Double jeu Théâtre / Cinéma

9 | 2012 D’un Chéreau l’autre

Gérard-Denis Farcy, Jean-Louis Libois et Sophie Lucet (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/doublejeu/683 DOI : 10.4000/doublejeu.683 ISSN : 2610-072X

Éditeur Presses universitaires de Caen

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2012 ISBN : 978-2-84133-424-7 ISSN : 1762-0597

Référence électronique Gérard-Denis Farcy, Jean-Louis Libois et Sophie Lucet (dir.), Double jeu, 9 | 2012, « D’un Chéreau l’autre » [En ligne], mis en ligne le 29 juin 2018, consulté le 19 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/doublejeu/683 ; DOI : https://doi.org/10.4000/doublejeu.683

Double Jeu est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.

Couverture : Cédric Lacherez

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issn : 1762-0597 isbn : 978-2-84133-424-7

© Presses universitaires de Caen, 2013 14032 Caen Cedex-France D’un Chéreau l’autre Sous la direction de Gérard-Denis Farcy, Jean-Louis Libois et Sophie Lucet

numéro 9 année 2012

CENTRE DE RECHERCHES ET DE DOCUMENTATION DES ARTS DU SPECTACLE – LASLAR

UNIVERSITÉ DE CAEN BASSE-NORMANDIE Comité scientifique Albert Dichy (IMEC), Gérard-Denis Farcy (Université de Caen Basse-Normandie), Jean Gili (Université de 1), Renzo Guardenti (Université de Bologne), Marie- Madeleine Mervan-Roux (Arias), Gilles Mouellic (Université de Rennes 2).

Comité de rédaction Vincent Amiel, Yann Calvet, Fabien Cavailhé, Jean-Louis Libois, Anne Surgers, David Vasse, Éric Vautrin.

Responsables de la publication Vincent Amiel et Anne Surgers.

Chaque article publié dans Double Jeu est soumis à un comité de lecture ad hoc composé d’experts dont les avis, anonymes, sont souverains. Depuis un siècle, théâtre et cinéma interrogent le monde, s’offrant mutuellement des représentations nouvelles, des formes pour réfléchir, des ruptures pour aiguiser l’intelligence, des œuvres pour modifier leurs visions. On ne compte plus les exemples d’enrichissement respectif. Ainsi, plutôt que de juxtaposer théâtre et cinéma, Double Jeu entend éprouver ces deux arts à des hypothèses, des problématiques, des regards qui leur soient communs, interroger l’un avec les concepts de l’autre et réciproquement ; et bien entendu se placer à leur articulation, là où des jonctions et des passerelles sont possibles, là où des frottements se font sentir, là où il y a du jeu.

Double Jeu est la revue des Arts du Spectacle rattachés au Laslar qui accueille chercheurs permanents et contributeurs occasionnels, afin d’instaurer entre les spécialistes des arts du spectacle un dialogue aussi fructueux que celui qu’ont engagé depuis un siècle les praticiens et les créateurs.

AVANT-PROPOS

En décembre 2008, l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine) et le LASLAR (Lettres, arts du spectacle, langues romanes) organisaient un colloque consacré à Patrice Chéreau à l’abbaye d’Ardenne – là où sont déposées ses archives. Placé sous la direction scientifique de Sophie Lucet, Gérard-Denis Farcy et Jean-Louis Libois, ce colloque s’était donné pour objectif de ne pas cantonner le metteur en scène dans ses trois passions (le théâtre, le cinéma, l’opéra), mais de l’observer également dans ses multiples activités et dans l’incessant passage de l’une à l’autre. Quatre ans plus tard, Double Jeu en publie l’essentiel dans une version actualisée et sous le même titre. Ce que nous ignorions à l’époque, c’est que Chéreau – dixit (dans Autoportrait) 1 – avait songé à adapter le roman de Céline : D’un château l’autre. « Coïncidence », diront certains de cette homologie intitulative ; « hasard objectif » penseront d’autres… L’on trouvera ici un certain nombre d’articles inspirés de cette feuille de route et consacrés, entre autres, à la direction d’acteur, à l’écriture scénaris- tique, à la politique culturelle. Mais le spicilège n’épuise pas le sujet et bien d’autres Chéreau restent à étudier, qu’il s’agisse du comédien de théâtre ou de cinéma, du lecteur (Chéreau lit avec son corps, contrairement à Copeau), de l’administrateur et du pédagogue (les Amandiers), de l’écrivain ou de l’essayiste, du commissaire d’exposition (au Louvre en 2010) 2. Quant à ceux qui sont plus connus (le metteur en scène, le cinéaste), sont-ils pour autant pleinement connus ? Rien n’est moins sûr. D’où l’attention qu’ils ont suscitée chez certains de nos contributeurs convaincus que l’autre est aussi dans l’un (et pas seulement ailleurs). Ce qu’ils ont examiné, c’est la face cachée de certains films (L’homme blessé, Gabrielle) ; ce qu’ils ont dégagé, ce sont des motifs récurrents et une thématique personnelle dont l’une des occurrences majeures est bien le corps et ses tropismes. Qu’il s’agisse

1. Claude Berri, Autoportrait, Paris, L. Scheer, 2006, p. 131. 2. Sans compter le Chéreau privé, intime, que l’on découvre dans Patrice Chéreau, Les visages et les corps, exposition, Paris, musée du Louvre, du 2 novembre 2010 au 31 janvier 2011. 8 GÉRARD-DENIS FARCY du corps individuel ou du corps collectif 3, du corps de la mythologie (sa Phèdre) ou du corps de l’Histoire. Car l’Histoire transpire chez Chéreau, comme elle transpirait chez Shakespeare. Ces seize articles, issus d’autant de communications, sont développés en quatre plis : « Chemins de traverse » ; « Du côté du théâtre » ; « Poétique des corps » ; « Genèses d’une filmographie, éclats d’une mythologie ». En les rendant publics aujourd’hui, Double Jeu souhaitait contribuer aux études « chéreauldiennes » qui ont encore beaucoup à faire – sans compter ce que l’avenir leur réserve. Des études qui par ailleurs ne peuvent ignorer l’attitude de Chéreau à leur égard. Si en confiant ses archives à l’IMEC, celui-ci laisse le champ libre à la recherche, il ne semble guère empressé (sauf exceptions) à en connaître les résultats. Ce qui à vrai dire n’a rien de surprenant : notre homme vit dans un continuel work in progress plutôt que l’œil fixé sur le rétroviseur : « Mon passé est encombrant » 4, ou l’esprit empêtré dans la théorie : « Ça serait d’ailleurs terrible si on théorisait » 5. Il n’était pas facile dans ces conditions de l’intéresser à des spéculations auxquelles pourtant il n’est pas étranger. Notre colloque n’y a pas réussi, mais il s’est consolé en s’adressant à ses œuvres et à leur mémoire vive.

Gérard-Denis Farcy Université de Caen Basse-Normandie

3. Voir ici même l’article de Vincent Amiel : « Mouvements de groupe, mouvements de l’acteur ». 4. « Chéreau à plein régime », entretien avec Olivier Schmitt, Le Monde 2, 30 juin 2007, p. 21. 5. Supplément des InRocKuptibles, nº 778, 27 octobre 2010, p. 7. CHEMINS DE TRAVERSE

LE VOILE DE L’IMAGE OU LE SILENCE DES SIÈCLES

En 1984, les éditions Liko font paraître un singulier livre de photographies intitulé Treatt-Chéreau 1. L’ouvrage regroupe cent soixante images des spectacles de Patrice Chéreau, de L’affaire de la rue de Lourcine en 1966 à Peer Gynt en 1981, réalisées par le photographe Nicolas Treatt. Pour autant, le livre ne porte pas sur le théâtre de Patrice Chéreau : le photographe prévient en ouverture qu’il a fait un livre pour et sur lui-même – le théâtre est ici un prétexte à l’œuvre photographique. Ainsi l’ouvrage, malgré son aspect documentaire, ne relève ni d’un témoignage ni d’une collaboration. Sa mise en page le dit assez : les images occupent toute la page, les noms des acteurs photographiés et les spectacles de Chéreau ne sont listés qu’en fin d’ouvrage et les titres des spectacles, ainsi que quelques documents qui s’y rapportent, égrènent le livre sans l’organiser tout à fait 2 ; enfin, les quelques textes présents dans l’ouvrage renvoient pour une part aux spectacles – ce sont des textes de Chéreau sur les spectacles datant de l’époque de leur création et semblant s’adresser à leurs spectateurs, et des témoignages de collaborateurs (Vincent, Boulez), d’acteurs (Desarthe, Casarès, Bourdil, Piccoli, Léotard) ou de critiques (Sandier, Stricker) – pour une autre part, de façon plus ou moins énigmatique, à la conception de l’art et de la photographie de Nicolas Treatt (en ouverture, une mystérieuse lettre et un extrait d’entretien de Fellini 3 sur la création et l’acteur ; en conclusion, un

1. Nicolas Treatt, Treatt-Chéreau, Paris, Liko, 1984. Les références de pages données dans le texte sont à cette édition. 2. Ainsi il n’y a pas de table des matières permettant de retrouver les textes, mais une seule « table des illustrations » identifiant les spectacles et les acteurs à l’image. 3. Voir l’extrait d’un entretien avec Fellini (non titré), in Nicolas Treatt, Treatt-Chéreau, p. 10-11 : le cinéaste italien revient sur « le personnage qui doit coïncider avec l’acteur », la plasticité de l’art primant sur le drame et l’affirmation de sa liberté de création indé- pendante de tout style. Cet extrait d’entretien, qui n’est ni introduit ni commenté dans l’ouvrage de Treatt, semble pouvoir renvoyer autant à Treatt qu’à Chéreau sans pouvoir

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 11-18 12 ÉRIC VAUTRIN texte de Treatt, un hommage de Daniel Depland). Tout semble fait pour que le livre puisse se parcourir comme un document de ce que Treatt retient de Chéreau ou comme une méditation de Treatt sur la photographie et le théâtre, en tout cas comme une approche libre du théâtre de Chéreau. Le photographe n’a cependant fait aucun autre ouvrage monographique de la sorte, alors même qu’il a photographié intensément la scène parisienne de la seconde moitié du XXe siècle. L’hypothèse sera ici qu’il ne s’agit pas d’une rencontre d’hommes, mais d’esthétiques, se retrouvant dans une même conception de l’image. En quelque sorte Treatt, le photographe, trouve en Chéreau, le metteur en scène, l’assistant idéal pour réaliser ce qu’il cherche en photographie. L’affirmation est bien sûr abusive, mais pas totalement fausse : Treatt déclare en effet à l’envi qu’il fait de la photographie de théâtre parce qu’il est paresseux et qu’au théâtre tout est préparé – acteurs, poses, lumières, maquillages, décors… Le texte ne l’intéresse pas 4 : il est d’ailleurs connu comme un photographe de visages – il gagnera longtemps sa vie en ven- dant des portraits aux acteurs, plus rarement à la presse. C’est aussi le photographe des premières prises de vue sur le vif, sans pose figée des acteurs ; il cherche à saisir des expressions qui passent comme les nuages, son autre thème de prédilection. Ainsi le photographe revendique-t-il un regard subjectif sur le théâtre 5. Ses cadres, centrés sur les visages, ne cherchent pas à « rendre » le spectacle, mais en « découpe[nt] des plans à son gré », s’attendant à ce que la photographie de théâtre « pren[ne] son autonomie […], [ses] significations dev[enant] multiples ». La liberté du photographe devant les mises en scène amène à s’interro- ger sur les raisons qui rapprochèrent ce photographe de ces scènes au point de leur témoigner son attachement par ce livre. Il s’agit alors de découvrir quelle conception de l’image et de l’art partagent Chéreau et Treatt – et c’est alors un moyen, pour un chercheur trop jeune pour avoir vu les spectacles en question, de commenter ce qui lui donne accès à ce théâtre passé.

correspondre pourtant ni à l’un ni à l’autre. Placé en ouverture, il participe à l’annulation de toute dimension documentaire ou monographique de l’ouvrage pour en faire un peu plus qu’un essai et un peu moins qu’un manifeste ou un art poétique, tout en relevant un peu des trois. 4. Voir Nicolas Treatt, texte non titré, Treatt-Chéreau, p. 202 : « Le texte n’influence en rien mon travail. La pièce est vécue comme une suite de séquences de cinéma muet ». Les citations suivantes sont tirées du même texte. 5. En ouverture de l’ouvrage de photographies Nicolas Treatt, Photographies de 1953 à 1983, Paris, Paris audiovisuel, 1984 (non paginé), Jean-Louis Barrault écrit : « [Treatt] nous paraît le plus proche de nous… gens de théâtre ! », et plus loin : « Treatt n’est pas un objectif, c’est un œil ». Jean-Pierre Vincent, « Le révélateur », in Treatt-Chéreau, p. 26, écrit : « Les images de Treatt nous ont permis d’objectiver notre travail scénique, non parce qu’elles étaient objectives, mais justement par leur haute subjectivité ». LE VOILE DE L’IMAGE OU LE SILENCE DES SIÈCLES 13 Découverte

En feuilletant le livre à la recherche du théâtre de Chéreau, alors à rebours du projet du livre, la première chose qui apparaît est sans doute l’évolution formelle des mises en scène. Une première époque semble marquée par des décors précaires et des visages très marqués, souvent maquillés. Ce sont les corps, et singulièrement les groupes, qui font l’action. Le blanc domine et les visages témoignent de l’inquiétude, de la stupéfaction, de la perplexité, plus rarement de la colère. Les titres des spectacles renvoient d’ailleurs à des enjeux collectifs (L’intervention, L’affaire de la rue de Lourcine, Le prix de la révolte au marché noir…). Dans une seconde partie, qui commence avec les images du Massacre à Paris et Lear, les décors deviennent très présents, hiératiques, encadrant l’image. La pénombre remplace le blanc. Les êtres esseulés priment sur les groupes ou les couples, et ils semblent pris dans des espaces trop grands pour eux. Les visages sont davantage exaltés ou tendent au contraire vers le doute ou l’introspection. Les groupes deviennent des foules – et les titres renvoient à des romans individuels (De Dom Juan ou Splendeur et mort de Joaquin Murieta à Peer Gynt). Bien sûr, nous retrouvons ainsi une évolution connue du théâtre de Chéreau : de l’aventure collective à l’itinéraire affirmé d’un individu tourmenté ; du laboratoire inventif dans l’héritage de Brecht décrit par Jean- Pierre Vincent dans l’ouvrage 6, à l’affirmation d’une œuvre ; de Sartrouville à l’exil italien puis à la direction du Théâtre national populaire (TNP) ; des créations collectives aux collaborations avec Peduzzi et, d’une autre façon, avec Boulez, qui marquent le vrai tournant esthétique, dans les années 1972-1973, très sensible dans l’ouvrage de Treatt. La lecture de cet ouvrage se fait alors d’une façon chronologique, historique. En désordre

Une attention plus libre aux photographies, encouragée par la composition de l’ouvrage sans légende, fait bientôt découvrir d’autres paradigmes qui tiennent autant à l’esthétique propre à Chéreau qu’à ce que Treatt en retient. Par exemple, les espaces, les groupes et les visages apparaissent comme trois ensembles récurrents et structurants.

6. Voir Jean-Pierre Vincent, « Le révélateur », p. 26 : « Nous étions, comme on dit, une bande de jeunes. Au milieu de nous, surdoué du théâtre, vorace et inquiet, Patrice. Nous héritions. […] La sagacité de Brecht, qui avait alors bien peu d’adeptes en France, nous servait de levier d’Archimède. […] Et nous cherchions ensemble un nouveau style de jeu, version française ». 14 ÉRIC VAUTRIN

Les espaces. C’est un premier point commun entre cette photographie et ce théâtre : les espaces sont pour la plupart sans point de fuite ; tout se joue là, devant, l’arrière est dans la pénombre ou plus rarement dans la lumière vive, masqué par des voiles ou de la fumée, quelque fois symbolisé par un paysage ou un ciel qui s’étalent sans perspective. Treatt retrouve techniquement, si l’on peut dire, cette caractéristique scénographique, en photographiant comme à son habitude avec une faible profondeur de champ qui lui permet de faire ressortir les corps ou les visages. Ainsi, par exemple, un personnage se détache d’un bout de décor, de la cour d’un palais ou d’un terrain vague, renforçant l’impression de sa solitude ou devenant le punctum inattendu de l’image. D’une savante composition scénique, la photographie reconstitue, à sa façon, un cadre et un agencement structuré, en composant à son tour et grâce à elle une image dense et ryth- mée, particulièrement construite. Mais l’œil et le savoir-faire de Treatt ne trouvent pas seulement de quoi se nourrir avec les scénographies et autres ordonnances physiques : les lumières, ainsi que les qualités plastiques des costumes et des objets, apparaissent attentivement choisies et diversifiées, offrant au photographe une palette de nuances et de textures étendue 7. Les groupes apparaissent, dans l’ensemble de l’album, comme des élé- ments de composition structurants 8 – des groupes de visages et de regards particulièrement organisés, offerts par Chéreau à l’objectif de Treatt. Leurs références communes à la peinture sont alors évidentes : entre autres, ce serait Jacques-Louis David, par les compositions rythmées, symétriques, élancées, des perspectives planes, et une image largement composée au premier plan par une action qui entraîne l’ensemble des présents. Mais surtout la peinture italienne, avec du Caravage parfois – à commencer par l’image de couverture –, par des silhouettes taillées par la lumière, des espaces contrastés ou les regards des protagonistes qui conduisent la découverte de l’image ; ou du Géricault, dans la tension dramatique des figures, l’expressivité des visages, les compositions tendues ou inattendues. Des compositions, finalement, teintées de classicisme, avec des arrière-plans qui existent peu et des architectures qui soulignent les postures. Ces groupes sont à détailler : chaque visage compte, chaque expression se distingue. Les réactions à ce qui arrive, car résolument il arrive quelque chose tant la tension semble souvent vive, sont multiples et diverses même si elles sont portées par un même élan, un même emportement, et les

7. Lumières et textures permettent au photographe-artisan, qui développait lui-même ses clichés, d’exprimer toute la richesse de son savoir-faire à travers une large gamme de gris – c’est d’ailleurs une de ses marques de fabrique. 8. Même si leur importance semble évoluer, passant peu à peu au second plan, celui des spectateurs ou des témoins. LE VOILE DE L’IMAGE OU LE SILENCE DES SIÈCLES 15 contrepoints à l’intérieur du groupe paraissent singulièrement maîtrisés, traduisant de multiples hésitations, fougues ou retraits à l’intérieur de l’inertie collective. Treatt, suivant Chéreau, donne une place singulière à celui qui regarde ou écoute – technique du contrepoint dramatique empruntée aux peintres, pour l’un et l’autre. Enfin, en opposition formelle avec les groupes : les portraits. Treatt se focalise rarement sur le héros en pleine action, mais prête davantage attention au témoin, à celui qui, l’espace d’un instant, doute de sa destinée ou à celui qui refuse de tout son être ce qui arrive – qu’il s’agisse du muet retiré en lui-même (Desarthe dans Lear, p. 103) ou du crieur silencieux dont le trop-plein de paroles viendra emplir la photographie (Loleh Bellon dans Le massacre à Paris, p. 75). Regards perdus dans le tourment intérieur (Aufort et Vincent dans Le prix de la révolte au marché noir, p. 55), ou au contraire exaltation fulgurante et corps saisis par une énergie qui les emporte, le visage déformé par l’émotion (Foucher dans Le prix de la révolte au marché noir, p. 61 ; Planchon dans Le massacre à Paris, p. 71). Dans les deux cas, ils semblent regarder au-delà des apparences et du présent. Treatt retient ces instants où le lien entre l’intériorité et l’espace alentour (ou le monde dans son ensemble) est brisé ou incertain – et cet autour prend la forme d’une architecture (portrait de Chéreau dans Toller, p. 91), d’un paysage ou d’un ciel (François Simon dans Loin d’Hagondage, p. 107), d’un théâtre (Véronique Silver dans La dispute, p. 117) ou d’une action qu’on ne fait, à l’image, que deviner. Le corps, et singulièrement le visage, semblent alors des membranes fragiles qui séparent deux espaces contradictoires et inconciliables, le monde et soi 9. En s’attachant à l’instant du retrait ou du cri, Treatt choisit de mon- trer le personnage lorsque l’opposition entre ce qui arrive et une part de lui-même se fait la plus évidente, la plus sensible. Alors quelque chose – de l’image, du drame, du théâtre – se tait pour laisser la place à un temps suspendu, comme arrêté. C’est le temps du doute et du désir, de la mélancolie ou de la révolte qui fait relativiser les affaires courantes. Ce temps suspendu nie l’histoire et ses progressions et renvoie à ce qui agit en l’être depuis toujours, ses quêtes et ses refus, par-delà les situations particulières. Le présent devient élastique et le jeu de l’acteur renvoie à mille situations semblables, rappelant des situations et des représentations humaines revenues des âges de l’histoire.

9. « Différences entre deux mondes – celui où l’on voit, celui où l’on touche », écrit Anne- Françoise Benhamou pour décrire ces deux espaces dont la contradiction est alors singu- lièrement sensible ; Anne-Françoise Benhamou, « Patrice Chéreau : la chair du visible », in La scène et les images, Béatrice Picon-Vallin (dir.), Paris, CNRS éd. (Arts du spectacle), 2001, p. 359. 16 ÉRIC VAUTRIN Contre la restitution

Ainsi les images de Treatt permettent-elles peu de reconstituer comment tel ou tel personnage de théâtre a été traité par le metteur en scène, et le photographe peut en effet porter peu d’attention au texte. Ses photographies vont davantage faire apparaître ce qui, dans l’interprétation, rappelle ou retrouve des situations ou des représentations autres, ressorties de l’histoire socio-politique et les figurations que l’art en a données. On dira peut-être que c’est toujours le cas, quel que soit le photographe ; mais ce qui caractérise l’art de Treatt, c’est peut-être d’ignorer radicalement toute reconstitution d’une situation de théâtre par la photographie pour privilégier cet instant fugace où le temps – l’histoire, le drame, l’action – semble arrêter son cours pour laisser surgir autre chose, un temps sans pulsation fait d’attente ou de refus. L’image de Treatt n’est pas une image qui restitue ; c’est une image qui accompagne et prolonge le théâtre dans la photographie. Elle donne la sensation de capter avec une précision et une sensibilité mystérieuses l’éclat fragile des éphémères arts du théâtre et de l’acteur, saisis sur le vif et comme à l’improviste ; mais c’est pour faire apparaître autre chose, l’instant où le masque se déchire, où quelque chose se dévoile et se manifeste derrière le jeu, le masque, l’image – quelque chose qui appartiendrait en propre au comédien, semble penser Treatt 10. Le photographe retrouve Chéreau dans cette attention au passage ou au dévoilement, qui a la valeur d’une initiation ou d’un secret – instant où ce que ne peut pas dire un personnage se révèle, secret du rapport d’un acteur à son personnage qui se superposent alors. Ici se noue le « point de rencontre de l’espace scénique et de la pho- tographie » 11 dont l’annonce ouvre l’ouvrage : lorsque, par la grâce de l’émotion, la forme plastique « [crée] dans la surface du visible un appel à la profondeur » 12 et fait traverser à l’esprit humain le silence des siècles – un silence fait de prières et de peintures, de folie et de libertinage, de volonté et d’abandon. Chéreau trouve ce présent hors du temps, ce temps des profondeurs, dans un théâtre à l’académisme séculier et aux références historiques et artistiques nombreuses et librement réinterprétées, peuplé d’êtres poussés à l’exaltation ou à la mélancolie. Treatt l’accompagne par ses compositions soignées, ses contrastes maîtrisés et son attention à cet

10. « L’ambiguïté du rapport du comédien à son personnage et à son identité quotidienne, certains sentiments qu’il croit styliser en attitudes de scène, ou outrer dans son jeu théâ- tral, traduisent mieux sa personnalité profonde qu’une photo prise en studio » ; Nicolas Treatt, cité par Chantal Meyer-Plantureux, La photographie de théâtre ou la mémoire de l’éphémère, Paris, Paris audiovisuel, 1992, p. 83. 11. Texte non signé, non titré, in Treatt-Chéreau, p. 7. 12. Anne-Françoise Benhamou, « Patrice Chéreau : la chair du visible », p. 351. LE VOILE DE L’IMAGE OU LE SILENCE DES SIÈCLES 17 instant ténu de l’exaltation ou, au contraire, de l’introspection où l’acteur semble apparaître sous les traits de son personnage. Alors la « durée interrompue » de la photographie « devient pathé- tique » 13 et semble au plus proche du tragique ou de la gravité qui, sans doute, habitent ces scènes. Si les images de Treatt semblent si proches du théâtre de Chéreau, c’est sans doute grâce à leur attention commune à la forme visuelle savamment composée – empreinte chez l’un et l’autre d’une libre appropriation des références – derrière laquelle semble gronder la gravité des temps.

Par d’autres chemins

Le Treatt-Chéreau, par l’ambiguïté de sa composition – ni vraiment livre de l’un, ni vraiment livre sur l’autre – autorise d’autres chemins de traverse. Les compagnonnages d’une œuvre théâtrale, par exemple, se révèlent ici librement et croisent ceux, aussi divers, d’une œuvre photographique – le livre est d’ailleurs dédié aux acteurs et aux « amis » 14. Les textes de ces « amis » tentent de dire, par le témoignage de leur admiration, ce qui d’une œuvre échappe à sa forme et à l’évidence et ouvre sur une émotion qui est toujours déjà autre chose – la marque du désir pour certains (Sandier), de la parole ou des ombres pour d’autres (Chéreau, Banu), de l’attente d’une révélation (Fellini) ou du temps pour d’autres encore (Depland). Ces textes, dont la disparité ne surprend pas longtemps, pointent chacun à leur manière ce qui finalement lie Treatt et Chéreau, au-delà des principes esthétiques et des compositions formelles : l’un et l’autre construisent leur œuvre sur l’écart entre « une magnificence plastique » et « un monde dont l’ultime vérité repose sur une dépense énergétique sans concession, sur l’animalité des corps, la violence de la matière » 15, pour reprendre les mots de Anne-Françoise Benhamou. D’un côté la clarté d’une composition brillante et soignée, réfléchie et maîtrisée, inventive et inspirée, de l’autre le secret, la confusion des sentiments, l’énigme du désir, l’appel de l’ombre, le silence énigmatique de l’histoire 16. Le théâtre

13. « La photographie de théâtre correspond très bien au tragique, à la gravité : la durée inter- rompue devient pathétique » ; Nicolas Treatt, texte non titré, in Treatt-Chéreau, p. 203. 14. Exergue non signé de l’ouvrage, p. 7. 15. Anne-Françoise Benhamou, « Patrice Chéreau : la chair du visible », p. 358. 16. Bernard Dort écrivait de Chéreau en 1970 : « Le lieu théâtral avoue sa duplicité. Il rêve de calme et de beauté, il aspire à la tranquillité des œuvres du passé, mais il est travaillé de l’intérieur. Il voudrait être immuable : il ne cesse de se modifier sous la poussée des hommes actionnant les machines » ; Bernard Dort, « Patrice Chéreau ou le piège du théâtre », repris dans Théâtre réel : 1967-1970, Paris, Seuil, 1971, p. 107. 18 ÉRIC VAUTRIN de l’un, la photographie de l’autre, sont deux moyens, moins de dire, de commenter, de rapporter le monde – pour Chéreau, de dialectiser des situations politico-sociales, pour Treatt de documenter le théâtre de Chéreau – que de maintenir l’ambiguïté entre le fugace et l’hors-du-temps, entre la splendeur et l’incertain, entre la volonté et l’émotion, entre la conviction et la représentation, entre l’histoire et le présent, semblant faire finalement de ces écarts incertains le terme même de l’art et de l’existence. Treatt cesse de suivre Chéreau en 1985. Il n’y a plus assez de lumière sur le plateau pour qu’il puisse réaliser ses clichés, se plaint-il. Le photo- graphe voyageur 17 aura assisté à la naissance d’un savoir-faire jusqu’aux grandes œuvres culminant avec le Ring et Peer Gynt ; il laisse s’éloigner l’homme avec ses doutes et sa quête du désir, des « Koltès » à Phèdre, de Nanterre au cinéma.

Éric Vautrin Université de Caen Basse-Normandie

17. « Toute ma vie, j’ai été à la recherche d’un visage, d’un regard… Je suis toujours en voyage… » ; Nicolas Treatt, Photographies de 1953 à 1983, non paginé. LA VEINE MUSICALE DE PATRICE CHÉREAU,

ORCHESTRATEUR D’HISTOIRES 1

En 1998, Jérôme Huguet, qui s’était vu attribuer le rôle de Richard III, confiait à l’issue des premières lectures :

On a vu comment Patrice Chéreau travaillait au son, comme un chef d’opéra, attentif à chaque note, à l’accord des voix, [à ce que] ça sonne bien 2.

À l’issue du tournage de Gabrielle, Isabelle Huppert témoignait quant à elle :

Sur le plateau, je regardais Patrice, je ne le lâchais jamais : il était traversé physiquement par ce qu’il faisait, ses sensations, le jeu, les situations, une manière très sensorielle de vivre l’aventure. Comme un chef d’orchestre traversé par la musique 3.

Quant à Patrice Chéreau, il a reconnu que :

[…] finalement, dans une salle de spectacle, la seule autre place qui le ten- terait serait celle de chef d’orchestre. Au cinéma, dit-il, je l’ai 4.

Les séquences filmées de ses répétitions font en effet mesurer combien Patrice Chéreau dirige et conduit le travail en adoptant la gestuelle même du chef d’orchestre.

1. Une première version de ce texte a déjà été publiée à la demande du CNC, sous le même titre, dans le livret d’accompagnement du DVD Une autre solitude. Le texte a été enrichi pour cette présente publication. 2. Jérôme Huguet, entretien avec Jean-Louis Perrier, Le Monde, 8 novembre 1998. 3. Entretien avec Isabelle Huppert, extrait du dossier de presse du film Gabrielle, 2004. 4. Cité par Jean-Michel Frodon, Le Monde, 15 mai 1998.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 19-30 20 JEAN-FRANÇOIS DUSIGNE

Dans Phèdre, par exemple, Stéphane Metge le cadre en train d’accom- pagner dans sa fuite la comédienne Christiane Cohendy qui joue Œnone : le metteur en scène ponctue son mouvement de retraite vers l’entrée du Palais par différentes impulsions puis donne le signal du déclenchement de la musique par un geste aussi ample que précis dirigé vers le technicien-son qui se trouve derrière lui à la régie. Le documentaire joint en bonus au DVD de Gabrielle présente les conditions d’enregistrement de la musique symphonique composée par Fabio Vacchi. Patrice Chéreau est debout dans la salle, juste en contrebas de l’estrade où se tient la chef d’orchestre Claire Gibault. Celle-ci se tient donc derrière son pupitre face à l’orchestre symphonique. Elle a la possibilité de jeter un œil sur le moniteur qui, à droite sous le pupitre, diffuse sur petit écran les images montées, ce qui lui permet ainsi d’ajuster sa direc- tion d’orchestre en fonction. Or, pendant ce temps, derrière elle, Patrice Chéreau ne peut s’empêcher de doubler littéralement Claire Gibault, dans ses levées et ses attaques, suspendant ou préparant le prochain mouvement avec une pleine connaissance de son sujet. Autant Claire Gibault suit la notation musicale de Vacchi qu’elle a assimilée, autant Patrice Chéreau paraît maîtriser par cœur le mouvement des images opéré lors du montage, mouvement qu’il associe ici totalement à une partition…

En fait, la musique a d’emblée été au cœur de son activité scénique et cinématographique. Dès le premier spectacle de 1964, avant même de réaliser à 25 ans sa pre- mière mise en scène d’opéra, L’Italienne à Alger de Rossini, il fit composer pour L’intervention de Victor Hugo une partition pour piano et violons. En 1966, L’affaire de la rue de Lourcine, d’après Labiche, fut présentée comme une comédie musicale. En 1967, dans Les soldats de Lenz, un orchestre de quinze musiciens joua une réorchestration de passages de La pastorale de Beethoven (réor- chestration qu’il commenta ensuite de manière plutôt ironique). Depuis 1968-1970, affirme-t-il,

[il a] eu envie de ce qu[’il] entendait dans la rue, de la musique de juke- box, de la variété. Comme dans Richard II de Shakespeare, où il y avait un fatras de musique : Callas, Janis Joplin, Sophie Tucker 5.

Jusqu’à Peer Gynt d’Ibsen au début des années 1980, des orchestres plus ou moins réduits ont ainsi été souvent mêlés, sur les scènes de théâtre, à de la musique enregistrée pour entrelacer musique de foire, de variété ou de fête populaire.

5. Cité par Jean-Michel Frodon, Le Monde, 15 mai 1998. LA VEINE MUSICALE DE PATRICE CHÉREAU, ORCHESTRATEUR D’HISTOIRES 21

Pour La dispute de Marivaux, Patrice Chéreau eut par contre recours à la seule bande musicale, utilisée de manière à signifier un « souvenir de musique », puisque la fosse d’orchestre resta vide, pendant qu’était diffusée la Marche funèbre maçonnique de Mozart, tandis que sur le pupitre, les pages de la partition tournaient toutes seules. C’était, selon les dires mêmes de Patrice Chéreau, un « fantôme d’orchestre » qui jouait dans La dispute, suggérant ainsi « un rêve de musique » 6. Or c’est entre 1976 et 1980, à une époque où le courant du théâtre musical s’est affirmé en réaction contre la désuétude de l’opéra, que Patrice Chéreau a bousculé avec Pierre Boulez la tradition wagnérienne pendant les cinq années du Ring à Bayreuth. Tandis qu’il a cherché à l’opéra à y ritualiser sa surthéâtralité, Patrice Chéreau a par contre opté au théâtre pour la bande enregistrée, et renoncé à l’orchestration en live pour accompagner la voix parlée, sauf quand la présence de musiciens et leur intégration dans le jeu pouvaient avoir une portée métaphorique, tel le renvoi à l’agit-prop allemande dans Toller avec la présence sur le plateau de musiciens de rue. Sur toute une série de spectacles, de Hamlet de Shakespeare à Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, Patrice Chéreau a entre autres eu recours de façon récurrente aux ondes Marthenot, pro- grammées en régie puis commandées par l’ingénieur du son au fil du jeu. Celles-ci ont pu contribuer à ponctuer et mettre en valeur une parole clé qui vient d’être révélée ou bien à faire figure de rappel, agissant comme un aiguillon spectral sur le personnage, tel Hamlet, tenté d’oublier l’injonction de vengeance de son père (notons qu’une semblable fonction sera attribuée au chœur de La maison des morts de Janáček, avec la décision de Chéreau et Boulez de placer celui-ci en coulisses, comme une voix de la conscience émanant du hors-scène…). Par ailleurs, Chéreau n’hésitant pas à puiser dans les succès du top 50 pour Le temps et la chambre de Botho Strauss ou à mettre Prince dans Hamlet, ses choix musicaux sont volontiers des plus éclectiques et contras- tés. Ainsi Dans la solitude des champs de coton de Koltès a-t-elle combiné le rock de Massive Attack et les hymnes à la Vierge, extraits des Chants sacrés Melchites… Sans doute ce choix correspond-il, dans la dernière version de Dans la solitude, au développement du conflit sur deux niveaux : ce qui paraît, à première vue, la rivalité, qui se donne en spectacle, où l’un joue contre l’autre, et ce qui travaille chacun de façon souterraine, l’aveu, où l’un est avec l’autre, cherche son consentement. En fait, chacun lutte contre

6. Patrice Chéreau, « Un rêve de musique », propos recueillis par Michel Slubicki, Cahiers de la Comédie-Française, nº 18, hiver 1996, p. 79-80. 22 JEAN-FRANÇOIS DUSIGNE cet objet inavoué qui les concerne tous deux, Client et Dealer étant aux prises avec le désir ou le manque de désir enfoui au fond de soi, difficile à admettre, mais qui peut être trahi, reconnu par ou au travers de l’autre. Les pauses où, comme entre deux rounds, les deux protagonistes interrompent l’action dramatique en cours pour boire un coup et s’épon- ger, s’offrent comme des moments de respiration avec le public, tout en représentant des temps forts de mise en abyme du théâtre. La suspension de l’action, le découpage en actes, initialement non prévu par Koltès, instaure ainsi un cérémonial ludique. Cependant, le besoin de se reprendre quelques instants après un long engagement rappelle, comme s’il était besoin de le préciser, que la lutte verbale en cours a toute chance de s’acheminer vers un corps-à-corps. Or c’est précisément au moment où les spectateurs auraient pu s’attendre à ce que le sang coule que les deux acteurs se rassemblent pour se livrer conjointement à une danse jubilatoire, non dénuée d’humour ou de dérision, sur Massive Attack. La parenthèse refermée, l’action reprend son cours entre Dealer et Client, comme si rien ne s’était produit. Non seulement le conflit prend alors une tournure allégorique, mais l’attention peut dès lors se porter davantage sur ce qui tentait de se dénouer : la reconnaissance du désir ou l’aveu de l’impuissance au travers d’une situation sous-tendue de drague homosexuelle.

Considérant sa pratique filmique, Patrice Chéreau estime plus facile au cinéma de rendre la musique plus interactive avec le dialogue car elle peut être passée sous la voix au mixage 7. Ce faisant, il s’attache à développer son travail allusif et souterrain. Dans La reine Margot, la musique de Goran Bregović incite sans doute subrepticement à établir une correspondance entre le massacre de la Saint-Barthélemy et l’actualité du conflit ethnique qui faisait alors rage en 1994 dans les Balkans… Dans Ceux qui m’aiment prendront le train, qui raconte les consé- quences et le désarroi engendrés par la mort d’un artiste ayant formulé le vœu de se faire enterrer à Limoges, Patrice Chéreau a embarqué tout son monde dans un train, caméra comprise, trouvant ainsi la métaphore qui lui permettait de concrétiser l’onde de choc que provoque la mort de cet artiste-patriarche au sein de sa famille et de son cercle d’amis. Le fait que, dans le train, les corps (et la caméra) ne puissent effec- tivement jamais tenir en place matérialise l’impossibilité de s’accorder, la difficulté de trouver l’équilibre, de se mettre au diapason de l’autre :

7. Voir Patrice Chéreau, « Un rêve de musique », p. 79-80. LA VEINE MUSICALE DE PATRICE CHÉREAU, ORCHESTRATEUR D’HISTOIRES 23 fragilisés, ils se harcèlent, s’attirent ou se rejettent. Ils ont besoin de contact, se cherchent des histoires. La cinétique, doublement produite par le mouvement du train et la caméra qui cherche à trouver sa place, « donne au film un côté happening » 8. Au fur et à mesure qu’éclatent les crises, le rythme syncopé des musiques ponctue l’enchaînement des images, sur le tempo sous-tendu du train qui donne la cadence. À cela s’ajoute la saturation même du son et le stress produit par les crissements de wagon, les sirènes ou le souffle déferlant du croisement d’un autre train. Assurément, la bande-son participe à cette chorégraphie un peu chaotique qui résulte de la dérive intérieure de chacun et qui en même temps la manifeste. Témoignant de sa collaboration avec Patrice Chéreau sur ce film en tant que compositeur, Éric Neveux confirme combien il a voulu rester « totalement perméable à la rythmique du montage », et ce, afin d’entrer dans « la texture sonore du film ». S’il dit pouvoir être libre ou distant de la teneur même des images, de ce qu’elles signifient, il lui a par contre importé de se tenir « près du montage », dans la mesure où ce dernier « a un tempo, un séquencement » 9, très proche en fin de compte de la musique. Dans ces films où bande-son et bande musicale se confondent, les musiques existantes se superposent aux plages atmosphériques obtenues à partir d’enregistrements réalisés en extérieur dans des conditions analogues aux situations dans lesquelles seront plongés les protagonistes du film, comme l’action de prendre l’autre en filature dans Intimité : les klaxons, les bruits de moteurs des transports en commun, l’ajout de sons électro- niques et le mixage de musiques anglo-saxonnes, fortement référencées par leurs titres, travaillent la matière sonore du film en formant des plages qui correspondent à ce qu’écoute le personnage. La distinction entre musique concrète et abstraite, le contraste entre les genres résultent d’un balisage en amont du scénario pour déterminer les espaces musicaux où s’imposera l’environnement concret du personnage, et ceux où transparaîtra plutôt sa subjectivité. Éric Neveux dit avoir ainsi contribué à la fabrication de l’« identité musicale du personnage » en composant sa « musique intérieure » 10. Plei- nement assumée, la bande musicale participe ainsi à la dramaturgie.

8. Danièle Thompson, Patrice Chéreau, Pierre Trividic, Ceux qui m’aiment prendront le train : scénario et entretien, Paris, Cahiers du cinéma (La petite bibliothèque des Cahiers du cinéma), 1998, p. 16. 9. Entretien d’Éric Neveux réalisé à Paris par Benoît Basirico et Manuel Bleton dans le cadre de l’émission Travelling diffusée le 23 juillet 2005 à 13 heures sur Aligre FM. 10. Ibid. 24 JEAN-FRANÇOIS DUSIGNE

Si Ceux qui m’aiment prendront le train et Intimité ont successivement donné lieu à une frénésie de musique (avec David Bowie, les Clashs, Iggy Pop, Nick Cave), ils ont par contre été suivis de Son frère où il n’y a plus qu’une seule chanson, originale, de Marianne Faithfull qui précisément jouait dans le film précédent, Intimité (puisque la pop star y jouait un rôle, Patrice Chéreau n’avait sans doute pas pensé pouvoir l’intégrer parallèle- ment dans la bande musicale pour ne pas confondre sa voix reconnaissable de chanteuse avec celle de son personnage). Concernant la quasi-absence de musique dans Son frère, dont Patrice Chéreau fut lui-même producteur, il précise que ce choix fut d’emblée motivé par des raisons économiques. Mais il ajoute que ce choix lui a ensuite paru justifié, car il n’aurait pas su quelle musique utiliser sur les couloirs de l’hôpital : un travelling sur les malades avec de la musique par-dessus aurait été obscène, alors que, par contre, à l’intérieur d’une séquence de rêve, la musique peut arriver. Assurément, la « frénésie de musique », poussée parfois jusqu’à la saturation, joue en contrepoint avec le silence, comme pour susciter senso- riellement une empathie avec ce qu’éprouve intérieurement le personnage, dans sa fuite en avant par exemple, ou la confrontation avec soi-même. Dans Intimité, les séquences cruciales du film (celles où Claire et Jay se retrouvent chaque mercredi pour faire l’amour sans avoir pris le temps de se connaître ni de se parler), les scènes de sexe donc, se démarquent du reste du film par l’absence totale de musique, silence relatif qui contribue à amplifier les souffles, les gémissements, la lutte des corps qui se cherchent, se prennent et se donnent. Par contre, la musique fait violemment intrusion à plein volume quand les personnages sortent du huis clos pour gagner la rue et rejoindre la frénésie urbaine. Semblable évocation de l’urbanité était déjà présente dans Le temps et la chambre où une déambulation dans Paris précédait l’envoi du générique, suivant un montage rythmé, à la façon d’un clip, par une chanson de Taxi-Girl qui traitait du mal de vivre dans la capitale. Dans Gabrielle, la musique symphonique paraît cette fois germer dans les trous, les abîmes de silence traversés par les personnages dans le « luxe glacé et suffocant » d’une maison bourgeoise du début du XXe siècle, agencée « comme un tombeau qu’un homme aurait construit pour y enterrer vivant quelqu’un – sa femme » 11. Le protagoniste sort du train, émerge de la foule de la gare du Nord pour rejoindre, au cours d’une longue déambulation, l’antre de sa soli- tude. Une première sensation de flottement est alors communiquée par

11. Entretien de Patrice Chéreau, extrait du dossier de presse du film Gabrielle, 2004. LA VEINE MUSICALE DE PATRICE CHÉREAU, ORCHESTRATEUR D’HISTOIRES 25 l’absence d’assise dans le suivi des personnages, qui, au cours de la soirée mondaine montrée en flash-back, sortent du champ pendant qu’ils sont encore en train de parler tandis que d’autres répondent alors que la caméra ne les a pas encore révélés. Alors que le récit filmique évoque à bien des moments les atmosphères proustiennes de À la recherche du temps perdu, Patrice Chéreau a voulu combiner avec le ralenti, avec les images arrêtées et le commentaire de l’action formulé à l’aide de cartons écrits, le silence, l’accentuation de certains sons, la mise en relief par effet de ponctuation de bruits du quotidien, et la musique symphonique, qui répond ou interagit avec les fondus au noir ou au blanc ainsi que les passages à la couleur qui marquent aussi l’arrêt du souvenir. Par exemple, la séquence de la découverte de la lettre qui met le pro- tagoniste aux prises avec une réalité qu’il ne pouvait admettre : avant même que Jean Harvey ne laisse tomber en fracas la carafe et ne se coupe, il a interrompu, pris d’un pressentiment, la voix off de son flash-back. Le moment où cet homme n’arrive plus à parler est précisément ponctué par une ouverture musicale. Conduite selon un crescendo subtil, l’ouverture procède par nappes, comme si la béance même à laquelle se trouve soudainement confronté cet homme qui paraissait si sûr de lui s’imprégnait du timbre des cuivres. Plus tard, quand Jean Harvey harcèle sa femme pour lui demander la raison de son brusque retour, il se heurte au mutisme de Gabrielle. Avant de rompre enfin le silence, Gabrielle va commencer par se gratter la cuisse, et ce geste sera aussitôt surligné par une brève stridence des violons qui jouaient en sourdine. La musique symphonique se développera pleinement sur les plans d’errance de l’homme à travers l’obscurité bleutée des couloirs, tandis que les deux bonnes apportent rituellement la lumière dans la chambre de Madame.

Pour en venir à l’opéra, ce qui intéresse alors Chéreau, c’est la possi- bilité d’y raconter une histoire où la musique est partie prenante à égalité avec le texte. En fait, dit-il, son « envie n’est pas tant de faire de l’opéra mais plutôt de faire du théâtre avec de la musique, de réfléchir à la façon de mettre en scène la musique » 12, avec ses responsabilités de mesure, de dynamique et de tempo. D’une part, « la musique a des moyens d’information sur des couleurs, sur des tristesses, sur des mélanges de sentiments, que les mots quelques fois ne peuvent pas tout à fait dire » 13. D’autre part, dans son abord du livret, Patrice Chéreau s’attache systématiquement à prendre son contenu à la lettre.

12. « Il monte Cosi fan tutte à Aix », entretien de Patrice Chéreau avec Jacques Drillon, Fabrice Pleskin, Odile Quirot, Le nouvel observateur, 30 juin 2005. 13. Transcription d’une interview de Patrice Chéreau, www. arte-tv.fr, 20 juillet 2005. 26 JEAN-FRANÇOIS DUSIGNE

Estimant par exemple que le canevas de Cosi fan tutte de Mozart pourrait être de Marivaux, le premier selon lui à avoir « raconté les hommes dans leurs contradictions quotidiennes » 14, Patrice Chéreau s’est attaché à prendre à rebours l’apparente légèreté de l’œuvre, en tâchant d’en tirer toute la monstruosité, sans concession ni hypocrisie. Voulant lutter contre les clichés, il prend donc toutes les situations au sérieux, tel le pari contracté entre Guglielmo, Ferrando et Don Alfonso visant à prouver que leurs fiancées ne sont pas infidèles, et qui va les conduire à pousser celles-ci dans les bras d’amants probables, en usant ainsi du mensonge et de la machination. En jouant avec le feu, les deux hommes prennent un énorme risque, qui les amènera paradoxalement à dire ensuite, suivant une logique sado-masochiste, accompagnée d’une incroyable mauvaise foi : « puisqu’elles sont infidèles, il faut les punir ». Or Patrice Chéreau pense que la composition musicale en soi parti- cipe dramaturgiquement à cette machination en faisant en sorte que les nouveaux couples soient mieux assortis : la mezzo chante alors avec le baryton et le ténor avec la soprano 15. Une telle combinaison, estime Patrice Chéreau, est en soi une précieuse indication dramaturgique donnée par Mozart. Cependant, en tant que metteur en scène, il lui faut provoquer les chanteurs (de même qu’il le fait avec les acteurs) pour les inciter à se comporter d’une manière qui ne corresponde ou qui n’illustre pas for- cément ce qu’ils ont à exprimer oralement, tant dans le texte que dans le chant. Or tous « aiment bien savoir si c’est gai ou si c’est triste » : il n’est donc pas mauvais, pense-t-il, au début tout au moins, « [d’]empêcher [les chanteurs] d’appréhender les choses de façon trop automatique », afin de « les faire cheminer autrement ». Il s’emploie ainsi à :

[…] jeter un peu le trouble en leur suggérant que la joie, le plaisir, la colère, la souffrance ou l’ennui ne sont pas toujours éprouvés au moment pré- cis où on en parle, et que ces sentiments ne sont ni simples ni évidents 16.

Pour trouver le registre tragi-comique de Cosi fan tutte, il s’est agi, dit-il, de procéder par couches successives, en proposant en répétitions de jouer tantôt la scène en abondant dans sa drôlerie, tantôt en fouillant ses aspects les plus noirs, de sorte qu’ensuite, dans le souvenir, le mélange puisse ressortir.

14. « Il monte Cosi fan tutte à Aix ». 15. Dans une interview de Patrice Chéreau pour Arte, 12 mai 2008. 16. Patrice Chéreau, « Lorsque cinq ans seront passés », in Pierre Boulez, Patrice Chéreau et al., Histoire d’un « Ring », Paris, Robert Laffont (Diapason), 1980, p. 138. LA VEINE MUSICALE DE PATRICE CHÉREAU, ORCHESTRATEUR D’HISTOIRES 27

Ce faisant, Patrice Chéreau décrit ce processus en se référant au travail pictural : « après, seulement, on essaiera de repasser là-dessus un glacis de légèreté » 17. Mais, il pourrait tout aussi bien se référer au travail d’orchestration de Pierre Boulez, qui précisément a procédé de manière analogue dans De la maison des morts, ses indications données à l’orchestre lors d’ultimes répétitions visant précisément à rendre l’interprétation plus délicate, en distinguant à présent les mezzo forte, forte et fortissimo : « Maintenant pas trop fort [dit-il par exemple] ça ne veut pas dire [un] pla-pla-pla-pla [insignifiant], ça peut être lourd sans être fort ». Ce travail d’équilibre entre diminuendo, crescendo, rallentendo ou accelerando est alors primordial : « sinon [prévient Boulez] ça devient trop solide » 18. Soulignons au passage que Patrice Chéreau utilise de semblables pro- cédés au cinéma, mais c’est alors au montage que le réalisateur « mélange ». Le personnage trouble et ambigu, qui apparaît à l’écran, peut avoir résulté du mixage de différentes prises, conduites selon des intentions contraires.

Un acteur [dit alors Patrice Chéreau] ne peut jouer qu’une seule chose à la fois. C’est la persistance rétinienne qui permet de croire qu’il y a une profondeur, alors qu’on a seulement joué des choses très simples, qu’on a collées les unes aux autres 19.

Toutefois, selon lui, celui qui se contente sur scène de dire ce qui est écrit n’entre pas encore dans un jeu, qui réside avant tout dans le mensonge 20. Aussi convient-il souvent de prendre le texte à contre-pied de ce qui est énoncé. C’est ce genre de tension que Patrice Chéreau s’emploie à provoquer chez les chanteurs, afin d’en faire des acteurs, et ce, dans le temps très court des répétitions d’opéra, pour les habituer ainsi « au travail douloureux d’aller puiser au fond de soi » 21. C’est la raison pour laquelle il ne cesse de donner des indications paradoxales. Par exemple, dans De la maison des morts, Skouratov, qui raconte le crime qui l’a conduit au bagne, évoque le moment où sa bien-aimée Louisa

17. « Il monte Cosi fan tutte à Aix ». 18. Voir le DVD de De la maison des morts, de Leoš Janáček, direction musicale Pierre Boulez, Deutsche Grammophon, Universal Music France, 2008. 19. « Il monte Cosi fan tutte à Aix ». 20. « Ce n’est intéressant de dire un texte sur scène que si c’est un mensonge ! » ; Patrice Chéreau cité par Anne-Françoise Benhamou, « Organiser le secret : Patrice Chéreau, le texte et l’acteur », in Brûler les planches, crever l’écran : la présence de l’acteur, Gérard- Denis Farcy, René Prédal (dir.), Saussan, L’Entretemps (Les voies de l’acteur), 2001, p. 77. 21. Patrice Chéreau, « Lorsque cinq ans seront passés », p. 138. 28 JEAN-FRANÇOIS DUSIGNE lui a demandé de l’épouser. À ce moment, Patrice Chéreau encourage le chanteur à perdre par trois fois son pantalon jusqu’à rire lui-même de cette situation dérisoire où il se retrouve en slip… Ou encore, lorsque Goriantchikov, qui vient d’apprendre qu’il va être relâché, entonne son chant de la liberté, il est alors repoussé violemment par les Kapos qui s’emploient à maintenir l’ordre dans le camp. Ce faisant, il travaille les rapports entre protagonistes en les amenant à évoluer dans des espaces eux-mêmes conçus pour « faire bouger », pro- voquer une dynamique, telles ces hautes parois qui clôturent ou prennent en étau l’espace vide de De la maison des morts. Plutôt que d’opter pour une résignation des bagnards, vu qu’a priori il ne se passe par grand-chose dans le livret et que l’action y paraît stagnante, Patrice Chéreau a préféré résister au cliché, et s’intéresser à cette « énergie incroyable » qui résulte et se trouve précisément « bloquée par l’enfermement » 22. Notons qu’à la fin du premier acte, des tonnes d’ordures s’abattent également sur scène, sur le contretemps précis qui prépare et fait valoir la note finale… La mise en tension entre pôles antagonistes, entre directions contradic- toires, comme la confrontation de notions paradoxales ou le rapprochement de genres a priori étrangers, sont les moteurs de ces dynamiques. Sans doute, la plupart des chanteurs sont par nécessité sur un plateau, et n’ont pas forcément appris à y être. Ils sont amenés à faire l’acteur « parce qu’on leur a trouvé un jour une très belle voix ». Cependant, au-delà de leur maladresse et de leur naïveté, le chant exige d’eux un engagement total qui représente pour Patrice Chéreau un « avantage formidable » en leur donnant une disponibilité souvent « supérieure aux acteurs », qui les amène à tout essayer, quand bien même le chant et la position dans laquelle le jeu les conduit sont « archi-compliqués ». Ce nécessaire engagement corporel répond à son envie de travailler sur le plateau des « corps chauffés à blanc » 23. Il n’est pas indifférent de constater qu’après Christophe Bernard, qui fut le chorégraphe du « pas de deux » de Dans la solitude des champs de coton, Patrice Chéreau collabore désormais régulièrement avec le chorégraphe Thierry Thieû Niang dont la démarche vise notamment à « travailler de façon organique la question du corps en mouvement » et sa « relation à la voix chantée », sans « exclure aucun geste » : il n’y a pas de « geste laid [dit ce dernier], tout geste est nécessaire » 24.

22. Voir le DVD de De la maison des morts. 23. Patrice Chéreau, « Lorsque cinq ans seront passés », p. 138. 24. Propos mis en ligne sur le site de Thierry Thieû Niang (www.thierry-niang.fr) mais qui ne sont plus disponibles aujourd’hui. LA VEINE MUSICALE DE PATRICE CHÉREAU, ORCHESTRATEUR D’HISTOIRES 29

À l’opéra comme au théâtre, le souci de faire avancer l’action avec la musique, sans « jamais perdre de vue le concret » 25, la responsabilité de conduire mouvements et déplacements en tenant précisément la mesure, avec une marge infime d’improvisation, donne lieu à interactions où : –– tantôt le mouvement corporel, notamment à l’opéra, impulse le mou- vement musical : Dans De la maison des morts, par exemple, Louka suspend son histoire et se retourne dans l’intervalle laissé par la ligne mélodique pour effectuer un large cercle où il jauge un à un ses inter- locuteurs avant de revenir sur cet élan face-public et saisir le temps juste pour poursuivre son récit chanté, fort de cette nouvelle énergie ; –– tantôt le mouvement et la parole, notamment au théâtre, se calent sur la musique et sont cadrés par elle. « Ralentis, accélère, enchaîne », dit souvent le metteur en scène qui aime alors recourir à l’image de l’atterrissage d’un avion : à l’acteur qui hésite dans la manière de gérer son déplacement et d’accorder celui-ci avec sa prise de parole, il lui conseille de voir la piste, de s’axer sur elle puis de freiner et enfin d’ajuster la phrase. Ayant privilégié la réalisation de films, poursuivant les mises en scène d’opéra, Patrice Chéreau a radicalisé son rapport au théâtre, en le réduisant à l’essentiel selon lui : un texte, des corps, dans un espace en prise directe avec le public. Il passe ainsi du plaisir de la contrainte rythmique et musicale qu’il trouve à l’opéra à celui du risque pris à s’exposer seul en scène pour s’engager dans la lecture de textes. Mais c’est là encore, pense-t-il, un travail musical que de « phraser un texte pour transmettre une pensée » 26 : Où mettre le son ? Sur quels mots appuyer pour donner le sens ? Comment organiser un monologue de huit pages ? C’est avec Koltès qu’il dit avoir trouvé un nouvel usage de la langue. Les textes de Koltès « sont écrits de telle sorte qu’on ne peut pas mettre un mot à la place d’un autre ». La ponctuation y est essentielle. Koltès

[…] fait partie des auteurs qui connaissent la différence entre un point et un point-virgule, qui savent que cela n’est pas la même chose. Si l’acteur ne respecte pas ces ponctuations, il transforme tout le texte, parce qu’elles indiquent les respirations 27.

En abordant Phèdre de Racine, Patrice Chéreau a procédé de même : il s’est attaché à retrouver l’édition originale, débarrassée des ponctuations

25. Patrice Chéreau dans « Le cercle de minuit », présenté par Laure Adler, France 2, 1995. 26. « Il monte Cosi fan tutte à Aix ». 27. Patrice Chéreau dans « Le cercle de minuit », 1995. 30 JEAN-FRANÇOIS DUSIGNE

établies tardivement pour le confort du lecteur, afin de ne pas se laisser piéger par la fausse musicalité de l’alexandrin, qui emprisonne le vers dans un carcan. Il s’agit de suivre les articulations de la syntaxe, de conduire la phrase en tenant son débit jusqu’au bout de l’intention, pour seulement ensuite en libérer le sens, dans la résonance, l’écho ou l’écoute du silence. Bien que l’opéra ne lui permette pas d’« aller aussi loin qu’au théâtre » sur le plan de l’approfondissement humain et dramatique, Patrice Chéreau dit en avoir tiré une maîtrise qui l’a conforté dans sa conviction que :

[…] au théâtre on est toujours dramatiquement arythmique, anti-musical et approximatif : trop fort, pas assez fort, trop lent, trop rapide, tout cela un peu en vrac, alors que travailler sur une partition, sur une contrainte telle, redonner du sens à une chose qui est déjà entièrement écrite et entiè- rement dramatisée est, il le répète, un travail formidable 28.

De même qu’il compare les chanteurs d’opéra à des « athlètes de haut niveau » 29, il associe ainsi la pratique de la lecture en public (à laquelle il a pris goût personnellement) à un exercice de haut vol, sans filet 30.

Jean-François Dusigne Université Paris 8

28. Voir Une autre solitude, film de Stéphane Metge, Azors Films – La Sept-Arte. Propos tenus en 1995 quand Patrice Chéreau met en scène le Don Giovanni de Mozart à Salzbourg. 29. Interview de Patrice Chéreau pour Arte, 12 mai 2008. 30. « Patrice Chéreau face au Dostoïevski des frères Karamazov », entretien de Patrice Chéreau réalisé par Jean-Louis Validire, Le Figaro, 3 juillet 2007. DU CÔTÉ DU THÉÂTRE

BERNARD DORT : UN SPECTATEUR SANS INDULGENCE

Bernard Dort (1929-1994), après une carrière dans l’administration (il est sorti de l’ENA) et un début remarqué dans le domaine des lettres, se tourne vers l’enseignement à la demande de Jacques Scherer qui a créé le premier Institut d’études théâtrales en Sorbonne. Il commence à l’automne 1962 avec un cours sur Brecht. Un jeune étudiant, le futur metteur en scène Jean-Pierre Vincent, suit cette première année de cours et en fait la publicité auprès de son ami Patrice Chéreau qui, sans s’inscrire, va suivre « par pur plaisir » tous ses cours de l’année 1963-1964 :

C’était un professeur formidable. J’avais lu ses livres, Corneille et Brecht. Dort a eu une importance énorme : il a conduit ma pensée théâtrale et Jean-Pierre [Vincent] et moi étions très dépendants de lui. J’avalais tout ce qu’il disait, mais je le transformais – ce que doit faire tout élève 1.

Il n’est donc pas étonnant que Bernard Dort aille voir le premier spectacle de son étudiant : spectacle amateur donné, raconte Bernard Dort, dans la « salle de spectacles située dans les sous-sols du lycée Louis-le-Grand entre le réfectoire et les toilettes » 2. Il s’agit de L’intervention, pièce méconnue en un acte de Victor Hugo.

Ce qui s’imposait d’emblée [écrit Bernard Dort], c’était un ton mordant frisant la caricature, un irrespect féroce, un sens aigu du grotesque et une vitalité théâtrale jamais à court de souffle. Derrière les gestes encore maladroits de certains comédiens, on sentait le regard et la poigne d’un véritable homme de théâtre 3.

1. Patrice Chéreau, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel sin- gulier, Paris, Seuil, 2000, p. 176. 2. Bernard Dort, Théâtres : essais, Paris, Seuil, 1986, p. 202. 3. Ibid.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 33-38 34 CHANTAL MEYER-PLANTUREUX

Et pourtant ce « véritable homme de théâtre » que décèle Bernard Dort, dès ce premier spectacle, n’a que vingt ans. La mise en scène suivante, Fuenteovejuna, toujours au lycée Louis-le-Grand, confirme sa première impression. Bernard Dort conseille alors à Chéreau de présenter le spectacle suivant au Festival universitaire de Nancy. En 1965, Chéreau met donc en scène à Nancy L’héritier du village de Marivaux : Jack Lang, directeur du Festival, donnera son témoignage sur cette soirée :

La présentation de L’Héritier du village ne réussit pourtant pas à impo- ser Chéreau à la presse réunie pour la circonstance […] Présenté dans la confusion et la fatigue d’une dernière nuit de festival, L’Héritier du village ne fait guère que scandaliser 4.

Bernard Dort, « son seul soutien de l’époque » 5 selon Lang, se démène comme un beau diable pour convaincre le jury de lui attribuer un prix. Jack Lang se souvient que Bernard Dort, emporté par son élan, grimpa sur une table pour haranguer les membres, très circonspects, du jury. L’avenir donnera raison à Dort qui considère en 1969 que Chéreau est « l’un des rares jeunes metteurs en scène français à s’être imposés, durant ces dernières années » 6. L’enthousiasme de Dort ne se dément pas à l’aube des années 1970. Il fait venir Paolo Grassi, directeur, avec Giorgio Strehler, du Piccolo Teatro de Milan à la première des Soldats de Lenz dans le petit théâtre de Sartrouville. Cela marquera le début de l’aventure italienne de Chéreau. Sur cette première époque de Chéreau, Dort écrira un texte qui tente de faire le point et dans lequel il rend compte de son enthousiasme du critique, de sa jubilation : ah, le plaisir que ressent Dort d’être un découvreur ! Il est « l’un des “rares spectateurs” qui un soir de 1964 s’aventurèrent […] » 7. Jusqu’aux derniers mois de sa vie, Dort traquera le talent dans les lieux les plus improbables (c’est dans l’un de ces lieux qu’il repérera Didier-Georges Gabily). Le texte « Patrice Chéreau ou le piège du théâtre » est, si on l’examine à la loupe, une radiographie des rapports entre Dort et Chéreau : admiration et enthousiasme de Dort lorsqu’il est presque le seul à le soutenir – « on y découvre le spectacle le plus inattendu, le plus vif, le plus aigu que nous ait donné une jeune compagnie » ; puis, petit à petit, Chéreau échappe au brechtisme et au critique brechtien (comme l’élève, disait Chéreau en parlant

4. Jack Lang, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel singulier, p. 186. 5. Jack Lang, Jean-Denis Bredin, Éclats, Paris, J.-C. Simoën, 1978, p. 63. 6. Bernard Dort, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel singulier, p. 186. 7. Bernard Dort, Théâtres : essais, p. 202. BERNARD DORT : UN SPECTATEUR SANS INDULGENCE 35 du pédagogue, doit s’émanciper du maître). On y lit alors le doute – « Et Chéreau ne se condamne-t-il pas à rabâcher la fin du monde ancien déchiré entre le jeu et la violence ? ». Car Chéreau, dans Le prix de la révolte, « décrit la mort d’une certaine forme de théâtre » et souligne la « nécessité d’un nouvel usage du théâtre » 8. Une façon de rejeter les maîtres… C’est l’universitaire Franca Trentin qui résume le mieux les relations de Bernard Dort avec les metteurs en scène :

[L]es rapports de Bernard avec les metteurs en scène ont été souvent des parcours mouvementés, contradictoires, conflictuels, des moments de croissance et de débats, non sans douleur 9.

La relation avec Chéreau fait partie de ces « parcours mouvementés ». Contrairement au long compagnonnage que Dort entretient avec Strehler (38 textes – dont certains très longs et détaillés – entre 1958 et 1992), la relation de Dort avec Chéreau subira des éclipses (13 textes seulement entre 1970 et 1992). Les raisons de cet éloignement ont un nom : déception. Déception à la mesure de l’enthousiasme qu’a éprouvé Dort pour Chéreau. Dort l’avoue lui-même : « J’ai été ébloui par les premiers spectacles de Chéreau, je m’étais fait un Chéreau imaginaire » 10. Un Chéreau nourri de Brecht, de Planchon de Strehler, un Chéreau, comme l’écrit Dort, à la fois « traditionnel et novateur » 11 qui a comblé l’attente de Dort. Mais Patrice Chéreau s’affranchit et Bernard Dort accueille ses déclarations sur la mort du théâtre populaire – « je ne crois plus à rien de ce qui a fait le combat théâtral jusqu’à présent, je veux dire la recherche du public, l’animation culturelle » 12 et sa revendication orgueilleuse « je suis metteur en scène, pas tribun » 13, comme une mise en cause personnelle. Au tournant d’une critique, cette confession de Dort très révélatrice : « Chéreau est toujours Chéreau. Il ne s’est ni renié ni converti » 14. Converti, le mot n’est pas anodin sous la plume de Dort. En effet, Chéreau n’a pas été le disciple dont il rêvait 15.

8. Bernard Dort, « Patrice Chéreau ou le piège du théâtre », in Théâtre réel, essais de critique 1967-1970, Paris, Seuil, 1971, p. 104-111. 9. Franca Trentin, citée par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel sin- gulier, p. 212. 10. Bernard Dort, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel singulier, p. 214. 11. Ibid. 12. Patrice Chéreau, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel sin- gulier, p. 214. 13. Ibid., p. 215. 14. Bernard Dort, « Marivaux “sauvage” », Travail théâtral, nº 14, janvier-mars 1974, p. 60-68. 15. D’Adamov qui a été très influencé par Dort, ce dernier dira peu de temps avant de mourir : « L’un des drames d’Adamov – c’est un peu notre faute, la mienne en particulier – c’est 36 CHANTAL MEYER-PLANTUREUX

Pour Chéreau, la rupture découle de cette attitude de Dort à son égard : il reconnaît qu’il n’a pas supporté le regard critique de Bernard Dort et qu’il a renoncé à son amitié dès que celui-ci a commencé à émettre des réserves sur ses spectacles. Car si Dort continue de suivre avec passion les spectacles de Chéreau et d’en rendre compte longuement, principalement dans Travail théâtral, il n’hésite pas à distiller des remarques acides et à glisser quelques phrases pour regretter ses premiers spectacles : « Néan- moins je garde un faible pour le Fuenteovejuna du lycée Louis-le-Grand dont il n’a jamais retrouvé la transparence » 16, écrit-il en 1970 lors du séjour de Chéreau au Piccolo Teatro. Dès le début de cette critique – bonne cependant – sur Splendeur et mort de Joaquin Murieta, Dort rappelle le « manichéisme un peu sommaire » 17 de son Richard III l’année précédente. Pour Lulu, également donnée au Piccolo Teatro, Dort n’est pas convaincu : seule une scène échappe à sa déception et il regrette que Chéreau n’ait pas conçu l’ensemble de sa mise en scène à l’image de ce moment où « Lulu et la société se mesurent » 18. Le reproche de Dort sera récurrent au fil des années : l’absence d’une peinture de la société au profit de celle d’individus. Le titre même de cet article sur Lulu, « Une femme ou une société ? » (et l’utilisation des points d’interrogation dans les titres, signe de la perplexité de Dort face au tournant pris par Chéreau), indique clairement le reproche qui ressurgira au fil des années : « ce n’est pas une société qu’affronte Lulu, c’est une collection un peu dépareillée, d’individus » 19. La dispute, spectacle dont Dort note, pour, semble-t-il, le déplorer, que « la presse ne lui ménagea ni les cris ni les adjectifs d’admiration » 20, ne trouve pas grâce à ses yeux car ici aussi :

[…] à une réflexion sur les rapports de l’homme et de la société, de la nature et de la culture, Chéreau substitue l’image d’une triple dégradation, celle des adultes, celle des enfants et celle des « autres ». […] Il lui manque une dimension essentielle : celle du constat social marivaudien […] 21.

Et Dort de fustiger :

que sous le coup de la révélation brechtienne, il s’est converti à un théâtre épique d’obé- dience plus ou moins communiste » ; Bernard Dort, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel singulier, p. 205. 16. Bernard Dort, « Chéreau au Piccolo : un spectacle nécessaire », Les lettres françaises, nº 1334, 13-19 mai 1970. 17. Ibid. 18. Bernard Dort, « Une femme ou une société ? », Travail théâtral, nº 7, avril-juin 1972, p. 159. 19. Ibid., p. 158. 20. Bernard Dort, « Marivaux “sauvage” », Travail théâtral, nº 14, janvier-mars 1974, p. 68. 21. Ibid., p. 66-67. BERNARD DORT : UN SPECTATEUR SANS INDULGENCE 37

[…] ce qu’un public un peu trop parisien a applaudi dans La Dispute : la conversion d’une pièce lucide et cruelle, d’une œuvre d’une profonde socialité en un lamento funèbre sur la dégradation universelle […] 22.

Pour Dort, Chéreau « reste captif d’un romantisme tardif » 23, ce qui pour le critique est impardonnable. Dans les années 1980, les critiques évoluent ; elles visent « le monu- mental », « le cumulatif » 24 chez Chéreau. Le spectacle de sept heures Peer Gynt opposé aux pièces de Beckett permet à Dort de s’interroger sur le théâtre de ces années-là :

[…] ces deux pratiques coexistent. Leur coexistence caractérise […] l’acti- vité théâtrale, aujourd’hui. […] Ne peut-on rêver d’une représentation qui renonce aux prestiges de l’image et à la fascination de la somme, sans céder, pour autant, au vertige de la fragmentation, de la mort et du silence 25 ?

Les débuts aux Amandiers (et, pour la première fois, l’abandon par Chéreau de la scène à l’italienne) et la collaboration avec Koltès ne vont pas, non plus, convaincre vraiment Dort. Il reprend son questionnement sur la « scène théâtrale qui oscille toujours entre deux extrêmes […] Entre la scène trop vide et le lieu trop plein… » 26. Et il termine sur cette phrase lapidaire :

Tout fragmentaire qu’il est, le texte de Koltès suppose un affrontement, une confrontation entre des personnages typiques : un jeu. La réalité construite dans le studio de Nanterre fait paraître ce jeu dérisoire. Elle le frappe d’emblée de nullité.

Et de questionner :

Chéreau aurait-il oublié que la scène est, comme le disaient autrefois Allio et Planchon et comme il l’a beaucoup pratiqué, une machine à jouer 27 ?

Chéreau réplique à ses critiques par le silence :

À un moment je prends mal le fait d’être jugé publiquement et du coup je ne peux plus être ami. Dort était quelquefois très, très injuste. Comme Sandier, il m’a fait des articles très durs qui ne tenaient pas du tout compte

22. Ibid., p. 68. 23. Ibid. 24. Bernard Dort, « L’archipel et le continent », Le Monde dimanche, 8 novembre 1981. 25. Ibid. 26. Bernard Dort, « Le lieu et le milieu », Le Monde dimanche, 3 avril 1983. 27. Ibid. (souligné dans le texte). 38 CHANTAL MEYER-PLANTUREUX

de l’évolution, de la recherche que je menais au jour le jour. J’avais l’impression d’être jugé comme n’importe quel autre metteur en scène 28.

Mais pour Dort, Chéreau n’est pas « n’importe quel autre metteur en scène » et la distance prise par le metteur en scène le fera profondément souffrir. Ils se retrouveront pourtant autour de l’opéra ; à Bayreuth en 1977 grâce au Ring. Dort en devient lyrique :

[Ce spectacle] [écrit-il dans un bel article] rend l’air de Bayreuth, à mon grand étonnement, respirable, presque léger. […] le Ring renoue avec l’histoire 29.

Et en 1993, quelques mois avant sa mort, le Wozzeck de Berg, monté au Châtelet par Chéreau et Barenboim, procurera à Dort l’un de ses derniers grands bonheurs de spectateur.

Chéreau aussi était revenu vers le critique ; en 1990 lorsqu’il prévoit un livre retraçant l’aventure des Amandiers de 1982 à 1990, c’est à Dort qu’il demande un texte sur son parcours à Nanterre. « C’est l’un des derniers à avoir pensé le théâtre, c’est un penseur, ce n’est pas seulement un critique – il a une place à part » 30. Ce dernier texte de Dort sur Chéreau est apaisé ; Dort a changé, il admet Chéreau dans sa complexité, ses paradoxes. Il reprend l’itinéraire de Chéreau de « l’enfant prodige » de la troupe de Louis-le-Grand à « l’artiste », « qui incarne, comme Strehler en Italie, la figure même du metteur en scène souverain » 31. La comparaison avec Strehler signe, au terme d’un parcours tumultueux, la reconnaissance par Dort de « la grandeur de [l]a démarche » 32 de Chéreau.

Chantal Meyer-Plantureux Université de Caen Basse-Normandie

28. Patrice Chéreau, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel sin- gulier, p. 212. 29. Bernard Dort, « Un “Ring” ouvert », Travail théâtral, nº 28-29, juillet-décembre 1977, p. 85. 30. Patrice Chéreau, cité par Chantal Meyer-Plantureux, Bernard Dort, un intellectuel sin- gulier, p. 212. 31. Bernard Dort, « Un “personnage combattant” ou le paradoxe de Nanterre », in Nanterre Amandiers : les années Chéreau 1982-1990, Paris, Imprimerie nationale, 1990, p. 10. 32. Ibid., p. 14. PATRICE CHÉREAU ET ROGER PLANCHON AU THÉÂTRE NATIONAL POPULAIRE DE VILLEURBANNE : LE THÉÂTRE POPULAIRE EST MORT, VIVE LA CRÉATION !

L’œuvre théâtrale de Patrice Chéreau apparaît aujourd’hui incontournable ; son œuvre cinématographique suscite désormais de nombreuses recherches universitaires ; en revanche, l’inscription de l’artiste au sein de l’histoire des institutions théâtrales demeure peu explorée, alors même qu’il a dirigé pendant presque quatre décennies quelques-uns de ses plus beaux joyaux. C’est à cette lacune que notre contribution souhaite s’attacher, en croisant l’histoire des formes théâtrales et l’histoire institutionnelle des modes de production. Si l’expérience de codirection du théâtre de Sartrouville avec Jean-Pierre Vincent (1966-1969) peut sembler déboucher sur une impasse, comme en témoigne le titre de l’article de Partisans, « Une mort exemplaire » 1, celle de Nanterre-Amandiers (1982-1990) symbolise à elle seule la vitalité artistique des années 1980, dont le spectateur garde un souvenir régulièrement actualisé grâce à une génération de comédiens issue de l’école fondée par Patrice Chéreau au cœur même du centre dramatique. Entre ces deux expériences, Patrice Chéreau a passé dix ans auprès de Roger Planchon, figure majeure de la décentralisation dramatique, à la tête du Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne.

1. Patrice Chéreau, « Une mort exemplaire », Partisans, nº 47, avril-mai 1969, Théâtre et politique (bis), p. 64-68.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 39-49 40 MARION DENIZOT

Cette décennie, particulièrement fertile artistiquement, signe les pre- miers pas du metteur en scène dans la réalisation cinématographique (Le compagnon en 1974 pour la télévision, La chair de l’orchidée en 1975, Judith Therpauve en 1979) et le déploiement de son activité opératique (Les contes d’Hoffmann en 1974, le cycle de la Tétralogie de Wagner, dirigée par Pierre Boulez de 1976 à 1980, Lulu de Berg montée pour la première fois dans son intégralité en 1979). Patrice Chéreau présente également des spectacles de grande ampleur sur la scène du TNP (Le massacre à Paris de Marlowe en 1972, la seconde version de Toller en 1973 2, Lear d’Edward Bond en 1975 et Peer Gynt d’Ibsen en 1981), mais aussi sur des scènes parisiennes (La dispute de Marivaux en 1973, au Théâtre de la Gaîté-Lyrique, dans le cadre du festival d’Automne 3, Loin d’Hagondange de Jean-Paul Wenzel au Théâtre de la Porte Saint-Martin en 1977). Au regard de cette vitalité, de ce dynamisme créatif, comment appré- hender la présence – que l’on pourrait qualifier d’intermittente – de Patrice Chéreau à Villeurbanne ? Quel sens donner à cette codirection qui permet le développement du geste créateur de Patrice Chéreau en lui octroyant une forme d’irresponsabilité assumée 4 ? L’étude successive des raisons interpersonnelles et individuelles de la décision de constituer une codirection, puis du contexte politique dans lequel celle-ci s’opère et, en particulier des conséquences de Mai 1968 sur le théâtre, permettra de suggérer quelques pistes de compréhension.

Planchon-Chéreau : les ressorts d’un « partenariat stratégique »

En juin 1970, deux ans avant la réouverture du théâtre, fermé pour réno- vation, Roger Planchon offre à un jeune metteur en scène de 25 ans, internationalement reconnu mais en manque de théâtre, les conditions de son épanouissement créatif. Quelles sont les raisons avancées par Planchon pour justifier le choix de Chéreau ?

2. La première version était présentée en 1970 à Milan au Piccolo Teatro, dirigé par Paolo Grassi. 3. Villeurbanne reçoit en 1976 la seconde version de La dispute. 4. « À Villeurbanne, j’avais un sentiment de grande liberté et en même temps de grande irres- ponsabilité. C’était le problème. À partir du moment où tu es dans cette logique d’irres- ponsabilité, tu te mets à imposer tes choix en t’en foutant : je le ferai quand même et je l’obtiendrai et ils me le donneront » ; Patrice Chéreau, cité par Michel Bataillon, Un défi en province : chronique d’une aventure théâtrale. Chéreau, Planchon, et leurs invités : TNP, Théâtre national populaire, 1972-1986, vol. 1, Chéreau : 1972-1982, Paris, Marval, 2005, p. 49. PATRICE CHÉREAU ET ROGER PLANCHON AU THÉÂTRE NATIONAL POPULAIRE… 41

Premièrement, une volonté de partager les responsabilités de metteur en scène (Roger Planchon l’avait déjà fait avec Jacques Rosner, il renouvellera l’expérience avec Georges Lavaudant), afin de « multiplier les chances de production de spectacles de qualité, en évitant ainsi que ne s’essouffle le metteur en scène, seul responsable de toutes les créations » 5. Deuxième- ment, une admiration sincère pour le travail accompli par Patrice Chéreau. « C’est donc à la fois pour rendre hommage à un grand talent et pour satisfaire sa conception du travail théâtral que Planchon a choisi Chéreau » 6, explique Robert Gilbert, codirecteur chargé de l’administration du TNP de Villeurbanne. Pourtant, s’arrêter sur ces deux arguments signifierait adopter le point de vue des acteurs, et nier la complexité de toute décision. On pourrait alors s’en tenir au fait qu’en 1970, Roger Planchon cherche à accroître la reconnaissance et la légitimité du Théâtre de la Cité et que Patrice Chéreau, de retour d’Italie, après l’expérience malheureuse de Sartrouville, se trouve sans outil de travail. Pourtant, là encore, en adoptant cette unique perspective, on passerait à côté de la complexité de toute collaboration artistique. C’est donc bien à un jeu d’équilibriste que nous nous engageons, entre analyse critique, d’une part, et posture compréhensive, d’autre part.

Des opportunités bien comprises Afin de saisir le contexte politique au sein duquel prend place l’expérience de Chéreau à Villeurbanne, il importe de revenir, un peu en amont, sur la décision de transformer le Théâtre de la Cité en Théâtre national populaire. Depuis son installation à la direction du théâtre municipal de Villeur- banne en 1957, Roger Planchon se bat pour augmenter ses subventions et faire de son théâtre un lieu de production national et international. Le projet d’une maison de la culture est finalement abandonné en 1967 : il n’est donc plus besoin de cacher le désir d’un outil de travail confortable derrière la volonté de promouvoir un projet d’action culturelle 7. En 1970, profitant de la fermeture du Théâtre de la Cité, Roger Planchon cherche à obtenir des moyens similaires à ceux du Théâtre de l’Est parisien à Paris ou à ceux du Théâtre national de Strasbourg, pour « changer de formule », selon les mots de Roger Gilbert 8. Planchon souhaite en effet développer

5. Entretien avec Robert Gilbert, mené par Andrée Levy-Bonavita, Travail théâtral, nº 17, automne 1974, p. 21. 6. Ibid., p. 22. 7. Voir Pascale Goetschel, Renouveau et décentralisation du théâtre. 1945-1981, Paris, PUF, 2004, p. 351 sq. 8. Entretien avec Robert Gilbert, mené par Andrée Levy-Bonavita, p. 12. 42 MARION DENIZOT un projet qui diffère quelque peu de celui qui l’a animé depuis la création du Théâtre de la Comédie en 1950 : il cherche à conforter la liberté de l’artiste en disposant d’un budget de production important. Il s’agit donc de montrer la légitimité des ambitions artistiques face aux subventionneurs. La proposition de Jacques Duhamel vient donc à point nommé. En effet, devant la volonté de Georges Wilson d’abandonner la direction du TNP de Chaillot, le ministre des Affaires culturelles, Jacques Duhamel 9, propose à Roger Planchon d’en assurer la succession : celui-ci décline l’offre mais propose de transférer le label à Villeurbanne, ce qui est la garantie d’une augmentation de moyens financiers. Il apparaît probable que le nom de Patrice Chéreau, associé à celui Roger Planchon, a pu contribuer à la proposition ministérielle, puisque Chéreau est auréolé de la reconnaissance internationale obtenue à Spolète, puis à Milan. De son côté, quand Patrice Chéreau revient d’Italie, il a acquis une réelle notoriété, mais il garde encore en mémoire l’échec de Sartrouville. Il est marqué par les dettes qu’il doit toujours rembourser (elles ne seront effa- cées qu’à son arrivée à Nanterre) 10. Cette situation de « roi sans royaume » émeut la presse, comme le laisse à penser l’article de Claude Sarraute du 4 juin 1969 : « Successivement, Artaud, Copeau, les membres du Cartel, Vilar, Blin, Serreau, Planchon, Bourseiller, se sont passé ou disputé un sceptre que ses partisans réclament aujourd’hui pour Patrice Chéreau » 11. Claude Sarraute pointe le risque de l’expatriation, c’est-à-dire la perte pour la France d’un talent reconnu, puisque Chéreau est désormais demandé par le Canada, l’Italie, la Suède, l’Allemagne ou les États-Unis. Intervient alors un argument de concurrence interétatique, argument récurrent des logiques de légitimation de l’intervention publique en matière artistique. Renée Saurel, dans un article des Temps modernes d’octobre 1969, dénonce, elle, les « contradictions d’un système » : « Chéreau, aujourd’hui, n’a plus de théâtre, l’expérience de Sartrouville s’étant soldée par un passif de cinq cent mille francs » 12. En juin 1969, Chéreau, de passage à Lyon pour assister au dernier spectacle de Planchon, confie : « Ce que j’aime, c’est travailler ; j’aime même beaucoup ; je n’aime que ça. Et je n’en ai plus les moyens ». Un appel à Planchon ?

9. Jacques Duhamel est ministre des Affaires culturelles de 1971 à 1973 sous les ministères Chaban-Delmas et Messmer. 10. « Pendant longtemps, j’ai cru que je ne pouvais plus avoir de compte en banque, que je ne pouvais pas à nouveau être responsable d’une entreprise de spectacles » ; Patrice Chéreau, cité par Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 40. 11. Claude Sarraute, « Patrice Chéreau, roi sans royaume », Le Monde, 4 juin 1969. 12. Renée Saurel, « La bonace », Les temps modernes, nº 279, octobre 1969, p. 567. PATRICE CHÉREAU ET ROGER PLANCHON AU THÉÂTRE NATIONAL POPULAIRE… 43

Une connivence artistique Si l’on adoptait une lecture purement sociologique des parcours de Chéreau et de Planchon, rien ne pourrait les destiner à une collaboration : l’un est issu du milieu artistique et intellectuel parisien, tandis que l’autre évolue entre le monde paysan et le monde ouvrier. Pourtant, au-delà de ces divergences d’appartenance sociale, il faut sans doute voir dans la proposition de Planchon, à son cadet de treize ans 13, la reconnaissance d’un langage commun. Chéreau admet s’être « nourri » de Planchon ; il ajoute : « la force de Roger quand il m’a invité, c’est d’avoir pris quelqu’un qui était à son niveau, qui était aussi complet que lui » 14, indiquant par cette simple remarque qu’il ne s’agit pas seulement d’une filiation, mais d’une véritable rencontre d’égal à égal, sans rapport de domination de l’un sur l’autre. Comme preuves d’une connivence artistique, on pourrait citer un même amour des comédiens, une tendance au décorativisme et à une approche plastique de l’espace, un même intérêt pour le music-hall (Joaquin Murieta pour Chéreau ; Bottines, collets montés pour Planchon), une semblable admiration pour Strehler et Grassi, la boulimie de travail, ou, tout simplement, l’amour du théâtre. Nous ne développerons que deux aspects qui nous paraissent les plus struc- turants pour comprendre la proposition de Planchon à Chéreau de venir travailler à Villeurbanne : le rapport aux Classiques et le rapport au réel. Dès 1967, quand Patrice Chéreau remporte le concours des Jeunes compagnies avec Les soldats de Lenz, on souligne l’influence de Roger Planchon sur cette relecture des Classiques, même si Renée Saurel note que Roger Planchon, lui, « jouait le texte de Molière et de Marivaux » 15. Le critique de Rivarol commente ainsi La seconde surprise de l’amour de Marivaux, mis en scène par Planchon en 1959 : « Une subvention pour le génial “arrangeur” de Marivaux ? Une douche serait plus indiquée » 16. Les réactions à l’égard de Chéreau paraissent encore plus radicales, à l’image, il est vrai, de ses partis pris scéniques 17. Il suffit de se souvenir des réactions horrifiées d’une

13. Planchon est né en 1931 ; Chéreau est né en 1944. 14. Patrice Chéreau, cité par Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 60. 15. Renée Saurel, « Le concours des Jeunes Compagnies 1967 », Les temps modernes, nº 254, juillet 1967, p. 149-158 ; reproduit dans Renée Saurel, Le théâtre face au pouvoir : chro- niques d’une relation orageuse. “Les Temps modernes”, 1965-1984, préface et notes de Robert Abirached, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 55. 16. Cité par Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 77. 17. Voir ce que dit Renée Saurel à propos du Dom Juan de Molière monté en 1970 au Théâtre du 8e, chez Marcel Maréchal : « Alors que Planchon avait su trouver un déséquilibre exact, le décapage, ici, est trop brutal, il dissout, il corrode » ; Renée Saurel, « L’ostensoir d’une main et le gourdin de l’autre », Les temps modernes, nº 273, mars 1969, p. 1706. 44 MARION DENIZOT certaine presse lorsque Chéreau monte Dom Juan en supprimant la scène de Monsieur Dimanche 18 ou lorsqu’il présente, plus tard, en 1973, La dispute 19. Si Jean-Jacques Lerrant qualifie Roger Planchon de « maître du réel », il est sûr que Patrice Chéreau en est le disciple. On pourrait citer, pour exemple, Judith Therpauve, dont l’histoire se situe dans les années 1970, alors que la société française cherche à faire table rase du passé, et notamment de la résistance. Patrice Chéreau s’attache à montrer le poids de l’héritage, les réminiscences du passé à travers la crise d’un journal de province. On pourrait également citer Toller, qui, évoquant les problèmes de conscience que suscite l’engagement politique, part d’une situation historique donnée, la République des Conseils, créée par un groupe d’intellectuels en 1919 à Munich, pour revenir sur les questionnements issus de Mai 1968 20. Derrière cet intérêt pour le réel, se dessine l’influence de Brecht. C’est d’ailleurs ce point de vue que choisit Dort pour présenter le travail de Chéreau dans un article de 1970 21. En effet, les premières mises en scène de Patrice Chéreau (L’intervention, L’héritier du village, L’affaire de la rue de Lourcine) sont influencées par le brechtisme, comme l’ont été certaines mises en scène de Planchon. Planchon a découvert Brecht, fasciné, lorsque celui-ci vient présenter à Paris Mère Courage 22 ; il décide, par la suite, de mettre en scène en France plusieurs de ses textes 23. À partir des Soldats, Patrice Chéreau choisit

18. Voir Bertrand Poirot-Delpech, « Dom Juan de Molière mis en scène par Patrice Chéreau », Le Monde, 16 novembre 1969. 19. Voir Frédéric Deloffre, « Massacre pour une Dispute », Le Point, 5 novembre 1973. 20. « À la première lecture, tout semble accuser ces intellectuels de la République des Conseils. C’est, peut-on penser, le schéma type de Mai 1968 avec l’opposition entre intellectuels idéalistes et communistes réalistes. En fait la pièce raconte tout autre chose. Rien n’est réellement assimilable à notre Mai 1968 » ; Jean-Jacques Lerrant, « Comment être intel- lectuel et révolutionnaire », ATAC-Informations, nº 46, janvier 1973. 21. « Présenté dans la confusion et la fatigue d’une dernière nuit de festival L’Héritier du village ne fit guère que scandaliser : Chéreau fut accusé d’accommoder Marivaux à la sauce brechtienne – tout comme Planchon l’avait été, quelque six ou sept ans aupara- vant, lorsqu’il avait donné La Surprise de l’amour » ; Bernard Dort, « Chéreau ou le piège du théâtre [1970] », in Théâtres : essais, Paris, Seuil, 1986, p. 203. En 1964, pour les pre- mières représentations de L’intervention de Hugo, Dort confie que depuis les « premiers spectacles de Roger Planchon dans son petit théâtre de la Comédie de Lyon », il a eu la « certitude d’avoir affaire à un metteur en scène » ; Théâtres : essais, p. 202. 22. « Sur ce point, je rejoins les positions de Brecht. On ne doit pas chercher à actualiser les œuvres du passé. C’est au contraire en les datant, les faisant entrer dans une perspective historique que l’on peut montrer la marche de l’Histoire, le monde comme un objet en transformation, donc transformable » ; Roger Planchon, lettre à Renée Saurel, Les temps modernes, nº 336, juillet 1974, p. 2481. 23. La bonne âme de Sé-Tchouan en 1954, Grand-peur et misères du Troisième Reich en 1955, Schweik dans la Deuxième Guerre mondiale, avec une musique de Hanns Eisler, en 1960. Voir Émile Copfermann, Roger Planchon, Lausanne, La Cité, 1969, p. 69. PATRICE CHÉREAU ET ROGER PLANCHON AU THÉÂTRE NATIONAL POPULAIRE… 45 de prendre position dans la représentation de l’histoire qu’il met en scène 24 ; c’est flagrant avec Le massacre à Paris ou avec Toller. Néanmoins, on peut aisément supposer que cette connaissance et cette re-connaissance de Brecht forment pour Chéreau et Planchon les bases d’un vocabulaire commun. Mais si le rapprochement entre Patrice Chéreau et Roger Planchon se justifie pour des raisons interpersonnelles, il s’explique également au regard d’un contexte plus général : l’évolution du sens même de la décentralisation.

Planchon-Chéreau : la décentralisation comme réseau d’opportunités

En choisissant de transférer à Villeurbanne le sigle TNP, le ministère des Affaires culturelles donne une nouvelle inflexion à la politique de décentralisation et au sens qui lui avait été jusqu’ici donné, tant par Jeanne Laurent que par André Malraux. Mais ce transfert marque également la naissance de « l’après-1968 ».

La fin du théâtre populaire Le nouveau projet du TNP de Villeurbanne implique certaines dispositions qui remettent en cause les principes historiques de la décentralisation dramatique et l’idée même de théâtre populaire, notamment, le principe d’implantation locale. En effet, le TNP est chargé de faire tourner des spec- tacles « prestigieux » dans des villes culturellement moins dotées, ce qui peut être perçu comme une dévalorisation du travail d’implantation entrepris depuis de nombreuses années par de plus petits centres dramatiques. Jacques Duhamel, dans sa conférence de presse du 29 mars 1972, énonce, en effet :

Il n’existe pas en France aujourd’hui d’entreprise théâtrale de renommée internationale qui s’inscrive dans le contexte résolument contemporain du meilleur théâtre mondial actuel et dont le nom implique automatique- ment une qualité exceptionnelle, ce que furent ou ce que sont le Berliner Ensemble, le Piccolo Teatro, l’Adlwych Theatre 25.

24. « À partir des Soldats, tout en voulant continuer à démontrer les mécanismes d’un récit, [Patrice Chéreau] commence à penser “qu’il faut prendre position dans cette histoire. Le problème est d’y prendre une position politique, mais surtout morale : il faut montrer, à partir de sa propre morale, comment on lit cette histoire, quels éléments on y privilégie, comment on interprète les choix faits par les personnages” » ; Patrice Chéreau, cité par Philippe Madral, Le théâtre hors les murs, Paris, Seuil, 1969, p. 148. 25. Jacques Duhamel, cité par Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 126-127. 46 MARION DENIZOT

La revue Travail théâtral, fort critique, indique que Jacques Duhamel compte sur Villeurbanne pour créer des « produits au label prestigieux destinés à être distribués sur toute la France, au nom de quelque mission nationale et de la sacro-sainte notion de rentabilité » 26. La critique semble un peu dure si l’on songe que Jacques Duhamel met en place les premiers contrats de décentralisation avec les centres dramatiques nationaux. Il n’empêche que cette « déconcentration » d’un label parisien est davantage perçue comme la reconnaissance de la dimension nationale de l’ambition de Roger Planchon que comme un encouragement envers la décentralisation. Par ailleurs, l’ambition de concurrence interétatique signe la fin des troupes permanentes, qui ne répondent plus aux besoins des créateurs. On se souvient que Jeanne Laurent définissait les centres dramatiques comme des « noyaux stables de comédiens » 27. Désormais, le TNP de Villeurbanne revendique clairement la nécessité d’aller chercher des comédiens à Paris, pour garantir la qualité artistique, mais aussi pour faire face à la concur- rence internationale 28. Enfin, Patrice Chéreau dénonce l’illusion d’un théâtre populaire et en démonte tous les présupposés et les préjugés. Son geste artistique, lui aussi, rejette la vision unanimiste et œcuménique des pionniers de la décentralisation et de Jean Vilar 29. En effet, il accentue dans ses mises en scène les lignes de fracture, les tensions entre groupes sociaux (le peuple et les intellectuels dans Toller), les résurgences du passé (Lear de Bond ou Judith Therpauve). Il s’intéresse à la représentation des contradictions que suscite l’engagement, privilégiant les problématiques individuelles plutôt que collectives. Ce radicalisme, hérité de Mai 1968, provoque des réactions très vives dans la presse. Ainsi, on accuse sa première pièce dans le théâtre rénové de Villeurbanne, Le massacre à Paris de Marlowe, de salir le sigle du TNP, irrémédiablement attaché à la figure de Jean Vilar. Une polémique s’engage même entre Patrice Chéreau et Bertrand Poirot-Delpech sur la fin du théâtre populaire et sur les conséquences de Mai 1968 30.

26. Éditorial de Travail théâtral, nº 8, juillet-septembre 1972, p. 5. 27. BNF, ASP, fonds Jeanne Laurent, col. 8-48-09, « André Clavé, pionnier de la décentrali- sation dramatique », sans date. 28. « Tout bon comédien est encore obligé d’aller chercher la consécration à Paris. C’est là que résident la presse “qui compte”, l’essentiel du marché du travail. […] Les comédiens de province, il faut bien le reconnaître, sont souvent de second ordre » ; entretien avec Robert Gilbert, mené par Andrée Levy-Bonavita, p. 15-16. 29. « J’ai toujours dit que le théâtre incarne des rapports de force » ; Patrice Chéreau, cité par Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 55. 30. Bertrand Poirot-Delpech écrit dans Le Monde du 27 mai 1972 : « 1972 restera une date de l’histoire du théâtre populaire, celle de sa mort. C’est bien cette année que s’est défi- nitivement évanoui, un an après la disparition de son héros, Jean Vilar, le vieux rêve PATRICE CHÉREAU ET ROGER PLANCHON AU THÉÂTRE NATIONAL POPULAIRE… 47

Le primat à la création La décision de confier le TNP au triumvirat Chéreau-Planchon-Gilbert inaugure la mise en jeu concrète des conséquences de Mai 1968, parce qu’elle reconnaît institutionnellement deux revendications issues de la Déclaration de Villeurbanne : le pouvoir au créateur, d’une part, et la professionnalisation du secteur, d’autre part. Acceptant le statut de directeur salarié, Chéreau reconnaît lui-même n’avoir jamais été « directeur dans les faits » : ce qui l’intéressait, confie- t-il, c’était ses spectacles 31. Il insiste largement sur cette « curieuse liberté artistique » qu’il avait à Villeurbanne, qui lui a permis, explique-t-il, de proposer Le massacre à Paris, pour l’ouverture du TNP, sans que personne ne conteste cette proposition 32. En fait, en invitant Patrice Chéreau à par- tager la direction artistique, Roger Planchon, cohérent avec ses prises de position passées, applique ce qu’il réclame dès 1967 : le pouvoir au créateur. Dès les Rencontres d’Avignon en 1967, Roger Planchon alerte les élus et l’État sur les risques d’atteinte à la liberté du créateur, via les conseils d’administration des maisons de la culture – il prendra lui-même garde de ne pas transformer le TNP en association, mais de garder un statut de droit privé permettant de verrouiller les décisions 33. La revendication du

du Front Populaire et de la Résistance ». Patrice Chéreau lui répond dans un article du 20 juillet 1972 : « Tout le monde sait – sauf vous, semble-t-il – que l’expérience de Vilar ne peut plus être répétée. Tout le monde sait qu’au rêve humaniste de l’après-guerre a succédé un autre temps, une autre époque et que sur les balbutiements et les tentatives des années 60 est passé 1968 : alors, s’est ouverte une période radicalement différente, dont certains entrevoient avec peine ce qu’elle sera, mais dont tous savent que l’exercice du théâtre – entre autres – y sera radicalement changé, comme y seront différentes les mœurs, la vie, la politique » ; Patrice Chéreau, « Comment faire du théâtre populaire en 1972 ? », Le Monde, 20 juillet 1972. 31. « Mais je n’ai jamais été directeur dans les faits. Les entretiens avec le ministère, par exemple, s’étaient passés toujours sans moi. Je ne discutais que de la programmation et de la politique de la saison. Peut-être parce que je n’étais pas prêt à être directeur : ce qui m’intéressait, c’étaient mes spectacles. Je n’étais pas mêlé aux discussions. Peut-être aussi parce que, au début, j’étais tout le temps fourré en Italie » ; Patrice Chéreau, cité par Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 46. 32. Voir Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 53. 33. Les Rencontres de 1967 annoncent la prise de parole de l’artiste. En effet, à la fin de sept jours de débats, alors que s’énoncent des remarques finales, Roger Planchon, qui n’était pas intervenu jusqu’ici, s’exprime après Francis Raison, directeur du Théâtre et des Maisons de la culture (1966-1969) : « Il est heureux que l’État reconnaisse la liberté des créateurs. Mais cela exige que soient éliminés la loi de 1901, les conseils de notables dirigeant les maisons de la culture… Les créateurs ne veulent plus la liberté, ils veulent le pouvoir. Ils veulent un affrontement direct avec l’État et avec le public […]. L’action culturelle doit s’organiser autour de deux axes stratégiques. Dans les vingt années à venir, va se former un prolétariat coupé de toute culture. C’est ce qu’il faudrait regarder, 48 MARION DENIZOT pouvoir au créateur s’appuie au départ sur un simple refus d’intervention des élus sur les organes décisionnels des lieux de production, mais, très rapidement, cette revendication est assimilée à un repli du metteur en scène sur son œuvre, au détriment de l’ouverture vers la cité. Planchon a, en effet, offert à Chéreau toute liberté pour créer. De son côté, sortant de l’expérience de Sartrouville, ayant assisté aux débats de 1968, Patrice Chéreau est convaincu que c’est la mise en scène qui doit mobiliser son énergie. Si la constitution d’un attelage Chéreau-Planchon marque la liquidation des idéaux du théâtre populaire, il renvoie également aux effets contradic- toires de l’après-Mai 1968 : la professionnalisation du réseau des directeurs d’établissements. En effet, les débats de Villeurbanne ont permis l’émergence d’une parole artistique forte, embryon de la constitution d’un réseau de professionnels. Il n’est d’ailleurs pas pur hasard que Roger Gilbert soit un des membres fondateurs du nouveau Syndicat des entreprises d’action cultu- relle (SYNDEAC), en 1971. Alors que la réflexion à Villeurbanne s’engage d’abord sur la question du « non-public » et sur les manières de relancer un processus plus large de partage de la culture – la décentralisation et le théâtre populaire n’ayant pas atteint leurs objectifs initiaux –, la nécessité de renouer le dialogue avec le ministère des Affaires culturelles et la volonté d’affirmer la légitimité des « patrons » de la décentralisation sur l’ensemble des salariés du spectacle vivant conduisent à une progressive séparation entre créateurs et animateurs. La question militante s’efface au profit de la défense d’intérêts personnels et / ou professionnels au sein du théâtre public, ce que dénonce, par exemple, Renée Saurel, dans une chronique des Temps modernes de décembre 1972 34. La voie est donc ouverte pour un théâtre public au service de l’artiste.

les sous-hommes que cette société est en train de former. D’autre part, la plupart des grands créateurs crachent sur cette société, ils la vomissent. Il faut réintégrer le créa- teur, le poète, dans la société » ; La naissance des politiques culturelles et les Rencontres d’Avignon sous la présidence de Jean Vilar (1964-1970), Philippe Poirrier (dir.), Paris, Ministère de la Culture et de la communication, Comité d’histoire (Travaux et docu- ments / Comité d’histoire du ministère de la Culture), 1997, p. 296. 34. « Il est pénible et choquant de voir nos ex-contestataires en si étroite connivence avec le Pouvoir, mettant un zèle inouï à conforter ce qui, dans le système actuel, a le goût du secret, du cheminement sournois, du fait accompli le moins démocratique [allusion au fait que la décision a été annoncée en mars 1972 par le ministère des Affaires culturelles mais que l’affaire était conclue un an avant]. Au théâtre, pas plus qu’ailleurs, la fin ne jus- tifie les moyens et ni le cynisme, ni l’opportunisme ne peuvent être mis au service d’une bonne cause » ; Renée Saurel, « Théâtre. Nous, les choreutes », Les temps modernes, nº 317, décembre 1972, p. 1088. PATRICE CHÉREAU ET ROGER PLANCHON AU THÉÂTRE NATIONAL POPULAIRE… 49 Conclusion : d’heureuses convergences

En conclusion, il convient de revenir sur le sens de la rencontre entre un contexte historique de redéfinition des valeurs et des trajectoires person- nelles singulières. D’un point de vue historique, il apparaît clairement que le TNP dirigé par Chéreau et Planchon est le signe d’une transformation des politiques théâtrales, annonçant la politique de Michel Guy et sa « valse des directeurs » ; les établissements de la décentralisation deviennent des outils de travail au service de la création et forment un marché dont on répartit les places en haut lieu. Pour Patrice Chéreau, Villeurbanne apparaît comme une étape tran- sitoire entre Sartrouville et Nanterre. « Toute cette expérience m’aura servi à dire : “Ça se passera autrement ailleurs” » 35, reconnaît-il. En effet, s’il admet s’être beaucoup investi avant l’inauguration de la nouvelle salle et pendant les premières années, entre 1977 et 1981, Patrice Chéreau est totalement absent de Villeurbanne. Essoufflement du duo ? Malaise de Chéreau qui ne se sent pas vraiment chez lui, demeurant un « invité de luxe » ? Difficultés pour Planchon d’accepter la liberté que Chéreau s’accorde alors qu’il lui en a offert les conditions ? Toujours est-il que, pour Chéreau, ce sentiment d’inachèvement et d’irresponsabilité le conduit à proposer sa candidature à Jean-Philippe Lucas pour la direction de la maison de la culture de Nanterre, en difficulté. Jack Lang, lorsqu’il arrive en 1981, reprend le dossier : Patrice Chéreau est nommé directeur du Théâtre des Amandiers en 1982. L’expérience des huit années à Nanterre-Amandiers doit alors être lue au regard de l’expérience de Sartrouville et de celle de Villeurbanne : désormais Chéreau sait l’outil dont il a besoin pour s’épanouir comme « metteur en scène souverain » 36. Il parvient alors à façonner un lieu à son image, polyvalent, souple, entièrement dédié à la création. Mais c’est une autre aventure…

Marion Denizot Université Rennes 2

35. Patrice Chéreau, cité par Michel Bataillon, Un défi en province…, p. 51. 36. Bernard Dort, « Un “personnage combattant” ou le paradoxe de Nanterre », in Nanterre Amandiers : les années Chéreau 1982-1990, Paris, Imprimerie nationale, 1990, p. 10.

DU CHANT D’UN PARTISAN AU COUP DE GUEULE DE L’ARTISAN

[…] au cadre de scène de mon théâtre, j’écrirais : « nous ne sommes pas les médecins, nous sommes la douleur » 1.

Dans le numéro 47 de la revue Partisans d’avril-mai 1969 2, consacré à « Théâtre et politique », Patrice Chéreau livre une réflexion sur son expérience à la direction du théâtre de Sartrouville. L’article signé est titré « Une mort exemplaire », suivi d’un exergue : « le théâtre populaire, cela existe-t-il, en 1969, dans la France au régime gaulliste ? ». Rappelant que le théâtre de Sartrouville 3 est né en septembre 1966 de la volonté conjuguée de l’État et de la municipalité, Patrice Chéreau fait tout d’abord un inventaire succinct du contexte économique, idéologique et esthétique. Son entreprise, dotée d’une « faible subvention » dans une commune « périurbaine », avait fait siens, « naïvement » dit-il, les enjeux « ordinaires » des théâtres populaires. C’est-à-dire être identifié à un service public « au même titre que l’hôpital et l’école ». Dans cette perspective, l’activité du théâtre de Sartrouville se définissait par son militantisme en matière d’action et de revendications culturelles, lesquelles croisaient des enjeux pédagogiques et des pratiques sociales. Il est ainsi possible de

1. Tankred Dorst, Toller, Paris, l’Arche, 1973, p. 21. 2. Patrice Chéreau, « Une mort exemplaire », Partisans, nº 47, avril-mai 1969, Théâtre et politique (bis), p. 64-68. Les citations sans référence sont à cet article. 3. Patrice Chéreau assure la programmation de ce théâtre municipal au cours de la saison 1966-1967, sans en être le directeur. Il y développe une animation permanente. Le 1er sep- tembre 1967, la municipalité de Sartrouville lui concède le théâtre pour trois ans, avec un cahier des charges prévoyant une subvention révisable chaque année. Lorsqu’il évoque cette époque avec Philippe Madral, Patrice Chéreau parle « d’aventure individuelle ». Son engagement théâtral procède alors, souligne-t-il, d’une position morale recoupant une position politique. L’ensemble de cette « aventure » est racontée par Philippe Madral, dans Le théâtre hors les murs, Paris, Seuil, 1969, p. 143-160.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 51-60 52 YANNICK BUTEL définir son projet comme la tentative de libérer le sujet du travail, par là de contrarier l’aliénation du sujet en développant son rapport à la culture et à l’éducation. Projet qui passe, entre autres, par une « réduction du temps de travail ». Pour ce qui concerne la création, définissant le théâtre de Sartrouville comme un espace de recherche artistique, Patrice Chéreau soulignait alors que la production théâtrale serait « engagée et critique ». Les conditions de réussite de ce projet passèrent par un développement des liens 4 que l’équipe du théâtre entretiendrait avec les classes dans les écoles et les usines. Le dialogue qui s’installe alors entre les élèves, les professeurs et la communauté théâtrale permet de se rencontrer autour du travail, du rôle de chacun, de la pratique artistique, des enjeux d’une scène ou d’un répertoire, de la pertinence d’un « auteur au programme ». Dans ce que narre Patrice Chéreau, on est tenté de voir et de rapprocher ces expériences d’une sorte de pratique brechtienne. La critique le remarque d’ailleurs. Le théâtre : hors de ses murs, aux interprètes interchangeables, prenant en compte les remarques des uns et des autres, favorisant le regard et la parole critique, encourageant le flux des interlocuteurs d’un lieu à un autre… va ainsi institutionnaliser (Chéreau dit « industrialiser ») les contacts et l’animation. Les conclusions qu’il tire de cet épisode demeurent positives. Selon lui, ces temps privilégiés avec les élèves et les équipes éducatives ont permis de dégager « l’absence totale d’innocence politique de toute culture », notamment celle entretenue par le milieu scolaire. Dans une phrase assi- milable à un cri, il souligne qu’il s’agissait là du « seul combat idéologique qui soit à notre mesure » et renchérit : « qu’on nous donne des écoles ». La lutte des classes et la culture de classe recouvraient ici une pratique des plus pertinentes et le milieu scolaire était bel et bien le territoire d’un engagement aux résultats prometteurs. L’analyse rétrospective qu’il fait du travail mené avec les comités d’entreprise est, en revanche, moins enthousiaste. Elle remet en cause les « relais » qui furent mis en place pour nourrir la relation entre l’espace ouvrier et l’espace culturel. Elle souligne la faiblesse des outils déployés (« inévitables colloques ») et leurs issues convenues. Surtout, elle met en avant une défaillance idéologique soutenue par un discours politique « gros- sier », inadapté ou « ambigu ». Patrice Chéreau, en 1969, ne croit plus à cette revendication qui inscrivait l’artiste comme « aussi un travailleur » fondé sur le mythe de « tout art est un travail ». Il conteste également l’idée selon laquelle « faire de l’action culturelle était une pratique automatiquement

4. Organisation de ciné-clubs, de télé-clubs, de conférences, d’expositions, développement d’un théâtre pour enfants et d’une politique d’abonnement collectif, participation aux journées de formation syndicale, etc. DU CHANT D’UN PARTISAN AU COUP DE GUEULE DE L’ARTISAN 53 politique ». Il convient d’une ambiguïté qui concerne le mot « culture » quand il est adressé à la classe ouvrière. L’opposition à la culture bourgeoise semble ne plus induire ipso facto la naissance d’une culture de classe. Il reconnaît que s’affranchir de la « culture bourgeoise » ne signifiait pas systématiquement une culture populaire. La pratique artistique pouvait encore se définir comme la « liberté de ne pas être populaire », voire liberté « d’avoir le minimum d’opinions politiques ». Il identifie même et rapproche cette liberté des principes de la culture bourgeoise. Il s’indigne aussi que l’on puisse confondre la médiatisation de la lutte au théâtre, à travers un répertoire, avec l’enjeu premier que serait la lutte du théâtre pour médiatiser la culture prolétarienne. Il admet que le développement de militants culturels issus des foyers artistiques ne fut rien moins qu’une erreur qui consistait à confisquer la lutte aux ouvriers et maintenait le servage de ceux-ci. Ce qui était un obstacle à l’avènement d’une culture ouvrière libre de tous les héritages bourgeois. Il associe à cet échec la ligne défendue par le Parti communiste français dont on peut résumer le combat à l’idée d’une acces- sion à la culture bourgeoise et donc à l’entretien d’une tradition culturelle. Il constate, sans amertume, qu’à mesure que s’est décliné ce désir de théâtre populaire, le sémantisme de ce mot a dévié vers le souci de « faire aimer le théâtre » au plus grand nombre, favorisant une politique de décentralisation qui devait permettre la réalisation de cette obsession. L’ensemble de ces contradictions, de ces erreurs, de ces déviations et de ces échecs fut ainsi exposé en 1968, à Villeurbanne. Alors qu’il achève son article (« Une mort exemplaire »), Patrice Chéreau nomme en définitive les raisons et les fondements de l’échec de Sartrouville qui, soudain, pourrait être emblématique, c’est-à-dire « exemplaire », d’une grande partie des expériences de cette époque. Pour lui, il y a tout d’abord une inadéquation entre la lutte engagée et ceux qui l’ont portée. À la diffé- rence du théâtre prolétarien qui fut soutenu par la classe ouvrière, le théâtre populaire aura trop vite été le fait des intellectuels suspectés d’être trop souvent et indépassablement rattachés au milieu bourgeois. S’attachant à faire l’exégèse de cet échec, il mesure également que le théâtre mis en place s’est limité à ses formes discursives sans vraiment s’inquiéter de l’esthétique. Discours politique et fable se sont ainsi substitués à la forme d’un théâtre qui devait nécessairement renouveler les structures de la représentation. Patrice Chéreau termine son article par un : « au travail et laissons mourir ce qui ne mérite pas d’être sauvé ». Et l’on comprend que ces années et ces expériences – dont Sartrouville – n’auront peut-être eu seulement qu’une seule vertu : celle de préparer les conditions d’avènement d’un théâtre dit « populaire ». Sans qu’il y ait là, bien entendu, de certitudes, ni de règles, mais seulement un petit espoir déterminé par l’an 69 qui borde les illusions de cette époque. 54 YANNICK BUTEL

On songe à l’exploitation tous azimuts de Brecht, et bien sûr au Grand Soir de 68. 1968 qui a son contrepoint dans le manifeste d’avril 1966 où le théâtre est renommé « 007 ». Car le théâtre « tue souverainement » comme James Bond puisqu’il est, à l’image de l’agent du MI 6, au service du « monde libre ». C’est-à-dire : « libéral ». Rappelons quelques-unes des sentences de ce manifeste trop souvent ignoré. Je cite :

Le théâtre aujourd’hui extirpe totalement du cœur du citoyen les der- nières fibres révolutionnaires qui avaient survécu au laminage scolaire. […] [il] est un prolongement de l’école. C’est vrai, il prolonge et par- fait l’oppression qui sévit dans toutes les classes et à tous les niveaux de l’éducation nationale. […] Nous assassinerons 007. […] le théâtre est justement un des instruments les plus efficaces qui soient aujourd’hui au service des institutions.

Et aussi la proposition nº 15 : « assez de cinéma, de théâtre et d’imposture. Assez de somnifères » 5. Il est vrai que cette critique radicale parue dans le numéro 7 de la revue Soirées est le fait d’André Benedetto qui a déposé en juin 1961, à la préfecture du Vaucluse, les statuts de la nouvelle compagnie d’Avignon. Que de manifestes en un laps de temps si court. Du manifeste des Amis du théâtre populaire publié en 1956, à celui de 1966 et celui de Villeurbanne en 1968 6, sans oublier celui de Jacques Rosner et Philippe Madral, « Mani- feste pour une institution » 7, en date du 1er août 1971, exact contre-pied de Benedetto, voire encore la série de manifestes de Tadeusz Kantor 8… Il est vrai qu’un manifeste en appelle toujours, fatalement, un autre. Et c’est moins leur contenu que le symptôme qu’il révèle qui est intéressant, notamment l’inquiétude, le déboussolement, les contradictions et les égarements que généra l’amalgame explosif 9 que fut le théâtre populaire.

5. Les extraits du manifeste sont pris à Travail théâtral, nº 5, octobre-novembre 1971, p. 26-31. 6. Si le texte du 25 mai de Villeurbanne est présenté comme une « déclaration », à la lecture on peut le ranger du côté d’un manifeste. Ci-joint en lecture à titre d’exemple : « Tout effort d’ordre culturel ne pourra plus que nous apparaître vain aussi longtemps qu’il ne se proposera pas expressément d’être une entreprise de politisation : c’est-à-dire d’inventer sans relâche, à l’intention de ce “non public”, des occasions de se politiser, de se choisir librement, par-delà le sentiment d’impuissance et d’absurdité que ne cesse de susciter en lui un système social où les hommes ne sont pratiquement jamais en mesure d’inventer ensemble leur propre humanité » (souligné dans le texte). 7. Travail théâtral, nº 5, octobre-novembre 1971, p. 42-45. 8. « Manifeste du Théâtre Zéro » (1963), qui suit le « Manifeste du théâtre informel » (1961) et ceux sur le « Théâtre impossible » et « Emballages » (1964). 9. Rappelons, entre autres, l’appréciation ouverte qu’Augusto Boal porte sur cet amalgame : « pour être populaire, le théâtre doit toujours adopter la perspective du peuple dans l’analyse des phénomènes sociaux. Cela ne signifie pas pour autant qu’il doive s’occuper DU CHANT D’UN PARTISAN AU COUP DE GUEULE DE L’ARTISAN 55

« Théâtre populaire » qui aura été le leitmotiv d’une pratique révolutionnaire chez Lunatcharski 10, service public de la « communion » chez Vilar, espace de conscience politique chez d’autres, confondu au théâtre prolétarien, prétexte chez Sartre 11 à la critique des formes existantes développées par le Théâtre national populaire (TNP), et le constat, en définitive, que le théâtre populaire n’existe pas en l’état, etc. En venant à commenter la parole de Patrice Chéreau, le propos du jeune metteur en scène qu’il était alors a retenu notre attention. Cri- tique, voire autocritique, non pas désespéré mais réaliste… l’ex-patron de Sartrouville, le signataire de la déclaration de Villeurbanne, bientôt compagnon de Planchon engagé dans l’aventure du TNP de 1972… semble, via ses propos, au moins a priori, sonner le glas du « théâtre populaire ». « Une mort exemplaire » peut donc se lire, de fait, comme le chant d’un partisan. C’est-à-dire, en définitive, une ode funèbre qui rend compte d’une lutte gâchée. C’est cette lecture que nous avons faite initialement sans arriver toutefois à nous séparer d’un doute qui la contrariait, car rien n’est plus incertain que ce deuil. Comprenons le deuil du « théâtre populaire » chez Patrice Chéreau. Paradoxalement, le doute ressenti s’augmente donc d’une incertitude nourrie par le contenu d’un article ainsi qu’un titre : « Une mort exemplaire », qui tend à devenir un symbole. Faisant de Sartrouville un symbole – et Patrice Chéreau ne l’évacue pas lorsqu’il prétend à « l’exemplaire » – nous pouvons donc interpréter celui-ci comme un signe idéologique et idéal parce que d’une certaine manière le symbole est souvent l’embryon d’une cause et d’un territoire qui l’excèdent. Si la mort est « exemplaire » c’est donc qu’elle s’inscrit (et inscrit Sartrouville) dans une perspective historique, et qu’elle est un mal nécessaire au mouvement de l’histoire qui devait permettre la construction d’une conscience collective à même d’identifier les raisons de cette mort – voire cet assassinat – et par là, peut-être, ses auteurs. Or c’est justement à cet endroit que se loge pour une part le sens des propos de Patrice Chéreau. Sa critique concerne, selon nous, indi- rectement le « théâtre populaire » et, mais surtout, essentiellement les responsables (les auteurs) d’une mort programmée. Nous y reviendrons ultérieurement.

exclusivement de thèmes dits politiques. Rien d’humain n’est étranger au peuple » ; Augusto Boal, « Catégories du théâtre populaire », Travail théâtral, nº 6, janvier-mars 1972, p. 10. 10. Voir Anatoli Lunatcharski, Théâtre et révolution, Paris, Maspero (Les Textes à l’appui), 1971. 11. Sur ce point, relire l’entretien entre Dort et Sartre, « Jean-Paul Sartre nous parle de théâtre », Théâtre populaire, nº 15, septembre-octobre 1955 ; repris sous le titre « Théâtre populaire et théâtre bourgeois », in Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973, p. 68-79. 56 YANNICK BUTEL

À ce premier point, nous ajouterons une remarque afin d’éclairer notre première hypothèse qui concerne, elle, les conséquences de cette position. Dans le prolongement de 1968, et contrarié par le reflux de 68, si la liberté de parole a été gagnée, c’est à la faveur de la constitution de nouveaux modèles discursifs dominants. Dès lors, on parle « avec » que l’on soit d’un bord ou de l’autre. Et parler « avec » c’est observer une discipline à toute épreuve qui consiste pour un sujet libre et pensant à se mettre en conscience au service d’une cause dont on se fait l’écho. Dit de manière moins constructive, l’aliénation du sujet est nécessaire à l’avènement de la cause. Or la violence du propos de Patrice Chéreau n’est pas sans contrarier cette organisation dialectique. La violence ou la liberté du ton et du contenu assimilable à une parrhèsia : « un parler vrai » n’est pas sans équivoque, au point que l’on confondra celui-ci sinon à une trahison, du moins à une désolidarisation d’avec les militants du théâtre populaire. Parlant vrai, Patrice Chéreau fait une entorse aux règles de production du discours militant comme à leur pratique. Or il y a fort à parier que Patrice Chéreau, un an après Villeurbanne, paiera cette honnêteté dans le rapport qu’il entretiendra avec certains critiques, à travers les créations qu’il proposera. Ce cadre posé, on comprendra que c’est à l’intérieur de celui-ci que se trouve peut-être une réponse, voire une explication sur la « violence » de son propos qui, nous pouvons y revenir maintenant, peut et doit passer par une interrogation sur le visage et l’identité des auteurs de cette mort. C’est-à-dire ceux qui auront entretenu une représentation erronée du « théâtre populaire » au point peut-être d’en desservir la réalisation. Et précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de trouver des coupables, pas plus qu’il ne s’agit de faire de procès, mais plutôt d’identifier dans le discours louable de quelques-uns le mensonge qu’ils se sont fait en conscience ou par aveuglement. Sans doute, cherchant ces visages, devons-nous revenir à l’autocri- tique qu’observe Patrice Chéreau, en 1969. L’essentiel de l’autocritique souligne, sans chercher à disculper la profession, la confusion qui aura été entretenue entre « artiste » et « travailleur ». Elle avoue l’ambiguïté d’une posture artistique qui a conduit les militants de l’action culturelle à la mise en place d’un discours « indirect et ambigu » où le « parler de » s’est substitué au « parler vrai » et à l’expérience des conditions immédiates du vécu. Enfin, et ça n’est pas le moindre des aveux que l’on peut justifier au regard de l’échec de 68 et du gaullisme indépassable, Patrice Chéreau qui rappelle l’histoire du théâtre et les conditions de crise qui ont permis l’apparition d’un théâtre aux objectifs prolétariens, dessine la place des nouveaux artistes qui, au mieux, devront observer « l’exigence d’un travail de recherche en militantisme ». DU CHANT D’UN PARTISAN AU COUP DE GUEULE DE L’ARTISAN 57

En définitive, Patrice Chéreau, qui aura saisi la réalité objective et his- torique, sait pertinemment, pour reprendre une petite histoire qui traîne à cette époque, que « la dame des lavabos est une salariée […] et ne prendra pas en main la direction d’une maison de la culture. Ce n’est pas la cuisinière de Lénine qui devait pouvoir prendre en main la direction de l’État aussi aisément qu’elle manœuvrait les casseroles sur son fourneau ». Mettons à l’écart cette anecdote pour dire plus sérieusement que les transformations de la société française et sa mutation définitive vers le capitalisme financier soutenu par le système gaullien, déterminent le théâtre, la décentralisation et les maisons de la culture qui répondent dorénavant aux besoins que l’évolu- tion de l’État engendre et non pas à l’aspiration d’une éducation populaire 12. Darwinien, Patrice Chéreau analyse donc qu’il faut s’adapter ou périr, soit se transformer. Dans tous les cas – ici se dessine un tragique de l’His- toire – cette mutation et cette métamorphose ne se feront pas sans se trahir ou trahir. « Une main derrière, une main devant », a-t-on l’habitude de dire pour désigner que la rupture est une déchirure. Et d’ajouter que Patrice Chéreau partira pour Milan au Piccolo dont Carmelo Bene fait la critique, puisque là-bas, aussi, le public « allait à confesse aux autels milanais des très saints Brecht et Weill » 13. En tout état de cause, il semble possible d’observer ce double mou- vement et ce souci presque biographique, dans les créations qui suivent. Notamment deux pièces 14 : Splendeur et mort de Joaquin Murieta de Pablo

12. À titre d’exemple, on se rappellera l’épisode de la direction de Peugeot contre le comité d’établissement de son usine de Sochaux (CFDT et CGT représentent 80 % du person- nel syndiqué). Le 19 juin 1970, le CE décide de subventionner une équipe profession- nelle de création et d’animation théâtrales : le Théâtre des habitants. C’est une première historique en France. Après 6 mois, une première création a lieu, Les comédiens. Expé- rience concluante, le CE octroie une subvention de 120 000 F. Le 22 avril 1971, la direction de Peugeot engage un procès contre le Théâtre des habitants, le CE et les 17 élus CFDT- CGT. La direction exige que soit restituée la subvention au motif que cette compagnie est constituée en société coopérative ouvrière de production, à but lucratif donc. Cette attaque participe d’une campagne contre la gestion ouvrière des comités d’entreprise. Il s’agit de récupérer l’argent géré par les CE. Du point de vue idéologique, il s’agit d’affai- blir les syndicats. Ce procès vient à la suite, entre autres choses, de la délocalisation de la bibliothèque du comité d’établissement vers un baraquement extérieur à l’usine, l’inter- diction pour le bibliobus de circuler sur le site de l’usine et le vote de la direction contre l’achat d’un centre culturel de loisir et de repos à Clermoulin, etc. La culture est mise au ban. Pour répondre à ces attaques, un comité de défense pour le droit à la culture est mis en place. Voir l’article : « Peugeot contre le Théâtre des Habitants », Travail théâtral, nº 4, juillet-septembre 1971, p. 141-142. 13. Mario Moretti, « Carmelo Bene story », in Le théâtre, 1970.1, cahiers dirigés par Arrabal, Paris, C. Bourgois, 1970, p. 189. 14. Ces deux pièces font l’objet d’un commentaire et j’emprunte ces remarques à l’analyse faite par François Truan, « Théâtre sur le théâtre, ‘Toller ‘ par Chéreau », Travail théâtral, nº 2, janvier-mars 1971, p. 142-145. 58 YANNICK BUTEL

Neruda et Toller 15 de Tankred Dorst, en 1970, au Piccolo Teatro de Milan. Dans l’une et l’autre, la figure du poète et dramaturge est récurrente. Murieta, dans Splendeur et mort…, prend conscience que son théâtre généreux et exaltant demeurera incapable de rendre compte de l’héroïsme de son temps : celui des humbles. Il part seul, de son côté, désabusé et impuissant. Dans Toller, Toller est montré en train de créer un théâtre qui chante l’Homme pur et révolté 16. Son erreur est de penser la politique en termes de théâtre. Il substitue à l’analyse politique des situations auxquelles en tant que président de la République des Conseils il se heurte quotidien- nement, une dramatisation qui interdit toute attitude réaliste. L’issue de tout ceci, c’est que les véritables héros de la République des Conseils seront exécutés, laissés désarmés par l’idéalisme du poète dramaturge. On pourrait alors voir dans le poète-dramaturge celui qui est, malgré ses protestations contre l’ordre établi, le meilleur garant de cet ordre. Nous avons avancé, parlant de ces deux créations, qu’elles avaient presque un caractère biographique. Comprenons que la scène serait l’exutoire d’une réflexion de Patrice Chéreau sur sa propre pratique et son engagement 17. Nous ajouterons, au regard de la proximité que ces créations entretiennent avec la pensée de ces années 68, qu’elles peuvent aussi être vues, sinon comme une critique, du moins une interrogation sur la pratique du théâtre et son lien aux utopies. En effet, il n’aura échappé à personne que ces deux spectacles recourent au principe du « théâtre dans le théâtre ». Ainsi, ça n’est plus seulement le caractère presque biographique voire, dans une extension envisageable, l’intellectuel qui est mis en scène, mais vraisemblablement la mise en scène de l’histoire du théâtre et l’échec du théâtre à transformer l’histoire qui viennent à être représentés. Et donc celui de l’intellectuel qui y participe. Au nombre des « auteurs » complices de cet échec et coupable d’entre- tenir un espoir dans une réalité hostile à sa réalisation, il y a donc la figure

15. Pièce reprise par Patrice Chéreau en 1973, à la mort de Neruda, juste après Le massacre à Paris de Christopher Marlowe, en 1972. 16. Il s’exclame alors que la révolution (dans la réalité et sur scène) est dans la rue : « Ich habe ein Drama geschrieben » mais hésite sur le motif de sa pièce « Das ist doch etwas anderes… Ob ich etwas schreibe, oder ob ich… ». Toller, scènes d’une révolution allemande a été créé le 9 novembre 1968 au Staatstheater de Stuttgart par Palitzsch, puis inscrit au répertoire du Piccolo Teatro. La pièce sera reprise au TNP Villeurbanne, le 12 janvier 1973, dans une nouvelle version de François Regnault. 17. Le propos de Jacques Joly qui fera la critique de la seconde version de Toller va dans ce sens : « Ce n’est pas l’Histoire que nous présente Chéreau, mais Chéreau lui-même regar- dant l’Histoire dans un miroir, et renvoyé une fois de plus à ses fantasmes, pour la plus grande satisfaction de notre œil, en même temps qu’une certaine impatience de notre conscience (ou de nos illusions !) » ; Jacques Joly, « L’histoire dans un miroir », Travail théâtral, nº 11, avril-juin 1973, p. 33. DU CHANT D’UN PARTISAN AU COUP DE GUEULE DE L’ARTISAN 59 de l’intellectuel 18, idéaliste et « humaniste », comme l’écrit Patrice Chéreau, dans « Une mort exemplaire ». Intellectuel responsable de faire vivre un désir d’avenir compromis par le présent 19, responsable encore d’évangéliser un public à coup de nouveaux sermons populaires, d’imposer une quête du Graal, de sacraliser ce qui ne ressort pas du symbolique pour la communauté de la cité 20, mot mythique dont la configuration moderne est l’État, de faire de la scène la décalcomanie du monde extérieur. En conclusion, nous avons bien conscience d’avoir prêté à Patrice Chéreau quelques pensées qui ne sont peut-être que le résultat hasardeux de notre subjectivité. Celle-ci peut être défaillante, mais n’interdit pas l’honnêteté du chercheur étranger à cette période. Aussi, puisque nous sommes éventuellement allés « un peu trop loin », nous conclurons en disant simplement que Patrice Chéreau a cru juste, sans aucun doute, alors que d’autres pensaient que « l’Avenir durera longtemps », que le « présent durera longtemps ». Et que son travail, loin de s’inscrire en faux contre le théâtre populaire, s’est trouvé défini par une conscience critique et une pratique théâtrale qui lui interdisaient d’observer un dogme esthético-théorique au

18. Je note d’ailleurs que lors de la reprise de Toller, Patrice Chéreau reviendra sur la lec- ture de cette pièce. Alors qu’il évoque le sentiment de Dorst sur la première mise en scène, il confie à Émile Copfermann : « Je crois que Dorst, en écrivant la pièce en 1966- 1967, voulait dire – consciemment ou pas d’ailleurs : il y a des intellectuels gauchistes, éternellement heureux et éternellement dangereux […]. J’essayais d’attaquer Toller au nom du gauchisme » ; « La mousse, l’écume », entretien d’Émile Copfermann avec Patrice Chéreau, Travail théâtral, nº 11, avril-juin 1973, p. 4-6. Notons également que le metteur en scène, lorsqu’il reprend Toller, lui prête une signification nouvelle. Je cite : « J’ai changé de point de vue. À Milan, je racontais un échec. Maintenant, je raconte une réussite. Un gouvernement généreux et utopique qui se maintient un mois, c’est une réussite » ; Jacques Joly, « L’Histoire dans un miroir », ibid., p. 30. 19. Sans qu’il soit possible d’en tirer des conclusions définitives valant pour tous les espaces, le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers se livra à un sondage dans deux HLM de sa ville d’implantation, en 1968-1969. Sur 150 personnes sondées, à la question « qu’est-ce que le théâtre ? » : 106 répondent « Au théâtre ce soir », 93 « les Classiques », 2 « le théâtre politique ». Voir Denise Biscos, « Le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers », Travail théâtral, nº 7, avril-juin 1972, p. 44. Ajoutons encore qu’en 1972, Anne-Marie Gourdon qui réalise une enquête sur le « point de vue du public au TNP » et s’inquiète de connaître « le rôle d’un théâtre populaire » obtient des spectateurs les réponses suivantes : 63 % esti- ment qu’il doit être éducatif et divertissant, 29 % politique et divertissant, et seulement 15 % politique. 20. Après les événements de 68, on constate une réduction de 13 % des subventions qui vont à la décentralisation. Le ministre des Affaires culturelles Jacques Duhamel mettra un terme au TNP de Chaillot, dirigé par Georges Wilson, dans une conférence de presse le 29 janvier 1972. Le 1er octobre, Jack Lang prend la direction du Théâtre national du palais de Chaillot. Quant à l’implantation d’un TNP à Villeurbanne, confiée à Roger Planchon, Patrice Chéreau et Robert Gilbert, elle est désormais officielle ; la décision aurait été le résultat de conversations « secrètes » entre Roger Planchon et le ministre, dès avril 1971. C’est ce que relate l’éditorial de Travail théâtral, nº 8, juillet-septembre 1972, p. 3-8. 60 YANNICK BUTEL détriment d’une éthique du présent. D’une certaine manière, il n’aura pas voulu être le « Merlin » que révélait Dorst dans Merlin ou la terre dévastée. C’est-à-dire – Dorst le définit ainsi – l’illusionniste, l’acteur, le créateur qui joue avec le feu… C’est ainsi et c’est peut-être pour ces raisons que Patrice Chéreau a payé le prix fort de ce scrupule ou de cette « appréciation »… et que, préférant Dorst à Dort (et autres Madral, Léonardini, Poirot Delpech, Copfermann…), ces derniers ne lui ont pas pardonné cette libre parole et peut-être son entêtement critique ; le condamnant à figurer un héritier de la pratique bourgeoise du théâtre, tout en lui reconnaissant une intelligence. Aussi, au titre de cette communication, un sous-titre s’impose. C’est bien « le chant d’un partisan » que fait entendre ce texte. Mais parce que Chéreau vit sur le terrain : la scène, et non pas comme souvent les orthodoxes de la pensée au « balcon », et parce qu’il aura préféré être un acteur de l’histoire en hypothéquant très tôt le fantasme de devenir un personnage de l’histoire, c’est surtout « le coup de gueule d’un artisan ».

Yannick Butel Université d’Aix-Marseille I PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ?

La direction d’acteurs est la manière dont le metteur en scène ou le réali- sateur œuvre avec les comédiens pendant les répétitions ou un tournage afin de créer un spectacle ou un film. Elle fait donc partie du processus de création. Au théâtre, le champ d’étude consacré à ce qui est de l’ordre de la production et non de la réception s’appelle la génétique théâtrale. Discipline récente, celle-ci est centrée sur la description, la compréhension, l’étude et l’analyse des processus de la création théâtrale dans ses multiples modes d’élaboration. Elle peut se faire par l’observation directe des répétitions ou par une observation indirecte qui fait recours aux paratextes propres à décrire et analyser les processus de création, à savoir les notes, photos, films de répétition, interviews ou témoignages des artistes, comptes rendus de répétitions dans ouvrages ou revues spécialisées, etc. Si, d’un point de vue méthodologique, assister à des répétitions est fondamentale pour l’observation de la direction d’acteurs, la qualité et la quantité des docu- ments / sources existants sur Patrice Chéreau en répétition, notamment des documentaires de Stéphane Metge 1 jusqu’à des publications très récentes dont Chéreau est lui-même auteur ou coauteur, autorisent ici la position méthodologique d’une observation indirecte de sa direction d’acteurs 2.

1. Voir son making of du long-métrage Persécution de Patrice Chéreau (2009), Patrice Chéreau, le corps au travail (2010), making of de Phèdre (2004), Patrice Ché- reau / Shakespeare (1999), Une autre solitude (1995). Voir également le livret pédago- gique coordonné par Sophie Proust : Une autre solitude de Stéphane Metge, document édité par le Centre national du théâtre et le Centre national du cinéma, avec le concours de la Délégation au développement et aux affaires internationales du ministère de la Culture et de la Communication, Paris, 2009, consultable en ligne : http://www.cnt.asso. fr/audiovisuel/livrets_pedagogiques.cfm. 2. Voir Patrice Chéreau, Colette Godard, Patrice Chéreau, un trajet, Paris, Éditions du Rocher, 2007 ; La direction d’acteur : carnation, incarnation, Frédéric Sojcher (dir.), Paris, Éditions du Rocher, 2008 ; Patrice Chéreau, J’y arriverai un jour, ouvrage réalisé par

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 61-76 62 SOPHIE PROUST

Cela ne dispense pas d’une mise en garde lorsqu’on se consacre au théâtre contemporain : celle de ne pas figer les propos des artistes. Leur pensée et leur propos auront pu évoluer, au moment où on les cite. Si Georges Banu, dans son article consacré à Patrice Chéreau dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde de Michel Corvin, indique qu’il y a chez cet artiste « un affrontement constant entre la reconnaissance des pouvoirs de la scène comme boîte imaginaire et l’exaspération du jeu en quête d’authenticité, don du corps » 3, il va, en partie, s’agir ici de rendre compte de la construction de ce jeu. En effet, ce texte vise à interroger et analyser les caractéristiques de la direction d’acteurs de Patrice Chéreau et ses éventuelles spécificités au théâtre, au cinéma et à l’opéra, tout comme son évolution. Une thèse est d’emblée défendue ici, à savoir qu’à l’exception d’éléments extérieurs à la relation avec les interprètes et d’ordre souvent technique (comme le montage pour le cinéma, par exemple), la direction d’acteurs de Patrice Chéreau est la même au théâtre, au cinéma et à l’opéra.

La direction d’acteurs comme « fonds commun » au théâtre, au cinéma et à l’opéra

La relation que le metteur en scène-réalisateur Patrice Chéreau établit à l’égard de l’opéra et de son œuvre cinématographique et théâtrale est complexe, à l’image d’une sorte de quête, d’une recherche paradoxale de perfection qu’il ne veut point atteindre. Il paraît être sous l’emprise d’une culpabilité à assumer sa triple identité d’homme de théâtre, de cinéma et d’opéra. Du moins cela a-t-il été longtemps le cas. Il en découle de sa part une volonté profonde de distinguer ces arts :

Depuis mon premier film, je ne fais que courir après ce que le théâtre ne me donne pas et que je peux seulement rencontrer sur un écran, filmé par une caméra, ordonné par un montage, à la croisée de cette différence sacrée (sacrée ? magique en tout cas et qui me bouleverse) entre le plan large et le gros plan – toutes les grosseurs de plan –, entre immobilité et mouvement, entre ce qui est dans le champ et ce qui en est exclu : pour moi, tout ce qui se rapproche en fait le plus du roman,

Georges Banu et Clément Hervieu-Léger, Arles, Actes Sud (Le temps du théâtre), 2009 ; et Daniel Barenboim, Patrice Chéreau, Dialogue sur la musique et le théâtre : “Tristan et Isolde”, propos recueillis par Gastón Fournier-Facio, Paris, Buchet-Chastel, 2010. 3. Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Michel Corvin (dir.), Paris, Bordas, 2008, p. 289. PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ? 63

de la nouvelle. Après quoi le théâtre, mon théâtre ne peut plus faire que courir après mon cinéma sans jamais le rattraper. Là aussi un autre fantôme encore, celui du cinéma qui est venu un jour contaminer mon théâtre, tout ce que j’essaie de faire sur un plateau, sur scène – théâtre et opéra confondus 4.

Même s’il semble le regretter alors que cela montre sa singularité, Chéreau utilise ce qu’il appelle un « fonds commun » à ses différentes pratiques artistiques, reconnaissable de l’une à l’autre et passant par sa direction d’acteurs :

Il me semble que dans tout ce que l’on fait et l’on cherche – je dis « on » parce que je crois pouvoir parler de tous les metteurs en scène –, il s’agit à la fois de casser les codes, les conventions pour en fabriquer d’autres. On ne peut pas s’en passer. Ce qui compte, c’est le renouvellement continu de ce que j’appellerais le « fonds commun » de chacun. Mal- heureusement, pour moi, que ce soit au théâtre, à l’opéra ou au cinéma, ce fonds commun se retrouve, dans la façon dont je dirige les acteurs, cette façon, vue de l’extérieur, en gros à la fois animale et très physique, naturaliste et totalement psychologique. Je pense que bizarrement je la reproduis dans tous mes spectacles – et que d’ailleurs j’en souffre, j’en suis malheureux 5.

Ce fonds commun est constitué des qualités propres de sa direc- tion d’acteurs : la précision, le doute comme moteur de découvertes 6, le regard sur les corps et la transformation physique des comédiens, la composition de l’image, la construction du sens. Cinéphile depuis son enfance où il dévorait les films à la Cinémathèque française, Chéreau donne au moins à voir deux catégories différentes de films : des œuvres très intimistes (Son frère, Intimacy) et des films à costumes, historiques, qui constituent aussi de grandes fresques visuelles (La reine Margot, Gabrielle). Au théâtre, il a longtemps été considéré comme un metteur en scène donnant également une importance considérable à l’image, à la composition picturale de la scène, au point que Robert Abirached aura

4. Patrice Chéreau, Les visages et les corps, avec la collaboration de Vincent Huguet et Clément Hervieu-Léger, Paris, Skira-Flammarion – Louvre, 2010, p. 58. 5. Patrice Chéreau, J’y arriverai un jour, p. 23. 6. Un aveu permanent d’incertitude au niveau langagier ou une ouverture à tous les pos- sibles émerge d’une analyse du discours de Chéreau en répétition. En effet, tous les documents vidéo attestent qu’il ponctue sa direction d’acteurs de nombreux « je ne sais pas », et d’équivalents en italien ou en anglais. Voir par exemple Stéphane Metge, Patrice Chéreau, Leçons de théâtre, leçon 5, Paroles d’élèves, Azor Films, La cinquième, France 3, 1999, 30 minutes. 64 SOPHIE PROUST mentionné Chéreau comme appartenant à l’une des trois tendances principales de l’esthétique théâtrale d’après 1968, à savoir le « triomphe de l’image, raffinée ou brutale, épurée ou baroque [où le] décor prend en charge à lui tout seul le pouvoir de signification de l’acte théâtral » 7. À la lumière de ces propos, on comprend pourquoi la présence des corps en interaction entre eux et dans l’espace est fondamentale dans la direction d’acteurs de Chéreau. Effectivement, il développe beaucoup d’indications physiques qui construisent, en grande partie, l’image donnée au public. Le titre choisi pour l’exposition qu’il a conçue au musée du Louvre de novembre 2010 à janvier 2011, « Les visages et les corps » 8, est sympto- matique du regard singulier qu’il leur porte au cinéma, au théâtre et à l’opéra. Pour lui, la façon dont la pensée part du visage dans le corps est non seulement importante mais magnifique. Aussi procède-t-il à une auscultation très soignée des relations humaines jusque dans leurs manifestations infraverbales. Cette dimension infraverbale est présente autant dans ses films et ses spectacles que dans la manière de les conce- voir. On y retrouve là un rapport puissant et indéniable à la peinture qu’il a réellement pratiquée et à laquelle il a été sensibilisé par son père, peintre. Jusqu’à sa rencontre en 1967 avec Richard Peduzzi, devenu son scénographe attitré, Chéreau concevait lui-même ses décors comme en témoignent ses aquarelles 9.

Une différence marquée entre formation et direction d’acteurs

La rébellion de l’acteur est nécessaire pour Patrice Chéreau. Dès lors, il établit une différence entre des élèves du CNSAD 10 et des comédiens professionnels en relation avec cette capacité d’avoir du répondant pour nourrir le travail du directeur d’acteurs :

[…] ils étaient prêts à donner exactement ce que je leur demandais, alors que je pense qu’il y a une correction naturelle qui se fait avec des

7. Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne [1978], Paris, Gallimard, 1994, p. 447. 8. Voir Patrice Chéreau, Les visages et les corps, p. 58. 9. Voir les archives de théâtre et une partie de ses archives cinéma déposées par Chéreau à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) : www.imec-archives.com. Par ailleurs, l’autre partie de ses archives cinéma est consultable à la Bibliothèque du film (BiFi) (Cinémathèque française à Paris) : www.bifi.fr/public/index.php. 10. Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ? 65

comédiens […] En fait, les comédiens en prennent et en laissent. […] c’est-à-dire que, il y a des choses qui leur conviennent, d’autres qui ne conviennent pas, et puis ils adaptent en disant : « Ça, ça ne me convient pas, je vais essayer de trouver un autre chemin ». Et c’est dans cet autre chemin qu’implicitement les comédiens me proposent que finalement je trouve ma nourriture, et que c’est dans une critique permanente de mon travail et dans une adaptation permanente de mon travail aux nécessi- tés des comédiens. Eux ne savent pas encore, eux ou elles de ce groupe du Conservatoire, ne savent pas encore ce qu’ils peuvent, ce à quoi ils peuvent dire oui ou non, surtout ce qu’ils peuvent refuser ; ils ne refu- sent rien en fait. C’est peut-être ça l’erreur : ils ne refusent rien. En même temps je n’aurais pas supporté qu’ils le refusent (sourire), parce qu’ils n’avaient pas de raison de le refuser mais, peut-être, que j’aurais dû le refuser à leur place 11.

De surcroît, Chéreau accepte, sinon revendique, la complexité de ces partenaires acteurs : « s’ils n’étaient pas compliqués on n’en voudrait pas. Un acteur simple, je le jette tout de suite » 12.

Invariants dans la direction d’acteurs de Patrice Chéreau au cinéma, au théâtre et à l’opéra

Si la relation de confiance avec les acteurs est généralement bienvenue dans la direction d’acteurs, elle est indispensable chez Chéreau dans la mesure où les comédiens acceptent d’être sous un regard et en quelque sorte de se livrer à un acte impudique. Ainsi, à la différence d’un Strehler, il est difficile, sinon impossible pour Chéreau de répéter en public en raison de la nature différente de la parole délivrée à l’acteur si celle-ci a lieu ou non dans l’intimité. Ce rapport de confiance est ce qui lui permettra d’affirmer constamment et de manière cohérente en 1973 à Émile Copfermann :

11. Stéphane Metge, Patrice Chéreau, Leçons de théâtre, leçon 5, Paroles d’élèves. 12. « Patrice Chéreau : Les acteurs, c’est bouleversant. Y a rien de plus beau. C’est la plus belle chose de notre métier. Pourtant, dieu sait s’ils sont emmerdants. Mais c’est magni- fique. / Fabienne Pascaud : Pourquoi ils sont emmerdants ? / Patrice Chéreau : Oh ben, on le sait bien pourquoi ils sont emmerdants. Parce qu’ils le sont, c’est dans leur nature, c’est normal. Mais en même temps, c’est une vie infernale qu’ils mènent. Infernale. Je ferai jamais ce métier, moi. […] Donc à un moment donné ils sont compliqués, ce qui est normal. Mais s’ils n’étaient pas compliqués on n’en voudrait pas. Un acteur simple, je le jette tout de suite » ; Pascal Aubier, Fabienne Pascaud, Portrait de Patrice Chéreau : épreuve d’artiste, INA, La Sept, 1990, 60 min. 66 SOPHIE PROUST

[…] Diriger les acteurs ne veut pas dire les utiliser, mais provoquer en eux la naissance de quelque chose, les modifier, faire que l’émotion du spectacle passe par eux, par la rareté de leur nature, à leur insu ou non […] les choses qu’ils font naissent d’eux, de moi, de leur nature […] si le travail avec les comédiens ne va pas en profondeur, si le metteur en scène ne provoque pas leur imagination instinctive et si les comédiens ne sont pas de très grands exécutants, il ne se passera rien sur le plateau. Rien ! […] Mais il y a des acteurs qui ne veulent pas se laisser modifier, qui ont peur de manquer à leur image 13.

Puis en 1990 à Fabienne Pascaud :

[…] j’essaie de les pousser – ce qui est un rôle facile si je puis dire – parce qu’on ne doit pas fabriquer nous-même, on ne doit pas faire nous- même –, j’essaie de les aider d’abord et puis de les pousser dans leurs retranchements, de les pousser à faire ce que, ce qu’il ne ferait pas for- cément s’ils étaient seuls. Il n’y a pas trente-six façons de pousser. Faut pas les pousser comme on pousse quelqu’un dans un escalier pour qu’il tombe ou comme on pousse quelqu’un sous une rame de métro. Vous savez, le chemin de l’acteur est douloureux. Personne au monde ne va naturellement prendre le chemin le plus douloureux, le plus difficile. On prend un peu le plus simple. Donc, si on pousse, si on vous dit ça, c’est trop simple c’est trop facile, il y a peut-être plus à aller chercher, c’est à ça que peut servir le metteur en scène s’il est honnête et s’il n’est pas bêtement autoritaire 14.

Cette proximité avec l’acteur ne peut donc s’opérer en public. Comme il le confie à Fabienne Pascaud dans l’émission télévisée qu’elle lui consacre en 1990, les répétitions ont quelque chose de l’ordre du secret. Aussi la parole qu’il véhicule en répétition n’a-t-elle pas le même poids pour lui s’il y a ou non du monde dans la salle. Cela rend d’autant plus précieux les documentaires de Stéphane Metge dont la complicité avec Chéreau nous donne tout de même aujourd’hui la possibilité de nous retrouver au cœur des répétitions, même si la caméra n’est jamais oubliée puisque Chéreau prend à plusieurs reprises le cameraman à partie.

13. « La mousse, l’écume », entretien d’Émile Copfermann avec Patrice Chéreau, Travail théâtral, nº 11, avril-juin 1973, p. 14. La rencontre porte sur Toller, scènes d’une révolution allemande, version scénique de François Regnault, d’après le texte français de Gaston Jung, créé au Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne en 1973. 14. Pascal Aubier, Fabienne Pascaud, Portrait de Patrice Chéreau : épreuve d’artiste. PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ? 67 Des indications plus physiques qu’intellectuelles ?

Si le metteur en scène-réalisateur distingue théâtre et cinéma par leurs outils techniques de création, il travaille de la même manière avec les comédiens 15. Il tente de leur inoculer sa rigueur et sa compréhension sensible des textes. Il « ne lâche pas le morceau » comme il le dit lui-même et cela constitue en partie son travail de directeur d’acteurs :

[…] oui je ne lâche pas le morceau. Vous savez d’où ça vient « pas lâcher le morceau », c’est comme quand on donne un morceau de viande à un chien et qu’on essaie de tirer et qu’il n’y a rien à faire. […] C’est un peu ça la direction d’acteurs pour moi. Faut s’obstiner quand même. […] Faut s’obstiner. […] Il faut pousser les gens à aller plus loin que là où ils iraient s’ils étaient simplement livrés à eux-mêmes 16.

Dans sa direction d’acteurs, son entendement des textes ne passe pas d’emblée par un discours intellectuel, ce qui ne veut pas pour autant dire qu’il se dispenserait d’une réflexion approfondie sur l’œuvre qu’il monte. De nombreuses annotations de ses textes le prouvent 17. Le remarquable documentaire de Stéphane Metge, Une autre solitude, sur les répétitions de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, montre bien cette obstination de Patrice Chéreau sur l’interprétation du texte et en même temps le fait qu’il n’impose pas un discours intellectuel. Si certains voient Chéreau comme un intellectuel, il ne se définit pas ainsi et les acteurs ayant travaillé avec lui non plus, comme Pascal Greggory par exemple 18. Sa direction d’acteurs est finalement sûrement autant phy- sique, sensible qu’intellectuelle. Chéreau utilise des registres d’indications différents mais développe aussi un grand nombre d’indications physiques.

15. D’après les propos de Patrice Chéreau lors de la « Rencontre avec , Pierre Trividic, Patrick-Mario Bernard, et Patrice Chéreau », dans le cadre de l’exposi- tion Les visages et les corps, du 2 novembre 2010 au 31 janvier 2011, auditorium du Louvre, 5 décembre 2011. 16. Entretien de Patrice Chéreau avec Bernard Rapp, in Philippe Azoulay, Les feux de la rampe, Patrice Chéreau, Rosebud Productions, France 3, Cinécinémas, Studio Canal, 2002, 110 min. 17. Voir les archives de l’IMEC pour la consultation d’une majorité du fonds Chéreau pour le théâtre. 18. Rencontre avec Stéphane Metge, Pascal Greggory et Jacques Baillon suite à la projection d’Une autre solitude, de Stéphane Metge, dans le cadre du Mois du film documentaire organisé par le Centre national du théâtre, thématique de la 9e édition : « Leçons et répé- titions », Paris, Maison des auteurs de la SACD, le 17 novembre 2008. 68 SOPHIE PROUST

Parfois, il cherche le sens à l’intonation, sans obligatoirement le donner à l’acteur mais en faisant reprendre l’interprète pour lui indiquer s’il va dans la bonne direction. Cela ne signifie pas que le metteur en scène ait une vision préconçue de ce qu’il souhaite mais qu’il refuse d’entendre certaines intonations, c’est pourquoi il a plus tendance à dire aux acteurs ce qu’il ne veut pas que ce qu’il voudrait 19.

Diriger sans nommer les choses

Chéreau utilise autant des indications abstraites que concrètes pour aider ses acteurs. Si on le voit très précis dans ses indications corporelles et donc physiques, allant jusqu’à toucher ses interprètes pour faire part d’une gestuelle, d’une attitude spécifique, d’une orientation dans l’espace, de la construction d’une intimité physique entre des acteurs, ses indications dramaturgiques lors du travail sur le plateau ne se veulent point explicatives. De plus, le travail dramaturgique qu’il accomplit à la table semble nullement s’opposer à un développement scénique physique ultérieur ou, pour le dire autrement, à une recherche sémantique par la proxémique et donc les rapports des corps dans l’espace. Manifestement, Chéreau privilégie une certaine maïeutique avec les comédiens. De facto, cette méthode lui permet aussi de ne pas nommer nécessairement les choses. L’étude des textes et l’analyse des documentaires sur Chéreau en répétition l’attestent. Peut-être est-ce pour cela qu’il confie à Fabienne Pascaud en 1990 : « La psychanalyse peut servir l’acteur mais pas le metteur en scène », « il me semble que la psychanalyse au théâtre enfonce des portes ouvertes. Béantes […] Et donne un nom à des choses » 20. En revanche, le fait que les choses ne soient pas toujours nommées dans ces spectacles ou ses films, n’impliquait pas qu’elles ne le soient pas dans le processus de création. Or, le fait de ne pas nommer les choses en répétition, comme la nature du désir entre deux personnages (par exemple Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès), est récur- rent chez Patrice Chéreau. La pudeur du metteur en scène-réalisateur, voire son “mystère” pour utiliser son vocabulaire, imprègne ses créations théâtrales et cinématographiques ainsi que ses opéras. Pourtant, le fait qu’il ne nomme pas les choses n’empêche pas qu’il les rende visibles aux spectateurs, d’où certainement cet engouement prononcé vers le cinéma et la prise de parole imagée qu’il lui permet. Sa direction d’acteurs vise à

19. Voir Pascal Aubier, Fabienne Pascaud, Portrait de Patrice Chéreau : épreuve d’artiste. 20. Ibid. PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ? 69 cela. Cela peut surprendre des acteurs et ne pas convenir à certains, comme Didier Sandre, par exemple, confiant à Anne-Françoise Benhamou en 2004 :

D. S. – […] il n’y a qu’avec ces gens-là que j’ai pu apprendre, apprendre le métier [Chéreau et Vitez]. Avec Patrice, c’était parfois un peu doulou- reux, parce que ce n’est pas vraiment un directeur d’acteurs, en tout cas pas à l’époque. Donc il fallait accepter de passer par sa moulinette, en quelque sorte. Je savais instinctivement que pour profiter de son travail il fallait être consentant. A.-F. B. – Et qu’est-ce que c’est, sa moulinette ? D. S. – La moulinette, c’est la souffrance dans laquelle il nous met ! Rien n’est jamais bien, on n’a aucune gratification avec Patrice… On devient incohérent, on sait à peine ce qu’on fait, on ne s’appartient plus, telle- ment on a été broyé par le fait de… Il est absolument imprécis dans ses indications. Ça ne va pas – de toute façon ça ne va jamais. Alors on est convoqué, pendant longtemps, sur la façon dont ça ne va pas, sans mettre jamais un nom, un mot, sur ce qui ne va pas. Donc on est dans une insécurité, une fragilisation 21…

Au-delà d’une éventuelle opposition de l’acteur au metteur en scène ici, la manière dont Didier Sandre définit la direction d’acteurs est très claire ainsi que l’expression du mode de direction qui lui conviendrait : mettre un nom sur ce qui ne va pas, ce à quoi finalement Patrice Chéreau se refuse. Ainsi, Pascal Greggory pourrait utiliser les mêmes mots pour décrire une partie du travail de Chéreau tout en affirmant cependant que pour ces mêmes raisons, celui-ci serait un véritable directeur d’acteurs. On saisit alors le rapport intuitu personae qui fait la particularité de la direction d’acteurs. Nommer les choses viserait peut-être chez Chéreau à nommer l’innom- mable. Il ménagerait alors sa parole avec les acteurs, les répercussions de certains propos pouvant être dramatiques selon lui, la frontière avec la vie privée étant finalement toujours étroite :

La direction d’acteurs c’est d’être toujours au bord de la gaffe […] parce qu’on ne sait pas sur quoi on agit en fait, c’est le problème. On est toujours au bord de la gaffe. […] Parce que la personne joue avec des choses qu’on ne connaît pas. […] L’acteur joue avec une vie pri- vée dont on n’a pas toutes les cordes comme ça ; et brusquement on dit un mot, et quelquefois il peut arriver qu’on dise un mot malheureux 22.

21. « L’épée sur l’épaule », entretien d’Anne-Françoise Benhamou avec Didier Sandre, OutreScène : la revue du théâtre national de Strasbourg, nº 3, mai 2004, p. 41. 22. Patrice Chéreau, in Stéphane Metge, Une autre solitude. 70 SOPHIE PROUST

Dire beaucoup permettrait aux acteurs de trouver au moins une chose qui les nourrisse, comme image ou comme sensation, mais c’est aussi risquer de laisser certains mots blesser sans que le metteur en scène soit capable de savoir lesquels. Pour Chéreau, la relation entre le metteur en scène et le comédien représente quelque chose de mystérieux : […] on plante une graine chez quelqu’un dans un terreau qu’on ne connaît pas, et on ne sait pas ce qui va pousser de cette graine, c’est- à-dire qu’on peut suggérer une idée. […] J’ai pris l’habitude de par- ler beaucoup maintenant en répétition ; je parle jusqu’à ce que cela déclenche un déclic 23.

Ne pas constamment tout dire permet ainsi d’éviter de parler de choses involontairement désagréables et d’esquiver des intempérances de langage, tandis qu’en dire occasionnellement trop laisse la porte ouverte à l’expres- sion de la maladresse. Néanmoins, le metteur en scène ne s’embarrasse pas toujours d’un tel contrôle. Pourtant, si la relation metteur en scène-acteurs s’imprègne parfois de philosophie socratique, elle n’est donc pas exempte de manipulation. Elle vise, en posant une série de questions, à faire découvrir à l’interlocuteur les vérités qu’il a en lui. Les acteurs devront eux-mêmes combler les lacunes d’ébauches d’indications scéniques. Cela n’implique pas que le metteur en scène connaisse lui-même les zones inexplorées des comédiens. « On ne dirige pas un acteur », confiait Didier-Georges Gabily à Georges Banu : « on l’accouche, d’une façon ou d’une autre, et il faut qu’il accepte de se laisser accoucher, sinon les choses sont rayées d’avance » 24. Chéreau pourrait dire la même chose. Toutefois, il est possible que cet artiste n’ait pas envie de nourrir l’acteur comme s’il s’agissait d’un intellectuel car pour lui – en tout cas c’est ce qu’il affirmait en 1973 : Je ne crois pas du tout qu’un comédien puisse être intellectuel. Des comé- diens se tuent à vouloir le laisser croire. Sur le plateau, des intellectuels ne donnent rien. Ce n’est pas en pensant aux choses qu’elles fonctionnent ; pas en pensant une chose que le rôle se construit 25.

Comme le mentionne Anne-Françoise Benhamou relativement à Koltès et Marivaux « et sans doute dans tout grand texte dramatique »,

23. Patrice Chéreau, in Stéphane Metge, Une autre solitude. 24. « Un geste poétique », entretien avec Didier-Georges Gabily, auteur et metteur en scène, réalisé par Georges Banu, propos retranscrits par Olivier Besson, Alternatives théâtrales, nº 52-53-54, décembre 1996-janvier 1997, Les répétitions : un siècle de mise en scène, de Stanislavski à Bob Wilson (cahier réalisé sous la dir. de Georges Banu), p. 123. 25. « La mousse, l’écume », p. 13. PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ? 71

[…] le langage sert [pour Chéreau] à voiler la situation, à la dénier ou à la transformer, à la masquer ou à la combattre, pas à l’exprimer. […] Et c’est dans cette impossibilité constitutive du langage à dire le réel, que gît la possibilité même du théâtre 26.

On comprend alors que le corps chez Chéreau puisse vouloir substituer des mots, comme si la vérité de la chair pouvait rivaliser avec eux. D’une autre manière, Anne-Françoise Benhamou écrit que :

Patrice Chéreau semble postuler que la vérité est « entre » ce que disent les mots et ce que dit l’instinct ; que c’est par cette exacerbation d’une non-coïncidence entre eux que le réel se laisse piéger 27.

Ainsi, la « vérité » de ce que donne à entendre et à voir Chéreau sur scène comme au cinéma ou à l’opéra passerait indéniablement par les corps. De surcroît, la collaboration récente de Chéreau au théâtre avec le choré- graphe Thierry Thieû Niang accentue chez les spectateurs cette dimension kinesthésique de l’infraverbal.

Diriger au plus près et effectuer des plans serrés

Une des caractéristiques de la direction d’acteurs de Chéreau réside dans sa manière d’accompagner le jeu. Il accompagne physiquement les acteurs et les dirige de très près. Son intervention ne correspond pas systématique- ment à un arrêt de l’interprétation. Tel est le cas de l’accompagnement dont la spécificité est d’intervenir lors du déroulement même du jeu. Selon ce qui se joue et son désir que les comédiens restent ou pas dans le parcours de la scène (notamment pour des questions de rythme, d’investissement énergétique et de concentration), le metteur en scène peut les accompagner physiquement sur le plateau : se placer à côté d’eux ou rôder autour d’eux pendant qu’ils jouent, tout en leur prodiguant des indications. Quand la fonction d’accompagnement se rattache plus particulièrement à de l’encouragement, le directeur d’acteurs concourt à une consolidation du rythme et de la tenue de l’interprétation en stimulant le jeu sur le lieu même de sa réalisation. Cet accompagnement est physique, vocal, ou combine les

26. Anne-Françoise Benhamou, « Organiser le secret : Patrice Chéreau, le texte et l’acteur », in Brûler les planches, crever l’écran : la présence de l’acteur, Gérard-Denis Farcy, René Prédal (dir.), Saussan, L’Entretemps, 2001 (Les voies de l’acteur), p. 77. 27. Ibid., p. 74. 72 SOPHIE PROUST deux. Une première mise en place n’est pas obligatoire ; cela signifie que le metteur en scène s’octroie la liberté de gêner une circulation naissante. Ainsi, les metteurs en scène qui s’adonnent à l’accompagnement le font au début comme à la fin des répétitions. L’aspérité d’un plateau limite cette déambulation parce qu’elle restreint le blocking ou la mise en place. Il est probable que de manière inconsciente les scénographies épurées de Chéreau lui permettent de déambuler sur le plateau pour diriger ses interprètes. Cette proximité physique avec le comédien sur le plateau lors des répétitions de théâtre et d’opéra se retrouve au cinéma dans les plans serrés sur l’acteur (cadrage, plans rapprochés), au point que Chéreau confie à Bernard Rapp en 2002 qu’il doit apprendre à s’éloigner et faire des plans plus larges 28. La parole, fondamentale dans le processus de création, n’empêche pas qu’une grande activité du metteur en scène-directeur d’acteurs passe par le regard et l’écoute, dont la parole est le compte rendu. Que sa présence auprès des acteurs soit ou non occasionnelle, son regard globalisant est indispensable pour assurer la mise en scène. Aussi retournera-t-il à un moment ou à un autre dans la salle, même tardivement. Si l’accompagne- ment physique des acteurs sur le plateau correspond à une option pour certains metteurs en scène, elle est une nécessité chez Patrice Chéreau. Sa direction d’acteurs réside donc dans l’évaluation de la distance physique qu’il entretient avec les acteurs, dans la proximité ou l’éloignement, qui détermine le regard qu’il porte sur l’œuvre et les interprètes. Pour bien des metteurs en scène, le regard s’associe à une position distancée de leur part par rapport à la scène. Ce n’est pas celle de Chéreau, même s’il lui arrive aussi de s’éloigner du plateau pour regarder son travail. Pour la création du Massacre à Paris de Marlowe et de Toller de Tankred Dorst, par exemple, il a réalisé son travail de mise en scène en étant constamment sur le plateau jusqu’au moment où il a pris de la distance :

J’aime beaucoup le Massacre : c’est une mise en scène que j’ai faite très instinctivement, pleine peut-être des débordements de l’instinct […]. Je l’ai faite et seulement vers la fin, j’ai regardé ce que ça donnait. Je ne suis presque jamais allé dans la salle, presque tout a été fait du pla- teau, comme dans Toller, d’ailleurs. J’ai essayé d’organiser de grandes images… Quand j’avais envie d’un enterrement, je le faisais passer. Un jour, j’ai quitté le plateau et j’ai regardé toutes les scènes… Mais c’est venu instinctivement 29.

28. Entretien de Patrice Chéreau avec Bernard Rapp, in Philippe Azoulay, Les feux de la rampe, Patrice Chéreau. 29. « La mousse, l’écume », p. 11. PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ? 73 Fixer sans figer

À la fin des répétitions, la peur et le désir du metteur en scène se rejoignent : ceux de fixer sans figer, ou de figer sans fixer. La rigidité exigée dans la fixation de l’option choisie est donc sujette à bien des nuances et des contradictions. Par conséquent, l’attitude du metteur en scène penchant vers l’irritation en fin de création est commune parce qu’il profite des filages pour changer des jeux de scène et supporte parfois péniblement l’application de l’acteur à préserver la version précédente. Le témoignage de Patrice Chéreau le confirme lors des dernières répétitions du spectacle de fin de promotion des élèves du CNSAD – Henry VI, Richard III (fragments) d’après Shakespeare à la Manufacture des œillets du 10 au 22 novembre 1998. Conscient de cet état d’esprit dans cette période de travail, après avoir fait une réflexion à une élève-comédienne rétorquant avoir fait ce qu’il lui avait demandé, le metteur en scène prévient l’ensemble de la distribution :

On va rentrer dans une période où je vais vous engueuler parce que vous faites exactement ce que je vous ai demandé, je vous préviens. C’est pas drôle. À ce moment-là, je sors avec un argument en disant : « c’est pas la peine de me faire exactement ce que je vous ai demandé parce que je le sais, je le connais », montrez-moi quelque chose que je ne connais pas 30.

Et pourtant, Chéreau n’est pas favorable à l’improvisation : « Ce n’est qu’après beaucoup de travail que tout sort comme si cela était évident » 31. Ce pourquoi les répétitions lui sont chères. Pour le metteur en scène, « on peut avoir du talent sur deux minutes », ce qu’il essaie sans doute de capturer au cinéma, mais au théâtre, « on ne peut improviser qu’à partir du moment où c’est nourri par des mois ou des semaines de travail » 32.

Montage et temps de répétitions

Rappelons rapidement ici les différentes manières qu’un metteur en scène a de diriger les comédiens au théâtre : soit leur dicter le résultat qu’il aime- rait obtenir en leur donnant des indications précises, soit leur faire part

30. Stéphane Metge, Patrice Chéreau / Shakespeare. 31. Entretien de Patrice Chéreau avec Bernard Rapp, in Philippe Azoulay, Les feux de la rampe, Patrice Chéreau. 32. Ibid. 74 SOPHIE PROUST du résultat sans indications précises, soit leur donner des indications sans donner de résultat ou encore laisser totalement libres les acteurs d’interpréter – ce qui est le cas de l’improvisation 33. Chéreau propose davantage un parcours aux comédiens sans leur donner le résultat. Dans ce cas, le metteur en scène leur laisse l’opportunité de le surprendre. S’il ne connaît pas nécessairement le résultat final qu’il voudrait atteindre, le corps de l’acteur qu’il présentera au public correspondra bien à sa vision personnelle et non à celle du comédien. La ténacité de Chéreau durant le processus de création se révèle donc d’autant plus vive qu’il s’agit bien de répéter pour que chaque représentation, dans son intégralité, soit le résultat du travail, alors que pour lui, « au cinéma, l’essentiel de la “direction d’acteur”, c’est le montage » 34 :

Au théâtre, on présente la totalité de l’action, tandis qu’au cinéma on ne livre que des fragments de réel, on découpe des morceaux de vie et on décide ou on choisit volontairement ce que l’on ne montrera pas 35.

Pourtant, une qualité majeure de Chéreau au théâtre comme à l’opéra est de parvenir à diriger le regard du spectateur comme une caméra 36. L’inscription des corps dans l’espace participe pour lui de la construction sémantique et sensible de la partition des interprètes. Son cinéma adopte le même principe et, avec celui-ci, il peut ciseler davantage des perceptions ambiguës, grâce au montage, ciseler dans les corps, par les gros plans, entre autres. La musique comme la bande sonore répondent aux mêmes exigences. Quand on se demande quelles influences les expériences de Chéreau au cinéma, au théâtre et à l’opéra ont sur sa direction d’acteurs, peut-être peut-on affirmer que les conditions de travail et les moyens techniques de chacun de ses arts l’ont amené à évaluer davantage ce qu’il pouvait

33. Voir Sophie Proust, La direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine, préface de Patrice Pavis, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2006, notamment p. 390. 34. « […] dans un film, je demande aux comédiens presque l’impossible, qui est de faire plusieurs choses en même temps ou d’opérer des changements à grande vitesse. C’est extrêmement difficile à jouer, alors que dans la vie, un visage, une expression se modi- fient à toute allure. En général, on ne peut obtenir cette impression que grâce au mon- tage, en faisant des prises différentes, correspondant à des humeurs différentes, et en les assemblant. Au cinéma, l’essentiel de la “direction d’acteur”, c’est le montage » ; Patrice Chéreau, entretien avec Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, « Festival de Cannes, compétition officielle : La Reine Margot de Patrice Chéreau. Le temps de vivre l’histoire », Le Monde, 16 mai 1994, p. 8. 35. Patrice Chéreau, J’y arriverai un jour, p. 24. 36. Voir Sophie Proust, « La direzione d’attori di Patrice Chéreau a teatro e nel cinema », Silvia Mei (trad.), dossier « Dal Cinema all’oltre », Rifrazioni, année 4, nº 8, janvier 2012. PATRICE CHÉREAU : ARCHÉTYPE DU DIRECTEUR D’ACTEURS ? 75 demander à un interprète selon l’art dont il était question. Ainsi, le temps consacré à l’élaboration de l’œuvre semble une donnée incontournable à l’éclosion de son travail avec les interprètes. Et s’il estime avoir assez de temps au théâtre et au cinéma, il n’a pas eu le même point de vue pour l’opéra, ce qui l’a fait mettre en suspens sa carrière de metteur en scène d’opéra pendant un certain temps. Pour lui, dans le cas de reprises, les répétitions n’étaient pas assez nombreuses pour réaliser un travail de qualité 37.

Évolution de la direction d’acteurs

Lorsque Didier Sandre a mentionné que Chéreau ne serait pas vraiment un directeur d’acteurs, il a ajouté : « en tout cas pas à l’époque ». Cela nous amène à aborder la question de l’évolution de la direction d’acteurs chez Chéreau. Pour ce dernier, il s’agit d’une obsession. Une amélioration pour lui est possible et son angoisse est celle de régresser.

Fabienne Pascaud : Est-ce qu’on s’améliore dans la direction d’acteurs ?

Patrice Chéreau : On peut s’améliorer mais on peut aussi s’aggraver, ça peut empirer aussi. Parce qu’avec l’âge il arrive qu’on devienne impa- tient. Et il arrive qu’on se mette à montrer aux acteurs ce qu’ils devraient faire. Ça, ça arrive. Quelquefois ça m’arrive. C’est pas forcément bien. Mais par moments on n’a pas d’autre moyen. Ça m’arrive depuis que j’ai joué La solitude, en plus. J’ai tendance à montrer un peu. Mais, il vaut mieux éviter. Parce qu’on ne peut pas reproduire ce que fait le metteur en scène. Donc on peut devenir de plus en plus mauvais. C’est mon obses- sion. […] Ça ne fait pas de vieux os les metteurs en scène […] Le risque, c’est devenir de plus en plus con 38.

Dès lors, l’intérêt porté à la direction d’acteurs ne doit jamais faire oublier qu’il serait erroné de croire que celle-ci se limite à une relation duale entre le metteur en scène et un ou des acteurs. La création en cours, qu’il y ait ou non un texte, constitue l’élément qui va faire que la relation sera ternaire. Toutefois, dans le cas de Patrice Chéreau, la réappropriation de l’œuvre par le metteur en scène, la lecture originale qu’il en fait, explique que la relation duale soit importante dans sa direction d’acteurs. Chéreau

37. Entretien de Patrice Chéreau avec Bernard Rapp, in Philippe Azoulay, Les feux de la rampe, Patrice Chéreau. 38. Pascal Aubier, Fabienne Pascaud, Portrait de Patrice Chéreau : épreuve d’artiste. 76 SOPHIE PROUST assimile l’auteur et le spectacle en lui. La particularité de la direction d’acteurs de Chéreau réside évidemment aussi dans le résultat qui fait entendre les textes de manière nouvelle et originale, montrant l’empreinte de sa personnalité et faisant de lui un auteur, bien qu’il ait affirmé ne pas aimer qu’on puisse le reconnaître d’un spectacle à l’autre, ce qui s’avère compréhensible pour un artiste voulant toujours se surprendre avant même peut-être de surprendre les autres.

Sophie Proust Université Charles de Gaulle – Lille 3 POÉTIQUE DES CORPS

LE THÉÂTRE DES CORPS, NOTES SUR LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU

À la fin du voyage, lorsque Peer Gynt, resté seul sur le plateau dévasté, revenu des aventures et des métamorphoses, s’interrogeait sur son identité, c’était en effeuillant un oignon, déshabillé de peau en peau, de couche en couche, sans pouvoir en trouver de cœur. La vie apparaissait alors comme une superposition de costumes, une série de rôles dont le dépouillement ne livrait aux regards qu’un autre costume, comme s’il n’y avait pas, au théâtre, de corps visible, possible à atteindre. On rapprochera cet effeuillage, traité de manière aussi dérisoire qu’iro- nique, de la scène de la folie d’Ophélie, dans la mise en scène d’Hamlet. Ce déshabillage sur le théâtre, loin de délivrer une vérité du personnage, entraîne le personnage à rejoindre les figures de l’iconographie préraphaélite. Autrement dit, le théâtre ne peut livrer d’arrière-monde, la robe d’Ophélie ne s’ouvre pas sur son corps mais sur un espace de représentation. Sous l’influence de John Dover Wilson 1, la mise en scène de Chéreau mettait l’accent, de manière très insistante, sur la question du théâtre : le rôle que joue Hamlet pour confondre son oncle, le théâtre d’ombres de la cour de Claudius, le théâtre introduit au cœur de la pièce, et dont la fonction pourrait être de révéler la vérité, sans toutefois y parvenir, et, au final, la perte de soi, sans que les personnages puissent jamais réussir à se trouver. Une vision tragique de l’acteur émerge de cette version d’Hamlet, d’un acteur littéralement introuvable. Dans le même ordre d’idées, on peut voir La fausse suivante comme traque de la femme, mais aussi comme l’histoire de la naissance d’une actrice. À ce titre, le travail effectué par Patrice Chéreau avec Jane Birkin

1. John Dover Wilson, Vous avez dit Hamlet ?, Paris, Aubier Montaigne, 1988.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 79-87 80 FRANÇOISE ZAMOUR prenait une valeur quasiment expérimentale. La fausse suivante, c’est, du point de vue de la Comtesse, l’histoire d’une femme qui apprend, à ses dépens, et dans la douleur, à dissimuler son espérance, sa déception, ses sentiments… Cette problématique s’est trouvée comme dramatisée dans la mise en scène de La fausse suivante, où s’opérait, à vue, la transformation d’une actrice de cinéma en actrice de théâtre. Présentée comme un oiseau blanc ballotté d’un personnage à l’autre, bernée au gré d’usages de plus en plus retors de la langue, qu’elle ne parvient pas à maîtriser, prise au piège des différents degrés d’illusion que lui proposent Trivelin et le Chevalier, la Comtesse se réduit, tout au long du spectacle, à un corps souffrant. On peut lire cette souffrance comme l’écart, porté par l’expérience de l’actrice, entre l’exhibition de soi et la représentation. Entre le cinéma et le théâtre. D’où le caractère paradoxalement assez cinématographique, toute de dessins d’ombres et de lumière, de cette mise en scène de Marivaux, plus proche des séquences les plus cruelles de Mizoguchi que des grandes heures de La dispute. Posée souvent par Chéreau dans ses mises en scènes théâtrales, la question de l’acteur devient essentielle, prédominante, s’agissant du cinéma. Le corps de l’acteur ne peut y servir seulement à porter la fiction, voire à la fabriquer. Trop proche, trop intime, trop réel pour que se déploie cette double énonciation qui conditionne l’identification théâtrale, au cinéma, le corps met en question la représentation. Pourtant, ces acteurs que Chéreau emploie dans son cinéma, ces personnages qu’il dessine, ne nous parlent que de masque, de déguisement, de théâtre. Il serait plus juste de dire qu’ils évoquent, jusqu’à parfois nous laisser penser qu’il s’agit du sujet du film, la douleur du théâtre. Au cinéma, les personnages de Chéreau paraissent témoigner d’une fissure tragique, d’une béance, qui tient à la double postulation de ce cinéma : maintenir la représentation comme colonne vertébrale de la construction du personnage, la refuser dans le même mouvement, pour chercher à faire advenir sur l’écran le réel de l’acteur. Si les critiques de cinéma ont longtemps manifesté leur scepticisme devant le cinéma de Chéreau, s’ils ont souvent évoqué le théâtre ou la théâtralité, il semble que ce soit d’abord à partir d’un malentendu. Si théâtre il y a, il n’est pas question de spectacle filmé, mais c’est que Chéreau a pris le parti quasi systématique de filmer des personnages en représentation. Cette hypothèse se vérifie dès L’homme blessé, où les personnages masculins paraissent s’appliquer à mettre en scène leurs modes d’apparaître, tout en brouillant perpétuellement les cartes sur ce qui pourrait constituer leur vérité. Pour le personnage de Jean, tout d’apparitions et de disparitions, chacun de ses retours à l’écran permet au réalisateur de construire un nouveau personnage : maquereau, mari, flic, voleur, fidèle et lâche, loyal LE THÉÂTRE DES CORPS, NOTES SUR LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 81 et traître. Comme Henri, en empruntant souvent son regard, le spectateur, mais aussi le cinéaste, cherche à saisir la vérité de ce mystérieux personnage, dont la violence semble tenir justement à l’innombrable déploiement de ses apparitions. Dans une moindre mesure, le personnage de médecin interprété par Roland Bertin ne cesse d’offrir à Henri des scènes qui sont autant de numéros d’acteur, autant de microreprésentations, au cours desquelles ce caractère mystérieux s’exhibe sans pour autant se livrer. C’est encore de représentation qu’il s’agit dans Ceux qui m’aiment prendront le train, tout particulièrement quand on s’intéresse, par exemple, au personnage de Viviane, le transsexuel interprété par Vincent Perez. La séquence qui réunit le personnage et Jean-Louis Trintignant, dans la réserve du magasin de chaussures, permet à Chéreau de déployer l’ensemble des faux-semblants, des apparences et des stratégies de séduction en jouant sur tous les registres du travestissement, du déguisement. Mais cette notion contamine également la totalité du film, de cette petite communauté où chacun des personnages, comme le déclare Pascal Greggory, occupe un emploi précis, comme un élève du conservatoire, et, le plus souvent, s’y tient. La représentation, c’est encore le sujet même de La reine Margot, où les personnages ne sont jamais ce qu’ils paraissent. Tout commence avec la frontalité première du mariage de Margot, qui détaille les costumes, les parures, le decorum hiératique et figé de cette noce imposée. Mais, derrière cette cour en représentation officielle, règne une violence de meute, où, encore une fois, chacun tient son rôle. Margot n’est pas seule à s’exhiber dans une série de rôles plus ou moins imposés. On peut dire du personnage d’Henri IV, interprété par , qu’il se compose, variant ses représentations au gré des circonstances historiques. La scène magistrale de la conversation du roi, de retour en Navarre, constitue un exemple parfait de cette prédominance absolue de la représentation. Il en va de même pour Charles IX, le roi instable, fragile, presque fou, qui s’affiche devant la cour comme un homme de pouvoir hautain et sanguinaire, et cache dans une chaumière une femme et un enfant, une vie bourgeoise qu’il donne comme sa vérité. Au cœur du film, au cours de l’épisode de l’assassinat de Charlotte de Sauve, Margot donne à Henri la clé de la survie, et, d’une certaine manière, la clé du film. Elle le conjure de « cacher sa peine, de ne rien montrer de lui, de ne pas montrer qu’il aime, afin de ne pas donner prise ». C’est cette idée qui conclut le film, où, quand le page fait remarquer à Margot que le sang coule sur la robe, elle répond « qu’importe, puisque j’ai le sourire sur les lèvres ». Chéreau recourt aux mêmes caractères, presque irréels tant ils sont en représentation perpétuelle, dans Gabrielle, dont les héros sont en perma- nence harnachés, déguisés, corsetés, toujours prêts pour participer à une immuable parade sociale. La quasi-totalité des séquences de Gabrielle place 82 FRANÇOISE ZAMOUR le couple sous le regard des autres : les domestiques, les invités. La voix off de Greggory, qui décrit comme une fiction sa vie quotidienne, l’image que le couple entend offrir à ses amis témoignent, autant que les scènes d’habillage et de déshabillage qui ponctuent le récit, de l’omniprésence du théâtre dans la vie de ces personnages, et le spectacle qu’ils s’offrent l’un à l’autre. Dans Gabrielle, cette donnée se renforce de l’évocation fréquente du théâtre à l’intérieur du film. Ainsi, au cours de la séquence liminaire en couleurs, consacrée à l’un des fameux dîners mondains du couple, les tout premiers dialogues prononcés in interrogent l’essence du théâtre, et, alors que la fin approche, la déclaration de Gabrielle est littéralement comme une scène de choix, un morceau de bravoure attendu par Jean, et offert aux spectateurs de leur vie. Pour Intimité, le paradigme de la représentation se décline d’une autre manière, à travers l’intermittence des rendez-vous dans ce basement où les amants se retrouvent à date fixe, à travers surtout le mystère des apparitions de Claire, comédienne. L’organisation du mode d’apparaître du personnage féminin ne détermine pas seulement la fréquence des rencontres, mais fonc- tionne également comme une machine à fiction, le cœur de la production du récit. En ce sens, on peut d’ailleurs noter que la Claire d’Intimité constitue une sorte d’équivalent féminin du Jean de L’homme blessé. Mark Rylance se trouve jouer un peu, toutes proportions gardées, le rôle du personnage incarné par Jean-Hugues Anglade dans le film : il mène la filature, guidant la trajectoire de la caméra, il séduit l’entourage, il assiège le personnage sans parvenir jamais à le saisir tout à fait. Tout se passe même comme si Intimité reprenait à l’envers l’action de L’homme blessé : pour le deuxième film, la possession physique est première, la rencontre viendra ensuite. De plus, tout au long du film, il n’est question que de ce théâtre qui occupe la vie de Claire et obsède les personnages masculins : ce sont les serveurs du bar où travaille Jay qui seraient en fait des comédiens, les amateurs dirigés par Claire lors de ses cours de théâtre, les représentations de La ménagerie de verre. Jay joue au parfait barman, le mari de Claire incarne l’idéal des chauffeurs de taxi autant que le coach avisé. La question du spectacle de soi se retrouve également dans Son frère, où le personnage de Todeschini sûr de lui, frère aîné dominant, indépendant, à l’aise, semble n’apparaître à son frère que comme l’image qu’il cherche à donner de lui. Toutefois, pour Son frère, ce n’est pas la représentation qui domine, mais sa mise en crise, immédiate, à l’épreuve de la souffrance du corps qui envahit l’écran très rapidement.

Dans un entretien accordé en décembre 2003, après le tournage de Son frère, Patrice Chéreau déclare : « j’ai souvent l’impression que le sujet du film, ce sont les acteurs en train de jouer, l’impression de réaliser un LE THÉÂTRE DES CORPS, NOTES SUR LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 83 documentaire sur les acteurs en train de jouer » 2. Cette idée, qui pourrait s’appliquer à l’ensemble du cinéma de Chéreau, dénote une relation complexe au personnage en tant qu’acteur, à l’acteur comme sommé par le film à la fois d’accomplir le travail de la représentation, et de le dévoiler. C’est en présentant le personnage comme acteur de lui-même que Chéreau introduit le théâtre sur l’écran, et c’est en cherchant à démasquer ce théâtre, à le combattre, à le traquer, comme pour en percer le secret, qu’il affirme la condition de possibilité d’une véritable relation au cinéma. Rien ne pourrait sembler moins bazinien que cette omniprésence de la repré- sentation, rien n’est plus rossellinien que cette manière de la débusquer, jusque dans ses plus secrètes retraites. Dans un texte qu’il consacre à la modernité, Youssef Ishaghpour écrit à propos de la fameuse dichotomie bazinienne 3 : « L’image du cinéma a un caractère double qui tient à son être d’image de la réalité et à sa réalité d’image. C’est comme les deux faces du papier ou les deux pôles d’un aimant, vous pouvez trancher tant que vous voulez, les deux aspects persistent ensemble tant qu’il s’agira du cinéma » 4. C’est justement dans la coprésence de ces deux postulations du cinéma que se situent les paradoxes et les difficultés d’approche du cinéma de Chéreau. À travers le recours massif et parfois systématique au montage, Chéreau pourrait se situer parmi les cinéastes qui « croient à l’image », mais le regard qu’il porte sur les acteurs confère à ses films leur poids de réalité. Tout se passe comme si, en fait, Chéreau cherchait, à travers le travail sur le corps de l’acteur, à mettre au monde son cinéma, à ébranler les données de la fiction, pour laisser surgir une forme de vérité qui, dans ses films, ne peut passer que par les acteurs. Jean-Claude Biette, dans un article pour Trafic consacré à Leo McCarey, et tout particulièrement à Cary Grant, dans Cette sacrée vérité, évoque cette capacité du réalisateur à saisir, mine de rien, l’ombre de regret et de nostalgie qui passe, à certains moments, sur le visage de l’acteur. Il écrit au sujet du film :

On dirait que les acteurs nous ont totalement oubliés et s’amusent de leur côté sans se soucier ni de notre vitesse de perception de leur réalité, ni même de leur capacité de garder en mémoire cet étrange droit de regard – alors encore ingénu – sur leur image, sur leur élocution, sur leur corps même, droit qu’ils tiennent à conserver en toute occasion cinématogra- phique et qui tracerait une frontière entre les films de cinéastes « grands

2. Entretien avec Patrice Chéreau, donné en bonus du DVD Son frère, Arte vidéo, 2004. 3. Voir André Bazin, « L’évolution du langage cinématographique », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1985, p. 64. 4. Youssef Ishaghpour, « De la modernité… », in Historicité du cinéma, Tours, Farrago, 2004, p. 38. 84 FRANÇOISE ZAMOUR

directeurs d’acteurs et d’actrices » et les films de ceux qui, sans bruit et sans diplôme, ont passé par-delà, sachant piéger ce droit de regard pour atteindre au cœur de ce qui réalise la fusion entre acteur et personnage 5.

Par rapport à ce moment, que le cinéaste cherche à capter comme une grâce, dirait Bresson, Chéreau se situe en amont, ce que son cinéma tend à montrer, c’est ce qui rend possible cet instant. Ce qui permet à l’acteur de l’offrir, à la caméra de le saisir.

Pour y parvenir, le réalisateur recourt à trois régimes différents de mise en relation des corps, alternatifs ou complémentaires, dont on a pu voir qu’ils fonctionnent déjà, depuis longtemps, dans son travail théâtral, mais qui, au cinéma, ne sont pas utilisés dans le sens du renforcement de la représentation, mais dans le dessein de la fissurer, de permettre au réel d’affleurer. On distinguera la percussion, l’inscription et la mise à nu.

La percussion Pour s’aimer, se battre, se trouver ou s’abandonner, les personnages de Chéreau se projettent littéralement les uns contre les autres. Du choc violent de la rencontre des corps, se crée brutalement la fissure, la faille, par où pourra furtivement passer une forme de vérité de la situation, de présence de l’émotion capable d’entraîner le spectateur, et de donner sens au film. Le film devient, c’est particulièrement vérifiable, par exemple, dansCeux qui m’aiment prendront le train, comme une machine, un accélérateur de particules qui pousse les acteurs les uns contre les autres. On lira ainsi la rencontre entre Bruno Todeschini et Sylvain Jacques dans les toilettes du train, mais également, dans sa soudaineté, le corps-à-corps entre et Roschdy Zem, ou la séquence très violente où Claire annonce sa grossesse à Jean-Pierre en hurlant « dans le dos ». Dans L’homme blessé, la deuxième rencontre entre Henri et Jean relève de cette même esthétique de la projection des corps : Henri tombe littéralement sur Jean qui crie « alors, toi, toujours dans les jambes ». Le motif est décliné à l’infini dans La reine Margot également, tout particulièrement pour le traitement du lien qui unit La Mole et Coconnas où sans cesse se confondent le combat et l’étreinte, qu’il s’agisse de leur pre- mière rencontre, de leur bagarre au cours de la nuit de la Saint-Barthélemy, ou de leur exécution. Comme deux animaux furieux, les deux personnages ne cessent de se projeter l’un sur l’autre, résumant à eux seuls l’image de la relation humaine que Chéreau cherche à donner dans le film.

5. Jean-Claude Biette, Qu’est-ce qu’un cinéaste, Paris, POL, 2000, p. 62. LE THÉÂTRE DES CORPS, NOTES SUR LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 85

De même Jay et Claire se cognent l’un à l’autre, au cours de ces rendez- vous d’amour qui ponctuent leurs semaines, avant de rejoindre chacun un coin de la pièce, dans un silence d’après le duel qui les renvoie à leur solitude. Dans les films de Chéreau, le personnage se jette sur l’autre comme sur un obstacle, se cogne aux choses, aussi, au monde. Il suffit de revoir la séquence de la fête foraine de L’homme blessé pour s’en convaincre. Jean-Hugues Anglade revient six fois frapper le ballon du poing, sans réussir à obtenir la petite musique de victoire qui salue les plus forts. De rage, il prend son élan et frappe le ballon d’un violent coup de tête, jusqu’au sang. Toute la durée du film plus tard, il cognera de même la tête de Jean contre le mur, à l’instant d’une jouissance dont il comprendra instantanément qu’elle n’apporte ni la possession, ni la clé du mystère. Il faudrait évoquer encore ici la séquence du viol sur l’escalier, de Gabrielle, où la brutalité de Jean cherche vainement à faire advenir une forme d’amour, mais surtout à faire jaillir la vie du personnage glacé de Gabrielle ; ou la brutale irruption du fou dans l’existence de Daniel, au cours des premières séquences de Persécution. Comme l’étincelle jaillit du heurt de deux pierres, c’est du choc des corps, contre les objets, ou les uns contre les autres, que Chéreau metteur en scène fait advenir la vérité de récits qu’il écrit littéralement avec le corps des acteurs.

L’inscription Dans l’esthétique des films de Chéreau, le corps de l’acteur, nu ou habillé, se présente comme une toile, ou un écran, sur lequel le film s’ingénie à inscrire les traces du récit. Le spectateur est frappé, dans les premières séquences d’Intimité, notamment, par le soin que met la caméra d’Éric Gautier à capturer les traces de l’amour sur les corps des personnages : rougeur du genou de Claire, marques de la couverture sur son dos, peau légèrement bleutée par le froid. Le corps n’est ici ni maquillé ni magnifié, il fait au contraire l’objet d’une monstration assez brute, mais que l’on ne peut dire réaliste, puisqu’elle tient au potentiel de réel, porté par l’acteur, que le film s’applique à mettre au jour. Si la dialectique entre représentation et captation se manifeste au cinéma, c’est bien dans l’exhibition du corps de Kerry Fox au travail, dans la quête des traces physiques laissées par ce travail, qu’on peut la trouver. La blessure, la cicatrice, la couture, sont également, dans toute l’œuvre de Chéreau, données comme des signes : elles dévoilent inscription du passé, de l’histoire ou de l’enfance sur le corps des personnages. Ainsi, la cicatrice noircie par la terre que ses frères ont laissée entre les cuisses de Margot fait l’objet d’une violente recherche lors de la séquence de la visite des ambassadeurs. Margot est marquée par ses frères qui la possèdent, 86 FRANÇOISE ZAMOUR sinon physiquement, du moins dans leur imaginaire. La présence de l’autre laisse une trace sur le corps de l’acteur, qui charge le récit de sa présence cinématographique. C’est elle que saisit Chéreau, dans Son frère, lorsque Luc masse les épaules de Thomas qui rougissent sous ses doigts, comme une empreinte. On pourrait relire le cinéma de Chéreau à la lumière des blessures, des cicatrices, des signes laissés sur les corps des acteurs par le jeu. Vérité de théâtre que seul le cinéma peut révéler, comme si, pour Chéreau, le voile de Véronique cher à Bazin n’était pas la pellicule, mais le corps du comédien. Le corps comme lieu privilégié de l’écriture cinématographique, cette hypothèse se vérifie, dansGabrielle , lorsque les mots du texte s’inscrivent presque directement sur le visage des acteurs, sur leur peau.

La mise à nu Le motif du déshabillage, de la mise à nu, constitue l’une des figures les plus présentes dans les films de Chéreau. Nudité provocante de Margot, exhibée souvent comme un nouveau déguisement, un nouveau masque, nudité violente, rougie par le froid et l’effort, du couple clandestin d’Intimité, déshabillage rituel d’Isabelle Huppert et Pascal Greggory, dont les per- sonnages se livrent aux mains des servantes, montreuses d’ombre de ce théâtre cruel auquel ils s’adonnent dans la journée, le moment de la mise à nu constitue véritablement un des enjeux narratifs des films de Chéreau, et l’un de leurs moments de vérité. C’est devant le corps nu de Jean qu’Henri parvient à concrétiser son désir. La nudité se présente comme justement l’identité recherchée par les personnages, mais aussi par le réalisateur. Il faut dépouiller l’acteur de ses oripeaux de théâtre, offrir enfin son corps à la caméra, pour espérer voir le réel s’imprimer sur la pellicule. C’est au point même que la nudité parfois ne suffit pas, qu’il faut au réalisateur aller au-delà de l’enveloppe de peau, dernier habit du corps, chercher un dépouillement encore plus extrême, encore plus profond. On pense bien sûr à l’agonie de Charles IX où le sang surgit des pores de la peau, comme si elle se retournait, laissant voir l’homme comme un écorché, cherchant le dévoilement absolu. On pense surtout à l’évidement de Bruno Todeschini, dans Son frère, cet éloignement progressif du corps qui conduit à l’effacement final, à la mort comme disparition pure et simple. Une histoire du corps qui culmine dans la séquence de la préparation de la dernière opération, à l’hôpital, lorsque l’infirmière entreprend de raser complètement le corps du personnage et, par voie de conséquence, de l’acteur. Par-delà le simple déshabillage, il s’agit de voir l’intérieur du corps apparaître à sa surface. Les hémorragies qui émaillent les jambes, puis le LE THÉÂTRE DES CORPS, NOTES SUR LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 87 visage de Thomas, les marques sur les mains de la vieille femme interprétée par Marianne Faithful dans Intimité, les veines de Gabrielle, que Jean scrute, sous la surface de sa peau, autant d’affleurements de l’intérieur des corps que le cinéma cherche à rendre visibles. Tout se passe comme si, dans cette opération de dépouillement que constitue le cinéma de Chéreau, il fallait pousser la nudité de l’acteur dans ses derniers retranchements. Filmer la mort au travail, certes, sur les corps et les visages, mais surtout, saisir de l’acteur ce qui échappe, ce qui s’échappe.

Pour installer ces trois dispositifs, dont le nombre n’est sans doute pas exclusif, mais qui paraissent les plus massivement employés, le recours à la violence, si fréquent soit-il, n’est toutefois pas l’unique moyen possible. Godard déclarait, au moment de la sortie de Pierrot le fou, qu’« au cinéma, tout est là, tout est donné, il n’y a rien à faire » 6. Rien, c’est-à-dire, attendre, regarder, saisir ce qui advient sans violence ni brusquerie. D’un point de vue diachronique, on pourrait lire l’évolution du cinéma de Patrice Chéreau comme une conquête de la caresse. Le lent apprentissage d’un au-delà du désir. Cette dimension, déjà présente dans La reine Margot, dans les séquences entre Margot et Henri, ou dans les derniers plans de Ceux qui m’aiment prendront le train semble particulièrement manifeste dans Son frère. Les apparitions de la nudité de Claire, dans la chambre d’hôpital, puis, avec Luc, dans l’appartement, de Thomas, visions fugitives de son corps ouvert à chacun des deux garçons témoignent de la puissance de cet acquiescement : l’élan, la mise à nu, deviennent les signes de l’accueil de l’autre. Dans les gestes doux de l’actrice, dans la tendresse des garçons, semble se diégétiser une relation apaisée au cinéma, un cinéma qu’il ne s’agirait plus de faire jaillir comme une étincelle, mais d’accueillir comme une caresse attendue.

Françoise Zamour École normale supérieure

6. Cité dans Alain Bergala, « La réminiscence, Pierrot avec Monika », in Pour un cinéma comparé, Jacques Aumont (dir.), Paris, Cinémathèque française (conférences du collège d’histoire de l’art cinématographique de la Cinémathèque française), 1996, p. 51 sq.

MOUVEMENTS DE GROUPE, MOUVEMENTS DE L’ACTEUR

Je voudrais raconter ici deux histoires, ou plutôt essayer de raconter comment se croisent deux histoires : celle d’une troupe de comédiens for- mée par Chéreau aux Amandiers, et celle d’un cinéaste, le même Chéreau, venant petit à petit à l’écriture filmique. L’une des grandes beautés du cinéma de Chéreau est en effet de se constituer petit à petit sous nos yeux, de film en film. Et plus précisément de faire surgir une écriture qui relève de capacités propres à l’image, à partir de chorégraphies essentiellement scéniques. Comme beaucoup de cinéastes ayant une formation théâtrale, ou plus précisément ayant une pratique de la mise en scène au théâtre, son dispositif cinématographique ne cesse d’exprimer la conscience de sa différence, la conscience de sa puissance et les marques de son insuffisance. De cette conscience qui s’affirme peu à peu, les jeunes comédiens des Amandiers, en tant que groupe, feront les frais. La reine Margot, par l’ambition de son projet, par l’ampleur de sa production, par l’investissement de son réalisateur tout au long des phases de production et de post-production 1 constitue manifestement un tour- nant dans l’œuvre cinématographique de Patrice Chéreau. « L’impres- sion de savoir faire des films, je l’ai ressentie physiquement au milieu de La reine Margot. Je pense que c’est dans ces années-là que j’ai commencé à comprendre deux ou trois choses du cinéma ; avant je n’avais pas pris le temps », déclare-t-il à Yann Tobin et Claire Vassé dans Positif en 2001 2. À partir de ce film, le cinéma, qui n’était qu’une activité secondaire, ou en tout cas n’entrait que secondairement dans le façonnage de sa carrière, devient une activité de premier plan, jusqu’à s’imposer, quelques années après, fût-ce de manière passagère, comme objet unique de son travail de

1. Voir la contribution de Geneviève Sellier au sein de ce numéro. 2. Entretien de Patrice Chéreau avec Yann Tobin et Claire Vassé, Positif, nº 482, avril 2001, p. 18.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 89-94 90 VINCENT AMIEL metteur en scène. La reine Margot est un film extrêmement émouvant pour cela aussi qu’il montre une écriture de cinéma cherchant sa place, un créateur en lutte avec son matériau, une vision de cinéaste et une vision de chorégraphe s’affrontant sur le même terrain. Les multiples versions du film témoignent, je crois, de cette lutte ; elles manifestent le souci d’affirmer davantage, de reprise en reprise, de remontage en remontage, la force d’une poétique propre au cinéma, contre les lambeaux magnifiques d’une scénographie encore théâtrale. D’une certaine manière, le film suivant, Ceux qui m’aiment prendront le train, affirmera lui aussi cette bipolarité, mais plus chronologiquement, dédiant sa première moitié à de vastes mouvements choraux, alors que la seconde stabilise – même si ce n’est que relatif – le découpage en même temps que l’action, et impose une logique du cadre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : passer d’une logique de l’énergie scénographique à une logique de l’énergie du cadre, ou en termes d’images, d’une logique interne à une logique externe. La dichotomie est bien entendu un peu simpliste, et je devrais parler en termes d’équilibre, plutôt qu’en termes d’exclusion. C’est la prise en charge par le cadre des énergies internes qui constitue ici le basculement, et, étape supplémentaire, la prise en charge par le montage des cadres entre eux, aboutissement de la constitution d’une écriture. C’est à cette aventure de la forme que nous convie La reine Margot, aventure d’autant plus passionnante qu’elle est corrélative d’un travail extrê- mement personnel avec un groupe de comédiens dont certains sont suivis depuis longtemps par le metteur en scène dans son école des Amandiers, et qui constitue depuis une quinzaine d’années la chair vive d’un certain cinéma français. Ce groupe, ou ce qu’il en reste, aux premières loges d’Hôtel de France quelques années auparavant, n’occupe plus ici que le fond du décor, du décor mouvant des rôles accessoires : on y retrouve ainsi Bruno Todeschini, Valeria Bruni-Tedeschi, autour de Vincent Perez. Ce sont, dans le film, ce que l’on pourrait appeler des « comédiens chorégraphiques », des créateurs de mouvements, des voix, des éclats d’énergie. Peu de textes, peu d’expression, mais plutôt la participation à un mouvement collectif. À ces « comédiens de fond », il faut opposer les « comédiens de face », Daniel Auteuil, Isabelle Adjani, Dominique Blanc. C’est à eux que Chéreau se vouera de plus en plus, avec Intimité, Son frère, Gabrielle. L’abandon de la forme théâtrale, d’une certaine forme théâtrale, se traduit par l’abandon des comédiens de fond, des jeux et des mouvements de groupes. Ou en tout cas des mouvements de groupe comme centre de l’action, incarnation et expression des violences, des pulsions, de l’hubris. Chéreau avait déjà une manière singulière de la traiter : utilisant de longs mouvements, et les plans qui leur correspondaient, en mouvement aux aussi, puis les rompant au moment du montage, pour casser les unités, briser les lignes et redoubler MOUVEMENTS DE GROUPE, MOUVEMENTS DE L’ACTEUR 91 les antagonismes scéniques par des heurts de cadres. Voyons-en quelques exemples dans La reine Margot. On y verra différents cas de figure : –– soit l’utilisation de figurants composants dans le plan des lignes-forces divergentes, procédé employé constamment par Chéreau pour briser la ligne du regard, avec une silhouette qui coupe le champ, ou mieux encore un personnage qui vient, l’espace d’un instant, occuper le centre du mouvement puis disparaît dans une direction opposée à celle du groupe et de la caméra ; –– soit des plans montés les uns par rapport aux autres selon des mou- vements divergents ; –– soit un mouvement continu, rompu par des plans fixes et frontaux. On saisit le double travail de mise en scène : d’abord la constitution d’une large unité, qu’on appellera pro-filmique, qui permet manifestement aux acteurs de gagner en énergie, de laisser leurs corps se prendre au jeu, et d’être saisis alors dans leur élan, et non dans une composition ad hoc. La figure emblématique ici en est le sanglier traqué par Charles et sa cour, qui ne peut effectuer ce splendide « brisé » que nous venons de voir juste devant la caméra que parce qu’il est en pleine course. À bien des égards, essoufflement, gestuelle, regards, les comédiens saisis par Chéreau sont comme le sanglier : conditionnés par leur élan physique. Il y a quelque chose du travail de Cassavetes, et du cinéma américain d’après l’Actors Studio, dans cette manière d’utiliser la course non seulement comme acte, mais comme mise en condition, comme élément préparatoire du plan. En soi, c’est un travail qui se pratique d’ailleurs plus au théâtre qu’au cinéma : jouer sur un épuisement réel des corps, régler sa fatigue. Mais le réglage se pratique en direct au théâtre, pendant la représentation, alors qu’au cinéma n’apparaît que son résultat : le plan définitif, le visage, le regard. C’est la deuxième étape de l’intervention du réalisateur : la rupture de l’unité, le choix des éclats qui composent le montage final. Et là, il y a quelque chose de tout à fait singulier dans le cinéma contemporain, une composition totalement artificielle de fragments qui s’organisent en fonction de lignes, de couleurs, de mouvements, mais plus du tout en fonction des corps et des groupes réels. Ces effets de rupture, cette fragmentation très volontariste, dont Chéreau revendique dans de nombreux entretiens la nécessité, et dont on peut estimer qu’elle représente précisément une sorte d’adieu au théâtre, un renoncement catégorique à son unité, vont de pair avec la désagrégation de la troupe, l’abandon du groupe comme facteur de mouvement. Les jeunes acteurs des Amandiers sont les premiers à en faire les frais, au profit des premiers rôles, plus individualisés. On a vu comme il ne reste d’eux que des bribes, 92 VINCENT AMIEL des éclats, des morceaux de phrases lancés dans la cohue. Pas vraiment dans la cohue d’ailleurs, qui serait diégétique, mais plutôt dans la collure, qui est filmique ; on a entendu ces voix avalées par le raccord, à cheval sur deux plans, zébrées par le montage, absorbées par ce flux chaotique du cinéma. Rares sont pourtant les cinéastes qui ont accompagné, et a fortiori formé une génération d’acteurs. Chéreau en est un, après Kazan, et Cassavetes, précisément. Cette génération des Amandiers, à laquelle appartiennent Vincent Perez, Marianne Denicourt, Valeria Bruni-Tedeschi, Bruno Tedeschini, Thibault de Montalembert, Agnès Jaoui, Isabelle Renauld, a constitué un groupe auquel se sont ajoutés, au gré des projets, de Chéreau ou d’autres, Emmanuelle Devos, Emmanuel Salinger, Laurence Côte, et quelques autres. Et le début des années 1990 a constitué une sorte de passage de relais, symptomatique à plus d’un titre : la plupart de ces jeunes comédiens ou comédiennes vont faire bloc dans le cinéma français, en particulier grâce à , dans des films comme La vie des morts, La sentinelle, Comment je me suis disputé… Entre Chéreau et Desplechin, la petite troupe pérégrine, symbole d’une génération différente d’acteurs, et témoignage d’une formation chorale qui va influencer leurs rôles et leur façon de jouer. Mais chez Desplechin, très manifestement, c’est la recherche du lien que l’écriture cinématographique met en avant. De longs plans, assez virtuoses, dans La sentinelle ou La vie des morts, au lieu de rechercher les ruptures, travaillent à recomposer, à partir du jeu des comédiens, une autre unité, qui est celle de la tribu toujours au centre du récit. On sent la recherche d’une présence différente, d’une immédiateté, plus renoirienne, qui éclaire par contraste le projet esthétique de Chéreau. C’est dans la continuité du jeu de chacun que Desplechin utilise les capacités des acteurs, là où Chéreau fait briller par éclats leurs multiples possibles. Mais le cinéaste de La reine Margot va pousser encore plus loin cette décomposition de l’unité, en éparpillant non seulement le groupe, mais l’entité individuelle. C’est sans doute l’un des aspects les plus intéressants de l’utilisation systématique, par le cinéaste, des prises différentes. Chéreau a souvent comparé le travail des acteurs de théâtre en répétition avec le travail des acteurs de cinéma lors des différentes prises effectuées par la caméra. Son principe est de dire qu’il y a dans les répétitions au théâtre le même investissement que lors des représentations, pour ne pas dire davantage, alors que la différence sur un plateau de tournage entre répé- tition et enregistrement est radicale. Et que donc les vraies répétitions, au cinéma, celles où l’acteur se donne vraiment, sont en définitive les prises elles-mêmes, lorsque la caméra tourne. Ainsi, l’éventail de tonalités de ces prises est immense : on va, avec le même personnage, d’un registre d’émotion à un autre, cherchant une attitude, une émotion, une posture. MOUVEMENTS DE GROUPE, MOUVEMENTS DE L’ACTEUR 93

Ce sont des états [dit-il lors d’un entretien avec N. T. Binh] qu’on ne peut pas jouer dans une même prise, en même temps […] De toute façon, un acteur ne peut jouer qu’une seule chose à la fois. C’est la persistance rétinienne qui permet de croire qu’il y a une profondeur, alors qu’on a seulement joué des choses très simples, qu’on a collées les unes aux autres 3.

Mais une fois ce principe de diversité admis, il faut monter, c’est-à-dire non seulement choisir la prise, mais surtout en mélanger les fragments. Habituellement, les monteurs et les cinéastes retiennent tel morceau de prise ou tel autre parce que la lumière est celle qu’ils cherchaient, parce que l’actrice a eu un regard ou un geste plus intéressants, et que dans tel autre moment, au contraire, c’est dans une autre prise que l’émotion se fait sentir. La plupart du temps, c’est de toute façon l’unité qui commande ; Chéreau, lui, profite des essais différenciés pour constituer un personnage à facettes changeantes, retenant des prises complètement hétérogènes pour les associer au montage. Ainsi, dans la même scène, mais au gré de plans successifs, l’acteur jouera léger, détaché, sombre, étonné, etc. Chéreau opère ainsi avec les registres de jeu comme avec les déplacements de groupe : cherchant les contraires, jouant les oppositions, construisant des lignes brisées. Là encore, utilisant les ressources propres du montage cinématographique pour composer des tensions que l’unité scénique inter- disait. On en a un bel exemple dans la nuit de noces de La reine Margot, lorsqu’Isabelle Adjani passe par des attitudes variées vis-à-vis de Henri de Navarre, tour à tour complice, ennemie, lucide, inconsciente. Elle ne passe pas d’un sentiment à un autre : elle est tout simplement différente dans chacun des plans.

Ainsi, le corps de ballet qu’a pu représenter à une époque la troupe de comédiens des Amandiers, créateur de combinaisons graphiques et de zébrages du cadre, disparaît au fur et à mesure qu’apparaît l’écriture filmique de Chéreau et la découverte d’autres combinaisons, offertes par le montage et d’autres heurts produits par le collage. Il est remplacé par un autre corps, qui n’est pas plus individuel, pas plus stable, puisque formé lui aussi de multiples entités, de facettes et de mouvements contradictoires, un corps inventé par la succession des plans. Les deux histoires se rejoignent donc, celle du groupe et celle de l’écriture, au moment où, traversées par la même énergie, elles manifestent au travers de formes différentes la même conception de l’homme et de la communauté humaine, en utilisant ce que l’on pourrait appeler la figure de l’implosion. Il n’y a rien de saisi,

3. Études théâtrales, nº 35, 2006, La direction d’acteur au cinéma, N. T. Binh (dir.), p. 109. 94 VINCENT AMIEL de capté, dans les plans de Chéreau. Rien de naturel. Il y a des acteurs jouant, mais dont le jeu même est rompu, décortiqué, façonné. C’est un discours que produit Chéreau, un discours sur le monde, une lecture de ses mécanismes, une représentation de ses failles. Et l’implosion, qui en est le centre, ne s’écrit ni avec les personnages, ni avec le corps, mais avec l’acteur.

Vincent Amiel Université de Caen Basse-Normandie MAUVAIS SANG : LE CORPS EFFUSIF DANS LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU

C’est un fait reconnu de tous : l’un des pôles brûlants de la représentation théâtrale et cinématographique de Patrice Chéreau touche à la très grande densité du corps, réalité compacte tirant sa puissance immédiate de sa faiblesse, ou plus exactement d’un affaiblissement provoqué par son refus d’être prisonnier de lui-même, par la peur de son unité. En effet, le corps chez Chéreau est sans limites, c’est-à-dire qu’il ne cesse de crier l’impor- tance de sortir de son enveloppe trop étroite, trop déterminée socialement, anthropologiquement ou culturellement, pour prendre enfin le risque d’une ouverture fluctuante à et sur d’autres corps, autrement dit faire déborder le corps sur l’extérieur, multiplier les branchements à caractère souvent somatique afin de transformer cet espace extérieur en un véritable flux de tensions physiques contagieuses. Dans son essai intitulé Le corps, Michel Bernard explique, à la suite des théories de Merleau-Ponty, que « notre corps s’éprouve dans la médiation de l’expérience corporelle de notre prochain » 1. Nous pouvons souligner que chez Chéreau cette médiation première est impérative, projetée dans une dimension toujours tonique, résumable à un vaste phénomène d’assimilation des affects, logiquement dérangeant car subvertissant tout : normes, lois, conduites, etc. Excessif, pléthorique, traversé par tant d’énergies que la caméra elle- même ne cherche jamais à les contenir toutes, le corps chez Chéreau est en état d’alerte permanent, un état d’alerte indispensable pour que ce corps soit porté à la conscience de personnages mis en situation de l’éprouver. Pour obtenir cet état, Chéreau a sans cesse recours à tout ce qui affecte le corps en profondeur, tout ce qui d’ordinaire nous rappelle que nous

1. Michel Bernard, Le corps, Paris, Seuil, 1995, p. 54.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 95-104 96 DAVID VASSE sommes incarnés, que nous avons un corps : la douleur, la maladie, les effets somatiques de sentiments violents. C’est cette déficience de la santé qui fait que le corps, non seulement se rappelle péniblement à notre bon souvenir, mais sensibilise autrement notre rapport au monde en l’inves- tissant d’un excès de matière physique. Ce qui met en souffrance le corps chez Chéreau, et lui donne par là même un surcroît de présence lourde, est paradoxalement ce qui le met en mouvement, mouvement indissociable d’une force d’expulsion hors de lui-même au contact de toute une série de prolongements disséminés dans d’autres corps. La plupart des films de Chéreau stigmatisent les multiples réactions du corps à ce qui le ronge de l’intérieur (passion amoureuse, poison du pouvoir, maladie grave) à travers la porosité de leurs marques entre d’autres corps, entre les espaces, entre les plans. Lorsqu’on parle d’intimité au sujet de ses films, on ne fait pas que désigner le cœur de ce qu’il cherche à capter obstinément. On situe aussi l’intimité en ce qu’elle relève avant tout de l’extériorisation subversive du négatif. Subversive car la violence qu’implique une telle manifestation consiste à briser l’intériorité (synonyme d’intimité) en différents éclats symptomatiques ouverts sur un dehors complètement infecté et par conséquent perturbé dans son ordre. On est là alors dans une définition de l’intime datant du XVIIe siècle, distincte de celle du siècle précédent qui, elle, était appliquée strictement à la vie intérieure et privée d’une personne : la proximité très étroite à un dehors, c’est-à-dire l’existence d’un intime partagé, rendu commun par l’interaction du foyer de l’intime et d’un milieu qui s’en fait à la fois l’écho et la substance. Par quel excès l’intimité (le dedans d’un moi gardé secret, la partie du corps dérobée au regard d’autrui) finit-elle par jaillir sur l’extérieur jusqu’à soumettre celui-ci à sa temporalité et à sa force ? En toute logique, Chéreau fait rarement l’économie à l’image de ce que l’on pourrait justement consi- dérer comme l’envers bouillonnant de l’enveloppe corporelle, sa matière cachée symbolique et profane idéalement perçue comme l’expression du débordement de l’intimité et de tout ce qui en elle renvoie au latent, au refoulé, à l’interdit, etc. : je veux parler du sang et de ses multiples effusions. Plus que sensible à l’attraction des corps entre eux jusqu’à l’exacerber au croisement de la fascination et de l’effroi, Patrice Chéreau fait du sang la marque la plus aiguë de la littéralité somatique, le moment où le corps se déchire sous la pression trop forte d’une intimité trahie par le retour (parfois) malveillant du monde extérieur. Un corps qui saigne équivaut à une poussée de l’hyperémotivité à proportion d’un réel qui, après avoir été mis à distance, revient s’immiscer dans les veines, tel un poison. Le sang n’est évidemment pas réduit à la conséquence ordinaire d’une blessure physique, à la nature d’une plaie ou d’une béance, il n’est pas non plus, loin de là, matière à sensation forte comme c’est le cas dans les films dits MAUVAIS SANG : LE CORPS EFFUSIF DANS LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 97

« gore ». Chez lui, saigne l’expulsion du sentiment violent si longtemps refoulé, c’est-à-dire si fermement contenu à l’intérieur du corps qu’à terme il s’écoule à travers la peau. Il est la réaction physiologique ultime d’un désir qui ne peut supporter davantage d’être tenu à l’étroit (en soi) et à l’écart (du monde). Là se situerait une forme de ritualisation intime de l’émergence du sang. Très loin de nous, dans les sociétés primitives comme dans le monde antique ou dans les mythes d’Asie centrale, le sang faisait office de célébration des âmes et des dieux. Versé à l’occasion de prophéties sacrificielles, il était généralement source de vie et de passion. Mais sa fonction varie selon qu’on l’exhibe ou qu’on le cache. Répandu solennellement parmi les fidèles, le sang était consacré signe de pureté liée à la croyance en l’éternité et à la noblesse des hommes. Au contraire, lorsqu’il est dissimulé, écarté de la société, il fait aussitôt figure d’interdit. Il dérange autant qu’il impressionne car il appartient dans ce cas au plus intime de l’homme et en particulier de la femme (le sang menstruel), c’est-à-dire au plus profond du plus profond de son corps, dessous la surface et derrière les apparences. Dans cette optique, le sang écoulé se fait souillure, il est ce qui fait tache dans le monde visible et met aussitôt à l’écart celui qui saigne. Comme tout ce qui fait tache, le sang est donc à même de subvertir un ordre, un espace commun déterminé. Considéré comme élément impur de contagion susceptible d’affecter les bases d’un milieu donné, le sang transperce le corps humain en même temps qu’il transgresse le corps social. C’est pourquoi il divise autant qu’il rassemble, sépare autant qu’il absorbe. Dans Le dictionnaire du corps, sous la direction de Bernard Andrieu et Gilles Boëtsch, Edoarda Barra et Frédéric Duhart expliquent à propos de la souillure qu’elle « est bien transgression d’un certain ordre […] mais qu’elle renvoie aussi à un partage du monde, à des tensions entre l’extérieur et l’intérieur, le Soi et l’Autre, le propre et le sale, le sain et le malsain » 2 et que de ce fait elle déséquilibre le milieu où elle se manifeste. Première des souillures, des sécrétions du corps, le sang est utilisé par Chéreau comme consécration de cette tension entre l’intériorité du ou des personnages (leur intimité, leur pudeur et leur honte mêlées) et leur extérieur immédiat au point que chacun des termes devient une sorte d’excroissance contaminée de l’autre, sous l’effet d’une réciprocité médiée (selon le mot de Sartre) par le regard d’autrui. Jamais le sang dans ses films ne jaillit par hasard, du moins en tant qu’accident physique un peu plus spectaculaire que d’autres. Il apparaît bien souvent au moment où l’espace social diversement représenté par un ou plusieurs de ses membres

2. Le dictionnaire du corps, Bernard Andrieu, Gilles Boëtsch (dir.), Paris, CNRS éd., 2008, p. 311. 98 DAVID VASSE finit par s’intégrer plus ou moins de force dans l’intimité d’un individu, lorsque le dehors le plus étendu se devine comme la matérialisation de l’esprit d’un seul après que celui-ci l’ait côtoyé et traversé. Si la souillure touche au « déplacé », alors le sang consiste chez Chéreau à précisément déplacer physiquement l’individu de sa base (familiale, professionnelle ou religieuse) pour le situer dans un espace non plus strictement familier mais entièrement assimilé au mouvement et à la logique mêmes d’un sentiment-limite, fait de peur et de vertige. Autrement dit, le sang, de par sa nature de dépassement des limites du corps, figure la jonction tou- jours éprouvante de la « physique organique » et de la « physique sociale » (pour reprendre les termes d’Auguste Comte). Éclaboussant les formes socialisantes du réel, le sang ne fait rien d’autre que révéler la puissance endogène de l’individu malade de sa condition et découvrant dans ce corps soudain surexposé son appartenance à l’être incarné jusqu’ici tenu secret dans l’intérêt d’un ordre bien installé (ordre familial bien souvent). Parmi tous les films que Patrice Chéreau a réalisés, quatre au moins dramatisent la présence du corps en pointant, par l’effusion du sang, l’irréversibilité de son dépouillement, lorsque, pour paraphraser Jean-Luc Nancy dans Nus sommes, « l’intimité, [dans] ce qu’il y a de plus intérieur et de plus caché, devient surface maculée » 3. Ces films sont les suivants : L’homme blessé (1983), La reine Margot (1994), Son frère (2003) et Gabrielle (2005), quatre films, quatre variations autour de la percée sanglante du sentiment. Sur un scénario de Patrice Chéreau et d’Hervé Guibert, L’homme blessé est le récit d’une passion entre un adolescent et un mystérieux « marchand de corps » qui entretient avec ses clients des rapports sado- masochistes. Cette rencontre est pour l’adolescent, Henri (Jean-Hugues Anglade), la découverte ou plus exactement la brutale confirmation d’un désir homosexuel jusque-là sous-jacent. Prisonnier au départ d’un cadre familial étouffant, lui-même prisonnier des normes et de la moindre unité de mesure (la mère obsédée par les horaires), Henri manifeste très vite au début du film une attirance pour la marge et la rupture (dans la gare, il reste à distance de ses parents et de sa sœur, regardant ailleurs dans la multitude, à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un). Dans toute la première partie du film, avant la rencontre brutale avec Jean (Vittorio Mezzogiorno), le prostitué, Chéreau introduit le corps timide d’Henri dans un lieu public saturé et anonyme, une gare au moment des départs en vacances. Vite à l’écart de ses parents, attiré par un homme qui ne cesse de l’observer (le docteur Bosmans, joué par Roland Bertin), Henri est déjà un corps seul dans la foule, qui fraie à travers elle la ligne d’un désir

3. Federico Ferrari, Jean-Luc Nancy, « Nus sommes » : la peau des images, Paris, Klincksieck, 2006. MAUVAIS SANG : LE CORPS EFFUSIF DANS LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 99 secret attesté et relancé par le regard insistant de cet inconnu qui le sème pour mieux le retrouver. Cette double polarisation du regard qui scelle le lien étrange entre Henri et l’inconnu enclenche aussitôt un mouvement intime au milieu d’un réel surabondant qui n’est pas sans rappeler, d’une autre façon, la grande séquence de la gare de Lyon dans Pickpocket de Robert Bresson (1959), dans laquelle le personnage principal insinuait également l’ordre de son désir (avec jouissance intégrée) dans le désordre du monde. Dans l’espace grouillant de la gare, le corps d’Henri est un corps regardant et regardé avec obstination, selon un axe réciproque nécessaire pour déclarer en l’accentuant l’existence d’un corps sensible en action. À ce propos, toujours dans son ouvrage Le corps, Michel Bernard parle de l’unité du corps obligé de passer par un entrelacs des sens pour ressentir son existence, et il prend comme sens principal, celui de la vision :

On constate alors que le corps voyant est en même temps visible par autrui et aussi par moi-même (comme dans un miroir) […] D’une manière géné- rale, le corps est sentant sensible, ce qui implique qu’il est à la fois partie du monde et ce qui lui donne existence. Autrement dit, il n’y a plus de limite entre le corps et le monde : ils s’entrelacent dans toute sensation, ils se croisent d’une façon telle qu’on ne peut plus dire que le corps et dans le monde et la vision dans le corps. En réalité, ils constituent un seul et même tissu que Merleau-Ponty appelle métaphoriquement « la chair » et dont le corps sentant et le corps senti sont comme l’envers et l’endroit 4.

Ici, avant même d’indiquer quoi que ce soit sur la fonction des per- sonnages dans le récit, Chéreau nous donne à distinguer deux êtres dans la foule qui ne se connaissent pas mais qui se reconnaissent par l’exercice d’un même principe indicible d’entrelacs des sens à l’origine de la relation passionnelle inexorable que le film décrira par la suite. Ces regards muets échangés dans la gare entre Henri et Bosmans agissent comme le repérage d’une intimité inquiète, égarée dans la masse de corps indifférenciés. C’est l’attestation, par le regard initiateur de Bosmans, d’une intériorité plongée dans l’extériorité la plus totale (le réel dans tous les sens, en mouvement aveugle). Ainsi fixée par le regard à la trace de ce guide mystérieux, l’inti- mité d’Henri, par définition déplacée par rapport à son entourage familial, devra pour s’accomplir totalement assurer la connexion de l’envers et de l’endroit du corps (la « chair » pour Merleau-Ponty) et ce par le rabatte- ment analogue de l’extériorité (sociale) sur l’intériorité repérée. Et c’est à ce moment-là qu’intervient le sang en tant qu’expulsion du dedans du corps vers le dehors (social). Après avoir, sous la conduite silencieuse et

4. Michel Bernard, Le corps, p. 53. 100 DAVID VASSE magnétique du docteur Bosmans, vécu la première épreuve initiatique et passionnelle avec Jean, au cours d’une scène assez sordide de tabassage d’un client dans les toilettes de la gare, Henri cède au besoin de quitter en pleine nuit le domicile des parents pour de nouveau se lancer à la recherche de celui qui l’a extrait de lui-même par la violence (le mettre hors de lui). Sorti de lui-même, Henri ne peut donc plus en toute logique rester à l’intérieur de son espace domestique aliénant. Il retrouve Jean et le suit jusqu’à une fête foraine où l’un et l’autre vont tester leur force sur un putching ball automatique. L’enjeu de cette nouvelle épreuve est déterminant pour Henri : pas simplement rivaliser avec la supériorité physique de Jean à dessein de l’impressionner (celui-ci de toute façon gagne tout le temps) mais bien, pour un introverti comme lui, convertir en l’extériorisant sa faiblesse en force. Expulser la pudeur, faire jaillir les feux de l’intimité par le dépassement des limites du corps correspond cette fois, dans l’absolu de son prix, à l’implication du monde extérieur en nombre réduit (un public) dans ce qui apparaît comme la manifestation d’un sentiment privé. Dans la gare auparavant, le monde extérieur était aveugle à l’action secrète du désir d’Henri, guidé par Bosmans. Le monde ne regardait pas Henri en train de répondre au regard de son passeur de désirs. À ce moment, l’angoisse de l’intimité était (a)perçue de loin par un seul comme une surface sensible aux aguets. Cette fois, c’est différent. Autour d’Henri, le monde extérieur se regroupe pour le voir. Il est cette fois regardé de près par plusieurs. Cette soudaine concentration du regard de l’extérieur sur Henri équivaut proportionnellement à l’alliance de l’envers et de l’endroit du corps, du refoulé et du défoulé (c’est le cas ici avec le putching ball). L’extérieur regroupé assiste à l’expression de l’intériorité et y assistant l’atteste, la déclare. Dès lors, le sang concrétise sur le front d’Henri le phénomène d’exaltation de son intimité aux yeux du monde par l’expulsion du caché corporel, de l’envers organique. Plus tard dans le film, Patrice Chéreau fera de nouveau coïncider de manière littérale le dehors corporel et le dehors matériel avec le personnage d’amoureux désespéré joué par Gérard Desarthe. Toujours posté à l’entrée d’une boîte de nuit, dans l’espoir d’en voir sortir son amour, ce personnage finit par s’en faire jeter, le visage en sang, après s’y être introduit en douce. À Henri, il déclare blessé : « Attendre ça va mais c’est se faire jeter qui n’est pas possible ». Nouvelle corrélation serrée entre l’expulsion physique d’un lieu et le rejet sanglant du corps, tous deux par amour. Être jeté dehors provoque bel et bien l’image écarlate d’un dehors du corps. Dans La reine Margot, l’épanchement du rouge sang atteint une dimension inhérente aux circonstances historiques. Tellement inhérente que l’affiche même du film ensanglantait la robe blanche d’une Isabelle Adjani terrifiée portant les mains sur son visage. Dans cette adaptation MAUVAIS SANG : LE CORPS EFFUSIF DANS LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 101 du roman d’Alexandre Dumas, Patrice Chéreau met en scène une famille royale et sa cour dans la France du XVIe siècle, comme un organisme déficient, avec ses cellules infectieuses, empoisonnées, ses veines gangrenées par des virus nommés « trahison », « mensonge », « inceste », « pouvoir », etc. Pour cela, il traite le sang de manière littérale en référence aux liens familiaux, les fameux « liens du sang », liens en l’occurrence mélangés au religieux par le biais de la conversion (le protestant Henri de Navarre qui se convertit au catholicisme pour sauver sa peau, après avoir épousé Margot par diplomatie illusoire). Si bien que le sang, au-delà de ce qu’il évoque du massacre de la nuit de la Saint-Barthélemy entre Catholiques et Protestants, renvoie très nettement au phénomène de la contagion, et de sa connotation maladive. Le sang qui circule dans les veines est analogue aux turpitudes et fourberies tragiques qui circulent entre tous les personnages. Il suffit de prendre le livre sur la chasse au faucon que vend La Môle (futur amant de Margot) au début du film et que nous retrouvons plus tard empoisonné dans les entrailles de Charles IX, pour constater qu’il s’agit bel et bien d’un facteur de contamination qui circule de mains en mains (gantées ou non), de l’extérieur du pouvoir vers l’intérieur du corps. Le sang est à la fois ce qui unit l’inconciliable jusqu’à la mort (Catholiques et Protestants ensemble par les liens fallacieux d’un mariage arrangé) et ce qui rompt dramatiquement les membres d’une même famille (la mère et ses fils). Mauvais sang, assurément, jugé impur (on ne marie pas deux êtres de confession aussi inassimilables), il est pourtant, lorsqu’il s’écoule, la parfaite expression du mélange, de l’interchangeabilité fatale. C’est par exemple Charles IX qui sera empoisonné à la place de Henri de Navarre. Erreur ? Cruauté du destin ? Plutôt l’idée qu’il n’y a plus aucune distinction entre amis et ennemis, entre confiance et méfiance, entre l’amour des siens et la passion du pouvoir. Le sang souille tout le monde, appartient à un même corps malade (royal, familial), le virus n’est plus une substance étrangère introduite dans un corps sain, mais un principe de perversion morale qui corrompt la chair. Ainsi, le sang qui ruisselle sur la peau de Charles IX après son empoisonnement ne représente rien d’autre que la phase terminale d’un empire en décomposition (quelque chose de pourri dans le royaume de France), empire à la fois incarné et désincarné ; incarné par ceux, précisément de chair et de sang, qui sont victimes de la manipula- tion abusive du pouvoir, et désincarné par ceux qui détiennent ce pouvoir froid comme la mort et font couler le sang dont ils sont eux totalement dépourvus (Catherine de Médicis, être exsangue, vampirique). En outre, et pour revenir sur cette tension entre extérieur du corps et intérieur du corps (rapport surface corporelle / substance organique), il faudrait insister sur la façon dont Chéreau s’emploie à prolonger thématiquement le rapport coulisses / scène par le biais du secret (donc de l’intime) et 102 DAVID VASSE de l’événement. Dans La reine Margot, il n’est question que de cela, de secrets et de complots ourdis en privé (à l’oreille, dans les chambres et les salons) et de leurs manifestations sanglantes au grand jour, au milieu des sujets ravagés par le conflit. Dès lors, le sang en grande quantité touche proportionnellement au rejet du secret terrible (l’intimité du pouvoir en marche qui renvoie à l’idée d’intériorité du corps) sur l’extérieur peuplé (nouveau cas d’expulsion pathogène). Son frère, lui, est un film qui traite directement de cette problématique puisqu’il raconte l’histoire de deux frères séparés depuis longtemps, que la maladie du sang dont souffre l’aîné va rapprocher exceptionnellement (même si le nom de la maladie n’est jamais prononcé, tout indique qu’il s’agit d’une leucémie car on diagnostique un nombre de plaquettes de plus en plus proche de zéro). Nous sommes donc là au cœur de la problématique du sang et de son rapport concret à l’intimité. En l’occurrence, le sang malade est ce qui permet à deux membres de la même famille de renouer, à domicile comme à l’hôpital (encore les liens du sang, retournés cette fois en ce qu’on pourrait appeler « le sang des liens »). De nouveau, le sang rend visible la profondeur du sentiment que l’on croyait enfoui à jamais, son effusion est à ce prix. Bien sûr, le scénario du film justifie sa présence mais il semble tout aussi pertinent de le lire à un autre niveau, c’est-à-dire comme la poussée la plus saisissante de l’affect. Le sang est également ce qui fait remonter le secret, l’intime, à la surface (la doctoresse – Catherine Ferran – dit à Thomas – Bruno Todeschini : « C’est terrible, avec moi, on ne peut pas avoir de secret » et plus loin d’ajouter « C’est ça le sang, il faut chercher, c’est tout »). Manière de dire qu’en cherchant ce que le sang contient d’informations sur l’état de la relation entre les deux frères, on parvient à diagnostiquer celle-ci, c’est-à-dire à la formuler, à la révéler, à la rendre visible. Donc, à force, plus de choses refoulées, plus de sentiments contenus, plus de secrets en effet (les deux frères se livrent alors à une série de confidences sur leur enfance, leur adolescence). D’ailleurs, le récit progresse selon un système de causalité fondé sur une logique d’inversion proportionnelle qui confirme l’importance symbolique du sang dans la réhabilitation tardive du lien entre les deux frères. En effet, à mesure que le nombre de plaquettes diminue dangereusement, les rapports de confiance et de tendresse entre eux se renforcent. Un effet poulie qui s’achève sur la disparition dans la mer du frère aîné, en référence au reproche qu’il avait fait à son cadet au sujet de son attitude et de son habitude passées (« tu apparaissais, tu disparaissais, comme ça »). Enfin avec Gabrielle, adaptation d’une nouvelle de Joseph Conrad, Patrice Chéreau radicalise le propos en faisant du corps, voire l’idée même d’incarnation, une réalité improbable, du moins inenvisageable autrement que comme événement scandaleux et bouleversant. Dans le Paris du MAUVAIS SANG : LE CORPS EFFUSIF DANS LE CINÉMA DE PATRICE CHÉREAU 103 début du siècle, une société mondaine, figée dans ses convenances et son hypocrisie, en arrive à exclure l’existence du désir, de l’intimité et du secret. Le cadre est simple : Jean (Pascal Greggory) est marié à Gabrielle (Isabelle Huppert). Ils habitent une grande demeure luxueuse avec domestiques et aiment recevoir régulièrement tout le gratin culturel de Paris. Dans cet univers d’apparats et d’apparences, aucune place pour le corps et ses épanchements. Jean, dit-il, ne pratique « aucun sport » et considère Gabrielle comme un magnifique objet de collection, immuable et par conséquent admirable. Le monde extérieur l’inquiète (en off : « chaque sortie est l’occasion de commettre une erreur »), il estime avec autorité connaître toutes les pensées de son épouse, même les plus secrètes et qu’il n’y a par conséquent aucune intimité entre eux, que si désir il y a c’est sous la forme réduite de l’habitude. Autrement dit, le regard de Jean réifie Gabrielle, il ne reconnaît au corps nul pouvoir de trahir le costume et la fonction sociale. Gabrielle est sa propriété en tant qu’elle est dépourvue d’émotion, de vie, de chair. D’où le choc irrémédiable qui le frappe au moment où il découvre l’infidélité notifiée de sa femme dans une lettre posée en évidence sur son bureau. Là, Jean découvre que Gabrielle possède une intimité physique, éprouve du plaisir dans les bras d’un autre, hors les murs de la maison. Qu’elle est donc à même de jouir de son corps sans lui. La lecture de cette lettre qui fait de cette intimité une révélation transgressive provoque aussitôt une rupture matérielle (avec la bouteille qui éclate au sol) et physique (Jean se coupe avec les bris de verre). En apprenant que Gabrielle vit une liaison secrète (même cas de figure adultère que dans Intimité), qu’elle a donc un corps ouvert aux plaisirs des sens, Jean goûte son propre sang, réaction somatique au scandale de cet aveu. Véritable libération de ce qui avait été si longtemps maintenu sous clé (chasteté), le sang à ce moment-là intervient comme le pendant substantiel de la révélation d’un corps jusque-là interdit, du moins refoulé. Même la voix off, procédé de mise à distance des événements, se fait chair en s’étranglant en milieu de phrase à la vue de la lettre, même l’inscription des phrases en très gros caractères à la surface de l’écran peut être lue comme une infection, une altération virale de l’image. Le sang est alors très clairement associé à la passion, au sens où il se soustrait à l’obsession compulsive de Jean. Jusqu’à présent, Jean tolérait l’existence du sang dans les veines de Gabrielle à la seule condition de pouvoir le distinguer à sa guise, comme dans un effet de transparence (« On peut suivre votre vie sur ces infimes veines bleues. Même le battement du sang, c’est très frappant », lui dit-il). Dès lors que ce sang échappe à son contrôle par le débordement passionnel, logiquement vécu à l’extérieur de la maison, sa raison vacille et il n’a plus qu’à constater la différence d’intensité entre le sang chaud, vital, de la passion et le sang glacial de la conservation fétichiste. Gabrielle ne dira-t-elle pas, à propos 104 DAVID VASSE de son amant : « Je voudrais m’écouler en lui comme du sang ». Veines visibles sur corps brûlants contre veines invisibles sur peau mortifiée. Ces quelques exemples illustrent bien l’importance qu’accorde Patrice Chéreau à toutes les manifestations du corps, manifestations organiques au contact de la pensée et du sentiment extrême que le sang, situé à l’intersection de la chair et du monde, figure idéalement.

David Vasse Université de Caen Basse-Normandie PATRICE CHÉREAU ET LE CORPS SUINTANT : ESQUISSE D’UNE ESTHÉTIQUE DES SÉCRÉTIONS

« Explorer l’être de l’homme comme l’être d’une surface, de la surface qui sépare la région du même de la région de l’autre » 1 : c’est par un emprunt à la langue de Gaston Bachelard que nous souhaitons introduire ce travail. L’enjeu de la présente recherche est de tenter d’élaborer une manière d’anthropologie propre à Patrice Chéreau : nous souhaitons poser la question du corps en focalisant notre attention sur sa surface, donc sur la peau. C’est la peau que nous examinerons en détail pour comprendre pourquoi le metteur en scène s’est petit à petit consacré exclusivement au cinéma, dans un mouvement qui nous apparaît comme un tropisme vers la peau des acteurs, vers la surface des personnages comme lieu privilégié de l’observation de l’intime 2. Notre parcours dans l’œuvre de Patrice Chéreau débutera par l’analyse du théâtre de Bernard-Marie Koltès et ira vers un corpus théâtral plus large avant d’aborder certaines réalisations cinématographiques 3. Nous tenterons de comprendre quel est le rapport que Patrice Chéreau entretient au corps et à la peau en particulier, nous chercherons à construire l’outil à même de problématiser le rapport surface / intimité pour comprendre certaines constantes thématiques du répertoire théâtral, afin d’élucider les enjeux d’une migration du théâtre au cinéma.

1. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2004, p. 19. 2. Un tel mouvement, patent en 2008, est à relativiser aujourd’hui au vu des récentes pro- ductions théâtrales et opératiques de Patrice Chéreau. 3. Nous ne nous étendrons pas sur l’analyse du corpus cinématographique effectuée sous un angle similaire par David Vasse.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 105-114 106 VALÉRIE NATIVEL

Nous n’observerons ici que les quatre pièces de Koltès montées par Chéreau, à savoir, chronologiquement, Combat de nègre et de chiens, Quai Ouest, Dans la solitude des champs de coton et Le retour au désert. La plupart des personnages de ces pièces ont en commun une crainte vis-à-vis de l’autre qui se manifeste par une terreur à l’égard de leurs sécrétions. C’est bien entendu le contact avec l’autre qui effraie, mais, plus spécifiquement, ce que ce contact suppose de mélange de fluides. Le plus caractéristique à cet égard est le personnage de Cal dans Combat de nègre et de chiens. Homme blanc sur le chantier de travaux publics perdu au cœur de l’Afrique, Cal a abattu un ouvrier noir. (Notons que l’opposition blanc / noir se réalise d’ailleurs dans la peau, organe de la discrimination.) Celui-ci avait craché vers lui, craché presque sur ses chaussures. Plus que l’insolence du geste, c’est la peur d’une contamination, l’angoisse devant l’hypothétique maladie portée par l’homme noir qui pousse Cal à le tuer. Tous les efforts du personnage sont tendus vers les moyens de se protéger de la population qui l’encercle dans le village africain trop proche. Il se pense protégé derrière une forme d’écorce, de carapace qui isole son corps de l’extérieur. C’est ce qu’il explique à la petite Léone tout juste débarquée de Paris : « Si c’est la transpiration qui vous fait peur, eh bien, c’est idiot ; une couche de transpiration, ça sèche, et puis après une autre, une autre, ça fait une carapace, ça protège » 4. Mais, au fur et à mesure de la pièce, ses défenses tombent littéralement. Contraint de sortir du chantier pour chercher jusque dans les égouts le cadavre de l’homme qu’il a tué, il en revient épouvanté et vulnérable, cette vulnérabilité se traduisant par l’angoisse d’avoir perdu sa carapace : « Regarde comme je transpire, bordel, regarde cela ; ça ne veut pas sécher » 5. Cette sueur qui refuse de sécher devient le symptôme de la vulnéra- bilité. Comme un animal, Cal craint ces sécrétions qui rendent sa peur odorante et visible. Remarquons aussi que ce personnage porte le nom de Cal, son nom même porte le sème de l’épaississement et du durcissement de l’épiderme puisqu’il signifie la réaction défensive de la peau à la friction. Dans Quai Ouest, c’est le personnage de Monique chez qui se manifeste le mieux cette appréhension. Petite bourgeoise arrivée par hasard dans un hangar louche, elle frissonne de dégoût dans ce lieu sale et mal fréquenté :

Brutes, clochards, malades, miteux, déchets d’êtres humains ; j’en ai tel- lement marre de ces fous mal lavés, je préférerais vivre avec des rats et des chiens, Seigneur ! tous ces gens me dégoûtent. Je vais vivre enfermée par quatre portes de béton, je vais me barricader dès que je rentre chez

4. Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Paris, Minuit, 1989, p. 37. 5. Ibid., p. 74. PATRICE CHÉREAU ET LE CORPS SUINTANT… 107

moi, je me ferai passer la nourriture par un tunnel pour ne plus voir ni sentir l’odeur de cette raclure d’êtres humains ; je veux me faire couler du béton des cheveux jusqu’aux pieds avec juste un trou pour la bouche et le nez, Maurice, je veux rentrer 6.

À nouveau, le fantasme du personnage est celui d’une imperméabilité au monde extérieur. Dans le cas de Dans la solitude des champs de coton, c’est le person- nage du Client qui exprime son refus de se plier à une quelconque forme d’échange avec le Dealer : « soyons deux zéros bien ronds, impénétrables l’un à l’autre, provisoirement juxtaposés et qui roulent chacun dans sa direction » 7. Le désir de rondeur se manifeste ici en réponse à la menace de la dispersion de soi.

Cette menace de la contamination est métaphorisée par celle de l’intru- sion : l’on craint l’intrus sur son territoire, comme l’on craint la saleté et la maladie au contact de sa peau. Dans le théâtre de Koltès, cela se manifeste par l’importance des espaces clos, espaces pensés par leurs occupants comme des territoires à protéger. Le hangar de Quai Ouest, la maison du Retour au désert, le chantier de Combat de nègre et de chiens sont autant d’espaces que les personnages souhaiteraient inviolables, à l’image de leur corps. Or le viol, au sens propre et métaphorique, est une constante de cet univers : viol de Claire par Fak dans Quai Ouest, viol de Fatima par le parachutiste noir dans Le retour au désert. (Notons que c’est une thématique récurrente chez Koltès tout autant que chez Patrice Chéreau. Pensons au viol de Margot. Et il semble important de rattacher cette problématique du viol à l’enjeu spatial d’une intrusion dans l’espace.)

Si l’on élargit maintenant notre observation aux autres pièces mises en scène par Patrice Chéreau, l’on peut retrouver aisément cette problé- matique de l’espace clos soumis à l’intrusion. Le phénomène était patent face aux décors monumentaux de Richard Peduzzi : ces hauts murs qui signaient ses créations étaient là pour mieux manifester l’intrusion qu’ils s’apprêtaient à subir, pour mieux rendre visible la brèche qui se créait dans le territoire des personnages. C’est un point commun aux pièces mises en scène par Patrice Chéreau, une forme de cohérence de son répertoire, que de se situer dans des espaces fermés voire dans des huis clos. On évoquera ici Quartett de Heiner Müller, rêverie autour des Liaisons dangereuses qui

6. Bernard-Marie Koltès, Quai Ouest, Paris, Minuit, 1985, p. 81. 7. Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Paris, Minuit, 1986, p. 52. 108 VALÉRIE NATIVEL prend place, nous précise la didascalie initiale, dans « Un salon d’avant la révolution française. Un bunker d’après la troisième guerre mondiale », ce bunker pouvant a priori être une métaphore du cœur inaccessible de la Merteuil. Dans cette pièce également, la thématique des sécrétions est fondamentale. Elle dit l’excès du désir, l’effusion qui est dispersion hors de soi :

Je veux libérer votre sang de la prison de ses veines, les entrailles de la contrainte du corps, les os de l’étau de la chair. Comment sinon saisir de mes mains, et voir de mes yeux, ce que l’enveloppe éphémère soustrait à mon regard et à ma prise 8.

C’est Valmont qui parle ici et le terme d’enveloppe dit assez que le désir de pénétrer l’intimité de l’autre est désir d’éplucher ou d’écorcher. Les corps et les cœurs asséchés des Valmont et Merteuil vieillis inventés par Müller rêvent de l’effusion des liquides corporels, sperme, sueur, salive ou sang, pourvu que ça coule.

La problématique de la contamination s’explique en partie, chez Koltès tout comme chez Chéreau, par la période à laquelle prend place leur création. La collaboration de Koltès et Chéreau se situe dans les années 1980 au moment où l’épidémie de sida se déclenche et commence à frapper d’abord le milieu homosexuel. « J’ai mis un temps, à mon avis anormal, à comprendre que le sida n’était pas une maladie comme les autres, puisqu’elle se mettait à toucher spécifiquement tous mes amis » 9, nous dit Patrice Chéreau. Le thème de l’homosexualité n’est pas abordé par Patrice Chéreau avant les années 1980 et le film L’homme blessé dont le scénario fut écrit avec Hervé Guibert. Le thème du sida n’est quant à lui jamais abordé de front. Il l’est de façon détournée dans Son frère qui raconte une maladie du sang. Il l’est surtout dans le lien indissoluble qui unit Chéreau à Koltès mais aussi à Hervé Guibert. Choisir d’offrir au public la lecture du Mausolée des amants, journal intime d’Hervé Guibert, révèle de la part de Patrice Chéreau un désir d’évoquer par les mots de l’autre une question qui se place au centre d’une vie et en creux d’une création. Le rapport aux sécrétions, toujours indissociable d’une mise en péril de la peau comme surface d’échange est un enjeu fondamental du ques- tionnement du rapport à l’autre porté par Patrice Chéreau. Si le corps est affecté par la maladie, la peau l’est de façon plus évidemment visible.

8. Heiner Müller, Quartett, Paris, Minuit, 1982, p. 145. 9. Frédéric Martel, Le rose et le noir : les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Seuil, 2000, p. 298. PATRICE CHÉREAU ET LE CORPS SUINTANT… 109

Notons cependant qu’avant d’être la maladie qui se voit, le sida est d’abord un mal qui ne se voit pas, à même de susciter d’autres formes d’inquiétude. Avant que les causes n’en soient précisément déterminées, la maladie reste enveloppée par une série de représentations dénoncées par Susan Sontag dont l’ouvrage Le sida et ses métaphores montre comment le sida réactualise la crainte de l’épidémie. On se souviendra ici de La mort à Venise et du climat de désir exacerbé, désir transgressif qui trouve sa place dans une ville frappée par la peste. Le stade final de la maladie du sida est souvent marqué par les mani- festations du sarcome de Kaposi qui provoque notamment de nombreuses lésions cutanées. C’est sur la peau que se concentrent les signes de la maladie, c’est elle qui rebute l’autre.

N’excluons pas qu’une partie de l’effroi que le Sida soulève puisse venir moins encore de sa rapide diffusion, ou du châtiment qui semble frapper une libre sexualité, que de cette mise à nu de la maladie, avec son éven- tuel tableau d’ulcération (un visage crucifié, christique) ; jadis le lépreux à la peau ravagée, le pestiféré (les bubons) ou le varioleux n’ont-ils pas suscité la peur dans la mesure où l’infection lacérait « l’image d’un corps devenu suintant » 10 ?

Et plus loin :

La seule vue du corps délabré retentit en effet sur notre propre « image » et l’inquiète ; chacun éprouve de la difficulté à se préserver de ce qui l’al- tère ou le fissure, aussi la présence de l’ulcéré ou du multi-contusionné suscite-t-elle l’angoisse, sinon l’éloignement 11.

Ce rapport problématique à la peau de l’autre, à la peau malade mais aussi à la peau saine en ce qu’elle impose d’échanges rappelle violemment à l’individu sa propre vulnérabilité et suscite le désir de se protéger derrière une carapace à même de se substituer à la surface d’échange imposé que représente la peau. L’image du mélange, de la fusion des sécrétions vient comme métaphore de la sexualité, le rapport à l’autre apparaissant indis- sociable de ce rapport à son corps dans ce qu’il a de plus intime. De Thomas Mann à Chéreau, quelque chose dans la maladie permet de dire le désir, quelque chose dans les symptômes de la maladie permet de métaphoriser une érotique.

10. François Dagognet, La peau découverte, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1993, p. 30. 11. Ibid., p. 31. 110 VALÉRIE NATIVEL

Étant donné ce rapport complexe que le personnage établit avec la peau (la sienne comme celle de l’autre) dans le travail de Patrice Chéreau, nous avons été amenée à exploiter le concept de « moi-peau » développé par le psychanalyste Didier Anzieu, l’idée principale de cette théorie étant que le moi est structuré comme une peau. Rappelons d’abord très simplement la définition du mot « peau » :

C’est un organe frontière essentiel à la protection du corps face aux agressions de l’environnement ; c’est un organe de contact sensoriel et d’échanges thermiques, hydriques, essentiels au maintien de l’homéostasie. Il participe à la communication sociale ; c’est un organe miroir au niveau duquel se manifestent non seulement la plupart des maladies internes, mais également les réactions aux modifications de l’environnement et, en particulier, les émotions. Lorsqu’on se regarde dans un miroir, on ne regarde pas un organe, on se regarde soi-même 12.

Didier Anzieu propose ainsi sa définition et décrit un certain nombre de fonctions de la peau recoupant la définition du sens commun :

La peau, seconde fonction, c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur, c’est la barrière qui protège de la pénétration par les avidités et les agressions en provenance des autres, êtres ou objets. La peau enfin, troisième fonction, en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est, de plus, une surface d’inscription des traces laissées par ceux-ci 13.

Face au monde qui menace mon intégrité, face aux autres qui désirent pénétrer mon corps et mon intimité, je ne peux opposer que ma peau, mince pellicule protectrice menaçant toujours de laisser suinter au-dehors les humeurs que je gardais secrètes, menaçant aussi d’absorber par chaque pore une altérité conçue comme forme de maladie et redoutée à ce titre. Les personnages de l’univers de Patrice Chéreau ont ce rapport-là à la peau. D’où le besoin accru de se protéger. On renoue presque avec les phobies du XVIIe siècle décrites par Georges Vigarello dans Le propre et le sale : le corps est poreux et le contact avec l’eau est pour lui une menace, tout un imaginaire de la faiblesse corporelle nous paraît essentiel pour comprendre le rapport à l’autre (individu ou maladie), pour comprendre les manifestations du désir, qui mêlent intimement attraction et terreur de l’échange.

12. Encyclopædia universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/peau. 13. Didier Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1995, p. 61-62. PATRICE CHÉREAU ET LE CORPS SUINTANT… 111

C’est alors par le biais d’une forme de sublimation poétique que cette angoisse du moi poreux, d’une individualité définie par la surface perméable de la peau se change en fantasme du moi carapace. On se plaît ici à retrouver les rêveries de l’habitat développées par Bachelard dans La poétique de l’espace : « C’est une vulnérabilité radicale que dit ce désir d’être protégé par une peau carapace, désir d’être un monstre de physionomie impénétrable » 14. Le langage rend compte à sa manière de ce désir : avoir la peau dure signifie bien être coriace. Si la peau se durcit c’est l’individu qui est protégé : à défaut de pouvoir entrer comme une tortue la tête dans sa carapace, il voudrait se réfugier derrière l’écorce de sa peau. Et, à défaut, il se terre chez lui comme un animal : bien souvent, c’est en effet le terrier qui remplace la carapace. Qu’il s’agisse du bunker de Quartett, de l’appartement du Temps et la chambre, de la maison du Retour au désert dont on voudrait qu’elle soit le monde, les lieux du théâtre sont des lieux clos, des lieux refuge. Mais le cinéma de Patrice Chéreau n’est pas moins riche en huis clos, que l’on pense à l’entresol d’Intimité, à la maison de Gabrielle, aux wagons de Ceux qui m’aiment prendront le train. Ces lieux sont des pièges bien sûr, et l’on ne s’en arrache que péniblement pour se confronter au monde extérieur. Les rêveries du seuil et du franchissement ne sont pas loin. Penser l’arrachement au chez soi, comme au soi, c’est penser le passage du dedans au dehors, c’est penser le franchissement de la porte. La pensée de l’espace rejoint celle du corps.

Alors, à la surface de l’être, dans cette région où l’être veut se manifes- ter et veut se cacher, les mouvements de fermeture et d’ouverture sont si nombreux, si souvent inversés, si chargés aussi d’hésitation que nous pourrions conclure par cette formule : l’homme est l’être entr’ouvert 15.

Entr’ouvert et malheureux de l’être, tentant de lutter contre cette condition imposée, désireux de pouvoir à loisir s’exposer ou se fermer comme une huître. Tel est le personnage du théâtre et du cinéma de Chéreau. C’est la possibilité d’interroger ce rapport au corps que Patrice Chéreau recherche dans le choix des textes à mettre en scène, comme dans le choix des textes à adapter au cinéma, mais aussi dans les lectures qu’il effectue.

À considérer la peau comme le point où se concentre l’intérêt de Patrice Chéreau, l’on comprend le mouvement qui l’emmène à laisser de côté le théâtre pour privilégier le cinéma.

14. Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, p. 128. 15. Ibid., p. 200. 112 VALÉRIE NATIVEL

C’est sur l’épiderme que se concentrent les problématiques des relations interindividuelles. Interroger la peau, la montrer dans ce qu’elle est, surface d’échange entre l’intimité, l’intériorité et le monde extérieur, interroger l’autre c’est aller vers un dévoilement de l’intime. Scruter la peau revient à regarder au plus près de ce que l’individu donne à voir de ce qu’il est. Et pour scruter cette peau rien ne vaut le gros plan, la caméra-caresse, la possibilité que le théâtre n’offre pas d’exhiber le grain de peau, d’offrir à l’œil une nudité qui est avant tout celle de la peau. Au théâtre, Patrice Chéreau manifestait ce besoin d’être au plus près du comédien par des méthodes de direction d’acteur caractéristiques : souvent sur scène, enlaçant presque le comédien, il travaille au plus proche, comme une ombre qui accompagnerait les mouvements pour mieux les diriger. Mais au théâtre, le rapport au corps restait cantonné à des aspects essentiellement thématiques. Il apparaissait cependant dans certaines dimensions de la mise en scène. On pensera bien sûr à La dispute et au travail sur le corps des enfants sauvages de Marivaux. Dans des spectacles plus récents, c’est une forme de dégradation du corps qui pouvait être mise en avant. Ainsi dans Quai Ouest, la comédienne Catherine Hiégel qui assumait le rôle de Monique garde un souvenir intense de cette expérience :

Je savais que je commençais la pièce propre, dans un joli petit tailleur, bien coiffée, et que je la finirais trempée, mouillée, les genoux en sang, le corps sale, et en larmes. C’était une décadence qui arrivait tout douce- ment. Pour montrer cette dégradation du personnage au fur et à mesure, je changeais trois fois de tailleur et trois fois de chaussures. C’était curieux de commencer comme ça, petite et propre entre deux containers, et de savoir que deux heures après elle serait une loque 16.

Significativement, elle fait le récit de l’effet que ce rôle produisit sur sa vie et particulièrement sur son corps :

Le personnage de Monique m’a atteinte dans mon corps. Finir en ram- pant dans cette eau sale, finir dans la fatigue et presque au-delà de la peur – elle a tellement peur que je crois qu’à partir d’un moment elle n’a même plus peur –, toute cette dégradation physique qu’elle subit au cours de la pièce m’avait inconsciemment atteinte et j’ai eu pendant plusieurs jours des cloques sur la peau, comme si j’étais tombée dans les orties. Mon cos- tume me brûlait ; il fallait que je m’enduise de pommade pour le mettre.

16. Alternatives théâtrales, nº 35-36, février 1990, Bernard-Marie Koltès : dossier, Serge Saada, Anne-Françoise Benhamou (dir.), p. 29. PATRICE CHÉREAU ET LE CORPS SUINTANT… 113

J’ai fait une allergie nerveuse à cette dégradation, à cette angoisse, à la déchéance de cette pauvre fille dans ce hangar 17.

Cette peau qu’il met à mal, il semble que Patrice Chéreau ait éprouvé le besoin de l’exhiber, de montrer la dégradation des corps au plus près, bien plus près que ne le permettait le théâtre.

Le choix de se consacrer au cinéma est clairement effectué en raison de ce désir de montrer la peau : « J’aime les corps, c’est ça le cinéma, des peaux et des visages » 18. Les corps, définis par la peau et le visage. Et c’est bien la peau que nous donne à voir le générique d’Intimité, balayant le corps d’un homme endormi. Au plus près de cette peau, c’est chaque goutte de sueur que l’on pourra observer, l’humidité de chaque repli. Ainsi, le cinéma permet à la thématique des sécrétions de trouver visuellement sa place. « L’idée de votre sperme dans mon corps m’est insupportable », dit Gabrielle à son époux dans le film éponyme. Mais le film où cette problématique apparaît de façon plus spectaculaire est La reine Margot. La scène qui montre la robe de Margot tachée par le sang du roi est essentielle pour comprendre cette vulnérabilité du corps poreux et son traitement à l’image. Le roi empoisonné transpire du sang. L’image apparaissait déjà chez Heiner Müller dans les paroles de Merteuil : « À la seule pensée de son odeur, je sue de tous mes pores. Mes miroirs exsudent son sang » 19. L’empoisonnement du sang est ici sublimé. Cette thématique réapparaît avec Son frère, le personnage étant atteint d’une maladie du sang. C’est ce sang qui se répand, le sang de l’hémorragie, que la caméra tente de saisir, et peut-être de contenir. L’œil de la caméra en créant un cadre recrée un contenant, une cellule à même de contenir, de contrôler l’épanchement, l’effusion des sécrétions.

La caméra devient alors le dispositif à capter les fluides organiques ; l’écran est la boîte qui contient les humeurs, les « precious liquids » pour reprendre le titre d’une œuvre de Louise Bourgeois qui nous servira ici de modèle :

Liquides précieux est une imposante installation cylindrique où le spec- tateur est invité à entrer. Il s’agit d’un espace sombre et clos, composé d’un réservoir cylindrique d’eau en bois de cèdre, tel qu’on peut en voir sur les toits new-yorkais, et destiné à recueillir les « liquides précieux ».

17. Ibid., p. 30. 18. Patrice Chéreau, cité dans Libération, supplément cinéma, mercredi 11 septembre 2002. 19. Heiner Müller, Quartett, p. 133. 114 VALÉRIE NATIVEL

Ces liquides sont ceux que le corps humain produit quand il est soumis à des émotions comme la peur, la joie, le plaisir, la souffrance. Sang, lait, sperme, larmes sont donc des liquides précieux pour l’artiste qui en orchestre la mise en espace 20.

Cette œuvre appartient à la série des Cells ou cellules, œuvres monu- mentales dont le nom renvoie chez Louise Bourgeois à la plus petite unité organique qui nous constitue autant qu’à la maison conçue comme un refuge. C’est ainsi que fonctionne la caméra, recueillant les liquides pour les contenir dans le cadre. La caméra redevient chambre et renoue avec l’imaginaire du lieu clos : elle offre aux personnages, menacés par la dispersion d’eux-mêmes au-dehors, la possibilité d’être contenus.

C’est une recherche en cours d’élaboration que celle-ci. Elle aura à s’inscrire dans un questionnement plus large sur le corps et le désir. Mais le rapport à la peau est essentiel pour comprendre le travail de Patrice Chéreau et son déplacement du théâtre au cinéma. C’est une migration artistique para- doxale que Patrice Chéreau nous permet d’observer. En laissant derrière lui le théâtre pour se consacrer au cinéma, il choisit un art qui donne l’image du corps au détriment d’un art caractérisé par la présence physique du comédien. Car la caméra-caresse n’effleure jamais. La caméra suppose une distance infranchissable et laisse en dehors le spectateur comme le réali- sateur. Dans ce passage du théâtre au cinéma, dans ce tropisme paradoxal vers la peau, dans la mise en scène du désir comme friction des épidermes s’élaborent à la fois et dans un même geste créateur une anthropologie, une érotique et une esthétique du corps suintant.

Valérie Nativel Université Sorbonne nouvelle – Paris 3

20. Margherita Leoni-Figini, « Présenter l’espace », dossier L’œuvre et son espace, http:// mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-oeuvre-espace/ENS-oeuvre- espace.htm. PATRICE CHÉREAU, LA MORT DE L’AUTRE

L’idée de mort proprement dite est une idée sans contenu, ou si l’on veut dont le contenu est le vide à l’infini : « Elle est la plus creuse des idées creuses puisque son contenu, c’est l’impensable, l’inexplorable, le “je ne sais quoi” conceptuel qui correspond au “je ne sais quoi” cadavérique » 1. La mort, c’est l’idée traumatique par excellence. Elle est à la fois ce qui nous touche le plus profondément et ce qui nous échappe totalement. Cette absence de repère et de connaissance précise de ce qu’est la mort, ce vide dialectique, pose le problème de sa représentation : comment parler, comment montrer ce que la pensée ne peut pas saisir ? Le pouvoir de fascination du cinéma vient en partie de sa capacité de donner à voir une matérialisation de la mort. Si, dans la plupart des films, la mort n’est qu’un prétexte, elle est aussi le sujet de beaucoup de grands films de l’histoire du cinéma. Chez des auteurs comme Murnau, Dreyer, Rossellini, Bergman, Kubrick, Lang, Godard, Kiarostami – on pourrait presque tous les citer – la mort est omniprésente, que ce soit esthétiquement, psychologiquement, métaphysiquement… La naissance de l’image, on le sait, est d’ailleurs liée, à l’époque archaïque, à la conscience de la mort : elle a jailli des tombeaux comme un refus du néant et pour prolonger la vie. Longtemps, comme l’a écrit Régis Debray dans Vie et mort de l’image, et encore aujourd’hui sans doute mais sous d’autres formes, « figurer et transfigurer n’ont fait qu’un » 2. L’image, en un sens, atteste alors du triomphe de la vie conquis sur, et mérité par, la mort.

1. Edgar Morin, L’homme et la mort, Paris, Seuil, 1970, p. 42. 2. Régis Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard (Folio essais ; 261), 1992, p. 32.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 115-122 116 YANN CALVET Éros et Thanatos Que vient faire Patrice Chéreau dans cette prestigieuse généalogie ? Et ces quelques considérations ne sont-elles pas un peu déplacées pour parler d’un cinéaste plutôt attaché à une sorte de réalisme quotidien, ou à des reconstitutions historiques intimistes. L’œuvre cinématographique de Chéreau est d’abord fortement marquée elle aussi par le thème de la mort, de l’absence, et surtout de la disparition. De la violence macabre de La reine Margot (1994) à l’agonie de Thomas dans Son frère (2003) en passant par le deuil des personnages de Ceux qui m’aiment prendront le train (1998), Patrice Chéreau est un cinéaste qui montre les conséquences de la mort sur les vivants. Et cette représentation s’apparente, d’une certaine manière, à une sorte d’exorcisme. Aucun cinéaste, aussi prestigieux soit-il, n’échappe d’ailleurs à ce qui pourrait apparaître comme des clichés de la représentation lorsqu’il s’agit d’évoquer la mort, même lorsqu’il s’agit de parler du présent et d’aborder la question d’un point de vue plutôt laïque, ce qui est, je crois, le cas chez Patrice Chéreau. Il n’y a en effet aucun au-delà, aucune transcendance dans son œuvre, seulement quelques références religieuses et encore très peu (dans Son frère notamment). L’œuvre de Chéreau constate – simplement – que le corps est mortel. Le premier cliché de la représentation de la mort vient de la psychana- lyse : sous les instincts de conservation et de plaisir, agissent deux instincts fondamentaux : l’instinct de vie (Éros), qui tend à constituer des unités organiques, et l’instinct de mort (Thanatos), qui vise à les détruire et qui se projette sous la forme de l’agressivité. Éros et Thanatos planent ainsi sur l’œuvre du cinéaste marquée par une sorte d’inquiétude ontologique face à l’idée de la fin (de la vie réelle, mais aussi sociale ou amoureuse). Il n’est point de désir ici sans présence de la mort, et tout désir (chez lui) est sexuel… comme le montre la fin de L’homme blessé où l’acte d’amour charnel s’accompagne de la mise à mort du sujet, peut-être devrait-on dire de l’objet du désir. Les films de Chéreau décrivent un univers de bruit et de fureur et en même temps de désir et de violence 3. La violence excite car elle remue les forces élémentaires – comme le dit Margot (I. Adjani) dans le texte et à l’image : « Je veux que le plaisir me fasse entrevoir l’image de ma mort ». Autre cliché : celui de la femme vampirique. C’est surtout vrai pour Catherine de Médicis (V. Lisi) et conjointement pour sa fille Margot (I. Adjani) dans La reine Margot dont la représentation est proche de celle du romantisme. On pense notamment à une toile de Franz von Stuck

3. Voir aussi le début de L’homme blessé lorsqu’Henri (J.-H. Anglade) rencontre Jean (V. Mezzogiorno) dans les toilettes de la gare du Nord. PATRICE CHÉREAU, LA MORT DE L’AUTRE 117

(Le péché, 1893) qui est une personnification conventionnelle de la femme mauvaise (un thème central de la peinture symboliste), habillée en noir (comme V. Lisi), le corps offert et un serpent sur l’épaule (comme I. Adjani). Virna Lisi, c’est aussi la vieillesse vampire qui se nourrit de la vitalité de ce qui est jeune. Il y a d’ailleurs dans la plupart des films de Chéreau une sorte de confrontation / fascination entre la jeunesse et l’âge mûr, ou pour être plus précis une sorte de fascination (sexuelle) qui s’exerce sur de jeunes personnages ; éphèbes aux allures viscontiennes (on pense évidemment à Mort à Venise, 1971) ou plus trivialement felliniennes du type Giton du Satyricon (1969) d’après Pétrone. Dans La reine Margot, c’est toute la famille qui est d’ailleurs vampirique avec leur visage émacié de presque cadavres, de presque déjà morts, maudits par le destin et par leurs comportements comme l’indique la prédiction du parfumeur : il y a ici une sorte de dégénérescence coupable car incestueuse et donc vouée à la disparition. Cette dimension incestueuse est d’ailleurs aussi présente dans Son frère lorsque Luc (E. Caravaca) dit à Claire (la compagne de Thomas) : « C’est le premier garçon que j’ai connu en fait » après avoir avoué lui avoir touché le sexe vers 12-13 ans et en terminant sur : « ça devrait servir à ça les frères, non ! ». Il faut surtout préciser que cette jeunesse attirante porte en elle les germes de la mort, à l’image de Bruno, le jeune éphèbe séropositif de Ceux qui m’aiment prendront le train. Voir aussi autour de cette idée la rencontre de Luc (E. Caravaca) avec Manuel, un jeune homme malade des intestins, dans les couloirs de l’hôpital dans Son frère. Manuel qui regarde Luc et lui dit : « Toi aussi tu sens que tu vas être malade ». Dans Gabrielle les personnages évoluent dans un luxe glacé et suffocant, dans un monde saturé d’obligations, de paroles mondaines et futiles, dans un monde comme dans un tombeau que l’homme aurait construit pour y enterrer vivant sa femme – qui elle-même est une sorte de tombeau – inapte à l’amour, donc à la vie. Il y a quelque chose de crépusculaire dans cet univers bourgeois immuable et satisfait qui est une sorte de théâtre intime où les êtres s’embaument pour se protéger. Au début du film, le rédacteur en chef définit d’ailleurs tout un programme réflexif qui s’applique à l’œuvre elle-même : « La mort partout, c’est ça qu’on voit maintenant au théâtre… des histoires répugnantes qui sont toutes les mêmes ». Et il ajoute : « Parce qu’il y a des vrais malheurs. Et oui… qui surgissent comme ça d’un coup dans nos vies ». Dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Hervé Guibert dit de son travail d’écriture quelque chose qui s’applique aussi au cinéma de Patrice Chéreau. Il dit que « l’œuvre est l’exorcisme de l’impuissance » 4.

4. Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard (Folio), 1990, p. 265. 118 YANN CALVET La mort propagande

La filmographie de Chéreau porte d’ailleurs en elle, ce que j’appellerai une sorte de surdétermination guibertienne, reprenant à son compte une évocation du corps comme lieu d’accueil du plaisir et de la douleur 5. L’œuvre de Chéreau fait ainsi sienne la fascination macabre de l’auteur du scénario de L’homme blessé :

À l’issue de cette série d’expressions, l’ultime travestissement, l’ultime maquillage, la mort. On la bâillonne, on la censure, on tente de la noyer dans le désinfectant, de l’étouffer dans la glace. Moi je veux lui laisser éle- ver sa voix puissante et qu’elle chante, diva, à travers mon corps. Ce sera ma seule partenaire, je serai son interprète. Ne pas laisser perdre cette source de spectaculaire immédiat, viscéral. Me donner la mort sur scène, devant les caméras. Donner ce spectacle extrême, excessif de mon corps, dans ma mort. En choisir les termes, le déroulement, les accessoires 6.

On retrouve ce processus « thanatographique » dans un documentaire bouleversant intitulé Silverlake Life : The View from Here (1993), de Tom Joslin et Peter Freidman, l’histoire d’un couple d’homosexuels, Tom Joslin et Mark Massi, malades du sida et qui se filment dans leur quotidien, jusqu’à la mort, l’un enregistrant littéralement l’agonie puis la mort de son compagnon. Je ne sais pas si Chéreau a vu ce film, mais son travail avec ses acteurs sur le corps décharné, cadavérique… évoque avec force certaines images de Tom Joslin et Mark Massi 7. L’évocation du sida (on est bien obligé d’en parler) est évidemment très présente chez Chéreau même s’il n’est presque jamais évoqué ouver- tement – même s’il lui arrive de nier sa présence et même si on ne peut pas réduire son œuvre à cela. Les empilements de cadavre d’hommes après le massacre de la Saint-Barthélemy dans La reine Margot ; la mort suintante de sang du roi Charles IX qui d’ailleurs nous offre un bel exemple de cette théâtralisation de la mort dont parle Guibert ; la disparition plus ou moins brutale de certains de ses personnages… Tout évoque en creux la question du sida. Dans Son frère, Thomas souffre d’une maladie du sang dont on nous dit au début du film que ce n’est justement pas le sida. Le film est construit sur une relation fraternelle mourant-survivant : Thomas est celui qui meurt,

5. Évidemment ce n’est pas propre à Hervé Guibert mais l’influence se fait ici fortement sentir. 6. Hervé Guibert, La mort propagande, Paris, R. Desforges, 1991, p. 172. 7. « Être une sorte de cadavre ambulant nous éloigne encore plus de la vie ordinaire », dit l’un des protagonistes de ce documentaire. PATRICE CHÉREAU, LA MORT DE L’AUTRE 119

Luc est celui qui pense que Thomas, peut-être, meurt à sa place ou à cause de lui. Surtout dans ce film, le mourant (Thomas) est celui pour lequel le survivant (Luc) ne peut plus rien faire pour l’empêcher de mourir. Luc entre ainsi dans le film dans une zone de non-intervention ou d’insignifiance. Ne pouvant plus rien faire, il n’existe plus pour lui-même et il existe encore moins pour les autres, d’où cette solitude finale de Luc dans le film. Il n’y a rien à faire pour celui qui bientôt ne sera plus rien. La mort, c’est toujours celle de l’autre et, comme le souligne Michel de M’Uzan dans De l’art à la mort, le mourant attend

[…] qu’on ne se soustraie pas à cette relation, à cet engagement réci- proque qu’il propose presque secrètement, parfois à son insu. Alors que les liens qui l’attachent aux autres sont sur le point de se défaire abso- lument, il est paradoxalement soulevé par un mouvement puissant, à certains égards passionnel. Par là, il surinvestit ses objets d’amour car ceux-ci sont indispensables à son dernier effort pour s’assimiler tout ce qui n’a pu l’être jusqu’ici dans sa vie pulsionnelle 8.

Thomas est un personnage qui tente de se mettre complètement au monde avant de disparaître. Luc accompagne son frère mourant. Il est juste là, disponible. C’est cet aspect d’impuissance qui ressort du film et qui génère aussi une sorte de peur qui se transmet d’un personnage à l’autre : peur de sa propre mort, peur virale et entre hommes… Dans une certaine perspective, Chéreau redouble donc au cinéma ce que Guibert a tenté de faire en littérature en utilisant l’idée de la mort comme une sorte de paradigme dans un projet de dévoilement de soi. La mort permet au cinéaste une approche de ses personnages en profondeur, la saisie de leurs états seconds, de leurs pulsions… La mort projette des êtres souvent superficiels dans une épreuve vécue et une souffrance ressentie : comme chez Guibert, la peur de la mort et la jouissance de l’instant, la conscience du mal et l’esprit de dérision deviennent des axes de sens autour desquels chaque personnage se répartit en oscillant d’un état à un autre. L’ultime travestissement

Ceux qui m’aiment prendront le train est un film assez déroutant. Jeu d’acteur surfait, dialogue trop écrit, musique de juke-box… La mise en scène donne le sentiment d’une superficialité, d’une artificialité de personnages

8. Michel de M’Uzan, De l’art à la mort : itinéraire psychanalytique, Paris, Gallimard, 1977 ; cité par Louis-Vincent Thomas, La mort, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1988, p. 80. 120 YANN CALVET qui sonnent creux et dont personne n’a rien à faire parce qu’ils ne nous tou- chent pas. Chacun cherche, semble-t-il, à remplir le vide de son existence. Ressentiments, jalousies, toute la petitesse humaine s’exprime. Les femmes sont bêtes, laides ou bien complètement allumées, presque foldingues… C’est d’ailleurs vraiment une affaire d’hommes et on est obligé d’être étonné de l’homosexualité de la quasi-totalité des hommes de cette famille. Le film est un véritable catalogue des réactions compliquées que provoque le deuil : la dénégation, la dépression, la culpabilité, l’hystérie, l’identification même… Toutes les réactions sont excessives et provoquent une sorte de processus d’intériorisation car, petit à petit, le mort survit en s’installant à l’intérieur des personnages. La deuxième partie du film, après la procession, l’enterrement et le cimetière se passe dans une grande maison, un intérieur viscontien (on y revient) à la Senso (1954) avec tableaux, miroirs et tentures. La discussion devient salace, on ne parle plus que de cul et très crûment. Pourquoi cette mise en scène où tout sonne un peu faux ? Comme Vincent Perez qui s’exclame : « Moi, je suis contre la mort ». Comme dans Senso, en effet, Patrice Chéreau organise, dans cette deuxième partie du film, un espace scénique, un espace transformé en décor par des effets de décalages, de renversements et de trompe-l’œil qui travaillent la question de la représentation, de l’artifice et du travestisse- ment. Dans cette mise en abyme cinéma / théâtre se joue la dialectique vérité / mensonge, vérité / apparence. Évidemment, la mort offre une sorte de catharsis collective où chacun va pouvoir remettre en question les fondements de sa propre existence et aussi de celle des autres. Il y a une logique de responsabilisation par rapport à autrui qui se dévoile petit à petit, mais dans l’ensemble le fait est que rien ne se passe vraiment qui vienne donner du sens à la vie, et chacun reste terriblement seul face à la mort. Toute cette agitation ne sert à rien et on a parfois l’impression que Chéreau crée un mouvement perpétuel pour échapper à ce néant dont son cinéma a fortement conscience : c’est d’ailleurs pour moi sa principale qualité. La mort permet toujours chez lui d’éprouver la force du lien qui unit les personnages les uns avec les autres. Il y a chez Chéreau un double régime de représentation complé- mentaire : –– Une tendance à la fixité qui fige le réel, théâtralise le champ, spectralise les personnages… Il y a, dans cette logique, des références picturales dans plusieurs films : Lamentation sur le Christ mort (1480) 9 de Andrea

9. La photographie de Che Guevara mort, sur une civière, prise par le photographe de l’agence UPI Freddy Alborta dans la buanderie de l’hôpital de Vallegrande n’est pas sans rappeler PATRICE CHÉREAU, LA MORT DE L’AUTRE 121

Mantegna (1431-1506) dans Son frère ; La bataille de San Romano (1450) 10 de Paolo Uccello (1397-1475) dans La reine Margot. Il y a aussi chez Chéreau de nombreux mouvements d’appareil (travelling ou pano-travelling) sur des personnages figés ou des compositions fixes donnant un aspect de nature morte à ses personnages. Il y a une scène du Guépard (1963) de Visconti qui montre toute la famille de Don Fabrizio Salina (Burt Lancaster) alignée à l’église comme figée dans le temps, momifiée par la caméra comme le sont aussi les personnages de Gabrielle et parfois de La reine Margot. –– L’autre tendance est exactement inverse avec une caméra survoltée, déchaînée presque, qui imprime un rythme compulsif au récit et donne un sentiment de mouvement perpétuel. Au début de Ceux qui m’aiment prendront le train, les personnages brûlent la chandelle par les deux bouts et on le sait, « une flamme qui brûle deux fois plus vivement brûle deux fois moins longtemps » 11. L’abus de mouvement et de vie épuise les corps et les décharne. Dans les deux modes de représentation, il s’agit de montrer le rapport au temps et à la mort des personnages : entre ceux qui sont rattrapés par le temps et ceux qui tentent vainement d’y échapper ; encore l’impuissance. Chez Patrice Chéreau, la chair est périssable. À la fin de Son frère, Thomas s’enfonce dans la mer, sorte de materia prima mais sans son caractère symbolique habituel, celui d’une renaissance possible… Ici rien, juste le néant – l’image ne symbolise pas. C’est comme la référence au Christ mort de Mantegna dans la scène du rasage de Thomas à l’hôpital dans le même film : le christ est mort mais ici, et contrairement à la tradition, il n’y a pas de résurrection symbolique ; rien ne vient combler le vide, ni donner de l’espoir. Les personnages de Chéreau n’ont pas d’échappatoire en dehors de ce travail d’intériorisation déjà évoqué et en dehors de ce qui est d’ailleurs préconisé par les praticiens : exprimer sa tristesse et tous ses sentiments et sensations autour du vide laissé par la personne – inciter à verbaliser au

le Christ mort de Mantegna, la prise de vue étant faite depuis les pieds dans une même construction perspective (moins exagérée), le buste nu, les pieds et les mains visibles. 10. À propos de cette toile, Ernst Gombrich écrit ceci : « Hommes et chevaux ont l’air un peu de bois, presque des jouets, et l’œuvre entière a quelque chose de gai qui la tient très loin des réalités de la guerre. Mais si nous nous demandons pourquoi au juste ces chevaux font penser à un théâtre de marionnettes, nous ferons une curieuse découverte » ; His- toire de l’art, Paris, Flammarion, 1991, p. 190. On retrouve cette scénographie théâtrale chez Patrice Chéreau. 11. Cette citation est une réplique du professeur Tirel dans Blade Runner (1981) de Ridley Scott. 122 YANN CALVET maximum tous les ressentis actuels et anciens par rapport à la personne décédée –, reconstruire son moi de façon plus large après une perte… Figurer et transfigurer alors continue à ne faire qu’un au théâtre et au cinéma, ces lieux où il faut justement intérioriser, verbaliser et ressentir… Dans cette perspective, la pratique artistique devient en soi un rituel de deuil et de ce fait elle remplit, pour Chéreau et pour nous aussi, sa fonction face à l’absence d’amour et à la mort.

Yann Calvet Université de Caen Basse-Normandie GENÈSES D’UNE FILMOGRAPHIE, ÉCLATS D’UNE MYTHOLOGIE

SOUS LA SURFACE DES RÊVES : L’HOMME BLESSÉ, 1983

Je nomme violence une audace au repos amou- reuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c’est en vous qu’elle produit les remous. Elle vous démonte. Cette vio- lence est un calme qui vous agite. Jean Genet 1

Lorsque Patrice Chéreau et Hervé Guibert entreprennent d’éditer en 1983 le scénario de L’homme blessé, ils l’accompagnent d’une partie des nombreuses notes, manuscrites ou dactylographiées, qui ont successi- vement et durant plus de six années jalonné son élaboration. Comme si l’œuvre ne se pouvait envisager indépendamment de sa genèse – à la manière de ces plantes aquatiques qui s’enracinent très profondé- ment et ne vivent que grâce à l’épaisseur d’eau et de boue, invisible, qui secrètement permet leur éclosion. Un film reste, pour Patrice Chéreau, « une chose vivante, une chose qui se transforme au fil du temps » 2. Les archives plus exhaustives, qu’il a déposées à la Cinémathèque française, constituent précisément la trace de ce travail dans la pensée et dans le temps – et laissent en même temps percevoir une partie du “limon” dans lequel le film s’enracine.

Ce film [déclarait Patrice Chéreau] traite de la part secrète des choses, non pas dans le sens de ce qui ne doit pas être dit, mais dans celui de ne pas rester à la surface des rêves, des désirs, des sentiments, et de toutes ces choses qui habituellement n’émergent pas à la lumière du jour 3.

1. Jean Genet, Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1949, p. 14. 2. Patrice Chéreau, cité dans « L’homme blessé, l’âge le plus triste de la vie », Park Mail, nº 88, septembre 1984. 3. Patrice Chéreau, cité dans Annette Insdorf, « Patrice Chéreau – France’s Triple Threat of the Arts », The New York Times, 13 janvier 1985 (nous traduisons).

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 125-135 126 ROSE-MARIE GODIER

Le scénario de 1983, publié aux éditions de Minuit 4, reprend prati- quement telle quelle la dernière des treize versions dactylographiées du projet, c’est-à-dire le manuscrit de décembre 1981. À cette époque encore, le film s’intitulait L’homme qui pleure et non pas L’homme blessé. Entre cette date de décembre 1981 et le tournage du film, qui s’effectue durant l’été de 1982, le projet va encore évoluer. La production nécessite déjà un resserrement de quelque vingt minutes 5 ; au montage enfin, si une des séquences est simplement déplacée, d’autres vont disparaître ou être pour partie amputées. Aussi bien, travailler sur le temps entraîne aussi parfois de profondes mutations : au travers de ces modifications, Patrice Chéreau opère une condensation, une sorte d’épaississement de la matière du film. Pour une part, ce sont les nombreux déplacements des personnages qui seront assez systématiquement ôtés du film 6. Cette omission tend à donner son aspect heurté, haletant à L’homme blessé : les lieux mal raccordés construisent un espace quasi halluciné, dans lequel toute action relève de l’immédiateté. Le temps filmique se construit d’une somme de présents, d’instants, non pas arrêtés, mais vibrants d’un complexe d’émotions et de sensations. Mais sur cet aspect et sur les lieux, nous aurons à revenir plus loin. Pour une autre part, les coupures concernent une partie des scènes de dialogue, ce qui va tendre à opacifier davantage certains des protagonistes du film : Jean, ce personnage à éclipses, que le spectateur est invité à compléter ; l’elliptique Bosmans et tout ce qui le lie à Jean – ces liens entraperçus, relevant peut-être de quelque nocturne confrérie. Au travers de ces resserrements, les actes aussi s’opacifient, et leur prolonge- ment dans la sensibilité à fleur de peau du jeune Henri. Les parenthèses du film sont nombreuses, mais déjà le projet de décembre 1981 s’attachait à rester quelque peu à la surface des choses, des personnages, des actions et des sentiments.

4. Le contrat est signé avec Jérôme Lindon le 7 décembre 1982, c’est-à-dire après le tournage et pendant le montage du film. 5. En février 1982, Ariane Litaize, pressentie pour être scripte, prévient Chéreau d’envisager dès à présent la réduction des 2h38’50’’ que totalisait le projet du film : « N’oublie pas que dans l’ivresse de la préparation et l’excitation du tournage, on n’a pas l’esprit assez clair : couper 20 à 25 minutes nécessite une restructuration complète, sinon on ampute le scé- nario ou certains personnages » ; archives de L’homme blessé, Cinémathèque française, B18 – CHEREAU 33. 6. Voir Patrice Chéreau, Hervé Guibert, L’homme blessé, Paris, Minuit, 1983 : séquences 23 (départ nocturne de la gare) ; 26-27 (arrivée nocturne terre-plein, jusqu’à l’apparte- ment) ; 53 (trajet jusqu’à l’hôtel avec le client) ; 58-59 (fin scène à l’hôtel, Henri s’enfuit dans l’escalier et court dans la rue) ; 68 (couloir souterrain avec salles de jeux) ; 87 (Bos- mans, au volant d’une voiture, suit Henri) ; 91 (arrivée voiture à la villa Bosmans) ; 111 (Henri au matin retourne à la fête foraine déserte). SOUS LA SURFACE DES RÊVES : L’HOMME BLESSÉ, 1983 127

Il est, disions-nous la treizième version du projet. Des notes éparses, réunies dès juin 1975 en vue d’un hypothétique film – elles portent en exergue la mention « FILM ? » –, aboutissent à un premier traitement en décembre 1976. Deux autres le suivront, en avril puis en mai 1977. Le projet est provisoirement mis de côté jusqu’en décembre 1979 : grâce à cette interruption, les personnages, les situations, l’histoire, profondément transformés, semblent avoir fait l’objet d’un véritable saut qualitatif. Puis six autres versions scénarisées se succéderont jusqu’en novembre 1980 7. Une deuxième coupure intervient et c’est en septembre, novembre puis décembre 1981 que le projet prend sa forme presque définitive. Or, l’invariant de tous ces récits d’apprentissage, outre la passion d’un tout jeune homme pour un homme plus âgé, brutal, veule et indifférent, reste la scène finale : tous ces essais doivent avoir pour terme nécessaire le meurtre de Jean par Henri. Une note de Patrice Chéreau, datée du 15 août 1975, atteste que cette scène, réglée presque dans ses moindres détails, reste le moteur profond du film : « Comment tue-t-il ? Il l’étouffe en faisant l’amour. La fascination du dos de l’autre qui aide la jouissance sans regarder » 8. Ainsi, dès le départ, Chéreau précipite son film vers cette image tragique, vers ce qu’il nomme : « le corps-à-corps sublime des hommes » 9. Et tous les essais de récit ultérieurs tendront à préciser comment, c’est-à-dire par quels détours, les personnages viendront achever cette image finale. Autre constante : ce meurtre ne s’effectue jamais à deux, mais à trois personnages. Si Jean et Henri sont présents et nommés dès 1976, le per- sonnage de Bosmans n’apparaîtra que plus tardivement, après la première coupure, c’est-à-dire en décembre 1979. Pourtant, dès le premier traitement de décembre 1976, c’est une patronne de bordel, Madame René, née à Vladivostok, qui livre à Henri, Jean endormi ; en mai 1977, elle commence sa mutation, puisqu’elle se révèle être un vieux travesti à moitié chauve. Mais cette constante des trois protagonistes confère à la scène son caractère irréductible : ce meurtre est et reste avant tout un cérémonial. Les parenthèses du film, disions-nous, sont nombreuses ; quelques-unes étaient pourtant largement ouvertes dans les premiers essais de scénario. En décembre 1976, il manque ainsi trois doigts à la main droite de Jean ; Henri tapine effectivement à la gare pour le compte de Jean, l’argent afflue, mais ce dernier disparaît en emportant tout avec lui ; Henri, désorienté, tente

7. Scénarios de : décembre 1979 ; janvier 1980 ; avril 1980 ; mai 1980 ; novembre 1980, et des fragments non datés d’une version singulière dans laquelle, à la gare dès le début du film, c’est Élisabeth qui mène Henri à Jean (B20 – CHEREAU 36). 8. Voir B26 – CHEREAU 44, cette note est reproduite dans Patrice Chéreau, Hervé Guibert, L’homme blessé, p. 158. 9. Ibid. ; Patrice Chéreau, Hervé Guibert, L’homme blessé, p. 155. 128 ROSE-MARIE GODIER alors de lui ressembler, c’est-à-dire de le faire réapparaître en lui ; il fait des petits coups, la police l’arrête et découvre dans sa poche un tube de vaseline ; relâché, il part tapiner à Marseille, retrouve Jean qui maquereaute dans le bordel de Madame René ; à la suite d’un cambriolage grand-guignolesque, Henri, donné par Jean à la police, est envoyé en maison de correction. Il en sort à dix-huit ans, retourne chez Madame René – qui lui livre Jean. En avril et en mai 1977, Jean n’est plus estropié, Henri ne part plus à Mar- seille, mais se met en ménage avec Maud, un travesti, qu’il emmène tout naturellement déjeuner chez ses parents. Les jurés de Cannes se sont déjà émus en 1983 à la projection de L’homme blessé ; on n’ose imaginer leurs réactions si l’un de ces premiers scénarios avait effectivement été réalisé ! Or, toute cette “panoplie” des premiers essais provient, pour une grande part, directement et sans retenue, de l’univers de Jean Genet, et du Journal du voleur en particulier. Ainsi, le beau Stilitano du Barrio Chino avait perdu sa main droite quelque part en Allemagne ou en Europe centrale. La rencontre foudroie le narrateur. Pour lui, il ira jusqu’à travailler travesti à la Criolla. Mais Stilitano disparaît près de San Fernando : « Il s’arrangea pour me donner rendez-vous à la gare [écrit le narrateur]. Il n’était pas là. J’attendis longtemps, je revins deux jours de suite, certain néanmoins qu’il m’avait abandonné » 10. De lui, le narrateur soupçonnait déjà la veulerie : « Il fuyait [écrit-il], comme on le dit d’un récipient » 11. Stilitano est un faux dur, de mèche avec la police et c’est, de plus, « un pédé qui se hait » 12. Mais à cause, singulièrement, de toutes ces “qualités” par lesquelles Stilitano s’inhumanise 13, le narrateur de son absence reste désemparé et vide – « mesquin », précise-t-il autre part 14. Le faire revivre en soi – certains soirs, écrit-il, « Stilitano subtilement s’introduisait en moi, il me musclait » 15 –, c’est retrouver, précise encore le narrateur, « le véritable sens de ma vie – comme on dit le sens du bois – et que la mienne se devrait signifier hors de votre monde » 16. Le tube de vaseline, découvert lors d’une rafle dans la poche du narrateur consterné, d’objet de honte se transmue nuitamment en symbole éclatant, offert à tous les regards : « l’inverse d’une Adoration perpétuelle », aime-t-il penser 17.

10. Jean Genet, Journal du voleur, p. 77. 11. Ibid., p. 62. 12. Ibid., p. 60. 13. De Mignon, autre mac fabuleux, Jean Genet écrivait : « Vendre les autres lui plaisait, car ça l’inhumanisait » ; Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Lyon, L’Arbalète, 1948, p. 34. 14. Jean Genet, Journal du voleur, p. 189. 15. Ibid., p. 205. 16. Ibid., p. 100. 17. Ibid., p. 23. SOUS LA SURFACE DES RÊVES : L’HOMME BLESSÉ, 1983 129

À Marseille, lorsqu’il avait seize ans, le narrateur dit s’être prostitué 18. Avec la maison de correction, le souvenir de Mettray n’est pas loin, où Genet dit avoir fait l’apprentissage de l’horreur et de l’humiliation – celle aussi de la haine amoureuse. Pour le reste, ces trois premiers projets du film empruntent aux agonies successives et étouffantes d’un roman de Reinaldo Arenas 19, à la collec- tion d’anecdotes recueillies par Hervé Guibert et à celle des faits-divers soigneusement découpés – qui constituent, selon Jean Genet, « les Barrios Chinos des journaux » 20. Avec l’interruption de l’écriture du projet, disions-nous, celui-ci se retrouve profondément modifié. Dégagé des anecdotes, c’est-à-dire des apparences, du roman de Genet, le scénario de décembre 1979 résulte, dirait-on, d’un travail en profondeur, d’une plongée à l’intérieur du monde de Jean Genet. De cette imprégnation, de cette “trempe”, les essais ulté- rieurs, jusqu’au film lui-même, resteront durablement marqués. Le travail des deux scénaristes consistera dès lors à réécrire, mais aussi à briser, disjoindre des parties de ce texte de 1979, afin de les remonter dans un ordre autre, différent. Mais c’est ainsi, remarquaient Odette Aslan et Philippe Regnault, que Patrice Chéreau travaillait habituellement à cette époque ses mises en scène de théâtre : « Il brise l’écorce d’un texte et en néglige la forme superficielle. […] Son analyse l’incite à relire, à re-monter au besoin le texte, […] à assembler des séquences, à en disjoindre, à en déplacer » 21. Et l’on ne s’étonnera pas de trouver dans les archives de L’homme blessé un procédé de fragmentation et de collage, qui n’est pas sans rappeler celui qu’exerçait Blaise Pascal sur le “texte” de ses Pensées 22. À ces éclats d’un film épars, la main seule, dirait-on, peut assurer vie et continuité : en avril 1980, Patrice Chéreau réécrit tout le scénario à la main 23. Dans ce « corps-à-corps avec la structure d’une œuvre » 24, déjà noté par Odette Aslan, les différents essais de Patrice Chéreau se ramènent à ceci : « Suivre profondément le cheminement souterrain d’un auteur », dit-il 25.

18. Ibid., p. 186. 19. Reinaldo Arenas, Le palais des très blanches mouffettes, Paris, Seuil, 1975 ; réédition : Paris, Mille et une nuits, 2006. 20. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, p. 201. 21. Odette Aslan, « De Sartrouville à Nanterre », in Chéreau, les voies de la création théâtrale, nº 14, Odette Aslan (dir.), Paris, CNRS éd., 1986, p. 36. 22. Même si le collage des fragments, tel qu’on peut le consulter à la BNF, résulte du choix posthume des Messieurs de Port-Royal. 23. Voir B26 – CHEREAU 44. 24. Odette Aslan, « De Sartrouville à Nanterre », p. 24. 25. Ibid., p. 40. 130 ROSE-MARIE GODIER

De l’univers de Genet, le film garde à sa surface quelques îlots isolés. Les murs de l’orphelinat 26 rappellent celui où Genet a grandi ; le seul ami d’Henri avait pour père le sous-directeur d’une prison 27 ; le couteau que Jean donne à Henri 28 brillait déjà du même éclat féroce dans les mains de Stilitano, puis dans celles du narrateur 29 ; la fête foraine relève des « accessoires » dont use habituellement Genet, puisqu’ils sont, écrit-il, « imprégnés de la violence des hommes, de leur brutalité » 30 ; la nuit à trois dans l’appartement d’Élisabeth a déjà eu lieu dans le grenier de Divine 31 ; les partitions et les objets qu’Henri entasse sous son lit sont l’écho du violon plat, ce violon à deux dimensions, que cachait soigneusement sous son propre lit le jeune Culafroy, qui deviendra Divine 32. Pourtant, ces îlots isolés ne sont que la partie émergée d’un plus vaste continent, car c’est de l’univers de Genet que personnages, situations, lieux, événements, paroles mêmes de ce film tirent leur cohérence et leur mode de “croissance”. Stilitano, le manchot magnifique, reste un des modèles du personnage de Jean. C’est dire qu’il serait vain de lui chercher un répondant dans la réalité – le film de Chéreau et Guibert relève d’un tout autre réalisme – ; la seule “logique” de ce personnage réside dans son appartenance à la série des beaux macs que Jean Genet nommait sa « Garde crépusculaire » 33. Qu’ils aient nom Mignon, Stilitano ou Querelle, « je reconnais aux voleurs, aux traîtres, aux assassins, aux méchants, aux fourbes, une beauté profonde – une beauté en creux – que je vous refuse », écrit-il 34. La force de Jean, semblable à celle de Querelle, relève certes de l’enfer, « mais d’une région de l’enfer où les corps et les visages sont beaux », ajoute Jean Genet 35. Jean, dès lors, se devra d’être d’une beauté animale, souple et puissant à la fois, comme tous les macs des romans de Genet ; mais il faudra, de plus, qu’il parle argot, c’est-à-dire la langue des hommes, en quoi Genet voyait quelque « attribut sexuel secondaire » 36. On s’est beaucoup récrié à propos du doublage de la voix de Vittorio Mezzogiorno

26. Séquence 96. 27. Séquence 66. 28. Séquence 49. 29. Voir Jean Genet, Journal du voleur, p. 202. 30. Ibid., p. 303. 31. Voir Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, p. 78. 32. Ibid., p. 85. 33. Jean Genet, Journal du voleur, p. 106. 34. Ibid., p. 124. 35. Jean Genet, Querelle de Brest, in Œuvres complètes, t. III [1953], Paris, Gallimard, 1993, p. 320. 36. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, p. 41. SOUS LA SURFACE DES RÊVES : L’HOMME BLESSÉ, 1983 131 dans L’homme blessé. Interrogé encore récemment sur ce choix a priori saugrenu, Patrice Chéreau explique que Mezzogiorno pouvait, certes, s’exprimer en français, mais dans un français bien sage 37. C’est dire qu’il était loin de pouvoir pratiquer la « langue mâle ». Gageons alors que c’est l’inscription du film dans le paysage mental de Jean Genet qui a rendu radicalement, absolument nécessaire le doublage de cet acteur, par ailleurs tout à fait formidable. De plus, les beaux macs des romans de Genet ne sont qu’une apparence – celle que le désir du narrateur leur prête 38. Les qualités et les gestes virils grâce auxquels l’auteur les compose – comme on compose un poème – n’ont d’autre vertu que leur efficace : « Le poème, toujours, fait le sol se dérober sous la plante de vos pieds et vous aspire dans le sein d’une merveilleuse nuit », écrit-il 39. De même, précise-t-il autre part,

[…] aimer un homme ce n’est pas seulement me laisser troubler par quelques-uns de ces détails que je qualifie de nocturnes parce qu’ils éta- blissent en moi une ténèbre où je tremble […], c’est obliger ces détails à rendre en ombre tout ce qu’ils peuvent, développer l’ombre de l’ombre, donc l’épaissir, multiplier son domaine et le peupler de noir 40.

L’amour sera contact fulgurant – « contact sacré », écrit Georges Bataille 41 – avec le Mal. C’est-à-dire vertige étincelant au bord du plus profond désespoir. La fin de L’homme blessé, qui aimante l’ensemble du film, appartient en droit à l’univers de Genet : au point de fuite de tous ses romans, dans ce lieu virtuel que tout indique obstinément, se tient la scène en miroir du meurtre de l’aimé par l’amant 42. Chez Genet, écrit Jean-Paul Sartre, « l’amour est un cérémonial magique par quoi l’amant vole à l’aimé son être pour se l’incorporer » 43. Il s’agit bien pour Henri de mener à ses limites, c’est-à-dire d’achever son amour pour Jean.

37. Rencontre avec Patrice Chéreau, N. T. Binh et Jacqueline Nacache au séminaire de Frédéric Sojcher, le 24 octobre 2006. Je remercie Jacqueline Nacache de m’avoir permis d’accéder à la retranscription de ces débats. 38. Voir Jean Genet, Journal du voleur, p. 106 : « Je ne suis que par eux, qui ne sont rien, n’étant que par moi ». 39. Cité dans Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, in Jean Genet, Œuvres com- plètes, t. I, Paris, Gallimard, 1952, p. 334. 40. Jean Genet, Journal du voleur, p. 225. 41. Georges Bataille, La littérature et le mal, t. IX, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1979, p. 296. 42. Voir, par exemple, Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, p. 37 : « [Mignon] plonge en Divine comme en un miroir et la beauté un peu molle de son ami lui raconte, sans qu’il le comprenne bien clairement, la nostalgie d’un Mignon mort, enterré en grand appa- rat, et jamais pleuré ». 43. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, p. 99. 132 ROSE-MARIE GODIER

Pourtant, les choses ne sont pas aussi simples : la scène, encore une fois, se joue, non pas à deux, mais à trois personnages. Bosmans, en “maître de cérémonie”, se fait l’ordonnateur de ce sacrifice – tout comme déjà, dans la salle d’attente dès le début du film, il avait fait éclore le désir : c’est bien lui qui amorce le piège mortel auquel la jeunesse d’Henri va se prendre. Mais derrière tous les personnages des romans de Genet se tient aussi une troisième instance : le narrateur, le poète, « crevant parfois les toiles peintes pour montrer sa tête malicieuse à la place de celles de ses personnages » 44. C’est lui qui livrait déjà dans Pompes funèbres son amant Jean au jeune milicien Riton : « Tue-le ! », implore-t-il, puis : « Descends-le, je te le donne » 45. Si le film se fait à peine moins explicite, cette scène de L’homme blessé, où Jean encore fuit dans le sommeil, relève pourtant de quelques pompes funèbres – si l’on garde à ce titre et à cette expression ses multiples significations. Le dioscurisme propre à Genet 46, c’est-à-dire le corps-à-corps sublime des hommes de la fin de L’homme blessé, ramasse en une seule image l’essence même de l’univers du romancier, du poète. Et cette essence, Chéreau l’a bien compris, est avant tout charnelle 47. « De l’action du paysage sur les sentiments, on a souvent discuté, mais non, me semble-t-il, de cette action sur une attitude morale », écrivait Jean Genet 48. Les archives de la Cinémathèque française contiennent nombre de photos de repérage pour le film à venir : c’est dire le soin extrême avec lequel Patrice Chéreau et Richard Peduzzi ont choisi de construire l’espace singulier de ce film. En 1977, dans une note d’Hervé Guibert, pointe déjà l’idée de la forme d’une ville : « Sentiment d’hallucination, de vision globale de la ville du film : une ville créée de toutes pièces par la caméra, le montage, la mise bout à bout de repérages distincts, contradictoires », écrit-il 49. Tout

44. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, p. 598. 45. Jean Genet, Pompes funèbres, in Œuvres complètes, t. III, p. 560 et p. 562. 46. Voir Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, p. 596. 47. C’est peut-être pourquoi elle ne pouvait se “résoudre” qu’en images. Loin de constituer une simple adaptation, L’homme blessé travaille, parcourt jusqu’au bout et fait se déployer le sens ultime des romans de Genet. Dans ces derniers opérait une parole qui fait voir ; l’image, au travers de personnages incarnés, est bien plus prompte à mouvoir, à émouvoir, à « pénétrer notre chair et notre âme ». « Faire voir, c’est faire croire », écrit ainsi Marie- José Mondzain, dans Le commerce des regards, Paris, Seuil, 2003, p. 19. Albert Dichy et Pascal Fouché rapportent le témoignage de François Sentein : bien avant la rédaction du Condamné à mort et de Notre-Dame-des-Fleurs, Jean Genet avait accumulé nombre de manuscrits, comprenant une bonne part de pièces de théâtre et de scénarios de films. À cette époque, en octobre 1942, Jean Genet, passionné de théâtre et de cinéma, rêvait de devenir réalisateur (voir Albert Dichy, Jean Genet, essai de chronologie : 1910-1944, Paris, Bibliothèque de littérature française contemporaine de l’université Paris 7, 1988, p. 201). 48. Jean Genet, Journal du voleur, p. 87. 49. Note reproduite dans Patrice Chéreau, Hervé Guibert, L’homme blessé, p. 174. SOUS LA SURFACE DES RÊVES : L’HOMME BLESSÉ, 1983 133 sera tourné en décors réels, entre Paris, Villeurbanne et Lyon. Le monde de L’homme blessé ne vise pas un irréel, sans lien avec notre réalité. Et s’il ne respecte pas le monde traditionnel, c’est qu’il ressortit à une vraisemblance plus secrète 50. La vraisemblance étant, selon Jean Genet, « le désaveu des raisons inavouables » 51, la fiction de L’homme blessé imposera de construire, au travers de lieux bousculés, heurtés, c’est-à-dire reproduisant le côté abrupt, péremptoire du rêve, un espace qui relèverait avant tout d’une géographie intérieure. C’est que l’espace du film doit induire aussi un temps, qui est moins celui du récit que celui de l’initiation. La gare du Nord est peut-être un rappel de ce pont qui surplombe à la Chapelle l’enchevêtrement des rails – et sur lequel se détacha soudain, noire sur noir, la silhouette d’Erik dans Pompes funèbres 52. Ce lieu a déjà décidé pour le jeune Riton de son entrée, de sa chute au sein d’une nuit de fer. Ainsi les toilettes, les passages souterrains, tous ces lieux obscurcis où se complaît le film ne sont pas irréels : ils reproduisent simplement l’envers de notre réalité. Et ce monde à deux niveaux est constitutif de l’univers de Genet : tout se passe à ses yeux comme si « la vie avait une surface sur laquelle nous glissons (le bien) et une épaisseur où l’on ne s’enfonce que rarement » 53. C’est au mouvement vers cette épaisseur qu’il réserve le nom d’aventure, de désir, d’orgueil – de solitude aussi, rappelant que les joailliers nomment “solitaire” un diamant rare, de belle taille, étincelant 54. « Comme le bien, le mal se gagne peu à peu par une découverte géniale qui vous fait glisser verticalement loin des hommes, mais le plus souvent par un travail quotidien, minutieux, lent, décevant », ajoute-t-il 55. Ainsi, à partir de la descente dans l’escalier raide des toilettes de la gare, Henri avancera peu à peu dans l’aventure choisie, décidée – jusqu’au parking souterrain en béton, transformé en bordel, de L’homme blessé. Dans cette perspective, tout comme dans les romans de Genet, le temps disparaît : dans ces derniers, écrit Jean-Paul Sartre, « un événement n’est rien d’autre qu’une transsubstantiation, bref […] une nomination. […] Du coup, l’événement devient cérémonie et le récit se change en rituel » 56. Dans l’obscurité du box fermé, Henri peut se donner tout entier à cette ultime cérémonie qui, dans sa forme fermée, coupée d’avec le futur, réalise

50. Voir Jean Genet, Le bagne, Décines, L’Arbalète, 1994, p. 139. C’était aussi le choix de Jean Genet dans ses projets de films ; un seul d’entre eux a été réalisé (Un chant d’amour, 1950). 51. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, p. 18. 52. Jean Genet, Pompes funèbres, p. 691. 53. Ibid., p. 751. 54. Ibid., p. 644. 55. Ibid., p. 587. 56. Jean Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, p. 524. 134 ROSE-MARIE GODIER l’exécution parfaite, l’achèvement du désir et de l’aventure amoureuse – puisque ce rituel est aussi une trahison, autrement dit : le sommet de l’ascèse noire de Jean Genet. Mais la prison, le bagne ou la Centrale, la guillotine même, lui seront épargnés. Si Henri doit beaucoup de ses traits – et d’abord son nom – au jeune milicien de Pompes funèbres, qui s’est tout entier placé sous l’invocation trinitaire définie par saint Genet : la trahison, le vol, l’homosexualité 57, ce personnage du film de Chéreau et Guibert emprunte également à une autre tradition. Le Riton de Pompes funèbres, qui se fait milicien pen- dant l’occupation, par haine de la société et pour porter une arme, n’a que peu d’épaisseur, si ce n’est au travers de la plume de Genet. Pour la vraisemblance du film, il fallait d’abord susciter autour d’Henri un enfer à ce point insupportable et étouffant, que tout autre lui soit préférable immédiatement – autrement dit, son amour pour Jean. L’appartement-cercueil de ses parents reprend, à peine transposé, celui où agonisait jour après jour le jeune Fortunato du roman d’Arenas – jusqu’à la salle de bains et sa baignoire-fantôme, où Adolfina, sa tante, s’enfermait chaque jour de longues heures pour se tuer plus sûrement. Même silence du père, même chaleur excédante, et cette impression d’être « toujours évadé de la réalité, toujours comme en fuite, sans savoir où fuir » 58. « Un autre enfer, un autre enfer ; plus monotone, plus étouffant, plus horrible. Mais un autre », réclamait Fortunato 59. Fortunato à Holguin avait tenté l’aventure des maquis de la révolution cubaine ; il y trouva la mort. L’aventure pour Henri sera de se laisser happer par la chute vertigineuse de Jean. Le film, dans tous les essais de scénario, s’intitulait L’homme qui pleure – en référence au personnage interprété par Gérard Desarthe, qui pleure d’amour et de haine à la porte de la boîte de nuit. Dans tous les essais antérieurs, ce personnage, qui allait jusqu’au meurtre de sa maîtresse pros- tituée, préfigurait en somme le destin d’Henri. Il ne s’est pas entièrement effacé du film, mais s’est résorbé en une présence inquiétante : à l’instar du jeune garçon de la fête foraine, il est signe de violence et d’une noire désespérance. Mais, en écartant quelque peu ce personnage, Chéreau a aussi écarté toute idée de fuite et de folie dans la passion amoureuse du jeune Henri. Son désir est vertige, et s’il délire, c’est pourtant en pleine lucidité qu’il descendra les marches du bordel souterrain – comme il avait choisi de s’aventurer seul dans l’escalier sombre des toilettes de la gare. Au travers de ces personnages, pour Patrice Chéreau, comme pour Jean Genet, il s’agit moins de fuir la réalité que de l’user jusqu’à en percer la

57. Voir Jean Genet, Journal du voleur, p. 193. 58. Reinaldo Arenas, Le palais des très blanches mouffettes, p. 138. 59. Ibid., p. 144. SOUS LA SURFACE DES RÊVES : L’HOMME BLESSÉ, 1983 135 surface – « jusqu’à ce qu’on voit le jour au travers », écrivait Jean-Paul Sartre 60. C’est-à-dire aussi jusqu’à ce que le spectateur, comme le lecteur, découvre en soi-même ces personnages, jusqu’alors y croupissant 61.

C’est Hervé Guibert qui donnera finalement son titre à ce film. Les archives contiennent une carte postale reproduisant un tableau de Courbet, au revers de laquelle Guibert a écrit ces mots :

Patrice, je vis avec cette carte postale, posée sur mon bureau, depuis des mois. Et puis hier, en m’épuisant encore dans des listes de titres […], j’ai regardé de nouveau cette peinture, ce visage, ce sang, cette couleur de la peau qui sort de l’obscurité. J’avais vu les rushes avec toi la veille au soir et je me suis dit que cette carte pourrait peut-être receler ton titre, notre titre. L’Homme blessé 62.

La reproduction est plus précisément légendée : « Gustave Courbet, Auto- portrait dit l’homme blessé, 1854 ». Aussi bien, Jean Genet écrivait :

Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, dif- férente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde 63.

Si L’homme blessé est aussi un autoportrait, ce que dépeint le film est peut-être pour Patrice Chéreau la traversée de cette contrée de lui-même, qui a nom Jean Genet.

Rose-Marie Godier Université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

60. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, p. 23. 61. Voir Jean Genet, Querelle de Brest, p. 325 : « […] et par notre verbe, le lecteur découvre en soi-même ces héros, jusqu’alors y croupissant […] ». 62. B14 – CHEREAU 25. 63. Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, in Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1979, p. 42.

PLATONOV, HÔTEL DE FRANCE : LES CONTES CRUELS

DE LA JEUNESSE 1

La violence n’est faite que du refus violent de renoncer, l’envie persistante et inentamable de vouloir vivre, et mieux. L’espérance est une chose violente. Les personnages ont des désirs, des colères, des tendresses, des corps pleins d’éner- gie. Ils en ont à revendre mais ne savent pas à quoi l’employer. Patrice Chéreau 2

Après une trentaine de mises en scène au théâtre dès l’âge de vingt ans (depuis le milieu des années 1960) ou à l’opéra à vingt-cinq (depuis 1969), trois longs-métrages cinématographiques (à partir de 1974) et son arrivée à la tête du Théâtre des Amandiers à Nanterre (en 1982, après Sartrouville, le Piccolo Teatro de Milan et le Théâtre national populaire (TNP) à Lyon Villeurbanne), Patrice Chéreau réalise en 1986-1987 l’union de la scène et de l’écran en tournant Hôtel de France d’après Platonov de Tchékhov. Le personnage de Tchékhov, fragile et se dressant pourtant contre son milieu, n’est pas sans parenté avec l’héroïne de La chair de l’orchidée (1975, adaptation d’un roman policier de James Hadley Chase baignée d’une esthétique baroque), la directrice de journal Judith Therpauve (1978, genre fiction de gauche) ou même avec L’homme blessé (1983) plongeant dans l’enfer de la prostitution masculine.

1. La présente étude est une reprise, sous une forme un peu différente, de notre texte paru dans Cinémaction, nº 146, mars 2013, Tchékhov à l’écran, M. Estève, A. Z. Labarrère (dir.). En titrant notre étude en référence au second long-métrage du cinéaste japonais Nagisa Oshima (Seishun zankoku monogatari, 1959), nous voulons suggérer un rapprochement thé- matique évident et surtout le caractère universel (de tous les lieux, à tous les temps et dans toutes les cultures) des angoisses existentielles, des sentiments et de la violence de Platonov. 2. Dossier de presse distribué au festival de Cannes 1987.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 137-149 138 RENÉ PRÉDAL

Au moment où il aborde le cinéma en 1975, Chéreau est déjà au faîte de sa reconnaissance scénique comme d’une célébrité culturelle et “people” vite internationale. C’est un golden boy à l’image d’un Orson Welles (qui tourna Citizen Kane à vingt-six ans). Pourtant, s’il est considéré alors comme un génie de la scène, La chair de l’orchidée ne va pas révolutionner le cinéma, loin s’en faut. Certes ses trois premiers longs-métrages intéressent la critique, mais nul ne crie au chef-d’œuvre et ses trois premiers films n’en feront pas un grand cinéaste. Il nous semble par contre qu’il le devient avec Hôtel de France et c’est pourquoi nous allons privilégier dans notre étude deux axes d’approche, à savoir, d’une part le travail sur les rapports théâtre et cinéma, de l’autre la relecture par Chéreau de l’œuvre de Tchékhov, c’est- à-dire l’appropriation du sens de la pièce par l’expression personnelle du réalisateur. Jusque-là ses réalisations cinématographiques se sont comme intercalées entre ses plus grands succès sur les planches et, disons-le tout net, ne sont pas à la hauteur de ses triomphes avec Lear (Edward Bond), Peer Gynt (Henrik Ibsen), Combat de nègre et de chiens (Bernard-Marie Koltès), Les paravents (Jean Genet), La fausse suivante (Marivaux) ou le Ring de Richard Wagner à Bayreuth, mises en scène théâtrales strictement contemporaines de La chair de l’orchidée, Judith Therpauve et L’homme blessé au cinéma. Avec son quatrième film, Patrice Chéreau décrit à nouveau un univers terriblement oppressif, mais l’ancrage tchékhovien confère au récit une tonalité d’autant plus originale qu’elle permet paradoxalement au metteur en scène de signer sans doute là son premier film vraiment personnel, c’est-à-dire qui n’oublie pas son passé théâtral mais l’intègre superbement à une œuvre cinématographique résolument moderne. Car, en cette seconde partie des années 1980, il est indiscutable que pour son quatrième long-métrage Chéreau, passant du théâtre au cinéma, change son statut de metteur en scène des textes des autres (encore évident dans ses deux premiers « films de genre » – un polar et un film social) pour celui d’auteur de film (qu’il vient d’expérimenter avec L’homme blessé). Hôtel de France tente donc d’opérer la fusion entre ces deux dimensions des arts du spectacle contemporains. Car lorsqu’on parle aujourd’hui d’un homme de théâtre, on désigne généralement le metteur en scène, mais son équivalent à l’écran est le cinéma d’auteur. Or le passage de l’un à l’autre modifie profondément l’exercice et la nature même de la création.

Du théâtre au cinéma (et retour)

Posons donc d’abord concrètement la question du spectacle envisagé : sera-t-il vivant ou enregistré, théâtre ou cinéma ? L’origine du projet remonte en fait à 1982 : prenant la direction de la scène des Amandiers, PLATONOV, HÔTEL DE FRANCE : LES CONTES CRUELS DE LA JEUNESSE 139

Chéreau ouvre en effet parallèlement un cours de formation pour comé- diens sous la responsabilité de Pierre Romans qui sélectionne 24 élèves sur près de 1 000 postulants. Dès novembre 1983, André Téchiné est invité à animer un stage cinéma consistant à tourner un film avec les élèves de la promotion. À mi-chemin entre documentaire et fiction, ce court-métrage, L’atelier, se présentera comme un travail filmé sur l’acteur à partir de trois textes de natures différentes : Les possédés du romancier Fiodor Dostoïevski ; De la vie des marionnettes du cinéaste Ingmar Bergman ; et Lunes de fiel, adaptation de Pascal Bruckner que préparait à ce moment Téchiné lui-même 3. Ainsi, le cinéma tient déjà une grande place, non seulement dans la création de Chéreau mais aussi dans sa conception pédagogique du métier d’acteur, quand il décide de tourner un film avec la promotion intégrant l’école en 1985. Il s’agira d’un long-métrage produit de manière professionnelle par Renn Production avec un budget de 5 millions de francs, équivalent à celui de Judith Therpauve. Fort judicieusement, Iannis Katsahnias souligne 4 que la mention « réalisé avec l’école de Comédiens de Nanterre » du générique d’Hôtel de France résonne en écho du « réalisé avec les acteurs du Mercury Theatre » de Citizen Kane (Orson Welles, 1941) : il s’agirait donc, dans les deux cas, d’un désir premier un peu analogue de produire un film à partir d’un lieu théâtral, c’est-à-dire de distribuer les rôles au sein d’une troupe offrant sans doute un choix limité mais composée de comédiens qui se connaissent bien parce qu’ils ont l’habitude de travailler ensemble (même si, dans ce cas précis, ce sont des élèves depuis assez peu de temps aux Amandiers), et Chéreau a en outre la possibilité de répéter plusieurs semaines avant le tournage. L’enracinement d’Hôtel de France pourrait donc être davantage à chercher du côté du théâtre (au sens de mise en scène et de travail avec les acteurs) que de celui de la thématique spécifiquement tchékhovienne, plutôt au niveau d’un style de jeu, d’un état d’esprit, que de la recréation de l’univers de l’auteur. Mais le choix de ce dramaturge et de cette pièce ne saurait néanmoins être sans conséquence, nous y reviendrons. En ce qui concerne les modèles cinématographiques, Michel Sineux situe le film entre les œuvres chorales de Claude Sautet dans la décennie précédente (notamment Vincent, François, Paul et les autres, 1974) et le frémissement à fleur de peau du cinéma de Jacques Doillon (La ten- tation d’Isabelle est en effet de 1985, La puritaine de 1986) 5. D’ailleurs, Jean-François Goyet, qui venait d’écrire avec Doillon La vie de famille,

3. En fait, le projet n’aboutira pas et c’est qui réalisera Lunes de fielen 1991. 4. Iannis Katsahnias, « Comme des poissons bagarreurs », Cahiers du cinéma, nº 397, juin 1987, p. 42. 5. Michel Sineux, « Hôtel de France », Positif, nº 319, septembre 1987, p. 75. 140 RENÉ PRÉDAL

La tentation d’Isabelle et La puritaine, collabore à l’adaptation de Platonov et Chéreau demandera à Jacques Doillon 6 de réaliser à son tour l’année suivante un long-métrage de fiction avec la même promotion d’élèves comédiens. Ce sera L’amoureuse, coécrit avec à la fois le même Jean- François Goyet et les interprètes, essentiellement féminines car Doillon choisira de faire un film « de filles » en reprenant Marianne Cuau 7, Valeria Bruni-Tedeschi, Laura Benson, Isabelle Renaud, Hélène de Saint-Père et Éva Ionesco, toutes déjà dans la distribution d’Hôtel de France. On voit se dessiner ainsi un maillage serré entre les œuvres de cinéastes – Téchiné, Doillon, Chéreau – qui partagent une même façon de rentrer dans le vif de chaque scène, de ne retenir que la ligne de faîte des émotions et de favoriser une expressivité extrêmement fine des sentiments. Dans L’homme blessé, Chéreau avait déjà abandonné le statisme de ses deux premiers longs-métrages pour exacerber la vigueur de la nar- ration, et la rapidité avec laquelle est conçu puis réalisé Hôtel de France se retrouve dans la vitesse du récit : l’histoire de Platonov est accélérée, racontée sur un rythme endiablé au milieu des cris et des gesticulations de personnages essoufflés toujours en mouvement. Décision prise – et pour donner l’exemple à Doillon et Téchiné hésitant encore à se lancer dans une expérience similaire –, Chéreau abandonne un scénario « lourd » en cours d’écriture avec Bernard-Marie Koltès. Il répète et adapte alors en deux mois à peine (juillet-août) Platonov avec dix-neuf élèves afin de tourner dans la foulée (ou presque) et de tester directement sur le terrain les réflexes de mise en scène. La nouveauté réside dans l’inversion de la chronologie traditionnelle. Au lieu de filmer une pièce de théâtre, on tournera d’abord le film et la pièce sera montée sur scène ensuite avec les mêmes comédiens. Le travail sur le texte de Tchékhov est donc évolutif. Au début les interprètes répètent un peu comme au théâtre. Au bout d’un certain temps Chéreau entre dans le jeu en tournant un brouillon vidéo qui lui permet de trouver sa propre écriture car il ne veut pas que le tournage consiste seulement à enregistrer le résultat d’une bonne direction d’acteurs. Lorsque le metteur en scène repère le moment où les comédiens sont devenus capables – certes au bout de plusieurs prises – d’atteindre la vérité souhaitée, le tournage du film est alors effectué dans l’urgence et chacun retrouve une spontanéité nécessitée par la rapidité avec laquelle

6. Ainsi que de nouveau à André Téchiné, mais celui-ci y renoncera finalement. 7. Qui changera de nom à la fin de la décennie pour devenir Marianne Denicourt. Elle se retrouvera en 1990 au générique de La vie des morts, premier film d’Arnaud Desplechin frayant la voie de tout le nouveau cinéma français des années 1990 avec un type de fil- mage (troupe, récit, interprétation, prises de vue, jeu…) directement redevable aux expé- riences pilotes que représentent trois ans plus tôt Hôtel de France et L’amoureuse. PLATONOV, HÔTEL DE FRANCE : LES CONTES CRUELS DE LA JEUNESSE 141 il faut filmer pour jouer à cache-cache avec la luminosité changeante des Pays de Loire. Le film permet en outre à Chéreau d’introduire quelques comédiens plus chevronnés – tels que Jean-Louis Richard ou Jean-Paul Roussillon – face à la génération des jeunes élèves. Mais une fois cette phase terminée il convient de consolider encore les choses, afin que les acteurs parviennent à reproduire tous les soirs pendant des mois sur la scène la justesse atteinte une fois à la septième ou quinzième prise 8 devant la caméra. Finalement la pièce sera présentée en Avignon et, encore un peu modifiée, à Nanterre avec retour à un texte plus proche de l’original de Platonov que dans Hôtel de France.

Ce fou de Platonov à l’Hôtel de France

Une pièce, c’est une situation, un lieu, des personnages et un dialogue. Dans Hôtel de France Chéreau respecte fort peu ce que d’aucuns considèrent comme l’essentiel – au sens d’essence, de spécificité de l’art dramatique –, à savoir le texte, mais il retient scrupuleusement la situation et les person- nages. Le metteur en scène aime à dire qu’il ne s’est intéressé qu’aux deux premiers actes pendant les répétitions, puis qu’il a délibérément oublié Tchékhov – notamment les actes 3 et 4 – au tournage. Une relecture de la pièce après vision du film infirme totalement cette prétendue désinvol- ture car le temps qui dramatise tout en moins de 24 heures et l’esprit – le mal-être existentiel rongeant les protagonistes – sont magistralement exprimés malgré un changement de tonalité, plus brutale et sèche que l’élégie douce-amère de Tchékhov. En fait, ce qui reste très théâtral dans la réalisation est la manière qu’a Chéreau de ménager de véritables apartés venant interrompre plusieurs fois le flot tumultueux de l’action. L’exemple le plus flagrant se trouve dans la scène du repas. Au milieu de la cacophonie générale, largement arrosée, au cours de laquelle toutes les répliques se télescopent, se superposent en s’annulant, Michel et Sonia, assis côte à côte, cadrés de près, devisent avec sérieux et clarté. En effet, le mixage baisse au maximum le niveau sonore des autres conversations sous prétexte qu’elles sont hors champ. C’était là une habitude du cinéma classique – la perche du micro au ras du cadre serré – mais depuis longtemps abandonnée par le cinéma moderne en 1986, justement parce qu’héritée du théâtre (équivalant à deux acteurs près de la rampe se parlant sans se regarder puisque demeurant face au public). Certes Michel tire à deux reprises la chaise de Sonia pour se rapprocher,

8. C’est la moyenne du nombre de prises effectivement réalisées pour Hôtel de France. 142 RENÉ PRÉDAL mais ils chuchotent bien assez fort pour être nettement compris et il est dans ces conditions inconcevable que Serge, le mari, mette tant de temps à s’apercevoir du manège. Concédons que ce n’est pas toujours le cas, et, lorsque les mêmes personnages parlent seuls dans l’escalier de bois avant d’être interrompus par Anna qui descend, on saisit mal ce que dit Valeria Bruni-Tedeschi en réponse aux paroles de Laurent Grévill qui ne tient pas pour sa part à cacher les sentiments de Michel. Mais dans le même registre des conventions – ou de l’invraisemblance – des codes de la représentation, la scène nocturne n’est pas non plus sans poser problème. Que peut bien faire Catherine (l’épouse de Michel) pendant que son mari fait l’amour avec Sonia, manque de se voir violer par Anna et se dispute avec quelques amis avant d’être battu par l’ancien employé de l’hôtel revenu semer la discorde ? Chez Tchékhov elle est auprès de leur petit enfant malade. Mais Chéreau n’explique rien, confiant dans la force du présent de la scène ou du plan. Tout se passe hic et nunc. Ceux qui ne sont pas là n’existent plus. De même qu’il n’y a souvent pas d’ailleurs dans la dramaturgie théâtrale, le spectateur du film est invité à ne prendre en compte que ce qui est expressément montré : il n’y a pas de hors-champ dans Hôtel de France. Comme l’avait compris Antoine Vitez, premier metteur en scène de l’œuvre en France, Tchékhov brosse essentiellement le portrait d’un homme : ce « fou » de Michel Platonov. C’est aussi le parti pris de Chéreau qui souligne les insultes, la colère, l’expression survoltée du personnage en occultant quelque peu le côté rentré, les non-dits et le ressentiment davantage présents dans la pièce. Mais Chéreau, comme Tchékhov, font éclater l’insatisfaction existentielle, l’orgueil blessé et la souffrance into- lérable que cet être d’exception ressent à cause de sa condition médiocre (maître auxiliaire en province, marié sans passion). Dès lors il mène ses joutes amoureuses pour démontrer qu’il peut encore reconquérir, séduire qui il veut, faire scandale, tout gâcher et porter le malheur chez les autres à défaut de pouvoir trouver personnellement le bonheur. Le sexe provocateur est un exutoire et, puisqu’elles sont toutes amoureuses de lui, elles seront successivement bafouées. De fait, ses relations sont humiliantes pour lui, pour elles et leurs compagnons respectifs, mais aussi pour tout le groupe assistant impuissant au déroulement inexorable du rite qui n’est pas sans évoquer la cruauté des corridas. Il s’agit de se battre avec les uns et de faire l’amour avec les autres. Si Chéreau transpose dans la France de 1986 ce qui se déroulait en Russie en 1880, les personnages retrouvent leurs caractères, et presque tous leurs noms. La distribution principale s’organise en (2x3) + (2) chez Tchékhov et (3x3) + (2x2) chez Chéreau : à la base les triangles familiaux des Voinitzev (Anna l’hôtesse veuve, son beau-fils Serge et l’épouse de PLATONOV, HÔTEL DE FRANCE : LES CONTES CRUELS DE LA JEUNESSE 143 celui-ci Sofia – francisée Sonia) et des Triletzki (francisés Trillat : le vieil homme interprété par Jean-Paul Roussillon, sa fille épouse de Platonov, son fils Nicolas médecin chez Tchékhov mais étudiant dans Hôtel de France). Il y a encore les Glagolaiev père et fils dans la pièce (ce sont les Galtier incarnés par Jean-Louis Richard et Marc Citti dans l’adaptation cinéma). Chéreau ajoute un second duo de notables père-fils les Veninger interprétés par Ivan Desny et Bernard Nissile – qui se confondent avec les usuriers et prêteurs sur gages de Tchékhov. Hôtel de France accueille en outre un autre trio, les Petitjean (l’homme – sous les traits de l’acteur Roland Amstutz souvent vu dans les films de Jean-Luc Godard –, sa jeune épouse et leur petit enfant) aux côtés de Maria, la jeune propriétaire des environs chez Tchékhov, que Platonov embrasse vulgairement en la serrant contre la table. Même Ossip, le moujik amoureux d’Anna (et tueur de Platonov) se retrouve dans l’adaptation moderne. Chéreau est donc resté très proche de ce qu’il faut bien appeler la complexité de l’humanité rassemblée par le dramaturge russe, augmentant encore le nombre des protagonistes pour élargir la gamme des compor- tements. Mais il opère quelques glissements de fonctions, d’allures ou d’attitudes, nuançant les réactions du chœur ainsi formé au gré des âges (plus ou moins vieillis ou rajeunis), des métiers trop spécifiques supprimés (général, colonel en retraite) ou mis au goût du jour (promoteurs, hommes d’affaires). Chéreau excelle à brosser près d’une vingtaine d’individualités bien marquées et surtout à tisser les rapports qui les lient. Chacun est unique, mais marqué aussi par le regard des autres et tous conditionnent à leur tour le visage que chacun veut offrir à la société. Chéreau préserve ainsi une des qualités fondamentales du meilleur théâtre qui se révèle trop souvent au contraire comme une faiblesse au cinéma – même dans les bons films – peu apte à réussir à la fois le tableau de groupe et les portraits individuels. Hôtel de France fait bouger très habilement les personnages à la fois moralement et physiquement (même si quelques déplacements de caméra peuvent paraître brusques et artificiels). Le tissu humain est constamment mouvant, animé au gré des alliances stratégiques (les jeunes femmes s’isolent puis font corps, fuient ou décident d’affronter les obstacles), des liens du sang (père / fils ou fille, famille décomposée ou recomposée) ou encore du ballet des désirs et de l’amour (couples désunis, amants tragiques ou dérisoires). Le triumvirat des anciens amis – Michel, Serge, Nicolas – semble un moment indissociable ; soudés dans un passé commun, ils n’échapperont pourtant pas à l’éclatement : le bloc se scinde (2+1), se disloque complètement puis se recompose autrement, à plusieurs reprises, de façon éphémère. Tous les personnages constituent les pions d’un démoniaque jeux d’échecs (ou d’autos tamponneuses) ; l’ensemble se dispose un moment en strates sociales 144 RENÉ PRÉDAL

(les bourgeois, les domestiques / prolétaires, les éléments extérieurs au cercle des connaissances intimes) pour ne bientôt répondre qu’aux seules exigences des tempéraments qui s’attirent ou se repoussent, voire aux sollicitations du groupe. Ainsi, Michel et Sonia subissent successivement deux pressions contradictoires : d’abord jetés dans les bras l’un de l’autre par les relations conflictuelles des parents et amis, ils seront ensuite amenés par la même troupe de personnages / comédiens à une séparation violente : on ne peut plus distinguer alors le mouvement de la mise en scène des contraintes psychologiques et sentimentales de l’action dramatique. En resserrant l’intrigue dans l’Hôtel de France et ses abords immé- diats, Chéreau choisit un lieu neutre dont la banalité du nom ne retentit évidemment pas avec la même densité que celui du domaine de la Cerisae. En fait, dans Platonov, Anna doit également vendre sa maison et Tchékhov situe le premier acte dans le jardin de sa demeure. Chéreau, lui, filme Anna recevant ses créanciers hors de chez elle dans un lieu sans personnalité ni souvenir, à l’image des antichambres du théâtre classique, caisse de réso- nance des affects et des paroles, le décor n’induisant rien lui-même mais encadrant sobrement la quintessence du propos de l’auteur. Rappelons que cette première pièce inédite – c’est-à-dire ni jouée ni publiée du vivant de Tchékhov – n’avait pas de titre. Créée un peu partout en Europe dans les années 1950, elle fut appelée Ce fou de Platonov par Jean Vilar qui la monte en mai 1956. Mais en Russie on l’appelle alors Sans titre, comme la mention portée sur le manuscrit découvert dans les papiers personnels inventoriés en 1920 aux Archives centrales de Moscou. Ensuite s’imposa plus simplement Platonov. Le huis clos dramatique d’Hôtel de France (comme dans La chair de l’orchidée, Judith Therpauve ou L’homme blessé) s’entrouvre de temps en temps aux bords de Loire, mais sur un contexte provincial, gris et pluvieux à l’image de l’insatisfaction ambiante. La route, c’est le mouvement (les jeunes gens y improvisent un match de football), le passage (tous sont arrivés par là et repartiront en voiture par le même chemin). Le fleuve, non navigable, est présenté quant à lui comme un faux extérieur avec ses larges bancs de sable et ses rivages qui n’en finissent pas. L’eau stagne dans quelques mares où les personnages pataugent assez tristement comme dans les pires clichés des bains de minuit, mais c’est dans des sortes de bassins où l’on dessaoule au cours d’illusoires essais de libération sexuelle. L’avenir est bouché. Ces paysages, la Loire et sa lumière, marquent en tout cas l’intrusion d’une dimension autobiographique car Angers est la ville où Chéreau a passé son enfance 9. Mais lui a réussi sa vie et il peut donc n’en retenir

9. L’Hôtel de France se trouve près d’Angers, mais les intérieurs – en particulier la longue scène du repas – ont été tournés dans l’arrière-salle (à l’aspect vieillot conservé) d’un café-tabac à Ferrière, localité située à 30 kilomètres à peine de Paris. PLATONOV, HÔTEL DE FRANCE : LES CONTES CRUELS DE LA JEUNESSE 145 que la célèbre douceur chantée par Joachim Du Bellay, tandis que ses personnages sont tous de jeunes adultes (fraîchement mariés, un couple a un bébé, Nicolas n’a pas fini ses études de médecine, Serge n’a pas encore trouvé de métier, Michel est auxiliaire) déjà gagnés par la mélancolie des espoirs déçus de leur adolescence. Aussi, ils ont beau parler de chaleur (le carton introductif indique d’ailleurs « Angers, septembre »), de l’étuve de l’intérieur des terres, on ne voit qu’un gris uniforme qui nie toute impression d’alanguissement ou de beauté automnale car le tournage en novembre impose une sécheresse atmosphérique qui sert la violence des ressentiments. Pourtant Chéreau suggère des relations sensuelles non seulement entre certains corps, mais aussi avec la clarté, la nature, l’eau, la nourriture et bien sûr la boisson. C’est cette dernière qui réchauffe les esprits, délie les langues et irrite les humeurs d’une intrigue très physique où les émotions prennent toujours le pas sur la raison.

Tchékhov relu par Chéreau

La première scène pré-générique place le film sous le signe des conflits de génération. Le long de la route toute droite cheminent le jeune Serge et le vieux Pierre. Celui-ci accuse la jeunesse actuelle de ne plus savoir se battre pour faire entendre bien fort ses opinions et de n’être plus composée que de timides rampants. La suite ne lui donnera pas tout à fait tort bien que les mouvements désordonnés, les corps-à-corps et autres coups de gueule ne manqueront pas. Mais si l’énergie se dépense, si la violence s’extériorise, c’est de façon inattendue et anarchique, sans projet ni mesure, sans être au service d’idées neuves. Platonov a été écrit en 1880 ; Tchékhov avait vingt ans et décrivait des personnages de son âge se colletant aux premières entraves de la maturité en affrontant leurs pères par référence aux propres souvenirs d’adolescence de ces derniers. Cette prise en compte du temps qui passe, forge et dévore à la fois l’individu confronté à ce qu’il n’est déjà plus en même temps qu’à ce qu’il n’est pas encore devenu, constituera l’épine dorsale de toute son œuvre. Dans Hôtel de France il s’agit d’une réaction matériellement bien présente et non d’une nostalgie ou d’une mélancolie. Chéreau incarne les sentiments. Ses personnages ne conceptualisent pas : ils se disputent, mangent, boivent et font l’amour. Ils essayent de retrouver les passions d’antan dans l’intensité des retrouvailles, mais ce sont davantage les différences et la haine qui se ravivent plutôt que l’amitié et l’amour. Chéreau filme donc avec brutalité les emportements, l’ardeur, la colère, voire la démence. C’est le désordre génésique dont parlait Edgar Morin dans La méthode élaborée la décennie précédente. Cette rapidité est en 146 RENÉ PRÉDAL train de devenir dans ce film l’image de marque du style de Chéreau (et cela ira parfois jusqu’à l’excès, comme dans la première moitié de Ceux qui m’aiment prendront le train en 1998). Le repas est à ce propos exemplaire avec son agitation frénétique, sa juxtaposition d’innombrables appels de fiction déclenchés par l’amorce d’une phrase ou d’une action. Tournée en longs plans séquences où chaque acteur joue sans pouvoir repérer s’il est filmé et, dans ce cas, quelle est sa place dans l’image, la scène ne s’ordonne qu’à partir du parcours des serveurs préalablement établi avec exactitude afin que la caméra puisse bouger selon la dramaturgie naturelle émanant du déroulement du banquet. Au montage, l’ensemble sera surdécoupé pour retrouver la musicalité sonore et dramatique que le cinéaste avait à l’esprit par rapport à l’économie rythmique de l’ensemble du film. Parfois le dialogue est occulté par le déplacement des corps : le mot est moins important que le geste comme le mouvement l’emporte sur le cadrage. Ainsi éclatent les contradictions d’une jeunesse impétueuse qui ne sait quelles décisions prendre pour se situer dans le groupe, à l’intérieur du couple, vis-à-vis de ses métiers, de ses désirs ou face aux pères. Iannis Katsahnias trouve que le personnage du vieux Trillat (Jean-Paul Roussillon), dormant dans son fauteuil mais se réveillant toujours au bon moment pour réagir, est très tchékhovien. Dès lors, son poste d’observateur distancié se situe savoureusement en contrepoint des efforts du metteur en scène essayant de « frayer son propre récit à travers la pièce » 10. Enfouie dans le pays de son enfance sous le regard de cette sentinelle d’un autre âge, la clé de l’adaptation est donc bien cette révolte contre les pères que Chéreau avait même un moment pensé symboliser par son titre de début du tournage : Les fils meurent avant les pères. Nous avons déjà évoqué la scène d’ouverture où Pierre Galtier cherche à provoquer Serge en prétendant que les hommes de sa génération avaient eu une jeunesse plus révoltée que celle de cette fin de siècle. Mais le vieil homme se comportera de manière beaucoup plus ambiguë vis-à-vis de son propre fils quand celui-ci viendra agressivement lui réclamer de l’argent. Le premier esclandre provoqué par Michel est d’ailleurs un défi adressé sauvagement aux mânes de son père mort peu de temps auparavant : il hurle que c’était un con et qu’ils ne s’étaient jamais entendus. Peu après, il injurie aussi Maurice Veninger (Ivan Desny), « repreneur » du château familial d’Anna, qui préférera battre en retraite et quitter la réunion. Mais son fils Richard restera et traînera sa silhouette plus ou moins honteuse dans les arrière-plans des empoignades les plus sordides. Or, nous l’avons vu, Richard et Maurice Veninger sont des personnages ajoutés à la pièce pour renforcer cette thématique père / fils

10. Iannis Katsahnias, « Le fils prodigue » (reportage du tournage d’Hôtel de France), Cahiers du cinéma, nº 392, février 1987, p. V. PLATONOV, HÔTEL DE FRANCE : LES CONTES CRUELS DE LA JEUNESSE 147 qui empoisonne littéralement l’intrigue en s’imposant plus nettement que chez Tchékhov aux côtés des frasques sexuelles de Michel. Le sujet devient trouble et le donjuanisme se mêle au complexe d’Œdipe.

L’argent au plus près des corps

S’il y a des couples, des parents et des enfants dans Platonov comme dans Hôtel de France, ces liens d’amour ou / et de filiation sont systématique- ment corrompus chez Chéreau par l’argent, et c’est surtout la génération des pères qui s’y emploie. Sur les cinq anciens (quatre hommes auxquels s’ajoute, dans Hôtel de France, la patronne de l’hôtel), seul le vieux Trillat n’y touche pas tandis que Pierre, Maurice et Gérard sont précisément les créanciers d’Anna. Certes, les fils ne sont pas étrangers à l’argent mais leur rapport est différent : Nicolas en demande à tout le monde pour le redistribuer aussitôt généreusement, le fils de Pierre soutire à son père la somme qu’il croit nécessaire à payer les faveurs d’Anna, et le vengeur, ancien employé, déchire les billets reçus pour molester Michel avant de le corriger néanmoins avec hargne. Acheter, vendre, employer, sauver sa propriété plutôt que son honneur : Chéreau accuse fortement la place du rachat du domaine dans le drame, cet aspect des choses venant à plusieurs reprises au premier plan du film alors qu’il n’émerge nettement qu’au dernier acte de la pièce. Curieusement, cet accent mis sur l’économique donne plus de relief encore aux sentiments qui se trouvent, chez Chéreau, devoir se mesurer à cette société impitoyable. Hôtel de France, loin d’être entraîné vers le passé par l’emprise théâtrale, brosse le tableau de notre époque dans laquelle l’argent impose sa loi aux destins humains. L’âpreté des rapports s’en trouve avivée et la révolte de Michel Platonov y gagne en force. Certes, il demeure l’homme aux quatre femmes – la sienne, celle de Serge, Anna la veuve et Maria la propriétaire des environs – mais il est moins lâche que le personnage de Tchékhov, également moins égoïste et jouisseur car habité par une authentique soif d’absolu. L’amertume reste présente, mais elle est rageuse. Il y a bien un piano dont joue Philippe Galtier, mais n’est-ce pas le plus méprisable des per- sonnages, bien incapable de donner le ton avec sa petite musique de nuit ? Chéreau a relu Tchékhov à l’arraché, davantage dans ses excès que dans ses apitoiements. En fait, Hôtel de France transcende les deux moyens d’expression « en mettant physiquement en compétition acteurs et personnages » 11, la modernité des premiers ramenant au plus près des

11. Jacques Lévy, notice « Patrice Chéreau », in 900 cinéastes français d’aujourd’hui, René Prédal (dir.), Paris, Cerf – Télérama (7e art), 1988, p. 122. 148 RENÉ PRÉDAL corps les atermoiements des seconds. Une douzaine d’années avant la caméra portée des frères Dardenne dans Rosetta 12, comédiens haletants et mise en scène convulsive font « craquer le texte en le mettant concrè- tement dans la bouche des acteurs (au sens de musique concrète). […] Un montage (signé Albert Jurgenson) juxtapose le texte au mouvement et finit par arriver à un ensemble » 13 affirmant sa cohérence du début à la fin, frappant au diapason du jeu heurté et emporté de Laurent Grévill. Les interprètes se débattent au cœur de leurs personnages comme pour se libérer de convenances, se débarrasser de costumes trop lourds qui les écrasent, de mots qu’ils ne veulent plus dire et de situations inextricables imposées par un milieu castrateur.

Le dernier acte de Platonov s’enfonce dans un véritable chaos dra- matique. Tchékhov réintroduit la question des hypothèques, totalement occultée des actes 2 et 3, mais Anna s’en moque et l’imbroglio sentimental de Michel submerge tout de sa noire absurdité. Il reçoit d’abord une assignation à comparaître au tribunal (où veut le traîner Maria), est blessé par le tueur Ossip mandaté par Sergueï le mari trompé, son épouse tente de se suicider (mais est sauvée in extremis par Nicolas fort heureusement médecin) puis Sofia, avec laquelle il devait fuir, l’abat finalement d’un coup de revolver en pleine poitrine. Complètement saoul, déjà fort mal en point, souffrant autant des douleurs qu’il occasionne à toutes ces femmes que de son propre sort, il expire au comble de l’étonnement : « Attendez… attendez… pourquoi ? ». Le sang versé confère ainsi des accents shakespea- riens au dérisoire et à l’amertume de ce vaudeville tragique. Dans le film, par contre, Platonov n’est pas tué mais seulement meurtri durement par le frère d’un serveur du restaurant et finalement emmené par sa femme. On voit alors que, renonçant au coup de théâtre de cet assassinat, Chéreau a dédramatisé l’anecdote, mais en chargeant inversement le bruit et la fureur de sa représentation. Les situations sont surjouées, les attitudes et réactions démesurées, le moindre échange de paroles mis en spectacle, les comédiens s’ingéniant à faire un sort à la moindre phrase. Alors qu’il n’y a plus vraiment matière à tragédie, violence verbale, contacts virils, sexualité grossière et sécrétions mauvaises défoulent, purgent, expulsent aigreurs et animosités afin qu’il soit mieux possible de retourner, une fois le film terminé, au quotidien un peu écœurant, mais en somme suppor- table jusqu’au prochain débordement, sans doute à l’occasion de quelque nouvelle réunion du même genre. Tchékhov conclut par la mort alors que,

12. Rosetta de Luc et Jean-Pierre Dardenne, 1999. 13. Iannis Katsahnias, « Hôtel de France », note dans « Bandes annonces », chronique des Cahiers du cinéma, nº 395-396, mai 1987, p. VI. PLATONOV, HÔTEL DE FRANCE : LES CONTES CRUELS DE LA JEUNESSE 149 dans l’aube blafarde où chacun repart profil bas, Chéreau suggère que le cycle dépression / colère va reprendre plus loin, dans le futur, autrement. Lamentable dans le texte de la pièce, Platonov peut paraître pitoyable dans le film par sa manière de vivre au-dessus de ses moyens (intellectuels et sentimentaux), de ne pas assumer ses limites, bref de faire son cinéma en se mettant en scène dans une sur-vie déployée loin de son existence réelle. Mais n’est-ce pas précisément ce jeu avec lui-même et les autres qui lui permet de vivre, ou plutôt de survivre ? C’est un peu comme si Michel 1986 avait lu Platonov 1880, s’y était reconnu, avait découvert avec effroi qu’il courait à sa perte et avait trouvé cette seule porte de sortie : le cinéma d’aujourd’hui comme issue de secours au théâtre d’hier.

René Prédal Université de Caen Basse-Normandie

LA GENÈSE DE LA REINE MARGOT : TRANSMUTATION D’UN ROMAN POPULAIRE EN UN FILM D’AUTEUR

Lorsqu’en 1989, Claude Berri, à la tête de Renn Productions, une des plus grosses sociétés françaises, commande à Patrice Chéreau « un grand film populaire », la vogue du film patrimonial – notion qui recouvre à la fois le film historique et l’adaptation littéraire 1 – bat son plein : le même Claude Berri, à la fois producteur et réalisateur, a sorti coup sur coup en 1985, en battant des records au box-office, Jean de Florette et Manon des sources. Camille Claudel de Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani, sorti en 1988, a été un beau succès, dans un registre plus cultivé. exploite aussi profitablement que Berri la veine Pagnol en tournant coup sur coup Le château de ma mère et La gloire de mon père en 1989, et, la même année, Cyrano de Bergerac de Rappeneau vient confirmer avec le panache que l’on sait, le goût du public français pour les œuvres patrimoniales. Entre le début du travail sur La reine Margot et la sortie triomphale du film à Cannes en mai 1994, cinq ans se sont écoulés pendant lesquels le genre a continué à séduire les cinéastes et le public. Citons Uranus de Claude Berri en 1990, Madame Bovary de Claude Chabrol la même année ; et en 1991 le Van Gogh de Maurice Pialat, Tous les matins du monde d’, Indochine de Régis Wargnier et L’amant de Jean-Jacques Annaud. On voit que le genre se décline sur tous les registres socioculturels, du film d’auteur au film-véhicule pour une star, en passant par l’adaptation des œuvres du panthéon et la célébration de la musique savante.

1. Voir Les fictions patrimoniales sur grand et petit écran, Pierre Beylot, Raphaëlle Moine (dir.), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2009.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 151-159 152 GENEVIÈVE SELLIER

Selon Les Échos,

Claude Berri a commandé « un grand film populaire » à Patrice Chéreau. Le sujet, c’est Danièle Thompson qui l’a apporté. Chéreau montait alors Hamlet, il a lu le drame historique de Dumas comme une tragédie shakes- pearienne, sur fond très universel, et hélas contemporain, d’intolérance religieuse. Pour le rôle-titre […] Isabelle Adjani s’imposait. Elle venait d’être Camille Claudel et rêvait d’un nouveau grand rôle 2.

Le pari et la nouveauté du projet de Berri / Chéreau / Thompson dans le paysage du film patrimonial, c’est de faire un film d’auteur populaire : occuper une position inédite qui parvienne à combiner le film-véhicule pour une star, en l’occurrence Adjani, une fresque épique sur un grand moment de l’Histoire nationale, et un film d’auteur dont l’esthétique soit immédiatement perçue comme originale, en rupture avec les conventions du genre. Pour tenir ce pari, l’équipe du film mettra en œuvre des moyens consi- dérables, en temps (il s’écoulera cinq ans entre le démarrage du projet et la présentation du film au festival de Cannes), en argent (un budget de 140 millions de francs), en moyens humains (le choix de la distribution autour de la star est salué par la critique comme un des éléments les plus originaux du film). Je me propose ici de suivre les étapes de l’écriture du scénario : comment s’opère la transmutation d’un livre en un film, d’un roman-feuilleton histo- rique publié en 1845 en un film d’auteur contemporain. Danièle Thompson le définit comme « un film brutal, comme un thriller ou un western. Ce n’est pas un film sentimental pour faire pleurer Margot » 3. Le jeu de mots n’est bien sûr pas gratuit : il faut transformer la Margot de Dumas, une figure de princesse libertine transfigurée par la passion, destinée au public de la presse populaire du XIXe siècle, en une créature plus vénéneuse, susceptible de séduire l’élite cultivée d’aujourd’hui. En disant cela, Danièle Thompson indique qu’elle s’est mise au service de Chéreau, elle qui est alors une spécialiste des comédies populaires, scénariste entre autres de La grande vadrouille de son père Gérard Oury (1966), de Cousin, cousine (Tachella, 1975), de La boum (Pinoteau, 1980). Elle sera associée tout au long du travail d’écriture avec Chéreau, et créditée seule pour les dialogues, dont elle dit qu’elle les a réécrits jusque pendant le tournage.

2. Annie Coppermann, « Un opéra funèbre et somptueux », Les Échos, 13-14 mai 1994. 3. Danièle Thompson, L’Humanité, 14 mai 1994. LA GENÈSE DE LA REINE MARGOT… 153

Selon la note d’intention de Chéreau cité par Studio : « Comment faudra-t-il appeler ce film ? Thriller historique ? Histoire de mafia ? Drame psychologique ? » 4. Autrement dit, un registre à la fois sombre, violent, contemporain et intimiste. Le cinéaste déclare au Figaro :

Il y a une veine très intimiste dans La Reine Margot, des rapports très clan- destins, des secrets bien gardés par les personnages et cela m’intéressait plus que la grande fresque. En fait, me plaisait la démesure entre l’extrê- mement grand et l’extrêmement petit. Une histoire énorme, foisonnante, mais qui soit l’occasion d’approcher des êtres vivants. Des péripéties mais aussi des âmes. Si je fais du cinéma, c’est pour filmer des visages. […] Je voulais qu’on soit immédiatement avec les personnages, au cœur de leur tension, de leur durée propre. Dans l’Histoire, c’est l’histoire privée qui m’intéresse. C’est dans celle-là qu’on se retrouve. J’ai lu Dumas à la lueur de ma propre fascination pour la violence. Les rapports violents m’ont toujours passionné, mais pas dans leur dimension politique. Plutôt parce qu’ils me renvoient à des situations personnelles. […] Comment rendre crédible physiquement le pouvoir ? J’ai cherché des réponses chez Coppola (on s’enferme pendant la fête au Louvre comme dans la scène des noces au début du Parrain), chez Visconti, chez Scorsese. […] J’ai une admira- tion sans bornes pour Scorsese et son œuvre m’a inspiré pour mettre en scène cette société féodale, en me suggérant son analogie avec la Mafia 5.

Il précise à L’événement du jeudi : « Margot est un sujet élisabéthain, donc Shakespeare et Marlowe ne sont pas loin » 6. On sait que Chéreau a monté à Villeurbanne en 1972 la pièce de Marlowe, Le massacre à Paris, sur la Saint-Barthélemy, et qu’il venait de mettre en scène Hamlet quand Berri l’a sollicité. Par ailleurs, c’est déjà Berri qui avait produit L’homme blessé en 1983, qui installe Chéreau dans le registre du cinéma d’auteur. À partir d’un scénario écrit avec Hervé Guibert, le film donne de l’homosexualité masculine une vision à la fois crue et sombre sans précédent. Ce sont bien ces caractéristiques que la critique va retrouver dans la version Chéreau de La reine Margot. Et l’on comprend a posteriori le choix d’un roman populaire dont la légitimité culturelle est aussi mince que la fiabilité historique. Cela donnait à Chéreau une plus grande liberté d’adaptation. Quel critique songerait à reprocher à un cinéaste revendiquant son statut d’auteur de malmener Dumas ?

4. Patrice Chéreau, Studio, nº 85, juin 1994. 5. Patrice Chéreau, Le Figaro, 13 mai 1994. 6. Patrice Chéreau, L’événement du jeudi, 12 mai 1994. 154 GENEVIÈVE SELLIER

À partir de l’étude des synopsis et des scénarios successifs déposés par Chéreau à la Bibliothèque du film (BiFi) 7, je me propose de regarder comment s’opère la transmutation. Les documents que j’ai examinés sont en particulier les synopsis datés de mai 1989, novembre 1991, et février 1992 ; ainsi que les scénarios datés de janvier, mars et novembre 1991, juin et septembre 1992, et enfin avril 1993, qui est la version définitive. Tous ces textes sont signés conjointement par Thompson et Chéreau. Regardons d’abord les synopsis 8 : celui de mai 1989 se présente sous forme de 9 chapitres qui procèdent à la fois à un regroupement et à un tri parmi les péripéties du roman de Dumas qui en comporte 66. Que les scénaristes élaguent considérablement le matériau foisonnant du roman- feuilleton, rien que de très banal. Mais, en revanche, les ajouts indiquent assez bien la direction dans laquelle ils souhaitent orienter l’histoire. Le synopsis de 1989 ajoute un prologue, qui se passe 10 ans avant le mariage, où l’on assiste à la prédiction de Nostradamus à Catherine de Médicis : aucun de ses enfants n’aura de descendant : la dynastie des Valois va disparaître. Pendant ce temps, les enfants royaux jouent et les jeunes Valois maltraitent leur cousin Henri de Navarre que Margot défend vigoureusement. Ce prologue disparaîtra dans les versions suivantes mais il indique le souci des auteurs de centrer le film sur l’agonie d’une famille, et sur la violence de leurs rapports, comme dans Les damnés de Visconti. Dans cette première réécriture, Margot, comme chez Dumas, rencontre d’abord La Môle dans les couloirs du Louvre, et ne le retrouve que quand il se réfugie chez elle au moment du massacre. C’est le roi Charles IX qui est l’ordonnateur machiavélique de l’assassinat de Coligny, puis du massacre de la Saint-Barthélemy. La version suivante du synopsis, qui date de novembre 1991, présente ainsi l’histoire, avant d’en développer les péripéties :

En une nuit, la France a basculé dans l’horreur. Cette nuit-là, Margot connaît pour la première fois l’amour. Son mariage, symbole de paix, a servi de prétexte au plus grand des massacres. Poussé comme une fleur au

7. On peut consulter dans le fonds Chéreau de la Bibliothèque du film (www.bifi.fr/public/ index.php) 10 états successifs du scénario de début 1989 à fin 1993, ainsi que 4 états du synopsis (récit non dialogué) datés de mai 1989 à février 1992, sous les cotes CHEREAU64- B42, CHEREAU65-B43, CHEREAU66-B44, CHEREAU 67-B45, CHEREAU68-B46, CHEREAU69-B46, CHEREAU70-B47, CHEREAU71-B47, CHEREAU72-B48, CHE- REAU73-B48, CHEREAU74-B49, CHEREAU75-B50, CHEREAU77-B51. 8. Un synopsis propose, sous forme d’un récit sans dialogues d’une dizaine de pages, l’his- toire détaillée, contrairement au script qui résume l’histoire en une page, et au scénario qui donne aussi la continuité dialoguée (entre 100 et 200 pages) ; le découpage présente le détail des plans et des séquences. LA GENÈSE DE LA REINE MARGOT… 155

milieu d’une flaque de sang, l’amour de La Môle survient comme un espoir insensé, celui de vivre comme une autre, simplement, fidèlement, avec un homme au cœur pur et généreux, prêt à donner sa vie pour la sauver.

Nous sommes encore dans le registre du drame sentimental destiné à faire pleurer Margot, sauf que la suite du texte dément cette annonce, dont on peut penser qu’elle est là pour rassurer les partenaires qu’il faut solliciter pour le tournage (ce synopsis est destiné au ministère des Armées pour qu’il mette un terrain à la disposition de l’équipe). La fin du synopsis est dans le même ton romanesque et sentimental :

La Môle aura-t-il raison des forces maléfiques qui semblent protéger les Valois ? Réussira-t-il à leur arracher Margot ? Le destin de Margot peut- il être simple ? Fille de roi, sœur de roi, femme de roi, peut-elle échapper à la malédiction qui frappe tous ceux qui se risquent à l’aimer ?

Dans le corps du texte, en revanche, la dimension politique du film est clairement affirmée :

Chef du Parti protestant, l’Amiral de Coligny, ambitieux et machiavé- lique, a conquis peu à peu la confiance du jeune Roi. La Reine Catherine a peur. Elle perd l’amour de son fils mais elle perd aussi son influence, son pouvoir et voit avec terreur le travail sournois de Coligny pour obte- nir de Charles une déclaration de guerre contre le tout-puissant et très catholique roi d’Espagne, Philippe II.

Et à partir de cette version, c’est Catherine de Médicis qui porte toute la responsabilité politique de la tragédie qui se prépare. C’est elle qui tente de faire assassiner Coligny, et c’est elle qui fait pression sur Charles IX pour qu’il signe l’ordre d’assassiner tous les chefs protestants. Elle veut même tuer Henri de Navarre, prince du sang, et il faut l’intervention de Margot pour qu’il ait la vie sauve. Avec la dimension politique, c’est l’horreur du massacre de masse que le synopsis met en avant :

Le massacre de la Saint-Barthélemy est en route [le synopsis de 1992 ajoutera : « le plus grand génocide jamais perpétré en France »]. Les rues de Paris ruissellent du sang des victimes. La Seine coule écarlate entre ses berges qui résonnent des cris des innocents. Dans le Louvre même, les dépouilles des seigneurs, cuisiniers, précepteurs, caméristes ou valets protestants se sont amoncelées en quelques heures.

L’autre dimension qui s’affirme dans ce texte, c’est le côté sombre, cru et violent des relations entre les personnages. En particulier, l’invention de la première rencontre entre Margot et La Môle : 156 GENEVIÈVE SELLIER

Mais Margot n’a pas seulement l’aura d’une femme belle et cultivée. Au- delà des frontières du royaume, on parle des mœurs, des amants, des amours incestueux de la “Reine Margot”. Cette nuit-là, accompagnée de sa chambrière, elle se glisse hors du Louvre. Elle ne passera pas sa nuit de noces enfermée dans sa chambre, sans un homme dans son lit. Cette nuit-là, La Môle a choisi de dormir à la belle étoile… Intense et furtive, sa rencontre avec la belle inconnue : une étreinte sensuelle et brutale sous une voûte, à peine cachée, puis la femme masquée disparaît dans l’aurore laissant à La Môle un arrière-goût de malheur et de passion.

Ce qui deviendra dans le film une scène d’anthologie, malgré son invraisemblance, ressemble beaucoup à une transposition d’une scène de drague entre hommes comme on en trouve dans L’homme blessé.

Pour en venir maintenant à l’étude des scénarios dont le premier état date de janvier 1991, la rencontre entre La Môle et Coconnas ouvre le récit, qui se termine sur Margot fuyant Paris avec sur ses genoux la tête de La Môle qui vient d’être exécuté, alors que le roman de Dumas s’ouvre sur le mariage et se termine sur la fuite d’Henri de Navarre, dont l’heure n’est pas encore arrivée. Ce déplacement de l’intérêt vers le personnage de La Môle est justifié par Chéreau au moment de la sortie du film : « J’aimais beaucoup le personnage de La Môle – quelqu’un qui va à la rencontre de sa mort. Il est d’une pureté magnifique au milieu de tous ces monstres » 9. Le scénario de janvier 1991 présente toute une série de modifications et d’ajouts par rapport à Dumas. Pendant la cérémonie nuptiale « Margot regarde de Guise au lieu de dire oui… le roi assène à sa sœur un coup sur la nuque d’une violence inat- tendue ». Cette péripétie inventée par les scénaristes suggère que Margot a été contrainte d’accepter ce mariage, alors que la suite indique au contraire qu’elle a fort bien compris qu’il s’agit d’un acte politique destiné à éviter la guerre civile. Cette scène ajoutée dans la cathédrale est la première scène spectaculaire du film et prend de ce fait un impact très fort. Il présente Margot comme une victime, une femme sacrifiée par sa famille à la raison d’État. Au cours du massacre de la Saint-Barthélemy, Margot soigne La Môle grièvement blessé qui, dans son délire, la prend pour la Mort : « Emmène- moi ! Mon Dieu, merci, que la mort soit si belle ! Bleus tes yeux. Froides, tes mains sur mon front ! ». Cette connotation mortifère associée à Margot est absente chez Dumas, qui la réserve à Catherine de Médicis. Malgré ses blessures, La Môle quitte la chambre de Margot et repart se battre.

9. Patrice Chéreau, Le Figaro, 13 mai 1994. LA GENÈSE DE LA REINE MARGOT… 157

Le lendemain du massacre, Margot le cherche parmi les cadavres, ce qui permet à Chéreau de mettre en scène une vision apocalyptique des monceaux de corps, synonymes pour nous des génocides du XXe siècle. Le scénario de janvier 1991 propose une autre scène absente du roman : la mascarade de conversion d’Henri à Notre-Dame (où Margot souffle à son mari les paroles qui peuvent le sauver), suivie de la harangue de Margot au roi :

Vous êtes le roi d’un pays où plus rien ne s’agite hormis les pendus aux gibets. La France est un cimetière. Tes sujets sont des morts torturés cou- verts de terre ou des vivants couverts de honte. […] Et vous ma mère, qui avez toujours si peur pour vos fils, soyez tranquille : ils sont maudits pour l’éternité ! Et moi-même, bien que cela soit le dernier de vos soucis, je suis maudite aussi, parce que vous avez invité vos victimes à mes noces ! J’ai servi, nous avons servi d’appât pour le carnage ! J’ai vu les charniers !

Toute cette séquence donne à Margot un rôle moral qui est absent chez Dumas, elle incarne une conscience au sens moderne du terme. Le synopsis de 1992 ne fait qu’une allusion voilée aux relations inces- tueuses dans la famille des Valois : « Comme ses deux frères, Anjou et Alençon, Charles IX voue à la belle Margot une passion équivoque et possessive ». En revanche, dès le scénario de janvier 1991, on trouve une scène où Margot est violentée par ses frères, au cours d’une fête censée célébrer l’élection du frère du roi au trône de Pologne. Catherine entraîne Henri de Navarre à quitter la pièce quand les frères deviennent violents avec Margot, en disant : « Ils sont frères et sœur, ils s’amusent », puis, s’adressant à ses fils : « Pas le visage. Ça laisse des traces ». Le scénario continue :

Ils sortent. Un cri déchirant derrière eux. Margot, bête traquée mais rebelle, est molestée par ses frères et Guise, qui veulent savoir pourquoi La Môle est son amant ; elle leur rétorque : « Il m’a appris la jouissance… Il sait faire l’amour avec son cœur. Sans salir, sans dominer ! Il m’aime comme toute ma vie j’ai voulu être aimée. C’est un prince, un vrai… » Ils la frappent, la cognent, à coups de pied, à coups de poing. Ils déchi- rent sa robe. Ils la fouettent. Mais Charles a un malaise, Margot se jette sur lui affolée : « Nourrice ! Le médecin ! Vite » Le malaise du roi met fin aux violences.

Cette scène de viol collectif, qui sera filmée avec une brutalité qui transgresse toutes les conventions du film historique, porte la signature de Chéreau, mais au prix d’un viol tout aussi brutal de la vérité historique : les scénaristes se sont inspirés des pamphlets protestants contre les Valois, qui inventent les rumeurs d’inceste à la fin du XVIe siècle pour justifier le 158 GENEVIÈVE SELLIER divorce d’Henri IV, en racontant les supposées turpitudes de la Cour : on trouve cette rumeur d’inceste pour la première fois dans Le réveille-matin des Français en 1574, repris dans Le divorce satyrique en 1607, pamphlet attribué à Agrippa d’Aubigné. Ce type de pornographie politique sera à nouveau utilisé dans les libelles contre Marie-Antoinette à la veille de la Révolution 10. Concernant le massacre de la Saint-Barthélemy, les historiens aujourd’hui attribuent la responsabilité de son déclenchement aux extrémistes du parti catholique, les Guise alliés à Anjou, un des frères du roi. Dumas en attribue la responsabilité à Catherine de Médicis et au roi Charles IX. Le film de Chéreau insiste au contraire sur la confiance entre Charles IX et Coligny, le chef du parti protestant, et montre Catherine de Médicis complotant l’assassinat de Coligny pour reprendre de l’ascendant sur son fils. C’est à partir du scénario de 1991 que Catherine de Médicis est construite comme la grande ordonnatrice de toutes les turpitudes, sexuelles et criminelles, de la cour des Valois. Dans le cortège de la noce qui traverse la cathédrale, elle rappelle à Charlotte de Sauve qu’elle doit aller coucher le soir même avec Henri de Navarre ; puis dans un échange avec de Guise, elle désigne Coligny comme le fauteur de guerre ; plus tard, on la voit commanditer l’assassinat de Coligny. À partir du scénario de janvier 1991, les péripéties de l’histoire telles que le film les mettra en scène sont fixées. Elles ne sont pas plus fidèles à la réalité historique que le roman de Dumas, mais elles s’en différencient par la violence des rapports entre les membres de la famille des Valois. Les scènes emblématiques du film sont là dès le scénario de 1991, et elles sont toutes des inventions par rapport au roman : l’intervention brutale du roi pour forcer Margot à dire « oui » à Navarre, le cortège de la noce qui traverse la cathédrale, la drague nocturne de Margot dans les rues de Paris, l’amoncellement de cadavres dans le petit jour où Margot chercher La Môle, le viol collectif de Margot par ses frères, la dernière apparition publique du roi agonisant dont le corps ensanglanté souille la robe blanche de Margot. Chez Dumas, la violence des Valois s’exerce contre les protestants (y compris Navarre) et les amours de Margot permettent de créer un contre- point romanesque et léger à l’épisode tragique de la Saint-Barthélemy. Dans le film de Chéreau, la violence est partout, et d’abord dans les rapports entre les frères et la sœur, entre les héritiers royaux et leur mère. Et la violence irrigue aussi bien les relations amoureuses que les haines politiques. Cette généralisation de la violence a une certaine pertinence historique. Mais

10. Voir Éliane Viennot, Marguerite de Valois, histoire d’une femme, histoire d’un mythe, Paris, Payot, 1993. LA GENÈSE DE LA REINE MARGOT… 159 contrairement à beaucoup de cinéastes qui se sont confrontés au film historique depuis Rossellini et sa Prise du pouvoir par Louis XIV, ce n’est pas l’exactitude historique qui intéresse Patrice Chéreau, comme l’indique le choix du roman de Dumas et de la scénariste Danièle Thompson :

Le jour où j’ai compris que, à toutes ces images conventionnelles de la Renaissance auxquelles on ne croit pas, je pouvais substituer un film contemporain et montrer des histoires de Mafia comme Scorsese les films dans Les Affranchis, j’étais sauvé. […] Tout concentrer sur cette « famille monstrueuse à l’intérieur de laquelle tous les crimes sont impu- nis », selon le mot de Visconti à propos des Damnés. La problématique qui sous-tend le film, c’est cette ambivalence de Margot, qui aime et déteste ses frères, appartient à la famille et veut s’en détacher tout en revendiquant d’être des leurs 11.

Geneviève Sellier Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3

11. Entretien de Patrice Chéreau avec Anne Andreu, L’événement du jeudi, 12 mai 1994.

DU RETOUR À GABRIELLE : UN RÊVE CINÉMATOGRAPHIQUE À LA LETTRE

« Mentalement, cette lecture me rendit muet pour le reste de la journée, non pas tant sous l’effet de l’étonnement que d’une sorte d’ébahissement » 1. Cet aveu n’est pas – comme on pourrait le penser – celui de Patrice Chéreau après la lecture de la nouvelle de Joseph Conrad intitulée Le retour, mais de l’écrivain lui-même après avoir relu celle-ci qui lui avait coûté – selon ses propres termes – beaucoup de « travail, de colère, de désillusion » 2. Le cinéaste, quant à lui, insistera sur son caractère sidérant et sur le dépassement même du cinéma qu’elle opère. Par contagion, nombre de spectateurs du film Gabrielle (2005), dans lesquels nous nous rangeons, ont ressenti ce même choc. Au-delà de la très scolaire question de l’adaptation (qui ne nous retiendra pas ici), c’est le cœur même du séisme provoqué chez ces différents interlocuteurs – qui vont de l’écrivain au spectateur en passant par le cinéaste – que nous avons souhaité interroger. Quel est le noyau dur du drame, de quelle nature est-il constitué et quelles réponses formelles lui est-il donné en dehors même de la question du support verbal ou visuel respectivement utilisé ? En effet, par-delà la complétion des moyens spécifiques mis en œuvre par chacun, un sort commun semble lier l’écrivain et le cinéaste (et au bout du compte le spectateur), celui d’assister – pour plagier Jean Cocteau – en même temps au même rêve. C’est aussi peut-être l’occasion pour chacun d’un dépassement de ses moyens pour faire œuvre commune, celui de

1. Joseph Conrad, « Note de l’auteur », in Inquiétude, Paris, Gallimard (Folio), 1982. Les citations du Retour sont tirées de ce recueil. 2. Ibid.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 161-167 162 JEAN-LOUIS LIBOIS

Conrad qu’évoque le cinéaste mais plus encore celui de Chéreau trop souvent enfermé – aux yeux aussi bien de ses admirateurs que de ses détracteurs – dans le couple immuable théâtre / cinéma. La réponse de Gabrielle à la gageure que constitue la mise en scène du Retour va consister à faire bouger précisément les lignes. La nouvelle écrite à la fin du XIXe siècle s’ouvre sur le retour au foyer conjugal, en fin de journée, d’un grand bourgeois empli de suffisance et de morgue, bourré de certitude, autosatisfait de sa vie tracée jusqu’à la fin des temps en compagnie de son épouse (dans le film, il va jusqu’à se remémorer le plaisir de leur rencontre amoureuse). Rentré chez lui, il constate l’absence inhabituelle de sa femme puis la présence encore plus insolite d’une lettre écrite à son intention. Sa femme lui annonce son départ, et c’est là qu’au lieu du récit rétrospectif des faits ayant pu causer sa décision, un second événement se produit qui semble annuler le précédent : le retour de celle-ci. Tandis que l’univers du protagoniste bascule lors du choc de la lettre, celui du spectateur connaît le même sort avec l’apparition de celle sans nom dans la nouvelle et que Patrice Chéreau a baptisée Gabrielle. Cette surprise est telle que certains spectateurs de son auditoire italien – si on en croit le cinéaste 3 – sont allés jusqu’à douter de l’existence de l’amant et en ont conclu à son invention de toutes pièces par la femme pour ennuyer son mari. Cette hypothèse séduisante, qui remet en cause la réalité de ce qui est dit et montré, permet d’envisager un autre récit que celui de l’adultère ; et si en effet tout cela avait été rêvé par le mari, c’est-à-dire : et si sa femme n’était jamais revenue. Si donc la lettre n’était que le départ d’une longue rêverie cinématographique aussi bien dans la nouvelle que dans le film ? Un second étonnement – et pas moindre – attend le lecteur et en premier lieu celui qu’a été Patrice Chéreau et justifie notre questionne- ment. Il consiste dans la double affirmation qui borne ce récit ; la première énoncée par la femme comme explication à son retour : « Si j’avais su que vous m’aimiez, je ne serais pas revenue » (p. 221) ; la deuxième en guise de conclusion par le narrateur : « Il ne revint jamais » (p. 230). Le récit se déploie ainsi entre un retour et un départ – jusque-là rien que de très normal – ou plus exactement entre le retour de celle qui voulait partir et le départ de celui qui voulait rester. Entre un retour sans espoir et un départ sans lendemain il y a – nous semble-t-il – tout l’espace de la rêverie décrite par l’écrivain et reprise par le cinéaste. Certes la tentation pourrait exister de ramener le récit de Gabrielle au destin des héroïnes sacrifiées par le poids des conventions sociales ou

3. Les commentaires de Patrice Chéreau sont extraits des suppléments du DVD Gabrielle, Arte vidéo, 2006. DU RETOUR À GABRIELLE : UN RÊVE CINÉMATOGRAPHIQUE À LA LETTRE 163 détruites par ce que Conrad désigne par la « fiction poétique » (p. 157) de l’amour et qui peuple aussi bien l’univers de Flaubert que d’Ibsen. Tous les attributs d’un drame psychologique ou naturaliste sont réunis (l’adultère, la vision critique de la société) sauf que dans ce drame tout a déjà eu lieu. Le récit commence quand tout est terminé et s’achève quand tout devrait commencer. Il se noue donc dans un présent de quelques heures, pris entre un passé et un avenir stoppés nets, sans développement possible. Seuls les souvenirs, la mauvaise conscience, la rumination intérieure tels des lambeaux de rêve peuplent ce récit du retour d’une revenante et du départ d’un fantôme : tous les deux évoluant, pour reprendre une expression de Pierre Loti qui évoque ainsi ses propres fantômes, dans « le chaos des choses confuses, enveloppées de rêve » 4. Ce drame intérieur ne se déroule-t-il pas entre la tombée de la nuit et le lever du jour et n’est-il pas composé de « la matière dont les rêves sont faits » comme il est dit dans une certaine pièce de Shakespeare. Dans cette maison assoupie que de place en place les allées et venues des servantes, lampes à la main, viennent égayer, la conscience fiévreuse autant qu’endormie du protagoniste sonde la pénombre à coups de projecteur. D’où ces nombreuses références à la lumière que comporte la nouvelle. Lumière réelle d’abord : à peine pénètre-t-elle dans la pièce où séjourne son mari, qu’il est indiqué que « la lumière dure violente était braquée sur elle » (p. 178) et que « c’était une bonne lumière qui lui permettait d’observer aisément l’expression de son visage ». Mais aussi lumière métaphorique qui transmue son épouse – selon ses propres termes – en femme mystérieuse, importante, chargée d’un sens obscur – tel un symbole – et lui permet de voir tout ce qu’il n’a jamais vu dans cette lumière, à savoir « l’angoisse toute nue et sans honte, le mal de vivre à l’état pur » (p. 181).

Où commence le rêve et où finit la réalité ? À l’évidence, à partir de la lettre de sa femme, la réalité cesse d’être tangible. Aussi doute-t-il aussi bien de son retour lorsqu’il avoue qu’« il n’aurait pas été surpris si elle s’était effacée aussi brusquement qu’elle était apparue » (p. 178) que de la réalité des événements survenus à la suite de cette lettre. C’est en effet au moment de la lettre que l’univers rationnel du pro- tagoniste masculin bascule : « Tiens, c’est bizarre – murmura-t-il […] Lui écrire alors qu’elle savait qu’il serait de retour pour le dîner, c’était parfaitement ridicule […] il fut saisi par l’idée étrange et saugrenue que la maison venait de trembler sous ses pieds » (p. 163-164).

4. Pierre Loti, cité par Pierre Silvain, Le jardin des retours, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 57. 164 JEAN-LOUIS LIBOIS

Une autre question serait de savoir où finit le rêve de Conrad et où commence celui de Patrice Chéreau tant il est vrai qu’une véritable compétition s’instaure entre les deux modes d’expression. En effet, le réalisateur n’est pas le seul à avoir établi la corrélation entre la date de l’écriture de la nouvelle et celle de la naissance du ciné- matographe et à avoir remarqué – selon ses propres termes – le « caractère profondément cinématographique » 5 du Retour, puisque dans la « Note de l’auteur », l’écrivain indique qu’à sa relecture, il avait été surpris que malgré tout son appareil analytique, ce récit est surtout fait d’impressions physiques, d’impressions auditives et visuelles. Et le cinéaste de surenchérir en affirmant que les pages consacrées à la scène de la lettre sont au-delà de ce que peut faire le cinéma. Aussi la réponse de Chéreau au défi de Conrad va-t-elle consister à réaliser selon ses propres termes un film très formel, à savoir un film en noir et blanc sonore puis en couleur muet, ensuite en noir et blanc muet, etc. Et ce dans un seul but, selon ses propres mots : s’affranchir de la dictature du réel. Elle va consister également à préférer des équivalences aux improbables ressemblances entre l’écriture romanesque et l’écriture cinématographique. C’est ainsi que la solution du cinéaste apportée à la question du point de vue dans la nouvelle est à cet égard exemplaire. Là où en effet dans le récit conradien, quoique le point de vue du narrateur alterne avec le monologue intérieur du mari, on peut considérer que ce « il est presque un je », dans Gabrielle le point de vue de la caméra demeure le plus souvent objectif. Une utilisation partielle de la voix off dans la première partie n’y change rien : lorsqu’à la lecture de la lettre, le héros de Conrad se sent observé par ses doubles grimaçants que lui renvoient les différents miroirs, c’est à la caméra qu’il revient de nous révéler modestement la perception du héros et ses multiples reflets. Pas de champs-contrechamps conventionnels et pas davantage d’utilisation factice d’une caméra subjective qui courrait sur l’ensemble du film. De la même manière, les flash-back mais aussi les séquences où Gabrielle se confie aux servantes ont l’apparence d’un récit non focalisé et pourtant nous sommes tentés de dire, à l’instar de l’un des critiques des Fraises sauvages (1958) de Ingmar Bergman que « tout ici respire la subjectivité, non seulement les rêves mais la réalité aussi » et qu’il s’agit avec Gabrielle d’un « récit à la première personne qui n’a pas besoin de caméra subjective » 6.

Pour ce qui constitue ce que l’écrivain désigne par l’appareil analytique de son récit fait de délire verbal, d’hallucinations, de soliloques paranoïaques,

5. Suppléments du DVD Gabrielle, Arte vidéo, 2006. 6. Fereydou Hoveyda, « De la spirale », Cahiers du cinéma, nº 95, mai 1959, p. 42. DU RETOUR À GABRIELLE : UN RÊVE CINÉMATOGRAPHIQUE À LA LETTRE 165 le cinéaste oppose ses coups de boutoirs assénés au cœur de l’écriture filmique elle-même, visant à ébranler la représentation de l’espace et du temps perçus par le spectateur. Dès lors le film entamé en noir et blanc ne témoignant d’aucun pas- séisme chromatique ou thématique peut s’autoriser un premier flash-back en couleur : cette rupture annonce d’autres dérèglements à venir. Les longs travellings circulaires des escaliers menant à l’atrium, le désordre des statues et autres objets de collection qui remplissent cette cour intérieure tandis qu’une voix off à la première personne en surimpression évoque un autre temps, ne sont pas sans rappeler ces labyrinthes de la mémoire disposés dans cet autre grand film onirique L’année dernière à Marienbad (1961) d’. Cette mise en scène des lieux emprunte à Conrad ses descriptions de corps statufiés, figés dans leur désir, comme pétrifiés, et contribue à l’élaboration d’un espace mental qu’à partir de la découverte de la lettre, le récit va systématiser. On est ainsi à peine surpris lorsqu’après avoir pénétré dans son cabinet de toilette, l’homme réel s’efface devant ses doubles reflétés dans ses miroirs. La découverte de la lettre répétée selon différents axes, les mauvais raccords suscitant de fausses ellipses dans les faits et gestes du personnage, le fondu au blanc (que le cinéaste avait déjà utilisé dans son précédent film Intimité en hommage aux fondus au rouge de Cris et chuchotements de Bergman avant de les faire disparaître au montage), le retour de la couleur témoignent de cette volonté du cinéaste d’entamer l’homogénéité de la représentation. Le film devient muet, la lettre un ensemble de fragments grossis au banc-titrage, le personnage se désagrège sous les yeux du spectateur. Puis, la lettre déchirée comme ultime déni de réalité, il peut errer sans but dans les galeries de l’atrium sous l’œil indifférent des servantes qui arpentent les lieux, lampes à la main, tel un mausolée. Son délitement est à l’œuvre et sa claustration volontaire se teinte d’une légère note d’humour lorsqu’après avoir hurlé par le biais d’un intertitre muet qu’il ne voulait voir personne, c’est en effet, si l’on peut dire, personne qui lui apparaît. Sa présence en divers plans noir et blanc, voilée tout de noir vêtue, contrastant avec les plans couleur de son mari, confirment ce statut d’apparition que le récit lui confère. Et lorsque le spectre de sa femme enfreignant l’ordre muet de son mari franchit la porte de son cabinet pour s’installer devant lui, leur face-à-face imaginaire peut commencer : « Il a l’impression – est-il écrit dans la nouvelle – que le monde de la nuit surgissait pour lui faire peur » (p. 165), tandis que peu après, on peut lire : « Une femme était partie, rien de plus, il la voyait avec la netteté, la rapidité d’une image de rêve » (p. 169). Il n’est pas jusqu’à cette remarque prononcée dans le film à propos de la boue souillant les bottes de sa femme qui par son côté trivial autant que par sa portée symbolique ne désigne cet espace entre deux dans lequel le récit va se développer. 166 JEAN-LOUIS LIBOIS

Ce dérèglement de l’univers quotidien dont la lettre est le premier symptôme aux yeux du protagoniste a été souvent identifié au concept d’« inquiétante étrangeté » (unheimlich) élaboré par Freud que l’on a parfois traduit plus littéralement par le « non familier » ou l’« étrange familier ». Se différenciant du fantastique, l’inquiétante étrangeté qui fait tourner les ailes d’un moulin dans le sens contraire du vent dans Correspondant 17 (1940) ou sulfater des récoltes qui n’existent pas par un avion dans La mort aux trousses (1959) est pour Alfred Hitchcock la porte ouverte à l’onirisme au cinéma. Elle peut tout aussi bien transformer une réalité sociologique donnée en son double imaginaire et l’univers réel d’un protagoniste en univers mental sans qu’il n’y prenne garde. Il en est ainsi du héros de Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut (1999) dont l’errance dans la ville nocturne l’amène, au fil de ses rencontres, à douter de la réalité tangible de celles-ci. Son environnement ne lui apparaît pas moins réel que le retour de Gabrielle pour le mari après le traumatisme de la lettre. Pierre Eisenreich note ainsi avec justesse la similitude entre l’impression de cette lettre à l’écran et le fantasme également en noir et blanc de l’accouplement de la femme avec l’officier dans le film de Kubrick 7. Que cette nouvelle réalité se révèle plus réelle que la réalité elle-même aux yeux aussi bien du « rêveur » que du spectateur qui en est le témoin a très bien été décrit par Roger Caillois, à savoir que l’univers du rêve loin d’être flou et confus comme le pense l’opinion commune est au contraire dur et tranché, et que « s’il fallait établir une différence, je dirais même qu’il apparaît légèrement plus intense que l’univers réel » 8. On reconnaît là aussi bien l’au-delà du cinéma que Chéreau prête à l’écriture de Conrad que sa propre réponse, sous forme d’un excès de formalisme précisément. De la même manière ne surprend guère que des griefs identiques aient pu être adressés aux deux réalisations de Kubrick et de Chéreau. La froideur, l’absence de réalisme qui culminent dans l’artificialité de la scène de l’orgie dans Eyes Wide Shut trouvent un écho dans le fait qu’aussi bien le cadre, le son, la couleur ou son absence, la présence physique des comédiens… font de Gabrielle à la fois le film d’une certaine démesure visuelle et le film le plus théâtral de Patrice Chéreau. Et si les moyens formels divergent pour susciter l’onirisme, c’est que l’un a choisi le réalisme extérieur et l’autre la réalité intérieure. D’un côté on assiste ainsi à une longue déambulation nocturne, de l’autre à un voyage sur place « au cœur des ténèbres » pour plagier un titre célèbre de l’écrivain ; tant et si bien qu’au terme de ces deux récits, le couple de Kubrick se retrouve satisfait d’avoir survécu à leurs

7. Pierre Eisenreich, « Point d’orgue », Positif, nº 535, septembre 2005, p. 16. 8. Roger Caillois, L’incertitude qui vient des rêves, Paris, Gallimard, 1956, p. 128. DU RETOUR À GABRIELLE : UN RÊVE CINÉMATOGRAPHIQUE À LA LETTRE 167 aventures aussi bien réelles que rêvées selon les termes de la femme et ne désire plus que faire l’amour, tandis que le couple de Chéreau se dissout à jamais dans la réalité du petit matin.

Pour conclure, il nous semble que le reproche souvent adressé – et parfois à juste titre – au cinéaste Patrice Chéreau d’identifier théâtre et cinéma et de faire indistinctement la navette entre la scène et l’écran tombe ici en partie sinon en totalité tant il apparaît que Gabrielle apporte une réponse cinématographique convaincante à cette sommation de choisir l’un ou l’autre camp du théâtre ou du cinéma. La question du corps au cœur de cette problématique trouve ici sa juste résolution. Tout se passe avec Gabrielle comme si Patrice Chéreau avait trouvé la bonne distance dans la représentation du corps. Non pas la distance due à la position sociale du couple qui refoule le corps et sa sexualité mais celle introduite par Conrad avec la réalité représentée au profit de son versant imaginaire. L’hystérie visuelle ou théâtrale reprochée par certains au film ne vaut donc ici qu’en réponse à la quête intérieure fébrile du protagoniste aussi bien qu’à la volonté de l’écriture conradienne de creuser l’écart tout en la dénon- çant avec la réalité sociologique de ses héros. Au total, ici théâtre et cinéma ne se superposent pas plus qu’ils ne s’annulent d’ailleurs. Leur alliance, ou si l’on préfère leur articulation, contribue au contraire à l’émergence d’une autre scène qui rejoint – selon nous – le rêve cinématographique de la nouvelle de Conrad.

Jean-Louis Libois Université de Caen Basse-Normandie

LOOKING FOR NAPOLEON

Pendant au moins quatre ans (2000-2003), tandis qu’il fait des films (Intimité, Son frère) et revient au théâtre (Phèdre), Patrice Chéreau trouve le temps de travailler à un projet de film sur Napoléon. Un travail consi- dérable si l’on en juge par le nombre de scénarios corrigés et rewrités, par la quantité de notes d’intentions et de mémos qui sont désormais archivés à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). Sans compter toutes ces activités qu’il n’est pas disposé à sous-traiter (pourparlers avec les partenaires américains, collecte d’informations, voyages outre-Atlantique). Le projet a fait long feu et il a donné lieu à d’innombrables vicissitudes que je tenterai de retracer ici avant d’en venir à l’examen du scénario. Avec le secret espoir que, chemin faisant, Le monstre de Longwood se laisse entrevoir ou du moins désirer. À l’origine de ce projet, il y a un scénario de Staton Rabin dont elle- même tirera en 2004 un roman « pour la jeunesse » : Betsy and the Emperor 1 – à un moment où ledit projet piétine. Ce premier scénario retravaillé et étoffé par Rebecca Belfield arrive dans les mains de Chéreau dans le courant de l’année 2000, sans doute grâce à Colleen Camp, productrice (et partenaire d’Al Pacino dans plusieurs films). À l’évidence, le personnage de Napoléon – qu’il avait déjà interprété dans sa version jeune chez Youssef Chahine (Adieu Bonaparte) – ne pouvait le laisser indifférent ; et encore moins son avatar américain avec ses multiples possibilités. Il y avait là en effet une période peu fréquentée (Sainte-Hélène) et pourtant excitante (Napoléon après Napoléon), une relation singulière (et potentiellement féconde) entre l’Empereur déchu et vieillissant et une adolescente anglaise. Sans compter l’occasion de renouer avec une thématique entêtante (le vent de l’Histoire qui tourne, l’envers du pouvoir) et plus large que celle d’Intimité (le film sur lequel il travaille alors). À ces déclencheurs s’ajoute,

1. Publié en anglais en 2004 et en français : Betsy et l’Empereur, Anne Delcourt (trad.), Paris, Bayard jeunesse, 2005.

DOUBLE JEU, no 9, 2012, D’un Chéreau l’autre, p. 169-178 170 GÉRARD-DENIS FARCY sans doute plus tard 2, le désir de faire ce que n’avait pas fait Stanley Kubrick en dépit de tous ses efforts, c’est-à-dire un film sur Napoléon avec Al Pacino 3. C’est donc durant l’été 2000 que les choses se mettent en place avec les Américains, tant du côté de la production 4 que du rôle principal pro- posé à Al Pacino et accepté par lui d’emblée. Chéreau a décidé, avec le concours de Jean-Claude Carrière, de reprendre le scénario de Rebecca Belfield 5. Dans des « notes aux producteurs » datées du 29 septembre, il demande des garanties (un contrat pour eux deux et surtout un engagement ferme du comédien) – moyennant quoi le nouveau scénario sera prêt à la fin de l’année. Sans attendre, ils entreprennent cependant leur travail (Carrière écrit et Chéreau veille) maintes fois contrarié par la préparation d’Intimité (sorti en mars 2001) et, ce qui est plus grave, par le fait que les deux compères sont de moins en moins sur la même longueur d’ondes. Le 21 février, Chéreau s’en ouvre à Carrière, lui reprochant de ne pas être assez aventureux, assez stimulant, assez critique à son égard 6. Au-delà de l’irritation, se profile une inquiétude : que les Américains refusent le scénario en l’état, ou au contraire qu’ils l’acceptent 7 alors que lui-même n’en est pas satisfait. D’où, à l’insu de Carrière, son accord pour qu’un scénariste américain (Michael Tolkin) prenne la relève. Le 28 avril, dans une lettre à Chéreau dont il est sans nouvelles depuis un mois (ce qui est mauvais signe), Carrière prend acte de l’échec de leur collaboration, bat sa coulpe, ne désespère pas pour autant du projet : « Il y a quelque chose de fascinant et aussi d’irritant dans ce projet, une énigme dont j’aimerais connaître la solution, à supposer qu’elle existe » 8. Le 23 mai, Chéreau l’informe que Tolkin travaille déjà au scénario depuis quelques semaines 9 et que c’est lui qui a sorti le projet « de l’ornière où il était bloqué ». Ce satisfecit – si tant est qu’il est sincère 10 – cède cependant vite la place à des

2. Dans une lettre à , datée d’octobre 2003 et archivée à l’IMEC. 3. Après avoir jeté son dévolu sur Jack Nicholson, Kubrick pense en effet à Al Pacino mais le trouve trop jeune pour jouer le captif de Sainte-Hélène. 4. Sont coproducteurs : TF1 International, Téléma (Charles Gassot) et du côté américain Storyopolis Productions (Fonda Snyder), Colleen Camp et Howard Rosenman. 5. Auquel il reproche entre autres une dramatisation insuffisante et de négliger la question du point de vue. 6. « Tu me tends un miroir fidèle de la pauvreté de mes idées ». 7. Selon Colleen Camp, il a plu à Al Pacino. 8. Beau joueur et perspicace, Carrière minimise le différend personnel qui est stérile et lui substitue une aporie esthétique qui ne l’est pas : la quête impossible (et nécessaire) de l’énigme (Looking for…). 9. La grève des scénaristes d’Hollywood fixée au 1er mai oblige Tolkin à rendre sa copie avant. 10. Il s’agit de se justifier aux yeux de Carrière. LOOKING FOR NAPOLEON 171 sentiments plus mitigés. Chéreau ne paraît pas vraiment satisfait de son nouveau collaborateur, et de surcroît il ne tient guère à ce que le centre de gravité des opérations se déplace outre-Atlantique d’où lui parviennent d’ailleurs des critiques qu’il accepte mal 11. Le tournant, c’est l’arrivée dans le projet de Pierre Trividic pendant l’été 12. L’on entre alors dans la seconde phase de l’écriture scénaristique, la plus fructueuse : onze scénarios jusqu’en septembre 2003, et la plus difficultueuse : Charles Gassot claque la porte, Al Pacino n’a toujours pas signé, les producteurs américains restent circonspects et les scénaristes français sont bien obligés d’en tenir compte. Exemple : le personnage de Cipriani (le maître d’hôtel et factotum de Napoléon à Longwood) a pris une importance telle que les Américains craignent qu’il ne devienne le personnage principal. Ces mêmes producteurs multiplient les lectures en anglais et sollicitent à cet effet un large panel de lecteurs et de comédiens 13 ; le romancier (et cinéaste) Paul Auster est mis à contribution, il signera avec Chéreau et Trividic une version en anglais en août 2003. Le coup de théâtre advient en mars 2004 lorsque la presse américaine annonce un projet concurrent basé sur le roman de Staton Rabin (tout juste publié) avec pour interprètes Scarlett Johansson et Al Pacino et pour réalisateur Michael Radford 14. Al Pacino ne s’exprime pas sur ce scoop qui sent l’intox ; Chéreau, s’il est au courant, ne s’en émeut pas davantage. Seul le producteur Howard Rosenman réagit et envisage de porter plainte contre Madame Johansson mère qui est à l’origine du nouveau projet. Mais le film ne se fait pas, sans que l’on sache pourquoi (est-ce Pacino qui dit non tant que le projet Chéreau n’est pas abandonné ?). Chéreau, de son côté, continue inlassablement de chercher des capitaux – en Europe cette fois-ci. Charles Gassot et Pathé participent à un ultime montage financier tout prêt d’aboutir en novembre 2007, jusqu’au moment où Pathé revoit à la baisse sa participation et que Chéreau jette définitivement l’éponge. Al Pacino accepte alors de jouer dans Betsy and the Emperor dont le tournage est annoncé pour fin 2009. Mais en 2013, on attend toujours le film (imputable à John Curran). Faute d’un script, c’est le scénario dans sa version la plus récente qui permet de se faire une certaine idée du Monstre de Longwood – une idée

11. Le 7 mai, Colleen Camp lui fait savoir que le scénario est froid, qu’il néglige la complexité des personnages, qu’il ne répond pas à toutes les questions qu’il pose. 12. Pierre Trividic, scénariste de Ceux qui m’aiment prendront le train, n’a pas à l’époque l’expérience et la réputation de Carrière ; mais il est disponible, motivé et prêt à risquer l’aventure (et avec Chéreau, c’est forcément le cas). 13. Dont Chéreau est tenu régulièrement au courant. 14. Pacino et Radford viennent de tourner Le marchand de Venise. 172 GÉRARD-DENIS FARCY de son contenu narratif, affectif et thématique et pas encore de ses formes cinématographiques. Une idée définitive ? Rien n’est moins sûr : il est probable, en effet, connaissant Chéreau, qu’il l’ait encore modifié pendant le tournage ou au montage. Ce scénario, daté du 27 septembre 2003 et signé Pierre Trividic, résulte de nombreux tâtonnements, retouches et repentirs 15 que je n’étudierai pas en détail. Tout au plus signalerai-je qu’il fut un temps question d’un récit en flash-back commençant à la mort de Napoléon, que le scénario prit des proportions telles que les producteurs craignirent un film fleuve 16, que l’intitulation passa par divers états (dont Le maître de Longwood) avant de se fixer durablement 17. Cette dernière version, je l’examinerai tout d’abord d’un point de vue narratif et historique. Historiquement, force est de constater que Le monstre de Longwood qui n’eût pas été un film historique (Chéreau s’en défend à maintes reprises) se donne pourtant un cadre et un background historiques. Cela com- mence avec l’arrivée de Napoléon à Sainte-Hélène à l’automne 1815 et se termine deux ans et demi plus tard au moment du départ des Balcombe. Beaucoup de faits et gestes, d’incidents ou d’événements recensés par les chroniqueurs et les historiens sont exploités ici – moyennant quelques licences 18 et bien entendu selon des modalités et des investissements qui relèvent de la seule responsabilité des scénaristes. Voir à ce sujet la mort suspecte de Cipriani, épiphénomène dans l’Histoire et déterminante dans l’histoire. Dans l’ordre narratif, ensuite, je constate la priorité accordée à la relation Napoléon-Betsy – à tel point que le film commence et finit avec elle. À la toute fin, Betsy est en partance sur le pont du bateau puis Napoléon s’enfonce avec son escorte dans le brouillard. Le tout début les conjoint davantage et subjectivement : les premiers plans qui s’avèrent être le cauchemar de Betsy décrivent la campagne de Russie comme une boucherie apocalyptique avec un Napoléon qui dévore des morceaux de cadavre encore fumants et qui devient ainsi « l’ogre » dont rêve Betsy 19. Cette relation est en général tenue pour anecdotique (une petite Anglaise illumine de son espièglerie la morne vie de l’Empereur déchu). Rien à voir avec ce qu’en font nos scénaristes visiblement inspirés par

15. Dont Chéreau s’est largement occupé avec son collaborateur. 16. Le tapuscrit de la sixième version compte 241 pages, soit le double de la version exami- née ici. 17. Sur une occurrence aux nombreux avantages : elle est fonctionnelle, attractive voire com- merciale, et culturelle (nombreux sont les monstres dans l’histoire du cinéma). 18. Que je n’aurais pas l’outrecuidance de signaler (sauf celle-ci : Hudson Lowe est ici pré- sent dès l’arrivée de Napoléon). 19. Je n’ai pas le loisir d’interpréter ce rêve. Je note seulement que Betsy rêve de l’ogre (c’est une composante de l’imaginaire anglais de Napoléon), et que ce faisant elle dit peut-être son désir de s’offrir à lui. LOOKING FOR NAPOLEON 173 cette improbable mise en présence (et en vase clos) de deux personnages que tout oppose (l’âge, la culture, le rang social, la vision du monde) 20. Et pourtant, ces deux personnages vont nouer une relation affective et même passionnelle (Chéreau en prend le risque autant sinon plus qu’eux) ; une relation incarnée (ça passe par des corps, des regards, des épidermes) et quasi charnelle (voir ces quelques « étreintes » mentionnées comme telles dans le scénario) 21. Mais ce qui les réunit aussi, c’est ce qui leur manque et qu’ils trouvent chez l’autre. Napoléon dépité par son entourage trouve en Betsy une farouche ardeur, un goût du risque et une insolence positive. Betsy, quant à elle, se voit offrir une tâche exaltante, un destin romanesque qui lui fait défaut à Sainte-Hélène : participer à la fuite de l’Empereur – ce qui s’appelle ici le « grand projet ». Un grand projet précisément dont il convient d’examiner les tenants et les aboutissants, tant il est important pour eux deux et pour la suite de l’histoire. Le grand projet, c’est d’abord fuir, jusqu’au moment où Napoléon y renonce ; et s’il y renonce, c’est au nom d’une autre conception qu’il lui faudra faire admettre à Betsy. Fuir, c’est en effet refaire le coup de l’île d’Elbe, perpétuer l’homme providentiel, relancer le mythe. Or c’est tout le contraire qui s’impose progressivement au personnage de Chéreau : détruire Napoléon en lui, « C’est ça le grand projet. J’ai arrêté Napoléon, et il va mourir ici », dit-il à la fin à Betsy 22. Chéreau est plus explicite : « l’action du film, c’est le dévoilement de ce Grand Projet qui est un projet de fou » 23. Loin d’être accablé par la décision qu’il vient de prendre, son personnage savoure alors la toute-puissance qui lui permet d’anéantir le mythe et d’espérer renaître différemment (« devenir l’Autre »). Le dernier plan prend dans ces conditions tout son sens : ce qui disparaît dans le brouillard, c’est juste l’icône ; une fois celle-ci disparue, reste la page blanche de l’Histoire (ou de l’utopie). Tout ceci, on pourrait le dire en d’autres termes plus radicaux que j’emprunte à Carmelo Bene (assidu de Shakespeare comme Chéreau et Al Pacino). Le travail de Bene sur Richard III a consisté en effet à soustraire dans le personnage de Shakespeare, à lui ôter tout ce qui en faisait une figure célèbre et monu- mentale (« majeure » par conséquent), à le « minorer » afin qu’il retrouve ce faisant liberté et potentiel subversif 24. Napoléon aussi est « minoré » par Chéreau et par lui-même. Pour Betsy, c’est plus compliqué. Lorsqu’elle

20. Et qui en rajoutent dans l’opposition puisqu’ils en font aussi le monstre et la vierge. 21. Qu’elle passe aussi par les codes chéraldiens, c’est plus que probable mais il eût fallu attendre le film pour en être certain. 22. Betsy and the Emperor, p. 81 (séquence 140). 23. Notes de Patrice Chéreau à Pierre Trividic échangées entre le 8 avril et le 13 mai 2002 (ou 2003). 24. Voir Carmelo Bene, Gilles Deleuze, Superpositions, Paris, Minuit, 1979. 174 GÉRARD-DENIS FARCY est contrainte de quitter Sainte-Hélène, elle est en profonde affliction (elle arbore une tenue de deuil sur le bateau) ; et pourtant elle part, transformée (par Napoléon 25), révélée dans son potentiel affectif, endurcie pour affronter le monde et s’acquitter de quelque grande tâche 26. Dernière remarque qui me fait revenir au grand projet mais envisagé cette fois-ci du point de vue extradiégétique : son maître d’œuvre n’est pas seulement Napoléon, c’est aussi Chéreau (le futur réalisateur et pas seulement le scénariste). Ses notes, de fait, ne laissent aucun doute sur sa volonté de démythifier l’Empereur, de le dégager de l’imagerie d’Épinal et de le projeter dans la réalité la plus crue. Selon toute probabilité, le Napoléon de Chéreau (et Pacino) aurait eu la mine décatie, l’air maladif et dépressif, la névrose à fleur de peau 27, la peau moite d’avoir exsudé la terrible moiteur de Longwood ; il eût porté l’habit civil et non plus l’uniforme légendaire 28, et il eût juré sans vergogne. À ce fil narratif (Napoléon - Betsy) s’en ajoute un second centré sur Cipriani 29. Faut-il le rappeler : Cipriani est corse, il a fréquenté dans sa petite enfance les Bonaparte ; à Sainte-Hélène, on le soupçonne d’intriguer et de servir plusieurs maîtres à tel point qu’il meurt probablement empoi- sonné. Certains vont même jusqu’à penser qu’il se serait trouvé à la place de Napoléon dans le cercueil exhumé en 1840 30. Or ce personnage (digne d’Alexandre Dumas ou de Balzac) bénéficie ici d’une singulière investiture : il devient le double de Napoléon et son auxiliaire tous azimuts. Double (voir l’affaire du cercueil) et demi-frère, un frère bâtard et mal aimé 31 à l’image – nous dit Chéreau – de l’Edmond du Roi Lear. Auxiliaire : il sert de rabatteur (Betsy à la place de la maîtresse attitrée : c’est son idée), il supervise les tractations nécessaires à la fuite de l’Empereur, et surtout il collabore au second grand projet selon des modalités qui gagnent à être précisées. Il va en effet mourir empoisonné de la main de son maître et il sait que sa mort empêche de poursuivre les préparatifs de la fuite. Autrement dit, lui aussi aide Napoléon à s’autodétruire ; un Napoléon qui s’autodétruit encore plus dans la mesure où il contraint son double à la mort.

25. Son « Pygmalion », dit Chéreau au coin d’une note. 26. Par exemple, émarger elle aussi sur la page blanche de l’Histoire. 27. Les dermatoses impériales sont largement attestées. 28. Chéreau a consulté le documentaliste Hervé Grandsart pour s’assurer qu’il ne le portait plus à Longwood. Ce qu’il apprend de celui-ci, c’est qu’il l’abandonna très vite aux Briars chez les Balcombe (à cause de Betsy, qui sait ?). 29. Lequel est quasiment absent des souvenirs de la vraie Betsy et n’apparaît pas dans le roman de Staton Rabin. 30. Voir Bruno Roy-Henry, Napoléon, l’énigme de l’exhumé de 1840, Paris, L’Archipel, 2000 ; cet opuscule se trouve dans les archives de l’IMEC. 31. Napoléon est parfois très dur avec celui qu’il qualifie de « larbin ». LOOKING FOR NAPOLEON 175

Et puis, en marge de ce scénario, il y a un immense paratexte auquel j’ai déjà emprunté et qui mérite cependant une attention particulière 32. L’on y trouve entre autres de nombreuses références tant cinématographiques que littéraires qui fonctionnent, non pas comme de futures citations, mais comme des hypothèses de travail. Il s’agit en l’occurrence de lan- cer Napoléon hors de la doxa napoléonienne et de l’exposer (lui et son interprète) à d’autres questionnements. Exemple : la référence insistante à Apocalypse Now. Chéreau pense à Kurtz pour façonner un Napoléon crépusculaire et autarcique, et il a d’autant plus raison de le faire que les deux personnages ont des points communs : ce sont des chefs de guerre, isolés au bout du monde, entourés de leurs fidèles, aux confins de la folie et de la mort 33. Côté théâtre, rien de surprenant à constater la priorité donnée aux références shakespeariennes ; qu’il s’agisse de La tempête (l’île, la paternité), de Richard III (le monstre et ses spectres) ou du Roi Lear (le dénudement de l’être, la solitude absolue, la paternité encore) 34. Des références qui se croisent parfois au point d’aboutir à ce bel aperçu sur l’Empereur : « un mélange de Lear et de Prospero ». C’est ce que Chéreau écrit à Al Pacino en juin 2003 et que l’on pourrait formuler en d’autres termes : Napoléon est un personnage shakespearien – ou du moins il peut le devenir dès lors qu’il est travaillé en ce sens. Le paratexte nous renseigne aussi sur les fréquentations de cet infatigable lecteur qu’est Chéreau : livres historiques ou pseudo-historiques, œuvres littéraires en rapport direct (Les mémoires d’outre-tombe, Guerre et paix pour la campagne de Russie prévue au tout début) ou indirect (Les carnets du sous-sol 35, des récits de Carson McCullers). Un livre a tout particulièrement retenu son attention : La chambre noire de Longwood de Jean-Paul Kauffmann 36. Dans ce récit de voyage, l’auteur cherche à appréhender Napoléon autrement, par des voies qui relèvent plus de la phénoménologie que de l’Histoire, par le corps, l’épiderme, la voix, dans son rapport à la météorologie si particu- lière de Sainte-Hélène. Napoléon, nous dit-il, a été immergé dans « cet infini ruissellement », il a ressenti « la même langueur douceâtre, le même écœurement » 37 – c’est Napoléon – Roquentin. Chéreau a probablement été attentif à ce genre de notations comme il a dû l’être à des phrases qui font écho à la thématique du film : « Chaque jour me dépouille un

32. Je ne confonds pas le paratexte au sens strict que j’observe ici (les écrits de Chéreau) avec tout un ensemble hétéroclite (fax, projet de budget, repérages photographiques). 33. Sans compter que Brando a lui aussi interprété Napoléon. 34. À l’origine de cette dernière référence : Al Pacino en personne. 35. Un texte qu’il lit en public à l’époque. 36. Jean-Paul Kauffmann, La chambre noire de Longwood, Paris, la Table ronde, 1997. 37. Ibid., p. 212. 176 GÉRARD-DENIS FARCY peu plus de ma peau de tyran » 38. De spéculations en spéculations, j’en viens enfin à celles qui touchent au cinéma et dont il est difficile de dire ce qu’elles seraient devenues à l’écran. Chéreau s’aventure peu – et on le comprend 39 – du côté de l’esthétique ; sauf pour dire que Le monstre de Longwood n’aurait pas été un film historique 40, plutôt quelque chose entre le roman gothique et le film d’épouvante. Nonobstant les risques de l’hypothèse, l’on peut estimer que son Napoléon (monstre et « vampire ») y eût gagné un cadre à sa (dé)mesure, un surplus de caractérisation et une aura iconoclaste – ce qui n’eût sans doute pas déplu à Pacino. Évoquer Pacino, c’est évidemment faire allusion au casting – une activité particu- lièrement appréciée du cinéaste. De ses nombreux listings crayonnés au débotté, se détachent quelques élus ou éligibles : Leelee Sobieski (Betsy), une jeune comédienne américaine vue dans le dernier Kubrick et qu’il rencontre à Paris, Christopher Walken qu’il met en tête de liste pour Cipriani (c’est dire son importance), et bien entendu Pacino. Un Pacino qui n’a pas encore signé (Chéreau ne semble pas s’en inquiéter) et dont le choix s’impose sans réserves et sans commentaires de sa part. À défaut des siens, j’observe que l’acteur américain a des états de service intéressants (ses emplois de malfrat-mafieux au cinéma, ses divers rôles shakespeariens) et un physique de bon augure – qu’il s’agisse de sa taille ou de son visage particulièrement réactif aux contingences affectives ou événementielles 41. Et pourtant, lorsqu’il parle de son personnage, pas une fois Chéreau ne l’associe à son interprète – comme si la fusion n’était pas encore réalisée, comme si le film n’était pas encore en vue. Reste à tenter de comprendre les raisons de ce fiasco. L’on peut rappeler les difficultés à boucler un budget de plus en plus problématique à mesure que le temps passe. Un temps qui, soit dit en passant, n’a rien arrangé à l’affaire : un temps qui s’éternise, qui divise (il y a ceux qui temporisent ou attendent une conjoncture meilleure et Chéreau qui s’acharne à écrire ou réécrire dans sa lointaine Europe). L’on peut aussi s’interroger sur l’attitude d’Al Pacino qui n’a jamais dit non sans pour autant s’engager à fond dans le projet 42, qui n’a guère eu de contacts suivis avec son futur réalisateur – à tel point que celui-ci est obligé de passer par des intermédiaires (agents, producteurs) pour s’entretenir avec lui. Chéreau enfin : ses exigences tant artistiques que financières, ses méthodes de travail (sa direction d’acteur,

38. Jean-Paul Kauffmann, La chambre noire de Longwood, p. 251. 39. L’essentiel pour l’instant, c’est le travail scénaristique et narratif. 40. Façon Guitry, car Barry Lindon c’est autre chose. 41. En l’occurrence, on l’imagine bien réceptif aux stigmates de la mélancolie et de la dépres- sion. 42. Des comédiens coproducteurs, ça existe. LOOKING FOR NAPOLEON 177 ses retouches incessantes du scénario), ont pu inquiéter un tant soit peu les bailleurs de fonds américains – à plus forte raison s’ils ont eu vent des vicissitudes de La reine Margot. Tout ceci sans compter d’infinies (et peut-être vaines) spéculations sur ce qu’auraient été les relations Chéreau- Pacino, sur l’emprise de la production américaine sur la réalisation du film ; à moins évidemment que ladite production ne se fût internationalisée ou européanisée. Il est possible en effet que ce soit là le vœu intime du metteur en scène qui – une fois n’est pas coutume – se livre au printemps 2009 à quelques confidences. Il a manqué au Monstre de Longwood, nous dit-il alors 43, le producteur de La reine Margot : Claude Berri, seul capable avec son obstination et sa démesure de mener à bien un tel projet et de le financer à hauteur de son ambition. Car, et Chéreau ne l’avait jamais dit si clairement, Le monstre de Longwood devait être « dans la veine de La reine Margot. Même si cela se déroule à Sainte-Hélène, on ne peut représenter un tel personnage sans qu’il y ait un minimum de spectacle… » 44. Ces exigences ont évidemment un coût, et Claude Berri le savait bien qui refuse, sans doute en 2002, de s’engager dans une production aussi, sinon plus, risquée que celle de La reine Margot 45. Une immense somme d’énergies créatrices et de désirs au cinéma a donc été dilapidée, Chéreau a tourné la page sans états d’âme semble-t-il 46, il a renoncé à un film mais il a laissé des traces. Des traces qui permettent de se faire une idée du chantier à ses débuts (avant le premier tour de manivelle) et de pointer d’autres occupations que la mise en scène : Chéreau écrivant inlassablement, fabriquant des histoires, créant des affects, des horizons et des mondes, cela valait bien le détour.

Apostille

Le scénario de Chéreau et Pierre Trividic est désormais une archive à l’usage d’un public spécialisé, sauf à lui imaginer une reconversion et d’autres destinataires. Le monstre de Longwood pourrait en effet être publié (j’ai assez dit ici la qualité du texte en tant que tel), faire l’objet d’une lecture publique ou d’une adaptation radiophonique (n’est-ce pas France Culture ?). Quant à en tirer un film qui ne serait pas de Chéreau lui-même c’est évidemment l’hypothèse la plus improbable (bien que des précédents

43. Patrice Chéreau, Télérama, nº 3093, 25 avril-1er mai 2009, p. 22. 44. Ibid. 45. « Le financement du Napoléon sera difficile […] », dit-il dans Claude Berri, Autoportrait, Paris, L. Scheer, 2003, p. 131. 46. Sans tomber, on s’en doute, dans la déploration et le ressentiment. 178 GÉRARD-DENIS FARCY ne manquent pas dans le 7e art). Pour ce faire, il faudrait que l’intéressé y consente (alors qu’il s’est considérablement investi dans la chose) ; et qu’il rencontre le cinéaste à sa mesure, qui ait toute sa confiance mais qui lui résiste assez pour s’approprier le projet et en faire œuvre personnelle.

Gérard-Denis Farcy Université de Caen Basse-Normandie COMPTES RENDUS

Laurent Terzieff, Cahiers de vie, Paris, Gallimard, 2011.

Ceux qui ont vu jouer Laurent Terzieff gardent de lui le souvenir d’une voix parfaitement timbrée aux harmoniques profonds, émanant d’un visage émacié mangé par un regard intense. On se dit qu’il a brûlé sa vie au service du théâtre. C’est vrai, mais la réalité, telle qu’elle apparaît dans ses Cahiers de vie est plus complexe. Dans le montage habile de ses textes intimes réalisé par Danièle Sastre, deux textes sont donnés en « prologue ». Ils révèlent la souffrance et les contradictions profondes qui l’ont habité, sa vie durant : « Fâché avec l’existence, j’ai beaucoup de mal à m’accepter, à accepter le monde dans lequel il me semble avoir été jeté sans que je le désire » (p. 19). Désespoir alors et aigreur ? Nullement, car, immédiatement, est lancé le contre-feu : « Ce qui nous sauve c’est l’âme, le moi profond de l’être […] qui est cette conscience de ce qu’on est au-delà des fluctuations du temps » (ibid.). Et ce qu’il est, Laurent Terzieff l’a trouvé dans sa « recherche d’un théâtre qui refuse à la fois l’imposture intellectuelle et la facilité » (ibid.). Ligne de crête difficile à tenir : elle éclaire ce qui, de lui, demeure et résiste à l’usure du temps. Acteur dans Tête d’or comme dans La danse du Sergent Musgrave (je parle de ce que j’ai vu), c’était l’éblouissement, mais d’un soleil noir ; le jaillissement d’une force irradiante, mysté- rieuse, inquiétante, insaisissable. Il se définissait lui-même comme « un comédien lyrique » et il possédait un vibrato unique mais, pour moi, ce qui le distinguait, c’était sa qualité de retenue, sa réserve de puissance intérieure sensible à travers une très grande économie de moyens. Réus- sissant à faire la jonction entre l’héritage de Copeau et celui d’Artaud, il avait besoin de « jouer des personnages assez forts, si ce n’est même paroxystiques » (p. 102) en lesquels il s’incarnait totalement (« l’être que j’incarne désormais, je le suis devenu, corps et âme », ibid.), tout en gardant (inconsciemment peut-être) une distance qui situait ses person- nages au-delà de ce qu’ils montraient. Il appartenait à cette génération 180 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012 d’artistes des années 1950, formés (mais non formatés) plus ou moins sur le tas (les Serreau, Polieri, Blin, Martin, Chauffard, Cuvelier…) pour qui le théâtre était une aventure où ils s’engageaient à corps perdu en y transfusant le meilleur de leur personnalité, sans chercher à la masquer ou à « l’enrichir » par des trucs de métier. Acteur de cinéma, Terzieff se caractérisait plutôt par une présence immédiate et forte, aussi bien comme « adolescent frondeur » (Christian Schiaretti) dans Les tricheurs de Marcel Carné que comme adulte imposant d’emblée la silhouette d’un être authentique conscient de ses responsabilités (dans les films de Claude Autant-Lara). Comme metteur en scène, Terzieff fut le découvreur d’un grand nombre d’auteurs, américains et britanniques surtout, qui, dans les années 1960 et au-delà, ont ouvert le domaine du théâtre d’avant-garde à une humanité plus quotidienne, plus soucieuse d’explorer ses états d’âme que de se poser des questions métaphysiques ou des problèmes formels. Qu’on se souvienne des Albee, Saunders, Schisgal, Andréev, Mrozek et des Hare, Friel, Harwood et Asmussen qu’il a été un des premiers, sinon le premier, à acclimater en France. Peu, très peu d’auteurs français dans la théâtrographie du metteur en scène comme dans celle du comédien. Comme si Laurent Terzieff n’avait trouvé qu’à l’extérieur des frontières ce théâtre de l’âme et de la poésie profonde qu’il a toute sa vie ambitionné de servir : « Le théâtre qui n’est pas poétique ne sera jamais du théâtre », a-t-il écrit. Poésie qui naît, non des images et des joliesses du style, mais de la musique et du rythme des mots. Porté vers une philosophie morale, Terzieff se place, pour ce qui est de l’esthétique dramatique, dans l’entre- deux d’une écriture réflexive tendue (à la Milosz) et d’un appel à l’absolu poétique (à la Rilke). Apparemment loup solitaire, Terzieff a beau avoir été reconnu et distingué, très tôt, par de nombreux prix, il s’est toujours placé, jaloux de son indépendance, dans les marges de l’institution, travaillant au coup par coup, le plus souvent dans les théâtres privés, avec quelques fidèles dont Pascale de Boysson, sa compagne. Pour autant, nullement enfermé dans sa tour d’ivoire, puisqu’il donna sa signature, avec les conséquences professionnelles qu’elle entraîna, au Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie. Car Terzieff croyait à la valeur sacrée du théâtre et à son pouvoir de conviction émotionnelle, aussi bien qu’il s’imposait par sa « tenue » et son intégrité. « Il faut être libre pour être à l’écoute du monde », a-t-il écrit (p. 254). Magnifique ambition, pour un homme comme pour un artiste.

Michel Corvin COMPTES RENDUS 181

Patrice Chéreau, Les visages et les corps, avec la collaboration de Vincent Huguet et Clément Hervieu-Léger, Paris, Skira-Flammarion – Louvre éd., 2010.

À l’automne 2010, pour la troisième année consécutive, le Louvre donne carte blanche à un invité d’honneur. Patrice Chéreau, à la suite de Pierre Boulez et d’Umberto Eco, y propose spectacles et expositions et accompagne cette programmation d’un ouvrage intitulé Les visages et les corps. Plus qu’un catalogue d’exposition, ce texte se révèle être un journal de bord, donnant accès à un processus de création. Patrice Chéreau y refuse tout passéisme mais accepte malgré tout d’ouvrir ses archives, sa mémoire et son atelier. Les visages et les corps entrelace textes et images. Quatre cahiers d’illus- trations permettent de suivre les pas du visiteur parcourant les galeries du Louvre. Le premier mêle photographies de répétitions, dessins du père du metteur en scène et reproductions. Il suggère un univers visuel dont Patrice Chéreau dit se nourrir, glanant dans les journaux les éléments qui fécondent son imaginaire. Le deuxième cahier remplit plus strictement la fonction de catalogue d’exposition. On y consulte les reproductions des différentes œuvres sélectionnées par Patrice Chéreau et exposées dans le couloir des poules. Un choix éclectique où dialoguent peinture et photogra- phie, classiques et contemporains. Si l’essentiel de ces œuvres est emprunté au Louvre, certaines sont prêtées par d’autres institutions, notamment L’origine du monde, sise au musée d’Orsay. Le troisième cahier donne un échantillon des archives Chéreau situées à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) : dessins préparatoires et notes du metteur en scène, esquisses de décors et de costumes de la main de Richard Peduzzi et Moidele Bickel. Ce cahier constitue un document rare, seule publication à ce jour donnant accès au riche fond d’archives déposé à l’abbaye d’Ardennes. Le quatrième cahier se compose de photographies des répétitions des différents spectacles proposés durant les quelques semaines de la manifestation : In der Kindheit frühen Tagen, avec Waltraud Meier, d’après les Wesendonck de Wagner ; La nuit juste avant les forêts de Koltès avec Romain Duris et Mon corps, mon lieu, travail chorégraphique mené par Thierry Thieû Niang avec des enfants, des adolescents et des personnes âgées. Sept textes et entretiens viennent légender ces illustrations. Le premier d’entre eux se révèle le plus intéressant car le plus original. Patrice Chéreau s’y livre sous la forme d’un journal qui sous les apparences du carnet de bord flirte avec l’intime et se fait confession. Entre le 19 février (date de la discussion avec Henri Loyrette, président-directeur du Louvre) et le 28 mars 2010, Chéreau y consigne ses questionnements sur l’enjeu de cette invitation. Ce texte nous invite dans l’intimité du metteur en scène en nous ouvrant « le grand livre de [s]es souvenirs, là où est rangé tout ce qui peuple [s]es journées » (p. 61). 182 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012

Trois entretiens reprennent des éléments connus du travail de Patrice Chéreau : années de formation, influences esthétiques et convictions politiques ; art de la direction d’acteur, importance de la narration et place capitale de l’écrit. Le premier de ces entretiens, « Les images et les mots », formule néanmoins une évolution essentielle du travail de Chéreau depuis le début des années 1980, à savoir le déclin de l’image au profit du texte à compter de la rencontre avec Bernard-Marie Koltès. Ce processus déjà décrit par Anne-Françoise Benhamou comme un deuil du visible 1 a pour corrélat une soumission à l’écrit assumée par le metteur en scène et dont le goût pour la pratique de la lecture à voix haute depuis le début des années 2000 est un des symptômes. Enfin, trois courts textes éclairent la démarche de Chéreau invité du Louvre. Sous la plume de Sébastien Allard, conservateur chargé du commissariat de l’exposition, et de Vincent Huguet et Clément Hervieu- Léger, collaborateurs proches du metteur en scène, s’ébauche le portrait d’un homme en dialogue permanent avec l’art sous toutes ses formes. Les visages et les corps constitue ainsi un document précieux par la qualité et l’originalité des illustrations qui y sont proposées. Ce « musée de papier » (p. 109) ne vise pas un public de spécialistes et sacrifie donc au retour sur certains aspects bien connus du travail du metteur en scène. On aurait tort pourtant de minimiser la portée de cet ouvrage. En tant que trace d’une manifestation qui a été pensée comme un hommage réciproque des beaux-arts au metteur en scène, rare moment d’introspection de la part de celui qui refuse de regarder en arrière ou de formaliser une méthode, Les visages et les corps est une œuvre en soi. L’ouvrage prend acte d’évolutions majeures du travail de Chéreau. La première d’entre elles est liée à la place prise par le chorégraphe Thierry Thieû Niang qui cosigne aujourd’hui les mises en scène de Patrice Chéreau. La deuxième évolution paradoxalement actée par cet ouvrage illustré est le déclin de l’image. Enfin, le journal écrit de la main de Chéreau consacre un mouvement vers l’intime initié au début des années 1980, lors de la rencontre avec Koltès et Guibert d’une part, lors du passage au cinéma d’autre part. Le metteur en scène des années 1970, défenseur du théâtre public, a peu à peu cédé la place à un créateur nourri par des dramaturges faisant s’affronter l’individu et le monde. Il s’est mué en cinéaste, faisant une place de plus en plus large à un individu aux prises avec ses désirs. L’intime a gagné du terrain dans cette œuvre pluridisciplinaire jusqu’aux années 2000 et à ces lectures publiques de textes où par le biais d’auteurs contemporains (Duras, Guibert, Guyotat) Chéreau est remonté sur scène pour dire « je ». Si Chéreau jamais ne cède au

1. Anne-Françoise Benhamou, « Patrice Chéreau : la chair du visible », in La scène et les images, Béatrice Picon-Vallin (dir.), Paris, CNRS éd., 2001, p. 341-361. COMPTES RENDUS 183 goût du siècle pour la mise en scène de soi, son œuvre par des détours qui en font l’intérêt dessine une asymptote où fiction de l’intime et biographique se rejoignent dans un geste poétique dont Les visages et les corps est la trace.

Valérie Nativel

La direction d’acteur, Frédéric Sojcher (dir.), entretiens avec Olivier Assayas, Youssef Chahine, Patrice Chéreau, , Karim Dridi, Bruno Dumont, , Daniel Mesguich, Serge Regourd, Paris, Archimbaud – Klincksieck, 2011.

Le principe de ce volume est une suite de rencontres organisées par les étudiants de l’université Paris 1, avec des metteurs en scène de cinéma et de théâtre, et centrées sur la question de l’acteur. Il y a quelques années, la revue Études théâtrales à Louvain avait publié un numéro passionnant, dirigé par N. T. Binh, sur la même question, mais resserrée au seul champ cinématographique 2. On ne détaillera pas ici les entretiens reproduits dans le volume qui nous occupe, mais on peut insister sur l’intérêt que prennent les conversations à partir du moment où, précisément, les expériences théâtrales et cinématographiques se font écho. Les développements des cinéastes, plus ou moins bien aiguillonnés par leurs interlocuteurs, en res- tent en effet souvent à la « rencontre magique » qui doit présider au travail entre réalisateur et comédiens ; par paresse, par habitude hélas face aux journalistes qui s’en contentent, ils auraient tendance à se cantonner à ces banalités, souvent, si le travail au théâtre (le leur ou celui qu’ils admirent chez les autres) ne venait donner une autre teneur à leurs réflexions. À cet égard, Daniel Mesguich et Patrice Chéreau, en particulier, dressent un panorama de la pratique actoriale en France, et lancent des idées à propos de la « direction d’acteurs » qui forment les meilleures pages du livre. Tellement éloignés l’un et l’autre d’un discours à la mode sur l’incar- nation et l’improvisation, forts d’une culture de la scène qui les a fait travailler dans des conditions bien différentes de celles des plateaux de cinéma habituels, ils apportent sur les comédiens, leur travail du texte, leur préparation, un regard passionnant. Mesguich, qui n’a jamais mis en scène pour le cinéma, mais qui a tourné une cinquantaine de films en tant qu’acteur, s’attaque en particulier à ce qu’il appelle « l’idéologie de l’authenticité ». À une question sur les mauvais traitements destinés à « mettre en condition » les acteurs, il répond :

2. Études théâtrales, nº 35, 2006, La direction d’acteur au cinéma, N. T. Binh (dir.). 184 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012

L’acteur n’est pas à notre service, il n’est pas un instrument dont il faut tirer le son qu’on veut à n’importe quel prix. Un acteur avec qui on aura été blessant, fût-ce soi-disant pour la bonne cause, eh bien il aura été blessé. Et en plus ça ne sert à rien. C’est une idéologie complètement totalitaire et fausse qui prétend ça. […] L’Actors Studio a ses limites. Et moi je place les limites dès le départ. Aucune émotion n’a besoin d’être vraie au théâtre. On peut faire semblant pour tout. (p. 103)

Et encore : « Cette croyance, cette foi dans la sincérité, cette idéologie de l’authenticité, sont proprement insupportables de naïveté. Elles sont le contraire de l’art dramatique » (ibid.). On ne saurait avoir de position plus nette en termes de création, et en termes d’éthique professionnelle. Bien des tyranneaux de plateau pourraient s’en inspirer. Ses réflexions sur la nécessité de faire ressortir dans un texte les sens « minoritaires », par rapport à une interprétation « majoritaire », c’est-à- dire trop évidente, ou qui irait dans le sens commun, sont passionnantes, et vibrantes d’intelligence. Elles rappellent le meilleur Barthes, auquel s’ajouterait l’expérience. Même chose pour le découpage que l’acteur ou le metteur en scène fait subir aux phrases, aux scènes, aux moments du jeu, parce que tout doit être au présent, que tout est plus beau si le devenir n’est pas joué par l’acteur lui-même, mais subi. Mesguich parle alors du jeu théâtral, mais il rejoint des réflexions faites par Bresson dans ses Notes sur le cinématographe, et plus largement une certaine conception du montage :

Pour nous, si chaque phrase est trop lourdement reliée à celle qui la précède, à celle qui la suit, c’est tout l’espace de notre travail qui s’ame- nuise. […] La possibilité de déconnecter complètement une phrase de ce qui l’entoure est le fondement du travail théâtral. […] Une fois encore, l’alexandrin, par excellence, profite de cette façon de le considérer. Si on le prononce et l’écoute comme s’il était le premier et le dernier vers de la tragédie, le seul, il devient alors un chiffre, une énigme dont on sent bien qu’on ne peut épuiser le sens. C’est plus beau, tout simplement, à mes yeux, d’imaginer qu’on tourne la page entre chacun de ces poèmes de douze syllabes qui constituent une tragédie de Racine. (p. 99)

Sur ce point, Chéreau le rejoint, en décrivant comment passer d’une tonalité à une autre dans de longues scènes filmées :

C’est difficile pour un acteur de jouer deux choses à la fois profondé- ment. Je pense qu’on ne peut en jouer qu’une. On peut obtenir des choses très contradictoires juxtaposées, c’est le miracle du montage, mais c’est assez compliqué à obtenir. […] Et il y a un autre paramètre pour lequel le montage est déterminant : comment passer d’un sentiment à un autre. COMPTES RENDUS 185

[…] Donc cette rapidité-là qu’un acteur ne peut avoir, le montage peut la donner. (p. 37)

Cette juxtaposition du présent des scènes, ou des sentiments, éclaire une certaine disparition de la notion de « personnage », comme trait d’union commun à l’ensemble, et dont manifestement l’un et l’autre des metteurs en scène ont besoin de se dégager. Ce sont 50 ans d’influence de l’Actors Studio, et un certain naturalisme à la française, qui sont ainsi battus en brèche. Curieusement, à partir d’une tout autre conception du jeu, un cinéaste aussi différent que Claude Lelouch rejoint cette nécessité du présent vécu, et de la surprise nécessaire :

C’est cela la direction d’acteur : faire oublier au comédien qu’il est un acteur, afin qu’il commence à vivre une histoire. Pour faire vivre une histoire au comédien, je me suis ap$erçu qu’il ne fallait pas qu’il lise le scénario, qu’il connaisse la fin de l’histoire. […] Si l’acteur connaît la fin de l’histoire, il va faire appel à son savoir-faire. (p. 177)

Implicitement, l’expérience théâtrale de Chéreau est partout présente dans sa façon de parler de l’acteur – et le contraire serait évidemment étrange. D’où cette impression de contrôle, de composition partagée entre metteur en scène et acteur, qui fait de ce dernier le dépositaire d’un art véritable. Chéreau et Mesguich se rejoignent là-dessus nettement, et on peut déplorer, par contraste, l’absence si fréquente d’une conscience véritable du travail d’acteur chez tant de réalisateurs strictement « cinéma », y compris dans ce volume. Les plus intéressants étant ceux qui explicitent et assument une concep- tion radicale de l’acteur comme réalité brute à filmer, ni modèle ni artisan, mais matériau inconscient, au même titre qu’un paysage ou un accessoire. Ainsi Bruno Dumont, qui distingue théâtre et cinéma de façon tranchée :

il faut penser l’acteur dans le cinéma, et l’acteur dans le cinéma n’a pas grand-chose à voir avec l’acteur au théâtre, à cause des appareils. Les appareils font que vous pouvez tourner avec des gens, avec des paysages, qui ne sont pas forcément… professionnels. (p. 134)

Très nettement, quand le média est pensé en tant que tel, la pensée de l’acteur devient beaucoup plus instructive. Chéreau, encore lui, qui sait faire la part des choses entre son travail aux Amandiers à Nanterre et Ceux qui m’aiment prendront le train, l’illustre parfaitement.

Vincent Amiel 186 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012

Valérie Nativel, La représentation de l’intimité dans le travail de Patrice Chéreau (1982-2010), thèse de doctorat dirigée par Gilles Declercq (uni- versité Sorbonne nouvelle – Paris 3), et soutenue le 1er décembre 2012 devant un jury composé d’Anne-Françoise Benhamou (École normale supérieure), Catherine Naugrette (université Sorbonne nouvelle – Paris 3), Michel Braud (université de Pau), Gilles Declercq (université Sorbonne nouvelle – Paris 3) et David Vasse (université de Caen Basse-Normandie).

L’intime est un défi lancé à la représentation : comment montrer ce qui est par essence caché, ce qui échappe à l’espace public pour se loger dans le privé, entre les murs des foyers, ou dans le for intérieur ? À ce ques- tionnement esthétique – que peut la représentation face au paradoxe de l’intime ? – s’ajoute un enjeu éthique : qu’a-t-on le droit de montrer de cette sphère régie par le secret et la pudeur ? Notre recherche a pour objet l’œuvre du metteur en scène et cinéaste Patrice Chéreau. À la scène comme à l’écran, les corps y sont donnés à voir jusqu’à l’excès, suscitant chez le spectateur malaise et fascination. Deux postures s’y dessinent : intrus ou voyeur, le spectateur est appelé à réfléchir son activité. Au théâtre, c’est l’articulation d’un dispositif scénique épuré et d’un jeu d’acteur puissamment charnel qui place le spectateur dans une proximité physique dérangeante à un corps débordant. Au cinéma, c’est en donnant à voir une nudité suintante, loin des standards lisses des images photoshoppées, que le cinéaste en appelle à une pulsion scopique qui met en branle une fonctionnalité haptique du regard. Ainsi, la représentation de l’intime suscite un besoin d’outrepasser la vision pour palper le visible. Or c’est précisément par le relais du directeur d’acteur que cela est rendu possible. Ce que nous regardons, en dernière instance, est la relation qui unit Patrice Chéreau à ses comédiens, relation au sein de laquelle se joue une érotique de l’acteur, mais aussi une éthique de l’intime, entendue comme le moyen de dépasser obscénité, exhibition- nisme ou pornographie qui caractériseraient la représentation de l’intimité.

Valérie Nativel RÉSUMÉS

Éric Vautrin Le voile de l’image ou le silence des siècles En 1982 paraissait le livre de photographies Treatt-Chéreau. Plus que le témoignage visuel du grand photographe Nicolas Treatt sur le théâtre de Patrice Chéreau, ce livre rend lisible la proximité du rapport aux images de ces deux artistes. Ainsi cette contribution tente de décrypter la façon dont Treatt retrouve Chéreau dans le rapport aux cadres, à la composition plastique, à la lumière et à l’instant du déchirement des masques – que le théâtre de Chéreau met en scène et dont Treatt tire la force et la raison de ses photographies. In 1982 was published a book of photographs entitled Treatt-Chéreau. More than the visual record of Patrice Chéreau’s theatre by the great photographer Nicolas Treatt, this book shows the relation to images and plastic composi- tion they shared. This paper attempts to decipher how Treatt has rejoined Chéreau in the choice of frames, visual and plastic perspective, light design, reference to the history of art and moment of the tearing of masks – a tragic moment that Chéreau has brought on stage from which Treatt has drawn the reason for his photographs as well as their strength.

Jean-François Dusigne La veine musicale de Patrice Chéreau, orchestrateur d’histoires Décrivant sa manière « très sensorielle » d’appréhender les plateaux, les collaborateurs de Chéreau le comparent souvent à un « chef d’orchestre traversé par la musique », et lui-même le reconnaît volontiers : de même qu’il dit rêver « toujours que le spectateur, l’acteur, le metteur en scène et le décorateur respirent avec le décor », Chéreau cherche à impulser des énergies, 188 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012

à développer un mouvement qui « respire avec la musique ». Ce faisant, sa manière d’impulser les corps-à-corps, ou d’imprimer à la caméra un mou- vement qui en soi fasse corps avec les acteurs, donne à ses spectacles ou à ses films un rythme personnel, souvent cahoté, fébrile, turbulent, ou vertigineux. Describing his “very sensorial” way of leading the stages, Chéreau’s collabo��������- rators often compare him with a “conductor penetrated by music” and he readily acknowledges it: just as he confesses his constant endeavour “to see the spectators, the actor, the stage director and the stage designer breathing together with the scenery”, Chéreau intends to impulse energies, to develop a rhythm that “breathes with music”. By doing so, his way of creating “hand to hand contacts” or to give the camera a movement which, in itself, forms one body with the actors, endows his performances or his films with a personal rhythm which is most of the time tossed, febrile, turbulent or vertiginous.

Chantal Meyer-Plantureux Bernard Dort : un spectateur sans indulgence « Les rapports de Bernard Dort avec les metteurs en scène ont été souvent des parcours mouvementés, contradictoires, conflictuels, des moments de crois- sance et de débats, non sans douleur », écrivait Franca Trentin à la mort du critique. La relation avec Chéreau fait partie de ces « parcours mouvementés ». De l’étudiant à la Sorbonne au metteur en scène international, Bernard Dort a suivi avec passion mais sans indulgence le parcours de Patrice Chéreau. “Bernard Dort’s relations with stage directors have often been eventful, contradictory and conflicting processes, moments of growth and debates, not without pain”, wrote Franca Trentin at the critic’s death. The relation with Chéreau is part of those “eventful processes”. From the Sorbonne student to the international stage director, Bernard Dort followed Patrice Chéreau’s career with passion, but without indulgence.

Marion Denizot Patrice Chéreau et Roger Planchon au Théâtre national populaire de Villeurbanne : le théâtre populaire est mort, vive la création ! L’article s’attache à comprendre les ressorts et les significations de l’attelage formé par Patrice Chéreau et Roger Planchon entre 1972 et 1982 à la tête du Théâtre national populaire de Villeurbanne (TNP), au regard de l’histoire RÉSUMÉS 189 de la décentralisation dramatique et des conséquences de Mai 1968 sur le théâtre. Quel sens donner à cette codirection qui permet le développement du geste créateur de Patrice Chéreau ? D’un point de vue historique, cette situation signe une transformation des politiques théâtrales : les établisse- ments de la décentralisation deviennent des outils de travail au service de la création et forment un marché dont le ministère de la Culture répartit les postes. The article analyses the working and the meanings of the positions of Patrice Chéreau and Roger Planchon at the head of the Théâtre national populaire in Villeurbanne (TNP) regarding decentralization in France in the field of drama, as well as the consequences of the May 1968 events on theatre. How is this joint-management to be understood, insofar as it enabled the deve- lopment of Patrice Chéreau’s artistic gesture? From a historical perspective, this situation underlines a transformation in the cultural policies concerning theatre: provincial theatres have become tools serving creation and constitute a market in which posts are distributed by the Ministry of Culture.

Yannick Butel Du chant d’un partisan au coup de gueule de l’artisan

Au début des années 1960, en Europe, il y eut un débat vif parmi les partisans du théâtre populaire. Pour certains, le « théâtre populaire » s’apparentait à un engagement politique et révolutionnaire, comme Bertolt Brecht y invitait. Pour d’autres, c’était le cas de Jean Vilar, il s’agissait plutôt de faire bénéficier la communauté citoyenne d’une culture et d’une instruction. Dans cet environnement de tensions, Patrice Chéreau propose un point de vue différent, publié dans la revue Partisans, où il souligne ses doutes vis-à-vis d’une approche trop idéologique. Il préfère exposer et parler de la complexité de ce que l’on nomme « théâtre populaire ». Cette singularité ou marginalité est à l’origine, entre autres, de critiques. Notamment de Bernard Dort, qui laisse entendre qu’il y aurait là une trahison. At the beginning of the sixties, an important controversy divided the advo- cates of popular theatre in Europe. Some of them defended a political and revolutionary approach to the screen, according to Bertolt Brecht’s model. The others, who followed Jean Vilar’s path, believed that popular theatre aimed at providing education and culture for all people. In that tense context, Patrice Chéreau developed a different point of view. His contribution to the debate, published in the French periodical Partisans, expressed his doubts about ideological approaches to popular theatre and 190 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012 rather chose to stress its complexity. Such a marginal standpoint was disap- proved of by eminent critics, like Bernard Dort, who considered it as a treason.

Sophie Proust Patrice Chéreau : archétype du directeur d’acteurs ? Si Georges Banu, dans son article consacré à Patrice Chéreau dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin, indique qu’il y a chez cet artiste « un affrontement constant entre la reconnaissance des pouvoirs de la scène comme boîte imaginaire et l’exaspération du jeu en quête d’authenticité, don du corps », il va en partie s’agir ici de rendre compte de la construction de ce jeu. En effet, ce texte vise à interroger et analyser les caractéristiques de la direction d’acteurs de Patrice Chéreau et ses éventuelles spécificités au théâtre, au cinéma et à l’opéra, tout comme son évolution. Une thèse est d’emblée défendue ici, à savoir qu’à l’exception d’éléments extérieurs à la relation avec les interprètes et d’ordre souvent technique (comme le montage pour le cinéma, par exemple), la direction d’acteurs de Patrice Chéreau est la même au théâtre, au cinéma et à l’opéra. In his article devoted to Patrice Chéreau in Michel Corvin’s Encyclopedic dictionary of theatre, Georges Banu asserts that in this artist there is a “constant confrontation between the recognition of the powers of the scene as an imaginary box and the exasperation of theatre as a quest for authenticity, a gift of the body.” The undertaking here will be to examine the construction of this confrontation. This text aims at questioning and analyzing Patrice Chéreau’s directing actors and its potential specific traits in theatre, film, and opera, as well as its evolution. A thesis is defended from the outset: that except for elements outside of the relations with the actors and often of a technical nature (the editing process of a film, for example), Patrice Chéreau’s directing actors is the same in theatre, film, and opera.

Françoise Zamour Le théâtre des corps, notes sur le cinéma de Patrice Chéreau Au cœur du cinéma de Patrice Chéreau, il y a le théâtre. Plus précisément, c’est le mystère du corps de l’acteur, l’énigme du jeu et de la présence que le cinéma de Chéreau explore et sonde obstinément. Plus qu’un adieu au théâtre, le cinéma de Patrice Chéreau fonctionne comme sa célébration. Cet RÉSUMÉS 191 article se propose d’examiner les moyens cinématographiques (direction, dispositif, montage) mis en œuvre par le metteur en scène pour tenter de cerner, de débusquer, et parfois de faire advenir, une vérité du cinéma exprimée par l’engagement physique de ses interprètes. Theatre remains the beating heart of Patrice Chereau’s cinema. Precisely, one can consider that Chereau’s films’ real subject and purpose are the obser- vation of the playing actor’s body. Playing, acting, even being on screen as a vivid image: that is the kind of mystery Chereau’s camera tries to approach and enlighten. For this director, filming is not a farewell to the theatre, but a way to celebrate it. This paper describes and analyses the specific technical means and patterns (shooting, directing, editing) which Chereau uses to achieve his purpose: to search for the truth of the acting bodies.

Vincent Amiel

Mouvements de groupe, mouvements de l’acteur Les acteurs multiples du Théâtre des Amandiers, avec lesquels Chéreau travaillait des tableaux mobiles, ont trouvé au cinéma leur équivalent dans le découpage en plans, et les images multiples qui composent un nouveau corps. Chéreau quitte ainsi une troupe de comédiens pour composer au cinéma un véritable personnage cinématographique. The multiple actors of the Théâtre des Amandiers with whom Chéreau worked on mobile scenes have found their equivalent in films with the editing and the multiple images which make up a new body. Thus Chéreau leaves a theatre company to make up a real cinematographic character.

David Vasse

Mauvais sang : le corps effusif dans le cinéma de Patrice Chéreau Nul n’ignore que l’intimité constitue le cœur du cinéma de Patrice Chéreau. Mais c’est un cœur qui bat à se rompre dès qu’il s’expose à l’état de symp- tôme. Chez lui, l’intimité est ce qui relève de l’extériorisation subversive du négatif, elle n’est filmable que dans l’expression d’un débordement des limites corporelles. C’est par l’excès qu’elle se manifeste. Il n’est donc pas rare de voir couler le sang pour la mettre en alerte et la faire jaillir au contact du monde extérieur, jusqu’à soumettre celui-ci à sa temporalité 192 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012 et à sa force. Patrice Chéreau fait du sang la marque la plus aiguë de la littéralité somatique, le moment où le corps se déchire sous la pression trop forte d’une intimité trahie par le retour souvent malveillant du dehors. À chaque fois qu’un corps saigne, il figure à l’extrême une émotivité à proportion d’un réel qui, après avoir été mis à distance, revient s’immiscer dans les veines tel un poison. Everybody knows that intimacy is the heart of Patrice Chéreau’s cinema. But this heart is beating wildly whenever it is exposed as a symptom. For him, intimacy is the subversive exteriorisation of the negative, it can only be shot with the overflowing of corporal limits. Excess is its form of expression. Therefore blood is often flowing so intimacy can be in a state of alert and arise at the contact of the outside world until the outside world is submitted to its temporality and to its strength. To Patrice Chéreau, blood is the sharpest sign of the somatic literality: the body is torn under the pressure of a betrayed intimacy, betrayed because of the – often evil – element coming back from the outside. Whenever a body bleeds, an extreme emotivity is represented to the proportion of a reality which, after having been kept in the distance, returns like a poison that runs through the veins.

Valérie Nativel Patrice Chéreau et le corps suintant : esquisse d’une esthétique des sécrétions Larmes et sueur, sperme et salive, chair suintante : tel est le corps selon Patrice Chéreau. Une poétique du corps poreux fait figure de fil rouge dans les années passées par le metteur en scène à la direction du Théâtre des Amandiers. De Koltès à Müller, les personnages de ces dramaturges contem- porains mettent en branle, chez le lecteur et le spectateur, un imaginaire de la contamination, au cœur d’une décennie marquée par le développement de l’épidémie du Sida. Une telle conception du corps donne à la peau une importance nouvelle sur le plan tant anthropologique qu’esthétique. Or c’est bien plus au cinéma que sur la scène que se déploient les conséquences d’un tel tropisme, la caméra offrant au regard un épiderme sur lequel s’écrivent les histoires, se révèlent les émotions, se dévoile une intimité. Tears, sweat, sperm, saliva, and oozing flesh: this is the body as seen by Patrice Chéreau. The poetry of the porous body is considered the director’s guiding principle during the years spent as Head of the Théâtre des Amandiers. From Koltès to Müller, the characters of these contemporary playwrights create both in readers and spectators, an imagination of contamination, midway through RÉSUMÉS 193 a decade marked by an increase in the AIDS epidemic. This conception of the body gives the skin a new importance, not only anthropologically, but also aesthetically. The consequences of this tropism are much more evident in cinema than on stage, insofar as the camera offers to the eyes a skin on which stories are written, feelings are shown, and intimacy comes to light.

Yann Calvet

Patrice Chéreau, la mort de l’autre L’œuvre cinématographique de Patrice Chéreau est fortement marquée par le thème de la mort, de l’absence, de la disparition. De la violence macabre de La reine Margot (1994) à l’agonie de Thomas dans Son frère (2003) en passant par l’enterrement de Ceux qui m’aiment prendront le train (1998), Patrice Chéreau montre surtout la conséquence de la mort sur les vivants dans une tentative qui s’apparente à une sorte d’exorcisme. Éros et Thanatos planent ainsi intimement sur l’œuvre du cinéaste marquée par le Sida et plus globalement par une sorte d’inquiétude ontologique face à l’idée de la fin (de la vie réelle, mais aussi sociale ou amoureuse). Patrice Chéreau’s films are strongly marked by the themes of death, absence, and disappearance. With the macabre violence of La reine Margot (1994), the funeral in Ceux qui m’aiment prendront le train (1998), or Thomas’s slow death in Son frère (2003), Patrice Chéreau tries above all to show the consequences of death on the living, as if to exorcise it. Eros and Thanatos are constantly hanging over his films through recurrent motives such as AIDS and the general idea of ending (the ending of life, but also of social life or love life), expressing a kind of ontological concern.

Rose-Marie Godier

Sous la surface des rêves : L’homme blessé, 1983 Si l’envie secrète de Patrice Chéreau était d’adapter à l’écran Le journal du voleur de Jean Genet, le travail d’écriture et d’élaboration, entrepris avec Hervé Guibert, nécessitera pas moins de six années, durant lesquelles le projet initial va être profondément modifié. L’homme blessé ne résulte pas d’une simple transposition, qui viserait à inscrire dans une tonalité plus actuelle la fable du roman de Genet. Du roman au film s’opère une véritable métamorphose, dont les archives déposées à la Cinémathèque française témoignent comme autant d’instantanés. Et cette modification est moins 194 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012 une évolution qu’une involution, c’est-à-dire un approfondissement de la pensée et de l’univers du romancier – jusqu’à subtilement recouvrir dans le film les traces apparentes du roman de Genet. Pourtant, envisagé dans la perspective de sa genèse, de l’univers entier du romancier, le film se fait palimpseste. If Patrice Chéreau’s secret desire was to adapt The Diary of a Thief by Jean Genet on the screen, the writing of the script, undertaken with Hervé Guibert, will require no less than six years, during which the former project will be profoundly altered. L’homme blessé is not the result of a mere change of tonality, between Genet’s tale and our nowadays actuality. From the novel to the movie, the striking alteration can be called a metamorphosis, of which movement the archives preserved in the Cinémathèque française testify step by step. And this modification is not an evolution, but more precisely an involution, as the work of Chéreau and Guibert reveals itself as a deepening of Genet’s thought and universe – until leaving scarcely no trace of the novel on the surface of the movie. But, seen through the process of its genesis, for the whole world of Genet, the movie remains a palimpsest.

René Prédal Platonov, Hôtel de France : les contes cruels de la jeunesse Après une trentaine de mises en scène au théâtre ou à l’opéra et la réalisa- tion de trois longs-métrages cinématographiques, l’adaptation en 1986 à la fois pour l’écran puis la scène de Platonov de Tchékhov avec les élèves comédiens du Théâtre des Amandiers à Nanterre permet à Patrice Chéreau de signer paradoxalement son premier film vraiment personnel, c’est-à-dire qui n’oublie pas son passé théâtral déjà prestigieux mais l’intègre à un film résolument moderne en s’appropriant le sens profond de la pièce. C’est dans l’Hôtel de France en bord de Loire, cent ans plus tard qu’en Russie, que « ce fou de Platonov » incarne l’éternelle révolte de la jeunesse pliant sous les contraintes d’une société étouffante. After about some thirty directions either at the theatre or the opera and the shooting of three feature films, the adaptation in 1986 ofPlatonov from Tchekhov, at the same time for the screen and the stage with the young players of the Theatre des Amandiers in Nanterre, enables Patrice Chéreau to sign his first personal film. In fact, he does not forget his marvellous career at the theatre, but he assimilates it to a resolutely modern film, adopting the profound meaning of the play. It is in the Hotel de France on the banks of RÉSUMÉS 195 the Loire (a hundred years later than in Russia) “this mad man of Platonov” embodies the endless revolt of the youth suffocating under the rules of society.

Geneviève Sellier

La genèse de La reine Margot : transmutation d’un roman populaire en un film d’auteur L’article étudie, à partir des archives Chéreau déposées à la Bibliothèque du film, les différentes étapes de l’adaptation qui transforme, entre le premier synopsis de mai 1989 et la version définitive d’avril 1993, sous la plume conjointe de Danièle Thompson et Chéreau, le roman-feuilleton de Dumas en film d’auteur, le roman sentimental en un film politique violent qui met en scène la dimension sexuelle des rapports de domina- tion. La misogynie déjà présente chez Dumas est accentuée, à travers une Catherine de Médicis (Virna Lisi) systématiquement mortifère et la figure complaisamment violentée de Margot (Isabelle Adjani) par une bande de garçons (ses frères et leurs amis) aussi brutaux qu’érotisés. Le cinéaste de son propre aveu s’inspire non pas des documents historiques mais des films de mafia de Scorsese et des Damnés de Visconti. This article explores different scripts of La reine Margot from Chéreau’s Archives in the Bibliothèque du Film, between the first synopsis of May 1989 and the definitive version of April 1993. Under the joint signatures of Danièle Thomson and Chéreau, the adaptation transforms Dumas’ serialized novel into an art-house film, a sentimental novel into a violent political movie which exhibits sexual politics and relationships of domination in the French royal family of Valois. Dumas’ misogyny is stressed, through evil Catherine Medici (Virna Lisi) but also through Margot (Isabelle Adjani) ill-treated by her brothers and their friends. The film-maker declared he was inspired not by historical documents but by Scorsese’s mafia movies and Visconti’s The Damned.

Jean-Louis Libois

Du Retour à Gabrielle : un rêve cinématographique à la lettre Comme rêve tout d’abord, tant le récit semble se déployer dans une réalité instable avec cette épouse qui revient au moment même où son mari 196 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012 découvre son départ par une lettre et avec un mari qui part à jamais lorsqu’il apprend qu’elle ne serait pas revenue si elle avait su qu’il l’aimait. La lettre fait figure de charnière entre un univers bourgeois et ses rites convenus et sa désagrégation. Gabrielle n’est peut-être jamais partie ? Gabrielle n’est peut-être jamais revenue ? Le film de Chéreau creuse cette incertitude et ne craint pas d’affronter l’univers conradien de cette nouvelle déjà hautement cinématographique. (« Malgré tout son appareil analytique – écrit Conrad – ce récit est sur- tout fait d’impressions physiques auditives et visuelles »). Par des moyens qui lui sont propres (alternance de la couleur et du noir et blanc, décors prégnants, montage fragmenté…), le cinéaste parvient à recréer ce senti- ment d’« inquiétante étrangeté » ressenti en son temps, après son errance nocturne, par le héros de Stefan Zweig mis en scène par Stanley Kubrick dans son film Eyes Wide Shut (1999). As a dream first, since the story is unfolding in a disturbing reality in which Gabrielle is back to her home after a liaison whereas her husband has just found thanks to a letter that she had left. Had she known he loved her, she would have stayed away. And then, he is leaving for real. The letter looks like a go-between in a bourgeois world with its strict rules and its foreseen end. Has Gabrielle left for real? Is she really back? The movie goes into that question thoroughly and handles the highly cinematographic material of the short story. As a matter of fact, “despite all its psychological touches that story is made of physical, visual and aural impressions” said Conrad. With his personal style – alternating between colours and black and white, monumental sets and fragmented editing –, Patrice Chéreau really recreates that feeling of “disquieting strangeness”, already felt by the hero of Stefan Zweig, staged by Stanley Kubrick in Eyes Wide Shut (1999).

Gérard-Denis Farcy Looking for Napoleon Au début des années 2000, Patrice Chéreau envisage de faire un film sur Napoléon à Sainte-Hélène. Il travaille incessamment à ce projet avec le scénariste Pierre Trividic. Il va aux États-Unis pour trouver un finance- ment et un casting. Mais le film ne se fera pas. Reste de ce beau projet de nombreuses archives, plusieurs scénarios, toute une correspondance, des notes de lecture. Autrement dit, tout ce qu’il faut pour reconstituer la genèse du Monstre de Longwood, apprécier la combativité et la créativité du cinéaste avant le tournage. Après quoi, l’article examine le scénario dans RÉSUMÉS 197 sa dernière version connue et l’étudie d’un point de vue à la fois narratif, affectif et thématique. On peut y entrevoir un Napoléon qui cherche à s’évader non pas tellement de Sainte-Hélène que de son propre mythe et qui se plie sans difficultés aux obsessions du cinéaste. At the beginning of the 2000s, Patrice Chéreau intended to make a movie about Napoleon in Saint-Helena. He worked indefatigably on this project with the scriptwriter Pierre Trividic. He went to the United States to find financing as well as a casting. But the movie was never made. However there are numerous archives, several scenarios, a whole correspondence, notes of reading; all that is necessary to reconstitute the genesis of The Monster of Longwood, appreciate the fighting spirit and the creativity of the film-maker before the shooting. Then, the article examines the scenario in its last known version and studies it from a narrative, emotional and thematic point of view. We can have a glimpse of a Napoleon who finds a way out – not so much from Saint-Helena than from his own myth and who complies with Patrice Chéreau’s obsessions.

NOTES SUR LES AUTEURS

Vincent Amiel est professeur à l’université de Caen Basse-Normandie, où il dirige le Credas (Centre de recherches et de documentation des arts du spectacle), centre spécialisé dans les études sur l’acteur. Il a codirigé à ce propos L’acteur de cinéma, approches plurielles (Rennes, Presses univer- sitaires de Rennes, 2007) et le Dictionnaire critique de l’acteur (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012). Il a codirigé plusieurs numéros de la revue Double Jeu, dont en particulier Sacha Guitry et les acteurs (nº 3) et Les images aussi ont une histoire (nº 8). Dernier ouvrage paru : Joseph L. Mankiewicz et son double (Paris, PUF, 2010), prix du meilleur livre de cinéma décerné par le Syndicat de la critique française.

Yannick Butel est critique et professeur en études théâtrales à l’université d’Aix-Marseille I. Il a publié Essai sur la présence au théâtre (Paris – Montréal, L’Harmattan, 2000) ; Vous comprenez Hamlet ? (Caen, Presses universitaires de Caen, 2004) ; et Regard critique : écrire sur le théâtre (Besançon, les Solitaires intempestifs, 2009). Il écrit dans diverses revues (Alternatives théâtrales, Théâtre public…) et a participé à l’ouvrage sur Claude Régy (Paris, CNRS éd., 2008). Il est directeur de la série « scènes », collection « Arts » aux Presses universitaires de Provence et dirige la revue Incertains Regards. Il est cofondateur de insense-scenes.net, site de critique des arts vivants.

Yann Calvet est maître de conférences en cinéma à l’université de Caen Basse-Normandie. Il a publié un ouvrage intitulé Cinéma, imaginaire, ésotérisme : Murnau, Dreyer, Tourneur, Lewin (Paris, L’Harmattan, 2003). Fondateur et rédacteur en chef adjoint de la revue Éclipses, il a coordonné plusieurs numéros sur Francis Ford Coppola, Gus Van Sant, Michael Cimino, Hayao Miyazaki, Tim Burton, les frères Coen… Il collabore aussi à diverses publications (CinémAction, Contrebande…) tout en continuant ses travaux sur les rapports entre le cinéma, l’imaginaire et les mythes. 200 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012

Marion Denizot est maître de conférences en études théâtrales à l’université Rennes 2. Diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris, ses travaux portent sur les héritages du théâtre populaire, sur l’histoire des politiques et le fonctionnement des institutions théâtrales et sur les liens entre théâtre et histoire. Elle a publié en 2005 à la Documentation française Jeanne Laurent. Une fondatrice du service public pour la culture. 1946-1952. Elle a coordonné l’ouvrage collectif Théâtre populaire et représentations du peuple (Rennes, Presses universitaires de Rennes (Le spectaculaire), 2010). Elle prépare aux éditions Honoré Champion un ouvrage sur Le théâtre de la Révolution de Romain Rolland : récit national et théâtre populaire.

Jean-François Dusigne est professeur à l’université Paris 8. Après avoir été acteur au Théâtre du Soleil (1983-1990), il entame des études en arts du spectacle. Sa thèse de doctorat publiée sous le titre Le théâtre d’art, aventure européenne du XXe siècle (Paris, Éd. théâtrales, 1997) a reçu le prix de la Société des gens de lettres. Dernier ouvrage paru : L’acteur nais- sant, la passion du jeu (Montreuil-sous-Bois, Éd. théâtrales, 2008). Il est membre de la Société d’ethnographie de Paris et diplômé de l’Académie de psychothérapie et de sophrologie de Paris.

Gérard-Denis Farcy est professeur émérite à l’université de Caen Basse- Normandie. Ses principaux centres d’intérêt concernent le théâtre français du XXe siècle (dramaturgie et mise en scène), la poétique narrative, la mythocritique, la transécriture. Auteur entre autres du Lexique de la critique (Paris, PUF, 1991), du Sycophante et le rédimé (Caen, Presses universitaires de Caen, 1999) et de nombreux articles dans les revues Poétique, Revue d’histoire du théâtre, Europe, Théâtre / Public. Il vient de codiriger le Dictionnaire critique de l’acteur (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012).

Rose-Marie Godier est maître de conférences au département des Arts du spectacle de l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Elle a publié, entre autres, issu de sa thèse : L’automate et le cinéma, dans “La règle du jeu” de Jean Renoir, “Le Limier” de Joseph L. Mankiewicz et “Pickpocket” de Robert Bresson (Paris, L’Harmattan, 2005), ainsi que deux numéros de Cahier de notes sur… (éditions Les Enfants de cinéma) consacrés à Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir (2003) et à Sidewalk Stories de Charles Lane (2004).

Jean-Louis Libois est maître de conférences à l’université de Caen Basse- Normandie. Il enseigne le cinéma au département des Arts du spectacle. Il est membre du centre de recherche LASLAR (Lettres, arts du spectacle, NOTES SUR LES AUTEURS 201 langues romanes) et du comité de rédaction de la revue Double Jeu dont il a notamment codirigé le numéro 7, Alain Resnais et le théâtre (2010). Il a également fait partie de la direction scientifique du colloque D’un Chéreau l’autre (LASLAR-IMEC, 27-29 novembre 2008). Il vient d’écrire plusieurs articles pour le Dictionnaire critique de l’acteur (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012).

Sophie Lucet est professeur en études théâtrales à l’université Rennes 2. Elle dirige le laboratoire théâtre de l’équipe Arts : pratiques et poétiques. Elle a publié de nombreux articles sur les écritures théâtrales contem- poraines, le processus de création, le lien entre politiques et esthétiques. Derniers ouvrages parus : Dictionnaire critique de l’acteur (en codirection) (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012) ; « Beckett face à ses mises en scène : de la trace de l’imaginaire à la pulsion de l’archive », in L’esthétique de la trace chez Samuel Beckett, Delphine Lemonnier-Texier, Geneviève Chevallier, Brigitte Prost (dir.) (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012) ; « Mémoire et invention : de quelques dispositifs mémoriels chez les créateurs contemporains », introduction aux Actes du colloque international : « Processus mémoriels et geste créateur dans les arts du spectacle », PUR, 2013.

Chantal Meyer-Plantureux est professeur en arts du spectacle à l’uni- versité de Caen Basse-Normandie et membre de l’axe Enjeux politiques et sociaux des productions culturelles (CRHQ – CNRS). Elle dirige aux éditions Complexe la collection « Le théâtre en question » dont chaque volume veut réinscrire le théâtre dans la vie politique et sociale de son temps. Dernier ouvrage dirigé (sur le théâtre durant la Grande Guerre) : Le théâtre monte au Front (Paris, Complexe, 2008).

Valérie Nativel est normalienne et agrégée de lettres modernes, ATER à l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3. Elle a soutenu une thèse de doctorat consacrée à la question de l’intimité dans le travail de Patrice Chéreau. Sa thèse a été dirigée par le professeur Gilles Declercq et a été soutenue devant un jury composé d’Anne-Françoise Benhamou (École normale supérieure), Catherine Naugrette (Paris 3), Michel Braud (université de Pau), Gilles Declercq (Paris 3) et David Vasse (université de Caen Basse-Normandie). Ses recherches portent notamment sur la représentation du corps au théâtre et au cinéma. Elle a entre autres contribué à des colloques et publications consacrés à Patrice Chéreau, Daniel Mesguich et Bernard-Marie Koltès.

René Prédal est professeur honoraire à l’université de Caen Basse- Normandie et critique à Jeune cinéma. Il est l’auteur d’une trentaine de 202 DOUBLE JEU, Nº 9, 2012 livres sur l’histoire et l’esthétique du cinéma français et le maître d’œuvre d’une vingtaine d’ensembles de la revue CinémAction. Collaborateur régulier des volumes de la collection « Études cinématographiques » (Lettres Modernes Minard) et à Universalia, il est aussi réalisateur de films sur l’art. Parmi ses derniers ouvrages : La critique de cinéma, Michel Marie (dir.) (Paris, A. Colin, 2004), et Robbe-Grillet cinéaste, René Prédal (dir.) (Caen, Presses universitaires de Caen, 2005).

Sophie Proust est maître de conférences en arts de la scène, chercheur au CEAC (Centre d’étude des arts contemporains) à l’université Charles de Gaulle – Lille 3 et chercheur associé à l’ARIAS-CNRS (Atelier de recherches sur l’intermédialité et les arts du spectacle). Elle a été secré- taire générale francophone de la FIRT (Fédération internationale pour la recherche théâtrale) et assistante à la mise en scène d’Yves Beaunesne, de Denis Marleau et de Matthias Langhoff. Elle est l’auteur de La direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine (Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2006) ; Denis Marleau (introduction et entretiens par Sophie Proust) (Arles, Actes Sud-Papiers, 2010) ; et a dirigé l’ouvrage Mise en scène et droits d’auteur. Liberté de création scénique et respect de l’œuvre dramatique (Montpellier, L’Entretemps, 2012). Récipiendaire en 2009 d’une bourse Fulbright Nord-Pas-de-Calais pour sa recherche sur les processus de création aux États-Unis où elle a été chercheur invité à la City University of New York, elle est actuellement responsable scientifique du projet émergent « APC / Analyse des processus de création », financé par la Région Nord-Pas-de-Calais et l’université Charles de Gaulle – Lille 3 (CEAC, Action Culture).

Geneviève Sellier est professeur d’études cinématographiques à l’université Michel de Montaigne – Bordeaux 3. Membre de l’Institut universitaire de France, elle a publié notamment Jean Grémillon, le cinéma est à vous (Paris, Klincksieck, 1989 ; rééd. 2012) ; La drôle de guerre des sexes du cinéma français, 1930-1956, avec Noël Burch (Paris, Nathan université, 1996 ; rééd. Paris, A. Colin, 2005) ; La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier (Paris, CNRS éd., 2005) ; Le cinéma au prisme des rapports de sexe, avec Noël Burch (Paris, J. Vrin, 2009). Elle a codirigé L’exclusion des femmes : masculinité et politique dans la culture au XXe siècle (Bruxelles – Paris, Complexe, 2001) ; Femmes de pouvoir : mythes et fantasmes (Paris, L’Harmattan, 2001) ; Les séries policières (Paris, INA – L’Harmattan, 2004) ; Culture d’élite, culture de masse et différences des sexes(Paris, L’Harmattan, 2004) ; La fiction éclatée : petits et grands écrans français et francophones (Paris, Ina – L’Harmattan, 2007) ; Policiers et criminels. Un genre populaire européen sur grand et petit écrans (Paris, L’Harmattan, 2009). NOTES SUR LES AUTEURS 203

David Vasse est maître de conférences en études cinématographiques à l’université de Caen Basse-Normandie. Spécialiste du cinéma français contemporain, il est l’auteur de Catherine Breillat, un cinéma du rite et de la transgression (Bruxelles – Issy-les-Moulineaux, Complexe – Arte éd., 2004) et du Nouvel âge du cinéma d’auteur français (Paris, Klincksieck, 2008). Il prépare actuellement un essai sur le cinéma de Jean-Claude Brisseau. Il collabore également aux revues Double Jeu et CinémAction.

Éric Vautrin est maître de conférences en arts du spectacle à l’université de Caen Basse-Normandie, membre du LASLAR (Lettres, arts du spec- tacle, langues romanes) et chercheur associé à l’ARIAS-CNRS (Atelier de recherches sur l’intermédialité et les arts du spectacle). Il a édité notamment les archives du théâtre de Claude Régy en DVD, accompagnant le livre Claude Régy (Paris, CNRS éd., 2008). Il publie régulièrement sur les arts de la scène contemporains.

Françoise Zamour enseigne l’esthétique et la théorie du cinéma à l’École normale supérieure. Elle a publié des travaux consacrés principalement à la Nouvelle Vague (François Truffaut), au cinéma classique hollywoodien (King Vidor, John Ford) au cinéma italo-américain (Martin Scorsese). Ses derniers textes sont consacrés aux relations entre Jean Genet et le cinéma. Ses recherches actuelles portent sur les formes du mélodrame dans le cinéma contemporain.

TABLE DES MATIÈRES

Gérard-Denis Farcy : Avant-propos ...... 7

Chemins de traverse

Éric Vautrin : Le voile de l’image ou le silence des siècles ...... 11 Jean-François Dusigne : La veine musicale de Patrice Chéreau, orchestrateur d’histoires ...... 19

Du côté du théâtre Chantal Meyer-Plantureux : Bernard Dort : un spectateur sans indulgence ...... 33 Marion Denizot : Patrice Chéreau et Roger Planchon au Théâtre national populaire de Villeurbanne : le théâtre populaire est mort, vive la création ! ...... 39 Yannick Butel : Du chant d’un partisan au coup de gueule de l’artisan ...... 51

Sophie Proust : Patrice Chéreau : archétype du directeur d’acteurs ? 61

Poétique des corps Françoise Zamour : Le théâtre des corps, notes sur le cinéma de Patrice Chéreau ...... 79

Vincent Amiel : Mouvements de groupe, mouvements de l’acteur . . 89 David Vasse : Mauvais sang : le corps effusif dans le cinéma de Patrice Chéreau ...... 95 Valérie Nativel : Patrice Chéreau et le corps suintant : esquisse d’une esthétique des sécrétions ...... 105

Yann Calvet : Patrice Chéreau, la mort de l’autre ...... 115 Genèses d’une filmographie, éclats d’une mythologie Rose-Marie Godier : Sous la surface des rêves : L’homme blessé, 1983 ...... 125 René Prédal : Platonov, Hôtel de France : les contes cruels de la jeunesse ...... 137 Geneviève Sellier : La genèse de La reine Margot : transmutation d’un roman populaire en un film d’auteur ...... 151 Jean-Louis Libois : Du Retour à Gabrielle : un rêve cinématographique à la lettre ...... 161

Gérard-Denis Farcy : Looking for Napoleon ...... 169

Comptes rendus ...... 179

Résumés ...... 187

Notes sur les auteurs ...... 199 DOUBLE JEU

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L’acteur créateur sous la direction de Sophie Lucet et Jean-Louis Libois

René Allio sous la direction de Gérard-Denis Farcy

Sacha Guitry et les acteurs sous la direction de Vincent Amiel et Noël Herpe

Scènes de séduction et discours amoureux sous la direction de Yannick Butel et Vincent Amiel

Représentations de l’Autre au théâtre et au cinéma sous la direction de Chantal Meyer-Plantureux et Geneviève Sellier

Action et contemplation sous la direction de Pascal Couté et David Vasse

Alain Resnais et le théâtre sous la direction de Chantal Meyer-Plantureux et Jean-Louis Libois

D’un Chéreau l’autre sous la direction de Gérard-Denis Farcy, Jean-Louis Libois et Sophie Lucet

PROCHAIN NUMÉRO

Figurations du pouvoir sous la direction de David Vasse et Éric Vautrin année 2012 numéro 9

n décembre 2008, l’imec et le laslar organisaient à l’abbaye E d’Ardennes – là où est déposée une partie de ses archives – un colloque consacré à Patrice Chéreau. Ce colloque s’était donné pour objectif de ne DOUBLE JEU pas le cantonner dans ses trois passions (le théâtre, le cinéma, l’opéra) mais T h é â t r e / c i n é m a de l’observer également dans ses multiples activités et dans l’incessant pas- sage de l’une à l’autre. Quels liens Patrice Chéreau entretient-il avec la littérature, la photographie ou la musique ? Quelles ont été ses prises de position sur les mutations et les utopies du théâtre de son temps ? Que dire de cette poétique du corps qui informe aussi bien ses œuvres théâtrales Strehler corps que cinématographiques ? En quoi les archives de Chéreau permettent- elles d’accéder aux réalisations effectives autant qu’aux rêves avortés Histoire acteurs et d’approcher ainsi le secret de son processus de création ? Telles sont La reine Margot quelques-unes des questions posées ici. désir

Numéro dirigé par Gérard-Denis Farcy, Jean-Louis Libois et Sophie Lucet. Avec les Les Amandiers archive

contributions d’Éric Vautrin, Jean-François Dusigne, Chantal Meyer-Plantureux, l’autre Chéreau D’un Marion Denizot, Yannick Butel, Sophie Proust, Françoise Zamour, Vincent Amiel, David Vasse, Valérie Nativel, Yann Calvet, Rose-Marie Godier, René Prédal, Geneviève Sellier, Jean-Louis Libois, Gérard-Denis Farcy. 9 D’un Chéreau l’autre JEU DOUBLE

P re s s e s

universitaires Issn : 1762-0597 9 782841 334247 isbn : 978-2-84133-424-7 15 € d e C a e n