La Vraie Légende Des Gorges Du Taubenloch Un Texte De P.-O
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La vraie légende des Gorges du Taubenloch un texte de P.-O. Bessire dans « Horizons nouveaux », librairie de l’État de Berne, 1961 La Suze, qui porte un nom si doux, n’est d’abord qu’une pas un. D’ailleurs Béatrice n’était pas de ces ambitieuses qui paisible rivière. Le long du val de Saint-Imier, bien qu’elle rêvent d’un mariage au-dessus de leur condition. Avec le coure parfois d’un pas rapide, elle ne semble pas pressée. consentement de ses parents, elle s’était fiancée à un brave et Elle s’attarde sous les saules, les frênes et les aunes qui lui digne garçon, Gauthier, le meunier de Boujean, ce grand font escorte, et son gentil babil se mêle au murmure de leur village que rencontre la Suze quand, délivrée des rochers qui feuillage. Peu après La Reuchenette, où brusquement elle l’enserrent, elle coule dans la plaine, avant de se jeter dans le prend la direction du sud, elle fait une chute; elle s’engouffre lac de Bienne. Le moulin de Gauthier, qu’elle animait de ses ensuite dans des gorges sauvages; dès lors ses eaux eaux, faisait un joyeux tic-tac. deviennent tumultueuses. De grosses pierres obstruent son Or, en ce matin de printemps lumineux, Béatrice songe à ce lit; elle se fraye un passage en écumant. Puis, comme pour moulin et à son meunier, car, demain elle doit se marier. Elle reprendre ses forces, la Suze coule lentement, et ses ondes attend son fiancé. Entourée de toute la maisonnée et de épaisses forment de dangereux remous. Du haut des rochers, voisins empressés, elle revêt sa robe de noce, aussi blanche où passe la route, elle apparaît sombre et méchante. Malheur que les cerisiers en fleur dont la saveur douce-amère remplit à celui qui, se penchant sur l’abîme, glisserait sur le gazon: la la maison. Il ne manque plus que le fiancé. mort l’attend au fond du gouffre. - Le voilà qui monte la côte avec ses amis, dit un voisin. Non loin de l’endroit où la Suze fait une chute, sur un monticule aux formes arrondies, s’élevait au moyen-âge le Quelques minutes après, Gauthier, qu’accompagnaient une château fort de Rondchâtel, qu’habitaient les seigneurs de ce bonne douzaine de solides lurons, armés de gourdins, faisait nom. Au temps des Croisades, l’un d’eux, Enguerrand, qui son entrée, le visage rayonnant de joie. avait à se faire pardonner quelques péchés, partit pour la Terre Sainte. Il vit Antioche, Damas, Jérusalem. Pendant six - C’est aujourd’hui, dit-il, que notre petite colombe prend ans, il combattit les infidèles en brave chevalier et en bon son vol; elle sera demain une jolie meunière. chrétien. La septième année, on ne sait par quel sortilège, le - Honneur à la petite colombe! Bonheur et longue vie à la Malin s’empara de son âme, et fit de lui un mécréant. Plus jolie meunière! reprit l’assistance. pervers qu’à son départ pour la Palestine, il revint en Europe, - Mais qu’as-tu, Béatrice? dit Gauthier, la voix chargée ramenant avec lui une vingtaine de Sarrasins, cruels et d’inquiétude. Te voilà toute pâle! rapaces, dont il fit sa garde du corps et qu’il logea dans son Béatrice, en effet, venait de défaillir; des voisins la château de Rondchâtel. soutenaient. Construit avec l’assentiment du prince-évêque de Bâle, son - C’est la joie, dit-elle, mais c’est aussi ... suzerain, et avec l’aide des paysans d’alentour, ses sujets, - C’est aussi ...? afin de faire régner la paix et la justice dans le pays et afin - C’est aussi la crainte. d’assurer les relations commerciales entre Bienne et le Jura, - Quelle crainte? demanda-t-il, anxieux. ce château de Rondchâtel devint un repaire de brigands. La crainte de rencontrer l’odieux Enguerrand sur notre Oubliant sa noble mission, qui était de protéger le faible, chemin. foulant aux pieds les saints préceptes de la religion, Enguerrand, l’indigne chevalier, que secondaient ses affreux Gauthier pâlit à son tour. Il n’était pas sans savoir que le Sarrasins, se livra au vol, au pillage et aux pires violences. Il chevalier félon avait poursuivi Béatrice de ses assiduités. A détroussait les voyageurs et les marchands, dépouillait les plusieurs reprises, il l’avait invitée à le suivre au château, en laboureurs, maltraitait les jeunes filles et les femmes, lui assurant qu’il la couvrirait de bijoux et qu’il la comblerait incarcérait dans son donjon ceux qu’il voulait rançonner, d’honneurs. Elle avait repoussé avec horreur ces propositions livrait aux Sarrasins ceux qu’il voulait faire disparaître. malhonnêtes. Il avait proféré contre elle d’horribles menaces. Quand il passait dans un village, la tête haute sous son - Gauthier, reprit-elle, qu’allons-nous faire? Comment nous casque baissé, le corps protégé par sa cotte de mailles, suivi rendrons-nous à Boujean? La route des gorges n’est pas sûre. de sa garde sarrasine, les paysans couraient se cacher dans Ne serait-il pas indiqué de prendre par la forêt? dit leurs chaumières ou dans les bois. A l’abri derrière les quelqu’un. solides murailles de sa forteresse, il se riait des avertissements et des menaces de son souverain, le prince- - Ou par le sentier qui se glisse entre les rochers? fit un autre. évêque de Bâle: Vous n’y songez pas! répliqua Gauthier avec un doux - Je suis le maître dans ma seigneurie, disait-il; s’il me plaît entêtement. Sommes-nous des voleurs pour fuir le chemin d’y faire régner la terreur, c’est mon affaire. des honnêtes gens? Non loin du château de Rondchâtel s’ouvre à l’est, en face de Et montrant à la ronde les jeunes gens qui l’accompagnaient: celle d’Orvin, la petite vallée de Vauffelin, qu’on appelait - Rassure-toi, ma petite colombe. Si ce brigand s’avisait de alors le Val des Oiseaux. Dans le village de ce nom vivait nous barrer la route, il trouverait à qui parler. Nous avons là une honnête famille de paysans, qui avait élevé plusieurs pour nous défendre des compagnons courageux. Avec leurs enfants et dont la cadette, Béatrice, âgée de vingt ans, était poings, leurs gourdins et leurs massues, ils sont capables de d’une beauté remarquable. Ses voisins, qui l’aimaient et renvoyer en enfer, d’où ils viennent, ces démons de l’admiraient pour son âme droite, son esprit ferme, son cœur Sarrasins. généreux, l’avaient surnommée Petite Colombe: - A la grâce de Dieu! dit la mère. - Elle est digne d’un roi, disaient-ils. - Buvons le verre de l’amitié! dit le père. Hélas! même dans ces temps lointains, les princes n’épousaient pas les bergères. Ces aventures merveilleuses n’arrivent guère que dans les contes, et notre histoire n’en est On prit place autour de la longue table, à la cuisine. On fit Béatrice qui s’était agenouillée près de lui pour recueillir son honneur à un repas rustique. De joyeux propos furent dernier soupir: échangés; les fronts se déridèrent; la confiance revint. Quand - Ma petite colombe, je t’attends au ciel. le moment du départ fut venu, le père donna sa bénédiction - Mon bien-aimé, je t’y suivrai sans tarder, répondit-elle. au jeune couple. Il y eut dans l’assistance quelques soupirs étouffés, quelques larmes furtivement essuyées. D’un geste prompt, elle se releva, et, le corps bien droit, ses yeux purs fixés sur ceux de son adversaire, elle lui dit: - Allons, courage, les amis! dit Gauthier. Ma petite colombe chérie, ne crains rien! Il prit Béatrice par la main et les - Homme corrompu et méchant, je ne tomberai pas dans tes jeunes gens, marchant vers leur destin, s’éloignèrent, suivis mains. Plutôt la mort que cette honte. Enguerrand de de leurs amis de Boujean. Rondchâtel, chevalier renégat et félon, chevalier trois fois maudit, je t’assigne devant le tribunal de Dieu. La petite troupe descendit vers Rondchâtel en devisant gaîment. Les oiseaux chantaient le printemps. La sève Elle fit quelques pas et sauta dans le vide. Elle vola, plutôt remontait au cœur des vieux chênes; les bourgeons qu’elle ne tomba. Elle se posa comme un oiseau blanc sur les éclataient. Le ciel était tendu de soie bleue; de la terre en flots de la Suze, qui l’engloutirent. On ne retrouva pas son travail s’échappait l’arôme vivifiant de l’herbe qui pousse. corps: « Elle est allée tout droit au paradis », ont dit les bonnes âmes. - Comme la vie serait belle s’il n’y avait pas ces malandrins! dit l’un des compagnons en faisant le poing contre le manoir Quelques mois après ces événements, par un beau matin de Rondchâtel, dont les tours menaçantes venaient d’automne, un convoi de marchandises, composé de d’apparaître. nombreux chariots, remontait les gorges. Quelques hommes seulement l’escortaient. Quand il fut arrivé à proximité de Derrière les créneaux du sombre donjon, une sentinelle Rondchâtel, le guetteur qui l’avait aperçu du haut de sa tour, faisait les cent pas, avec nonchalance; elle parut ne prêter sonna du cor. Aussitôt le pont-levis s’abaissa. Les Sarrasins, aucune attention à ces passants; ils poursuivirent leur chemin lances au poing, se précipitèrent sur le convoi avec une furie avec l’insouciance de la jeunesse. La route s’engageait entre tout orientale. Mal leur en prit: ils furent reçus à coups de deux hautes parois de rochers. Le ciel n’était plus qu’un massues garnies de pointes de fer, et massacrés jusqu’au étroit ruban, presque noir.