Chaque Être Humain Est Un Abîme ». Werner Herzog Et La Peine De Mort Aux Etats-Unis
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Décadrages Cinéma, à travers champs 25 | 2013 Werner Herzog « Chaque être humain est un abîme ». Werner Herzog et la peine de mort aux Etats-Unis Valérie Carré Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/decadrages/725 DOI : 10.4000/decadrages.725 ISSN : 2297-5977 Éditeur Association Décadrages Édition imprimée Date de publication : 15 octobre 2013 Pagination : 21-36 ISBN : 978-2-9700668-7-3 ISSN : 2235-7823 Référence électronique Valérie Carré, « « Chaque être humain est un abîme ». Werner Herzog et la peine de mort aux Etats- Unis », Décadrages [En ligne], 25 | 2013, mis en ligne le 10 décembre 2015, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/decadrages/725 ; DOI : 10.4000/decadrages.725 ® Décadrages HerzogDossier et la: Werner peine de Herzog mort 21 Herzog et la peine de mort « Chaque être humain est un abîme » Werner Herzog et la peine de mort aux Etats-Unis par Valérie Carré Cet article se propose d’étudier deux œuvres très récentes de Werner Herzog : le documentaire Into the Abyss (E.-U., 2011) réalisé pour le grand écran et, dans une moindre mesure, la série documentaire destinée à la télévision, On Death Row (E.-U., 2012) 1. Ces deux réalisations ont pour 1 A l’origine, il était prévu qu’apparaissent dans point commun de thématiser la peine de mort aux Etats-Unis. Ce qui Into the Abyss plusieurs prisonniers condam- nés à mort. Mais peu à peu, l’histoire de Mi- nous intéresse plus particulièrement est la façon dont Herzog aborde chael Perry et de Jason Burkett se révéla être cinématographiquement ce sujet. Il paraît évident que les règles strictes si imposante que Herzog prit la décision de leur consacrer le ilm entier. Il utilisa par la suite les auxquelles le réalisateur a été confronté pour réaliser ces projets ont eu interviews réalisées avec les autres condam- un impact important sur la forme qu’ont les ilms aujourd’hui : Herzog nés pour la série Death Row. Celle-ci est com- ne disposait pas de la liberté de ilmer quand et où il le voulait ; les temps posée de quatre ilms, chacun étant consacré à un ou deux personnages : James Barnes, Hank d’interviews étaient imposés par l’administration pénitentiaire ; le réali- Skinner, Joseph Garcia et George Rivas, Linda sateur était très limité quant aux possibilités de mise en scène, du moins Carty. Chaque ilm dure environ cinquante mi- nutes. La série est tout aussi intéressante que pour ce qui est des interviews avec les détenus. En dépit de cette rigueur le long-métrage et mériterait que l’on s’y ar- formelle, on peut constater que les ilms laissent au spectateur une im- rête dans un article qui lui serait entièrement pression comparable à celle d’un ilm comme L’énigme de Kaspar Hauser consacré. (R.F.A., 1974), qui touchait le spectateur par le biais de l’image anthropo- morphisée 2. Le point de départ de cet article était donc une question 2 Voir Valérie Carré, La quête anthropologique très naïve : comment Herzog parvient-il à cela ? Notre première réponse de Werner Herzog, Strasbourg, Presses Univer- sitaires de Strasbourg, 2008, pp. 272-274. pêche sans doute par manque d’originalité puisqu’elle postule qu’il y ar- rive par le biais du récit. Une deuxième réponse est plus spéciique à ces ilms particuliers et touche au complexe anthropologique de la mort. Herzog répète inlassablement qu’il est un conteur d’histoires. Cela fait partie de sa mythologie personnelle, au même titre que les nouvelles images qu’il veut trouver pour les subsituer aux images galvaudées qui nous entourent. On peut visionner sur le site Werner Herzog Film une courte interview réalisée à l’occasion de la première de Into the Abyss à Londres 3. Herzog revient une fois encore sur son ennemi favori, le 3 Voir www.wernerherzog.com/index.php?id= cinéma direct, pour souligner le fait qu’il est important de provoquer 67 (dernière consultation le 2 juillet 2013). les choses parce qu’un réalisateur, qu’il fasse des documentaires ou des ictions, est nécessairement un conteur. Lorsqu’un peu plus loin dans 22 Dossier : Werner Herzog l’entretien, Erik Nelson, le producteur du ilm, ose afirmer que Into the Abyss offre un matériau brut, que l’on peut voir comment une « vérité de comptables » se fait et qu’ainsi, le ilm est très différent de La grotte des rêves perdus (The Cave of Forgotten Dreams, E.-U./Canada, 2011), Herzog l’interrompt brusquement et s’exclame : « Non, non, non, ils plongent tous deux leur regard dans les profondeurs de l’âme humaine ». Cela nous rapproche du titre de cet article, mais il nous faut encore faire un détour. Dans les cinq ilms, Herzog poursuit infatigablement le même but : rendre compte du parcours d’êtres humains exposés à des situations extrêmes et dévoiler leur identité propre, dissimulée derrière le carac- tère exceptionnel de ce qu’ils vivent. Que cette situation extrême réside dans le fait d’attendre dans le couloir de la mort la date de son exécu- tion, de survivre pendant six mois dans une jungle hostile en pleine guerre du Vietnam à la suite du crash de son avion (Little Dieter needs to ly (All./G.-B./France, 1997) / Rescue Dawn (E.-U./Luxembourg, 2006)), d’escalader un sommet de 8000 mètres au Népal (Gasherbrum, der leucht- ende Berg (R.F.A., 1985)) ou d’être sourd et aveugle (Land des Schweigens und der Dunkelheit (R.F.A., 1971)) importe peu. Car Herzog, même s’il est fasciné par ces faits, s’intéresse plus à ce qui travaille ces êtres de l’intérieur. C’est le point de départ de toutes ses histoires, dans ses ic- tions comme dans ses documentaires. D’aucuns auront reconnu dans le titre de cet article une ligne célèbre du Woyzeck de Georg Büchner. La citation exacte est : « Chaque être humain est un abîme. On a le vertige 4 Georg Büchner, Woyzeck, Texte, manuscrits, quand on y plonge le regard » 4. Pour Herzog, comme pour Büchner, le source, Paris, Editions théâtrales, 2004 [1837], devoir de l’artiste, c’est précisément de plonger son regard dans le préci- p. 79. Bien que ce soit l’une des répliques les plus célèbres de la pièce, elle n’est plus au- pice – into the abyss – ain d’aller chercher l’humain au-delà de l’horreur. jourd’hui intégrée dans les versions reconsti- C’est précisément ce qu’il entreprend de faire dans les ilms sur la peine tuées. Voir au sujet de la rédaction du fragment Woyzeck la préface de Jean-Louis Besson et de mort. Jean Jourdheuil. Nous aimerions démontrer que Herzog, dans ces documentaires, construit, à partir des cas particuliers qu’il explore, des modèles archéty- piques de sa conception de l’humanité mais aussi de la façon de faire du cinéma en général, documentaire en particulier. Car Herzog ne cherche pas à apprendre la vérité sur les crimes ni à faire un ilm politique contre la peine de mort. Au lieu de cela, deux objectifs constituent sa priorité : premièrement, montrer en quoi le récit, la narration, s’impose à toute si- tuation humaine. Deuxièmement, en quoi le ilm (documentaire) peut, par le recours à un jeu rélexif, contribuer à exprimer quelque chose sur l’essence de l’humanité. Into the Abyss tourne autour d’un triple meurtre perpétré dix ans auparavant dans la ville de Conroe (Texas). Les victimes étaient Sandra Herzog et la peine de mort 23 Stotler, une femme d’une cinquantaine d’années, son ils de 17 ans, Adam Stotler ainsi qu’un ami de ce dernier, Jeremy Richardson. Deux jeunes hommes ont été accusés de ces meurtres : le premier, Michael Perry, a été condamné à mort, le second, Jason Burkett à la prison à vie. Même s’ils clament tous deux leur innocence et qu’ils se rejettent mu- tuellement la responsabilité du meurtre, il ne fait guère de doute qu’ils sont tous deux directement impliqués. Herzog retrace le déroulement des crimes horribles et crapuleux ; il recourt pour cela à des images d’ar- chives, et interviewe le policier chargé de l’enquête à l’époque. Celui-ci raconte ce qu’il s’est passé, montre les lieux où les scènes d’horreur se sont déroulées, puis revient sur les arrestations. Le policier, gêné, tente une explication : « Trois personnes sont mortes à cause d’une voiture. » Mais cette explication ne provoque que l’incompréhension parce qu’elle souligne essentiellement une chose : l’absurdité, l’absence totale de pro- portion entre la violence des crimes et leur motif probable. Au cours du ilm, Herzog s’entretient avec les meurtriers, avec la famille des victimes et des meurtriers, avec d’autres témoins. Il a même parlé avec Michael Perry une semaine avant son exécution. Narration Into the Abyss, et les ilms de Death Row, mettent au jour – et c’est là que réside leur force – le fait que chacun des protagonistes raconte une his- toire : la police parce qu’elle veut trouver le coupable, le (la) procureur parce qu’il (elle) veut faire condamner l’accusé, les accusés parce qu’ils veulent prouver leur innocence ou assumer leur culpabilité, la famille des victimes parce qu’elle doit trouver un sens au malheur insensé qui les frappe. Herzog s’oriente également d’emblée vers une narration. Nous sommes donc en présence d’une multitude de récits incompa- tibles entre eux qui sont cependant agencés dans une trame narrative qui les englobe tous. Into the Abyss, mais aussi le ilm sur Linda Carty et celui consacré à Hank Skinner dans la série en livrent de bons exemples.