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Sciences du jeu

7 | 2017 Les marges du jeu

Michel Lavigne (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/sdj/755 DOI : 10.4000/sdj.755 ISSN : 2269-2657

Éditeur Laboratoire EXPERICE - Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelles Education

Référence électronique Michel Lavigne (dir.), Sciences du jeu, 7 | 2017, « Les marges du jeu » [En ligne], mis en ligne le 19 février 2017, consulté le 06 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/sdj/755 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/sdj.755

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SOMMAIRE

Jeux de marges Michel Lavigne

Le passage du jeu à la création : le cas du jeu vidéo amateur Pierre-Yves Hurel

A la marge de la lecture et du ludique : les livres-jeux Boris Solinski

Les marges du jeu à réalité alternée (JRA) : mise en évidence de cas d’indétermination créatrice et destructrice à partir de l’expérience d’Alter Stéphane Goria et Françoise Lejeune

Entraves à l’attitude ludique avec un jeu sérieux intégré dans une formation managériale : un exercice plus qu’un jeu ? Lydia Martin

Du jeu dans les marges (du jeu) : De quelques gradients de ludicité dans le BDSM Adrien Czuser

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Jeux de marges

Michel Lavigne

1 La notion de marge suppose l’existence d’une zone périphérique qui sépare un objet de ce qui lui est extérieur. Alors que la frontière est une séparation nette, une ligne, une coupure, la marge est une aire, un espace qui peut être vierge comme la marge autour d’un texte, mais qui peut aussi recevoir des annotations, voir accueillir un débordement du contenu. La marge peut devenir zone habitable : on peut « vivre en marge de la société ». Certes, la situation n’est pas toujours enviable ni clairement définie mais, à la faveur de la marginalité, peuvent s’inventer de nouveaux accommodements, dans l’acceptation de contraintes minimales qui permettent de garder des liens avec le groupe de référence tout en se tenant à l’écart. Etre à la marge ’est résider dans un entre-deux dont la nature est souvent difficile à déterminer. Une idée de flou peut s’y associer, voire une perspective de basculement potentiel d’un côté ou de l’autre.

2 Evoquer la notion de marge à propos du jeu suppose donc que l’on considère qu’il peut y avoir une zone intermédiaire entre ce qui relève du jeu et ce qui n’en relève pas. Cela conduit à porter son attention sur un territoire trouble et ne facilite pas l’appréhension du concept de jeu qui, dès lors, perd la netteté des contours que divers auteurs ont tenté de délimiter (Huizinga, 1988 [1951], Caillois, 1992 [1958]). Il est possible que cette zone de flou déborde sur le jeu lui-même rendant alors impossible sa délimitation. On peut aussi en espérer que puissent naître de nouvelles configurations.

3 Une seconde acception du terme marge peut retenir notre attention. La marge peut être un « espace dont on peut disposer entre des limites qui sont imposées » ou encore un « espace dans lequel peut s'exercer quelque chose »1, tel que la « marge de manœuvre ». Dans ce cas il ne s’agit plus de l’aire périphérique d’un objet de référence, mais de celle au sein de laquelle, entre des bordures définies, peut s’exercer une certaine liberté de mouvement, une latitude. Ce type de marge peut aussi exprimer la situation du jeu, voire l’attitude du joueur.

4 C’est donc en tenant compte de cette polysémie que le jeu et la marge peuvent être confrontés. A cette complexité doit être ajoutée celle même de la notion de jeu. En effet, nous employons le terme jeu pour caractériser de multiples objets et situations disparates. Ludwig Wittgenstein (2014 [1953]) choisit d’ailleurs le terme jeu pour

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illustrer les difficultés du langage, constitué de concepts flous et impossibles à délimiter : nous savons quand et comment employer le mot mais nous ne savons pas le définir. Selon le philosophe, ce que nous qualifions de jeu peut constituer une famille, rassemblant des objets qui présentent des ressemblances, mais certainement pas une classe dont tous les membres partageraient des propriétés communes.

5 C’est dans le cadre de cette complexité, et en nous gardant de positions trop arrêtées, que notre réflexion s’attachera ici à envisager quelques configurations théoriques entre jeu et marge. Nous laissons aux auteurs de ce dossier le soin de développer ces articulations au sein de situations concrètes, qu’il s’agisse de jeu traditionnel ou de jeu numérique, pour de multiples jeux de marges.

La frontière contre la marge

6 Considérer qu’il peut exister une « marge du jeu » ne relève pas de l’évidence et se heurte à une conception traditionnelle bien ancrée en Occident. Le judéo-christianisme a tenu à distance le jeu, le reléguant dans le monde de l’enfance et de la frivolité, voire du péché. Si Thomas d’Aquin ne condamne pas le jeu, il recommande de le pratiquer avec la plus grande mesure et de le réserver au délassement (Duflo, 1997, p. 21). S’enracine ainsi une nette séparation, une frontière entre le monde du jeu et le reste des activités de la vie.

7 A l’école, le temps du jeu est celui de la récréation qui contraste avec le temps de la classe pendant lequel on ne joue pas. Pour les adultes le temps du jeu est celui du loisir, de la détente, mérité par les efforts dépensés au travail. Celui qui s’adonne au jeu de façon continue, oubliant les obligations « sérieuses » de la vie, s’expose à la condamnation morale. Une marge, un entre-deux, moitié jeu, moitié travail semble inconcevable : ou on joue ou on travaille.

8 Les conceptions du jeu développées par Joan Huizinga ou Roger Caillois sont héritières de cette tradition. Elles s’attachent à délimiter une frontière précise et étanche autour des activités considérées comme des jeux. Pour Huizinga (1988 [1951], p. 19) le jeu est « qualité déterminée d’action qui se distingue de la vie “courante” » . Selon l’historien, une des caractéristiques fondamentales du jeu réside dans cette stricte séparation, celui-ci étant rigoureusement cantonné dans un monde clos. Le jeu se déroule à l’intérieur de limites temporelles : « Le jeu commence et, à un certain moment, est “fini” » (p. 26). Il se déroule aussi à l’intérieur de limites spatiales : « Tout jeu se déroule dans les contours de son domaine spatial, tracé d’avance, qu’il soit matériel ou imaginaire, fixé par la volonté ou commandé par l’évidence » (p. 27).

9 En cela, l’historien assimile le territoire du jeu à ceux réservés à toutes les pratiques sacralisées : « L’arène, la table de jeu, le cercle magique, le temple, la scène, l’écran, le tribunal, ce sont là tous, quant à la forme et à la fonction, des terrains de jeu, c’est-à- dire des lieux consacrés, séparés, clôturés, sanctifiés, et régis à l’intérieur de leur sphère par des règles particulières. » (Huizinga, 1988, p 27) Dès lors, pas plus qu’il ne semble possible de répandre le rite sacré hors du temple, que d’introduire des actes profanes en son sein, le jeu ne saurait être troublé par la « vie courante » sans perdre ce qui fait de lui son essence.

10 A la suite d’Huizinga, Roger Caillois circonscrit avec précision les caractères qui, selon lui, définissent le jeu : « une activité : 1° libre ; 2° séparée ; 3° incertaine ; 4°

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improductive ; 5° réglée ; 6° fictive ». (Caillois, 1992 p. 101) Ces « qualités » font du jeu un monde délimité par une frontière qui ne saurait tolérer l’indécision. « Opposant du moins fortement le monde du jeu au monde de la réalité, soulignant que le jeu est essentiellement une activité à part, elles laissent prévoir que toute contamination avec la vie courante risque de corrompre et de ruiner sa nature même » (Caillois, 1992, p. 101).

11 Cette position le conduit à s’interroger au long d’un chapitre entier sur la « corruption des jeux », c’est-à-dire ce qui advient « quand la cloison rigoureuse qui sépare leurs règles idéales des lois diffuses et insidieuses de l’existence quotidienne, perd sa netteté nécessaire. » (p. 101-102) Alors qu’il a défini plus tôt les quatre pulsions fondamentales qui animent notre désir de jeu (agôn, alea, mimicry, ilinx), le sociologue s’interroge sur leur devenir lorsqu’elles ne sont plus canalisées par ses conventions mais contaminées par la réalité. Lorsque « la vie courante » reprend ses droits, le jeu est corrompu, il disparait et se mue en des formes dégradées : la compétition sombre dans la violence, le respect du hasard se perd dans la superstition, le simulacre devient aliénation mentale ou dédoublement de la personnalité, la recherche du vertige déchoit dans les addictions à l’alcool ou aux drogues. Il y aurait un caractère civilisateur du jeu qui, par ses règles, impose une distance d’avec le réel. Les règles du jeu seraient à la fois « libératrices et isolantes » (Caillois, 1992, p. 113).

12 Les conceptions portées par Huizinga ou Caillois ne laissent pas de place pour penser une marge du jeu, mais seulement une frontière. Elles ont l’avantage de permettre une délimitation précise du phénomène de jeu. Dans cette perspective, s’intéresser aux marges du jeu n’est pas s’intéresser à un entre-deux mais bien à un hors-jeu.

L’extension des marges du jeu

13 Si Huizinga et Caillois ont proposé des définitions du jeu que l’on peut qualifier d’essentialistes, car elles le considèrent comme un phénomène universel inhérent à la condition humaine, voire animale, des conceptions plus modernes proposent une approche relativiste. Pour Jacques Henriot, l’idée de jeu n’est pas au fondement de la culture comme l’avance Huizinga, mais au contraire elle est une production culturelle qui, comme toute production culturelle, est liée à un contexte sociohistorique particulier. « Ce que l’on entend aujourd’hui par jeu, dans la société qui est la mienne, avait peut-être un contenu différent dans cette même société au cours des siècles passés, a peut-être une autre signification dans des groupes sociaux différents à l’époque où je vis et sera peut-être incompris des siècles futurs » (Henriot, 1989, p. 15).

14 De ce fait, l’idée de la séparation d’un jeu aux frontières étanche ne serait pas consubstantielle du concept de jeu, mais plutôt le produit de civilisations marquées par le sacré qui différencient jeu et vie courante de la même manière qu’elles opposent sacré et profane. Alors que le religieux s’efface dans les sociétés contemporaines, les stricts cloisonnements spatiaux et temporels établis par les sociétés traditionnelles perdent leur légitimité : « le jeu n’est plus limité […] à des périodes strictement définies et strictement découpées dans la durée de l’existence collective. […] Un nivellement se produit, qui constitue l’une des causes de la relative dilution et de l’instabilité de la notion de Fête […] qui semble avoir perdu l’une de ses raisons d’être majeure : l’exercice de la différence » (Henriot, 1989, p. 30).

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15 Plus loin, le philosophe ajoute : « s’il continue d’y avoir une opposition marquée entre les deux idées de Jeu et de Travail, cette opposition n’est plus aussi nettement tranchée, ne paraît plus aussi radicalement insurmontable qu’elle pouvait l’être au siècle dernier » (p. 58). Le jeu peut alors imprégner tous les actes de la vie sociale, de même que les actes de jeu ne se contentent plus d’être des parenthèses divertissantes. Avec les pédagogies nouvelles, le jeu entre dans la salle de classe et cherche sa place dans les méthodes éducatives. Dans le monde du travail, les managers ou les formateurs peuvent avoir recours à des jeux de rôle. Pour autant, de quel jeu s’agit-il ? A l’évidence le jeu évoqué n’est plus strictement distractif, il est dénaturé par des finalités extrinsèques.

16 Dans le même temps, l’idée de jeu s’immisce dans des situations qui n’ont rien de récréatif ni de futile. Henriot note cette extension de l’emploi du terme « jeu » au-delà des frontières du strictement ludique. Utilisé par les mathématiciens (la théorie des jeux), il en vient à caractériser des situations bien éloignées de l’amusement : « On admet aujourd’hui […] qu’il puisse y avoir du jeu dans le “sérieux”, du “sérieux” dans le jeu » (Henriot, 1989, p. 32). Le philosophe note que l’on parle aujourd’hui de « jeu politique », de « jeu social » ou de « jeu du marché ». La notion de jeu peut alors désigner toute sorte de situations présentant une certaine incertitude et faisant appel à des décisions stratégiques.

17 Cette extension du jeu qui multiplie les opportunités de situations imprécises et marginales serait le témoin d’évolutions sociétales profondes accordant une place croissante aux loisirs. Ce phénomène a été souligné par Alain Cotta (1980) dans La société ludique qui constate que la vie est envahie par le jeu, que ce soit avec le sport ou les jeux de hasard, alors que la menace d’ennui gagne une humanité qui n’est plus épuisée par la fatigue physique. Ce mouvement semble se renforcer dans l’époque contemporaine et la diffusion des jeux vidéo lui offre des impulsions nouvelles.

18 Le numérique donne lieu à de multiples débordements du jeu dans les activités du quotidien tout autant que du quotidien dans le jeu. Avec les jeux en ligne massivement multi-joueurs (MMORPG), les mondes persistants brouillent les anciennes frontières « entre le futile et le sérieux, la fiction et la réalité, l’intérieur et l’extérieur du jeu » (Schmoll, 2010, p. 30). Patrick Schmoll constate « la contamination de la réalité par le jeu » (p. 36) avec des « jeux sans fin ». Les jeux pervasifs, qui superposent un modèle dit virtuel à la perception naturelle, rendent le réel jouable ; les « serious games »2 introduisent le jeu dans le monde de la formation ou de la prévention ; le marketing prétend transformer le consommateur en joueur avec la gamification.

19 Les phénomènes de déplacements et d’extensions ludiques sont étudiés par Sébastien Genvo sous le terme de ludicisation (2013). Ce qui hier n’était pas considéré comme jeu peut le devenir, de la même façon que certains jeux peuvent quitter la sphère ludique, ce qui semble plus rare. De ce fait, la ludologie doit être attentive aux marges du jeu au sein desquelles se préparent les mouvements et futures transformations dans ce que nous considérons comme relevant du jeu. « En somme, il nous semble nécessaire de ne pas déduire les caractéristiques du jouable en nous fondant uniquement sur des objets identifiés comme des jeux, car cela risque d’en fixer les caractéristiques en fonction de ce qui est communément reconnu comme appartenant à la sphère ludique, alors que notre objectif est justement de pouvoir analyser ce qui se situe aussi à la marge des normes ludiques et les processus de transformation de ces normes » (Genvo, 2013, p. 66).

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20 Les marges du jeu seraient alors ces espaces mouvants qui témoignent des transformations de notre perception du monde. Difficiles à appréhender, il faut en saisir la mobilité et l’instabilité pour comprendre comment se constitue notre idée du jeu et du non jeu en fonction de multiples influences contextuelles, à la fois d’ordre social et psychologique.

Jouer dans la marge

21 Si notre attention s’est portée jusqu’ici aux marges du jeu conçues comme éléments périphériques à l’activité ludique, le jeu lui-même peut être appréhendé comme une marge au sens de l’espace au sein duquel peut s’exercer une liberté dans le cadre des limites fixées par des règles. Pour Colas Duflo, « Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité ». Le philosophe ajoute : « Dans tout jeu, le joueur possède une liberté de choix, de mouvement ou de décision. » (Duflo, 1997, p. 57). De ce point de vue les jeux ne sont pas tous égaux : certains sont pauvres, comme les jeux de hasard ou d’argent dans lesquels la seule possibilité de décision concerne le montant de la mise. D’autres au contraire, comme les jeux de rôles, offrent une grande liberté ludique qui requiert le développement de l’inventivité de la part du joueur. C’est là que réside, selon Duflo, un des plus grands intérêts des jeux : « C’est d’ailleurs de cette marge de liberté que naît une part de cette incertitude qui ne dépend point du hasard dans les jeux. » (p. 58)

22 Cette approche du jeu, en tant que marge de manœuvre, explique les évolutions de l’emploi du terme dans des situations non ludiques, comme par exemple avec l’expression de « jeu politique » que nous avons déjà citée. Ce type de jeu n’a rien de divertissant, ni de désintéressé, ni d’enfantin. Ce qui caractérise sa définition c’est la seule référence à ce possible mouvement dans un espace contraint.

23 En examinant la définition du mot jeu dans le Dictionnaire de la langue française de Littré, Jacques Henriot (1989, p. 86) constate trente et une acceptions du terme. Il focalise son attention sur une définition qui semble subalterne mais que le philosophe qualifie de « métaphore première » (p. 85) : « aisance de mouvement, facilité à se mouvoir, en parlant des ouvrages d’art » (p. 87). On peut dans ce sens évoquer « le bois qui joue » ou l’intervalle permettant aux pièces mécaniques de s’emboîter entre elles sans se bloquer. Henriot caractérise, d’une façon plus générale, cette définition : « le mouvement relativement imprévisible, capricieux, de ce qui “joue” se produit dans des limites relativement déterminées, à l’intérieur d’un espace calculable […] cet espace est un espace de jeu » (p. 90).

24 Si pour Caillois cette signification du jeu est secondaire, elle est essentielle pour Henriot. L’extension contemporaine de l’emploi du terme jeu semble lui donner raison, notamment avec le développement des simulations numériques ou des serious games : l’objectif n’est plus de se divertir mais de tester des possibilités d’action et leurs résultats. Il n’est pas surprenant que la « jouabilité » devienne une préoccupation centrale des concepteurs de jeux numériques, définissant les capacités d’actions offertes par un dispositif à un joueur et de nature à lui donner un sentiment de maîtrise potentielle au sein d’une marge de manœuvre. Il faut pour jouer pouvoir agir sur une situation, disposer de possibilités de choix et de prise de décisions.

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Le « jouer » comme marge

25 La question du jeu ne peut se limiter au seul examen de dispositifs observables. Jacques Henriot (1989, p. 47) dissocie la « structure ludique » de « l’attitude ludique ». Cette dernière est le sentiment subjectif qui nous conduit à ressentir ou interpréter une situation comme un jeu. Si la jouabilité de la structure est une condition du jeu, cette potentialité d’action ne suffit pas pour produire du « jouer », encore faut-il que le joueur veuille agir « par jeu ». Il est difficile de se référer à l’idée de jeu lorsque l’on se trouve plongé au cœur de situations tragiques. Si l’on peut effectivement parler du « jeu politique », il paraîtrait inconvenant d’évoquer le « jeu du terrorisme » ou le « jeu de la guerre ». L’attitude ludique suppose un sentiment particulier de futilité ou de mise à distance comme le dénote Jacques Henriot. « L’idée de jeu est avant tout est avant tout affaire de point de vue. Elle suppose un survol, un relatif détachement, une sorte de légèreté mentale, au moins provisoire – qui n’a rien d’un retour à l’esprit d’enfance, mais qui amène à voir les choses d’une manière plus abstraite, plus théorique, moins immédiatement engagée » (Henriot, 1989, p. 53).

26 Nous sommes ici renvoyés à une appréciation relative, qui dépend d’un angle de vue ou d’un sentiment personnel qui nous fait vouloir « jouer le jeu ». Cet état particulier est une situation fragile : « Le jouer menace constamment de se dissoudre, de faire place à quelque chose d’autre. » (Henriot, 1989, p. 149) Rapidement peut surgir l’ennui ou au contraire la rage de ne pas parvenir à réaliser les objectifs du jeu, ces deux limites conduisant au désengagement du joueur. « Ou bien, maintenant ses distances à l’égard d’un jeu dans lequel on refuse de se laisser prendre, on ne joue que distraitement, d’une manière détachée, désinvolte, sans trop y croire, en faisant à peu près n’importe quoi, en pensant à autre chose : alors on ne joue pas. Ou bien l’on joue “pour de bon”, avec scrupule, passion, acharnement et le jeu, ainsi pris au sérieux, se mue en besogne en tâche absorbante, en obsession de tous les instants : alors on ne joue plus. Entre ces deux extrêmes, dont chacun trahit la prédominance excessive de l’une des composantes essentielles du jouer – improvisation et calcul, hasardement et réflexion – […] où situer l’instant infinitésimal où l’on joue ? » (Henriot, 1989, p. 149)

27 Il semblerait alors que le jeu soit un point d’équilibre délicat, en permanence susceptible de se rompre. Mais l’acte de jeu, lorsqu’il perdure, prouve que l’équilibre est possible, peut-être dans un louvoiement entre de multiples menaces et de potentielles dérives périlleuses dans ses marges. Par sa théorie du flow, Mihaly Csikszentmihalyi (1990) illustre bien cette situation réussie qui maintiendrait le jeu vécu comme une « expérience optimale ». Celle-ci se manifeste par un engagement du joueur dans une marge entre un état d’anxiété face à un obstacle insurmontable et l’ennui que peuvent produire des tâches répétitives ou sans intérêt.

28 Si l’attitude ludique se maintient dans une marge, le joueur lui-même se situe dans une marge par rapport à son jeu, celle-ci séparant sa conscience du jeu et la pratique ludique. « Le jouer dans son essence (c’est-à-dire : selon l’idée que l’on s’en fait) tient à la marge du jeu, à la distance qui se crée et se maintient entre le joueur et son jeu, entre ce qu’il est et ce qu’il fait, entre le sujet et le verbe de l’énonciation : “je joue” » (Henriot, 1989, p. 149).

29 L’expérience de cette distance se trouve probablement à l’origine même de notre construction humaine et constitue un pivot de notre relation au monde. Selon Winnicott (2002 [1975]), le bébé pallie l’absence de sa mère et apprivoise le contact avec

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la réalité en inventant une aire imaginaire, une marge entre sa vie psychique intérieure et la réalité extérieure. Cet « espace potentiel » est un terrain d’expérimentation qui permet son développement personnel. Il est le territoire du jeu créatif ou playing. De ce fait, jeu et marge sont indissociablement liés et constituent un fondement essentiel de la condition humaine.

Cinq articles pour des jeux de marges

30 Les multiples recoupements entre jeu et marge offrent de fructueuses ouvertures à la pensée du jeu, que ce soit dans la réflexion sur l’extension sociale des manifestations ludiques, dans la considération des dispositifs internes de jeu, ou encore dans la relation entre le joueur et son jeu. La variété des thèmes abordés par les auteurs de ce numéro, tout comme celle de leurs approches et des terrains mobilisés, permet de donner un éclairage concret à ces diverses facettes des marges du jeu.

31 Les jeux vidéo sont devenus depuis une trentaine d’années une forme ludique dominante dans nos sociétés. Leur attractivité suscite la passion des publics, notamment des jeunes générations, proposant, au-delà de l’activité divertissante, de nouvelles références culturelles. Les situations et personnages de fiction qu’ils mettent en scène motivent une extension des pratiques vers des activités dérivées. Cette question est abordée par Pierre-Yves Hurel qui consacre ses recherches à la création de jeux vidéo en amateur à l’aide de logiciels spécialisés. Cette activité de création constitue-t-elle une marge du jeu ou un prolongement ? Peut-on la considérer comme un nouveau jeu ? Ou projette-t-elle son auteur hors-jeu ?

32 En étudiant les parcours de créateurs de jeux vidéo en amateur, Hurel constate que ces pratiquants sont des joueurs passionnés depuis leur plus jeune âge, désirant prolonger leur plaisir dans l’invention de jeux imaginaires. Si la pratique du jeu en tant que telle cesse, l’appropriation d’un logiciel de création est elle-même vécue sur le mode du jeu, il ne s’agit plus de jouer au jeu vidéo mais de jouer du jeu vidéo. Alors que le passage vers une activité professionnelle semblerait possible, les pratiquants restent attachés à la gratuité de leurs actes. L’extension de la pratique ne conduit donc pas dans le hors du jeu, elle est renouvellement du jeu dans ses marges, car la figure de l’amateur reste dominante.

33 Nous avons évoqué la marge interne au jeu, induite par la constitution d’un dispositif particulier qui peut favoriser ou non l’attitude ludique. Deux auteurs de ce numéro se penchent sur cette question en examinant des objets ludiques. Boris Solinski s’intéresse aux livres-jeux qui posent la question de la frontière entre le jeu et la lecture. Entre ces deux activités que peuvent paraître opposées, quelles sont les configurations qui peuvent émerger ? Selon Solinski, dans le cadre d’une approche structuraliste et fonctionnaliste, c’est par l’étude des potentialités de choix et des alternatives qu’elles offrent, que l’on peut représenter et apprécier le ludique, c’est dire la marge de manœuvre du joueur. A cette fin, après avoir fait une étude historique des livres-jeux et de leurs arbres de possibilités, il propose un panorama des divers types de choix.

34 Stéphane Goria et Françoise Lejeune s'intéressent aux jeux en réalité alternée (JRA) qui utilisent le monde réel dans un univers de jeu numérique. En prenant pour cas d'étude du JRA Alter Ego, ils fondent leur analyse sur l'observation du comportement des joueurs confrontés à de possibles confusions entre le monde du jeu et le monde réel. Ici apparaissent de nouvelles marges dans l’interprétation des situations relevant pour le

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joueur de cas d'indétermination entre ce qui relève effectivement du jeu et ce qui n'en fait pas partie. Ces indéterminations peuvent être créatrices ou destructrices au regard de la pratique du jeu. Si les indéterminations destructrices poussent vers le hors-jeu, les indéterminations créatrices apportent de nouvelles opportunités et enrichissements au jeu.

35 Nous avons enfin envisagé l’exercice de l’attitude ludique lui-même comme une marge, celle du joueur face au jeu, dans un mouvement qui ne relève pas de la structure du dispositif comme nous l’avons montré avec les deux articles précédents, mais de la disposition du joueur à le vivre ou non comme un jeu. C’est dans ce sens que Lydia Martin interroge la question de la perception de la marge entre jeu et travail dans l’utilisation d’un dispositif de type serious game. Que devient le jeu dans le cadre d’une pratique prescrite ? L’interrogation de pratiquants fait ressortir la subjectivité de l’expérience vécue : selon l’histoire de vie de la personne la capacité à transférer une attitude ludique dans la vie professionnelle diffère. La même activité peut être perçue comme un jeu (capacité de duplicité) ou comme un exercice évaluatif culpabilisant.

36 De même, Adrien Czuser, en étudiant le monde particulier d’une communauté sado- masochiste (BDSM), envisage la capacité des personnes à vivre leurs relations sociales et sexuelles comme un jeu. Par l’attribution de rôles de dominants et de soumis, les activités BDSM pratiquées sont qualifiées de jeu par leurs adeptes. En recourant à la cadre-analyse de Goffman, l’auteur délimite le jeu BDSM avec ses marges interne et externe au sein desquelles jeu et non-jeu s’entremêlent. Le cadre primaire du jeu fournit une compétence interprétative de l’activité. Soumis à une forte variabilité d’appréciation par les acteurs, il requiert une capacité d’imagination créatrice qui permet de jouer dans et avec le jeu.

37 Ce dossier ne prétend pas faire le tour des rapports complexes entre jeu et marge. Il donne des ouvertures sur des territoires souvent flous et des équilibres instables ou délicats, que ce soit dans le domaine sociologique avec l’extension des pratiques de jeu, dans l’approche ludologique en questionnant les structures, ou encore en psychologie du fait des ambiguïtés de nos relations avec le jeu et le non-jeu. Il n’offre pas de réponses univoques, mais il invite à de multiples jeux de marges.

BIBLIOGRAPHIE

CAILLOIS R. (1992 [1958]), Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard.

COTTA A. (1980), La société ludique – La vie envahie par le jeu, Paris, Bernard Grasset.

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DUFLO C. (1997), Jouer et philosopher, Paris, Presses Universitaires de France.

GENVO S. (2013), Penser la formation et les évolutions du jeu sur support numérique, Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine.

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HENRIOT J. (1989), Sous couleur de jouer, Paris, José Corti.

HUIZINGA J. (1988 [1951]), Homo ludens, Paris, Gallimard.

LAVIGNE Michel (2014), « Les faiblesses ludiques et pédagogiques des serious games », Colloque Ticemed 9, Toulon : https://www.academia.edu/6870543/ Les_faiblesses_ludiques_et_p%C3%A9dagogiques_des_serious_games

SCHMOLL P. (2010), « Jeux sans fin et société ludique », in S. Craipeau, S. Genvo & B. Simonnot (eds), Les jeux vidéo au croisement du social, de l’art et de la culture, Metz, Questions de communication, Série Actes 8, p. p27-42.

WINNICOTT D. W. (2002 [1975]). Jeu et réalité, Paris, Gallimard.

WITTGENSTEIN L. (2014 [1953]), Recherches philosophiques, Paris, Gallimard.

NOTES

1. Définition du Trésor de la Langue Française Informatisé : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1470687765; 2. Nous conservons l’expression en langue anglaise afin d’indiquer que nous nous référons à une manifestation particulière du marketing des produits multimédias dans les années 2000. De la même façon que Jacques Henriot critique la croyance en l’existence ontologique du jeu chez Caillois, nous ne croyons pas en l’existence par essence du « jeu sérieux ». On pourra approfondir la question en consultant nos publications, notamment Lavigne (2014).

RÉSUMÉS

La confrontation des termes « jeu » et « marge » ouvre un large champ de réflexion car les deux concepts sont polysémiques et peuvent entretenir des rapports complexes. Si une acception traditionnelle du jeu le considère comme un champ clos, séparé par une nette frontière du non- jeu, l’évolution contemporaine voit une extension du ludique qui gagne vers ses marges et crée de nouvelles aires intermédiaires. La notion de marge peut aussi être convoquée pour évoquer le degré de liberté d’action laissé par un dispositif au joueur. On peut enfin s’intéresser à la marge constituée par la distance qui se crée entre le jeu et son joueur.

Confronting the words “game” and “margin” opens a wide field of thinking because the two concepts are polysemous and can maintain complex relationships. If a traditional understanding of gaming regards it as a closed field, separated by a definite frontier of non-game, contemporary evolution sees an expansion of the playful which gains towards its margins and creates new intermediate areas. The notion of margin can also be used to evoke the degree of freedom of action left by a device to the player. Finally, we can be interested in the margin constituted by the distance created between the game and its player.

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INDEX

Mots-clés : jeu, marge, frontière, jeu vidéo, ludicisation, attitude ludique, expérience optimale, espace potentiel Keywords : game, play, margin, border, video game, gamification, ludic attitude, optimal experience, potential space

AUTEUR

MICHEL LAVIGNE Lara-Seppia, Université de Toulouse

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Le passage du jeu à la création : le cas du jeu vidéo amateur

Pierre-Yves Hurel

1 La création de jeux vidéo en amateur est une pratique conséquente sur le plan quantitatif et hétérogène sur le plan qualitatif. Nous nous limiterons ici à donner quelques indicateurs liés à la pratique reposant sur l’utilisation de logiciels d’aide à la programmation, objet principal de notre travail de doctorat. Sur le plan quantitatif d’abord, les chiffres décrivent une activité importante : créé par Damien Djaouti (2011) dans le cadre de sa thèse de doctorat, le site internet collaboratif gameclassification.com recense 484 programmes et éditeurs de niveaux sortis depuis 1980 (tous les chiffres de cette section sont issus d’une consultation des sites cités au 01-06-2016). Parmi ces logiciels, les plus ambitieux (sur le plan commercial) sont accompagnés de forums officiels et les plus populaires sont l’objet de l’attention de forums officieux créés à l’initiative de leurs utilisateurs. Par exemple, le forum officiel de Scirra (logiciels Classics et Construct 2) compte 237 125 utilisateurs enregistrés sur le forum et 6 121 jeux publiés. Le pendant officieux francophone, la communauté Construct-French, compte quant à elle 740 membres.

2 Liés à un seul programme informatique, ces quelques chiffres prouvent l’existence d’un milieu vaste, fourmillant et productif qui ne peut s’expliquer uniquement par la présence de professionnels parmi ces utilisateurs. En dehors de ces logiciels de création, il faut par ailleurs ajouter le secteur de la modification logicielle de jeux existants (le modding), la création sur des plateformes propriétaires (le homebrew) et une partie de la programmation libre.

3 La pratique se révèle tout aussi intéressante sur le plan qualitatif : ces logiciels d’aide proposent quasiment tous un rapport spécifique à la création. Damien Djaouti, distingue les logiciels généralistes (, Game Maker, , etc.) et ceux spécialisés dans un genre particulier (RPG Maker, Studio, Twine, etc.). Nous pourrions distinguer parmi eux ceux qui recourent à des langages de programmation (Unity, Pico8, etc.) et ceux qui remplacent la programmation par une interface visuelle (Construct 2, Scratch, etc.). Remarquons aussi que certains

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programmes sont dédiés à une franchise (tels que Zquest, un logiciel amateur pour créer son propre Zelda).

4 Les pratiques elles-mêmes sont variées. On trouve aussi bien sur les communautés des projets menés en solitaire ou en équipe depuis dix ans que des gamejams limitées à 24 ou 48 heures. Certains sont des fangames prenant pour objet des franchises comme Final Fantasy (mentionnons Final Fantasy VII Origin – toutes les productions d’amateurs citées à titre d’exemples sont issues de communautés dédiées à RPG Maker et peuvent être consultées sur rpg-maker.fr) ou The Legend of Zelda (par exemple Zelda Mystery of Solarus), alors que d’autres reposant sur un univers original (citons la série des Laxius Power). D’autres œuvres encore prennent les communautés pour objet afin d’affirmer et actualiser l’existence d’un groupe, d’un « nous » (voir la série des Rutipa’s Quest). Notons enfin que l’on y trouve des pratiques connexes variées, telles que les concours consacrant les meilleures créations de la communauté, mais aussi des news, tests, interviews, archives et tutoriels.

5 Ce champ a été assez peu investi par les études académiques malgré l’intérêt que peut susciter l’appropriation d’un média longtemps perçu comme étant trop coûteux (en temps, en compétences, en investissement) pour être réalisable en dehors des circuits commerciaux. Nous pouvons noter tout de même un intérêt marqué pour les mods, principalement étudiés sous l’angle de la professionnalisation des acteurs et autres points de jonction avec l’industrie vidéoludique (Postigo, 2007 ; Sotamaa, 2010) ; ainsi que pour les utilisateurs de logiciels d’aide à la création dans l’optique de trouver, dans ces situations d’apprentissages informels, des facilitateurs à mettre au service de programmes éducatifs (Gee and Tran, 2016 ; Burke and Kafai, 2014 ; Owens, 2013).

6 Ce type de pratique n’est généralement étudié que lorsqu’il est perçu comme étant d’une plus-value pour l’industrie ou l’éducation. La domination du paradigme de la convergence (Jenkins, 2006 ; Flichy, 2010) au sein des études des fans (fans studies), qui se concentrent sur les nouvelles modalités de rencontre industries-publics, est un facteur explicatif possible de ce phénomène. La focalisation sur ce point de jonction répond effectivement à des enjeux contemporains importants, mais elle ne permet pas de penser les pratiques autrement que sous l’angle (politique) de l’amateur dont la production peut être mise à profit ou du militant qui entrerait au contraire en résistance grâce à sa pratique créative. C’est pourquoi nous adopterons une perspective s’inscrivant plutôt dans le champ des pratiques culturelles, à l’instar des études de musiciens amateurs (Dubois, Méon et Pierru, 2010), de cinéastes amateurs (Odin, 1999), et plus globalement de l’amateurisme (Hennion, 2009).

7 Dans cet article, nous proposons d’interroger les liens entre l’activité de jouer à un jeu vidéo et celle d’en créer un (dans un cadre amateur) en tant que passages de frontière. Est-ce que créer un jeu revient à jouer ? Que peut bien signifier « prolonger » le jeu ? Qu’est-ce qui est prolongé dans ce cas-là ? Quel est le statut d’une œuvre produite par un créateur qui se définit avant tout comme un joueur ? Nous verrons que, au sein de la production en amateur, le jeu est à la fois central (en tant que plaisir et goût) et à la marge (en tant que pratique prenant place avant ou après l’activité de création). Sur la base des différentes dynamiques de création mises à jour au cours de l’article, nous proposerons enfin d’introduire la notion d’amateurisme dans le champ des sciences du jeu en tant qu’articulation conceptuelle nécessaire pour comprendre la question du prolongement.

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Méthodologie : une approche par théorisation ancrée

8 Notre travail de recherche, qui suit les principes de la théorisation ancrée, propose de mettre de côté les cadres conceptuels préexistants qui pourraient être utilisés pour tenter d’expliquer la pratique étudiée. Notre objectif est de donner la priorité à la parole des amateurs et de co-construire avec eux un cadre conceptuel. Ce choix est aussi politique : il répond à la domination symbolique que peut représenter l’absence de cette parole tant dans le domaine académique que dans la presse spécialisée en jeux vidéo (à l’exception de l’histoire récurrente de « cet amateur devenu professionnel »). Cette absence constitue une mise au ban des amateurs de la culture vidéoludique (Shaw, 2010). Notre objectif est d’avancer par triangulation (Héas et Poutrain, 2003) vers une compréhension des pratiques, des vécus, des postures et des étiquettes en associant différents moyens de récolte et de production de données.

9 En cours de réalisation, notre enquête compte à ce stade une douzaine d’entretiens compréhensifs. Les enquêtés sont Belges (7), Français (4) et Canadiens (Québec) (1), ont entre 25 et 42 ans et sont tous des hommes. Ils ont été recrutés sur base de leur position centrale dans des communautés et/ou une longue expérience en tant qu’utilisateurs de logiciels d’aide à la création. Ils utilisent RPG Maker (8), Construct 2 (2) et Unity (2). Ces entretiens ont été réalisés en présentiel (8) et via des messageries instantanées (4). L’échantillon sera diversifié dans la suite de l’enquête (sur tous les aspects : genre, âge, positions dans les communautés, etc.). C’est principalement sur des extraits de ces entretiens et sur quelques citations issues de forums en ligne que nous nous baserons dans le cadre de cet article. A ce stade de la recherche, il ne nous est pas encore possible de présenter un cadre théorique. Nous proposerons plutôt d’explorer ici quelques premiers résultats issus du terrain.

Les jeux vidéo imaginaires : le prolongement par la feintise ludique

10 Lors des entretiens, notre première question consiste à demander comment l’enquêté « en est venu à créer des jeux ». Alors que l’on pouvait s’attendre à une histoire débutant lors de la découverte des logiciels de création, les enquêtés commencent souvent leur explication (10 fois sur les 12) en se référant à des pratiques datant de leur enfance (généralement vers 9-12 ans). Ils sont d’abord des joueurs : ils jouent « énormément », « depuis toujours », c’est « la » grande passion. « Et puis », un jour ils ont eu l’envie de créer des jeux. Stéphane (les prénoms des enquêtés ont été modifiés) raconte : « Quand j’étais petit [...] je mettais des feuilles bout à bout [pour faire] des niveaux, un peu à la Mario. J’avais un petit perso […] dans un écran en carton, avec des manettes en carton et puis je faisais défiler ça dans l’écran, j’essayais de simuler un jeu vidéo [...] ».

11 Ce type d’anecdote fondatrice et récurrente peut prendre des formes matérielles très différentes. Victor explique par exemple qu’il a « entrepris à maintes reprises de faire des univers et des histoires de plus en plus abouties (au tout début avec [ses] jouets en imitant Star Wars, Zelda & cie), et [qu’il en est] arrivé naturellement à la création d’un RPG […] ». D’autres enquêtés nous racontent avoir « fait comme si [il créait] des jeux vidéo mais avec des Lego », ou encore avoir dessiné des « Zelda sur papier » pour faire

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jouer un frère ou un ami. Différents aspects de ces témoignages sont communément partagés et permettent de dégager dans quelles conditions leur pratique émerge.

12 D’abord, les enquêtés font référence systématiquement à des franchises particulières. Ainsi, ils expliquent avoir créé « des Zelda sur papier », « des Metroid en Lego », des « Mario en carton ». Cette transposition de jeux vidéo dans des contextes différents se présente comme une situation dans laquelle les enquêtés manient les codes des œuvres consommés. Cédric raconte avoir créé des « donjons de Zelda sur papier », des sortes de « labyrinthes améliorés ». Il indiquait à son petit frère sa position dans le niveau et lui disait ce qu’il pouvait faire, le résultat de ses actions, etc. Ils jouent alors avec l’univers fictionnel autant dans sa dimension narrative (s’inspirant des éléments thématiques) que ludique (transposant des règles de jeux à d’autres contextes).

13 Ensuite, les enquêtés expriment régulièrement une posture fictionnelle ou de second degré lorsqu’ils tentent de « simuler » un jeu, ce que d’autres vont exprimer comme étant des « jeux vidéo imaginaires », « des faux jeux vidéo », une façon de « faire comme si » ils créaient des œuvres, ou lorsqu’ils décrivent une « sorte de rêve de créer un jeu ». En d’autres termes, ces témoignages nous semblent montrer qu’à ce stade, et sans présager de la suite de la pratique, les enquêtés sont passés à un autre type de jeu, relevant de la feintise ludique (Schaeffer, 1999) ou du masque (Caillois, 1992) : ils feignent de créer des jeux vidéo.

14 De plus, l’envie de créer est présente chez ces enquêtés avant d’avoir trouvé les moyens de leurs ambitions. Ce désir est d’ailleurs souvent synonyme de frustrations intenses : « tout était en carton, on ne pouvait pas vraiment jouer, donc en fait c’était nul ! C’était très frustrant ! », raconte Stéphane. Nous comprenons dans ces conditions l’excitation vécue lors de la découverte d’un logiciel : « Au début j’ai cru que c’était une arnaque » dit Stéphane. « Quand j’ai compris que c’était faisable, je me suis dit qu’il fallait que j’apprenne ça tout de suite », raconte Cédric. Ceci vient contrer d’emblée d’éventuelles tentations déterministes sur le plan technologique : la présence des programmes à elle seule n’explique pas l’existence de la pratique. Les logiciels ne produisent pas l’envie de créer des jeux vidéo, ils la rencontrent.

15 La mise en récit produite dans les entretiens vient désigner la pratique de l’utilisation des logiciels comme le prolongement de ces pratiques fantasmatiques et ludiques précédentes, elles-mêmes présentées comme étant la suite logique du fait de jouer. Ces activités peuvent être abordées comme un prolongement du jeu, au même titre que les fanfictions. Mais qu’est-ce qui est prolongé exactement dans cette situation ? Concrètement, la pratique en elle-même s’arrête et l’enquêté sort de ce jeu-là pour que puisse prendre place une autre pratique ludique, créative et référentielle. Ce qui est prolongé, ce n’est pas tant le jeu en lui-même que le plaisir qu’il procure. Nous reviendrons sur ce processus par la suite.

La rencontre usager-logiciel : de l’appropriation ludique

16 Les logiciels tels que RPG Maker sont nommés de différentes manières en français comme en anglais : « logiciels » ou « programs », « outils » ou « tools », « moteurs de jeu » ou « engines ». Damien Djaouti (2011, p. 49, 200) distingue les « usines à jeux » (les logiciels accessibles qui produisent des œuvres auxquelles on peut jouer

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indépendamment du programme original), les « middlewares » (les outils de création qui demandent une connaissance technique poussée) et les « jeux 2.0 » (les jeux qui consistent à créer des niveaux de jeu, tels que Mario Maker ou Little Big Planet). Les termes employés pour désigner les logiciels se réfèrent généralement à des moyens d’action (« outils », « moteur ») voire au travail (« usine à jeu »).

17 Pourtant, une partie de nos enquêtés désignent ces outils comme des « jouets », des « jeux pour créer des jeux », des « joujoux ». Victor, rapporte que « certains considèrent qu’on ne développe pas sur RPG Maker mais qu’on joue à RPG Maker (…). » Il ajoute que l’une de ses connaissances s’en explique en citant le slogan officiel du programme : « Assez simple pour un enfant, assez puissant pour un développeur de jeux. »1 Selon lui « à la base [RPG Maker] était plutôt vu par les créateurs comme un jeu, c’est quand ils ont vu que certains s’en servaient sérieusement qu’ils ont fait de la pub là-dessus. » Nous reviendrons plus tard sur l’usage du terme « sérieusement ». Globalement, la plupart des enquêtés désignent leur activité comme « amusante », voire « ludique ». Nous interrogerons ici cette distinction logiciels/jeux/jouets en tant que témoin d’une appropriation ludique du dispositif.

18 Nous avons exposé précédemment la filiation entre des pratiques créatives et enfantines et l’utilisation des outils en question. Comme nous l’avons vu, la production de jeux était alors un jeu en soi qui consistait à feindre la création, faute de moyens techniques. Que se passe-t-il lorsque la création est enfin à la portée des enquêtés ? Au moins le temps d’utiliser le logiciel, il faut que la pratique initiale de la feintise cesse. Certains commencent alors à « jouer » avec le, voire au, logiciel. Les deux prépositions révèlent deux postures rhétoriques qui répondent à deux attitudes ludiques observées.

19 Celui qui joue avec le logiciel le considère comme un jouet. Il teste, il expérimente, il prend plaisir à se faire surprendre par des réactions inattendues du programme lors des phases de tests, bref, il « fait n’importe quoi avec », comme l’expliquent certains enquêtés. Une première façon de construire sa relation au dispositif se fait sur le mode du jouet et de l’attitude ludique qui en découle : celle de la recherche des possibles ludiques. La seconde approche consiste à construire les dispositifs comme des jeux, indiquant un but. Il s’agit alors de considérer que le « but » de RPG Maker est de créer des RPG « comme son nom l’indique ». Ainsi, l’utilisateur va chercher à remplir l’objectif : créer un RPG japonais classique, répondant aux normes du genre. Cette interprétation est probablement plus encline à se développer chez les utilisateurs de logiciels spécialisés dans un genre ou une franchise spécifique. Cette première phase d’appropriation ludique, sous une de ses deux modalités, apparaît comme étant commune aux utilisateurs lors des premiers temps de l’utilisation du logiciel, puis perdure pour une partie d’entre eux.

Le déplacement de la production du plaisir : jouer du jeu vidéo

20 De manière quasiment généralisée, les acteurs du terrain (en entretiens et sur les forums) ne disent pas « je crée un jeu » mais « je crée mon jeu », ou « mon RPG », voire « mon Zelda ». L’expression dénote un sentiment d’appartenance : la création est la sienne, quand bien même il s’agirait d’un fangame ou d’une production réalisée en grande partie avec l’aide d’un outil. L’inscription dans une culture du « remix » et dans

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l’amateurisme ne signifie pas pour autant l’abandon de toute revendication de la paternité de sa création. D’ailleurs, lorsque des images créées par d’autres utilisateurs sont remixées, l’usage est de citer l’auteur dans les crédits.

21 L’expression désigne en même temps le caractère personnel de la création : « mon jeu », c’est celui qui exprime mes goûts en tant que joueur. Lorsqu’ils découvrent le ou les logiciels qu’ils vont adopter, les enquêtés ne deviennent pas subitement des artistes ou des auteurs du simple fait de leur passage à la création. Et, bien qu’ils s’approprient le logiciel sur le mode du jeu, leur activité continue de se référer à leurs goûts en tant que joueurs – tout comme ils le faisaient avec leurs « jeux imaginaires ». Ainsi, un utilisateur de RPG Maker, Victor, nous rapporte des « stimulations similaires » vécues pendant l’acte de jouer et celui de créer : « par exemple, en paramétrant des statistiques d’équipements, en cachant des coffres dans les décors, je ressens un plaisir fort similaire à celui de découvrir des équipements et des coffres cachés dans un RPG […] ». L’anecdote est illustrative de la tendance générale : les amateurs qui cherchent à prendre du plaisir en créant se basent en effet généralement sur leurs propres goûts et expériences de jeux.

22 Il semblerait que nos enquêtés aient déplacé la production du plaisir issu de l’utilisation des œuvres à celle découlant de l’utilisation des outils de création. Ils ne jouent plus aux jeux vidéo, ils jouent du jeu vidéo à travers les logiciels que nous proposons dès lors de constituer comme des « instruments de jeu vidéo ». La guitare et la flûte sont deux instruments de musique qui permettent des pratiques différentes et sous-tendent des logiques de production du son à la fois liées et distinctes (nous limitons l’usage de cette métaphore à ce qui relève de la pratique créative, et non aux différences constitutives du son ou du jeu produit en fonction de l’instrument utilisé). Cette logique est partagée par les instruments de jeu vidéo : les œuvres créées à travers RPG Maker sont le fruit d’expériences dissemblables de ceux créés avec Unity ou Construct 2 : les interfaces sont (parfois radicalement) différentes.

23 L’utilisateur de Construct 2 va commencer par intégrer des images, puis va être très vite confronté au besoin de « coder » à travers les menus de conditions et actions. L’utilisateur de RPG Maker aura d’emblée à manipuler une carte du monde, qu’il pourra « dessiner » à travers l’assemblage de tuiles de dessins préexistantes (et personnalisables). La partie « programmation » elle-même sera en grande partie dépendante de la carte du jeu créé : l’utilisateur place des « évènements » sur des cases de la carte, etc. De manière plus générale, lorsqu’il rapporte certains résultats de son auto-ethnographie en tant qu’utilisateur de Unity, Roth (2015) identifie deux caractéristiques du logiciel comme autant d’invitations au jeu : d’abord la possibilité de « remixer » des éléments créés par d’autres utilisateurs, ensuite la possibilité de tester quasiment instantanément le jeu en cours de création – et les surprises qui peuvent en découler.

24 Nous avons vu que les enquêtés construisaient en partie leur relation aux logiciels sur le mode du jeu (en termes d’appropriation ludique mais aussi de reconstruction d’une expérience passée de joueur). On peut, en renversant la perspective, considérer que ces outils sont en quelque sorte « jouables » (Genvo, 2012) : ils présentent des caractéristiques susceptibles de favoriser leur adaptation à une attitude ludique. Dans le cadre de la création en amateur, l’utilisation d’un logiciel de création de jeux vidéo se situe au carrefour de différentes logiques ludiques : d’une part l’utilisateur cherche à stimuler à nouveau des effets de plaisir expérimenté en situation, d’autre part le

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logiciel permet de rendre cette création amusante dans ses logiques propres. Ces dynamiques dialoguent en partie, lorsque des possibilités du logiciel font référence explicitement à des expériences de jeu.

Le public est secondaire : l’ ancrage dans le jeu par la gratuité de l’acte

25 Selon Manuel Boutet, un même jeu vidéo peut être joué de différentes manières et les joueurs développent des « styles de jeu » personnels qui « se forment dans la recherche d’une situation qui vaut d’être répétée – autrement dit, ils émergent de l’exploration pratique de tout ce qui fait un bon moment, de tout ce qui le prolonge ou le nourrit. » (Boutet, 2012, p. 212) Parmi les joueurs de RPG, par exemple, se trouvent des personnes ayant des définitions différentes de ce qui fait un bon moment : certains portent une attention toute particulière à la narration quand d’autres préfèrent la finesse du système de combats. Chacun développe un style de jeu qui, dans un premier temps, peut rester indicible pour le chercheur : Ensuite seulement, ce qu’un style porte d’ancrages locaux et d’ajustements créatifs peut le rendre saillant en public, c’est-à-dire en dehors du milieu où il s’est formé, comme manifestation d’une autre forme d’existence possible. C’est souvent à ce moment-là aussi qu’il devient repérable pour le sociologue. (Boutet, 2012, p. 212)

26 Les créateurs développant des œuvres dans lesquels ils expriment leurs goûts, nous retrouvons dans leurs jeux l’expression d’un style de jeu personnel. Les enquêtés matérialisent leurs préférences en tant que joueurs dans leurs créations. Lorsqu’ils rendent leurs productions publiques, il arrive qu’ils aient à se confronter aux styles de jeux différents. Sur un forum dédié à des fangames de Zelda, un utilisateur de Zquest (logiciel de création de jeux Zelda) alimente irrégulièrement un topic de discussion dans lequel il publie des nouvelles sur le développement de son jeu. Il y explique notamment que dans son Zelda, les objets (équipements des personnages, etc.) occupent une place importante et que la difficulté y est élevée. D’autres amateurs interviennent alors pour tenter d’infléchir ses choix en le rappelant à la norme : « ce n’est plus un Zelda avec autant d’objets ! », ou en se référant au public potentiel : « la difficulté trop dure va rebuter le public plus jeune ». L’auteur y répond en expliquant que c’est « [son] Zelda » et qu’en l’occurrence il continuera de faire ce qui lui plait, à développer ce que lui préfère dans ces jeux.

27 Dans ces conditions, les jeux qui sont publiés sur les forums peuvent être envisagés comme la « photographie sédimentée » (Hennion, 2009, p. 71) des goûts de leurs auteurs, tout en étant en partie des constructions sociales permettant d’exhiber le capital technique et culturel de leurs auteurs. C’est un processus que l’on peut sans doute retrouver dans la production commerciale (voir à ce sujet l’article de Charrieras et Roy-Valex, 2015), mais probablement pas de manière aussi centrale. Un professionnel d’un studio belge nous expliquait lors d’une rencontre entre développeurs que, pour lui, « le joueur a toujours raison » et que les séances de play- tests guident fortement l’évolution du projet au cours du temps dans les studios de développement. Sur le marché, le produit doit trouver son public. Au contraire, dans les communautés amateurs, la démarche est avant tout personnelle (on agit « par passion », « pour soi-même ») et ensuite le public est en partie déjà constitué : les jeux

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créés le sont à destination de la communauté dans laquelle on intervient. Cela n’exclut pas des succès plus larges, y compris quand ils sont accidentels.

28 Le cas de Marc est éclairant à ce sujet. Il explique avoir, dans un premier temps, utilisé RPG Maker pour faire des petits RPGs classiques au début de son adolescence : « des trucs avec des dragons et des émeraudes », dit-il en plaisantant. Après avoir fait une pause pendant quelques temps, il décide de créer un jeu « de manière super impulsive », « juste comme ça, pour voir », en partie parce qu’il cherche à « voir si [il est] meilleur qu’avant » sur ce logiciel. Il achève sa création en un an, un jeu qui s’éloigne des codes des RPGs classiques sur le plan narratif et « super bâclé » selon lui. Il poste sa création sur un site phare parmi les communautés de RPG Maker. Il reçoit quelques dizaines de commentaires ainsi qu’un prix honorifique de la communauté qui distingue les meilleurs jeux. Il est « déjà super content comme ça, [il se dit] que c’est bon comme ça, quoi » : le succès atteint les proportions attendues et il peut passer à autre chose.

29 Deux ans plus tard, une personne lui demande s’il peut traduire son jeu en anglais, ce qu’il accepte. De fil en aiguille, sa création va être chroniquée sur un blog d’un célèbre game designer indépendant et par des youtubeurs influents. Le jeu sera ensuite traduit en espagnol, portugais et japonais. Dans des conventions aux États-Unis, des fans réalisent des costumes (cosplays) de ses personnages. Lorsqu’il nous explique cela, l’enquêté semble mal-à-l’aise : « c’était super bizarre », « ce n’est pas du tout dans cette optique que je l’ai fait ». Il affirme aussi que « tous les gens qui trouvent le jeu génial, c’est qu’ils ne connaissent pas les jeux auxquels j’ai joué [et auxquels] j’ai tout piqué ». Par exemple, il s’est inspiré d’un élément de Metal Gear Solid pour réaliser une séquence de sa production où il demande au joueur de trouver un code secret dans un fichier texte livré avec sa création. Lors de l’entretien, comme dans les descriptions qu’il fait de son jeu en ligne, l’enquêté assume et revendique cette intertextualité, ses influences et ses hommages : il partage ses goûts. Tout développeur cherchant à « vivre de sa passion » aurait capitalisé sur ce succès inattendu. Lui se limite à vendre quelques artworks lorsqu’il a des problèmes d’argent.

30 Ce cas de succès accidentel démontre que la première adresse de l’amateur est soi- même : notre enquêté cherchait à vérifier s’il était « devenu meilleur » dans l’utilisation du logiciel et voulait « voir » s’il pouvait faire un bon jeu vidéo. L’adresse secondaire est le groupe déjà constitué et identifié que forme la communauté et qui comprend les logiques qui sous-tendent cette création, notamment l’intertextualité et la gratuité de l’acte. Un succès au-delà de cette frontière peut être source de malaise, l’enquêté semblant redouter d’être désigné comme un imposteur. On peut voir dans cette importance de la gratuité de l’acte une forme d’ancrage dans le jeu, réputé improductif (Caillois, 1992).

Du plaisir de joueur à celui de créateur : l’émancipation de la création

31 Sur un forum important consacré à RPG Maker, un débat a débuté vers 2006-2007 lorsque l’équipe du site a voulu distinguer les « meilleurs jeux » issus de la communauté (le débat a perduré à travers le temps mais sous diverses formes et généralement de manière moins radicale). Les différends entre les « staffeux » (tels que sont désignés les membres qui participent à l’équipe rédactionnelle du site) ont révélé une fracture entre

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deux positionnements. Un premier groupe préférait mettre en avant une utilisation « classique » de RPG Maker et valoriser les RPGs traditionnels (longue durée de vie, quête épique, grand nombre d’objets, quêtes annexes nombreuses, etc.). Un deuxième groupe voulait quant à lui récompenser les jeux « originaux » : ces utilisateurs mettaient en avant la liberté des « amateurs » de proposer autre chose et de se distinguer des jeux traditionnels, notamment en « tordant » le logiciel pour réaliser des choses inattendues. On retrouve ici une fracture déjà documentée dans le champ du cinéma amateur : il y a d’une part les amateurs qui imitent la « grammaire vidéoludique » – nous paraphrasons Roger Odin (1999) lorsqu’il décrit le respect de la grammaire cinématographique dans le cinéma amateur – et ceux qui cherchent à s’en éloigner. Par ailleurs, les tenants du classicisme défendaient un recours assumé aux images de base fournies avec le logiciel, alors que les tenants de l’originalité préféraient l’apport de dessins personnels.

32 Une des caractéristiques de ce débat est qu’il repose en partie sur les plaisirs développés dans le cadre de la création en elle-même. Deux entretiens de personnes ayant pris part à ce débat, un tenant de l’originalité et un tenant du classicisme, sont éclairants à ce sujet. Chacun d’eux en est venu à utiliser RPG Maker pour créer des RPG classiques : Samuel voulait créer une suite de son jeu préféré, Yann souhaitait continuer des « sortes de jeux de rôle papier » qu’il faisait étant enfant en s’inspirant de jeux commerciaux.

33 Cependant, au cours du temps, le premier va « laisser tomber l’idée de faire des vrais jeux » avec le logiciel afin de « tester », « expérimenter ». Il crée alors toute une série de « trucs » très courts. Sachant dessiner, il peut produire des œuvres « full custom » (entièrement faits main sur le plan graphique). Au contraire, Yann, le tenant des jeux classiques, ne fera que pousser plus loin ses critères de qualité, notamment celui de l’écriture d’une histoire solide. Il se décrit comme accordant plus « d’importance au fond qu’à la forme » pour expliquer qu’il ne porte pas une attention particulière aux graphismes (« tant que c’est bien mappé » : c’est-à-dire tant que les tuiles graphiques sont assemblées de manière cohérente et harmonieuse). Dessiner ne fait pas partie de sa définition d’un bon moment de création. Préférant par-dessus tout écrire des scénarios longs et des retournements de situation, l’enquêté va préférer produire quelques jeux très longs.

34 Ici aussi, l’utilisateur explore « ce qui fait un bon moment » et cherche à le prolonger en répétant dans le temps son activité. La particularité de cette étape est qu’il y a à nouveau une mutation ou un déplacement du plaisir du joueur, mouvement cette fois- ci caractérisée par une émancipation de la création par rapport au jeu initial. Bien que l’activité soit toujours référentielle – elle le reste indéfiniment dans de nombreux cas – une dimension supplémentaire vient s’y superposer. Le plaisir qui est développé l’est à partir du dispositif de création lui-même, dans son exploration, son utilisation répétée, voire sa maîtrise, peut-être sa personnalisation.

35 Il ne s’agit pas de se soumettre à la logique du logiciel, mais de l’explorer jusqu’à l’établissement de pratiques jugées plaisantes pour soi. Ainsi Samuel détourne progressivement le logiciel pour créer de petits jeux expérimentaux, tandis que Yann développe des routines d’écriture de scénario et de « mapping ». Au « style de jeu », qui décrit la recherche du plaisir vidéoludique, nous proposons donc d’ajouter un « style de création ludique » pour nommer cette quête du plaisir de la création et du maniement des logiciels.

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Quand ce n’est plus du jeu : la lassitude, la professionnalisation et l’auctorialisation

36 Lorsqu’on demande à un enquêté (lors des entretiens mais aussi lorsqu’ils discutent entre eux sur les forums à propos de l’étiquette d’amateur) s’il se reconnaît dans le terme « amateur », deux réactions sont possibles. Il y a ceux qui revendiquent leur amateurisme, qui le portent avec sourire : « oui je fais ça uniquement pour le fun ». Et puis il y a ceux qui doivent l’admettre, le concéder : tant qu’ils ne gagnent pas leur vie grâce à leurs jeux, alors oui, ils sont des amateurs. Ils préfèrent souvent s’agglomérer aux « indés », dont on ne précise communément pas la situation professionnelle. C’est la définition de l’amateur par la négative : celui qui n’est pas (encore) professionnel, mais qui cherche à le devenir. Ceux-là agissent alors en suivant leur représentation de ce qu’un professionnel devrait faire : analyser le marché, trouver une niche, réaliser le jeu, intervenir sur les communautés dans le but de créer une émulation autour de leurs créations, essayer de penser autant au jeu qu’à la façon de le vendre. Ils semblent se détacher de la sphère ludique à proprement parler : ils s’organisent là où d’autres improvisent, et la productivité de l’activité prime sur le plaisir.

37 Une deuxième forme de sortie d’une dynamique strictement ludique observée est l’auctorialisation, la construction d’une identité d’auteur. Il s’agit de créateurs qui, souvent après des années de pratique, se permettent d’avoir un projet d’auteur, une intention artistique, avec une idée qui « vaut le coup » de finir le jeu en cours de création. Cette dynamique est présente en germe – comme horizon d’attente ? – chez tous nos enquêtés qui nous affirment l’éventualité, « un jour », de créer un « vrai » jeu, lorsqu’ils auront « trouvé une vraie bonne idée ». Un « vrai jeu » vient nommer une distinction de légitimé – y compris dans le discours des créateurs – entre les produits payants, créés par des professionnels ou des artistes et « vus dans Joypad » et les « petits jeux », les « trucs » gratuits, créés dans le seul cadre passionnel de l’amateurisme.

38 On retrouve, dans ces deux cas, la distinction vue plus haut entre les usages ludiques et les usages « sérieux » de RPG Maker, par exemple. L’usage « sérieux » est celui du professionnel (y compris en devenir) qui compte « faire ce que le public veut », etc. A une époque, sur certains forums de RPG Maker, plusieurs créateurs se sont prononcés pour que les jeux soient payants. En retour, les amateurs opposés à cette approche dénonçaient un virage « serious business » des communautés. Il s’agit là d’un renversement important dans la démarche de l’amateur, qui passe d’une création dont il est la principale adresse et centrée sur ses goûts, à une démarche orientée vers le goût imaginé d’une future audience.

39 Parmi les facteurs explicatifs d’un tel renversement, les enquêtés évoquent l’évolution du marché, l’apparition de plateformes de vente comme Steam rendant la commercialisation de jeux amateurs bien plus aisée. Il y a donc probablement des enjeux à soulever en termes de configuration du champ dans le temps. Cette distinction en termes d’usages dits sérieux ou non nous permet d’affiner les modalités de la construction de la relation usagers-logiciels. Là où l’amateur assumé se laissera surprendre par le logiciel de création, en étant amusé d’une réaction inattendue, le (futur) professionnel aura tendance à y voir une erreur à corriger.

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40 La dynamique de lassitude est peut-être plus commune, quoique plus difficile à identifier et à recenser. Stéphane crée son propre jeu tout seul depuis plus de dix ans. Il veut finir cette œuvre « parce que c’est vraiment le jeu qu’[il] voulait faire » mais admet que « ça commence à faire long », que ce n’est « plus très marrant ». Il est d’ailleurs révélateur que Stéphane ne souhaite pas faire « trop » de publicité en dehors de sa communauté, car les joueurs extérieurs « alors même que c’est un jeu fait sur le temps libre » se montrent très exigeants et répondent surtout par de froids rapports de bugs. « Du coup je ne fais plus de pub, dit-il, parce que je n’ai pas envie de faire de débogage pendant une semaine ». Les créateurs ne sont pas condamnés à arriver à ce stade de la lassitude, mais ce phénomène permet de remettre en perspective les trajectoires des acteurs. Les dynamiques de professionnalisation, d’auctorialisation ou de lassitude viennent « corrompre » le jeu (Caillois 1992).

Conclusion : le passage d’amateur-joueur à amateur- créateur

41 A travers l’exposition des premiers résultats de notre étude en cours, nous avons cherché à interroger les liens entre jeu et création comme autant de passages. Pour expliquer comment nos enquêtés sont passés de joueur à créateur, comment ils ont basculé, nous avons proposé une série de dynamiques : le prolongement du jeu, l’appropriation ludique de moyens de création, le déplacement de la stimulation du plaisir, l’ancrage dans la gratuité, l’émancipation de la création et enfin les possibles sorties de la sphère ludique (lassitude, auctorialisation et professionnalisme). Ces dynamiques ne sont ni exhaustives ni hermétiques et il nous faudra, dans de futures recherches, étudier quels rapports elles entretiennent.

42 En cherchant à étudier le changement de posture de nos enquêtés, c’est finalement une constante qui émerge en creux. Quand le joueur s’arrête de jouer pour créer, il semble continuer à se positionner du point de vue de la réception. Nous sommes alors tentés de dire qu’il agit « en tant que joueur ». C’est que le terme de « joueur » est trompeur : en ne désignant l’acteur que par sa pratique, nous désignons pêle-mêle le joueur passionné et le joueur occasionnel, le joueur effectif et le joueur déclaré. Dire que les enquêtés agissent « en tant que joueur » ne permet pas de déterminer ce que cela implique. C’est pourquoi nous proposons de remettre le terme d’ « amateur » au cœur de l’explication. En effet, ces créateurs « amateurs » au sens économique du terme (en dehors des circuits commerciaux) agissent avant tout comme des « amateurs de » jeux vidéo. C’est cette notion, généralement utilisée assez naïvement dans le champ des sciences du jeu, qui nous permet l’articulation théorique manquante dans de nombreux travaux.

43 Antoine Hennion (2009) entend mettre « la réflexivité du côté des amateurs » : le goût de l’amateur est issu d’un effort explicite, d’une intention, d’une volonté et est surtout un processus réflexif. Le goût, le plaisir, l’effet ne sont pas des variables exogènes, ou des attributs automatiques des objets. Ils sont le résultat d’une pratique corporelle, collective et instrumentée, réglée par des méthodes elles-mêmes sans arrêt rediscutées, orientées autour de la saisie appropriée d’effets incertains (…) (Hennion, 2009, p. 67).

44 Nous proposons de parler non pas d’un passage de joueur à créateur mais d’amateur- joueur à amateur-créateur.

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45 Car il y a bien un « passage » majeur : la pratique n’est plus la même et, au fur et à mesure, la relation entre les postures de joueur et de créateur évolue. D’une confusion quasiment totale entre joueur et créateur, les amateurs entrent dans un processus de distinction de ces deux pôles. C’est parfois quelque chose qui se fait contre leur volonté et qui peut générer un certain malaise, comme l’a montré le cas du succès accidentel rapporté. Nous proposons de nommer différentes étapes dans les trajectoires : confusion (l’amateur est un joueur-créateur), alternance (l’amateur est un joueur et un créateur, par alternance) et distinction (l’amateur est un créateur avant d’être un joueur). Dans de futures recherches, il faudra encore éclaircir si ces notions caractérisent des postures, au sens d’attitude personnelle, ou au sens de position dans le champ, si c’est la façon de penser sa propre pratique qui évolue ou s’il s’agit d’une évolution en termes d’identité publique.

46 Cependant, ce passage n’a de sens qu’en tant qu’accompagné d’une constante : le travail réflexif de l’amateur sur son goût pour le jeu vidéo. Cette conception de l’amateur est l’articulation théorique qui manquait pour comprendre pleinement la citation de Victor proposée ci-dessus : « en paramétrant des statistiques d’équipements, en cachant des coffres dans les décors, je ressens un plaisir fort similaire à celui de découvrir des équipements et des coffres cachés dans un RPG […] ». L’amateur-créateur de jeux vidéo continue de travailler sur son goût, de travailler avec les dispositifs (ici les logiciels de création) pour goûter son plaisir, pour maximiser les effets incertains des interactions avec l’objet de sa passion. Envisager les logiciels comme des « instruments de jeux vidéo » permet de les penser comme des moyens, différents des jeux eux-mêmes, pour stimuler et travailler les goûts et plaisirs des amateurs tout en rendant compte de leur caractère productif. Ce lien entre goût et pratique ne va pas de soi et n’est pas définitoire de toute pratique d’amateur (Dubois, Méon et Pierru, 2010).

47 Nous pensons que remettre la notion de goût au centre, en tant qu’activité réflexive de la part de l’amateur, permet une meilleure compréhension de la pratique. Par exemple, le fait de ne pas finir une création en cours est régulièrement présenté comme une des affres de l’amateurisme. Mais n’est-ce pas le résultat logique d’une pratique vécue comme stimulant avant tout les goûts de l’amateur-créateur ? Antoine Hennion fait la même observation concernant les amateurs d’escalade : « À peine le grimpeur a-t-il réussi sa voie qu’il redescend. » (Hennion, 2009, p. 58). Pour toute une partie des amateurs (et probablement à des moments particuliers de leurs trajectoires), c’est – comme le dit Marc – l’acte de créer qui « suffit ».

48 Nous pensons que cette réintroduction d’une notion problématisée de l’amateurisme et du goût serait profitable pour l’ensemble des études des pratiques créatives liées au jeu vidéo. Les magazines spécialisés du jeu vidéo ne cherchent-ils pas à travailler indirectement le goût de l’amateur ? Les spectateurs de Let’s Play, de speed runs, voire de certains machinimas ne sont-ils pas à envisager comme autant d’amateurs de jeux vidéo, produisant du « plaisir de jeu » de manière secondaire ? Nous empruntons le terme à Julie Delbouille (2016) qui parle de « joueur secondaire » pour désigner le statut et l’activité du spectateur d’une situation de jeu en faisant référence à James Newman (2002).

49 De plus, cette mise en lumière du processus réflexif de l’amateur pourrait permettre de contrer les approches du virtuel comme un domaine « immersif » dans lequel le joueur plongerait, voire pourrait se perdre. Le joueur-amateur travaille ses goûts en relation aux signes, aux dispositifs et au contexte. Se passer de la notion d’ « amateur de jeu

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vidéo » et se limiter aux usages indifférenciés du terme « joueur » reviendrait à étudier les cinéphiles en tant que spectateurs ou les amateurs de musique en tant qu’auditeurs. La reconnaissance du statut d’amateur de jeux vidéo (ou de « ludophile » ?) pourrait certainement aider à légitimer le média comme pratique culturelle.

50 Enfin, il nous faut terminer en affirmant les limites de cette étude. Il y a bien d’autres dynamiques qui entrent en jeu dans la pratique de création en amateur de jeux vidéo, tels que les dynamiques sociales, le processus de remix d’éléments depuis des bases de données ou encore la recherche d’une expression personnelle. Et puis, comme nous l’avons entraperçu, toutes ces dynamiques interagissent et se définissent respectivement. Il ne s’agit pas pour nous de dire que la création en amateur n’est qu’une façon de produire autrement du plaisir de jeu. Mais il n’en demeure pas moins que c’est une dimension importante pour comprendre cette pratique encore peu documentée, qui met par ailleurs en évidence l’opportunité pour les études du jeu d’aller puiser dans les outils théoriques des études des pratiques culturelles.

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NOTES

1. « Simple enough for a child, powerful enough for a game developer. »

RÉSUMÉS

La création de jeux vidéo en amateur à l’aide de logiciels (Unity, Construct 2, RPG Maker, etc.) a été peu étudiée. Pourtant, cette pratique importante sur le plan quantitatif et hétérogène sur le plan qualitatif permet notamment d’interroger une des marges du jeu : celle de la création. Comment les joueurs passent-ils à la création ? S’agit-il d’un prolongement du jeu ? Et si oui, qu’est-ce qui est prolongé dans ce cas ? Ce sont ces questions que nous abordons dans cet article, sur la base des premiers résultats d’une enquête ethnographique en cours. Nous mettons d’abord à jour plusieurs dynamiques caractérisant l’activité de ces créateurs. Puis, en nous fondant sur ces résultats et en introduisant la notion d’amateurisme dans le champ des sciences du jeu, nous

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proposons de problématiser la question du prolongement ludique au regard de l’activité réflexive que constitue le goût.

The field of amateurs using game creation tools (Unity, Construct 2, RPG Maker, etc.) has been, up to now, little explored. Yet, the activity is important quantitatively and heterogeneous qualitatively. And, above all, it allows to study one of the play’s margins, namely creation. How do tool users move from players to makers? Is this process an extension of playing itself? If so, what exactly is extended? We address these questions in this paper, presenting the first results of our still ongoing ethnographic fieldwork. Firstly, we name various dynamics characterizing the makers’ activity. Then, on this basis and reintroducing the notion of hobbyism in the field of game studies, we propose to problematize the question of the playing extension as a taste related reflexive activity.

INDEX

Mots-clés : amateur, fan, game design, logiciels, jeu, attitude ludique Keywords : amateur, fan, game design, programs, tools, play, playfulness

AUTEUR

PIERRE-YVES HUREL Liège Gamelab (Lemme) - Université de Liège

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A la marge de la lecture et du ludique : les livres-jeux

Boris Solinski

Dans la mesure où il n’existe encore aucune véritable science du jeu, où le jeu prend en écharpe toutes ces spécialités, où surtout il est possible de lui assigner un objet rigoureusement spécifique, il semble tout à fait légitime, sur le plan épistémologique, de situer la lecture littéraire dans le cadre d’une future ludologie générale. (Picard, 1986, p. 308)

1 Si les études du jeu se sont en partie construites contre la narratologie, c’est sans doute parce qu’elles lui empruntent beaucoup, l’espace déployé par le terrain de jeu ne prenant corps qu’au fil du temps déroulé par la partie, espace et temps s’entremêlant dans l’expérience ludique. Alors que les théories de la lecture se revendiquent volontiers comme ludiques, la ludologie gagnerait à leur rendre la pareille. Car c’est à la frontière de la lecture et du jeu qu’il est possible de distinguer le moment ou l’une devient l’autre. De même que l’ethnologie a montré comment les peuplades qui vivent en marge du monde moderne peuvent nous en apprendre davantage sur nous-mêmes, de même les marges du jeu sont susceptibles de mettre en lumière la cristallisation des éléments ludiques qui lui donne sa fonction récréative. Pour ce faire, une piste possible est d’étudier à travers les livres-jeux les effets du ludique sur la narration et – réciproquement – les effets secondaires de la première sur le second, ce que l’anglais nomme « effets de bord » (side effect). Car aucune forme littéraire ou ludique n’a aussi étroitement mêlé jeu et narration, la marge étant ici indissociable de leur (non) hybridation : à quel moment le livre-jeu bascule-t-il du livre vers le jeu, et réciproquement ? Erving Goffman nous donne un indice : Jouer, qu’il s’agisse de se battre ou de jouer aux dames, c’est, pour les participants, toujours jouer (…). Si la transformation systématique opérée par une modalisation n’altère que légèrement l’activité en question, elle modifie en revanche radicalement la définition qu’un participant pourra donner de ce qui se passe. On peut certes mettre en scène un combat ou une partie de dames, mais, pour les

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participants, la seule chose qui se passe réellement, c’est le jeu. La fonction cruciale d’une modalisation, c’est donc de définir ce qui pour nous est en train de se passer. (Goffman, 1991, p. 54).

2 Par ce constat, le sociologue américain propose une explication à son modèle de la modalisation : le jeu n’est pas une forme qui peut être définie, mais une fonction (« ce qui pour nous est en train de se passer ») qui peut prendre n’importe qu’elle forme. Il s’agit donc d’une approche ludologique puisqu’elle considère moins le jeu que le processus de compréhension qui nous fait le reconnaître comme tel, c’est-à-dire le ludique en tant qu’approche plutôt qu’objet d’étude, où la marge devient le lieu à même de dénouer la part de l’une, la ludologie, de celle de l’autre, la narratologie. Nous nous proposons ainsi d’aborder la lente maturation des livres-jeux de façon à la fois historique et fonctionnelle, à travers l’approche propre à chaque auteur en résonnance avec son époque.

Du livre au jeu : l’approche narrative

3 L’approche ludique est issue de celle littéraire qui, pour introduire un peu de jeu dans le modèle narratif, contrarie le paradigme littéraire où le lecteur tente d’anticiper ce qu’a préparé pour lui l’écrivain (Baroni, 2007). En effet, le livre-jeu innove en inversant la position de l’écrivain et du lecteur : l’écrivain essaie de prévoir les désirs du lecteur en lui proposant diverses alternatives, alors que ce dernier prend les rênes de la narration dont il est de fait le co-créateur puisqu’il en choisit le déroulement. La forme narrato-ludique reflète ainsi bien les contradictions de ses composants narratifs et ludiques dont Jorge Luis Borges pose les contraintes et les potentialités de leur hybridation en imaginant en 1941 un livre à l’image d’un labyrinthe, Le jardin aux sentiers qui bifurquent où peuvent être distinguées pour la première fois le livre et l’histoire qui en émerge : Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. (...) Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. De là les contradictions du roman. Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l'intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et cætera. Dans l’ouvrage de Ts'ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d'autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent. (Borges, 1983, p. 100-101)

4 Bien entendu, ce labyrinthe littéraire n’est pas détaillé par Borges qui se contente d’en évoquer les principes séduisants. Si un tel livre existait, c’est le lecteur qui devrait choisir entre les différentes alternatives et ses différentes potentialités afin de composer son expérience, en un mot ce livre serait illisible parce qu’il faudrait le jouer. Le labyrinthe est ainsi la métaphore des multiples possibilités qui convergent vers un cheminement unique, celui qui permet d’en sortir et qui n’est autre que l’expérience du lecteur qui le dénoue.

5 En 1967, Raymond Queneau, dans le cadre des expériences oulipiennes, propose une solution au problème imaginé par Borges en s’inspirant du jeu de l’Oie à travers l’histoire fantaisiste des « trois alertes petits pois ». Il existe un parcours meilleur que

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les autres qui ne sont qu’accidents, et les choix n’en sont pas vraiment puisque les alternatives qu’ils tranchent sont évidentes : « Désirez-vous connaître l’histoire ? » « Préférez-vous une autre description ? », le manque de coopération de la part du lecteur étant sanctionné à plus ou moins brève échéance par la fin du conte. Sans doute parce que, à l’instar de Borges que seule l’idée de la potentialité intéressait (« Un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent (…) embrassent toutes les possibilités. » Borges, 1983, p. 103), Raymond Queneau vise à représenter la potentialité, l’absurdité du propos ne faisant que souligner en creux la priorité donnée à l’innovation formelle à laquelle il se livre (figure 1).

Figure 1

Arbre de possibilités d’Un conte à votre façon (Queneau, 1967 [notre représentation])

6 Les paragraphes numérotés montrent de haut en bas que les alternatives donnent rapidement lieu à des impasses (en noir) mettant fin à la narration, d’autant que l’histoire étant composée de 21 paragraphes, le renvoi au dernier d’entre eux met de toute évidence fin à la narration. Ainsi, à la façon du jeu de l’Oie, les conséquences de certaines étapes sont connues du lecteur avant même de prendre effet : « Si vous voulez savoir pourquoi ils s’éveillent d’horreur, consultez le Larousse au mot ‘‘ers’’ et n’en parlons plus » permettant au lecteur de les éviter afin de poursuivre sa lecture. L’objectif est pour Queneau de mener le lecteur jusqu’à l’extrême fin de l’histoire permettant à celui-ci de vérifier que le jeu n’est qu’un obstacle à la narration dont l’auteur retient, entre toutes les options qui s’ouvrent à lui, le développement le plus intéressant. Le jeu ne sert finalement que de caution à la narration.

7 Stimulé, son ami Georges Pérec décline l’année suivante cet ensemble de possibilités sous forme d’un organigramme d’une part et d’un texte de l’autre : L’art et la manière de demander une augmentation à son chef de service, texté adapté au théâtre en 1970 sous le

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titre L’augmentation. Si le lecteur ne peut plus infléchir le déroulement du récit, c’est bien la question de l’alternative qui justifie à elle seule le texte. Quel que soit le parcours retenu, l’organigramme ramène toujours à la situation initiale qui est celle d’avoir à demander une augmentation. Le texte, écrit sans ponctuation aucune afin de n’offrir au lecteur aucune possibilité de pause, est une logorrhée de 64 pages dont les alternatives empêchent la narration de progresser à la manière de digressions sans fin, celle-ci s’achevant sur la situation initiale où le lecteur est censé demander une augmentation. L’absurdité du propos vient de ce que l’ensemble des possibilités proposées au lecteur ne font que retarder le constat qu’aucune n’ouvre jamais sur celle d’obtenir une augmentation, le jeu se déroulant surtout à ses dépens.

Figure 2

L’art et la manière d’aborder son chef de service exposés par organigramme (Pérec, 1968, p. 74-75)

8 Dès lors, le ludique vient contrarier la narration, l’étirant au point de lui ôter toute consistance par la multiplication de semblants d’alternatives, piégeant un lecteur condamné à échouer. Alors que chez Queneau le jeu soutient le principe même de la lecture en lui donnant sa signification, que ce soit dans Exercices de style (1947) ou Cent mille milliards de poèmes (1961), puisque sans lui celle-ci n’aurait aucun sens, chez Georges Perec la position est inverse, que ce soit dans La disparition (1968) ou Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1974) où le jeu est surtout celui de l’écrivain aux dépens du lecteur. Selon l’Oulipo, le jeu demeure avant tout une recherche conceptuelle à même d’ouvrir la littérature à de nouvelles possibilités créatives, mais dont l’intérêt tient essentiellement à l’originalité du procédé qui s’épuise de lui-même sans se féconder.

9 Pourtant, de l’autre côté de l’Atlantique, l’Américain Edward Packard imagine en 1969, en s’appuyant sur le classique de la littérature jeunesse qu’est Robinson Crusoé, une

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histoire à même de se renouveler en faisant choisir au lecteur ses péripéties. Bien que publié seulement en 1976, Sugarcane Island fait d’un espace, « l’île canne à sucre », le terrain de pérégrination du lecteur dont le parcours est à même de produire 38 fins différentes à partir d’un événement unique : l’arrivée du lecteur sur une île déserte.

Figure 3

Arbre de possibilités de Sugarcane Island (Packard, 1976 [notre représentation])

10 L’arbre des possibilités, qui se déploie de haut en bas, montre une structure pyramidale où les numéros de paragraphes sont rangés par ordre croissant, de gauche à droite comme la lecture, et où la profondeur n’excède guère sept étapes. Cette représentation très éclatée montre une conception avant tout littéraire du jeu, où l’objectif reste de proposer le plus d’histoires différentes possibles à partir de la situation initiale qui conduit l’auteur à imaginer près de 40 fins. Au contraire du parcours proposé par Queneau, qui tente en permanence de faire converger les chemins de traverse pour alimenter l’histoire principale, Packard invente des histoires qui se croisent le moins possible. L’idée originelle est celle de réalités parallèles, comme en témoigne l’une des histoires qui fait de l’île un rêve (Packard, 1981, p. 76) alors que dans toutes les autres l’île est bien réelle. L’intention de l’auteur est donc moins de créer un monde, « l’île canne à sucre », qui réagit aux actions d’un joueur, que de proposer des variations autour d’un même thème. Avec un tel schéma, la narration la plus longue ne dépasse pas 20 étapes pour 103 possibilités, contre 17 étapes pour un total de 21 possibilités pour Queneau. D’autre part, l’unité littéraire pour son auteur reste la page alors que Queneau adoptait déjà le paragraphe, s’affranchissant davantage du support. Les problématiques pour ces deux auteurs sont ainsi contraires : s’amuser pour Queneau avec son lecteur en inventant un procédé de lecture original, l’histoire n’ayant qu’un intérêt secondaire, alors que pour Edward Packard il s’agit de multiplier les histoires possibles à partir d’un même point de départ.

11 Si les premiers essais de livres-jeux empruntent au jeu pour ouvrir de nouvelles pistes littéraires, le jeu demeure tout au plus un moyen quand l’objectif reste exclusivement littéraire. Borges ne règle pas les détails de son jeu, et qu’est-ce qu’un jeu sans règles ? Queneau fait avorter le principe même de choix au cœur du jeu en sanctionnant les mauvais choix par l’arrêt de la narration. Quant à Perec, il dénie tout enjeu à son jeu puisque les digressions ne sont pas de nouvelles potentialités de la narration mais son appauvrissement qui l’empêchent d’aboutir. Enfin, même le livre-jeu estampillé comme tel de Packard ne s’intéresse qu’à décliner le thème de l’île déserte au point de réduire la narration à sa plus simple expression, la diversité l’emportant sur la profondeur des choix nécessaires à l’expérience de jeu comme à celle de l’histoire. Le jeu, procédé pourtant au fondement du genre poétique, est ici traité comme un expédient (Borges) prétexte à une réflexion philosophique, ou comme un élément comique à même de désacraliser la dimension littéraire, par la dérision avec Queneau ou le grotesque avec Perec, à moins que ce jeu ne s’adresse explicitement à un public enfantin (Packard).

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Parce que la littérature honore ostensiblement le jeu en y recourant, elle montre qu’elle n’est pas encore prête à le reconnaître comme possibilité d’enrichissement, du moins au-delà de l’« exercice de style. ». A l’instar du mot-croisé, le jeu demeure en littérature un passe-temps, une récréation bien plus qu’une recréation.

Du jeu au livre : l’approche ludique

12 Il est logique que la forme canonique du livre-jeu ne soit pas le fait d’écrivains mais d’auteurs de jeux qui, dans une démarche plus populaire que littéraire, visent un public adolescent où le livre est à la fois alibi pour le jeu et prétexte à jouer. S’adressant d’abord à des joueurs, les auteurs et éditeurs de livres-jeux ont à cœur de les rendre accessible à un plus large public en permettant à ceux-ci de se passer du maître de jeu indispensable au jeu de rôle, mais aussi de règles complexes héritées des wargames, ou simplement parce que la « suspension de l’incrédulité » indispensable à la lecture fictionnelle s’accommode mal du retour au réel que provoque le lancer du dé1. Pour expliquer qu’il s’agit d’un jeu sous forme de livre sans le dire explicitement, les auteurs recourent à des comparaisons à la marge des jeux qui ont le mérite de souligner de façon explicite la mécanique ludique mise en œuvre. Si les comparaisons qui suivent avec les jeux de rôle et les jeux électroniques, et qui rencontrent un certain succès auprès des adolescents à la fin des années 70, permettent de comprendre comment jouer seul (alors que par définition la lecture est un loisir solitaire), la comparaison avec l’enseignement programmé3 est censée expliquer l’impact du choix sur la lecture. Ces comparaisons audacieuses pour expliquer ce nouveau loisir au début des années 80 montrent dans tous les cas que la filiation que nous avons établie entre ces différentes formes ludiques et littéraires est loin d’être aussi évidente pour leurs auteurs, qui s’ignorent largement et ne peuvent tirer parti des expérimentations antérieures.

13 Il faut ainsi attendre 1982, soit l’année de la première édition du Conte à votre façon de Queneau, pour que, plus encore qu’un lecteur, un joueur soit placé au centre du procédé dans Le sorcier de la Montagne de feu. Premier opus des « Livres dont vous êtes le héros », cet ouvrage oppose à la multiplicité des expériences offertes par Sugarcane Island un enjeu unique. En effet, le but est de parvenir au paragraphe 400 qui représente la sortie du labyrinthe où le sorcier a caché son trésor, suggérant un parcours idéal parmi un ensemble de possibilités, mais aussi de multiples convergences entre les parcours potentiels (voir figure 4). La référence au jeu est immédiate à travers les jeux de rôle (eux-mêmes inspirés des wargames2) mais aussi les tentatives d’individualisation de l’enseignement programmé papier-crayon3 : Conçu pour des aventures en solitaire, le livre fonctionne à la manière des jeux de rôle. Ceux-ci sont particuliers du fait même qu’un « meneur de jeu », qui préside en tant que dieu à l’aventure dans laquelle se lancent les joueurs, est indispensable. Dans Le sorcier de la Montagne de feu, le meneur de jeu est remplacé par le livre lui- même, en usant d’un procédé familier à ceux qui ont suivi des cours d’enseignement programmé. (Jackson & Livingstone, 1982, postface [notre traduction])

14 Il fait peu de doute que ni les jeux de rôle ni l’enseignement programmé ne sont pratiqués, au début des années 80, par grand monde, a fortiori le grand public à même de s’intéresser aux livres jeux. Gallimard, l’éditeur français des « Livres dont vous êtes le héros », propose pour sa part en 1983 une comparaison avec les jeux vidéo : « Conçu

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pour un joueur solitaire, le livre fonctionne à la manière des jeux électroniques » (Jackson & Livingstone, 1984, préface).

15 Le premier livre-jeu digne de ce nom tente alors une explication devenue depuis emblématique du genre : Moitié roman, moitié jeu, ce livre est différent – un livre dont VOUS êtes le héros ! Armé de deux dés, d’un crayon et d’une gomme, lancez-vous dans une quête périlleuse pour découvrir le trésor du sorcier. VOUS aurez à décider quel itinéraire suivre et quels monstres affronter avec le système de combat élaboré présent dans le livre. Vous ne survivrez peut-être pas à votre première aventure. Mais avec l’expérience, l’habileté et la chance, chaque nouvelle tentative devrait vous rapprocher de votre but ultime… (Jackson & Livingstone, 1982 , 4e de couverture [notre traduction])

Figure 4

Arbre de possibilités du Sorcier de la Montagne de feu (Jackson & Livingstone, 1982 [notre représentation])

16 En considérant le parcours le plus court en vert, l’arbre de possibilités du Sorcier de la montagne de feu montre une physionomie proche de celui d’Un conte à votre façon avec une trame principale et des digressions. Les cases noires, qui renvoient aux cases encadrées du parcours principal, permettent les convergences si peu présentes dans Sugarcane Island. Si les possibilités d’échec (en rouge) sont proportionnellement inférieures dans Le sorcier de la Montagne de feu, l’obligation de combattre les ennemis croisés pour gagner le droit de passer au paragraphe suivant nécessite une bonne gestion des ressources du personnage (points de vie, or, total d’endurance et de chance). D’autre part, les auteurs ont rajouté (en orange) des passages obligés pour l’obtention des clefs indispensables à l’ouverture du coffre du sorcier. Or les paragraphes où l’on trouve ces clefs agissent comme des verrous narratifs, obligeant le

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joueur à recommencer son exploration pour réussir enfin sa quête en évitant les impasses. Ce sont donc les choix du joueur qui conditionnent les péripéties ainsi que leur ordre, comme dans n’importe quel jeu, sauf que l’enjeu demeure toujours le même à la différence de Sugarcane Island qui, à l’inverse, raisonne narrativement: Vous êtes confronté à des choix successifs et l’histoire dépend des décisions que vous prenez : vous pouvez être dévoré par un crocodile, découvrir un trésor caché, ou être secouru par un hélicoptère ! (…) Que va-t-il se passer ensuite ? (…) l’aventure qui suit dépend de vous (…) Mais n’oubliez-pas ! Réfléchissez avant d’agir – une erreur peut être votre dernière sur l’Île canne à sucre ! (Packard, 1979, 4e de couverture [notre traduction])

17 Si le lecteur tourne les pages pour connaître la suite, le joueur doit, pour sa part, faire preuve d’astuce pour surmonter les obstacles qui le séparent de l’enjeu. Ainsi, le lecteur de Sugarcane Island ne fait que choisir entre différentes histoires, représentées par 38 dénouements différents, positifs ou négatifs, alors que le joueur du Sorcier de la montagne de feu n’en connaît que deux : la réussite (incarnée par l’ultime paragraphe n°400) ou l’échec, essentiellement en cas de défaite lors d’un combat.

18 A la différence d’un livre, qui met en scène les états d’âme et les motivations du héros, le livre-jeu abandonne cette dimension au lecteur puisqu’il ne peut rien connaître d’un héros qui n’est autre que son lecteur. D’autre part, un joueur a besoin de disposer des moyens de jouer, donc de choisir, que sont à minima l’enjeu et les conditions du choix. C’est pour cette raison que chaque paragraphe d’un livre-jeu rappelle précisément l’enjeu recherché et l’alternative que posent les voies pour y parvenir. Par exemple dans Sugarcane, l’enjeu : « Vous marchez sans fin à la recherche d’eau potable. Vous avez de plus en plus soif. » débouche sur le choix : « Si vous descendez vers le ruisseau, rendez-vous à la page 22 ; Si vous restez caché sur la corniche, rendez-vous à la page 23. » (Packard, 1978, p. 12) . Le joueur est à même d’apprécier l’enjeu – sa survie – et les risques et bénéfices que comportent les deux options. Or, lorsque les choix ne concernent pas la conservation des moyens de jeu (le droit de poursuivre l’aventure), ils permettent alors la progression vers l’enjeu et le dénouement de la quête, comme par exemple ce choix arbitraire extrait du Sorcier de la montagne de feu (§201) : « Vous avez le droit de ranger l’une de ces trois trouvailles dans votre sac à . » Il n’y a pas de raison impérieuse à cette obligation de choisir, sinon une occasion supplémentaire de solliciter la décision du joueur, tout en limitant sa progression vers l’enjeu. Cette influence de la mécanique ludique sur la narration montre que la cohérence de l’histoire est subordonnée à son intérêt ludique. C’est pour cette raison que le labyrinthe de la Montagne de feu, encore plus que la jungle de Sugarcane, déstructure le parcours de lecture en omettant les connexions entre ses éléments, faisant du parcours spatial du joueur, comme de son expérience temporelle, le lien de cohérence entre les lieux arpentés et les événements qui s’y produisent. Si le modèle de Sugarcane est logiquement à la fois une uchronie et une utopie du Robinson Crusoé de Daniel Defoe – où le tutoiement du premier fait écho au récit à la première personne du second –, le modèle du Livre dont vous êtes le héros est emprunté aux jeux de rôle et plus particulièrement au « porte - monstre - trésor »4 que définit le standard de l’époque qu’est Dungeons & dragons. Ainsi, isolée derrière sa porte, chaque salle peut receler un décor et une épreuve différant des précédents, seul le parcours du joueur leur donnant une cohérence. Le genre fantastique (« heroic fantasy ») concourt en outre à limiter le réalisme à l’attrait historique d’un Moyen Âge de pacotille.

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19 En prenant comme modèle le jeu de rôle, Les livres dont vous êtes le héros ont rétabli l’unité de la quête ludique qui correspond au format littéraire de la trame principale, améliorant la convergence des deux formes, narrative et ludique, avec le modèle du labyrinthe prôné par Borges, à la fois protéiforme et dont il n’existe pourtant qu’une sortie ou possibilité de réussite. A l’inverse, le cœur de l’aventure multiplie les possibilités de choix indissociables du risque d’échouer qui sont autant de défis tendus à la sagacité du joueur, renforçant sa fierté d’avoir surmonté toutes les épreuves sans trébucher. En réduisant la narration comme le jeu à leur plus simple expression, soit l’immersion fictionnelle et le choix, le livre-jeu souligne à la marge de ces formes culturelles proprement dites ce qui fait le fondement des approches narratives et ludiques. En effet, que l’on prenne en considération les définitions du jeu de Johann Huizinga (1951, p. 35) : « le jeu est une lutte pour quelque chose », de Roger Caillois (1958, p. 42-43) : « activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée, fictive. », de Jacques Henriot (1983, p. 38) « situation structurée par des règles, dans laquelle un sujet s’oblige à prendre un certain nombre de décisions », de Gilbert Boss (2006 , p. 11) : « action réglée autonome », ou encore de Colas Duflo (1997, p. 57) « l’invention d’une liberté dans et par une légalité », ce n’est jamais que de choix dont il s’agit (Solinski, 2015, p. 198-203). Toute action n’est que l’expression d’une décision qui, en la réalisant, couronne le « bon » choix. Si Goffman s’intéresse au jeu afin de mettre au jour les valeurs des interactions (Goffman, 1974, p. 121 et sq), c’est que tout choix met en cohérence, au sein de l’expérience ludique, les alternatives réalisées (les réussites) avec celles qui ont été écartées (les épreuves ou risques).

Représenter le ludique à partir des potentialités de choix offertes par les alternatives

20 L’utilisation des arbres de Kuhn (schémas de possibilités) par la théorie des jeux permet d’embrasser d’un seul regard l’ensemble des choix offerts par les alternatives et, en ce qui nous concerne, celles écartées et renvoyées à la marge de l’expérience ludique, puisque le joueur juge sa performance pas tant par rapport à ce qu’il a réalisé qu’aux risques qu’il a surmontés, et par comparaison avec ce qui n’a pas eu lieu. Mais, alors que dans la théorie des jeux les choix représentés sont uniquement séquentiels et linéaires, les livres-jeux ont inventé une organisation circulaire de l’écriture qui, à l’image du labyrinthe de Borges, ouvre l’expérience de lecture, par la magie de l’alternative ludique, à la complexité des récursivités (retour à une alternative antérieure), rétroactions (changer les conséquences d’une alternative déjà tranchée), récapitulations (combinaisons d’alternatives) et autres ambivalences (possibilités de choisir plusieurs alternatives), en plus des raccourcis et des chemins de traverse. C’est moins la solution du livre-jeu (le tronc de l’arbre de possibilités) qui nous renseigne sur le ludique que les possibilités d’échecs, le ludique s’irréalisant dans les potentialités qu’il ouvre (les branches) plutôt que dans celles qu’il clôt. Nous nous proposons ainsi, à la suite du théoricien de la littérature Vladimir Propp (1970, p. 112-117), d’interpréter les fonctions du choix afin de sonder les profondeurs du ludique, autrement dit ses perspectives d’enrichissement qui prennent naissance dans les contraintes posées par les alternatives qu’il convient pour le joueur d’écarter afin de réussir.

21 A la différence d’une démarche structuraliste, ce n’est pas la forme mais la fonction des choix qui nous intéresse et c’est à partir des embranchements que nous prétendons

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circonscrire celles-ci. Le concepteur de jeux Sid Meier fournit une explication sur laquelle s’appuyer : Un jeu est une suite de choix intéressants. Dans un choix intéressant, aucune alternative n’est clairement meilleure que les autres, mais celles-ci ne sont pas uniformément attractives, et le joueur doit être à même de choisir en connaissance de cause (Rolling & Morris, 1999, p. 38 [notre traduction]).

22 Une alternative intéressante suscite un choix difficile puisqu’elle fait hésiter entre plusieurs alternatives – plusieurs embranchements – possibles dont le joueur doit être en mesure d’apprécier les potentialités. Or si l’on considère, à la suite de Sid Meier, le ludique comme l’ensemble des potentialités ouvertes par le jeu, l’élaboration d’une typologie des choix offerts par le jeu permet la qualification ludique d’une situation donnée.

23 Cette typologie, appelée à être validée et complétée par l’expérience, permet de comprendre comment susciter la détermination du joueur peut stimuler son intérêt en lui soumettant une épreuve, celle de faire le bon choix. En effet, ce sont d’abord les contraintes ludiques (Duflo, 1997, p. 57 & 80), les règles qui s’imposent de la même façon à tous, qui fondent l’intérêt du jeu grâce aux potentialités, ces fonctions que les contraintes ouvrent au joueur par l’obligation qui lui est faite de se dépasser pour réussir et étendre ainsi son propre potentiel, ce que Colas Duflo appelle la « légaliberté ». Le ludique n’est pas l’expression de la victoire mais seulement de sa possibilité, conditionnée tout autant par celle de la défaite. Toutes les fonctions des choix présentés ne sont pas exclusives mais cumulatives, permettant, par leur combinaison, de proposer au joueur un choix cornélien, pendant du paroxysme littéraire ou scénaristique. Ce n’est pas plus la multiplication dans un jeu de ces choix difficiles qui font son intérêt que celle des péripéties feraient celui d’une intrigue, mais bien la cohérence et la pertinence de leur combinaison au service de l’expérience, ludique ou narrative. De même, à l’instar d’une grammaire cinématographique, on en tirera difficilement des normes de design, mais plutôt un point de départ pour étayer une analyse. Les fonctions ludiques à même de rendre un choix difficile sont les suivantes :

Le choix équitable

24 Un choix équilibré est avant tout un choix équitable dont les alternatives proposent au joueur un bénéfice équivalent – sans être identique – à même de susciter l’hésitation. En général, il s’agit d’un équilibre entre les gains espérés et la difficulté de réaliser l’action, comme c’est le cas dans Le sorcier de la Montagne de feu (§ 20) : « Si vous êtes vainqueur rendez-vous au 376. Si le combat tourne mal vous pouvez fuir par la porte. Rendez-vous dans ce cas au 291 – mais n’oubliez pas votre pénalité de fuite. » Si le joueur préfère a priori remporter le combat, il doit éviter les blessures sous peine de compromettre la poursuite de son aventure. La possibilité d’éviter un affrontement en retirant seulement deux points d’endurance à son personnage peut s’avérer utile au joueur si celui-ci est affaibli, l’invitant à peser l’alternative de mener – ou ne pas mener – le combat à son terme. Visuellement une alternative équitable mène au même point mais par un chemin différent.

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Figure 5

Un choix équitable dans Le sorcier de la montagne de feu (Jackson & Livingstone, 1982 [notre représentation])

25 Depuis le haut du graphe de possibilités, le §113 débouche ainsi sur deux parcours alternatifs, celui de gauche ramenant au point de départ (les cases grises et noires renvoient aux cases encadrées), celui de droite conduisant (après renvoi) deux paragraphes plus loin, au §314, sans incidence ou presque sur la trame principale (en vert), sinon en apportant de la variété.

Le choix risqué

26 Un choix risqué comporte des contreparties explicites connues du joueur qui ajoutent de la tension à son choix, car il engage les choix réalisés jusqu’à présent mais aussi les conditions de poursuite de la partie, donc les chances de réussite du joueur. Ainsi, dans Le Sorcier de la montagne de feu (§ 82) : « Si vous essayez de voler la boîte, tentez votre Chance. Si vous êtes chanceux la créature ne se réveille pas – rendez-vous alors au 147. Si vous êtes malchanceux, rendez-vous au 33. » situe l’alternative dans le choix de subtiliser ou non le bien d’autrui, la prise de risque étant proportionnelle au bénéfice que le joueur en attend. Il s’agit d’un choix équilibré mais dont le risque anticipé est le paramètre déterminant de l’alternative.

Figure 6

Un choix risqué dans Le sorcier de la montagne de feu (Jackson & Livingstone, 1982 [notre représentation])

27 L’arbre de possibilités montre visuellement, de haut en bas, le risque que le joueur a de manquer le verrou scénaristique du §145 (en orange) en empruntant à partir du §82 le chemin secondaire (en gris) ou la trame principale (en vert) qui en conduisant directement au §363 expose le joueur à ne pas trouver l’une des clefs indispensables à

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l’ouverture du coffre du sorcier. Il est à noter que, seul un joueur qui a déjà échoué une première fois peut être conscient du risque qu’il encourt, ce qui limite considérablement, dans l’exemple proposé, la fonction ludique du risque.

Le choix ambivalent

28 Un jeu est posé dès l’origine comme « Un système de règles définissant succès et échec, gain et perte » (Rey, 1994, p. 1070), c’est-à-dire par son ambivalence même. Si jouer c’est choisir, le propre d’une alternative est de proposer des options dont la réalisation empêche désormais celle des autres options, sans quoi il n’y a pas lieu de choisir entre pareil et même. L’image par excellence de l’ambivalence est celle du croisement, comme dans le labyrinthe de la montagne de feu : (§128) « Vous pouvez maintenant aller jusqu’à la bifurcation. Choisissez-vous de poursuivre vers l’ouest (rendez-vous au 210), ou vers l’est (rendez-vous au 58) ? » Le fait de s’engager dans une direction éloigne irrémédiablement de l’autre, compromettant la possibilité de l’explorer ultérieurement au cours de la partie, invitant ainsi à rejouer. S’il ne s’agit que d’une image, toute règle est faite d’une contrainte et d’une potentialité obligeant à bien évaluer la part de l’une et de l’autre dans une alternative : s’engager et succomber ou renoncer et survivre, comme dans Ton nom de code est Jonas (Packard 1981b, p. 30) : « Suite page 100, si tu dis “naviguer à leur rencontre” ; page 102, si tu juges bon de prendre la fuite. », chaque option excluant toute possibilité d’explorer l’autre.

Figure 7

Un choix ambivalent dans Le sorcier de la montagne de feu (Jackson & Livingstone, 1982 [notre représentation])

29 Dans cet arbre de possibilités, que l’on parcourt de haut en bas depuis le §128, choisir l’option §210 (en gris, à droite) ou, un peu plus bas, §235 (en gris, à gauche) à partir du §367 implique d’importantes disjonctions dans la trame qui différencient d’autant l’expérience ludique vécue par le joueur, le choix de l’une interdisant l’exploration de l’autre.

Le choix décisif

30 Le choix décisif est un choix susceptible d’entraîner la victoire ou la défaite immédiate. Dans le cas d’une issue potentiellement fatale, un indice est généralement fourni au joueur. Ce type d’alternative est plus courant dans les récits réalistes qui empruntent au Thriller, comme dans Ton nom de code est Jonas, où le joueur incarne un agent secret

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en pleine guerre froide qui tente de percer le mystère du langage des baleines plus rapidement que les Russes : La Ford Noire se rapproche. Au croisement, la circulation reprend dès le changement de feu. Tu ne vois pas comment le chauffeur arriverait à passer, mais c’est peut-être votre seule chance. Suite page 46 si tu dis au chauffeur de mettre l’accélérateur au plancher ; page 50 si tu lui dis de freiner. (Packard, 1979, p. 25)

Figure 8

Un choix décisif dans Ton nom de code est Jonas (Packard ,1979 [notre représentation])

31 L’arbre des possibilités, qui se lit de haut en bas, montre que la page 25 renferme un choix décisif susceptible d’entraîner l’échec de la mission (en rouge), ou de mener à son tour à un autre choix décisif. La multiplication des impasses met ainsi le joueur sous tension en lui donnant l’illusion que sa vie est en jeu à chaque nouveau choix, le poussant systématiquement à peser le pour et contre tout en renforçant son immersion. On peut considérer qu’un choix décisif est un choix particulièrement risqué.

Le choix incertain

32 Le propre de l’alternative est de proposer une indétermination que la décision est à même de sonder en la tranchant. Si tout choix présente un degré d’incertitude, sans quoi il n’en serait pas un, dans un choix incertain le joueur méconnaît au moins un paramètre et le sait, la difficulté du choix découlant justement de l’impossibilité d’évaluer dans cette équation l’importance de l’inconnue. Or, à la différence d’une machine, lorsqu’un joueur choisit, il le fait en prenant en compte l’effort cognitif pour distinguer le choix optimal parmi l’ensemble des alternatives. Par exemple, dans La traversée infernale, le joueur doit se déterminer à partir d’une illustration, avec cette situation amusante que le personnage sait ce que le joueur ne connaît pas encore (§200) : Pendant quelques instants, vous examinez attentivement le visage de vos compagnons de voyage et vous avez alors la certitude d’avoir deviné juste. Il ne vous reste plus qu’à passer à l’attaque. Mais qui est donc, selon vous, cet assassin présumé sur lequel vous aller vous précipiter à la seconde même ? (Dever, 1984)

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Figure 9

Un choix incertain dans le volume 2 de Loup solitaire (Dever, 1984, illustration de Gary Chalk)

33 Le joueur doit désigner l’une des cinq personnes de l’illustration comme son assaillant, soit au hasard en se rendant à l’un des paragraphes indiqués, soit en découvrant le détail qui lui donnera la même assurance que son personnage… Qu’il ait trouvé ou non, le joueur est à même d’évaluer le degré d’incertitude de sa réponse. De façon plus courante, dans les Livres dont vous êtes le héros, le choix incertain par excellence est celui du croisement : « Pour aller au nord, rendez-vous au 312 ; pour aller au sud, rendez- vous au 246 ; pour aller à l’ouest, rendez-vous au 79 ; pour aller à l’est, rendez-vous au 349 (Jackson & Livingstone, 1982) ».

Figure 10

Un choix incertain dans Le sorcier de la montagne de feu (Jackson & Livingstone, 1982 [notre représentation])

34 Dans cet arbre de possibilités, puisqu’aucun indice ne vient étayer le passage du §267 aux quatre paragraphes inférieurs, le choix est fait soit au hasard, soit en fonction d’indices extérieurs à l’alternative elle-même : si le joueur griffonne une carte ou a déjà essayé au moins une autre direction. Mais dans tous les cas ce type de choix fait peser, faute de paramètres et d’enjeu pour se déterminer, un degré d’incertitude important quant à ses conséquences. On note ainsi que si tout choix requiert un minimum d’incertitude, se déterminer au hasard n’est plus choisir et n’a pas d’intérêt d’un point de vue ludique.

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Le choix irrémédiable

35 Est irrémédiable ce qui ne peut être annulé ou modifié. Les conséquences d’un choix peuvent généralement être infléchies par de nouveaux choix, dans la mesure du possible, mais le choix ludique a été effectué et il n’est pas possible de le reprendre. De même qu’un choix risqué, le choix irrémédiable implique l’évaluation de ce qualificatif au moment de se déterminer. Le cas le plus courant est un choix dont l’alternative ambivalente propose une option qui annule les autres, comme c’est le cas dans Le marais aux scorpions : ‘‘Bonjour, l’aventurier, que diriez-vous de partager mon repas ?’’ Tandis qu’il prononce ses paroles, votre anneau de cuivre diffuse sa chaleur autour de votre doigt, vous avertissant ainsi qu’il ne faut pas vous fier à cet homme. Vous comprenez bientôt qu’il s’agit là d’un voleur. Qu’allez-vous faire : l’attaquer (rendez-vous au 267) ? Ne pas lui prêter attention (rendez-vous au 17) ? Accepter son invitation et vous asseoir à côté de lui (rendez-vous au 147) ? (Jackson, 1985a, §66)

36 Si la première option empêche les deux autres, ces dernières vous exposent à vous faire dépouiller et à vous mettre dans l’impossibilité de défendre votre bien. Dès lors ces choix sont réciproquement irrémédiables (le choix de l’un exclut désormais le choix de l’autre). Un choix irrémédiable peut également avoir un caractère décisif quand il implique la fin de la partie, par exemple lorsque dans Ton nom de code est Jonas vous avez la possibilité de démissionner : « Suite page 90, si tu vas avec Hobbard mettre le président au courant ; page 93, si tu donnes ta démission pour te consacrer désormais à la biologie marine. » (Packard 1981b, p. 88) En tant qu’espion, il est peu probable que la mission du joueur puisse se poursuivre une fois qu’il aura démissionné, ni qu’on lui offre une deuxième chance. Au lecteur donc d’apprécier les chances de réussite de cette option.

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Figure 11

Un choix irrémédiable dans Un conte à votre façon (Queneau, 1967 [Notre représentation])

37 Dans ce graphe de possibilités, de haut en bas, on demande au lecteur (§1) : « Désirez- vous connaître l’histoire des trois alertes petits pois ? - si oui, passez à 4. - si non, passez à 2. ». A partir du moment où celui-ci refuse (§2 et suivants) il n’y a plus aucune possibilité de connaître l’histoire des trois petits pois, la narration prenant immédiatement fin (§20 & 21) ou presque.

Le choix inévitable

38 Un choix inévitable ne peut être repoussé, il est difficile soit parce que l’obligation de choisir ne laisse pas de délai pour se déterminer à loisir, soit parce qu’aucune alternative ne convient et que la seule option du joueur est de choisir la moins mauvaise. C’est le cas dans le premier Livre dont vous êtes le héros lorsque, quel que soit le choix effectué par le joueur, celui-ci est forcé, à un moment donné de son parcours, de se mesurer au sorcier de la montagne de feu : Le combat va faire appel à toute votre force et à toute votre ruse. Votre adversaire s’est volatilisé, puis il a reparu à l’autre bout de la pièce devant une porte munie de deux serrures. Comment allez-vous l’affronter ? (Jackson & Livingstone, 1984, § 358)

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Figure 12

Un choix inévitable dans Le sorcier de la montagne de feu (Jackson & Livingstone, 1982 [notre représentation])

39 En consultant l’arbre des possibilités de haut en bas, on voit que le §274 présente trois options qui toutes mènent au §358 qui obligent à combattre le sorcier, les autres options menant au §396… à condition bien entendu d’être vainqueur. Ainsi, arrivé au §274, aucune autre alternative ne permet d’éviter la confrontation et son dénouement. Si sous cette forme le choix inévitable n’est guère qu’illusion de choix, renforçant seulement l’effort pour le repousser, son caractère inéluctable renforce la tension. Sous sa forme première d’obligation à choisir, un choix inévitable oblige à la prise de risque, celle de décider sans avoir pu peser le pour et le contre.

Le choix intéressé

40 Tout choix est intéressé sans quoi il ne servirait à rien de choisir. Cependant, la motivation du choix est pour beaucoup dans la tension qu’il suscite puisque la réussite ou l’échec sont alors plus lourds de conséquence. Le jeu intéressé par excellence est le poker, qui ne se joue pas de la même manière suivant qu’on mise des jetons ou de l’argent. Dans un livre-jeu, les conséquences ne sont jamais que fictives, et il est difficile de parler d’intéressement. Pourtant, dans Le marais aux scorpions, le joueur doit choisir un commanditaire avant de pouvoir explorer les marais : Qu’allez-vous faire ? Apporter votre aide à Gayolard le bon sorcier (rendez-vous au 335) ? ; Prendre le risque de servir le mal en espérant toucher une bonne prime, et aller voir, dans ce cas, le sinistre (rendez-vous au 255) ? ; Essayer plutôt d’entrer en contact avec le mystérieux Pompatarte (rendez-vous au 27) ? (Jackson, 1985a, §205)

41 Il est visible dans cette alternative que faire le bien se suffit à lui-même, alors que servir un maître neutre demande davantage de motivation et donc ici d’informations, et à fortiori que faire le mal exige une contrepartie pécuniaire. Bien que toutes ces récompenses soient fictives, le joueur a besoin de cette illusion pour se prendre au jeu.

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Figure 13

Un choix intéressé dans Le Marais aux scorpions (Jackson, 1984, illustration de Duncan Smith)

42 Ainsi, Le marais au Scorpions (Jackson, 1985a, p. 23) utilise la carte faite par le joueur comme marqueur de ses efforts, pour matérialiser sa réussite : être le premier à accomplir l’exploit de cartographier le terrible marais.

Expérience de lecture ou expérience ludique ?

43 Notre typologie montre que la difficulté – comme l’intérêt de choisir – est avant tout marquée par l’indétermination (choix incertain) qu’implique la notion même de choix : mettre fin à l’un des termes équilibrés (choix équitable) d’une alternative afin d’en réaliser l’autre (choix ambivalent), d’où le risque de faire le mauvais choix (choix risqué) en se fermant à jamais (choix irrémédiable) les possibilités ouvertes par le choix précédent, et la tentation légitime de prolonger l’indécision jusqu’à être contraint (choix inévitable) ou motivé (choix intéressé) à se décider afin de l’emporter… ou de tout perdre (choix décisif). Ce dénouement de l’alternative est alors à même d’en ouvrir de nouvelles, entre lesquelles le joueur devra à nouveau se déterminer. Cette circularité conduit le joueur à affiner sa stratégie au fur et à mesure des parties, en fonction de ses essais-erreurs. Les auteurs du Sorcier de la Montagne de feu en avertissent leur lecteur en introduction de l’ouvrage : Vous trouverez diverses clés dans les salles du souterrain. Mais vous ne parviendrez à vous emparez du trésor qu’en ayant avec vous la clé ouvrant le coffre qui le contient. Il faudra vous attendre à de nombreuses déceptions lorsque vous serez dans la montagne au sommet de feu. (Jackson & Livingstone, 1984, p. 22-23)

44 A l’inverse, l’expérience de lecture est linéaire, puisque le fait de tourner les pages est sous-tendu par l’attente de ce qui va survenir. Dès lors l’obligation de recommencer ne

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peut apparaître que comme fastidieuse, ce dont témoigne le texte même du Sorcier de la Montagne de feu : Si vous n’avez pas les trois clefs numérotées, voici venue la fin de votre aventure. Vous n’avez plus qu’à vous asseoir sur le coffre et à pleurer, car vous venez de comprendre qu’il va falloir recommencer à explorer la montagne depuis le début pour trouver les clefs qui vous manquent. (Jackson & Livingstone, 1984, §139)

45 Cette prise de conscience n’a cependant pas empêché les auteurs de prévoir la possibilité d’échouer dès la 7e alternative, dans la mesure où il est possible de rater l’une des clefs indispensables à la réussite de l’aventure, alors même que le joueur ne s’en rendra compte que trois paragraphes avant la fin d’une aventure qui en compte au minimum 110. Pour profiter du jeu sans nuire à l’intérêt littéraire, la stratégie utilisée par le lecteur incarne alors généralement une voie moyenne qui, entre astuce et tricherie, consiste à garder un doigt entre les dernières pages consultées pour marquer le paragraphe d’où il vient, au cas où l’un de ses choix l’obligerait à tout recommencer.

46 Bien entendu, cette « sauvegarde manuelle », si elle est favorable à lecture, est à même de contrarier le plaisir suscité par la réussite de l’aventure. En effet, le plaisir de l’emporter tient au respect des règles qui fixent la difficulté. Or abaisser le niveau de celle-ci ne peut que diminuer d’autant la satisfaction d’avoir réussi. Cette difficulté est vantée par des titres qui en exagèrent les périls – La citadelle du chaos, La forêt de la malédiction, La galaxie tragique, Le labyrinthe de la mort, Le manoir de l’enfer… – afin de donner une dimension épique à la quête et accroître le mérite de la réussite. A l’inverse, l’approche narrative de « Choisis ta propre aventure » (titre français pour The adventure of you) en exalte le mystère : L’île canne-à-sucre emprunte à Defoe, Ton nom de code est Jonas à Fleming, La grotte du temps à Wells, Voyage sous les mers à Verne... mystère qui doit susciter l’envie de découverte. L’idée de contradiction entre jeu et narration a été particulièrement entretenue par les jeux vidéo, où lorsqu’une scène cinématique survient elle interrompt le jeu. Pourtant, un joueur est tour à tour acteur et spectateur de son jeu, et « une suite de choix intéressants » ne le serait plus si ceux-ci n’avaient pas d’effet sur l’engagement et l’immersion du joueur. La leçon des livres-jeux sur ce point est sans doute que ses exemples les plus réussis ont éveillé à la fois l’intérêt du lecteur et du joueur en mêlant adroitement les deux motivations que sont la découverte (attente) et le défi (risque), mais surtout en mettant le jeu au service de la fiction et inversement, c’est-à-dire en améliorant leur cohérence.

Conclusion

47 Ainsi, les fonctions constitutives du ludique ne s’apprécient pas en terme de comparaison mais de cohérence. Questionner la marge est précieux car, à l’inverse de l’opération formelle qui consiste à définir le jeu et qui n’a de regard que pour son centre, les confins du jeu, en nous faisant assister à la disparition du ludique, sont susceptibles de nous révéler ses fonctions à l’instant où nous prenons conscience que sa magie n’opère plus. La marge est ainsi moins l’expression d’une frontière formelle que celle d’une hybridation complexe (en quoi le jeu agence-t-il de manière singulière les éléments qu’il partage avec d’autres médiums comme la littérature ?) qui voit le jeu, qui dictait jusqu’alors ses règles à la narration, se fondre dans le roman avec lequel il partage bien un objectif commun – la satisfaction du désir de divertissement du lecteur – mais par un parcours inverse. Les potentialités, ces fonctions de l’indétermination

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ludique, permettent ainsi au joueur de s’irréaliser (au sens où il s’agit seulement d’une expérience fictive) à travers elles en devenant co-créateur de son expérience, alors que la lecture est à l’inverse une expérience d’abandon et de décorporation qui donne une profondeur aux choix ludiques en les mettant en perspective.

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NOTES

1. La série de « Livres dont vous êtes le héros » Sorcellerie ! permet ainsi de lancer les dés en feuilletant simplement les pages du livre au bas desquelles sont imprimées des faces de dés, et la série Loup solitaire grâce à une « table de hasard », autrement dit un tableau numérique en fin d’ouvrage dont on désigne au hasard un chiffre en faisant glisser son crayon. 2. Par l’intermédiaire de Chainmail, jeu de figurines de Jeff Perren et Gary Gygax, publié chez Guidon games en 1971, qui se dota de règles spécifiques aux univers fantastiques. 3. « Il s'agit de livres dans lesquels on pose par exemple une question à la page 25, l'élève y répond puis compare sa réponse aux réponses inscrites dans le livre (sous un cache). Cet enseignement programmé repose initialement sur une structure linéaire, mais évolue rapidement vers une structure ramifiée (Crowder, 1960) : par exemple, selon qu'il réponde a, b ou c, l'apprenant sera invité à se rendre à la page 3, 22 ou 44. Il sera donc confronté à diverses activités selon ses réponses. Il s'agit des premières solutions techniques au besoin d'individualisation. » (http://edutechwiki.unige.ch/fr/Enseignement_programmé, consulté le 31 mai 2016). 4. Il s’agit de la traduction populaire du terme « hack & slash » employé dans les années 80 pour qualifier ce genre de jeux de rôle.

RÉSUMÉS

Les marges du jeu questionnent le moment et la façon dont le ludique devient autre. Dans le livre-jeu ces marges permettent de sonder l’articulation entre lecture et ludique et leurs fonctions respectives. L’histoire de l’émergence des livres à jouer permet d’analyser par comparaison l’apport des Livres dont vous êtes le héros à la dimension ludique du genre, d’où émerge celle de l’alternative et de la décision qui tranche cette alternative, permettant à partir des arbres de possibilités que dessine la lecture de ces ouvrages de dresser une typologie possible des choix ludiques. L’étude des contraintes que ceux-ci imposent et des potentialités qu’ils

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ouvrent, tant du point de vue du texte que de son usage, est alors à même de témoigner de la fécondation réciproque des approches narratives et ludiques.

The margins of the game question the moment and the way ludic becomes something else. In the book-game these margins allow to probe the articulation between reading and play and their respective functions. The literary roots of readings-to-play allow to analyse the contribution of Fighting Fantasy Gamebooks to ludic dimension of the genre, where emerges alternative and the decision that slices it. The reading of these books elaborates trees of opportunities that draw up a possible typology of playful choices. The study of the constraints and opportunities they open, from the point of view of the text and its use, demonstrates the cross-fertilization of narrative and ludic approaches.

INDEX

Keywords : choice, play, reading, ludics, ludology, narrative, potentiality, semiotics Mots-clés : choix, jeu, lecture, ludique, ludologie, narration, potentialité, sémiotique

AUTEUR

BORIS SOLINSKI Université de Lorraine

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Les marges du jeu à réalité alternée (JRA) : mise en évidence de cas d’indétermination créatrice et destructrice à partir de l’expérience d’Alter Ego

Stéphane Goria et Françoise Lejeune

1 La marginalisation d’un individu, choisie ou subie, implique un décentrement par rapport à un espace principal où s’exercent des nœuds de relation, juridiques, socio- économiques, politiques. Ainsi, Guillaume Le Blanc, dans son essai Dedans, dehors. La condition d’étranger (Le Blanc, 2011), engage une réflexion philosophique sur l’expérience de ceux qui sont désignés du nom d’étranger, de marginaux, et qui se trouvent au ban du monde social. Selon lui, la marge est d’une part invisible, c’est-à- dire qu’elle n’est pas quantifiée sur les documents publics et, d’autre part, elle n’est ni dedans ni dehors la société. De fait, elle crée une zone de non-droit. Celle-ci ne correspond pas à une ligne de démarcation nette entre l’espace social central et sa marge. La frontière est trouble et varie en fonction de l’intensité de l’activité décentrée. La marge devient un espace « situé sur le pourtour d'une région considérée comme une unité géographique », « laissé entre la limite de deux choses se côtoyant », « dont on peut disposer entre des limites qui sont imposées »1.

2 Considéré d’un point de vue ludique, le monde social peut être limité à un espace de participation et de mise en œuvre d’un jeu. Un tel espace possède ses propres marges que le concept de cercle magique proposé par John Huizinga en 1938 permet d’identifier. Il suppose que le jeu se situe dans une zone délimitée spatialement, temporellement et socialement. Lorsqu’un joueur entre dans le cercle magique du jeu, il est alors séparé du non-jeu par une barrière invisible. Le jeu serait déconnecté du monde extérieur. Une fois le jeu achevé, il s’évanouirait complètement. Le cercle magique serait assimilable à un terrain de jeu, comme une membrane qui recouvrirait le joueur, l’isolant du reste du monde, le temps du jeu (Huizinga, 1988, pp. 27-29).

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3 Même considéré sans le modèle du cercle magique, l’espace de jeu est constitutif de la structure du jeu au même titre que ses règles. Pour qu’il y ait jeu, il faut qu’il y ait une structure identifiée et une attitude ludique adoptée par les joueurs. La structure de jeu sert d’élément de transposition de l’univers réel vers l’univers du jeu (Henriot, 1989, p. 212). « Le jeu apparait comme un processus métaphorique, en ce sens qu’il est plus ou moins déplacé, décalé par rapport à la conduite qu’il prend pour modèle et qu’il saisit sous un angle particulier afin de la mettre en scène » (Henriot, 1989, p. 214). Cette transposition peut être analysée en termes de cadres d’expérience (Goffman, 1991, p. 19) ou de cadre d’activité de premier et de second degrés (Brougère, 2005, p. 48). L’activité de premier degré est celle dont on constate la réalisation de manière objective, sans autre information, d’un point de vue extérieur à l’activité. L’activité de second degré, par rapport à celle de premier degré, correspond à une transformation de la première. Elle se sert de son cadre physique réel pour se transposer dans une autre réalité associée à une de l’esprit du joueur à partir de la passerelle que propose le « faire comme si ». Celle-ci est utilisée par les joueurs pour se transporter de la réalité vers l’imaginaire (Brougère, 2005, p. 48). Par exemple, avec le jeu de plateau Risk, un joueur peut en attaquer un autre sur une zone géographique ciblée. Du point de vue d’une activité de premier degré, la résolution du conflit se fait par deux jets de dés qui ne sont que des jets de dés en relation avec des pions situés sur le plateau. Du point de vue de l’activité de second degré, il s’agit en fait d’une agression territoriale d’une armée qui fait face à une autre qui défend son territoire. Certains éléments de la réalité sont alors employés par analogie et leur exploitation caractérise une tout autre action que celle visible dans le cadre réel (de premier degré). Au moins au début d’une partie, le joueur fait bien la différence entre les parties réelles et imaginaires du jeu.

4 De ce point de vue, les marges du jeu se situent à la frontière entre réalité et imaginaire et entre activités de premier et de second degrés. Or, plus l’imaginaire du jeu s’intègre dans la réalité et plus ses marges peuvent être floues. Dès lors, cette ambiguïté des marges du jeu peut engendrer certains risques pour le bon déroulement du jeu. Inversement, cette ambiguïté peut permettre de créer quelques confusions entre réalité et imaginaire du jeu potentiellement enrichissantes pour l’expérience de jeu. C’est pourquoi, dans un cadre « grandeur nature » et plus particulièrement pour les jeux à réalité alternée, nous avons choisi de questionner, en faisant appel à la sociologie des publics, le positionnement des marges de ce type de jeu. Il s’agit pour nous d’étudier si ces marges sont un dehors qui tend à devenir un dedans ou un dehors qui tend à être réintégré dans le jeu dont la limite, dès lors, se trouble.

5 Ainsi, nous supposons que la présence d’éléments extérieurs au jeu produit ce que nous nommons des cas d’indéterminations du point de vue des joueurs. Certains cas ajoutent de l’incertitude contribuant au jeu (comme la difficulté de distinguer certains de ses composants) et peuvent enrichir le jeu, diminuant par conséquent l’espace marginal au jeu. D’autres cas d’indéterminations ne contribuent en rien au jeu et imposent une incertitude qui peut, du point de vue du joueur, questionner le maintien du jeu, c’est-à- dire qu’ils peuvent « tuer » le jeu. Nous nommons les premiers des indéterminations constructives ou créatrices et les secondes indéterminations destructrices. Partant de l’hypothèse que ces cas sont inhérents à la nature même des JRA, nous posons la question des formes que ces indéterminations peuvent prendre et celle du ressenti des joueurs à leur égard. Autrement dit, les indéterminations sont-elles des formes qui

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existent par essence en dehors du joueur, ou sont-elles un état de conscience du joueur ?

6 Afin d’étudier les cas d’indétermination durant l’activation d’Alter Ego, nous avons procédé à une analyse sociologique de la pratique des joueurs. Au niveau expérimental, notre démarche s’est appuyée sur des protocoles issus de la sociologie des publics, tels que l’entretien et l’observation de terrain (Beaud et Weber, 2010). Nous avons ainsi analysé les marges d’Alter Ego à travers un corpus méthodologique comprenant : • des enregistrements vidéo de l’activité des joueurs ; • un enregistrement des textos que se sont adressés les joueurs via l’application Alter Ego ; • des entretiens réalisés auprès de 37 joueurs, dont 22 joueurs sur le terrain.

7 Dans ce cadre et cet article, nous présenterons, dans un premier temps, les JRA, leur champ ainsi que des jeux pouvant s’en approcher, à commencer par les jeux pervasifs. Cela nous permettra d’identifier des critères d’analyse des cas d’indétermination relatifs aux jeux. Ensuite, nous présenterons quelques cas d’indétermination de jeux qui ne sont pas des JRA informatisés pour ensuite mieux nous intéresser à notre cadre expérimental, le jeu Alter Ego. Nous nous focaliserons alors sur les moments où les marges du jeu sont venues intensifier le jeu en termes émotionnels ou décisionnels. Cela nous conduira enfin à discuter de la fragilité des jeux en réalité alternée.

Les JRA, les jeux pervasifs et nos hypothèses de travail

8 Un JRA (ARG en anglais pour Alternate Reality Game) ou jeu à réalité alternée est, comme son nom l’indique, dans une acception large, un dispositif ludique qui exploite les possibilités offertes par la mise en parallèle ou par combinaison d’au moins un univers ludique (l’espace de référence imaginaire du jeu) et du monde réel (l’espace où se joue la partie du jeu). Il hérite de nombreuses caractéristiques d’autres jeux ancrés dans la réalité, fondés sur le principe du « faire comme si », comme les jeux de rôle grandeur nature, mais se distingue actuellement de ces derniers par l’emploi d’interfaces numériques pour passer du monde réel à celui du jeu. Toutefois, cette distinction n’est pas toujours évidente. En effet, pour de nombreux auteurs, ces jeux peuvent être aussi nommés jeux pervasifs ou jeux ubiquitaires ou bien être considérés comme une sous- catégorie des jeux pervasifs (Eyles et Eglin, 2007). La catégorie elle-même des jeux pervasifs est relativement difficile à cerner. Elle traduit l’extension des mécanismes et ressorts d’un jeu vidéo en y adjoignant des actions ou des éléments relevant du monde réel. En 2007, Eva Nieuwdorp a tenté de clarifier le discours sur les jeux pervasifs. En s’appuyant sur les définitions les plus courantes, elle a retenu des critères permettant de les définir : a. ils emploient des technologies numériques et d’autres dispositifs techniques (comme dans le jeu Pac-Lan (2005) de l’Université de Lancaster qui avait intégré à sa structure de jeu des puces RFID) visant à passer alternativement d’un monde réel à un monde virtuel ; b. ils étendent les frontières du jeu au monde réel tout en jouant sur cette confusion ; c. ils se superposent au monde réel ; d. ils sont liés à des mondes persistants, c’est-à-dire que le jeu ne s’arrête jamais et évolue pendant que les joueurs s’absentent du jeu ; e. ils font appel à des éléments de gameplay qui interagissent avec le monde réel ;

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f. ils imposent aux joueurs de réaliser de multiples interactions dans le monde réel ; g. ils se mélangent à la vie de tous les jours des joueurs (Nieuwdorp, 2007, p. 4).

9 Il n’y a pas de hiérarchie dans cette liste, les lettres qui précédent les définitions ne sont là que pour servir de repères. Si les définitions a, b, c, e et f peuvent assimiler les jeux pervasifs à des JRA, seules les définitions d et g peuvent les en distinguer. S’il y a distinction, celle-ci est plutôt temporelle. Lorsqu’un jeu est qualifié de pervasif, c’est par son association avec un monde virtuel persistant, c’est-à-dire un univers de jeu qui continue d’évoluer même lorsque le joueur ne s’y trouve pas. Une autre considération permettant de distinguer jeux pervasifs et JRA concerne l’exploitation dans les jeux pervasifs d’une forme de confusion entre la vie réelle du joueur et sa pratique du jeu. Cette distinction nous intéresse particulièrement, car un JRA doit être bien perçu par ses participants comme un jeu qui utilise des éléments du monde réel, mais ne se confond pas avec eux. Seuls les non-joueurs et non-initiés peuvent confondre le jeu et la vie réelle ou inversement.

10 Cette idée est notamment défendue par Bernard Guelton (2012). En s’appuyant sur l’œuvre du collectif d’artistes britanniques Blast Theory, cet auteur envisage la réception du jeu du point de vue de l’immersion en situation réelle. Il interroge la représentation de soi dans les réalités alternées à travers les notions d’action, de localisation, de décision, d’opérativité et d’indétermination. S’appuyant sur les écrits d’Alain Berthoz, ce chercheur avance que l’action dans les jeux en réalités alternées induit une représentation de ces actions qui modifie la représentation de soi. La localisation, pour sa part, doit être comprise dans le contexte des actions conduites par le sujet. Il s’agirait d’ « une approche dynamique de l’espace qui articule la position relative du corps propre avec celle des objets, trajectoires et actions orientées du sujet » (Guelton, 2012, p. 9). Dans ces JRA, la décision participerait également à la représentation de soi, en permettant au joueur de trancher alors qu’il transite entre des réalités différentes (dans l’espace tangible, numérique ou celui de l’imagination). Par ses décisions, le sujet construirait son identité dans le jeu et, plus largement, une représentation de soi dans le monde. L’opérativité, enfin, se rapporte aux dispositifs interactifs appareillés. Présents dans les œuvres de Blast Theory, elle permettrait au participant d’obtenir un retour d’information du système par le biais des opérations mises à sa disposition. Pour l’auteur, l’opérativité correspond à « ce moment où l’ensemble du dispositif en réalités alternées fait retour sur le sujet » (Guelton, 2012, p. 10). Dans ce cadre, l’indétermination désignerait le moment du jeu où la situation deviendrait incertaine dans la mesure où le périmètre du jeu serait brouillé (Guelton, 2012, p. 10). Elle se rapporterait au contexte du jeu (où se situe la limite géographique du jeu ?), aux règles du jeu (y a-t-il des complices du maître du jeu ?) et pourrait viser un but éthique ou artistique. Bernard Guelton a vu dans ces jeux la possibilité d’introduire la notion de trouble, dans la mesure où le joueur ne sait plus ce qui fait partie du jeu et ce qui en est exclu. Il explique ainsi « Vous jouez “grandeur nature” dans une vraie ville. Il vous faut rencontrer des partenaires ou des complices que vous ne connaissez pas, aller dans des lieux pour vous cacher, “y mettre de votre poche”, approcher une banque bien réelle… Qui fait partie du jeu et qui en est extérieur ? » (Guelton, 2012, p. 13). Selon lui, « Le fameux cercle magique de Huizinga possède ici un contour largement incertain » (Guelton, 2012, p. 13).

11 Dans notre cas, nous exploitons cette dernière remarque et hypothèse pour approfondir les cas d’indétermination du jeu. En effet, elle nous permet d’analyser des

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éléments de jeu ou de non-jeu qui peuvent, du point de vue du joueur, transformer un JRA en jeu pervasif ou simplement nuire au jeu. Dans le cadre expérimental de le JRA artistique Alter Ego, nous avons étudié cette indétermination. Elle relève de la relation qu’entretient le joueur avec le jeu et avec la réalité qui l’entoure. Elle résulte des difficultés qu’éprouve le joueur à identifier les limites du jeu, à les distinguer, voire à les gérer. Cela s’est fait de deux manières : d’une part en observant à distance les joueurs et d’autre part, en questionnant ces mêmes joueurs après la fin du jeu. En ce sens, nous supposons que lorsqu’il y a ambiguïté entre le monde réel et le jeu, le joueur peut être perdu, mais aussi que cette indétermination peut être enrichissante ou destructrice, selon les cas. Si elle enrichit le jeu, ce dernier devient, au moins partiellement, un jeu pervasif. Si elle détruit le jeu, c’est l’existence même du jeu qui est mise en danger. L’observation de joueurs en contexte doit nous permettre d’infirmer ou confirmer cette hypothèse et les réponses aux questionnaires y apporter des compléments d’information.

12 Afin de mieux aborder cette phase d’expérimentation et d’observation, il nous a semblé nécessaire de revenir sur la notion de JRA, de bien l’identifier ainsi que les formes de jeux qui peuvent s’en approcher. En les listant et en cherchant à analyser leurs caractéristiques, y compris celles générant des cas d’indétermination, nous avons choisi de reprendre l’idée de Markus Montola (2005) du cercle magique compris à travers les dimensions spatiale, temporelle et sociale.

Réalités alternées dans les jeux non informatisés

13 L’expression JRA fait actuellement surtout référence à des jeux dont la conception associe clairement dans ses mécanismes de jouabilité (gameplay) des interactions aisément identifiables par les joueurs entre mondes réel et ludique(s) à l’aide d’interfaces informatiques comme des ordinateurs, des tablettes ou des téléphones, voire d’autres systèmes tels des consoles portables (comme la Nintendo DS). Cela dit, de nombreux jeux ou dispositifs peuvent être considérés comme des JRA ou proches de la famille des JRA. Nous proposons de parcourir ces jeux en exploitant les propositions faites par Markus Montola (2005) à propos de la caractérisation des jeux pervasifs. Ce dernier reprend notamment la métaphore du cercle magique de Johan Huizinga (1938).

14 Markus Montola (2005) a caractérisé ce que pouvait être un jeu pervasif par rapport à un jeu vidéo, à l’aide de trois dimensions d’extension du jeu vers la vie réelle : spatiale, temporelle et sociale. Nous avons trouvé cette forme d’analyse très utile pour nous aider à parcourir différents JRA ou jeux à la frontière des JRA, en évitant de les qualifier par leur aspect technologique, c’est-à-dire informatique. De la sorte, si désormais l’essentiel des jeux en réalité alternée est assimilable à des dispositifs numériques et ludiques permettant l’interaction entre au moins deux mondes (le réel et un ou plusieurs imaginaires), cette appellation peut être étendue à d’autres formes de jeu, notamment parce qu’elles partagent avec elles certaines caractéristiques. Ainsi, les JRA possèdent des caractéristiques propres aux jeux de rôles classiques tels que Donjons et Dragons. Ces derniers se sont diffusés au début des années 1970 avec pour fondement la projection des joueurs dans un monde ludique imaginé par chacun des joueurs. Les joueurs sont réunis autour d’une table et ils jouent dans un monde imaginaire dont le rapport au monde réel est très limité : il y a un livre de règles avec des illustrations, au moins une feuille de personnage pour chacun des joueurs, un cache ou écran illustré

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qui permet à l’animateur de la partie (le maître du jeu) de cacher ses éléments de scénario et, en même temps, aux joueurs de disposer d’une illustration pour mieux se projeter dans l’univers imaginaire (Caïra, 2007, p. 46). Ces jeux, à proprement parler, ne sont pas des JRA, mais nous pouvons facilement les identifier comme des jeux proches de la frontière des JRA. Comme dans les JRA, les joueurs se projettent dans un univers parallèle où ils jouent un rôle différent. Pour parvenir à cela, ils n’ont besoin que d’un matériel restreint (une feuille, un crayon, des dés). Ce matériel est, le plus souvent, dans les JRA, remplacé par un téléphone et une application dédiée. Mais la phase d’introduction reste la même, l’univers du jeu et ses mécanismes sont d’abord présentés aux joueurs (par l’application ou un animateur, maître du jeu) pour qu’ensuite ils puissent s’y immerger.

15 Cependant, certains jeux de rôles, notamment ceux qui entrent dans la catégorie dite « grandeurs nature », sont encore plus proches des JRA. Les jeux de cette catégorie se sont développés en apportant une dimension spatiale bien plus importante que dans les jeux de rôle. Les joueurs continuent d’incarner un personnage, mais ne le jouent pas seulement intellectuellement ; ils l’incarnent physiquement en s’habillant à la manière du personnage. Le scénario impose aux joueurs de se déplacer et donc de quitter la table (Caïra, 2007, p. 40). Ceci n’était pas complètement nouveau ; les murder parties, apparues dans les années 1930, avaient déjà commencé à exploiter ces possibilités (Bleton, 2014 ; Musset et Thibert, 2009). Dans ces jeux qui sont considérés comme une forme particulière des jeux de rôle grandeur nature (Brassinne, 1983), un meurtre est commis et les joueurs doivent découvrir qui est le meurtrier parmi les personnes présentes. Tous les personnes ne sont pas des joueurs, mais chacun d’eux a un rôle à jouer. Les personnages non-joueurs ont pour rôle, notamment, d’à assurer l’animation du jeu comme sa dynamique et d’aider les joueurs à se projeter dans un univers imaginaire. Nous retrouvons ces autres personnes animant le jeu dans la plupart des grandeurs nature.

16 Dans un registre similaire aux murders parties, nous citerons aussi les killers ou Jeu de l’assassin ou Jeu des assassins qui étaient très en vogue dans les années 1980 et 1990, et qui continuent d’avoir des adeptes. Le principe de ce type de grandeur nature est simple. Les joueurs incarnent des tueurs qui ont pour but d’éliminer par une simulation d’assassinats d’autres joueurs pour lesquels ils ont contrat ou qui font tout simplement partie du jeu (Brassinne, 1983). Les joueurs sont incités à traiter l’information concernant leur cible ou eux-mêmes, à faire courir de fausses informations et, surtout dans les versions guerre des gangs, à s’allier (Brassinne, 1983). Par rapport aux murders parties qui ne nécessitent le plus souvent que quelques pièces d’un bâtiment pour se dérouler, les killers sont situés dans des espaces plus importants comme des centres- villes. Si aucune dimension historique particulière ne caractérise le killer, ces jeux grandeur nature sont trompeurs. De prime abord, ils retiennent l’attention par leurs aspects spectaculaires, par l’ingérence brutale qu’ils déclenchent chez les spectateurs non avertis. Dans un second temps, chacun juge les pratiques qu’ils engendrent selon ses goûts : certains trouvent cela dérisoire ; d’autres y trouvent une détente ou une « tension » satisfaisante. Enfin, on y décèle des tactiques qui portent sur la manière d’appréhender l’information. (Brassinne, 1983 p. 19).

17 Les grandeurs nature sont donc des sortes de JRA qui ne se distinguent des JRA plus classiques que par l’aspect non technologique. Or, lorsque le jeu grandeur nature impose l’usage d’une technologie numérique comme des téléphones portables, la

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qualification de ces jeux en JRA est encore plus évidente. Par exemple, des grandeurs nature de type Killer peuvent employer pour l’attribution des contrats des joueurs une application pour téléphone (comme c’est le cas de Hi-Die, 20142). C’est la même chose pour tous les jeux qui utilisent une technologie complémentaire, mais dont les règles fondamentales restent les mêmes, comme avec le géocaching qui correspond à la mise en œuvre des règles d’une chasse au trésor en y associant les capacités d’un géo- positionnement par satellite (GPS). Les ambiguïtés d’interprétation ou d’indétermination de ces jeux relèvent des limites spatiales, si elles ne sont pas suffisamment claires pour les joueurs, mais surtout des limites sociales si l’attitude et, encore plus, l’apparence des joueurs peut être confondue avec celle de personnes de la vie réelle. Au niveau temporel, certains impératifs peuvent s’interrompre momentanément et créer l’ambiguïté inverse de celle que nous venons de considérer à travers la dimension sociale. À certains moments, il y aura indétermination lorsque le joueur sera proche des limites spatiales et temporelles du jeu, mais ne jouera pas ; pour les autres joueurs, c’est son attitude qui sera source d’ambigüités. Le « faire comme si » de certains joueurs pourrait être mal interprété par des non-joueurs et, par conséquent, cela risque d’interrompre le jeu. Inversement, certains comportements de non-joueurs présents dans l’espace de jeu (ou aux marges de l’espace de jeu) peuvent être interprétés par des joueurs comme des attitudes de jeu, rendant le jeu plus complexe et l’expérience de jeu plus intéressante.

18 Même si les jeux de rôle grandeur nature représentent la forme de jeux la plus connue apparentée aux JRA, d’autres jeux ne nécessitant pas nécessairement l’aide d’une interface numérique peuvent aussi se rapprocher des JRA. D’abord, il y a les jeux du type chasse au trésor. Selon leur conception, ces jeux peuvent durer quelques heures, plusieurs jours, mois, voire années (Schmoll, 2007). Au niveau temporel, la longue durée du jeu impose des alternances avec la vie réelle, mais cela peut aussi provoquer quelques problèmes ou ambiguïtés, par exemple, lorsque le jeu n’est momentanément plus possible (l’espace ciblé est à ce moment le lieu d’une autre activité). Au niveau spatial, il nécessite aussi l’occupation ou la traversée d’espaces importants. Dès lors, ces jeux alternent forcément avec des éléments de la vie courante, y compris des objets et personnes qui peuvent créer des ambiguïtés ou simplement ralentir la progression des joueurs. À ce niveau, il peut y avoir des quiproquos résultant d’indétermination relative à l’identification d’éléments de jeu participant aux mécanismes du jeu et des objets ou personnes présents par hasard à cet endroit ou que les concepteurs du jeu n’auront pas envisagés comme assimilables au jeu, alors que certains joueurs les comprendront comme tels. Dans la même famille de jeu, nous pouvons citer les jeux de pistes et autres jeux de parcours en milieu naturel ou urbain (Bourdeau et Lebreton 2014). Les joueurs voient à travers le décor des éléments qui font référence au jeu ; ce qui n’est pas le cas pour les autres personnes non initiées au jeu. Les limites sur lesquelles se fonde ce type de jeu sont surtout spatiales et sociales. À l’opposé, comme pour le street golf ou golf urbain (Wysocki, 2015), le jeu n’a pas véritablement de limite spatiale (Lebreton 2010). C’est au niveau social que l’indétermination peut surtout naître. Les éléments du jeu font sens pour la communauté de joueurs, car ils disposent des règles, mais ces règles sont aussi dépendantes de la perception qu’en ont les joueurs. Un élément de décor, une conjonction d’évènements ou l’attitude d’une personne non-joueuse comme d’un joueur peut alors être mal interprété(e) vis-à-vis des règles. Cela peut perdre certains joueurs ou au moins perturber leur jeu. Il suffit, par exemple, que durant le cours d’une

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partie, un agent de sécurité ou de police intervienne et bloque l’accès à un espace où se trouve la balle du joueur.

19 En dehors de ces formes de jeu qui exploitent des zones de jeux très grandes, nous pouvons citer d’autres formes ludiques comme certains jeux de société qui peuvent être apparentés à des JRA. De notre point de vue, les jeux de société de cette catégorie sont surtout des jeux dont la durée des parties dépasse la journée et, dès lors, ont les mêmes avantages et posent les mêmes problèmes que les chasses au trésor. Par exemple, nous pouvons de nouveau citer le cas des jeux de rôles sur table. En effet, lorsque le jeu s’arrête, les personnages joués ne sont pas éliminés. Si un personnage n’est pas mort dans le jeu, il gagne en expérience et en équipements, ce qui pourra lui être utile lors d’une prochaine aventure (Caïra, 2007, p. 60). Au niveau social, cette durée de vie des personnages leur donne une identité plus forte, ce qui créée des interactions avec la vie réelle. Pour certains joueurs qui font évoluer un même personnage sur une longue durée, l’expérience de la réalité leur apparait comme fragmentée par rapport à une réalité plus structurée dans l’univers du jeu. Il leur arrive ainsi de faire appel aux compétences de leur personnage pour résoudre des problèmes de leur vie quotidienne (Bowman. 2010, pp. 177-178). Le « faire comme si » s’ancre alors pleinement dans la réalité. L’indétermination du jeu peut donc résulter du transfert dans la vie réelle d’éléments purement relatifs au jeu.

20 Dans le registre des jeux sur table, le cas du jeu Diplomacy3 de Allan B. Calhamer est intéressant. Il s’agit d’un jeu de guerre sur plateau qui représente les affrontements de la Première Guerre mondiale. C’est aussi un jeu de stratégie d’alliances, d’où son nom. Il impose aux joueurs de s’allier et de déclarer leurs ordres simultanément après une phase de négociations secrètes (Chamberland et Provost, 1996, p. 52). Lorsque la partie s’échelonne sur plusieurs jours, Diplomacy peut s’apparenter à un jeu pervasif. Les joueurs peuvent alterner vie normale et jeu, notamment lors de la prise de contact pour élaborer une stratégie d’alliances. Les relations sociales habituelles des joueurs peuvent être, si besoin, utilisées afin de gagner la partie. Dès lors, il peut y avoir, à travers la dimension sociale du jeu, indétermination entre négociations relevant du jeu et discussion entre amis. Michèle Brassinne (1983) avait déjà fait le rapprochement entre les stratégies d’alliances et de désinformation de Diplomacy avec les grandeurs-nature du type murder party ou killer. Dans le même registre que ce jeu, les jeux de types wargames avec figurines ou sur plateau et qui se déroulent sur plusieurs jours peuvent aussi être apparentés à cette forme de JRA, car les temps de pause du jeu peuvent être exploités par les joueurs pour se documenter et/ou élaborer une meilleure stratégie ou interpréter différemment certaines règles.

Quelques cas d’indéterminations conçues et subies

21 Sur la base de ce qui a été précédemment abordé, nous estimons que les JRA peuvent être générateurs d’ambiguïtés du point de vue des joueurs, soit d’indétermination au sens de Bernard Guelton, si certains mécanismes de jeu ne sont pas suffisamment explicites pour permettre la reconnaissance des joueurs entre eux. En nous fondant sur le cercle magique, nous pouvons poser un cadre formel relativement pratique pour estimer certains éléments liant la structure de jeu (game) au déroulement de la partie de jeu (play). Les mécanismes de jeu imposent certaines règles spatiales, temporelles et sociales aux joueurs et inversement, des éléments extérieurs au jeu peuvent influencer

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son bon déroulement. Cependant, cette approche d’analyse du jeu peut être critiquée (Zabban, 2012). En effet, certains reprochent au concept de cercle magique, notamment dans sa reprise par (Salen & Zimmerman, 2004, p 95), d’être focalisé entièrement sur la structure de jeu alors que la compréhension du jeu en tant qu’attitude nécessite de considérer le jeu au-delà de cette dernière, dans un contexte plus général (Consalvo, 2009). D’autres complètent cette critique en signalant que le cercle magique ne nous permet pas de comprendre pourquoi le jeu est social, ni ne nous donne les moyens de comprendre en quoi il le serait (Crawford, 2009). Ceci dit, il nous a tout de même semblé que, dans le cas d’un JRA dont la structure de jeu est très étendue et complète la réalité, ces critiques sont moins pertinentes. De par sa nature associant réalité et jeu, tout JRA subit dès la mise en œuvre d’une partie, une sorte de pression, en termes d’indétermination concernant les limites du cercle magique des joueurs. Or, c’est sur cette indétermination de la structure que nous avons centré nos travaux de recherche. Il ne s’agit pas pour nous de comprendre ce type de jeu dans le cadre de sa superposition au monde réel. Seules les interactions entre jeux et réalité nous intéressent. Afin de mieux observer cette pression et ses formes, nous avons proposé, à travers l’étude ethnographique du jeu artistique en réalités alternées Alter Ego, d’analyser comment des éléments d’indéterminations portant sur la structure du jeu peuvent influencer son contenu et sa réception par les joueurs.

22 De ce fait, le premier point que nous pouvons aborder au niveau de l’indétermination possible des JRA et autres jeux pervasifs relève du cadre non limité du jeu. Le jeu n’est plus clairement distinct de la vie courante, en termes de place ou de durée. Le jeu n’est plus véritablement isolé ou limité contrairement aux qualifications classiques de Johan Huizinga et Roger Caillois. L’ordre absolu du jeu en tant que zone et temporalité sacralisée n’est plus préservé (Huizinga, 1988 p. 27). À ce titre, les JRA peuvent perturber certains nouveaux joueurs qui auront du mal à distinguer jeu et réalité. Pour ces personnes, dès le début d’un jeu à réalité alternée la confusion existe. Il y a là, la manifestation d’une indétermination destructrice intrinsèque aux JRA au moins pour certaines personnes non initiées. Pour reprendre Huizinga, ces personnes doivent être rassurées pour jouer. Pour elles, le jeu doit créer « de l’ordre, il est ordre. Il réalise, dans l’imperfection du monde et la confusion de la vie, une perfection temporaire et limitée. Le jeu exige un ordre absolu. La plus légère dérogation à cet ordre gâte le jeu, lui enlève son caractère et sa valeur » (Huizinga, 1988, p. 27). En effet, même si l’on part de l’hypothèse que les joueurs sont des initiés pour lesquels le principe du jeu à réalité alternée n’est pas surprenant, la question de l’ordre du jeu reste importante. Cet ordre est dépendant des perceptions du jeu (par ses concepteurs d’abord et dans une mesure un peu moindre par ses joueurs) à partir de ses différents composants. En nous référant à la proposition de Jesse Schell (2010, p. 51), un jeu peut être analysé en fonction de quatre éléments fondamentaux pour son développement : une esthétique (ce qui fait le lien en termes de sens sollicités entre le jeu et le joueur), des mécanismes (des procédures et des règles), une technologie (tous les matériels et matériaux qui rendent le jeu possible) et une histoire décomposée en un ensemble de séquences d’évènements. Tout phénomène créant une indétermination dans le jeu peut alors être associé à au moins l’un de ces éléments. Comme nous avons aussi trois types d’expansions dimensionnelles (spatiale, temporelle et sociale), cela multiplie d’autant les possibilités de manifestation d’un élément perturbateur au jeu qui engendrerait une indétermination.

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23 Ainsi, des indéterminations constructives peuvent être envisagées par les concepteurs et animateurs du jeu. Par exemple, dans Ingress, jeu produit par Niantic Labs, au niveau géographique et mondial, deux clans s’affrontent (les illuminés et les résistants) afin de contrôler des portails situés dans une réalité alternée. Dans ce jeu, nous ne savons pas a priori quels sont les joueurs ni leur camp. Il y a donc une indétermination temporelle (on ne sait jamais quand tel camp va contrôler telle zone) et sociale (on ne connait pas avec précision l’ensemble des joueurs qui sont à proximité d’un portail ni leur appartenance). Cela stimule d’ailleurs, dans la vie réelle, le recrutementde nouveaux joueurs pour qu’ils intègrent un camp ou favorisent des tentatives d’enquêtes et de surveillance de personnes identifiées comme joueurs de l’autre camp. Tout ceci se pratique dans les rues de nos villes. Il y a ainsi une certaine forme d’indétermination qui se manifeste dans le jeu lorsque des joueurs pensent en avoir reconnu d’autres sans en être certains : que penser d’un groupe de personnes munies de téléphones (ce qui est très courant) qui se déplacent dans des zones où se situent des portails ; sont-ce des joueurs ou de simples passants ? Pour certains joueurs cette indétermination peut les rendre quelque peu paranoïaques puisqu’ils vont voir des adversaires partout. On peut alors craindre que cela nuise au plaisir de jeu.

24 Même si elles n’ont pas été anticipées ou souhaitées, de par leur nature constructive, les indéterminations n’interfèrent pas véritablement avec l’ordre nécessaire au jeu. Elles modifient les possibilités offertes par le jeu et donnent plus de liberté d’action, d’interprétation et de projection dans l’univers ludique aux joueurs. Si les JRA ne peuvent pas, de par leur nature, respecter le critère de séparation du jeu (la clarté de ses limites) cher à Roger Caillois et Joan Huizinga, leur insertion dans la réalité et les indéterminations constructives qu’ils permettent renforcent leur côté incertain. L’équilibre à trouver réside donc dans le respect de la fiction (le jeu n’est pas la réalité) et l’identification des règles du jeu ainsi que leur respect. Le tout doit avoir pour conséquence de donner du plaisir aux joueurs dans le fait de jouer ou tout au moins de les éloigner du sérieux des tâches de la vie courante et de l’ennui (Henriot, 1969, p. 57).

25 Puisque selon notre hypothèse, tout JRA est susceptible de générer ou d’être confronté à différentes formes d’indétermination destructrices ou constructives, nous avons souhaité observer plus attentivement l’un d’entre eux. L’idée était de mieux mettre en évidence les indéterminations du jeu qui ne sont pas pensées par les concepteurs. En ce sens, les indéterminations faisant, au départ, partie des mécanismes du jeu ne sont pas considérées comme des indéterminations créatrices ou destructrices. En effet, les indéterminations pensées par les concepteurs leur permettent, en général, d’anticiper certains évènements du jeu. Or, les indéterminations que nous ciblons ici sont des sources d’étonnement ou de craintes, voire de peur, de la part tant des concepteurs que des animateurs du jeu. Ce qui sera considéré comme des cas d’indétermination créatrice relèvera d’éléments nouveaux qui complètent les mécanismes du jeu, sans que les concepteurs les aient pensés. Ils ne brisent pas le fonctionnement du jeu. Ces indéterminations introduisent de nouvelles incertitudes qui continuent de donner sens au jeu, même si elles peuvent en augmenter la difficulté. À l’opposé, les indéterminations destructrices relèveront d’éléments nouveaux, mais qui perturberont notablement certains composants du jeu mettant son existence ou son maintien en danger.

26 Ceci dit, nous tenons à préciser que des cas d’indétermination destructrice peuvent se manifester sans être forcément propres aux JRA, puisque nous les retrouvons dans

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toutes les formes de jeu. Déjà, Huizinga (1951, p. 29) avait soulevé le cas des briseurs de jeu qui ne respectaient pas les règles et, de fait, étaient exclus du cercle magique par les autres joueurs. Bien entendu, durant le temps de l’exclusion, le jeu est arrêté, voire annulé. Mais ce phénomène sous-entend que la force de décision, le plus grand pouvoir, est du côté des joueurs et non de celui des briseurs de règles ou de jeu. Dans un JRA, plus que dans une autre forme de jeu, ce pouvoir d’arrêt du jeu est à la merci de toutes les personnes souhaitant briser le jeu à partir du moment où le jeu se déroule au milieu de leur réalité. Le jeu peut alors être perçu comme une agression de leur univers. En dehors de ces cas que nous aborderons plus loin dans le détail de la phase expérimentale, nous pouvons citer quelques cas d’indétermination destructrice par intervention des briseurs de jeu. Ainsi, l’un des cas historiques que l’on peut citer concerne une partie du jeu Diplomacy. Comme Diplomacy peut se jouer sur des durées assez longues, mais à distance, certaines parties par courrier sont habituelles. Ainsi, à chaque courrier reçu, le joueur revient vers le jeu, puis la vie normale reprend son cours, mais dans certaines circonstances une indétermination destructrice peut émerger. À titre d’exemple, nous reprenons telle quelle l’anecdote rapportée par Duccio Vitale. Un jeune homme à lunettes et cravate se dirigea d’un pas rapide vers le guichet des télégrammes. Avec un fort accent écossais, il demanda à l’employée de la ville de Manchester d’envoyer le message suivant : « d’accord pour l’attaque sur Liverpool ». Il régla la somme demandée et sortit. Quarante minutes plus tard, quatre inspecteurs de Scotland Yard faisaient irruption à son domicile, pistolet au poing. Ces derniers mirent plusieurs heures à admettre que le dangereux terroriste qu’ils étaient en train d’interroger n’était autre qu’un… joueur de Diplomacy. Le joueur représentant la France donnait son accord à une attaque conjuguée contre l’Angleterre à son homologue allemand (Vitale, 1984, p. 34).

27 Dans un registre très différent, mais toujours en lien avec une partie de jeu de plateau, nous avons le cas rapporté par Peter Perla (2011) d’une partie de jeu sérieux sur plateau qui se transforme en tableau de bord. Ainsi, le 2 novembre 1944, une séance de wargame sur plateau (kriegspiel) regroupant le Feldmarschal Model et son staff de commandement avait pour but de simuler, par le jeu, différentes attaques en vue de la préparation de l’offensive des Ardennes prévue pour décembre. Le jeu qui venait de débuter représentait la frontière de l’époque avec l’estimation des troupes de chaque camp qui pouvaient y prendre part. Or, ce même jour une offensive alliée eut lieu sur la ligne Siegfried en un point bien situé sur la carte et le plateau de jeu. N’étant pas soumis à des problèmes de communication avec ses troupes, le Feldmarschal et son staff de commandement transformèrent la salle de jeu en quartier général et le jeu servit à réaliser une cartographie dynamique des forces en présence (Perla, 2011, p. 54). Dans cette situation, la réalité représentée par le jeu prend le dessus sur le jeu qui est anéanti de fait par l’importance des évènements. Ce n’est plus l’autorité de personnes extérieures aux jeux qui l’ont empêché, mais les responsabilités des joueurs à ce moment.

28 Plus proche de nous, un jeu de rôle grandeur nature devait se dérouler dans une ambiance postapocalyptique. Pour ce faire, les organisateurs utilisèrent une ancienne champignonnière située près de Langeais. Malheureusement, après quelques heures de jeu, les 220 participants durent être évacués pour cause d’intoxication au monoxyde et au dioxyde de carbone provoquée peut-être par un groupe électrogène4. Dans cet exemple qui peut être le cas de n’importe quelle activité, c’est le contexte du jeu lui- même qui interfère avec son déroulement.

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29 L’état de l’art que nous venons de dresser concernant l’origine des JRA, leur évolution, va venir soutenir l’étude sociologique de l’activation du JRA Alter Ego. Ce jeu à réalité alternée nous a donné l’occasion d’observer le comportement des joueurs et de réaliser des entretiens à l’issue du jeu. Le témoignage rétrospectif des joueurs nous a permis de mieux cerner les marges de ce jeu, activé durant une après-midi, en 2014.

Le dispositif expérimental Alter Ego et ses indéterminations

30 Alter Ego est un JRA du type jeu de parcours, à énigmes ou challenges, d’une durée d’une demi-journée, qui s’est déroulé dans la ville de Metz en 2013 et 2014 (Lejeune, 2014a ; 2014b). L’histoire portée par le jeu était la suivante : Suite à une collision entre une météorite et notre soleil, celui-ci se dilate. L’air sur la surface de la Terre est devenu irrespirable et les Terriens se réfugient sous sa surface. Un siècle plus tard, l’un de ces Sous-Terriens est remonté à l’extérieur, il a été kidnappé par des Sur-Terriens qui ont muté. Jusqu’où irez-vous pour le sauver ?

31 L’histoire ne comportait en elle-même aucune incertitude, si ce n’est ce à quoi pouvaient ressembler les kidnappeurs, mais, dans ce cas, cette incertitude relevait plutôt de l’esthétique du jeu. En termes de mécanismes de jeu, les joueurs incarnant tous des Sous-Terriens furent d’abord répartis en neuf équipes en compétition, puis séparés en deux groupes : les uns restèrent devant un ordinateur aux prises directes avec le jeu en ligne, les autres se rendirent dans les rues de Metz pour se mesurer aux Sur-Terriens, incarnés par les organisateurs et maîtres du jeu. En tant que JRA, Alter Ego était un jeu qui se déroulait simultanément dans le monde numérique et dans le monde tangible. D’un point de vue technologique, ses composants étaient de deux natures : d’abord la ville de Metz, ses rues et ses bâtiments qui permettaient les évolutions des joueurs dans la partie physique du jeu ; ensuite les téléphones mobiles, les ordinateurs, les codes QR et le monde virtuel créés pour l’occasion et accessibles via internet qui permettaient d’interagir avec la partie numérique du jeu. Les téléphones servaient à faire le lien entre les membres de l’équipe se déplaçant dans la ville et ceux connectés au monde virtuel. Deux formes d’indétermination pouvaient être liées à la technologie : l’incertitude sur les limites spatiales du jeu (les joueurs ne disposaient pas de limites spatiales dénuées d’ambiguïtés) et l’incertitude spatiotemporelle liée à la technologie (certaines zones pouvaient ne pas permettre un accès téléphonique parfait, ce qui impliquait une perte de temps pour se déplacer et appeler le joueur). Ainsi, pour la mise en œuvre et le début du jeu, les organisateurs ont remis à chaque équipe un téléphone mobile sur lequel était installée l’application Alter Ergo qui fonctionnait avec des codes QR. Le fait de lire les codes QR avec un téléphone équipé d’une application dédiée activait une vidéo, un lien internet, affichait un texte, une image 3D, etc. L’incertitude technologique liée au bon fonctionnement du jeu ne pouvait être importante. Comme pour toute activité nécessitant ce type de technologie, de nombreux tests et débogages eurent lieu avant le début du jeu afin de retirer cette incertitude du bon déroulement du jeu en lui-même.

32 Enfin, l’esthétique du jeu n’imposait pas aux joueurs, ni aux animateurs de porter des costumes particuliers. Le téléphone et le jeu en ligne permettaient seuls d’entrer dans la fiction du jeu. À ce niveau l’indétermination pouvait être sociale, puisque les joueurs ne pouvaient pas distinguer du premier coup d’œil les non-joueurs des animateurs du

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jeu. Comme dans la ville, des groupes de non-joueurs pouvaient donner l’impression de jouer, car l’un d’eux téléphonait, une incertitude bénéfique au jeu résultait de cette indétermination. Les autres éléments esthétiques affichés sur l’écran du téléphone contribuaient normalement à projeter les joueurs dans l’univers du jeu. À titre d’exemple, arrivés au Musée de la Cour d’or à Metz, les joueurs découvraient sur leur écran une vue 3D du bâtiment, réinterprété pour les besoins de la fiction. Celle-ci se déroulant dans un contexte de fin du monde, où le soleil se dilate, augmentant ainsi la température de la terre, le ciel représenté dans la vue 3D était rougeoyant, les rues désertiques, du sable ayant remplacé le bitume sur le sol.

Figure 1

Application Alter Ego, Bâtiment des Trinitaires, Image 3D Donia Benharara, IUT de Saint-Dié

33 Ces objets virtuels pouvaient donner accès à des énigmes ou fournir aux joueurs sur le terrain des indices qu’ils devaient communiquer aux internautes. L’application mobile permettait également aux joueurs de naviguer sur un plan interactif présentant le tracé du parcours pour la prochaine étape.

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Figure 2

Code QR donnant accès à une énigme photo A. Longhais

Figure 3

Application Alter Ego, parcours d’une étape

34 Comme nous l’avons abordé plus haut, différents types d’indéterminations peuvent être générés par les interactions entre les éléments du jeu et d’autres relatifs au

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contexte réel dans lequel le jeu se déroule. De même que dans les cas d’animation grandeur-nature, avant le jeu, les animateurs, concepteurs et organisateurs de jeu essayent, dans la mesure du possible, d’anticiper les cas d’indétermination destructrice afin de les éliminer ou de les contourner. Par exemple, dans le cas d’Alter Ego, les organisateurs ont dû, pour les besoins du jeu, déposer auprès de la mairie une demande d’autorisation indiquant le tracé du parcours dans la ville, rue par rue. L’objectif étant que des briseurs de jeu relevant de l’autorité de la ville ne se manifestent pas. Le jeu étant autorisé, ces cas d’indéterminations étaient réduits, voire éliminés.

35 Au niveau des indéterminations créatrices préalablement identifiées, le parcours était divisé en neuf étapes que les joueurs ne connaissaient pas. De leur point de vue, la ville entière était potentiellement jouable rendant ainsi l’expérience du possible très importante. Ce n’est que lorsque l’équipe entrait un mot de passe dans l’application que le tracé de l’étape s’affichait sur l’écran du téléphone. Les joueurs sur le terrain découvraient alors la portion de la ville qui était activée comme terrain de jeu. Cependant, à l’indétermination du parcours (dimension spatiale) pensée par les organisateurs s’est ajoutée l’indétermination concernant les complices du jeu (dimension sociale) dont l’importance avait été moins bien anticipée. Or, ces deux indéterminations esthétiques réunies ont rendu difficile chez les joueurs toute prise de décision. Cela a créé des tensions, comme en témoigne notre entretien avec l’équipe des Running Birds. Ainsi, Maeva, une joueuse de cette équipe, semblait en colère lorsque, se remémorant le déroulement de la troisième étape à Saint Pierre aux Nonnains, une église en ruine, son équipe ne savait que chercher ni où se rendre précisément dans cet espace ouvert sur un jardin. Les deux performeurs qui les attendaient à cette étape avaient pour mission de faire perdre du temps aux joueurs avant de leur indiquer de façon ludique leur prochaine destination. Maeva : Axel au début on l’a pris pour des gens de la rue, on n’a pas compris que c’étaient des performeurs. Non, mais faudrait leur dire, y’en a des fois des gens de la rue, ils font ça ! [sic.]

36 Si grâce à la géolocalisation les joueurs sur le terrain savaient qu’ils étaient au bon endroit pour remplir leur quête, ils ne savaient pas qui faisait partie du jeu. Ainsi, l’indétermination touchait les personnes autant que les bâtiments. En effet, si les joueurs d’Alter Ego portaient des brassards avec le logo du jeu, l’équipe des organisateurs et ses complices n’avaient pas de signes distinctifs. Les complices dans la ville furent tour à tour des commerçants, le chanoine de la Cathédrale de Metz, des acteurs ou des performeurs, costumés ou non. Ces complices restaient insoupçonnables. Ce premier type d’indétermination est créateur, notamment en émotions positives et négatives, il ne remet pas en cause l’issue du jeu. Il impose, tout de même, pour les organisateurs un suivi assez proche des réactions des joueurs afin d’estimer si leur état de confusion n’est pas trop important, auquel cas, les joueurs risqueraient d’abandonner le jeu, il n’y aurait plus création, mais destruction.

37 Nous souhaitons maintenant décrire le second type d’indétermination dite destructrice qui s’est bien manifestée dans Alter Ego. Comme nous l’avons présenté ci-dessus, ce type d’indétermination est plus dangereux pour l’existence même du jeu. Dans le cas d’Alter Ego, cette indétermination destructrice se manifesta aux niveaux temporel et social. Elle prit la forme de non-joueurs qui se sont invités dans le jeu. Cette intrusion fut généralement distante : on aperçoit ainsi dans la retranscription filmée du jeu un public qui suit les joueurs dans leur parcours. Il s’agit là d’un public de curieux qui,

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pour les mécanismes du jeu Alter Ego, n’était pas trop ennuyeux5. Mais, dans un cas particulier, l’intrusion fut aussi bien plus importante. Ainsi, alors que des performeurs étaient installés dans la place centrale, Place de la République, où ils avaient dressé une cabane en contreplaqué, une bande de jeunes adolescents a menacé de mettre le feu à l’installation. La police refusa de se déplacer et la bande d’adolescents poursuivit tranquillement son intrusion parmi les joueurs. Voici le témoignage par texto qu’en font les joueurs de l’équipe des Tryharders : 0 [joueur dans la salle informatique]. Maintenant on cherche le nom d'un produit pour sauver les archéologues 1 [joueur dans la rue]. non 1. attend y a des folles qui foute la merde on doit rester pour couvrir des meufs lol [sic] 1. la ou on a fait la quête 2 y a des meufs or compete qui veulent defoncer la cabane et des participant et on est les seuls gars donc on reste avec, mais tous les autres sont parti [sic]

38 Alors que le joueur dans la salle informatique résume la fiction du jeu et l’objectif de la quête à son coéquipier, le joueur sur le terrain répond qu’il doit renoncer temporairement à jouer compte tenu d’une menace réelle et imminente qu’il décrit. Les joueurs des Tryharders ont été poussés par le non-jeu à prendre une décision : choisir entre la poursuite du jeu ou bien cesser de penser au jeu pour défendre des jeunes filles menacées par une bande d’adolescents. La responsabilité sociale de certains joueurs leur imposait d’interrompre le jeu. Le non-jeu résulte ici de l’introduction d’une dimension morale en plus et en parallèle du jeu. Les joueurs justifient la mise entre parenthèses du jeu par le fait qu’ils sont les seuls membres masculins présents sur le terrain et qu’ils sont dans l’obligation morale de défendre ou protéger les participantes. L’intégration du jeu dans l’espace réel, celui de la ville, a ainsi fait subir des pressions non ludiques aux joueurs sur le terrain. Les règles du jeu ont été suspendues par ces derniers.

39 Le jeu n’est plus inséré dans un cercle magique qui le déconnecterait du monde extérieur et le joueur n’est plus séparé du non-jeu par une barrière invisible. C’est ainsi que des joueurs qui portaient des brassards ont été pris en chasse par la même bande d’adolescents, les poussant à se cacher. Afin de répondre à ce problème, deux équipes de joueurs se sont unies pour se soutenir mutuellement. « On voulait pas abandonner le jeu, on s’est caché [sic] ». Surtout, les briseurs de jeu se sont révélés beaucoup plus difficiles à exclure du jeu. La dimension sociale de non-compréhension mutuelle des joueurs et des adolescents briseurs de jeu a interrompu une partie du jeu. La dimension temporelle de l’indétermination devenait très importante, les joueurs ne sachant pas quand ils pourraient reprendre la partie.

40 Nous trouvons ici deux catégories d’indétermination du jeu. La première concerne une indétermination constructive ou créatrice, prévue par le jeu et favorisant le frisson du jeu. Ainsi, la joueuse Maeva a confondu l’un des acteurs du jeu, Axel, avec un mendiant. La seconde catégorie d’indétermination, non prévue par le jeu, causée par une friction du jeu avec la vie des habitants de la ville, non-joueurs, est nuisible pour le jeu. Nous pouvons dès lors parler de cas d’indétermination destructrice.

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Vers une catégorisation des indéterminations

41 L’indétermination créatrice existe, au moins depuis les premiers jeux en réalité alternée et autres jeux qui, dans la conception même de leur structure, ont un lien fort et direct avec la réalité. Déjà les premiers jeux artistiques en réalité alternée, tels que ceux créés par Blast Theory, introduisaient des éléments de jeu de rôle dans leur œuvre Kidnap. En 1998, celui-ci proposait au public un tirage au sort à l’issue duquel deux des gagnants seraient enlevés par les artistes. Les joueurs qui se sont inscrits comme volontaires pour un kidnapping ignoraient les conditions de leur enlèvement et de leur détention à venir. Parmi les dix finalistes, en Angleterre et au Pays de Galles, deux gagnants, choisis au hasard, furent placés sous surveillance et enlevés en plein jour. Emmenés dans un lieu tenu secret, ils furent détenus pendant 48 heures sous l’œil vigilant d’une psychologue. L’ensemble fut diffusé en direct sur Internet grâce à une webcam, installée dans le lieu de détention, qui filma en continu les deux prisonniers tandis que les internautes communiquaient en direct avec les ravisseurs. Stephen Armstrong, après son enlèvement, témoignait : Mon expérience de la performance a été assombrie par la terreur, la frustration, l'ennui et la colère qui a dominé mes 24 heures de captivité. […] Aucun autre spectacle que j'ai vu n’a provoqué, sans aucun doute, une telle intensité d'émotions.

42 L’indétermination créatrice autorise ainsi une expérience singulière du participant. Le retour d’expérience d’Armstrong – qui compare sa propre performance à un spectacle – peut nous conduire à nous demander s’il n’a pas, au cours de l’expérience du jeu, mis une distance telle avec son vécu qu’il s’est transformé en spectateur. Ainsi, un « faire comme si » ultra réaliste associé à un décor crédible et une durée de temps assez longue peuvent situer le jeu véritablement dans ses limites, ses marges.

43 À l’opposé, l’indétermination destructrice correspond à ce moment où tout bascule et où le maintien du joueur dans le jeu ne tient plus qu’à un fil. Les événements extérieurs au jeu sont si importants et si puissants qu’ils menacent tant l’activité des joueurs que la structure du jeu. Dans le cas d’Alter Ego, les joueurs n’ont pas été les seuls menacés par la bande d’adolescents. La performeuse, qui appartient à l’équipe des organisateurs, a été agressée verbalement et menacée par les jeunes d’être incendiée avec la cabane dans laquelle elle se trouvait. Si les jeunes avaient détruit les installations, frappé les joueurs ou les organisateurs, le jeu se serait arrêté.

44 Finalement, chacune de ces indéterminations peut se manifester et mettre plus ou moins en danger l’un des composants essentiels du jeu : son esthétique, ses mécanismes, sa technologie ou son histoire. Elles peuvent être liées aux dimensions spatiale, temporelle et sociale du jeu et de la réalité dans laquelle il se déroule. Mais ces combinaisons de dimensions et d’impacts sur des composants du jeu créent une sorte de paradoxe pour le jeu à réalité alternée. Si le jeu a lieu en huis clos, presque tous les éléments peuvent être maîtrisés, mais, de fait, il ne pourra plus vraiment être qualifié de jeu à réalité alternée. Confrontée à la réalité et à ses aléas, seule une équipe d’organisation préparée pourra empêcher ou limiter les indéterminations destructrices. Concernant les indéterminations créatrices, celles-ci devront être pensées en fonction du profil des joueurs et de leur capacité à accepter tel seuil de telle indétermination.

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Figure 4

Éléments fondamentaux de la structure d’un jeu Indéterminations dans Alter ego Esthétique Mécanismes Technologie Histoire

les limites spatiales du jeu les zones où la (IC) l’emplacement le parcours du technologie Spatiale des scènes jeu (IC) les zones fonctionnait d’animation (IC) d’interventions (ICD) des briseurs de jeu (ID)

le temps qui le temps perdu à les moments serait perdu à l’interruption Dimensions écarter ou d’interventions rechercher d’une scène et le du cercle Temporelle échapper à des des animateurs une moment de sa magique briseurs de jeu (IC) connexion reprise (ID) (ID) (ICD)

la présence et identification de la perturbation le risque de l’identification briseurs de jeu d’une scène par destruction Sociale des animateurs (ID) des non-joueurs d’une scène (IC) et non- le suivi des (ID) joueurs par des animateurs (ID) curieux (ID)

Tableau rassemblant les cas d’indétermination identifiés dans l’expérience Alter Ego IC : Indéterminations créatrices ID : Indéterminations destructrices ICD : Indéterminations qui selon leur intensité peuvent être considérées comme créatrices ou destructrices

45 Nous avons rassemblé sous la forme d’un tableau les différents types d’indéterminations qui pouvaient résulter de ces combinaisons de composants et de dimensions du jeu, dans le cadre d’Alter Ego. Puis, nous nous sommes rendu compte, en remplissant ce dernier, que nous avions pu remplir toutes les cases. Nous avons de plus constaté que certaines indéterminations pouvaient être créatrices ou destructrices selon leur intensité et le contexte dans lequel elles se manifestent. Ainsi, le cas des JRA est très intéressant. Alors que ce type de jeu semble se développer très rapidement, par sa superposition à la réalité sur des zones non clairement délimitées, il pose divers problèmes. Nous pouvons, notamment, nous demander quelle importance peut prendre l’information des joueurs et des non-joueurs durant le jeu et sous quelles formes le message peut être plus clairement passé. De même, nous pouvons nous demander comment est perçue, pour les non-joueurs, cette intrusion du jeu dans leur vie, sans que ce choix leur ait été proposé.

46 Ce premier travail de recherche à propos des JRA nous permet aussi de comparer ce que nous avons identifié avec les cas exposés dans la presse suite au lancement du JRA

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phénomène Pokemon Go (Niantic, 2016). En effet, l’actualité de l’été 2016 a permis de prendre connaissance de divers problèmes soulevés par ce jeu. Par exemple, le jeu semble souligner un besoin d’information pour ramener à la réalité certains joueurs ou signaler aux concepteurs-animateurs que des éléments du jeu sont à risques6 ou bien sont mal venus et mal perçus par une partie de la population qui ne joue pas, mais qui est située dans l’espace de jeu7. Nous y retrouvons aussi quelques indices de mécontentement de non-joueurs subissant l’invasion de ce jeu dans leur réalité8. Ce jeu récemment lancé semble ainsi cumuler avec une très forte intensité liée à son succès toutes les formes d’indéterminations destructrices et créatrices que nous avons recensées, mais il pourrait aussi permettre d’en découvrir d’autres que nous n’avions pas envisagées. Il nous permet aussi d’envisager une nouvelle variable à prendre en compte dans l’analyse des JRA : le sens de l’indétermination, de la réalité vers l’imaginaire ou de l’imaginaire vers la réalité. Les indéterminations destructrices seraient ainsi associées à des risques et les indéterminations créatrices à des opportunités. L’identification d’un risque inhérent au passage de la réalité vers l’imaginaire pourrait correspondre au cas de joueurs absorbés par leur jeu sur téléphone qui seraient moins attentifs à la réalité de la circulation automobile. À l’opposé, une opportunité offerte par l’immersion des joueurs dans un autre monde pourrait être, outre la détente et le dépaysement, l’expérience esthétique, la création de relations sociales. Ce type de jeu permettrait aux participants de prendre connaissance de leur capacité d’ouverture à l’autre et de fonder leur relation avec autrui non sur l’empathie en général, mais sur l’empathie avec les actions d’autrui. À l’inverse, le risque inhérent au passage de l’imaginaire vers la réalité pourrait correspondre au cas de joueurs qui se verraient marginalisés à cause de leur intérêt pour le jeu ou bien, comme dans Alter Ego, subiraient des attaques de non-joueurs. À l’opposé, une emprise plus importante de la réalité sur un JRA pourrait être créatrice pour des jeux plus orientés simulation, l’imaginaire du jeu n’apporterait qu’un complément à la réalité comme dans l’exploration de possibles dans le cadre d’un jeu sérieux. Par exemple, un JRA pourrait sensibiliser des employés d’une entreprise à des problèmes de sécurité en les invitant à se déplacer dans leur environnement de travail tout en leur montrant au cas par cas des vidéos de ce qui pourrait se passer si à tel endroit ils ne respectaient pas les consignes de sécurité.

47 Dès lors, même si concevoir un jeu à réalité alternée n’est pas une nouveauté à proprement parler, l’étude des JRA en tant que telle et l’activité de jeu dans le cadre de tels dispositifs nous réservent encore des surprises. Nés de l’exploitation des possibilités offertes par des aller-retour entre l’univers dédié au jeu et la réalité qui entoure l’activité de jeu, ils restent un artefact et une activité ludique particulière. Issus de la conception de formes nouvelles de jeux sur plateau, ils ont profité des avancées technologiques pour pénétrer de nouveaux territoires tels que la médiation culturelle, les arts plastiques ou le cinéma (A machine to see with, 2010)9. De même, leur champ d’application n’est plus forcément restreint au domaine ludique. Dans la mouvance des jeux ludo-éducatifs et des jeux sérieux, d’une manière plus générale, les JRA peuvent servir de dispositif pédagogique (Quest to Learn, 2009) ou d’outil d’acquisition de données (Photocity, 201010 ; Tuite, 2010). Au regard du lien ténu entre réalité et imaginaire inhérent à leur nature, les JRA permettent de redécouvrir, à travers le jeu, des espaces réels connus des joueurs. Cela nous a donné, dans le cas d’Alter-Ego, la possibilité de pointer des aspects oubliés du patrimoine urbain.

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48 Pourtant, au-delà de ces potentialités positives liées à ce que nous avons appelé dans cet article des indéterminations créatrices, les JRA comprennent des marges au potentiel destructeur, pouvant, en cela, faire passer les JRA pour des jeux instables. Le degré d’incertitude concernant le maintien du joueur dans le jeu nous conduit alors à nous demander pourquoi et comment l’activation de ces jeux peut se répandre et connaître un succès croissant. De même, du point de vue du concepteur ou de l’animateur d’un JRA, les risques d’indéterminations destructrices méritent d’être mieux pris en compte, anticipés afin d’en limiter l’apparition et l’impact sur le jeu. À l’inverse, il nous semble que les possibilités offertes par les indéterminations créatrices liées à l’ambiguïté des marges du jeu sont loin d’être toutes envisagées. En effet, dans le cadre de notre recherche, nous avons analysé, à partir d’un prisme en quatre caractéristiques, la structure de jeu, mais ce prisme peut encore être étendu, modifié ou substitué par un autre employant d’autres variables, d’autres dimensions. Par exemple, du point de vue d’un concepteur ou d’un éditeur de jeux, un paramètre important pour la production d’un jeu est sa « rejouabilité », c’est-à-dire le plaisir que peut prendre un joueur à refaire une partie. De la sorte, d’autres questions méritent d’être posées et étudiées, notamment concernant le temps de jeu et le profil du joueur pour expliquer ce qui fait qu’il finit par se lasser d’un JRA qu’il appréciait ou perd la notion de la réalité dans certaines circonstances de jeu.

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NOTES

1. Ces trois définitions sont issues du dictionnaire en ligne du CNRTL (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales) : http://www.cnrtl.fr 2. http://hi-die.appsdeck.eu 3. http://www.diplomatie-online.net/ 4. « Intoxication massive au monoxyde de carbone lors d'un jeu de rôle dans une grotte », in SudOuest.fr, 11 août 2015. 5. On imagine bien que si le jeu imposait aux participants de se poursuivre et de se cacher comme dans le cas d’un killer, alors les non-joueurs suiveurs auraient été autant d’éléments perturbateurs pour le bon déroulement du jeu. 6. Voir, par exemple, l’article du Point du 21 juillet 2016 : http://www.lepoint.fr/pop-culture/ jeux-videos/les-5-vrais-dangers-de-pokemon-go-21-07-2016-2055923_2943.php 7. Par exemple l’article de 20 minutes sur le problème des Pokemons situés dans des mosquées en Turquie : http://www.20minutes.fr/monde/1890263-20160714-imams-veulent-pokemon-go- turquie 8. L’actualité du 3 août 2016 : http://www.lactualite.com/actualites/pokemon-go-toronto- deplore-les-perturbations-a-un-terminus-de-traversier/ 9. http://www.blasttheory.co.uk/projects/a-machine-to-see-with/ 10. http://www.photocitygame.com/

RÉSUMÉS

Nous proposons d’analyser les marges entre le jeu et le non-jeu lors de l’activation d’un jeu à réalité alternée (JRA). Après avoir rappelé les notions qui caractérisent ce type de jeu et ses interprétations possibles, nous analyserons la façon dont la prise de décision du joueur peut être influencée par ce que nous nommons l’indétermination entre le jouable et le non-jouable. En nous appuyant d’abord sur les définitions du jeu et sur une présentation des caractéristiques de jeux en réalité alternée et des jeux pervasifs, nous montrerons à l’aide du jeu à réalité alternée Alter Ego comment nous avons identifié des cas d’indétermination créatrice et destructrice. Ainsi, nous préciserons en quoi l’impact du non-jeu sur la prise de décision du joueur peut affecter le jeu, sur la base d’échanges de textos entre joueurs d’une même équipe participant au jeu Alter Ego et d’entretiens réalisés à l’issue du jeu. Nous étendrons ces cas à quelques exemples de jeu relevant plus ou moins de la famille des jeux en réalité alternée afin de généraliser quelque peu les conclusions faites à l’aide de l’expérimentation Alter Ego.

Through some examples of games and a case study, the artistic ARG Alter Ego, we propose an analysis of margins between gambling and non-gambling during the activation of this type of artwork. After recalling the notion of ARG or Alternate Reality Games and possible interpretations, we will analyze how the player's decision making can be influenced by what we call the indeterminacy between playable and unplayable. First building definitions of games and a presentation of Alternate Reality Games and pervasive games’ characteristics, we will show through Alter Ego’s case how we identify cases of creative and destructive indeterminacy. Thus, we will specify how the impact of non-game on the player's decision making can affect the game, based on the exchange of text messages between players of the same team participating in the

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game Alter Ego and interviews conducted at the end of the game. We will expand these case examples to generalize some conclusions made using Alter Ego experimentation.

INDEX

Mots-clés : jeu, réalité alternée, non-jeu, indétermination Keywords : game, alternated reality, non-game, undetermined

AUTEURS

STÉPHANE GORIA

CREM, Université de Lorraine

FRANÇOISE LEJEUNE

CREM, Université de Lorraine

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Entraves à l’attitude ludique avec un jeu sérieux intégré dans une formation managériale : un exercice plus qu’un jeu ?

Lydia Martin

1 L’apprentissage par le jeu n’est pas nouveau. Dès le XVe siècle, avec le mouvement humaniste en Italie, on recense l’oxymore Serio Ludere que l’on pourrait traduire par « jouer sérieusement ». Ce terme renvoie à l’idée de traiter d’un sujet « sérieux » avec de « l’humour », avec une approche « amusante » (Alvarez & Djaouti, 2010, p. 179).

2 Avec les jeux sérieux, l’apprentissage évoluerait vers l’assimilation de connaissances de façon amusante et facile. Cependant, l’apprentissage par le jeu est plus complexe. Il pose un certain nombre de questions qui, à ce jour, sont encore sans réponses, comme la rupture cognitive entre le jeu et le travail (Pomian, 2009). L’appellation même de jeu sérieux est au service, entre autres, d’un projet de formation et d’objectifs pédagogiques, ce qui met en tension la logique du jeu et la logique d’apprentissage (Brougère, 2012 ; Lavigne, 2014). Les représentations individuelles détermineraient la façon dont les individus perçoivent ce qui est de l’ordre du jeu et ce qui ne l’est pas. Il existe un glissement de l’analogie à l’identité des rapports entretenus entre « travail et jeu » : le jeu représentant la diversion, la joie, la fantaisie et la détente pouvant alléger les choses de la vie ; alors que le mot « sérieux » renvoie à la responsabilité, la réalité et les actions avec des conséquences (Marcano, 2008). De par cette tension entre le travail et le jeu, le serious game se situerait déjà à la marge du jeu.

3 Dans cet article, nous questionnons le sens même du jeu lorsque celui-ci est vécu comme obligatoire, dans un programme de formation dédié aux managers appartenant à la même organisation. L’impact que cela peut avoir sur la posture qu’adopte le manager avant de « jouer » est pris en compte pour penser ce qui entrave l’acte de jouer. Nous pouvons faire le lien avec l’attitude ludique inhérente au « jouer » centrale dans l’œuvre de Jacques Henriot (1983, p. 83) :

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pour jouer, il faut entrer dans le jeu. Pour entrer dans le jeu, il faut savoir que c’est un jeu. Il y a donc, de la part de celui qui se met à jouer, une compréhension préalable du sens du jeu. L’attitude ludique, comme toute attitude, se prend. Comme toute attitude, elle se comprend.

4 Après avoir présenté la méthodologie de la recherche, nous préciserons en quoi soumettre des managers à un dispositif de formation présenté comme un jeu sérieux peut aider à comprendre ce qui fait la frontière du jeu. Cette frontière serait la rencontre « entre des objectifs “sérieux” et des modalités ludiques, réunis dans un même objet qui crée, de ce fait, une nouvelle réalité hybride permettant la communication entre les deux mondes. Les jeux sérieux pourraient-ils être qualifiés d’ “objets-frontière” ? » (Lavigne, 2016). Accepter ou pas de jouer dans un programme de formation managériale semble exclu, nous n’avons observé aucune situation de refus « explicité ». Le « joueur » pourrait en effet faire semblant de jouer tout en refusant mentalement l’entrée dans le jeu. Comment parler de jeu sans jouer ? Peut-on rester grave et compassé devant un sujet dont le moins qu’on puisse dire est qu’il prête à jouer, non seulement avec les mots que l’on emploie mais aussi et plus profondément avec le sens même d’une réalité fuyante, rebelle, ne se dévoilant et ne se laissant entrevoir que pour se dérober aussitôt ? Qui parlerait de jeu sans jouer plus ou moins ne jouerait pas le jeu (Henriot, 1989, p. 10).

5 Notre travail de recherche nous a permis d’amorcer une réflexion autour des marges du jeu lorsque celui-ci devient une pratique prescrite dans des dispositifs de formations managériaux. Quels sont alors les empêchements au « jouer » ? Certains empêchements avaient déjà été abordés lors d’une précédente publication : le sentiment d’être évalué, le bien faire, la culture d’entreprise ainsi que les processus inconscients dans les groupes (Martin, 2015).

6 Pour caractériser l’expérience des jeux vidéo l’étude de la structure ludique ne suffit pas (Triclot, 2011). On ne peut se contenter de regarder le game, la structure, sans prendre en compte le sujet jouant (Brougère, 2013). Nous proposons ici une autre approche en analysant deux études de cas très différentes dans la perception que les managers ont eue du dispositif de formation. Notre analyse nous permet de nous interroger sur les raisons de cette différence qui pourrait être due soit à l’intrusion du ludique dans le contexte professionnel soit de l’évaluation dans une activité a priori plutôt dévolue à la formation.

Penser les marges du jeu dans les pratiques prescrites

7 Le jeu est défini par Joan Huizinga (1988, p. 217) comme une action qui se déroule dans certaines limites, de lieu, de temps et de volonté, dans un ordre apparent, suivant des règles librement consenties, et hors de la sphère de l’utilité et de la nécessité matérielles. L’ambiance du jeu est celle du ravissement et de l’enthousiasme, qu’il s’agisse d’un jeu sacré, ou d’une simple fête, d’un mystère ou d’un divertissement. L’action s’accompagne de sentiments et entraîne avec elle joie et détente.

8 Roger Caillois (1991) déduit de cette définition des caractéristiques fondamentales : le jeu est une activité libre ; séparée (limites d’espace et de temps) ; incertaine ; improductive ; réglée et fictive.

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9 Nous retrouvons ici le play, qui est un jeu libre où, suivant les théories de Winnicott (1971) l’espace transitionnel permet de créer et de se « construire », ce play est différencié du game où l’espace est contraint. Le jeu contraint (game ou ludus dont nous parle Roger Caillois) n’offre aucun espace pour la créativité et ne permet pas de véritable travail de subjectivation. Le jeu « libre » (play ou paida) « prend la valeur d’une création ou d’une recréation de la subjectivité et produit une nouvelle forme de rapport à soi, à l’autre, au monde » (Roussillon, 2008 cité par Rinaudo, 2011, p. 81). L’espace du jeu est ainsi un espace transitionnel qui ouvre des possibles et où on peut agir sur ses propres modèles et représentations.

10 Jobert définit la représentation comme un ensemble d’images mentales que nous nous construisons pour rendre compte des phénomènes de toute nature qui nous entourent et que nous rendons ainsi à la fois intelligibles, cohérents et maîtrisables lorsqu’il s’agit d’agir sur eux […] ces représentations constituent une des voies de saisie du monde concret, un moyen individuel et collectif de façonner le réel (Jobert, 1986, p. 58).

11 Le jeu est un espace intermédiaire entre l’espace intérieur, le subjectif, et l’espace extérieur de la réalité. C’est un espace de développement où la créativité est prépondérante et favorise l’expérimentation dans un espace protégé où la sanction ne s’applique pas comme dans le réel. De plus, l’espace potentiel est l’espace du jeu, du « je », où ce qui est « trouvé » devient « créé ».

12 Le ludique ne serait pas que dans l’objet, mais dans le rapport que développe l’individu avec l’objet, c’est ce qu’Henriot nomme « l’attitude ludique » (1989, p. 10). Il s’agit d’une attitude adoptée qui participe à ce qu’on nomme couramment le jeu. L’une des conditions fondamentales en est le choix de jouer : on y entre de son plein gré et on peut en sortir quand on le désire.

13 Pour cela, Henriot (1969) définit trois caractéristiques au « jouer » comme attitude sur lesquels nous nous appuierons dans cet article : • L’incertitude serait le caractère le plus apparent de toute conduite ludique (p. 82) ; • La duplicité qui serait cette capacité à se « dédoubler », en mettant une certaine distance entre soi et le jeu (p. 82) ; • L’illusion qui fait que le jeu peut se déployer (p. 83).

14 « Au plaisir que prend le joueur, on oppose la peine qu’éprouve le travailleur ; à la liberté du jeu, la contrainte du travail » (Henriot, 1989, p. 194). Le jeu ne serait-il pas avant tout un acte volontaire ? Cela permet de s’interroger sur le jeu quand il passe « d’une pratique collective autonome en marge du travail prescrit à une pratique systématisée dans des dispositifs managériaux pour accroître la productivité et participer à l’évaluation de l’activité » (Le Lay, 2013, p. 2).

15 Jouer serait produire du jeu à partir des règles et les actualiser en les faisant siennes, en les exploitant individuellement et collectivement (Simon, 2005). C’est donc l’attitude que le joueur adopte qui l’amènera à « jouer » avec le système de règles, autrement dit avec la prescription, ou qui lui permettra de trouver des marges de manœuvre favorisant le déploiement du « jeu » et de l’espace intermédiaire dont parle Winnicott entre un dedans, subjectif, et un dehors, la réalité. Cependant, cette exploitation ne peut se faire que dans un environnement « suffisamment bon » pour reprendre le terme de Winnicott (1970, p. 56), c’est-à-dire à la fois « habitant » pour permettre cette exploitation et « résistant » avec un cadre contraint, fait de règles (Rinaudo, 2011).

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Dans le cadre d’un jeu sérieux, le formateur est garant de cet espace « suffisamment bon ».

16 La question du sérieux du jeu se pose dans le cas des jeux sérieux (Brougère, 2012 ; Rinaudo, 2011). L’imaginaire collectif associe souvent le jeu au loisir et l’oppose au travail. Les serious games distingueraient les jeux dits sérieux des autres qui ne seraient pas sérieux (Rinaudo, 2011). La définition du mot sérieux du Robert signifie : « qui ne peut prêter à rire ou être estimé sans conséquence » (Brougère, 2012). Le sérieux serait inhérent au jeu dont les conséquences sont à prendre au sérieux. Dans le sens anglophone, « serious » évoque une grande concentration : jouer sérieusement, ce qui peut vouloir dire jouer de manière concentrée. C’est pour cette raison que Julian Alvarez (2007) préfère traduire « serious » par « utilitaire » qui semble beaucoup plus proche de l’idée portée par cet oxymore. Alvarez, Libessart & Haudegond (2014) s’appuient sur Etienne Armand Amato pour qui la fonction « utilitaire » s’entend dans le sens « productif », c’est-à-dire qui renvoie aux termes « transformation », « amélioration des compétences », « adaptation au milieu » et « compréhension d’un phénomène ». Une autre traduction de « serious » est aussi sévère, grave ou préoccupant. Ainsi Cortázar (2013) parlait de la « gravité du jeu ».

17 Nous nous intéresserons dans cet article au jeu vidéo non comme objet, mais comme expérience (Triclot, 2011) puisque la preuve du jeu ne peut être faite que de l’expérience même de la subjectivité : c’est-à-dire par l’analyse de l’expérience vécue (Henriot, 1969).

Le terrain de la recherche

Un détournement d’usage

18 Afin d’analyser la problématique des marges du jeu au sein de pratiques prescrites, nous nous appuyons sur une recherche qui s’est déroulée au sein du centre de formation d’un grand groupe industriel et qui a duré deux ans (2013 et 2014). Nous avons été confrontés à un détournement d’usage du simulateur d’hélicoptère EDITH utilisé par l’armée pour former les chefs de bord et les chefs de patrouille à la coopération intra et inter hélicoptère. Le centre de formation du groupe industriel a intégré ce simulateur le troisième jour d’une formation managériale de quatre jours intitulée « Team Management : du manager au leader » et l’a renommé SimLead (Simulateur de Leadership). SimLead est alors présenté comme un serious game aux managers le premier jour de la formation.

19 SimLead se déroule dans une salle sombre et tamisée où sont disposés deux hélicoptères par équipe. Dans chaque hélicoptère, trois managers, qui ne se côtoyaient pas avant cette formation, jouent un rôle (pilote, navigateur ou chef de bord), avec pour mission de sauver des rescapés suite à des inondations. Un jeu de rôle supplémentaire, celui du préfet dirigeant les opérations, est joué par le formateur, instructeur sur EDITH et ancien capitaine des armées.

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Figure 1

SimLead

20 Les objectifs pédagogiques sont : la constitution d’une équipe, la répartition des rôles et des responsabilités, la définition d’une stratégie, la gestion du risque et du stress, l’apprentissage organisationnel et la communication.

21 Les différents temps et exercices sont : • Briefing et apprentissage au pilotage (le reste de l’équipe définit qui sauver en premier) : 45 minutes. • 1er exercice « ramener le plus de monde » (carte différente pour chaque équipe) : 30-40 minutes. • Préparation du 2e exercice : 5 à 15 minutes en fonction des groupes. • 2e exercice « ramener les rescapés en fonction d’une valeur pécuniaire » dans un environnement compétitif (chaque équipe a la même carte) : 30-40 minutes. • 3e exercice « ramener un groupe de VIP » dans un environnement compétitif (même zone de sauvetage pour les deux équipes) : 15-20 minutes.

22 Les exercices se déroulent dans un environnement « dynamique » : changements de directions, de lieux où déposer les rescapés, de réduction du temps alloué à la mission et de climat (neige, brouillard, etc.). Les concepteurs du centre de formation et d’une grande école de management ont été rencontrés et leur l’objectif était d’amener les équipes à se coordonner et à prendre des décisions en situation de crise. Sur l’ensemble de l’intervention, nous avons observé 16 sessions de SimLead sur une demi-journée chacune, soit 175 managers, et deux sessions de formation complètes (4 jours).

23 Le schéma ci-dessous représente le programme de la formation dans lequel est intégré SimLead :

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Figure 2

Programme complet de la formation

24 Le deuxième jour de la formation (« connaissance de soi »), les managers réalisent un questionnaire de personnalité : le MBTI (Myers-Briggs Type Indicator). Les deux premiers jours et le quatrième jour de la formation sont animés par un binôme de formateurs (un consultant interne et un coach externe) et le troisième jour, c’est un ancien capitaine de l’armée et instructeur sur EDITH qui anime SimLead.

Jouet ou simulateur

25 Lelardeux, Panzoli, Alvarez, Galaup & Lagarrigue (2012) établissent un lien entre serious play et simulateur, mais démarquent les simulateurs des serious games. Ils qualifient de « serious play », les jeux sérieux qui se basent sur une structure play (jouet) et de « serious game » ceux qui se basent sur une structure game (jeu avec règles). Les deux peuvent avoir une fonction utilitaire. Le simulateur s’appuie sur des modèles numériques et reproduit un comportement fidèle de la réalité. La présence d’un formateur est indispensable pour animer et atteindre des objectifs dans une formation. Il manipule et adapte les scénarii en fonction des réactions des managers et des objectifs pédagogiques. Les travaux en ergonomie montrent que cette médiation n’est pas neutre et passive, elle oriente et guide la simulation.

26 A l’inverse, le jeu sérieux intègre un scénario pédagogique avec des objectifs, des contraintes et des moyens associés. Il s’affranchit ainsi de la présence d’une relation tierce. À l’instar du serious play, le serious game peut convoquer une métaphore, ce qui n’est pas le cas d’un simulateur. Dans les jeux sérieux, la métaphore est définie comme la substitution d’un univers de jeu par un contexte de référence qui favorise la fantaisie pour motiver et/ou immerger le joueur. Cet univers de substitution sera alors appelé un « univers métaphorique » (Lelardeux, Alvarez, Montaut, Galaup & Lagarrigue, 2012).

27 Il nous semble que ce détournement d’usage pose principalement la question de la différence entre un jouet et un simulateur dont « le cadre, les personnes mises en présence et le contexte jouent très certainement des rôles clés dans la manière

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d’utiliser un même objet » (Alvarez, 2015, p. 5). Pour illustrer, cette distinction Julian Alvarez (2015) prend l’exemple de l’usage d’une poupée qui peut être un jouet ou un simulateur si elle est utilisée par des sages-femmes en formation. Ainsi, puisque la notion de contexte peut prédominer sur le dispositif, il convient de s’en détacher pour prendre en compte l’activité. Dans notre recherche, nous analysons le jeu comme une activité, comme un faire : « jouer c’est faire quelque chose. La chose que l’on fait présente deux versants : l’un objectif ou externe, l’autre subjectif ou interne » (Henriot, 1969 p. 47). Ce qui différencie des « faire » qui peuvent sembler identiques est le sens que le joueur leur donne (Brougère, 2013). Il s’agit bien de centrer l’analyse sur le jouer et le joueur.

Analyse du jouer et des joueurs

28 Nous avons rencontré 44 managers, tous volontaires, sur leur lieu de travail un mois après les sessions de formation. Seulement 7 d’entre eux se sont portés volontaires pour être rencontrés en amont de la formation pour des raisons de non-connaissance du dispositif. 35 des managers étaient des ingénieurs, les autres étaient dans des fonctions supports (achats, communication, ressources humaines, etc.). La population était très hétérogène : ils avaient entre 35 et 62 ans et une ancienneté de 2,5 à 33 ans au sein de l’entreprise.

29 Les matériaux ont été collectés suivant trois modalités : observations in situ pendant SimLead, entretiens individuels sur le lieu de travail avant et après l’expérience. Les observations des situations de SimLead ont été essentielles et se sont appuyées sur une grille d’observation concernant le travail en groupe, les interactions dans le groupe, le corps dans l’activité et les manifestations émotionnelles associées ainsi que les réseaux de communication. Dans l’observation, nous avons aussi écouté : les conversations, le contenu des échanges ou des discussions, les interpellations, les rires, etc. Nos observations nous ont permis de relever, en situation de jeu, des verbatim, les interactions dans l’équipe et entre les équipes, mais aussi les situations de repli et les consignes du formateur. Pour compléter nos observations, nous avons choisi la méthode des entretiens semi-directifs. La confidentialité des entretiens, la garantie de l’anonymat ainsi que l’autorisation demandée d’enregistrer ont permis l’instauration d’un climat de confiance.

30 En amont de la formation, les entretiens ont duré une heure. Notre grille d’entretiens préétablie, mais évolutive en fonction des rencontres, nous a permis de questionner sur les trajectoires professionnelles ; l’activité du manager ; la représentation qu’ils ont de leur métier et les attentes vis-à-vis de la formation. Un à deux mois après la formation et l’expérience de SimLead, les entretiens d’une durée de 1 h 30 à 2 heures ont porté sur l’expérience elle-même, individuellement et collectivement, son vécu et les transformations éventuelles provoquées de retour au travail. Des liens ont été réalisés avec les grilles d’observation et les entretiens réalisés en amont.

31 Nous avons rencontré à nouveau dix managers afin de compléter les données de certains entretiens. Ces nouveaux entretiens ont permis d’approfondir individuellement la réflexivité déjà amorcée en groupe lors du débriefing, souvent jugé trop court par les managers, entre le vécu du jeu et les situations de travail réel mais.

32 Nous précisons que cette formation concerne 350 managers par an et qu’elle est un lieu propice à la diffusion des messages stratégiques. La présence des formateurs lors du

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déroulement de SimLead a été jugée coûteuse, et c’est la même raison qui a amené les responsables de la formation à ne pas solliciter la présence du formateur qui anime SimLead lors du débriefing le lendemain de l’expérience.

33 Sur les 44 managers rencontrés, nous avons observé et entendu deux vécus opposés ce qui explique le choix que nous faisons pour cet article de les analyser.

34 Les deux études de cas sélectionnées sont : • François, 38 ans, Ingénieur et Responsable R&D. Joueur dans la vie, il connait et comprend l’illusion d’un jeu, l’incertitude, et nous reviendrons sur son approche de la duplicité. Il a développé une attitude ludique en négociant certaines règles par exemple le changement de place des deux pilotes, changement observé une seule fois sur les 16 sessions. Nous avons réalisé trois entretiens avec lui, dont un en amont de la formation et un sous forme de récit de vie. • Martine, 45 ans, Responsable finance. Elle n’a pas vécu l’outil comme un jeu, mais comme un exercice et est restée soumise aux systèmes de règles. Nous l’avons rencontrée à deux reprises après la formation.

35 Nous partirons de leur vécu afin de comprendre les conditions favorables chez le sujet et dans son environnement pour développer une attitude ludique, mais aussi les empêchements à son développement.

Transfert d’une activité de jeu dans le travail

Une distance nécessaire entre soi et le jeu

36 L’analyse de l’entretien avec François fait ressortir l’idée d’un échange entre les sphères de vie et le travail comme un sous-système dépendant du système de vie global de l’individu (Curie & Hajjar, 1987 ; Curie & Dupuy, 1994 ; Almudever, 2007). François transfère une activité de jeu dans l’activité professionnelle ce qui lui permet d’appréhender la structure de jeu avec une certaine distance. Moi je suis un gros joueur par ailleurs donc je n’ai pas du tout le côté étonné par le système. Déjà de métier je fais de la simulation donc c’est un truc que je connais bien et à titre personnel je joue beaucoup et sur des jeux de plateau, des jeux de rôle, des jeux vidéo donc ce n’est pas un univers dans lequel j’aurais été extrêmement fasciné par défaut.

37 François distingue le Moi en deux instances : le « joueur » et la personne, ici le manager. Cette duplicité inhérente à l’attitude ludique permet de dissocier ce qui se passe entre le virtuel et le réel. Il nous explique : […] dans des jeux où c’est en plus un jeu sérieux, ce n’est pas si évident que les gens se disent ce n’est qu’un jeu, il n’y a pas d’enjeux, et que si quelqu’un dit : « tu n’as pas fait ce qu’il fallait », c’est un reproche au joueur, mais pas à la personne, certains vont dire « pourquoi tu m’as fait ça on n’est plus copain », ceux qui ne font pas bien la différence entre jeu et réalité, ils restent dans le game et n’ont pas compris qu’ils n’étaient pas dans la réalité. Quand on est habitué à jouer, il est plus facile de faire ce glissement-là […]

38 Pour faciliter ce glissement, nous introduisons la notion de « conséquences négociées sur la vie réelle » de Juul (2003) puisque tous les jeux sont potentiellement des outils d’apprentissage qui peuvent être utilisés dans la formation professionnelle. Ces conséquences seraient assignées et ces jeux à usage ludique dans le monde professionnel porteraient un degré de séparation du reste du monde puisque leurs

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conséquences seraient négociables. Cela impliquerait certainement que les règles du jeu soient explicitées au démarrage ainsi que les conséquences que le jeu peut avoir, ce qui n’est pas le cas à ce jour dans le dispositif étudié. Cela va donc bien plus loin que la « duplicité ». Ce sont aussi les interactions entre le monde du « jeu » et le monde « réel » qui permettent d’interpréter une activité comme une activité de jeu, c’est-à- dire comme une activité de second degré (Brougère, 2005). Cette notion de second degré est un aspect essentiel dans le jeu, comme dans toutes les situations de « faire comme si ».

39 Mendel (1998) a intitulé une partie de son livre : « Le jeu avec le monde : sortir de soi ou pas » (pp. 438-440). Il aborde cette capacité à se centrer sur son environnement plus que sur soi et il explique qu’une des raisons à cet « auto-centrage » pourrait être une mère trop centrée sur l’enfant dans l’enfance. Ce perspective peut être utile pour amorcer une réflexion sur ce que François nomme : la « dissociation » moi/joueur. Ce « glissement », ce « dégagement » dont nous parle François pour « aller dans le play » n’est pas aisé. […] mine de rien, il y a un dégagement qui n’est pas si facile à obtenir pour aller dans le play puisque l’on est obligé, on ne peut pas dire : « non je n’y vais pas » et puis il y a une pression sociale : « ah pourquoi tu n’irais pas, tu as peur que l’on voie que tu n’es pas bon ».

40 Nous partons ici du postulat que sans cette dissociation du moi en tant que joueur et le moi en tant que manager, celui-ci a le sentiment de « jouer sa peau » pour reprendre une expression utilisée dans le langage courant, mais qui, ici, nous semble bien décrire de quoi il s’agit. Celui qui a le sentiment de « jouer sa peau » ne serait-il pas dans une sorte de « fusion » entre le jeu et la réalité ? Les conséquences sur le réel semblent acceptées par François sans pour autant le « détruire » personnellement ou professionnellement.

Une arène de jugement

41 Mais est-ce si fantasmatique que cela de « jouer sa peau » ? Quelle est la prégnance de la menace de l’évaluation et du risque de relégation dans un environnement compétitif où il y a des gagnants et des perdants ? Quelle possibilité est laissée au joueur de refuser de jouer quand le jeu s’inscrit dans une formation obligatoire pour son évolution de carrière et qu’il se déroule sous le regard des pairs et des formateurs ? […] il y a plein de choses sur lesquelles les gens peuvent se dire : « là-dessus je pourrais être jugé » et on va se dire « si jamais je me foire à être un bon chef de bord on va se dire que je ne suis pas un bon manager », on ne sait pas à quel point on est jugé, alors que c’est bidon, c’est difficile de sortir de ça, si on n’est pas dans un mode jeu, on va se sentir jugé, si le chef lui envoie des phrases assassines : « tu n’y es pas encore arrivé », il va le prendre pour lui et l’autre peut se dire : « il pense que je suis nul », je pense que ça peut très vite dériver.

42 Le risque de ce genre de pratique est de mettre les managers en visibilité dans une « arène de jugement » (Dodier, 1993 ; Jobert, 2014) où les traits de caractère ressortiraient plus que les savoir-faire. Dans cette mise en visibilité, il y a des effets de révélation : pour soi et pour les autres. En plus des caractéristiques personnelles soulignées, François va aussi relever l’importance du groupe contenant et soutenant dans lequel se déroule le jeu :

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[…] il y a une dimension play dans l’interaction, etc. pour le coup ça dépend vraiment des groupes, ça dépend des personnes avec qui on joue, etc. après les personnes qui ont l’habitude de jouer, et de se mettre dans ce genre de situation, ils seront plus à l’aise, et seront plus dans du play, et tourneront autour des règles, etc. par contre si on est avec des gens qui ont l’habitude de suivre des règles, s’ils vont rentrer dans le game, et justement la discussion que l’on a eue, on était dans le play, on était à se challenger un peu, il y avait un côté ludique à essayer de trouver la bonne stratégie […]

43 Nous supposons qu’en jouant, François et ses coéquipiers n’ont plus perçu la réalité comme une contrainte. Elle a été remodelée en fonction de leurs besoins internes. Le groupe devient alors un support pour rentrer dans le jeu, ici la dimension collective est soulevée pour jouer avec les règles et certainement rentrer dans le cercle magique. Cela amène à se demander si la dimension collective ne favoriserait pas la duplicité de chaque membre de l’équipe : on se voit jouer collectivement, on sait que c’est un jeu.

44 Cette capacité à jouer avec l’outil viendrait de l’environnement actuel de travail selon Mendel (1999), qui s’inspire des travaux de Winnicott pour aborder la créativité au travail, de l’environnement collectif dans lequel se déroule le jeu lui-même, puis de l’environnement « suffisamment bon » dans lequel a grandi l’individu (Winnicott, 1970, 1971).

Une histoire de vie favorisant l’attitude ludique

45 Pour comprendre l’environnement dans lequel a grandi François, nous l’avons rencontré une troisième fois en partant de son histoire de vie. Nous reprenons ici l’essentiel de cet échange de 1 h 30 en considérant le passé et l’histoire de vie pour comprendre les ressources dont disposent l’individu pour faire face aux difficultés et défis.

46 François est l’aîné de trois enfants (une sœur et un frère). Il nous raconte une anecdote : « lorsque l’on me demande depuis combien de temps je fais de la programmation, je réponds 30 ans et ça fait sourire », puis il ajoute « et c’est vrai ». Il nous explique qu’il a programmé son premier jeu à 8 ans. Un jour il a demandé à son père un jeu vidéo et celui-ci lui a offert son premier ordinateur en l’encourageant à son propre jeu. Le jeu a toujours été ainsi lié, selon François, à la valeur travail. François est issu d’un milieu modeste explique-t-il (mère infirmière et père mécanicien), la valeur « travail » était très importante. Il raconte comment sa mère avant son entrée en primaire lui apprit à lire l’heure avec un biscuit coupé en quatre pour les quarts d’heure. L’environnement de François dans son enfance était propice à l’apprentissage par le jeu. Les jeux de plateaux ou de cartes avaient aussi leur place en tant que loisir les week-ends pluvieux et les soirées en famille.

47 Aujourd’hui, François travaille sur l’intelligence artificielle et il est aussi joueur de jeux de plateaux et de jeux de rôle dans sa vie. Il a transféré des compétences acquises dans une activité dans une autre activité, mais aussi au sein de son équipe avec qui il a développé des activités « ludiques ». Il est important ici de préciser que le ludique est relatif au jeu.

48 Ces activités ludiques sont : • quizz informels lors de l’intégration des nouveaux membres de l’équipe pour que chacun apprenne à mieux se connaître ;

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• post-it affichés sur un tableau avec des couleurs distinctes en fonction de l’humeur de l’équipe, afin de donner à François des indicateurs sur le climat émotionnel.

49 Il nous semble que François possède les trois caractéristiques inhérentes à l’attitude ludique : l’illusion, la duplicité ainsi que la capacité à être et à agir dans l’incertitude (Henriot, 1969). Il explique « le jeu ne se déroule pas comme prévu donc cela ne sert à rien de trop planifier les choses ». Son exemple impliquerait-il que seules des personnes ayant développé une attitude ludique dans l’enfance ou dans la sphère privée seraient en capacité d’avoir une attitude ludique en formation, au travail ?

50 Nous avons observé quatre autres managers également joueurs dans la vie qui, dans SimLead, n’ont pas développé de « trucs malins » pour reprendre l’expression de François. Lorsque nous leur donnons cet exemple, ils expliquent « qu’ils n’auraient pas pensé que ce soit possible ». Qu’est-ce qui amène des managers à se conformer aux attendus dans SimLead ? Qu’en est-il des autres managers ? Nous précisons que François est une exception sur les 44 managers, la plupart des managers ont vécu le « jeu » comme un exercice, comme une journée de travail « sous pression ». Ceci nous a amenés à nous interroger sur les empêchements à l’attitude ludique dans de tels dispositifs.

Normalisation et conformations aux directives

Un métier très cadré

51 L’environnement du jeu lui-même est très contraint, le play n’est pas favorisé dans SimLead. Cet environnement conduit ainsi à l’exécution de la tâche, mais pas à son questionnement ni à sa réorganisation. Le pilotage d’hélicoptère est une manœuvre qui laisse peu de place à l’initiative et à la négociation des règles, bien que certains managers aient négocié leur place dans l’hélicoptère et le temps alloué à la mission, par exemple. Ils vont cependant éprouver la pénibilité et l’inconfort d’une situation très contrainte. Ceci peut être rassurant pour certains, cantonnés dans l’exécution, sans avoir à réfléchir ni à prendre des risques.

52 Les managers ont un code de conduite, et dans le jeu, espace d’expérimentation, le réel reste collé au prescrit. Il n’y a pas de jeu au niveau des décisions ou des règles. Le jeu, qui les met dans une situation virtuelle, devrait permettre d’accroître la distance entre soi et l’artefact pour expérimenter et négocier des règles. Nous nous sommes demandés si la culture d’entreprise, ici militaire, n’était pas mise en avant pour justifier cette tendance à la soumission comme un mécanisme de défense de par la sécurité qu’elle procure (Amado, 1998). Au lieu de favoriser les processus d’individuation, l’usage d’un tel dispositif semble ainsi instrumentaliser une cohésion organisationnelle et une idéologie managériale.

53 Olivier Mauco (2008) explique que les jeux sérieux diffusent des messages majoritairement politiques et les assimile à des « médias politiques ». Le message politisé est ainsi contenu dans le dispositif au travers « des règles du jeu, des cadres de l’expérience, du système d’action individuel proposé et des modalités de résolution des problèmes » (Mauco, 2009, p. 17). Les scénarii développés par les concepteurs, avec les décisions que le joueur peut ou ne pas prendre, permettraient aux concepteurs de faire passer des messages implicites. « L’appellation même de serious game permet de dépolitiser ce média, le présentant comme un nouvel outil technique d’information et

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non comme un instrument idéologique » (Mauco, 2008, p. 79). Sous la métaphore ludique, nous retrouvons ainsi le contrôle et l’instrumentation prescrite d’une idéologie.

54 A cet environnement contraint s’ajoute l’environnement psychosocial actuel très contraint ainsi que le métier d’ingénieur où l’application des procédures prime (malgré l’innovation qui est au cœur du métier). Quelle place pourrait laisser un ingénieur à l’« incertitude » et à l’« illusion » nécessaires à l’attitude ludique que pourrait adopter un joueur ? Cependant, nous retrouvons les mêmes contraintes dans les fonctions supports où Martine nous rappelle que son métier de responsable finance est très cadré. Il faut comprendre que dans la direction financière, on est complètement régi par des règles ; on n’est ni dans l’innovation ni dans la créativité ; on est très borné. Par contre, ça évolue très vite ; on doit se tenir au courant.

55 Puis elle ajoute au cours de l’entretien « nous sommes en contrôle et nous devons reporter et être réalistes, fiables dans ce que l’on reporte vers notre direction ».

56 Martine fait un lien entre la simulation et l’activité réelle de travail lors des « changements de cap » qui renvoient à la clôture trimestrielle, ce qui pour elle est source de tensions : Les changements de cap, tout le temps : on a de gros exercices budgétaires où on nous donne des hypothèses avec travail à la clé avec des hypothèses qui peuvent être changées par le management à une semaine de la finalisation de cette revue pour présentation ; et là, c’est la catastrophe ; le travail dans l’urgence, 15 heures de boulot par jour. Et, à un certain moment, on a envie de tout laisser tomber, de partir en courant, de se dire je n’y arriverai jamais avec un niveau de stress énorme ; et chaque fois que ça arrive, on espère que la fois d’après on le gèrera mieux. Ces changements de cap, c’est un écho. […] En fait, le vécu vient parasiter un exercice qui n’avait pas vocation à mettre un stress énorme. L’expérience que j’ai au travail a forcément influé sur la façon dont j’ai pris le jeu.

57 L’expérience personnelle et professionnelle, c’est-à-dire l’éprouvé, pourrait être un frein à l’attitude ludique si les conditions dans lesquelles se déroule le jeu sont trop similaires au réel. Le mot « expérience » vient étymologiquement du terme grec : épreuve. Jobert propose une définition de l’expérience : L’expérience c’est ce qui s’est constitué, au fil du temps, individuellement et collectivement, dans l’intimité des personnes, dans leur corps, leur intelligence, leur imaginaire, leur sensibilité, dans la confrontation quotidienne avec le réel et la nécessité de résoudre des problèmes de toute nature (Jobert, 1991, p. 75).

58 Elle peut-être une contrainte, mais est aussi une ressource qui peut être mobilisée dans de nouvelles situations.

59 Ici, les caractéristiques citées précédemment ne trouvent pas leur place. L’illusion, l’incertitude et la duplicité sont empêchées par une expérience professionnelle et un dispositif de formation qui y fait écho. Nous n’avons pas réalisé de récit de vie avec Martine, ce qui nous aurait certainement permis d’approfondir les raisons de son vécu au regard de sa trajectoire sociale et individuelle. Nous nous appuierons sur l’expérience de Martine pour analyser les contraintes psychiques, constituant des empêchements à l’attitude ludique.

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Les contraintes psychiques

60 Dans l’exemple de Martine, les contraintes psychiques avec le Moi idéal et une situation d’évaluation viennent écraser celle du jeu. Pour moi, à aucun moment je ne l’ai perçu comme un jeu, mais plutôt comme un exercice qui allait faire ressortir quelque chose. [Elle parle] d’analyse de comportements [et elle en dit] en fait, je ne l’ai pas bien vécu du tout : grosse remise en question le jour même ; je me suis sentie très mal.

61 Martine, comme la plupart des managers, s’est sentie évaluée en tant que « manager » dans une formation managériale et sous le regard d’autrui. A cette évaluation extérieure s’ajoute son auto-évaluation. Le dispositif de formation avec son discours idéologique sur le bon « manager », le « leader et l’équipe performante », met en lumière, au travers de SimLead, un idéal. Cet idéal met en exergue les « manques », les « failles » au regard de cette idéologie prescrite, ce qui provoque de la souffrance et une adhésion plus spontanée aux ordres pour se rapprocher de cet idéal.

62 Il existe une estimation subjective de ce que la technologie va reconnaître et/ou mettre en valeur dans la contribution du sujet : en termes d’expériences, de qualifications, d’aptitudes, mais aussi d’utilité et de reconnaissance sociale et professionnelle (Bobillier-Chaumon, 2013). SimLead s’éloigne alors du développement des compétences managériales, du faire pour se déplacer sur l’être.

63 Pour Martine, l’expérience a fait ressortir : Mes points faibles que je connaissais déjà : l’inconnu qui fait peur, vouloir tout contrôler à tout prix et ne pas laisser d’espace aux autres parce que tant que je ne suis pas en maîtrise ça ne va pas.

64 Nous sommes confrontés à une double contrainte entre la prescription du jeu non souhaité et le ressenti évaluatif. L’activité d’évaluation, qui renvoie à l’organisation, empêche le jeu de se déployer et certains, comme Martine, s’enferment dans le bien faire, le travail prescrit. L’incertitude est vécue ici comme dangereuse, le non-contrôle d’un comportement est exclu.

65 La fragilisation du rôle du manager dans le processus de travail au cours même de la simulation est soulevée. Ceux-ci disent que cet instrument est « un révélateur de personnalité ». En dehors de SimLead, nous rappelons qu’ils ont déjà été soumis le jour précédent à un questionnaire de personnalité (MBTI), ce qui accentue ce sentiment de dévoilement du Moi. Le fait de mettre les personnes dans un environnement dynamique amplifie cet effet révélateur : « ça permet de voir comment les gens réagissent sous pression », nous explique un formateur. Nous précisons que la signification du mot « serious » en anglais signifie « sérieux », mais aussi « grave », « dangereux ». Martine a mal vécu cette expérience qui a été violente à vivre symboliquement.

Une expérience qui « secoue »

66 Certains managers vont refouler leurs émotions en projetant sur les autres ce qu’ils ont ressenti : « ils ont stressé, pas moi », « certains se sont sentis évalués ». La vulnérabilité que le dispositif réactive face au groupe de pairs, à l’instructeur et aux formateurs dépasse le cadre même de la formation. Les managers ne sont pas en « soin », mais en formation et les formateurs ne sont pas formés pour faire face à la mise en visibilité de

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cette vulnérabilité. Ces derniers pourraient mettre au travail dans le débriefing la réaction du groupe qui souvent va jusqu’à l’exclusion de celui qui a un comportement déviant. Le « jouer sa peau » n’est pas imaginaire, il est bien réel. Les managers vivent l’expérience de SimLead comme un « exercice » d’évaluation qui met à l’épreuve leurs compétences managériales.

67 Martine partage ce sentiment qu’elle a eu : « je n’ai pas été à la hauteur ». A la hauteur de quoi ? D’après ses dires, c’est elle qui est à l’origine du problème, à la peur et la colère succèdent l’auto-culpabilisation, la honte et la perte d’une identité « d’homme capable » tel que défini par Ricœur dans son livre « de l’homme faillible à l’homme capable » et qui décline le « je peux » sous différentes modalités : « je peux dire », « je peux faire », « je peux raconter » et « je peux m’imputer la responsabilité de mes actes » (Almudever, Michaëlis, Aeschlimann & Cazals-Ferré, 2012). Cette figure « d’homme capable » est particulièrement intéressante lorsqu’il s’agit d’une femme dans un monde d’hommes. Martine a demandé la formation, car elle a à cœur d’« être un bon manager ».

68 Lorsqu’elle se retrouve chef de bord, elle dit : « pour le 1er exercice, j’ai été mise leader. Pourquoi ? J’avais une bonne tête de gagnante, je ne sais pas, j’avais peut-être laissé apparaître une façon d’être ». Les projections de Martine ont pris le dessus avant même le début du jeu. Les places s’attribuent en fonction de l’emplacement des managers lorsqu’ils rentrent dans la salle. Ils prennent place sur les chaises et s’installent. S’ils ne font pas attention aux étiquettes qui mentionnent le rôle de chef de bord et de pilote ou à la manette de jeu (qui est aussi un indicateur), ils ne savent pas qu’ils viennent de s’attribuer un rôle. Nous avons observé que les plus aguerris, joueurs par ailleurs, vont directement vers la manette de jeu, car pour eux « jouer, c’est piloter l’hélicoptère ».

69 Les projections de Martine l’accompagnent tout le long du jeu. Ainsi, au moment où, lors d’une mission, un autre leader a été désigné, elle s’est interrogée sur sa capacité à diriger. Le changement de cap dans l’acte 2 (2e exercice), je ne l’ai pas mal vécu, enfin je l’ai mal vécu entre guillemets, car je n’ai pas compris la consigne, il y a eu une période de flottement où c’est finalement Eric (le navigateur) qui m’a dit « mais c’est elle qui a pris le lead », en parlant de Sandrine (le chef de bord de l’autre hélicoptère) ; et là je me suis dit « j’étais pas assez bien et du coup on me l’a enlevé ». […]. La réaction était toujours très personnelle ; de se dire « mince je n’étais pas à la hauteur, c’est le ressenti du moment ».

70 Le leader de la mission VIP désigné est aussi une femme, ce qui a peut-être favorisé ce sentiment de ne pas avoir été à la hauteur, qui plus est parce que cette femme était aussi chef de bord dans l’autre hélicoptère au sein de la même équipe. Ce que Martine ne sait pas, c’est que le leader de cette dernière mission est désigné en fonction des positions des hélicoptères et non des prestations des managers en tant que chef de bord. Si l’hélicoptère est proche de la dernière zone de sauvetage, le chef de bord est choisi pour guider les quatre autres hélicoptères.

La place des jeux de rôle dans le dévoilement de soi

71 Les jeux de rôle utilisés en formation permettent de prendre des décisions et d’en explorer les conséquences. Dans SimLead, les managers jouent un rôle. Nous faisons l’hypothèse que le jeu de rôle engage la personne différemment.

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72 Dans les jeux de rôle tels qu’évoqués dans les travaux de Moreno (1965) et de Goffman (1973), il existe deux aspects à différencier et à la fois intimement liés. Ce sont l’aspect social (conventions sociales, attentes de rôles, etc.) et l’aspect individuel, qui est une sorte de réappropriation par chacun (Moreno, 1965). Dans l’aspect social, on retrouve les normes de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe (Goffman, 1973). La spontanéité échappe aux managers et dévoile un moi authentique pour certains. D’autres dissimulent leurs émotions et sentiments afin de répondre à des contraintes sociales. L’approche goffmanienne souligne l’importance des coulisses qui permettent collectivement de prendre des décisions. Ces coulisses, qui pourraient être des moments de délibérations ou de débriefings, ne sont pas très présentes, la prise de distance est ainsi écrasée par la précipitation. Si une rupture se produit dans l’interaction, elle peut détruire l’image de soi autour de laquelle la personnalité de l’acteur s’était constituée, ici celle du manager.

73 Le vécu de Martine illustre bien notre propos. Le jeu de rôle fait émerger l’être et cette image du Moi qui surgit devant les autres se veut honorable et digne. La liaison entre un monde intérieur et un monde extérieur doit se faire. Cette représentation quotidienne, dont une des ressources est constituée par les normes internalisées sur le rôle à tenir, fait partie de l’activité du manager. Elle ouvre des potentialités du côté du réel et du sujet et est source de créativité si l’illusion est maintenue.

Prescription et proscription des émotions

74 Brunel (2006, 2008) explique que ce travail sur soi, l’usage de cette réflexivité, repose sur l’ambiguïté du dévoilement d’un moi authentique et l’apprentissage de codes relationnels et comportementaux socialement utiles qui contribuent à l’exercice du pouvoir organisationnel. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure ces pratiques managériales sur le savoir-être participent à un mouvement de dichotomisation de la société : il y aurait ceux qui auraient le potentiel et les autres (Brunel & Cultiaux, 2002). Le vulnérable est toujours l’autre, la vulnérabilité humaine, en ce sens que nous sommes tous vulnérables, s’efface au profit d’une vulnérabilité sociale.

75 Cependant, nous avons aussi évoqué que dans la situation de Martine, la fonction soutenante du groupe a été manquante : Martine n’a pas eu le sentiment de faire partie d’une équipe. Le dispositif positionne des pairs comme membre d’une même équipe, ce qui vient questionner la confiance favorisant la coopération pour faire équipe (Lhuilier, 2014). L’objectif même de SimLead est donc à réinterroger lorsque des pairs sont amenés à travailler en équipe. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné Martine a eu le sentiment de ne pas être à la hauteur ? Et à la hauteur de quoi ? Qu’a-t-elle intériorisé pour avoir ce sentiment ? Peut-on parler de jeu ?

76 Le groupe ne constitue pas une ressource pour gérer l’émotion, ce qui empêche le jeu, l’expérimentation et la créativité de se mettre en place. Les tensions émotionnelles ne sont pas abordées, ce qui ne permet pas de rechercher de nouveaux modes d’organisation du travail d’équipe ou de coopération qui allègent le poids des contraintes. Le sujet doit ainsi assumer seul les difficultés, les risques et les échecs des actions, et surtout travailler dans l’incertitude constante d’être en adéquation avec les attentes (souvent implicites) de l’organisation.

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77 Sans un cadre d’expression de ses résonances émotionnelles, le groupe de travail ne peut pas réguler les contraintes de travail et avoir un rôle de médiateur entre l’individu et la situation de travail (Lhuilier, 2006). La charge cognitive (charge de travail, intensification, etc.) et la charge affective (inconfort émotionnel, émotions prescrites et empêchées) semblent déterminantes dans la façon dont l’artefact technologique est appréhendé et utilisé (Bobillier Chaumon, 2013). Les représentations sont atténuées si le groupe est une ressource pour jouer un rôle d’intercalaire qui protège face aux exigences de l’organisation, les autres deviennent alors une ressource pour travailler.

Conclusion

78 Dans de tels dispositifs, il nous semble essentiel de nous interroger sur le rôle et les attentes des concepteurs. En effet, en décontextualisant l’apprentissage, ici des managers qui pilotent un hélicoptère, la question de l’usage ne peut pas être abordée de la même façon qu’avec des pilotes d’hélicoptères formés avec le simulateur EDITH. Qu’est-ce qui a pu motiver la décision de mettre des managers dans des conditions dynamiques qui les renvoient à leurs situations de travail ? L’objectif est-il de les amener à transformer leur situation de travail ou à s’y adapter ? Voulait-on simplement rendre naïvement une formation plus « amusante » ?

79 Nous supposons que l’intitulé de serious game a été une opportunité de par l’effet de mode autour de ces logiciels. Il s’agirait ici plutôt de la gamification d’un simulateur qui en soi n’est pas concluante pour pouvoir parler de « jeu ». Cela pose la question de la gamification : la transposition analogique d’un simulateur suffit-elle pour parler de gamification ? Le contexte dans lequel se déroule le jeu est central. Le côté sérieux est préservé au travers du détournement de l’outil militaire, source de crédibilité et en rapport avec la culture de l’entreprise.

80 Notre article démontre que la marge du jeu est inhérente à l’attitude subjective des personnes qui peuvent rester en marge du jeu (ou pas) particulièrement avec des jeux sérieux. Cette attitude est profondément liée à la trajectoire personnelle et professionnelle qui est un enchevêtrement entre histoire de vie, éducation, personnalité, contexte et situation ludique. Les différentes perceptions vis-à-vis d’un dispositif présenté comme ludique éclairent toute la subjectivité autour de la marge du jeu. Il ne s’agit donc pas de « parler de jeu » en général, mais de s’intéresser au « vécu du jeu » de chacun. Ces diverses perceptions au cours de l’usage font que l’on peut le ressentir comme un jeu ou comme un exercice contraint et culpabilisant.

81 Nous sommes confrontés à une double activité : une activité d’évaluation sous son propre regard, celui d’autrui, et une activité de jeu, du moins présentée comme telle. L’activité d’évaluation, qui renvoie à l’organisation, peut empêcher le jeu de se déployer. Un enjeu majeur ressort de SimLead : l’évaluation des compétences émotionnelles en tant que manager. L'exemple du mal-être de Martine est un bel exemple de cette conformation à laquelle elle résiste, ce qui amène la question suivante : conformer est-ce former ? Cette éventuelle dérive d’une évaluation des compétences vers une évaluation de la personne dans une totale occultation du travail et de son cadre ne favorise pas la prise en charge émotionnelle comme un objet du travail (Lhuilier, 2006). La question du dévoilement du Moi est un enjeu très personnel de la relation du Moi au jeu (ou je). Est-il possible de s’en dégager pour maintenir l’illusion et « jouer » ?

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82 Enfin, nous pourrions nous interroger sur cette dimension « jeu » : n'est-elle pas une manière euphémisante pour former à quelque chose de mal défini : le management ? Peut-on former au management ? Il nous semble essentiel dans les dispositifs de formation de s'interroger sur l'objet même de la formation avant de questionner les modalités pédagogiques. Qu'est-il prévu d'apprendre ? Et en quoi le passage par le jeu peut y aider ?

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RÉSUMÉS

Cet article pose la question de la frontière entretenue entre le jeu et le travail avec un simulateur appelé serious game par les concepteurs. Nous nous sommes intéressés à un simulateur d’hélicoptère utilisé pour former 350 managers par an. Cette recherche qualitative dans le cadre théorique et méthodologique de la psychosociologie du travail vise à comprendre la perception que les professionnels, ici des managers, ont du dispositif et de son environnement ainsi que la façon dont ils se comportent et agissent. Nous avons rencontré 44 managers volontaires du même grand groupe industriel ayant tous suivis cette formation managériale. Les données qualitatives, par essence complexes et ouvertes, ont été collectées suivant trois modalités : observations in situ pendant l’activité dans le monde virtuel, entretiens individuels avant et un mois après l’expérimentation sur le lieu de travail. Nous interrogeons ici les frontières du jeu quand il devient une pratique prescrite dans des dispositifs de formations managériaux.

This article explores the boundary between the world of simulation games (referred to as « serious games »), and work. Our interest was in examining a helicopter simulator integrated game used to train 350 managers per year. This qualitative research, based on the theoretical and methodological framework of the psychosociology of work, aims at understanding the perception which professionals, namely managers, have, of the device and its environment, as well as the way they behave and act. We met 44 voluntary managers of a big industrial group, all having completed this managerial training course. The qualitative data, in essence, complex and open, was collected via three methods: situational observations during the activity in the virtual world,

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individual interviews in the workplace before and one month after the experiment. We question here the borders of the game when it becomes a practice prescribed in managerial trainings.

INDEX

Mots-clés : jeu, exercice, serious game, formation, attitude ludique Keywords : game, exercise, serious game, training, playful attitude

AUTEUR

LYDIA MARTIN CRTD — CNAM

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Du jeu dans les marges (du jeu) : De quelques gradients de ludicité dans le BDSM

Adrien Czuser

1 Cet article étudie certains aspects ethnologiques et micro-sociologiques du BDSM, qui consiste en un ensemble de représentations et de pratiques affectives et/ou sexuelles faisant référence au Bondage (entrave à l'aide de cordes) et à la Discipline (BD), à la Domination et à la Soumission (DS), et/ou au Sadisme et au Masochisme (SM). Protéiforme, le BDSM ne fait pas nécessairement référence à l'expérience physique de la douleur et/ou à quelque rapport d'ordre sexualo-génital. Dans tous les cas, il ne renvoie qu'à des interactions ou relations de durées variables permettant à une ou plusieurs personne-s d'exercer un certain pouvoir sur son/sa/ses partenaire-s, et ce de façon consentie par les deux parties, dont l'une est habituellement qualifiée de top (encordeur/se, sadique, dominateur/trice, Maître-sse, etc.) et l'autre, complémentaire, de bottom (encordé-e, masochiste, soumis-e, esclave, etc.). Ces « rôles » ne s'avèrent pas forcément fixes ou exclusifs : en témoigne par exemple la catégorie de switch à laquelle beaucoup s'identifient, et qui réfère à la variation des positions top/bottom selon les rapports, contextes et/ou personnes1.

2 Les termes de « scène » ou de « jeu » sont ceux par lesquels est désignée de façon émique l'interaction BDSM formelle où prend place un rapport top/bottom consenti et susceptible d'être interrompu ou modulé à tout moment. Nonobstant ce type de précautions, qui font du BDSM une sorte de célébration du « jeu comme action libre » (Huizinga, 1951, p. 25), le terme de « jeu » et le verbe « jouer » sont généralement utilisés dans le milieu pour faire état de rapports top/bottom « authentiques » (Newmahr, 2010b ; Lindemann, 2010). D'après les termes d'un de mes informateurs, cela exclut notamment un BDSM « surjoué » ou trop « théâtral » – c'est-à-dire un « jeu complètement faux ». Certaines pratiques BDSM peuvent également être jugées trop douces ou esthétisantes : en ce qu'elles se dissocient trop de quelque sadisme ou rapport explicite de domination, elles relèveraient davantage de « performances » que de « jeux » selon quelques puristes. Le jeu BDSM se distingue aussi, par exemple, de

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rapports top/bottom moins délimités spatio-temporellement, tels que le BDSM 24/7, qui consiste en l'observance pseudo-permanente d'une relation de domination/soumission. Un jeu « trop vrai », en quelque sorte, ne serait donc pas du jeu non plus.

3 On aperçoit déjà quelles peuvent être certaines des marges du jeu BDSM. On ne saurait toutefois poursuivre cet examen sans nous familiariser davantage avec d'autres composantes ou règles fondamentales du jeu BDSM dans une première partie qui s'attachera aussi à présenter le terrain ethnographique sur lequel sera basé le développement effectué dans les deux autres sections. Ces dernières auront comme objectif de considérer plus précisément ce qui, dans le BDSM, ne relève « pas vraiment » ou « plus vraiment » du jeu, et d'interroger de l'intérieur, dès lors, les frontières du jeu BDSM.

Jeux de marge

4 « Le consentement dans les pratiques BDSM » implique que les personnes concernées « choisissent activement les limites » des activités qu'elles effectuent (Prieur, 2015, p. 394). Il permet par ailleurs de tracer la limite la plus certaine entre jeu BDSM et acte de torture. Parmi les dispositifs garantissant cette démarcation fondamentale, le safeword (« mot de sûreté ») est le plus emblématique. Celui-ci consiste en un mot ou en une gestuelle convenu-e à l'avance entre les partenaires de jeu, destiné-e à être éventuellement usité-e par le/la bottom afin interrompre la session ou d'amoindrir son intensité, en cas de limites physiques et/ou psychologiques. Dans la plupart des cas, le jeu BDSM voit ses limites se marquer par la pratique finale de l'aftercare (« soin »). Il s'agit d'une monstration réciproque d'affection entre partenaires (faite d'étreintes bienveillantes, de mots rassurants...), spécifiant dès lors, en quelque sorte, que la session « n'était qu'un jeu ». L'aftercare a notamment vocation à amortir les réactions émotionnelles parfois fortes (pleurs ou prostration) que suscitent les rapports BDSM, et à accompagner éventuellement le subspace (« espace [mental] de soumission »), qui est un état de conscience modifiée très valorisé dans le milieu, survenant chez le/la bottom au cours d'un rapport BDSM intense. Caractérisé par une sensation plaisante de « déconnexion », ce subspace constitue d'une certaine façon l'un des signes d'un jeu « réussi » (on parle aussi de domspace – « espace [mental] de domination » – lorsque cet état concerne le/la top).

5 Les instruments (fouets, martinets, aiguilles, cordes, etc.) éventuellement utilisés dans une optique de jeu seront parfois qualifiés de « jouets ». Les joueurs/ses (potentiel-le-s), quant à eux/elles, seront ici désigné-e-s sous le nom de kinksters, qui est l'un des endonymes désignant les pratiquant-e-s de BDSM. Le terme vient de l'anglais kinky signifiant « pervers » ou « tordu ». Un kink fait par ailleurs état, dans le milieu, d'un fantasme spécifique d'un-e kinkster. Il est très rare toutefois que les personnes de la communauté fréquentée pour mon enquête usent d'un quelconque endonyme, celles-ci se contentant de s'identifier d'une manière principalement interactionniste (Barth, 1998), en opposition avec celles et ceux qualifié-e-s de « vanilles ». Le terme de « vanille » désigne donc de façon émique et quelque peu dépréciative les pratiques affectivo-sexuelles non-BDSM et les personnes concernées.

6 Cette distinction BDSM/vanille demeure cependant bien plus discursive que pratique (nous y reviendrons), et il est en général difficile d'envisager le BDSM comme une marge périphérique à la société centrale et à ses normativités, selon un schéma

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strictement binaire hérité d'une très discutable scission normal/pathologique. La dichotomie privé/public apparaît également fort peu opérante pour la subculture BDSM (Bourcier, 2011, p. 270), car le BDSM ne consiste pas seulement en un ensemble d'activités limitées à l'espace intime de la chambre à coucher (il ne s'agit-là que d'un type particulier de BDSM, dit de « bedroom »). Il existe aussi une assez forte dimension communautaire, faisant en sorte qu'une partie des pratiques aient plutôt lieu dans un cadre semi-public (repas en restaurant, virées en clubs libertins BDSM-friendly, etc.) ou semi-privé (pratique collective au domicile de certains kinksters, etc.). Le BDSM consiste par conséquent en une sorte de « milieu ».

7 La communauté visée par mon enquête ethnographique représente la portion qui, au sein des quelques 500 personnes dudit « Groupe Est » d'un des principaux réseaux socionumériques BDSM, s'adonne régulièrement aux activités collectives organisées à Strasbourg et aux alentours. Ce collectif actif est composé d'une quarantaine de personnes environ, d'une moyenne de 38 ans, et de genre et d'orientation sexuelle divers (on y notera néanmoins l'absence d'homme cisgenre2 gay). Un noyau de quelques personnes disposant de rôles-clés (hôte-sse-s de soirées privées, tops expérimenté-e-s, négociateurs/trices avec établissements BDSM-friendly, etc.) constitue le centre de gravité des activités communautaires.

8 Ces dernières peuvent s'effectuer en grand comité ou dans des contextes plus intimes. Elles peuvent notamment consister en de simples rapports BDSM dyadiques, s'inscrivant toutefois dans un réseau dynamique et échangiste d'autres dyades. Cependant, la plupart des interactions effectuées dans le milieu n'ont pas un caractère de jeu top/bottom. Quoique cadrées par le BDSM pris comme référent identitaire commun, les rapports entre acteurs/trices disposent souvent d'une teneur « ordinaire » : munches et ateliers-cordes en sont des exemples particulièrement représentatifs.

9 Les munches (du verbe « to munch » : grignoter bruyamment) sont des événements permettant à la communauté locale voire aux milieux satellites (milieu libertin, polyamoureux, etc.) de se rencontrer régulièrement au cours d'un repas et/ou d'un apéritif dans un cadre « ordinaire » (bar, domicile, etc.), dans le simple but d'échanger sur des sujets variés et de rencontrer des partenaires de jeu potentiel-le-s ou plus ou moins habituel-le-s. Les munches constituent souvent, dès lors, des marges chronologiques aux jeux BDSM, même si leur caractère ordinaire supplante parfois cet aspect proto-ludique. À ce propos, C. (top), me confiait par exemple : Avoir des discussions vanille autour de la table de ces repas, m’amenait finalement à désexualiser mes interlocuteurs. Et vu mes schémas de pensée, à dé-BDSMiser (que de barbarismes !) ces personnes.

10 Néanmoins, il n'est pas rare que de certain-e-s participant-e-s aux munches, surtout parmi les néophytes ou les auto-proclamé-e-s « vanilles », fassent montre de leur incompréhension voire de leur gêne quant à la teneur de certaines conversations, qui mobilisent souvent un vocabulaire spécialisé et évoquent parfois des pratiques sanglantes et/ou risquées.

11 Le terme d' « atelier-corde » s'avère être quant à lui l'appellation locale d'événements réguliers organisés dans la région au domicile de certain-e-s kinksters, et consistant à s'entraîner au shibari en comité restreint, ou à faire montre de ses talents éventuels à titre éducatif ou spectaculaire, selon son niveau. Le terme japonais de shibari renvoie à une forme de bondage souvent perçue comme davantage esthétique et technique que ce

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dernier, et n'ayant pas comme vocation d'amener à un rapport sexualo-génital. Ces ateliers-cordes n'excluent en principe pas l'occurrence de « véritables » jeux BDSM bien qu'il ne s'agisse pas de leur but premier.

12 Il m'a été loisible d'assister entre août 2015 et décembre 2016 à une douzaine de munches, à neuf ateliers-cordes, ainsi qu'à quatre week-ends BDSM dédiés à des jeux collectifs en « donjon » – type de lieu fermé spécifiquement dédié à la pratique du jeu BDSM, et souvent pré-équipé à ce dessein. Les matériaux ethnographiques présentés ici sont principalement le fruit d'une extraction par observation, observation- participante, voire « participation-observante » – le monde de la sexualité requérant en effet pour l'ethnologue et dans une certaine mesure de « jouer le jeu » (cf. Bolton, 1995 ; Bourcier, 2011 ; Newmahr, 2008). Certains propos de kinksters que je cite ici proviennent aussi d'entretiens semi-directifs ou plus informels, effectués de visu ou par échange d’e-mails.

13 Ayant pu également discuter de mes recherches avec des personnes a priori vanilles, j'ai pu réaliser à quel point il est difficile parfois d'établir une distinction BDSM/vanille à l'aune des activités effectuées, dans la mesure où « certaines pratiques comme la fessée, l'ondinisme [jeux d'urine], le bondage peuvent être vécues indépendamment d'une relation SM proprement dite » (Sammoun, 2004, p. 205). Comment dès lors circonscrire le BDSM ? Le propre d'une relation BDSM « proprement dite » n'est-il pas justement le fait qu'elle soit « proprement dite », qu'elle soit signifiée comme telle – ce qui renverrait à la nécessaire « dimension énonciative » du BDSM telle qu'évoquée par Poutrain (2003, 11) ? Ne faudrait-il pas dès lors considérer le BDSM comme une « catégorie », c'est-à-dire comme un « contenant », avant de prêter attention à son « contenu » (cf. Lakoff, 1990, p. 283) ? Il serait nécessaire dans ce cas de se questionner sur les limites du BDSM, sur ses marges donc.

14 En cette ère contemporaine d'« omnivorité des pratiques » (Delchambre, 2015, p.) – et de relative popularisation du BDSM, tels que l'attestent le succès de Cinquantes Nuances de Grey et la multiplication des coffrets d'initiation au BDSM dans les sex-shops – il importe sans doute d'envisager différentes « formes d'engagement » (p.) vis-à-vis du BDSM, en plus d'attester de la diversité de ses pratiques. Dès lors, ce sera moins des pratiques que du rapport aux pratiques dont il sera sujet ici, ce qui fera état d'une proximité variable au BDSM. Le rapport au BDSM est un rapport à ses limites.

15 Il paraît toutefois peu pertinent d'ordonner ces divers rapports selon un continuum jeu-sérieux (Delchambre, 2015), les deux termes ne s'opposant pas nécessairement, notamment en ce qui concerne le BDSM (Newmahr, 2010a). D'ailleurs, les termes de « jeu » et de « jouer », pris dans leur acception émique, désignent quelque chose de fort sérieux par rapport aux autres activités communautaires (munches, ateliers cordes…). La légèreté de l'appellation, et souvent la manière toute frivole dont la chose est annoncée, contraste parfois avec la brutalité des pratiques dénotées, même si, pour reprendre les termes de C., le « jeu [BDSM] n'est pas une histoire d'intensité, mais d'intention ».

16 S'il est vrai que l'« on peut faire quelque chose par jeu ; [et que l'on] peut faire la même chose sans jouer » (Henriot, 1989, pp. 106-107), alors seul un cadrage ludique préliminaire permettrait d'identifier l'activité effectuée comme un jeu. Considérer les marges du jeu, dans ce dernier cas de figure, peut revenir à envisager ce qui n'est pas « encore » ou « pas vraiment » du jeu, et ce qui, à l'autre extrémité, n'est « plus vraiment » du jeu. Dans les deux cas, et en faisant « de la frontière un territoire »

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(Belin, 2002, p. 251), nous envisagerons par conséquent « une forme de jeu plus complexe ; le jeu construit non sur la prémisse "ceci est un jeu" mais plutôt autour de la question "est-ce un jeu ?" » (Bateson, 1955, pp. 211-212). L'un des effets souhaités sera de mieux circonscrire ce qui relève plus certainement du jeu – ce qui en quelque sorte constitue, dans le milieu BDSM, le juste milieu. En somme (et en ajoutant à cela la sphère du BDSM 24/7) : Nous avons dit : deux mondes. Puis nous avons dit : trois mondes – dedans, dehors et entre-deux. Ensuite nous avons dit : un monde, l'entre-deux, bordé de deux lignes, horizons opposés (Belin, 2002, p. 249)

Figure 1

Cadrages expérientiels du BDSM envisagés dans ce texte (schéma synthétique et simplifié)

Marges externes (frontières et territoire)

17 Ce que nous allons explorer, c'est cette propriété remarquable que le jouer partage avec un type particulier de création de réalités virtuelles [...] Cette propriété repose sur la combinaison d'une structure métaphorique (ce qu'exprime le « comme si ») et de l'existence d'une marge de réalisation (ce qu'exprime le « pas tout à fait ») (Hamayon, 2015, p. 35, souligné par moi).

18 L'acception (épistémologiquement marginale) du jeu que je mobilise en premier lieu est celle, toute « mécanique », évoquée par exemple par Henriot (1989, pp. 88-89) : Pour qu'une articulation « joue », il faut qu'il y ait du « jeu » entre les parties fixes qui la composent. C'est dans l'entre-deux que se passe et que passe le jeu [...] L'articulation, l'engrenage, comportent à la fois des éléments de séparation et des éléments de jonction – et le jeu que rendent possible ces éléments tient son être à la fois de cette distance et de cette proximité, de cet éloignement et de ce contact.

19 Il peut donc y avoir « trop de jeu » ou « pas assez de jeu » (ibid.), envers le monde comme envers le jeu. Le jeu serait dans cette optique un assemblage dynamique de « prothèses » et de « dispositifs » destiné à maintenir la bonne distance avec le non-jeu (Belin, 2002, p. 258), selon une perspective directement inspirée des travaux de

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Winnicott. Dans « l'espace intermédiaire » que représente cette marge, il s'agit de procéder à une « adaptation créative » (Winnicott, 1975) vis-à-vis des stimuli normatifs extérieurs, c'est-à-dire de trouver un compromis entre une sur-adaptation délétère aux exigences environnementales et un repli tout aussi néfaste vers ses fantasmagories intérieures.

20 Un de mes interlocuteurs, V. (bottom esclave), suggéra ainsi à sa conjointe, qu'il considère comme sa Maîtresse, une solution toute BDSM à un problème « ordinaire ». Afin de pallier la « jalousie » de cette dernière, c'est-à-dire sa crainte que V. n'aille « voir ailleurs », celui-ci proposa de porter une cage de chasteté de façon quasi- permanente. Cela lui permit de mobiliser l'un de ses kinks et de cadrer par la même occasion la relation dans le BDSM, tout en répondant à une problématique externe non- BDSM, à savoir le sentiment d'insécurité de sa compagne. L' « encagement », comme il l'appelle, constitua l'acte initiateur du cadrage BDSM de la relation et des autres pratiques qui s'en suivirent.

21 La jalousie fut également le facteur qui devint source d'un jeu BDSM pour un autre de mes informateurs, K. (switch), lorsqu'engagé dans un rapport polyamoureux avec deux hommes (tous deux switch) consentant initialement à cette configuration, l'un d'eux lui fit part un jour de son ressentiment quant à celui qu'il voyait dès lors comme son concurrent. Afin de rendre la situation à la fois plus supportable et excitante, mon informateur et son compagnon indisposé convinrent de thématiser cet aspect à l'aune du BDSM, en simulant de façon répétée lors de leurs rapports sexuels des situations de « viol » vindicatif à l'encontre de K.

22 Ainsi, l'espace intermédiaire offre la possibilité de répondre efficacement à des sollicitations externes par l'apport d'un certain nombre de compétences idoines (cf. Belin, 2002, p. 153). Il ne s'agit pas nécessairement pour les kinksters de se couper des perturbations extérieures, auquel cas l'ostracisme que subit en règle générale le BDSM aurait pour seul effet de susciter un repli intégral et quelque peu défaitiste des kinksters dans leurs donjons. Or, la marge qu'aménagent socio-culturellement les kinksters consiste aussi en un espace intermédiaire en relation avec le monde extérieur. Cela se fera par exemple en entretenant une « culture du secret » et un « élitisme » liminaire (Bourcier, 2011, p. 232 ; Stiles & Clark, 2011, p. 177), qui ne sont possibles qu'en situation d'interaction avec lesdit-e-s « vanilles ». La distance spécifique qu'il convient de maintenir à leur égard se traduit bien par la réticence de beaucoup de kinksters quant à l'idée de populariser le BDSM de l'intérieur (en militant par exemple pour sa dépathologisation, en organisant des leather pride3 publiques, etc.), ou quant à celle d'une popularisation par l'extérieur du BDSM (médiatisation par des canaux mainstream, etc.).

23 Il s'agit donc pour les kinksters d'éviter parfois ce que Belin (2002, pp. 189-193) appelle des « débordements », c'est-à-dire « l'effacement des bords » par l'intérieur (« débordement par insularisation ») ou par l'extérieur (« débordement par nivellement »). Des zones tampons comme celles des munches existent dès lors, qui ont comme conséquence (voire comme objectif ?) d'amener à un contact voire à une interpénétration singulière des sphères BDSM et non-BDSM. Le jeu consiste notamment ici à s'adapter collectivement à des interférences externes parfois sciemment recherchées, ce afin de renforcer la cohésion du « milieu ». La création improvisée d'un langage spécifique fait de sous-entendus BDSM au moment où s'installe à une table proche un groupe a priori vanille, le fait de s'essayer (pas si furtivement) au maniement

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d'un fouet fait-maison à l'extérieur du restaurant, ou encore de bâillonner son partenaire dans le coin d'un bar bondé de centre-ville (dans un espace à la fois visible mais pas trop), sont quelques-unes des manifestations de ce mécanisme.

24 Les activités entreprises au sein des ateliers-cordes auxquels j'ai pu prendre part au domicile de N. (switch) témoignent bien, aussi, de l'aménagement d'un « espace intermédiaire » du BDSM. Il convient ici, en principe, de demeurer entre jeu et non-jeu. L'observance didactique (et non pas ludique) du BDSM se base sur des pratiques BDSM, tout en n'étant pas réellement de cet ordre-là. L'érotisme, le sadisme et/ou la domination sont en principe quelque peu mis de côté lors des ateliers, et les activités observées ne sont donc « pas vraiment » du jeu. Il convient alors durant les ateliers de demeurer dans le territoire de la marge externe. La dérision immédiate et assez systématique à l'égard des gémissements érotiques ou des « rires sadiques » (je cite N.) que peuvent manifester certain-e-s participant-e-s durant l'encordage didactique témoignent par exemple d'une distanciation recherchée à l'égard de la marge interne. Les moindres injonctions pratiques émanant de l'encordeur/se (« assis ! ») sont quant à elles souvent sujettes à transformation BDSM de la part des convives, qui ne manquent pas de renchérir en plaisantant par des propos tels qu'« allongé ! », « fais la vaisselle et le ménage ! », etc. Cet humour BDSM a comme effet de maintenir le rapport dans la marge externe, en le signifiant comme potentiellement relatif à quelque rapport de domination/soumission, tout en le distinguant du vrai jeu BDSM (davantage solennel). Il s'agit là de « méta-jeux », dans lesquels « les participants en viennent non à simuler des situations qui ne les affectent pas vraiment [ce qui, nous le verrons, apparaît éloigné du jeu BDSM][…] mais plutôt à faire semblant de simuler des situations qui les affectent véritablement » (Houseman, 2012, p. 141).

25 Le recours à la cadre-analyse de Goffman permet d'éviter l'écueil d'une trop nette dichotomie jeu/non-jeu ou intérieur/extérieur (Glas et al., 2011, p. 144), génitrice d'une ludologie à la Caillois (1967) parfois inopérante. Étendons-nous donc quelque peu sur ce cadre théorique, qui nous permettra aussi de mieux comprendre en quoi consiste la zone de contact entre le BDSM et le non-BDSM (vanille). D'après Goffman (1974, p. 21), un « cadre primaire » permet à son usager de situer, percevoir, identifier et labelliser un grand nombre de faits concrets, et rend dès lors significatifs de nombreux aspects d'une scène qui sans cela seraient déconsidérés, non conscientisés (« hors-cadre »).

26 Il se trouve justement que le BDSM « exige d’expliciter ce qui dans la relation reste souvent implicite dans d’autres formes de relations et de sexualités »4, car « la fonction principale d'une scène SM est de donner du sens à ce qui se passe » (Califia, 1993, p. 165). De ce fait, il apparaît assimilable à un tel cadre, ce qui lui procure une certaine spécificité cognitive : on pourrait alors parler du BDSM comme « compétence interprétative ». Ce statut confère une certaine consistance au BDSM ; dans la mesure où ce type le cadrage primaire, en fournissant un canevas cognitif fondamental, serait à la base de l'identité culturelle (Goffman, 1974, p. 27).

27 En outre, le cadre primaire fournit davantage à son usager/ère qu'une possibilité d'attention à certains éléments environnementaux. C'est pourquoi il pourrait être utile de rattacher cette notion à celle de « préposition » telle que présentée par Latour (2012, pp. 69-70), et consistant en une clé d'interprétation qui fournit d'emblée une tonalité particulière aux phénomènes considérés. Appréhender une situation comme relevant potentiellement du BDSM, pour qui connaît ses règles de base, ce serait dès lors la considérer de fait comme potentiellement ludique.

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28 Certaines personnes peuvent ainsi sciemment refuser de rattacher leurs pratiques au BDSM, du fait peut-être, du caractère trop marginal de cette catégorie, ou d'un sous- entendu ludique inopportun. C'est parfois le cas, par exemple, des « performances » de suspension corporelle par crochets auxquelles s'adonnent certaines personnes proches du milieu bodmod (modifications corporelles : piercings, tatouages, etc.). Cela a d'ailleurs fait l'objet d'un récent débat sur le réseau socionumérique autour duquel gravite la communauté BDSM étudiée. Le shibari quant à lui, en ce qu'il représente pour beaucoup l'aspect « politiquement correct » du BDSM – du moins lorsqu'appréhendé de façon principalement esthétique et coupé de tout rapport à la sexualité ou à la douleur – constitue également, parfois, une pratique liminaire, « pas vraiment » relative au jeu BDSM.

29 Par ailleurs, une même scène de fellation, de sodomie ou de gang-bang pourra être signifiée comme relevant d'un rapport top/bottom par certain-es et pas par d'autres, selon une appréhension par le biais ou non d'un cadre primaire BDSM. Il demeure toutefois une très forte variation inter-individuelle au sein même du milieu BDSM, quant à l'amplitude que prend ce cadrage primaire pour la personne, c'est-à-dire quant au nombre ou au type de situations pouvant être qualifiées par celle-ci de BDSM.

30 Néanmoins, les moments abondent dans lesquels les kinksters alsacien-ne-s tentent semble-t-il de former une sorte de communauté cognitive, au contact notamment du monde non-BDSM. Ainsi, durant les munches par exemple, j'ai maintes fois été en mesure de notifier un grand nombre de commentaires complices et amusés portant sur le potentiel BDSM de tel ou tel élément architectural ou objet de la salle de restauration (poutres, cordes, fourche décorative, etc.), ou encore sur l'apparence « dominatrice » d'une femme que représentait une banale publicité pour collants, dans l'une des rues menant au bar. Font dès lors sens les propos de K. selon lesquels le BDSM communautaire, par rapport au BDSM effectué « dans son coin », permettrait notamment « d'entretenir son imaginaire ».

Figure 2

Interface BDSM-vanille (simplifiée)

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31 Si l'on envisage le BDSM comme cadre primaire, celles et ceux désigné-e-s comme vanilles ne constitueraient pas seulement « ceux qui ne savent pas jouer [...] mais [aussi, éventuellement,] ceux qui ne savent pas qu'ils jouent » (Sibony, 1997, p. 11)5. Il s'agirait d'ailleurs d'un cas de figure assez courant ; le sexologue Charles Moser estimait ainsi en 1996 que 20 à 40 % des couples étasuniens auraient des rapports BDSM sans le savoir (alors que 10 % des étasunien-ne-s environ feraient sciemment et régulièrement du BDSM à cette même date) (Weiss, 2011, p. 242).

32 La façon fort narquoise avec laquelle l'un des informateurs de Poutrain (2003 : p. 36) parle des « vanilles » montre en quoi le BDSM est avant tout affaire de cadre primaire : Je pense que tout cet attirail que l'on peut acheter dans les boutiques spécialisées est surtout utile pour combler le manque d'imagination des couples « vanilles » [...]. Le vrai pouvoir du Maître BDSM est dans son cerveau, pas dans son fouet.

33 Notons que ce « manque d'imagination » est aussi celui qu'attribue sur un forum l'un des usagers bottoms d'un réseau social BDSM aux personnes qui désireraient théoriquement vivre le BDSM 24/7 (pseudo-permanent) « dans une cage ou en tenue intégrale d'esclave SM »6. L'imagination, valeur-clé de l'espace intermédiaire winnicottien, apparaît en effet fondamentale dans le BDSM, pour peu toutefois que cette imagination soit relative à quelque adaptation créative.

34 Cette imagination intervient notamment dans le rapport à l'objet médiateur de l'interaction entre top et bottom. L'usage improvisé de bougies chauffe-plat, de fourchettes, ou de pics à cheveux à des fins de rapports BDSM fugaces, comme j'ai pu le voir à beaucoup de munches, atteste par exemple d'une capacité des kinksters à injecter un certain sens BDSM à des objets a priori non dédiés à cela. Le fait de s'approvisionner en matériel prêt-à-BDSM au sein de fameuses boutiques de sport ou de bricolage entre également dans cette perspective. Cela constitue d'ailleurs un sujet assez récurrent de discussion amusée entre kinksters dans le Grand-Est.

35 Durant les phases de jeu aussi, les kinksters peuvent être à même de mobiliser leur imagination sous forme de « compétence interprétative ». Cela m'est apparu assez flagrant au cours d'observations conduites en donjon, lorsqu'advenaient des perturbations extérieures au jeu provoquant une mise en contact inopinée entre jeu et non-jeu. Il se trouve que ces sollicitations impromptues étaient souvent intégrées directement dans le cadre ludique par les joueurs, cadre qui disposait dès lors d'une certaine résilience, du fait de sa malléabilité et de sa perméabilité.

36 Ainsi, lorsque D. (bottom), durant un jeu dans lequel elle se retrouvait malmenée à terre par quatre personnes, avait dangereusement rapproché sa tête de l'un des murs du donjon à force de s'être « débattue », deux des tops, après un bref échange gestuel et verbal murmuré faisant état du risque encouru par D., la tractèrent avec force vigueur et insultes vers le milieu de la salle de façon à instaurer une continuité avec le rapport de domination tout en la protégeant d'éventuelles blessures inopportunes. Et D. de demander en réaction, d'un air (faussement ?) inquiet « Qu'est-ce vous allez faire ? ».

37 Dans le même esprit, lors d'une séance dans laquelle K. (switch transgenre) était attaché en camisole de force à un crochet fixé au mur et soumis à diverses exactions par trois personnes, une alarme émanant de son téléphone posé à proximité retentit soudainement, lui indiquant l'heure quotidienne de sa prise de pilule contraceptive. Son compagnon U. (switch), qui faisait partie de ses « tortionnaires », profita de

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l'occasion pour la lui chercher et la lui enfoncer dans la bouche de façon fort véhémente, en insistant par ailleurs sur des remarques (faussement) transphobes.

38 Ces deux exemples ne sont pas sans montrer que le jeu peut être en mesure de s'alimenter du non-jeu. Il y a dès lors un « interplay of play and non-play » (« jeu entre le jeu et le non-jeu » : Sutton-Smith, 1997, p. 17) au sein d'un espace intermédiaire. Ce type de jeu consiste en un « jeu avec le cadre », et non pas seulement en un « jeu dans le cadre » (Sutton-Smith, 1997,, p. 150).

Marges internes (frontières et territoire)

39 Partant du « cadre primaire », le jeu le plus évident serait de l'ordre de ce que Goffman (1974) appelle une modalisation (keying), c'est-à-dire d'une transformation de situations déjà significatives (car sujettes à cadrage primaire) en quelque chose de sensiblement quoique subtilement différent, procurant la sensation que les actions ainsi modifiées ne sont pas « vraiment » réelles, ou qu'elles n'ont pas à être éprouvées de façon littérale. A ce propos, il est indubitable que les activités BDSM s'inspirent de schèmes scénaristiques pré-existants, ou se révèlent être du moins tributaires de rapports macro-sociaux/macro-culturels de domination, patriarcale ou pseudo-raciale par exemple. Le jeu consiste alors quelquefois à opérer une inversion ou une dérision de ces rapports de pouvoir, ou à dédramatiser certains événements traumatiques en les « rejouant » (Bourcier, 2011 ; Weiss, 2011, p. 20).

40 Cependant, il se trouve que le jeu BDSM semble parfois consister aussi en ce que Staal (Houseman & Séveri, 2009, p. 179) appelle une « activité primaire », ne référant pas à quelque chose d'autre qu'à elle-même. Car il s'agit aussi de jouer son propre personnage dans le BDSM, c'est-à-dire d'opérer une « auto-personnification », « d'agir naturellement » (Goffman, 1973, p. 254). Jouer le/la geôlier-e nazi-e vis-à-vis de son/sa bottom est de ce fait peu courant, tout comme l'est le « jeu de rôle » BDSM (roleplay) en général (Newmahr, 2010b, p. 393-394). L'aire d'accueil des activités communautaires constitue d'ailleurs une sorte de lieu de réalisation personnelle pour beaucoup de kinksters alsacien-ne-s, qui ne peuvent exprimer librement ni auprès de leurs proches ni en public ce qu'ils/elles estiment être leur véritable personnalité. Ainsi, de nombreuses sessions BDSM groupales auxquelles j'ai pu assister en donjon furent ovationnées par les acteurs/trices concerné-e-s du fait qu'elles offraient la possibilité selon eux/elles d'« être soi-même » ou d'« exprimer librement ses émotions ». La situation, dès lors, entraîne des conséquences bien plus importantes que la seule possibilité pour les individus de jouer ce qu'ils ne sont pas censés être. Ceux-ci jouent également ce qu'ils sont censés être (Berger & Luckmann, 2014, p. 270).

41 Cette auto-personnification dans le jeu n'est d'ailleurs pas sans engendrer une certaine imperméabilité de la marge externe du BDSM, en soulignant le fait qu'il puisse y avoir nécessité d'une sorte de disposition psychologique particulière pour pratiquer le BDSM, et en essentialisant de fait quelque peu l'identité BDSM – privilégiant l' « être » au « faire » (Poutrain, 2003, p. 25). Toutefois, en parallèle, il demeure localement une « mode » (parfois moquée ou déplorée) portant sur certaines pratiques telles que le shibari ou le maniement de fouet – et plus particulièrement sur leurs dimensions techniques et esthétiques. L'emphase est donc mise dans ce cas sur l'aspect praxéologique, apprenable et transmissible du BDSM. Cette oscillation entre « être » et « faire » permet semble-t-il d'entretenir le caractère liminaire et ludique du BDSM, en

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prévenant certains risques de débordements par « insularisation » et par « nivellement ». On retrouve ici le fait que « le jouer, dans son essence [...], tient à la marge du jeu, à la distance qui se crée entre le joueur et son jeu, entre ce qu'il est et ce qu'il fait » (Henriot, 1989, p. 149).

42 Il s'avère par ailleurs que la ludicité des activités dépend d'un jeu préalable effectué sur leur cadre, consistant notamment à « faire comme si » celui-ci n'existait pas. Par conséquent, la modalisation concerne aussi le cadre, et pas seulement les activités cadrées. Rappelons en effet que l'observance d'un jeu efficace consisterait à poser un cadre (c'est-à-dire à signifier le jeu) pour ensuite ne plus porter attention à son égard : Il ne suffit pas d'instaurer un cadre pour que des choses se passent […] Pour que le jeu prenne, le cadre doit se faire oublier comme cadre, […] il faut que le joueur parvienne à s'immerger (Delchambre, 2008, p. 65).

43 Paradoxalement, la mise en place d'un cadre ludique solide est d'autant plus à même d'amener à une immersion fictionnelle. Car « Savoir qu'il y a du jeu, c'est pouvoir quand tout est clos ou défini » (Sibony, 1997, p. 27). Il peut dès lors y avoir du jeu comme marge de réalisation en raison même de la clôture qu'implique tout cadrage de l'expérience. « L'opposition entre “se contenir” et “être contenu” » qu'évoque Belin (2002, p. 52) permet ainsi de bien faire état de la spécificité des activités sujettes à cadrage BDSM, le BDSM valorisant particulièrement semble-t-il le second terme : Le sujet qui « se contient » n'est jamais au repos, il est tout absorbé par lui-même, par le contrôle de ses actes [...] « Être contenu' » est une position toute différente [...] L'eau contenue dans un récipient n'a pas à se contenir : elle se « laisse aller » (Belin, 2002, p. 52)7

44 Le « laisser aller » constitue justement l'une des caractéristiques de l'orthopraxie BDSM, en ce qu'il est source de cet état de conscience modifiée valorisé dans le BDSM communautaire, que d'aucun-e-s appellent subspace ou domspace. Cette occurrence est facilitée par un certain nombre de dispositifs permettant aux personnes tops ou bottoms de lâcher prise. Le safeword est le plus manifeste de ces dispositifs, puisqu'il garantit la possibilité d'une extinction instantanée du jeu. De là dérive d'ailleurs la possibilité d'un « jeu avec le cadre ». Comme me le confiait par exemple K. (switch) : « Après moi j'aime repousser les limites de l'autre. Mais de toute façon on a le safeword, tu vois ! ». Le fait pour un binôme BDSM de procéder à une contractualisation par la négative avant de « jouer » – car il s'agit de préciser à son/sa partenaire ses limites bien plus que ses envies – rend également propice ce laisser-aller, en établissant un vaste « espace potentiel » (Winnicott, 1975) quant aux types de pratiques pouvant être effectuées. On retrouve là « la condition de l'indétermination inhérente à l'acte de jouer et donc [...] l'existence d'un enjeu » (Hamayon, 2015, p. 28).

45 La bonne connaissance mutuelle des partenaires apparaît comme un facteur puissant d’ « oubli naturel » du cadre BDSM. La disparition ou le moindre usage du safeword dans les relations BDSM longue-durée (Weiss, 2011, p. 254) est de fait symptomatique d'une certaine immersion, le/la top pouvant s'adonner à ses sévices habituels sans trop d'égards à la performance effectuée, craignant moins d'aller trop loin.

46 On peut par ailleurs tout à fait imaginer une conception active de l’ « oubli » du cadre. Le principe étant que « le rapport aux limites est nié au sein des dispositifs dans lesquels prend place l'expérience du jeu » (Belin, 2002, p. 103), cet « oubli » intentionnel du cadre provient notamment d'une emphase sur le caractère autotélique ou processuel de l'activité cadrée. Ainsi, tel que pratiqué communautairement, le rapport

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au BDSM n'apparaît que rarement instrumental ; il n'est pas perçu comme servant à « pimenter » un rapport sexuel par exemple, mais constitue souvent une fin en soi (cf. Newmahr, 2010a, p. 327). Certaines pratiques observées, telles que le shibari, mettent tout particulièrement l'accent sur « le processus, pas le résultat » (pour reprendre les termes de C.) – le rapport de domination devant idéalement être permanent durant l'encordage et le désencordage. « Tension constante, vitesse constante » est l'un des principes-clés du shibari, fréquemment rappelé par N. durant ses cours, et qui permet à la personne bottom d'« entrer dans les cordes » (je cite à nouveau N.), c'est-à-dire de s'immerger durablement dans le jeu et dans un éventuel subspace. Beaucoup d'autres jeux auxquels s'adonnent les kinksters impliquent en fait durant leur observance une opération de maintenance du cadre ludique (comme les cas précédemment exposés de jeux en donjon l'attestent). D'où, d'ailleurs, l'usage répandu d'un safeword supplémentaire – classiquement, « orange ! » plutôt que « rouge ! » – destiné à amoindrir l'intensité des sévices plutôt qu'à arrêter net le jeu, pour ne pas amener à une rupture brusque de cadre qui ferait prendre conscience du caractère cadré de l'interaction.

47 En outre, l'instauration souvent discrète ou délayée du jeu BDSM n'est pas sans témoigner d'une technique de dissimulation de la construction du cadre. Le rapport initiateur au jeu BDSM est fréquemment de l'ordre de la « disposition » : il s'agit par-là de tout aménager pour faire en sorte que le jeu, ainsi que les activités effectuées au sein du jeu, adviennent comme « surprises promises » (Belin, 2002, p. 232). Il faut à ce dessein fournir les conditions propices à la survenance du jeu, sans trop en faire, et laisser une place importante à l'improvisation. Ainsi, lors d'un week-end BDSM, je retrouvais D. (bottom) à l'écart du donjon, fort attristée de ne pas pouvoir jouer avec son compagnon F. (switch), qui semblait avoir alors mieux à faire. « Je peux pas quémander » répétait-elle. D. entendait par là qu'elle ne pouvait pas faire-faire trop explicitement à son partenaire ce qu'elle souhaitait, ce qui eût paru trop « artificiel » (je la cite). À propos de disposition, de surprise promise, et d'improvisation, les dires de C. et de K. sont eux aussi particulièrement éloquents, en plus d'être assez représentatifs de l'avis le plus commun, semble-t-il, parmi les kinksters : Je lui disais « moi je vais amener tous mes jouets » […] mais c'est pas avec un « plan » quoi, c'est juste histoire de... s'il y a une envie, et un moment propice pour ne pas rater ce moment parce que j'ai pas amené le truc quoi […]. Mais ça veut pas dire « scénariser » tu vois, ça veut dire « être prêt au cas où ». Y. quand il rentre dans des choses euh...thématiques, tout de suite il a un ton de voix très sérieux et solennel [...] et je lui ai dit « ben moi j'aime pas ça en fait, j'aime le fait qu'on garde une certaine légèreté » […] Et en fait il a dit « bon alors maintenant on va passer derrière le paravent » […] et en fait moi je me suis rendu compte que moi je déteste ça et […] je lui ai dis « moi j'aime le glissement ». Le « Ah ! Ça a dérapé ! » […] J'aime la possibilité qu'il va se passer un truc, peut-être, mais on sait pas.

48 Contrairement à ce que pense Eva Illouz (2014, p. 136), une quête de spontanéité interactionnelle serait également en vigueur dans le BDSM, et ne serait alors pas seulement l'apanage des relations sexuelles vanilles. Les glissements vers le jeu rencontrés en ateliers-cordes relèvent aussi de cette logique. La marge interne vis-à-vis de laquelle il s'agit souvent de se maintenir à distance dans ce contexte est parfois rendue poreuse, condition nécessaire pour ne pas laisser palpables les limites du cadre et donc les changements de régime d'engagement. Pour ce faire, l'entrée dans le jeu garde quelquefois une tonalité de méta-jeu, avec l'ambiance de dérision habituelle des

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ateliers. Au moment par exemple d'initier un encordage ludique dont je devais être l'objet, N. me lança, d'un ton caricatural, faussement protocolaire « Es-tu sûr de vouloir être dans mes cordes ? » avant de s'esclaffer, et de préciser « Je demande quand même, le consentement et tout ! ». De même, à un atelier plus récent, et alors que je me baissais spontanément pour permettre à N. de m'encorder ludiquement, P., une spectatrice bottom, ne manqua pas de m'ordonner en riant : « À genoux ! ».

49 En atelier comme en donjon, l'établissement spontané d'un silence solennel constitue l'un des indicateurs tacites de la ludicité du rapport top/bottom, et il est dès lors aisé de se laisser surprendre, en tant que spectateur, par la transformation subtile d'un rapport didactique ou proto-ludique en jeu. Une fois ce silence instauré et le jeu établi, il n'est cependant pas rare que les joueurs/ses agissent de telle manière à provoquer une hilarité temporaire dans le public, en détournant par exemple, de façon improvisée, certains objets de la vie courante à des fins de « torture ». Cela ne porte toutefois guère atteinte à la trame « vraiment » ludique de la scène, et permet au contraire, peut-être, de se distancer d'un jeu trop solennel (« plus vraiment » ludique pour beaucoup), ce qui est sans doute salutaire lors de séances particulièrement violentes.

50 Tout cela atteste que, d'une certaine manière, « il est difficile de dire quand commence et quand se termine une séance sadomasochiste » (Poutrain, 2003, p. 92). Ce propos se confirme d'autant plus que les munches ou les réseaux socionumériques BDSM offrent souvent l'occasion d'entendre ou de lire maints commentaires rétrospectifs portant sur telle ou telle séance ludique, effectuée parfois plusieurs mois auparavant. Ces commentaires – photographies, marques ou cicatrices à l'appui, idéalement – constituent autant de « dispositifs » (Belin, 2002) ayant comme effet d'étaler les marges du jeu. Il en va de même pour les discours relatifs aux « descentes » de subspace/ domspace, dont les effets dureraient jusqu'à plusieurs jours après une session intense. Il est alors courant que les jeux BDSM « débordent le cadre du médium qui en est le vecteur », « l'activité [ludique] ne se limitant pas à une plongée dans l'univers fictionnel […] suivie d'un retour vers le monde réel ou la ''vraie vie'' » (Murzilli, 2016, p. 50).

51 Le caractère opportun des débordements se retrouve également dans d'autres configurations BDSM. Ainsi, le travail sur le cadre se présente de façon particulièrement nette dans le BDSM 24/7, qui consiste en l'observance peu courante du BDSM comme « style de vie » (lifestyle) envisagé par certains couples Maître-sse/ esclave (M/s) (Dancer, Kleinplatz & Moser, 2006 ; Poutrain 2003, p. 92-93). Ainsi, pour reprendre les termes très significatifs d'une esclave recueillis sur un forum du principal réseau socionumérique BDSM : « le M/s n'est pas quelque chose que l'on fait ; c'est ce que l'on est. Il s'agit de la structure de la relation, et non des activités qui ont lieu en son sein »8

52 Du fait de l'auto-personnification particulièrement aiguë dans le 24/7, nous sommes encore plus éloignés ici d'une acception du BDSM comme jeu de rôle – si ce n'est « Grandeur Nature » (Kapp, 2015) ! Afin de faire comme si le jeu BDSM était constant, et du fait de l'impossibilité de « jouer » (jeux d'impact, d'entrave, etc.) de façon permanente, il s'agira la plupart du temps d'interpréter un nombre très important de situations et d'activités a priori assez banales (telles que faire le ménage, préparer le petit-déjeuner, ou porter un collier quelconque durant le travail) comme étant

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afférentes à un rapport de subjugation BDSM. Cela impliquera une ludicité si diffuse qu'elle en deviendra assez constante et « ordinaire ».

53 L'acception 24/7 ne dénote donc pas une pure et simple translation du jeu BDSM dans le monde ordinaire, ce qui serait l'apanage de jeux publics assez inhabituels – par exemple, un-e Maître-sse promenant son esclave en laisse dans la rue. Il s'agit plutôt d'un jeu avec les marges du BDSM. Ce débordement du cadre primaire ne peut pas exactement être perçu non plus comme un « nivellement », dans la mesure où la frontière BDSM/non-BDSM ne sera pas seulement repoussée mais, a fortiori, pseudo- annihilée. Dans le BDSM 24/7, le jeu, qui consiste normalement en une modalité expérientielle du monde ordinaire, devient le cadre de ce monde ordinaire, et détermine la tonalité avec laquelle celui-ci est désormais vécu. En somme, le jeu devient l'ordinaire et l'ordinaire le jeu. Il s'agit dès lors de ce que Belin (2002, p. 189) qualifierait de « débordement par éversion » – soit d'une inversion intérieur/extérieur.

Conclusion : Hors des marges

54 Au long de cet article, j'ai tenté de mettre en exergue des cas dans lesquels le BDSM, pris comme compétence interprétative, consiste en une « adaptation créative », et relève dès lors d'un « jeu potentiellement présent dans tout type d'agir ou de rapport pratique aux choses » (Delchambre, 2008, p. 33). Une telle acception a notamment pour vocation de compléter celle de Poutrain (2003, p. 11) qui, dans la tradition de Caillois, entend surtout par « dimension ludique » du BDSM des « relations […] situées dans l'espace et le temps ». Il me semble qu'il est en effet possible de jouer « avec le cadre » et non pas seulement « dans le cadre » (Sutton-Smith, 1997, p. 150). Cela relèverait d'ailleurs d'un stade plus avancé de ludicité (Sutton-Smith, 1997 pp. 45-46), et non d'une « déviation funeste » du jeu (Caillois, 1967, p. 112).

55 Outre la possibilité d'être pris au jeu, il est donc loisible d'avoir une prise (cognitive et pratique) sur le jeu. De plus, pour être pris au jeu, il s'avère sans doute nécessaire que le jeu permette une prise sur le réel. Il faut à ce propos que le jeu BDSM dispose d'un « effet de réel » pour être considéré comme accompli ou réussi. Marques corporelles et photographies exposées hors-jeu sont quelques-uns des dispositifs permettant d'authentifier (a posteriori) l'expérience comme ludique, en plus d'étaler les marges du jeu. La capacité qu'ont certain-e-s kinksters à intégrer dans le jeu et en direct des éléments a priori extra-ludiques participe également à un effacement contrôlé des bords qui renforce l'expérience ludique. Ainsi, dans le cas du BDSM du moins, Notre expérience des mondes fictionnels produit un effet de réel, non parce que l'on feindrait de tenir le « monde » de la fiction pour réel, mais […] parce qu'il s'agit d'une expérience réelle […] [De ce fait], sans aucun jeu de faire semblant, je peux passer d'un monde à un autre, sans franchir aucune barrière ontologique (Murzilli, 2016, p. 51).

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NOTES

1. Le BDSM communautaire étant bien davantage développé en Amérique du Nord qu'en France (où l'implantation est plus récente), la plupart des termes techniques dont usent les personnes interviewées/observées s'inspirent de ceux en vigueur dans les contrées anglo-saxonnes, et demeurent en langue anglaise. 2. « Cisgenre » signifie non-transgenre ou non-queer. À noter que les personnes transgenres et queers constituent une part importante et très active du BDSM communautaire dans le Nord-Est.

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3. « Fierté cuir » : version ou section BDSM de la marche des fiertés LGBTIQ. 4. Ces propos sont ceux du sociologue Gilles Chantraine, interrogé par Boinet (2015). 5. Notons que jouer sans le savoir apparaît comme aporétique pour beaucoup d'auteur-e-s, en particulier en ce qui concerne le BDSM (voir par exemple Poutrain, 2003, p. 11). 6. Le propos exact est : « I believe that it takes someone either very dedicated or rather unimaginitive to want to be always in a cage or as a gimp ». 7. Durant leurs prestations, les tops semblent cependant devoir « se contenir » davantage que les bottoms, pour des raisons de sécurité. Il convient en effet pour les tops de réprimer parfois ce que d'aucun-e-s dans la communauté appellent « un démon » ou « une petite bébête » intérieur-e. 8. Le propos originel est : « M/s isn't something we "do;" it's something we are. It's the structure of the relationship, not the activities that happen within in »

RÉSUMÉS

Cet article a pour objectif de soumettre à examen certaines des activités prenant place au sein d'une communauté sado-masochiste (BDSM) du Grand-Est français, cible de mon enquête ethnographique actuelle. Ces activités, en ce qu'elles se situent dans des interfaces expérientielles spécifiques (entre jeu et non-jeu notamment), rendent manifestes diverses opérations de cadrage donnant prise à différentes sortes d'expériences ludiques, et soulèvent une réflexion portant à la fois sur les marges comme aires de jeu et sur le jeu comme aménagement de la marge – ce qui permettra d'établir une meilleure circonscription de ce qui relève du jeu BDSM.

This article will focus on some cases taken from my current ethnographic inquiry, which pertains to a sadomasochistic (BDSM) community in Northeastern France whose many activities occur within experiential interfaces (between play and non-play, notably). Such a layout precisely highlights the operation of framing that provides the grips for diverse ludic experiences. This will also bring a reflexion both upon margins as playgrounds and upon play as margin planning, which will hopefully help delimiting better the rims of BDSM play.

INDEX

Mots-clés : BDSM, sado-masochisme, ethnologie, sexualité, subculture, cadre Keywords : BDSM, sadomasochism, ethnology, sexuality, subculture, frame

AUTEUR

ADRIEN CZUSER LAPCOS - Université Côte d'Azur

Sciences du jeu, 7 | 2017