UN PRINCE 1900 ŒUVRES DE

Sous le pseudonyme de Julian Philip : PHILIPPE JULLIAN

ROBERT DE MONTESQUIOU UN PRINCE 1900

Préface de Ghislain de Diesbach

Librairie Académique Perrin 8, rue Garancière Paris La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 423 et suivants du Code pénal. © Librairie Académique Perrin, 1965 et 1987 pour la présente édition. ISBN 2-262-00459-5

PRÉFACE A LA NOUVELLE ÉDITION

Déjà, de son vivant, tout avait été dit sur Montesquiou, même du bien. Il n'était pas mort, mais démodé, presque oublié, qu'il ressuscitait avant l'heure sous le masque du baron de Charlus. Intrigué d'abord, puis, au fur et à mesure qu'il avançait dans sa lecture, humilié, révolté de cette atroce caricature, Montesquiou s'en était haute- ment indigné, mais ses protestations avaient paru étranges et l'on s'étonnait alors qu'il refusât cette gloire, si vaine- ment cherchée par des ouvrages moins faits pour assu- rer sa survie que pour l'enterrer sous leur poids. Leurs titres seuls surprenaient encore, comme ce Chef des odeurs suaves, « qui tient du catalogue Vilmorin et des Jeux floraux », ces Hortensias bleus, vite fanés, tout juste bons à orner se tombe, et ces Chauves-souris qui voltigeaient dans les mémoires comme autant de symbo- les de ses bizarreries. Il est difficile de ne pas se montrer injuste envers Montesquiou tant celui-ci le fut à l'égard de ses contem- porains et surtout de ses amis, comme s'il avait eu à cœur de leur imprimer en creux son image, avec le fer rouge du bourreau, les laissant marqués à jamais de son altier ressentiment. Persuadé que la qualité d'un grand esprit se juge au nombre de ses ennemis, il avait excellé dans l'art de déplaire et porté celui-ci à un degré rarement atteint, n'épargnant rien pour y réussir, lâchant sur ses

1. Philippe Jullian. victimes ses venimeux alexandrins, offrant ses distiques empoisonnés comme les Borgia leurs dragées, ou se livrant à de cocasses imitations sans se douter que des jeunes gens, qui se prétendaient ses disciples, l'imitaient à leur tour avec une égale cruauté. Même ses compli- ments inquiétaient, car l'on en redoutait la pointe finale et l'on cherchait l'aspic sous les fleurs de sa rhétorique. Les personnes qu'il encensait se demandaient toujours s'il n'allait pas leur jeter soudain l'encensoir à la tête pour les punir de ne l'avoir point suffisamment loué de ses louanges. Se faire des ennemis était un besoin de sa nature et pour lui l'amitié n'était « qu'une étape dans la brouille », avant la trouble volupté des réconciliations éphémères. Son seul ami, ou plutôt son esclave, Gabriel Yturri, sachant qu'au fond il n'avait pas le cœur si mau- vais, avait soupiré un jour : « Si vous aviez voulu, tout le monde vous aimerait... » Sur quoi l'illustre comte avait eu un haut-le-corps : « Vous me faites bien peur » Pour aimer autrui, il faut d'abord s'aimer un peu soi- même et Montesquiou s'admirait trop pour oser une telle familiarité. Enivré de sa personne au point d'avoir vraisemblablement vécu dans une ardente chasteté, pour ne pas faire un si grand don à un simple mortel, Montesquiou avait une si haute idée de sa valeur qu'il en était arrivé à une sorte de dédoublement, la partie visible de son être s'efforçant de ressembler à ce MOI sublime dont il réservait le privilège à de rares initiés. Lorsque ceux-ci se trouvaient conviés à l'une des céré- monies de ce culte du MOI, ils croyaient vivre le conte des Habits du Grand-duc, car ils ne voyaient rien d'autre qu'un homme assez pitoyable, mais grandi par le tragique de son ridicule. Ainsi Robert de Montesquiou, modèle de Whistler ou de Boldini, cible favorite de Sem ou de Lorrain, n'était-il que l'apparence terrestre d'un être de lumière et de beauté, une de ces figures androgynes et rayonnantes des paradis artificiels de Gustave Moreau.

1. Robert de Montesquiou, les Pas effacés, tome I, p. 185. Sans doute est-ce pour cela que l'homme demeure un sphinx, dont le mystère a séduit Philippe Jullian. Qui est- il, en vérité ? Lui-même s'empresse de nous le dire : « J'ose me comparer à l'une de ces fleurs que l'Extrême- Orient nous apprend à amplifier en supprimant les bou- tons des tiges voisines... Aurais-je été quelque chose comme ce chrysanthème échevelé, hypertrophié, dix mille fois saupoudré d'or ? » Il est cela, et bien d'autres choses encore. Ce descen- dant de Montluc et de D'Artagnan, ce qu'il rappelle un peu trop souvent, se croit le mousquetaire des Lettres, comme Barbey d'Aurevilly en était le connétable, mais, encore qu'il ne manque pas de courage physique, c'est un mousquetaire pour reconstitution historique, échappé d'un tableau de Rochegrosse. Est-il un grand écrivain ? Il le voudrait bien et s'illu- sionne sur ses dons, malgré que certains critiques s'ef- forcent de lui ouvrir les yeux : « Poète plus fameux par les excès de son talent que par son talent lui-même... », écrit Arsène Alexandre dans une chronique du Figaro. Son œuvre poétique rebute par son abondance et cons- terne par sa platitude, en dépit des mots rares, saugre- nus, dont elle est tout hérissée. Certains poèmes sont de pures mystifications, d'autres des énigmes ou des règle- ments de comptes. L'acharnement avec lequel il brocarde l'impératrice Eugénie étonne chez un gentilhomme et ne rappelle en rien le Victor Hugo des Châtiments. Les piè- ces burlesques qui représentent sa contribution à la Grande Guerre ne servent pas mieux sa mémoire. Si dans ce galimatias lui échappe parfois un beau vers, simple et vrai, celui-ci surprend autant que le ferait, au théâtre, le pompier de service bondissant sur scène au milieu des acteurs. Dans le roman, car il n'épargne aucun genre, il se révèle mémorialiste. Des livres comme la Petite Mademoi- selle ou Trépidation sont des romans à clefs, satires de sa famille et du monde. Mémorialiste, il se révèle alors décorateur. Les trois volumes de ses souvenirs, les Pas effacés, sont un complaisant inventaire de ses demeures 2. Op. cit., tome I p. 47. successives. Sa célèbre méchanceté faisait espérer un nouveau Saint-Simon ou un second Tallemant des Réaux, mais les fusées de son esprit, qui éblouissaient les salons, arrivent éteintes dans ses Mémoires. Ses lecteurs, déçus, se traînent de pièce en pièce à la suite d'un maître de mai- son qui leur en fait pompeusement les honneurs et sur- tout ne leur fait grâce de rien, excitant sans relâche leur enthousiasme, s'émerveillant devant les objets hétérocli- tes qu'il a collectionnés, gémissant, au comble de l'ex- tase : « N'est-ce pas que c'est bô-ô-ô 1 ? » Cette œuvre disparate, irritante, lassante, a deux pro- longements inattendus qui en rehaussent la valeur. L'écri- ture du gentilhomme-poète fait la joie des amateurs d'au- tographes, car « les lignes en (sont) des balcons et les initiales des enseignes de libraires ». Ses livres, eux, ravissent les bibliophiles. Ce qu'il y a de cocotte chez ce mousquetaire de la Littérature se retrouve dans l'habil- lement de ses livres, les tons des reliures, leur décoration, les soies mauves ou lilas des gardes, la fantaisie des signets. Sa bibliothèque devait rappeler les albums dans lesquels Mme Bertin, la modiste de Marie-Antoinette, conservait les échantillons des robes de la reine. Est-il enfin cet arbitre des élégances et du goût dont les hommes à la mode imitent les audaces ou copient les attitudes ? Avec ses cheveux noirs trop bouclés, son œil ardent, sa taille trop cambrée et soulignée par des cos- tumes trop ajustés, avec ses cravates trop bien assorties et ses gants à crispin, avec ses bagues trop belles et ses cannes à pommeau, il a l'air d'un riche Levantin copiant Boni de Castellane. Son trait de génie fut de choisir pour ombre ce Gabriel Yturri, Sud-Américain verni des pieds à la tête, dont l'allure, la mine et l'accent suffisaient, par contraste, à le rendre plus simple, plus français, plus parisien. Qui donc est Montesquiou ? Sous l'esthète offusqué, le décadent raffiné perce un M. Jourdain qui, à force d'aris- 1. Léon Daudet, Souvenirs, tome I, p. 143. 2. Ferdinand Bac, Intimités de la III République, tome II, pp. 167-203. Tout ce chapitre consacré à Montesquiou et peu utilisé par Philippe Jullian est une remarquable analyse du carac- tère de l'homme. tocratisme entêté, tombe dans les mêmes travers que le héros de Molière. Il est si fier de ses aïeux qu'il paraît les avoir acquis d'un fabricant de généalogies et si ravi de ses maisons, de ses collections, de son mobilier qu'il ne semble les vanter autant que pour mieux les reven- dre à quelque riche Américain. Une grande inquiétude l'habite, celle de ne pas être assez noble, pas assez aristo- crate, pas assez féodal. Son âme est un château fort, entouré d'une défense de préjugés, mais dans les oubliet- tes de ce château errent les ombres de sa mère, née Duroux, et de sa grand-mère, née Païra, des parentes bien éloignées. Il se veut l'aristocrate suprême, mais il s'en- nuie au milieu de ses pairs, ne partageant ni leurs préoc- cupations, ni leurs plaisirs, ni, pour être juste, leur paresse, devenue pour eux un devoir civique. Négligeant les rares carrières qui s'offrent encore à un rejeton du Faubourg Saint-Germain, il est entré en littérature, non sans une certaine condescendance : « Montesquiou va aux lettres, comme les conférenciers mondains vont au peuple... », ironise Léon Daudet, qui le fuit. Reconnais- sons-lui un certain jugement puisqu'il a su découvrir ou encourager des talents supérieurs au sien, mais, au plus fort de son admiration pour ces élus des Lettres ou des Arts, il demeure convaincu qu'il est le premier d'entre eux, moins d'ailleurs par ses propres dons que par le miracle qu'un homme de sa qualité opère en unissant en lui deux mondes aussi différents. A cet égard, il rap- pelle les gentilshommes démocrates de 1789, proclamant bien haut leur mépris des privilèges, mais s'attendant à ce que le bon peuple, ému d'une telle grandeur d'âme, leur tressât des couronnes pour remplacer celles qu'ils jetaient aux orties. Hélas ! cette compromission, somme toute intéressée, ne donne ni un La Rochefoucauld ni un Saint-Simon, mais plutôt un Viel-Castel. Comme celui-ci le notait dans ses Cahiers noirs : « Les artistes n'admet- tent pas qu'un homme du monde puisse être un véritable artiste, mais ils ne savent pas pourquoi, eux artistes, ne seraient pas de vrais hommes du monde 1 » Faute d'avoir

1. Comte Horace de Viel-Castel, Mémoires sur le règne de Napoléon III, tome III, p. 332. médité cette réflexion, Montesquiou souffre doublement de ne pas être considéré comme un véritable écrivain, mais il souffre plus encore de voir des hommes de let- tres, grisés par leurs succès de salon, se croire, tels Paul Bourget ou Abel Hermant, devenus des hommes du monde. dira très justement de lui : « Ce superbe, qui erra toute sa vie entre le Jockey dont il sor- tait et la République des Lettres où il n'entra jamais complètement, fut un grand damné de ce que le poète appelle : la lettre sociale écrite avec le fer » Le drame de Montesquiou, c'est cette ambivalence entre ce qu'il est réellement et ce qu'il croit être, entre ses goûts et ses préjugés, entre sa préciosité, venue tout droit de l'hôtel de Rambouillet, et son arrivisme intel- lectuel. Mélancolique en sa jeunesse, morose et agressif en vieillissant, il tient à la fois de Julie d'Angennes et d'Edmond de Goncourt, avec parfois des naïvetés dignes de Marceline Desbordes-Valmore, qu'il révère à l'égal de Louis II, son autre passion cérébrale. Ce jardinier des Hortensias bleus, cet Aristée des Chauves-souris, apparaît ainsi comme un acteur qui jouerait le rôle de Robert de Montesquiou. Il est de ces artistes maudits qui, incapa- bles de créer un chef-d'œuvre, veulent en faire un de leur vie dont ils deviennent à la fois les dramaturges et les met- teurs en scène, composant la musique, peignant les décors, interprétant tous les rôles et, surtout, donnant le signal des applaudissements. A Montesquiou, il ne suffit pas de vivre en perpétuelle représentation ; il veut jouer offi- ciellement son personnage sur les planches, devant un auditoire soigneusement choisi pour que l'éclat des noms en ajoute au sien. Il se livre alors à des récitations empha- tiques ou pâmées de ses poèmes, monologues intermina- bles que les invités subissent avec une résignation de premiers chrétiens jetés dans l'arène, chacun d' entre eux se rassurant sur sa lâcheté mondaine en voyant le grand nombre de ceux qui la partagent. Comment fuir ? C' est aussi difficile que de se dérober à l'une de ces invitations qui arrivent comme des sommations et auxquelles on ne

1. Princesse Bibesco, le Confesseur et les poètes, p. 135. peut échapper sous peine d'affreuses représailles, car le Narcisse qui s'exhibe sans pudeur se transforme en dieu vengeur. Il suffit de n'avoir pas écrit une lettre de remer- ciement assez exaltée pour en recevoir une du maître de maison qui donne une idée de ce que sera le châtiment. « Votre lettre est tombée de mes mains, déclare-t-il un jour à Ferdinand Bac, jugé trop discret dans son émoi, et elle n'est pas remontée 1 » Elisabeth de Gramont, qui l'a bien compris, écrira : « Montesquiou souffre de l'orgueil dans l'impuissance, du doute exaspéré de soi, de l'angoisse perpétuelle de ne pouvoir être le créateur d'une beauté qu'il admire et dont il ressent éternellement le frisson sans pouvoir pleinement l'étreindre 2 », et Marthe Bibesco qui le ren- contre alors qu'il a commencé son déclin pressent le drame qui le déchire : « Je devinais à des signes certains, à l'inquiétude dans le regard, à la nervosité dans les ges- tes, que ce terrible Montesquiou était un blessé de la vie, un écorché vif »

C'est ce personnage écartelé, martyr héroïque de la haute idée qu'il s'était faite de soi, qui a intéressé Philippe Jullian plus sensible d'ailleurs à ce que Montesquiou apportait de nouveau dans l'Art qu'à ce qu'il imitait en littérature en se voulant un Ronsard fin de siècle. Il y a peu d'affinités entre les deux hommes, l'un, Montesquiou, descendant des Précieux du XVII siècle, l'autre, Philippe Jullian, fils spirituel de Voltaire et de Mme de Boigne. Ils ont néanmoins en commun l'amour des objets, la curiosité de cet Art nouveau, encouragé par l'un, remis à la mode par l'autre. Un aspect peu connu de Montesquiou avait aussi intéressé Philippe Jullian : ses liens avec le spiritisme qu'il pratiquait à l'occasion, comme 1. Ferdinand Bac, op. cit., p. 198. 2. Elisabeth de Gramont, Robert de Montesquiou et , p. 126. 3. Princesse Bibesco, op. cit., p. 128. le confirme l'abbé Mugnier dans son Journal. Philippe Jullian consultait régulièrement une voyante qui avait approuvé l'idée d'une biographie de Montesquiou. Au mois d'avril 1964, venue au vernissage d'une de ses expo- sitions de peintures, elle lui avait dit : « Je vois que vous allez avoir dans votre grande pièce une sculpture qui vous fera un très grand plaisir, le buste d'un homme fier, un prince. Retenez la lettre M à ce sujet. » Le len- demain, Philippe Jullian recevait, de Mme Schnerb, un buste de Montesquiou que le père de celle-ci, Pierre Lièvre, avait trouvé en 1920 chez un antiquaire, « dans des circonstances véritablement médiumniques » ainsi qu'il l'avait écrit au modèle, encore vivant. En présence de ce buste, regardé comme une appari- tion de l'au-delà, Philippe Jullian avait ressenti la même impression que les invités du Pavillon des Muses ou du Palais rose du Vésinet : un appel implorant de Montesquiou qu'on lui rendît justice, pour que tant d'ef- forts en faveur de l'Art et de la Beauté ne fussent pas méconnus, oubliés à jamais. Il fallait le venger de Proust, rappeler qu'il n'était pas le baron de Charlus et avait seulement prêté à celui-ci certains traits. Comme le notait André Germain, Montesquiou, « né figé... n'a bougé que dans les livres qu'il a inspirés », ceux d'Huysmans, de , de Proust, sans parler des nombreux Mémoires où ses contemporains ont épinglé ce mons- trueux papillon savant. A la fin de sa vie, Montesquiou était angoissé par la pensée qu'un chef-d'œuvre tel que lui périrait, faute d'un Boswell ou d'un Eckermann pour en recueillir pieuse- ment la moindre parole. Prié d'être l'historiographe de son règne mondain, Ferdinand Bac s'était récusé. Qui donc assumerait cette tâche effrayante ? En lui dédica- çant son livre sur le Greco, Maurice Barrès avait écrit : « A l'un des premiers apologistes du Greco et qui lui- même trouvera quelque jour son inventeur et son apolo- giste... »

1. Abbé Mugnier, Journal, p. 169. 2. L'atelier-salon de sa maison de Senlis. En Philippe Jullian, il a trouvé, sinon un apologiste, du moins un biographe attentif qui a su dégager l'homme de ses ridicules, lui rendre sa place dans cette République des Lettres dont il se croyait le prince et le décharger de tout l'odieux du baron de Charlus sans lui enlever cette gloire que Proust lui a conférée. Ghislain de Diesbach

REMERCIEMENTS

Je n'aurais pas entrepris cet ouvrage si la comtesse Corisande de Gramont, filleule de Robert de Montesquiou, ne m'avait généreusement ouvert sa bibliothèque qui renferme les œuvres complètes du poète, certaines introu- vables, ses albums de photographies et plusieurs toiles venant de sa collection. Parmi ceux qui ont connu Robert de Montesquiou et ont bien voulu m'en parler longuement, je remercierai d'abord son unique nièce, la regrettée comtesse François de Pange, qui a évoqué la vie de famille et les villégiatu- res campagnardes de son oncle. La mémoire prodigieuse de la princesse Bibesco a fait revivre pour moi celui qui fut un de ses premiers admirateurs. La comtesse Gabriel de La Rochefoucauld m'a parlé du cousin de son mari, Madame Paul Morand des rencontres à Saint-Moritz. Miss Natalie Barney est, elle aussi, restée fidèle au sou- venir de cet ami difficile. D'autres personnes ont rencontré Montesquiou dans leur toute jeunesse et m'en ont communiqué le souvenir ébloui. Je citerai Madame Lise Deharme, Mrs Howard- Johnson, fille de Helleu, le comte Gautier-Vignal, Mon- sieur Bouvet de Thèze et Monsieur Lachat-Berlioz. Parmi ceux qui ont bien voulu rechercher des souve- nirs de Robert de Montesquiou, soit dans les traditions, soit dans les papiers de leurs familles, j'exprime ma gra- titude à M. le duc de Montesquiou-Fezensac et ceux de ses cousins qui m'ont aimablement encouragé, à la mar- quise de Casa-Fuerte, à Mademoiselle Antonia de la Gandara, à Madame Schnerb, née Pierre Lièvre, à Mon- sieur Alain Ollivier, petit-neveu de la princesse Edmond de Polignac. Mademoiselle de Saussine a bien voulu rechercher des souvenirs sur Montesquiou et la musique, Madame Charpentier et Monsieur André Ostier m'ont communi- qué des lettres à Madame Scalini et à Madame Straus. Monsieur André David m'a autorisé à reproduire une let- tre qu'il a reçue du poète, le comte Jacques de Ricaumont, les lettres adressées au prince Sevastose, publiées dans la Revue de Paris, et l'Université de Glasgow la correspon- dance avec Whistler. Monsieur Thomas, conservateur des manuscrits à la Bibliothèque Nationale, a mis généreusement à ma dispo- sition le fonds de quelque cinq cents dossiers constitués par le secrétaire de Montesquiou et qui vient d'être acquis par la Bibliothèque. Madame Callu m'a préparé ce dépouillement avec une infatigable bonne grâce. J'ai été très aidé dans mes recherches par Monsieur Chapon, directeur de la Bibliothèque Doucet, qui, avec patience, m'a permis de mettre à contribution son érudi- tion autant que les collections dont il a la garde. Mademoi- selle Roselyne Bacou m'a guidé autour d'Odilon Redon et Madame Monnier dans le Musée Gustave Moreau. J'ai mis souvent à l'épreuve la mémoire et la bibliothèque de Monsieur Jean Vergnet-Ruiz. Monsieur Guy Tosi m'a aimablement communiqué des extraits de l'ouvrage qu'il prépare sur d'Annunzio et Monsieur Yves Clogenson des pages inédites de sa vie de Huysmans. Monsieur George Painter m'a laissé utiliser les sources de son admirable Vie de Proust. Monsieur Olivier de Magny a bien voulu étudier pour moi l'œuvre poétique de Montesquiou, et Madame Galle m'a apporté des éclaircissements sur les expériences spirites du poète. Monsieur Roger de Candolle a recherché les origines prétendument genevoises du poète. Monsieur Desbruères m'a signalé des documents sur Pierre Loti. Et enfin Monsieur Guy Dubeau, qui a revu mon manus- crit, m'a fourni de nombreuses suggestions. Miss m'a permis de reproduire son « couché ». Les héritiers de Jean Cocteau, de Colette, de Bernhard Berenson, de , de Gallé, de Marcel Proust ainsi que M. J.J. Pauvert propriétaire des droits de Raymond Roussel, m'ont gracieusement auto- risé à publier des extraits de correspondance.

INTRODUCTION

Trois générations, deux guerres, une crise économique nous séparent de 1900, de cette époque dite belle, que la mode découvre avec ferveur trente ans après les moque- ries de Paul Morand. Cependant nos grands-pères ou nos arrière-grands-parents nous paraissent familiers sur les instantanés jaunis, sur les toiles de Vuillard, dans les caricatures du Rire. Qu'ils s'appellent Cottard ou Bergeret, que nous les surprenions dans le cabinet de toilette de Feydeau ou dans la bibliothèque de Gide, ces bourgeois sont très proches de nous, peut-être un peu plus agités par la politique, peut-être un peu moins inquiétés par le cancer. Un peu plus paillards ou un peu plus pompeux, la différence n'est grande que dans le costume des fem- mes et le rythme de la vie. Mais il est un autre 1900 mondain et artiste, équivoque et snob, trépidant et vibrant dont les héros appartien- nent à la Fable dès avant le début de la guerre de 14. Les portraits que l'on exhume des greniers nous apparais- sent aussi bizarres que ceux du Fayoum ou de Cnossos : Boldinis cambrés sous le fouet de d'Annunzio, Sems gri- maçants, Helleus, que le chic étire sur des meubles Louis XVI, Levy-Dhurmers ou de Feures émergeant du brouillard de Bruges-la-Morte et les Muchas d'après Sarah qui ont couvert Paris de lianes byzantino-viennoises. Ces femmes sont des phalènes, des libellules, des mantes reli- gieuses façonnées par une mode perverse et un cœur chimérique. Ces insectes Fin de Siècle nourris de compli- ments hyperboliques, d'articles délirants, parlent en Péladan ou en Rostand ; leur méchanceté peut être effa- rante si l'on en juge par le venin de leurs amis ou enne- mis : Bloy, Léon Daudet et surtout le redoutable, le scandaleux Jean Lorrain. Parmi ces êtres extravagants celui dont le nom revient sans cesse dans les chroniques, dont les portraits sont accrochés dans tant de musées et les masques posés sur les visages de tant de héros, le comte Robert de Montesquiou-Fezensac semble un scarabée chatoyant, bourdonnant, virulent. Cet homme qui a prêté à Whistler et à Boldini la matière de deux chefs-d'œuvre, sur lequel Huysmans a modelé des Esseintes et Proust Charlus, paraît avoir laissé sa substance sur ces toiles et entre ces pages, n'être plus que la carapace sèche, légère et dorée d'un capri- corne parmi la poussière des papillons démodés, oubliés qui, autour de lui, pendant trente ans ont apporté, dans la vulgarité de la Belle Epoque, leurs couleurs ravissan- tes et leurs idées folles à Paris. Secoue-t-on cette poussière on retrouve Gustave Moreau et Gallé, les dessins de Beardsley et les tissus de William Morris à Londres, les fleurs du jardin de Klingsor refleu- rissant à Bayreuth, Klimt à Vienne, Horta à Bruxelles ; tout cet art fantastique et fragile venu du Nord, peut-être de l'au-delà nous charme. Le succès tardif et définitif des Impressionnistes, des modes dépouillées ont permis aux gens sans imagination de condamner l'Art Nouveau aussi sévèrement que l'Empire condamnait le Louis XV ; les surréalistes seuls dans les années 20 et 30 sont restés fidèles aux sources qui ont enchanté leur jeunesse, mais ils les ont souvent dénaturées. On s'aperçoit que la révo- lution de Cézanne et de Monet aboutit à l'ennuyeux désert de l'abstrait. On cherche les toiles qui expriment plus qu'une pomme ou une tache. Moreau prend sa place à côté des plus grands. En dépit des redécouvertes et des réhabilitations le sou- venir de Montesquiou qui a tant fait pour cet art reste un sujet de moquerie. On cite sa tortue incrustée de pierre- ries, un ou deux mots rosses, peut-être de Forain, on raconte qu'il a frappé des femmes pour échapper à l'in- cendie du Bazar de la Charité, où il n'était pas, et enfin, après lui avoir attribué toutes les absurdités chères à Huysmans, on lui prête tous les vices qu'on rencontre dans l'œuvre de Proust. Il est temps de montrer que son esprit pouvait être plus incisif que celui de Forain, son panache plus frémissant que celui de Rostand, ses folies plus gaies que celles d'A Rebours et son seul vice une passion pour la Beauté. Cette passion a valu au poète le nom, dérisoire en France, d'esthète. Elle lui a fait découvrir Gallé, encoura- ger Moreau et Debussy, poursuivre les recherches de Gautier et des Goncourt. Mais impatient devant la sottise, insolent devant la prétention, cruel devant le succès, Montesquiou a blessé trop de gens pour que ne se fît autour de lui une conspiration du silence. Son œuvre poétique toute chargée des préciosités symbolistes s'est enfoncée dans l'oubli. Il en reste un titre : Le Chef des Odeurs Suaves, risible pour ceux qui ne le savent pas inventé par Flaubert ; on peut dans ce naufrage sauver de nobles poèmes et des vers singuliers. Apollinaire s'en est bien servi dans la Chanson du Mal Aimé. Un plus grand malheur est l'enlisement de l'œuvre critique. Un œil aigu qui distingue toujours le beau du nouveau, un vocabulaire qui rend toutes les nuances, tous les détails, un goût qui doit plus à l'expérience qu'à la théorie lui ont bien mérité d'être appelé par Proust le Professeur de Beauté. Les aubépines et les catleyas, les reliures allusives, les portraits magnifiques, le romancier les a ramassés dans les différentes demeures du comte et cependant il ne reconnaît au baron que méchancetés et folies. Autre injus- tice bien plus grave : Charlus est un très grand person- nage seulement dans le monde, alors que le modèle avait été pour Mallarmé, Verlaine, Whistler, Gallé ou Fauré un ami fidèle et généreux. Proust est aussi passé à côté de Montesquiou occultiste. Fils et petit-fils d'excellents médiums, le poète a constamment cru être en rapport avec l'Au-delà. Cette foi, son vocabulaire courant il y a une soixantaine d'années l'ont encore éloigné de nous. Cet idéalisme dans un siècle trop riche, dans une société conventionnelle, explique les contradictions du personnage, ses rêves et sa cruauté, sa chasteté et sa cour de jeunes gens. Son humeur, ses méchancetés autant que son élégance et ses fêtes viennent du désir de bril- ler dans un monde qu'il méprise. Sa naissance et sa grande beauté lui ont permis de se croire Parsifal ou Louis II et il a vécu dans le monde de Bourget. Mais il a avec une autre héroïne wagnérienne, sa cousine la com- tesse Greffulhe, mené une véritable croisade pour la Beauté. Leurs armes étaient mondaines, ainsi ils ont été souvent confondus avec ceux qu'ils voulaient convertir. Il faut bien le dire, certaines flèches du chevalier étaient empoisonnées et il a fallu renoncer à publier des mots et des poèmes qui blesseraient des vieillards encore hono- rés et des familles probablement honorables. Ces frag- ments colligés par une secrétaire seront aussi précieux pour l'histoire de la fin du siècle que les Historiettes de Tallemant des Réaux. Mais, contrairement aux mémo- rialistes de son temps, la haine chez Montesquiou n'est jamais politique, il ne fut jamais antisémite ou revan- chard, gardant ses armes pour les Philistins. Le merveilleux et redoutable scarabée s'est desséché quand lui a manqué cet air rare dans la composition duquel entrent l'ésotérisme et la mondanité, qui permet l'orgueil aristocratique et l'humilité devant les artistes. Ses fêtes et ses mots, bourdonnements de ses élytres, paraissent invraisemblables dans notre Paris où les gens riches se voient entre eux et où les gens d'esprit pèsent leurs mots. Montesquiou est mort ruiné, épuisé par ce long combat pour unir la Mode et la Beauté, pour servir un art dont les sources profondes n'ont pas baigné les paysages des Impressionnistes, ces peintres que Redon trouvait « bas de plafond ». Personne n'a été moins bas de plafond que celui dont Proust a écrit : « Le sujet est inépuisable. Les injustices ont leur temps. Et, au moins en esprit et en vérité, il renaîtra. » CHAPITRE PREMIER LE GRATIN

De mon aïeul Clovis, la mémoire y fourmille. Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ?

COUP D'ŒIL SUR LE FAUBOURG SAINT-GERMAIN.

Le gratin... on commence à en parler sous le Second Empire quand la classe dirigeante n'est plus la bonne compagnie, quand la finance l'emporte sur les nota- bles, quand les cercles et les courses suffisent à occuper des gentilshommes dont les grands-parents étaient maré- chaux ou ambassadeurs. Son territoire, délimité par le quai d'Orsay, la rue Bonaparte, la rue du Cherche-Midi et l'esplanade des Invalides, est quadrillé par des rues silencieuses, bordées d'hôtels dont les volets sont souvent clos, de jardins, de hautes portes cochères ; rues que sillonnent moins de fiacres que d'équipages impeccables, où ne circulent point d'omnibus. Dans ce quartier, les domestiques composent la majorité de la population ; on les voit dès le matin courir d'une maison à l'autre, distribuant billets et invitations, et le soir, en grande livrée, montant la garde dans la cour de l'hôtel où l'on reçoit. Il y a aussi beaucoup de prêtres, de vieilles dames que seule une aigrette insolente distingue des chaisières de Sainte-Clotilde ; des vieux messieurs décorés saluent des jeunes filles suivies par leurs femmes de chambre. Les itinéraires réguliers de cette population vont de Saint- François-Xavier à Saint-Thomas-d'Aquin, zigzaguent entre quatre ou cinq salons, entre le Sénat et l'Institut, entre le couvent du Sacré-Cœur et le cours de danse. Les hom- mes traversent la Seine tous les jours pour aller au Bois puis à leur cercle : le Jockey, boulevard des Capucines, l'Epatant, rue Royale ; seules les femmes les plus fortu- nées vont au Bois dans leur voiture découverte et le soir à l'Opéra en coupé. Les mariages et les enterrements tiennent une très grande place car les familles sont nombreuses et unies par un sens tribal. Tout ce qui a une grand-mère Montmorency ou qui cousine par les Gontaut se tient comme pour faire face à Dieu sait quel danger qui mena- çait les vertus ou les biens hérités avec un tel sang. On s'appelle mon oncle ou ma cousine jusqu'au cinquième degré et l'hérédité fixe les réputations dès le berceau. Les boutiquiers qui fournissent les mêmes familles depuis soixante ans n'attirent pas les clients par la réclame ou par des devantures étincelantes. Il y a plus de librairies que rive droite mais moins de théâtres. Les familles duca- les, dont le moindre mouvement est observé : Luynes, Rohan, Bauffremont, La Rochefoucauld vivent souvent au complet dans de vastes hôtels. Castries et Lorges, d'Andigné et Nicolaï, d'Hinnisdâl et d'Hunolstein cousi- nent tout au long des faire-part. Depuis la nuit du 4 Août, depuis les journées de Juillet, ce milieu parle des affai- res publiques d'un ton sarcastique et des mœurs d'un ton navré. Le gratin a émigré dans le faubourg Saint-Germain, mais, s'il a des émigrés les illusions, les préjugés, il garde encore de très solides fortunes. Beaucoup cependant ont servi les usurpateurs successifs. Si c'est Napoléon on pardonne, car on est patriote, et Louis-Philippe paraît plus excusable que Napoléon III. Milieu dont la fidélité à la religion, aux princes, aux habitudes est la première vertu ; le gratin boude les Tuileries occupées par des aventuriers, laisse, rive droite, les banquiers et des demi- mondaines tenir le haut du pavé et se soucie peu que le Boulevard éclate de rire à l'idée d'aller, comme cela se chante dans La Vie Parisienne, « repeupler les salons du faubourg Saint-Germain ». Dans cette tribu, les hommes sont plus élégants que les femmes et les femmes souvent plus cultivées que les hommes ; en effet les courses et l'éloignement du pouvoir ont considérablement abaissé le niveau intellectuel de l'aristocratie. On parle un français excellent d'une voix haute et rapide, on aime bien rire et le ton est plus libre que dans la bourgeoisie pourvu que l'on ne touche pas à la religion : le faubourg Saint-Germain peut être rabelai- sien, voltairien jamais. Ces émigrés ont des tables admi- rables pour se consoler de manquer les bals et ils sont servis par des générations de domestiques. Charitable et avare, pieux et coureur, mondain et retiré, le gratin, qui représente une partie bien peu importante de la société en ce milieu du XIX siècle, fascine les romanciers, Balzac puis Barbey d'Aurevilly, cependant il ne goûte que l'Histoire, les Mémoires qui rappellent son passé. Les descendants des Lauzun passent rive droite, aident les cocottes à tromper leurs banquiers et les sages res- tent rive gauche, un œil fixé sur le quai Conti car l 'Aca- démie a remplacé le bâton de maréchal. Les femmes éle- vées par Mgr Dupanloup ou Montalembert sont bien plus sages que les duchesses de Balzac ; et si elles ont une liaison, c'est avec un homme de leur milieu qu'elles épousent une fois veuves. Le gratin ne passe guère plus de six mois par an à Paris, le reste du temps retenu dans ses terres par la chasse, la politique de clocher et l'éco- nomie ; ses hommes sentent donc souvent le terroir : joviaux, hauts en couleur. Il y a aussi une espèce fin de race, pâle et nerveuse. L'aristocratie est la seule classe, en France, qui produise des excentriques allant jusqu'au bout de leurs caprices sans se soucier de l'opinion. On ne déménage guère dans le faubourg Saint-Germain, on garde les meubles de ses parents, le capiton paraît vul- gaire, le confort lascif : « Des salles de bains, s'indigne le duc de Doudeauville reconstruisant Bonnetable, comme dans un hôtel ! » Devenu un bras mort de la société depuis 1830, ce milieu perd contact avec la vie moderne, mais cela est plutôt heureux, à cette époque de la vapeur et du goût industriel. Ce qui est plus grave, c'est l'horreur de toute nouveauté. Pour continuer une vie qui serait complète- ment délicieuse si l'on ne regrettait tant le passé, l'aristo- cratie doit se marier richement. Quand les grandes famil- les cousinent aujourd'hui, c'est autant grâce aux filles de maréchaux de Napoléon, de ministres de Louis- Philippe ou de banquiers de Napoléon III que par des Noailles ou des Luynes.

GRANDEUR ET RICHESSE DES MONTESQUIOU. Une des plus illustres parmi ces familles est celle des Montesquiou-Fezensac et elle est aussi (probablement, car il y a un flottement vers le X siècle) celle dont la lignée remonte le plus haut : jusqu'aux Mérovingiens par les ducs d'Aquitaine. Voltaire n'a pas pris ces préten- tions au sérieux : « L'histoire des petits souverains de Fezensac ne serait bonne que pour leurs héritiers s'ils en avaient », écrit-il à la légère, car ils en ont. Les généalo- gistes de Louis XVI justifièrent en effet tous les titres des Montesquiou, ce qui nous vaut cette anecdote de Chamfort : « M. de Montesquiou priait M. de Maurepas de s'intéresser à la prompte décision de son affaire et de ses prétentions sur le nom de Fezensac. M. de Maurepas lui dit : Rien ne presse : M. le comte d'Artois a des enfants », et un siècle plus tard cette filiation justifie ce vers du plus singulier rejeton de cette maison : Mon oncle Childebert et sa femme Ultrogathe. Maison belliqueuse, âpre mais vaillante et de belle humeur comme il convient quand ses domaines couvrent une partie du pays d'Armagnac, s'étendent jusqu'au Béarn. Ses plus grands hommes ne portent pas le nom des Montesquiou, il y a Blaise de Montluc, le défenseur de Sienne, le pendeur de Huguenots et dont les Commen- taires, selon Henri IV, sont la « Bible du soldat ». Il y a un autre oncle par alliance, le maréchal de Gassion que tutoie le Béarnais, et surtout, d'Artagnan, fils d'une Montesquiou qui lui donne le nom d'une de ses terres (il s'appelait Charles de Batz de Castelmore et aurait connu une fortune considérable s'il n'était mort à Maestricht). On sait le parti que Dumas a tiré de ses Mémoires apo- cryphes. D'Artagnan, cousin du capitaine Fracasse, oncle de Cyrano, dicta souvent la conduite de son lointain neveu Robert et prêta à cet Aramis Fin de Siècle son pana- che et son épée. Saint-Simon, lui aussi, célèbre la famille, écrivant du maréchal de Montesquiou, après la victoire de Denain : « Montesquiou eut le sens d'être sage et modeste, de laisser faire le matamore à Villars et de se contenter de la gloire à laquelle personne ne se méprit. » Après le maréchal, un académicien, le marquis de Montesquiou, ami de Monsieur, auteur de comédies légè- res, reçu en 1784 ; c'est lui qui fit construire par Brongniart l'hôtel pyramidal de la rue Monsieur et par Ledoux le château de Maupertuis. Sous la Restauration, le grand homme de la famille est un abbé qui a suivi les exils de Louis XVIII ; revenu en France, premier minis- tre et rédacteur de la Charte, il reçut le cordon du Saint- Esprit et un titre de duc qu'il laissa à son neveu, un général. Ce sont là les gloires d'une branche aînée, dite de Marsan, séparée sous Charles VII de celle qui nous inté- resse. Qu'importe, on cousine et on partage tous les succès. Le grand personnage de la ligne d'Artagnan, la seule qui survivra aujourd'hui, est l'arrière-grand-mère de Robert, la Maman Quiou du Roi de Rome, celle dont Napoléon écrit dans le Mémorial : « C'est une femme d'un rare mérite : sa piété est sincère, ses principes excellents ; elle s'est acquis de grands titres à mon estime et à mon affection. Il m'en eût fallu deux comme elle, une demi- douzaine ; je les eusse toutes placées dignement, et j'en eusse demandé encore ; elle a été parfaite à Vienne auprès de mon fils. » La gouvernante joignait à tant de vertus une immense fortune car elle descendait de Louvois. C'est elle qui apporta le château de Courtanvaux dans le Maine à la famille. Son fils, le comte Anatole, collectionna tous les honneurs que lui offrirent les gouvernements sous lesquels il vécut. Aide de camp de Napoléon, grand d'Es- pagne de première classe, chevalier d'honneur de Marie- Amélie, maréchal de camp, chevalier de Saint-Louis, grand officier de la Légion d'honneur, il eut ce mot, que répéta souvent sa descendance, quand on lui reprocha d' avoir servi l'Empire : « Que voulez-vous, pour nous les Capétiens sont déjà des usurpateurs ! » Seule l'Académie refusa sa faveur à ce galant homme qui acceptait ces distinctions comme son dû sans les rechercher. Tout jeune il avait voulu suivre Napoléon après Fontainebleau plu- tôt que d'aller au-devant du roi et de son puissant cousin l'abbé-duc. Il renchérit sur le bonheur d'être Montesquiou en épousant sa cousine germaine. Personne ne fut moins pompeux que ce personnage officiel. Le comte Anatole, poète fécond et régulier, dans la tradition de l'abbé Delille, était surtout un causeur qui transportait les bas- bleus du faubourg Saint-Germain, comme Mme de Boigne ou Mme de Bloqueville, un curieux dont les brocanteurs connaissaient la haute silhouette couronnée de cheveux blancs. C'était aussi un esprit orienté vers un autre monde, passionné d'occultisme, habitué des voyantes et lui-même excellent médium. Avec l'âge le châtelain de Courtanvaux tourne le dos à un siècle qui pourtant lui a offert bien des honneurs, il vieillit dans la routine d'une société qui ne gêne pas ses chimères en respectant les préséances. Après tant de gloire, la génération suivante des Montesquiou, celle qui naît sous Charles X, se fossilise, n'interroge même pas l'avenir et demande une règle de conduite aux pompeux portraits de Largillière ou aux élégances de Vigée-Lebrun. Douairières et clubmen remontent à travers les généalogies avec la dextérité de mathématiciens démêlant les racines carrées. La mémoire tribale de l'aristocratie part d'une miniature ou d'une lettre, frôle des grands événements et des grands hom- mes, soutient un instant de grandes espérances pour, enfin, s'enliser dans le radotage ou se disperser dans la futilité ; les mémoires y entretiennent espérances et pré- jugés. Le comte Anatole de Montesquiou écrivit les siens et, soixante ans après sa mort, ils ont rejoint dans les bibliothèques des châteaux le Saint-Simon édition Boislisle, Maurepas, Dufort de Cheverny, la charmante La Tour du Pin et la perfide Boigne, l'apocryphe Créqui et l'internationale Dino, l'ennuyeux Castellane et le sen- tencieux Molé. Les Anatole de Montesquiou virent bien dès le règne de Louis-Philippe que l'avenir était à l'argent et négo- cièrent pour leurs trois fils des mariages qui en firent des Gendres de Monsieur Poirier. L'aîné Napoléon, dis- crètement appelé Léon, épousa Mlle Quiller-Perron, fille d'un général qui ramenait des Indes une immense for- tune; le second Wlodimir (oui Wlodimir ! un Montesquiou ne pouvait s'appeler Wladimir comme tout le monde) s'unit à Mlle Sauvage, dont les frères devinrent de Brantès, et Thierry se maria en 1841 à Mlle Pauline Duroux. Ce Thierry s'essaye quelques années aux ambassades mais la parcimonie de ses parents et le manque d'ambi- tion ne le mènent pas loin. Il achète avec la dot de sa femme une terre en Touraine, Charnizay, fait construire un hôtel à Paris puis est élu vice-président du Jockey- Club ; ses parfaites manières ne permirent jamais de savoir s'il regrettait de n'être pas ambassadeur ou d'être l'époux d'une femme si laide. Car Pauline était laide et de plus protestante. En regard de tant de maréchaux, elle ne pouvait offrir qu'un père général de la Garde Nationale, mais avant tout agent de change qui lui laissa des centaines d'hectares en Brie, plusieurs immeubles et un portefeuille judicieusement composé. « Milieu parfaitement honorable ! » comme dit le gra- tin d'un ton sec dans le cas de semblables unions. Son fruit, Robert, s'obstina à déclarer suisse sa famille mater- nelle, soit parce que les Duroux avaient des biens aux portes de Genève, soit parce que la Suisse a une bourgeoi- sie patricienne et cossue. Cependant Pauline était bien française ; par sa mère Mlle Paira (beau nom pour quel- qu'un qui apporte une telle dot) elle descendait de deux familles d'ancienne bourgeoisie protestante, exerçant la banque dès le règne de Louis XVI, les Tassin et les Cotin. Les Duroux moins relevés avaient fait carrière grâce à la protection du maréchal Gérard. Pauline orpheline se maria dans son hôtel du 80 rue de l'Université, avec la bénédiction de Lamartine, locataire du premier étage. Son faire-part présente un cas amusant de parthénogenèse mondaine : DuRoux est encore écrit en un mot mais avec le R majuscule. Le jeune ménage est présenté aux cousins par ordre d' importance. En premier lieu, au duc de Doudeauville, pompeux et richissime, puis à la sœur Chimay dans l'hôtel du quai Malaquais, aujourd'hui école des Beaux-Arts, enfin à plusieurs branches de Montesquiou. La modestie de la jeune femme la fait juger assimilable, et il est bien possible que la belle-mère ait eu ce mot que l'on prête à une duchesse bien vivante, dans des circonstances ana- logues : « Après tout... tout se passe bien. » On nous dit que la comtesse Thierry fut heureuse et qu'elle finit même par se faire catholique pour plaire à un époux bien-aimé. Cependant les photographies nous montrent une femme sévère, le front barré par quelque idée fixe, le regard un peu fou. Elle partagea son temps entre de hideuses tapisseries et des bonnes œuvres. On trouve chez son fils Robert, esthète fastueux et insolent, deux traces de cette hérédité protestante : le dégoût de la débauche alors que le gratin est très coureur et l'intégrité intellec- tuelle, une inébranlable foi en une vérité supérieure (en son cas la Beauté et non la religion). On peut aussi croire que si sa mère était née Noailles ou Mortemart, il se serait montré bien moins attentif à rappeler la grandeur des Montesquiou. Mme de Montesquiou avait une sœur qui fit un mariage également brillant en épousant le comte Hippolyte de La Rochefoucauld, le châtelain de Verteuil. Encore que celle-ci fût belle et élégante, son souvenir passa si vite que lorsqu'on en parlait à son fils Aimery il répondait : « Une mère très éloignée. »

UN BON PETIT DIABLE. Le gratin est un clan où l'on vit entre soi, par famille plutôt que par ménage, sous l'égide des chefs de famille ou des douairières, à grands renforts de cousines pauvres, d'abbés, d'institutrices, sans compter les vieux amis qui ont leur couvert mis. Les jeunes ménages Montesquiou habitent donc avec le comte Anatole, locataire de l'hôtel de Béthune, 60 rue de Varenne, arrivé intact jusqu'à nous grâce aux descendants du comte d'Hinnisdäl, le proprié- taire. On croit encore sentir dans la cour l'odeur des che- vaux, les fenêtres donnent toujours sur les jardins de Un grand nom, une belle fortune, une jolie silhouette, infini- ment d'esprit et de goût auraient suffi à faire du comte Robert de Mon- tesquiou-Fezensac un des hommes les plus agréables de son temps, mais une intransigeante passion pour la beauté autant qu'une impi- toyable insolence isolèrent, au milieu de la fête Fin de Siècle, cet arbitre des élégances poétiques et mondaines. Descendant de d'Arta- gnan, Montesquiou devint, grâce à Huysmans, le prince des Déca- dents, et prêta ses gilets à Dorian Gray ; pour le Paon de Chantecler, Rostand lui emprunta sa voix et son panache. Quant à Proust, qui avait tant appris au cours d'une amitié de vingt années, il en fit le baron de Charlus. Sous tant de caricatures, Philippe Jullian a retrouvé le poète qu'aimèrent Mallarmé et Verlaine ; le modèle de Whistler, de Boldini et de Helleu ; le critique qui lança le Modern' style. Philippe Jullian a également suivi le poète dans des recherches qui furent imitées par Apollinaire ou Roussel et jusque dans de singulières expériences spirites. Observateur de la vie parisienne, l'auteur a replacé son héros du . côté de Guermantes comme à Sodome et Gomorrhe ; il nous trans- porte dans les demeures de Versailles et de Neuilly où l'on put entendre les premières mélodies de Fauré et de Debussy, où l'on rencontra et Barrès, Anatole France ou Rodin. A côté de l'esthète se dresse donc un Montesquiou à la verve mor- dante, un chroniqueur qui tient à la fois de Pétrone et de Tallemant des Réaux, Philippe Jullian en a retrouvé les modèles dans cette équivoque et scintillante Belle Époque dont Montesquiou demeure une des plus extraordinaires figures. La famille de Robert de Montesquiou ouvrit ses archives à Philippe Jullian qui, le premier, dépouilla le fonds Montesquiou, dans lequel il découvrit des lettres d'amis aussi variés que Hérédia ou Cocteau, Sarah Bernhardt ou Colette, Henry James ou Whistler, Mal- larmé ou Raymond Roussel. Philippe Jullian, né à Bordeaux en 1919, est mort en 1977. Petit-fils de Camille Jullian, il se consacra d'abord à la peinture et ne commença à écrire qu'assez tard. Caricaturiste du Tout-Paris dans le Dictionnaire du snobisme, il devint romancier. Mais l'exemple de son grand-père le ramena vers l'Histoire, et surtout vers la critique d'art. A publié chez PERRIN : (1967), Esthètes et Magiciens (1969) et de nombreux essais et biogra- phies, notamment Gabriele D'Annunzio, Jean Lorrain, Sarah Bernhardt, Edouard VII et Delacroix. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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