JULES BERRY OU LE JOUEUR

Oui, joueur, il le fut comme personne! Il jouait au baccara, aux courses, au théâtre, dans des films. Et si des acceptions aussi diverses du verbe jouer se trouvent ainsi mélangées, c'est que le cher Jules Berry, de son vrai nom : Paufichet, mon in• terprète et ami, les confondait volontiers lui-même. Un émotif en quête d'émotion, tel fut avant tout ce comédien d'exception. La générale d'une,pièce dont il assumait le principal rôle était pour lui un banco à long suspense. Pendant les trois heures que durait le premier affrontement avec ce public particulier, il en était malade. Sa voix était mal assurée, sa pomme d'Adam montait et descendait plus souvent qu'à son tour et s'il avait à tendre le bras, ce dernier se mettait à trembloter de sa propre initiative. C'est un fait connu. Les artistes de théâtre — notamment les bons — sont, au moment d'entrer en scène un soir de générale, en proie au trac. La plupart d'entre eux se ressaisissent rapide• ment, souvent dès les premières répliques ou après les premiers applaudissements ou encore sur les premiers effets de rire, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un drame. Pour Jules Berry, il en allait tout autrement. La salle, toujours en sympathie avec lui, avait beau lui faire des « sorties » ou multiplier, en fin d'acte, les rappels, le trac ne le quittait pas de la soirée. Aussi par moments cherchait-il ses mots, bien qu'il sût son texte. Et lui qui était le mouvement même en scène — comme d'ailleurs dans la vie — il avait du mal à trouver son rythme personnel. Malgré cela, la pièce en souffrait moins que lui. C'est que, riche en moyens comme il l'était, même s'il en perdait une partie, ce qui en restait était encore appréciable, puisqu'il atteignait quelque chose comme 60 % du vrai Berry, à en croire un amateur de théâ• tre qui avait le goût des évaluations. 592 JULES BERRY OU LE JOUEUR

Tout cela pourrait laisser supposer que Jules Berry souhai• tait la suppression des « générales ». Non ! — On se sent si bien... après, me disait-il un soir dans sa loge du Théâtre des Capucines. Et puis, qui sait ! la chance peut tour• ner un jour. Réaction de joueur peu disposé à fuir l'émotion et qui, comme tous les joueurs, reste optimiste. Les événements allaient lui donner un semblant de raison. Plusieurs années après, un soir de « générale », en créant Monsieur de Saint Aubin, d'André Pi• card, au Théâtre des Mathurins, il eut la surprise de se sentir à l'aise dès son entrée en scène. A la fin du spectacle, à l'heure des félicitations bien méritées, car il avait été étourdissant d'un bout de la soirée à l'autre : — Tu as vu ça ? dit-il en m'apercevant. Finie la tremblote ! Et il en riait de satisfaction comme un miraculé ! Un mira• culé provisoire puisqu'il eut par la suite des rechutes.

Mais si la chance, les dons exceptionnels de notre ami aidant, favorisait de plus en plus la carrière artistique de Jules Berry, il n'en était pas de même pour ce qu'il entreprenait sur les hip• podromes ou autour du tapis vert. Certes, au risque-tout qu'il était, il arrivait de gagner la forte somme. N'empêche, que pour lui les lendemains qui déchantent étaient plus fréquents que les autres. Mais, qu'il naviguât sur le Pactole ou qu'il fût en cale sèche, son humeur, en apparence du moins, restait presque égale. Un in• dice pourtant éclairait ceux qui le touchaient de près quant au résultat de ses opérations autour du tapis vert. Le champ clos qu'il venait de quitter était qualifié par lui de « cercle » s'il avait gagné ou de « tripot », s'il avait perdu. Il est rare qu'un comédien soit vraiment un joueur. Les incer• titudes de la carrière théâtrale, même pour les tout premiers, font que la prudence, la prévoyance régnent dans la corpora• tions. Mais peut-être est-il encore plus rare qu'un fermier-éle• veur se dépêche d'aller flamber au jeu la liasse de billets qu'il vient de toucher à la foire en vendant ses veaux. C'était pourtant le cas du grand-père maternel de Berry et la foire où il menait son bétail se tenait à . Drôle de grand-père ! Et même un grand-père drôle que ce bonhomme de fermier, fai• sant bon ménage avec la fantaisie, aimant raconter des histoires que ses amis prenaient plaisir à écouter. Et comme il n'est pas de bon conteur qui ne soit un peu acteur, comment ne pas être tenté de faire le rapprochement JULES BERRY OU LE JOUEUR 593

entre lui et son petit-fils? L'atavisme a de ces caprices. Il ne passe pas nécessairement le « témoin » au suivant, comme au relais de quatre fois cent mètres. Il lui arrive de sauter une génération. Ainsi Jules fut-il marqué bien plus par la personnalité de son grand-père maternel que par celle de Mme Paufichet, sa mère, bourgeoise douce et sage. Quant à M. Paufichet, son père, quin• caillier de son état, épris de son métier au point de n'éprouver aucune sorte d'inquiétude artistique en marge de son activité coutumière, on ne peut vraiment pas dire qu'il ait eu la moindre influence sur le tempérament et la formation du jeune Jules, influence qu'il exerça sur ses deux autres fils, dont l'aîné devint ingénieur. •

Toutefois, une décision prise par M. Paufichet père, peu d'années après son mariage, ne fut pas sans favoriser la car• rière du futur comédien. Un beau jour, M. Paufichet annonça solennellement à sa petite famille qu'ils allaient quitter tous ensemble Poitiers où ils vivaient — Jules, encore enfant y était né le 9 février 1883 — pour s'installer à . Il n'y a pas que des artistes vrais ou assimilés qui partent à un moment donné de leur province à l'assaut de la capitale. Des quincailliers ou autres en font autant, mais on n'en parle jamais. Et si M. Paufi• chet père, figure aujourd'hui au tableau d'honneur, c'est qu'un de ses garçons qui pensait à l'époque bien plus aux confitures qu'au théâtre, et qui avait en lui l'étoffe d'un acteur hors série était également du voyage. Autre point en faveur de ce père que pourtant la grâce de l'art n'avait point touché : il ne fait rien pour contrarier la vocation de son fils, dès que celui-ci en prend conscience. Aucune manifestation de mauvaise humeur de sa part, lorsque Jules quitte l'Ecole des Beaux-Arts où il s'était fourvoyé momentanément. Approbation tolérante lorsque le jeune homme déclare vouloir se présenter au concours d'entrée du Conserva• toire où, par chance, il ne sera pas reçu. Par chance, oui ! Car si le Conservatoire est une merveilleuse pépinière de comédiens, si, pour la très grande majorité des élèves, l'enseignement officiel est bienfaisant, enrichissant, il n'est pas moins vrai que certains tempéraments rebelles n'ont que faire des disciplines auxquelles il est de règle de se plier. Voit-on un Raimu, un Sacha Guitry — nous pensons au comédien — un Jules Berry travaillant des scènes sous le regard d'un professeur, quel qu'il fût, en vue du concours annuel ? Mais bornons-nous à suivre Berry. Son échec au Conserva• toire, quel en est l'effet sur lui? Mitigé. Il en est contrarié, 594 JULES BERRY OU LE JOUEUR parce que ledit échec n'est pas fait pour inspirer confiance à ses parents quant à son avenir de comédien. En revanche, il n'est pas fâché d'être passé à côté de contraintes qu'il redoutait. Est-ce à dire qu'il'a pris le parti d'attendre presque tout de la nature, des dons qu'elle lui a prodigués et un peu du hasard dont il espérait déjà faire son complice ? Aucunement. Il sait qu'il a beaucoup à apprendre, pas des autres, mais au contact des autres. Aussi s'essaie-t-il dans des scènes de Molière, de Marivaux, de Beaumarchais qu'il joue avec des camarades de rencontre. De plus il fréquente des cours gratuits d'art plus ou moins drama• tique qui ont lieu dans des mairies ou ailleurs. Cela lui convient assez, puisqu'il n'est pas tenu de pratiquer ce qui est enseigné. Il en prend et il en laisse. Il en laisse surtout et ce n'est pas un mince résultat que de se rendre compte de ce qu'il ne faut pas faire. Enfin — et c'est la grande école — il va au théâtre aussi sou• vent qu'il le peut. C'est pour lui la période de la chasse au billet de faveur et lorsque le tableau en est maigre, il prélève ce qu'il peut sur le peu d'argent de poche que lui accorde son père, promu quincaillier en chef d'un grand établissement de la Rive droite.

Entre la salle et les coulisses, dans la plupart des théâtres parisiens, ce sont de sombres couloirs du genre labyrinthe qui, en se ramifiant, aboutissent aussi bien à quelque capharnaûm bourré d'accessoires ou à la resserre à charbon qu'aux loges des artistes. Le jeune Paufichet aura vite fait de posséder son fil d'Ariane. Il sait où aller, à quelles portes frapper. Il sait aussi qu'il y sera bien accueilli. Ses dons de séduction, sa gaieté de bon aloi, sa manière très personnelle d'envisager les choses font de lui un visiteur du soir qui éveille la curiosité. Les loges d'artistes ont cela de bon, pour un débutant, qu'elles sont fréquentées par des auteurs. L'un des premiers que Berry aura la chance de connaître, ce sera Paul Géraldy qui, à son tour, le présentera à Francis de Croisset. Justement André Brûlé vient de créer une charmante comédie de lui : Le Cœur dispose et, en raison du succès, auteur et interprète cherchent une dou• blure pour le rôle principal. Le bagage artistique de Jules Berry n'est pas bien lourd jusque là. Il a fait de la figuration simple dans Roger La Honte et de la figuration intelligente dans un vau• deville qui ne l'était guère et qui avait pour titre : Je n'ai rien vu, je n'ai rien entendu. Mais notre débutant a pour lui un atout majeur : le charme. Pas celui du chanteur qui se l'attribue à lui- JULES BERRY OU LE JOUEUR 595

même! Mais un charme très personnel où la distinction et la gouaille vont de pair et que Mylord i'Arsouille n'aurait pas dé• savoué. Jules Berry est engagé. Certes doubler n'est pas jouer, surtout lorsqu'il s'agit de tenir accidentellement le rôle d'un acteur qui, par amour de son métier, soigne tout particulièrement sa santé. Mais l'occasion est offerte à l'apprenti de répéter avec des camarades aguerris en présence de Francis de Croisset. La partie est gagnée. Et comme tout se sait vite dans les milieux de théâtre, même ce qui est favorable à quelqu'un, Jules Berry est bientôt engagé pour jouer Le Petit Café de Tristan Bernard au théâtre du Vaude• ville à Bruxelles, succès qui va lui en amener un autre, encore plus important pour sa carrière, puisqu'il s'agit d'une création. Fonson, qui vient de mettre la dernière main à son Mariage de Mlle Beuletnans, lui confie le rôle du jeune Français. Chose inat• tendue 1 Pour le personnage de Mlle Beulemans, jeune fille bruxel• loise bien typée, c'est également au contingent artistique parisien que l'auteur a recours en engageant Mlle Hélène Dieudonné, fille du grand Dieudonné, excellente comédienne, alors débutante, qui sait prendre à merveille l'accent belge, sans se départir de celui de la sincérité. Après un triomphe sans pareil à Bruxelles, Le Mariage de Mlle Beulemans vient avec tout son cortège à Paris, au Théâtre des Bouffes-Parisiens. La presse accueille la pièce avec chaleur et fait un vif éloge de la troupe. Des échos flatteurs paraissent sur Berry considéré comme un acteur-belge qu'on félicite pour son excellente prononciation du français. Jules s'en amuse et laisse écrire. Après un long stage au sein de la troupe belge, Jules décide de s'en séparer non sans mélancolie. Plutôt que de partir avec les Beulemans pour une tournée dans les pays de langue française qui s'annonce interminable, il trouve avec raison qu'il a tout intérêt à rester à Paris, puisque c'est sur les scènes parisiennes qu'un comédien a quelque chance de gagner des galons. Aussi est-ce avec empressement qu'il accepte l'offre avantageuse d'un engagement à l'année qui lui est faite par Gustave Quinson, direc• teur du Palais-Royal. Dans ce théâtre où le bon vaudeville est à l'honneur, l'acteur de mouvement qu'est Berry fera merveille. Malgré cela, il ne renouvellera pas son engagement. La comédie l'attire irrésistiblement. Il sent que c'est dans ce genre-là qu'il pourra déployer tous ses dons. Ayant repris sa liberté, il attend son heure. Elle ne tardera pas à venir. Et voici comment. • • . > Un jour, au hasard d'une rencontre, Raoul Audier, un Phocéen débonnaire de l'esprit le plus fin, alors directeur du Théâtre de 596 JULES BERRY OU LE JOUEUR la Potinière, dit à Berry qui venait de lui être présenté par Char• lotte Lysès : — J'aurai bientôt quelque chose à vous proposer. — Dans une comédie ? — Oui et qui ne manque pas de mordant. — De qui ? Audier cite le nom de l'auteur. — Très bien. Et qu'est-ce comme sujet ? — Je ne sais pas encore. — Puisque vous trouvez que la pièce a du mordant, vous savez de quoi il s'agit ? — J'avais demandé à ce diable d'auteur s'il possédait dans ses cartons une comédie. Il m'en a envoyé deux en me laissant le choix... — Et vous balancez ?... — A en avoir la migraine. C'est qu'avec lui quand ce n'est pas un triomphe, c'est la catastrophe. Il ne balança pas longtemps. Bien informé sur ce qui se passait chez autrui, un directeur concurrent presse Audier par téléphone de lui communiquer celle des deux pièces rivales qu'il n'avait pas l'intention de retenir pour son théâtre. — Faites prendre les deux manuscrits, cher ami, et choisissez vous-même, lui répondit le directeur de la Potinière en ma pré• sence. Et comme je le regardais d'un air surpris : — Vous comprenez, fit-il, moi, je ne suis pas sûr de ne pas me tromper. Par contre, je suis sûr que mon confrère et concurrent se trompera. Il serait téméraire d'affirmer que c'est là le procédé idéal pour détecter le bon manuscrit. Mais, cette fois-là, la seule peut- être, il s'avéra payant. La pièce choisie par l'autre directeur som• brait au lendemain de la générale, tandis que celle qui était laissée pour compte à Audier triomphait. C'était La Huitième femme de Barbe-Bleue, d', où Jules Berry s'imposa comme un grand premier rôle de comédie. Pourtant il n'était que d'un seul acte. Mais le personnage qu'il interprétait lui collait à la peau, comme un maillot au corps du danseur. D'autre part, comme Berry n'apparaissait que dans la deuxième partie de la pièce de• vant un auditoire déjà conquis, le trac, sa bête noire, limita ses méfaits au minimum. •

Dans la carrière des comédiens qui atteignent à la célébrité, on découvre toujours, avec le recul, une soirée, la soirée qui dé- JULES BERRY OU LE JOUEUR 597 cida de leur montée. Pour Berry ce fut celle de la générale de la Huitième femme de Barbe-Bleue. Non seulement la presse et le public s'unirent pour lui conférer l'auréole de la vedette, mais ses partenaires, Charlotte Lysès et Arquillère, le considérant désor• mais comme leur pair suggérèrent à leur directeur qui accepta aussitôt de faire modifier les affiches pour que le nom de Jules Berry y figurât en caractères de la même importance que les leurs. Il est à remarquer que ce n'est qu'au bout d'au moins douze ans de planches que l'heure de la grande promotion sonna pour Berry, C'est que, même pour les plus doués, il faut du temps pour s'élever au-dessus du métier, de l'effort aussi. Appliqué à un acteur comme Berry qui avait l'air d'improviser, le mot « effort » semble impropre, mal venu. Pourtant, il est, on ne peut plus exact. Car, outre le travail des répétitions auquel il s'astreignait comme les camarades, il poursuivait le sien propre devant le public, avec le public au cours des représentations, assouplissant son jeu, poussant le naturel jusqu'à l'extrême limite de ce que permettent les conditions de la scène, enrichissant son personnage, lâchant la bride à sa fantaisie. Pour avoir suivi l'évolution de son interprétation en tant qu'au• teur d'une comédie : Simone est comme ça qu'il créa aux côtés de l'inoubliable Gaby Morlay et joua des centaines de fois, j'eus maintes occasions d'apprécier ce qu'il apportait progressivement à son rôle. Ce n'étaient que de petites touches : un regard, une moue, une exclamation, un sourire, une hésitation au bon endroit, rarement une réplique, le tout dans la psychologie du personnage. On a dit et parfois écrit que Jules Berry était un continuateur de la Commedia dell'Arte. C'est perdre de vue que les acteurs italiens, jouant sur canevas, improvisaient réellement, tandis que notre ami en donnait seulement l'impression en se tenant à un texte pré-établi que sa manière d'interpréter rendait de plus en plus vivant. Aussi, beaucoup grâce à lui, un spectacle dont il était le protagoniste conservait-il jusqu'à la dernière représenta• tion sa première fraîcheur sans souffrir à aucune période de l'an- kylose de la routine. •

Ma première rencontre avec Berry se situe au printemps de 1921, au Café de la Régence, alors lieu de rendez-vous par excel• lence des gens de théâtre, tels que Paul Mounet, impérial, monu• mental que j'entends encore commander : « un double bifteck avec deux œufs à cheval », Jane Marken dans l'éclat de sa blonde jeunesse et déjà en pleine possession de son talent, René Rocher 598 JULES BERRY OU LE JOUEUR

à qui nous allions devoir par la suite des mises en scène qui font date, Pierre Etchepare, savoureux jeune premier,, Edmond Roze, co-directeur avec Benoît-Léon Deutsch du Théâtre des Nou• veautés, enfin Jules Berry, heureux, à cette époque, en amour et au jeu malgré le dicton. Heureux de son succès à la Potinière, heureux de vivre. Un bonheur aussi complet n'est pas fait pour durer. Et si le fringant jeune premier continue d'être gagnant sur tous les autres tableaux, le jeu — on s'y attend — va lui causer bien des tourments. Une nuit lui sera fatale. C'est celle où il quittera le « cercle » et non pas le « tripot » en emportant une somme fabuleuse pour lui, pour d'autres aussi. Du coup le voici proprié• taire d'une écurie de courses, d'une Hispano sport, de tout ce qui peut lui être utile et surtout agréable. C'est sa manière de mettre son gain à l'abri de l'aventure. Désormais — il le proclame, il le jure — il ne risquera sur le tapis vert que quelques petits louis, histoire de s'amuser. Depuis Noë une suspicion persistante entache les serments d'ivrognes. Mais que dire alors des serments de joueurs ? Après un bref temps de louable retenue, Jules s'emballe de nouveau, joue gros jeu et bientôt nous le retrouvons pauvre pas tout à fait comme Job, mais presque. Vendue l'écurie de courses, liquidé tout un lot d'objet précieux. Il lui reste l'Hispano dont il ne se résigne pas à se séparer, mais elle est claustrée en qualité de gage dans un box appartenant à un particulier compatissant qui vient de lui consentir un prêt important sans accepter d'intérêts. Suit pour notre joueur une période de douche écossaise. Le gra• phique de sa chance est en dents de scie. Quand la soirée a été bonne, il se hâte de libérer la voiture emprisonnée. Quand il est de nouveau à bout de souffle, il la ramène au box de l'obli• geant prêteur qui, au grand étonnement de Jules, a toujours de l'argent disponible. Ce va et vient n'aura qu'un temps. Finalement l'Hispano passera en d'autre mains, en des mains qui n'ont pas l'habitude de manier des jetons. Le coup est dur pour Berry, mais il ne se démonte pas pour autant. Le premier acte est ter• minée, en route pour la suite ! Et jusqu'à la fin de son existence, il courra après cette chance qui le combla tout au long d'une folle nuit et qui ne reviendra jamais plus.

Et sa carrière, dira-t-on, que devient-elle dans tout eela ? Elle se poursuit brillamment. Si le joueur en lui a des déboires, le

: comédien vole de succès en succès. Après La Huitième femme de JULES BERRY OU LE JOUEUR 599

Barbe-Bleue, et Simone est comme ça, il crée dans les années qui suivent toute une série de pièces d'Alfred Savoir : Banco, La Couturière de Lunéville, La Grande Duchesse et le garçon d'étage, une comédie d'Henri Falk : Le Rabatteur, Cabrioles dé Roger Ferdinand, La Livrée de M. le Comte de Francis de Croisset, Le Fruit Vert de Jacques Théry, M. de Saint-Aubin d'André Picard, La Vie est belle de , L'Homme de joie de Paul Gé- raldy. Au milieu de ce palmarès un seul four d'un noir d'ébène : Lui d'Alfred Savoir. « Lui », c'était Dieu i Le bon Dieu ! Sans être dépourvue de qualités, la pièce avait contre elle le sujet. Il en est auxquels il ne sied pas de toucher. Critique et public le firent sentir à l'auteur. Ajoutons que la comédie incriminée était l'une des deux que Savoir avait proposées à Audier et que celui-ci transmit à la direction concurrente dans les conditions que l'on sait. Parallèlement le cinéma, déjà parlant et en plein épanouisse• ment, faisait de plus en plus appel à lui pour, finalement, l'acca• parer totalement à la grande déconvenue des amateurs exclusifs de théâtre. Mais est-il possible de regretter aujourd'hui ce qui fut alors considéré comme une déviation, puisque c'est grâce au cinéma que Jules Berry reste encore vivant parmi nous autrement que par le souvenir et qu'il eut l'occasion de nous montrer des aspects inattendus de son talent comme dans Le Crime de Mon• sieur Lange, dans l'Hôtel du Nord où il avait comme partenaires Louis Jouvet et Arletty et enfin dans Les Visiteurs du soir, de nouveau avec Arletty, une Arletty énigmatique cette fois-ci, ensor• celante et où, lui, Berry était le Diable en personne. Les Visiteurs du soir étant devenu un classique qu'on projette périodiquement dans les salles à grand rendement, ainsi que sur les millions de petits écrans, c'est sous les traits d'un Malin fantastique, fasci• nant, au sarcasme souriant, doué d'un suspect pouvoir de séduc• tion que le tendre Jules s'est installé dans le souvenir de la plupart de ses fans, comme on ne disait pas encore. Etrange retour des choses ! Lui que la chance avait desservi dans sa tentative d'incar• ner Dieu, il fut pleinement favorisé par elle dans son entreprise de figurer le Diable ! •

Vue de l'extérieur et comme en survol, la carrière de Jules Berry ne semble donc pas avoir subi dans le domaine profession• nel le contrecoup de sa vie de joueur. Peut-on en dire autant de son complexe de comédien? Ceux qui ont pénétré dans l'univers des passionnés de jeu, fût-ce en lisant le troublant Joueur de Dostoïewski, connaissent les affres de ces obsédés d'un genre 600 JULES BERRY OU LE JOUEUR particulier. Pour eux le jeu se poursuit dans leur cerveau même après que la partie est terminée. Gagnant ou perdant, le joueur est rongé par le regret d'avoir donné un coup de trop ou de ne pas en avoir donné un de plus. Il va sans dire que notre ami n'échappait pas à cette hantise. Par bonheur, pour lui et pour nous, la passion du théâtre, plus forte que tout, refoulait à l'ar- rière-plan ces autres préoccupations, y compris celles venant du jeu. Qu'il répétât ou qu'il jouât, rien ne comptait plus pour lui que le rôle, que la pièce. Toutefois on ne risque pas sur le tapis vert après minuit ce qu'on vient de gagner sur la scène dans la soirée, sans dommage pour les nerfs. Aussi Berry donne-t-il à certains moments, l'impression d'un homme hypersensibilisé. Mais le don s'accommode de tout. De sa nervosité, de son irritabilité qu'il parvient d'ailleurs à contrôler, Jules tire des effets comiques inattendus qui accentuent sa personnalité. Et cela sans jamais tomber dans l'excès, encore moins dans la vulgarité. — Il y a des acteurs qui peuvent tout se permettre, me disait un jour Sacha Guitiy qui s'y connaissait. Berry est de ceux-là... Et il ajouta : — En voilà un qui pourrait reprendre quelques-uns de mes rôles... Je le vois très bien dans certaines pièces de moi comme Désiré, N'écoutez pas, Mesdames, Le mari, la femme et l'amant, La Jalousie, Le Veilleur de nuit... Mais la mort n'aime pas qu'on fasse des projets sans elle. En 1949 Jules Berry nous quittait et Sacha, qui lui survécut, mais qui, dans les toutes dernières années de sa vie, ne pouvait plus jouer ses pièces, eut mainte occasion de le regretter.

ALEX MADIS.