La création littéraire comme vocation chrétienne Un projet de recherche-création

Thèse

Louisa Blair

Doctorat en théologie pratique

Docteur en théologie pratique (D. Th. P)

Quebec,

© Louisa Blair, 2017

La création littéraire comme vocation chrétienne Un projet de recherche création

Thèse

Louisa Blair

Sous la direction de :

François Nault, directeur de recherche

Résumé

Ce projet en théologie pratique vise à explorer la création littéraire comme vocation chrétienne. Si nous sommes appelés à suivre le Christ, comment répondre à la tentation parfois impérieuse de l’écriture ? Est-ce qu’il s’agit d’une seule vocation ou est-ce que les « appels » à la vocation chrétienne et à la création littéraire ont plutôt des sources différentes ? Autrement dit, est-ce que les appels à mettre noir sur blanc ses pensées viennent aussi de Dieu et est-ce Dieu qui est source de l’inspiration littéraire ? J’ai développé ces questionnements parce que, dans mon expérience, les deux « appels » sont souvent en concurrence et je voulais me donner les moyens pour les discerner, sinon les réconcilier.

J’ai donc observé ma propre démarche littéraire pour faire ressortir les dissonances, résonances et chevauchements entre ma pratique comme écrivaine et ma vocation chrétienne, et ainsi développer une théologie pratique de la vocation littéraire. Pour ce faire, j’ai créé « la méthodologie jazz », une méthodologie heuristique qui vise une observation distanciée de mes habitudes créatrices. Au cours de mes quatre années d’études doctorales, j’ai écrit une pièce de théâtre, des nouvelles et un livre, entre autres textes. Pendant la rédaction de chaque texte, j’ai tenu un journal de bord pour noter des remarques sur ma méthode. Après avoir assemblé un corpus représentatif, et inspirée par l’œuvre de Gérard Genette sur la fonction des paratextes, j’ai de nouveau observé ma pratique, rétroactivement, avec des notes de bas de page dans une autre langue. À partir d’une synthèse des annotations recueillies, j’ai réalisé une réflexion théologique avec l’aide d’une grille d’analyse basée sur les écrits du théologien Christoph Theobald portant sur des éléments de la vocation chrétienne.

Premièrement, j’ai découvert que ma foi influence ma pratique littéraire. Par exemple, les appels à écrire viennent de l’extérieur comme de l’intérieur. Prendre une décision, à savoir comment répondre à ces appels, ou même seulement si l’on doit y répondre, exige un discernement qui s’adresse à mes valeurs chrétiennes. Deuxièmement, Theobald souligne le rôle capital joué par les malentendus, les « passeurs » et l’exil (par exemple, dans le récit de Samuel, pour qui Élie est le passeur). Ces éléments, comme je le démontre, sont également significatifs dans le processus d’écriture. Troisièmement, tout comme la vocation

iii religieuse, la vocation littéraire est un appel à comprendre et à développer notre singularité profonde, tout comme elle peut facilement devenir un service rendu à soi-même plutôt qu’à autrui. En outre, j’ai observé que la nouveauté recherchée dans la création littéraire ne résonne pas nécessairement avec la nouveauté de la Bonne Nouvelle. Finalement, il y a dans une pièce bien réalisée un genre de vérité qui ressemble aux vérités ineffables de la foi.

Ces résonances et ces dissonances aident à élaborer une théologie pratique de la vocation littéraire, où la clé du discernement au cours de la pratique quotidienne repose dans notre propre vérité ou dans la concordance avec soi, que nous ne retrouvons que dans la « sainteté hospitalière » du Christ. Par la contagion de l’authenticité, les espaces littéraires peuvent être autant hospitaliers que les espaces physiques ou sociaux. Si nous sommes vrais, comme Jésus, nous pouvons nous retirer des lieux publics, des moments passés en collectivité, pour répondre aux appels à la création littéraire sans être retenus par nos reproches à nous-mêmes, ou par les reproches (imaginées ou autres) de la communauté chrétienne. L’authenticité de Jésus l’a mené nécessairement loin de l’approbation générale de sa communauté, et par la contagion de cette authenticité, nous pouvons aussi donner un espace d’hospitalité aux autres de suivre leurs propres vocations.

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Abstract

This study in practical theology is an exploration of literary creation as a Christian vocation. If we are called to follow Christ, how should we respond to the imperious call to literary creation? Is the call to Christ and the call to create a single vocation, or do these “calls” come from different sources? Does the call to write also come from God, and is God the source of literary inspiration? I undertook this project because in my experience the two calls often compete, and I wanted to find a way to discern between them, if not reconcile them.

I therefore observed my own literary practice to determine the dissonances, resonances and overlaps between my practice as a writer and my Christian vocation with the goal of creating, if possible, a practical theology of literary vocation. To do so I developed the « Jazz Method », a heuristic methodology for observing my practice from a distance. Over the four years of my doctoral studies, I had written numerous works of various kinds, including a play, some short stories, and a book. While I was writing these, I kept a journal. Having assembled some of the works into a representative collection, and inspired by Gérard Genette’s work on the function of paratexts, I observed my practice again, this time retroactively, by footnoting the collection, in another language. Then, based on a synthesis of all my observations, I undertook a theological reflection on my practice using the ideas of theologian Christoph Theobald on the elements of a Christian vocation.

Firstly, I discovered that my dispositions as a Christian affect my writing practice. For example, the calls to write come from both inside and out, and deciding if and how to respond to these calls requires discernment for which I turn to my Christian values. Second, Theobald stresses the crucial role played by misunderstandings, passeurs (or mediators), and exile in the vocational call (for example in the story of Samuel’s call, mediated by Eli). As I show, these elements are also important in the practice of literary creation. Third, the call to write, like the call to Christ, is a call to understand and deepen our own singularity, but like a religious vocation, can easily turn into a service of oneself rather than of others. In addition, the novelty sought in literary creation is not necessarily of the same nature as that of the “Good News”. Finally, however, I observed that there is a literary truth found in

v a well-written piece that resonates with the ineffable truths of faith.

These resonances and dissonances helped me to create a practical theology of literary creation, whereby the key to discernment in daily practice is our own truth, or the concordance with ourselves that is found in the “holy hospitality” of Christ’s presence. Through the wellknown contagion of authenticity, literary spaces can be as hospitable as physical or social spaces. If we are authentic, as Jesus was, we can withdraw from the crowd to respond to calls to creation without self-reproach and immune to the reproaches (real or imagined) of our community of faith, and through the contagion of our authenticity, give permission to others to find their own authenticity and their own vocation.

vi Table des matières

Résumé ...... ii Abstract ...... v Table des matières ...... vii Dédicace ...... ix Remerciements ...... xi Chapitre 1 - La vocation artistique chrétienne : un parcours de la littérature ...... 7 1 La création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique ...... 8 2 Méthodologies en recherche-création ...... 13 3 La vocation chrétienne ...... 16 4 La vocation littéraire ...... 18 Chapitre 2 - Comment pratiquer la création littéraire comme vocation chrétienne ? Problématisation théologique ...... 23 1 L’art et la théologie ...... 23 2 La vocation littéraire chrétienne ...... 26 2.1 Vocations littéraires bibliques ...... 26 2.2 La vocation littéraire chrétienne : créer des textes édifiants ? ...... 28 2.3 L’isolement de l’écrivain ...... 31 2.4 L’appel à la création littéraire : l’élection à un rôle sacré ? ...... 32 3 La vocation chrétienne en évolution ...... 35 3.1 Définitions ...... 35 3.2 La vocation chrétienne : religieuse ou profane ? ...... 37 3.3 Un appel intérieur ou extérieur ? ...... 40 3.4 Vatican II : « consacrer le monde à Dieu » ...... 43 3.5 L’évolution théologique : nature, grâce, et liberté ...... 46 3.6 L’appel à la vocation aujourd’hui ...... 49 4 La vocation selon Christoph Theobald ...... 49 4.1 L’appel de Dieu ...... 51 4.2 Les éléments d’un appel « pour les autres » ...... 54 5 Conclusion ...... 56 Chapitre 3 - Les annotations qui créent du jazz : une approche méthodique ...... 57 1 Enjeux méthodologiques ...... 58 1.1 Theoria, praxis et poïesis ...... 58 1.2 Recherche création ...... 60 1.3 La distanciation en création littéraire ...... 63 2 Description de la méthodologie ...... 65 2.1 Les textes primaires ...... 65 2.2 Méthode A : Appréhender les textes primaires ...... 65 2.3 Méthode B : Grille d’analyse théologique ...... 67 2.4 Réflexion théologique ...... 67 3 Le paratexte comme récit de pratique ...... 68 4 Conclusion : la méthodologie jazz ...... 71 Chapitre 4 - Un corpus littéraire : textes primaires et paratextes ...... 74 1 Comment lire les textes ...... 74 2 Livre pour enfants ...... 75 3 Réflexion alter-biblique ...... 83

vii 4 Pièce de théâtre pour enfants ...... 92 5 Chapitre d’un livre d’histoire ...... 107 6 Trois poèmes ...... 118 7 Quatre nouvelles ...... 125 8 Articles ...... 167 9 Récits d’un mort ...... 177 10 Postlude ...... 187 Chapitre 5 - La pratique de création littéraire comme vocation chrétienne : une réflexion théologique ...... 191 1 Les appels ...... 191 2 Une vocation pour les autres ...... 197 2.1 Pour la communauté croyante ...... 198 2.2 Pour les lecteurs ...... 200 2.3 Pour éveiller l’empathie ...... 202 2.4 Une vocation qui blesse l’autre ...... 203 2.5 Pour la dernière brebis ...... 205 2.6 La vocation au service de soi ...... 206 2.7 L’oubli de soi ...... 208 3 Écouter la voix ...... 210 4 Quitter son pays ...... 217 4.1 L’exil qui bloque la pratique ...... 217 4.2 L’exil qui nourrit la pratique ...... 221 5 Style et vérité ...... 225 5.1 Les débuts et les fins « véritables » ...... 227 5.2 La vérité et la gourmandise ...... 231 5.3 Liberté, démesure et la vérité ...... 232 5.4 Les détails et la vérité ...... 235 6 Provoquer l’inspiration ...... 238 Conclusion : Une théologie pratique de la sacoche ...... 243 1 La nouveauté, le malentendu et l’exil ...... 243 2 L’authenticité ...... 245 3 Une théologie pratique de la vocation littéraire ...... 246 Liste des références ...... 251

viii Dédicace

Cette thèse est dédiée à mon amie Jane McKinney et à feu mon père. Sans l’encouragement de mon père, je n’aurais pas eu la folie d’embarquer dans ce projet. Sans les prières quotidiennes de Jane, son amour et sa confiance en moi, je ne l’aurais jamais accompli.

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x Remerciements

À Don Hembroff, Miriam Blair, Sarah Blair, François Nault, Yves Guérette, Margaret Visser, Ken Howe, Donald Kellough, Cynthia Patterson, Dennis Drainville et Pascale Boudreault.

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Introduction

I believe that God made me for a purpose ... but he also made me fast, and when I run, I feel his pleasure ... to give up running would be to hold him in contempt.

- Eric Liddell, athlète olympique (Weatherby 1987 : 87)

Foncièrement ancré dans la pratique, ce projet cherche à repérer la place de la foi dans la pratique de la création littéraire et la place de la création littéraire dans la pratique de la foi. Le but théologique du projet est d’élargir la conception de la vocation religieuse pour à la fois accueillir la création littéraire au sein de l’apostolat chrétien et élargir la conception de la vocation littéraire pour mieux la faire cadrer dans la foi chrétienne.

Ce projet est personnel. Par ma réflexion, j’ai voulu mettre fin au cloisonnement entre ma vocation chrétienne et ma pratique littéraire. Je vise à donner à mes proches, surtout à ma fille et à ma communauté chrétienne, la possibilité d’établir une cohérence entre leurs passions, qu’elles soient artistiques ou scientifiques, et leur foi. J’espère que mes réflexions les encourageront à répondre à l’appel vocationnel, de leur propre façon et selon la profondeur de leur intérêt, et ainsi à entrer dans l’espace de l’hospitalité sainte et contagieuse du Christ, une image tirée de l’œuvre de Christoph Theobald (Theobald 2008 : 239) et qui a marqué mes réflexions au cours de ce projet, c’est-à-dire un espace où l’amour est reçu et, par définition, est aussi donné (Jn 13,34).

Dans un contexte plus large, celui du monde contemporain du Québec, la parole de l’artiste et du scientifique sur le mystère de la création est valorisée, d’autant plus qu’elle est jumelée à une méfiance croissante envers la religion. J’espère que ce projet pourra donner une parole théologique aux chrétiens qui ont la vocation d’artiste, afin qu’ils contribuent à ce discours sur le mystère de la création et puissent ainsi l’enrichir.

Pour atteindre ce but, mes objectifs étaient de rassembler ma production littéraire sur quatre

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ans (2010-2014) dans un recueil varié et représentatif, que je nommerai ici textes primaires; de tenir un journal de bord, au cours de la création de chaque texte, sur les enjeux de la pratique littéraire; d’annoter mes textes primaires en notes de bas de page, en partie avec l’aide du journal de bord; d’analyser les résultats de ces deux étapes en m’appuyant sur une grille d’analyse composée d’éléments de la vocation chrétienne selon le français d’origine allemande Christoph Theobald; de réfléchir théologiquement sur les résultats de cette analyse; et de proposer de nouvelles pistes pour ouvrir la vocation chrétienne à la pratique littéraire, et vice versa.

De nombreux artistes et théologiens ont exploré les liens entre l’art et la théologie, mais peu ont exploré les liens entre la théologie et la pratique littéraire, d’où l’originalité de cette thèse. La notion de vocation chrétienne a été explorée par les théologiens et la notion de vocation littéraire a été explorée par les critiques littéraires, sans toutefois que ne soit abordée la pratique de la création littéraire comme vocation chrétienne. Comme cette thèse est ancrée dans la théologie pratique, j’utilise principalement comme ressources des observations sur les questions pratiques soulevées dans la création de textes particuliers.

Du point de vue de la méthodologie, la « recherche-création » est connue dans le domaine des arts plastiques, où les artistes analysent leur pratique à des fins pédagogiques, et dans le domaine de l’éducation médicale, où les techniques de « journalling » sur la pratique clinique ont été développées pour l’auto-observation. Mais une telle analyse de données sur la pratique, qu’elle soit créative ou clinique, n’a jamais été suivie par une troisième étape, réflexive, relevant du domaine de la théologie. Le processus utilisé pour la collecte de données – les annotations dans une autre langue – inspiré par l’œuvre de Gérard Genette, est aussi novateur et a produit des données distanciées, dans une forme toujours littéraire et donc cohérente avec le projet global. Un parcours de recherche qui suit cette introduction analyse plus en détail les tendances et les thèmes en fonction de mon sujet.

Par ailleurs, étant donné que ceci s’inscrit dans la théologie pratique et que mon but est foncièrement pratique, le potentiel d’une discussion théorique interdisciplinaire est presque illimité dans ce contexte (le domaine de l’esthétique croisé avec la théologie, par exemple). Mon intention est de rester proche du spécifique et de la pratique. Le processus dans lequel je me suis engagée, c’est-à-dire de créer les données à partir de mon propre processus de

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création littéraire (la recherche-création), suivi d’une réflexion théologique sur les résultats de l’analyse de ces données, suggère de poursuivre par une discussion méthodologique certes intéressante, mais qui risquait d’avaler le projet en entier.

Pour résumer, les limitations de cette approche sont : le manque d’un deuxième regard sur la pratique; le peu de ressources matérielles pertinentes à mon sujet, et une méthodologie nouvelle qui a jamais été testée.

Afin d’inclure mon projet de thèse dans une réflexion plus large et déjà documentée à certains égards, une mise en place des définitions me servant de prémices s’avère primordiale. D’abord, j’entends par pratique ce qu’a suggéré Althusser rapporté par Jean- Guy Nadeau, soit un « processus de transformation d’une matière première donnée déterminée en un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain déterminé, utilisant des moyens [de production] déterminés » (Althusser, cité par Nadeau 2004 : 209). Ensuite, j’utilise comme définition large de littérature celle du Trésor de la langue française : « usage esthétique du langage écrit » (TLFi 2009 : « Littérature »). Ainsi, mon recueil de textes littéraires, qui inclut des articles de non-fiction, un texte historique, des pièces de théâtre, des poèmes et des nouvelles, s’inscrit dans cette vision de la littérature. Les définitions de la vocation chrétienne incluent quant à elles un éventail de significations. Dans les Écritures, la vocation est un appel particulier qui provient de Dieu, par exemple la demande faite à Abraham de devenir le père des croyants, et à Moïse de devenir le libérateur et le législateur du peuple hébreu. Dans le sens religieux, la définition ancienne relève d’une hiérarchie ecclésiale, où l’appel n’est pas entendu par la personne elle-même, mais est plutôt médiatisé par une instance de l’Église : la vocation est un « ordre extérieur de l’Église, par lequel les évêques appellent au ministère ecclésiastique ceux qu’ils en jugent dignes » (TLFi 2009 : « Vocation »). Ainsi, saint Augustin a vagabondé de ville en ville par crainte que les évêques ne lui imposent une telle vocation (Augustin de Hippone 1996). Plus tard, la vocation devient un « mouvement intérieur par lequel l’être humain se sent appelé par Dieu et est voué à la vie religieuse ». Finalement, dans le sens laïque du mot, une vocation est une « inclination, penchant impérieux qu’un individu ressent pour une profession, une activité ou un genre de vie » (TLFi 2009 : « Vocation »). Dans toutes les définitions, aussi laïques soient-elles, la vocation est toujours

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un appel (par opposition à la profession ou à la fonction, par exemple) et a ceci de particulier qu’elle implique à la fois un appelant et un répondant, un don et une réception. L’évolution de la notion de vocation est abordée plus en détail dans le premier chapitre.

Le contexte : vocations en concurrence

Où se situe l’appel de la création artistique dans cette panoplie de sens ? Et l’artiste se sent- il aussi appelé par Dieu ? Les artistes éprouvent un désir puissant, ou un « penchant impérieux », qui les pousse à créer, à développer, à améliorer, à affiner leur pratique et à trouver un public pour leur travail. Dans ses meilleurs moments, le travail acharné de la création artistique est soutenu par l’expérience mystérieuse d’être dirigé par une réalité qui est au-delà de la rationalité et même au-delà de la conscience, une réalité transcendante qui ne peut être communiquée qu’au moyen de l’art en question. Est-ce que ce désir de créer se décrit comme une vocation dans le sens biblique ou religieux tel que mentionné ci-dessus, soit un appel de Dieu à un but particulier, à un mode de vie choisi par Dieu pour que nous puissions prendre notre propre place dans l’espace d’hospitalité contagieux du Christ, pour mieux recevoir et donner son amour ? J’explore cette question en analysant ma propre pratique, à la fois comme artiste et comme croyante.

Pour les écrivains chrétiens, surtout les femmes laïques, certains appels sont plus formellement et visiblement « chrétiens » que d’autres, en tant qu’appels au service à autrui – à la famille, à la communauté chrétienne, aux plus pauvres. Ils sont en concurrence obstinée à l’appel de la création artistique. Je suis mère, épouse, aide-soignante, choriste, paroissienne, ministre de la jeunesse, citoyenne, travailleuse en révision et traduction – et aussi écrivaine. En vivant ces rôles comme chrétienne, j’engage toutes mes ressources et tous mes talents particuliers pour avoir une conduite en harmonie avec l’amour de Dieu. Dieu non seulement m’enjoint de remplir mes responsabilités en servant ceux qui dépendent de moi, mais aussi révèle leur objet profond, c’est-à-dire le sens premier de ces rôles. Serait-ce là toutes mes « vocations chrétiennes » au pluriel ? Et si un appel est en concurrence avec d’autres appels, comment établir des priorités? Y a-t-il une hiérarchie des vocations (Donohoe 2010 : 135) ? Si elles ont toutes la même valeur, peut-on sacrifier l’une d’entre elles ?

Pendant dix ans en Canada anglais, l’écriture a été ma vocation dans le sens de carrière, de

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profession. Je vivais de ma plume et je publiais des articles et quelques livres. Quand je suis arrivée au Québec, ma profession est devenue celle de traductrice et réviseure. Mais bien avant que l’écriture soit ma carrière, et aussi après, alors qu’elle ne l’était plus, j’ai ressenti un pressant besoin d’écrire. Comme Éric Liddell, je ne peux pas être en mesure d’articuler le dessein de Dieu pour moi, mais je sais que je peux et dois écrire. Donc ma question de recherche est : en quel sens la création littéraire est-elle une vocation chrétienne?

Plan de la thèse

Le premier chapitre est un parcours de la littérature contextualisant mes réflexions. Mon sujet ne se situe pas dans une seule discipline et s’aborde grâce à quatre champs d’études différents. Le chapitre est ainsi divisé en quatre parties : la création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique, la méthodologie de recherche-création, la vocation chrétienne, et la vocation littéraire.

Le deuxième chapitre est une problématisation théologique de la pratique de création littéraire comme vocation. Je commence avec une discussion des liens entre l’art et la théologie, et j’explore ensuite les enjeux des « appels » à la vocation littéraire dans les Écritures ainsi que chez les auteurs croyants qui y ont réfléchi. Ensuite, j’aborde l’évolution des définitions de la vocation chrétienne depuis la Réforme et les questions théologiques qui découlent de cette évolution pour la création littéraire. Finalement, j’interprète les écrits de Christoph Theobald sur la vocation afin de créer une grille d’analyse pour explorer ma propre démarche artistique comme vocation chrétienne.

Le troisième chapitre commence avec une discussion des enjeux méthodologiques d’un projet reliant les arts, les sciences humaines et la théologie. Ensuite, je décris et justifie la méthodologie choisie et les méthodes, et je discute en profondeur du potentiel de la note de bas de page comme méthode d’auto-observation.

Dans le quatrième chapitre, j’invite le lecteur à lire un recueil d’œuvres, créées pendant les quatre dernières années (les textes primaires), avec ses annotations (une méthode de les appréhender), et je suggère des moyens de les lire. Afin de les mettre en contexte, les textes sont organisés selon leur type, et chaque ensemble de textes est précédé d’une introduction.

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Les annotations deviennent un compte-rendu de la démarche de création littéraire.

Le cinquième et dernier chapitre est une réflexion théologique sur ma pratique littéraire, selon l’analyse d’une synthèse des données recueillies. J’observe les concordances et les dissonances entre ma pratique et les éléments d’une vocation chrétienne selon Christoph Theobald. Enfin, dans la conclusion, je propose une nouvelle théologie de la vocation littéraire, qui pourrait élargir et enrichir la conception de la vocation chrétienne.

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Chapitre 1 - La vocation artistique chrétienne : un parcours de la littérature

J’allai vers le messager et lui dis de me donner le petit volume. Il me dit : « Prends et dévore-le, il rendra ton ventre amer, mais dans ta bouche il sera doux comme le miel. » […] Alors on me dit ; « il te faut prophétiser de nouveau sur nombre de peuples, de nations, de langues et de rois. »

Ap 10,9-11

Les arts constituent les vestiges les plus évidents de deux millénaires de christianisme. Il y a cependant un manque de réflexion théologique surprenant sur la place des arts dans l’expression de la foi (Hébert 2007 : 513). D’une part, les théologiens qui tentent de briser le fossé entre les arts et la théologie s’intéressent surtout à une esthétique de l’existence chrétienne1. D’autre part, la plupart de ceux qui démontrent un penchant envers la littérature analyse le contenu des œuvres littéraires d’un point de vue théologique, par exemple, le rôle de la foi dans le personnage de Silas Marner, de George Eliot (Walton 2007 : 27), plutôt que d’explorer la pratique de la création littéraire d’un point de vue théologique, ce qui est l’objet de cette thèse2. Peu a été dit sur l’appel à la création littéraire comme appel à une vocation chrétienne. Surtout, rien n’a été écrit à ce sujet dans le contexte de la théologie pratique. En ce qui concerne la méthodologie, les méthodes de recherche-création en création littéraire sont rares, tout comme en théologie pratique.

1 Une exception notable est Hans Urs von Balthasar. 2 Actuellement, il y a un vif intérêt pour la jonction entre l'esthétique et la religion, comme celui manifesté dans la revue Religion and the Arts. Si nous nous limitons aux arts littéraires et à la religion, il y a encore un grand choix de littérature sur le sujet, comme en témoignent trois revues universitaires intitulées Literature and Theology, Religion and Literature, et Christianity and Literature. Il existe aussi des programmes universitaires pertinents à la création artistique dans le contexte de la théologie, dont le Centre for the Study of Literature, Theology and the Arts de l’Université de Glasgow. D’autres programmes pertinents sont : University of Glasgow, Masters Program in Theology through Creative Writing; l’Institut des arts sacrés (Institut Catholique de ); l’Institut d’art chrétien contemporain de Marburg (Allemagne); Union Institute and University, MA with Creativity Studies Concentration ; University of St. Andrews, The Institute of Theology, Imagination, and the Arts: PhD research program ; Union Theological Seminary, , NY, Master of Arts in Theology and the Arts ; Yale Divinity School, New Haven, CT, Master of Arts in Religion concentrated in Religion and the Arts ; Graduate Theological Union, Berkeley, CA, PhD in Art and Religion.

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Plutôt qu’une discipline, la théologie pratique est un champ d’études, « un recueil de principes et de méthodes issus de plusieurs disciplines » (Viau 2007 : 44), où il n’y a pas un corpus articulé unique dans lequel on peut se situer en tant que contributeur original. Les nouveautés apportées par cette thèse sont multiples et, en raison de son interdisciplinarité, interconnectées ; par exemple, le manque en théologie pratique de méthodes d’enquête de recherche-création dans la pratique de l’écrivain est lié à la rareté des études sur la pratique de l’écrivain dans tous les autres contextes de la recherche-création. En raison de ce réseau enchevêtré de connexions, je divise la discussion de ma contribution à ce champ d’études en quatre parties : la création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique, la méthodologie en recherche-création, la vocation chrétienne, et la vocation littéraire.

1 La création littéraire comme sujet propre à la théologie pratique

Dans cette section, je situe ma thèse dans les discussions actuelles sur l’artefact littéraire comme un « discours » propre à la théologie pratique. Viau propose Fides quarens verbum comme définition adéquate de la théologie pratique : « une foi qui cherche à dire, ou plus précisément, à discourir avec efficacité » (Viau 2007 : 43). Selon lui, l’horizon de ce discours – aussi critique soit-il – est toujours le règne de Dieu, et il est bien ancré dans une tradition chrétienne. Étant donné la désaffection contemporaine relative aux grandes religions instituées, il ajoute une autre condition : « Peut-on faire en sorte que la théologie redevienne pertinente pour nos réalités contemporaines? » De fait, la définition devient « la foi qui cherche à produire un discours qui est pertinent ».

Plus précisément, Viau définit le discours comme « tout événement langagier déterminé supposant un locuteur et un allocutaire, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre » (45) afin qu’il passe « du doute à la croyance » (50). Il précise que la croyance n’est pas un objet, mais plutôt une disposition à agir et qu’on ne peut pas contrôler le résultat du discours : il devient une mise en mouvement plutôt qu’une production de sens. Afin d’ouvrir le champ langagier à d’autres possibilités de création, Viau renomme ce discours un artefact théologique, tant qu’il rejoint avec pertinence le monde contemporain. Dans ce projet, il s’agit d’une concertation de deux artefacts théologiques : un recueil de textes littéraires et une réflexion sur le processus de création de cet artefact.

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En ce qui concerne la dimension de la praxis dans la théologie pratique, Viau écrit qu’elle « s’intéresse à toutes les pratiques humaines dans la mesure où elles sont actuellement ou virtuellement le lieu de l’activité du Christ dans le monde. » Ce que j’étudie dans cette thèse, c’est la pratique de la création littéraire, et je m’y intéresse dans la mesure où elle est une réponse à l’activité du Christ dans le monde et, plus précisément, un appel à la vocation chrétienne.

Le mot « pratique » vient de la poïesis – qui veut dire faire ou fabriquer – et qui est à l’origine du mot poésie. Selon les Anciens, la poïesis est à l’origine de chaque engendrement de la beauté. Pour Platon, la poïesis est une genèse qui amène le mortel au- delà du cycle temporel de la naissance et du déclin (Kraut 1996 : 346). Cette fabrication est donc un moyen par lequel l’être humain transcende la mortalité et se rapproche des dieux. La poïesis est aussi un moyen menant à l’évolution spirituelle : elle produit l’amour et elle forme le mortel dans la vertu et la connaissance de l’âme. Cette ancienne définition de la poïesis comme artisane de l’âme est au cœur du volet création en théologie pratique. En paraphrasant Wittgenstein au sujet de la philosophie, Viau conclut que « la théologie pratique ne devrait s’écrire qu’en poèmes » (Viau 2007 : 52).

Dans son livre L’univers esthétique de la théologie (2002), Viau présente le roman comme artefact théologique. Il fait valoir que le romancier, comme artiste dont toute œuvre doit respecter certains critères techniques, utilise des règles et des dispositifs rhétoriques dans sa tentative de persuader et de convaincre, pour faire passer son lecteur « du doute à la croyance ». Il compare l’écrivain au maître d’œuvre d’une des grandes abbayes médiévales :

Pour tenter de modifier la croyance de ceux qui visiteront son abbatiale, il se contente de puiser dans l’antique boîte à outils rhétorique en utilisant les meilleurs moyens d’argumentation possibles. Par exemple, il élève les murs de l’église et agrandit les fenêtres en espérant que la lumière parviendra à mieux pénétrer dans l’enceinte. Dès lors, même les mécréants en ressortiront plus convaincus de l’existence de la Lumière avec un grand L (Viau 2003 : 19).

En raison de cette insistance du désir d’influencer l’autre – désir nécessaire à la fabrication d’un artefact théologique – Viau a dû développer une esthétique particulière qui prend au

9 sérieux les deux natures de l’art : celle matérielle, comme un livre est un objet physique sur un rayon, et celle provocatrice de réaction, une fois le livre consulté par un lecteur. D’ailleurs, l’artefact théologique ne véhicule pas seulement des informations: il sert aussi à fabriquer un monde et, selon Viau, ses outils principaux sont la persuasion et la rhétorique.

Viau accompagne sa réflexion d’un roman, en tant qu’artefact théologique esthétique, Six jours en octobre, qu’il nous demande de juger comme un exercice de style, mais selon des critères strictement théologiques et non littéraires. Il raconte une histoire construite de manière à « entraîne[r] des interactions de nature religieuse » (Viau 2002 : 184). Ce qui a guidé les décisions prises lors de la création de cet objet esthétique a été son intention esthétique, intention qui relève, dans le langage de la recherche empirique, « d’une enquête menée aux fins d’établir l’état de la question », afin de « parler, sans avoir l’air d’en parler, de la conversion chrétienne » (Viau 2002 : 185).

Le roman raconte l’odyssée d’un homme à la recherche de son fils, effectuant un voyage physique et spirituel, qui vit une expérience de conversion. Ce travail de Viau s’apparente à mon projet de thèse, dans le sens qu’il présente un texte littéraire de fiction comme étant un artefact théologique. Toutefois, je le présente autrement. En effet, mon intention dans la création des textes primaires n’était pas de mener une enquête à des fins de recherche sur l’état de la question, au contraire : la création de textes et l’intention de création en elle- même ont été le point de départ. En outre, mon enquête tente d’examiner le processus de fabrication de l’objet – les outils utilisés, les raisons derrière la production des textes et derrière les choix faits – afin de mieux cerner l’origine de cette intention. Mon hypothèse de travail est que l’intention de créer un objet artistique est une réponse à un appel de Dieu. J’ai déjà établi dans un autre travail (Blair 2009) que je ne partage aucunement la vision utilitaire du roman de Viau de parler de Dieu sans en avoir l’air : la création d’un texte demande qu’on s’aventure dans des endroits inconnus et parfois dangereux pour la foi, sans savoir si elle y survivra intacte. Donc les outils de la rhétorique, utilisés pour convaincre le lecteur d’un message préétabli, ne sont pas appropriés. D’ailleurs, demander aux lecteurs de ne pas juger une œuvre du genre littéraire pour ses qualités stylistiques vide l’artefact de son importance théologique. Si on pouvait diviser la réaction de l’interlocuteur en réactions

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« théologiques » et réactions « littéraires », on serait dans un monde où la théologie peut être isolée de nos réactions humaines.

Le roman de Viau est identifiable comme un artefact théologique grâce à ses nombreuses références à la Bible, à la tradition chrétienne et à la vie monastique : l’action s’y déroule pendant six jours, comme la création du monde selon la Genèse; on y cite des extraits du Prologue de l’Évangile selon saint Jean, de saint Augustin et de la prière du Seigneur; enfin on y retrouve des personnages appartenant à des communautés religieuses. Cependant, Pierre-Marie Beaude, un autre théologien romancier, fait valoir que de telles références ne font pas nécessairement d’une œuvre un artefact théologique :

Faut-il un quota de motifs, de citations, de « réflexions religieuses » pour que l’objet esthétique devienne artefact théologique ? Ou faut-il rechercher les dispositions d’un roman à devenir artefact théologique à l’intérieur d’une sous- catégorie du genre : le roman religieux ? Ou du ton : une tonalité religieuse ? Ou du motif littéraire : des sujets qui touchent à la religion ? (Beaude 2003 : 163)

Or, ce sont toutes de fausses questions. À son avis, le désir singulier de l’auteur est la force motrice derrière la fiction et c’est le nom de l’auteur inscrit sur la couverture du livre qui nous donne cet indice. On se réfère à un livre principalement par son ou ses auteurs plutôt que son intrigue, sa structure, son titre ou son genre littéraire (Beaude 2003 : 160). En outre, affirme Beaude, Viau néglige les dimensions de la pratique qui échappent à notre contrôle conscient, et qui sont peut-être essentielles à l’inspiration. Bien sûr, une œuvre littéraire doit se soumettre aux exigences de style de son genre, ou même de celui qui l’a commandée, mais pour qu’elle soit persuasive esthétiquement plutôt qu’idéologiquement, il faut d’abord chercher l’inspiration au-delà de la conscience, de la théorie et de l’utilitaire. Il suggère que Viau entre en dialogue avec les théoriciens littéraires et conclut que « la question de savoir si [une œuvre littéraire] peut devenir un artefact théologique doit rester indéfiniment ouverte » (Beaude 2003 : 164).

Dans cette thèse, je tente de faire progresser cette exploration entamée par Viau et Beaude à propos de l’œuvre littéraire comme artefact théologique. J’examine ce désir singulier de l’auteur sous l’angle de l’appel vocationnel à la singularité de la personne. Mes données

11 témoignent des dimensions de la pratique de l’écrivain qui échappent à son contrôle conscient et les relient au mystère de celui qui appelle. J’ai aussi suivi la suggestion de Beaude d’entrer en dialogue avec les théoriciens littéraires.

Selon David Tracy dans The Analogical Imagination: Christian Theology and the Culture of Pluralism, ce qui est d’importance théologique dans une œuvre d’art ne relève ni du contenu religieux, ni d’une intention de la part de l’auteur de mener l’interlocuteur à la croyance, ni du désir singulier de l’auteur lui-même. Ce qui nous frappe dans les œuvres du canon littéraire est la reconnaissance d’une vérité, à la fois choquante et transformatrice :

We recognize the truth of the work’s disclosure of a world of reality transforming, if only for a moment, ourselves: our lives, our sense for possibilities, our destiny (Tracy 2005 : 260).

Il ajoute que nous connaissons déjà cette vérité, en quelque sorte, sans toutefois en être conscient3. Tracy souligne que ni le génie de l’artiste, ni le fonctionnement du processus artistique ne suffit comme critère d’adéquation relative, mais que c’est plutôt l’expérience réalisée de l’œuvre d’art elle-même. Selon lui, les œuvres littéraires classiques transforment notre perception du réel, qui doit toujours être réapproprié et réévalué. La théologie de la vocation de Christoph Theobald veut aussi que Dieu nous appelle à recevoir et à transmettre la vérité, qui doit être interprétée de nouveau par chaque culture et chaque génération. Mon analyse des observations de la pratique d’écrire comme une réponse à un appel à une vocation chrétienne, organisé selon la pensée de Christoph Theobald, explore les mécanismes qui permettent à cette vérité transformatrice d’être reçue par le locuteur pour ensuite être transmise à l’allocutaire, et démontre que l’œuvre littéraire peut agir en artefact théologique d’une manière inédite.

Comme Viau, Heather Walton a produit des récits considérés comme artefacts théologiques. Elle soutient l’existence d’un fossé malsain entre la théologie pratique comme prétendue science et la poétique. Selon elle, la théologie, aussi pratique soit-elle, s’intéresse à identifier les normes, à établir les indiscutables, tandis que la nature de la

3 A truth I somehow know but know I did not really know. Trad. LB.

12 poétique est de contourner tout ce qui est normatif. Inspirée de Jacques Maritain, Walton souligne que, contrairement à la poétique, la théologie « does not like to linger idly at the crossroads. It does not surrender to the distracting loveliness of life as it flashes by » (Walton 2012 : 137). Au lieu de se conformer aux exigences de respectabilité universitaire, la poétique s’égare au-delà des frontières de la réalité pour créer sa propre forme de vérité, égarement nécessaire pour la théologie. Walton maintient en ce sens que la création littéraire nous permet d’observer la complexité du monde sans réduire ses précieuses particularités à d’ennuyeuses généralisations. De surcroit, au lieu de rester dans l’objectif et l’instrumental, la théologie pratique doit refuser cette attitude positiviste envers la pratique et trouver les façons de témoigner de l’ambiguïté, de la brisure, des expériences dissonantes et dérangeantes qui nous échappent. Pour Walton, il nous faut une « audace fidèle » pour réviser la tradition et pour laisser parler la poétique des expériences qui « nous coupent le souffle4 » (Walton 2012 : 173-182). Dans ma production littéraire, je me livre à la particularité ou contingence du monde et de ses dissonances dérangeantes dans la confiance d’atteindre une vérité théologique. En même temps, mon approche méthodique démontre une certaine confiance envers les vérités de la méthode critique et ses exigences d’objectivisation. Mon espoir est que leur confluence puisse produire de nouvelles connaissances théologiques sur la pratique de la création littéraire et de nouvelles connaissances littéraires sur la théologie pratique.

2 Méthodologies en recherche-création

La recherche-création en littérature dans le contexte de la théologie pratique n’a pas été entreprise auparavant. Même le terme « recherche-création », un mot qui valorise la pratique en tant qu’outil méthodologique et parcours réflexif, n’est apparu que durant mon doctorat. À la Faculté de théologie de l’Université Laval, certains artistes ont entrepris un doctorat en théologie pratique (Thériault 2008), mais aucun n’a réfléchi sur la création littéraire. Dans la discipline des arts visuels, Pierre Gosselin et Éric Le Coguiec explorent des méthodologies de recherche-création pour justifier la valeur des pratiques artistiques et

4 Faithful audacity … [experiences] that take your breath away. Trad. LB.

13 conceptuelles comme paramètres d’étude, surtout afin de développer une didactique de l’enseignement en arts. Ils ont particularisé une approche doublement réflexive portant d’une part sur les données extérieures d’un projet artistique (le contexte politique, social, éthique, etc.) et d’autre part sur l’activité de sa création. Le Coguiec s’intéresse à la relation entre théorie et pratique artistique du point de vue des artistes, approche développée par des praticiens-chercheurs et non par des théoriciens de l’art :

Ces praticiens chercheurs, attirés par l’investigation de leur propre pratique comme source de savoirs, sont à la recherche de démarches méthodologiques permettant d’apprivoiser, de saisir, de comprendre les réalités complexes, fugitives, souvent implicites ou tacites (Gosselin 2006 : 3).

Gosselin souligne que la pratique « va et vient continuellement entre, d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle, subjective et sensible et, d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle, objective et rationnelle » (Gosselin 2006 : 29). Lisa Dethridge dans Creative Arts Research : Narratives of Methodologies and Practices dénoue les intrigues entre les « dynamiques de la créativité » qu’on doit explorer dans une recherche-création en prenant l’exemple de l’écriture de scénarios de films (Dethridge 2009 : 97). Et comme Gosselin, Robyn Barnacle aborde la difficulté conceptuelle fondamentale de la recherche-création, c’est-à-dire comment intégrer une discipline intellectuelle et empirique à la créativité, qui doit échapper au piège de la conformité. Elle s’inspire de Heidegger pour trouver une réponse dans ce qu’elle appelle « la matérialisation créative » (Barnacle 2009 : 72), par laquelle l’artiste elle-même évolue avec et à travers la production de son œuvre. Cette idée frôle la conception de la vocation littéraire comme une évolution active au lieu d’être un état statique, ce que je développe plus tard. Toujours est-il qu’aucun de ces théoriciens de la recherche-création n’y réfléchit dans le champ d’étude de la théologie.

En ce qui concerne les méthodes en recherche-création, celle du journal de bord, ou du « portefeuille narratif », sert autant à la réflexion spirituelle et théologique (Graham 2005) qu’aux analyses pédagogiques (Boud 2001 ; Moon 1999). Les écrits du critique littéraire Gérard Genette ont fourni la solution à mon plus grand défi méthodologique : comment se distancier suffisamment de la pratique artistique pour réaliser une recherche. Le journal de bord était utile, certes, mais toujours trop éloigné du texte. Comment s’approcher davantage

14 du canevas primaire sans s’embourber ? Dans le cas d’une pratique artistique d’écriture, le problème était particulièrement épineux parce que le mot écrit, médium de la pratique, est utilisé pour l’analyse de la création artistique et pour la réflexion théologique qui suit, ce qui ramène à écrire sur l’écriture de l’écriture. Ces trois niveaux risquaient de se subsumer ou de devenir une mise en abîme. Dans son livre Seuils, Genette s’intéresse aux différents paratextes qui entourent le texte primaire d’une œuvre. Un paratexte est une zone de texte qui favorise une meilleure réception du texte et une lecture plus pertinente. Ce peut être par exemple les titres, le nom de l’auteur, les préfaces, les index et les notes. Son attrait repose dans sa fonction d’auxiliaire et de subordonnée au texte primaire, écrit Genette, qui voit tout paratexte comme une « zone indécise entre le dedans et le dehors » du texte (Genette 1997 : 8), où s’organisent les relations entre le texte primaire et son public, l’auteur et ses alliés. Genette consacre un chapitre entier aux notes, un genre de paratexte « dont les manifestations sont par définition ponctuelles, morcelées, comme pulvérulentes, pour ne pas dire poussiéreuses », si proche d’un détail donné du texte qu’ils n’ont pas de signification autonome (Genette 1987 : 293). D’autres auteurs ont analysé l’histoire et la fonction des notes de bas de page, dont Joseph Bensman, spécifiquement sur leur fonction politique dans le milieu universitaire (Bensman 1988 : 443-470). De même, Craig Dworkin démontre comment les textes annotés permettent la résolution d’une tension omniprésente entre deux traditions rhétoriques rivales : une qui tire vers une expression intime, personnelle et singulière, et l’autre qui cherche l’objectivité impersonnelle et l’hétérogénéité (Dworkin 2005 : 1-21) – une tension très évidente dans mon projet. Quant à Anthony Grafton, sa compréhension et sa passion de la note de bas de page nous rappelle que l’annotation a toujours été un outil intrinsèque à l’érudition biblique (Grafton 1997 : 27-32) (voir le chapitre 2). Ces auteurs m’ont convaincue de la possibilité de ressusciter les annotations en tant que méthode critique crédible. Les ayant écrites dans une autre langue que les textes primaires, je pourrai me libérer des textes primaires pour porter un second regard suffisamment distancié et pour produire dans un même temps un deuxième niveau de texte avec sa propre vie littéraire autonome.

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3 La vocation chrétienne

Le désir d’écrire est d’ordinaire considéré comme une vocation dans le sens professionnel ou séculaire, tandis que la vocation chrétienne est considérée dans l’histoire de la théologie comme une vocation religieuse, souvent un appel à la vie consacrée. Par conséquent, ma question de recherche chevauche ces deux définitions principales du terme vocation. Dans son étude de la vocation séculière, Judith Schlanger interroge les retombées politiques de la célèbre question de Voltaire, « qui dois-je être ? », démontrant qu’elle est essentiellement moderne, que cette nouvelle idée, appel à l’individualité, a des implications surtout politiques : on a le droit de choisir notre travail et notre vie peut combler nos désirs. Cette pensée a donné suite aux utopies libérales de Marx et de Schiller (Schlanger 2010 : 16). Schlanger puise les sources de la notion de la vocation dans les Écritures, faisant ressortir que dans ces récits, l’appel peut interpeler n’importe qui, surtout les humbles. Elle explore la pensée de Weber sur berufmensche – l’homme qui est appelé – et celle de Luther, qui a déplacé la notion de vocation hors du monastère, dans la vie quotidienne de tout le monde. C’est à Luther qu’on doit le lien entre la vocation et le travail quotidien. Malgré l’apparent appauvrissement spirituel de l’idée de vocation critiquée par Weber – notamment en la disant alliée de la consommation vulgaire et individualiste – Schlanger affirme que la figure moderne de vocation peut néanmoins encore comporter l’idée du devoir, du sacrifice, de la dévotion et de l’héroïsme, et elle explique que la notion a été laïcisée, certes, « ce qui ne signifie pas qu’elle soit désacralisée » (26). Elle aborde aussi le cas de la vocation de l’artiste, qui, selon elle, est l’héritier de tout le privilège accordé aux religieux d’autrefois. « Ne s’agit-il pas plutôt encore une fois d’une élection, même si, faute de transcendance, c’est une élection au hasard ? » (33). Elle s’inquiète d’ailleurs de la hiérarchisation possible de cette sacralisation de la culture. Elle puise dans les écrits de Rousseau pour proposer une nouvelle figure de la vocation qui doit s’accorder surtout avec le bon habitus. Le seul critère d’une vocation bien remplie est donc « la satisfaction pure, le contentement et l’accord avec soi-même », qui peuvent appartenir à un joueur de soccer autant qu’à Mozart (98). Dans ma thèse, j’explore les pièges inhérents au vécu de la vocation littéraire, et j’approfondis davantage l’idée de l’accord avec soi-même et ses retombées théologiques.

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Edward P. Hahnenberg dépeint une histoire exhaustive du développement théologique de la la vocation chrétienne. Son portrait progresse des temps anciens jusqu’à nos jours, avec un arrêt plus important sur Martin Luther, Karl Barth, Karl Rahner, Johann Metz, Ignacio Ellacuria, Alisdair MacIntyre et Lieven Boeve (Hahnenberg 2010). Il s’attarde sur les apports et les excès de la Réforme, de la Contreréforme et du Postmodernisme, avec un va- et-vient continuel entre l’importance respective de l’appel intérieur et de l’appel extérieur, le « pour moi » et le « pour les autres ». Je retiens sa définition d’une vocation chrétienne comme point de départ pour mes réflexions sur cette tension intrinsèque dans l’appel à une vocation chrétienne littéraire. Hahnenberg construit une nouvelle figure de vocation à partir de la théologie de l’interruption du théologien néerlandais Lieven Boeve, qui lui-même soutient que la construction de mon propre récit doit être profondément engagée dans notre récit commun, dans le contexte d’une Église radicalement ouverte.

En outre, après son tour d’horizon consciencieusement équilibré entre protestant et catholique, Hahnenberg en arrive à une définition de la vocation qui est bel et bien conforme à la longue tradition chrétienne de la vocation. Une expression officielle de cette tradition dans sa forme moderne se trouve dans les paroles de Lumen Gentium. Ce document exhorte les fidèles, « quel que soit leur état ou leur forme de vie », à « s’appliquer de toutes leurs forces, dans la mesure du don du Christ […] afin que, marchant sur ses traces et se conformant à son image, accomplissant en tout la volonté du Père, ils soient avec toute leur âme voués à la gloire de Dieu et au service du prochain » (Concile Vatican II Lumen Gentium 1965 : no 40). La définition de Hahnenberg diffère de celle de Vatican II à deux égards : lorsqu’il parle de l’appel de Dieu, Hahnenberg met aussi en évidence les sons et les résonances audibles des appels humains. Il entend une harmonie entre l’appel de Dieu et l’être le plus profond : « To discover my vocation is to hear a certain harmony between who I am as a child of God and how I live in the world, with and for others ». Cependant, n’importe quel chemin ou état de vie déjà emprunté pourrait être appelé vocation, si la définition est trop large, à l’instar des Luther (voir le chapitre 2). En revanche, Hahnenberg spécifie que la vocation pour les chrétiens est une route bien particulière, propre à chacun. La chrétienne est confirmée dans sa vocation particulière par une résonance harmonique entre « their deepest sense of themselves before God and a

17 particular path forward ». Ma méthodologie, mes données et ma réflexion théologique adoptent le langage de Hahnenberg, surtout ses métaphores musicales d’écoute, d’harmonie et de résonance, qui semblent bien en phase avec une approche de corrélation (voir le chapitre 3).

Alors que Hahnenberg se concentre sur l’histoire de la théologie de la vocation, Christoph Theobald dans Vous avez dit vocation (Theobald 2008) examine les appels aux prophètes dans les Écritures. En conséquence, il propose certains éléments qui sont parties intégrantes de la vocation, que ce soient des critères, des phases chronologiques ou encore des étapes plutôt prescriptives vers le discernement d’une vocation religieuse, se chevauchant les uns les autres. Il offre finalement plusieurs modèles différents (Theobald 2010). Malgré l’absence de la question de la vocation d’écrivaine comme vocation chrétienne, il s’y retrouve assez d’éléments cohérents avec l’appel à écrire et la pratique de la création littéraire pour me fournir des clés de compréhension dans l’élaboration une grille d’analyse afin d’analyser mes données à partir de sa pensée. Dans mon analyse, j’ai aussi utilisé son article « Le christianisme comme style : Entrer dans une manière d’habiter le monde. » (Theobald 2008), qui, sans mentionner l’appel à la création littéraire, fournit des figures de pensée qui m’ont aidée à concilier vocation religieuse et vocation littéraire et à préciser comment cette dernière peut être une manière chrétienne d’habiter le monde.

4 La vocation littéraire

La dernière section de ce parcours de ma recherche aborde le champ de la vocation du point de vue des romanciers, des poètes et des théoriciens de la littérature. Ces derniers s’efforcent de comprendre les éléments mystérieux de leur « appel » à la création – surtout sa source, celle de la créativité et de l’imagination. Souvent, ils utilisent un vocabulaire presque religieux, sans chercher à analyser cet appel d’une perspective explicitement théologique. Dans son roman Portrait of the Artist as a Young Man, James Joyce raconte la transition de son appel vocationnel religieux en appel à la création littéraire (Joyce 1992), en gardant le même vocabulaire pour les deux. Des auteurs humanistes ont tenté d’expliquer le désir impérieux d’écrire, dont le critique littéraire anglais Terry Eagleton (Literary Theory: an Introduction, 1983, et The Event of Literature, 2012) (Eagleton 2012 ;

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Eagleton 1983), le critique littéraire américain James Wood (How Fiction Works) (Wood 2008), et Vladimir Nabokov (surtout « The Art of Literature and Common Sense », dans Lectures on Literature) (Nabokov 1980 : 371-381). Les romancières canadiennes Margaret Atwood et Alice Munro se penchent sur la disposition à écrire dans Moving Targets : Writing with Intent, 1982-2004. Leur façon d’explorer la nature de la volonté d’écrire en observant simplement la pratique correspond bien avec ce projet. Sans utiliser le mot vocation, Alice Munro écrit :

A few people are […] driven to find things out, even trivial things. They will put things together, knowing all along that they may be mistaken. You see them going around with notebooks, scraping the dirt off gravestones, reading microfilm, just in the hope of seeing this trickle in time, making a connection, rescuing one thing from the rubbish (Atwood 2005 : 92-93).

Au sujet de la vocation littéraire et chrétienne, de nombreux écrivains chrétiens ont interrogé le possible diapason entre la création artistique et leur vocation chrétienne. Les poètes W. H. Auden et Gerard Manley Hopkins ont tous les deux expérimenté de féroces luttes entre leurs vocations chrétiennes et religieuses et leur pratique poétique. Contrairement à l’écrivain Georges Bernanos, qui considère qu’« une vocation d’écrivain est souvent — ou plutôt parfois — l’autre aspect d’une vocation sacerdotale » (Bernanos : 589), Hopkins a fini par abandonner la poésie parce que, selon lui, la pratique l’éloignait trop de sa vocation principale de jésuite (Wiman 2013 : 42). Auden, quant à lui, a écrit que la vanité de la vie des poètes ne connait point de limite. Après des années de tourment, il a toutefois réussi à reconnaitre, comme Bernanos, qu’écrire peut être en soi un acte de foi (Conniff 1993 : 61).

Ma thèse partage plutôt la perspective de la romancière américaine catholique Flannery O’Connor, qui souligne qu’avoir la vocation chrétienne d’écrivaine ne veut pas dire forcer le passage d’un message évangélique à ses lecteurs. D’ailleurs, les personnages de ses romans sont souvent grotesques et peu édifiants. Pour elle, écrire est une recherche de sens, un défi nécessaire pour maintenir sa foi; ce n’est qu’à force de pénétrer dans les coins les plus oubliés et violents du monde – ses nouvelles et romans sont situés dans les régions rurales pauvres et protestantes du sud des États-Unis – qu’on peut vérifier si les frontières

19 de l’Esprit Saint existent, écrit-elle. Elle ajoute que, si de telles frontières existent, l’Esprit Saint n’est qu’une invention des chrétiens bourgeois et confortables (Blair 2009 ; O'Connor 1988). Catholique dévouée, c’est en pratiquant son art qu’O’Connor s’adonne à sa foi.

Une œuvre qui est le fruit d’une vocation chrétienne diffère-t-elle d’une autre œuvre ? La philosophe Simone Weil voit l’écriture elle-même comme une sorte de formation de la foi, dans un sens moins apocalyptique qu’O’Connor. Pour Weil, c’est en observant et en écrivant que l’écrivain développe une attention accrue envers Dieu, envers son voisin et envers le monde qui l’entoure. L’œuvre ainsi produite va réfléchir cette attitude attentive de l’auteur. Pour pratiquer cette vocation littéraire, il faut renoncer à notre situation imaginaire au centre du monde : « Renoncer à notre situation centrale imaginaire, y renoncer non seulement par l’intelligence, mais aussi dans la partie imaginative de l’âme, c’est s’éveiller au réel, à l’éternel, voir la vraie lumière, entendre le vrai silence » (Weil 1966 : 109). La pratique de création est une réponse à celle de Dieu, et notre réponse, « cet écho, qu’il dépend de nous de refuser, est la seule justification possible à la folie d’amour de l’acte créateur » (Weil 1966 : 98). Pour Weil, la création littéraire est une vocation qui demande une liberté inconditionnelle. Elle n’est cependant pas convaincue qu’être membre de l’Église est compatible avec cette vocation, qui « exige que ma pensée soit indifférente à toutes les idées sans exception, y compris par exemple le matérialisme et l’athéisme ; également accueillante et également réservée à l’égard de toutes » (Weil 1966 : 51). Pour Weil, la vocation implique surtout de développer une sensibilité à la vérité de l’amour de Dieu, par la discipline du travail, de la beauté et de la souffrance. « À quiconque, en fait, consent à orienter son attention et son amour hors du monde, vers la réalité située au-delà de toutes les facultés humaines, il est donné d’y réussir. En ce cas, tôt ou tard, il descend sur lui du bien qui, à travers lui, rayonne autour de lui » (Weil 1957 : 67). Ma thèse considère la réussite plutôt à travers une analyse de l’expérience de l’écriture, une expérience qui est bel et bien rattachée aux facultés humaines, pour ensuite accéder à ses conséquences théologiques.

Pour Jacques Maritain, la preuve ultime de « l’œuvre chrétienne » n’est pas la sensibilité de l’auteur, mais l’amour qui se trouve dans l’œuvre elle-même : « l’œuvre sera chrétienne

20 dans l’exacte mesure où l’amour sera vivant ». Dans son Art et scolastique (1920), Maritain a développé une esthétique précisément pour que les artistes puissent pratiquer à la fois leur art et leur foi, sans que l’un ne se heurte à l’autre, tout en restant distincts : « Si vous faisiez de votre esthétique un article de foi, vous gâteriez votre foi. Si vous faisiez de votre dévotion une règle d’opération artistique, ou si vous tourniez le souci d’édifier en un procédé de votre art, vous gâteriez votre art. ». Il ajoute qu’il serait vain de chercher une technique ou un style qui seraient ceux de l’art chrétien : « L’œuvre chrétienne veut l’artiste libre, en tant qu’artiste » (Maritain 1920 : 94-98). Ce refus de faire de la dévotion chrétienne une règle d’opération artistique était d’ailleurs le point de départ de cette thèse.

Finalement, les journaux intimes du philosophe chrétien Denis de Rougemont révèlent une pensée préoccupée par la question de la conciliation entre les vocations créatrice et chrétienne, surtout dans le contexte de la communauté. Comme Maritain, il déplore l’attitude de l’art pour l’art seul, mais moins pour la qualité de l’art que pour son impact sur l’artiste : selon lui, cette attitude « détourne l’écrivain de sa véritable mission et l’empêche d’agir concrètement sur son époque » (Ackermann 1996 : 1110). D’après son biographe Bruno Ackermann, De Rougemont considère qu’une personne qui a reçu une vocation « a la charge, qu’il soit croyant ou incroyant, de l’exercer au sein d’une communauté. C’est dans la relation entre deux modes de présence au monde, l’un tourné vers l’intérieur (l’intimité de l’être), l’autre vers l’extérieur (le monde réel), que se dégage le sens profond de sa vocation créatrice, qui est l’acte par excellence de la personne » (Ackermann 1996 : 1112). Cette tension créatrice entre l’intérieur et l’extérieur (ou ce que je désignerai plus tard comme les appels intérieurs et extérieurs) est un champ d’exploration majeur de ma thèse. D’ailleurs, je partage avec De Rougement, bien avant sa haute conception des exigences éthiques de sa vocation littéraire, son observation sur sa motivation d’écrire, faite dans l’intimité de sa pratique quotidienne :

Écrire est une démangeaison que l’on calme en grattant du papier. C’est à peu près aussi irrésistible, aussi peu rationnel que l’élan du désir, ou de la prière, et cela tient des deux, probablement […] J’écris pour chercher le sens au bout du compte. Un sens qui ne peut être défini que par le tout … comme le corps transcende aux organes. Je cherche Dieu (Ackermann 1996 : 1108).

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Chapitre 2 - Comment pratiquer la création littéraire comme vocation chrétienne ? Problématisation théologique

How then shall I imitate thee and Copie thy fair, though bloudie hand? George Herbert, « Thanksgiving », 1633 Dans ce deuxième chapitre, je discute les questions qui ont surgi dans mon parcours de la littérature et qui sont également pertinentes à ma pratique en général, à caractère théologique. Je commence avec une brève discussion de l’esthétique, développée par Kant et quelques théologiens, pour mettre en évidence que les questions qui en découlent n’ont pas bien changé. Puis je développe quelques réflexions sur la vocation littéraire chez des écrivains chrétiens pour identifier la résonance et la dissonance avec la vocation chrétienne. Ensuite, je cherche des points de repère dans l’histoire de la vocation. Je termine en faisant ressortir les éléments de l’expérience ou de la pratique de la vocation selon Christoph Theobald, afin de traiter les données recueillies sur ma pratique d’écrivaine.

1 L’art et la théologie

L’esthétique, ou « la science de la connaissance du sensible » (Viau 2002 : 15), est intimement liée à la théologie parce qu’il est impossible de saisir ou d’exprimer le sens de l’ineffabilité de Dieu sans avoir recours au « sensible ». Pour évoquer une sensation, un recours à l’imagerie sensuelle est nécessaire. Une fonction commune de la théologie et de l’esthétique est doxologique : emportés par la joie de s’être rapprochés de la beauté divine, les théologiens anciens jumellent leur prose conceptuelle systématique aux poèmes adressés à Dieu. Cet amalgame de formes est ainsi propice à la théologie pratique en recherche- création, et elle est une pratique que j’espère relancer avec cette thèse.

Quoi qu’il en soit, les théologiens anciens manifestent une certaine méfiance envers les plaisirs de l’imagerie sensuelle, bien que la Bible déborde de métaphores, de symboles et d’images de ce genre. Saint Ambroise et saint Augustin se méfiaient d’un langage sensuel

23 parce que ce langage pourrait les mener vers le péché de la volupté. Ironiquement, leurs écrits ont un style rempli d’imagination, d’émotion et d’intimité, exprimant leur désir toujours inachevé de saisir la beauté de Dieu : « Je vous ai goûté, et me voilà dévoré de faim et de soif; vous m’avez touché, et je brûle du désir de votre paix » (Augustin d'Hippone 2013 : 168). Selon Grégoire de Nysse, on peut tenter de saisir le caractère ineffable de Dieu par l’observation sensible et attentive du monde. Mais il mentionne (On Virginity) qu’on ne devrait le faire que dans un état intellectuel élevé, parce que « When we try to observe what we are unacquainted with, there is no small risk that we may slip entirely from the thought of it » (Grégoire de Nysse 2005 : 25), c’est-à-dire qu’il faut encadrer cette tentative d’appréhension de Dieu avec le raisonnement, sans quoi on risque de perdre le fil de notre pensée. De telles discussions autour de la place de l’esthétique dans la théologie et des moyens de les conjuguer continuent encore de nos jours.

Plutôt que artiste, le mot utilisé jusqu’au Siècle des lumières était plutôt artisan, aux connotations techniciennes, et pouvait comprendre les chimistes et les horlogers aussi bien que les architectes et les poètes. L’esthétique devient une discipline distincte de la philosophie au 18e siècle, et les conceptions esthétiques d’Emmanuel Kant ont eu une influence importante sur la théologie à venir (Thiessen 2005 : 3). Dans La Critique du jugement (1790), Kant différencie les horlogers et les artistes, mais il souligne que le plaisir de l’art vrai, par opposition aux arts dits agréables, ne peut être universellement partagé sans « règle ». Le plaisir doit avoir une part de jugement réfléchissant, non seulement d’une pure sensation :

La propriété qu’a un plaisir de pouvoir être universellement partagé suppose que ce plaisir n’est pas un plaisir de jouissance, dérivé de la pure sensation, mais de réflexion; et ainsi les arts esthétiques, en tant que beaux-arts, ont pour règle le jugement réfléchissant et non la sensation (Kant 1846 : 250). Chez l’artiste, cette règle est énigmatique, car il possède une qualité mystérieuse que Kant appelle le génie, reçu « directement de la main de la nature » (Kant 1846 : 256). Le génie est le « talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée […] l’originalité est sa première qualité ». L’artiste, selon Kant, « ne sait pas lui-même comment les idées se trouvent en lui ». Contrairement au travail d’un scientifique, il est impossible d’imiter celui

24 de l’artiste. Kant désigne cette imitation comme étant de la singerie. L’exemple de l’artiste est plutôt à suivre, où l’œuvre « éveille [en l’autre] le sentiment de sa propre originalité, elle l’excite à exercer lui-même son indépendance. » Il y a aussi dans une œuvre d’art un élément que Kant baptise l’âme (en allemand, Geist) : « Un poème peut être très net et très élégant, mais sans âme. » Il définit l’âme comme « une disposition de l’esprit » (Kant 1846 : 270), « une représentation de l’imagination, qui donne occasion de beaucoup penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept lui puisse être adéquat, et que, par conséquent, aucune parole ne puisse parfaitement l’exprimer et la faire comprendre » (Kant 1846 : 264).

Ainsi, selon Kant, l’artiste reçoit son talent de la main de la nature. Il explique l’essence de l’art avec des mots qui relèvent du spirituel (âme, esprit, génie) et si l’art a sa part de jugement réfléchissant, il échappe aux règles déterminées. Kant a ainsi posé les jalons d’un schéma esthétique qui métisse le rationel avec le spirituel, et qui sera donc facilement empruntable par les théologiens.

Ce n’est qu’à la fin du 18e siècle que les théologiens commencent à discuter de la nature précise de l’appel à la créativité et des obligations de l’artiste. Pour les Romantiques, c’est l’art seul et non la rationalité qui peut exprimer les états d’âme. L’art acquiert un pouvoir presque sacré et l’artiste devient une figure noble. Depuis cette époque, les théologiens continuent de décortiquer ce pouvoir et le rôle sacerdotal de l’artiste. Pour Paul Tillich (Writings in the Philosophy of Culture), le pouvoir qu’a l’artiste de représenter les choses ordinaires et réelles comme étranges et mystérieuses est ambigu et comporte une qualité quasi démoniaque. La transformation effectuée par l’artiste est apparentée à la sacramentalité religieuse : l’eucharistie, par exemple, révèle une dimension de la réalité ultime, la dimension sacrée des objets particuliers. Tillich avertit que cela peut mener à l’idolâtrie : les objets eux-mêmes ne sont pas divins. Parallèlement, les symboles littéraires peuvent nous détourner des choses qu’ils représentent : l’albatros de Baudelaire est un symbole du génie méconnu, mais ceux du poème L’Albatros sont aussi des oiseaux tangibles, qui « laissent piteusement leurs grandes ailes blanches » sur les planches du navire (Baudelaire 2014 : 78). Dans la main d’un autre poète, l’oiseau perdra sa propre

25 identité et le symbole devient un jeu d’artifice, ou un parasite sur la réalité, tandis que sous la plume de Baudelaire, il nous amène plus loin dans la réalité ultime. Selon Tillich, le pouvoir symbolique doit être authentique pour nous mener à cette réalité ultime : « genuine symbolic power in a work of art opens up its own depths, and the depths of reality as such » (Tillich 1990 : 321). Kant nous dit que le génie de l’artiste peut nous détourner de la réalité, ou baptiser cette réalité. Pour l’artiste chrétien, est-ce que c’est un pouvoir qui doit être soumis aux valeurs chrétiennes pour éviter le démoniaque et l’idolâtrie ? Comment assurer cette authenticité ?

Dans l’ensemble, les théologiens ont toujours été aux prises avec la place de l’art dans la foi et dans la société, mais en général, l’idée que ce talent soit tombé « de la main de la nature » et que ce soit une vocation chrétienne ne les enflammait point : la vocation concernait la vie religieuse seule et n’était pas une notion ouverte à l’écriture de fictions.

Pour explorer la création littéraire comme vocation chrétienne, il faut non seulement créer un modèle de la vocation chrétienne, mais aussi observer l’expérience de la vocation littéraire chrétienne pour identifier les intersections.

2 La vocation littéraire chrétienne

Dans cette section, j’aborde la création littéraire comme vocation en suivant ma lecture des Écritures, ainsi que des auteurs chrétiens qui ont soulevé d’une manière ou d’une autre des questions semblables aux miennes. Qu’est-ce que les auteurs chrétiens doivent écrire ? Est- ce que leur vocation est un appel de Dieu ? Sont-ils des élus ? Et qu’en est-il du « génie » de Kant ? En quel sens la « Muse » qu’attendent les auteurs est-elle similaire à l’Esprit Saint ? Toutes ces interrogations reviendront dans l’analyse de ma pratique littéraire, mais je commençe d’abord avec les Écritures et j’explore par la suite les questions soulevées par des auteurs chrétiens.

2.1 Vocations littéraires bibliques

La préoccupation concernant le lien particulier entre Dieu et l’écrivain n’est pas nouvelle. Dieu tout seul n’a jamais écrit un seul mot ; d’autres ont assumé cette tâche. De nombreux artifices du métier d’écrivain sont nécessaires pour parler du Père et du Fils et surtout du

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Saint-Esprit. Pour raconter l’expérience de leur relation avec Dieu, les auteurs de la Bible ont utilisé divers genres et figures littéraires, tels que les récits, les poèmes (par exemple, les Psaumes), et surtout les métaphores. Quand ils rapportent les paroles de Jésus, nous apprenons que lui aussi a utilisé des paraboles, des analogies et toutes sortes de genres stylistiques afin de communiquer son message à propos du Royaume des Cieux, mais il n’a rien écrit, d’après ce que nous savons. Il griffonna quelque chose dans le sable à un certain moment, mais les évangélistes ne se sont pas donné la peine de divulguer le contenu de ce qu’il écrivit (Jn 8,1-11).

Les auteurs de la Bible mentionnent rarement l’acte d’écrire ni leur propre activité d’écriture. Mais l’objectif d’écrire y est parfois souligné. Moïse inscrivit les lois de Dieu, les donna aux prêtres en leur demandant de les lire tous les sept ans au peuple d’Israël et à tous les étrangers qui demeuraient chez eux. Moïse explique aux prêtres qu’il les a rédigés pour le peuple Israël, « afin qu’ils entendent, apprennent à craindre Yhwh votre Dieu, et observent, pour les mettre en pratique, toutes les paroles de cette Loi » (Dt 31,12-13). Ainsi, Moïse écrit à des fins juridiques, pour établir et maintenir de bonnes relations avec les autres et avec Dieu dans la terre promise, d’une génération à l’autre, non pas pour communiquer son expérience de Dieu. Effectivement, comme explique Northrop Frye, à l’époque de Moïse, les paroles sont utilisées pour énoncer les lois ou à des fins commerciales, tandis que « la description est une fonction tardive, subordonnée des mots et du second ordre » (Frye 2000 : 5).

Quant à saint Paul, il décrit les révélations qu’il a reçues, non pas à des fins juridiques, mais pour que ses lecteurs puissent « apprécier [sa] compréhension du mystère du Christ » (Ep 3,3). Notez qu’il ne prétend pas communiquer le mystère du Christ, mais seulement sa compréhension de celui-ci. L’apôtre Jean, lui aussi, reconnaît les limites des mots quand il écrit : « J’avais beaucoup de choses à vous dire, mais je ne veux pas t’écrire avec l’encre et la plume. J’espère te voir bientôt, nous en parlerons de vive voix » (3 Jn 1,13). Dans les Écritures, Dieu n’exhorte personne à écrire – parfois même il les exhorte à ne pas écrire. Lorsque Jean reçoit ses visions de l’ange de l’apocalypse (dont la voix a été reprise par sept tonnerres), le désir d’écrire lui arrive : « J’allais écrire ; et j’entendis une voix du ciel me

27 dire : Garde secret ce dont les sept tonnerres ont parlé, ne l’écris pas » (Ap 10,4). Il devait plutôt prendre, de la main de l’ange, un petit livre et il devait le manger : « Il me dit : “Prends et dévore-le ; il rendra ton ventre amer, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel.” Je pris le petit volume de la main du messager et je le dévorai. Il avait dans ma bouche la douceur du miel et, comme je l’avalai, il devint amer à mon ventre » (Ap 10,9- 10).

Comme écrivaine, je reconnais le désir de Jean de communiquer le mystère de ce qu’il a vu et entendu. Mais on ne peut pas transmettre la Parole de Dieu directement. Nous sommes des êtres humains, de chair et de sang, et pas des orages. Je reconnais également le goût sucré des belles paroles. Elles sont issues d’un lieu intérieur mystérieux et ne semblent pas plus m’appartenir une fois qu’elles sont inscrites sur la page. Je reconnais également qu’il peut y avoir une certaine amertume à être appelé à sonder les profondeurs de l’existence humaine et à essayer de dire ce qu’on a vu, qui est souvent sombre et douloureux, et loin du mystère ou de la beauté qu’on cherche. Ce passage de Jean est un appel à écrire à partir du ventre, des profondeurs du corps, pas seulement ce qui est savoureux. La logique, si ingénieuse, ou l’esprit vengeur, peuvent être savoureux, mais demeurent à un niveau superficiel. Pour écrire ce qui est vrai ou authentique, ce qui va ouvrir les profondeurs de la réalité elle-même, je dois digérer (la digestion est physique et métaphorique) ce que je dis de tout mon être. Jean, le disciple que Jésus aimait, comprenait trop bien que l’ultime Parole ne peut être que de chair et de sang, comme nous. Dans cette même logique de la réalité ultime de la Parole, la phrase la plus mystique dans la Bible est la sienne : « Au commencement, la Parole, la Parole avec Dieu, Dieu, la Parole » (Jn 1,1). Comme l’écrit Northrop Frye, la Bible est un document logocentrique : elle est « […] the book that represents the word as the fundamental image for the relation of God to man and for the destiny of mankind in general » (Frye 2000 : 29).

2.2 La vocation littéraire chrétienne : créer des textes édifiants ?

Si l’appel à écrire est un appel à une vocation chrétienne, est-ce que l’écrivaine appelée doit appliquer une règle chrétienne aux sujets traités, adapter la manière de les traiter ? Flannery O’Connor dira catégoriquement non, que la question n’est pas la bonne. Comme écrivaine

28 catholique, elle réfléchit profondément sur la signifiance de sa vocation d’écrire. Bien que la religion soit omniprésente dans ses nouvelles, elle défie les attentes conventionnelles sur la façon dont un écrivain catholique doit se comporter. Ses personnages sont grotesques et l’action est souvent propulsée par la violence. L’amour, la miséricorde et la rédemption brillent par leur absence. Ces absences des qualités soi-disant chrétiennes ont servi à décupler les débats critiques sur son travail et surtout sur ce qui le qualifie comme catholique. Dans son essai « The Catholic Novelist in the Protestant South » (1988), O’Connor décrit comment les catholiques américains l’ont attaquée car elle n’édifiait pas ses lecteurs comme une bonne catholique devrait le faire, « failing to reflect hope, failing to show the church’s interest in social justice, failing to show life as a positive good, failing to portray our beliefs in a light that will make them desirable to others » (O’Connor 1988 : 854). Dans cet essai, ainsi que dans « The Fiction Writer and His Country » et « The Church and the Fiction Writer », O’Connor ne définit jamais ce que son écriture a de catholique, mais soutient à plusieurs reprises que l’art ne doit pas être utilitaire, que la littérature catholique ne doit pas avoir pour sujet les personnes vertueuses ni être conçue pour promouvoir l’adhésion à la foi. Je discute de cette question dans mon mémoire de maîtrise (Blair 2009), où je conclus que ce qui est chrétien dans les romans d’O’Connor sont ses prédispositions chrétiennes, « the obsession with the effects of the doctrine of the Incarnation on human life » et « sacramental reality that stresses divine immanence in concrete reality » (Bosco 2005 : 15). Une écrivaine chrétienne est ainsi disposée à explorer les frontières de la grâce : est-ce que l’Esprit pourrait être présent ici, là et même ailleurs ? O’Connor écrit que les écrivains doivent s’immerger dans la violence entre les principes et les faits (O'Connor 1988 : 856). Comme je l’ai soutenu, s’éloigner du confort et de la complaisance, que ce soit au niveau religieux, matériel ou culturel, est non seulement un test de la foi, mais une condition préalable de la vocation chrétienne ainsi que de la bonne écriture. La route de la grâce est de passer par la croix, pas de la contourner. Les mots doivent être amers dans notre estomac, comme dit saint Jean (Ap 10,9-10). L’écrivain doit faire face à la culture de la banalité, de l’autotromperie et de l’aliénation, afin de trouver une voix authentique (Blair 2009 : 167). Je reprends cette question de l’authenticité dans l’analyse de ma pratique au cinquième chapitre.

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Est-ce qu’une personne avec la vocation chrétienne d’écrivaine doit communiquer les certitudes de la foi chrétienne ou, au moins, comme l’a écrit Marcel Viau, amener le lecteur à la croyance ? Ce serait plutôt le contraire. En effet, Dostoïevski, orthodoxe croyant, ne propose aucun système de croyances. Y a-t-il un ordre moral et une autorité spirituelle dans ses romans ? L’auteur laisse la question en suspens. Le romancier ne va pas résoudre la question de façon conclusive et évidente au sein du récit lui-même. La conviction chrétienne de Dostoïevski est précisément ce qui le conduit à « ce retrait, cette indétermination » (Williams 2009 : 7-8). Rowan Williams démontre que, dans le cas de Dostoïevski comme dans celui d’O’Connor, toute affirmation d’une vérité indépendante exige des interrogations répétées de l’imagination, « experiments in extremity ». Le romancier doit accepter que ceux-ci aillent inévitablement donner des munitions aux athées qui les cherchent, parce que chaque interrogation honnête de la crédibilité de nos convictions comporte nécessairement la possibilité de leur déni. La création littéraire doit décentrer et critiquer la vie non examinée, pour la soumettre à ses convictions et doit nécessairement les risquer. L’art narratif authentique comporte ce risque, car il ne peut pas se fermer à autrui, ou à ce qui ne confirme pas les convictions de l’auteur. On revient encore à l’authenticité des signes et des symboles, parce que si « humanity is only itself when it is a sign of what is other » (Williams 2009 : 242-43), le récit doit présenter les lecteurs avec le coût réel d’affirmer une telle humanité.

Pour revenir à Jacques Maritain, pour qui « l’œuvre sera chrétienne dans l’exacte mesure où l’amour sera vivant » (Maritain 1920 : 96), le devoir de l’artiste chrétien est de tout simplement bien travailler; que l’œuvre révèle Dieu ou ne le révèle pas n’a rien à faire avec l’intention consciente de l’artiste :

Les constructeurs des cathédrales ne se proposaient aucune sorte de thèse. C’étaient, selon le beau mot de Dulac, « les hommes qui ne se savaient pas. » Ils ne voulaient ni démontrer les convenances du dogme chrétien ni suggérer par quelque artifice une émotion chrétienne. Ils croyaient, et tels qu’ils étaient ils opéraient. Leur œuvre révélait la vérité de Dieu, mais sans le faire exprès, et parce qu’elle ne le faisait pas exprès (Maritain 1920 : 92).

Voilà que les obligations de l’artiste chrétien semblent se résumer à l’authenticité, que celle-ci soit amère à son ventre ou douce comme le miel dans sa bouche. C’est dans

30 l’expérience des extrémités ou d’autrui qu’advient un questionnement de nos convictions et même que surgit le risque de les bouleverser. Mais la vie chrétienne est communautaire : a- t-on des obligations envers la communauté de croyants ?

2.3 L’isolement de l’écrivain

Malgré l’avènement du wiki, une technologie qui permet la création et la modification de texte collaboratif, la majorité de la création littéraire reste un acte accompli isolé des autres. Dans un certain sens, l’écrivain doit s’exiler pour répondre à sa vocation. Cet exil volontaire est-il cohérent avec la vocation chrétienne, qui comporte un élément de disponibilité et de services à rendre à la communauté des croyants, ou à l’Église ? James Joyce dans Portrait of the Artist as a Young Man (1916) perçoit la vocation de l’écrivain comme incompatible avec la vocation religieuse, telle qu’il la comprenait. Dans le contexte du Dublin de son époque, les deux n’auraient jamais pu se chevaucher et encore moins coïncider, parce que la communauté chrétienne d’alors ne l’auraient pas permis. Stephen, le personnage principal, est sollicité pour devenir prêtre et, à bien des égards, est attiré par cette vocation. Le roman de Joyce traite explicitement de la mutation de sa vocation : le mot « appel » est répété à plusieurs reprises dans le texte, surtout au troisième chapitre rédigé en une longue homélie utilisant la rhétorique persuasive. Stephen est capable de l’analyser grâce à sa pratique littéraire : « La voix du directeur faisant valoir devant lui les orgueilleuses revendications de l’Église [...] résonnait en vain dans sa mémoire […] il savait maintenant que l’exhortation qu’il venait d’écouter s’était déjà transformée en un discours creux et formel5 » (Joyce 1992 : 244). À la fin du roman, il décide de quitter sa famille et ses amis et de s’exiler afin de créer. Joyce suggère que l’artiste doit être une figure isolée : afin de répondre à cet appel, Stephen rejette sa collectivité, refuse la participation politique, l’appartenance religieuse et l’engagement familial. Cependant, bien qu’isolé, l’objectif ultime de Stephen est de donner une voix à la société qu’il quitte et de « forger dans la fonderie de [son] âme la conscience incréée de [sa] race6 ». Il reconnaît que

5 Trad. Jacques Aubert et Ludmila Savitzky. 6 Traduction originale corrigée (« course » corrigé à « race »).

31 c’est la communauté qui l’a créé et qui a façonné son identité. Il tourne le dos aux formes traditionnelles de participation et d’appartenance, mais il envisage sa vocation littéraire comme un service à la communauté. Cette association entre la vocation littéraire, l’exil et l’appartenance au groupe de croyants va refaire surface dans l’analyse de ma pratique, détaillée au cinquième chapitre.

2.4 L’appel à la création littéraire : l’élection à un rôle sacré ?

Stephen Dedalus n’a pas rejeté la vocation religieuse; il l’a plutôt recréée, non seulement comme forme de service à la communauté, mais aussi dans son esprit7 (Franke 2006 : 251- 268). Ce nouveau genre de vocation religieuse avait acquis, dans les milieux protestants, un statut social élevé qui encourt les mêmes risques de l’état ecclésiastique que ceux mentionnés par le fondateur des Sulpiciens Jacques Olier au 15e siècle : « [ils] sont conduits au sacerdoce par l’ambition, et le désir des honneurs » (Chaillot, Cochois et Noye 1984 : 21). Avec l’arrivée de l’alphabétisation de masse et de la séparation entre la religion et l’État en Grande-Bretagne au XIXe siècle, la religion perd en grande partie son autorité, l’art devient le culte, et la gloire littéraire attire un hommage naguère réservé aux prêtres. L’écrivain écossais Walter Scott mentionne à plusieurs reprises la tâche sacrée du poète, alors que le poète Swinburne peste que le culte de l’art est devenu la grande hérésie de l’âge (McKelvy 2007 : 1-8). Recevoir la marque d’artiste manifeste une désignation d’autorité : cette personne a été sélectionnée pour une mission d’édification de l’humanité. S’agit-il encore une fois d’une élection, même si faute de transcendance elle semble hasardeuse, provenant de la main de la nature ?

Cependant, la notion romantique que les artistes sont les « élus » a été contestée dans notre ère. Shinichi Suzuki, philosophe de l’éducation musicale qui a inspiré le grand pédagogue

7 William Franke prend l’exemple de James Joyce pour affirmer que la littérature est une nouvelle théologie, parce qu’elle peut créer les rituels et les sacrifices qui réussissent à échapper à l’endurcissement du dogme. La pleine participation de la littérature à la vie réelle et dans sa concrétude est théologique dans ses motivations profondes : selon lui, elle débloque l'Eucharistie des confins de la sainteté abstraite (Franke 2006 : 251-268). La création littéraire, en évoquant le pathos de la vie humaine en danger et en rappelant la vulnérabilité de chaque individu à la violence que l'ordre social n’arrive pas à éloigner, effectue essentiellement la même fonction que le sacrifice à l'origine de la communauté humaine.

32 québécois Claude Létourneau, disqualifie le talent artistique comme condition préalable aux capacités musicales. Celles-ci ne sont pas innées, mais plutôt acquises. En effet, les enfants apprennent à jouer grâce à l’environnement ambiant, exactement comme l’apprentissage de leur langue maternelle, et s’ils étaient immergés dans la musique comme dans leur première langue, ils pourraient devenir des musiciens de premier ordre, grâce à un apport soutenu de leurs proches (Suzuki 1983). L’écrivain Malcolm Gladwell évoque quant à lui le mythe du talent dans son livre The Outliers. Il écrit sur le rôle de la famille, de la culture et de l’amitié dans le succès des artistes. Il évoque surtout « la règle des 10 000 heures », selon laquelle le soi-disant génie de l’artiste dépend beaucoup plus du temps consacré à la pratique qu’au talent dit naturel. Les Beatles, par exemple, ont joué plus de 1200 fois entre 1960 et 1964, amassant plus de 10 000 heures de spectacles avant de devenir célèbres (Gladwell 2008 : 50).

Or s’il n’y a rien de mystérieux dans le génie ou le talent de l’artiste, y aurait-il une qualité en l’art lui-même qui sacramentalise l’exercice ? Cette idée est rejetée d’emblée par l’écrivain contemporain bosnien américain Aleksandre Hemon. Son mentor littéraire en Serbie, professeur hautement cultivé, intelligent et talentueux, s’avéra être en fin de compte un fasciste et se suicida en 1997. Hemon conclut qu’il n’y avait rien de moralement noble à la grandeur littéraire. Pendant la guerre, les personnes les plus généreuses et compatissantes n’étaient pas du tout intéressées par les livres. Lorsqu’on lui demande pourquoi il écrit des livres, Hémon dit tout simplement : « L’alternative n’est pas acceptable » (Wachtel 2013).

En ce sens, sauf pour son travail acharné, l’artiste ne peut prendre aucun crédit pour son talent et la création d’une œuvre d’art n’est garante d’aucune vertu ou disposition dites chrétiennes. Mais il demeure toujours un élément mystérieux dans l’appel à la création artistique que nous n’avons pas encore saisi. Je termine cette section avec deux images fictives qui expriment l’inspiration, descendant parfois comme une colombe si on est chanceuse – cette présence convoitée par tout artiste – que je vais explorer plus tard. Ces écrivaines évoquent une présence qui ressemble beaucoup à l’Esprit saint : source de notre passion d’écrire, nécessaire à la pratique, intime et mystérieuse, et tout à fait hors de notre contrôle, toute comme la prière.

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L’écrivaine américaine chrétienne Willa Cather dépeint la jeune artiste Thea Kronberg dans son roman Le Chant de l’Alouette (1915) comme ayant un esprit amical qui l’accompagne. Cet esprit est physique et intime, mais aussi distinct d’elle. Cather évoque sa présence à la fois sociable et imprévisible :

Elle savait, bien sûr, qu’il y avait en elle quelque chose de particulier. Mais cela ressemblait plus un génie familier qu’à quelque chose qui faisait partie d’elle- même. Elle lui dédiait tout, et il lui répondait ; le bonheur était fait de ce mouvement qui la faisait ainsi avancer et reculer. Ce quelque chose d’inconnu venait et repartait, elle ne savait jamais comment. Parfois elle se mettait à sa recherche sans parvenir à le trouver et puis elle leva les yeux d’un livre, ou sortait, ou se réveillait le matin, et il était là – sous sa joue, c’était là qu’il se mettait en général, ou sur sa poitrine – comme une sorte de chaleureuse certitude. Et lorsqu’il était là, tout en devenait plus intéressant et plus beau, même les gens8 (Cather 2007 : 93).

Dans son Bird by Bird : Reflections on Writing and Life, Anne Lamott dépeint le processus de la création littéraire ainsi : « A movie begins to play in my head, with emotion pulsing underneath it, and I stare at it in a trancelike state, until words bounce around together and form a sentence. Then I do the menial work of getting it down on paper, because I’m the designated typist […] » (Lamott 1995 : 56). L’écrivaine représente sa pratique comme une synergie entre le travail acharné et la passivité attentive en face d’un mystère hors de son contrôle: […] I’m also the person whose job it is to hold the lantern while the kid does the digging. What is the kid digging for? The stuff. Details and clues and images. Invention, fresh ideas, an intuitive understanding of people. I tell you, the holder of the lantern doesn’t know what the kid is digging for half the time – but she knows gold when she sees it (Lamott 1995 : 56).

Le mot génie, utilisé par Kant, est intéressant par son ambiguïté : il peut désigner une aptitude, une disposition naturelle et remarquable, mais la définition la plus ancienne est « un être divin ayant une fonction de guide et de protecteur, immanent à chaque individu dont il symbolise l’être spirituel et à la destinée duquel il préside » (TLFi 2009 : « Génie »). Ces images littéraires, qui suggèrent que le génie qu’on cherche à saisir est un esprit qui

8 Trad. Marc Chenetier.

34 descend ou qui arrive de temps en temps, plutôt qu’un esprit immanent à la personne, expriment le mieux les questions pratiques explorées dans cette thèse : comment faciliter le travail du gamin, comment tenir la lanterne et reconnaître l’or.

Dans cette section, j’ai exploré l’apport des écrivains de la Bible et d’œuvres de fiction aux questions pratiques et spirituelles associées à la vocation littéraire, et surtout celles qui pourront être pertinentes à la vocation chrétienne. Pour la suite, je vais parcourir l’histoire de la théologie de la vocation pour déceler les apports des traditions ecclésiales, magistérielles et théologiques à ma question de thèse. Je commencerai avec les définitions successives de la vocation, puis l’évolution de l’idée de la vocation dans l’histoire de la théologie, et je terminerai avec la pensée du théologien Christoph Theobald, qui a inspiré ma grille de réflexion théologique.

3 La vocation chrétienne en évolution

Dans cette partie, je trace brièvement l’histoire de la différence radicale entre les deux définitions principales de la vocation : la définition religieuse et celle plus large par laquelle la vocation est un appel de Dieu à suivre une piste particulière, soit un travail ou un état de vie. J’explore aussi la nature de l’appel : vient-il de l’intérieur, ou de l’extérieur ? Y a-t-il des vocations dites plus chrétiennes que d’autres ? Sont-elles hiérarchisées ?

3.1 Définitions

Le mot vocation vient du substantif vocatio – appel – et du verbe vocare. Il suppose un appelant – une voix, quelques mots – et un interlocuteur. Tout comme certaines interprétations de textes bibliques évoquent l’histoire de notre compréhension de la Parole de Dieu, l’évolution des définitions nous fournit un tableau des idées reçues de l’époque, une image contemporaine de ce Dieu qui fait appel : comment sonne sa voix et avec quelles paroles, et quelles sont les personnes susceptibles ou dignes de les entendre. Dans le contexte catholique d’il y a 60 ans, le mot se référait presque exclusivement à l’appel de Dieu à la vie religieuse, alors que dans le monde anglo-saxon, le mot était plutôt utilisé dans son sens laïque de métier ordinaire, d’entreprise ou de profession dès le 16e siècle. Les deux sens du mot perdurent jusqu’à nos jours.

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Selon le Trésor de la Langue Française, le premier sens du mot vocation est biblique. Il s’agit d’un appel particulier venant de Dieu, semblable à l’élection, ou bien d’un mouvement intérieur par lequel l’être humain se sent appelé par Dieu et voué à la vie religieuse (TLFi « Vocation » 2009). Le deuxième sens, plus laïque, est « l’inclination, [le] penchant impérieux qu’un individu ressent pour une profession, une activité ou un genre de vie [et en particulier qui exige] dévouement et désintéressement (enseignement, médecine, recherche scientifique) ». Plus tard dans la définition, on trouve la simple « destination individuelle de chaque être humain ». Ces définitions suggèrent à la fois l’initiation par Dieu, ou par une force divine moins spécifique, ainsi que l’orientation (ou mieux, le penchant impérieux) envers un travail particulier, de même que notre capacité humaine à l’accomplir. Actuellement, l’utilisation la plus courante du mot est toutefois dans le cadre des compétences techniques nécessaires pour accomplir un travail rémunéré – la formation professionnelle, les écoles professionnelles et l’orientation professionnelle.

On ne trouve pas le mot vocation dans la Bible. Les prophètes sont appelés par Dieu, certes, mais pas à un mode de vie, plutôt à des tâches précises. Dans le Nouveau Testament, Dieu interpelle certaines personnes à devenir des disciples de Jésus, donc sollicitées à des identités personnelles. Plus loin, dans les Épîtres de saint Paul, nous sommes appelés au salut, donc à un état d’être plutôt qu’à une identité (Rm 1,6). Parmi ceux ressentant le fameux penchant impérieux à écrire, sont-ils plutôt attirés à une tâche, une identité, ou un état d’être ?

Tout comme les appels relatés dans la Bible, les définitions de la vocation proposées par les théologiens et l’Église au cours des siècles sont des manifestations de leurs suppositions concernant la nature de Dieu, sur la Providence par laquelle Dieu intervient dans le monde, sur la grâce par laquelle Dieu nous aime et sur les potentialités et les limites de l’expérience spirituelle. Leurs définitions sont aussi révélatrices de leurs visions respectives du rôle de l’Église, et de l’engagement moral et ecclésial du chrétien. Comment ouvrir la connaissance de la vocation chrétienne pour qu’elle soit une affirmation de la vie humaine dans le plan de Dieu, de l’appel de Dieu à moi, aux autres, et également une affirmation des autres appels humains ?

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Ci-dessous, j’expliquerai comment les divisions théologiques principales sur les interprétations de la vocation chrétienne se sont produites pendant la Réforme, surtout avec la pensée de Luther. D’autres conflits s’ouvrent en rapport avec la nature de l’appel (vient- il de l’intérieur ou de l’extérieur ?) et se poursuivent dans la réaction néoscolastique à la Réforme. Malgré l’ouverture du Concile Vatican II, qui a construit des ponts importants avec les interprétations des « frères séparés » (surtout les protestants), je propose qu’il y a eu depuis des reculs dans les déclarations du Magistère de l’Église (ex. Vita Consecrata de 1996). Les dissensions se poursuivent aussi dans les différends théologiques concernant l’intersection de la nature avec la grâce et dans les théologies parfois antagonistes de création et de rédemption.

Il est toujours important d’interpréter la vocation chrétienne pour des raisons pratiques. Elle peut être une question de vie ou de mort : Jean-Paul Sartre raconte l’histoire d’un étudiant qui confronte un choix vocationnel difficile, entre deux options vertueuses, pendant la Guerre : rejoindre la Résistance ou rester à la maison afin de prendre soin de sa mère ? Selon Sartre, la doctrine chrétienne n’offre aucune aide à cet étudiant (Hahnenberg 2010 : 127). Une nouvelle théologie de la vocation au service du monde manque donc toujours.

3.2 La vocation chrétienne : religieuse ou profane ?

Dans l’Église primitive (c. 100-500), la vie chrétienne était dangereuse et très exigeante, critères faisant partie de son attrait. À l’époque, la pratique ou non de l’autosacrifice – sainte Perpetue par exemple a renoncé à allaiter son bébé pour être tuée par un gladiateur – et le degré d’affichage de la foi formaient les questions brûlantes de la vocation (Placher 2005 : 39). Avec l’influence de la philosophie grecque, où la theoria est supérieure à la praxis, une hiérarchie parallèle de la sainteté s’est établie, selon laquelle la vocation chrétienne supérieure était celle du moine, suivie par celle des clercs. Les laïcs se retrouvaient au dernier rang de l’échelle ; ils ne sont pas appelés à un état de vie particulier. Ils n’ont donc pas de vocation (Hahnenberg 2010 : 7).

Cette barrière entre ceux qui sont appelés à la vie religieuse et les autres sera brisée par la Réforme et ses répercussions. Luther traduit le klesis de saint Paul (1 Co 7,20) comme beruf, ou l’état de vie. Il déplace la notion de vocation au-delà du monastère, vers le monde.

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Selon Luther, la parentalité et le travail manuel sont deux appels saints – à la vie ordinaire. Les vœux de la vie religieuse, en revanche, sont directement contraires à la vraie liberté : ils ne libèrent le chrétien que de ses voisins, précisément là où il devrait être engagé par l’amour (Hahnenberg 2010 : 13). Selon Luther, les appels vocationnels n’ont rien à voir avec le goût personnel, le choix ou le talent, mais sont plutôt des incitations à glorifier Dieu dans notre vie de tous les jours, surtout au service de nos frères et soeurs, peu importe où ils se trouvent. Central à la vocation est l’amour du prochain, ramenant à un plan local les invocations de Dieu. L’appel n’est pas une voix secrète qui nous révèle un bleu caché dans l’esprit de Dieu; il vient par l’entremise d’autrui, de celui qui est lié à nous par cet amour du prochain (Hahnenberg 2010 : 17). Comme Gladwell et Suzuki l’ont soutenu pour la vocation d’artiste, le génie de la vocation chrétienne ne se cultive pas dans un milieu raréfié et éloigné des mortels communs, mais dans la pratique quotidienne des vertus chrétiennes ordinaires.

Ainsi, Luther externalise le concept de la vocation, qui perd ainsi sa qualité intérieure. La perspective luthérienne, avec son but louable de sacramentaliser tout travail humain, a fini par séculariser la notion sacrée de la vocation – celui qui appelle en est amputé. Une autre conséquence néfaste de cette sécularisation est que l’emphase de Luther sur les potentialités saintes de la vie ordinaire servait aussi à étayer le statu quo, c’est-à-dire à maintenir la hiérarchie des classes sociales à une époque toujours marquée par le féodalisme. Calvin a poussé plus loin la vision de Luther, prétendant que non seulement nous sommes destinés à un service particulier, mais que notre succès est un signe de la bénédiction divine (Hahnenberg 2010 : 20). Weber écrit en 1905 que la pensée de Calvin a stimulé le développement d’un « sens extrêmement aigu des affaires combiné avec une piété qui pénètre et domine la vie entière […] qui aurait favorisé le développement de l'esprit capitaliste » (Weber 2002 : 20-22).

L’idée que les vocations d’une seule personne peuvent être multiples complique davantage la signification luthérienne de la vocation. Pour éviter sa difficulté conceptuelle dans le contexte des personnes qui occupent souvent plusieurs postes ou fonctions à la fois, Luther parle de deux genres de vocations ou d’appels : le vocatio externa (ou beruf) et le vocatio

38 spiritualis (à proclamer l’Évangile). Mais lorsque le beruf est multiple et que les deux genres d’appels, externa et spiritualis, sont en conflit, comme dans mon cas, la théologie luthérienne n’aide pas à résoudre le problème (Volf 2001 : 105).

La Réforme a donc ouvert la conception de vocation, devenue d’une complexité déconcertante, à l’exploitation des travailleurs par les forces capitalistes. Toutefois, ni Luther ni Calvin n’avaient conçu la vocation comme un chemin individualiste. Selon Hahnenberg, tous les deux regardent la vocation comme une voie pour Dieu et par les autres qui, par le biais de l’Église, de la famille et de toute personne, nous aide à interpréter les désirs de Dieu pour nos vies. Dans le monde d’aujourd’hui, où règne le capitalisme néolibéral et dans lequel le travail est souvent déshumanisant, cette association de la vocation chrétienne avec le travail quotidien séculier, et cette considération du succès économique comme bénédiction, sont en conflit flagrant avec les paroles de Jésus, qui nous dit clairement que ce sont les pauvres de ce monde qui sont bénis (Hahnenberg 2010 : 25).

Malgré les intentions de Luther et de Calvin, dans leur contexte respectif, il est incontestable que l’ouverture de la notion de vocation à tout travail humain l’a exposée à l’individualisme et aussi à la possibilité de poser la question de la création artistique comme vocation chrétienne.

Quel parti prendre ? où suis-je et qui dois-je être ? Né dépourvu, dans la foule jetée Germe naissant par le vent emporté, Sur quel terrain puis-je espérer de croître ? Comment trouver un état, un emploi ? Sur mon destin, de grâce, instruisez-moi.

Voltaire, Le Pauvre Diable (Moreau et collab. 1877 : 99)

La question posée par Voltaire, « qui dois-je être? » est un cri démocratique qui date d’il y a seulement deux siècles, lié à la nouvelle idée de l’intimité, de la vie privée et de l’individualité (Schlanger 2010 : 9). Dans les sociétés prémodernes, où le travail est déterminé par le statut social ou, dans certains endroits, par le nom de famille (en Angleterre, par exemple, les Smiths et les Bakers étaient les forgerons et les boulangers), poser cette question serait un luxe impensable. Depuis, elle est devenue romantique, intense

39 et passionnée, presque sacrée : « qui êtes-vous? » deviendra « qu’aimez-vous faire ? » La nouvelle idée qu’on a droit à une vie qui satisfait nos désirs a eu des répercussions politiques et économiques. Ainsi, Weber affirme que cette nouvelle perspective protestante, une fois qu’on y enlève la religion, n’aboutit qu’à une poursuite de la richesse personnelle et à une cupidité quasi sanctifiée (Schlanger 2010 : 24). Cependant, si la question de l’origine de l’appel a été dans un certain sens évacuée du débat, l’interprétation de la vocation de l’artiste, aussi laïcisée soit-elle, n’est pas aujourd’hui complètement dissociée du devoir, du sacrifice, du dévouement, de l’héroïsme et même du martyre, comme en témoigne le sort des dessinateurs de Charlie Hebdo et les discussions qui l’entourent (Pratte 2015). Même une vocation artistique, aussi individualiste qu’elle paraisse, peut donc mener à l’exercice des vertus chrétiennes les plus anciennes.

3.3 Un appel intérieur ou extérieur ?

En réaction à Luther et à son déplacement de la vocation vers la vie quotidienne et vers nos proches, que ce soit ceux de notre milieu actuel ou ceux extérieurs, le monde catholique a resserré son interprétation de la vocation, en réaffirmant la hiérarchie médiévale de la sainteté (le Concile de Trente condamne tous ceux qui nient que la virginité consacrée soit supérieure au mariage) et en soulignant que l’appel vient à la personne dans l’intimité de son âme. Subtil, il faut le détecter en suivant des indices éphémères, comme ceux que laisse un meurtrier dans un polar, et la vocation est presque uniquement interprétée comme la vie religieuse. Les Jésuites, qui offrent les exercices spirituels de saint Ignace pour les laïcs également, mettent toujours l’accent sur la dynamique interne et affective du discernement, et non sur le rôle des facteurs externes. Les Sulpiciens, quant à eux, développent une liste de signes ou de marques d’une vraie vocation. Ils présentent les forces intérieures et extérieures comme des opposants irréconciliables et voient la vocation comme une inclination intérieure dont la « consistance immuable » résistera à toutes les « attaques étrangères ». Selon leur fondateur, Jean-Jacques Olier, l’appel à la vocation est : un mouvement de Dieu qui porte toute l’âme et qui l’incline à cette divine profession, non par sentiment [...], mais par empire, par état et consistance immuable en son fond. Ce n’est pas que l’âme [...] n’éprouve quelques fois des attaques étrangères et des tentations qui l’ébranlent et la troublent de l’extérieur, et même très sensiblement : mais dans le fond, la disposition et l’inclination

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pour cet état demeurent toujours les mêmes. Ce qui fait voir que c’est l’esprit de Dieu habitant en elle qui lui donne cette pente, et qui la porte où il désire (Olier 1856 : 21).

L’un des signes spirituels d’une vocation est donc la permanence de l’attraction, en dépit de tous les appels concurrents. Cette permanence se reconnaît aussi dans l’attraction de la création littéraire. Reconnaissables aussi sont les pièges de l’ambition et de la vanité associés au monde artistique : les exercices sont nécessaires afin de discerner la vraie vocation, selon Olier, à cause du nombre de prêtres sans idéal sacerdotal : Les uns n’embrassent l’état ecclésiastique que pour avoir de quoi subsister […] D’autres sont conduits au sacerdoce par l’ambition et le désir des honneurs. Il en est enfin qui ne recherchent les ordres que pour s’enrichir [...] Ce sont ceux- là que Notre-Seigneur appelle des mercenaires, et dont Ezéchiel disait qu’ils se paissent eux-mêmes et non leurs brebis. La honte et le dérèglement de leur conduite ont déshonoré l’état ecclésiastique aux yeux des fidèles, qui le regardent presque maintenant comme l’état le plus vil et le plus méprisable (Chaillot, Cochois et Noye 1984 : 21).

Malgré l’importance de ces inclinaisons intérieures, du désir ardent de l’âme, ces exercices et listes pour dénicher les vraies vocations ont fini par alimenter un moralisme mécanistique et un dévotionalisme sentimental9 qui ont perduré dans le catholicisme populaire du 18e au 20e siècles. La voix de Dieu qui appelle est devenue surtout secrète et surnaturelle (Hahnenberg 2010 : 24, 72).

Au début du XXe siècle, le canon Joseph Lahitton dans son livre La Vocation Sacerdotale (1909) insiste sur le fait que la vocation n’est aucunement un appel secret ou un « attrait » intérieur, et que cette idée est responsable de la passivité de l’Église qui, obligée d’attendre que les candidats soient appelés dans le secret de leurs cœurs, est soumise à la « médiocrité pieuse » des prêtres. Selon Lahitton, cette idée est contre la tradition de l’Église, où la vocation est plutôt le fruit d’un appel extérieur et dans le pouvoir de l’évêque, qui « dépose dans l’âme l’élection de la vocation sacerdotale divine » 10. Il ajoute que l’Église se prive d’hommes de qualité qui n’entendent pas la « voix secrète » et qui ne se présentent donc

9 A mechanistic moralism and sentimental devotionalism. Trad. LB. 10 Saint Cyrille d'Alexandrie avertit « Que personne ne se mette en avant de lui-même pour le sacerdoce, mais qu'il attende d'être appelé ».

41 pas pour l’ordination, ou encore d’autres hommes exceptionnels auxquels personne n’a suggéré la possibilité du sacerdoce. Malgré une révolte contre cette extériorisation de la vocation, Pie X a endossé la position de Lahitton qui est en harmonie avec la division énergique entre la nature et la grâce des néoscolastiques, et qui réitère la hiérarchie de la sainteté, du célibat et des dons naturels et surnaturels (Hahnenberg 2010 : 85). Les directeurs spirituels et les confesseurs ont la responsabilité particulière d’aller à la recherche de ceux qui auraient reçu une mission de la part de Dieu : « Il est leur devoir de découvrir le germe de vocation, et de le développer par la formation du caractère et l’encouragement d’une générosité de la volonté » (Vermeersch 1912). Dans une société où l’Église était très puissante, comme le Dublin de James Joyce et le Québec des années 1940, les vocations ont été repérées même parmi les très jeunes enfants, d’où l’existence de nombreux petits séminaires, juvénats, etc. Cette pratique s’inspire de saint Benoît, qui admet à son ordre religieux de jeunes enfants s’ils sont présentés par leurs parents (Vermeersch 1912). Cette approche veut que Dieu puisse aider notre choix par des mouvements intérieurs, conscients ou pas, ou par le conseil d’un ami, mais que, globalement, les vocations résultent de la délibération cognitive, et qu’on doive se méfier des affections, penchants jugés arbitraires et peu réfléchis.

Lahitton avait signalé un problème majeur avec la vocation en tant qu’appel exclusivement intérieur ou don surnaturel injecté dans l’individu. Il marginalise cependant un élément important de la vocation, l’expérience spirituelle de l’appel. En plus, il situe toujours l’appel à la vocation au sein de la hiérarchie de l’Église.

Pour revenir aux débats sur le génie artistique, c’est-à-dire d’où il vient et comment le nourrir, des questions semblables à celles discutées par les théologiens sont actuellement débattues dans les mondes artistique et sportif. Comme j’ai déjà évoqué dans le sillage de Suzuki et de Gladwell, sont débattues plusieurs questions essentielles concernant le travail, les expériences et les compétences requises pour une carrière artistique ou sportive. Quelle est la part du talent, du génie, par opposition à celle du simple désir, de la volonté brute et de la pratique acharnée ? Est-ce que l’appel à la vocation de l’artiste et du sportif peut venir de l’extérieur sous la forme de l’inspiration d’un parent, d’un mentor ou d’un professeur ?

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Des découvreurs de talent assistent à chaque compétition sportive ou concours de chant, prêts à débusquer la prochaine source potentielle de richesse et de gloire. Or on cherche toujours à savoir si un enfant est né avec le talent ou s’il l’acquiert grâce à son éducation : les théories abondent mais elles se contredisent. On se dispute sur l’âge acceptable pour que l’enfant se présente aux Jeux Olympiques, par exemple. Au lieu de juvénats et de petits séminaires, on a maintenant des écoles publiques qui se spécialisent dans les formations sportive et artistique – souvent avec des noms qui trahissent leur héritage religieux (par exemple, l’école Cardinal Roy, à Québec, avec son programme « Sports, Arts, Études »). On n’a qu’à regarder les émissions de télévision comme Star Académie et La Voix, où la chanteuse talentueuse est mise en avant par sa famille et puis sélectionnée par un jury, pour voir à quel point la société contemporaine est toujours aux prises avec une question analogue à celle de Lahitton. On se demande : quel est-il, au juste, ce talent ? La notion a acquis une sorte de mystique irrationnelle apparentée à la prophétie ou à la sainteté. Dans le monde artistique, on ne parle pas souvent de la dichotomie entre la grâce et la nature, ni d’une théologie de la vocation, ni d’un appel qui viendrait de Dieu ou de la nature d’une vocation artistique, mais la question de la vocation est toutefois débattue de sa propre façon. Au sein des Églises, on n’en dirait pas autant.

Jusqu’aux années 1950, l’Église catholique reconnaissait à peine que les laïcs pouvaient être appelés à une autre vocation que la vie religieuse. Sur une soixantaine de pages à ce sujet dans le Dictionnaire de spiritualité (Viller, Cavallera et Guibert 1932 : 1937-1995), par exemple, seulement dix pages ne se rapportent pas directement à la vie religieuse. Ce n’est qu’avec le Concile Vatican II que l’Église catholique ouvre les portes de la vocation chrétienne aux laïcs.

3.4 Vatican II : « consacrer le monde à Dieu »

Dans Ad Catholici Sacerdotii (1935), le pape Pie XI se campe plutôt du côté de Lahitton lorsqu’il commente l’office du sacerdoce :

Vous le savez bien, Vénérables Frères, pour accéder à cet office, plutôt qu’un attrait intérieur et un penchant sensible, qui peuvent parfois faire défaut, c’est l’inclination droite et l’intention de l’esprit vers le sacerdoce, ainsi qu’un ensemble de qualités du corps et de l’âme qui le rendent propre à embrasser cet

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état (Pie XI Ad catholici sacerdotii fastigium : no 51).

Pie XI ajuste le tir avec Menti nostrae, en 1950, mais pour le Concile Vatican II, cette approche toujours technique et hiérarchisée donne lieu à un besoin d’élargir la conception de la vocation qui, une fois mûrie, paraît dans Lumen gentium (1965), où les mots de Luther sont éloquemment reformulés :

La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs et travaux du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. À cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment (Concile Vatican II Lumen Gentium : no 40).

Ainsi, « les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même, rendant partout à Dieu par la sainteté de leur vie un culte d’adoration » (Concile Vatican II Lumen gentium : no 34). Ce nouvel accent sur le rôle des laïcs dans la vie et la mission de l’Église a produit une nouvelle vague d’engagement chez les catholiques, qui s’immiscent en grand nombre dans les enjeux de la justice et de la paix avec la bénédiction fraîche de l’Église (O'Malley 1989 : 17). Le droit des laïcs à leur propre vocation vient avec un devoir, celui de « chercher à connaître toujours plus profondément la vérité révélée et demander instamment à Dieu le don de sagesse » (Concile Vatican II Lumen gentium : no 35). La vocation n’est plus l’apanage de personnes appelées à la vie religieuse, mais appartient à chaque chrétien baptisé, et les vocations religieuses ne sont plus considérées comme supérieures aux autres. La théologie de la vocation se transforme par une nouvelle perception de l’action de la grâce dans la vie humaine et dans l’histoire.

Des éléments inédits surgissent dans ce nouveau discours de l’Église autour de la vocation. Un vocabulaire de narrativité et de créativité s’articule et détache l’idée de la vocation de son ancien attelage hiérarchique et sacerdotal. La Parole de Dieu est créative, et notre réponse à l’appel de Dieu nous apporte notre propre liberté créatrice (Sauvage 1995 : 1126). Ce discours ouvre un lieu hospitalier au sein de l’Église pour les artistes (Jean Paul II Lettre aux artistes) et dément aussi la notion de l’appel à la vocation comme seul moment de découverte donnant suite à une étiquette donnée une fois pour toutes, figée dans

44 le temps. Dans Pastores dabo vobis, Jean Paul II soulève sa dimension temporelle : la vocation est « l’histoire d’un ineffable dialogue entre Dieu et l’homme, l’amour de Dieu qui appelle et la liberté de l’homme qui, dans l’amour, répond à Dieu » (Jean Paul II Pastores dabo vobis : no 36). Elle n’est pas un dessein préétabli dont il faudrait découvrir le secret, mais un « dialogue merveilleux et permanent au long d’une histoire d’écoute et de réponse ».

En ce qui concerne le contexte de ce dialogue merveilleux, en 1992, Jean Paul II essaie de rapatrier au sein de l’Église cette idée nouvellement libérée de la vocation :

Toute vocation chrétienne vient de Dieu, est don de Dieu; mais elle n’est jamais donnée en dehors ou indépendamment de l’Église. Elle passe toujours dans l’Église et par l’Église, parce que, comme le rappelle le Concile Vatican II, « il a plu à Dieu que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément hors de tout lien mutuel; il a voulu au contraire en faire un peuple qui le reconnaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté » (Jean Paul II Pastores dabo vobis : no 30)

Il a jugé bon de nous rappeler que la vocation n’existe pas hors de l’Église – le lien mutuel entre les hommes étant ce qui lie entre eux les gens qui reconnaissent la vérité de Dieu, une communauté de partage qui est solidement identifiée à l’Église. Comment la vocation de la création littéraire, si elle est entendue comme un appel de Dieu, pourrait-elle déterminer ma relation avec l’Église ? Si on ouvre le champ au delà de l’Église, comment pourrais-je savoir si ce que j’entends vient de Dieu si, dans ma socialisation, je n’ai jamais entendu son nom ? Nommer l’expérience de l’appel, qui est universelle, ne devrait pas être l’exclusivité de nos contextes ecclésiaux ou théologiques (Hahnenberg 2010 : 157). Comme le démontre la section précédente sur la vocation littéraire, elle peut se nommer autrement dans d’autres récits et d’autres milieux. Comme l’écrit Simone Weil, la vocation nous demande à l’occasion de nous situer à l’extérieur de l’Église. Jésus lui-même, à l’âge de douze ans, a appris qu’il ne pouvait pas rester dans l’institution religieuse de son époque (Luc 2, 41-52).

Au lieu d’ouvrir le champ pour accueillir d’autres expériences de l’appel à la vocation, Vita Consecrata rétablit en 1996 la hiérarchie de la sainteté des vocations, affirmant que la vie religieuse est une « mise en œuvre plus complète [que la vie non religieuse] de la finalité de l’Église, qui est la sanctification de l’humanité » (Jean Paul II Vita consecrata 1996 :

45 no 32). Les définitions des états de vie redeviennent statiques et prescriptives, l’approche à la vocation déductive et ontologique. Malgré l’évolution qui représente Lumen Gentium, elle n’a pas donné suite à une théologie de la vocation ayant pu nourrir les laïcs pour « la sanctification du monde ». La théologie doctrinale de la vocation n’est pas restée fidèle à cette révolution de la grâce, et a même écarté quelques théologiens qui l’ont conceptualisée, dont Karl Rahner.

3.5 L’évolution théologique : nature, grâce, et liberté

Dans la tradition catholique, Karl Rahner a dirigé la théologie de la vocation vers une nouvelle piste avec Foundation of Christian Faith (1976). La grâce, selon lui, est une composante de notre existence, une modification permanente de la nature humaine. Il ne croit pas que les humains soient dans un état de pureté naturelle, mais plutôt que notre épanouissement passe par la réception du don de Dieu ; il est l’événement de l’autocommunication libre de Dieu. Rahner affirme que l’expérience spirituelle n’est pas paranormale, ni provenant de l’extérieur, mais qu’elle fait partie de notre essence. Cette expérience intérieure de l’au-delà, dont l’horizon est à la fois intime et illimité et qui ne peut jamais être l’objet de la réflexion, est la grâce. Elle n’est pas une réalité externe, mais un principe constitutif de notre nature et de la façon dont Dieu se livre à nous (Hahnenberg 2010 : 132-135).

Cette nouvelle piste est importante pour résoudre la tension entre être autonome et être à la disposition de Dieu, pour une vocation en arts, où la recherche du travail artistique est en grande mesure prédicative de la liberté de pensée et d’expression. Dans Gaudium et spes, l’Église concède cette tension et avoue que l’harmonie entre les arts et le christianisme n’est pas toujours facile. Elle reconnaît aussi que ces difficultés ne portent pas nécessairement préjudice à la vitalité de la foi, et qu’elles peuvent même inciter les croyants à « une plus exacte et plus profonde intelligence de [la foi]. » L’explication suivante aborde quelques conséquences importantes sur les relations entre l’artiste et l’Église :

Il faut […] faire en sorte que ceux qui s’adonnent à ces arts se sentent compris par l’Église au sein même de leurs activités, et que, jouissant d’une liberté

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normale, ils établissent des échanges plus faciles avec la communauté chrétienne (Concile Vatican II Gaudium et spes : no 63).

Il est notable que « ceux qui s’adonnent à ces arts » sont considérés comme ne faisant pas partie de la communauté chrétienne. De plus, quelle est cette « liberté normale » de ceux qui s’adonnent aux arts, justement ? Selon Rahner, notre disposition à nous conformer à la volonté de Dieu ne varie pas de façon inversement proportionnelle à notre autonomie, mais plutôt en proportion directe. Autrement dit, plus nous sommes disposés à Dieu, plus nous sommes libres. L’idée est certes mystérieuse, paradoxale, voire contre-intuitive. Plus nous nous approchons de l’amour de Dieu, plus le mystère s’approfondit (Hahnenberg 2010 : 133). En ce sens, pour discerner notre vocation, il faut progressivement prendre conscience de ce principe constitutif de notre nature, la présence transcendante de la grâce. Selon Rahner, cette transcendance est simple et ne peut pas nous trahir. Elle est ouverte et réceptive, toujours authentique. Elle n’exclut rien et inclut tout. Dans la lumière de cette grâce, de l’amour de Dieu pour moi, ma compréhension réflexive de moi est transformée et ma façon de voir le monde changée. C’est dans cette lumière que je dois discerner ma vocation. Selon saint Ignace, ma vocation est confirmée par mes sentiments de consolation ou de désolation : si la « consolation sans cause précédente » (semblable à la transcendance de Rahner) résonne avec mon sens de moi devant Dieu, cette harmonie indique que le chemin est le bon. Ce n’est pas un discernement conceptuel ni une comparaison de l’objet de mon choix avec l’objet de ma conception de Dieu. C’est un choix qui est plutôt en harmonie avec mon expérience de la bonté. Je ne trouve donc pas un plan, mais une résonance entre ce chemin qui s’ouvre devant moi et mon sens le plus profond de qui je suis devant Dieu.

La recherche de cette authenticité devant Dieu est un enjeu réel, à la fois stylistique et spirituel, dans la vocation littéraire. D’ailleurs, dans ma réflexion sur mon expérience de la pratique de la création littéraire au dernier chapitre, j’explore ma propre expérience de cette consolation sans cause en tant que démon familier qui arrive, tel le « quelque chose » de Thea Kronberg, pour m’indiquer le chemin à prendre et que je nomme la présence attendue. La grâce n’est que le début de l’autocommunication de Dieu. En autant qu’on l’accepte et qu’on l’embrasse, elle libère notre subjectivité de nos autoconceptions

47 artificielles, mais nous sommes aussi libres de la refuser. Comme l’écrit Thomas Merton, « nous pouvons être nous-mêmes ou ne pas l’être, selon notre gré11 » (Merton 1952 : 19- 20). Car si les expériences de la transcendance font partie de notre humanité existentielle, le péché en fait partie également, c’est-à-dire le mensonge, le pôle opposé de l’authenticité. Je discuterai plus tard des pièges particuliers de la vocation littéraire pour notre authenticité devant et avec Dieu (voir le chapitre 5). Le côté sombre de cet appel intime à notre subjectivité, ou la particularité de cet appel, peut aussi amener à la vanité qui nous fermera aux autres et qui peut nous enclore dans une particularité autonome et recluse.

Or cette protection contre l’autre nous isolera des pauvres, précisément ceux dont les souffrances nous dérangent le plus. Selon Ignatio Ellacuria, Dieu lui-même rend réelles les choses; la transcendance de la grâce n’est donc pas au-delà, mais dans l’histoire humaine – celle du monde, au fond. L’appel à la vocation chrétienne vient non seulement à travers l’histoire humaine, mais surtout par la voix des pauvres qui souffrent injustement (Hahnenberg 2010 : 208). Ellacuria observe que les pauvres meurent à cause des choix humains, des péchés dont ils sont innocents. Notre mission est de « dé-crucifier le monde ». Selon lui, je dois me placer devant les plus pauvres et me poser certaines questions : « Qu’ai-je fait pour les crucifier ? Qu’est-ce que je peux faire pour les dé-crucifier ? Qu’est- ce que je peux faire pour que ce peuple puisse se redresser ? » Notre discernement doit être précédé par une purification des affections et une conversion du cœur, comme le prévoit saint Ignace dans ses exercices spirituels (Ignace de Loyola 2014 : 49)

Aujourd’hui, cette conversion exige que nous nous libérions de notre indifférence envers les pauvres ; le premier pas, c’est de nous laisser être troublé, être dérangé par cette présence inconfortable (Hahnenberg 2010 : 227). Dans le contexte littéraire, nous nous retrouvons encore dans la pensée de Flannery O’Connor : les écrivains doivent s’immerger dans la violence existant entre les principes de notre foi dans l’amour de Dieu et les faits de la souffrance et de la misère. La grâce ne se trouve pas en contournant la croix, mais en passant à travers.

11 Trad. R. N. Raimbault.

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3.6 L’appel à la vocation aujourd’hui

En résumé, malgré ces pistes prometteuses, la théologie n’a toujours pas fourni de réponse à l’étudiant de Sartre : aucune direction claire dans la théologie de la vocation laïque ne se présente jusqu’à maintenant. Même si on se tourne vers l’auteur de l’appel, le sujet du vocare, au lieu de nous concentrer sur notre choix, nous n’avons pas encore idée de la vocation qui prend au sérieux cette révolution de la grâce, de modèle qui reconnaît le rôle central de l’expérience spirituelle et de notre récit de vie personnelle, et qui intègre en même temps notre plein engagement dans le monde. Hahnenberg essaie de mettre au point une nouvelle théologie de la vocation à partir du meilleur des deux traditions : de la tradition catholique, avec l’expérience spirituelle profonde, personnelle et subjective qui appelle et engage la personne dans son parcours humain, et de la tradition protestante, où la vocation est notre manière particulière d’aimer notre prochain dans notre lieu et notre vécu actuels. Discerner sa vocation n’est pas découvrir un plan secret, imposé d’en haut, mais plutôt éprouver une profonde résonance entre un sens de soi devant Dieu et un chemin particulier qui se dévoile devant soi, c’est entendre une certain harmonie entre qui je suis, comme enfant de Dieu, et comment je vis dans le monde, avec et pour autrui (Hahnenberg 2010 : 230).

Quant au monde séculier, depuis le cogito ergo sum de Descartes, l’introspection moderne est moins une écoute pour une voix qui nous appelle, ou un questionnement sur qui nous appelle, qu’une quête pour des certitudes et de l’autosuffisance. Cependant, avant de mépriser l’accent mis sur les choix personnels et individualistes au profit d’un appel venant de Dieu, dans cette ère de la modernité, admettons que le fardeau du choix peut être aussi onéreux que le fardeau de l’autorité qu’il remplace. L’anxiété autour de la question « serai- je sauvée ? » est remplacée par une nouvelle anxiété : « Est-ce qu’il y un sens à ma vie ? » (Hahnenberg 2010 : 110). Dans cette nouvelle perspective, si on choisit mal le chemin de la vie, elle risque de perdre tout sens.

4 La vocation selon Christoph Theobald

Dans la dernière section de ce chapitre, je présente la théologie de la vocation de Christoph

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Théobald, à partir de laquelle j’ai construit une grille d’analyse pour ma pratique de la création littéraire comme vocation chrétienne (Theobald 2010). Son livre Vous avez dit vocation ? (2010) est un pont entre la conclusion de Hahnenberg et la pratique de la vocation. Il s’agit de la mise en œuvre de l’expérience de la vocation chrétienne. Par exemple, si un élément de l’appel est sa particularité, c’est-à-dire qu’il est adressé à moi seule, comment entendre cette voix adressée à moi dans la pratique de la création littéraire ? En quoi consiste l’écoute attentive ? Est-ce que l’appel arrive directement à moi, comme du ciel, ou est-ce qu’il passe par quelqu’un d’autre ? Comment le reconnaître ? Nous avons également parlé de l’authenticité : comment l’atteindre ? Son livre sur la vocation est une sorte de manuel destiné à la formation des adultes, qui vise à « aider le lecteur à trouver une manière d’accéder à l’expérience de la vocation et à discerner la sienne, quelle qu’elle soit » (Theobald 2010 : 13). D’ailleurs, sans mentionner la création littéraire en particulier, il envisage de multiples vocations particulières possibles au sein de l’Église. Le livre repose sur une étude profonde et détaillée des Écritures au sujet de l’expérience de la vocation. L’autre œuvre de Theobald qui a contribué à donner cohérence à mon analyse et qui m’a aidée à comprendre comment la vocation est donnée à autrui s’intitule « Le christianisme comme style : Entrer dans une manière d’habiter le monde » (Theobald 2008 : 235-248).

Deux approches élaborées au sein de ces travaux ont un caractère fondamental pour mon analyse. La première approche comprend l’appel de Dieu, l’écoute et la reconnaissance de la voix, et l’autre explique la transmission de la vocation aux autres.

La vocation commence avec l’appel, qui est un don de Dieu. On peut apprendre à savoir écouter la voix qui nous appelle par notre nom, entendre ce qu’il y a à entendre, et à savoir reconnaître la voix. Pour ce faire, on se doit de dépasser un malentendu à l’aide de ce que l’on qualifie d’un passeur qui permettra de supplanter ce malentendu, te disant « tu peux ». Rappelons aussi que la vocation est un don pour les autres. Cette voix nous convoque à nous-mêmes. Plus précisément, elle nous invite dans l’espace de la sainteté hospitalière que crée Jésus autour de lui. Jésus, tout à fait authentique, nous fait découvrir d’un coup notre unicité « in-comparable » qui nous libère vers l’authenticité. Cette découverte est inédite. Par une sorte de contagion, en étant authentiques à nous-mêmes, nous créons à notre tour

50 des espaces hospitaliers afin que d’autres puissent se libérer des comparaisons et découvrir leur propre authenticité, leur unicité et finalement, leur propre vocation. Dans ce sens, la vocation « n’existe qu’en étant transmise » (Theobald 2010 : 71, 80). La voix nous incite non seulement à mettre en jeu notre unique existence pour autrui à un moment précis, mais à le faire dans tous les choix.

4.1 L’appel de Dieu

Prédispositions à la vocation

Anne, la mère de Samuel, prie ardemment pour avoir un fils (1 S 1,11-13.) En même temps, une fois sa prière exaucée, elle est prête à lâcher son trésor, ce signe de la faveur de Dieu, pour que Samuel puisse entrer dans le sacerdoce. Comme vocation, elle est appelée à une générosité d’esprit et de corps : sa vocation a été à la fois souhaitée, reçue et donnée (voir « Hannah’s Story », dans le chapitre 4). Sa fécondité était sa vocation dès le début (Theobald 2010 : 26). Quand nous ressassons notre passé, nous voyons que des augures qui présagent notre vocation existent depuis longtemps. Paul découvre la cohérence profonde de l’appel avec ce qui, mystérieusement, a toujours été là (Ph 3,6,12-14; 1 Co 15,9-10) (Theobald 2010 : 45). Nous devons développer une intériorité pour pouvoir être capables de relire le chemin pris jusqu’ici et de mieux suivre notre mystérieuse boussole intérieure pour entreprendre le prochain parcours (Theobald 2010 : 78).

Entendre notre nom

Comme Samuel, notre vocation commence avec l’intimité créée par l’utilisation de notre prénom, « l’élément de la langue qui se trouve le plus près du mystère absolument singulier de chacune de nos vies » (Theobald 2010 : 30). Le plus important est de rencontrer celui ou celle qui l’a prononcé. L’obéissance à la voix est moins d’adhérer à ce qui est dit, mais plutôt de répondre à qui l’a dit dans la confiance et la liberté (Theobald 2010 : 28).

La capacité d’écouter

Elle est prédicative de la possibilité d’entendre notre nom : personne ne peut le faire pour nous. Dans une société accrochée au son, allergique au silence, est-ce que les écouteurs

51 empêchent d’entendre la voix qui parle toujours à travers le silence, comme le bruit d’une brise légère qu’entend finalement Élie (1 R 19,12) ? Comment apprendre à écouter ? On peut améliorer notre capacité à écouter en étant attentive aux personnes qui écoutent bien, ou encore par l’expérience d’être écouté profondément nous-mêmes (Theobald 2010 : 76).

La reconnaissance de la voix

Cet élément est relié à l’écoute – la voix doit résonner en nous. La voix de Dieu a toujours été là, à l’intérieur de notre être, mais maintenant nous sommes capables de l’entendre. Avec sa double vocation de jésuite et de musicien, Theobald est particulièrement éloquent à propos de cet élément, le ton de la voix de Dieu : discerner la vocation, écrit-il, c’est « reconnaître progressivement, comme dans une grande et complexe polyphonie, les “thèmes” principaux et leur agencement ou leur secrète “conspiration” » (Theobald 2010 : 56) (voir la « Méthodologie Jazz » au troisième chapitre). Theobald note aussi que l’appel est « absolument nouveau à chaque fois que quelqu’un l’entend réellement » (Theobald 2010 : 32). L’appel de saint Paul, par exemple, qui coupa sa vie en deux, vient d’un Dieu créateur qui ramène les morts à une vie complètement nouvelle : « Dieu, qui donne la vie aux morts, et qui appelle les choses qui ne sont point comme si elles étaient12 » (Rm 4,17).

Malentendus

Pour reconnaître la voix qui nous appelle, nous devons dépasser un malentendu. Dans le cas de Samuel, il est appelé par Dieu, mais il comprend que c’est la voix de son tuteur Eli venant de la chambre voisine. Alors adolescent, Jésus doit dépasser ce malentendu lorsqu’il entend son appel à sa vocation de fils de Dieu pendant sa discussion avec les sages dans la synagogue. « Ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ? », répond-il lorsque son père humain l’accuse d’avoir abandonné ses parents (Luc 2,49). On voit Jésus, à travers un malentendu, apprendre la différence entre les appels de son père et ceux de son Père (Theobald 2010 : 50). Le malentendu peut prendre plusieurs formes, mais notre

12 Je souligne

52 relation avec Dieu ne peut pas être transmise d’une génération à l’autre, ni même d’une personne à l’autre, sans malentendu. C’est un peu comme la prière : on veut qu’elle « marche » de la même façon que la dernière fois, d’une période à l’autre de notre vie, mais à chaque fois, Dieu veut nous convoquer d’une manière radicalement nouvelle. Chaque génération, d’ailleurs, doit entendre la parole pour elle-même et apprendre à écouter pour elle-même (Theobald 2010 : 33).

Les passeurs

Les passeurs sont les personnes qui nous aident à dépasser les malentendus, comme Éli qui dirige le jeune Samuel vers l’origine réelle de son appel. Eli, malgré tous ses défauts, était pour Samuel le passeur, celui qui lui a dit « tu peux ». Dans d’autres cas, l’appel vient de la voix du passeur lui-même (Theobald 2010 : 53). Dans le cas d’Élisée, l’appel est transmis par un autre, Élie (1 R,19-21), un motif est répété avec l’appel à Jésus, transmis par Jean Baptiste (Matt 3,13). Le passeur doit posséder une cohérence, une authenticité, de même que la capacité de s’effacer ou de souffrir pour permettre l’authenticité chez les autres. Il doit être conscient de ses limites et il doit être capable d’écouter (Theobald 2010 : 74). Le Christ est la figure du passeur par excellence. Dans l’eucharistie, Jésus est à la fois le traversier et le passeur.

Quitter son pays

Répondre à l’appel, pour la plupart des prophètes (ainsi que pour James Joyce), exige de quitter son « pays » pour un autre, inconnu, que la vie révèlera plus tard. Jésus demande à ses disciples qu’ils rompent avec leurs parents, tout comme dans la Genèse : « L’homme quittera père et mère pour se rattacher à sa femme » (Gn 2,24). La décision – dé-cision vient du mot latin, qui veut dire, couper, trancher – nécessite la rupture, d’autant plus que lorsqu’on s’engage sur le nouveau chemin, on y gage notre vie (Theobald 2010 : 71).

La vocation n’est pas toujours dramatique

Les textes bibliques révèlent que les appels prennent des formes différentes et variées. Ils ne sont pas nécessairement si dramatiques qu’ils nous font tomber d’un cheval. Élie entend Dieu dans une voix réduite à presque rien (1 R 19,11-13) et pourtant si puissante qu’elle le

53 renvoie au début de son voyage pour qu’il le recommence avec une nouvelle perspective. L’appel n’est pas non plus nécessairement impérieux. L’appel à Ésaïe est une question plutôt qu’un ordre, honorant sa liberté : « Qui puis-je envoyer ? Qui ira pour nous ? » (Is 6,8). Ézéchiel rapporte son expérience d’entendre l’appel avant d’en raconter le contenu : « Quand il me parlait, un esprit entra en moi et m’a mis sur mes pieds ; et je l’ai entendu me parler » (Ez 2,2). Samuel se méprend deux fois sur l’identité de celui qui l’appelle. D’ailleurs, trouver la vocation n’est pas nécessairement associé à la joie ni accompagné d’une expérience de consolation. Pour Ézéchiel, l’appel de Dieu le plonge dans la colère et la tourmente : « Et je suis allé dans l’amertume, dans la chaleur de mon esprit, et la main de Dieu était lourde sur moi. » Avant qu’il ne réussisse à livrer son message, il resta parmi certains réfugiés syriens sur la rivière Chador : « Je me suis assis au milieu d’eux, stupéfait, pendant sept jours. » Daniel, lui aussi, est loin d’accueillir son appel avec joie : « Au son de cette voix, je suis tombé face contre terre, frappé de torpeur » (Dn 10,8-9), tandis que Jérémie sera plongé dans une dépression suicidaire : « Malheur sur moi, ma mère, de m’avoir enfanté ! ... Pourquoi ma douleur est-elle sans fin, et ma blessure incurable, qui refuse de guérir ? » (Jr 15,10-18). Comme mentionné plus haut, l’appel à l’écriture est ambigu : dans l’Apocalypse de Jean, il « avait dans ma bouche la douceur du miel et, comme je l’avalai, il devint amer à mon ventre » (Ap 10, 9-10).

4.2 Les éléments d’un appel « pour les autres »

La vocation a une structure relationnelle

L’Église nous propose les prophètes et les saints comme figures de vocation à cause de leur manière singulière de vivre leur vocation, qui « avait rayonné autour d’eux, au point de donner aux autres l’envie de prêter attention à l’appel qui résonnait également en eux- mêmes. » (Theobald 2010 : 55) La vocation a une structure fondamentalement relationnelle. En se référant à Vatican II et à Heidegger, Theobald distingue la vocation chrétienne, qui se situe dans l’espace originaire de la relation entre Jésus et ses disciples, et la vocation humaine. Répondre à l’appel à la vocation humaine est défini comme faisant place à la conscience, où on se débarrasse du nous ou de l’opinion commune pour former ses propres opinions, tout en agissant en cohérence avec ce que je pense et exprime. Dans

54 les mots de Heidegger, l’humain est « convoqué à lui-même, c’est-à-dire à son pouvoir-être le plus propre » (Theobald 2010 : 64). Répondre à l’appel, qui nous invite à une « concordance avec soi », nous amène à devenir passeur nous-mêmes, par une sorte de contagion qu’on reconnaît bien dans nos relations humaines : une personne authentique nous donne la permission d’être authentique nous aussi. Nous suscitons ainsi chez l’autre sa propre écoute « de ce qui est originaire et souvent profondément enfoui au plus profond de chaque existence » (Theobald 2010 : 62). Quelqu’un qui vit sa vocation chrétienne peut aider autrui à comprendre « combien son existence est d’un prix incomparable, quels que soient ses appartenances, ses conditions ou ses choix de vie », et dans un langage « audible par tous, sans utiliser […] le langage biblique ou ecclésial ». L’appel à la « sainteté hospitalière » de Jésus (Theobald 2008 : 251) et notre accueil de l’autre dans « l’espace hospitalier », l’accueil du plus profond de son existence, permet à autrui de partir à la recherche de son propre chemin, et un jour, peut-être, d’entendre son appel particulier. C’est comme pour Anne : nous ne trouvons notre véritable identité, paradoxalement, que lorsque nous nous la donnons (Theobald 2010 : 80). Comme le pardon, l’appel ne peut exister que dans la mesure où il est remis aux autres. Dans les paroles de saint Paul, « à chacun est donnée la manifestation de l’Esprit pour le bien de la communauté » (1 Co 12,7).

La vocation peut aller à l’encontre des idées reçues

Même si nous sommes appelés pour le bien de la communauté, comme le dit saint Paul, l’appel de Dieu peut contester les idées ou les pratiques de cette même communauté ou plus globalement, les idées reçues de notre époque, qu’elles soient religieuses, sociales ou encore logiques. Il peut paraître si contraire aux normes que nous ne le comprenions même pas. Marie ne comprend pas comment elle peut devenir la mère de Dieu – c’est contre toute la logique de la grossesse. De plus, une fois qu’elle reçoit sa vocation, elle comprend aussi que la vivre pleinement entrera en contradiction de façon radicale avec les définitions contemporaines de la réussite (Theobald 2010 : 49). De même, Jésus est un roi qui ne se conforme point aux attentes qu’a le peuple envers un chef politique ou religieux. Pour mère et fils, leurs vocations se termineront dans la douleur et la perte.

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5 Conclusion

Dans ce chapitre, j’ai survolé la pensée sur la vocation dans le contexte religieux ainsi que dans le contexte littéraire, et j’ai soulevé en cours de route quelques points qui me semblaient névralgiques pour ma question de thèse sur la vocation littéraire comme vocation chrétienne. J’ai terminé avec la charpente d’une grille d’analyse théologique. Maintenant, je vais décrire les méthodes que j’ai utilisées pour générer et appréhender les données sur ma pratique littéraire, afin de faire la lumière sur ces enjeux et, finalement, de proposer une théologie pratique de la création littéraire.

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Chapitre 3 - Les annotations qui créent du jazz : une approche méthodique

Issue des études pastorales, la théologie pratique était destinée aux prêtres ou aux pasteurs voulant réfléchir à leur ministère. Ce champ d’étude a évolué pour devenir plus inclusif et s’intéresse maintenant à « toutes les pratiques humaines dans la mesure où elles sont actuellement ou virtuellement le lieu de l’activité du Christ dans le monde » (Viau 2007 : 44). Un travail en théologie pratique comprend donc une technique de recherche méthodique, un travail autoréflexif, et une critique théologique. Dans ce projet, la pratique étudiée est la création littéraire qui, comme « pratique humaine », partage des caractéristiques évidentes avec la théologie : toutes les deux prennent une forme écrite; leurs théoriciens respectifs partagent des préoccupations similaires quant au récit: le langage, les méthodes, l’herméneutique, la canonicité et la vraisemblance historique des textes (Walton 2007 : 27); et plusieurs grands théologiens ont aussi été de grands littéraires. Nonobstant ces ressemblances, la théologie et la littérature, et surtout la fiction, ont une différence notable. En effet, la théologienne cherche à construire un récit cohérent à partir d’un mystère : elle cherche une abstraction et une purification des formes pour arriver à des propos universels et à une certitude raisonnable. L’écrivaine de fiction, quant à elle, cherche à trouver le mystère à partir d’un récit cohérent : elle raconte une histoire dans laquelle elle cherche ce qui est paradoxal, particulier, et qui résiste à l’abstraction ou à l’assimilation dans une pensée systématique (Walton 2007 : 35).

Malgré les relations, parfois compatibles et parfois antagonistes, de ces disciplines, la littérature comme pratique s’inscrivant dans un contexte théologique n’a été que peu étudiée. Je devais « bricoler » une méthodologie de recherche cohérente pour explorer la pratique de la création littéraire dans un contexte théologique. Du point de vue théorique, cette démarche était l’une des plus intéressantes du projet entier.

Mettant en évidence l’expérience personnelle de la chercheure, et lui permettant du même coup d’explorer une pratique dans laquelle elle était immergée, une méthodologie heuristique était prometteuse, exigeant une expérience intense et demandant une attention

57 sans a priori théorique des faits tels qu’ils se présentent. Elle commande aussi de la chercheure une description de ses propres activités de recherche et des transformations qu’elle vit dans ses attitudes et dans ses valeurs (Gosselin 2010).

Brièvement, j’ai créé une procédure utile à mes travaux, qui se décline en cinq points: l’assemblage d’un corpus de mes textes littéraires rédigé en anglais; la tenue d’un journal de bord pendant la rédaction de chaque texte, constituant ainsi un récit de projet; l’annotation en français de tous les textes à l’aide dudit journal; la synthétisation inductive des annotations; et la réflexion théologique sur les résultats à l’aide d’une grille d’analyse théologique.

Dans la première section de ce chapitre, j’explore les enjeux méthodologiques de ma démarche. Les sections 2 et 3 décrivent ensuite ma méthodologie en détail. Je termine en proposant que la métaphore du jazz est la plus appropriée pour représenter cette méthodologie pour la recherche-création en théologie pratique.

1 Enjeux méthodologiques

Gerben Heitink, pionnier de la théologie pratique, aborde la théologie pratique comme « the empirically ordered theological theory of the mediation of the Christian faith in the praxis of modern society » (Heitink 1999 : 6). Trois principes soutiennent cette définition : il y a un fossé entre la foi chrétienne et la praxis de la société moderne ; une médiation entre les deux est possible, voire souhaitable ; et un savoir théorique et empirique est la meilleure façon d’effectuer cette médiation. Dans cette section, je discute les enjeux méthodologiques en rapport avec cette définition et les principes qui lui sont inhérents.

1.1 Theoria, praxis et poïesis

Aristote distingue le savoir théorétique, ou vérité théorique issue de la contemplation, de la pratique, ou action dans ses dimensions politiques ou éthiques pour le bien praticable, et du poïétique, ou vérité de la production et de l’intelligence technicienne et instrumentale. La théorie serait le savoir le plus parfait et le plus désirable, au-dessus de la contingence des événements. Sans elle, la pratique ne pourrait rendre compte de la vérité, et elle constitue, chez Aristote, une science dépendant de la théorie, appartenant au domaine de la poeïsis ou

58 de la création de l’œuvre (Villepelet 2007 : 122-123). Le savoir poïétique est la création d’objets, d’œuvres d’art ou de poèmes, mais depuis Aristote, il demeure mimétique, soumis et inférieur aux savoirs pratique (politique et éthique) et théorique (Walton 2012 : 178). Je propose qu’une méthodologie qui reconnaît la pratique de la poeïsis comme un savoir légitime et qui le combine aux autres formes de savoir peut éviter les pièges des méthodologies privilégiant uniquement le savoir théorique. Ces dernières ont nourri une approche positiviste, soutenue par la hiérarchie ancienne des savoirs d’Aristote, envers la « praxis de la société moderne » de Heitink, ou envers les pratiques humaines de Viau qui sont le sujet de la théologie pratique (Viau 2007 : 44). Un des pièges de ce positivisme est la surdité envers les voix et les expériences dissonantes qui ne se capturent pas par une théorisation théologique normative et objective (Walton 2012 : 174), c’est-à-dire empiriquement ordonnée.

Est-ce que le fossé entre la foi chrétienne et la pratique humaine prise au sens large est devenu trop grand pour que la médiation soit possible? Dans la théologie pratique, ce sont les théologies de la corrélation qui ont été privilégiées pour créer des ponts. D’après la corrélation critique de Schillebeeckx, la médiation entre la foi chrétienne et le monde moderne est possible parce qu’il y a des « précompréhensions » communes entre les deux : l’une est une résistance au négatif, à l’inhumain, ou au mal-être; et l’autre est une recherche de sens originaire non de l’homme lui-même, mais d’un surplus qui lui serait « donné » (Dumas 2007 : 72). Selon Dumas, Schillebeeckx parle des différents « jeux de langage » déployés par chacun des pôles. Il nous invite à vivre « l’expérience avec l’expérience », c’est-à-dire à ouvrir l’expérience humaine à une expérience chrétienne, ou l’interpréter dans l’horizon de la tradition chrétienne. Les pôles humains et divins restent autonomes, quoique mutuellement dépendants (Dumas 2007 : 80). C’est dans le jeu de langage appartenant à cette expérience humaine que la révélation de Dieu se manifeste : « Elle n’est pas une déduction à partir de nos expériences, mais s’inscrit au cœur de celles-ci » (Dumas 2007 : 81). Avec l’analyse corrélative critique, on cherche, entre ces deux jeux de langages, « des relations sur la base de convergences et de divergences entre les expériences contemporaines et ce que Jésus a suscité chez ses auditeurs, le rejet ou la conversion » (Dumas 2007 : 82), ce que Dumas critique, alléguant que son caractère unidirectionel forge

59 la résistance à l’intégration de l’expérience dans la théologie. Dans cette optique, la méthodologie que j’ai créée est conçue pour que chaque pôle apporte des richesses à l’autre afin d’éviter cet écueil.

En outre, Dumas nous invite à chercher une nouvelle forme de corrélation prenant en compte les voix et les expériences dissonantes, conjuguée sous le mode de « l’exploration, de la transgression, de l’interruption par exemple, modes peut-être plus sensibles aux nouvelles conditions que certains appellent post-modernes » (Dumas 2007 : 83). Une méthodologie qui reconnaît la pratique de la poeisis comme un savoir légitime pourrait être en mesure d’y répondre.

La technique de la corrélation critique de Schillebeeckx effectue une médiation au singulier. Or la première étape d’un travail de théologie pratique est de faire une lecture méthodique de la pratique, pour ensuite en faire une lecture théologique. Ainsi peut-on affirmer qu’il s’agit plutôt d’une médiation à double titre : entre la praxis et les traditions héritées (la recherche-création) d’une part, entre la praxis (la création littéraire) et la foi chrétienne (Blaser 2007 : 211) d’autre part. Ma méthodologie de « médiation » ou de corrélation devait donc comprendre deux étapes et deux instruments de recherche : la production de textes et l’analyse de ces textes pour bien les appréhender, ou faire un compte rendu de la praxis dans la société moderne de Heitink, puis la lecture théologique de ce compte rendu.

1.2 Recherche création

Pierre Gosselin et ses collègues de l’École des arts visuels de l’Université de Montréal ont réfléchi sur la première médiation, qui a ses propres fossés. La recherche-création provient du désir de certains artistes de « donner forme à un savoir intimement lié à leur engagement dans une pratique artistique » (Gosselin 2006 : 21). Deux types de production – création et recherche – résultent de deux types d’expérience, chacun de ces types engageant différemment des processus expérientiels (primaires) et conceptuels (secondaires) de la pensée. Pour produire un savoir de type scientifique, le chercheur collige des données et les soumet à un protocole d’analyse. Cette dernière étape exige la construction de modèles ou de représentations. Or, selon Gosselin, les artistes construisent déjà des modèles et des

60 représentations au cours du processus primaire. Dans la création littéraire, malgré la part capitale que joue l’imaginaire libre, l’artiste crée un modèle de la vie qui a ses propres règles et sa propre rigueur, notamment en recourant à des métaphores, à des intrigues, à des représentations, à une grammaire convenue et à un style rigoureux – ou les règles de Kant. Cette observation est cohérente avec le travail des théoriciens de la littérature : comme l’a observé la critique littéraire Terry Eagleton, le processus de création exige qu’on s’éloigne de la vérité, afin de mieux s’en approcher, c’est-à-dire que, avant même de prendre la distance nécessaire pour appréhender notre pratique, la création littéraire elle-même demande un entraînement de l’autocritique du cœur et de l’esprit (Eagleton 2012 : 212-213; Farley 2003 : 26, 36).

Parallèlement, la recherche scientifique a sa part d’imaginaire libre. Selon Einstein, « les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur » (Einstein, Infeld et Solovine 1938 : 34-35). De même, il y a dans la recherche-création un « va-et-vient [continuel] entre, d’une part, le pôle d’une pensée expérientielle, subjective et sensible, et d’autre part, le pôle d’une pensée conceptuelle, objective et rationnelle » (Gosselin 2006 : 28-29). Pour sa part, Éric Le Coguiec décrit ses difficultés à trouver une méthodologie adéquate pour faire de la recherche-création sur son art (l’architecture). Il évoque un principe de porosité, où les théories qu’il cherche à synthétiser sont une « nébuleuse hétéroclite mouvante aux contours informes » (Le Coguiec 2006 : 113), mais dont certains morceaux lui semblent pertinents :

Les recommandations du positiviste m’ont souvent chuchoté d’interrompre mes recherches et d’avancer en terrain vérifiable […] j’ai cherché naïvement à repérer une méthode, persuadé qu’il s’agissait d’une pièce monolithique qu’il suffisait de trouver puis d’extraire pour l’examiner (Le Coguiec 2006 : 113). L’importation du va-et-vient de la recherche-création ajoute un pôle de plus, complexifiant la quête d’une méthodologie appropriée, surtout parce que la théologie pratique, notre troisième pôle, est elle-aussi à la fois subjective et objective, expérientielle et conceptuelle.

Dans mon cas, une approche narrative trouve des résonances évidentes dans l’analyse de l’action – la création d’un texte. Avec le tournant narratif qu’a pris la théologie, initié par

61

Paul Ricœur, des approches méthodologiques narratives ont vu le jour (Ganzevoort 2011 : 214; Walton 2014 : 164) et ont ouvert de nouvelles perspectives sur la Bible (The Great Code de Northrop Frye) et sur la littérature médiévale (L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance de Mikhaïl Bakhtine), de telle sorte qu’elles répondent au reproche de Dumas. Elles peuvent prendre en compte les voix et les expériences dissonantes en donnant une voix à ceux qui se trouvent marginalisés par les grands récits, surtout les théologiennes féministes.

Comme dans les Écritures, la liturgie et la littérature, les techniques narratives localisent l’expérience dans le temps et dans l’espace, et mettent l’accent sur le particulier :

A narrative approach then can be used not only to analyze and interpret narrative, verbal forms (like life stories, sermons, or biblical texts), but also human actions, including rituals, congregational exchanges, and so on. Actions can be considered as texts in that they consist of an “author’s” meaningful communication to an “audience.” Like the text, the action becomes relatively independent from the author and the original setting, and becomes open to reinterpretation by the audience (Ganzevoort 2011 : 216). Heather Walton propose dans la théologie pratique des méthodes narratives qui privilégient la poeïsis comme un savoir légitime, et qui combinent ce savoir avec le savoir théorique. Parmi ces méthodes sont l’autoethnographie et le journalling, deux méthodes qui se chevauchent dans mon projet. La première est « an approach to research and writing that seeks to describe and systematically analyse personal experience in order to understand cultural experience » (Walton 2014 : 3). Walton précise que l’analyse autoethnographique est une réponse cohérente à ceux qui reprochent aux théologiens un retour du pendule de la réflexion théologique qui est allée trop loin dans la direction de l’expression des émotions et de l’art. La recherche autoethnographique est bien ancrée dans le paradigme ethnographique qui a toujours donné une grande place aux méthodes autoréflexives, dont le journalling et la prise de notes (Walton 2014 : 6). Dans cette approche, l’observateur est l’instrument de recherche, et c’est lui qui garantit l’authenticité des données. Il doit prendre en compte dans ses analyses ses propres intérêts, ses propres douleurs et privilèges socioculturels, et s’efforcer de représenter autrui avec empathie et compassion. Ainsi, cette approche réussit à traverser les frontières entre arts et sciences humaines et devient une

62 ressource créative pour la réflexion théologique (Walton 2014 : 9). Une deuxième forme de réflexion théologique narrative prônée par Walton est le journal de bord, ou un « journal de recherche ». Cette technique permet au chercheur d’apporter à son analyse les diverses formes de données, d’interroger ses propres préjugés, et de noter ses nouvelles observations et connaissances (Walton 2014 : 49). Le journal peut lui-même devenir une source de données précieuses.

Est-ce que ces méthodes pourraient me servir pour ce que Marcel Viau appelle « la prise de distance par rapport au concret et des concepts qui permettent un minimum d’objectivation » nécessaire pour produire un discours en théologie pratique (Viau 2007 : 44) ?

1.3 La distanciation en création littéraire

Je cherchais un chemin se situant au centre de cette cartographie méthodologique : je voulais trouver une façon de procéder propre à une étude sur la création littéraire, comprenant les enjeux de la création artistique et permettant un minimum d’objectivisation. Autrement dit, en employant un jeu de langage narratif, je cherchais à porter un second regard sur mon processus créatif, dans le même sens que, dans une vie réflexive, on se retire de la vie, on fait une retraite où l’on médite sur les actions de son vécu quotidien pour l’interroger, le comprendre, pour voir son sens, pour le vivre plus pleinement ou changer de direction, et pour se laisser saisir par la main de Dieu.

Un des défis possibles dans l’atteinte de l’objectivation souhaitée par Viau dans le processus de création littéraire est le risque d’entraver la création elle-même. Cette hypothèse veut que l’écrivain jouisse d’une certaine liberté d’imagination; si on s’observe pendant qu’on écrit, le résultat sera guindé ou amputé par l’autoconscience de l’écrivain. Pour comprendre, expliquer et analyser mon style littéraire, il me faudra une proximité envahissant la démarche artistique et cette action d’observation risque de rendre mon style boiteux. Toutefois, cette perspective de la création littéraire est bien romantique. L’artiste, cet esprit libre, erre où son intuition et ses émotions l’amènent, ou comme l’a écrit le poète romantique anglais John Keats : « La poésie doit venir aussi naturellement que les feuilles

63 aux arbres, ou ne pas venir » (Texte 1889 : 419). Mais, comme mentionné plus haut, la création a sa part de règles et de principes scientifiques. Selon Vladimir Nabokov, même l’intuition qui déclenche la création littéraire demande un encadrement discipliné. Il distingue deux étapes de l’inspiration : le vostorg, mot qui fait référence à un ravissement initial, qui est « chaud et bref » et le vdokhnovenie, qui signifie la reprise ou la recapture, et qui est « serein et soutenu. » Vorstog est « de la première importance en ce qu'elle fait la charnière entre l'écroulement du vieux monde et la construction du nouveau » (Lévêque 2015). La deuxième étape est également nécessaire : genre d’inspiration sereine et stable, vdokhnovenie est le compagnon de confiance qui permet de retrouver et de reconstruire le monde (Nabokov 1980 : 377). Pour avoir la distanciation nécessaire à la recherche, les modes d’inspiration de Nabokov démontrent ainsi qu’on peut en emprunter en filiation avec le travail de création lui-même.

Dans le contexte de la littérature, la distanciation aux fins de l’objectivation présentait un problème d’un autre ordre. Contrairement aux arts plastiques, la création littéraire se pratique dans le même médium que la recherche scientifique et que la réflexion théologique: le texte. Avec ces prises de distance successives dans l’écrit, chacun des trois niveaux menace de subsumer l’autre, et une mise en abîme se produit : écrire sur l’écrire sur l’écrire, produisant un vertige, ou selon Freud une inquiétante étrangeté, qui aura tendance à s’emballer (McHale 2006 : 177). Bien que les profondeurs de ces nidifications successives fassent les délices de l’esprit postmoderne, j’en ai conclu que sonder ces profondeurs ne me rapprocherait pas de mon but, à savoir trouver la place de la création littéraire dans ma vie chrétienne et dans la vie de l’Église, et la place de ma foi chrétienne dans la création littéraire. D’une perspective très pratique, les mises en abîme peuvent illuminer la façon dont les lecteurs s’engagent avec le texte – elles peuvent devenir une sorte de manuel de l’utilisateur pour rencontrer le texte. Dans la célèbre mise en abîme de Don Quichotte, elles révèlent le monde extratextuel et s’avèrent être comme une carte cognitive du monde du texte – dans le cas de Cervantès, le monde méditerranéen de Philippe II (McHale 2006 : 186). Dans mon cas, les notes de bas de page m’ont rendu un service similaire.

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Dans la section suivante, j’explique les composantes de ma méthodologie avec une attention particulière à la note de bas de page, mon instrument de recherche principal.

2 Description de la méthodologie

2.1 Les textes primaires

Pour aborder ma question de recherche, à savoir « comment pratiquer la création littéraire comme vocation chrétienne ? », j’ai choisi comme représentative de ma pratique littéraire une collection hétéroclite d’œuvres que j’ai écrites au cours des quatre années du programme, dont trois poèmes, trois nouvelles, un livre d’enfant, une pièce de théâtre, un chapitre d’un livre d’histoire et deux chroniques. La majorité de ces textes étaient publiés, mais pas tous. La plupart sont inspirés par les textes bibliques ou bien y font référence. En outre, leur contenu était lié de près ou de loin à la question de la vocation (ce qui n’était pas intentionnel : j’ai fait cette observation rétrospectivement). Toutefois, il est important de se rappeler que c’est le processus de création plutôt que le contenu des textes qui est mis en cause dans ce projet. Les textes primaires se trouvent dans le chapitre suivant.

2.2 Méthode A : Appréhender les textes primaires

Une fois mon corpus littéraire cerné, il s’est agi de concevoir une lecture méthodique de mes œuvres pour produire des données pertinentes à utiliser ensuite pour élaborer une proposition théologique à propos de ma pratique.

Récit de projet

En plus d’être une méthode dans la théologie d’Heather Walton (Walton 2014 : 45), la tenue d’un journal de bord est une méthode bien développée dans la discipline de la formation des adultes. Selon la pédagogue anglaise Jenny Moon, les journaux de bord permettent une meilleure compréhension de l’apprentissage au cours d’un projet, améliorent la pratique professionnelle, augmentent la créativité par une meilleure utilisation de la compréhension intuitive et libérent l’écriture ou la représentation (Moon 1999 : 188- 94). David Boud, quant à lui, la conseille en parallèle avec la création de textes pour réfléchir en trois temps – avant, pendant et après la rédaction : réfléchir sur le projet en

65 avance, soit anticiper les évènements, clarifier ses intentions, suppositions et attentes, poser les questions et dresser des pistes pour l’apprentissage futur; réfléchir en pleine action, soit remarquer ce que l’on fait dans sa pratique, interpréter l’expérience, clarifier ses options et faire les choix correspondants; et réfléchir rétrospectivement, soit revivre l’expérience et ses émotions, évaluer le travail, demander de la rétroaction, s’interroger et interroger les autres sur le sens et la direction du texte (Boud 2001 : 12-15).

Avec ces supports tant dans les mondes artistiques et pédagogiques que théologiques, j’ai décidé de tenir un journal de bord, un récit de projet pour chaque texte. Ce sont donc des textes focalisés sur un projet ponctuel, qui touche à une production spécifique. Au cours de l’écriture d’un texte primaire, j’ai noté dans le journal mes observations aléatoires au sujet de la création de ce texte : le contexte, les lectures qui m’ont inspirées, les raisons des décisions de style, ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas dans ce que j’écrivais, les enjeux de la publication et les réactions de lecteurs.

Récit de pratique

J’ai annoté chaque texte primaire en anglais avec des notes de bas de page en français durant quatre ans (la durée du programme). Pendant ce processus, je consultais les récits de projet, mais je notais aussi mes observations sur les textes primaires au moment de les relire, peu de temps après leur composition (Boud 2001 : 14). Les notes sont donc un récit de ma pratique et cherchent à comprendre ma démarche comme praticienne à partir des textes assemblés et commentés. Les notes en français ajoutent une couche de distance supplémentaire dans une zone liminaire qui représente bien ma réalité ambiguë, bilingue, biculturelle et biconfessionnelle, où chaque journée est vécue dans deux langues et dans deux mondes qui ne se connaissent pas. Les notes représentent donc une deuxième lecture des données, dans une langue seconde, dans un deuxième temps.

Synthèse

Comme le suggère Le Coguiec, au cours de l’annotation je n’ai gardé ma question sur la vocation littéraire chrétienne que comme petite idée insouciante derrière la tête, sans tenter de maintenir une voix ou une perspective systématique. Ensuite, j’ai recueilli les textes

66 annotés et j’en ai réalisé une synthèse inductive. Il s’agissait là de créer à des fins d’organisation une taxinomie pour regrouper les composantes de ma pratique, définir son environnement, ses influences ponctuelles, ses finalités et d’autres caractéristiques qui en resurgissent. Cette synthèse m’a aidée à former un « réseau de correspondances… une arborescence de plus en plus lisible » (Le Coguiec 2006 : 116). La procédure d’annotation était celle qui produisait les données les plus fructueuses et j’en discute avec de plus amples détails dans les sections qui suivent. En fonction des liens, des motifs et des thèmes textuels et paratextuels en rapport avec la création littéraire, j’étais alors prête à adapter et à développer mon modèle de réflexion théologique.

2.3 Méthode B : Grille d’analyse théologique

Comme un projet de cette nature doit baigner dans la théologie du début à la fin, j’ai créé un modèle à partir de l’œuvre du théologien Christoph Theobald au départ de ma démarche, afin de corréler la pratique de la création littéraire et la vocation chrétienne. Puisant ses lectures dans les textes bibliques, en particulier le récit de Samuel et Eli, Theobald identifie les éléments clés de la vocation chrétienne. Sa définition s’entend au sens de l’appel de Dieu, vocatio, mais elle dépasse largement la définition exclusivement ecclésiale de la vocation (Theobald 2010 : 61). Parmi les éléments identifiés par Theobald, j’ai choisi ceux qui soulevaient des questions les plus pertinentes à la vocation littéraire, selon mon expérience et selon mes lectures d’autres écrivains à ce sujet. Les éléments retenus ont été choisis pour souligner les convergences et divergences entre ce modèle de la vocation et l’expérience de la pratique de la création littéraire.

2.4 Réflexion théologique

Dans cette dernière étape, plus explicitement théologique, il s’agissait de faire un tri de ces éléments théobaldiens selon les observations sur ma propre pratique et d’y ajouter les autres éléments qui se sont présentés dans la synthèse. Finalement, avec cette réflexion approfondie, j’étais en mesure de proposer une nouvelle théologie pratique de la vocation de la création littéraire.

Dans la section qui suit, j’explore plus en détail une des méthodes principales de ma

67 méthodologie, le « récit de pratique », ou l’annotation des textes primaires.

3 Le paratexte comme récit de pratique

Sans craindre la mise en abîme et sans être séduite par elle, j’ai cherché une méthodologie heuristique qui correspondrait à ce que Walton décrit comme l’autoethnographie, par laquelle j’explorais le caractère culturel de ma pratique littéraire, j’entrais en dialogue avec le phénomène que je cherchais à connaître. Avec une telle méthodologie, je devrais être en mesure de rencontrer et d’examiner le phénomène de la création littéraire, de me livrer à un flux rythmique avec elle, un va-et-vient continuel jusqu’à ce que je découvre ses multiples significations (Moustakas 1990 : 57). La pierre angulaire était les notes de bas de page. Inspirée par le livre Seuils de Gérard Genette, j’ai décidé que les paratextes me serviraient d’outils de distanciation (Genette 1987 : 1-18) et de privilégier les notes de bas de page. Le Coguiec, qui fait de la recherche-création en architecture, utilise le terme architectural « échafaudage par distanciation ». L’idée me convenait – les notes ont des finalités différentes de celles des textes primaires, mais leur filiation avec ma pratique de création est claire (Le Coguiec 2006 : 114).

J’ai fait ce choix malgré l’impopularité des notes. En effet, Noël Coward a dit que devoir lire une note est comme devoir répondre à la porte lorsqu’on fait l’amour. Pire encore, mes textes primaires sont en anglais mais les notes en français, ce qui garantit que personne, à part des évaluateurs de thèse ou quelques personnes qui partagent mes intérêts et ma culture bilingue, ne les lira jamais en totalité.

Malgré ces difficultés, les notes se sont révélées être appropriées à un travail de nature littéraire. Elles constituent d’une part des commentaires distanciés du texte, mais elles en sont d’autre part l’extension, pour que le tout devienne une nouvelle création littéraire. Elles ont un caractère particulièrement local, avec une relation étroite de continuité et d’homogénéité avec le texte primaire, mais s’adressant surtout à ceux qui auront intérêt à poursuivre « une telle considération complémentaire, ou digressive » (Genette 1987 : 297). Il arrive que l’auteur puisse à l’avance conseiller au lecteur de négliger les notes, comme Rousseau dans son Second Discours (et j’ai suivi son exemple). Les notes peuvent offrir

68 définitions, explications, traductions, références ou autres informations qui corroborent l’idée du texte principal ou qui font autorité, fonctions qui dépendent du statut du destinataire. Elles peuvent ajouter des confidences, des polémiques barbelées ou acérées (Stendhal) ou des effets localisés comme un détour temporaire, une courte bifurcation du récit (Genette 1987 : 328). Genette trie les voix qui peuvent se déployer dans les notes, dans les catégories « auctoriale assomptive » (fournies par l’auteur, et subdivisées en originales, antérieures ou tardives); « allographique » (fournies par l’éditeur ou quelqu’un d’autre que l’auteur du texte primaire); ou encore des notes « fictionnelles ». Cette dernière catégorie est une « rupture de régime énonciatif qui rend tout aussi légitime son assignation au paratexte » (Genette 1987 : 307). Ces notes portent souvent sur les sources, mais « dédouane[nt] l’auteur, ironiquement ou non, de la conduite et des opinions de ses personnages. » Moins la fiction est historique, plus ses annotations semblent transgressives, comme « un coup de pistolet référentiel dans le concert fictionnel ». Dans le cas du roman Pale Fire de Nabokov, où les notes sur un roman posthume sont soi-disant écrites par son éditeur et rival (et peut-être meurtrier), l’utilisation des notes est « une exemplaire mise en scène de ce qu’il y a toujours d’abusif et de paranoïaque dans tout commentaire interprétatif » (Genette 1987 : 314).

Les notes sont également appropriées comme méthode en théologie pratique pour des raisons historiques : elles ont leurs origines dans les paratextes bibliques, elles sont la base de la méthode scientifique et elles sont ancrées dans les traditions universitaires.

Les Écritures sont remplies de références tirées d’ailleurs dans la Bible, une pratique qui fait de la Bible une sorte d’autocommentaire qui se valide tout seul. Les annotations ont servi d’armes dans la Réforme, où les documents historiques originaux ont été mis dans les annotations comme témoignages que toute innovation est en fait une restauration d’anciennes croyances ou pratiques (Grafton 1997 : 159-67). Anthony Grafton soutient même que la note est à l’origine de la méthodologie scientifique avec la publication du Dictionnaire historique et critique (1697) de l’éditeur et auteur Pierre Bayle. L’œuvre de Bayle, dont les pages débordent de notes sur trois des quatre marges, était conçue comme une réponse aux erreurs présentes dans le dictionnaire historique de Louis Moréri, publié en

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1674. Bayle, dit Grafton, « devised and defended a double form of narrative: one which both stated final results and explained the journey necessary to reach them […] the format he chose [notes de bas de page] reinforced his criticisms of error as nothing else could have – and gave him, as it would Gibbon, endless space as well for subversive ironies » (Grafton 1997 : 200). Il soutient d’ailleurs que les Hume, Gibbon et Moser des Lumières ont trouvé dans les annotations un refuge au dogmatisme de Descartes (Grafton 1997 : 222). Malgré cette histoire noble dans les domaines de la théologie et de la philosophie, l’annotation a connu un déclin stylistique et aujourd’hui, n’est souvent pas plus que des citations archivées hautement abrégées, surtout pour établir une crédibilité intellectuelle.

L’objectif des notes dans le milieu académique est la reconnaissance de la source de ses idées, où l’on présente la preuve et la justification de l’interprétation des textes et des documents auxquels on se réfère. Leur distance du texte primaire fait en sorte que les notes sont l’équivalent humaniste du rapport aux données chez le scientifique (Grafton 1997 : 206). Dans le milieu universitaire, les citations de certains auteurs sont de rigueur (à une certaine époque, c’étaient Marx et Weber qui étaient à la mode), elles sont presque des incantations rituelles. Citer des membres de son comité de thèse peut faire la différence entre une promotion académique et un simple bon résultat. Les notes créent un réseau d’obligations (comme des invitations à souper: tu me cites, je dois te citer en retour); elles peuvent fonctionner comme un portier qui distribue des récompenses à des juniors sous forme de citations. Ceux qui ne nous citent pas peuvent être boycottés (Bensman 1988 : 453). Elles peuvent aussi fonctionner comme preuve de la haute culture de l’auteur.

En réalité, le potentiel de la note est beaucoup plus large que ce jeu de pouvoir intellectuel. Elles déplacent l’intérêt du texte lui-même vers le processus d’écriture et permettent une lecture différente. Elles s’adaptent facilement pour jouer de multiples rôles dans le contexte de la recherche-création : la voix véhiculée par les notes peut être celle de l’auteur, celle de l’éditeur, celle d’un pseudo-éditeur ou d’un pseudo-auteur. Le contenu peut être critique ou fictif. Les notes peuvent fonctionner comme un message à certaines personnes (dont les évaluateurs de thèse), des consignes aux lecteurs (comment lire le texte ou la permission de ne pas le lire), des clarifications, des rapports de faits non documentés, des anecdotes, des

70 spéculations, des nuances contextuelles ou locales, une mise en sourdine du texte primaire (Genette 1987 : 301).

4 Conclusion : la méthodologie jazz

C’est en trouvant une métaphore juste pour décrire mon cheminement que j’ai finalement senti que ma méthodologie était cohérente. Je l’appelle la méthodologie jazz, car les processus secondaire et tertiaire (qui effectuent la médiation à double titre) étaient eux aussi des processus créatifs, et je me sentais comme un musicien de jazz jouant des riffs sur un thème antérieur. Dans le jazz, en se basant sur une mélodie ou une suite d’accords par exemple, on improvise d’une façon créative et intuitive pour explorer, développer et se réjouir de la matière principale. Le musicien Michael Jarrett a dit que le jazz est un paradigme qui nous permet de pousser l’interprétation jusqu’à ce qu’elle devienne l’invention (Jarrett 1999 : xi).

Je joue moi-même du jazz, seule ou avec d’autres, et j’ai toujours été fascinée par le fait que, si on décortique ce qui se passe lorsqu’on improvise sur une suite d’accords ou sur une mélodie, le résultat est très technique et grouille de complexités mathématiques de l’harmonie. Les joueurs de jazz possèdent ce savoir intuitivement, mais le développent par la pratique et la plupart ne pourraient pas l’exprimer dans les termes scientifiques de l’harmonie. En effet, dans la pratique elle-même du jazz, le savoir poïétique d’Aristote est identique au savoir théorique. Ce n’est que dans la tentative de l’exprimer dans un autre jeu de langage que les deux se distinguent. En ce sens, y a-t-il dans l’écriture des conventions et des règles qui deviennent intuitives ou s’agit-il plutôt de l’inverse ? La science essaie-t- elle de décrire ce qui est déjà inscrit intuitivement dans les formes cachées et qui s’exprime uniquement dans la pratique ?

Les chercheurs en théologie pratique doivent recueillir des données de façon compétente, rédiger un compte rendu de ce qui se passe et pondre une analyse harmonieuse. L’intuition, qui est essentielle à l’improvisation, aide à identifier une gamme de solutions possibles et à sélectionner les solutions appropriées à toutes ces possibilités. Comme les joueurs de jazz, on part du thème, on y retourne, on en part et repart, chaque fois l’approfondissant, en

71 s’éloignant de plus en plus librement, en laissant le tour aux autres et en s’inspirant de leurs interprétations pour le prochain élan.

Max Roach, artiste de jazz, a écrit : « Lorsque je joue, c’est comme avoir une conversation avec moi-même13 » (Humphreys, Brown et Hatch 2003 : 7). Ma méthodologie jazz m’a donné cette même impression. Plus près de ma vocation littéraire, David Foster Wallace, gagnant du Prix Pulitzer en littérature en 2012, était le roi des notes de bas de page – à tel point qu’il avait des notes tatouées sur son corps (le nom de sa conjointe). Wallace aussi a commenté les notes de bas de page, affirmant qu’elles étaient « presque comme avoir une deuxième voix dans [sa] tête14 » (Max 2009 : 48-61).

Une autre allusion à cette métaphore, allusion importante pour effectuer la corrélation d’une pratique humaine avec la foi chrétienne, est que le jazz se construit sur une mémoire collective et est un art autant social qu’individuel. Le joueur de jazz aborde les mêmes défis, dont celui de maintenir un équilibre entre l’affirmation de soi, avec son identité unique, sa sensibilité intense envers l’autre et sa solidarité avec lui, et celui de plonger dans la culture étudiée, de s’y immiscer tout en maintenant une distance (Humphreys, Brown et Hatch 2003 : 8-9). Cette métaphore est donc appropriée pour décrire une méthodologie dont le but est d’étudier les ambiguïtés de la théologie de la vocation littéraire car, comme créateur, on doit développer une sensibilité particulière à ses propres réactions et, en même temps, suivre la vocation chrétienne qui est surtout axée sur la figure d’autrui.

La méthodologie jazz est un donc un mouvement en spirale qui part du texte primaire, s’en éloigne et y revient pour produire un compte rendu de la conversation entre l’artiste et l’artéfact au sujet du processus de la création, pour éventuellement en faire la médiation avec la foi chrétienne. En avançant vers la réflexion théologique, ce sont mes procédures méthodiques de recherche-création elles-mêmes, autant que leurs résultats, qui ont fini par illuminer ma question sur la vocation religieuse.

13 When I play, it’s like having a conversation with myself. Trad. LB. 14 […] almost like having a second voice in your head. Trad. LB.

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Chapitre 4 - Un corpus littéraire : textes primaires et paratextes

1 Comment lire les textes

Ce chapitre est une collection d’œuvres écrites au cours des quatre ans de mon doctorat en théologie pratique, c’est-à-dire entre 2010 et 2014. M’inspirant de Gérard Genette, j’ai pourvu chaque œuvre d’une courte introduction et de notes de bas de pages, ou paratextes (Genette 1997). Cette procédure a été le fruit de la recherche d’une méthodologie propre à générer suffisamment de distanciation par rapport au texte primaire, mais le résultat s’est révélé être à la fois une réflexion critique sur le processus de création et une deuxième création en soi.

Il existe une noble tradition d’annotations bibliques depuis l’aube des temps, en grande partie parce que les instances ecclésiastiques considèrent les Écritures comme une bombe qui peut exploser si elle est malmenée par les gens ordinaires (Grafton 1997 : 32), mais aussi parce que les notes de bas de page fournissent un champ de bataille convenable aux guerres d’interprétation, et même aux assassinats érudits (voir Méthodologie, chapitre 3). Les annotations sont devenues un champ d’études en soi, mais aussi intéressantes et crédibles soient-elles, la lecture les notes de bas de page peut être un grand dérangement. Pire, quand les textes primaires sont dans une langue et les paratextes dans une autre, il y a lieu de pleurer d’ennui, voire de colère. Les chiffres indiquant les notes sont déjà des irritants. Si cela est le cas, je vous donne la permission de vous abstenir complètement de la lecture de cette section et d’aller directement au chapitre suivant. Cependant, vous vous priverez de la façon dont je fais de la théologie, qui a toujours été en partie en écrivant. Si vous vous sentez trop coupables de rater les textes les plus importants de la thèse, j’ai quelques autres propositions pour la lecture : si vous êtes à l’aise en anglais, je vous conseille de lire les textes primaires seulement ; si vous êtes à l’aise en français, mais moins en anglais, vous pouvez ne lire que les paratextes ; si vous êtes à l’aise dans les deux langues, vous pouvez lire les textes primaires en entier avant d’aborder les paratextes, ou si vous êtes courageux, les lire en même temps ; si vous ne voulez lire que quelques textes avec leurs annotations, je vous conseille les trois poèmes, une nouvelle et un article.

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2 Livre pour enfants

En 2013, j’ai écrit un album illustré pour enfants qui a été publié en 2014 par Buzwah Books, ma maison d’édition. J’ai moi-même fait tout le travail du livre, de la rédaction et de la création des illustrations jusqu’à la mise en page. En 2015, j’ai publié un deuxième tirage de la version anglaise, le premier étant épuisé, et une version du livre en français. Je voulais raconter l’histoire d’Aldo, un âne venu vivre à la cathédrale anglicane, dans la cour de l’évêché, qui a déclenché un ralliement de voisins, de visiteurs et d’autres personnes autour de lui. En contact avec l’animal, les gens laissent tomber les apparences et expriment de la tendresse et de l’affection, se souvenant souvent de leur passé, et de nouvelles relations se sont tissées en lien avec la cathédrale. Ce livre est une réponse à la question la plus fréquente qu’on nous pose par rapport à la cathédrale. La question n’est pas « Est-ce que Dieu existe ? », mais plutôt « Pourquoi y a-t-il un âne ici ? » Avec ce livre, je voulais donc répondre aux deux questions à la fois — la réponse aux deux questions n’en fait qu’une. Pour les illustrations, je suis déjà amateur en dessin, mais j’ai passé une année à pratiquer le dessin et l’aquarelle en assistant aux ateliers de modèle vivant à l’Université Laval, tous les samedis matin, au Pavillon de la Fabrique. J’ai aussi fait des croquis parmi les bâtiments du Vieux Québec, mon quartier, ainsi qu’avec les animaux qui sont le sujet de l’histoire. Les illustrations ont pris une année à réaliser, et les paroles, une soirée. Pour la mise en page, j’ai dû apprendre les logiciels InDesign et Photoshop et j’ai décidé d’en faire un élément de mon doctorat (Cours à option, Compétence en intervention). Je l’ai fait imprimer chez Marquis, à . Une fois les frais de publications amortis, 15 % des profits ont été donné à la communauté de la cathédrale anglicane. Il est vendu dans plusieurs magasins, dont le dépanneur sur la rue des Jardins, où les visiteurs achètent des pommes et des carottes pour les donner aux animaux.

Roxanne1 and the Donkey Church

Once upon a time, there was a beautiful old city. It was built on a rock where a wide river had to squeeze through a narrow channel to continue its route to the sea.

Picture of map, with donkey ears.2

1 Le nom a été changé pour devenir Daisy, pour les versions anglaises et françaises. Plusieurs personnes m’ont dit qu’ils trouvent Roxanne trop « dur » et qu’il fallait un nom plus innocent.

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The oldest part of the city had a wall around it and some tall, noble buildings with copper roofs. One was a huge hotel that looked like a castle, where the tourists stayed. Another was the Ministry of Finance, where people counted the province’s money. Another was a skyscraper that looked like a wedding cake, where the boss of the province lived. Another was a giant post office. Another was an ancient monastery.3

Cathedral, Price House, Ministry of Finance, with Cathedral in the middle, & donkey ears.

In the middle was a forgotten old building surrounded by grass and ancient trees. They called it the Close. Once a week, huge bells rang,4 and a motley collection of people would make their way to the building from distant part of the city and disappear inside it. No-one knew what they did in there. People said they belonged to a different religion and spoke a different language.5

Picture of cathedral, bells ringing, people going in; and donkey ears.

In fact, the Close wasn’t closed at all. Every day many people walked through it. Children

2 Ce sont les idées pour les illustrations. J’ai eu l’idée d’avoir les oreilles dans toutes les images – elles sont remarquables, ces oreilles, et souvent, pour le visiteur, la première surprise est de voir une paire d’oreilles démesurées derrière « le mur » (« The Wall ») de la cour. 3 Je ne voulais pas les nommer, sauf le ministère des Finances, qui est assez générique. Et j’ai fait un effort pour définir la fonction de chaque bâtiment le plus simplement possible ; chacun d’eux fera l’objet d’un gros plan plus tard. 4 Les cloches de la cathédrale sont remarquables. Elles ont été coulées à Londres en 1830 pour cette cathédrale, la première à en obtenir de la Whitechapel Bell Foundry hors de Grande Bretagne. Il y en a huit, et l’on appelle la façon dont on les sonne « change ringing » (sonnerie manuelle). Une personne s’occupe de chacune des cloches, qui doivent être sonnées une par une, dans l’ordre, selon plusieurs motifs différents. Il faut beaucoup de pratique, ainsi que de la force physique, parce que chacune des cloches pèse entre 640 et 840 kilos (presque une tonne). Les sonneurs pratiquent tous les mercredis soir. Une serveuse à l’hôtel Clarendon m’a dit un jour que les travailleurs à l’hôtel, directement en face, pensaient que c’était une secte qui venait pratiquer. 5 Il s’agit d’un endroit invisible en un sens – on voit cette église-là depuis si longtemps, au cœur de la vieille ville, et elle ne change pas. Les prêtres ont pendant si longtemps défendu aux catholiques d’entrer dans les églises protestantes qu’on ne pose plus de questions. Lorsque je disais que j’allais à la cathédrale anglicane, on m’a maintes fois demandé si nous croyons en Jésus-Christ. J’ai dû expliquer à de nombreuses reprises que les anglicans (ou « protestants », même si certains soutiennent que l’Église anglicane, ou d’Angleterre, existaient déjà depuis des siècles au moment de la Réforme) sont quand même des chrétiens, et que le mot « chrétien » n’est pas réservé exclusivement aux catholiques. De plus, à la cathédrale, on parle anglais – un clivage qui a pris davantage d’importance depuis la laïcisation du Québec. Il y a aussi une congrégation francophone qui y pratique sa foi – et qui renforce le mythe d’Henri VIII comme fondateur de l’anglicanisme par le fait que la majorité consiste en ex-catholiques divorcés et remariés qui se sentaient exclus dans l’Église catholique romaine.

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walked through it on their way to school.6 Magicians and jugglers walked through it on their way to entertain tourists in front of the hotel.7 Waiters and waitresses walked through it on their way to work in the restaurants. Accountants walked through it on their way to help count money at the Ministry of Finance.

People walking through the Close, donkey ears

They were often grumpy. The children were grumpy because they were on their way to school, and the parents were grumpy because they had to drag and scold their children. The jugglers were worried they would drop their balls; and the waiters were worried because they were late for serving breakfast. The accountants were grumpy because their cellphones had already started ringing, and text messages were piling up, unanswered. None of them noticed the ancient trees,8 the grass, the crumbling old building

People’s thoughts as they go to work.

One fine morning a girl named Roxanne9 was passing through the Close on her way to the post office to send a postcard to a friend. She looked up at the trees and saw how tall and majestic they were. She looked at the building and saw how beautifully it had been made. She looked at an old wall and – poking up from behind the wall – there were two

6 Le Petit Séminaire est situé à 5 minutes vers l’est et l’École des Ursulines à 2 minutes vers l’ouest. 7 Les amuseurs publics se disputent les meilleurs endroits (puisque ceux-ci ne sont pas assignés par la Ville). Il y a aussi des musiciens (ma fille et moi avons eu des permis pour 3 étés de suite et nous connaissons bien les autres), des mangeurs de feu, et autrefois, il y avait un cirque de chiens, des personnes immobiles peintes en or, etc. Tous les meilleurs endroits sont autour de la cour de la cathédrale et il arrive que l’on entende plusieurs musiciens à la fois. Mais je voulais en mentionner seulement DEUX dans cette phrase et la suivante, aussi ai-je dû éliminer plusieurs personnages importants de la liste. 8 On dit que ces arbres, des ormes pour la plupart, sont parmi les plus vieux de la ville, quelques-uns ayant presque 200 ans. Les bâtiments s’effondrent tranquillement – la cathédrale elle-même date de 1804 et avec une congrégation de 80 paroissiens, tenter de la maintenir est le mieux que nous puissions faire. 9 À l’origine, je voulais qu’on puisse commander un livre avec le nom de son enfant inscrit dedans – un livre fait à la demande. Je suis allée aux Copies de la Capitale et on m’a dit que c’était possible, mais que chaque copie coûterait 50 $. J’avais laissé en italiques les mots qui seraient à modifier pour chaque copie du livre, selon le nom et le sexe du destinataire. Je dois faire davantage de recherches sur cette possibilité – voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Impression_%C3%A0_la_demande.

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ridiculously large furry ears!10

The cathedral, the trees, the wall and the ears.

“Am I seeing things?” said Roxanne.

At that very moment the Minister of Finance looked out of his window. “Am I seeing things?” said Mr. Jinglepockets to his secretary, Miss Pennywhistle.

“Am I seeing things?” said Lady Poncyboot-Wetherdag, peering out of the hotel window, to her miniature poodle Bobette.11

“Am I seeing things?” said Mrs. Tiptoppet, the boss of the province, to her deputy minister as he was helping her adjust her bowtie.

10 Cela me manque – d’être avec de jeunes enfants qui remarquent tout, leurs yeux toujours ouverts aux merveilles de la création. Lorsque ma fille était petite, je ne travaillais que trois jours par semaine et les autres jours, j’essayais de m’attarder aussi longtemps qu’elle le voulait à regarder une feuille, une coccinelle sur le trottoir, un ruisselet. Elle m’a réappris à regarder le monde. 11 Je suis consciente que ces noms reflètent des références culturelles hétérogènes : Jinglepockets est assez générique (le son que fait les poches pleines de monnaie), mais Lady Poncyboot-Wetherdag est très anglais d’Angleterre : poncey signifie prétentieux ; wether, un mouton prêt à enfanter ; dag sont les crottes qui se collent à la laine autour des fesses des moutons, ce qui rime avec hag, une vieille dame ou une sorcière ; les deux derniers mots parce que, souvent, les aristocrates anglais ont des fermes. J’ai fabriqué ces noms sans réfléchir longtemps, instinctivement, sur la base du son, et j’ai choisi deux noms, parce qu’en Angleterre, cela indique souvent une ascendance aristocratique. « Bobette » est une blague qui joue à la fois sur le fait qu’il sonne exactement comme le petit nom d’un animal domestique en anglais, ou on ajoute souvent un suffixe diminutive étrangère (ex. -ita ou -ette), et sur sa signification en français. C’est maintenant, en écrivant les notes, que je les analyse pour la première fois. Pour les versions françaises, j’ai eu des suggestions d’un peu partout, mais nous avons abouti à ces noms : Monsieur Tintepoche, ministre des Finances, et sa secrétaire Mademoiselle Coûtebonbon ; Madame Pêteux-Garrot de la Cavalière et son caniche Bobette ; Monsieur Superloupère, le patron de la province ; et madame Tamponpon, la postière en chef. En ce moment, je suis au 2e étage d’un Megabus qui m’emmène de Guelph en Ontario à Québec ; c’est une des situations typiques où je trouve l’occasion de faire de la théologie pratique. Très inconfortable, l’autobus pue, la suspension est lamentable, je n’ai pas d’espace pour écrire – j’utilise mon manteau comme coussin et heureusement, cette fois-ci, je n’ai personne à côté de moi, ce qui me permet de pallier le manque d’espace en m’étirant les jambes sur le siège à côté. Pas de table, mais une prise et du wifi pour traduire des mots que je cherche avec WordReference. Et une belle journée ensoleillée.

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“Am I seeing things?”12 said Mrs Lettering, the postmistress general, pausing to look out of the window as she opened a new issue of colourful stamps.

Pictures of them all looking out of their respective windows

Sure enough, a donkey and a goat had appeared in the Close. The donkey had ridiculously large furry ears and the goat had sharp hips and deformed hooves.

Picture of Aldo and Alli

Just then, Roxanne caught sight of a lady with sticking-up hair and rubber boots going into the walled field.13 Roxanne ran up and asked her if she could come too.

“Of course,” said the lady with sticking-up hair. “Come in and meet Aldo and Alli.”

Roxanne gave them carrots and stroked their soft fur. Aldo had hairy rubbery lips and Alli tried to get into her bag. She stroked Aldo and kissed him on the shoulder.

Lady with sticking up hair, rubber boots and a shovel; and Aldo & Alli

Meanwhile the Finance Minister, the Postmistress General, Lady Poncyboots-Wetherdag and the boss of the province made their way down long staircases and across the street to

12 Je me suis inspirée de deux de mes livres préférés : Madeline de Bemelmans et Cockatoos de Quentin Blake. La répétition est aussi souvent présente dans les contes d’enfants. Elle ajoute du rythme au rituel, au mystère, au plaisir du suspense prolongé, à la gratification reportée. Elle renforce le sens. Elle ralentit l’intrigue, lie ses énergies et rend son aboutissement plus satisfaisant. Je n’ai pas pensé à tout cela non plus lorsque j’écrivais ce texte. Je viens de faire un peu de recherche sur le pouvoir de la répétition dans la littérature pour enfants : « One More Time : Approaches to Repetition in Children's Literature » de Susan R. Gannon, Children's Literature Association Quarterly. vol. 12, no 1, printemps 1987. pp. 2-5. C’est curieux de faire de la recherche dans un autobus. Est-ce que la référence a autant de poids que si je vais à la bibliothèque, cherche dans le catalogue, fouille dans les rayons, trouve la référence, etc. ? Est-ce que moi-même je lui accorde autant de poids ? Si j’étais allée à la bibliothèque, par exemple, j’aurais lu l’article jusqu’à la fin, mais dans l’autobus, ici, avec le wifi, j’ai simplement tiré quelques phrases de la première page, je les ai lancées dans Google Translate et puis je les ai révisées pour mes propres fins. Avec Google Translate, on peut aussi faire du plagiat sans être découvert – selon le livre sur l’histoire des notes de bas de page (que j’ai acheté et lu du début à la fin) ; parmi les universitaires, c’est une façon de plus en plus répandue de faire du plagiat. 13 C’est ma sœur, la propriétaire des animaux, qui en prend soin. Ses cheveux sont remarquables et très caractéristiques.

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the Close.14 They stood outside the little walled field, watching Roxanne and the lady giving carrots to the donkey.

“Can we meet him too?” they asked.

“Of course,” said the lady with the sticking-up hair. “Come in. Meet Aldo and Alli.”

Then Roxanne looked up from kissing Aldo’s neck and saw some more people looking over the wall: a juggler, a mother dragging her son to school, a waiter, and an accountant. They too came into the field and met the animals. They all asked each other to take pictures of themselves with the animals on their cellphones.15

People taking pictures of each other with the animals.

“Why is there a donkey here?”16 Roxanne eventually asked the lady with the sticking-up hair.

“It’s a liturgical donkey, she said. “He helps us celebrate Christmas, when Jesus was born in a stable among the animals. He helps us remember the night when Jesus’ family had to escape into Egypt. He helps us celebrate Palm Sunday, when Jesus rode into Jerusalem on a donkey, because he was the king.”

Nativity scene, with Aldo prominent.

“A king?” said Mr. Jinglepockets. “But if he was born in a stable, he must have been poor!” “What kind of king is that?

“If he had to escape to Egpyt, he was a refugee!” said Mrs. Tiptoppet. “What kind of king

14 En effet, beaucoup de travailleurs du ministère des Finances sont fascinés par Aldo et Alli. Beaucoup ont réorganisé leurs bureaux pour qu’ils puissent voir les animaux par la fenêtre. Le sous-ministre a une photo d’Aldo en fond d’écran. C’est ce que j’ai appris d’une taupe parmi eux – quelqu’un de la paroisse qui travaille dans le département des Ressources humaines. Les visiteurs au Clarendon aussi viennent souvent. Et souvent des personnes d’origines très diverses se relaient au Mur. 15 Voir les images sur le web. Si on tape « donkey cathedral » dans Google images, ou « donkey Quebec » sur Trip Advisor, étonnant de voir combien de gens prennent des photos d’Aldo lorsqu’ils visitent Québec. 16 C’est la question que les visiteurs se posent entre eux et qu’on nous pose toujours au Mur. La femme de l’évêque se mêle souvent aux visiteurs incognito pour écouter des conversations sur la relation entre l’âne et l’église. Elle relate des conversations extraordinaires.

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is that?”

“If he rode a donkey, he wasn’t even rich enough to have a horse!” said Roxanne, who had never been to church. “What kind of king is that?”

“An upside-down king,” said the lady. “A king who was born in a stable instead of a private hospital. A king who chose an animal with huge furry ears instead of a limousine or a private helicopter. People couldn’t stand that kind of king, so they killed him.17 He rode that donkey to his death on the cross. That’s why all donkeys have a cross on their backs.”

Palm Sunday, with Jesus riding Aldo

Roxanne looked at his back and, sure enough, there was a cross on it. “But I still don’t understand,” she said. “You’re saying he’s a royal donkey?”

“Yes,” said the lady, “and he’s a healing donkey. People come to the hospital in this city18 from far away, when they are sick or dying, just like people came to visit Jesus when they were sick. They come to visit Aldo and Alli, and they feel better.”

People who are sick surrounding Aldo & Alli

“I still don’t understand,” said Roxanne. “So Aldo’s a doctor?”

“Yes,” said the lady patiently, “and he’s also a historical donkey. The first donkeys who came to New France were brought by the Recollet Fathers, and they lived right here, on

17 Est-ce qu’on sait pourquoi ils l’ont tué ? On ne connaît pas vraiment la motivation (je ne parle pas du sens de la crucifixion). Matthieu dit que les Juifs l’ont condamné parce qu’il s’était proclamé le Messie. D’autres ont dit qu’il avait été tué parce qu’il fomentait la rébellion. René Girard dirait qu’il était le bouc émissaire par excellence. Ceci est une note de bas de page à compléter. Ici, c’est parce que « people couldn’t stand that kind of king. » On veut donc qu’un roi soit haut et riche et s’il ne l’est pas, c’est trop dérangeant. On veut que les statuts sociaux soient renversés de la sorte ; on ne veut pas penser que le mendiant dans la rue pourrait être apparenté au royaume. Mais c’est surtout les religieux qui sont dérangés. On ne veut pas que notre destination spirituelle, en tant que personnes qui recherchent la vertu, soit la pauvreté et le mépris, mais les honneurs – les honneurs matériels ou spirituels. 18 L’Hôtel-Dieu. L’hôpital du cancer qui est situé le plus à l’est dans toute la province de Québec, qui s’étend encore 1000 km à l’est. L’évêque et sa femme, elle-même diacre, ont une mission d’hospitalité envers les anglicans qui se rendent à l’Hôtel-Dieu des villages de l’est du Québec, les patients et membres de leurs familles, qui sont logés chez eux pendant leur séjour.

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this exact spot.”19

Recollet fathers getting off the boat with the donkeys.

“Then is the donkey a museum?” said Roxanne. “I still don’t understand.”

“Just take a look,” said the lady.

People were cuddling the goat and stroking the donkey’s soft nose. They were speaking to them in their special talking-to-animal voices. The little boy was asking the Minister of Finance about goats. The boss of the province was laughing with the waiter. The juggler was smiling at the Postmistress General. Their cellphones were all ringing and they didn’t care.20

They had all been crossing the Close for years and never spoken to each other.

The people talking and laughing and cuddling the animals.

“That’s why,” said the lady with the sticking-up hair. “Jesus said we must love God, and we must love our neighbours as much as we love ourselves. Aldo and Alli are helping us do

19 Le premier monastère au Québec a été celui des Récollets, à l’emplacement actuel de la cathédrale anglicane. En 1620, ils y ont amené deux ânes, qui furent les premiers à arriver en Nouvelle-France. 20 C’est ça qui arrive. L’âne et la chèvre tissent des liens de communauté dans un quartier très éclaté socialement, entre les touristes, les amuseurs publics, les écoliers et écolières, les serveurs, les femmes de chambre, les fonctionnaires et les résidents. Grâce à eux, et non pas à la cathédrale elle-même, la cour de la cathédrale est devenue un lieu de rencontre. Les téléphones intelligents, qui nous détournent des rencontres non prévues dans le lieu physique où l’on se trouve, sont oubliés, parce qu’ils ne sont plus intelligents. L‘intelligence véritable, comme le dit le philosophe écossais John Macmurray (voir sa biographie par John Costello, un Québécois de Témiscamingue), n’est pas que mécanique (Descartes) ni organique (Darwin), mais aussi, et surtout, personnelle (Jésus).

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that!”21

Roxanne buried her nose in Aldo’s mane. She didn’t know religion could smell so good.22

3 Réflexion alter-biblique

Ce texte a été écrit au début de mon parcours théologique. Je voulais explorer le thème de l’inspiration. J’ai inventé un texte du genre « biblique ». Dans les annotations, je fais le lien entre chaque texte « biblique » et mon propre cheminement comme écrivaine, à la 3e personne.

Inspired

1. Inspiration begins in darkness23

21 Le jésuite James Profit, qui vient de mourir (je reviens actuellement de son enterrement à Guelph, dans le Megabus), était un écologiste-théologien. Grâce à lui, les Jésuites ont reformulé l’expression de leur charisme en fonction de la guérison non seulement de la relation brisée entre la personne humaine et son Dieu, de la relation entre la personne et son prochain, mais aussi entre la personne et la Création (voir General Congregation 35, qui parle de la vocation apostolique des Jésuites « d’établir des relations justes avec Dieu, le prochain et la Création » Décret no 3). J’ai envisagé d’ajouter « et la création » au texte, mais je veux rester fidèle à la citation biblique (s’aimer soi-même et aimer son prochain comprennent aimer la Création parce que nous sommes tous liés, nous sommes nés ensemble et moi-même et mon prochain allons tous périr si nous n’aimons pas la Création). Peut-être Aldo et Alli sont-ils les signes nous rappelant, au milieu de la ville où l’on peut si facilement l’oublier, notre relation avec la Création. D’autant plus que les gens y redécouvrent la joie de rencontrer des êtres vivants très différents, dont l’utilité n’est pas claire (gratuitement présents), avec de fortes personnalités, et qui veulent entrer en relation avec nous. Les ânes et les chèvres ont tous les deux des personnalités très particulières. Ils sont intelligents et curieux, ils aiment les humains, et ils sont très sensibles aux émotions, surtout à l’amour et à la peur (les deux principales motivations humaines – encore selon Macmurray). Ils sont très différents des chevaux ou des chiens. 22 … elle entre dans cette relation intime en enfonçant le nez dans sa crinière. La religion n’est pas une idéologie, ni une philosophie, ni une doctrine. C’est une relation. Comment communiquer sa tangibilité, sa concrétude ? Par l’odeur de l’autre. Terminer mon histoire ainsi n’a pas été le résultat d’une décision mûrement ni longuement réfléchie. Peut-être ne va-t-elle pas amener de lecteurs à demander le baptême. Ce n’est pas un catéchisme. Et si la fille allait associer l’odeur de la crinière à la présence distante de la cathédrale ? Pour qu’elle fasse le lien avec la foi du passé, c’est le maximum que l’on peut espérer, ou la distance la plus courte possible à ce moment de l’histoire – mais la cathédrale est déjà en train de devenir un musée, tandis que l’odeur de la crinière et l’Évangile vont demeurer pour toujours.

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In the beginning there was darkness, and people were afraid. They were afraid of wild animals, hunger, and death. They were afraid of the dead. They were afraid in case their brief lives meant nothing. They wanted comfort, and they wanted meaning. They cried out in their fear, and God, who was very young, heard them. He said they could come and sleep under his bed and he would tell them a story. He told them a story about all the parts of the world that were familiar to them, the stars and the plants, the creeping things and the cattle, and he told them he had made them on purpose. Then, because he was lonely and wanted to tell a story, he had made them too, so that he could tell them the story of how he had made them so that he could tell them a story. He was pleased when he heard them stop crying, and sigh, and turn over and go to sleep in peace.

2. Inspiration begins in geography 24

God invited the people to tell the story with him. Because in fact, the story could not be

23 Un enfant voit un fantôme dans la nuit et elle est terrifiée. Elle se déplace dans la chambre de sa sœur aînée et dort sur un lit de camp, sous le lit de sa sœur, pendant les trois années suivantes. La sœur aînée, qui a huit ans, commence à lui raconter des histoires. La première exigence est de mettre fin à ses larmes. La sœur aînée apprend à arracher les pensées de l’obscurité. Le protagoniste est un insecte que les sœurs ont vu le jour, alors qu’elles étaient en train d’enfoncer leur nez dans l’herbe, ou de la chrysope alors qu’elles chassaient les mouches autour des ampoules le soir pour nourrir leurs lézards. Ou le héros est un renard ou une loutre, fugacement entrevu de l’autre côté du ruisseau ce matin-là. Au début, il y a seulement une exigence : que l’auditeur sous le lit cesse de pleurer. La jeune sœur se tait, et lorsqu’elle commence à porter attention, elle tire l’histoire en avant. La sœur aînée donne à la loutre ou à la chenille un nom, une personnalité, un milieu, un défi et une résolution. Elle apprend à construire de la tension et à la déclencher. Elle apprend à faire rire sa sœur. Elle a déjà développé cet esprit afin de libérer les tensions autour de la table familiale. La deuxième exigence absolue, c’est que l’histoire doit se terminer avant que sa sœur ne s’endorme. Avec l’expérience, elle apprend à créer une bonne fin. Elle sait que la fin est bonne quand elle entend un soupir satisfait, puis le grincement du lit lorsque sa sœur se retourne et s’assoupit. Le conteur a le vertige du pouvoir. Ses leçons sont tous les soirs et son apprentissage de conteur dure trois ans. Un enfant de six ans est son seul maître et son seul public. 24 Plusieurs années plus tard, la famille de la conteuse rencontre la famille de sa sœur cadette en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Quatre enfants se pressent autour de la conteuse en lui demandant des histoires. Ils ont parcouru des centaines de kilomètres et ils en ont encore des centaines à marcher. Elle apprend à créer des histoires qui marchent, qui parlent à plusieurs personnes à la fois, aux gens qui ne connaissent la vie que depuis seulement cinq à dix ans. Cette fois, l’exigence est de maintenir l’attention des auditeurs jusqu’au prochain puits, ou jusqu’au prochain village, ou jusqu’au prochain pique-nique. Le public décide parfois collectivement comment il veut terminer l’histoire. Certains jours, chaque auditeur ajoute un personnage, en choisissant un nom et une personnalité. La conteuse tisse ces ajouts dans son histoire. Plus important encore, l’intrigue doit suivre les contours de la terre. Lorsqu’on s’approche d’une colline, l’intrigue doit augmenter la tension dramatique jusqu’à ce que le sommet de la colline soit atteint, là où elle peut être résolue. La conteuse apprend à mesurer ses histoires en termes de distance. La plus longue histoire qu’elle a pu raconter mesure neuf kilomètres. Elle ne peut raconter qu’une histoire par jour.

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told without them to tell it. It was their story too.

Sometimes God seemed to them to be a mathematician who entered everything in a ledger book. They thought that if they went on long difficult journeys to holy places, God might reward them at some future date, or forgive them for some past crime. Along the way, they told stories to each other, to pass the time, to make it up to the top of the next hill. They told stories about people they knew, about places they had been to. After they had come home, they might be disappointed with the reward, but they remembered the stories told as they walked together towards a common destination. They remembered that God had not only been in the cathedral, but also in the ripe figs fallen on the path, the old lady who brought them a cup of cold water from her well, the slope of the green hill ahead of them, the rise and fall of the stories.

3. Inspiration begins in maps25

Even though God was with them the people got lost and began to make maps to find their way. They made lifesize maps and laid them out on the ground and walked on them, forgetting the world underneath. They got angry when sharp treetops broke through the paper. They even made maps of how to get to heaven.26 Those who remembered God

25 Quelques années plus tard, deux autres enfants demandent une histoire à la conteuse. Ils dessinent une carte d’un pays imaginaire avec des lacs magiques, des châteaux, des forêts et des sables mouvants dangereux. Ils préparent une liste de personnages avec leurs noms et leurs personnalités. La conteuse écrit une fiction basée sur la carte et sur leurs personnages, pour un public de deux. 26 Voir « Pictorial catechism. Échelle catholique du père Lacombe 1895 », objet dans l’exposition permanente Partir sur la route des francophones au Musée de l’Amérique française à Québec.

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offered him maps of their dreams.27 They gave God the designs they had made for new worlds and their hopes for their own lives. God reminded them that their stories had always been his stories, and his story had always been their story. He took their maps and their dreams, rolled them up into the story and tossed it back to them.

4. Inspiration begins in texts28

In the beginning was the Word. God was not God until he had spoken to us. And we were not until God had spoken to us. The act of speaking brought Him and us into existence. God used our language so that we could understand.29 Language is not in itself holy. It tells lies as well as telling the truth, it is full of contradictions. It never grasps the essential.

27 « Certains anciens ... ils ne chassaient pas comme la plupart des gens le font maintenant. Ils ... voyaient leur proie dans leurs rêves, ils trouvaient leur piste et abattaient la proie, tous dans leurs rêves .... Les hommes bons, les très bons, ils pouvaient rêver de plus que des animaux. Parfois, ils ont vu le ciel et ses sentiers ... Vous, vous faites des cartes pour voir où les chasseurs vont, et où on peut pêcher les poissons. Ça c’est pas facile. Mais c’est plus facile, bien sûr, que de dessiner les sentiers au ciel ! Vous pouvez rire de ces cartes des sentiers vers le ciel, mais elles ont été faites par les hommes bons qui ont eu le rêve du ciel, et qui voulaient dire la vérité. Ils ont travaillé fort sur la vérité. » [Some old-timers... they did not hunt as most people do now. They … located their prey in dreams, found their trails, and made dream kills.... Good men, the really good men, could dream of more than animals. Sometimes they saw heaven and its trails... Maybe you make maps of where the hunters go and the fish can be caught. That is not easy. But easier, for sure, than drawing out the trails to heaven. You may laugh at these maps of the trails to heaven, but they were done by the good men who had the heaven dream, who wanted to tell the truth. They worked hard on the truth] Atsin, Beaver First Nation Reserve, BC, 1978, dans Maps and Dreams, de Hugh Brody (Brody 1981), p. 46. 28 Dans un sous-sol sombre, la conteuse passe cinq mois dans les archives à lire plusieurs milliers de lettres, la correspondance d’un Écossais envoyé gouverner l’Amérique du Nord britannique entre 1820 et 1828. Une fois qu’elle a apprivoisé son écriture ornée, elle commence à l’imaginer assis à son bureau, en regardant le fleuve Saint-Laurent par la fenêtre ; il imagine comment il pourrait rénover son château en Écosse. Elle tisse des histoires autour de sa vie, une vie cachée derrière le ton sobre de ses lettres officielles au sujet des concessions de terres dans le canton de Godmanchester, de droits de douane sur des radeaux de bois, un pont au Témiscouata, des frasques de l’Assemblée. L’encre s’efface, tout comme la solitude inexprimée et le ressentiment émoussent sa plume. Mais il y a deux cents ans, il a trempé sa plume dans l’encrier à nouveau, et il a encore mis la plume sur le papier. Alors qu’elle lit, des histoires se tordent dans des encriers fermés derrière ses yeux. La conteuse lit aussi les histoires dans la Bible. Elle cherche un message du Créateur, ou une solution, mais elle est plutôt captivée par l’histoire. Qu’est-il arrivé ? Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Elle remarque que Jésus répond aux questions principalement en racontant une histoire. Elle est fascinée par les détails étranges, elle est consternée par la violence, consolée par la beauté, scandalisée par l’intimité. La Bible lui donne plus de détails, de personnages, d’intrigues. Elle improvise sur eux. 29 « Dans la Sainte Écriture, la vérité et la sainteté de Dieu restant toujours sauves, se manifeste donc la condescendance merveilleuse de la Sagesse éternelle pour que nous apprenions l’ineffable bienveillance de Dieu et à quel point aussi, dans ses soins prévenants pour notre nature, il a adapté son langage ». Dei Verbum, III, 13.

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It consists of hundreds of thousands of words, whereas God, the one Word, is silent.30

God used our language anyway.31

People told stories of their relationship with God, and the listeners memorized them and passed them on. The stories were passed down through hundreds of generations. Then people wrote the words down so that they were no longer carried off on the evening breeze, but were fixed on to the page.

Then people argued as to which stories were closer to the truth of God’s relationship with them. The winners canonized some of the stories. Was this because they alone recognized the truth? Did they desire to be joined together in a tribe of truth-owners who would exclude the other tribes, liars all? Is it possible to find out the truth of the story, or is it simply how well it brings you up the hill, or whether the crying stops? Truth is not mathematical. It does not shy away from the scandalous intimacy of the people and God telling their joint story through one mouth, of mixing their breath with the breath of God. Truth does not take a detour around the central and impossible metaphor of the story of God become man. Truth plays close to the edge of the unsayable mystery of the Word became flesh, the incarnation. But it does not speak it. None of the Gospels are written by Jesus. They are written by his friends, whose powers and abilities God trusted.32

5. Inspiration begins in prayer33

The people spoke not only of God, but to God. When they had finally made enough noise

30 « Il y a des dizaines de milliers de paroles bibliques et cette parole-là qui est le Verbe. Dans les deux bibliothèques des deux Testaments... celui qui se tait, c’est le Verbe de Dieu. La multiplicité parle et le Verbe se tait. Le multiple parle alors que l’Un se tait. » Paul Beauchamp, Parler des Écritures saintes (Paris : Éditions du Seuil, 1987), p. 68. 31 « Si nous, hommes, cessons de “parler homme”, nous n’entendons pas Dieu. » (Beauchamp 1987, p. 23). 32 « Pour composer ces livres sacrés, Dieu a choisi des hommes auxquels il a eu recours dans le plein usage de leurs facultés et de leurs moyens, pour que, lui-même agissant en eux et par eux, ils missent par écrit, en vrais auteurs, tout ce qui était conforme à son désir, et cela seulement. » Dei Verbum, III, 11. 33 La conteuse s’engage à faire les Exercices spirituels de saint Ignace. Elle entre dans les récits de l’Évangile. Elle parle et interagit avec les personnages, puis l’intrigue change, sa vie y est mêlée. Leurs histoires deviennent ses propres histoires et son histoire devient la leur. Le tissu de leurs vies tombe du métier au plancher. Elle le prend et l’emporte chez elle. Elle le regarde de temps en temps, accroché au mur, et souhaite qu’elle puisse le faire à nouveau.

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about all their troubles, they stopped and listened.

A conversation needs two people, a speaker and a listener. The speaker makes a noise, the listener stays silent. The speaker who reads the Word of God makes a noise that circles around a mysterious silence. This is the silence that must pass through the loud words of the story. To hear this silence, the listener brings her own silence. Her silence is fecund, attentive, eager. It peoples what she hears with figures, with colour, with hope. As she listens in silence she knots stories together, sews coloured thread through them, improvises on them, jumps from word to word, hides between them, mimics their rhythms and riffs on their cadences. This is the noisy two-step dance music of God’s mute holiness and her own silent listening.

6. Inspiration begins in interviews34

By creating Adam and Eve first, God hinted to the people that they were all brothers and sisters, one people. But they insisted on separating out into tribes and killing each other. Then God relented on the brothers-and-sisters theme, and instead agreed to laws that might contain this violence. But people clung too rigidly to the law, as if the law itself was God, and so he joined in with the prophets in shouting out their revolutionary slogans. Then he shared a tent with the Gospels writers, whose story stepped beyond the law and the prophets. The story of God’s sharing of his life with the people was there all along.35 But to follow the story to the promised end, the incarnation, people always had to be ready to jump into a windowless van and be taken to a place of which they had no knowledge and no map and whose language they did not speak. God was there, too, in the van, but he was gagged. So to follow God’s story, they had to listen to each other very carefully. The story is not told by Jesus himself. It is told by his friends.

34 La conteuse a un emploi qui demande qu’elle interviewe des personnes pour écrire leurs histoires. Elle aborde les interviews avec une intrigue provisoire, structurée d’avance par quelques questions. Mais elle doit être prête à abandonner son tracé si elle détecte la vraie histoire. Alors, elle doit suivre l’inspiration, ou le chemin de la vraie histoire. Elle apprend que chaque personne a une histoire à raconter et que beaucoup ne l’ont jamais fait, car nul ne la leur a jamais demandée ni n’a écouté leur histoire jusqu’à la fin. 35 « Quelles que soient l’étendue et la richesse de ce que nous pourrions savoir de Jésus-Christ, la vérité de Jésus-Christ serait toujours plus loin et c’est dans ce plus loin qu’il nous appelle, que nous le trouvons et le goûtons… hâtons-nous, aujourd’hui, à ce plus loin… » (Beauchamp 1987, p. 70).

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7. Inspiration begins in a) buses, b) dreams c) smell-memories36 a. And she came to Jerusalem with a very great train, with camels that bear spices, and very much gold, and precious stones: and when she was come to Solomon, she communed with him of all that was in her heart. (1 Kings 10:2). b. But while he thought on these things, behold, the angel of the Lord appeared unto him in a dream, saying, Joseph, thou son of David, fear not to take unto thee Mary thy wife: for that which is conceived in her is of the Holy Ghost. (Matthew 1:20) c. Thy lips, O my spouse, drop as the honeycomb: honey and milk are under thy tongue; and the smell of thy garments is like the smell of Lebanon... Thy plants are an orchard of pomegranates, with pleasant fruits; camphire, with spikenard, spikenard and saffron; calamus and cinnamon, with all trees of frankincense, myrrh and aloes, with all the chief spices... Awake, O north wind; and come, thou south; blow upon my garden, that the spices thereof may flow out. Let my beloved come into his garden, and eat his pleasant fruits (Song of Solomon 4: 11-16).

8. Inspiration begins in being a stranger37

Adam and Eve left paradise when their bodies had become strange to them. The tree gave them a knowledge that made them able to stand inside and outside of themselves at the

36 a. La conteuse puise son inspiration dans les conversations entendues dans l’autobus, dans les visages des passants dans les rues. Les rides de leurs visages et les mots qui sortent de leurs bouches sont des coquilles protectrices qui cachent des informations brutes. Certains jours dans l’autobus, l’esprit du conteur force les histoires une par une avec un couteau à huîtres et savoure leurs histoires imaginées en les avalant. D’autres jours, elle doit arrêter de regarder et d’écouter, il y a trop d’histoires et c’est trop fatigant. b. La conteuse rêve des histoires avec des intrigues, des personnages, des situations. Son subconscient fournit les détails étranges qui sont le plaisir tangible d’une histoire. Une odeur ramène un souvenir. La relation entre une odeur-souvenir qui rappelle un moment et le moment même est la même que la relation entre le paradis et cette vie mortelle. 37 La conteuse demeure dans un pays où la plupart des gens parlent une autre langue. Elle ne peut donc pas raconter des histoires avec la même habileté. Elle entend les histoires des morts, des fantômes qui peuplent la ville et dont les rues et les rivières portent les noms : Saint-Cyrille, Sainte-Ursule, Saint-Charles, Saint- Laurent. Ils ont vécu il y a des centaines d’années et ont laissé d’étranges histoires miraculeuses dont personne ne se souvient plus. La conteuse est inspirée par tout ce qui est counter, original, spare, strange, tout ce qui est au-delà de la connaissance, au-delà du confort, au-delà du dire, tout ce qui pique la langue ou l’imagination. Il est le désir pur qui voit l’étrange, et qui veut se l’approprier, de le dire, en faire quelque chose de beau. Elle écrit un livre sur le Québec et les saints qui s’appelle Kissing the Bones : a Hagiotopography. Elle le met de côté. Il est écrit dans une langue étrangère.

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same time. As soon as Adam and Eve were exiled from Paradise, in their desire and anguish they wanted to draw, paint, sing, compose oratorios, write the story. They wanted to tell stories that both recreated what they were now estranged from, and created a new paradise that they could perhaps reach one day again. Everything was sweetly familiar and painfully unfamiliar. It was a new world. If they tamed everything around them stayed with the familiar, they would never move on with the story.

And following the story God had set in motion, he followed his people into the state of being strangers. He became the strangest of all, standing both outside his creatures and outside himself as the creator. With his incarnation he became the process of translation itself, translating God into man and man into God, a continuous state of solitary silence.

9. Inspiration begins in the middle of telling the story38

“And God saw that it was good.” As God creates the world and its creatures, he progressively falls in love with them. The more he goes on creating, the more there is to love, so that the narrative of the creation becomes self-generating, i.e. God’s-self- generating, i.e. love-generating. He simply has to breathe and the creation of the world goes on and on. The generation of narrative conventions and then the stretching and breaking of them supply an endless source of absorption, drawing him into plots and details and endings he inhabits but no longer owns.

10. Inspiration is desperation39

38 L’histoire porte sa propre inspiration. La conteuse ne peut pas connaître la conclusion de son histoire jusqu’à ce que l’histoire se termine. Elle a besoin du poids et de l’élan de la narration pour voir ce qu’elle va dire ensuite. Elle ne sait pas ce qu’elle dira, jusqu’à ce qu’elle le dise. La peur, la terreur même de ne pas savoir ce qui va se produire est comme descendre une montagne en ski, ou naviguer dans une tempête, ou monter un cheval sauvage. La terreur est existentielle. Mais elle en vaut la peine, car ce qui peut émerger, si elle ose une telle liberté, si elle réussit à déjouer la surveillance vigilante de la police intérieure, vient d’ailleurs ; c’est quelque chose d’étrange, d’inconnu, de merveilleux. Une fois qu’elle a fini de le raconter, la conteuse peut se sentir étrangement à l’écart de ce qu’elle a créé. Elle n’est pas réellement à l’écart, mais elle ne sait pas d’où ça vient, et ne peut pas contrôler où ça ira. Le récit ne lui appartient plus.

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“And God saw that it was good.” But the people dirtied the streams and poisoned the frogs and killed the fish and threw them away to rot. They burned up the earth and the blue sky became brown smoke. Without God’s storytellers there was no testimony of what the earth was like before it was poisoned.

The people lied to each other and stole from eachother. The strong people bullied the weak people. They butchered each other. Without God’s storytellers, the bullied and the butchered and the robbed suffered alone and senselessly, and there was no testimony to stand against the bullies and the butchers and the robbers. In desperation God came to live with the people, but they killed him too. Without God’s storytellers, he never came, he died for nothing, and no-one read on to the end of the story, the breakfast on the beach.

In the beginning was the Word. The Word was: What have I done! Find me storytellers, put pens in their hands, so that they can tell me what I have done. The Word was: They have killed me. Ask the storytellers to write down how this can have happened, and let them say why, and what happened next.

11. There is no inspiration; there are only deadlines, only the people waiting for the story.

39 S’il n’y a pas d’histoire, il n’y a pas de sens. Les détails, les visages, les bouts de conversations, « the spare and the strange », ne sont que des fragments aléatoires de la mort qui s’enfoncent dans le visage comme un vent sablonneux. Ce n’est pas une question de volonté. Elle doit les tisser dans ses histoires afin d’apprivoiser les mèches de temps incompatibles et insensées, pour qu’elles s’alignent dans une lignée temporelle et géographique qui part d’un lieu précis et va vers quelque part de vrai, sinon elle mourra. Elle raconte l’histoire pour qu’elle-même arrête de pleurer.

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4 Pièce de théâtre pour enfants

Autrefois, à notre église à Noël, on lisait le texte biblique traditionnel pendant que les enfants faisaient des gestes qui allaient avec lui. Donc à chaque Noël depuis 5 ans, j’écris une pièce de théâtre de la Nativité pour les enfants de l’église (« The Pageant »). J’ai aussi écrit une pièce pour le carême (« Forty Days Without Dessert ») et j’ai commencé une série de pièces sur la vie de Moïse (« Moses and the Red Bull Rushes »).

À Noël de l’année 2012, après 4 ans, je me suis dit : « c’est assez, je suis trop occupée » (à faire mon doctorat, par exemple). Mais ma fille m’a convaincue de le faire encore. Je lui ai répliqué : « seulement si tu m’aides et que tu la diriges » (elle avait 14 ans). Elle y a consenti et pendant deux samedis après-midi, nous nous sommes installées au café Paillard avec l’ordinateur. J’ai écrit cette pièce, la modifiant ensuite au fur et à mesure que les enfants se montraient intéressés, et selon leurs capacités et leurs préférences (de rôle, de langue, de texte, etc.) C’est ma fille qui assurait que nous allions réussir à le faire, même lorsque nous n’avions encore aucun rôle assigné, avec seulement trois répétitions avant le spectacle. Je lui ai souvent dit qu’il était trop tard, qu’il n’y avait pas assez de temps, et elle me répliquait que chaque année, c’est comme ça, mais que nous réussissons toujours à produire un spectacle coûte que coûte. Son sens de la tradition est féroce. Et elle m’appelle à ma vocation inlassablement.

The Tail of the Holy Chickens

Scene 1 Mary is reading Harry Potter, Gabriel enters. Gabriel: What are you reading? Mary: Harry Potter.40 Gabriel: Which one? Mary: The first one. Have you read it?

40 Dans combien de peintures médiévales Marie est-elle représentée avec un livre au moment de l’arrivée de Gabriel ? Que lit-elle ? Si elle a 14 ou 15 ans, comme on dit, et si elle est une adolescente typique d’aujourd’hui, comme ma fille et d’autres enfants qui allaient jouer dans la pièce cette année-là, elle sera en train de lire les livres de Harry Potter pour la énième fois – en anglais ou en français. Le thème de cette année était donc Harry Potter. Les bergers donnent le deuxième tome à Jésus comme un cadeau, et Marie et Joseph se battent pour savoir qui va le lire au premier, jusqu’à ce que l’un des bergers les arrête parce qu’ils effraient les animaux. Élisabeth est aussi en train de lire Harry Potter lorsque Marie lui rend visite, et Joseph également comprend qu’un des éléments du rôle d’un père humain, c’est de lire Harry Potter à son fils.

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Gabriel: Of course, I’ve read them all! Mary: But JK Rowling hasn't written the others yet! Gabriel: Ah yes, but I’m an archangel. We’re not bound by time. Mary: Wow, an archangel! Cool! Is that something like a dementor? Gabriel: No, more like a house-elf.41 The Lord is with you. Mary: And also with you! Gabriel: Oh yes, FEAR NOT! Mary: Why would I be afraid of you? Gabriel: Well, I've got wings, see? Mary: They're not dangerous are they? Do they throw knives? Or shoot arrows out of their tips? Gabriel: Listen lady this is the pageant, it's not the Hunger Games. Mary: So why are you here? Gabriel: The Lord is with you. Mary: And also with you. Gabriel: Not the way he is with YOU though. Mary: What do you mean? Gabriel: You are going to have a baby, and God is the father. Mary: No, no, me and God, we're just good friends. Gabriel: Sure, that's not what he said. Here, these chickens are a sign of his love for you.42

41 Gabriel explique qu’un archange est quelque peu comme un elfe de maison. J’ai dû enlever le passage où Marie dit : « Est-ce que c’est quelque chose comme un Détraqueur ? », parce que les enfants ont protesté que les Détraqueurs n’arrivent qu’au 2e livre, ce qui le rend irréaliste à leur avis. Ils sont très intégristes quant au bon ordre des références selon les tomes de Harry Potter, même si le tout dans le contexte de la Nativité constitue un anachronisme massif.

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Mary: Oh how romantic. Gabriel: Well, will you take them or not? Mary: Chickens? What will I tell Joseph? Gabriel: Tell him to get them stuffed.43 Mary: Okay, I'll take them.44 Gabriel: Good. You shall call him Jesus and he will be king of the Jews. Bye now. She says/sings the Magnificat.45 Mary: A king! What kind of king? Enter Joseph. Joseph: Have you finished Book One yet? Mary: I've got a king in my tummy!

42 Je suis toujours un peu stupéfaite par la représentation du Dieu qui imprègne Marie : « Le Saint-Esprit viendra sur toi, il va jeter son ombre sur vous, l’ombre du Très Haut sera sur vous », de même que les représentations de la colombe. Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? Qu’a-t-elle ressenti ? Pourquoi une colombe ? Pourquoi pas une autre espèce d’oiseau ? Alors j’ai choisi que l’Esprit saint soit un poulet cette fois-ci. À l’origine, il n’y avait qu’un seul poulet dans le texte, mais deux enfants se sont présentés pour la pièce, âgées de 4 et de 5 ans, qui se collaient l’une à l’autre en refusant de dire les textes, tout en étant enchantées d’être parmi nous. On s’est alors demandé : « pourquoi ne pas représenter l’Esprit saint par deux poulets ? » Celui que Jésus nous a laissé et son Doppelgänger – on n’est jamais sûr de savoir lequel est le vrai. Les deux fillettes gloussaient avec enthousiasme pendant les pratiques et leur mère leur faisait d’excellents costumes, des becs attachés aux lunettes en plastique, et de belles ailes jaunes et plumeuses. Deux ans plus tard, ces pauvres enfants sont connus à l’église comme « les poulets ». En fin de compte, elles ont eu une seule parole à dire, qu’elles ont prononcée ensemble avec Marie et Joseph : « Dieu est vraiment le père du bébé ! » Elles étaient terrifiées, mais fières. 43 « Stuff » veut dire de la farce, mais aussi « va te faire foutre ». Il y avait pas mal de blagues qui circulaient autour des poulets – on peut les farcir, Gabriel peut s’en servir lorsqu’il a besoin de plumes supplémentaires, l’utilité des poules pour la production des œufs, etc. Les enfants plus grands n’étaient pas très gentils avec elles et j’ai ensuite regretté de ne pas les avoir réprimandés. On ne tenait pas assez compte de ces poulets, pourtant ils ont tout à fait volé la vedette. Finalement, nous avons nommé la pièce « The Tail of the Holy Chickens » (la queue des poulets sacrés… et tail est homonyme de tale, qui veut dire histoire), parce que personne ne craignait Gabriel autant qu’il le voulait et il était convaincu que c’était parce qu’il avait perdu plusieurs plumes du bout des ailes. 44 Je pense à Richard Kearney qui dit que Marie aurait pu interpréter l’arrivée de Gabriel comme une menace, un violeur potentiel, mais qu’elle a choisi d’accueillir l’étranger, l’Autre, transformant ainsi le récit de l’histoire. L’année suivante, je me suis dit que je pourrais intégrer cette idée dans le scénario. Mais comment faire ? On ne veut pas donner aux jeunes filles l’idée qu’il est courageux d’accueillir un étranger qui rentre sans invitation dans notre maison et qui suggère qu’elle va devenir enceinte : « just say yes »… Mary Daly, théologienne féministe radicale que j’ai lue dans les années 1980, appelle Marie « the totalled woman » (on utilise le mot totalled pour une auto qu’on a bousillée) dans son livre Gyn/Ecology : The Metaethics of Radical Feminism. 45 L’année suivante, j’ai mis le Magnificat en musique, utilisant la chanson folklorique irlandaise « Dublin Lady », que Marie et Joseph ont chantée ensemble.

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Joseph: What? I thought you were quietly reading Harry Potter, and I step out of the house for five minutes to buy some chips, and when I come back, you’re PREGNANT? Mary: I can explain. See these chickens? .... You don't understand! Joseph: Dead right I don't. I'm breaking up with you right now… 46 Mary: No! Joseph: Yes! Mary: But no-one else loves Harry Potter as much as I do except you! Joseph: (sarcastically) Perhaps your chickens could learn to read. Mary: But I love you! Joseph: Yuh right. Bye now. Mary: Says to the chickens: Do you like Harry Potter? (listens for a while, head close to chickens) (despairingly). Oh chickens, what am I going to do without him?

Scene 2 Elizabeth is reading Harry Potter. Enter Mary and the chickens. Elizabeth (not looking up): Hi Mary, just let me finish this chapter. Mary: What book is it? Elizabeth: (putting bookmark in the place) The second. But Zachariah’s next on the list to read it, sorry. Mary: Shucks. I came all the way here to borrow it and now … Elizabeth: Hey Mary, I’m going to have a baby! Finally! Mary: I knew there was something else I came for! So am I! Elizabeth: Yes but mine is a prophet.

46 Je trouve que je m’appuie sur les mêmes vieilles blagues : la fureur de Joseph lorsqu’il découvre que Marie est enceinte et son incrédulité totale sur son explication est un incontournable, et celle où personne ne craint assez Gabriel à son goût – « Fear not! » Le défi est d’assurer que le message de l’Évangile passe parmi toutes ces plaisanteries… mais chaque année, je me demande ce qu’est ce message réel, en l’écrivant. Le paradoxe de notre salut, qui vient à travers un bébé, que Dieu est devenu un bébé, né dans des circonstances très pauvres ; le fait que les gens qui sont attirés par lui et qui comprennent la signification du message sont soit des étrangers, soit des gens très pauvres. Et ils ne comprennent pas vraiment ce qu’ils font. Ils suivent l’étoile, ils lisent les signes d’une façon superstitieuse, comme des diseurs de bonne aventure. Dieu a choisi Marie, et Joseph, qui ne comprennent pas pourquoi ils ont été choisis. Mais Marie a consenti et elle a compris que cela signifie une inversion totale de l’ordre social donné.

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Mary: Well mine’s a king. Elizabeth: No fair! Hey, mine’s jumping! Mary: So is mine! A jumping prophet? Ridiculous.47 Elizabeth: A jumping king? How undignified. Why are they both jumping like this? Mary: Perhaps they recognize each other! Or, perhaps they can’t wait to get out and read Harry Potter. Elizabeth: Problem is, Zachariah my husband hasn’t been able to speak ever since I got pregnant. Mary: And Joseph has dumped me! But guess what! The father of mine is ... Is God. Elizabeth: Yes, I know. Mary: You believe me? Elizabeth: Yes. Elizabeth bursts into tears. Mary: What’s the matter Liz? Elizabeth: I am so honored to be in the presence of the son of God! (she wipes her eyes) God’s son, and he’s in your tummy! Mary: It is kind of cool, I agree. God sent a kind of house-elf as a messenger. I don’t know why God chose ME.48 Elizabeth: I do – you always do God’s will. Who else would be brave enough?49 You think it’s going to be easy? Think again, girl.

47 Les deux filles qui jouaient ces rôles étaient de très bonnes amies. L’une arrive toujours aux répétitions en pyjama. L’autre est une comédienne enthousiaste qui ne vient à l’église que pour jouer dans les pièces. Leurs répétitions à deux étaient chaotiques, elles riaient sans arrêt, mais elles étaient à tout le moins présentes assez régulièrement. En général, pour la plupart des répétitions, sauf la générale, les enfants qui arrivaient pour participer étaient différents chaque fois. 48 La question de Marie me semble la question la plus difficile à répondre pour toute personne non croyante ou même croyante. Un obstacle à la foi, mais à laquelle la réponse, si on peut l’entendre, est la révélation, l’incarnation, la grâce, tout ce qui relève de notre salut, de l’éternité même. Le jésuite Gerry Boyle, auteur de Tattoos on the Heart, travaille avec des gangs à Los Angeles. Il dit tout simplement que chaque âme vaut toutes les autres âmes et que la mort n’est pas la fin. Au lieu de produire les chiffres ou les preuves du succès de son projet, il raconte des histoires. Il méprise l’exigence des données, de la réussite et des résultats. Il a enterré des centaines de jeunes hommes abattus par des membres de gangs rivaux. Il parle des enfants qui ont dû s’élever eux-mêmes, dont les parents sont toxicomanes ou en prison. Il n’arrête pas de dire qu’ils les aident à devenir qui ils sont vraiment. Il a de l’espoir pour chacun à chaque fois, malgré tous les morts, comme ma sœur qui travaille avec les enfants-soldats et les jeunes prostituées au Burundi. On lui dit si souvent qu’il y a des dommages qui sont non guérissables, mais elle refuse absolument cette perspective.

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Mary: But what shall we do now? I’m a single mum, & they all think I’ve been sleeping around. Elizabeth: And my husband’s been struck dumb. Mary: But at least we have a chicken. Elizabeth: What’s with the chickens? Mary : Its a sign that God loves me. The angel gave them to me. Elizabeth : I guess we’ll just have to trust God, then. They leave with the chickens.

Scene 3 Joseph lying asleep. Suddenly jumps up. Joseph: What’s that sound? Sounded like a chicken. Gabriel: No, it’s me, Gabriel. FEAR NOT! Joseph: Uhh, I’m not actually afraid. Gabriel: Why not? Joseph: It could be the feathers, – they make me think of … um.. chickens. Gabriel. Chickens! I know, my feathers are a mess. I just delivered a couple of chickens, as a matter of fact. Joseph: Delivered chickens? Are you with UPS? Gabriel: Oh, yes, and Joseph, I have a message for you, too. Joseph: What? Gabriel: Your girlfriend’s baby really is the son of God. Joseph: Just a minute, whoa there. You mean she was two-timing me with God? Gabriel: God wants you to be the father, the human father, of his son! Joseph: Really? Me? I don’t believe you. I only just graduated from cegep in carpentry. I don’t even have my own bandsaw yet.

49 Il y a quand même des sections sérieuses tout au long du texte. On en a ici un exemple, où Élisabeth dit à Marie qu’elle n’est pas surprise que Dieu l’ait choisie, parce qu’elle est si courageuse et qu’elle a toujours fait ses volontés. La fille qui joue Élisabeth, ainsi que tous les comédiens en fait, était pleinement à la hauteur de ces moments sérieux, même après avoir été absolument scandaleuse à d’autres moments.

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Gabriel: I gave her a sign. The chickens. Joseph: Oh that’s where she got those chickens from! Okay, I believe you. Gabriel: If you decide to eat it, keep the tail feathers, will you? I’m missing some on my wingtips. Nobody seems to fear me anymore. Joseph: Okay. Gabriel: Bye now! Joseph: Bye! Enter Mary Mary: Joseph, Joseph, the chickens have something to say. Joseph: Oh yeah, the chickens. Mary (in a chicken voice) It really is God who is the Dad. Joseph: I know. Mary: You know? Joseph: Yes, and – um – Mary? Mary: Yes Joseph? Joseph: Will you marry me? Mary: Oh! Yes! Yes! I will! Joseph: Sorry I didn’t believe you. Mary: That’s okay. I find it hard to believe it myself. Joseph: But I’m not sure I’ll be that great a Dad to God’s son. I don’t even know the Lord’s Prayer by heart. And I’ve never been to church in my life. Mary: Never mind. He just needs a regular Dad. Joseph: To take him to baseball games and stuff? Mary: And read him Harry Potter. Joseph: Of course. Mary: And to teach him about love. Human love. Joseph: Hey, Mary? Mary: Yes? Joseph: Thanks for forgiving me.

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Mary: That’s okay. Joseph: Listen, Mary, we’ve got to go to Bethlehem. Mary: Ah no, not Bethlehem! It’s full of tourists. Joseph: I know, I know, but they don’t know why they’re there yet. Mary: Okay! I’ll take Aldo and you take Alli. Joseph: Gee thanks. Alli’s hip bones are so sharp they’ll slice off my legs. Mary: But I wonder why Aldo has that cross on his back? It worries me (she rubs her tummy).50 Joseph: Let’s go. Bring the chicken – we’ll need the eggs.

Scene 4 3 kings51, Herod. The kings come and bow to him and give him a pouch of tobacco. Herod : What’s this?52 King 3 : Tobacco. Herod : But I don’t smoke! King 3 : It’s because we’re in your territory. It’s a sign of respect.53

50 Marie se demande pourquoi l’âne a une grande croix sur son dos et elle se frotte le ventre pensivement. La jeune fille savait exactement comment jouer ce pressentiment de la souffrance qui s’en vient. Au milieu du chaos qu’étaient les répétitions, ces interprétations sensibles et puissantes m’ont étonnée. Il est difficile d’expliquer la satisfaction de voir les comédiens interpréter leur texte d’une façon différente et souvent plus profondément qu’on aurait pu songer. 51 Normalement, les garçons ne veulent pas jouer des rois. J’ai appris au cours des années que je sais leur demander ce qu’ils veulent jouer. Leurs choix de personnage ajoutent toujours un potentiel merveilleux de blagues, de malentendus, etc. En 2013, ils incarnaient des pirates au lieu des rois, trouvant que l’Halloween ne dure pas assez longtemps pour profiter pleinement de leurs costumes. 52 Un jeune garçon s’est présenté. Ses parents fréquentent une autre église, mais sa meilleure amie vient chez nous. Il est le petit démon du quartier que j’adore et je l’ai choisi pour jouer Hérode, ce qui était un grand pas en avant par rapport à son dernier rôle, où il avait seulement deux mots à dire. Pendant les répétitions, il se précipitait sur tout ce qui bougeait ou ne bougeait pas (les cierges, les livres, les coussins, les linges, les calices) pour les détruire ou les utiliser pour frapper les autres garçons, s’il n’est pas occupé à réciter ses textes. À ces moments, il était tout à fait sérieux. Malheureusement, à la générale, le père d’Hérode m’a informé qu’Hérode avait une grippe virale et ne pouvait pas venir. L’une des bergères, une de mes nièces, est donc intervenue et a littéralement appris son texte lors de la générale.

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Soldier-King 2 : Yeah, dummy. Herod : Thanks (he smells the tobacco), mmm nice. But talking of respect, what are you guys doing wearing crowns? I thought I was the only king around here. King 1 : We’ve come from afar. We followed a star in the sky. It’s going to lead us to a great king who’s just been born. Do you know of a king who’s just been born somewhere around here? We want to go and worship it. [On est venu de loin. On a suivi une étoile dans le ciel – elle va nous amener à un grand roi qui va être né. Sais tu s’il y a un roi qui vient d’être né ici quelque part? On veut aller l’adorer.] Herod : You’ve come to the right place! I’m the great king you’re looking for! Soldier-King 2 : But we’re looking for a baby. Herod : I was a baby once! (sucks his thumb) See? King 3 : Sorry, Herod, but … the star hasn’t stopped moving yet. Quick, we’d better get back in our canoes, or we’ll lose sight of it. Herod : Canoes? Where did you guys come from? King 1 : We’re from the North Shore: Schefferville, Natashquan. [On est venu du Côte Nord. Schefferville, Natashquan.] Herod : Why don’t you take my jeep, it’ll be much quicker.

53 Pour les premières répétitions, nous avions environ six enfants de Natashquan et de Schefferville, des Montagnais et les Innus. Les Innus et les Naskapis parlent l’anglais, mais pas le français, les Montagnais et les Naskapis parlent le français, mais pas l’anglais. Pour nos jeux d’improvisation, ils se parlent en naskapi (alors qu’ils passent un bébé entre eux, le petit-neveu de quelqu’un) tandis que nous, nous nous promenons entre le français et l’anglais, sauf pour deux enfants de militaires qui refusaient de parler en français. D’un point de vue ethnique, le Mexique, l’Inde, le Liban et l’Ukraine (Hérode) ainsi que le Québec anglais, français et autochtone sont tous représentés dans l’équipe. J’ai pris un grand plaisir à cette variété de couleurs, de langues et d’ethnies. Nous avons donc choisi des enfants naskapis comme rois et nous les avons fait arriver en canot de la Basse-Côte-Nord. Ils apportaient du tabac à Hérode pour lui démontrer leur respect et ils ont refusé son offre d’une jeep, car ils peuvent mieux suivre l’étoile dans leur canot. Mais avant que la pièce soit jouée, les Montagnais sont tous rentrés chez eux et finalement les rois ont été joués par une jeune francophone qui parlait en français, et les deux fils de militaires qui voulaient jouer des soldats et qui lui répliquent en anglais. Il y avait un jeune garçon cri qui est quand même resté. À première vue, il ne fait rien sauf se cacher au fond d’une armoire de vêtements liturgiques, ou jeter des choses autour de la salle. Il a fini par apprendre son texte et en être très fier et responsable (dans la pièce de carême l’année suivante, Forty Days Without Dessert, il a joué un réfrigérateur avec grand brio, ainsi que de longs textes). Quand ses parents ont dû retourner à Schefferville, sa mère a pleuré de devoir nous quitter et je soupçonne que c’est en partie à cause de ce que l’église a fait pour son fils, à travers le théâtre.

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Soldier-King 2 : Yes, great idea! King 1 : No, we have to carry on by canoe, we can see the stars better. [Non, il faut qu’on continue avec nos canoës. On voit mieux les étoiles.] Herod : Well okay. But when you come back, let me know where you found this « king » so I can go and …( (to audience) heh heh heh) « worship » him too. (Kings bow to him and leave)

Scene 5 Inn-keeper : With this Stats Canada census they’re taking, where everyone has to go back to where they were born, we’re going to get a LOT of business tonight. 54 Inn-keeper’s wife (holding stuffed cat): What makes you think anyone’s gonna come here? Inn-keeper : All those kids I was at school with who left Bethlehem to go and get rich in the big city. Hah! They’ll have to give some of their money to ME. Inn-keeper’s wife : But what if pussykins gets nervous with all those people around? Inn-keeper : Who CARES about pussykins? You are FAR too attached to that animal. We’ve got FAR too many animals in this place! It’s driving me CRAZY! (he grabs the cat, and they start fighting over it. then they hear « DING DONG » . Inn-keeper : They’re arriving! Our first guests! With their big fat Jerusalem salaries! (Enter Joseph & Mary & the chicken) Joseph : Do you have a place for us to stay?

54 L’aubergiste est joué par une fille francophone. Elle joue aussi un roi, mais en français. Lorsqu’elle m’a demandé si elle pouvait jouer ses deux rôles en français, j’ai dit non. Je l’avais entendue prononcer ses textes en anglais et elle les prononçait très lentement – l’éternel problème de ces spectacles de Noël, c’est que les enfants parlent trop vite et pas assez fort. Elle a donc joué l’aubergiste en anglais et j’ai écrit les mots à accentuer en lettres majuscules, qu’elle prononça avec brio et caractère. Pour moi, c’était la meilleure partie du spectacle. Elle a mis tout son cœur et son âme dans le personnage de l’aubergiste, un homme qui se réjouit du recensement, parce qu’il imagine que tous ses anciens camarades de classe, qui ont quitté Bethléem pour s’en aller faire de gros salaires à Jérusalem, vont tous revenir et lui payer beaucoup d’argent pour rester dans son auberge. Il est donc très déçu lorsque Joseph, un simple charpentier-apprenti, sans argent, arrive avec sa femme et ses deux poulets, un âne et une chèvre. La femme de l’aubergiste (la fille qui joue aussi Élisabeth), par contre, adore les animaux et elle est ravie que tant d’animaux viennent séjourner chez eux. Elle était littéralement deux fois plus grande que son mari. Des fois, je réécris des rôles selon le caractère et les intérêts de la personne nommée au rôle – mais cette fois-ci, c’est comme si j’avais écrit le texte exactement pour ces deux personnes.

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Innkeeper : Joseph, good to see you again old buddy! What you been up to all these years? Joseph : Well, I’m an apprentice carpenter in Galilee. Innkeeper : (very disappointed) Oh. How interesting. Joseph : Do you have a room for us tonight? Innkeeper : No, sorry. Completely booked up. Joseph : It’s just for two. Chickens : brk brk brk brk Mary : well, three. Innkeeper’s wife : Chickens! Mary : yes, and, um, a donkey called Aldo, and a goat called Alli.55 Innkeeper’s wife : Well that’s it, they have to stay. Poor darlings. How is Alli? Joseph : Her hips are all worn down, -- thank God. Innkeeper’s wife : Oh the poor thing. I’ll bring some hip medicine for her. Innkeeper : You’ll have to stay in the stable. You’ve got more animals than you have people. Mary : gives a long shout clutching her tummy. Joseph : Sounds like by tomorrow the numbers will be even … please… Innkeeper : THE STABLE. Innkeeper’s wife : I’ll hold the chickens … come with me.56 Come on Alli, Aldo. Bye now! They follow her out.

Scene 6

55 Ce sont les animaux qui habitent derrière la maison de l’évêque (voir Roxanne and the Donkey Church). L’âne a été joué par l’évêque anglican de Québec et la chèvre par sa femme. L’évêque avait fait sa propre coiffe, un anneau de carton avec deux énormes oreilles, qui ressemblait beaucoup à une mitre, et il portait une couverture grise qu’il a trouvée sur le banc arrière de leur voiture, couverte de poils de chien. La croix de l’âne est dessinée avec du ruban isolant noir – l’effet étant très proche en apparence du manteau de l’évêque. Quand il apparaissait, le public l’acclamait et poussait des cris de joie. 56 Depuis cette pièce, la femme de l’évêque a effectivement acquis trois poules, qu’elle garde au sous-sol de l’évêché.

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Three shepherds staring at the sky. The angels appear, standing on the podium. Shepherd 1: What’s that in the sky? Shepherd 2: Looks like a flock of sheep! Shepherd 1: Everything looks like sheep to YOU. Shepherd 2: Even YOU look like a sheep, to me. Shepherd 3: Looks like a cloud at sunset, but it isn’t sunset. Shepherd 1: And sunset clouds don’t usually sing those glorious songs. Angel dials cellphone. Shepherd 1’s cellphone rings57 Shepherd 1: (speaking like a TV ad) Holy Flock Limited. How can I help you? What? (covers the mouthpiece) He says they’re are angels, and he says have no fear! (He listens some more.) Okay, thanks. Bye now. (hangs up) He wants us to go and meet a saviour, who’s just been born in Bethlehem! Shepherd 2: A baby saviour! I love it! Shepherd 1: What can a baby save us from? Shepherd 2: Especially a baby from Bethlehem! Shepherd 1: Yeah, Bethlehem – losers! Shepherd 3: The angel said have no fear. I’m afraid of losing my sheep. Maybe he’ll save me from that fear. Shepherd 1: I’m scared of looking stupid. Maybe he’ll save me from that. Shepherd 2: I’m afraid of dying. Maybe he’ll save me from that.

Shepherd 3: I wonder what it’s like not to be afraid!58

57 Les bergers communiquent avec les anges à l’aide d’un téléphone portable. Deux des anges étaient un père et un fils dont l’un a le syndrome Asperger et l’autre est autiste. Ils ont dansé à côté de la scène pendant la majeure partie de la pièce, tous deux habillés en costume d’ange avec des guirlandes dorées autour de leurs têtes, des robes blanches et des ailes fabriquées avec des collants blancs tendus sur des cintres et accrochés aux dos à l’aide des bandes élastiques. Le fils a été ravi de danser avec son père et de tenir un téléphone portable. À la dernière minute, les bergers ont pris le contrôle de leur texte pour le réécrire, se dépeignant comme des drogués et plus précisément les deux personnages principaux du film Bill & Ted’s Excellent Adventure, une référence culturelle qui échappe certainement à la congrégation entière, sauf pour quelques adolescents amenés contre leur gré par leurs parents. Ils étaient très drôles, réagissant à l’« excellent chant glorieux » et riant impitoyablement des citoyens de Bethléem.

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Shepherd 1: Let’s go!

Scene 7 Joseph & Mary looking at baby adoringly. Mary : He looks just like you, Joseph darling. Joseph : Yeah right. Do you think he’s ready to start on Harry Potter yet? Innkeeper’s wife : How are Alli and Aldo doing? Where’s the chicken? Joseph : I don’t want to be a bother, but my wife was wondering if she could have a cup of hot chocolate or something. She’s just had a baby. Innkeeper’s wife : (in a monotone) Very nice. (Excitedly) Now, I was wondering if Aldo would like a carrot or two? How are Alli’s hips doing? That goat is far too thin. Enter 3 kings King 1: We’ve come to worship the newborn king. Innkeeper’s wife : The chicken! I knew it was really a king! She holds up the chicken for them to worship. They try to give it some presents. The three shepherds arrive. Shepherd 1: Here are some kings … I thought there was only one. Shepherd 2: Why are they giving presents to a chicken? Shepherd 3: Shall we give our present to the chicken too? I’m not sure it’ll like it, although it looks like a pretty smart chicken. Shepherd 1: I’m not sure a chicken can save me from my fears: it’s a chicken. Shepherd 2: But it’s a holy chicken, dummy. Mary : Hey you guys, here is the king, over here. Isn’t he lovely? He’s called Jesus. King 1: Oh, thank goodness for that. The star didn’t lead us to a chicken.

58 Un autre moment sérieux : lorsque les bergers parlaient de leurs peurs et se demandaient comment un bébé pourrait les sauver de leurs craintes. Ils le jouaient avec beaucoup de gravité. Ce qui m’étonne aussi, c’est que le public est toujours si indulgent, que les parents amènent leurs enfants aux répétitions, que les enfants font plus ou moins ce que je leur dis et qu’ils apprennent leurs textes, qu’ils soient capables de les apprendre aussi vite et qu’ils semblent être motivés pour le faire. Lors de la répétition générale, je devais souffler les textes tout au long, mais la journée même, j’avais à peine besoin de leur souffler leurs paroles.

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King 3: Yeah, I didn’t know what I would tell my wife, after I’m gone for three years, and come back and say I went to give gold to a chicken. They go over and give Jesus their presents. Mary: thanks so much! (to Joseph) Gold is great, but what are we going to do with all this frankincense, and the myrrh? Joseph (to Mary): Just pretend to be super grateful, and we’ll sell it on ebay after they’ve gone. Mary: (to shepherds) Now what’s this, you kind, funny little men? Shepherd 2: (all shy & pleased) Well, we stopped in at La Maison Anglaise on our way. Mary: (not meaning it) Oh you shouldn’t have bothered! (She opens it. It’s a copy of Harry Potter & the Chamber of Secrets.) Hey! Look Joseph! Harry Potter and the Chamber of Secrets! Thank you so much! (She starts reading, but Joseph grabs it from her, and she grabs it back.) Shepherd 3: Hey, we bought it for Jesus, not you! Stop fighting! You’ll frighten the animals! Innkeeper’s wife: Yes, yes you’ll frighten the Aldo and Alli! The poor darlings! And OH NO! look, the chickens have lost some of their darling tail feathers. (She picks up two feathers and holds them up.)59 Gabriel (rushing in from the left): What’s that you said? Ah ha! Just what I needed! (He grabs them and tries to fit them into his wing tips. Stands tall and proud. FEAR NOT! (Nobody pays any attention). To the chickens: Oh well, never mind. Thanks anyway old buddies. (Suddenly picking up a chicken & cuddling her). We did our job, I guess, eh? (They exit) Mary gives baby to Shepherd 1 to hold. He stares at baby.

59 À la toute fin, j’ai révisé le texte de telle sorte que les poulets perdent tous les deux de leurs plumes et que Gabriel apparaisse et les attrape pour le bout des ailes. La dernière scène a toutefois été totalement chaotique. Le vrai propriétaire des plumes d’aigle que nous utilisions a décidé à la dernière minute qu’il ne voulait pas qu’on les utilise et nous avons dû les remplacer par deux morceaux minables de duvet presque invisibles au public. Ce fut l’une de nos nombreuses petites catastrophes.

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Shepherd: You know what, I think this baby is going to save us. He just smiled at me! King 1: I wish everyone in the world could come into this stable and share this moment with us. God has come into the world!

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5 Chapitre d’un livre d’histoire

J’ai commencé à écrire ce livre en 2010-2011, au début de mon doctorat. Le livre s’intitule Iron Bars & Bookshelves : the History of , et en français, Barreaux de fer & étagères : une histoire du Centre Morrin. Le Morrin Centre abritait la vieille prison de Québec, le Morrin College (collège presbytérien, affilié à McGill) et la Literary and Historical Society of Quebec, société savante fondée en 1824 et qui y demeure toujours. Ces trois institutions étaient sises dans le même bâtiment sur la Chaussée des Écossais, dans le Vieux-Québec. Mes chapitres portent sur la Literary and Historical Society of Quebec, qui demeure toujours une institution culturelle de langue anglaise et la seule bibliothèque anglaise à Québec. Pour annoter ce chapitre, j’ai enlevé toutes les notes de bas de page existantes, qui étaient des références : livres, articles, archives, etc. Le livre a été publié en 2016 en deux langues par la maison d’édition Septentrion (en français), et par Baraka Books (en anglais). C’est mon deuxième livre d’histoire, le premier étant Les Anglos : La face cachée de Québec, aussi publié en français et anglais.

Moose in Flames: The Story of the Literary and Historical Society of Quebec 60

Chapter One: How to Make an Aristocracy

Origins of the Literary and Historical Society 61

In 1823, George Ramsay, the 9th Earl of Dalhousie, Captain General and Governor-in-Chief of Upper and , Nova Scotia, New Brunswick and Prince Edward Island,62 summoned a small group of people to the Château Saint-Louis at Quebec to discuss the founding of a learned society. There was no such thing in Canada, but several in , where he came from, and he had a friend in New York who belonged to one. From such groups, he believed, “every object of national improvement may originate, and hereafter our meetings may embrace Literature, Science, Education, and all other sources from

60 En 1856, le Parlement du Bas-Canada, où étaient les locaux de la Société littéraire et historique de Québec, brûle et tous les animaux empaillés du musée d’histoire naturelle de la Société sont réduits en cendres. 61 Ce sont les défis d’écrire sur la Société – le caractère d’une Société n’est pas fixe, elle dépend des gens qui en sont membres. Mais il n’y a pas de trace écrite dans les archives de la Société des animosités personnelles, des batailles, des liaisons amoureuses. Lire 200 ans de comptes rendus est long, glaçant et souvent trompeur. 62 Je connais bien Dalhousie. J’ai travaillé pour Parcs Canada en 2010, à synthétiser et à répertorier toutes ses lettres officielles. J’ai quand même eu beaucoup de discussions et de débats sur le début de ce texte. Je voulais commencer ainsi pour établir le ton de la Société à l’époque – on mentionnait souvent et avec une grande fierté qu’il en était le patron – avant et même après qu’il eut été chassé du pays et rappelé à Londres.

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whence spring the happiness of Society.”

An exploratory meeting to discuss the establishment of the Society did not go well. The brains he had chosen to educate for leadership immediately began to fight about whether the title of the new society should include the word Canada (thereby also including Montreal), or Quebec. It was the kind of petty jealousy which, Dalhousie confided to his journal, he found “truly discouraging & mortifying.”

Nevertheless, the Literary and Historical Society of Quebec (LHSQ) was officially founded in 1824, and Dalhousie gave it a kick-start of £100 per year. Once he left, the government carried on funding it, and within ten years, the LHSQ had its own charter and had become a cultural institution of seminal importance to Canadian history.63 It occupied the most prestigious rooms in the central government buildings of British , rent-free. It acted as a substitute academic institution, granting a form of accreditation before the capital city had its own university64, and receiving public funds to buy history and science books and scientific apparatus. It operated one of the Canada’s earliest publically-funded cultural institutions:65 a natural history museum and an art gallery that displayed works by important European and Quebec artists. It supported and published some of Canada’s first comprehensive geological surveys. It collected manuscripts in England and France relating

63 Je m’attends à beaucoup de critiques des historiens québécois pour cet énoncé et le reste du paragraphe. La Société n’a jamais été prise au sérieux par les historiens. Les éditeurs de La Vie Littéraire au Québec, par exemple, parlent d’un « travail d’intégration des élites lettrées » et concluent qu’« à la conquête militaire de 1760 succède donc celle du savoir. » Après la période 1806-1839, on en passe. En plus des notables anglophones qui y présidaient, il y avait aussi des Faribault, Vallières de Saint-Réal, Chauveau, Le Moine, Tessier et Baby Casgrain… La Société était plus bilingue que toutes les autres associations à Québec et a été un pionnier québécois dans les domaines de la publication, de la recherche, de la collection et de la préservation des archives, de la cartographie, etc. Ceci sera la première histoire de la Société. J’ai donc peur des erreurs et des lacunes – il y a des comptes rendus que je n’ai pas lus par pur ennui. Je sais que j’aurais dû aller à Ottawa faire des recherches dans les archives des personnages importants (dont Faribault) pour résoudre quelques mystères qui persistent sur le parcours d’importants manuscrits historiques qui appartenaient à la Société, mais qui ont été réquisitionnés par le gouvernement, par exemple, mais je ne l’ai pas fait, par manque de temps et d’argent. Je pourrais écrire la critique du livre moi-même. 64 Un éditeur n’aime pas que je fasse cette comparaison – il trouve que cela donne trop de prestige à la Société (« boosterism ») – mais je la garde. Je n’accorde pas beaucoup de prestige aux universités non plus, comme les institutions de savoir supérieures à tout autre, la comparaison n’accorde donc pas trop de prestige à la Société. 65 Je le laisse, malgré les historiens qui n’aiment pas « le premier ci » et « le premier ça ». J’ai fait énormément de recherche dans les archives pour démontrer qu’à ses origines, elle était une institution publique. J’ai dit toutefois « une des premières » et non « la première ».

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to Canada’s history and published them.66

This said, the Society never quite lived up to its promise. After its first flush of youth, it was chronically underfunded and endured many near-fatal setbacks. It survived several fires and numerous evictions. It survived the removal (twice) of the Canadian capital from Quebec, which deprived it of some of its most influential and educated members; it survived the removal of British officers––another enthusiastic clientele––and an exodus of anglophone Quebecers in the latter part of the nineteenth century. Its saviours were an intermittent series of passionate presidents and librarians, a succession of solitary

66 J’ai tendance à adopter une approche de saupoudrage dans ma recherche, c’est-à-dire que j’écris des notes dans plusieurs carnets différents et je dois ensuite tous les relire pour faire un tri et les réorganiser. Les sources secondaires, je les garde sous forme de documents PDF ou je fais des photocopies. J’avais commencé une bibliographie et une bibliographie annotée, mais je ne l’ai pas gardée suffisamment à jour. Encore pire, je prenais quelques notes à la main, comme celles prises dans les archives, et d’autres sur un logiciel de traitement de texte. J’ai fini par avoir un grand nombre de sources d’information de formes diverses et je ne savais même pas ce que j’avais. Également, souffrant de pertes de mémoire dues à un manque chronique de sommeil, qu’à cela s’ajoute le fait que je ne travaillais qu’irrégulièrement sur le livre, j’avais de la difficulté à me rappeler de ce que j’avais déjà lu. Parfois, je cherchais un article, je le lisais, et je découvrais ensuite que j’avais déjà pris des notes sur ce même article quelques semaines plus tôt. Finalement, j’ai décidé d’utiliser le logiciel Filemaker Pro pour rassembler mes recherches, qui contient une section pour les informations amassées, de même que des cases auxquelles on attribue des mots-clés ou des concepts ; les informations sont immédiatement classées, ce qui facilite grandement la recherche à l’aide de mots-clés ou de concepts. Auparavant, j’inscrivais les concepts dans la marge de mes notes écrites à la main avant de commencer à écrire – technique plus linéaire. Je découvre en écrivant ce chapitre que l’approche utilisant des bases de données comporte ses propres problèmes. Tout d’abord, on doit décider comment organiser l’information avant de l’avoir en main. On peut ajouter des mots-clés ou des catégories alors qu’on avance, mais on doit relire toutes les données saisies et les reclasser selon les nouveaux concepts. J’ai toujours eu une façon intuitive d’organiser mes pensées, c’est-à-dire que je fais beaucoup de notes et que j’amasse beaucoup d’information dans ma tête. Peu à peu, une structure prendra forme. À un certain moment, une très bonne structure ou une idée directrice se présente et ma recherche devient plus pointue. J’écris un premier paragraphe et cela mène à l’article. Parfois, le premier paragraphe lui-même aide à me révéler l’idée principale de l’article – je ne sais pas ce que je vais dire jusqu’à ce que je le dise. Je commence habituellement en écrivant cinq ou six premiers paragraphes potentiels. Non seulement je choisirai le paragraphe que j’aime le plus d’un point de vue stylistique, mais je m’attarderai aussi sur le meilleur angle qu’il pourrait offrir pour l’article entier. D’ailleurs, ces deux considérations ne sont pas séparées : le paragraphe le plus gracieux stylistiquement est souvent celui qui offre le meilleur angle d’approche, parce que le style lui-même en est le signe. C’est une forme de discernement. L’inverse peut aussi être vrai : le meilleur angle est celui qui peut être exprimé le plus gracieusement. Ce processus demande qu’on réfléchisse continuellement sur toutes les informations retenues. En les regardant dans leur contiguïté, on voit des liens intéressants entre les informations et les idées, qui sont physiquement les unes à côté des autres sur la page. En restant dans des catégories différentes, elles peuvent en quelque sorte rebondir les unes contre les autres, créant des occasions pour une pensée latérale, pour des collisions inattendues, des mélanges de couleurs curieux, des étincelles d’humour et de la créativité. Filemaker Pro détruit cette étincelle. Le mieux qu’on peut faire pour voir le potentiel poétique entre les informations et les idées est de créer des modèles qui combinent les catégories. C’est cependant une technique très maladroite. On se retrouve coincé dans une structure banale, élémentaire, sous-développée, immature. Mais il était trop tard.

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overworked secretaries, private benefactors, and the founders of Morrin College, where it has lodged peacefully for nearly 150 years. In the 21st century, having auctioned off most of its collections to stay afloat, the Society had another boost in its fortunes with new governance, city grants and a new crop of donors.

Yet despite its unpromising beginnings, Dalhousie’s dream proved to have remarkable staying power. The Quebec Gaol moved in and out, Morrin College came and went, but since that first squabble in 1823, the Literary and Historical Society (LHSQ) has endured through it all, the beating heart of the Morrin Centre building to this day. Most historians who have paid it any attention have quickly dismissed it as a group of elite British colonizers feebly trying to broadcast their version of events from the wrong side of history, and a few bibliophile Quebecers know it as the only English library in town.67 To most Quebecers and Canadians, the Society is still largely unknown.68

The Society’s founder

Lord Dalhousie was appointed Governor in Chief in 1820. He had enjoyed himself as Lieutenant-Governor of Nova Scotia, where he’d been able to devote himself to edifying educational pursuits such as starting up an agricultural society, a library, and a college, all

67 La bibliothèque a toujours été un repère culturel et linguistique important dans ma propre famille. Mon frère en a été le président pendant 13 ans, j’ai siégé au conseil d’administration pendant 5 ans, ma mère siège toujours au comité qui sélectionne les livres pour la collection. Ma sœur y a été membre du personnel et y est toujours bénévole. Mon père et ses frères étaient membres, ainsi que ma grand-mère et ses frères et sœurs. Un jour, j’ai ouvert un livre au hasard et j’ai découvert dans la carte de prêt (insérée dans le rabat du livre) que deux de mes grands-oncles l’avaient emprunté dans les années 30. 68 Pendant que j’écrivais ce chapitre, j’étais seule dans une maison au Yukon. J’essayais de rassembler une année de recherche. Je gardais deux chiens, que je promenais deux fois par jour, et je visitais mon beau-père, atteint de démence, deux fois par jour pour vérifier s’il mangeait suffisamment. Le reste du temps, j’écrivais du matin au soir. Pour la première fois depuis longtemps, je dormais assez. Je n’écoutais rien (musique, radio, podcasts) et je mangeais peu. Les matins, pendant mon déjeuner, je lisais un livre d’essais d’une collection dirigée par la poète américaine Mary Oliver. Ce sont les meilleurs essais de l’année, selon elle. Un des essais, You Be the Moon and Cherish this Ecstasy, m’a beaucoup influencée – je voulais écrire aussi bien que cet auteur. Une personne inconnue, qui a seulement publié ce texte. Elle m’a incité à mieux formuler mes phrases chaque matin, comme un coach de lutte. L’organisation du travail est comme un combat de boxe : j’ai trouvé cette image pendant cette période et elle m’a aidé à continuer. Chaque jour était comme une ronde de lutte : tu subis des mises à terre ou bien tu fais bien tomber tes idées. Tu te lèves chaque jour pour recommencer le combat. Tu essaies chaque matin d’être aussi légère sur tes pattes, pour écrire encore de belles phrases et mettre les idées ensemble, pour trouver le vocabulaire dont tu as besoin. Ce n’est pas vraiment comme le travail de l’enfantement, auquel on compare souvent le travail de pondre un livre. Dans mon esprit, le but et la victoire sont beaucoup moins signifiants – mais un peu semblables.

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of which had taken root and were flourishing.

When he was appointed Governor in Chief, he moved to the capital of Lower Canada, . His wife was a keen botanist and he was a collector and patron of the arts. Both were voracious readers and brought with them to Quebec a library of some 400 books. He immediately began to patronize the Quebec Library, founded by Haldimand in 1779. In 1826, this library had 4658 books, about a third of which were French and two- thirds English.69 Dalhousie was a fiction enthusiast, borrowing Jane Austen novels from the Quebec Library only a few years after she published them—perhaps to read aloud to Christian (Broun) Ramsay, his wife, as they habitually read to each other in the evenings. Christian Ramsay had superior aristocratic credentials, but a shared love of reading had helped Dalhousie win her heart.70

Here in Quebec things were much more complicated than in Nova Scotia, and there wasn’t as much time for reading as he’d have liked. He was charged with overseeing four

69 On ne peut pas commencer à imaginer à quel point une bibliothèque était une ressource précieuse dans la colonie, surtout maintenant que les outils de recherche disponibles via l’Internet sont presque inépuisables. Des millions de livres numérisés (Google Books), des archives historiques numérisées (par exemple Nos racines), des journaux, des milliers de bases de données universitaires qui donnent accès aux millions d’articles de recherche, sans compter toutes les collections numérisées des musées, des blogues d’histoire, et ainsi de suite. Tous accessibles sans même s’éloigner du bureau. Cette abondance pose ses propres problèmes de recherches. Il n’y a pas de limite naturelle à la recherche dans un sujet, à l’exception du temps. J’ai une amie qui utilise un sablier, se disant : je vais passer 10 minutes de recherche sur ce sujet. Mais, lorsque tout à coup une lecture (ou une entrevue, lorsque je suis journaliste) nous amène dans une nouvelle direction très fructueuse, on doit toujours être prête à laisser tomber notre idée et à suivre la nouvelle piste. L’Internet offre des directions illimitées, toutes potentiellement fructueuses. Ce n’est pas seulement une question d’autodiscipline, mais de concentration sur un sujet – qui doit être défini avec plus de rigueur dès le début, et chaque point de concentration doit être affecté d’une certaine limite à l’avance. Est-ce que ce type de discipline étouffe la créativité ? Les limites géographiques d’autrefois offraient suffisamment de possibilités créatives, mais pas trop. Comment définir ces limites sans perdre le potentiel créatif est un défi théologique. Peut-être cela demande-t-il une connaissance de soi nouvelle, une nouvelle humilité. En outre, ma recherche sur la Société exige que j’aille voir ailleurs que dans Internet – peu de ressources existaient, encore moins des ressources numérisées. J’en étais fâchée, comme si elles devaient être là sans que je bouge. Quel effort que d’entrer dans les archives, de repérer les objets et de toucher de vrais manuscrits et de vraies lettres non organisées, non numérisées, inconnues avant qu’on arrive en place. C’est comme le journalisme – l’effort d’aller faire les entrevues avec les vraies personnes. 70 Voir la nouvelle Subgenera, annotée dans cette collection, qui est inspirée par les recherches que je fais pour Parcs Canada et pour un livre sur Dalhousie et la période de son gouvernement. Le livre de Mark R. M. Towsey, Reading the Scottish Enlightenment : Books and Their Readers in Provincial Scotland, 1750- 1820, m’a beaucoup appris sur la culture du livre en Écosse à l’époque (en France, les penseurs des Lumières s’exprimaient plutôt par des articles publiés dans l’Encyclopédie de Diderot).

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colonies containing over half a million people. He had high hopes that he would get on with the elected Assembly in Lower Canada by not siding with the English or the French. But the divide between the assembly and the executive, appointed by the Crown, was deep and bitter.

Education was sorely lacking in the new colony, and Dalhousie decided to start at the top. He saw Canada as “a country in its infancy, shewing in every corner the promise of becoming one day a valuable and powerful state.” For that day to arrive, it would need a ruling class, and although it didn’t have the kind of aristocracy one might hope for, any self-respecting Scot believed that a decent education would go a long way to remedying a shortage of blue blood. He also worried that this fledgling state had little to show for itself in terms of a written history. Something had to be done.71

Neglected and wasting

As the French-English divide had stymied other such initiatives, Dalhousie wrote a note to Joseph-Rémi Vallières de Saint-Réal, asking him to take the lead in this initiative to preserve early documents relating to the “Aborigenes” and collect archives, scattered in private or public hands, that were “neglected and wasting.” He also invited William Smith, who had published a in 1815. Although Dalhousie believed that Smith was a toady who “would do or say anything to please the reigning power,” a weakness reflected in his History, Smith had run up against a pitiful lack of data and so shared Dalhousie’s interest in the preservation of documents.

Dalhousie’s diary describes most of the Society’s co-founders in scathing terms. Smith, he wrote, “is the meanest most avaricious & self-interested man connected with H. M. Govt. If he can’t get a dollar, he will accept a sixpence.” Jonathan Sewell, he complained, “jumps at every vacancy as does a trout at a fly, and within the last year has importuned me for

71 Le style reflète ici la façon dont il parle. J’ai connu des Écossais de l’aristocratie à l’Université d’Édimbourg qui unissent eux aussi cette perspective aristocratique du « noblesse oblige », et une foi dans l’éducation universelle dont l’origine en était les idées de Calvin : si tous peuvent lire la Bible par eux-mêmes, ils pourront connaître Dieu sans la médiation des prêtres. Le Scottish Education Act de 1696 assure la disponibilité de l’instruction dans chaque paroisse au pays.

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half a dozen places for [his son] … I feel it indelicate and unworthy of his station.” Vallières ended up joining the reformist Canadien party, and Dalhousie later removed his military commission as punishment. As for Francis Burton, he would betray Dalhousie in less than a year. While Dalhousie was in London, Burton, who replaced him, made concessions to the Assembly that relieved an almost permanent state of stand-off and made Dalhousie look bad. But Burton was untouchable: he was the brother-in-law of the king’s mistress.72 Precisely how the Society’s first meetings unfolded will remain forever a mystery, however, as none of the minutes survive.

The brains of the outfit

Dalhousie’s best appointment, ironically, had no aristocratic credentials or wealth, and yet was one of two people whose hard work and enormous intellects set the Society on a solid footing.

William Green, first recording secretary, was a protégé of Sewell’s, a lawyer, joint Clerk of the Peace and the translator at the House of Assembly. He was also a passionate botanist and artist. He had already published one of the first guides to Canadian plants, probably of great interest to Christian Ramsay, and at the Society’s first meeting he audaciously maintained “against opinions pronounced in London” that a weed used for red dye in Canada was not the same as the madder used in England, and moreover was greatly superior. Green spoke with such authority that Dalhousie later submitted his paper and some samples to the Society for the Encouragement of Arts, Manufactures, and Commerce in London, which awarded Green the Isis gold medal.

The other foundational member was an impecunious Scottish Presbyterian minister named Daniel Wilkie. Wilkie ran a school that educated most of the city’s elites, both French- and English-speaking. Their school fees provided his income, but in the evenings he gave courses for young working adults. With Jean-François Perrault, his fellow Clerk of the Peace, he had been appointed in 1823 to a House of Assembly Committee to study

72 Quelle joie d’avoir trouvé ce détail.

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education, and one of their conclusions was that the country badly needed a university. His longstanding involvement with the LHSQ (1830 to 1851) would go some way to making up this deficit.

Wilkie was not in the same social class as Dalhousie, but shared some of his liberal ideas. They were both Scots, and both deeply influenced by Scotland’s recent meteoric progress in education, science and arts. Scotland was having its own Enlightenment, and was teeming with liberal ideas in every sphere. Political and economic theory were revolutionized by David Hume’s Treatise, Adam Ferguson’s Civil Society, and Adam Smith’s Wealth of Nations, and as there was intense traffic of people and books between Scotland and Quebec, these ideas were to change the fate of Canada and other British colonies for all time.

Scientists and philosophers were studying geology and geography and coming up with new theories about the origins of the world, attacking superstition and keeping God at the edge of their thoughts.73 Some, under the influence of Diderot, Montaigne and Voltaire, believed that experiment alone, and not inherited truth, should define the business of living. Many others, including Christian Ramsay and Daniel Wilkie, studied the new sciences alongside theology, and developed a new vision that blended the two. 74 They

73 À l’origine, j’ai écrit beaucoup plus sur les Lumières écossaises. En fait, j’ai écrit beaucoup trop sur tout, ce qui m’a coûté des mois de coupures plus tard. J’ai toujours l’impression que je dois écrire tout pour ensuite savoir ce qui est le plus important. C’est gênant et je préférerais de ne pas être ainsi. Les parties qui ont été coupées par les gens qui m’ont aidé, très gentiment, ce sont les détails colorés et des liens inattendus qui auraient rendu le récit plus intéressant, mais qui ne sont pas essentiels au fil narratif principal. Pour moi, le fil narratif principal est comme un arbre de Noël auquel on accroche des décorations. L’évangéliste qui raconte que des disciples ont rencontré Jésus sur la route d’Emmaüs dit que Jésus leur a tout expliqué, tout. Mais en l’écrivant, l’évangéliste ne nous donne rien de cette explication. Peut-être l’avait-il oubliée. 74 J’essaie de souligner qu’avec les Lumières, la raison pure n’était pas synonyme d’un rejet catégorique de Dieu et de la métaphysique – mais appelait plutôt une révision du rôle de la religion dans la compréhension du monde (voir The Dark Side of the Enlightenment de John Fleming, publié en 2013). Fleming écrit que « candid students of the European Enlightenment must soon discover that it had a great deal to do with religion », soit que les penseurs sont à la recherche d’un remplaçant (sous forme de la raison humaine) ou même à la recherche de sa récupération. L’idée que Dieu est comme un agent qui intervient éternellement dans l’histoire est rejetée par nombreux penseurs des Lumières, mais ils ont souscrit au déisme plutôt qu’à l’athéisme. Fleming constate que les penseurs des Lumières ont un « enduring appetite for transcendental experience ».

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had egalitarian, even democratic ideas.75

Scots were also busy reading Dalhousie’s old school friend Walter Scott, whose romanticisation of the old Scotland, especially the Highland clans, was opening a whole new perspective on traditional societies. This was to have a deep impact on the LHSQ’s views of First Nations and French-Canadian cultures, too.

Most of these ideas were debated and developed in the context of the learned scientific societies that met in the salons and libraries of Edinburgh, such as the Philosophical Society, the Select Society, hosted by David Hume, and its subsidiary the Edinburgh Society for Encouraging Arts, Sciences, Manufactures, and Agriculture in Scotland which awarded prizes for Scottish enterprise. Literary societies of the antiquarian or bibliophile variety were also popular in late eighteenth-century Scotland, while public-lecture

75 Par rapport aux « egalitarian, even democratic » – je ne me rappelle pas dans quelle source j’ai puisé pour défendre cette description et je ne l’ai pas encore retrouvée. Répondre aux critiques était difficile parce que j’ai écrit le livre deux ans plus tôt. Je refuse de le supprimer pour le moment parce que je ne vois aucune raison de croire que Lady Dalhousie était d’accord avec son mari dans toutes ses attitudes, dont son insistance persistante sur la prérogative royale. Les Anglais avaient besoin des petits aristocrates écossais pour faire lever les régiments et se battre contre Napoléon. Après la guerre, comme récompense, on les a envoyé gouverner les colonies lointaines. Les Anglais ne voulaient pas leur donner des postes à Londres – ils ne se fiaient pas encore suffisamment aux Écossais depuis la rébellion des Jacobites. J’ai écrit des articles sur la position particulière des Écossais vis-à-vis des Anglais dans la gouverne du Québec. Le 1er gouverneur britannique de la colonie, James Murray, dont le frère était Jacobite et emprisonné par les Anglais, n’a pas accepté de mettre sur pied une assemblée nationale à Québec, non parce qu’il n’était pas démocrate, mais parce que les Catholiques en seraient exclus, selon la loi britannique – fait qu’il trouve aberrant. Tout est plus complexe qu’on pense, mais je dois me garder contre le péché de filiopiétisme – la vénération excessive de l’ethnicité de ses ancêtres – qui est écossaise, dans mon cas.

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lyceums flourished in the US. The LHSQ managed to combine all these models into one.76

Dalhousie’s support for science in Quebec was principally through his patronage of the Literary and Historical Society of Quebec. After its incorporation, the Society moved out of the Chateau to an equally prestigious but less leaky location – , the Union Building (now the Tourist Office), owned by Sewell and leased to the government. Dalhousie wrote to ask for the King’s patronage, and gave the Society a substantial grant, it soon had a growing museum and library. As for Christian Ramsay’s contribution to science, her donation of a Canadian herbarium of 382 pressed plants that she had collected at Sorel,77 Bytown and Quebec set the Society’s museum firmly on its feet.

Lord Dalhousie left Canada in 1828, a disappointed man. In this period of conflict between the Parti Canadien and the British Party, he had consistently refused to stand down and concede a single traditional prerogative of the Crown to the Assembly, an obstinacy that indirectly led to the Rebellions of 1837-38. Shortly after petitions with 87,000 signatures

76 Les réviseurs, à l’évidence, me considèrent comme faisant partie de la droite, ce qui m’énerve parfois et m’amuse d’autres fois. Il y en a d’autres, dans d’autres parties de ma vie, qui me considèrent de gauche. Si on voit, chez quelqu’un, un seul argument qui peut être considéré à gauche ou à droite, on le cataloguera rapidement, ou encore selon les quartiers différents de sa vie : si on défend certaines positions sur l’importance de la relation humaine dans la reproduction, ou de la famille, on est vu comme une personne à droite, et lorsqu’on défend une position sur l’importance de la dignité humaine dans les conditions de travail, ou du droit fondamental au travail, on est vu comme une personne à gauche. Dans l’écriture de l’histoire, on est souvent pris dans ce spectre limité de gauche/droite, dont l’analyse peut devenir rigide et unidimensionnelle, comme n’importe quelle autre analyse de l’identité humaine par une seule optique, comme par l’orientation sexuelle. Ce n’est qu’une dimension de notre identité totale, qui, elle, existe à plusieurs niveaux, tous entrelacés. À Québec, on tient souvent pour acquis que comme anglophone, on est fédéraliste, on est élitiste et on est protestant. Mon défi en revenant à Québec est de ne pas prendre position (changer de confession, etc.) simplement pour briser les stéréotypes, ou pour mieux m’intégrer – sans appel à mes vraies convictions. Faisant partie d’une petite minorité anglophone à Québec, qui était autrefois plus puissante, puis qui a été écartée et effacée par la majorité francophone, et désirant m’intégrer, il faut que je puise dans mon intégrité – est-ce par un souci de ma réputation que j’écris ceci ou cela, ou par conviction ? C’est une expérience intéressante que de vivre dans un milieu où ma langue maternelle, à travers laquelle je vis ma vocation d’écrivaine, n’est pas vue comme quelque chose de beau ou de valable – sauf pour de fins utilitaires comme acquérir un meilleur emploi –, mais est vue comme une contamination, une menace, un serpent sournois qui s’insinue dans le français si on ne maintient pas une garde à vue vive et constante. Avoir la vocation d’écrire en anglais est comme être prêtre – soupçonné de pédophilie. Dans un autre sens, je suis consciente que je ne pourrai jamais gagner la course à la victimisation la plus sévère (malgré le fait que sur les ondes de CHOI-FM André Arthur m’a critiqué d’être restée silencieux, dans mon livre sur l’histoires des anglophones à Québec, une victimisation qu’il qualifiait de génocide… !), ni la course à la rectitude politique. J’abandonne donc et suis ainsi libérée, d’une certaine façon. 77 Les réviseurs se contredisent sur la toponymie contemporaine de Sorel… ce qui me donne un plaisir peu édifiant.

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arrived in London supporting his recall, he was appointed to India.

He left behind him several enduring monuments, however, including Dalhousie University in Halifax, the Wolfe-Montcalm monument at Quebec, which commemorates the death of both generals78 in the battle of 1759, and Dalhousie Gate at the entrance to the Citadel, built mostly under his rule.79 He also left behind the Literary and Historical Society of Quebec, of which he was proudest of all. “There is no act in the whole period of my administration of the Government in this Province,” he said in his farewell speech, “which has afforded me so much satisfaction as that of having accomplished the formation of the Literary and Historical Society of Quebec.”

78 (Dans le Jardin des Gouverneurs, derrière le Château Frontenac) Les écrivains membres de la Société mentionnent souvent que c’est le seul monument au monde qui commémore à la fois le gagnant et le perdant d’une bataille – mais je serai critiquée pour « boosterism » (de trop promouvoir une personne, une ville ou une institution). Je ne connaissais pas ce mot, mais c’est un peu comme « filiopiétisme », un mot que j’aime beaucoup. Cette expérience d’être lue et critiquée par les réviseurs a été difficile – non seulement parce que je devais faire à nouveau de la recherche pour défendre ce que j’avais écrit, mais à cause du ton de la critique. Dans mon travail comme réviseure aidant les chercheurs à rédiger et à réviser leurs articles en anglais pour publication, j’utilise aussi les commentaires pour remettre en question la logique, la structure ou la pertinence, ainsi que pour suggérer d’autres formulations. Cette expérience d’être critiquée moi-même me fait davantage prendre conscience de l’importance d’être constructive, de poser des questions avec énormément de délicatesse et de maintenir un ton qui est strictement amical et professionnel. 79 Un des réviseurs voulait que j’ajoute qu’il avait aussi laissé les Rébellions comme monument.

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6 Trois poèmes

Ces trois poèmes sont des exceptions dans cette collection de textes, parce qu’ils ont été écrits avant le début de mon doctorat. Le premier et le deuxième ont été publiés dans le journal The Grail en 1990. Je les inclus parce que les trois sont en lien avec la vocation. À ce moment-là, je travaillais dans une communauté chrétienne catholique fondée par les Jésuites sur l’ancienne ferme du séminaire du Haut-Canada, qui est devenue lieu de réhabilitation pour les détenus sortant du pénitencier (voir aussi The Face of Friendship de Bill Clarke, SJ, Novalis 2004, dans lequel se trouvent mes réflexions sur cette expérience). J’adore travailler la terre et me promener sur la ferme avec sa rivière, ses forêts et ses marais. J’ai appris beaucoup sur l’amour en vivant avec les plus pauvres de notre société et je suis très attirée par la vie des Jésuites et par le catholicisme. En faisant ce travail, il m’a semblé vivre avec eux au plus près du message de l’Évangile. Le jésuite avec qui j’habitais (la maison est partagée avec les ex-détenus) m’a proposé de continuer à travailler avec lui dans cet emploi, qui est sa vocation apostolique. J’étais exclue de la vie des jésuites en tant que femme, donc si je restais là, je prévoyais une vie célibataire, solitaire et exclue — mais c’était une vie qui m’interpellait, qui demandait toutes mes forces et en laquelle je croyais. Dans ce poème, je regarde l’étang en priant sur mon avenir et la vocation qui m’est proposée.

My Home will be Your Home80

I My life flows on in endless81 Thigh deep in your waters walking in your Sung waters making love waters Sunlight juggling waters

Fill my lacunae82 Consume my lamentation

80 La référence du titre est à Ruth 1,16 « Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi ! Où tu iras j'irai, où tu demeureras je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu. » 81 Un hymne qu’on chantait à la messe : My life flows on in endless song; Above earth’s lamentation, I hear the real though far off hymn That hails a new creation. Mais ici les mots my life flows on in mènent au plaisir sensuel de nager dans la rivière ou de marcher dans l’étang (le mot flow signifie ici écoulement). 82 Lacunae se traduit par les eaux de l’étang (latin), mais aussi par un long silence dans la musique – un manque ou une déficience.

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Alight on my soul as does The emerald dragonfly83 Gracing her host with meaning. 84

Let your song rise up then through My lament as a heron lifts From the river, her beak Piercing the yellow air

Make room for me in the crook of your neck As you sing your own enchantment Do not exile me from this somersault This fairground ferris-wheel of praise.

II I hunger for the word of the goldenrod85 Who once welcomed me They bend absurdly low in the wind and yes They have fathomed my undoing We are not glorious, we only stay.86

III Will I bargain my life for you Be among the broken things Sheltering among your wings?87 A guilty gambler on the stands Wagering with empty pockets.

This is no freedom. It is the moment, caught between the sunlight Passing and cloudshadow darkening, In the hidden moment you still have me, And here you could inject the Kingdom –

83 Libellule. 84 Grace est la grâce divine, mais aussi to grace signifie honorer quelqu’un avec quelque chose; host estl’hostie, mais aussi hôte ou hôtesse. 85 Gerbe d’or. Je me sentais abandonnée, la nature qui me parlait ne me parle plus alors sauf en son abaissement. 86 Rester sur la ferme, y travailler, était parfois dur. Le jésuite avec qui je partage la maison va partout, en Europe et aux États-Unis, pour parler du bon travail qu’on fait, pendant que moi je reste à la ferme, en faisant ce bon travail. 87 Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes ? Mt. 23,37. Est-ce que je veux renoncer à mon avenir et à mes attentes d’auparavant pour rester toujours parmi ces gens brisés, sous ces ailes ?

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The vein that runs between past and future Carrying your blood for the life of the world.88

IV Dusk water thick and uncanny Limpid mooncream of mercury, Its skin broken by beaver noses Thrusting out circles, meaning business, Weaving underwater palaces For invisible dinner parties.89

The orchards blush as dusk Unzips their sundresses kisses them with dew and touches stars to their burdens of fruit until they gasp forth a last sigh of warm applebreath into the night –90

Alas God, I am robbed— For sharing your cup Is living vicariously the world’s passion.

88 En commençant à commenter cette section, je réalise que j’essaie d’expliquer le poème, alors qu’il exprime ce que j’essaie de dire de la seule façon possible de le faire. Je me sentais déjà appelée à écrire. Lorsque j’ai dit à mon père que j’allais rester pour une troisième année à la ferme, il m’a demandé : « Et qu’en est-il de ton écriture ? » 89 Les castors travaillent avec intention et ambition ; et des soupers – je songe à ce que serait une vie privée de la culture de soupers fins. À la ferme, nos soupers n’ont jamais de conversation intellectuelle. Ils sont parfois interrompus par les bagarres. On ne consomme jamais de vin, quelques résidants ayant des problèmes d’alcoolisme. 90 L’exigence du célibat qu’implique la vie que j’envisage ; j’essaie de faire le deuil de la vie sexuelle en évoquant la beauté des vergers au crépuscule – mais sans succès.

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Looking for Work with Ignatius of Loyola and T.S. Eliot

Continent of Christ, receive me:91 Blazed a hot trail along Yonge Street this afternoon, Bathurst, Adelaide: left wisps of steam Which were sucked in through streetcar doors Caught in the air stirred up between car wheels Breathed in the open mouths of mad people Settled in the royal blue serge of business women’s coats.

Open air shame condenses into blood in the corridors, in the elevators, among Kings and Queens who carry hotdogs to and fro92 In perfect assurance, and who do not see (Who do not think they see)93 our own blood Mingling with their mustard and what’s dripped Beading on the waxpaper for all to see In thy wounds, hide me.94

And here we may identify the indigent:95

91 Une prière du XIV siècle. Elle est mentionnée dans les Exercices spirituels de saint Ignace, donc elle est beaucoup utilisée par les Jésuites, que je venais de quitter, après un long et difficile discernement. Soul of Christ, sanctify me/ Body of Christ, save me/ Blood of Christ, inebriate me/ Water from the side of Christ, wash me/ Passion of Christ, strengthen me/ O good Jesus, hear me/ In Thy wounds hide me/ Let me not to be separated from Thee/ From the wicked foe defend me/ At the hour of my death call me/ And bid me come unto Thee/ That with thy saints I may praise Thee/ Forever and ever, Amen. 92 Beaucoup des rythmes, des sonorités et des particularités stylistiques de ce poème sont inspirés du poème « Love Song of Alfred J. Prufrock » de T.S. Eliot, par exemple dans In the room the women come and go/ Talking of Michelangelo, Alfred J. Prufrock est paralysé par la honte et la gêne, comme moi en étant sans emploi et en essayant de garder ma dignité. 93 I have heard the mermaids singing, each to each. /I do not think that they will sing to me (dans le même poème). 94 In thy wounds hide me (cache-moi dans tes blessures) représentait un peu la philosophie de la communauté jésuite : en côtoyant les plus pauvres et démunis, on partage les blessures de Christ. Venant d’une culture religieuse anglicane, j’étais choquée, fascinée et finalement un peu séduite par la culture catholique, avec ses crucifix ruisselants de sang, l’amour pour le Précieux Sang de Jésus, son sacré cœur et celui de Marie, etc. (même que les Jésuites étaient en train de s’éloigner de cette pensée), et le fait qu’on boive littéralement son sang et mange sa chair. Je me mis à découvrir une intimité plus dense et tangible dans ma relation avec Dieu et à apprécier un regard plus franc et direct sur la souffrance qui m’entourait à chaque moment dans la communauté. Cette prière que je connais par cœur demande à Jésus non seulement de me sanctifier, de me fortifier, de m’exaucer et de me sauver, mais aussi de m’enivrer de son sang, de me laver dans l’eau qui coule de ses côtes et de me cacher dans ses blessures. Me cacher dans ses blessures ! Quelle image flagrante ! Sa passion selon mon interprétation n’était pas juste sa mort, mais aussi son amour passionné. La prière rejoint la liturgie eucharistique qui parle d’âme, de corps, d’eau, de sang et de passion.

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Things sticking out of pockets of tight, unwashed jeans Terri towel shirts confessing BiWay96 afternoons The slow walkers. Ride the subway, ride the streetcar From loop to loop and it looks like We have somewhere to go That with thy saints, I may praise thee97

Felt the eyes sinking into anaesthetized Safety-sockets, now the duty is done.98 Curriculum vitae99 (the annals of the auricles, The vaunting of the ventricles) Tried, grunted at, leafed through— Blood of Christ, inebriate me.100

The only protection a padded cross in front of the heart Invisible and begged-to-be-solid Jesus-wool Grasped at last after pillaging Shelf upon shelf Bead upon bead Face upon back of head upon sung prayer Of promises.101

95 And I have seen the eternal Footman hold my coat, and snicker (T.S. Eliot, The Love Song of Alfred J. Prufrock). Le paradoxe d’un style prétentieux de And I have seen (référence au négrospirituel « I have seen the glory of the coming of the Lord »), suivi du « valet éternel qui prend mon manteau, en ricanant. » 96 Un des plus grands détaillants canadiens de vêtements, et des plus bas de gamme, qui a fermé ses portes en 2001 après avoir dépouillé ses employés. 97 Il y a deux semaines, j’ai revu le fondateur de la communauté où j’habitais, qui vient de sortir d’un centre de désintoxication. Il m’a raconté ceci : « J’assiste aux réunions AA deux fois par semaine. Les paroissiens où je travaille à Toronto me disent : “Ô mon père, t’es tellement fin d’aller côtoyer ces pauvres pêcheurs ainsi !” Mais c’est les paroissiens qui sont mesquins, en conflit perpétuel entre eux, me confie-t-il. C’est aux réunions AA que je suis parmi les saints. » C’est ainsi qu’il était toujours plus à l’aise avec les ex-détenus dans notre communauté qu’avec les bourgeois paroissiens ou les bénévoles comme moi qui venaient l’assister. 98 Let us go then, you and I, /When the evening is spread out against the sky /Like a patient etherized upon a table. T.S. Eliot, même poème. 99 En sortant de mon travail avec les Jésuites, je devais trouver un vrai emploi, ce qui était difficile. J’avais l’impression d’avoir peu à offrir aux employeurs potentiels, sauf d’être costaude, de savoir comment jeter les balles de foin, de pouvoir aider une vache à vêler, de conduire une moissonneuse-batteuse, de vivre avec des personnes très difficiles… et de prier avec acharnement. Finalement, j’ai trouvé un emploi dans un chantier de construction. 100 Je m’immisce avec lui dans sa vulnérabilité d’avoir exposé son cœur et d’être rejeté en raison de cette exposition. Mon père serait scandalisé qu’on sanctifie cette vulnérabilité. Cela confirme directement son impression caricaturiste d’une Église catholique où les pauvres restent pauvres et où on leur dit qu’ils vont avoir leur récompense au ciel. 101 Je m’efforce de m’accrocher à l’espoir de trouver non seulement un emploi, mais une vocation, comme les et les Exercices spirituels de saint Ignace me l’ont promis.

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On Sleeping Between Contractions at Saint-François-d’Assise Hospital, Limoilou102

They have put James to the sword, they said, And then you fell asleep Between two soldiers, bound with two chains.103 Snow was falling on Limoilou When the chains Whipped around the cervix And tightened at two-minute intervals104 Flesh threaded through the jungle105 eye of pain

But between again and again– peace

Are we given unto the same threader?106 He who led his child blind into the wilderness Past all clutching107 To the sole point of delivery? When you turned your head Was the rosy torchlight on the soldier’s bare arm As sweet as the snow falling on Limoilou?108

102 Est-ce qu’on peut dire qu’être mère est une vocation ? L’appel inéluctable du corps, de la nature, est-il un appel vocationnel ? Si être femme célibataire est une vocation, être mère est-il aussi une vocation ? Et être femme ? 103 Ac 12,6. Pierre, en prison, en attendant sa rencontre avec Hérode le lendemain, s’est endormi juste après avoir appris que Jacques a été exécuté par Hérode. 104 En accouchant, je me suis endormie entre les contractions. 105 La jungle est le meilleur mot que j’ai pu trouver pour décrire mon état – je me fiche de toute autre chose, j’agis par instinct, je sais exactement quoi faire, je suis mon corps dans les deux sens. 106 Accoucher, mourir, donner son enfant à Dieu – est-ce le caractère inévitable de l’histoire, ou parce qu’on ne pose pas question, ou que Dieu ne nous donne pas la possibilité d’en poser, qui enlève toute anxiété, même au-delà de la peur de mourir, ou de la douleur extrême ? Mon sommeil entre les contractions m’a donné un aperçu de la paix qu’on pourrait avoir si on ne résistait pas à sa volonté, si on s’abandonnait à Lui, ou à l’avenir, même dans la douleur extrême… ce qui peut aussi expliquer le sommeil de Pierre en attendant le verdict d’Hérode. 107 Ou les contractions – l’instinct d’Abraham de vouloir garder son fils pour lui – malgré les sensations accablantes d’étreinte, dans l’accouchement, il n’y a qu’un seul dénouement – que l’enfant sorte. On voit donc l’importance de la poésie pour réfléchir sur l’appel, ou la vocation, encore plus si les réflexions sont farfelues. 108 Sweet – le mot n’est pas du tout suffisant pour ce moment quand on voit, pour un seul instant, la pleine beauté de la réalité. C’est cela le paradis. Mais les mots « paradis », « divin », etc. nous détournent du fait que le paradis n’est éloigné de la réalité que d’un seul battement de cils.

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James has passed along. The next contraction is 1.5 minutes away. When we wake You will live or die, A person will come out of my body. But now we sleep

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7 Quatre nouvelles

Ces nouvelles ont été écrites au cours de mon doctorat et pendant que je réfléchissais sur la nature de ma vocation chrétienne. Deux des nouvelles sont inspirées de l’histoire biblique d’Anne et de son fils, Samuel, une autre nouvelle explore l’idée d’abandonner sa vocation ou d’être abandonnée par sa vocation dans un contexte actuel, et le quatrième est une fiction historique. Les nouvelles ne sont pas encore publiées.

J’ai écrit cette première nouvelle pour pousser l’idée de vocation à l’extrême, le cas de Judas, dont la vocation est de jouer le rôle de Satan, de trahir Jésus, et qui sera par conséquent maudit pour l’éternité.

The Kiss

This Judas, be it noted, after buying a plot of land with the price of his villainy109, fell forward on the ground, and burst open, so his entrails poured out. Acts 1:18 But what no-one wrote down is that I didn’t die.

My wife, who was around the back of a medlar tree110 scything weeds, came and found me. She cursed me up and down as she deftly pulled the scythe out, wiped it off, packed my entrails back into my belly, wrapped me in a hessian feedbag, slung me over the donkey and wordlessly took me home.

109 Une fille que je connaissais à Manchester en Angleterre m’a dit une fois, en parlant de la Bible, qu’il faut tout lire, pas que les paroles faciles. Qu’en fait, il faut s’attarder surtout sur les paroles difficiles pour essayer de les comprendre, parce que si on ne comprend pas une Parole, c’est parce qu’on a quelque chose à apprendre d’elle. J’ai trouvé que c’était un bon conseil ; écrire une nouvelle sur une parole difficile est ma manière d’y réfléchir. Jn 13,27 est une parole qui m’a toujours hantée. Jésus a dit à Judas : « Ce qu’il te faut faire, fais-le vite. » Et dans Mt 26,24 : « Mieux vaut pour lui ne pas être né. » Quelqu’un devait donc trahir Jésus. En effet, beaucoup de personnes ont dû commettre des actes de violence contre Jésus pour que nous soyons sauvés. Judas doit accepter d’être maudit pour toujours. C’est la prédestination. La vocation de Judas était d’être appelé par Jésus à le trahir. Même si Judas avait demandé le pardon de Jésus, est-ce que Jésus peut pardonner à quelqu’un un mal que lui-même avait commandé ? 110 Medlar signifie néflier. Chez nos amis en Angleterre, il y avait un néflier dans le jardin et nous finissions de jouer dehors à l’heure du thé avec le pussy-foot, une boisson faite de limonade et de tranches de pomme et d’orange avec des brins de menthe flottant dedans, que nous buvions à l’ombre du néflier avec les parents. Je ne me souviens pourtant pas d’avoir jamais mangé de ses fruits. Au Liban, l’année dernière (à un congrès de théologie pratique, c’est pertinent), c’était la saison des nèfles. J’ai finalement pu en manger à satiété. On pouvait les ramasser sur les trottoirs. Si les néfliers poussent bien au Liban, je considère bien possible qu’ils puissent pousser également en Palestine. Je ne parle pas de n’importe quel arbre : il faut que je le connaisse et que je l’aime ; et il faut en outre qu’il soit possible qu’il pousse en Terre sainte.

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The donkey’s spine dug into my entrails that she had too hastily stuffed in my body, fuelling my ferocious resentment. You should feed these donkeys properly, I said, to anger her more. She did not answer me, nor spoke to me again for six weeks.

She kept me hidden, washing my wound every day and plastering it with fresh plantain leaves. She did not flinch from my cries or the smell of infection as she scrubbed my raw wound with her soap. My wife is a soapmaker and she believes soap made from the milk of she-asses is healing.

She went back to the field every day. Those who saw me on the donkey had reported me dead and people kept coming to look for the blood. There was a rumour that however much she dug it under, it kept coming back. She chased them away and kept her mouth shut.

My wife may have saved my life, but then again perhaps it was the spiders. Drawn to my bedside by the abundant flies, they dropped and rose like weigh-scales between the ceiling rafters and my belly. Day after day they wove their nets, rolled up their prey, grew fat, copulated and then ate their husbands. Cats, sheltering in our house from the thunder that rolled down the river every afternoon, sat over my body, batting the spiders silently, capturing and eating them. It was a sort of bitter consolation, to see my rotting body become the indispensable source of a growing economy. But after six weeks my wife sewed me up, the flies left, the spiders moved out and the cats began to fight amongst themselves.111

I called my children home from their uncle’s village, where they were minding our younger

111 J’ai pensé à enlever ce paragraphe. Est-ce qu’il y avait des chats à son époque ? Je savais qu’au Caire en 1980 la ville entière en était infestée – je les y ai vus. On disait que les chats ont prédit la mort de Sadate. Eh oui – j’ai vérifié qu’en Palestine, à l’époque de Jésus aussi, il y avait des chats. Je ne voulais pas garder le paragraphe parce qu’il entrave le récit – l’histoire est interrompue, et ce, bien trop tôt. Mais je ne pouvais pas m’en passer, en le regardant plus tard, parce que Judas y voit une économie du salut dont il est exclu. Son corps étripé plein de pus (incarné) devient la source de cette économie. Il y a donc ici une seule consolation. Mentionnons aussi l’équilibre entre le bien, le mal : pour ce grand bien, quelqu’un devait agir comme un contrepoids. Les filets, c’est parce qu’il a attrapé Jésus dans un filet, mais, lui aussi, il est dans un filet, le filet de la trahison qui lui est imposée. Mais je vais trop loin. Ce n’est pas ça que je veux faire, expliquer mes symboles et mes figures. Ça me dégoûte.

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asses summering on the mountain. My eldest daughter Miriam knew what I had done to buy our field. She sat with her feet pointing at me but her face turned away and her eyes hot. She read me verses from the Law that she chose because they would shame me. You don’t have to look hard. “Thou shalt not bear false witness,” etc, etc.

After a week or two Miriam began to tell me that Jesus was the Messiah. She had gone to a meeting of what was left of the Eleven, and come home a disciple of Peter. One day she put down the scroll and announced that Jesus had risen from the dead and appeared to them. Two can play at that game, I thought. She said miracles had been performed. I asked her what miracles she’d seen.

“Flames came and landed on the people’s heads,” she said, “and everyone began speaking in different languages, but we could all understand one another!” That was a good one, I had to admit.

“What do flames on people’s heads have to do with the Messiah?” I asked.112

“We don’t know yet,” said Miriam. “Our elders will tell us what the sign means.”

It bothered me when she said we and our like that.

“And all the languages?”

“Perhaps a sign that God will free all the peoples that are under Roman rule,” she said after a while.

“Can’t be,” I said.

“Why not?” she said.

112 J’ai voulu suivre un peu le cheminement des disciples de Jésus, pour savoir comment les choses se déroulaient dans le temps et comment les compréhensions des événements ont dû arriver par la suite, par l’interprétation. Il doit y en avoir eu beaucoup, mais seulement une a perduré. Quant aux moments d’attente et de confusion, lorsqu’on ne savait pas ce que tout cela voulait dire, est-ce que c’était une affaire politique, les langues ? Mais je crains encore que ce dialogue soit trop long et ne fasse pas avancer le fil du récit. En même temps, Judas s’intéresse beaucoup à ce qui s’est passé depuis la mort de Jésus et, lui aussi, à sa manière, aurait dû essayer de la comprendre pour savoir ce que tout cela impliquait pour lui. Il ne voulait pas qu’il soit le Messie bien sûr.

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“You haven’t read your Scriptures properly,” I said. “The Messiah comes to free the people of Israel. How could he free people who are unclean, who don’t walk in his Law?”

“Perhaps a different kind of freedom then,” she said, shrugging. “We don’t know yet.

She wasn’t good at arguing, but why should she be, except that she were her mother’s daughter. I was tired now, and I had a terrible fear. If she understood who he was, perhaps she too should never have been born.

“So the people all saw the flames?”

“They were so excited,” she said, and in response to my feigned interest allowed a tremor into her voice. “They said what shall we do? And Peter told them to repent, and believe, and be baptized in the holy spirit.”

Peter’s one to talk, I thought, about repentence. A man who’s never controlled his temper. I myself saw him cut off a man’s ear, in his rage.

“Baptized in the what?” I said.113

“The holy spirit.”

“Water’s not good enough?”

“Like we put cucumbers in vinegar,” she said in a low voice, recovering her defences, “to save them from rotting.”114 That must have been a quote; she waited for my sarcasm.

“Ah,” I said. “Of course.” I escaped the vinegar, but it was my wife who had stopped me from rotting. To rot was my only desire115.

113 Il y a certes beaucoup de dialogue sur cette page. J’évite d’utiliser les adverbes ou les synonymes pour « said ». Je déteste les adverbes. J’ai lu Harry Potter à ma fille et j’en ai plus qu’assez, car il y a un adverbe à tous les deux mots et Rowling s’est donné le défi de ne jamais utiliser le mot « said » deux fois. Je trouve qu’avec tout autre mot que « said », on se fait trop remarquer. On veut que les mots parlés parlent. D’ailleurs, je n’aime pas « asked », même quand c’est une question. 114 Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle j’ai utilisé cette image, si ce n’est pour transmettre l’idée que la compréhension de l’Esprit-Saint a évolué. Je vais la laisser pour l’instant et voir la prochaine fois que je la lis si je veux l’enlever ou pas. 115 Il est voué à désirer le contraire de la résurrection : la pourriture, la victoire de la mort sur la chair.

128

“Jesus sent a holy spirit to replace himself, after he was taken up.” She picked up her embroidery116 and dug her needle into the cloth with fierce apprehension. My other daughters sat around us listening, watching my face and then hers, their eyes big.

“Might he appear here, to us?” Ellie asked fearfully.

“He’ll come and pickle you in vinegar,” I said, “if you don’t learn your lessons.”

“Does he have a big hole in his belly, too?”

Miriam said nothing. It was below her to compare her father’s belly with the Messiah’s.

She was in love of course, it was the only explanation. If I knew which of those bastards it was I’d kill him. I asked her about each one in turn, and tried to guess, but she was clever, she put on a good show, and didn’t blush any more over one than over another.

But then she started talking about the eucharist, explaining to her sisters that they’re now eating and drinking his body and blood in a ritual fashion, repeating the last supper.

“What are you now—cannibals?” I said.

“It’s what he told us to do,” she said to me coldly. “You know that.” 117

That was the evening he told me what to do, too. Believe me, I remember it every time I eat and drink. And now, with their new religion, I’ll be remembered too, forever, for what I did. Children will catch their breath in scripture classes at the thought of it. People will write stories about me.

Do it quickly, he whispered, dipping his bread into the wine in my bowl. I don’t know how he knew I’d thought of doing it already, but I swear I hadn’t yet decided definitely, until he told me to.118

116 Est-ce un peu bourgeois pour une fille de la campagne ? Trop Jane Austen. Mais non – les filles auront brodé leurs propres robes de mariage. 117 Le fait que son action soit maintenant inscrite dans leur rituel – ou par implication, au moins – déclenche le souvenir du moment où Jésus lui a donné sa vocation. 118 Il a consenti à la suggestion de Jésus, mais en même temps, il avait déjà l’idée en germe en lui-même.

129

My wife had pushed me, too. We needed more grazing for her donkey mares. Their milk was getting thin and tasted strongly of the juniper that was all they had left to feed on. Their ribs were showing and we weren’t getting enough from the soap to rent enough land to keep it all going. One night she was dusting the shelf where I kept the treasurer’s purse, she kept touching it, moving it back and forth and feeling the fatness of it, and I saw she was weighing it in her hand. That’s all we would need, she said.

So when he said, Do it quickly, I knew exactly what he was talking about. I was used to doing what he told me to do.

And that evening I was angry with him even before we ate. He knelt down in front of me and took my feet in his hands, with their bunions and thickened filthy nails, and washed them. His fingers soaping carefully between my toes was far too––what should we call it– –intimate? No, I couldn’t take that. I need to know who’s boss—and a boss doesn’t wash your feet. I don’t even let my wife or my elder daughter do that. That’s what little girls and servants are for. He said we should do that for each other. I, the treasurer, should wash the feet of a lout like Peter? Or Matthew, a tax-gatherer for the Romans? I would never get on my knees to a man like Matthew.119

At the front of my mind I was still set to defend him to the death, to preach his virtues, to proclaim him the Lord. But there at the back of my mind, as I watched him move around our circle, washing our filthy feet, was that purse on the shelf, was our field. Then when we’re eating he turns to me and says, Do it quickly.

What choice did I have? God picked me out just as my mother had done. It was my destiny to be the bad guy: among my brothers, in the classroom, and now again. If ever I did well, like finding the wife I did, who gave birth to six living children, I’d think perhaps my luck is changing. But my brothers would always say, but she never had a boy. I was willing to work to provide dowries for them all, and so was my wife. But my brothers would slide it

119 J’ai déplacé les sections de cette nouvelle plusieurs fois. Je ne savais pas si je devais la terminer avec le lavage des pieds, avec la Cène ou avec la trahison sur le mont des Oliviers.

130

in again and again, like a splinter under your nail. It sets deep and gets infected, and all you can hope is that one day it will ride out on a triumphant cushion of pus, and only then you’ll be done with it. But what if it never does?120

So one morning I could finally stand up again. It was all quiet, everyone had gone out to the fields, and a couple of fleabitten cats came strolling in. My curses came out like marshwater, thin and reedy. All this time I hadn’t even been able to look out the door, but suddenly I found myself standing gripping the doorframe in the sunshine, and it was spring. The girls had planted herbs for scenting the soap, rosewood, lavender and verbena, in tall pots circling around the courtyard, graceful as dancing girls and better smelling. I decided to go and see my mother.

I tied bandages around my face and pulled a cloak over my shoulders but I knew sooner or later they’d all have to know, unless I stayed hidden all my life. She was sitting at her desk in the shade of the mulberry tree, counting money. I’d lived a lot of my childhood in the branches of that tree, spying on Naomi next door. I think Naomi knew all about it, the way she let the towel slide down to henna her feet, that time. All the great prophets did it, why not me?

Mother wasn’t happy to see me. She kept her pencil moving and just clenched her jaw a little tighter, not looking up. I leaned against the tree.

“So would you rather I’d died?” I said.

“No, of course not,” she said. “Coffee?”

“Yes.” She got up with a reproachful sigh and went inside. She could have asked the servant. I stared at the piles of coins on her desk. She was obviously doing well, lending money in the temple. I moved things around a bit and put some of them in my pocket. I’d been doing it since I could remember.

120 Si c’est son destin, il doit toujours mentir à lui-même et aux autres pour trouver un sens à ce qu’il fait. Ça ne fait peut-être aucune différence s’il ment ou pas. Il est maudit et ce fait avale tout autre sens qu’il peut trouver pour expliquer ses actions.

131

“What am I to tell the neighbours?” She came out carrying the tray. “They’ve called me Mother of Judas ever since you were born, now they’ve started calling me Mother of Simon.”

Renaming a woman when her eldest son is born is an honorable custom, unless he shames her, or unless he happens to die. Then it turns to a curse. I’d done both, a double curse. And if he comes back to life, having shamed her, it’s a triple curse.

“Most people in Jerusalem don’t give a damn,” I said. “Jesus got what was coming to him, people say.”

She looked carefully around on the ground, as if for lost coins.

“You haven’t joined Peter’s group have you?” I said.

“No,” she said. “Yes.” She had a habit of telling a lie first and then correcting it. “Miriam took me to one of their meetings. They don’t know she’s your daughter and I’m your mother.”

“Well, what’s the problem, then,” I said, knowing the problem would be her inevitable correction of their mistake. “Anyway, if you really care about what they call you, you don’t understand who he is.”

I was feeling queasy and thought I might fall. You fool, I said to myself. Defending yourself with the worst weapon you could have chosen, the one that will always turn against you. She looked at me curiously, I was swaying.

“Sit there,” she said, pointing to a mat. “Lean against the tree.”

“I’ll never get up,” I said. She stood up and gave me her hands, and helped me to sit down under the tree. There was a long silence and I picked up freshly fallen mulberries121 while

121 Quand j’étais enfant, on allait en Espagne, au Lago de Barasona dans les Pyrénées, un lac dans une vallée qui a été inondée pour faire un barrage hydroélectrique. Chaque été, nous, les enfants, nagions jusqu’à une île dans le lac, sur laquelle il y avait un village abandonné. Les figuiers et les mûriers étaient lourds de fruit dont on se gavait, on dormait tout l’après-midi et puis on retournait vers la terre en nageant. Ce fut une occasion pour revenir encore à ce souvenir précieux.

132

she fiddled with her coins, pushing the piles this way and that. She hadn’t noticed a thing.

“Do you believe in him?” she asked.

“Of course I do.”122

“Then why did you betray him?”

“He told me to.”

“He told you to?”

“It was written down. It was in the Scriptures.”

“But why you?”

“Someone had to do it. Someone has to wield the knife for a sacrifice. And that person was me.”

“But why did it have to be my son?” Her eyes filled with tears of self pity.

“It had to be someone whose heart has a crack in it,123 so that Satan could enter in. I always had that, you know as well as I do.”

“But they say salvation is for everyone, even the Gentiles. Why not for you too?”

“Because I don’t want it,” I said. “You should be thankful for that.” And right then I knew I had to try again, and this time I had to succeed.

I had almost been lured into thinking I could join the living again. I was seduced by the sweet conversations among my daughters, when they thought I was asleep. The boys they liked, the jewellery they wanted from their future husbands, their wicked imitations of our neighbours, their suppressed laughter like the peal of muffled bells. I was seduced by the donkeys flapping their stripey ears at me, their glad recognition. I was seduced by my

122 Est-ce qu’il ment pour se défendre contre sa mère ? Ou dit-il la vérité ? 123 « Forget your perfect offering/There is a crack, a crack in everything/That’s how the light gets in. » Leonard Cohen sait que la faiblesse de l’humanité peut aussi devenir son salut. On ne peut pas dire que Judas aurait dû le savoir, sa vocation lui interdit de penser ainsi.

133

wife’s surly care and this coffee and these mulberries bursting on my tongue. But none of it belongs to me. Salvation doesn’t belong to me.

The night I took the soldiers into the ravine, where we always used to go, I wasn’t even thinking about the field and what it would mean to our family. I was too busy trying to find the way, the lights were all behind me. I stumbled in the darkness, and reached out my hand to feel a familiar crack in the rockface, a sharp slit of even deeper darkness.124 I could hear the shields and weapons clanking up the path behind me, the torches spitting their dirty fire into the night. An evening mist had caught in the branches of the olive trees, muffling the sounds. Then the young soldier Matthias, walking behind me, touched my shoulder. When I jumped he smiled apologetically, and offered me a torch, a little kindness that might have turned me back there and then, if it wasn’t for the Scripture propelling my body down the path.

If there was anything else, it was this: the thought of being with him one last time. A jealous longing to be in his presence, when I knew the others were already there with him. The way we all felt when we were separated from him at all. My wife never understood that; perhaps she will one day. There was only one thing on our minds––when could we see him and hear him and touch him again. To be with him was everything. That’s why the kiss––only that. Because I loved him and I wanted to kiss him. But my love was a broken thing, like a piece of old mackerel torn apart by crayfish, floating away in a little cloud of rot, a pink shroud.125

We came into the open ground by the river and there they were, everyone except me.

124 Ici, j’ai enlevé: I was jealous of Moses, who could walk past the cleft in the rock knowing that God was hiding in it, so close by. Je ne sais même pas si je veux laisser la phrase précédente. Je l’ai écrite parce que j’aime tellement l’histoire de Moïse et du rocher et tout ce que cela me dit par rapport à ma relation avec Dieu. Quant à Judas, Dieu le pousse encore plus loin dans son obscurité, dans sa solitude. Il l’enfonce dans sa solitude et son égoïsme pour toujours. 125 Un autre souvenir d’enfance : au lac des Bois, au Manitoba d’où vient ma mère, on a pêché des écrevisses avec des morceaux de jambon sur des épingles de sûreté, heure après heure, couchés sur le ventre au quai. J’ai vérifié qu’il y avait et des écrevisses et des maquereaux dans la mer de Galilée. Je le dis maintenant – mais en réalité, je ne me souviens pas si j’ai vérifié ou non, pour dire la vérité sur un possible mensonge à propos d’une fiction qui est authentique ou ne l’est pas.

134

Half of them were asleep and Jesus’ eyes were swollen and red, from fatigue or crying I don’t know. They all seemed very––poor, all of a sudden. They had no food, no water, nothing, they were just a miserable little collection of dupes, sad, frightened, opaque, harmless.

As we approached his eyes were fixed on me alone. I wanted to look him right back in the eyes, hard as a polished shell. He should have known why I was coming. But he drew me to him with the same old force, a longing that came from before the world began, was it mine or his?126 so that I ran, literally, into his arms. His face was wet, mist mixed with dew and tears and sweat. He smelled of fear, he smelled of death, he smelled of my own rotten love.

“You betray me with a kiss?” he whispered. Did he think I’d be able to keep my love and my fate in the same body without breaking?

The soldiers surged forwards, shouting. I had forgotten the men walking behind me. He argued with them manfully: “Why now? Why are you taking me at night when I walked among you in broad daylight?” It was all rhetorical. He knew perfectly well the crowds would have stoned them in daytime. There were far too many families whose daughters, mothers, sons, uncles had been healed by him, too many who had felt that irresistable power.

Not many yet know that it’s a kind of reverse power. Not freedom from illness or from taxes, but the freedom to get down on your knees and wash your neighbour’s feet, touch lepers, rescue drunks out of ditches, and keep the worst company your mother ever

126 « Since the world began » est la seule phrase que je n’aie jamais trouvée pour exprimer d’où venait la réponse, ou la qualité particulière de la réponse, à une question à Dieu que j’ai posée en 1981. La question était : « Es-tu là ? » et la réponse était : « Oui ». La réponse qui est au fond de ma foi et où je retourne souvent pour me ressourcer. C’était l’expérience décrite selon moi par le jésuite brésilien João Batista Libânio, comme expérience fondatrice de la vocation chrétienne. « Cette expérience fondatrice est donc bien, en dernière analyse, écrit Libânio, la source et même l’origine même de la vie religieuse ». On doit l’expérimenter bien avant de postuler pour la vie consacrée, ou bien il faut que la formation du postulant vise cette expérience. Je me demande si toute l’année de la formation en théologie pratique consacrée à « l’intervenante » dans le programme de théologie pratique n’a pas pour but de nous donner l’occasion d’expérimenter ce moment où « Dieu seul suffit ».

135

warned you about.127

Then Peter grabbed a sword and cut off Matthias’ ear, and the story all started to go wrong. You know how it ended. They arrested him, crucified him128 and divided up his garments.

My mother was still looking at me, waiting for something more.

“It would have been better, as Jesus said, if I had never been born.”

“And now you bring more shame on your own mother!” she said, rising helplessly from her chair.

But it came to me then, like a memory from childhood, like the dry scent of bitter thyme across a hillside,129 that even if they knew that these were my women, Peter and the others won’t hold it against them. I wished they would.130 In my mind I wished them chasing my mother and Miriam away with sticks, stoning them, and the women trying to hide from them, covering their faces, their hearts going so hard that they beat right through their chests, flopped out on to the ground and burst in front of them,131 like a paralytic come through the roof; I hear the screams, the push and shove of the beggars and the women clasping their babies tight, I see the blood spreading on the dust, and that’s it, it’s finally avenged—

—but no. Correction. Peter and the boys won’t chase them until their hearts burst. They’ll wash their feet, and invite them to the meal I have prepared for them.

127 Et si Judas le savait, il aurait pu demander le pardon de Jésus. Est-ce que c’est le vrai pardon si l’offense était commandée par celui-là même qui pardonne ? 128 Le fait qu’il n’y a pas de points, même pas de virgules, entre la crucifixion et la division de ses vêtements m’a toujours frappé. Pourquoi l’écrivain n’a-t-il pas voulu qu’on tarde un moment, qu’on souffle un peu, après l’appréhension de sa crucifixion ? Parce que la division de ses vêtements était aussi honteuse, humiliante, et que tel était le but de l’histoire, de voir à quel point il s’est abaissé – et moins combien il a souffert ? 129 En fin de compte, j’ai décidé que ceci est la bonne fin – les souvenirs d’enfance, l’odeur du thym. Le thym n’est pas amer en soi, mais pour lui, cette réalisation est amère, parce que le fruit de sa connaissance de Jésus ne peut jamais lui appartenir. Il est exilé de son royaume. 130 Parce que le pardon est ce qui le sépare du reste de l’humanité. 131 Ceci fait écho à sa tentative de suicide, mais c’est bien violent ; Fassbinder et Tarantino auraient été fiers de moi.

136

La nouvelle suivante fait partie d’une série de nouvelles sur l’histoire de Samuel, inspirée par mes réflexions sur la vocation de Samuel. Les annotations ici font partie de l’histoire même – elles sont dans la voix d’Anne. L’histoire existe donc à trois niveaux : la Bible (version choisie par les Pères de l’Église), la nouvelle et les commentaires sur la nouvelle. Il y a des anachronismes partout pour me libérer de l’esclavage de la chronicité, une liberté qu’on peut se permettre uniquement dans la fiction.

Hannah’s story

As told to her daughter Rebecca in later years, and written down by Rebecca, and then hidden in a waterpot,132 in case the children found it, because it wasn’t any of their business (if they want to know, they can read the official version).133 God’s compensation for Joseph not loving love Lea was that he made her fertile.134 Sarah’s compensation for infertility was being able to beat up Hagar and chase her out of the house. These stories told in the Temple year after year made me feel like a squirming

132 Peut-être connais-tu l’histoire des manuscrits de la mer Morte ? On a prouvé hors de tout doute que tout ce que nous lisons dans la Bible est parvenu jusqu’à nous inchangé depuis des milliers d’années, puisque ceux qui ont raconté les histoires et ceux qui ont fini par les mettre sur papier (ou papyrus), comme toi, avaient mémorisé les histoires mot pour mot. Les apprendre par cœur mot pour mot était très important pour ma génération. Vous maintenant qui avez du papier, qui êtes inondés de rouleaux, vous dont les enfants sont des accros de rouleaux, vous ne savez plus comment mémoriser. Il faut pratiquer avec des palais pour y arriver. Méthode : prendre un palais que l’on connaît et traverser en imagination chaque pièce, en épinglant chaque moment de son récit sur les murs. On doit connaître beaucoup de grands palais, cependant, pour se souvenir de toute l’histoire de son peuple. Mais si l’on ne connaît qu’un seul palais, on peut effacer les récits (ou les époques) une fois mémorisés et recommencer sur les mêmes murs. C’est comme dans la revue Décormag – on repeint selon les nouvelles couleurs tendance et on réaménage avec une nouvelle époque. Les historiens de l’Antiquité (Alcinus, Porphyre, Musurus) citaient leurs sources, en notes de bas de page, de mémoire. Souvent, ils glissaient même des modifications intentionnelles dans le texte pour le démontrer. Milton connaissait la Bible entière. Et tu me parles souvent avec une certaine nostalgie ou quelque regret des petits Musulmans dans les madrasas qui chez toi apprennent le Coran par cœur. Mais en vérité, je te le dis, un jeune garçon musulman de 8 ans, reconnu pour avoir appris le Coran par cœur, tout entier, sans fautes, a été interviewé par un journaliste occidental. – Qu’en est-il avec les vierges dans le ciel ? demanda le journaliste (qui n’avait pas entendu parler de musulmans avant un certain 11 septembre). – Vous plaisantez ? dit le garçon. Je n’en ai aucune idée. C’est en vieil arabe, je n’ai aucune idée de ce que cela signifie. Donc – au moins avec les rouleaux, il y a une interaction entre le texte et le cerveau – on n’est pas que des réceptacles passifs. La question est – où les garder ? Il faut « élargir l’espace de ta tente ; qu’on déploie les couvertures de ta demeure » comme dit Isaïe (la parole que Pennina aimait le plus était plutôt « Réjouis-toi, stérile, toi qui n’enfantes plus ! Fais éclater ton allégresse et ta joie, toi qui n’as plus de douleurs ! ») 133 La version officielle est celle que tu as trouvée une fois dans le tiroir de la table de chevet d’un hôtel de la banlieue de Jérusalem. Il a été décidé par les Pères de l’Église que certaines versions seraient regroupées dans un seul livre et que d’autres seraient mises à part et brûlées ou bien mises dans de grandes bouteilles et jetées dans la mer Morte. 134 Gn 29,31.

137

bloody mess of boys warring in the bottom of a valley.135 The valley of my heart.

I’d take fertility over love any day,136 if I had the choice.

My mother loved to explain all this to me, to rub the salt into my barren wound. “The love of a husband is fleeting,” she said in her sonorous voice. She was visiting from Carpathae with a donkey and a herd of sheep and goats that she hoped to sell to my husband. We were sitting on a rock, the one behind Mount Geherian, and she was berating me for not getting pregnant. Noting that she was busy and distracted, a skinny wolf broke out from behind a rock. I darted137 to fetch a stone.

“Stop,” she cried. “Watch my donkey.” The donkey swerved off after the wolf, clippety clop, its tiny round hoofs putting up little spurts of dust into the hot air. Then it grabbed the wolf by the neck and shook it in its teeth, shook shook shook until it was dead, then dropped it, nosed its rag of a body briefly, and sauntered back to the herd. Their triangular faces had followed the action in perfect unison, like flowers following the sun.

“Impressive,” I said. She ignored me.

“Because you see one day, your husband loves you, and you know that your body drives him wild until he possesses it totally, but the next day, he sees another woman who drives him even wilder. Because he knows he can have you whenever he wants, but here, here’s a bit of a challenge.”

Why was she telling me all this? I tried to concentrate on the goats.

135 Dans notre village de Rama, chaque année, les garçons descendent dans la vallée avoisinante et jouent à faire la guerre contre les garçons du village d’à côté. La guerre matrice s’est vraiment produite, à l’époque où les événements décrits ci-haut me sont arrivés. Mais maintenant, au lieu de perpétuer cette tuerie (ils ne l’ont perpétuée que pour 400 ans), les garçons jouent un grand match de football, sanglant, mais pas meurtrier. C’est comme ça que la civilisation progresse. Et c’est une métaphore utile pour le cœur de quelqu’un qui se sent divisé, qui sait qu’elle ne doit pas littéralement cliver son cœur en deux. Au lieu de cela, elle organise un jeu de football entre les deux moitiés, elle nomme même les joueurs et les équipes, si elle veut, et cela lui procure un soulagement considérable. 136 Tu penses que c’est un sentiment choquant et même hérétique. Mais le fait nouveau, c’est que les femmes pensent autrement. Et même aujourd’hui, tu n’as pu manquer de remarquer les reportages sur les banques de sperme. 137 Oui, je me précipite. Tu as de la difficulté à croire que je n’aurais jamais été capable de me précipiter.

138

“She’s someone else’s slave, say, or she’s surrounded by her girlfriends at the well,” she continued. “They can’t resist. Or say her father has set an unreasonably high price on her.”

Which was the case with Pennina, and she knew it. “But children, they are yours forever,” she said. “Even after you die. And they make you laugh with their games.”

“Fuck138 her,” I said miserably. She offered me a drink of water from her skin and we gargled it and spat it out in the direction of the wolf carcass for luck.139 The donkey was grazing nonchalantly again. I’ll talk Elkannah into buying the whole herd, I thought, then the donkey too. I wanted the donkey. 140

“Yes,” said my mother, “and they carry the water and hunt and garden and look after you in your old age, and produce yet more children.”

And bring you honour and glory if you are lucky, like I was, sort of, in the end.

Later on, but I’m not telling you that bit yet, Eli’s sons humiliated your brother Samuel in the same way Peninna humiliated me by taking all the best bits of meat and feeding them to her sons and daughters. When I saw Eli’s sons doing the same thing, I called on your father’s spirit to fly down through the smoke of charred ox, and the smell of the smoked lemon trees, and pluck the best bit of meat out of the pot to give to my Samuel, as your father Elkannah always did for me.

I don’t like to tell you that I cried a lot, in those early days of your father’s marriage to Pennina. And you know it anyway. Because I don’t like to feel sorry for myself and I

138 Le mot hébreu est beaucoup moins choquant. Pour ma part, je ne disais jamais ce mot devant ma mère et je n’accepterais pas que tu le dises devant moi. C’est un problème lorsque les immigrants comme moi essayons de parler de nos vies dans une langue étrangère. Eux, ils pensent qu’on dit des choses grossières et que nos enfants vont avoir une mauvaise influence sur les leurs. Vous devez en blâmer le traducteur. Il aurait dû trouver une autre expression. 139 Auriez-vous compris pourquoi nous avons craché, si je n’avais pas ajouté « for luck » ? Je ne sais pas si cette habitude a disparu parmi notre peuple : le crachat sur les morts récents, pour nous protéger de la contamination. 140 Est-ce que je n’allais jamais l’avoir, cette ânesse ? Rebecca ! Écoute-moi ! La reconnais-tu ?

139

certainly don’t want you feeling sorry for me.141 I cried on my own, once Pennina had gone off to her tent with her brood of children bursting with good health, but someone got into my tent and saw me, I suppose, because my hot tears got into the Bible.142 I don’t think Elkannah would have told anyone, he’s not any more impressed by a woman losing control of her emotions than I am. But I’m remembered for my hot tears. I barely even remember them myself. They could have been cold for all I know.

He burst through the brocade curtain143 and as usual a small tornado of sand followed him. I tried to smile and patted the cushion I sat on. He sat on my knees instead, licked the hot tears out of my eyes, and took my ear gently in his teeth. “Why are you so sad?” he said to me. His big mutton-fat hands cradled my hairy chin.

I was a lot larger than him, which is perhaps why his seed got lost in me every time. Whereas Pennina, she was a little person. Just enough latitude to take in a thin stream of seed and process it, and no room for anything else. I was more “comfortable”, Elkannah said, and he loved to hold my fatness. But I thought Pennina was nice, with her serpentine torso and her narrow hips and her cheeks like bunches of grapes. A bunch of two grapes. And her then her oh god her hair. All shiny like a raven, a raven shaking its wings, and bundled up around her ears and buckled there with the rope her youngest used to make out of torn-up old paper scrolls. Hours and hours while the rest of them were cooking, one of the children was always devoted to mother-beautification. I did think she was beautiful.

141 Prends note d’une autre différence entre ta culture et la mienne. Tu remplis tes étagères de livres sur les agressions sexuelles subies par les femmes et commises par vos pères, vos oncles, vos prêtres, etc. Tu soulignes combien il importe de pleurer, de pleurer, de montrer ses émotions, de tout écrire, de tout déverser sur la table, chaque détail de ce qui est arrivé, l’endroit où il a dit quoi et quand, et ce que vous avez ressenti, surtout ce que vous avez ressenti. Alors que pour nous, on n’en parle pas, sauf avec nos sœurs, et surtout on n’en pleure jamais. Si tu pleures, tu demandes pire. Comment les tâches pourront-elles être effectuées ? Quant aux sentiments, je n’ai jamais eu le temps pour ça, comme vous le savez, et je suis sûr que vous allez élever vos filles pareillement. 142 1 S 1,10 143 Tissé par ta grand-mère, pour son harem. Je n’ai jamais été aussi généreuse.

140

But it was she who persecuted me, and made everyone else treat me like a fille de rien.144

I went to the Temple to pray Rachel’s prayer every year, that this my reproach would be lifted.145 I even stopped eating for a while, thinking perhaps he was lying and he really liked thin little people like Pennina. But there was only one thing left that gave me pleasure, now, and that was eating, eating big hunks of fatty meat fresh off the bone. And anyway, a big part of me always knew that the harder I tried the less use it was. If I could just not care, and get on with the work, he’d probably fancy me again – just watching me sitting concentrating over a bowl of broad beans, or ripping gristle out of a goat’s leg. They want you to be distant, as my mother said, but he could see how distant I was in my head – i.e. not at all – just by looking at me.

Elkannah came in that day, the Hot Tears day, and said, “Darling, I always give you the choicest bits of the beast, don’t you know I love you the most?”

“Yes sir,” I said. “I do know you love me.” But he had left already. He was worried about the wheat crop, the weather had been bad. “And thanks for all the choicest bits,” I shouted after him. The oysters pried from beside the backbones of the desert chickens. The tender fillets from the lambs’ backs that I dangle over my mouth in front of Pennina, and she laughs, and shouts out an order to one of her children. Bring something to wipe the grease off my full-to-bursting breasts. With a cunning little smirk at the corner of eye, she says, you’re so lucky, children are just nonstop work. Then she sighs and burps contentedly.

“Remember Jephthah’s daughter, Susannah?” I said to my husband. “She didn’t mind

144 On pourrait le traduire comme « un bon à rien ». Mais cela sonne trop comme un conte de fées de Perrault et ce n’est pas un conte de fées, c’est un mythe. Sais-tu la différence entre un mythe et un conte de fées ? Selon Northrop Frye, les mythes sont des histoires sérieuses qui racontent ce qui s’est réellement passé ou ce qui est important pour une société. Regroupés, ils constituent une mythologie, ou un « réseau d’allusions partagées et d’expérience imaginaire dont hérite la littérature. » (Pistis & Mythos, 1 June 1972, Annual Proceedings of the Canadian Society for the Study of Religion, Montreal, 1972, pp. 29–33. Dans les Collected Works of Northrop Frye, Tome 4, « Northrop Frye on Religion », University of Toronto Press, Toronto 2000, page 4). On a évidemment besoin d’un 2e niveau de notes de bas de page ici. 145 Rachel dit à Jacob : « Donne-moi des enfants, sinon je vais mourir ! » Mais son erreur, c’était qu’elle s’adressait son mari, pas à Dieu. Je pensais donc que si je faisais la même prière, mais en l’adressant cette fois à Dieu, il allait me l’exaucer.

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dying – what she really minded was dying a virgin.146 And that’s how I feel. I do not want to die with my ovaries shrivelled up like raisins in the dust. “

This little speech made no impression on my husband. He does not like similes and especially ones that involve food. He says it is a sin to use food in literary images. He frowned and shook his head, his curly locks bouncing like the beard of bucking mountain goat.

“Aren’t I worth 10 sons to you?” he asked. I didn’t mention that no he wasn’t. “And Jephthah is hardly a relevant allusion,” he added. “His daughter was a virgin.” He gave me a chaste wink.

“All the more then should I mourn, that I am not an virgin, and yet hath no children unto me,” I said, hoping that this kind of oldentime language would make him feel guilty and remember his duty to me and to God. “Come again tonight,” I said. “Let her steep in her own breastmilk.” But he didn’t come, I was left alone again, rolling sleeplessly around in my bed, my dry bones rattling around in my sterile body, clackety-clack all night long. It was that night, with the wind blowing sand under the tent flap, with the rattle of my bones and the crackling sound of my ovaries shrivelling up, that I hatched my plan.

“I’m not going down to Silo during the grape festival,” said my husband when I told him my plan. “Everyone will be drunk.”

“But we have to take the bulls to the Temple.”

“Why?” he said. “The boys can go. Or we can do the sacrifice here.”

“The Lord wants to see the whites of our eyes,” I said. “He is fed up with us sending our boys. Anyway, they’re afraid of the bulls. And they’ll tip the donkeys over and spill the wine.”

146 Jg 11,37. Elle lui demande d’exaucer la promesse faite à Dieu, mais également de lui accorder deux mois pour « pleurer sa virginité » dans la montagne avec ses compagnes. Au bout des deux mois, Jephté exécute sa fille.

142

You do see donkeys on the road to Silo lying in the ditch, their four hooves waving helplessly in the air. But that’s mostly the ones carrying straw – the wind just picks them up and flips them over. One year though we lost a donkey over a cliff because one of Pennina’s louts had loaded him wrong.

I knew Elkannah wouldn’t come, he was too busy. We could have had a sacrifice at home – it’s allowed – but I knew he hoped that if I went, we might be favoured with a better harvest than if he sent the boys yet again.

I had to walk the two bulls all the way – I’m too fat to ride the donkey, who was already carrying flour and wine. You do have to watch out if the bulls start fighting, because then you can lose control of them very quickly. You should know this by now, I don’t know why I’m telling you. Most of the time they just followed me. I was excited but I managed to talk to them calmly – if I didn’t, they ran off and I had to run after them. They were my favourites, too – naughty young things that kicked you in the face if they got a chance. Just for the fun of it.

There were plenty of other people on their way too, but I stayed away from them. All lucky, happy people, who come and till the earth and lie beneath.147 People with children. I kept company with my animals.

The old priest Eli had a terrible reputation, only topped by his sons’ reputations. When I arrived I had to practically knock over the crowd of temple prostitutes to get in the courtyard. It was high season for them, they were flirting noisily in the doorway. A quiet young girl with deepset eyes was hanging back, and I saw Hosni take her aside and chastise her. That’s when I knew he was pimping them.148 I handed my bulls over to Phineas, and he licked his shiny lips. A nice change from mutton, he must have been thinking. I knew their reputation and I had no intention of staying to speak to any of them.

I’m not telling you what exactly I told God, when I prayed to him in the Temple, or what I

147 Voir le poème de Tennyson qui parle de Tithonus. Ou ne pas le voir. 148 Voir 1 S 2,22. Ou pas.

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asked him, because it’s private. But as everyone knows, I moved my lips and swayed back and forth. That’s all you need to know anyway, just exactly what’s written in the Bible. You wouldn’t believe it, anyway, if I tried to tell you what happened when I prayed to him.

Ok I will tell you then. But don’t think you’ll ever be able to work miracles just by doing what I did. You have to think up new ways to talk to him all the time: the minute there’s a formula he loses interest. But someone was there with me in that Temple, someone I couldn’t see. I’d known the Whoever it was all my life – but never made the connection. Oh! It’s you! I said. So that’s why I’ve come! Apart from the joy I felt – I won’t tell you about that – I could see that my life was nothing without him. So I said, if I have a son, you can have him. I don’t know where that came from – I wanted a son more than anything in the world. Wanted him for myself, to hold up to that Pennina, hold up a squalling fat boy in her face, and spit at her feet. That’s how my thoughts usually went. And why would I want my son to have anything to do with the crooks I’d just seen on my way in, Eli’s sons? But something in me said, if you answer my prayer, you can have him. You’re probably thinking, you didn’t think your prayer would be answered, so you were safe. Or you might say, that’s just bribery. Perhaps. Perhaps that’s what all prayers are, bets and bribes. And I’m sorry, by the way: You’d have liked to have your older brother around, I know. He wouldn’t have let Pennina’s kids touch you, and there’s another story, but we won’t say any more about that here.149

So then Old Eli comes lumbering over to me, talk about swaying, he’s as fat as I am, and tries to throw me out of the temple. He thought I was drunk – and I must have been the only person who wasn’t. But I didn’t get hysterical – walking the bulls had trained me for this – and told him my story. Elkannah says Eli intervened for me, and God listened to him. When I point out what a bad priest Eli was, Elkannah says it’s not because a priest is particularly virtuous that he gets listened to. It’s because he is born to be listened to. There’s some kind of credit that has been bestowed on you, if you’re a Levite, and you

149 Va consulter tous tes rayons de livres.

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can’t get rid of it if you try.150 He says God doesn’t count the generations – to him every day is like the first day of his promise – always fresh as a daisy (at this point Elkannah begins to intone in the Hebrew way until I shove something in his mouth).

But the truth was I had the impression that watching me pray, Eli was as jealous of me as I was of Pennina. He kept asking me more questions about what me and God were talking about.

“I promised God,” I told him, “I promised that if he gave me a son, I would give him to you and never cut his hair.”

The hairstyle part, I’m not sure if it really appealed to God, but I thought Eli would appreciate a strong man about the Temple.

* * *

150 C’est ce que tu vas découvrir, tu vas devenir mère. Tu vas être mère pour toute ta vie, même si tu es une très mauvaise mère. Tes enfants vont venir chercher de la nourriture, ton aide, ta consolation, exactement comme si tu étais la meilleure.

145

La nouvelle suivante ne contient aucune référence biblique. Elle parle d’une femme âgée qui est en train de perdre la mémoire. Comme elle est écrivaine, elle se questionne sur sa vocation. La nouvelle a été écrite à un moment où je n’arrivais pas encore à refuser des engagements sans rapport avec ma « vocation » d’écrivaine, et aussi à un moment où un manque de sommeil chronique me faisait sérieusement mettre en question ladite vocation, parce que je ne pouvais pas me concentrer ni trouver les mots.

The Word Thief

Every morning Marlene went out to the chicken shed to look for her memories, and every morning before she left her son Joel tried to talk her out of it.151

“It smells of old chicken shit!” he said that day. “It’s all mouldy!”

“I know,” said Marlene, “I don’t mind.”

“I could sweep it for you at least, get rid of all the dead leaves. I could give it a coat of paint. I could run some electricity to it.” He wiped the counter around the kitchen sink.

“No,” said Marlene patiently, pulling on her hat. “I like it as is.” When Joel was out shopping one day, she had built herself a table out of scrap wood from the barn. For a chair she used the shelf that once held the nest boxes.

151 La voix de Joel représente une des voix qui n’arrêtent pas de me questionner sur ma vocation d’écrivaine. Je veux dire oui à toutes les autres vocations – d’hôtesse, de mère, d’épouse. Est-ce que dire oui à tout est mauvais ? Marie a dit oui en accueillant Dieu. Je ne vois pas les autres vocations comme des sacrifices. J’aime bien ma famille ; on s’y entend bien. Et à la différence de Christopher Hitchens, l’écrivain et polémiste du mouvement athée qui avoue que l’écriture doit primer sur tout, je mets ma famille avant mon écriture. J’aime accueillir les visiteurs. Je crois fermement à la valeur de mes engagements communautaires. Côtoyer les pauvres dans leur vie (à ce moment-là, c’était les réfugiés) est non seulement essentiel à toute vie de foi, selon moi, mais m’apporte beaucoup. Mais en même temps, j’ai besoin d’écrire pour avoir la vie, et l’avoir en abondance. La phrase que j’utilise pour décrire (et pour me souvenir de) ma vocation est « une raconteuse à l’écoute ». Mais je vois qu’il faut équilibrer les deux – et l’écoute prime depuis trop longtemps, depuis mon arrivée au Québec en fait, ce qui a coïncidé avec ma vocation de mère. La phrase « une raconteuse à l’écoute » mérite peut-être une analyse plus profonde. À quel point les deux sont-ils réciproques ou interdépendants ? Mon père, qui ne parle plus à cause d’une maladie neurologique, s’intéresse de moins en moins à l’écoute ; il se noie à l’intérieur de lui-même. Est-ce qu’on peut être toujours à l’écoute si l’on n’a jamais la chance de parler ? Une autre chose : la question de choisir entre les deux (les engagements communautaires et l’écriture), considérée comme une question théologique, est-elle une question honnête ? C’est peut-être une justification pour la passivité. L’écriture exige l’effort, une lutte active, elle demande qu’on se lance complètement dans le vide par nos propres efforts autonomes. Être accueillante envers les réfugiés, présente à la famille et fidèle aux engagements de la communauté ne demande qu’un effort en réponse, peut-être trop passive, aux demandes telles qu’elles se présentent.

146

She poured herself a cup of coffee, put on her boots and set out with her pad of paper. The chicken shed stood in front of a stream beyond the barnyard. Joel went ahead of her, carrying a cushion that she hadn’t asked for. As he pushed open the shed door he caught his foot in a piece of stray chicken wire.

“Shall I take this off for you?” He unhooked the pliers from his belt.

“No!” said Marlene, a little sharply. Joel went off, shrugging his shoulders. She lifted the flap of opaque plastic over the window and pinned it to the whitewashed wall. She stared out through the rotting window frame at the clean sky and tried to remember.

Her beloved brood,152 her words, whom she had gathered around her, who always came when she called, were now leaving home. They were sneaking away quietly––you opened your mouth to speak, and found they’d already left. Couldn’t she follow them, catch them up, bring them back?153 Or were they like children, you had to let them go, gracefully?154

The sound of the swollen stream ripping through the skunk cabbage behind the chicken house stirred up a whirlpool of memories, but she couldn’t catch hold of them. The quality of the morning light: there must have been other mornings like this, many, many of them,

152 Brood signifie couvée 153 Une de mes tentatives pour trouver le temps d’écrire a consisté à me lever à 5 h tous les matins. Six mois plus tard, je manque tellement de sommeil que je commence à perdre la mémoire et je ne peux plus diriger mon attention. Cette expérience de perte de concentration et de mémoire m’a fait très peur. Je craignais que ce soit l’âge et d’avoir à changer mon occupation, qui demande une connaissance étendue du vocabulaire et beaucoup de concentration. Une fois ce régime abandonné et mon sommeil récupéré, le problème a été réglé, dans une certaine mesure en tout cas. Il va de soi qu’avec l’âge, il faut s’attendre à perdre un peu la mémoire des mots. Mais je ne veux même pas en parler. Chercher un mot dont je connais l’existence, mais que je peine à me rappeler est une expérience atroce. C’est la mort qui s’approche. Perdre les mots, c’est beaucoup plus effrayant pour moi que de perdre la forme ou la beauté physique. Pour le moment, j’utilise le thesaurus plus qu’avant, et une fois que j’aurai terminé ma thèse, je vais m’inscrire au Cegep pour une formation comme préposée aux bénéficiaires. 154 La vocation de mère se transforme-t-elle en vocation de grand-mère, en vocation totalement différente, ou est-ce qu’elle demeure toujours ? Je vois beaucoup de mes amies perdre complètement la boussole lorsque leurs enfants quittent la maison. C’est clair que la vocation peut changer. Quel est le rapport de l’âge et des capacités avec la vocation ? Est-ce que la vocation est réduite lorsque nos capacités de la vivre sont réduites ? Ou est-ce que c’est comme la dignité – elle est inhérente, de la naissance jusqu’à la mort, sans égards à nos capacités ou à notre fonctionnement physique ? Lorsque le pape Jean-Paul II était très vieux, il a réussi le mieux de toute sa vie, à mon avis : dans ses audiences publiques, il démontrait toujours une dignité et une autorité. En ce sens, il manifestait la dignité et l’autorité de toutes les personnes âgées, aussi faibles et vieilles soient-elles. Dans le monde de la politique ou du spectacle, les vieux sont perdus de vue, il n’y en a que pour les jeunes.

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in the sixty-five years of her life. A precisely mid-August light, washed by a week’s incessant rain, and a breeze in the maples tossing the light all over the chicken house floor. But she could neither summon those other mornings in her visual memory, nor summon the words to describe this one. Do memories exist, if you don’t have the words to describe them?

Until January 31, two years ago, she at least had the words she had used before.

She watched Joel pinning out the laundry, the clothes on the line fighting against the pegs like a child pulling at his mother’s hand. Joel prevailed against the wind. He pegged the clothes out in order of person and size: Marlene’s clothes first, from small to large, then his own, from small to large. When he took them down and folded them in the hamper, they’d be in the right order to put back in each room, in each drawer, according to his routine.

Marlene would like to take in the laundry again, she missed that sunbaked detergent smell, the loneliness, the pull of the wind. Joel did it all now. When the children were small, she prayed for money with each garment she pegged out. Money to take someone to the dentist, or fix the tractor, or go visit her mother in Montreal.155

She began to write things down in her yellow notebook. Memories were coming, her husband coming out of the chicken shed with a bucket of eggs. And down the hill she could see Margaret, her mother-in-law, going about her business, the business she herself was supposed to emulate. Minding the children, baking bread every day, doing laundry, gardening all summer, canning all fall.156 It was a good life. They may not have had money, but they ate well. Her husband’s family brought out these phrases again and again, the way you say a rosary, as if by saying it, it would be true. The power of words. In the

155 J’ai une amie qui est mère et qui travaille sur une ferme. Je me suis beaucoup inspirée d’elle pour créer le personnage de Marlene. Cette amie m’a parlé de sa « spiritualité du linge », qu’elle a cultivée en étendant le linge sur la corde pour son mari et pour ses quatre enfants, jour après jour. La famille était toujours en état de précarité financière et parfois, les enfants étaient privés de choses que mon amie considérait essentielles, comme de soins dentaires. Elle venait d’une famille bourgeoise aisée et elle trouvait le manque d’argent difficile, tandis que son mari, qui a grandi sur la même ferme, au sol très marginal, était habitué à la privation. 156 Comme femme d’agriculteur, il y a des vocations qui sont plus acceptées par les belles-mères que d’autres.

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beginning was the Word. If only she could remember her own.

It wasn’t just the words that were leaving her. The very underpinnings of her thoughts had been dismantled. According to Joel, who had studied psychology, the whole theory of repression was no longer true. We do not, after all, press down and down into our subconscious thoughts that are too painful to look at, and keep up the pressure until they perhaps burst out in some dramatic way. This apparently was now dépassé, and people understood each other in some new way. It was reasonable, Marlene conceded. Old theories must make way for new ones. It was a relief, in a way.157

She was looking for her lost memories, but it was hard to ignore that the vines needed pruning, now, and the grapes needed making into jelly, the apples needed picking, the herbs needed picking and drying, today, before they bolted.158 Otherwise they could all go on the compost heap. The compost heap had hardly been touched since Joel came home to look after his mother after his father died three years ago. He preferred to throw things into the big green wheelie-bin159 and take it down to the roadside where a dark blue truck picked it up with pincers and emptied it into a drippy stinking hold.160 Marlene stopped herself from speculating why her son preferred this to the compost heap.

She wished he had thrown her journals into the river instead of the garbage. It would be consoling to think of her words being carried down the river.

He was now starting to reorganize the wood pile.

157 C’est une idée qui m’habitait. Qu’arrive-t-il si on a fondé la pratique de notre vocation sur une théorie quelconque et qu’on découvre que la théorie ne tient plus ? Dans le cas de Marlene, c’est son fils qui essaie de la convaincre d’une autre théorie, la sienne. Je connais une chercheure qui a publié des articles dans les revues scientifiques sur un traitement qu’elle prônait fortement, pour ensuite trouver que le traitement avait des effets secondaires néfastes. Elle a complètement changé de tir, très vite, sans un moment d’hésitation, paraît-il. Mais dans le cas de Marlene, c’est plutôt qu’elle tente de comprendre son fils avec tous les moyens possibles. Ses moyens habituels ne sont plus valides, selon lui. 158 Monter en graine. J’ai travaillé à une ferme pendant trois ans. À l’époque, j’avais même voulu travailler à mi-temps pour écrire l’autre moitié – mais ce n’était pas possible. La ferme exige tout de nous et même plus. J’avais réussi à publier un seul article en trois ans, et ce n’est qu’après mon départ que j’ai pu commencer une carrière comme écrivaine. 159Poubelle à roulettes. 160 La cale du camion, qui pue, qui dégoutte.

149

He felt her eyes on his back and turned.

“Another cup of coffee?” he called across the yard.

“No … thanks.”

“How’s it going?”

“Oh just fine,” she cried out brightly. She moved her pen across the page, making wavy lines. He had said all summer he was going to go and watch the baseball finals in Montreal, and Marlene had been looking forward to that. At the last minute he’d decided not to go. One couldn’t speculate as to why any more. Her reasoning would be mistaken. The courtroom in her head was emptying for lack of evidence, lack of witnesses. The prosecution had packed its bags and gone home.161

Or for example, take the flaking whitewash162, the smell, and the rotting floor of the chicken house. Joel simply didn’t like those things. One need no longer say he was trying to eliminate certain memories of the past, paste over the danger areas. Those breaches through which the subconscious might leak were not breaches, after all. Some other metaphor must be found. If she behaved as though they were still there, she would be wandering off into a private world of delusion, instead of this new one, this bleached and sterilized tabula rasa that one day would perhaps fill up again. Should she look up the new theories on Google? Perhaps the Wikipedia would tell her. “Human psyche” she would write in the oblong box, with inverted commas around it.

On the radio it said you could improve your memory with computer games. Marlene had tried this, sitting herself down with Google. But answering all those questions had made her feel sick. Perhaps it was the diesel fumes from the fruit trucks that barrelled through the farmyard all summer long, bringing the strawberries down from the fields. Perhaps it

161 Est suggéré que son raisonnement était plutôt un jugement continuel qui commence à manquer d’arguments. Dans une autre version, j’ai enlevé cette phrase parce que la logique n’était pas assez évidente, mais j’aime trop la métaphore. C’est le danger de la révision de s’éprendre de métaphores même si elles ne tiennent pas la route. Je vous laisse la décision de l’enlever ou pas. 162 Blanc de chaux écaillé.

150

was losing her journals – but that sounded like another theory that needed replacing.

When she discovered that he’d thrown out her private journals, Joel had laughed.

“How can you laugh?” she said. “It’s my whole life, all my memories. How am I ever going to get them back?”

“Why do you need them?” he said.

“Because they’re mine, they are who I am!”

“Really?” he said, looking at her askance from inside some new psychological theory. “A bunch of old books is who you are?”163

The most obvious explanation for his act was perhaps the real one: tidiness. The loft would now be easier to vacuum.164 After all, she’d soon be dead. If he didn’t do it now, he’d have to do it in ten years’ time.

She tried to think positively. He had cleared out a space for her future; she could furnish the rest of her life as she pleased. After all, no-one had read anything she’d written. Not a single person. But she had hoped that before she died, she could write something about her life and show it to at least one person, only one, who would find it interesting and

163 J’ai perdu tous mes journaux intimes, que je tenais depuis l’âge de 10 ans. Je ne les regardais que très rarement, mais je savais que cette base de données m’attendait toujours, que je pourrais puiser là-dedans pour le reste de ma vie pour du matériel. Plus encore, ils symbolisaient la pérennité. Je voulais que quelque chose demeure de moi – un défi que cela pose à l’idée de la vocation chrétienne. Si je ne veux écrire que pour léguer quelque chose de moi, ce n’est que de l’égoïsme. 164 Joel a certaines caractéristiques de quelqu’une qui m’est proche. Une fois que la thèse sera publiée, elle va la lire et se sentira peut-être trahie. Je devrais lui expliquer que je ne veux pas qu’elle se noie dans un ruisseau. Mais est-ce suffisant ? Susan Musgrave, poète canadienne, écrit dans un texte qui s’appelle « Moral Quicksand » (les sables mouvants moraux) : « Les écrivains sont, par nature, les pillards de la vie privée. Ce que vous écrivez peut déranger les autres. Si vous publiez votre travail, il se peut qu’ils se sentent profondément trahis. » Les fins de la littérature justifieraient-elles les moyens louches ? On doit le croire, sinon on se fera avaler par les sables mouvants moraux, très réels. Tôt ou tard, on zoome sur notre propre douleur. La langue trouve la dent qui fait mal. Ma loyauté va-t-elle donc d’abord à la véracité de mon travail ou à ceux qui vont s’y opposer ? Personne ne peut répondre pour moi.

151

perhaps significant or even beautiful.165 The truth about her children, she now saw, was that they would never want to read it. She must let it all go, clip clip clip like Margaret’s pruning shears, and stop worrying that at the end of the pruning there might be nothing left at all.

“What are you doing now?” asked Marlene as Joel approached with a stepladder over his shoulder. “I don’t need anything here.”

“Just going to hook you up so you can see properly,” he said. He ducked and pushed through the low-hanging maple branches. She closed her yellow notebook and sank her head on her arm. But it was true, at the height of summer, hidden here in the trees, the light died in mid-afternoon and she couldn’t see any more. If she had electricity, she could have more light, and a heater, and come out here longer into the fall. He was kind, she told herself. Always thinking of her comfort. Always thinking of what he could do for her. He had plenty of room for ordinary kindness in his psyche, swept clean every day by hours of meditation. Perhaps if he wasn’t essentially a good person, it would be evil that filled up that intentional emptiness instead. Selfishness, ego, malignance. But then that was an even older theory, St. Augustine was it? Outdated long ago.

He was already clawing away at the sawn-off electrical wires on the side of the shed. He was presumably going to patch them through166 to the wires running down the lane from the drive-sheds167 above.

The voice of the rushing water changed as he moved the rocks around to set his

165 Si écrire est une vocation chrétienne, est-ce qu’on doit avoir un lectorat ou une distribution de plus d’une seule personne ? J’ai un ami, poète de vocation, qui m’a répondu que non. La valeur de notre travail n’est pas une question quantitative. Même qu’on me demande souvent, lorsque je parle de mes publications, « combien de copies ont été vendues ? Quelle est la distribution ? » Je me souviens d’une conversation que j’ai eue dans un autobus, à la fin d’un séjour au Népal en travail humanitaire. J’ai dit à la personne avec qui je voyageais, qui venait du village où je demeurais, que j’étais découragée – qu’on n’avait rien apporté de valable au village, pas de projets réussis, pas de développement, pas d’argent. Il m’a dit très sincèrement que si, que j’avais apporté de bonnes conversations et des amitiés. Pas du tout comme les attentes que j’avais envers nos actions humanitaires. Je devais m’en contenter et finalement, ce sont ces paroles d’un grand prix que je garde le plus précieusement comme évaluation de mon travail. 166 Transférer, connecter. 167 Remises pour les équipements.

152

stepladder in the streambed. Then a shout, a crash and a splash.

She pushed back her table and walked out of the chicken shed. Joel lay in the stream, convulsing, still clutching the wire. She stood on the lip of the culvert,168 grabbed a dangling loop of the fallen wire and pulled it out of his hand. Then she began the descent into the stream, grasping the young maples and choosing her path carefully among the roots on the steep bank, a path she had learned when filling watering cans.169

“Mama,” he burbled.

“I’m coming, Joel,” she said, keeping her eyes on her feet. Then she looked at him, and his face was twisted like a wrung floor rag. Water danced away with his blood.

“No ...” he said. “Get help!” The stream bounced and plunged off his chest.

Way up the farm, she could hear a strawberry truck rumbling down the laneway. It would be crossing the culvert in about twenty seconds. Would it make any difference if he hadn’t thrown the journals away? She would be sifting through them, sickened with the repetitive egotism traversing her life, words riding wave after wave of self-pity. Perhaps Joel was right, she should just let it all go, like a kite, into the infinitely blue and wordless sky. Should she let go of him, too?170 The river would carry him down to the St. Lawrence, and then he would be organically absorbed into the waters covering the face of the earth. Joel had been careful not to fill his body with toxins. Preparing one’s body for death was like tending a compost heap. He would provide nourishment for the dying, sterile sea.

She stepped on down into the riverbed and sat down in the current, cradling his head in

168Caniveau. 169 Arrosoirs. 170 Elle justifie son action avec la philosophie de non-attachement de son fils. Ce sont les fruits de la méditation et de la prière, de lâcher-prise de son passé, et peut-être d’une vocation dépassée. C’est admirable de se déposséder de passions qui ne portent plus de fruit. Cependant, la philosophie du présent et du non- attachement que l’on cultive peut aussi être meurtrière, parce que la passion est profondément humaine. Dans le cas de Marlene, le non-attachement qu’elle a appris de son fils devient grotesque et, mélangé à son insu à la revanche, devient de la haine. L’amour implique le passé, le futur et l’attachement et donc le besoin de discernement lorsqu’on fait l’éloge du présentéisme et du non-attachement, du letting go.

153

her arms.171

* * *

171 Ce n’est pas souvent qu’il m’arrive de terminer une nouvelle avec un dénouement malheureux, mais je ne pouvais pas faire autrement, j’ai suivi ce qui se passe dans l’histoire jusqu’à son aboutissement logique. Rétrospectivement, je vois qu’au moment d’écrire cette nouvelle, je ne voyais pas d’issue, de façon dont je pourrais poursuivre ma vocation d’écriture et mes autres engagements, qui sont en apparence beaucoup plus « chrétiens ». En même temps, je n’étais pas prête à abandonner mon désir d’écrire. Par la suite, j’ai mis un terme à plusieurs de mes fonctions communautaires : j’ai démissionné de la bibliothèque anglaise, du groupe de réfugiés, et j’ai annoncé à mon église que je suis prête à faire les tâches qui exigent de l’écriture, mais pas d’autres. Refuser de répondre aux appels de ma communauté chrétienne était une expérience scientifique – une étape méthodologique dans la partie recherche de mon doctorat en théologie pratique. Voir Simone Weil, qui dit que sa vocation demandait qu’elle ne se joigne pas à l’Église.

154

Cette nouvelle est écrite du point de vue de Christian Broun, épouse de George Ramsay, le 9e comte de Dalhousie, gouverneur général de l'Amérique du Nord britannique entre 1812 et 1828. Ils habitaient le Château Saint-Louis, où se trouve maintenant le Château Frontenac.

Subgenera172

Quebec, 1827

After seeing most of the guests to the door, I returned to the dining room and found my husband in tears, surrounded by greasy plates, empty flagons and heaps of stained damask napkins.173,174 His private secretary Cochran175, with his habitual delicacy, swept old James Thompson into the drawing room. I told Arsenault to clear off the rest of the table and led Lord Dalhousie by the hand into the library, where his best friends, namely the 400 books we brought with us from Dalhousie Castle to Quebec, might console him.176

I can boast that I am perhaps the only wife in the British Empire to have made a marriage of affection. But when I see my husband sobbing177 at the dinner table I cannot help remembering my mother’s disapproval of my marriage. She said I would end up “at the

172 Le titre évoque la science, Linné, la société savante. « Sub », c’est aussi dans le sens où toutes les émotions et le passé frémissent sous la surface des paroles, épinglées comme des insectes sur un tableau de liège. 173 Nous avons quelques serviettes de damas chez nous – les reliques de la famille huguenote de ma mère. J’imagine les lieux à partir des fouilles archéologiques au bas de ma rue, là où était le Château Saint-Louis autrefois, et où se trouve le Château Frontenac (1899) maintenant. Depuis le 19e siècle à Québec, le tourisme a primé sur toute autre vocation de la ville, y compris son histoire. Même maintenant, on apprécie surtout l’histoire pour son potentiel d’exploitation pécuniaire. 174 Je veux que toute phrase soit belle, parfaite. Mais comment sait-on quand elle est parfaite ? C’est bien sûr le sens, mais aussi la sonorité. Au début, j’ai mis quatre choses dans la liste, sans autre motivation que la gourmandise, puis je l’ai réduite à trois et c’était mieux. Souvent, je gâche mon propre style par gourmandise et je dois appliquer une rectitude presque morale pour me contrôler. Est-ce moral, cette rectitude ? Je ne veux pas dire éliminer un style extravagant – Salman Rushdie, par exemple, utilise un style très extravagant et qui semble dépasser toutes les bornes – mais le tout est parfaitement sous contrôle. 175Andrew William Cochran, 1793-1849. 176 J’ai utilisé un ton un peu formel. J’espère qu’il ressemble au ton qu’employaient les femmes de la classe sociale de Christian dans leurs écrits à l’époque, d’après la lecture de plusieurs journaux intimes, notamment le journal de son mari. 177 Je ne sais pas pourquoi je voulais qu’il pleure. Il sait que sa carrière tire à sa fin. Je n’ai pas de référence à ses larmes, mais lorsque j’ai lu ses lettres officielles (les microfilms de ses lettres, que j’ai lues pendant 4 mois dans le sous-sol de la bibliothèque parlementaire, à côté de Jean Provencher qui faisait des recherches en vue d’un livre), je sentais les larmes proches. J’en cherchais même les traces sur le papier. Des taches de larmes qui ont presque 200 ans.

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bottom of the pile.”178 My father, Lord Coulston, knew George Ramsay would soon be Lord Dalhousie and thought he was the best that could be done for me, his only daughter but a rather plain one. Small and broken down though Dalhousie Castle be,179 he gave his consent.180

The tears bounced off my husband’s stiff and starchy cravat (I must tell Mrs. Couillard to lay off on the bluing),181 landing on the yellow regimental ribbons that Gordon sent him just last week. 182 Ribbons! In exchange for the hundreds of pounds his lordship has spent to keep the regiment – or Gordon – alive. I hoped the salt would stain the ribbons, and they could be laid by, in a distant drawer, and then pray God we could forget that weasel by whom he seems to set such store. The only useful thing Gordon ever did for Lord Dalhousie was to hold the horse betwixt battles while his master pounced upon unusual specimens of chyloptera that fluttered in the Crimean meadows, who had learnt to shake the human blood off their pretty wings only to be run through with pins.183 I do credit Gordon with a certain patience, a quality I find sorely lacking in myself at times, with his

178 On trouve les mêmes soucis que ceux de la mère de Christian Broun jusqu’à nos jours, partout dans le monde. 179 On dit qu’il voulait le poste de gouverneur général pour gagner assez d’argent pour réparer son château. 180 Ce paragraphe était originalement à la fin. Je l’ai déplacé ici pour soulever la question « comment s’est passée une liaison d’amour rarissime que sa mère avait fortement déconseillée ? » et signaler un peu l’orientation du texte. À la fin, on découvre effectivement comment leur relation s’est amorcée. 181 Une grande partie de sa vocation était de s’occuper des domestiques. J’ai fait une recherche sur leur vie au début du 19e siècle et il semble que la relation maître-domestique était souvent abusive lorsqu’il n’y avait qu’une seule domestique et un peu moins dans les grands ménages. Pour un aperçu de la vie des domestiques dans les foyers anglais, il faut lire Directions to Servants de Jonathan Swift ; et Balzac pour les foyers français dans Physiologie d’un mariage : « Oh ! Après dix ans de mariage trouver sous son toit et y voir à toute heure une jeune fille de seize à dix-huit ans, fraîche, mise avec coquetterie, dont les trésors de beauté semblent vous défier, dont l’air candide a d’irrésistibles attraits, dont les yeux baissés vous craignent, dont le regard timide vous tente, et pour qui le lit conjugal n’a point de secrets, tout à la fois vierge et savante ! Comment un homme peut-il demeurer froid, comme saint Antoine, devant une sorcellerie si puissante… » (Balzac 1958). 182 Un éditeur m’a dit qu’il y aura peu de lecteurs qui vont connaître suffisamment ces personnages pour apprécier la nouvelle. Je me sens obligée de vous expliquer que, dans le passé, Dalhousie avait gagné la confiance de Londres (qui méprisait les Écossais, en général) par la levée d’un régiment qu’il a mené dans les guerres napoléoniennes et qu’il a eu un certain succès en Crimée. Gordon était le commandant de ce régiment de Lord Dalhousie, le 26th Cameronian, et il était aussi responsable des affaires de Dalhousie pendant son séjour outre-mer. Il était incompétent et au moment de cette histoire, Gordon était sur le point de déclarer la faillite des affaires de son patron, placées sous sa responsabilité. 183 Tous deux étaient des scientifiques passionnés. Dalhousie a apporté des spécimens des champs de bataille – on s’étonne d’imaginer ses efforts à les collectionner, les préserver, les transporter, quand autour de lui les soldats mouraient comme des … mouches.

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lordship’s scientific pretentions, but I believe the man will ruin us – perhaps in revenge for my cold answer to his attentions on the staircase above the kitchen at Coulston, a few days before my husband proposed to me184.

Loath to miss the Governor-in-Chief, Captain General and Knight Grand Cross of the Most Honorable Military in tears, our son Jamie made to follow us into the library, but Cochran called him off185 for a game of backgammon with Thompson. Jamie would have surely beat him roundly, which serves the old soldier right. If it hadn’t been for his endless stories of what an honour it was to serve under Wolfe, etc., much of the evening’s bitterness between the French Canadians and the English might have been avoided. And Lord Dalhousie, who lends Thompson such a warm and attentive ear, does not help matters. The old man is scrambling for a pension when he retires from his sinecure as inspector of works, and he knows that the more Wolfe stories he can produce, the more likely it is that my husband will see to it. 186

Cochran tried to divert Thompson’s Wolfe monologue by calling attention to the construction of a magnificent new obelisk overlooking the river that will commemorate both Wolfe and Montcalm. No one listens much to Cochran, however, because of that unpleasant voice he has. It is like the whine of a projectile, only, as it never lands, one learns to ignore it. If only his voice were as beautiful as his handwriting, or his romantic

184 Originalement beaucoup plus explicite. J’ai tendance à vouloir sortir abruptement, au milieu d’un texte, du genre ou du ton attendu, une tendance que j’essaie de contrôler parce que le poète canadien Christopher Dewdney, pendant un atelier de poésie, m’a dit que c’était puéril de faire comme ça, que je choisis ces moments très déplacés pour briser les bornes ou les conventions et que je devrais garder mes énergies subversives pour les manifestations contre les forces tyranniques hors de moi, c’est-à-dire que c’est une tendance autodestructrice et non constructive. Je ne suis pourtant jamais sûre s’il a raison. J’aime faire des surprises stylistiques. Je suis écrivaine de vocation, mes manifestations sont donc ainsi… Il y a aussi une raison stylistique moins explicite, qui est que la révélation de sa sexualité réprimée plus tard dans la nouvelle sera d’autant plus choquante. 185 On utilise le terme dans la chasse au renard – to call off the hounds. 186 Un Écossais jacobite d’origine, James Thompson, avait participé à la prise de Québec en 1759 et à la défense de Québec contre les Américains en 1775. Il avait 87 ans lorsque Dalhousie est arrivé à Québec. Dalhousie l’adorait, surtout à cause de la richesse de ses souvenirs, et l’invitait souvent à souper chez lui. Il l’a soutenu dans son poste de génie jusqu’à la fin de ses jours, à l’âge de 97 ans. La maison sur la rue Sainte- Ursule est restée dans la famille Thompson jusqu’en 1957, et est maintenant habitée par un pompier torontois à la retraite, sa femme cambodgienne, et leurs deux enfants.

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velvet pantaloons.187

Meanwhile Papineau, who had been debating violently in the assembly throughout the previous night, sat there in silence, looking around the table with bloodshot eyes. Finally he began to roll balls of molten candlewax betwixt finger and thumb into neat pyramids of musket pellets, which he set up facing Richardson, who in turn was building the Lachine Canal out of silverware.188 Richardson was imbibing heavily of the best wines brought from our cellar in Scotland (he has taken pains to tour our meagre cellar here, and hints broadly for the best burgundies. I must hide them). He replied to Papineau by dismantling the canal and building himself a citadel of gristle and bone on the edge of his plate whilst pretending to attend to Cochran, his flat face a vast wasteland of complacency. It could only be a matter of time before harsh words were exchanged, or slabs of gristle flung. They have plenty of reasons to hate each other: race, money, politics. My husband plays down this evident hatred: he says most likely it is simply the petty jealousy that exists between here and Montreal.

Papineau should, of course, have been sitting next to Lord Dalhousie, but to my husband’s relief, Cochran had intervened to prevent it, depriving his lordship of one of the few remaining opportunities to save his career. Although his French is perfect, my husband has no idea how to speak to a man like Papineau. He can exchange cheerful words with a peasant, and discuss politics with a peer, but he has had no apprenticeship in conversing

187 Encore une fois, j’ai révisé cette phrase pour être moins explicite. Avant la révision, elle parle des jambes succulentes qu’elle imagine sous ses culottes. Désolée – récrivez-le si vous voulez. 188 John Richardson, homme d’affaires de Montréal, antiréformiste. Cette année-là, il était sur le point de commander à Edward Ellice des munitions pour attaquer Papineau, que le parti canadien voulait dépêcher à Londres pour combattre le projet d’union. Richardson était impliqué dans la construction du canal Lachine.

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with a petty seigneur from the ancien régime with radical ideas.189 The popular lust for blood he saw in Saint Germain in 1789 overcomes him. His lips become stiff, clipping his speech into gibberish, whereupon he becomes red and angry and rude.

I settled Lord Dalhousie into the chesterfield, not the drafty one near the Halifax piano but the one Matthew Bell gave us in exchange for some silver plate for his horse race on the Plains.190

The entire living room of the Château Saint Lewis, the residence of the Governor in Chief of His Majesty’s colonies in North America, smells of mould, no doubt from the mushrooms that thrive underneath the wallpaper and once in a while push impudently through. The only reason they have not taken over the entire castle is that the winter off the river beneath us is so icy and the walls so penetrable that at least every twelvemonth the mushrooms are obliged to start afresh. I have done my best with the harlequin191 furnishings left behind by half a dozen governors. For an English peer an appointment to British North America is already a low blow, but for us Scots such appointments are the only way we can prove we are not Jacobites, and London can prove it is not favouring the English.192

What use is it, said Lord Dalhousie plucking at his cravat, to try to build bridges, when they

189 Même que les seigneurs étaient un peu comme les lairds écossais, pas tout à fait toutefois. Dalhousie provenait d’une classe sociale où il avait très peu de contact avec les lairds. Mes parents, des Canadiens ayant résidé en Angleterre entre 1960 et 2000, s’étonnaient de voir comment les aristocrates anglais n’étaient point capables de converser avec des gens d’une autre classe sociale. Ils se trouvaient souvent invités chez des gens qui avaient obligatoirement invité des gens d’une classe sociale différente pour des raisons commerciales et mes parents décelaient tout de suite que c’était une de ces occasions où leur présence était requise pour faciliter les relations – parce qu’ils étaient Canadiens, et donc hors du système de classe anglais. Comme j’ai grandi en Angleterre et en Écosse, j’ai observé ces préjugés et en ai fait l’expérience durant toute ma jeunesse. On ne peut pas cacher sa classe sociale – l’accent révèle tout. 190 Dalhousie était un grand collectionneur et un patron des artisans de Québec. Il a commandé beaucoup de pièces d’argent du graveur James Smillie, par exemple, et recherchait toute occasion d’agir comme mécène à son endroit. 191 Mot utilisé par Dalhousie dans ses mémoires. 192 Le frère de James Murray, le premier gouverneur de la colonie britannique, avait mené la dernière révolte jacobite contre les Anglais, si bien qu’au moment de l’administration de Murray, il était exilé en France. Pour contrer la mauvaise réputation de son frère, Murray avait fait un mariage stratégique et il a courtisé Londres par l’entremise de son beau-père. Les gouverneurs suivants n’ont pas été des Anglais non plus, mais plutôt d’abord un Suisse, puis un Irlandais (voir mon article Trembling Upper Lips : Canada’s un-English British governors). Dans le cas de Dalhousie, c’est son régiment qui lui a valu ce poste.

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either sit in cold silence or snap and snarl at each other like dogs. I should give it up.

He finds the Canadian manner of arguing distressing, the raised voices and the theatrical denouncements. He would not take another glass of port and so I lit one of the reading lamps and opened Hugh Blair’s Sermons, which usually console him.193 Perhaps Rhodes’ flank of caribou194 was too rich, he belched and farted and could find no comfort for his belly.

The pleasure which he expected to find in devotion, sometimes fails him; and the injustice of the world often sours and frets him. Verily, he says, in vain have I cleaned my heart, and washed my hands in innocency.

I hoped he would take the book from my hands and read it to me instead. Gordon’s hands and Cochran’s legs were struggling for supremacy in the loosening laces of my imagination.195

Be quiet, Lady Dee, my husband said. I haven’t the heart for Mr. Blair tonight.

Then it was I cast a glance around, and seeing no children or servants, took hold of his ponytail and pulled it back and kissed him full on his evil-tasting and downward-casted mouth. Giving his tongue a stretch whilst humming a little ancient Scottish tune into his mouth sometimes restores his temper and leads to better things. It was a trick vouchsafed to me by my Aunt Elizabeth, whose husband was similarly embittered by colonial postings beyond his abilities. But to no avail. His lordship has developed a tricky habit of hiding his tongue behind his tonsils.196

Then from the deal sideboard I pulled out the clay pipe he loves, found in a field in

193 Le couple se lisait les sermons à voix haute tous les dimanches. 194 Rhodes est un colonel et chasseur passionné qui habitait à Cataraqui. Il revenait à Québec avec ses traîneaux chargés de bêtes abattues. 195 Ici, je laisse les loosening laces pour créer un crescendo – ou parce que je les aime trop. 196 Je trouve ce paragraphe aussi très hors de propos, anachronique, peu vraisemblable, etc., mais je ne peux pas l’enlever, je l’aime trop. Je réplique ici et maintenant à Christopher Dewdney : c’est peut-être vraisemblable comme liaison entre styles 19e – je pense au premier livre érotique que j’ai lu, Fanny Hill de John Cleland, rédigé en 1749 par un autre officier colonial britannique (affecté aux Indes). Mais j’admets, Christopher, que le but de ceci n’est pas d’être érotique, mais simplement ridicule.

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Beauport, one of his many failed agricultural improvement schemes, and lit it from a taper. He took it from me and inhaled deeply, and finally ceased the sobbing and the miserable jigging of the leg.

This is the only thing I will remember of Canada, he said. This good tobacco and these little Indian clay pipes.

It won’t be the carpets, anyway, I said, hoping to lure him into another discussion about the shocking state of the castle, which usually ends in laughter. My nimble French- Canadian quadrille group, when they aren’t tripping on the carpet threads, must dodge the drips from the leaky roof.

Last week Mrs. Sheppard was struck on the head by falling plaster in the middle of a rubber of canasta, I said.197 It rather improved her looks.

“We’re ruined, Lady Dee,” he said, looking up at me at last.

“What do you mean, Lord Dee?”

Clouds of tobacco smoke hovered between us.

“My good name. I just heard from Gale what Neilson and our honoured friend Viger said about me in London. Lord Bathurst believed everything they said. 198 The counterfeit signatures. Everything. The French Canadians were told they were signing a petition to keep the Irish immigrants out. Some families were even told it was for the continuance of my governance!”199

I then took up Miss Austen’s latest book. I did not want to engage this conversation. My husband is a good man and will prosecute his duty to enforce the royal prerogative unto

197 Ceci est vrai – que les dames de la haute société s’amusaient à danser les quadrilles au château, mais que l’état des toits était si lamentable que le plâtre tombait sur leurs têtes. 198 Le secrétaire colonial à Londres, de qui Lord Dalhousie reçoit ses ordres. Neilson et Viger sont arrivés à Londres en 1827 avec les signatures de 87 000 personnes qui dénoncent l’administration de Dalhousie. Londres conclut en fin de compte que la situation ne se règlera jamais sous sa gouverne et l’affecte en Inde en 1829. 199 Ce sont des arguments présentés par les partisans de Dalhousie pour expliquer le grand nombre de signatures.

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his last breath, but the term has lost some of its warmth in my breast since I read Abbé Pradt.200 The conclusions my husband draws from Hume’s History of the Stuarts201 are not mine, even though we have now read it together three times. He stays pinned to the past like a butterfly on a corkboard. When he cancelled Barcelo’s militia commission202 I stopped discussing politics with him. It was a low act and my mother was vindicated.

Lord Melville will look out for us in London, I said, and all the time thinking, if they call us home again, so much the better, although I will miss the Indians and the carriole drives to the falls at Lorette.203 No one in Scotland rides or drives as wildly as these people do.204 And the marsh marigolds in the Gomin woods.205

And I will miss having this weeping man as my only friend. For the sake of an intelligent and safe hearing, I would almost turn Catholic and go to confession, perhaps to Plessis, of whom I am very fond. George Bourne, with the usual Low Church failing of sensual excitability, claims to have evidence that priests use the confessional to seduce women.

I can tell when Arsenault is hovering behind the door, it emanates a kind of irritating heat. Let the dogs in, I called, and I took up my book again. What a wicked wit the woman has and what larks she would have in this place with its desperate pretentions.206 If she thinks the middle classes are grasping and pecuniary in the home counties, what would she make

200 J’ai consulté un journal de lecture que Christian a tenu, où elle a noté tous les livres lus. Elle était exceptionnellement cultivée, elle lisait sur les sciences (comme la chimie, la géologie, la physique), ainsi que sur la philosophie, la théologie, la politique, l’histoire. J’ai également consulté le registre des livres empruntés par Dalhousie dans les archives de la Quebec Library. 201 Les jacobites ont voulu remettre la famille royale des Stuarts (catholiques) au pouvoir. J’ai lu une partie de cette histoire d’Hume, qui veut défendre les Stuarts contre le jugement des Anglais. Les Stuarts ont menacé la constitution britannique en affirmant que le pouvoir royal était absolu et que la succession héréditaire était inviolable. 202 Dans un accès de colère contre l’Assemblée législative, Dalhousie a retiré les commissions de milice de plusieurs membres de l’opposition (les commissions assuraient d’un certain revenu). 203 Les chutes Kabir Kouba à Wendake – destination populaire au 19e siècle – voir les peintures de Krieghoff. 204 Il y avait des clubs de promenade à cheval, en carriole, etc., qui faisaient des exploits très téméraires. Par exemple, quelqu’un est descendu l’Escalier Casse-cou (Côte d’Abraham) au galop. 205 Voir les cartes rédigées par le botaniste Samuel Sturton, publiées dans les Transactions de la Literary and Historical Society of Quebec (société savante fondée par Dalhousie et toujours existante), qui démontrent la distribution de différentes fleurs sauvages autour de la ville de Québec en mai 1861. 206 Dalhousie a emprunté les livres de Jane Austen à la Quebec Library dès qu’ils ont été publiés. Je ne sais pas s’il les a lus lui-même, mais sans doute Christian les a-t-elle lus.

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of Quebec, where a good marriage is only to be made if you count a jaded French Catholic seigneur or a drunken British officer as an eligible match. I sometimes try to imagine how she would describe the way the genteel here, who are really very poor, jump at positions for themselves and their children like trouts at flies.207 Last week Plamondon died, Clerk of the King’s Terrain, and within an hour of his last breath at least twenty people had importuned his lordship for the vacancy. Worst is the Lord Chief Justice himself; him I forgive however, because he has such a wit, and rolls his eyes in such enviable ecstasy when he plays the violin.

He and Bédard, tonight, trying to pick a fight, were disappointed to find that they agreed on the import of the Roman legacy in French civil law. They spent the rest of the dinner arguing about the relationship between algebra and linguistics, sweeping gaily back and forth between French, English and Latin in a most ostentatious way. Old Thompson became so agitated with their loud talk, which interrupted his third account of Wolfe’s exact positioning of the Rangers on the Cove Fields, that he spat a turkey bone right into Sewell’s soup. Sewell without a word picked out the bone and sucked it attentively as Bédard elucidated some point with a blunt pencil on a despatch from Bathurst that his lordship obligingly extracted from his pocket for the purpose, to Cochran’s visible horror.

Arsenault kept coming back; he was only lingering because there were half-empty wine bottles to be disposed of. As one of his eyes sags with the ague, it is hard to assess the extent of his scorn. We inherited Arsenault from the late Duke of Richmond, who had brought all his own staff, but hired a second set of French Canadians as shadow servants to learn the trade from “their betters,” whereby the good fellows were corrupted beyond their wildest imaginings.208 Richmond’s English staff fled for home when he died, leaving the newly corrupted in their place. Still sufficiently uncorrupt, however, as to cost us no

207 Une citation du journal intime de Lord Dalhousie. Sewell, le juge en chef (voir la suite) avait beaucoup d’enfants et s’efforçait de trouver des postes pour chacun d’eux. Il a même fait construire une église (Trinity Church, que fréquentait ma grand-mère) pour qu’un de ses fils en obtienne la cure de pasteur (voir texte plus bas). 208 Tout ceci est vrai et encore une fois, les détails sont tirés de mes recherches sur la vie des domestiques et de ma lecture de Jonathan Swift.

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more than half of what we paid our servants at home. Now Arsenault asks for a wedding dress for his daughter, who is marrying the stable boy on Saturday at the French cathedral. I had no idea what to reply to him, but Mrs. Sewell says she will see to it.209 They are pushing one useless son for the job of customs collector, and building a chapel so that another useless son can be its minister, but they take care of their servants with equal solicitude. Some of them are second and third generations of the same families.

The door opened and the puppies came tumbling in, followed wearily by Peggy, the dam, with her empty dugs a-flapping. I gave strict instructions to Arsenault to keep the puppies off the street, but I fear they may catch hydrophobia from the mangy starveling hounds that the people here use for carting wood and water.210 Two governors-in-chief in a row dying of rabies will begin to look as bad as a posting in India.211 Lord Dalhousie collected his favourite hound on to his lap and after having his face cleaned began to sob again into her flea-bitten flanks.

On the evening of the announcement of our marriage, my savage little nieces and nephews were swooping around the garden chasing the swallows and singing a rude song about Lord Dalhousie which still rings in my ears.212 I banish that song. I eliminate Mother’s phrase, bottom of the pile, from the world. My will, which is stronger than my

209 Mme Sewell a effectivement fait confectionner une robe de mariage pour une de ses domestiques. 210 On voit dans toutes les aquarelles de James Pattison Cockburn qu’aux époques antérieures à l’eau courante, les chiens étaient généralement utilisés pour transporter de l’eau à Québec. Ils traînaient des tonneaux sur de petites charrettes. Les gens qui n’avaient pas les moyens d’avoir des chevaux les employaient comme des bêtes de somme. Les aristocrates anglais sont connus depuis toujours pour leur souci sentimental des animaux. Les membres de la Literary and Historical Society (fondée par Dalhousie) ont milité contre le mauvais traitement des chevaux pendant la guerre des Boers. Ils se moquaient des Boers eux-mêmes, pour ne rien dire des Noirs d’Afrique du Sud. 211 Richmond, le gouverneur général précédent, est mort de la rage à Québec. Il a été mordu par un renard. Et pour Lord et Lady Dalhousie, le prochain poste sera l’Inde, où le taux de mortalité parmi les instances coloniales était beaucoup plus élevé qu’aux Canadas. 212 Cette chanson très insultante envers le Comte de Dalhousie était populaire parmi les enfants écossais.

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looks, shuns the phrase, burns it on the pyre of heresy.213

My husband is a good man, although his thighs are heavier than I would like. I fell in love with him at Coulston as we took a turn around the topiary. Dusk had blunted the sharpness of his profile, and as darkness fell, instead of trying to kiss me, he talked with more and more animation of books. My apprehension gave way to an almost unseemly excitement, and then he led me into the library. He lit a lamp, took down a book and began to read me a treatise a friend of his had written on the mating cries of birds indigenous to the Upper Nile.214 His reading voice gave me duck skin, goose bumps, stork prickles, ptarmigan shivers. He moved on to their nesting habits and his voice grew thicker, fleshier, it rolled sensuously around every consonant and licked the vowels in passing as if they were slabs of chocolate, it roared into my entrails, set my intestines thrumming with desire. Then finally he looked up at me, his pale blue eyes burning with the unspoken question.

It was a book I already knew, had read it hidden in the branches of an oak in the park at Coulston, practised the birdcalls on passing hunters as they galloped under me through the fog. I could hardly speak.

Now he could see that he had won me, we feverishly pressed book titles upon each other like hot caresses.

I should have wondered then why he acted as he did, when other men would have kissed me. But at the time I wanted nothing but what he offered me. He talked to me of Canada,

213 C’est comme le paradoxe du singe : la commande est de ne pas penser au singe, mais chaque fois qu’on essaie de ne pas y penser, on pense forcément au singe. C’est comme ça, essayer d’oublier des mots blessants ou troublants qui sont soudés dans la tête comme des marques au fer rouge. Ces mots reviennent à Christian lorsqu’elle a tout essayé pour se convaincre que son mari n’est pas en train de se désagréger. Que va dire sa mère lorsqu’ils reviendront en Écosse, avec leur faillite de 30 000 livres. Elle se souvient du début de leur amour comme moi je me rappelle le moment de mes rencontres clés avec Dieu comme adulte, pour me rappeler que Dieu et moi sommes réellement tombés amoureux et que les moments difficiles ne doivent pas me détourner de ma vocation comme amoureuse de Dieu. Mais le parallèle ne tient pas, même qu’il est possible d’être gêné d’être associé à lui et qu’on peut ne pas le comprendre, Dieu ne faisant pas de bêtises. 214 C’est ainsi que j’ai vu des femmes tomber amoureuses de prêtres s’ils avaient une passion pour Dieu : sa passion, sa connaissance de la Bible et tous les intérêts qui le détournent de la femme inspirent davantage l’amour de celle-ci et l’exaspèrent en même temps. Le dévouement à Dieu, à une personne absente qui ne le lui enlève pas (comme aurait fait une autre femme), la fascine et l’incite à redoubler ses efforts de séduction.

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of the noble Indian and the bark canoe, the craggy rock and the savage blasted pine; and of India, the cool mountains of Simla, the sacred cows and the sadhus of Benares. No more Coulston, no more mother, no more father, no more cabbages and cream. Yes, I said, to the question he had not asked. Yes, yes.

You understand, of course, he said then, that I must make myself known to Lord Wellington before they will give us Canada. I must raise a regiment and go to war.

They gave us Canada, but in London Bathurst the Colonial Secretary found my husband boring. Now we are two game-birds dangling from Bathurst’s elbow, croaking blood. And apart from the sycophants like Thompson and Cochran, the people here like my husband less and less. With their contempt, that phrase of my mother’s and that song have begun to hum close to my ears at night, threatening to creep in like a worm into an apple. I wither them with the heat of my prayers, I run them through with the sabre of my will. I will stand by my husband with the fierceness of a Bengal tiger and the kindness of a nurse. I will share his destiny with all my heart. But every night, unless he reads to me, I cannot sleep for the singing of the song and the saying of the phrase.215

215 Je veux qu’on pleure ici. Enfin, les non-dits sont dits. Lorsque j’ai écrit cette phrase, je savais que j’avais trouvé la clé du texte et comment réorganiser le reste. Comment est-ce que je sais que le texte est terminé ? Il résonnait avec un sens, le sens que je perçois, les espaces où j’ai pu percevoir un sens, les espaces entre les choses, entre les sons, entre les évènements. Écrire, c’est m’amener à ces endroits. Est-ce qu’il y a quelque chose de théologique là-dedans ? On travaille et travaille en demeurant aveugle, mais tout d’un coup, la pomme tombe, comme pour Newton, et ça y est. On doit travailler comme un fou pour y arriver, mais ce n’est pas notre travail qui fait qu’on va y arriver. Il y a quelque chose d’autre qui entre en jeu, sur quoi l’on n’a aucun contrôle. C’est peut-être comme la prière. Mais est-ce qu’il y a un rapport avec Dieu dans ce moment de création ? C’est surtout humain. À l’âge de 17 ans j’ai lu The Act of Creation d’Arthur Koestler, qui m’a beaucoup influencé. Lorsque lui et sa femme se sont suicidés ensemble en 1983, j’ai essayé de l’oublier, Koestler : j’ai été malmenée. J’avais tort.

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8 Articles

Ceci est une sélection d’articles que j’ai rédigés dans une chronique régulière qui s’appelle Faithful Reflections paraissant dans la Quebec Diocesan Gazette, le journal du Diocèse anglican de Québec, tirage de 3800. J’ai choisi parmi des textes qui sont parus entre 2010 et 2013, c’est-à-dire à partir du commencement de mon doctorat, pour représenter un genre qui fait partie de ma pratique d’écrivaine. Cela s’inscrit également dans mon histoire comme journaliste. J’ai écrit des chroniques régulières dans le Catholic New Times, entre autres, pendant plusieurs années, et mes réflexions bibliques sont publiées dans Words of Life et le missel officiel de l’Église catholique canadienne publié par Novalis, maintenant Bayard.

The Gift of Strange

I am a stranger. I have never lived in a place where I wasn’t noticed as an outsider by the way I speak or look.216 I now live in a place where most of the people around me speak a language that is not my own, yet it is my home.217

I have been thinking about being a stranger in one’s own home recently, since the suicide of the 15-year-old Marjorie Raymond in Sainte-Anne-des-Monts. Her brother reported that when they first moved to the town from Granby, “je me faisais toujours dire

216 Pourquoi commencer ainsi ? Dans les 5 premières lignes, le mot « je » apparaît 5 fois. C’est la seule justification pour dire au lectorat (des anglicans anglophones à travers le Québec) que je peux imaginer ce que c’est d’être une étrangère. Je ne voulais pas me présenter comme victime. Est-ce égoïste ? Que non ! J’ai appris en écrivant une réflexion biblique mensuelle pour un journal que « je » est mieux qu’« on » ou « nous ». Cela m’a forcé à rester proche de ma propre expérience – de la vérité que je connais et non des vérités non expérimentées. C’est très scientifique, tu vois : les données reproductibles, mesurables et empiriques. Dès que je m’écarte de cette règle, mes propos perdent leur crédibilité. 217 Je viens d’un des groupes socio-ethnoculturels les plus privilégiés au monde, mais j’ai tout de même fait l’expérience d’être membre d’une minorité. Je fais partie d’une minorité linguistique dans une ville qui est à 98 % francophone, dans un contexte où la politique linguistique est militante. Je partage cette identité ambiguë avec la plupart de mes lecteurs. Comme enfant en Angleterre, les Anglais ont remarqué mon accent canadien (mes parents étaient canadiens). Les Canadiens anglais commentent mon accent anglais d’Angleterre. Les Québécois francophones trouvent que j’ai un accent (en français) étrange (« Viens-tu de la France ? D’Irlande ? »). La seule personne avec qui je partage un accent est ma petite sœur. Ma grande sœur et mon grand frère ont des accents plus « Canadian » parce qu’ils ont été plus longtemps au Canada dans leur enfance. Par ailleurs, en 1980, je travaillais au Népal parmi des villageois hindous et bouddhistes. Là, j’étais une « minorité visible ». J’avais aussi un statut ambigu du point de vue des privilèges : je suis une Blanche, donc riche, puissante, mais les villageois me trouvaient pitoyablement laide, car j’étais maigre (chez eux = pauvre) et j’avais des cheveux bruns (= la malnutrition).

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que je ne venais pas d'ici et qu'on ne m'aimait pas la face,” and that his sister stood out because she wore different clothes, and “avait une façon de parler qui était différente des gens de Sainte-Anne-des-Monts.”218

The rejection of strangers or foreigners is a deep human impulse.219 It is the dark side of close communities, families, and even couples. Closeness and mutual dependence can be used to welcome people, or to shut them out. It’s easy to be with people with whom we share the same background: they laugh at the same jokes,220 understand our references and share our values without us having to make much effort.

Teenagers, whose bodies have suddenly become strangers to them, all secretly worry that they don’t fit in. They can respond in three ways to people who can’t hide their “strangeness”: ignore them, persecute them, or empathize and reach out to them. It’s perhaps the first great moral challenge of the young adult, and one that many fully-grown

218 Ma fille est anglophone, mais elle a toujours été à l’école en français. Elle dit qu’elle a appris à attendre toujours trois ou quatre semaines, dans une nouvelle école ou nouvelle classe, avant de se dévoiler comme anglophone, pour donner à ses camarades de classe le temps de la regarder comme une personne, en premier, parce que sinon on l’enfermerait au préalable dans un stéréotype et la socialisation serait plus difficile. 219 1. En français, le mot étranger est utilisé sans réserve pour représenter « l’autre ». En Angleterre, on entend foreigner ou foreign countries plus souvent qu’ici. En anglais canadien, on n’utilise pas le mot stranger, qui veut dire un inconnu, mais plutôt international students, newcomers. Le mot stranger peut suggérer une menace. On n’utilise pas foreign country, non plus, mais plutôt abroad ou elsewhere. 2. Selon la théologienne calviniste Marilynne Robinson (When I was a Child I Read Books), la loi hébraïque a été la première parmi toutes les religions à prendre une position contre cette méfiance, avec Lévitique 19,33 : « Si un étranger vient s’installer dans votre pays, ne l’exploitez pas. Traitez-le comme s’il était l’un des vôtres. Tu l’aimeras comme toi-même : car vous avez été vous-mêmes étrangers en Égypte. Je suis l’Éternel, votre Dieu. » Elle se désole lorsqu’on réclame cette injonction pour les seuls chrétiens. 220 J’ai toujours trouvé que c’était là l’une des meilleures illustrations de la vraie difficulté à aimer l’étranger et du sacrifice que cela implique. C’était une remarque de la journaliste montréalaise Gretta Chambers qui se penchait sur la question du manque d’anglophones dans la fonction publique (je l’ai citée dans mon livre sur les Anglos). Lorsqu’on est avec nos amis, on aime rire, on aime faire rire, c’est naturel. Si je ne peux pas faire rire les gens, il y a une partie de mon identité qui est brimée ou amputée. Au Népal, lorsque j’ai été capable de faire une blague pour la première fois dans la langue Newari, je me sentais finalement intégrée, je pouvais être moi. L’expérience la plus isolante, d’ailleurs, comme étranger, c’est quand tout le monde rit autour de soi et qu’on ne comprend pas, soupçonnant même que c’est de toi qu’on rit.

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adults never rise to.221

Adam and Eve left paradise when their bodies had become strange to them.222 They lost the innocence of childhood, or the innocence of animals. It was a loss, but it was also a gift: the tree gave them a knowledge that made them able to stand inside and outside of themselves at the same time––at home and in exile. This paradox is at the heart of our story with God.

As soon as Adam and Eve were exiled from Paradise, in their desire and anguish they wanted to draw, paint, sing, compose oratorios, write stories. They wanted to tell stories that recreated what they were now estranged from, and create a new paradise that they

221 Ma fille s’est fait exclure à l’école parce qu’elle s’est liée d’amitié avec une fille atteinte du TDAH qui avait des comportements difficiles et que personne n’aimait. Elle la défendait contre les attaques des autres filles. Cette situation m’a présenté un défi, comme mère – je veux que ma fille soit acceptée par ses pairs et qu’elle soit contente, je veux qu’elle agisse selon sa foi (nourrie par le Lévitique et l’Évangile) et qu’elle aime l’étranger comme elle-même (NB : je viens de changer le « tu » dans la phrase précédente à « je » - voir note 1). On peut critiquer les enfants de Sainte-Anne-des-Monts, mais le sacrifice que représente l’amour de l’étranger n’est nulle part plus dangereux que dans le contexte de la cour d’école. C’est presque digne des martyrs romains. 222 Est-ce que c’est vraiment ça, le début de la perte de l’innocence, à l’origine de la chute ? Chez l’adolescent autant que pour l’humanité (Question à Milton, qui connaissait la Bible par cœur : Est-ce que l’ange s’est révolté contre l’adolescence, contre ces ailes qui poussent dans le dos ? A-t-il commencé à comparer ses ailes aux ailes d’autres anges ?)?. Ma question à toi : est-ce que l’histoire d’Adam et Ève peut être interprétée comme mythe qui explique cette évolution de la personne ? Northrop Frye a dit: « only myth and metaphor can evoke the deeper world of identity in which different things are one thing, and all men the same man. » De toute façon, ici j’ai sauté de l’inconfort de l’adolescence à Adam et Ève en un seul bond, pas parce que je voulais faire pour le lecteur un lien direct avec un phénomène très familier, qui aurait été une raison d’admirer des points de vue rhétoriques, stylistiques et catéchétiques, mais parce qu’en écrivant à propos de l’adolescent qui s’est suicidé (dans le Journal de Québec) et voulant parler aussi de notre histoire avec Dieu (c’est une chronique qui parle de la foi), je me suis demandé si ce n’est pas justement cette perte d’identité avec notre corps qui a déclenché notre migration loin des autres animaux (qui nous mène à ce statut différent, dont la seule consolation est d’être aimé par Dieu). C’est ainsi que mes tentatives d’expliquer le sens de la vie (pour moi-même autant que pour les lecteurs) naissent par nécessité professionnelle de créer des ponts entre le Journal de Québec et la Bible. Northrop Frye dit que les récits continus sont too bound up with their own grammatical fictions, especially the fiction of causality, mais on voit ici que le saut exigé par la forme peut créer une nouvelle « causalité » ou une sorte de logique inverse qui peut être très fructueuse (est-ce que ces remarques seront mieux placées dans la discussion ? Je commence à faire des généralisations qui touchent assez à ma question de thèse…). Pour terminer ce point, s’il te plaît, j’aimerais mentionner que j’ai fait un exercice avec les jeunes de l’église, où on fouillait dans les sacoches et les poches des adolescents et avec chaque objet qui sortait, on devait trouvait un lien avec Dieu. On trouvait plein de liens intéressants avec les choses les plus banales et quotidiennes.

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could perhaps reach one day again.223 Everything was sweetly familiar and painfully unfamiliar. It was a new world. If they tamed everything around them and stayed with the familiar, they would never move on with the story.224

And following the story he had set in motion, God followed his people into the state of being strangers. When God became a human being, he became the strangest of all, standing both outside his creatures and outside himself as the creator.225 He became the process of translation itself, translating God into man and man into God, a continuous

223 C’est pour cela que les animaux ne considèrent ni l’avenir, sauf pour des fins utilitaires (comme les écureuils) ni le passé (ils ne gardent que les marques des pièges sur leurs pattes et l’apprentissage des façons de se défendre, etc.). J’explique souvent aux jeunes la différence entre les animaux et les humains, mise à part la grandeur de la cervelle. Disney a réussi à convaincre les jeunes que les animaux ont les mêmes sentiments, pensées, cœurs et âmes que les humains. Voir le film Spirit. Mais c’est évident ici que je lisais Northrop Frye. 224 J’ai été beaucoup inspirée par le philosophe irlandais Richard Kearney (Anatheism) qui parle de l’importance de l’étranger. Dieu arrive dans nos vies comme étranger. Notre accueil de l’étranger détermine donc notre relation avec Dieu. Prenons l’exemple d’Abraham qui accueille les trois anges dans le désert, au lieu de les chasser ou de les tuer. Je mélange l’idée que Dieu nous a suivis dans notre histoire avec le fait qu’il est devenu étranger lui-même. En Christ, Dieu est l’étranger qui subit le sort de tout étranger aux mains des humains – la persécution et la mort, au nom du sacrifice – à la René Girard (je m’écarte un peu de mon texte ici juste pour vous impressionner avec mes lectures. Mais pour dire la vérité, Richard Kearney, je le connais seulement parce que j’écoute la radio au milieu de mes nuits blanches et que je l’ai entendu parler à une émission australienne. Les seuls moments pour penser et apprendre en solitude que je trouve sont souvent au milieu de la nuit.) L’idée de l’apprivoisement est une application de cette idée d’accueil de l’étranger dans le domaine de la création et qui provient directement de mon expérience, où il faut que je sorte de l’habitude, du familier, pour avancer, pour voir la beauté des choses, pour faire avancer mes personnages dans une intrigue, etc., car familiarity breeds contempt comme disait ma mère. En ce sens, j’écris mieux si je ne connais pas le terrain (malgré le dicton « write what you know ») et j’écris ces textes en français, langue que je n’ai pas encore apprivoisée, parce que celle-ci va me forcer d’être plus honnête (je ne peux pas te manipuler aussi bien), parce que j’espère que, comme c’est en français, tu vas le lire et mieux l’accepter et enfin parce que dans cette langue, je suis une étrangère, je dois traduire les choses pour toi. La traduction m’oblige à les examiner de près, de tous les côtés. Au fond, je n’aime plus cette idée de l’étranger. Le concept est devenu trop familier. L’idée de « l’autre » aussi. C’est peut-être parce que les paradigmes contemporains n’acceptent plus l’idée de devenir esclave, ou le langage de la kénose (Ph 2,6-8). Une théologie basée sur l’esclavage a été rondement critiquée par Nietzche, le chouchou des cours de philosophie 101. On essaie de trouver un autre concept pour exprimer la même chose et en témoigner parmi les cégépiens nietzschéens, mais c’est bientôt le moment de trouver un autre discours encore et de devenir étranger à nos anciennes interprétations. 225 Northrop Frye a écrit que as soon as God speaks and becomes the Word of God, he has condemned himself to death; as soon as man falls with the power of speech, he becomes the potential murderer of God. (Une note dans mon texte original que j’ai enlevée avant de l’envoyer à l’éditeur, qui n’accepte pas de notes de bas de page).

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state of solitary silence.226

I wish for the children of Sainte-Anne-des-Monts, and all who are left behind in this world, that they could learn to tell stories.227 The storyteller is inspired by all that is “counter, original, spare, strange;” all that is beyond knowledge, beyond comfort, beyond telling, all that stings the tongue or the imagination:

All things counter, original, spare, strange; Whatever is fickle, freckled (who knows how?) With swift, slow; sweet, sour; adazzle, dim; He fathers-forth whose beauty is past change: Praise him.228

I wish for them that instead of being afraid of the strange in themselves and others, that they want to welcome it, gather it up, say it, and make it into something beautiful.229

226 Je trouve que les deux phrases sont réussies, mais je ne sais pas pourquoi. C’est peut-être une paraphrase du logos, Dieu devenu verbe. Fr. Bernard Audigier, p.f.j., m’a montré que c’est ça la Trinité (manuscrit inédit). C’est Dieu qui se parle. Mais peut-être n’est-ce aussi rien de plus qu’un assemblage agréable de mots. Les lecteurs de cette chronique (anglophones du Québec, surtout dans les petites communautés rurales) vont tous avoir l’expérience quotidienne de la traduction. Est-ce qu’ils vont reconnaître Dieu dans cette expérience ? J’espère, mais j’en doute fort. J’étais ici en train de réfléchir à ma thèse et surtout de m’émerveiller du constat, que je n’ai jamais vraiment remarqué auparavant, que Dieu n’ait rien écrit et que ce soit à nous de traduire ce qu’il veut dire, d’une époque à l’autre, à partir de son silence retentissant. Inspiration aussi du livre que tu m’as suggéré d’Hans Frei. 227 Après tout, l’implication de l’idée que Dieu nous a suivis en sortant du jardin est que raconter des histoires est un élément du salut. Si on ne raconte pas notre histoire avec Dieu, il y rien à dire sur Dieu et rien qui a été dit sur Dieu. On a inventé le terme narrativité et donné le statut de doctrine parce qu’on veut toujours faire des contes (de notre chemin avec Dieu) une doctrine. Il s’agit également de reprendre le thème de l’histoire rien que pour la beauté du style, pour démontrer une logique cohérente. À travers les phrases agréables, et malgré tout un poids de recherche qui pourrait être évoqué à l’appui, je reste comme un parasite, un fainéant intellectuel dans les engouements du moment. L’autre, l’étranger, la narrativité, le récit… Le lecteur, est-ce qu’il va dire « oui, ça répond à quelque chose que j’ai pensé l’autre jour » ? Probablement que ces notions ne l’ont pas encore atteint, dans son idylle rurale où il n’y a rien à lire en anglais sauf la Quebec Diocesan Gazette. Je ne sais pas comment toi tu vas répondre à ces notions. C’est comme ça que les notions théologiques tombent dans la crevasse de la réception inachevée ; elles se vulgarisent juste au moment où ils deviennent obsolètes. 228 « Glory be to God for dappled things » de Gerard Manley Hopkins. http://www.bartleby.com/122/13.html, consulté le 4 avril 2011. 229 Selon l’écrivaine américaine Flannery O’Connor, là où l’on met des frontières au pays de l’Esprit-Saint, l’écrivain chrétien doit les franchir, pour voir si l’Esprit-Saint est toujours là, de l’autre côté, parce que sinon, l’Esprit-Saint boude des endroits sales comme les camps de concentration et on a alors raison d’abandonner la foi.

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Love getting real230

“And the Lord decreed that I should no longer be barren. And thus, late in my life, I bore unto Moses an child. But then I foundeth myself to be betwixt two slices of wholewheat manna.” – Moses’ wife Zipporah231

I belong to the sandwich generation. What that means is that our parents are one slice of bread, and our children the other, and we are the jam in the middle. We may be invisible, but if you bite into us, we squeeze out from between our beloved slices232 and spray across the room. You yourself may have been splattered upon by a sandwich-generation person. All it takes, in fact, is to ask kindly, how are you doing? Then we explode, and it’s a mess.

In Canada, nearly one in five caregivers are women from the sandwich generation. In general, we spend around 40 hours a week in paid employment and another 40 hours in caregiving activities.233 Before getting to work this morning, I helped my daughter off to school, careened down to the hospital on my bike to see my father in emergency (after

230 Question de style, adressée au lecteur : est-ce que c’est une bonne idée, d’utiliser des mots dans la dernière phrase de l’article comme titre ? On peut en tirer quelques avantages : ça pose certaines questions, soit quel est l’amour qui n’est pas vrai ? Et comment l’amour pourrait-il « devenir » vrai ? ; on aura peut-être un sentiment de satisfaction à la fin de l’article lorsqu’on tombera sur cette phrase et on comprend maintenant comment l’amour peut devenir réel. Par contre, on y retirera quelques inconvénients : c’est court et l’éditeur pourra me demander de l’allonger ; je n’aime pas les titres qui sont trop évidents ; je n’aime pas les titres où il n’y a rien de tangible. J’avais mis comme une possibilité When Honey and Jam Overflow, mais j’avais un souci par rapport aux métaphores mixtes (voir note 246). Finalement, le vrai problème de mon indécision était que la question de l’article n’était pas claire : est-ce que c’est « qu’est-ce que la gratitude ? » ou « qu’est-ce que l’amour ? » J’ai essayé de les lier à la toute fin, mais à toi de me dire si j’ai réussi. 231 Citation biblique fausse, évidemment, utilisant des formulations anciennes à la King James Bible, mais qui contient une notion psychosociologique moderne (sandwich generation) et un terme alimentaire moderne (wholewheat). La question, chère lectrice, est de savoir si tu acceptes que je fasse cette blague ? D’un côté, tu vas peut-être trouver que je blasphème, en créant une citation qui prétend être La Parole de Dieu. De l’autre, comment résister à faire cette farce lorsqu’on est devant toi, qui fais partie d’un des seuls lectorats qui vont la comprendre (manque d’une culture commune, à déplorer dans un autre contexte) ? 232 J’aime beaucoup cela, beloved slices. L’as-tu remarqué ? 233 Duxbury, L. Higgons, C., Schroeder, B., VON Canada, 2009 (for the Editor/FactChecker). Les chroniques ne mentionnent pas toujours dans le texte même la source de leurs constats, mais seulement en note de bas de page comme information pour l’éditeur. Ceci est la seule note qui a paru dans la version de cette chronique envoyée à l’éditeur, mais ce n’est pas sérieux, parce que je sais qu’il ne va pas la vérifier.

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another fall), and stopped at the market to shop234. Once at work235, I made calls to my mother and the hospital to organize my father’s transfer to a convalescence home and answered a flurry of emails from the editor of the Diocesan Gazette (“where is your column?”).236 There are only so many times you can say to the boss of your paid work, my father’s had another fall, my daughter’s sick, my mother has to go to the doctor, my editor wants another column … before the boss of your paid work gets fed up with all the jam stains.237

My parents are losing their independence – so I’m getting involved. We are having to work together, face difficult obstacles (get the healthcare system to respond), break lifelong taboos (let your child tell you what to do, or see you naked238) and be creative and sensitive about solutions (how to take a shower). The daily round of washing, eating and getting around suddenly becomes as challenging as running a multinational

234 Ce n’est pas vrai. Est-ce que c’est acceptable que je te mente ? Et maintenant que tu le sais, est-ce que le reste de mon article, ses faits, ses remarques, sa conclusion, va manquer de crédibilité ? 235 Pas vrai non plus, j’avais enlevé toute une journée de travail pour écrire un article (qui ne paie rien) et pour faire de la théologie pratique (sur la pratique d’écrire cet article). Ce que je fais actuellement (en ce moment même). Même question que pour la note précédente. Mais permettez-moi d’expliquer que ça pourrait être vrai – et la réalité est non seulement trop compliquée pour que je l’explique, mais probablement trop éloignée de ta réalité quotidienne, lecteur, pour qu’elle puisse te rejoindre dans ton propre vécu. Ce qui est un des buts de la chronique. 236 Pas vrai non plus, mais il fallait que je provoque mon éditeur, parce que ça fait partie de notre relation, et je veux voir s’il va protester. Je veux te rappeler que je n’écris pas dans le vide ni pour l’Internet où il n’y a pas de vérification ou d’approbation éditoriale. Je me réjouis d’avoir un éditeur… Autrefois, ah, autrefois, j’en avais une dizaine ! Il est le dernier qui me reste, le dernier éditeur qui me cherche, qui me convoque, qui m’appelle par mon nom (car c’est ma vocation), qui veut que j’écrive cette chronique, qui m’aime ! En fait non, il ne m’aime pas. Il a besoin de remplir ses pages vides. 237 Te souviens-tu de la confiture ? La réalité, c’est que, même si je veux dire à mon patron toutes les raisons qui peuvent expliquer ma délinquance, je me retiens. Je les écris dans un courriel, et puis avant de l’envoyer, je les efface aussitôt, pour garder ma dignité. Une fois qu’on embarque dans ce jeu-là, on est foutu. Je ne lui dis rien. Je compte mes heures facturables, je suis scrupuleuse là-dessus. Je suis fiable. 238 Mon lecteur, pardonne-moi de t’avoir privé des détails plus explicites. J’ai tardé très longtemps pour la rédaction de ce paragraphe. La réalité, qui aurait été énormément plus amusante et percutante, c’est que, par exemple, un soir, j’ai dû entourer mon père de ruban adhésif en toile (duct tape) pour l’empêcher d’enlever sa couche (sa « protection », comme les préposés l’appellent) au milieu de la nuit (je te préviens, ça ne marche pas). J’essuie ses fesses, je lui donne sa douche. Mon père. Mais mon père, il est aussi un lecteur de ce journal. Et même s’il ne l’était pas – aurais-je dû en révéler autant ? À toi de juger.

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corporation.239

At the end the day, at the table, my family sometimes240 performs a small ritual of thanking God for what we are most grateful for in the day. And for me, it is often for a scary moment when a parent had to allow me to break an age-old taboo241, and we both found that dignity was, after all, still there afterwards, and that the relationship was, if anything, stronger.242

Benedictine monk David Steindl-Rast says gratitude has two ingredients:

There has to be a gift, and it has to be valuable to us. And from there it is only a small step to realizing that every moment is the greatest gift that you can possibly imagine. That’s easy for him to say. He lives in a monastery and I bet he isn’t looking after anyone but himself. He perhaps makes delicious artisanal jam, but I’m sure he never sprays it at people. But no – read on, and be grateful about what he’s going to say! (should I give up complaint? But then what would I talk about? And would it be funny enough?) Brother

239 Je voulais dire que cela exige le même niveau de coopération, de prise de décisions partagées, dont les conséquences sont encore plus des affaires de vie et de mort, avec des intervenants très divers qui ont des valeurs et préférences parfois en opposition, la complexité des défis, les relations diplomatiques très délicates, des solutions qui exigent une créativité débordante. J’ai décidé que je ne veux pas te marteler sur ce point. 1. J’ai confiance en toi, je sais par expérience que tu lis assez attentivement (et assez lentement), que tu peux faire par toi-même toutes ces associations dans ta tête. 2. Tu vas avoir le sentiment de les avoir aperçues toi- même et tu devrais être félicité. 3. Mon père faisait un travail semblable dans sa vie professionnelle. 240 J’ai ajouté le mot sometimes, plus tard. 1. En sondant mon âme dans ses profondeurs les plus intimes, dans le seul souci d’être honnête. 2. Je ne veux pas te faire penser que je suis une personne très religieuse ou dévote. Je veux que tu comprennes que je fais des rituels de ce genre lorsque ça m’adonne. Mais qu’il y a des soirées où je n’ai aucune envie de fouiller dans mes souvenirs pour trouver quelque chose de beau ou de bon. 3. Je ne partage pas ma foi avec mon conjoint et je lui demande déjà beaucoup de tolérance en chantant des louanges tous les soirs avant de souper. Mais ce que je dis ici – on le fait seulement de temps en temps. Lecteur, j’aimerais le faire tous les jours, vraiment. Ce soir, nous allons le faire. Mon conjoint, il comprend la gratitude. C’est juste qu’il a faim. 241 Laver les fesses, par exemple. Voir note 8. 242 J’avais ajouté ici quelque chose qui parle des moments où on ralentit, sans vraiment vouloir le faire, pour accompagner des personnes âgées, et qu’il y a ces moments de grâce, de rire, un geste tendre dans le silence, la paix de cesser pour un moment une vie dictée par nos iPhone. Mais je l’ai enlevé plus tard parce que 1. Je ne savais pas comment le dire bien. C’est rare que j’abandonne, c’est mon âge peut-être. Je perds cette détermination vitale de la jeunesse. 2. Parce que c’est le point sur la dignité que j’aimais le plus. J’en avais parlé dans ma dernière chronique sur l’euthanasie. Je veux que tu te souviens de cela, mon lecteur. Que la dignité n’est pas liée aux forces physiques ou mentales. Qu’on est né avec, qu’on meurt avec, qu’elle soit reconnue ou pas. 3. Ici aussi, l’interdiction d’être précise me retient. C’est d’avoir lavé les fesses de mon père par exemple, ou attaché sa « protection », et après, c’est comme si le tabou n’avait jamais été franchi. C’est un privilège qu’il me permet, cette intimité.

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David says that just when our chalice of gratitude wants to overflow into thankfulness (that feeling of honey dripping through your beard)243, advertising (supported by greed)244 blocks us. “Oh, look at your neighbour, he has a better car/bike/library than yours,” it says. So instead of joyfully giving thanks, “we make our vessel bigger and it doesn’t overflow.” In very poor countries, he says, people’s joy overflows because their vessels are smaller.245

Once my vessel is the right size for possible overflows, it is so obvious that being in the sandwich246 is the very best place to be. I have the joy of being a mother, and in these last precious years of my parents’ lives247, I am getting to know them again, perhaps better than ever before. I can tell them that they did this for me, so now bla bla bla. But that’s not why they did it, and not why I do it. Real love, like gratitude, is not about a return on investment. As a friend said to me (he was covered in jam at the time): “When there’s no

243 Merci, lecteur, de comprendre cette référence biblique. Et la barbe, nous, les femmes, nous devons nous contenter d’imaginer cette sensation, car on n’a pas le droit d’en arborer une, symbole ostensible de votre genre. Voir la théologie féministe. 244 Il n’a pas dit ça, le greed, Brother David. Je l’ai ajouté parce que sans cela, les annonces ne peuvent avoir aucun effet. Je suis consciente d’avoir trop de remarques en parenthèses et de changer de registre très souvent. Je veux être reconnaissante et j’ai été sincèrement frappée par la parole de David S-R (que j’ai entendu sur la radio australienne au milieu de la nuit) (transcription disponible sur le site de l’Australian Broadcasting Corporation, émission Encounter), surtout sur la grandeur de notre vaisseau, et je crois véritablement que la gratitude peut changer nos vies. Il est toutefois difficile d’en parler sans risquer de tomber dans un optimisme illusoire ou un aveuglement insensible envers la violence, l’intolérance et la haine dans le monde réel. David S-R dit que la gratitude fait qu’on voit là une occasion de contester, d’aimer, de soulager. Je n’ai pas de place pour ça aujourd’hui, madame, avec ma limite de 700 mots. J’ai donc essayé de pratiquer la gratitude au milieu de la phrase, pour sauter un peu par-dessus toute possibilité de spiritualité sentimentale. Je crois aussi qu’arrêter les plaintes serait une bonne chose, mais me priverait des occasions d’être drôle. Pour cette raison, l’abandon des plaintes sera très pénible, et ce, pour d’autres raisons plus spirituelles et édifiantes. Je me trouve assez vulnérable de l’avoir dit dans une chronique dont un des buts est de faire rire les lecteurs, ne trouves-tu pas ? Mais un autre but est d’être vulnérable… C’est de la rhétorique pure. Te convaincre, c’est le le but de toute création artistique, dit Marcel Viau. Assez. Arrêtons là. J’erre dans la théologie officielle. 245 C’est dangereux, je sais, de parler de la joie des pauvres. C’est un prétexte souvent donné (ou sous-jacent) pour ne rien faire pour s’occuper de la pauvreté. Mais c’est la seule fois que j’ai trouvé une explication un peu convaincante. Les vaisseaux, les vessies, mon père avec son incontinence : j’espère que tu ne vas pas faire le lien. 246 C’est aberrant, cette métaphore mixte. Le vaisseau et puis le sandwich. J’avais joué avec l’idée de mettre le sandwich dans le vaisseau, et puis d’ajouter le miel et puis Winnie the Pooh, qui aime beaucoup le miel et les vaisseaux, et les sandwichs, mais là je perdrais totalement le fil de mon argument, ce qui ne serait pas si mauvais, après tout, mais Dieu ne m’a pas permis de le faire (« Ne m’induis pas en tentation »). 247 « Joy of being a mother », « precious years » c’est écœurant, je sais. C’est vrai – ma fille est la joie de ma vie et j’adore mes parents. Quand même… je suis tentée de le regretter, pour des raisons de style.

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possibility of repayment – that’s when love gets real.”248

248 Oui, je sais, le problème, c’est qu’on introduit un nouveau thème. Si j’avais le temps, j’aurais retravaillé le texte au complet pour qu’à la fin, tu arrives à une conclusion qui est soutenue par tout ce qui la précède. On ne doit pas créer le punch avec des cheap shots at the end. J’ai essayé de te détourner de cette triste situation en revenant à la confiture et à la gratitude, et avec le retour de la gratitude, je me suis finalement laissé convaincre que je pouvais te convaincre, mais maintenant, je sais que tu vois très bien dans mon jeu.

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9 Récits d’un mort

Ma belle-sœur a été diagnostiquée d’un cancer aux poumons à la fin août. Elle avait eu un été formidable : elle ramait sur le fleuve en bateau, elle faisait du vélo avec son mari dans la forêt, elle se réjouissait de la présence de ses enfants, elle a cuisiné pour la famille élargie tout l’été avec moi, ma mère et mes sœurs. On passait de beaux moments, on chantait beaucoup. Un rendez-vous avec le médecin a été le déclencheur du bouleversement. Elle a passé une semaine à l’hôpital, elle est revenue à la maison pour une fin de semaine, mais elle y a eu une crise cardiaque causée par les effusions dans ses poumons et on a dû la réanimer, car l’ambulance a pris beaucoup de temps à arriver.

Tous ses amis, la famille et les voisins nous ont inondés de questions et d’offres de soutien, de repas, de prières, de lettres et d’amour. J’ai pris la responsabilité de répondre à tous et de trier les messages, pour épargner la famille autant que possible, afin qu’elle puisse passer leurs précieux derniers moments avec elle, au lieu de devoir répondre aux messages, surtout par courriel. Je les invite à écrire à Paule. J’ai transmis des prières d‘amis du monde entier : des prières musulmanes, bouddhistes, juives et même zoroastrienne (un ami perse) autant que chrétiennes, ainsi que les « good thoughts » de beaucoup de monde non- pratiquant à la secrétaire de mon frère, qui imprimait tous ces messages, les livrait chaque jour. Les soirées, lorsque Paule était calme, on lui lisait ses messages ou elle les lisait elle- même.

J’ai aussi commencé à écrire des messages chaque nuit, à une liste grandissante de personnes, pour raconter l’histoire et pour épargner mon frère et ses enfants du devoir de la répéter à maintes reprises. Ceux qui les recevaient les distribuaient à un réseau encore plus vaste.

Au début, je ne savais pas comment l’histoire aller se terminer. Je la suivais de jour en jour. Chaque nuit après la journée à l’hôpital, ou quand les médecins ont déclaré qu’il n’y avait plus rien à faire, la journée au chevet de Paule à la maison, ses enfants venaient, un par un, chez nous (nous sommes voisins) et nous échangions sur la journée de Paule. Lorsque tout le monde était parti, mon frère me racontait sa journée avec sa femme mourante. À la toute fin de la journée, j’écrivais un paragraphe pour l’envoyer à ma liste, qui inclut la famille elle-même. Je reproduis ici les derniers jours de ce récit, à partir du

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moment où elle est revenue pour finir ses jours à la maison.

Comment raconte-t-on une histoire comme celle-là, en la vivant en même temps ?

Six days in September

Sent: mardi 18 septembre 2012 20:04

Bonjour mes chères amies,

J'écris pour vous donner des nouvelles très douloureuses; c'est que Paule a été diagnostiquée il y a à peine 3 semaines avec un cancer aux poumons très avancé et agressif. Le cancer a métastasé au cerveau et à la plèvre ; elle a eu une intervention urgente pour enlever une partie de la plèvre parce que les liquides qui circule dans la plèvre rentrent dans les poumons, mais on n’a pas pu arrêter la fuite, et depuis on a tout essayé, sans succès. Il y a deux jour, les médecins ont dit qu'ils sont au bout de leurs capacités. Elle a des transfusions de sang tous les jours pour essayer de remplacer ce qu'elle perd. Finalement, elle a décidé de revenir à la maison pour finir ses jours dans le salon, qui surplombe le jardin, avec la famille et avec Nina.

Toute la famille est autour d'elle. Éric est revenu du Grand Nord où il était sur un bateau, Sam et Justine ont reporté leurs sessions d'université. David a fermé sa boîte et ils passent des très précieux moments ensemble. Allison aussi est de retour, par hasard (mais pas de hasard), du Burundi, et elle a reporté son retour. Le choc a été dur à assumer, tout ça est arrivé si vite. Mais Paule est parfaitement lucide, et tellement forte et courageuse et gracieuse. Elle a passé un très bel été, ne sachant rien du mal sauf qu'elle souffrait d'une toux assez persistante.

Je suis désolée de devoir vous transmettre ces nouvelles, et svp les passer à toute la famille. Si vous voulez écrire une lettre à Paule, vous pouvez me les envoyer et je les

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imprimerai et David les apportera à Paule. Ça lui donnera énormément de plaisir, surtout que vous êtes deux de ses amies les plus précieuses. Mais n'attendez pas trop longtemps. Je vous embrasse très très fort, Louisa

Sent: September-19-12 3:58:01 PM

Elle est revenue à la maison aujourd'hui et elle est si contente d'être chez elle. Elle a une paix qu'elle appelle « la paix qui surpasse toute compréhension ». Elle dit que c'est à cause de toutes les prières et de l'amour qui l'entoure. On prie bcp qu'elle va garder cette paix jusqu'à la fin.

à bientôt, Louisa

Sent: September-19-12 12:11:46 AM

Paula's bed arrived next door today, with all its accoutrements. She will be moving at 11 am tomorrow, and her bed is in the living room facing the garden. Home care and rotas are set up, down to dog walking. Ghislaine, the wonderful nurse from the Magdalen Islands, has trained the family in everything they must do in every eventuality. Paula had a wonderful day, and sang the songs she used to sing to the children, and one that she always sings to Eric before he goes away to sea.249 Don and Bertie had a wonderful visit, and Bertie sat on her bed and told her a vision she had had, and spoke of "the peace that passes all understanding." This phrase seemed to go straight to Paula's heart, and she has been repeating it ever since, as it seems to exactly describe the incredible serenity and

249 Au cours de la journée et de la soirée, j’ai ramasse des moments forts. J’ai travaillé fort sur mon paragraphe pour qu’il soit vrai. Il y a la vérité dure et coriace de la rage, de la tristesse et du désespoir. Mais il y a des moments merveilleux de tendresse, de joie, de bons souvenirs, de vie de famille ordinaire. On sent un amour émaner de la maison, presque lumineuse, de ses enfants qui se donnaient jour et nuit aux soins de leur mère. On la voyait portée par cet amour, une émotion si forte et déchirante et en même temps très physique. Comment l’exprimer. Je ne veux pas briser la vie privée de la famille.

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strength that she feels; she is convinced that what explains this very deep peace is all your prayers and thoughts and the love that is surrounding her.250 Today she had her last blood transfusion. Pray that this peace will accompany her to the end. Good night Louisa

Sent: September-19-12 9:26:44 PM

Dear People,

Yesterday Dad had a fall in the park while walking the dog -- lost his balance and toppled forward on his face, and was carried off to hospital. He is really beat up, but nothing broken, thank God. Scraped forehead and his nose is mashed (perhaps broken), impressive black eye and his hand painfully torn. He still managed to charm the young doctor who checked him up with his rheumy bruised eyes. Now the whole family was divided up between two hospitals. The logistics were nightmarish.

This morning Paula came home, they pushed her through the garden in a sort of jacked-up badass wheelchair and up the ramp, and installed her in the living room, where Brita had been up until 1 am making and ironing the curtains, which were hitherto lacking entirely. Paula was ecstatic and immediately started rearranging the furniture, by delegation of course, until it was exactly to her liking. We have a wicked rota so there are at least 2 people on watch all night long. Many wonderful deliveries of cards, food and flowers. She said she was a bit nervous leaving the security of the hospital. The kids are having a meeting right now with the nurses to get the medication, bandage changing, draining

250 Du point de vue de la foi, je suis consciente que le langage religieux ne rejoint pas beaucoup la plupart de mes lecteurs, et en même temps, je vois comment les prières et l’amour transmis à Paule lui donnent de la force, et la famille aussi, pour traverser cette épreuve. Chaque fois que j’utilise les termes religieux pour exprimer ce qui se passe, ça sonne faux. Je les efface. À la place des expressions religieuses, j’utilise les gestes, les images, et je cite peut-être quelques paroles entendues au cours de la journée. Mais je sens que je ne devrais pas écrire plus de 10 ou 12 lignes au maximum. Je ne veux pas que ça soit long à lire, mais comme une image ou une parole à porter pendant la journée, pour les non-croyants autant que les croyants.

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regimes etc all worked out. So far so good. Gotta go, getting up at 4 am.251 xxxx

Sent: September-20-12 7:18:47 AM

Just back briefly from my early morning watch chez Paula to get Miriam off to school. Don has left to take his mother up to the Ottawa Valley where they are visiting his relatives, esp. the right-angled hermit aunt who doesn't let anyone in the door, and who heats her house by leaving the oven door open because the furnace is broken. The house has been condemned but she won't move out. Poor Don will spend the days mending her pump and her furnace and fixing the roof which has a big hole in it.

This morning around 5 Paula's massive dressing started leaking and Eric and I tried to patch it up to wait for the nurse but poor Paula is lying in a pool of blood/pleural fluid until she comes back. We could change it but it's a massive & v. delicate job (all the drain holes). Just off back to make the porridge and do the laundry. I miss our late night debriefs at our house after the hospital. I will have to reinstate them, people need to cry and put their head on the table.

Sent: September-21-12 10:36:08 AM

Charlotte feels better when she comes to the house and we all surround her with love and she cleans up the kitchen within an inch of her life. Strangely it is a terrible time but it is also a time that is so full of love you wouldn't believe it. yes we are overwhelmed with food so thank you, and we have yummy nutritious soups;

251 Souvent, j’ai une image de l’écrivain qui est fausse. Pour moi, le vrai écrivain doit se fermer, s’isoler, prendre des semaines de silence et de concentration. On se doit de publier des livres pour être un vrai écrivain, et ce, avec une distribution énorme, et avoir une renommée. Sans ces caractéristiques, on n’est pas un vrai écrivain. Je me désespérais donc de n’avoir rien écrit pendant des semaines, tandis que, pendant toute cette période, j’observais et j’écoutais attentivement, je parlais avec la famille de Paule à la fin de chaque journée et finalement, je veillais chaque nuit pour écrire un petit paragraphe très dense. Je savais qu’on attendait mes courriels avec impatience. Voilà comment j’ai constaté qu’écrire pour moi était une activité tellement innée que je ne la reconnais pas suffisamment.

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thanks so much anyway, love Weesa

Date: Vendredi, 21 Septembre 2012, 12:42 am

A long day starting at 5 am when Paula's bandages were leaking and Eric and I tried to patch them up until the nurse arrived. Paula's blood pressure very low, and just being looked after takes up so much energy. But by mid afternoon she was holding court as visitors proceeded through the room, including the inconsolable gardener m. Bergeron. The colour has drained from her face but her eyes deep black pools, and she's still her gracious and courageous self, always particularly attentive to the children. Dad came to see her, his cuts and bruises so impressive that Briony took pictures to use for designing this year’s Halloween costume. I brought the guitar and Charlotte and Miriam and I sang her C'est dans le mois de mai and Au chant de l'alouette and Paula joined in, and Miriam played a Bach violin solo for her. After supper David and the children had a long precious evening with her. Bonne nuit, je continue de transmettre vos messages plein d'amour.

Sent: September-21-12 9:15:27 PM

Hello people, Paula had a good night; she slept almost all day until her brother François and mother Charlotte came. François played his guitar and sang. She is very lucid, very serene, but very tired & falls asleep in the middle of conversations. She is always solicitous, even with no energy left at all. When Marie, the nurse, spent a long time emptying the "pleurex" drain Paula worried that she was staying too long and making someone else wait. Neighbours wait around on the corner, waiting for news. She has made this neighbourhood a very close place over the years, and in her illness is making it even closer. David says that in the last couple of weeks Paula has come to believe that she really has made a difference in all our lives. Your prayers and the thoughts make so much difference

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to her. She continues to read her messages and take great pleasure in them. She says "advient qui pourra," when people don't know what to say to her. Her husband and children are doing an amazing job of looking after her. They are using love, for her and for each other, to take their revenge on this cruel disease. Goodnight.

Sent: September-22-12 10:13:39 PM

Paula had a good night. She eats very little, has a sore mouth and sore throat, but a fresh melon or pear gives her huge pleasure. She's sleeping more and more. Her extremities are losing circulation and the nurse can no longer get a blood oxygen reading from her finger. But tonight two people were doing two different crosswords in her presence and puzzling over them, and very quietly, in laboured mid-expiration, all the right answers were coming from Paula.

Sent: September-23-12 10:42:04 PM

Paula had a bad night; not so much in pain as agitated, her breathing irregular; and a difficult morning too. David & Justine give her regular massages that relieves her. She sleeps more and more, and when she wakes can't stay focused for very long, but she is still lucid when awake. Nurses still coming to empty the fluid accumulating in her lungs & change bandages. David and Justine and Sam and Eric are indefatigable, trying to make her as comfortable as possible all the time, night and day. She can't feel her toes any more. Our house is a kind of antechamber, refectory, waiting room and debriefing zone. I realized yesterday there are Buddhist, Muslim, Jewish and Christian prayers going up for Paula from various friends, as well as the atheist prayers and Good Thoughts. Thank you all: through all the pain, the love is palpable, luminous. Around teatime Miriam and I went over and played Paula's Rameau's Gavotte, from two rooms away, on the violin and piano; then we started in on the folk songs, Isabeau s'y promène, Partons la mer est belle, À la claire fontaine, on piano and fiddle, as we often do

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on a Sunday evening, and she sang along.

Sent: September-24-12 9:50:23 AM

I know you are with us, and also doing an amazing distribution job. It is very helpful to me too, to be able to write my little paragraph each night, and it helps David to debrief to tell me the story of the day. Just pray now that it is not too long – and she can't speak any more this morning, and is struggling to breathe. But can still understand everything that is going on. It is hard for her and hard for her family to watch. xxxxx gros calin.

Sent: September-24-12 7:03:19 PM

Dear people, Paula died peacefully this afternoon at 4 pm., with her children and her husband around her. This morning she was no longer able to speak although she could hear everything. Her breaths were further and further apart until she didn't take any more.252 A little earlier, a huge red-tailed hawk landed on the railing outside her window. Then it took off across the garden. In the aboriginal tradition here, a hawk arrives to carry the soul away. David said to her, the hawk will carry you across the garden, over the fishing camp,

252 Est-ce que je raconte le moment où sa fille était penchée sur le corps de sa mère, inconsolable ? Est-ce que je raconte le baiser de sa mère posé sur son front, une mère qui a perdu deux de ses trois enfants ? Est-ce que je raconte qu’on l’a entourée pour lui chanter une dernière chanson avant qu’on emporte son corps ? Je n’ai pas beaucoup de lignes, je veux que celui-ci soit le plus court de tous les messages. C’est la fin de l’histoire. Comment le finir ? Je ne peux pas parler de paradis, des bras de Jésus. On se sent abandonnés, totalement, noyés dans le chagrin. Comment être vraie ?

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and on.253 Pray for her mother, her brother, her children and for David. The funeral will be on Saturday.

Sent: September-25-12 12:37:28 PM

Dear people, thank you so much for accompanying us and carrying us through this horrendous and yet blessed time. It is still hard to believe it's really happened. Here are the funeral arrangements: Visitation: Friday 28th September, Morrin Centre, 44 Rue des Écossais, Quebec, from 3 pm to 8 pm, then on Saturday morning from 10 am to 12 pm. Funeral: Saturday 29th September, Cathedral of the Holy Trinity, 31 Rue des Jardins, Quebec, at 2 pm. I'm just writing the avis de décès, & will send it out soon. Louisa

Chez elle à Québec, entourée par sa famille, le 24 septembre 2012, à l'âge de 51 ans, est décédée Paule Champoux, épouse adorée de David Blair, la mère de Éric, Sam et Justine, la fille de feu André Champoux et de Charlotte Gauthier. Elle est allée rejoindre son frère Éric. Elle laisse dans le deuil son

253 Est-ce que c’était réellement pour ça que le faucon est arrivé ? Je ne sais pas. Mais c’est comme ça que la famille l’a interprété et pour moi, l’histoire de Paule avait trouvé sa vraie fin. L’arrivée du faucon était un signe d’espoir pour ma famille (ou j’aurais dit alors, plus sobrement, un visiteur du monde de la nature qu’on pouvait choisir d’interpréter comme signe d’espoir). Elle nous donnait les moyens de lâcher prise, de croire que la mourante allait ailleurs et de trouver un sens, quoique nébuleux. C’était aussi et simultanément un miracle pour moi comme écrivaine – le faucon me donnait la fin de mon récit, mais une fin qui ne termine pas. Il me permettait de lâcher prise de mon histoire, ayant trouvé un sens qui s’exprime non dans les termes abstraits ou religieux laborieusement confectionnés, mais dans l’image du faucon et du fait simple qu’il est arrivé à ce moment précis. C’était un double miracle où les deux mondes, le monde de la réalité et le monde narratif se rejoignent. Un moment qui me confirme dans ma vocation.

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frère François Champoux, sa belle-sœur Joanne Lapierre, ses neveux Philippe et Matthieu, sa belle-sœur Sarah Blair et son beau-frère Michael Lewis, ses nièces Hannah et Isabelle et son neveu Philip, sa belle-sœur Louisa Blair et son beau-frère Don Hembroff, sa nièce Miriam, sa belle-soeur Allison, son beau- père Ronald Blair et sa belle-mère Miriam, ses cousins Andrée Roy et Olivia Girouard, Louis et Ariane Roy et Madeleine Rochette. Les membres de la famille recevront les condoléances en présence du corps, vendredi le 28 septembre de 15h à 20h, et samedi matin le 29 septembre à 10h à 12h au Morrin Centre, 44 Chaussée des Écossais, Vieux-Québec. Les funérailles se tiendront samedi le 29 septembre à 14h, à la cathédrale anglicane Holy Trinity, 31 rue des Jardins, Québec. Au lieu de don de fleurs, svp faites des donations, soit à Bravo Ministries, la mission d’Allison Blair auprès des jeunes vulnérables au Burundi (payable à « Holy Trinity Cathedral/Bravo Ministries, » 31, rue des Jardins, Québec QC, G1R 4L6), soit au Morrin Centre (http://www.morrin.org/pages/donation.php).

Paule Champoux, died at her home in Quebec, on Monday, September 24, 2012, aged 51, surrounded by her adoring family. Beloved wife of David Blair and mother of Eric, Sam and Justine, daughter of Charlotte Gauthier and the late André Champoux. She will also be terribly missed by her brother François Champoux, her sister-in-law Joanne Lapierre, her nephews Philippe and Matthieu; her sisters-in-law Sarah, Allison and Louisa Blair, her brothers-in-law Michael Lewis and Don Hembroff, and her nephews and nieces Philip, Hannah, Isabelle and Miriam; her parents-in-law Miriam and Ronnie Blair; her cousins Andrée Roy and Olivia Girouard, Louis Roy, Madeleine Rochette and their daughter Ariane. The family will receive visitations at the Morrin Centre, 44 Chaussée des Écossais, Quebec, on Friday September 28 from 3pm to 8 pm, and Saturday September 29 from 10 am to 12 am. A funeral will be held at the Cathedral of the Holy Trinity, 31 Rue des Jardins, Quebec, at 2 pm. Instead of flowers, please send donations in Paule’s memory to Bravo Ministries, Allison Blair’s work with vulnerable youth in Burundi (payable to "Holy Trinity Cathedral/Bravo Ministries," at 31, rue des Jardins, Québec QC, G1R 4L6), and/or to the Morrin Centre (http://www.morrin.org/pages/donation.php).254

254 Je devais changer de style ici. C’est soulageant, simple et facile de ramasser ces détails, ces noms, ces étapes tangibles à suivre. Ces avis ont pris beaucoup moins de temps que les 3 ou 4 lignes des courriels.

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10 Postlude

Le dernier texte n’est pas annoté, il est une annotation à la mort de Paule que je veux intégrer ici pour que ses dernières journées soient commémorées dans ma thèse et que la façon dont sa famille l’a accompagnée jusqu’à la fin soit préservée et célébrée.

Rowing through death

On August 30, 2012, Paule Champoux, wife of David Blair, the Chancellor of the Quebec Diocese, was diagnosed with advanced lung cancer. She died less than four weeks later in their living room, surrounded by her daughter and two sons, all in their twenties, and her husband.

Paule was still perfectly lucid, talking and even singing right up until the last day of her life. She faced her death with courage and serenity, and the four other members of her family took meticulous and tender care of her suffering body twenty-four hours a day until the end.

In the morning I’d drop in and two of them would be helping a nurse change the bandages, two more lay on the floor of the living room in sleeping bags, having taken turns sleeping and watching all night. Paule’s cousin was doing a crossword on the sofa. The dog was throwing a toy at one of the boys, wanting him to get up and play. In the imminence of death, small and beloved signs of normality.

The day she died, a Cooper’s hawk landed on the railing outside Paule’s window in the Old City of Quebec, stayed a while, and then took off again over her garden. In the aboriginal tradition, the hawk comes to bear away a person’s soul. A few hours later, she was dead. The miraculous Cooper’s hawk seemed to us a messenger from beyond, come to confirm that all the love that had borne her, the love of literally hundreds of family and friends from six religious traditions (I was adding them up) who were praying for her in their own ways, was stronger than death – it bore her away beyond this life to some mysterious other place.

After her death, the love of her family took a new form. How could they continue to to

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carry her? The family have always been boat people. Her ancestor Joseph-Elzéar Bernier was a sea captain and arctic explorer. Her children grew up in a house overlooking the St. Lawrence, where their father had sailed a goelette in his younger life. In winter David and his children race across the river in ice canoes. His eldest son is training to become a river pilot and had been working on a delivery ship in the arctic until called home to his mother’s bedside. Following in the tradition of his uncles as well as his fellow-villagers on the Ile d’Orléans, David built a wooden rowboat last year, and he and Paule had rowed on the river together only weeks before she died.

So building the coffin themselves was the logical way for the family to carry on caring for her body. But when they visited the funeral home, they were told that they could not make a coffin themselves. After verifying that it was legal to do so, they called off the funeral home and began to make one anyway.

Families and neighbours taking care of the coffin, the transport and the burial of departed loved ones is nothing new in most countries, and is still the norm in some rural parts of Quebec. Not so long ago people still died at home and were waked in their living rooms. Hearses were farm vehicles, and coffins were available at the general store. But in a fractured urban society where families are atomized, death is denied and youth is idolized, funeral homes have removed these final important gestures from the living. Once this difficult leg of the journey arrives, so full of meaning and so necessary for grieving, families are tossed out of the boat and anonymous professionals take over. So far have these last rites and rituals drifted from our cultural knowledge that the family had to make most of them up as they went along.

They made a simple, solid pine box and routed a cross in the lid. Paule’s daughter then lined the coffin with foam covered in fabric she had bought in Burundi when visiting her aunt earlier in the summer, and which her mother had admired. They were told they needed a permit to move the body themselves, but after finding that this, too, was untrue, they recovered her body from the funeral home, laid her tenderly in the coffin, and brought her in the family pick-up truck to the Literary and Historical Society, whose

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library Paule had loved, and which now became the funeral salon.

After the visitation, the family bore the coffin up Ste-Ursule and through the Ursuline Convent to Holy Trinity Cathedral. Paule’s daughter walked ahead carrying the cross, and her brothers, father, uncle and friends followed, carrying her on their shoulders, followed by a silent procession of mourners carrying flowers. The dignity and love with which her “boat” was carried to the Cathedral were palpable. People stopped on the street in amazement, not having seen such a thing in Quebec for many years, and some took off their hats. The men placed the coffin on a bench (made by her brother-in-law) in the chancel and the mourners surrounded it with flowers. Her niece and nephew set a framed picture of Paule, and another of the Cooper’s hawk, in front of the coffin.

The funeral was bilingual, bicultural and biconfessional, as Paule herself was. Two of the children spoke about their mother, switching effortlessly back and forth between French and English as she had always done. Protestants and Catholics who had not been in church for years knelt together at the communion rail. After the service, to the sound of the Cathedral bells tolling the 51 years of her life, Paule was carried into the pick-up and driven to Mount Hermon Cemetery.

The next day, in pouring rain sent to mingle with our tears, we carried her through the cemetery to her final resting place in the family plot. We wended our way down the hill through the ancient maples flaming their last colours while the St. Lawrence ran on for ever in the mist below. Family members took it in turns to nail the lid on to the coffin, and then lowered it into the grave. The priest read the beautiful burial service:

We pray that we who were close to her may now, because of her death, be even closer to each other, and that we may, in peace and friendship here on earth, always be deeply conscious of your promise to be faithful to us in death.

It’s a hard moment. We threw in handfuls of earth. Then her oldest son jumped on the backhoe and began filling in the grave, while the rest of us helped with shovels. No-one turned their back on the pain and poignancy of this work, a natural continuity of the

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presence at her bedside day and night, until David raked earth over the surface of his wife’s grave, and said goodbye.

We pray for ourselves, who are severely tested by this death, that we do not try to minimize this loss, or seek refuge from it in words alone, and also that we do not brood over it so that it overwhelms and isolates us from others.

You who read this have all probably buried your own loved ones, and had to learn to live with the yawning void of their absence, as we are doing now. Let us not be deprived of being allowed to carry them as far as we can, literally, so that we know in our living bodies that we have done everything in our power to accompany them to the end. This is to live to the human depths the strange and paradoxical freedom of self-giving love. I think we needed to stand squarely before the abyss to somehow be able to release Paule, in hope, to the greater Love that awaited her. There was no going around it, or above it. It had to be through.

Paule’s son joined his ship a few days later to travel up the Labrador coast. In the past he always knew his mother was following his progress on a ship-tracking website. Now that his mother was gone, who would follow his progress? Paule has been liberated from the need for computers, from all limitations of time and distance. This morning her son posted a picture on facebook of a hawk who had landed on the prow of the ship.

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Chapitre 5 - La pratique de création littéraire comme vocation chrétienne : une réflexion théologique

Leur manière singulière et cohérente d’incarner tel aspect de la vie évangélique avait rayonné autour d’eux, au point de donner aux autres l’envie de prêter attention à l’appel qui résonnait également en eux-mêmes.

(Theobald 2010 : 55)

L’objectif de ce chapitre est de reconsidérer théologiquement et de façon critique ma pratique de la création littéraire comme une vocation chrétienne. Je vais aborder les éléments composant la vocation chrétienne selon Theobald et distinguer ceux corrélatifs de ceux dissonants d’avec la création littéraire, dans le cadre de ma propre pratique d’écrivaine. D’ailleurs, grâce à mon expérience, j’identifie les éléments de la vocation chrétienne qui peuvent élargir la conception de la vocation littéraire, et vice versa, pour arriver à une corrélation à double sens (voir Dumas, chapitre 3). Pour reformuler mon objectif de façon plus subjective, l’idée est de développer une approche qui réconcilie ma pratique d’écrivaine et ma vocation chrétienne.

Dans la première section, je décris les caractéristiques de mon expérience de l’appel : sa singularité, sa persistance et sa source intérieure ou extérieure. Ensuite, je tente de voir dans quel sens une vocation littéraire peut être pour les autres ou bien au service de soi. Puis, je réfléchis sur la résonance de mes expériences d’écoute et d’exil avec ces conceptions dans la pensée de Theobald. Dans la conclusion, je considère les formes de la nouveauté, de la vérité et de l’authenticité qui sont les marques d’une pratique chrétienne de la vocation littéraire, et comment elles peuvent élargir la notion de la vocation chrétienne en général. Finalement, je propose une nouvelle théologie pratique de la vocation littéraire.

1 Les appels

Le recueil de textes du chapitre précédent représente des appels différents à l’écriture, auxquels j’ai répondu au cours des quatre dernières années. Dans ma pratique, j’ai identifié quatre formes d’appel : celui singulier et particulier, une fois pour toutes (la vocation comme substantif) ; ceux au pluriel qui arrivent au cours de ma vie (la vocation comme

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verbe) ; les appels extérieurs ; et ceux qui sont intérieurs. Dans cette première section, je discute de la façon dont ces appels résonnent avec ceux de la vocation chrétienne selon la perspective de Theobald.

Dans mon parcours comme écrivaine, j’ai reçu un appel singulier et persistant depuis mon tout jeune âge. J’ai commencé à raconter des histoires chaque nuit à ma sœur, en réponse à un appel au secours :

Un enfant voit un fantôme dans la nuit et elle est terrifiée. Elle se déplace dans la chambre de sa sœur aînée et dort sur un lit de camp sous le lit de sa sœur pendant les trois années suivantes. La sœur aînée, qui a huit ans, commence à lui raconter des histoires. La première exigence est de mettre fin à ses larmes (Annotation 23).

Un an plus tard, j’ai commencé à écrire tous les jours dans un journal et à treize ans, j’ai affiché le titre A writer and a poet sur la porte de ma chambre : c’était l’avenir particulier auquel je m’engageais. À l’âge de quatorze ans, j’ai publié pour la première fois. Ce désir d’écrire ne s’est jamais éteint. L’appel, dans le sens singulier, est donc déjà une donnée que je ne remets pas en question. Il est persistant et continu depuis des décennies, déclenché par ma sœur qui criait mon nom et confirmé encore une fois quarante ans plus tard par ma communauté croyante, dans un discernement commun de vocation, où la phrase qui m’est rattachée est « une raconteuse à l’écoute » (Annotation 151).

Dans son parcours des appels prophétiques dans les Écritures, Theobald note que les prophètes sont appelés par leur nom. Notre nom est « l’élément de la langue qui se trouve le plus près du mystère absolument singulier de chacune de nos vies » (Theobald 2010 : 31). Dieu parle à la fois à notre singularité absolue et à notre lignée historique, familiale et sociale. Cet appel « nous convoque à rejoindre notre propre mystère, mystère qui nous constitue en un être unique et qui nous dépasse pourtant infiniment » (Theobald 2010 : 32). Selon le théologien et romancier Pierre-Marie Beaude, une création se distingue par l’expression d’un désir de cette singularité. Le matériel de l’écriture « ne trouve finalement de cohérence qu’au nom de la singularité d’un désir qui prend corps par ce travail » (Beaude 2003 : 160). Comme nous l’avons vu au chapitre 2, la persistance de l’appel à la vocation était évoquée par Jean-Jacques Olier : il est un mouvement de l’âme qui est portée « par empire, par état et consistance immuable en son fond […] la disposition et

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l’inclination pour cet état demeurent toujours les mêmes » (Olier 1856 : 21).

Les appels à écrire sont persistants, mais proviennent-ils réellement de Dieu ou sont-ils simplement des « démangeaisons », comme l’a écrit De Rougement (Ackermann 1996 : 1108) ? Est-ce que c’est plutôt la Muse qui appelle ? La vision romantique de la création littéraire veut qu’une œuvre soit déclenchée par la Muse, qui nous arrive au hasard, comme un éclat de tonnerre. Pour ne pas perdre l’élan mystérieux de l’inspiration, il faut courir à un ordinateur ou saisir un crayon pour éviter que cette magie éphémère ne soit perdue à jamais.

Examiner les origines des textes ici présentés était révélateur. Tout au contraire de cette vision romantique, le travail oblige souvent à respecter un engagement : envers les enfants (Annotations 23, 25), la maison d’édition (Moose in Flames), l’échéance d’un journal (Love Getting Real), l’attente des jeunes de l’église, et de ma fille, qu’on produise une pièce de théâtre à Noël (The Tail of the Holy Chickens) ou pour faire une mise à jour à l’entourage d’une femme agonisante (Six Days in September). La banalité de ces appels, venant de tous les côtés, correspond aussi aux observations de Theobald sur les appels bibliques : ils ne sont pas toujours des drames bruyants. Toutefois, je ne peux pas confondre l’appel à écrire avec un besoin d’argent :

J’avais enlevé toute une journée de travail pour écrire un article (qui ne paie rien) et pour faire de la théologie pratique (sur la pratique d’écrire cet article). Ce que je fais actuellement (en ce moment même) (Annotation 235).

Mon gagne-pain est la traduction et la révision, et non, en général, l’écriture. Je ne suis donc pas parmi les « mercenaires » dont parle Olier, « qui ne recherchent [les vocations religieuses] que pour s’enrichir » (Chaillot, Cochois et Noye 1984 : 21).

En dépit de mes interrogations existentielles sur la source de ces appels, ils témoignent du fait que, bon gré mal gré, je suis convoquée de tous les côtés : par un enfant, un comité de rédaction, une maison d’édition, une faculté de théologie ou une église. Il y a ici une correspondance avec les signes d’une vocation chrétienne chez Theobald : une articulation entre l’écoute intérieure de l’appel et le discernement fraternel et ecclésial (Theobald 2010 : 14).

Toutefois, les communautés de croyants, qui agissent comme transmetteurs d’appels aux

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agents pastoraux, aux servants d’autel, et même aux musiciens, lancent rarement des appels aux écrivains, sauf pour produire des comptes rendus pour les réunions paroissiales. On peut espérer qu’un jour les communautés ecclésiales intégreront mieux les arts et deviendront ainsi des passeurs de la vocation littéraire chrétienne.

Au contraire, c’est la création littéraire, par des choix pratiques stylistiques, qui peut ramener la communauté croyante à des vocations issues de leurs propres expériences de Dieu. Le simple choix du pronom, par exemple, agit dans ma pratique comme une mise à l’épreuve des énoncés trop éloignés de l’expérience. L’annotation ci-dessous commente un article qui commence : « I am a stranger. I have never lived in a place where I wasn’t noticed as an outsider by the way I speak or look. I now live in a place where most of the people around me speak a language that is not my own, yet it is my home. I have been thinking about being a stranger in one’s own home recently, since the suicide of the 15- year-old Marjorie Raymond in Sainte-Anne-des-Monts » :

Dans les 5 premières lignes, le mot « je » apparaît 5 fois […] Est-ce égoïste ? Que non ! J’ai appris en écrivant une réflexion biblique mensuelle pour un journal […] que « je » est mieux qu’« on » ou « nous ». Cela m’a forcée à rester proche de ma propre expérience — de la vérité que je connais et non des vérités non expérimentées. C’est très scientifique, tu vois : les données reproductibles, mesurables et empiriques. Dès que je m’écarte de cette règle, mes propos perdent leur crédibilité (Annotation 216).

Selon Rahner, si la théologie devient trop objective, c’est-à-dire si elle s’éloigne de la relation personnelle et spirituelle entre la personne et Dieu, elle n’est plus valide (Rahner 1990 : 24). Selon lui, la fiction peut agir comme passeur à la vocation chrétienne, mieux que la théologie contemporaine. Il parle d’une théologie mystagogique, c’est-à-dire qui traduit l’appel de Dieu vers la subjectivité humaine. Par exemple, un roman de Graham Greene, romancier catholique anglais, ne peut pas directement transmettre une expérience religieuse comme telle, mais s’il évoque ma propre expérience du religieux, il a transmis une réalité que la théologie réflexive, conceptuelle et rationnelle ne peut accomplir.

J’ai donc tenté d’identifier les appels qui venaient de l’extérieur, mais un appel à écrire sur un sujet particulier vient souvent de l’intérieur. En ce sens, mon expérience chevauche les deux côtés du débat soulevé par Lahitton sur la nature de la vocation : attraction intérieure ou appel extérieur (Hahnenberg 2010 : 85) (voir le chapitre 2). Lorsque je recueillais les

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textes pour ce projet, j’étais surprise de constater que le thème central de la plupart des écrits de ces quatre ans de doctorat (textes qui sont écrits en réponse aux appels extérieurs, décris ci-haut), et recueillis ici, était une vocation, soit la question de ma thèse. Comme si le sujet m’appelait, malgré moi.

Les textes abordent la concurrence que se font mes multiples vocations : de mère, d’épouse, d’hôte, d’engagée dans la communauté de foi, de cultivatrice. Ils traitent de la nature de la vocation, souvent en la poussant à l’extrême. Dans The Kiss, par exemple, la vocation de Judas est de trahir Jésus. Les textes explorent la perte de la vocation et parfois aussi la vocation de perdre : dans Word Thief une femme commence à perdre sa mémoire, outil de sa vocation. Looking for Work est un poème qui parle de la différence entre l’emploi et la vocation. Un autre poème traite de l’exclusion sociale qui vient avec l’appel à côtoyer les plus pauvres (My Home will be Your Home) :

Will I bargain my life for you Be among the broken things Sheltering among your wings? A guilty gambler on the stands Wagering with empty pockets.

Les appels intérieurs à écrire les textes étaient aussi pour confronter une décision (My Home Will be Your Home), explorer (et prolonger) une vague de joie (On Sleeping Between Contractions), ou comprendre les sources d’inspiration (Inspired). Ils explorent les expériences fondatrices de la vocation (The Kiss, Subgenera) et l’expérience de confirmation de la vocation (Six Days in September) :

Je me désespérais de n’avoir rien écrit pendant des semaines, tandis que, pendant toute cette période, j’observais et j’écoutais attentivement [...] et finalement je veillais chaque nuit pour écrire un petit paragraphe avec une densité très délibérée. Je savais qu’on attendait mes courriels avec impatience. Voilà comment j’ai constaté qu’écrire pour moi est une activité tellement innée que je ne la reconnais pas suffisamment (Annotation 251).

La fabrication d’un récit qui est vrai et qui se tient est souvent pénible. On avance lentement et on a parfois l’impression de lutter contre un ennemi. Je raconte mon travail pour terminer un livre :

Chaque jour était comme une ronde de lutte, tu subis des mises à terre, ou bien

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tu fais bien tomber tes idées. Tu te lèves chaque jour pour recommencer le combat, et tu essaies chaque matin d’être aussi légère sur tes pattes, pour écrire encore de belles phrases et mettre les idées ensemble, pour trouver le vocabulaire dont tu as besoin (Annotation 68).

Si c’est Dieu qui m’appelle à écrire, je n’entends pas toujours ce qu’il veut dire. Pourquoi ne me donne-t-il pas les paroles plus directement, comme il les a données à Moise et aux prophètes ?

J’explore ce silence du Verbe dans Inspired (Annotation 30 et 31) : « Si nous, hommes, cessons de “parler homme”, nous n’entendons pas Dieu […] dans les deux bibliothèques des deux Testaments [...] celui qui se tait, c’est le Verbe de Dieu. La multiplicité parle et le Verbe se tait » (Beauchamp 1987 : 23, 68). Je ne peux plus trouver la réponse à mes interrogations dans mes récits antérieurs. Dans chaque nouvelle situation, je suis appelée à écrire pour redécouvrir la vérité et partager cette nouveauté avec les autres.

Ces appels intérieurs m’ont démontré que la création littéraire est ma façon habituelle de chercher à comprendre, c’est-à-dire que, souvent, l’appel à écrire prend la forme d’un questionnement intellectuel, existentiel ou moral, d’un choix qui se présente, d’une peine qui ronge. On peut aussi le voir autrement : Dieu m’appelle à me tourner vers mes expériences intérieures, non pas pour les réponses, mais pour que je m’approche de celui qui m’accompagne, comme Jésus sur le chemin d’Emmaüs. Ce n’est pas par les explications des Écritures que les apôtres ont reconnu Jésus. Ils l’ont reconnu plutôt lorsqu’il rompt le pain : C’est un détail, un simple geste quotidien, et aussi le symbole le plus signifiant et le plus puissant de tous. Reconnaître et interpréter de tels détails est un travail littéraire. Peut-être le désir d’écrire est moins une démangeaison que cette simple soif de ressentir de nouveau cette présence à mes côtés, de m’approcher de celui qui m’appelle.

Or, cette intuition que le message est moins important que celui qui appelle résonne avec le discours de Theobald. Il note que le mot entendre et croire sont identique, dans la tradition biblique, et que l’obéissance à l’appel signifie entendre l’autre s’adresser à soi, et lui répondre librement. Si notre premier réflexe est de nous intéresser à ce que nous entendons, « nous risquons de passer à côté de l’essentiel. […] Celui qui croit reconnaît d’abord “quelqu’un” d’autre, au moment même où il l’entend parler » (Theobald 2010 : 28).

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Cet appel intérieur à la création littéraire peut être compris comme une sorte d’exercice spirituel pour développer notre vocation humaine. Rappelons que selon Platon, la poïesis est un moyen de l’évolution spirituelle : elle est le produit de l’amour (relié au dialogue), de la culture de la vertu et les connaissances pour l’âme (Kraut 1996 : 346). Les Anciens, dont Marcus Aurèle, prônaient l’écriture d’un journal, ou hypomnemata, et une panoplie d’autres exercices (plus tard appropriés par le christianisme à des fins différentes) qui constituent la formation philosophique (Davidson 1990 : 475-482). Ces exercices formaient certes la pensée, mais aussi l’humanité de la personne. La formation veut créer non seulement des savants, mais aussi des sages, c’est-à-dire qu’elle éduque la personne pour sa vocation humaine (Hadot 1981 : 230). Ces exercices mettaient en œuvre l’imagination et la rhétorique pour redécouvrir l’émerveillement de la première découverte du monde et apprendre une maîtrise de soi. De cette manière, on génère et active une façon de vivre et de percevoir en opposition au monde avec ses fausses valeurs de richesse, de plaisirs et d’honneurs.

Toutefois, Théobald souligne aussi que la vocation chrétienne n’est que pour notre développement spirituel personnel, mais qu’elle est donnée d’une manière radicale pour les autres.

2 Une vocation pour les autres

La vocation à laquelle nous sommes convoqués, selon Theobald, « n’existe qu’en étant transmise à l’autre » dans tous les choix (72). Il s’agit de « se mettre, et de mettre ce qu’on a reçu d’unique, au service des autres » (Theobald 2010 : 95). Nous venons de voir comment les appels, singuliers et multiples, extérieurs et intérieurs, se manifestent dans mon expérience de la création littéraire, et dans quel sens ils sont au diapason avec les conceptions de l’appel à la vocation selon Theobald. Cette deuxième section discute de la manière dont la vocation de la création littéraire peut être une vocation pour les autres. En plus, ajoute Theobald, il faut avoir le souci de la dernière brebis. Je considère comment l’appel peut être au service de la communauté croyante ou au service des lecteurs et j’explore la pratique littéraire qui peut devenir, au contraire, un service de soi. J’examine une qualité essentielle à la pratique de la création littéraire, l’oubli de soi, comme élément essentiel de la vocation chrétienne et son rapport avec le décentrement nécessaire pour

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soumettre la vie examinée à ses convictions (Williams 2009 : 242-243).

2.1 Pour la communauté croyante

C’était évident que ma profession était pour les autres, dans un sens, car elle me permettait de nourrir ma famille. D’autres appels non littéraires concurrents dans ma vie semblaient de prime abord reçus pour les autres également. Est-ce que l’appel à écrire est pour la communauté croyante ? Par exemple, écrire une pièce de théâtre pour les jeunes de la paroisse, ou écrire une chronique pour un journal diocésain, est évidemment pour les autres, même dans le sens très circonscrit entendu par Jean Paul II : « Toute vocation chrétienne vient de Dieu, est don de Dieu ; mais elle n’est jamais donnée en dehors ou indépendamment de l’Église » (Jean Paul II, Pastores dabo vobis 1992 : no 96). Toutefois, si l’on veut être disciple dans l’école du Christ, suivre ses pas exige aussi qu’on perce les limites d’une pensée trop étroite ou exclusivement ancrée dans la communauté croyante. Ceci peut provoquer un scandale dans la conformité sociale ou morale. Dans mon expérience d’écrivaine, est-ce que la corde est parfois raide entre jouir d’une « liberté normale » (Concile Vatican II, Gaudium et spes 1965 : no 62, § 4), et provoquer un scandale non justifié ?

Dans ma pratique, j’ai rarement fait l’expérience d’une autorité religieuse ou littéraire contraignante.1 Mon appartenance aux communautés croyantes me rend responsable de mes actes, mais je ne demande pas d’approbation, j’assume cette comptabilité moi-même et j’impose mes propres contraintes. Par exemple, The Tail of the Holy Chickens traite de la nativité d’une manière assez outrancière :

Je suis toujours un peu stupéfiée par la représentation du Dieu qui imprègne Marie. « Le Saint-Esprit viendra sur toi, il va jeter son ombre sur vous, l’ombre du Très Haut sera sur vous », et les représentations de la colombe. Qu’est-ce qui s’est vraiment passé ? Qu’a-t-elle ressenti ? Pourquoi une colombe, pourquoi pas une autre espèce d’oiseau ? Alors j’ai choisi que l’Esprit saint soit un poulet cette fois, et à l’origine il s’agit d’un seul poulet dans le texte. Mais alors deux enfants se sont présentés pour la pièce, âgée 4 et 5 ans, qui se collaient l’une à l’autre et qui ne voulaient pas prononcer des textes, mais qui étaient enchantées

1 Un éditeur (Conrad Black) a refusé de publier un de mes articles (sollicité par sa revue Saturday Night) sur un prêtre qu’il considère comme apostat, à moins que je ne le révise – ce que j’ai refusé de faire. Cet article n’est pas dans le corpus retenu.

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d’être parmi nous. On s’est alors demandé pourquoi ne pas représenter l’Esprit saint par deux poulets ? (Annotation 42)

Le message évangélique n’est pas occulté dans le texte et ce sont les enfants qui assurent son passage malgré tout :

Un autre endroit sérieux : lorsque les bergers parlent de leurs peurs et se demandent comment un bébé pourrait les sauver de leurs craintes. Cela m’étonne chaque fois qu’ils le jouent avec beaucoup de gravité (Annotation 58).

Si je juge que les comédiens, dans leur interprétation, se comportent d’une manière offensante (ce sont des adolescents, parfois turbulents), je les réprimande, mais c’est rare :

À la dernière minute, les bergers ont pris le contrôle de leur texte pour le réécrire, se dépeignant comme des drogués et plus précisément les deux personnages principaux du film Bill & Ted’s Excellent Adventure, une référence culturelle qui échappe certainement à la congrégation entière, sauf pour quelques adolescents amenés contre leur gré par leurs parents. Ils étaient très drôles, réagissant à l’« excellent chant glorieux » et riant impitoyablement des citoyens de Bethléem (Annotation 57).

J’assume aussi la responsabilité d’être inclusive dans la désignation des rôles, responsabilité qui est selon moi aussi importante que le texte et son interprétation pour passer le message de l’Évangile :

Les bergers communiquent avec les anges à l’aide d’un téléphone portable. Deux des anges étaient un père et un fils dont l’un a le syndrome Asperger et l’autre est autiste. Ils ont dansé à côté de la scène pendant la majeure partie de la pièce, habillés en costumes d’anges avec des guirlandes dorées autour de leurs têtes, les robes blanches et des ailes fabriquées avec des collants blancs tendus sur des cintres et accrochés aux dos à l’aide des bandes élastiques. Le fils a été ravi de danser avec son père et de tenir un téléphone portable (Annotation 57).

S’il y a bel et bien des membres de la communauté qui jugent que la pièce s’écarte trop de l’Évangile, je ne les ai jamais entendu s’en plaindre. Je connais bien la communauté, je l’aime, elle est ouverte envers les jeunes et elle a mis sa confiance en moi.

La liturgie (anglicane et catholique romaine) et les Écritures sont les textes qui ont nourri ma foi et peut-être imposent-ils des limites doctrinales dont je suis presque inconsciente. Toutefois, la tradition agit parfois comme une contrainte féconde, comme les balises

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traditionnelles de la grammaire ou du style : elle constitue un chez-nous dans lequel on devrait pouvoir jouer librement. Tout comme les genres musicaux, elle fournit un encadrement à la créativité qui est plus encourageant que contraignant. Lorsque ce n’est plus le cas, nous sommes confrontés à un malentendu qui doit être dépassé pour que le message évangélique se transmette. Selon Theobald, le message de l’Évangile doit être renouvelé à chaque génération. Si la communauté croyante n’est plus l’espace hospitalier qui permet au tout-venant de trouver son unicité et ultimement sa propre vocation, c’est l’écrivaine chrétienne, dont la vocation littéraire est de dépasser les limites pour s’approcher de la vérité de nouveau, qui peut se trouver appelée à devenir passeur. Il est possible qu’elle soit rejetée et exclue dans cet affrontement. Nous devons apprendre à gérer la tension de la corde raide entre la « liberté normale » et le service à la communauté croyante.

Il ne faut pas oublier pour autant que la tension entre notre liberté d’expression et la communauté croyante est une toute autre chose que la tension entre notre autonomie et la volonté de Dieu. En effet, comme nous avons vu dans le deuxième chapitre, Rahner a expliqué que notre disposition à nous conformer à la volonté de Dieu ne varie pas en proportion inverse avec notre autonomie, mais en proportion directe (Hahnenberg 2010 : 133). Dans le Book of Common Prayer, la Prière pour La Paix l’exprime ainsi : « O God […] whose service is perfect freedom » (General Synod of the Anglican Church of Canada 1962 : 11). La phrase vient d’une prière patristique du Ve siècle : « cui servire, regnare est ». C’est un constat mystique, mieux compris comme une métaphore, ou comme un malentendu qu’on ne devrait pas dépasser. On y reviendra plus tard.

2.2 Pour les lecteurs

Je passe maintenant à mon expérience de la vocation littéraire pour les autres lorsque l’autre en question est beaucoup plus éloigné et n’est pas sous l’égide immédiate d’une communauté, mais dont le rejet peut être tout aussi pénible : le lecteur.

Dans un sens, c’est évident que la vocation littéraire n’existe qu’en étant transmise à l’autre, car tout écrivain rédige pour un lecteur, un autre. La volonté d’écrire exprime un désir de communiquer. Dès qu’on met des mots sur une page, on les destine en principe aux autres, même si en l’occurrence on ne les lit jamais. Dans cet ordre d’idées, l’écrivain a des

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responsabilités envers ses lecteurs, il leur doit son respect, sa fidélité et même son amour — mots qui font écho à la théologie d’une vocation donnée pour les autres. Ces responsabilités relationnelles se traduisent dans les décisions techniques ou stylistiques. Dans une annotation de Love Getting Real, je décris une décision de style en rapport à la confiance dans le lecteur. Je m’adresse à lui :

J’ai décidé que je ne veux pas marteler sur ce point. 1. J’ai confiance en toi, je sais par expérience que tu lis assez attentivement (et assez lentement), que tu peux faire par toi-même toutes ces associations dans ta tête. 2. Tu vas avoir le sentiment de les avoir aperçues toi-même et tu vas penser que tu devrais être félicité (Annotation 239).

Cette relation de confiance doit aller dans les deux directions. La romancière Margaret Atwood contemple ce que les enfants attendent d’une bonne histoire :

They want their attention held … they want to feel they are in safe hands, that they can trust the teller. With children this may mean simply that they know the speaker will not betray them by … mixing up the heroes and the villains. With adult readers it’s more complicated than that, and involves many dimensions, but there’s the same element of keeping faith. Faith must be kept with the language … with the concrete details of locale, mannerism, clothing, with the shape of the story itself … If there’s promise held out, it must be honoured (Atwood 2005 : 92-93).

Malgré le fait qu’Atwood parle des attentes narratives très techniques, les mots qu’elle utilise jouent aussi sur un tout autre registre : faith, trust, promise, honour. Voilà une résonance entre chaque décision de style et une pratique « pour les autres ».

Les mots utilisés par Atwood suggèrent une lourde responsabilité morale, envers une personne que, en toute probabilité, l’auteur ne rencontrera jamais. Ce qui est dissonant dans une relation personnelle avec l’autre, c’est que si l’on trahit le lecteur dans ses attentes, il va arrêter tout simplement de lire. Le seul lien qu’il possède avec l’auteur est son attention : si l’auteur le perd, son lecteur ne lui doit aucune loyauté. Le lecteur peut se sentir trahi, mais ce n’est pas une trahison comportant de lourdes conséquences, de blessures, ou de perte de confiance qui déformera la vie du lecteur. Toutefois, pour un auteur, être fidèle au lecteur est une question de vie ou de mort. D’ailleurs, même si sa fidélité est inébranlable, son style, impeccable et son livre, accepté par la maison d’édition la plus renommée, si le lecteur ne le lit pas, sa réponse à l’appel n’a pas été au service des autres. Elle tombe dans

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le vide. En ce sens, il est comme le pêcheur qui travaille toute la nuit, mais qui ne contrôle pas l’élément le plus déterminant de la réussite de sa pratique. Theobald touche à cette expérience, qu’il contraste avec celle où l’autre perçoit que notre parole vient de loin :

Nous ne sommes jamais à la place d’autrui et nous n’avons aucune assurance de ce qu’il peut ou non entendre, de ce qui est bon ou non pour lui au moment où on le dit. Cette expérience nous renvoie à Celui qui nous autorise à prendre la Parole (Theobald 2010 : 29).

Ces relations de fidélité et de confiance mutuelle entre l’auteur et le lecteur, l’expérience de notre parole qui tombe dans le vide et la sensibilité aux déterminants de la relation qui sont hors notre contrôle méritent d’être explorées davantage dans le contexte d’une théologie de la vocation donnée pour autrui.

2.3 Pour éveiller l’empathie

Certains proposent que la vocation littéraire soit pour les autres indirectement : en amenant le lecteur à se mettre dans la peau des personnages, l’auteur augmente la compassion. Adam Smith dans The Theory of Moral Sentiments écrit que la source de notre solidarité avec les misérables est mobilisé par « changing places in fancy with the sufferer » (Wood 2008 : 172). Quant à la romancière George Eliot, dans un essai sur le réalisme allemand, elle précise que :

The greatest benefit we owe the artist, whether painter, poet or novelist, is the extension of our sympathies … Art is the nearest thing to life; it is our mode of amplifying experience and extending our contact with our fellow-men beyond the bounds of our personal lot (Wood 2008 : 171).

L’empathie que la littérature suscite chez le lecteur peut cependant mal tourner. Dans son roman Lolita, Nabokov avait l’intention d’amener le lecteur à s’identifier au personnage — un pédophile — et donc à compatir avec lui, bien que faisant partie des plus méprisés de la société. Nabokov a eu trop de succès : les lecteurs se sont si bien identifiés avec le pédophile que le mot lolita en anglais est devenu le synonyme d’une jeune fille séductrice. L’œuvre est parfaitement réussie, un chef-d’œuvre du point de vue de la création littéraire, mais est-ce bien au service des autres ? On peut avoir de l’inspiration, une bonne intention et une rigueur attentive aux questions de style, mais on ne peut pas contrôler comment les lecteurs se serviront de l’œuvre. « Cette vertu de fascination », écrit Derrida au sujet de

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livres, « cette puissance d’envoûtement peuvent être — tour à tour ou simultanément — bénéfiques ou maléfiques » (Bouvier 2012 : 132). Comme l’a dit Tillich, le pouvoir de représenter les choses ordinaires comme étranges et mystérieuses comporte une qualité quasi démoniaque et les conséquences sont hors de notre contrôle : « Genuine symbolic power in a work of art opens up its own depths, and the depths of reality as such » (Tracy 2005 : 209). La responsabilité pour un texte dit maléfique ne peut pas être éludée simplement par l’évocation de l’autonomie de ce texte une fois rendu public ; ce n’est tout simplement pas une défense adéquate. Nous sommes responsables. Comme mentionné précédemment, une bonne écriture n’est pas synonyme du fait d’être une bonne personne, même si on a une capacité admirable à susciter l’empathie ou la compréhension chez l’autre. Le bon et le mal, mots utilisés pour juger d’un texte réussi ou non, ne semblent pas du même ordre que le bon et le mal existentiels, ils ne semblent pas remonter à une seule et unique moralité.

Selon mon expérience, si je suis attentive (et nous allons discuter plus tard de la qualité de cette attention), des moments de puissance symbolique démystifiant la réalité ultime apparaissent, pour moi autant que pour mes lecteurs, et semblent confirmer ma vocation. Dans cette annotation, je parle d’un faucon qui est arrivé quelques moments avant la mort d’une amie et qui est devenu la fin d’un épisode douloureux pour ses proches :

C’était aussi et simultanément un miracle pour moi comme écrivaine — le faucon me donnait la fin de mon récit, mais une fin qui ne termine pas. Il me permettait de lâcher prise de mon histoire, ayant trouvé un sens, un sens qui s’exprime non dans les termes abstraits ou religieux laborieusement confectionnés, mais dans l’image du faucon et du fait simple qu’il est arrivé à ce moment précis. C’était un double miracle où les deux mondes, le monde de la réalité et le monde narratif se rejoignent (Annotation 253).

2.4 Une vocation qui blesse l’autre

Si la réception par les lecteurs anonymes et inconnus est difficile, voire impossible, à gérer, la relation avec ceux qui peuvent aussi être les sujets de nos créations littéraires soulève la question de l’impact de l’œuvre sur l’autre. Évidemment dans la non-fiction, mais aussi dans la fiction, où les personnages sont inspirés de vraies personnes qui sont parfois reconnaissables :

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Joel a certaines caractéristiques de quelqu’une qui m’est proche. [...] Elle va la lire et se sentira peut-être trahie. Je devrais lui expliquer que je ne veux pas qu’elle se noie dans un ruisseau. Mais est-ce suffisant ? (Annotation 164)

À quel point est-il acceptable de révéler ses secrets ou ses faiblesses ? Dans un autre livre auquel j’ai contribué, j’ai écrit une description divertissante d’une personne, mais qui pouvait aussi être blessante pour elle. J’ai décidé qu’aussi amusante fût la description, elle ne valait pas la douleur qu’elle pourrait occasionner à la personne décrite et j’ai demandé à l’éditeur de l’enlever avant la publication. Contre mon gré il l’a laissée dans le livre. J’ai demandé pardon à la personne, mais cela me hante toujours. Dire quelque chose de mal de quelqu’un peut être mesquin, mais le publier signifie le graver dans l’histoire avec permanence, avec une autorité ineffaçable.

Susan Musgrave, poète canadienne, écrit dans Moral Quicksand que les écrivains sont, par nature, les pillards de la vie privée. Ce qu’ils écrivent peut déranger les autres : « Si vous publiez votre travail, ils peuvent se sentir profondément trahis » (Musgrave 2010). Anne Roiphe, romancière américaine, se justifie ainsi : « Si vous laissez quelques sentiments blessés au long du chemin de la fiction, et alors ? Des milliers sont morts pour construire les chemins de fer. Des millions sont mutilés et blessés dans les guerres […] pour créer un monde meilleur » (Roiph 1988) (Annotation 164).

Voilà que certains essaient de se convaincre que leurs romans pourraient être au service du monde, autant qu’un chemin de fer ou une guerre contre l’injustice, malgré les dommages collatéraux. Or, créer de la littérature est foncièrement élitiste et peu pratique. Elle ne guérit pas directement la maladie, ni ne combat l’injustice, ni n’est lucrative. On ne peut même pas en faire assez d’argent, normalement, pour soutenir des œuvres philanthropiques. La plupart de ceux qui se consacrent à la création littéraire, dont moi-même, doivent vivre avec une honte tantôt insoutenable, tantôt supportable, surtout les croyants :

Et à la différence de Christopher Hitchens, l’écrivain et polémiste du mouvement athée qui avoue que l’écriture doit primer sur tout, je mets ma famille avant mon écriture. J’aime accueillir les visiteurs. Je crois fermement à la valeur de mes engagements communautaires. Côtoyer les pauvres dans leur vie (à ce moment-là, c’était les réfugiés) est non seulement essentiel à toute vie de foi, selon moi, mais m’apporte beaucoup. Mais en même temps, j’ai besoin d’écrire pour avoir la vie, et l’avoir en abondance (Annotation 151).

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La création littéraire ne nourrit pas les pauvres, ne donne pas à boire à ceux qui ont soif, ne donne pas un abri à ceux qui n’en ont pas — elle n’enseigne même pas à lire aux analphabètes. D’autant plus que la vocation chrétienne exige non seulement qu’on se consacre aux autres, mais aussi qu’on mette les pauvres au premier rang (Luc 4,16-21). Selon Theobald, un des critères fondamentaux de la vocation chrétienne est le souci de « la dernière brebis » (Theobald 2010 : 171).

2.5 Pour la dernière brebis

Et si les écrivains se donnaient le devoir d’éduquer les riches et les lettrés pour qu’ils aient le souci des pauvres ? Ou s’ils créaient des œuvres littéraires destinées aux plus vulnérables, comme le recommande Simone Weil : « Dans l’ensemble, sauf exception, les œuvres de deuxième ordre et au-dessous conviennent mieux à l’élite, et les œuvres de tout premier ordre conviennent mieux au peuple » (Weil 1949 : 53) ? Autrement dit, la dernière brebis doit non pas être le sujet de nos textes, mais le lecteur lui-même. Je m’efforce de rendre mes idées le plus accessibles possible et de ne pas écrire dans un style qui n’attire pas indûment l’attention envers lui-même ni n’est compréhensible uniquement des élites. Dans cette ère du numérique, la lecture de livres semble devenir une corvée pour les jeunes et les pauvres. Les œuvres littéraires ont-elles encore une pertinence pour la dernière brebis ? La question se pose. J’ai d’ailleurs fourni un effort avec le livre Daisy and the Donkey Church en me disant que malgré cette mutation culturelle, les parents en général lisent encore des histoires à leurs enfants. Dans un monde où les peuples lisent de moins en moins, on se demande comment s’adresser aux plus pauvres, si une vocation littéraire peut devenir désuète et s’il faudra un jour y renoncer. J’ai réfléchi longuement à l’idée du passage ou du sacrifice de la vocation dans The Word Thief, dans laquelle une femme doit abandonner la vocation d’écrire parce que sa mémoire lui fait défaut :

Je vois beaucoup de mes amies qui perdent complètement la boussole lorsque leurs enfants quittent la maison. C’est clair que la vocation peut changer. Quel est le rapport de l’âge et des capacités avec la vocation ? Est-ce que la vocation est réduite lorsque nos capacités de la vivre sont réduites ? Ou est-ce que c’est comme la dignité — elle est inhérente, de la naissance jusqu’à la mort, sans égard à nos capacités ou à notre fonctionnement physique. Lorsque le pape Jean-Paul II était très vieux, il a réussi dans sa vocation mieux qu’à tout autre moment dans sa vie, à mon avis : dans ses audiences publiques, il démontrait toujours une dignité et une autorité, et donc il manifestait la dignité et l’autorité

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de toutes les personnes âgées, aussi faibles et vieilles soient-elles. Dans le monde de la politique ou du spectacle, les vieux sont perdus de vue, il n’y en a que pour les jeunes (Annotation 154).

Il se peut qu’une vocation, qui autrefois devait se manifester pour la gloire de Dieu, doive un jour se taire au nom de mieux servir les autres, comme les mineurs de charbon qui sont appelés à laisser les énergies fossiles dans le sol.

2.6 La vocation au service de soi

Il est évident que, loin d’être au service des autres, et encore moins de la dernière brebis, l’expérience du sentiment de puissance qui vient avec celui d’accomplissement, de réussite d’une œuvre peut détourner une vocation vers le service de soi, ou de l’ego, tel que vécu au tout début de ma vocation littéraire :

Avec l’expérience, elle apprend à faire une bonne fin. Elle sait que la fin est bonne quand elle entend un soupir satisfait, et puis le grincement du lit lorsque sa sœur se retourne et s’assoupit. Le conteur a le vertige du pouvoir (Annotation 23).

La publication peut aussi être l’occasion de ce « vertige de pouvoir ». La plupart des textes recueillis ici sont publiés (ou dans le cas de la pièce de théâtre, interprétée). Avec Daisy and the Donkey Church, par exemple, j’ai été étonnée de constater le respect, et même l’autorité, associé au livre : je me suis fait dire par plusieurs personnes qu’elles étaient fières de pouvoir rencontrer une vraie auteure, d’avoir ma signature dans leur copie du livre. Ils me traitaient avec déférence, par le fait que j’avais publié un livre avec des maisons d’édition connues ainsi qu’avec ma propre petite maison d’édition (Buzwah Books). L’enthousiasme autour des livres est le même, même sans la reconnaissance d’une maison d’édition connue et avant les critiques positives de la presse. J’ai aussi noté un respect démesuré pour la mise en scène d’une pièce de théâtre, même si l’interprétation était calamiteuse (voir Annotation 58). Ce respect pour le livre est disproportionné comparé aux sentiments des lecteurs envers les écrits sans reliure, dont le contenu est identique. On garde les livres précieusement, on ne les abîme pas et on les étale avec fierté, tandis qu’on jette les journaux dans la poubelle après les avoir lus. Cette autorité du livre remonte à ce que Derrida appelle notre « vieille civilisation du livre », qui elle-même a ses racines dans l’autorité de la bible, ou la « religion du livre », terme qui désigne le christianisme et le

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judaïsme au XIXe siècle (Bouvier 2012 : 135). Cette autorité comporte donc une responsabilité accrue, mais elle nourrit l’ambition et la vanité chez l’auteur et un sentiment de reconnaissance méritée. L’auteur risque de cultiver démesurément l’amour de soi, de célébrer dans une œuvre une image trop exaltée de sa propre personne. Le poète Christian Wiman écrit sur ces aspects profanes de son art dans My Bright Abyss : Meditations of a Modern Believer.

Ambition has the reek of disease about it, the relentless smell of the self, except for that terrible, blissful feeling at the heart of creation itself, when all thought of your name is obliterated and all you want is for the poem to be the means wherein something of reality, perhaps even something of eternity, realizes itself (Wiman 2013 : 45).

Le désir de se donner une permanence éternelle, ou de leurrer la mort, motive la réponse à l’appel de la création littéraire. Dans ma nouvelle The Word Thief, une femme découvre que son fils a jeté tous ses journaux intimes dans la poubelle. Il essaie de la convaincre que cette perte est une libération :

“Why do you need them?” he said.

“Because they’re mine, they are who I am!”

“Really?” he said, looking at her askance from inside some new psychological theory. “A bunch of old books is who you are?

Elle réfléchit :

She had hoped that before she died, she could write something about her life and show it to at least one person, only one, who would find it interesting and perhaps significant or even beautiful. The truth about her children, she now saw, was that they would never want to read it. She must let it all go, clip clip clip like Margaret’s pruning shears, and stop worrying that at the end of the pruning there might be nothing left at all.

L’ambition, la vanité de voir mon nom sur la couverture, le besoin d’être reconnue, la promotion de soi, la reconnaissance publique qui vient avec le statut d’auteure publiée et tous les autres moyens par lesquels j’essaie de devenir plus réelle risquent de déformer ma vocation littéraire en appel à me servir moi. Theobald ne s’étend pas longtemps sur les pièges et les potentiels de la vocation littéraire, à part une phrase ou deux sur Thérèse de Lisieux et « l’ambiguïté du travail d’écrire, qui demande toujours qu’on soit au premier

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plan » (Theobald 2010 : 241). Ce n’est pas la seule vocation chrétienne qui encourt de tels risques. Pour une personne appelée à la vie religieuse sont présentes les mêmes entraves : l’abus de l’autorité accordée par le milieu ; la conviction que tout lui est dû ; la vanité d’être au centre de l’attention et le mépris des autres, qui chez une personne de puissance peut ronger le désir premier qui était de les servir.

2.7 L’oubli de soi

Malgré ces tentations de détourner n’importe quelle vocation au profit de l’ego, tous ceux qui sont appelés à écrire connaissent également un oubli de soi aux moments les plus profonds du processus de la création. À ces moments, l’écrivain est loin de la vanité ou de l’ambition. Dans cette dernière partie de la section « un appel pour les autres », j’explore cet oubli de soi pour voir les résonances ou dissonances avec le « décentrement » décrit par Rowan Williams (Williams 2009 : 242-243).

L’attention aux détails de la vie et aux personnes qui deviennent le matériel de la création, le travail pratique et la prise de décision stylistique sont tous des outils pour s’approcher de cet aperçu éphémère de l’éternité, dans les mots de Christian Wiman, ou, dans l’image d’Anne Lamott, l’or que cherche le gamin. Ce n’est que dans cet oubli de soi que le miracle au cœur de la création se réalise. Dans le contexte de la création littéraire, Vladimir Nabokov le décrit ainsi :

It is a combined sensation of having the whole universe entering you and of yourself wholly dissoving in the universe surrounding you. It is the prison wall of the ego suddenly crumbling away with the nonego rushing in from the outside to save the prisoner – who is already dancing in the open (Nabokov 1980 : 378).

Comme dans l’accouchement, qui s’accomplit avec un effort énorme et pénible, mais qui exige aussi un consentement fondamental, je découvre de nouveau que je ne m’appartiens pas. Dans ces moments d’inspiration, cette « collision, ou collusion, du matériel avec l’Être », comme le nomme Christian Wiman, est le seul appel qui importe. Selon lui, si on ne l’entend pas ou on n’y répond pas avec tout ce que nous sommes, même les clameurs les plus bruyantes seront gâchées. Ainsi, dans ses meilleurs moments, la vocation littéraire est un consentement, et non une possession, et se situe à mi-chemin entre l’effort et l’attente. Weil contraste ce consentement avec l’idée moderne d’un soi qui est autonome, plus ou

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moins stable, et qui dispose l’univers autour de lui. D’ailleurs, cet oubli de soi est essentiel autant au plan spirituel qu’esthétique. Par la renonciation à notre position centrale, nous pouvons « discerner tous les points du monde comme étant des centres au même titre » et « s’éveiller au réel, à l’éternel, voir la vraie lumière, entendre le vrai silence ». Weil ne fait que deux pas entre cet éveil et l’amour du prochain : « C’est consentir au règne de la nécessité mécanique dans la matière et du libre choix au centre de chaque âme. Ce consentement est amour » (Weil 1966 : 109). Pour Simone Weil, ce qui nous permet d’expérimenter cet oubli de soi est l’attention. La création littéraire demande une attention qui nous apprend à dépasser notre égocentrisme naturel. Dans les mots de Theobald, l’attention dont parle Weil est l’écoute, dont la pratique littéraire est la place privilégiée : « Seul le récit peut nous le montrer, parce que lui seul peut parler concrètement des évènements les plus décisifs de nos vies » (Theobald 2010 : 32). Il démontre ailleurs comment le Nazaréen a enseigné, par son exemple, dans les deux ans de son ministère, une écoute et un oubli de soi, « une capacité d’apprentissage ou dessaisissement de soi au profit d’une présence à quiconque » (Theobald 2008 : 238). C’est l’écoute qui permet le décentrement, qui crée ensuite la possibilité d’un espace hospitalier dans lequel on peut inviter autrui à découvrir son unique existence, ou sa propre vocation.

Pour conclure, la pratique de la création littéraire n’est pas en soi pour les autres. L’attention particulière à ses propres perceptions et à la mise en scène du soi, qui sont nécessaire à la création littéraire, ainsi que le « vertige de pouvoir » qui vient avec la réussite, encourent toujours le risque de l’égocentrisme, au détriment des autres. En contrepartie, le travail acharné et l’attention à la collusion entre le matériel et l’Être peuvent permettre l’arrivée d’une présence hors de notre contrôle, l’oubli de soi et le décentrement ouvrant un espace pour que les autres se redécouvrent. La vocation littéraire n’a que des potentialités, pour le bien et pour le mal, comme pour toute activité humaine. Je dois accepter la différence entre qui je suis et qui je devrais être, et en même temps, essayer de toujours dire oui aux aperçus de la vérité, à la fidélité aux lecteurs, à l’attention qui mène au

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décentrement ou à l’oubli de soi, et de refuser l’inertie de l’esprit, la crainte et l’égoïsme.2 Il est possible qu’avec ce consentement, je sacrifie la vertu pour la vocation littéraire, je ne sais pas. Certes, je peux apprendre à repérer les résistances que « nous opposons à nos intuitions les plus profondes et les plus prometteuses » (Theobald 2010 : 39), mais me questionner sur la moralité de la pratique peut devenir d’une scrupulosité craintive ainsi qu’une entrave à la création :

Elle ne sait pas ce qu’elle va dire, jusqu’à ce qu’elle le dise. La peur, la terreur même de ne pas savoir ce qui va se produire est comme descendre une montagne en ski, ou naviguer dans une tempête, ou monter un cheval sauvage. La terreur est existentielle. Mais elle en vaut la peine, car ce qui peut émerger, si elle ose une telle liberté, si elle réussit à déjouer la surveillance vigilante de la police intérieure, vient d’ailleurs ; c’est quelque chose d’étrange, d’inconnu, de merveilleux (Annotation 38).

Il faut aller de l’avant et, comme l’écrit Simone Weil, « s’il était concevable qu’on se damne en obéissant à Dieu et qu’on se sauve en lui désobéissant, je choisirais quand même l’obéissance. »

3 Écouter la voix

Si la permanence et l’insistance d’un appel sont parmi les critères de la vocation chrétienne, la création littéraire les remplit amplement. Toutefois, la voix qui appelle est souvent bien cachée. Dans cette section, j’explore les observations sur ma pratique qui sont reliées à l’écoute. Je commence en revenant à cet élément de la vocation chrétienne selon Théobald et je discute ensuite des cachettes où je reconnais la voix.

Élie entend Dieu dans « la petite voix » (1 R 19 : 11-13), une voix réduite à presque rien. Dans la tradition de la vie religieuse, celles et ceux appelés à la vocation religieuse doivent

2 David Astor, éditeur de The Observer de Grand Bretagne de 1948 à 1976, écrit un code d’éthique pour ses journalistes qui inclut les principes suivants : « Treating opponents respectfully; opposing those who work up hatreds, but doing so non-violently; trying to understand people and to explain them to each other; valuing differences; not exaggerating your own case; avoiding over-dramatisation or enjoyment of the sensational; practising moral courage, particularly daring to stand up to ridicule, and showing respect for that in others; discouraging herd thinking, particularly among those ‘on our side’; religiously, pedantically respecting truth; honouring reason and its extension to the study of the overwhelmingly irrational in all of us; challenging taboos and legends, particularly those our sort of reader usually accepts; avoiding the cheap and the spurious … deliberately cultivating doubt and scepticism, but not cynicism; practising self-criticism – as liberals, as internationalists, as journalists – as well as dishing it out to everyone else » (Jack 2016).

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prendre un temps pour l’écoute, un retrait dans un endroit silencieux et écarté pour se consacrer à de longs moments de prière et de discernement. Ces espaces de silence sont nécessaires, selon Theobald, pour « affronter sa propre solitude […] et laisser émerger son intériorité, sans la fuir immédiatement. » Un débat intérieur se poursuit et après le bavardage entre tous mes soliloques solitaires, j’en arrive à un silence intérieur et « je commence à m’entendre en vérité, ma propre oreille et ma voix étant mêlées à celle dont je ne pouvais percevoir jusqu’alors » (Theobald 2010 : 60). Traditionnellement, l’Église a offert des lieux physiques pour la prière et le discernement : les maisons de retraite.

Écouter la voix qui appelle à la création littéraire et répondre en priorité demandent du temps, de l’écart et de la solitude. Or j’ai rarement pu m’écarter pour écouter l’appel, y répondre ou vivre ma vocation. Dans mes lectures sur la vocation en général, la question du temps, apparemment banale, ne se présente pas souvent, mais mes recherches pratiques démontrent que le temps est un enjeu important, à la fois problématique et porteur de nouvelles pistes de compréhension. Comment écouter la voix dans ce monde bruyant et sécularisé ? Dans cette section, je définis encore l’appel à écrire non pas comme un seul appel, une fois pour toutes, mais comme des appels multiples auxquels j’essaie de répondre au fur et à mesure que je les reconnais.

J’ai toujours l’impression que le temps consacré à l’écriture est volé, illicite. Malgré le fait que je travaille à plein temps, que je sois le seul gagne-pain de ma famille, et que j’aie des responsabilités envers ma famille élargie et envers la communauté de l’Église, je trouve du temps, où il se présente. À une occasion, c’était pendant un voyage aux funérailles d’un ami :

Je suis au 2e étage d’un Megabus qui m’emmène de Guelph en Ontario à Québec ; c’est une des situations typiques où je trouve l’occasion de faire de la théologie pratique. Très inconfortable, l’autobus pue, la suspension est lamentable, je n’ai pas d’espace pour écrire – […] Pas de table. Mais une prise, et du WiFi pour traduire des mots que je cherche avec WordReference. Et une belle journée ensoleillée (Annotation 11).

Ces moments pour écrire se trouvent dans les lieux cachés et les moments imprévus, comme si Dieu glissait les opportunités dans les endroits que je n’avais pas remarqués, les coins les plus poussiéreux et les plus oubliés de ma vie. Mon bureau est mon lieu de travail officiel, doté de toutes les technologies nécessaires. Il est un espace très hospitalier où on

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peut me rejoindre à tout moment par téléphone, courrier, courriel, texto ou simplement en frappant à la porte, ce qui rend impossible le travail de penser et d’écrire. J’écris donc dans le train (Subgenera), dans un poulailler (The Word Thief), dans les cafés (Tail of the Holy Chickens), à la table de la cuisine tard la nuit (Six Days in September) et même en maison de retraite, endroit officiellement consacré à trouver le silence intérieur dont Theobald parle (Hannah’s Story).

Jésus, avec sa sainteté hospitalière, a également fait face à ce problème. L’Évangile de Marc est un récit de sa poursuite par les foules, à un tel point que ses parents voulaient le kidnapper : « Et la foule s’assembla de nouveau, en sorte qu’ils ne pouvaient pas même prendre leur repas. Les parents de Jésus, ayant appris ce qui se passait, vinrent pour se saisir de lui ; car ils disaient : il est hors de sens » (Mc 3,20-21). Quelques jours plus tard, il trouva du temps, en se débarrassant même des disciples : « Il obligea ses disciples à monter dans la barque et à passer avant lui de l’autre côté, vers Bethsaïda, pendant que lui-même renverrait la foule. Quand il l’eut renvoyée, il s’en alla sur la montagne, pour prier » (Mc 6,45-6).

Faute d’une famille qui me kidnappera pour me fournir du temps pour écrire, ou d’autres raisons suffisamment convaincantes pour vaincre la honte de la création littéraire, c’est dans les failles, les brèches de la vie que ces moments se trouvent. Je vois ces occasions illicites, données gratuitement, comme des Actions de grâce qui confirment ma vocation d’écrivaine. Je suis toujours émerveillée que Dieu puisse étirer le temps ainsi, comme un élastique. Northrop Frye écrit que nous devrions passer nos vies en chant et en création, pour en effet nous sauver de l’aliénation de la panic of time :

Our one chance lies in expanding that interval, in getting as many pulsations as possible into the given time (Frye 2000 : 46).

Les lieux et les temps non officiels sont les derniers endroits où normalement on cherchera Dieu. Il y a ici un lien avec le concept du dépassement d’un malentendu, que Theobald voit comme un élément clé de la vocation. Chaque génération ou culture doit réinterpréter le mystère de Dieu pour le saisir dans leurs propres langues ou jeux de langage. Lorsque Samuel entend son appel, il court dans la chambre d’Eli (1 S 3,10), parce qu’il est habitué d’entendre sa voix qui l’appelle pour toutes sortes de raisons. Samuel est toujours à

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l’écoute, mais lorsque l’appel vient de Dieu, son ouïe et sa reconnaissance de la voix sont nécessairement entravées par ses habitudes. Dieu ne semble pas vouloir rentrer par la porte d’entrée, qui est trop surveillée et encombrée d’habitudes quotidiennes. Notre image de nous-mêmes se tient en vigile, exerçant le contrôle de l’accueil sur ceux qui veulent entrer. Une tout autre voix se prépare à se faire entendre dans les endroits insolites et non surveillés, un espace hospitalier pour utiliser la métaphore préférée de Theobald, où on est « appelé à s’exposer sans protection à Dieu et à se rendre vulnérable à ce qui advient » (Theobald 2008 : 40).

Si les voix qui appellent à la création littéraire sont plus reconnaissables dans les moments ou les lieux qui échappent aux contraintes de l’espace et du temps, c’est qu’on n’entend pas la voix directe de Dieu.

Truth does not take a detour around the central and impossible metaphor of the story of God become man. Truth plays close to the edge of the unsayable mystery of the Word became flesh, the incarnation. But it does not speak it. None of the Gospels are written by Jesus. They are written by his friends, whose powers and abilities God trusted (Inspired, chapitre 4).

Ces passeurs sont les personnes qui nous transmettent la voix de Dieu. Theobald s’inspire d’Élie qui discerne l’appel de Dieu adressé à Samuel et apprend à l’enfant à s’adresser à Dieu. Grâce à lui, l’enfant qui écoute devient un homme qui parle (Theobald 2010 : 24). Le passeur est celui qui « conduit l’autrui vers sa propre existence, lui passant une clé qui lui permet d’ouvrir sa propre porte intérieure » (Theobald 2010 : 33). Christ est le passeur exemplaire, qu’on veut imiter et suivre, comme les enfants imitent leurs parents et puis les quittent (Lc 9,61 ; Gn 2,24), pour engendrer d’autres espaces d’accueil. « Il offre à qui le suit ou qui l’imite d’aller au bout de leur propre chemin » (1 Th 2,3-12).

Dans ma pratique littéraire, non seulement des personnes importantes et des mentors agissent comme passeurs, mais les œuvres d’autres écrivains jouent aussi ce rôle. L’influence de douzaines de lectures (livres, articles, journaux) et de diffusions audio (podcasts, émissions de radio) s’est faufilée dans les textes et leurs annotations. Ces influences sont de plusieurs genres : les Écritures (Les Actes des apôtres, dans The Kiss), les livres d’enfant (Harry Potter dans The Tail of the Holy Chickens) les hymnes (How Can I Keep from Singing, dans My Home will be Your Home) et les articles de journaux (Le

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Journal de Québec dans Embracing the Gift of Strange).

Dans l’article Embracing the Gift of Strange seul, faisant moins de 600 mots, parmi les références marquantes sont : Hb 13,2 ; Lv 19,13 ; Ph 2,6-8 ; Le Journal de Québec ; Imagination & Community: What Holds Us Together de Marilynn Robinson; Anatheism de Richard Kearney ; Creation et Recreation de Northrop Frye ; Seuils de Gérard Genette ; Spirit de Walt Disney ; Bernard Audigier (communication privée) ; Glory Be to Dappled Things de Gerard Manley Hopkins; Theology and Narrative de Hans Frei; et My Dear God : A Young Writer’s Prayers de Flannery O’Connor.

L’intégration rarement explicite de toutes ces lectures dans les textes primaires est une manière d’en rendre compte, d’y réfléchir et de les intégrer dans ma pensée et dans ma vie, puis de les transmettre aux autres. Dans une annotation à la pièce de la nativité The Tail of the Holy Chickens, par exemple, je réfère au philosophe Richard Kearney :

Je pense à Richard Kearney qui dit que Marie aurait pu interpréter l’arrivée de Gabriel comme une menace, un violeur potentiel, mais qu’elle a choisi d’accueillir l’étranger, l’Autre, transformant ainsi le récit de l’histoire. L’année suivante, je me suis dit que je pourrais intégrer cette idée dans le scénario — mais comment — on ne veut pas donner aux jeunes filles l’idée qu’il est courageux d’accueillir un étranger qui rentre sans invitation dans notre maison et qui suggère qu’elle va devenir enceinte : « just say yes »… (Annotation 44)

J’étais surtout surprise de la quantité de lectures faites alors que j’ai l’impression que ma vie est une course effrénée. De la même manière que les espaces pour écrire se sont offerts à moi, ici aussi les opportunités se présentent dans les coins les plus méprisés de la vie : je souffrais d’insomnie pendant cette période et je passais de longues heures dans la nuit à lire ou à écouter des podcasts, faute de sommeil. J’ai pu ainsi trouver les passeurs, ceux qui inspirent et qui disent « tu peux » dans les lieux et les temps secrets, les endroits où je suis blessée, vulnérable et où mon écoute est plus ouverte, aiguë.

Les lectures peuvent agir comme passeurs, mais il faut reconnaître la voix qu’on cherche. Comme dit Theobald, ils doivent être authentiques, cohérents, avoir une bonne écoute et être capables de laisser la place aux autres. On doit reconnaître la voix qui permet d’ouvrir sa propre porte intérieure et non celles qui simplement confirment nos actes dans nos complaisances. Saint Paul nous le dit dans Rm 12,2 : « Ne vous conformez pas à l’air du

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temps. Laissez-vous transformer par l’intelligence nouvelle, elle vous aidera à discerner quelle est la volonté de Dieu […] ».

La lecture est aussi une inspiration qui suscite l’imitation — si je veux écrire un poème, je lis d’abord des poèmes pour m’inciter à commencer. À part d’être une démangeaison que l’on calme en grattant le papier, comme dit Denis de Rougement, écrire est aussi un « besoin d’imiter ce qui, dans un poème ou une pensée, vient d’éveiller en vous une émotion : pour la prolonger, la faire vôtre, et rejoindre l’auteur qui vous l’a révélée » (Ackermann 1996 : 1108). C’est en ce sens que les passeurs nous aident :

Pour la première fois depuis longtemps, je dors assez. Je n’écoute rien (musique, radio, podcasts) et je mange peu. Sauf les matins pendant mon déjeuner, où je lis un livre d’essais d’une collection dirigée par la poète américaine Mary Oliver. Ce sont les meilleurs essais de l’année, selon elle. Un des essais, You be the Moon and Cherish This Ecstasy, m’a beaucoup influencée — je voulais écrire aussi bien que cette auteure. Une personne inconnue, qui a seulement publié ce texte. Elle m’a incitée à mieux formuler mes phrases chaque matin, comme un coach de lutte (Annotation 68).

Dans certains des textes ci-inclus, dont les articles pour le Quebec Diocesan Gazette, mais surtout les œuvres pour enfant — le livre et la pièce de théâtre —, j’intègre des auteurs par désir de trouver la corrélation entre l’Évangile et les références culturelles qui sont connues des lecteurs. J’ai la confiance que cette collision (collusion) peut agir comme passeur, donnant aux lecteurs une clé qui leur permettra d’ouvrir leurs propres portes intérieures :

Dans combien de peintures médiévales Marie est-elle représentée avec un livre au moment de l’arrivée de Gabriel ? Elle lit quoi ? Si elle a 14 ou 15 ans, comme on dit, et si elle est une adolescente typique d’aujourd’hui, comme ma fille et d’autres enfants qui allaient jouer dans la pièce cette année, elle sera en train de lire les livres de Harry Potter […] Donc le thème de cette année était Harry Potter. Les bergers donnent le deuxième tome à Jésus comme un cadeau, et Marie et Joseph se battent pour savoir qui va le lire au premier, jusqu’à ce que l’un des bergers les arrête parce qu’ils effraient les animaux. Élisabeth est aussi en train de lire Harry Potter lorsque Marie lui rend visite, et Joseph également comprend qu’un des éléments du rôle d’un père humain, c’est de lire Harry Potter à son fils (Annotation 40).

Je cherche aussi, parmi toutes ces influences, de nouvelles formes d’expression ou d’images (un âne, dans Daisy and the Donkey Church, ou l’aigle, dans Six Days in September) pour dépasser les malentendus. Le langage de l’Église ne rejoint plus beaucoup

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de personnes, même que souvent, il ne me rejoint pas non plus. Ou bien par l’usage abusif, ou par les associations négatives historiques, ou par simple ignorance, les termes utilisés suscitent un refus ou une incompréhension. Il est important de pouvoir dire quelque chose d’intelligible pour tous, sans utiliser à tout prix le langage biblique ou ecclésial (Theobald 2010 : 62) qui perd en clarté de nos jours. Le langage expérientiel, la vulgarisation et les nouvelles formes ou images visent à ce que les lecteurs reconnaissent, eux aussi, dans leurs milieux et dans leurs vies, les voix qui les appellent à leur propre vocation. Qui plus est, comme la vocation n’est jamais un acquis, mais plutôt un vécu, je continue d’être inspirée et nourrie par des passeurs, tout en passant moi-même aux autres — c’est un processus continu de réception et de don qui renouvelle la pensée et réunit toute la communauté en quête de sens à travers les lieux et le temps. Être une participante de ce mouvement, c’est se retrouver mêlée à la Trinité.

Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas de traduire tout simplement un message évangélique dans une nouvelle forme, avec l’intention sournoise d’amener les autres à la foi par une porte plus acceptable selon leur culture ou milieu. La recherche pour les nouvelles formes est autant pour moi-même que pour les autres et il faut rester rigoureusement fidèle à cette concordance avec soi dont Theobald parle pour offrir la même chose aux autres. C’est ici qu’on voit qu’une vocation littéraire chrétienne est un appel aux opérations de style, opérations qui métamorphosent le monde pour l’orienter vers son essentiel. Theobald plaide en faveur d’un rapprochement entre l’identité chrétienne et la notion de style, qui « nous permet de ne pas réduire le christianisme à son enseignement doctrinal, mais d’honorer l’ensemble de la vie chrétienne en ses expressions tout aussi singulières que plurielles, relationnelles et sociopolitiques » (Theobald 2008 : 236).

Par exemple, dans Six Days in September, lorsque ma belle-sœur agonisait, le langage religieux chrétien me semblait tout à fait inadéquat devant la mort, non seulement pour les lecteurs de mon récit, qui sont de toutes les religions ou bien athées, mais pour moi aussi, toute croyante que je suis (Annotation 253). Comme les autres, j’étais démunie et muette devant la mort. Je sentais une énorme responsabilité comme raconteuse. Devant l’approche imminente de la mort, je ne savais pas comment terminer le récit. Introduire un langage religieux pour essayer de lui donner un sens aurait été un mensonge, une violence contre

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l’authenticité. Lorsqu’un faucon est venu à la maison et s’est perché sur le balcon la journée de la mort, il a symbolisé une consolation visible dont la signification spirituelle était évidente pour tous, tout comme il est l’image résonnante qui termine mon récit avec espérance. Ainsi est le passeur dans la vocation littéraire : la figure inattendue, qui arrive au bon moment, donnée gratuitement, miraculeuse à tous les niveaux et qui dément le mensonge de la mort.

4 Quitter son pays

Selon Theobald, la vocation chrétienne exige non seulement l’existence de passeurs, mais aussi le départ de notre demeure habituelle : « Le Seigneur a dit à Abram : “pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir” » (Gn 12, 1). L’appel nous oblige à prendre une dé-cision, une coupure avec notre famille ou notre milieu culturel ou social, et un en-gagement sur le nouveau chemin : « La nécessité vitale d’avancer et de suivre le désir qu’une mystérieuse boussole intérieure fait découvrir » (Theobald 2010 : 76). Non seulement Abraham est-il appelé, mais le peuple d’Israël, Ézéchiel, Jésus, ses disciples, Paul — tous ressentent le devoir de « quitter les demeures trop étroites, non pas pour quitter, mais pour aller au bout de ce que l’excès de la vie promet ».

Je commence la prochaine section avec une explication de mon expérience de quitter le pays et les défis de mon identité ambiguë au Québec (L’exile qui bloque la pratique). Dans un deuxième temps, je discute les apports de l’exil à ma pratique de la création littéraire, même de sa nécessité foncière pour la création littéraire, pour finalement suggérer que l’exil peut être plus qu’une obligation de l’appel à la vocation chrétienne, qu’il peut aussi être une condition de son écoute.

4.1 L’exil qui bloque la pratique

Mes préoccupations avec l’exil se manifestent dans plusieurs des titres de mes textes primaires dans ce recueil, dont My Home will be Your Home, Subgenera et The Gift of Strange. Mes parents ont quitté leur pays (Québec) lorsque j’avais quatre ans et j’y suis retournée il y a presque 20 ans pour que ma fille grandisse dans sa famille élargie. Comme anglophone à Québec, c’était un deuxième exil, même si j’étais de retour au pays. À

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l’étranger comme ici, les francophones et anglophones remarquent tous que j’ai un accent, dans les deux langues. La seule personne au monde qui a le même accent que moi est une de mes sœurs. Malgré le fait que je vienne d’un groupe socio-ethnoculturel parmi les plus privilégiés au monde, à Québec, j’appartiens à une minorité linguistique et culturelle dans une ville qui est à 98 % francophone et où la politique linguistique est militante3. Dans le milieu anglophone, j’étais journaliste et écrivaine de profession et j’en gagnais ma vie. En retournant à Québec, j’ai pris une dé-cision : pour que je m’intègre mieux à Québec, je changerais ma profession et je travaillerais en traduction et en révision. Je ne suis donc pas revenue à Québec pour suivre ma vocation de création littéraire : dans un sens je l’ai sacrifiée au profit de ma vocation maternelle. Ma fille grandirait dans une famille élargie qui habite à Québec depuis des générations et elle aurait toute la richesse d’être bilingue et biculturelle. Nous avons aussi fait face aux stéréotypes et parfois à l’aversion face à notre langue maternelle, regardée par nos concitoyens comme une contamination à cause de la menace d’assimilation au plan continental. Ma fille a toujours été à l’école en français et dans chaque nouvelle école, elle a appris à attendre quelques semaines avant de se dévoiler comme anglophone (elle est parfaitement bilingue), pour donner à ses camarades de classe le temps de la connaître. Sinon, dit-elle, ils la renferment dans un stéréotype (les « Anglais » sont riches, fédéralistes, multiculturalistes et ne veulent pas parler français) et la socialisation sera plus difficile. J’aborde cette question de la langue dans mes annotations à la nouvelle Subgenera :

C’est une expérience intéressante que de vivre dans un milieu où ma langue maternelle, à travers laquelle je vis ma vocation d’écrivaine, n’est pas vue comme quelque chose de beau ou de valable — sauf à des fins utilitaires comme acquérir un meilleur emploi — mais est vue comme une contamination, une menace, un serpent sournois qui s’insinue dans le français si on ne maintient pas une garde à l’œil vif et constant. Avoir la vocation d’écrire en anglais est de se faire soupçonner, comme les prêtres sont soupçonnés de pédophilie. Dans un autre sens — consciente que je ne peux pas jamais gagner la course à la victimisation la plus sévère (malgré le fait que sur les ondes de CHOI-FM André Arthur m’a critiquée de me taire, dans mon livre sur les

3 En 1981, je travaillais au Népal parmi des villageois hindous et bouddhistes où j’étais étrangère aussi comme « minorité visible ». J’avais là aussi un statut ambigu du point de vue du privilège : je suis une blanche, donc riche et puissante ; mais dédaignable, car j’étais maigre (qui signifie pauvre, chez eux), et j’avais des cheveux bruns (signe de la malnutrition). (Annotation 217)

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anglophones, sur ce qu’il appelait un génocide… !), ni la course à la rectitude politique — donc j’abandonne, et je suis libérée, d’une certaine façon (Annotation 76).

Malgré un changement de profession, j’ai poursuivi ma vocation littéraire, et ce, dans ma langue maternelle, car malgré l’existence de grands littéraires bilingues tels Joseph Conrad et Samuel Beckett, je n’écrirai jamais aussi bien en français qu’en anglais. J’étais encouragée dans ce chemin par la bonne réception du livre que j’ai écrit depuis mon retour à Québec, The Anglos : the Hidden Face of Quebec (la traduction s’intitule Les Anglos : La face cachée de Québec), qui m’a convaincue que les anglophones de Québec (et les exilés) avaient besoin d’une voix qui remettait leur propre histoire, occultée depuis plusieurs décennies, dans l’histoire globale de Québec. J’ai découvert que les francophones de Québec apprécient eux aussi la mise en lumière d’une facette oubliée de l’histoire québécoise et souvent de leurs propres familles (une grand-mère irlandaise ou un grand- père écossais assimilés dans la francophonie québécoise). Je découvre aussi un lectorat enthousiaste parmi les anglophones minoritaires dans les régions du Québec, des lecteurs de culture québécoise anglophone qui ont eux aussi une identité ambiguë et qui n’ont pas souvent l’occasion de lire des livres ou des journaux pertinents pour leur vécu particulier dans leur langue maternelle.

Comme croyante, dans le contexte de la confession, j’ai également une identité ambiguë, ayant été baptisée anglicane, mais acceptée dans l’Église catholique une fois adulte. Depuis mon retour à Québec, je fréquente encore une église anglicane, mais je fais partie d’une communauté de prière catholique et une faculté de théologie d’origine catholique. Je me sens aussi proche (ou loin) de l’une ou l’autre des communautés.

« Gênantes sont les données que l’on ne peut assumer, et celles-là seules » écrit Denis De Rougemont, lui-même issu des minorités linguistiques et confessionnelles en Suisse (Ackermann 1996 : 1090). Effectivement, il y a un conflit entre mon désir d’être acceptée et mon identité comme anglophone à Québec, surtout depuis que j’ai acquis une certaine réputation comme historienne des anglophones, ce que peu de monde souhaiterait avoir. Encore plus malheureux est le fait que je crois que le récit de l’histoire de Québec ne devrait pas être ainsi sectionné. Je ne veux pas m’en faire une identité politique, mais chaque fois que j’aborde l’histoire dans mes textes, je dois confronter ce malaise.

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D’ailleurs, en me battant pour que ma fille ait son certificat d’admissibilité dans le système scolaire anglophone, j’ai découvert que la défense des droits anglophones est sans aucune crédibilité politique à Québec.

Plusieurs des annotations sur le chapitre du livre d’histoire sont des questionnements sur comment réagir face aux reproches de certains lecteurs. Selon eux, je défends trop le fondateur et les membres de la société savante, le sujet principal du texte (Annotation 189). Les membres de la Literary and Historical Society of Quebec, un des sujets du livre, étaient majoritairement des anglophones et sont pour la plupart occultés dans l’histoire sanctionnée québécoise, ou bien rejetés, car jugés élitistes, voire racistes. C’est un discours simpliste et usé, et la réalité est plus complexe et plus intéressante. Bannies du récit officiel, ces personnes sont de caractère coloré, ont souvent accompli d’importantes choses et sont surtout des êtres humains. Je voulais évaluer ces reproches, équilibrer les données dans les archives si nécessaire, en refusant en tout temps le filiopiétisme (loyauté excessive envers ses propres racines ethniques) et discerner la façon adéquate de réagir aux reproches qui suivront. Ici, je réagis à un lecteur qui n’est pas d’accord avec mon évocation de la Société comme « a substitute academic institution, granting a form of accreditation before the capital city had its own university. »

[Elle] trouve que cela donne trop de prestige à la Société (« boosterism ») — mais je la garde. Je n’accorde pas beaucoup de prestige aux universités non plus, comme les institutions de savoir supérieures à tout autre, donc la comparaison n’accorde pas trop de prestige à la Société (Annotation 64).

La nouvelle Subgenera était ma façon d’explorer davantage cette expérience d’exil à travers ma recherche sur deux personnages pour mon livre d’histoire : j’y explore la vocation d’épouse de la femme du gouverneur britannique du Bas-Canada. Ce dernier était banni du pays (et de l’histoire) pour avoir refusé de céder son droit de la prérogative royale.

La décision de choisir la langue de rédaction de ma thèse fait aussi partie de ma recherche sur la pratique littéraire, et témoigne de mon état d’exil : j’ai longtemps hésité. Je m’exprime beaucoup mieux en anglais et je veux être évaluée au meilleur de mes capacités. Cependant, ma thèse est déjà en deux langues (les textes en anglais, les annotations en français), ce qui veut dire que seules les personnes bilingues vont être à l’aise de la lire. À quelle communauté devrais-je m’adresser ? Si c’est aux théologiens, ma formation en

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théologie pratique et « mon terrain de pratique » sont au Québec. Si j’écris en anglais, la plupart des théologiens de ma propre institution devront la lire dans leur langue seconde. Si je l’écris en français, la qualité du français les dérangera.

Finalement, j’ai décidé d’écrire la thèse, à part du corpus de textes littéraires, en français. Je tente cette expérience parce qu’elle représente l’ambiguïté de mon identité avec le plus de fidélité. La décision m’a éloignée des anglophones de mon milieu, étonnés et un peu déçus que j’aie pris cette décision. Quant à mon directeur de recherche, il a refusé de lire la thèse avant qu’elle soit révisée, tant la qualité du français était inadéquate. En m’exilant ainsi dans toutes les directions, je me suis isolée davantage. Est-ce que j’ai fait preuve d’un manque de solidarité envers ma communauté linguistique ? L’ai-je trahie ? Est-ce que j’ai trahi ma vocation littéraire ?

Dans un contexte mondial, je me situe en solidarité avec la plupart des personnes du monde, qui de plus en plus ont des affiliations mixtes, qui entrent parfois en conflit. Selon Mikhael Bakhtine dans Problèmes de la poétique de Dostoïevski, il est normal que la littérature moderne adopte un style « à deux voix » :

Ce n’est pas à n’importe quelle époque qu’est possible le mot direct de l’auteur […] là où il n’y a pas de forme adéquate pour une expression directe des pensées de l’auteur, il faut recourir à leur réfraction dans le mot d’un autre. Ou bien parfois tels sont les buts littéraires eux-mêmes que d’une façon générale le seul moyen de les atteindre est le mot à deux voix […](Bakhtin 1998 : 223)

La décision de rédiger cette thèse en deux langues, une sorte d’exil de moi-même, n’était d’abord qu’une solution au problème méthodologique de la distanciation. Elle est la meilleure représentation possible de mon identité ambiguë, sans pourtant répondre aux défis posés par l’isolement et l’exil. Cependant, comme j’explique dans la section suivante, cet exil est aussi précieux, car, dans mon expérience, il est l’une des conditions requises de la création littéraire.

4.2 L’exil qui nourrit la pratique

Chaque expérience d’exil (linguistique, culturel, confessionnel, socioéconomique) contribue à la richesse de ma vocation littéraire. Je vais démontrer que, dans l’expérience de ma pratique littéraire, l’exil joue un rôle supplémentaire à celui décrit par Theobald. Les

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exilés demandent d’être écoutés et cette expérience ouvre grand les oreilles aux appels. Je propose par ailleurs que l’expérience originale de l’exil soit la source même de la création littéraire.

Dans les révisions successives de la pièce de théâtre The Tail of the Holy Chickens, je cherchais à intégrer toutes les cultures des jeunes de la paroisse, plus et moins marginales. La mise en scène d’une pièce demande une relation présente et synchronique avec les comédiens et l’audience, et la possibilité directe et temporelle à inviter les exilés dans un espace hospitalier tangible. Je cite une annotation pour illustrer comment cet effort d’intégrer les cultures en exil au récit de la Nativité représente à la fois les défis et les inspirations à la créativité :

Pour les premières répétitions, nous avions environ six enfants de Natashquan et de Schefferville : les Montagnais et les Innus. Les Innus et les Naskapis parlent anglais, mais pas le français, les Montagnais et les Naskapis parlent français, mais pas l’anglais. Pour nos jeux d’improvisation, ils se parlent en naskapi (alors qu’ils passent un bébé entre eux, le petit-neveu de quelqu’un) tandis que nous autres, nous nous promenons entre le français et l’anglais, sauf pour deux enfants de militaires qui refusent de parler français. Au point de vue ethnique, le Mexique, l’Inde, le Liban et l’Ukraine (Hérode) ainsi que le Québec anglais, français et autochtone sont tous représentés dans l’équipe [...] Nous avons donc choisi des enfants naskapis comme rois [mages] et nous les avons fait arriver en canot de la Basse-Côte-Nord. Ils apportent du tabac à Hérode pour lui démontrer leur respect et ils refusent son offre d’une jeep, car ils peuvent mieux suivre l’étoile dans leur canot. Mais avant que la pièce soit jouée, les Montagnais sont tous rentrés chez eux et finalement les rois sont joués par une jeune francophone qui parlait en français, et les deux [garçons qui] voulaient jouer des soldats et qui lui répliquent en anglais. Il y avait un jeune garçon cri qui est quand même resté. À première vue, il ne fait rien sauf se cacher au fond d’une armoire de vêtements liturgiques, ou jeter des choses autour de la salle. Il a fini par apprendre son texte et en être très fier et responsable. (Dans la pièce de Carême l’année suivante, Forty Days Without Dessert, il a joué un réfrigérateur avec grand brio, ainsi que de longs textes.) Quand ses parents ont dû retourner à Schefferville, sa mère a pleuré de nous quitter et je soupçonne que c’est en partie à cause de ce que l’église a fait pour son fils, à travers le théâtre (Annotation 53).

On voit ainsi le potentiel de la création littéraire à ramener ses lecteurs (ou ses comédiens) de leur propre exil. La pièce agissait comme passeur disant « tu peux » au garçon cri, le faisant revenir de son exil. Elle est devenue un espace hospitalier où il trouvait une forme d’accueil et où il a reçu la « clé qui lui permet d’ouvrir sa propre porte intérieure »

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(Theobald 2010 : 33).

Vivre pleinement et explorer l’expérience d’exil est donc d’aller au bout du chemin de ma vocation littéraire. Elle me permet aussi de me rapprocher d’une réalité profondément humaine, figurée dans les Écritures par l’exil du Jardin d’Éden, du peuple d’Israël, et celui volontaire de Jésus du Royaume de son père. Je me rapproche aussi d’une réalité divine : en poursuivant l’histoire que Dieu avait mise en mouvement, il a suivi son peuple en tant qu’étranger. Il est devenu le plus étrange de tous, lui qui se tenait à l’extérieur de ses créatures tout en étant le créateur, se tenant aussi en dehors de lui-même.

Dans The Gift of Strange, je parle de cet exil qui est source de création littéraire. C’est une chronique sur une jeune Québécoise qui s’est suicidée selon un reportage lu dans le Journal de Québec. Sa famille avait déménagé à Sainte-Anne-Des-Monts où les autres étudiants disaient « que je ne venais pas d’ici et qu’on n’aime pas la face » et qu’elle « avait une façon de parler qui était différente des gens de Sainte-Anne-des-Monts ». Chaque adolescent, dont le corps devient tout d’un coup étrange, souffre d’une peine particulière en se demandant s’il n’est pas trop étrange comparé aux autres. Ajoute à cela le fait d’être victime de la méfiance envers les étrangers, un trouble humain assez ancien, la tragédie de l’expulsion et de la mort s’enfilent. Cette perte d’identité avec notre corps a déclenché notre migration loin du paradis, de la nature et des autres animaux et nous mène à ce statut d’exil :

Est-ce que c’est vraiment ça, le début de la perte de l’innocence, à l’origine de la chute ? Chez l’adolescent autant que pour l’humanité ? (Question à Milton, qui connaissait la Bible par cœur : Est-ce que l’ange s’est révolté contre l’adolescence, contre ces ailes qui poussent dans le dos ? A-t-il commencé à comparer ses ailes aux ailes d’autres anges ?) (Annotation 222).

La création littéraire est une sorte de nostalgie, un désir de recréer ce paradis perdu et l’exil est sa condition inexorable :

As soon as Adam and Eve were exiled from Paradise, in their desire and anguish they wanted to draw, paint, sing, compose oratorios, write stories. They wanted to tell stories that recreated what they were now estranged from, and create a new paradise that they could perhaps reach one day again (The Gift of Strange).

J’aborde l’expérience de cet exil existentiel dans plusieurs textes primaires, dont My Home

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will be Your Home, où je me sens exclue de la louange perpétuelle que semble chanter la nature :

Make room for me in the crook of your neck As you sing your own enchantment Do not exile me from this somersault This fairground ferris-wheel of praise. Dans le texte Inspired, je décris l’expérience d’expulsion vécue par celui qui raconte notre histoire avec Dieu, et sa solidarité :

But to follow the story to the promised end, the incarnation, people always had to be ready to jump into a windowless van and be taken to a place of which they had no knowledge and no map and whose language they did not speak. God was there, too, in the van, but he was gagged. Pratiquer la création littéraire est une lamentation de notre séparation, mais reconnaître que nous sommes en exil comporte nécessairement un gage qu’il existe une alternative, une habitation où nous sommes chez nous. La création littéraire est la recréation de ce qui a été perdu. Dieu est là, aussi, dans le camion, mais il est bâillonné.

Tous les écrivains reconnaissent l’importance de l’expatriement parce qu’attacher les mots à une expérience nécessite une sorte d’exil de soi, dont le vdokhnovenie de Nabokov, ou le ressaisissement qui permet la mise en œuvre du vostorg (Nabokov 1980 : 378). Il est un éloignement de l’aperçu embrasé d’une vérité. Tout ce qu’on fait par la suite est une tentative de la recréer, dans la soumission obéissante aux paroles, au temps et à l’espace qui sont donc nos circonscriptions bien-aimées, les frères et sœurs qui nous accompagnent sur le chemin de la recréation. Selon Northrop Frye, seulement les mythes et les métaphores peuvent évoquer ce monde perdu « où les choses différentes sont une seule et même entité, et où tous les hommes sont un homme » (Frye 2000 : 5) (Annotation 222). Les métaphores sont en ce sens des malentendus non dépassés, mais illuminés : elles accommodent un malentendu et son dépassement en même temps, en élidant les exigences de la chronicité, de l’espace et de la logique.

Dans cette section, j’ai exploré l’exil dans la vocation littéraire : les défis et les apports d’un déracinement linguistique ou culturel de l’écrivain, le potentiel de la création littéraire de ramener ses lecteurs (ou les comédiens) dans un espace hospitalier et finalement la

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nécessité que l’écrivain s’exile de son expérience inspirante de ravissement pour resaisir le monde, car « toute œuvre d’art est toujours création d’un monde nouveau », ou d’une « entité flambant neuve » (Nabokov 2010 : xxiv).

L’expérience littéraire de l’exil qui produit une entité flambant neuve nous achemine vers le rôle de la nouveauté dans la vocation littéraire et sa corrélation avec la vocation chrétienne. Il s’agit ici encore d’un discours propre à la création littéraire et, selon Theobald, à la théologie : un discours de style.

5 Style et vérité

L’idée de la nouveauté est omniprésente dans l’œuvre de Theobald et représente une qualité essentielle à la vocation chrétienne. La voix qui a scindé la vie de Paul en deux vient de Celui qui « fait vivre les morts et appelle à l’existence ce qui n’existe pas4 » (Rom 4, 17). Cette convocation par notre nom est d’une « bonté radicale [qui] s’avère absolument nouvelle chaque fois que quelqu’un l’entend réellement » (Theobald 2010 : 32). Elle devient une « invitation à habiter d’une manière nouvelle son humanité et le monde des humains […] et qu’on commence à éprouver le désir de se mettre à son service » (Theobald 2010 : 96).

Or selon Theobald, c’est la vérité elle-même qui est appréhendée de nouveau. Il maintient qu’une approche stylistique du christianisme évite l’éclipse de cette qualité de la nouveauté de la vérité par l’application d’une règle générale à un cas particulier : « Cette nouveauté, à chaque fois et en chaque être absolument nouveau, comment l’approcher sinon par une pensée stylistique ! » Il affirme que la concordance entre la forme et le fond, qui est nécessaire pour qualifier la qualité stylistique d’une œuvre, est « applicable à la question de la crédibilité de la foi et de l’agir chrétiens » (Theobald 2008 : 243). Une discussion de style sera donc importante pour enquêter sur la question de la vocation littéraire comme un agir chrétien en quête de vérité.

Dans le style de l’écrivain, nous rencontrons le lecteur surtout dans sa particularité. L’objectif d’une œuvre est d’expliciter quelque chose de singulier et non d’exemplifier une

4 Je souligne.

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généralisation. Ceci est la fonction du style. Selon Susan Sontag,

So far as the work is successful and still has the power to communicate with us, we experience only the individuality and contingency of the style. It is the same with our own lives. lf we see them from the outside, as the influence and popular dissemination of the social sciences and psychiatry has persuaded more and more people to do, we view ourselves as instances of generalities, and in so doing become profoundly and painfully alienated from our own experience and our humanity […] If Hamlet is “about” anything, it is about Hamlet (Sontag 1966 : 29).

Le travail de l’auteur est de rendre le monde étrange et inconnu pour le saisir de nouveau. Le style de l’auteur n’est ni plus ni moins qu’une organisation singulière du langage avec ses propres lois, ses structures et ses figures. Dans la moulure des figures de style, le langage est intensifié, condensé, tordu, télescopé, étiré et inversé pour que le monde du quotidien soit rendu nouveau (Eagleton 1983 : 14). Mais en quel sens l’organisation du langage, qui renouvelle la sensibilité du lecteur, est-elle singulière et contrarie-t-elle cette tendance des sciences humaines à réduire l’expérience humaine à un exemple d’une règle générale ? Quelle est la nouveauté recherchée par cette organisation particulière du langage ?

Mon style littéraire, développé au cours de ma vie, est particulier dans le sens qu’il est une réflexion de mon unique existence. Dans ma pratique d’écriture quotidienne, je vis la vocation littéraire comme « agir », ou verbe actif, où j’affronte des choix stylistiques à tout moment. Theobald écrit que vivre la vocation chrétienne, c’est de « mettre en jeu ton unique existence pour autrui dans tous les choix » (Theobald 2010 : 72). Dans la prochaine section, j’examinerai quelques enjeux de style qui se déploient dans cette tentative de s’approcher de nouveau de la vérité et ce qu’ils révèlent de l’agir chrétien.

En pratiquant ma vocation littéraire, je cherche à comprendre, à recréer le vostorg, ou à donner un aperçu nouveau d’une vérité ardente et insaisissable. Mes outils sont le langage, avec toutes ses richesses et ses règles : le style. Dans Subgenera (Annotations 172, 174, 176, 180, 187) et The Word Thief (Annotations 161, 171), par exemple, j’ai maintes fois examiné mes décisions de style pour comprendre mes propres procédures. Ici, je me reproche une métaphore mixte qui combine l’image d’un sandwich (« the sandwich generation ») avec l’image d’un vaisseau de gratitude :

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C’est aberrant cette métaphore mixte. Le vaisseau, et puis le sandwich. J’avais joué avec l’idée de mettre le sandwich dans le vaisseau, et puis d’ajouter le miel et puis Winnie the Pooh, qui aime beaucoup le miel et les vaisseaux, et les sandwichs, mais là je perdrai totalement le fil de mon argument, ce qui ne serait pas si mauvais, après tout, mais Dieu ne m’a pas permis de le faire (« Ne m’induis pas en tentation. ») (Annotation 246).

Malgré le ton ironique de cette annotation, les décisions stylistiques de la création littéraire sont techniques et pratiques en même temps d’être intuitives et profondément personnelles. Elles relèvent de mon intériorité, de ma façon particulière d’appréhender le monde, de mon attitude envers autrui. Elles viennent d’une volonté de trouver le mot juste pour recréer ou renouveler une vérité, ou une immanence qui se situe hors de vue.

Cette vérité n’est pas synonyme de faits vérifiables. Le romancier Dan Simmons a dit que « [la] vérité, c’est la vérité. La fiction, c’est un tissu de mensonges déguisé en vérité » (Simmons 2002). Dans ma pratique, distinguer ce tissu de mensonges de la vérité immanente devient un jeu, parce qu’ailleurs que dans la science-fiction ou la fantaisie, on ne peut pas se passer des faits vérifiables. Dans cette annotation, j’exprime ce jeu entre les espèces de vérité par rapport à une nouvelle qui se situe près de la mer de Galilée :

Au lac des Bois, au Manitoba, d’où vient ma mère, on a pêché des écrevisses avec des morceaux de jambon sur des épingles à couche, heure après heure, couchée sur le ventre au quai. J’ai vérifié qu’il y avait et des écrevisses et des maquereaux dans la mer de Galilée. Je le dis maintenant — mais en réalité, je ne me souviens pas si j’ai vérifié ou non. Pour dire la vérité sur un possible mensonge à propos d’une fiction qui est authentique ou ne l’est pas (Annotation 125).

Dans ce qui suit, je discuterai de quatre facettes du style qui touchent aux enjeux pratiques de représenter la vérité nouvellement perçue, qu’on cherche à recréer, et j’examinerai la notion de vérité qu’elles exposent en corrélation avec la vérité chrétienne : les débuts et les fins dits véritables, la gourmandise stylistique, la liberté et la démesure, et les détails. Finalement, j’aborderai la question de l’inspiration et comment elle s’articule avec cette vérité à recréer.

5.1 Les débuts et les fins « véritables »

En parlant des attentes du lecteur, Margaret Atwood insiste sur trois éléments du dénouement : « Whatever is hidden behind the curtain must be revealed at last, and it must

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be at one and the same time completely unexpected and inevitable » (Atwood 2005 : 92). Cette révélation à la fois imprévue et inévitable résonne avec mes expériences de composition, surtout pour la fin de textes : « Finalement les non-dits sont dits. Lorsque j’ai écrit cette phrase, je savais que j’avais trouvé la clé du texte. Et je savais comment réorganiser le reste » (Annotation 215). Elle fait aussi écho à la formule de Theobald sur l’appel de Saul (et tous les appels à la vocation) : un tournant subit qui transforme sa vie radicalement, mais par lequel il découvre en même temps « la profonde cohérence de l’appel avec ce que, mystérieusement, il est depuis toujours » (Theobald 2010 : 45).

Je voulais terminer Love Gets Real (une chronique pour un petit journal diocésain) avec une phrase qui résume mon argument de manière efficace, avec une simple image, et qui aurait un effet à la fois émouvant et tenace. Je n’en étais pourtant pas satisfaite. Dans une annotation adressée au lecteur, je me demande pourquoi :

Le problème ici, c’est qu’on introduit un nouveau thème entièrement. Si j’avais le temps, j’aurais retravaillé le texte au complet pour qu’à la fin, tu arrives à une conclusion qui est soutenue par tout ce qui la précède. On ne doit pas créer le punch avec des cheap shots at the end. J’ai essayé de te détourner de cette triste situation en revenant à la confiture et à la gratitude, et avec le retour de la gratitude, je me suis finalement laissée convaincre que je pouvais te convaincre ; mais maintenant je sais que tu vois très bien dans mon jeu (Annotation 231).

C’est une question éminemment technique qui fait appel à toute mon expérience et à mes compétences comme écrivaine. Or cette question se pose aussi à un autre niveau. Il ne suffit pas de susciter de l’émotion chez mon lecteur : je veux produire un effet véritable. Si mon texte ne fait que faire pleurer le lecteur, même si celui-ci en tire un certain plaisir, j’aurai l’impression d’avoir triché (voir Annotation 215 : « Je veux qu’on pleure ici. »). Mais tricher contre qui et à quel jeu ? Flannery O’Connor écrit que ce qui est uniquement sentimental occulte le lien entre l’objet et son sens ultime dans la vie, pour en faire simplement une expérience en soi (O’Connor 1988 : 809). Si mon style cherche à refléter un sens ultime et à s’extirper du sentimental, il doit relever de ma foi, mais surtout, d’une foi qui cherche à comprendre — précisément la définition de la théologie selon Anselme de Cantorbéry (Williams 2016).

Les décisions de style ne changent pas de nature pour autant. Elles demeurent techniques,

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pragmatiques et intuitives, ce qui me signale que j’ai trouvé que la fin véritable n’est pas une réflexion théologique : je ne me tourne pas vers la prière ou la lecture des Écritures pour décider du dénouement de mon complot. La phrase résonne en moi avec une évidence presque mathématique et je sens dans mes tripes que le texte est prêt à partir pour rencontrer son public :

Comment est-ce que je sais que le texte est terminé ? Il résonnait avec un sens, le sens que je perçois, les espaces où j’ai pu percevoir un sens, les espaces entre les choses, entre les sons, entre les évènements. Écrire, c’est m’amener à ces endroits. Est-ce qu’il y a quelque chose de théologique là-dedans ? (Annotation 215)

Distraire ou divertir le public n’est pas suffisant pour produire cette résonance, mais je n’ai pas besoin de l’analyser pour savoir si je triche ou non. Paradoxalement, ce sont autant les techniques stylistiques d’évasion, ou les silences, qui résonnent le plus. Si j’envoie un article ou si je termine une nouvelle sans avoir cette réverbération, cela signifie que j’ai triché.

Le mot résonance implique un écho, un son qui voyage jusqu’à ce qu’il rencontre une autre surface qu’il frappe avant de revenir modifié et souvent amplifié. Sur quoi frappe le son avant de reparaître magnifié comme une annonce de validité que l’œuvre est prête à voler de ses propres ailes ? Cette résonance particulière arrive après des années de création littéraire, mais c’est aussi possible que le mur ait été formé par des années de prière, de vie liturgique et de lecture des Écritures, qui sont loin d’être uniquement divertissantes. La résonance particulière que je recherche est autant le fruit de ma foi que de mon expérience d’écrivaine. Ce n’est pas innocent d’utiliser régulièrement le mot discernement pour ces décisions de style, un mot qui appartient à ma formation ignacienne et qui n’était pas, du moins explicitement, une formation littéraire, mais plutôt spirituelle :

Je commence habituellement en écrivant cinq ou six premiers paragraphes potentiels. Alors non seulement je choisirai le paragraphe que j’aime le plus d’un point de vue stylistique, mais celui qui offre le meilleur angle pour l’article entier. D’ailleurs, ces deux considérations ne sont pas séparées : le paragraphe le plus gracieux stylistiquement est souvent celui qui offre le meilleur angle d’approche, parce que le style lui-même en est le signe. Une forme de discernement. L’inverse peut aussi être vrai : le meilleur angle est celui qui peut être exprimé le plus gracieusement. Ce processus demande qu’on réfléchisse continuellement sur toutes les informations, et en les regardant dans

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leur contiguïté […] (Annotation 66).

De n’avoir pas fait l’effort ni réservé assez de temps (ce qui est aussi répréhensible) pour finir le texte avec une résonance porteuse de validité est une trahison de ma confiance dans le lecteur et de sa confiance en moi. Ainsi, le beau peut être synonyme de bon. Cette observation rejoint la réflexion de Theobald sur la nécessité de s’interroger sur sa propre écoute : « le débat intérieur est nécessaire ; encore faut-il […] repérer les résistances que nous opposons à nos intuitions les plus profondes et les plus prometteuses » (39).

Dans les débuts de texte aussi, l’écrivain peut malmener le lecteur : au début de Moose in Flames, j’évoquais un assemblage d’images qui me plaisait et que je jugeais accrocheuses. Aussi beau soit-il, le paragraphe ne respectait pas les origines de l’histoire et n’était donc pas fidèle au récit historique. Les attentes raisonnables des lecteurs par rapport à la suite seront nécessairement déçues. Ils seront trahis. Je ne suggère pas qu’on ne devrait jamais provoquer ni déranger un lecteur, au contraire. Il ne faut cependant pas le tromper ni le malmener, ce qui briserait cette relation de confiance si bien évoquée par Margaret Atwood. Le lecteur demande une certaine fidélité, non seulement à ses attentes narratives (que l’histoire suit un parcours avec une logique évidente), mais aux jalons du genre et de la discipline.

Finalement, composer le titre (qui se fait toujours à la fin du processus) est aussi un défi stylistique d’importance théologique. Dans cette annotation, je décris la pensée derrière le titre de l’article Love Getting Real :

Est-ce que c’est une bonne idée, d’utiliser des mots dans la dernière phrase de l’article comme titre ? Avantages : 1. ça pose une question — quel est l’amour qui n’est pas vrai ? Et comment l’amour pourrait-il « devenir » vrai ? 2. On aura peut-être un sentiment de satisfaction à la fin de l’article lorsqu’on tombera sur cette phrase et on comprend maintenant comment l’amour peut devenir réel. Désavantages : 1. C’est court et l’éditeur pourra me demander de l’allonger. 2. Je n’aime pas les titres qui sont trop évidents (malgré Avantages, point 1) 3. Je n’aime pas les titres où il n’y a rien de tangible. J’avais mis comme une possibilité « When Honey and Jam Overflow », mais j’avais un souci par rapport aux métaphores mixtes. Finalement, le vrai problème de mon indécision était que la question de l’article n’était pas claire : est-ce que c’est « qu’est-ce que la gratitude ? », ou « qu’est-ce que l’amour ? » (Annotation 230)

Je me bats rarement avec les éditeurs, sauf pour les titres. Dans Embracing the Gift of

230

Strange, par exemple, mon titre original était The Gift of Strange, mais l’éditeur, qui voulait remplir l’espace à la tête de la colonne, a ajouté le mot embracing. Ce mot est utilisé trop souvent dans les textes spirituels et est maintenant galvaudé. L’introduction de ce mot dans le titre me déplaît parce qu’embracing prépare le lecteur à une expérience réconfortante ou familière, tandis que je veux que le lecteur soit confronté aux choix brutaux que l’accueil de l’autre, comme don de Dieu, peut être, c’est-à-dire très difficile, voire impossible et risquant de devenir une question de vie ou de mort (comme dans cet article où le manque d’accueil a provoqué le suicide de la jeune fille). L’emploi ou non de ce simple mot devient une question de mensonge ou de vérité.

5.2 La vérité et la gourmandise

Parfois, j’incorpore des phrases que je ne comprends pas. Je ne peux donc pas garantir leur vérité. Souvent, dans les poèmes, et dans ce même article (The Gift of Strange), j’écris [Jesus] became the process of translation itself, translating God into man and man into God, a continuous state of solitary silence. Je ne comprends pas parfaitement le sens de ma phrase, mais je l’aime. Elle me semble s’approcher d’une vérité que je n’ai pas tout à fait saisie encore :

Je trouve que [la phrase est réussie], mais je ne sais pas pourquoi. C’est peut- être une paraphrase du logos, Dieu devenu verbe. Fr. Bernard Audigier, p.f.j., m’a montré que c’est ça la Trinité (manuscrit inédit). C’est Dieu qui se parle. Mais peut-être n’est-ce aussi rien de plus qu’un assemblage agréable de mots. Les lecteurs de cette chronique (anglophones du Québec, surtout dans les petites communautés rurales) vont tous avoir l’expérience quotidienne de la traduction. Est-ce qu’ils vont reconnaître Dieu dans cette expérience ? J’espère, mais j’en doute fort (Annotation 226).

Parce que je l’aime, je veux que la phrase reste dans le texte, même plus, je veux qu’elle soit vraie. On s’approche ici du piège : la beauté a sa propre logique et peut nous tromper. Du point de vue stylistique, il est important de s’en méfier. Le poète canadien Christopher Dewdney m’a dit que dans la rédaction d’un poème, lorsqu’on n’avance pas, il faut couper la partie qu’on aime le plus, la partie qu’on désire garder à tout prix5. La logique de cette amputation douloureuse est que cette partie peut devenir une force centrifuge qui englobe

5 Communication personnelle.

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tout le reste du poème et en l’excisant, nous le libérons de sa prison.

La volonté de chercher la vérité à la fois nouvelle et attendue fouille pour trouver la libération, qui peut aller à l’encontre des apparences et de nos sentiments parfois violents d’attachement. Voilà une autre décision où on peut justement utiliser un langage de discernement face aux attachements désordonnés et à la tentation : « Et là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6,21).

5.3 Liberté, démesure et la vérité

Si une sorte de libération est nécessaire pour que la vérité immanente soit recréée, il faut se demander dans quel sens la liberté de l’artiste est inconditionnelle.

Je prends parfois plaisir à écrire des mensonges, surtout dans le jeu entre les textes et les paratextes. J’invente des citations bibliques, des anachronismes et des traditions culturelles, je difforme les récits des Écritures. Dans The Story of Hannah, par exemple, j’invente une habitude culturelle de l’époque d’Anne (c. 500 A-JC) : She offered me a drink of water from her skin and we gargled it and spat it out in the direction of the wolf carcass for luck. Les annotations, dans la voix d’Anne, s’adressent à sa fille : « Auriez-vous compris pourquoi nous avons craché, si je n’avais pas ajouté “for luck” ? Je ne sais pas si cette habitude a disparu parmi notre peuple : le crachat sur les fraîchement morts, pour nous protéger de la contamination. » (Annotation 139). Je prends plaisir aussi à me taire, dans les annotations, sur les mensonges flagrants dans les textes. À d’autres moments, je ne sais pas si mon personnage ment ou pas, comme si c’est une histoire qui se raconte toute seule sans que je sache sa vérité. Dans la nouvelle The Kiss, la mère de Judas lui demande s’il croit que le Christ est le Messie et il répond que oui, mais l’annotation dit : « Est-ce qu’il ment, pour se défendre contre sa mère ? Ou est-ce qu’il dit la vérité ? » (Annotation 122).

Le mensonge fait partie de la démesure inhérente à la création littéraire. Arrêter de mentir dans ce contexte serait de mettre des bornes sur la boursouflure du style qui est un élément clé de l’imagination. Il faut mentir jusqu’à aboutir à la vérité déguisée de Camus. Dans une annotation portant sur le début de Subgenera, par exemple, j’essaie de distinguer une exagération stylistique réussie d’une qui semble être hors de contrôle :

Souvent, je gâche mon propre style par gourmandise et je dois appliquer une

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rectitude presque morale pour me contrôler. Est-ce moral, cette rectitude ? Je ne veux pas dire éliminer un style extravagant — Salman Rushdie, par exemple, utilise un style très extravagant et qui semble dépasser toutes les bornes —, mais le tout est parfaitement sous contrôle (Annotation 174).

Theobald explique qu’il y a un élément de démesure incontournable dans le contexte de la vocation. La singularité de la personne accueillie est « fondée sur le débordement ou l’excès qui se manifeste d’une vie en sa totalité… cette dimension de dépassement ou de démesure défie toute loi qui voudrait la soumettre à des délimitations ou déterminations précises » (Theobald 2010 : 70) et nous révèle l’unicité de notre existence. Se comparer avec d’autres suppose des mesures, tandis que l’expérience de notre unicité est une expérience d’in-comparabilité. Theobald reconnaît l’importance de la démesure dans son image de l’espace hospitalier qu’a créé Jésus autour du lui. Il l’a signalé surtout avec les guérisons d’aveugles, parce que « percevoir la sainteté à l’œuvre dans ce qui se passe n’est pas d’emblée assuré, mais suppose la découverte, en soi, d’un même “possible”, livré à la liberté inaliénable de quiconque […] un “possible” qui est “démesuré” ou “sans mesure” » (Theobald 2008 : 239).

Comment distinguer cette unicité, ou cette expérience de démesure, d’une folie qui précisément ne connaît point de mesure, qui mène à la mort, non pas à la vie ? La distinction a été faite par Jean l’évangéliste, qui parle du déraisonnement et de la possession (Jn 10,20), de la présomption (Jn 8,52), du suicide (Jn 8,22) et du blasphème (Jn 10,33). Les textes évangéliques racontent des situations concrètes où l’immodération s’est montrée, paradoxalement, à la mesure d’un tel ou d’une telle : par exemple ce garçon qui ne propose que quelques poissons et pains arrive à nourrir des milliers d’hommes. Pour Theobald, la mesure humaine que Jésus veut surtout désarmer est la mort, le grand et ultime mensonge. Le pouvoir que la mort exerce sur la vie n’est en effet que factice, écrit-il, et provoque « une lutte acharnée pour défendre ce qu’il considère comme son droit, presque toujours au détriment d’autrui » (Theobald 2008 : 241).

Est-ce que la vocation littéraire peut désarmer la mort, tout en évitant le déraisonnement, la présomption et la blasphème ? Jésus ordonne à ses disciples de partir sans sac, sans pain et sans argent pour se donner la liberté de proclamer la vérité (Mt 6,8-9). Ainsi les messagers de Jésus doivent se garder de tout ce qui pourra limiter leur liberté d’action ou de parole —

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un défi pour les apôtres de tous les temps (Langevin et D’Aragon 1982 : 254). D’ailleurs, lorsque les disciples se plaignent que d’autres chassent les démons au nom de Jésus, il les réprimande : la vérité n’est pas circonscrite à une allégeance à son nom. Leur mission comprend une rupture de la mentalité de clan. Il n’y a pas de monopole sur la vérité.

Les critiques littéraires ont beaucoup théorisé sur le thème de la démesure et sur sa nécessité pour recréer un nouveau monde. Il suffit ici de citer Stephen Webb dans Blessed Excess : Religion and the Hyperbolic Imagination. Selon lui, les personnages démesurément grotesques dans les nouvelles de l’écrivaine catholique Flannery O’Connor sont « les instabilités au seuil de l’éternité ». Il affirme que la violence dans son œuvre « est une représentation littérale de la métaphore de la guerre spirituelle »6 ou une forme d’hyperbole littéraire, un trope important, mais désuet depuis l’avent de la rationalité profane (Webb 1993 : 101). Pour Nabokov, le pouvoir de l’artiste est d’être capable, après avoir désassemblé le monde dans une folle et inconsciente opération mentale, de rassembler un nouveau monde « qui était contenu dans le choc initial » :

Les fous ne sont fous que parce qu’ils ont profondément et imprudemment démantelé un monde familier, mais n’ont pas le pouvoir — ou ont perdu le pouvoir — d’en créer un nouveau aussi harmonieux que l’ancien. L’artiste, lui, désassemble ce qu’il choisit de désassembler, et, ce faisant, a conscience du fait que quelque chose en lui a conscience du résultat final. Lorsqu’il examine son chef-d’œuvre terminé, il sait que, malgré l’inconsciente opération mentale qui a accompagné le grand saut créateur, ce résultat final est l’achèvement d’un plan défini, qui était contenu dans le choc initial (Nabokov 2010 : 491).

La création littéraire comporte nécessairement une rupture parfois immense avec ce qui existe déjà et elle doit s’éloigner des formes existantes pour signaler la nouvelle, ou pour s’ouvrir à la grâce qui perce tout. Même les contraintes de style sont dépassées. Les règles du jeu de style sont finalement arbitraires et artificielles, elles existent pour être transgressées. La démesure est nécessaire pour que l’imagination puisse recréer, maintes et maintes fois, la voix qui sort du buisson ardent dans le désert (Frye et Cayley 1992 : 28).

L’acte de création est la réponse à celui de Dieu et la démesure est nécessaire pour contredire le grand mensonge qu’est la mort. Il n’y a pas de foi chrétienne sans tension,

6 « instabilities on the verge of eternity …. literalizes the metaphor of spiritual warfare. » Trad. LB.

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danger ou menace, parce qu’on porte le souvenir dangereux et subversif de la souffrance, de la mort et de la résurrection de Christ. Cet attrait vers les frontières de la vie est partie intégrante de la nature de la vocation chrétienne.

Comme l’a dit Paul Beauchamp, « quelles que soient l’étendue et la richesse de ce que nous pourrions savoir de Jésus-Christ, la vérité de Jésus-Christ serait toujours plus loin et c’est dans ce plus loin qu’il nous appelle, que nous le trouvons et le goûtons… hâtons-nous, aujourd’hui, à ce plus loin… » (Beauchamp 1987 : 70) (Annotation 35).

5.4 Les détails et la vérité

D’après Platon, dans son Philèbe, les arts sont des pratiques de duplicité et de tromperie, pour la même raison qu’être artiste nous emballe dans « le particulier et le contingent […] Plus une science est entourée de cet alliage, moins elle a de hauteur et de vérité, ne renfermant que des vérités qui ne lui appartiennent pas, dépendantes des temps, des lieux, des circonstances. […] Plus elle est pure au contraire, plus elle renferme de vérités universelles » (Cousin 1852 : 264).

Je propose qu’au contraire, l’étendue de la vérité que nous cherchons, qui est toujours plus loin, élude « la pureté » des normes de style ou de religion universelles. Dans la prochaine section, je suggère que si cette vérité existe, elle se trouve dans le concret, l’historique, le particulier et la contingence.

Avant la publication de Moose in Flames, j’ai dû couper beaucoup de texte. Les réviseurs qui m’ont aidée ont surtout coupé les anecdotes, les détails vifs. Ils considéraient que ces détails étaient superflus, ou moins importants que le fil général du récit :

Les parties qui ont été coupées par les gens qui m’ont aidée, très gentiment — ce sont les détails colorés et les liens inattendus qui auraient rendu le récit plus intéressant, mais qui ne sont pas essentiels au fil narratif principal […] L’Évangéliste qui raconte que des disciples ont rencontré Jésus sur la route d’Emmaüs dit que Jésus leur a tout expliqué, tout. Mais en l’écrivant, il ne nous donne rien de cette explication. Peut-être l’avait-il oubliée (Annotation 73).

Non seulement la coupure de ces détails ou de ces anecdotes parlantes me faisait de la peine parce que j’y étais très attachée, presque physiquement (c’est comme se faire couper les bras et les jambes), mais aussi parce que je ne suis pas convaincue que la vérité se trouve

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plus dans les généralités que dans les détails. L’unique ressource qu’on possède est les détails. Les historiens, pour fabriquer un récit, puisent dans le chaos des détails et choisissent ceux qui vont faire autorité des évènements selon leur propre perspective, tout comme les théologiens. En ce sens, les genres soi-disant plus « objectifs » sont plus trompeurs que la fiction, parce qu’ils se présentent non comme le produit de l’imaginaire, mais comme celui d’une recherche scientifique.

Dans la fiction, je me suis aussi inspirée beaucoup des détails de la Bible (Hannah’s Story, The Kiss) et de l’histoire (Subgenera). C’est le particulier qui fait vivre les récits, qui est plus mémorable, et qui ouvre tout un monde à l’imaginaire. Par exemple, dans Hannah’s Story je vagabonde au sujet des jeunes taureaux et des ânes.

You do see donkeys on the road to Silo lying in the ditch, their four hooves waving helplessly in the air. But that’s mostly the ones carrying straw – the wind just picks them up and flips them over. One year though we lost a donkey over a cliff because one of Pennina’s louts had loaded him wrong (« Hannah’s Story »).

À travers ces animaux mentionnés dans le récit biblique, j’ai un lien indissoluble avec Anne, parce que je les connais, les ânes (voir aussi Daisy and the Donkey Church) et les jeunes taureaux. Je n’ai pas besoin d’imaginer l’odeur du crin de l’âne ni comment les jeunes taureaux peuvent donner des coups de pieds fougueux, parce que je le connais de mon propre corps. Les détails physiques, charnels, parfois choquants dans les récits bibliques (les intestins de Judas qui « se sont répandus sur le sol » dans Actes 1,18 me fournissent de matériel pour The Kiss) me relient aux personnages d’une manière qui véhicule autant de vérité que les messages portés par les prophètes. La gourmandise d’Anne, ses larmes lorsque son épouse-rivale la taquine, la façon dont elle prie, « ses lèvres bougeaient, mais on n’entendait pas sa voix » (1 Sam 1,13), existent encore aujourd’hui grâce à ces écrivains « passeurs » qui ont choisi il y a 2500 ans de nous relater ces détails délicieux.

Dans le monde de la littérature, la particularité ou l’individualité d’une chose s’appelle son eccéité. Selon le critique littéraire James Wood, le terme se définit comme « any detail that draws abstraction toward itself and seems to kill that abstraction with a puff of palpability, any detail that centers our imagination with its concretion » (Wood 2008 : 67). Par

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exemple, le moment où Emma Bovary caresse ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cire, montre qu’on n’a pas besoin d’expliquer autrement ses souvenirs du grand bal d’il y a plusieurs semaines alors (Wood 2008 : 68). Wood compare la présence des détails comme le fait de laisser les lumières allumées dans la maison lorsqu’on est absent, non pour prouver notre existence, mais parce que cette « marge de surplus » se sent comme la vie elle-même (Wood 2008 : 88). Un bon lecteur, selon Nabokov, « remarque et caresse les détails » (Nabokov 1980 : 1). Ailleurs, Nabokov explique comment les détails nous font croire que le monde est bon :

Je me souviens d’un dessin où l’on voyait un ramoneur, qui tombait du toit d’un haut immeuble, remarquer en passant une faute d’orthographe sur une enseigne et se demander, tout en poursuivant sa chute, pourquoi personne n’avait pensé à la corriger. En un sens, nous faisons tous le même plongeon mortel, du haut de l’étage supérieur de notre naissance jusqu’aux dalles plates du cimetière, et en compagnie d’une immortelle Alice au pays des merveilles, nous nous étonnons de ce que nous voyons défiler sur les murs. Cette capacité de s’étonner devant des petites choses en dépit du péril imminent, ces à-côtés de l’esprit, ces notes au bas des pages du livre de la vie, constituent les formes les plus hautes de la conscience, et c’est dans cet état d’esprit naïvement spéculatif, si différent du bon sens et de sa logique, que nous savons que le monde est bon (Nabokov 2010 : 486).

La manifestation de Dieu n’est pas possible malgré le concret et la contingence, mais grâce à cela (Boeve 2007 : 176). Les détails charnels illuminent l’hérésie de la division entre l’âme et le corps dans laquelle on est tombé dans toutes les ères depuis l’aube de notre temps. Notre tentation humaine et rationnelle est de dépecer la métaphore ultime qu’est Jésus — à la fois humain et divin — et en faire ressortir la morale au lieu de célébrer l’incarnation. Avec l’eucharistie, Jésus a bien essayé de nous faire comprendre que l’amour ne se sépare pas de son corps. Jésus « passe » en ceux qui participent au repas et au lavement des pieds : « celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Mc 6, 56).

Pour revenir au récit de la route d’Emmaüs (Lc 24,27), l’écrivain ne nous révèle pas le contenu de l’explication de Jésus des Écritures, qui en aurait fait une autorité ultime pour les chrétiens de l’avenir. Il suit les pas du maître, qui donne rarement de réponse, mais qui engage ses interlocuteurs à sonder eux-mêmes le fond de leur cœur. L’écrivain raconte les détails de la rencontre et les disciples l’ont reconnu lorsqu’il a rompu le pain et le leur a

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donné. Le geste est à la fois banal, contingent et ordinaire, mais profondément symbolique. Ce qui importait aux yeux de l’écrivain n’était pas le récit d’autorité ni les leçons qu’on pourrait en tirer, mais sa présence parmi eux et le moyen tangible par lequel les disciples l’ont ressentie.

6 Provoquer l’inspiration

Dans la section qui précède, j’ai expliqué l’importance du détail dans la création littéraire pour que la vérité se manifeste, ce qui m’amène à explorer le rôle de l’imaginaire dans le style littéraire et celui de « l’agir chrétien ». Ainsi, j’interroge l’identité de l’esprit familier qu’on attend, espérant qu’il interviendra. Je démontre ici comment manipuler les collisions ou les contingences pour provoquer l’esprit à intervenir. Ces observations mènent à la conclusion, où je discute comment cette contingence peut servir à élargir la notion de la vocation chrétienne.

La source de l’appel à la création littéraire se cache. Dans mon expérience, elle est mystérieuse, imprévisible et même capricieuse. J’ai l’impression qu’il y a une autre force qu’on attend, mais sur laquelle on n’a finalement aucune emprise :

On travaille et travaille en demeurant aveugle, mais tout d’un coup, la pomme tombe, comme pour Newton — et ça y est. On doit travailler comme un fou pour y arriver, mais ce n’est pas notre travail qui fait qu’on va y arriver (Annotation 198).

Le style, avec toutes les décisions organisationnelles, constitue une réponse de l’écrivain dans toute sa particularité. Pour que la pomme tombe, il semble qu’il y ait un tiers, une présence ajoutée, dans le jeu d’attentes et de réponses entre le lecteur et l’écrivain. Celui qu’on attend se trouve au-delà de la connaissance, au-delà de la théorie et au-delà de l’utilitaire. Si Schillebeeck a raison, et que la corrélation est possible, nous pouvons dire que cette présence est la source de la vérité aperçue qui m’appelle à la création (ou la recréation) littéraire. C’est elle aussi qui guide les décisions de style : c’est elle qui voit les besoins réels du lecteur et qui inspire la limpidité stylistique qui reflète mieux la particularité authentique de l’écrivaine, ce qui amènera le lecteur dans une espace hospitalier, pour qu’il reconnaisse, comme pour la première fois, sa propre particularité.

Dans le monde artistique, on appelle cet esprit familier la Muse et on attend sa visite avec

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plus ou moins de patience. Plusieurs écrivains témoignent de cet élément de l’imprévu qui comporte une collision d’éléments (words bounce around together) qui ne se sont pas rencontrés auparavant. Certains écrivains provoquent de telles collisions. La poète américaine Anne Carson a dit : « I look for accidents, just to try and make something come out of unexpectedness […] I mess around and mess around and mess around and look for accidents » (Carson 2012). Elle essaie de manipuler les collisions, mais elle avoue tout de même que ce qu’elle cherche est hors de son contrôle. L’écrivain Raymond Roussel décrit lui aussi son processus, presque mathématique, de « trouver les accidents » dans Comment j’ai écrit certains de mes livres :

Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils, mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :

1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…

2° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.

Dans la première, « lettres » était pris dans le sens de « signes typographiques », « blanc » dans le sens de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ».

Dans la seconde, « lettres » était pris dans le sens de « missives », « blanc » dans le sens d’« homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».

Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. Or c’était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux (Roussel 1963 : 11).

J’écris mes chroniques dans le journal diocésain (voir le chapitre 4) avec la Bible dans une main, le journal dans l’autre, comme Karl Barth a recommandé aux jeunes théologiens (s.a. 1963) et je n’utilise pas une concordance, mais la lecture du jour — parce que ce que je cherche n’est pas une concordance évidente, mais une concordance cachée dans la discordance. Des collisions fructueuses arrivent ainsi naturellement : un processus de métaphorisation qui est à la fois malgré et due à l’éloignement extrême des éléments.

Ici je proteste contre une catégorisation trop hâtive des idées en décrivant mon processus de recherche et l’arrivée heureuse des collisions :

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[…] Ce processus demande qu’on réfléchisse continuellement sur toutes les informations, et en les regardant dans leurs contiguïtés, on voit des liens intéressants entre les informations et les idées, qui sont physiquement les unes à côté des autres sur la page. En restant dans des catégories différentes, elles peuvent en quelque sorte rebondir les unes contre les autres, créant des occasions pour une pensée latérale, pour des collisions inattendues, des mélanges de couleurs curieux, des étincelles d’humour et de la créativité (Annotation 66).

Ces collisions inattendues peuvent même générer une nouvelle causalité. Pour écrire Embracing the Gift of Strange, l’acte de mettre ensemble l’adolescente de Sainte-Anne-des- Monts qui s’est suicidée avec l’histoire d’Adam et Ève s’avère productif :

[…] on voit que le saut exigé par la forme peut créer une nouvelle « causalité » ou une sorte de logique inverse qui peut être très fructueuse (Annotation 222).

Au lieu de partir d’un message et d’ensuite trouver des exemples, la fécondité naît des évènements dissemblables. Avec l’aide de la Muse, ou de la Présence attendue, leur collision devient collusion :

C’est ainsi que mes tentatives d’expliquer le sens de la vie (pour moi-même autant que pour les lecteurs) naissent par nécessité professionnelle de créer des ponts entre le Journal de Québec et la Bible. Northrop Frye dit que les récits continus sont « too bound up with their own grammatical fictions, especially the fiction of causality », mais ici on voit que le saut exigé par la forme peut créer une nouvelle « causalité » ou une sorte de logique inverse qui peut être très fructueuse (Annotation 222).

Pour retourner à l’idée du malentendu, les écrivains le recherchent délibérément, parce qu’ils savent que derrière ce malentendu se cache une clé à l’imagination qui leur permettra de s’ouvrir à la nouveauté.

Ces paroles de Carson et de Roussel sont des tentatives de décrire la combinaison d’action et de passivité, patience et détermination nécessaires à la poursuite de leurs vocations. Peut- être Jésus a-t-il noté ces qualités chez les pêcheurs et lorsqu’il les voit ne trouvant rien, il leur signale où jeter leur filet, et « l’ayant jeté, ils prirent une grande quantité de poissons, et leur filet se rompait. » Ils remplirent deux barques de poissons « au point qu’elles enfonçaient. » (Lc 5,1-11)

Quoiqu’ils pratiquent déjà une vocation, Jésus appelle Simon à la laisser à un autre, celle de « pêcheur d’homme ». Et si Jésus l’avait appelé à la vocation d’« écrivain de l’homme » ?

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Toutes ses compétences acquises comme pêcheur auraient été mises en œuvre : la patience, l’attention, la stratégie, la précision, la lecture des éléments qui sont hors de son contrôle, dont la météo, la marée, les courants, et être prêt à saisir les opportunités lorsque tous se présentent de bon augure. Comme les pêcheurs, les écrivains mettent leur filet dans l’imagination avec toutes les astuces à leur disposition. Le résultat est d’une certaine manière hors de leur contrôle. Avec l’intervention de Jésus, on a une bonne récolte, on procède à tout le travail de haler les filets à bord, d’étaler les poissons sur les claies pour les sécher et les saler avant de nourrir le peuple.

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Conclusion : Une théologie pratique de la sacoche

Dans le chapitre précédent, j’ai réfléchi à mon expérience de la pratique littéraire en lien avec les éléments d’une vocation chrétienne selon Christoph Theobald. J’ai abordé la forme des appels, celui « une fois pour toutes » à la vocation littéraire (vocation comme substantif) et aussi ceux qui arrivent au cours de la vocation vécue (vocation comme verbe), et intérieurs, et extérieurs. J’ai aussi réfléchi à comment ma vocation littéraire pouvait être au service des autres et surtout, au service de la dernière brebis. Toujours dans le contexte de la pratique littéraire, j’ai considéré la reconnaissance de la voix ou des voix qui m’appellent, les passeurs qui m’ont inspirée et les formes d’exil associés à ma réponse aux appels. J’ai considéré les questions de style, ou la manière dont l’appel à la vocation littéraire se déploie dans les multiples décisions pratiques (par exemple, dans le début et la fin des textes), leurs antécédents et les retombées théologiques. Finalement j’ai discuté de l’inspiration, ou de la force créatrice qui anime chaque texte, au-delà de tout travail technique, et dont on ne peut qu’attendre l’arrivée.

Cette conclusion vise à « élargir le lieu de la tente » (Isaïe 54, 1-3) de la vocation chrétienne pour mieux accommoder la vocation littéraire et à enrichir le concept de la vocation littéraire, à la lumière d’une théologie de la vocation. Pour continuer la métaphore du prophète Isaïe, mes commentaires visent ici à « étendre les courtines des pavillons de la tente commune, allonger ses cordages et tenir fermes les pieux, pour se répandre de droite à gauche ».

1 La nouveauté, le malentendu et l’exil

Comme je l’ai démontré dans l’analyse de ma pratique, trois éléments particuliers de la vocation chrétienne définis par Theobald ont à la fois des résonances et des dissonances avec la pratique de la création littéraire. Ce sont les malentendus, la nouveauté et l’exil. Ces résonances et dissonances méritent qu’on y revienne.

Theobald explique que l’appel doit se traduire de nouveau à chaque génération, d’où le besoin de passeurs, et dépasser les malentendus. Cette formule est corrélative de la pratique de la création littéraire, où, comme on l’a vu, nous cherchons à présenter les choses

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nouvelles, ou les choses familières et reconnaissables, dans une perspective nouvelle qui nous permet de les revoir comme si c’était la toute première fois. On peut voir cette corrélation comme une passerelle entre la conception de la vocation chrétienne et celle de la création littéraire, mais la nouveauté en question n’est pas nécessairement de la même qualité. Dans la pratique de la création littéraire, on peut représenter une déformation ou utiliser un langage d’une violence extrême pour produire un choc, qui va à son tour ouvrir le lecteur à des choses familières. Comme on voit avec le débat récent à propos des effets sur la société de certaines émissions de la « radio poubelle » à Québec, des représentations violentes et choquantes peuvent aussi être utilisées pour inciter à la haine (Payette 2015).

Comme l’écrit Jacques Maritain, « le christianisme ne facilite pas l’art. Il lui ôte bien des moyens faciles, il barre son cours en bien des endroits, mais c’est pour en hausser le niveau. En même temps qu’il lui crée ces difficultés salutaires, il le surélève par le dedans, il lui fait connaître une beauté cachée qui est plus délicieuse que la lumière » (Maritain 1920 : 98). Maritain soutient aussi qu’il ne faut pas tenter de produire un art chrétien, et qu’il serait « vain de chercher une technique ou un style ou un système de règles ou un mode d’opérer qui seraient ceux de l’art chrétien ». La recherche de la nouveauté ne peut pas se faire à partir de notre seule foi :

Ne tentez pas cette entreprise vaine et haïssable de dissocier en vous l’artiste et le chrétien. Ils sont un, si vous êtes vraiment chrétien, et si votre art n’est pas isolé de votre âme par quelque système esthétique. Mais appliquez seul l’artiste à l’ouvrage ; précisément parce qu’ils sont un, l’ouvrage sera tout entier de l’un comme de l’autre (Maritain 1920 : 94).

Si on identifie la nouveauté recherchée par l’écrivaine chrétienne comme « la bonne nouvelle », elle risque d’opérer un système d’esthétisme qui force sa vocation de la création littéraire à se conformer à une définition normative du bon. C’est ici qu’elle a quelque chose à offrir à la théologie : ce refus de réclamer une définition du bon qui fait autorité. Dans la théologie comme dans la création littéraire, on n’écrit pas parce qu’on comprend, mais parce qu’on veut comprendre. La pratique de la dépossession de soi, de renonciation à toute réclamation d’une vision finale ou d’une maîtrise de la vérité qui fait autorité, n’est pas seulement une pratique nécessaire à la création littéraire, mais aussi une discipline essentielle à la théologie chrétienne.

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Dans une vocation littéraire, comme je l’ai suggéré dans ce chapitre, nous sommes invités à savourer les malentendus. Les métaphores, par exemple, qui sont en un sens des malentendus, ne peuvent pas être « dépassées » ou résolues sans perdre leur qualité essentielle d’exprimer une vérité mystérieuse dans laquelle deux choses n’en sont qu’une. Au lieu d’identifier les malentendus pour qu’on les dépasse, on doit les chercher pour provoquer l’imaginaire, en jouir lentement de manière à prolonger le plaisir, mais aussi en laisser émerger une fécondité insolite, ou la présence attendue, qui ne se présente jamais d’une façon logique ou cohérente avec ce qu’on entend déjà.

L’exil dans le contexte de la création littéraire est moins une réponse à l’appel qu’une condition, une expérience de dépossession de soi qui est féconde pour la création littéraire. L’exil social est aussi nécessaire pour donner à la création de l’espace et du temps, comme on étire la corde de l’arc pour percer le monde avec plus de force. L’exil culturel, ou ambiguïté, crée des dispositions propices à la création tandis que l’exil existentiel de l’écrivain est nécessaire pour faire place au nouveau, à autre chose que le soi. L’exil volontaire de Dieu, qui nous a accompagné hors du jardin, donne une sacramentalité à l’exil du travail littéraire ou de la recréation : si nous sommes exilés, il y a obligatoirement un chez nous que nous cherchons à retrouver.

2 L’authenticité

Sous plusieurs angles, Theobald s’approche de l’essence de ce qu’il veut dire par la concordance avec soi qu’on trouve dans l’environnement de la sainteté hospitalière du Christ. Parmi d’autres termes, il utilise le mot authenticité. Jésus nous offre la possibilité d’être authentique, sans prétention, parce que lui même l’est, entièrement fidèle à son identité la plus profonde. C’est une authenticité contagieuse : comme le pardon, cette permission d’être vrai ne trouve sa plénitude qu’en étant transmise aux autres, parce qu’en nous débarrassant de toutes nos prétentions, nous nous rendons disponibles à autrui. Cette authenticité dont parle Théobald est un apport précieux au concept de vocation littéraire chrétienne. En effet, l’oubli de soi qui vient avec le travail littéraire acharné, où tout regard maléfique ou bénéfique que les autres pourraient porter sur nous est oblitéré, contient la potentialité ou un aperçu de cette authenticité. C’est elle qui va nous écarter des entraves de la vanité et de l’ambition qui guettent la vie littéraire, qui tend à augmenter la prétention qui

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nous éloigne de notre unicité profonde.

J’avais toujours senti un appel à la vocation littéraire. Ce qui pour moi résumait ma vocation chrétienne, confirmé par ma communauté comme vocation dans les sens substantif et verbe, était mon statut de « raconteuse à l’écoute ». Mais en même temps, ma communauté m’a souvent dit que j’avais un don d’hospitalité, parce que j’accueille toujours beaucoup de monde chez moi, que j’aime que la maison soit pleine, et que je travaille depuis longtemps pour l’accueil des réfugiés à Québec. J’ai vu ces deux vocations comme des dons de Dieu, mais j’avais du mal à les réconcilier.

La notion d’espace hospitalier, d’après le modèle de la sainteté hospitalière de Jésus, me propose pour l’avenir un chemin qui comprendra les deux volets de ma vocation. Les espaces d’hospitalité peuvent être aussi bien littéraires que physiques ou sociaux. Si je suis authentique, comme Jésus, je peux me retirer de la foule pour répondre aux appels à la création littéraire sans que mes reproches à moi-même ou ceux parfois imaginées par la communauté chrétienne ne me retiennent. L’authenticité de Jésus l’a mené loin de l’approbation générale de sa communauté. Par la contagion de cette authenticité, je peux aussi offrir l’espace d’hospitalité aux autres, pour qu’ils suivent leur vocation.

3 Une théologie pratique de la vocation littéraire

Pour ce projet, j’ai commencé en écrivant les textes : comme une pie, je ramassais les détails de la vie courante et surtout de la vie matérielle et tangible qui m’attiraient, qui m’arrivaient par accident ou par contingence; je les ai brassés, flattés, nourris, combinés et organisés pour écrire mon texte, pour créer quelque chose d’autre. Ensuite, j’ai observé et pris des notes sur le processus d’écriture d’une façon aléatoire. Par la suite, à partir des thèmes présents dans la pensée de Theobald, j’ai analysé les annotations pour chercher les thèmes récurrents et voir les concordances et discordances avec ceux de Theobald.

À partir de ces observations, j’ai cherché l’universel, à faire de nouvelles généralisations, peut-être de nouvelles théorisations. Faire la théologie de la création littéraire exige qu’on situe la pratique dans un schéma conceptuel, dans mon cas la pensée de Theobald. La fiction, même si elle s’approche d’un mystère pour y jeter un rayon de lumière, n’abandonne pas pour autant les détails et les particularités en cours de route. Elle se sert

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avec rigueur des règles de grammaire, des processus narratifs (dont une mise en contexte, un drame et une résolution) et d’une organisation stylistique pour arriver à sa fin. Elle cherche ainsi une certaine plausibilité. Mais elle peut aussi transgresser ces bornes et ne pas se diriger vers des concepts ou des énoncés universels. Le défi est de créer un dialogue entre ces deux approches, pour que la création littéraire ne devienne pas une chaire pour prononcer des homélies et que la théologie ne perde pas son souci de transcendance.

Ramener ensemble deux disciplines avec des finalités différentes risque d’émonder ou de déformer les deux, mais toute collision a le potentiel de générer du nouveau matériel. La coexistence de la pensée de Theobald avec des observations sur le processus de création littéraire m’a menée à proposer une approche que j’appelle « une théologie pratique de la sacoche ». Je la nomme ainsi après une expérience au ministère de la jeunesse :

J’ai fait un exercice avec les jeunes de l’église : on fouillait dans les sacoches et les poches des adolescents, et avec chaque objet qui sortait, on devait trouvait un lien avec Dieu. On trouvait plein de liens intéressants avec les choses les plus banales et quotidiennes (Annotation 222).

Pour préciser, ils refusaient d’ouvrir la Bible et, à bout de ressources, je leur ai demandé de fouiller dans leurs sacoches et dans leurs poches, et de trouver un lien avec Dieu. Ils ont établi des liens entre des objets banals et quotidiens, qui leur étaient à la fois très personnels et intimes (des rouges à lèvres, des tampons, des couteaux, des clés), et leurs idées de Dieu ou leurs souvenirs les plus vagues de récits bibliques. Cette collision contingente a provoqué une riche discussion sur l’articulation entre leur vie quotidienne et Dieu. J’appelle donc ma théologie pratique de la vocation littéraire « la théologie de la sacoche ».

Cette théologie commence avec les détails incarnés de ce monde, bien ancrés dans le temps : des contingences, d’où une théologie de la sacoche ira chercher des collisions fécondes qui nous propulsera vers un nouvel aperçu du divin. Par ailleurs, ces collisions si chères aux créateurs produisent de la nouveauté, mais j’argumente ici que ce qui est distinctif dans la vocation chrétienne est la qualité de cette nouveauté recherchée. Également, cette nouveauté est atteinte seulement suite à un exil, comme l’argumente Theobald, mais j’ajouterai qu’une vocation peut naître de l’exil lui-même. Pour entendre l’appel à la pratique littéraire, il ne faut pas se presser de dépasser les malentendus : comme les métaphores, ils sont remplis de potentiel.

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Finalement, pour situer la pratique de ma vocation dans l’avenir, je retourne à l’image si riche de Theobald de la sainteté hospitalière, un espace autour de Jésus où on découvre sa propre authenticité ou sa concordance avec soi.

Dans la vocation littéraire, notre trésor est ce qu’on trouve dans la sacoche. Dans une théologie pratique de la sacoche, on commence aussi avec ce qui est dans nos poches : sauvage, imprévisible, à portée de main et aujourd’hui. Comme je l’ai déjà évoqué, le temps est un joueur important, tout comme l’espace. Comme la poète Mary Oliver l’écrit au sujet de la vocation : « What is it you plan to do with your one, wild and precious life? » Puis, on trempe non seulement nos situations sauvages et imprévisibles, mais nos objets, qui sont à portée de main, dans une lecture biblique ou une composante de la tradition chrétienne, et on attend la troisième présence attendue qui amèna à une nouvelle perception de la vérité aperçue, perception d’autant plus précieuse qu’elle est temporaire.

Dans la création littéraire, ces détails et ces évènements incompatibles et hétérogènes, les obstacles insurmontables devant nous, comme la mort, ou les coins les plus sombres de notre expérience, sont transformés par le moulin du style et aussi par une présence qui est à la fois attendue et tout à fait hors de contrôle. À partir des particularités démesurées et des étrangetés du monde matériel, qui se heurtent aux contraintes du temps pour engendrer de la nouveauté, on peut concevoir un espace d’hospitalité où le tout-venant peut reconnaître, comme pour la première fois, l’unicité incomparable non seulement de son être, mais aussi du monde matériel. Cet espace d’hospitalité, qui nous fait découvrir une concordance avec ce « soi-et-le-monde », pourrait se définir dans un langage spirituel ou psychologique. Dans la théologie de la sacoche, l’espace d’hospitalité auquel Jésus nous appelle se situe dans un langage qui s’accroche intimement au temps et au monde matériel. C’est dans la compagnie de ces frères et sœurs que nous serons tous transformés par la présence attendue pour revenir habiter un monde renouvelé.

Le monde matériel a longtemps été soupçonné par la théologie, étant à l’origine de la cupidité, du luxe, de la convoitise et d’autres péchés. Les adhérents au matérialisme dialectique ont critiqué la pensée purement métaphysique, mais encore aujourd’hui, dans les sciences sociales, les objets dans nos poches ne sont signifiants que comme signes ou symboles de concepts abstraits. Bien que notre amour pour les objets puisse devenir

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désordonné, ils peuvent nous relier au temps, à autrui, aux générations passées, à nos ancêtres dans la foi et notre identité, c’est-à-dire au monde dans lequel Dieu a choisi de s’incarner. La théologie pratique de la sacoche est une théologie sacramentelle, elle réengage avec le matériel afin de reconceptualiser une relation trinitaire entre la personne, le monde matériel et la présence attendue, comme la présence attendue de Dieu dans le pain et le vin qu’on partage à l’eucharistie. Attendre quelqu’un oblige une soumission au temps, une dimension qui mérite un nouveau regard respectueux autant que le monde matériel. Cette relation trinitaire, qui n’abandonne pas le samaritain du monde matériel-temporel en bordure de la route, peut aussi ouvrir les pistes théologiques vers une relation intime et durable avec le monde naturel dont la fragilité se manifeste catastrophiquement depuis une seule génération.

Avec la théologie de la sacoche, le monde matériel, avec ses particularités, ses angularités, ses obscurités et ses contraintes temporelles, est le point de départ. Elle est la fente dans le rocher (Ex 33, 21-23), et si nous ne commençons pas par nous y enfoncer le nez, on n’arrivera jamais à appréhender la gloire de Dieu qui est passé.

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