LE MECENAT DU DANS LE CARNAVAL DE *

Maria Laura VIVEIROS DE CASTRO CAVALCANTI**

Introduction

Le défilé des écoles de samba constitue aujourd'hui la principale attraction du carnaval de Rio de Janeiro. Les écoles y disputent le titre de championnes de leur groupe et du carnaval de la ville, racontant dans leur «samba-thème», leurs allégories et leurs costumes, une histoire nouvelle chaque année. La beauté plastique et la vitalité artistique de cet événement représentent un mouvement de millions de dollars, ainsi que la participation de milliers de personnes issues de tous les niveaux sociaux : des couches populaires amples et inégales qui composent les écoles, aux média : des pouvoirs publiques au pouvoir parallèle du jogo do bicho 1 . La forme spectaculaire et monumentale du défilé actuel est le résultat d'une longue évolution, qui a suivi les transformations de la ville durant une bonne partie du XXe siècle. Pendant les trente dernières années de cette trajectoire, l'ostensible mécénat du jogo do bicho apparaît clairement sur la scène de l'organisation

* Ce travail a été présenté, en portugais, aux Ve Journées de Sciences Sociales : «Journées d'études M.I. Pereira de Queiroz» (UNESP - Campus de Marilia et São Paulo - 22-26 août 1994). C'est un dialogue avec l'article «Les Écoles de Samba de Rio de Janeiro et la domestication de la masse urbaine», du Pr. M.I. Pereira de Queiroz, publié à l'origine en 1984, dans la revue Ciência & Cultura. L'analyse faite ici se base sur ma thèse de doctorat, dont le thème est le défilé des écoles des Écoles de Samba de Rio de Janeiro. Elle est le résultat de dix ans d'études sur le carnaval dans cette ville et d'un travail intensif sur le terrain, effectué pendant tout le cycle du carnaval de 1992 auprès de l'école de samba Mocidade Independente de Padre Miguel, située à Bangú, dans la zone Ouest de Rio. ** Professeur d'anthropologie à l'Institut de Philosophie et Sciences Sociales de l'UFRJ. 1. Jogo do bicho : «jeu de la bête», nom donné à une loterie très populaire (note de la traductrice).

Cahiers du Brésil Contemporain, 1994, n° 25-26, p. 95-106 96 Maria Laura Cavalcanti

du carnaval de Rio 1. Je soutiens ici qu'une telle présence doit être rattachée à d'autres processus décisifs qui ont trait au carnaval de Rio, notamment l'expansion de la base sociale des écoles, ainsi que l'irréversible commercialisation du défilé, que l'on voit nettement surgir à partir de la moitié du siècle. L'articulation de ces processus définit un modèle culturel hégémonique, mais pas exclusif, pour le défilé du groupe spécial des écoles de samba au cours des dernières décennies. Ce modèle est toujours en vigueur, et il marquera très probablement les transformations à venir.

1. Le jogo do bicho et le carnaval

M.I. Pereira de Queiroz nous raconte que déjà à l'origine, lorsque les écoles de samba recueillaient des contributions pour la préparation du défilé en faisant circuler dans leurs quartiers le «livre d'or», les banqueiros du jogo do bicho étaient des collaborateurs, petits commerçants et entrepreneurs de la région. Depuis l'interdiction légale des jeux de hasard sous le gouvernement Dutra en 1946, le jogo do bicho s'est considérablement répandu, suivant la croissance des quartiers périphériques. Les agents ou propriétaires des points de vente du jogo do bicho (les bicheiros) se sont toujours distingués par le fait «d'honorer la parole donnée», car le contrôle des paris exigeait en contrepartie le respect du joueur et de sa confiance. Avec l'enrichissement du

1. L'apparente innocence de ce jeu de pari clandestin recouvre un vaste réseau de criminalité et de violence, ainsi qu'une liaison probable (quoique non encore prouvée judiciairement) avec le trafic de stupéfiants. A tel point qu'en mai 93 presque tous les dirigeants du jogo do bicho ont été arrêtés pour formation de gang, bouleversant l'équilibre politique de l'organisation du défilé. Cette événement, dont la signification éthique est immense, est cependant encore trop récent : ses effets sur le carnaval de Rio constituent une question adressée au temps et à de futurs travaux de recherche. Pour le moment, l'arrestation des bicheiros semble n'avoir provoqué qu'une plus grande discrétion dans le contrôle qu'ils exercent sur les associations. Il suffit d'observer le résultat du défilé de 1994, où les deux gagnantes (Imperatriz Leopoldinense et salgueiro) sont des écoles contrôlées et soutenues par le mécénat de leurs patrons bicheiros, toujours patrons et présents même en prison. Remarquons également que la Ligue Indépendante des Écoles de Samba, fondée en 1984 par les «chefs» du jogo do bicho de Rio, reste le principal interlocuteur de la mairie en ce qui concerne l'organisation du défilé du groupe spécial. Le mécénat du jogo do bicho 97

bicheiro, cette confiance s'est vite transformée en patronage : aides à titre personnel et oeuvres publiques, en échange de la loyauté de la population. L'expansion du réseau de ce jeu est ainsi venue remplir les vides administratifs laissés par les pouvoirs publics. En s'enracinant dans des points de vente, il a rencontré sur ce même territoire les associations locales, c'est-à-dire les clubs de football et les écoles de samba. De cette façon, au fur et à mesure de la démarcation, à travers toute la ville, de grands territoires d'action revenant à chacun des bicheiros, des rapports plus étroits se créaient entre le bicheiro d'une zone donnée et les associations qui y étaient installées (Pereira de Queiroz, 1992). En ce qui concerne les grandes écoles, la généralisation d'un lien plus étroit avec le mécénat du jogo do bicho date des années 70 1. De sorte qu'au début des années 1990, cette présence dominait le carnaval de pratiquement toutes les grandes écoles. Je présenterai brièvement la mise en place du patronage explicite du jogo do bicho à l'école Mocidade Independente de Padre Miguel, tel qu'il est représenté par deux de ses principaux agents (en 1992, il s'agissait du président de l'école, et du responsable général du barracão, c'est-à-dire du siège de l'école, là où sont confectionnées les allégories du défilé).

Le cas de la Mocidade

A Bangú, quartier de la zone ouest de Rio, entre 1950 et 1970, deux écoles de samba disputaient le carnaval, au défilé du premier groupe, à conditions égales : «Unidos de Padre Miguel» et «Mocidade Independente». Comme aucune n'avait de chances de remporter le championnat, la compétition principale se jouait entre elles, dans le quartier, pour qu'elles ne soient pas «rabaissées» au deuxième groupe. En 1972, s'étant toutes deux très mal classées, il a fallu faire pression auprès du Secrétariat au Tourisme et de la Chambre des Conseillers Municipaux pour éviter ce rabaissement. Alors, un intermédiaire du bicheiro, Castor de Andrade a proposé son «aide». «La direction a accepté, un président élu, qui a bien voulu introduire

1. Le célèbre Natal appartenait déjà à l'école de samba Portela depuis ses début. Voir Barbosa et al. (1989). 98 Maria Laura Cavalcanti

le Dr. Castor dans la Mocidade. Il est entré, et cela lui a plu. Il avait déjà des liaisons dans le quartier, c'était parfait !» Cette adhésion du bicheiro a correspondu à l'implantation d'une vision administrative modernisatrice, de telle sorte que l'école a commencé à participer effectivement à la compétition, visant à gagner le carnaval de la ville. L'école s'est transformée : «Avant, elle était du quartier ; elle n'acceptait aucun ‘étranger’. Elle n'avait même pas d'organisateur. C'était les gens de là-bas, la communauté. Pour pouvoir devenir grands, nous avons dû d'abord engager un carnavalesco (organisateur spécialisée). (...) Prendre un bon destaque, un passista 1. (...) Il fallait trouver de bons acteurs amateurs qui ne dépendent que d'une bonne direction, et la direction est venue, parfaite. L'école s'est développée. (...) Les choses ont évolué de la façon suivante : nous avons oublié que la Unidos de Padre Miguel existait. A l'époque, il y avait quatre grandes écoles : Imperio Serrano, Salgueiro, Portela et Mangueira, qui se disputaient le titre. Nous avons décidé de faire face aux quatre. La Unidos n'a pas suivi. Elle est tout en bas, toujours avec la même mentalité. Fermée, un vrai ghetto. Les choses arrivent, il se passe plein de choses et eux, c'est toujours eux, rien qu'eux. Ils ne veulent rien savoir, et ne font que descendre. Mocidade a été la première petite école à affronter les grandes. Comme Beija Flor, qui était aussi toute petite, qui montait et descendait toujours. Joãozinho y est entré, avec cette même mentalité et il a gagné. Elle a été la première à traverser la muraille des grandes. C'est la nouvelle génération. Aujourd'hui, il faut être professionnel. Cela donne de l'argent. C'est télévisé, les radios sont là, les journaux. La compétition a beaucoup augmenté. Il faut qu'il y ait de l'argent pour le carnaval. Les écoles qui n'ont pas voulu voir ça, qui n'ont pas accepté, sont restées dehors.» Ce récit indique clairement l'articulation mentionnée plus haut, entre le mécénat du jogo do bicho, l'expansion de la base sociale et la commercialisation des écoles. Effectivement, comme l'affirme Pereira de Queiroz, les écoles de samba ont rendu possible l'intégration positive du bicheiro dans la vie de la ville. Je soulignerai néanmoins un fait significatif, à savoir que l'action des bicheiros, par l'intermédiaire des écoles de samba, constitue également un élément d'intégration pour la masse populaire urbaine

1. Le premier est un invité important choisi dans la société civile et qui défilera avec l'école ; pour le second, il s'agit d'un danseur capable d'effectuer des performances tout à fait originales (note de la traductrice). Le mécénat du jogo do bicho 99

à la vie de la ville 1. Et je ferai surtout remarquer la manière selon laquelle cette action est représentée. Ayant pour ressort la compétitivité et la croissance des dimensions de la fête, l'accès du jogo do bicho à l'école de samba est associé à une rationalisation de son administration («ça donne de l'argent», «il faut de l'argent»), ainsi qu'à une forme particulière de mécénat artistique («engager un spécialiste»). Le premier aspect est à la base de la formation de la Ligue Indépendante des Écoles de Samba (1984), ainsi que de l'extraordinaire ambivalence de son discours en tant qu'elle représente les grandes écoles, la «modernisation» étant au service du contrôle du patronage du jogo do bicho sur ses territoires d'activité 2. Mais c'est avant tout sur le deuxième aspect mentionné que j'insisterai : l'association entre le mécénat du jogo do bicho et le statut social du «spécialiste» médiatisé par la place occupée dans le défilé des écoles par la dimension visuelle. Quelques questions relatives à la signification culturelle de telles articulations se posent. Ceci me pousse à revenir rapidement sur un autre aspect de l'histoire des écoles de samba à Rio.

II. Spectacle, Carnavalesco et mécénat

Le surgissement, sur la scène du carnaval, des écoles de samba, correspond à une vaste interaction entre des groupes et segments sociaux variés. Leur originalité esthétique et dramatique résulte de l'articulation entre de nouveaux composants musicaux (la samba et sa ponctuation rythmique), et d'autres, qui existaient déjà dans diverses associations de carnaval : tels le processus linéaire comme mode de présentation ; la majorette et le «maître de cérémonies» des ranchos (sans-groupes) ; les allégories des grandes sociétés, pour ne citer que quelques exemples. Dans cette perspective, comme l'indiquait déjà le folkloriste Edison Carneiro en 1965, il n'y a pas (et il n'y a jamais eu) une forme achevée d'école de samba, ayant une nature authentique originellement instituée et qui aurait été modifiée depuis par des éléments exogènes 3. Dès leur naissance, les écoles de samba se sont toujours

1. Néanmoins, l'idée de domestication de la masse urbaine proposée par Queiroz ne me paraît pas indiquée pour caractériser le processus, qui est conflictuel et tendu. 2. Je renvoie le lecteur intéressé à Chinelli et Machado, 1992 ; ainsi qu'à mon propre livre. 3. La notion de culture populaire que j'emploie est celle du «domaine dynamique et interactif» (Burke, 1989, et Bakthin, 1980). Voir à ce sujet : Cavalcanti, 1994. 100 Maria Laura Cavalcanti

trouvées en formation permanente, sur un terrain où les rapports sont tendus, mais créatifs. Je propose l'idée que le processus de formation des écoles de samba de Rio de Janeiro est structuré autour de deux catégories complémentaires dont la tension est à la base de la vitalité de leur développement au cours de ce siècle. La catégorie «esthétique visuelle», qui se rapproche de l'idée de spectacle en distinguant acteurs et spectateurs, comprend les éléments plastiques du défilé, surtout les costumes, les ornements et les allégories. La catégorie «samba», liée à l'idée de fête, elle se réfère au chant et à la danse et privilégie l'union des participants en une expérience commune. Tous ces aspects sont collectifs, et essentiellement carnavalesque 1. En fonction du thème abordé ici, je ne traiterai que de la dimension visuelle. Les allégories, formes spatiales structurées créées pour être vues, expriment clairement le côté visuel du défilé. Elles ont tout de suite ouvert une place, dans les écoles de samba, à l'utilisation de connaissances techniques et artistiques spécifiques 2. Comme l'histoire des défilés est mue par leur nature compétitive, les allégories se sont transformées très vite aussi en un facteur important d'innovation. L'innovation n'a jamais lieu de façon isolée, mais elle est toujours remarquée dans certaines écoles. Par les succès remportés, ces écoles-là finissent par attirer l'attention du public et des autres écoles et deviennent une référence dans le processus d'imitation qui répand rapidement la nouveauté. Dans l'histoire des défilés, le succès de certaines innovations va jusqu'à modifier le paradigme de la victoire et correspond à l'accès de nouvelles écoles dans le groupe des «grandes». C'est ainsi que Barbosa et al. (1989) soulignent le rôle novateur joué par l'école de samba Portela au cours de la période de structuration des écoles qui se situe entre 1930 et 1950 : adaptation de certains éléments appartenant aux ranchos ; innovation rythmique et chorégraphique de la samba ; attraction de participants non issus du quartier Oswaldo Cruz et faisant partie d'autres groupes sociaux ; organisation déjà centralisée de la confection des allégories et des costumes.

1. Musique, costumes et allégories sont des éléments caractéristiques de la tradition carnavalesque occidentale, réunis de façon particulière et historique dans le défilé des écoles de samba, où l'on note une grande influence afro-brésilienne. 2. Voir à ce sujet : Guimaraes, 1992. Le mécénat du jogo do bicho 101

Les années 60, quant à elles, sont considérées par la littérature sur le carnaval comme le moment d'introduction dans les défilés d'une série de changements plastiques et thématiques (souvent appelés «révolution»), qui correspondaient à une vision intégratrice des aspects chorégraphiques et scénographiques d'un défilé. Ce mouvement a pris naissance à l'école de samba Salgueiro, mené par un groupe d'artistes liés à l'École des Beaux-Arts, conduits par Fernando Pamplona et Arlindo Rodrigues. C'est également de ce groupe-là que sont issus Maria Augusta Rodrigues et Joãozinho Trinta, deux artistes qui vont se distinguer dans la confection du carnaval des années 70 1. Pamplona et Arlindo étaient encore scénographes du Théâtre Municipal, où Joãozinho était danseur. Pendant les années 70, d'abord à Salgueiro puis tout de suite après à Beija-Flor, Joãozinho s'est transformé en vedette, lorsqu'il a décidé d'exploiter «le profond rapport qui existe entre les composantes d'un opéra et celles d'une école de samba». Il a établi, selon sa vision, «une nouvelle notion d'harmonie d'école de samba, non pas l'harmonie mélodique, mais l'harmonie générale...». Ainsi, des conceptions esthétiques et dramatiques développées dans d'autres milieux culturels ont été introduites dans les écoles de samba, où elles ont à leur tour été modifiées 2. Ces innovations esthétiques ont pour contexte la popularité croissante des défilés au carnaval de Rio, ainsi que leur commercialisation parallèle 3 ; ce sont des processus qui se nourrissent mutuellement. La construction de

1. Il est bon de rappeler que depuis 1954, l'école Salgueiro comptait sur la participation de l'artiste Hildebrando Moura, qui avait travaillé auparavant auprès des grandes sociétés. En 1950, l'école avait engagé le couple d'artistes Marie Louise Nery (une Suisse qui avait travaillé sur le folklore au Musée d'Ethnologie de Neuchâtel), et Dirceu Nery (de Pernambuco, scénographe et danseur de frêvo), pour la préparation de son carnaval. Tous deux étaient enthousiasmés par l'idée de «mélanger l'école de samba avec le théâtre Municipal (...), d'introduire l'esprit du spectacle dans l'école de samba». Voir Guimaraes, op. cit. 2. Mon étude envisage le carnavalesco en tant que «médiateur culturel». Selon l'expression de Vovelle (1987 : 214), les médiateurs sont des personnages qui, dans la dialectique entre culture érudite et culture populaire, transitent dans divers milieux culturels, occupant inévitablement des positions ambiguës. 3. En 1962, en même temps que la construction des gradins commence aussi la vente des billets. En 1976, commercialisation des disques des sambas championnes du premier groupe. En 1983, l'Association des Écoles de Samba signe le premier contrat de cession des droits de projection télévisée. 102 Maria Laura Cavalcanti

gradins, par exemple, qui change l'angle d'appréciation du défilé, est directement liée à la croissance (aussi bien en hauteur qu'en expressivité), des allégories ; qui sont, à leur tour, directement liées à la définition du personnage social qui est le carnavalesco (le spécialiste). L'appréhension des possibilités artistiques d'une nouvelle conception visuelle, introduite par la croissance des dimensions de la fête : voilà le fondement du génie attribué à Joãozinho Trinta. Joãozinho ne souligne pas simplement l'intégration scénographique de l'école et le potentiel communicatif des allégories dans l'ensemble du défilé d'une école, mais il le fait en fonction d'un visuel baroque 1. L'impact causé par cette vision sur le défilé des écoles de samba a créé, au cours des ans, l'idéal-type du personnage du carnavalesco tel que nous le connaissons aujourd'hui : la personne qui non seulement conçoit un argument, mais qui le réalise, étant responsable de sa transformation en costumes et allégories, devenue une espèce de «directeur général» du spectacle, une sorte de chef d'orchestre, qui coordonne la préparation des différentes parties d'une école pour le défilé 2. A ces processus amples vient s'ajouter le mécénat du jogo do bicho qui, à la même époque, devient ostensible et se généralise entre les grandes écoles. Derrière l'expansion du talent artistique de Joãozinho à Beija-Flor de Nilópolis, qui consacre le visuel baroque des allégories carnavalesques, se profile le principal banqueiro du jogo do bicho de la région, Anísio Abraão David.

1. Selon le critique d'art Frédérico de Moraes, un défilé conçu par lui atteignait (lorsque la Marquise de Sapucaí n'était pas encore sambodrome), «... ce sens de la totalité offert par le baroque (...). Le spectateur, comme dans les anciens défilés militaires, sur la grande passerelle absolutiste, applaudit, ne participe pas. Du haut des gradins, en chevalier, il a la vision de l'ensemble. Plus que voir, il prétend embrasser la totalité du regard. Tout en bas, par terre, il n'y a pas de temps pour les performances individuelles, c'est l'ensemble qui compte. Comme dans les fêtes baroques, on se bat contre le «horror vacui», il s'agit d'éviter le vide à tout prix, autant dans le temps que dans l'espace. Tout doit être plein et passer rapidement.» 2. Jusqu'alors, comme l'explique Joãozinho, «la figure de carnavalesco n'existait pas encore ; nous étions des artistes qui aidaient, car à cette époque le personnage principal du carnaval était le Directeur d'Harmonie». La centralisation artistique autour du carnavalesco n'était pas la seule option possible, en vérité elle a été, sur le plan culturel, l'alternative victorieuse. Le mécénat du jogo do bicho 103

Il faut maintenant revenir à la Mocidade, une école «à patron» en 1992, où cette relation entre le mécénat du jogo do bicho et la signification expressive et culturelle des allégories carnavalesques se révèle clairement.

De nouveau la Mocidade

Quoique l'action du patronage du jogo do bicho ait eu lieu sur toute l'école, elle était particulièrement nette dans le processus de confection des allégories. Les proportions monumentales de cet art, son caractère populaire et collectif, ainsi que les dépenses qui y étaient impliquées, le rendaient spécialement adéquat au mécénat du banquier du jeu. Car, contrairement aux autres parties de l'école de samba, qui sont aujourd'hui autofinancées en fonction du mercantilisme qui les anime (répétitions publiques payantes, spectacles, vente des disques de samba, pourcentage perçu sur la vente des billets du défilé et droits sur la retransmission télévisée), le barracão 1 de l'école était un «panier percé». En 1992, le carnavalesco Renato Lage évaluait le montant des dépenses du barracão à deux millions et demi de dollars et le trésorier à «un million et demi au minimum» 2. Selon ce dernier, 30 % des dépenses du barracão étaient couvertes par les défilés (la quadra), 30 % par la Ligue Indépendante et les 40 % restants venaient du Dr. Castor 3. La majeure partie de l'argent destiné à la confection des allégories provenait donc du patron, et alors transformée en valeur artistique.

1. Lieu où sont construites et montées les allégories. 2. Selon eux, au début, le paradigme des dépenses du barracão était la Beija-Flor. Rappelons que le carnaval de 1992 a peut-être exacerbé le montant des dépenses en fonction du désir de l'école de remporter le tri-championnat. Les chars avaient cette année-là augmenté de taille, car il s'agissait d'une école deux fois championne. Le contrat du carnavalesco était estimé dans le milieu à 100 000 dollars. Le spécialiste en question évaluait le montant d'argent en circulation pour la production du défilé de l'école à 4 millions de dollars. Et il faisait un calcul extraordinaire du nombre de dollars consommés par minute durant les 90 minutes que dure le défilé d'une grande école : 45 mille dollars. Cf. Cavalcanti, 1994. 3. Renato Lage, lui, estimait qu'«avec la somme représentée par la vente des billets et les droits d'image pour la télévision, l'école ne récupère que 50 %, au maximum, de la totalité de ses dépenses». Avant, lorsque c'était le pouvoir public qui repassait l'argent, ce pourcentage n'était que de 20 %. 104 Maria Laura Cavalcanti

La barracão de la Mocidade était un vaste entrepôt, situé sur un terrain proche de la station de métro de la Praça XI, rue Julio do Carmo, une transversale de la Marquês de Sapucaí. Une équipe de base y travaillait, composée par le personnel administratif (secrétariat, trésorerie, dépôt de matériel, cuisine), et par les «professionnels» des activités liées à la confection des allégories et des prototypes des costumes : ferronnerie, menuiserie, sculpture, moulage, ornements et couture. Même pendant la basse saison —grosso modo, de mars à juin— cette équipe percevait un «salaire» de l'école 1. Autour de ces «spécialistes», il y avait une main- d'oeuvre d'apprentis et d'adjoints, qui augmentait progressivement à l'approche du carnaval. Comme le carnaval ne constituait que l'un des aspects des activités du mécène, la trésorerie du barracão dépendait du chef des trésoriers de Castor de Andrade, «l'homme à la valise» ou encore «l'homme au fric de l'homme», comme il était appelé. C'était le milieu par excellence de l'action du carnavalesco, considéré l'artiste-majeur du carnaval. Très souvent, la bibliographie à ce sujet souligne l'importance de ce personnage comme étant un indicateur certain du professionnalisme et du mercantilisme du carnaval, comme s'il s'agissait d'une association évidente entre une compétence spécifique et une rémunération contractuellement établie dans un marché dirigé par des lois impersonnelles. Or l'engagement et le travail du carnavalesco, dans la plupart des grandes écoles de samba, se fait sous l'égide du patronage. Comme cela ne signifie pas nécessairement l'adhésion à ce code moral, la relation est toujours plus ou moins marquée de tension. A la Mocidade, le contrat était un engagement verbal, où la somme proposée par le carnavalesco était inévitablement rabaissée et compensée pendant l'année, soit sous forme d'argent, soit sous forme de présents offerts par le mécène. La négociation du contrat était de la sorte un petit drame social à l'intérieur duquel s'opposaient diverses visions du monde. Négocier le contrat vers le bas, même en payant plus tard davantage que ce qui avait été établi, était la stratégie du mécène pour maintenir la relation dans le domaine du patronage, de la faveur et du «personnel».

1. Les guillemets soulignent l'inexistence de tout contrat légal. En outre, il y avait les services spécialisés, comme la verrerie, l'installation de mécanismes de mouvement ou de lumière sur les chars, ainsi que la mécanique de ces derniers, qui entraient dans le processus de confection des allégories seulement à un stade déjà bien avancé. Le mécénat du jogo do bicho 105

Il est par conséquent urgent de définir l'idée de mercantilisation dans le contexte du carnaval de Rio de Janeiro 1. A la Mocidade, école-paradigme d'un processus de modernisation, la monnaie en circulation était l'argent liquide ; il allait de pair avec les relations «personnelles» qui demandaient à être entretenues et exigeaient une présence constante du classique «merci» auquel était lié une violence sous-jacente. Le barracão de la Mocidade était un espace constitué sous l'égide de l'«homme du dehors», offert par le généreux intérêt de celui-ci et administré de l'intérieur par l'un de ses représentants, l'«homme du dedans». Le carnavalesco et son équipe travaillaient à son service et ainsi l'on montait les extraordinaires allégories du défilé. Dans un certain sens, comme dans les formes de mécénat artistique de l'absolutisme français du XVIIe siècle (Hauser, 1969) : tout ceci se faisait à la gloire du mécène, gloire éphémère liée à un temps qui ne cesse de passer en consommant tout ; à la gloire d'un «ici et maintenant», en vue de la jouissance immédiate de la population. En même temps qu'il rationalisait financièrement l'administration d'une école, le banquier du jogo do bicho continuait à dépenser à chaque défilé des sommes d'argent extraordinaires qui lui revenaient sous forme de prestige. Le carnaval de Rio a abrité pendant longtemps cette possibilité très particulière d'inversion sociale : la visibilité publique et notoire d'un patron clandestin, qui pouvait tout aussi bien passer de la passerelle à la prison ou être salué avec admiration par les autorités présentes et applaudi par la population émerveillée du défilé de «son» école2. * * *

1. J'aimerais cependant attirer l'attention du lecteur sur l'existence, dans le milieu, de l'idée d'un marché contractuel et libre, réglé par des droits et des devoirs réciproques. Voir à ce sujet : Guimaraes, 1992. A la Mocidade, une école «à patron», le statut «professionnel» fonctionnait surtout comme un emblème, ou une sorte de parapluie, pour des valeurs qui s'opposaient à celles du patronage, permettant aux acteurs qui se classaient ainsi d'indiquer une certaine autonomie, conférée par leur talent et leur compétence, par rapport au pouvoir du patron dans l'univers du carnaval. 2. Ces deux situations font partie de l'expérience de Castor de Andrade. La première, en 1989 ; la seconde en 1991. 106 Maria Laura Cavalcanti

Bibliographie

BARBOSA et al. : Paulo de Portela : Traço de união entre duas culturas, JUNARTE, Rio de Janeiro, 1980.

CAVALCANTI, Maria Laura Viveiros de Castro : Carnaval de Rio : Dos bastidores ao desfile, FUNARTE/éd. UFRJ, Rio de Janeiro, 1994. —, «As alegorias carnavalescas : una Arte Coletiva», Revista Piracema, n° 2, Instituto Brasileiro de Arte e Cultura, Rio de Janeiro, 1994. —, «A temática negra no carnaval de Rio», Revista Estudos Afro- Brasileiros, n° 18, Rio de Janeiro, Centro de Estudos Afro- Asiáticos/Conjunto Universitário Cândido Mendes, 1990.

CHINELLI, Filipina et MACHADO, Luiz Antonio : «O vazio da ordem : relaçoes politicas e organizacionais entre as escolas de samba e o jogo do bicho», Revista do Rio de Janeiro, Année 1, n° 1, Rio de Janeiro, UERJ/éd. Ayuri, 1993.

DA MATTA, Roberto : Carnavais, malandros e herois, Rio de Janeiro,éd. Zahar, 1980.

GUIMARAES, Helenice : O carnavalesco : um profissional qué "faz escola», Dissertation de Maîtrise, Rio de Janeiro, UFRJ, 1992.

HAUSER, Arnold : Historia Social de la literatura y del arte, vol. 2, Madrid, éd. Guadarrama, 1969.

MORAES, Frederico, «O primado do visual», in : Chorei em Bruges : Cronicas de amor à arte , Rio de Janeiro, s.d.

PEREIRA DE QUEIROZ, Maria Isaura : Carnaval brasileiro, o vivido e o mito, São Paulo, éd. Brasiliense, 1992.