Dossier pédagogique

Lucrèce Borgia

Victor Hugo

Mise en scène de David Bobée

22 avril 2015

La Luna (20h)

- Dossier réalisé par Johann Plouvier, professeur de Lettres et de Théâtre au Lycée André Lurçat (Maubeuge), missionné au Théâtre du Manège par la Délégation Académique aux Arts et à la Culture-

1 Avant toute chose, vous trouverez ci-dessous le lien vers le site culturebox sur lequel vous pourrez visionner Lucrèce Borgia en intégralité (disponible jusqu'au 27 mai 2015) mis en scène au Château de Grignan (été 2014). http://culturebox.francetvinfo.fr/live/theatre/theatre-contemporain/lucrece-borgia-par-david-bobee-au- chateau-de-grignan-189405

AVANT LA REPRESENTATION

On pourra, dans un premier temps, proposer aux élèves une recherche sur la famille Borgia afin de replacer Lucrèce dans sa lignée (Lucrèce / Rodrigo / Juan / Cesare) et d'éclaircir les liens familiaux mais aussi de permettre aux élèves de saisir le passage de l'Histoire à la fiction, de la réalité au mythe. Afin de préparer une activité qui sera menée après la représentation, vous pouvez demander à vos élèves de faire le portrait de Lucrèce à partir de ce qu'ils auront trouvé lors de leurs recherches (portrait qu'ils confronteront aux choix de David Bobée et à d'autres représentations du personnage).

On pourra ensuite leur proposer des recherches sur en limitant celles-ci à son rôle dans le renouvellement de l'esthétique théâtrale (drame romantique), notamment en donnant à lire aux élèves quelques extraits de la Préface de (1827).

Puis, on s'intéressera à la Préface de Lucrèce Borgia (1833) dans laquelle Victor Hugo présente sa pièce comme la deuxième partie d'un diptyque : Le Roi s'amuse (1832) et Lucrèce Borgia. Cette préface permet également de bien saisir les caractéristiques de l'esthétique romantique, le grotesque et le sublime. Ici, il serait intéressant de mettre les élèves en activité autour de cette Extraits de la préface de Cromwell préface afin de les amener à expliquer le lien entre les deux pièces de Hugo ainsi qu'avec les " Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur extraits de la préface de Cromwell. cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu'alors, et qu'on nous pardonne d'exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu'alors, agissant en cela comme le polythéisme et la philosophie antique, la muse purement épique des anciens "[...] la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse n'avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans d'un tremblement de terre, changera pitié de l'art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son toute la face du monde intellectuel. Elle imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. Type se mettra à faire comme la nature, à d'abord magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est mêler dans ses créations, sans pourtant systématique, devenu dans les derniers temps faux, mesquin et les confondre, l'ombre à la lumière, le conventionnel. Le christianisme amène la poésie à la vérité. grotesque au sublime, en d'autres Comme lui, la muse moderne verra les choses d'un coup d'œil termes, le corps à l'âme, la bête à l'esprit plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans la création ; car le point de départ de la religion est n'est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, toujours le point de départ de la poésie. le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, Tout se tient." le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière."

2 Extrait de la préface de Lucrèce Borgia (Victor Hugo)

Le roi s’amuse et Lucrèce Borgia ne se ressemblent ni par le fond, ni par la forme, et ces deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée si diverse que l’un sera peut-être un jour la principale date politique et l’autre la principale date littéraire de la vie de l’auteur. Il croit devoir le dire cependant, ces deux pièces si différentes par le fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement accouplées dans sa pensée. L’idée qui a produit Le roi s’amuse et l’idée qui a produit Lucrèce Borgia sont nées au même moment sur le même point du cœur. Quelle est en effet la pensée intime cachée sous trois ou quatre écorces concentriques dans Le roi s’amuse ? La voici. Prenez la difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, à l’étage le plus infime, le plus souterrain et le plus méprisé de l’édifice social ; éclairez de tous côtés, par le jour sinistre des contrastes, cette misérable créature ; et puis, jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme, le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? C’est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines conditions, transformera sous vos yeux la créature dégradée ; c’est que l’être petit deviendra grand ; c’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond, voilà ce que c’est que Le roi s’amuse. Eh bien ! Qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, la plus complète ; placez-la là où elle ressort le mieux, dans le cœur d’une femme, avec toutes les conditions de beauté physique et de la grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime, et maintenant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel ; dans votre monstre mettez une mère ; et le monstre intéressera, et le monstre fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi, la paternité sanctifiant la difformité physique, voilà Le roi s’amuse ; la maternité purifiant la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia.

Après ces premières activités, il est intéressant de se pencher sur la note d'intention du metteur en scène afin de comprendre ce qui a motivé ses choix et d'avoir quelques pistes de lecture.

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Vous trouverez également une émission (Comme on nous parle, Pascale Clark) consacrée à la mise en scène de David Bobée dans laquelle il est interviewé avec Béatrice Dalle : http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=916454#

Après l'étude de ces deux documents, vous pourriez laisser les élèves exprimer ce qu'ils ont retenu et leur faire émettre des hypothèses par rapport aux informations recueillies lors des recherches sur le personnage et sur l'intrigue.

Enfin, je vous propose un travail au plateau à partir d'une scène de Lucrèce Borgia (ACTE I, Première partie, scène 5) qui permettra aux élèves de saisir les enjeux de la pièce et de rentrer dans la complexité du personnage de Lucrèce Borgia.

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Le texte de Victor Hugo se trouve en pages de droite, les commentaires d’Antoine Vitez et les réflexions et croquis de Yannis Kokkos et Eloi Recoing, en pages de gauche. Peut-être faut-il ne pas donner ces commentaires dans un premier temps afin de permettre aux élèves de réfléchir aux enjeux de la scène.

7 1ère étape : dégager les enjeux de la scène (ici l'humiliation de Lucrèce devant son fils; chaque nom est comme une pierre) 2ème étape : construire une improvisation à partir de ce qui vient d'être dégagé et créer une tension. -> un élève joue le rôle de Lucrèce. -> les autres, les uns après les autres, se dirigent vers Lucrèce et cherchent comme dans la scène à l'intimider et à l'humilier en disant : "Je suis + prénom + grief concret" (ex: Je suis ..., tu as volé mon mari). -> les entrées se font progressivement mais de telle manière que l'on sente naître la tension et que Lucrèce n'ait pas d'échappatoire. 3ème étape : retour sur expérience. -> demander aux participants ce qu'ils ont ressenti pour eux-mêmes ainsi que pour leur personnage.

On peut ensuite demander aux élèves de s'interroger sur la scénographie qui pourrait être créée pour cette scène d'humiliation et la confronter pour finir au choix de David Bobée (culturebox: http://culturebox.francetvinfo.fr/live/theatre/theatre-contemporain/lucrece-borgia-par-david-bobee-au-chateau-de- grignan-189405 > 29'50 - 34'). Ici, on leur demandera de formuler des hypothèses en s'appuyant sur l'activité précédente afin d'argumenter.

APRES LA REPRESENTATION

Tout d'abord, laissez les élèves s'exprimer sur ce qu'ils ont vu et éprouvé, demandez à l'un d'entre eux d'être le secrétaire afin d'avoir une représentation de l'expérience vécue par le groupe.

Après ce temps d'échange, il serait intéressant que vos élèves se remémorent le portrait qu'ils s'étaient fait de Lucrèce à partir de leurs recherches préparatoires afin de les confronter avec la vision qu'en donne David Bobée à travers sa mise en scène pour comprendre que ce personnage est complexe et est devenu un mythe. Ainsi, vous pourriez présenter d'autres représentations de Lucrèce qui montreraient différents traits de sa personnalité supposée et les faire dégager par les élèves (travail du metteur en scène qui se doit de faire des choix).

Béatrice Dalle dans le rôle de Lucrèce Borgia, mise en scène de David Bobée

Portrait de femme par Bartolomeo Veneto (le tableau est traditionnellement considéré comme représentant Lucrèce Borgia)

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Guillaume Gallienne et Éric Ruf © Christophe Raynaud de Maquette de costume de Désiré Chaineux pour Lage, 2014, coll. Comédie-Française Lucrèce Borgia de Victor Hugo, rôle-titre (Mme Segond-Weber), 1918 © Coll. Comédie-Française

Borgia, série de CANAL +

Par Abel Gance 1935 9

Ensuite, je vous propose un travail centré sur la scénographie (représentation des lieux, importance de l'eau). Vous pourriez d'abord partir des hypothèses des élèves. Comment ont-ils compris la présence de cet élément ? Le plateau presque nu ? Si les idées venaient à manquer, vous pourriez tout d'abord leur proposer deux photographies de mises en scène classiques.

Mme Segond-Weber (Lucrèce) dans Lucrèce Borgia en 1918 © A. Bert, coll. Comédie-Française

Maurice Donneaud (Gennaro), Denis D'Inès (Gubetta), Mary Marquet (Dona ) dans Lucrèce Borgia en 1935 © Manuel frères, coll. Comédie-Française

On peut leur faire observer la représentation concrète des lieux : un intérieur faisant référence à la noblesse et à la Renaissance pour la mise en scène de 1918 ; une représentation du lieu de l'action, Venise (décor réaliste) pour celle de 1935.

A partir de ces constats, on peut revenir à la scénographie de Bobée et voir comment il a suggéré les lieux plutôt que de les représenter. La scénographie est donc symbolique : l'eau représenterait Venise (dans un premier temps), la façade du château de Grignan symboliserait les scènes urbaines et d'intérieur. Pour les représentations en salle, la façade est en fait représentée par des portiques où les éléments techniques "ont un rôle plastique".

On peut leur proposer la lecture d'une interview retranscrite dans L'Avant-scène Théâtre (n°1364, juin 2014), que j'inclus dans ce dossier, dans laquelle Bobée explique ses choix. Pour le choix de l'eau, je vous propose de laisser vos élèves s'interroger sur sa présence et son intérêt dramaturgique avant de leur donner à lire l'interview.

Scénographie

pour les représentations

au château de Grignan

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Scénographie

adaptée pour les représentations

en salle

Le but de ce travail est vraiment d'amener les élèves à être des spectateurs actifs.

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13 D'autres documents seront joints à ce dossier, vous pourrez les télécharger dans la même rubrique que le dossier pédagogique.

Enfin, il est intéressant de se pencher sur le choix de David Bobée de faire appel à différents champs artistiques ce qui fait que son théâtre peut être qualifié de pluridisciplinaire. Cela n'étant peut-être pas visible spontanément pour les élèves, on pourrait le leur dire (rappeler que Bobée travaille avec des comédiens, des danseurs, des circassiens , avec la vidéos et les nouvelles technologies) et leur demander ce qu'ils pensent de ces choix. Que cela apporte-t-il à la pièce ? Le metteur en scène répond à cette question dans l'interview.

On peut aussi attirer leur attention sur le fait que l'intrigue se déroule pendant le carnaval de Venise puis une autre partie de la pièce pendant la fête chez la Negroni. Ce qui est intéressant enfin, c'est de voir comment Bobée se rapproche de la démarche de Victor Hugo (cf. Préface de Lucrèce Borgia ci-dessous) celle d'ouvrir le théâtre au peuple (Lucrèce Borgia est représenté pour la première fois au Théâtre de La Porte Saint-Martin, plutôt destiné à un public "populaire".)

L’auteur de ce drame sait combien c’est une grande et sérieuse chose que le théâtre. Il sait que le drame, sans sortir des limites impartiales de l’art, a une mission nationale, une mission sociale, une mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent et si avancé qui a fait de Paris la cité centrale du progrès, s’entasser en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poète, va soulever le moment d’après, il sent combien il est peu de chose, lui, devant tant d’attente et de curiosité ; il sent que si son talent n’est rien, il faut que sa probité soit tout ; il s’interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son œuvre ; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu’il lui aura enseigné. Le poète aussi a charge d’âmes. Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront les temps sérieux où nous sommes), que des choses pleines de leçons et de conseils.

Pour terminer sur la mise en scène de Bobée, on peut s'interroger sur le choix d'une ambiance musicale plutôt rock. On peut peut-être faire le parallèle entre l'histoire du rock'n'roll (musique populaire surtout associée à la jeunesse décadente et rebelle) et le Romantisme.

AUTRES PISTES

- autour de la mise en scène de Denis Podalydès avec Guillaume Gallinenne dans le rôle titre.

- autour du monstre au théâtre et de sa représentation : Médée, Lady Macbeth ... (cf. dossier documentaire en ligne, article "le chœur des femmes vénéneuses")

- un travail d'écriture : ce que Lucrèce n'a pu dire à Gennaro.

- autour de la revue de presse du spectacle : http://www.lecarre-lescolonnes.fr/wp-content/uploads/2014/07/Revue- de-presse-Lucrece-Borgia.pdf

- autour de la description de la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer à relier au personnage de Lucrèce Borgia.

14 Pour croire à la pieuvre, il faut l'avoir vue. Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire. À de certains moments, on serait tenté de le penser, l'insaisissable qui flotte en nos songes rencontre dans le possible des aimants auxquels ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve il sort des êtres. L'inconnu dispose du prodige, et il s'en sert pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode n'ont pu faire que la Chimère ; Dieu a fait la pieuvre. Quand Dieu veut, il excelle dans l'exécrable. Le pourquoi de cette volonté est l'effroi du penseur religieux.

Tous les idéals étant admis, si l'épouvante est un but, la pieuvre est un chef-d'œuvre. La baleine a l'énormité, la pieuvre est petite ; l'hippopotame a une cuirasse, la pieuvre est nue ; la jararaca a un sifflement, la pieuvre est muette ; le rhinocéros a une corne, la pieuvre n'a pas de corne ; le scorpion a un dard, la pieuvre n'a pas de dard ; le buthus a des pinces, la pieuvre n'a pas de pinces ; l'alouate a une queue prenante, la pieuvre n'a pas de queue ; le requin a des nageoires tranchantes, la pieuvre n'a pas de nageoires ; le vespertilio vampire a des ailes onglées, la pieuvre n'a pas d'ailes ; le hérisson a des épines, la pieuvre n'a pas d'épines ; l'espadon a un glaive, la pieuvre n'a pas de glaive ; la torpille a une foudre, la pieuvre n'a pas d'effluve ; le crapaud a un virus, la pieuvre n'a pas de virus ; la vipère a un venin, la pieuvre n'a pas de venin ; le lion a des griffes, la pieuvre n'a pas de griffes ; le gypaète a un bec, la pieuvre n'a pas de bec ; le crocodile a une gueule, la pieuvre n'a pas de dents.

La pieuvre n'a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante ou contondante, pas d'ailerons tranchants, pas d'ailerons onglés, pas d'épines, pas d'épée, pas de décharge électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de bec, pas de dents. La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. Qu'est-ce donc que la pieuvre ? C'est la ventouse. Dans les écueils de pleine mer, là où l'eau étale et cache toutes ses splendeurs, dans les creux de roches non visités, dans les caves inconnues où abondent les végétations, les crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de l'océan, le nageur qui s'y hasarde, entraîné par la beauté du lieu, court le risque d'une rencontre. Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre ébloui, on sort terrifié.

Voici ce que c'est que cette rencontre, toujours possible dans les roches du large. Une forme grisâtre oscille dans l'eau ; c'est gros comme le bras et long d'une demi-aune environ ; c'est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n'aurait pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s'ouvre, huit rayons s'écartent brusquement autour d'une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c'est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de diamètre. Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous.

L'hydre harponne l'homme.

Cette bête s'applique sur sa proie, la recouvre, et la noue de ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en dessus elle est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite de cendre qui habite l'eau. Elle est arachnide par la forme et caméléon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose épouvantable, c'est mou. Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse. Elle a un aspect de scorbut et de gangrène ; c'est de la maladie arrangée en monstruosité.

Elle est inarrachable. Elle adhère étroitement à sa proie. Comment ? Par le vide. Les huit antennes, larges à l'origine, vont s'effilant et s'achèvent en aiguilles. Sous chacune d'elles s'allongent parallèlement deux rangées de pustules décroissantes, les grosses près de la tête, les petites à la pointe. Chaque rangée est de vingt-cinq ; il y a cinquante pustules par antenne, et toute la bête en a quatre cents. Ces pustules sont des ventouses.

Ces ventouses sont des cartilages cylindriques, cornés, livides. Sur la grande espèce, elles vont diminuant du diamètre d'une pièce de cinq francs à la grosseur d'une lentille. Ces tronçons de tubes sortent de l'animal et y rentrent. Ils peuvent s'enfoncer dans la proie de plus d'un pouce. Cet appareil de succion a toute la délicatesse d'un clavier. Il se dresse, puis se dérobe. Il obéit à la moindre intention de l'animal. Les sensibilités les plus exquises n'égalent pas la contractilité de ces ventouses, toujours proportionnée aux mouvements intérieurs de la bête et aux incidents extérieurs. Ce dragon est une sensitive.

Extrait de Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo (1866)

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