Antoine Antonakis

François Fort

Paul Fort à Montlhéry

Le poète est dans le pré © 1989 EDITIONS DU SOLEIL NATAL. R.C. Corbeil-Essonnes A 330038 696.

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PAUL FORT A MONTLHERY

Le poète est dans le pré

Avant Montlhéry

Pourquoi Montlhéry

Antoine Antonakis

Avant Montlhéry

Paul Fort est né à Reims, tout près de la cathédrale, 1 rue du Clou dans le Fer, le 1er février 1872, sans la moindre douleur pour la mère, dit-on. La France sort alors du Second Empire par la porte étroite de la défaite devant la Prusse, traumatisée aussi par la Commune de Paris. Le poète a raconté lui-même sa prime enfance, pleine de fées et de bonheur, auprès d'une mère adorée qui lui chantait "Le Roy Renaud" et "la violette double double". A six ans, il vient à Paris : son père négociant en champagne est devenu Inspecteur Général d'une Compagnie d'Assurances. La cervelle toute imprégnée de l'Iliade, de Chansons de Geste et d'épopée napoléonienne, il veut devenir soldat : n'oublions pas l'époque, l'esprit de revanche né de la défaite même, l' Alsace-Lorraine arrachée à la mère-patrie. Hélas ! écrit Paul Fort de lui-même, pour se rendre au lycée Louis Le Grand, de la rue Saint-Jacques, il doit traverser le Jardin du Luxembourg, aux pièges si féériques. Parmi ces pièges, on peut compter Pierre Louys qui lui récite quelques-uns des trois mille vers qu'il connaît par coeur : Hugo, Chénier, Racine, Ronsard, Villon... et lui fait connaître André Gide, élève comme lui, de la très célèbre école alsacienne. Rien ne résiste à la poésie : adieu les rêves de gloire militaire. En 1888, Paul Fort vient d'avoir dix-sept ans et, comme ses jeunes amis, il admire, sans les connaître, les poètes symbolistes qui ont noms : Mallarmé, Verlaine, Verhaeren, Henri de Régnier, Moréas, Laforgue, Saint-Pol Roux, Samain, etc. Audacieux, il entraîne ses compagnons au Café Voltaire, derrière l'Odéon. Il est difficile, en nos temps de télévision à outrance, d'imaginer ce qu'était, dans les milieux estudiantins, la célébrité de ces poètes. L'impact, aussi, de la beauté de Madame , des moustaches guerrières du Grec Papadiamantopoulos, autrement dit; Jean Moréas, de la cravache de Laurent Tailhade et enfin, surtout, de la calvitie socratique de Verlaine. Dans leur coin, les jeunes lycéens écoutent le vacarme des gloires poétiques symbolistes en lutte contre le Naturalisme. Un soir, Paul Fort entend Alfred Valette, futur fondateur du "", se plaindre de ce qu'un théâtre manque aux symbolistes. Qu'à cela ne tienne, ce théâtre, il va le fonder, lui, le jeune lycéen : rappelons-nous, il a dix-sept ans !

Est-ce vraiment l'aura de Paul Fort qui va permettre le miracle, ou bien l'étonnante époque qui s'y prêtait à ce point ? Le jeune homme, comme un grand, rédige un manifeste et, audace des audaces ou superbe simplicité, le fait contresigner par Moréas, Régnier, Viélé-Griffin, Valette, Charles Morice, Mallarmé et Verlaine. Le Théâtre Symboliste est né. En somme, ne manquent plus que les auteurs, les acteurs, la scène, les décorateurs, les abonnements. Paul Fort part à la recherche de ce qui lui fait défaut : tout. Pour ce faire, il sèche le lycée. Il est renvoyé en tant que directeur d'un théâtre encore imaginaire mais "patronné par des poètes fous".

A tête reposée, un grand siècle après, cette création du Théâtre d'Art à partir de rien nous paraît invraisemblable. Pierre Louys écrit : "Il enrôla des acteurs sans gages, il fit brosser des toiles par des peintres révolutionnaires et maintenant illustres : Gauguin, Vuillard, Bonnard, Bernard, Sérusier ; il reçut des pièces dites obscures qu'il fit apprendre et des pièces injouables qu'il fit jouer. Il eut des auteurs de premier ordre et même un public nombreux, bruyant, enthousiaste (chaque soirée du Théâtre d'Art était un soir d'Hernani, multiplié par dix, du moins pour le lyrique tapage qu'y menaient les catéchumènes)..." Les comédiens ? Entre autres, Marguerite Moréno, Suzanne Després, Lugné-Poe, de Max, la mère de Sacha Guitry, lequel courait dans les coulisses. Le théâtre survécut à coups de miracles durant près de quatre ans. Sur ses assises sera fondé le Théâtre de l'Œuvre, on l'oublie quelquefois.

A dix-neuf ans, Paul Fort s'était marié avec Suzon, la fille d'une marchande de fleurs de la rue Saint Placide. Les témoins étaient Verlaine et Mallarmé. Son nouvel état ne favorisait guère son activité de directeur de théâtre ni sa santé : il "attrape" une méningite. Il se rend cependant aux obsèques de , le 10 janvier 1896, qui laisseront dans son souvenir une cicatrice indélébile. Finalement, n'est-ce pas bientôt le démon de l'écriture qui lui fit abandonner le théâtre ? Il est très étonnant de penser que ce jeune homme, qui a fondé un théâtre poétique et une revue-programme, qui fréquente les plus célèbres poètes de son temps, n'a pas encore écrit. Il se risque à ses premières ballades. Valéry, Klingsor, Louys, Jammes l'encouragent. On persévérerait a moins ! Marchand de fleurs - et de globes de pendules ! - il commence donc a rédiger ses premiers textes. D'un coup, il trouve son style, sa musique, son rythme. Il ne s'en

1 Paul Fort, Mes Mémoires 1872-1944, Flammarion Edit. 1944. écartera jamais. Il écrit aussi un grand drame en vers "Louis XI, curieux homme". Ce curieux homme est et restera le roi préféré de Paul Fort. Nous verrons bientôt pourquoi ce goût a été déterminant pour la suite de la vie du poète.

Le Théâtre d'Art, par opposition au Théâtre Naturaliste d'Antoine a donc vécu ; le théâtre, pas l'idée qui va poursuivre sa route jusqu'à nos jours. Il est stupéfiant de constater que Paul Fort, sans expérience, sans études spécifiques, a fait jouer Edgar Poe, Maurice Maeterlink, Rachilde, Verlaine (Les Uns et les Autres), Ch. Marlowe, Shelley, Schuré, Oscar Wilde, Villiers de L'Isle-Adam. Excusez du peu. Il invente le jeu des éclairages et la projection de parfums. La meilleure définition qu'on puisse donner du Théâtre d'Art est, semble-t-il, celle de Pierre Béarn : "Théâtre de poètes". A tel point même que Paul Fort fait jouer nombre de poèmes, point du tout écrits pour la scène, comme le Guignon de Mallarmé ou Le Corbeau d'Edgar Poe.

Bientôt, Paul Fort, suivi de son cénacle, émigre du Café de Versailles qui n'existe plus, à la Closerie des Lilas, dans le quartier de Montparnasse. Il a fondé la revue "Vers et Prose". La liste des noms de ceux qui fréquentent ces mardis se passe de commentaire : Laforgue, Verhaeren, Moréas, Régnier, Viélé-Griffin, Stuart Merril, etc. Plus une nuée de jeunes enthousiastes, alors inconnus, mais qui ne le resteront pas : André Salmon, , , Guy-Charles Gros, Tristan Derême, Alain-Fournier, Tristan Klingsor, Francis Carco, Roland Dorgelès, André Gide, Paul Claudel, Pierre Louys, Francis Jammes, Maurice Barrès, Rémy de Gourmont, , Pierre Benoit, André Billy, Jacques Maritain, René Lalou, Paul Souday... encore une fois etc. Quant aux peintres obscurs qui hantent les lieux, ils se nomment Picasso, Modigliani, Derain, Othon Friesz (etc !) 1915 - Paul FORT sur la tour de MONTLHÉRY.

La revue accueillait tous les poètes de tous les horizons. Notons avec amusement que Guillaume Apollinaire y était chargé ... de la publicité. Il ne fallut rien de moins que la déclaration de guerre, en septembre 1914, pour que s'interrompît la vie de "Vers et Prose". Est-il utile de noter que le Montparnasse, qui fit rêver les artistes du monde entier, fut entièrement inventé par Paul Fort ? A preuve, ces dix mille lettres qui annoncèrent à la terre entière qu'on y attendait les artistes de tout acabit. Ils vinrent et ce fut Montparnasse, l'un des grands repères — et repaires ! — artistiques de la planète.

De quelque côté ét de quelque manière que l'on examine cette époque, on ne saurait minimiser le rôle-phare du poète rémois. Paul Fort timonier, Paul Fort porte- enseigne, avec cette extraordinaire faculté de déceler les talents en sommeil ou en devenir, voire de les révéler.

Après avoir "lancé" Montparnasse, Paul Fort fit de même pour Montmartre où l'entraîna un nouvel amour, dit "Margot mon page", jolie poétesse de Passy, qui remporta le Prix de Poésie du Théâtre de l'Odéon. Mille francs de ce temps-là c'était quelque chose : elle les offrit pour l'érection d'une statue de Paul Verlaine dans les jardins du Luxembourg. Le monument fut inauguré le 28 mai 1911. C'est à cette époque, en 1912, après la mort de Léon Dierx, que Paul Fort, élu Prince des Poètes par ses pairs et par l'intermédiaire des journaux tels que Comœdia, Gil Blas, La Phalange, Le Figaro. Frédéric Mistral écrivit à cette occasion un premier article en français.

C'est au cours de cette même année que Paul Fort voit, pour la première fois, la toute jeune Germaine que son père, le bon poète Léo D'Orfer, symboliste estimable, a emmenée à la Closerie des Lilas. La jeune fille se tient discrètement à l'écart, mais le Prince reçoit le coup de foudre. Il n'oubliera pas la beauté "mince, élancée, taille souple à la Diane et quels beaux yeux pers éclairant le plus doux visage aristocratique...". Il reconnaît sa vraie muse, sa compagne prédestinée. Elle vit en province, près de ses grands-parents mais il ne sait pas où ; il ne peut guère le demander à son père, veuf, qui poursuit dans le quartier Saint Sulpice, une carrière d'écrivain-bohème. C'est du moment de ses vaines recherches que datent "Les Nocturnes" , livre sombre s'il en fût.

11 apprend enfin par un ami commun (Paul Husson, poète) le lieu de la retraite, un grand village, Les Bordes, près de Sully-sur-Loire. Il bondit, il arrive sous la neige, quelques jours avant Noël. La nuit même, après lui avoir fait porter en secret un poème et une lettre enflammée, il l'enlève en berline. Une épine : Germaine Tourangelle, tel est désormais son nom, est mineure. Nous sommes en 1912, les fugitifs auront la maréchaussée aux trousses. Une lettre de Léo D'Orfer atteint Paul Fort au cours d'un passage à Paris. Le poète y est traité durement : "...Votre âme est aussi vile que celle du roi des Huns..." La jeune enlevée le traite aussitôt de "Roi des deux".

Alors, commence une mémorable tournée de conférences, qui entraînera les amoureux a Genève, Lausanne, Berne, Fribourg, Liège, Bruxelles, Bruges, Cologne, Berlin, Versailles et Moscou. La Tourangelle est devenue officiellement la secrétaire du Maître. A l'occasion, elle récite les vers qui agrémentent les conférences.

Le voyage connaîtra un épilogue rocambolesque : des gendarmes russes appréhendent le conférencier comme ... terroriste ! Il fallut quatre jours pour éclaircir le cas. A Berlin, l'Ambassadeur de France Jules Cambon leur conseille, sans plus d'explications, de rentrer dare-dare à Paris. Quelques semaines après, c'était la guerre. Les voyageurs franchement rentrés sont fatigués, on les comprend. Ils vont se reposer dans la forêt des Yvelines "isolés du monde et comme dans un paradis" aux Haizettes, puis à Gambaiseul. Paul Fort y travaille à un 1915 — Paul FORT, en aimable conversation avec une «Madelon», devant l'immeuble où il écrivit «MONTLHÉRY-LA-BATAILLE. rappeler, au cours de mon exorde, dans quelle atmosphère de conspiration s'étaient déroulées les premières réunions du Comite Paul Fort, moins de deux ans auparavant. Encore, François et moi, non fonctionnaires, non engagés à la mairie, ne risquions-nous rien d'autre que l'animosité dont nous nous moquions bien ; il n'en était pas de même pour Fernand Baige, plus intégré à la commune et surtout pour André Jouanen, secrétaire de mairie. Mais ces temps étaient révolus : à preuve, toutes les personnalités montlhériennes présentes.

La remarquable "Cavatine", chorale bien connue, ouvrit la soirée avec sept morceaux allant de Marot à Paul Fort. Le ton était donné. Jeanne Sully et Jean Weber de la Comédie Française, justifièrent leur réputation, la première en déclamant Paul Fort, ce qui semblait aller de soi, le second en présentant un époustouflant numéro ... d'illusionniste. De jeunes auteurs-compositeurs, Michel Fontayne, Christian Lévy, Jean Chevalier, Jean-Pierre Pradines, Jean-Louis Gonfalone, Mick Nelson, Krikor Tassoumian, dont certains ont bien réussi depuis, présentèrent dans l'enthousiasme et le talent, chansons et poèmes. Ainsi se perpétuait la tradition des jeunes artistes en mouvance autour du Prince.

Pendant que se déroulait cette soirée, l'angoisse montait chez les organisateurs : j'en étais et de plus, je présentais. Si Brassens était arrivé vers 19 heures, Alain Barrière n'était toujours pas là. Je fis trois annonces où je noyais le poisson, puis je dus finir par avouer que Barrière n'était pas arrivé. La plupart des spectateurs, c'est vrai, étaient venus pour Paul Fort ou Brassens mais un certain nombre, à coup sûr, pour Barrière. Brassens accepta d'attendre, avec, il faut le souligner, une grande gentillesse. Enfin, il fallut bien admettre le pire : la seconde vedette, dont le nom faisait pendant à celui de Brassens sur les affiches placardées sur les murs de l'Essonne depuis des semaines, brillait par son absence. Je dus l'avouer clairement. Il y eut un silence gêné, une rumeur, quelques sifflets... Si l'hommage des jeunes à Paul Fort, reste, je l'ai dit plus haut, un merveilleux souvenir, ce moment où je déclarai à une salle comble que la seconde célébrité de la soirée ne viendrait pas, reste un des plus mauvais. Une semaine auparavant, le chanteur avait renouvelé sa promesse. J'aimais bien Alain Barrière: il est breton et fier de l'être, ses mélodies étaient faciles mais jolies, ses "musicalisations" de Paul Fort me plaisaient, le personnage m'était sympathique mais je ne lui ai jamais pardonné sa défection. Il m'a fait "manquer".

Heureusement, Brassens rattrapa la chose. Pâle, fatigué (il était à l'époque en mauvaise santé, souffrant de coliques néphrétiques) il arriva sur scène, tel qu'en lui- même, sa guitare d'une main, une chaise de l'autre. Il sourit, hocha vaguement la tête, posa le pied sur la chaise et se mit à gratter ses cordes.

Il y avait d'abord l'interprète, le timbre rare de sa voix, les accords savants de l'accompagnement, bref, le contact séduisant d'un véritable artiste. Mais aussi l'incroyable fait que cette énorme vedette qui pouvait faire le plein de n'importe quelle salle parisienne, ce révolutionnaire de la chanson, se trouvait là, dans cette salle communale, gratuitement, par fidèlité envers Paul Fort, par affection pour Germaine Tourangelle et François, par solidarité poétique pourrait-on dire.

Sa présence sauva la soirée dans ce qu'elle avait eu d'un peu long dans sa première partie, et aussi du désastre qu'aurait pu provoquer le faux-bond de Barrière. Un poète, Brassens. Un artiste. Et un homme.

L'année Paul Fort devait se prolonger jusqu'aux vacances. Le samedi 27 mai M. Sorre, Inspecteur d'Académie, dévoila, sur la pelouse du C.E.G, devant l'arbre offert par Maurice Gacheny, une plaque qui porte ces mots :