LES MAUVAIS PAUVRES

Philippe JULLIAN

LES MAUVAIS PAUVRES

Nouvelles

Olivier Orban © Olivier Orban, 1984 ISBN 2.85565-259-6

PRÉFACE

Une originalité profonde, allant parfois jusqu'à la simplicité la plus déconcertante; un goût très sûr, qu'agaçaient les poncifs et les modes; une verve piquante qui, jointe à une lucidité souvent cruelle, rendait ses mots redoutables; une attirance morbide pour la déchéance des êtres et la décadence des civilisations, mais aussi un amour du beau sous ses aspects les plus imprévus; un sens inné du théâtre, non pour jouer lui-même un rôle dans la comédie humaine, mais pour y précipiter ses amis et s'amuser ensuite des situations créées par ses imbroglios et, à côté de ces dons, dans lesquels certains voyaient autant de défauts, une énergie, une endurance et une curiosité d'esprit qui faisaient de lui, à l'instar de son grand-père Camille Jullian, un travailleur infatigable, mettant cette prodi- gieuse activité au service d'une frivolité devenue avec le temps moins un remède à l'ennui qu'une forme élégante de stoïcisme car, après avoir beaucoup aimé le monde, connu bien des pays et trop de gens, il s'était peu à peu détaché d'une existence dont il n'attendait plus grand- chose. Tel était Philippe Jullian dans les dernières années de sa vie et tel fut-il aussi dès l'adolescence, étonnant alors son entourage par son érudition, la courtoisie un peu désuète de ses manières et un art presque diabolique de la mystification. Une femme d'esprit disait de Joubert: : « C'est une âme qui a rencontré par hasard un corps et qui s'en tire comme elle peut... » A lire son Journal intime on peut supposer que cette conjonction était encore plus difficile chez Philippe Jullian, trop déçu par les dons qui lui manquaient pour s'en consoler avec ceux qu'il avait reçus. Ses qualités réelles de cœur, d'intelligence et d'esprit lui semblaient parfois plus gênantes qu'utiles et surtout plus propres à lui rendre insupportables ceux qui ne les possédaient pas au même degré. Exigeant de l'amitié tout ce qu'il n'osait demander à l'amour, il tyrannisait volontiers ses amis, attendant beaucoup, de leur affection, mais, par un bizarre mélange d'amour- propre et de pudeur, il dissimulait ces besoins du cœur sous le masque d'un despotisme capricieux, obtenant ainsi de son entourage, qui craignait ses humeurs et ses reparties, le dévouement qu'il aurait voulu inspirer par la seule force du sentiment. Son péché originel, qu'il eut conscience d'expier si durement, au cours de sa jeunesse, fut d'être né dans une famille honorable, mais ruinée, et dans cette société bordelaise encore opulente où la pauvreté n'était pas vice, mais crime. Pour lui, une origine obscure eût mieux valu que cette gêne inavouable, cachée au prix de si grands sacrifices et rendue plus amère encore par le souvenir des fastes disparus. Jusqu'à l'âge de vingt ans, Philippe Jullian rêva de Bordeaux, où il habitait, comme d'un paradis perdu à reconquérir et seuls ses premiers succès parisiens réussirent à lui faire abandonner ce projet. C'est un souvenir de cette adolescence provinciale et morose qu'évoque la première nouvelle, qui donne son

1. Inédit. titre à ce recueil : Les mauvais pauvres. Même lorsqu'on connaît de grands revers de fortune, on trouve toujours plus pauvre que soi à secourir et faire la charité donne toujours une certaine supériorité sur autrui. Il entre une large part d'autobiographie dans ce récit, précise et sordide évocation du Bordeaux des années 30 avec ses bas quartiers, ses mauvais garçons et ses allumeuses qui troublent si fort le jeune Balguerie, partagé entre la curiosité de la chair défendue et l'humiliation de déchoir. Cette période de sa vie, Philippe Jullian n'aimait guère s'y étendre et en parlait peu, comme il ne parlait pas davantage de ses débuts à Paris, sauf pour avouer qu'il s'était fait ses plus belles relations dans de mauvais lieux. Des talents de société, des dispositions pour le dessin lui donnaient conscience de sa valeur, mais dans un domaine où il lui était difficile de s'imposer, faute de moyens matériels suffisants. Aussi ses premières années à Paris furent-elles rudes, si sombres parfois que, s'abandonnant à une espèce de délectation morose, il cherchait à se convaincre de sa médiocrité pour trouver moins pénible — ou plus justifiée — celle de ses moyens d'existence. Une rigueur protestante, héritée de sa famille et renforcée par une certaine timidité, l'éloignait malgré lui des êtres vers lesquels l'attiraient ses sens ou son imagination. A ce conflit intérieur, rêves et dessins, ceux-ci inspirés par ceux-là, servaient d'échappatoire. Ainsi vécut-il jusqu'à la publication de ses premières œuvres, dont le succès d'estime le rassura sans le combler. Une insatisfaction demeurait que dissipèrent de longs séjours à l'étranger, en Angleterre, aux États- Unis et en Égypte, qui fut, avec ie Maroc, une de ses terres de prédilection. Bientôt des expositions régulières, des livres appréciés des critiques, des amitiés flatteuses le récompensèrent d'avoir persévéré dans sa double vocation de peintre et d'écrivain, si peu encouragée par une mère inquiète de le voir suivre une voie incertaine. Assez paradoxalement, c'est par le dessin que Philippe Jullian fit son entrée en littérature. A partir de 1943, il avait commencé d'illustrer, pour divers éditeurs, Rainer Maria Rilke, Charles Morgan, Dickens, Baudelaire, Shakespeare, mais c'est plutôt à son talent de dessina- teur satirique qu'il dut sa réputation avec trois ouvrages dont les illustrations le disputent au texte, écrit par lui, pour railler les conventions, les préjugés et les ridicules d'une société, d'abord dans son décor, avec les Meubles équivoques, puis à travers ses écrivains les plus célèbres, avec les Morot-Chandonneur, et enfin dans sa vie secrète, avec le Cirque du Père-Lachaise, chef- d'œuvre d'humour noir, teinté de de satanisme. Il continua d'exploiter cette veine dans le Diction- naire du Snobisme, mais il abandonna l'humour noir pour publier encore deux albums d'un ton moins sarcastique, les Mémoires d'une bergère et les Styles, où l'amour de l'objet l'emporte sur le mépris de l'humanité. Philippe Jullian reconnaissait comme maîtres Abel Hermant, qu'il était allé voir dans sa jeunesse, et , mais c'est à celui-ci qu'il a rendu un double hommage en illustrant à plusieurs reprises, et chaque fois de manière différente, A la recherche du temps perdu et en publiant un recueil de nouvelles sur des thèmes proustiens, Gilberte retrouvée. C'est à ce livre, devenu fort rare, qu'appartient la nouvelle A la re- cherche d'Albert, une des meilleures qu'ait écrites Philippe Jullian qui, tout en imaginant de toutes pièces l'histoire, à la chute si piquante, en a peint les protagonistes d'après nature.

1. Philippe Jullian avait d'abord été chargé par le duc de Devonshire d'exécuter une'série de dessins pour son exemplaire de la Recherche, commande de mécène qui avait décidé l'éditeur anglais Chatto and Windus de demander à Philippe Jullian d'illustrer la traduction faite par C.K. Scott Moncrieff. Enfin, Philippe Jullian fera l'illustration de l'édition réalisée en 1969 par les éditions Gallimard. A la veine provinciale de Château-Bonheur, roman perfide et vengeur, se rattache Marraine, récit dont il a placé l'action à Saumur, cette ville balzacienne où le héros, partagé entre les mauvais livres et les bons sentiments, mène une existence en apparence aussi plate que la Loire au bord de laquelle s'élève son affreux pavillon. Ce démon tentateur auquel M. Siraudet finira par succomber, c'est celui qui, en 1955, lui avait inspiré la Veuve du baronnet, livre étrange où l'imposture sert d'argument et l'équivoque de procédé. Depuis son installation à Paris, en 1940, Philippe Jullian avait trouvé un champ d'action plus vaste et surtout plus vivifiant. Après Scraps, chronique amu- sante de la vie parisienne, il avait donné le chef-d'œuvre du genre avec Café-society, peinture acerbe et plaisante de cette coterie internationale qui, suivant sa propre expression, voulait allier « les facilités d'une maison de passe aux apparences d'une ambassade » : grands noms réduits à de petits moyens, milliardaires avariés, esthètes à la recherche d'émotions de plus en plus fortes, vieilles dames des deux sexes en quête d'hommes de plus en plus jeunes, marchands de tableaux trop riches pour aller en prison, bref une faune plutôt qu'une élite et à laquelle il devait revenir dans My Lord, les Collection- neurs et Apollon et Cie. Écrites vraisemblablement à cette époque, et dans le ton de ces livres, les Visites florentines et les Délices de Vienne rappellent les premiers séjours de Philippe Jullian à l'étranger, l'Italie découverte avec ravissement en 1947, et Vienne où il s'était trouvé lors des funérailles du cardinal Innitzer, dont le faste l'avait ravi. Lors de son premier voyage en Italie, Jean-Louis Vaudoyer lui avait adressé une longue lettre pour signaler tout ce dont les guides ne parlent pas. C'est un écho de cette enseignement que l'on retrouve dans la bouche du jeune Victorin Picquard des Noëttes, héros des Visites florentines, lorsqu'il fait les honneurs de Florence à Francis Watson. Si Philippe Jullian n'a pas, à l'époque, rencontré Berenson, du moins en a-t-il suffisamment entendu parler pour en tracer un portrait ressemblant et décrire le cérémonial qui réglait la vie de l'illustre critique d'art, assiégé dans sa villa, comme Jéhovah dans son temple, par toutes sortes de zélateurs et d'intrigants venus recueillir ses oracles. Après Florence, les Délices de Vienne évoquent la capitale besogneuse de l'Autriche au lendemain de l'occupation russe, la ville déchue où des bourgeoises parisiennes, affolées de mondanités, croyaient retrouver l'atmosphère du Congrès de Vienne et prenaient tout beau garçon, même en livrée, pour un archiduc déguisé. De Vienne à Prague il n'y a pas loin, et c'est cette ville, intacte mais lugubre, que Philippe Jullian décrit sous le nom de Doupadoitza dans la Flûte enchantée. On y retrouve les personnages de ses albums de croquis, ceux qu'il dessine au retour d'une de ces foires aux vanités que sont les réceptions officielles : ambassadeur pom- peux, ambassadrice « follement parisienne », attaché ne songeant qu'à sa carrière. Il suffit de feuilleter ces albums pour voir à quel point Philippe Jullian n'était pas dupe de cette comédie humaine à laquelle il s'intéressait, disait-il avec cynisme, comme aux ébats des singes dans leur cage, mais il reconnaissait à ceux-ci l'avantage du naturel. « Peut-être, après tout, que je ne suis pas snob, écrivait-il dès 1947 à l'une de ses amies, je m'en aperçois avec gêne, comme un religieux doutant de sa foi après avoir prononcé ses vœux... » A partir de 1962, il avait entrepris une carrière d'historien dont il n'espérait point qu'elle le menât un jour à l'Académie, comme son grand-père Camille Jullian, mais dont il attendait surtout la satisfaction de ses nostalgies en ressuscitant les époques et les person- nages qu'il aurait aimé connaître. Si son Edouard VII et ses Reines mortes du Portugal sont des œuvres mineures, malgré un style émaillé de formules brillantes, son Delacroix reste une des meilleures études consa- crées à cet artiste et ouvre la voie à une série de biographies remarquables : Montesquiou, , D'Annunzio, , , et enfin, avec John Phillips, celle de , personnage fantasque et haut en couleurs dont il avait illustré les spirituels mémoires Don't look round. Devenu l'un des spécialistes européens de l'art fin de siècle, il contribua en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis à plusieurs expositions sur cette période, brillamment évoquée dans son essai qui fait autorité en la matière : Esthètes et magiciens. En dépit de ses succès littéraires, le dessin, l'aquarelle et la peinture demeuraient son moyen d'expression préféré. Tous les deux ans, à Londres, New York ou Paris, il exposait un choix de ses dernières œuvres, inspiré soit par un thème, comme l'exposition dite des Antiquaires, soit par un pays étranger, Mexique, Inde ou Égypte qui lui suggéra le cadre de son « roman noir », comme il appelait la Fuite en Égypte dont le héros, tragique et obscène, n'est autre que Maurice Sachs, qu'il avait connu à Paris pendant la guerre. Le côté scandaleux de la Fuite en Égypte avait étonné les critiques et choqué maints lecteurs. Écrivain volon- tiers sacrilège, prenant un étrange plaisir à railler ce qu'il aimait le mieux, Philippe Jullian avait eu, dès sa jeunesse, l'idée de refaire l'histoire à son goût, en donnant à certains grands hommes un destin différent de celui qu'ils ont connu. A la date du 29 mars 1947, on trouve dans son Journal ce passage significatif : « Il serait amusant d'écrire des biographies satiriques de personnages prétentieux ou ridicules comme la reine Isabelle d'Espagne, la princesse Mathilde, le général Boulanger, Mme de Staël, ou même d'un régime anti- pathique, sur un ton d'ironie soutenue... » Puis, à propos de personnages imaginaires dont il méditait d'écrire la biographie, il ajoutait : « Ce serait un bien grand plaisir de raconter leurs vanités, de les en gonfler, puis de crever ces baudruches, de les faire croupir sous les affronts jusqu'à la plus extrême misère. Les mara- bouts dégouttant de pluie, les sorties de bal traînées dans le métro pour aller courir le cachet, les gaffes, toutes les guenilles dont A... et Mme R...1 m'ont donné le goût. » De ce goût, dans lequel il entre un certain sadisme, revanche d'humiliations secrètes, naquit l'Impératrice Pepa, histoire de la belle Eugénie, fille du comte de Montijo, refaite en interprétant d'une autre façon la prophétie de la gitane de Carabanchel. Là, Philippe Jullian a donné libre cours à sa verve et à son imagination, servies d'ailleurs par une excellente connaissance du sujet puisqu'il avait écrit pour un éditeur américain une biographie de l'impératrice Eugénie, restée inédite. Avec l'âge, cette vision sarcastique du monde était devenue peu à peu une manière de philosophie chez Philippe Jullian qui avait perdu beaucoup des enthou- siasmes et même des curiosités de sa jeunesse, préférant désormais les châteaux à leurs propriétaires, les collec- tions à ceux qui lui en faisaient les honneurs et les fêtes, dont le coup d'œil l'enchantait, à ceux qui les don- naient. Le spectacle de la comédie humaine ne l'amusait plus et le conduisit un jour à ce singulier examen de conscience : « J'ai mis trente ans à m' apercevoir que je n'aimais pas le monde, mais si je n'y étais pas allé, j'aurais passé toute ma vie à le regretter... » Et dans une note de ses carnets de croquis, il ajoutait cette correction : « On a besoin du monde, ne serait-ce que pour trouver la crapule amusante. » Ce détachement, plus intellectuel que moral, lui permit d'écrire l'Insolation, souvenir d'un premier

1. Il s'agit de maisons, l'une dans le Pays basque, l'autre à Paris, où, « pour joindre les deux bouts », l'on prenait des hôtes payants dont Philippe Jullian fut l'un, jeune loup dans la bergerie. voyage en Inde, accompli dans des conditions d'incon- fort qui donne une idée de son incroyable endurance physique. Tel saint Paul foudroyé sur le chemin de Damas, Lady Cheltenham, épouse du vice-roi des Indes, a la révélation soudaine d'un autre monde pour lequel, sans regret, elle abandonne le sien, au scandale des bien-pensants qui annoncent alors le déclin de l'Empire. La dernière nouvelle, « A grandes guides », reprend certaines des obsessions de Philippe Jullian, enfant posthume d'un siècle défunt, attiré dès son adolescence par la décrépitude des choses et la déchéance des êtres, ces deux constantes si visibles dans son œuvre romanes- que comme dans ses dessins, auxquels la Chute de la maison Usher servit fréquemment de thème. « Rien ne m'attire que le malheur... », avouait-il dans son Jour- nal, en 1945, et l'année précédente, il écrivait, à vingt-cinq ans : « J'ai... un besoin de catastrophe qui ressemble à un vertige. » Avec la réussite littéraire et mondaine, les démons familiers s'étaient éloignés au point qu'au début des années 60 il notait, presque surpris : « Voilà longtemps que je n'ai pensé à la mort... », mais, en 1975, à l'apogée de sa carrière, il écrivit un bref livre de souvenirs, la Brocante, dans lequel il semblait annoncer sa propre fin, souhaitant, comme dans sa nouvelle « A grandes guides », qu'après sa mort ses meubles fussent vendus aux enchères et ses cendres éparpillées dans les salles de cet hôtel de la rue Drouot où il avait passé tant d'heures à guetter les objets insolites qui enchantaient sa fantaisie. Ce livre étrangement prémonitoire était un adieu à ses collections, qu'un incendie détruisit en grande partie l'année suivante, et à cette vie qu'il devait volontaire- ment quitter le 25 septembre 1977, laissant derrière lui une œuvre trop originale pour ne pas lui survivre.

Ghislain de Diesbach

LES MAUVAIS PAUVRES

Lorsque Jacques Balguerie eut seize ans, sa grand- mère jugea qu'il était temps pour lui de se familiari- ser avec les misères de ce monde. Elle décida qu'il irait désormais, chaque semaine, porter un paquet — et les consolations que lui dicterait son cœur — à une bonne vieille qui habitait la Bastide, un des faubourg les plus déshérités de Bordeaux. Mme Balguerie ne voulait pas envoyer son fils chez de mauvais pauvres, qui risqueraient de le dégoûter de la charité, comme les Clot dont la mère ne savait jamais de qui elle était enceinte ou les Costodoit, avec leur effrontée de fille, mais la vieille Boucaran semblait de tout repos. Elle tenait assez proprement sa maisonnette et accueillait toujours sa bienfaitrice avec le respect désirable. Jacques Balguerie sortait tout juste de cette catégo- rie — dite garçonnet dans la confection — qui allie les prétentions du futur mâle à des pudeurs de jeune fille. Il portait encore ces pantalons de golf qui s'adaptent si économiquement à la croissance des garçons, leur donnant l'air de zouaves lorsqu'on les achète, puis d'échassiers quand il est temps de les passer à un frère cadet. En grandissant, le collégien avait gardé un joli visage, un peu creusé, et des manières raffinées, inculquées par sa grand-mère qui l'avait recueilli après le divorce de ses parents. De son enfance solitaire, Jacques avait conservé l'habitude de s'imaginer dans des rôles touchants. Il accepta sans rechigner d'aller visiter la mère Boucaran, se voyant déjà le Monsieur Vincent de la Bastide. En lui remettant ce jour-là le paquet hebdomadaire destiné à la vieille, Mme Balguerie lui demanda de passer auparavant au Panbiblion pour rapporter les livres qu'elle y avait pris la semaine précédente. Les demoiselles du cabinet de lecture étaient tout sourires pour le jeune homme, qui avait de si jolis yeux et de si bonnes façons. « J'ai mis le La Varende de côté pour Monsieur Jacques ! », lui annonça fièrement Mlle Josette, une blonde grasse et minau- dière dont l'empressement le gênait toujours un peu. Comme il faisait beau, il préféra se rendre à pied de l'autre côté du fleuve. Il s'attarda sur le pont de pierre à voir relever les filets à poisson, observa la ma- nœuvre d'un cargo qui accostait devant les hautes façades du quai des Chartrons puis, avec un peu de répugnance, se dirigea vers le quartier misérable de la rive droite. La veuve Boucaran vivait dans un lotissement marécageux où des villas basques en aggloméré voisinaient avec des maisons préfabri- quées. Il eut assez de mal à trouver la baraque de planches dont sa grand-mère lui avait donné l'a- dresse, car il n'osait pas demander son chemin à ces gens mal vêtus et vaguement hostiles qui hantaient le quartier. La vieille, qui prenait le soleil devant sa porte, devina aussitôt qu'il était le petit fils de sa bienfaitrice. — Eh bien ! je peux mourir contente maintenant que je vous ai vu ! Le petit-fils de la bonne Mme Bal- guerie ! Vous pouvez le dire, mon jeune monsieur, vous avez une sainte pour grand-mère, mais le bon Dieu l'a bien récompensée avec vous... Jacques, flatté par ces compliments, rassuré par ce bon esprit, écouta ses jérémiades avec gentillesse, lui remit le paquet et promit de revenir. Il y retourna deux fois par mois jusqu'au jour où, lorsqu'il eut sonné, il entendit une voix inconnue lui crier d'at- tendre. Une femme, drapée dans un peignoir aux couleurs vives, vint enfin lui ouvrir et lui demanda ce qu'il voulait : — Je viens voir Mme Boucaran. — Ah ! mon pauvre, vous tombez mal. Voilà dix jours qu'on l'a enterrée ! C'était ma mère, continua la femme sans qu'une tristesse de convention adoucit un instant sa voix éraillée, nous étions un peu fâchées... Elle avait son caractère, et moi le mien... Il lui fallait crier pour couvrir le bruit d'une radio qui hurlait à l'intérieur. — Qu'est-ce que vous lui voulez, à la défunte ? — Je lui portais des provisions de la part de ma grand-mère. — C'est donc vous le fils Balguerie ? Une expression irritée passa sur le visage plutôt avenant de la femme. Elle avait presque l'air d'une gitane avec ses mèches d'un noir huileux, sa bouche très rouge dans un visage mat. Son peignoir entrou- vert laissait voir un soutien-gorge d'un rose douteux qui soutenait une poitrine déjà lourde. Jacques se souvint vaguement que la mère Boucaran faisait parfois allusion à une fille dénaturée, une coureuse qui ne venait jamais la voir. Il allait repartir quand on cria de l'intérieur : — Fais-le entrer, Fernande ! Il faut être poli... Et puis, monsieur apporte peut-être quelque chose... On est les héritiers, après tout ! La voix rauque semblait étrangère, espagnole sans doute. — Allez, entrez ! Vous allez bien prendre un verre, maintenant que vous êtes là, dit la femme. Elle ouvrit toute grande la porte, tandis que la voix d'homme s'élevait, gouailleuse : — Ici, c'est la villa Bon Accueil ! Jacques fut d'abord surpris par le changement si brusque de la pièce, non qu'on l'eût repeinte, ou même nettoyée, mais les pin-up de Coca-Cola rempla- çaient les images pieuses et, sur le buffet, un poste de radio étalait son acajou et ses ors au milieu d'une série de bouteilles vides. Sur un divan large et bas, qui avait remplacé l'étroit lit de cuivre de la vieille, un homme à demi dévêtu était indolemment couché. Il fit le geste de se relever un peu pour saluer Jacques. — J'espère que vous n'êtes pas malade, dit poli- ment celui-ci. — La flemme, voilà tout ! répondit Fernande. Ce grand gaillard mal rasé, à la peau brune, aurait presque pu passer pour un Arabe avec sa petite moustache étirée au-dessus d'une lèvre épaisse, ses yeux sombres, ses cheveux d'astrakan. Jacques crai- gnait d'être tombé dans l'antichambre du bagne. Pour le mettre à l'aise, l'homme lui tendit son paquet de cigarettes. Il n'osa en refuser une et, comme il n'avait jamais fumé qu'en cachette, il se mit à tirer gauchement sur sa Gauloise. La femme versa du Picon dans des verres et l'on trinqua. Jacques se prit un peu pour Mlle de Sombreuil et, surmontant le dégoût que lui inspirait le verre sale, résolut de ne pas montrer moins de courage que cette touchante héroïne. Deux marmots, fort mal tenus, jouaient dans un coin avec un chiot. L'odeur de fraîchin, comme on dit à Bordeaux pour désigner ce mélange de moisi et de renfermé qui régnait du temps de la vieille, cédait à des effluves plus riches de friture et de parfum bon marché. — Montrez un peu ce que vous nous apportez là... La femme coupa les ficelles et déchira le papier. — Des conserves, ça va, mais pour le tricot, vous pouvez vous le garder ! — Il pourra être utile à vos enfants ! protesta Jacques, vexé qu'on traitât si dédaigneusement les dons de sa grand-mère. — Je veux bien le prendre pour l'hiver, mais savez-vous, monsieur Balguerie, ce qu'il me fau- drait ? Fernande, les coudes sur la table, se rapprochait de Jacques qui ne pouvait s'empêcher de regarder la naissance des seins offerts généreusement à sa curiosité. — Ce qu'il me faudrait, c'est une vieille fourrure, que je trouverais bien moyen d'arranger, et une blouse en satin; même noir, ça m'est égal, elle doit bien avoir ça, votre grand-mère ? Dites-lui que c'est pour ma mère... Et puis, quand vous demandez quelque chose avec ces jolis yeux, ça doit être difficile de vous refuser... Dans son embarras, Jacques avala sa fumée et toussa. L'homme lui versa un second verre de Picon : — Il n'aura pas besoin de demander longtemps, avec les filles ! dit-il. Et sans doute qu'il a déjà commencé ! La femme le fit taire en riant. Jacques vida son verre d'un trait puis se leva : — Je dois partir, excusez-moi de vous avoir dé- rangé... — Faut revenir et faire comme chez toi, dit l'homme en le raccompagnant, tu verras que la rigolade, c'est pas seulement une question de flouss... Quand Jacques fut rentré, sa grand-mère le trouva fiévreux, le front brûlant et lui reprocha d'être sorti au soleil sans chapeau. — Et comment va la mère Boucaran ? lui deman- da-t-elle distraitement. — Toujours la même, Granny, bien brave... Elle d'Hermès sur des cheveux oxygénés. Le visage ne suivait pas cet effort rustique : plein et blême, luisant encore de la crème de nuit d'Helena Rubinstein, il était celui d'une tenancière de bar, têtue et joviale, pas très fraîche et aimant à rire. On en voit beaucoup de ce type à New-York. Une invitée accompagnait la châtelaine. Courte et grasse, vêtue de tweed verdâtre, semblable à un presse-papier en opaline, miss Strutt recueillait les fleurs dans un panier de jonc et les confidences dans une oreille alerte : — Vous comprenez, Strutty, Hugh arrivant avant moi, s'installant dans la tour, paraît indépendant. Dieu sait que le pauvre cher est loin de là, mais aux yeux du comté c'est très important. — Et l'on ne s'étonnera pas qu'il fasse la cour, bientôt qu'il demande la main d'une charmante voisine. — En attendant, il est à une demi-heure d'auto sur une route déserte. Vous l'avez vu, Strutty, quel homme divin ! — Ma chère, Lily Paddington en est malade. — La pauvre ! Je croyais qu'elle avait dételé. — Financièrement, oui. Miss Strutt se mordit les lèvres; on oubliait tou- jours que Lady Killmacrennan était aimée pour elle-même. Elle reprit : — C'est un grand succès dans le comté, Desmond et lui sont inséparables. — Je ne tiens pas à ce qu'ils passent trop de temps à boire ensemble; vraiment Divina devrait surveiller son neveu; Les domestiques me disent qu'avant mon arrivée, chaque soir, le major et Desmond allaient, s'ils n'étaient pas invités, à la découverte d'auberges perdues dans la campagne où l'on sert à boire très tard aux étrangers. Miss Strutt soupira. — Mais c'est par la boisson que Divina tient ce garçon; elle vit dans la terreur d'un mariage qui la mettrait à la porte de Saint Columbs. Quelques lis tigrés tombèrent dans le panier et Lady Killmacrennan fredonna cette ancienne ren- gaine de Marlène Dietrich : Falling in love again. — J'admire, Maureen, reprit Miss Strutt, le soin que vous prenez de votre réputation. — Ma chère, il faut bien; il y a mon fils et puis les Irlandais sont si prudes ! Au premier scandale le prêtre interdirait aux filles du village de travailler au château. Je serais bien avancée ! Je n'ai pas envie de finir mes jours à Tanger ou à Miami. Lady Killmacrennan arrivait à cet âge où l'amour apporte plus de souci que de plaisir. Sans renoncer au plaisir, elle savait qu'un carnet de chèques vient à bout des soucis. La réputation dont elle jouissait à Londres ou à New York restait intacte pour les Irlandais qui attribuaient son apparence à l'excentri- cité anglaise. Miss Strutt jugea bon de changer de conversation et admira les roses trémières. Elle était la dernière représentante de ces vagabonds mondains qui, il y a cinquante ans, vivaient de châteaux en châteaux, dépensant leurs maigres revenus en pourboires. Aujourd'hui elle ne mangeait plus guère à sa faim que dans sa saison irlandaise. Dans cette île, où se conserve l'hospitalité des siècles passés, elle réussis- sait, de Galway à Donegal, à passer cinq mois par an.

Une ondée chassa ces dames vers le château. Lady Killmacrennan préférait l'amusant à l'exquis et, trouvant un intérieur dans le goût de Balmoral, tartans et bois sculptés, elle en exagérait la folie. A la Gustave Doré, hanaps, meubles en corne, trophées de chasse, s'amoncelaient sous les ogives et, dans les cadres richement dorés, des bergères rêvaient des Highlands, des cerfs se battaient au clair de lune. De merveilleux bouquets égayaient ces salons et le soir, comme il n'y avait pas d'électricité, des lampes à pétrole aux cuivres brillants les éclairaient; des feux de tourbe brûlaient dans les cheminées. Un maître d'hôtel imposant, deux valets robustes, deux grooms, quatre femmes de chambre et des serviteurs que l'on ne voyait pas, à la cuisine ou à la lingerie, servaient les invités de Lady Killimacrennan. Comme toujours cette série était parfaitement respectable, sous les auspices d'un vieux duc et d'un ambassadeur. Plus les invités étaient comme il faut, mieux passaient les folies de la châtelaine. Aux purs tout est pur, mais pour la distraire elle avait une Américaine très café society, un décorateur, et la pauvre Strutt sur qui passer son humeur. Il y avait longtemps que Lady Killmacrennan ne s'était sentie aussi jeune. Chaque jour, entre le thé et le dîner, elle montait dans une petite voiture qui l'attendait à la porte des communs et filait vers la tour. Ou bien c'était après dîner, quand les intermi- nables crépuscules de juillet s'attardaient, mauves et gris, sur les landes. Elle s'amusait à installer Hugh Harding dans sa demeure provisoire. Il paraissait heureux; le grand air lui allait bien. Bref une véritable lune de miel succédait aux scènes et aux demandes d'argent qui, trop souvent à Londres, empoisonnaient leurs rencontres. Il est rare qu'un homme soit assez bien élevé pour vivre de ses charmes sans ces brusqueries qui, croit-il, sauvent sa dignité. L'officier aimait l'Irlande, bientôt il serait à Killmacrennan un prince consort et Maureen passe- rait en Irlande le plus clair de son temps, seule tentation dans ce désert, sans occasion de dettes ou de mauvaise compagnie : « C'est un enfant, se disait Lady Killmacrennan alors même qu'il venait de lui prouver le contraire. Quel dommage qu'il soit si dépensier ! » Miss O'Malley King fournit à Lady Killmacrennan une excellente occasion de rencontrer officiellement le major et de juger son succès parmi les Anglais. Une fois l'an, miss Divina ouvrait Saint Columbs et c'était pour rencontrer des chiens. Maître d'équipage, elle choisissait les chiots qu'apportaient les fermiers et distribuait des prix à ceux qui, les mois d'été, prenaient soin de la meute. Les hommes, comme toujours dans les pays de chasse, se montraient plus élégants que les femmes. Les deux messieurs qui cultivaient des fleurs arrivèrent dans un boghei rouge et noir, eux-mêmes rubiconds, de grosses roses à la boutonnière. Les colonels ressortaient par ce beau temps leurs gabardines de Simla, mais nul n'était plus beau que le major Harding dans un pied de poule tête de nègre, boutonné très haut, les pantalons étroits sur des jambes longues et robustes. Encoura- geant l'industrie locale, les dames arboraient des tweeds pastels et dévisageaient l'Américaine drapée du Stuart hunting tartan et coiffée d'un tam o'shanter1 de vison. Toutes admiraient le major. Il leur fit peu de frais, ce silence parut romantique et elles enviaient Lady Killmacrennan. Grâce à Desmond, le secret de celle-ci était celui de Polichinelle. Il avait enfin reconnu le mobilier : c'était celui de l'ancien apparte- ment de Maureen à Londres et il se félicitait que l'argent du whisky Donahue procurât une aussi belle voiture, de si beaux costumes à son nouvel ami. On admirait davantage le savoir-vivre du major que la générosité de sa maîtresse. Killmacrennan aurait bientôt un maître digne de son luxe, ce serait vraiment la vie à grandes guides.

1. Bonnet écossais. Miss O'Malley King se félicitait de cette amitié et permit pour la première fois à son neveu d'ouvrir les salons. Malgré les fleurs envoyées par des voisins et le soleil qui entrait à flot par les hautes fenêtres, ces pièces sentaient le moisi et la cendre. Au moment des troubles, miss O'Malley King avait tenu tête à une bande de partisans qui commençaient à mettre le feu au château. Elle leur avait donné des armes, disaient les méchants, pour sauver sa demeure. En tout cas elle était arrivée un peu tard : une grenade avait fait sauter un coin du plancher, des traînées de suie salissaient les damas passés, les grands miroirs étaient fendus, l'or des consoles écorné par les balles. On se demandait si la châtelaine de Saint Columbs gardait ses salons dans un tel état par incurie et manque d'argent ou bien comme un monument de la sauvagerie nationaliste. Il restait un mobilier superbe en très mauvais état, du Regency le plus dépouillé. Desmond en faisait les honneurs aux membres de la Georgian Society. En 1790 le célèbre Wyatt construisit la maison dans le plus pur goût néo-classique pour un O'Malley qui restaura la fortune de sa famille en se convertissant au protestantisme et en épousant la fille d'un riche brasseur. Le dernier du nom expli- quait, avec une érudition un peu vague, les portraits de famille : Jacobites attifés à la mode de Versailles, chevaliers du Bain dans leurs manteaux mauves, Hébé et Sybille, par des imitateurs provinciaux de Gainsborough, familles victoriennes en tenue de cheval. On ne retrouvait aucun trait commun à ces portraits : les uns étalaient la solidité anglaise, des visages blonds et pleins, les autres une maigreur gesticulante, les mèches brunes des Irlandais. Parfois un air un peu fou démentait la sévérité puritaine du costume et les fées celtiques montraient le bout de l'oreille sous la perruque d'un évêque ou sous le diadème d'une pairesse. — Mais il y a des trésors ! C'est divin ! Un musée ! s'exclamaient les invités de Lady Killmacrennan. — Venez voir la bibliothèque. Sur les rayons en désordre et à moitié vides, s'entassaient des Chine fêlés, des bustes cassés : — Divina chère, si un jour vous avez envie de vendre quelque chose, prévenez-moi la première. — Le whisky ne se vend donc plus, Maureen, qu'il vous faille brocanter ? répondit sans grâce miss O'Malley King. La vieille fille regrettait d'avoir cédé aux instances de Hugh. Pourquoi montrer à des étrangers cette maison qu'elle avait tant de mal à garder ? Elle en était soudain jalouse. Cela amènerait des souscrip- teurs pour la chasse, disait-il. De là à faire payer pour montrer sa chambre, comme les châtelains anglais, il n'y avait qu'un pas. Elle interpella un photographe : « Où vous croyez-vous ? Chez le duc de Bedford ? » Le jardinier palefrenier, mué en maître d'hôtel, servait dans des tasses dépareillées du thé qui coulait d'une urne d'argent, véritable sarcophage. Il y avait aussi du whisky; Hugh avait suggéré à Lady Killma- crennan d'en porter une caisse. Ces boissons, le beau temps, la foule attirée par l'ouverture des salons firent rapidement monter le ton d'une réunion habituellement plus rustique. Maureen avait l'air de rencontrer là Hugh pour la première fois et de le trouver charmant. — Nous sommes ravis de notre nouvelle recrue pour la chasse, dit un voisin. Pensez donc ! Le major aura trois chevaux cet hiver. — Un est bien suffisant, répondit sèchement Lady Killmacrennan. Le major rougit, serra les poings et dit : — Trois chevaux. Maureen avait pourtant l'habitude des hommes un peu ivres; il eût mieux valu céder pour le moment, mais elle s'entêta. — J'ai dit un. Hugh s'exprima en langage militaire. — La peste soit des avares et des avaricieux. Tout le salon l'entendit. Lady Killmacrennan souligna sa sottise en quittant la maison, soutenue par miss Strutt. Le bavardage de Desmond envenima l'indignation. — Cette barmaid avachie devrait être trop heu- reuse qu'un homme comme Hugh la regardât. Avec sa fortune, qu'est-ce qu'un cheval de plus ou de moins ? — Suffit. Desmond, monte dans ta chambre. D'un ton sans réplique, miss O'Malley King fit taire son neveu, mais bien trop tard : il était désormais impossible d'ignorer que l'officier devait sa maison, sa voiture, et peut-être ses souliers à Lady Killma- crennan.

Le scandale grossit comme un abcès, très vite; la jalousie l'alimentait et la médisance l'irritait; il faisait perdre la face à la société anglaise; on en parlait dans le village et, en chaire, le curé multipliait les allusions aux vices des protestants. Les nouveaux venus en ressentirent un profond malaise comme si de vieilles histoires pouvaient réapparaître. Les abcès viennent par séries. Il y eut des examens de conscience et des décisions morales que l'on appliqua aux voisins. Les deux messieurs qui aimaient les fleurs craignirent l'ostracisme. S'il fallait un bouc- émissaire pour porter le poids de ces péchés, il viendrait de Saint-Columbs qui prenait violemment le parti du major. Desmond gardait de ses années de collège le culte du héros et Hugh lui paraissait sorti des Trois Lanciers du Bengale. On répéta que miss O'Malley King avait laissé son père boire afin d'être la seule maîtresse de cette maison. N'avait-elle pas, plus tard, laissé son frère mourir en Afrique, ne poussait-elle pas aujourd'hui son neveu dans la crapule, toujours pour diriger cette terre, cette maison, qui, faute d'argent, tombait en ruine ? — Les O'Malley King sont des monstres, je l'ai toujours dit ! s'écria Lady Killmacrennan quand lui arrivèrent ces rumeurs. Elle n'avait pas revu le major depuis l'esclandre, mais hésitait à rompre, s'épanchait auprès de miss Strutt : — Un homme que j'ai comblé ! Exiger trois che- vaux... C'est trop humiliant ! Il peut garder sa tour et crever de faim. Dire que j'ai payé ses dettes. Lily Paddington aussi. Ces Guards sont des gigolos. Et il n'est entré dans son régiment qu'à la faveur de la guerre car sa famille n'a rien de brillant. C'est fini, bien fini. Il y avait trop de langueur dans cette décision pour qu'on la prît au sérieux... — Une brouille ne ferait que souligner le scandale, glissa miss Strutt. — Vous avez raison, je vais le faire un peu languir, il aura le temps de réfléchir. Quatre jours plus tard, dans la matinée, Lady Killmacrennan annonça sa visite à la tour par télégramme. Sagement elle pensa que la surprise envenimerait la colère du major. Lady Killmacrennan téléphona ce télégramme à la poste de Letterkenny. Desmond se trouvait là, dans la boutique, comme Rosie transmettait le message : « Oh ! C'est la réconciliation ! » Ces demoiselles se passionnaient pour la querelle, se disputaient les écouteurs si la conversation des résidents anglais abordait le scandale. Jamais elles ne vendirent autant de fil aux villageois impatients d'entendre la dernière rumeur. Le père Nugent lui-même, sous prétexte d'acheter des timbres, passait deux fois par jour à la boutique. Sous l'influence de Desmond, la poste était hostile à Lady Killmacrennan; les Irlandais pauvres et sentimentaux répétaient : — L'amour est la seule chose que l'argent ne peut acheter. « Oh ! mais ça va faire du vilain avec Coleen, elle va à la tour chaque soir, l'effrontée. » Ou bien : « Si la caravane de ses gueux de parents est trop loin, le major va à sa rencontre en auto. » Desmond admirait l'audace de son ami — une fille de quinze ans ! — sans oser l'en féliciter. S'il leur fallait parler en buvant ce n'était que de leurs campagnes, de chasse, ou de Maureen que l'on traitait fort mal. — En effet, dit Desmond, elle veut renouer — il relut le texte : Passerai Tour avant dîner Love Maureen. Il n'en voudra pas, il est bien trop fier. — Qu'elle est ennuyeuse ! Comme si elle ne pou- vait charger un domestique du message, il faut maintenant trouver un cycliste pour le porter à la tour. — Confiez-le moi, j'ai la voiture. — Ah ! capitaine, vous êtes un vrai gentleman. Ce soir-là Lady Killmacrennan trouva la tour ouverte, la cour déserte. « Hou ! Hou ! » Elle poussa la porte du salon. Deux têtes ébouriffées surgirent d'un canapé : celle d'Hugh et d'une fille. Une flambée éclairait assez le désordre de la scène pour que toute explication fût inutile. Il est remarquable que Lady Killmacrennan fût arrivée vivante au château, du train dont elle mena sa voiture. Elle se jeta sur son lit, but deux whiskies et convoqua miss Strutt : — C'est un coup monté pour m'humilier, mais on verra de quel bois je me chauffe. Avant tout, il faut faire venir le curé. Le père Nugent accorda à la châtelaine que la présence du major était un danger pour la vertu de sa communauté. Les domestiques refusèrent bien vite de travailler à la tour et les bohémiens trouvèrent plus sage de planter leur tente dans d'autres comtés. Un mois plus tard, Hugh, livré à lui-même, ne supporta plus sa tour. Chaque jour il venait chercher Desmond et l'on entendait, tard dans la nuit, le moteur de la Mercedes et les grincements des freins malmenés. Par deux fois on ramassa les amis ivres dans un fossé. Ces excès décidèrent la colonie anglaise à se grouper autour de Lady Killmacrennan qui, avant de repartir pour New York, donna plusieurs dîners somptueux et d'un ennui rassurant. Ce fut au cours de la dernière de ces fêtes, sous les poutres noircies d'un hall style buffet de gare Tudor, que l'on décida de remplacer miss Divina, à la tête de l'équipage, par un riche industriel récemment anno- bli. Cet affront précipita le déclin de Saint Columbs. A peine eut-elle appris sa disgrâce que miss O'Malley King invita le major à habiter Saint- Columbs. Celui-ci vendit la tour pour une bouchée de pain. A leur tour les domestiques de miss Divina la quittèrent et personne ne pénétra plus dans le parc. De l'autre côté du loch on voyait les lumières de la maison allumées tard dans la nuit. A Noël une dizaine d'amis du major débarquèrent à Saint Columbs. C'était des gens de course avec de grosses voitures et des femmes voyantes : la consommation d'alcool devint effarante. « Elle nous nargue », dirent les Anglais. Le village adopta une autre théorie : « La vieille Divina meurt de peur que Desmond revende Saint Colombs, et suive le major à Tanger ou dans quelque ville où ces aventuriers tentent ces mau- vaises chances qu'on appelle les dernières. Le major a sa solde, elle ne craindra que la misère. » Les postières voulurent éclairer Desmond : — Mais c'est le diable que cet homme ! lui disaient-elles. Une fois mangé le prix de la tour, où trouvera-t-il l'argent pour boire et pour jouer ? Il télégraphie des ordres de dix et vingt livres à des bookmakers de Londres. — Je parie que vous vivez dans un parc à cochons. — Ce n'est pas vous qui balayez et qui montez sur les toits pour boucher les gouttières. — La vieille ne s'occupe que de son cheval. — C'est une femme qu'il vous faudrait, capitaine. Rosie s'accoudait au comptoir, souriait avec de beaux yeux et de fort mauvaises dents. Il ne répondit rien. Il resta aussi indifférent quand, au début de l'hiver, les postières lui dirent que le major avait téléphoné à un antiquaire de Dublin. Miss Divina n'allait tout de même pas lui laisser vendre les meubles. « Que voulez-vous, il y a des hypothèques sur le domaine ! » On vit plusieurs fois des camion- nettes de déménagement aller à Saint Columbs. Miss O'Malley King ne répondait à aucune lettre : certains la disaient morte de rage. Cet hiver fut particulièrement doux, un brouillard tiède conservait aux prairies, aux fougères, un vert acide; sur les tourbières les bruyères gardaient longtemps leurs fleurs. Ce climat enrageait les chasseurs : les chiens ne sentaient rien, les chevaux glissaient sur le sol détrempé. Le nouveau maître d'équipage ne savait pas se faire obéir des piqueurs, mais personne n'osait avouer que sans miss Divina l'équipage allait à vau l'eau. Certains chasseurs parlaient de mener leurs chevaux dans l'Ulster voisin, d'autres préféraient tirer les cerfs dans le domaine de Killmacrennan.

Un matin de février une dizaine de cavaliers poursuivaient un renard le long des murs de Saint Columbs : les chiens, l'aigre son de la trompette, réveillèrent miss O'Malley King de sa torpeur : « Sellez Bendor ! » cria-t-elle de la fenêtre. Elle enfila sa veste rouge, posa sur ses mèches grises son haut de forme, recouvrit le tout d'une voilette, passa des bottes dans le hall. Hugh s'était levé pour sangler le cheval, il portait la robe de chambre rouge de la Garde, son teint atteignait maintenant la même couleur. Il frissonna en tendant les rênes à miss Divina. Refusant son aide, la vieille fille enfourcha la bête, piqua des deux et disparut au galop derrière les pilastres du portail. Stupides, Hugh et Desmond regardaient les taches rouges gravir la colline, bien vite rejointes par la maigre amazone. Une heure plus tard, deux hommes ramenaient le corps de miss O'Malley King sur un brancard de feuillage. Les chasseurs suivaient, plus embarrassés que peinés. La sangle avait été mal attachée; au premier obstacle, la selle glissa, jetant la cavalière sur un mur de pierre. Elle ne reprit pas connaissance et l'enterrement eut lieu trois jours plus tard. On enterra la dame de Saint Columbs dans le cimetière abandonné qui entourait les ruines de la chapelle à cinquante mètres de la maison. Il avait fallu tailler un chemin à travers les rhododendrons luisant de pluie pour arriver jusqu'à l'enclos... Il n'y avait pas grand monde : les chasseurs, en hommage à cette célèbre sportive, mais sans leurs épouses; les deux messieurs jardiniers amateurs furent les seuls à apporter une couronne. D'anciens fermiers arrivèrent des environs, les uns en carrioles, les autres en camionnettes. Desmond, tout seul, menait le deuil dans son vieil imperméable au bras duquel, à la dernière minute, Rosie avait cousu un brassard noir. Le major Harding, byronien et bilieux, adossé aux ruines, les cheveux ruisselant de pluie, ne regardait personne, les bras croisés. Ce fut sur un signe de lui, à peine terminé le service, que Desmond invita tout le monde à entrer dans la maison. On le suivit pensant trouver du thé et des sandwiches mais, au lieu d'un buffet, des meubles dépareillés s'entassaient au milieu du hall. Les portes ouvertes laissaient voir les salons à peu près vides avec des buffets béants, de la paille sur le sol. Seuls les plus grands et les plus mauvais portraits restaient aux murs. Le maître de Saint Columbs monta sur une table. Les Anglais se sentirent gênés. Allait-il leur imposer un de ces discours irlandais plein de pitié de soi-même ? Mais ils furent encore plus embarrassés quand ils entendi- rent ceci : — Mes chers amis, voici la dernière occasion où un O'Malley King a l'honneur de recevoir ses voisins dans cette demeure. Elle vient d'être vendue. Je pense me fixer à Tanger avec le peu que me laisseront mes créanciers. Les antiquaires, eux, ont laissé ces quel- ques meubles et ces souvenirs, ils ne valent pas la peine de faire venir un commissaire-priseur mais je suis sûr qu'il se trouvera parmi vous des amateurs. Je commence par un nécessaire à broder en nacre, presque complet... Personne n'osa lever la voix. Par pitié, la dame qui vendait du tweed murmura : « Une livre ». — Une livre ! Personne ne dit mieux ? Adjugé à Mrs Coddrington. Et maintenant un cache-pot de style chinois, disons dix shillings. — Preneur, dit une riche fermière. — Douze, répliqua un des messieurs fleuristes... DU MÊME AUTEUR

1947 Les meubles équivoques (Grasset) 1950 The memoirs of Chrystianne de Chatou, as told to Philippe Jullian and Michaël Swann (Lon- don, Prentice-Anderson) 1953 For Whom the Cloche Tolls, a scrape-book of the twenties (en collaboration avec Angus Wilson, London and New York, The Viking Press) 1955 Les Morot-Chandonneur, ou une grande fa- mille, décrite de Stendhal à Marcel Aymé, peinte d'Ingres à Picasso (en collaboration avec Bernard Minoret, Plon) 1956 Gilberte retrouvée, nouvelles (Plon) 1957 Le cirque du Père-Lachaise (Fasquelle, coll. « Libelles ») 1958 Dictionnaire du snobisme (Plon) 1959 Mémoires d'une bergère (Plon) Scraps (Plon) 1960 Château-Bonheur (Plon) 1961 Les styles (Plon) My Lord (Albin-Michel) 1962 Edouard VII (Hachette) Café-society (Albin-Michel) 1963 Delacroix (Albin-Michel) 1964 Les reines mortes du Portugal Robert Laffont) 1965 , un prince 1900 (Librai- rie Académique Perrin) 1966 Les collectionneurs (Flammarion) 1967 Oscar Wilde (Librairie Académique Perrin) 1968 La fuite en Égypte (La Table Ronde) 1969 Esthètes et magiciens (Librairie Académique Perrin) 1971 D'Annunzio (Fayard) 1973 Les symbolistes (Neuchâtel, Ides et Calendes) 1974 The Triumph of Art nouveau (London, Phaidon Press) Apollon et compagnie (Fayard) Jean Lorrain ou le Satyricon 1900 (Fayard) 1975 La Brocante (Julliard, coll. « Idée fixe ») 1976 Le nu 1900 (Paris, André Barret) The Other Woman, a Life of Violet Trefusis (en collaboration avec John Phillips, London, Houghton, Mifflin Company) 1977 Les orientalistes, la vision de l'Orient par les peintres européens au XIXe siècle (Fribourg, Office du Livre) Montmartre (Paris-Bruxelles, Elsevier- Séquoia) Sarah Bernhardt (André Balland)

Sans date

Le style Louis XVI (Baschet et Cie) Le style Second Empire (Baschet et Cie)

Sous le pseudonyme de Julian Philip 1956 Prix de vertu (Éditions de Paris)

Une grande cocotte (Éditions de Paris) .1957 Une blonde au Mexique (Éditions de Paris)

Cet ouvrage a été composé par Eurocomposition S.A. Paris et tiré sur les presses de l'imprimerie Bussière à Saint-Amand-Montrond/Cher pour le compte des Éditions Olivier Orban 14, rue Duphot, 75001 Paris

Achevé d'imprimer le 4 janvier 1985

Imprimé en France. Dépôt légal : janvier 1985. N° d'édition : 313. N° d'impression : 3083. Une originalité profonde ; un goût très sûr, qu'agaçaient les poncifs et les modes; une verve piquante qui, jointe à une lucidité souvent cruelle, rendait ses mots redou- tables; tel était Philippe Jullian. C'est un souvenir de son adolescence provinciale et morose qu'évoque la première nouvelle, qui donne son titre à ce recueil : les Mauvais pauvres. Les Visites florentines et les Délices de Vienne rappellent les premiers séjours de Philippe Jullian à l'étranger, l'Italie découverte avec ravissement en 1947, et Vienne où il s'était trouvé lors des funérailles du cardinal Innitzer, dont le faste l'avait ravi. De Vienne à Prague il n'y a pas loin, et c'est cette ville que Philippe Jullian décrit dans la Flûte enchantée. On y retrouve les personnages de ses albums de croquis, ceux qu'il dessine au retour d'une de ces foires aux vanités que sont les réceptions officielles. En 1975, il écrivit un bref livre de souvenirs, souhaitant, comme dans la nouvelle A grandes guides, qu'après sa mort ses meubles fussent vendus aux enchères et ses cendres éparpillées dans les salles de cet hôtel de la rue Drouot où il avait passé tant d'heures à guetter les objets insolites qui enchantaient sa fantaisie. Ce livre étrangement prémonitoire était un adieu à cette vie qu'il devait volontairement quitter le 25 septembre 1977, laissant derrière lui une œuvre trop personnelle pour ne pas lui survivre.

Ghislain de Diesbach

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.