Document generated on 09/29/2021 6:23 p.m.

Ciné-Bulles

L’écrivain et l’Amérique I Am Not Your Negro de Raoul Peck Zoé Protat

Volume 35, Number 2, Spring 2017

URI: https://id.erudit.org/iderudit/85219ac

See table of contents

Publisher(s) Association des cinémas parallèles du Québec

ISSN 0820-8921 (print) 1923-3221 (digital)

Explore this journal

Cite this review Protat, Z. (2017). Review of [L’écrivain et l’Amérique / I Am Not Your Negro de Raoul Peck]. Ciné-Bulles, 35(2), 14–15.

Tous droits réservés © Association des cinémas parallèles du Québec, 2017 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Documentaire I Am Not Your Negro de Raoul Peck

L’écrivain et l’Amérique

ZOÉ PROTAT

Un titre qui claque pour un parcours Ambitieux programme donc pour le rentes contradictions ont fait de lui un semé de succès : I Am Not Your Negro nouveau film de Raoul Peck, réalisateur être exceptionnel pour son époque, est assurément l’un des phénomènes au parcours éclaté, dont la feuille de elles sont tout à fait dans l’air de notre documentaires de l’heure. C’est aussi un route affiche autant des fictions (L’Hom- temps. Noir et homosexuel, il est le film dont le cœur est difficile à cerner me sur les quais, 1993; Lumumba, sujet rêvé pour aborder la question de en quelques mots, en quelques phrases. 2000) que des documentaires (Assis- l’intersectionnalité (une pluralité de dis- Il est bien sûr question de la lutte pour tance mortelle, 2013). Juste avant son criminations) — ce que le film ne fera les droits civiques de la population portrait à venir du Jeune Karl Marx, qu’effleurer tant le menu est déjà char- noire et plus généralement des tensions voici l’éclatant I Am Not Your Negro. gé. Intellectuel, à la fois doux et pu- raciales aux États-Unis, mais ce sujet Et pour nous guider dans ce film, une gnace, Baldwin incarnait un autre type des plus vastes est abordé par le prisme voix : celle de Samuel L. Jackson, dont de militant. Il y avait l’apôtre bienveil- du portrait : celui de l’écrivain, poète, l’intensité fait des merveilles pour in- lant (Martin Luther King) et le révolu- dramaturge et essayiste carner les mots précieux de Baldwin. tionnaire « radical » par excellence (1924-1987), figure importante des an- Issu d’une famille pauvre et religieuse, (), il y avait aussi Medgar nées 1960. Et comme portrait ne veut celui-ci découvre très jeune son homo- Evers, autre activiste emblématique pas dire biographie traditionnelle, le sexualité et rejoint alors les artistes bo- bien que moins célèbre. Les trois furent film ne brosse ni le parcours de vie de hèmes de Greenwich Village. Dès 1948, assassinés entre 1963 et 1968. Baldwin, Baldwin, ni ses succès littéraires. Il il s’exile à Paris, loin de la ségrégation lui, a eu la chance de survivre. cueille plutôt l’auteur dans l’élaboration et du harcèlement de la police. Un pre- d’un texte à propos de trois figures mier roman, La Conversion, paraît en Principalement constitué d’archives, I essentiel les : , Malcolm X 1953; suivront l’ouvrage autobiogra- Am Not Your Negro met en effet cons- et Martin Luther King. En suivant le phique Chronique d’un pays natal tamment en relation les images du chemin de cet ouvrage qui n’a malheu- (1955), le sulfureux La Chambre de passé et celles du présent, et l’effet est reusement jamais vu le jour, I Am Not Giovanni (1956) ainsi que bon nombre saisissant. Les luttes des années 1960 se Your Negro offre une réflexion philo- de pièces, nouvelles et essais. percutent aux émeutes de Los Angeles sophique sur la nature de l’Amérique et au début des années 1990 ainsi qu’à Fer- son effrayante mécanique de racisme Baldwin est une figure brillante de mo- guson en 2014 et à une mosaïque de institutionnalisé. dernité et d’intelligence. Et si ses appa- visages de jeunes (si jeunes!) ado les-

14 Volume 35 numéro 2 cents tombés sous les balles de la police ces dernières années. S’y ajoutent des manifestations, des conférences, des discours officiels et surtout de nom- breux extraits de films, qui exposent sans vergogne la logique raciste et débilitante de Hollywood. Même les premières vedettes noires, Sidney Poi- tier ou , étaient instru- mentalisées pour rassurer le Blanc. Et les classiques dits progressistes que sont In the Heat of the Night et Guess Who’s Coming to Dinner (tous deux sortis en 1967) sont revisités à la lu- mière de l’histoire. À cela s’ajoutent une structure en chapitres à la forme pop et graphique, et aussi la musique : des ri- tournelles aigres des années 1930 aux classiques souls de l’époque Motown et au hip-hop le plus actuel de Kendrick Lamar.

James Baldwin ne croyait pas en la mé- chanceté innée du « Blanc ». Il n’était ni Black Muslim, ni Black Panther, ni membre du NAACP (National Associa- tion for the Advancement of Colored People, fondée en 1909). Pas d’église, pas d’école, pas de parti pour l’intel- lectuel esthète qui promenait son élo- quence incroyable dans des débats où il était bien souvent le seul visage foncé. Il brillait, la voix à la fois forte et pré- James Baldwin — Photo : Bob Adelman cieuse, les inflexions tellement chics, les yeux profonds et brûlants. Lors d’une Baldwin, concerne tout simplement en l’ancrant profondément dans notre entrevue télévisée, il se confronte à un l’essence de l’Amérique : une « nation contemporanéité. professeur de philosophie qui aligne très complexe qui insiste pour demeu- aussitôt tout un chapelet de doléances : rer étroite d’esprit ». Une nation dont il ne faut pas être amer, ni faire une ob- l’histoire est scandée de morts et dont session de la couleur de la peau; enfin, il la prospérité fut réalisée dans le sang. ne faut surtout pas « confiner les indivi- Pourquoi le racisme? Parce que le do- dus dans des cases »… un argumentaire minant a toujours besoin d’un inférieur, qui fleurit encore de nos jours, autant dans ce cas-ci « le nègre, l’enfant le plus dans les médias que sur les réseaux so- méprisé de la maison d’Occident ». Cer- ciaux. Un argumentaire auquel Baldwin tains accusaient James Baldwin de fata- répond par un discours toujours solide, lisme, alors que celui-ci se considérait mais qui brûle de fureur à peine con- comme optimiste par défaut, puis- tenue cette fois. Il lui faudra, encore et qu’homme. De « je suis un nègre, car France–États-Unis / 2016 / 93 min toujours, justifier ses tourments, justi- vous en avez besoin » à « je ne suis pas RÉAL. Raoul Peck SCÉN. James Baldwin IMAGE Henry fier sa colère. votre nègre », l’écrivain incarne un che- Adebonojo, Bill Ross et Turner Ross SON David Gerain, Simon Jamart et Valérie Le Docte MUS. minement douloureux, nécessaire, ma- Alexei Aigui MONT. Alexandra Strauss PROD. Rémi Finalement, le plus lucide, et par con- gistral. Le film de Raoul Peck restitue Grellety, Hébert Peck et Raoul Peck DIST. Métropole Films séquent le plus terrifiant de la pensée de aujourd’hui sa parole au cinéma, tout

Volume 35 numéro 2 15