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RIXAKA, Cultural Journal of the African National Congress, volume 4, London, 1988 1 MBIZO – A Book about , The Booktrader, , 2003

JOHNNY DYANI : UN PORTRAIT ------JOHNNY MBIZO DYANI, un des contrebassistes les plus accomplis venant d’Afrique du Sud, mourut sur scène au cours du festival de Berlin le vendredi 24 octobre 1986. Il était né à East London le 30 novembre 1945. Son premier instrument a été le , mais il fut attiré plus tard par la contrebasse qui, pour lui, avait les notes profondes des chorales populaires lui rappelant sa terre natale. Dans ce portrait, PALLO JORDAN qui connaissait très bien Johnny, décrit certaines influences qui en font un immense artiste. 2

La liberté fut le point de repère de la vie de Johnny Dyani. Il l’a recherchée à la fois pour son pays et pour son peuple. Il l’a cherchée aussi dans la carrière qu’il s’était choisie : la musique.

Comme beaucoup d’autres, le cheminement musical de Johnny Dyani débuta dans les trépidants townships des zones urbaines d’Afrique du Sud. La chance ne lui sourit que sur un seul point : une exposition première à certains des musiciens de premier plan de la communauté noire. A East London, sa maison fut pendant de nombreuses années une halte régulière pour des musiciens itinérants. Il a ainsi côtoyé des professionnels chevronnés dès son plus jeune âge. Ainsi, à un âge inhabituel, il avait acquis la majeure partie de leurs compétences. Il démontra un intérêt précoce pour la contrebasse, d’abord prenant des conseils auprès de musiciens itinérants, puis commençant à en jouer avec des groupes d’adolescents. A cette période-là de sa vie, l’influence déterminante pour sa progression fut Tete Mbambisa, un pianiste, un compositeur et un arrangeur exceptionnel. Ce fut en tant que participant à un quintette de chanteurs / danseurs dirigé par Mbambisa qu’il fit ses débuts sur scène. Tout au long de sa carrière musicale, chanter restera l’une de ses grandes passions.

Tournant dans les villes côtières le long de la garden route, ce quintette connut un grand succès avec leurs interprétations brillantes et hautement originales de standards tels que « A String of Pearls », « Three Coins in the Fountain », « My Sugar is so Refined », « This Can’t be Love » et d’autres. C’est un parcours continu depuis le talent et la persévérance de ses débuts dans des dancings non amplifiés, miteux et pleins de courants d’air, jusqu’au talent sans cesse grandissant, maintenant internationalement reconnu.

Pendant les années 50, cette décennie durant laquelle Johnny entrait dans son adolescence, l’orchestre le plus influent d’East London était dirigé par Nomvete. Jouant un répertoire vraiment éclectique qui incluait des standards de de la période swing, des valses, du tango, du be-bop et une série d’autres titres favoris des dancings, cet orchestre, avec d’autres, influença directement la mise en place de ses envies et le souffle de sa vision musicale. Mais, l’influence décisive de sa carrière musicale arriva en dehors de son environnement immédiat.

1 Une version retravaillée de ce texte, intitulée Freedom in the Bass-Line, parut dans Two Tone, vol. 1, no. 7, 1992. Et, une version à nouveau légèrement réécrite, mais portant le même titre (Freedom in the Bass-Line), fut publiée dans MBIZO - A Book About Johnny Dyani, p.158-162, The Booktrader, Copenhagen, 2003. 2 Deux approximations : la véritable date de naissance était le 4 juin 1947 (in MBIZO - A Book About Johnny Dyani, The Booktrader, Copenhagen, 2003) et le premier instrument de Johnny Dyani fut la voix en tant que notamment choriste des Four Yanks de Tete Mbambisa. 1

Cape Town, , , Queenstown, East London, un petit groupe très uni de musiciens noirs se trouvait en affinité avec les pionniers du mouvement de jazz moderne américain : Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Thelonious Monk. Ils étaient d’avides collectionneurs de disques et de partitions et ils incorporaient les influences du be-bop dans leur propre musique. De nombreux noms, devenus depuis légendaires de la musique noire sud-africaine, étaient membres de cet orchestre. Je pense à des noms comme Kippie Moeketsi [as}, MacKay Davashe [ts], Sol Klaaste [p], Christopher Columbus Ngcukana [saxophones], Cup and Saucer Kanuka [ts], Gideon Nxumalo [p], et, parmi la génération plus jeune, Dollar Brand [p], [as], Chris McGregor [p], [tp], [tb] et Johnny Gertze [db).3

Le mouvement du jazz moderne secoua la tradition dans les principales régions métropolitaines, en particulier les cités portuaires de la région du Cap, bien que la presse musicale et les disques étaient importés. C’était un mouvement de la jeunesse talentueuse qui ose. Au début, le jazz moderne avait une saveur minoritaire, un goût mis en avant dans les zones urbaines par les travailleurs noirs et les intellectuels, puis par un nombre grandissant d’étudiants blancs et d’artistes « hors-circuit » et enfin, par les imprésarios occasionnels d’artistes musicaux. Les « terres d’élevage » du jazz sud-africain s’appelaient, entre autres, à Johannesburg, dirigé par l’Union of Artists, le club de jazz Ambassadors à , le Blue Note Cafe à Durban et les campus universitaires.4

Dans l’Afrique du Sud des années 50, le fait précis qu’un Africain fasse carrière dans la musique était légalement impossible. Ce qu’un musicien pouvait espérer en pratiquant du jazz moderne était encore plus lointain. Mais malgré cela, les pionniers de ce mouvement étaient préparés à affronter les pires adversités. Il s’agissait peut-être de leur jeunesse : le fait que la plupart d’entre eux n’avait pas la responsabilité d’élever une famille, leur permettait de naviguer dangereusement entre les lois racistes et la pratique discriminatoire. La vie elle-même était un exercice de corde raide, comportant de nombreuses esquives pour contourner les pass laws, le Urban Areas Act et le Group Areas Act.5 Tout ceci rendait difficile le fait de former des orchestres ou des groupes stables. Et les dates d’enregistrement étaient encore plus difficiles à obtenir.

A cette époque, la meilleure porte de sortie pour les talents noirs s’appelait l’« African Jazz and Variety Show », possédé et dirigé par un arnaqueur dans le domaine musical, Alf Herbert. La plupart des adeptes du mouvement de jazz moderne avaient transité par l’« African Jazz » où ils avaient appris les leçons amères de l’exploitation culturelle et la prostitution artistique pour lesquelles Herbert était réputé. Leur détermination pour préserver leur intégrité culturelle et musicale était dans une large mesure la conséquence directe de cette expérience.

Programme AFRICAN JAZZ and VARIETY – M’SAGAZE. Johannesburg, June 1957 4 pages (couverture sur la gauche, pages centrales sur la droite) © documentation Olivier Ledure

Un des premiers groupes stables de jazz moderne rassemblait Kippie Moeketsi (sax alto), Hugh Masekela (trompette), Jonas Gwangwa (trombone), Dollar Brand (piano), Johnny Gertze (contrebasse) et Makhaya Ntshoko (batterie). A cette époque, Dollar Brand (Abdullah Ebrahim) dirigeait également son propre trio constitué de Johnny Gertze et de Makhaya Ntshoko : il jouait régulièrement dans le club de jazz Ambassadors à Cape Town.

C’est dans ce milieu-là qu’entra un étudiant brillant du South African College of Music. Son nom : Chris McGregor, né dans le Transkei et descendant de missionnaires blancs. Chris était fortement influencé par les courants intellectuels qui avaient secoué la France et les Etats-Unis dans l’immédiat après-guerre de Corée. Il était devenu une figure bien connue des cercles artistiques de

3 J’ai ajouté au texte de Pallo Jordan les instruments principalement joués par les jazzmen cités. Dans son ouvrage Cape Town Jazz 1959-1963, The Photographs of Hardy Stockmann paru en 2001 à Copenhagen, The Booktrader écrit Cups and Saucer Nkanuka comme tel. 4 Pallo Jordan cite tout d’abord Dorkay House, la maison des artistes à Johannesburg géré par un syndicat (Union of Artists). Un immeuble qui rassemblait non seulement des joueurs de jazz avec des salles de répétitions, mais aussi des studios d’artistes d’autres disciplines (troupes de théâtre, photographes, peintres, …). Ensuite, il prend pour exemple un des nombreux clubs de jazz de Cape Town, Ambassador (sans « s »). Enfin, je ne connais pas le Blue Note Cafe de Durban. 5 Sont ici nommées les trois principales lois qui contraignaient la vie de la population non-blanche de l’Afrique du Sud sous l’apartheid. 2 Cape Town, en tant que représentant de l’existentialisme et pianiste de jazz moderne. Utilisant comme base à la fois le campus de l’université de Cape Town et les nouveaux clubs de jazz tout autour de Cape Town, il s’était inséré dans un groupe de musiciens noirs issus des townships de Cape Town. Parmi eux, il y avait Cups Kanuka, le saxophoniste ténor de Langa,6 avec lequel il partageait souvent la scène, Christopher Columbus « Mra » Ngcukana, Dayanyi Dlova, le saxophoniste alto et Sammy Maritz, le contrebassiste. A partir de 1961, il développa une longue et fructueuse amitié avec un saxophoniste alto originaire de Port Elizabeth, Dudu Pukwana.

1960 : le massacre de Sharpeville, le bannissement de l’ANC et la déclaration de l’état d’urgence inaugurèrent la campagne de répression massive qui caractérisa les deux décennies suivantes. Le régime avait définitivement coupé toutes les voies d’une lutte pacifique, forçant le mouvement de libération nationale à revoir sa stratégie dans son ensemble. Un des aspects de cette nouvelle stratégie était une campagne concertée d’isolation du régime d’apartheid dans la communauté mondiale. Cela nécessitait la création d’une mission internationale de l’ANC pour coordonner et planifier cette campagne. Cette décennie des années 60 allait devenir l’élément décisif de la vie de Johnny Dyani.

Les moments décisifs furent les éditions 1962 et 1963 du festival de jazz de Moroka.7 Au cours du festival de 1962, Chris McGregor lança un septet composé de musiciens de Cape Town, Dudu Pukwana y vint avec un quintet, The Jazz Giants, qui comprenait Nick Moyake au ténor et Tete Mbambisa au piano. Un autre groupe de Cape Town, The Jazz Ambassadors, dirigé par Cups and Saucers Kanuka, incluait à la batterie, Nomvete d’East London amena son propre groupe qui incluait dans son personnel à la trompette. Tous étaient des musiciens prometteurs et destinés à une reconnaissance non seulement à Johannesburg, mais aussi internationale. Et en 1963, ils se rassemblèrent dans un groupe, les « Bluenotes 8» dirigé par Chris McGregor.

Les Bluenotes sont nés véritablement quant les autres membres du groupe « ont découvert » Dyani en jouant à East London. C’est au cours d’une session dans l’après-midi à Duncan Village qu’un jeune homme audacieux leur demanda de prendre place dans l’orchestre. Plutôt surpris, mais toujours prêt à explorer des nouveaux talents, l’orchestre donna la permission à Johnny de jouer avec eux un ou deux titres sur une contrebasse empruntée. Après le premier morceau qu’ils jouèrent ensemble, les autres membres du groupe réalisèrent qu’ils n’avaient pas affaire à une sorte d’effronté avide d’impressionner ses amis en s’asseyant avec des vieux de la vieille, mais plutôt de jouer avec un contrebassiste audacieux et doué. Il va sans dire qu’ils engagèrent Johnny tout de suite dans les Bluenotes.

Facsimilé de l’affiche du dernier concert des Blue Notes à Cape Town (Afrique du Sud), juin 1964 © documentation Olivier Ledure Flyer du 5ème Festival international de JAZZ, Antibes-Juan-les-Pins (France), juillet 1964 © documentation Olivier Ledure Programme non paginé du 5ème Festival international de JAZZ, Antibes-Juan-les-Pins, page intitulée les blue notes Johnny Dyani allume une cigarette : il est situé sur la droite de Chris McGregor © documentation Olivier Ledure

En 1963, chacun des membres de l’orchestre a évolué et considérablement grandi. Chris McGregor, leur chef d’orchestre, avait continuellement interagit et recherché des opportunités pour jouer avec tous les musiciens-clés du mouvement de jazz moderne depuis les années 50. Son entraînement académique avait contribué à sa qualité d’arrangeur et de transcripteur. Jouer avec des instrumentistes comme « Mra », Kippie, Cups and Saucers, Dudu, Mankunku, Johnny Gertze et MacKay Davashe l’avait aidé à progresser à partir d’un disciple maladroit de Bud Powell jusqu’à un véritable pianiste sud-africain qui participait et contribuait au melting pot cosmopolite de sa culture en développement. Ses musiciens partenaires des Bluenotes : Dudu Pukwana au sax alto, Nick Moyake au sax ténor, Mongezi Feza à la trompette, Dyani à la basse et Louis Moholo à la batterie. Chacun avait mué en fonction de leurs paramètres individuels et collectifs. La rencontre d’East London eut un autre changement positif pour Johnny Dyani car les Bluenotes se préparaient à partir pour l’Europe. Et ce voyage se matérialisa en 1964.

6 Langa est l’un des townships noirs de Cape Town. 7 Moroka-Jabavu est l’un des treize townships de SOWETO où se tenait le célèbre festival de jazz sud-africain au cours des années 60. 8 Il s’agit bien sûr des Blue Notes, groupe créé par Chris McGregor, selon les propres termes de l’ami d’exil de Louis Moholo-Moholo, Pallo Jordan. Je suis certain que si Pallo Jordan avait écrit ce texte au XXIème siècle, il aurait ajouté Dudu Pukwana parmi les créateurs des Blue Notes. 3

Leur popularité et leur prestige étaient parvenus aux oreilles des critiques de jazz européens. En conséquence, l’orchestre fut invité au festival de jazz d’Antibes, situé dans le sud de la France, pendant l’été 1964. Avec l’aide d’une subvention levée auprès de magnats de l’exploitation minière du pays, l’orchestre quitta le pays pour l’Europe au milieu de l’année 1964. Antibes allait être la porte d’entrée d’un nouveau monde pour chacun d’entre eux.

Après le succès initial rencontré au festival, les Bluenotes eurent à affronter les tempêtes et les vents froids du « marché du » qui est dominé par les marchands du domaine musical dont les critères principaux sont les affaires et non la promotion du talent. Les trois premières années après Antibes furent les plus dures. A toutes fins utiles, les Bluenotes cessèrent d’exister en 1965. Nick Moyake opta pour un retour en Afrique du Sud. Johnny Dyani et Louis Moholo joignirent le saxophoniste américain et se retrouvèrent coincés à Buenos Aires. Mongezi et Chris firent leur chemin jusqu’à Londres où ils essayèrent de joindre les deux bouts avec quelques dates dans des clubs.

D’une certaine manière, les membres dispersés des Bluenotes réussirent à rester fidèles à la conception du groupe d’origine. Se serrant les coudes pour trouver de la chaleur à Londres, le reste du groupe aida financièrement au voyage retour en Angleterre des deux prodiges.

A l’époque où Dyani et Moholo revinrent en Europe en 1967, le courant du jazz moderne avait entrepris sa plus riche métamorphose depuis Parker et Gillespie au Minton à la fin des années 40. Les noms associés à ces changements étaient ceux d’Ornette Coleman, un altiste du Texas, de John Coltrane, un ténor, tout d’abord membre du Big Band de Dizzy Gillespie, puis du quintet de Miles Davis, d’Eric Dolphy, un ancien accompagnateur de Mingus, d’Albert Ayler, un altiste 9 du New Jersey et d’, un saxophoniste ténor de Philadelphie.

L’accent fut mis sur la liberté parmi ces innovateurs. La liberté, disaient-ils, pouvait être atteinte en cassant les conventions du be- bop et en recherchant les nouveaux modes d’expression apportés par l’improvisation totale. Ils réaffirmaient avec force l’idiome musical africain et empruntaient librement aux traditions indiennes, sud-américaines et aux sonorités modernes européennes. Pour faire bonne mesure, ils se lancèrent dans des éléments du chamanisme d’Asie et de l’Amérique du Nord pour expérimenter plus loin. Cela s’appelait la « Nouvelle Vague » ou l’« avant-garde ».

Affiche du programme JAZZ IS ALIVE AND WELL 1968-1969, The London Jazz Centre Society (Angleterre) Johnny Dyani jouait probablement avec le CHRIS McGREGOR BAND en ce 14 février 1969 Programme THE CHRIS MCGREGOR GROUP © Collection Maxine McGregor

Individuellement et collectivement, les membres des Bluenotes s’étaient tenus informés de ces développements. Le noyau du groupe resté à Londres marquait déjà son empreinte sur la scène de l’avant-garde : ils avaient une session régulière – tous les weekends, à l’« Old Place » de Ronnie Scott dans Soho. Pour leur premier weekend londonien, Dyani et Moholo voulurent jouer avec l’orchestre après le premier set. Avec un sensationnel deuxième set, puis un troisième, les Bluenotes réunis à nouveau mirent le feu au club. Il y avait une empathie évidente entre les musiciens malgré les années de séparation. Les acclamations des chroniqueurs ne furent pas longues à arriver après une date d’enregistrement début 1968 puis la sortie d’un album Very Urgent sur le label Polydor.

9 Albert Ayler est surtout connu pour être un saxophoniste ténor. 4

« Very Urgent », qui présente des compositions de Dudu Pukwana et Chris McGregor, était l’expression de la maîtrise d’un idiome musical de l’avant-garde joué par les meilleurs musiciens sud-africains en Europe. Et, il demeure une pièce de collection.

Pendant les années suivantes, les différentes directions recherchées par chacun des membres des Bluenotes contribuèrent à la dissolution du groupe. En 1970, Dyani jouait freelance pour différents groupes britanniques. Des groupes européens et américains plus ses propres petites formations dans Londres et ses alentours ! L’extrême fluidité de l’avant-garde l’aidait dans sa progression. Les groupes stables étaient plutôt l’exception que la règle. Les musiciens venant des USA, de l’Amérique du Sud, de l’Europe et de l’Afrique recherchaient des partenaires pour jouer ensemble et partager ainsi une expérience et des idées d’actes de création. Pendant un court moment, Paris était devenu le centre de musiciens américains d’avant-garde qui se regroupaient autour du label BYG.

La force de l’avant-garde fut décuplée quant arriva le moment où les développements de l’industrie électronique donnèrent plus de facilités aux plus petites maisons de disque. Cela brisa effectivement le monopole de la reproduction discographique auparavant tenu par les grandes compagnies. Eux aussi, les musiciens allaient être plus concernés par la communication directe avec leurs publics plutôt que de passer par la transmission de la radio et par l’industrie du disque. Les petits clubs proliféraient, les concerts, les festivals et les séances dans des lofts, étroitement associés avec les changements de style vie, avaient également diminué l’attrait du star system si assidûment cultivé par les promoteurs et les escrocs en matière musicale dans les années 50.

Affiche Dollar Brand Group, Willisau (Suisse), 18 mai 1973 © Niklaus Troxler © documentation Olivier Ledure Affiche du festival de Willisau (Suisse), septembre 1978 © Niklaus Troxler Affiche ‘OUR GOD IS A CONSUMING FIRE’ , The London Jazz Centre Society (Angleterre), 10 mars 1977

Affiche du Workshop Freie Musik, AKADEMIE DER KÜNSTE, Berlin (Allemagne), 1977 Affiche David Murray Quartet, Mont Saint-Aignan (France), 30 janvier 1978 © documentation Olivier Ledure Affiche du TOTAL MUSIC MEETING ’80, Berlin (Allemagne) 1980

5 Johnny Dyani apporta sa propre et distincte contribution au climat culturel contemporain par une richesse cosmopolite, réfléchissant à la reconnaissance de l’universalité des valeurs esthétiques et du besoin de l’humanité de mettre en commun son héritage culturel. Le premier album de Dyani comprend Mongezi Feza et un batteur turc. 10 Cela allait être LA caractéristique de tous ses albums suivants. Caribéens, Américains, Danois, Sud-Africains, Nord-Africains et Suédois : tous ces musiciens allaient figurer, à un moment ou à un autre, dans un de ses différents petits groupes. Le plus récent d’entre eux s’appelait Witch Doctor’s Son. Il donna à son travail une tonalité éminemment politique au cours de ses dernières années avec des albums tels qu’African Bass, Born Under the Sun (1984), Mbizo (1983). 11 Il fit aussi une inestimable contribution à une relation fructueuse et collaborative avec Dollar Brand (). Le produit de celle-ci se concrétisa en deux albums, Good News from Africa.12

Double affiche lithographiée WITCHDOCTOR’S SON, Open Space, Hamilton (USA), 28 septembre 1985 © documentation Olivier Ledure

Parmi ses autres collègues musicaux peuvent être énumérés quelques interprètes les plus extraordinaires du mouvement avant- gardiste. Ceux-ci comptent parmi leurs rangs , , , Oliver Johnson plus ses anciens collègues sud-africains, Dudu Pukwana, Louis Moholo et Chris McGregor. Le memorial album dédié à Mongezi Feza, Bluenotes for Mongezi (1975) et le suivant, Bluenotes in Concert, sont de sombres exemples de leur interprétation mature de l’idiome d’avant-garde.

Affiche danoise du groupe Witch Doktor’s Son © documentation Olivier Ledure Affiche dessinée par Johnny Dyani promouvant le groupe Witch Doktor’s Son (ce poster utilise une photographie de Johnny Dyani prise par Rita Knox) Affiche du QUATRIEME FESTIVAL MUSIQUE ACTUELLE, Victoriaville (Canada), octobre 1986

10 Johnny Dyani – Mongezi Feza – Rejoice (LP Cadillac SGC 1017. 1988) enregistré à Stockholm en 1972. Ce groupe enregistra deux autres albums, Music For Xaba. Vol.1 et Vol.2, environ deux semaines plus tard toujours en public dans la capitale suédoise. 11 Born Under the Heat fut effectivement enregistré en 1984 et Mbizo en 1982. 12 … et Echoes from Africa. 6 Après 1973, Johnny Dyani quitta Londres une fois de plus pour s’installer au Danemark dans un premier temps, puis en Suède. C’est à partir de là qu’il dirigea son groupe le plus stable, Witch Doctor’s Son, un orchestre avec un son lourd de Mbaqanga 13 qui devint un participant régulier des festivals de jazz dans toute l’Europe de l’Ouest. C’est pendant un concert à Berlin-Ouest que Johnny Dyani perdit connaissance pendant le weekend du 25 octobre 1986. 14

Tout au long de sa carrière musicale, Johnny s’était activement associé avec la lutte pour la libération de son pays. Pendant le Festac’77 à Lagos, Nigéria, il fit partie d’une petite délégation de l’ANC. Au festival de Gaborone, Culture and Resistance, il s’est avéré être un porte-parole éloquent au nom des musiciens dans un certain nombre de discussions. En Scandinavie, il était un membre des structures régionales de l’ANC, offrant souvent ses services pour lever des fonds pour le mouvement.

La mort de Johnny Mbizo Dyani marque la fin d’un brillant chapitre de l’histoire culturelle sud-africaine. Elle marque la disparition finale des Bluenotes. Trois membres de ce fameux orchestre survivent : Chris McGregor, Dudu Pukwana et Louis Moholo. 15 Nick Moyake mourut à Port Elizabeth en 1969, Mongezi Feza mourut à Londres en 1975 et, le 24 octobre 1986, Johnny Dyani perdit connaissance sur scène à Berlin-Ouest.

Affiche du concert hommage à JOHNNY MBIZO DYANI, 30 novembre 1986 Affiche JOHNNY MBIZO DYANI MEMORIAL CONCERT 100 CLUB, Londres, mardi 2 décembre 1986

Sa mort laisse un vide parmi les musiciens sud-africains engagés. Il sera difficile à combler. Pendant cette trop courte vie, il a laissé une empreinte indélébile sur la musique noire sud-africaine et la scène internationale du jazz. A travers sa musique, Johnny s’est attaché à tendre la main à des millions de personnes, à toucher chacun de leurs cœurs avec ce mélange subtil et sensuel d’espoir, de tristesse, de désirs et de luttes pour le peuple sud-africain. Dans sa musique, chacun pouvait entendre les rythmes de protestation si bien exprimés dans les chants de travail des ouvriers. On pouvait ressentir l’émouvante éloquence des chants de veuves dans les homelands. On pouvait être emporté par l’esprit de défi et de révolte transmis par les flamboyants chants de liberté. Mais pardessus tout, sa musique résonnait avec la joie de vivre, soit le cœur de nos traditions musicales.

Johnny, comme la plupart de nos musiciens, était sorti des entrailles de la classe ouvrière noire. Il était un homme du peuple dans le meilleur sens du terme. Dès son jeune âge, il montrait une dignité tranquille et une assurance en lui qui le dotait d’une grande capacité de travail acharné et d’efforts soutenus. Ce sont là les qualités qu’il a apportées à son premier amour : la musique. Ce fut le choix de sa carrière.

Johnny ne fut jamais une personne pompeuse ou prétentieuse. Parmi ses amis et confrères, il était connu pour son esprit, un profond et railleur sens de l’humour bien partagé dans la province du Cap Oriental.

Au contraire de nombre de ses pairs, il était peut-être chanceux d’avoir eu l’opportunité d’aller à l’étranger. Dans le monde au-delà des frontières sud-africaines, malgré les nombreuses épreuves qu’il endura, il était au moins libéré des barrières raciales omniprésentes qui avaient étouffé tant d’autres talents parmi notre peuple. Quand nous observons la vie et l’époque de ce jeune musicien exceptionnel, nous pouvons être fiers d’un bilan sans précédent. Mais ce même bilan doit nous rappeler également les centaines d’autres qui n’ont jamais reçu l’opportunité de développer leur potentiel à cause du système d’oppression qui enferme notre pays sous son emprise.

Johnny Mbizo Dyani n’était pas le type d’artiste qui souscrit à l’idée que « la contrebasse est plus forte que l’épée ». A partir de son expérience humaine et de sa sensibilité artistique, il savait que la liberté pour laquelle il combattait ne s’obtient pas seulement avec une clé de si bémol ou de do majeur. Il comprenait clairement que la liberté d’un artiste et des arts est étroitement liée à la liberté dans la société. C’était cette reconnaissance qui détermina le chemin qu’il s’était tracé en tant qu’artiste politiquement engagé.

13 Genre musical sud-africain. 14 Précision : c’est une fois le concert terminé que Johnny Dyani perdit connaissance. 15 Ce texte fut écrit en 1988. 7

Affiche THE FOREST & THE ZOO, MARCUS WYATT, Johannesburg (Afrique du Sud), 21 octobre 2011 Ce poster représente un dessin d’une photographie de Johnny Dyani prise par George Hallett © Chimurenga Affiche THE JAZZ HERITAGE PROJECT Presents A Tribute To , Grahamstown (Afrique du Sud), janvier 2012 Johnny Dyani est situé entre Mongezi Feza et Chris McGregor

Texte écrit en 1988 par Zweledinga Pallo Jordan, militant de l’ANC et proche de Louis Moholo-Moholo. Après avoir dirigé Radio Freedom (la radio de l’ANC installée à Lusaka), il devint parlementaire en 1994. Il occupa plusieurs ministères (Postes, Télécommunications et Médias, Environnement et Tourisme, Arts et Affaires Culturelles) sous les présidences de et de Thabo Mbeki.

Traduction libre et choix des posters et autres ephemera par Olivier Ledure, 28 juin 2021

La version originale de ce texte se trouve à l’adresse suivante : https://www.sahistory.org.za/archive/johnny-dyani-portrait

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