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Michel Pinault, L’intellectuel scientifique : du savant à l’expert, 2013 michel-pinault.over-blog.com Michel PINAULT L’intellectuel scientifique : du savant à l’expert L’implication des scientifiques sur la scène publique et leur engagement dans des causes d’intérêt général – toutes choses qui caractérisent les intellectuels – se sont faits, de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, sur des thèmes et dans des formes, et selon une chronologie, qui distinguèrent ces scientifiques des autres intellectuels, hommes de lettres et artistes en particulier. C’est dans ce cadre qu’il convient de faire avancer cette « histoire en chantier » qu’est l’histoire des intellectuels scientifiques1. Dans le texte qui suit, après un bilan historiographique, je proposerai quelques caractérisations d’ensemble de ces intellectuels scientifiques et quelques charnières de leur évolution. En consacrant, depuis une vingtaine d’années, leurs efforts au développement d’une histoire des intellectuels, les historiens français du contemporain ont généralement réservé aux scientifiques la portion congrue. C’est finalement ce que l’on constate lorsqu’on interroge les tables des matières et les index des derniers ouvrages de synthèse parus2. Nul ne songerait à en faire le reproche aux auteurs ; il ne s’agit que de la conséquence de l’état des recherches sur ce sujet. On note que si, dans de tels ouvrages, quelques grandes figures sont régulièrement invoquées, Paul Langevin, Jean Perrin, d’autres, c’est plus souvent au titre d’archétypes symbolisant le milieu que d’une connaissance réelle de leurs trajectoires et de l’originalité de leur rôle politique. 1 Jean-François Sirinelli, « Le hasard ou la nécessité ? Une histoire en chantier : l’histoire des intellectuels », vingtième siècle, revue d’histoire, janvier-mars 1986, p. 97-107. 2 Voir Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français, Seuil, Paris, 1996, et M. Winock, Le siècle des intellectuels, Seuil, Paris, 1997. 1 Michel Pinault, L’intellectuel scientifique : du savant à l’expert, 2013 michel-pinault.over-blog.com Il y a certes des freins structurels qui ne favorisent pas l’accumulation de travaux. Ainsi en est-il de la tradition qui a pu réserver, dans l’université française, l’histoire des sciences aux philosophes et aux épistémologistes, tandis que les historiens, qui paraissent craindre de s’attaquer à un domaine qui leur semble réclamer des compétences de spécialiste, se tournent encore trop souvent « naturellement » vers l’étude des écrivains et autres gens de plume3. Ainsi en est-il aussi du fait que reste négligé le rôle devenu décisif de la science et de la technique dans la vie sociale. La culture scientifique n’y progresse que lentement et la science n’apparaît dans les médias, le plus souvent, qu’à l’occasion de dérives inquiétantes et spectaculaires – « vache folle », SIDA, OGM, attentats bactériologiques – tandis que des découvertes importantes, des événements (attribution d’un prix Nobel, disparition d’un ancien prix Nobel), des prises de positions publiques pourtant incontournables des scientifiques sont à peu près ignorés : physiciens nucléaires au sujet de l’énergie nucléaire, biologistes au sujet des cultures d’OGM, pour ne citer que deux cas où certains scientifiques sont, à tort où à raison, plutôt à contre-courant de l’« opinion »4. Il faut donc que les historiens s’inscrivent à rebours de ces tendances pour choisir de travailler sur l’histoire des intellectuels scientifiques. L’article fondateur de Jean-François Sirinelli, « Le hasard ou la nécessité ? Un histoire en chantier : l’histoire des intellectuels », reste pour cela d’une grande actualité, en ce qu’il définissait un cadre, une problématique et des objectifs : re-parcourir des itinéraires d’intellectuels scientifiques et les rendre intelligibles, re- situer leur place au sein de leurs milieux et rendre compte de l’impact de leurs interventions sur 3 En voulant « introduire ses lecteurs aux réalités de la pensée scientifique » (Avant-propos, p. VII), grâce au Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences (PUF, Paris, 1999) dont il a dirigé la réalisation, Dominique Lecourt a pérennisé cette démarche en accordant peu de place aux interventions directes des scientifiques dans le débat public. Dans son « Que sais-je ? » sur l’Histoire des sciences, Pascal Acot écrit un bref chapitre « Histoire des sciences, idéologie et politique » (PUF, Paris, 1999). La publication récente, sous la direction de Nicolas Witkowski, du Dictionnaire culturel des sciences (Seuil, Paris, 2001), a permis de donner une large place à l’histoire culturelle et à l’histoire des idées. Cependant, l’histoire des intellectuels scientifiques y est très peu revisitée. 4 Voir Bernadette Bensaude-Vincent et Anne Rasmussen, La Science populaire dans la presse et l’édition, XIX et XXe siècles, CNRS, Paris, 1997. Les débats intellectuels occasionnés par « l’affaire Sokal » ont donné une nouvelle dimension à la question de la science dans la vie intellectuelle : voir Alan Sokal Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, Paris, 1997 ; Baudouin Jurdant(dir.), Impostures scientifiques. Les malentendus de l’affaire Sokal, La Découverte/Alliage, Paris, 1998 ; « Retour sur l’affaire Sokal : le vrai débat », en particulier les articles de Jean Khalfa et Juliette Simont, Les Temps modernes, n° 600, juil-sept. 1998. 2 Michel Pinault, L’intellectuel scientifique : du savant à l’expert, 2013 michel-pinault.over-blog.com les enjeux de leur temps5. Bien des « traversées de siècle » devront être accumulées pour que le temps des vastes synthèses s’ouvre dans notre domaine. L’histoire des intellectuels scientifiques, si elle doit se nourrir de travaux d’histoire culturelle et d’histoire intellectuelle - tant l’analyse des discours des intellectuels scientifiques sur la science, par exemple sur la science et la guerre, ou sur la science et la technologie, est essentielle, pour elle-même et pour les confronter à leurs pratiques6 -, ne peut s’envisager que fortement inscrite dans l’histoire sociale des milieux scientifiques. La sociologie, en affirmant que le science est soumise aux mêmes déterminations que les autres activités humaines a ouvert la voie à une telle histoire7. Ainsi, Pierre Bourdieu définit-il le « champ » scientifique comme « le lieu (c'est à dire l'espace de jeu) d'une lutte de concurrence qui a pour enjeu scientifique le monopole de l'autorité scientifique inséparablement définie comme capacité technique et comme pouvoir social »8. La vie scientifique comme une lutte pour le pouvoir ? On voit bien tout ce qu’une histoire des intellectuels scientifiques peut gagner à emprunter à cette approche démarches et définitions. Ainsi le sociologue Bruno Latour, soulignant que « ce que nous appelons société et ce que nous appelons la science sont rendus indissociables par le travail de nombreux savants, politiques et militaires », définissait son approche de l’étude des pratiques publiques des scientifiques en concluant : « On pourra même imaginer deux professions d'historiens, l'une qui préfèrera l'explication par la pure politique, l'autre par la pure science. On a coutume d'appeler externaliste la première et internaliste la seconde...J'appelle histoire sociale des sciences le projet intellectuel qui a pour but de résister à cette partition »9. 5 Voir Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie, Odile Jacob, Paris, 2000. 6 David Bloor, Knowledge and Social Imagery, Routledge, Londres, 1976 ; Steven Shapin, « History of Science and its Sociological Reconstructions », History of Science, 1982-20, p. 157-211. 7 Il reste nécessaire de relire les conférences fondatrices de Max Weber sur Le Savant et le Politique (Plon, Paris, 1959, 1ère éd. 1919). Krzysztof Pomian qui écrit que « les liens entre la science et l’histoire sont beaucoup plus profonds qu’on ne le pense d’habitude », invite à rapprocher, dans le cadre d’une histoire de la connaissance, l’étude des pratiques scientifiques et des pratiques historiennes (K. Pomian, « L’Histoire de la science et l’histoire de l’histoire », Annales ESC, n° 5, 1975, p. 935-952, texte repris dans Sur l’histoire, Gallimard, Paris, 1999). 8 Pierre Bourdieu, "La Spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison", Sociologie et Sociétés, VII, 1975, p. 91-118. Voir aussi P. Bourdieu, Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, INRA éd. Paris, 1997. 9 Bruno Latour, « Joliot : l’histoire et la physique mêlées », dans M. Serres (dir.), Eléments d’histoire des sciences, Bordas, Paris, 1989, p. 493-513. Latour appartient à un courant, issu des Social Studies of Science anglo-saxonnes, d’abord soucieux d’une approche micro-sociologique des pratiques de laboratoire et élargissant son champ de réflexion aux rapports entre les pratiques scientifiques et les différents pouvoirs (économiques, militaires, politiques…). Voir B. Latour, Le Métier de chercheur, regard d’un anthropologue, INRA éd., Paris, 1995, et le recueil d’articles, La science en action, La Découverte, Paris, 1989. Bilans historiographique et bibliographique par Bernard-Pierre Lecuyer d’une part ("Bilan et perspectives de la 3 Michel Pinault, L’intellectuel scientifique : du savant à l’expert, 2013 michel-pinault.over-blog.com L'ouvrage collectif sur les milieux pastoriens à la fin du XIXème siècle, dirigé par Claire Salomon-Bayet, constitue une référence pour ceux qui veulent ainsi replacer l’histoire des intellectuels scientifiques dans le cadre d’une histoire