Diego Giacometti

DANIEL MARCHESSEAU

Diego Giacometti

PRÉFACE DE Jean Leymarie

Hermann Avertissement

Ce livre a été entrepris en mai 1984 avec la collaboration de Diego Giacometti. Il s'agissait de faire mieux connaître son œuvre, largement admirée, mais dont il était encore malaisé de percevoir la cohérence et l'ampleur. De longues conversations avec l'artiste et ses amis ont fourni la matière du texte qui ne prétend en rien à la biographie. L'absence de données chronologiques, l'imprécision des tirages et la difficulté créée par les variantes infinies de certains meubles et objets, rendaient vain dès l'abord le projet d'un catalogue raisonné. Cependant, grâce aux recherches conduites auprès des collectionneurs et musées, ainsi que chez ses fondeurs, un ensemble considé- rable des créations et réalisations de Diego a pu être identifié. Ce sera la base de la première exposition officielle agréée par l'artiste, au Musée des Arts décoratifs à , en février 1986. Les objets à plus grand tirage réalisés en collaboration par Diego et son frère Alberto dans les années qui ont précédé la guerre ont été laissés de côté pour rendre au travail propre de Diego sa dimension véritable.

FRONTISPICE : Diego à en 7969. Devant lui, son buste par Alberto en 1914.

ISBN 2 70 56 6548 X cO 1986, Hermann, 6 rue de la Sorbonne, 75005 Paris Nouveau tirage 2005 Tous droits de reproduction, même fragmentaire, sous quelque forme que ce soit, y compris photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, réservés pour tous pays. Avant-propos, 2005 Après la disparition brutale de Diego Giacometti le (New York, 1987). Seules quelques oeuvres, peu publiées, 15 juillet 1985 à Paris, M. Pierre Berès, son ami de longue ont été ajoutées. date, a décidé de publier sans tarder, dans le cadre des A la relecture et avec le recul des quelque vingt années éditions Hermann qu'il préside, une monographie que qui se sont écoulées depuis sa rédaction, le manuscrit a j'avais entreprise à sa demande depuis plus de deux pris certains accents de nostalgie. Après Diego Giacometti ans, en prévision d'une exposition au musée des Arts lui-même, nombre de ses amis, que nous avions, sur son décoratifs à Paris prévue pour l'automne. Celle-ci, retardée conseil, questionnés, et chez qui les œuvres participaient, pour des raisons évidentes, fut présentée du 18 février au en témoignage d'amitié, de leur quotidien merveilleux, ont, 13 avril 1986. Cette rétrospective dont certains gardent un à leur tour, disparu : Mmes Patricia de Beauvais, Henriette souvenir ému - la seule qui lui ait jamais été consacrée, Gomès, Sylvie Boissonnas, Joyce Mansour, Marie-Pierre celle dont il a été l'actif complice a connu, grâce à la Toll ; MM. Pierre Barbe, Parouir Beglarian, Silvio Berthoud, générosité de nombreux commanditaires et prêteurs, un André Fourquet, Pierre et Tana Matisse, Henri Samuel, David succès considérable et contribué grandement à élargir le Sylvester parmi beaucoup d'autres. Ils auront été, par leur cercle jusqu'alors étroit de ses admirateurs. enthousiasme et leur fidélité, les vrais messagers et relais de A la suite de cette importante manifestation dans la cette œuvre d'exception. majestueuse nef de l'aile de Marsan, qui regroupait plus de 150 pièces, furent signées deux donations d'oeuvres Le lecteur doit cependant se souvenir que plusieurs très provenant directement de l'atelier, par les héritiers de importants procès pour contrefaçon ont entaché, après l'artiste attachés à la préservation de l'œuvre de leur aîné sa mort, la production de Diego Giacometti. L'artiste lui- disparu sans enfant: le 19 août 1986, Bruno et Odette même, recevant en 1985 une publication américaine, l'avait Giacometti et leur neveu Silvio Berthoud signèrent un acte entièrement annotée et raturée sous nos yeux, enragé par sous seing privé avec Yvonne Brunhammer, directrice du la duplicité de négociants et courtiers indélicats. Comme musée pour cinq cent onze bronzes et plâtres originaux de l'indique une enquête du New York Times en date du la main de Diego. Le 17 octobre 1986, les mêmes donateurs 2 mars 1992, surmoulages séduisants, faux caractérisés et et Annette Giacometti complétèrent cet ensemble autres plagiats se sont multipliés dès 1986. Ceux-ci ont considérable d'une vingtaine de pièces exécutées par inondé un marché naissant très à propos, en particulier son frère Alberto, avec ou sans la collaboration de Diego. auprès de grandes salles de vente internationales. En Il s'agit de nombreuses maquettes originales, de multiples France, pas moins de vingt-cinq inculpés répondirent aux maîtres-modèles, de déclinaisons d'éléments décoratifs questions du juge Dominique Martin Saint-Léon au tribunal qui permettent aujourd'hui de cerner au plus près de la de Besançon, devant des dizaines de pièces saisies par la main des deux artistes, les sources des recherches formelles police nationale française, provenant en particulier de la comme les nombreuses commandes particulières de Fonderie de Jacques Redoutey, à Port sur Saône, qui avait l'artiste « meublier ». Précisons que ce musée avait déjà fondu le mobilier du musée Picasso. Ces contrefaçons reçu deux donations significatives: la première, en 1982 furent dûment identifiées avec sagacité par l'inspecteur d'une importante table carcasse (grand modèle) offerte par Denis Vincenot On reconnut sur le banc des accusés, outre l'artiste lui-même ; la seconde, d'un lampadaire remis par les fondeurs, quelques marchands ayant pignon sur rue, Pierre et Annick Berès en mai 1985. des receleurs sans scrupule, des collectionneurs peu avertis, des experts mal informés. L'estimation d'innombrables Rappelons que Diego disparut avant d'avoir pu voir épreuves fut alors valorisée entre 150 et 200 millions de l'ensemble du mobilier qu'il avait spécialement réalisé pour francs de l'époque, soit environ 30 millions d'euros en le musée Picasso, dans l'hôtel Salé. Celui-ci ouvrit ses portes valeur 2005. Le marché international n'en a guère tenu le 23 septembre 1985, quelques semaines donc après compte, qui avait vu des enchères croître à des sommets l'incinération de l'artiste au cimetière du Père Lachaise à que l'artiste n'aurait jamais pu imaginer. Le futur permettra- Paris le 24 juillet et son inhumation au cimetière familial de t-il un jour de distinguer le bon grain de l'ivraie ? Stampa (, Suisse), le 31 juillet La présente édition du livre est une réimpression des textes et de l'iconographie publiée chez Hermann sous la direction de Pierre Berès Daniel Marchesseau en 1986, avant une traduction américaine chez Abrams Diego chez lui, 1984. PRÉFACE par Jean Leymarie

Maintenant qu'il n'est plus, les expositions et les livres sur de ses mythes, de ses modes ou conventions que du Diego vont se multiplier, rompre le cercle de discrétion travail qui le relie à elle et qu'il accomplit régulièrement dont il avait su s'entourer. Peu de jours avant sa brusque chaque jour, avec la patience tranquille d'un ouvrier à qui disparition que rien, malgré l'âge, ne laissait encore suffit d'aimer ce qu'il fait. Est-ce à dire qu'il reste insensi- craindre, j'avais accepté, dans l'enchantement de sa ble à l'estime que peut lui valoir son ouvrage ? Non pas si présence, de donner ici mon témoignage, ce qui, les elle lui est témoignée dans le secret des simples relations circonstances changées, devient plus difficile, sans son humaines, mais sous toute autre forme elle le dérangera secours escompté, sans le recul désormais nécessaire. comme une marque incongrue, une entrave à sa liberté Comment évoquer fidèlement, en respectant sa pudeur, et à son désir de garder un anonymat protecteur, tant il l'homme modeste et singulier, si merveilleux, que l'on tient, franchi le seuil de son atelier, à redevenir comme aimait sans réserve, comment définir, en la situant à son les autres, à se perdre parmi le peuple des petits bistrots rang, le charme inclassable de son oeuvre ? En 1963, dans de son quartier, à se mêler aux histoires qui s'échangent un périodique dont je m'occupais pour couvrir les frais par-dessus le comptoir et qui le ravissent plus que tout de voyage entre Genève, où j'habitais alors, et Paris, où je au monde. » venais le plus souvent possible retrouver Alberto et Diego, je priai notre ami commun Roger Montandon, peintre, Il aura vécu soixante ans de la sorte à Paris, dans son écrivain, de rédiger, à la joie aussi d'Alberto, qui l'en même coin d'Alésia, près de Montparnasse. A la veille du remercia, deux ou trois pages sur Diego. Voici le début 14 juillet, qui, cet été, tombait un dimanche et comme de son article peu connu, non signé, déjà pourvu d'illus- pour s'accorder trois jours de vacances, qu'il ne prenait trations, le premier, sauf une brève mention antérieure, plus, sa grande réalisation du musée Picasso terminée, consacré spécialement à Diego, dont le ton demeure si il se fait opérer de la cataracte à l'Hôpital américain de juste qu'il le faudrait citer en entier : « Pour ceux qui ne le Neuilly. Le lundi matin, il s'apprêtait à sortir, heureux, connaissent pas, c'est le frère d', mais la vue recouvrée et à rejoindre son travail, quand une pour les autres, c'est Diego, et je ne sais personne qui embolie l'a terrassé. Il repose, parmi les siens, au petit ressemble moins à quelqu'un d'autre, ni qui m'ait donné cimetière de Stampa, son village natal, vers lequel on doit plus sereine impression d'absolue indépendance, car il se tourner pour saisir ses racines au sein d'une étonnante n'est prisonnier de rien, on dirait, pas plus de la société, lignée, dans le cadre abrupt et majestueux des Grisons. Chaque vallée alpestre a son caractère autonome et en entier le registre plastique : Alberto (1901) la peinture ses fortes particularités. Le Val , dont dépend et la sculpture, Diego (1902) les arts appliqués, et Bruno Stampa, que pénétrèrent aussi des courants celtes et (1907) l'architecture. Ils sont élevés dans un climat de slaves, est le débouché du passage millénaire entre les confiance et d'harmonie par des parents alliant aux rudes terres germaniques et les terres latines. Il commence vertus locales la sagesse et les raffinements humanistes. au lac de Sils, hanté par Nietzsche, et avant la plongée Alberto, l'aîné, s'exprime pour tous quand il a reconnu : italienne sur Chiavenna, longe le bourg patricien de « Je ne peux pas imaginer enfance et jeunesse plus heu- Soglio, célébré lyriquement par Rilke et Pierre Jean Jouve. reuses que celles que j'ai passées avec mon père et toute Ses habitants, de foi protestante en un canton catholique, ma famille, ma sœur et mes frères ». Des tableaux et des ont préservé leurs traditions, leur dialecte, des rites étran- dessins de Giovanni montrent les enfants réunis le soir ges, le culte de la nature, le goût âpre et fier de la liberté. autour de la table commune, sous la lampe à suspension, chacun assis sur la chaise de noyer dont le médaillon est Cette haute contrée inspiratrice des poètes est aussi, son portrait sculpté. Les lampes de Diego, ses sièges et sous sa lumière transperçante et ses couleurs argentées, ses tables ont ici leur origine. C'est en voyant rayonner les un lieu de peintres. Fils de l'aubergiste et boulanger de meubles de son enfance dans cette chaleureuse atmos- Stampa, (1868-1933) se destine à la phère domestique qu'il rêva d'en créer un jour l'équi- peinture et en devient, avec son cousin Auguste, l'un des valent, sur son mode personnel. La route a été longue meilleurs représentants en Suisse, au tournant du siècle. pour y parvenir et les résultats d'autant mieux assurés. Il se forme à Munich, Paris et Naples avant de regagner Diego ne livrait ses souvenirs que par bribes, avec son pays, se lie avec ses compatriotes Cuno Amiet et humour et détachement. Le succès venu, quelques Ferdinand Hodier, parrains de ses fils, avec Segantini, son chroniques inexactes ont été publiées sur les vicissitudes voisin à Matoja. Il épouse en 1900 Annetta Stampa, femme de ses débuts. Contrairement à ses frères, il rechigne d'intuition supérieure, mère au sens goethéen, gardienne aux études et n'éprouve aucune vocation. Il hérite sans du village dont elle porte le nom et, dans sa longue et doute de bonnes dispositions pour le dessin, qu'attes- noble vieillesse, aïeule vénérée. Quatre enfants naissent à tent plusieurs feuillets inédits, mais ne songe nullement à leur foyer, une fille, Ottilia (1904), morte en couches, qui devenir artiste, à se mesurer avec son père ni surtout avec s'adonnait au tissage, et trois garçons qui vont occuper son frère aîné, dont l'impérieuse maîtrise s'affirme très La famille Giacometti à Stampa, vers 1910. De gauche à droite, en haut : Alberto, Bruno, Giovanni, Annetta. En bas : Diego et Ottilia. tôt. Tout à rebours et sans but précis, il suit des cours de pour le travail de Diego. Les deux frères n'ont que treize commerce. De belle prestance et de santé robuste, apte mois d'intervalle. Unis depuis l'enfance par une entente aux exercices et aux plaisirs physiques, il s'abandonne extrême et la polarité de leurs tempéraments com- aux circonstances, aux rencontres, aux emplois intermit- plémentaires, ils vivent en symbiose, sans aliéner leur tents, à travers la Suisse ou à Marseille. En février 1925, sa autonomie. Diego, mûri, soustrait à son ancien milieu, mère, inquiète de ses fluctuations, l'engage à rejoindre entouré de nouveaux amis, révèle son sens esthétique et à Paris Alberto, qui s'y trouve depuis trois ans après un son extraordinaire dextérité. Celle-ci s'est développée en séjour italien. Celui-ci tente vainement de l'orienter vers compensation à l'étrange et terrible accident sur lequel il la peinture. Son embauche dans un office de banlieue, à gardait le secret, la meurtrissure volontaire, à six ans, de Saint-Denis, tourne court. Comme il advient parfois pour sa main droite par l'engrenage d'une machine agricole. les êtres les mieux trempés mais encore incertains de Alberto, que les contraintes techniques impatientent et leur voie, il traverse une phase difficile et même assez qui s'absorbe en entier dans sa tension visionnaire, a de trouble, laquelle élargit aussi sa connaissance des grou- plus en plus recours à son aide matérielle. De 1929 à pes humains. Il s'accommode d'expédients, hante les 1940, c'est-à-dire durant la période de crise, ils sont enrô- bars suspects, s'abouche à des aventuriers qui l'entraî- lés l'un et l'autre par Jean-Michel Frank, le fameux décora- nent dans leurs équipées, en Italie du Nord ou en Suisse. teur à l'intuition sûre et aux goûts épurés. Ils réalisent à sa La dernière et la plus lointaine, qui met fin aux errements demande des vases, des chenets, des accessoires d'inté- de sa jeunesse, est un périple en cargo jusqu'en Egypte, rieur et surtout une série de lampes et d'appliques murales avec escale à Bône, visite d'Alexandrie et découverte, au adaptées à l'ambiance des lieux et au régime d'éclairage Caire, devant les Pyramides, du Sphinx encore ensablé. sans plafonnier. La plupart de ces objets sont livrés en plâtre, matériau souple et assez résistant qui convient La même année, en 1927, Alberto et Diego se transfèrent à leur style de modelage et répond à la prédilection de la rue Froidevaux à la rue Hippolyte-Maindron, vers de l'ensemblier pour la couleur blanche. Dans cette Plaisance, dans l'atelier délabré qu'ils croyaient provisoire production de type familial menée en commun, où la et rendront légendaire en ne le quittant plus. Ils y dor- part respective de chacun des deux frères est malaisée à ment d'abord tous les deux, avant d'annexer, sur l'étroite discerner, la conception revient presque toujours à l'aîné, courette, les appentis branlants, dont l'un, minuscule, l'exécution et la finition au cadet. Alberto, conscient qu'il

Diego entouré d'objets réalisés en collaboration 10 - avec Alberto pour jean-Michel Frank dès 1933. n'y avait pas autrefois de rupture entre les arts majeurs et d'un salon parisien. Compagnons de route du cubisme les arts mineurs, apporte le même soin à créer ses vases restés fidèlement liés, Braque et Laurens, le peintre et le utilitaires que ses constructions oniriques montrées chez sculpteur, apparaissent à Diego les deux créateurs les les marchands Pierre Loeb et Pierre Colle. Diego se satis- plus dignes d'admiration, comme hommes et comme fait d'être un bon ouvrier dans un quartier populaire, aux artistes, auxquels il aimerait ressembler, sur son simple recoins encore champêtres, et qui fourmille d'artisans de terrain. Ils incarnent dans leur vie et subliment dans leurs tous bords avec lesquels il se trouve spontanément de oeuvres les vertus de la tradition artisanale à laquelle ils plain-pied. Il connaît déjà les meilleurs artistes et poètes appartiennent. Ils accueillent Diego, dont ils sont les contemporains et la bohème cosmopolite de Montpar- voisins, avec estime et cordialité, Braque dans sa claire nasse. Ses relations avec Frank le mettent en contact avec maison près du parc Montsouris, Laurens, non loin de le cercle raffiné des amateurs mondains et des couturiers là, dans son modeste et délicieux logis avec jardin de la en renom qui sera le noyau de sa propre clientèle, à la Villa Brune, sur le talus de l'ancien chemin de fer de cein- génération suivante. ture. Formé sur les chantiers comme praticien, Laurens accepte aussi, parachevées avec le même amour que Parmi les métiers occasionnels de ses débuts, il a été ses libres sculptures, des commandes décoratives, fon- l'assistant du sculpteur pour monuments funéraires à taine pour Jacques Doucet, cheminée pour Charles de Chiasso, près de Corne, sur la frontière italienne. Ses Noailles, rampe d'escalier pour Jean-Michel Frank. capacités à tailler la pierre ou le marbre sont utilisées pour transposer en marbre quelques sculptures de son La première sculpture faite par Alberto quand il avait frère à stylisation volumétrique, pour dégrossir sur place, treize ans, en 1914, est un buste de Diego, d'une émou- à Pouillenay, la figure en pierre bourguignonne destinée vante justesse, qu'il regarda toujours, avouait-il, « avec au jardin, sur sa propriété de Hyères, du vicomte Charles une certaine envie et nostalgie ». Et son premier envoi de Noailles, le collectionneur et mécène le mieux averti public, au Salon des Tuileries, en 1925, est encore un des courants nouveaux. A la même époque, en 1931- buste réaliste de Diego. Puis il s'engage durant dix ans 1932, Braque, soucieux de perfection manuelle, n'hésite dans la voie imaginaire et l'exploration intérieure pour pas à faire appel à lui pour la préparation de ses plâtres retourner à son tourment, la vision sur nature, qu'il gravés à sujets mythologiques conçus pour l'ornement juge nécessaire et impossible. De 1935 à 1940, Diego pose devant lui chaque matin, pour le même buste le bref trajet, Diego, qui n'a pas encore deux ans, est pris obstinément repris et dissous. Rejeté par le groupe sur- soudain dans les remous d'un troupeau de moutons réaliste qui le fêtait naguère, Alberto se rapproche alors dévalant la route, leurs têtes plus hautes que la sienne. d'autres artistes en marge ou à contre-courant, Derain, C'était son souvenir le plus lointain, aux sensations Balthus, Tal Coat, Francis Gruber, que Diego voit aussi. Le multiples, la marée animale, l'effroi d'être submergé, la 31 décembre 1941, il gagne la Suisse et n'en revient que le douceur de la laine. Il grandit parmi les animaux du vil- 17 septembre 1945. Diego reste à Paris avec sa compagne lage, les chiens et les chats à la maison, les chevaux, les Nelly, durant ces noires années. Il garde l'atelier d'Alberto, vaches, les chèvres et les moutons à la ferme, les hiboux parvient à sauver de la destruction ou de la confiscation et les chouettes dans les granges, les grenouilles dans les commè biens juifs les moules des objets confectionnés mares, les écureuils et les oiseaux sur les arbres. Dans ses pour Frank, mort dramatiquement à New York, où il s'était excursions en montagne, avec les bergers transhumants réfugié. Il subsiste en créant notamment des modèles de ou les chasseurs aux croyances animistes, il aperçoit de flacons pour la mode, des présentoirs de vitrines pour près, sous le vol tournoyant des éperviers et des aigles, une société de publicité dont le directeur est Cassandre. les chamois, les bouquetins, les cerfs et tout le gibier Il effectue un stage de perfectionnement technique dans sauvage. Taciturne et plutôt solitaire, ses réactions ins- une fonderie où le patron, émerveillé, le surnomme tinctives, sa mentalité primitive lui rendent les animaux « l'as des patines ». Il commence, séparé, malgré lui, de plus familiers que les hommes. Ses relations privilégiées son frère, à prendre enfin conscience de ses propres avec leur univers fabuleux si merveilleusement intégré possibilités. Peu avant le départ d'Alberto et pour lui dans son œuvre pourtant fonctionnelle sont un chapitre être agréable, il s'est astreint, ce qu'il refusait auparavant, étonnant que lui seul savait évoquer, avec ses dons innés à suivre quelques séances d'après le modèle vivant, à de conteur, ses mimiques, son accent savoureux, son l'Académie Scandinave, mais la figure humaine n'est pas usage parcimonieux et si concret de la substance verbale de son ressort. Il est beaucoup plus à l'aise au Jardin des qu'il semblait modeler comme de la glaise en parlant Plantes, où il va volontiers observer et dessiner les ani- Durant la guerre, il se complaît à fournir de provisions et maux, sa passion depuis toujours. En 1904, à la naissance de mouches l'araignée industrieuse et gourmande qui d'Ottilia, ses parents quittent pour la maison tissait, chez lui, près du compteur à gaz, l'architecture plus vaste de Stampa, face à l'auberge ancestrale. Durant magnifique de sa toile. A la Libération, il rencontre un Diego dans l'atelier d'Alberto, à Paris, vers 7 965. de ses voisins rentré des camps de concentration avec dévorante de son frère n'entame pas son naturel ni son un renard enchaîné. Devant sa stupeur et son indigna- indépendance. Les deux partenaires et complices ont tion, l'homme libère l'animal et le lui donne. C'était une des horaires opposés, des modes de vie distincts, des femelle espiègle et vive, aux jeux facétieux, qu'il garda sorties séparées. Montagnards intacts parmi le carnaval longtemps, malgré l'odeur désastreuse. Sa connivence urbain, ils s'observent et s'étonnent l'un l'autre, en béné- avec les chats, qui l'entouraient magiquement, en l'asser- ficiant mutuellement de leurs réactions adverses, de leur vissant à leur règne, en limitant ses déplacements, tenait singulière et profonde humanité. Malgré la présence du rituel égyptien. Lors de vacances à Stampa, vers 1935, désormais de sa femme Annette, épousée en 1949, et de il se risque à tailler quelques sculptures pour lui, dans la modèles successifs intensément requis, Yanaihara, Caro- pierre du pays, et ce sont significativement des ébauches line, Lotar, Alberto continue à faire poser inépuisablement d'animaux, une tête de lion, le corps enroulé d'un ser- Diego, comme son modèle idéal et son double, la réfé- pent, les animaux à la plus forte teneur symbolique. En rence constante à travers le passage du temps, les chan- 1943, un décorateur lui confie à sertir une chiffonnière gements de technique, d'échelle, de style. Dans un siècle en bois de teck, sur laquelle il ajuste un piètement de qui conspire à réduire ou à détruire la forme humaine, le bronze à têtes de serpents, des poignées de tiroirs rude et noble visage de Diego dresse dans les musées du en forme de lions. Au même moment, pour ses amis monde entier l'archétype de l'espèce, arraché sur les gouf- George et Francis Gruber, qui s'installent Villa d'Alésia, il fres du vide. Et les salles où veillent ses bustes hallucinés compose, à la façon de gargouille, un curieux hybride accueillent maintenant et à son tour sa propre création. volant. Sa pièce ultime, faite pour un enfant, mise sur socle entre des feuilles, est une variante de sa chouette Alberto, noctambule, causeur ensorcelant aux familière, emblème de la sagesse et gardienne de la nuit. saillies provocatrices et aux vérités acérées, aimait rentrer à l'heure où l'aube pointe et fait frémir les petits arbres de Alberto de retour, il se consacre à servir son génie et l'es- son quartier. Quand je le raccompagnais, vers la fin, jusqu'à sor de son œuvre. Son rôle à ses côtés comme confident, sa caverne-atelier d'où ni l'or ni la gloire ne le chassaient, modèle, conseiller aux avis francs et lucides, exécutant il était heureux de montrer, dans le réduit voisin, avec hors pair a été relevé par tous les biographes d'Alberto. une admiration totale qui dissipait un peu ses regrets de Son dévouement n'est pas soumission et la personnalité l'avoir tant accaparé, le travail de Diego prenant corps et s'affirmant sur sa voie. Pour le cinquantième anniversaire Diego va créer, pour leurs appartements parisiens et pour d'Alberto, le 10 octobre 1951, Diego forge un vibrant can- leur mas provençal dont il est l'hôte régulier, l'essentiel délabre à deux têtes de chevaux et à cinq branches de du décor intérieur et extérieur, lampes, appliques, sièges, lumière, une par décennie. L'expérience longtemps accu- tables et accessoires de toutes sortes, y compris le mobi- mulée avec effacement donne maintenant ses fruits. Son lier plus intime pour la chambre de Marguerite, coiffeuse, essai liminaire est une pleine réussite par sa verve baro- tabourets, étagères et tables de nuit. Représentant, pour que, sa chaleur commémorative, la sûreté dynamique l'Amérique, d'Alberto, qu'il expose à partir de 1948, Pierre des formes et du modelé. La même année, conservateur Matisse est aussi, dès ses débuts, le soutien convaincu du musée de Grenoble, j'eus la chance d'acquérir, à de Diego. Ses objets et ses meubles ornent au fur et à peine achevée et pour le prix exact de la fonte, la version mesure sa maison de New York et sa villa méditerra- peinte de la Cage. Alberto s'était concentré sur les deux néenne de Saint-Jean Cap Ferrat, où Diego est toujours figurines exhaussées dans leur niche, la tête masculine le bienvenu. Parmi les amateurs de goût qui le sollicitent et le nu féminin, en réservant à Diego, qui l'avait déjà fait très tôt et chez lesquels il aimait à se rendre et à vérifier plusieurs fois pour des constructions analogues, le soin sur place ses ouvrages, il faut encore citer le producteur de monter, sur ses indications, le bâti de la cage. Cette de cinéma Raoul Lévy, le couturier Hubert de Givenchy. structure légère et solide, minutieusement équilibrée, Ainsi, Diego a le bonheur de voir vivre et servir réellement différente des cages en bois de la période surréaliste, a ses créations utilitaires empreintes de poésie dans des été pour Diego la matrice de ses oeuvres initiales, encore demeures de choix où il est reçu chaleureusement, où fortuites, une jardinière au treillis horizontal, le support rayonne sur les murs le meilleur de l'art contemporain. vertical pour une céramique de Dufy, des consoles à Puis des ensembles complets lui sont offerts à réaliser stricte armature pour l'éditeur Tériade, déjà possesseur dans des lieux publics exceptionnels ou pittoresques, de lampadaires Frank, une vraie cage d'oiseaux pour la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence en 1964 Marguerite et Aimé Maeght. Ceux-ci, devenus en 1951 et quelques mois plus tard la brasserie Kronenhalle à justement les marchands fascinés d'Alberto, reconnais- Zurich, que fréquentait Joyce, dont le propriétaire, Gustav sent aussi, par intuition populaire et sens artisanal, les Zumsteg, fin collectionneur, est un créateur renommé de talents de Diego. Au fil des années et selon les besoins, tissus pour la haute mode. En 1968, Marguerite Maeght fait restaurer à ses frais la chapelle de Sainte Roseline, désormais le livre entièrement à son travail. Debout cha- en Provence, près des Arcs. Elle demande la mosaïque à que matin à sept heures, même s'il veille tard, il déjeune Chagall, des vitraux à Ubac et à Bazaine, et à Diego, l'arti- d'un yaourt et le soir, sa longue journée ouvrière rem- san inspiré qu'elle vénère absolument, le lutrin, les portes plie, s'habille avec une distinction racée pour aller au du reliquaire, le haut-relief évoquant, sur ses registres restaurant ou bien chez ses amis qui lui font fête. Il reste médiévaux et dans sa candeur franciscaine, le miracle de farouchement solitaire et libre, en étant de la sociabilité la sainte, la pluie de rosée sur les enfants et les troupeaux la plus vraie, comblé comme peu d'êtres le furent dans extasiés. Et quel régal d'entendre Diego, que les costu- ses rapports humains. mes eèclésiastiques enchantaient, conter la cérémonie à la fois pompeuse et touchante de l'inauguration ! Alberto et Diego, contrairement à des attributions erronées, ne firent aucune pièce de mobilier pour En 1966, exproprié de son gîte de la rue d'Alésia, Diego Jean-Michel Frank, secteur dont celui-ci se chargeait prend possession du pavillon simple et champêtre lui-même et pour lequel il avait d'autres collaborateurs. acquis pour lui par Alberto dans la rue du Moulin-Vert Le luminaire était la spécialité d'Alberto, s'accordant et qui ne pouvait mieux lui convenir. Il conserve l'ancien métaphoriquement à la fulguration de son style. Sans et proche atelier où s'effectue le travail originel du plâtre renoncer aux lampes, à leur vibration spirituelle ou et dans la cour de son nouveau logis qui résiste à l'inva- sacrale, Diego s'assure son propre domaine en se tour- sion immobilière dénaturant les alentours, aménage le nant humblement vers les meubles aux assises terrien- local ferronnier où s'assemblent les pièces sorties des nes. Comme les artisans de jadis étrangers au système meilleures fonderies. Diego tient la main d'Alberto quand métrique, il a le sens infaillible des proportions, jaugées celui-ci meurt en le dessinant encore du regard, à l'hôpi- à l'œil et à la main. L'architecture, rappelle Michel Ange, tal de Coire, le 11 janvier 1966... Il revient précipitamment dépend des membres de l'homme. Les sièges et les à Paris, avant les obsèques, pour rallumer le poêle et tables, qui sont des architectures réduites, s'ordonnent sauver du gel le buste ultime et sublime posé par Lotar, nécessairement sur la présence et les mesures du corps qui sera coulé en bronze et dont il fixera son exemplaire humain. Diego adopte la technique ancienne et noble personnel sur la tombe. Cette rupture qui le bouleverse du bronze dont il a la maîtrise à tous les stades de son élaboration, depuis les esquisses en plâtre jusqu'aux pati- chez lui, non sans effarement, et ce qui l'attirait avant nes inégalées, sa marque et son secret. La texture entière tout, le spectacle de la rue. Sur la place d'Espagne, il de ses objets garde, après l'épreuve du feu, la flexion vive admira longuement la fameuse fontaine en forme de de ses doigts et chaque réplique a sa tonalité distincte. Il barque, due au père du Bernin. Elle suscita sans doute, ne peut être qualifié, dans son métier, d'ébéniste, c'est- ce dont il s'aperçut après-coup, l'une de ses meilleures à-dire, comme le nom l'indique, d'ouvrier sur bois pré- inventions postérieures à sa table-berceau, la table-car- cieux, mais bien de forgeron ou d'artisan-sculpteur. L'un casse, reprise à plusieurs dimensions et variantes, avec des ébénistes célèbres de la Régence, Charles Cressent, ou sans animaux. avait été d'abord sculpteur, assistant de Girardon et de Robert Le Lorrain, avant de fournir en meubles le boudoir A peu d'exceptions, les silhouettes du chat et du chien, les de la Pompadour ou le salon de Crozat, mais les règles fragments anatomiques du nez, du bras, de la jambe, exé- corporatives limitaient l'emploi du bronze aux orne- cutés d'ailleurs rapidement, toute la sculpture d'Alberto ments et aux sabots de renfort. Le mobilier de bronze dans sa seconde phase vise à saisir l'apparence humaine appartient à la civilisation étrusque et gréco-romaine, sur son noyau central, le visage et les yeux. Diego s'en qui se fondait sur le culte des morts en œuvrant pour détourne, par inaptitude et surtout par pudeur. Il a tenté, l'éternité. La démarche instinctive et nullement archéo- contraint, quatre ou cinq portraits, dont il n'était pas satis- logique de Diego se réfère à d'autres sources, baroques fait. Quand le décorateur Henri Samuel lui demande un et populaires. Ses sièges de bronze, quoique majestueux, meuble à cariatides, celles-ci n'arrivent à se fixer qu'en ont la souple eurythmie des balcons de fer forgé Louis XV, dehors du piètement. Ses chimères et ses harpies s'in- nombreux à Paris et en province, fierté des serruriers, tègrent mieux. S'il modèle avec plaisir une main pour le la commodité légère des chaises métalliques de jardin spécialiste Raoul Tubiana, c'est que la main est le signe apparues sous le Second Empire et peintes avec délices de Partisan, l'outil de son métier. Les lampes d'Alberto par Manet. Ses tabourets à croisillons dérivent d'un siège sont des stèles à têtes de femmes, les siennes des tiges espagnol. En 1970 je fis avec lui deux voyages à Rome, feuillées où veillent des hiboux. Son registre est le registre qu'il ne connaissait pas, au printemps et en automne. animalier qui le fascine, nous le savons, depuis l'enfance ; Nous vîmes ensemble les monuments, les musées, les il y rejoint non la perfection des maîtres chinois, mais salles étrusques de la Villa Giulia, où il se trouva soudain la veine naïve et merveilleuse des imagiers et tailleurs

18 _ Diego dans la cour de son atelier, printemps 1983. de pierre romans, du folklore de son pays de montagne ticulation de ce livre par catégories révèle l'étendue et et de chasse où les cerfs, les bouquetins, les éperviers la diversité de son inspiration sur le plan des structures ornent les broderies, les bois gravés, les façades peintes et sur celui du décor. Voici récapitulées et déroulées la des maisons. Il a vu le jeune Calder, ingénieur à l'âme gamme entière des luminaires, et, sauf les commodes d'enfant, fabriquer et manipuler, à Montparnasse, les et les lits, celle du mobilier, la série des chenets, rampes animaux-jouets de son cirque, Braque sculpter, durant la d'escalier, bibliothèques et la foule des menus objets Seconde Guerre, ses poneys et son ibis. ciselés avec amour et raffinement. Chaque commande entraîne une création nouvelle ou tout au moins une Lors de son bref passage en Egypte, il a visité le musée variante dans le format, l'assemblage, l'ornementation et du Caire et remarqué, parmi les trésors, les chats votifs même les simples répliques ont des nuances distinctes. en bronze. Son chat maître d'hôtel, serviteur inattendu Le bureau de l'avocat a pour décor animalier un renard des oiseaux, est de la même espèce, l'humour masquant entre deux poulets, la table du chasseur à la campagne le sacré. Il découvre plus tard, saisi par son caractère des bouquetins et des cerfs. Le fauteuil à têtes de lions architectonique et son style zoomorphe, le mobilier échoit à la cliente dont le lion est le signe du zodiaque. pharaonien, non en bronze, en bois à placage d'or et Le cheval du collectionneur féru de courses et la levrette d'argent. Les prototypes de ses sièges et meubles appa- du couturier cynophile s'incorporent aux meubles de raissent d'abord sans ornements, dans leur seule beauté leurs propriétaires. Un médecin demande un support fonctionnelle. Puis leur sont adjoints, pour les « habiller », pour un œuf d'autruche, et le support devient l'autruche disait-il, quelquefois des personnages et le plus souvent elle-même, la plus répandue, avec le chat, des sculptures des animaux, placés non seulement aux extrémités, selon autonomes de Diego. Il construit l'échelle d'une piscine l'usage égyptien encore maintenu, mais aussi sur les et dispose un gros lézard sur le rebord. Pour l'éditeur de montants et traverses internes. Ainsi, le bestiaire qui dor- ce livre, il réalise deux cheminées et sa poignée de porte mait dans sa mémoire ou dont quelques ébauches faites à la chouette. Ce sont les consoles qui par leur profil et à la dérobée étaient enfouies dans ses caisses de plâtras leur emplacement se prêtent le mieux à sa verve ima- s'anime et vient se poster sur les branches des lampes, ginative. Elles peuvent accueillir d'étonnantes composi- sur les entretoises des meubles, sentiers de féerie. L'ar- tions, le cortège truculent de chiens levant la patte ou se flairant, un paysage de cyprès et de lune en hommage céramiste, trésor national en son pays pour l'excellence lyrique à Boecklin. Comme les imagiers du Moyen Age de son tissage à la main et de sa teinture au pochoir dont il a la fraîcheur et le goût du merveilleux, Diego selon les recettes ancestrales, que j'avais organisée au voue un culte aux oiseaux qui se multiplient sur ses Grand Palais en automne 1976, le toucha profondément. tables-feuilles et ses guéridons-arbres. C'est un oiseau, Les deux hommes se rencontrèrent et reconnurent leurs messager céleste, qu'il a gravé en bas-relief ou modelé affinités esthétiques et spirituelles. Le Japon a su main- en ronde-bosse sur la tombe de son père et sur celle de tenir plus longtemps qu'en Occident l'âme perdue de son frère. Parmi les reproductions épinglées entre les ins- la création artisanale et populaire jadis inséparable de trumerits de travail sur le mur de son atelier, il y avait celle la création aristocratique et savante. Il existe là-bas un du délicieux Chardonneret de Carel Fabritius, joyau peint mot particulier, shibusa, qui conviendrait à l'art de Diego, en trompe-l'œil sur la porte d'une armoire. pour désigner le charme intime et la beauté foncière des objets quotidiens façonnés selon le respect du métier et Diego, qui possède les dons et la science du sculpteur, se des usages humains. Ce sont les « compagnons tacitur- qualifiait humblement de bricoleur à cause de la destina- nes » de l'existence sur lesquels s'attendrit avec ferveur tion utilitaire de son oeuvre. Par son tempérament, il s'ap- Novalis. parente à Braque et à Laurens, héritiers de la lignée arti- sanale et manuelle qui constitua longtemps la sève vive Diego reçoit, octogénaire, et accepte comme un défi la de Paris. Parmi les sculpteurs, il vénérait Daumier pour sa commande monumentale du Musée Picasso dans son droiture morale, sa foi populaire, sa certitude plastique et hôtel du Marais. Il a connu très tôt Picasso, qu'il allait voir sa saveur tactile. Sa technique de bronzier le sépare aussi rue La Boétie, suivi les relations très intenses puis relâ- bien des ébénistes traditionnels que des créateurs de chées entre son frère et le démiurge espagnol. Il ramasse meubles contemporains, le plus souvent architectes, qui ses forces et se consacre en entier à cette entreprise qui créent mentalement leurs épures en acier ou en polyes- marque son accomplissement, la sommation et l'exalta- ter. Et sa démarche ouvrière s'oppose radicalement à la tion de son œuvre sous le double aspect du luminaire et conception mécanique du dessin industriel. L'exposition du mobilier. Le mobilier au sol, chaises, tables et bancs, du maître-artisan japonais Serizawa, peintre, graveur, dont les modèles de type sobre et classique ont été conçus pour les lieux, ne lui posait pas de difficultés car il tubulures se combine avec la grâce végétale de leurs avait l'expérience acquise en ce domaine à la Fondation feuilles ouvertes en corolles. Ces corolles de lumière Maeght et au Musée Chagall de . Par contre, les lumi- semblent évoquer symboliquement les yeux de Picasso, naires exigés diffèrent des chandeliers verticaux et des dont Apollinaire nous dit qu'ils étaient « attentifs comme appliques murales qu'il avait l'habitude d'exécuter depuis des fleurs qui veulent toujours contempler le soleil ». sa collaboration avec Frank. Il s'agit en effet de vastes montures circulaires ou transversales suspendues dans Respecté par les meilleurs créateurs de son temps, aimé le vide et devant s'accorder à l'espace et au décor des paysans de son village aux rites immémoriaux et du ambiants. Les maquettes ont été rectifiées plusieurs fois fin petit peuple ouvrier de son quartier parisien, aide avec l'aide technique du jeune sculpteur Philippe Antho- et soutien de son frère et de sa gloire mythique, Diego nioz avant de parvenir à l'exactitude voulue et leur réali- laisse, sous son dandysme secret, un exemple singulier sation contribue à la réussite totale de ce Musée. Diego d'indépendance généreuse et de sagesse amusée. Plus développe et manifeste à large échelle sa rigueur cons- rare et peut-être plus précieux aujourd'hui que celui de tructive et son entente harmonieuse des proportions. l'artiste, il a forgé lentement, silencieusement, son destin La grande lanterne en bronze de l'escalier offre sur son d'artisan-poète unissant au souci de l'utile le charme et double rythme tournant une ponctuation de palmettes, la fraîcheur du merveilleux. d'oiseaux et de masques. Les deux torchères en bronze confrontées plastiquement à l'édifice et aux sculptures de Picasso dressent sur le palier de l'étage leur scansion JEAN LEYMARIE énergique et la magnificence de leurs volumes galbés. Décembre 1985 Enfin les trois lustres en résine blanche dont le grain est presque semblable au grain du plâtre, répartis en trois salles qui régissent leurs formes et leurs dimensions, éta- blissent le lien nécessaire entre l'architecture ancienne et la peinture moderne. La géométrie fonctionnelle de leurs Crédits photographiques : La plupart des photographies illustrant ce livre, à l'exception de celles mentionnées ci-dessous, ont été prises par Bernard Fruh et Jean-Pierre Pradères, du Studio f28 à Paris, entre novembre 1984 et décembre 1985, et appartiennent aux éditions Hermann qui en détiennent les droits de libre reproduction.

Pedro Diego Alvarado, 74. Archives J.-M. Frank (coll. Félix Marcilhac), 30. Leonardo Bezzola, 126,145h. René Burri (Magnum), 73, 151 bg. Henri Cartier-Bresson (Magnum), 23, 28. Prudence Cuming Assoc. Ltd., 34h. Fondation Maeght, 70d, 71. Martine Franck (Magnum), 27, 40h, 51, 59, 91,173,174,175,178, 209. Vincent Godeau, 135. Pascal Hinous (Top), 11. Laurent-Sully jaulmes, (Musée des Arts décoratifs), 108b. Luc joubert, 1 OOm, 171. André Morain, 154. Hans Namuth, 119. Nice Matin, 42. Roger Picherie (Paris Match), 2, 161. Photo Joël, 191. Sebastiano Salgado Jr. (Magnum), 19. Ernst Scheidegger, 43. Micky Sensfelder, 169bd. Joseph Szaszfai, 123. jean Testard (Chauderon), 114,115. Isabelle Waternaux, 109,138h. Sabine Weiss, 14.

Composition : Philippe Picherit Photogravure : Jérôme Ruscon Imprimé en France par Mame Dépôt légal premier novembre 2005 Numéro d'édition 6548 X Hermann, éditeurs des sciences et des arts

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