd’hui entrés dans la police, ils peuvent être criminels ou détenus, ou encore éducateurs, maires et politiciens. » Dans le contexte français, les acteurs noirs restent rares et la racialisation de la question sociale demeure largement euphémisée. » p 234 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Au cours d’un de nos échanges à la prison de Nanterre, nous évoquons ainsi le canapé orange campé à l’extérieur des bâtiments qui est au centre de plusieurs scènes de la série et qui a fait l’objet de nombreux commentaires cinématographiques. Nos interlocuteurs nous font alors remarquer que « cela existe partout » et l’un d’entre eux raconte que, dans son quartier, une grande rallonge branchée dans un hall d’immeuble permet de regarder la télévision dehors, ensemble. Ce rapport à l’espace public, la présence de groupes de jeunes essentiellement masculins, la prégnance du trafic marquent ainsi une ambiance particulière mais dans des typologies de lieux forts différentes. » p 234 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Ce n’est en effet pas l’Amérique de la réussite des Noirs, même par la violence ou par le trafic, que met en scène The Wire, mais celle de leur enfermement dans le ghetto. Plusieurs jeunes relèvent cette impossibilité d’en sortir qu’illustrent la plupart des parcours des personnages de la série, celui de Stringer Bell, personnage équivoque qui tente de comprendre et d’appliquer les lois du capitalisme ; celui de Marlo qui, malgré les possibilités qui lui sont offertes par son avocat et les risques encourus, ne peut s’empêcher de revenir dans le ghetto ou celui de Dee (neveu d’Avon Barksdale) qui reste prisonnier de sa loyauté envers sa famille. Comme le constate Lucien, un ancien dealeur, « il y a là comme un retour, un appel du quartier qui te happe. » Seules exceptions au

33 tableau, celle du jeune Namond, adopté par un ancien flic, et peut-être celle de Bubbles, toxicomane qui parvient à refranchir le seuil familial à la fin de la série. Lucien poursuit : « C’est ce que l’on ressent parfois. Ils sont dans un monde et dans un milieu où ils n’ont pas d’autre choix que de vivre avec ces codes. » p 236 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Mejid, 17 ans, rappelle qu’il existe des services publics en France. Surtout, l’ampleur et la visibilité du trafic, de la violence, la vulnérabilité des enfants pris dans ce système les surprennent : « On dirait qu’ils ne sont pas normaux, on dirait qu’ils ne viennent pas de la même terre que nous, ils sont perdus… Les petits, ils devraient être en CE2, ils sont là, ils vendent de la drogue ; ils ont des armes. » Si l’économie de la drogue est bien implantée dans les quartiers de la région parisienne où habitent nos interlocuteurs, y compris parfois sous la forme de « fours » - c’est à dire la mainmise et le contrôle d’un ou plusieurs escaliers par les trafiquants, oppressante pour les habitants-, cette organisation apparaît encore bien en deçà de celle que montre The Wire ; « Les fours c’est pas pareil, c’est dans un bâtiment. Les keufs ils ne voient pas ce qu’on fait. Ils savent qu’il y a ça mais ils ne voient que les allées et venues, c’est tout. » Entre fascination et étonnement, nos interlocuteurs soulignent la structuration du trafic montré dans la série. Si dans leurs quartiers « chacun défend son pain », « nous c’est pas comme ça, nous y a pas de boss du quartier ; il a plus d’argent que toi, il fait plus d’affaires mais y a pas de boss. » Avec une certaine admiration, ils s’étonnent aussi de l’échelle du trafic décrit dans la série : « C’est pas pareil qu’ici, ils tiennent tout ! » ; « Eh tu t’imagines, tu tiens tout le 9.3 ; Sevran c’est à toi, Saint Denis aussi ! » Ou encore « Il leur reste 200 doses, ils disent que c’est rien. Ici, personne place 200 doses ! ». p 236 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Mais c’est sans doute la fragilité des relations humaines qui interroge le plus ces jeunes Français et en particulier l’importance de la trahison entre amis ou membres d’une même famille, celle qui conduit par exemple à l’arrestation d’Avon Barksdale et à la mort de Stringer Bell, son ami d’enfance, ou à l’exécution de Prop Joe, un chef de réseau de distribution de la drogue, par son propre neveu. Entre nos interlocuteurs, et parfois chez les mêmes individus, s’expriment des conflits de normes et des sentiments contradictoires par rapport aux règles de loyauté. Ainsi, ne pas balancer est une règle de base et nos interlocuteurs sont unanimes pour considérer que le jeune Wallace qui essaie en vain de sortir du jeu est condamnable quand il accepte de donner des informations à la police : « Il a choisi de faire ça, il assume, il aurait pu aller à l’école, il aurait pu leur dire non. » Mais la certitude s’efface quand il est exécuté par son ami : « C’est les principes, tu descends pas ton pote, quand t’as grandi avec des personnes… » p 237 (M-H Bacqué, L.Madzou)

« Ainsi Mourad : « Ca se voit que c’est un film ; y a la police partout, ils font ce qu’ils veulent ; quand ils arrivent dans la cité ; ils prennent tout le monde, ils tapent tout le monde. Ca se voit que c’est faux ça ; ça ne se passe pas comme ça en vrai » et Jo : « Je ne sais pas si c’est vrai, vrai ; ça se passe vraiment comme ça ? « Ce n’est en effet pas l’image d’une Amérique pays de la réussite et de l’ascension sociale pour ceux qui veulent vraiment s’en sortir que propose The Wire mais bien celle d’un monde où les individus, même les plus débrouillards et imaginatifs, demeurent enfermés dans un déterminisme social et spatial. » p 237 (M-H Bacqué, L.Madzou)

34 Chapitre 13 : La Commune, ou le portrait ambigu d’une cité française, Amélie Flamand et Valérie Foucher-Dufoix

« Une série tournée en décor réel en France mais non localisée géographiquement, une cité imaginée et imaginaire qui voit s’affronter pour son contrôle dealers, politiques et « hommes de foi » : voici le cadre, rapidement résumé, de la première série française, La Commune, dont l’action se déroule presque exclusivement dans une cité. » p 240 (A.Flamand, V. Foucher-Dufoix)

« Jusqu’à une période très récente, les séries télévisées étaient les grandes absentes dans la construction de ces images produites et portées sur la « banlieue ». La Commune, série d’une seule saison de huit épisodes de 52min diffusée sur Canal+ en 2007, est atypique à plus d’un titre dans ce domaine. En effet, en France, les séries s’avèrent souvent décontextualisées ou ancrées dans des territoires de centre-ville ou de périurbain pavillonnaire. Canal+ a bien initié des séries tournées dans d’autres types de cadre urbain, de banlieue, de cité, autour d’intrigues policières, comme Engrenages (2005), ou Braquo (2009). Mais elles mobilisent la banlieue et la cité comme simple décor. Si La Commune partage avec ces séries le fait d’être une série noire, la cité n’y constitue pas qu’un simple décor, un simple prétexte. Elle est véritablement au cœur de l’intrigue, support de l’action, voire moteur de l’action car son destin – sa rénovation – en est un des ressorts principaux, comme le sont les quartiers populaires de Baltimore Ouest. » p 241 (A.Flamand, V. Foucher-Dufoix)

« La réception de la série et l’écho qui en est donné dans la presse spécialisée témoignent de cette ambiguïté. La série a fait l’objet d’un grand nombre de recensions, pour la plupart élogieuses. Elle a été saluée comme la série que l’on attendait et qui pouvait enfin rivaliser avec les meilleures séries américaines. Toutes font mention de l’univers de la banlieue et/ou des cités, et ce dès leur titre : « La Commune : pas de quartier pour la cité », « Une fiction qui s’attaque de front à la banlieue, ses habitants, ses drames et sa violence », « La série qui réhabilite la banlieue », etc. Elle est donc présentée comme une série sur la banlieue même si d’autres références – Martin Scorsese, Sergio Leone, Ken Loach ou Oliver Stone entre autres – et d’autres genres cinématographiques sont avancés, notamment le « western social » et le « western urbain ». Pour certains, le choix de cette inscription spatiale, souvent qualifiée de « courageuse », devient une de ses principales qualités. Pour Ciné Live, c’est même « la première série française tournée dans une cité de banlieue. Intégrisme, criminalité, chômage, manœuvres des politiques… Rien ne manque à un tableau qui reflète la vérité vraie » p 244 (A.Flamand, V. Foucher-Dufoix)

« Il semble à la fois impossible d’échapper à la cité et à son destin. La cité devient un des grands responsables du destin tragique de ses habitants. Ainsi, dans l’épisode 8, Daoud (le caïd) déclare : « Ce n’est pas moi qui ai fait de la Commune ce qu’elle est, c’est la Commune qui a fait de moi ce que je suis. » Les personnages meurent, la cité reste … Les structures et les hiérarchies du trafic perdurent aussi : les caïds sont simplement remplacés par d’autres caïds. Mais ses habitants subissent une double condamnation en cumulant à la fois un environnement et une hérédité néfastes. « Hérédités » est d’ailleurs le titre d’un épisode dans lequel on découvre des personnages au destin familial

35 tragique ; il n’y a aucune trajectoire totalement positive, aucune échappatoire. » p248 (A.Flamand, V. Foucher-Dufoix)

« Les concepteurs de La Commune proposent ainsi une vision écologique du quartier populaire : la cité est un point de départ, un monde en soi, l’acteur principal. Les lieux, le cadre, le contexte, l’environnement semblent être à l’origine de tout, du mal, des comportements des individus. Les habitants sont ainsi des pions, des pantins dont on tire les ficelles. La Commune, création divine est donc pensée comme un monde parallèle, hors société, avec des règles et des codes propres. Si l’on doit trouver des explications aux malheurs et aux déviances des habitants, il faut chercher du côté de la nature humaine. On est loin du discours politique revendiqué par David Simon dans The Wire sur les errements de la société postfordiste :

« The Wire parle d’un système qui ne fonctionne plus. C’est une vision noire, mais nous avançons des solutions dans certains épisodes, notamment sur la décriminalisation de la drogue ou sur l’éducation. Le capitalisme tel qu’il s’épanouit aujourd’hui a perdu tout visage humain et nous sommes plus incapables que jamais de trouver une réponse sérieuse aux problèmes qui se posent à notre collectivité. Comment est-il possible que le pays le plus riche du monde échoue si spectaculairement à intégrer les couches les plus pauvres de sa population ? »

Raphaël Gautier - Septembre 2015

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